LES 16 QUESTIONS
DISPUTÉES SUR LE MAL
(De Malo)
Saint Thomas d'Aquin
Docteur
de l'Eglise
Nouvelle traduction pour Internet de Damien Saurel
à partir de la traduction des moines de l'Abbaye de Fontgombault, mai 2005.
https://www.i-docteurangelique.fr/DocteurAngelique
Les œuvres complètes de saint Thomas
d’Aquin
ARTICLE
1: LE MAL EST-IL UNE CHOSE?
ARTICLE
2: LE MAL VIENT-IL DU BIEN?
ARTICLE
3: LE MAL A-T-IL SA CAUSALITE DANS LE BIEN?
ARTICLE
4: LE MAL EST-IL FAUTE ET PEINE EGALEMENT?
ARTICLE
5: LE MAL EST-IL DAVANTAGE DANS LA PEINE OU DANS LA FAUTE?
ARTICLE
1: TOUT PÉCHÉ SE DECLINE-T-IL EN ACTE?
ARTICLE
2: LE PÉCHÉ VIENT-IL UNIQUEMENT DE LA VOLONTÉ?
ARTICLE
3: LE PÉCHÉ A-T-IL SON ECLOSION DANS LA VOLONTÉ?
ARTICLE
4: L'ESPECE D'UN ACTE EST-ELLE NEUTRE?
ARTICLE
5: CERTAINS ACTES SONT-ILS NEUTRES?
ARTICLE
7: L'EVENEMENT AGGRAVE T-IL LE PÉCHÉ SANS TOUTEFOIS DEFINIR SON ESPÈCE?
ARTICLE
8: UN EVENEMENT PEUT-IL TRANSFORMER UN PÉCHÉ VÉNIEL EN PÉCHÉ MORTEL?
ARTICLE
9: TOUS LES PÉCHÉS SE VALENT-ILS?
ARTICLE
10: LE PÉCHÉ EST-IL D'AUTANT PLUS ETENDU QU'IL S'OPPOSE À UN PLUS GRAND BIEN?
ARTICLE
11: LE PÉCHÉ EMPIETE-T-IL SUR LE BIEN NATUREL?
ARTICLE
1: DIEU EST-IL CAUSE DU PÉCHÉ?
ARTICLE
2: L'ACTE DE PÉCHER VIENT-IL DE DIEU?
ARTICLE
3: LE DIABLE EST-IL LA CAUSE DU PÉCHÉ?
ARTICLE
4: LE DÉMON PEUT-IL POUSSER INTÉRIEUREMENT L'HOMME À PÉCHER?
ARTICLE
5: TOUS LES PÉCHÉS SONT-ILS D'ORIGINE DIABOLIQUE?
ARTICLE
6: POUR CAUSE DU PÉCHÉ, L'IGNORANCE PEUT-ELLE ÊTRE INVOQUÉE?
ARTICLE
7: L'IGNORANCE EST-ELLE UN PÉCHÉ?
ARTICLE
8: L'IGNORANCE EXCUSE-T-ELLE LE PÉCHÉ?
ARTICLE
9: EST-IL POSSIBLE A UNE PERSONNE DE PECHER "VOLONTAIREMENT" PAR
FAIBLESSE?
ARTICLE
10: LE PÉCHÉ DE FAIBLESSE EST-IL MORTEL?
ARTICLE
11: LA FAIBLESSE AGGRAVE-T-ELLE OU NON LE PÉCHÉ?
ARTICLE
12: PEUT-ON PÉCHER DÉLIBÉRÉMENT?
ARTICLE
13: LE PÉCHÉ DE MALICE EST-IL PLUS GRAVE QUE CELUI DE FAIBLESSE?
ARTICLE
14: TOUT PÉCHÉ DE MALICE EST-IL LE PÉCHÉ CONTRE LE SAINT ESPRIT?
ARTICLE
15: LE PÉCHÉ CONTRE LE SAINT ESPRIT EST-IL IRRÉMISCIBLE?
QUESTION
IV: DU PÉCHÉ ORIGINEL
ARTICLE
1: EXISTE-T-IL UN PÉCHÉ ORIGINEL?
ARTICLE
2: CE QU'EST LE PÉCHÉ ORIGINEL
ARTICLE
3: LE PÉCHÉ ORIGINEL OPERE DANS LA CHAIR OU DANS L'ÂME?
ARTICLE
4: LE PÉCHÉ ORIGINEL S'INSCRIT DANS LES MOUVEMENTS OU DANS L'ESSENCE DE L'ÂME?
ARTICLE
5: LE PÉCHÉ ORIGINEL EST-IL UN ACTE DE LA VOLONTÉ?
ARTICLE
6: LE PÉCHÉ ORIGINEL SE PROPAGE-T-IL DEPUIS ADAM EN TOUS CES DESCENDANTS DANS
LA CHAIR?
ARTICLE
7: QUI NAIT CHARNELLEMENT D'ADAM CONTRACTE-T-IL LE PÉCHÉ ORIGINEL?
ARTICLE
8: LES PÉCHÉS DES ANCÊTRES PROCHES SE TRANSMETTENT-ILS À LEURS DESCENDANTS?
QUESTION
V: DE LA PEINE ISSUE DU PÉCHÉ ORIGINEL
ARTICLE
1: LA PEINE DU PÉCHÉ ORIGINEL EST-ELLE LA PRIVATION DE LA VISION DIVINE?
ARTICLE
2: LE PÉCHÉ ORIGINEL IMPLIQUE-T-IL LA PEINE DU SENS?
ARTICLE
3: QUI MEURT AVEC LE PÉCHÉ ORIGINEL CONNAIT-IL UNE PEINE INTÉRIEURE?
ARTICLE
4: LA MORT ET LA VIE ICI-BAS CONSTITUENT-ILS LA PEINE DU PÉCHÉ ORIGINEL?
ARTICLE
5: LA MORT EST-ELLE NATURELLE A L'HOMME?
QUESTION
VI: DE L'ÉLECTION DE l'HOMME
ARTICLE
UNIQUE: L'HOMME EST-IL LIBRE DU CHOIX DE SES ACTES?
ARTICLE
1: PÉCHÉ VÉNIEL OU PÉCHÉ MORTEL?
ARTICLE
2: LE PÉCHÉ VÉNIEL ENTACHE-T-IL LA CHARITÉ?
ARTICLE
3: LE PÉCHÉ VÉNIEL PEUT-IL CONDUIRE PÉCHÉ AU
MORTEL?
ARTICLE
4: LE PÉCHÉ VÉNIEL DEVIENT-IL MORTEL PAR CIRCONSTANCE?
ARTICLE
5: LA RAISON SUPÉRIEURE ADMET-ELLE LE PÉCHÉ VÉNIEL?
ARTICLE
6: LE PÉCHÉ VÉNIEL RÉSIDE-T-IL DANS LA SENSUALITÉ?
ARTICLE
7: AVANT SA CHUTE, L'HOMME POUVAIT-IL PÉCHER QUE VÉNIELLEMENT?
ARTICLE
8: CHEZ LES INFIDÈLES LA CONCUPISCENCE EST-ELLE PÉCHÉ VÉNIEL?
ARTICLE
9: L'ANGE CONNAÎ-IL LE PÉCHÉ VÉNIEL?
ARTICLE
10: HORS LA CHARITÉ LE PÉCHÉ VÉNIEL EST-IL PUNI DE LA PEINE ÉTERNELLE?
ARTICLE
11: LES PÉCHÉS VÉNIELS S'AMENDENT-ILS AU PURGATOIRE?
QUESTION
VIII: LES VICES CAPITAUX
ARTICLE
1: QUELS SONT LES PÉCHÉS CAPITAUX?
ARTICLE
2: L'ORGUEIL EST-IL UN PÉCHÉ A PART?
ARTICLE
3: L'ORGUEIL EST-IL UN DÉSORDRE DE L'IRASCIBLE?
ARTICLE
4: DES DIVERS ORGUEILS
QUESTION
IX: DE LA VAINE GLOIRE
ARTICLE
1: LA VAINE GLOIRE A-T-ELLE CAUSE DE PÉCHÉ?
ARTICLE
2: LA VAINE GLOIRE CONDUIT-ELLE AU PÉCHÉ MORTEL?
ARTICLE
1: L'ENVIE EST-ELLE UN PÉCHÉ?
ARTICLE
2: L'ENVIE CONDUIT-ELLE AU PÉCHÉ MORTEL?
ARTICLE
3: L'ENVIE EST-ELLE UN VICE CAPITAL?
ARTICLE
1: L'ACÉDIE EST-ELLE UN PÉCHÉ?
ARTICLE
2: L'ACÉDIE EST-ELLE UN PÉCHÉ A PART?
ARTICLE
3: L'ACÉDIE CONDUIT-ELLE AU PÉCHÉ MORTEL?
ARTICLE
4: L'ACÉDIE EST-ELLE UN VICE CAPITAL?
ARTICLE
1: LA COLÈRE EST-ELLE TOUJOURS MAUVAISE?
ARTICLE
2: LA COLÈRE EST-ELLE UN PÉCHÉ?
ARTICLE
3: LA COLÈRE CONDUIT-ELLE AU PÉCHÉ MORTEL?
ARTICLE
4: LA COLÈRE EST-ELLE UN PÉCHÉ PLUS BANAL QUE LA HAINE ET L'ENVIE?
ARTICLE
5: LA COLÈRE EST-ELLE UN VICE CAPITAL?
ARTICLE
1: L'AVARICE EST-ELLE UN PÉCHÉ A PART?
ARTICLE
2: L'AVARICE CONDUIT-ELLE AU PÉCHÉ MORTEL?
ARTICLE
3: L'AVARICE EST-ELLE UN PÉCHÉ CAPITAL?
ARTICLE
4: L'USURE EST-ELLE UN PÉCHÉ MORTEL?
QUESTION
XIV: DE LA GOURMANDISE
ARTICLE
1: LA GOURMANDISE EST-ELLE TOUJOURS UN PÉCHÉ?
ARTICLE
2: LA GOURMANDISE CONDUIT-ELLE AU PÉCHÉ MORTEL?
ARTICLE
3: DES ESPÈCES DE LA GOURMANDISE
ARTICLE
4: LA GOURMANDISE EST-ELLE UN VICE CAPITAL?
ARTICLE
1: TOUT ACTE DE LUXURE EST-IL UN PÉCHÉ?
ARTICLE
2: TOUT ACTE DE LUXURE CONDUIT-IL PÉCHÉ MORTEL?
ARTICLE
4: LA LUXURE EST-ELLE UN VICE CAPITAL?
ARTICLE
1: LES DÉMONS ONT-ILS DES CORPS?
ARTICLE
2: LES DÉMONS SONT-ILS MAUVAIS NATURELLEMENT OU VOLONTAIREMENT?
ARTICLE
3: PAR SON PÉCHÉ LE DIABLE A-T-IL AMBITIONNÉ L'ÉGALITÉ DIVINE?
ARTICLE
4: LE DIABLE A-T-IL PÉCHÉ DÈS LE PREMIER INSTANT DE SA CRÉATION?
ARTICLE
5: LES DÉMONS PEUVENT-IL REVENIR AU BIEN APRÈS AVOIR PÉCHÉ?
ARTICLE
7: LES DÉMONS PRÉVOIENT-ILS L'AVENIR?
ARTICLE
8: LES DÉMONS LISENT-ILS LES PENSÉES DE NOS CŒURS?
ARTICLE
9: LES DÉMONS PEUVENT-ILS TRANSFORMER LES CORPS QUANT A LA FORME?
ARTICLE
10: LES DÉMONS PEUVENT-ILS MOUVOIR LES CORPS?
ARTICLE
11: LES DÉMONS PEUVENT-ILS CHANGER LA PARTIE SENSITIVE INTÉRIEURE OU EXTÉRIEURE
DE L'ÂME?
ARTICLE
12: LES DÉMONS PEUVENT-ILS MODIFIER L'INTELLECT DE L'HOMME?
Liens transversaux dans l'œuvre de saint Thomas: Somme
Théologique, Ia Question 48, article 1; III Contra Gentiles chapitre
7; Compend. Theol. chapitre 115; De div. Nom. chapitre 4, lect. 14.
Objections:
Il semble que oui.
1. En effet, tout ce
qui est créé est une chose. Or le mal apparaît comme une chose créée, si l'on
se réfère à la parole d'Isaïe 45, 6-7: "C'est moi le Seigneur qui fais la
paix et crée le mal." Le mal serait donc une chose.
2. Par ailleurs, l'un
et l'autre aspect de deux contraires ont une certaine réalité naturelle,
puisque les contraires appartiennent au même genre. Et comme le mal est
contraire au bien, selon cette parole de l'Ecclésiastique 33, 15: "Contre
le bien, le mal", donc le mal est une chose qui existe.
3. Mais on peut dire
que le mal, dans sa forme abstraite, n'est pas un contraire, mais une privation
tandis qu'un certain mal, pris dans le concret, est à la fois un contraire et
une chose. -On objecte à cela qu'aucune réalité n'est contraire à une autre en
cela même par quoi elle s'accorde avec elle: le noir n'est pas contraire au
blanc en tant qu'il est une couleur. Or, selon la réalité qui est le sujet du
mal lui-même, il y a accord entre le mal et le bien. Donc ce n'est pas par
rapport à elle que le mal est contraire au bien, mais c'est selon cela même qui
est un mal; le mal, en tant qu'il est mal, est donc une chose.
4. De plus,
l'opposition entre la forme et sa privation se rencontre même dans les réalités
de la nature. Pourtant, on ne dit pas dans ce domaine que le mal est contraire
au bien, mais seulement dans le domaine moral, parce que le bien et le mal, en
tant qu'ils sont contraires, englobent en eux la vertu et le vice. Donc la
contrariété entre le mal et le bien ne s'entend pas comme une opposition de
privation à possession.
5. De plus, Denys,
dans les Noms Divins IV, 32, et saint Jean Damascène, dans la Foi
II, 4 disent que le mal est comme les ténèbres. Or les ténèbres sont contraires
à la lumière, comme on le dit dans l'Ame II, 14. Donc le mal aussi est
contraire au bien, et n'est pas seulement sa privation.
6. De plus, saint
Augustin, dans les Quatre-vingt-trois Questions Question 21, dit que ce
qui aune fois reçu l'existence ne retombe jamais totalement dans le néant. Si
donc l'air est illuminé par le soleil, cette lumière causée dans l'air ne cesse
pas totalement d'exister, et on ne peut pas dire non plus qu'elle soit rame née
à son principe. Il demeure donc quelque chose dans son sujet, qui est comme une
disposition imparfaite, et c'est ce que l'on nomme ténèbres. Donc les ténèbres
sont une chose contraire à la lumière, et non sa seule privation. Et il en va
de même du mal et du bien. Le mal n'est donc pas la seule privation du bien,
mais son contraire.
7. De plus, pour un
sujet, il n'existe pas de milieu entre le fait d'avoir une détermination et le
fait d'en être privé. Or, entre le bien et le mal, il existe un certain milieu,
et toutes les réalités ne sont pas ou bonnes ou mauvaises, comme on le dit dans
les Prédicaments 10. Donc le bien et le mal ne s'opposent pas comme des
réalités opposées selon la privation, mais comme des contraires entre lesquels
peut exister un milieu; et ainsi le mal est quelque chose.
8. De plus, tout ce
qui corrompt agit. Or le mal, en tant que mal, corrompt, comme le dit Denys
dans les Noms Divins IV, 20. Donc le mal, en tant que mal, agit. Or rien
n'agit sinon dans la mesure où il est quelque chose. Donc le mal, en tant que
mal, est quelque chose.
9. Mais on peut dire
que corrompre n'est pas agir, mais que c'est une déficience dans l'action. -On
objecte à cela que, la corruption est un mouvement ou une mutation. Donc
corrompre, c'est mouvoir. Or mouvoir, c'est agir. Donc cor rompre, c'est agir.
10. De plus, il y a
une corruption naturelle comme il y a une génération naturelle, ainsi que le
dit le Philosophe dans les Physiques V. 2. Or, dans tout mouvement naturel,
il existe une chose vers laquelle tend par soi la nature de ce qui meut; donc,
dans la corruption, il existe une chose vers laquelle tend de soi la nature
corruptrice. Or corrompre est le propre du mal, comme le dit Denys dans les
Noms Divins IV, 20. Donc le mal possède une certaine nature qui tend vers
une certaine fin.
11. De plus, ce qui
n'est pas quelque chose ne peut être un genre, parce qu'il n'y a pas d'espèces
pour le non-être, comme le dit le Philosophe dans les Topiques IV, 6. Or le mal
est un genre, car il est dit dans les Prédicaments 11, que le bien et le
mal ne se situent pas dans un genre, mais sont des genres par rapport aux
autres choses. Donc le mal est quelque chose.
12. De plus, ce qui
n'est pas quelque chose ne peut pas être une différence constitutive d'une
réalité, parce que toute différence a unité et être, comme il est dit dans la
Métaphysique III, 8. Or le bien et le mal sont des différences
constitutives de la vertu et du vice. Donc le mal est quelque chose.
13. De plus, ce qui
n'est pas quelque chose ne peut être augmenté et diminué. Or le mal est
augmenté et diminué, car l'homicide est un mal plus grand que l'adultère. Et on
ne peut pas dire qu'on appelle plus grand un mal dans la mesure où il corrompt
davantage de bien, parce que la corruption du bien est l'effet du mal. Or la
cause ne connaît pas accroissement ou diminution à cause de l'effet, mais c'est
l'inverse. Donc le mal est quelque chose.
14. De plus, tout ce
qui existe de par sa position dans un lieu est quelque chose. Mais le mal est
dans ce cas, car saint Augustin dit dans l'Enchiridion XI que "le
mal qui occupe son lieu met davantage en valeur le bien". Et on ne peut
pas dire qu'il faut comprendre ce mal du point de vue du bien dans lequel il
existe, car le mal met en valeur le bien par l'opposition qu'il a avec lui,
étant donné que "les réalités opposées ressortent davantage, placées l'une
près de l'autre". Donc le mal, en tant que tel, est quelque chose.
15. De plus, le
Philosophe dit, dans les Physiques V, 2, que toute mutation procède d'un
sujet à un sujet, ou d'un sujet à un non-sujet, ou d'un non-sujet à un sujet;
et il appelle sujet ce qui est désigné par l'affirmation. Or, lorsque quel
qu'un change du bien au mal, il n'y a pas changement d'un sujet à un non-sujet
ou d'un non-sujet à un sujet, parce que ces mutations sont génération et
corruption. Donc il y a changement d'un sujet à un sujet; et ainsi il semble
que le mal soit quelque chose qui existe positivement.
16. De plus, le
Philosophe dit dans la Génération I, 7 que la corruption de l'un est la
génération de l'autre. Or le mal, en tant que mal, produit la corruption, selon
ce que dit Denys dans les Noms Divins IV, 10; donc le mal, en tant que
mal, engendre quelque chose. Et ainsi, il faut qu'il soit quelque chose, car
tout ce qui est engendré est engendré par quelque chose.
17. De plus, le bien
a raison d'objet désirable, parce que le bien est ce que tous désirent, comme
il est dit dans l'Éthique I, 1; et, pour la même raison, le mal a raison
d'objet à fuir. Or il arrive que ce qui est signifié de façon négative soit
désiré naturellement, et que ce qui est signifié de façon affirmative soit fui
naturellement; ainsi, la brebis fuit naturellement la présence du loup, et elle
désire son absence. Donc le bien n'est pas davantage une réalité que le mal.
18. De plus, une
peine, en tant que peine, est juste, et ce qui est juste est bon. Donc une
peine, en tant que peine, est un certain bien. Mais la peine, en tant que
peine, est un certain mal, car le mal se divise entre la peine et la faute.
Donc un certain mal, en tant que tel, est un bien; mais tout bien est quelque
chose. Le mal, en tant que mal, est donc quelque chose.
19. De plus, si la
bonté n'était pas quelque chose, rien ne serait bon. Donc, de façon semblable,
si la malice n'est pas quelque chose, rien n'est mal. Or on constate qu'il
existe de nombreux maux. Donc la malice est quelque chose.
20. Mais on peut dire
que le mal n'est pas un être de nature ni de moralité, mais un être de raison.
-On objecte à cela que le Philosophe dit dans la Métaphysique VII, le
bien et le mal sont dans les choses, tandis que le vrai et le faux sont dans la
raison. Le mal n'est donc pas seulement un être de raison, mais il est quelque
chose dans les réalités naturelles.
(1) Malitia: non au sens moral, simplement l'opposé de
bonitas -caractère de ce qui est mal ou mauvais.
Cependant:
1. D'après ce que dit
saint Augustin dans la Cité de Dieu XI, 9: le mal n'est pas une nature,
mais c'est le défaut de bien qui reçoit ce nom.
2. Ailleurs, il est
dit dans saint Jean I, 3: "Tout a été fait par lui." Or le mal n'a
pas été fait par le Verbe, comme le dit saint Augustin dans le Traité sur saint
Jean I, 1. Donc le mal n'est pas une chose.
3. De plus, on ajoute
au même endroit: "Sans lui, le “rien” a été fait",
c'est-à-dire le péché, "parce que le péché n'est “rien” et que les hommes
deviennent néant quand ils pèchent", comme le dit la Glose au même
endroit; et, pour la même raison, tout autre mal n'est rien. Le mal n'est donc
pas une chose.
Réponse:
Comme pour le blanc, on parle de mal en
deux sens. En effet, lorsqu'on dit blanc, on peut l'entendre dans un sens de ce
qui est le sujet de la blancheur; dans un autre sens, on appelle blanc ce qui
est blanc en tant que blanc, à savoir l'accident lui-même. Et de même du mal,
on peut l'entendre dans un sens de ce qui est le sujet du mal, et c'est alors
quelque chose; on peut l'entendre dans un autre sens du mal lui-même, et alors
ce n'est pas quelque chose, mais la privation de quelque bien particulier. Pour
en avoir l'évidence, il faut savoir qu'une réalité est bonne, au sens propre du
terme, en tant qu'elle est désirable, car, selon le Philosophe dans l'Éthique
I, 1, c'est d'une façon excellente que l'on a défini le bien comme étant ce que
tout être désire; or on appelle mal ce qui s'oppose au bien. Aussi, il faut que
le mal soit ce qui s'oppose au désirable en tant que tel.
Or il est impossible que cela soit quelque
chose, et cela ressort d'une triple rai son. D'abord assurément parce que le désirable
a raison de fin; or l'ordre des fins est comme l'ordre des agents. En effet,
plus un agent est élevé et universel, plus aussi la fin pour laquelle il agit
est un bien universel, car tout agent agit en vue d'une fin et d'un certain
bien. Cela apparaît de façon manifeste dans les choses humaines, car celui qui
régit la cité vise un certain bien particulier, qui est le bien de la cité.
Mais le roi, qui est plus élevé que lui, vise le bien universel, qui est la
paix de tout le royaume. Donc puisque, dans les causes qui agissent, on ne peut
remonter à l'infini, mais qu'il faut en venir à un être premier, qui est la
cause universelle de l'être, il faut qu'il y ait aussi un bien universel en qui
tous les biens se résument; et ce ne peut être rien d'autre que celui-là même
qui est l'agent premier et universel; car, puisque le désirable meurt le désir,
et qu'il faut que le premier moteur ne soit pas mû, il est nécessaire que le
premier et universel désirable soit le bien premier et universel, de telle sorte
que toute chose opère en raison du désir de ce bien. De même donc qu'il faut
que tout ce qui existe dans les choses provienne de la cause première et
universelle d'être, de la même façon, il faut que tout ce qui existe dans les
choses provienne du bien premier et universel. Or ce qui provient du bien
premier et universel ne peut être seulement qu'un bien particulier, de même que
ce qui provient de la cause première et universelle d'être est un existant
particulier. Donc il faut que tout ce qui a quelque réalité soit un bien
particulier; aussi on ne peut, en tant que cela est, l'opposer au bien. Il en
résulte que le mal, en tant que mal, n'est pas une réalité dans les choses,
mais qu'il est la privation d'un bien particulier, attaché à quelque bien
particulier.
Deuxièmement, la même conclusion apparaît
du fait que tout ce qui existe dans les choses possède une certaine inclination
et un désir de ce qui lui convient. Or tout ce qui a raison de désirable a
raison de bien. Donc tout ce qui existe dans les choses possède une convenance
avec un certain bien; mais le mal, en tant que tel, ne s'accorde pas avec le
bien, mais s'oppose à lui; le mal n'est donc pas une réalité dans les choses.
Du reste, si le mal était une certaine réalité, il ne désirerait rien ni ne serait
désiré par personne; et, par conséquent, il n'aurait ni action ni mouvement,
car rien n'agit ou n'est mû, sinon en raison du désir de la fin.
Troisièmement, la même conclusion apparaît
du fait que le fait même d'exister a par-dessus tout raison de désirable; aussi
nous voyons que chacun aspire naturellement à conserver son existence, repousse
ce qui la détruit, et y résiste autant qu'il le peut. Ainsi donc, le fait même
d'exister, en tant qu'il est désirable, est un bien. Il faut donc que le mal,
qui s'oppose universellement au bien, s'oppose aussi au fait d'exister. Or ce
qui est opposé au fait d'exister ne peut être une réalité existante.
Aussi je dis que ce qui est mal n'est pas
quelque chose; cependant, celui à qui il arrive d'être mauvais est quelque
chose, dans la mesure où le mal ne le prive que d'un bien particulier; ainsi,
le fait même d'être aveugle n'est pas quelque chose, mais celui à qui il arrive
d'être aveugle est quelque chose.
Solutions des objections:
1. Ce qui nous fait
dire que quelque chose est mauvais peut se concevoir de deux façons, d'une
manière absolue, et d'une autre façon, sous un certain rapport. Or on appelle
mal, absolument parlant, ce qui est mal en lui-même. Et c'est ce qui est privé
de quelque bien particulier qui est dû à sa perfection propre; ainsi, la
maladie est le mal de l'animal, parce qu'elle empêche l'égalité des humeurs,
qui est requise pour l'existence parfaite de l'animal. Mais on dit qu'est mal
sous un certain rapport ce qui n'est pas mal en soi, mais pour un autre, parce
qu'il n'est pas privé d'un bien qui serait dû à sa perfection propre, mais d'un
bien qui est dû à la perfection d'une autre réalité; ainsi, dans le feu, il y a
privation de la forme de l'eau, qui n'est pas due à sa perfection de feu, mais
qui est due à celle de l'eau; aussi, le feu n'est pas un mal en soi, mais un
mal pour l'eau. De même, l'ordre de la justice comporte l'adjonction de la
privation du bien particulier d'un pécheur, pour autant que l'ordre de la
justice demande que celui qui pèche soit privé du bien qu'il désire. Ainsi
donc, la peine est en soi bonne, absolument parlant, mais elle est un mal pour
lui. Et on dit que Dieu crée ce mal, mais qu'il fait la paix, parce que le
désir du pécheur ne coopère pas à la peine, tandis que coopère à la paix le
désir de celui qui reçoit la paix. Or créer, c'est faire quelque chose sans
rien de présupposé. Et de la sorte, il est évident qu'on dit que le mal est
créé, non pas en tant qu'il est mal, mais en tant qu'il est un bien absolument
parlant, et un mal sous un certain rapport.
2. Le bien et le mal
s'opposent réciproquement, comme la privation et la possession, parce que,
comme le dit Simplicius dans son Commentaire des Prédicaments XI, on nomme
contraires au sens propre des éléments dont l'un et l'autre sont des choses
conformes à la nature, comme le chaud et le froid, le blanc et le noir; mais
les autres éléments, dont l'un est conforme à la nature et l'autre s'écarte de
la nature, ne s'opposent pas au sens propre comme des contraires, mais comme la
privation et la possession. Mais il existe une double privation: l'une consiste
dans la privation accomplie, comme la mort ou la cécité, alors que l'autre
consiste dans la privation en voie de réalisation, comme la maladie qui est le
chemin vers la mort, et l'ophtalmie qui est le chemin vers la cécité. Les
privations de ce genre sont appelées parfois contraires en tant qu'elles
possèdent encore quelque chose de ce dont elles sont privées, et c'est de cette
manière qu'on dit du mal qu'il est un contraire, parce qu'il ne prive pas du
bien en sa totalité, mais qu'il reste quelque chose du bien.
3. Si le noir ne
possédait pas quelque chose de la nature de couleur, il ne pourrait être
contraire au blanc, parce qu'il faut que les contraires appartiennent au même
genre. Donc, alors même que ce qui chez le blanc et le noir semble se rejoindre
ne suffise pas à la notion de contrariété, il ne pourrait pourtant, sans cela,
exister de contrariété et, logiquement, alors même que ce qui chez le mal et le
bien semble se rejoindre ne suffise pas à la notion de contrariété, il ne
pourrait pourtant, sans cela, exister de contrariété.
4. La raison qui fait
que c'est plutôt dans le domaine de la moralité que dans celui de la nature que
le mal est dit contraire au bien, c'est que les choses morales dépendent de la
volonté; l'objet de la volonté est, en effet, le bien et le mal. Or tout acte
reçoit son nom et son espèce de son objet. Ainsi donc, en tant que l'acte de
volonté porte sur un mal, il reçoit raison et nom de mal; et c'est ce mal qui
est proprement contraire au bien; et cette contrariété passe des actes à
l'habitus, pour autant que actes et habitus sont semblables.
5. Les ténèbres ne
sont pas contraires à la lumière, mais sont sa privation; seulement, Aristote
emploie fréquemment le terme de contraire pour celui de privation, parce qu'il
dit lui-même que la privation est, d'une certaine manière, un contraire, et que
la première contrariété est entre la privation et la forme.
6. Les ténèbres
venues, il ne reste rien de la lumière, mais demeure seulement une puissance à
la lumière, qui n'est pas quelque chose des ténèbres, mais leur sujet. C'est
ainsi, en effet, qu'avant que l'air ne soit illuminé, il était aussi seule ment
en puissance à la lumière. Et en parlant au sens propre, la lumière n'existe
pas, ni ne vient ou se corrompt; mais c'est l'air dont on dit qu'il est ou
devient illuminé, ou se corrompt au point de vue de la lumière.
7. Selon ce que dit
Simplicius dans son Commentaire sur les Prédicaments, entre le mal et le bien,
entendus au sens de la moralité, on trouve un certain milieu; ainsi, l'acte
indifférent est un milieu entre l'acte vertueux et l'acte vicieux.
8. On dit que le mal,
pris au sens abstrait, à savoir le mal en tant que tel, cor rompt, non certes
au sens actif, mais formellement, en tant qu'il est la corruption même d'un
bien, comme on dit aussi que la cécité corrompt la vue, en tant qu'elle est la
corruption même ou la privation de la vue; mais ce qui est mal, si c'est
vraiment un mal absolument parlant, à savoir si c'est un mal en soi, cor rompt
vraiment, c'est-à-dire qu'il conduit à l'acte et à son effet ce qui est cor
rompu, non pas en agissant, mais en manquant d'agir, c'est-à-dire par défaut de
puissance; ainsi la semence mal disposée fait défaut dans la génération et pro
duit un monstre, et c'est une corruption de l'ordre naturel. Mais ce qui n'est
pas un mal absolument parlant et en soi, réalise, selon une puissance active
parfaite, une corruption parfaite, non pas absolument parlant, mais une corruption
en quelque manière.
9. Au sens formel,
corrompre n'est pas mouvoir ni agir, mais être corrompu; alors qu'au sens
actif, corrompre c'est mouvoir ou agir, en sorte pourtant que tout ce qu'il y a
en fait d'action ou de mouvement appartient à la puissance du bien, et que ce
qu'il y a en fait de déficience appartient au mal, de quelque façon qu'on le
considère; ainsi, dans la claudication, tout ce qui est mouvement vient de la
force qui fait marcher, mais le défaut de rectitude vient de la courbure de la
jambe; et encore, le feu engendre le feu en tant qu'il possède telle forme,
mais il corrompt l'eau, en tant qu'à cette forme de feu est jointe telle
privation.
10. La corruption qui
provient de ce qui est mal absolument parlant et par soi, ne peut être naturelle,
mais c'est plutôt un écart par rapport à la nature; mais la corruption qui
provient de ce qui est un mal pour autrui peut être naturelle; ainsi le feu
corrompt l'eau; et alors, ce qui vise est un bien absolument parlant, à savoir
la forme du feu, mais ce qui est visé, c'est principalement l'existence du feu
ainsi engendré et, secondairement, la non-existence de l'eau, dans la mesure où
elle est requise à l'existence du feu.
11. Cette parole du
Philosophe fait difficulté car, si le bien et le mal ne sont pas dans un genre,
mais sont des genres, la distinction des dix prédicaments est anéantie. Et
c'est pourquoi, comme le dit Simplicius dans son Commentaire des Prédicaments,
certains l'ont résolue en disant que la parole du Philosophe doit être entendue
en ce sens que le bien et le mal sont des genres pour les contraires, à savoir
le vice et la vertu; pourtant, ils ne se situent pas dans un genre contraire,
mais dans la qualité. Mais cette explication ne paraît pas convenable, parce
que ce troisième membre ne diffère pas du premier membre de la division posée
par Aristote, à savoir que certains contraires sont du même genre. Aussi
Porphyre a t-il dit que certains parmi les contraires sont univoques, et
ceux-ci sont ou bien dans un même genre immédiat, comme le blanc et le noir
dans le genre couleur, ce qui est le premier élément de la division établie par
Aristote ou bien ils appartiennent à des genres contraires immédiats, comme la
chasteté et l'impudicité qui sont comprises sous la vertu et le vice, ce qui
est le deuxième élément; d'autres, au contraire, sont équivoques, comme le
bien, qui enveloppe tous les genres, comme aussi l'être et, semblablement, le
mal. Aussi dit-il que le bien et le mal n'appartiennent ni à un seul genre, ni
à plusieurs, mais qu'ils sont eux-mêmes des genres, pour autant qu'on peut
appeler un genre ce qui transcende les genres, comme l'être et l'un. Quant à
Jamblique, il propose deux autres solutions: l'une, c'est qu'on appelle le bien
et le mal des genres pour les contraires, en tant que l'un des contraires est
en défaut par rapport à l'autre, comme le noir par rapport au blanc, et l'amer
par rapport au doux; et, de la sorte, tous les contraires se ramènent d'une
certaine façon au bien et au mal, dans la mesure où tout défaut a raison de
mal. De là vient que, dans les Physiques I, 10, il est dit que les
contraires se comparent toujours entre eux comme le meilleur et le pire.
L'autre solution, c'est qu'Aristote s'est exprimé selon l'opinion de Pythagore,
qui a posé deux ordres des choses, l'un contenu sous le bien, l'autre sous le
mal. Bien souvent d'ailleurs, en logique, il se sert d'exemples qui ne sont pas
vrais selon sa propre opinion, mais sont considérés comme probables selon
l'opinion d'autrui. Et il est ainsi clair, selon ce qu'on vient de dire, qu'il
ne faut pas admettre que le mal soit quelque chose.
12. Le bien et le mal
ne sont des différences que dans le domaine moral, dans lequel le mal signifie
quelque chose de positif, pour autant que l'acte de volonté lui-même est
dénommé mauvais en raison de ce qui est voulu, bien que ce mal lui-même ne
puisse être voulu que sous la raison de bien.
13. Une chose est
dite plus mauvaise qu'une autre, non pas parce qu'elle se rapproche de ce qui
serait suprêmement mauvais, ni à cause de diverses façons de participer d'une
certaine forme, comme on dit que quelque chose est plus ou moins blanc, selon
diverses participations de la blancheur; mais on dit que quelque chose est plus
ou moins mal, en tant qu'il est plus ou moins privé du bien, non pas par
manière de cause efficiente, mais formelle. On dit en effet que l'homicide est
un plus grand péché que l'adultère, non pas parce qu'il corromprait davantage
le bien naturel de l'âme, mais parce qu'il écarte davantage la bonté de l'acte
lui-même: l'homicide est plus opposé que l'adultère au bien de la charité qui
doit informer l'acte vertueux.
14. Rien n'empêche
que le mal occupe une position locale, selon ce qui reste de bien en lui, et
qu'il fasse valoir le bien par son opposition en tant qu'il est mal.
15. Le sujet qui est
désigné par l'affirmation est non seulement un contraire, mais aussi une
privation. En effet, le Philosophe dit au même endroit qu'une certaine
privation est indiquée par l'affirmation, comme le nu; et, de plus, rien n'empêche
de dire qu'un changement du bien au mal est une certaine corruption, en sorte
qu'on peut l'appeler un changement d'un sujet à ce qui n'est pas un sujet.
Pourtant, lorsqu'un homme passe de la bonté de la vertu à la malice, c'est un
mouvement de qualité à qualité, comme cela est clair par ce qui a été dit
précédemment.
16. Comme Denys
l'explique, le mal corrompt en tant qu'il est mal, mais n'engendre pas en tant
que mal, mais pour autant qu'il garde quelque chose du bien.
17. Le non-être n'est
jamais désiré sinon dans la mesure où, grâce à un certain non-être, on conserve
sa propre existence; ainsi la brebis désire l'absence du loup en vue de la
conservation de sa propre vie, et elle ne fuit la présence du loup que pour
autant que celle-ci est nuisible à sa propre vie. Il ressort de là que, de soi,
l'être est désiré, tandis qu'on le fuit par accident et le non-être est fui de
soi, et désiré par accident. Et c'est pourquoi le bien, en tant que bien, est
quelque chose, tandis que le mal, en tant que mal, est une privation.
18. Une peine, en
tant que peine, est le mal d'un sujet; en tant qu'elle est juste, elle est un
bien, absolument parlant. Or rien n'empêche que ce qui est un bien absolument
parlant soit le mal de quelque sujet, comme la forme du feu, qui est un bien
absolument parlant, est pourtant le mal de l'eau.
19. L'être peut se
dire d'une double manière: d'une première manière, selon qu'il signifie une
nature comprise dans les dix genres, et, entendu de la sorte, ni le mal ni
aucune privation ne sont de l'être ou quelque chose. D'une autre manière, en
tant qu'il répond à la question: "est-il ?" et, de cette façon, le
mal existe, comme la cécité existe. Cependant, le mal n'est pas quelque chose,
parce que être quelque chose ne signifie pas seulement ce qui répond à la
question: est-il ?", mais ce qui répond aussi à la question:
"qu'est-il ?"
20. Le mal existe
bien dans les choses, mais comme une privation, non comme quelque chose de
réel; mais dans la raison, il existe comme quelque chose de compris; et c'est
pourquoi on peut dire que le mal est un être de raison et non réel, car il est
quelque chose dans l'intelligence, mais non dans la réalité. Et le fait même
d'être compris, selon lequel on dit que quelque chose est un être de raison,
est bon, car il est bon qu'une chose soit comprise.
Liens transversaux dans l'œuvre de saint Thomas: Somme
Théologique, la, Question 48, article 3 II Sent. D. 34, Question 1, article
4; III Contra Gentils, chapitre 11; Compendium Theologiae
chapitre 118.
Objections:
Il semble que non.
1. En effet, Denys
dit dans les Noms Divins IV, 20 que le mal n'est ni un existant, ni dans
les choses existantes; et il le prouve par le fait que tout ce qui existe est
un bien. Or, le mal n'est pas dans le bien, donc il ne vient pas des choses
existantes.
2. Mais on peut dire
que le mal vient de ce qui existe et dans le bien, non pas en tant que c'est un
existant ou un bien, mais en tant qu'il est déficient. -On objecte à cela que
tout défaut a raison de mal. Si donc le mal affecte ce qui existe, en tant que
déficient, le mal vient de l'existant, en tant que cet existant est mauvais. Un
certain mal est donc présupposé dans l'existant pour qu'il puisse être le sujet
du mal; la question reviendra à propos de ce mal, pour savoir quel est son
sujet; et si c'est l'existant, en tant que déficient, qui est son sujet, il
faudra présupposer un autre mal et, de la sorte, remonter à l'infini. Il faut
donc s'en tenir à la première solution, à savoir que, si le mal vient de ce qui
existe, il est en lui, non en tant qu'il est déficient, mais en tant qu'il est
existant, ce qui va contre Denys.
3. De plus, le mal et
le bien sont des opposés. Or l'un des opposés ne vient pas de l'autre, ainsi le
froid ne vient pas du feu. Le mal ne vient donc pas du bien.
4. Mais on peut dire
que le mal ne vient pas du bien qui lui est opposé, mais d'un autre bien. -On
objecte à cela que, tout ce qui convient à plusieurs êtres leur convient selon
une nature unique. Or le bien convient à plusieurs êtres et, de même, le mal.
Donc c'est selon une nature commune unique que le bien convient à tous les
objets bons, et le mal à tous les objets mauvais. Or le mal, pris communément,
est opposé au bien. Donc le mal, quel qu'il soit, est opposé au bien, quel
qu'il soit. Et ainsi, si quelque mal se trouve dans un bien, il en résulte
qu'un opposé se trouve dans son opposé.
5. De plus, saint
Augustin dit dans l'Enchiridion 14 que, du fait que le mal est dans le
bien, la règle des dialecticiens qui dit que des contraires ne peu vent exister
ensemble est fausse. Or elle ne serait pas fausse si le mal n'existait pas dans
le bien qui lui est opposé. Donc, du fait que le mal existe dans le bien, il en
résulte qu'un opposé existe dans son opposé. Et cela est absolument impossible,
parce que tous les opposés incluent en eux une contradiction, et les
contradictoires ne peuvent absolument pas exister ensemble. Le mal n'est donc
pas dans le bien.
6. De plus, tout ce
qui existe dans un être est causé ou bien par le sujet comme un accident
naturel, ainsi la chaleur causée par le feu, ou bien par quelque agent
extérieur, ainsi la chaleur de l'eau causée par le feu, qui n'est pas un
accident naturel. Si donc le mal existe dans le bien, il est causé ou par le
bien ou par quelque chose d'autre. Or il n'est pas causé par le bien, parce que
le bien ne peut être la cause du mal, selon ce qui est écrit en saint Matthieu
VII, 18: "Un bon arbre ne peut faire de mauvais fruits." Et il
ne peut pas davantage être causé par quelque chose d'autre, parce que ce sera,
soit un mal, soit le principe commun du mal et du bien. Or un mal non causé par
le bien ne peut pas être la cause du mal qui est dans le bien, car ainsi il
s'ensuivrait que la dualité n'aurait pas toujours avant elle l'unité. Et il
n'est derechef pas possible qu'il existe un principe commun du bien et du mal,
parce que le même agent, sous le même rapport, ne produit pas des effets divers
et difformes. Le mal ne peut donc en aucune manière exister dans le bien.
7. De plus, aucun
accident ne diminue ni ne corrompt le sujet dans lequel il existe. Or le mal
diminue et corrompt le bien. Donc le mal ne vient pas du bien.
8. De plus, de même
que le bien concerne l'acte, ainsi le mal concerne au contraire la puissance;
aussi le mal ne se trouve t-il que dans ce qui est en puissance, comme on le
dit dans la Métaphysique IX, 10. Or le mal est en puissance, de même que
toute privation. Le mal ne vient pas du bien, mais du mal lui-même.
9. De plus, le bien
et la fin sont une même chose, comme on le lit dans la Métaphysique V, 3
et les Physiques II, 5. Or la forme et la fin reviennent au même, comme
il est dit dans les Physiques II, 11. Mais la privation de la forme
substantielle exclut la forme de la matière; elle ne laisse donc nul bien. Donc,
puisque la privation se situe dans la matière et qu'elle a raison de mal, il
semble qu'aucun mal ne vienne du bien.
10. De plus, plus un
sujet est parfait, plus aussi un accident se trouve intensément en lui; ainsi,
plus le feu est parfait, plus il est chaud. Si donc le mal résidait dans le
bien comme en son sujet, il en résulterait que plus un bien serait par fait,
plus le mal y serait grand, ce qui est impossible.
11. De plus, tout
sujet est enclin à conserver ses accidents. Or le mal n'est pas gardé par le
bien, mais plutôt détruit. Donc le mal n'est pas dans le bien comme dans son
sujet.
12. De plus, tout
accident donne son nom au sujet. Si donc le mal était dans le bien, il
donnerait son nom au bien, et il en résulterait que le bien serait mal, ce qui
va contre ce qui est dit dans Isaïe 5, 20: "Malheur à ceux qui appellent
le bien un mal."
13. De plus, ce qui
n'est pas, n'est pas dans un sujet. Or le mal est un non-être. Donc il n'est
pas dans le bien.
14. De plus, de même
que le défaut appartient à la raison de mal, de même la perfection à la raison
de bien. Or le mal n'existe pas dans un sujet parfait, puis qu'il est une
corruption. Donc le mal n'existe pas dans le bien.
15. De plus, le bien
est ce que tout être désire. Or ce qui est le sujet du mal n'est pas désirable,
car personne ne désire vivre dans la peine, comme il est dit dans l'Éthique
IX, 11. Donc ce qui est le sujet du mal n'est pas le bien.
16. De plus, nul être
ne nuit sinon à son opposé. Si donc le mal n'existe pas dans le bien qui lui est
opposé, mais dans un autre bien, il ne lui nuira pas; et, par le fait, il
n'aura pas raison de mal, parce qu'il est mal dans la mesure où il nuit au
bien, comme le dit saint Augustin dans l'Enchiridion 12 et dans la
Nature du Bien 6. Or il ne peut exister dans le mal qui lui est opposé. Le
mal n'existe donc dans aucun bien.
Cependant:
1. Saint Augustin,
dans l'Enchiridion 14, dit : le mal ne peut exister que dans le bien.
2. A cela, il faut
ajouter que le mal est la privation du bien, selon le propos de saint Augustin
dans l'Enchiridion II. Or la privation exige un sujet, car elle est une
négation dans une substance, comme il est dit dans la Métaphysique IV,
3. Le mal implique donc un sujet. Mais tout sujet est bon puisqu'il existe,
parce que le bien et l'être reviennent au même. Le mal est donc dans le bien.
Réponse:
Le mal ne peut exister que dans le bien.
Pour en avoir l'évidence, il faut savoir que l'on peut parler du bien de deux
façons: d'une première façon, on parle du bien absolument; d'une autre façon,
en désignant ce bien-ci, ainsi un homme bon ou un oeil bon.
Si nous parlons donc du bien absolument,
le bien possède l'extension la plus étendue, plus étendue même que l'être,
comme c'était l'avis des Platoniciens. En effet, comme le bien est ce qui est
désirable, ce qui est désirable par soi est par soi un bien et c'est la fin.
Mais comme, du fait que nous désirons la fin, il s'ensuit que nous désirons ce
qui est ordonné à cette fin, il en résulte que ce qui est ordonné à la fin, du
seul fait de l'ordination à la fin ou au bien, a raison de bien: aussi les
choses utiles sont comprises sous la catégorie du bien. Or tout ce qui est en
puissance au bien, du seul fait qu'il est en puissance au bien, a un ordre au
bien, étant donné qu'être en puissance n'est rien d'autre qu'être ordon né à
l'acte. Il est donc évident que ce qui est en puissance, du seul fait qu'il est
en puissance, a raison de bien.
Tout sujet, par conséquent, en tant qu'il
est en puissance à l'égard de n'importe quelle perfection, même la matière
première, du seul fait qu'il est en puissance, a raison de bien. Et comme les
Platoniciens ne distinguaient pas entre matière et privation, rangeant la
matière avec le non-être, ils disaient que le bien s'étend à plus d'objets que
l'être.
Et c'est cette voie que Denys paraît avoir
suivie dans les Noms Divins IV, 3, en plaçant le bien avant l'être. Et,
bien que la matière se distingue de la privation et ne soit pas du non-être,
sinon par accident, cette considération demeure pour tant vraie à un certain
point de vue, parce que la matière première n'est dite être qu'en puissance, et
elle a l'être absolument parlant grâce à la forme, alors qu'elle a par
elle-même la puissance; et, comme la puissance a raison de bien, comme on l'a
dit, il en résulte que c'est de par elle-même que le bien lui convient.
Bien que tout ce qui existe, soit en acte,
soit en puissance, puisse être appelé un bien absolument parlant, il ne
s'ensuit pas pourtant que n'importe quelle réa lité soit ce bien particulier;
ainsi, si un homme est bon absolument parlant, il ne s'ensuit pas qu'il soit un
bon joueur de cithare, mais il ne l'est que lorsqu'il possède à la perfection
l'art de jouer de la cithare. Ainsi donc, bien qu'un homme, du fait même qu'il
est homme, soit un certain bien, il n'est pourtant pas de ce fait un homme bon,
car ce qui rend chacun bon, c'est sa propre vertu. La vertu, en effet, c'est ce
qui rend bon celui qui la possède, selon le Philosophe dans l'Éthique
II, 6. Or la vertu est le stade ultime de la puissance d'une chose, comme il
est dit dans le Ciel 1, 25. Il est par là évident qu'une réalité n'est
qualifiée de bonne que lorsqu'elle possède sa perfection propre ainsi un homme
est dit bon lorsqu'il possède sa perfection d'homme, et un oeil bon lorsqu'il
possède sa perfection d'oeil.
Il apparaît donc, d'après ce qu'on vient
d'exposer, qu'on parle de bien en trois sens; dans un premier sens, c'est la
perfection même de la chose qui est appelée son bien; ainsi, on appelle
l'acuité visuelle le bien de l'oeil, et la vertu le bien de l'homme. Dans un
second sens, on appelle bien une réalité qui possède sa perfection, ainsi un
homme vertueux et un oeil perçant. On appelle bon dans un troisième sens le
sujet lui-même, en tant qu'il est en puissance à la perfection; ainsi, l'âme
est en puissance à la vertu et la substance de l'oeil à l'acuité visuelle.
Étant donné que le mal, comme on l'a dit
plus haut, n'est rien d'autre que la privation d'une perfection requise, et que
la perfection n'existe que dans un être en puissance, puisque nous disons
qu'est privé ce qui est fait pour avoir une chose et qui ne l'a pas, il en
résulte que le mal est dans le bien, du fait que l'être en puissance est appelé
bien. En ce qui concerne le bien qui est une perfection, il est supprimé par le
mal, aussi ne peut-il y avoir de mal en un tel bien. Quant au bien qui est
composé d'un sujet et d'une perfection, il est diminué par le mal, dans la
mesure où la perfection est enlevée et que le sujet demeure; ainsi la cécité
supprime la vue et diminue l'oeil qui voit, et elle existe dans la substance de
l'oeil, ou même dans l'animal lui-même, comme en son sujet. Aussi, s'il existe
un bien qui est acte pur et ne possède aucun mélange de puissance, et tel est
le cas de Dieu, le mal ne peut en aucune façon exister dans un tel bien.
1. Denys n'entend pas
dire que le mal n'est pas dans ce qui existe comme la privation dans son sujet,
mais que, comme il n'est pas une réalité qui existe par soi, il n'est pas non
plus une réalité positive qui existe dans le sujet.
2. Lorsqu'on dit que
le mal se trouve dans l'existant en tant que déficient, cela peut se comprendre
d'une double manière: dans un premier sens, l'expression "en tant
que" indique une certaine concomitance, et alors ce qui est dit est vrai,
à la façon dont on peut dire que le blanc est dans un corps en tant que le
corps est blanc. Dans un autre sens, l'expression "en tant que"
indique une raison préexistante dans le sujet, et c'est ainsi que
l'argumentation se développe.
3. Le mal ne s'oppose
pas au bien dans lequel il existe. Il existe en effet dans un bien ce qui est
en puissance; or le mal est une privation, et la puissance ne s'oppose ni à la
privation ni à la perfection, mais elle est sous-jacente à l'une et l'autre.
Cependant, Denys, dans les Noms Divins IV, 21, se sert de cette raison
pour montrer que le mal n'est pas dans le bien comme quelque chose qui existe.
4. Cet argument a de
nombreux défauts: en effet, ce qui est avancé en premier lieu -ce qui convient
à plusieurs leur convient selon une nature commune unique -est vrai pour ce
qu'on attribue de façon univoque à plusieurs êtres. Or le bien n'est pas
attribué de façon univoque à tous les biens, pas plus que l'être à tous les
êtres, puisque l'un et l'autre englobent tous les genres. Et c'est par cette
rai son qu'Aristote montre dans l'Éthique I, 6 qu'il n'y a pas une idée
commune de bien. Deuxièmement, parce que même en accordant que le bien se dise
d'une manière univoque, et aussi le mal, comme cependant le mal est une
privation, il ne se dit pas de nombreux êtres selon une unique notion commune.
Troisièmement, parce qu'en accordant que l'un et l'autre soient univoques et
que tous les deux signifient une certaine nature, on pourrait bien dire que la
nature commune du mal s'opposerait à la nature commune du bien, mais il ne
s'impose rait pas que n'importe quel mal fût opposé à n'importe quel bien;
ainsi, le vice en général s'oppose à la vertu en général, mais n'importe quel
vice ne s'oppose pas à n'importe quelle vertu: l'intempérance ne s'oppose pas à
la libéralité.
5. Du fait que le mal
est dans le bien, la règle des dialecticiens n'est pas fausse en toute vérité,
parce que le mal n'existe pas dans le bien qui lui est opposé, comme on l'a
dit; mais elle est fausse selon une certaine apparence, dans la mesure où le
mal, pris absolument, et le bien paraissent avoir une opposition.
6. Le mal, n'étant
pas dans le sujet comme un accident naturel, n'est pas causé p le sujet, ni non
plus la privation par la puissance; il ne possède pas davantage à l'extérieur
une cause par soi, mais seulement une cause par accident, comme cela apparaîtra
quand on étudiera la cause du mal.
7. Le mal existe
comme dans son sujet dans le bien qu'il diminue ou corrompt, dans la mesure où
on appelle un bien l'être en puissance.
8. Bien que, en soi,
l'acte soit un bien, il ne s'ensuit pourtant pas que la puis sance soit en
elle-même un mal; mais c'est le cas de la privation qui s'oppose à l'acte. Au
contraire, du seul fait que la puissance possède une ordination à l'acte, elle
a raison de bien, comme on l'a dit.
9. Dans cet argument,
les défauts sont nombreux; d'abord, bien que de soi la fin soit bonne, ce n'est
cependant pas la fin seule qui est un bien, mais ce qui est ordonné à la fin a
aussi raison de bien, du fait même de cette ordination, comme on l'a dit.
Secondement, parce que, bien qu'une certaine fin s'identifie à la forme, il ne
s'ensuit pas cependant que toute fin soit une forme; dans certains cas, en
effet, c'est l'opération même ou l'usage qui est une fin, comme on le dit dans
l'Ethique I, 1. Et, de nouveau, étant donné que l'être produit est d'une
certaine façon la fin de celui qui produit, la disposition à la forme est la
fin pour les arts qui préparent la matière; et la matière elle-même, en tant
que produite par l'art divin, est sous cette raison un bien et une fin, dans la
mesure où c'est à elle que l'action du créateur se termine.
10. Cette raison se
développe en envisageant les accidents qui accompagnent la nature du sujet,
comme la chaleur accompagne la nature du feu; il en va cependant autrement d'un
accident qui est un écart par rapport à la nature, comme la maladie. Car, si la
maladie est un accident de l'animal, il ne s'ensuit pas que, plus l'animal sera
fort, plus il sera malade, mais il en sera d'autant moins malade; il en va de
même pour tout mal. On peut dire cependant que, plus une chose est en puissance
et plus elle est apte au bien, plus il sera mauvais de la priver elle-même du
bien. Or le bien qui est sujet du mal est une puissance; et ainsi, d'une certaine
manière, plus le sujet du mal est bon, plus le mal est grand.
11. Un sujet conserve
l'accident qui inhère naturellement en lui. Or le mal n'est pas dans le bien
comme s'il inhérait naturellement dans le bien; et pour tant, le mal ne
pourrait exister si le bien faisait totalement défaut.
12. Comme le dit
saint Augustin dans l'Enchiridion, 13, cette phrase du prophète va
contre ceux qui disent que le bien, en tant que bien, est mal; mais non contre
ceux qui disent que ce qui est bien sous un certain rapport est un mal sous un
autre rapport.
13. On ne dit pas que
le mal est dans le bien comme une réalité exprimée de façon positive, mais
comme une privation.
14. C'est non
seulement ce qui est parfait qui a raison de bien, mais aussi ce qui est en
puissance à la perfection; et c'est dans un tel bien qu'est le mal.
15. Bien que ce qui
est sujet de la privation ne soit pas désirable en tant que soumis à la
privation, il est cependant désirable, du fait qu'il est en puissance à la
perfection; et selon cette considération, c'est un bien.
16. Le mal nuit au
bien composé de puissance et d'acte, en tant qu'il lui enlève sa perfection; il
nuit aussi au bien qui est en puissance, non pas comme en lui enlevant quelque
chose qui lui appartiendrait, mais pour autant qu'il est la sous traction même
ou la privation de la perfection à laquelle il s'oppose.
Liens transversaux dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme
Théologique, Ia, Question 49, article 1; Ia-IIae, Question 75, article 1;
II Commentaire des Sentences D. 34, article 3; II Contra Gentiles
chapitre 41; III, chapitres 10, 13; De Pot. Question 3, article 6; De div. Nom.
chapitre 4, lect. 22.
Objections:
Il semble que non.
1. Dans l'évangile
selon saint Matthieu 7, 18 il est dit: "Un bon arbre ne peut pas faire de
mauvais fruits." Or si l'on appelle fruit l'effet d'une cause, alors le
bien ne peut donc être cause du mal.
2. A cela s'ajoute
que l'effet possède une ressemblance avec sa cause, car tout agent opère un effet
semblable à lui. Or la ressemblance du mal ne préexiste pas dans le bien. Le
bien n'est donc pas la cause du mal.
3. De plus, ce qui
fait partie des choses causées se trouve d'avance substantiellement dans sa
cause. Si donc le mal est causé par le bien, il préexiste substantiellement
dans le bien, ce qui est impossible.
4. De plus, un des
opposés n'est pas cause de l'autre. Or le mal s'oppose au bien. Donc le bien
n'est pas cause du mal.
5. De plus, Denys dit
dans les Noms Divins IV, 19 que le mal ne vient pas du bien; et s'il
vient du bien, ce n'est pas un mal.
6. Mais on peut dire
que le bien, en tant qu'il est déficient, est cause du mal. -On objecte à cela
que tout défaut a raison de mal. Si donc le bien, en tant que déficient, est
cause du mal, il s'ensuit que le bien serait cause du mal, en tant qu'il
précontient en lui un certain mal; et alors reviendra la question sur l'origine
de ce mal. Ou bien on remontera donc à l'infini, ou bien il faudra en venir à
un mal premier qui soit cause du mal, ou bien il faudra dire que le bien, en
tant que tel, est cause du mal.
7. Mais on peut dire
que ce défaut qui préexiste dans le bien, selon lequel il est cause du mal,
n'est pas un mal en acte, mais une possibilité de défaillir, ou une puissance
au défaut. -On objecte à cela que le Philosophe dit, dans les Physiques
II, 6, qu'on compare les causes selon leur puissance aux effets selon leur
puissance, et les causes selon leur acte aux effets selon leur acte. Du fait
donc qu'une chose a la possibilité de défaillir, elle n'est pas la cause du
défaut en acte, qui est un mal en acte.
8. De plus, si on
pose une cause suffisante, on pose son effet, parce qu'il est de la raison de
la cause de faire que son effet doive être. Mais ce n'est pas toutes les fois
qu'une possibilité de défaillir existe dans une créature qu'on trouve en elle
le mal en acte. Supposons donc un être défectible, qui ne défaille pas encore à
l'instant A, mais qui défaille en acte à l'instant B. Donc, de deux choses
l'une ou quelque chose s'ajoute en l'instant B, qui n'existait pas dans
l'instant A, ou rien ne s'ajoute. Si rien ne s'ajoute, il ne défaillira pas en
B, de même qu'il ne défaillait pas en A; si, au contraire, quelque chose a été
ajouté, ou c'est un bien ou c'est un mal. Si c'est un mal, il faudra remonter à
l'infini, comme plus haut; si c'est un bien, le bien est donc, en tant que tel,
cause du mal, et de la sorte, il s'ensuit qu'un bien plus grand est cause d'un
mal plus grand, et que le bien souverain est la cause du mal souverain. Ce n'est
donc pas le bien en tant que déficient qui est la cause du mal.
9. De plus, tout
bien, en tant que créé, peut défaillir. Si donc le bien, en tant qu'il peut
défaillir, est cause du mal, il s'ensuit que le bien, en tant que créé, est
cause du mal. Or le bien créé demeure toujours créé, il sera donc toujours
cause du mal, ce qui ne convient pas.
10. De plus, si c'est
en tant que déficient, en acte ou en puissance, que le bien est cause du mal,
il s'ensuit que Dieu, qui n'est en aucune façon déficient, ni en acte ni en
puissance, ne peut être la cause du mal. Cela va contre ce qui est dit en Isaïe
45,7: "Moi, le Seigneur, qui crée le mal", et en Amos 3, 6: "Il
n'y a pas de mal dans la cité que Dieu n'ait fait." Donc le bien, en tant
que déficient, n'est pas la cause du mal.
11. De plus, la
perfection est au bien ce que la défaillance est au mal. Donc, inversement, la
défaillance est au bien ce que la perfection est au mal. Mais il existe un
défaut qui, en tant que tel, est cause de bien; ainsi la foi, en tant qu'elle
est une vision en énigme, ce qui relève d'une défaillance de la vision, est
cause de mérite. Le bien, en tant que parfait, et non pas en tant que
déficient, peut donc être cause du mal.
12. De plus, pour
agir, trois éléments sont requis: la raison qui dirige, la volonté qui
commande, la puissance qui exécute. Or la défaillance dans la rai son, qui est
l'ignorance, excuse du mal, c'est-à-dire de la faute, et ainsi n'est pas cause
du mal; et, de même, la défaillance de la puissance, qui est la faiblesse,
excuse. Donc la défaillance qui est dans la volonté excuse aussi. Ce n'est donc
pas la volonté, en tant qu'elle est un bien déficient, qui cause le mal.
13. De plus, si c'est
en tant que la volonté est déficiente qu'elle cause le mal, c'est donc en tant
qu'elle est en défaut ou par rapport à un bien qui doit se trou ver en elle, et
c'est une peine, et alors la peine précéderait la faute; ou bien par rapport à
un bien qui ne doit pas se trouver en elle; et, d'un tel manque, aucun mal ne
résulte; en effet, aucun mal ne s'ensuit pour la pierre du fait qu'elle ne
possède pas la vue. Le bien, en tant que déficient, n'est donc en aucun cas la
cause du mal.
14. Mais on peut dire
que le bien, en tant que tel, peut être cause du mal, mais par accident. -On
objecte à cela que l'action de celui qui agit par accident atteint son effet
ainsi l'action de celui qui creuse une tombe parvient à la découverte d'un
trésor. Si donc le bien est cause du mal par accident, il en résulte que
l'action du bien atteint le mal lui-même; ce qui semble ne pas convenir.
15. De plus, celui
qui accomplit une action illicite non intentionnellement ne pèche pas; ainsi,
si quelqu'un a l'intention de frapper son ennemi et qu'il frappe aussi son
père. Or la cause par accident d'une chose est une cause qui ne vise pas cette
chose elle-même. Si donc le mal ne possède qu'une cause par accident, il
s'ensuivra que personne ne pèche en faisant le mal, ce qui ne convient pas.
16. De plus, toute
cause par accident se ramène à une cause par soi. Si donc le mal avait une
cause par accident, il semble s'ensuivre qu'il aurait une cause par soi.
17. De plus, ce qui
se produit de manière accidentelle se produit dans un petit nombre de cas; or
le mal se produit dans un grand nombre de cas, puisque, comme le dit
l'Ecclésiaste 1, 15: "Le nombre des sots est infini." Le mal a donc
une cause par soi et non seulement par accident.
18. De plus, la
nature est cause par soi de ce qui se produit naturellement, comme on le dit
dans les Physiques II, 1. Or certains maux se produisent de façon
naturelle, comme se corrompre ou vieillir, comme on le dit dans les
Physiques V, 10. Il ne faut donc pas dire que le bien serait la cause par
accident du mal.
19. De plus, le bien
est acte et puissance. Or ni l'un ni l'autre ne sont cause du mal, car la
forme, qui est acte, est supprimée par le mal; et le bien qui est puissance a
rapport aux deux, à savoir au bien et au mal; aucun bien n'est donc cause du
mal.
Cependant:
1. Il y a ce que dit
saint Augustin dans l'Enchiridion 14: le mal ne peut venir que du bien.
2. De plus, Denys
dit, dans les Noms Divins IV, 31, que le principe et la fin de tous les
maux, c'est le bien.
Réponse:
La cause du mal, c'est le bien, car le mal
ne peut avoir d'autre cause. Il faut savoir, en effet, que le mal ne peut avoir
de cause par soi; et cela est manifeste pour trois raisons.
Tout d'abord, parce que ce qui de soi a
une cause est visé par sa cause, car ce qui se produit en dehors de l'intention
de l'agent n'est pas un effet par soi, mais accidentel; ainsi, le fait de
creuser une tombe est la cause par accident de la découverte d'un trésor,
puisque celle-ci se produit en dehors de l'intention de celui qui creuse la
tombe. Or le mal, en tant que tel, ne peut pas être visé, ni voulu ou désiré
d'aucune façon, parce que le fait d'être désirable a raison de bien, ce à quoi
s'oppose le mal en tant que tel. Nous voyons par là que nul n'accomplit un mal
sans avoir en vue quelque bien, à ce qu'il lui semble; ainsi, il paraît bon à
l'adultère de jouir d'un plaisir sensible, et c'est pour ce motif qu'il commet
l'adultère. Aussi il reste que le mal n'a pas de cause par soi.
Deuxièmement, la même conclusion apparaît
du fait que tout effet par soi possède de quelque manière une ressemblance avec
sa cause, ou bien selon la même raison, comme chez les agents univoques, ou
bien selon une raison déficiente, comme chez les agents équivoques; or toute
cause qui peut agir, agit pour autant qu'elle est en acte, ce qui a raison de
bien. De là vient que le mal, en tant que tel, n'offre pas une similitude de la
cause qui agit en tant qu'elle agit. Il reste donc que le mal ne possède pas de
cause par soi.
Troisièmement, la même conclusion apparaît
du fait que toute cause par soi a un ordre certain et déterminé à son effet
propre; or ce qui se produit selon l'ordre n'est pas un mal, mais c'est en
négligeant l'ordre que le mal peut se produire.
Aussi le mal, en tant que tel, n'a pas de
cause par soi; il faut pourtant que le mal ait, d'une certaine façon, une
cause. Il est évident en effet que, puisque le mal n'est pas quelque chose qui
existe par soi, mais qu'il inhère dans un sujet comme une privation qui
consiste dans le manque de ce qui doit naturellement s'y trouver et n'y est
pas, le fait d'être mauvais se trouve de façon non naturelle en celui en qui il
inhère. En effet, si un défaut est naturel à une chose, on ne peut pas dire que
ce soit un mal pour elle; ainsi ce n'est pas un mal pour l'homme de ne pas
avoir d'ailes, ni pour une pierre de ne pas avoir la vue, étant donné que c'est
conforme à la nature. Mais il faut que tout ce qui se trouve de façon non
naturelle dans une chose ait une cause, car l'eau ne serait pas chaude sans
l'action d'une cause. Aussi il reste que tout mal a une cause, mais par
accident, du fait qu'il ne peut avoir de cause par soi. Or tout ce qui est par
accident se ramène à ce qui est par soi, et si le mal n'a pas de cause par soi,
comme on l'a montré, il reste que le bien seul a une cause par soi. Il n'y a
que le bien qui puis se être cause par soi d'un bien, puisque la cause par soi
cause un effet semblable à elle. Il reste donc que le bien est la cause par
accident de tout mal.
Mais il arrive aussi que le mal, qui est
un bien déficient, soit cause du mal cependant, il faut en arriver au fait que
la cause première du mal n'est pas le mal, mais le bien. Il y a donc deux modes
selon lesquels le mal est causé par le bien; selon le premier mode, le bien est
cause du mal en tant qu'il est lui-même déficient; selon le second, il en est
cause, en tant qu'il agit par accident.
Et cela apparaît aisément dans les choses
naturelles. En effet, la cause de ce mal qu'est la corruption de l'eau, c'est
la puissance active du feu, qui n'a certes pas en vue principalement et par soi
le non-être de l'eau, mais qui a en vue principalement d'introduire dans la
matière la forme du feu, à laquelle est jointe de façon nécessaire le non-être
de l'eau; et ainsi, c'est par accident que le feu fait que l'eau n'existe pas.
Mais la cause de ce mal qu'est la naissance d'un monstre, c'est une déficience
de la puissance de la semence. Et si on recherche la cause de cette déficience
qui est le mal de la semence, il faudra bien en arriver à quelque bien, qui est
la cause du mal par accident, et non pas en tant qu'il est lui-même déficient.
En effet, la cause de cette déficience dans la semence, c'est un principe
altérant qui introduit la qualité contraire à celle qui est requise pour la
disposition convenable de la semence. Plus sera parfaite la puissance de cet
élément altérant, plus il introduira cette qualité contraire et, par
conséquent, la déficience de la semence qui en est le résultat. Le mal de la
semence n'est donc pas causé par le bien en tant que déficient, mais elle est
causée par le bien en tant qu'il est parfait.
Dans les actions volontaires, il en va de
même en quelque sorte, mais non en tout. Il est évident, en effet, que ce qui
est agréable aux sens meut la volonté de l'adultère et la dispose à jouir d'un
tel plaisir, qui exclut l'ordre de la raison et de la loi divine, ce en quoi consiste
le mal moral. Si donc c'était de façon nécessaire que la volonté recevait
l'impression de l'objet agréable qui l'attire, comme c'est de façon nécessaire
qu'un corps naturel reçoit l'impression de l'agent, le cas serait absolument le
même pour les actions volontaires et pour les choses naturelles. Mais il n'en
va pas ainsi, parce que, quelle que soit l'intensité avec laquelle l'objet
sensible extérieur l'attire, il demeure cependant au pouvoir de la volonté de
l'accepter ou de ne pas l'accepter. Aussi, la cause du mal qui se pro duit si
elle l'accepte, n'est pas l'objet agréable même qui la meut, mais plutôt la
volonté elle-même. Et c'est elle d'ailleurs qui est la cause du mal, selon les
deux modes exposés plus haut: par accident, et en tant que le bien est
déficient. Par accident, en tant que la volonté se porte sur un objet qui est
bien sous un certain rapport, mais qui est uni à ce qui est un mal absolument
parlant; et comme bien déficient, dans la mesure où il faut envisager d'abord
un défaut dans la volonté, avant le choix déficient qui lui fait choisir un
bien sous un certain rapport, qui est un mal absolument parlant.
Voici comment cela est évident: dans tous
les cas où, de deux choses, l'une doit être la règle et la mesure de l'autre,
le bien dans la chose qui est réglée et mesurée vient du fait qu'elle se règle
et se conforme à la règle et la mesure; le mal, au contraire, du fait de n'être
pas réglé ni mesuré. Si donc un artisan qui doit couper une planche en ligne
droite, selon une certaine règle, ne la coupe pas droit, ce qui est mal couper,
cette mauvaise coupe sera causée par un défaut consistant en ce que l'artisan
était sans règle ni mesure. Semblablement, le plaisir, et quoi que ce soit
d'autre dans les choses humaines, doit être mesuré et réglé selon la règle de
la raison et de la loi divine; aussi, le fait de ne pas se servir de la règle
de la raison et de la loi divine est-il présupposé antérieurement, dans la
volonté, au choix désordonné.
Mais il n'y a pas à chercher de cause au
fait de ne pas se servir de la règle en question, parce que la liberté de la
volonté y suffit, par laquelle on peut agir ou ne pas agir. Et le fait de ne
pas considérer en acte une telle règle n'est pas de soi un mal, ni une faute,
ni une peine, car l'âme n'est pas tenue et ne peut considérer toujours en acte
une règle de ce genre; mais il commence à recevoir caractère de faute du fait
qu'on procède à un choix de ce genre sans considérer actuellement la règle;
ainsi, l'artisan ne pèche pas du fait qu'il ne tient pas toujours sa mesure,
maïs du fait qu'il commence à couper sans prendre sa mesure. Et, de même, la
faute de la volonté ne consiste pas dans le fait de ne pas considérer en acte
la règle de la raison et de la loi divine, mais dans le fait de passer à l'élection
sans avoir de règle ou de mesure de ce genre. De là vient ce que dit saint
Augustin dans la Cité de Dieu XII, 7: la volonté est cause du péché en
tant qu'elle est déficiente; mais il compare ce défaut au silence ou aux
ténèbres, parce que ce défaut est une pure négation.
Solutions des objections:
1. D'après la
solution donnée par saint Augustin dans l'Enchiridion 15, l'arbre
s'entend de la volonté, et le fruit de l'oeuvre extérieure. Il faut donc
comprendre ainsi qu'un bon arbre ne peut pas faire de mauvais fruits, parce que
d'une volonté bonne ne provient pas une oeuvre mauvaise, pas plus que d'une
volonté mauvaise une oeuvre bonne. Et cependant, cette volonté mauvaise
elle-même vient d'un certain bien, comme l'arbre mauvais lui-même est produit
par une terre bonne. En effet, comme on l'a dit plus haut, s'il y a un effet
mauvais qui est causé par une cause mauvaise, qui est un bien déficient, il
faut cependant en arriver au fait que le mal est causé par accident par un bien
qui n'est pas déficient.
2. Cette objection se
développe en envisageant une cause par soi car, dans une telle cause, la
similitude de l'effet préexiste. Mais ce n'est pas ainsi que le bien est la
cause du mal, comme on l'a dit, mais par accident.
3. Cette objection
aussi envisage une cause et un effet par soi, car la cause qui pré contient
substantiellement ce qui se trouve dans l'effet est la cause par soi.
4. Un opposé n'est
pas par soi la cause de son opposé, mais rien ne s'oppose à ce qu'il en soit la
cause par accident; en effet, le froid est cause de chaud, "quand il se
déplace ou quand il est ambiant", d'une certaine manière, comme on le dit
dans les Physiques VIII, 2.
5. Denys entend ici
que le mal ne vient pas du bien comme d'une cause par soi mais, par la suite,
il montre dans le même chapitre que le mal vient du bien par accident.
6. Un bien est cause
du mal en tant que déficient; pourtant, ce n'est pas seule ment de cette façon
que le bien est cause du mal, mais le bien est aussi, et non en tant que
déficient, cause du mal par accident. Seulement, dans le domaine des actions
volontaires, la cause du mal, qui est ici le péché, c'est la volonté déficiente
mais cette défaillance n'a raison ni de faute ni de peine, en tant qu'elle est
entendue comme précédant le péché, comme il a été exposé. Et il ne faut pas
rechercher une autre cause à cette défaillance, aussi ne faut-il pas remonter à
l'infini. Donc, quand on dit que le bien en tant que déficient est cause du
mal, si l'expression "en tant que" désigne une réalité préexistante,
elle n'est pas alors vraie universellement, mais si elle désigne une
concomitance, alors elle est vraie universellement, parce que tout ce qui cause
le mal est déficient, c'est-à-dire cause un défaut, comme si l'on disait que
tout corps qui chauffe, chauffe en tant qu'il est chauffant.
7. En tant que le
bien possède une aptitude à défaillir, il n'est pas la cause suffisante du mal
en acte, mais il l'est en tant qu'il possède quelque défaut en acte, comme cela
a déjà été exposé à propos de la volonté. Cependant, il n'est m pas nécessaire
que le bien ait quelque défaut pour être cause du mal, parce que, s'il n'est
pas déficient, il peut être cause du mal par accident.
8. Et ainsi, la
réponse à l'objection 8 est également évidente.
9. Du fait qu'il est
créé, le bien peut défaillir de quelque façon, par cette défaillance d'où
procède le mal volontaire, parce que, du fait qu'il est créé, il s'ensuit qu'il
est lui-même soumis à un autre comme à sa règle et à sa mesure. Mais s'il était
lui-même sa règle et sa mesure, il ne pourrait pas passer à l'action sans
règle. C'est pour cela que Dieu, qui est sa propre règle, ne peut pécher, de
même que l'artisan ne pourrait pécher en coupant une planche si sa main était
la règle de la coupe.
10. Comme on l'a déjà
dit, il n'est pas nécessaire que le bien qui est cause du mal par accident soit
un bien déficient. C'est ainsi que Dieu est cause du mal de peine car, en
punissant, il ne vise pas le mal de celui qui est puni, mais il veut imprimer
dans les choses l'ordre de sa justice, qui a comme conséquence le mal de celui
qui est puni, de même que la forme du feu a comme conséquence la privation de
la forme de l'eau.
11. La foi n'est pas
méritoire du fait qu'elle est une connaissance en énigme, mais du fait que la
volonté use bien d'une telle connaissance, à savoir en acquiescant, à cause de
Dieu, à ce qu'elle ne voit pas. Mais rien ne s'oppose à ce que quelqu'un mérite
en usant bien du mal, comme, au contraire, à ce que quel qu'un démérite en
usant mal du bien.
12. La défaillance
elle-même de la volonté est une faute, de même que la défaillance de
l'intelligence est l'ignorance, et la défaillance de la puissance d'exécution
est la faiblesse. Par conséquent, la défaillance de la volonté n'excuse pas de
la faute, comme la défaillance de l'intelligence n'exclut pas l'ignorance, et
la défaillance de la puissance n'exclut pas la faiblesse.
13. La défaillance,
présupposée antérieurement au péché dans la volonté, n'est ni une faute, ni une
peine, mais une pure négation; mais elle reçoit raison de faute du fait même
qu'elle s'applique à l'agir avec une telle négation. En effet, du fait même de
cette application à l'oeuvre, ce bien dont elle est privée devient dû, à savoir
considérer en acte la règle de la raison et de la loi divine.
14. Une chose est
dite la cause par accident d'une autre de deux façons d'abord en se plaçant au
point de vue de la cause; ainsi, la cause par soi de la maison est le
constructeur, à qui il arrive d'être musicien; et ainsi, le fait d'être
musicien, qui s'ajoute à la cause par soi, est dit cause par accident de la
maison. D'une autre façon, en se plaçant au point de vue de l'effet, en sorte
que, si l'on dit que le constructeur est la cause par soi de la maison, il est
pourtant cause par accident de ce qui arrive à la maison: par exemple, que la
maison ait un sort heureux ou malheureux, c'est-à-dire qu'il arrive quelque
chose en bien ou en mal dans la maison terminée. Donc, quand on dit que le bien
est cause du mal par accident, il faut l'entendre selon l'accident qui survient
à l'effet, dans la mesure où un bien est cause d'un certain bien auquel
survient une privation que l'on nomme le mal. Or, bien que parfois l'action de
la cause atteigne jusqu'à l'effet accidentel lui-même, comme dans le cas de
celui qui creuse une tombe et qui, précisément en creusant, trouve un trésor,
cela n'est pourtant pas toujours vrai: en effet, l'opération du constructeur ne
s'étend pas jusqu'au fait qu'il arrive des choses heureuses ou malheureuses à
celui qui habite la maison. Et ainsi, j'affirme que l'action du bien n'atteint
pas le terme qui est mauvais. C'est pour quoi Denys dit, dans les Noms
Divins IV, 32, que le mal est non seulement en dehors de l'intention, mais
qu'il est aussi en dehors de la route, parce que de soi le mouvement ne se
termine pas au mal.
15. Il arrive parfois
qu'un accident d'un effet soit lié à lui dans un petit nombre de cas et
rarement et, dans ce cas, lorsqu'un agent Vise l'effet par soi, il n'est pas
nécessaire qu'il vise de quelque manière l'effet accidentel. Mais il arrive
parfois qu'un accident de ce genre accompagne toujours et dans la majorité des
cas l'effet principalement visé, et alors, l'accident n'est pas écarté par
l'intention de l'agent. Si donc il s'adjoint au bien que la volonté poursuit
quelque mal en un petit nombre de cas, on peut être excusé du péché; ainsi, si
quelqu'un, coupant un arbre dans une forêt rarement traversée par l'homme,
tuait un homme en abattant cet arbre. Si au contraire c'est toujours ou dans la
majorité des cas qu'un mal s'adjoint au bien qu'en soi on vise, on n'est pas
excusé du péché, bien qu'on ne vise pas le mal en soi. Or, au plaisir qui se
trouve dans l'adultère, s'adjoint toujours un mal, celui de la privation de
l'ordre de la justice; aussi n'est-on pas excusé du péché, parce que, du seul
fait que l'on choisit un bien auquel un mal est toujours lié, même si on ne
Veut pas le mal en lui-même, on préfère cependant tomber dans ce mal que de se
priver d'un tel bien.
16. De même que ce
qui est accidentel en se plaçant au point de vue de la cause se ramène à une
cause qui agit par soi, de même ce qui est accidentel au point de vue de
l'effet se ramène à un autre effet par soi. Or, du fait que le mal est un effet
accidentel, il se ramène au bien auquel il est uni, qui est un effet par soi.
17. Ce qui est
accidentel ne se produit pas toujours dans un petit nombre de cas car, parfois,
il se produit toujours ou dans la majorité des cas ainsi celui qui va au marché
pour des achats y trouve, ou toujours ou dans la plupart des cas, une multitude
d'hommes, bien qu'il ne l'ait pas cherché. De façon semblable, l'adultère, en
visant un bien auquel est toujours joint un mal, tombe toujours dans le mal.
Quant à ce qui se produit parmi les hommes, à savoir que le bien n'existe que
dans un petit nombre et le mal dans la majorité, cela vient de ce qu'il y a
davantage de façons de s'écarter du juste milieu que de le tenir, comme on le
dit dans l'Éthique II, 11, et parce que les biens sensibles sont plus
connus du grand nombre des hommes que ceux de la raison.
18. On dit que la
corruption est une mutation naturelle, non pas au point de vue de la nature
particulière de ce qui est corrompu, mais au point de vue de la nature
universelle, qui meut à la génération et à la corruption, à la génération en
raison d'elle-même, mais à la corruption pour autant qu'il ne peut y avoir de
génération sans corruption. Et ainsi, ce n'est pas la corruption qui est visée
en soi et principalement, mais seulement la génération.
19. La cause
accidentelle du mal n'est pas le bien qui est supprimé par le mal, ni le bien
qui se trouve sous le mal, mais le bien qui agit, parce qu'en introduisant une
forme, il en supprime une autre.
Liens transversaux dans l'œuvre de saint Thomas: Somme
Théologique, Ia, Question 48, article 5; II Sent. D. 35, article 1.
Objections:
Il semble que non.
1. En effet, toute
division judicieuse se fait en termes opposés. Or peine et faute ne sont pas
des notions opposées, parce qu'il existe un péché qui est la peine du péché,
comme le dit saint Grégoire dans son Commentaire sur Ezéchiel I, hom. II, n°
24. Donc le mal ne se divise pas en peine et en faute de façon convenable.
2. Mais on peut dire
que le péché n'est pas une peine en tant que péché, mais par une certaine
concomitance. -On objecte à cela qu ‘un acte est mauvais en tant qu'il est
désordonné. Or, en tant qu'il est désordonné, il est une peine, car saint
Augustin dit, dans les Confessions 1, 12: "Vous avez ordonné,
Seigneur, et c'est ainsi, que toute âme désordonnée soit à elle-même sa
peine." Le péché est donc une peine en tant que péché.
3. De plus, la
perfection seconde, qui est l'opération, est meilleure que la perfection
première, qui est la forme ou l'habitus; aussi le Philosophe prouve-t-il par là
dans l'Éthique 1, 18 que le bien suprême de l'homme, la béatitude, n'est
pas un habitus mais une opération. Si donc c'est une peine que d'être privé de
la perfection première, a fortiori le péché est-il une peine, lui qui enlève la
perfection seconde, c'est-à-dire l'opération droite.
4. De plus, toute
passion qui amène à l'anxiété paraît contenir une peine. Or de nombreux péchés
sont liés à des passions qui amènent l'anxiété, comme l'envie, 1'acédie, la
colère et autres passions de ce genre; il en existe même de nombreux qui
comportent une difficulté dans l'exécution, comme la Sagesse le dit par la
bouche des impies 5, 7: "Nous avons parcouru des chemins difficiles."
Il semble donc que le péché, en tant que tel, soit une peine.
5. De plus, si le péché
est une peine par concomitance, tout péché qui s'accompagne d'une peine sera
une peine. Mais le péché premier s'accompagne d'une certaine peine. Il s'ensuit
donc que le premier péché est une peine, ce qui va contre saint Augustin, qui
dit que seuls sont des peines les péchés qui sont intermédiaires entre le
premier péché d'apostasie et la peine ultime de la géhenne.
6. De plus, comme le
dit saint Augustin dans la Nature du Bien, le mal est la corruption de
la mesure, de l'espèce et de l'ordre naturel, et il parle du mal en général.
Or, par la suite, il dit qu'il appartient à la notion même de peine de
s'opposer à la nature. Il semble donc que tout mal soit une peine. Le mal donc
ne doit pas se diviser en peine et faute.
7. De plus, il arrive
qu'un homme qui n'a pas la grâce pèche. Or toute faute, vu qu'elle est un mal,
prive d'un certain bien, mais elle ne prive pas du bien de la grâce, puisqu'on
a supposé qu'il n'avait pas la grâce. Elle prive donc du bien de nature. Elle
est donc une peine, car il est de la raison de la peine de s'opposer à la
nature bonne, comme le dit saint Augustin.
8. De plus, l'acte
même du péché, en tant qu'il est un certain acte, est bon et vient de Dieu. Le
mal de la faute s'y trouve donc, en tant qu'il y a en lui une certaine corruption.
Mais toute corruption a raison de peine donc le mal de la faute, en tant qu'il
est un mal, est une peine. Et de la sorte la faute ne doit pas être distinguée
d'avec la peine.
9. De plus, ce qui
est un bien en soi ne doit pas être employé comme subdivision du mal. Or la
peine, en tant que telle, est bonne, puisqu'elle est juste; de là vient que
ceux qui font satisfaction sont loués de vouloir subir une peine pour les
péchés. La peine ne doit donc pas être employée comme subdivision du mal.
10. De plus, il
existe un mal qui n'est ni peine ni faute, le mal de nature. La division du mal
entre la peine et la faute est donc insuffisante.
11. De plus, il est
de la raison de la peine d'être contre la volonté, et de la rai son de la faute
d'être volontaire. Or l'homme endure certains maux qu'il ne veut pas et qui ne
sont pas non plus contre sa volonté; ainsi, si les biens de quelqu'un sont
pillés en son absence, alors qu'il l'ignore. La division du mal entre la peine
et la faute n'est donc pas suffisante.
12. De plus, chaque
fois que l'on parle de l'un des termes opposés, chaque fois on parle aussi de
celui qui reste, comme le dit le Philosophe dans les Topiques I, 15. Or le bien
se dit d'une triple façon: le bien honnête, l'utile et le délectable. Le mal doit
donc aussi se diviser en trois, et non en deux seulement.
13. De plus, selon le
Philosophe dans l'Éthique II, 7, le mal est encore plus diversifié que
le bien. Or il existe un triple bien: celui de la nature, celui de la grâce et
celui de la gloire. Il semble donc que le mal doive être encore plus diversifié
et, de la sorte, il semble qu'il ne convienne pas de le diviser en deux
éléments seulement.
Cependant:
Il y ace que saint Augustin dit dans la
Foi à Pierre 21, 64: "Double est le mal de la créature raisonnable,
l'un par lequel elle s'écarte volontairement du souverain bien, l'autre par
lequel elle est punie malgré elle." Par ces deux expressions, ce sont la
peine et la faute qui sont désignées. Le mal se divise donc en peine et en
faute.
Réponse:
La nature rationnelle ou intellectuelle,
comparativement aux autres créatures, se rapporte d'une manière spéciale au
bien et au mal, parce que toute autre créature est ordonnée de façon naturelle
à quelque bien particulier, alors que la nature intellectuelle est seule à
saisir la raison commune de bien elle-même, par l'intelligence, et à être mue
au bien en général, par le désir de la volonté. Et c'est pourquoi le mal de la
créature raisonnable se divise d'une manière spéciale en faute et en peine.
En effet, cette division ne vaut que pour
le mal qui se trouve dans la nature raisonnable, comme cela ressort de
l'autorité de saint Augustin qu'on a citée. Et on peut en tirer la raison de ce
fait: c'est qu'il est de la raison de la faute d'être conforme à la volonté, et
de la raison de la peine d'être opposée à la volonté. Or la volonté ne se
trouve que dans la seule nature intellectuelle.
Voici comment on peut entendre la
distinction entre ces deux éléments. Comme en effet, le mal est opposé au bien,
il est nécessaire que le mal se divise selon la division du bien. Or le bien
indique une certaine perfection. Et cette perfection est double la perfection
première, qui est la forme ou l'habitus, et la perfection seconde, qui est
l'opération. Or, à la perfection première dont l'usage est l'opération, peut
être ramené tout ce dont on se sert en agissant. De là vient qu'on trouve
inversement un double mal; l'un dans l'agent lui-même, en tant qu'il est privé
ou de la forme ou de l'habitus, ou de quoi que ce soit de nécessaire à
l'opération; ainsi, la cécité ou la courbure de la jambe est un certain mal
l'autre mal se trouve dans l'acte déficient lui-même; ainsi, si nous disons que
la claudication est un certain mal. Mais, de même qu'il arrive que ces deux
maux se rencontrent dans les autres êtres, de même ils se rencontrent aussi
dans la nature intellectuelle qui agit par la volonté. En elle, il est
manifeste que l'action désordonnée de la volonté a raison de faute: en effet,
quelqu'un est blâmé et se rend coupable du fait qu'il accomplit volontairement
une action désordonnée. Dans la créature intellectuelle aussi, on peut trouver
le mal par privation de la forme ou de l'habitus, ou de n'importe quel autre
élément qui pourrait être nécessaire pour bien agir, que cela relève du corps,
de l'âme ou des choses extérieures; et il est nécessaire d'appeler peine un tel
mal, selon le sentiment de la foi catholique.
Trois éléments, en effet, appartiennent à
la notion de peine. Le premier d'entre eux, c'est qu'elle ait une relation avec
une faute, car on dit que quelqu'un est puni, au sens propre, lorsqu'il endure
un mal pour une action qu'il a commise. Or la tradition de la foi tient que la
créature raisonnable n'aurait pu subir aucun dommage, ni quant à l'âme, ni
quant au corps, ni quant à quelque bien extérieur, si le péché n'avait précédé,
ou dans la personne, ou du moins dans la nature. Et ainsi, il s'ensuit que
toute privation d'un tel bien dont on peut user pour bien agir, est appelée une
peine chez les hommes, et chez les anges aussi, pour la même raison; et de la
sorte, tout mal de la créature raisonnable est renfermé ou sous la faute, ou
sous la peine. Le second élément qui appartient à la notion de peine, c'est
qu'elle répugne à la volonté. La volonté de chacun, en effet, a une inclination
pour son bien propre, d'où il résulte qu'il répugne à la volonté d'être privée
de son bien propre. Il faut savoir cependant que la peine répugne à la volonté
d'une triple façon: parfois, elle répugne à la volonté actuelle, par exemple
lorsque quelqu'un endure une peine en le sachant; parfois, elle va seulement
contre la volonté habituelle, par exemple lorsqu'un bien est retiré à quelqu'un
qui l'ignore, mais qui en souffrirait s'il le savait; et parfois, elle va seule
ment contre l'inclination naturelle de la volonté, par exemple lorsque
quelqu'un qui ne veut pas posséder une vertu est privé de l'habitus de cette
vertu, alors que pourtant l'inclination naturelle de la volonté se porte vers
le bien de la vertu. Un troisième élément paraît appartenir à la raison de la
peine, c'est qu'elle consiste en une certaine passion: en effet, les événements
qui arrivent contre la volonté ne viennent pas du principe interne, qui est la
volonté, mais d'un principe extérieur, dont l'effet est nommé passion.
Ainsi donc, c'est d'une triple manière que
diffèrent la peine et la faute. D'abord, parce que la faute est le mal de
l'action elle-même, alors que la peine est le mal de l'agent. Mais ces deux
maux s'ordonnent différemment dans les domaines naturels et volontaires car,
dans les domaines naturels, le mal de l'action suit le mal de l'agent; la
claudication, par exemple, suit la courbure de la jambe; mais, dans les
domaines volontaires, c'est le contraire, c'est du mal de l'action qui est la
faute que s'ensuit le mal de l'agent qui est la peine, la divine Providence
faisant rentrer la faute dans l'ordre grâce à la peine. La peine diffère de la
faute d'une seconde façon, du fait d'être conforme à la volonté ou contre la
volonté, comme il est clair selon l'autorité de saint Augustin rapportée plus
haut. Troisièmement, elles diffèrent en ce que la faute est dans l'agir, alors
que la peine est dans le pâtir, comme saint Augustin le montre avec évidence
dans le Libre Arbitre I, 1, où il appelle faute le mal que nous faisons,
et peine le mal que nous endurons.
Solutions des objections:
1. Puisqu'il est de
la raison de la faute qu'elle soit volontaire, et de la raison de la peine
qu'elle soit contre la volonté, comme on l'a dit, il est impossible que la même
réalité soit à la fois faute et peine selon le même point de vue, parce que la
même chose ne peut être volontaire et contre la volonté au même point de vue;
mais rien n'interdit qu'elle puisse l'être selon des points de vue différents
en effet, à ce que nous voulons, peut être joint quelque chose qui répugne à
notre volonté et, en recherchant ce que nous voulons, nous tombons dans ce que
nous ne voulions pas. Et c'est ce qui arrive chez les pécheurs, car lorsqu'ils
s'attachent de façon désordonnée à un bien créé, ils encourent la séparation du
bien incréé et d'autres maux du même ordre qu'ils ne voulaient pas. Ainsi donc,
une même réalité peut être à la fois une faute et une peine, selon divers
points de vue, mais non au même point de vue.
2. Ce n'est pas en
tant que désordonné que l'acte lui-même est voulu, mais pour une autre chose;
et, tandis que la volonté la recherche, elle tombe dans le désordre dont on
vient de parler et qu'elle ne voulait pas. Et, de la sorte, par ce qui est
voulu, l'acte a raison de faute, mais du fait que, d'une certaine façon, on
souffre ce désordre involontairement, la notion de peine s'y mêle.
3. L'action
désordonnée elle-même, en tant qu'elle procède de la volonté, a raison de
faute; mais, en tant que l'agent s'attire par là un empêchement à réaliser
l'action requise, cela a raison de peine. Il en résulte que la même réalité
peut être une faute et une peine, mais non au même point de vue.
4. Même ce genre
d'anxiétés qui viennent des passions se produisent dans le pécheur en dehors de
sa volonté, car l'homme en colère préférerait se dresser pour punir autrui en
sorte de n'en souffrir lui-même aucune angoisse ni aucun labeur; aussi,
puisqu'il les encourt en dehors de sa volonté, cela a raison de peine.
5. Une réalité reçoit
davantage son nom de ce dont elle dépend que de ce qui dépend d'elle. Or le
péché a une peine concomitante d'une double manière: d'abord, en tant qu'il
dépend en quelque sorte d'une peine; ainsi lorsqu'un homme est, en raison d'une
faute précédente, délaissé par la grâce, il s'ensuit qu'il pèche; aussi le
péché est-il appelé une peine, en raison de l'abandon de la grâce dont il
dépend de quelque façon. De la sorte, le premier péché ne peut être qualifié de
peine, mais seulement les péchés suivants. D'une autre façon, le péché possède une
peine concomitante qui résulte de lui, comme la séparation d'avec Dieu, la
privation de la grâce ou le désordre de l'agent, ou encore l'angoisse de la
passion ou du travail. Et, à cause d'une peine qui l'accompagne de cette façon,
le péché n'est pas appelé aussi proprement une peine, bien que même ainsi, on
puisse l'appeler une peine par manière de cause, comme saint Augustin dit dans les
Confessions I, 12 que l'âme désordonnée est à elle-même sa peine.
6. Le mal pris en
général est la corruption naturelle de la mesure, de l'espèce et de l'ordre en
général; mais le mal de la peine se trouve dans l'agent lui-même, alors que
celui de la faute, en tant que tel, se trouve dans l'action elle-même.
7. En celui qui ne
possède pas la grâce, la faute prive de l'aptitude à la grâce, non en
l'enlevant complètement, mais en la diminuant. Et cette privation n'est pas
formellement le mal de la faute, mais son effet, qui est une peine. Quant au
mal de la faute, c'est formellement la privation de la mesure, de l'espèce et
de l'ordre dans l'acte même de la volonté.
8. La corruption du
bien, dans l'action en tant que telle, n'est pas une peine de l'agent, à
proprement parler; mais elle serait une peine de l'action s'il convenait à
l'action d'être punie. Mais de cette corruption ou privation de l'action, il
résulte une certaine corruption ou privation dans l'agent, qui a raison de
peine.
9. Si on rapporte la
peine au sujet, elle est un mal, dans la mesure où elle le prive en quelque
façon; mais, si on la rapporte à l'agent qui inflige la peine, elle a parfois
raison de bien, lorsque celui qui punit le fait en raison de la justice.
10. Cette division,
comme il a été dit, ne doit pas s'entendre du mal pris en général, mais du mal
tel qu'on le trouve dans la créature raisonnable; et en elle, il ne peut y
avoir de mal qui ne soit une faute ou une peine, comme on l'a dit. Il faut
pourtant comprendre que tout défaut n'a pas raison de mal, mais seulement le
défaut d'un bien que l'on doit posséder naturellement. Aussi, il n'y a pas de défaut
chez l'homme qui ne peut pas voler et, par conséquent, il n'y a ni faute ni
peine.
11. Bien que les
désagréments et les préjudices que quelqu'un supporte sans le savoir ne soient
pas contre sa volonté actuelle, ils sont cependant contre sa volonté habituelle
ou naturelle, comme on l'a dit.
12. Le bien utile est
ordonné au bien délectable et honnête comme à sa fin. Et, de la sorte, il y a
deux biens principaux, l'honnête et le délectable, auxquels s'opposent deux
maux, la faute au bien honnête, et la peine au bien délectable.
13. En chacun de ces
trois biens, de la nature, de la grâce et de la gloire, il faut considérer la
forme et l'acte, différence selon laquelle la faute se distingue de la peine,
comme on l'a dit.
Liens transversaux dans l'œuvre de saint Thomas: Somme
Théologique, Ia, Question 48, article 6; Ia-lIae, Question 19, article 1;
II Commentaire des Sentences D. 37, Question 3, article 2.
Objections:
Il semble que ce soit la peine qui
concentre le plus en elle le mal.
1. De sorte que si le
mérite est à la récompense ce que la faute lest à la peine, alors la récompense
est un plus grand bien que le mérite. Ainsi la peine apparaît comme un plus
grand mal que la faute.
2. De plus, ce qui
s'oppose davantage au bien est un plus grand mal. Or la peine s'oppose au bien
de l'agent, et la faute au bien de l'action. Donc, puisque l'agent est meilleur
que l'action, il semble que la peine soit pire que la faute.
3. Mais on peut dire
que la faute est un mal plus grand que la peine, en tant qu'elle sépare du
souverain bien. -On objecte à cela que rien ne sépare davantage du souverain
bien que la séparation même du souverain bien. Or cette séparation même du
souverain bien est une peine. C'est donc encore la peine qui est un mal plus
grand que la faute.
4. De plus, la fin
est un bien plus grand que l'ordre à cette fin. Or la privation même de la fin
est cette peine qu'on nomme l'absence de la vision divine, alors que le mal de
la faute se produit par privation de l'ordre à la fin. La peine est donc un mal
plus grand que la faute.
5. De plus, c'est un
mal plus grand d'être privé de la possibilité d'un acte, que d'être privé d'un
acte seul; ainsi, la cécité, qui prive de la faculté visuelle, est un mal plus
grand que les ténèbres qui empêchent la vision elle-même. Mais la faute
s'oppose au mérite lui-même, alors que la privation de la grâce, par laquelle
on a la possibilité de mériter, est une peine. Donc la peine est un mal plus
grand que la faute.
6. Mais on peut dire
que la faute est un mal plus grand que la peine, parce que c'est la faute qui
est la cause de cette peine elle-même. -On objecte à cela que, bien que dans
les causes par soi la cause soit plus importante que l'effet, cela n'est pas
nécessaire pourtant dans les causes par accident; il arrive en effet qu'une
cause par accident soit moins bonne que son effet; ainsi, le fait de creuser
une tombe est la cause par accident de la découverte d'un trésor. Et
semblablement, il arrive qu'une cause par accident soit moins mauvaise que son
effet ainsi, heurter une pierre est un mal moindre que de tomber aux mains de
l'ennemi qui vous poursuit, ce qui en est la conséquence par accident. Or la
peine est l'effet par accident de la faute, car celui qui pèche n'a pas
l'intention d'être passible d'une peine. Il ne suffit donc pas que la faute
soit la cause de la peine pour que la faute soit un mal plus grand que la
peine.
7. De plus, si la
faute a raison de mal parce qu'elle est la cause de la peine, la malice de la
faute vient donc de la malice de la peine. Mais ce par quoi une chose est telle
l'est lui-même davantage. La peine sera donc un mal plus grand que la faute.
8. De plus, ce qui
est dit d'un sujet d'une manière formelle lui convient avec plus de vérité que
ce qui est dit d'un autre d'une manière causale; ainsi, on parle avec plus de
vérité de la santé d'un animal que de celle d'un remède. Si donc la malice de
la faute s'évalue en tant qu'elle est cause de la peine, il s'ensuit que la
peine est un plus grand mal que la faute, parce que le mal est dit de la faute
de façon causale, tandis qu'il est dit formellement de la peine.
9. Mais on peut dire
que le mal est dit aussi formellement de la faute. -On objecte à cela qu'on
appelle formellement quelque chose un mal en tant qu'il existe en lui une
privation de bien. Or c'est un plus grand bien qui est enlevé par la privation
même en quoi consiste la peine, à savoir la fin elle-même, que celui qui est
retiré par le mal qui se trouve dans la faute, qui est l'ordre à la fin. La
peine sera donc encore un mal plus grand que la faute.
10. De plus, comme le
dit Denys dans les Noms Divins IV, 19, nul n'agit en ayant le mal en
vue; et le même dit encore que le mal est en dehors de la volonté. Donc ce qui
est davantage en dehors de la volonté est plus mal. Or la peine est davantage
en dehors de la volonté que la faute, parce qu'il est de la raison de la peine
d'être contre la volonté, comme on l'a dit. La peine est donc un mal plus grand
que la faute.
11. De plus, de même
qu'il est de la raison du bien d'être désirable, il est aussi de la raison du
mal d'être fui. Donc ce qu'il faut fuir davantage est un mal plus grand. Or on
fuit la faute en raison de la peine et, de la sorte, c'est la peine qu'on fuit
davantage, parce que ce par quoi une chose est telle l'est lui-même davantage.
La peine est donc un mal plus grand que la faute.
12. De plus, la
privation qui suit nuit davantage que la première; ainsi, une blessure qui suit
la première nuit plus que celle-ci. Or la peine suit la faute, donc elle nuit
plus que la faute; c'est donc un plus grand mal parce que, selon saint Augustin
dans l'Enchiridion 12, on appelle une chose un mal dans la mesure où
elle nuit.
13. De plus, la peine
détruit le sujet, car la mort est une peine, alors que la fau ne le détruit
pas, mais le souille seulement. La peine nuit donc plus que la faute; c'est
donc un mal plus grand.
14. De plus, ce qui
est préféré par un homme juste est présumé être un mal moindre. Or, alors que
Lot était juste, il a préféré la faute à la peine en offrant ses filles à la
passion des Sodomites, ce qui était une faute, pour ne pas souffrir une
injustice dans sa propre maison, alors qu'on ferait violence à ses hôtes, ce
qui est une peine. La peine est donc un mal plus grand que la faute.
15. De plus, Dieu
inflige une peine éternelle pour un péché temporel, parce que, comme le dit
saint Grégoire, ce qui tourmente est éternel, ce qui délecte est temporaire. Or
un mal éternel est pire qu'un mal temporaire, de même qu'un bien éternel est
meilleur qu'un bien temporaire. La peine est donc un mal plus grand que la
faute.
16. De plus, selon le
Philosophe dans les Topiques II, le mal se trouve dans un plus grand
nombre de sujets que le bien. Or la peine se trouve dans un plus grand nombre
de sujets que la faute, car beaucoup sont punis sans faute, alors que toute
faute possède du moins une peine qui lui est attachée. La peine est donc un mal
plus grand que la faute.
17. De plus, de même
que, dans les choses bonnes, la fin est meilleure que ce qui est ordonné à
cette fin, de même, dans les choses mauvaises, elle est pire. Or la peine est
la fin de la faute. Donc la peine est un mal plus grand que la faute.
18. De plus, en
n'importe quelle faute, l'homme peut être libéré de là vient que Caïn a été
blâmé d'avoir dit Gen., 4, 13: "Mon péché est trop énorme pour que je
mérite le pardon." Or il existe une peine dont l'homme ne peut être libéré
la peine de l'enfer. La peine est donc un mal plus grand que la faute.
19. De plus, lorsque
quelque chose se dit analogiquement de plusieurs êtres, il semble qu'on le dise
par priorité de ce qui est le plus reconnu comme tel. Or la peine est davantage
reconnue comme un mal que la faute, parce que sont plus nombreux ceux qui
tiennent pour un mal la peine plutôt que la faute. Le mal se dit donc par
priorité de la peine plutôt que de la faute.
20. De plus, le foyer
de péché est la source d'où naissent tous les péchés et, à ce point de vue, il
est plus mauvais que tout péché. Or ce foyer est une certaine peine. Donc la
peine est un mal plus grand que la faute.
Cependant:
1. Ce que les bons
haïssent par dessus tout est un plus grand mal que ce que les méchants haïssent
le plus. Or, comme le dit saint Augustin dans la Cité de Dieu III, 1,
les méchants haïssent davantage le mal de la peine, les bons au contraire le
mal de la faute. La faute est donc un plus grand mal que la peine.
2. De plus, selon
saint Augustin dans la Nature du Bien IV, le mal est la privation de
l'ordre. Or la faute s'éloigne plus de l'ordre que la peine, parce que la faute
est de soi désordonnée, mais elle rentre dans l'ordre grâce à la peine. La
faute est donc un plus grand mal que la peine.
3. De plus, le mal de
la faute s'oppose au bien honnête, alors que le mal de la peine s'oppose au
bien délectable. Or le bien honnête est meilleur que le bien délectable. Le mal
de la faute est donc pire que le mal de la faute.
Réponse:
En apparence, cette question paraît
facile, du fait que beaucoup n'envisagent que les peines corporelles ou celles
qui infligent une souffrance aux sens, peines qui, sans aucun doute, ont moins
raison de mal que la faute, qui s'oppose à la grâce et à la gloire. Mais, comme
la privation de la grâce et de la gloire est aussi une peine, elle semble avoir
également raison de mal; car la privation de la fin dernière elle-même, qui est
ce qu'il y a de meilleur, a aussi raison de peine. Pourtant, on peut montrer
par des raisons évidentes que c'est la faute qui, absolument parlant, a
davantage raison de mal.
D'abord, parce que tout ce qui fait qu'un
sujet est tel possède davantage cette qualification que ce qui ne peut pas
rendre tel le sujet; ainsi, si la blancheur se trouve en une chose de sorte que
le sujet ne puisse pas être dit blanc, de ce fait, elle possède moins la raison
de blanc que si, par elle, le sujet devenait blanc. En effet, ce qui se trouve
en une chose de sorte que cela n'affecte pas ni ne donne son nom au sujet
semble se trouver en lui sous un certain rapport, alors que s'y trouve de façon
absolue ce qui affecte et donne son nom au sujet. Or il est manifeste que c'est
en raison du mal de la faute qu'on appelle mauvais celui en qui il se trouve,
et non en raison du mal de la peine en tant que tel; de là vient que Denys dit
dans les Noms Divins IV, 22 "qu'être puni n'est pas un mal, mais
c'est de devenir digne d'une peine". La conséquence qui en découle est que
le mal de la faute a plus raison de mal que le mal de la peine. Quant à la
cause qui fait que quelqu'un est dit mauvais en raison du mat de la faute, et
non en raison du mal de la peine, voilà où il faut la prendre: on parle de bien
et de mal de façon absolue selon l'acte, et de façon relative selon la
puissance; car pouvoir être bien ou mal, ce n'est pas être bien ou mal
absolument, mais sous un certain rapport. Or il y a un double acte, l'acte
premier, qui est l'habitus ou la forme, et l'acte second, qui est l'opération;
ainsi, il y a la science et le fait de considérer. Or, à supposer que l'acte
premier existe dans le sujet, il y a encore une Puissance à l'acte second;
ainsi, celui qui sait ne considère pas encore en acte, mais peut considérer. On
envisage donc le bien et le mal d'une façon absolue, d'après l'acte second, qui
est l'opération; tandis que, d'après l'acte premier, on considère le bien et le
mal d'une façon relative en quelque sorte.
Or il est manifeste que, chez les êtres
doués de volonté, c'est par un acte de volonté que toute puissance ou habitus
est amené à un acte bon, parce que la volonté a pour objet le bien universel,
qui contient tous les biens particuliers en vue desquels agissent toutes les
puissances et tous les habitus. Or la puissance qui tend à la fin principale
meut toujours par son commandement celle qui tend à une fin secondaire; ainsi,
l'art de la navigation commande à celui de la construction navale, et l'art
militaire à l'art équestre. Ce n'est pas, en effet, du seul fait qu'un homme
possède l'habitus de la grammaire qu'il parle correctement: car, tout en
possédant l'habitus, il peut ne pas se servir de cet habitus ou agir contre
lui, ainsi quand le grammairien fait sciemment un solécisme; mais quand il le
veut, alors il agit droitement, conformément à son art. Et c'est pourquoi on
dit de l'homme qui possède une volonté bonne qu'il est un homme bon, absolument
parlant, en tant que, par l'action de cette volonté bonne, il use en bien de
tout ce qu'il possède; mais, du fait qu'il possède l'habitus de la grammaire,
on ne dit pas que c'est un homme bon, mais un bon grammairien; et il en va de
même du mal. Donc, puisque le mal de la faute est un mal dans l'acte de la
volonté, tandis que celui de la peine est la privation de ce dont la volonté
peut user de n'importe quelle façon en vue d'une opération bonne, c'est le mal
de la faute qui rend l'homme mauvais absolument parlant, mais non le mal de la
peine.
La seconde raison en est que, comme Dieu
est l'essence même de la bonté, plus une réalité est éloignée de Dieu, plus
elle a raison de mal. Or la faute est plus éloignée de Dieu que la peine, car
Dieu est l'auteur de la peine, mais il n'est pas l'auteur de la faute. Il
ressort donc de cela que la faute est un mal plus grand que la peine. Et la
cause pour laquelle Dieu est l'auteur de la peine, mais non de la faute, se
prend ainsi: le mal de faute, qui se situe dans l'acte de volonté, s'oppose
directement à l'acte de charité, qui est la perfection première et principale
de la volonté. Or la charité ordonne vers Dieu l'acte de volonté, non pas
seulement en sorte que l'homme jouisse du bien divin, cela appartient en effet
à l'amour qu'on appelle de concupiscence, mais en tant que le bien divin est en
Dieu lui-même, ce qui appartient à l'amour d'amitié. Or il n'est pas possible
que vienne de Dieu le fait que quelqu'un ne veuille pas le bien divin selon
qu'il est en Dieu lui-même, puisqu'au contraire, Dieu incline toute volonté à
vouloir ce qu'il veut, et il veut son souverain bien en tant qu'il est en
lui-même. Par conséquent, le mal de la faute ne peut pas venir de Dieu.
Mais Dieu peut vouloir que le bien divin
lui-même, ou tout autre bien qui lui est subordonné, soit retiré à quelqu'un
qui ne possède pas de disposition favorable; le bien de l'ordre exige en effet
que rien n'ait ce dont il n'est pas digne. Or le fait même de retirer le bien
incréé ou tout autre bien à celui qui en est indigne a raison de peine. Dieu
est donc l'auteur de la peine, mais il ne peut être l'auteur de la faute.
La troisième raison est que le mal qu'un
sage artisan introduit pour éviter un autre mal a moins raison de mal que celui
qu'on a voulu éviter en l'introduisant; ainsi, si un sage médecin coupe une
main pour que le corps ne meure pas, il est évident que l'amputation de la main
est un mal moindre que la destruction du corps. Or il est évident que la
sagesse de Dieu introduit la peine dans le but d'éviter la faute, ou de celui
qui est puni, ou du moins des autres, selon ce verset de Job 19, 29:
"Fuyez loin de l'iniquité, car le glaive est vengeur de l'iniquité."
Il est donc clair, ainsi, que la faute qu'on a voulu éviter en introduisant la
peine est un mal plus grand que la peine elle-même.
La quatrième raison, c'est que le mal de
la faute consiste dans une opération, tandis que le mal de la peine consiste
dans le fait de souffrir. Or ce qui a une opération mauvaise se révèle être
déjà mauvais, tandis que ce qui souffre quelque mal ne se révèle pas de ce fait
être mauvais, mais être comme en voie vers le mal, parce que ce qui subit une
chose est mû vers elle; ainsi, la claudication en elle-même révèle que la jambe
est déjà sous l'emprise du mal, tandis que, du fait qu'une blessure lui est
faite, elle n'est pas encore sujette à ce défaut, mais en voie de défaillir. De
même en effet que l'opération, qui est le fait d'un être existant en acte, est
meilleure que le mouvement vers l'acte et la perfection, de même le mal de l'opération,
considéré en lui-même, a plus raison de mal que le mal qui consiste à souffrir.
Et c'est pourquoi la faute a plus raison de mal que la peine.
Solutions des objections:
1. En comparant la
récompense au mérite et la peine à la faute, on trouve un rapport semblable
dans les deux cas parce que, de même que le mérite se termine à la récompense,
de même la faute se termine à la peine. Mais si on les compare d'après
l'intention, on n'a plus le même rapport de part et d'autre, mais c'est plutôt
le contraire car, de même que quelqu'un agit de façon méritoire en vue
d'acquérir une récompense, de même on impose une peine pour éviter une faute.
Aussi, de même que la récompense est meilleure que le mérite, la faute est pire
que la peine.
2. Le bien de l'agent
ne consiste pas seulement dans la perfection première, dont la privation est la
peine, mais aussi dans la perfection seconde, qui est l'opération, et à
laquelle s'oppose la faute; et cette perfection seconde est meilleure que la
première. Et c'est pourquoi la faute, qui s'oppose à la perfection seconde, a
plus raison de mal que la peine, qui s'oppose à la perfection première.
3. La faute sépare de
Dieu par une séparation qui s'oppose à l'union de la charité, qui fait qu'on
veut le bien de Dieu lui-même, tel qu'il est en lui, alors que la peine sépare
de Dieu par une séparation qui s'oppose à la jouissance selon laquelle l'homme
jouit du bien divin. Et, de la sorte, la séparation de la faute est pire que
celle de la peine.
4. Le fait de
s'écarter de l'ordre à la fin peut être pris de deux façons; d'abord en l'homme
lui-même, et alors la privation de l'ordre à la fin est une peine, comme la
privation de la fin; d'une autre façon, on peut s'écarter de l'ordre à la fin
dans l'action, et alors, la privation de l'ordre à la fin est une faute, car un
homme est coupable parce qu'il fait une action qui n'est pas ordonnée à la fin
requise. Aussi n'y a-t-il pas, entre le mal de la faute et le mal de la peine,
de rap port comme entre la fin et l'ordre à la fin, car l'un et l'autre, d'une
certaine manière, privent à la fois de la fin et de l'ordre à la fin.
5. La privation de la
grâce habituelle elle-même est une peine, mais le mal de la faute, c'est la
déformation de l'acte qui devrait procéder de la grâce. Il est donc évident
ainsi que le mal de la faute s'oppose à un bien plus parfait, parce que
l'opération est la perfection de l'habitus lui-même.
6. Bien que la faute
soit par accident la cause de la peine, du point de vue de celui qui endure
cette peine, elle en est pourtant la cause par soi, du point de vue de celui
qui inflige la peine, car celui qui punit entend bien infliger la peine en
raison de la faute.
7. La raison pour
laquelle la faute est un mal, ce n'est pas qu'une peine est infligée pour une
faute, mais c'est plutôt le contraire si on inflige le mal de la peine, c'est
pour réprimer et remettre dans l'ordre la malice de la faute. Et de la sorte,
il est clair qu'on attribue le mal à la faute, non seulement par manière de
cause, mais encore formellement, et plus principalement qu'à la peine.
8. et 9.
Et ainsi, la solution des objections 8 et 9 est évidente.
10. Il ne faut pas
juger des choses selon l'avis des méchants, mais selon celui des bons, de même
qu'il ne faut pas juger des saveurs d'après l'avis d'un malade, mais d'après
celui d'un homme sain. Et c'est pourquoi on ne doit pas juger que la peine est
pire parce que les méchants la fuient davantage, mais il faut plu tôt juger la
faute plus mauvaise, parce que les bons la fuient davantage.
11. C'est le propre
de l'homme vertueux de fuir la faute en raison d'elle-même, et non en raison de
la peine, mais c'est le propre des méchants de fuir la faute en raison de la
peine, selon ce vers d'Horace Ep. I, 16, 50-5 3: "Les méchants haïssent de
pécher par crainte de la peine, les bons haïssent de pécher par amour du bien
de la vertu." Mais ce qui est plus important, c'est que Dieu, comme on l'a
dit, n'inflige la peine qu'en raison de la faute.
12. La privation qui
suit est pire que celle qui la précède, lorsqu'elle inclut celle-ci et, à ce
point de vue, il semble qu'on peut dire que la peine accompagnée de la faute
est pire que la faute seule. Et certes, cela est vrai pour celui qui est puni
mais, pour celui qui inflige la peine, elle a raison de justice et d'ordre, et
ainsi, en lui joignant un bien, la faute devient moins mauvaise, comme le
prouve Boèce dans la Consolation de la philosophie IV, 4.
13. La faute et la
peine concernent la nature rationnelle qui, du fait qu'elle est rationnelle,
est incorruptible; aussi la peine ne supprime-t-elle pas son propre sujet, même
si la vie corporelle est ôtée par la peine. Aussi il faut concéder
qu'absolument parlant, la peine est pire pour le corps que la faute.
14. Lot n'a pas
préféré la faute à la peine, mais il a montré qu'il y avait un ordre à observer
dans la fuite des fautes, parce qu'il est plus supportable que quelqu'un
commette une faute moindre qu'une faute plus grave.
15. Bien que la faute
soit temporaire par son acte, elle est pourtant éternelle à moins qu'elle ne
soit effacée par la pénitence, quant à la culpabilité et à la souillure; et
c'est l'éternité de la faute qui est cause de l'éternité de la peine.
16. Il arrive qu'un
mal existe dans le plus grand nombre, on veut dire le mal qui existe dans les
moeurs humaines, du fait que le plus grand nombre suit la nature sensible de
préférence à la nature raisonnable. Aussi n'est-il pas nécessaire que plus une
chose se trouve en un plus grand nombre de sujets, plus elle soit un grand mal,
parce qu'alors, les péchés véniels que commet le plus grand nombre seraient
plus graves que les mortels.
17. La peine est bien
la fin de la faute, à considérer son terme, mais non à considérer l'intention,
comme on l'a dit.
18. La raison pour
laquelle nul ne peut, de la peine de l'enfer, revenir à la vie, c'est que la
faute de ceux qui sont en enfer ne peut pas s'expier. Mais cela ne prouve pas
que la peine soit un mal plus grand que la faute.
19. Un nom se dit par
priorité d'une réalité plutôt que d'une autre d'une double façon: d'abord quant
à l'imposition du nom, ou d'une autre façon, quant à la nature de la chose;
ainsi, les noms qui sont dits de Dieu et des créatures sont dits par priorité
des créatures, quant à l'imposition des noms; mais quant à la nature de la
chose, ils sont dits par priorité de Dieu, dont dérive toute perfection dans
les créatures. Et semblablement, rien n'empêche que le mal soit dit par
priorité de la peine quant à l'imposition du nom, mais secondairement quant à
la vérité de la chose.
20. Le foyer de péché
est le principe des fautes en puissance; mais le mal en acte est pire que le
mal en puissance, comme le dit le Philosophe dans la Métaphysique IX,
10. Aussi, le foyer de péché n'est pas un mal plus grand que la faute.
Liens transversaux dans l'œuvre de saint Thomas: Somme
Théologique, Ia-IIae, Question 71, article s 5-6; II Commentaire des
Sentences D. 35, article s 2-3.
Objections:
Il semble que oui.
1. Saint Augustin
nous explique, dans le Contre Fauste XXII, 27, que "le péché est
une parole, une action ou un désir contre la loi de Dieu". Or en n'importe
lequel de ces trois éléments est contenu un acte. Il y a donc un acte en tout
péché.
2. De plus, saint
Augustin, dans La Vraie Religion XIV, 27 dit que le péché est à tel point
volontaire, que s'il n'était pas volontaire, il ne serait pas péché. Or rien ne
peut être volontaire que par un acte de volonté. Donc, dans un péché, il faut
qu'il y ait au moins un acte de volonté.
3. De plus, les contraires
se situent dans le même genre. Or le mérite et le démérite sont des contraires.
Donc, puisque le mérite est dans le genre des actes, parce que c'est par des
actes que nous méritons, il semble qu'il en aille de même pour le démérite ou
le péché.
4. De plus, le péché
est une certaine privation parce que, comme le dit saint Augustin, le péché est
un néant. Or une privation est fondée sur quelque chose. Il faut donc qu'il y
ait un acte sur lequel se fonde le péché.
5. De plus, saint
Augustin dit dans l'Enchiridion, 14 que le mal ne peut exister que dans
le bien. Or le bien sur lequel se fonde la malice du péché est un acte. Donc,
en tout péché, il est nécessaire qu'il y ait un acte.
6. De plus, saint
Augustin dit dans les Quatre-vingt-trois Questions Question 24 que
"ni le péché, ni l'acte droit ne peuvent être justement imputés à
quelqu'un qui n'aura rien fait de par sa propre volonté". Mais on ne peut
faire une chose de par volonté propre sans un acte. Rien ne peut donc être
imputé comme péché à un homme s'il n'y a pas là quelque acte.
7. De plus, saint
Jean Damascène dit que la louange et le blâme suivent les actes. Or à tout
péché est dû le blâme. Tout péché consiste donc en un acte.
8. De plus, la Glose
sur l'Épître aux Romains 7, 20, dit que tout péché vient de la concupiscence.
Or ce qui est issu de la concupiscence n'est pas sans acte. Aucun péché n'est
donc sans acte.
9. De plus, si un
péché existe sans acte, il semble que ce soit surtout le cas du péché
d'omission. Mais l'omission n'est pas sans acte, parce que l'omission est une
certaine négation: toute négation, en effet, se fonde sur une affirmation. Et
dans ces conditions, il faut que le péché d'omission se fonde sur un certain
acte. Donc, bien plus encore, n'importe quel autre péché.
10. De plus,
l'omission n'est un péché que dans la mesure où elle s'oppose à la loi de Dieu.
Mais cela ne va pas sans mépris, et le mépris existe par un acte. Le péché
d'omission se fonde donc sur un acte et, bien plus encore, les autres péchés.
11. De plus, si le péché
d'omission consistait dans la seule négation d'un acte, il s'ensuivrait
qu'aussi longtemps que l'on n'agit pas, on pèche, et alors, le péché d'omission
serait plus redoutable que celui de transgression qui passe comme acte, bien
qu'il demeure comme faute. Or ceci n'est pas vrai, parce que le péché de
transgression est plus grand que les autres péchés, toutes choses égales par
ailleurs: c'est en effet un péché plus grand de voler que de ne pas faire
l'aumône. Le péché d'omission ne consiste donc pas dans la seule négation.
12. De plus, selon le
Philosophe dans les Physiques II, 14, on trouve le péché dans ce qui est
ordonné à une fin. Or c'est par une opération qu'une chose est ordonnée à la
fin. Tout péché consiste donc dans un acte.
Cependant:
1. Saint Jacques 4,
17 dit: "Celui qui connaît le bien, et ne le fait pas, commet un
péché." Le fait même de ne pas faire est donc un péché.
2. De plus, une peine
n'est infligée justement que pour un péché. Or on inflige une peine pour la
seule omission d'un acte, et sans tenir nul compte d'un autre acte qui
l'accompagnerait. Donc le péché consiste dans le seul fait d'omettre un acte.
3. De plus, selon le
Philosophe dans les Physiques II, 14, le péché se produit dans ce qui se
fait selon l'art, et dans ce qui se fait selon la nature. De même donc que dans
les choses qui sont selon la nature, le péché est d'être contre la nature, de
même dans les choses qui sont selon l'art, le péché est d'être contre l'art; et
de même, dans le domaine moral, le péché est d'être contre la raison. Or sont
contre la nature, non seulement les mouvements, mais aussi les repos, comme on
le dit dans les Physiques V, 10. Donc, dans le domaine moral aussi, les
péchés sont non seulement des actes, mais aussi des abstentions d'acte, si
elles sont en dehors de la raison.
4. De plus, il arrive
que la volonté ne se porte ni sur l'une ni sur l'autre des alternatives de la
contradiction: il n'est pas vrai, en effet, de dire que Dieu voudrait que le
mal arrive, parce qu'il en serait l'auteur, ni non plus qu'il voudrait que le
mal n'arrive pas, parce qu'alors sa volonté ne serait pas efficace pour
réaliser tout ce qu'elle veut. On suppose donc que quelqu'un soit tenu de faire
maintenant l'aumône et que pourtant, il ne veuille ni la faire ni ne pas la faire,
parce qu'il n'y pense pas du tout; il pèche cependant, et c'est justement qu'il
est puni pour cette omission. Donc, même sans acte de volonté, il peut y avoir
péché.
5. Mais on peut dire
que, bien que l'acte de la volonté ne se porte ni à faire l'aumône, ni à ne pas
la faire, il se porte pourtant sur quelque chose d'autre qui l'empêche de
donner. -On objecte à cela que ce quelque chose d'autre sur lequel il se porte
a un rapport accidentel au péché d'omission: il ne s'oppose pas, en effet, à un
précepte affirmatif de la loi, opposition d'où s'ensuit un péché d'omission.
Mais il ne faut pas porter un jugement sur la nature d'une chose selon ce qui
est par accident, mais selon ce qui est par soi. On ne doit donc pas dire que
le péché d'omission consiste dans un acte en raison d'un acte ajouté.
6. De plus, même dans
le péché de transgression, il arrive que s'ajoute un acte qui ne relève pas
cependant du péché de transgression, parce qu'il est accidentel par rapport à
lui: ainsi, il arrive à quelqu'un qui vole de parler ou de voir. L'acte qui
s'ajoute à l'omission ne relève donc pas non plus du péché d'omission.
7. De plus, de même
qu'il existe des actes qui ne peuvent être accomplis de façon bonne, comme
forniquer et mentir, de même il existe des actes qui ne peu vent être accomplis
de façon mauvaise, comme aimer Dieu et le louer. Or il arrive que quelqu'un qui
pèche par omission soit occupé à la louange de Dieu; ainsi, si quelqu'un, au
moment où il est tenu d'honorer ses parents, persévère dans la louange divine
sans honorer ses parents: il est évident qu'il pèche par omission, et
cependant, l'acte de louer Dieu ne peut participer à ce péché, parce qu'il ne
peut être accompli de façon mauvaise; donc tout le péché consiste dans la seule
omission de l'acte requis. Un acte n'est donc pas requis pour qu'il y ait
péché.
8. De plus, dans le
péché originel, il n'y a pas d'acte. Tout péché ne consiste donc pas dans un
acte.
9. De plus, saint
Augustin dit, dans les Quatre-vingt-trois Questions, 26: "Autres
sont les péchés de faiblesse, autres ceux d'ignorance, autres ceux de
malice." La faiblesse et l'ignorance sont contraires à la vertu et à la
sagesse, la malice est contraire à la bonté; or les contraires sont dans le
même genre. Donc, puisque la vertu, la sagesse et la bonté sont des habitus, il
semble que les péchés soient des habitus. Or un habitus peut exister sans acte.
Il peut donc y avoir un péché sans acte.
Réponse:
On peut ici dire qu'il existe deux
opinions.
Certains ont dit qu'en tout péché, même
d'omission, il existe un acte, ou bien une volonté intérieure, par exemple
lorsque quelqu'un pèche en ne faisant pas l'aumône, et ne veut pas la faire, ou
même un acte extérieur ajouté par lequel on s'écarte de l'acte requis, que cet
acte se fasse en même temps que l'omission, ainsi quand quelqu'un qui veut
jouer omet d'aller à l'église, ou que cet acte précède, ainsi quand quelqu'un
est empêché de se lever pour les matines, du fait qu'il a trop veillé le soir
en s'adonnant à un travail. Et cette opinion s'appuie sur une parole de saint
Augustin, qui dit, dans le Contre Fauste XXII, 27, que "le péché
est une parole, une action ou un désir contre la loi de Dieu."
Mais d'autres ont dit que le péché
d'omission ne comporte pas d'acte, mais que le fait même de s'abstenir d'un
acte est un péché d'omission; et ils expliquent la parole de saint Augustin,
qui dit que le péché consiste dans une parole, une action ou un désir, en ce
sens que désirer et ne pas désirer, dire et ne pas dire, faire et ne pas faire
reviennent au même, à considérer la raison de péché. Aussi est-il dit dans la
Glose sur l'Épître aux Romains 7, 15, qu'agir et ne pas agir sont des parties
par rapport au fait d'agir. Et il semble qu'on peut le dire avec raison, parce
que l'affirmation et la négation se rapportent au même genre. Aussi saint
Augustin dit-il, dans le traité de la Trinité V, 7, que
"inengendré" appartient au genre relation au même titre que
"engendré".
Or l'une et l'autre de ces opinions est
vraie sous un certain rapport.
Si on envisage en effet ce qui est requis
pour un péché, comme étant de l'essence du péché, alors un acte n'est pas
requis pour le péché d'omission mais, à parler absolument, le péché d'omission
consiste dans le fait même de s'abstenir d'agir. Et cela devient évident si
nous considérons la raison de péché: le péché en effet, comme le dit le
Philosophe dans les Physiques II, 14, se produit à la fois dans les
actions qui relèvent de la nature et dans celles qui relèvent de l'art, lorsque
la nature ou l'art ne parviennent pas à la fin en vue de laquelle ils agissent.
Que celui qui agit par art ou par nature ne parvienne pas à la fin, cela vient
du fait qu'il s'écarte de la mesure ou de la règle de l'opération requise qui,
dans le domaine des choses naturelles, est l'inclination même de la nature
consécutive à la forme, mais dans les choses de l'art, est la règle même de
l'art. Ainsi donc, deux aspects peuvent être considérés dans le péché
s'éloigner de la règle ou de la mesure, et s'éloigner de la fin.
Or il arrive parfois qu'on se détourne de
la fin sans se détourner de la règle ou de la mesure selon laquelle on agit en
vue de la fin, et dans le domaine de la nature, et dans celui de l'art. Dans le
domaine de la nature, si par exemple, on met dans l'estomac un élément non
assimilable comme du fer ou une pierre, le défaut de digestion se produit sans
péché de la nature; semblablement, si un médecin donne une potion conformément
à son art et que le malade n'est pas guéri, soit parce qu'il a un mal
incurable, soit parce qu'il accomplit une action qui va contre sa santé, le
médecin ne pèche certes pas, bien qu'il n'obtienne pas la fin; mais si, au
contraire, il obtenait la fin en s'écartant pourtant de la règle de l'art, on
n'en dirait pas moins qu'il pèche. Il ressort de cela qu'enfreindre la règle de
l'action appartient davantage à la raison de péché que manquer la fin de
l'action.
Est donc de soi de la raison de péché,
soit dans la nature, soit dans l'art, soit dans les moeurs, ce qui s'oppose à
la règle de l'action. Or, du fait que la règle de l'action constitue un milieu
entre l'excès et le défaut, il est nécessaire qu'elle retranche certains
éléments et qu'elle en retienne d'autres. Aussi, dans la raison naturelle, et
également dans la loi divine, qui doivent régler nos actes, sont contenus des
préceptes négatifs et des préceptes positifs. Or, de même qu'à la négation
s'oppose l'affirmation, de même à l'affirmation la négation; aussi, de même
qu'un agir est imputé à un homme comme péché parce qu'il s'oppose à un précepte
négatif de la loi, de la même manière, le fait même de ne pas agir, parce qu'il
s'oppose à un précepte affirmatif. Ainsi donc, à parler absolument, il peut
exister un péché pour lequel n'est pas requis un acte qui soit de l'essence du
péché, et à ce point de vue, la seconde opinion est vraie.
Mais si l'on envisage ce qui est requis
pour un péché comme cause du péché, alors il faut que, pour tout péché, fût-il
d'omission, un acte soit requis. On peut le montrer ainsi. En effet, comme le
dit le Philosophe dans les Physiques VIII, 2, si une chose est tantôt en
mouvement et tantôt ne l'est pas, il faut assigner une cause à ce repos: nous
constatons, en effet, que lorsque le mobile et le moteur se comportent de la
même façon, une chose se meut ou ne se meut pas, de manière semblable. Pour la
même raison, si quelqu'un ne fait pas ce qu'il doit faire, il faut qu'il y ait
une cause à cela. Si cette cause a été totalement extrinsèque, une telle
omission n'a pas raison de péché; ainsi si quelqu'un, blessé par la chute d'une
pierre, est empêché de se rendre à l'église ou si, victime d'un vol, il est
empêché de faire l'aumône. L'omission est donc imputée comme péché alors
seulement qu'elle a une cause intrinsèque, pas n'importe laquelle, mais une
cause volontaire, car même si on était empêché par une cause intrinsèque non
volontaire, la fièvre par exemple, il en serait de même que pour une cause
extrinsèque. Donc, pour qu'une omission soit un péché, il est requis qu'elle
soit causée par un acte volontaire.
Mais la volonté est cause d'une chose
tantôt par soi, tantôt par accident: par soi, ainsi lorsqu'elle agit
intentionnellement en vue de tel effet, par exemple lorsque quelqu'un qui
cherche à trouver un trésor, le trouve en creusant; par accident, comme lorsque
cela se passe en dehors de l'intention, par exemple si quelqu'un qui veut
creuser une tombe trouve un trésor en creusant. Ainsi donc, l'acte volontaire
est parfois par soi cause de l'omission, non cependant en sorte que la volonté
se porte directement sur l'omission, parce que le non-être et le mal sont en
dehors de l'intention, comme le dit Denys dans les Noms Divins IV, 32,
l'objet de la volonté étant l'être et le bien; mais elle se porte indirectement
sur quelque chose de positif avec la prévision de l'omission qui s'ensuivra,
par exemple lorsque quelqu'un veut jouer en sachant que cela s'accompagne du
fait de ne pas aller à l'église; de même dans les transgressions, nous disons
que le voleur veut l'or sans fuir la honte de l'injustice. Mais parfois, l'acte
volontaire est cause par accident de l'omission, par exemple lorsque, à
quelqu'un occupé par une affaire, ne vient pas à l'esprit une chose qu'il est
tenu d'accomplir. Et à ce point de vue-là, il n'y a pas de différence, que
l'acte volontaire qui est cause de l'omission, par soi ou par accident, se
réalise en même temps que l'omission, ou encore qu'il la précède, ainsi qu'on
l'a dit de celui qui, s'étant endormi tard à cause d'un travail trop important,
s'est empêché de se lever à l'heure des matines. Ainsi donc, à ce point de vue-là,
la première opinion est vraie, qui tient que, pour une omission, un acte
volontaire est requis comme cause.
Par conséquent, puisque l'une et l'autre
opinion sont vraies d'une certaine manière, il faut répondre aux deux séries
d'arguments.
Solutions des objections:
1. Dans cette
définition du péché, il faut prendre dans le même sens dire et ne pas dire,
faire et ne pas faire, comme on l'a dit plus haut.
2. Une chose est dite
volontaire, non seulement parce qu'elle tombe sous un acte de la volonté, mais
parce qu'elle tombe sous le pouvoir de la volonté. Ainsi, le fait même de ne
pas vouloir est dit volontaire, parce qu'il est au pouvoir de la volonté de
vouloir et de ne pas vouloir et, semblablement, de faire ou de ne pas faire.
3. Les éléments
requis pour le bien sont plus nombreux que pour le mal parce que, comme le dit
Denys dans les Noms Divins IV, 30, le bien tient à l'intégrité de la
chose, tandis que le mal vient de déficiences particulières. Pour qu'il y ait
donc mérite, il est requis qu'il y ait un acte de volonté, tandis que pour
qu'il y ait démérite, il suffit seulement de ne pas vouloir le bien quand on le
doit, sans qu'il faille qu'on veuille toujours le mal.
4. Dans le péché de
transgression, il n'est pas vrai que le péché soit une privation, mais c'est un
acte privé de l'ordre requis; ainsi le vol ou l'adultère est un acte
désordonné. Le péché est néant, au sens où les hommes deviennent néant quand
ils pèchent, non pas qu'ils seraient le néant lui-même, mais parce que, dans la
mesure où ils pèchent, ils se privent d'un bien et que cette privation est un
non-être dans le sujet; et de même, le péché est un acte privé de l'ordre
requis, et selon cette privation même, il est appelé néant. Mais dans le péché
d'omission à proprement parler, il est vrai qu'il y a seulement une privation;
or le sujet d'une privation n'est pas l'habitus, mais la puissance; ainsi, le
sujet de la cécité n'est pas la vision, mais ce qui, de par nature, est apte à
voir. Le sujet de l'omission n'est donc certainement pas l'acte, mais la
puissance volontaire.
5. Et ainsi est
claire la solution à l'objection 5 touchant le mal.
6. Dans cette
autorité, sous le faire, est inclus aussi le non-faire, comme il a été dit.
7. La louange et le
blâme sont dus non seulement aux actes volontaires, mais aussi à ceux qui
s'abstiennent d'agir.
8. Cette raison
prouve qu'un acte est requis pour une omission comme sa cause; bien qu'on
puisse dire que le foyer dont parle ici la Glose n'est pas la concupiscence en
acte, mais à l'état d'habitus.
9. Toute négation ne
se fonde pas sur une affirmation réelle, parce que, comme le dit le Philosophe
dans les Prédicaments 10, ne pas être assis peut être dit en vérité, et de ce
qui est, et de ce qui n'est pas; mais cependant, toute négation se fonde sur quelque
affirmation saisie par l'intelligence ou l'imagination: car il est nécessaire
que soit saisi ce dont on nie quelque chose. Ainsi donc, il n'est pas
nécessaire qu'une omission soit fondée sur un acte réel existant. Si toutefois
toute négation était fondée sur quelque affirmation réelle, en sorte qu'on
emploierait négation pour privation, il ne serait pas nécessaire que cette
omission, qui est la négation d'un acte, soit fondée sur un acte, mais sur la
puissance volontaire.
10. Non seulement
dans l'omission, mais pas davantage dans la transgression, il n'est pas
toujours nécessaire qu'il y ait mépris en acte, mais mépris habituel ou même
imputé, parce que nous imputons au mépris de ne pas faire ce qui est commandé,
ou de faire ce qui est défendu.
11. L'omission
s'oppose au précepte affirmatif qui, bien qu'obligeant toujours, n'oblige
cependant pas en chaque cas: un homme, en effet, n'a pas l'obligation d'être
sans cesse en train d'honorer ses parents, mais cependant, il est toujours tenu
d'honorer ses parents au moment requis. Le péché d'omission dure donc en acte
aussi longtemps que dure le temps d'obligation du précepte affirmatif; une fois
ce temps passé, il disparaît comme acte mais demeure comme faute, et si un tel
temps se présente à nouveau, l'omission se répète.
12. Comme on s'écarte
de la fin en agissant mal, de même aussi en s'abstenant d'un acte requis.
Quant aux objections allant dans le sens opposé, il faut rappeler:
1. Selon cette
autorité, on affirme que le fait même de ne pas faire le bien est un péché;
mais on n'écarte pas que la cause du fait de ne pas faire le bien soit un
certain acte.
2. Une peine est
infligée pour l'omission d'un acte comme pour une faute, mais cependant, il
arrive que la faute soit causée par un acte qui est parfois une faute, comme
lorsqu'un péché est cause d'un péché, et parfois n'est pas une faute.
3. Même un repos
contre la nature est causé par quelque acte qui précède.
4. Dieu ne veut ni
que le mal arrive, ni qu'il n'arrive pas, mais cependant il veut le fait même
de ne pas vouloir que le mal arrive, et de ne pas vouloir qu'il n'arrive pas.
5. L'acte qui est
requis pour l'omission n'a pas toujours un rapport accidentel avec elle, mais
il est parfois cause par soi, comme on l'a dit.
6. Et il faut
répondre de façon semblable à l'objection 6 sur la transgression.
7. Tout acte doit
être réglé par la raison; aussi tout acte peut être mal fait s'il n'est pas
réglé convenablement, en sorte qu'il soit accompli quand il le faut et pour la
fin qu'il faut, et ainsi des autres éléments auxquels il faut faire attention
dans les actions. Aussi, même l'acte d'aimer Dieu peut être mal accompli, si
par exemple, quelqu'un aimait Dieu en raison des biens temporels; et l'acte
même de louer Dieu par la bouche peut être mal accompli, si on le faisait quand
il ne le faut pas, c'est-à-dire quand on est tenu de faire autre chose. Mais si
on parle d'acte réglé, comme on l'indique quand on dit agir avec mesure ou agir
droite ment, cet acte ne peut alors être mal accompli. Si pourtant on accordait
qu'un acte ne pourrait être mal accompli, il n'y aurait pas d'inconvénient à ce
qu'il soit cause par accident d'une omission, parce que le bien peut être cause
par accident du mal.
8. La cause du péché
originel est aussi un acte, c'est-à-dire le péché actuel des premiers parents.
9. De même qu'il
existe des actes et des habitus pour les vertus, de même pour les vices;
cependant, les habitus peuvent être appelés des vertus et des vices, mais seuls
les actes sont appelés mérites ou péchés.
Liens transversaux dans l'œuvre de saint Thomas: Somme
Théologique, Ia-IIae, Question 74, article 2; IIa-IIae, Question 10,
article 2; Commentaire des Sentences D. 41, Question 2, article 2.
Objections. Il semble que oui.
Objections:
Il semble que oui.
1. Car saint Augustin
dit dans les Rétractations 1, 15, n° 2 qu'on ne pèche que par la
volonté. Le péché se trouve donc dans le seul acte de la volonté.
2. De plus, saint
Augustin dit dans les Deux Âmes 11: "Le péché est la volonté de retenir ou
d'acquérir ce que la justice défend". Or la volonté est prise ici pour
l'acte de volonté. Donc le péché se trouve dans le seul acte de la volonté.
3. De plus, saint
Augustin dit que la continence est un habitus de l'âme, mais qu'il se manifeste
par un acte extérieur. A l'inverse aussi, l'incontinence et tout péché se
trouvent donc dans la seule volonté; quant aux actes extérieurs, ils ne font
que manifester le péché.
4. De plus, saint
Jean Chrysostome dit dans son Commentaire sur saint Matthieu hom. 46:
"C'est la volonté qui est soit récompensée pour le bien, soit condamnée
pour le mal. Or les oeuvres sont les témoins de la volonté; Dieu ne recherche
donc pas les oeuvres pour lui, pour savoir comment juger, mais pour les autres,
afin que tous comprennent que Dieu est juste." Or cela seul à cause de
quoi Dieu punit, c'est le péché. Le péché se trouve donc dans le seul acte de
la volonté.
5. De plus, ce qui
est ajouté ou retranché alors que néanmoins le péché demeure, a un rapport accidentel
au péché. Or, que l'acte extérieur soit ajouté ou retranché, le péché n'en
demeure pas moins dans la seule volonté. Les actes extérieurs ont donc un
rapport accidentel au péché; le péché ne se trouve donc pas en eux, mais dans
le seul acte intérieur de la volonté.
6. De plus, on
n'impute comme péché à quelqu'un aucun acte qui n'est absolu ment pas en son
pouvoir; aussi, si quelqu'un saisissait la main d'un homme contre sa volonté et
s'en servait pour tuer un autre homme, le péché d'homicide ne serait pas imputé
à celui dont la main frappe, mais à celui qui se sert de cette main. Or les
membres extérieurs ne peuvent absolument pas résister au commandement de la
volonté. Donc le péché ne se trouve pas dans les actes extérieurs des membres,
mais dans l'acte de volonté qui se sert des membres.
7. De plus, saint
Augustin dit dans la Vraie Religion 33, 62 que si quel qu'un voit un
aviron brisé dans l'eau, ce n'est pas là un vice de la vue, qui fait connaître
ce qu'elle a reçu pour le faire connaître, mais c'est un vice de la vertu qui
doit juger. Or les membres extérieurs du corps ont reçu de Dieu l'ordre
d'exécuter ce que la volonté commande. Le vice ou le péché ne se trouvent donc
pas dans les actes de ces membres, mais dans l'acte de la volonté.
8. De plus, si le
péché se trouve dans l'acte de la volonté et en plus dans l'acte extérieur, ce
sera un plus grand péché de pécher à la fois par la volonté et par un acte
extérieur, que de pécher seulement par un acte intérieur, parce que, de même
qu'une quantité ajoutée à une quantité fait une quantité plus grande, de même
un péché ajouté à un péché semble faire un péché plus grand. Or ceci n'est pas
vrai, car il est dit dans la Glose sur saint Matthieu 12, 35 "Autant tu
veux, autant tu fais." Et de la sorte, le péché de la volonté intérieure
et de l'acte extérieur n'est pas plus grand que celui de l'acte intérieur seul.
Le péché ne se trouve donc pas dans l'acte extérieur, mais seulement dans
l'acte intérieur.
9. De plus, supposons
que deux hommes aient une égale volonté de commettre le même péché, par exemple
la fornication, et que l'un en ait l'occasion et accomplisse sa volonté, et que
l'autre ne l'ait pas, mais veuille l'avoir; il est clair qu'entre ces deux
hommes, il n'y a pas de différence par rapport à ce qui e en leur pouvoir. Or
on ne considère pas le péché d'après ce qui n'est pas au pouvoir de quelqu'un,
ni par conséquent l'augmentation du péché. L'un d'entre eux ne pèche donc pas
plus que l'autre, et il semble de la sorte que le péché se trouve donc dans le
seul acte de la volonté.
10. De plus, le péché
corrompt le bien de la grâce qui est comme en son sujet, non dans l'une des
puissances inférieures, mais dans la volonté. Or les opposés se rapportent au
même élément. Le péché se trouve donc dans la seule volonté.
11. De plus, l'acte
intérieur est cause de l'acte extérieur. Or une même chose n'est pas cause de
soi-même. Donc, puisque le péché est un et le même, il semble que s'il se
trouve dans un acte de la volonté, il ne puisse se trouver dans un acte extérieur.
12. De plus, un même
accident ne peut exister dans deux sujets. Or la difformité a, vis-à-vis de
l'acte difforme, un rapport d'accident à sujet. Donc, puisque dans un péché il
y a une seule difformité, il n'est pas possible qu'un péché se trouve en deux
actes, l'intérieur et l'extérieur. Or il est évident que le péché se trouve
dans l'acte intérieur de la volonté. Donc il n'est en aucune manière dans
l'acte extérieur.
13. De plus, saint
Anselme dit, dans la Conception Virginale 4, en parlant des actes:
"Aucune justice ne se trouve dans leur essence." Donc, pour la même
raison, l'injustice non plus; et ainsi, le péché ne se trouve pas dans l'acte
extérieur.
14. De plus, saint
Augustin dit que le péché passe quant à l'acte mais demeure comme faute. Il
n'en serait pas ainsi si l'acte extérieur lui-même était un péché. Donc cet
acte extérieur n'est pas un péché.
Cependant:
Tout ce qui est interdit par la loi de
Dieu est un péché, car "le péché est une parole ou un acte ou un désir
contre la loi de Dieu". Or un acte extérieur est interdit par la loi de
Dieu, quand il est dit: "Tu ne tueras pas, tu ne commettras pas
d'adultère, tu ne voleras pas." Exode, 20, 13-15. Et l'acte intérieur est
interdit séparément quand il est dit: "Tu ne convoiteras pas." Donc, non
seule ment l'acte de la volonté est un péché, mais aussi l'acte extérieur.
Réponse:
Autour de cette question se concentrent
trois opinions: certains ont dit en effet qu'aucun acte, ni intérieur, ni
extérieur, n'est de soi un péché, mais que c'est la seule privation qui a
raison de péché, du fait que saint Augustin dit que le péché n'est rien;
d'autres au contraire ont dit que le péché consiste dans le seul acte intérieur
de volonté; mais certains ont dit que le péché consiste à la fois dans l'acte
intérieur de la volonté et dans l'acte extérieur. Et bien que cette dernière
opinion contienne une part plus grande de vérité, toutes néanmoins sont vraies
d'une certaine façon.
Mais il faut considérer que ces trois
éléments que sont le mal, le péché et la faute, sont entre eux dans le rapport
du plus commun au moins commun, Car le mal est le plus commun: en quoi que ce
soit en effet, qu'il s'agisse d'un sujet ou d'un acte, la privation de la
forme, de l'ordre ou de la mesure qui sont requis a raison de mal. Mais on
appelle péché un acte qui est privé de l'ordre, de la forme ou de la mesure
requis. Aussi on peut dire que la jambe qui n'est pas droite est une mauvaise
jambe, mais on ne peut dire que ce soit un péché, à moins par hasard que ce ne
soit selon l'acception où on appelle péché un effet du péché mais la
claudication elle-même est appelée un péché, car tout acte désordonné peut être
appelé un péché, soit de la nature, soit de l'art, soit des moeurs. Mais le
péché n'a raison de faute que du fait qu'il est volontaire, car on n'impute à
personne comme faute un acte désordonné, si ce n'est parce qu'il est en son pou
voir. Et il est ainsi évident qu'il y a péché dans un plus grand nombre de cas
qu'il n'y a faute, bien que, selon la façon commune de parler chez les
théologiens, péché et faute soient pris dans le même sens.
Ceux donc qui ont seulement considéré dans
le péché la raison de mal ont dit que la substance de l'acte n'est pas un
péché, mais sa difformité; ceux par contre qui ont seulement considéré dans le
péché ce par quoi il a raison de faute ont dit que le péché se trouve dans la
seule volonté. Mais il importe de considérer dans le péché non seulement la
difformité elle-même, mais aussi l'acte sou mis à cette difformité, parce que
le péché n'est pas une difformité, mais un acte difforme. La difformité de
l'acte vient du fait qu'il s'écarte de la règle de la rai son ou de la loi
divine, qui est requise. Et cette difformité se trouve assurément, non
seulement dans l'acte intérieur, mais aussi dans l'acte extérieur; mais
cependant, le fait même qu'un acte extérieur difforme soit imputé comme faute à
un homme, cela vient de sa volonté.
Et ainsi, il est clair que, si nous
voulons considérer tout ce qui est dans le péché, celui-ci ne consiste pas
seulement en une privation ou en un acte inté rieur, mais également en un acte
extérieur. Et ce que nous disons de l'acte dans le péché de transgression est à
comprendre aussi de l'abstention d'acte dans le péché d'omission, ainsi qu'on
en a traité dans la question précédente.
Solutions des objections:
1. C'est la volonté
qui produit, non seulement l'acte intérieur qu'elle élicite, mais également
l'acte extérieur qu'elle commande; et ainsi, même le péché fait par un acte
extérieur est fait par la volonté.
2. Le péché est dit
être une volonté, non pas que toute l'essence du péché soit dans l'acte de la
volonté, mais parce que tout le péché se trouve dans la volonté comme en sa
racine.
3. Qu'un acte soit
digne de louange ou méritoire et vertueux, ou coupable et déméritoire ou
vicieux, cela vient de la volonté. C'est pourquoi n'importe quelle vertu ou
vice est dit être un habitus de l'âme et de la volonté, non pas que les actes
extérieurs n'appartiennent aussi à l'acte de vertu ou de vice, mais parce
qu'ils ne sont actes de vertu ou de vice que dans la mesure où ils sont
commandés par la volonté de l'âme.
4. On dit que c'est
la seule volonté qui est récompensée ou condamnée, parce rien n'est condamné ou
récompensé sinon en tant que cela vient de la volonté.
5. Dans les actes de
l'âme, ce qui est ajouté ou retranché, alors que pourtant un autre élément
demeure, n'a pas toujours un rapport accidentel avec lui, mais est parfois
comme une matière. En effet, ce qui est la raison d'une autre chose se comporte
toujours par rapport à elle comme l'élément formel vis-à-vis de l'élément
matériel: par exemple, dans l'acte sensoriel, la couleur est vue grâce à la
lumière, et elle a un rôle de matière par rapport à la lumière, qu'on peut voir
même sans couleur, bien qu'on ne puisse voir la couleur sans lumière. Et de
même, dans l'acte de volonté, c'est la fin qui est la raison de vouloir ce qui
conduit à la fin; aussi la fin est-elle désirable même sans ce qui conduit à la
fin et pourtant, ce qui conduit à la fin n'a pas un rapport accidentel à
l'objet du désir, mais un rapport de matière. Et il en va de même dans
l'intelligence du principe et de la conclusion, parce que le principe peut se
comprendre sans la conclusion, mais non l'inverse. Donc puisque l'acte de
volonté est la raison pour laquelle l'acte extérieur est coupable, par rapport
au fait même d'être un péché coupable, l'acte de volonté a valeur de forme
vis-à-vis de l'acte extérieur, et l'acte extérieur a, non un rapport
accidentel, mais un rapport de matière vis-à-vis d'un tel péché.
6. L'acte de celui
dont quelqu'un utiliserait la main pour tuer serait bien un acte désordonné,
mais il n'aurait raison de faute que par rapport à celui qui utilise la main
d'autrui. Et de même, l'acte extérieur d'un membre possède une difformité, mais
elle n'a raison de faute que du fait qu'elle vient de la volonté. Aussi, si la
volonté et la main étaient deux personnes, la main ne pècherait pas, mais la
volonté pècherait, non seulement par son acte propre qui est de vouloir, mais
aussi par l'acte de la main dont elle se sert; mais dans le cas présent, c'est
à un seul homme qu'appartiennent les deux actes, et il est puni pour l'un et
l'autre.
7. Et ainsi, la
solution à l'objection 7 est évidente.
8. Si l'on cherche à
savoir si celui qui pèche par la seule volonté pèche autant que celui qui pèche
par la volonté et en acte, il faut dire que cela peut se produire d'une double
manière: d'une part, en sorte qu'il y ait égalité du côté de la volonté, et
d'autre part, en sorte qu'il n'y ait pas d'égalité. Or il arrive qu'il y ait
inégalité de la volonté d'une triple façon: d'abord selon le nombre, par
exemple, si quelqu'un veut pécher par un mouvement de volonté, mais comme il
n'en a pas l'occasion, son mouvement de volonté passe; mais chez un autre qui a
d'abord un mouvement de la volonté, ayant une occasion par la suite, l'acte de
la volonté est répété et il y a ainsi en lui une double volonté mauvaise, l'une
sans acte, l'autre avec acte. D'une seconde façon, on peut envisager
l'inégalité quant au mouvement, par exemple si un homme, ayant la volonté de
pécher, sachant qu'il n'en a pas l'occasion, cesse ce mouvement de volonté,
tandis qu'un autre, sachant qu'il l'occasion de pécher, poursuit son mouvement
de volonté jusqu'à ce qu'il parvienne à l'acte. D'une troisième façon, il
arrive qu'il y ait inégalité de la volonté quant à l'intention; il existe en
effet des actes peccamineux qui sont agréables, dans lesquels la volonté se
renforce, comme si était écarté le frein de la raison qui, avant l'acte,
murmurait en quelque sorte des reproches. Or, de quelque façon qu'il y ait
inégalité de volonté, il y a inégalité de péché.
Mais, s'il y a tout à fait égalité de
volonté, il semble qu'il faille alors introduire une distinction dans le péché,
comme aussi dans le mérite. En effet, celui qui a la volonté de faire l'aumône
et ne la fait pas parce qu'il n'en a pas la possibilité, mérite tout autant que
s'il la faisait, par rapport à la récompense essentielle qui est la joie venant
de Dieu; cette récompense, en effet, répond à la charité qui appartient à la
volonté; mais, par rapport à la récompense accidentelle, qui est la joie venant
de quelque bien créé, celui qui non seulement veut donner, mais donne, mérite
davantage: il se réjouira, en effet, non seulement d'avoir voulu donner, mais
d'avoir donné, ainsi que de tous les biens qui sont venus de ce don. Et de
même, si l'on envisage la quantité du démérite par rapport à la peine
essentielle, qui consiste en la séparation d'avec Dieu et en la douleur qui en
résulte, celui qui pèche par la seule volonté ne démérite pas moins que celui
qui pèche par volonté et par action, parce que cette peine correspond au mépris
de Dieu, qui regarde la volonté; tandis que, par rapport à la peine secondaire,
qui consiste dans la douleur venant de quelque autre mal, celui qui pèche par
volonté et par action démérite davantage, car il éprouvera de la douleur non
seulement d'avoir eu une volonté mauvaise, mais aussi d'avoir mal agi, et de
tous les maux qui ont résulté de son acte mauvais; aussi, le pénitent qui
prévient la peine future en faisant pénitence souffre de tous ces actes.
Lors donc que l'on dit qu'une quantité
ajoutée à une autre quantité l'augmente, il faut comprendre: là où les deux
quantités sont prises selon la même raison; mais là où l'une est la mesure
d'après laquelle l'autre a telle quantité, cela n'est pas nécessaire. Ainsi, si
un arbre est long, sa mesure sera longue; il n'est pas nécessaire que l'arbre
avec sa mesure de longueur soit plus long que cette mesure, qui est la raison de
la longueur pour l'arbre; de même aussi, on a dit que l'acte extérieur a raison
de faute du fait de l'acte de volonté. Par contre, ce qui est dit: "Autant
tu veux, autant tu fais" se vérifie dans les actions mauvaises, parce que
si quelqu'un veut pécher mortellement, même s'il commet un acte qui est par son
genre un péché véniel ou n'est pas péché du tout, il pèche mortellement, parce
qu'une conscience erronée oblige. Si au contraire, quelqu'un veut accomplir une
oeuvre méritoire et commet un acte qui est par son genre un péché mortel, il ne
mérite pas, parce qu'une conscience erronée n'excuse pas. Si cependant est
comprise dans l'intention, non seulement l'intention de la fin, mais la volonté
de l'oeuvre, alors il est vrai, dans le bien et dans le mal, qu'autant on veut,
autant on fait, car celui qui veut tuer des saints pour rendre hommage à Dieu,
ou qui veut voler pour faire l'aumône, paraît bien avoir une intention bonne,
mais une volonté mauvaise. Et pour cela, si dans l'intention on inclut aussi la
volonté, de façon à nommer le tout intention, l'intention aussi sera mauvaise.
9. Nul ne mérite ou
ne démérite en raison d'un habitus, mais d'un acte. Aussi arrive-t-il que
quelqu'un soit si fragile qu'il pècherait si la tentation venait et, pourtant,
il ne pèche pas en acte si la tentation ne survient pas; et il ne démérite pas
à cause de cela parce que, comme le dit saint Augustin, Dieu ne punit pas
quelqu'un pour ce qu'il aurait fait, mais pour ce qu'il fait. Donc, bien
qu'avoir ou ne pas avoir l'occasion de péché ne soit pas au pouvoir de celui
qui pèche, il est cependant en son pouvoir d'user de l'opportunité qui se
présente ou de n'en pas user, et par là il pèche, et son péché augmente.
10. Du fait que le
péché n'existe dans les autres actes que dans la mesure où ils viennent de la
volonté, on est principalement privé par le péché de ce qui se trouve dans la
volonté.
11. Tout ce que l'on
compare à un autre élément, comme étant sa raison d'être, a avec lui un rapport
de forme à matière; aussi, de ces deux éléments, il en résulte un seul, comme
de la matière et de la forme. Et la couleur et la lumière font un seul élément
visible, parce que la couleur est visible en raison de la lumière; et de même,
puisque l'acte extérieur a raison de péché, du fait de l'acte de la volonté,
cet acte de volonté et l'acte extérieur qui lui est joint constituent un même
péché; mais si quelqu'un se contente de vouloir tout d'abord, et par la suite
passe à l'acte en voulant, il y a deux péchés parce que l'acte de volonté est
répété. Mais lorsque deux éléments n'en font qu'un, rien n'empêche que l'un des
deux soit la cause de l'autre; et ainsi, l'acte de volonté est la cause de
l'acte extérieur, de même que l'acte d'une vertu supérieure est la cause de
l'acte d'une vertu inférieure et a toujours avec lui un rapport de forme.
12. La difformité du
péché se trouve dans les deux actes, l'intérieur et l'exté rieur, et pourtant,
il y a une seule difformité pour les deux; il en est ainsi parce que la
difformité en l'un d'eux est causée par l'autre.
13. On dit qu'aucune
justice ne se trouve dans l'essence des actes extérieurs, parce que les actes
extérieurs n'appartiennent au domaine moral que dans la mesure où ils sont
volontaires.
14. La faute, à
savoir l'obligation de subir une peine, est un effet qui suit le péché. Aussi,
lorsqu'on dit que le péché passe quant à son acte et demeure comme faute, cela
revient à dire qu'il passe en son essence et demeure en son effet.
Liens transversaux dans l'œuvre de saint Thomas: Somme
Théologique, Ia-IIae, Question 20, article 1.
Objections:
Il semble que non.
1. Car enfin
l'attribution du nom se fait d'après ce qui est principal, comme on le dit dans
le livre de l'Âme II, 9. Or le péché reçoit son nom de l'acte extérieur,
ainsi lorsqu'on parle de vol ou d'homicide. Le péché ne réside donc pas
principalement dans l'acte de la volonté.
2. De plus, un acte
de volonté ne peut être mauvais, parce que la puissance volontaire elle-même
est bonne, et l'arbre bon ne peut pas produire de fruits mauvais, comme il est
dit en saint Matthieu 7, 18. Le péché ne se trouve donc pas à titre principal
dans l'acte de la volonté.
3. De plus, saint
Anselme dit dans la Chute du Diable 20 que "le mouvement de la
volonté n'est pas mauvais, mais la volonté, ou ce qui meut la volonté". Or
le mouvement de la volonté, c'est son acte. Le péché ne se trouve donc pas à
titre principal dans l'acte de la volonté.
4. De plus, ce qui se
fait par nécessité ne se fait pas par volonté. Or saint Augustin dit que
certains actes accomplis par nécessité sont à réprouver, et sont ainsi des
péchés. Le péché ne se trouve donc pas principalement dans la volonté.
5. De plus, la Glose
sur l'Épître aux Romains 7, 20 dit que tout péché vient de la concupiscence. Or
celle-ci ne se situe pas dans la volonté, mais dans la puissance concupiscible.
Le péché ne se trouve donc pas principalement dans la volonté.
6. De plus, la
souillure des puissances de l'âme ne se produit que par le péché. Or on dit que
le concupiscible est, parmi les autres puissances, la plus souillée. C'est donc
en lui que se trouve principalement le péché, et non par conséquent dans la
volonté.
7. De plus, les
puissances de l'appétit s'exercent conformément aux puissances de la connaissance.
Or les puissances de connaissance de la partie intellectuelle reçoivent des
puissances de connaissance de la partie sensitive, donc aussi les puissances
supérieures de l'appétit des inférieures. Et de la sorte, il semble que le
péché se trouve d'abord dans l'acte de la puissance de l'appétit inférieur,
l'irascible et le concupiscible, plutôt que dans l'acte de la volonté.
8. De plus, "ce
qui est cause d'une propriété la possède davantage", comme il est dit dans
les Derniers Analytiques I, 6. Or l'acte de volonté est mauvais, parce
que l'acte extérieur est mauvais: en effet, vouloir voler est un mal parce que
voler est un mal. Le péché n'est donc pas d'abord dans l'acte de volonté.
9. De plus, la
volonté tend au bien comme à son objet; aussi elle se porte toujours ou sur un
vrai bien, et alors il n'y a pas de péché, ou sur un bien apparent mais qui
n'existe pas, et alors il y a péché. Or, qu'un bien qui n'existe pas apparaisse
tel, cela vient d'un vice de l'intelligence ou d'une autre puissance de connaissance.
Le péché ne se trouve donc pas à titre principal dans la volonté.
Cependant:
saint Augustin dans le Libre Arbitre
1, 3, 8 déclare: "Il est certain que, dans toutes les façons de mal agir,
c'est le désir mauvais qui domine." Or ce désir mauvais appartient à la
volonté. Le péché se trouve donc principalement dans la volonté.
Réponse:
Il y a certains péchés dans lesquels les
actes extérieurs ne sont pas mauvais en soi, mais en tant qu'ils procèdent
d'une intention ou d'une volonté corrompues, par exemple lorsque quelqu'un veut
faire l'aumône par vaine gloire; et dans ces péchés, il est évident que le
péché, de toute manière, se trouve principalement dans la volonté. Mais il y a
certains péchés dans lesquels les actes extérieurs sont mauvais en soi, comme
cela est clair dans le vol, l'adultère, l'homicide et les autres actes
semblables; et dans ces péchés, il semble qu'il faille user d'une double
distinction: la première, c'est que l'expression "principalement" se
dit en deux sens: originairement et par manière d'achèvement. La seconde
distinction, c'est que l'acte extérieur peut être considéré de deux façons:
d'une part, en tant qu'il est dans la faculté de connaissance selon sa raison
formelle; d'autre part, en tant qu'il est dans l'exécution de l'oeuvre.
Si donc on considère un acte mauvais en
soi, par exemple le vol ou l'homicide, tel qu'il existe dans la faculté de
connaissance selon sa raison formelle, alors c'est en lui que la raison de mal
se trouve originairement, parce qu'il n'est pas revêtu des circonstances
requises; et du fait même qu'il est un acte mauvais, c'est-à-dire privé de la
mesure, de la forme et de l'ordre qui sont requis, il a rai son de péché; en
effet, ainsi considéré en lui-même, il se présente à la volonté comme son
objet, en tant qu'il est voulu. Or, de même que les actes sont antérieurs aux
puissances, de même les objets sont antérieurs aux actes; aussi la rai son de
mal et de péché se trouve t-elle originairement dans l'acte extérieur considéré
de cette façon, plutôt que dans l'acte de volonté, mais la raison de faute et
de mal moral reçoit son achèvement du fait que l'acte de volonté vient
s'ajouter et, à ce point de vue d'achèvement, le mal de la faute se trouve dans
la volonté. Mais si on entend l'acte du péché en tant qu'il est dans
l'exécution de l'oeuvre, alors, même originairement, la faute se trouve d'abord
dans la volonté.
La raison pour laquelle nous avons dit que
le mal se trouve d'abord dans l'acte extérieur plutôt que dans la volonté, si
on considère l'acte extérieur dans la faculté de connaissance, et que c'est
l'inverse si on le considère dans l'exécution de l'oeuvre, c'est que l'acte
extérieur se rapporte à l'acte de la volonté comme un objet qui a raison de
fin; or la fin est postérieure dans l'être, mais première dans l'intention.
Solutions des objections:
1. L'acte reçoit son
espèce de l'objet, et c'est pourquoi le péché reçoit son nom de l'acte
extérieur, en tant qu'il se rapporte à lui comme objet.
2. La volonté, à
considérer sa nature, est bonne; aussi son acte naturel est-il toujours bon. Et
j'entends par acte naturel de la volonté le fait que l'homme veuille
naturellement être, vivre, et être heureux. Mais si nous parlons du bien moral,
alors la volonté considérée en elle-même n'est ni bonne ni mauvaise, mais se
trouve en puissance au bien ou au mal.
3. Saint Anselme
parle du cas où l'acte extérieur est mauvais en lui-même, car alors le
mouvement de la volonté reçoit raison de mal de ce qui la meut, c'est-à-dire de
l'acte lui-même, dans la mesure où il est objet.
4. La nécessité issue
de la violence s'oppose absolument au volontaire, et une telle nécessité exclut
absolument la faute. Il existe cependant une nécessité mêlée de volontaire, par
exemple lorsqu'un marchand est forcé de jeter à la mer sa cargaison pour éviter
le naufrage du navire; et les actions faites dans une telle nécessité peuvent
avoir raison de faute, dans la mesure où elles ont quelque chose de volontaire.
En effet, les actions de ce genre sont plus volontaires qu'involontaires, comme
le dit le Philosophe dans l'Éthique III, 1.
5. Parfois, on
comprend dans la concupiscence également la volonté désordonnée. Mais si
concupiscence est pris pour ce qui se rapporte à la puissance concupiscible, on
dit que le péché naît de la concupiscence, non que le péché soit principalement
dans la concupiscence elle-même, mais parce qu'elle est une incitation à
pécher. Mais principalement, le péché est dans la volonté, en tant qu'elle
consent à une concupiscence mauvaise.
6. On dit que le
concupiscible est le plus souillé, en ce qui touche la transmission du péché
originel des parents aux enfants, mais cette souillure elle-même vient de la
volonté désordonnée des premiers parents.
7. L'acte de
connaissance, en nous qui recevons des choses notre science, se fait selon un
mouvement qui va des choses vers l'âme. Or les sens sont plus près des choses
sensibles que l'intelligence, et c'est pourquoi il s'ensuit que, comme le sens
reçoit des choses sensibles, de même l'intelligence reçoit des sens. Mais
l'acte de la puissance appétitive se fait selon un mouvement qui va de l'âme
vers les choses, et c'est pourquoi, à l'inverse, le mouvement passe
naturellement de l'appétit supérieur à l'appétit inférieur, comme on le dit
dans le livre de 1'Ame I 10.
8. On dit que l'acte
intérieur est mauvais à cause de l'acte extérieur, comme à cause de son objet
mais la raison de faute reçoit son achèvement dans l'acte intérieur.
9. Ce qui n'est pas
vraiment bon apparaît bon de deux façons: parfois, cela vient effectivement
d'un défaut de l'intelligence, par exemple lorsque quelqu'un a une opinion
fausse touchant une action, comme cela est évident chez celui qui estime que la
fornication n'est pas un péché, ou même chez celui qui n'a pas l'usage de la
raison; une telle défaillance venant de l'intelligence diminue la faute ou même
en excuse totalement. Mais parfois, il n'y a pas défaillance de l'intelligence,
mais plutôt de la volonté: "Tel est un chacun, telle lui semble la
fin", comme il est dit dans l'Éthique III, 13; nous savons en effet
par expérience qu'une chose nous apparaît différemment bonne ou mauvaise,
suivant qu'elle touche ce que nous aimons ou ce que nous haïssons. Et c'est
pourquoi, lorsque quelqu'un est attaché de façon désordonnée à quelque chose,
le jugement de son intelligence est gêné par cette affection désordonnée dans
le choix particulier qu'il doit faire. Et ainsi, le vice n'est pas à titre
principal dans la connaissance, mais dans l'affection. Et c'est pourquoi on ne
dit pas que celui qui pèche ainsi pèche par ignorance, mais en ignorant, comme
il est dit dans l'Éthique III, 3.
Liens transversaux dans l'œuvre de saint Thomas: Somme
Théologique, Ia-IIae, Question 18, article s 8-9.
Objections:
Il semble que oui.
I. Saint Anselme dit en effet dans la
Conception Virginale 4: "Dans leur essence des actes, il n'y a nulle
justice et, pour la même raison, nulle injustice." Or on appelle
indifférent l'acte dans lequel il n'y a ni justice ni injustice. L'espèce d'un
acte est donc neutre.
2. De plus, ce qui
est bon en soi ne peut être mauvais, car ce qui existe par soi dans un être y
existe de façon nécessaire. Or il n'y a pas d'acte qui ne puisse être mal
accompli, même le fait d'aimer Dieu, comme cela est clair chez celui qui aime Dieu
en raison des biens temporels. Aucun acte n'est donc bon en soi ni, pour la
même raison, n'est mauvais en soi. L'espèce d'un acte est alors indifférente,
donc neutre.
3. De plus, puisque
le bien et l'être sont convertibles, c'est du même principe qu'une réalité
tiendra la bonté et l'existence. Or un acte tient son être moral de la volonté,
car s'il n'est pas volontaire, il n'est pas un acte moral. Il tient donc de la
volonté sa bonté et sa malice morales. Par conséquent, il n'est en soi ni bon
ni mauvais, mais neutre.
4. Mais on peut dire
que, bien qu'un acte soit moral dans la mesure où il est volontaire, ce qui est
un caractère commun, il a cependant de soi ce caractère spécial qui est d'être
bon ou mauvais. -On objecte à cela que le bien et le mal sont les différences
des actes moraux. Mais des différences par soi constituent une division du
genre et de la sorte, il ne faut pas que les différences se rapportent à autre
chose qu'au genre. Si donc l'acte tient de la volonté ce caractère commun qui
est d'être moral, il tiendra aussi de cette même volonté d'être bon ou mauvais.
Et de la sorte, il est de soi indifférent et neutre.
5. De plus, un acte
moral est dit bon dans la mesure où il est entouré des circonstances requises,
et mauvais dans la mesure où il est entouré de circonstances qui ne conviennent
pas. Or, comme les circonstances sont des accidents de l'acte, elles sont
étrangères à son espèce. Donc, puisque l'on dit qu'une chose convient par soi à
une autre chose quand elle lui convient selon son espèce, il semble qu'un acte
n'est de soi ni bon ni mauvais, mais neutre.
6. De plus, comme le
blanc et le noir se trouvent en la même espèce humaine, de même le bien et le
mal se trouvent en la même espèce d'acte. En effet, il n'y a pas de différence
selon l'espèce de l'acte à s'unir à sa femme ou à une femme qui n'est pas la
sienne, ce qui apparaît par l'effet: dans les deux cas, en effet, c'est un
homme qui naît; et pourtant, l'un de ces deux actes est bon, l'autre mauvais.
Mais le blanc et le noir ne conviennent pas de soi à l'homme, ni donc le bien
et le mal ne conviennent de soi à l'acte. Et de la sorte, tout acte considéré
en soi est neutre.
7. De plus, un
caractère qui se trouve par soi dans un être ne varie pas si cet être reste
identique numériquement, de même que le pair et l'impair ne sont pas le même
nombre. Or il arrive qu'un seul et même acte numériquement soit bon et mauvais;
en effet, un acte qui est continu est un numériquement, et il arrive que, dans
un tel acte, on trouve d'abord le bien et ensuite le mal, ou l'inverse, par
exemple si quelqu'un commence à se rendre à l'église dans une mauvaise
intention, et qu'en cours de route, son intention se tourne au bien. Le bien et
le mal ne conviennent donc pas par soi à l'acte, et de la sorte, n'importe quel
acte est de soi indifférent.
8. De plus, le mal en
tant que mal est néant. Or ce qui est néant ne peut pas appartenir à la
substance d'une chose qui existe. Donc, puisque l'acte est de l'être, il n'est
pas possible qu'un acte soit en soi mauvais, ni bon par conséquent, parce que
l'acte bon s'oppose à l'acte mauvais, et que les contraires appartiennent au
même genre. On arrive donc à la même conclusion que précédemment.
9. De plus, un acte
est dit bon ou mauvais en raison de son ordonnance à la fin. Or un acte ne
reçoit pas son espèce de la fin, parce que, s'il en était ainsi, il arriverait
que tous les actes seraient de même espèce, puisqu'il arrive que des actes
divers soient ordonnés à une fin unique. Donc le bien et le mal n'appartiennent
pas à l'espèce de l'acte et ainsi, les actes considérés en eux-mêmes ne sont ni
bons ni mauvais, mais neutres.
10. De plus, on ne
trouve pas le bien et le mal seulement dans les actes, mais aussi dans les
autres choses. Or, en elles, ils ne changent pas l'espèce. Ils ne la changent
donc pas non plus dans les actes, et ainsi, ceux-ci ne sont en eux-mêmes ni
bons ni mauvais.
11. De plus, les
actes moraux bons sont appelés des actes vertueux, et les actes mauvais des
actes vicieux. Or le vice et la vertu appartiennent au genre habitus. L'acte
tient donc d'un autre genre d'être bon ou mauvais, et non de soi-même.
12. De plus, ce qui
est premier ne dépend pas des propriétés de ce qui suit. Or un acte est d'abord
naturel avant d'être moral, parce que tout acte moral est un acte, alors que
l'inverse n'est pas vrai. Donc, puisque le bien et le mal appartiennent en
propre à la moralité, ils ne conviennent pas par soi à l'acte en tant qu'acte.
13. De plus, ce qui
est tel naturellement est tel toujours et partout. Or les choses justes et
bonnes ne sont pas telles toujours et partout, car il est juste de faire
certaines choses en un lieu et un moment, et il n'est pas juste de les faire en
un autre lieu ou moment. Rien n'est donc naturellement juste ou bon, ni par
conséquent injuste ou mauvais. Tout acte est donc de soi neutre.
Cependant:
Il y a ce que dit saint Augustin dans le
Discours du Seigneur sur la Montagne II, 28, 59: "Il y a des choses qui ne
peuvent pas être faites avec une âme bonne, comme la débauche, le blasphème et
les autres actes du même genre, qu'il nous est permis de juger." Tous les
actes ne sont donc pas neutres.
Réponse:
Sur ce point, les docteurs anciens eurent
différentes façons de voir. Certains, en effet, ont dit que tous les actes sont
de soi indifférents; ce que d'autres ont nié en disant que certains actes sont
de soi bons, et d'autres de soi mauvais.
Pour rechercher la vérité sur cette
question, il faut considérer que le bien comporte une certaine perfection, dont
la privation est un mal, en usant au sens large de ce terme de perfection, en
tant qu'il comprend en soi la mesure, la forme et l'ordre qui conviennent.
Aussi saint Augustin, dans la Nature du Bien 3 et 4, définit-il la
raison de bien par la mesure, la forme et l'ordre, et la raison de mal par leur
privation. Or il est évident que la même perfection n'est pas propre à tous,
mais qu'elle est diverse pour des êtres divers, que l'on prenne la diversité
qui existe, soit entre des espèces différentes, par exemple entre le cheval et
le boeuf, qui ont une perfection différente, soit entre le genre et l'espèce,
comme entre l'animal et l'homme: quelque chose appartient, en effet, à la
perfection de l'homme qui n'appartient pas à celle de l'animal.
Aussi, il faut entendre autrement le bien
de l'animal et le bien de l'homme, celui du cheval et celui du boeuf; et il
faut en dire autant du mal. Il est évident, en effet, que ne pas posséder de
mains est un mal chez l'homme, mais non chez le cheval ou le boeuf, ou même
chez l'animal en tant qu'animal. Et il faut en dire de même du bien et du mal
dans les actes. Car on considère différemment le bien et le mal dans un acte en
tant qu'il est acte et dans les différents actes particuliers: car, si nous
considérons l'acte en tant qu'acte, sa bonté est d'être une certaine émanation
provenant de la puissance de l'agent, et c'est pourquoi o'est selon la
diversité des agents qu'on envisage différemment le bien et le mal dans les
actes. Or, dans les réalités naturelles, l'acte bon est celui qui est en
harmonie avec la nature de l'agent, l'acte mauvais au contraire, celui qui ne
convient pas à la nature de l'agent. Et de la sorte, il se produit qu'à propos
d'un seul et même acte, le jugement se diversifie suivant le rapport à
différents agents. En effet, le fait d'être attiré vers le haut, par rapport au
feu, est un acte bon, parce qu'il lui est naturel; par rapport à la terre,
c'est un acte mauvais, parce qu'il est contre sa nature; mais par rapport à un
corps mobile en général, il n'a raison ni de bien ni de mal. Mais nous parlons
maintenant des actes de l'homme. Aussi le bien et le mal, dans les actes dont
nous parlons présentement, doivent-ils se prendre par rapport à ce qui est
propre à l'homme en tant qu'homme: c'est la raison. C'est pourquoi le bien et
le mal dans les actions humaines s'évaluent selon que l'acte concorde avec la
raison informée par la loi divine, ou naturelle ment, ou par enseignement, ou
par don infus; aussi Denys dit dans les Noms Divins IV, 32 que le mal,
c'est pour l'âme d'être en opposition avec la raison et, pour le corps, d'être
en opposition avec la nature.
Ainsi donc, si le fait d'être en accord
avec la raison ou en opposition avec elle tient à l'espèce de l'acte humain, il
faut dire que certains actes humains sont de soi bons, et certains de soi
mauvais.
En effet, nous disons que convient par soi
à une chose non seulement ce qui lui convient en raison de son genre, mais
encore ce qui lui convient en raison de son espèce; ainsi raisonnable et non
raisonnable est inhérent par soi aux animaux en raison de leurs espèces, bien
que ce ne soit pas en raison de leur genre qui est d'être animal: en effet,
l'animal en tant qu'animal n'est ni raisonnable ni non raisonnable. Mais si
être en opposition avec la raison ou en accord avec elle n'appartient pas à l'espèce
de l'acte humain, il s'ensuit que les actes humains ne sont par soi ni bons ni
mauvais, mais indifférents, de même que les hommes ne sont de soi ni blancs ni
noirs. C'est donc de ce point de vue que dépend la vérité sur cette question.
Pour en avoir l'évidence, il faut
considérer que, puisque l'acte reçoit son espèce de l'objet, il sera spécifié
selon une certaine raison d'objet par rapport à un principe actif déterminé,
mais cette même raison ne le spécifiera pas si on le rapporte à un autre principe.
En effet, connaître la couleur et connaître le son sont des actes divers selon
leur espèce si on les rapporte au sens, parce que ce sont les objets sensibles
par soi, mais ce ne sont pas des actes divers si on les rapporte à
l'intelligence, parce qu'ils sont saisis par l'intelligence sous une unique
raison commune d'objet, c'est-à-dire d'existant ou de vrai. Et de façon
semblable, le fait de percevoir le blanc et celui de percevoir le noir sont
différents selon leur espèce si on les rapporte à la vue, mais non si on les
rapporte au goût. On peut conclure de là que l'acte de toute puissance reçoit
son espèce de ce qui appartient par soi à cette puissance, mais non de ce qui
lui appartient seulement par accident.
Si donc on considère des objets d'actes humains
qui ont des différences selon un élément qui appartient de soi à la raison, ce
seront des actes différents selon l'espèce en tant qu'actes de la raison, bien
qu'ils ne diffèrent pas selon l'espèce en tant qu'actes d'une certaine
puissance: ainsi, s'unir à sa femme et s'unir à une femme qui n'est pas la
sienne sont des actes ayant des objets différents selon un élément qui
appartient à la raison, car ce qui est sien ou ce qui n'est pas sien est
déterminé selon la règle de la raison; et pourtant, ces différences sont
accidentelles si on les rapporte à la puissance de génération, ou même à la
puissance concupiscible. C'est pourquoi s'unir à sa femme et s'unir à une femme
qui n'est pas la sienne sont des actes qui diffèrent selon l'espèce, en tant
qu'actes de rai son, mais non en tant qu'actes de la puissance de génération ou
du concupiscible. Dans la mesure où ce sont des actes de la raison, ce sont des
actes humains; il est donc ainsi évident qu'ils diffèrent selon l'espèce en
tant qu'actes humains. Il est donc clair que les actes humains tiennent de leur
espèce d'être bons ou mauvais.
Aussi faut-il dire en général que certains
actes humains sont en eux-mêmes bons ou mauvais, et qu'ils ne sont pas tous
indifférents, sauf à les envisager seulement selon leur genre. En effet, de
même qu'on dit que l'animal en tant qu'animal n'est ni raisonnable ni
irraisonnable, de même on peut dire que l'acte humain en tant qu'acte n'a pas
encore raison de bien ou de mal moral, à moins qu'on ne lui ajoute un élément
qui le limite à une espèce encore que cependant, du seul fait qu'il est un acte
humain et, plus profondément, du seul fait qu'il est un acte et, plus
profondément encore, du seul fait qu'il est un être, il ait une certaine raison
de bien, mais non de ce bien moral, qui consiste à être conforme à la raison,
dont nous parlons présentement.
Solutions des objections:
1. Saint Anselme
parle des actes selon leur raison générique, et non selon leur raison
spécifique.
2. Ce qui suit
l'espèce d'un être existe toujours en lui. Donc, puisque l'acte humain reçoit
son espèce de la raison d'objet, selon laquelle il est bon ou mauvais, un acte
ainsi spécifié dans le bien ne peut jamais être mauvais, et un acte spécifié
dans le mal ne peut jamais être bon. Il arrive cependant qu'à un acte bon en
soi, soit ajouté un autre acte mauvais selon un certain ordre, et on dit qu'en
raison de cet acte mauvais, l'acte bon est rendu mauvais, mais non en sorte
qu'il soit mauvais en lui-même: ainsi, faire l'aumône à un pauvre ou aimer Dieu
est un acte bon en soi, mais rapporter un tel acte à une fin désordonnée, la
cupidité ou la vaine gloire, c'est un autre acte mauvais; et cependant ces deux
actes se ramènent à l'unité selon un certain ordre. Or le bien, comme le dit
Denys, tient à la totalité et l'intégrité de la chose, alors que le mal vient
de défauts singuliers. Et c'est pourquoi, quel que soit l'élément qui est
mauvais, de l'acte ou de son ordonnance à la fin, le tout est jugé mauvais;
mais le tout n'est jugé bon que si chacun des deux est bon; ainsi on n'estime
un homme beau que si tous ses membres sont proportionnés, mais on l'estime
laid, même si un seul de ses membres est difforme. Et de là vient qu'un acte
mauvais ne peut être bien accompli car, du fait qu'il est un acte mauvais, il ne
peut être un bien intégral mais un acte bon peut être mal accompli, parce qu'il
n'est pas requis qu'il soit un mal intégral, mais il suffit qu'il soit un mal
particulier.
3. Le fait d'être
volontaire appartient à la raison d'acte humain en tant qu'acte humain. Aussi
ce qui se trouve en lui en tant que volontaire, selon le genre ou selon une
différence, ne se trouve pas en lui par accident, mais par soi.
4. Par là, la
solution de l'objection 4 devient claire.
5. Les circonstances
se comportent par rapport aux actes moraux comme les accidents qui sont
étrangers à l'espèce par rapport aux réalités naturelles. Or l'acte moral,
comme on l'a dit, reçoit son espèce de son objet en tant que rapporté à la
raison. Et c'est pourquoi on dit communément que certains actes sont bons ou
mauvais par leur genre, que l'acte bon par son genre est un acte qui s'applique
à une matière convenable, comme de nourrir un affamé, mais que l'acte mauvais
par son genre est un acte qui s'applique à une matière qui ne convient pas,
comme de s'emparer des biens d'autrui, car on appelle matière de l'acte son
objet. Mais il peut survenir à cette bonté ou à cette malice une autre bonté ou
malice, venant d'un élément extrinsèque que l'on nomme une circonstance, comme
le lieu, le temps, la condition de l'agent ou quelque chose de ce genre, par
exemple si on s'empare de ce qui n'est pas à soi dans un lieu sacré, ou sans
être dans l'indigence, ou autre chose de ce genre. Et bien qu'une telle bonté
ou une telle malice ne soient pas par soi dans l'acte moral considéré en son
espèce, une certaine bonté ou une certaine malice lui conviennent cependant
selon son espèce, parce que, comme on l'a dit plus haut, la raison de bonté est
diverse selon les diverses perfections.
6. Dans une même
espèce, un acte moral peut être bon et mauvais en raison des circonstances
comme, dans la même espèce humaine, il peut y avoir le blanc et le noir.
Cependant, les actes qui sont en soi bons diffèrent par l'espèce des actes qui
sont en soi mauvais, en tant qu'acte moraux, bien que peut-être ils ne
diffèrent pas selon l'espèce en tant qu'actes naturels, comme cela ressort de
ces deux actes, s'unir à sa propre femme et s'unir à une femme qui n'est pas la
sienne.
7. Rien n'empêche
qu'une chose soit identique numériquement selon un genre et que, pourtant,
selon un autre genre, elle diffère, non seulement par le nombre, mais encore
par l'espèce; ainsi, si on a un corps continu blanc en une partie et noir en
l'autre, il est un numériquement en tant que continu, mais il diffère non seulement
numériquement, mais par l'espèce, en tant que coloré. Et de même si, dans un
acte continu, l'intention se porte d'abord sur le bien, puis sur le mal, il en
résulte que c'est un acte numériquement un selon sa nature, mais qui diffère
pourtant selon l'espèce, en tant qu'il est dans le genre moral; encore qu'on
puis se dire également que cet acte conserve toujours la bonté ou la malice
qu'il tient de son espèce, bien que l'acte d'intention vis-à-vis de ce même
acte puisse varier selon diverses fins.
8. De même que, dans
les réalités naturelles, une privation s'ensuit à une certaine forme, ainsi à
la forme de l'eau s'ensuit la privation de la forme de feu, de même, dans le
domaine de la moralité, à l'affirmation d'une mesure, d'une forme ou d'un
ordre, s'ensuit la privation de la mesure, de la forme ou de l'ordre qui
conviennent. Et ainsi, l'acte reçoit son espèce de ce qu'on trouve de positif
en lui, mais il est dit mauvais du fait de la privation qui s'ensuit. Et comme
il convient de soi à l'eau de ne pas être le feu, de même, il convient aussi de
soi et selon son espèce à un tel acte d'être mauvais.
9. Il y a une double
fin, la fin prochaine et la fin éloignée. La fin prochaine de l'acte est
identique à son objet, et c'est d'elle que l'acte reçoit son espèce; de sa fin
éloignée, il ne reçoit pas son espèce, mais l'ordre à cette fin-là est une
circonstance de l'acte.
10. Le bien a raison
de fin; aussi la fin en tant que telle est-elle objet de la volonté. Et comme
les réalités morales dépendent de la volonté, il en résulte que, dans le
domaine moral, le bien et le mal diffèrent selon l'espèce. Il n'en va pas de
même dans les autres domaines.
11. Certains actes
sont appelés vertueux ou vicieux, non seulement du fait qu'ils procèdent d'un
habitus vertueux ou vicieux, mais parce qu'ils sont semblables aux actes qui
procèdent de tels habitus. De là vient que quelqu'un fasse un acte vertueux
avant d'avoir la vertu, mais il le fait cependant autrement une fois qu'il a la
vertu. En effet, avant qu'il ait la vertu, il fait bien des actions justes,
mais n'agit pas justement, et il fait des actions chastes, mais n'agit pas
chastement; mais une fois qu'il a la vertu, il accomplit des actions justes
juste ment et des actions chastes chastement, comme cela ressort de ce que dit
le Philosophe dans l'Éthique II, 4. Il est donc ainsi évident qu'il y a
un triple degré de bonté et de malice dans les actes moraux: le premier,
d'après le genre ou l'espèce de l'acte, par comparaison à l'objet ou matière,
le second venant des circonstances, le troisième de l'habitus qui informe
l'acte.
12. Cette objection
se développe en envisageant l'acte selon se raison générique, selon laquelle il
n'a pas de bonté ou de malice morales; il en a cependant selon son espèce,
comme on l'a dit.
13. Les actions
justes et bonnes peuvent être considérées de deux façons: formellement d'abord,
et à ce point de vue, elles demeurent toujours et partout identiques, parce que
les principes du droit qui sont dans la raison naturelle ne changent pas; d'une
autre façon, matériellement, et ce point de vue, les mêmes actions ne sont pas
justes et bonnes partout et pour tous, mais il faut qu'elles soient déterminées
par la loi. Et cela arrive à cause du caractère changeant de la nature humaine,
et des diverses conditions des hommes et des choses selon la diversité des
temps et des lieux; ainsi, il est toujours juste que, dans l'achat et la vente,
l'échange se fasse selon l'équivalence, mais il est juste que, pour une mesure
de froment en tel lieu ou en tel temps, on donne tant, et qu'en un autre lieu
ou un autre temps, on ne donne pas autant, mais plus ou moins.
Liens transversaux dans l'œuvre de saint Thomas: Somme
Théologique, Ia-IIae, Question 18, article s 8-9; I Commentaire des
Sentences D. 1, Question 3, article 3, ad 3; II Commentaire des
Sentences D. 40, article 5; IV Commentaire des Sentences D. 26,
Question 1, article 4.
Objections:
Il semble que non.
1. En effet, l'être
en tant qu'être est bon; or à l'être s'oppose le non-être, et au bien le mal.
Or, entre l'être et le non-être, il n'y a pas de milieu. Il n'y en a donc pas
non plus entre le bien et le mal. Il est donc nécessaire que tous les actes
soient bons ou mauvais, et qu'aucun ne soit neutre.
2. Mais on peut dire
que l'être et le bien sont convertibles, non dans le domaine moral, mais dans
celui de la nature, et que dans ces conditions, il n'est pas nécessaire que le
bien et le mal soient sans intermédiaire dans le domaine moral.
-On objecte à cela que le bien moral est
un bien plus grand que le bien de nature; il a donc une plus grande opposition
au mal. Si donc le bien de nature s'oppose au mal sans intermédiaire, a
fortiori le bien moral.
3. De plus, le mal ne
s'oppose pas au bien par manière de contraire, parce que le mal ne pose rien,
mais il s'oppose à lui de manière privative. Or les éléments opposés de manière
privative ne comportent pas d'intermédiaire en ce qui touche leur sujet propre;
or le sujet propre du bien et du mal moral est l'acte humain. Tout acte humain
est donc bon ou mauvais, et nul n'est neutre.
4. De plus, l'acte
humain vient de la volonté délibérée; or la volonté délibérée agit toujours en
raison de la fin; tout acte humain est donc fait en raison d'une fin. Or toute
fin est ou bonne, ou mauvaise; l'acte qui tend vers une bonne fin est bon,
celui qui tend vers une mauvaise fin est mauvais. Tout acte est donc ou bon ou
mauvais, et aucun n'est neutre.
5. De plus, toute
opération humaine consiste soit à utiliser, soit à jouir. Or qui conque utilise
une chose le fait soit de façon droite, soit de façon perverse, ce qui est
abuser; et de la même façon, quiconque jouit, jouit soit de Dieu, ce qui est
bien, soit de la créature, ce qui est mal. Donc tout acte humain est ou bon ou
mauvais.
6. De plus, comme le
dit saint Augustin dans les Quatre-vingt-trois Questions Question 24, il
n'existe dans la nature humaine aucun acte fortuit: tout acte, en effet,
possède des causes cachées, même si elles restent ignorées de nous. Or, comme
on a le fortuit dans la nature, il semble qu'on ait la neutralité dans le
domaine moral, ce qui est en dehors de l'intention du bien ou du mal. Aucun
acte moral n'est donc neutre.
7. De plus, tout acte
qui procède de la volonté informée par la charité est méritoire, mais tout acte
qui procède de la volonté sans qu'elle soit informée par la charité est
déméritoire, parce que tous sont tenus de conformer leur volonté à la volonté
divine, surtout quant à la manière de vouloir, en sorte qu'on veuille par
charité ce qu'on veut, comme Dieu; ce que ne peut observer celui qui ne possède
pas la charité. Tout acte donc est méritoire ou déméritoire, et nul n'est
neutre.
8. De plus, nul n'est
damné sinon pour une faute. Or quelqu'un est damné pour n'avoir pas la charité,
comme cela ressort avec évidence en saint Matthieu 22, 12-13 de celui qui fut
exclu des noces parce qu'il n'avait pas la robe nuptiale, qui signifie la
charité. Donc ne pas avoir la charité est un péché, et tout ce qui est fait par
quelqu'un qui n'a pas la charité est déméritoire. Et on en revient ainsi à la
conclusion précédente.
9. De plus, le
Philosophe dit dans l'Éthique VII, 8, que les actions dans le domaine
moral sont comme les conclusions dans les syllogismes: en elles, il y a du vrai
et du faux, et de même, il y a du bien et du mal dans le domaine moral. Or
toute conclusion est vraie ou fausse. Donc tout acte moral est ou bon, ou
mauvais, et la neutralité inopérante.
10. De plus, saint
Grégoire dit dans les Morales VI, 18, 28 que les méchants accomplissent
la volonté de Dieu en cela même qu'ils s'efforcent de s'y opposer; ils
accomplissent donc bien plus encore la volonté de Dieu, ceux qui ne s'efforcent
pas de s'y opposer. Or accomplir la volonté de Dieu, c'est bien. Il s'ensuit
que tout acte est bon, et que nul n'est neutre.
11. De plus, chez qui
possède la charité, pour qu'un acte soit méritoire, il n'est pas requis qu'il
soit rapporté en acte à Dieu, mais il suffit qu'il soit rapporté en acte à
quelque fin convenable, qui est rapportée à Dieu de façon habituelle ainsi, si
quelqu'un voulant entreprendre un pèlerinage pour Dieu achète un cheval sans
penser à Dieu en acte, mais seulement au voyage qu'il avait déjà ordon né à
Dieu, cela est méritoire. Mais il est évident que celui qui possède la charité
s'est ordonné, lui-même et tous ses biens, à Dieu, à qui il s'attache comme à
sa fin dernière; quoi qu'il ordonne donc, ou à lui, ou à quelque chose d'autre
qui lui appartient, il agit de façon méritoire, même s'il ne pense pas à Dieu
de façon actuelle, à moins qu'il n'en soit empêché par le désordre d'un acte
qui ne puisse être référé à Dieu. Mais cela ne peut se produire que s'il y a
péché au moins véniel. Tout acte, chez celui qui possède la charité, est donc
ou bien méritoire, ou bien un péché, et aucun n'est indifférent, et il semble
en aller de même chez les autres.
12. Maison peut dire
qu'un acte peut n'être pas méritoire, ni bien ordonné, du seul fait que
quelqu'un, par négligence ou par quelque entraînement, ne le rap porte pas
promptement à la fin convenable. -On objecte à cela que cette négligence même
est un péché, ou mortel ou véniel; et d'ailleurs, certains péchés véniels se
commettent par entraînement, comme cela ressort avec évidence des premiers
mouvements de la concupiscence. Cela n'exclut donc pas qu'il y ait péché
véniel.
13. De plus, la Glose
de saint Augustin dit, sur la Première Épître aux Corinthiens 3, 12, que celui
qui s'attache aux choses permises plus qu'il ne doit, construit avec du bois,
du foin et de la paille; or celui qui bâtit avec du bois, du foin ou de la
paille pèche; sinon il ne serait pas puni par le feu; donc celui qui s'attache
aux choses permises plus qu'il ne doit pèche. Or quiconque agit s'attache, soit
aux choses permises, soit à celles qui ne le sont pas; si c'est à celles qui ne
sont pas permises, il pèche, et s'il s'attache plus qu'il ne doit aux choses
permises, il pèche également; s'il s'y attache conformément à ce qu'il doit, il
agit bien. Tout acte humain est donc ou bon ou mauvais, et nul n'est neutre.
En sens contraire:
1)11 y a ce que dit
saint Augustin dans le Discours du Seigneur sur la Montagne II, 18, 60:
"Il existe certaines actions intermédiaires qui peuvent s'accomplir avec
une âme bonne et une mauvaise âme, et dont il est téméraire de juger."
2. De plus, le
Philosophe dit que le bien et le mal sont des contraires qui ont un milieu. Il
y a donc un intermédiaire entre le bien et le mal, qui est la neutralité.
Réponse:
Comme on l'a déjà dit plus haut, l'acte
moral, en dehors de la bonté ou de la malice qu'il tient de sa propre espèce,
peut avoir une autre bonté ou une autre malice qui viennent des circonstances,
qui se comportent vis-à-vis de l'acte moral comme des accidents. Or, de même
que l'on considère le genre en sa rai son propre sans les différences, sans
lesquelles il ne peut y avoir d'espèce, de même on considère l'espèce selon sa
raison propre sans les accidents, sans les quels pourtant il ne peut y avoir
d'individu. En effet, il n'appartient pas à la rai son d'homme d'être blanc ou
d'être noir ou de quelque couleur, mais il est cependant impossible qu'il y ait
un homme particulier qui ne soit blanc ou noir ou de quelque couleur. Ainsi
donc, si on parle des actes moraux en les considérant selon leur espèce propre,
on peut les appeler bons ou mauvais par leur genre, mais la bonté ou la malice
qui vient des circonstances ne leur convient pas selon leur genre ou leur
espèce; mais une telle bonté ou malice peut convenir aux actes individuels.
Si nous parlons de l'acte moral selon son
espèce propre, alors tout acte moral n'est pas bon ou mauvais, mais il en
existe d'indifférents, parce que, comme on l'a dit plus haut, l'acte moral
reçoit son espèce de l'objet dans son ordre à la rai son. Or il y a un objet
qui comporte un accord avec la raison, et qui rend l'acte bon par son genre,
ainsi vêtir celui qui est nu; il y a un objet qui comporte une opposition avec
la raison, comme de prendre le bien d'autrui, et cela rend l'acte mauvais par
son genre; et il y a un objet qui ne comporte rien qui soit en accord avec la
raison ni en opposition avec elle, comme de ramasser un brin de paille ou
quelque chose de ce genre, et les actes de cette sorte sont dits indifférents.
Et à ce point de vue, ils ont bien parlé, ceux qui ont divisé les actes en
trois séries, disant que certains sont bons, certains mauvais, certains
neutres.
Si par contre, nous parlons de l'acte
moral dans son individualité, il est alors nécessaire que n'importe quel acte
moral particulier soit bon ou mauvais, en rai son de quelque circonstance. Il
ne peut se produire, en effet, qu'un acte particulier soit posé sans
circonstances qui le rendent lui-même droit ou désordonné; en effet, si une
chose est faite quand il faut, où il faut et comme il faut, etc., l'acte est
ordonné et bon; si au contraire, un de ces éléments fait défaut, l'acte est
désordonné et mauvais. Et ceci peut être considéré surtout pour la circonstance
de la fin, car ce qu'on fait en raison d'une juste nécessité ou d'une pieuse
utilité est fait de façon louable, et l'acte est bon; au contraire, ce qui est
privé de cette juste nécessité et de cette pieuse utilité est réputé vain,
comme le dit saint Grégoire. Or une parole vaine est un péché, et bien plus
encore, un acte vain; il est dit en effet en saint Matthieu 12, 36 "Toute
parole vaine que les hommes auront proférée, ils en rendront compte."
Aussi donc, l'acte bon et l'acte mauvais
sont par leur genre des opposés qui ont un intermédiaire, et il existe un acte
qui, considéré selon une espèce, est indifférent; mais le bien et le mal qui
viennent des circonstances sont sans intermédiaire, parce qu'ils se distinguent
selon une opposition d'affirmation et de négation, c'est-à-dire le fait d'être
ou de ne pas être comme il faut selon toutes les circonstances. Or ce bien et
ce mal sont le propre de l'acte particulier, et c'est pourquoi aucun acte
humain particulier n'est indifférent. Et j'entends par acte humain celui qui
procède de la volonté délibérée, car si on prend un acte venant sans
délibération de la seule imagination, comme se frotter la barbe ou quelque
chose du même genre, cet acte-là est en dehors du domaine moral; aussi ne
participe t-il pas à la bonté ou à la malice morales.
Solutions des objections:
1. Bien que l'être en
tant qu'être soit bon, tout non-être n'est cependant pas un mal, car n'avoir
pas d'yeux n'est pas un mal pour une pierre. Aussi il n'est pas nécessaire que,
si l'être et le non-être sont sans intermédiaire, le bien et le mal soient sans
intermédiaire.
2. L'être et le bien
sont convertibles en général et dans n'importe quel genre; aussi le Philosophe,
dans l'Éthique I, 6, distingue t-il le bien selon les genres d'être.
Mais il est vrai que l'être pris en général n'est pas convertible avec le bien
moral, pas plus du reste qu'avec le bien de nature. Or le bien moral est, d'une
certaine façon, un bien plus grand que le bien de nature, dans la mesure où il
est l'acte et la perfection du bien naturel, encore que, d'une autre façon, le
bien de nature soit encore meilleur, comme la substance par rapport à
l'accident. Mais il est évident que même le bien et le mal de nature ne
s'opposent pas de façon immédiate, parce que tout non-être n'est pas un mal,
alors que tout être est un bien. Aussi l'argument n'est pas concluant.
3. Le bien et le mal
dans le domaine moral s'opposent comme des contraires, et non comme une
privation et un avoir, car le mal suppose quelque chose en tant qu'il suit un
ordre, une mesure ou une forme, comme on l'a dit plus haut; aussi rien
n'empêche qu'ils s'opposent avec un intermédiaire, comme l'établit le
Philosophe. Mais le mal dans la nature suit une privation absolument parlant;
aussi, bien que le bien et le mal de nature ne soient pas sans intermédiaire
absolument parlant, comme on l'a dit, ils sont cependant sans intermédiaire
vis-à-vis de leur sujet propre, comme une privation et un avoir.
4. et 5. On accorde
les objections 4 et 5, car elles envisagent l'acte, non en son espèce, mais
l'acte singulier, tel qu'il vient de la volonté.
6. Dans la nature,
rien n'est fortuit, par relation à la cause première, parce que tout est prévu
par Dieu. Mais certaines choses sont fortuites par rapport à leurs causes
prochaines: avoir une cause, en effet, n'exclut pas le caractère fortuit, mais
c'est d'avoir une cause par soi qui l'exclut, car les choses fortuites sont
celles qui naissent de causes accidentelles. Or, parmi les actes de l'homme, il
y en a qui s'accomplissent en raison d'une fin imaginée mais non délibérée,
comme se frotter la barbe ou autre chose du même genre et, dans le genre moral,
ils se comportent d'une certaine manière comme les actes fortuits dans la
nature, parce qu'ils ne viennent pas de la raison, qui est la cause par soi des
actes moraux.
7. Tout acte qui
procède de la volonté informée par la charité n'est pas méritoire, si on entend
par volonté la puissance; autrement, les péchés véniels seraient méritoires,
péchés que commettent parfois même ceux qui possèdent la charité; mais il est
vrai que tout acte qui procède de la charité est méritoire. Mais que tout acte
qui ne procède pas de la volonté informée par la charité soit déméritoire,
c'est faux absolument, sinon ceux qui sont dans le péché mortel pècheraient en
chacun de leurs actes, et il ne faudrait pas leur conseiller d'accomplir
pendant ce temps tout le bien qu'ils pourraient, et les oeuvres faites par eux
et appartenant au genre des bonnes actions ne les disposeraient pas à la grâce;
toutes assertions qui sont fausses. Mais chacun est tenu de conformer sa
volonté à la volonté divine quant à vouloir tout ce que Dieu veut qu'il
veuille, selon que la volonté de Dieu se fait connaître par ses défenses et ses
préceptes, mais non quant à vouloir par charité, sinon d'après ceux qui disent
que le mode de la charité fait partie du précepte. Et cette opinion est du
reste en partie vraie, autrement on pourrait sans la charité accomplir la loi,
ce qui relève de l'impiété de Pélage; cependant, elle n'est pas entièrement
vraie, parce qu'alors, quelqu'un qui n'aurait pas la charité pècherait de façon
mortelle en honorant ses parents, en raison de l'omission de ce mode, ce qui
est faux. Aussi le mode est compris sous la nécessité du précepte en tant que
le précepte est ordonné à l'obtention de la béatitude, mais non en tant qu'il
est ordonné à éviter la peine; aussi celui qui honore ses parents sans avoir la
charité, ne mérite pas la vie éternelle, mais cependant sans démériter. Cela
montre avec évidence que tout acte humain, même considéré en sa singularité,
n'est pas méritoire ou déméritoire, bien que tout acte soit bon ou mauvais. Et
je dis cela en raison de ceux qui n'ont pas la charité et ne peuvent pas
mériter. Mais pour ceux qui ont la charité, tout acte est méritoire ou
déméritoire, comme on l'a prouvé dans l'objection.
8. Le fait de ne pas
avoir la charité ne mérite pas de peine; en effet, de même que nous ne méritons
pas par les habitus, mais par les actes, de même nous ne déméritons pas par la
seule absence d'un habitus; mais quelqu'un démérite du fait qu'il pose un
obstacle à la charité, par omission ou par action. Et on ne dit pas dans
l'Évangile que cet homme est puni parce qu'il n'avait pas la robe nuptiale,
mais parce que, sans avoir cette robe nuptiale, il était entré au repas sacré
on lui dit, en effet: "Comment es-tu entré ici sans avoir la robe nuptiale
?" Mt., 22, 12.
9. Le vrai et le faux
s'opposent comme l'être et le non-être, car le vrai, c'est lorqu'on dit être ce
qui est, ou ne pas être ce qui n'est pas, le faux, quand on dit être ce qui
n'est pas, ou ne pas être ce qui est. Aussi, de même qu'entre être et ne pas
être, il n'y a pas de milieu, il n'y en a pas non plus entre le vrai et le
faux. Pour le bien et le mal, c'est autre chose, comme cela ressort de ce qu'on
a dit plus haut.
10. Ceux qui
s'efforcent de s'opposer à la volonté de Dieu l'accomplissent malgré leur
intention, tels les Juifs qui, en mettant à mort le Christ, ont réalisé la
volonté de Dieu touchant la rédemption du genre humain, malgré leur intention;
c'est du reste un des exemples qu'avance saint Grégoire. Mais accomplir de la
sorte la volonté de Dieu n'est ni bon ni louable.
11. à 13. Nous
accordons les trois autres objections: elles envisagent, en effet, l'exécution
de l'acte particulier.
Nous accordons aussi les arguments en sens
contraire, car ils envisagent l'acte bon et l'acte mauvais par leur genre.
Liens transversaux dans l'œuvre de saint Thomas: Somme
Théologique, Ia-IIae, Question 72, article 9; IV Commentaire des
Sentences D. 16, Question 3, article 2.
Objections:
Il semble que non.
1. Car si le principe
de l'espèce est intrinsèque, et la circonstance extrinsèque, comme son nom même
l'indique, une circonstance ne donne aucunement son espèce au péché.
2. Mais on peut dire
que ce qui est une circonstance pour un acte considéré en son espèce naturelle
donne son espèce à l'acte dans la mesure où il est moral. - On objecte à cela
que l'objet est à l'acte en général ce que l'objet moral est à l'acte moral. Or
l'objet donne l'espèce à l'acte. Donc l'objet moral la donne à l'acte moral et
non, par conséquent, une circonstance.
3. De plus, le même
acte peccamineux a des circonstances variées. Si donc c'est la circonstance qui
donne l'espèce au péché, il s'ensuit que le même péché appartiendra à des
espèces différentes, ce qui est impossible.
4. De plus, ce qui
est déjà constitué en une espèce ne reçoit pas d'espèce d'un autre élément, à
moins que la première ne soit détruite. Or le vol est déjà constitué dans une
espèce de péché, et l'adjonction de la circonstance, qui consiste à voler dans
un lieu sacré, ou une chose sainte, ne supprime pas la première espèce, parce
que c'est encore un vol. La circonstance dont on parle ne donne donc pas
d'espèce au péché, et pour la même raison, nulle autre non plus.
5. De plus, les
péchés paraissent se diversifier les uns des autres en raison de l'excès ou du
défaut c'est ainsi que l'avarice s'oppose à la prodigalité. Or l'excès et le
défaut paraissent appartenir à une seule circonstance, qui est la quantité. Les
autres circonstances ne diversifient donc pas les espèces des péchés.
6. De plus, tout
péché est volontaire, comme le dit saint Augustin. Or la volonté ne porte pas
sur une circonstance; ainsi, lorsque quelqu'un vole un vase d'or consacré, il
ne s'occupe pas du caractère consacré, mais seulement de l'or. Cette
circonstance ne donne donc pas d'espèce au péché, et pour la même raison, les
autres non plus.
7. De plus, de ce qui
ne demeure pas mais passe aussitôt, on ne peut faire changer l'espèce possédée
d'abord. Or l'acte du péché ne demeure pas, mais passe aussitôt. Une
circonstance ne peut donc pas changer l'espèce d'un péché.
8. De plus, comme il
arrive qu'il y ait défaut en matière morale selon certaines circonstances, de
même dans le domaine de la nature; en effet, des monstres sont produits dans la
nature, parfois en raison de l'étroitesse du lieu, parfois en raison de
l'abondance ou même de la déficience de matière, et pour d'autres causes de cet
ordre; cependant, ce qui naît est toujours identique selon l'espèce. Dans le
domaine moral non plus, les espèces des péchés ne se diversifient donc pas par
défaut de diverses circonstances.
9. De plus, c'est la
fin qui donne l'espèce dans le domaine moral, parce que c'est l'intention qui
fait juger l'acte moral bon ou mauvais. Or la circonstance n'est pas la fin.
Donc la circonstance ne donne pas l'espèce au péché.
10. De plus, le péché
s'oppose à la vertu. Or une circonstance en fait pas varier l'espèce de la
vertu: faire du bien à un clerc ou à un laïc relève de la même vertu de
libéralité ou de miséricorde. Donc une circonstance ne fait pas varier l'espèce
du péché.
il. De plus, si une circonstance change
l'espèce du péché, il faut qu'elle aggrave le péché. Or parfois la circonstance
même qui paraît changer l'espèce ne l'aggrave pas, par exemple si elle est
ignorée ainsi, si quelqu'un s'unit à une femme mariée sans savoir qu'elle est
mariée, il commet un adultère et, pourtant, le péché ne paraît pas en devenir
plus grave, parce que ce qui n'a rien de volontaire n'a en rien raison de
péché. Une circonstance de ce genre ne change donc pas l'espèce du péché.
12. De plus, si la
circonstance précise d'avoir un rapport au sacré donne une espèce au péché,
comme il y a là un vol, il s'ensuit qu'il y a à la fois sacrilège et vol et, de
la sorte, on commet deux péchés en un seul acte. Cela semble ne pas convenir.
13. De plus, comme le
dit le Philosophe dans l'Éthique VII, 8, l'action dans le domaine moral
est comme la conclusion dans le domaine spéculatif. Or une circonstance ne
change pas l'espèce de la conclusion, elle ne fait donc pas non plus changer
l'espèce de l'acte moral, Et de la sorte, elle ne donne pas son espèce au
péché.
14. De plus, comme il
y a des actes moraux, il y a des actes qui relèvent de l'art; or une
circonstance ne fait pas changer l'espèce de l'acte de l'artisan, parce que,
quant à l'espèce de l'art, le lieu, le temps ou le motif pour lequel il fait un
couteau n'ont pas d'importance. Une circonstance ne fait donc pas non plus
changer l'espèce d'un acte moral.
15. De plus, on a
coutume de distinguer ce qui est mal selon le genre, en opposition à ce qui est
mal par les circonstances. Or le mal selon le genre appartient à l'espèce même
du péché, donc le mal qui vient des circonstances n'appartient pas à l'espèce
du péché. Une circonstance ne donne donc pas son espèce au péché.
16. De plus, une
circonstance, dans la mesure où elle est aggravante, rend le mal plus grand. Or
le plus et le moins ne changent pas l'espèce. Donc une circonstance aggravante
ne change pas l'espèce du péché.
Cependant:
1. Si le lieu est une
certaine circonstance, alors le lieu donne son espèce au péché, car on dit
qu'il y a sacrilège si quelqu'un vole dans un lieu consacré. Une circonstance
donne donc son espèce au péché.
2. De plus, si
quelqu'un s'unit à une femme mariée, il commet un adultère, ce qui constitue
une certaine espèce de péché. Or, que la femme soit libre ou mariée, c'est une
circonstance de l'acte. Une circonstance donne donc son espèce au péché.
Réponse:
Pour clarifier cette question, trois
choses sont à considérer: d'abord, d'où le péché tient son espèce;
deuxièmement, ce qu'est une circonstance; et alors, en troisième lieu, la
manière dont la circonstance donne son espèce au péché pourra être manifeste.
Quant au premier point, il faut remarquer
que, puisque l'acte moral est un acte volontaire qui procède de la raison, il
faut que l'acte moral reçoive son espèce selon quelque chose, dans l'objet, qui
est considéré en relation à la raison; et c'est ainsi que l'on a dit dans la
question précédente que s'il s'accorde avec la raison, ce sera un acte bon
selon son espèce, mais s'il est en désaccord avec la raison, ce sera un acte
mauvais selon son espèce.
Or le fait de pas s'accorder avec la
raison, pour un objet considéré, peut faire changer l'espèce du péché de deux
manières: d'une part matériellement, de l'autre formellement. Matériellement,
par opposition à la vertu, car les vertus sont d'espèces différentes selon que
la raison trouve un milieu dans les différentes matières; on a la justice, par
exemple, selon que la raison établit un milieu dans les échanges, les
répartitions et les autres actions du même genre, la tempérance selon qu'elle
l'établit dans les convoitises, la force dans les craintes et les actions
audacieuses, et ainsi de suite.
Et il ne doit sembler inconvenant à
personne que les espèces des vertus se diversifient selon leurs différentes
matières, alors que la diversité de matière est habituellement cause de la
diversité, non pas des espèces, mais des individus, parce que, même dans le domaine
de la nature, la diversité de matière cause la diversité des espèces, lorsque
cette diversité de matière réclame une diversité de formes. De là vient que,
dans le domaine moral aussi, il est nécessaire que des vertus différentes par
l'espèce portent sur des matières différentes, dans les quelles la raison
trouve de diverses façons le milieu; ainsi, dans les convoitises, elle trouve
le milieu en refrénant; aussi la vertu qui s'applique à elles est plus proche
du manque que de la surabondance, comme le montre le nom même de tempérance;
dans les actions audacieuses et les craintes, au contraire, ce n'est pas en
retenant mais plutôt en incitant que la raison trouve le milieu; aussi la vertu
qui s'applique dans ce domaine est plus proche de la surabondance que du
manque, comme le montre le nom même de force; et ainsi du reste.
Ainsi, c'est aussi par opposition aux
vertus que les péchés sont d'espèces différentes selon les différentes
matières, ainsi l'homicide, l'adultère et le vol. Et il ne faut pas dire qu'ils
sont d'espèces différentes selon la différence des préceptes, mais ce sont
plutôt au contraire les préceptes qui se distinguent selon la différence des
vertus et des vices, parce que les préceptes sont là pour que nous agissions
selon la vertu et que nous évitions les péchés.
Mais si certains actes étaient des péchés,
simplement parce qu'ils sont défendus, il serait alors conforme à la raison
que, pour eux, les péchés diffèrent selon l'espèce suivant la différence des
préceptes. Mais, comme il arrive que, touchant une même matière, alors qu'il y
a une seule vertu, il y ait des péchés divers par leur espèce, il faut en
second lieu considérer de façon formelle la différence spécifique des péchés,
dans la mesure où l'on pèche ou par surabondance ou par défaut; ainsi, la
timidité diffère de la présomption, et l'avarice de la prodigalité ou selon
diverses circonstances, ainsi les espèces de gourmandise se distinguent selon
ce qu'on a en ce vers: "Avant l'heure, somptueusement, plus qu'il ne faut,
avidement, avec recherche".
Ainsi donc, après avoir exposé comment les
péchés diffèrent selon l'espèce, il faut considérer ce qu'est une circonstance.
On appelle circonstance ce qui entoure l'acte, considéré comme de l'extérieur,
en dehors de la substance de l'acte. Cela provient d'une première manière de la
cause, soit finale lorsque nous considérons pourquoi on a agi, soit de l'agent
principal quand nous considérons qui a agi, soit de l'instrument lorsque nous
considérons par quel instrument ou par quels moyens on a agi. D'une autre
manière, cela vient de ce qui entoure l'acte comme étant sa mesure, par exemple
quand nous considérons où et quand cela se fait. D'une troisième manière, cela
vient de l'acte lui-même, soit que nous considérions le mode d'agir, par
exemple si on a frappé avec ou sans ardeur, fréquemment ou une seule fois, soit
que nous considérions l'objet ou la matière de l'acte, par exemple si on a
frappé son père ou un étranger, soit encore l'effet qu'on a produit en
agissant, par exemple si en frappant on a blessé ou même tué. Toutes ces
circonstances sont contenues dans ce vers: "Qui, quoi, où, par quels
moyens, pourquoi, comment, quand."
En ce sens toutefois que, dans le
"quoi" soit inclus non seulement l'effet, mais aussi l'objet, en
sorte que l'on comprenne et "quoi" et "sur quoi".
Après avoir vu tout cela, il faut
considérer que, de même que dans les autres domaines, une chose extrinsèque à
l'élément supérieur est intrinsèque à l'élément inférieur, ainsi le fait d'être
raisonnable est en dehors de la raison d'animal,
et appartient cependant à la raison
d'homme, de même un facteur qui est une circonstance par rapport à un acte
considéré en général, ne peut pas être appelé une circonstance par rapport à un
acte considéré davantage en particulier; ainsi, si nous considérons l'acte de
prendre de l'argent, il n'appartient pas à sa raison formelle que cet argent
soit à autrui, aussi cette appartenance à autrui se comporte comme une
circonstance vis-à-vis de l'acte ainsi considéré; par contre, il est de la raison
de vo1 que l'argent soit à autrui, aussi ce n'est pas une circonstance du vol.
Cependant, il n'est pas nécessaire que tout ce qui est en dehors de la raison
de l'élément supérieur appartienne à celle de l'élément inférieur; car, de même
que le fait d'être blanc n'appartient pas à la raison d'animal, de même il
n'appartient pas à la raison d'homme: aussi il a un rapport accidentel à l'un
et l'autre. Et de façon semblable, il n'est pas nécessaire que tout ce qui est
une circonstance d'un acte considéré plus en général constitue une certaine
espèce parmi les actes, mais ce n'est le fait que de ce qui appartient de soi à
l'acte; or on a déjà dit qu'une chose appartient de soi à l'acte moral en tant
qu'elle a un rapport de convenance ou d'opposition avec la raison. Si donc la
circonstance qui s'ajoute ne comporte aucune opposition spéciale avec la
raison, elle ne donne pas d'espèce à l'acte, par exemple se servir d'un objet
blanc n'ajoute rien qui regarde la raison; aussi le fait d'être blanc ne
constitue pas une espèce d'acte moral; mais se servir d'un objet qui appartient
à autrui ajoute un élément qui regarde la rai son: aussi cela constitue une
espèce d'acte moral.
Mais il faut considérer en dernier lieu
qu'une circonstance qui s'ajoute en ayant un rapport avec la raison peut
constituer une nouvelle espèce de péché de deux manières. D'une première
manière, de telle sorte que l'espèce constituée par la circonstance soit
elle-même une espèce du péché qu'on a considéré d'abord en son acte plus
général, que cette espèce de péché soit constituée de façon formelle ou
matérielle; de façon matérielle, ainsi si à ces mots: "se servir d'un
objet qui appartient à autrui", on ajoute "une femme mariée",
cela en fait un adultère; ou de façon formelle, ainsi si je prends le bien
d'autrui dans un lieu sacré, cela devient un sacrilège, qui est une espèce du
vol. Mais parfois, c'est une autre espèce tout à fait différente et sans lien
avec le genre du péché qui est constituée par la circonstance; ainsi, si je
vole le bien d'autrui pour pouvoir accomplir un homicide ou pratiquer la
simonie, l'acte est attiré vers une espèce de péché tout à fait différente. Et
nous trouvons des choses semblables dans d'autres domaines aussi. Car si, en
plus du fait d'être coloré, on considère le fait d'être blanc, on a l'espèce de
qualité qu'on considérait d'abord; mais si, en plus du fait d'être coloré, on
envisage le fait d'être doux, on a une autre espèce de qualité tout à fait
différente. La raison de cette diversité, c'est que, lorsque ce qu'on ajoute
sert de soi à diviser ce à quoi on l'ajoute, il constitue un de ses espèces;
mais, quand il a un rapport accidentel avec lui, il a bien son espèce propre,
et celle-ci n'est pourtant pas une espèce de ce à quoi on l'ajoute: parce que
ce qui advient de manière accidentelle ne devient pas un par soi avec ce à quoi
il s'ajoute. Ainsi donc, la façon dont une circonstance peut constituer une
espèce de péché est claire.
Solutions des objections:
1. Ce que l'on
considère comme une circonstance, et comme extrinsèque par rapport à un acte
envisagé sous un certain aspect, peut être aussi considéré comme intrinsèque
par rapport à l'acte envisagé sous un autre aspect, et lui donner son espèce.
2. De même que l'acte
en général reçoit son espèce de l'objet, ainsi l'acte moral reçoit son espèce
de l'objet moral, sans qu'il soit cependant exclu pour autant qu'il reçoive son
espèce par les circonstances, parce que, de par la circonstance, on peut
considérer dans l'objet comme une condition nouvelle, par laquelle elle donne
son espèce à l'acte; par exemple, si je dis "prendre un objet qui ne
m'appartient pas dans un lieu sacré", on considère ici la condition de
l'objet d'après la circonstance du lieu; et on a cette espèce de vol qu'est le
sacrilège par la circonstance du lieu, et pourtant par la condition de l'objet.
Et il est nécessaire que cela produise de même chaque fois qu'une espèce de
péché constituée par une circonstance se rapporte au péché envisagé d'abord,
comme une espèce à son genre, comme le sacrilège au vol, ou l'adultère à la
fornication. Au contraire, lorsque l'espèce du péché venant de la circonstance
n'est pas une espèce du péché envisagé d'abord, mais est une autre espèce
différente, on peut alors comprendre qu'une circonstance donne l'espèce, non en
tant que résulte d'elle une certaine condition touchant l'objet, mais en tant
que cette circonstance est considérée comme l'objet d'un autre acte qui
s'adjoint; ainsi, si quelqu'un commet l'adultère pour voler, il s'ajoute une
autre espèce de péché en raison de l'acte d'intention tendant à une fin
mauvaise, qui est l'objet de l'intention; et de façon semblable, si quelqu'un
commet un acte qui ne convient pas pendant un temps consacré, ce temps consacré
qui est considéré comme une circonstance par rapport à cet acte inconvenant
fait pendant sa durée, peut être considéré comme objet par rapport à un autre
acte qui s'adjoint, qui consiste à mépriser un temps consacré. Et on peut dire
autant dans les autres cas.
3. Quand la
circonstance constitue une espèce qui se rapporte au péché envisagé d'abord,
comme une espèce à un genre subalterne, il ne s'ensuit pas que le même péché
appartienne à des espèces diverses être homme et être animal n'est pas
appartenir à des espèces diverses, parce que l'homme est vraiment ce qu'est
l'animal; il en va de même du sacrilège et du vol. Mais si la circonstance
constitue une autre espèce différente de péché, il en résulte que le même acte
se trouve sous des espèces différentes de péchés. Et il n'y a pas
d'inconvénient, parce que l'espèce d'un péché n'est pas l'espèce de l'acte
selon sa nature, comme on l'a dit plus haut, mais selon son être moral, qui se
rapporte à la nature de l'acte comme la qualité à la substance, ou plutôt comme
une certaine altération de la qualité au sujet. De même donc qu'il n'y a pas
d'inconvénient à ce que le même corps soit blanc et doux, espèces diverses de
qualité, ni que le même homme soit aveugle et sourd, défauts différents selon
l'espèce, de même il n'y a pas d'inconvénient à ce que le même acte se trouve
en diverses espèces de péché.
4. Et ainsi la
réponse à l'objection 4 est claire.
5. Toute différence
entre les péchés ne se fait pas selon l'excès et le défaut, mais selon la
diversité de la matière, et le défaut ou l'excès dans les diverses circonstances.
Et pourtant, l'excès et le défaut ne s'évaluent pas seulement selon la
quantité, mais selon toutes les circonstances, parce que, que quelqu'un agisse
où il ne faut pas ou quand il ne faut pas et de même pour les autres
circonstances, il y aura excès ou au contraire, il y aura défaut s'il manque en
l'une quelconque des circonstances énoncées plus haut.
6. Bien que la
volonté du voleur ne porte pas de façon principale sur l'objet sacré mais sur
l'or, elle se porte pourtant sur l'objet sacré par conséquence: il préfère
prendre un objet sacré que manquer d'or.
7. Lorsqu'on dit
qu'une circonstance change l'espèce du péché ou le fait passer à un autre
genre, on ne veut pas dire que l'acte qui existait d'abord dans une espèce soit
repris à nouveau et devienne d'une espèce différente, mais qu'un acte qui,
considéré sans circonstances, ne serait pas telle espèce de péché, a cette
espèce de péché avec l'adjonction de la circonstance.
8. Un défaut de
circonstance dans la nature ne change pas l'espèce substantiel le de la nature,
mais change l'espèce de difformité, car autre est l'espèce d'un monstre causée
par l'étroitesse du lieu, et autre celle causée par l'abondance de la matière.
Et de même dans notre question, comme on l'a dit.
9. L'acte moral ne
tient pas son espèce de la fin éloignée, mais de la fin prochaine, qui est
l'objet. Or on a dit que la circonstance donne l'espèce dans la mesure où elle
est l'objet de l'acte, ou qu'il résulte d'elle une condition nouvelle touchant
l'objet.
10. Même dans les
vertus, une circonstance fait passer dans une autre espèce, mais non toute
circonstance: faire de grands frais est un acte de magnificence, mais faire de
grands frais pour construire un temple est un acte de religion.
11. Toute
circonstance qui constitue une espèce de péché est nécessairement aggravante,
parce que, s'il n'y avait pas péché sans cette circonstance, elle fait un péché
de ce qui n'en était pas un; et s'il y avait un péché, elle amène plu sieurs
désordres peccamineux. Mais si une telle circonstance est absolument ignorée,
d'une ignorance qui n'est pas fautive, elle ne constitue pas une espèce de
péché à parler formellement, mais matériellement seulement; par exemple, si
quelqu'un s'unit à une femme mariée qu'il ne croit pas telle, il commet certes
ce qui est un adultère, mais non en tant qu'adultère, puisque la forme de
l'acte moral vient de la raison et de la volonté. Or ce qui est ignoré n'est
pas volontaire. Aussi, s'il s'unissait à la femme d'un autre qu'il croirait
être la sienne, il serait sans péché, comme lorsque Lia fut introduite auprès
de Jacob à la place de Rachel.
12. Si une
circonstance constitue une espèce qui est, vis-à-vis du péché envisagé d'abord,
comme une de ses espèces, comme l'adultère par rapport à la fornication, il n'y
a pas deux péchés mais un seul, de même que Socrate ne possède pas deux
substances du fait qu'il est homme et animal. Mais si une circonstance
constitue une espèce de péché différente, il y aura bien un seul péché en
raison de la substance unique de l'acte, mais il sera multiple en raison des
nombreuses déformations du péché, comme un fruit est une chose unique, à cause
de l'unité du sujet, mais multiple en raison de la diversité de la couleur et
de la saveur.
13. Une ressemblance
entre la conclusion et l'action morale se remarque quand au fait que, de même
que l'acte du syllogisme se termine à la conclusion, ainsi le mouvement de la
raison dans le domaine moral se termine à l'oeuvre; mais il n'y a pas
ressemblance selon tous les points de vue. En effet, les opérations morales
portent sur des cas singuliers, dans lesquels on envisage les diverses
circonstances, alors que les conclusions, dans les questions spéculatives,
proviennent de l'abstraction des cas singuliers. Et cependant, même les
conclusions varient en raison de certaines circonstances qui touchent à la
nature du syllogisme: les conclusions se comportent différemment en matière
nécessaire et en matière contingente et, dans les différentes sciences, le mode
des conclusions est divers.
14. Les actions de
l'art elles-mêmes varient selon les diverses circonstances qui appartiennent à
la nature de l'art: c'est d'une façon différente que l'ouvrier construit une
maison en pierre ou en terre, et aussi dans telle région et dans telle autre.
Mais il faut remarquer que certaines circonstances appartiennent à la rai son
d'acte moral, sans appartenir à la raison d'art, et inversement.
15. Lorsqu'on
distingue le mal qui vient d'une circonstance par opposition au mal selon le
genre, on dit que le mal qui vient d'une circonstance est certes aggravant,
mais qu'il ne fait pas passer à un autre genre de péché.
16. Le plus et le
moins résultent parfois de formes diverses, et dans ce cas, ils font changer
l'espèce, comme si nous disons que le rouge est plus coloré que le jaune; mais
parfois, ils résultent d'une participation diverse de la même et unique forme,
et alors ils ne font pas changer l'espèce, comme si on dit qu'une chose est
plus blanche qu'une autre.
Liens transversaux dans l'œuvre de saint Thomas: Somme
Théologique, Ia-IIae, Question 73, article 7; IV Commentaire des
Sentences D. 16, Question 3, article 2.
Objections:
Il semble que non.
1. Car si le péché
tient sa malice de l'aversion de Dieu, l'événement, lui, se tient du côté de la
conversion au créé. Donc un événement n'entache pas la malice du péché.
2. De plus, si un
événement a en lui-même quelque malice, il constitue une espèce de péché; mais
s'il n'a pas en lui-même une certaine malice, il n'y a aucune raison pour qu'il
aggrave le péché. Il ne peut donc y avoir un événement aggravant qui ne donne
une espèce au péché.
3. De plus, Denys dit
que le bien tient à l'intégrité de la chose, mais que le mal vient de chaque
défaut particulier. Or, en toute circonstance, on considère un défaut
particulier. Il y a donc une certaine espèce de mal et de péché selon chaque
circonstance aggravante.
4. De plus, toute
circonstance aggravante introduit une différence dans la mali ce qui, d'une
certaine manière, est la substance du péché en tant que péché. Or l'élément qui
introduit une différence dans la substance change l'espèce. Toute circonstance
aggravante change donc l'espèce du péché.
5. De plus, c'est par
les mêmes choses que nous croissons et que nous sommes: nous croissons par ce
dont nous nous nourrissons et nous nous nourris sons des éléments dont nous
sommes faits, comme le dit la Génération II, 8. Si donc la malice du péché
s'accroît par une circonstance aggravante, il semble que, par cette même circonstance,
une espèce nouvelle de péché ait l'être.
6. De plus, vertu et
vice s'opposent. Or toute vertu est constituée en son espèce par les
circonstances: en effet, affronter des événements terribles comme il faut, où
il faut et quand il faut, et de même pour les autres circonstances, est le fait
de la force. Le péché reçoit donc aussi son espèce selon chaque circonstance.
7. De plus, le péché
tient son espèce de l'objet. Or l'objet varie en bonté et malice en raison de
n'importe quelle circonstance, du moins aggravante. Toute circonstance
aggravante donne donc une espèce au péché.
8. De plus, sur des
cas semblables, le jugement est le même. Or certaines circonstances donnent
toujours une espèce au péché, comme l'objet qu'on nomme "quoi", et la
fin qui est signifiée par le terme "pourquoi" dans le vers déjà cité.
Donc, pour une raison semblable, toutes les autres circonstances, lorsqu'elles
aggravent le péché, lui donnent une espèce.
Cependant:
Voler beaucoup est plus grave que voler
peu et, pourtant, ce n'est pas une autre espèce de péché. Toute circonstance
aggravante ne change donc pas l'espèce du péché.
Réponse:
Une circonstance se comporte de trois
manières à l'égard de l'acte du péché. Parfois en effet, elle ne change pas
l'espèce ni n'apporte d'aggravation, ainsi frapper un homme revêtu d'un habit
blanc ou rouge. Parfois, elle constitue l'espèce du péché, soit que l'acte
auquel s'adjoint la circonstance soit indifférent par son genre, comme lorsque
quelqu'un ramasse une paille à terre pour mépriser autrui, soit que l'acte soit
bon par son genre, comme lorsque quelqu'un fait l'aumône en vue de la louange
des hommes, soit qu'il soit mauvais par son genre et que la circonstance y
ajoute une autre espèce de malice, comme lorsque quel qu'un vole un objet sacré.
Mais parfois, elle aggrave bien le péché, mais sans constituer une espèce
spéciale de péché, comme lorsque quelqu'un vole beau coup.
Et la raison de cette diversité, c'est que
si la circonstance qui s'ajoute à l'acte est indifférente par rapport à la raison,
elle ne donne pas d'espèce au péché, ni ne l'aggrave: il n'importe en rien à la
raison que celui qui est frappé porte tel ou tel vêtement. Si par contre la
circonstance implique une certaine différence du point de vue de la raison, ou
elle comporte un élément qui s'oppose à la raison directe ment et par soi, et
alors elle donne une espèce au péché, ainsi prendre le bien d'autrui; ou ce
n'est pas directement et par soi qu'elle comporte quelque chose qui s'oppose à
la raison, mais en relation avec ce qui, directement et par soi, s'oppose à la
raison, elle a une certaine opposition à la raison; ainsi prendre quelque chose
en grande quantité ne dit rien qui s'oppose à la raison, mais prendre le bien
d'autrui dit une plus grande opposition à la raison; aussi cette circonstance
aggrave-t-elle le péché, en tant qu'elle vient déterminer la circonstance qui
donnait son espèce au péché.
Et il ne peut y avoir de quatrième
hypothèse, en sorte qu'une circonstance donnerait une espèce au péché sans
l'aggraver, comme on l'a dit plus haut.
Solutions des objections:
1. La conversion dés
vers le bien changeant est cause de l'aversion, et c'est pourquoi les
circonstances qui se tiennent du côté de la conversion peu vent ajouter à la
malice qui vient de l'aversion.
2. La circonstance
qui aggrave le péché sans lui donner d'espèce ne contient pas de soi de malice,
mais elle vient déterminer une autre circonstance qui contient la malice.
3. Un défaut, en
n'importe quelle circonstance, peut causer une espèce de péché, mais on ne
trouve pas toujours ce défaut en toute circonstance prise en soi, mais parfois,
en l'une par rapport à une autre.
4. Une circonstance
aggravante ne change pas toujours l'espèce de malice, mais parfois, sa seule
quantité.
5. De même que ce
dont nous nous nourrissons et qui nous fait croître ne constitue pas toujours
une substance nouvelle, mais parfois conserve ou augmente la substance qui
préexistait, de même il n'est pas nécessaire que les circonstances causent
toujours une nouvelle espèce de péché, mais parfois, elles aggravent l'espèce
préexistante.
6. De même que la
vertu a d'une certaine façon son espèce par les circonstances qui sont
requises, de même le péché par défaut d'une circonstance requise. Ce n'est
cependant pas n'importe quelle circonstance qui cause ce défaut peccamineux,
puisque certaines sont indifférentes, et que certaines viennent en déterminer
d'autres.
7. Une circonstance
aggravante cause, il est vrai, un certain changement de malice en ce qui
concerne l'objet, pas toujours un changement d'espèce, mais parfois seulement
un changement quantitatif.
8. Dans un objet, il
faut envisager de multiples conditions; et rien n'empêche que ce qui est
considéré comme l'objet en une condition soit considéré une circonstance dans
une autre, qui tantôt donne une espèce au péché et tantôt non. Ainsi, le bien
d'autrui est l'objet propre du vol, lui donnant son espèce; ce bien d'autrui
peut être aussi en quantité importante, et cette circonstance ne donne pas son
espèce au péché, mais l'aggrave seulement; ce bien d'autrui peut être aussi
consacré, et cette circonstance constitue une espèce nouvelle de péché; ce bien
d'autrui peut être aussi blanc ou noir, et cette circonstance sera indifférente
du côté de l'objet, ni aggravante, ni non plus constituant une espèce. Il faut
en dire autant de la fin, parce que la fin prochaine s'identifie avec l'objet,
et il faut dire d'elle ce que l'on a dit de l'objet; quant à la fin éloignée,
elle est considérée comme une circonstance.
Liens transversaux dans l'œuvre de saint Thomas: Somme
Théologique, Ia-lIae, Question 88, article 5; IV Commentaire des
Sentences D. 16, Question 3, article 2; De Malo, Question 7, article 4.
Objections:
Il semble que oui.
1. Adam, dans l'état
d'innocence, n'a pu pécher véniellement. Donc tout péché pour lui eût été
mortel. Mais ensuite, tout péché ne fut pas pour lui mortel. Or la spécificité
tient ici à l'événement. Donc un événement transforme à l'infini la gravité du
péché.
2. De plus, c'est une
plus grande faute de rendre peccamineux ce qui ne l'est pas que de rendre
mortel ce qui est véniel. Or c'est ce que fait un événement. Faire du commerce,
en effet, n'est pas un péché et néanmoins, ce l'est pour un clerc, en raison de
la circonstance de personne. A bien plus forte raison donc, une circonstance
peut rendre mortel ce qui est véniel.
3. De plus, s'enivrer
une fois est péché véniel. Mais, comme on le dit, s'enivrer de nombreuses fois
est péché mortel. Donc cette circonstance du nombre de fois rend mortel le
péché véniel.
4. De plus, le péché
commis par véritable malice est dit irrémissible, et non véniel; donc une
circonstance aggrave à l'infini.
5. De plus, saint
Jérôme dit que des sottises dans la bouche du laïc sont des sottises mais que,
dans la bouche du prêtre, ce sont des blasphèmes. Or le blasphème est de sa
nature un péché mortel. Donc la circonstance de personne fait d'un péché véniel
un péché mortel.
Cependant:
Un événement est au péché ce que l'accident
est au sujet. Or, dans un sujet fini, il ne peut y avoir d'accident infini. Un
événement ne peut donc donner au péché une gravité infinie, qui est celle du
péché mortel.
Réponse:
Comme on l'a dit, une circonstance
aggravante constitue parfois une nouvelle espèce de péché, et parfois non. Or
il est évident que péché véniel et péché mortel n'appartiennent pas à la même
espèce, car de même que certains actes sont bons par leur genre et certains
autres mauvais par leur genre, de même certains péchés sont par leur genre
véniels, et d'autres, par leur genre, mortels. Par conséquent, une circonstance
qui aggrave le péché au point de constituer une nouvelle espèce, peut
constituer une espèce de péché mortel, et dans ce cas, elle l'aggrave à
l'infini, comme par exemple si quelqu'un profère une parole drôle pour
provoquer à la luxure ou à la haine. Mais si la circonstance est aggravante
sans constituer une espèce nouvelle de péché, elle ne peut l'aggraver à
l'infini en faisant de ce péché véniel un mortel, parce que la gravité qui
vient de l'espèce du péché l'emporte toujours sur celle qui vient d'une
circonstance qui ne constitue pas une espèce de péché.
Solutions des objections:
1. Lorsqu'on dit
qu'Adam n'a pu pécher véniellement, ce n'est pas parce que ce qui, pour nous,
est péché véniel, eût été pour lui péché mortel. C'est que ces fautes pour nous
vénielles, il n'a pu les commettre avant de pécher mortelle ment. S'il ne
s'était en effet détourné de Dieu par le péché mortel, il n'aurait pu se
trouver en lui aucune déficience, qu'elle soit de l'âme ou du corps.
2. Une circonstance
qui fait un péché de ce qui ne l'est pas constitue l'espèce du péché. Et une
telle circonstance peut encore rendre mortel ce qui est véniel.
3. S'enivrer de
nombreuses fois n'est pas une circonstance constituant l'espèce du péché. C'est
pourquoi, de même que s'enivrer une seule fois est péché véniel, de même aussi
s'enivrer de nombreuses fois, à considérer l'acte en lui-même. Par accident
cependant, et de manière positive, s'enivrer fréquemment peut être péché
mortel, par exemple si, par l'habitude, on arrivait à mettre son plaisir à
s'enivrer, au point de se le proposer au mépris même du précepte divin.
4. Pécher par
véritable malice, c'est pécher par choix, c'est-à-dire de façon volontaire et
en connaissance de cause. Et cela se produit de deux manières d'une part,
lorsque quelqu'un repousse de soi ce qui pouffait le retenir de pécher, par
exemple l'espoir du pardon ou la crainte de la justice divine, et une telle
circonstance constitue l'espèce du péché contre l'Esprit Saint et qui est dit
irrémissible. Cela peut se produire d'autre part par la seule inclination de
l'habitus: une telle circonstance ne constitue pas l'espèce et ne fait pas d'un
péché véniel un péché mortel: en effet, il n'y a pas péché mortel pour
quiconque prononce volontairement et sciemment une parole oiseuse.
5. La circonstance de
personne, même si elle aggrave, ne rend pas mortel ce qui est véniel, à moins
qu'elle ne constitue l'espèce du péché, par exemple si un prêtre agit
contrairement au précepte donné aux prêtres, ou contre son voeu. La parole de
saint Jérôme doit s'entendre par manière d'exagération, ou encore selon
l'occasion, les sottises dans la bouche du prêtre pouvant être pour d'autres
occasion de blasphème.
Liens transversaux dans l'œuvre de saint Thomas: Somme
Théologique, Ia-Ilae, Question 73, article 2; II Commentaire des
Sentences D. 42, Question 2, article 5; III Contra Gentiles chapitre
139.
Objections:
Il semble que oui.
1. Il est dit en
effet dans l'Épître de saint Jacques 2, 10: "Quiconque observe toute la
loi, mais manque sur un point, devient coupable en tous", et saint Jérôme,
commentant le passage de l'Ecclésiaste 9, 18 où il est dit: "Celui qui
manque sur un point perd beaucoup de biens", déclare que celui qui est
soumis à un seul vice l'est à tous. Mais, en dehors du tout, il n'y a rien.
Donc personne ne peut pécher davantage que celui qui se livre à un seul péché,
et ainsi tous les péchés sont égaux.
2. De plus, le péché
est la mort de l'âme. Or, pour ce qui est du corps, une mort n'est pas plus
grande qu'une autre, parce que tout mort est également mort. Donc un péché
n'est pas non plus grand qu'un autre.
3. De plus, la peine
correspond à la faute. Or, en enfer, il y aura une seule peine pour tous les
péchés, conformément à ce que dit Isaïe 24, 22: "Ils seront rassemblés
comme en un faisceau unique, enfermés en prison." Donc la gravité de tous
les péchés est elle aussi identique.
4. De plus, pécher n'est
rien d'autre que transgresser la règle de la raison ou de la loi divine. Mais,
si un juge interdit à quelqu'un de franchir une limite déterminée, le fait
qu'il outrepasse de peu ou de beaucoup la limite fixée est sans importance du
point de vue de la transgression. Donc, pour ce qui est de la transgression du
péché, quel que soit l'acte commis, il n'y a pas de différence, du moment que
n'est pas observée la règle de la raison et de la loi divine.
5. De plus, l'infini
n'est pas plus grand que l'infini. Or tout péché mortel est infini, puisqu'il
s'oppose au Bien infini qu'est Dieu, et c'est pourquoi il mérite une peine elle
aussi infinie. Donc un péché mortel n'est pas plus grand qu'un autre.
6. De plus, le mal
signifie une privation de bien. Mais tout péché mortel prive également de la
grâce, ne laissant rien subsister de celle-ci. Donc tous les péchés mortels
sont égaux.
7. De plus, on parle
de plus et de moins par rapport à quelque absolu: ainsi, une chose est dite
plus ou moins blanche par rapport à ce qui est blanc absolu ment. Mais rien
n'est mauvais absolument au point de manquer de bonté en tout. Donc il n'y a
pas de mal qui soit plus ou moins qu'un autre. Et ainsi tous les péchés sont
égaux.
8. De plus, les
péchés s'opposent aux vertus. Or les vertus sont toutes égales: aussi est-il
dit dans l'Apocalypse 21, 16 que les côtés de la cité sont égaux. Donc tous les
péchés sont égaux eux aussi.
9. De plus, si un
péché est plus grave qu'un autre, il s'ensuit que le péché com mis en matière
importante serait plus grave que celui commis en matière légère, comme si l'on
disait que voler beaucoup est faute plus grave que de voler peu. Mais cela
n'est pas vrai, car il s'ensuivrait que celui qui commet une faute moindre en
commettrait aussi une plus grande: il est dit en effet en saint Luc 16, 10:
"Celui qui pratique l'iniquité dans les petites choses la pratique aussi
dans les grandes." Un péché n'est donc pas plus grave qu'un autre.
10. De plus, le péché
consiste à se détourner du Bien immuable pour se tourner vers un bien passager.
Mais de tels mouvements ne supportent pas le plus et le moins, car l'âme, étant
une réalité simple, se tourne tout entière vers quoi elle se tourne, et tout
entière se détourne de quoi elle se détourne. Donc un péché n'est pas plus grave
qu'un autre.
11. De plus, saint
Augustin dit, dans le traité de la Trinité, que la grandeur du remède
montre la grandeur du péché de l'homme, puisqu'il a dû être détruit par la mort
du Christ. Mais c'est le même remède qui vaut pour tous les péchés. Donc tous
les péchés sont aussi graves.
12. De plus, comme le
dit Denys dans les Noms Divins IV, 30, le bien tient à l'intégrité de la
chose, le mal à des déficiences particulières. Or chaque déficience détruit
cette intégrité, et donc enlève toute raison de bien. Donc un péché n'est pas
plus grave qu'un autre.
13. De plus, la vertu
est une réalité simple, puisque c'est une certaine forme. Si donc elle est
détruite, elle l'est entièrement. Mais c'est là le mal du péché, de détruire la
vertu. Donc tous les péchés sont quant au mal à égalité, puisque chacun détruit
également la vertu.
14. De plus, c'est
une même cause qui fait que quelque chose est tel et l'est davantage; si donc
le blanc est une couleur dissociante de la vision, ce qui est plus blanc le
sera davantage. Mais un acte a raison de péché, selon qu'il se détourne de
Dieu. Et comme ceci est commun à tous les péchés, tous seront égaux.
15. De plus, plus la
personne offensée est de rang élevé, plus le péché est grave ainsi celui qui
frappe le roi pèche plus gravement que celui qui frappe un soldat. Mais en tout
péché, celui qui est méprisé est unique et le même, à savoir Dieu. Donc tous
les péchés sont égaux.
16. De plus, le genre
est participé par ses espèces de façon égale. Or tous les péchés sont du genre
péché. Donc tous sont égaux, et tous les pécheurs le sont à égalité.
17. De plus, le mal
dit privation du bien, et la quantité d'une privation peut s'évaluer à ce
qu'elle laisse demeurer après elle. Or ce qui demeure de bon après chaque péché
est identique demeurent en effet la nature même de l'âme et le libre arbitre
par lequel l'homme peut choisir entre le bien et le mal. Donc un péché n'est
pas plus mal qu'un autre.
18. De plus, les
circonstances sont pour la vertu comme des différences substantielles. Mais si
une différence substantielle est supprimée, toutes le sont, parce que le sujet
est détruit. Comme tout péché supprime une circonstance de la vertu, il les
supprime toutes, et ainsi, un péché ne sera pas plus grave qu'un autre.
Cependant:
1. Il y a cette
parole en saint Jean 19, 11: "Aussi celui qui m'a livré à toi porte un
plus grand péché."
2. De plus, selon
saint Augustin le désir est la cause du péché. Or tous les désirs ne sont pas
égaux. Tous les péchés ne sont donc pas égaux.
Réponse:
Ce fut l'opinion des Stoïciens d'affirmer
que tous les péchés étaient égaux. De là est dérivée l'opinion de certains
hérétiques récents qui affirment qu'il n'y a nulle inégalité, ni parmi les
péchés, ni parmi les mérites, et de façon semblable, ni parmi les récompenses,
ni parmi les châtiments. Or les Stoïciens furent entraînés à professer cette
opinion parce qu'ils estimaient qu'il suffisait, pour qu'une action ait raison
de péché, qu'elle se situe en dehors de la règle de la raison; ainsi, il est
évident que l'adultère est un péché, non parce que s'unir à une femme serait de
soi un mal, mais parce que cela se fait en dehors de la règle de la raison; et
de toute évidence, il en va de même dans les autres domaines. Or le cas est le
même si l'on parle d'agir en dehors de la loi divine, pour ce qui est de cette
question car, dans les deux cas, il s'agit d'une certaine privation. Or la
privation ne paraît pas souffrir de plus et de moins. Aussi, si une action est
mauvaise par la privation d'un élément, il ne semble pas qu'il y ait de
différence à faire, de quelque manière qu'elle se produise, du moment qu'il y a
privation. Ainsi, si un juge a fixé une limite précise à quelqu'un, peu importe
si celui-ci l'a dépassée beaucoup ou peu. Et ils disaient de même que, du moment
que quelqu'un a outrepassé la règle de la raison en péchant, la façon dont il
l'a fait ou la cause pour laquelle il a agi n'importent pas, comme si pécher
n'était rien d'autre que dépasser les limites fixées.
Par conséquent, le principe de solution de
cette question doit se prendre en considérant comment il est possible ou non de
trouver du plus ou du moins dans ce qu'on énonce par manière de privation.
Il faut donc remarquer qu'il existe une
double privation: l'une est la privation pure, comme les ténèbres, qui ne
laissent rien de la lumière, et la mort, qui ne laisse rien de la vie; par
contre, il existe une autre privation qui n'est pas pure, mais qui laisse
quelque chose: ce n'est donc pas seulement une privation, mais encore un
contraire, comme la maladie qui ne retire pas la santé dans sa totalité, mais
seulement pour une part; et tel est aussi le cas de la laideur, de la
dissemblance, de l'inégalité et de la fausseté et de toutes les choses
semblables.
Et il semble que les privations de ce
genre diffèrent des premières en ceci que les premières sont comme en état de
corruption, tandis que les secondes signifient comme un acheminement vers la
corruption. Du fait donc que, dans les premières privations, il y a privation
totale, et que ce qui est dit positivement ne relève pas de la raison de
privation, peu importe, en ces privations, pour quelles causes ou de quelles
manières il y a privation, pour à partir de là, dire qu'on est plus ou moins
privé: celui qui meurt frappé d'une seule blessure n'est pas moins mort que
celui qui meurt frappé de deux ou trois, et la maison n'est pas moins obscure
si la chandelle est voilée par un seul cache ou par deux ou trois. Par contre,
dans les secondes privations, la privation n'est pas totale, et ce qui est dit
positivement est de la raison de ce qu'on dit privativement; c'est pourquoi de
telles privations admettent le plus et le moins, selon la variation de ce qu'on
affirme positivement; ainsi, la maladie est dite plus grave si la cause qui
retire la santé est plus grave ou multiple; et il en va de même pour la laideur
et la dissimilitude, et pour les choses de ce genre.
Il faut donc considérer une certaine
différence entre les péchés. Les péchés d'omission, en effet, à proprement
parler, consistent dans la seule privation du précepte qui est omis, comme on
l'a montré plus haut: aussi, dans le péché d'omission, la condition de l'acte
qui vient s'adjoindre, du fait qu'il est accidentel, ne rend pas ce péché
d'omission à proprement parler plus grave ou moins grave; ainsi, si on ordonne
à quelqu'un d'aller à l'église, on ne considère pas dans le péché d'omission la
proximité ou l'éloignement de l'église, du moment qu'il ne va pas à l'église,
si ce n'est d'un point de vue accidentel, dans la mesure où la différence tenant
à cette circonstance comporterait un mépris plus ou moins marqué. Cela
n'établit pas pour autant l'égalité de tous les péchés d'omission, parce que
les préceptes sont inégaux, soit en raison de l'autorité diverse de celui qui
les édicte, soit en raison de la diversité de leur dignité ou de leur caractère
nécessaire. Par contre, le péché de transgression consiste en la difformité
d'un acte, difformité qui, certes, ne supprime pas dans sa totalité l'ordre de
la raison mais seulement pour une part; par exemple, si quelqu'un mange quand
il ne le doit pas, reste qu'il mange là où il le doit et en raison de quoi il
le doit. Et il n'est pas possible que tant que l'acte subsiste, son rapport à
la raison soit tout à fait supprimé; aussi le Philosophe dit-il dans l'Éthique
IV, 13 que si le mal est total, il devient insupportable et se détruit
lui-même. De même donc que toute difformité corporelle n'est pas égale, mais
que l'une est plus grande que l'autre, dans la mesure où il y a privation plus
importante de ce qui a trait à la beauté ou d'un élément plus important, de la
même manière, toute difformité ou tout désordre d'un acte ne sont pas égaux,
mais l'un est plus grand que l'autre.
Aussi tous les péchés non plus ne sont pas
égaux.
Solutions des objections:
1. La parole de saint
Jacques ne doit pas être comprise au sens où celui qui manque à un précepte de
la loi seulement encourrait une culpabilité aussi grande que s'il les avait
transgressés tous: elle signifie qu'il est coupable d'une certaine manière
d'avoir méprisé tous les préceptes, par mépris non de tous, mais d'un seul.
Celui qui méprise en effet un seul précepte les méprise tous, pour autant qu'il
méprise Dieu de qui tous les préceptes tirent leur autorité. Aussi l'apôtre
ajoute-t-il aussitôt: "Celui qui a dit: tu ne tueras pas, a dit aussi: tu
ne commettras pas l'adultère." Et il faut comprendre de même la parole de
saint Jérôme.
2. La mort de l'âme,
c'est la privation de la grâce par laquelle l'âme était unie à Dieu; or cette
privation de la grâce n'est pas essentiellement la faute elle-même, mais
l'effet de la faute et sa peine, comme on l'a dit plus haut dans la question
sur le mal. Il en résulte que le péché est appelé mort de l'âme, non pas par
essence, mais à titre de cause; mais par essence, le péché est un acte difforme
ou désordonné.
3. Dans le supplice
des damnés, il y a un élément commun à tous, qui correspond au mépris de Dieu,
à savoir la privation de la vue de Dieu et la perpétuité de la peine, et c'est
à ce point de vue-là qu'on les dit "rassemblés en un unique
faisceau"; il y a aussi un élément selon lequel ils diffèrent, qui fait
que certains sont tourmentés plus que d'autres, et sous cet aspect, on dit en
saint Matthieu 13, 30 qu'on les ramasse comme les gerbes d'ivraie pour les
brûler.
4. Celui qui franchit
la ligne qui lui a été prescrite comme limite par le juge ne pèche que parce
qu'il ne se tient pas en deçà de la limite à lui fixée et, de la sorte, son
péché est directement un péché d'omission. Mais s'il lui était directe ment
enjoint de ne pas marcher, il est évident que, plus il avancerait en marchant,
plus il serait puni gravement. Ou on peut répondre autrement que dans les
actions qui ne sont mauvaises que parce que défendues, celui qui n'observe pas
le précepte supprime totalement ce à quoi il est tenu; mais dans les actions
qui sont mauvaises par elles-mêmes, et non pas simplement parce que défendues,
le bien auquel s'oppose le mal n'est pas supprimé en sa totalité, aussi
pèche-t-on d'autant plus gravement qu'on le supprime davantage.
5. Du Bien infini, on
se détourne par un acte fini; le péché est donc essentiellement fini, bien
qu'il ait un certain rapport au Bien infini.
6. Le péché n'est
pas, dans son essence, privation de la grâce: il l'est par manière de cause,
comme il l'a été dit.
7. Dans les
privations, on ne parle pas de plus et de moins selon qu'on se rap proche du
terme, mais plutôt selon qu'on s'en éloigne. C'est pourquoi le Philosophe
prouve en ce même endroit que, du fait qu'il y a du plus ou moins faux, il y a
le vrai absolu. Donc, pour qu'il y ait du plus ou moins dans le mal, il n'est
pas requis qu'il y ait quelque mal absolu, mais qu'il y ait un bien absolu.
8. Toutes les vertus
sont égales, non pas quantitativement, puisque l'Apôtre, dans la Première
épître aux Corinthiens 13, 13, dit que la charité est plus grande, mais
proportionnellement, dans la mesure où chacune se comporte de façon égale
vis-à-vis de son acte propre; c'est comme si on disait que tous les doigts de
la main sont égaux proportionnellement, non pas en quantité. Or les péchés ne
sont pas égaux, pas même proportionnellement, parce qu'ils ne dépendent pas
d'une cause unique comme les vertus, qui dépendent toutes de la prudence ou de
la charité, alors que les racines des péchés sont diverses.
9. Le péché commis en
matière plus importante est plus grand: c'est pourquoi voler un bien supérieur
est un péché plus grave, parce qu'il s'oppose davantage à l'égalité de la
justice. Quant à la parole du Seigneur, elle ne signifie pas que celui qui
commet une iniquité moindre en commettrait une plus grande: beau coup, en
effet, disent une parole oiseuse qui ne diraient pas un blasphème; mais il faut
comprendre qu'il est plus facile d'observer la justice dans les petites choses
que dans les grandes, et donc que celui ne l'observe pas dans les petites ne
l'observerait pas non plus dans les grandes.
10. Bien que l'âme
soit simple dans son existence, elle est multiple dans ses potentialités, non
seulement en tant qu'elle est douée de multiples puissances, mais parce que, selon
une même et unique puissance, elle se rapporte à de multiples objets et peut se
porter vers eux de multiples manières. Il n'est donc pas nécessaire qu'il y ait
égalité dans tous ses mouvements d'aversion et de conversion.
11. Il a fallu
remédier à tous les péchés mortels par la mort du Christ, à cause de la gravité
qui leur vient du mépris du Bien infini; rien cependant n'empêche que Dieu soit
plus méprisé par un péché que par l'autre.
12. Tout péché
supprime l'intégrité du bien, mais non le bien tout entier: au contraire, l'un
le fait plus, l'autre moins, comme il a été dit.
13. Le péché s'oppose
directement à l'acte vertueux, pour lequel de nombreuses circonstances sont
requises. En outre, les vertus sont diverses, et l'une est plus grande que les
autres. Il n'est donc pas nécessaire que tous les péchés soient égaux.
14. L'argument
vaudrait si le péché était uniquement une privation; mais parce qu'il comporte
dans sa notion quelque chose de positif, il est susceptible de plus et de
moins, comme on l'a dit.
15. La grandeur du
mépris ne se mesure pas seulement du point de vue de celui qui est offensé,
mais encore du point de vue de l'acte par lequel on méprise, et cet acte
peut-être plus intense ou plus atténué.
16. Tous les animaux
sont également des animaux en tant qu'animaux, et cependant ils ne sont pas des
animaux égaux: un animal étant supérieur et plus parfait que l'autre. De la
même manière, il n'est pas nécessaire que tous les péchés soient de ce fait
égaux.
17. Après le péché
demeurent et la nature de l'âme et la liberté de la volonté; l'aptitude au bien
par contre est diminuée, et elle l'est plus par tel péché, et moins par tel
autre.
18. Ni pour la vertu
ni pour le péché, les circonstances ne sont comme des différences
substantielles; autrement, toute circonstance constituerait un genre ou une
espèce particuliers de vertu ou de péché: elles sont plutôt comme des
accidents, ainsi qu'on l'a dit plus haut. Par ailleurs, il n'est pas vrai
qu'une différence essentielle étant enlevée, toutes disparaissent: en effet,
une fois enlevé le caractère rationnel, le vivant demeure, comme il est dit au
Livre des Causes I, non, il est vrai, selon une identité numérique, par suite
de la destruction du sujet, mais selon une identité de raison.
Liens transversaux dans l'œuvre de saint Thomas: Somme
Théologique, Ia-IIae, Question 73, article s 4-6; IIa-IIae, Question 20,
article 3.
Objections:
Il semble que non.
1. Car selon saint Augustin
on qualifie de mal ce qui enlève le bien. Ce qui enlève davantage de bien est
donc plus mal. Or le premier péché, même s'il oppose à une vertu moindre,
enlève plus de bien que le second, parce qu'il prive l'homme de la grâce et de
la vie éternelle. Le péché n'est donc pas rendu plus étendu du fait qu'il
s'oppose à une vertu plus grande.
2. De plus, selon
l'Apôtre dans la Première épître aux Corinthiens 13, 13, la charité est plus
grande que la foi et l'espérance. Or la haine, qui s'oppose à la charité, n'est
pas un péché plus grave que l'infidélité et le désespoir, qui s'opposent à la
foi et à l'espérance. Donc un péché n'est pas plus étendu en ce qu'il s'oppose
à un plus grand bien.
3. De plus, le fait
de pécher en le sachant ou sans le savoir est accidentel, par rapport au bien
auquel s'oppose le péché. Si donc un péché était plus grave qu'un autre du fait
qu'il s'oppose à un bien plus grand, il s'ensuivrait que celui qui pèche
sciemment ne pècherait pas plus gravement que celui qui pèche sans le savoir,
ce qui est manifestement faux.
4. De plus, la
grandeur de la peine correspond à la grandeur de la faute. Or on lit que
certains péchés commis contre le prochain sont punis plus sévèrement que des
péchés commis contre Dieu: ainsi le péché de blasphème, qui est un péché contre
Dieu, est puni par la simple lapidation, comme le rapporte le Lévitique 24, 16,
tandis que le péché de schisme fut puni par la mort exceptionnelle d'un grand
nombre, comme le rapportent les Nombres 26, 10. Un péché qui est commis contre
le prochain est donc plus grand qu'un autre commis contre Dieu, alors pourtant
que le péché commis contre Dieu s'oppose à un bien plus grand.
Cependant:
Le Philosophe dit dans l'Éthique
VIII, 10, que comme au bien s'oppose le mal, ainsi au meilleur s'oppose le
pire.
Réponse:
La gravité du péché peut être appréciée à
deux points de vue: d'une part, au point de vue de l'acte lui-même; d'autre
part, au point de vue de l'agent. Au point de vue de l'acte, il y a deux
éléments à considérer: son espèce et ses accidents, que nous avons appelés plus
haut les circonstances. L'acte tient son espèce de l'objet, comme on l'a dit
déjà plus haut.
Donc la gravité qu'un péché tient de sa
propre espèce se prend du point de vue de l'objet ou matière, et selon cette
façon d'envisager les choses, est qualifié de plus grave en son genre le péché
qui s'oppose à un bien plus grand de vertu.
Aussi, comme le bien de la vertu consiste
dans l'ordre de l'amour, comme le dit saint Augustin, et que c'est Dieu que
nous devons aimer par-dessus tout, les péchés qui s'opposent à Dieu, comme
l'idolâtrie, le blasphème et les autres du même genre, doivent être tenus pour
les plus graves selon leur genre.
Quant aux péchés commis contre le
prochain, les uns sont d'autant plus graves que les autres qu'ils s'opposent à
un bien plus élevé du prochain. Or le bien le plus élevé du prochain, c'est sa
personne même, à laquelle s'oppose le péché d'homicide, qui enlève la vie
actuelle de l'homme, et le péché de luxure, qui s'oppose à la vie de l'homme en
puissance, parce que c'est un désordre touchant l'acte de la génération
humaine. De là vient que, parmi tous les péchés commis contre le prochain, le
plus grave selon le genre est l'homicide; en second lieu viennent l'adultère,
la fornication et les péchés charnels de ce genre; en troisième lieu viennent
le vol, le pillage et les péchés de ce genre, qui lèsent le prochain dans ses
biens extérieurs. Et, dans chacun de ces genres, il y a des degrés divers selon
lesquels on doit évaluer la gravité des péchés selon leur genre, dans la mesure
où le bien opposé doit être plus ou moins aimé de charité.
Du point de vue des circonstances, il y a
aussi une gravité dans le péché qui ne lui vient pas de son espèce, mais lui
est accidentelle. D'une façon semblable, du point de vue de l'agent aussi, la
gravité du péché s'évalue selon qu'on pèche plus ou moins volontairement, car
la volonté est la cause du péché, comme nous l'avons dit plus haut. Mais cette
gravité non plus ne revient pas au péché au titre de son espèce.
Et c'est pourquoi, si l'on considère la
gravité du péché selon son espèce, celui-ci se trouve d'autant plus grave qu'il
s'oppose à un plus grand bien.
Solutions des objections:
1. La foi et
l'espérance sont préalables à la charité. Aussi l'infidélité, qui s'oppose à la
foi, et le désespoir, qui s'oppose à l'espérance, sont en opposition totale à
la charité, parce qu'ils l'arrachent en sa racine.
2. Si le fait de
pécher en le sachant ou sans le savoir est accidentel vis-à-vis de tel péché
particulier, comme le vol, envisagé quant à son espèce, quant à sa notion
générique cependant, c'est-à-dire en tant que péché, cela n'est pas accidentel,
parce qu'il appartient à la raison de péché d'être volontaire. C'est pour quoi
l'ignorance, qui diminue le volontaire, diminue aussi la raison de péché.
3. Les peines que
Dieu inflige dans la vie future répondent à la gravité de la faute, aussi
l'Apôtre dit-il dans l'épître aux Romains 2, 2: "Le jugement de Dieu
s'exerce selon la vérité sur les auteurs de pareilles actions." Mais les
peines qui sont infligées en la vie présente, par Dieu ou par les hommes, ne
correspondent pas toujours à la gravité de la faute; parfois en effet, une
faute moindre est punie d'une peine temporelle plus grave pour éviter un danger
supé rieur, car les peines de la vie présente sont infligées comme des remèdes.
Or le péché de schisme est le plus funeste pour les choses humaines, parce
qu'il dissout tout l'ordre de la société humaine.
4. Dans le péché, il
se trouve une double soustraction du bien. L'une est formelle et enlève l'ordre
de la vertu, et à ce point de vue, le fait de pécher pour la première ou la
seconde fois n'a pas d'importance, parce que le second péché peut, dans son
acte, enlever davantage de la vertu que le premier. Et il y a une autre
soustraction du bien, qui est un effet du péché, à savoir la privation de la
grâce et de la gloire; et à ce point de vue-là, le premier péché enlève plus
que le second, mais c'est par accident, parce que le deuxième ne trouve pas ce
qu'a trouvé le premier. Or on ne doit pas porter un jugement sur les choses à
partir de ce qui est accidentel.
Liens transversaux dans l'œuvre de saint Thomas: la,
Question 48, article 4; Ia-IIae, Question 85, article 1; II Commentaire des
Sentences D. 3, Question 3, article 5; D. 34, article 5; III Contra
Gentiles chapitre 12.
Objections:
Il semble que non.
I. En effet, rien de ce qui est diminué
n'est intact. Or, chez les démons, les biens naturels demeurent intacts après
le péché, comme le dit Denys dans les Noms Divins IV, 23. Donc le bien
de la nature n'est pas diminué par le péché.
2. De plus, un
accident ne détruit pas son sujet. Or le mal de la faute réside dans le bien de
nature comme en son sujet. Donc le mal de la faute ne détruit rien du bien de
nature; et ainsi, il ne le diminue pas.
3. Mais on pourrait
dire que le mal de la faute diminue le bien de la nature, non quant à la
substance du sujet, mais quant à son aptitude ou disposition. -On objecte à
cela que la privation n'enlève rien de ce qui lui est commun avec la forme
opposée. Or de même que la substance du sujet est commune à la forme et à sa
privation, de même aussi l'aptitude ou disposition. La privation requiert en
effet dans le sujet l'aptitude à la forme opposée. Donc la privation n'enlève
rien de la disposition du sujet.
4. De plus, être
diminué, c'est pâtir en quelque manière. Et l'on pâtit en recevant, tandis
qu'on agit plutôt en produisant. Donc rien n'est diminué par son acte propre.
Mais le péché consiste en un acte. Donc, par le péché, le bien de nature du
pécheur ne se trouve pas diminué.
5. Mais on pourrait
dire que le péché est l'acte d'une puissance qui, elle, n'est pas diminuée,
mais seulement sa disposition. -On objecte à cela que quelque chose est dit
pâtir, non seulement si on lui enlève quelque chose de sa substance, mais même
si on lui enlève quelque accident: l'eau "pâtit" non seulement lors
qu'elle perd sa forme substantielle, mais même lorsqu'étant chauffée, elle perd
sa froideur. Or la disposition est un accident de la puissance; si donc la
disposition est diminuée, la puissance elle-même pâtira par son acte. Ce qui
paraît impossible, selon ce qui a été dit.
6. De plus, dans le
monde des réalités naturelles, l'agent pâtit. Il ne pâtit pas cependant en tant
qu'il agit, car il agit selon qu'il est en acte, mais il pâtit selon qu'il est
en puissance: ainsi, l'air qui est chaud en acte est refroidi par l'eau en tant
qu'il est froid en puissance; il réchauffe l'eau en tant qu'il est chaud en
acte. Mais c'est une vérité commune pour toute réalité que rien n'est à la fois
en acte et en puissance sous le même rapport: rien donc ne pâtit en tant qu'il
agit. Et donc le pêcheur non plus n'est pas diminué dans son bien naturel par
sa propre action pécheresse.
7. De plus, diminuer
c'est agir. Mais un acte n'agit pas, car alors, on irait à l'infini, puisque
tout ce qui agit cause un acte. Et puisque le péché est un acte, il semble
qu'il ne diminue pas le bien de la nature.
8. De plus, une
diminution étant un certain mouvement, diminuer c'est mou voir. Mais rien ne se
meut soi-même; et ce serait se mouvoir soi-même que d'être mû par sa propre
action. Le pécheur n'est donc pas diminué dans son bien naturel par son action
pécheresse.
9. De plus, le mal
n'agit que par la vertu du bien, dit Denys dans les Noms Divins IV, 32.
Mais le péché ne corrompt pas en vertu du bien, le bien de la nature, car la
vertu du bien a pouvoir non de corrompre, mais plutôt de sauver. Donc le péché
ne diminue pas le bien de la nature.
10. De plus, saint
Augustin dit dans l'Enchiridion 14 que, pour le bien et le mal, la règle
des dialecticiens selon laquelle les opposés ne sont pas ensemble se trouve
fausse. Elle ne se trouverait pas fausse si le mal n'était dans le bien qui lui
est opposé. Le péché est donc dans le bien de nature qui lui est opposé comme
dans un sujet. Mais aucun accident ne diminue son sujet. Donc le péché ne
diminue pas le bien de la nature, même selon qu'il lui est opposé.
11. De plus, si le
péché diminuait le bien de la nature, le libre arbitre, en lequel le péché
réside surtout, se verrait diminué. Mais saint Bernard dit, dans le Libre
Arbitre, que celui-ci ne subit pas de dommage chez les damnés. Donc le bien
de la nature n'est pas diminué par le péché.
12. De plus, si le
péché diminue la disposition naturelle au bien, cela sera, soit du côté du
sujet, soit du côté du bien auquel ce sujet est disposé: la disposition est
considérée en effet comme un milieu entre l'un et l'autre. Or il ne la diminue
pas du côté du sujet, pas plus qu'il ne diminue le sujet lui-même. Et, selon
qu'elle est jointe au bien de la vertu ou de la grâce, cette disposition paraît
appartenir au genre des réalités morales. Ainsi donc, le péché ne diminue
d'aucune manière le bien de la nature.
13. De plus, saint
Augustin dit dans son Commentaire littéral sur la Genèse VIII, 12, 26
que l'infusion de la grâce est comme une illumination, et qu'en conséquence, le
péché est corne un enténébrement de l'esprit. Mais les ténèbres n'enlèvent pas
à l'air sa disposition à recevoir la lumière. Le péché n'enlève donc pas non
plus quelque chose de la disposition à recevoir la grâce.
14. De plus, la
disposition naturelle au bien paraît être la même chose que la justice
naturelle, et la justice est une certaine rectitude de la volonté, comme le dit
saint Anselme dans la Vérité 12. Or la rectitude ne peut être diminuée, car
tout ce qui est droit l'est de manière égale. Donc ce bien de la nature qu'est
la disposition naturelle n'est pas non plus diminué par le péché.
15. De plus, dans
l'immortalité de l'Ame 2, saint Augustin dit qu'une chose étant changée,
ce qui est en elle change aussi; mais une diminution est une espè ce de
changement. Donc, avec la diminution du sujet, diminue l'accident qui est en
lui. Mais la faute est dans le bien de la nature comme dans un sujet. Si donc
la faute diminue le bien de la nature, elle se diminue elle-même, ce qui ne
convient pas.
16. De plus, selon le
Philosophe dans l'Éthique II, 5, il y a dans l'âme trois éléments: la
puissance, l'habitus et la passion. Or la passion n'est pas diminuée par le
péché, au contraire, les péchés les multiplient, aussi parle-t-on des
"passions pécheresses" Rom., 7, 5; d'autre part, l'habitus de la
vertu est totale ment enlevé par le péché, et la puissance demeure entière.
Donc il n'y a dans l'âme aucun bien de nature qui soit diminué par le péché.
Cependant:
1. Il y ace que dit
la Glose sur ce passage de saint Luc 10, 30: "Et, après l'avoir couvert de
plaies, ils s'en allèrent": par les péchés, l'intégrité de la nature
humaine est violée. Or une intégrité n'est violée que par quelque diminution.
Le péché diminue donc le bien de la nature.
2. De plus, saint
Augustin dit dans la Cité de Dieu 12, 6 que le vice est un mal en tant
qu'il nuit à la nature bonne, ce qui ne serait pas s'il n'enlevait quelque
chose. Il diminue donc le bien de la nature.
3. De plus, saint
Augustin dit dans la Musique VI, 5, 14 que par le péché l'âme a été rendue plus
faible. Le bien de la nature est donc diminué en elle par le péché.
4. De plus, la
créature raisonnable se comporte par rapport à la grâce comme l'oeil par
rapport à la lumière. Or l'oeil qui demeure dans les ténèbres devient moins
apte à voir la lumière; donc l'âme qui demeure longtemps dans le péché devient
moins apte à recevoir la grâce. Et de la sorte, le bien de la nature qu'est
l'aptitude est diminué par le péché.
Réponse:
Puisque le fait de diminuer est un certain
agir, il faut examiner de quelles manières on dit qu'une chose agit, pour
savoir comment le péché diminue le bien de la nature.
Est dit au sens propre agir l'agent qui
produit un acte, et de façon abusive ce par quoi l'agent agit; ainsi, c'est le
peintre qui rend la muraille blanche; mais parce qu'il la rend blanche grâce à
la blancheur, on a coutume de dire également que c'est la blancheur qui rend
blanc. Il y a donc autant de manières de dire que ce qui est proprement l'agent
agit, que de dire aussi, de façon abusive, qu'agit ce par quoi l'agent agit. Or
un agent principal est dit faire une chose et par soi et par accident: par soi,
lorsqu'il agit selon sa propre forme; par accident, lorsqu'il agit en écartant
un obstacle; ainsi, le soleil éclaire par soi la maison, mais celui qui ouvre
une fenêtre qui était un obstacle à la lumière l'éclaire par accident. De plus,
on dit que l'agent principal agit directement, et par voie de conséquence;
ainsi celui qui engendre donne directement la forme, et par voie de
conséquence, le mouvement et tout ce qui suit la forme; aussi la cause
génératrice est dite mettre en mouvement les choses lourdes et les légères,
comme il est dit dans les Physiques VIII, 8. Or ce qu'on a dit des
effets positifs, il faut l'entendre de même des effets privatifs: car l'agent
qui corrompt et diminue met en mouvement comme celui qui engendre ou accroît.
Aussi peut-on clairement admettre que, de même qu'on dit que celui qui écarte
ce qui fait obstacle à la lumière éclaire, et qu'éclaire aussi l'action même
d'enlever l'obstacle, encore que ce soit de façon abusive, de même aussi on
dise que celui qui met un obstacle à la lumière obscurcit, et de même
l'obstacle lui-même.
Or de même que le soleil diffuse dans
l'air sa lumière, de même Dieu diffuse la grâce dans l'âme; cette grâce, il est
vrai, dépasse la nature de l'âme, et pour tant, il y a dans la nature de l'âme
et de n'importe quelle créature raisonnable une certaine aptitude à recevoir la
grâce, et lorsqu'elle l'a reçue, elle est rendue forte pour poser les actes
requis. Mais le péché est comme un obstacle qui s'interpose entre l'âme et Dieu,
selon cette parole d'Isaïe 59, 2: "Vos péchés ont fait une séparation
entre vous et votre Dieu." La raison en est la suivante de même que l'air
intérieur d'une maison n'est pas illuminé par le soleil, à moins d'être en
rapport direct avec lui et on appelle obstacle à l'illumination ce qui empêche
le caractère direct de ce rapport, de même l'âme ne peut être illuminée par
Dieu en recevant sa grâce si elle ne se tourne pas directement vers lui. Or le
péché empêche cette conversion, lui qui tourne l'âme en sens contraire, à
savoir vers ce qui est contre la loi de Dieu. Aussi est-il évident que le péché
est un obstacle qui empêche la réception de la grâce.
Or tout obstacle à une perfection ou à une
forme, outre qu'il exclut cette forme et cette perfection, rend le sujet moins
apte ou moins habile à recevoir la forme et par conséquent, il empêche
ultérieurement l'effet de la forme ou de la perfection dans le sujet, et cela
surtout si cet obstacle est une réalité permanente, à l'état d'habitus ou
d'acte. Il est évident, en effet, que ce qui est mû selon un mouvement ne l'est
pas en même temps selon le mouvement contraire, et qu'il est aussi moins apte
et moins habile à être mû selon un mouvement contraire; de même aussi, ce qui
est chaud est moins apte à être froid, car c'est plus difficile ment qu'il
reçoit la marque du froid. Ainsi donc, le péché, qui est un obstacle à la
grâce, chasse non seulement celle-ci, mais rend l'âme moins apte et moins
habile à recevoir cette grâce: et ce faisant, il diminue l'aptitude ou la
disposition à la grâce.
Aussi, comme cette aptitude est un bien de
la nature, le péché diminue le bien de la nature. Et parce que la grâce
perfectionne la nature quant à la volonté et quant aux parties inférieures de
l'âme qui peuvent obéir à la raison, je veux parler de l'irascible et du
concupiscible, on dit que le péché, en chassant la grâce et les ressources
naturelles de ce genre, blesse la nature. Aussi l'ignorance, la mali ce, et les
maux de ce genre sont-ils appelés des blessures de la nature qui découlent du
péché.
Solutions des objections:
1. Le bien de la
nature demeure intact en ce qui concerne la substance du bien naturel mais,
comme on l'a dit, le péché diminue l'aptitude à la grâce, qui est un certain
bien de la nature.
2. Bien qu'un
accident ne détruise pas la substance de son sujet, il peut cependant diminuer
sa disposition à tel autre accident, comme la chaleur diminue la disposition au
froid; et tel est le cas dans notre problème, comme nous l'avons dit.
3. Selon le
Philosophe dans les Physiques III, 2, ce qui est sain en puissance et ce
qui est malade en puissance sont, quant au sujet, identiques, à cause de
l'unique substance de ce sujet, en puissance à l'un et à l'autre état; les
raisons sont néanmoins différentes, car la raison d'une puissance se prend de
l'acte correspondant. Ainsi donc, le péché ne diminue pas la disposition à la
grâce en tant que celle-ci s'enracine dans la substance de l'âme - de la sorte
elle est dans son unité sujet commun des contraires - mais en tant qu'elle se
rapporte au terme opposé, pour autant qu'il est différent.
4. A l'acte moral
concourent les actes de nombreuses puissances de l'âme, dont certaines sont
motrices vis-à-vis des autres; ainsi l'intelligence meut la volonté, et la
volonté meut l'irascible et le concupiscible. Or ce qui meut imprime quelque
chose dans ce qui est mû. Il est clair ainsi que, dans l'acte moral, il n'y a
pas seulement production mais aussi réception et c'est pourquoi quelque chose
peut être causé dans l'agent par les actes moraux: habitus, disposition, ou
même leurs opposés.
5. Nous concédons
cette objection.
6. L'action naturelle
consiste simplement dans une production: c'est pourquoi une telle action ne
cause rien dans l'agent, surtout dans ceux qui sont simples et ne sont pas
composés d'éléments actif et passif, moteur et mû: en effet, pour ceux qui sont
composés de la sorte, le cas paraît le même que pour les actions morales.
7. Si l'on dit que
l'acte agit, c'est de façon abusive, et non proprement, car il est ce par quoi
l'agent agit.
8. Rien ne se meut
soi-même selon qu'il est identique à soi, mais rien n'empêche de se mouvoir
selon des parties diverses, comme cela est patent dans les Physiques
VIII, 10 et c'est ce qui arrive dans l'acte moral, comme on l'a dit.
9. Un bien
particulier corrompt un autre bien particulier par suite de la contrariété
qu'il a à son égard, et ainsi rien n'empêche qu'un mal, agissant en vertu d'un
bien particulier, corrompe un autre bien ainsi le froid "corrompt" le
chaud; c'est de la sorte que le péché corrompt le bien de la justice, en se
tour nant vers quelque bien sans mesure ni ordre, et par conséquent, il diminue
l'aptitude à la justice.
10. Le bien et le mal
peuvent être envisagés d'une double manière; d'une part, selon la raison
commune de bien et de mal: alors n'importe quel mal s'oppose à n'importe quel
bien, et en ce sens, saint Augustin dit que la règle des dialecticiens se
trouve fausse, puisque le mal est dans le bien. Ils peuvent être envisagés
encore selon la raison particulière de tel ou tel bien ou mal alors, n'importe
quel mal ne s'oppose pas à n'importe quel bien, mais celui-ci à celui-là, ainsi
la cécité à la vue, et l'intempérance à la tempérance; et de cette manière, le
mal n'est jamais dans le bien qui lui est opposé, et la règle des dialecticiens
n'est pas ici en défaut.
11. Le libre arbitre
ne subit pas de dommage chez les damnés quant à la liber té, qui n'est ni
confortée ni diminuée, mais il subit un dommage quant à la liber té vis-à-vis
de la faute et du malheur.
12. La disposition à
la grâce se tient totalement du côté de la nature, même en tant qu'elle est
ordonnée au bien moral.
13. Le péché n'est
pas pure privation, comme le sont les ténèbres, mais il est une réalité
positive, et se comporte donc comme un certain obstacle à la grâce mais la
privation même de la grâce, elle, est comme des ténèbres. Or un obstacle
diminue la disposition, comme on l'a dit.
14. La disposition à
la grâce n'est pas identique à la justice naturelle, mais elle est l'ordre du
bien naturel à la grâce. Et néanmoins, il n'est pas vrai que la justice
naturelle ne puisse être diminuée: la rectitude, en effet, peut se trouver
diminuée en tant que ce qui était droit en tout se trouve en partie faussé. Et
la justice naturelle est diminuée en ce sens qu'elle est en partie faussée;
ainsi, en celui qui commet la fornication, la justice naturelle est faussée
quant à la direction des désirs, et ainsi du reste. Chez personne cependant, la
justice naturelle n'est totalement détruite.
15. Ce qui est en
quelque chose en subit le mouvement, pour autant qu'il en dépend, et non pour
autre chose: l'âme, en effet, présente dans le corps, en dépend pour ce qui est
du lieu, mais non pour le fait d'exister, ni pour ce qui est de la quantité, et
c'est pourquoi elle subit par accident un mouvement local du fait du mouvement
du corps, mais elle n'est pas diminuée du fait de la diminution du corps, ni
corrompue du fait de la corruption du corps. Or le mal de faute ne tient pas sa
grandeur du bien de la nature, mais plutôt de l'éloignement vis-à-vis de ce
bien, de même que la maladie se mesure à l'éloignement vis-à-vis de la
disposition naturelle du corps; c'est pourquoi le mal de faute ne diminue pas
avec la diminution du bien de la nature, pas plus que la maladie ne diminue avec
l'affaiblissement de la nature, mais plutôt se renforce.
16. On inclut aussi
dans la puissance cette aptitude ou disposition au bien de la grâce; or, comme
on l'a dit, cette aptitude diminue, tandis que la puissance elle-même ne
diminue pas.
ARTICLE 12: LE PÉCHÉ PEUT-IL CORROMPRE TOUT LE BIEN
NATUREL?
Liens transversaux dans l'œuvre de saint Thomas: Somme
Théologique, Ia, Question 48, article 4; Ia-llae, Question 85, article 2;
II Commentaire des Sentences D. 34, article 5; III Contra Gentiles
chapitre 12.
Objections:
Il semble que oui.
1. En effet, tout ce
qui est fini peut, par une diminution continue, être totalement supprimé. Mais
ce bien naturel qu'est la disposition à la grâce est quelque chose de fini,
puisqu'elle est créée. Si donc elle est diminuée par le péché, comme on l'a
dit, elle peut être totalement supprimée.
2. De plus, le bien
naturel qu'est la disposition à la grâce paraît diminué ou supprimé par le
mouvement d'aversion vis-à-vis de la grâce. Or ce mouvement a une limite, et ne
va pas à l'infini, car la conversion qui lui est opposée a une limite: dans
l'homme, en effet, la charité n'est pas infinie. Donc la diminution du bien
naturel a sa limite, ce qui ne serait pas s'il en demeurait toujours quelque
chose, car le bien naturel de soi est toujours susceptible d'être diminué par
le péché. Il semble donc que le bien de la nature puisse être totalement enlevé
par le péché.
3. De plus, la
privation supprime totalement la disposition: l'aveugle, en effet, n'est plus
d'aucune manière disposé à voir. Mais la faute est une certaine privation. Il
semble donc qu'elle supprime totalement le bien naturel de la disposition.
4. De plus, le péché
est une ténèbre spirituelle, comme le dit saint Jean Damascène. Or les ténèbres
peuvent supprimer totalement la lumière. Donc une faute peut supprimer
totalement le bien.
5. De plus, le bien
de la grâce est au mal de la nature ce que le mal de la faute est au bien de la
nature. Or la grâce peut supprimer tout le mal de la nature, à savoir le foyer
de péché, qui est une inclination à la faute, comme cela est clair chez les
bienheureux. Donc le mal de la faute peut détruire en totalité le bien naturel
qu'est la disposition à la grâce.
6. De plus, la
disposition à la grâce ne peut pas demeurer là où il est impossible d'obtenir
la grâce. Or l'état de damnation auquel conduit la faute entraîne cette
impossibilité. La faute peut donc enlever tout le bien naturel qu'est la dis
position à la grâce.
7. De plus, Denys dit
dans les Noms Divins IV, 35 que le mal est un défaut d'une disposition
naturelle: ce qui, semble-t-il, vaut dans toute sa force pour le mal de faute.
Il semble donc que, par le péché, défaille totalement le bien naturel qu'est la
disposition.
8. De plus, tout ce
qui met une réalité en dehors de son état naturel paraît enlever le bien de la
nature. Or le péché place le pécheur hors de son état de nature saint Jean
Damascène dit en effet qu'en pé l'ange est tombé de ce qui est selon sa nature
dans ce qui est en dehors de celle-ci. Donc le péché enlève le bien de la
nature.
9. De plus, une
privation n'enlève qu'une réalité qui existe. Mais la grâce n'existait pas chez
les anges avant le péché. Donc le péché de l'ange n'a pas enlevé le bien de la
grâce; reste donc qu'il ait enlevé le bien de la nature.
10. De plus, une
diminution est un certain mouvement. Or la partie et le tout n'ont qu'un même
mouvement: ainsi, celui d'une motte et de la terre entière, comme il est dit
dans les Physiques III, 5. Si donc le péché diminue en quelque chose le
bien de la nature, il pourra l'enlever dans sa totalité.
Cependant:
Aussi longtemps que demeure la volonté,
demeure la disposition au bien. Mais le péché ne supprime pas la volonté il
consiste bien plutôt dans le vouloir. Il semble donc que le péché ne puisse
enlever en sa totalité le bien de la nature qu'est la disposition.
Réponse:
Il est impossible que ce bien naturel qui
consiste en l'aptitude ou la disposition à la grâce soit totalement enlevé par
le péché.
Mais une difficulté semble surgir de là,
parce que, comme cette aptitude est finie, il semble que, par une diminution
continue, elle puisse disparaître totale ment.
Certains ont voulu tourner cette
difficulté en prenant la comparaison du fini continu, qui se divise à l'infini
si cette division s'opère selon la même proportion par exemple si, à une ligne
finie on enlève un tiers de sa longueur et, de nouveau, un tiers au reste, et
ainsi de suite, jamais cette division ne s'arrêtera, mais elle pourra se
poursuivre à l'infini. Mais dans notre question, cela n'a pas lieu parce que, à
mesure que se poursuit la division de la ligne selon la même proportion, la
partie retranchée la seconde fois est toujours inférieure à celle retranchée la
première fois, de même qu'est plus grand le tiers du tout que le tiers des deux
parties qui restent, et ainsi de suite; or on ne peut pas dire que le second
péché diminue moins que le premier l'aptitude en question, bien au contraire,
il peut la diminuer également, ou même davantage, si le péché est plus grave.
Et c'est pourquoi, suivant une autre voie,
il faut dire que l'aptitude peut diminuer d'une double façon, d'une part par
soustraction, et d'autre part par l'apport du contraire; par soustraction,
ainsi un corps est apte à réchauffer grâce à la chaleur qu'il possède, aussi
cette aptitude diminue du fait de la diminution de la chaleur; par l'apport
d'un contraire, ainsi l'eau chaude possède une aptitude ou une disposition
naturelle à se refroidir, mais plus on apporte de chaleur, plus cette aptitude
au froid diminue. C'est donc ce second mode de diminution, par apport du
contraire, qui se produit dans les puissances passives et réceptives, mais
c'est le premier dans les puissances actives, bien qu'on puisse trouver d'une
certaine façon les deux modes dans les deux catégories de puissances. Donc,
lorsqu'on a une diminution d'aptitude par soustraction, l'aptitude peut alors
être totalement Supprimée, si ce qui en était la cause est supprimé; par
contre, lorsque l'aptitude est diminuée par l'apport du contraire, il faut
alors examiner si, cet apport du contraire augmentant, il peut ou non corrompre
le sujet. En effet, s'il peut corrompre le sujet, il peut être supprimée
complètement, ainsi la chaleur de l'eau peut augmenter au point de supprimer
l'eau; et dans ce cas, l'aptitude qui résultait de l'espèce de l'eau est
totalement supprimée. Mais si l'apport du contraire, quel que soit son
accroissement, ne peut supprimer le sujet, l'aptitude diminue bien toujours
avec l'accroissement du contraire, mais elle n'est jamais supprimée totalement,
en raison de la permanence du sujet dans lequel une telle aptitude s'enracine;
ainsi, à quelque degré que monte la chaleur, elle ne supprimera pas l'aptitude
de la matière première, qui est incorruptible, à recevoir la forme de l'eau.
Or il est évident que l'aptitude de la
nature raisonnable à la grâce ressemble à celle d'un puissance passive, et
qu'une telle aptitude est une conséquence de la nature raisonnable en tant que
telle. Or on a dit plus haut que la diminution de cette aptitude se produit par
l'apport du contraire, c'est-à-dire lorsque la créature raisonnable se détourne
de Dieu en se tournant vers son contraire.
Il en résulte que, comme la nature
raisonnable est incorruptible et qu'elle ne cesse pas d'exister, quel que soit
le développement du péché, l'aptitude au bien de la grâce est toujours diminuée
par l'apport du péché, sans être cependant jamais supprimée totalement. Et de
la sorte, en notre question, la diminution se poursuit à l'infini en opposition
à un apport, comme à l'inverse, dans les éléments continus, l'apport croît à
l'infini en opposition à la division, lorsque ce qui est retiré à une ligne est
ajouté à l'autre.
Solutions des objections:
1. L'argument
vaudrait si le bien naturel subissait une diminution par mode de soustraction,
comme on l'a déjà dit.
2. Les mouvements de
conversion et d'aversion ont une limite définie lorsqu'ils parviennent à
l'acte, car il n'est pas de conversion ni d'aversion infinie en acte. Mais il
n'y a pas de limite pour ce qui est en puissance, car les mérites aussi bien
que les démérites peuvent se multiplier à l'infini.
3. La privation qui
supprime la puissance supprime totalement la disposition -ainsi la cécité, qui
supprime la puissance visuelle, si ce n'est peut-être que l'aptitude ou la
disposition demeurent dans la racine de la puissance, c'est-à-dire dans
l'essence de l'âme. La privation qui supprime l'acte n'enlève pas, elle, la
disposition, et telle est la privation de la grâce, comme le sont aussi les
ténèbres, qui sont la privation de la lumière dans l'air. Le péché, d'ailleurs,
n'est pas la privation même de la grâce, mais un obstacle à celle-ci, par quoi
on en est privé, comme il a été dit plus haut.
4. Les ténèbres
suppriment la lumière qui leur est opposée, mais non pas l'aptitude à la
lumière qui est dans l'air et, de façon semblable, le péché exclut la grâce,
mais non l'aptitude à la grâce.
5. La pente au mal,
qu'on appelle le foyer de péché, n'est pas une conséquence de la nature comme
l'est la disposition au bien, mais elle résulte de la corruption de la nature,
qui vient de la faute; et c'est pourquoi le foyer de péché peut être enlevé
totalement par la grâce, mais non le bien de la nature par la faute.
6. L'impossibilité
d'obtenir la grâce, qui existe chez les damnés, ne vient pas de la soustraction
totale de disposition naturelle au bien, mais de l'obstination de la volonté
dans le mal, et de la sentence divine immuable de ne jamais leur accorder la
grâce.
7. Le défaut de
l'aptitude naturelle ne doit pas se comprendre au sens où l'aptitude naturelle
tout entière serait défaillante, mais au sens où elle perd de sa perfection.
8. Et on répond
pareillement à l'objection 8 que le péché ne place pas totale ment en dehors de
l'état de la nature, mais en dehors de sa perfection.
9. Une privation
enlève non seulement une réalité existante, mais aussi les aptitudes
naturelles: quelqu'un, en effet, peut être privé de ce qu'il n'a jamais eu, du
moment qu'il était naturellement fait pour l'avoir. Et cependant, il n'est pas
vrai que les anges n'eurent pas la grâce au point de départ de leur création:
c'est au même instant, en effet, que Dieu
en eux fonda la nature et accorda la grâce, comme le dit saint Augustin dans la
Cité de Dieu XII, 9.
10. L'argument
vaudrait si la diminution en question s'opérait par soustraction de partie.
Liens transversaux dans l'œuvre de saint Thomas: la,
Question 48, article 6; Question 49, article 2; Ia-Ilae, Question 79, article
1; II Commentaire des Sentences D. 34, article 3 D. 37, Question 2,
article 1; III Contra Gentiles chapitre 162; Commentaire des Romains
chapitre 1, lect. 7.
Objections:
li semble que oui.
1. A cet égard,
l'Apôtre dit dans l'épître aux Romains 1, 28: "Dieu les a livrés à leur
sens réprouvé pour faire ce qui ne convient pas"; la Glose tirée de la
Grâce et le Libre Arbitre de saint Augustin 21, 43 dit: "Il est
évident que Dieu agit dans le coeur des hommes en inclinant leur volonté à ce
qu'il veut, soit en bien soit en mal." Or l'inclination de la volonté au
mal est le péché. Donc Dieu est cause du péché.
2. Mais on peut dire
que l'inclination de la volonté au mal est dite causée par Dieu à titre de
peine: d'où, au même passage, la mention du jugement de Dieu. -On objecte à
cela qu'une même chose ne peut être à la fois, sous le même rapport, une peine
et une faute, comme on l'a dit plus haut Question I, art. 4 et 5, car la peine,
de soi, répugne à la volonté; tandis que la faute, de soi, est volontaire. Or
l'inclination de la volonté appartient à la notion de volontaire. Si donc Dieu
incline la volonté au mal, il semble qu'il soit, lui aussi, cause de la faute
en tant que telle.
3. De plus, de même
que la faute s'oppose au bien de la grâce, ainsi la peine s'oppose au bien de
la nature. Mais le fait pour Dieu d'être cause de la nature ne l'empêche pas
d'être cause de la peine. Et donc le fait d'être cause de la grâce ne l'empêche
pas non plus d'être cause de la faute.
4. De plus, tout ce
qui est cause d'une autre cause est aussi cause de ce qui est causé par elle.
Or le libre arbitre, qui est cause du péché, a Dieu pour cause. Donc Dieu est
cause du péché.
5. De plus, ce à quoi
incline une puissance donnée par Dieu est causé par lui. Or certaines
puissances données par Dieu inclinent au péché: ainsi l'irascible à l'homicide,
et le concupiscible à l'adultère. Dieu est donc cause du péché.
6. De plus, quiconque
incline sa volonté ou celle d'un autre vers le mal est cause du péché, par
exemple si un homme, faisant l'aumône, incline sa volonté dans le sens de la
vaine gloire. Mais Dieu incline la volonté de l'homme vers le mal, comme on l'a
dit déjà. Il est donc cause du péché.
7. De plus, Denys dit
dans les Noms Divins IV, 30 que les causes des maux sont en Dieu. Mais
elles n'y sont pas de façon inactive. Dieu est donc cause des maux, parmi
lesquels on compte les péchés.
8. De plus, saint
Augustin dit dans la Nature et la Grâce 26 que la grâce est en l'âme comme une
lumière par laquelle l'homme opère le bien, et sans laquelle le bien ne peut
être opéré. De la sorte, la grâce est donc cause du mérite; et donc, à
l'opposé, la soustraction de la grâce est cause du péché. Mais c'est Dieu qui
retire la grâce. Dieu est donc aussi cause du péché.
9. De plus, saint
Augustin dit dans les Confessions II, 7: "C'est à ta grâce que
j'attribue tout le mal que je n'ai pas fait." Or l'homme n'aurait pas à
imputer à la grâce le mal qu'il n'a pas fait si, sans la grâce, il lui était
possible de ne pas pécher. Le péché n'est donc pas la cause pour laquelle un
homme est privé de la grâce, mais c'est bien plutôt la privation de la grâce
qui est la cause du péché; et ainsi, il s'ensuit comme précédemment que c'est
Dieu qui est la cause du péché.
10. De plus, tout ce
qui est dit à la louange de la créature doit être au premier chef attribué à
Dieu. Or, dans l'Ecclésiastique 31, 10, il est dit à la louange de l'homme
juste: "Il a pu commettre la transgression et ne l'a pas fait." A
plus forte raison, cela est donc vrai de Dieu. Dieu peut donc pécher et, par
conséquent, être cause de péché.
11. De plus, le
Philosophe dit dans les Topiques IV, 5: "Dieu et l'homme vertueux sont
capables de faire de mauvaises actions", ce qui est pécher. Dieu peut donc
pécher.
12. De plus, la
conséquence est bonne: "Socrate peut courir s'il le veut; donc, absolument
parlant, il peut courir." Or la proposition suivante est vraie:
"Dieu peut pécher s'il le veut",
puisque le fait même de vouloir pécher, c'est pécher. Donc, absolument parlant,
Dieu peut pécher. Et on a la même conclusion que précédemment.
13. De plus, celui
qui fournit l'occasion d'un dommage semble être l'auteur de ce dommage. Mais
c'est Dieu qui a fourni à l'homme l'occasion de pécher, par le précepte qu'il
lui a donné, ainsi qu'il est dit dans l'épître aux Romains 7, 7-8. Dieu est
donc cause du péché.
14. e plus. le mal
ayant pour cause le bien, il semble que le mal le plus grand ait pour cause le
bien le plus grand. Mais le mal le plus grand est la faute, qui rend mauvais
l'homme ou l'ange, qui étaient bons. Elle est donc causée par le bien le plus
grand, qui est Dieu.
15. De plus, c'est au
même qu'il revient de donner la domination et de l'enlever. Or c'est Dieu qui
donne à l'âme la domination sur le corps, et c'est donc aussi à lui de
l'enlever. Or c'est par le péché seulement qu'elle est enlevée, lequel soumet
l'esprit à la chair. Dieu est donc cause du péché.
16. De plus, ce qui
est la cause d'une nature quelconque est cause de son mouvement propre et
naturel. Mais Dieu est cause de la nature de la volonté. Or le mouvement propre
et naturel de la volonté, c'est l'aversion à l'égard de Dieu, de même que le
mouvement propre et naturel d'une pierre est de descendre, comme le dit saint
Augustin dans le Libre Arbitre I, 6. Donc Dieu est cause de cette
aversion. Et de la sorte, puisque c'est en elle que consiste la raison de
faute, il semble que Dieu soit cause de la faute.
17. De plus, celui
qui commande le péché est cause du péché. Mais il se trouve que Dieu a commandé
le péché, comme il est dit au Livre des Rois 3, 22, 22 où, l'esprit de mensonge
ayant dit: "J'irai et je serai un esprit de mensonge dans la bouche des
prophètes", le Seigneur a dit: "Va, et fais ainsi", et, en Osée
1, 2, il est dit que le Seigneur demanda à Osée de prendre une femme de
fornication, et d'en avoir des fils de fornication. Dieu est donc cause du
péché.
18. De plus, c'est au
même qu'il appartient d'agir et de pouvoir car, comme le dit le Philosophe, à
qui la puissance, à lui l'action. Mais Dieu est la cause du fait de pouvoir
pécher. Il est donc la cause du fait de pécher.
Cependant:
1. Saint Augustin dit
dans les Quatre-vingt-trois Questions Question 3 et 4 que l'action de
Dieu ne rend pas l'homme plus mauvais. Or le péché rend l'homme plus mauvais.
Donc Dieu n'est pas l'auteur du péché.
2. De plus, saint
Fulgence dit que Dieu n'est pas l'auteur de ce qu'il punit. Or Dieu punit le
péché. Donc il n'en est pas l'auteur.
3. De plus, Dieu
n'est la cause que de ce qu'il aime, puisqu'il est dit au Livre de la Sagesse
11, 25: "Tu aimes tous le êtres, et tu ne hais rien de ce que tu as
fait." Or Dieu hait le péché, selon ce texte de la Sagesse 14, 9:
"Dieu hait pareillement l'impie et son impiété." Dieu n'est donc pas
l'auteur du péché.
Réponse:
On peut être cause du péché de deux
manières: d'une part, en péchant soi-même, ou bien en faisant qu'un autre
pèche. Ni l'une ni l'autre de ces deux manières ne peut convenir à Dieu.
En effet, que Dieu ne puisse pas pécher,
cela est clair, à la fois par ce qu'est le péché en général, et par la raison
propre du péché moral, qu'on appelle la faute. Car le péché au sens général,
tel qu'on le rencontre dans les domaines de la nature et de l'art, vient de ce
qu'on n'atteint pas dans son action la fin pour laquelle on agit. Cela provient
d'un défaut du principe actif: ainsi, si le grammairien n'écrit pas d'une
manière correcte, cela vient d'un défaut de son art, si toutefois il a
l'intention d'écrire correctement; et si la nature défaille dans la formation
d'un animal, comme cela a lieu dans la naissance des monstres, cela vient d'une
déficience de la puissance active de la semence. Entendu d'autre part au sens
précis qu'il a dans le domaine moral, le péché a raison de faute, et provient
de ce que la volonté déchoit de la fin requise, du fait qu'elle se porte sur
une fin indue. Or en Dieu, ni le principe actif ne peut se trouver en défaut,
car sa puissance est infinie, ni la volonté déchoir de la fin requise, puisque
cette volonté même, qui s'identifie avec sa nature, est la bonté souveraine,
qui est la fin ultime et la règle première de toutes les volontés: aussi est-ce
de façon naturelle que sa volonté adhère au souverain bien et qu'elle ne peut
s'en écarter, pas plus que l'appétit naturel d'un être quelconque ne peut
manquer de tendre vers le bien qui lui est naturel. Ainsi donc, Dieu ne peut être
cause du péché en péchant lui-même.
De façon semblable, il ne peut être cause
du péché en faisant pécher autrui. Car le péché, dans l'acception qui est la
nôtre présentement, consiste, pour la volonté créée, à se détourner de la fin
dernière. Or il est impossible que Dieu fasse qu'une volonté se détourne de la
fin dernière, étant donné que cette fin dernière, c'est lui-même. Car il est
nécessaire que ce que l'on rencontre en général dans tous les agents créés ne
se réalise que par imitation du premier agent qui confère à tous sa
ressemblance, selon qu'ils peuvent la recevoir, comme le dit Denys dans les
Noms Divins IX, 6. Or il se trouve que chaque agent créé, grâce à son
action, attire en quelque sorte à lui-même d'autres réalités en les rendant
semblables à lui, soit par une similitude de forme, comme lorsque le corps
chaud réchauffe, soit en les tournant vers sa propre fin; ainsi l'homme, grâce
au commandement, meut les autres à la fin qu'il poursuit. Il convient donc à
Dieu de tourner tous les êtres vers lui-même et, par conséquent, de n'en
détourner aucun de lui. Et il est lui-même le souverain bien. Aussi ne peut-il
être la cause de ce que la volonté se détourne du souverain bien, ce en quoi
consiste la faute, dans le sens où nous en parlons actuellement.
Il est donc impossible que Dieu soit la
cause du péché.
Solutions des objections:
1. On dit que Dieu
livre certains à leur sens réprouvé ou incline leur volonté au mal, non pas
certes en agissant ou en mouvant, mais plutôt en abandonnant ou en n'empêchant
pas; ainsi, on dirait de quelqu'un qui ne donne pas la main à celui qui tombe,
qu'il est cause de sa chute. Cela, Dieu le fait par un juste jugement, parce
qu'il n'accorde pas à certains le secours qui les préserverait de la chute.
2. Et par là apparaît
aussi la solution à l'objection 2.
3. La peine s'oppose
à un bien partIculier. Il n'est pas contre la raison du souverain bien
d'enlever un bien particulier, puisque le bien particulier est remplacé par un
autre bien qui est parfois meilleur, ainsi la forme de l'eau enlevée par
l'application de la forme du feu; de façon semblable, le bien d'une nature
parti culière est enlevé par la peine par laquelle sera procuré un bien
meilleur, c'est-à-dire le fait que Dieu établisse dans les êtres l'ordre de sa
justice. Mais le mal de la faute est constitué par le fait de se détourner du
souverain bien, dont ce souverain bien ne peut détourner. Il en résulte que
Dieu peut être cause de la peine, mais pas de la faute.
4. L'effet de ce qui
est causé se rapporte à sa cause dans la mesure précisément où il est causé.
Mais, si quelque chose procède de ce qui est causé sans que ce soit sous le
rapport précis où il est causé, il n'est pas nécessaire de le rapporter à la
cause: ainsi, le mouvement de la jambe est causé par la puissance motrice de
l'animal qui la meut, mais la déviation de la démarche ne vient pas de la jambe
en tant qu'elle est mue par la puissance motrice, mais en tant que son défaut
l'empêche de recevoir comme il convient l'influx de la puissance motrice; et c'est
la raison pour laquelle la claudication n'est pas causée par la puissance
motrice. Le péché est donc, d'une semblable manière, causé par le libre
arbitre, précisément en tant qu'il s'écarte de Dieu. De la sorte, il n'est pas
nécessaire que Dieu soit cause du péché, bien qu'il soit cause du libre
arbitre.
5. Les péchés ne
proviennent pas de l'inclination de l'irascible ou du concupiscible en tant que
ces puissances sont établies par Dieu, mais en tant qu'elles d de l'ordre qu'il
a établi, elles ont été établies dans l'homme en sorte d'être soumises à la
raison. Donc, lorsqu'elles inclinent au péché, en dehors de l'ordre de la
raison, cela ne provient pas de Dieu.
6. Cet argument ne
vaut pas, car Dieu n'incline pas la volonté au mal en agissant ou en la mouvant,
mais en ne donnant pas la grâce, comme on l'a dit.
7. Les causes des
maux sont des biens particuliers, qui peuvent défaillir. De tels biens
particuliers sont auprès de Dieu comme l'effet est auprès de la cause, en tant
qu'ils sont des biens. Et pour cela, on dit que les causes des maux sont auprès
de Dieu, mais non parce qu'il est lui-même la cause des maux.
8. Dieu, pour ce qui
est de lui, se communique à tous les êtres selon leur capa cité. Ainsi, si une
chose est soustraite à la participation de sa bonté, c'est qu'il se trouve en
elle quelque empêchement à cette participation de Dieu. Donc le fait que la
grâce ne soit pas reçue par quelqu'un n'a pas Dieu pour cause, mais vient de ce
que celui qui ne reçoit pas la grâce oppose un empêchement à la grâce, en se
détournant de la lumière qui ne fait pas défaut, comme dit Denys.
9. C'est d'une
manière différente qu'il convient de parler de l'homme considéré en l'état de
nature où il a été créé, et en l'état de nature corrompue, parce que, considéré
en l'état de nature où il a été créé, l'homme n'avait aucun penchant au mal,
encore que le bien de la nature ne fût pas suffisant pour obtenir la gloire; et
c'est pourquoi il avait besoin du secours de la grâce pour mériter; mais il
n'en avait pas besoin pour éviter le péché, parce que, grâce à ce qu'il avait
reçu naturellement, il pouvait se maintenir en état de justice. Mais, dans
l'état de nature corrompue, il a un penchant au mal, et c'est pourquoi il a
besoin du secours de la grâce pour ne pas tomber. Et c'est en envisageant cet
état que saint Augustin attribue à la grâce divine tout le mal qu'il n'a pas
fait; mais cet état résulte d'une faute qui a précédé.
10. Quelque chose
peut être louable chez l'inférieur, mais qui n'est pas à la louange du
supérieur; ainsi, comme le dit Denys, être méchant est louable chez le chien,
mais pas chez l'homme. Et de même, ne pas commettre de transgression alors
qu'on le peut, cela est à la louange de l'homme, mais ne regarde pas la louange
de Dieu.
11. Cette parole du
Philosophe s'entend, non pas de celui qui est Dieu par nature, mais de ceux
qu'on appelle dieux, ou selon l'opinion, comme les dieux des païens, ou bien
par participation, comme les hommes vertueux au-delà des possibilités humaines,
à qui il attribue une vertu héroïque ou divine dans l'Éthique VII, 1. On
peut dire aussi, selon certains, que Dieu est dit pouvoir faire de mauvaises
actions, parce qu'il le peut s'il le veut.
12. L'antécédente de
cette conditionnelle: "Socrate peut courir s'il le veut" est
possible; il s'ensuit donc que la conséquente est possible. Mais, pour cette
conditionnelle: "Dieu peut pécher s'il le veut", l'antécédente est
impossible Dieu ne peut en effet vouloir le mal. Le cas est donc différent.
13. Il faut entendre
de deux façons l'occasion, selon qu'elle est donnée ou saisie. Le précepte est
l'occasion du péché, non certes que celle-ci soit donnée par celui qui ordonne,
mais parce qu'elle est saisie par celui à qui s'adresse ce précepte. C'est
pourquoi l'Apôtre dit de façon significative Rom., 7, 8: "Ayant saisi
l'occasion, le péché au moyen du commandement a produit en moi toute
convoitise." On dit en effet qu'une occasion de pécher est donnée
lorsqu'on fait quelque chose de peu honnête qui provoque par l'exemple les
autres à pécher. Mais, si quelqu'un fait une oeuvre honnête, et qu'un autre est
par là provoqué à pécher, l'occasion ne sera pas donnée mais saisie, comme
lorsque les Pharisiens se scandalisaient de l'enseignement du Christ. Le
précepte était donc sain et juste, comme il est dit dans l'Épître aux Romains
7, 12. Aussi Dieu, en ordon nant, ne donne pas l'occasion de pécher, mais
l'homme la saisit.
14. Si le bien en
tant que tel était cause du mal, il s'ensuivrait que le plus grand bien serait
la cause du plus grand mal. Mais le bien est cause du mal en tant qu'il est
déficient. Aussi plus le bien est grand, moins il est cause du mal.
15. Enlever à
l'esprit la domination sur la chair est contre l'ordre naturel de la justice,
et donc ne peut convenir à Dieu, qui est la justice même.
16. Ce mouvement
d'aversion à l'égard de Dieu est dit propre et naturel à la volonté selon
l'état de nature corrompue, mais non selon l'état de nature créée.
17. Cette parole:
"Va, et fais ainsi" ne doit pas être comprise comme un précepte, mais
comme une permission, et de même ce qui est dit à Judas Jean 13, 27: "Ce que tu fais, fais-le
vite" est dit d'une manière telle qu'on appelle la permission de Dieu sa
volonté. Par contre, ce qui est dit à Osée: "Prends-toi une femme de
fornication, etc." doit être compris comme un précepte. Mais le précepte
divin fait qu'il n'y a pas péché, là où autrement il y aurait péché. Dieu peut
en effet, comme le dit saint Bernard, dispenser des commandements de la seconde
table de la Loi, par lesquels l'homme est ordonné directement au prochain, car
le bien du prochain est un bien particulier. Mais il ne peut dispenser des
commandements de la première table, par lesquels l'homme est ordonné à Dieu,
qui ne peut détourner les autres de lui-même: Dieu ne peut pas se nier lui-même,
comme il est dit en 2 Timothée 2, 13. Pourtant, certains disent que l'on doit
entendre ce qui est dit d'Osée comme s'étant passé dans une vision prophétique.
18. Cette parole du
Philosophe signifie que c'est le même qui peut agir et qui agit, et non que toute
cause de puissance soit aussi cause de l'acte.
Liens transversaux dans l'œuvre de saint Thomas: Ia-IIae,
Question 79, article 2; II Commentaire des Sentences D. 37, Question 2,
article 2.
Objections:
Il semble que non.
1. En effet, si l'on
dit que l'homme est cause du péché, c'est uniquement parce q est la cause de
l'action du péché: car nul n'agit en vue du mal, comme le dit Denys dans les
Noms Divins IV, 19. Or Dieu n'est pas l'auteur du péché, comme on l'a dit
plus haut.
2. De plus, tout ce
qui est cause d'une chose est aussi cause de ce qui lui convient selon les
exigences de son espèce: par exemple, si quelqu'un est cause de Socrate, il
s'ensuit qu'il est cause d'un homme. Mais il y a des actes qui, par leur espèce
même, sont des péchés. Si donc l'acte du péché était causé par Dieu, il
s'ensuivrait que le péché serait causé par Dieu.
3. De plus, tout ce
qui vient de Dieu est une réalité. Or l'acte du péché n'est pas une réalité,
comme le dit saint Augustin dans la Perfection de la Justice II. L'acte
du péché ne vient donc pas de Dieu.
4. De plus, l'acte du
péché est un acte du libre arbitre, qu'on appelle libre parce qu'il se meut
lui-même à agir. Or tout ce dont l'action est causée par un autre, est mû par
cet autre; et s'il ne se meut pas lui-même, il n'est pas libre. Donc l'acte du
péché ne vient pas de Dieu.
Cependant:
Saint Augustin dit, dans le traité de
la Trinité III, 4, 9, que c'est la volonté de Dieu qui est la cause de
toutes les espèces et de tous les mouvements. Or l'acte de pécher est un
certain mouvement du libre arbitre. Il vient donc de Dieu.
Réponse:
Sur ce sujet, il y avait chez les anciens
deux opinions. Certains, en effet, pré tendirent dans l'antiquité que l'action
du péché ne venait pas de Dieu, parce qu'ils considéraient la difformité même
du péché, qui ne vient pas de Dieu d'autres, au contraire, dirent que l'action
du péché venait de Dieu, parce qu'ils considéraient l'essence même de l'acte.
Et il faut poser qu'elle vient de Dieu pour une double raison: d'abord, pour
une raison générale: étant donné que Dieu lui-même est être par son essence,
puisque son essence est son acte d'être, il est nécessaire que tout ce qui est
de quelque façon dérive de lui. Car il n'y a rien d'autre que Dieu qui soit son
acte d'être, tandis que toutes choses sont dites étant par participation. Or
tout ce qui est dit tel par participation dérive de celui qui l'est par
essence, comme tous les objets enflammés dérivent de ce qui est feu par nature.
Or il est évident que l'acte du péché est une certaine réalité, et qu'il se
situe dans un prédicament de l'être: aussi il est nécessaire de dire qu'il
vient de Dieu.
Deuxièmement, la même conclusion s'impose
pour une raison spéciale. Il est en effet nécessaire que tous les mouvements
des causes secondes aient pour cause le premier moteur, comme tous ceux des
corps inférieurs sont causés par le mouvement du ciel. Or c'est Dieu qui est
premier moteur par rapport à tous les mouvements, tant spirituels que corporels,
comme le corps céleste est principe de tous les mouvements des corps
inférieurs. Aussi, comme l'acte du péché est un certain mouvement du libre
arbitre, il est nécessaire de dire que l'acte du péché, en tant qu'il est acte,
vient de Dieu.
Seulement il faut bien remarquer que le
mouvement du premier moteur n'est pas reçu de façon uniforme par tous les
mobiles, mais qu'il est reçu en chacun selon son mode propre. C'est ainsi que
le mouvement du ciel cause d'une façon différente les mouvements des corps inanimés
qui ne se meuvent pas eux-mêmes, et les mouvements des animaux qui se meuvent
eux-mêmes. Et de plus, c'est d'une façon différente que résulte du mouvement du
ciel la levée d'une plante dont la puissance de reproduction est sans défaut et
qui donne une semence parfaite, et celle d'une plante dans laquelle cette
puissance est infirme et qui donne une semence improductive. Car, lorsqu'un
être se trouve dans une disposition convenable pour recevoir la motion du
premier moteur, il en résulte une action parfaite selon l'intention de
celui-ci. Tandis que s'il n'a pas la disposition et l'aptitude convenables pour
recevoir cette motion du premier moteur, l'action sera imparfaite. Et alors, ce
qui s'y trouve d'action se ramène au premier moteur comme à sa cause, mais non
pas ce qu'il y a de défectueux, parce que comme on l'a dit, un tel défaut
résulte dans l'action de ce que l'agent a failli par rapport à l'ordre du
premier moteur; ainsi dans la claudication, tout ce qui est mouvement vient de
la puissance motrice de l'animal, tandis que ce qu'il y a de défectueux ne
vient pas d'elle, mais de la jambe, dans la mesure où elle manque de
disposition à se laisser mouvoir avec aisance par la puissance motrice.
Par conséquent, il faut dire que, puisque
Dieu est le premier principe du mouvement de tous les êtres, certains d'entre
eux sont mus par lui tout en se mouvant aussi eux-mêmes, comme ceux qui sont
doués du libre arbitre. Si ces êtres demeurent dans la disposition et l'ordre
requis pour recevoir la motion de Dieu, il en résulte des actes bons, qui se
ramènent en totalité à Dieu comme à leur cause; si au contraire, ils manquent à
l'ordre requis, il en résulte un acte désordonné, qui est l'acte du péché; et
ainsi, ce qu'il y a là d'acte se ramène à Dieu comme à sa cause, mais ce qu'il
y a de désordre ou de déformation n'a pas pour cause Dieu, mais seulement le
libre arbitre.
C'est pourquoi on dit que l'acte du péché
vient de Dieu, mais que le péché ne vient pas de Dieu.
Solutions des objections:
1. Bien que l'homme
qui pèche ne veuille pas comme telle la difformité du péché, cette difformité
tombe pour autant, d'une certaine manière, dans le domaine de son vouloir,
puisqu'il préfère l'encourir que de s'abstenir de l'acte. Mais cette difformité
du péché ne relève absolument pas du vouloir divin, mais vient de ce que le
libre arbitre s'écarte de l'ordre de la volonté divine.
2. La difformité du
péché ne tient pas à l'espèce de l'acte selon qu'il se situe dans un genre
naturel, car c'est ainsi qu'il est causé par Dieu. Mais elle tient à l'espèce
de l'acte selon qu'il est moral, étant causé par le libre arbitre, selon qu'on
l'a dit dans une autre question.
3. Etre et réalité se
disent proprement de la substance, et des accidents selon un certain rapport
seulement. C'est dans ce dernier sens que saint Augustin dit que l'acte n'est
pas une réalité.
4. Lorsqu'on dit
qu'un être se meut lui-même, on établit une identité entre le moteur et le
mobile; et lorsqu'on dit qu'un être est mû par un autre, on établit une
distinction entre le moteur et le mobile. Or il est évident que, lorsqu'une
chose en meut une autre, il ne s'ensuit pas par ce seul fait qu'elle soit le
premier moteur; aussi il n'est pas exclu qu'elle soit mue elle-même par un
autre, et qu'elle tienne d'un autre le fait même de mouvoir. De même,
lorsqu'une chose se meut elle-même, il n'est pas exclu qu'elle soit mue par un
autre de qui elle tienne le fait de se mouvoir elle-même. Et ainsi, ne s'oppose
pas à la liberté que Dieu soit cause du libre arbitre.
Liens transversaux dans l'œuvre de saint Thomas: Somme
Théologique, Ia-IIae, Question 75, article 3; Question 80, article s 1, 3.
Objections:
Il semble que oui.
1. Il est dit en
effet, dans la Sagesse 2, 24: "C'est par l'envie du diable que la mort est
entrée dans le monde." Or la mort est une conséquence du péché. Le diable
est donc la cause du péché.
2. De plus, le péché
réside dans la volonté. Or saint Augustin dit, dans le traité de la Trinité
IV, 12, que le diable inspire aux siens de mauvais désirs et saint Bède dit
dans son Commentaire des Actes 5, 3 qu'il entraîne l'âme à vouloir le mal. Le
diable est donc la cause du péché.
3. De plus,
l'inférieur est naturellement disposé à être mû par le supérieur. Or de même
que dans l'ordre naturel, l'intelligence de l'homme est inférieure à
l'intelligence de l'ange-, de même la volonté humaine se situe au-dessous de la
volonté angélique: en effet, la puissance de l'appétit est toujours
proportionnée à la puissance du connaître. Un ange mauvais peut donc, par sa
volonté mauvaise, mouvoir au mal la volonté de l'homme, et peut ainsi être
cause de péché.
4. De plus, saint
Isidore dit dans le Souverain Bien III, 5 que le diable enflamme les
coeurs des hommes de désirs secrets. Or le désir est la racine de tous les
maux, comme il est dit à la fin de la Première Épître à Timothée 6, 10. Il
semble donc que le diable peut être la cause du péché.
5. l plus, tout ce
qui est en puissance à l'un ou l'autre a besoin d'une détermination pour passer
à l'acte. Or le libre arbitre de l'homme est en puissance à l'un ou à l'autre,
à savoir au bien et au mal. Pour qu'il passe à l'acte du péché, il a donc
besoin d'être déterminé au mal par quelque chose, ce qui paraît être sur tout
l'oeuvre du diable, dont la volonté est déterminée au mal. Il semble donc que
le diable soit la cause du péché.
6. De plus, saint
Augustin dit dans l'Enchiridion 23 que la cause du péché est la volonté
changeante, d'abord celle de l'ange, ensuite celle de l'homme. Or le premier dans
un genre est cause de ce qui suit. Il semble donc que la volonté mauvaise du
diable soit cause de la volonté mauvaise de l'homme.
7. De plus, le péché
réside dans la pensée; c'est pourquoi Isaïe 1, 16 dit: "Enlevez de ma vue
le mal de vos pensées." Or le démon peut causer en nous des pensées,
semble-t-il, parce que la puissance cogitative est liée à un organe corporel,
et que le démon peut produire des changements sur les corps. Il semble donc que
le démon puisse être cause directe du péché.
8. De plus, saint
Augustin dit que, lorsque la chair convoite contre l'esprit, cela ne va pas
sans quelque vice. Or le diable peut, semble-t-il, causer cette convoitise, car
la concupiscence est l'acte d'un organe corporel. Il semble donc qu'il puisse
être directement cause du péché.
9. De plus, saint
Augustin dit dans son Commentaire littéral de la Genèse XII, 12 que, lorsque
les similitudes des objets sont présentées à l'homme de telle sorte qu'elles ne
sont pas distinguées des objets, il s'ensuit un désordre dans la chair. Or il
dit que cela peut être le fait de la puissance spirituelle d'un ange, bon ou
mauvais. Mais le désordre qui se produit dans la chair ne va pas sans péché. Il
semble donc que le diable puisse être directement la cause du péché.
10. De plus, le Commentateur
au livre XI de la Métaphysique cite une parole de Thémistius disant que
la nature inférieure agit comme programmée par les démons. Le mot arabe employé
par Averroés signifie proprement "inspirée", ce qui indique une
action directe et simultanée de l'agent supérieur sur la nature inférieure. Le
traducteur latin a rendu le mot par "rememoratus",
au sens de programmé, impressionné: il y a souvenir de la motion première. D'où
l'action de causes supérieures; en ce sens, les causes supérieures sont proprement
et directement cause de ce qui est accompli par les causes inférieures; ce qui
peut donc imprimer quelque motion à un agent inférieur semble être la cause de
son acte. Or le diable peut inspirer à l'homme une chose qui le pousse à
pécher. Il semble donc que le diable puisse être directement cause du péché.
11. De plus, le
Philosophe, dans l'Éthique à Eudème VII, 14, se demande quel est dans
l'âme le principe de l'opération, et il montre que celui-ci doit être
extrinsèque. En effet, tout ce qui commence de façon nouvelle a une cause
l'homme commence à agir parce qu'il veut, et il commence à vouloir parce qu'il
a déjà fait acte de conseil. Mais, s'il a déjà fait acte de conseil, à cause
d'un conseil précédent, ou on doit remonter à l'infini, ou bien il faut poser
un principe extrinsèque qui meut en premier l'homme au conseil, à moins
peut-être que l'on ne dise que c'est le hasard, d'où il s'ensuivrait que tous
les actes humains seraient fortuits. Ce principe dans les actes bons, c'est
Dieu assurément, dit le Philosophe, qui n'est pas la cause du péché, comme on
l'a montré plus haut. Donc, lorsque l'homme commence à agir, à vouloir et à
être conseillé pour pécher, il semble qu'il faille à cela une cause
extrinsèque, laquelle ne peut être que le diable, qui est donc la cause du
péché.
12. De plus, si une
réalité a pouvoir sur un principe moteur, le mouvement causé par ce moteur est
également soumis à son pouvoir. Or le moteur de la volonté est un objet
appréhendé par le sens ou l'intelligence, qui sont soumis l'un et l'autre au
pouvoir du diable. Saint Augustin dit en effet dans les Quatre-vingt-trois
Questions Question 12: "Cette mauvaise influence -à savoir celle qui
vient du diable -se glisse par toutes les ouvertures sensorielles, se
communique à la figure des choses, s'allie aux couleurs, se colle aux sons, se
cache dans la colère et la tromperie des paroles, s'insinue dans les odeurs,
s'infuse dans les saveurs, et remplit comme de nuages toutes les avenues de
l'intelligence." Ce qui meut la volonté est donc au pouvoir du diable, et
ainsi, il est directement la cause du péché.
13. De plus, le
diable a acheté l'homme à cause du péché, comme dit Isaïe 50, 1: "Voici
que vous vous êtes vendus dans vos iniquités." Mais l'acheteur donne un
prix au vendeur. Le péché en l'homme est donc causé par le diable.
14. De plus, saint
Jérôme dit que, de même que Dieu est celui qui accomplit le bien, ainsi le
diable est celui qui accomplit le mal, bien que se trouve aussi dans l'homme
l'attrait des vices. Or Dieu est par lui-même la cause de nos bonnes actions;
il semble donc que le diable soit aussi directement la cause de nos péchés.
15. De plus, de même
que le bon ange se conduit en vue du bien, de même le mauvais ange en vue du
mal. Or le bon ange ramène les hommes au bien car, comme le dit Denys, la loi
divine est de conduire les derniers par les moyens. Il semble donc que le
mauvais ange puisse conduire l'homme au mal, et ainsi que le diable soit la
cause du péché.
En sens contraire:
1. Saint Augustin dit
dans les Quatre-vingt-trois Questions Question 4: "C'est à la
volonté de l'homme que revient la cause de sa dépravation, qu'il ait été
persuadé par quelqu'un ou non." Or l'homme est dépravé par le péché. Donc
la cause du péché de l'homme n'est pas le diable, mais la volonté humaine.
2. De plus, saint
Augustin dit dans le Libre Arbitre 1, 1, que ce n'est pas un être en
particulier qui est la cause du péché de l'homme, mais que chacun est cause de
sa propre malice.
3. De plus, le péché
de l'homme procède de son libre arbitre. Or le diable ne peut mouvoir le libre
arbitre de l'homme: cela S'opposerait à la liberté. Donc le diable n'est pas la
cause du péché.
Réponse:
On parle de plusieurs manières d'une cause
motrice. En effet, on appelle par fois cause ce qui dispose, ce qui conseille
ou encore ce qui commande. Mais par fois on appelle cause ce qui accomplit, et
on l'appelle cause au sens propre et en vérité, puisque la cause est ce dont
résulte l'effet. Or l'effet résulte aussitôt de l'action de ce qui accomplit,
mais non de l'action de ce qui dispose, conseille ou commande: "La
persuasion n'oblige personne contre son gré", comme le dit saint Augustin
dans les Quatre-vingt-trois Questions Question 4.
Il faut donc dire que le diable peut être
la cause du péché de l'homme à la manière de celui qui dispose, de celui qui
persuade intérieurement ou extérieure ment, ou même à la manière de celui qui
Commande, comme on le voit chez ceux qui, manifestement, se sont soumis à lui.
Mais il ne peut être cause du péché à la manière de celui qui accomplit; car,
de même que dans la production des formes, la cause réalisatrice est celle dont
l'action est suivie directement de la forme, de même dans la production des
actes, la cause réalisatrice est celle dont l'action incline directement l'agent
à agir. Or Je péché n'est pas une forme, mais un acte. Donc ce qui peut être
par soi la cause du péché, c'est ce qui peut mouvoir directement la volonté à
l'acte du péché.
Or il faut remarquer que l'on dit de deux
façons que la volonté est inclinée à quelque chose: elle peut l'être de
l'extérieur, ou bien de l'intérieur. De l'extérieur, ainsi par un objet qui a
été saisi, car on dit que le bien saisi par l'intelligence ment la volonté, et
c'est de cette manière qu'on parle de mouvoir par conseil ou persuasion, dans
la mesure où on fait apparaître qu'une chose est bonne. Et la volonté est mue
de l'intérieur, ainsi par celui qui produit l'acte même de volonté. Or l'objet
proposé à la volonté ne la meut pas de façon nécessaire, bien que
l'intelligence donne parfois son assentiment de façon nécessaire à la vérité
proposée. La raison de cette différence, c'est que l'intelligence, aussi bien
que la volonté, tend de façon nécessaire vers ce à quoi elle est naturellement
ordonnée, car le propre de la nature est d'être déterminée à une fin unique.
De là vient que l'intelligence assentit de
façon nécessaire aux principes premiers connus naturellement, et ne peut pas
assentir à leurs contraires; et de même, la volonté veut naturellement et de
façon nécessaire la béatitude, et personne ne peut vouloir le malheur. En
conséquence, il arrive que dans 1'intelligence, les vérités qui ont un lien
nécessaire avec les principes premiers connus naturellement meuvent
l'intelligence de façon nécessaire; c'est le cas des conclusions démontrées,
lorsqu'il apparaît que, si elles étaient niées, il faudrait nier aussi les
principes premiers dont elles découlent nécessairement. Si au contraire, on a
des conclusions qui n'ont pas de lien nécessaire avec les principes premiers
connus naturellement, comme sont les propositions contingentes ou celles qui
relèvent de l'opinion, l'intelligence n'est pas obligée d'y assentir. De même
encore, elle n'adhère pas nécessairement aux conclusions nécessaires, liées de
façon nécessaire aux premiers principes, avant de connaître ce lien nécessaire.
Il en sera donc de même avec la volonté,
car elle n'est mue à rien de façon nécessaire, qui n'ait ou ne semble avoir un
lien nécessaire avec la béatitude qui, elle, est voulue naturellement. Or il
est évident que les biens particuliers n'ont pas de lien nécessaire avec la
béatitude, puisque sans n'importe lequel d'entre eux, l'homme peut être
heureux; aussi, quand l'un d'entre eux est présenté à l'homme comme un bien, si
grand soit-il, la volonté ne tend pas vers lui de façon nécessaire. Mais le
bien parfait qui est Dieu a certes un lien nécessaire avec la béatitude de
l'homme, puisque sans lui, l'homme ne peut être heureux; cependant la nécessité
de ce lien n'apparaît pas à l'homme de manière évidente en cette vie, parce
qu'il ne voit pas Dieu par essence. Et c'est pourquoi, en cette vie, la volonté
de l'homme n'adhère pas à Dieu de façon nécessaire, tandis que la volonté de
ceux qui voient Dieu par essence et connaissent avec évidence qu'il est
lui-même l'essence de la bonté et la béatitude de l'homme, ne peut pas ne pas
adhérer à Dieu, pas plus que notre volonté ne peut pas ne pas vouloir à présent
la béatitude. Il est donc clair que l'objet ne meut pas la volonté de façon
nécessaire, et c'est pourquoi aucune persuasion ne peut pousser nécessairement
l'homme à agir.
Il reste donc que la cause r et propre de
l'acte volontaire est seule ment celle qui agit de l'intérieur. Or il ne peut
s'agir que de la volonté elle-même comme cause seconde, et de Dieu comme cause
première. La raison en est que l'acte de volonté n'est rien d'autre qu'une
certaine inclination de la volonté vers l'objet voulu, tout comme l'appétit
naturel n'est rien d'autre qu'une inclination de la nature vers un objet. Or
cette inclination de la nature vient et de la forme naturelle, et de celui qui
lui a donné cette forme; aussi nous disons que le mouvement du feu vers le haut
vient de sa légèreté et du créateur qui a produit une telle forme. Ainsi donc,
le mouvement de la volonté procède directement de la volonté, et de Dieu qui
est cause de cette volonté, lui qui seul agit dans la volonté et peut
l'incliner à tout ce qu'il veut. Mais Dieu n'est pas cause du péché, comme on
l'a montré plus haut. Il reste donc que rien d'autre que la volonté n'est directement
la cause du péché de l'homme.
Ainsi, il est donc évident que le diable
n'est pas au sens propre la cause du péché, mais qu'il ne l'est qu'à la manière
de quelqu'un qui persuade.
Solutions des objections:
1. La mort est entrée
dans le monde par l'envie du diable, en ce sens qu'il a persuadé le premier
homme de pécher.
2. On dit que le
diable inspire à l'homme le désir mauvais, ou même qu'il entraîne l'âme à
vouloir le mal, à la façon de quelqu'un qui persuade.
3. L'inférieur est
disposé naturellement à se laisser mouvoir par le supérieur, comme ce qui est
passif par ce qui est actif, et cela par le moyen d'un change ment extérieur,
comme l'air par le feu. Mais un changement extérieur, comme on l'a montré,
n'impose pas de nécessité à la volonté. Aussi, bien que le démon soit, dans
l'ordre naturel, plus élevé que l'âme humaine, il ne peut cependant pas mouvoir
de façon nécessaire la volonté de l'homme, et ainsi il n'est pas, au sens
propre, la cause du péché, car on appelle cause au sens propre, celle dont
l'effet résulte de façon nécessaire.
4. On dit que le
diable enflamme de désirs le coeur des hommes en les persuadant.
5. La volonté, étant
en puissance à l'un ou à l'autre, est déterminée à l'un des deux par un
élément, à savoir le conseil de la raison, et il n'est pas nécessaire qu'elle
le soit par un agent extérieur.
6. Entre le péché de
l'ange et celui de l'homme, il n'y a pas un ordre de nature, mais seulement un
ordre dans le temps: il est arrivé en effet que le diable pèche avant l'homme,
mais il pouvait arriver le contraire. Donc il n'est pas nécessaire que le péché
du diable soit la cause du péché de l'homme.
7. Il n'existe de
péché dans les pensées que dans la mesure où par elles, on se tourne vers le
mal ou on se détourne du bien. Or quelles que soient les pensées qui s'élèvent,
cela demeure au pouvoir du libre arbitre de la volonté; aussi n'est-il pas
nécessaire, si une chose est cause de pensée, qu'elle soit aussi cause de
péché.
8. La convoitise de
la chair contre l'esprit est un acte de sensualité dans lequel il peut y avoir
un péché, dans la mesure où son mouvement peut être empêché ou refréné par la
raison; aussi, si ce mouvement de sensualité s'élève en raison d'un changement
corporel, alors que la raison en fait y résiste, ce qui est au pou voir de la
volonté, il n'y a là aucun péché. Il apparaît donc que tout péché dépend du
choix de la volonté.
9. Le fait que les
apparences ou les similitudes des choses ne soient pas distinguées des réalités
elles-mêmes se produit du fait que la faculté supérieure, qui peut juger et
distinguer, est liée. Ainsi, à cause du croisement des doigts, un objet paraît
double au toucher, à moins qu'une autre faculté ne le contredise, à savoir la
vue. Donc, quand des similitudes sont présentées à l'imagination, on s'attache
à elles comme aux réalités elles-mêmes, à moins qu'une autre faculté ne s'y
oppose, à savoir le sens ou la raison. Mais si la raison est liée ou le sens
endormi, on s'attache aux similitudes comme aux réalités elles-mêmes, comme il
arrive dans les rêves de ceux qui dorment ou chez les fous. Les démons peuvent
donc ainsi faire que les hommes ne distinguent pas les apparences des réalités,
dans la mesure où avec la permission de Dieu, ils perturbent les puissances
intérieures de la sensibilité, après quoi l'usage de la raison humaine, qui a
besoin de ces dernières pour produire son acte, est empêché, comme il apparaît
chez les fous. Une fois l'usage de la raison empêché, rien ne peut être imputé
à l'homme comme péché, pas plus qu'à une bête. Aussi, pour cette raison, le
diable ne sera pas la cause du péché, même s'il est la cause de l'acte qui, en
d'autres circonstances, serait un péché.
10. La nature
inférieure est mue de façon nécessaire par les causes supérieures, et c'est
pourquoi celles-ci, par lesquelles on dit que la nature inférieure est
programmée, sont proprement et directement cause des effets naturels. Mais
l'inspiration diabolique ne meut pas la volonté de façon nécessaire, donc le
cas est différent.
11. Dieu est le
principe universel de tout conseil, de tout acte de volonté et de toute action
humaine, comme on l'a dit plus haut. Mais que l'erreur, le péché et la
difformité se produisent dans le conseil, la volonté et l'action humaine, cela
provient d'une défaillance de l'homme, et il n'est pas besoin d'assigner à cela
une autre cause extérieure.
12. L'objet
appréhendé par l'intelligence ne meut pas la volonté nécessaire ment, comme on
l'a montré. C'est pourquoi l'objet saisi par le sens ou l'intelligence, si
soumis qu'ils soient au pouvoir du diable, ne peut cependant pas mou voir
suffisamment la volonté à pécher.
13. Le diable donne
le péché à l'homme à la manière de celui qui persuade.
14. Cette similitude
ne se vérifie pas dans tous les cas. En effet, Dieu est l'auteur de nos bonnes actions,
à la fois comme celui qui persuade de l'extérieur, et comme celui qui meut de
l'intérieur. Mais le diable, lui, n'est cause du péché qu'en persuadant de
l'extérieur, comme on l'a montré.
15. Le bon ange
ramène l'homme à Dieu, non pas en mouvant directement la volonté, mais à la
manière de celui qui persuade. Et c'est ainsi également que le diable incline
au péché.
Liens transversaux dans l'œuvre de saint Thomas: Ia-IIae,
Question 75, article 3; Question 80, article 2.
Objections:
Il semble que non.
1. En effet, tout
agent qui agit d'intention connaît son effet. Or le diable ne peut voir les
pensées intérieures, comme il est dit dans les Dogmes de l'Église 81. Il ne
peut donc pas persuader intérieurement, en causant des pensées intérieures.
2. De plus, les
formes sont d'un genre plus noble dans les puissances intérieures que dans la
matière corporelle. Or le diable ne peut imprimer de formes dans la matière
corporelle, si ce n'est peut-être par l'emploi de raisons séminales naturelles,
car la matière corporelle n'obéit pas à volonté aux anges rebelles, comme le
dit saint Augustin dans le traité de la Trinité III, 8. Le diable ne
peut donc imprimer de formes dans les puissances intérieures.
3. De plus, le
Philosophe démontre dans la Métaphysique VII, 7 que les formes
matérielles ne sont pas causées par des formes immatérielles, mais par des
formes matérielles; ainsi la forme de la chair et des os est causée par les
formes qui sont dans cette chair et ces os. Or les formes des puissances
sensibles sont reçues dans un organe corporel. Elles ne peuvent donc pas être
causées par le diable, qui est une substance immatérielle.
4. De plus, agir en
dehors de l'ordre de la nature appartient à celui-là seul qui a institué cet
ordre, à savoir Dieu. Or il existe un ordre naturel des actes intérieurs des
puissances de l'âme, car "le phantasme est un mouvement provenant du sens
en acte", comme il est dit dans le livre de l'Ame II, 30, et en
procédant plus loin, une puissance est mue par une autre. Le diable ne peut
donc causer les mouvements ou les actes intérieurs des puissances de l'âme, si
cela ne provient pas des sens.
5. De plus, les
opérations vitales procèdent d'un principe intérieur. Or tous les actes des
puissances intérieures sont des opérations vitales. Ils ne peuvent donc être
causés par le diable, mais seulement par un principe intérieur.
6. De plus, le même
effet ne peut venir que de la même cause selon l'espèce. Or les actes des
puissances intérieures sont causés par les sens. Ils ne peuvent donc être
causés par le diable selon la même espèce d'action.
7. De plus,
l'appareil sensitif est plus noble que l'appareil nutritif. Or le diable ne
peut causer l'acte de l'appareil nutritif pour former la chair et les os. Il ne
peut donc causer l'acte de l'une des puissances intérieures de l'âme.
Cependant:
On dit que le démon tente l'homme, non
seulement de façon visible, mais aussi de façon invisible. Cela ne se
produirait pas s'il ne le persuadait intérieurement. Donc le démon incite au
péché intérieurement.
Réponse:
Comme on l'a montré plus haut, le démon ne
peut pas être la cause du péché de l'homme comme celui qui meut directement sa
volonté, mais seulement à la manière de celui qui persuade.
Or le diable persuade l'homme d'une double
façon: de manière visible et de manière invisible. De manière visible, comme
lorsqu'il lui apparaît de façon sensible sous une certaine forme, qu'il lui
parle de façon sensible et le persuade de pécher, comme il tenta le premier
homme au paradis sous la forme du serpent, ou le Christ au désert, en lui
apparaissant visiblement sous une certaine forme. Mais il ne faut pas croire
qu'il ne persuade l'homme que de cette manière: car il s'ensuivrait que ne se
commettraient de péchés sous l'inspiration du diable que ceux qu'il persuade de
faire en apparaissant visiblement. C'est pourquoi il faut dire qu'il incite
aussi de façon invisible l'homme à pécher.
Cela se réalise à la fois par manière de
persuasion et par manière de disposition. Par manière de persuasion, comme
lorsqu'on présente comme étant un bien quelque objet à la faculté de
connaissance, ce qui peut se produire d'une triple façon, car cet objet peut
être proposé à l'intelligence, au sens intérieur, ou encore au sens extérieur.
A l'intelligence, parce que l'intelligence
humaine peut être aidée par une intelligence angélique à connaître une réalité
par mode d'illumination, comme le dit Denys. Car bien que l'ange ne puisse être
la cause directe d'un acte de volonté, du fait que celui-ci n'est rien d'autre
qu'une inclination qui procède de l'intérieur, il peut toutefois faire
impression sur l'intelligence dont l'acte consiste à recevoir du dehors c'est
pourquoi on dit que comprendre est une forme de pâtir. Or bien que le diable
puisse, conformément à l'état de sa nature, persuader l'homme de quelque chose
en illuminant son intelligence, comme le fait le bon ange, il n'agit cependant
pas ainsi, parce que plus l'intelligence reçoit de lumière, plus elle peut se
garder de la tromperie que le démon a en vue. Il reste donc que la persuasion
intérieure du diable et toutes ses révélations ne se produisent pas en
éclairant l'intelligence, mais seulement par une impression sur les puissances
sensitives intérieures et extérieures.
Or pour comprendre comment il peut
impressionner les puissances intérieures, il faut remarquer qu'il convient par
nature à une nature corporelle d'être mue localement par une nature
spirituelle, alors qu'il ne lui convient pas de recevoir d'elle directement une
forme, mais de la recevoir de quelque agent corporel, comme on le prouve dans la
Métaphysique VII, 7. C'est pourquoi la matière corporelle obéit
naturellement, quant au mouvement local, à un ange bon ou mauvais, et par ce
moyen, les démons peuvent rassembler des raisons séminales qu'ils emploient à
produire certains effets merveilleux, comme le montre saint Augustin dans le
traité de la Trinité III, 8. Mais pour ce qui regarde le don d'une forme,
la matière corporelle n'obéit pas à volonté à la créature spirituelle, sinon en
vertu des raisons séminales, comme le dit saint Augustin. Donc rien ne s'oppose
à ce que tout ce qui peut se produire grâce à un mouvement local de la matière
corporelle vienne des démons, si Dieu ne les en empêche pas.
Or l'apparition ou la représentation des
espèces sensibles conservées par les organes intérieurs peuvent se produire du
fait d'un mouvement local de la matière corporelle, comme le dit le Philosophe
dans les Songes et les Veilles III. Attribuant une cause aux apparitions
qui surviennent dans le sommeil, il dit que lorsqu'un animal s'est endormi,
quand le sang afflue en abondance aux organes sensoriels, en même temps y
affluent les modifications ou empreintes laissées par les mouvements sensibles,
qui sont conservées dans les esprits animaux, et qui agissent sur le principe
de connaissance, en sorte que ces impressions apparaissent comme si les organes
sensoriels étaient modifiés par les choses extérieures elles-mêmes. Or ce qui
arrive chez ceux qui dorment dans les apparitions des songes, du fait d'un
mouvement local naturel des esprits et des humeurs, peut arriver par un
semblable mouvement local produit par les démons, tantôt chez ceux qui dorment,
tantôt chez ceux qui sont en état de veille et en qui les démons peuvent
troubler les esprits sensitifs et les humeurs, parfois au point que l'usage de
la raison est totalement lié, comme chez les fous -car il est évident que, par
un trouble profond des esprits et des humeurs, l'acte de la raison est empêché,
comme cela est manifeste chez les fous, ceux qui dorment ou ceux qui sont ivres
-; mais parfois cela se produit sans qu'il y ait ligature de la raison, comme
chez les hommes à l'état de veille et qui ont l'usage de la raison: grâce à un
trouble volontaire des esprits sensitifs et des humeurs, ils font sortir comme
d'un trésor les images conservées intérieurement pour les mener au principe
sensitif, et s'imaginer quelque chose.
Donc, puisque les démons agissent de la
sorte chez ceux qui sont à l'état de veille et qui jouissent de l'usage de la
raison, on percevra d'autant plus forte ment et facilement l'impression
sensible ramenée à l'imagination, et on restera à cette pensée, qu'on est
davantage possédé par une passion parce que, comme le dit le Philosophe dans le
même livre II, celui qui vit dans la passion est mû par la moindre image, de
même que celui qui aime par la moindre image de ce qu'il aime. Et c'est
pourquoi on dit que les démons sont des tentateurs, parce qu'ils cherchent à
savoir, en observant les actes des hommes, quelles sont les passions qui les
dominent le plus, afin d'après cela d'imprimer de manière plus efficace dans
leur imagination ce qu'ils veulent.
De même, ils peuvent aussi, grâce au
trouble des esprits sensitifs, causer des impressions sur les sens extérieurs
qui perçoivent les choses de façon plus aigué ou plus confuse, en fonction du
retrait ou de l'augmentation de ces esprits sensitifs: on voit ou on entend
avec plus d'acuité lorsqu'ils sont abondants et purs, ou plus confusément dans
le cas contraire. C'est de cette manière que saint Augustin dit que cette
mauvaise influence introduite par les démons s'insinue dans tous les sens.
Ainsi donc, il apparaît clairement comment le diable pousse au péché
intérieurement, en impressionnant les puissances sensibles intérieures ou
extérieures.
Par ailleurs, le diable peut être cause de
péché à la manière de celui qui dispo se, dans la mesure où par un trouble
semblable des esprits sensitifs et des humeurs, il fait en sorte de rendre
certains plus enclins à se mettre en colère, à convoiter ou à d'autres passions
de ce genre. Il est clair en effet que, lorsque son corps possède telle ou
telle disposition, l'homme est davantage enclin au désir, à la colère et aux
autres passions de ce genre, et que lorsqu'elles s'élèvent, il est disposé à y
consentir.
Il est donc ainsi évident que le démon
incite au péché intérieurement, par manière de persuasion ou de disposition,
mais non en accomplissant le péché.
Solutions des objections:
1. Le diable ne peut
voir les pensées intérieures en elles-mêmes, mais dans leurs effets.
2. Le diable
n'imprime pas une forme dans l'imagination en causant une forme tout à fait
nouvelle; c'est pourquoi il ne peut pas faire qu'un aveugle de naissance
imagine des couleurs. Mais il y imprime une forme par un mouvement local, comme
il a été dit.
3. Il faut répondre
de même à l'objection 3.
4. Le diable ne
produit pas cet effet en dépassant l'ordre de la nature, mais en mouvant
localement les principes internes à partir desquels ces effets se produisent
naturellement.
5 et 6. Ainsi apparaît également la
réponse aux objections 5 et 6.
7. Le diable pourrait
de la même façon, par accumulation des esprits animaux et des humeurs, faire
qu'un aliment soit digéré plus vite ou plus lentement. Mais cela n'est pas
aussi proche de préoccupations.
Liens transversaux dans l'œuvre de saint Thomas: Somme
Théologique, Ia, Question 114, article 3; Ia-IIae, Question 80, article 4.
Objections:
Il semble que oui.
1. Saint Jean
Damascène dit en effet que toutes les malices et toutes les impuretés ont été
inventées par le diable.
2. De plus, Denys dit
dans les Noms Divins IV, 18 que la multitude des démons est la cause de
tous les maux, et pour eux et aussi pour les autres.
3. De plus, on peut
dire de tout pécheur ce que le Seigneur a dit aux Juifs Jean, 8, 44: "Vous
avez le diable pour père." Or cela ne serait pas si tout péché n'était
causé de quelque façon par le diable. Tout péché vient donc de l'instigation du
diable.
4. De plus, saint
Isidore dit dans le Souverain Bien III, 5: "Les hommes sont trompés
aujourd'hui par la même séduction que l'ont été nos premiers parents au
paradis." Or ces derniers ont été trompés par la suggestion du diable.
Donc tout péché est commis maintenant aussi par suggestion du diable.
Cependant:
Il est dit dans les Dogmes de l'Église
82: "Ce n'est pas toujours le diable qui suscite toutes nos mauvaises
pensées, mais elles émergent parfois par le mouvement de notre libre
arbitre."
Réponse:
On peut dire qu'une réalité est cause
d'une autre de deux manières, d'une manière directe ou indirecte.
De manière indirecte d'abord: ainsi
lorsqu'un agent cause une disposition à un certain effet, on dit qu'il est
occasionnellement et indirectement la cause de cet effet; ainsi lorsqu'on dit
que celui qui fait sécher le bois est l'occasion de sa combustion. Et c'est en
ce sens qu'il faut dire que le démon est la cause de tous nos péchés, du fait
qu'il a poussé le premier homme à pécher, du péché duquel a résulté dans tout
le genre humain une certaine inclination à tous les péchés; et c'est dans ce
sens qu'il faut comprendre les paroles de saint Jean Damascène et de Denys.
Et on dit qu'est cause directe d'un effet
ce qui opère directement sur lui; en ce sens, le diable n'est pas la cause de
tout péché. Tous les péchés, en effet, ne sont pas commis sous son instigation,
mais certains viennent du libre arbitre et de la corruption de la chair parce
que, comme le dit Origène, même si le diable n'existait pas, les hommes n'en
auraient pas moins le désir de la nourriture, des plaisirs sexuels et autres,
autour desquels se produisent beaucoup de désordres, si un tel appétit n'est
pas refréné par la raison et surtout dans l'hypothèse d'une nature corrompue. Or
c'est au libre arbitre que revient de refréner et de bien ordonner ces désirs.
Ainsi donc, il n'est pas nécessaire que tous les péchés viennent de
l'inspiration du diable.
Si toutefois certains péchés viennent de
son inspiration, les hommes sont aujourd'hui trompés pour les ace par les mêmes
séductions que nos premiers parents, comme le dit saint Isidore. Et même si
certains péchés se commettent sans instigation du diable, les hommes deviennent
cependant par eux des fils du diable, dans la mesure où ils imitent celui qui
pécha le premier. Il n'y a cependant aucun genre de péché qui ne vienne parfois
de l'instigation du démon.
Et par là apparaît la solution aux
objections.
Liens transversaux dans l'œuvre de saint Thomas: Somme
Théologique, Ia-IIae, Question 76, article 1; III Commentaire de
l'Ethique 3.
Objections:
Il semble que non.
1. L'ignorance cause
en effet ce qui est involontaire, comme le dit saint Jean Damascène. Or
l'involontaire s'oppose au péché, car le péché est à ce point volontaire que,
s'il n'était pas volontaire, il ne serait pas péché, comme le dit saint
Augustin. L'ignorance ne peut donc être cause de péché.
2. De plus, la cause
et l'effet sont unis entre eux. Or l'ignorance et le péché ne sont pas unis
entre eux, car l'ignorance se situe dans l'intelligence, alors que le péché est
dans la volonté, comme le dit saint Augustin. L'ignorance ne peut donc être
cause de péché.
3. De plus, si la
cause augmente, l'effet est augmenté aussi; ainsi, lorsque le feu augmente, la
chaleur grandit. Or, si l'ignorance augmente, le péché n'en est pas aggravé,
mais bien plutôt l'ignorance peut être telle qu'elle exclue tout à fait le
péché. L'ignorance n'est donc pas la cause du péché.
4. De plus, étant
donné que dans le péché il y a deux aspects, à savoir que l'on se détourne de
Dieu et que l'on se tourne vers la créature, il faut prendre la cause du péché
du côté de la conversion vers la créature, puisque du côté de l'aversion par
rapport à Dieu, le péché a raison de mal et que le mal n'a pas de cause, comme
le dit Denys dans les Noms Divins IV, 32. Or l'ignorance ne semble pas
avoir de rapport avec le péché sous son aspect de conversion vers la créature,
mais plutôt dans celui d'aversion par rapport à Dieu. L'ignorance n'est donc
pas cause de péché.
5. De plus, si une
certaine ignorance est cause du péché, il semble qu'il s'agis se surtout de
l'ignorance vicieuse, que l'on appelle ignorance affectée. Or lorsque quelqu'un
se tient dans une ignorance volontaire et tombe pour cette rai son dans quelque
péché, il semble que la cause de ce péché est plutôt la volonté d'ignorer que
l'ignorance elle-même. On ne doit donc pas dire que l'ignorance est la cause du
péché.
6. De plus,
l'ignorance paraît être une cause d'innocence et de miséricorde: l'Apôtre dit
en effet dans la Première Lettre à Timothée 1, 13: "J'ai obtenu
miséricorde parce que j'ai agi par ignorance." Or la miséricorde est
l'opposé du péché puisque, plus on pèche, moins on est digne de miséricorde.
L'ignorance n'est donc pas cause de péché.
7. De plus, il existe
quatre genres de causes, mais selon aucun d'entre eux l'ignorance ne peut être
cause de péché: en effet, elle n'est pas cause finale, puisqu'elle n'est pas ce
qui est visé dans le péché; elle n'est pas cause matérielle, puisque la matière
du péché est ce à quoi a trait l'acte du péché, comme la concupiscence pour
l'intempérance; l'ignorance n'est pas non plus cause formelle ou motrice, car
c'est une privation, et la privation n'a raison ni de forme ni de moteur.
L'ignorance ne peut donc en aucune façon être cause du péché.
8. De plus, comme le
dit saint Bède, l'ignorance est comme une blessure consécutive au péché. Il
semble donc que le péché soit plus la cause de l'ignorance, que l'ignorance
celle du péché.
Cependant:
1. Saint Isidore dit
dans le Souverain Bien II, 17: "Le péché s'accomplit de trois manières:
par ignorance, par faiblesse et par délibération." Ainsi, il existe
certains péchés qui se commettent par ignorance. L'ignorance est donc la cause
de certains péchés.
2. De plus, saint
Augustin dit dans le Libre Arbitre III, 18 que c'est juste ment que de
nombreuses actions commises par ignorance sont réprouvées. Or ce qui est
réprouvé est proprement péché. Donc certains péchés se commettent par ignorance
et ainsi, l'ignorance est la cause de certains péchés.
Réponse:
L'ignorance peut être cause de péché, et
se ramène au genre de la cause efficiente ou motrice.
Or il faut savoir qu'il existe une double
façon de causer un mouvement, comme on le dit dans les Physiques VIII,
8, à savoir par soi-même, et de façon accidentelle, c'est-à-dire en écartant un
obstacle. Ainsi, pour le mouvement des corps lourds et légers, ce qui meut par
soi est le principe générateur, qui donne au corps lourd ou léger la forme dont
ce mouvement est la conséquence; mais ce qui meut de façon accidentelle, c'est
ce qui écarte ce qui empêchait le mouvement, ainsi l'homme qui enlève une
colonne, et dont on dit qu'il fait tomber la pierre posée sur cette colonne. Il
faut savoir d'autre part que, puisque c'est la science pratique qui dirige dans
le domaine des actions humaines, nous sommes, par elle, non seulement conduits
au bien, mais aussi éloignés du mal, et ainsi cette science interdit par
elle-même les actes mauvais. C'est donc à bon droit que l'on qualifie de cause
du péché l'ignorance qui supprime une telle science, comme écartant un
obstacle, ainsi qu'on le voit clairement dans le domaine de l'art. La science
de la grammaire, en effet, conduit à parler correctement et écarte les
incorrections de langage; aussi l'ignorance de la grammaire peut-elle être
qualifiée de cause du parler incorrect, comme éloignant un obstacle, ou mieux,
comme étant l'éloignement même de l'obstacle. Et de même, c'est la science pratique
qui dirige les actes moraux, et c'est pourquoi l'ignorance d'une telle science
est cause du péché moral, de la façon dont on vient de parler.
Or il faut savoir que cette science qui
dirige dans le domaine des actes moraux, et qui peut empêcher le péché, est
double: l'une est universelle, par laquelle nous jugeons si un acte est droit
ou difforme, et grâce à une telle science, on est parfois retenu de pécher,
ainsi celui qui considère que la fornication est un péché et s'en abstient.
Mais si cette science était ôtée par l'ignorance, l'ignorance serait cause de
la fornication; et si cette ignorance était telle qu'elle n'excuserait pas tout
à fait du péché, comme cela se produit parfois, ainsi qu'on le dira par la
suite, cette ignorance serait cause du péché. D'autre part, l'autre science qui
dirige les actes moraux et peut empêcher le péché est une science du
particulier, c'est-à-dire des circonstances de l'acte lui-même. En effet, la
science de l'universel ne meut pas à l'action sans la science du particulier,
comme il est dit dans le livre de l'Âme III, 10.
Or il arrive, par la connaissance de
quelque circonstance, ou qu'on soit retenu de pécher purement et simplement, ou
encore qu'on soit retenu, sinon de pécher purement et simplement, du moins de
commettre tel genre de péché. Par exemple, si l'archer savait qu'un homme doit
passer, il s'abstiendrait absolument de tirer, mais parce qu'il ignore que
c'est un homme et croit que c'est un cerf, il tue cet homme en envoyant sa
flèche: dans ce cas, l'ignorance de la circonstance cause l'homicide, qui est
un péché, à moins que l'ignorance soit telle qu'elle excuse complètement, comme
on le dira plus loin. Mais, si l'archer veut tuer quelqu'un mais pas son père,
et s'il savait que celui qui passe est son père, jamais il ne tirerait; mais
dans l'ignorance que c'est son père, il le tue de sa flèche: cette ignorance
cause de façon évidente le péché d'homicide, parce qu'en toute éventualité ce
tireur est coupable d'homicide, bien qu'il ne soit pas, en tous les cas, coupable
de parricide.
Ainsi il apparaît donc qu'il peut arriver
diversement que l'ignorance soit cause de péché.
Solutions des objections:
1. Il peut arriver de
deux manières que l'ignorance n'exclue pas totalement le volontaire au point
que la raison de péché soit tout à fait supprimée: d'une part lorsque
l'ignorance elle-même est volontaire car alors, par voie de conséquence, ce qui
suit l'ignorance est jugé volontaire; d'autre part lorsque, même si une
circonstance est ignorée, une autre est cependant connue, qui suffit à donner
raison de péchés, comme on l'a dit de celui qui par sa flèche tue quelqu'un
qu'il ignore être son père, mais qu'il sait cependant être un homme; de la
sorte, bien qu'il commette involontairement un parricide, il commet cependant volontairement
un homicide.
2. Bien que
l'intelligence et la volonté soient des facultés différentes, elles sont
cependant unies entre elles dans la mesure où l'intelligence meut d'une
certaine façon la volonté, étant donné que le bien appréhendé par l'intelligence
est l'objet de la volonté. Par conséquent, l'ignorance et le péché peuvent
aller de pair.
3. Le fait que
l'effet grandisse si la cause augmente a lieu pour les causes par soi, mais non
pour les causes par accident, dont fait partie la cause qui enlève un obstacle.
4. L'ignorance, même
en ce qui concerne le fait de se tourner vers la créature, est cause de péché,
dans la mesure où elle enlève ce qui empêche de choisir le péché.
5. De même que l'on
dit que celui qui enlève la colonne est cause de la chute de la pierre, comme
l'est aussi le retrait même de la colonne, de même on peut appeler cause du
péché et la volonté d'être dépourvu de science, et ce manque de science
lui-même. Cependant, on ne doit pas dire que seule l'ignorance qui est un péché,
soit cause de péché: en effet, l'ignorance d'une circonstance n'est pas un
péché, mais elle peut cependant être une cause de péché, comme on l'a dit.
6. L'ignorance, selon
des points de vue différents, peut être cause de réalités opposées. En effet,
en tant qu'elle supprime la science qui interdisait le péché, on dit qu'elle
est cause de péché; par contre, en tant qu'elle supprime ou diminue le
caractère volontaire, elle a de quoi excuser le péché, et être une cause de
miséricorde ou d'innocence.
7. L'ignorance se
rapporte au genre de la cause motrice, non par soi, mais par accident, comme on
l'a dit.
8. Rien ne s'oppose à
ce que l'ignorance soit l'effet d'un certain péché et la cause d'un autre, de
même que le foyer de concupiscence est causé en nous par le péché de nos
premiers parents, alors qu'il est cependant la cause de nombreux péchés
actuels.
Liens transversaux dans l'œuvre de saint Thomas: Somme
Théologique, Ia-IIae, Question 74, article 5; Question 76, article 2; II Commentaire
des Sentences D. 22, Question 2, article 1; Quodlibet Question 9,
at. 3; Commentaire de l'Ethique 11.
Objections:
Il semble que non.
1. Les opposés
appartiennent en effet au même genre; c'est pourquoi saint Augustin dit dans le
traité de la Trinité V, 7 que "homme" et "non homme" se
disent tous deux selon la substance. Or l'ignorance s'oppose à la science, et
la science relève du genre des habitus, donc l'ignorance également. Mais le
péché ne relève pas du genre des habitus, mais plutôt du genre des actes, car
"le péché est une action, une parole ou un désir contre la loi de
Dieu". L'ignorance n'est donc pas un péché.
2. De plus, la grâce
s'oppose plus au péché que la science, car la science peut exister avec le
péché, mais non la grâce. Or la privation de la grâce n'est pas un péché, mais
une peine. Donc l'ignorance, qui est la privation de la science, n'est pas non
plus un péché, mais plutôt une peine.
3. De plus, il est
dit dans les Règles de la Théologie qu'aucune privation ne mérite
récompense ni peine. Mais tout péché mérite une peine. Aucune privation n'est
donc un péché; or l'ignorance est une privation, elle n'est donc pas un péché.
4. De plus, nous
différons des bêtes par la raison. Si l'on enlève donc ce qui appartient à la raison,
seul demeure ce qui nous est commun avec les bêtes. Or il n'y a pas de péché
chez les bêtes. Donc chez nous l'ignorance, qui enlève ce qui appartient à la
raison, n'est pas un péché.
5. De plus, si
quelque ignorance est péché, il est nécessaire que cette ignorance soit
volontaire, et elle est donc précédée d'un acte de volonté. Mais lorsque la
volonté précède l'ignorance, c'est dans cette volonté même d'ignorer que
consiste le péché. Donc l'ignorance n'est pas un péché, mais la volonté
d'ignorer.
6. De plus, saint
Augustin dit dans les Rétractations: "Celui qui a péché sans le
savoir, ce n'est pas sans vérité que l'on dit qu'il a péché involontairement,
quoique ce qu'il a fait sans le savoir, il l'a fait cependant volontairement,
car il a voulu l'acte du péché." C'est donc dans le seul acte de la
volonté que se trouve le péché. L'ignorance elle-même n'est pas un péché.
7. De plus, saint
Augustin dit, dans le Libre Arbitre III, 19 "Il ne t'est pas imputé
à faute d'ignorer malgré toi, mais seulement d'avoir négligé de savoir."
Donc c'est la négligence même de la science qui est un péché, et non
l'ignorance.
8. De plus, tout
péché est soit un acte choisi par la volonté, soit un acte commandé par elle.
Or l'ignorance n'est pas élicitée par la volonté, puisqu'elle n'est pas dans la
volonté mais dans l'intelligence; de même, elle n'est pas impérée par la
volonté: l'ignorance, en effet, ne peut être voulue, car tous les hommes
désirent naturellement savoir.
9. De plus, tout
péché est volontaire. Or il n'y a de volontaire que dans le connaissant, comme
il est dit dans l'Éthique III, 4. Donc l'ignorance, qui exclut la
connaissance, ne peut être un péché.
10. De plus, tout
péché est effacé par la pénitence. Or l'ignorance demeure après la pénitence.
11. De plus, aucun
péché ne demeure quant à l'acte, ni ne passe quant à la culpabilité, si ce
n'est le péché originel. Or l'ignorance demeure quant à l'acte, même si la
culpabilité a disparu. Étant donc donné qu'elle n'est pas le péché originel,
car il s'ensuivrait qu'alors elle existerait chez tous les hommes, il semble
qu'elle ne soit pas un péché.
12. De plus,
l'ignorance demeure continuellement chez l'ignorant. Si donc l'ignorance était
un péché, il s'ensuivrait qu'à chaque instant, l'ignorant pèche rait une
infinité de fois.
En sens contraire:
1) Il est dit, dans
la Première Épître aux Corinthiens 14, 38 "Celui qui ignore, on
l'ignorera", à savoir par la réprobation. Or une telle réprobation est due
au péché. Donc l'ignorance est un péché.
2. De plus, saint
Augustin dit, dans le Libre Arbitre, que la sottise consiste "en
l'ignorance vicieuse de ce qu'il faut désirer et de ce qu'il faut fuir".
Or tout ce qui est vicieux est un péché. Donc il existe quelque ignorance qui
est un péché.
Réponse:
Il existe une différence entre l'absence
de science, l'ignorance et l'erreur. Car l'absence de science implique
simplement le fait de ne pas savoir. L'ignorance, par contre, signifie parfois
la privation de science, et en ce sens, ne consiste en rien d'autre que de
manquer du savoir qu'il convient naturellement de posséder ce qui relève de la
raison de toute privation. Il arrive parfois également que l'ignorance comporte
quelque opposition à la science, et l'on parle d'une ignorance causée par une
disposition perverse, par exemple lorsque quelqu'un possède l'habitus de
principes faux et d'opinions erronées, qui le détournent de la science de la
vérité. Quant à l'erreur, elle consiste à reconnaître pour vrai ce qui est
faux; aussi ajoute-t-elle un acte à l'ignorance, car il peut y avoir ignorance
sans que l'on porte un jugement sur ce que l'on ne sait pas, et dans ce cas, on
est ignorant mais pas dans l'erreur; mais dès que l'on porte un jugement faux
sur ce que l'on ignore, on est dit alors proprement dans l'erreur.
Et parce que le péché consiste en un acte,
l'erreur a de toute évidence raison de péché. Ce n'est pas, en effet, sans
présomption que quelqu'un porte un juge ment sur ce qu'il ignore, et surtout
dans les domaines où existe un danger de se tromper. Mais l'absence de science ne
comporte de soi raison ni de peine ni de faute: car, que l'on ignore ce qu'il
ne nous convient pas de savoir, ou ce que l'on n'est pas capable de savoir,
cela n'est ni une faute ni une peine. Aussi cette absence de science
existe-t-elle chez les anges bienheureux, comme le dit Denys dans la
Hiérarchie Ecclésiastique. Quant à l'ignorance, elle a de soi raison de
peine, mais toute ignorance n'a pas raison de faute, car ignorer ce que l'on
n'est pas tenu de savoir ne comporte pas de faute, tandis que l'ignorance qui
fait ignorer ce qu'on est tenu de savoir ne va pas sans péché. Or chacun est
tenu de savoir ce qui lui permet de se diriger dans ses propres actions. Aussi
tout homme est-il tenu de savoir les vérités qui relèvent de la foi, parce que
la foi dirige l'intention, et les préceptes du décalogue, grâce auxquels il
peut éviter les péchés et faire le bien: aussi ont-ils été promulgués par Dieu
devant tout le peuple comme le rap porte l'Exode 20, 22, tandis que Moïse et
Aaron apprirent du Seigneur les éléments plus secrets de la loi. Outre cela,
chacun est tenu de savoir ce qui a trait à son office, ainsi l'évêque ce qui
regarde sa charge épiscopale, et le prêtre ce qui regarde sa charge
sacerdotale, et ainsi pour les autres. Et l'ignorance de ces points ne va pas
sans faute.
On peut donc considérer une telle
ignorance à un triple point de vue: d'une part en elle-même, et à ce point de
vue, elle n'a pas raison de faute, mais de peine. Car on a dit plus haut que le
mal de la faute consiste en la privation d'ordre dans un acte, alors que le mal
de la peine consiste en une privation de perfection dans le sujet qui agit;
aussi la privation de la grâce ou de la science, considérée en tant que telle,
a-t-elle raison de peine. D'autre part, on peut considérer cette ignorance par
rapport à sa cause. De même en effet que la cause de la science consiste dans
l'application de l'âme au savoir, de même la cause de l'ignorance consiste à ne
pas appliquer l'âme au savoir, et le fait même de ne pas l'appliquer à
connaître ce que l'on est tenu de savoir est un péché d'omission. Aussi, si
cette privation est envisagée avec la cause qui la précède, il y aura péché
actuel, de la manière dont on dit que l'omission est un péché. Cette ignorance
peut s'envisager enfin par rapport à sa conséquence, elle est alors parfois
cause de péché, comme on l'a dit plus haut.
L'ignorance peut aussi avoir un rapport
avec le péché originel, comme le dit Hugues de Saint-Victor (Des sacrements
I, part. VII, 27, 28, 29). Voici comment il faut l'entendre: il y a dans le
péché originel un élément formel, la privation de justice originelle, qui
concerne la volonté ; en effet, de même que par la justice originelle, qui
unissait la volonté à Dieu, se produisait un certain rejaillissement de
perfection sur les autres facultés, de sorte que l’intelligence était éclairée
par la connaissance de la vérité, et que l’irascible et le concupiscible
recevaient leur rectitude de la raison, de même, à cause de la perte de la
justice originelle par la volonté, la connaissance de la vérité fait défaut
dans l’intelligence, ainsi que la rectitude dans l’irascible et le
concupiscible. Ainsi, l’ignorance et le foyer de péché sont-ils les éléments
matériels du péché originel, et de même la conversion au bien passager dans le péché
actuel.
Solutions des objections:
1. La privation de la
science et de la grâce a raison de faute, dans la mesure où elles sont
comprises en même temps que leur cause, qui appartient au genre des actes : en
effet, ne pas agir et agir sont compris dans le même genre, selon le principe
de saint Augustin.
2 et 3. Et par là
apparaît également la solution aux objections 2 et 3.
4. Bien que
l’ignorance prive d’une certaine perfection de la raison, elle ne supprime
cependant pas la raison elle-même, par laquelle nous différons des bêtes. C’est
pourquoi l’argument ne vaut pas.
5. La racine de tout
péché réside dans la volonté, comme on l’a dit plus haut. Il ne s’ensuit pas
pour autant que l’acte voulu ne soit pas un péché. Aussi il ne s’ensuit pas non
plus que l’ignorance ne soit pas un péché, bien que la racine du péché réside
dans la volonté d’ignorer.
6. Saint Augustin
parle ici du péché qui est commis par ignorance. Mais ce péché consiste parfois
dans la seule volonté de l’acte, et non dans l’ignorance elle-même: on a dit en
effet plus haut que toute ignorance n’est pas un péché, alors même qu’elle est
cause de péché.
7. L’ignorance qui
est tout à fait involontaire n’est pas un péché, et c’est ce que dit saint
Augustin : «Il ne t’est pas imputé à faute d’ignorer malgré toi. » Cependant,
en ajoutant: «Mais tu es coupable si tu as négligé d’apprendre », il donne à
comprendre que l’ignorance a de quoi constituer un péché, à cause de la
négligence qui la précède, et qui n’est autre que de ne pas appliquer son esprit
à savoir ce que l’on est tenu de savoir.
8. Rien ne s'oppose à
ce qu’une réalité soit voulue en elle-même et naturelle ment, et qu’on ne la
veuille cependant pas à cause de quelque circonstance. Ainsi celui qui veut
naturellement que soit conservée l’intégrité de son corps veut parfois
cependant qu’on lui coupe une main malade, s’il craint de mettre à cause d’elle
tout son corps en danger. Et de même, l’homme veut naturellement la science,
mais à cause du travail nécessaire pour apprendre, ou afin de ne pas être
empêché de commettre le péché qu’il aime, il y renonce. Et ainsi, l’ignorance
est commandée d’une certaine façon par la volonté.
9. Bien que
l’ignorant ne connaisse pas ce qu’il ignore, il connaît cependant, soit son
ignorance elle-même, soit la raison pour laquelle il n’y renonce pas ; et
ainsi, l’ignorance peut être un péché volontaire.
10. Bien que
l’ignorance demeure après la pénitence, la culpabilité de l’ignorance est
cependant supprimée.
11. Le péché
d’ignorance ne consiste pas dans la seule privation de la science, mais dans
cette privation prise en même temps que la cause qui l’a précédée, c’est-à-dire
la négligence d’apprendre. Et si cette négligence demeurait dans son acte, la
culpabilité ne disparaîtrait pas. Il existe cependant une ignorance avec
laquelle nous naissons tous, et qui appartient d'une certaine façon au péché
originel, comme il a été dit.
12. De même que, dans
les autres péchés d'omission, on ne pèche pas continuellement quand on n'agit
pas, mais seulement au moment où l'on est tenu d'agir, il faut dire de même à
propos de l'ignorance.
Liens transversaux dans l'œuvre de saint Thomas: Somme
Théologique, Ia-IIae, Question 19, article 6; Question 73, article 6;
Question 76, article s 3-4 II Commentaire des Sentences D. 22, Question
2, article 2; Quodlibet VIII, Question 6, article 5; Commentaire des
Romains chapitre 1, lect. 7; Ad Tim., chapitre 1, lect. 3; De div. Nom., e.
4, lect. 12; V Commentaire de l'Ethique 13.
Objections:
Il semble que non.
1. En effet, ce qui
aggrave le péché ne l'excuse ni en tout ni en partie. Or l'ignorance aggrave le
péché. Saint Augustin dit en effet à propos de ce passage de l'Épître aux
Romains II, 4: "Ignores-tu que la bénignité de Dieu, etc.": "Tu pèches
très gravement si tu ne sais pas." L'ignorance n'excuse donc le péché ni
en tout ni en partie.
2. De plus, il est
dit dans le Décret C. XXIV, Question 1 que celui qui est entré en
communion avec les hérétiques a commis un péché d'autant plus grave qu'il ne
savait pas que ceux-ci étaient dans l'erreur. Ainsi donc l'ignorance aggrave le
péché et ne l'excuse pas.
3. De plus,
l'ignorance est une conséquence de l'ivresse. Or l'homme ivre qui, à cause de
son ivresse, a commis un homicide ou quelque autre péché, mérite "un
double châtiment", comme il est dit dans l'Éthique III, 11. Donc
l'ignorance ne diminue pas, mais augmente le péché.
4. De plus, le péché
ajouté au péché devient plus grave. Or l'ignorance est elle-même un certain
péché, comme on l'a dit. Donc elle ne diminue pas, mais augmente le péché.
5. De plus, ce qui se
rencontre communément dans tout péché ne diminue pas le péché. Or l'ignorance
se rencontre communément dans tout péché car, comme il est dit dans l'Éthique
III, 3, tout homme mauvais est un ignorant, ce à quoi fait écho ce qui est dit
dans les Proverbes 14, 22: "Ceux qui font le mal sont dans l'erreur."
Donc l'ignorance ne diminue ni n'excuse le péché.
Cependant:
Le péché consiste surtout dans le mépris
de Dieu. Or l'ignorance diminue ce mépris, ou même le supprime totalement. Donc
l'ignorance excuse le péché en totalité ou en partie.
Réponse:
Puisqu'il est de la raison même du péché
d'être volontaire, l'ignorance excuse le péché en totalité ou en partie, dans
la mesure où elle enlève le caractère volontaire.
Or il faut remarquer que l'ignorance peut
enlever le caractère volontaire de ce qui la suit, mais non de ce qui la
précède. Étant donné que l'ignorance se situe dans l'intelligence, le rapport
de l'ignorance au volontaire peut être considéré selon le rapport de
l'intelligence à la volonté: l'acte d'intelligence, en effet, précède
nécessairement l'acte de volonté, parce que le bien saisi par l'intelligence
est l'objet de la volonté; c'est pourquoi, si la connaissance de l'intelligence
est ôtée par l'ignorance, l'acte de volonté est supprimé, et alors le
volontaire est supprimé pour ce qui a trait à ce que l'on ignore. Aussi, si
dans le même acte, il y a un élément ignoré et un autre connu, cet acte peut
être volontaire par rapport à ce qui est connu, mais il demeure toujours
involontaire par rapport à ce qui est ignoré; soit que l'on ignore la
difformité de l'acte, par exemple si un homme ignore que la fornication soit un
péché, c'est volontairement qu'il l'accomplit, mais ce n'est pas volontairement
qu'il commet un péché; soit encore que l'on ignore une circonstance de l'acte,
ainsi quand quelqu'un s'unit à une femme qu'il croit être la sienne, il s'unit
bien volontairement à une femme, mais ce n'est pas volontairement qu'il s'unit
à une femme qui n'est pas la sienne.
Et bien que l'ignorance soit toujours
cause du caractère non volontaire, elle ne cause pas cependant toujours le
caractère involontaire. Car c'est à cause de la seule absence d'un acte de
volonté que l'on parle de non volontaire, tandis que l'on parle d'involontaire
à cause du fait que la volonté est opposée à ce qui arrive; aussi la tristesse
accompagne-t-elle l'involontaire, mais pas toujours le non volontaire. Il
arrive parfois, en effet, qu'un homme s'unisse à une femme qui n'est pas la
sienne en croyant qu'elle l'est, et bien qu'il ne veuille pas de façon actuelle
s'unir à une autre femme, parce qu'il ignore qu'elle n'est pas sa femme, il le
veut pourtant de façon habituelle et le voudrait de façon actuelle s'il le savait;
aussi, en apprenant par la suite qu'elle n'était pas sa femme, il ne s'attriste
pas mais se réjouit, à moins qu'il n'ait changé de volonté.
Mais, en revanche, l'acte de volonté peut
précéder l'acte d'intelligence, comme lorsque quelqu'un veut penser à soi-même,
et pour la même raison, l'ignorance tombe sous l'influence de la volonté et
devient volontaire.
Ceci peut se réaliser de trois manières:
premièrement, lorsque quelqu'un veut directement ignorer la science du salut
pour ne pas avoir à s'abstenir du péché qu'il aime; aussi parle-t-on en Job 21,
14, de certains hommes qui disent à Dieu: "Écarte-toi de nous, nous ne
voulons pas connaître tes voies." En second lieu, on dit que l'ignorance
est indirectement volontaire, parce qu'on ne s'applique pas à connaître, et
c'est là l'ignorance de négligence. Mais comme on ne dit que quelqu'un est
négligent que s'il omet de faire ce à quoi il est tenu, il ne paraît pas
relever de la négligence que l'on n'applique pas son esprit à connaître
n'importe quelle chose, mais seulement ce qu'on est tenu de savoir, soit de
façon absolue et en tout temps -aussi l'ignorance du droit est tenue pour une
négligence -, soit dans un cas particulier: ainsi celui qui tire des flèches
dans un endroit où les hommes ont l'habitude de passer se verra imputer comme
une négligence de ne pas avoir cherché à savoir si, alors, quelqu'un passe. Et
cette ignorance qui se produit par négligence est jugée volontaire.
Troisièmement, on parle d'une ignorance volontaire par accident, dans le cas où
l'on veut directe ment ou indirectement un fait qui entraîne l'ignorance; de
façon directe, comme cela est clair chez l'ivrogne qui veut boire du vin plus
qu'il ne convient, ce qui le prive de l'usage de la raison; de façon indirecte,
lorsque quelqu'un néglige de repousser les mouvements des passions qui
s'élèvent et qui, en se développant, lient l'usage de la raison dans le choix
des biens particuliers; en vertu de quoi on dit que tout homme mauvais est un
ignorant.
Donc, puisque ce qui est causé par la volonté
est compté pour volontaire dans le domaine moral, autant l'ignorance elle-même
est volontaire, autant elle est loin de causer le non volontaire, et par
conséquent, d'excuser le péché.
Donc, lorsque quelqu'un veut de façon
directe demeurer dans l'ignorance, afin de n pas être détourné du péché par son
savoir, une telle ignorance n'excuse pas le péché, ni en tout ni en partie,
mais l'augmente plutôt: c'est en effet à cause d'un grand amour du péché qu'il
arrive que l'on veuille souffrir un détriment dans le savoir, afin d'adhérer
librement au péché. Mais lorsque quelqu'un veut ignorer de façon indirecte
parce qu'il néglige d'apprendre, ou même lorsqu'il veut l'ignorance par
accident, quand il veut de façon directe ou indirecte ce qui entraîne
l'ignorance, une telle ignorance ne cause pas totalement l'involontaire dans
l'acte qui va suivre parce que, du fait même que cet acte procède d'une
ignorance qui est volontaire, il est lui-même volontaire d'une certaine
manière. Cependant, cette ignorance antécédente diminue le caractère
volontaire: en effet, l'acte qui procède d'une telle ignorance est moins
volontaire que si on l'avait choisi sciemment, sans aucune ignorance; et c'est
pourquoi une telle ignorance n'excuse pas complètement l'acte qui la suit, mais
dans une certaine mesure. Mais il faut pourtant remarquer que parfois, l'acte
qui suit et l'ignorance qui précède ne constituent qu'un seul péché, comme on
dit que la volonté et l'acte extérieur ne font qu'un péché. Aussi peut-il
arriver que le péché ne soit pas moins aggravé de par la volonté d'ignorer
qu'il n'est excusé de par la diminution du caractère volontaire de l'acte.
Si, par contre, l'ignorance n'est
volontaire sous aucun des modes dont on vient de parler, par exemple
lorsqu'elle est invincible et qu'elle existe sans aucun désordre de la volonté,
elle rend alors l'acte qui la suit complètement involontaire.
Solutions des objections:
1. Cette parole de
saint Ambroise est expliquée habituellement ainsi: tu pèches très gravement,
c'est-à-dire de façon très dangereuse, si tu ne sais pas, car tandis que tu
ignores que tu pèches, tu ne cherches pas de remèdes. Ou il parle de
l'ignorance affectée, par laquelle on veut ignorer afin de ne pas être arraché
au péché; ou il parle de l'ignorance des bienfaits reçus, car ne pas même se
préoccuper de connaître les bienfaits que l'on a reçus représente le suprême
degré de l'ingratitude; ou il parle de l'ignorance des infidèles, qui est
assuré ment en elle-même un très grave péché, bien que le péché commis à cause
d'une telle ignorance soit diminué, selon ce que dit l'Apôtre dans la Première
Lettre à Timothée 1, 13: "J'ai obtenu miséricorde car j'ai agi par
ignorance, n'ayant pas la foi."
2. Cette autorité
parle de l'ignorance des infidèles.
3. L'homme ivre qui
commet un homicide mérite un double châtiment parce qu'il commet deux péchés:
mais il pèche cependant moins en commettant l'homicide que s'il l'avait fait
sans avoir bu.
4. Même l'ignorance
qui est un péché dans la mesure où elle est volontaire diminue le caractère
volontaire de l'acte qui suit, et par là diminue le péché qui suit et il peut
se trouver même que l'ignorance enlève plus de gravité au péché qui s'ensuit
qu'elle n'en a en son péché.
5. Chez celui qui
pèche par habitus et par libre choix, une telle ignorance est parfaitement
affectée, c'est pourquoi elle ne diminue pas le péché. Mais l'ignorance de
celui qui pèche par passion est volontaire par accident, comme on l'a dit, et
elle diminue le péché: c'est là en effet pécher par faiblesse, ce qui diminue le
péché.
Liens transversaux dans l'œuvre de saint Thomas: Somme
Théologique, Ia-IIae, Question 77, article s 2-3; VII Commentaire de
l'Ethique 3.
Objections:
Il semble que non.
1. En effet, nul
n'est dit faire une chose par faiblesse, lorsqu'il est bien établi dans sa
volonté de se préserver de la faire. Or il est bien établi dans la volonté de
quiconque possède la science de se préserver du péché: il est dit, en effet, dans
l'Ecclésiastique 15, 16: "Si tu veux garder les commandements, ils te
garderont." Donc personne ne pèche sciemment par faiblesse.
2. De plus, personne
ne pèche par faiblesse, s'il est assisté d'un très puissant secours contre le
péché. Or, à tout homme qui possède le savoir, ce secours très puissant est
donné, à savoir la certitude de la science. Donc personne ne pèche sciemment
par faiblesse.
3. De plus, nulle
puissance ne peut se produire en acte, si ce n'est conformé ment à la nature de
son objet; ainsi la vue ne peut voir que des objets colorés. Or le péché
consiste principalement dans l'acte de volonté, et l'objet de la volonté, c'est
le bien saisi par l'intelligence, comme il est dit dans le livre de l'Âme
III, 9. Il ne peut ainsi exister de péché dans l'acte de volonté, à moins qu'il
n'y ait quelque défaillance dans la saisie du bien. Or la science exclut une
telle défaillance; il n'est donc pas possible que quelqu'un pèche sciemment par
faiblesse.
4. De plus, la
volonté ne se porte que sur un bien ou un bien apparent, car le mal est
involontaire, comme le dit Denys dans les Noms Divins IV, 32. Or, dans
la mesure où la volonté se porte sur un vrai bien, il n'y a pas de péché en
elle; donc tout péché se trouve dans la volonté en tant qu'elle se porte sur un
bien apparent et non existant, ce qui ne peut se produire sans ignorance. Il
est donc impossible que quelqu'un pèche par faiblesse, s'il possède la science.
5. Mais on peut dire
que celui qui possède la science de l'universel peut être affecté d'ignorance
dans le domaine des applications particulières et qu'ainsi il péchera: par
exemple, s'il sait de façon générale qu'il ne faut jamais commettre la
fornication, il estimera cependant dans le cas présent qu'il le faut. -On
objecte à cela que, comme le prouve le Philosophe dans le Peri hermeneias
II, 14, les opinions qui portent sur des contradictoires sont aussi contraires
entre elles. Or une proposition universelle négative et une proposition
particulière affirmative sont contradictoires. Étant donné donc que personne ne
peut avoir en même temps des opinions contraires, car des contraires ne peuvent
en même temps exister dans le même sujet, il semble qu'il est impossible qu'un
homme pensant d'une façon générale qu'il ne faut jamais commettre la fornication,
puisse en même temps penser que, dans tel cas particulier, on doive la
commettre.
6. Mais on peut dire
que des opinions qui portent sur des contradictoires sont contraires entre
elles, mais que la science n'est pas contraire à l'opinion, puis qu'elles
n'appartiennent pas au même genre. -On objecte à cela que la science est plus
éloignée de l'opinion fausse que ne l'est l'opinion vraie, car l'opinion
comporte la crainte du contraire, et non la science. Si donc on ne peut avoir
en même temps, avec une opinion fausse, l'opinion contraire qui est vraie, bien
moins encore pourra-t-on avec elle avoir la science.
7. De plus, quiconque
sait une chose en général et sait que le particulier est compris dans le
général par induction, connaît aussi le singulier, comme il est dit dans les Derniers
Analytiques I, 2; ainsi, celui qui sait que toutes les mules sont stériles,
dès qu'il sait que cet animal est une mule, sait en même temps qu'il est
stérile. Or celui qui sait qu'il ne faut jamais commettre la fornication, à
moins qu'il ne sache aussi que tel acte est un acte de fornication, ne sera pas
réputé pécher sciemment, mais par ignorance. Si donc il ne pèche pas par
ignorance, sa science porte non seulement sur l'universel, mais aussi sur le
particulier.
8. De plus, les
paroles sont les signes des pensées, comme le dit le Philosophe. Or si celui
qui choisit actuellement de commettre la fornication était interrogé, il
répondrait que c'est un péché et qu'il ne faut pas le faire. Donc il n'est pas
vrai qu'il ignore dans le cas particulier, alors qu'il sait en général, comme
on le disait.
9. De plus, saint
Augustin dit dans la Cité de Dieu XIV, 20 que la honte éteint la
concupiscence. Or la honte naît de la science, donc la science éteint la
concupiscence. Comme la faiblesse de l'âme provient surtout de la
concupiscence, la science supprime donc le péché qui vient de la faiblesse. Il
n'est donc pas possible que quelqu'un pèche sciemment par faiblesse.
10. De plus, on dit
qu'il pèche sciemment, celui qui sait que ce qu'il fait est un péché. Or la
raison du péché consiste dans l'offense faite à Dieu, et considérer l'offense
faite à Dieu réprime la concupiscence, selon cette parole du Psaume 118, 120
"Pénétrez ma chair de votre crainte, car j'ai craint sous vos jugements."
Donc la science empêche le péché qui provient de la faiblesse de la
concupiscence, ce qui revient à ce que l'on a dit plus haut.
11. De plus, saint
Bède compte la faiblesse parmi les quatre blessures consécutives au péché, et
ainsi elle a raison de peine. Or la peine n'est pas cause du péché, mais elle
est plutôt ordonnée à la correction des péchés. Donc le péché de celui qui sait
ne peut provenir de la faiblesse.
12. De plus, on
considère que la faiblesse de l'âme est liée aux passions dont le siège est la
partie sensible. Or le péché consiste dans le consentement de la volonté, qui
se trouve dans la partie intellectuelle de l'âme. Or il faut qu'une cause soit
unie à son effet, puisque toute action se produit par un contact. Donc la
faiblesse ne peut être cause de péché.
13. De plus, un
principe actif reçoit des modifications plus notables d'un principe actif plus
proche que d'un principe plus éloigné. Or la science étant dans l'intelligence
est plus proche de la volonté que la faiblesse ou la passion, qui se trouvent
dans la partie inférieure qui est unie à la chair, selon saint Matthieu 26, 41:
"L'esprit est prompt, mais la chair est faible." Il ne semble donc
pas possible que l'homme qui pèche par faiblesse le fasse contre sa conscience.
14. De plus, la partie
supérieure de l'âme, où se trouvent l'intelligence et la volonté, commande aux
parties inférieures de l'âme où résident les passions, l'irascible et le
concupiscible, et même aux membres du corps. Or une faiblesse dans les membres
du corps ne modifie pas l'ordre de la volonté, mais seulement l'exécution de
l'acte. Donc la faiblesse, qui se trouve dans l'irascible et le concupiscible
par l'infirmité due aux passions, ne modifie pas non plus l'ordre de la
volonté. Donc il n'existe aucun péché qui vienne de la faiblesse.
15. De plus, par les
passions nous ne méritons ni ne déméritons. Or le démérite même est un péché.
Donc aucun péché ne provient d'une passion, qui est une faiblesse de l'âme.
Cependant:
1. Saint Isidore
affirme dans le Souverain Bien II, 17 que certains péchés se commettent par
faiblesse.
2. De plus, l'Apôtre
dit dans l'épître aux Romains 7, 5: "Les passions pécheresses qui venaient
par la loi opéraient en mes membres afin de fructifier pour la mort." Or
ce qui fructifie pour la mort, c'est le péché, selon ce passage de l'épître aux
Romains 6, 23: "Le salaire du péché, c'est la mort." Donc certains
péchés se commettent en raison des passions, qui sont une faiblesse de l'âme.
Réponse:
Il est communément admis par tous que
certains péchés se commettent par faiblesse, et ceux-ci ne se distinguent pas
des péchés d'ignorance, s'il n'arrivait qu'un homme pèche sciemment par
faiblesse. Aussi faut-il concéder qu'il est possible que quelqu'un pèche
sciemment par faiblesse.
Pour en avoir l'évidence, il faut
considérer d'abord ce que nous entendons par le terme de faiblesse; or il faut
le comprendre par analogie avec la faiblesse corporelle. En effet, le corps est
faible lorsque quelque humeur n'obéit pas à l'énergie qui régit tout le corps,
par exemple quand une humeur est excessivement chaude ou froide, ou quelque
chose de ce genre. Or, de même qu'il y a une énergie qui régit le corps, de
même la raison est faite pour régir toutes les affections intérieures; aussi,
lorsqu'une affection n'est pas réglée selon la direction de la raison, mais
tombe dans l'excès ou le défaut, on dit qu'il y a faiblesse de l'âme. Cela se
produit surtout avec les affections de l'appétit sensible, qu'on appelle les
passions, comme la crainte, la colère, le désir et les autres choses de ce
genre aussi les anciens appelaient-ils ces genres de passions de l'âme des
maladies de l'âme, comme le dit saint Augustin dans la Cité de Dieu XIV,
7. On dit donc que l'homme fait par faiblesse ce qu'il fait sous le coup de
quelque passion, comme la colère, la crainte, le désir ou telle autre de ce
genre.
Or Socrate, comme le rapporte Aristote
dans l'Éthique VII, 2, considérant la fermeté et la certitude de la
science, a affirmé que la science ne peut être dominée par la passion, de sorte
que personne ne peut par passion accomplir quelque action qui s'oppose à sa
science; aussi faisait-il de toute vertu une science et de tout vice ou péché
une ignorance. Il en résultait que personne ne péchait sciemment par faiblesse,
ce qui est manifestement contredit par ce que nous constatons chaque jour.
C'est pourquoi il faut remarquer qu'il
existe bien des façons de posséder la science: en général ou en particulier, de
façon habituelle ou en acte. Il peut arriver d'abord, sous l'effet de la
passion, que la science possédée de façon habituel le ne soit pas considérée de
façon actuelle. Car il est évident que toutes les fois qu'une puissance est
tendue vers son acte, une autre puissance est gênée ou totalement détournée de
son acte: ainsi, lorsqu'on est attentif à écouter quelqu'un, on ne remarque pas
un homme qui passe. Cela provient du fait que toutes les puissances sont
enracinées dans une même âme unique, dont l'intention applique chaque puissance
à son acte propre; et de la sorte, lorsque quelqu'un s'est puissamment appliqué
à l'acte d'une puissance, son application à l'acte d'une autre puissance est
diminuée. Ainsi donc, lorsque le désir sera puissant, ou la colère ou quelque
autre passion de ce genre, l'homme sera gêné pour considérer ce qu'il sait.
Il importe de remarquer en second lieu que
les passions de l'âme, se trouvant dans l'appétit sensible, regardent les
actions particulières: l'homme en effet désire cette délectation, tout comme il
perçoit cette douceur. Or la science porte sur l'universel; et pourtant, la
science de l'universel n'est le principe d'un acte que ‘il s'applique au
particulier, parce que les actes visent les cas particuliers.
Donc, lorsqu'une passion portant sur un
bien particulier est puissante, elle repousse le mouvement contraire de la
science à l'endroit de ce même bien, non seulement en détournant de la
considération de la science, comme on l'a dit plus haut, mais même en la
rendant vaine à force de la contredire. Et ainsi celui qui se trouve sous
l'empire d'une passion puissante, même si, d'une certaine façon, il a présent à
l'esprit ce qu'il faut faire en général, cette considération est cependant
empêchée dans le cas particulier.
Il importe de remarquer en troisième lieu
que l'usage de la raison est lié par une certaine modification de l'organisme,
en sorte qu'on ne peut plus penser du tout, ou que l'on ne peut plus penser
librement, comme cela se voit clairement chez ceux qui dorment et chez les
fous. Or les passions produisent dans l'organisme une certaine modification qui
fait que, parfois, certains sont tombés dans la folie à cause de la colère, du
désir ou quelque autre passion de ce genre. Et c'est pourquoi, lorsque ces
passions sont violentes, elles lient d'une certaine façon la raison par la
modification qu'elles produisent dans le corps, au point que celle-ci ne
possède plus la liberté de jugement pour poser des actions parti culières. Et,
dans ces conditions, il n'y a aucun empêchement à ce que celui qui, de manière
habituelle, possède la science de l'universel, pèche par faiblesse.
Solutions des objections:
1. C'est de la
volonté de l'homme qu'il dépend de se préserver du péché, mais celle-ci est
affaiblie dans ce rôle par la passion, de telle sorte que l'usage de la raison
étant lié comme on l'a dit, elle ne veut pas parfaitement.
2. Bien que la
science soit en elle-même très certaine, pourtant, comme on l'a dit, la passion
l'empêche dans le cas particulier de pouvoir fournir son secours contre le
péché.
3. La volonté est mue
selon l'exigence du bien saisi par l'intelligence. Mais le fait que tel objet
particulier de désir soit saisi comme un bien selon le jugement de la raison
est parfois empêché par la passion, comme on l'a dit.
4. La volonté tend
toujours vers un objet sous la raison de bien. Mais le fait qu'un objet apparaisse
bon, alors qu'il ne l'est pas, se produit parfois parce que le jugement de la
raison est vicieux même dans le domaine de l'universel, et alors c'est un péché
d'ignorance; cela se produit parfois aussi parce que ce juge ment est empêché
par la passion dans le domaine du particulier, et alors c'est un péché de
faiblesse.
5. Il est impossible
que quelqu'un ait à la fois, de façon actuelle, la science ou une opinion vraie
portant sur une proposition universelle affirmative, et une opinion fausse sur
une proposition particulière négative, ou inversement. Mais il peut bien
arriver que quelqu'un ait, de façon habituelle, la science ou une opinion vraie
portant sur l'une des propositions contradictoires, et de façon actuelle, une
opinion fausse à propos de l'autre: un acte en effet ne s'oppose pas à un
habitus, mais à un acte.
6. Et par là apparaît
également la solution à l'objection 6.
7. Puisque l'acte de
péché ou de vertu dépend du choix, que le choix est l'acte de la volonté déjà
éclairée par le conseil, et que le conseil, lui, est une certaine recherche, il
est nécessaire que se produise dans tout acte de vertu ou de péché une certaine
déduction à la manière d'un syllogisme. Or le syllogisme de l'homme tempérant
diffère de celui de l'intempérant, celui du continent diffère de celui de
l'incontinent. Le tempérant, en effet, est mû seulement par le juge ment de sa
raison: aussi use-t-il d'un syllogisme à trois propositions, et il rai sonne de
cette manière: on ne doit jamais commettre de fornication, or cet acte est un
acte de fornication, donc il ne faut pas le commettre. Au contraire,
l'intempérant suit complètement sa concupiscence, et c'est pourquoi il use, lui
aussi, d'un syllogisme à trois propositions, en raisonnant ainsi: il faut jouir
de tout ce qui est délectable, or cet acte est délectable, il faut donc
l'accomplir. Mais aussi bien celui qui est continent que celui qui ne l'est pas
sont mus en deux sens: la raison tend à leur faire éviter le péché, mais la
concupiscence tend à le leur faire commettre; seulement, chez l'homme
continent, c'est le jugement de la raison qui triomphe, alors que chez
l'incontinent, c'est le mouvement de la concupiscence. L'un et l'autre se
servent donc d'un syllogisme à quatre propositions, mais pour des conclusions
opposées. En effet, le continent raisonne ainsi: il ne faut commettre aucun
péché, et il pose d'abord ce principe selon le juge ment de la raison, alors
que le mouvement de la concupiscence agite dans son coeur le sentiment qu'il
faut rechercher tout ce qui est délectable; mais comme, chez lui, c'est le
jugement de la raison qui l'emporte, il raisonne et conclut conformément au
premier de ces principes: ceci est un péché, il ne faut donc pas le faire. Au
contraire, l'incontinent, chez qui l'emporte le mouvement de la concupiscence,
raisonne et conclut conformément au second principe: ceci est délectable, il
faut donc le rechercher. Et un tel homme pèche proprement par faiblesse. Aussi
apparaît-il avec évidence que, bien qu'il possède la science des principes généraux,
il ne la possède pas dans ce cas particulier, car il ne raisonne pas selon la
raison, mais selon la concupiscence.
8. Comme le dit le
Philosophe dans l'Éthique VII, 3, de même que celui qui est ivre profère
certaines choses qu'il ne pense pas cependant intérieurement, de même celui qui
est vaincu par la passion, même s'il dit tout haut qu'il faut éviter cet acte,
juge cependant dans son coeur qu'il faut l'accomplir; aussi il dit une chose
extérieurement et en pense intérieurement une autre.
9. La science
triomphe certes parfois de la concupiscence, au moins en excitant la honte ou
l'horreur d'offenser Dieu. Mais cela n'empêche pas que, parfois aussi, la
science soit vaincue par la passion dans les applications particulières.
10. Par là apparaît
la solution à l'objection 10.
11. Toute peine
détourne du péché si on la prend en considération, mais toute peine ne détourne
pas du péché en tant qu'elle est déjà infligée. En effet, la privation de la
grâce est une certaine peine, mais personne n'est détourné du péché par le fait
d'être privé de la grâce, mais parce qu'il considère qu'il sera privé de la
grâce s'il pèche. Et il faut dire de même de l'ignorance.
12. Le consentement
en acte relève bien de l'appétit intellectuel, mais il ne se produit cependant
pas sans une application au particulier, domaine dans lequel les passions de
l'âme ont des possibilités très grandes. C'est pourquoi le consentement est
parfois modifié par les passions.
13. La raison est
plus proche de la volonté que la passion, mais la passion est plus proche de
l'objet particulier du désir que la raison universelle.
14. L'âme commande au
corps comme à un esclave qui ne peut s'opposer à l'ordre du maître, tandis que
la raison commande à l'irascible et au concupiscible, comme le dit le Philosophe
dans la Politique 1, 3, avec un pouvoir royal ou politique, qui s'adresse à des
êtres libres. Et c'est pourquoi l'irascible et le concupiscible peuvent
s'opposer encore à l'ordre de la raison, comme les citoyens libres s'opposent
parfois à l'ordre de leur prince.
15. Par les passions,
nous ne méritons ni ne déméritons, comme si le mérite et le démérite
consistaient principalement en elles; mais elles peuvent cependant aider ou
bien empêcher le mérite ou le démérite.
Liens transversaux dans l'œuvre de saint Thomas: Somme
Théologique, Ia-IIae, Question 77, article s 7-8; V Commentaire de
l'Ethique 13.
Objections:
Il semble que non.
1. En effet, on
n'impute comme faute mortelle rien de ce que l'homme fait non volontairement.
Or l'homme ne fait pas volontairement ce genre de péchés de faiblesse: l'Apôtre
dit en effet à leur sujet dans l'Épître aux Galates 5, 17 "La chair
convoite contre l'esprit, de sorte que ce que vous voulez, vous ne le faites
pas." Les péchés de ce genre ne sont donc pas imputables à l'homme comme
faute mortelle.
2. De plus, aucune
puissance passive ne peut agir si elle n'est mue par son principe actif. Or il
convient proprement à la raison de mouvoir la volonté, et si le jugement de la
raison a été empêché par la passion, il semble qu'il n'est pas au pouvoir de la
volonté d'éviter le péché; il ne lui est donc pas imputé comme faute mortelle.
3. De plus, la
passion de l'âme gêne plus directement la raison et la volonté que ne le fait
la passion corporelle. Or la passion corporelle excuse totalement de la faute
les actes commis de façon désordonnée, comme on le voit pour les actions de
ceux qui dorment ou qui sont fous. Donc, a fortiori, la passion de l'âme excuse
du péché.
4. Mais on pourrait
dire que la passion de l'âme est volontaire, alors que la passion du corps ne
l'est pas. -On objecte à cela que l'effet n'est pas supérieur à la cause. Or,
du fait que la passion est volontaire, elle n'a pas raison de faute mortelle,
mais seulement vénielle. Donc elle ne peut pas non plus causer de faute
mortelle.
5. De plus, un
événement ne confère pas à un péché une gravité infinie au point de rendre
mortel ce qui était de soi véniel. Or la passion en elle-même ne serait pas un
péché mortel, si elle n'était suivie d'un mauvais choix; du fait donc qu'un
mauvais choix en est la conséquence, l'homme ne tombe pas dans la faute du
péché mortel. Et ainsi les péchés qui se commettent par faiblesse ne sont pas
mortels.
Cependant:
L'Apôtre dit dans l'épître aux Romains 7,
5: "Les passions pécheresses produisent dans nos membres des fruits de
mort." Or rien ne donne des fruits de mort que le péché mortel. Donc les
péchés qui se commettent par passion ou par faiblesse peuvent être mortels.
Réponse:
Puisqu'on commet parfois par faiblesse ou
par passion l'adultère et nombre d'actions honteuses ou criminelles, comme
saint Pierre lorsqu'il a renié le Christ par peur, il ne doit faire aucun doute
que des péchés accomplis par faiblesse soient parfois mortels.
Pour en avoir l'évidence, il faut
considérer que la nécessité qui dépend d'une condition soumise au pouvoir de la
volonté n'enlève pas le caractère de péché mortel. Ainsi, si on enfonce un
glaive dans les organes vitaux d'un homme, il est nécessaire qu'il meure, mais
ce coup de poignard est volontaire: aussi la mort de celui qu est ainsi
poignardé est imputée comme une faute mortelle à celui qui le frappe. Il faut
en dire autant dans la question posée car, si l'on admet que la passion lie la
raison, il est nécessaire que cela entraîne un choix vicieux, mais il est au
pouvoir de la volonté d'empêcher que la raison soit liée. On a dit, en effet,
que cette ligature de la raison vient de la véhémence avec laquelle s'applique
l'intention de l'âme à l'acte de l'appétit sensible, ce qui la détourne de
considérer en particulier ce qu'elle sait en général de manière habituelle. Or
appliquer ou non son intention à un objet est au pouvoir de la volonté; aussi
il est en son pouvoir d'exclure cette ligature de la raison. Par conséquent,
l'acte commis, qui procède de cette ligature de la raison, est volontaire,
aussi n'excuse-t-il pas la faute, même mortelle.
Mais, si cette ligature de la raison par
la passion prenait de telles proportions qu'il ne serait plus au pouvoir de la
volonté de l'écarter, par exemple, si à cause d'une passion de l'âme, quelqu'un
tombait dans la folie, on ne lui imputerait pas à faute tout ce qu'il
commettrait, pas plus qu'à un autre fou, à moins qu'on ne considère le principe
de cette passion, qui a été volontaire: car il était au début au pouvoir de la
volonté d'empêcher la passion de prendre de telles proportions ainsi un
homicide commis en état d'ébriété est imputé comme une faute à son auteur parce
que le principe de son ivresse a été volontaire.
Solutions des objections:
1. Ce que l'on fait
sous l'empire de la passion, on ne le veut pas au moment où l'on est libre de
passion. Mais justement, c'est la passion qui nous amène à le vouloir, après
qu'elle a lié la raison.
2. La volonté est non
seulement mue par l'objet saisi par la raison, liée par la passion, mais il est
en son pouvoir d'écarter cette ligature de la raison, comme il a été dit. Et
pour autant, ce qu'elle fait lui est imputé à faute.
3. Écarter la passion
corporelle n'est pas au pouvoir de la volonté, comme il est en son pouvoir
d'écarter la passion de l'âme, car la nature corporelle n'obéit pas à la
volonté rationnelle comme le fait l'appétit sensible. C'est pourquoi le cas est
différent.
4. Rien ne s'oppose à
ce qu'un acte ne soit pas en lui-même un péché mortel, et cependant qu'il le
devienne dans tel cas précis; ainsi, ne pas faire l'aumône à un pauvre qui
meurt de faim est un péché mortel, alors qu'autrement ce n'en serait pas un. De
même, dans la question soulevée, ne pas vouloir repousser une passion, même si
ce n'est pas de soi un péché mortel, en est cependant un dans le cas où cette
passion incline jusqu'au consentement au péché mortel.
5. Un événement qui
se produit par la suite et qui est imprévu ne confère pas au péché une gravité
infinie, mais un événement conjoint et prévu peut ajouter une gravité infinie
et faire un péché mortel de ce qui ne le serait pas autrement ainsi, le fait de
tirer une flèche n'est pas un péché mortel, mais tirer une flèche qui cause
mort d'homme est un péché mortel. Et, de même, ne pas repousser une passion qui
incline au péché mortel ne va pas sans péché mortel.
Liens transversaux dans l'œuvre de saint Thomas: Somme
Théologique, Ia-IIae, Question 73, article 6; Question 77, article 6; V Commentaire
de l'Ethique 3.
Objections:
Il semble qu'elle l'aggrave.
1. La bonne passion
est en effet au mérite ce que la mauvaise passion est au péché. Or la bonne
passion augmente le mérite: il est en effet plus louable et plus méritoire de
faire l'aumône par compassion de miséricorde que sans ce sentiment, comme le
montre clairement saint Augustin dans la Cité de Dieu IX, 5. De même
donc, commettre un péché par passion est plus répréhensible et plus grave. Or
pécher par passion, c'est pécher par faiblesse, comme on l'a dit. La faiblesse
aggrave donc le péché.
2. De plus, étant
donné que tout péché a pour cause le désir, comme le dit saint Augustin, plus
grand est le désir avec lequel on pèche, plus grave semble être le péché. Or le
désir est une certaine passion de l'âme, et une faiblesse. Donc la faiblesse
aggrave le péché.
3. De plus,
l'accroissement de la cause accroît aussi l'effet; ainsi une chaleur plus
grande donne un réchauffement plus fort. Si donc la faiblesse est la cause du
péché, il s'ensuit qu'une faiblesse plus grande est la cause d'un péché plus
grand. Donc la faiblesse aggrave le péché.
Cependant:
Ce qui rend le péché pardonnable ne
l'aggrave pas, mais le diminue. Or c'est en raison de la faiblesse que l'on dit
qu'un péché est plus susceptible d'être par donné. Donc la faiblesse n'aggrave
pas le péché, mais le diminue
Réponse:
Pécher par faiblesse, c'est pécher par
passion, comme on l'a dit. Or la passion de l'appétit sensible se comporte de
deux manières par rapport au mouvement de la volonté: ou elle le devance, ou
elle le suit.
La passion le précède, ainsi lorsqu'à
cause d'elle, la volonté est inclinée à vouloir quelque chose; et de la sorte,
la passion diminue le caractère méritoire et déméritoire, parce que le mérite
et le démérite résident dans un choix venant de la raison; or la passion
aveugle ou même lie le jugement de la raison. Et plus le jugement de la raison
a été pur, plus le choix est éclairé pour mériter ou démériter. Aussi celui qui
est porté à faire le bien par le jugement de sa raison agit de façon plus
louable que celui qui y est porté par la seule passion de l'âme, car parfois,
ce dernier pourra se tromper en s'apitoyant d'une façon qui ne convient pas. Et
de même, celui qui est porté à pécher par délibération de la raison pèche
davantage que celui qui y est incliné par la seule passion de l'âme.
Par contre, la passion est considérée
comme conséquente lorsque, par un mouvement puissant de la volonté, l'appétit
inférieur est mû à la passion. Et dans ce cas, la passion ajoute au mérite ou
au démérite, parce que cette passion est le signe que le mouvement de la
volonté est plus intense. Et sous ce rapport, il est vrai que celui qui fait
l'aumône avec une compassion plus grande mérite davantage, et que celui qui
pèche avec un désir plus grand pèche davantage, parce que c'est le signe que le
mouvement de volonté est plus intense. Mais ce n'est pas faire le bien ou
pécher par passion, mais plutôt être affecté du choix du bien ou du mal.
Solutions des objections:
1 et 2. Par là
apparaît la réponse aux objections 1 et 2.
3. Il est de la
nature du péché d'être volontaire. Or on dit volontaire ce dont le principe
réside dans l'agent lui-même. Et ainsi, plus le principe intérieur est
puissant, plusieurs péché aussi devient grave; mais plus le principe extérieur
est puissant, plus le péché est diminué. Or la passion est un principe
extrinsèque à la volonté, alors que le mouvement de la volonté est un principe
intérieur. C'est pourquoi, plus le mouvement de la volonté a porté puissamment
au péché, plus le péché est grave; mais plus la passion a été puissante à
pousser à pécher, moins le péché est grave.
Liens transversaux dans l'œuvre de saint Thomas: Somme
Théologique, Ia-IIae, Question 78, article 1; II Commentaire des
Sentences D. 43, article 1; De Malo, Question 2, article 8, ad. 4;
Question 14, ad. 7-8.
Objections:
Il semble que non.
1. En effet, l'homme
a pour intention d'agir de science certaine, selon ce que dit Denys dans les
Noms Divins IV, 19: "Nul n'a l'intention formelle de faire le
mal." Donc personne ne fait le mal délibérément.
2. De plus, une
puissance ne peut être mue que vers son objet. Or l'objet de la volonté est le
bien saisi par l'intelligence. Donc nul ne peut vouloir ce qu'il sait être mal,
et ainsi nul ne peut pécher délibérément.
3. Mais on peut dire
que la volonté se porte vers un bien auquel est joint un mal et, dans cette
mesure, on dit qu'elle se porte vers un mal. -On objecte à cela que ce qui
n'est pas séparé dans la réalité peut être séparé dans l'activité de l'âme,
aussi bien par l'intelligence que par la volonté: nous pouvons en effet penser
à un rond sans matière sensible et il peut arriver que quelqu'un veuille être
abbé sans être moine. Donc, même si un mal est joint à un bien, il n'est
pourtant pas nécessaire, semble-t-il, que la volonté se porte vers le mal, du
fait qu'elle se porte vers le bien auquel est joint ce mal.
4. De plus, la
définition ne se fait pas à partir de ce qui est accidentel, mais de ce qui
appartient proprement à une réalité, car c'est par là que l'on juge d'une
chose. Or, du fait que quelqu'un veut un objet en lui-même, on ne dit pas qu'il
veut ce qui est joint à cet objet, si ce n'est par accident; ainsi, celui qui
aime le vin à cause de sa douceur n'aime le vin que par accident. Et ainsi,
celui qui veut un bien auquel est joint un mal, ne veut ce mal que par
accident. On ne doit donc pas dire qu'il pèche par malice, comme s'il voulait
le mal.
5. De plus, quiconque
pèche par faiblesse veut le mal qui est joint à un certain bien. Si donc l'on
dit pour cette raison qu'il pèche par malice, il s'ensuit égale ment que celui
qui pèche par faiblesse pèche par malice, ce qui évidemment est faux.
6. Mais on peut dire
que la volonté de celui qui pèche par malice se porte d'elle-même vers le mal,
comme on l'a dit, mais non la volonté de celui qui pèche par faiblesse elle est
en quelque sorte mue par la passion. -On objecte à cela que se porter de
soi-même vers un objet, c'est être incliné vers lui de par sa forme et sa
nature, ainsi ce qui est lourd tend de lui-même vers le bas. Or la volonté, de
par sa forme et sa nature, ne tend pas au mal, mais plutôt au bien. Donc la
volonté ne peut tendre d'elle-même au mal, et ainsi nul ne pèche par malice.
7. De plus, la
volonté se porte d'elle-même vers le bien, entendu selon la rai son commune de
bien; il faut donc qu'elle tende vers les différents biens en étant inclinée
par quelque autre principe déterminant. Or il existe des différences dans le
bien: le bien véritable et le bien apparent. Vers un bien véritable, la volonté
se porte par le jugement de la raison. Donc, de même, elle ne tend pas
d'elle-même vers un bien apparent auquel est joint un mal, mais elle y est
inclinée par quelque autre principe. Donc nul ne pèche par malice.
8. De plus, la malice
est tantôt mise pour la faute, en tant qu'elle s'oppose à la vertu, tantôt pour
la peine, selon ce que dit saint Bède: il y a quatre choses qu'on contracte par
le péché: l'ignorance, la faiblesse, la malice et la concupiscence. Mais on ne
peut dire que quelqu'un pèche par malice entendue au sens de faute, parce
qu'alors la même réalité serait cause d'elle-même, c'est-à-dire que la malice
serait cause de la malice. Et on ne peut dire non plus que quelqu'un pèche par
malice entendue au sens de peine, car toute peine relève de la raison de
faiblesse, et ainsi pécher par malice reviendrait à pécher par faiblesse, ce
qui ne convient pas. Donc nul ne pèche par malice.
9. De plus, il arrive
parfois qu'un homme commette un péché très léger en le sachant parfaitement,
par exemple en disant une parole oiseuse ou un mensonge en plaisantant. Or le
péché qui vient de la malice est qualifié d'extrêmement grave. Donc pécher en
le sachant vraiment n'équivaut pas à pécher par malice.
10. De plus, Denys
dit dans les Noms Divins IV, 31 que le bien est le principe et la fin de
toute action. Or ce qui fait que quelqu'un pèche est soit un principe intérieur
qui incline à pécher, comme l'habitus, la passion ou quelque principe de ce
genre, soit la fin visée. Donc personne ne pèche par malice.
11. De plus, si
quelqu'un pèche par malice, cela semble être surtout le cas de celui qui
choisit de pécher. Or, selon saint Jean Damascène, tout péché provient d'un choix.
Donc tout péché proviendrait de la malice.
12. De plus, la
malice s'oppose à la vertu; et comme la vertu est un habitus, la malice en est
un aussi, puisque les contraires appartiennent au même genre. Or certains
habitus vertueux se situent dans l'irascible et le concupiscible, comme la
tempérance et la force, dont le Philosophe dit dans l'Éthique III, 19
qu'elles se situent dans les parties non rationnelles. Or faire un choix ne
revient pas à ces puissances de l'âme, mais au libre arbitre. On ne doit donc
pas dire que le péché qui se commet par choix provient de la malice.
13. De plus, il
semble que ce que veut celui qui pèche par malice, c'est pécher et faire le
mal. Or cela n'est pas possible, car on n'éteint jamais la syndérèse, qui
proteste toujours à cause du mal. Donc nul ne pèche par malice.
Cependant:
1. Il y a ce qui est
dit en Job 34, 27: "Ils se sont détournés de Dieu comme de propos délibéré
et ils n'ont plus voulu comprendre ses voies." Or se détourner de Dieu,
c'est pécher. Donc certains pèchent de propos délibéré, ce qui revient à pécher
par malice.
2. De plus, saint
Augustin dit dans les Confessions II, 6 que, lorsqu'il volait une pomme,
ce n'était pas la pomme elle-même qu'il aimait, mais son délit, c'est-à-dire le
vol lui-même. Or aimer le mal en lui-même, c'est pécher par mali ce. On pèche
donc par malice.
3. De plus, l'envie
est une forme de malice. Or certains pèchent par envie. Donc certains pèchent
par malice.
Réponse:
Comme le dit le Philosophe dans l'Éthique
III, 11, certains ont affirmé que personne n'est volontairement mauvais. A leur
encontre, il affirme au même livre qu'il n'est pas raisonnable de dire qu'un
homme veuille commettre l'adultère et qu'il ne veuille pas être pécheur. La
raison en est qu'on dit une chose volontaire, non seulement lorsque la volonté
s'y porte directement et par elle-même comme vers sa fin, mais aussi
lorsqu'elle s'y porte comme vers un moyen qui permet d'obtenir une fin; ainsi,
le malade ne veut pas seulement recouvrer la santé, mais il veut aussi boire un
remède amer, ce qu'il ne voudrait jamais en d'autres circonstances, et cela
pour recouvrer la santé; de même, le marchand jette volontairement à la mer sa
marchandise afin que le navire ne périsse pas.
Si donc il arrive qu'un homme veuille
jouir d'un plaisir, par exemple l'adultère ou quelque autre jouissance de ce
genre, au point d'accepter la difformité du péché, qu'il sait être attaché au
bien qu'il veut, on dit non seulement qu'il veut ce bien convoité de manière
principale, mais également cette difformité elle-même, qu'il choisit de subir
pour ne pas être privé du bien désiré. Aussi l'adultère veut de façon
principale la délectation, et de façon secondaire la difformité du péché, comme
saint Augustin en donne un exemple dans le Sermon du Seigneur sur la
Montagne II, 14: quelqu'un, par amour d'une servante, endure volontairement
la dure servitude de son maître.
Or le fait qu'un homme veuille un bien
passager au point de ne pas refuser de se détourner du bien immuable peut se
produire de deux façons. D'une part, parce qu'il ignore qu'une telle aversion à
l'égard de Dieu est inséparable de ce bien passager, et alors on dit qu'il
pèche par ignorance; d'autre part, cela vient d'un principe inclinant
intérieurement la volonté vers ce bien. Or il existe un double mode selon
lequel une réalité est inclinée vers une autre. D'une part, comme subissant
l'action d'un autre, ainsi lorsqu'une pierre est projetée en l'air; d'autre
part, en vertu de sa forme propre, et dans ce cas, elle s'y incline elle-même,
comme lorsque la pierre tombe vers le bas.
De même, la volonté est inclinée vers un
bien passager auquel est liée la difformité du péché, parfois par une passion,
et dans ce cas, on parle d'un péché de faiblesse, comme on l'a dit plus haut;
et parfois par un habitus, lorsque la coutume de s'incliner vers ce bien est
déjà passée en elle à l'état d'habitus et de nature: et alors, c'est
d'elle-même, par son mouvement propre et sans aucune passion qu'elle s'y
incline. C'est en cela que consiste le fait de pécher par choix, ou de propos
délibéré, ou par science certaine, ou encore par malice.
Solutions des objections:
1. Aucun agent n'a
l'intention de faire le mal, en le voulant principalement. Mais cependant un
mal devient volontaire par conséquence pour celui qui ne refuse pas de tomber
dans le mal afin de jouir du bien convoité.
2. La volonté se
porte toujours principalement sur quelque bien, et à cause de la violence de ce
mouvement portant sur un bien, il arrive qu'elle accepte le mal qui est joint à
ce bien.
3. Il arrive parfois
que la volonté se porte sur un bien auquel un mal est joint, et qu'elle ne se
porte pas cependant sur ce mal: par exemple, si quelqu'un désire le plaisir qui
se trouve dans l'adultère, mais refuse la difformité de cet acte, et à cause de
cela, renonce même au plaisir. Mais il arrive aussi parfois qu'à cause du
plaisir, on accepte même volontairement la difformité du péché.
4. Si ce qui est
joint au bien que l'on désire principalement est imprévu et ignoré, cela n'est
pas voulu, si ce n'est par accident; ainsi celui qui pèche par ignorance veut
ce qu'il ignore être un péché, alors que c'en est pourtant un en toute vérité:
en effet, il ne veut le mal que par accident. Mais s'il sait que c'est un mal,
il le veut alors par conséquence, comme on l'a dit, et non seulement par
accident.
5. Lorsqu'on dit que
quelqu'un pèche par ceci ou cela, on donne à comprendre par là le principe
premier du péché. Or, chez celui qui pèche par faiblesse, la volonté de faire
le mal n'est pas le premier principe du péché, mais elle est causée par la
passion; par contre, chez celui qui pèche par malice, la volonté de faire le
mal est le premier principe du péché, car c'est de lui-même et par un habitus
propre qu'il est incliné à vouloir le mal, et non à cause de quelque principe
extérieur.
6. La forme par
laquelle agit celui qui pèche est, non seulement la faculté volontaire
elle-même, mais aussi l'habitus qui incline intérieurement à la façon d'une
certaine nature.
7. Et par là apparaît
également la solution à l'objection 7.
8. Lorsqu'on dit que
quelqu'un pèche par malice, la malice peut être entendue ici, ou bien comme
l'habitus qui est opposé à la vertu, ou comme la faute, dans la mesure où
l'acte intérieur de la volonté, ou élection, est appelé faute et est la cause
de l'acte extérieur: c'est pourquoi il ne s'ensuit pas qu'une même réalité soit
cause d'elle-même.
9. La malice s'oppose
à la vertu, qui est une bonne qualité de l'âme; or le péché véniel n'est pas
contraire à la vertu: aussi, si quelqu'un commet de propos délibéré un péché
véniel, il ne le fait pas par malice.
10. Le bien est
premièrement et principalement le principe et la fin de l'action, mais en
second lieu et par conséquence, le mal aussi peut être voulu, comme on l'a dit.
11. Même dans le
péché de faiblesse, il peut y avoir un choix, mais qui cependant n'est pas le
premier principe qui conduit au péché, puisqu'il est causé par la passion.
C'est pourquoi on ne dit pas qu'un tel homme pèche par choix, bien que c soit
en choisissant qu'il pèche.
12. De même que la
passion qui se situe dans l'irascible et le concupiscible est cause du choix,
dans la mesure où elle lie pour un temps la raison, de même l'habitus qui se
situe dans ces puissances est cause du choix, dans la mesure où il lie la
raison, non plus à la manière d'une passion passagère, mais à la manière d'une
forme immanente.
13. Appartiennent à
la syndérèse les principes universels du droit naturel, à propos desquels nul
ne commet d'erreur; mais chez celui qui pèche, la raison est liée par la passion
ou l'habitus pour ce qui concerne les choix particuliers.
Quant aux objections contraires, bien
qu'elles concluent de façon vraie, il faut cependant remarquer dans le second
argument que, lorsque saint Augustin dit qu'il aimait la faute elle-même et non
le fruit qu'il volait, cela ne doit pas être compris comme si la faute
elle-même ou la difformité du péché pouvaient être voulues en premier lieu et
pour elles-mêmes; mais ce qui était voulu d'abord et en lui-même, c'était soit
de se comporter comme les autres, soit de faire une expérience, soit de faire
quelque chose en dépit de l'interdiction, soit quelque chose de ce genre. Dans
le troisième argument, il faut noter qu'on ne peut pas appeler péché de malice
tout péché qui est causé par un autre péché, car il peut arriver que ce premier
péché qui est cause de l'autre soit commis par faiblesse ou par passion, alors
que pour quelqu'un qui pèche par malice, il est nécessaire que la malice soit
le premier principe qui conduit au péché, comme on l'a dit.
Lieux parallèles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme
Théologique, Ia-IIae, Question 78, article 4; II Commentaire des
Sentences D. 43, article 4; VII Commentaire de l'Ethique 8.
Objections:
Il semble que non.
1. Il est dit en
effet dans l'Apocalypse 3, 15-16: "Si au moins tu étais chaud ou froid;
mais tu es tiède et je vais te vomir de ma bouche." Il semble qu'est chaud
celui qui fait le bien, tiède celui qui pèche par faiblesse, comme l'incontinent,
et tout à fait froid celui qui pèche par malice, comme l'intempérant. Il est
donc plus dangereux de pécher par faiblesse que par malice.
2. De plus, il est
dit dans l'Ecclésiastique 42, 14: "Mieux vaut la méchanceté de l'homme
qu'une femme qui fait le bien", ce qui signifie pour certains qu'il faut
entendre par l'homme celui qui agit de façon énergique et forte, par la femme
celui qui agit de façon relâchée et tiède. Or le premier cas semble bien
convenir à l'intempérant, qui agit par malice, comme on l'a dit, et le second à
l'incontinent, qui pèche par faiblesse. Il est donc pire de pécher par
faiblesse que par malice.
3. De plus, dans les Conférences
des Pères IV, 19, il est dit qu'un pécheur parvient plus facilement à la
ferveur de la perfection qu'un moine relâché et tiède. Or est pécheur surtout
celui qui agit par malice, alors qu'est relâché celui qui a des faiblesses en
agissant. Il est donc pire de pécher par faiblesse que par malice.
4. De plus, il est
très gravement en danger, le malade à qui ne peuvent profiter ni la nourriture
ni les remèdes qui aident les autres. Or ni la science ni le bon propos ne
profitent à l'incontinent qui pèche par faiblesse, car ils sont écartés par la
passion: il pèche donc de façon très dangereuse.
5. De plus, plus on
est porté à pécher par une passion violente, moins on pèche gravement. Or
l'impulsion qui provient de l'habitus est plus forte que celle qui provient de
la passion. Donc celui qui est incliné au péché par un habitus et qui pèche par
malice, comme on l'a dit, pèche moins que celui qui y est incliné par une
passion et dont on dit qu'il pèche par faiblesse.
6. De plus, celui qui
pèche par malice est porté au mal par une forme qui lui est inhérente, et qui
meut par mode de nature. Or, dans la mesure où on est mû naturellement à une
action, on y est mû par nécessité et non volontairement. Donc celui qui pèche
par malice certaine ne pèche pas volontairement; il ne pèche donc pas du tout
ou en peu de chose seulement.
Cependant:
Ce qui incline à la miséricorde diminue le
péché. Or la faiblesse incline à la miséricorde, selon ce verset du Psaume 102,
13-14: "Le Seigneur a eu pitié de ceux qui le craignent, il sait de quoi
nous sommes faits." Tout péché de faiblesse est donc plus léger que le péché
commis par malice.
Réponse:
Le péché commis par malice, toutes choses
égales par ailleurs, est plus grave que celui commis par faiblesse. La raison
en ressort de trois points.
Premièrement, comme on appelle volontaire
ce dont le principe est interne, plus le principe d'un acte est intérieur à
l'agent, plus il est volontaire, et par conséquent, si l'acte est mauvais, plus
c'est un péché. Or il est clair par ce qu'on a dit précédemment, que lorsque
quelqu'un pèche par passion, le principe du péché est la passion, qui se situe
dans l'appétit sensible, et ainsi ce principe est extérieur à la volonté;
tandis que lorsque quelqu'un pèche par habitus, ce qui revient à pécher par
malice, alors la volonté tend par elle-même à l'acte du péché, comme déjà
totalement portée à l'acte du péché par l'habitus par mode d'inclination
naturelle; aussi le péché est plus volontaire, et par conséquent, plus grave.
Deuxièmement parce que, chez celui qui
pèche par faiblesse ou par passion, la volonté est inclinée à l'acte du péché
tant que dure la passion mais, sitôt qu'elle est passée, et elle passe vite, la
volonté revient de cette inclination et retrouve le propos du bien, en se
repentant du péché commis. Au contraire, chez celui qui pèche par malice, la
volonté est inclinée au péché tant que demeure l'habitus, qui ne passe pas,
mais perdure comme une forme devenue désormais immanente et connaturelle: aussi
ceux qui pèchent de la sorte persévèrent dans la volonté de pécher et ne se
repentent pas facilement. C'est pourquoi le Philosophe, dans l'Éthique
VII, 8, compare l'intempérant à quelqu'un qui est continuellement accablé par
une maladie, comme le phtisique ou l'hydropique, tandis qu'il compare
l'incontinent à celui qui est atteint à certains moments et non de façon
continue, comme l'épileptique. Ainsi il apparaît clairement que celui qui pèche
par malice pèche de façon plus grave et plus dangereuse que celui qui le fait
par faiblesse.
En troisième lieu, parce que celui qui
pèche par faiblesse a une volonté ordon née vers une fin bonne, car il se
propose le bien et le recherche, mais s'écarte parfois de son propos à cause de
la passion; celui au contraire qui pèche par malice a une volonté ordonnée à
une fin mauvaise, car il a le ferme propos de pécher. Or il est évident, comme
le dit le Philosophe dans les Physiques II, 15, que la fin, dans les
réalités que l'on peut vouloir et faire, est comme le principe dans les
matières spéculatives. Or celui qui se trompe sur les principes serait dans une
ignorance très grave et très dangereuse, parce qu'il ne peut être ramené à la
vérité par des principes antérieurs. Par contre, celui qui se trompe seulement
sur les conclusions peut y être ramené par les principes, sur lesquels il ne se
trompe pas.
Ainsi donc, c'est de manière très grave et
dangereuse que pèche celui qui le fait par malice, et il ne peut pas être
facilement ramené sur le droit chemin, contrairement à celui qui pèche par
faiblesse, et chez qui demeure au moins un bon propos.
Solutions des objections:
1. Dans ce passage,
c'est l'infidèle qui est qualifié de froid, lui qui bénéficie d'une certaine
excuse du fait qu'il pèche par ignorance, selon ce que dit l'Apôtre dans la
Première Lettre à Timothée 1, 13: "J'ai obtenu miséricorde, parce que j'ai
agi par ignorance, n'ayant pas la foi." Par contre, c'est le chrétien
pécheur qui est appelé tiède, lui qui pèche plus gravement pour le même genre
de péché, selon ce que dit l'Apôtre dans l'épître aux Hébreux 10, 29:
"Quel châtiment plus grand, pensez-vous, mérite celui qui aura tenu pour
impur le sang de l'alliance, etc." Donc cette autorité n'est pas invoquée
à bon droit.
2. D'après la Glose,
on appelle dans ce passage homme celui qui s'avère prudent et diligent et qui,
même s'il pèche parfois, tire cependant de ce péché même une occasion de bien,
par exemple d'humilité et de plus grande prudence. Par contre, on appelle femme
l'imprudent qui tire du bien qu'il fait une occasion de danger pour lui,
puisque cela le fait déchoir par l'orgueil. On peut dire égale ment, selon le
sens littéral, que "mieux vaut la méchanceté de l'homme",
c'est-à-dire un homme mauvais à fréquenter, "que la femme qui fait le
bien"; en effet, l'homme est plus facilement précipité dans le péché à
cause de sa familiarité avec une femme bonne qu'avec un homme mauvais. Et cela
apparaît claire ment de ce qui est dit précédemment: "Ne demeurez pas au
milieu des femmes", et de ce qui suit: "La femme couvre de honte et
amène l'opprobre." C'est pourquoi cet argument ne vaut pas pour notre
question.
3. Celui qui est
relâché en faisant le bien est incomparablement meilleur que celui qui fait le
mal. Et c'est justement pourquoi il arrive que le pécheur, en considérant le
mal qu'il commet, est parfois soulevé avec tant de force contre celui-ci qu'il
avance dans la ferveur de la perfection; mais celui qui accomplit le bien,
quoique de façon relâchée, n'a rien dont il doive beaucoup s'épouvanter, aussi
il se repose davantage dans son état, et il n'est pas facilement porté à
s'améliorer.
4. Celui qui pèche
par faiblesse, bien qu'il ne soit pas aidé par la science ou le bon propos
tandis qu'il pèche, peut cependant être aidé facilement ensuite, en prenant peu
à peu l'habitude de résister à la passion. Par contre, celui qui pèche par
malice se convertit difficilement, de même que celui qui se trompe sur les
principes, comme on l'a dit.
5. L'impulsion qui
provient de la passion diminue le péché, car elle vient en quelque sorte de
l'extérieur. Par contre, l'impulsion qui vient de la volonté augmente le péché:
en effet, plus le mouvement de la volonté entraîne violemment au péché, plus on
pèche gravement. Quant à l'habitus, il rend le mouvement de la volonté plus
violent, et c'est pourquoi celui qui pèche par habitus pèche plus gravement.
6. L'habitus de la
vertu est une forme de l'âme rationnelle; or toute forme est dans un sujet
selon le mode de ce qui la reçoit. Étant donné qu'il convient à la nature de la
créature raisonnable de posséder le libre arbitre, l'habitus de la vertu ou du
vice n'incline donc pas la volonté par nécessité, au point qu'on ne puisse agir
contre la nature de l'habitus; mais il est difficile d'agir contre ce à quoi
incline l'habitus.
Lieux parallèles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme
Théologique, Ia-IIae, Question 14, article 1; II Commentaire des
Sentences D. 43, article s l-2; Quodlibet II, Question 8; Commentaire
sur saint Matthieu, chapitre 12; Commentaire de Romains, chapitre 2,
lect. 1.
Objections:
Il semble que non.
1. En effet, le péché
contre le Saint Esprit est un péché de la langue, ainsi qu'il apparaît par ce
qui est dit en saint Matthieu 12, 32: "Celui qui aura dit une parole
contre le Saint Esprit, etc." Par contre, le péché de malice peut être
aussi un péché du coeur ou des oeuvres. Tout péché de malice n'est donc pas un
péché contre le Saint Esprit.
2. De plus, le péché
contre le Saint Esprit est un genre spécial de péché: il a en effet des espèces
déterminées, comme cela est exposé par le Maître dans les Sentences II,
D. 43, à savoir l'obstination, le désespoir et autres dispositions de ce genre.
Or le péché de malice n'est pas un genre spécial de péché: il arrive en effet,
pour n'importe quel genre de péché, que l'on pèche par malice, de même que par
faiblesse et par ignorance. Tout péché de malice n'est donc pas un péché contre
le Saint Esprit.
3. De plus, le péché
contre le Saint Esprit est un péché de blasphème, comme il apparaît dans ce
passage de saint Luc 12, 10: "A celui qui aura blasphémé contre l'Esprit
Saint, il ne lui sera pas remis." Or le blasphème est un péché
particulier. Donc, comme le péché par malice certaine n'est pas un péché
particulier, puisqu'on le trouve dans n'importe quel genre de péché, il semble
que tout péché de malice ne soit pas un péché contre le Saint Esprit.
4. De plus, on parle
de péché de malice pour celui qui aime la malice pour elle-même, de même que
les personnes bonnes aiment la bonté pour elle-même, comme dit le Maître dans les
Sentences II, D. 43. Or le fait d'aimer la vertu pour elle-même ne constitue
pas une espèce déterminée de vertu. Donc le fait d'aimer la malice pour
elle-même ne constitue pas non plus une espèce déterminée de péché. Et ainsi,
puisque le péché contre l'Esprit Saint est une espèce déterminée de péché, il
semble que tout péché de malice n'est pas un péché contre le Saint Esprit.
5. De plus, saint
Augustin dit au Comte Boniface Ep. 185, 11 que tout péché par lequel, de
quelque façon que ce soit, l'homme s'est éloigné de Dieu jusqu'à la fin de sa
vie, est un péché contre l'Esprit Saint. Or cela arrive aussi à cause d'un
péché de faiblesse ou d'ignorance. Donc pécher contre l'Esprit Saint ne revient
pas au même que pécher par malice.
6. De plus, dans les
Sentences II, D. 43, le Maître dit que pèchent contre l'Esprit Saint ceux
qui pensent que leur malice est plus grande que la bonté divine. Or ceux qui
pensent ainsi se trompent, et tous ceux qui se trompent sont dans l'ignorance.
Il semble donc que le péché contre l'Esprit Saint soit plus un péché
d'ignorance qu'un péché de faiblesse.
7. De plus, on dit
que quelqu'un pèche par ceci ou par cela en deux sens:
d'une part, en indiquant la puissance,
l'habitus ou la disposition élicitant l'acte; d'autre part, en indiquant la fin
qui le meut. Or on ne peut dire que celui qui pèche contre l'Esprit Saint pèche
par malice, entendue au sens de l'habitus ou de la disposition élicitant
l'acte, car autrement tout péché serait un péché contre l'Esprit Saint. On ne
peut pas le dire non plus en entendant la malice comme la fin qui meut: nul
n'agit en vue d'un mal, comme le dit Denys dans les Noms Divins IV, 19.
Mais si l'on dit que la malice meut à cause du bien apparent auquel elle est
jointe, alors tout péché serait un péché de malice, car en tout péché, il y a
comme moteur un bien apparent joint à un mal. Le péché contre l'Esprit Saint
n'est donc pas identique au péché de malice.
8. De plus, il existe
deux genres de malice, la malice que l'on a contractée, dans le sens où saint
Bède la parmi les quatre conséquences du péché de nos premiers parents; et aussi
la malice en tant qu'acte, qui est le péché actuel. Or le péché contre l'Esprit
Saint ne peut être dit un péché de malice au sens d'une disposition que l'on a
contractée, car cette malice-là relève d'un défaut ou d'une faiblesse de la
nature, et en ce cas, le péché contre l'Esprit Saint serait un péché de
faiblesse. On ne peut non plus dire qu'il est un péché de malice en tant
qu'acte, car il faudrait dans ce cas qu'avant le péché contre le Saint Esprit,
il y ait toujours précédemment un péché actuel, ce qui n'est pas vrai pour
toute espèce de péché contre le Saint Esprit. Tout péché contre l'Esprit Saint
n'est donc pas un péché de malice.
9. De plus, d'après
ce qui disent les maîtres, le péché contre l'Esprit Saint est celui qui n'est
pas remis facilement. Or cela est propre à tout péché qui procède d'un habitus.
Saint Augustin dit en effet dans les Confessions VIII, 5 que de la
volonté perverse vient le mauvais désir, de ce mauvais désir l'habitude de
pécher, et de l'habitude la nécessité. Donc tout péché provenant d'un habitus,
même s'il n'a pas pour cause la malice, mais la faiblesse ou l'ignorance, est
un péché contre le Saint Esprit, car l'habitus vicieux est engendré par
l'accoutumance. Pécher contre l'Esprit Saint ne revient donc pas au même que pécher
par malice.
Cependant:
1)11 y ace que le
Maître dit dans les Sentences II, D. 43: celui-là pèche contre l'Esprit
Saint à qui plaît la malice pour elle-même. Or on dit qu'un tel homme pèche par
malice. Donc pécher par malice et pécher contre l'Esprit Saint reviennent au
même.
2. De plus, de même
qu'on approprie au Père la puissance et au Fils la sagesse, de même on
approprie la bonté à l'Esprit Saint. Or celui qui pèche par faiblesse, qui
s'oppose à la puissance, est dit pécher contre le Père, et celui qui pèche par
ignorance, qui s'oppose à la sagesse, est dit pécher contre le Fils. Donc celui
qui pèche par malice, qui s'oppose à la bonté, est dit pécher contre le Saint
Esprit.
Réponse:
Certains ont abondamment parlé du péché
contre l'Esprit Saint.
En effet, les saints docteurs qui vécurent
avant saint Augustin, comme saint Hilaire, saint Ambroise, saint Jérôme et
saint Jean Chrysostome, ont affirmé qu'il y avait péché contre l'Esprit Saint
lorsque quelqu'un blasphème l'Esprit Saint, que "Esprit Saint" soit
pris pour l'essence divine, en tant que la Trinité tout entière peut être
appelée et esprit et saint, ou que "Esprit Saint" soit pris au sens
personnel, en tant qu'il est la troisième personne dans la Trinité. Et cela
paraît s'accorder assez avec la lettre de l'Évangile, d'où cette question tire
son origine. Car, lorsque les Pharisiens affirmaient que le Christ chassait les
démons par Belzébuth, ils blasphémaient à la fois la divinité du Christ, et
l'Esprit Saint par qui le Christ agissait, en attribuant au prince des démons
ce que le Christ accomplissait par la puissance de sa divinité ou par l'Esprit
Saint. Aussi ce péché contre le Saint Esprit est-il opposé dans l'Évangile au
péché commis contre le Fils, à savoir contre l'humanité du Christ.
Mais, comme il est dit que le péché contre
l'Esprit Saint n'est remis ni en ce monde ni dans l'autre, il semble en
résulter que quiconque blasphème le Saint Esprit ou la divinité du Christ ne
puisse jamais obtenir la rémission de son péché, comme l'objecte saint Augustin
dans les Paroles du Seigneur sermon 71, 3, alors pourtant qu'aux Juifs,
aux païens et aux hérétiques qui blasphèment la divinité du Christ et l'Esprit
Saint, on ne refuse pas le baptême qui confère la rémission des péchés.
Aussi saint Augustin, dans le Sermon du
Seigneur sur la Montagne I, 22, semble restreindre le péché contre l'Esprit
Saint à ceux qui, après avoir connu la vérité et reçu les sacrements,
blasphèment le Saint Esprit, non pas seulement en parole, comme les infidèles
qui blasphèment la personne même de l'Esprit Saint, mais en s'opposant à lui
dans leur coeur, jalousant la vérité et la grâce qui viennent du Saint Esprit,
ou même par leurs oeuvres. Que les Pharisiens à qui le Seigneur disait ces
choses fussent des infidèles non encore initiés aux mystères de la foi n'est
pas un obstacle, car le Seigneur n'avait pas l'intention de dire qu'eux-mêmes
avaient déjà péché contre l'Esprit Saint de façon irrémissible, puisqu'il
ajoute: "Rendez un arbre bon et son fruit sera bon, etc." Mt., 12, 33,
mais il se proposait de les avertir, de crainte qu'en blasphémant comme ils le
faisaient, ils ne parviennent un jour au degré du péché irrémissible.
Mais, contre cette opinion, saint Augustin
objecte de nouveau, dans les Paroles du Seigneur sermon 71, 3, que le
Seigneur ne dit pas que, pour celui qui a péché contre le Saint Esprit, il n'y
aurait pas de rémission dans le baptême, mais qu'en aucune manière il n'y aura
de rémission dans ce monde ou dans l'autre. Aussi ce péché ne semble pas
regarder davantage les baptisés que les autres, alors cependant que, dans
l'Église, on ne refuse jamais la pénitence à un pécheur, pourvu qu'il se
repente. Aussi, dans les Rétractations I, 19, saint Augustin rétracte
cette opinion, on ajoutant que celui qui s'oppose à la vérité connue et qui
envie la grâce de son frère est dit pécher contre le Saint Esprit alors
seulement qu'il persévère dans ces dispositions jusqu'à la mort.
Et pour en avoir l'évidence, il faut
considérer ce que saint Augustin lui-même dit dans les Paroles du Seigneur
sermon 71, 6-9: il y affirme en effet qu'il faut veiller à ne pas prendre dans
un sens universel tout ce que l'Écriture Sainte dit de façon indéterminée; par
exemple, on ne doit pas comprendre ce qui est dit en saint Jean 15, 22:
"Si je n'étais pas venu, et ne leur avais pas parlé, ils n'auraient pas de
péché" comme s'ils n'avaient aucun péché, mais qu'ils n'auraient pas un
certain péché déterminé, qu'ils ont commis en méprisant la prédication et les
miracles du Christ. Ainsi donc, lorsqu'il est dit dans saint Matthieu 12, 32:
"celui qui aura proféré une parole contre l'Esprit Saint" de façon
déterminée, et de même dans saint Marc 3, 29 et dans saint Luc 12, 10
"celui qui aura blasphémé contre l'Esprit Saint, etc.", il faut
comprendre: "celui qui aura blasphémé d'une manière bien définie".
Il faut remarquer d'autre part que cette
parole contre l'Esprit Saint se profère, non seulement de bouche, mais aussi
par le coeur et les oeuvres, et que de nombreuses paroles touchant le même
sujet sont qualifiées de parole unique, comme on le lit fréquemment chez les
prophètes: "parole que le Seigneur dit" à Isaïe ou Jérémie.
II est évident par ailleurs que le Saint
Esprit est charité; or c'est par la charité que s'accomplit dans l'Église la
rémission des péchés: et c'est pourquoi la rémission des péchés est un effet
approprié au Saint Esprit, selon cette parole de saint Jean 20, 22-23:
"Recevez l'Esprit Saint, ceux à qui vous remettrez leurs péchés, ils leur
seront remis." On dit donc qu'il profère une parole irrémissible contre
l'Esprit Saint, celui qui, de coeur, de bouche et d'action, s'oppose à la
rémission des péchés au point de persévérer dans le péché jusqu'à la mort. Et
c'est pourquoi, selon saint Augustin, le péché contre l'Esprit Saint est
l'impénitence qui persévère jusqu'à la mort.
Mais, de même que la rémission des péchés
est appropriée au Saint Esprit, de même la bonté. -Aussi les maîtres, suivant
d'une certaine façon saint Augustin, ont affirmé qu'il profère une parole ou un
blasphème contre l'Esprit Saint, "celui qui pèche par malice, laquelle est
opposée à la bonté de l'Esprit Saint".
Ainsi donc, si nous parlons du péché
contre l'Esprit Saint selon la pensée des anciens saints, et même celle de
saint Augustin, tout péché de malice n'est pas un péché contre l'Esprit Saint,
comme on peut le voir clairement par ce qu'on a dit. Mais, si nous parlons
conformément aux sentences des maîtres, lesquelles ne sont pas à dédaigner, on
peut dire alors que, si l'on parle au sens propre du péché contre l'Esprit
Saint, tout péché de malice n'est pas un péché contre l'Esprit Saint.
Car, ainsi qu'on l'a exposé plus haut, on
dit que pèche par malice celui dont la volonté s'incline par elle-même à un
bien qui est joint à une malice. Cela peut se produire de deux manières car,
dans les réalités naturelles, un corps est mû de deux façons, soit à cause de
son inclination, -ainsi ce qui est lourd tend vers le bas; soit parce qu'on a
enlevé un obstacle, et ainsi quand le vase est brisé, l'eau se répand. Ainsi
donc, la volonté se porte parfois d'elle-même vers un tel bien en raison de
l'inclination propre d'un habitus acquis, mais parfois aussi en raison de la
disparition de ce qui empêchait le péché, comme l'espérance, la crainte de Dieu
et les autres dons du Saint Esprit grâce auxquels l'homme est éloigné du péché.
Aussi pèche au sens propre contre l'Esprit Saint celui dont la volonté tend au
péché, du fait qu'elle a rejeté ces freins de l'Esprit Saint. C'est pourquoi le
désespoir, la présomption, l'obstination et les péchés de ce genre sont
classés, comme on le voit clairement chez le Maître, dans les Sentences
II, D. 43, comme des espèces du péché contre le Saint Esprit. Toutefois, si
l'on s'exprime au sens large, on peut dire que même celui qui pèche par
l'inclination d'un habitus pèche contre l'Esprit Saint, parce que lui aussi
s'oppose à la bonté de l'Esprit Saint par voie de conséquence.
Solutions des objections:
1. Selon l'avis des
saints anciens, le péché contre le Saint Esprit est un péché de parole par
lequel on blasphème contre le Saint Esprit mais, selon d'autres opinions, il
faut dire qu'il est aussi une parole proférée dans le coeur et les oeuvres, car
nous disons quelque chose dans notre coeur et nos oeuvres, selon ce qui est dit
dans la Première épître aux Corinthiens 12, 3: "Personne ne peut dire:
Jésus est Seigneur, si ce n'est dans l'Esprit Saint", à savoir de coeur,
de bouche et dans les oeuvres, comme l'explique la Glose sur ce passage.
2. Selon
l'explication des saints anciens, et aussi selon celle des maîtres, on peut
dire que le péché contre le Saint Esprit est un genre spécial de péché, à la
condition cependant que l'on entende le péché de malice au sens propre,
c'est-à-dire un péché causé par le refus des bienfaits du Saint Esprit, qui
nous gardent du péché. Par contre, si l'on entend par péché de malice le péché
qui provient de l'inclination de l'habitus, alors il ne constitue pas un genre
spécial de péché, mais c'est une circonstance de péché qui peut se trouver dans
n'importe quel genre de péché. Et il faut dire de même si le péché contre
l'Esprit Saint est l'impénitence finale, selon l'expression de saint Augustin.
3. Selon les saints
anciens, le blasphème contre le Saint Esprit est entendu comme un péché spécial
de la parole, mais selon saint Augustin et les maîtres, tout refus des dons du
Saint Esprit, que ce soit de coeur, de bouche ou dans les oeuvres, est compris
sous le nom de blasphème.
4. Si quelqu'un
aimait la vertu pour elle-même, à cause de la considération de quelque motif
supérieur, il en résulterait une raison de vertu spéciale; par exemple, si
quelqu'un se plaisait à demeurer dans la chasteté pour l'amour de Dieu, cela
relèverait de la vertu de chasteté. Pareillement, même si la malice plaît à
quelqu'un à cause du mépris de l'espérance divine et de la crainte de Dieu,
cela relève de la raison des péchés spéciaux, désespoir et présomption, qui
sont des espèces de péché contre le Saint Esprit.
5. Cet argument se
développe dans la perspective de saint Augustin; mais dans ce cas le péché contre
le Saint Esprit n'est pas un genre spécial de péché.
6. L'homme désespéré
que l'on dit pécher contre le Saint Esprit pense que sa malice est plus grande
que la bonté divine, non qu'il pense formellement ainsi, car il commettrait
alors un péché contre la foi, mais parce qu'il se comporte comme s'il pensait
ainsi, dans la mesure où, à cause de la considération de ses péchés, il manque
de confiance en la bonté de Dieu.
7. Comme il a été dit
plus haut, on peut dire d'une première façon que quel qu'un pèche par malice,
en tant qu'il est incliné par un habitus, dans le sens où on dit que la malice
est un habitus opposé à la vertu. Et il n'est pas vrai que qui conque pèche
ainsi le fasse par malice; en effet, quiconque commet des actions injustes ne
possède pas déjà l'habitus de l'injustice, puisque c'est à cause de ses actes
d'injustice que l'homme parvient à en acquérir l'habitus, comme il est dit dans
l'Éthique II, 4. On peut comprendre d'une seconde manière que quelqu'un
pèche par malice, en ce sens qu'il veut un bien auquel est joint un mal, mais
sans y être incliné par quelque passion ou par l'ignorance: et de la sorte
encore, il est clair que tout pécheur ne pèche pas par malice.
8. On dit que la
malice contractée à la suite du péché originel est une certaine inclination
provenant de la corruption du foyer de péché qui demeure en nous, et nous
pousse à faire le mal; mais lorsque l'on dit que quelqu'un pèche par mali ce,
ce n'est pas dans ce sens que l'on entend la malice, mais au sens de malice en
tant qu'acte, dans la mesure où le choix intérieur lui-même est appelé malice.
Et ainsi, il faut comprendre que lorsque quelqu'un pèche par malice, il existe
un acte de péché intérieur que l'on nomme malice, et duquel procède l'acte
extérieur du péché.
9. Le péché commis
par l'inclination de l'habitus a bien une certaine raison de pouvoir être
appelé péché contre le Saint Esprit, mais le péché contre le Saint Esprit peut
être entendu en d'autres manières, comme il a été dit.
Liens transversaux dans l'œuvre de saint Thomas: Somme
Théologique, IIa-IIae, Question 14, article 3 II Commentaire des
Sentences D. 43, article 4; Quodlibet II, Question 8, article 1;
Commentaire sur saint Matthieu, chapitre 12; Commentaire de Romains,
chapitre 2, lect. 1.
Objections:
Il semble que non.
1. En effet, il est
dit en saint Matthieu 12, 32: "Celui qui aura dit une parole contre
l'Esprit Saint, il ne lui sera pas remis, ni en ce monde ni dans l'autre."
Or toute rémission se fait en ce monde ou dans l'autre; le péché contre
l'Esprit Saint n'est donc jamais remis.
2. Mais on peut dire
qu'on dit que le péché contre l'Esprit Saint n'est pas remis, parce qu'il l'est
difficilement. -On objecte à cela qu'il est dit en saint Marc 3, 29:
"Celui qui aura blasphémé contre le Saint Esprit n'obtiendra jamais
rémission, mais sera coupable d'un péché éternel." Or il n'est pas
coupable d'un péché éternel, celui dont le péché est remis. Donc le péché
contre l'Esprit Saint n'est remis en aucune manière.
3. De plus, il faut
prier pour tout péché qui est remis. Mais, pour le péché contre l'Esprit Saint,
il ne faut pas prier; il est dit en effet, à la fin de la Première Épître de
saint Jean 5, 16: "Il y a un péché qui va à la mort; ce n'est pas pour
celui-là que je vous dis de prier." Donc le péché contre l'Esprit Saint ne
peut en aucune manière être remis.
4. De plus, saint
Augustin dit dans le Sermon du Seigneur sur la Montagne I, 22: "La
souillure de ce péché est si grande qu'elle ne peut supporter l'humilité de la
prière." Or, comme le principe du péché est l'orgueil, comme il est dit
dans l'Ecclésiastique 10, 15, aucun péché ne peut être guéri, si ce n'est par
l'humilité, car on remédie aux contraires par les contraires. Le péché contre l'Esprit
Saint ne peut donc être remis.
5. De plus, saint
Augustin dit dans les Quatre-vingt-trois Questions Question 26 que les
péchés de faiblesse et d'ignorance sont véniels, mais non les péchés de malice.
Or on parle de péchés véniels parce qu'ils sont rémissibles. Donc le péché de
malice, qui est le péché contre l'Esprit Saint, n'est pas rémissible.
Cependant:
1. Il est rapporté en
saint Matthieu 12, 31 que: "Tout péché et blasphème sera remis aux
hommes."
2. De plus, personne
ne pèche en n'espérant pas pouvoir obtenir ce qui est impossible. Si donc il
était impossible qu'un péché soit remis, celui qui désespérerait de sa
rémission ne pécherait pas; ce qui, de toute évidence, est faux.
3. De plus, saint
Augustin dit qu'il ne faut désespérer de personne tant qu'il est en l'état de
voie. Or aucun péché n'arrache l'homme à cet état de voie, il ne faut donc
désespérer de personne, et ainsi, tout péché est rémissible.
Réponse:
La vérité touchant cette question peut
être rendue manifeste à partir de ce qu'on a exposé. En effet, si l'on entend
le péché contre l'Esprit Saint selon l'acception de saint Augustin, il est
clair que le péché contre l'Esprit Saint ne peut être remis en aucune façon; du
fait qu'un homme persévère dans le péché jusqu'à la mort même sans faire
pénitence, son péché ne lui est nullement remis, si nous parlons des péchés
mortels envisagés dans l'impénitence, que saint Augustin définit comme péchés
contre le Saint Esprit. Il y a toutefois certains péchés légers et véniels qui
sont remis dans le siècle futur, comme le dit saint Grégoire.
Mais selon d'autres acceptions du péché
contre le Saint Esprit, on le dit irrémissible, non parce qu'il ne peut
d'aucune façon être remis, mais parce ce qu'il l'est difficilement. Ceci pour
une double raison. D'abord, du point de vue de la peine; on appelle rémissible
le péché qui a une certaine excuse, de sorte qu'il doit être puni moins
sévèrement. Ainsi on dit que la chaleur s'adoucit quand elle diminue; c'est
dans ce sens que le péché commis par ignorance ou par faiblesse est dit
rémissible, parce que l'ignorance et la faiblesse diminuent le péché, mais pas
la malice. De même, ils semblent bénéficier d'une certaine excuse, ceux qui
blasphémaient contre l'humanité du Christ en le traitant de buveur de vin et de
glouton, parce qu'ils étaient poussés à blasphémer à cause de la faiblesse de
son humanité. Mais ceux qui blasphémaient la divinité du Christ ou la puissance
de l'Esprit Saint n'ont aucune excuse pour diminuer leur péché.
D'autre part, un péché peut être appelé
irrémissible au point de vue de la faute. Pour en avoir l'évidence, il faut
remarquer que, dans le domaine des réalités inférieures, on dit que quelque
chose est impossible par privation d'une puissance active inférieure, encore
que l'on n'entende pas exclure la puissance divine; ainsi, si nous disons qu'il
est impossible que Lazare ressuscite, une fois ôté le principe créé de la vie,
on n'exclut pas toutefois que Dieu puisse le ressusciter. Or chez celui qui
pèche contre l'Esprit Saint, les remèdes qui peuvent remettre le péché sont
rejetés, dans la mesure où il méprise l'Esprit Saint et ses dons, qui assurent
dans l'Église cette rémission des péchés. Et de même, celui qui pèche par
malice, en vertu de l'inclination d'un habitus, entretient l'ignorance de la
fin requise qui pourrait, comme l'a dit plus haut, le ramener au bien.
Aussi, à nous en tenir à ce genre
d'acception, le péché contre le Saint Esprit est qualifié d'irrémissible parce
que les remèdes qui aident l'homme à obtenir la rémission de ses péchés sont
supprimés; toutefois, il n'est pas irrémissible si on considère comme principe
actif la puissance de la grâce divine, et comme principe matériel l'état du
libre arbitre qui n'est pas encore confirmé dans le mal.
Solutions des objections:
1. Il faut comprendre
de diverses façons: "Il ne sera pas remis, ni en ce monde ni dans
l'autre", selon le jugement de saint Augustin et des autres Pères, comme
il a été dit. Saint Jean Chrysostome s'en tire cependant plus facilement, en
l'appliquant au fait que les Juifs, pour les blasphèmes proférés contre le
Christ, allaient devoir subir une peine, en ce monde par les Romains, et dans
les siècles futurs dans la damnation de l'enfer.
2. Le péché contre
l'Esprit Saint est appelé éternel parce que, en tant que tel, il est éternel;
mais la miséricorde divine peut y mettre fin; de même, on dit que la charité,
elle aussi, ne passe jamais en tant que telle, bien que parfois elle passe par
la faute de celui qui pèche.
3. On peut comprendre
"le péché qui mène à la mort" comme le péché dans lequel un homme
persévère jusqu'à la mort. Et ainsi, il ne faut pas prier pour lui, car les
suffrages ne profitent pas aux damnés qui meurent sans repentir. Mais si l'on
comprend "le péché qui mène à la mort" comme le péché qui est commis
par malice, alors il n'est pas défendu de prier pour lui. Cependant, tout le
monde ne possède pas un mérite tel qu'en priant, il puisse lui obtenir la
grâce, car la guérison de tels pécheurs est presque miraculeuse; c'est comme
s'il était dit: "Pour la résurrection d'un mort, je ne vous dis pas de
prier", c'est-à-dire "que n'importe qui prie", mais seulement
celui qui a un grand mérite auprès de Dieu.
4. Il faut comprendre
cette parole en ce sens que de tels pécheurs ne peuvent s'humilier facilement,
non que cela leur soit tout à fait impossible.
5. On parle de péché
véniel de trois manières; d'une part d'après le genre des péchés: ainsi on dit
qu'une parole oiseuse est un péché véniel; d'autre part d'après son effet:
ainsi on dit que le mouvement de concupiscence sans consentement est un péché
véniel; enfin on parle de péché véniel d'après sa cause, parce qu'il a une
cause de pardon qui diminue le péché; et c'est en ce sens qu'il faut comprendre
que les péchés de faiblesse et d'ignorance sont véniels, mais non le péché
commis de propos délibéré ou par malice.
Liens transversaux dans l'œuvre de saint Thomas: Somme
Théologique, Ia-IIae, Question 81, article 1; II Commentaire des Sentences
D. 30, Question 1, article 2; D. 31, Question 1, article 1; IV Contra
Gentiles chapitres 50-52; Compendium Theologiae chapitre 196; Commentaire
des Romains chapitre 5, lect. 3.
Objections:
Il semble que non.
1. Il est dit, en
effet, dans l'Ecclésiastique 15, 18: "Devant l'homme sont la vie et la
mort, le bien et le mal: il lui sera donné ce qu'il aura voulu", d'où l'on
peut conclure que le péché, qui est la mort spirituelle de l'âme, dépend de la
volonté. Or rien de ce que l'homme contracte du fait de son origine ne dépend
de sa volonté. Donc l'homme ne contracte aucun péché du fait de son origine.
2. De plus, un
accident ne se transmet que par la transmission de son sujet; or le sujet du
péché est l'âme raisonnable. Donc, puisque l'âme raisonnable ne se transmet pas
par origine comme il est dit dans les Dogmes de l'Église 14, il semble qu'aucun
péché ne soit contracté du fait de l'origine.
3. Mais on peut dire
que, bien que le sujet du péché ne se transmette pas, la chair cependant, qui
est cause du péché, se transmet. -On objecte à cela que, pour qu'un accident se
transmette, il ne suffit pas que sa cause soit transmise, si elle n'est pas
suffisante, parce que une fois celle-ci posée, l'effet n'est pas posé or la
chair n'est pas la cause suffisante du péché, parce que quel que soit l'attrait
qu'elle exerce pour entraîner à pécher, il est cependant au pouvoir de la
volonté de consentir ou non, et ainsi c'est la volonté elle-même qui est la
cause suffisante du péché. Or la volonté ne se transmet pas. Donc la
transmission de la chair ne suffit pas à la transmission d'un péché.
4. De plus, le péché,
tel qu'on l'entend présentement, est ce à quoi sont dûs une peine et un blâme.
Or un blâme et une peine ne sont dûs à aucun défaut contracté par origine car,
comme le dit le Philosophe dans l'Éthique III, 12, si un homme est
aveugle du fait de la maladie, on ne l'en blâme pas, mais on le blâme s'il est
aveugle du fait de l'ivrognerie. Donc aucun défaut contracté par origine n'a
raison de péché.
5. De plus, saint
Augustin au début du Libre Arbitre I, 1, distingue deux maux: celui que
nous faisons, qui est le mal de la faute, et celui que nous subis sons, qui
revient au mal de la peine. Or tout défaut qui vient d'un autre a raison de
passion, car la passion est l'effet et la conclusion d'une action. Donc rien de
ce qui est contracté originellement par un autre n'a raison de péché, mais
seule ment de peine.
6. De plus, il est
dit dans les Dogmes de l'Église 76 "Notre chair est bonne, puisqu'elle a
été créée par un Dieu bon." Or le bien n'est pas cause du mal, selon saint
Matthieu 7, 18: "Un arbre bon ne peut produire de mauvais fruits." Le
péché originel ne se contracte donc pas du fait de l'origine de la chair.
7. De plus, l'âme
dépend davantage de la chair après qu'elle lui a été unie que dans l'union
même. Mais une fois l'âme déjà unie à la chair, elle ne peut être infectée par
celle-ci qu'avec son consentement, donc elle ne peut l'être non plus dans
l'union elle-même. Le péché originel ne peut donc être contracté du fait de
l'origine de la chair.
8. De plus, si
l'origine corrompue de la chair cause dans l'âme le péché, plus cette origine
sera corrompue, plus elle causera un grand péché. Or, chez ceux qui n de la
fornication, l'origine est plus corrompue que chez ceux qui nais sent d'un
mariage légitime; il s'ensuivrait donc que ceux qui naissent de la fornication
contractent un péché plus grand en naissant, ce qui est faux, parce qu'ils ne
sont pas redevables d'une peine plus grande.
9. De plus, si le
péché originel se contracte par origine charnelle, cela ne se réalise que dans
la mesure où la chair est corrompue. Or cette corruption est morale ou elle est
naturelle. Or elle ne peut pas être morale, parce que le sujet de la corruption
morale n'est pas la chair, mais l'âme; de même, elle ne peut être non plus
naturelle, parce qu'il s'ensuivrait qu'elle corromprait l'âme par une action
naturelle, c'est-à-dire par des qualités actives et passives, ce qui est de
toute évidence faux. Donc le péché ne se contracte en aucune manière par
l'origine charnelle.
10. De plus, la
déficience qui a été la conséquence du péché des premiers parents est la
privation de la justice originelle, comme le dit saint Anselme: et de la sorte,
puisque la justice originelle est une réalité spirituelle, il s'ensuit que
cette déficience est également spirituelle. Or la corruption de la chair est
une réalité corporelle, et les choses spirituelles et corporelles appartiennent
à des genres divers, et ainsi une réalité spirituelle ne peut causer un effet
d'ordre corporel. Donc le péché des premiers parents n'a pu causer de
corruption dans notre chair, par laquelle un péché nous serait transmis par
origine.
11. De plus, le péché
originel est, selon saint Anselme, la privation de la justice originelle. Donc,
ou bien cette justice originelle convenait naturellement à l'âme du premier
homme, du fait de sa création, ou bien elle était un don sur ajouté par la
libéralité divine. Or, si elle était naturelle à l'âme, jamais celle-ci ne
l'aurait perdue en péchant, car les dons naturels sont demeurés même chez les
démons, comme le dit Denys dans les Noms Divins IV, 23 et dans ce cas
égale ment tous les hommes auraient la justice originelle, car ce qui est
naturel à une âme l'est à toutes les âmes, et ainsi personne ne naîtrait avec
le péché originel, c'est-à-dire privé de la justice originelle. Mais si cette
justice était un don sur ajouté par la libéralité divine, ou bien Dieu le donne
à l'homme qui naît, ou bien il ne le donne pas. S'il le donne, l'homme ne naît pas
privé de la justice originel le, et son âme ne peut être infectée par la chair.
Mais s'il ne le lui donne pas, cette privation ne semble pas devoir être
imputée à l'homme, mais à Dieu qui n'a pas donné. Donc l'homme ne peut en
aucune manière contracter un péché par le fait de l'origine.
12. De plus, l'âme
raisonnable ne s'adjoint pas à quelque forme préexistante, parce qu'elle ne
s'adjoindrait pas à la matière comme une forme substantielle, mais comme une
forme accidentelle, qui s'adjoint à un sujet existant déjà en acte. Il faut
donc que toutes les autres formes préexistantes disparaissent à l'adjonction de
l'âme raisonnable, et par conséquent, tous les accidents; donc la corruption de
la semence cesse elle aussi, si elle existait chez celui qui engendre. L'âme
qui advient ne peut donc être souillée par la chair.
13. De plus, dans les
corps mixtes, le mouvement suit la nature de l'élément qui prédomine, et par
conséquent, toutes les propriétés suivent l'élément dominant du composé. Or
l'âme domine le corps chez l'homme, qui est composé de l'une et de l'autre; et
l'âme de par son origine possède la pureté. Donc, bien que la chair du fait de
son origine contracte une certaine impureté, il semble cependant que l'on ne
doive pas dire que l'homme qui naît est souillé par le péché, mais qu'il est
pur.
14. De plus, le péché
est ce qui est redevable de quelque peine: or aucune peine n'est due à cause du
péché contracté par origine, car la privation de la vision de Dieu, qu'on lui
assigne communément à titre de peine ne semble pas être une peine, parce que si
un homme mourait sans aucun péché mais sans avoir eu la grâce, il ne pourrait
parvenir à la vision de Dieu, en quoi consiste la vie éternelle selon ce qui
est dit en saint Jean 17, 3: "La vie éternelle, c'est qu'ils te
connaissent, toi le seul vrai Dieu", et l'Apôtre dit dans l'épître aux
Romains 6, 23: "Le don de Dieu, c'est la vie éternelle." Aucun péché
n'est donc contracté originellement.
15. De plus, de même
que la cause première est plus noble que la cause seconde, ainsi la cause
seconde est plus noble que l'effet. Or, si un péché est transmis par le premier
parent, la corruption a passé dans la chair par l'âme du premier homme ayant
péché, et de la chair cette corruption atteint l'âme de l'homme qui naît d'Adam.
Ainsi, l'âme du premier homme est comme la cause première, la chair comme la
cause seconde, et l'âme de l'homme engendré comme l'effet ultime. Donc l'âme du
premier homme sera dans ce cas plus noble, et la chair sera plus noble que
l'âme de l'homme né d'Adam, ce qui ne convient pas. Un pêché ne peut donc pas
être transmis par origine.
16. De plus, n'agit
que ce qui est en acte. Or, dans la semence, il n'y a pas de péché en acte.
Donc l'âme ne peut être souillée d'aucun péché par cette semence émise.
17. De plus, il est
impossible que la même réalité soit cause de l'infection du péché et cause de
mérite. Or l'acte de génération peut parfois être méritoire, par exemple
lorsqu'un homme en état de grâce s'unit à son épouse pour engendrer un enfant,
ou accomplit son devoir conjugal. Donc l'infection du péché ne pour ra pas être
causée par là chez les enfants.
18. De plus, une
cause particulière ne conduit pas à un effet universel. Or le péché d'Adam fut
un acte particulier; il n'a donc pas pu corrompre toute la nature humaine par
un péché.
19. De plus, le
Seigneur dit en Ezéchiel 18, 4 et 20: "Toutes les âmes sont à moi";
"Le fils ne portera pas l'iniquité du père." Or il la porterait si, à
cause du péché du premier homme, ceux qui naissent de lui étaient condamnés; un
péché n'est donc pas transmis aux descendants d'Adam à cause de son péché.
Cependant:
1. L'Apôtre dit dans
l'épître aux Romains 5, 12: "Par un seul homme le péché est entré dans ce
monde." Mais ce n'est pas par imitation, parce que c'est ainsi que, par le
diable, le péché est entré dans le monde, comme le dit la Sagesse 2, 24-25:
"C'est par l'envie du diable que la mort est entrée dans le monde; ils
l'imitent, ceux qui lui appartiennent." Donc c'est par une origine
corrompue que le péché est passé du premier homme en ses descendants.
2. De plus, saint
Augustin affirme dans la Cité de Dieu XIII, 14 que le premier homme,
volontairement dépravé, a engendré des fils dépravés. Or la dépravation ne peut
venir que du péché. Donc les fils d'Adam contractent le péché du fait de leur
origine.
Réponse:
Les Pélagiens ont nié qu'un péché puisse
se transmettre par origine.
Or cela exclut en grande partie la
nécessité de la rédemption accomplie par le Christ, et qui paraît avoir été
surtout nécessaire pour supprimer l'infection du péché, dérivé du premier père
en toute sa postérité, comme le dit l'Apôtre dans l'épître aux Romains 5, 18:
"Comme la faute d'un seul a entraîné sur tous les hommes la condamnation,
de même la justice d'un seul a entraîné sur tous les hommes la justification
qui donne la vie." C'est aussi la nécessité de baptiser les enfants qui
est exclue, et qui est pourtant un usage commun de l'Église, venant des
apôtres, comme le dit Denys dans la Hiérarchie Ecclésiastique VII, 3,
11. Aussi faut-il tenir absolument que le péché se transmet par origine du
premier père en ses descendants. Pour en avoir l'évidence, il faut remarquer
que l'on peut considérer de deux manières un homme pris singulièrement: d'abord
en tant qu'il est une personne individuelle, d'autre part en tant qu'il fait
partie d'une communauté. Et dans les deux cas, un acte peut lui appartenir. En
effet, en tant que personne individuelle, l'acte qu'il accomplit de son propre
arbitre et par lui-même lui appartient; mais en tant qu'il est membre d'une
communauté, peut lui appartenir aussi un acte qu'il n'accomplit pas par
lui-même ni de son propre arbitre, mais que la communauté dans son entier
accomplit, ou quelques-uns de ses membres, ou le premier; ainsi on dit que la
cité accomplit ce que fait le premier de la cité, comme le dit le Philosophe.
Une telle communauté d'hommes, en effet, est tenue pour un homme unique, en
sorte que les divers hommes établis dans des fonctions différentes sont comme
les divers membres d'un unique corps naturel, comme l'Apôtre l'expose des
membres de l'Église dans la Première épître aux Corinthiens 12, 12. Ainsi donc,
toute la multitude des hommes, qui reçoit la nature humaine du premier père,
doit être considérée comme une communauté unique, ou plutôt comme le corps
unique d'un homme unique. Dans cette multitude, du reste, chaque homme, aussi
bien Adam lui-même, peut s'envisager soit comme une personne individuelle, soit
comme un membre de cette multitude qui, de par origine naturelle, est issue
d'un seul.
Or il faut considérer qu'avait été donné
par Dieu au premier homme, lors de sa création, un don surnaturel, la justice
originelle, grâce à laquelle la raison était soumise à Dieu, les puissances
inférieures à la raison, et le corps à l'âme. Or ce don n'avait pas été donné
au premier homme comme à une personne individuelle seulement, mais comme à un
principe de toute la nature humaine, afin que de lui il dérive par hérédité en
tous ses descendants. Or le premier homme, en péchant par son libre arbitre, a
perdu le don reçu, dans la même condition où il l'avait reçu, à savoir pour lui
et pour toute sa postérité. La déficience de ce don s'étend donc à toute sa
postérité, et ainsi cette déficience se transmet à ses descendants de la même
manière que se transmet la nature humaine. Cette nature, du reste, ne se
transmet pas tout entière, mais selon une partie, à savoir selon la chair, en
laquelle Dieu infuse une âme. Et ainsi, de même que l'âme infusée par Dieu
appartient à la nature humaine qui dérive d'Adam à cause de la chair à laquelle
elle est unie, de même cette déficience appartient à l'âme en raison de la
chair qui est transmise par Adam, pas seulement selon la substance corporelle,
mais aussi selon la raison séminale, c'est-à-dire non seulement matériellement,
mais aussi comme venant d'un principe actif, car c'est de la sorte que le fils
reçoit de son père la nature humaine.
Si donc on considère cette déficience,
passée ainsi du fait de l'origine, en cet homme, en tant que cet homme est une
personne individuelle, elle ne peut avoir raison de faute; car à la notion de
faute est essentiel qu'il s'agisse d'un acte de la volonté. Mais si on
considère cet homme engendré comme un certain membre de la nature humaine tout
entière, dérivant du premier père comme si tous les hommes étaient un homme
unique, elle a alors raison de faute à cause de son principe volontaire, qui
est le péché actuel du premier père. C'est comme si nous disions que le
mouvement de la main qui va commettre un homicide, à considérer la main en elle-même,
n'a pas raison de faute, parce que la main est nécessairement mue par un autre
principe; mais si on la considère comme une partie de l'homme tout entier qui
agit volontairement, ce mouvement a alors raison de faute, parce qu'il est
volontaire. De même donc que l'on ne dit pas que la main est coupable de
l'homicide, mais l'homme tout entier, de même on ne dit pas que cette
déficience est un péché personnel, mais un péché de la nature tout entière, qui
ne concerne la personne qu'en tant qu'elle est infectée par la nature. Et de
même que diverses parties de l'homme s'emploient à commettre un seul péché, la
volonté, la raison, la main, l'oeil, etc., et qu'il n'y a pourtant qu'un seul
péché en raison de l'unité du principe, c'est-à-dire de la volonté, d'où le
caractère peccamineux passe en tous les actes des parties, de même aussi, à
cause de son principe, on considère comme un péché originel unique dans la
nature humaine tout entière. C'est pourquoi l'Apôtre dit dans l'épître aux
Romains 5, 12: "en qui tous ont péché", ce qui peut être compris
ainsi, selon saint Augustin: "en qui", c'est-à-dire dans le premier
homme, ou: "dans lequel", c'est-à-dire en ce péché du premier homme,
en sorte que le péché du premier homme est comme un péché commun à tous.
Solutions des objections:
1. Le péché contracté
originellement est dit volontaire en raison de son principe, à savoir la
volonté du premier père, comme on l'a dit.
2. Ce péché atteint
toute la nature humaine, aussi le sujet de ce péché est l'âme considérée comme
partie de la nature humaine. Et c'est pourquoi, de même que la nature humaine
se transmet, bien que l'âme ne se transmette pas, ainsi se transmet le péché
originel, bien que l'âme ne se transmette pas.
3. La chair n'est pas
la cause suffisante du péché actuel, mais elle est cause suffisante du péché
originel, de même que la transmission de la chair est la cause suffisante,
encore que matériellement, de la nature humaine.
4. Ce qui est
contracté par origine n'est redevable ni de peine ni de blâme, si on le rapporte
à la personne, parce que dans ce cas, cela n'a pas raison de volontaire; mais
si on le rapporte à la nature, il a alors raison de volontaire, comme on l'a
dit, et à ce point de vue, il est redevable de blâme et de peine.
5. Le défaut
contracté du fait de l'origine a certes le caractère de ce qui est causé par un
autre, si on le rapporte à la personne, mais non si on le rapporte à la nature,
car ainsi il vient comme d'un principe interne.
6. Notre chair, en sa
nature, est bonne, mais c'est en tant qu'elle est privée de la justice
originelle à cause du péché du premier père qu'elle cause le péché originel.
7. A proprement
parler, le péché originel est, comme on l'a dit, un péché de la nature et non
de la personne, si ce n'est en raison de la nature corrompue. Or l'acte de
génération est proprement au service de la nature, parce qu'il est ordon né à
la conservation de l'espèce, tandis que le fait que la chair soit déjà unie à
l'âme se rapporte à la constitution de la personne. Et c'est pourquoi la chair
cause le péché originel quand on la considère en voie de génération, plutôt que
dans l'union déjà réalisée.
8. Chez ceux qui
naissent de la fornication, l'origine est bien viciée double ment, par un vice
de nature qui se transmet depuis Adam, et par un vice de la personne,
c'est-à-dire du père qui engendre, et de ce vice-là, aucune corruption n'est
transmise à l'enfant. Tout homme qui engendre, en effet, transmet le péché
originel en tant qu'il engendre comme Adam et non en tant qu'il engendre comme
Pierre ou Martin, c'est-à-dire par ce qu'il tient d'Adam et non par ce qui lui
est propre.
9. La corruption qui
existe dans la chair est certes naturelle en acte, mais elle est morale en
intention et en vertu. A cause du péché du premier père, sa chair a été dépouillée
de cette vertu grâce à laquelle pouvait émaner d'elle une semence qui pouvait
faire passer la justice originelle chez les autres. Ainsi le défaut de cette
vertu dans la semence est-il un défaut relevant d'une corruption morale, et une
sorte d'intention de celle-ci, de même que nous disons que la couleur est
intentionnellement dans l'air, et que l'âme est intentionnellement dans la
semence. Et par là aussi, il s'y trouve le principe d'une infection semblable,
de même que s'y trouve le principe de la production de la nature humaine dans
l'enfant engendré.
10. Rien n'empêche
qu'un effet corporel provienne d'une cause spirituelle, car Boèce dit dans le
traité de la Trinité II que les formes qui se trouvent dans la matière sont
venues des formes immatérielles; et en nous-mêmes, la volonté meut l'appétit
inférieur, dont le mouvement entraîne un changement corporel.
11. La justice
originelle a été surajoutée au premier homme par la libéralité divine. Mais le
fait qu'elle ne soit pas donnée par Dieu à telle âme ne vient pas de Dieu, mais
de la nature humaine où se trouve un obstacle qui empêche ce dom
12. La corruption du
péché originel se trouve dans la semence, non pas actuellement mais
virtuellement, de la même façon que s'y trouve virtuellement la nature humaine.
Cette puissance active de la semence se trouve dans "un souffle
d'écume", comme le dit Aristote dans la Génération des Animaux II,
3, et non dans la matière, qui perd une forme et en reçoit une autre.
13. Comme le dit
Denys dans les Noms Divins IV, 30, le bien tient à l'intégrité de la
chose, mais le mal provient de chaque défaut particulier. Donc le défaut
provenant du corps suffit à enlever l'intégrité de la nature humaine.
14. On peut être
affecté d'une double façon de la privation de la vision divine. D'abord, en
n'ayant pas en soi de quoi parvenir à la vision de Dieu; et ainsi cette
privation affecterait celui qui ne posséderait que les seules ressources de la
nature, même sans avoir péché. En effet, la privation de la vision de Dieu
n'est pas dans ce cas une peine, mais un défaut consécutif à toute nature créée
puisque, par ses ressources naturelles, aucune créature ne peut parvenir à la
vision de Dieu. D'autre part, on peut être affecté de la privation de la vision
divine en possédant en soi un motif qui rend justiciable de cette privation, et
dans ce cas la privation de la vision divine est la peine du péché originel et
du péché actuel.
15. Il existe deux
sortes de causes. L'une est la cause principale, qui agit en vertu de sa propre
forme, et en tant que cause, elle est plus noble que l'effet. L'autre est la
cause instrumentale, qui n'agit pas en vertu de sa forme propre, mais dans la
mesure où elle est mue par un autre, et il n'est pas nécessaire que cette
dernière soit plus noble que l'effet, de même que la scie n'est pas plus noble
que la maison. Or c'est de cette manière que la semence charnelle est cause de
la nature humaine chez l'enfant, et aussi de la faute originelle dans son âme.
16. Un agent peut
être en acte de plusieurs façons: d'abord selon sa forme propre, qui contient
la forme de l'effet, ou selon la similitude d'espèce, comme le feu engendre le
feu, ou bien virtuellement seulement, comme le soleil engendre le feu. D'une
autre façon, selon qu'un autre le met en mouvement, et de cette manière,
l'instrument agit comme un être en acte. Et c'est ainsi que la semence est en
acte, dans la mesure où réside en elle le mouvement et l'intention de l'âme de
celui qui engendre, selon le Philosophe dans la Génération des Animaux
II, 3, et de là vient qu'elle a le pouvoir de causer à la fois la nature
humaine et le péché originel.
17. L'homme juste qui
s'unit à son épouse mérite selon ce qui lui est propre. Or ce n'est pas ainsi
qu'il transmet le péché originel, mais selon ce qu'il tient d'Adam, comme on
l'a dit plus haut.
18. En tant qu'il fut
le principe de toute la nature humaine, Adam a eu le caractère d'une cause
universelle, et ainsi toute la nature humaine qui se multi plie à partir de lui
a été corrompue.
19. Le péché du
premier homme est d'une certaine façon un péché commun à toute la nature
humaine, comme on l'a dit. C'est pourquoi, lorsque quelqu'un est puni à cause
du péché du premier père, il n'est pas puni pour le péché d'un autre, mais pour
le sien.
Liens transversaux dans l'œuvre de saint Thomas: Somme
Théologique, Ia-IIae, Question 82, article s 2-3; II Commentaire des
Sentences D. 30, Question 1, article 3.
I -Première série d'objections
Il semble que ce soit la concupiscence.
1. Saint Augustin dit
en effet, dans le Baptême des petits enfants 1,9: "Adam, outre l'exemple
qu'il a donné à imiter, par la corruption secrète de sa concupiscence
charnelle, a aussi corrompu en lui tous ceux qui allaient naître de sa
descendance." C'est pourquoi l'Apôtre dit justement dans l'épître aux
Romains 5, 12: "En lui, tous ont péché." Or le péché originel est
celui dans lequel tous ont péché, comme on l'a dit. Donc le péché originel est
la concupiscence.
2. De plus, saint
Anselme dit, dans la Conception Virginale 2 "L'homme a été fait de
telle sorte qu'il ne devait pas sentir une concupiscence désordonnée." Or,
comme il le dit au même livre, il y a péché non seulement quand l'homme n'a pas
ce qu'il doit avoir, mais aussi lorsqu'il ace qu'il ne doit pas avoir. Donc la
concupiscence contractée est le péché originel.
3. De plus, saint
Augustin dit, dans les Rétractations I, 15, que la culpabilité de la
concupiscence est effacée au baptême. Or c'est proprement la culpabilité du
péché originel qui est effacée au baptême. La concupiscence est donc le péché
originel.
Cependant:
1. Saint Jean
Damascène écrit dans la Foi II, 30 que le péché provient de ce que
l'homme se détourne de ce qui est selon la nature, pour se tourner vers ce qui
lui est contraire; de là vient qu'on tient que le péché est contre nature. Or
la concupiscence est naturelle: c'est elle que la nature a enseignée à tous les
animaux. Donc la concupiscence n'est pas le péché originel.
2. Mais on peut dire
que la concupiscence est naturelle selon la nature corrompue, mais non selon la
nature créée. -On objecte à cela que la concupiscence est l'acte propre de la
puissance concupiscible. Or celle-ci est naturelle, même selon la nature créée.
Donc la concupiscence l'est également.
3. De plus, aucun
péché ne se porte vers le bien et vers le mal. Or la concupiscence se porte et
vers le bien, par exemple la sagesse, et vers le mal, par exemple le vol. Donc
la concupiscence en tant que telle n'est pas le péché originel.
4. De plus, la
concupiscence désigne ou un habitus ou un acte. Or en tant qu'elle désigne un
acte, c'est un péché actuel, non le péché originel, et selon qu'elle désigne un
habitus, elle ne peut être le péché originel, parce que l'habitus acquis par un
homme à cause de ses propres actes mauvais n'est pas un péché, sans quoi il
pécherait continuellement et ne cesserait de démériter: et ainsi, c'est
beaucoup moins encore que la concupiscence habituelle causée dans tel homme du
fait de l'acte du premier père reçoit le nom de péché. En aucune manière, la concupiscence
ne s'identifie donc au péché originel.
5. De plus, tout
habitus est naturel, ou acquis, ou infus. Or le péché originel n'est pas un
habitus naturel car, selon Denys dans les Noms Divins IV, 25, rien de ce
qui se trouve dans une réalité conformément à la nature n'est un mal pour elle.
De même, il n'est pas non plus un habitus acquis, car les habitus acquis sont
causés par des actes, comme le montre clairement le Philosophe dans l'Éthique
II, 1; or on n'acquiert pas le péché originel par des actes, mais on le
contracte par origine. De même encore, il n'est pas un habitus infus, car Dieu
seul est la cause de tels habitus, en agissant à l'intérieur de l'âme, mais il
ne peut cependant être la cause du péché. Donc, en aucune façon, le péché
originel n'est la concupiscence habituelle.
6. De plus, selon
l'avis commun des théologiens, dans le bien, l'habitus précède l'acte, car
l'habitus est infusé par Dieu, alors que l'acte vient de nous. Par contre, dans
le mal, c'est l'acte qui précède l'habitus. Si donc le péché originel est la
concupiscence habituelle, il s'ensuit que les actes mauvais, qui sont des
péchés actuels, précéderaient le péché originel, ce qui est faux.
7. De plus, on admet
que le péché originel est le foyer de tous les péchés. Or les péchés ne sont
pas seulement causés par la concupiscence, mais aussi par la malice ou
l'ignorance, comme on l'a montré ci-dessus. Donc le péché originel n'est pas la
concupiscence.
8. De plus, si la
concupiscence est le péché originel, ou bien cela tient à son essence, et
ainsi, la concupiscence demeurant après le baptême, le péché originel ne serait
pas effacé, ce qui ne convient pas. Ou bien on dit qu'elle est le péché
originel à cause de quelque autre réalité ajoutée, et alors c'est cette autre
réalité qui est plutôt le péché originel. Donc le péché originel n'est pas la
concupiscence.
9. De plus, un
accident est causé par les principes du sujet. Or l'âme est le sujet du péché
originel, alors que la cause de la concupiscence n'est pas l'âme, mais la
chair. Donc la concupiscence n'est pas le péché originel.
10. De plus, il
semble que la concupiscence s'identifie avec le péché originel surtout en tant
qu'il comporte la nécessité de convoiter. Or on peut entendre cette nécessité
de deux façons: d'une part comme la nécessité de consentir aux mouvements de la
concupiscence, mais cette nécessité ne peut être qualifiée de péché originel,
parce qu'elle ne demeure pas après le baptême, alors que le péché originel
demeure quant à l'acte et passe quant à la culpabilité. L'autre nécessité,
c'est celle de sentir les mouvements de la concupiscence, or elle ne peut pas
non plus être le péché originel, car ou elle serait le péché originel en
elle-même, ou elle le serait à cause d'autre chose. Si c'est en elle-même,
comme une telle nécessité demeure après le baptême, il s'ensuivrait que le
péché originel demeurerait après le baptême; si c'est pour une autre raison, à
savoir la perte de la justice originelle, cela non plus ne paraît pas possible,
parce que la nécessité de sentir des mouvements de ce genre est au péché
originel ce que le fait de les sentir en acte est au péché actuel; or éprouver
de façon actuelle un mouvement de concupiscence n'est pas un péché actuel du
fait que s'y ajoute la privation de la grâce, sans quoi chez ceux qui n'ont pas
la grâce, n'importe quel mouvement de concupiscence serait un péché. Cela est
évidemment faux, puisque parfois ils résistent à ces mouvements grâce à la
raison naturelle. Donc la nécessité d'éprouver des mouvements de ce genre ne
s'identifie pas non plus avec le péché originel si la privation de la justice
originelle s'y ajoute, et ainsi la concupiscence ne s'identifie en aucune
manière avec le péché originel.
11. De plus, si la
concupiscence est le péché originel, c'est par essence, ou bien en tant que
cause. Or elle ne l'est pas par essence, car la concupiscence est, selon saint
Augustin, la cause du péché originel, et que la cause est extérieure à
l'essence d'une réalité. De même, elle ne l'est pas non plus en tant que cause,
car la cause précède l'effet, alors que la concupiscence ne précède pas, mais
suit plutôt la privation de la justice originelle, en laquelle consiste surtout
la raison du péché originel. Donc la concupiscence n'est en aucune manière le
péché originel.
12. De plus, de même
que dans l'état de nature corrompue, l'appétit concupiscible se révolte contre
la raison, de même l'appétit irascible. Donc on ne doit pas dire que le
concupiscible est le péché originel plutôt que la colère.
II -Deuxième série d'objections
En outre, on a dit que le péché originel
est l'ignorance
1. Saint Anselme dit
en effet dans la Prédestination III, 7 que, pour la nature humaine,
l'impuissance à posséder la justice et à la connaître est imputable au péché
originel. Or l'impuissance à connaître appartient à l'ignorance. Donc le péché
originel s'identifie à l'ignorance.
2. De plus, dans le
même livre, il est dit que la diminution de la beauté dans la nature humaine
est imputable au péché. Or la beauté de la nature humaine consiste surtout en
la splendeur de la science. Il semble donc que le péché originel qui est
imputable à la nature humaine soit un amoindrissement du savoir, c'est-à-dire
l'ignorance.
3. De plus, Hugues de
Saint-Victor dit que le vice que nous contractons en naissant se traduit par
l'ignorance dans l'esprit et la concupiscence dans la chair. Or ce vice est le
péché originel. Le péché originel n'est donc pas davantage la concupiscence que
l'ignorance.
En sens contraire:
1. L'ignorance est
autre que la concupiscence, et elle ne réside pas dans le même sujet. Or une
même réalité ne se trouve pas dans des genres divers, ni en divers sujets.
Donc, comme le péché originel est la concupiscence, il ne peut être
l'ignorance.
2. De plus, de même
que l'intelligence subit une déficience à cause du péché originel, de même
également les puissances inférieures, comme la puissance génératrice, et aussi
le corps lui-même. Si donc on admet que l'ignorance, qui est une déficience de
l'intelligence, est le péché originel, il faut le dire aussi, pour la même raison,
de toutes les déficiences des puissances inférieures et du corps lui-même, ce
qui semble ne pas convenir.
III -Troisième série d'objections
En outre, on a dit que le péché originel
est la privation de la justice originelle
1. Saint Anselme
raisonne en effet ainsi dans la Conception Virginale 24 tout péché est
une injustice, et par conséquent, exclut une certaine justice. Or le péché
originel n'exclut d'autre justice que la justice originelle. Donc le péché
originel est la privation de la justice originelle.
Cependant:
1. Qui dit faute dit
privation de la grâce sanctifiante. Or la justice originelle n'inclut pas la
grâce sanctifiante, parce que c'est dans la justice originelle que le premier
homme a été créé, non dans la grâce sanctifiante, selon ce que dit le Maître
dans les Sentences II, 24, 1. La privation de la justice originelle ne
constitue donc pas la nature du péché.
2. De plus, le
baptême ne restitue pas la justice originelle, car les forces inférieures se
rebellent encore contre la raison. Si donc le péché originel s'identifiait avec
la privation de la justice originelle, il en résulterait que le baptême
n'enlèverait pas le péché originel, ce qui est hérétique.
3. De plus, le sujet
doit être mentionné dans la définition de l'accident. Or, lorsqu'on dit que le
péché originel est la privation de la justice originelle, on ne fait pas là
mention du sujet. Cette définition est donc insuffisante.
4. De plus, de même
que la justice originelle est enlevée par le péché originel, de même la grâce
l'est par le péché actuel. Or la privation de la grâce n'est pas le péché
actuel lui-même, mais son effet. Donc la privation de la justice originelle
n'est pas non plus le péché originel lui-même.
IV -Quatrième série d'objections
En outre, on a dit que le péché originel
est une peine et une faute
1. En effet, la
Glose, au sujet de ce Psaume: "Vous avez béni, Seigneur, votre terre"
84, 2, dit que ce que nous avons contracté d'Adam est une peine et une faute.
Or c'est le péché originel. Le péché originel est donc une peine et une faute.
2. De plus, saint
Ambroise dit que le vice ou la peine corrompent la nature, et que la faute
offense Dieu. Or le péché originel fait l'un et l'autre. Il est donc une faute
et une peine.
Cependant:
1. Hugues de
Saint-Victor dit que le péché originel est une maladie mortelle, qui entraîne
la nécessité de convoiter. Or une maladie signifie une peine. Le péché originel
est donc seulement une peine.
2. De plus, saint
Anselme, parlant du péché originel, le compare à la servitude que des hommes
subissent à cause du péché de leur père qui a commis un crime de lèse-majesté.
Or une telle servitude est seulement une peine. Donc le péché originel est
seulement une peine.
3. De plus, saint
Augustin dit dans la Cité de Dieu XIV, 19 que le péché originel est une
maladie de la nature. Or une maladie désigne une peine. Le péché originel est
donc seulement une peine.
Réponse:
La vérité touchant cette question peut
être comprise à partir de ce qui a été dit plus haut.
On a dit en effet que le péché originel
appartient à telle ou telle personne pour autant qu'on la considère comme une
partie de la multitude qui descend d'Adam, comme si elle était un membre d'un
homme unique. On a dit aussi qu'il y a un seul péché pour un homme qui pèche,
en tant qu'on se rapporte au tout et au principe premier du péché, bien que
l'exécution soit faite par divers membres.
Ainsi donc le péché originel en tel ou tel
homme n'est rien d'autre que ce qui lui est parvenu, du fait de l'origine, du
péché du premier père, de même que le péché, pour la main ou pour l'oeil, n'est
rien d'autre que ce qui est parvenu à la main ou à l'oeil à partir de la motion
du premier principe du péché, qui est la volonté, bien que d'un côté la motion
se produise par origine naturelle, alors que de l'autre, ce soit par l'ordre de
la volonté. Or ce qui, du péché d'un homme particulier, parvient à la main,
c'est un certain effet et une impression du premier mouvement désordonné qui
résidait dans la volonté c'est pourquoi il faut qu'il en porte la ressemblance.
Mais le mouvement désordonné de la volonté consiste à se tourner vers un bien
temporel en dehors de l'ordre convenable vers la fin requise; et ce désordre
consiste en fait à se détourner du bien immuable, ce qui en est comme l'élément
formel, alors que le premier aspect en est comme l'élément matériel, car on
prend la raison formelle d'un acte moral par rapport à sa fin. De là vient que
ce qui revient à la main dans le péché d'un unique homme n'est autre que son
application à quelque effet, sans l'ordre requis par la justice. Mais si
maintenant le mouvement de la volonté parvient à une réalité qui n'est pas
susceptible de péché, comme par exemple une lance ou un glaive, on ne dira pas
qu'un péché s'y trouve, sinon virtuellement et par manière d'effet,
c'est-à-dire en tant que la lance ou le glaive sont mus par l'acte du péché et
réalisent l'effet du péché, non que la lance ou le glaive pèchent eux-mêmes,
car ils n'appartiennent pas à l'homme qui pèche, comme la main ou l'oeil.
Ainsi donc, il y eut dans le péché du
premier père un élément formel, l'aversion par rapport au bien immuable, et un
élément matériel, la conversion vers un bien passager. Or, du fait qu'il s'est
détourné du bien immuable, il a perdu le don de la justice originelle, et du
fait qu'il s'est tourné de façon désordonnée vers un bien passager, les
puissances inférieures qui devaient s'élever vers la raison ont été rabaissées
vers les réalités inférieures. Ainsi donc, en ceux aussi qui naissent de sa
lignée, la partie supérieure de l'âme est privée de l'ordre requis par rapport
à Dieu, qui existait par la justice originelle, et les puissances inférieures
ne sont plus soumises à la raison, mais se tournent vers les réalités
inférieures selon leur impulsion propre, et le corps même tend lui aussi vers
la corruption, suivant l'inclination des éléments contraires dont il est
composé.
La partie supérieure de l'âme et même
certaines des puissances inférieures, qui dépendent de la volonté et sont
faites naturellement pour lui obéir, reçoivent cette conséquence du premier
péché sous la raison de faute; de telles parties en effet sont susceptibles de
faute. Mais les puissances inférieures qui ne sont pas soumises à la volonté,
comme les puissances de l'âme végétative, et le corps lui-même, reçoivent cette
conséquence sous la raison de peine, et non sous la raison de faute, sinon
peut-être de façon virtuelle, c'est-à-dire dans la mesure où cette peine
consécutive au péché est productrice de péché, en tant que la vertu générative,
par l'émission de la semence corporelle, opère la transmission du péché
originel en même temps que de la nature humaine.
Or, parmi ces puissances supérieures qui
reçoivent du fait de l'origine la déficience transmise sous la raison de faute,
il en est une qui meut les autres, la volonté, alors que toutes les autres sont
mues par elle à leurs actes propres. Or ce qui se tient du côté de l'agent et
du moteur est toujours comme ce qui est formel, et ce qui se tient du côté
mobile et du patient comme ce qui est matériel.
Et c'est pourquoi, étant donné que la
privation de la justice originelle se situe du côté de la volonté, et que du
côté des puissances inférieures mues par la volonté, il existe une propension à
convoiter de façon désordonnée qu'on peut appeler concupiscence, il en résulte
que le péché originel en tel ou tel homme n'est rien d'autre que la
concupiscence accompagnée de la privation de la justice originelle, en sorte
toutefois que cette privation de la justice originelle constitue ce qui est
formel dans le péché originel, et la concupiscence ce qui est matériel de même
que dans le péché actuel, l'aversion par rapport au bien immuable est ce qui
est formel, et la conversion au bien passager ce qui est matériel; ainsi
peut-on comprendre l'aversion et la conversion de l'âme dans le péché originel
à la manière dont il y a aversion et conversion de l'acte, pour ainsi dire,
dans le péché actuel.
Solutions des objections:
I- Première série de solutions aux objections
Il faut donc admettre les arguments par
lesquels on a prouvé que le péché originel est la concupiscence 1, 2 et 3.
Quant aux objections contraires, il faut
donc dire:
1. Une réalité peut
être naturelle à l'homme de deux façons: d'abord en tant qu'il est un animal,
et ainsi il lui est naturel que son appétit concupiscible se porte vers ce qui
est délectable selon le sens, en parlant de façon commune. Ensuite, en tant
qu'il est homme, c'est-à-dire animal raisonnable, et dans ce cas, il lui est
naturel que son appétit concupiscible se porte vers ce qui est délectable au
sens selon l'ordre de la raison. Donc la concupiscence, par laquelle la
puissance concupiscible est inclinée à se porter vers ce qui est délectable au
sens, en dehors de l'ordre de la raison, est contraire à la nature de l'homme
en tant qu'homme, et ainsi elle relève du péché originel.
2. De même que la
puissance concupiscible est naturelle à l'homme selon l'état de nature créée,
de même lui est naturel le fait que cette puissance soit soumise à la raison,
selon ce que dit le Philosophe dans le livre de l'Ame III, 10 l'appétit
sensible suit l'appétit rationnel, comme une sphère est mue par une sphère.
3. La concupiscence
se porte en effet sur un bien, dans la mesure où elle suit l'ordre de la
raison, mais elle se porte sur un mal dans la mesure où elle s'écarte de cet
ordre, car comme le dit Denys dans les Noms Divins IV, 32, le mal de
l'homme est de s'écarter de la raison; et de là vient que voler contrairement à
la raison est un mal chez l'homme, tandis que c'est un bien chez le chien.
4. La concupiscence,
en tant qu'elle relève du péché originel, n'est pas la concupiscence actuelle,
mais habituelle. Or il faut comprendre que l'habitus nous rend habile à quelque
chose. Mais un agent peut être habile à faire quelque chose de deux façons:
d'abord grâce à une forme qui l'y incline, ainsi le corps lourd tend vers le
bas de par la forme qu'il a reçue de celui qui l'a engendré ensuite grâce au
retrait de ce qui l'empêchait, ainsi le vin se répand si on brise le tonneau
qui empêchait son effusion, et le cheval emballé part précipitamment, une fois
rompu le frein qui le retenait. Ainsi donc, on peut parler en deux sens de la
concupiscence habituelle: au premier sens, il s'agit d'une certaine
disposition, ou d'un habitus qui incline à convoiter, ainsi si un habitus de
concupiscence était causé chez un homme par de fréquents actes de
concupiscence, et en ce sens on ne dit pas que la concupiscence s'identifie
avec le péché originel; on peut entendre la concupiscence habituelle en un
autre sens, comme la propension même ou l'aptitude à convoiter, qui vient de ce
que l'appétit concupiscible n'est pas parfaitement soumis à la raison, une fois
ôté le frein de la justice originelle et de cette façon, le péché originel,
matériellement parlant, s'identifie avec la concupiscence habituelle.
Cependant, si la concupiscence habituelle entendue de manière positive n'a pas
raison de péché actuel, comme causée par des actes personnels, il en s'ensuit
pas que la concupiscence habituelle entendue de façon négative n'ait pas raison
de péché originel, dans la mesure où elle a pour cause l'acte du premier père,
parce que ce n'est pas de la même manière qu'on parle de péché pour le péché
originel et pour le péché actuel: le péché actuel en effet consiste dans l'acte
volontaire d'une personne, et c'est pourquoi ce qui n'appartient pas à cet acte
n'a pas raison de péché actuel; tandis que le péché originel revient à la
personne selon la nature qu'elle a reçue d'un autre par le fait de l'origine,
aussi toute déficience transmise dans la nature du descendant et dérivée du
péché du premier père a raison de péché originel, pourvu qu'elle existe dans un
sujet susceptible de faute. Car, comme le dit saint Augustin dans les
Rétractations I, 15, 2, on dit que la concupiscence est péché, parce
qu'elle est produite par le péché.
5. De même qu'un
habitus vicieux propre à telle personne a été acquis par les actes de cette
personne, de même la concupiscence habituelle, qui appartient au péché de
nature, a été acquise par l'acte volontaire du premier père: elle n'est donc
pas à proprement parler naturelle ni infuse.
6. Cette objection se
développe en envisageant le cas de l'habitus personnel, pris au sens positif.
Or le péché originel n'est pas un habitus de ce genre.
7. La malice et
l'ignorance sont comprises dans le péché originel. En effet, de même que la
concupiscence contractée par origine n'est autre que le fait, pour les
puissances inférieures, d'être dégagées de la bride de la justice originelle,
de même la malice contractée n'est autre que le dégagement de la volonté même
vis-à-vis de la justice originelle. De là vient qu'elle encourt une inclination
générale à choisir le mal. Ainsi, selon ce qui a été déjà dit, la malice est
dans le péché originel comme ce qui est formel, et la concupiscence comme ce qui
est maté riel. Et on traitera plus loin de l'ignorance.
8. On dit qu'une
réalité a tel caractère à cause d'une autre réalité, non seule ment en vertu
d'un accident, mais aussi par manière de principe formel: ainsi, le corps est
dit vivant à cause de l'âme, et cependant il ne s'ensuit pas que le corps ne
fasse pas partie de l'être vivant. Et de même, on dit que la concupiscence est
le péché originel, à cause de la privation de la justice originelle qui, nous
l'avons dit, est par rapport à elle comme ce qui est formel par rapport à ce
qui est maté riel: c'est pourquoi il ne s'ensuit pas que la concupiscence ne
fasse pas partie du péché originel.
9. L'accident naturel
est causé par les principes du sujet, mais non l'accident qui n'est pas
naturel, tel le péché originel. Et cependant, le péché originel est causé aussi
par la volonté du premier père.
10. La concupiscence,
en tant qu'élément du péché originel, ne désigne pas la nécessité de consentir
aux mouvements désordonnés de la concupiscence, mais désigne la nécessité de
les ressentir. Cette nécessité demeure bien après le baptême, cependant elle ne
demeure pas associée à la privation de la justice originelle, d'où vient
l'obligation à la peine; c'est pourquoi on dit qu'elle demeure quant à
l'activité et qu'elle passe quant à la culpabilité. Mais il n'est pas
obligatoire que la nécessité de ressentir les mouvements de la concupiscence
n'ait pas caractère de péché originel, du fait que ressentir de tels mouvements
n'a pas caractère de péché actuel à cause de la privation de la grâce en effet,
le péché actuel consiste dans un acte, c'est un acte désordonné. C'est pourquoi
la défaillance qui constitue le péché actuel est le désordre même de l'acte, et
non la privation de la grâce, qui est une déficience du sujet du péché. Mais le
péché originel est un péché de nature, et c'est pourquoi le désordre de la
nature qui résulte du retrait de la justice originelle constitue l'essence du
péché originel.
11. On peut
considérer la concupiscence de deux façons. D'abord, en tant qu'elle est dans
un autre, et c'est de cette façon que la concupiscence chez le père est dite
cause du péché originel qui est dans le fils. Et cela n'appartient pas à
l'essence du péché originel, mais le précède. D'autre part, la concupiscence
peut être considérée en tant qu'elle est dans le même sujet: et en ce cas, elle
est cause matérielle, qui appartient à l'essence de l'être, et précède d'une
certaine façon dans l'ordre matériel, de même que le corps précède l'âme dans
l'ordre de la cause matérielle. Il a été dit en effet plus haut que c'est par
la chair, à qui appartient la concupiscence, que l'âme, à qui appartient la
privation de la justice originelle, est infectée.
12. La corruption de
l'appétit irascible est aussi l'élément matériel dans le péché originel, de
même que la corruption de l'appétit concupiscible. Mais on le désigne plutôt
d'après l'appétit concupiscible pour deux raisons: premièrement, parce que
toutes les passions de l'irascible naissent dans l'amour, qui est dans
l'appétit concupiscible, et se terminent dans la joie ou la tristesse, qui sont
aussi dans cet appétit. C'est pourquoi, de façon courante, on peut parler de
concupiscence, aussi bien pour le mouvement de l'appétit concupiscible que pour
celui de l'irascible; deuxièmement, parce que le péché originel est transmis
par l'acte de génération, dans lequel se trouve surtout le plaisir et à propos
duquel apparaît le désordre de la concupiscence. C'est pourquoi on dit que
l'appétit concupiscible est non seulement corrompu, mais même infecté, dans la
mesure où c'est par un tel acte qu'est transmis le péché originel.
II -Deuxième série de solutions aux objections
A la thèse de l'ignorance, il faut donc
dire que, parmi les autres puissances, même l'intellect est mû par la volonté.
Ainsi, la déficience de l'intelligence est aussi contenue comme élément
matériel dans le péché originel, déficience qui est la privation de cette
science naturelle que l'homme aurait possédée dans l'état premier. Et de cette
façon, l'ignorance est contenue comme élément matériel dans le péché originel.
Quant aux objections contraires, il faut donc dire:
1. Le péché originel
étant un péché de nature, de même que la nature humaine est composée de
nombreuses parties, de même de nombreux éléments se retrouvent dans le péché
originel, à savoir les défauts des diverses parties de la nature humaine.
2. Les puissances qui
ne sont pas faites naturellement pour obéir à la raison ne sont pas
susceptibles de faute, et c'est pourquoi chez elles la déficience qui a été
communiquée n'a pas raison de faute, mais seulement de peine. Par contre,
l'intelligence est susceptible de faute: quelqu'un peut en effet mériter et
démériter par un acte d'intelligence, en tant que celui-ci est volontaire.
Ainsi, le cas n'est pas le même.
III -Troisième série de solutions aux objections
A la thèse de la privation de la justice
originelle, il faut donc dire que cette privation est comme l'élément formel du
péché originel, comme il a été dit.
Quant aux objections contraires, il faut donc dire:
1. La justice
originelle inclut la grâce sanctifiante, et je ne crois pas vrai que le premier
homme ait été créé dans un état de pure nature. Si cependant la justice
originelle n'inclut pas la grâce sanctifiante, il n'est pourtant pas exclu pour
cela que cette privation de la justice originelle n'ait pas raison de faute,
parce que du fait même qu'un homme pèche contre l'ordre de la raison naturelle,
il tombe dans une faute; la rectitude de la grâce, en effet, ne va pas sans la
rectitude de la nature.
2. La justice
originelle est restituée au baptême quant à l'union de la partie supérieure de
l'âme à Dieu, dont la privation causait la culpabilité, mais elle n'est pas
restituée quant à la soumission des puissances inférieures à la raison c'est de
cette déficience que vient la concupiscence qui demeure après le baptême.
3. La volonté est
mentionnée dans la définition de la justice: celle-ci est en effet la rectitude
de la volonté, comme le dit saint Anselme. Et donc, du fait que la justice est
mentionnée dans la définition du péché originel, il n'y a pas défaut de sujet,
de même que si "camus" est mentionné dans la définition de quelque
chose, il n'est pas nécessaire qu'y soit mentionné le nez, qui est inclus dans
la définition de camus.
4. La privation de la
grâce n'est pas dans l'acte lui-même, mais dans le sujet de l'acte, et c'est
pourquoi elle n'appartient pas au péché actuel. Mais la privation de la justice
originelle est dans la nature, c'est pourquoi elle peut appartenir au péché
originel, qui est un péché de nature.
IV -Quatrième série de solutions aux objections
A la question de savoir si le péché
originel est seulement une peine, ou bien une peine et une faute, il faut donc
dire comme plus haut que, si le péché originel est rapporté à cet homme-là, en
tant qu'il est une certaine personne, sans considération de la nature, il est
alors une peine. Mais s'il est rapporté au principe dans lequel tous ont péché,
il a alors raison de faute.
Et ainsi apparaît facilement la réponse
aux objections.
Liens transversaux
dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Théologique, Ia-IIae, Question 83,
article 1.
Objections:
Il semble que ce soit dans la chair et non
dans l'âme.
1. En effet, l'âme
est créée par Dieu. Mais elle ne tient pas de Dieu la souillure du péché, ni
d'elle-même non plus, car ce serait alors un péché actuel. Donc, en aucune
façon, le péché originel n'est dans l'âme.
2. De plus, quiconque
a le péché originel, celui-là a péché en Adam, selon ce que dit l'Apôtre dans
l'épître aux Romains 5, 12: "en qui tous ont péché". Or l'âme de cet
homme-là n'a pas péché en Adam, puisqu'elle n'était pas là. Il n'y a donc pas
de péché originel dans l'âme.
3. De plus, saint
Augustin dit, dans le Contre Cinq Hérésies V, 7, que les rayons du soleil se
répandent sur les ordures sans en être souillés. Or l'âme est une certaine
lumière spirituelle, et par là, elle est plus puissante que la lumière
corporelle. L'âme n'est donc pas souillée par les impuretés de la chair.
4. De plus, la peine
correspond à la faute. Or la peine du péché originel est la mort, qui n'est pas
le fait de l'âme seule, mais du composé humain. Le péché originel n'est donc
pas dans l'âme, mais dans le composé.
5. De plus, une chose
se réalise avec plus de vérité dans la cause que dans l'effet. Si donc la cause
de l'infection de l'âme vient de la chair, il semble que le péché originel soit
plutôt dans la chair que dans l'âme.
Cependant:
Saint Ambroise dit qu'un même sujet est
susceptible de vertu et de vice. Or la chair n'est pas susceptible de vertu,
donc pas davantage de vice.
Réponse:
Pour comprendre cette question, il faut
envisager deux distinctions.
En premier lieu, qu'il existe deux
manières de dire qu'une réalité est dans une autre: d'une part, elle y est
comme en son sujet propre, d'autre part comme en sa cause. Or il y a
correspondance entre le sujet propre d'un accident et cet accident lui-même;
par exemple, si nous voulons considérer le sujet propre de la félicité et de la
vertu, comme ces dernières sont l'une et l'autre propres à l'homme, leur sujet
propre à toutes deux sera ce qui est propre à l'homme, à savoir une partie de
l'âme raisonnable, comme l'avance le Philosophe dans l'Éthique I, 10. Et
il existe deux sortes de causes: la cause instrumentale et la cause principale;
dans la cause principale, une réalité se trouve selon une ressemblance
formelle, soit selon une même forme spécifique, s'il s'agit d'une cause
univoque, par exemple lorsqu'un homme engendre un homme, ou quand le feu engendre
du feu, soit encore selon quelque forme plus excellente, s'il s'agit d'un agent
non univoque; ainsi le soleil engendre l'homme. Dans la cause instrumentale, un
certain effet est produit selon la vertu que l'instrument reçoit de la cause
principale, en tant qu'il est mû par elle: en effet, la forme de la maison se
trouve d'une manière différente dans les pierres et le bois, comme en son sujet
propre, d'une manière différente dans l'esprit du maître d'oeuvre, comme en sa
cause principale, et d'une manière différente dans la scie ou la hache, comme
en sa cause instrumentale.
Or il est évident que c'est le propre de
l'homme de pouvoir encourir le péché; aussi faut-il que le sujet propre de tout
péché soit ce qui constitue le propre de l'homme, c'est-à-dire l'âme
raisonnable, selon laquelle l'homme est homme. Et ainsi, le péché originel
réside dans l'âme raisonnable comme en son sujet propre. Quant à la semence
charnelle, de même qu'elle est la cause instrumentale de la transmission de la
nature humaine à l'enfant, de même elle est la cause instrumentale de la
transmission du péché originel. Et ainsi, le péché originel se trouve
virtuellement dans la chair, c'est-à-dire dans la semence charnelle, comme en
sa cause instrumentale.
Deuxièmement, il faut considérer qu'il
existe deux ordres: celui de la nature et celui du temps. Dans l'ordre de la
nature, ce qui est parfait est antérieur à ce qui est imparfait, et l'acte
antérieur à la puissance, mais dans l'ordre de la génération et du temps, au
contraire, l'imparfait est antérieur au parfait, et la puissance est antérieure
à l'acte. Ainsi donc, dans l'ordre de la nature, le péché originel est d'abord
dans l'âme comme en son sujet propre, avant d'être dans la chair comme en sa
cause instrumentale, mais dans l'ordre de la génération et du temps, il est
d'abord dans la chair.
Solutions des objections:
1. L'âme rationnelle
ne tient la souillure du péché originel ni d'elle-même, ni de Dieu, mais de son
union à la chair: c'est en effet ainsi qu'elle devient une partie de la nature
humaine dérivée d'Adam.
2. Puisque le péché
originel est un péché de nature, il n'appartient à l'âme que dans la mesure où
elle fait partie de la nature humaine; or la nature humaine a existé
originellement en Adam comme une partie d'elle-même, c'est-à-dire selon la
chair et selon la disposition à l'âme; et c'est pour cela que l'on dit que
l'homme a commis en Adam le péché originel.
3. Saint Augustin
donne cet exemple pour montrer que le Verbe de Dieu ne contracte pas de
souillure du fait de son union à la chair, car le Verbe de Dieu ne s'unit pas à
la chair comme sa forme, et il se comporte comme une lumière non mêlée à un
corps, comme les rayons ne se mêlent pas aux ordures. Mais l'âme s'unit au
corps comme sa forme, et c'est pourquoi on la compare à une lumière incorporée,
qui est souillée par le mélange, comme on le voit pour le rayon qui traverse
une atmosphère nuageuse, et qui est obscurci.
4. La mort, en tant
que peine du péché originel, a pour cause le fait que l'âme a perdu le pouvoir
grâce auquel elle gardait son corps intact de la corruption et ainsi, cette
peine aussi appartient principalement à l'âme.
5. Une réalité est
plus noble dans la cause principale que dans l'effet, mais non dans la cause
instrumentale: or c'est ainsi que et la nature humaine et le péché originel
sont dans la semence charnelle. C'est pourquoi, de même que la nature humaine
n'est pas avec plus de vérité dans la semence que dans le corps déjà organisé,
de même le péché originel n'est pas non plus avec plus de vérité dans la chair
que dans l'âme.
Liens transversaux dans l'œuvre de saint Thomas: Somme
Théologique, Ia-IIae, Question 83, article 2; II Commentaire des
Sentences D. 31, Question 2, article 1; Questions disputées sur la
vérité Question 25, article 6.
Objections:
Il semble que oui.
1. En effet, selon
saint Anselme, comme on l'a dit plus haut, le péché originel est la privation
de la justice originelle. Mais, comme il le dit lui-même, la justice originelle
réside dans la volonté. Donc le péché originel est d'abord dans la volonté, qui
est une certaine puissance.
2. De plus, comme on
l'a dit plus haut, selon saint Augustin, le péché originel est la
concupiscence. Mais la concupiscence appartient aux puissances de l'âme. Donc
le péché originel est d'abord dans les puissances.
3. De plus, on dit
que le péché originel est la source du péché dans la mesure où il incline aux
actes des péchés. Or l'inclination à l'acte relève d'une puissance. Donc le
péché originel réside dans les puissances de l'âme.
4. De plus, le péché
originel est un désordre qui s'oppose à l'ordre de la justice originelle. Or un
désordre ne peut exister dans l'essence de l'âme, dans laquelle il n'y a pas la
distinction que présupposent l'ordre et le désordre, tandis que les puissances
de l'âme sont distinctes. Le péché originel ne réside donc pas d'abord dans
l'essence de l'âme, mais dans les puissances.
5. De plus, le péché
originel de celui qui naît est dérivé du péché d'Adam, qui a corrompu les
puissances de l'âme avant son essence. Or l'effet est semblable à sa cause.
Donc le péché infecte aussi les puissances de l'âme avant son essence.
6. De plus, l'âme est
par essence la forme du corps, et elle lui donne l'être et la vie. Donc la
déficience qui appartient à l'essence de l'âme est une déficience de la vie,
c'est-à-dire la mort ou la nécessité de mourir. Mais une telle déficience n'a
pas raison de faute, mais de peine. Donc la faute originelle n'est pas dans
l'essence de l'âme.
7. De plus, l'âme
n'est susceptible de péché qu'en tant qu'elle est raisonnable. Mais on la dit
raisonnable à cause de ses puissances rationnelles. Donc le péché originel est
dans les puissances de l'âme avant d'être dans son essence.
Cependant:
1. L'âme contracte le
péché originel par son union à la chair. Or c'est par son essence que l'âme est
unie à la chair, étant sa forme. Donc le péché originel est d'abord dans
l'essence de l'âme.
2. De plus, le péché
originel n'est pas en premier lieu un péché de la personne, mais de la nature,
comme on l'a dit plus haut. Or c'est par son essence que l'âme constitue la
nature humaine, en tant qu'elle est la forme du corps, alors que, par ses
puissances, elle est le principe des actes qui appartiennent aux personnes: les
actes, en effet, appartiennent aux individus, selon le Philosophe. Donc le
péché originel est dans l'essence de l'âme avant d'être dans ses puissances.
3. De plus, le péché
originel est unique dans un homme, mais les puissances sont nombreuses, bien
qu'elles soient cependant unies dans l'unique essence de l'âme. Mais un
accident n'est pas dans plusieurs sujets, si ce n'est dans la mesure où ils
sont unis. Donc le péché originel est d'abord dans l'essence de l'âme avant
d'être dans ses puissances.
4. De plus, le péché
originel est contracté par origine. Mais l'origine se termine à l'essence de
l'âme, car la fin de la génération est la forme engendrée. Donc le péché
originel concerne directement l'essence de l'âme.
5. De plus, selon saint
Anselme, le péché originel est la privation de la justice originelle. Mais
celle-ci fut un don fait à la nature humaine, et non à une personne, autrement
elle n'aurait pas été transmise aux descendants; et ainsi, elle appartenait à
l'essence de l'âme, qui est la nature et la forme du corps. Donc pour la même
raison, le péché originel lui aussi est dans l'essence de l'âme avant d'être
dans ses puissances.
6. De plus, tout ce
qui est dans les puissances de l'âme avant d'être dans son essence, est dans l'âme
en tant qu'elle se rapporte à un objet, mais ce qui dans l'âme se rapporte au
sujet est dans l'essence de l'âme avant d'être dans les puissances. Or le péché
originel n'est pas dans l'âme en tant qu'elle se rapporte à des objets, mais au
sujet qui est la chair, et de laquelle l'âme contracte l'infection. Donc le
péché originel est par priorité dans l'essence de l'âme avant d'être dans ses
puissances.
Réponse:
Le péché originel est d'une certaine
manière à la fois dans l'essence de l'âme et dans ses puissances, parce que la
déficience issue de la faute du premier père a atteint l'âme tout entière. Mais
il faut examiner s'il se trouve par priorité dans l'essence de l'âme avant
d'être dans ses puissances.
Et à première vue, il peut bien sembler
qu'il se trouve d'abord dans l'essence de l'âme, pour cette raison que le péché
originel est un, et que les puissances de l'âme s'unissent en son essence comme
en une racine commune. Mais cette rai son ne s'impose pas parce que les
puissances de l'âme s'unissent aussi d'une autre manière, dans une unité
d'ordre, et même dans l'unité d'une puissance première qui imprime le mouvement
et la direction.
Mais il faut prendre un autre point de
départ dans la recherche de cette vérité. Certes, comme le péché originel
dérive de la chair à l'âme, il n'y a de doute pour personne que, d'une certaine
manière, au moins dans l'ordre de la génération et du temps, le péché originel
est d'abord dans l'essence de l'âme avant d'être dans ses puissances, puisque
l'âme est unie au corps immédiatement par son essence comme une forme, et non
par ses puissances, comme on l'a montré ailleurs.
Mais si quelqu'un dit que le péché
originel est d'abord dans l'essence de l'âme selon l'ordre de la génération et
du temps, avant d'être dans ses puissances, mais que dans l'ordre de la nature,
il est par priorité dans les puissances, comme on l'a dit auparavant de l'âme
et de la chair, cela ne peut tenir. En effet, le rapport n'est pas le même
entre l'essence de l'âme et ses puissances, et entre le corps et l'âme. Car le
corps se rapporte à l'âme comme la matière à la forme, et la matière précède la
forme dans l'ordre de la génération et du temps, tandis que la forme précède la
matière dans l'ordre de la perfection et de la nature; mais l'essence de l'âme se
rapporte à ses puissances comme la forme substantielle aux propriétés
naturelles qui découlent d'elle; or la substance est antérieure à l'accident,
et selon le temps, et selon la nature, et selon la raison, comme il est prouvé
dans la Métaphysique VII, 1.
Il en résulte que, de toute manière, le
péché originel réside par priorité dans l'essence de l'âme avant d'être dans
ses puissances, et qu'il dérive de l'essence de l'âme aux puissances, de même
qu'il y a dérivation naturelle de l'essence de l'âme à ses puissances. Or le
péché originel regarde la nature, comme on l'a dit.
Solutions des objections:
1. La justice
originelle n'était pas dans la volonté de telle manière qu'elle n'ait pas été
par priorité dans l'essence de l'âme: elle était en effet un don fait à la
nature.
2. La concupiscence
est le péché originel matériellement et comme par dérivation d'un principe
supérieur, comme on l'a dit plus haut.
3. L'essence de l'âme
se rapporte à ses puissances comme la forme substantiel le aux propriétés qui
découlent d'elle, par exemple la forme du feu à la chaleur; or la chaleur
n'agit qu'en vertu de la forme essentielle du feu, sinon elle n'aboutirait pas
à produire une forme substantielle. Aussi la forme substantielle est-elle le
premier principe d'action. Et de la sorte aussi, l'essence de l'âme est
principe d'action en priorité par rapport aux puissances.
4. Le désordre des
puissances de l'âme vient d'un défaut de nature, qui regarde en premier lieu et
principalement l'essence de l'âme.
5. En Adam, c'est la
personne qui a corrompu la nature, et c'est pourquoi, chez lui, la corruption
réside d'abord dans les puissances de l'âme avant d'être dans son essence. Mais
chez l'homme qui naît d'Adam, c'est la nature qui cor rompt la personne, et
c'est pourquoi, en lui, la corruption appartient d'abord à l'essence de l'âme
avant d'appartenir aux puissances.
6. L'essence de l'âme
est non seulement la forme du corps qui lui donne la vie, mais elle est aussi
le principe des puissances, et de la sorte, le péché originel se trouve en
priorité dans l'essence de l'âme.
7. Les puissances
rationnelles elles-mêmes dérivent de l'essence de l'âme, en tant qu'elle
constitue la nature; c'est pourquoi le fait d'être susceptible de péché dérive
de l'essence de l'âme dans ses puissances.
Liens transversaux dans l'œuvre de saint Thomas: Somme
Théologique, Ia-IIae, Question 83, article s 3-4; II Commentaire des
Sentences D. 31, Question 1, article 3; Questions disputées sur la
vérité Question 25, article 6.
Objections:
Il semble que non.
1. En effet, le péché
originel est une certaine infection. Or, parmi les puissances de l'âme, c'est
la puissance de génération qui est dite la plus infectée. Le péché originel est
donc par priorité, non dans la volonté, mais dans la puissance de génération.
2. De plus, la
privation de la justice originelle qui est, selon saint Anselme, le péché
originel, se remarque par le fait que les puissances inférieures se rebellent
contre la raison. Mais une telle rébellion est dans les puissances inférieures.
Le péché originel est donc d'abord dans celles-ci.
3. De plus, dans le
péché actuel, l'aversion par rapport au bien immuable suit la conversion vers
un bien périssable. Or, comme on l'a dit plus haut, dans le péché originel, la
concupiscence joue le même rôle que la conversion dans le péché actuel. Donc,
puisque la concupiscence réside dans les puissances inférieures, le péché
originel se trouve en priorité dans les puissances inférieures.
4. De plus, le péché
originel, comme on l'a dit, est la privation de la justice originelle. Or la
justice est une vertu morale, et toutes les vertus morales sont dans les
parties non rationnelles de l'âme, comme le dit le Commentateur au Livre III de
l'Éthique. Donc le péché originel, lui aussi, se trouve d'abord dans les
parties non rationnelles de l'âme.
5. De plus, le péché
originel est une certaine perversion du gouvernement de l'âme. Mais le
gouvernement de l'âme appartient à la raison. Donc le péché originel est dans
la raison avant d'être dans la volonté.
6. De plus, la peine
du péché originel est la privation de la vision de Dieu, qui appartient à
l'intellect. Mais la peine correspond à la faute. Donc le péché originel est
dans l'intellect avant d'être dans la volonté.
Cependant:
Saint Anselme dit dans la Conception
Virginale 3 que la justice est la rectitude de la volonté. Or le péché
originel est la privation de la justice originelle. Il réside donc d'abord dans
la volonté,
Réponse:
Le sujet de la vertu ou du vice se trouve
être une partie de l'âme, dans la mesure où elle participe en quelque chose à
une puissance supérieure; ainsi, l'appétit irascible et l'appétit concupiscible
sont les sujets de certaines vertus dans la mesure où ils participent à la
raison. C'est pourquoi il faut dire que ce qui est rationnel est d'abord et par
soi le sujet de la vertu.
Par conséquent, pour découvrir le sujet
premier du péché originel parmi les puissances de l'âme, il faut considérer
quelle est la puissance de qui toutes les autres reçoivent d'être elles-mêmes
sujet du péché: il faut en effet nécessairement que le péché originel dérive
par priorité de l'essence de l'âme à cette puissance. Or il est évident que le
péché, selon l'acception que nous donnons actuellement à ce terme, c'est ce qui
est redevable d'une peine. Or c'est du fait que nos actes sont volontaires
qu'ils méritent une peine et un blâme. Aussi est-ce de la volonté que dérive
dans les autres puissances de l'âme le fait d'être susceptible du péché.
Il est donc clair que, parmi toutes les
puissances de l'âme, le péché originel se trouve par priorité dans la volonté.
Solutions des objections:
1. L'infection du
péché est dite exister quelque part, comme on l'a dit plus haut, ou en acte
comme en son sujet propre, ou virtuellement comme en sa cause. Or la cause du
péché originel est l'acte de génération; celui-ci relève bien de la puissance
de génération comme de ce qui l'accomplit, de l'appétit concupiscible comme de
ce qui désire et commande, du sens du toucher comme de ce qui ressent et fait
connaître le plaisir. Aussi on dit que l'infection du péché originel se trouve
d'abord virtuellement dans ces puissances, comme en sa cause, mais non comme
étant en son sujet propre.
2. La rébellion des
puissances inférieures contre les puissances supérieures vient du retrait de la
vertu qui résidait dans les puissances supérieures, comme on l'a dit plus haut.
C'est pourquoi le péché originel est plutôt dans les puissances supérieures que
dans les inférieures.
3. Dans l'ordre de la
génération, l'aversion par rapport à Dieu suit la conversion vers un bien
périssable, mais la raison du péché actuel trouve son achève ment dans
l'aversion; et de même, la raison de péché originel le trouve dans la privation
de la justice originelle. C'est pourquoi le péché originel se trouve en
priorité dans la volonté.
4. Cette affirmation
du Commentateur ne vaut pas pour toutes les vertus morales, mais seulement pour
celles qui regardent les passions, lesquelles appartiennent aux parties non
rationnelles. Mais la justice ne regarde pas les passions, mais les opérations,
comme il est dit dans l'Éthique V, 1. C'est pourquoi la justice n'est
pas dans les appétits irascible et concupiscible, mais dans la volonté. Et
ainsi les quatre vertus principales sont dans les quatre puissances qui peuvent
être le siège d'une vertu: la prudence dans la raison, la justice dans la
volonté, la tempérance dans l'appétit concupiscible et la force dans l'appétit
irascible.
5. Le gouvernement
défectueux de la raison n'a raison de faute que dans la mesure où il est
volontaire; et ainsi, même la raison tient de la volonté de pou voir être le
sujet du péché.
6. La privation de la
vision de Dieu est une peine par le fait qu'elle répugne à la volonté, ce qui
en effet appartient à l'essence de la peine, comme on l'a dit plus haut. Ainsi,
en tant qu'elle est une peine, elle appartient à la volonté.
Liens transversaux dans l'œuvre de saint Thomas: Ia-IIae,
Question 81, article 3 II Commentaire des Sentences D. 31, Question 1,
article 1; Commentaire des Romains chapitre 5, lect. 3.
Objections:
Il semble que non.
1. En effet, la mort
est la peine du péché originel. Mais à la fin du monde, ceux qui seront trouvés
vivants lorsque le Seigneur viendra pour juger ne mourront pas, comme le dit
saint Jérôme à Marcella Ép. 59, 3. Donc ils ne naîtront pas avec le péché
originel.
2. Mais on peut dire
qu'à ce sujet l'opinion de saint Jérôme n'était pas tenue par tous, et qu'ainsi
l'argument ne vaut pas nécessairement. -On objecte à cela que ce qui suit
nécessairement une affirmation qui est du domaine de l'opinion n'est ni erroné
ni contre la foi, de même que du contingent, même s'il est faux, il ne résulte
pas l'impossible. Or que certains hommes nés d'Adam ne meurent pas, cela est du
domaine de l'opinion. Donc, que certains naissent également sans le péché
originel, ce qui en est la conséquence, n'est pas erroné mais relève de
l'opinion.
3. De plus, comme le
dit saint Augustin dans l'Enchiridion 115, ce sont des biens éternels
que l'on demande dans les trois premières invocations de l'oraison dominicale,
et des biens temporels dans les quatre autres. Mais parmi ces dernières, on
demande la rémission des dettes, parmi lesquelles il y a la nécessité
d'engendrer avec le péché originel. Etant donné qu'il serait inconvenant de
dire que la prière de toute l'Église ne serait pas exaucée, il semble donc que
certains, dans cette vie terrestre, pourront engendrer des enfants sans le
péché originel.
4. De plus, nul ne
peut recevoir de quelqu'un ce que celui-ci ne possède pas. Or il n'y a pas de
péché originel chez le baptisé, car il est ôté par le baptême. Donc personne,
naissant d'un père baptisé, ne contracte le péché originel.
5. De plus, l'Apôtre
dit, dans l'épître aux Romains 11, 16: "Si la racine est sainte, les
rameaux le sont aussi", et le Seigneur dit en saint Matthieu 7, 17 que
"l'arbre bon fait de bons fruits". Si donc un père est saint et bon,
il n'engendre pas un fils souillé par le péché originel.
6. De plus, "si
l'espèce opposée se trouve dans le genre opposé, l'espèce en question sera
aussi dans le genre en question". Mais le pêcheur engendre un pécheur.
Donc le juste engendre un juste, et non un homme infecté du péché originel.
7. De plus, l'Apôtre
dit, dans l'épître aux Romains 5, 15: "Il n'en va pas du don du Christ
comme de la faute d'Adam", mais le don du Christ est beau coup plus
puissant. Or le péché transmis par Adam à un homme est par ce dernier transmis
à son fils. Donc le don du Christ qui descend par le baptême sur quelqu'un est
transmis par cet homme à son fils. Et ainsi les enfants des baptisés naissent
sans le péché originel.
8. De plus, saint
Augustin dit dans le Baptême des Petits Enfants II, 30: "La
transgression du premier prévaricateur n'a pas causé plus de mal que n'a eu de
prix l'incarnation et la rédemption du Sauveur." Mais la rédemption du
Sauveur ne vaut pas pour tous les hommes. Donc la transgression d'Adam ne nuit
pas non plus à tous les hommes, et ainsi, tous ceux qui naissent d'Adam selon
la chair ne contractent pas le péché originel.
9. De plus, ce qui
est supérieur n'est pas affecté par la corruption de ce qui est inférieur. En
effet, si ce n'est pas un homme, il ne s'ensuit pas que ce ne soit pas un
animal, mais c'est le contraire. Or la nature humaine est supérieure à
n'importe quelle personne de la nature humaine. Donc l'infection qui était
personnelle à Adam lui-même n'a pas corrompu toute la nature humaine par le
péché originel.
10. De plus, la
corruption de la nature est enlevée par le baptême, ou elle ne l'est pas. Si
elle l'est, le péché originel n'est donc pas transmis à l'enfant par un acte de
la nature. Mais si elle ne l'est pas, cette corruption affecte d'une égale
manière l'âme de celui qui engendre et l'âme de l'enfant engendré. Si donc elle
n'infecte pas par la faute originelle l'âme de celui qui engendre, l'âme de
l'enfant engendré ne sera pas non plus infectée par cette faute originelle.
11. De plus, saint
Anselme dit dans la Conception Virginale 7 qu'il n'y a pas plus de péché
dans la semence que dans un crachat. Or on ne peut donner à un autre ce que
l'on n'a pas. Donc la génération qui se réalise par la semence d'Adam ne cause
pas le péché originel chez l'enfant.
12. De plus, saint
Augustin dit dans la Perfection de la Justice 4: "Ce qui
s'accomplit par nécessité de nature est exempt de faute." Or tout ce qui
est causé par la semence dans l'enfant l'est par nécessité de nature, et se
trouve donc exempt de faute. Ainsi, ceux qui sont engendrés selon la chair à
partir d'Adam ne contractent pas le péché originel.
13. De plus, la
semence est un certain corps. Or l'action d'un corps ne se réalise pas
instantanément, mais dans le temps, alors que l'âme est infectée par la faute
en un instant. Donc une telle infection n'est pas causée par la semence.
14. De plus, le
Philosophe dit dans les Parties des Animaux XV que la semence est le
superflu des aliments, et ainsi la semence par laquelle cet homme est engendré
n'a pas existé en Adam. Mais le péché originel est contracté par certains parce
qu'ils ont péché en Adam, comme le dit l'Apôtre, dans sa épître aux Romains 5,
12. Donc le péché originel n'est pas passé d'Adam en tous les hommes par la
voie de la semence.
15. De plus, un agent
proche marque plus qu'un agent éloigné. Le signe en est que l'agent proche
engendre un être semblable à lui selon l'espèce, mais non l'agent éloigné:
ainsi, l'homme engendré est semblable selon l'espèce à l'homme qui l'a
engendré, et non au soleil. Mais de même que l'infection de la nature se
trouvait en Adam, de même elle se trouve dans le parent immédiat. On ne doit
donc pas dire que ceux qui sont engendrés maintenant contractent le péché
originel d'Adam, mais de leurs parents immédiats.
16. De plus, saint
Augustin dit dans le Mariage et la Concupiscence I, 24 que ce n'est pas
la procréation mais la sensualité qui transmet le péché à l'enfant; et il
semble ainsi que, s'il existait une génération sans sensualité, le péché ne
serait pas transmis à l'enfant. Mais la génération, qu'elle s'accomplisse avec
ou sans sensualité, ne cause pas des dispositions diverses dans la semence, si
ce n'est selon une plus ou moins grande intensité de chaleur. En effet, comme
la semence est un corps composé d'éléments, une diversité de disposition quant
à l'action se ramène aux qualités actives des éléments, et lorsqu'il n'y a dans
la cause qu'une simple diversité selon l'intensité, il ne s'ensuit pas de
diversité spécifique pour l'effet. Donc, de même qu'une procréation sans
concupiscence ne transmettrait pas le péché originel, une procréation
accompagnée de concupiscence ne le transmet pas non plus.
17. De plus, la
charité diminue la sensualité. Or la charité peut être augmentée à l'infini;
donc puisque la sensualité n'est pas infinie, il semble qu'elle puisse être
totalement enlevée par la charité, et ainsi, il n'est pas nécessaire que tous
naissent avec le péché originel.
18. De plus, la
sensualité relève soit d'un désordre de la sensibilité, soit d'une volonté
perverse. Mais ni l'un ni l'autre ne se trouvent chez les justes qui
engendrent. Donc ceux qui naissent d'eux ne contractent pas le péché originel.
19. De plus, comme le
dit Denys, de même que le bien se répand, le mal renferme sur soi. Mais le bien
d'Adam, par exemple sa pénitence, ne s'est pas répandu chez tous. Donc son mal
s'est bien moins répandu encore.
20. De plus, le péché
est transmis d'Adam aux autres hommes, dans la mesure où ils ont péché en Adam,
mais Adam a péché en mangeant le fruit défendu, et on ne peut dire que tous ont
mangé le fruit défendu au moment où Adam le faisait; donc on ne peut pas dire
non plus qu'ils ont péché au moment où celui-ci péchait. Et ainsi, le péché
originel ne passe pas d'Adam à tous les hommes.
Cependant:
1. L'Apôtre dit, dans
sa épître aux Romains 5, 12: "Par un seul homme le péché est entré en ce
monde, et par le péché la mort, et ainsi la mort est passée en tous; en lui
tous ont péché."
2. De plus, saint
Augustin dit dans la Foi à Pierre II, 16 que de même qu'il ne peut y avoir
parmi les hommes d'union charnelle sans convoitise, de même il ne peut y avoir
de conception sans péché.
Réponse:
C'est une erreur d'affirmer que certains
descendent d'Adam selon la chair sans avoir le péché originel, car alors il y
aurait des hommes qui n'auraient pas besoin de la rédemption accomplie par le
Christ. De là vient qu'il faut admettre simple ment que tous ceux qui
descendent d'Adam selon la chair contractent le péché originel au moment même
de leur animation. Cela peut être montré clairement en partant de ce qu'on a
dit plus haut.
On a dit plus haut, en effet, que le péché
originel est, par rapport à toute la nature humaine dérivée d'Adam, comme le
péché actuel par rapport à une personne humaine singulière, comme si tous les
hommes, en tant qu'ils descendent du seul Adam, étaient un homme unique dont
les divers membres seraient des personnes diverses. Or il est évident que le
péché actuel se trouve d'abord dans un principe, à savoir dans la volonté qui,
la première, est le siège du péché, comme on l'a dit plus haut, et qu'il se
communique à partir d'elle aux autres puissances de l'âme, et même aux membres
du corps, dans la mesure où ils sont mus par la volonté; c'est ainsi en effet
que les actes sont volontaires, ce qui est exigé p la raison de péché. Par
conséquent, le péché originel doit, lui aussi, être considéré d'abord en Adam
comme en un principe, d'où il se répand en tous ceux qui sont mus par lui. Or
de même que chez un homme toutes les parties sont mues par le commandement de
la volonté, de même le fils reçoit une motion de son père par la puissance
génératrice. C'est pourquoi le Philosophe dit dans les Physiques II, 5
que le père est la cause du fils en tant que principe moteur, et dans la
Génération des Animaux II, 3 qu'il existe dans la semence une certaine
motion venant de l'âme du père qui meut la matière à la forme de ce qui est
conçu. Ainsi donc cette motion qui vient par origine du premier père se propage
en tous ceux qui procèdent de lui selon la chair; aussi tous ceux qui sont
issus de lui selon la chair contractent de lui le péché originel.
Solutions des objections:
1. Saint Jérôme
n'écrit pas cela en l'affirmant, mais selon l'opinion de certains, comme on le
voit dans sa lettre à Minervius sur la Résurrection de la Chair Ép. 119,
n° 7, où il expose plusieurs opinions sur ce sujet. Parmi celles-ci, il
mentionne que certains ont pensé que ceux qui seraient trouvés vivants à la
venue du Seigneur ne mourraient jamais, à cause de ce que dit l'Apôtre dans sa
Première épître aux Thessaloniciens 4, 17, en parlant à leur place: "Nous
les vivants, nous serons emportés ensemble sur des nuées à la rencontre du
Seigneur dans les airs." D'autres expliquent que cela ne signifie pas
qu'ils ne mourront pas, mais qu'ils resteront peu dans la mort, en ressuscitant
aussitôt. Et cette interprétation est la plus communément tenue.
2. Si l'on admet que
ceux qui seront trouvés vivants lors de la venue du Seigneur ne mourront
jamais, il ne s'ensuit pas nécessairement qu'ils n'auront pas contracté le péché
originel. En effet, la peine propre du péché originel est la nécessité de
mourir, selon ce que dit l'Apôtre dans sa épître aux Romains 8, 10: "Le
corps, certes, est mort à cause du péché", c'est-à-dire qu'il a été voué à
la nécessité de mourir, comme l'explique saint Augustin. Mais il peut arriver
que certains hommes soient soumis à la nécessité de mourir et ne meurent
cependant jamais, la vertu divine les en empêchant: de même qu'il peut arriver
que ce qui est naturellement lourd ne se porte pas vers le bas, parce que
quelque chose l'en empêche.
3. Cette dette qui
oblige à engendrer avec le péché originel est remise en cette vie, non pas pour
le fait d'engendrer sans le péché, mais en tant que des hommes nés avec le
péché sont purifiés par la vertu du Christ. Car par dettes on entend les
péchés, comme l'explique saint Augustin dans le Sermon du Seigneur sur la
Montagne.
4. Le péché originel
s'oppose à la justice originelle, grâce à laquelle la partie supérieure de
l'âme était à la fois unie à Dieu, commandait aux puissances inférieures, et
pouvait même conserver le corps sans corruption. Le baptême enlève donc le
péché originel en tant qu'il donne la grâce par laquelle la partie supérieure
de l'âme est unie à Dieu, mais il ne donne pas à l'âme la vertu qui lui
permette de conserver le corps sans corruption, ou qui permette à la partie
supérieure de l'âme de conserver les parties inférieures indemnes de toute
rébellion; de là vient qu'après le baptême demeurent à la fois la nécessité de
mourir et la concupiscence, qui constitue l'élément matériel dans le péché
originel. Ainsi, pour ce qui est de la partie supérieure de l'âme, on participe
à la nouveauté du Christ, mais pour ce qui est des puissances inférieures de
l'âme et du corps lui-même, la vétusté qui vient d'Adam demeure encore. Or il
est évident que l'homme baptisé n'engendre pas selon la partie supérieure de
son âme, mais selon les parties inférieures et selon le corps; et c'est
pourquoi l'homme baptisé ne transmet pas à sa descendance la nouveauté du
Christ, mais la vétusté d'Adam. Et c'est pour cela que, bien qu'il n'ait pas
lui-même le péché originel en tant que faute, il le transmet néanmoins à sa
descendance.
5. Et par là apparaît
également la solution à l'objection 5.
6. Ce raisonnement
vaut pour ce qui convient à un opposé en tant qu'il est opposé, mais non pour
ce qui est commun à l'un et à l'autre des opposés. En effet, si le noir
contracte la vision, il s'ensuit que le blanc l'élargit, mais il ne s'ensuit
pas que le blanc soit invisible, si le noir est visible, parce que cela lui
convient en tant que couleur, qui est un genre commun à l'un et à l'autre. Or
la vétusté d'Adam, pour ce qui est des puissances inférieures et du corps
lui-même, est commune au juste et au pécheur, et c'est selon elle que le
pécheur engendre un pécheur. C'est pourquoi il ne s'ensuit pas que le juste
engendre un enfant sans péché.
7. Le don du Christ
est plus puissant que la faute d'Adam, parce qu'il replace les hommes dans un
état plus élevé que celui d'Adam avant son péché, c'est-à-dire l'état de
gloire, qui est exempt du risque du péché; mais cela doit se réaliser dans la
conformité au Christ pour que l'effet soit semblable à la cause. Car de même
que le Christ a pris sur lui la vétusté de la peine afin, par la mort, de nous
racheter de la mort, et qu'ainsi en ressuscitant il nous a rendu la vie, de
même les hommes sont d'abord par le Christ rendus conformes au Christ par la
grâce alors que demeure la vétusté de la peine, pour être enfin transportés
dans la gloire à la résurrection. Et c'est de cette pénalité qui demeure, quant
aux puissances inférieures, chez les baptisés, que ceux-ci transmettent le
péché originel. Il n'est pas non plus inconvenant que la peine soit cause de
faute, parce que les puissances inférieures ne sont susceptibles de faute que
dans la mesure où elles peuvent être mues par les puissances supérieures, et
c'est pourquoi, si la faute est écartée de la partie supérieure de l'âme, la
raison de faute ne demeure pas en acte dans les puissances inférieures, mais
virtuellement, en tant qu'elles sont le principe de la génération humaine.
8. De même que le
péché d'Adam nuit à tous ceux qui naissent de lui selon la chair, de même la
rédemption du Christ vaut pour tous ceux qui naissent de lui selon l'esprit.
9. La nature,
entendue de façon absolue, est plus que la personne; mais la nature considérée
dans une personne est incluse dans les limites de la personne, et de cette
manière, la personne peut infecter la nature. Et comme c'est de la personne du
premier père que toutes les personnes qui naissent de lui selon la chair
reçoivent la nature humaine, une telle corruption de la nature est transmise à
tous; de même que si l'eau était corrompue dans la source, la corruption se
répandrait à tout le ruisseau issu de cette source.
10. Dans l'âme du
parent baptisé, il existe une réalité qui s'oppose à la corruption du l?éché
originel, à savoir le sacrement du Christ, empêchement qui n'existe pas dans
l'âme de l'enfant engendré. On peut dire aussi que l'infection de la nature ne
passe dans l'âme que par l'acte de génération, qui est un acte de la nature.
C'est pourquoi elle ne se transmet pas à l'âme de celui qui engendre, mais à
celle de celui qui est engendré, qui est le terme de la génération.
11. Le péché n'est
pas en acte dans la semence mais virtuellement, en tant qu'elle est le principe
de la génération humaine, comme on l'a dit plus haut.
12. Le défaut
originel n'a pas raison de faute du fait qu'il est contracté nécessairement par
la génération charnelle, mais du fait que la nature est atteinte d'une
souillure réputée volontaire à cause de son principe, comme on l'a dit plus
haut.
13. La semence agit
pour produire l'infection de l'âme de la même manière qu'elle agit pour
constituer l'achèvement de la nature humaine. De même donc que l'action de la
semence se déroule dans le temps, mais que l'achèvement de la nature humaine se
réalise en un instant, par l'avènement de la forme ultime, de même l'infection
du péché originel est causée en un instant par le premier père, bien que
l'action de la semence ne soit pas instantanée.
14. Certains ont cru
que le péché originel ne pouvait être transmis par les premiers parents à leurs
descendants que si tous les hommes étaient contenus matériellement en Adam. Et
ainsi, ils posent que la semence n'est pas un superflu des aliments, mais
qu'elle vient d'Adam lui-même. Mais cela ne peut être, car alors la semence
serait un élément séparé de la substance de celui qui engendre. Or ce qui se
prépare de la substance d'une chose s'éloigne de la nature de celle-ci, et est
en voie de corruption, et pour cela ne peut être un principe de génération dans
cette même nature. De là, le Philosophe conclut que la semence n'est pas un
élément séparé de la substance, mais le superflu des aliments. Mais par là, il
n'est pas exclu que le péché originel puisse être contracté à partir du premier
père. En effet, la condition de ce qui est engendré dépend plus de l'agent, qui
dispose la matière et donne la forme, que de la matière qui, s'éloignant de sa
dis position première et perdant sa forme première, reçoit de l'agent une
nouvelle disposition et une nouvelle forme. C'est pourquoi, pour ce qui est de
la transmission du péché originel, l'origine de la matière du corps humain
importe peu, mais tout dépend de l'agent qui l'a transformée spécifiquement en
une nature humaine.
15. Des agents
proches et éloignés peuvent se distinguer de deux manières par soi, ou par
accident. Par accident d'abord, ainsi lorsque l'on entend l'éloignement et la
distance seulement selon le lieu, le temps, ou selon autre chose d'accidentel à
la cause en tant que telle. Et ainsi, il est vrai que l'agent proche marque
plus l'effet que l'agent éloigné, comme le feu qui est proche réchauffe plus
que celui qui est éloigné; et que le mal qui est proche dans le temps meut bien
plus l'âme que le mal lointain. Mais des agents proches et éloignés se
distinguent par soi selon l'ordre naturel des causes dans leur causalité même,
et de cette manière, l'agent éloigné influe plus sur l'effet que l'agent
proche. Il est dit en effet dans le livre des Causes prop. 1 que toute
cause première influe plus sur son effet que la cause seconde, car cette
dernière n'agit qu'en vertu de la cause première. Mais le fait que l'effet
reçoive parfois son espèce de l'agent proche, et non de l'agent éloigné, ne
vient pas d'un défaut de l'influence exercée par l'agent éloigné, mais d'un
défaut de la matière, qui ne peut recevoir une forme si excellente. C'est
pourquoi, si la matière peut recevoir la forme de l'agent principal, elle la
recevra plus que la forme de l'agent proche; de même que la maison reçoit plus
la forme de l'art que celle de l'instrument. Donc parce que la vétusté du péché
originel se trouve en tous du fait qu'ils sont mus par le premier père, comme
on l'a dit plus haut, un homme ne transmet le péché originel qu'en tant qu'il
engendre en vertu du premier agent. Et c'est pourquoi on dit que ce péché est
contracté à partir d'Adam plutôt que du parent immédiat.
16. La sensualité
désigne la concupiscence désordonnée en acte, mais on a dit plus haut que
l'élément matériel dans le péché originel est la concupiscence habituelle
provenant du fait que la raison n'a pas la force de refréner totalement les
puissances inférieures. Ainsi donc, la sensualité en acte qui est dans l'union
charnelle est le signe de la concupiscence habituelle, qui est l'élément
matériel dans le péché originel. Mais la cause qui fait que quelqu'un
transmette le péché originel à sa descendance, c'est ce qui demeure en lui du
péché originel, même après le baptême, ainsi qu'on l'a dit, c'est-à-dire la
concupiscence ou le foyer de péché. Ainsi, on voit bien que la sensualité en
acte n'est pas cause de la transmission du péché originel, mais le signe de la
cause. C'est pourquoi, s'il se produisait par miracle que la sensualité en acte
soit totalement écartée de l'union charnelle, l'enfant contracterait néanmoins
le péché originel. Ainsi, lorsque saint Augustin dit que la sensualité transmet
le péché, il met le signe à la place du signifié. Mais l'objection envisageait
cette sensualité en acte, en laquelle agit aussi une chaleur plus intense.
Cependant, cette chaleur n'est pas la cause totale, mais la cause principale
vient de la vertu de l'âme qui opère dans la semence à titre d'agent principal,
comme le dit le Philosophe.
17. La charité
diminue la sensualité actuelle, dans la mesure où l'appétit concupiscible obéit
à la raison. Mais il n'obéit pas, dans l'état de nature corrompue, au point de
ne rien garder de son mouvement propre, même en dehors de l'ordre de la raison.
C'est pourquoi la sensualité n'est pas totalement supprimée, quelle que soit
l'augmentation de la charité.
18. Même chez les
justes, il existe une sensualité actuelle dans l'acte de génération, lorsque
l'appétit concupiscible tend de façon immodérée vers ce qui est délectable pour
la chair, et que la volonté, même si elle ne fait ni ne veut rien contre la
raison, ne s'attache pas de façon actuelle à l'ordre de la raison, à cause de
la véhémence de la passion.
19. Le principe du
péché vient de nous, mais celui du bien méritoire vient de Dieu. C'est pourquoi
a existé chez Adam un certain bien qu'il a pu communiquer à tous, à savoir la
justice originelle, qu'il a reçue cependant de Dieu; mais le mal qu'il a
transmis aux autres, il l'a eu par lui-même: de sorte que l'on peut dire plutôt
que Dieu a été le diffuseur du bien et que l'homme est le diffuseur du mal.
Mais le bien de la pénitence d'Adam n'est pas transmis aux autres, car son
principe a été une grâce donnée personnellement à cet homme.
20. Manger désigne un
acte de la personne, mais pécher peut appartenir soit à la personne, soit à la
nature. C'est pourquoi on dit que ceux qui reçoivent la nature humaine d'Adam
ont péché en Adam, mais non qu'ils ont mangé en Adam.
Liens transversaux dans l'œuvre de saint Thomas: Somme
Théologique, Ia-IIae, Question 81, article 4 II Commentaire des
Sentences D. 31, Question 1, article 2, ad 3-4; D. 33, Question 1, article
1,ad 5.
Objections:
Il semble que oui.
1. En effet, l'âme
est infectée du péché originel par l'infection de la chair à laquelle elle est
unie. Mais la chair d'un homme pécheur est infectée par le péché de façon
actuelle, alors que la semence l'est seulement de façon virtuelle, car étant
dépourvue d'âme rationnelle, elle n'est pas susceptible de l'infection du
péché. Donc la tache du péché originel serait davantage contractée par l'homme
qui serait miraculeusement formé de la chair d'une personne ayant le péché originel,
par exemple d'une côte, d'un pied ou d'une main, que s'il était engendré par la
semence.
2. De plus, une Glose
dit à propos de la Genèse 4, 1 que c'est dans les reins d'Adam que toute sa
postérité fut corrompue, parce qu'elle sa semence n'a pas été répandue au début
dans le lieu de la vie, mais par la suite au lieu de l'exil. Mais, si un homme
était formé à partir du corps d'un autre homme, par exemple de sa main ou de
son pied, cette chair serait prélevée dans le lieu de la peine, et donc il contracterait
la corruption du péché originel.
3. De plus, le péché
originel est le péché de toute la nature humaine, comme on l'a dit plus haut.
Mais cet homme qui serait formé à partir de la chair d'un autre homme
appartiendrait à la nature humaine. Donc il contracterait le péché originel.
4. De plus, dans la
génération de l'homme et de n'importe quel animal, la matière du corps est
fournie par la femelle. Mais l'âme est infectée du péché par le fait qu'elle
est unie à la matière corporelle. Donc, même si Adam n'avait pas péché, par le
fait du péché d'Eve, les enfants nés de leur union auraient contracté le péché
originel, non à cause de l'infection de la semence de l'homme, mais seulement à
cause de la matière.
5. De plus, la mort
et la corruption de n'importe quel être proviennent d'une nécessité de la
matière; or la matière est fournie par la mère. Donc, si Eve était devenue
mortelle et passible en péchant, alors qu'Adam n'aurait pas péché, les enfants
qui naîtraient d'eux auraient été mortels et passibles. Mais il n'y a pas de
peine sans faute. Donc ils auraient contracté le péché originel.
6. De plus, saint
Jean Damascène dit dans le Traité de la Foi III, 2 que le Saint Esprit
est venu sur la Vierge en la purifiant. Or on ne peut dire que cette
purification a été superflue, car si une nature créée ne fait rien de superflu,
bien moins encore le Saint Esprit. Si donc le corps du Christ avait été pris de
la Vierge sans cette purification préalable, il aurait assurément contracté le
péché originel. Il semble ainsi que le fait même de tirer matériellement sa
chair d'Adam suffit à faire contracter le péché originel.
Cependant:
Saint Augustin dit dans son Commentaire
littéral sur la Genèse X, 19, 20 que le Christ n'a pas péché en Adam et n'a
pas payé la dîme en étant dans les reins d'Abraham Héb., 7, 9, parce qu'il n'y
fut pas selon la raison séminale, mais seulement selon la substance corporelle.
Réponse:
On peut tirer la vérité sur cette question
de ce qu'on a déjà dit. En effet, on a dit plus haut que le péché originel
dérive du premier père en sa postérité dans la mesure où les descendants sont
mus par lui du fait de l'origine.
Or il est évident qu'il ne convient pas à
la matière de mouvoir, mais d'être mue: il en résulte que, quelle que soit la
manière dont un homme descend matériellement d'Adam, ou de ceux qui sont nés de
lui, il ne contracterait absolument pas le péché originel s'il ne descendait de
lui par voie séminale, de même que ne contracterait pas non plus le péché
originel un homme qui serait formé de la terre de façon nouvelle. En effet, peu
importe à la condition de l'homme la matière dont il est formé, mais tout
dépend de l'agent qui le forme, parce que c'est de l'agent qu'il reçoit la
forme et les dispositions, comme on l'a dit, alors que la matière ne conserve
pas sa forme ou sa disposition première, mais en acquiert une nouvelle par la
génération.
Solutions des objections:
1. Si un homme était
formé à partir du doigt ou de la chair d'un autre homme, cela ne serait
possible qu'avec une chair corrompue et s'éloignant de son état naturel, car la
génération d'une réalité est la corruption d'une autre. C'est pour quoi
l'infection qui se trouvait avant dans la chair ne demeurerait pas pour
infecter l'âme.
2. Il ne faut pas
comprendre cette Glose comme si le lieu de l'exil était la cause de la
transmission du péché originel, parce que si l'homme était resté au paradis
terrestre après le péché, il aurait transmis le péché originel à ses
descendants. Mais la cause de la transmission du péché originel est la corruption
de la nature humaine dans le premier père, et le lieu de l'exil est concomitant
à la corruption. C'est pourquoi, dans cette Glose, on mentionne le lieu comme
concomitant à la cause, et non comme une cause.
3. Le péché originel
n'appartient pas à la nature humaine en soi, mais selon qu'elle dérive d'Adam
par la voie de la semence, comme on l'a dit.
4. Les enfants qui
seraient nés d'Adam, si seule Eve avait péché et non pas lui, n'auraient pas
contracté le péché originel, car on contracte celui-ci par la vertu générative
de la nature humaine, qui se trouve dans la semence du mâle, selon le
Philosophe. Et c'est pourquoi, bien qu'Eve ait péché la première, l'Apôtre dit
cependant de façon significative que c'est par un seul homme que le péché est
entré dans le monde.
5. Il a paru à
certains que ceux qui seraient nés d'Adam, si seule Eve avait péché et non pas
lui, auraient été mortels et passibles, du fait que ces déficiences sont des
conséquences de la matière, que fournit la mère; et ainsi la mortalité et la
passibilité ne seraient pas alors des déficiences pénales mais naturelles. Mais
mieux vaut dire qu'ils n'auraient été ni passibles, ni mortels. En effet, si
Adam n'avait pas péché, il aurait transmis à ses descendants la justice
originelle, qui comprend non seulement la soumission de l'âme à Dieu, mais
aussi celle du corps à l'âme, ce qui exclut la passibilité et la mortalité.
6. Du fait que le
Christ a été conçu de la Vierge sans la semence de l'homme, il s'est produit
qu'il n'a pas contracté le péché originel. Mais la purification de sa Mère a eu
lieu auparavant, non comme si elle eût été nécessaire pour que le Christ soit
conçu sans le péché originel, mais parce qu'une totale pureté convenait à la
chair que le Verbe de Dieu a assumée.
Liens transversaux dans l'œuvre de saint Thomas: Somme
Théologique, Ia Question 81, article 2; II Commentaire des Sentences
D. 32, Question 1, article 1; IV Contra Gentiles chapitre 52; Compendium
Theologiae chapitre 197; Commentaire des Romains chapitre 5, 1, 3.
Objections:
Il semble que oui.
1. En effet, David,
qui est né d'un mariage légitime, dit dans le Psaume 50, 7: "Voici, j'ai
été conçu dans l'iniquité, et dans les péchés ma mère m'a enfanté", d'où
il semble que les péchés d'un homme contractés par origine soient nombreux. Or
cela ne pourrait être si les péchés des ancêtres les plus proches ne se
transmettaient pas par origine à leurs descendants, mais seulement celui du premier
homme. Donc les péchés des parents les plus proches se transmettent par origine
à leurs descendants.
2. De plus, la nature
humaine fut en Adam ce qu'elle est en chaque homme. Or Adam, par son péché
actuel, a corrompu la nature humaine et l'a transmise corrompue à ses
descendants, parce que telle il l'a possédée, telle il l'a communiquée. Donc
n'importe quel autre homme corrompt la nature humaine en lui-même par son péché
actuel, et transmet cette corruption à ses descendants; et ainsi les péchés
actuels des parents plus proches se transmettent par origine à leurs
descendants, comme le péché du premier père.
3. Mais on peut dire
qu'en Adam la nature humaine était intègre, et c'est pour quoi il a pu la
corrompre par son péché actuel, alors que chez les autres hommes, la nature est
déjà corrompue et ne peut donc l'être par leurs péchés actuels. -On objecte à
cela qu'il est dit à la fin de l'Apocalypse 22, 11: "Que celui qui est
juste se justifie encore, et celui qui est dans les souillures se souille encore.
Mais être dans les souillures du péché,
c'est être corrompu. Donc la nature qui est corrompue en quelqu'un peut l'être
encore davantage.
4. Mais on peut dire
que cette corruption de la nature qui s'est opérée par le péché du premier père
a fait d'une nature intègre une nature corrompue, et a donc pu causer la
transmission du péché originel; mais les autres corruptions de la nature
produites par des péchés actuels ne font pas cela, aussi elles ne causent pas
la transmission du péché originel. -On objecte à cela que ce qui est au milieu,
quand on le compare à l'un des extrêmes, fait figure de l'autre extrême; ainsi
le gris est par rapport au blanc comme noir, et par rapport au noir comme
blanc. Or ce qui est moins corrompu est un milieu entre ce qui est intègre et
ce qui est plus corrompu. On peut donc assimiler la corruption de la nature par
laquelle ce qui est intègre se transforme en corrompu, et la corruption par
laquelle ce qui est moins corrompu se transforme en plus corrompu.
5. Mais on peut dire
que la nature humaine était dans le premier homme comme en son premier
principe, et c'est pourquoi elle a pu se corrompre en lui, mais non dans les
autres. -On objecte à cela que si le premier homme n'avait pas péché, mais
qu'un de ses descendants l'avait fait, la nature humaine aurait été corrompue
en ce dernier, et il l'aurait transmise ainsi à ses descendants; et cependant,
la nature humaine n'aurait pas été chez lui comme en son premier principe. Il
n'est donc pas requis pour la transmission du péché originel que la nature
humaine soit corrompue par le principe premier de la nature.
6. De plus, dans
l'Exode 20, 5, il est dit: "Je suis un Dieu jaloux qui châtie l'iniquité
des pères sur les enfants jusqu'à la troisième et la quatrième
génération", ce qui ne peut se rapporter qu'aux péchés actuels des
ancêtres les plus proches. Les péchés actuels de ces derniers se transmettent
donc à leurs descendants par origine.
7. Mais on pourrait
dire que cela s'entend de la transmission des péchés quant à la peine, et non
quant à la faute. -On objecte à cela qu'un effet ne peut exister sans sa cause.
Or la peine est l'effet de la faute. Donc, si la peine se transmet, il est
nécessaire que la faute se transmette également.
8. Mais on pourrait
dire que la peine ne présuppose pas toujours une faute dans le même'sujet, mais
parfois dans un autre sujet. -On objecte à cela que la peine vient de Dieu et
qu'elle est juste; or la justice est une certaine égalité. Il faut donc que la
peine ramène à l'égalité l'inégalité de la faute. Or ceci ne peut se faire que
si la peine rétablit l'égalité dans le sujet même en qui il y avait inégalité
auparavant à cause de la faute, en sorte qu'il endure quelque chose qui soit
conforme à la volonté de Dieu, et aille contre sa propre volonté, lui qui en péchant
a agi contre la volonté de Dieu en suivant sa propre volonté. Il faut donc que
la peine passe en celui-là même en qui la faute a passé.
9. De plus, selon
saint Matthieu 27, 25, les Juifs ont dit: "Que son sang soit sur nous et
sur nos enfants." Ce que saint Augustin explique dans un Sermon sur la
Passion Serm. 28 en disant: "Voici quels biens ils transmettent à
leurs héritiers par un serment sacrilège: ils se souillent de la tache du sang
et font périr leurs enfants." Donc le péché actuel d'autres hommes qu'Adam
a été transmis à leurs descendants, même quant à la tache.
10. De plus, comme le
dit l'Apôtre dans l'épître aux Romains 5, 12, quand Adam a péché, nous avons
tous péché en lui; et cela parce que nous étions en lui selon la raison
séminale, comme le dit saint Augustin. Mais de même que nous étions en Adam
selon la raison séminale, ainsi l'avons-nous été aussi en nos plus proches
parents. Donc nous avons péché aussi en eux quand ils péchaient, et de la
sorte, leurs péchés nous sont transmis par origine.
11. De plus, la mort,
qui est la privation de la vie, est la peine du péché originel. Or la vie des
hommes diminue toujours de plus en plus, car au commence ment du monde, les
hommes vivaient plus longtemps que de nos jours. Donc, puisque la peine augmente,
il semble que cet accroissement vienne de la faute, et ainsi, que les péchés
actuels des plus proches parents ajoutent quelque chose au péché originel qui
vient du premier père.
12. De plus, avant
l'institution de la circoncision, les enfants étaient sauvés par la seule foi
de leurs parents, comme le dit saint Grégoire, et ils étaient donc
semblablement damnés par l'infidélité de ceux-ci. Or l'infidélité est un péché
actuel. Donc le péché actuel des parents plus proches se transmet à leurs
descendants.
13. De plus, ce qui
existe à la fois selon la similitude et selon la réalité agit plus efficacement
que ce qui existe seulement selon la similitude. Or la laideur corporelle
saisie par l'imagination, qui existe seulement selon la similitude chez celui
qui engendre, se transmet à ses descendants; aussi saint Jérôme dit dans les
Questions Hébraïques 30 qu'une femme mit au monde un enfant noir à la vue
d'un Éthiopien peint sur le mur. Bien plus encore, la laideur du péché qui est
dans l'âme du père à la fois selon la réalité et selon la similitude se
transmet-elle donc à ses descendants.
14. De plus, on peut
mieux communiquer à un autre ce que l'on tient de soi-même que ce que l'on
tient d'un autre. Or les plus proches parents transmettent à leurs descendants
la corruption du péché originel, qui dérive en eux d'Adam. Ils transmettent
donc encore plus la corruption des péchés actuels.
15. De plus, selon le
droit canonique et le droit civil, les fils sont redevables des péchés de leurs
parents. En effet, les fils d'esclaves, bien que nés d'une mère libre, sont
voués à la servitude; d'autre part, les héritiers d'un voleur sont redevables
du vol du père selon le droit canonique, même si rien de ce vol ne leur est
parvenu et qu'aucun procès n'a même été intenté contre le père; et même les
enfants de ceux qui pèchent du crime de lèse-majesté portent l'ignominie de
leurs parents. Donc les péchés des parents passent à leurs enfants.
16. De plus, les
enfants ont plus de rapports avec leurs proches parents qu'avec le premier
père, et ils se rattachent plus directement à eux. Si donc le péché du premier
père passe à tous ses descendants, bien plus encore les péchés des proches
parents.
17. De plus, ce qui
appartient au corps se transmet avec le corps. Or certains péchés actuels
appartiennent au corps, car l'Apôtre dit dans la Première épître aux
Corinthiens 6, 18: "Tout péché que l'homme aura commis est extérieur à son
corps, mais celui qui fornique pèche contre son propre corps." Ce genre de
péché actuel est donc transmis par origine des plus proches parents à leurs
descendants.
Cependant:
1. Le péché s'oppose
au mérite. Or les mérites des parents ne sont pas transmis leurs descendants,
sans quoi nous ne naîtrions pas tous fils de colère. Donc les péchés actuels
des parents les plus proches ne passent pas à leurs descendants.
2. De plus, dans
Ezéchiel 18, 20 il est dit: "Le fils ne portera pas l'iniquité du
père." Or il la porterait si du père elle passait en lui. Donc les péchés
des plus proches parents ne passent pas à leurs descendants.
Réponse:
Saint Augustin soulève la question dans l'Enchiridion
47, et la laisse non résolue. Mais si on la considère avec soin, il est
impossible que les péchés actuels des parents les plus proches se transmettent
originellement à leurs descendants.
Pour en avoir l'évidence, il faut
remarquer qu'un principe générateur univoque communique à celui qu'il engendre
sa nature spécifique, et par conséquent, tous les accidents qui sont liés à
l'espèce: de même en effet que l'homme engendre un homme, de même celui qui a
le pouvoir de rire engendre un être qui a le pou voir de rire. Or, si la
puissance du générateur est grande, il transmet sa ressemblance à l'engendré
même quant aux accidents individuels. Mais cela est vrai des accidents qui
appartiennent au corps de quelque manière, non des accidents qui appartiennent
seulement à l'âme, surtout à l'âme intellective, qui n'est pas une puissance
résidant dans un organe corporel: un homme blanc en effet engendre la plupart
du temps un fils blanc, et un homme grand un fils grand, mais jamais un
grammairien n'engendre un grammairien, ni un physicien un physicien.
Mais parce que le péché nous prive du don
de la grâce, il faut considérer dans le péché cela même qu'on considère dans le
don de la grâce que le péché enlève. Or à l'origine de la condition humaine, un
don gratuit fut accordé par Dieu au premier homme, non pas en raison de sa
personne seulement, mais en raison de toute la nature humaine qui devait sortir
de lui; et ce don était la justice originel le. La vertu de ce don résidait non
seulement dans la partie supérieure de l'âme qui est intellective, mais se
répandait dans les parties inférieures de l'âme, qui étaient maintenues
totalement sous l'empire de la raison par la puissance de ce même don, et
au-delà, jusqu'au corps auquel rien ne pouvait arriver qui trouble rait son
union à l'âme, tant que ce don demeurait. Et c'est pourquoi c'est avec raison
que ce don se serait transmis aux descendants pour deux motifs: d'abord, parce
qu'il accompagnait la nature en vertu d'un don de Dieu, bien que ce ne fût par
l'ordre naturel; deuxièmement, parce qu'il s'étendait au corps qui est transmis
par génération. Or ce don a été enlevé par le premier péché de notre premier
père; c'est donc avec raison que pour les mêmes causes ce péché aussi est
transmis originellement aux descendants.
Mais les autres péchés actuels, qu'ils
soient ceux du premier père lui-même, ou bien ceux des autres, s'opposent au
don de la grâce qui est conféré par Dieu à quelqu'un en raison de sa personne
seulement, et dont la force demeure en outre dans la seule âme intellective,
sans se communiquer au corps pour supprimer sa corruptibilité. Et C'est
pourquoi ni cette grâce elle-même, ni les péchés actuels d'un quelconque
ancêtre, y compris d'Adam lui-même, ne se transmettent, hormis son premier
péché, par mode d'origine. Mais les péchés actuels des parents les plus proches
peuvent se communiquer à leurs enfants par imitation, en raison du commerce
assidu de leurs enfants avec eux.
Solutions des objections:
1. Le péché originel
chez un homme est unique. Mais on en parle comme s'il y en avait plusieurs:
"C'est dans les péchés que ma mère m'a enfanté", pour quatre motifs:
d'abord selon l'habitude de l'Écriture, où le pluriel est mis pour le singulier,
comme on le voit bien en saint Matthieu 2, 20: "Ils sont morts, ceux qui
en voulaient à la vie de l'enfant", alors qu'il s'agit du seul Hérode
deuxièmement, parce que le péché originel est d'une certaine manière la cause
des péchés qui suivent, et qu'il contient ainsi virtuellement en lui de
nombreux péchés; troisièmement, parce que dans le péché actuel du premier père
d'où le péché originel tire sa cause, la difformité du péché fut multiple: il y
eut en effet alors superbe, désobéissance, gourmandise et vol; quatrièmement,
parce que la corruption du péché originel atteint différentes parties de
l'homme. Cependant, on ne peut parler pour cela de pluralité du péché originel
chez un homme, si ce n'est sous un certain rapport.
2. Par son péché
actuel, Adam a corrompu la nature humaine en lui retirant le don gratuit qui
pouvait passer à ses descendants, ce qui n'a pas lieu avec les péchés actuels
des parents les plus proches, comme il ressort de ce qui a été dit, bien qu'ils
ajoutent à cette corruption par une soustraction de grâce ou d'aptitude à la
grâce, qui est un don personnel.
3., 4. et 5. Et par
là, la réponse aux objections 3, 4 et 5 est évidente.
6. Cela est dit parce
que le péché passe des parents aux enfants pour ce qui est de la peine.
Cependant, il faut remarquer qu'il existe deux sortes de peines l'une est
spirituelle et regarde l'âme, et d'une telle peine, jamais le fils n'est puni
pour le père. La raison en est que l'âme du fils ne vient pas de l'âme du père,
mais est créée immédiatement par Dieu. Et c'est cette raison qui est assignée
dans Ezéchiel 18, 4 et 20: "De même que l'âme du père est à moi, de même
aussi l'âme du fils", et: "Le fils ne portera pas l'iniquité du
père." L'autre peine est la peine corporelle, ou qui concerne des réalités
qui regardent le corps, et pour ce qui est de cette peine, les fils sont
parfois punis pour les parents, surtout lorsqu'ils se conforment à eux dans la
faute; en effet, pour ce qui est du corps, qui est transmis par le père, le
fils est quelque chose du père.
7. La peine
temporelle dont le fils est parfois châtié a pour cause une faute qui a précédé
chez le père.
8. Dans la mesure où
le fils est quelque chose du père, le père est puni égale ment dans la peine de
son fils.
9. Le sang du Christ
rend coupables les fils des Juifs dans la mesure où ils imitent la malice de
leurs pères en l'approuvant.
10. Nous étions dans
le premier père et dans nos plus proches parents selon une communauté de
nature, mais non de personne. C'est pourquoi nous participons au péché qui
prive du don fait à la nature, mais non à celui qui prive du don fait à la
personne.
11. Le fait que les
hommes vivent moins longtemps de nos jours qu'au commencement du monde n'est
pas causé par une aggravation du péché originel, ni par un affaiblissement
continu de la nature, comme le disent certains, sans quoi à mesure que le temps
passe, la vie de l'homme serait de plus en plus écourtée. Cela est évidemment
faux, puisque actuellement les hommes vivent aussi long temps qu'à l'époque de
David, qui disait: "Les jours de nos années sont de soixante-dix ans"
Psaume 89, 10. Cette longévité venait donc de la puissance divine, pour que le
genre humain se multiplie.
12. Dès le
commencement du genre humain, un remède au péché originel n'a pu être apporté
que par la puissance du médiateur entre Dieu et l'homme, Jésus-Christ. Donc la
foi des anciens, qu'accompagnait une certaine protestation de foi, avait valeur
salvifique pour les petits enfants, non en tant qu'elle était un acte méritoire
des croyants -c'est pourquoi il n'était pas requis que l'acte de foi fût formé
par la charité -mais en raison de l'objet de cette foi, c'est-à-dire le
médiateur lui-même. En effet, les sacrements qui ont été institués par la suite
valent aussi en tant qu'ils sont une protestation de foi. C'est pourquoi il ne
s'ensuit pas que l'infidélité des parents nuirait aux enfants, sinon de manière
accidentelle, comme écartant le remède au péché.
13. L'imagination est
une puissance qui réside dans un organe corporel. Aussi les esprits corporels,
en qui trouve son fondement la vertu génératrice qui opère dans la semence,
sont modifiés par une représentation imaginaire. C'est pourquoi un certain
changement se produit parfois chez l'enfant à partir de ce qu'imagine son père
au moment même de l'union charnelle, si son imagination est fertile. Mais
l'infection du péché, surtout du péché actuel, demeure totalement dans l'âme et
n'appartient pas au corps. Le cas n'est donc pas le même.
14. Cet argument
vaudrait, toutes choses étant égales par ailleurs.
15. Cet argument
envisage la transmission du péché quant à la peine corporelle.
16. L'homme
contracterait davantage le péché d'un parent proche que du premier père, site
péché de ce parent supprimait quelque don de nature, comme le péché du premier
père l'a fait.
17. On dit que celui
qui fornique pèche contre son propre corps, non pas que la souillure de ce
péché serait dans le corps, car elle est bien plutôt dans l'âme, comme la grâce
à laquelle elle s'oppose, mais parce que ce péché s'accomplit dans le plaisir
physique et dans un certain écoulement du corps, ce qui ne se produit dans nul
autre péché, car dans le péché de gourmandise, il n'y a pas écoule ment
corporel, et dans les péchés spirituels, il n'y a pas de plaisir corporel.
Liens transversaux dans l'œuvre de saint Thomas: II Commentaire
des Sentences D. 33, Question 1, article 3.
Objections:
Il semble que non.
1. En effet, comme il
est dit dans les Physiques II, 10, est vain ce qui n'atteint pas la fin
pour laquelle il est fait; or l'homme est naturellement ordon né à la béatitude
comme à sa fin dernière, et cette béatitude consiste bien dans la vision de
Dieu: donc c'est en vain que l'homme existe, s'il ne parvient pas à la vision
de Dieu. Mais Dieu n'a pas cessé, à cause du péché originel, de causer la
génération des hommes, comme le dit saint Jean Damascène. Donc, puisque rien
n'est vain dans les oeuvres de Dieu, il semble que l'homme n'encourt pas la
peine de la privation de la vision de Dieu à cause du péché qu'il a contracté
de par son origine.
2. De plus, il est
dit dans Ezéchiel 18, 4: "Toutes les âmes sont à moi: de même que l'âme du
fils est à moi, ainsi l'âme du père est à moi." On peut admettre par là
que toutes les âmes sont immédiatement créées par Dieu, et que l'une ne vient
pas de l'autre: ce n'est donc pas par une peine qui appartient seule ment à
l'âme que quelqu'un doit être puni pour le péché originel, qui est transmis par
le premier père. Or la privation de la vision de Dieu est une peine qui regarde
la seule âme, comme la vision de Dieu elle-même est le fait de l'âme seule.
Donc la privation de la vision de Dieu n'est pas la peine due au péché originel.
3. De plus, saint
Augustin dit dans l'Enchiridion 93 que la peine de ceux qui sont punis
pour le seul péché originel est la plus douce. Par contre, saint Jean
Chrysostome dit dans son Commentaire sur saint Matthieu homélie 23, n° 7
que la privation de la vision de Dieu est la plus grande des peines et plus
intolérable que la géhenne. Donc la privation de la vision de Dieu ne convient
pas comme peine du péché originel.
4. Mais on pourrait
dire que la seule privation de la vision de Dieu est une peine moindre que
cette même privation accompagnée de la peine du sens qui est due au péché
actuel. -On objecte à cela qu'une peine, étant un certain mal, consiste en la
privation d'un certain bien; mais la proportion des privations entre elles est
dans le même rapport que celle des choses dont on est privé: c'est ainsi, en
effet, que la surdité est à la cécité ce que l'ouïe est à la vue. Or, de par la
privation de la vision de Dieu, l'homme est privé de Dieu; mais par la peine du
sens, il est privé d'un certain bien créé, c'est-à-dire la délectation du sens
ou quelque bien analogue. Or un bien créé ajouté au bien incréé ne rend pas
plus heureux: saint Augustin dit, en effet, parlant à Dieu dans les
Confessions V. 4, dit: "Qui te connaît, toi et elles",
c'est-à-dire les créatures, "n'est pas plus heureux à cause d'elles, mais
c'est à cause de toi seul qu'il est heureux." Celui donc qui est privé du
seul bien incréé par l'absence de la vision de Dieu n'est pas moins malheureux
que celui qui avec cela souffre de la peine du sens.
5. Mais on peut dire
que, bien qu'il ne soit pas moins heureux quant à la récompense essentielle, il
est cependant moins heureux quant à la récompense accidentelle. -On objecte à
cela qu'une récompense accidentelle a un rapport accidentel à la béatitude. Or
un accident, par son intensité, n'augmente pas ce dont il est l'accident un
homme n'est pas plus homme, en effet, du fait qu'il est plus blanc. Donc la
béatitude, qui consiste essentiellement en la jouissance du souverain bien,
n'est pas augmentée par l'adjonction de quelque bien créé.
6. De plus, étant
donné que le bien incréé dépasse à l'infini le bien créé, le bien créé est au
bien incréé ce que le point est à la ligne. Or une ligne ne devient pas plus
grande par l'adjonction d'un point. Donc l'adjonction d'un bien créé n'augmente
pas la béatitude qui consiste dans la fruition du bien incréé.
7. Mais on peut dire
que, bien que Dieu soit le bien infini, la vision de Dieu n'est pas cependant
un bien infini, parce que Dieu est vu par un esprit créé de manière finie, et
de la sorte, celui qui est privé de la vision de Dieu n'est pas privé d'un bien
infini. -On objecte à cela que celui à qui on retire sa perfection est privé de
sa perfection. Or la vision est la perfection du voyant. Donc, celui à qui est
retirée la vision est privé de l'objet vu. Et dans ces conditions, comme cet
objet vu est un bien infini, celui qui est privé de la vision de Dieu est privé
d'un bien infini.
8. De plus, Dieu
lui-même est la récompense de l'homme, parce qu'il a dit à Abraham: "Moi,
le Seigneur, je suis une récompense infiniment grande." Gen., 15, 1. Donc
celui qui est privé de la récompense dernière, qui consiste dans a vision de
Dieu, est privé de Dieu lui-même qui est le bien infini.
9. De plus, au péché
originel est due une peine moindre qu'au péché véniel, sans quoi la peine du
péché originel ne serait pas la plus douce, comme le dit saint Augustin. Or, au
péché véniel est due une peine sensible, mais non la privation de la vue de
Dieu. Donc puisque, sans doute possible, la privation de la vision de Dieu sans
la peine du sens est plus grande que la peine du sens sans l'absence de la
vision de Dieu, il semble que la privation de la vue de Dieu ne soit pas due
comme peine au péché originel.
10. Mais on peut dire
qu'au péché véniel est due la privation de la vision de Dieu pour un temps,
comme aussi la peine du sens. -On objecte à cela que l'adjonction de l'éternité
aggrave davantage la peine de la privation de la vision de Dieu que la peine
sensible temporelle, car il n'existe personne d'assez mal disposé pour préférer
subir n'importe quelle peine temporelle plutôt que d'être privé de la vision
perpétuelle de Dieu. Si donc le péché originel est puni par la privation
définitive de la vision de Dieu, il est puni davantage que le péché véniel, et
ainsi, sa peine n'est pas la plus douce des peines.
11. De plus, selon
les lois, "est digne de miséricorde celui qui a souffert par la faute
d'autrui". Or celui qui est puni pour le seul péché originel a souffert
par la faute d'autrui, à savoir du premier père. Il est donc digne de
miséricorde; la peine la plus lourde, la privation de la vision de Dieu, ne lui
est donc pas due.
12. De plus, saint
Augustin dit dans les Deux Ames XII, 17: "Tenir quel qu'un pour
coupable parce qu'il n'a pas fait ce qu'il ne pouvait pas faire, c'est le
comble de l'injustice et de la folie." Or en Dieu, il ne peut rien se
produire de tel. Comme donc l'enfant qui naît n'a pu éviter le péché originel,
il semble qu'il n'encourre pas de ce fait la dette de quelque peine.
13. De plus, le péché
originel est la privation de la justice originelle, dit saint Anselme. Mais à
qui possède la justice originelle, puisqu'il peut la posséder sans la grâce,
n'est pas due la vision de Dieu. Donc au péché originel ne répond pas non plus
comme peine la privation perpétuelle de la vision de Dieu.
14. De plus, comme on
le lit dans la Genèse 3, 12, Adam s'excusa en disant: "La femme que vous
m'avez donnée m'en adonné et j'ai mangé"; ce qui eût été une excuse
suffisante pour ne pas mériter de peine, s'il n'avait pas pu résister à la
suggestion de la femme. Or Dieu a donné à l'âme une chair à la souillure de
laquelle il ne lui est pas possible de résister. Il ne semble donc pas qu'elle
soit astreinte à quelque peine.
15. De plus, à
l'homme établi dans l'état de nature, même s'il n'avait jamais péché, était due
la privation de la vision de Dieu, à laquelle il ne pouvait parvenir que par la
grâce. Or la peine est due proprement au péché. Donc la privation de la vision
de Dieu ne peut être qualifiée de peine du péché originel.
Cependant:
1. Saint Grégoire dit
dans les Morales IV, 25, n° 46: "Notre esprit en ce pèlerinage
n'est pas capable de voir la lumière telle qu'elle est, parce que la lui cache
la captivité à laquelle elle est condamnée."
2. De plus, Innocent
III dit, dans les Décrétales III, 42, qu'au péché originel est due comme
peine la privation de la vision de Dieu.
Réponse:
La peine qui convient au péché originel
est la privation de la vision de Dieu.
Pour en avoir l'évidence, il faut
considérer que deux éléments paraissent requis pour la perfection d'un être: le
premier, d'être capable d'un certain bien important, ou de le posséder en acte;
l'autre, de n'avoir besoin d'aucun secours extérieur ou de très peu. La
première condition l'emporte sur la seconde: il est en effet bien meilleur,
celui qui est capable d'un grand bien, quoi qu'il ait besoin de secours
nombreux pour l'obtenir, que celui qui n'est capable que d'un bien mini me
qu'il peut cependant acquérir sans secours extérieur ou avec peu de secours.
Ainsi nous disons mieux disposé le corps d'un homme s'il peut obtenir une santé
parfaite bien qu'avec beaucoup de secours médicaux, que s'il peut obtenir une
santé imparfaite sans le secours de la médecine.
Donc la créature raisonnable l'emporte sur
toute créature, parce qu'elle est capable du souverain bien par la vision et la
fruition de Dieu, bien que pour l'obtenir, les principes de sa propre nature ne
suffisent pas, mais qu'elle ait besoin pour cela du secours de la grâce divine.
Or il faut savoir à ce sujet qu'un certain
secours divin est nécessaire de façon habituelle à toute créature raisonnable,
c'est-à-dire le secours de la grâce sanctifiante, dont toute créature
raisonnable a besoin pour parvenir à la béatitude parfaite, conformément à
cette parole de l'Apôtre: "La grâce de Dieu, c'est la vie éternelle."
Rom., 6, 23. Mais, outre ce secours nécessaire, il y eut un autre secours
surnaturel pour l'homme, en raison de sa composition. L'homme, en effet, est composé
d'une âme et d'un corps, et d'une nature intellectuelle et sensible: ceux-ci,
s'ils sont laissés à leur nature, appesantissent en quelque sorte
l'intelligence et l'empêchent de parvenir librement au sommet de la
contemplation. Or ce secours était la justice originelle, grâce à laquelle
l'âme de l'homme était si soumise à Dieu que les puissances inférieures et le
corps lui-même lui étaient totalement soumis, et que la raison n'était pas
empêchée de pouvoir tendre vers Dieu. Et comme le corps existe en vue de l'âme,
et le sens en vue de l'intelligence, de même ce secours grâce auquel le corps
est maintenu dans l'obéissance à l'âme et les puissances sensibles dans celle
de l'âme intellectuelle, constitue comme une disposition à ce secours qui
ordonne l'âme de l'homme à voir Dieu et à jouir de lui. Or, comme on l'a dit
plus haut, le péché originel retire ce secours de la justice originelle.
Comme, en péchant, on rejette de soi ce
qui disposait à l'acquisition d'un bien, on mérite donc que ce bien qu'on se
disposait à recevoir soit retiré, et la sous traction même de ce bien est la
peine qui convient. C'est pourquoi la peine qui convient au péché originel est
la soustraction de la grâce, et par conséquent de la vision divine, à laquelle
l'homme est ordonné par la grâce.
Solutions des objections:
1. L'homme aurait été
créé en vain et inutilement s'il n'avait pu obtenir sa béatitude, comme tout
être qui ne peut atteindre sa fin dernière. Aussi, pour que l'homme n'ait pas
été créé en vain et inutilement en naissant avec le péché originel, dès le
début du genre humain, Dieu a proposé à l'homme le remède qui le délivrerait de
cette vanité, c'est-à-dire le médiateur lui-même, Dieu et homme, Jésus-Christ:
par la foi en lui, l'obstacle du péché originel pourrait être enlevé. Aussi
est-il dit dans le Psaume 88, 48: "Rappelle-toi quelle est ma substance;
est-ce en vain, en effet, que tu as établi tous les enfants des hommes ?".
Ce qu'explique la Glose en disant que David demande l'incarnation du Fils, qui
de sa substance viendrait assumer notre chair, et par lui, tous les hommes
devaient être libérés de la vanité.
2. L'âme de l'enfant
qui meurt sans le baptême n'est pas punie de la privation de la vision de Dieu
en raison du péché d'Adam considéré comme son péché personnel, mais elle est
punie en raison de l'infection de la faute originelle, qu'elle encourt par son
union au corps, qui est transmis par le premier père selon la raison séminale.
Il eût été injuste, en effet, que se transmette la dette de la peine sans que
se transmette aussi la souillure de la faute: de là vient que l'Apôtre, dans
l'Épître aux Romains 5, 12, fait précéder la dérivation de la peine de celle de
la faute en disant: "Par un seul homme le péché est entré dans le monde,
et par le péché la mort."
3. La gravité d'une
peine peut se comprendre de deux manières: d'une première manière, du point de
vue du bien lui-même dont prive le mal de la peine et dans ce sens-là, la
privation de la vision de Dieu et de sa fruition est la plus lourde de toutes
les peines. D'une seconde manière, par rapport à celui qui est puni, et à ce
point de vue, la peine est d'autant plus lourde que ce qui est enlevé lui est
davantage propre et connaturel; ainsi, nous dirions qu'un homme est puni
davantage par la soustraction de son patrimoine que si on l'empêchait de
parvenir à un royaume auquel il n'a pas droit. Et de cette manière, la seule
privation de la vision de Dieu est la plus douce des peines, en tant que la
vision de l'essence divine est un bien absolument surnaturel.
4. Un bien créé ajouté
au bien incréé ne constitue pas un bien plus grand et ne rend pas plus heureux.
La raison en est que lorsque deux biens participés s'unis sent, ce qui est
participé en eux peut être augmenté; mais si un bien participé s'ajoute à ce
qui est tel par essence, cela ne fait pas quelque chose de plus grand par
exemple, deux réalités chaudes s'ajoutant l'une à l'autre peuvent constituer un
objet plus chaud; mais s'il existait une réalité qui fût la chaleur subsistante
par essence, aucune addition de chaleur ne l'augmenterait. Donc, comme Dieu est
l'essence même de la bonté, comme le dit Denys dans les Noms divins I, 5, et
comme tous les autres êtres ne sont bons que par participation, l'addition
d'aucun bien ne rend Dieu meilleur, parce que la bonté de n'importe quelle
autre réalité est contenue en lui. Aussi, comme la béatitude n'est rien d'autre
que l'acquisition du bien parfait, quelque autre bien qu'on rajoute à la vision
et à la fruition de Dieu ne rend pas plus heureux; sans quoi Dieu serait devenu
plus heureux en créant les créatures. Cependant, il n'en va pas de même de la
béatitude et de la misère: car de même que la béatitude consiste dans l'union
avec Dieu, de même la misère consiste dans l'éloignement de Dieu; et on
s'éloigne de sa ressemblance et de sa participation par la privation de
n'importe quel bien. Il en résulte que n'importe quel bien dont on est privé
rend plus malheureux, alors que tout bien ajouté ne rend pas plus heureux,
parce que l'adjonction d'un bien ne fait pas que l'homme adhère davantage à
Dieu que s'il lui était immédiatement uni, tandis que le bien qui lui est
enlevé l'éloigne davantage de Dieu.
5. L'adjonction d'une
récompense accidentelle ne rend pas plus heureux, parce qu'une récompense
accidentelle s'entend de quelque bien créé; la vraie béatitude de l'homme, au
contraire, s'entend seulement du bien incréé. Mais comme un bien créé est une
certaine ressemblance et participation du bien incréé, ainsi l'acquisition d'un
bien créé est une certaine ressemblance de la béatitude qui, cependant,
n'augmente pas la vraie béatitude.
6. De même que le
point n'augmente pas la ligne, ainsi un bien créé n'augmente pas la béatitude.
7 et 8. Nous
concédons les objections 7 et 8, car qui est privé de la vue et de la
jouissance de Dieu, est privé de Dieu lui-même.
9. Comparé au péché
originel, le péché véniel est d'une certaine façon plus grand et d'une certaine
façon moindre. Le péché véniel, en effet, comparé à telle ou telle personne, a
davantage raison de péché que le péché originel, parce que le péché véniel est
volontaire de la volonté de cette personne-là, ce que n'est pas le péché
originel. Mais le péché originel comparé à la nature est plus grave, parce
qu'il prive la nature d'un bien plus grand que le péché véniel ne prive la
personne, c'est-à-dire du bien de la grâce; et c'est en raison de cela que lui
est due la privation de la vision de Dieu, parce qu'on ne peut parvenir à cette
vision de Dieu que par la grâce, que le péché véniel n'exclut pas.
10. La perpétuité de
la peine suit la perpétuité de la faute qui provient de la perte de la grâce,
parce que la faute ne peut pas être remise sans la grâce. Et parce que le péché
originel exclut la grâce, ce que ne fait pas le péché véniel, au péché originel
revient une peine perpétuelle, mais non au péché véniel.
11. Cet enfant qui
meurt sans baptême a souffert effectivement du péché d'autrui quant à sa cause,
parce qu'il a bien contracté le péché à partir d'un autre; il en souffre
pourtant comme d'un vice personnel en tant qu'il a contracté du premier père sa
faute. Et c'est pourquoi il est digne d'une miséricorde qui atténue, sans
toutefois remettre totalement.
12. Cet enfant qui
meurt sans baptême n'est pas coupable de n'avoir pas fait quelque chose, ce
serait un péché d'omission, mais il est coupable d'avoir contracté la souillure
de la faute originelle.
13. Cet argument
procède de l'opinion de ceux qui posent que la grâce sanctifiante n'est pas
comprise dans la notion de justice originelle, ce que je crois pourtant être
faux: comme la justice originelle consiste principalement dans la soumission de
l'âme humaine à Dieu, qui ne peut être ferme sans la grâce, la justice
originelle n'a pu exister sans la grâce; et donc à qui possédait la justice
originelle était due la vision de Dieu. Mais pourtant, en supposant l'opinion
précédente, l'argument n'est pas encore concluant, parce que, bien que la
justice originelle n'inclût pas la grâce, elle constituait cependant une
disposition pré-exigée à la grâce. Et donc ce qui est contraire à la justice
originelle est aussi contraire à la grâce, comme ce qui est contraire à la
justice naturelle est contraire à la grâce, comme le vol, l'homicide et autres
actions du même genre.
14. Si l'homme
n'avait pas pu résister à la persuasion de la femme, il aurait été suffisamment
excusé du péché actuel, que commet la volonté personnelle. Et de même l'âme de
cet enfant est excusée de la culpabilité du péché actuel, mais non de celle du
péché d'origine, dont elle contracte la souillure par son union à la chair.
15. L'homme établi
dans le seul état de nature serait bien dénué de la vision de Dieu s'il mourait
en cet état, mais cependant la nécessité de ne pas l'avoir ne lui incomberait
pas. Car autre chose est ne pas devoir avoir, ce qui n'a pas raison de peine,
mais seulement de manque, et autre chose devoir ne pas avoir, ce qui a raison
de peine.
Liens transversaux dans l'œuvre de saint Thomas: II Commentaire
des Sentences D. 33, Question 2, article 1.
Objections:
Il semble que oui.
1. En effet, saint
Augustin dit dans l'Hypognosticon V, 1, que les enfants qui meurent sans
baptême éprouvent la géhenne. Or la géhenne désigne la peine du sens. Donc au
péché originel est due la peine du sens.
2. De plus, saint
Augustin dit, dans la Foi à Pierre: "Tiens pour certain et ne doute
aucunement que les petits enfants qui quittent ce monde sans le sacrement de
baptême, doivent être punis d'un supplice éternel." Or ce supplice désigne
la peine du sens. Donc au péché originel est due la peine du sens.
3. De plus, saint
Grégoire dit, dans les Morales sur Job IX, 21, n° 32, commentant Job 9,
17: "Il a multiplié mes blessures sans raison": "Ceux que les
sacrements ne délivrent pas de la faute originelle, quoique, ici-bas, ils n'aient
rien fait de leur propre mouvement, parviennent cependant aux tourments."
Mais tourment signifie peine du sens. Donc au péché originel est due la peine
du sens.
4. De plus, le péché
originel de cet enfant semble être de la même espèce que le péché actuel du
premier père, puisqu'il en procède comme l'effet de sa cause propre. Or au
péché actuel du premier père est due la peine du sens. Donc elle est due aussi
au péché originel de cet enfant.
5. De plus, un
élément actif, uni à un élément passible, inflige la peine du sens. Mais les
âmes des enfants sont passibles, et même leurs corps après la résurrection,
puisqu'ils ne possèdent pas le privilège de l'impassibilité. Donc, en présence
du feu, ils souffriront de la peine du sens.
6. De plus, après le
jugement, la peine des pécheurs sera complétée. Or la peine des enfants qui
meurent sans le baptême, qui sont punis pour le seul péché originel, ne
pourrait recevoir son achèvement après le jugement que si, à la privation de
Dieu qu'ils endurent déjà, vient s'ajouter la peine du sens. Donc la peine du
sens est due au péché originel.
7. De plus, la peine
est due à la faute. Or la cause du péché originel est la chair. Donc, puisque
n'est due à la chair que la peine du sens, il semble qu'au péché originel est
due surtout la peine du sens.
8. De plus, si
quelqu'un meurt avec à la fois le péché originel et le péché véniel, il
endurera perpétuellement la peine du sens. Or une peine perpétuelle n'est pas
due au péché véniel. Donc une peine sensible perpétuelle est due au péché
originel.
Cependant:
1. Saint Bernard dit
que seule la volonté propre brûle en enfer. Or le péché originel n'est pas un
péché de la volonté propre, il vient au contraire de la volonté d'autrui. Donc
la peine du sens n'est pas due au péché originel.
2. De plus, Innocent
III dit dans les Décrétales III, 42 que la peine du sens est due au
péché actuel. Or le péché originel n'est pas un péché actuel. Donc la peine du
sens ne lui est pas due.
Réponse:
L'opinion commune est qu'au péché originel
n'est pas due la peine du sens, mais seulement la peine du dam, c'est-à-dire la
privation de la vision de Dieu.
Et cela paraît raisonnable pour trois
motifs.
Tout d'abord, parce que toute personne est
le sujet d'une certaine nature; et c'est pourquoi elle est ordonnée par soi et
immédiatement à ce qui est de la nature; au contraire, quant à ce qui est
au-dessus de la nature, elle y est ordonnée par l'intermédiaire de cette
nature. Par conséquent, qu'une personne subisse un dommage dans ce qui est
au-dessus de sa nature, cela peut se produire soit par un vice de la nature,
soit par un vice de la personne; mais qu'elle subisse un dommage dans ce qui
est de sa nature, cela ne peut se produire, semble-t-il, que par un vice propre
de la personne. Or, comme il ressort des prémisses, le péché originel est un
vice de la nature, alors que le péché actuel est un vice de la personne. Or la
grâce et la vision de Dieu sont au-dessus de la nature humaine, et c'est
pourquoi la privation de la grâce et la perte de la vision de Dieu sont dues à
une personne, non seulement à cause du péché actuel, mais aussi à cause du
péché originel. Quant à la peine du sens, elle est opposée à l'intégrité de la
nature et à son bon état. Aussi est-elle due à quelqu'un uniquement à cause
d'un péché actuel.
Secondement, parce que la peine se
proportionne à la faute c'est pourquoi au péché mortel actuel, dans lequel se
trouvent à la fois l'aversion du bien immuable et la conversion au bien
changeant, sont dues à la fois la peine du dam, c'est-à-dire la privation de la
vision de Dieu, qui répond à l'aversion, et la peine du sens qui répond à la
conversion. Mais dans le péché originel, il n'y a pas de conversion, mais
seulement l'aversion ou quelque chose qui y répond, à savoir le fait d'être
destitué de la justice originelle; et c'est pourquoi au péché originel n'est
pas due la peine du sens, mais seulement la peine du dam, c'est-à-dire la perte
de la vision de Dieu.
Troisièmement, parce que la peine du sens
n'est jamais due à une disposition habituelle; on ne punit pas quelqu'un du
fait qu'il est porté au vol. mais parce qu'il vole en acte; mais à une
privation habituelle sans qu'il y ait aucun acte, est dû un certain dommage:
par exemple, celui qui n'a pas la science des lettres n'est pas digne d'être
promu à la dignité épiscopale. Or dans le péché originel, on trouve la
concupiscence par mode de disposition habituelle qui rend le petit enfant
enclin à convoiter, comme dit saint Augustin, et pour l'adulte, le fait
convoiter en acte. Et c'est pourquoi à l'enfant mort avec le péché originel
n'est pas due la peine du sens, mais seulement la peine du dam, parce que,
effective ment, il n'est pas capable d'être amené à la vision de Dieu en raison
de la perte de la justice originelle.
Solutions des objections:
1. Les mots de
tourment, de supplice, de géhenne et de torture ou d'autres semblables, si l'on
en trouve dans les dires des saints, sont à entendre au sens large pour le
terme de peine, en sorte que l'espèce est prise pour le genre. Les saints se
sont servi de cette façon de parler pour rendre détestable l'erreur des
Pélagiens qui affirmaient qu'il n'existait nul péché chez les enfants et
qu'aucune peine ne leur était due.
2. et 3. Et ainsi
apparaît la solution aux objections 2 et 3, et aux autres semblables.
4. Dans le seul péché
du premier père, tous ont péché, comme le dit l'Apôtre Rom. 5, 12. Mais tous
n'entretiennent pas le même rapport à ce péché unique: il appartient à Adam, en
effet, du fait de sa volonté propre, et il est son péché actuel, et c'est pourquoi
une peine actuelle lui était due pour ce péché; mais il appartient aux autres
par origine et non par volonté actuelle, et c'est pourquoi la peine du yens
n'est pas due aux autres hommes pour ce péché.
5. Dans l'état de la
vie future, le feu et les autres éléments actifs de cet ordre n'agissent pas
sur les âmes ou sur les corps des hommes conformément à la nécessité de nature,
mais plutôt conformément à l'ordre de la justice divine, parce que cet état-là
est celui où l'on reçoit selon les mérites. Aussi, comme la justice divine
n'exige pas que la peine du sens soit due aux enfants qui meurent avec le seul
péché originel, ils ne souffrent rien de ces éléments actifs.
6. La peine des
enfants qui meurent avec le péché originel sera complétée après le jugement, en
tant que ceux-là mêmes qui sont punis par cette peine recevront leur achèvement
par la reprise de leur corps.
7. Bien que le péché
originel atteigne l'âme par la chair, il n'a cependant rai son de faute que
dans la mesure où il touche l'âme. Et c'est pourquoi la peine n'est pas due à
une disposition de la chair; et s'il arrive que la chair soit punie, c'est à
cause de la faute de l'âme.
8. Cette hypothèse
que quelqu'un meure avec le péché originel et avec le péché véniel seulement ne
paraît pas possible à beaucoup, parce que le défaut d'âge, aussi longtemps
qu'il excuse du péché mortel, excuse bien davantage du péché véniel, en raison
du défaut de l'usage de la raison. Mais après que les hommes ont l'usage de la
raison, ils sont tenus d'avoir soin de leur salut. S'ils le font, ils seront
alors, avec la venue de la grâce, sans péché originel; mais s'ils ne le font
pas, cette omission constitue pour eux un péché mortel. Si toutefois il était
possible que quelqu'un meure avec à la fois le péché originel et le péché
véniel, j'estime qu'il serait puni d'une peine éternelle du sens. Car comme on
l'a dit, l'éternité de la peine accompagne la privation de la grâce, d'où vient
l'éternité de la faute; de là vient que, chez celui qui meurt avec le péché
mortel, et parce que celui-ci n'est jamais remis, le péché véniel est puni
d'une peine éternelle, en raison de la privation de la grâce. Et le cas serait
semblable si quelqu'un mourait avec le péché originel et le péché véniel.
Liens transversaux dans l'œuvre de saint Thomas: II Commentaire
des Sentences D. 33, Question 2, article 1.
Objections:
Il semble que oui.
1. En effet, tout ce
qui est désiré naturellement, s'il n'est pas possédé quand le temps est venu de
le posséder, cause affliction et douleur; il en va évidemment ainsi si on n'a
pas de nourriture lorsque celle-ci est nécessaire à la nature. Mais l'homme
désire naturellement la béatitude; or le temps de la posséder est pour après cette
vie. Donc, puisque ceux qui meurent avec le péché originel n'obtiennent pas la
béatitude, parce qu'ils sont privés de la vision de Dieu, il semble qu'ils
souffrent intérieurement.
2. De plus, Tes
enfants baptisés se comportent à l'égard des mérites du Christ comme les non
baptisés à l'égard du démérite d'Adam. Or les enfants baptisés se réjouissent
en raison des mérites du Christ. Donc les enfants non baptisés doivent souffrir
en raison du démérite d'Adam.
3. De plus, il est de
la nature de la peine d'être contraire à la volonté. Or tout ce qui contrarie
la volonté cause de la tristesse, comme le dit le Philosophe dans la
Métaphysique V, 6. Donc, s'ils endurent quelque peine, il est nécessaire
qu'ils en éprouvent de la tristesse.
4. De plus, être
séparé à jamais de celui qu'on aime est la plus grande cause d'affliction. Or
les enfants aiment Dieu naturellement. Donc, comme ils savent qu'ils en sont à
jamais séparés, il semble que cet état ne puisse exister sans souffrance
intérieure.
Cependant:
La douleur ou l'affliction de la peine est
due à la délectation de la faute, conformément à l'affirmation de l'Apocalypse
18, 7: "Autant Babylone s'est glorifiée et a vécu dans les délices, autant
donnez-lui tourment et chagrin." Or dans le péché originel, il n'y eut
aucune délectation. Donc dans sa peine, il n'y aura ni douleur ni affliction.
Réponse:
Certains ont avancé que les enfants
ressentent une certaine douleur ou affliction intérieure de la privation de la
vision de Dieu, bien que cette douleur n'ait pas chez eux le caractère du
remords le "ver de la conscience", parce qu'ils n'ont pas conscience
qu'il aurait été en leur pouvoir d'échapper à la faute originelle. Mais il
n'existe aucune raison, semble-t-il, de leur retirer la peine extérieure du
sens, si on leur attribue une affliction intérieure, qui est bien davantage
pénale et s'oppose davantage à "cette peine la plus douce" que saint
Augustin leur attribue.
C'est pourquoi il semble à d'autres, et
c'est préférable, que les enfants ne ressentent aucune affliction, pas même
intérieure. Ils assignent diversement la rai son de cet état de choses.
Certains disent en effet que les âmes des
enfants qui meurent avec le péché originel sont établies dans des ténèbres
d'ignorance telles qu'elles ne savent pas qu'elles ont été faites pour la
béatitude, ni ne pensent rien à ce sujet, et donc n'en souffrent nulle
affliction. Mais il ne semble pas que cette opinion soit convenable. D'abord
parce que, comme il n'y a pas dans ces enfants de péché actuel, qui est
proprement le péché personnel, il ne leur est pas dû de souffrir un dommage
dans leurs biens naturels, pour la raison donnée plus haut. Or il est naturel à
l'âme séparée d'avoir pour connaître, non pas moins de force, mais davantage
que les âmes qui sont ici-bas; aussi n'est-il pas probable qu'elles souffrent
d'une telle ignorance. Secondement parce que, s'il en est ainsi, ceux qui sont
damnés en enfer seraient dans une condition meilleure relativement à la partie
la plus noble d'eux-mêmes, c'est-à-dire l'intelligence, se trouvant en des
ténèbres d'ignorance moindres; et il n'est personne, comme le dit saint
Augustin, qui ne préférerait souffrir une douleur en étant sain d'esprit que de
se réjouir dans la folie.
Et c'est la raison pour laquelle d'autres
assignent, comme cause au fait qu'ils ne sont pas affligés, une disposition de
leur volonté. En effet, après la mort, la disposition de la volonté ne change
pas dans l'âme, ni dans le bien ni dans le mal. Aussi, étant donné que les
enfants, avant d'avoir l'usage de leur raison, n'ont pas posé d'acte volontaire
désordonné, ils n'en poseront pas non plus après la mort. Or il ne va pas sans
un désordre de la volonté qu'un homme souffre de ne pas avoir ce qu'il n'a
jamais pu atteindre; ainsi, il serait désordonné qu'un paysan souffrît de
n'avoir pas obtenu la royauté. Donc, puisque les enfants après la mort savent
que jamais ils n'ont pu atteindre cette gloire céleste, ils ne souffriront pas
de sa privation.
Cependant, en unissant l'une et l'autre
opinion, nous pouvons tenir une voie moyenne et dire que les âmes des enfants
ne sont pas privées de cette connaissance naturelle qui est due à l'âme séparée
selon sa nature, mais qu'elles sont privées de la connaissance surnaturelle que
la foi enracine en nous ici-bas, du fait que, en cette vie, elles n'ont pas eu
la foi en acte, ni reçu le sacrement de la foi. Or il appartient à la
connaissance naturelle que l'âme sache qu'elle a été créée pour la béatitude,
et que cette béatitude consiste dans l'obtention du bien parfait. Mais que ce
bien parfait, pour lequel l'homme a été fait, soit cette gloire que possèdent
les saints, c'est au-dessus de la connaissance naturelle. Aussi l'Apôtre
dit-il: "Ni l'oeil n'a vu, ni l'oreille entendu, et ce n'est pas monté au
coeur de l'homme, ce que Dieu a préparé pour ceux qui l'aiment" I Cor. 2,
9; et il ajoute ensuite: "Mais Dieu nous l'a révélé par son Esprit."
Cette révélation appartient bien à la foi. Et c'est la raison pour laquelle les
âmes des enfants ne savent pas qu'elles sont privées d'un tel bien, et à cause
de cela, n'en souffrent pas; mais ce qu'elles ont de par leur nature, elles le
possèdent sans douleur.
Solutions des objections:
1. Les âmes des
enfants qui meurent avec le péché originel connaissent bien la béatitude en
général selon la raison commune, mais pas de façon spéciale. Aussi ne
souffrent-elles pas de sa perte.
2. Comme le dit
l'Apôtre dans l'Épître aux Romains 5, 15, le don du Christ est plus grand que
le péché d'Adam. Aussi ne convient-il pas que, si les enfants baptisés se réjouissent
en raison des mérites du Christ, les enfants non baptisés souffrent en raison
du péché d'Adam.
3. La peine ne
correspond pas toujours à une volonté actuelle: par exemple lorsqu'un absent
est diffamé, ou même lorsqu'on est dépouillé de ses biens sans le savoir. Mais
il faut que la peine soit toujours ou contraire à la volonté actuelle, ou même
habituelle, ou au moins contre l'inclination naturelle, comme on l'a vu quand
on traitait du mal de la peine.
4. Les enfants qui
meurent avec le péché originel sont bien séparés à jamais de Dieu quant à la
perte de la gloire qu'ils ignorent, mais pas cependant quant à la participation
des biens naturels qu'ils connaissent.
Liens transversaux dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme
Théologique, Ia-IIae, Question 85, article 1; IIa-IIae, Question 164,
article 1; II Commentaire des Sentences D. 30, Question 1, article 1;
III, D. 16, Question 1, article 1; IV Contra Gentiles chapitre 52; Commentaire
des Romains e. 5, lect. 3.
Objections:
Il semble que non.
1. Sénèque dit, en
effet: "Mourir est de la nature de l'homme, non une peine." Donc,
pour la même raison, les autres maux qui sont ordonnés à la mort ne sont pas
non plus des peines.
2. De plus, tout ce
que l'on découvre de commun en nombre d'êtres leur convient en raison de ce que
l'on découvre en eux de commun; or la mort et les autres maux ordonnés à elle
sont communs aux hommes et aux autres animaux donc c'est en tant qu'ils ont un
élément commun qu'on les trouve en eux. Or ils ne conviennent pas aux autres
animaux en raison d'une faute qui ne peut exister en eux. Ils ne conviennent
donc pas non plus ainsi aux hommes, et dans ces conditions, ne sont pas une
peine du péché originel.
3. De plus, une peine
doit être proportionnée au péché: "A la mesure du délit doit répondre la
mesure des coups." Deut., 25, 2. Or la faute originelle est égale chez
tous ceux qui naissent d'Adam, cependant les maux mentionnés ne sont pas égaux:
certains en effet naissent maladifs, d'autres handicapés de façons diverses,
d'autres bien constitués. Donc les défauts de cet ordre ne sont pas la peine du
péché originel.
4. De plus, les maux
de cet ordre sont une certaine peine du sens. Or la peine du sens est due au
péché en raison d'une conversion indue vers le bien périssable; mais cette
conversion n'existe pas dans le péché originel. Donc les maux de cet ordre ne
lui ressortissent pas comme sa peine.
5. De plus, les
hommes sont punis plus lourdement après cette vie qu'en cette vie. Or, après
cette vie, la peine du sens n'est pas due au péché originel, comme on l'a dit.
Donc pas davantage en cette vie; et on rejoint ainsi l'objection antérieure.
6. De plus, la peine
répond à la faute. Or la faute regarde l'homme en tant qu'il est homme. Donc,
comme la mort et les autres maux de ce genre n'appartiennent pas à l'homme en
tant qu'il est homme, puisqu'ils existent aussi chez d'autres êtres, il semble
que les maux de cet ordre ne soient pas des peines.
7. De plus, le péché
originel est la privation de la justice originelle qui était inhérente à
l'homme quant à son âme. Mais les maux de cette sorte regardent le corps. Ils
ne ressortissent donc pas au péché originel comme sa peine.
8. De plus, si Adam
n'avait pas péché, ses fils auraient pu pécher; et s'ils avaient péché, ils
seraient morts. Or la cause n'en eût pas été le péché originel, qui n'aurait
pas existé en eux Donc la mort n'est pas la peine du péché originel.
Cependant:
1)11 est dit dans
l'Épître aux Romains: "Le salaire du péché, c'est la mort." 6, 23,
et: "Le corps est mort à cause du péché." 8, 10, et dans la Genèse 2,
17, il est dit: "Le jour où vous en mangerez, vous mourrez."
2. De plus, saint
Augustin dit, dans le traité de la Trinité XIII, 16, n° 20, dans la
Cité de Dieu XV, 6 et dans Contre l'Épître du Fondement 1, que les maux de
cet ordre viennent de la condamnation du péché. Saint Isidore dit aussi, dans
le Souverain Bien, que si l'homme n'avait pas péché, ni l'eau ne
l'engloutirait, ni le feu ne le brûlerait, ni ne se produiraient des maux du
même genre. Donc tous les maux de ce genre sont la peine du péché originel.
Selon la foi catholique, il faut tenir et
sans doute aucun que la mort et tous les maux de ce genre de la vie présente
sont la peine du péché originel.
Mais il faut savoir qu'il existe deux
sortes de peines: l'une qui est comme fixée pour le péché, l'autre qui est
concomitante. Par exemple, nous voyons que le juge fait aveugler quelqu'un pour
quelque forfait, mais bien des incommodités résultent de cette cécité, comme le
fait qu'il mendie et autres choses de ce genre. Mais la cécité elle-même est la
peine fixée pour le forfait, car le juge tend à priver le pécheur de la vue;
mais il n'évalue pas les maux qui s'en suivent. Aussi arrive-t-il que si
plusieurs sont rendus aveugles pour le même péché, les incommodités qui en
résultent seront plus nombreuses chez l'un que chez l'autre. Cela pourtant ne
ressort pas d'une injustice du juge, parce que ces inconvénients n'étaient pas
infligés pour le péché, mais étaient une conséquence accidentelle par rapport à
Son intention.
Et on peut en dire autant dans notre
propos. Car, au commencement de sa condition, Dieu avait donné à l'homme le
secours de la justice originelle qui le préservait de tous les maux de ce
genre. C'est de ce secours que la nature humai ne tout entière a été privée à
cause du péché du premier père comme il ressort de ce qui a été dit plus haut;
de la privation de ce secours résultent divers maux que l'on trouve a des
degrés divers chez les différents hommes bien que tous aient la faute identique
du péché originel. Il paraît cependant qu il y a une différence entre Dieu
lorsqu'il punit, et un juge humain: l'homme qui juge ne peut pas prévoir les
événements qui suivront, aussi ne peut-il pas les évaluer lorsqu'il inflige une
peine pour une faute; en raison de quoi l'inégalité des inconvénients de ce
genre ne déroge pas raisonnablement à sa justice. Mais Dieu connaît d'avance
tous les événements futurs, d'où il semblerait qu'il y ait injustice de sa
part, si chez ceux qui sont également sujets de la faute, résultaient
inégalement des incommodités de ce genre.
Pour lever cette incertitude, Origène a
posé que les âmes, avant d'être unies à leur corps, ont eu des mérites
différents, et que des maux plus ou moins grands répondant à cette diversité en
ont résulté dans les corps humains auxquels elles sont unies. Et de là vient,
comme il le dit lui-même, que certains dès leur naissance sont tourmentés par
le démon, ou que d'autres naissent aveugles, ou souffrent de maux de ce genre.
Mais cela s'oppose à la doctrine de l'Apôtre, qui dit, lorsqu'il parle de Jacob
et d'Esaü: "Alors qu'ils n'étaient pas encore nés et n'avaient fait ni
bien ni mal" Rom., 9, 11. Or cette raison vaut pour tous; aussi ne faut-il
pas dire que les âmes auraient des mérites bons ou mauvais avant d'être unies à
leurs corps. C'est même contraire à la raison. Car, comme l'âme est
naturellement une partie de la nature humaine, elle est imparfaite sans le
corps, comme l'est une partie séparée du tout. Or il ne convenait pas que Dieu
commence son oeuvre par des réalisations imparfaites; aussi n'est-il pas
conforme à la raison qu'il ait créé l'âme avant le corps, pas plus que de
former une main en dehors de l'homme.
Et pour cela, il faut dire autre chose:
cette diversité touchant les maux humains est prévue et ordonnée par Dieu, non
pas certes en raison de certains mérites qui auraient existé en une autre vie,
mais parfois en raison de certains péchés des parents. En effet, comme un fils
est quelque chose de son père relativement au corps qu'il a tiré de lui, mais
non relativement à l'âme qui est créée immédiatement par Dieu, il n'est pas
inconvenant qu'un fils soit puni corporellement pour le péché du père, bien que
non par une peine spirituelle qui regarde l'âme, de même que l'homme est puni
aussi en ses autres biens. Parfois, par contre, des maux de cet ordre n'ont pas
de lien au péché comme étant sa peine, mais comme un remède contre un péché à
venir, ou en raison du progrès dans la vertu de celui qui en souffre, ou d'un
autre. Ainsi le Seigneur dit en saint Jean 9, 3 de l'aveugle-né: "Cet
homme n'a pas péché ni ses parents non plus, mais c'est pour que soient
manifestées en lui les oeuvres de Dieu", parce que c'était utile pour le
salut de l'homme. Mais le fait même que telle soit la condition de l'homme
qu'il soit aidé ou pour éviter le péché ou pour avancer dans la vertu par des
maux ou incommodités de cet ordre, cela appartient à la faiblesse de la nature
humaine, qui découle du péché du premier père; de même, que le corps humain
soit ainsi fait qu'il ait besoin pour guérir d'opérations chirurgicales, cela
relève de sa faiblesse. Et c'est pourquoi tous ces maux ressortissent au péché
originel comme la peine qui l'accompagne.
Solutions des objections:
1. Le secours que
Dieu adonné à l'homme, à savoir la justice originelle, fut gratuit: aussi
n'a-t-il pu être connu par la raison. Et c'est pourquoi Sénèque et les autres
philosophes païens n'ont pas considéré ces maux sous leur aspect de peine.
2. Un secours de ce
genre n'a pas été conféré aux autres animaux, et ils n'ont pas perdu ce don par
une faute antérieure, d'où résulteraient ces maux, comme il en va pour les
hommes. Et c'est pourquoi ce n'est pas le même cas. Ainsi, chez celui qui
trébuche à cause de la cécité dans laquelle il est né, le trébuchement n'a pas
raison de peine en rapport avec la justice humaine, mais de défaut naturel au
contraire, chez celui qui a été rendu aveugle pour un forfait, il a raison de
peine.
3. De tels maux ne
sont pas la peine fixée pour le péché, mais comme on l'a dit, une peine qui
l'accompagne.
4. Une peine du sens
déterminée n'est due qu'à une conversion en acte; mais quant il s'agit d'une
peine concomitante, sa raison d'être est différente.
5. L'état qui suit la
mort n'est pas celui où l'on progresse en vertu, ni où l'on défaille par le
péché, mais celui où l'on reçoit conformément à ses mérites. De là vient que
tous les maux qui existent après la mort sont fixés en rapport avec une faute,
mais ils n'ont de rapport ni avec le progrès dans la vertu, ni avec la fuite du
péché. Il en résulte que la peine du sens n'est pas due aux enfants après la
mort.
6. Ce qui en l'homme
a raison de faute, comme de tuer un homme, peut bien exister chez d'autres animaux,
sans avoir cependant raison de faute, raison qui consiste dans le fait d'être
volontaire, ce qui ne peut exister chez les êtres privés de raison. Et de la
même manière, les maux qui sont communs aux hommes et aux autres animaux ont en
l'homme raison de peine, raison qui consiste dans le fait d'être contre la
volonté, mais cela n'a pas lieu chez les autres animaux t la raison de peine et
de faute, en effet, convient à l'homme en tant qu'homme.
7. Bien qu'elle fût
dans l'âme, la justice originelle conservait la subordination requise du corps
à l'âme. Et c'est pourquoi il est juste que des maux corporels découlent du
péché originel, qui prive de la justice originelle.
8. D'après certains,
si Adam, tenté, n'avait pas péché, il aurait été aussitôt confirmé dans la
justice, et tous ses descendants seraient nés confirmés dans la justice; et
selon cette hypothèse, l'objection ne vaut plus. Mais je crois cela faux: parce
que dans l'état premier, la condition du corps répondait à celle de l'âme
aussi, tant que le corps était animal, l'âme aussi était changeante, n'étant
pas encore rendue parfaitement spirituelle. Or engendrer appartient à la vie
animale t d'où il résulte que les fils d'Adam ne seraient pas nés confirmés
dans la justice. Donc, si l'un des descendants d'Adam avait péché, sans que
lui-même eût péché, il serait bien mort en raison de son péché personnel
actuel, comme Adam est mort mais ses descendants seraient morts à cause du
péché originel.
Liens transversaux dans l'œuvre de saint Thomas: Somme
Théologique, Ia-IIae, Question 85, article 6.
Objections:
Il semble que oui.
1. Le corps humain,
en effet, se compose d'éléments contraires. Or tout ce qui est composé de
contraires est naturellement corruptible. Donc l'homme est naturellement
mortel, et soumis par conséquent aux autres maux.
2. Mais on peut dire
que le fait que le corps de l'homme se dissolve en raison de la contrariété qui
existe en lui, arrive à cause du retrait de la justice originelle: donc cela
n'est pas naturel, mais pénal. -On objecte à cela que si la mort et la
corruption viennent dans l'homme de la soustraction de la justice originelle
qui empêchait ces maux, il en résulte que les maux de cette sorte ont pour
cause le péché, qui a comme écarté l'obstacle. Or le mouvement qui suit
l'écartement de l'obstacle est naturel, même si celui qui écarte l'obstacle est
un agent volontaire; ainsi si un homme retire une colonne, la pierre posée
dessus tombe et son mouvement est naturel. Donc pareillement, mort et
corruption sont naturelles à l'homme.
3. De plus, l'homme
en son premier état était immortel, en tant qu'il pouvait ne pas mourir; dans
son état dernier, il sera immortel, comme ne pouvant pas mourir; mais dans
l'état intermédiaire, il est mortel de toute manière, comme devant mourir
nécessairement. Or l'immortalité propre à l'état dernier ne sera pas naturelle,
mais viendra de la grâce en son état ultime, qui est la gloire; donc
l'immortalité propre à l'état premier n'était pas, elle non plus, naturelle.
Donc mourir était naturel.
4. De plus, l'homme,
à considérer la condition de sa nature, meurt s'il est laissé à lui-même; mais
qu'en son état premier il ait été préservé de la mort venait précisément d'un
don accordé divinement. Or si dans une réalité quelconque, Dieu fait quelque
chose au-delà de sa nature, la disposition contraire est néanmoins naturelle:
ainsi, si Dieu faisait l'eau chaude, néanmoins elle demeurerait naturellement
froide. Donc de la même façon, l'homme en son état premier était naturellement
mortel.
5. De plus, comme il
a été donné surnaturellement à l'homme de pouvoir ne pas mourir, ainsi il lui a
été donné surnaturellement de pouvoir voir Dieu. Or le fait que l'homme soit
dénué de la vision de Dieu n'est pas contre sa nature donc ne l'est pas
davantage le fait qu'il soit privé d'immortalité. La mort donc n'est pas contre
nature.
6. De plus, le corps
de l'homme, même avant le péché, était composé de quatre éléments, et de la
sorte, il y avait en lui des qualités actives et passives. Or la corruption
fait naturellement suite à celles-ci: l'agent, en effet, s'assimile
naturellement le patient; la chose accomplie, le patient se corrompt, et par
conséquent, le composé lui-même. Donc le corps de l'homme était naturellement
corruptible, même avant Je péché.
7. De plus, la vie de
l'homme se conserve grâce à l'action de la chaleur naturelle, qui est un agent
naturel; or tout agent naturel en agissant subit une certaine diminution, car
il agit en étant patient, selon le Philosophe. Mais si de tout être fini, on
retire continuellement quelque chose, il est nécessaire qu'il soit réduit à
rien. Lors donc que la chaleur naturelle dans le corps de l'homme est une
réalité finie, il est nécessaire qu'à la fin elle soit totalement réduite selon
sa nature. Et ainsi l'homme serait mort naturellement, même avant le péché.
8. De plus, le corps
de l'homme était fini. En lui s'opérait une déperdition, sinon il n'aurait pas
eu besoin de nourriture. Donc, comme à cause d'une continuelle déperdition,
tout être fini est un jour réduit à rien, il paraît qu'il était nécessaire que,
même avant le péché, le corps de l'homme se corrompît.
9. De plus, saint
Augustin dit que le fait de pouvoir ne pas mourir convenait à l'homme grâce au
bienfait de l'arbre de vie. Mais cela paraît impossible parce que si l'de vie
était corruptible, il ne pouvait pas octroyer l'incorruptibilité; et si, au
contraire, il était incorruptible, l'homme ne pouvait en user pour sa
nourriture, Donc pouvoir ne pas mourir n'était pas inhérent à l'homme, mais
naturellement et nécessairement il serait mort.
10. De plus, ce qui
est de soi possible ne devient jamais nécessaire grâce à autre chose; ainsi, ce
qui est par soi corruptible ne peut jamais devenir incorruptible grâce à autre
chose car corruptible et incorruptible diffèrent selon le genre, comme on le
dit dans la Métaphysique X, 12, et les réalités qui diffèrent par le
genre ne peuvent se transformer l'une en l'autre. Or le corps de l'homme était
de soi corruptible, en tant que composé de contraires; donc en aucune manière,
il
ne pouvait devenir incorruptible grâce à
autre chose. Ainsi donc, il serait mort naturellement, même s'il n'avait pas
péché.
11. De plus, si
l'homme avant le péché pouvait ne pas mourir, cela venait ou de la grâce ou de
la nature. Si cela venait de la grâce, il pouvait donc mériter, ce qui est
contraire au Maître dans les Sentences II, D. 24, chapitre 1, n° 2; si
par contre cela venait de la nature, il aurait donc pu, certes, être blessé,
mais non totalement détruit: le péché, en effet, a spolié l'homme des dons
gratuits et l'a blessé dans ses capacités naturelles, comme le dit la Glose.
Donc, avant le péché, il n'appartenait en aucune manière à l'homme de ne pas
mourir.
12. De plus, dans
tout composé de contraires, il est nécessaire qu'il y ait une inégalité, selon
le Philosophe: si en effet, des contraires entraient également dans la
constitution d'un corps mixte, l'un ne serait pas plus formel que l'autre, mais
tous seraient en acte à égalité; or plusieurs éléments ne font un tout que si
l'un se rapporte à l'autre comme la puissance à l'acte. Or l'inégalité est
principe de corruption, nécessairement, parce que ce qui est plus fort corrompt
ce qui est plus faible. Donc le corps de l'homme était corruptible par nécessité
naturelle, même si l'homme n'avait pas péché.
13. De plus, l'homme
possède la même nature substantielle avant et après le péché, sans quoi il ne
serait pas de la même espèce. Or la nécessité de mourir convient à l'homme
après le péché selon la nature de sa substance, du fait précisément que la
matière est en puissance à une autre forme. Donc, même avant le péché, l'homme
serait mort de nécessité naturelle.
14. Mais on pourrait
dire que, avant le péché, Dieu conservait l'homme pour qu'il ne mourût pas. -On
objecte à cela que Dieu ne fait jamais d'oeuvre d'où il suivrait que des
contradictoires soient vraies en même temps. Mais du fait que quelque chose
existant en puissance est soumis à l'action d'un agent sans se corrompre, il en
résulte que des contradictoires existent en même temps, à savoir être en
puissance et ne pas être en puissance: car il appartient à la raison de ce qui
est en puissance d'être réduit à l'acte par un agent. Donc le corps de l'homme
avant le péché n'eût pas été incorruptible, alors même que Dieu empêchait sa
corruption.
15. De plus, saint
Augustin dit dans son Commentaire littéral de la Genèse VIII que Dieu règle
ainsi les choses qu'il les laisse agir de par leur mouvement propre. Or le
mouvement propre et naturel d'un corps composé de contraires est de tendre à la
corruption. Donc Dieu ne l'empêchait pas.
16. De plus, ce qui
dépasse l'ordre naturel ne peut être l'oeuvre d'une puissance créée, parce que
toute puissance créée agit selon les raisons séminales inscrites dans la
nature, comme le dit saint Augustin dans le traité de la Trinité III, 8,
n° 13. Or la justice originelle était un don créé. Donc sa puissance ne pouvait
préserver l'homme de la corruption.
17. De plus, ce qui
existe en tous ou dans la plupart n'est pas contre nature. Or on trouve la mort
chez tous les hommes après le péché. Donc elle n'est pas contre nature.
Cependant:
1. Tout ce qui est
ordonné à une fin est proportionné à cette fin. Or l'homme a été créé en vue de
la béatitude éternelle. Il possède donc la perpétuité conformément à sa nature;
la mort et la corruption sont donc contre sa nature.
2. De plus, selon la
nature, la matière est proportionnée à la forme. Or l'âme intellectuelle, qui
est la forme du corps humain, est incorruptible. Donc le corps humain est lui
aussi naturellement incorruptible, et de la sorte, mort et corruption sont
contre nature pour le corps humain.
Réponse:
Selon le Philosophe dans les Physiques
II, 1, naturel se dit en deux sens: ou bien ce qui possède une nature, comme
nous parlons de corps naturels; ou bien ce qui résulte d'une nature et existe
conformément à cette nature, comme nous disons qu'il est naturel au feu d'être
entraîné vers le haut. Et nous parlons main tenant de naturel dans le sens de
ce qui est conforme à une nature. Aussi, comme la nature se dit en deux sens, à
savoir la forme et la matière, ce qui est naturel se dit aussi en deux sens, ou
selon la forme ou selon la matière. D'une part, selon la forme, comme il est
naturel au feu de chauffer, car l'action résulte de la forme; d'autre part
selon la matière, comme il est naturel à l'eau de pouvoir être chauffée par le
feu. Et comme la forme constitue plus la nature que la matière, ce qui est
naturel selon la forme l'est davantage que ce qui l'est selon la matière.
Or ce qui concerne la matière peut
s'entendre en deux sens: d'une première manière, en tant qu'elle convient à la
forme, et c'est ce que l'agent choisit dans la matière; d'une autre manière,
non en tant que la matière convient à la forme, bien plus, en tant qu'elle répugne
parfois à la forme et à la fin; or cela résulte de la nécessité de la matière,
et une telle condition n'est ni visée ni choisie par l'agent. Ainsi, l'artisan
qui fait une scie pour scier se procure du fer parce que c'est la matière qui
convient à la forme et à la fin de la scie en raison de sa dureté. Il se trouve
cependant dans le fer d'autres propriétés qui ne possèdent d'aptitude ni à la
forme ni à la fin, comme le fait d'être cassant ou attaquable par la rouille ou
autres inconvénients de ce genre qui nuisent à la fin: aussi l'agent ne les
choisit-il pas, mais les rejetterait plutôt, si cela était possible. Aussi le
Philosophe dit-il dans les Parties des Animaux XIX, 1 que, dans les
accidents individuels, il ne faut pas chercher de cause finale, mais seulement
une cause matérielle: ils proviennent, en effet, d'une disposition de la
matière, non d'une intention de l'agent. Ainsi donc, il existe des choses
naturelles pour l'homme selon sa forme, comme de penser, de vouloir ou autres
choses du même genre; d'autres lui sont naturelles selon sa matière, qui est
son corps.
Or la condition du corps humain peut être
envisagée d'une double façon: d'une première façon, selon son aptitude à la
forme; d'une autre façon, selon ce qui résulte en lui de la seule nécessité de
la matière. A considérer son aptitude à la forme, il est nécessaire au corps
humain d'être composé d'éléments, dans une union bien tempérée. Car, comme
l'âme humaine est intellective en puissance, elle est unie à un corps pour
recevoir grâce aux sens des espèces intelligibles, par lesquelles elle devient
intelligente en acte. L'union de l'âme au corps, en effet, n'existe pas en
raison du corps, mais de l'âme, car la forme n'est pas pour la matière, mais la
matière pour la forme. Or le premier des sens est le toucher, qui est d'une
certaine façon le fondement des autres; or l'organe du toucher doit être un
milieu entre des contraires, comme on le prouve dans le livre de l'Ame
II, 22. Il en résulte que le corps convenant à une telle âme était un corps
composé de contraires.
Quant à ce qui résulte de la nécessité de
la matière, c'est qu'il soit corruptible or, selon cette condition-là, il ne
possède pas d'aptitude à la forme, mais plutôt y répugne. Et d'ailleurs, toute
corruption d'une réalité naturelle, quelle qu'elle soit, n'est pas dans un
rapport de convenance à la forme. Car, étant donné que la forme est le principe
d'être, la corruption, qui est ce qui conduit au non-être, s'y oppose; aussi le
Philosophe dit-il dans le Ciel et le Monde, que la corruption des choses
vieillies, et tout autre défaut, sont contre la nature particulière de cette
réalité déterminée par sa forme, bien qu'elle soit conforme à la nature
universel le par la vertu de laquelle la matière est réduite à l'acte de
n'importe quelle forme, à laquelle elle est en puissance, et il est nécessaire
qu'à la génération de l'un corresponde la corruption d'un autre. Mais c'est
d'une manière spéciale que la corruption qui résulte de la nécessité de la
matière va contre la convenance à cette forme qu'est l'âme intellectuelle. Car
les autres formes sont corruptibles au moins accidentellement, tandis que l'âme
intellectuelle n'est corruptible ni de soi, ni accidentellement.
Il en résulte que si, dans la nature,
avait pu se trouver un corps composé d'éléments qui fût incorruptible, c'est
sans aucun doute un corps tel qui eût convenu à l'âme selon sa nature. Ainsi,
si l'artisan pouvait découvrir un fer indestructible et non soumis à la
rouille, ce serait la matière qui conviendrait le mieux à la scie, et c'est ce
qu'il rechercherait; mais parce qu'il ne peut trouver un tel fer, il utilise
celui qu'il peut trouver, c'est-à-dire dur mais cassant. Et de même, parce
qu'on ne peut pas trouver de corps composé d'éléments qui selon la nature de la
matière soit incorruptible, un corps organique, bien que corruptible, a été uni
naturellement à l'âme incorruptible.
Mais parce que Dieu, qui est l'auteur de
l'homme, pouvait empêcher de par sa toute-puissance cette nécessité de la
matière d'arriver à l'acte, il a par sa vertu octroyé à l'homme, avant le
péché, d'être préservé de la mort, jusqu'à ce qu'il se rendît indigne d'un tel
bienfait en péchant; comme si l'artisan, lui aussi, donnait au fer dont il se
sert de ne se briser jamais, si cela était en son pouvoir.
Ainsi donc, à considérer la nécessité de
la matière, mort et corruption sont naturelles à l'homme, mais en raison de sa
forme, c'est l'immortalité qui lui conviendrait. Pour la lui procurer
cependant, les principes de sa nature ne suffisent pas; mais une aptitude
naturelle à l'immortalité convient pourtant à l'homme, à considérer son âme;
quant à son achèvement, il vient d'un principe surnaturel. Ainsi le Philosophe
dit dans l'Éthique II, 1 que nous avons par nature une aptitude aux
vertus morales, mais que c'est l'habitude qui les perfectionne en nous. Et,
dans la mesure où l'immortalité nous est naturelle, la mort et la corruption
sont pour nous contre nature.
Réponse aux objections.
On doit répondre que:
1. Cette objection
envisage la nécessité de la matière.
2. Et il faut
répondre de même à l'objection 2.
3. Cette objection
vient de la notion d'immortalité, envisagée, non quant à l'aptitude que nous y
avons, mais quant à sa réalisation.
4. La chaleur répugne
à l'eau en raison de sa forme, ce que ne fait pas, par contre, l'immortalité
pour l'homme, comme on l'a dit: il n'y a donc pas similitude. Et cependant, il
faut dire que ce qui se produit divinement dans les êtres est bien au-dessus de
la nature, mais non contre la nature, parce qu'il existe en tout être créé une
soumission naturelle au Créateur, bien plus que chez les corps inférieurs par
rapport aux corps célestes; et pourtant, ce qui se passe dans les corps
inférieurs sous l'impression des corps célestes, comme le flux et le reflux de
la mer, n'est pas contre nature, comme le dit le Commentateur dans le Ciel
et le Monde III, 20.
5. La vision de Dieu
excède la nature humaine non seulement quant à sa matière, mais même quant à sa
forme: elle excède, en effet, la nature de l'intelligence humaine.
6. Les qualités
contraires dans un corps mixte sont comme les éléments contraires dans le
monde. Et de même que les éléments contraires ne se corrompent pas mutuellement
parce qu'ils sont conservés par la vertu d'un corps céleste qui règle leurs
actions, ainsi dans un corps mixte, les qualités contraires sont réglées et
conservées pour qu'elles ne se corrompent pas mutuellement, par leur forme
substantielle, qui est une certaine impression d'un corps céleste: rien, en
effet, n'agit selon son espèce dans les réalités inférieures que par la vertu
d'un corps céleste. Il en résulte qu'aussi longtemps que, grâce à l'impression
d'un corps céleste, une forme garde sa vigueur, le corps mixte est conservé
dans l'être; et de là vient que le corps céleste, par approche et retrait, est
cause de la génération et de la corruption des réalités inférieures, et que
toutes les durées des corps inférieurs se mesurent sur la période des corps
célestes. Aussi, s'il existait une forme dont la vigueur, grâce à l'impression
de sa cause, demeurât toujours, jamais il ne s'ensuivrait de corruption par
l'action des qualités actives et passives.
7. Bien que la
puissance d'un agent physique diminue en pâtissant, elle peut toutefois se
réparer. Aussi voyons-nous, dans les parties de l'univers, s'opérer la
réparation de la puissance active, du fait que les éléments chauds, dont le pou
voir diminue en hiver par suite de l'absence du soleil, se rechargent en été de
par la proximité du soleil. Et cela se produit dans n'importe quel corps mixte
tant que dure la vertu qui conserve le mélange des éléments.
8. La déperdition des
éléments humides qui se produisait dans le corps d'Adam, sous l'action de la
chaleur naturelle, était réparée par l'absorption de la nourriture; il pouvait
ainsi se conserver, de façon à ne pas se consumer entièrement.
9. Ce que l'aliment
produit est comme étranger par rapport à ce en quoi était fondé d'abord le
pouvoir de l'espèce humaine. Aussi, de même que le pouvoir du vin, grâce à
l'addition d'eau, diminue peu à peu pour enfin disparaître, de même le pouvoir
de l'espèce, par le mélange d'un aliment humide, diminue peu à peu pour enfin
disparaître; aussi est-il nécessaire que l'animal s'amoindrisse pour enfin
mourir, comme on le dit dans la Génération I, 17. Et c'est contre cet
amoindrissement que l'arbre de vie apportait un remède, en restaurant par sa
puissance le pouvoir de l'espèce en sa vigueur première; ce n'est pas cependant
qu'absorbé une seule fois en nourriture, il donnât le pouvoir de durer
toujours: il était corruptible, aussi ne pouvait-il être par lui-même cause
d'immortalité. Mais il affermissait le pouvoir naturel pour durer plus
longtemps; une fois ce temps achevé, on pouvait en reprendre pour vivre plus
longtemps, et ainsi jusqu'à ce que l'homme soit transporté dans l'état de
gloire, dans lequel il n'aurait désormais plus besoin d'aliment. Ainsi donc,
l'arbre de vie était une aide pour acquérir l'immortalité; mais la cause
principale de l'immortalité était le pouvoir que Dieu conférait à l'âme.
10. Ce qui est possible
de par sa nature ne devient jamais nécessaire par autre chose selon sa nature
propre, c'est-à-dire en sorte qu'il revête une nature de nécessité. Cependant,
ce qui est possible par soi devient nécessaire par un autre, bien que non de
façon naturelle, comme il arrive dans tout ce qui est violent qu'on dit
nécessaire par un autre, comme on le dit dans la Métaphysique V, 6.
11. Le fait de
pouvoir ne pas mourir venait de la grâce, mais non de la grâce sanctifiante,
selon certains aussi dans cet état l'homme ne pouvait pas mériter. Mais selon
d'autres, ce don de l'immortalité procédait de la grâce sanctifiante, et dans
cet état, l'homme pouvait mériter.
12. L'inégalité des
éléments dans un corps mixte se conserve grâce à la vertu de la forme, tant
qu'elle est conservée par sa cause.
13. La matière est en
puissance à une autre forme; mais cependant elle ne peut être réduite à l'acte
par un agent extérieur que si cet agent est plus fort que la vigueur que la
forme tient de l'influence de sa cause. Or Dieu est la seule cause de cette
forme qu'est l'âme humaine, lui dont la puissance dépasse infiniment toute
force d'un autre agent. Et c'est pourquoi, aussi longtemps que Dieu a voulu
conserver l'homme dans l'être par sa puissance, aucun agent extérieur ou intérieur
ne pouvait le détruire; de même, nous voyons aussi de toute évidence que les
formes matérielles sont conservées dans l'être par la puissance d'un corps
céleste contre l'action d'un agent corrupteur.
14. Il appartient à
la raison même de puissance d'être réduite à l'acte par un agent; or un acte
particulier existant dans la puissance empêche la réduction de la puissance à
un autre acte. Aussi, à moins qu'un agent ne soit plus puissant que la vertu de
la forme qui réside dans la matière -qu'elle la possède comme venant
d'elle-même ou en vertu de ce qui la conserve -‘ elle n'est pas réduite à
l'acte par un agent extérieur: un petit feu, en effet, ne peut altérer une
masse d'eau. Aussi n'y a-t-il pas lieu de s'étonner si, grâce à un influx
divin, l'âme humaine dans l'état d'innocence avait le pouvoir de résister à
tout agent contraire.
15. Dieu n'empêche
pas par son gouvernement les mouvements propres des choses qui relèvent de leur
perfection, mais ceux qui relèvent de leur déficience, Dieu les empêche parfois
à cause de l'abondance de sa bonté.
16. La forme
elle-même est l'effet de l'agent. Aussi y a-t-il identité entre ce que l'agent
réalise à titre de cause efficiente et ce que la forme produit formelle ment:
ainsi, on dit que le peintre colore la muraille et que la couleur le fait
aussi. Donc, sous ce rapport, Dieu seul est cause efficiente de l'immortalité
de l'homme, mais l'âme en est la cause formelle par un don qui lui est infusé
divinement, en l'état d'innocence ou en l'état de gloire.
17. Cette objection
procède de ce qui est contre nature, absolument parlant: cela, en effet,
n'existe absolument pas en tous ou dans la plupart. Mais la mort est d'une
certaine façon conforme à la nature et, d'une autre, contre nature, comme on
l'a dit.
Quant aux objections en sens contraire, la
solution apparaît facilement par ce qu'on a dit. En effet, la béatitude à
laquelle l'homme est ordonné est au-dessus de la nature c'est pourquoi il ne
convient pas que l'immortalité convienne à l'homme par nature. Et pareillement,
le corps aussi est proportionné à l'âme humaine, bien qu'il soit corruptible,
comme il a été exposé.
Liens transversaux dans l'œuvre de saint Thomas: la, Question
82, article 1; Ia-IIae, Question 9, article 1; Question 10, article 1; II Commentaire
des Sentences D. 25, article 2 Questions disputées sur la vérité a
22, 5.
Objections:
Il semble qu'il ne choisisse pas
librement, mais par nécessité.
1. Il est dit en
effet en Jérémie 10, 23: "Ce n'est pas à l'homme qu'appartient sa voie, ni
à celui qui marche de diriger ses pas." Mais ce envers quoi l'homme est
libre, cela lui appartient, comme étant soumis à son pouvoir. Il semble donc
que l'homme n'ait pas le libre choix de ses voies et de ses actes.
2. Mais on peut dire
que cela se rapporte à l'exécution de ce qui a été choisi, qui parfois n'est
pas en la puissance de l'homme. -On objecte à cela que l'Apôtre dit dans
l'Épître aux Romains 9, 16 "Cela ne revient pas à celui qui veut ou qui
court", sous-entendu de vouloir ou de courir, "mais à Dieu qui fait
miséricorde". Or, de même que courir relève de l'exécution extérieure des
actes, vouloir relève du choix intérieur. Donc même les choix intérieurs ne
sont pas au pouvoir de l'homme, mais sont à l'homme de par Dieu.
3. Maïs on peut dire
que l'homme est mû à choisir par un certain instinct intérieur, c'est-à-dire
par Dieu lui-même, et d'une manière immuable; cela ne s'oppose pourtant pas à
la liberté. -On objecte à cela que tout animal se meut lui-même grâce à son
appétit, et pourtant, les animaux autres que l'homme ne possèdent pas le libre
choix, parce que leur appétit est mû par quelque moteur extérieur, en l'espèce
la puissance d'un corps céleste ou l'action de quelque autre corps. Si donc la
volonté de l'homme est mue de manière immuable par Dieu, il s'ensuit que
l'homme ne possède pas le libre choix de ses actes.
4. De plus, est
violent ce dont le principe est extérieur, sans que le patient y apporte son
concours. Si donc dans la volonté, le principe du choix vient de l'extérieur, à
savoir de Dieu, il semble que la volonté soit mue par violence et
nécessairement. Elle ne possède donc pas le libre choix de ses actes.
5. De plus, il est
impossible que la volonté de l'homme soit en désaccord avec celle de Dieu,
parce que, comme le dit saint Augustin dans l'Enchiridion 100, ou bien
l'homme fait ce que Dieu veut, ou bien Dieu accomplit sa volonté à son égard.
Or la volonté de Dieu est immuable, donc la volonté de l'homme l'est aussi.
Tous les choix humains procèdent donc d'un choix immuable.
6. De plus, l'acte
d'une puissance ne peut porter que sur son objet; ainsi l'acte de la vue ne
peut porter que sur le visible. Or l'objet de la volonté est le bien, donc la
volonté ne peut vouloir que le bien. Elle veut donc le bien nécessaire ment et
n'a pas le libre choix du bien ou du mal.
7. De plus, toute
puissance qui a avec son objet un rapport de moteur à mobile est une puissance
passive, et son opération consiste à pâtir; ainsi, le sensible meut le sens,
aussi le sens est une puissance passive, et sentir est une façon de pâtir. Or
l'objet de la volonté a avec la volonté un rapport de moteur à mobile, car le
Philosophe dit, dans le livre de l'Âme III, 9, et dans la Métaphysique
XI, 7, que ce qui est désirable meut sans être mû, tandis que l'appétit meut en
étant mû. La volonté est donc une puissance passive, et vouloir, c'est pâtir.
Mais toute puissance passive est mue de façon nécessaire par son principe
actif, si celui-ci est suffisant. Il semble donc que la volonté est mue de
façon nécessaire par le bien désirable; l'homme n'est donc pas libre de vouloir
ou de ne pas vouloir.
8. Mais on peut dire
que la volonté est soumise à la nécessité en ce qui concerne la fin ultime, parce
que tout homme veut nécessairement être heureux, mais non en ce qui concerne ce
qui conduit à la fin. -On objecte à cela que, de même que la fin est l'objet de
la volonté, de même ce qui conduit à la fin, parce que les deux ont raison de
bien. Si donc la volonté se meut nécessairement vers la fin, il semble aussi
qu'elle se meuve nécessairement vers ce qui conduit à la fin.
9. De plus, là où le
moteur et le mobile sont identiques, le mode du mouvement est identique. Or,
lorsque quelqu'un veut une fin et ce qui y conduit, il y a même mobile: la
volonté, et même moteur, parce qu'on ne veut ce qui mène à la fin que dans la
mesure où on veut la fin. Donc le mode du mouvement est identique, en sorte
que, de même qu'on veut de façon nécessaire la fin dernière, on veuille aussi
de façon nécessaire ce qui conduit à la fin.
10. De plus, comme
l'intelligence est une puissance séparée de la matière, de même la volonté. Or
l'intelligence est mue de façon nécessaire par son objet, car l'homme est
nécessairement contraint d'assentir à une vérité de par la violence de la
raison. Donc, pour la même raison, la volonté est nécessairement mue par son
objet.
11. De plus, la
disposition du premier moteur demeure dans tous les moteurs suivants, car tous
les moteurs seconds meuvent dans la mesure où ils sont mus par le premier
moteur. Or, dans l'ordre des mouvements volontaires, le premier moteur est
l'objet désirable qu'on a saisi. Donc, puisque la saisie de l'objet désirable
est soumise à la nécessité, si on prouve par démonstration qu'une chose est
bonne, il semble que cette nécessité se transmette dans tous les mouvements qui
suivent; et ainsi, la volonté est poussée à vouloir non pas librement, mais par
nécessité.
12. De plus, une
chose est plus capable de mouvoir qu'une connaissance. Or, selon le Philosophe
dans la Métaphysique VI, 4, le bien est dans les choses, alors que le
vrai est dans l'esprit; et de la sorte, le bien est une chose, et le vrai une
connaissance; le bien a donc plus raison de moteur que le vrai. Or le vrai meut
nécessairement l'intelligence, comme on l'a dit. Le bien meut donc
nécessairement la volonté.
13. De plus, l'amour,
qui relève de la volonté, est un mouvement plus fort que la connaissance, qui
relève de l'intelligence, parce que la connaissance fait oeuvre d'assimilation,
alors que l'amour transforme, comme on le voit parce que dit Denys dans les
Noms Divins IV, 13; la volonté est donc plus mobile que l'intelligence. Si
donc l'intelligence est mue de façon nécessaire, il semble que ce soit encore
davantage le cas pour la volonté.
14. Mais on pourrait
dire que l'action de l'intelligence se fait selon un mouvement qui va vers
l'âme, alors que l'acte de la volonté se fait selon un mouvement qui part de
l'âme, et que de la sorte, l'intelligence a davantage un caractère passif, et
la volonté davantage un caractère actif; aussi ne subit-elle pas de nécessité
de la part de son objet. -On objecte à cela qu ‘assentir appartient à
l'intelligence, comme consentir à la volonté. Or assentir signifie un mouvement
vers la chose à laquelle on assentit, de même que consentir signifie un
mouvement vers la chose à laquelle on consent. Donc le mouvement de la volonté
ne vient pas plus de l'âme que le mouvement de l'intelligence.
15. De plus, si la
volonté n'est pas mue nécessairement dans certains vouloirs, il est nécessaire
de dire qu'elle se porte sur des contraires, parce que ce dont l'existence
n'est pas nécessaire peut ne pas être. Mais tout ce qui est en puissance à des
contraires n'est ramené à l'un des deux actes que par un être en acte, qui fait
que ce qui était en puissance devienne en acte; et ce qui fait qu'une chose est
en acte, nous l'appelons sa cause. Il faudra donc, si la volonté veut une chose
déterminée, qu'il y ait une cause qui la fasse vouloir cette chose. Or, une
fois la cause posée, il est nécessaire de poser l'effet, comme le prouve
Avicenne, car si, la cause étant posée, il est encore possible que l'effet ne
soit pas, on aura encore besoin d'un autre agent pour réduire la puissance à
l'acte, et ainsi le premier n'était pas une cause suffisante. La volonté est
donc mue nécessairement à vouloir quelque chose.
16. De plus, aucune
puissance capable de se porter sur des contraires n'est active, parce que toute
puissance active peut réaliser ce pour quoi elle est active. Or à une chose
possible, il ne s'ensuit rien d'impossible; il s'ensuivrait alors que deux
contraires existeraient en même temps, ce qui est impossible. Or la volonté est
une puissance active. Elle n'est donc pas capable de porter sur des contraires,
mais est déterminée nécessairement à une seule chose.
17. De plus, il
arrive que la volonté commence à choisir, alors qu'auparavant elle ne
choisissait pas. Donc, ou bien la disposition dans laquelle elle se trouvait
d'abord est changée, ou bien elle ne l'est pas. Si elle ne l'est pas, il
s'ensuit que, de même qu'elle ne choisissait pas auparavant, elle ne le fera
pas davantage maintenant; et de la sorte elle choisirait sans choisir, ce qui
est impossible. Si au contraire, sa disposition est changée, il est nécessaire
qu'elle soit changée par quelque être, puisque tout ce qui est mû est mû par un
autre. Or le moteur impose une nécessité au mobile, sans quoi il ne lui
imprimerait pas son mouvement d'une façon suffisante. Donc la volonté est mue
de façon nécessaire.
18. Mais on peut dire
que ces arguments sont concluants quand il s'agit de la puissance naturelle qui
se trouve dans la matière, mais non quand il s'agit de cette puissance
immatérielle qu'est la volonté. -On objecte à cela que le principe de toute la
connaissance humaine, c'est le sens. L'homme ne peut donc connaître que dans la
mesure où, soit la chose elle-même, soit son effet, passe par les sens. Or une
puissance pouvant se porter sur des contraires ne tombe pas elle-même sous les
sens; et dans ses effets qui tombent sous les sens, on ne trouve pas deux actes
contraires existant ensemble, mais nous en voyons toujours l'un se réaliser en
acte de manière déterminée. Donc nous ne pouvons pas juger qu'il y a en l'homme
une puissance active portant sur des contraires.
19. De plus, puisque
l'on parle de puissance par rapport à un acte, il y a un même rapport d'acte à
acte et de puissance à puissance. Or deux actes opposés ne peuvent exister
simultanément. Donc une puissance unique ne peut pas être ordonnée non plus à
deux actes opposés.
20. De plus, selon
saint Augustin dans le traité de la Trinité I, 1, rien n'est à soi-même
la cause de sa propre existence; donc, pour la même raison, rien n'est pour
soi-même la cause de son mouvement; par conséquent, la volonté ne se meut pas
elle-même, mais il est nécessaire qu'elle soit mue par un autre, parce qu'elle
commence à agir, alors qu'avant elle n'agissait pas, et que tout être de ce
genre est mû de quelque manière; aussi nous ne disons pas de Dieu qu'il
commence à vouloir, après n'avoir pas voulu, en raison de son immutabilité. Il
est donc nécessaire que la volonté soit mue par un autre. Or ce qui est mû par
un autre subit une nécessité de sa part. La volonté veut donc de façon
nécessaire et non librement.
21. De plus, tout ce
qui est multiforme se ramène à quelque chose d'uniforme; or les mouvements
humains sont variés et multiformes, ils se ramènent donc comme à leur cause à
un mouvement uniforme, qui est le mouvement du ciel. Or ce qui est causé par le
mouvement du ciel se produit nécessairement, car une cause naturelle produit
nécessairement son effet, à moins qu'il y ait un empêche ment. Mais rien ne
peut empêcher que le mouvement du corps céleste n'obtienne son effet, car il
faudrait que l'acte de ce qui l'empêche se ramène à un principe céleste comme à
sa cause. Il semble donc que les mouvements humains se produisent
nécessairement, et non par libre choix.
22. De plus, celui
qui fait ce qu'il ne veut pas n'a pas liberté de choix. Or l'homme fait ce
qu'il ne veut pas: "Le mal que je hais, je le fais" Rom., 7, 15. Donc
l'homme n'a pas le libre choix de ses actes.
23. De plus, saint
Augustin dit dans l'Enchiridion 30: "L'homme, usant mal de son
libre arbitre, s'est perdu, et celui-ci avec lui." Or choisir librement
n'est le fait que de celui qui a le libre arbitre. Donc l'homme n'a pas le
libre choix.
24. De plus, saint
Augustin dit dans les Confessions VIII, 5 que, "quand on ne résiste
pas à l'habitude, cela devient nécessité". Il semble donc que, au moins
chez ceux qui ont l'habitude de faire quelque chose, la volonté soit mue
nécessairement.
Cependant:
1. Il y a ce que dit
l'Ecclésiastique 15, 14: "Dieu, au commencement, a fait l'hon{me et l'a
remis aux mains de son conseil." Or il n'en serait pas ainsi s'il n'avait
le libre choix, qui est un désir venant après délibération, comme on le dit
dans l'Éthique III, 6. L'homme possède donc le libre choix de ses actes.
2. De plus, les
puissances rationnelles peuvent se porter sur des contraires, selon le Philosophe.
Or la volonté est une puissance rationnelle elle se situe en effet dans la
raison, comme on le dit dans le livre de l'Âme III, 8. La volonté peut
donc se porter sur des contraires, et n'est pas mue nécessairement à une seule
chose.
3. De plus, selon le
Philosophe dans l'Éthique III, 1 et VI, 10, l'homme est maître de ses
actes et il lui revient d'agir ou de n'agir pas. Mais il n'en serait pas ainsi
s'il ne possédait le libre choix. L'homme a donc le libre choix de ses actes.
Réponse:
Certains auteurs ont avancé que c'est par
nécessité que la volonté de l'homme est mue à choisir. Ils n'affirmaient pas
cependant que la volonté subissait une contrainte: tout mouvement nécessaire,
en effet, n'est pas violent, mais seule ment celui dont le principe se trouve
hors du sujet. Aussi trouve-t-on certains mouvements naturels qui sont
nécessaires sans cependant être violents: car ce qui est violent s'oppose à ce
qui est naturel, comme à ce qui est volontaire, parce que le principe de ces
derniers est interne, tandis que le principe de ce qui est violent est
extérieur.
Mais cette opinion est hérétique. Elle
supprime en effet la notion de mérite et de démérite dans les actes humains,
car il ne semble pas que soit méritoire ou déméritoire qu'on accomplisse ainsi
par nécessité ce qu'on ne peut éviter. Il faut même la ranger au nombre des
opinions qui sont étrangères à la philosophie, parce que non seulement elle est
contraire à la foi, mais elle ruine tous les principes de la philosophie
morale. Car si rien ne vient de nous, mais si nous sommes poussés à vouloir par
nécessité, la délibération, le conseil et le précepte, la punition, la louange
et le blâme, sur lesquels porte la philosophie morale, sont supprimés.
Les opinions de ce genre, qui détruisent
les principes d'une partie de la philosophie, sont dites thèses étrangères,
comme l'affirmation que "rien ne change", qui détruit les principes
de la science naturelle. Certains hommes ont été amenés à avancer des
propositions de ce genre, en partie par effronterie, en partie à cause de
certaines raisons sophistiques qu'ils n'ont pas été capables de résoudre, comme
on le dit dans la Métaphysique IV, 10.
Pour rendre donc manifeste la vérité sur
cette question, il faut remarquer en premier lieu que, de même que dans les autres
choses, il y a un principe des actes propres, de même aussi chez les hommes. Or
ce principe actif ou moteur est proprement chez les hommes l'intelligence et la
volonté, comme on le dit dans le livre de l'Âme III, 9. Ce principe, il
est vrai, s'accorde en partie avec le principe actif qui existe dans les choses
naturelles, et il en diffère en partie. Il s'accorde avec lui car, de même que
dans les choses naturelles, on trouve une forme qui est principe de l'action,
et une inclination qui suit cette forme, que l'on appelle l'appétit naturel,
l'action résultant des deux; de même on trouve chez l'homme une forme
intellectuelle et une inclination de la volonté qui suit la forme ainsi saisie,
et l'action extérieure résulte des deux. Mais il y a une différence, parce que
la forme de la chose naturelle est une forme individuée par la matière, aussi
l'inclination qui la suit est déterminée à une seule chose; par contre, la
forme qui est dans l'intellectuel est universelle, et elle comprend une
multitude de choses. Aussi, comme les actes ne se produisent que dans les cas
particuliers, et qu'aucun d'eux ne peut égaler la puissance de l'universel,
l'inclination de la volonté demeure dans l'indétermination par rapport à cette
multiplicité; ainsi, si un architecte conçoit une forme de maison dans
l'universel, forme sous laquelle sont contenus divers plans de maison, sa
volonté peut alors incliner à réaliser une mai son carrée, ou ronde, ou d'une
autre forme.
Quant au principe actif chez les animaux
sans raison, il est intermédiaire entre les deux. La forme saisie par le sens,
en effet, est individuelle, comme la forme naturelle, et c'est pourquoi il en
résulte une inclination à un seul acte, comme dans les choses naturelles.
Pourtant, la forme reçue dans le sens n'est pas toujours la même, à l'inverse
de ce qui se passe dans les choses naturelles, parce que le feu est toujours
chaud, alors que la forme reçue par le sens sera tantôt celle-ci, tantôt telle
autre; par exemple, tantôt une forme agréable, tantôt une forme qui cause la
tristesse. Aussi, tantôt il la fuit, et tantôt il la recherche; en quoi elle
s'accorde avec le principe actif humain.
Il faut remarquer en second lieu qu'une
puissance est mue de deux manières d'une part, du point de vue du sujet, de
l'autre, du point de vue de l'objet. Du point de vue du sujet, telle la vue
qui, par le changement de disposition de son organe, est amenée à voir plus ou
moins clairement. Du point de vue de l'objet, lorsque la vue voit tantôt le
blanc, tantôt le noir. Et le premier changement appartient à l'exercice même de
l'acte, c'est-à-dire qu'il soit accompli ou non, et soit accompli mieux ou
moins bien; le second changement regarde la spécification de l'acte, car l'acte
est spécifié par l'objet.
Or il faut remarquer que, dans les
réalités naturelles, la spécification de l'acte vient de la forme, tandis que
son exercice même vient de l'agent qui cause le mouvement; or celui qui meut
agit en vue d'une fin; d'où il reste que le premier principe du mouvement quant
à l'exercice de l'acte vient de la fin. Or, si nous considérons les objets de
la volonté et de l'intelligence, nous trouvons que l'objet de l'intelligence
est premier et principal dans l'ordre de la cause formelle, car son objet,
c'est l'être et le vrai; mais l'objet de la volonté est premier et principal
dans l'ordre de la cause finale, car son objet est le bien, sous lequel sont
contenues toutes les fins, de même que dans le vrai sont contenues toutes les
formes saisies. Aussi le bien même, en tant qu'il est une certaine forme saisis
sable, est-il contenu sous le vrai, comme étant un certain vrai, et le vrai
même, en tant qu'il est la fin de l'opération intellectuelle, est contenu sous
le bien, comme étant un certain bien particulier.
Si donc nous envisageons le mouvement des
puissances de l'âme au point de vue de l'objet qui spécifie l'acte, le premier
principe du mouvement vient de l'intelligence, car c'est de cette manière que
le bien saisi par l'intelligence met en mouvement la volonté elle-même. Si nous
envisageons au contraire le mouvement des puissances de l'âme au point de vue
de l'exercice de l'acte, alors le principe du mouvement vient de la volonté.
C'est en effet toujours la puissance qui regarde la fin principale qui meut
vers l'acte la puissance qui regarde ce qui mène à la fin; ainsi le soldat
pousse le fabricant de mors à travailler. Et c'est selon ce mode que la volonté
se meut elle-même et toutes les autres puissances, car je pense parce que je le
veux, et de la même manière, j ‘utilise toutes les puissances et les habitus
parce que je le veux. Aussi le Commentateur définit-il l'habitus, dans le livre
de l'Âme III, 18, comme ce dont on use quand on le veut.
Par conséquent, pour montrer que la
volonté n'est pas mue de façon nécessaire, il faut considérer le mouvement de
la volonté à la fois quant à l'exercice de son acte et quant à la détermination
de cet acte, qui vient, elle, de l'objet.
Pour ce qui regarde l'exercice de l'acte,
il est d'abord évident que la volonté est mue par elle-même: en effet, de même
qu'elle meut les autres puissances, elle se meut aussi elle-même. Il ne
s'ensuit pas pour autant que la volonté soit sous le même rapport en puissance
et en acte; en effet, de même que, pour l'intelligence, par la voie de la
recherche, l'homme se meut lui-même vers la science, du fait qu'à partir d'une
donnée connue il parvient à une autre qu'il ignorait et qui n'était connue
qu'en puissance, de même, du fait qu'un homme veut une chose en acte, il se
meut à vouloir une autre chose en acte. Ainsi, du fait qu'on veut la santé, on
se meut à vouloir prendre un remède, car du fait qu'on veut la santé, on
commence à délibérer sur les moyens qui apportent la santé, et enfin, son
conseil arrêté, on veut prendre le remède; ainsi donc le conseil précède la
volonté de prendre le remède, mais ce conseil lui-même pro cède de la volonté
qui veut délibérer. Comme la volonté se meut grâce au conseil, et que le
conseil consiste en une certaine recherche, non pas démonstrative, mais ouverte
sur des sujets opposés, ce n'est donc pas par nécessité que la volonté se meut.
Seulement, comme la volonté n'a pas toujours voulu user du conseil, il est
nécessaire qu'elle soit mue par quelque chose pour en venir à vouloir en user;
et si cette motion vient d'elle-même, il est de nouveau nécessaire qu'un
conseil précède ce mouvement de la volonté, et qu'un acte de volonté pré cède
ce conseil; et comme il n'est pas possible de remonter à l'infini, il est
nécessaire d'affirmer qu'en ce qui concerne le premier mouvement de la volonté,
la volonté de tout être qui n'est pas toujours en acte de vouloir est mue par
un principe extérieur, sous l'impulsion duquel la volonté commence à vouloir.
Certains ont donc estimé que cette
impulsion vient d'un corps céleste. Mais cela n'est pas possible. Étant donné que
la volonté se situe dans la raison, selon ce que dit le Philosophe dans le
livre de l'Âme III, 8, et que la raison ou l'intelligence ne sont pas
des puissances corporelles, il est impossible que la puissance d'un corps
céleste meuve directement la volonté elle-même. Et admettre que la volonté des
hommes est mue par l'influence d'un corps céleste, comme le sont les appétits
des animaux sans raison, c'est suivre l'opinion de ceux qui affirment que
l'intelligence ne diffère pas du sens. C'est à eux en effet que dans le livre de
l'Âme II, 28, le Philosophe rapporte la parole de ceux qui disent que chez
les hommes la volonté est "telle que la règle, pendant le jour, le père
des hommes et des dieux", le ciel ou le soleil.
Il reste donc, comme le conclut Aristote
dans le chapitre sur la bonne fortune Ethique à Eudème, VII, 14, que ce
qui meut en premier lieu la volonté et l'intelligence soit une réalité qui se
trouve au-dessus d'elles, à savoir Dieu. Comme il meut toutes choses d'après la
nature des mobiles, par exemple les corps légers vers le haut et les lourds
vers le bas, il meut aussi la volonté selon sa nature, non de façon nécessaire,
mais comme pouvant se porter sans détermination sur de nombreux objets. Il
paraît donc évident que si l'on considère le mouvement de la volonté au point
de vue de l'exercice de son acte, elle n'est pas mue de façon nécessaire.
Si maintenant nous envisageons le
mouvement de volonté au point de vue de l'objet qui détermine l'acte de volonté
à vouloir ceci ou cela, il faut remarquer que l'objet qui meut la volonté,
c'est le bien convenable qu'on a saisi. Aussi, s'il se présente un bien qui est
saisi sous la raison de bien mais non sous celle de convenable, il ne mettra
pas en mouvement la volonté. Mais, comme le conseil et l'élection regardent des
cas particuliers sur lesquels porte l'acte, il est requis que ce qui est saisi
comme bien et comme convenable le soit dans le cas particulier, et pas
seulement en général.
Si donc une chose est saisie comme étant
un bien convenable selon tous les cas particuliers que l'on peut envisager,
elle mettra nécessairement en mouvement la volonté, et c'est pourquoi l'homme
désire de façon nécessaire la béatitude qui, selon Boèce dans la Consolation
de la philosophie III, 2, est "un état parfait par la réunion de tous
les biens". Je dis de façon nécessaire pour ce qui est de la détermination
de l'acte, parce qu'on ne peut pas vouloir le contraire, mais non quant à
l'exercice de l'acte, parce qu'on peut ne pas vouloir penser actuellement à la
béatitude, puisque les actes d'intelligence et de volonté sont eux aussi des
actes particuliers. Mais s'il s'agit d'un bien qui n'est pas trouvé bon selon
tous les aspects particuliers sous lesquels on peut le considérer, il ne mettra
pas la volonté en mouvement de façon nécessaire, même quant à la détermination
de l'acte, car on pourra vouloir son contraire, même en pensant à lui, parce
que ce contraire sera peut-être bon ou convenable, si l'on envisage un autre
point de vue parti culier, ainsi ce qui est bon pour la santé ne l'est pas pour
le plaisir, et ainsi du reste.
Que la volonté se porte sur ce qui lui est
présenté en ayant égard à telle condition particulière plutôt qu'à telle autre,
cela peut se produire de trois manières. Cela se produit d'abord dans la mesure
où une condition a plus de poids que les autres, et alors la volonté se meut
selon la raison, par exemple lorsqu'un homme choisit de préférence ce qui est
avantageux à sa santé plutôt qu'à son plaisir. D'une seconde manière, cela se
produit du fait que l'on pense à une circonstance particulière et non à une
autre, et ceci arrive la plupart du temps du fait d'une occasion venant de
l'intérieur ou de l'extérieur, en sorte que cette pensée se pré sente à nous.
D'une troisième manière, cela provient d'une disposition de l'homme, parce que
selon le Philosophe dans l'Éthique III, 13, "tel est un chacun,
telle lui paraît la fin". Aussi la volonté de l'homme en colère et celle
de l'homme calme se meuvent différemment, parce que ce n'est pas le même objet
qui convient à l'un et à l'autre, de même aussi que la nourriture est
différemment acceptée par un homme sain et par un malade.
Si donc la disposition par laquelle il
semble à quelqu'un qu'une chose est bonne et convenable lui est naturelle et
non soumise à sa volonté, c'est par nécessité naturelle que la volonté la
choisira; c'est ainsi que tous les hommes désirent naturellement être, vivre et
comprendre. Mais si une telle disposition n'est pas naturelle, mais soumise à
la volonté, par exemple quand quelqu'un est disposé par un habitus ou une
passion à ce que telle chose lui paraisse bonne ou mauvaise dans cette
circonstance particulière, la volonté ne sera pas mue par la nécessité, parce
qu'elle pourra écarter cette disposition, en sorte que cette chose ne lui paraisse
plus telle, ainsi quand quelqu'un calme sa colère, il ne juge plus les choses
comme lorsqu'il était irrité. Toutefois, on écarte plus aisément la passion que
l'habitus.
Ainsi donc, du point de vue de l'objet, la
volonté est mue à certaines fins, mais non à toutes, de façon nécessaire; mais
du point de vue de l'exercice de l'acte, elle n'est pas mue de façon
nécessaire.
Solutions des objections:
1. Cette autorité
peut se comprendre de deux manières: d'abord comme si le prophète parlait de
l'exécution de ce qui a été choisi en effet, il n'est pas au pouvoir de l'homme
de réaliser effectivement ce qu'il décide mentalement. On peut le comprendre
d'une autre manière en considérant que même la volonté intérieure est mue par
un principe supérieur, qui est Dieu; et de ce point de vue, l'Apôtre dit qu'il
ne revient pas à l'homme qui veut ou qui court de vouloir ou de courir comme
étant le premier principe, mais cela revient à Dieu qui donne l'impulsion Rom.,
9, 16.
2. Aussi la réponse à
l'objection 2 est claire.
3. Les animaux sans
raison sont mus par l'impulsion d'un agent supérieur à un effet déterminé,
selon le mode d'une forme particulière, dont l'appétit sensitif suit la saisie.
Mais Dieu meut la volonté d'une manière immuable en raison de l'efficacité de
sa puissance motrice, qui ne peut défaillir; cependant, en raison de la nature
de la volonté mue, qui se porte indifféremment à des objets divers, il n'y a
pas nécessité mais la liberté demeure. De même aussi, la providence agit de
façon infaillible en tous les êtres, et pourtant les effets venant des causes
contingentes se produisent de façon contingente, dans la mesure où Dieu meut
tous les êtres de la manière qui leur est proportionnée, chacun selon son mode
propre.
4. La volonté apporte
quelque chose quand elle est mue par Dieu: c'est bien elle-même qui agit, mais
en étant mue par Dieu. C'est la raison pour laquelle, bien que son mouvement
vienne de l'extérieur comme de son premier principe, il n'est cependant pas
violent.
5. La volonté de
l'homme est d'une certaine manière en désaccord avec celle de Dieu, dans la
mesure où elle veut ce que Dieu ne veut pas qu'elle veuille, comme lorsqu'elle
veut pécher, bien qu'en même temps Dieu ne veuille pas que la volonté ne
veuille pas cela, car si Dieu le voulait, cela se ferait. Tout ce que veut le
Seigneur, en effet, il le fait Ps. 134, 6. Et bien qu'à ce point de vue, la
volonté de l'homme soit en désaccord avec celle de Dieu pour ce qui est du
mouvement de volonté, elle ne peut jamais cependant être en désaccord avec elle
pour ce qui est de son issue ou résultat, parce que la volonté humaine obtient
toujours cet effet que Dieu accomplisse sa volonté à l'égard de l'homme. Mais
pour ce qui est du mode de vouloir, il n'est pas nécessaire que la volonté de
l'homme se conforme à celle de Dieu, parce que Dieu veut chaque chose
éternellement et infiniment, mais non l'homme. Ce qui fait dire à Isaïe 55, 9:
"Autant le ciel est élevé au-dessus de la terre, autant mes voies sont
élevées au-dessus de vos voies."
6. Du fait que le
bien est l'objet de la volonté, on peut tenir que la volonté ne veut rien que
sous la raison de bien. Mais comme des choses multiples et diverses sont
contenues sous la raison de bien, on ne peut tirer de ce fait que la volonté se
meuve nécessairement vers tel ou tel objet.
7. Le principe actif
ne meut d'une façon nécessaire que lorsqu'il dépasse la puissance de l'élément
passif. Or comme la volonté est en puissance au bien universel, aucun bien ne
dépasse la puissance de la volonté pour la mouvoir comme par nécessité, sinon
ce qui est bien sous tous rapports, et c'est le bien parfait seul, qui est la
béatitude. Ce bien-là, la volonté ne peut pas ne pas le vouloir, en ce sens
qu'elle voudrait son contraire; elle peut cependant ne pas le vouloir de façon
actuelle, parce qu'elle peut écarter la pensée de la béatitude, dans la mesure
où elle meut l'intelligence à son acte; à ce point de vue-là, même la
béatitude, elle ne la veut pas de façon nécessaire. Ainsi, quelqu'un ne se
chaufferait pas de façon nécessaire, s'il pouvait écarter de lui à volonté la
source de chaleur.
8. La fin est la
raison de vouloir ce qui conduit à la fin; aussi la volonté n'a pas un rapport
similaire à ces deux éléments.
9. Lorsqu'on ne peut
parvenir à la fin que par une voie unique, alors c'est de la même manière qu'on
veut la fin et ce qui y conduit. Mais il n'en va pas ainsi dans le cas proposé,
car on peut parvenir à la béatitude par de multiples voies. Et c'est pourquoi,
bien que l'homme veuille de façon nécessaire la béatitude, il ne veut pourtant
de façon nécessaire aucun des moyens qui y conduisent.
10. Les cas de
l'intelligence et de la volonté sont d'une certaine manière semblables, et
d'une certaine manière différents. Ils sont différents quant à l'exercice de
l'acte, car l'intelligence est mue à agir par la volonté, tandis que la volonté
n'est pas mue par une autre puissance, mais par elle-même. Mais du point de vue
de l'objet, il y a similitude dans les deux cas. En effet, de même que la
volonté est mue de façon nécessaire par un objet qui est bon sous tous
rapports, mais non par un objet qui peut être tenu pour un mal sous un certain
angle, de même aussi l'intelligence est mue de façon nécessaire par le vrai
nécessaire, qui ne peut pas être tenu pour faux, mais non par le vrai
contingent, qui peut être tenu pour faux.
11. La disposition du
premier moteur demeure dans les choses qui sont mues par lui, dans la mesure où
elles sont mues par lui, car c'est ainsi qu'elles reçoivent sa ressemblance.
Cependant, il n'est pas nécessaire qu'elles reçoivent totalement sa
ressemblance; aussi le premier principe moteur est immobile, mais non les
autres.
12. Du fait même que
le vrai est une intention en tant qu'il existe dans l'esprit, il a ce caractère
d'être plus formel que le bien, et plus capable de mouvoir que lui à titre
d'objet; mais le bien est plus capable de mouvoir selon la raison de fin, comme
on l'a dit.
13. On dit que
l'amour transforme l'amant en l'aimé, dans la mesure où l'amant est mû par
l'amour vers la chose aimée elle-même, alors que la connaissance assimile en
produisant la similitude de la chose connue dans le sujet connaissant. Le
premier de ces deux mouvements relève d'un changement opéré par un agent parce
qu'il cherche une fin, le second relève d'un changement selon la forme.
14. Assentir ne
désigne pas le mouvement de l'intelligence vers la chose, mais plutôt vers la
conception de la chose qu'on a dans l'esprit; l'intelligence y assentit quand
elle juge qu'elle est vraie.
15. Toute cause ne
produit pas son effet nécessairement, même si c'est une cause suffisante, du
fait que la cause peut être parfois empêchée d'obtenir son effet; ainsi les
causes naturelles, qui ne produisent pas nécessairement leurs effets mais dans
la plupart des cas, parce qu'elles sont empêchées dans un petit nombre de cas.
Ainsi donc, il n'est pas acquis que la cause qui fait que la volonté veuille
quelque chose opère nécessairement, parce que la volonté elle-même peut
présenter un empêchement, soit en écartant cette considération qui l'incite à
vouloir, soit en considérant l'opposé, c'est-à-dire que ce qui lui est proposé
comme un bien n'est pas un bien sous un certain angle.
16. Dans la
Métaphysique IX, 4, le Philosophe montre par ce moyen, non pas qu'aucune
puissance qui peut se porter sur des contraires n'est active, mais qu'une
puissance active qui peut se porter sur des contraintes ne produit pas son
effet de façon nécessaire. Car si on le tenait, il en résulterait clairement
que deux choses contradictoires existeraient en même temps. Et si l'on admet
qu'une puissance active puisse porter sur des contraires, il ne s'ensuit pas
que ces contraires existent simultanément, parce que, même si l'un et l'autre
des contraires sur les quels la puissance peut se porter sont possibles, l'un
d'eux est incompatible avec l'autre.
17. Lorsque la
volonté commence un nouveau choix, sa disposition première est changée en ce
qu'elle était d'abord en puissance à choisir, et qu'ensuite elle choisit en
acte. Et ce changement vient bien d'un certain moteur, dans la mesure où la
volonté se meut elle-même à agir, et dans la mesure aussi où elle est mue par
un agent extérieur qui est Dieu. Cependant, elle n'est pas mue de façon
nécessaire, comme il a été dit.
18. Le principe de la
connaissance humaine vient des sens, mais il n'est pas nécessaire que tout ce
que l'homme connaît soit soumis aux sens, ou soit connu de manière immédiate
par un effet sensible. Car l'intelligence même se connaît elle-même par son
acte, qui n'est pas soumis aux sens; et de façon similaire, elle connaît aussi
l'acte intérieur de la volonté, dans la mesure où la volonté est en quelque
sorte mue par un acte d'intelligence, et où, d'une autre manière, l'acte
d'intelligence est causé par la volonté, comme on l'a dit, de même que l'effet
est connu par la cause et la cause par l'effet. Cependant, en considérant que
la puissance volontaire qui se porte sur des contraires ne puisse être connue
que par un effet sensible, l'argument n'est pas encore concluant. De même en
effet que l'universel, qui est partout et toujours, est connu par nous grâce
aux choses singulières qui sont, elles, ici et maintenant, et que la matière
première qui est en puissance à diverses formes, est connue par nous par la
succession de formes qui n'existent pourtant pas simultanément dans la matière,
de même la puissance volontaire qui se porte sur des contraires est connue par
nous, non certes du fait que des actes contraires existeraient en même temps,
mais parce qu'ils se rem placent successivement les uns les autres en émanant d'un
même principe.
19. Cette
proposition: "Il y a un même rapport d'acte à acte et de puissance à
puissance" est vraie d'une manière et fausse d'une autre. Car si on prend
l'acte qui correspond exactement à la puissance comme son objet universel, la
proposition est vraie: l'ouïe, en effet, est à la vue ce que le ton est à la
couleur. Mais si on considère ce qui est contenu sous cet objet universel comme
un acte particulier, alors la proposition n'est plus vraie, car la puissance
visuelle est unique, alors que le blanc et le noir ne s'identifient pas. Donc,
bien qu'il existe au même moment chez l'homme une puissance volontaire se
portant sur des contraires, ces contraires sur lesquels la volonté se porte
n'existent pourtant pas en même temps.
20. Une même chose
envisagée au même point de vue ne se meut pas elle-même, mais elle peut se
mouvoir elle-même sous un autre point de vue. Ainsi en effet, dans la mesure où
l'intelligence comprend en acte les principes, elle se réduit elle-même de la
puissance à l'acte en ce qui concerne les conclusions, et la volonté, dans la
mesure où elle veut la fin, se réduit à l'acte en ce qui concerne ce qui
conduit à la fin.
21. Comme les
mouvements de la volonté sont multiformes, ils se ramènent à un principe
uniforme. Mais ce n'est pas un corps céleste, mais Dieu, comme on l'a dit, si
l'on entend par principe ce qui meut directement la volonté; mais si nous
parlons du mouvement de la volonté en tant qu'elle est mue à l'occasion par un
objet sensible extérieur, alors le mouvement de la volonté se ramène au corps
céleste. Et pourtant, la volonté n'est pas mue nécessairement, car il n'est pas
nécessaire que, dès que des biens délectables lui sont présentés, la volonté
les désire. Mais il n'est pas vrai non plus que les effets qui sont causés
directe ment par les corps célestes proviennent d'eux nécessairement. En effet,
comme le Philosophe le dit dans la Métaphysique VI, 3, si tout effet
provenait d'une cause, et si toute cause produisait nécessairement son effet,
il s'ensuivrait que toutes choses seraient nécessaires. Mais l'une et l'autre
de ces deux propositions sont fausses, car il y a des causes qui, même
lorsqu'elles sont suffisantes, ne produisent pas leurs effets nécessairement,
parce qu'elles peuvent être empêchées, comme il est clair pour toutes les
causes naturelles. Et il n'est pas vrai derechef que tout ce qui se produit ait
une cause naturelle, car ce qui arrive par accident n'est pas produit par une
cause active naturelle, parce que ce qui est par accident n'est ni être ni un.
Ainsi donc, la rencontre d'un empêchement, puisqu'elle se produit par accident,
ne se ramène pas au corps céleste comme à sa cause, car le corps céleste agit à
la manière d'un agent naturel.
22. Celui qui fait ce
qu'il ne veut pas n'est pas libre dans son action, mais il peut avoir la
volonté libre.
23. En péchant,
l'homme a perdu le libre arbitre quant à la liberté vis-à-vis de la faute et de
la misère, mais non quant à la liberté vis-à-vis de la contrainte.
24. L'habitude
engendre la nécessité, non pas de manière absolue, mais surtout dans les
actions soudaines car, par la délibération, quelque habitué qu'on soit, on peut
cependant agir contre l'habitude.
Liens transversaux dans l'oeuvre de saint Thomas: II Commentaire des Sentences, D. 42, Question 1,
articles 3-4; Somme théologique Ia-IIae, Question 72, a. 5; Question 88,
a. 1
Objections: Il semble
que non.
1. Saint Augustin dit
dans Contre Fauste (XXII, 27) que "le péché est une parole, une
action ou un désir contre la loi éternelle". Or tout péché contre la loi
éternelle est mortel. Donc tout péché est mortel. Alors la division du péché en
mortel et véniel ne se justifie pas.
2. Par ailleurs, le
péché selon sa qualité mérite une peine. Cependant, le pardon est contraire à
la peine, qu'il enlève; donc être véniel répugne à la raison de péché. Or
aucune différence qui répugne au genre ne le divise. Donc le péché ne peut être
convenablement divisé en mortel et en véniel.
3. En outre,
quiconque s'attache de façon désordonnée se tourne vers un bien périssable,
mais qui se tourne vers un bien périssable se détourne du bien immuable, parce
que dans tout mouvement, celui qui se rapproche d'un terme s'écarte de l'autre;
donc quiconque pèche s'écarte du bien immuable, ce qui est pécher mortellement.
Donc quiconque pèche, pèche mortellement donc en fait de péché, l'un n'est pas
mortel et l'autre véniel.
4. En outre, tout
péché consiste en un amour désordonné de la créature. Or qui conque aime, aime
ou comme utilisateur ou comme jouisseur. Or celui qui aime la créature pour en
user, ne pèche pas, parce qu'il la rapporte à la fin de la béatitude, ce qui
est "user", comme le dit saint Augustin dans la Doctrine
Chrétienne (1, 3). Si par contre il aime la créature pour jouir d'elle, il
pèche mortellement, parce qu'il place sa fin dernière dans la créature. Donc en
aimant la créature, ou bien il ne pèche pas, ou bien il pèche mortellement, ce
qui nous ramène à la difficulté précédente.
5. En outre, parmi
les réalités qui se divisent en s'opposant, l'une ne devient jamais l'autre:
car jamais blancheur ne devient noirceur et inversement. Or le péché véniel
devient mortel: car, dit une certaine Glose sur le Psaume (31, 1) ("Heureux ceux dont les fautes sont
remises"): rien n'est à ce point véniel qu'il ne puisse devenir
mortel, s'il est objet de complaisance. Donc on ne doit pas distinguer le péché
véniel du mortel.
6. En outre, s'il n'y
a pas de complaisance, il n'y a pas de péché parce que pas de volontaire; mais
s'il y a complaisance, le péché est mortel, comme le montre la Glose citée,
Donc ou il n'y a pas de péché, ou il est mortel.
7. En outre, ce qui
dispose à quelque chose ne s'y oppose pas, parce que l'un des opposés ne
dispose pas à l'autre. Or le péché véniel dispose au mortel. Donc le péché
véniel ne doit pas se distinguer par opposition au mortel.
8. En outre, saint
Anselme dit dans Pourquoi Dieu s'est fait homme (I, 11) que la volonté de la
créature raisonnable doit se soumettre à la volonté de Dieu: supprimer cela,
c'est supprimer l'honneur dû à Dieu et le déshonorer. Or déshonorer Dieu, c'est
pécher mortellement; or quiconque pèche, par-là même déshonore Dieu, parce
qu'il ne soumet pas sa volonté à la volonté divine. Donc quiconque pèche, pèche
mortellement.
9. En outre, l'homme
est tenu par précepte d'ordonner à Dieu comme à sa fin tout ce qu'il fait: il
est dit dans la Première Lettre aux Corinthiens (10, 31): "Soit que vous mangiez, soit que vous buviez, ou que vous fassiez
quelque chose d'autre, faites tout à la gloire de Dieu". Or on ne peut
rapporter à Dieu le péché véniel. Donc quiconque pèche véniellement agit contre
ce précepte, donc pèche mortellement.
10. En outre, saint
Augustin dit dans les Quatre-Vingt-Trois Questions (Question 30):
"Tel est tout le mal et seul mal de l'homme: user de ce dont il doit jouir
et jouir de ce dont il doit user". Or l'une et l'autre de ces attitudes
sont péchés mortels, parce que celui qui use de ce dont il faut jouir ne met
pas sa fin dernière en Dieu, dont seul il faut jouir; et celui qui jouit de ce
dont il faut user met sa fin dernière dans la créature, L'une et l'autre de ces
deux façons de faire constituent un péché mortel; donc tout mal de faute est un
péché mortel.
11. En outre, puisque
la peine répond à la faute, là où la peine est la même, il semble que la raison
de faute soit la même. Or au péché véniel est due la même peine qu'au péché
mortel: saint Augustin dit en effet dans un sermon sur le Purgatoire (Sermon
104, n° 3) que flatter une personne haut placée est un péché véniel, et
pourtant un clerc est dégradé pour adulation, comme cela se trouve dans le
Décret (D. 46, c. 3). La raison de faute est donc la même pour le péché
mortel et le péché véniel et donc la distinction entre péché véniel et mortel
ne convient pas.
12. Mais on peut dire
que le péché véniel diffère du mortel par le sujet: car le péché véniel est
situé dans la sensibilité, mais le mortel dans la raison. - On objecte à cela
que le consentement à l'acte appartient à la raison supérieure, selon saint
Augustin dans la Trinité (XII, 17). Or un certain consentement à l'acte
est péché véniel, comme de consentir à une parole vaine. Donc la différence
assignée ne convient pas.
13. En outre, les
premiers mouvements des péchés de l'esprit sont péchés véniels. Or ils ne se
situent pas dans la sensibilité, mais dans la raison. Donc le péché véniel ne
se situe pas seulement dans la sensibilité.
14. En outre, ce que
nous avons de commun avec les animaux ne semble pas sujet de péché, puisqu'il
n'y a pas de péché pour les animaux. Or c'est la sensibilité que nous avons en
commun avec les animaux. Donc il ne peut y avoir dans la sensibilité de péché,
ni véniel ni mortel.
15. En outre, la
nécessité exclut la raison de péché, parce que dans ce qui se fait par
nécessité, il n'y a pas de place pour la louange ou le reproche. Or la
sensibilité est soumise à la nécessité, puisqu'elle est liée à un organe
corporel. Donc dans la sensibilité, il ne peut y avoir de péché.
16. En outre, saint
Anselme dit que seule la volonté est punie. Or la peine est due au péché. Donc
le péché se situe dans la seule volonté, pas dans la sensibilité.
17. En outre, si le
péché mortel se situe dans la raison supérieure, ce sera directement ou
indirectement. Or directement et en soi, le péché mortel ne peut exister en
elle, parce qu'elle ne peut errer, puisqu'il lui revient selon saint Augustin
de regarder les raisons éternelles dans lesquelles il n'y a pas d'erreur. Or "ceux qui font le mal se
trompent", comme il est dit dans les Proverbes (14, 22). Pas davantage
indirectement, du fait que la raison supérieure ne contraint pas les puissances
inférieures: cela n'est plus en son pouvoir, puisque par le péché originel elle
a perdu le pouvoir de contenir les puissances inférieures, comme le dit saint
Augustin. Donc il ne peut y avoir de péché mortel dans la raison supérieure.
18. De même on
devrait dire que péché mortel et péché véniel diffèrent en ce que, en péchant
mortellement, on aime la créature plus que Dieu, mais en péchant véniellement
on aime la créature moins que Dieu. - On objecte à cela qu'à supposer que
quelqu'un estime que la simple fornication n'est pas un péché mortel et qu'il
fornique alors qu'il reste dans cette opinion, mais renoncerait à forniquer
s'il savait que cela s'oppose à Dieu, il est évident que cet homme-là pèche
mortellement, parce que l'ignorance du droit ne l'excuse pas. Et pourtant, il
aime Dieu plus que la fornication: on aime, en effet, davantage ce pour quoi on
rejette l'alternative opposée. Donc ce n'est pas tout homme qui pèche
mortellement qui aime la créature plus que Dieu.
19. En outre, le plus
et le moins ne diversifient pas les espèces. Or péché mortel et véniel se
distinguent spécifiquement. Donc ils ne se différencient pas du fait qu'on aime
la créature plus ou moins que Dieu.
20. En outre, là où
l'on trouve le plus et le moins, on trouve aussi ce qui est égal: parce que,
une fois que l'on a enlevé le surplus du plus grand, reste l'égal. Or il arrive
qu'on aime la créature plus que Dieu, et aussi moins que Dieu, donc il arrive
aussi qu'on aime à égalité Dieu et la créature. Il y aura donc un péché
intermédiaire entre le mortel et le véniel et dans ces conditions cette
division est insuffisante.
21. De même, on
devrait dire que péché mortel et véniel se distinguent quant à leur effet, en
ce que le péché mortel prive de la grâce, et non le véniel. - On objecte à cela
que la grâce ne peut aller sans la vertu: mais le péché véniel enlève la vertu
qui consiste dans l'ordre de l'amour, selon saint Augustin dans les Moeurs
de l'Église (I, 15, 25); or le péché véniel enlève l'ordre de l'amour,
sinon il ne serait pas péché. Donc le péché véniel aussi enlève la grâce.
22. En outre, il
appartient à la grâce d'ordonner l'homme à Dieu comme à sa fin. Or le péché
véniel nous empêche de nous ordonner à Dieu comme à notre fin. Donc le péché
véniel enlève la grâce.
23. En outre, celui
qui offense Dieu ne possède pas sa grâce. Or Dieu est offensé par quelqu'un en
raison du péché véniel, puisqu'il le punit. Donc le péché véniel enlève la
grâce.
24. De même, on
pourrait dire que le péché véniel diffère du mortel quant à la peine due: le
péché mortel, en effet, rend débiteur d'une peine éternelle, le péché véniel au
contraire d'une peine temporelle. - On objecte à cela que saint Augustin dit
dans Sur saint Jean (tr. 89, n° 1) que l'incroyance est un péché à cause
de qui, s'il est maintenu, tout le reste est maintenu; et il est ainsi évident
que les péchés véniels ne sont pas remis à l'homme infidèle. Or tant que la faute
demeure, la pénalité n'est pas enlevée. Donc les péchés véniels des infidèles
sont punis d'une peine éternelle. Par conséquent le péché véniel ne diffère pas
du mortel en tant qu'il lui est opposé.
Cependant:
1) Il y a ce que dit
saint Jean: "Si nous disons que nous n'avons pas de péché, nous nous
trompons nous-mêmes" (l Jn., 1, 8). Or on ne peut entendre cette
affirmation du péché mortel, comme le dit saint Augustin, parce qu'il n'existe
pas chez les saints. Il existe donc un péché véniel qui peut s'opposer au péché
mortel.
2) En outre, saint
Augustin dit dans Sur saint Jean (41, 9) que le crime est ce qui mérite la
damnation. Or ce qui ne mérite pas la damnation est véniel. Donc il convient
d'opposer péché véniel et péché mortel.
Réponse:
Véniel vient de "venia" qui
signifie pardon. Or c'est d'une triple manière que le péché véniel a rapport au
pardon; selon la première, saint Ambroise dit que le péché mortel devient
véniel par la confession, aussi certains le nomment véniel par l'issue. Il est
évident que le péché véniel en ce sens-là ne s'oppose pas au mortel.
Secondement, est appelé véniel un péché
qui porte en lui-même une certaine cause de pardon, non qu'il ne soit pas puni,
mais du fait qu'il est moins puni: et de cette manière on appelle véniel un
péché qui vient de la faiblesse ou de l'ignorance, parce que la faiblesse
excuse le péché en tout ou en partie. Aussi certains le qualifient-ils de
véniel en sa cause. Pourtant le péché véniel en ce sens-là ne s'oppose pas non
plus au mortel parce qu'il arrive que quelqu'un pèche mortellement par
ignorance ou faiblesse, comme on en a traité dans des questions exposées plus
haut.
Le péché est dit véniel d'une troisième
manière parce que, de lui-même, il n'exclut pas le pardon, c'est-à-dire le
terme de la peine; et de cette façon-là, le péché véniel se distingue par
opposition au mortel, qui quant à lui, mérite une peine éternelle et ainsi
exclut le pardon, c'est-à-dire le terme de la peine. Aussi certains le
qualifient-ils de véniel par son genre.
Pour rechercher la différence qui sépare
le péché véniel du mortel, il faut observer qu'ils diffèrent certes par la
culpabilité: le péché mortel, en effet, mérite une peine éternelle, le péché
véniel par contre une peine temporelle. Mais cette différence résulte de la
raison de péché mortel et de péché véniel, elle ne la constitue pas en
elle-même: un péché n'est pas tel, en effet, du fait que telle peine lui est
due, mais c'est plutôt l'inverse: c'est parce qu'un péché est tel que telle
peine lui est due.
Ils se distinguent également quant à
l'effet, car le péché mortel prive de la grâce, non le péché véniel. Mais ce
n'est pas là non plus la différence que nous recherchons, parce qu'elle résulte
de la raison du péché: c'est parce qu'un péché est tel qu'il possède tel effet,
et non pas l'inverse.
Quant à la différence qui se situe du côté
du sujet, elle constituerait une raison différente de péché, si le péché véniel
se situait toujours dans la sensibilité et le péché mortel toujours dans la
raison. C'est en effet selon le sujet que la vertu intellectuelle se distingue
de la vertu morale, selon le Philosophe dans l'Éthique 1, 20), parce que
la vertu morale se situe dans la partie rationnelle par participation, à savoir
dans l'appétit, alors que la vertu intellectuelle est dans la raison même. Mais
cela n'est pas vrai, parce que le péché véniel peut se situer aussi dans la
raison, comme on l'a montré à l'objection 13; aussi selon cette différence non
plus, on ne peut pas tirer diverses définitions pour l'un et l'autre péché.
Pour la quatrième différence, qui se prend
de la manière d'aimer, elle constitue bien une différence de péché, mais
seulement quant à l'acte de volonté qui se situe du côté de l'agent. Or le
péché véniel consiste non seulement en un acte intérieur de la volonté, mais
aussi en un acte extérieur. Car il existe certains actes extérieurs qui selon
leur genre sont des péchés véniels, comme de proférer une parole vaine ou un
mensonge par plaisanterie et autres actes du même genre, et il existe d'autre
part certains actes qui sont génériquement des péchés mortels, comme
l'homicide, l'adultère, le blasphème et autres actes semblables.
Or la diversité qui se situe du côté de
l'acte de volonté ne diversifie pas les genres des actes extérieurs: car un
acte qui est bon de par son genre peut être posé par une volonté mauvaise, par
exemple si quelqu'un donne l'aumône par vaine gloire. Semblablement, ce qui est
véniel de par son genre peut devenir mortel en raison de la volonté de celui
qui agit, par exemple si quelqu'un dit une parole vaine par mépris de Dieu.
Mais les actes extérieurs diffèrent de genre par leur objet. Aussi dit-on
communément qu'un acte bon par son genre est celui qui porte sur la matière qui
convient, et qu'un acte mauvais par son genre est celui qui porte sur une
matière qui ne convient pas.
Il faut donc dire un mal véniel par son
genre parce qu'il porte sur une matière qui ne convient pas, et semblablement
un mal mortel par son genre.
Pour préciser cela, il faut observer que
le péché consiste en un certain désordre de l'âme, comme la maladie consiste en
un désordre du corps. Aussi le péché est-il comme une sorte de maladie de
l'âme, et le pardon est au péché ce que la guérison est à la maladie.
Ainsi, de même qu'il existe certaines
maladies guérissables et d'autres incurables, qu'on dit mortelles, de même il
existe des péchés qui sont comme guérissables, qu'on dit véniels, et d'autres
qui sont de soi incurables, bien que Dieu puisse les guérir, et qu'on dit
mortels.
Or une maladie est dite incurable et
mortelle lorsqu'elle enlève un principe de vie: car si celui-ci est enlevé, il
ne demeure rien pour le restaurer, et c'est pour quoi une telle maladie ne peut
être guérie et amène la mort. Il existe d'autre part une autre maladie qui
n'enlève aucun des principes de vie, mais quelqu'un des éléments qui en
découlent et qui peuvent être réparés par ces principes de vie par exemple la
fièvre tierce, qui consiste dans un excès de bile que la force naturelle peut
surmonter.
Or, selon le Philosophe dans l'Éthique
(VI, 4), dans les opérations, c'est la fin qui est principe; aussi le principe
de la vie spirituelle, qui consiste dans la rectitude de l'action, est la fin
des actions humaines. C'est la charité envers Dieu et le prochain, "car la
fin du précepte est la charité", comme il est dit dans la Première Épître
à Timothée (1, 5). Par la charité, en effet, l'âme est unie à Dieu, qui est la
vie de l'âme, comme l'âme est la vie du corps. Et c'est pourquoi si la charité
est exclue, le péché est mortel: il ne demeure, en effet, aucun principe de vie
pour réparer cette perte, mais elle peut l'être par le Saint Esprit, parce que
comme il est dit dans l'Épître aux Romains (5, 5): "la Charité de Dieu a
été répandue dans nos coeurs par l'Esprit Saint qui nous a été donné
Si par contre le défaut de rectitude n'est
pas tel qu'il exclue la charité, le péché sera véniel, parce que grâce à la
charité qui demeure, comme par un principe de vie, toutes les défaillances
peuvent être réparées: "Car la
charité couvre tous les péchés", comme il est dit dans les Proverbes
(10, 12).
Or qu'un péché exclue ou n'exclue pas la
charité, cela peut se produire de deux manières: d'une première manière par
rapport au pécheur, d'une autre manière par rapport au genre même de l'acte.
Par rapport au pécheur, cela arrive d'une
double façon: d'abord parce que l'acte du péché est le fait d'une puissance
qui, n'ordonnant pas à la fin, n'a pas non plus à en détourner. Aussi, un
mouvement de sensualité ne peut être un péché mortel, mais est seulement véniel:
car ordonner quelque chose à la fin revient à la seule raison. D'une autre
manière, du fait que la puissance qui peut ordonner à la fin ou en détourner,
peut ordonner au contraire de la fin même un acte qui de soi n'est pas
contraire à la fin. Par exemple si un homme profère une parole oiseuse par
mépris de Dieu, ce qui est contraire à la charité, ce sera un péché mortel,
mais non en raison du genre de l'acte, mais de la volonté perverse de celui qui
le fait.
D'une autre façon, il arrive qu'un péché
s'oppose ou non à la charité par le genre même de l'acte, qui se prend du côté
de l'objet ou de la matière, contraire ou non à la charité. De même qu'il y a
une certaine nourriture de soi contraire à la vie, comme le poison, et aussi
une nourriture non contraire à la vie, bien qu'elle apporte une gêne à la bonne
disposition vitale, comme le fait un aliment grossier et peu digestible, ou
même s'il est vraiment digestible, parce qu'il n'est pas pris selon la bonne
mesure; ainsi également dans les actes humains, on trouve quelque chose qui est
de soi contraire à la charité envers Dieu et le prochain: ce qui enlève la
soumission et la révérence de l'homme à Dieu, comme le blasphème, l'idolâtrie,
etc.; et aussi ce qui supprime le lien de la société humaine, comme le vol,
l'homicide, etc.; car les hommes ne peuvent plus vivre ensemble, là où ces
actions sont perpétrées partout et indifféremment. Et ces actions sont des
péchés mortels par leur genre, quelle que soit l'intention ou la volonté avec
laquelle ils sont commis. Mais il existe certains actes qui, bien que contenant
un certain désordre, n'excluent pas cependant directement l'une et l'autre des
conditions mentionnées plus haut: comme lorsqu'un homme prof un mensonge qui
n'est pas contraire à la foi, ni pour nuire au prochain, mais pour faire
plaisir ou même venir en aide, ou si quelqu'un commet quelque excès de
nourriture ou de boisson, etc. De tels actes sont donc des péchés véniels par
leur genre.
Solutions des objections:
1. Il existe deux
sortes de divisions: l'une qui divise un genre univoque en ses espèces, qui
participent également au genre, comme animal se divise en boeuf et cheval;
l'autre, c'est la division d'une notion analogique commune dans les réalités
dont elle est dite selon un ordre d'antériorité et de postériorité, comme
l'être se divise en substance et accident, et en puissance et acte; et dans de
telles réalités, la raison commune est parfaitement conservée dans l'un des
sens, alors que dans les autres, elle ne se trouve que sous un certain rapport
et postérieurement.
Telle est la division du péché en véniel
et mortel. Il en résulte que la définition susdite du péché convient
parfaitement au péché mortel, mais de façon imparfaite et sous un certain
rapport au péché véniel. Aussi dit-on communément que le péché véniel n'est pas
contre la loi mais en dehors de la loi, parce que s'il s'écarte bien en quelque
chose de l'ordre de la loi, il ne la corrompt cependant pas, parce qu'il ne
corrompt pas la dilection qui est la plénitude de la loi, comme il st dit dans
l'Épître aux Romains (13, 10).
2. Véniel est une
différence qui diminue la raison de péché, et une telle différence se trouve en
tout ce qui participe à une réalité commune de façon imparfaite et sous un
certain rapport.
3. La fin a raison de
terme, mais non ce qui est ordonné à la fin. Or le péché véniel ne se tourne
pas vers le bien périssable comme vers sa fin; et c'est pour quoi il ne se
tourne pas vers lui comme un terme autre que Dieu, en sorte qu'il soit
nécessaire pour cela de se détourner de Dieu.
4. Celui qui pèche
véniellement ne jouit pas de la créature, mais s'en sert: il la rapporte à Dieu
habituellement, bien que non actuellement. En agissant ainsi, il ne fait rien
contre ce qui est prescrit, parce qu'il n'est pas tenu de toujours se rapporter
à Dieu actuellement.
5. Ce qui est véniel
en tant que tel ne de jamais mortel, pas plus que la blancheur ne devient
noirceur; mais un acte qui est véniel par son genre peut devenir mortel de par
la volonté de celui qui met sa fin dans la créature; cela parce que même ce qui
est froid de sa nature peut devenir chaud, comme l'eau.
6. Le péché véniel
devient mortel lorsqu'on s'y complaît, pas n'importe comment, mais comme dans
sa fin.
7. Il arrive que deux
réalités se distinguent parce qu'elles s'opposent quant à leur essence, comme
le blanc et le noir, le chaud et le froid: et l'un d'eux ne dispose pas à
l'autre. Mais parfois d'autres réalités se distinguent l'une de l'autre parce
qu'elles s'opposent selon la raison de parfait et d'imparfait, et l'une est
ordonnée à l'autre, comme l'accident à la substance et la puissance à l'acte:
et c'est de cette façon aussi que le péché véniel se distingue du mortel et y
dispose.
8. La volonté de la
créature rationnelle a l'obligation de se soumettre à Dieu, or cela se produit
en suivant les préceptes affirmatifs et négatifs: parmi eux, les préceptes
négatifs obligent toujours et en toute circonstance, alors que les préceptes
affirmatifs obligent toujours, mais pas en chaque circonstance. Donc lorsque
quelqu'un pèche véniellement, il ne rend pas alors certes l'honneur dû à Dieu
en observant actuellement le précepte affirmatif, mais ce n'est pas là pécher
mortellement comme le fait celui qui déshonore Dieu en transgressant un
précepte négatif, ou en n'accomplissant pas un précepte affirmatif dans le
temps où il oblige.
9. Comme ce précepte
de l'Apôtre est affirmatif, il n'oblige pas à une observation actuelle
continuelle; mais il est toujours observé de manière habituelle, aussi
longtemps que l'homme a Dieu pour fin dernière habituelle, ce que n'exclut pas
le péché véniel.
10. Saint Augustin
parle ici du mal absolu de la faute, qui est péché mortel.
11. Flatter dans le
seul but de plaire est par son genre un péché véniel, puisque c'est une forme
de vanité, mais flatter pour tromper est un péché mortel conformément au
passage d'Isaïe: "O mon peuple, ceux
qui te disent heureux te trompent" (3, 12). Et c'est de cette
adulation-là que parle le Canon; aussi y lit-on que le clerc qui se livre aux
adulations et aux trahisons doit être dégradé.
12. Cette différence
prise du côté du sujet ne constitue pas le péché mortel ou véniel, mais
l'accompagne, et donc rien n'empêche que le péché véniel se situe dans la
raison supérieure.
13. Et il faut
répondre de même à l'objection 13.
14. La sensibilité
chez les animaux ne participe pas de quelque manière à la raison comme chez
nous, ainsi que le dit l'Éthique. Et selon cette participation, elle
peut être sujet de péché.
15. L'organe corporel
lui-même obéit en quelque manière à la raison; et de ce point de vue, le péché
peut exister dans son acte, et il en va de même dans l'acte de sensualité.
16. Dans la seule
volonté gît le péché comme dans son premier moteur; mais il est dans les autres
puissances en tant qu'elles sont commandées et mues.
17. Le péché mortel
peut exister dans la raison supérieure et directement et indirectement. Car
bien qu'elle ne se trompe pas quand elle regarde les raisons éternelles, elle
peut cependant se tromper dans la mesure où elle peut en être détournée. Il faut
dire aussi de façon semblable que la conséquence du péché originel n'est pas
que les puissances inférieures n'obéissent pas du tout à la raison, mais
qu'elles ne lui obéissent pas totalement, comme dans l'état d'innocence.
18. Cette différence
se justifie en tant qu'on prend du côté de la volonté la différence entre péché
mortel et véniel; mais il existe des actes mortels par leur genre qui, quelle
que soit la volonté de celui qui les accomplit, sont toujours des péchés
mortels; et c'est de ceux-là que procède l'objection. Or en eux c'est l'action
même qui par son genre s'oppose à la dilection envers Dieu; ainsi si un homme
blesse son prochain, dans son action même il agit contre la charité.
19. Le plus et le
moins, lorsqu'il font suite à des raisons diverses, diversifient l'espèce, et
tel est bien le cas. Car aimer quelque chose comme une fin et l'aimer comme ce
qui conduit à la fin ne constituent pas la même raison d'aimer.
20. Il peut bien
arriver chez celui qui n'a pas la charité qu'il aime une créature plus que
Dieu, et une autre autant que Dieu, et une autre moins que Dieu; mais il
n'arrive pas que quelqu'un aime une créature autant que Dieu, sans en aimer
aucune plus que Dieu, parce qu'il est nécessaire que l'homme établisse en une
réalité unique la fin dernière de sa volonté.
21. Cette différence
est une conséquence et n'est pas constitutive du péché mortel ou véniel. Celui
qui pèche véniellement manque bien à l'ordre de l'amour dans un certain acte
qui a trait à ce qui est ordonné à la fin, mais non absolument parlant quant à
la fin elle-même, et c'est la raison pour laquelle il n'enlève ni la vertu ni
la grâce.
22. Autre chose est
de n'être pas ordonné à Dieu, ce qui convient au péché véniel, et autre chose
d'exclure l'ordination à Dieu, ce qui convient au péché mortel.
23. Dieu punit celui
qui pèche véniellement, non en le haïssant, mais comme un fils qu'il aime en le
purifiant et en l'émondant.
24. Les péchés
véniels de ceux qui meurent dans l'incroyance ou dans quelque péché mortel sont
punis éternellement, non pas en raison d'eux-mêmes, puisqu'ils ne privent pas
de la grâce, mais en raison du péché connexe qui prive de la grâce.
Parall. : Ila-IIae, Q. 24, a. 10; I Sent., D. 17, Q.
2, a. 5.
Objections:
Il semble que oui.
1. Saint Augustin dit
dans les Confessions (X, 29) : "Il t’aime moins, celui qui avec toi
aime autre chose qu’il n’aime pas à cause de toi." Or celui qui pèche
véniellement aime quelque chose avec Dieu, qu’il n’aime pas pour Dieu autrement
il ne pécherait pas en l’aimant. Donc celui qui pèche véniellement aime moins
Dieu.
2. De plus, il est de
la nature des contraires d’avoir lieu dans une même réalité. Or, l’augmentation
et la diminution sont des contraires. Or la charité augmente, selon ce qui est
dit dans la Lettre aux Philippiens (1, 9): "Je
prie pour que votre charité croisse de plus en plus"; donc elle
diminue aussi. Or elle ne diminue pas par le péché mortel, elle est plutôt
totalement supprimée : donc elle diminue par le péché véniel.
3. Mais on peut dire
que la charité diminue par le péché véniel en ce qui concerne son acquisition,
parce que le péché véniel fait qu’on reçoit moins de charité ; mais après son
infusion, le péché véniel ne peut alors la diminuer. - On objecte à cela que,
selon le Philosophe dans l’Éthique (II, 1), ce sont les mêmes éléments
qui engendrent la vertu, la corrompent et la diminuent. Si donc le péché véniel
fait qu’une charité moins grande soit engendrée lors de son infusion, il fera
aussi que la charité possédée diminue.
4. De plus, tout ce
qui diminue la différence constitutive d’une espèce diminue son essence. Or le
fait d’être difficilement mobile est une différence constitutive de l’habitus,
différence que diminue le péché véniel, parce que par lui l’homme devient plus
enclin à tomber dans le péché mortel qui lui fait perdre la charité. Donc le
péché véniel diminue l’habitus de charité.
5. De plus, tout
amour est ou cupidité ou charité comme on l’apprend de saint Augustin dans la
Trinité (IX, 8). Or celui qui pèche véniellement aime la créature, non d’un
amour de charité, parce que "la
charité n’agit pas de façon défectueuse" (I Cor., 13, 5), donc d’un
amour de cupidité. Or l’augmentation de la cupidité paraît être la diminution
de la charité, parce que, comme le dit saint Augustin dans les Quatre-Vingt-Trois
Questions (Q. 36, n° 1), ce qui nourrit la charité diminue la cupidité. Il
semble donc que le péché véniel diminue la charité.
6. De plus, saint
Augustin dit dans son Commentaire littéral sur la Genèse (VIII, 12, n°
26) que la charité et la grâce sont à l’âme ce qu’est la lumière par rapport à
l’air. Or la lumière de l’air diminue si un obstacle lui est opposé, comme
lorsqu’elle devient plus dense par la vapeur. Donc la charité et la grâce diminuent
aussi par le péché véniel, qui est comme un obstacle à la charité et un
obscurcissement de l’âme.
7. De plus, tout ce
qui se corrompt peu à peu peut diminuer. Or la charité se corrompt peu à peu ;
donc elle peut diminuer. La mineure se prouve d’une double façon : d’abord
parce que tout ce qui se corrompt est sujet de corruption; or la charité se
corrompt, donc elle est sujet de corruption ; donc en elle, un élément est
corrompu et un autre demeure, et de la sorte, elle se corrompt successivement.
Deuxièmement, on la prouve ainsi : la charité ne se corrompt pas quand elle
existe, ni de même quand elle n’existe absolument plus, parce qu’elle est déjà
corrompue. Donc elle se corrompt quand en partie elle existe et en partie elle
n'existe pas. Donc elle se corrompt peu à peu. Elle peut donc diminuer or ce
n'est pas par le péché mortel, donc c'est par le péché véniel.
8. En outre, de même
que dans le péché mortel il existe un désordre absolu, de même dans le péché
véniel, il existe un désordre relatif. Or le désordre absolu, qui est celui du
péché mortel, enlève de façon absolue l'ordre de la charité. Donc le désordre
relatif enlève l'ordre de la charité de façon relative; donc il la diminue.
9. En outre, de
nombreux actes de péché véniel engendrent un habitus. Or l'acte du péché véniel
empêche l'acte de charité. Donc l'habitus du péché véniel gêne lui aussi
l'habitus de charité; donc il le diminue.
10. En outre, toute
offense diminue la dilection. Or le péché véniel est une certaine offense,
puisqu'il a raison de faute. Donc le péché véniel diminue la dilection de la
charité.
11. En outre, saint
Bernard dit dans un Sermon sur la Purification (2, 3) que ne pas avancer dans
la voie de Dieu, c'est reculer. Or celui qui pèche véniellement n'avance pas
dans la voie de Dieu, donc il recule. Ceci ne se produirait pas si le péché
véniel ne diminuait pas la charité.
12. En outre, toute
puissance est plus forte quand elle est unie que quand elle se multiplie; un
amour unifié sera donc lui aussi plus fort qu'un amour dispersé sur plusieurs
objets. C'est la raison pour laquelle le Philosophe dit dans l'Éthique
(VIII, 6) qu'il est impossible d'aimer plusieurs objets intensément. Or celui
qui pèche véniellement disperse son amour sur d'autres objets que Dieu. Donc la
vertu de charité diminue en lui.
13. En outre, il est
dit dans les Proverbes (24, 16): "Sept fois le jour, le juste tombe et se
relève", ce que la Glose explique de la chute qui vient du péché véniel.
Or par le péché véniel, l'homme ne déchoit pas de la charité. Donc il déchoit
du degré parfait de la charité; donc le péché véniel diminue la charité.
14. En outre, l'homme
mérite par la charité la gloire de la vie éternelle. Or par le péché véniel
l'homme est retardé dans l'obtention de la vie éternelle. Donc le péché véniel
diminue la charité.
15. En outre, ce qui
constitue un empêchement pour la vie corporelle ou la santé les diminue. Or le
péché véniel constitue un certain empêchement à la vie spirituelle qui existe
par la charité, comme on l'a dit. Donc la charité diminue par le péché véniel.
16. En outre,
l'opération suit la forme; donc ce qui empêche l'acte diminue la forme. Or le
péché véniel empêche l'acte de charité. Donc il diminue la charité elle-même.
17. En outre, la
ferveur est un accident propre de la charité; aussi lit-on dans l'Épître aux
Romains (12, 11): "fervents par
l'Esprit". Mais on dit communément que le péché véniel diminue la
ferveur de la charité. Donc il diminue la charité.
Cependant:
1) Ce qui est
infiniment distant d'une réalité, s'il y est ajouté ou soustrait, ne la diminue
ni ne l'augmente, comme cela est évident du point et de la ligne. Or le péché
véniel est à une distance infinie de la charité, parce que la charité aime Dieu
comme le bien infini, alors que le péché véniel aime la créature comme un bien
fini.
2) En outre, si la
charité diminue, la récompense de la vie éternelle diminue puisqu'elle se
mesure au degré de charité. Or le péché véniel ne diminue pas la récompense de
la vie éternelle, autrement sa peine serait éternelle, c'est-à-dire une
diminution éternelle de la gloire. Donc le péché véniel ne diminue pas la
charité.
3) En outre, tout ce
qui est fini, soumis à une diminution continuelle, disparaît totalement. Or la
charité est un habitus fini dans l'âme. Donc si le péché véniel diminue la
charité, sa multiplication l'enlèverait totalement, ce qui n'est pas
convenable.
Réponse:
Comme augmentation et diminution se disent
de la quantité, pour voir clair en cette question, il importe de considérer ce
que c'est que cette quantité de charité. Or puisque la charité est une forme et
qu'elle est un habitus ou une vertu, il faut considérer sa quantité de deux
façons: d'abord selon qu'elle est une forme, et d'autre part selon qu'elle est
telle forme, à savoir un habitus, ou une vertu.
Or la quantité d'une forme est ou
accidentelle ou essentielle; accidentelle, par exemple elle est dite de telle
grandeur en raison du sujet, comme la blancheur en raison de la surface. Or
cette espèce de quantité n'a pas lieu d'intervenir dans cette question parce
que l'âme, qui est le sujet de la charité, n'est pas quantifiable.
D'autre part, la quantité essentielle
d'une forme s'entend d'une double manière: d'abord du côté de la cause
efficiente, car plus sera forte la puissance active, plus la forme qu'elle induira
sera parfaite, en réduisant plus parfaitement le sujet de la puissance à
l'acte, comme une chaleur élevée chauffe davantage qu'une chaleur faible.
Ensuite du côté du sujet, qui reçoit la forme sous l'action de l'agent d'autant
plus parfaitement qu'il est mieux disposé, comme le bois sec s'échauffe plus
que le bois vert, et l'air plus que l'eau, sous l'action du même feu.
La quantité d'une forme s'envisage d'une
troisième manière du côté de l'objet, en tant qu'elle est vertu ou habitus. Car
on qualifie de grande la vertu qui peut atteindre une grande chose. Ainsi tout
habitus tient de son objet et son espèce et sa quantité. Si donc nous
considérons la quantité de la charité du côté de l'objet, alors elle ne peut
d'aucune manière, ni croître ni diminuer: car les choses qui tiennent leur
espèce de quelque réalité indivisible ne croissent ni ne décroissent. Et c'est
la raison pour laquelle chaque espèce de nombre ne connaît ni extension ni
réduction: c'est par l'unité qu'elle est achevée; l'adjonction d'une unité, en
effet, constitue toujours une espèce. Or l'objet de la charité a une raison
indivisible et constitue un terme: car l'objet de la charité, c'est Dieu, en
tant que bien souverain et fin dernière.
Mais du côté de la cause qui agit et du
côté du sujet, la charité peut être plus grande ou plus faible. Du côté de
l'agent, non pas en raison de sa puissance plus ou moins grande, mais
conformément à sa sagesse et à sa volonté, selon les quelles il distribue aux
hommes différentes mesures de grâce ou de charité, conformément à l'Épître aux
Éphésiens: "A chacun de nous est donnée la grâce selon la mesure du don du
Christ" (4, 7). D'autre part aussi du côté du sujet, en tant que l'homme
se dispose plus ou moins à la grâce et à la charité par les bonnes oeuvres. Il
faut savoir cependant que les bonnes oeuvres de l'homme ont un rapport
différent à la quantité de charité, au point de vue de la charité à acquérir et
à celui de la charité déjà acquise: car avant d'avoir la charité, les oeuvres
de l'homme se comparent à elle et à sa quantité, non par mode de mérite, vu que
la charité est le principe du mérite, mais seulement par mode de disposition
matérielle: par contre, lorsque la charité est possédée, elle mérite elle-même
d'augmenter par ses oeuvres, afin qu'accrue, elle mérite aussi sa perfection,
comme le dit saint Augustin.
Or le péché véniel ne peut être la cause
de la diminution de la charité qu'on possède, ni du côté de sa cause
efficiente, à savoir Dieu, ni du côté de la cause qui la reçoit, à savoir l'homme.
Du côté de l'agent, il ne peut y avoir de
cause de diminution: le péché véniel ne peut pas mériter une diminution de
charité à la manière dont un acte fait par charité mérite son augmentation, car
un homme mérite ce vers quoi se porte sa volonté. Or celui qui pèche
véniellement ne se tourne pas vers la créature au point de se détourner de Dieu
de quelque façon, car il ne se tourne pas vers la créature comme vers sa fin,
mais comme vers ce qui conduit à la fin: or chez celui qui se comporte d'une
manière désordonnée dans ce qui conduit à la fin, n'est pas diminué pour autant
son amour pour la fin, ainsi celui qui se comporte d'une façon désordonnée en
prenant un remède, n'en désire pas moins la santé. Il est par-là évident que le
péché véniel ne mérite pas la diminution de la charité déjà possédée.
Il faut dire pareillement qu'il ne peut
pas non plus la diminuer du côté du sujet. Cela ressort de deux considérations:
d'abord parce que le péché véniel n'est pas dans l'âme comme y est la charité;
car la charité se trouve dans l'âme en sa partie supérieure, en tant qu'elle
est ordonnée vers un terme comme bien suprême et fin dernière, tandis que le
péché véniel comporte un certain désordre, qui n'atteint cependant pas l'ordre
à la fin dernière. Aussi même s'il lui était opposé, il ne diminuerait pas la
charité, comme la noirceur du pied ne diminue pas la blancheur de la tête.
Secondement, parce que dans un sujet la forme diminue par un certain mélange du
contraire, comme le dit le Philosophe dans les Topiques (III, 5):
"est plus blanc ce qui est moins mélangé de noir". Or le péché véniel
n'est pas opposé à la charité, parce qu'ils ne regardent pas le même objet
selon la raison formelle: le péché véniel, en effet, n'est pas un désordre qui
porte sur la fin dernière, laquelle est l'objet de la charité.
Et c'est la raison pour laquelle le péché
véniel ne peut en aucune manière diminuer la charité qu'on possède. Le péché
véniel peut cependant être la cause qu'au début soit infusée une charité plus
faible, dans la mesure où il gêne l'acte du libre arbitre par lequel l'homme se
dispose à recevoir la grâce. Et de cette manière aussi, il peut empêcher de
grandir la charité qu'on possède, en empêchant l'acte méritoire par lequel on
mérite l'augmentation de la charité.
Solutions des objections:
1. Celui qui pèche
véniellement aime quelque chose avec Dieu, et il l'aime cependant
habituellement à cause de Dieu, même si ce n'est pas actuellement.
2. La charité peut
avoir une cause méritoire d'augmentation du côté de l'homme, et une cause
efficiente du côté de la bonté divine, dont le propre est de toujours
promouvoir le bien: mais elle ne peut pas posséder de cause de diminution, ni
une cause méritoire du côté de l'homme, comme on l'a dit, ni une cause
efficiente du côté de Dieu, parce que le fait que l'homme devienne pire ne
vient pas de lui, comme le dit saint Augustin dans les Quatre-Vingt-Trois
Questions.
3. Cet argument
vaudrait si le péché véniel était directement la cause d'une charité moindre
lors de son infusion. Or il n'en est pas la cause directe, mais comme la cause
accidentelle, dans la mesure où il gêne l'acte du libre arbitre par lequel on
se dispose à la charité. Or cet acte du libre arbitre est certes requis chez
les adultes pour l'infusion de la grâce et de la charité, mais il ne l'est pas
pour conserver l'habitus déjà reçu. Aussi, cet acte empêché, la charité déjà
acquise n'en est pas diminuée.
4. Le fait d'être
difficilement mobile n'est pas une différence constitutive de l'habitus.
Habitus et disposition ne sont pas, en effet, d'espèces différentes, sans quoi
une seule et même qualité qui a été d'abord disposition ne pourrait pas ensuite
devenir habitus. Mais être facilement ou difficilement mobile peut être comparé
au parfait et à l'imparfait à l'égard d'une même réalité. Cependant, en
concédant que le fait d'être difficilement mobile soit une différence
constitutive, l'objection ne serait pas encore concluante, parce que le fait
qu'un habitus devienne facilement mobile peut se produire pour deux motifs:
d'une première façon, par soi, à savoir parce qu'il n'a pas encore sa plénitude
d'être dans le sujet; et ainsi tout ce qui diminuerait le fait d'être
difficilement mobile dans l'habitus, le diminuerait lui-même; d'une autre
façon, accidentellement, par le fait qu'est introduite une disposition
contraire à l'habitus; ainsi, nous dirions que la forme de l'eau en recevant la
chaleur devient moins difficilement mobile et pourtant il est évident que la
forme substantielle n'a pas diminué. C'est de cette manière que le péché véniel
diminue ce qui est difficilement mobile dans la charité. Et c'est de cette
manière aussi qu'il faut comprendre ce que certains disent: le péché véniel
diminue la charité quant à son enracinement dans le sujet, non pas de soi, il
est vrai, mais de façon accidentelle, comme on l'a dit.
5. On dit que la
diminution de la cupidité est la nourriture ou la conservation de la charité,
non son accroissement: parce que la diminution de la cupidité diminue les
péchés véniels qui disposent à la perte de la charité.
6. La vapeur dense
est reçue dans la même partie de l'air qui reçoit la lumière, aussi
diminue-t-elle celle-ci; tandis que le péché véniel n'atteint pas la partie la
plus élevée de l'âme dans sa relation avec le souverain bien, et c'est pourquoi
il ne peut diminuer la charité déjà possédée, bien qu'il puisse nuire à son
intensité lors de son acquisition: ainsi l'obscurité de l'air extérieur ne
diminuerait pas dans la maison la clarté qui s'y trouve par l'effet d'une cause
interne, mais diminuerait par contre l'intensité de la clarté d'un rayon qui
atteindrait la maison de l'extérieur. Or la perfection de la partie Supérieure
de l'âme dépend de la bonne disposition des parties inférieures en ce qui
concerne sa génération, mais non sa conservation: l'homme, en effet, parvient
naturellement aux intelligibles intérieurs grâce aux réalités inférieures et
sensibles; aussi bien une déficience dans la vue ou l'ouïe peut empêcher
d'acquérir la science, elle ne diminue cependant pas la science déjà acquise.
7. Il n'est pas
universellement vrai que tout ce qui se corrompt peu à peu soit diminué: parce
que la forme substantielle se perd successivement, si on envisage l'altération
qui précède, d'après ce que dit le Philosophe dans les Physiques (VI,
8): ce qui se corrompt, se corrompait et se corrompra; et pourtant la forme
substantielle ne diminue pas. Quant à la charité, c'est ainsi qu'elle se perd
par fois peu à peu, à considérer la disposition précédente qui conduit à sa
perte. Mais si l'on envisage la perte elle-même en soi, elle ne se perd pas peu
à peu. Et dire que la charité, parce qu'elle se corrompt, est sujet de la
corruption, c'est tout à fait faux. On ne dit pas en effet que la blancheur ou
quelque forme se corrompt parce qu'elle serait elle-même sujet de corruption,
mais le sujet de la blancheur est sujet de corruption en tant qu'il cesse
d'être blanc. De même, il faut dire aussi que si on prend la corruption de la
forme en soi, en tant qu'elle est au terme du mouvement, c'est la même chose de
se corrompre et d'être corrompu au premier instant, comme il est identique de
s'illuminer et d'être illuminé. Or au premier moment qu'une réalité est
corrompue, elle n'existe plus, comme on le dit dans les Physiques (VI,
7). Et c'est pourquoi la charité, quand elle se corrompt, n'existe plus.
8. Le désordre absolu
enlève de façon absolue l'ordre de la charité, parce qu'il atteint l'âme en sa
partie supérieure; et le désordre relatif enlève de façon relative l'ordre de
la charité dans un certain acte, dans la mesure où l'ordre de la charité dérive
de la partie supérieure de l'âme aux parties inférieures. Mais pour ce qui est
de la charité, en tant qu'elle réside dans la partie supérieure de l'âme, elle
ne diminue en rien, comme la noirceur qui est dans le pied ne diminue en rien
la blancheur qui est dans la tête.
9. De nombreux péchés
véniels peuvent causer un habitus, mais cet habitus n'enlèvera ni ne diminuera
la charité, parce qu'il n'est pas dans le même sujet et ne porte pas sur le
même objet.
10. Puisque le péché
véniel ne comporte pas d'aversion au sens propre du terme, il n'a pas raison
d'offense.
11. Un homme avance
dans la voie de Dieu, non seulement quand sa charité augmente en acte, mais
quand il se dispose à cet accroissement de charité: ainsi l'enfant ne grandit
pas en acte pendant toute sa période de croissance, mais tan tôt grandit en
acte et tantôt se dispose à grandir. Et de même, un homme recule sur la voie de
Dieu, non seulement par la diminution de la charité, mais aussi par le fait
qu'il est retardé dans son progrès, ou même qu'il se dispose à la chute; l'une
et l'autre de ces déficiences sont l'effet du péché véniel.
12. L'amour qui se
répand selon la même raison sur des objets divers diminue; mais la diffusion de
l'amour selon une raison ne diminue pas l'amour qui existe selon une autre
raison par exemple, si quelqu'un possède plusieurs amis, il n'en aime pas moins
pour autant son fils ou son épouse, tandis que s'il aimait plusieurs épouses,
l'amour pour une seule en serait diminué, et s'il possédait de nombreux fils,
l'amour porté à un fils unique serait diminué. Or par le péché véniel, l'amour
de l'homme ne se répand pas sur les créatures sous la raison de fin, selon
laquelle Dieu est aimé; et c'est pourquoi l'amour pour Dieu ne diminue pas comme
habitus, mais parfois quant à un acte.
13. Parle péché
véniel, on ne déchoit certes pas de la charité ni du degré par fait de la
charité, mais d'un acte de charité.
14. Le péché véniel
ne diminue rien de la gloire, mais retarde seulement l'obtention de la gloire;
et semblablement, il ne diminue rien de la charité mais retarde seulement son
acte et son accroissement.
15. Des facteurs
gênent la perfection de la santé, ou un de ses actes, qui cependant ne la
diminuent pas, comme des aliments difficilement digestibles, dans la mesure où
ils gênent une digestion facile.
16. Un acte peut
diminuer de deux façons: d'abord en ce qui regarde l'aisance dans l'action; la
conséquence en est que l'homme ne peut plus agir autant; et dans ce cas, ce qui
diminue l'acte diminue le principe de l'acte, qui est la forme ensuite, en ce
qui regarde l'exécution de l'acte, et ici, il n'est pas nécessaire que ce qui
diminue l'acte diminue la forme: en effet, la Colonne qui retient la pierre
dans sa chute ne diminue pas sa lourdeur, pas plus que celui qui lie un homme
ne diminue son pouvoir de marcher. Et c'est de cette façon-ci, et non de la
première, que le péché véniel diminue l'acte de charité.
17. On peut entendre
la ferveur en deux sens d'abord en tant qu'elle comporte l'intensité de
l'inclination de l'amant pour l'aimé, et cette ferveur-là est essentielle à la
charité, et elle n'est pas diminuée par le péché véniel; dans un autre sens, on
parle de ferveur de charité en tant que le mouvement de dilection déborde même
sur les puissances inférieures, en sorte que non seulement le coeur, mais
encore la chair exulte en Dieu. Et c'est cette ferveur que diminue le péché
véniel, sans diminuer la charité.
Liens transversaux dans l'oeuvre de saint Thomas: II Commentaire des Sentences, D. 24, Question 3,
a. 6; Somme théologique Ia-IIae, Question 88, a. 4.
Objections:
Il semble que oui.
1. Saint Augustin dit
dans Sur saint Jean (XII, 14) au sujet du verset concerné: "Qui ne
croit pas au Fils, ne verra pas la vie" (Jean, 3,6), "Plusieurs
petits péchés, si on les néglige, donnent la mort". Or un péché est dit
mortel du fait qu'il tue spirituellement. Donc de nombreux petits péchés,
c'est-à-dire véniels, font un mortel.
2. En outre, sur le
verset 13 du Psaume 39: "Ils se sont multipliés plus que les cheveux de ma
tête", la Glose de saint Augustin dit: "Tu as évité des actions
graves, veille à n'être pas écrasé par le sable". Mais par sable, on
entend les petits péchés, c'est-à-dire les véniels. Donc des péchés véniels
nombreux écrasent ou tuent un homme; et on retrouve l'argument précédent.
3. Mais on peut dire
que des péchés véniels nombreux passent pour tuer ou écraser dans la mesure où
ils disposent au péché mortel. - On objecte à cela que saint Augustin dit dans la
Règle (2) que "l'orgueil tend des pièges aux bonnes oeuvres pour les
faire périr", et à ce point de vue, il semble que les bonnes oeuvres
elles-mêmes constituent une certaine disposition au péché mortel. On ne dit pas
cependant qu'elles tuent ou qu'elles écrasent; donc on ne peut pas dire
davantage pour la raison susdite que les péchés véniels tuent ou écrasent. Il
semble donc que le péché véniel devient par lui-même mortel.
4. En outre, le péché
véniel est une disposition au mortel. Or, selon le Philosophe dans les
Prédicaments, une disposition devient habitus. Donc le péché véniel devient
mortel.
5. En outre, un
mouvement de sensualité est un péché véniel. Mais qu'advienne le consentement
de la raison, il devient mortel, comme le montre avec évidence saint Augustin
dans la Trinité (XII, 12, n 17). Donc un péché véniel peut devenir
mortel.
6. En outre, il
arrive que dans la raison supérieure elle-même, il se produise par surprise un
mouvement contre la foi, qui est un péché véniel. Or le consentement qui
survient ne détruit pas la nature du premier mouvement, qui était un péché
véniel, et pourtant il le rend mortel. Donc un péché véniel peut devenir
mortel.
7. En outre, péché
véniel et péché mortel diffèrent parfois selon la hiérarchie diverse des
personnes: on dit, en effet, dans le Décret (D.25, 3) que ne pas mettre
d'accord ceux qui sont en mésintelligence est un péché véniel pour un laïc;
mais cela paraît être un péché mortel pour un évêque, parce que c'est une cause
de dégradation, comme le dit la Distinction 90, c. li. Or une personne de rang
inférieur peut être placée à un rang supérieur. Donc un péché véniel peut
devenir morte!.
8. En outre, selon
saint Jean Chrysostome rire et badinage sont des péchés véniels. Or le rire
devient péché mortel: les Proverbes (14, 13) disent en effet: "Le rire sera mélangé de peine et la
joie s'achève en chagrin". Une Glose ajoute "perpétuel".
Cela n'est dû pourtant qu'au péché mortel. Donc un péché véniel peut devenir
mortel.
9. En outre, quand
des choses ne se distinguent que par accident, l'une peut devenir l'autre. Or
péché véniel et péché mortel ne se distinguent que par accident; en effet, les
choses qui se distinguent par soi ne se transforment pas l'une en l'autre; mais
péché véniel et péché mortel se transforment l'un en l'autre: rien n'est véniel
au point de ne pas devenir mortel lorsque vient la complaisance, et de même,
toute faute mortelle devient vénielle par la confession. Donc un péché véniel
peut devenir mortel.
10. En outre, le
moindre des biens, du fait qu'on s'approche de Dieu, devient le plus grand,
comme le mouvement du libre arbitre devient méritoire de par l'information de
la grâce; donc par éloignement de Dieu, le plus petit des maux peut devenir le
plus grand. Or dans le genre péché, le plus petit des maux est véniel, le plus
grand par contre est le péché mortel. Donc le péché véniel peut devenir mortel.
11. En outre, Boèce
dit dans la Consolation (IV, 6) que les péchés sont pour l'âme dans le
même rapport que les maladies pour le corps. Or la maladie la plus petite peut
par son accroissement devenir très grande. Donc, un très petit péché,
c'est-à-dire véniel, peut devenir très grand, c'est-à-dire mortel.
12. En outre, les
ordres angéliques sont constitués formellement par les dons de la grâce; or les
ordres angéliques diffèrent spécifiquement; donc les dons de la grâce diffèrent
aussi spécifiquement. Or grâce à l'augmentation du mérite, tel qui méritait
d'abord d'être admis dans un ordre inférieur des anges, a mérité par la suite
d'être admis dans un ordre supérieur; donc une grâce moindre peut devenir plus
grande, malgré leur différence spécifique. Donc, pour la même raison, le péché
véniel peut devenir mortel.
13. En outre, l'état
d'innocence ne dépasse pas infiniment celui de nature cor rompue. Or tout
mouvement véniel dans l'état d'innocence eût été mortel. Donc maintenant encore
dans l'état de nature corrompue, le véniel peut devenir mortel.
14. En outre, le bien
et le mal diffèrent davantage que deux maux, à savoir le véniel et le mortel le
bien et le mal diffèrent par leur genre, tandis que deux maux s'accordent quant
au genre; le bien et le mal, en effet, sont des genres pour d'autres réalités,
comme on le dit dans les Prédicaments (c. 11). Or une action identique
numériquement peut être bonne et mauvaise, par exemple lors qu'un serviteur
fait l'aumône en murmurant, sur le commandement de son maître qui le lui
prescrit par charité. Donc a fortiori,
une action identique numériquement peut être péché véniel et mortel.
15. En outre, le
péché est un certain poids pour l'âme, conformément au Psaume (37, 5):
"Mes offenses dépassent ma tête, comme un lourd fardeau elles pèsent sur
moi". Or un poids léger peut par addition devenir si lourd qu'il dépasse
la force de qui le porte. Donc le péché véniel peut par addition devenir mortel
et exclure la vertu.
16. En outre, selon
saint Augustin dans la Trinité (XII, 12, n 17), le progrès dans
n'importe quel péché est ce qu'il fut dans celui des premiers parents, à savoir
que la sensualité tient lieu du serpent, la raison de la femme, et la raison
supérieure de l'homme. Or il ne pouvait pas se faire que l'homme mangeât de
l'arbre interdit sans pécher mortellement. Donc dans la raison supérieure, il
ne peut y avoir que péché mortel. Donc ce qui est véniel dans la partie
inférieure devient mortel lorsqu'il accède à la supérieure.
17. En outre, si un
habitus est condamnable, l'acte qui en procède sera condamnable aussi. Or chez
l'infidèle non baptisé, auquel n'est pas remis le péché originel, demeure
l'habitus de la condamnation première, laquelle comprend le foyer de
corruption: donc les premiers mouvements eux-mêmes qui proviennent de cette
corruption sont condamnables chez les infidèles, et péchés mortels; il est
évident pourtant que ce sont en eux-mêmes des péchés véniels. Donc un péché
véniel peut devenir mortel.
Cependant:
1) Des réalités qui
diffèrent à l'infini ne se transforment pas l'une en l'autre. Or le péché
mortel et le péché véniel diffèrent à l'infini: car à l'un est due une peine
temporelle, à l'autre une éternelle. Donc le péché véniel ne peut devenir
mortel.
2) En outre, les
réalités qui diffèrent de genre ou d'espèce ne se transforment pas l'une en
l'autre. Or péchés véniel et mortel diffèrent de genre et même d'espèce. Donc
jamais un péché véniel ne peut devenir mortel.
3) En outre, une
privation ne se transforme pas en une autre: la cécité, en effet ne devient
jamais surdité. Or le péché mortel inclut la privation de la fin, tandis que le
péché véniel inclut la privation de l'ordre à la fin. Jamais donc un péché
véniel ne peut devenir mortel.
Réponse:
Cette question peut se comprendre en trois
sens: d'abord dans ce sens: un seul et même péché numériquement, après avoir
été véniel, peut-il par la suite devenir mortel?
D'une deuxième manière, on peut
comprendre: un péché qui est génériquement véniel peut-il de quelque façon
devenir mortel?
Troisièmement, on peut comprendre: des
péchés véniels multipliés font-il un péché mortel?
Si on l'entend au premier sens, il faut
dire qu'un péché véniel ne peut pas devenir mortel. En effet, puisque le péché
dont nous parlons présentement comporte un acte mauvais moralement, il est
nécessaire, pour qu'il soit un seul et même péché numériquement, qu'il soit un
acte unique moralement. Or un acte est moral du fait qu'il est volontaire,
aussi l'unité de l'acte moral doit s'envisager du point de vue de la volonté.
Il arrive parfois, en effet, qu'un acte unique numériquement en tant qu'il
appartient à un genre naturel, ne soit pas cependant unique moralement, en
raison de la diversité de la volonté: par exemple, un homme qui va sans
s'interrompre à l'église a une intention de vaine gloire en la première partie
de son parcours, mais l'intention de servir Dieu dans la seconde.
Ainsi donc il peut bien arriver que dans
un acte unique selon l'espèce naturelle, il existe un péché véniel en un
premier temps et un péché mortel dans un second, si la volonté s'exalte en de
telles passions qu'elle accomplisse encore par mépris de Dieu une action qui
est péché véniel, par exemple dire une parole oiseuse ou quelque chose de ce
genre. Mais alors il n'y a pas un péché unique mais deux, parce que l'acte
n'est pas unique moralement.
Si on comprend la question en son second
sens, il faut dire alors que ce qui est péché véniel par son genre peut devenir
péché mortel, non évidemment par son genre, mais en raison de la fin. Pour en
acquérir l'évidence, il faut remarquer que puisque l'acte extérieur appartient
au genre moral en tant qu'il est volontaire, il est possible de considérer deux
objets dans un acte moral, à savoir l'objet de l'acte extérieur, puis l'objet
de l'acte intérieur. Certes, il arrive parfois qu'il soit unique, par exemple
lorsque quelqu'un voulant aller en un lieu donné, y va effectivement; mais ils
sont parfois différents, et il arrive que l'un soit bon et l'autre mauvais;
ainsi, lorsque quelqu'un fait l'aumône en voulant plaire aux hommes, l'objet de
l'acte extérieur est bon, mais celui de l'acte intérieur mauvais.
Et parce que l'acte extérieur est constitué
en son genre moral en tant qu'il est volontaire, il faut considérer
formellement l'espèce morale de l'acte selon l'objet de l'acte intérieur: car
l'espèce d'un acte se considère selon son objet. Aussi le Philosophe dit-il
dans l'Éthique (V, 3) que celui qui vole pour commettre l'adultère est
plus adultère que voleur. Ainsi donc, un acte extérieur qui selon l'espèce
qu'il tient de son objet extérieur est péché véniel, passe, à considérer
l'objet de l'acte intérieur, dans la catégorie du péché mortel, comme lorsque
quelqu'un dit une parole vaine dans l'intention de provoquer à la passion.
Il arrive même qu'un acte soit en lui-même
péché véniel, non en raison de son objet, mais de son imperfection; par exemple
un mouvement de désir pour l'adultère, qui se situe dans la sensualité,
appartient bien quant à son objet à la catégorie du péché mortel; mais parce
qu'il n'atteint pas parfaitement à la mali ce morale, parce qu'il existe sans
délibération de la raison, il ne peut conséquemment être péché mortel, qui est
un mal achevé dans le genre moral. Mais il arrive qu'un tel péché devienne
mortel, s'il atteint son achèvement, par exemple quand s'y ajoute le
consentement délibéré de la raison.
Enfin si on comprend la question en son
troisième sens, il faut dire que de façon directe et sur le plan de
l'efficience, des péchés véniels nombreux ne constituent pas un péché mortel,
en sorte que des péchés véniels nombreux auraient la culpabilité d'un péché
mortel unique. Deux raisons rendent la chose évidente: d'abord parce que chaque
fois qu'un tout se produit à partir du rassemblement d'éléments nombreux, il
faut qu'il y ait de part et d'autre la même raison de quantité: ainsi, c'est à
partir de petites lignes multiples que se fait une ligne unique; là où diffère
par contre la raison de quantité, la multiplicité ne fait pas un tout; en
effet, beaucoup de nombres ne font pas une ligne unique et pas davantage la
réciproque. Or le péché véniel n'a pas la même raison de grandeur que le péché
mortel car la grandeur du péché mortel lui vient de l'aversion pour la fin
dernière, alors que la grandeur du péché véniel lui vient d'un certain désordre
dans ce qui conduit à la fin.
En second lieu, parce que comme on l'a dit
plus haut, le péché véniel ne diminue pas la charité, qu'enlève le péché
mortel. Cependant, de façon dispositive, des péchés véniels nombreux conduisent
à commettre le péché mortel, parce que la multiplication des actes engendre un
habitus, et que grandit le désir et la délectation pour le péché; et ils
peuvent croître au point d'incliner plus aisément
à pécher mortellement. Cette disposition
pourtant n'est pas nécessairement pré- exigée pour le péché mortel, parce qu'un
homme peut pécher mortellement même sans que précèdent des péchés véniels, et
dans le cas où précède la disposition susdite des péchés véniels, l'homme peut
grâce à la charité résister au péché mortel.
Solutions des objections:
1. De nombreux petits
péchés tuent de façon dispositive, comme on l'a dit.
2. Et il faut
répondre de même à l'objection 2.
3. Les bonnes oeuvres
ne disposent pas à pécher mortellement comme le font les péchés véniels, mais
elles peuvent être accidentellement une certaine occasion de pécher.
4. La disposition est
envers l'habitus dans le rapport de l'imparfait au parfait. Mais ceci peut se
réaliser d'une double manière: d'une première manière, lorsque le parfait et
l'imparfait appartiennent à la même espèce, et dans ce cas, la disposition
devient un habitus; d'une seconde manière, lorsque le parfait et l'imparfait
appartiennent à des espèces différentes, et dans ce cas, jamais la dis position
ne devient ce à quoi elle dispose: la chaleur en effet, ne devient pas la forme
du feu et de même, le péché véniel ne devient pas non plus mortel.
5. Le mouvement qui a
existé dans la sensualité comme péché véniel ne devient jamais mortel; mais
c'est le consentement même qui survient qui sera de soi péché mortel.
6. Un mouvement
contre la foi par surprise ne se situe pas toujours dans la rai son supérieure,
mais il peut exister parfois dans l'imagination, par exemple lors qu'on imagine
les trois Personnes divines comme trois hommes, et qu'on est porté aussitôt à
le croire; parfois il existe dans la raison inférieure, par exemple lorsqu'on
considère dans les créatures certains éléments qui contredisent à la foi en la
Trinité; parfois aussi dans la raison supérieure, lorsque quelqu'un par exemple
se met tout à coup à réfléchir de façon inexacte sur la Trinité des Personnes
divines; une telle surprise se situe dans la raison supérieure et est un péché
véniel, mais le consentement qui survient est un mouvement différent: et de la
sorte, il ne résulte pas que le même péché soit véniel et mortel.
7. La personne
demeure, elle peut donc être élevée à un degré supérieur, tandis qu'un péché
est un acte qui passe aussitôt; le cas est donc différent.
8. Le chagrin extrême
remplace à la fin la joie, non pas n'importe quelle joie, mais celle qui nous
fait jouir de la créature.
9. Un péché mortel
par son genre est toujours mortel et jamais il ne devient véniel par son genre.
Quand on dit que la pénitence fait du péché mortel un péché véniel, véniel est
pris dans un sens équivoque, comme le montrent bien les divers sens du mot
véniel établis plus haut.
10. Dans le genre des
actes humains, le plus petit bien peut s'entendre d'un acte qui est bon par son
genre sans être méritoire, parce qu'il n'est pas informé par la grâce; or cet
acte identique numériquement ne devient jamais un acte méritoire qu'on puisse
qualifier de plus grand bien dans le genre des actes humains, pas plus que le
péché véniel ne devient jamais mortel.
11. La maladie, comme
la santé, n'est pas un acte mais une disposition ou un habitus, aussi en
restant la même numériquement, elle peut passer de l'imperfection à une
perfection supérieure. Mais le péché est un acte passager; aussi sur ce point
le cas n'est pas le même, mais la ressemblance se remarque seulement sous ce
point de vue: de même que la maladie est un désordre de la nature, de même le
péché est le désordre d'un acte.
12. Puisque parmi les
anges, l'ordre est tenu pour une partie de la hiérarchie, qui est un principe
sacré, il est évident que cet ordre consiste essentiellement dans le don de la
grâce, et on distingue les ordres suivant la distinction des dons gratuits bien
que la distinction des biens naturels soit présupposée matériellement et de
façon dispositive. Mais il faut remarquer que le don de la grâce peut être
envisagé sous deux aspects d'abord en tant qu'il unit à Dieu, et sous cet
aspect-là, les ordres angéliques ne se distinguent pas mais se rencontrent;
aussi Denys dit-il que toute la hiérarchie angélique est, autant que possible,
ressemblance et unité dans l'orientation vers Dieu. Le don de la grâce peut
être envisagé sous l'autre aspect, en tant qu'il ordonne à une fonction, et
selon cet aspect, la grâce se diversifie dans les divers ordres, selon leur
rapport aux différentes fonctions. Or on dit que les hommes sont admis dans les
ordres angéliques non pas en raison de leurs fonctions, mais à cause de leur
mesure de gloire et de fruition divine; il ne résulte donc pas de là que, parmi
les hommes, la grâce diffère spécifiquement suivant les différents états de
perfection.
13. Dans l'état
d'innocence, l'homme ne pouvait pas pécher véniellement, non pas certes en ce
sens qu'il ne pouvait pas accomplir des actes véniels par leur genre, qui
eussent pour lui été mortels, mais parce qu'il ne pouvait accomplir aucune des
actions qui sont des péchés véniels par leur genre: en effet, il ne pouvait y
avoir en lui de désordre dans les puissances inférieures par rapport à ce qui
conduit à la fin, sans que n'eût précédé chez lui un désordre par rapport à la
fin dans la partie supérieure.
14. L'action du
serviteur et celle du maître procèdent de volontés différentes, il n'y a pas
par conséquent un acte moral unique.
15. Pour tous les
corps pesants, il n'existe qu'une même notion de quantité, mais non pour le
péché véniel et le péché mortel; le raisonnement ne tient donc pas.
16. L'homme a agi
contre le précepte divin en goûtant à l'arbre de la science du bien et du mal,
et c'est pourquoi il a péché mortellement; et semblablement, chaque fois que la
raison supérieure pèche en agissant contre le précepte divin, elle pèche
mortellement; mais elle ne pèche pas toujours contre le précepte divin, si bien
que l'argumentation ne tient pas.
17. Ce qui était
allégué, à savoir que si un habitus est condamnable, l'acte l'est aussi, est
faux; le péché mortel, en effet, ne consiste pas dans un habitus, mais dans un
acte; de là vient que si à partir de nombreux actes de péchés mortels
s'engendre un habitus, il n'y a pas de nécessité à ce que tout mouvement qui
découle de l'inclination de cet habitus soit un péché mortel: en effet, il
n'est personne, si affermi qu'il soit dans l'habitus de la luxure ou d'un autre
vice, qui parfois ne résiste en suivant la raison à ses mouvements, et
cependant, à qui résiste ainsi, il serait stupide de dire qu'un tel mouvement
est imputé comme péché mortel. Aussi, bien que la concupiscence habituelle chez
un infidèle non encore baptisé soit condamnable, il n'est pas nécessaire que
tout mouvement de concupiscence soit condamnable à titre de péché mortel. Et
cependant le foyer n'est pas qualifié de concupiscence habituelle de façon
positive, mais par privation, comme on l'a dit, en raison de la perte de la
justice originelle; aussi le mouvement qui procède de la puissance naturelle
elle-même n'est pas obligatoirement péché, loin d'être péché mortel. Il ne faut
donc pas dire que les premiers mouvements de sensualité chez les infidèles sont
des péchés mortels, parce qu'ils le seraient bien davantage chez les fidèles:
dans un seul et même acte, toutes circonstances égales, un fidèle pèche
davantage qu'un infidèle, comme le met en évidence ce passage de l'Apôtre dans
l'Épître aux Hébreux (10, 29): "D'un
châtiment combien plus grave sera jugé digne, ne pensez-vous pas, celui qui
aura tenu pour profane le sang de l'alliance ?", et ce qui est dit
dans la 2° Épître de Pierre (2, 21): "Il
eût été mieux pour eux de ne pas connaître la voie de la vérité que, une fois
connue, de revenir en arrière loin de ce qui leur a été transmis par le saint
commandement."
Quant aux objections contraires, la
réponse est claire par ce qu'on a dit plus haut.
Liens transversaux dans l'oeuvre de saint Thomas: IV Commentaire des Sentences, D. 16, Question 3,
a. 2; Somme théologique Ia-IIae, Question 88, a. 5.
Objections:
Il semble que oui.
1. Saint Augustin dit
dans un sermon sur le Purgatoire que si la colère est entretenue longtemps et
l'ivresse fréquente, elles passent au nombre des péchés mortels. Or des péchés
de ce type sont véniels par leur genre, sans quoi ils seraient toujours
mortels. Donc un péché véniel peut devenir mortel en raison d'une circonstance
de fréquence ou de durée.
2. En outre, la
délectation prolongée est un péché mortel, comme le dit le Maître (II Commentaire
des Sentences, D. 24, c. 12, n° 2). Or si elle n'est pas prolongée, c'est
un péché véniel. Donc la circonstance de durée fait du péché véniel un péché
mortel.
3. En outre, le bien
et le mal diffèrent davantage dans les actes humains que péchés véniel et
mortel, parce que le bien et le mal diffèrent par leur genre: ce sont des
genres pour d'autres réalités, comme on le dit dans les Prédicaments. Or
le péché véniel et le péché mortel étant l'un et l'autre un mal, ils
s'accordent par leur genre. Mais une circonstance rend mauvais un acte bon.
Donc, a fortiori une circonstance
transforme-t-elle un péché véniel en mortel.
4. En outre, parmi
les autres circonstances, on compte le motif, circonstance qui appartient à la
fin. Or, comme on l'a dit, un péché véniel devient mortel à cause de la fin.
Donc une circonstance fait du péché véniel un péché mortel.
Cependant:
La circonstance est un accident de l'acte
moral, comme le mot lui-même l'indique. Or être péché mortel ressortit à
l'espèce du péché. Donc, étant donné qu'aucun accident ne constitue l'espèce de
ce dont il est l'accident, il semble qu'une circonstance ne puisse pas faire du
péché véniel un péché mortel.
Réponse:
Un acte moral est qualifié de bon ou de
mauvais selon son genre, suivant son objet. Mais au-delà de cette bonté et de
cette malice, une double bonté ou malice peut lui advenir: l'une de l'intention
de la fin, l'autre d'une circonstance.
Et parce que la fin est l'objet premier de
la volonté, il en découle que l'acte intérieur reçoit son espèce de la fin; et
si l'acte intérieur reçoit de la fin la raison de péché mortel, l'acte
extérieur passera à l'espèce de l'acte intérieur et deviendra péché mortel,
comme on l'a dit plus haut. Mais une circonstance ne donne pas toujours
l'espèce à l'acte moral; elle le fait seulement lorsqu'elle ajoute une
difformité nouvelle ressortissant à une autre espèce de péché: par exemple,
quand un homme s'approche d'une femme qui non seulement n'est pas la sien ne,
mais est celle d'un autre; et ainsi se produit dans ce cas la difformité de
l'injustice; aussi cette circonstance confère-t-elle une espèce nouvelle, et à
proprement parler, elle n'est plus une circonstance, mais devient la différence
spécifique de l'acte moral.
Si donc la circonstance adjointe ajoute
une difformité telle qu'elle s'oppose au précepte de Dieu, elle fait alors que
ce qui était véniel par son genre devienne mortel. Donc ce qui est péché véniel
par son genre ne peut devenir mortel de par une circonstance qui demeure en sa
raison de circonstance, mais seulement en raison d'une circonstance qui fait
passer à une autre espèce. Mais il arrive par fois qu'une action est péché véniel
non pas par son genre, c'est-à-dire de par son objet, mais plutôt à cause de
l'imperfection de l'acte, parce qu'il n'atteint pas jusqu'au consentement
délibéré de la raison qui achève la raison d'acte moral et alors la
circonstance qui achève la moralité de l'acte fait du péché véniel un péché
mortel, à savoir quand survient le consentement délibéré.
Solutions des objections:
1. La colère comporte
un mouvement qui veut nuire au prochain. Or infliger au prochain un dommage est
par son genre un péché mortel parce qu'il s'oppose à la charité quant à l'amour
du prochain; mais quand le mouvement demeure dans l'appétit inférieur et que la
raison ne consent pas à porter au prochain un dom mage grave, c'est un péché
véniel en raison de l'imperfection de l'acte; mais s'il est maintenu longtemps,
il n'est pas possible que ne survienne la délibération de la raison. Mais être
longtemps entretenu ne veut pas dire: toutes les fois qu'il dure longtemps,
mais qu'on peut lui résister par la raison; et dans ce cas le mouvement de
colère n'est pas entretenu, même s'il dure longtemps. On doit en dire autant de
l'ivresse, parce que l'ivresse, autant qu'il est en elle, détourne actuellement
la raison de Dieu, ce qui veut dire que tant que dure l'ivresse, la raison ne
peut se tourner vers Dieu. Mais parce que l'homme n'est pas tenu de toujours
tourner actuellement sa raison vers Dieu, l'ivresse n'est pas toujours un péché
mortel; mais lorsque l'homme s'enivre régulièrement, il semble ne pas se
soucier de tourner sa raison vers Dieu, et dans un tel état, l'ivresse est
péché mortel: il semble en effet de la sorte mépriser de tourner sa raison vers
Dieu à cause de la délectation du vin.
2. Il faut dire
exactement de la délectation prolongée ce qu'on a dit de la colère qui dure
longtemps.
3. Lorsqu'une
circonstance change un acte bon en un acte mauvais, elle constitue une espèce
nouvelle de péché, et ainsi transpose l'acte en un autre genre moral; et dans
ce cas-là encore, elle peut changer un péché véniel en péché mortel.
4. La fin, en tant
qu'elle est objet de l'acte, donne son espèce morale à l'acte, et pour cette
raison elle peut faire d'un péché véniel un péché mortel.
Liens transversaux: II Commentaire des Sentences, D. 24, Question 3, a. 4; De
veritate, Question 15, a. S; Somme théologique Ia-IIae, Question 74,
articles 9-10.
Objections:
Il semble que non.
1. Saint Augustin dit
dans la Trinité (XII, 7, n° 12) que la raison supérieure adhère aux
raisons éternelles; il semble par là que dans la raison supérieure, il n'existe
de péché que par aversion des raisons éternelles. Or tout péché de cette sorte
est péché mortel. Donc dans la raison supérieure, il ne peut y avoir de péché
que mortel.
2. En outre, dans une
Puissance donnée, un péché ne peut se produire que par un désordre de l'acte
par rapport à son objet, comme il ne peut y avoir de déficience dans l'acte de
la Puissance visuelle que par rapport à la couleur. Or l'objet de la raison
supérieure est la fin dernière, qui est le bien éternel. Donc le péché dans la
raison supérieure ne peut se produire que par un désordre touchant la fin
dernière. Or tout péché de Ce genre est un péché mortel; car le péché véniel
concerne ce qui conduit à la fin, le mortel par contre concerne la fin, comme
on l'a dit. Donc dans la raison Supérieure, il ne peut y avoir de péché que
mortel.
3. En outre, la
raison supérieure est celle qui participe à la lumière de la grâce. Or la
lumière de la grâce est plus Puissante que la lumière corporelle; mais la
lumière corporelle, à moins d'être corrompue ou diminuée, ne défaille pas dans
son acte; par conséquent bien moins encore la lumière spirituelle Donc dans la
raison supérieure, il ne peut y avoir d'acte déficient que par la corruption ou
la diminution de la grâce. Or, comme on l'a dit, la grâce n'est ni enlevée ni
diminuée par le péché véniel. Donc la défaillance du péché véniel ne peut pas
exister dans la raison supérieure.
4. En outre, l'objet
de la raison supérieure est le bien dont il faut jouir, qui est le bien
éternel. Or saint Augustin dit dans les Quatre-vingt-trois Questions
(Question 30) que toute la perversité humaine consiste à jouir de ce dont il
faut user, et à user de ce dont il faut jouir. Donc le péché dans la raison
supérieure ne peut être que d'user de ce dont il faut jouir, à savoir Dieu. Or
c'est là aimer quelque chose plus que Dieu, ce qui constitue un péché mortel
car se servir de quelque chose, c'est le rapporter à un autre comme à sa fin.
Donc dans la raison supérieure, il ne peut y avoir de péché que mortel.
5. En outre, raison
supérieure et inférieure ne sont pas des puissances différentes, mais elles se
distinguent du fait que la raison supérieure procède à partir des raisons
éternelles, la raison inférieure, par contre, à partir des raison temporelles
comme on le tient de saint Augustin (la Trinité, XII, 7, 12). Mais en
procédant à partir des raisons éternelles, il ne peut y avoir de péché que du
fait qu'on se trompe sur les raisons éternelles, ce qui est toujours un péché
mortel. Donc dans la raison supérieure, il ne peut y avoir péché véniel, mais
seulement péché mortel.
6. En outre, selon le
Philosophe dans son livre sur l'Ame (III, 9), la raison est toujours
droite. Or le péché s'oppose à la rectitude. Donc il ne peut y avoir de péché
véniel dans la raison supérieure.
7. En outre, le
Philosophe dit dans l'Éthique (I, 20) que nous louons la raison de
l'homme continent et de l'incontinent; et de la sorte, la raison est louée tant
chez les bons que les méchants. Or il n'y a pas péché dans ce qui est objet de
louange. Donc dans la raison, il n'y a ni péché véniel ni péché mortel.
8. En outre, la
raison comporte une délibération: si donc un péché existe dans la raison, il
faut qu'il soit en elle de par la délibération, parce que tout ce qui est reçu,
est reçu selon le mode de celui qui reçoit. Or un péché qui est délibéré a pour
origine le calcul ou une malice véritable, ce qu'il y a de plus mortel, puisque
c'est le péché contre l'Esprit Saint. Donc dans la raison supérieure, il ne
peut y avoir de péché que mortel.
9. En outre, il
appartient à la raison supérieure de consulter les raisons éternelles. Or le
conseil est une certaine délibération. Donc la raison supérieure ne pèche que
par consentement délibéré, ce qui nous ramène à l'objection précédente.
10. En outre, le
mépris, comme on l'a vu, fait du péché véniel un péché mortel. Or le fait que
quelqu'un pèche délibérément ne semble pas aller sans un certain mépris. Il
semble donc que puisque le péché de la raison supérieure est délibéré, il ne
soit jamais véniel mais toujours mortel.
11. En outre, dans
les puissances inférieures de l'âme, peut se trouver un péché véniel par
surprise. Mais ce péché par surprise, s'il se produit dans la raison
supérieure, ne peut, semble-t-il, être véniel. Donc dans la raison supérieure,
il ne peut absolument pas y avoir de péché véniel. Preuve du moyen terme: le
péché par surprise, lorsque survient le consentement délibéré, de véniel
devient mortel, du fait que la raison en délibérant y engage un bien plus
grand, dont le rejet est un péché plus grand: par exemple, lorsque la
convoitise surgit par surprise, on considère dans l'objet convoité seulement le
caractère délectable; mais lorsque la raison délibère, elle considère quelque
chose de plus élevé, à savoir la loi de Dieu qui s'oppose à la concupiscence,
et en la méprisant par convoitise l'homme pèche mortellement. Or on ne peut
rien tenir pour plus élevé que l'objet de la raison supérieure, qui est le bien
éternel. Donc si le péché de surprise était véniel par rapport à son objet
propre, il ne pourrait devenir mortel dans la raison supérieure du fait du
consentement délibéré; or il est avéré que le consentement délibéré le rend
mortel; donc même si c'est un péché de surprise, il est mortel. Il ne peut donc
en aucune façon y avoir de péché véniel dans la raison supérieure.
12. En outre, la
raison supérieure est principe de vie spirituelle comme le coeur chez l'animal
est principe de vie corporelle, aussi est-elle comparée au coeur dans les
Proverbes (4, 23): "Garde ton coeur
en toute vigilance, car de lui procède la vie". Or dans le coeur
corporel, il ne peut y avoir de maladie qui ne soit mortelle. Donc il n'y a pas
non plus dans la raison supérieure de péché véniel, mais seulement mortel.
Cependant:
1) Saint Augustin dit
dans la Trinité (XII, 12, 17) que tout consentement à un acte ressortit
à la raison supérieure. Or il existe un consentement à l'acte qui est péché
véniel, lorsque quelqu'un consent par exemple à dire une parole inutile: car le
consentement au péché véniel est véniel, comme le consentement au péché mortel
est mortel. Donc il peut y avoir péché véniel dans la raison supérieure.
2) En outre, comme la
volonté se réjouit dans le bien, ainsi le fait la raison dans le vrai. Or la
volonté peut pécher véniellement, si elle aime le bien créé au-dessous du bien
incréé. Donc la raison supérieure peut pécher véniellement, si elle se réjouit
dans le vrai créé au-dessous du vrai incréé.
Réponse:
Puisque la raison dirige l'appétit, il
existe une double façon de pécher dans la raison: la première regarde l'acte
propre de la raison, lorsqu'après avoir abandonné le vrai, elle se trompe sur
un point en adhérant au faux: la seconde vient du fait que l'appétit, après la
délibération de la raison, se porte sur un objet de façon désordonnée.
Et si cette délibération de la raison
s'effectue à partir de raisons temporelles, par exemple l'utilité ou non d'une
chose, sa décence ou son indécence suivant l'opinion des hommes, on dira qu'il
y a péché dans la raison inférieure; si par contre la délibération se réalise
en usant des raisons éternelles, par exemple l'accord ou le désaccord avec un
précepte divin, on dira qu'il y a péché dans la raison supérieure: car la
raison qualifiée de supérieure est celle qui s'attache aux raisons éternelles,
comme le dit saint Augustin dans la Trinité (XII, 7, 12). Or elle
s'attache à elles de deux manières, à la fois pour les contempler, et pour les
consulter. Elle s'attache à elles pour les contempler comme son objet propre, et
d'autre part elle s'y attache pour les consulter, comme au moyen qu'elle
applique à la direction de l'appétit ou de l'action.
Or sous l'un et l'autre modes, péché
véniel et mortel peuvent exister dans la raison supérieure. Car en tant qu'elle
adhère pour les contempler aux raisons éternelles qui sont son objet propre,
elle peut avoir un acte délibéré et aussi un acte non délibéré, que l'on
appelle surprise. Car bien que le propre de la raison soit de délibérer, il
faut cependant que soit incluse en toute délibération une considération
absolue: la délibération n'est rien d'autre qu'une démarche, et comme une
considération changeante; or en tout mouvement, on trouve un élément
indivisible, comme on trouve l'instant dans le temps et le point dans la ligne.
Si donc dans la raison supérieure existe un péché de surprise touchant son
objet propre, ce sera un péché véniel; par exemple lorsque quelqu'un saisit
tout à coup qu'il est impossible d'être un et trine. Il n'y a pas, en effet, de
péché mortel avant que la raison ne prenne conscience que cette considération
s'oppose au précepte divin; en effet, il est de la raison même de péché mortel
d'aller contre un précepte de Dieu. Donc lorsque la raison aura perçu, grâce à
la délibération, que ne pas croire est contre le précepte divin, il y aura
péché mortel, si elle refuse de croire.
Mais quand la raison adhère aux raisons
éternelles comme à un moyen, en les consultant, il ne peut y avoir de péché par
surprise, parce que le conseil implique la délibération; néanmoins, même ainsi,
il peut y avoir dans la raison supérieure péché véniel et péché mortel. En
délibérant, en effet, nous recherchons par quel moyen une chose peut se faire,
et par quel moyen la faire mieux. En consultant les raisons éternelles, il peut
donc y avoir péché de deux façons: d'une première façon dans la mesure où en
suivant cette délibération, on accepte ce qui est tout à fait contraire à la
lin, de sorte que, le choix fixé, on ne peut plus parvenir à la fin, et il y a
alors péché mortel: par exemple, lorsque quelqu'un délibère que la fornication
est contre la loi de Dieu, et qu'il la choisit néanmoins, il pèche
mortellement. Par contre, lorsqu'on accepte ce qui n'exclut pas la fin, alors
que cependant on pourrait sans cela mieux parvenir à la fin, parce que cela
retarde en quelque chose l'obtention de la fin, ou dispose à ce qui lui est
contraire, il y a alors péché véniel: par exemple lorsqu'on dit une parole
inutile, en délibérant même que c'est un péché véniel qui dispose au péché
mortel, et qui manque en quelque point à la rectitude de justice qui conduit à
Dieu.
Solutions des objections:
1. Il n'est pas
nécessaire que chaque fois que la raison supérieure pèche, ce soit par aversion
des raisons éternelles: elle pèche parfois en approuvant ce qui n'est pas
contraire aux raisons éternelles, comme on l'a dit.
2. Par rapport à la
fin, le désordre peut être double: ou bien parce qu'on s'écarte de la fin, et
c'est le péché mortel; ou bien parce qu'on accepte ce qui retarde l'obtention
de la fin, et c'est le péché véniel.
3. La lumière
corporelle agit par nécessité naturelle; aussi tant qu'elle demeure intègre,
elle agit toujours et son acte n'est jamais diminué, tandis que l'usage de la
charité et de la grâce relève du choix de la volonté; de là vient que l'homme
qui possède la charité n'en use pas toujours dans sa perfection, mais accomplit
parfois un acte amoindri.
4. Saint Augustin
parle ici du péché mortel qui est la perversité et le mal absolu; or le péché
véniel ne peut être qualifié de perversité au sens propre, et il n'est un mal
que sous un certain rapport, comme on l'a dit.
5. Quand la raison
qui procède à partir des raisons éternelles accepte ce qui est contraire à ces
raisons, elle pèche mortellement; mais elle pèche parfois non pas parce que ce
qu'elle accepte leur est contraire, mais parce que cela dispose à ce qui les
contrarie et entraîne un retard.
6. On dit que la
raison est toujours droite, ou bien selon qu'elle se rapporte aux premiers
principes, à propos desquels elle ne se trompe pas, ou bien du fait que
l'erreur ne vient pas de son caractère propre de raison, mais plutôt d'un
défaut. Par contre, l'erreur suit le caractère propre de l'imagination, dans la
mesure où elle saisit les similitudes des objets absents.
7. L'homme continent
aussi bien que l'incontinent ont une raison droite, au moins pour les
propositions universelles; même l'incontinent juge, par sa raison droite, que
c'est un mal d'accepter un plaisir déshonnête, bien qu'il abandonne cette
considération générale en raison de sa passion. Il ne s'ensuit pas cependant
que la raison de tout pécheur soit louée en matière de propositions
universelles, parce que l'intempérant, même en dehors de sa passion, juge comme
un bien d'user d'un plaisir déshonnête, faisant usage d'une raison qui est
comme pervertie.
8. Bien que la raison
délibère, il est cependant nécessaire qu'elle ait une considération absolue
qui, comme on l'a dit, fasse partie de cette délibération même il n'est
cependant pas nécessaire que chaque fois que la raison pèche dans la
délibération, elle le fasse par malice véritable, mais cela se produit
seulement lorsqu'elle accepte ce qui est contraire à la vertu, comme on le dit
dans l'Éthique (VII, 4) or le péché véniel n'est pas contraire à la
vertu: donc lorsque quelqu'un, après délibération, consent à un péché véniel,
il ne pèche pas pour cela par malice.
9. Et ainsi la
solution à l'objection 9 est claire.
10. Un consentement
délibéré ne cause pas le mépris de Dieu, à moins que ce à quoi il consent soit
accepté comme contraire à Dieu.
11. L'objet de la
raison supérieure, qui est le plus élevé qui soit, peut être considéré et
suivant une connaissance supérieure et suivant une connaissance inférieure. Car
la connaissance que possède Dieu du bien éternel qu'il est lui- même est au-dessus
de la connaissance que l'homme en a par la raison humaine, et c'est pourquoi
l'homme, en tant qu'il croit à la révélation divine, rectifie sa connaissance
au moyen de la connaissance divine; quand donc on saisit tout à coup que Dieu
n'est pas un et Trine, on le saisit par la seule raison humaine et c'est un
péché véniel; par contre lorsqu'on délibère, on y implique la connaissance
divine, en remarquant que refuser de croire à la trinité du Dieu un est opposé
à ce que Dieu a révélé; aussi le péché devient-il mortel, comme se met tant en
opposition avec une mesure plus élevée.
12. La maladie qui
change la complexion naturelle du coeur ou qui en dégrade quelque chose est
toujours mortelle, mais l'infirmité qui introduit un désordre en son mouvement
n'est pas toujours mortelle; et de même, le péché qui enlève la charité de la
raison supérieure est mortel, mais non le péché qui cause un désordre dans un
acte donné.
Liens transversaux dans l'oeuvre de saint Thomas: II Commentaire des Sentences, D. 24, Question 3,
a. 2; De Ver, Question 25, a. S; Somme théologique Ia-IIae, Question 74,
articles 3-4; IV Quodlibet, Question 11, a. 1.
Objections:
Il semble que non.
1. Saint Ambroise dit
que seul est capable de vice ce qui est capable de vertu. Or la sensualité
n'est pas capable de vertu; en effet, elle est signifiée par le serpent, comme
le dit saint Augustin dans la Trinité (XII, 12, 17). Donc la sensualité
ne peut être cause de vice.
2. En outre, selon
saint Augustin, tout péché a son siège dans la volonté "parce qu'on ne
pèche que par la volonté". Or la sensualité diffère de la volonté. Donc
sensualité n'est pas péché véniel.
3. En outre, le péché
n'a pas de place chez les animaux. Or la sensualité est comme à nous et à eux.
Donc il ne peut y avoir de péché dans la sensualité.
4. Mais on peut dire
que la sensualité chez les animaux n'obéit pas à la raison comme chez nous, et
c'est pourquoi elle peut être sujet de péché chez nous, non chez les animaux. -
On objecte à cela que, s'il en est ainsi, la sensualité ne sera sujet de péché
qu'en tant qu'elle obéit à la raison. Or "ce par quoi chaque être est tel,
l'est lui-même davantage et par priorité." Donc la raison doit être
davantage assignée comme sujet du péché véniel que la sensualité: ils se
trompent, en effet, selon le Philosophe dans les Topiques (VI, 9), ceux
qui n'assignent pas à un accident son premier sujet.
5. En outre,
disposition et habitus résident dans le même sujet. Or le péché véniel est une
disposition au péché mortel. Donc comme le péché mortel ne peut exister dans la
sensualité, le péché véniel ne pourra pas y être non plus.
6. En outre, saint
Augustin dit dans son Commentaire sur la Genèse contre les Manichéens (II, 14)
que si quelqu'un ne consent pas au mouvement de sensualité, il n'est pas en
péril, mais couronné. Or nul homme qui pèche véniellement n'est pour autant
couronné. Donc le mouvement de sensualité n'est pas péché véniel.
7. En outre, saint
Augustin dit dans le sermon Sur les Oeuvres de Miséricorde: "Tout
péché est un mépris de Dieu, du fait que ses commandements sont méprisés".
Donc le péché peut exister dans la partie de l'âme qui est capable de percevoir
le commandement de Dieu. Or ce ne peut être la sensualité, mais la seule
raison. Donc le péché véniel ne peut exister dans la sensualité.
8. En outre, personne
ne pèche en ce que la volonté ne peut éviter. Or l'homme ne peut pas éviter par
sa volonté que ne s'élève un mouvement de concupiscence, conformément à cette
parole: "Je ne fais pas le bien que je veux" (Rom, 7, 15), ce qui
veut dire: ne pas convoiter, comme l'explique la Glose. Donc le mouvement de
sensualité n'est pas péché.
Cependant:
Le Maître dit dans les Sentences
(II, D. 24, c. 9, n° 3) que si le mouvement de concupiscence réside dans la
seule sensualité, il sera péché véniel; et cela est tiré de saint Augustin,
dans la Trinité (XII, 12, 17).
Réponse:
Comme il est évident d'après ce qui a été
établi plus haut, le péché concerne proprement l'acte. Or comme nous parlons
présentement du péché qui regarde la conduite morale, c'est dans l'acte d'une
puissance qui peut être morale qu'il arrive que réside le péché; or un acte est
rendu moral du fait qu'il est ordonné et impéré par la raison et par la
volonté; aussi le péché peut-il exister dans l'acte de toute partie de l'homme
obéissant à la raison; or obéissent à la raison et à la volonté, non seulement
les membres corporels pour l'acte extérieur, mais aussi l'appétit sensitif pour
des mouvements intérieurs: aussi le péché peut-il exister et dans les actes
extérieurs et dans les mouvements de l'appétit sensitif, que l'on qualifie de
sensualité.
Mais il faut remarquer que, du fait que
l'action est attribuée plutôt à l'agent premier et principal qu'à l'instrument,
lorsque l'appétit intérieur ou un membre extérieur agissent sur l'ordre de la
raison, le péché n'est pas attribué à la sensualité ou au membre corporel, mais
à la raison. Or il n'arrive jamais qu'un membre extérieur agisse sans être mû
par la raison, ou au moins par l'imagination ou la mémoire et l'appétit
sensitif; aussi ne dit-on jamais que le péché réside dans les membres
extérieurs, par exemple dans la main ou le pied. Mais la sensualité est mue
parfois en dehors de l'empire de la raison et de la volonté, et c'est dans ce
cas-là que le péché est dit résider dans la sensualité.
Toutefois ce péché ne peut être mortel,
mais seulement véniel. Le péché, en effet, est rendu mortel par l'aversion à
l'égard de la fin dernière à laquelle nous ordonne la raison. Or la sensualité
ne peut y atteindre; aussi ne peut-il pas y avoir de péché mortel dans la
sensualité, mais seulement péché véniel. Car lorsque le mouvement de sensualité
est impéré par la raison, comme la chose est évidente chez celui qui veut
convoiter un objet mortel, ce mouvement-là est péché mortel; mais il n'est pas
attribué à la sensualité, mais à la raison qui 1'impère.
Solutions des objections:
1. Saint Ambroise
parle du vice du péché mortel qui s'oppose à la vertu; mais le péché véniel
n'est pas contraire à la vertu, bien qu'il y ait des vertus qui appartiennent
aux parties irrationnelles de l'âme, selon le Philosophe dans l'Éthique
(III, 19), non pas évidemment en tant qu'elles sont sensitives, mais en tant
qu'elles sont rationnelles par participation.
2. Saint Augustin
veut dire que tout péché se situe dans la volonté comme dans son premier
moteur, ou comme dans ce qui a puissance de mouvoir: en effet, le mouvement de
sensualité est péché véniel parce que la volonté peut l'empêcher.
3. La sensualité est
sujet du péché en tant qu'elle obéit à la raison; or, à ce point de vue, elle
n'est pas commune à nous et aux bêtes.
4. Lorsque l'acte de
la volonté ou de la raison se trouve dans le péché, alors on peut l'attribuer
directement à la volonté ou à la raison comme premier moteur et premier sujet;
mais quand il n'y a aucun acte de la raison ou de la volonté, mais le seul acte
de la sensualité, que l'on qualifie de péché parce qu'il peut être empêché par
la raison et la volonté, alors le péché est attribué à la sensualité.
5. Lorsque
disposition et habitus diffèrent comme le parfait et l'imparfait dans la même
espèce, ils sont alors dans le même sujet; autrement, cela ne s'impose pas: car
la bonté de l'imagination est une disposition à la science, et de même, le mouvement
de sensualité peut être une disposition au péché mortel, qui réside dans la
raison.
6. Lorsqu'un
mouvement illicite se produit dans la sensualité, la raison peut se comporter à
son endroit d'une triple manière. D'une première manière, comme faisant
résistance, et dans ce cas il n'y a aucun péché, mais le mérite de la gloire.
Parfois elle se comporte comme ce qui commande, par exemple lorsque quel qu'un
excite de propos délibéré un mouvement de convoitise illicite: dans ce cas, si
ce qui est illicite appartient au genre du péché mortel, il y aura péché
mortel; parfois elle se comporte sans empêcher ni commander, mais en
consentant, et alors il y a péché véniel.
7. Saint Augustin
parle ici du péché mortel, qui constitue le péché absolu; car comme on l'a dit,
le péché véniel n'est péché que sous un certain rapport.
8. Étant donné que
l'appétit sensitif est mû par une certaine connaissance et qu'il est cependant
une puissance placée dans un organe corporel, son mouvement peut se produire de
deux manières: d'une première manière, en vertu d'une disposition corporelle;
et de l'autre, en vertu de quelque connaissance. Or une disposition corporelle
n'est pas soumise à l'empire de la raison, mais toute connaissance y est
soumise: la raison peut empêcher l'usage de n'importe quelle puissance
appréhensive, surtout en l'absence de ce qui est sensible au toucher et qui
parfois ne peut être écarté. Donc puisqu'il y a péché dans la sensualité en
tant que celle-ci peut obéir à la raison, le premier mouvement de sensualité
qui vient de la disposition corporelle n'est pas un péché; et c'est lui que
certains appellent tout premier mouvement. Mais le second mouvement, qui est
suscité par une connaissance, est péché: la raison ne peut en effet en aucune
façon éviter le premier, mais elle peut éviter le second, pour ce qui est de
chacun pris dans sa singularité, mais non pas tous dans leur totalité, parce
que tandis qu'elle détourne sa pensée d'un objet, elle en rencontre un autre, à
partir duquel peut s'élever un mouvement illicite.
Liens transversaux dans l'oeuvre de saint Thomas: II Commentaire des Sentences, D. 21, Question 2,
a. 3; Somme théologique Ia-IIae, Question 89, a.3.
Objections:
Il semble que oui.
1. En effet, sur ce
verset: "Adam n'a pas été
séduit", (I, Tim. 2, 14), la Glose dit: "Ne connaissant pas
encore la sévérité divine, il a pu se tromper en croyant véniel l'acte
commis". Il semble donc par là qu'Adam, dans l'état d'innocence, a cru qu'il
pouvait pécher véniellement avant de le faire mortellement. Or il connaissait
la condition de son état mieux que nous. Il ne nous faut donc pas dire qu'il
n'aurait pas pu pécher véniellement.
2. Mais on peut dire
que véniel n'est pas pris ici au sens générique, comme une parole inutile est
qualifiée de péché véniel, mais qu'on qualifie de véniel ce qui est facilement
rémissible. - On objecte à cela ce que dit saint Grégoire dans les Morales,
(IX, 50, 76) sur ce passage: "Souviens-toi,
je t'en prie, que tu m'as fait comme de l'argile" (Job, 10, 9):
"La faute est vénielle pour l'homme, alors qu'elle est sans remède pour
l'ange". Si donc il avait estimé que son péché était véniel, c'est-à-dire
pardonnable, il n'aurait pas été séduit. Donc la Glose ne doit pas s'entendre
du péché véniel comme rémissible.
3. En outre, le péché
véniel est une disposition au mortel. Or la disposition pré cède l'habitus.
Donc chez l'homme, le péché véniel précède le mortel.
4. En outre, puisque
nous, nous pouvons pécher véniellement, si Adam n'avait pu pécher véniellement,
il n'y aurait eu à cela d'autre raison que l'intégrité de son état premier. Or
le péché véniel s'oppose moins à l'intégrité de l'état premier que le péché
mortel, qu'il a pourtant commis. Donc a
fortiori a-t-il pu commettre le péché véniel.
5. En outre, les
péchés s'opposent aux actes vertueux or les actes vertueux ne furent pas d'un
autre genre dans l'état d'innocence qu'ils ne le sont actuellement; donc pas
davantage les actes du péché. Si donc des péchés sont actuellement véniels, ils
le furent aussi dans l'état d'innocence.
6. En outre, on
arrive d'abord à ce qui est moins éloigné avant d'arriver à ce qui est plus
éloigné. Or le péché mortel est plus éloigné de la rectitude du premier état
que le péché véniel. Donc Adam arriva au péché véniel avant d'arriver au péché
mortel.
7. En outre, Adam
pouvait pécher et agir bien. Mais il pouvait faire un bien plus grand ou moins
grand. Il a donc pu faire un mal plus grand et un moins grand en péchant
mortellement et véniellement.
8. En outre, il
existe un état de la créature raisonnable dans lequel on peut pécher
mortellement et véniellement, comme cela nous arrive; il existe aussi un état
dans lequel on ne peut pécher ni véniellement ni mortellement, comme dans
l'état de gloire; il existe aussi un état dans lequel on ne peut pas pécher
véniellement mais seulement mortellement; donc il existe un état dans lequel,
tant qu'il dure, on peut pécher véniellement et pas mortellement. Or cet état
ne peut-être autre que l'état d'innocence. Donc dans l'état d'innocence, tant
qu'il durait, l'homme pouvait pécher véniellement.
9. En outre, dans
l'état d'innocence, le gouvernement de l'âme était bien ordonné, c'est pourquoi
il est dit dans l'Ecclésiaste (7, 30) que Dieu
fit l'homme droit. Or un gouvernement bien ordonné peut d'abord être
affaibli avant d'être détruit entièrement. Le gouvernement de l'âme a donc pu
lui aussi être affaibli d'abord par le péché véniel, avant d'être détruit
entièrement par le péché mortel.
10. En outre, la
grâce ne supprime pas la nature. Or le libre arbitre de l'homme possède dans sa
nature de pouvoir faire le bien et de pécher mortellement et véniellement. Donc
le don gratuit de la justice originelle n'empêchait pas qu'il ne pût pécher
véniellement.
11. En outre, rien
n'empêche qu'il y ait un défaut dans l'acte d'une cause seconde, sans qu'il y
ait de défaut dans l'acte de l'agent supérieur; ainsi, il arrive qu'il y ait un
défaut dans la force germinative d'une plante, alors qu'il n'y en a aucun dans
le mouvement du soleil. Or dans l'âme, raison et sensualité sont dans le
rapport de supérieur à inférieur. Donc, même en l'état d'innocence, il a pu y
avoir un péché véniel dans l'acte de la sensualité, sans qu'aucun péché mortel
n'existe dans celui de la raison.
12. En outre, saint
Augustin dit dans son Commentaire littéral de la Genèse (XI, 42, n° 60),
que "lorsqu'Adam vit que sa femme n'était pas morte après avoir pris cette
nourriture, il fut pris d'un désir d'en faire l'expérience; cependant s'il
était alors doué d'un discernement spirituel, il n'a pu croire en aucune façon
que Dieu leur avait interdit le fruit de cet arbre par jalousie". Or Adam
n'avait pas le discernement spirituel après le péché; c'est donc avant le péché
que la convoitise l'incita à faire cette expérience; mais cette convoitise est
un péché véniel; donc chez Adam le péché véniel précéda le péché mortel.
13. En outre, un
mouvement soudain d'infidélité est un péché véniel. Or il y eut un mouvement
soudain d'infidélité en Eve avant qu'elle ne pèche, ce qui ressort de ce
qu'elle dit comme en doutant: "de
crainte que nous ne mourions". (Gen, 3, 3). Elle pécha donc
véniellement avant de pécher mortellement.
14. En outre, selon
saint Augustin dans 1'Enchiridion (XI) les péchés sont à l'âme ce que les
maladies sont au corps. Or Adam rencontra d'abord une maladie qui affaiblit sa
force avant de rencontrer la mort. Donc pour une raison semblable, il encourut
d'abord la faiblesse due au péché véniel, avant la mort spirituelle par le
péché mortel.
15. En outre, saint
Augustin dit dans son Commentaire littéral sur la Genèse (XI, 5):
"Il ne faut pas penser que le tentateur aurait renversé l'homme sans que
n'ait précédé dans l'âme de l'homme un élèvement qu'il fallait réprimer".
Or il n'a pu réprimer l'élèvement après y avoir consenti; donc il s'était élevé
en lui auparavant et devait être réprimé par un désaccord. Or un tel mouvement
qui doit être réprimé est péché véniel. Donc chez Adam il y eut péché véniel
avant le consentement.
16. En outre, par le
péché mortel, l'homme fut renversé par le tentateur. Or le mouvement d'orgueil
qu'il fallait réprimer a précédé la chute, comme cela ressort des paroles mêmes
de saint Augustin. Donc le péché véniel exista en lui avant le péché mortel.
Cependant:
1) Le premier péché
de l'homme fut cause de mort selon ce que dit l'Apôtre: "Par un seul homme, le péché est entré dans le monde, et par le
péché la mort" (Rom., 5, 12). Or le péché est qualifié de mortel parce
qu'il est cause de mort. Donc le premier péché de l'homme n'a pu être que
mortel.
2) En outre, saint
Anselme dit dans la Conception Virginale (X) que comme la loi de la bête
est d'agir sans raison, ainsi la loi de la nature humaine est d'agir avec
raison. Or celui qui pèche véniellement n'agit pas avec sa raison, puisque
Denys dit dans les Noms Divins (IV, 32) que le mal de l'homme est de
vivre sans raison. Donc dans l'état d'innocence, où était intact l'ordre
naturel, l'homme n'a pu pécher véniellement.
3) En outre, tout
mouvement vient de la cause prédominante. Or dans l'homme, au temps de son
innocence, c'était la justice qui prédominait. Donc en cet état, tout mouvement
se produisait conformément à la justice: donc tant que cet état a duré, l'homme
n'a pu pécher véniellement.
Réponse:
Il est communément reçu qu'Adam dans son
état premier n'a pas péché véniellement avant d'avoir péché mortellement. Mais
on pourrait peut-être penser qu'il en était ainsi parce que les péchés qui sont
pour nous véniels eussent été mortels pour l'homme en état d'innocence, en raison
de l'excellence de son état.
Mais on ne peut le soutenir. Il arrive, en
effet, qu'un seul et même péché soit plus grave en raison de l'excellence de la
personne; mais une circonstance de personne n'aggrave pas le péché à l'infini
en rendant mortel un péché véniel, à moins qu'elle ne le fasse passer à une
autre espèce de péché car, comme on l'a vu plus haut, seule une circonstance de
ce type fait passer du péché véniel au péché mortel. Or cela se produit
lorsque, pour une personne donnée, en raison de la condition de son état, un
acte devient contraire à un précepte alors que, pour une personne de condition
inférieure, il n'a pas raison d'infraction contre un précepte; ainsi, le fait
de se marier pour un prêtre est une infraction au voeu de continence qu'il lui
faut garder, mais non pour le laïc qui n'a pas fait ce voeu, et de la sorte ce
qui est péché véniel ou n'est pas péché du tout pour le laïc, est péché mortel
pour le prêtre. Si par contre l'acte d'une personne de condition supérieure ne
s'oppose pas à un précepte qui la regarde à un titre particulier, ce n'est pas
un péché mortel, parce que comme on l'a dit, tout péché mortel s'oppose à un
précepte de la loi de Dieu; à moins qu'il ne le soit parfois de façon
accidentelle en raison du scandale qui en résulte, quoique fournir à un frère
une occasion de chute va aussi contre un précepte.
Mais on ne peut pas dire que dans l'état
premier d'innocence de l'homme, les actes des péchés véniels eussent été
opposés au précepte d'une autre manière que pour nous. Aussi ne peut-on pas
dire que ces actes qui sont pour nous péchés véniels eussent été pour lui
mortels s'il les avait faits, en raison de l'excellence de son état.
Mais il faut dire plutôt que la condition
de son état était telle que tant que cet état durait, l'homme ne pouvait
commettre en aucune manière de péché véniel. La rai son en est, comme le dit
saint Augustin dans la Cité de Dieu (XIV, 15), que l'homme était ainsi
fixé dans l'état d'innocence qu'aussi longtemps que la partie supérieure de
l'homme était fermement unie à Dieu, toutes les parties inférieures étaient
soumises à la partie supérieure, non seulement les parties de l'âme, mais
encore le corps lui-même et les autres choses extérieures; or la partie
supérieure de l'homme, c'est-à-dire l'esprit, ne pouvait s'écarter de la
rectitude qui la soumettait à Dieu que par le péché mortel, qui est aversion de
Dieu. Donc avant que l'homme ne péchât mortellement, aucun désordre ne pouvait
exister dans les parties inférieures de l'âme. Il est par là évident que le
péché véniel qui réside dans la sensualité avant la délibération de la raison,
n'a pu exister dans l'état d'innocence, puisque tout mouvement des parties
inférieures suivait l'ordre de la partie supérieure.
Mais parce que, même dans la raison supérieure,
il arrive, comme on l'a vu, que le péché véniel existe, il pourrait sembler à
quelqu'un que du moins ce péché véniel a pu exister chez Adam dans l'état
d'innocence. Mais, à bien y regarder, la même raison vaut aussi pour ce point.
Car, étant donné que les puissances se
distinguent selon leurs objets, l'ordre des puissances se prend aussi selon
l'ordre des objets; or il se fait que dans les objets de la raison aussi, il
existe un ordre de supériorité et d'infériorité, dans le domaine spéculatif
comme dans le domaine pratique; en effet, de même qu'un principe indémontrable
est suprême dans les questions spéculatives, de même la fin joue ce rôle dans
les actions à faire. De là résulte qu'aussi longtemps que la raison supérieure
de l'homme se fût bien comportée à l'endroit de la fin, elle n'aurait pu en
aucune façon défaillir en ce qui conduit à la fin, en raison de l'ordination
indéfectible de ce qui est inférieur à ce qui est supérieur, conformément à la
condition de cet état; ainsi en va-t-il dans les questions spéculatives aussi
longtemps que l'homme garde une estimation droite des principes: à moins qu'il
n'y ait un défaut dans la connexion des principes aux conclusions, nul défaut
ne pourra s'introduire relativement aux conclusions. Or ce qu'on a vu auparavant
rend évident qu'un péché est rendu mortel par l'aversion de la fin, tandis que
le péché véniel est un désordre dans ce qui conduit à la fin: aussi était-il
impossible à l'homme dans l'état d'innocence de pécher véniellement avant de
pécher mortellement.
Solutions des objections:
1. Dans cette Glose,
"véniel" n'est pas pris au sens générique, comme le véniel dont nous
parlons maintenant, mais véniel veut dire facilement rémissible.
2. Le péché du
premier homme fut certes véniel comme le dit saint Grégoire, parce qu'il a pu
être remis; cependant ce ne fut pas avec autant de facilité qu'il le pensait,
c'est-à-dire qu'il lui serait remis sans qu'il perdît son état.
3. Une chose dispose
à une autre de deux façons: d'une première façon suivant un ordre nécessaire et
naturel, comme la chaleur dispose à la forme du feu; et une disposition de
cette nature précède toujours ce à quoi elle dispose; d'une: seconde façon,
d'une manière contingente et comme accidentelle, comme la colère dispose à la
fièvre, sans qu'il y ait cependant nécessité à ce que la colère précède
toujours la fièvre; et c'est de cette manière que le péché véniel dispose au
mortel, et pourtant il ne le précède pas toujours.
4. Péché véniel et
péché mortel s'opposent tellement à l'intégrité de l'état premier que cette
intégrité ne souffre ni l'un ni l'autre; mais le péché mortel s'y oppose
d'autant plus qu'il pouvait corrompre l'intégrité du premier état, ce que ne
pouvait pas le péché véniel.
5. Ce raisonnement
procède de l'idée qui nous fait estimer que les actions qui sont pour nous
péchés véniels auraient pu être accomplies par Adam, tout en étant cependant
pour lui péchés mortels: ce qui est manifestement faux d'après ce qui a été
dit.
6. Ce raisonnement se
vérifie lorsqu'on ne peut parvenir à ce qui est plus éloigné que par un
intermédiaire déterminé; mais lorsqu'on peut parvenir à ce qui est plus éloigné
par différents intermédiaires, il n'est pas nécessaire que chacun d'eux
précède. Ainsi, lorsqu'on peut atteindre un endroit donné par différents
itinéraires, il n'est pas nécessaire, pour parvenir au point le plus éloigné de
passer auparavant par un point plus rapproché situé sur un de ces itinéraires.
Et de même, il n'y a pas de nécessité à ce qu'un homme pèche véniellement avant
de pécher mortellement.
7. Adam pouvait au
commencement faire un péché mortel plus ou moins grand; il ne s'ensuit pas
qu'il pouvait pécher véniellement: tout péché moins grand n'est pas véniel.
8. Des raisons de ce
genre ne sont pas réellement concluantes partout: car on peut trouver un
élément sans l'autre, comme la substance sans l'accident, ou la forme sans la
matière, et cependant il n'est pas possible de trouver le deuxième élément sans
le premier. Et de même, l'on peut dire que même si l'on trouvait un état où le
péché mortel est seul possible, il n'y a pas de nécessité à trouver un état où
existe le seul péché véniel. On pourrait dire cependant qu'il existe un état
dans lequel le péché mortel n'était pas possible, alors que le péché véniel
l'était, comme chez ceux qui ont été sanctifiés avant la naissance,
c'est-à-dire chez Jérémie, saint Jean-Baptiste, et les Apôtres, dont il est
dit: "J'ai affermi ses colonnes" (Ps. 74, 4), et dont on croit qu'ils
ont été confirmés en grâce, de sorte qu'ils ne pouvaient pas pécher
mortellement, mais seulement véniellement.
9. Le fait qu'un
gouvernement s'affaiblisse avant d'être complètement cor rompu peut résulter ou
d'un défaut de celui qui est à la tête, qui manque de sagesse ou de justice, ou
bien d'un défaut des sujets qui n'obéissent pas parfaitement. Mais dans l'état
d'innocence l'âme de l'homme était parfaite en sagesse et en justice, et ses
parties inférieures lui étaient parfaitement soumises: aussi le gouvernement de
l'âme ne pouvait-il pas être affaibli par le péché véniel, avant d'être détruit
par le péché mortel.
10. La grâce n'enlève
pas la perfection de la nature, mais elle enlève ses faiblesses; or pouvoir
pécher relève de la faiblesse, aussi la grâce peut-elle enlever de l'homme
cette faiblesse, de sorte qu'il ne puisse plus pécher, comme cela apparaît
surtout chez les bienheureux.
11. Le fait qu'un
défaut se produise dans l'acte d'un agent inférieur sans qu'il y en ait aucun
dans celui de l'agent supérieur, peut arriver du fait que l'agent inférieur
n'est pas soumis totalement au supérieur; or ce n'était pas le cas dans l'état
d'innocence, aussi le raisonnement ne vaut pas.
12. Ce désir de faire
cette expérience est la suite du mouvement d'orgueil que conçut l'homme à
partir de la parole de la femme, ce que manifestent les paroles de saint
Augustin qui dit que l'homme, en raison d'un certain orgueil de l'esprit, fut
pris du désir de faire cette expérience; cet orgueil fut le premier péché de
l'homme, et ce fut un péché mortel en ce qu'il s'enorgueillit contre Dieu. Et
néanmoins, ce désir de faire l'expérience de ce qui est défendu peut être un
péché mortel. Quant au fait qu'on le dise doué d'un discernement spirituel, il
faut le rapporter au temps qui précède la poussée d'orgueil; encore qu'on
puisse dire que, même après le péché, l'homme eut un discernement spirituel,
non évidemment que cette spiritualité vînt de la grâce, mais de la perspicacité
de l'intelligence.
13. On ne peut
qualifier de soudain le mouvement d'infidélité ou de doute qui va jusqu'à
retentir en paroles; et cependant, même ce doute de la femme qui retentit en
paroles fut précédé en son âme par un orgueil provoqué par les paroles du
serpent qui la tenta sur le contenu du commandement du supérieur: car aussitôt
dans l'esprit de la femme s'éleva l'orgueil qui lui fit prendre en dégoût la
contrainte des préceptes de Dieu, et de là suivit le doute.
14. Cette nécessité
même de mourir, que l'homme encourut aussitôt, est une certaine mort de
l'homme, conformément à l'Épître aux Romains: "Bien que le corps soit mort à cause du péché" (8, 10),
comme le péché mortel est qualifié de mort de l'âme. Or la mort actuelle répond
proportionnellement à la damnation future.
15. On dit que
l'orgueil qui s'élève doit être réprimé pour ne pas s'élever: car, à la
proposition des paroles du tentateur, l'homme aurait dû se comporter de façon à
ne pas permettre à l'orgueil d'entrer en lui.
16. Cette chute
s'entend comme l'acte extérieur du péché, ou même la perte de l'état premier;
le mouvement d'orgueil la précéda comme la cause précède l'effet.
Liens transversaux dans l'oeuvre de saint Thomas: la-IIae, Question 89, a. 5; IV Quodlibet, Question 11,
a. 2; Ad Rom., c. 8, lect. 1.
Objections:
Il semble que non.
1. Saint Anselme dit
dans la Grâce et le Libre Arbitre (Question III, ch. 7): "Ceux qui
ne sont pas dans le Christ Jésus et sentent la chair, encourent la damnation,
même s'ils ne marchent pas selon la chair". Or sentir la chair et ne pas
marcher selon la chair constitue le premier mouvement de concupiscence. Donc
comme seul le péché mortel mérite la damnation, il semble que les premiers
mouvements de concupiscence chez les infidèles, qui ne sont pas dans le Christ
Jésus, ne sont pas péchés véniels mais mortels.
2. En outre, l'Apôtre
dit dans l'Épître aux Romains: "En
effet, le bien que je veux, je ne le fais pas" (7, 15), c'est-à-dire
ne pas convoiter; et il conclut que cela n'est pas condamnable chez lui s'il ne
marche pas selon la chair, pour cette raison précise qu'il est dans le Christ
Jésus, puisqu'il dit: "Il n'y a donc
aucune condamnation" à savoir du fait de convoiter, "pour ceux
qui sont dans le Christ Jésus, qui ne marchent pas selon la chair". Or la
cause enlevée, l'effet l'est aussi. Donc convoiter, pour ceux qui ne sont pas
dans le Christ Jésus, est condamnable.
3. En outre, ainsi
que le dit saint Anselme dans le même livre, l'homme a été fait de telle façon
qu'il ne devait pas sentir la concupiscence. Or il semble que cette dette (par
rapport à la concupiscence) a été levée pour l'homme par la grâce baptismale,
que les infidèles n'ont pas. Donc chaque fois qu'un infidèle convoite, même
s'il n'y consent pas, il agit contre son devoir, donc il pèche mortellement.
Cependant:
Dans l'acte du péché, toutes choses égales
d'ailleurs, le chrétien pèche plus que l'infidèle, comme cela ressort de ce que
dit l'Apôtre dans l'Épître aux Hébreux: "D'un châtiment combien plus grave
sera jugé digne, ne pensez vous pas, celui qui aura foulé aux pieds le Christ,
et tenu pour profane le sang de l'Alliance ?" (10, 29). Or le chrétien qui
convoite ne pèche pas mortellement s'il ne consent pas. Donc bien moins encore
l'infidèle.
Réponse:
Certains ont avancé que chez l'infidèle,
même les premiers mouvements de concupiscence étaient des péchés mortels. Mais
cela n'est pas possible. Le mouvement de sensualité, en effet, peut être
considéré de deux manières: d'une première manière, tel qu'il est en lui-même;
et sous cet aspect, il est évident qu'il ne peut pas être péché mortel, qui est
l'aversion de la fin dernière et le mépris d'un précepte de Dieu; or la
sensualité n'est pas capable de recevoir un précepte divin, et ne peut pas
atteindre la fin dernière: aussi son mouvement, considéré en lui-même, ne
peut-il absolument pas être péché mortel. D'une autre manière, on peut
l'envisager dans son principe, qui est le péché originel; et sous cet aspect,
il ne peut pas avoir davantage raison de péché que le péché originel, parce que
l'effet en tant que tel ne peut être supérieur à sa cause; or le péché originel
existe bien chez l'infidèle et comme faute et comme peine, mais chez le fidèle,
si la peine demeure, la faute est enlevée, comme on l'a dit plus haut en
traitant du péché originel.
Et à cause de cela, le mouvement de sensualité
chez les fidèles est bien un péché véniel, en tant qu'il est un acte personnel,
mais en tant qu'il vient du péché originel, il ne relève pas d'une condamnation
pour une faute, mais seulement d'une punition; chez l'infidèle, il est de même
un péché véniel en tant qu'acte personnel, mais en tant qu'il dérive du péché
originel il possède un élément de condamnation coupable, non certes comme péché
mortel actuel, mais en raison de la condamnation qui revient au péché originel.
Solutions des objections:
1. Ceux qui ne sont
pas dans le Christ Jésus et sentent la chair encourent la condamnation due au
péché originel, mais non celle due au péché mortel.
2. L'Apôtre a
l'intention de conclure, en disant: "Il
n'y a donc pas de condamnation...", que la révolte du foyer de
concupiscence se trouve sans la condamnation due au péché originel chez ceux
qui sont dans le Christ Jésus. On peut tenir par là que chez ceux qui n'ont pas
obtenu la grâce du Christ Jésus, le foyer de péché existe avec la faute
originelle.
3. Ce devoir de ne
pas sentir la chair, c'est l'obligation de posséder la justice originelle; il
suit de là que celui qui ne la possède pas, ou quelque chose d'équivalent,
comme la grâce baptismale, a le péché originel, sans qu'il y ait pourtant dans
chacun de ses mouvements un péché mortel.
Liens transversaux dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme théologique Ia-IIae, Question 89, a. 4.
Objections:
Il semble que oui.
1. Comme le dit saint
Grégoire dans une homélie sur l'Ascension (Hom. 29, n° 2), l'homme est
comme l'ange en tant qu'il connaît. Or le péché véniel peut exister chez
l'homme même en sa partie intellective, c'est-à-dire, comme on l'a exposé, dans
sa raison supérieure et sa raison inférieure. Donc, pour une semblable raison,
le péché véniel peut exister chez l'ange.
2. En outre, le péché
mortel consiste dans le fait d'aimer une créature plus que Dieu; mais dans le
péché véniel on aime quelque chose moins que Dieu. Or l'ange a pu aimer une
créature plus que Dieu, puisqu'il a péché mortellement. Donc il a pu aussi
pécher véniellement en aimant une créature moins que Dieu qui peut aimer plus,
peut aussi aimer moins.
3. En outre, le péché
mortel est à une distance infinie du péché véniel; la différence des peines le
montre clairement, puisqu'à l'un est due une peine temporel le, à l'autre une
peine éternelle. Or l'ange ne se situe pas à une distance infinie de l'homme.
Donc, puisque les anges mauvais que l'on appelle les démons accomplissent
parfois certaines actions qui sont vénielles chez les hommes, comme lorsqu'ils
disent eux-mêmes des paroles oiseuses ou poussent les autres à en dire, il
semble que chez les anges ces actions ne soient pas mortelles mais vénielles.
4. En outre, le péché
qui est véniel par son genre ne devient mortel que par un certain mépris. Or
parfois les démons induisent à des actions qui sont péchés véniels par leur
genre; et comme eux-mêmes le disent parfois, ils ne le font pas par mépris de
Dieu, ni pour induire les hommes au péché mortel. Ils pèchent donc
véniellement.
Cependant:
Le péché véniel vient surtout de la
surprise. Or la surprise n'a pas de place chez les anges bons ou mauvais, parce
que comme le dit Denys, ils ont l'intellect déiforme. Donc il ne peut y avoir
de péché véniel chez les anges bons ou mauvais.
Réponse:
Chez l'ange bon ou mauvais, le péché
véniel ne peut exister. La raison en est que l'ange n'a pas comme nous un
intellect discursif; or il appartient à la notion d'intellect discursif de
considérer à part tantôt les principes et tantôt les conclusions; et il se
produit de la sorte qu'il discourt de l'un à l'autre, en considérant tantôt
ceci, tantôt cela. Or ceci ne peut exister dans un intellect déiforme et non
discursif: au contraire, il considère toujours les conclusions dans les
principes sans aucun discours.
Or il a été dit que dans le domaine des
appétits et des opérations, la fin est à l'égard des moyens dans le même
rapport que le principe indémontrable à l'égard des conclusions dans le domaine
de la démonstration. Aussi nous arrive-t-il parfois de penser ou d'être
affectés par cela seul qui mène à la fin, et parfois par la seule fin; ceci ne
peut pas se produire chez les anges, mais le mouvement de l'esprit angélique se
porte toujours en même temps sur la fin et sur les moyens; aussi chez eux ne
peut-il jamais y avoir de désordre par rapport aux moyens sans qu'il y ait
simultanément un désordre sur la fin elle-même.
Mais chez nous il arrive que par le péché
véniel, il y ait un désordre qui porte sur les moyens, alors que l'âme de
l'homme demeure habituellement fixée sur la fin, et c'est pourquoi il arrive
qu'il y ait chez les hommes péché véniel sans péché mortel, mais non chez les
anges. Chez eux, tout désordre se produit par aversion de la fin dernière, ce
qui constitue le péché mortel: car l'ange pèche par le fait d'adhérer à quelque
bien créé, en se détournant du bien incréé.
Solutions des objections:
1. Nous avons certes
l'intelligence en commun avec les anges, mais selon le genre; il existe
pourtant une grande différence quant à l'espèce, parce que l'intelligence de
l'ange est déiforme, alors que la nôtre est discursive, comme on l'a dit.
2. L'ange n'est pas
d'une nature composée comme l'homme, qui par sa nature sensible et corporelle
est amené à aimer ce qu'il ne doit pas ou plus qu'il ne doit. L'ange au
contraire ne peut pécher qu'en aimant un bien qui lui convient sans le
rapporter à Dieu, ce qui est se détourner de Dieu et pécher mortellement; aussi
ne peut-il aimer quelque chose de façon désordonnée qu'en se détournant de
Dieu.
3. Dans tous ses
actes volontaires, le diable pèche mortellement parce que chez lui, les actes
du libre arbitre procèdent toujours de l'intention d'une fin perverse.
4. Par le fait même
qu'il incline les hommes à des paroles plaisantes, le démon a l'intention
perverse de les entraîner au péché mortel. Et le fait même d'entretenir avec
lui quelque familiarité est imputé à l'homme comme un péché, au point que nous
ne devons même pas nous enquérir de la vérité auprès de lui, comme le dit saint
Jean Chrysostome; de là vient que le Seigneur lui-même l'empêcha de proclamer
la vérité sur sa divinité, comme on le voit dans saint Marc (1, 25) et saint
Luc (4, 34-35). Il ne faut pas croire non plus aux paroles du diable, parce
qu'il est menteur et père du mensonge, comme le dit saint Jean (8, 44).
Liens transversaux dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme théologique Ia-Ilae, Question 89, a. 6.
Objections:
Il semble que non.
1. En effet, quand on
écarte la cause, l'effet est écarté. Or la cause pour laquelle le péché mortel
est puni d'une peine éternelle est qu'il détruit le bien éternel car saint
Augustin dit dans la Cité de Dieu (XXI, 12) que "L'homme s'est
rendu digne d'un mal éternel, lui qui a détruit en lui le bien qui pouvait être
éternel or cela, le péché véniel ne le fait pas. Donc le péché véniel qui
accompagne le péché mortel n'est pas puni d'une peine éternelle.
2. En outre, il est
dit dans le Deutéronome (25, 2): "La mesure des coups sera proportionnée à
celle du délit". Or le péché véniel ne devient pas plus grand du fait
qu'il accompagne le péché mortel donc il n'est pas puni d'une peine plus forte.
Or lorsqu'il existe sans le péché mortel chez celui qui a la charité, il n'est
pas puni d'une peine éternelle. Donc il ne sera pas puni non plus d'une peine
éternelle s'il accompagne le péché mortel.
3. Mais on peut dire
que le péché véniel, chez celui qui meurt sans la charité, est aggravé par
l'adjonction du péché mortel, en raison de la circonstance de l'impénitence
finale. - On objecte à cela que l'impénitence finale, selon saint Augustin dans
les Paroles du Seigneur, c'est le péché contre le Saint-Esprit. Si donc le
péché est aggravé en raison de l'impénitence finale, il devient péché contre le
Saint Esprit, et alors il ne sera plus véniel, mais mortel.
4. En outre, il peut
arriver même à celui qui est dans la charité de ne pas se repentir avant la
mort d'un péché véniel qu'il a commis, et cependant il n'est pas puni d'une
peine éternelle pour ce péché véniel. Donc l'impénitence finale n'aggrave pas
le péché véniel qui accompagne le péché mortel au point de le rendre digne
d'une peine éternelle.
5. En outre, plus
quelqu'un est dans une situation élevée, plus grave semble être pour lui un
seul et même péché. Or celui qui possède la charité est dans un état plus élevé
que celui qui est dans le péché mortel. Donc chez lui, le péché véniel est plus
grave.
6. En outre, il
arrive parfois que quelqu'un qui meurt dans le péché mortel se repente d'un
péché véniel commis, changeant en cette vie la volonté qui était la sienne de
pécher véniellement. Or l'âme demeure dans la volonté même qui était la sienne
en quittant son corps. Donc chez celui qui meurt ainsi, il n'y aura pas de
péché véniel après la mort, et il ne sera donc pas éternellement puni pour lui.
7. En outre, Dieu
punit toujours moins qu'on ne l'a mérité: aussi est-il dit dans un psaume que
dans la colère, il ne contient pas ses miséricordes (Ps. 76, 10). Or Dieu n'adoucit
pas dans la vie future la peine du péché véniel quant à sa dureté, parce que la
peine du purgatoire est plus grande que toute peine de ce monde-ci, comme le
dit saint Augustin, et bien plus encore la peine de l'enfer; donc il l'adoucit
quant à la durée. Donc le péché véniel qui accompagne le mortel n'est pas puni
éternellement.
8. En outre, comme le
péché mortel existe sans la grâce, ainsi en va-t-il de même du péché originel.
Or le péché véniel qui accompagne le péché originel n'est pas puni éternellement
il n'est pas puni, en effet, dans les limbes des enfants, puisqu'il n'y a pas
là de peine du sens; il ne l'est pas davantage dans l'enfer des damnés parce
que n'y est puni que le seul péché mortel; et d'autre part en purgatoire
personne n'est puni éternellement. Donc le péché véniel qui accompagne le péché
mortel n'est pas non plus puni éternellement.
9. Mais on pourrait
dire que le péché véniel ne peut accompagner le péché originel que s'il y a en
même temps péché mortel: avant l'usage de la raison, l'homme ne peut pas pécher
véniellement; après l'usage de la raison, par contre, il est dans l'état de
péché mortel s'il ne se convertit pas à Dieu; et s'il se convertit à Dieu, il
possède alors la grâce qui efface le péché originel. - On objecte à cela que le
fait que quelqu'un se convertisse actuellement à Dieu tombe sous un précepte
affirmatif; or les préceptes affirmatifs, s'ils obligent toujours, n'obligent
pas en toute circonstance; donc il ne pèche pas aussitôt mortellement s'il ne
se convertit pas en acte à Dieu dès qu'il a l'usage de raison. Or il peut alors
pécher véniellement. Il peut donc exister un péché véniel accompagnant le péché
originel sans péché mortel.
10. En outre, la
peine du péché mortel est proportionnée à la peine du péché véniel en ce qui
concerne la dureté, parce que la dureté de l'une et l'autre est finie, et tout
ce qui est fini est proportionné à toute autre réalité finie. Si donc au péché
véniel qui accompagne le péché mortel est due une peine éternelle comme au
péché mortel, il n'y aura de différence de peine que selon la dureté. C'est
donc dans une certaine proportion que la peine du péché mortel dépasse la peine
du péché véniel. Donc les péchés véniels pourront se multiplier tellement
qu'ils mériteront une peine égale à un unique péché mortel. Or cela est faux,
parce que de nombreux péchés véniels ne constituent pas un péché mortel, comme
on l'a dit plus haut. Donc est fausse aussi l'affirmation première d'où
celle-ci suit, à savoir que le péché véniel qui accompagne le péché mortel est
puni d'une peine éternelle.
Cependant:
Que la peine des péchés véniels ait un
terme, cela vient de l'attitude fondamentale de l'âme, comme c'est clair
d'après l'Apôtre (I Cor. 3, 11-12); or ce fondement est la foi formée, comme le
dit saint Augustin dans la Cité de Dieu (XXI, 26) et dans la Foi et
les Oeuvres. Mais ce fondement n'existe pas chez celui qui meurt avec le
péché mortel. Donc la peine des péchés véniels chez celui-là n'aura pas de
terme.
Réponse:
La peine est due à la faute pour cette
raison qu'elle répare le désordre de la faute; en effet, l'homme en péchant a
négligé par sa propre volonté l'ordre de la justice divine. Et cet ordre est
réparé seulement quand est fait justice de l'homme, quand il est puni contre sa
volonté conformément à la volonté de Dieu.
Or conformément à l'ordre de la justice
divine, une peine perpétuelle répond au péché mortel et à cause de l'espèce
même du péché, et à cause de son inhérence au sujet.
A cause de l'espèce du péché, parce que le
péché mortel va directement contre la charité pour Dieu et le prochain, qui
remet la peine du péché; or celui qui pèche contre quelque chose mérite du fait
même d'être privé de son bienfait; ainsi dans les affaires humaines, ceux qui
pèchent contre la société sont à cause de cela même privés pour toujours de la
participation à la société, ou par un exil perpétuel, ou même par la mort; dans
cette peine, comme le dit saint Augustin dans la Cité de Dieu (XXI, 11),
ce n'est pas la durée du temps requise pour tuer quelqu'un qui est envisagée,
mais plutôt le fait que par la mort il soit privé à tout jamais du bienfait de
la cité, bien que la faute commise ait été peut-être instantanée, ou accomplie
en peu de temps. Aussi celui qui pèche mortellement, par le fait même qu'il
pèche contre la charité, mérite d'être privé de la rémission qui est un effet
de la charité; et si le Seigneur remet, ce n'est pas en vertu du mérite de
l'homme, mais de la miséricorde de Dieu.
D'autre part, du point de vue de
l'inhérence au sujet, le péché a une peine perpétuelle, parce qu'il prive
l'homme de la grâce qui peut remettre le péché or tant que le péché demeure, la
peine n'est pas effacée, parce qu'il ne peut rien y avoir de désordonné dans
les oeuvres de Dieu. Et c'est pourquoi, de même qu'un homme qui se jetterait
dans un puits d'où il ne pourrait sortir par lui-même ferait en sorte, pour ce
qui est de lui, d'y être toujours; de même aussi celui qui pèche mortellement,
pour ce qui est de lui, se met sous le coup de la peine éternelle.
Quant au péché véniel, puisqu'il n'est pas
opposé à la charité, il ne mérite pas une peine éternelle à cause de son
espèce, ni à parler proprement du point de vue de l'inhérence au sujet,
puisqu'il ne prive pas de la grâce; mais c'est de manière accidentelle qu'il
devient irrémissible lorsqu'il accompagne le péché mortel, en tant qu'il se
trouve dans un sujet privé de la grâce, et dans ce cas, il est puni, de façon
accidentelle, d'une peine éternelle.
Solutions des objections:
1. Cet argument
envisage la cause de la peine éternelle du point de vue de; l'espèce de l'acte:
or, à ce point de vue, le péché véniel ne mérite pas une peine éternelle, mais
il la mérite d'une autre façon, comme on l'a dit.
2. La dureté de la
peine correspond exactement à la gravité du péché, mais l'éternité de la peine
correspond à son caractère indélébile qui s'adjoint parfois de façon
accidentelle au péché véniel, comme on l'a dit.
3. L'impénitence qui
constitue le péché contre le Saint Esprit est celle qui s'oppose à la charité,
qui est un don du Saint Esprit: aussi ne pas se repentir du péché véniel ne
constitue pas un péché contre le Saint Esprit, puisqu'il n'est pas opposé à la
charité; mais pourtant, dans la mesure où il accompagne le péché mortel avec
l'impénitence finale, il est par accident indélébile, comme on l'a dit.
4. Celui qui ne se
repent pas du péché véniel, mais se repent du péché mortel, n'est pas dans
l'impénitence qui s'oppose à la rémission du péché: aussi il n'y a pas de cause
pour une peine éternelle.
5. Ce n'est pas en
raison d'une aggravation de culpabilité que le péché véniel est puni plus
longtemps lorsqu'il accompagne le péché mortel, mais en raison du caractère
indélébile qui provient de cette liaison, comme on l'a dit. Et cependant, il
n'est pas toujours vrai que les péchés véniels qui accompagnent le péché mortel
sont toujours moindres que ceux qui accompagnent la charité; ils sont au
contraire la plupart du temps plus grands, vu qu'ils procèdent d'une passion
plus forte, que la charité ne réfrène pas. Au contraire, chez ceux qui vivent
dans la charité parfaite, les péchés véniels se produisent la plupart du temps
par surprise, et ils sont aussitôt remis par la vertu de charité, conformément
à ce qui est écrit: "Le Seigneur
dans sa bonté pardonnera à tous ceux qui recherchent de tout leur coeur le
Seigneur Dieu de leurs pères, et il ne leur imputera pas le fait qu'ils n'aient
pas la pureté requise" (II Chro. 30, 18-19).
6. Après être passé
en tant qu'acte, le péché peut demeurer quant à la faute, que n'enlève pas
n'importe quel changement de la volonté, mais seulement celui qu'opère la
charité.
7. La peine du péché
véniel, même lorsqu'elle est punie en enfer, est adoucie dans sa dureté, bien
qu'elle soit punie plus sévèrement que si elle recevait de l'homme sa punition,
parce que ce péché possède une gravité plus grande par rapport à Dieu quand il
le punit, que par rapport à l'homme quand l'homme le punit.
8. Il n'est pas
possible que quelqu'un meure avec le péché originel et le péché véniel sans
péché mortel: l'enfant, avant l'usage de la raison, est excusé du péché mortel,
en sorte que même s'il commet un acte qui est par son genre un péché mortel, il
n'encourt pas la faute du péché mortel, du fait qu'il ne jouit pas encore de
l'usage de la raison; aussi est-il excusé bien plus encore de la faute du péché
véniel, parce que ce qui excuse un plus grand péché en excuse bien davantage un
moindre; mais après qu'il a l'usage de sa raison, il pèche mortellement s'il ne
fait pas ce qui est en lui pour chercher son salut; et si par contre il le
fait, il obtient la grâce qui le purifie du péché originel.
9. Bien que les
préceptes affirmatifs, à parler de façon générale, n'obligent pas en toute
circonstance, l'homme est cependant obligé de par la loi naturelle de se
soucier en premier lieu de son salut, conformément à ce que dit saint Matthieu
(6, 33): "Cherchez d'abord le règne
de Dieu". La fin dernière, en effet, se pré sente naturellement à
l'appétit, comme les principes premiers se présentent d'abord naturellement à
la connaissance; ainsi tous les désirs présupposent le désir de la fin
dernière, comme toutes les considérations supposent la considération des
premiers principes.
10. (Texte non donné dans l'édition critique). Bien qu'il y ait une proportion finie
entre des réalités de nature différente, la plus imparfaite ne peut cependant
égaler la plus parfaite, quelque perfection qu'elle acquière. La noirceur, en
effet, est toujours moins parfaite que la blancheur, quelle que soit son
augmentation. Or la peine due proprement au péché mortel est la privation de la
vision divine, et une telle peine ne correspond pas au péché véniel. Et c'est
pourquoi il est impossible que la peine due au péché véniel égale la peine qui
est due au péché mortel. On peut répondre aussi que la peine du sens qui est
infligée dans l'enfer pour le péché mortel et celle infligée pour le péché
véniel ne sont pas à une distance infinie, puisqu'elles sont finies toutes deux
et qu'elles correspondent à la conversion au bien périssable, qui même dans le
péché mortel est finie, bien que peut-être le remords de la conscience (ce
qu'on appelle le "ver de la
conscience") soit sans comparaison plus fort dans l'un que dans
l'autre; mais la distance infinie qui sépare le péché mortel du véniel vient de
l'aversion pour Dieu, qui est la seule raison, pour le péché mortel, de la
privation perpétuelle de la vision divine; or cela n'arrive pas par le péché
véniel, sinon de façon accidentelle, comme on l'a dit; et il ne s'en suit
pourtant pas qu'à cause de la multiplication des péchés véniels, la peine
devienne égale à la peine du péché mortel en intensité, mais en extension,
parce qu'on sera puni de diverses manières. Et de la sorte, cet argument n'est
pas concluant.
Liens transversaux dans l'oeuvre de saint Thomas: IV Commentaire des Sentences, D. 21, Question 1,
a. 3, qc. 1.
Objections:
Il semble que non.
1. L'Ecclésiaste dit
en effet: "Qu'un arbre soit abattu,
il demeure où il sera tombé, que ce soit au midi ou à l'aquilon" (11,
3). Or c'est la mort qui abat l'homme. Donc il demeurera toujours après la mort
dans l'état qui était le sien lorsqu'il est mort, et donc aucun péché n'est
remis à l'homme après la mort.
2. En outre, le péché
n'est pas changé si ne change pas la volonté de pécher qui était la cause de ce
péché: un effet n'est pas enlevé tant que demeure sa cause. Or la volonté ne
peut pas changer après la mort, pas plus que l'ange après sa chute: car la mort
est pour l'homme ce que la chute est pour l'ange, comme le dit saint Jean
Damascène. Donc le péché véniel ne peut pas être remis après cette vie.
3. Mais on pourrait
dire que le péché mortel, du fait qu'il est volontaire absolument parlant,
requiert pour être remis un changement actuel de la volonté mais ce n'est pas
le cas du péché originel, parce qu'il n'est pas un péché volontaire d'une
volonté personnelle, ni du péché véniel, parce qu'il n'est pas volontaire
absolument parlant, du fait que l'homme ne peut pas éviter de pécher
véniellement, même s'il peut éviter tel ou tel péché véniel. - On objecte à
cela que saint Augustin dit dans la Pénitence que l'homme ne peut pas commencer
une vie nouvelle s'il ne se repent de l'ancienne. Or la rémission du péché
ressortit au commencement de la vie nouvelle, tandis que tout péché, même le
péché originel et le péché véniel, appartient à la vie ancienne. Donc, puisque
la pénitence exprime le changement de volonté actuelle, il semble que ni le
péché originel ni le véniel ne puissent être remis sans un changement actuel de
la volonté.
4. En outre, c'est
par un même habitus que quelqu'un éprouve du plaisir pour une des réalités
opposées et du déplaisir pour son contraire: ainsi, par l'habitus de
libéralité, il nous plaît de donner largement et il nous répugne de retenir
avec ladrerie. Or par l'habitus de charité, le bien de la grâce nous plaît;
donc par ce même habitus nous déplaît le mal de la faute. Si donc le déplaisir
habituel suffisait à la rémission du péché véniel, jamais le péché véniel ne
coexisterait avec la charité.
5. En outre, la
rémission du péché véniel regarde le progrès de la vie spirituelle. Mais comme
le progrès de la vie spirituelle est propre à l'état de voie, il n'existe plus
après la mort, qui met un terme à cet état de voyageur. Donc le péché véniel ne
peut être remis après cette vie.
6. En outre, il
semble qu'appartienne à la même raison formelle le fait que quelqu'un mérite
une récompense essentielle ou accidentelle, et que son péché lui soit remis,
parce que c'est par la même raison que l'on se rapproche d'un des termes
opposés et qu'on s'éloigne de l'autre. Or l'homme après sa mort ne peut mériter
de récompense ni essentielle, ni accidentelle. Donc pour une semblable raison,
ni péché véniel ni péché mortel ne peuvent lui être remis.
7. En outre, il est plus
facile pour l'homme de tomber dans le péché que de se faire remettre ce péché,
parce que l'homme est un esprit qui de lui-même va au péché mais n'en revient
pas. Or après la mort l'homme ne peut pécher véniellement. Donc le péché véniel
ne peut pas davantage lui être remis.
8. En outre, aucun
péché méritant la peine éternelle n'est remis après cette vie. Or il semble que
le péché véniel mérite une peine éternelle: si pour avoir évité le péché
véniel, l'homme peut mériter la vie éternelle, à l'inverse pour avoir commis un
péché véniel, l'homme peut mériter la peine éternelle. Le péché véniel ne peut
donc être remis après cette vie.
9. En outre, dans le
purgatoire, il y a à la fois la grâce et la peine. Or le péché véniel n'y est
pas remis en raison de la peine, d'une part parce que la peine étant un effet
de la faute, elle n'agit pas sur elle; d'autre part, parce que pour la même
raison, toute peine enlèverait la faute, ce qui est évidemment faux de la peine
de l'enfer. De même, le péché véniel n'y est pas remis non plus en raison de la
grâce, parce que la grâce ne s'oppose pas au péché véniel, mais est compatible
avec lui. Donc le péché véniel n'est pas remis au purgatoire.
10. Mais on peut dire
que le péché véniel est remis au purgatoire parce que l'homme a mérité en cette
vie qu'il lui soit remis. - On objecte à cela que le mérite du Christ est plus
efficace que celui de n'importe quel homme. Or personne ne peut être absous
d'un péché futur par les sacrements qui tirent leur efficacité du mérite du Christ.
Donc bien moins encore peut-on mériter d'être absous d'un péché futur.
11. En outre, de même
que le péché mortel s'oppose à la charité, de même le péché véniel s'oppose à
la ferveur de la charité. Or cette ferveur de la charité qui détruit le péché
véniel ne peut pas exister dans la vie future, parce qu'il n'y aura là aucun
nouveau mouvement de volonté. Donc le péché véniel ne pourra pas être remis,
pas plus que le péché mortel ne peut être remis sans que survienne une nouvelle
charité.
12. En outre, toute
réalité compatible avec un antécédent l'est aussi avec son conséquent; ainsi le
fait d'être blanc, compatible avec le fait d'être homme, l'est aussi avec le
fait d'être animal; autrement les opposés seraient ensemble. Or à la grâce
finale succède nécessairement la gloire; le péché véniel, incompatible avec
cette gloire, l'est donc aussi avec la grâce finale. Il ne peut donc être remis
après cette vie.
13. En outre, l'état
du purgatoire est un état intermédiaire entre celui de la vie présente et celui
de la gloire future. Or dans la vie présente, on trouve et la faute et la
peine; dans l'état de gloire par contre, ni faute, ni peine; le milieu entre
les deux, c'est la faute sans peine, ou la peine sans faute. Mais la faute ne
peut exister sans peine, parce que cela irait contre l'ordre de la justice
divine; donc en purgatoire, il y aura la peine sans faute. Donc après cette
vie, nulle faute ne peut être remise au purgatoire.
14. En outre, aucun
sacrement de l'Eglise n'a été institué en vain. Or comme l'extrême-onction a
été instituée pour remettre les péchés véniels, elle semblerait avoir été
instituée en vain si après cette vie les péchés véniels pouvaient être remis au
purgatoire. Ils ne peuvent donc être remis après cette vie.
15. En outre, une
disposition qui est la conséquence de la forme ne demeure pas dans la matière
lorsque la forme se retire: en effet, lorsque le feu est éteint, la chaleur ne
demeure pas dans la matière du feu. Donc la disposition de la matière ne
demeure pas non plus dans la forme séparée de la matière. Or le péché véniel
est une disposition de l'homme qui se tient du côté de la matière: car les
péchés véniels se produisent en raison de la corruption du corps qui alourdit
l'âme; comme on l'a dit en effet, les péchés véniels ne pouvaient pas exister
dans l'état de nature intègre. Donc le péché véniel ne demeure pas dans l'âme
séparée du corps, et de la sorte il ne peut être remis après cette vie.
16. En outre,
lorsqu'un bien considérable est différé, et qu'un mal considérable menace, un
désir intense s'élève d'obtenir le bien et d'éviter le mal. Or l'âme séparée
qui est redevable du purgatoire est menacée d'un grand mal, à savoir la dure
peine du purgatoire, et pour elle est différé le bien souverain qu'elle espère,
la vie éternelle. En elle s'élève donc aussitôt un désir fervent. Or la ferveur
de la charité n'est pas compatible avec le péché véniel. Donc dans le
purgatoire, l'âme séparée ne peut avoir de péché véniel; donc le péché véniel
ne peut être remis au purgatoire.
17. En outre, le feu
du purgatoire punit l'âme en tant qu'il est l'instrument de la justice divine.
Il n'est pas regardé comme l'instrument de la miséricorde divine dont le propre
est de remettre le péché. Donc après cette vie, le péché véniel n'est pas remis
en purgatoire.
Cependant:
1) Saint Grégoire dit
dans les Dialogues (IV, I, 39): "Il est donné à comprendre que
certaines fautes légères sont remises après cette vie".
2) En outre, à propos
de: "Lui-même vous baptisera dans
l'Esprit Saint et le feu" (Matt., 3, 11), la Glose dit: "Il lave
par l'Esprit en la vie présente; après elle, si quelque tache apparaît, il
purifie en brûlant par le feu au purgatoire". Ce qu'on doit entendre des
péchés plus légers.
3) En outre, saint
Augustin dit que "par ce feu transitoire sont purifiés non pas les péchés
capitaux, mais les petits péchés".
4) En outre, saint
Ambroise dit dans le Bien de la Mort. "De même que les yeux de chair ne
peuvent voir le soleil matériel s'il existe en eux une lésion, de même les yeux
spirituels ayant une lésion ne peuvent voir le soleil spirituel." Or le
péché véniel est une certaine lésion de l'âme; l'âme ne peut donc pas parvenir
à voir Dieu aussi longtemps qu'elle garde la tache du péché véniel. Il faut
donc que cette tache soit purifiée en purgatoire.
Réponse:
Pour éclairer cette question, il faut
comprendre ce que c'est que remettre un péché: ce n'est rien d'autre que le
fait que ce péché ne soit pas imputé: aussi dans le Psaume (31, 1-2), après
avoir dit: "Bienheureux ceux dont
les iniquités ont été remises", on ajoute en manière d'explication:
"Bienheureux est l'homme à qui le Seigneur n'a pas imputé de péché".
Or un péché est imputé à quelqu'un dans la mesure où il empêche l'homme
d'atteindre la fin dernière qui est la béatitude éternelle; l'homme en est
empêché par le péché, et en raison de la faute, et en raison de la peine.
En raison de la faute, parce que comme la
béatitude constitue le bien parfait de l'homme, elle n'est pas compatible avec
une quelconque diminution de bonté; or du fait que quelqu'un a commis un acte
peccamineux, il encourt un certain amoindrissement du bien, à savoir en tant
qu'il s'est rendu répréhensible et a contracté une certaine indignité par
rapport à un si grand bien.
D'autre part, du fait qu'on est passible
d'une peine, la béatitude parfaite est également impossible, elle qui exclut
toute douleur et toute peine: "Car
la douleur et l'affliction seront ici mises en fuite" comme le dit
Isaïe (35, 10).
Pourtant l'empêchement causé par ces deux
éléments est différent pour le péché mortel et pour le péché véniel. Car dans
le péché mortel, l'homme endure une diminution de bonté en étant privé du
principe qui conduit à la fin, c'est-à-dire de la charité, tandis que dans le
péché véniel, l'homme subit une diminution et un empêchement par suite d'une
certaine indignité de l'acte, comme si l'empêchement existait dans l'acte même
qui devait le conduire à la fin, étant sauf cependant le principe qui l'y
incline, de même aussi que ce qui est lourd peut être empêché de tomber, soit
par corruption de sa lourdeur, soit par quelque empêchement qui survient et
empêche son mouvement de parvenir à sa fin naturelle.
Du point de vue de la peine, il existe
aussi une différence: devenu comme ennemi, on mérite, par le péché mortel, une
peine qui détruit, alors que par le péché véniel, on mérite une peine qui
corrige.
Donc c'est autrement qu'est remis le péché
véniel, et autrement le péché mortel. Pour ce qui est de la faute, pour que le
péché mortel ne soit pas imputé, il faut que soit levé l'empêchement qui venait
de la corruption du principe de l'acte, par une infusion nouvelle de charité et
de grâce. Or cela n'est pas requis pour le péché véniel, parce que la charité
demeurait; mais il faut que soit ôté l'empêchement par une réaction vigoureuse
contraire à cet empêchement que l'obstacle du péché véniel opposait; de même
l'empêchement qui vient de la corruption du caractère lourd ne peut être enlevé
que par une nouvelle génération du sujet, mais l'empêchement qui vient de
l'adjonction d'un obstacle est ôté par un mouvement violent qui le rejette.
Ainsi donc le péché véniel est remis quant à la faute par la ferveur de la
charité, le péché mortel par une infusion de la grâce. Quant à la peine, le
péché mortel n'est pas remis puisqu'il comporte une peine sans limite et
éternelle; au contraire le péché véniel est remis par l'acquittement d'une
peine temporelle finie. Et ainsi la manière dont l'un et l'autre péché peuvent
être remis en cette vie présente est suffisamment claire.
Mais dans la vie future, le péché mortel
ne peut jamais être remis quant à la faute, car après cette vie, l'âme ne subit
pas le changement essentiel que lui pro curerait une infusion nouvelle de grâce
et de charité; et la faute n'étant pas remise, la peine ne l'est pas non plus,
comme on l'a dit.
Quant au péché véniel, certains ont dit
que pour ceux qui ont la charité, il est toujours remis en cette vie quant à la
faute, mais que c'est après cette vie qu'il est remis quant à la peine,
c'est-à-dire par l'acquittement de la peine. Et cela paraît vraiment assez
probable chez ceux qui quittent cette vie en ayant l'usage de la raison: il
n'est en effet pas probable que celui qui a la charité et sent la mort venir ne
soit pas mû par un mouvement de charité et envers Dieu, et contre tous les péchés
qu'il a commis, même véniels; or ceci suffit pour la rémission des péchés
véniels quant à la faute, et peut-être aussi quant à la peine, si la dilection
est intense.
Seulement il arrive parfois que certains
hommes, lors des actes mêmes des péchés véniels ou quand ils ont le projet de
pécher véniellement, soient pris par le sommeil ou quelque passion qui leur
enlève l'usage de la raison, et soient devancés par la mort avant de pouvoir
avoir l'usage de leur raison; pour eux, il est clair que les péchés véniels ne
sont pas remis en cette vie; et cependant ils ne sont pas pour cela exclus à
jamais de la vie éternelle, à laquelle ils ne parviennent nullement s'ils ne
deviennent pas absolument purs de toute faute.
C'est pourquoi il faut dire que les péchés
véniels leur sont remis après cette vie, même quant à la faute, de la manière
dont ils sont remis en cette vie, c'est-à-dire par un acte de charité envers
Dieu, qui rejette les péchés véniels commis en cette vie. Cependant, parce
qu'après cette vie on n'est pas en état de mériter, si ce mouvement de
dilection enlève bien chez eux l'empêchement constitué par la faute vénielle,
ils ne méritent pourtant pas l'acquittement ou la diminution de la peine, comme
en cette vie.
Solutions des objections:
1. Le péché véniel ne
change pas l'état ou la situation de l'homme, mais il constitue un certain
empêchement qui retarde l'homme dans l'obtention de sa fin dernière.
2. Il n'existe pas
dans la vie future de changement essentiel de la volonté, c'est-à-dire quant à
son orientation vers la fin quant à la charité ou quant à la grâce; il peut
cependant y avoir un changement accidentel, par élimination de l'obstacle, car
ce qui lève un obstacle meut de façon accidentelle, comme on le dit dans les
Physiques (VIII, 8).
3. Que la volonté
porte son désir sur un contraire et son refus sur l'autre relève de la même
raison formelle; or personne, jouissant de l'usage de son libre arbitre, ne
peut commencer une vie nouvelle, qui implique l'infusion de la grâce, s'il ne
désire et aime le bien de la grâce; et c'est pourquoi il lui faut détester tout
mal s'y opposant. Il lui faudra cependant détester spécialement les péchés
mortels qu'il a commis par sa propre volonté et qui sont directement contraires
à la grâce, en sorte que, la cause qui retire la grâce ainsi supprimée par le
déplaisir qu'il a du péché mortel, l'effet soit enlevé, c'est-à-dire la
privation de la grâce, par une infusion de celle-ci. Quant au péché originel,
il n'a pas été contracté par la volonté propre de telle personne le péché
véniel, lui, a bien été commis par la volonté propre de telle personne, mais il
n'est pourtant pas cause de la privation de la grâce: aussi n'est-il pas requis
pour lui un déplaisir spécial, mais seulement général, en tant que le péché
véniel comporte un certain caractère s'opposant à la grâce.
4. Un déplaisir
habituel ne suffit pas pour la rémission du péché véniel, mais un déplaisir
actuel est requis; il suffit cependant qu'il soit général.
5. La remise d'une
faute vénielle ne constitue pas par soi de progrès spirituel, c'est-à-dire
l'augmentation du bien spirituel, mais seulement de manière accidentelle, dans
la mesure où un obstacle est enlevé.
6. Le mérite de la
gloire essentielle ou accidentelle appartient par lui-même au progrès spirituel
qui consiste en l'augmentation du bien spirituel: aussi les cas sont
différents.
7. L'âme après la
mort passe à un autre état conforme à celui des anges: aussi, pour la même
raison, elle ne peut pécher véniellement, pas plus que l'ange. Cependant, parce
que demeure en elle l'usage de la charité, qui est la cause de la rémission du
péché véniel, le péché véniel peut lui être remis même après la mort.
8. Éviter le péché
véniel peut se comprendre d'une double manière: d'une première façon, comme une
simple négation, et de la sorte, on ne mérite pas la vie éternelle, puisque
même en dormant on ne pèche pas véniellement, et cependant on ne mérite pas;
d'une seconde façon comme une certaine affirmation, en tant qu'on dit qu'évite
le péché véniel celui qui veut ne pas pécher véniellement. Et parce que cette
volonté peut venir de la charité, éviter le péché véniel peut être méritoire de
la vie éternelle; mais pécher véniellement ne s'oppose pas à la charité, donc
ne mérite pas une peine éternelle.
9. La rémission au
purgatoire du péché véniel quant à la peine revient au purgatoire; l'homme qui
endure cette peine règle sa dette, et l'obligation de la peine cesse ainsi.
Mais quant à la faute, le péché véniel n'est pas remis par la peine, ni du fait
qu'elle est subie actuellement, parce qu'elle n'est pas méritoire, ni du fait
qu'on revient sur elle: ce ne serait pas un mouvement de charité de détester le
péché véniel à cause de la peine, mais ce serait plutôt un mouvement de crainte
servile et naturelle. Donc dans le purgatoire, le péché véniel est remis quant
à la faute par la force de la grâce, non seulement en tant qu'elle est
habituelle, parce que dans ce cas elle est compatible avec le péché véniel,
mais en tant qu'elle produit un acte de charité qui déteste le péché véniel.
10. Personne ne peut
mériter la rémission d'une faute future; on peut cependant mériter l'état du
purgatoire, dans lequel la faute peut être remise.
11. Après la mort, il
n'y aura pas de nouveau mouvement de la volonté qui n'ait précédé en cette vie
par quelque racine de nature ou de grâce; il y aura cependant après cette vie
beaucoup de mouvements actuels de volonté qui n'existent pas maintenant, parce
que les âmes se conformeront aussi à ce qu'elle connaîtront et éprouveront
alors.
12. Quand
l'antécédent et le conséquent d'une proposition conditionnelle existent
ensemble, tout ce qui est compatible avec l'antécédent est compatible avec le
conséquent; mais quand ils n'existent pas ensemble, cela n'est pas nécessaire.
En effet, du fait qu'un animal vit, il s'ensuit qu'il mourra; cependant, tout
ce qui est compatible avec la vie n'est pas compatible avec la mort; et de
même, tout ce qui est compatible avec la grâce finale n'est pas compatible avec
la gloire.
13. Il n'y a pas de
nécessité à ce qui est un milieu par rapport à quelque chose, le soit par
rapport à toutes choses; par conséquent, l'état de purgatoire est bien un
milieu entre l'état de la vie présente et celui de la gloire quant à certaines
choses, non cependant en ce qu'il y aurait là une faute sans peine ou une peine
sans faute.
14. Tous les
sacrements de la loi nouvelle ont été institués pour conférer la grâce. Or,
comme on l'a dit, il n'est pas requis qu'il y ait une nouvelle infusion de
grâce pour remettre les péchés véniels; et c'est pourquoi ni l'extrême-onction,
ni aucun sacrement de la loi nouvelle n'a été institué à titre principal contre
les péchés véniels, encore qu'ils remettent ces péchés véniels; mais l'extrême
onction a été instituée pour enlever les traces du péché.
15. Bien qu'une certaine
cause des péchés véniels provienne de la corruption du corps, cependant les
péchés véniels ne sont pas dans le corps comme dans leur sujet, mais dans
l'âme: aussi ne sont-ils pas des dispositions de la matière, mais de la forme.
16. Cet argument ne conclut
pas que le péché véniel ne serait pas remis au purgatoire, mais qu'il serait
remis aussitôt, ce qui semble assez probable.
17. Comme on l'a déjà
dit, la rémission de la faute ne vient pas de la peine, mais de l'usage de la
grâce, qui est un effet de la miséricorde divine.
Liens transversaux dans l'oeuvre de saint Thomas: IV Commentaire des Sentences, D. 16, Question 2,
a. 2, qc. 4; D. 21, Question 2, a. 1; fila, Question 87, a. 3.
Objections:
Il semble que non.
1. En effet, conférer
la grâce est le propre des sacrements de la loi nouvelle. Or les observances de
cet ordre ne sont pas qualifiées de sacrement. Donc elles ne confèrent pas la
grâce: donc il n'y a pas par elles rémission de quelque peine.
2. En outre, le péché
mortel ne peut coexister avec la grâce, avec laquelle peut coexister cependant
le péché véniel; et de la sorte, l'infusion de la grâce suffit à la rémission
du péché mortel, mais elle ne suffit pas à celle du péché véniel; il semble
donc qu'il est requis davantage pour la rémission du péché véniel que pour
celle du péché mortel. Or les observances dont on a parlé ne peuvent remettre
le péché mortel, donc bien moins encore le péché véniel.
3. En outre, un acte
de charité remet le péché véniel. Or un acte de charité ne peut être causé par
les observances susdites, mais il procède de l'intérieur. Donc par ces
observances, le péché véniel ne peut être remis.
4. En outre, ces
observances se comportent d'une manière égale à l'égard de tous les péchés
véniels. Si donc elles remettent un péché véniel, pour la même raison elles les
remettent tous; et si ainsi ils sont remis quant à la faute, c'est très souvent
que ceux qui sont sans péché mortel peuvent dire: "Nous n'avons pas de péché", ce qui est contraire à ce
que dit saint Jean (I, 1, 8); et si ces observances remettent le péché même
quant à la peine, la plupart après la mort s'envoleront au ciel sans éprouver
la peine du purgatoire ce qui paraît ne pas convenir. Donc les péchés véniels
ne sont pas remis par ces observances.
Cependant:
Rien ne se fait en vain dans les
observances de l'Église. Or il est fait mention de la rémission de la faute dans
la bénédiction de l'eau. Donc l'aspersion d'eau bénite remet une certaine
faute; or ce n'est pas la faute mortelle, donc c'est la faute vénielle.
Réponse:
Comme on l'a dit plus haut, c'est la
ferveur de la charité qui remet les péchés véniels et c'est pourquoi tout ce
qui est de nature à exciter la ferveur de la charité peut causer la rémission
des péchés véniels.
Or l'acte de charité appartient à la
volonté, qui est portée à une chose de trois manières: parfois par la seule
raison qui lui fait connaître quelque chose; par fois aussi par la raison
accompagnée d'un instinct intérieur qui vient d'une cause supérieure, à savoir
Dieu; parfois en plus de cela, par l'inclination d'un habitus inhérent dans
l'âme.
Il existe donc des réalités qui causent la
rémission du péché véniel en tant qu'elles inclinent la volonté à un acte
fervent de charité conformément aux trois modes indiqués, et c'est ainsi que
les péchés véniels sont remis par les sacrements de la loi nouvelle: à la fois,
la raison les considère comme des remèdes de salut, et la puissance divine
opère en eux le salut plus secrètement, et c'est aussi par eux qu'est conféré
le don de la grâce habituelle.
Il existe encore des réalités qui causent
la rémission du péché véniel conformément à deux des modes indiqués déjà: en
effet, elles ne causent pas la grâce, mais excitent la raison à réfléchir à ce
qui excite la ferveur de la charité; et on croit même pieusement que la
puissance divine agit intérieurement en excitant la ferveur de la dilection;
c'est de cette façon que l'eau bénite, la bénédiction pontificale et les
sacramentaux de ce genre causent la rémission des péchés véniels.
Il existe par contre d'autres réalités qui
causent la rémission du péché véniel en excitant seulement la ferveur de la
charité par manière de considération, comme l'oraison dominicale, le fait de se
frapper la poitrine et autres choses semblables.
Solutions des objections:
1. Pour la rémission
du péché véniel, il n'est pas nécessaire qu'une grâce nouvelle soit conférée,
et c'est pourquoi le péché véniel peut être remis par ce qui n'est pas un
sacrement.
2. Chez celui qui
possède l'usage du libre arbitre, une grâce nouvelle n'est pas infusée sans la
ferveur de la charité; d'où il résulte qu'il y a plus d'éléments requis pour la
rémission du péché mortel que pour celle du péché véniel.
3. Ces observances
causent la ferveur de la charité en inclinant la volonté elle- même, comme on
l'a dit.
4. Bien que ces
observances aient le même effet sur tous les péchés véniels, cependant la
ferveur qu'elles excitent n'a pas le même rapport à l'égard de tous, mais
concerne parfois certains en particulier et agit plus efficacement contre eux;
et si elle les concerne en général, il peut arriver qu'elle n'ait pas le même
effet sur tous, du fait que l'appétit de l'homme est parfois incliné
habituellement à commettre certains péchés véniels, en sorte que si la mémoire
les lui rappelait, ils ne lui déplairaient pas, ou que si par hasard l'occasion
se présentait, il les commettrait; et il arrive rarement aux hommes qui vivent
en cette vie mortelle d'être libérés de ces défauts: aussi ne pouvons-nous
jamais dire en toute confiance: "Nous n'avons pas de péché". Et même
si l'homme obtient pour un temps par ces remèdes la rémission de tous les
péchés véniels quant à la faute, il ne s'ensuit pas cependant qu'il soit libéré
quant à la totalité de la peine, à moins que par hasard la ferveur de sa
dilection ne soit telle qu'elle suffise à la rémission de cette totalité.
Liens transversaux dans l'oeuvre de saint Thomas: II Commentaire des Sentences, D. 42, Question 2,
a. 3; IIa-IIae, Question 84, articles 3-4.
Objections:
Les péchés capitaux semblent être au
nombre de sept.
1. Saint Grégoire dit
en effet dans les Morales (XXXI, 45): "Il existe sept vices capitaux, à savoir la vaine gloire, l'envie,
la colère, la tristesse, l'avarice, la gourmandise, la luxure." - On
objecte à cela que les vices qualifiés de capitaux semblent être ceux dont les
autres sont issus. Or tous les vices naissent d'un ou de deux vices: il est
dit, en effet: "La racine de tous
les maux est la cupidité" (I Tim., 6, 10), et: "Le commencement de tout péché, c'est l'orgueil" (Ecclésiastique
10, 15). Donc il n'y a pas sept péchés capitaux.
2. Mais on peut dire
que l'Apôtre parle ici de la cupidité non pas en tant qu'elle est un péché
spécial, mais en tant qu'elle implique un désordre général de la concupiscence.
- On objecte à cela que la cupidité, en tant que péché spécial, est l'appétit
désordonné des richesses, qui se nomme avarice. Or c'est de cette cupidité que
parle ici l'Apôtre, ce qui ressort de ce qu'il dit au même endroit: "Ceux qui veulent devenir riches
tombent dans les tentations et le filet du diable." (I Tim., 6, 9).
Donc la cupidité qui est la racine de tous les maux est un péché spécial.
3. En outre, les
vices sont opposés aux vertus. Or il n'existe que quatre vertus cardinales,
comme le dit saint Ambroise à propos du texte de saint Luc "Bienheureux les pauvres" (6, 20). Donc il n'existe que
quatre vices capitaux.
4. En outre, un péché
semble sortir de tel autre quand il est ordonné à la fin de ce dernier: ainsi,
si quelqu'un ment pour acquérir de l'argent, son mensonge sort de l'avarice.
Mais tous les vices peuvent être ordonnés à la fin de n'importe quel vice. Donc
un vice n'est pas plus capital qu'un autre.
5. En outre, des
réalités, dont l'une naît naturellement de l'autre, ne peuvent pas à titre égal
être tenues pour principales. Or l'envie naît naturellement de l'orgueil. Donc
l'envie ne doit pas être comptée comme un vice capital distinct de l'orgueil.
6. En outre, ceux-là
sont des vices principaux ou capitaux qui ont des fins principales. Or, si l'on
prend les fins prochaines des vices, elles sont bien plus nombreuses que sept;
si par contre, on prend les fins éloignées, la gourmandise ne se distinguera
pas de la luxure, l'une et l'autre étant ordonnées à la délectation de la chair
comme à leur fin éloignée. Il n'est donc pas convenable d'assigner sept vices
capitaux.
7. En outre,
l'hérésie est un vice. Or, chez celui qui tombe dans l'hérésie par pure
ignorance, celle-ci n'a pas sa cause dans un des vices dont on a parlé. Donc il
existe un vice qui ne vient pas des vices précités, et de la sorte, l'énumération
des vices principaux est insuffisante.
8. En outre, il
arrive qu'un péché naisse d'une intention bonne, comme cela est clair chez
celui qui vole pour faire l'aumône. Or un tel péché ne vient pas de l'un des
vices précédemment énumérés. Donc tous les péchés ne naissent pas de ces vices
précités.
9. En outre, la
gourmandise semble ordonnée à ce qui délecte le goût, et la luxure à ce qui
délecte le toucher. Or, pour les autres sens aussi, il existe des choses
délectables. Donc on devrait énumérer des vices principaux selon les autres
sens.
10. En outre, tous
les péchés paraissent relever de la puissance appétitive, parce que comme le
dit saint Augustin, c'est par la volonté qu'on pèche et qu'on vit droitement.
Mais le mouvement de l'appétit va de l'âme à la chose. Or, dans les choses, on
ne trouve que le bien et le mal, comme on le dit dans la Métaphysique
(VI, 4). Il ne doit donc exister que deux vices capitaux, l'un par rapport au
bien, l'autre par rapport au mal.
11. En outre, la
volonté, à qui revient le péché, est l'appétit intellectuel qui paraît porter
sur les choses en leur universalité, du fait qu'il suit l'appréhension de
l'intelligence, appréhension de l'universel. Or l'universel dans le genre de
l'appétit, c'est le bien et le mal, qui ne se situent pas dans un genre, mais
sont des genres pour d'autres choses, comme on le dit dans les Prédicaments
(eh. il). Donc les vices capitaux ne doivent pas se distinguer selon des maux
et des biens particuliers, mais seulement en général, en sorte qu'il y en ait
deux conformément à la différence du bien et du mal.
12. En outre, le mal
se produit de manières plus nombreuses que le bien, parce que le bien tient à
l'unité et à l'intégrité de la chose, alors que le mal vient de chaque défaut,
comme le dit Denys dans les Noms Divins (IV, 30). Or quatre vices
capitaux semblent envisagés selon leur rapport au bien: ainsi la gourmandise et
la luxure regardent le bien délectable, l'avarice le bien utile, l'orgueil le
bien honnête, parce qu'"il tend des pièges aux bonnes oeuvres pour
qu'elles périssent", comme le dit saint Augustin. Donc les autres vices
capitaux doivent être plus de trois.
13. En outre, les
principes de genres différents sont différents, comme on le dit dans la
Métaphysique (XI, 4). Or, dans le domaine des opérations et des appétits,
la fin joue le même rôle que le principe dans le domaine spéculatif, comme on
le dit dans l'Éthique (VII, 8). Donc divers genres de vices ne peuvent
pas se ramener à la fin d'un vice unique, et dans ces conditions, d'un vice unique
ne peuvent pas en provenir plusieurs.
14. En outre, si un
vice découle d'un autre comme ordonné à sa fin, il s'ensuivra qu'ils ont l'un
et l'autre la même fin. Ce sera ou bien selon la même considération, ou bien
selon deux considérations différentes. Si c'est selon deux considérations, on
ne devra pas parler d'une fin unique, mais de plusieurs, parce que la multitude
et la diversité des objets qui correspondent aux puissances, aux habitus et aux
actes de l'âme se prennent davantage d'après les raisons formelles des objets
que matériellement, d'après les choses elles-mêmes. De la sorte, un vice ne
sera pas ordonné à la fin de l'autre, mais l'un et l'autre auront par soi leur
fin propre, de façon égale. Mais si la fin des deux vices est identique selon la
même considération, il s'ensuit que les deux vices n'en font qu'un selon
l'espèce, de même que dans les réalités naturelles, celles qui ont une même
forme sont d'une même espèce. En effet, dans les réalités morales, la fin donne
l'espèce, comme le fait la forme dans les réalités naturelles; et de la sorte,
il n'y aura pas naissance d'un vice à partir d'un autre, mais plutôt une
certaine union des vices. Donc les vices dont nous avons parlé ne doivent pas
être considérés comme capitaux.
15. En outre, le Philosophe
dit dans l'Éthique (V, 3) que si quelqu'un commet l'adultère pour voler,
il n'est pas adultère mais voleur; et ainsi il semble que lorsqu'un vice est
ordonné à la fin d'un autre vice, il passe à l'espèce de celui-ci. Donc, à ce
point de vue, un vice ne naît pas d'un autre.
16. En outre, à
propos du verset du Psaume (18, 14): "Je
serai purifié d'un très grand péché", la Glose dit que: "Ce très
grand péché est l'orgueil; si on en est exempt, on est exempt de tout
vice." Il semble d'après cela que l'orgueil soit un vice général. Or ce
qui est général ne s'oppose pas à ce qui est particulier. Donc on ne doit pas
présenter l'orgueil comme un vice capital distinct des autres, comme le font
certains.
17. En outre, sur ce
passage de l'Épître aux Romains (7, 7): "J'ignorerais
la convoitise, si la loi ne disait: Tu ne convoiteras pas", la Glose
dit: "La loi est bonne: en interdisant la convoitise, elle interdit tout
mal"; et de la sorte, il semble aussi que la convoitise Soit un vice
général. Donc, on ne doit pas compter de façon particulière la cupidité ou
l'avarice comme un des sept vices capitaux.
18. En outre, sont
qualifiés de capitaux, comme on l'a dit, les vices qui ont des fins
principales. Or les richesses, qui sont la fin de l'avarice, n'ont pas raison
de fin principale: elles ne sont désirées que comme étant utiles et rapportées
à autre chose; aussi le Philosophe prouve-t-il dans l'Éthique (I, 9) que
le bonheur ne peut se trouver dans les richesses. Donc l'avarice ne doit pas
être comptée comme un vice capital.
19. En outre, les
passions de l'âme inclinent aux péchés, aussi sont-elles qualifiées de "passions pécheresses" (Rom.
7, 5). Or la première des passions est l'amour, duquel découlent toutes les
affections de l'âme, comme le dit saint Augustin dans la Cité de Dieu
(XIV, 7, 2). Donc c'est l'amour désordonné sur tout qui doit être compté comme
vice capital; et cela d'autant plus que saint Augustin dit dans le même livre
que l'amour de soi jusqu'au mépris de Dieu fait la cité de Babylone.
20. En outre, on
admet qu'il y a quatre passions principales de l'âme, à savoir la joie et la
tristesse, l'espoir et la crainte, comme cela ressort de saint Augustin dans la
Cité de Dieu (XIV, 7). Or, parmi les sept vices capitaux, on en trouve qui
appartiennent à la joie ou au plaisir, comme la gourmandise et la luxure,
d'autres qui appartiennent à la tristesse, comme l'acédie ou l'envie. Donc on
devrait compter aussi certains vices capitaux se rapportant à l'espoir et à la
crainte; cela surtout parce que certains vices naissent de l'espoir: on dit en
effet que l'espoir seul fait l'usurier; et de façon semblable, certains vices
naissent de la crainte, parce que saint Augustin dit, à propos du Psaume (79,
17): "brûlée au feu et
défoncée", que tout péché naît d'un amour dont la flamme est mauvaise,
et d'une crainte qui humilie mal à propos.
21. En outre, la
colère n'est pas comptée comme une passion principale, donc il semble qu'on ne
devrait pas non plus la compter comme vice capital.
22. En outre, à une
vertu principale s'oppose un vice principal. Or la charité est une vertu
principale, que l'on qualifie de mère et de racine des vertus, et à laquelle
s'oppose la haine. Donc on devrait compter la haine comme un vice capital.
23. En outre, il est
dit dans la Première Épître de saint Jean (2, 16): "Tout ce qui est dans
le monde est ou concupiscence de la chair, ou concupiscence des yeux, ou
orgueil de la vie". Or on dit que quelqu'un est mondain, ou est dans le
monde à cause du péché. Donc il n'y a que ces trois dispositions qui doivent
être comptées comme vices capitaux.
24. En outre, dans
une homélie sur le Feu du Purgatoire (serm. 104, n° 2), saint Augustin dit
qu'il y a plusieurs péchés capitaux: le sacrilège, l'homicide, l'adultère, la
fornication, le faux témoignage, la rapine, le vol, l'orgueil, l'envie,
l'avarice, et si elle est entretenue longtemps, la colère, et l'ébriété si elle
est continuelle; et on les trouve dans le Décret (D. 25, 3, ch. "si
quelqu'un"). Il semble donc que les sept péchés capitaux énumérés plus
haut ne sont pas assignés de façon qui convienne.
Réponse:
Vice capital vient de "caput",
qui signifie tête. Or tête a trois significations.
D'abord, on appelle tête le membre d'un
animal, et c'est dans ce sens que le mot est pris dans ce texte: "Tout homme
qui prie ou prophétise en se voilant la tête déshonore sa tête" (I Cor.,
11, 4). Et comme la tête est comme le principe de l'animal, de là est dérivé
l'usage du terme de tête pour désigner en second lieu tout ce qui est
commencement, conformément à ces textes: "Les pierres du sanctuaire ont
été dispersées à l'entrée "in
capite" de toutes les rues." (Lam., 4, 1) et: "A chaque entrée "ad omne
caput" de chemin, tu as bâti le signe de ta prostitution." (Ez.,
16, 25). En troisième lieu, la tête signifie le prince et le conducteur du
peuple: car les autres membres du corps sont en quelque sorte régis par la
tête; et c'est dans ce sens qu'est pris le mot dans ces textes: "Comme tu étais petit à tes yeux, tu as
été placé à la tête des tribus d'Israël" (I Sam., 15, 17) et: "Les chefs "capita" du peuple
entrent en grande pompe dans la maison d'Israël" (Amos, 6, 1).
Et c'est conformément à ces trois sens du
mot tête qu'un vice peut être appelé capital. Parfois, en effet, on parle de
vice capital en prenant la tête comme membre du corps, et dans ce sens on
appelle péché capital celui qui est puni de la peine capitale; cependant, ici
nous ne parlons pas en ce sens des vices capitaux, mais au sens où capital
vient de tête en tant qu'elle signifie un principe aussi saint Grégoire
appelle-t-il principaux les vices capitaux.
Or il faut savoir qu'un péché peut naître
d'un autre de quatre manières d'abord du point de vue de la soustraction de la
grâce, qui tient l'homme éloigné du péché, conformément à ce verset de saint
Jean: "Quiconque est né de Dieu ne
pèche pas, parce que la semence de Dieu demeure en lui" (I Jn. 3, 9);
et selon ce sens, le premier péché qui prive de la grâce est cause des péchés
qui sui vent la privation de la grâce; et à ce point de vue, n'importe quel péché
peut être causé par n'importe quel autre. Or cette manière de causer consiste à
écarter un obstacle; mais écarter un obstacle, c'est mouvoir accidentellement,
comme on le dit dans les Physiques (VIII, 8); or aucun art ni aucune
doctrine n'a pour objet les causes accidentelles, comme on le dit dans la
Métaphysique (VI, 2). Aussi les vices capitaux ne sont-ils pas nommés tels
selon cette façon d'être cause ou principe.
D'une seconde manière, un péché en cause
un autre par inclination, c'est-à-dire en tant que le péché précédent cause une
disposition ou un habitus qui incline au péché, et selon ce mode d'origine,
tout péché en cause un autre qui lui est semblable spécifiquement; aussi
n'est-ce pas non plus selon ce mode d'origine que les péchés sont qualifiés de
capitaux.
D'une troisième manière, un péché en cause
un autre du fait de la matière, c'est-à-dire en tant qu'un péché fournit
matière à un autre, comme la gourmandise fournit matière à la luxure et
l'avarice à la discorde; or ce n'est pas davantage selon ce mode d'origine que
les péchés sont qualifiés de capitaux, parce que ce qui fournit matière à un
péché n'est pas cause actuelle du péché, mais seulement en puissance et de
façon occasionnelle.
D'une quatrième manière, un péché en cause
un autre du fait de la fin, c'est-à-dire en tant qu'à cause de la fin d'un
péché, l'homme commet un autre péché; ainsi l'avarice est cause du vol, parce
que c'est pour gagner de l'argent que l'homme commet le vol; et selon ce mode
un péché est causé par un autre péché actuellement et formellement. Et c'est
pourquoi c'est selon ce mode d'origine que les péchés sont qualifiés de
capitaux, en sorte qu'à ce point de vue leur convient aussi le troisième sens
du mot tête. En effet, il est évident qu'un chef ordonne ses sujets à sa propre
fin, comme l'armée est ordonnée à la fin de son chef, comme on le dit dans la
Métaphysique (XI, 12). Aussi, selon saint Grégoire, les vices capitaux
sont-ils comme des chefs, et les vices qui en découlent comme une armée.
Qu'un péché soit ordonné à la fin d'un
autre péché, cela peut se réaliser de deux manières: d'une première manière, du
point de vue du pécheur lui-même, dont la volonté est plus portée à la fin d'un
péché que d'un autre; mais ceci est un point de vue accidentel pour les péchés;
aussi n'est-ce pas selon ce mode que certains sont qualifiés de capitaux. Mais
cela peut se réaliser d'une autre manière, selon le rapport même des fins, dont
l'une a une certaine convenance avec une autre, en sorte que, dans la plupart
des cas, elle lui est ordonnée; ainsi la tromperie, qui est le but de la
fraude, est ordonnée à amasser de l'argent, ce qui est le but de l'avarice; et
c'est en ce sens qu'il faut prendre les vices capitaux. Sont donc qualifiés de
capitaux les vices qui ont des fins désirables en elles- mêmes principalement,
en sorte que les autres vices sont ordonnés à de telles fins.
Or il faut remarquer que le fait de
poursuivre un bien et celui de fuir le mal opposé relève de la même raison
formelle; ainsi le gourmand cherche-t-il ce qu'il y a de délectable dans les
aliments, et il fuit la tristesse que lui cause le manque d'aliments; et il en
va de même pour les autres vices. De là vient que les vices capitaux peuvent se
distinguer d'une juste façon selon la différence de bien et de mal,
c'est-à-dire que partout où se présente une raison particulière de désir ou de
fuite, il y a là un vice capital distinct des autres. Il faut donc remarquer
que le bien, selon sa raison propre, attire à soi l'appétit; mais que l'appétit
fuie un bien donné, cela provient de la considération d'une raison particulière
qui regarde ce bien. Aussi est-ce selon ce genre de raison qu'il faut envisager
les péchés capitaux autres que ceux qui sont ordonnés à la poursuite d'un bien.
Or il existe trois biens de l'homme: à
savoir celui de l'âme, celui du corps et celui des choses extérieures. Donc, au
bien de l'âme, qui est un bien imaginé, c'est-à-dire la supériorité en honneur
et en gloire, s'ordonnent l'orgueil et la vaine gloire; au bien du corps qui
regarde la conservation de l'individu, la nourriture, s'ordonne la gourmandise;
au bien du corps qui est ordonné à la conservation de l'espèce, comme les
plaisirs sexuels, correspond la luxure au bien des choses extérieures
correspond l'avarice. D'autre part, le fait de fuir un bien provient de ce
qu'il empêche l'obtention d'un autre bien convoité de façon désordonnée; envers
ce bien considéré comme un empêchement, l'appétit a un double mouvement, à
savoir un mouvement de fuite et un mouvement de révolte contre lui. Par rapport
à ce mouvement de fuite, on a deux vices capitaux, selon que le bien qui
empêche le bien désiré est considéré dans le sujet lui-même ou dans un autre
que lui. Dans le sujet lui-même, d'abord: ainsi le bien spirituel empêche le
repos et le plaisir corporel, et alors on a l'acédie, qui n'est rien d'autre
que la tristesse qui vient de quelque bien spirituel, dans la mesure où il
empêche le bien du corps; ce bien est considéré dans un autre que le sujet, en
tant que le bien d'autrui empêche la propre excellence du sujet, et alors on a
l'envie, qui est une douleur du bien d'autrui. Quant à la révolte contre le
bien, elle revient à la colère.
Solutions des objections:
1. De même que dans
les vertus on considère une double fin, à savoir la fin ultime et commune qui
est la félicité, et une fin propre qui est le bien propre de chaque vertu, de
même, dans les vices on peut considérer les fins propres des vices, selon
lesquelles sont envisagés, comme on l'a dit, les vices capitaux; on peut aussi
considérer la fin ultime et commune, qui est le bien propre: car c'est à lui
que sont ordonnées toutes les fins des vices capitaux. Mais le bien propre n'a
raison de fin des vices qu'en tant qu'il est désiré de façon désordonnée; or il
est désiré de façon désordonnée en tant qu'il est désiré en dehors de l'ordre
de la loi divine. C'est pourquoi il y a dans tout péché deux éléments, à savoir
la conversion vers un bien muable et l'aversion pour le bien immuable. Ainsi
donc, du point de vue de la conversion, on pose comme principe de tous les
péchés une cupidité générale qui est l'appétit désordonné du bien propre; par
contre, du point de vue de l'aversion, on pose comme principe des péchés un
orgueil général selon lequel l'homme ne se soumet pas à Dieu aussi est-il dit "Le
commencement de l'orgueil de l'homme est de se détourner de Dieu"
(Ecclésiastique 10, 14). Ainsi donc, la cupidité et l'orgueil, si on les
considère dans leur généralité, ne sont certes pas qualifiés de vices capitaux,
parce qu'ils ne sont pas des vices spéciaux, mais sont dits les racines ou le
commencement des vices, comme si l'on disait que le désir de bonheur est la
racine de toutes les vertus. On peut dire cependant que la cupidité et
l'orgueil, même considérés comme des péchés spéciaux, exercent une causalité
générale sur tous les péchés, au point de vue de leurs fins. Car la fin de
l'avarice se comporte comme un principe à l'égard des fins de tous les autres
vices, dans la mesure où, grâce aux richesses, l'homme peut acquérir tout ce
que les autres vices convoitent, car l'argent contient virtuellement tout ce
que l'on peut convoiter, conformément à ce verset: "Tout obéit à
l'argent" (Ecclésiastique 10, 19); par ailleurs, la fin propre de
l'orgueil, à savoir la supériorité en honneur et en gloire, est comme le terme
de toutes les autres fins, car par l'abondance des richesses et du fait qu'il
jouit des biens convoités, l'homme peut recevoir honneur et gloire. Et, bien
que dans l'ordre d'exécution, l'une de ces deux fins soit comme le principe, et
l'autre comme le terme des autres fins, il ne faut pas cependant pour cela ne
compter comme capitaux que ces deux seuls vices, parce que ce n'est pas à ces
deux seules fins que l'appétit est ordonné principalement.
2. Et par là, la
réponse à l'objection 2 est évidente.
3. Ce qui constitue
la vertu, c'est que l'ordre de la raison soit établi dans la puissance
appétitive; le vice au contraire se produit du fait que le mouvement de
l'appétit s'écarte de l'ordre de la raison; cependant, ce n'est pas selon le
même point de vue que l'ordre de la raison est établi dans l'appétit et que
l'appétit s'écarte de la raison; aussi, bien que le vice s'oppose à la vertu,
il n'est pas nécessaire qu'un vice principal soit opposé à une vertu
principale, parce que la raison formelle de l'origine du vice et de la vertu
n'est pas identique.
4. A considérer la
disposition de l'homme qui pèche, il peut se produire que n'importe quel vice
soit ordonné à la fin de n'importe quel autre; mais du point de vue du rapport
que les objets ou les fins ont entre eux, certains vices naissent
de façon déterminée de certains autres,
dont ils procèdent aussi le plus souvent or dans l'examen des choses morales,
comme aussi dans l'examen des choses naturelles, on s'occupe de ce qui a lieu
dans la majorité des cas.
5. D'après ce qui a
été dit, il est évident que l'envie, dans la plupart des cas, naît de
l'orgueil: l'homme en effet s'attriste à cause du bien d'autrui surtout parce
qu'il est un obstacle à sa propre excellence. Mais parce que l'envie a une
raison formelle spéciale en son mouvement, le rejet d'un bien, elle est tenue
pour un vice capital distinct de l'orgueil.
6. Les vices capitaux
sont pris en considération des fins proches, non pas certes de tous les péchés
spéciaux, mais de certains d'entre eux dont, dans la plu part des cas, les
autres péchés viennent naturellement; et c'est pourquoi la gourmandise se
distingue encore de la luxure, parce que le plaisir qui est l'objet de la
gourmandise et celui qui est l'objet de la luxure n'ont pas la même raison for
melle.
7. Une connaissance
défectueuse paraît comporter quatre formes: l'absence de science, l'ignorance,
l'erreur et l'hérésie. Parmi elles, l'absence de science est la plus commune,
parce qu'elle implique le simple fait de ne pas savoir: de là vient que, même
chez les anges, Denys admet une certaine absence de science, ainsi qu'il
ressort de la Hiérarchie ecclésiastique (VI, 3); l'ignorance, par
contre, est cette absence de connaissance des choses que l'homme peut
naturellement savoir, et qu'il doit savoir; l'erreur ajoute à l'ignorance
l'attachement de l'esprit à ce qui s'oppose à la vérité: car à l'erreur revient
d'approuver comme vraies des choses qui sont fausses; mais l'hérésie ajoute
quelque chose à l'erreur, et de par sa matière, parce que c'est une erreur dans
les choses qui appartiennent à la foi, et de par celui qui se trompe, parce
qu'elle comporte une obstination qui seule fait l'hérétique, obstination qui
vient de l'orgueil: c'est un grand orgueil, en effet, pour l'homme, de préférer
son opinion à la vérité révélée par Dieu. Donc l'hérésie qui vient de la simple
ignorance, si elle est péché, naît d'un des vices énumérés ci-dessus: car on
impute à l'homme comme péché de ne pas se soucier d'apprendre ce qu'il est tenu
de savoir; or il semble que cela provienne de l'acédie, à qui il appartient de
fuir le bien spirituel dans la mesure où il empêche le bien corporel.
8. Ces vices sont
qualifiés de capitaux, parce que c'est d'eux que les autres vices naissent dans
la plupart des cas, bien que parfois un vice naisse d'un bien. Et pourtant on
peut dire que, même lorsque quelqu'un vole pour faire l'aumône, ce péché vient
encore d'une certaine manière d'un des péchés capitaux: car faire le mal en vue
d'un bien vient d'une certaine ignorance ou erreur, or l'ignorance ou l'erreur
se ramènent à l'acédie, comme on l'a dit.
9. Luxure et
gourmandise regardent le plaisir du toucher: en effet, on ne qualifie pas
quelqu'un de gourmand parce qu'il se délecte de la saveur de la nourriture,
mais plutôt de son absorption, mettant son plaisir dans le sens du toucher,
ainsi que le dit le Philosophe dans l'Éthique (III, 20). Or les
délectations des autres sens ne constituent pas des fins principales: elles
sont rapportées, ou à la connaissance de la vérité comme chez les hommes, ou
bien au plaisir du toucher comme chez les autres animaux: car le chien qui sent
le lièvre ne met pas son plaisir dans l'odeur mais dans la nourriture qu'il
attend. Et c'est pourquoi on n'envisage pas d'autres vices capitaux selon les
plaisirs des autres sens.
10. Le bien et le mal
se trouvent dans les choses selon des conditions différentes; aussi ne
convient-il pas qu'un seul vice capital soit ordonné au bien.
11. Sous un seul
universel commun, peuvent se classer bien des éléments universels plus
spéciaux, comme dans un genre très général sont contenus des genres
subalternes; et ils tombent aussi sous la prise de l'intelligence: ainsi
l'appétit intellectuel aussi peut se porter diversement sur diverses espèces de
biens.
12. Les péchés ne se
distinguent pas selon la différence de bien et de mal, parce que le même péché
peut concerner un bien et le mal opposé, comme on l'a dit.
13. Les réalités qui
appartiennent à des genres différents, qui sont comme des genres très généraux,
possèdent des principes différents selon la réalité, bien qu'ils soient
identiques selon l'analogie, comme on le dit dans la Métaphysique (XI,
4), mais celles qui sont contenues dans un même genre très général, bien
qu'elles existent en divers genres subalternes, peuvent posséder des principes
identiques selon ce que ce genre comporte de commun: et de cette manière,
certains vices de genres différents peuvent se ramener à un principe identique
qui est leur fin, ayant une certaine raison d'origine commune.
14. Lorsqu'un péché est
ordonné à la fin d'un autre péché, la fin de l'un et de l'autre péché est
identique et selon la même raison formelle, mais non selon le même ordre, parce
que l'une est la fin prochaine, l'autre la fin éloignée. Il ne s'ensuit donc
pas que les deux vices soient de la même espèce, parce que les réa lités
morales ne reçoivent pas leur espèce de la fin éloignée, mais de la fin
prochaine.
15. Un homme n'est
pas qualifié de voleur ou d'adultère en vertu d'un acte ou d'une passion, mais
d'un habitus, comme le Philosophe le dit du juste et de l'injuste dans l'Éthique
(V, 11). Or l'intention de l'homme vient de l'habitus; aussi, lorsque quelqu'un
vole pour accomplir l'adultère, il commet bien en acte un péché de vol, mais
pourtant l'intention vient de l'habitus de l'adultère, aussi il n'est pas
appelé voleur mais adultère.
16. L'orgueil, comme
on l'a dit, peut être pris selon deux sens d'une première manière, en tant
qu'il comporte une certaine rébellion contre la loi de Dieu, et ainsi il est la
racine universelle de tous les péchés, comme le dit saint Grégoire aussi il ne
l'énumère pas parmi les péchés capitaux, mais nomme la vaine gloire. On peut
entendre l'orgueil d'une autre manière, comme étant l'appétit désordonné d'une
certaine supériorité, et alors il est compté comme vice capital distinct des
autres; et parce que c'est surtout la gloire humaine qui semble constituer
cette supériorité, saint Grégoire met la vaine gloire à la place de cet orgueil
spécial.
17. Il faut répondre
de même à l'objection 17, parce que la convoitise est encore prise ici comme
étant la racine générale des vices.
18. Du fait qu'elles
ont raison de bien utile, les richesses n'ont certes pas rai son de fin
principale, mais ce défaut est compensé en raison de l'utilité générale des
richesses qui, d'une certaine façon, contiennent virtuellement tous les biens
désirables de ce monde.
19. Comme le dit le
Philosophe dans la Rhétorique (II, 4), aimer c'est vouloir du bien à
autrui. Donc, du fait que l'homme désire pour lui-même quelque bien, il semble
s'aimer lui-même; et c'est pourquoi l'amour de soi n'est pas compté à part ou
comme racine du péché, ou même comme vice capital, parce que toutes les racines
et les -sources des vices incluent cet amour désordonné de soi-même.
20. La crainte et
l'espoir sont des passions de l'irascible; or toutes les passions de
l'irascible dérivent des passions du concupiscible, et c'est pourquoi les
sources premières des vices ne reviennent pas à la crainte et à l'espoir, mais
bien plutôt à la délectation et à la tristesse. Car, bien que certains vices
naissent de la crainte et de l'espoir, l'espoir et la crainte naissent pourtant
eux-mêmes d'autres passions, à savoir de l'amour ou du désir d'un bien.
21. La colère
comporte un mouvement spécial, à savoir une révolte contre quelque chose: et
c'est pourquoi, bien que ce mouvement ait sa source dans d'autres vices, parce
qu'il a pourtant un caractère spécial distinct des autres mouvements, il est
compté à part comme un vice capital.
22. Un vice n'est pas
qualifié de principal par opposition à une vertu principale; et c'est pourquoi
il n'y a pas de nécessité à ce que la haine soit un vice principal, bien que la
charité soit une vertu principale.
23. Sous ces trois
dispositions que compte saint Jean, sont impliquées ce qui est comme l'origine
première et la racine des péchés, à savoir l'orgueil et la cupidité: car sous
la cupidité en général sont contenues et la concupiscence de la chair et la
concupiscence des yeux.
24. Saint Augustin
appelle capitaux les vices qui doivent être châtiés de la peine capitale: vice
capital est en ce sens la même chose que péché mortel.
Liens transversaux dans l'oeuvre de saint Thomas: II Commentaire des Sentences, D. 5, Question 1,
a. 3; Somme théologique Ia-lIae, Question 84, a. 2 lia -lIae, Question
162, a. 2.
Objections:
Il semble que non.
1. Tout péché
particulier, en effet, corrompt une vertu et une puissance déterminées de
l'âme. Or l'orgueil corrompt toutes les vertus et toutes les puissances de
l'âme, car saint Grégoire dit, dans les Morales (XXXIV, 23):
"L'orgueil, nullement satisfait de faire disparaître une seule vertu,
s'éveille en toutes les parties de l'âme et, telle une maladie générale et
pernicieuse, corrompt tout le corps." Et saint Isidore dit, dans le
Souverain Bien (II, 38, 7), qu'il est la ruine de toutes les vertus.
L'orgueil n'est donc pas un péché particulier.
2. En outre, préférer
sa volonté à la volonté du supérieur, c'est s'enorgueillir. Or quiconque pèche
mortellement préfère sa volonté à la volonté du supérieur, c'est-à-dire Dieu;
donc il s'enorgueillit. Donc tout péché est orgueil, et ainsi, ce n'est pas un
péché particulier.
3. Mais on peut dire
que l'orgueil considéré comme amour de son excellence propre est un péché
spécial, alors qu'en tant qu'il comporte un mépris de Dieu, c'est un péché
général. - On objecte à cela que tout péché particulier a sa matière propre,
ainsi la nourriture pour la gourmandise, les rapports sexuels pour la luxure,
les richesses pour l'avarice. Or l'orgueil, en tant qu'amour de sa propre
excellence, n'a pas de matière propre, parce que, comme le dit saint Grégoire
dans les Morales (XXXIV, 23): "L'un s'enorgueillit de son or, un
autre de son éloquence, un autre de choses inférieures et terrestres, un autre
de ses vertus élevées et célestes." Donc l'orgueil, en tant qu'amour de sa
propre excellence, n'est pas un péché spécial.
4. Il semble, en
outre, que l'orgueil ne soit pas non plus un péché général, en tant qu'il
comporte un mépris de Dieu: quiconque en effet pèche par faiblesse ou par
ignorance, ne pèche pas par mépris. Or nombreux sont ceux qui pèchent
mortellement par faiblesse ou par ignorance. Donc tout péché mortel ne vient
pas du mépris, et ainsi l'orgueil, en tant qu'il comporte un mépris de Dieu,
n'est pas un péché général.
5. En outre, à un mal
général ne s'oppose pas un bien particulier, mais un bien général. Or au mépris
de Dieu s'oppose un bien spécial, qui est la révérence envers Dieu, liée
spécialement au don de crainte. Donc le mépris de Dieu n'est pas un péché
général, et par conséquent pas davantage l'orgueil en tant qu'il comporte le
mépris de Dieu; dans ces conditions, la distinction avancée disparaît.
6. En outre, ce qui
donne à tous les péchés leur achèvement quant à la malice est un péché général.
Or tel est l'orgueil, comme le dit saint Grégoire dans son commentaire sur
Ezéchiel (Morales, XXXIV, 23). Donc l'orgueil est un péché général.
7. En outre, les
péchés se distinguent selon leurs objets, de même que les vertus. Or l'orgueil
a le même objet que d'autres péchés, par exemple l'envie qui s'attriste du bien
d'autrui en cherchant sa propre excellence, la vaine gloire qui aspire à
l'excellence dans la faveur des hommes, et la colère qui recherche la vengeance
qui fait partie de l'excellence de la victoire. L'orgueil n'est donc pas un
péché spécial distinct des autres.
8. En outre, ce sans
quoi aucun péché ne peut exister est général à tous les péchés. Or l'orgueil
est dans ce cas: saint Augustin dit en effet dans la Nature et la Grâce
(ch. 29) que sans le recours à l'orgueil, on ne trouve aucun péché, et saint
Prosper dit, dans la Vie Contemplative, qu'aucun péché ne peut, n'a pu ou ne
pourra exister sans l'orgueil. Donc l'orgueil est un péché général.
9. En outre, ce qui
s'identifie avec tout péché est un péché général. Or l'orgueil est de ce type:
saint Augustin dit en effet, dans la Nature et la Grâce (ch. 29):
"S'enorgueillir est tout autant un péché que pécher est
s'enorgueillir." Donc l'orgueil est un péché général.
10. En outre, sur ce
verset de l'Ecclésiastique (10, 14): "Le
commencement du péché de l'homme est de se détourner de Dieu", la
Glose dit: "Il n'existe pas de plus grande apostasie que de s'éloigner de
Dieu, ce qui à bon droit est qualifié d'orgueil." Or quiconque pèche
mortellement s'éloigne de Dieu. Donc il s'enorgueillit, et ainsi, l'orgueil est
un péché général.
11. En outre, dans le
même chapitre, une autre Glose dit: "Gardons-nous de la cupidité et de
l'orgueil: ce ne sont pas deux maux, mais un mal unique." Donc l'orgueil
n'est pas un péché spécial distinct des autres.
12. En outre, sur ce
verset de Job (33, 17): "Pour qu'il
détourne l'homme de l'iniquité", la Glose dit: "S'enorgueillir contre le créateur, c'est transgresser ses
préceptes en péchant." Or quiconque pèche transgresse les préceptes de
Dieu: saint Augustin dit en effet dans Contre Fauste (XXII, 27):
"Le péché, c'est de dire, de faire ou de convoiter contre la loi
éternelle." Donc quiconque pèche s'enorgueillit, et tout péché est
orgueil.
13. En outre, saint
Anselme dit que l'âme recherche nécessairement son propre bien. Or ce qui se
produit par nécessité n'est pas péché. Donc l'orgueil n'est pas péché, et
ainsi, il n'est pas un péché spécial.
14. En outre, si
l'orgueil était un péché spécial, il serait l'un des sept vices principaux. Or
saint Isidore, dans le Souverain Bien (IV, 40), ne compte pas l'orgueil
parmi les sept vices principaux, mais le remplace par la vaine gloire. Donc
l'orgueil n'est pas un péché spécial.
15. En outre, saint
Augustin dit, dans le Libre Arbitre (III, 24), que l'orgueil est l'amour
de son bien propre. Or cela est commun à tout péché. Donc l'orgueil est un
péché général.
16. En outre, ce qui
est formel en tout péché n'est pas un péché spécial. Or l'orgueil est de ce type,
car saint Augustin dit dans le Libre Arbitre (I, 6) que pécher c'est,
après avoir méprisé le bien immuable, adhérer aux biens changeants; la première
de ces deux attitudes, c'est-à-dire mépriser le bien immuable, relève de
l'aversion, ce qui est l'élément formel en tout péché, de même que la
conversion vers Dieu qui se fait par la charité est l'élément formel dans les
vertus; or mépriser Dieu relève de l'orgueil. Il semble donc que l'orgueil soit
un péché général.
17. En outre, rien de
ce qui est ordonné par Dieu n'est péché. Or l'orgueil est ordonné par Dieu, car
il est dit dans Isaïe (60, 15): "Je
ferai de toi l'orgueil des siècles", à propos de quoi la Glose de
saint Jérôme dit qu'il existe un orgueil bon et un orgueil mauvais; et dans les
Proverbes (8, 18) la Sagesse de Dieu dit: "Avec
moi sont la richesse et la gloire, les biens superbes et la justice."
L'orgueil n'est donc pas un péché spécial.
Cependant:
1) Saint Augustin
dit, dans la Nature et la Grâce (eh. 29): "Qu'on cherche, et on
trouvera que, selon la loi de Dieu, l'orgueil est un péché très distinct des
autres vices.
2) En outre, on dit
au même endroit que bien des actions se commettent de façon déréglée, qui ne
s'accomplissent pas avec orgueil. Donc l'orgueil n'est pas un péché général.
3) En outre, aucun
péché général n'est précédé d'un autre péché. Or l'orgueil est précédé par un
autre péché, car il est dit dans l'Ecclésiastique: "Le commencement de l'orgueil de l'homme est de se détourner de
Dieu" (10, 14). L'orgueil n'est donc pas un péché général.
4) En outre, tout
péché qui est distinct des autres est un péché spécial. Or, l'orgueil est dans
ce cas, comme cela ressort de saint Jean (I, 2, 16): "Tout ce qui est dans
le monde est concupiscence de la chair, ou concupiscence des yeux, ou orgueil
de la vie." Donc l'orgueil est un péché spécial.
5) En outre, tout
péché ayant un acte spécial est un péché spécial. Or l'orgueil est dans ce cas;
comme le dit saint Augustin dans la Nature et la Grâce (ch. 32), dans
les bonnes actions, l'orgueil seul est à craindre; et saint Grégoire dit que
l'orgueil est le premier à s'écarter de Dieu et le dernier à y revenir.
L'orgueil est donc un péché spécial.
6) En outre, ce que
l'on qualifie par le superlatif ne convient qu'à un seul. Or l'orgueil est le
plus grand péché, comme le dit la Glose sur le Psaume (18, 14): "Je serai purifié du plus grand des
péchés." Donc l'orgueil est un péché spécial.
Réponse:
Pour éclairer cette question, il faut
considérer la nature du péché d'orgueil, pour qu'ainsi il soit possible
d'examiner ensuite si c'est un péché spécial.
Il faut donc remarquer que tout péché se
fonde sur un appétit naturel; et parce que l'homme, en tout appétit naturel,
recherche la ressemblance divine, dans la mesure où tout bien désiré
naturellement est une certaine ressemblance de la bonté divine, saint Augustin
dit, dans les Confessions (II, 6, 14), en parlant à Dieu: "L'âme
fornique", à savoir en péchant, "lorsqu'elle se détourne de toi et
cherche en dehors de toi ce qu'elle ne trouve pur et limpide qu'en revenant
vers toi." Mais il appartient à la raison de diriger l'appétit, et ceci
surtout du fait qu'elle est instruite par la loi de Dieu; c'est pourquoi, si
l'appétit se porte sur un bien désiré naturellement, conformément à la règle de
la raison, cet appétit sera droit et vertueux; si par contre, il outrepasse
cette règle de la raison ou reste en deçà, il y aura péché dans les deux cas.
Par exemple, l'appétit de savoir est naturel à l'homme: donc, si un homme
s'applique à la science selon ce que commande la droite raison, ce sera
vertueux et digne de louange; si par contre, quelqu'un dépasse la règle de la
raison, il y aura péché de curiosité; si au contraire, il reste en deçà, il y
aura péché de négligence.
Or parmi les biens que l'homme désire
naturellement, l'un d'eux est l'excellence: il est naturel, non seulement à
l'homme, mais à toutes choses, de désirer la perfection dans le bien convoité,
laquelle consiste en une certaine excellence. Si donc un appétit désire
l'excellence conformément à la règle de la raison instruite par Dieu, cet
appétit sera droit et appartiendra à la magnanimité, conformément à ce que dit
l'Apôtre: "Pour nous, nous ne nous
vantons pas hors de mesure", comme en suivant une règle qui nous
serait étrangère, "mais conformément
à la règle que Dieu nous a assignée comme mesure" (II Cor., 10, 13).
Mais si quelqu'un demeure en deçà de cette
règle, il tombe dans le vice de pusillanimité; si au contraire, il la dépasse,
ce sera le vice de superbe, comme le terme lui-même l'indique: s'enorgueillir,
ce n'est rien d'autre que dépasser sa mesure propre dans la recherche de
l'excellence; de là, saint Augustin dit dans la Cité de Dieu (XIV, 13)
que "l'orgueil est la recherche d'une excellence perverse".
Et parce que la mesure n'est pas la même
pour tous, il arrive qu'une action ne soit pas mise au compte de l'orgueil chez
l'un, alors qu'elle l'est chez un autre par exemple, on ne met pas au compte de
l'orgueil le fait, chez un évêque, de pratiquer ce qui regarde son excellence
propre, tandis qu'on mettrait au compte de l'orgueil chez un simple prêtre le
fait d'entreprendre sur ce qui appartient à l'évêque.
Si donc l'excellence a raison formelle de
bien désirable déterminé, bien que matériellement on la trouve en bien des
choses, il est évident que l'orgueil est un vice particulier. Actes et habitus,
en effet, se distinguent selon l'espèce par les raisons formelles de leurs
objets; de là vient que, attribuant séparément à chacun des péchés son objet
propre, dans la recherche duquel il reproduit comme l'ombre de la ressemblance
divine, saint Augustin dit de l'orgueil en parlant à Dieu: "Il reproduit
l'élévation, alors que tu es seul plus élevé que tout, ô Dieu" (Confessions,
II, 6, 13).
Il arrive cependant que, d'une certaine
manière, l'orgueil soit un péché général, et cela d'une double façon: d'une
première manière par mode d'extension, et d'une autre manière par son effet.
Pour la première manière, il faut
remarquer que, comme saint Augustin le dit dans la Cité de Dieu (XIV,
28), de même que l'amour de Dieu construit la cité de Dieu, ainsi l'amour
désordonné de soi construit la cité de Babylone; et de même que dans l'amour de
Dieu, c'est Dieu lui-même qui est la fin dernière à laquelle est ordonné tout
ce qui est aimé d'un amour droit, ainsi dans l'amour de soi, c'est l'excellence
que l'on rencontre comme fin dernière à laquelle tout le reste est ordonné; car
celui qui cherche l'abondance dans les richesses, dans la science ou les
honneurs ou dans quelque autre bien, vise à travers tous les biens de ce genre
une certaine excellence. Or il faut remarquer que, dans tous les actes et les
habitus opératifs, l'art ou l'habitus qui concerne la fin meut en les
commandant les arts et les habitus qui regardent ce qui conduit à la fin; ainsi
l'art de la navigation, auquel revient l'usage du bateau, qui est sa fin,
commande à l'art de construction des navires; et on voit qu'il en va de même en
tout domaine. De là vient aussi que la charité, qui est l'amour de Dieu,
commande à toutes les autres vertus; et ainsi, bien qu'elle soit une vertu
spéciale à considérer son objet propre, elle est pourtant commune à toutes les
vertus par une certaine extension de son commandement, aussi l'appelle-t-on la
forme et la mère de toutes les vertus. Et de façon semblable, bien que
l'orgueil soit un péché spécial, à considérer la raison formelle de son objet
propre, pourtant, à considérer une certaine extension de son commandement
propre, c'est un péché commun à tous les péchés; aussi est-il appelé la racine
et le roi de tous les péchés, comme cela ressort des Morales de saint
Grégoire (XXXI, 45, 87).
Quant à la seconde manière dont l'orgueil
est en quelque sorte un péché général, il faut remarquer que chaque péché peut
être considéré et selon la volonté et selon l'effet. Il arrive parfois en effet
qu'il y ait péché selon l'effet, mais non cependant selon la volonté; ainsi, si
quelqu'un tue son père en croyant tuer un ennemi, il commet certes un péché de
parricide, à considérer l'effet, mais non selon la volonté. De même encore, on dit
de certains hommes: "Les Milésiens ne sont certes pas sots, mais agissent
pourtant comme s'ils étaient sots."
Si donc on prend le péché d'orgueil du
point de vue de l'effet, on le trouve communément dans tout péché: car c'est un
certain effet de l'orgueil que de ne pas se soumettre à la règle du supérieur,
ce que fait quiconque pèche, en tant qu'il ne se soumet pas à la loi de Dieu.
Si par contre on considère l'orgueil par rapport au vouloir, il n'y a pas
toujours péché d'orgueil en tout péché, parce qu'on n'agit pas toujours par
mépris actuel de Dieu ou de sa loi, mais parfois aussi par ignorance, parfois
encore par faiblesse ou quelque passion; ce qui fait dire à saint Augustin,
dans la Nature et la Grâce (ch. 29), que le péché d'orgueil se distingue
des autres péchés.
Solutions des objections:
1. L'orgueil fait
disparaître toutes les vertus et corrompt toutes les puissances de l'âme, par
une certaine extension de son commandement, comme on l'a dit.
2. Préférer sa
volonté à la volonté d'un supérieur est bien un acte d'orgueil, mais cela ne
procède pas toujours d'une volonté d'orgueil, comme on l'a dit.
3. L'orgueil a sa
matière propre si on a égard à la raison formelle de son objet, comme on l'a
dit, bien que cette raison formelle puisse se trouver en tout objet, de même
que la magnanimité est une vertu spéciale, et cependant elle vise à ce qui est
grand dans les oeuvres des vertus, comme le dit le Philosophe dans l'Éthique
(IV, 8).
4. En tant qu'il
comporte un mépris de Dieu dans le vouloir, l'orgueil ne peut pas être un péché
général; bien plus, le mépris de Dieu est un péché plus parti culier que
l'orgueil en tant qu'il signifie l'appétit d'une excellence perverse, car
l'appétit d'une excellence perverse peut exister non seulement si l'on méprise
Dieu, mais aussi si l'on méprise l'homme. Mais si on considère le mépris de
Dieu en tant qu'effet, alors il demeure dans tout péché, même dans ceux qui se
commettent par faiblesse et ignorance, comme cela ressort de ce qui a été dit.
5. De même que
l'orgueil se trouve par son extension et son effet dans tous les péchés, bien
qu'il soit un péché spécial, de même aussi la crainte peut se trouver selon ces
mêmes modes dans tous les actes des vertus, bien qu'elle soit un don spécial.
6. L'orgueil achève
tout péché dans son caractère de malice, non pas qu'il soit par essence toute
malice, mais selon les deux modes décrits plus haut.
7. L'envie, la vaine
gloire et la colère n'ont pas le même objet que l'orgueil, mais leurs objets
sont ordonnés à celui de l'orgueil comme à sa fin: en effet, l'envie s'attriste
du bien du prochain, la vaine gloire aspire à la louange et la colère à la
vengeance, afin d'en acquérir une certaine excellence. On ne peut donc en
conclure que l'orgueil s'identifie avec ces vices, mais qu'il leur commande,
comme on l'a montré plus haut.
8. Ces autorités
s'entendent de l'orgueil quant à l'effet de l'orgueil, sans lequel aucun péché
ne peut exister, mais pas quant au vouloir de l'orgueil.
9. Et il faut
répondre semblablement à l'objection 9 en effet, le fait de s'enorgueillir
considéré dans son effet s'identifie avec le fait de pécher.
Bien que l'on puisse dire pour ces deux
arguments que saint Augustin, dans la Nature et la Grâce, ne propose pas
ces paroles comme venant de lui, mais de celui contre qui il dispute; c'est
pourquoi il les réprouve ensuite en disant qu'on ne pèche pas toujours par
orgueil.
10. Se séparer de
Dieu, c'est de l'orgueil du point de vue de l'effet.
11. Il faut répondre
de façon semblable à l'objection 11, parce que transgresser les préceptes de
Dieu en péchant, c'est s'enorgueillir du point de vue de l'effet, mais non
toujours à considérer le vouloir.
12. Si l'on prend
l'orgueil en le considérant dans son effet, il existe dans tout péché, il n'est
alors rien d'autre que l'aversion du bien immuable; la cupidité pour sa part
est la conversion vers un bien muable; les deux ne constituent qu'un seul
péché, comme élément formel et élément matériel, du fait que tout péché est
aversion du bien immuable et conversion vers un bien muable.
13. Dans la recherche
du bien propre, il arrive qu'il y ait péché si l'on s'écarte de la règle de la
raison, comme on l'a dit.
14. Saint Grégoire
non plus, dans les Morales (XXXI, 45), ne compte pas l'orgueil comme un
des vices principaux, mais comme le roi et la racine de tous, en tant qu'il
étend son empire sur tous les péchés; mais il n'est pas exclu pour autant que
l'orgueil ne soit un péché spécial.
15. L'amour
désordonné de son bien propre convient de façon commune à tout péché et ainsi
il convient aussi à l'orgueil, en tant que ce qui convient au genre convient à
l'espèce; cependant, on peut dire que l'orgueil est proprement l'amour du bien
propre, à condition que ce terme de "propre" soit pris avec une
précision, à savoir qu'on aime ce bien, mais pas comme le bien d'un supérieur;
ce qui appartient proprement à l'orgueil, c'est de ne pas reconnaître qu'on
tient son bien d'un autre.
16. Cet argument
envisage l'orgueil considéré dans son effet, car alors le bien immuable est
objet de mépris dans tout péché, mais il n'en va pas toujours ainsi de
l'orgueil considéré quant au vouloir.
17. D'une première
manière, on peut parler d'orgueil du fait qu'on dépasse la règle de la raison,
et alors l'orgueil est toujours un péché; c'est ainsi qu'on l'entend communément.
D'une autre manière, on peut parler d'orgueil du fait qu'une chose en dépasse
une autre, et dans ce cas, il peut y avoir un orgueil bon, comme le dit saint
Jérôme; ainsi lorsque quelqu'un veut accomplir les oeuvres des conseils, qui
dépassent les oeuvres communes des préceptes. Ou bien on peut dire que, dans ce
texte: "Je ferai de toi l'orgueil
des siècles", l'orgueil est entendu matériellement, c'est-à-dire
"Je te donnerai une grande excellence, celle dont les hommes du monde
s'enorgueillissent". Et on peut entendre semblablement l'expression
"les biens superbes", à savoir ceux au sujet desquels les hommes ont
l'habitude de s'enorgueillir.
Lieux parallèles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme théologique IIa -IIae, Question 162, a. 3.
Objections:
Il semble que non.
1. En effet, comme
l'irascible est une partie de l'appétit sensible, il est nécessaire que tout
mouvement de l'irascible soit une passion, parce que les passions de l'âme sont
les mouvements de l'appétit sensitif. Or l'orgueil ne paraît pas consister en
quelque passion appartenant à l'irascible, ni en la crainte, ni en l'audace, ni
en l'espoir ou le désespoir, ni en la colère. Donc l'orgueil n'est pas dans
l'irascible.
2. En outre, puisque
l'irascible est dans la partie sensitive de l'âme, l'objet de l'irascible ne
peut être que quelque bien sensible. Or l'orgueil cherche l'excellence non
seulement dans les biens sensibles, mais dans les choses spirituelles et
intelligibles, comme le dit saint Grégoire dans les Morales (XXXIV, 23).
Donc l'orgueil ne peut résider dans l'irascible comme en son sujet.
3. En outre, chez les
démons, il n'existe pas de partie sensitive de l'âme, puis qu'ils sont
incorporels. Si donc l'orgueil se situait dans l'irascible, il en résulte rait
que l'orgueil ne pourrait pas exister chez les démons, ce qui est évidemment
faux.
4. En outre,
l'orgueil est au sens propre un mépris de Dieu. Or l'irascible ne peut pas se
porter à cet objet qui est Dieu, puisque c'est une puissance de l'âme
sensitive. Donc l'orgueil ne se situe pas dans l'irascible comme en son sujet.
5. En outre, Avicenne
caractérise la puissance irascible par le fait qu'elle se meut pour repousser
ce qui nuit ou ce qui corrompt, avec le désir de vaincre. Mais cela ne concerne
pas l'orgueil: il ne tend pas en effet à repousser ce qui nuit, mais plutôt à
exceller dans le bien. L'orgueil n'est donc pas dans l'irascible.
6. En outre,
l'orgueil est cause de l'envie. Or l'envie est dans le concupiscible, puisqu'elle
est "la haine du bonheur d'autrui". L'orgueil n'est donc pas dans
l'irascible.
7. En outre, il
semble que l'orgueil ne soit pas dans l'irascible, mais plutôt dans la partie
rationnelle: répartissant l'orgueil en quatre espèces, saint Grégoire dit en
effet dans les Morales (XXIII, 6): "Il existe quatre manières
d'être qui traduisent toute l'enflure des orgueilleux: ils estiment posséder le
bien comme venant d'eux-mêmes; ou bien, s'ils croient qu'il leur a été donné
d'en haut, ils pensent l'avoir reçu en raison de leurs mérites; ou du moins,
ils se vantent d'avoir ce qu'ils n'ont pas; ou après avoir méprisé les autres,
ils désirent passer pour avoir de façon singulière ce qu'ils ont." Or
toutes ces dispositions relèvent de la raison: estimer, penser, croire, énoncer
et se comparer aux autres. Donc l'orgueil est dans la raison.
8. En outre, il est
dit dans les Proverbes: "Où est l'humilité, là est la sagesse" (11,
2). Or la sagesse est dans la raison, donc l'humilité y est aussi. L'orgueil y
est donc aussi, lui qui est le contraire de l'humilité: les contraires sont en
effet par nature dans un même sujet.
9. En outre, saint
Bernard dit dans les Douze Degrés d'Humilité (ch. 2, 3) que l'humilité
parfaite est la connaissance de la vérité. Or la connaissance de la vérité
appartient à la raison, donc l'humilité est dans la raison. L'orgueil y est
donc aussi.
10. En outre, le
Philosophe dit dans l'Éthique (III, 15) que l'orgueilleux feint d'être
fort. Mais la fiction regarde la raison: feindre, en effet, consiste à imiter,
ce qui est le fait de la seule raison, comme le dit le Philosophe dans sa
Poétique. L'orgueil est donc dans la raison.
11. En outre, sur ce
verset d'Habacuc (2, 5): "Comme le
vin trompe le buveur", la Glose dit que l'orgueil fait croire d'abord
à des vues trop hautes sur soi-même. Or croire est un acte de la raison, donc
l'acte premier de l'orgueil est dans la raison. L'orgueil lui-même est donc
dans la raison.
12. En outre, saint
Ambroise dit, sur le Psaume: "Bienheureux ceux qui sont immaculés"
(Ps. 118, 1; Sermon 7, 10), que seule la loi de Dieu peut repousser les forces
de l'orgueil. Or la loi de Dieu est dans la raison, donc l'orgueil, qui est
repoussé par elle, y est aussi.
13. En outre, saint
Grégoire dit dans les Morales (XXXI, 45) que l'orgueil est le roi de
tous les vices. Or régir revient à la raison. L'orgueil est donc dans la
raison.
14. En outre, à
propos du verset de Jérémie (49, 16): "Ton orgueil et ton arrogance"
etc., la Glose dit: "Ce n'est pas l'erreur qui constitue l'hérétique, c'est
l'orgueil." Or l'hérésie réside dans la raison, donc l'orgueil aussi.
15. En outre, saint
Augustin dit, dans la Trinité (XII, 12), qu'il y a péché dans la raison
inférieure, en tant qu'elle n'est pas réprimée par la raison supérieure, ou
même en tant que la raison supérieure y consent; et ainsi, il semble que le
premier péché soit dans la raison supérieure; or l'orgueil est le premier
péché. Donc il réside dans la raison supérieure.
16. En outre, saint
Augustin dit, et on le trouve dans le Décret (XV, 1), que l'orgueil est
un mouvement pour obtenir ce que défend la justice. Or la justice relève de la
raison, car c'est par elle qu'il revient à l'homme de rendre à autrui ce qu'il
lui doit. L'orgueil est donc dans la raison.
17. En outre, saint
Augustin dit, et on le trouve dans le Décret (XXIII, 4): "Dieu ne
donnerait jamais à la perdition les vases de colère, s'il ne trouvait en eux un
péché volontaire." Or on qualifie de volontaire ce qui est soumis au
commandement de la raison. Donc, comme c'est surtout en raison de l'orgueil que
Dieu donne à la perdition les vases de colère, il semble que l'orgueil relève
de la raison.
18. En outre, Sénèque
dit dans une de ses lettres que le souverain bien de l'homme se trouve dans la
partie rationnelle. Il s'agit de la vertu, que l'orgueil corrompt, comme on l'a
dit. Donc l'orgueil aussi est dans la raison, et non dans l'irascible.
19. En outre, il
semble que l'orgueil soit dans la volonté et non dans l'irascible, parce que, à
propos du verset de saint Matthieu: "Ainsi
convient-il que nous accomplissions toute justice" (3, 15) la Glose
dit: "c'est-à-dire l'humilité par faite". Or la justice est dans la
volonté, donc l'humilité aussi.
20. En outre, c'est à
l'orgueil que semble appartenir principalement l'appétit des honneurs. Or
rechercher les honneurs est affaire de volonté. Donc l'orgueil est dans la
volonté.
21. En outre,
s'enorgueillir, c'est aller au-delà, et de la sorte, cela semble appartenir
surtout à la faculté supérieure, qui va au-delà des autres. Or c'est le propre
de la volonté, qui met en mouvement toutes les autres puissances. Donc
l'orgueil semble appartenir à la volonté, et non à l'irascible.
22. En outre, il
semble que l'orgueil soit dans le concupiscible: il est dit, dans les
Sentences de saint Prosper, que "l'orgueil est l'amour de sa propre
excellence". Or l'amour est dans le concupiscible. Donc l'orgueil aussi.
23. En outre, il
revient à l'orgueil, selon saint Augustin, de désirer les joies et de fuir les
tristesses. Mais c'est l'affaire du concupiscible. Donc l'orgueil réside dans
le concupiscible.
24. En outre, c'est
le fait de l'orgueil de se complaire dans son bien propre. Or cela relève du
concupiscible. Donc l'orgueil semble se situer dans le concupiscible, et non
dans l'irascible.
Cependant:
1) Saint Grégoire,
dans les Morales (II, 49), oppose à l'orgueil le don de crainte.
2) En outre, saint
Augustin dit dans la Cité de Dieu (XIV, 13) que l'orgueil est "le
désir d'une grandeur vicieuse"; or ce qui est ardu est objet de
l'irascible. Donc l'orgueil est dans l'irascible.
3) En outre, la
pusillanimité paraît être le vice qui s'oppose à l'orgueil. Or la pusillanimité
est dans l'irascible, comme aussi la magnanimité. Donc l'orgueil est également
dans l'irascible.
Réponse:
Pour éclairer cette question, il faut
examiner d'abord dans quelle puissance de l'âme il peut y avoir péché ou vertu,
pour qu'il soit alors possible d'examiner dans quelles puissances de l'âme
l'orgueil réside comme en son sujet.
Il faut donc remarquer que tout acte de
vertu ou de péché est volontaire. Or il existe en nous deux principes de l'acte
volontaire, à savoir la raison ou intelligence, et l'appétit; tels sont, en
effet, les deux moteurs, comme on le dit dans le livre de l'Ame (III,
9), et ceci surtout pour les actes propres à l'homme.
Or, comme la raison est une puissance qui
saisit, elle diffère de la puissance appétitive en ce que l'opération de la
raison et de toute puissance qui saisit s'accomplit quand ce qui est saisi se
trouve dans celui qui saisit; car l'intelligence en acte est l'intelligé en
acte, et le sens en acte est le senti en acte.
Au contraire, l'opération de la puissance
appétitive consiste en ce que celui qui désire est mû vers l'objet désiré. Or
il est évident qu'il appartient en propre à l'orgueil de tendre de manière
désordonnée à sa propre excellence, comme en s'exaltant, conformément à ce
verset du Psaume: "Faire justice à
l'orphelin et à l'humble, pour que l'homme n'aille pas encore se magnifier sur
la terre" (Ps. 9, 38). Il est évident par là que l'orgueil relève de
la puissance appétitive.
Mais, comme la puissance appétitive est
mue d'une certaine façon par la puissance qui saisit, en tant que c'est le bien
appréhendé qui meut l'appétit, il est nécessaire de diviser la puissance
appétitive suivant les divers modes d'appréhension, parce que les puissances
passives sont proportionnées aux puissances actives et motrices, et que les
puissances se distinguent selon leurs objets.
Or il existe une puissance qui saisit
l'universel, à savoir l'intelligence ou rai son, et une qui saisit les objets
singuliers, à savoir le sens ou l'imagination; il en résulte qu'il y a une
double puissance appétitive l'une qui est dans la partie raisonnable et qu'on
appelle la volonté, l'autre qui est dans la partie sensitive, et qu'on appelle
sensualité ou appétit sensitif.
L'appétit rationnel, qui est la volonté, a
donc le bien universel comme propre raison d'objet, et c'est pourquoi il ne se
divise pas en plusieurs puissances. Mais l'appétit sensitif n'atteint pas à la
raison universelle de bien, mais à certains aspects du bien sensible ou
imaginable; d'où il est nécessaire que l'appétit sensible se diversifie
conformément aux divers aspects particuliers de ce genre de bien. Car une chose
a un caractère désirable du fait qu'elle est délectable pour le sens, et sous
cette raison de bien, elle est objet du concupiscible; une autre chose a aussi
un caractère désirable du fait qu'elle possède une certaine grandeur imaginée
par l'animal, qui le rend capable de repousser tout ce qui lui nuit et d'user
en maître de son bien propre; ce bien est assurément sans aucune délectation
sensible, et parfois même accompagné d'une douleur sensible, comme lorsque
l'animal lutte pour vaincre; et c'est sous cette raison de bien imaginé que se
prend l'objet de l'irascible. Mais il est évident que tout ce qui est
particulier se range sous l'universel, et non l'inverse. Aussi, sur tout ce à
quoi peuvent se porter le concupiscible et l'irascible, la volonté peut se
porter aussi, et sur bien d'autres objets. Mais la volonté se porte sur son
objet sans passion, du fait qu'elle ne se sert pas d'organe corporel, alors que
l'irascible et le concupiscible le font avec passion. C'est pourquoi tous les
mouvements qui existent avec passion dans l'irascible et le concupiscible,
comme celui de l'amour, de la joie, de l'espoir, et les mouvements de ce genre,
peuvent exister dans la volonté, mais sans passion.
Or il est évident, d'après ce que nous
avons déjà dit, que l'objet de l'orgueil est l'excellence. Si donc n'appartient
à l'orgueil que l'excellence saisie par les sens ou l'imagination, il faut
situer l'orgueil uniquement dans l'irascible. Mais parce que l'orgueil regarde
aussi une excellence saisie par l'intelligence, qui est dans les biens
spirituels, comme saint Grégoire le dit dans les Morales (XXXIV, 23), et
qu'on le trouve aussi - qui plus est - dans les substances spirituelles chez
qui il n'y a pas d'appétit sensitif, il est donc nécessaire de dire que
l'orgueil est à la fois dans l'irascible, en tant qu'il concerne l'excellence
saisie par les sens ou l'imagination, et aussi dans la volonté, en tant qu'il
regarde l'excellence saisie par l'intelligence; et c'est selon cette dernière
modalité qu'on le trouve chez les démons.
Solutions des objections:
1. L'orgueil est un
appétit désordonné d'excellence. Or l'espoir a vis-à-vis du bien futur
difficile le même rapport que le désir vis-à-vis du bien pris absolument. Aussi
est-il évident que l'orgueil concerne principalement l'espoir, qui est une
passion de l'irascible, car il semble que la présomption elle-même, qui est un
espoir désordonné, appartienne surtout à l'orgueil.
2. Comme on l'a dit,
l'orgueil qui regarde l'excellence saisie par l'intelligence ne se situe pas
dans l'irascible mais dans la volonté; et cependant, de cette excellence saisie
par l'intelligence résulte parfois un effet imaginé, en vertu de quoi il peut y
avoir de l'orgueil dans l'irascible, comme lorsque quelqu'un est loué pour
l'excellence de sa science, ou reçoit quelque marque sensible d'honneur.
3. L'orgueil des
démons, comme on l'a dit, bien qu'il ne soit pas dans l'irascible, est
cependant dans la volonté.
4. Il existe deux
sortes d'objets: l'objet qui se comporte par manière de terme vers lequel on
tend, et Dieu ne peut être l'objet de l'irascible en ce sens d'une autre façon,
l'objet peut se comporter par manière de terme initial, et alors ce qu'on
méprise est l'objet du mépris lui-même, et rien n'empêche que Dieu soit objet
de l'irascible de cette manière, en tant que l'irascible se porte à son propre
objet sans être retenu par le respect de Dieu.
5. Bien que la
puissance irascible soit le sujet de nombreuses passions, elle reçoit son nom
de la colère, comme de la dernière des passions (dans leur genèse). Aussi
Avicenne caractérise la puissance irascible par la seule passion de colère et
non par les autres passions.
6. L'envie n'est pas
dans l'irascible, mais dans le concupiscible, puisque c'est la tristesse du
bien d'autrui, et que la tristesse est dans le concupiscible comme aussi la
délectation, et à cette même puissance appartient encore la haine, comme aussi
l'amour. Si cependant l'envie était dans l'irascible, il n'y aurait pas
d'empêchement à ce que l'orgueil soit dans l'irascible, du fait qu'il en est la
cause: rien n'empêche, en effet, que l'acte ou la passion d'une puissance soit
la cause d'un autre acte ou d'une autre passion de cette même puissance; ainsi,
l'amour est cause du désir, alors que tous les deux sont cependant dans le
concupiscible.
7. Un acte peut se
rapporter à un vice de trois façons d'une première façon, directement; d'une
deuxième façon, par manière de disposition antécédente; et d'une troisième
façon, par manière de disposition conséquente; par exemple, il appartient
directement et essentiellement à la colère d'être un appétit de vengeance; par
manière de disposition antécédente, de s'attrister d'une injustice reçue; par
manière de disposition conséquente, de se réjouir de la punition de celui qui a
commis l'injustice. Ainsi donc appartient à l'orgueil, directement et comme essentiellement,
le désir immodéré de l'excellence; par manière de dis position antécédente, le
fait de s'estimer digne d'une telle excellence; par manière de disposition
conséquente, à partir de cette estime et de ce désir, le fait de se livrer à
des paroles et à des actions ostentatoires. La première de ces trois attitudes
relève de l'irascible, mais les deux autres de la raison l'appréhension par la
raison, en effet, précède le mouvement de l'appétit, et le commandement de la
raison pour l'exécution extérieure le suit.
8. Humilité et
sagesse se trouvent dans le même homme, en tant que l'humilité dispose à la
sagesse, parce que celui qui est humble se soumet aux sages pour apprendre, et
ne s'appuie pas sur son sens propre; il n'y a cependant pas de nécessité à ce
que sagesse et humilité soient dans la même partie de l'âme: ce qui appartient
à une partie inférieure peut disposer à ce qui appartient à une partie
supérieure; ainsi une bonne imagination est une disposition à la science.
9. Par rapport à
l'humilité, la connaissance de la vérité se comporte de manière antécédente
parce que, quand on considère la vérité, on ne s'exalte pas au-delà de sa
mesure propre.
10. Par rapport à
l'orgueil, la fiction se situe comme une conséquence: car, du fait que
quelqu'un cherche l'excellence, il s'ensuit qu'il se montre à l'extérieur de
manière à exceller en quelque façon auprès des autres.
11. Avoir une trop
haute idée de soi-même est dit être le premier acte de l'orgueil parce qu'il
précède le désir d'excellence.
12. La raison, en
tant qu'elle commande aux puissances inférieures et les met en mouvement, les
empêche de produire des mouvements désordonnés de là vient que la loi de Dieu,
du fait qu'elle est dans la raison, exclut l'orgueil, non pas certes de façon
formelle, comme la noirceur exclut la blancheur (car elles seraient alors dans
le même sujet), mais par son effet, comme le peintre exclut la noirceur. Aussi
n'y a-t-il pas de nécessité à ce que l'orgueil soit dans la raison, en laquelle
se trouve la loi de Dieu.
13. L'orgueil est dit
le roi des autres vices, en tant qu'il étend son empire sur tous les autres
vices en raison du rapport de sa fin avec celles des autres vices, non parce
qu'il existerait dans la raison.
14. Cette autorité
prouve que l'hérésie est un effet de l'orgueil; mais rien n'interdit que ce qui
réside en une puissance de l'âme ait un effet dans une autre puissance de
l'âme.
15. On dit que le
premier péché est dans la raison de manière antécédente, mais dans l'appétit de
manière essentielle, c'est-à-dire en tant que la puissance appétitive tend vers
un objet illicite, ou en est empêché par le jugement de la rai son.
16. Il y a péché dans
la puissance inférieure de l'âme en tant qu'elle s'écarte de la rectitude de la
raison; aussi, si la justice relève en quelque manière de la raison, il n'y a
pas de nécessité pour autant à ce que tout péché soit par essence dans la
raison comme en son sujet.
17. On qualifie le
péché de volontaire ou de spontané, non seulement quand son acte est choisi par
la volonté, mais même lorsqu'il est commandé par elle, qui commande les actes
des puissances inférieures; ainsi, rien ne s'oppose à ce qu'un péché volontaire
réside en une puissance inférieure de l'âme.
18. Socrate a affirmé
que toutes les vertus étaient des sciences, comme on le dit dans l'Éthique
(VI, 11); et c'est pourquoi il a affirmé lui-même, et les Stoïciens après lui,
que toutes les vertus résidaient dans la partie rationnelle par essence. Mais
parce que la vertu morale perfectionne plus directement la puissance appétitive
que la raison elle-même, il est préférable de dire avec Aristote que les vertus
morales résident dans la puissance appétitive, qui est rationnelle par
participation, en tant qu'elle est mise en mouvement par le commandement de la
raison.
19. Toute vertu est
d'une certaine façon justice, en tant qu'elle est ordonnée par la justice à
obéir à la loi, comme on le dit dans l'Éthique (V, 2). Aussi, bien que
la justice réside dans la volonté, il n'est cependant pas nécessaire de dire
que toutes les vertus qui reçoivent le nom de justice de la façon dont on vient
de parler, résident dans la volonté ou la raison, parce que la raison et la
volonté peu vent aussi mettre en mouvement les autres puissances de l'âme.
20. Désirer les
honneurs sensibles ou imaginables, en tant qu'ils ont raison de bien difficile
ou d'excellence, ne relève pas seulement de la volonté, mais aussi de
l'irascible.
21. S'enorgueillir,
c'est s'élever au-dessus en dépassant sa mesure propre, ce qui peut appartenir
non seulement à la faculté supérieure, mais aussi à l'inférieure.
22. Toutes les
passions de l'irascible ont pour racine l'amour, qui est une passion du
concupiscible, et ont pour terme la délectation et la tristesse, qui sont aussi
dans le concupiscible; aussi rien n'empêche que ce qui appartient au
concupiscible ne soit attribué de façon antécédente ou conséquente à l'orgueil,
qui se trouve dans l'irascible.
23 et 24. Et ainsi,
la réponse aux objections 23 et 24 est évidente.
Lieux parallèles dans l'oeuvre de saint Thomas: II Commentaire des Sentences, D. 42, Question 2,
a. 4; Somme théologique IIa -lIae, Question 162, a. 4.
On s'interroge sur les espèces d'orgueil
que saint Grégoire distingue ainsi dans les Morales (XXIII, 6): "Il
existe de fait quatre manières d'être qui traduisent toute l'enflure des
orgueilleux: ils estiment posséder le bien comme venant d'eux-mêmes, ou bien,
s'ils croient qu'il leur a été donné d'en haut, ils pensent l'avoir reçu en
raison de leurs mérites, ou du moins ils se vantent d'avoir ce qu'ils n'ont
pas; ou après avoir méprisé les autres, ils désirent être remarqués de façon
singulière."
Objections:
Il semble que cette répartition des
espèces d'orgueil ne convienne pas.
1. En effet, le fait
que quelqu'un estime tenir un bien non d'un autre mais de lui-même relève de
l'incroyance, puisque la foi droite tient que Dieu est l'auteur de tout bien.
Donc on ne doit pas tenir pour une sorte d'orgueil le fait que quel qu'un
estime tenir un bien de lui-même, mais davantage pour une sorte d'erreur ou
d'incroyance.
2. En outre, parmi
tous les biens qui sont possédés en cette vie, le plus grand est le bien de la
grâce, au sujet même duquel il arrive à certains de s'enorgueillir. Or croire
que la grâce est donnée à l'homme en raison de ses mérites, cela relève de
l'hérésie pélagienne. Donc on ne doit pas tenir pour une espèce d'orgueil le
fait de croire que ce qu'on a a été donné par Dieu pour nos mérites.
3. En outre, se
vanter d'avoir ce qu'on n'a pas est un mensonge, ce qui est un vice distinct de
l'orgueil; il ne faut donc pas le ranger comme une espèce d'orgueil.
4. En outre, vouloir
être remarqué relève de la vaine gloire, qui n'est pas l'orgueil, mais la fille
de l'orgueil, comme le dit saint Grégoire dans les Morales (XXXI, 45).
Il ne faut donc pas classer comme une espèce d'orgueil le fait que quelqu'un
veuille être spécialement remarqué.
5. En outre, saint
Jérôme dit que rien n'est plus orgueilleux que de se montrer ingrat. Or
l'ingratitude ne fait pas partie de ces quatre espèces. Il semble donc que
l'énumération des espèces d'orgueil faite par saint Grégoire ne soit pas
complète.
6. En outre, saint
Augustin dit, dans la Cité de Dieu (XIV, 14), que s'excuser d'un péché
commis relève de l'orgueil. Or ce n'est pas compté parmi ces espèces d'orgueil.
Donc ces espèces d'orgueil sont indiquées de façon incomplète.
7. En outre, il
semble qu'il appartient au premier chef à l'orgueil de s'efforcer d'obtenir
présomptueusement ce qui est au-dessus de soi. Or cela n'est pas indiqué dans ces
quatre espèces d'orgueil. Donc il semble que les espèces d'orgueil soient
données de façon incomplète.
Cependant:
L'autorité de saint Grégoire, rappelée au
début, est suffisante.
Réponse:
Comme le dit Denys dans les Noms Divins
(IV, 30), le bien tient à l'unité et à l'intégrité de la chose, tandis que le
mal vient de chaque défaut; ainsi, la beauté est causée par le fait que tous
les membres du corps sont proportionnés; et si seulement un seul d'entre eux
est disproportionné, il entraîne la laideur. Ainsi donc, il appartient à la
vertu que l'appétit de l'homme se porte à une certaine excellence conformément
à la règle de la raison et à sa mesure; or le mal de l'orgueil consiste en ce
qu'on dépasse sa mesure propre en désirant quelque bien excellent: il en
résulte qu'il y a autant d'espèces d'orgueil que de manières de dépasser sa
mesure propre dans l'appétit de sa propre excellence.
Or cela se produit de trois manières:
d'une première manière, qui concerne le bien excellent lui-même que l'on
recherche, cela se produit lorsque l'appétit de quelqu'un se porte vers ce qui
excède sa mesure; et à ce point de vue, c'est la troisième espèce d'orgueil:
quelqu'un se vante de posséder ce qu'il n'a pas. La seconde manière concerne la
façon d'obtenir l'excellence: quelqu'un posséderait une certaine excellence par
lui-même ou par ses mérites, alors qu'il ne peut l'obtenir que par la faveur
d'un autre; et c'est ainsi que sont envisagées les deux premières espèces
d'orgueil, du fait qu'il arrive d'une double façon que quelque chose soit de
notre fait: ou bien absolument, comme lorsque nous faisons quelque chose, ou
bien grâce à quelque préparation, comme lorsque nous méritons quelque chose. La
troisième manière dont on peut excéder sa mesure propre concerne la façon de posséder:
on se pique d'avoir plus que les autres ce qu'il nous revient d'avoir comme les
autres.
Solutions des objections:
1. Le jugement de la
raison peut être faussé de deux manières: premièrement, en matière universelle,
et d'une autre manière, en matière particulière, en raison de quelque passion.
Donc, quand la raison est faussée directement en matière de foi ou de bonnes
moeurs, si c'est de façon universelle, cela appartient au péché d'hérésie, mais
non si c'est dans un cas particulier, à cause d'une passion, conformément au
texte des Proverbes (14, 22): "Ils
s'égarent, tous ceux qui font le mal"; ainsi, si quelqu'un estimait en
général que la fornication n'est pas un péché, il pécherait contre la foi; par
contre n'est pas taxé d'incroyant le fornicateur qui choisit la fornication
comme un bien en raison de sa passion de convoitise. Et de façon similaire, si
on estimait de façon universelle que Dieu n'est pas l'auteur de tout bien, ou
que le bien de la grâce vient des mérites, on serait hérétique; par contre, on
ne le serait pas si, en raison d'un amour désordonné de son excellence
commençant par des désirs sensibles, le jugement de la raison était faussé en
un cas particulier, de sorte qu'on en vienne à présumer de soi-même comme si on
pouvait posséder quelque bien par soi-même ou par ses mérites, ce qui est le
fait de l'orgueilleux.
2. Et ainsi, la
réponse à l'objection 2 est évidente.
3. La jactance est
classée comme une espèce d'orgueil, non pas quant à son acte extérieur qui se
rapporte à l'orgueil par manière de disposition conséquente, comme on l'a dit,
mais quant au vouloir intérieur d'où procède cet acte extérieur: l'homme
présume de lui-même comme s'il avait ce qu'il n'a pas, et son âme tend vers
cette excellence qui ne lui convient pas, à moins qu'il ait ce qu'il n'a pas.
4. Vouloir être
spécialement remarqué appartient aussi à l'orgueil par manière de disposition
conséquente. Mais dans son essence, la quatrième espèce d'orgueil consiste en
ce que l'homme présume de soi-même comme s'il dépassait singulièrement tout le
monde, et en ce que son âme s'attache à son excellence.
5. Les deux premières
espèces d'orgueil sont de l'ingratitude: est ingrat, en effet, celui qui ne
reconnaît pas avoir reçu gratuitement un bienfait, ou qui estime l'avoir obtenu
grâce à ses mérites.
6. Comme le dit le
Philosophe dans l'Éthique (V, 1), être exempt d'un mal est compté pour
un bien; et c'est pourquoi, de même qu'il appartient à la troisième espèce de
se vanter d'avoir ce qu'on n'a pas, de même aussi il lui appartient de
s'excuser d'un péché qu'on a.
7. Le péché d'orgueil
apparaît parfois avec plus d'évidence en ses antécédents ou ses conséquents,
qu'en ce qu'il est essentiellement; et c'est le motif pour lequel saint
Grégoire répartit ces espèces d'orgueil selon certains actes antécédents ou
conséquents, alors que pourtant toutes les espèces d'orgueil consistent
essentiellement en une certaine présomption de l'âme.
Liens transversaux dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme théologique IIa-IIae, Question 132, a. 1;
Ad Galat., e. 5, lect. 7.
Objections:
Il semble que non.
1. La vaine gloire
consiste, en effet, à vouloir que ses bonnes actions soient manifestes aux
autres. Or cela n'est pas un péché, mais chose digne de louanges. Il est dit,
en effet, en saint Matthieu (5, 16): "Que
votre lumière brille devant les hommes, en sorte qu'ils voient vos bonnes
oeuvres." Donc la vaine gloire n'est pas un péché.
2. En outre, le désir
de vaine gloire consiste à chercher à ce que ses biens soient loués par les
hommes. Or cela nous est prescrit par l'Apôtre: "Ayant à coeur de ce qui
est bien, non seulement devant Dieu, mais aussi devant tous les hommes"
(Rom., 12, 17). Donc la vaine gloire n'est pas un péché.
3. En outre, tout
péché consiste en un désordre de l'appétit naturel. Or, par la vaine gloire, on
ne désire pas une chose non désirable naturellement: c'est, en effet, une chose
désirable naturellement que l'homme connaisse la vérité, et que lui-même soit
connu. Donc la vaine gloire n'est pas un péché.
4. En outre, il est
dit, dans la Lettre aux Ephésiens (5, 1): "Soyez
les imitateurs de Dieu comme des fils bien-aimés." Or, par le fait que
l'homme cherche la gloire, il se fait l'imitateur de Dieu, qui cherche sa
propre gloire. Donc il semble que désirer la gloire ne soit pas un péché.
5. En outre,
rechercher ce qui est versé à l'homme comme récompense n'est pas un péché; or
la gloire est promise à l'homme comme récompense: il est dit en Job (22, 29): "Qui aura été humilié sera dans la
gloire", et dans les Proverbes (3, 25): "Les sages posséderont la gloire." Donc le désir de
gloire n'est pas un péché.
6. En outre, ce qui
incite aux oeuvres des vertus ne paraît pas être un péché. Or c'est le cas du
désir de la gloire: Cicéron dit dans les Tusculanes (I, 2-4): "Tous
sont enflammés pour les études par la gloire." Donc le désir de la gloire
n'est pas un péché.
7. En outre, ce qui
est désiré pareillement par les bons et par les méchants ne paraît pas être un
péché. Or Salluste dit dans la Conjuration de Catilina (XI, 2): "La
gloire, l'honneur, le pouvoir, le bon et le lâche les désirent également pour
soi." Donc le désir de la gloire n'est pas un péché.
8. En outre, saint
Augustin dit que la vaine gloire est le jugement des hommes qui ont une bonne
opinion de quelqu'un. Or désirer cela n'est pas un péché parce que, comme
lui-même le dit: "Il est cruel, celui qui néglige sa renommée."
(Serm. 355). Donc la vaine gloire n'est pas un péché.
9. En outre, ce qui est
l'objet de la cupidité n'est pas un péché, bien que la cupidité elle-même soit
un péché, comme cela est évident à propos de l'argent, et de la cupidité de
l'argent. Or la vaine gloire est objet de cupidité, comme cela ressort de ce
qui est dit dans l'Épître aux Galates (5, 26): "Ne soyons pas avides de vaine gloire." Donc la vaine
gloire n'est pas un péché.
10. En outre, le
péché s'oppose à la vertu sur une matière identique. Or la vaine gloire ne
s'oppose pas à la vraie gloire, car elles peuvent exister, semble-t-il, dans le
même sujet. Donc la vaine gloire n'est pas un péché.
Cependant:
Ce qui détourne l'homme de la foi, grâce à
laquelle on s'approche de Dieu, est un péché. Or c'est le cas de l'appétit de
la gloire humaine, car il est dit en saint Jean (5, 44): "Comment pourriez-vous croire, vous qui tirez les uns des autres
votre gloire, et de la gloire qui vient de Dieu seul n'avez pas de souci
?" Donc la vaine gloire est un péché.
Réponse:
Pour voir clair dans cette question, il
importe d'abord d'examiner ce qu'est la gloire, puis en second lieu, ce qu'est
la vaine gloire; ainsi on pourra voir, en troisième lieu, comment la vaine
gloire est un péché.
Il faut donc savoir que, comme saint
Augustin le dit dans son Traité sur saint Jean (100, n° 1), la gloire comporte
un certain éclat; de là vient que, dans l'Évangile, recevoir de l'éclat et être
glorifié reviennent au même. Or l'éclat comporte une certaine évidence selon
laquelle un objet devient remarquable et manifeste dans sa splendeur; c'est
pourquoi la gloire comporte que soit manifesté le bien d'une personne; si par
contre c'est le mal de quelqu'un qui est manifesté, alors on ne parle pas de
gloire, mais plutôt de déshonneur. Et c'est pour quoi saint Ambroise dit, dans
son Commentaire des Épîtres, sur l'Épître aux Romains, que la gloire
est"une connaissance manifeste accompagnée de louange".
Or la gloire peut s'envisager selon une
triple manière d'être. Car, selon sa manière d'être la plus élevée, la gloire
consiste dans le fait que le bien de quel qu'un soit manifesté à la multitude:
nous disons en effet qu'est éclatant ce qui peut être vu clairement par tous,
ou par beaucoup. De là vient que Cicéron dit que "la gloire est un renom
accompagné de louange auprès de nombreuses personnes"; Tite-live présente
Fabius en train de dire: "Ce n'est pas le moment de me glorifier devant un
seul." Mais cependant, on parle de gloire d'une seconde façon, selon une
autre de ses manières d'être, dans la mesure où le bien de quelqu'un se
manifeste ne serait-ce qu'à un petit nombre, ou même à un seul. On parle de
gloire encore d'une troisième manière, selon que le bien de quelqu'un consiste
à se considérer lui-même, c'est-à-dire selon que quelqu'un envisage son bien
sous la raison formelle qu'il a un certain éclat, comme devant être manifesté
et admiré par beaucoup; et à ce point de vue, on dit que quelqu'un se glorifie
lorsqu'il désire ou même se complaît en ce que son bien soit manifesté à une
multitude ou à un petit nombre, ou à un seul ou seulement à soi-même.
Mais, pour savoir en quoi consiste la
vaine gloire ou le fait de se glorifier vainement, il faut savoir qu'on a
l'habitude de prendre le terme de vain dans trois sens: parfois en effet, il
est pris pour ce qui n'a pas d'existence, et dans ce sens, les choses fausses
sont qualifiées de vaines; aussi est-il dit dans le Psaume (4, 3): "Pourquoi aimez-vous la vanité et
recherchez-vous le mensonge ?" Parfois aussi le terme de vain est pris
pour ce qui ne possède pas de solidité ou de ferme-
té, conformément à ce que dit l'Ecclésiaste
(1, 2): "Vanité des vanités, et tout
est vanité", ce qui est dit en raison de l'inconstance des choses.
Parfois encore, le terme de vain se dit quand quelque chose n'atteint pas la
fin requise; ainsi on dit que quelqu'un qui n'a pas obtenu la santé a pris en
vain un médicament c'est pourquoi il est dit dans Isaïe (49, 4): "Je me suis fatigué en vain, c'est sans
raison et vainement que j'ai usé mes forces."
Conformément à cela, on peut donc parler
de vaine gloire selon trois sens d'abord lorsque quelqu'un se glorifie
faussement, par exemple d'un bien qu'il ne possède pas: aussi est-il dit, dans
la Lettre aux Corinthiens (I, 4, 7): "Qu'as-tu
que tu n'aies reçu ? Or, si tu l'as reçu, pourquoi te glorifier comme si tu ne
l'avais pas reçu?" Deuxièmement, on parle de vaine gloire lorsque
quelqu'un se glorifie d'un bien qui passe rapidement, conformément à ce texte
d'Isaïe (40, 6): "Toute chair est
comme le foin, et toute sa gloire comme la fleur des champs."
Troisièmement, on parle de vaine gloire lorsque la gloire de l'homme n'est pas
ordonnée à la fin requise: en effet, il est naturel à l'homme de désirer la
connaissance de la vérité, parce que grâce à elle, son intelligence atteint sa
perfection; mais le fait que quelqu'un désire que son bien soit connu d'un
autre, ce n'est pas un désir de sa propre perfection, aussi comporte-t-il
quelque vanité, sauf dans la mesure où cela est utile à quelque fin.
Or la gloire peut être ordonnée de façon
louable à trois fins: tout d'abord à la gloire de Dieu: car par le fait que le
bien d'un homme est connu, Dieu en est glorifié, lui à qui appartient
principalement ce bien comme au premier agent; aussi est-il dit en saint
Matthieu (5, 16): "Que votre lumière
brille devant les hommes, pour qu'ils voient vos bonnes oeuvres et glorifient
votre Père qui est dans les cieux." En second lieu, c'est chose utile
au salut du prochain qui, ayant connaissance du bien de quelqu'un, en est aidé
à l'imiter, selon la parole de l'Apôtre (Rom., 15, 2): "Que chacun de vous
plaise à son prochain pour le bien en vue de l'édifier." En troisième
lieu, la gloire peut être ordonnée à l'utilité du sujet lui-même qui, en
remarquant que ses bonnes actions sont l'objet de la louange d'autrui, en rend
grâce et s'affermit en elles avec plus de constance aussi l'Apôtre
rappelle-t-il souvent aux fidèles du Christ leurs bonnes actions, pour qu'ils
s'y affermissent avec plus de constance.
Si donc quelqu'un désire que ses bonnes
actions soient manifestées, ou même s'il se complaît dans leur manifestation,
mais non en raison d'une des trois fins dont on vient de parler, ce sera de la
vaine gloire. Or il est évident que, considérée sous l'un quelconque de ces
modes, la vaine gloire implique un certain désordre de l'appétit, qui constitue
la raison formelle du péché; aussi la vaine gloire, de quelque manière qu'on
l'envisage, est un péché. Mais pourtant, c'est sous son troisième mode qu'elle
est plus répandue: car ainsi, quelqu'un peut se glorifier vainement aussi bien
de ce qu'il a que de ce qu'il n'a pas, et autant des biens spirituels que même
des biens temporels.
Solutions des objections:
1. Le Seigneur nous
prescrit ici de faire connaître nos bonnes oeuvres aux autres en vue de la
gloire de Dieu, aussi ajoute-t-il: "Pour qu'ils voient vos bonnes oeuvres,
et glorifient votre Père qui est dans les cieux." Or cela n'est pas le
fait de la vaine gloire.
2. L'Apôtre prescrit
de se soucier de faire le bien devant les hommes en vue de leur utilité, aussi
ajoute-t-il (Rom., 12, 18): "Si
possible, autant qu'il dépend de vous, étant en paix avec tous les
hommes." Cette intention aussi exclut le caractère vain de cette
gloire.
3. Pour autant que la
chose est possible, chaque être parfait se communique aux autres naturellement,
et cela convient à chaque être par imitation du premier parfait, c'est-à-dire
de Dieu, qui communique à tous sa bonté; or le bien de quelqu'un se communique
aux autres et quant à l'être, et quant à la connaissance, aussi semble
appartenir à l'appétit naturel le fait que quelqu'un veuille faire connaître
son bien. Si donc cela est rapporté à une fin requise, ce sera un acte de
vertu; sinon, ce sera un acte de vanité.
4. Connaître la bonté
divine est la fin dernière de la créature raisonnable, car c'est en cela que
consiste la béatitude; aussi la gloire de Dieu ne doit-elle pas être rapportée
à rien d'autre, mais c'est le propre de Dieu que sa gloire soit recherchée pour
elle-même. Or le bien d'aucune créature ne rend bienheureuse la créature
raisonnable du fait qu'il est connu: aussi nulle gloire de la créature ne doit
être recherchée pour elle-même, mais pour autre chose.
5. Ce qui est promis
en récompense, ce n'est pas la vaine gloire, mais la vraie, qui consiste en la
connaissance de Dieu; et une telle gloire n'est jamais un péché.
6. Beaucoup d'hommes
sont poussés aux biens spirituels en raison de quelques biens temporels; la
cupidité désordonnée des biens temporels n'en est pas pour cela exempte de
vice. De même aussi, même si le très grand nombre accomplit pour la gloire des
oeuvres de vertu, il ne s'ensuit pas que le désir désordonné de la gloire soit
exempt de vice, parce que les oeuvres de vertu ne doivent pas être accomplies
en vue de la gloire, mais plutôt en vue du bien de la vertu, ou mieux en vue de
Dieu.
7. Comme Salluste
l'ajoute ici même: "Les bons s'efforcent d'arriver à la gloire par le vrai
chemin", c'est-à-dire par la vertu; or ce n'est pas désirer la gloire de
façon vaine, mais tendre vers elle dans l'ordre.
8. Le jugement de
ceux qui ont une bonne opinion de quelqu'un relève de la vaine gloire lorsqu'il
est désiré sans utilité.
9. La gloire, selon
qu'elle est en ceux qui connaissent notre bien, est objet de désir, et alors
elle n'est pas un péché, car elle peut être ou bien ou mal désirée d'une autre
manière, selon que la gloire est dans l'appétit lui-même, elle est alors vaine
et a raison de péché.
10. Gloire véritable
et vaine gloire peuvent coexister dans le même sujet, mais non au même point de
vue.
Liens transversaux dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme théologique IIa -IIae, Question 132, a. 3.
Objections:
Il semble que oui.
1. Rien n'exclut la
récompense éternelle sinon le péché mortel. Or la vaine gloire exclut la
récompense éternelle: il est dit en effet en Matthieu (6, 1): "Gardez-vous de pratiquer votre justice
devant les hommes pour vous faire remarquer d'eux, sinon vous n'aurez pas de
récompense auprès de votre Père qui est dans les cieux." Donc la vaine
gloire est un péché mortel.
2. En outre, saint
Jean Chrysostome dit, sur ce même passage (Mt., 6, 1) à propos de la vaine
gloire: "Elle entre secrètement et
enlève insensiblement tout ce qui est intérieur." Or rien n'enlève les
biens intérieurs et spirituels sinon le péché mortel. Donc la vaine gloire est
un péché mortel.
3. En outre, dans
Job, il est dit (31, 26-28): "Si, à
la vue du soleil en son éclat et de la lune radieuse dans sa course, mon coeur
s'est réjoui en secret et si je leur ai envoyé un baiser de ma main, c'est le
plus grand péché"; passage que saint Grégoire, dans les Morales
(XXII, 6), interprète de la vaine gloire. Donc la vaine gloire est le plus
grand péché, et péché mortel.
4. En outre, saint
Jérôme dit (Ep. 78) que rien n'est aussi dangereux que le désir de la gloire,
et le vice de la présomption, et l'âme qui se gonfle de la conviction intime de
ses vertus. Or ce qui est le plus dangereux paraît être mortel. Donc la vaine
gloire est un péché mortel.
5. De plus (1), tout
vice capital est un péché mortel; or la vaine gloire est un vice capital. Donc
la vaine gloire est un péché mortel.
6. En outre,
quiconque dérobe ce qui est le propre de Dieu pèche mortellement, beaucoup plus
que celui qui vole le bien du prochain. Or quiconque désire la vaine gloire
s'approprie injustement ce qui est le propre de Dieu: car il est dit dans Isaïe
(42, 8): "Ma gloire, je ne la
donnerai pas à un autre", et dans la lettre à Timothée (1, 17): "A Dieu seul honneur et gloire." Il
semble donc que la vaine gloire soit un péché mortel.
7. En outre, le péché
d'idolâtrie semble consister à attribuer la gloire de Dieu à une créature,
conformément à l'Épître aux Romains (1, 23): "Ils ont échangé la gloire du Dieu incorruptible pour une image
représentant l'homme corruptible." Or celui qui désire la gloire
paraît souhaiter pour lui ce qui est le propre de Dieu car, comme on l'a dit,
la gloire est due en propre à Dieu. Donc la vaine gloire est un péché
d'idolâtrie, et il s'ensuit qu'elle est un péché mortel.
8. En outre, saint
Augustin dit, dans la Cité de Dieu (V, 19), que mépriser la gloire est
le fait d'une haute vertu. Or à un grand bien s'oppose un grand mal. Donc
désirer la gloire est un grand péché.
9. En outre, la vaine
gloire cherche à plaire aux hommes, parce que, selon Aristote: "La gloire
est ce qu'on ne se soucierait pas de posséder, si personne n'en savait
rien", (Topiques, III, 3). Or chercher à plaire aux hommes est un
péché mortel, parce qu'il exclut du service du Christ, conformément à la lettre
aux Galates (I, 10): "Si je plaisais
encore aux hommes, je ne serais plus le serviteur du Christ." Donc la
vaine gloire est un péché mortel.
10. En outre, de même
que la forme donne l'espèce dans les réalités naturelles, de même l'objet la
donne dans les réalités morales. Or les réalités qui participent en commun à
une forme naturelle unique ne diffèrent pas selon l'espèce; donc, dans les
réalités morales, celles qui participent en commun à un objet unique ne
diffèrent pas selon l'espèce. Or péché véniel et mortel sont d'espèces
différentes; comme donc la vaine gloire n'a qu'un objet unique, il semble qu'il
ne puisse se faire qu'une vaine gloire soit péché mortel, et une autre péché
véniel. Or il est évident qu'il existe une vaine gloire qui est péché mortel.
Donc toute vaine gloire est péché mortel.
Cependant:
1) A propos de ce verset
de Matthieu (10, 14): "Secouez la poussière de vos pieds", la Glose
dit: "La poussière est cette légèreté des pensées terrestres dont ne
peuvent être exempts même les plus grands docteurs, lorsqu'ils ont en vue les
intérêts de leurs sujets." Or ce que ne peuvent éviter les plus grands
docteurs eux-mêmes est péché véniel. Donc la légèreté des pensées terrestres,
qui relève surtout de la vaine gloire, est un péché véniel.
2) En outre, saint
Jean Chrysostome dit sur dans le traité sur Matthieu (Hom. 13) qu'alors que les
autres vices se rencontrent chez les serviteurs du diable, la vaine gloire se
rencontre même chez les serviteurs du Christ. Or aucun péché mortel ne se
rencontre chez les serviteurs du Christ. Donc la vaine gloire n'est pas un
péché mortel.
3) En outre, le péché
de la langue et des oeuvres est plus grave que le péché du coeur. Or toute
vanité dans les actions ou les paroles n'est pas péché mortel. Il ne faut donc
absolument pas dire que toute vaine gloire, qui existe dans le coeur, soit un
péché mortel.
Conclusion:
On peut découvrir la vérité sur cette
question à partir de la question qui précède: on a dit, en effet, qu'on parle
de vaine gloire lorsque quelqu'un se glorifie ou de ce qui est faux, ou d'une
réalité temporelle, ou bien lorsqu'il ne rapporte pas sa gloire à la fin
requise.
Il est donc évident qu'aux deux premiers
points de vue, toute vaine gloire n'est pas péché mortel s: personne ne dirait,
en effet, que pèche mortellement celui qui se glorifie de son chant, estimant
bien chanter, alors qu'il chante mal, ni celui qui se glorifie de posséder un
cheval qui court bien. Mais il semble qu'il y ait une incertitude plus grande
pour le troisième mode de la vaine gloire: car, puisqu'est vain ce qui n'est
pas rapporté à la fin requise, il semble ou bien que la gloire de l'homme ne
soit pas vaine si elle est rapportée à Dieu, ou bien qu'elle soit péché mortel
si elle n'est pas rapportée à Dieu, mais que la fin de l'intention se repose en
elle; car alors on tirerait jouissance de la créature, ce qui ne se fait pas
sans péché mortel.
Et c'est pourquoi il faut remarquer ceci:
le fait qu'un acte ne soit pas rapporté à Dieu comme à sa fin peut se produire
d'une double façon s: d'une première façon, qui concerne l'acte, parce que
l'acte lui-même n'est pas ordonné à sa fin; et de la sorte, aucun acte
désordonné ne peut être rapporté à la fin ultime, qu'il soit péché mortel ou
véniel; car un acte désordonné n'est pas un moyen convenable pour parvenir à
une fin bonne, pas plus qu'une proposition fausse n'est un moyen convenable
pour parvenir à la vraie science. Cela peut se produire d'une autre façon, qui
concerne l'agent lui-même, dont l'âme n'est pas ordonnée de façon actuelle ou
habituelle à la fin requise s: il en résulte que l'acte qui procède d'une telle
âme est ordonné à quelque chose d'autre comme à sa fin ultime; et alors l'acte
humain qui ne se rapporte pas à Dieu comme à sa fin est toujours un péché
mortel.
Cependant, je parle de l'âme d'un homme
qui n'est pas ordonnée à Dieu de façon actuelle ou habituelle, parce qu'il
arrive parfois qu'un homme n'ordonne pas actuellement un acte à Dieu, alors
pourtant que cet acte ne contient de soi aucun désordre en raison duquel il ne
puisse être rapporté à Dieu; toutefois, parce que l'âme de cet homme est
rapportée de façon habituelle à Dieu comme à sa fin, cet acte-là, non seulement
n'est pas un péché, mais il est même un acte méritoire.
Ainsi donc, il faut dire que si la gloire
est qualifiée de vaine du fait qu'elle n'est pas rapportée à Dieu comme à sa fin,
et cela parce que l'âme de l'homme qui se glorifie d'une chose n'est pas
tournée vers Dieu de façon actuelle ou habituelle, alors la vaine gloire est
toujours un péché mortel s: il en résulte, en effet, que l'homme se glorifie
d'un bien créé sans le rapporter à Dieu comme à sa fin de façon actuelle ou
habituelle.
Si, par contre, la gloire est qualifiée de
vaine du fait qu'elle n'est pas rapportée à Dieu comme à sa fin, si on
considère l'acte lui-même, acte qui ne peut être rap porté à la fin en raison de
son désordre, alors la vaine gloire n'est pas toujours un péché mortel, parce
qu'un quelconque désordre dans la gloire fait que cette gloire ne peut être
ordonnée à Dieu; par exemple lorsque quelqu'un se glorifie de ce dont il ne
doit pas se glorifier, ou se glorifie plus qu'il ne doit, ou en omettant
quelque autre circonstance requise, et cependant il ne résulte pas de péché
mortel du fait de l'omission de n'importe quelle circonstance requise, mais
seulement lorsque l'acte désordonné s'oppose à la loi de Dieu.
Ainsi donc, il faut dire que le péché de
vaine gloire n'est pas toujours un péché mortel.
Solutions des objections:
1. Le Seigneur parle
du cas où quelqu'un rapporte les oeuvres de la justice à la gloire humaine
comme à la fin dernière s: alors la vaine gloire est péché mortel et exclut
entièrement de la récompense éternelle. On peut dire cependant que, même
lorsqu'elle est péché véniel, la vaine gloire exclut d'une récompense
éternelle, non certes de façon absolue mais en raison d'un acte déterminé,
c'est-à-dire en tant qu'elle fait que l'acte qui procède de la vaine gloire
n'est pas digne d'être rémunéré d'une récompense éternelle, de même que le
péché véniel n'est pas digne d'être rémunéré d'une récompense éternelle;
toutefois, la vaine gloire qui est péché véniel n'exclut pas l'homme de façon
absolue de la récompense de la vie éternelle.
2. C'est d'une double
manière que la vaine gloire enlève les biens intérieurs de l'homme: elle les
enlève d'abord à considérer l'acte des vertus intérieures, par lesquelles on ne
mérite pas la récompense de la vie éternelle si on accomplit ces actes par
vaine gloire, même si cette vaine gloire est péché véniel; elle les enlève
d'une autre manière, à considérer les habitus intérieurs eux-mêmes, dans la
mesure où elle prive l'homme des vertus intérieures; mais cela, la vaine gloire
ne le réalise qu'en tant qu'elle est péché mortel.
3. Cet argument
envisage la vaine gloire considérée selon que l'homme se glorifie en lui-même
de ses propres biens, sans les rapporter nullement à Dieu, ni de façon
actuelle, ni de façon habituelle, en tant que péché mortel.
4. Est qualifié de
dangereux ce qui entraîne facilement quelqu'un à sa perte; or la vaine gloire
entraîne aisément l'homme à sa perte, dans la mesure où elle le fait se confier
en lui-même; aussi est-elle dite le plus dangereux des péchés, non pas tant en
raison de sa gravité propre, que parce qu'elle est une disposition à pécher
plus gravement.
5. Il ne faut pas
penser que tous les péchés qui sont qualifiés de capitaux sont des péchés
mortels par leur genre même; il s'ensuivrait autrement que tout péché de
gourmandise et de colère serait péché mortel, ce qui est évidemment faux. Aussi
n'est-il pas non plus nécessaire que toute vaine gloire soit péché mortel, bien
que la vaine gloire soit un vice capital. Mais, parce qu'on appelle capital un
vice qui donne naissance à d'autres péchés, véniels ou mortels, on peut dire
que tout péché qui est "capital" par rapport à des péchés mortels,
est péché mortel, à condition toutefois que l'expression de péché capital soit
entendue en ce sens qu'un péché naît d'un autre péché, en tant qu'il est
ordonné à la fin de celui-ci. Il est évident en effet que celui qui est
tellement attaché à un péché qu'il veut, pour obtenir sa fin, pécher mortellement,
pèche mortellement même en ce premier péché; ainsi, si quelqu'un est à ce point
attaché à la délectation du goût qu'il veuille pour cela pécher mortellement,
la gourmandise elle-même sera aussi pour lui péché mortel; de la même façon
aussi, la vaine gloire est péché mortel, lorsque quelqu'un commet un autre
péché mortel en raison de cette vaine gloire.
6. De même que, dans
un royaume, c'est d'une certaine manière que sont dus au roi honneur et gloire,
et d'une autre qu'ils sont dus à un chef ou à un soldat, de même aussi, dans
l'ensemble des choses, une certaine gloire et un certain honneur sont dus à
Dieu seul; et si quelqu'un voulait se les approprier, il s'attribuerait ce qui
est à Dieu, de même que si un soldat dans un royaume désirait la gloire qui est
due au roi, il souhaiterait du fait même pour lui la dignité royale. Or tous
ceux qui désirent la gloire en vain ne désirent pas tous l'honneur et la gloire
dus à Dieu seul, mais celle qui est due à l'homme en raison de quelque
excellence; cependant, ils pèchent parfois contre Dieu en ce qu'ils ne
rapportent pas cette gloire à la fin requise. Et de la sorte, bien qu'ils
n'usurpent pas la gloire de Dieu selon sa substance, ils l'usurpent pourtant
quant à la manière de la posséder, car c'est à Dieu seul qu'il convient de ne
pas rapporter sa gloire à une autre fin.
7. Quiconque
usurperait pour lui-même la gloire et l'honneur de la divinité serait vraiment
idolâtre, comme nous lisons que nombre de tyrans l'ont fait, mais tous ceux qui
se glorifient vainement n'usurpent pas de cette manière la gloire divine; aussi
ne sont-ils pas tous idolâtres.
8. Éviter des péchés
moindres est le fait d'une vertu supérieure, comme cela ressort de ce que dit
le Seigneur en saint Matthieu (5, 21-22): la justice qui évite non seulement
l'homicide, mais même la colère est plus haute que la justice de la loi
ancienne qui défend l'homicide. Aussi, du fait que mépriser la vaine gloire est
le propre d'une haute vertu, on ne peut conclure que la vaine gloire soit un
péché grave.
9. Plaire aux hommes
peut être bien ou mal désiré. En effet, si quelqu'un veut plaire aux hommes
pour pouvoir les faire grandir dans le bien, c'est chose ver tueuse et digne de
louange; aussi l'Apôtre dit-il (1 Cor., 10, 33; Rom. 15, 2): "Que chacun plaise à son prochain pour
le bien en vue d'édifier, tout comme moi, je plais à tous en tout."
Mais vouloir plaire aux hommes en vue de la seule gloire mondaine est un péché
de vaine gloire, parfois mortel, c'est-à-dire lorsque quelqu'un met sa fin dans
la faveur humaine, en l'aimant plus que l'observation des commandements de
Dieu, et ainsi ce péché exclut du service de Dieu; mais parfois il est véniel,
lorsque quelqu'un se réjouit d'une manière désordonnée de la faveur des hommes,
sans cependant s'opposer à Dieu, mais en lui restant sou mis.
10. Dans les réalités
morales, l'objet constitue l'espèce, non pas selon ce qu'il a de matériel, mais
selon la raison formelle d'objet; or l'objet de la vaine gloire, selon qu'elle
est péché véniel ou mortel, diffère selon la raison formelle d'objet, à savoir
selon la différence entre la fin et ce qui conduit à la fin: car il y a péché
mortel lorsqu'on place sa fin dans la gloire humaine, mais péché véniel
lorsqu'on ne place pas sa fin en elle.
Liens transversaux dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme théologique IIa -IIae, Question 21, a. 4;
Question 37, a. 2; Question 132, a. 5.
Objections:
Il semble que cette énumération ne
convienne pas.
1. Tous ces vices
paraissent en effet relever de la superbe, dont la vaine gloire est aussi une
fille. Donc les vices dont nous parlons ne doivent pas être comptés parmi les
filles de la vaine gloire, mais ils doivent être comptés en même temps que la
vaine gloire au nombre des filles de la superbe.
2. En outre, un péché
général ne doit pas être tiré de quelque autre péché. Or la désobéissance est
un péché général. Saint Ambroise dit en effet que le péché est
"transgression de la loi et désobéissance aux commandements du ciel".
Donc la désobéissance ne doit pas être comptée comme fille de la vaine gloire.
3. En outre, la
jactance est la troisième espèce de la superbe, ce qui ressort de ce qu'on a
dit plus haut. Si donc la jactance était fille de la vaine gloire, il
s'ensuivrait que la superbe serait fille de la vaine gloire. Ce qui est faux de
toute évidence, puisque la superbe est la mère de tous les péchés, comme le dit
saint Grégoire dans les Morales (XXXI, ch. 45).
4. En outre, les
disputes et les discordes paraissent dériver surtout de la colère. Or la colère
est un vice capital distinct de la vaine gloire. Donc la discorde et la dispute
ne doivent pas être comptées comme filles de la vaine gloire.
Cependant:
Il y a l'autorité de saint Grégoire qui,
dans les Morales (XXXI, 45), attribue ces filles à la vaine gloire.
Réponse:
C'est selon la même raison formelle qu'un
vice est qualifié de tête ou de mère, à savoir en tant que naissent de lui
d'autres vices qui sont ordonnés à sa fin. En effet, cela convient à la fois à
la notion de tête, selon que la tête possède la puissance de diriger ce qui est
placé sous elle (or toute règle de gouvernement se prend de la fin); et cela convient
à la notion de mère la mère est celle qui conçoit en elle-même. De là vient
qu'un vice est qualifié de mère des autres vices qui naissent de la conception
de sa fin propre.
Ainsi donc, étant donné que la fin propre
de la vaine gloire est la manifestation de l'excellence personnelle, sont
appelés filles de la vaine gloire ces vices par lesquels l'homme tend à
manifester sa propre excellence. Or l'homme peut manifester cette excellence
d'une double façon, soit directement, soit indirectement. Directement, ce sera
ou par des paroles, et c'est alors la jactance, ou bien par des actions réelles
suscitant l'admiration, et c'est alors la présomption des nouveautés (ce qui se
produit en effet de façon nouvelle provoque d'habitude davantage l'admiration
des hommes); ou bien par des actions mensongères, et c'est alors l'hypocrisie.
Indirectement, on manifeste son excellence en s'efforçant de montrer qu'on
n'est pas inférieur à autrui. Et ceci se produit en quatre domaines d'abord
pour l'intelligence, et c'est l'obstination, par laquelle l'homme se fixe sur
sa propre manière de voir, sans vouloir croire à une opinion plus sage;
deuxièmement, pour la volonté, et c'est alors la discorde, lorsque l'homme
n'accorde pas sa volonté propre avec la volonté de ceux qui sont meilleurs;
troisièmement, pour la parole, et c'est la dispute, lorsque quelqu'un ne veut
pas qu'un autre le domine en paroles; quatrièmement, pour les actions, lorsque
quelqu'un ne veut pas soumettre ses actions à l'ordre d'un supérieur, et c'est
la désobéissance.
Solutions
1. La superbe, comme
on l'a dit plus haut, se pose de façon générale comme la mère de tous les
vices, et c'est dans sa dépendance que se placent les sept vices capitaux,
parmi lesquels la vaine gloire est celui qui a avec elle le plus d'affinités:
cette excellence que recherche la superbe, la vaine gloire se propose de la
manifester, et elle recherche une certaine excellence dans cette manifestation
même; c'est pourquoi, par voie de conséquence, toutes les filles de la vaine
gloire sont en affinité avec la superbe.
2. La désobéissance
est comptée comme fille de la vaine gloire en tant que péché spécial, car elle
n'est rien d'autre alors que le mépris du précepte; par contre, en tant que
péché général, la désobéissance signifie un éloignement absolu des
commandements de Dieu, ce qui parfois ne se produit pas du fait du mépris, mais
par faiblesse ou par ignorance, comme le dit saint Augustin dans la Nature
et la Grâce (ch. 29).
3. La jactance est
comptée comme une espèce de superbe quant à sa disposition intérieure, par
laquelle quelqu'un désire son excellence au-delà de sa mesure propre, comme on
l'a dit; mais quant à son acte extérieur, par lequel quelqu'un manifeste son
excellence par des paroles, elle appartient à la vaine gloire.
4. La dispute et la
discorde ne sont jamais causées par la colère s'il ne vient s'y ajouter la
vaine gloire, lorsque quelqu'un ne veut pas passer pour inférieur en ramenant
sa volonté à la volonté d'autrui, ou en laissant ses paroles paraître moins
fortes que celles d'autrui.
Liens transversaux dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme théologique IIa-IIae, Question 36, a. 2.
Objections:
Il semble que non.
1. Parce que, comme
le dit le Philosophe dans l'Éthique (II, 5), nous ne sommes ni loués ni
blâmés pour les passions; or l'envie est une passion, car comme le dit saint
Jean Damascène dans la Foi, (II, 14): "L'envie est la tristesse
venant du bien d'autrui"; donc nul n'est objet de blâme à cause de l'envie.
Or tout péché rend quelqu'un digne de blâme. Donc l'envie n'est pas un péché.
2. En outre, ce qui
n'est pas volontaire n'est pas péché, comme le dit saint Augustin. Or l'envie
étant une tristesse n'est pas chose volontaire, car comme le dit saint Augustin
dans la Cité de Dieu (XIV, 6): "La tristesse fait partie des choses
qui nous arrivent contre notre gré". Donc l'envie n'est pas un péché.
3. En outre,
puisqu'au mal s'oppose le bien, le bien ne meut pas au péché, qui est mal,
comme aucun élément contraire ne meut à son contraire. Or le motif de l'envie
est le bien: car Rémi dit que l'envie est la douleur qui vient du bien du
prochain.
4. En outre, saint
Augustin dit dans la Cité de Dieu (XIV, 13) que dans tout péché, il y a
une conversion désordonnée vers le bien changeant. Or l'envie n'est pas une
conversion vers quelque bien changeant, mais plutôt une aversion du bien,
puisque c'est la tristesse à propos du bien d'autrui. Donc l'envie n'est pas un
péché.
5. En outre, saint
Augustin dit dans le Libre Arbitre (I, 3) que tout péché vient du désir
sensuel. Or, puisqu'elle est une tristesse, l'envie ne procède pas du désir
sensuel, qui est l'appétit du plaisir. Donc l'envie n'est pas un péché.
6. En outre, ce qui
n'a pas la possibilité d'être ne peut être un péché. Or il est impossible que
quelqu'un soit envieux, semble-t-il: étant donné que le bien est ce que tous
désirent, nul ne peut s'attrister du bien, ce qui est envier. Donc l'envie ne
peut être un péché.
7. En outre, tout
péché consiste en un certain acte. Or puisqu'elle est une tristesse, l'envie
entrave l'action qui a sa perfection par la délectation. Donc l'envie entrave
le péché, et n'est donc pas un péché.
8. En outre, les
actions morales sont qualifiées de bonnes ou de mauvaises selon la raison formelle
de l'objet. Or l'objet de l'envie est le bien, comme on l'a dit, puisque c'est
la douleur qui vient du bien d'autrui. Donc l'acte d'envie est bon, et ce n'est
pas un péché.
9. En outre, le mal
de la peine se distingue du mal de la faute, comme cela ressort de saint
Augustin dans le Libre Arbitre (I, 1). Or l'envie est un certain mal de
peine, comme le dit saint Isidore dans le Souverain Bien (III, 25):
"La jalousie, c'est-à-dire l'envie, punit son auteur". Donc l'envie
n'est pas une faute.
10. En outre, saint
Augustin dit dans la Cité de Dieu (XIV, 7) que tout péché est un amour
mauvais. Or l'envie n'est pas un amour mauvais, parce que l'amour fait se
réjouir des biens d'un ami, et s'attrister de ses maux. Donc l'envie n'est pas
un péché.
11. En outre, il
paraît plus grave de porter envie à quelqu'un à propos de ses biens spirituels
que de ses biens corporels. Or l'envie à propos des biens spirituels n'est pas
un péché, car saint Jérôme dit à Laeta au sujet de l'éducation de sa fille:
"Qu'elle ait des compagnes avec qui elle apprenne, dont elle soit
envieuse, dont les éloges la touchent" (Ep., 107, 4). Donc l'envie n'est
pas un péché.
Cependant:
Les dispositions extrêmes en matière
morale sont vicieuses. Or l'envie est une disposition extrême, comme cela
ressort de l'Éthique (II, 9). Donc l'envie est un péché.
Réponse:
L'envie est un péché par son genre même.
Étant donné que c'est de son objet que l'acte moral reçoit son espèce et qu'il
est classé dans un genre, on peut connaître qu'un acte moral est mauvais par
son genre, si l'acte lui-même n'est pas rapporté comme il convient à sa matière
ou à son objet.
Or, il faut observer que l'objet de la
faculté appétitive est le bien et le mal, comme les objets de l'intelligence
sont le vrai et le faux. Or tous les actes de la faculté appétitive se ramènent
à deux attitudes générales, à savoir la recherche et la fuite, comme aussi les
actes de la faculté intellectuelle se ramènent à l'affirmation et à la
négation, en sorte que la recherche est à l'appétit ce que l'affirmation est à
l'intelligence, et que la fuite est à l'appétit ce que la négation est à
l'intelligence, comme le dit le Philosophe dans l'Éthique (VI, 2). Mais
le bien a caractère d'attirance, puisque le bien est ce que tous désirent,
comme cela est affirmé dans l'Éthique (I, 1); au contraire, le mal a
caractère de répulsion, parce que le mal va contre la volonté et l'appétit,
comme le dit Denys dans Les Noms Divins (IV, 32).
Ainsi donc, tout acte de la faculté
appétitive qui concerne la recherche, et dont l'objet est un mal, est un acte
qui n'est convenable ni quant à sa matière ni quant à son objet; et c'est
pourquoi tous les actes de cette sorte sont mauvais par leur genre, ainsi aimer
le mal ou se réjouir du mal; comme c'est aussi un vice de l'intelligence
d'affirmer le faux. De façon semblable aussi, tout acte qui concerne la fuite
et dont l'objet est un bien, n'est convenable ni quant à sa matière ni quant à
son objet, et c'est pourquoi tout acte de cette sorte est un péché par son
genre, ainsi haïr le bien, le repousser et s'en attrister, parce que dans
l'intelligence, c'est aussi un vice de nier le vrai. Il ne suffit cependant
pas, pour qu'un acte soit bon, qu'il comporte la recherche du bien ou la fuite
du mal, à moins que ce ne soit la recherche d'un bien qui convient, et la fuite
du mal qui lui est opposé: pour le bien, dont la perfection tient à la
plénitude et à l'intégrité de la chose, sont requis plus d'éléments que pour le
mal, qui résulte de chaque déficience singulière, comme le dit Denys dans Les
Noms Divins (IV, 30). Or l'envie implique une tristesse qui vient du bien;
aussi est-il évident qu'elle est de par son genre un péché.
Solutions des objections:
1. Puisqu'une passion
est un mouvement de l'appétit sensitif, comme le dit saint Jean Damascène dans la
Foi (II, 22), considérée en elle-même, elle ne peut être vertu ou vice, ni
chose louable ou blâmable, parce que ces caractères appartiennent à la raison;
mais en tant que l'appétit sensitif est en un certain sens raisonnable, en tant
qu'il peut obéir à la raison, même les passions peuvent aussi à ce même point
de vue être dignes de louange ou de blâme, dans la mesure où elles peuvent être
réglées ou refrénées. Aussi le Philosophe dit-il au même endroit qu'on ne loue
ni ne blâme celui qui se met simplement en colère, mais celui qui se met en
colère de telle façon, c'est-à-dire conformément ou non à l'ordre de la raison.
2. Cette autorité ne
dit pas que la tristesse soit un mouvement involontaire, mais que l'objet de la
tristesse est en quelque manière involontaire: mais rien n'empêche qu'à propos
d'une chose involontaire, il y ait un acte volontaire de l'homme, bon ou
mauvais, dans la mesure où on peut supporter bien ou mal une chose
involontaire.
3. Le bien, pris en
lui-même, meut toujours au bien; mais, en raison d'une dis position mauvaise de
la volonté, il arrive que quelqu'un soit mû au mal de l'envie en raison du
bien, comme il arrive aussi qu'en raison d'une disposition mauvaise du corps,
une nourriture saine lui soit nuisible.
4. Manquer d'un bien
est regardé comme ayant raison de mal, comme le dit le Philosophe dans l'Éthique
(V, 1); et à ce point de vue, s'opposer au bien par la tristesse revient au
même que de se tourner vers le mal, ce qui est conjoint à un bien muable aimé
de façon désordonnée.
5. De même que le
bien est naturellement antérieur au mal, qui en est la privation, de même aussi
les passions de l'âme dont l'objet est le bien sont antérieures naturellement
aux passions de l'âme dont l'objet est le mal, et qui pour cette rai son
naissent d'elles; c'est pourquoi la haine et la tristesse sont causées par
quelque amour, désir ou plaisir, et à ce point de vue, l'envie est causée par
quelque désir sensuel.
6. Personne ne peut
s'attrister du bien en tant que bien, mais on peut s'attrister du bien en tant
qu'il est perçu comme ayant raison de mal, vrai ou apparent: et c'est de cette
manière que l'envie est une tristesse du bien d'autrui, à savoir en tant qu'il
s'oppose à notre propre excellence.
7. De même que la
délectation est l'achèvement de sa propre opération, de même empêche-t-elle une
action qui lui est étrangère, comme le dit le Philosophe dans l'Éthique
(X, 7): ainsi, celui qui prend plaisir à étudier, étudie davantage et s'occupe
moins d'autre chose. Ainsi donc, la tristesse qui vient du bien du prochain
empêche les actions qui tendent au bien du prochain, mais elle meut aux
opérations contraires au bien du prochain.
8. De même que dans
l'amour du bien, il ne peut y avoir de péché sauf si ce qui est aimé, même
saisi comme ayant raison de bien, n'est cependant pas un vrai bien, mais un
mal; de même aussi la tristesse, qui porte sur un bien saisi comme un mal alors
qu'il n'est pas un mal véritable mais apparent, est néanmoins mauvaise, parce
qu'elle ne s'accorde pas avec un tel objet qui est un vrai bien: en effet,
l'acte moral est rendu bon par son objet, pour autant qu'il s'accorde avec lui.
9. A certains péchés
sont attachés des châtiments, et dans ce cas, le même acte est châtiment et
faute sous différents rapports: il est faute en tant qu'il procède de la
volonté désordonnée de l'homme, et comme tel ne vient pas de Dieu; il est aussi
peine, en tant qu'il comporte un certain tourment comme châtiment, et cela
vient de Dieu, conformément au verset du Psaume (49, 21): "Je te reprendrai et je mettrai tout sous tes yeux"; et
saint Augustin dit dans les Confessions (I, 12): "Vous l'avez
ordonné, Seigneur, et il en est ainsi, toute âme désordonnée est son propre
châtiment." Et de cette manière, l'envie peut être à la fois châtiment et
faute.
10. Tout péché est un
amour mauvais par sa cause, non par son essence: toute affection de l'âme, même
la tristesse, procède de l'amour, comme saint Augustin le dit dans ce même
livre.
11. Aristote,
distinguant dans La Rhétorique (II, 11) la jalousie de l'envie, dit que
la jalousie à propos de choses bonnes est le fait des gens vertueux: "En
effet, envier est mauvais, et le fait des méchants". Le jaloux, en effet,
se prépare lui-même, en raison de sa rivalité, à recevoir des biens; l'envieux
au contraire cherche à ce que le prochain n'en ait pas, à cause de son envie:
car il y a envie lorsqu'on s'attriste de ce que le prochain ait des biens qu'on
n'a pas soi-même; il y a jalousie par contre loi s'attriste de n'avoir pas
soi-même les biens qu'a le prochain. Mais saint Jérôme, dans l'autorité citée
plus haut, emploie envie pour jalousie: il est louable, en effet, que quelqu'un
qui apprend s'efforce d'apprendre ce qu'un autre apprend, conformément à cette
consigne de l'Apôtre: "Rivalisez
pour les dons supérieurs" (I Cor., 12, 31).
Liens transversaux dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme théologique IIa-IIae, Question 36, a. 3.
Objections:
Il semble que non.
1. Saint Grégoire dit
en effet dans les Morales (XXII, 11): "Il arrive d'habitude le plus
souvent que, sans perdre la charité, la chute d'un ennemi nous réjouit et sa
gloire nous attriste." Or c'est là envier. Donc l'envie n'enlève pas la
charité et ainsi n'est pas appelée péché mortel.
2. En outre, saint
Jean Damascène dit dans la Foi (II, 22), que la passion est un mouvement
de l'appétit sensible. Or ce mouvement est appelé sensualité, comme le dit
saint Augustin dans la Trinité (XII, 12); donc, puisque l'envie est une
passion de l'âme, elle est dans la sensualité, dans laquelle il n'y a que péché
véniel, comme le dit saint Augustin dans le même livre. Donc l'envie n'est pas
un péché mortel.
3. En outre, de même
que des actions bonnes par leur genre peuvent être mal accomplies, mais que
celles qui sont mauvaises par leur genre ne peuvent être accomplies de façon
droite, comme le dit saint Augustin dans Contre le Mensonge (VII, 18),
de même les actes qui sont des péchés véniels par leur genre peuvent devenir
mortels, mais ceux qui sont mortels par leur genre ne peu vent en aucune
manière être véniels, comme cela ressort de l'homicide et de l'adultère. Or
toute envie n'est pas péché mortel. Donc l'envie n'est pas péché mortel par son
genre.
4. En outre, dans un
même genre, un péché d'action est plus grave qu'un péché du coeur. Or empêcher
par un acte le bien du prochain n'est pas toujours péché mortel. Donc ce n'est
pas toujours un péché mortel que de s'attrister du bien du prochain, ce qui est
envier.
5. En outre, il ne
peut exister de péché mortel chez les hommes parfaits. Or il peut exister chez
eux par surprise un mouvement d'envie. Donc l'envie n'est pas péché mortel.
6. En outre, chez les
enfants qui ne parlent pas encore, il ne saurait y avoir de péché mortel, parce
qu'ils n'ont pas encore l'usage de la raison, en laquelle seule réside le péché
mortel. Or l'envie peut exister chez les enfants: saint Augustin dit, dans les
Confessions (I, 7, 11): "J'ai vu et connu par expérience un enfant
envieux; il ne parlait pas encore et il regardait, pâle et le visage amer, son
frère de lait." Donc l'envie n'est pas péché mortel.
7. En outre, tout
péché mortel s'oppose à l'ordre de la charité. Or l'envie, qui s'attriste du
bien du prochain parce qu'il entraîne un dommage personnel, ne s'oppose pas à
l'ordre de la charité, selon lequel chacun doit s'aimer davantage qu'autrui, et
les plus proches plus que les étrangers, comme le dit saint Ambroise. Donc
l'envie n'est pas un péché mortel.
8. En outre, tout
péché mortel s'oppose à une vertu. Or l'envie n'est pas contraire à une vertu,
mais à une certaine passion que le Philosophe nomme une juste indignation, "nemesis", dans l'Éthique
(II, 9). L'envie n'est donc pas péché mortel.
Cependant:
1) Il y a ce que dit
saint Grégoire dans les Morales (V, 46), en commentant ce texte des
Proverbes (14, 30): "L'envie est la
carie des os." "Par le vice de l'envie, dit-il, même les actes
forts des vertus périssent aux yeux de Dieu." Or il n'y a que le péché
mortel qui puisse faire cela. Donc l'envie est un péché mortel.
2) En outre, dans
l'Itinéraire de Clément, on raconte que Pierre a dit qu'il y a trois péchés qui
méritent une peine égale: lorsqu'on tue de sa main, lorsqu'on dénigre par sa
langue, et lorsqu'on envie ou hait dans son coeur. Or l'homicide est un péché
mortel. Donc l'envie l'est aussi.
3) En outre, saint
Isidore dit, dans le Souverain Bien (III, 25): "Il n'y a aucune
vertu à laquelle ne s'oppose l'envie, car seule la misère est exempte
d'envie." Or rien ne s'oppose à toute vertu sinon le péché mortel. Donc
l'envie est un péché mortel.
4) En outre, saint
Augustin dit, sur ce verset du Psaume (104, 25): "Il changea leur coeur pour qu'ils haïssent son peuple": "L'envie
est la haine du bonheur d'autrui". Or la haine est une colère invétérée,
comme il le dit lui-même dans son Commentaire littéral sur la Genèse
(XI). Donc toute envie est chose invétérée, et ainsi ne peut être péché véniel
comme les fautes de surprise.
5) En outre, rien ne
fait mourir spirituellement sinon le péché mortel. Or l'envie tue
spirituellement, conformément à ce verset de Job (5, 2): "L'envie tue l'enfant", et à propos de ce passage de
l'Apôtre: "Nous sommes la bonne odeur du Christ" (II Cor. 2, 15), la
Glose dit: "Cette odeur ranime ceux qui aiment et tue les envieux."
Donc l'envie est un péché mortel.
Réponse:
Comme on l'a déjà dit, le genre ou
l'espèce de l'acte moral se prend selon la matière ou l'objet; de là vient
aussi que l'acte moral est qualifié de bon ou de mauvais selon son genre. Or la
vie de l'âme est réalisée par la charité qui nous unit à Dieu, par qui l'âme
vit; aussi est-il dit en saint Jean (I, 3, 14): "Qui n'aime pas demeure dans la mort", car la mort est la
privation de la vie.
Quand donc, par comparaison d'un acte avec
sa matière, on discerne quelque chose qui s'oppose à la charité, il y a
nécessité à ce que cet acte soit un péché mortel par son genre; ainsi le fait
de tuer un homme implique quelque chose qui s'oppose à la charité, par laquelle
nous aimons le prochain et voulons qu'il vive, qu'il existe et qu'il possède
les autres biens: cela fait partie de l'essence de l'amitié, comme le dit le
Philosophe dans l'Éthique (IX, 4); et c'est pourquoi l'homicide est par
son genre un péché mortel.
Si au contraire, par comparaison de l'acte
avec son objet, rien n'apparaît qui s'oppose à la charité, ce n'est pas un
péché mortel par son genre, ainsi dire une parole vaine ou quelque chose
semblable; ces actions cependant peuvent devenir péchés mortels à cause d'un
autre élément qui survient, comme on l'a établi plus haut. Or envier implique
quelque chose qui s'oppose à la charité, par seule comparaison de l'acte avec
son objet: car il est de l'essence de l'amitié que nous voulions au prochain
des biens comme à nous-mêmes, ainsi qu'il est dit dans l'Éthique (IX,
4), du fait que l'ami est en quelque manière un autre soi-même; aussi le fait
de s'attrister du bonheur d'un autre s'oppose manifestement à la charité, en
tant que c'est par elle que nous aimons le prochain. Aussi saint Augustin
dit-il dans la Vraie Religion (XLVII, 90): "Qui envie celui qui chante
bien n'aime pas celui qui chante bien." De là vient que l'envie est un
péché mortel par son genre.
Il faut remarquer pourtant que, dans un
genre de péché mortel, on peut trouver un acte qui n'est pas péché mortel en
raison de son imperfection, parce qu'il n'atteint pas à la raison parfaite de
ce genre. Ceci peut se produire d'une double manière: d'abord du côté du
principe actif, parce que cet acte ne procède pas d'une délibération de la
raison, qui est le principe actif propre et principal des actes humains; aussi
les mouvements soudains, même s'ils appartiennent au genre de l'homicide ou de
l'adultère, ne sont pas des péchés mortels, parce qu'ils n'ont pas parfaitement
raison d'acte moral, dont le principe est la raison. Cela peut se produire
d'une autre manière du côté de l'objet qui, en raison de sa faible importance,
n'a pas parfaite raison d'objet; car ce qui est insignifiant est tenu pour rien
par la raison, comme cela ressort dans l'espèce du vol: si quelqu'un prend dans
le champ d'un autre un épi ou quelque chose de ce genre, il ne faut pas croire
qu'il pèche mortellement, parce que cela est tenu pour rien, aussi bien par
celui qui prend que par celui à qui l'objet même appartient.
D'après cela, il peut donc arriver qu'un
mouvement d'envie ne soit pas un péché mortel, bien que l'envie soit un péché
mortel par son genre, à cause de l'imperfection du mouvement lui-même, soit
parce qu'il est soudain et ne procède pas de la raison délibérée, soit parce
qu'un homme s'attriste d'un bien du prochain qui est si insignifiant qu'il ne
paraît pas être un bien, par exemple si quel qu'un porte envie à un compagnon
de jeu de ce qu'il le bat dans ce jeu, par exemple à la course ou en quelque
amusement de ce genre.
Solutions des objections:
1. Parce que, dans la
définition d'une chose, on n'indique pas ce qui est accidentel, mais seulement
ce qui est essentiel, quand on dit que l'envie est la tristes se qui vient du
bonheur ou de la gloire d'autrui, il faut le comprendre au sens où on
s'attriste du bonheur même d'autrui en tant que tel, et où on s'en attriste
pour la raison précise qu'on veut exceller de façon singulière; aussi on
appelle proprement envieux celui qui est dépassé par autrui en gloire ou en
bonheur, et qui s'en attriste. Mais il arrive que l'on s'attriste du bonheur
d'autrui pour d'autres raisons, qui n'ont pas de rapport avec l'envie, mais
parfois avec d'autres vices.
Car quiconque hait quelqu'un s'attriste de
son bonheur, non en tant que c'est une certaine excellence, mais en tant que
c'est simplement un bien de celui qu'il hait lorsqu'on veut du mal à un ennemi,
il en résulte que l'on s'attriste de tous ses biens. Aussi la différence entre
celui qui envie et celui qui hait est précisément que celui qui envie ne
s'attriste du bien d'autrui que parce qu'il est surpassé, ou parce qu'il perd
le caractère singulier de sa propre gloire, tandis que celui qui hait
s'attriste de n'importe quel bien de son ennemi. Il peut y avoir aussi une
autre raison pour laquelle on s'attriste du bonheur d'autrui, la crainte qu'il
n'en résulte un dommage pour soi ou pour certaines personnes que l'on aime; et
c'est davantage le fait de la crainte que de l'envie, comme le dit le
Philosophe dans la Rhétorique (II, 9). Or il arrive que la crainte soit bonne
ou mauvaise aussi cette tristesse peut-elle se produire tantôt avec péché,
lorsque la crainte est mauvaise, et tantôt sans péché, lorsque la crainte est
bonne; aussi saint Grégoire, expliquant les paroles déjà citées, ajoute que:
"Voici ce que nous croyons nous croyons qu'après la chute d'un homme,
certains se relèveront heureusement; et nous craignons qu'avec sa prospérité,
beaucoup ne soient injustement opprimés." C'est pourquoi il ajoute encore
que cette tristesse est sans péché d'envie.
2. Lorsque le
mouvement ne vient que de la sensualité, il ne peut être péché mortel, mais
lorsque le mouvement de tristesse vient d'une délibération de la rai son, il
n'appartient plus alors seulement à la sensualité, mais aussi à la raison, et
c'est pourquoi il peut être péché mortel. On pourrait dire cependant aussi que
les noms de ce genre de passion signifient parfois les simples mouvements de la
volonté eux-mêmes, et selon ce point de vue, la tristesse ne résidera pas dans
la sensualité, mais dans la partie raisonnable.
3. Ce qui est mortel
par son genre ne peut devenir véniel si l'acte est parfait; cela peut cependant
arriver en raison de l'imperfection de l'acte, comme on l'a dit.
4. Il est possible
d'empêcher le bien du prochain sans péché mortel, en raison de l'imperfection
de l'acte, parce que le bien empêché n'a pas pleinement raison de bien, ou
qu'il est insignifiant, ou qu'il n'est pas un bien dû.
5. Un mouvement
d'envie venant par surprise est imparfait; et un tel mouvement d'envie existe
aussi chez les enfants qui n'ont pas l'usage de la raison.
6. Aussi la réponse à
l'objection 6 est-elle évidente.
7. Lorsque quelqu'un
s'attriste du bonheur d'un autre à cause du dommage qui le menace, lui ou les
siens, cette tristesse n'est pas le fait de l'envie, mais de la crainte; il en
résulte que, comme on l'a dit, elle peut parfois exister sans péché.
8. L'envie concerne
deux objets, car elle est une tristesse qui provient du bon heur de quelqu'un
qui est bon. Et de ce fait, elle peut s'opposer à deux vertus: du point de vue
du bonheur dont on s'attriste, elle s'oppose à la miséricorde, qui s'attriste
du malheur des bons; mais du point de vue du bien dont le succès attriste, elle
s'oppose à la colère par zèle, ce qu'on entend par "nemesis", lors: qu'on s'attriste de ce que les méchants soient
heureux dans leur impiété. Et bien que miséricorde et "nemesis" paraissent des passions, à
en juger d'après la nature de la tristesse, en tant cependant que survient le
choix de la raison, elles reçoivent raison de vertu.
De même, il est facile de résoudre les difficultés soulevées en sens
contraire:
1) Saint Grégoire
parle ici de l'envie en tant qu'elle est péché mortel. Et c'est une telle envie
de coeur que parle le Bienheureux Pierre, laquelle mérite bien une peine égale
à celle de l'homicide quant au genre de la peine, puisque l'un et l'autre
méritent la peine éternelle.
2) Aussi la réponse à
l'objection 2) est-elle évidente.
3) Le péché mortel
s'oppose à la vertu du pécheur, mais l'envie, comme le dit saint Isidore,
s'oppose à toute vertu, non de celui même qui pèche, mais d'autrui; aussi ne
pourrait-on pas prouver par là que l'envie soit un péché mortel.
4) L'envie n'est pas
la haine de l'homme, mais de son bonheur, selon que sous la haine sont
contenues toutes les passions de l'âme qui tendent au mal et qui dérivent de la
haine. Ce qui est dit, que la haine est une colère invétérée, ne signifie pas
qu'il en soit de toute haine comme de tel mouvement particulier, mais qu'une
colère invétérée cause de la haine.
5) Ces autorités
parlent de l'envie en tant qu'elle est péché mortel.
Liens transversaux dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme théologique IIa -llae, Question 36, a. 4.
Objections:
Il semble que non.
1. Parce que c'est le
propre d'un vice capital d'avoir des filles, mais il ne lui appartient pas
d'être lui-même la fille d'un autre vice; or l'envie est fille de la superbe,
comme le dit saint Augustin dans la Sainte Virginité (ch. 31). Donc
l'envie n'est pas un vice capital.
2. En outre, comme on
l'a déjà dit, l'envie est une certaine tristesse. Or la tristesse implique un
certain terme du mouvement de l'appétit: c'est lorsque l'homme tombe dans le
mal qu'auparavant il haïssait qu'il s'attriste. Donc l'envie n'est pas un vice
capital, parce qu'il appartient à la notion de vice capital que tous les autres
vices naissent de lui.
3. En outre, à chaque
vice capital sont attribuées des filles. Or l'envie ne semble pas avoir de
filles; en effet, saint Grégoire lui assigne dans les Morales (XXXI, 45)
cinq filles, qui sont la haine, la médisance, la diffamation, la joie du
malheur d'autrui, la tristesse de son bonheur; et aucun de ces vices ne semble
être fille de l'envie, car la haine naît davantage de la colère; la médisance,
la diffamation et la joie du malheur d'autrui viennent de la haine; quant à la
tristesse de son bon heur, il semble qu'elle s'identifie avec l'envie. L'envie
n'est donc pas un vice capital.
Cependant:
Saint Grégoire, dans les Morales
(XXXI, 45), compte l'envie parmi les vices capitaux.
Réponse:
Comme on l'a dit plus haut, les vices
capitaux sont ceux qui, par nature, donnent naissance à d'autres vices selon la
raison de cause finale. Or la fin a raison de bien; et c'est de la même façon
que l'appétit tend au bien et à la jouissance du bien, qui est la délectation;
c'est pourquoi, de même que l'appétit est mû à faire quelque chose par la visée
du bien, de même l'est-il aussi par la visée de la délectation.
Or il faut remarquer que, de même que le
bien est la fin de ce mouvement de l'appétit qu'est la poursuite, de même le
mal est la fin du mouvement de l'appétit qu'est la fuite: comme en effet
quelqu'un qui veut obtenir un bien le poursuit, de même quelqu'un qui veut être
exempt d'un mal le fuit; et comme la délectation est la jouissance du bien,
ainsi la tristesse est-elle un certain état mauvais où l'âme est opprimée par
le mal; et c'est pourquoi, du fait que l'homme rejette la tristesse, il est
amené à faire de nombreux actes par lesquels il repousse la tristesse, ou à
faire ce à quoi incline la tristesse. Comme donc l'envie est la tristesse de la
gloire d'autrui en tant qu'elle est saisie comme un mal, il en résulte que
l'homme, poussé par l'envie, est porté à accomplir de façon désordonnée des
actions contre le prochain, et sous cet aspect, l'envie est un vice capital.
Or, dans cette entreprise de l'envie, on
peut distinguer ce qui est principe de ce qui est terme. Le principe, c'est que
l'on empêche la gloire d'autrui qui attriste cela se fait en diminuant ses
biens, ou en disant du mal de lui, soit de façon cachée par la médisance, soit
de façon ouverte par la diffamation.
Pour ce qui est du terme de cet effort, on
peut le considérer sous un double point de vue d'abord par rapport à celui que
l'on envie, et dans ce cas, le mouvement d'envie s'achève parfois en haine: non
seulement on s'attriste de l'excellence supérieure d'autrui, mais plus encore,
on veut son mal sans autre considération. D'une seconde manière, on peut
considérer le terme de cet effort par rapport à celui même qui envie: s'il peut
effectivement obtenir la fin visée, et diminuer la gloire du prochain, il se
réjouit, et ainsi on compte comme fille de l'envie la joie du malheur d'autrui;
si au contraire il ne peut atteindre le but qu'il se proposait, diminuer la
gloire du prochain, il s'attriste et ainsi, on compte comme fille de l'envie la
tristesse du bonheur du prochain.
Solutions des objections:
1. Comme le dit saint
Grégoire dans les Morales (XXXI, 45), la superbe est la mère commune de
tous les vices; aussi, du fait que l'envie est fille de la superbe, n'est-il
pas exclu que l'envie soit un vice capital.
2. Même si la
tristesse est un terme dans l'exécution, elle est cependant première dans
l'intention, dans la mesure où de nombreux autres mouvements nais sent de la
fuite de la tristesse.
3. Rien ne s'oppose à
ce que les mêmes vices naissent de vices différents selon des points de vue
différents. La haine naît donc de la colère en tant que celui qui a provoqué la
colère a fait une blessure; mais elle naît de l'envie en tant que le bien de
celui que l'on envie est perçu comme un obstacle à sa propre excellence. De
façon similaire, la médisance, la diffamation et la joie du malheur d'autrui
naissent de la haine en tant qu'elle diminue tout bien et recherche tout mal
pour son ennemi. Ces dispositions viennent de l'envie pour le seul motif de
faire dis paraître la supériorité. Quant à la tristesse du bonheur d'autrui,
c'est d'une certaine façon l'envie même, et d'une certaine façon sa fille: si
on s'attriste du bon heur d'autrui en tant qu'il s'oppose à la supériorité
particulière de quelqu'un, c'est alors l'envie elle-même; par contre, si on
s'attriste du bonheur d'autrui pour cette raison qu'il vient s'opposer à un
effort pour l'empêcher, on a alors une fille de l'envie.
Liens transversaux dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme théologique IIa Question 35, a. 1.
Objections:
Il semble que non.
1. En effet, vertu et
péché sont dans le même genre, puisqu'ils sont des contraires. Or la vertu est
dans le genre de l'amour: saint Augustin dit en effet, dans les Moeurs de
l'Église (I, 15) et dans la Cité de Dieu (XV, 22), que la vertu est
l'ordre de l'amour. Donc, comme l'acédie n'est pas dans le genre de l'amour,
mais est plutôt une certaine tristesse, comme le dit saint Jean Damascène, il
semble que l'acédie ne soit pas un péché.
2. En outre, sur le
verset du Psaume (106, 3) qui commence par: "Rendez grâces...", la
Glose désigne quatre tentations qui sont l'erreur, la difficulté à vaincre les
désirs sensuels, le dégoût et les orages du monde. Or l'erreur, la difficulté
et les orages du monde ne sont pas des péchés. Donc le dégoût, qui est
l'acédie, n'est pas non plus un péché.
3. En outre, tout
péché vient de l'homme, conformément à ce passage d'Osée (13, 9): "Ta ruine vient de toi, Israël."
Or, du fait qu'elle est une tristesse, l'acédie ne vient pas de l'homme, parce
que, sur ce passage de la Deuxième Lettre aux Corinthiens (9, 7): "sans
tristesse ni contrainte", la Glose dit: "Si tu agis avec tristesse,
cela vient de toi, ce n'est pas toi qui le fais." Donc l'acédie n'est pas
un péché.
4. En outre, il ne
peut arriver qu'un acte soit à la fois méritoire et péché. Or tel acte accompli
avec acédie est méritoire: par exemple, lorsque quelqu'un jeûne par voeu ou
obéissance, alors pourtant que ce jeûne l'attriste; et ainsi il y a bien ici
acédie, qui est la tristesse du bien spirituel de la vertu. Donc l'acédie n'est
pas toujours un péché.
5. En outre, saint
Jean Damascène dit dans la Foi (II, 14) que l'acédie est une tristesse
accablante. Or l'accablement semble être davantage une peine qu'une faute. Donc
l'acédie n'est pas un péché, mais plutôt une peine.
6. En outre, l'acédie
paraît être la tristesse ou le dégoût du bien intérieur, dont il est parlé dans
la Glose sur ce verset du Psaume (106, 18): "Leur
âme abhorrait tout aliment." Si donc l'acédie est un péché, elle est
péché parce qu'elle ne reçoit pas le bien spirituel, ou parce qu'après l'avoir
méprisé, elle reçoit le bien corporel. Or elle ne peut être péché parce qu'elle
ne reçoit pas le bien spirituel, parce que le fait de ne pas le recevoir n'est
pas un acte mais une certaine privation, or toute louange et tout blâme font
suite à un acte, comme le dit le Philosophe dans l'Éthique (I, 18), et
le blâme est dû au péché; il reste donc, si l'acédie est un péché, qu'elle est
péché parce qu'après avoir méprisé le bien spirituel, elle poursuit quelque
bien corporel; or la poursuite du bien paraît concerner le concupiscible, comme
la fuite du mal l'irascible. Il semble donc que l'acédie résiderait dans le
concupiscible, alors qu'elle semblerait plutôt appartenir à l'irascible.
7. En outre, saint
Grégoire dit dans les Morales (XXXI, 45) que l'acédie est une tristesse
intérieure de l'âme à cause de laquelle on prie ou psalmodie avec moins de
dévotion. Or il n'est pas au pouvoir de l'homme de prier avec dévotion; donc il
n'est pas au pouvoir de l'homme d'éviter l'acédie. L'acédie n'est donc pas un
péché, parce que personne ne pèche en ce qu'il ne peut éviter.
8. En outre, saint
Jean Damascène, dans la Foi (II, 14), pose que l'acédie est une espèce
de la tristesse, qui est l'une des quatre passions. Or les passions ne sont pas
des péchés, parce que nous ne sommes pas objet de louange ou de blâme à leur
propos. Donc l'acédie n'est pas un péché.
9. En outre, ce que
choisit le sage n'est pas un péché. Or le sage choisit l'acédie ou la
tristesse: on dit, en effet, dans l'Ecclésiaste (7, 5): "Le coeur du sage
est là où est la tristesse." Donc l'acédie ou tristesse n'est pas un
péché.
10. En outre, ce que
Dieu récompense n'est pas un péché. Or Dieu récompense la tristesse, car il est
dit des méchants au dernier chapitre de Malachie (3, 14): "Quel profit
avons-nous eu d'avoir gardé ses préceptes et d'avoir marché dans la tristesse
devant lui ?" Donc l'acédie ou tristesse n'est pas un péché.
Cependant:
Saint Grégoire, dans les Morales
(XXXI, 45), compte l'acédie parmi les autres péchés, et de même saint Isidore
dans le Souverain Bien (IV, 40).
Réponse:
Comme cela ressort de saint Jean
Damascène, l'acédie est une certaine tristes se, aussi saint Grégoire, dans les
Morales (XXXI, 45), place-t-il parfois la tristesse à la place de l'acédie;
or l'objet de la tristesse est un mal présent, comme le dit saint Jean
Damascène. Or, de même qu'il y a un double bien, l'un qui est le bien véritable
et l'autre qui est un bien apparent, parce qu'il est bon sous un certain
rapport (il n'est pas le bien véritable puisqu'il n'est pas bon absolument
parlant); de même il existe aussi un double mal, l'un qui est le mal véritable
et absolument parlant, et l'autre qui est un mal apparent et sous un certain
rapport, et qui est vraiment un bien, absolument parlant.
Ainsi donc, l'amour, le désir et le
plaisir qui portent sur un bien véritable sont dignes de louange, mais ceux qui
portent sur un bien apparent et non véritable sont répréhensibles; ainsi encore
la haine, le dégoût et la tristesse qui portent sur ce qui est vraiment un mal
sont dignes de louange, mais ceux qui portent sur ce qui est un mal sous un
certain rapport, ou apparaît un mal, et qui est un bien absolument parlant,
sont répréhensibles et péchés. Or l'acédie est le dégoût ou la tristesse du
bien spirituel et intérieur, comme le dit saint Augustin à propos du verset du
Psaume (106, 18): "Leur âme
abhorrait tout aliment"; et c'est pour quoi, comme le bien spirituel
et intérieur est un vrai bien et ne peut être qu'un mal apparent, dans la
mesure où il s'oppose aux désirs charnels, il est évident que l'acédie, pour ce
qui est d'elle, possède le caractère de péché.
Mais il faut remarquer que, puisque
l'acédie est une tristesse, elle peut s'envisager sous un double aspect:
d'abord en tant qu'elle est un acte de l'appétit sensitif, et d'une autre
manière, en tant qu'elle est un acte de l'appétit intellectuel, qui est la
volonté: en effet, tous les noms de ce genre de dispositions, en tant qu'elles
sont des actes de l'appétit sensitif, sont des passions, mais en tant qu'elles
sont des actes de l'appétit intellectuel, ce sont de simples mouvements de
volonté. Or le péché réside proprement et par soi dans la volonté, comme le dit
saint Augustin. C'est pourquoi, si l'acédie désigne l'acte de la volonté qui
fuit le bien intérieur et spirituel, elle peut avoir parfaite raison de péché;
mais si elle est prise comme l'acte de l'appétit sensitif, elle n'a raison de
péché que de par la volonté, c'est-à-dire en tant que ce mouvement peut être
empêché par la volonté aussi, s'il n'est pas empêché, il a un certain caractère
de péché, mais imparfait.
Solutions des objections:
1. L'amour est le
principe de toutes les affections, comme cela ressort de saint Augustin dans la
Cité de Dieu (XIV, 7); et c'est pourquoi, quand on dit que la vertu est
l'ordre de l'amour, le prédicat est attribué selon la cause, non selon
l'essence: ce n'est pas toute vertu qui, par son essence, est amour, mais toute
affection vertueuse dérive d'un amour ordonné, et semblablement, toute
affection vicieuse dérive d'un amour désordonné.
2. Cette façon de
raisonner ne vaut pas; il n'y a pas de nécessité, en effet, à ce que tout ce
qui est attribué à l'un des éléments qui divisent une essence commune, soit
attribué aussi aux autres: comptés ensemble en tant qu'ils divisent une essence
commune, ils sont unis quant à cet élément commun, mais il n'est pas nécessaire
qu'ils le soient quant à n'importe quel autre. Aussi ces quatre attitudes
s'accordent-elles en ce qu'elles ont de commun, qui est la tentation; mais rien
n'empêche toutefois que l'une soit un péché et que les autres ne le soient pas;
de même, la tentation qui vient de la chair n'est pas sans péché, alors que la
tentation qui vient de l'ennemi peut être absolument sans péché.
3. Les actes qui
s'accomplissent par tristesse ou par crainte sont mêlés de volontaire et d'involontaire,
comme il est dit dans l'Éthique (III, 1), et dans la mesure où ils
comportent de l'involontaire, ils ne sont pas de nous; pourtant le mouvement de
tristesse lui-même vient de nous.
4. Rien ne s'oppose à
ce qu'une oeuvre, considérée en elle-même, soit source de tristesse, et qu'elle
soit cependant source de joie en tant qu'elle est rapportée au service de Dieu;
aussi dit-on que les martyrs eux-mêmes ont semé dans les larmes, comme l'expose
saint Augustin; et cette tristesse de la souffrance n'est pas de l'acédie parce
qu'elle ne porte pas sur le bien intérieur, mais sur le mal extérieur car les
martyrs se réjouissaient du bien intérieur, et cette joie était d'autant plus
méritoire que le mal extérieur apportait plus de tristesse. De façon similaire,
si en accomplissant volontairement une tâche prescrite par l'obéissance ou un
précepte, quelqu'un s'attriste d'un travail humiliant ou pénible, cette
tristesse n'est pas l'acédie, parce qu'elle ne porte pas sur le bien intérieur,
mais sur le mal extérieur.
5. La tristesse est
qualifiée d'accablante en tant qu'elle accable le coeur et l'empêche de se
reprendre pour agir, et à ce point de vue, cet accablement de tristesse à cause
du bien a davantage raison de faute que de peine, parce que son origine vient
de nous.
6. L'irascible et le
concupiscible ne se distinguent pas selon la poursuite et la fuite, parce qu'il
revient à une même puissance de poursuivre le bien et de fuir le mal opposé,
mais ils se distinguent en tant qu'à l'irascible revient la poursuite ou la
fuite du bien ou du mal ardu, et au concupiscible la poursuite ou la fuite du
bien absolument parlant. Et de la sorte, de même que l'espoir et la crainte
appartiennent à l'irascible, de même la joie et la tristesse appartiennent au
concupiscible; aussi, en tant que dégoût spirituel réside dans l'appétit
sensitif, elle a pour objet le concupiscible. Cependant, rien n'oblige à ce que
le dégoût spirituel ne soit pas un péché: du fait qu'elle fuit le bien
spirituel d'une part, parce que la fuite elle-même est un certain mouvement de
l'appétit, et non pas une simple privation, et d'autre part parce que, même si
elle était une simple privation (ne pas recevoir le bien spirituel), cela même
pourrait avoir raison de faute et, dans ce cas, on dit que c'est un péché
d'omission.
7. La dévotion de
l'homme vient de Dieu. Pourtant, en tant que l'homme peut se disposer à avoir
de la dévotion, ou même empêcher la dévotion, le manque de dévotion est un
péché bien que, dans l'autorité alléguée, on ne dise pas que l'acédie soit le
manque de dévotion, mais qu'elle en procède.
8. Saint Jean
Damascène ne parle pas de l'acédie en tant qu'elle est un péché, c'est-à-dire
en tant que tristesse du bien spirituel intérieur, mais de manière universelle,
en tant que tristesse causée par n'importe quel mal; et c'est pourquoi il parle
de l'acédie en tant qu'espèce de passion, non en tant que péché.
9 et 10. Ces
arguments envisagent la tristesse de ce qui est un mal absolument parlant,
laquelle est digne de louange.
Liens transversaux dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme théologique IIa-IIae, Question 35, a. 2.
Objections:
Il semble que non.
1. En effet, puisque
l'acédie est une tristesse, elle s'oppose à la jouissance. Or la jouissance
n'est pas une vertu spéciale: car tout homme vertueux se réjouit dans l'acte de
sa propre vertu, comme cela ressort de l'Éthique (I, 13). Donc la
tristesse qui porte sur le bien spirituel n'est pas un péché spécial.
2. En outre, ce qui
est la conséquence de tout péché n'est pas un péché spécial. Or la tristesse du
bien spirituel est la conséquence de tout péché: est cause de tristesse pour
chacun ce qui lui est contraire, or à chaque péché est contraire un certain
bien spirituel d'une vertu. L'acédie n'est donc pas un péché spécial.
3. Mais on pourrait
dire que l'acédie s'attriste du bien spirituel sous un motif spécial, à savoir
en tant qu'il empêche le repos du corps. - On objecte à cela que convoiter le
repos du corps relève des vices de la chair. Or c'est par un même motif qu'on
désire quelque chose et qu'on s'attriste de ce qui l'empêche; si donc l'acédie
n'est un péché spécial qu'en tant qu'elle empêche le repos du corps, il
s'ensuivrait que l'acédie serait un péché charnel, alors que saint Grégoire le
compte pourtant parmi les péchés spirituels, comme cela ressort des Morales
(XXXI, 45). Donc l'acédie n'est pas un péché spécial.
Cependant:
Saint Grégoire, dans les Morales
(XXXI, 45), la compte avec les autres péchés, donc c'est un péché spécial.
Réponse:
Si l'acédie était de façon absolue la
tristesse du bien spirituel, quel qu'il soit, SOUS n'importe quel rapport, il
s'ensuivrait nécessairement qu'elle ne serait pas un péché spécial, mais une
conséquence de tous les péchés; donc, pour qu'elle soit tenue pour un péché
spécial, il faut dire qu'elle est une tristesse portant sur le bien spirituel
sous un rapport particulier.
Or on ne peut pas dire que ce point de vue
spécial soit qu'elle empêche un bien corporel, parce que dans ce cas, l'acédie
ne serait pas un péché distinct du péché qui porte sur ce bien corporel: car
c'est sous un même rapport que quel qu'un se réjouit d'une chose et fuit ce qui
l'empêche; de même que dans les réa lités naturelles, c'est par la même
puissance naturelle qu'un corps lourd quitte un lieu supérieur et tend vers un
lieu inférieur. Et c'est pour cela que nous constatons que, en raison de la
gourmandise, quelqu'un prend son plaisir dans la nourriture, de même vient du
même vice qu'il s'attriste de l'abstinence de nourriture. Cependant, le fait
d'être un empêchement du bien corporel est la raison pour laquelle le bien
spirituel est porteur de tristesse, mais ce n'est pas la raison pour laquelle
la tristesse qui porte sur ce bien est un péché spécial.
Il faut donc remarquer que rien n'empêche
qu'une réalité considérée en elle- même soit un bien spécial, et qu'elle soit
pourtant la fin commune de beaucoup: c'est ainsi que la charité est une vertu
spéciale, parce qu'elle est d'abord et principalement l'amour du bien divin, et
secondairement l'amour du bien de ceux qui sont proches; et ce bien-là est la
fin de tous les autres biens, ou de beaucoup d'entre eux. Ainsi donc, l'oeuvre
d'une vertu spéciale, par exemple la chasteté, peut être aimable ou agréable à
un double titre: d'abord en tant qu'elle est l'oeuvre de telle vertu, et cela
est propre à la chasteté, et d'une autre façon en tant qu'elle est ordonnée au
bien divin, et cela est propre à la charité.
Ainsi donc, on doit dire que le fait de
s'attrister de ce bien spécial qu'est le bien intérieur et divin fait de
l'acédie un péché spécial, de même qu'aimer ce bien fait de la charité une
vertu spéciale. Or ce bien divin est source de tristesse pour l'homme à cause
de l'opposition entre l'esprit et la chair, parce que comme le dit l'Apôtre
dans la Lettre aux Galates (5, 17): "La
chair convoite contre l'esprit"; et c'est pourquoi, lorsque l'amour
charnel domine dans l'homme, il a du dégoût pour le bien spirituel comme lui
étant contraire, comme un homme qui a le goût perverti a du dégoût pour une
nourriture saine et s'attriste si parfois il lui faut prendre une telle
nourriture. Donc une telle tristesse, horreur ou dégoût du bien spirituel et
divin constitue l'acédie, qui est un péché spécial; aussi le sage nous
engage-t-il à la repousser dans l'Ecclésiastique (6, 26): "Courbe ton épaule et porte-la", la sagesse spirituelle, "et ne te chagrine pas de ses
liens".
Solutions des objections:
1. La jouissance du
bien spirituel et divin appartient à une vertu spéciale, qui est la charité,
conformément à ce verset de la Lettre aux Galates (5, 22): "Le fruit de l'esprit, c'est la charité, la joie, la paix."
2. Tout pécheur
s'attriste du bien spirituel selon la raison formelle spéciale de la vertu à
laquelle s'oppose son péché; mais l'acédie s'en attriste selon la raison
formelle de bien spirituel divin, qui est l'objet spécial de la charité.
3. Ce qui a été dit
rend la réponse évidente: car le fait de s'opposer au repos du corps rend le
bien spirituel cause de tristesse, mais cela ne constitue pas une raison
spéciale de péché.
Liens transversaux dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme théologique IIa-IIae, Question 35, a. 3.
Objections:
Il semble que non.
1. En effet, on ne
trouve aucun péché mortel chez les hommes parfaits. Or l'acédie est une
tristesse que l'on trouve chez les hommes parfaits, et c'est en leur nom que
l'Apôtre dit (II Cor., 6, 10): "Étant
comme affligés, nous sommes toujours joyeux." L'acédie n'est donc pas
un péché mortel.
2. En outre, tout
péché mortel s'oppose à un précepte de Dieu. Or l'acédie ne paraît pas
s'opposer à quelque précepte, parce que parmi les préceptes du déca logue, il
n'en existe pas touchant la jouissance. Donc l'acédie n'est pas un péché
mortel.
3. En outre, puisque
la tristesse porte sur un mal présent, comme le dit saint Jean Damascène dans la
Foi (II, 12), il faut que l'acédie, qui est une certaine tristesse, porte
sur un mal présent, qui est certes un vrai bien, mais un mal apparent. Cela ne
peut se produire à propos du vrai bien, qui est le bien incréé, d'une part
parce que la présence d'un tel bien ne comporte ni dégoût ni tristesse; il est
dit, en effet, de la divine Sagesse: "Sa société ne cause point de dégoût,
ni son commerce de dégoût" (Sagesse, 8, 16). Et plus encore, d'autre part,
parce que, si le bien incréé est présent, il ne peut y avoir de péché mortel.
Il reste donc que l'acédie est une tristesse qui porte sur un bien créé
présent. Or se détourner d'un bien créé ne constitue pas un péché mortel, mais
seulement le fait de se détourner du bien incréé immuable. L'acédie n'est donc
pas un péché mortel.
4. En outre, dans le
même genre, un péché d'action n'est pas moindre qu'un péché du coeur. Or
s'éloigner par des actes de quelque bien spirituel créé qui conduit à Dieu
n'est pas un péché mortel: car nul ne pèche mortellement en ne jeûnant ou en ne
priant pas. Donc également, que le coeur s'éloigne par la tristes se d'un bien
créé, ce n'est pas toujours un péché mortel; et de la sorte, l'acédie n'est pas
un péché mortel par son genre, parce que dans ces conditions, elle serait
toujours péché mortel, comme l'homicide et l'adultère.
5. Mais on pourrait
dire que s'éloigner par des actes d'un bien créé qui est requis constitue un
péché mortel. - On objecte à cela que des oeuvres qui ne sont pas requises sont
parfois plus spirituelles, et pourtant s'éloigner d'elles ne constitue pas un
péché mortel, à moins qu'un voeu ne les rende obligatoires bien plus, il n'y a
même aucun péché à ne pas garder la virginité ou la pauvreté. Donc ce n'est pas
non plus toute tristesse qui porte sur le bien spirituel qui est péché mortel.
6. En outre,
s'éloigner par des actes d'un bien spirituel n'est péché mortel que dans la
mesure où l'homme est obligé à ce bien. Or, même si l'homme est dans
l'obligation de réaliser un certain bien spirituel, il n'est cependant pas dans
l'obligation de s'y appliquer avec joie, parce que la joie qui est produite
dans l'action est le signe de l'existence d'un habitus, et dans ces conditions,
on ne peut en faire une obligation pour ceux qui ne possèdent pas l'habitus de
cette vertu. Donc même l'acédie qui porte sur un bien spirituel requis n'est
pas un péché mortel.
7. En outre, tout
péché mortel est contraire à la vie spirituelle. Or il n'est pas de la
nécessité de la vie spirituelle qu'on agisse avec joie, mais il suffit qu'on
agisse; autrement, quiconque accomplirait une action qu'il doit accomplir
pécherait mortellement s'il ne s'en réjouissait. Donc l'acédie qui s'oppose à
la joie spirituelle n'est pas un péché mortel.
8. En outre, la
raison pour laquelle n'importe quelle concupiscence n'est pas péché mortel,
c'est que de par la corruption de la nature, existe en nous le penchant à la
concupiscence. Or, de par cette même corruption, existe en nous le penchant au
repos et à fuir les travaux, ce qui paraît appartenir à l'acédie. Donc ce n'est
pas toute acédie qui est péché mortel.
Cependant:
1) Saint Jean
Damascène dit que l'acédie est une certaine tristesse; or elle n'est pas une
tristesse selon Dieu, car alors elle ne serait pas péché; donc elle est une
tristesse du monde. Or la tristesse du monde produit la mort, comme le dit
l'Apôtre dans la Deuxième Épître aux Corinthiens (7, 10). Donc l'acédie est un
péché mortel.
2) En outre, saint
Augustin dit dans son Commentaire littéral sur la Genèse (XII, 33),
qu'en disant à ses fils: "Vous ferez descendre ma vieillesse avec
tristesse au shéol" (Gen., 44, 29), Jacob semble avoir redouté d'être
troublé par un excès de tristesse au point de ne pas aller au repos des
bienheureux, mais à l'enfer des pécheurs. Or tout ce qui éloigne du repos des
bienheureux et ramène à l'enfer des pécheurs est péché mortel. Donc cette
tristesse qu'est l'acédie est péché mortel.
3) En outre, sur ce
verset du Psaume (42, 5): "Pourquoi
es-tu triste, mon âme ?", la Glose dit qu'"Il enseigne ici à fuir
la tristesse du monde, qui éteint la patience, la charité et l'espérance, et
met le désordre dans toute vie bonne". Donc l'acédie est un péché mortel:
nous appelons en effet péché mortel ce qui éteint la charité et les autres
vertus.
Réponse:
De ce qui a été exposé, il peut aisément
ressortir que l'acédie, en tant qu'elle est un péché spécial, est un péché
mortel par son genre. Elle comporte, en effet, une certaine tristesse qui vient
de la répugnance de la volonté humaine pour le bien spirituel divin: une telle
répugnance, en effet, s'oppose manifestement à la charité qui adhère au bien
divin et se réjouit en lui. Donc, puisque ce qui fait qu'un péché est mortel,
c'est son opposition à la charité, par laquelle l'âme a la vie, il s'ensuit
évidemment que l'acédie est un péché mortel par son genre, parce que, comme il
est dit en saint Jean: "Qui n'aime
pas demeure dans la mort" (I Jn., 3, 14).
Il convient de remarquer aussi que, de
même que l'envie, qui est une tristesse portant sur le bien du prochain, est un
péché mortel par son genre, en tant qu'elle s'oppose à la charité pour ce qui
est de l'amour du prochain, de même l'acédie, qui est la tristesse du bien
spirituel divin, est un péché mortel par son genre, en tant qu'elle s'oppose à
la charité pour ce qui est de l'amour de Dieu. Toutefois, il se vérifie dans
tous les péchés qui sont mortels par leur genre que les mouvements imparfaits,
en de tels genres de péché, ne sont pas des péchés mortels, je veux dire ceux
qui se produisent sans délibération de la raison. Aussi de tels mouvements
d'acédie sont des péchés véniels, comme on l'a dit plus haut des mouvements
d'envie. Mais, lorsque l'amour charnel l'emporte sur la raison au point que
c'est par délibération que l'homme s'attriste du bien spirituel divin, un tel
mouvement de la volonté est manifestement un péché mortel.
Solutions des objections:
1. Chez les hommes
parfaits, il peut y avoir un mouvement imparfait d'acédie, du moins dans la
sensibilité, en raison de ce qu'aucun homme n'est parfait au point que ne
demeure en lui quelque opposition de la chair contre l'esprit. Cependant,
l'Apôtre ne semble pas parler ici de la tristesse du bien spirituel, qui est le
dégoût spirituel, mais plutôt de la tristesse qui vient des maux temporels.
2. L'acédie est
contraire au précepte de sanctification du sabbat qui ordonne, en tant qu'il
est un précepte moral, le repos de l'esprit en Dieu.
3. En tant que
présent à l'âme, Dieu ne souffre pas avec lui la tristesse ou le péché mortel;
aussi l'acédie n'est pas une tristesse qui porte sur la présence de Dieu
lui-même, mais sur un bien qui est divin par participation.
4. L'acédie n'est pas
l'éloignement de l'âme pour n'importe quel bien spirituel, mais pour le bien
spirituel auquel l'âme doit de toute nécessité être unie, qui est le bien
divin, comme on l'a dit déjà.
5. (Texte non donné dans l'édition critique.) Et ainsi, la réponse à l'objection 5 est
évidente.
6. Ce raisonnement se
développe en envisageant le bien spirituel d'un acte particulier de vertu; que
l'homme s'en réjouisse, en effet, cela ne tombe pas sous le précepte, mais
qu'il se réjouisse au sujet de Dieu, cela tombe sous le précepte, tout autant
que l'homme aime Dieu, parce que la joie est la conséquence de l'amour.
7. La joie qui vient
de la charité, à laquelle s'oppose l'acédie, appartient nécessairement à la vie
spirituelle, comme la charité elle-même, et c'est pourquoi l'acédie est péché
mortel.
8. De même que la
concupiscence qui demeure seulement dans la sensualité et qui vient de la
corruption de la nature n'est pas un péché mortel, parce que c'est un mouvement
imparfait, de même une telle acédie n'est pas non plus péché mortel.
Liens transversaux dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme théologique IIa-IIae, Question 35, a. 4;
II Commentaire des Sentences, D. 42, Question 2, a. 3.
Objections:
Il semble que non.
1. De même en effet
que la joie vient de l'amour, de même la tristesse vient de la haine. Or la
haine n'est pas un vice capital. Donc bien moins encore l'acédie, qui est une
forme de tristesse.
2. En outre, les
vices capitaux sont ceux qui inclinent aux actes des autres péchés. Or l'acédie
ne paraît pas être dans ce cas, mais elle rend plutôt inerte: c'est, en effet,
une tristesse accablante, comme le dit le saint Jean Damascène. Donc l'acédie
n'est pas un vice capital.
3. En outre, le vice
capital est celui qui possède des filles. Or les filles assignées par saint
Grégoire dans les Morales (XXXI, 45) à l'acédie ne semblent pas lui
appartenir: en effet, la malice est commune à tous les péchés; d'autre part, la
rancoeur appartient à la haine, qui naît de la colère; quant à la pusillanimité
et au désespoir, ils appartiennent à l'irascible, en qui l'acédie ne se trouve
pas: elle est plutôt dans le concupiscible; la torpeur touchant les préceptes
paraît s'identifier avec l'acédie au contraire, l'errement de l'esprit semble
s'opposer à la nature de la tristesse, qui est paralysante. Donc il ne faut pas
tenir l'acédie pour un vice capital.
Cependant:
Il y a l'autorité de saint Grégoire qui,
dans les Morales (XXXI, 45), compte 1'acédie ou tristesse parmi les
vices capitaux.
Réponse:
Comme on l'a déjà dit plus haut, un vice
capital est un vice qui fait naître d'autres vices, en ayant pour eux raison de
cause finale. Or de même que les hommes, à cause d'un certain plaisir, se
portent à réaliser ou à éviter de nombreuses choses, de même en est-il aussi à
cause de la tristesse qu'on cherche à fuir: l'un et l'autre comportements
semblent, en effet, relever de la même raison formelle, comme chercher le bien
et fuir le mal. Donc puisque l'acédie est une forme de tristesse qui porte sur
le bien divin intérieur, comme l'envie porte sur le bien du prochain, comme on
l'a dit, de même que de l'envie naissent de nombreux vices, dans la mesure où
l'on accomplit bien des actes de façon désordonnée pour repousser cette
tristesse qui résulte du bien du prochain, ainsi l'acédie est aussi un vice
capital.
Du fait même qu'aucun homme ne peut
demeurer longtemps sans plaisir et dans la tristesse, comme le dit le
Philosophe dans l'Éthique (VIII, 5), la tristesse a deux conséquences:
l'une est que l'homme s'écarte de ce qui l'attriste, et l'autre qu'il passe à
d'autres biens en lesquels il trouve son plaisir. Et, conformément à ce point
de vue, le Philosophe dit dans l'Éthique (II) que ceux qui ne peu vent
se réjouir des plaisirs de l'esprit se tournent le plus souvent vers les
plaisirs corporels, et ainsi, à la tristesse qui naît des biens de l'esprit,
suivent des errements vers les choses illicites dans lesquels l'âme charnelle
trouve son plaisir. Et dans la fuite de la tristesse, on observe ce processus
premièrement, l'homme fuit les biens spirituels, et deuxièmement, il poursuit
les délectations corporelles. Or, à la fuite des biens spirituels qui peuvent
causer la joie, appartient l'abandon du bien divin espéré, et c'est le
désespoir, et aussi l'abandon du bien spirituel à faire; si cet abandon porte
sur les choses communes qui sont nécessaires au salut, c'est la torpeur
touchant les préceptes; s'il porte sur les choses difficiles qui tombent sous
les conseils, c'est la pusillanimité. Or, de plus, il arrive que, si l'on
oblige quelqu'un malgré lui à des biens spirituels qui l'attristent, il
commence par concevoir de l'indignation contre les supérieurs ou les personnes,
quelles qu'elles soient, qui l'y obligent, et c'est la rancoeur; deuxièmement,
il conçoit indignation et haine contre les biens spirituels eux-mêmes, et c'est
proprement la malice.
Solutions des objections:
1. Dans les vertus,
l'amour dont naît la joie se place comme la vertu principale, et c'est la
charité, parce que le bien divin et le bien du prochain sont en eux- mêmes
aimables; or ils ne sont pas haïssables en eux-mêmes, mais seulement dans la
mesure où ils causent la tristesse par quelque accident. Et c'est pourquoi les
vices capitaux sont envisagés davantage d'après la tristesse que d'après la
haine.
2. L'acédie certes
rend inerte face à ce dont on s'attriste, mais elle rend empressé à aller à son
contraire.
3. Ici la malice
n'est pas prise en tant qu'elle est commune à tout péché, mais en tant qu'elle
implique une certaine attaque contre les biens spirituels. Rien ne s'oppose non
plus à ce que la rancoeur naisse de la colère et de l'acédie une même réalité
peut venir de causes différentes à différents titres. Que la pusillanimité et
le désespoir appartiennent à l'irascible, cela ne s'oppose pas à ce qu'ils
soient causés par l'acédie, parce que toutes les passions de l'irascible sont
causées par celles du concupiscible. Quant à la torpeur dans l'action, elle
n'est pas la tristesse elle-même, mais elle est l'effet de la tristesse. Donc
la tristesse naît de l'acédie, attendu que, par le fait même qu'elle resserre le
coeur, elle l'accable, et c'est pourquoi, fuyant cet accablement, il se répand
sur d'autres biens.
Liens transversaux dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme théologique IIa-IIae, Question 158, a. 1;
Ephes., c. 4, lect. 8.
Objections:
il semble que toute colère soit mauvaise.
1. En effet, saint
Jérôme, commentant le passage de saint Matthieu (5, 22): "Celui qui se met en colère contre son frère...", dit
ainsi: "Dans certains manuscrits, on ajoute: “sans raison”; mais dans les manuscrits authentiques, la formule
est absolue, et la colère est totalement exclue: si on nous commande, en effet,
de prier pour ceux qui nous persécutent, c'est que toute occasion de colère est
exclue. Il faut donc rayer le “sans raison” parce que la colère de l'homme
n'accomplit pas la justice de Dieu." Donc toute colère est mauvaise et
défendue.
2. En outre, comme le
dit Denys dans les Noms Divins (IV, 25), la colère est naturelle au
chien, mais elle est contre nature pour l'homme. Or ce qui va contre la nature
de l'homme est mal et péché, comme cela ressort de saint Jean Damascène dans la
Foi (II, 30); donc toute colère est un péché.
3. En outre, le mal
de l'âme humaine, c'est d'être en dehors de la raison, comme l'expose Denys au
même endroit (les Noms Divins, IV, 32). Or la colère est toujours en
dehors de la raison, comme le dit le Philosophe dans l'Éthique (VII, 6):
"La colère semble écouter la raison jusqu'à un certain point, mais écoute
en passant", ce qui veut dire qu'elle n'écoute pas parfaitement la raison,
comme il l'expose par la suite. La colère est donc toujours mauvaise.
4. En outre, le
Seigneur dénonce, en saint Matthieu (7, 3-4), celui qui a une poutre dans son
oeil et veut enlever la paille de l'oeil de son frère. Il faut donc bien plus
reprendre celui qui met une poutre en son oeil pour enlever la paille de l'oeil
d'autrui. Or qui se met en colère pour corriger autrui est dans ce cas. Cassien
dit, en effet, dans les Institutions Cénobitiques (VIII, 6), que:
"Le mouvement de colère qui s'échauffe pour n'importe quelle raison
aveugle l'oeil du coeur." Il faut donc reprendre quiconque s'irrite pour
corriger son frère, et bien davantage si quelqu'un s'irrite pour toute autre
raison.
5. En outre, la perfection
de l'homme consiste à imiter Dieu; aussi est-il dit en saint Matthieu (5, 48): "Soyez parfaits comme votre Père
céleste est parfait." Mais, comme le dit la Sagesse (12, 18): "Dieu juge avec calme." Or la
colère enlève le calme à l'âme, comme le dit saint Grégoire dans les Morales
(V, 45). Donc toute colère déroge à la perfection humaine, vu qu'elle nous
écarte de la ressemblance divine.
6. En outre, tout ce
qui est bon ou indifférent est utile à un acte vertueux, parce que l'usage des
choses bonnes est un acte de vertu, comme le dit saint Augustin dans le
Libre Arbitre (II, 19). Or aucune colère n'est utile à la vertu, car
Cassien dit dans le livre déjà cité (VIII, 5): "Quand l'Apôtre dit: “Que
toute colère soit bannie de chez vous” (Eph., 4, 31) il n'en excepte aucune
absolument qui nous soit nécessaire ou utile." Cicéron dit aussi, dans les
Tusculanes (IV, 23): "La force n'a pas besoin d'appeler à son aide la
colère, elle est parfaite, suffisamment armée par ses propres armes." Donc
aucune colère n'est bonne.
7. En outre, saint
Grégoire dit dans les Morales (V, 45): "Lorsque la colère porte ses
coups destructeurs à la tranquillité de l'âme, elle la trouble alors qu'elle
est déchirée et en pièces, au point qu'elle n'est plus d'accord elle-même, et perd
la vigueur de sa ressemblance intérieure (avec le créateur)"; et il est
ainsi évident que la colère nuit extrêmement à l'âme. Or on qualifie de mal ce
qui nuit, comme le dit saint Augustin dans l'Enchiridion (ch. 12). Donc
toute colère est mauvaise.
8. En outre, sur ce
verset du Lévitique (19, 17): "Tu ne
haïras pas ton frère dans ton coeur", la Glose dit que la colère est
le désir de la vengeance. Or rechercher la vengeance est contre la loi divine:
en effet, il est dit plus bas, dans le même passage: "Ne cherche pas la vengeance." (Lévitique, 19, 18). Donc
la colère est toujours un péché.
9. En outre, on porte
un jugement identique sur des choses semblables, et l'on doit donc juger de
façon semblable les choses qui portent des noms semblables. Or la colère est
citée parmi les autres vices capitaux; or chacun des autres vices dits capitaux
est toujours un mal et jamais un bien, comme il est évident pour qui les
examine un à un. La colère est donc toujours mauvaise et jamais bonne.
10. En outre, les
principes, s'ils sont infimes quantitativement, ont cependant la plus grande
puissance, comme le dit le Philosophe. Or les vices capitaux sont comme les
principes des péchés, ils sont donc les plus grands dans le mal; ils ne sont
donc aucunement mêlés de bien. Et ainsi, aucune colère n'est bonne.
11. En outre, ce qui
gêne le meilleur acte de l'homme est un mal. Or la colère, même si elle vient
du zèle pour la justice, empêche le meilleur acte de l'homme, c'est-à-dire la
contemplation: saint Grégoire dit en effet dans les Morales (V, 45):
"Par quelque zèle qu'on soit agité, même pour ce qui est droit, alors se
dissipe la contemplation, elle qui ne peut être saisie que par un coeur
tranquille.
Donc toute colère est mauvaise.
12. En outre, Cicéron
dit dans les Tusculanes (III, 10) que les passions sont les maladies de
l'âme; or toute maladie corporelle est un mal pour le corps, dont toute passion
de l'âme est un mal pour elle. Or la colère est une passion de l'âme, donc
toute colère est mauvaise.
13. En outre, le Philosophe
dit dans les Topiques (IV, 5) que celui qui souffre sans être ébranlé
est patient et continent, mais qu'est doux et tempérant celui qui ne souffre
pas; par là, il se trouve qu'être vertueux consiste à ne rien souffrir, et de
la sorte, toute passion est opposée à la vertu. Or rien de ce qui s'oppose à la
vertu n'est bon. Donc toute colère, vu qu'elle est une passion, est un mal.
14. En outre,
quiconque usurpe pour soi ce qui appartient à Dieu pèche. Or celui qui se met
en colère usurpe pour soi la vengeance qui ne convient qu'à Dieu, conformément
à ce verset du Deutéronome (32, 35): "A
moi la vengeance, et c'est moi qui rétribuerai": la colère en effet
est un désir de vengeance, comme le dit le Philosophe. Donc quiconque se met en
colère pèche.
15. En outre, Valère
Maxime raconte, au sujet d'Archytas de Tarente, qu'il a dit, comme son
serviteur l'avait offensé: "Je t'aurais puni sérieusement si je n'avais
été en colère contre toi." Il semble donc que la colère empêche une juste
correction.
16. En outre, si une
certaine colère était bonne, ce ne pourrait être que celle qui se dresse contre
le péché. Or il n'y a pas de colère de ce genre, parce que comme la colère est
une passion de l'appétit sensible, elle ne se dresse que contre un mal
sensible. Donc aucune colère n'est bonne.
Cependant:
1) Saint Jean
Chrysostome écrit sur saint Matthieu: "Qui se met en colère sans raison
sera coupable, mais qui le fait avec motif ne sera pas coupable: en effet, si
la colère n'existait pas, ni l'enseignement n'aurait d'utilité, ni les
jugements de force, et les crimes ne seraient pas réprimés." Donc il
existe une colère bonne et nécessaire.
2) En outre, les
préceptes divins ne conduisent à rien d'autre qu'au bien. Or le précepte divin
nous incline à la colère, conformément aux texte de la Lettre aux Ephésiens (4,
26): "Emportez-vous, mais ne
commettez pas le péché", et la Glose explique: "Emportez-vous
contre les pécheurs, ce qui est un mouvement naturel de l'âme qui, pour
l'ordinaire, profite à ceux qui pèchent. C'est pour cela qu'il est dit qu'il
faut se fâcher, montrant que cette colère est bonne." Donc toute colère
n'est pas mauvaise.
3) En outre, saint
Grégoire dit dans les Morales (V, 45): "Ils ne comprennent pas
bien, ceux qui veulent que nous ne nous mettions en colère que contre nous-
mêmes, et non aussi contre le prochain lorsqu'il pèche. Car, si nous avons le
précepte d'aimer le prochain comme nous-mêmes, il ne reste plus qu'à nous
fâcher de leurs erreurs comme de nos propres vices."
4) En outre, saint
Jean Damascène dit dans la Foi (III, 20) que la colère existait chez le
Christ, en qui cependant il n'y eut pas de péché, comme le dit saint Pierre (I,
2, 22). Toute colère n'est donc pas un péché.
5) En outre, tout
péché est blâmable. Or on ne blâme pas tout homme qui se met en colère, comme
le dit le Philosophe dans l'Éthique (II, 5). Donc toute colère n'est pas
péché.
Réponse:
Sur cette question, il y eut autrefois une
controverse parmi les philosophes, car les Stoïciens dirent que toute colère
était mauvaise, mais les Péripatéticiens affirmaient qu'une certaine colère
était bonne.
Pour que se dégage ce qui est le plus vrai
à ce sujet, il faut remarquer que, dans la colère comme dans n'importe quelle
passion, nous pouvons considérer deux points de vue: l'un qui est comme formel,
l'autre comme matériel. Ce qui est formel dans la colère, c'est ce qui vient de
l'âme appétitive, c'est-à-dire que la colère soit un désir de vengeance; ce qui
est matériel, par contre, c'est ce qui regarde le mouvement corporel: la colère
est la montée du sang au coeur.
Donc, si l'on considère ce qui est formel
dans la colère, elle peut se trouver à la fois dans l'appétit sensitif et dans
l'appétit intellectuel, qui est la volonté, selon laquelle quelqu'un peut
vouloir se venger; et à ce point de vue, il est évident que la colère peut être
bonne ou mauvaise. Il est évident, en effet, que lors qu'on recherche la
vengeance selon l'ordre requis par la justice, c'est un acte de vertu; lorsque,
par exemple, on recherche la vengeance pour corriger le péché, étant sauf
l'ordre du droit: et cela, c'est s'irriter contre le péché; par contre,
lorsqu'on désire la vengeance d'une manière désordonnée, c'est un péché, soit
parce qu'on recherche la vengeance en dehors de l'ordre du droit, soit parce
qu'on la recherche en visant davantage à la suppression du pécheur qu'à
l'abolition du péché: et cela, c'est se mettre en colère contre son frère. A ce
point de vue, il n'y aurait pas eu de divergence entre Stoïciens et
Péripatéticiens, car même les Stoïciens auraient accordé que parfois la volonté
de vengeance est ver tueuse.
Mais toute la controverse se portait sur
le second aspect, sur ce qui est matériel dans la colère, à savoir le mouvement
du coeur, parce que ce genre de mouvement empêche le jugement de la raison,
dans lequel consiste principalement le bien de la vertu; et c'est pourquoi,
quel que soit le motif pour lequel quelqu'un s'irrite, cela paraît être au
détriment de la vertu, et il semble ainsi que toute colère soit mauvaise.
Mais, si l'on considère la chose comme il
faut, on découvrira que les Stoïciens se sont triplement trompés dans leur
façon de voir: d'abord pour la raison qu'ils ne distinguaient pas entre ce qui
est le meilleur absolument parlant, et ce qui est le meilleur pour telle
personne. Il arrive, en effet, qu'une chose meilleure absolument parlant ne
soit pas la meilleure pour telle personne; ainsi, il est mieux absolument
parlant de philosopher que de s'enrichir, mais pour celui qui manque du
nécessaire, il est meilleur de s'enrichir, comme on le dit dans les Topiques
(III, 2); et il est bon d'être furieux, pour un chien, à considérer la
condition de sa nature, et cela n'est pourtant pas bon pour l'homme. Ainsi
donc, parce que la nature de l'homme est composée d'une âme et d'un corps, et d'une
nature intellectuelle et sensitive, il appartient au bien de l'homme de se
soumettre tout entier à la vertu, c'est-à-dire à la fois en sa partie
intellectuelle, et en sa partie sensitive, et en son corps. Et c'est pourquoi
il est requis pour la vertu de l'homme que l'appétit de juste vengeance se
situe non seulement dans la partie rationnelle de l'âme, mais encore dans sa
partie sensitive, et dans le corps lui-même, et que le corps lui-même soit mû
au service de la vertu.
Secondement, ils n'ont pas réfléchi que la
colère et les autres passions de ce type peuvent se rapporter au jugement de la
raison d'une double manière d'abord de façon antécédente et, dans ce cas, il
est nécessaire que la colère et toute passion de ce type empêchent toujours le
jugement de la raison, parce que l'âme peut juger de la vérité surtout dans une
certaine tranquillité de l'esprit, aussi le Philosophe dit-il même que c'est en
s'apaisant que l'âme devient instruite et prudente. D'une autre manière, la
colère peut se rapporter au jugement de la raison de façon conséquente: après
que la raison a jugé et établi le mode de vengeance, la passion s'élève alors
pour l'exécution, et dans ce cas, la colère et les autres passions de ce type
n'empêchent pas le jugement de la raison qui a déjà précédé, mais elles
apportent plutôt leur secours à la promptitude de l'exécution, et sont en cela
utiles à la vertu; aussi saint Grégoire dit-il dans les Morales (V, 45):
"Il faut veiller avec le plus grand soin à ce que la colère, dont on se
sert comme l'instrument de la vertu, ne domine pas l'esprit, ni ne prenne le
pas sur lui comme une maîtresse, mais que, comme une servante prête à obéir,
elle ne quitte en rien le dos de la raison; car c'est alors qu'elle se dresse
avec plus de fermeté contre les vices, lorsqu'elle se met avec soumission au
service de la raison."
En troisième lieu, les Stoïciens se
trompèrent en ce qu'ils ne considéraient pas comme il le faut la colère et les
autres passions. En effet, alors que tous les mouvements de l'appétit ne sont
pas des passions, ils ne distinguaient pas les passions des autres mouvements
de l'appétit, en disant que les autres mouvements de l'appétit résident dans la
volonté, mais que les passions sont dans l'appétit sensitif, parce qu'ils ne
mettaient pas de distinction entre les deux appétits. Mais ils les
distinguaient en disant que les passions sont des mouvements de l'appétit qui
débordent la mesure de la raison convenablement réglée: aussi disaient-ils
qu'elles étaient des maladies de l'âme, de même que les maladies du corps qui
débordent l'équilibre de la santé; et en conséquence, toute colère et toute
passion étaient nécessairement mauvaises. Mais, puisqu'on appelle colère en
toute vérité tout mouvement de l'appétit sensitif, puisqu'un mouvement de ce type
peut être réglé par la raison, et que s'il suit le jugement de la raison, il se
met au service de la raison en vue d'une rapide exécution, dès lors que la
condition de la nature humaine exige que l'appétit sensitif soit mû par la
raison, il est nécessaire de dire comme les Péripatéticiens qu'il existe une
colère bonne et vertueuse.
Solutions des objections:
1. Saint Jérôme parle
de la colère par laquelle on s'irrite contre son frère, comme cela ressort des
paroles du Seigneur qu'il commente; or toute colère de ce genre est mauvaise,
mais la colère qui s'exerce contre le péché est bonne, comme on l'a dit.
2. La colère qui
prédomine sur la raison n'est pas naturelle à l'homme, mais il lui est naturel
que la colère soit au service de la raison.
3. Le Philosophe
parle ici de la colère de celui qui ne se domine pas, colère qui ne se soumet
pas à la raison.
4. Lorsque la colère
suit le jugement de la raison, elle trouble bien un peu la raison, mais elle
aide à la rapidité de l'exécution; aussi ne supprime-t-elle pas l'ordre de la
raison déjà fixé par le précédent jugement de la raison; de là vient que saint
Grégoire dit dans les Morales (V, 45) que la colère venant du vice
aveugle l'oeil de l'âme, mais que la colère par zèle n'aveugle pas, mais
trouble seulement.
5. Dieu est
incorporel, aussi, de même qu'il agit sans membres corporels, de même il agit
sans appétit sensitif; et pourtant, il appartient à la vertu de l'homme qu'il
se serve du mouvement de l'appétit sensitif, de même qu'il se sert aussi des
instruments du corps.
6. La colère qui
devance le jugement de la raison n'est pas utile, mais nuisible à la vertu; par
contre, celle qui le suit est utile pour l'exécution, comme on l'a dit.
7. Ces paroles de
saint Grégoire sont à comprendre de la colère qui vient du vice; aussi
montre-t-il lui-même dans la suite qu'il existe une autre colère digne de
louange et vertueuse.
8. La loi interdit la
vengeance qui ne vient que du seul désir mauvais de vengeance, mais non celle
qui vient du zèle pour la justice.
9. On ne doit pas
porter un jugement sur les choses à partir de leur nom, mais à partir de la
nature des choses; aussi il n'est pas nécessaire que tout ce qui reçoit une
dénomination semblable reçoive un jugement identique, autrement l'erreur de
l'équivocité serait supprimée. Il faut donc savoir que, comme le dit le
Philosophe dans l'Éthique (IV, 13), les vices opposés à la douceur sont
sans dénomination, et c'est pourquoi nous utilisons le terme désignant la
passion pour désigner le vice capital: et puisque la passion peut être bonne ou
mauvaise, la colère peut être bonne ou mauvaise. Mais les autres vices capitaux
sont désignés par des noms propres aux vices, et c'est pourquoi ils sont
toujours mauvais.
10. Comme le dit
Denys dans les Noms Divins (IV, 32), le mal n'agit qu'en vertu du bien,
et c'est pourquoi il ne revient pas aux vices capitaux d'être des principes
sous la raison de mal, mais plutôt sous la raison de bien, selon laquelle leurs
fins sont désirables et qu'elles meuvent à certains actes aussi n'est-il pas
nécessaire que les vices capitaux soient purement et simplement mauvais. Et
cependant, on peut dire que la colère, en tant que vice capital, n'est jamais
bonne.
11. Tout ce qui
empêche le mieux n'est pas un mal, sinon le mariage serait un mal parce qu'il
empêche la virginité; mais en outre, ce qui empêche un certain bien pour un
temps peut être aussi ce qu'il y a de meilleur pour ce moment-là. Aussi, bien
que la contemplation soit ce qu'il y a de meilleur absolument parlant parmi les
actions humaines, il se peut cependant que, dans tel cas particulier, soit
meilleure une action à laquelle la colère apporte son aide.
12. Ce raisonnement
se développe en envisageant la colère en tant qu'elle comporte un mouvement
désordonné, comme l'entendaient les Stoïciens.
13. Le Philosophe,
dans les Topiques (IV, 5), propose comme exemples des choses qui, à son
avis, ne sont pas vraies, mais il les propose comme probables selon l'opinion
des autres, et tel est le cas de ce qu'il dit, à savoir que la vertu consiste à
ne souffrir de rien: cela était probable, en effet, selon l'opinion des
Stoïciens; mais dans l'Éthique (II, 3), il réprouve les opinions de ceux
qui disaient que les vertus étaient des états d'impassibilité. On peut dire
cependant que la vertu consiste à ne souffrir de rien de façon désordonnée.
14. Celui qui se met
en colère contre le péché de son frère ne cherche pas la vengeance pour soi,
mais il cherche la vengeance de Dieu; le péché n'est en effet rien d'autre que
l'offense à Dieu, et ainsi celui qui s'irrite justement n'usurpe pas pour soi
ce qui appartient à Dieu.
15. Archytas n'avait
pas fixé la mesure de la vengeance, et c'est pourquoi il ne voulait pas la
fixer étant en colère, de crainte d'excéder.
16. Dans la colère,
on peut distinguer deux éléments: d'abord la cause de la colère, que la raison
indique; et ce peut être un péché; et d'autre part, le dommage contre lequel se
dresse l'appétit sensitif, et c'est toujours quelque chose de sensible.
Liens transversaux dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme théologique IIa-IIae, Question 158, a. 2.
Objections:
Il semble que non.
1. La colère est en
effet une passion. Or, par les passions, nous ne méritons ni ne déméritons, pas
plus que nous ne sommes objet de louange ou de blâme, comme cela ressort de ce
que dit le Philosophe dans l'Éthique (II, 5). Donc la colère n'est pas
un péché.
2. En outre, de même
qu'un boiteux est un homme, de même une nature déchue est une nature; or se
mettre en colère est le fait d'une nature déchue; donc se mettre en colère est
chose qui convient à la nature. Or rien de tel n'est péché. Donc la colère
n'est pas un péché.
3. En outre, ce qui
de soi peut être ordonné au bien ou au mal ne doit pas être jugé comme péché.
Or la colère peut se déterminer au bien ou au mal; elle n'est donc pas de soi
un péché.
4. En outre, les
actes propres aux puissances naturelles de l'âme ne sont pas des péchés, parce
que le péché est opposé à la nature, comme le dit saint Jean Damascène dans la
Foi (II, 30). Or la colère est un acte de la puissance irascible, qui est
une puissance naturelle de l'âme. Donc la colère n'est pas un péché.
5. En outre, tout
péché est volontaire, comme le dit saint Augustin. Or la colère ne l'est pas,
parce que comme le dit le Philosophe dans l'Éthique (VII, 6), l'homme en
colère agit avec tristesse, et la tristesse fait partie de ces choses qui
arrivent malgré nous, comme le dit saint Augustin dans la Cité de Dieu
(XIV, 6). Donc la colère n'est pas un péché.
6. En outre, ce qui
n'est pas en notre pouvoir n'est pas un péché; nul ne pèche, en effet, en ce
qu'il ne peut éviter, comme le dit saint Augustin. Or la colère n'est pas en
notre pouvoir, parce que sur ce verset du Psaume (4, 5): "Mettez- vous en colère et ne péchez pas", la Glose dit
que le mouvement de colère n'est pas en notre pouvoir. Donc la colère n'est pas
un péché.
7. En outre, le
Philosophe dit que la colère est la montée du sang au coeur. Or cela ne
comporte nul péché. Donc la colère n'est pas un péché.
8. En outre, saint Jérôme
dit, dans sa Lettre au moine Antoine (Lettre 12), que se mettre en
colère est le fait de l'homme, mais que ne pas commettre d'injustice est le
fait du chrétien. Or ce qui appartient à l'homme en tant qu'homme n'est pas
péché. Donc la colère n'est pas un péché.
9. En outre, dans
tout péché, il existe une conversion vers un bien changeant. Or dans la colère,
il n'y a pas de conversion vers un bien changeant, mais plutôt vers un mal, à
savoir le dommage à infliger au prochain. Donc la colère n'est pas un péché.
Cependant:
L'Apôtre dit, dans la Lettre aux Éphésiens
(4, 31): "Que toute indignation et
toute colère soient bannies de chez vous", ce qu'il ne dirait pas si
la colère n'était un péché. Donc la colère est un péché.
Réponse:
La colère comporte un certain mouvement de
l'appétit, mais elle ne comporte pas la fuite, mais la recherche: elle est, en
effet, l'appétit d'une chose à obtenir; et parce que l'objet adéquat de la
recherche est le bien et non le mal, on a dit plus haut que tous les mouvements
de l'appétit dont l'objet est un mal sont mauvais si ce sont des mouvements de
recherche, ainsi aimer ou désirer le mal et se réjouir du mal. Or la colère
comporte bien le désir d'un mal, à savoir le dommage qu'elle entend infliger au
prochain, mais elle ne le désire pas en tant que mal, mais en tant que bien,
comme une juste vengeance: en effet, celui qui est en colère cherche à nuire à
autrui pour venger l'injustice qui lui a été faite. Or les mouvements de
l'appétit se jugent plutôt sur ce qui est formel dans leur objet que sur ce qui
est matériel en lui; aussi faut-il dire que la colère est la recherche d'un
bien plutôt que la recherche d'un mal, parce que ce qu'elle recherche est un
mal matériellement, mais un bien formellement.
Or, bien que toute recherche d'un mal soit
mauvaise, toute recherche d'un bien n'est pourtant pas bonne, mais il faut
considérer si ce bien est vrai et bon de façon absolue, ou s'il est plutôt bon
en apparence et sous un certain rapport: car la recherche de ce qui est
vraiment et absolument bien est bonne, comme l'amour et le désir de la sagesse,
et la joie qu'elle donne, mais la recherche de ce qui est bon en apparence et
selon un certain rapport, mais est mauvais de façon absolue et selon la vérité
des faits, est mauvaise, comme cela ressort de la gourmandise et de la luxure,
dans lesquelles on blâme le désir d'un bien apparent et faux.
Ainsi donc il faut dire pour notre propos
que si la colère est le désir de la vengeance en tant qu'elle est vraiment
juste, alors elle sera bonne et vertueuse, et on l'appellera la colère par
zèle; si par contre c'est le désir d'une vengeance qui est juste en apparence,
mais non vraiment juste, alors la colère est un péché; c'est elle que saint
Grégoire qualifie de "colère venant du vice" dans les Morales
(V, 45).
Or la vengeance ainsi désirée est juste en
apparence à cause de l'injustice qui a précédé, et dont la raison prescrit
qu'elle doit être vengée; elle n'est cependant
pas juste vraiment et absolument parlant,
parce que l'ordre requis de la justice n'y est pas observé: peut-être
cherche-t-on une vengeance plus grande qu'on ne doit ou cherche-t-on à se
venger de par sa propre autorité, alors que cela n'est pas permis, ou
recherche-t-on une vengeance dans une fin non justifiée. Et c'est pourquoi le Philosophe
dit dans l'Éthique (VII, 6) que le coléreux commence bien par écouter la
raison, dans la mesure où elle juge que l'injustice doit être vengée, mais que
pourtant il ne l'écoute pas parfaitement, parce qu'il ne s'attache pas à suivre
l'ordre juste de la vengeance prescrit par la raison; aussi compare-t-il la
colère à des serviteurs qui se hâtent d'exécuter un ordre avant de l'avoir
entendu en son entier, et qui se trompent à cause de cela.
Solutions des objections:
1. Les passions ne
sont qualifiées ni de louables ni de répréhensibles, parce que, de soi, elles
n'impliquent rien qui soit en accord avec la raison ou qui s'y oppose; si
cependant vient s'ajouter à la passion un élément qui la met en accord avec la
raison, ce sera une passion digne de louange; si au contraire s'y ajoute un
élément qui la met en désaccord avec la raison, ce sera une passion blâmable:
et ainsi, la colère est complétée comme péché dans la mesure où elle n'écoute
pas parfaitement la raison, comme on l'a dit. Et cependant; la colère est
qualifiée de péché, non seulement en tant que passion, c'est-à-dire en tant que
mouvement de l'appétit sensitif, mais aussi en tant qu'elle désigne un acte de
l'appétit intellectuel, qui est la volonté, comme on l'a dit.
2. A un boiteux peut
convenir une chose en tant qu'il est homme, et cela convient de soi à l'homme,
mais de façon accidentelle au boiteux; quelque chose peut également lui
convenir en tant qu'il est boiteux, et cela convient de manière accidentelle à
l'homme de façon similaire, la colère convient à la nature déchue en tant que
cette nature est déchue: de là vient, en effet, que le mouvement de colère
s'écarte de l'ordre de la raison.
3. Comme on l'a dit
plus haut, étant donné que le vice opposé à la mansuétude n'a pas de nom, le nom
de la passion, qui est de soi indifférente, est utilisé pour le nom du vice, et
de cette façon, nous disons que la colère est un péché; considérée ainsi, elle
n'a de rapport qu'au mal.
4. II faut répondre
de façon semblable à l'objection 4, car en ce sens, la colère désigne l'acte
d'une puissance naturelle en tant qu'elle est une certaine passion, se
rapportant indifféremment au bien et au mal.
5. L'homme en colère
agit sous l'empire de la tristesse qui résulte de l'injustice qui lui a été
faite; de ce fait, on ne peut tenir que la colère est involontaire, mais que
quelque élément involontaire est cause de la colère: jamais, en effet,
quelqu'un ne se mettrait en colère si rien ne lui arrivait contre sa volonté.
6. Cette Glose parle
de la colère désordonnée en tant qu'elle réside dans l'appétit sensible et
devance la pleine délibération de la raison; or de tels mouvements de la
sensibilité sont bien en notre pouvoir, pris chacun en particulier, parce que
nous pouvons empêcher un mouvement en appliquant la pensée à d'autres objets;
nous ne pouvons cependant pas empêcher qu'un mouvement désordonné se produise.
7. Cette définition
de la colère est donnée selon ce qui en elle est matériel, car la montée du
sang au coeur appartient au changement corporel; mais un tel mouvement corporel
suit un mouvement de l'appétit, qui est formel dans la colère, en qui réside le
caractère de péché.
8. Le terme d'homme
se prend parfois pour la faiblesse humaine, comme dans la Lettre aux
Corinthiens (I, 3, 3): "Du moment qu'il existe encore chez vous jalousie
et querelle, n'êtes-vous pas charnels et ne vous comportez-vous pas selon
l'homme ?"; et se mettre en colère de cette façon désordonnée est qualifié
d'attitude humaine, parce qu'elle relève de la faiblesse humaine.
9. L'objet de la
colère est un mal envisagé sous la raison formelle de bien, et ainsi elle
comporte la conversion vers un certain bien.
Liens transversaux dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme théologique IIa-IIae, Question 158, a. 3.
Objections:
Il semble que oui.
1. En effet, sur le
passage de la Lettre aux Éphésiens (4, 26): "Que
le soleil ne se couche pas sur votre colère", la Glose dit que le
Christ n'habite jamais en même temps que la colère. Or il n'y a que le péché
mortel avec lequel le Christ soit incompatible dans l'âme. Donc la colère est
péché mortel.
2. En outre, le
Seigneur dit dans saint Matthieu (5, 21): "Vous
avez entendu qu'il a été dit aux Anciens: “tu ne tueras pas; celui qui tuera
sera passible du jugement”. Or moi je vous dis: quiconque se met en colère
contre son frère sera passible du jugement." D'où il ressort que la
peine due à la colère dans la loi nouvelle est la même que celle qui était due
à l'homicide dans la loi ancienne. Or l'homicide était toujours, dans la loi
ancienne, un péché mortel. Donc la colère est, dans la loi nouvelle, un péché
mortel.
3. En outre, tout ce
qui mérite la damnation éternelle est péché mortel. Or la colère mérite la
damnation éternelle: la Glose dit en effet au même endroit que, par ces trois
éléments: le jugement, le conseil et la géhenne, sont désignées une à une les
diverses "demeures" dans la damnation éternelle, selon la mesure du
péché. La colère est donc péché mortel.
4. En outre, saint
Grégoire dit dans les Morales (V, 45): "Parla colère, la jus tice
est délaissée, la concorde rompue, la splendeur de l'Esprit Saint
chassée." Or tout ceci ne se produit que par le péché mortel. Donc la
colère est péché mortel.
5. En outre, tout
désir désordonné dans un domaine que le Christ s'est réservé est péché mortel.
Or, comme le dit saint Augustin dans la Cité de Dieu (XIV, 15): "La
colère est le désir désordonné de la vengeance"; or le Christ s'est
réservé de punir, selon ce passage du Deutéronome (32, 35): "A moi la punition, c'est moi qui
rétribuerai", et selon un autre texte où nous avons: "A moi la vengeance." Donc la
colère est péché mortel.
6. En outre, ce qui
cause l'accroissement d'un crime paraît être un crime, c'est-à-dire un péché
mortel. Or la colère cause l'accroissement du crime, comme le dit la Glose sur
ce verset des Proverbes (29, 22): "L'homme
en colère provoque des rixes." Donc la colère est un péché mortel.
7. En outre, rien ne
corrompt l'intelligence, si ce n'est un péché supérieur, parce que les plus
excellentes des choses sensibles corrompent aussi le sens. Or la colère
corrompt l'intelligence: saint Grégoire dit en effet dans les Morales
(V, 45) que la colère aveugle l'oeil de la raison. Donc la colère est un péché
supé rieur, et un péché de ce genre est un péché mortel.
8. En outre, ce qui
est contraire à la raison semble être péché mortel. Or la colère désordonnée
est contre le jugement de la raison, comme il ressort de ce qui a été dit plus
haut. Donc la colère est péché mortel.
9. En outre, ce qui
est contraire à la nature de l'homme est péché mortel. Or telle est la colère:
en effet, l'homme est un animal doux par nature, or la colère s'oppose à la
douceur. Donc la colère est péché mortel.
10. En outre, tout ce
qui est contraire à un acte de charité est péché mortel. Or la colère s'oppose
à l'acte de charité qui veut du bien au prochain, alors que la colère veut
nuire au prochain. Donc la colère est un péché mortel.
11. En outre, un
péché est qualifié de mortel du fait qu'il tue spirituellement. Or il est dit
dans Job (5, 2): "La colère tue
l'homme insensé." Donc la colère est péché mortel.
Cependant:
I) Sur ce verset du Psaume (4, 5): "Mettez-vous en colère et ne péchez
pas", la Glose dit: "Vénielle est la colère qui n'est pas menée
jusqu'à sa réalisation." Mais les actions qui sont des péchés mortels par
leur genre, même avant d'être menées à leur réalisation, ne sont jamais des
péchés véniels à ne considérer que le seul consentement. Donc la colère n'est
pas un péché mortel en son genre.
2) En outre, le péché
d'action n'est pas moindre que le péché de coeur. Or l'action de colère n'est
pas toujours un péché mortel: ainsi, lorsqu'on cause quelque léger dommage au
prochain sous l'empire de la colère, soit en le bous culant légèrement, soit en
lui faisant des reproches ou en agissant de quelque manière de ce genre. Donc
la colère n'est pas non plus un péché mortel en son genre.
3) En outre, saint
Augustin dit dans la Cité de Dieu (IX, 5) que dans la morale chrétienne
on n'examine pas si on se met en colère, mais plutôt pourquoi une âme pieuse
s'irrite. Or il n'existe pas de péché mortel qui puisse s'allier avec la piété.
Donc la colère n'est pas péché mortel.
4) En outre, il
existe une colère vertueuse, comme on l'a exposé plus haut, et une colère qui
est péché mortel; donc il existe aussi une colère intermédiaire, qui est péché
véniel.
5) En outre, aucun
péché mortel ne peut exister avec le Saint Esprit. Or la colère peut exister
avec le Saint Esprit on lit en effet dans le Livre des Rois (II, 2, 15) que l'esprit d'Élie se reposa sur Élisée, et
pourtant, il maudit aussitôt après des enfants et "deux ours sortis du
bois déchirèrent quarante-deux de ces enfants"; ce qui paraît le fait
d'une très grande colère. Donc la colère n'est pas un péché mortel.
6) En outre, dans la
loi nouvelle, aucun péché mortel n'est permis. Or la colère est permise, comme
il ressort de la Glose sur ce passage de la Lettre aux Éphésiens (4, 26): "Mettez-vous en colère et ne péchez
pas." Donc la colère n'est pas péché mortel.
7) En outre, selon le
Philosophe dans l'Éthique (VII, 6) la concupiscence est plus honteuse
que la colère. Or la concupiscence n'est pas toujours péché mortel, donc la
colère ne l'est pas non plus toujours.
8) En outre, un
mouvement de l'appétit qui devance la délibération complète de la raison n'est
pas péché mortel. Or la colère prévient toujours la délibération complète de la
raison, parce que, comme on le dit dans l'Éthique (VII, 6), elle
n'écoute jamais parfaitement la raison. Donc la colère n'est pas péché mortel.
Réponse:
Comme les actes moraux tirent leur espèce
de leur objet, il faut considérer selon leurs objets s'ils sont bons ou mauvais
par leur genre; et s'ils sont mauvais, si ce sont des péchés mortels ou
véniels. Or on a dit que l'objet de la colère en tant que péché est une
vengeance injuste, qui n'est rien d'autre qu'un dommage infligé au prochain
contrairement à ce qui est dû en justice; de par nature, cela implique un péché
mortel: en effet, comme ce que requiert la justice tombe sous le précepte, tout
ce qui est contre ce que requiert la justice s'oppose au précepte, et c'est
péché mortel. Aussi la colère venant du vice est de par son genre un péché
mortel, puisqu'elle n'est rien d'autre que la volonté de nuire injustement au
prochain en raison d'une offense précédente.
Mais, comme on l'a dit pour les autres
péchés, il arrive qu'un péché soit mortel par son genre, et qu'il soit pourtant
véniel en raison de l'imperfection de son acte. On a dit plus haut que l'acte
de l'homme peut être imparfait de deux manières d'une part du côté de l'agent,
et dans ce cas, l'acte imparfait de l'homme est celui venant de la seule
sensibilité, qui précède le jugement de la raison, laquelle est le principe
actif propre en l'homme; et à ce point de vue-là, le mouvement de la
sensibilité se portant vers n'importe quel péché mortel, même pour accomplir
l'adultère ou l'homicide, est péché véniel. D'autre part, un acte est dit
imparfait du côté de son objet qui, en raison de sa petitesse, est tenu pour
rien: car la raison tient ce qui est peu de chose pour rien, comme le dit le
Philosophe dans la Rhétorique (II, 2); et ainsi, bien que prendre le
bien d'autrui soit un péché mortel par son genre, prendre cependant une petite
chose qui n'a pratiquement aucune valeur ni aucune importance, n'est pas un
péché mortel, par exemple si quelqu'un prenait une petite grappe dans la vigne
d'autrui.
Or il arrive que dans le genre du péché de
colère, on trouve le péché véniel selon ces deux manières: d'abord en tant
qu'un mouvement subit de colère auquel la raison ne consent pas est un péché
véniel; et selon l'autre manière, à cause de la légèreté du dommage, par
exemple si quelqu'un se met en colère contre un enfant en le tirant légèrement
par les cheveux ou par l'oreille, ou en faisant quelque autre petite chose pour
se venger. Mais lorsqu'on cherche à se venger sans respecter la justice, en
causant un grave dommage, avec le consentement délibéré de la raison, une telle
colère est toujours péché mortel.
Et parce qu'il existe une colère qui est
péché véniel, et une autre qui est péché mortel, il faut répondre aux deux
séries d'arguments.
Solutions des objections:
1. Cette Glose parle
de la colère venant du vice, lorsque le mouvement de colère est parfait du côté
de l'agent et du côté de l'objet: de la sorte, elle est en effet toujours péché
mortel, comme on l'a dit.
2, 3 et 4. Et il faut
apporter une réponse identique aux objections 2, 3 et 4.
5. Pour ce qui est de
la vengeance, Dieu s'en est réservé quelque chose à lui seul. En effet, il a
confié la charge d'exercer la vengeance des délits manifestes à d'autres, qui
sont investis de quelque autorité; de l'homme qui possède la puissance, il est
dit en effet dans la Lettre aux Romains (13, 4) qu'il est "le vengeur de Dieu pour exercer sa colère contre celui qui agit
mal". Mais pour les choses cachées, il s'en est réservé à lui seul le
jugement et la vengeance, conformément à ce verset de la Première Lettre aux
Corinthiens (4, 5): "Ne jugez pas
avant le temps." Dieu s'est réservé aussi à lui seul de se venger à
cause de lui-même; en effet, l'homme ne doit pas se venger à cause de lui-même,
mais à cause de la faute commise contre lui, qui est une offense à Dieu. Quand
donc quelqu'un cherche la vengeance à cause de lui-même ou en dehors de l'ordre
du pouvoir judiciaire, il usurpe ce qui appartient à Dieu, et c'est pourquoi il
pèche mortellement, à moins que son acte ne soit imparfait, comme on l'a dit.
6. L'augmentation
d'un crime peut se produire non seulement par addition d'un crime à l'autre, mais
aussi par manière d'occasion, et de cette façon, la colère qui est péché véniel
peut augmenter les crimes.
7. Une chose peut
corrompre l'intelligence ou la raison de deux manières: d'abord par soi et
directement, par une certaine opposition, et de cette façon, seul le péché
mortel corrompt le jugement de la raison; d'une autre manière indirectement et
par accident, dans la mesure où l'usage de la raison est empêché par un
changement corporel; et de cette manière, même la colère qui est péché véniel
peut empêcher l'usage de la raison; mais cependant, on ne dit proprement
qu'elle aveugle que lorsqu'elle conduit la raison à consentir au péché.
8. La raison dirige
tout à partir de la fin. Donc ce qui s'oppose directement à la raison, c'est ce
qui exclut la fin requise, ce qui ne se produit que par le péché mortel; mais,
s'il y a désordre touchant les moyens sans que ne soit exclue la fin, l'acte ne
va pas proprement contre la raison, mais il est en dehors d'elle, et c'est un
péché véniel.
9. La colère est contraire
à la nature de l'homme, qui est un animal raison nable, en tant qu'elle est
contraire à la raison, et cela ne convient qu'à la colère qui est péché mortel.
10. La charité veut
du bien au prochain sous la raison de bien, et c'est pour quoi la haine est
proprement contraire à la charité. Cependant, la colère désire le mal du
prochain, non en tant que mal, mais sous la raison de juste vengeance, comme on
l'a dit. Et c'est pourquoi du côté de son objet, s'il n'est pas juste vraiment
mais apparemment, elle s'oppose à la justice; mais du côté de la passion, elle
s'oppose à la douceur, qui tient le milieu dans la colère.
11. Cette autorité
est à comprendre du mouvement parfait de la colère venant du vice.
Quant aux objections contraires, il faut répondre ainsi:
1) La Glose parle de
la colère qui réside dans la seule sensibilité, dont on dit qu'elle est menée à
réalisation, non seulement dans l'acte extérieur, mais aussi par le
consentement intérieur qui devant Dieu est tenu pour un acte.
2) Ce raisonnement se
développe en envisageant la colère qui est imparfaite du côté de son objet.
3) L'âme pieuse se
met en colère par zèle, ce qui est vertueux, comme on l'a dit plus haut.
4) Entre une
vengeance juste et une vengeance injuste, il n'y a pas de milieu, et c'est
pourquoi il n'y en a pas non plus entre une colère vertueuse et une colère qui
est péché mortel, si ce n'est peut-être une colère imparfaite, qui est péché
véniel.
5) Élisée n'a pas
maudit les enfants sous l'empire d'une colère venant du vice, comme pour se
venger méchamment, mais par zèle de la justice divine.
6) L'Apôtre permet un
mouvement de colère imparfaite qui existe dans la seule sensibilité.
7) S'il y a parfait
désir d'un acte qui est péché mortel par son genre, ce désir est lui-même péché
mortel; si cependant il est imparfait, il est péché véniel, comme on l'a dit
aussi de la colère.
8) La colère n'écoute
pas parfaitement la raison qui dissuade; pourtant, elle écoute parfois
parfaitement la raison qui consent.
Liens transversaux dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme théologique Ia-IIae, Question 46, a. 6; Somme
théologique IIa-IIae, Question 158, a. 4.
Objections:
Il semble que non.
1. Comme saint
Augustin le dit dans l'Enchiridion (ch. 12), le mal est appelé ainsi
parce qu'il nuit; donc, plus un péché cause un grand dommage, plus il est
grave. Or la colère cause un plus grand dommage à l'homme que l'envie, car
Hugues de Saint-Victor dit dans les Cinq Septénaires (ch. 2) que
"l'orgueil enlève Dieu à l'homme, l'envie lui enlève le prochain, et la
colère lui-même". Donc l'envie n'est pas un péché plus grave que la
colère.
2. En outre, un effet
est assimilé à sa cause. Or l'effet de l'envie est la colère, comme le dit
Hugues dans le même livre. Donc la colère n'est pas un péché moindre que
l'envie.
3. Et aussi, il
semble que la colère ne soit pas un péché moindre que la haine, parce que la
gravité des péchés se mesure à leurs effets; or l'effet de la haine et celui de
la colère sont identiques: infliger un dommage au prochain. Donc la haine n'est
pas un péché plus grave que la colère.
4. Et aussi, il
semble que la colère soit un péché plus grave que la concupiscence de la chair,
parce que selon le Philosophe dans les Topiques (III, 2), si le
paroxysme de la colère l'emporte sur celui de la concupiscence, celle-là
l'emporte sur celle-ci. Or le plus grand péché dans le genre de la colère, à
savoir l'homicide, l'emporte en gravité sur n'importe quel péché dans le genre
de la concupiscence de la chair. Donc la colère est, absolument parlant, un
péché plus grave que la concupiscence de la chair.
5. En outre, plus un
péché est grave, plus grand est le repentir qu'il cause. Or le repentir
accompagne davantage la colère que la concupiscence de la chair, parce que
comme le dit le Philosophe dans l'Éthique (VII, 6), celui qui s'irrite
pèche avec tristesse, mais celui qui convoite pèche sans tristesse. Donc la
colère est un péché plus grave que la convoitise.
6. En outre, il est
dit dans Ézéchiel (16, 44): "Telle mère, telle fille." Or le
blasphème, qui est fils de la colère selon saint Grégoire, est le plus grave
des péchés. Donc la colère est un péché plus grave que tous les autres vices
déjà mentionnés.
Cependant:
Saint Augustin, dans la Règle (III,
ch. 37), compare la colère à la paille et la haine à la poutre.
Réponse:
Il faut chercher la différence là où on
trouve quelque accord. Le péché de colère s'accorde avec trois péchés en son
objet: l'objet de la colère est en effet, comme on l'a dit, d'infliger un mal
sous la raison d'un certain bien. Donc, en ce qui concerne le mal, elle
s'accorde avec la haine, qui désire le mal de quelqu'un, et avec l'envie, qui
s'attriste de son bien; par contre, en ce qui concerne le bien désiré, elle
s'accorde avec la concupiscence, qui est aussi un désir désordonné du bien.
Mais à parler absolument, la colère est
moins grave que les trois vices mentionnés car si la haine cherche le mal du
prochain sous la raison de mal, et l'envie s'oppose au bien du prochain sous la
raison de bien, la colère ne cherche pas le mal du prochain, ni n'empêche son
bien, si ce n'est sous la raison de bien que constitue une juste vengeance; et
ainsi ce que font la haine et l'envie en visant de soi le mal ou l'empêchement
du bien, la colère le fait en visant de soi le bien, et par accident, le mal.
Or ce qui est par soi est toujours supérieur à ce qui est par accident, aussi
l'envie et la haine dépassent en malice le péché de colère. Semblablement
aussi, le péché de concupiscence vient de ce qu'on recherche un bien délectable
pour les sens, alors que la colère vise de façon désordonnée un bien qui est
apparemment juste, c'est-à-dire selon la raison c'est pourquoi, comme le bien
de la raison est meilleur que le bien du sens, le mouvement de la colère est
plus voisin de la vertu que le mouvement de concupiscence, et donc, absolument
parlant, c'est un péché moindre. Aussi le Philosophe dit-il dans l'Éthique
(VII, 6) que celui qui ne maîtrise pas la concupiscence est plus vil que celui
qui ne maîtrise pas la colère. Ce rapport s'observe, il est vrai, selon le
genre même des péchés, car rien n'empêche que, dans certaines circonstances, la
colère soit plus grave que les autres.
Solutions des objections:
1. L'envie enlève à
l'homme le prochain par une certaine opposition contre lui-même; mais ce n'est
pas ainsi que la colère enlève à l'homme lui-même, mais de manière indirecte,
dans la mesure où le mouvement corporel de la colère empêche l'usage de la
raison, par lequel l'homme est maître de lui-même.
2. La colère, selon
le Philosophe, est causée par la tristesse, et comme l'envie est une sorte de
tristesse, il arrive que la colère soit causée par l'envie; il n'est pourtant
pas nécessaire que la colère égale l'envie, parce qu'un effet n'égale pas
toujours sa cause, bien qu'il ait avec elle une certaine ressemblance.
3. La colère et la
haine se comportent différemment dans le dommage qu'elles infligent au
prochain; et cette diversité peut s'envisager à plusieurs points de vue, comme
le dit le Philosophe dans la Rhétorique (II, 4): d'abord, parce que la
colère ne vise le dommage que sous la raison de juste vengeance, elle ne
cherche à nuire qu'à ceux qui nous ont lésés, nous ou ceux qui nous touchent,
pour qu'il y ait une punition; la haine au contraire peut s'adresser à
n'importe quel étranger sans qu'il ne nous ait jamais causé de tort, parce que
sa façon de vivre s'oppose à notre sentiment. Secondement, parce que la colère
s'adresse toujours à quelques personnes particulières, parce qu'elle a sa cause
dans certains actes injustes, et que les actes viennent de sujets individuels;
la haine au contraire peut s'adresser à une entité générale; ainsi un homme
éprouve de la haine pour toute la race des brigands. Troisièmement, parce que
l'homme en colère ne cherche à nuire au prochain que dans la mesure requise,
selon ce qu'il lui semble, par la justice vindicative, et le but atteint, sa
colère se calme; la haine au contraire n'est rassasiée par aucun mal, car elle
cherche le mal du prochain en lui-même. En quatrième lieu, parce que l'homme en
colère désire que celui à qui il inflige un dommage comprenne que c'est à cause
de l'injustice commise que ce mal lui arrive; celui qui hait, au contraire, ne
se soucie pas de la façon dont le mal advient, quelqu'injustement que ce soit.
De cela, il ressort encore que la haine est un péché plus grave que la colère.
4. Cet argument
vaudrait si l'homicide était une espèce de colère; or ce n'en est pas une
espèce, mais son effet. Or il arrive parfois que d'un mal moindre se produise
un mal plus grand.
5. La convoitise de
la chair est plus digne de pénitence que la colère même, du fait que la colère
tient davantage de la raison; mais la tristesse qui accompagne la colère ne
relève pas de la pénitence, parce qu'elle ne vient pas de l'acte de la colère,
mais de la cause qui provoque à la colère, à savoir l'injustice subie.
6. Étant donné que le
mal ne cause rien sinon en vertu du bien, dans l'enchaînement des péchés, on
part de ce qui a davantage le caractère du bien, et c'est pourquoi, la plupart
du temps, l'homme va des péchés plus petits aux plus grands; aussi n'est-il pas
nécessaire que la colère soit aussi grave que le blasphème.
Liens transversaux dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme théologique Ia-IIae, Question 84, a. 4; Somme
théologique IIa -IIae, Question 158, a. 6.
Objections:
Il semble que non.
1. Une tête en effet
n'a pas de tête. Or la colère a une autre tête: elle est causée par la
tristesse, comme le dit le Philosophe dans l'Éthique (VII, 6). Donc la
colère n'est pas un vice capital.
2. En outre, tout
vice capital est un péché spécial. Or la colère paraît être un péché général,
parce qu'elle ne s'oppose pas à une seule vertu, mais à plusieurs: elle
s'oppose en effet et à la charité, et à la justice, et à la douceur. Donc la
colère n'est pas un vice capital.
3. En outre, aux
autres péchés capitaux s'opposent d'autres vices, comme la pusillanimité
s'oppose à l'orgueil, la vaine joie à l'acédie. Mais il n'y a pas d'autre vice
qui s'oppose à la colère. Elle n'est donc pas un vice capital.
Cependant:
Sur le texte des Proverbes (29, 22): "L'homme coléreux provoque des
querelles", la Glose dit: "La colère est la porte de tous les
vices; cette porte fermée, le repos intérieur est donné aux vertus; si elle est
ouverte, le coeur sera armé pour tous les crimes."
Réponse:
Comme on l'a déjà dit plus haut, un vice
capital est celui dont naissent d'autres vices selon la raison de cause finale.
Or il arrive dans la plupart des cas qu'on accomplit, pour servir aux fins de
la colère, c'est-à-dire pour se venger, de nombreuses actions de façon
désordonnée; or ces actions faites d'une façon désordonnée sont des péchés, et
c'est pourquoi la colère est un vice capital. Saint Grégoire, dans les
Morales (XXXI, 45), nomme ses six filles, qui sont: les querelles,
l'insolence de l'esprit, les injures, les vociférations, l'indignation, les
blasphèmes.
La raison en est qu'on peut considérer la
colère à un triple point de vue d'abord en tant qu'elle est dans le coeur,
d'une seconde manière en tant qu'elle est dans la bouche, d'une troisième, en
tant qu'elle va jusqu'aux actes.
En tant qu'elle est dans le coeur, un seul
vice naît d'elle, en fonction de sa cause qui est l'injustice subie: en effet,
le dommage subi ne provoque à la colère que dans la mesure où on le considère
comme une injustice, car c'est ainsi que lui est due la vengeance; or plus une
personne est de basse condition ou assujettie à un autre, plus est injuste le
fait qu'elle lui inflige un dommage, et c'est pourquoi l'homme en colère,
considérant le dommage qui lui a été fait, grandit en son coeur l'injustice, et
de là, en arrive à se venger de l'indignité de la personne qui lui cause ce
dommage; et c'est proprement l'indignation.
Un autre vice est causé par la colère qui
se situe dans le coeur, en fonction de ce que celui qui est en colère
recherche: il imagine, en effet, les diverses voies et procédés par lesquels il
pourrait se venger, et par ces cogitations son esprit se gonfle en quelque
sorte, selon ce verset de Job (15, 2): "Est-ce
que le sage emplira son estomac d'ardeur ?"; et ainsi de la colère
naît l'insolence de l'esprit.
La colère s'étend aussi jusqu'au langage,
et contre Dieu qui permet que nous soit infligée une injustice, et alors la
colère cause le blasphème; et contre le prochain qui l'inflige, et ce sont
alors les deux degrés de la colère abordés dans l'Évangile selon saint Matthieu
(5, 22). L'un consiste à se répandre en paroles désordonnées, sans exprimer une
injure spéciale, ainsi celui qui dit à son frère "raca", qui est l'exclamation de celui qui se met en
colère; et alors de la colère naît la vocifération, c'est-à-dire un langage
désordonné et confus qui indique le mouvement de colère. L'autre degré de la
colère consiste à se répandre en paroles d'injures, ainsi celui qui dit à son
frère "fou", degré auquel
se rapportent les injures. Selon que la colère en vient aux actes, elle est
alors cause des querelles, où sont incluses toutes leurs conséquences, comme
les blessures, les homicides et autres actes de ce genre.
Solutions des objections:
1. La tristesse dont
naît la colère n'est pas seulement cette tristesse qui est un vice capital;
aussi n'est-elle pas incluse dans un vice capital.
2. La colère est un
vice spécial; elle s'oppose cependant à diverses vertus à des titres divers. En
ce qui concerne le désordre même de la passion, elle s'oppose à la douceur;
pour ce qui est du dommage qu'elle entend infliger, elle s'oppose à la charité;
mais quant au caractère de justice apparente qu'elle envisage, elle s'oppose à
la vraie justice; elle s'oppose cependant davantage à la douceur, qui modère la
colère.
3. Même à la colère
s'oppose un vice, qui est l'apaisement désordonné de la colère; à son sujet,
saint Jean Chrysostome dit, sur ce verset de saint Matthieu (5, 22): "Celui qui s'irrite contre son
frère": "La patience déraisonnable sème les vices, nourrit la
négligence et invite au mal non seulement les mauvais, mais même les bons"
(hom. 11 in Mt.). Toutefois, comme ce vice-là ne possède pas de nom, il semble
qu'il n'y ait pas d'autre vice qui s'oppose à la colère.
Parall. IIa-IIae, Question 118, a. 2.
Objections:
Il semble que non.
1. Tout vice spécial
possède en effet une matière spéciale, parce qu'en matière morale, ce sont
toujours les objets qui déterminent les espèces. Or l'avarice n'a pas une
matière spéciale, mais générale, car saint Augustin dit dans le Libre
Arbitre (III, 17): "L'avarice, qui se dit en grec philargyria, ne doit pas s'entendre du seul argent ou de la
monnaie, mais de toutes les choses que l'on désire de manière immodérée,
absolument partout où l'on veut plus que ce qui est suffisant." Donc
l'avarice n'est pas un péché spécial.
2. En outre, n'est
pas un péché spécial celui qui contient sous lui-même divers genres de péchés.
Or l'avarice contient sous elle divers genres de péchés, car l'orgueil même est
contenu aussi sous l'avarice, lui qui est un désir désordonné de l'excellence.
Saint Grégoire dit en effet dans une homélie sur le texte "Jésus fut conduit etc." (Matthieu, 5, 1): "L'avarice porte non seulement sur
l'argent, mais aussi sur la grandeur, lorsqu'on désire exagérément
l'élévation." Donc l'avarice n'est pas un péché spécial.
3. En outre, Cicéron
dit que l'avarice "est l'amour immodéré de posséder" (Tusculanes
IV, 11). Or on dit que nous possédons tout ce qui nous appartient, les parties
de notre substance, les qualités, les quantités et les accidents extérieurs,
comme le dit le Philosophe dans les Prédicaments (ch. 15). Donc
l'avarice n'est pas un péché spécial.
4. En outre, tout
péché spécial a un autre péché qui lui est opposé, comme il est dit dans l'Éthique
(II, 10). Or l'avarice n'a pas de péché qui lui soit opposé, comme cela ressort
de ce que dit le Philosophe dans l'Éthique (V, 10). Donc l'avarice n'est
pas un péché spécial.
5. En outre, ce qui a
rapport avec tous les genres de péchés ne semble pas être un péché spécial. Or
l'avarice a rapport avec tous les genres de péchés; il est dit en effet au
dernier chapitre de la Première Lettre à Timothée (6, 10): "La racine de tous les maux, c'est la cupidité", par quoi
on entend l'avarice comme le dit saint Augustin dans son Commentaire
littéral sur la Genèse (XI, 15). Donc l'avarice n'est pas un péché spécial.
6. En outre, si
l'avarice était un péché spécial, cela serait surtout en tant que l'avarice est
un désir désordonné de l'argent. Or même de cette façon, l'avarice est un péché
général, parce que tout péché se fait par la conversion au bien changeant,
comme le dit saint Augustin or les biens temporels peuvent presque tous être
acquis par de l'argent, conformément à la parole de l'Ecclésiaste (10, 19): "Tout obéit à l'argent". Donc
l'avarice n'est en aucune manière un péché spécial.
7. En outre, aucun
péché spécial ne s'oppose à différentes vertus, du fait que l'un s'oppose à
l'un, comme on le dit dans la Métaphysique (X, 5). Or l'avarice s'oppose
à différentes vertus: elle s'oppose, en effet, à la charité, comme le dit saint
Augustin dans son Commentaire littéral sur la Genèse (XI, 15); elle
s'oppose aussi à la libéralité selon la façon commune de parler, et elle
s'oppose encore à la justice en tant que vertu spéciale comme le dit saint Jean
Chrysostome en commentant ce verset de saint Matthieu (5, 6): "Bienheureux ceux qui ont faim et soif
de justice", car il nomme justice ou une vertu générale ou la vertu
particulière contraire à l'avarice. Donc l'avarice n'est pas un péché spécial.
8. En outre, le
propre de l'avarice est de retenir ce qu'on ne doit pas retenir; or les biens
spirituels spécialement ne doivent pas être retenus, parce que leur partage ne
les fait pas diminuer mais croître; donc il existe une avarice touchant les
biens spirituels. Il est d'autre part évident qu'il en existe une par rapport
aux biens corporels. Donc l'avarice existe de façon générale par rapport à tous
les biens. Elle n'est donc pas un vice particulier, mais général.
Cependant:
1) On n'oppose pas ce
qui est général à ce qui est spécial. Or l'avarice s'oppose à des péchés
spéciaux: saint Grégoire dans les Morales (XXXI, 45) distingue l'avarice
des autres vices capitaux de même sur la Genèse (3, 1), la Glose dit que le
diable tenta le premier homme par la gourmandise, la superbe et l'avarice; et
de la sorte, l'avarice s'oppose aux autres péchés. Donc l'avarice est un péché
spécial.
2) En outre, à une
vertu spéciale s'oppose un péché spécial. Or l'avarice s'oppose à la justice en
tant que celle-ci est une vertu spéciale, comme il ressort de l'autorité de
saint Jean Chrysostome déjà citée (objection 7). Donc l'avarice est un péché
spécial.
3) En outre, la
racine a caractère de principe. Or un principe se distingue de ce dont il est
principe, parce que rien n'est principe ni cause de soi-même. Donc comme
l'avarice est la racine de tous les maux, comme le déclare l'Apôtre (I Tim., 6,
10), il semble que l'avarice soit un péché distinct des autres péchés; et dans
ces conditions, ce n'est pas un péché général, mais spécial.
Réponse:
D'après la première imposition du nom,
l'avarice signifie la cupidité désordonnée des richesses: on dit avare pour
"avide de cuivre", comme le dit saint Isidore dans son livre des
Étymologies (X, 9), ce qui s'accorde avec le fait qu'en grec, avarice se
dit philargyria, ou l'amour de
l'argent. Aussi comme l'argent est une matière spéciale, il semble que
l'avarice, selon sa dénomination première, soit un vice spécial. Mais selon une
certaine ressemblance, ce terme a été étendu à signifier la cupidité
désordonnée de n'importe quel bien; sous ce rapport l'avarice est un péché
général, parce que dans tout péché, il y a une conversion, à cause de l'appétit
désordonné, vers un bien passager; et c'est pourquoi saint Augustin, dans son Commentaire
littéral sur la Genèse (XI, 15), dit qu'il y aune avarice générale, par
laquelle on désire une chose plus qu'il ne convient, et qu'il y a une avarice
spéciale, qui est nommée de façon plus courante amour de l'argent.
La raison de cette distinction est la
suivante: puisque l'avarice est un amour désordonné de posséder, de même que
"posséder" peut être pris dans un sens commun, ou autrement, dans un
sens spécial, dans la mesure où nous sommes dits avoir possession de ce dont
nous pouvons faire ce que nous voulons, de même l'avarice est prise dans un
sens général pour l'amour désordonné de posséder quoi que ce soit, et dans un
sens spécial pour l'amour d'avoir ces possessions qui se résument toutes sous
le nom d'argent, parce que leur prix est mesuré par l'argent, comme le dit le
Philosophe dans l'Éthique (IV, 1).
Mais parce que le péché s'oppose à la
vertu, il faut remarquer que la justice et la libéralité s'exercent en ce qui
touche les possessions et l'argent, mais de façon différente. Il revient en
effet à la justice d'établir le juste milieu selon une égalité placée dans les
choses mêmes que l'on possède, en sorte que chacun ait ce qui lui est dû; la
libéralité, par contre, établit un juste milieu dans les affections mêmes de
l'âme, en sorte que chacun ne soit pas trop amoureux ou trop désireux de
l'argent, et qu'il le dépense avec plaisir et sans tristesse quand et où il le
faut. Certains parlent donc de l'avarice comme de l'opposé de la libéralité, et
en ce sens, l'avarice implique un certain défaut pour ce qui est de dépenser
l'argent et un certain excès pour l'acquérir et le conserver dans un amour
excessif de l'argent. Mais le Philosophe, dans l'Éthique (V, 1) parle de
l'avarice comme de l'opposé de la justice, et dans ce sens-là, on qualifie
d'avare celui qui reçoit ou retient le bien d'autrui contrairement à ce qui est
dû en justice: à la libéralité, en effet, ne s'oppose pas l'avarice, mais la
parcimonie, comme cela ressort de l'Éthique (IV, 3). Et à cela s'accorde
encore l'autorité de saint Jean Chrysostome déjà citée (objection 7), et aussi
ce qui est dit en Ezéchiel (22, 27):
"Ses chefs sont au milieu d'elle comme des loups qui déchirent une proie,
pour répandre le sang et pour poursuivre des gains avec avidité."
Solutions des objections:
1. Saint Augustin
parle de l'avarice entendue au sens commun.
2. Et il faut
répondre de même à l'objection 2.
3. Nous sommes dits
avoir de façon spéciale les possessions dont nous sommes absolument les
maîtres; aussi, lorsque Cicéron dit que l'avarice est l'amour immodéré de
posséder, il faut l'entendre proprement dans le sens où l'on dit que nous avons
des possessions.
4. Cette objection
envisage l'avarice en tant qu'elle s'oppose à la justice: la justice est bien
en effet un milieu entre l'excès et le manque, mais elle n'est pas un milieu
entre deux maux comme les autres vertus, ainsi qu'on le dit dans l'Éthique
(V, 10). Or le fait d'être dans la surabondance en prenant ou en gardant plus
que ce qui est dû en justice est un mal qui relève de l'avarice; mais que
quelqu'un ait moins que ce qui lui était dû, ce n'est pas commettre une
injustice, mais souffrir une injustice, ce qui est davantage une peine qu'une
faute. Et, selon cette acception, l'avarice ne s'oppose à aucun péché.
5. L'avarice
appartient à tous les péchés non comme genre, mais comme racine et principe;
c'est pourquoi on ne peut en conclure que l'avarice serait un péché général,
mais qu'elle est une sorte de cause générale des péchés.
6. Certains biens
acquis par de l'argent sont désirables pour la même raison que l'argent,
c'est-à-dire en tant qu'ils sont utiles aux nécessités de la vie, de sorte que
tous les biens que l'on nomme des possessions sont inclus sous le terme
d'argent et sont la matière de l'avarice au sens particulier. Par contre, il
existe des biens qui peuvent être acquis par de l'argent et qui ont cependant
une autre raison d'être désirables, et ces biens ressortissent à d'autres vices
particuliers: ainsi l'élévation aux honneurs relève de l'ambition, la louange
déplacée relève de la vaine gloire, les plaisirs de la table relèvent de la
gourmandise, et ceux de la chair relèvent de la luxure.
7. L'avarice s'oppose
à la justice et à la libéralité selon différents points de vue; elle s'oppose
par contre à la charité comme tout péché mortel, en tant qu'elle met sa fin
dans un bien créé.
8. 11 ne faut pas
retenir les biens spirituels, mais les partager; cependant la façon de les
avoir et de les partager n'est pas la même que celle d'avoir et de partager des
possessions; aussi ne relèvent-ils pas de l'avarice proprement dite.
Lieux parallèles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme théologique IIa-IIae, Question 118, a. 4.
Objections:
Il semble que oui.
1. En effet, rien
n'exclut du royaume de Dieu que le péché mortel. Or l'avarice exclut du royaume
de Dieu: il est dit en effet dans l'Épître aux Ephésiens (5, 5): "Aucun fornicateur, ou impur, ou avare,
ce qui est une idolâtrie, n'a d'héritage dans le royaume du Christ et de
Dieu." Donc l'avarice est un péché mortel.
2. En outre, tout
péché contraire à la charité est mortel, parce que la charité donne la vie à
l'âme, conformément à ce verset de la Première Épître de saint Jean (2, 15): "Si quelqu'un aime le monde, la charité
du Père n'est pas en lui."
Or l'avarice s'oppose à la charité: saint
Augustin dit en effet dans les Quatre-Vingt-Trois questions (36, 1), que
la cupidité est le poison de la charité. Donc l'avarice qui s'identifie à la
cupidité est un péché mortel.
3. En outre, il est
dit dans la Première Épître de saint Jean (2, 15): "Si quelqu'un aime le monde, la charité du Père n'est pas en
lui." Or l'avarice procède d'un amour désordonné du monde. Donc
l'avarice chasse de l'homme la charité de Dieu, et ainsi elle est péché mortel.
4. En outre, ce qui
est contraire à la justice paraît être péché mortel, du fait que la justice a
un caractère obligatoire qui tombe sous le précepte. Or l'avarice est contraire
à la justice, car elle met en réserve des biens qui peuvent être utiles au
prochain. Saint Basile dit en effet: "C'est le pain de l'affamé que tu
retiens, la tunique de celui qui est nu que tu conserves, l'argent de
l'indigent que tu possèdes; en conséquence, tu causes autant de torts que tu
pourrais donner de biens" (Homélie sur saint Luc (12, 18)). Donc
l'avarice est un péché mortel.
5. En outre, un don
du Saint Esprit est plus parfait qu'une vertu. Or l'avarice s'oppose à un
certain don, au don de piété, comme le dit la Glose sur saint Luc (6, 35). Donc
l'avarice est péché mortel.
6. En outre, le péché
mortel est une aversion du bien immuable et une conversion vers le bien
périssable. Or cela se réalise surtout dans l'avarice, qui est un désir
désordonné du bien périssable. L'avarice est donc péché mortel.
7. En outre, ce qui
ramène l'âme aux réalités de la terre de sorte qu'elle ne peut plus s'élever
vers celles d'en haut semble être un péché mortel. Or l'avarice est dans ce
cas: saint Grégoire dit en effet dans les Morales (XIV, 53) que
"l'avarice rend si pesante l'âme qu'elle a corrompu, que celle-ci ne peut
plus s'élever à désirer les biens d'en haut". Donc l'avarice est un péché
mortel.
8. En outre, la
condition du péché le plus grave est d'être inguérissable, car le péché contre
le Saint Esprit, qui est le plus grave des péchés, est dit irrémissible. Or
l'avarice est inguérissable comme le dit le Philosophe dans l'Éthique
(IV, 5). Donc l'avarice est un péché mortel et le plus grave.
Cependant:
1) Sur ce verset de
la Première Épître aux Corinthiens (3, 12): "Si
quelqu'un construit sur ce fondement", etc., la Glose dit qu'"il
construit avec du bois, du foin et de la paille, celui qui pense aux choses de
ce monde, et comment plaire au monde", ce qui relève du péché d'avarice.
Mais cela ne signifie pas un péché mortel, mais véniel: on ajoute en effet "qu'il sera sauvé comme le feu"
(3, 15). Donc l'avarice n'est pas un péché mortel.
2) En outre,
l'avarice s'oppose à la prodigalité. Or la prodigalité n'est pas un péché
mortel par son genre. Donc l'avarice ne l'est pas non plus, puisque les
contraires appartiennent au même genre.
3) En outre,
l'avarice consiste proprement à amasser inutilement des biens temporels. Or
cela n'est pas toujours un péché mortel, puisque cela ne va contre aucun
précepte. Donc l'avarice n'est pas un péché mortel.
4) En outre, ne pas
prendre le bien d'autrui paraît louable. Or parfois, les avares ne veulent pas
prendre le bien d'autrui, comme le dit le Philosophe dans l'Éthique (IV,
5). Donc parfois, l'avarice n'est pas un mal, et par conséquent n'est pas péché
mortel.
Réponse:
Comme on l'a dit, l'avarice s'entend en
deux sens: parfois, en effet, on l'entend comme l'opposé de la justice, et
alors elle est toujours péché mortel, sauf peut-être en raison de
l'imperfection de l'acte, comme on l'a dit plus haut des autres vices: en
effet, en ce sens, il revient à l'avarice de prendre ou de retenir injustement
le bien d'autrui, et c'est toujours un péché mortel, bien que dans ce genre,
les premiers mouvements ne soient pas des péchés mortels.
Mais parfois, on l'entend en tant qu'elle
s'oppose à la libéralité, vice que dans l'Éthique (IV, 5) le Philosophe
nomme parcimonie, et alors il revient à l'avarice d'excéder dans l'amour et le
désir de l'argent et de tout ce que l'on peut se pro curer par l'argent. Et de
la sorte, si nous parlons du désir et de l'amour de façon commune, l'avarice
n'est pas toujours péché mortel. Mais si nous parlons de l'amour et du désir au
sens strict, alors l'avarice est toujours péché mortel: en effet, comme l'amour
et le désir portent sur le bien, et que le bien est proprement et
principalement la fin, alors que ce qui est ordonné à la fin n'a pas par soi
rai son de bien, sinon dans son rapport à la fin, il s'ensuit que l'amour et le
désir regardent proprement et principalement la fin, et de façon secondaire ce
qui conduit à la fin.
Par conséquent, si on appelle avarice un
amour et un désir des biens temporels en sorte qu'on place sa fin en ceux-ci,
l'avarice sera toujours péché mortel, car la conversion à un bien créé comme à
une fin entraîne l'aversion pour le bien immuable qui doit être la fin dernière,
du fait qu'il ne peut y avoir plusieurs fins dernières. Mais si on appelle
avarice un amour ou un désir désordonné des biens de ce monde au sens général,
alors l'avarice n'est pas toujours un péché mortel, parce que, comme on le dit
dans la Glose sur la Première Épître aux Corinthiens (3, 12): "Si quelqu'un bâtit sur, etc.":
"Certains aiment encore les biens de ce monde et sont impliqués dans les
affaires terrestres, mais de façon que leur coeur ne s'écarte pas du Christ et
ne préfère rien au Christ."
Solutions des objections:
1. L'Apôtre ne dit
pas que tout avare n'a pas de part de façon absolue au royaume du Christ et de
Dieu, mais il ajoute "ce qui est une idolâtrie": en effet, l'avarice
qui est comparée à l'idolâtrie exclut du royaume du Christ et de Dieu, du fait
qu'elle rend l'honneur dû à Dieu à une créature, dans la mesure où elle place
dans les biens temporels sa fin, ce qui est dû à Dieu seul.
2. La cupidité qui
éteint la charité est celle qui place sa fin dans les biens temporels: mais
celle qui ne place pas en eux sa fin, bien qu'elle excède la mesure requise,
n'éteint pas la charité mais la gène de par son acte.
3. Et ainsi, la
réponse à l'objection 3 est évidente.
4. Cette objection
envisage l'avarice en tant qu'elle s'oppose à la justice. Cependant, l'avarice
qui s'identifie à la parcimonie ne s'oppose pas toujours à la justice: il peut
arriver, en effet, que quelqu'un soit parcimonieux du fait qu'il ne donne pas
ce qu'il serait louable de donner, sans que ce soit requis de le faire, ou bien
parce que ce qu'il donne, il le donne avec tristesse et retenue. Saint Basile
parle du cas où quelqu'un est tenu de donner ses biens aux pauvres, par exemple
quand il en a en abondance, conformément au texte de saint Luc (11, 41): "Donnez
en aumône votre superflu"; et cette forme d'avarice est contraire aussi à
la pitié, comme la Glose le dit au même endroit.
5. Ainsi, la solution
à l'objection 5 est évidente.
6. Cet argument
envisage l'avarice en tant qu'elle met sa fin dans les biens temporels.
7. Et il faut
répondre de même à l'objection 7.
8. Autre la manière
dont l'avarice est inguérissable, et autre la manière dont l'est le péché
contre le Saint Esprit: le péché contre le Saint Esprit, en effet, est dit
inguérissable en raison de l'adhésion parfaite de la volonté au péché. Car
celui qui pèche par ignorance ne choisit le péché que de façon accidentelle: il
choisit ce qui est péché, sans savoir que c'est un péché. Celui par contre qui
pèche par faiblesse choisit bien le péché en soi, mais pour une cause
passagère, c'est-à-dire sous l'impulsion de la passion. Mais celui qui pèche
par malice certaine choisit le péché comme désirable en soi, et c'est pourquoi
ce caractère inguérissable s'attache au péché grave. Mais l'avarice est dite
inguérissable en raison de la condition du sujet, du fait que la vie humaine
est toujours encline à défaillir; or toute défaillance incite à l'avarice, car
la raison pour laquelle on cherche les biens temporels, c'est de subvenir aux
défaillances de la vie présente.
Quant aux objections contraires, il faut répondre ainsi:
1) Cette objection
envisage l'avarice en tant qu'elle ne met pas sa fin dans les biens temporels
qu'elle aime ou désire de manière désordonnée.
2) L'avarice ou la
parcimonie s'oppose davantage à la vertu de libéralité qu'à la prodigalité,
comme le prouve le Philosophe dans l'Éthique (IV, 5); et ainsi, la
prodigalité n'est pas aussi facilement péché mortel que ne l'est la parcimonie
ou l'avarice.
3) Amasser des biens
temporels contrairement à la justice est toujours un péché mortel; aussi est-il
dit dans Habaquq (2, 6): "Malheur à qui accumule ce qui n'est pas à
lui." Et de façon semblable, amasser des biens temporels en plaçant sa fin
en eux, même si ce n'est pas contre la justice, est un péché mortel.
4) Ne pas prendre le
bien d'autrui, considéré comme en soi, n'a pas raison de péché, mais ne pas
accepter les biens donnés par certains dans l'intention précise de n'être pas
contraint de donner en retour aux autres, est répréhensible.
Liens transversaux dans l'oeuvre de saint Thomas: II Commentaire des Sentences, D. 42, Question 2,
a. 3; Somme théologique IIa-IIae, Question 118, articles 7-8.
Objections:
Il semble que non.
1. En effet,
l'avarice s'oppose d'une certaine manière à la libéralité, comme on l'a dit. Or
la libéralité n'est pas une vertu principale. Donc l'avarice n'est pas non plus
un vice capital.
2. En outre, comme on
l'a dit plus haut, on appelle capital le vice qui en fait naître d'autres selon
la raison de cause finale. Or cela ne paraît pas convenir à l'avarice, parce
que l'argent, qui est la matière de l'avarice, n'a pas raison de fin, mais est
toujours désiré en tant qu'utile pour atteindre une fin, comme le dit le
Philosophe dans l'Éthique (I, 5). Donc l'avarice n'est pas un vice
capital.
3. En outre, un vice
capital est un vice duquel en proviennent d'autres. Or l'avarice naît d'autres
vices, car saint Grégoire dit dans les Morales (XV, 25) que l'avarice
naît tantôt de l'orgueil, tantôt de la crainte; car tandis que certains,
redoutant que ne fasse défaut ce qui est nécessaire à leurs dépenses, livrent
leur âme à l'avarice, il y en a d'autres qui cherchant à paraître plus
puissants, s'embrasent de désir pour les biens du prochain. L'avarice n'est
donc pas un vice capital.
Cependant:
Saint Grégoire, dans les Morales
(XXXI, 45) compte l'avarice parmi les vices capitaux.
Réponse:
L'avarice doit être comptée parmi les
vices capitaux. La raison en est que, comme on l'a dit plus haut, on appelle
capital le vice qui possède une certaine fin principale, et auquel peuvent
s'ordonner naturellement bien d'autres vices; et de la sorte, selon qu'il est
leur source comme cause finale, un tel vice en fait naître beaucoup d'autres.
Or la fin de la vie humaine tout entière est la béatitude, que tous désirent;
de là vient que dans la mesure où, dans les choses humaines, il y a quelque
élément qui participe de la condition de la béatitude, en réalité ou en
apparence, cet élément possède une certaine primauté dans le genre des fins.
Or, selon le Philosophe dans l'Éthique
(I, 9), il existe trois conditions pour la félicité: qu'elle soit un bien
parfait, suffisant par lui-même, et cause de jouissance. Or un bien paraît être
parfait à proportion qu'il possède une certaine excellence, et c'est pourquoi
l'excellence paraît être une chose qu'on désire principalement; et c'est à ce
point de vue que l'orgueil et la vaine gloire sont comptés comme vices
capitaux. Par ailleurs, dans le domaine sensible, la jouissance la plus vive vient
du sens du toucher dans les plaisirs de la table et de la chair, aussi la
gourmandise et la luxure sont-elles comptées comme vices capitaux; mais ce sont
les richesses qui garantissent surtout qu'on aura en suffisance les biens
temporels, comme le dit Boèce dans la Consolation (III, 3); c'est
pourquoi l'avarice aussi, appétit désordonné des richesses, doit être comptée
comme vice capital.
Saint Grégoire lui attribue dans les
Morales (XXXI, 45) sept filles qui sont la trahison, la fraude, la
tromperie, le parjure, l'inquiétude, les violences et l'endurcissement contre
la miséricorde. Cette répartition peut s'entendre de la façon sui vante: deux
attitudes appartiennent à l'avarice, la première est de conserver des biens en
surabondance, et de ce point de vue, de l'avarice naît l'endurcissement contre
la miséricorde ou inhumanité, parce que l'avare endurcit son coeur de façon à
ne pas secourir avec miséricorde autrui de ses propres biens. La deuxième
attitude appartenant à l'avarice est de surabonder dans ce que l'on acquiert,
et de ce point de vue, on peut considérer l'avarice d'abord en tant qu'elle se
situe dans le coeur de l'avare; et ainsi naît d'elle l'inquiétude, parce
qu'elle impose à l'homme des sollicitudes et des soucis superflus: en effet, "l'avare n'est pas rassasié par
l'argent" comme il est dit dans l'Ecclésiaste (5, 9). Deuxièmement, on
peut considérer l'avarice se trouvant dans l'exécution de l'oeuvre, et ainsi,
pour l'acquisition des biens d'autrui, on utilise parfois la force, et ce sont
alors les violences, et parfois la ruse. Si cette ruse se produit en paroles,
ce sera la tromperie, pour la simple parole par laquelle on trompe quelqu'un en
vue du gain; par contre, pour une parole confirmée par serment, ce sera le
parjure. Mais si la ruse est commise par une action, ce sera alors la fraude
pour ce qui regarde les choses, mais pour ce qui regarde les personnes, ce sera
la trahison, comme le montre clairement le cas de Judas, qui à cause de son
avarice, en vint à trahir le Christ.
Solutions des objections:
1. La vertu
s'accomplit selon la raison, tandis que le vice s'accomplit selon l'inclination
de l'appétit sensitif; et c'est pourquoi il n'est pas nécessaire qu'un vice
principal s'oppose à une vertu principale, parce que c'est à un point de vue
différent qu'est envisagée la primauté dans le vice et dans la vertu.
2. Bien que l'argent
ait raison de bien utile, parce qu'il a toutefois raison d'universel, du fait
que "tout obéit à l'argent",
comme il est dit dans 1'Ecclésiaste (10, 19), il soutient du fait même une
certaine ressemblance avec la félicité; aussi, à ce point de vue, l'avarice est
un vice capital, comme on l'a dit.
3. Rien n'empêche
qu'un vice capital dont naissent le plus souvent un grand nombre de vices, ne
naisse aussi parfois d'autres vices, comme on l'a dit aussi plus haut.
Liens transversaux: III Commentaire des Sentences,
D. 37, a. 6; Somme théologique IIa-IIae, Question 78, a. 1; III Quodlibet,
Question 7, a. 2.
Objections:
Il semble que non.
1. En effet, aucun
péché mortel n'est autorisé par la loi divine. Or prêter à intérêt est autorisé
par la loi divine: il est dit en effet dans le Deutéronome (23, 19): "Tu ne prêteras à intérêt à ton frère
ni argent, ni grains, ni aucune autre chose, mais tu prêteras à intérêt à
l'étranger." Donc prêter à intérêt n'est pas péché mortel.
2. Mais on peut dire
que cela ne fut pas accordé, mais plutôt permis à ce peuple à cause de sa
dureté, comme le certificat de divorce. - On objecte à cela que ce qui est
permis comme étant un mal n'est pas promis à son tour comme récompense de la
justice: ce qui en effet est promis comme récompense se pré sente comme bon et
désirable. Or prêter à intérêt est promis dans la Loi de Dieu comme une
récompense de la justice: on dit en effet dans le Deutéronome (28, 12): "Tu prêteras à intérêt à beaucoup de
nations, et toi-même, tu n'emprunte ras à personne." Donc prêter à
intérêt n'est pas péché mortel.
3. En outre, omettre
un conseil n'est pas un péché mortel, parce que, comme il est dit dans la
Première Épître aux Corinthiens (7, 28), la
femme ne pèche pas si elle se marie, bien qu'elle néglige le conseil de la
virginité. Or prêter sans intérêt est placé parmi les conseils en saint Luc
(6, 26 et 35), où il est dit: "Aimez
vos ennemis et faites du bien à ceux qui vous haïssent, et prêtez sans rien en
espérer", ce qui écarte le prêt à intérêt, comme beaucoup
l'expliquent. Donc prêter à intérêt n'est pas un péché mortel.
4. En outre, de même
que l'homme est propriétaire de sa maison ou de son cheval, de même aussi il
est propriétaire de son argent. Or l'homme peut louer sa maison ou son cheval
pour de l'argent. Donc pour la même raison, l'homme peut recevoir un profit
pour l'argent qu'il prête.
5. En outre, il ne
semble pas y avoir convention illicite à ce que quelqu'un soit obligé de faire
ce à quoi il est tenu de par le droit naturel; or l'homme est tenu de par le
droit naturel de donner quelque récompense à qui lui a accordé un bien fait. Or
celui qui prête de l'argent accorde un certain bienfait, car il vient en aide
aux besoins de l'indigent. Donc si pour ce bienfait, il oblige par une
convention précise celui auquel il prête à lui donner quelque récompense, il ne
semble pas qu'il y ait convention illicite.
6. En outre, le droit
positif dérive du droit naturel, comme le dit Cicéron dans sa Rhétorique (II,
22, 65). Or le droit civil permet le prêt à intérêt, donc il n'est pas contre
le droit naturel de prêter à intérêt. Donc ce n'est pas un péché.
7. En outre, si prêter
à intérêt est un péché, il faut qu'il s'oppose à quelque vertu, et comme il
consiste en un certain échange, c'est-à-dire en un prêt, il semble s'opposer
surtout à la justice, si c'est un péché, car la justice est engagée dans ce
genre d'échanges, comme on le dit dans l'Éthique (V, 4). Mais il ne
s'oppose pas à la justice, car on ne peut dire que celui qui verse des intérêts
subit une injustice; en effet, il ne subit ni une injustice venant de lui-même,
parce que personne n'est injuste envers soi-même, comme le prouve le Philosophe
dans l'Éthique (V, 17), ni davantage une injustice venant d'un autre,
parce que nul ne subit d'injustice venant d'un autre sinon par ruse ou par
violence; et dans l'hypothèse, ni l'une ni l'autre ne se trouvent, parce que
c'est volontairement et sciemment que celui qui reçoit un prêt verse des
intérêts; donc il ne subit d'injustice en aucune manière. Donc l'usurier ne
commet pas d'injustice lui non plus; il ne pèche donc pas.
8. Mais on peut dire
qu'il s'agit d'une violence mitigée, car celui qui reçoit le prêt veut verser
des intérêts, contraint pour ainsi dire. - On objecte à cela qu ‘il y a
violence mitigée quand s'impose une nécessité, comme cela est clair pour celui
qui jette la marchandise à la mer pour que le navire ne soit pas en danger. Or
certains empruntent parfois à intérêt sans grande nécessité. Donc, au moins
dans un tel cas, prêter à l'intérêt n'est pas péché mortel.
9. En outre, chacun
peut aliéner ce dont il est le maître. Or celui qui verse un intérêt est le
maître de l'argent qu'il donne à l'usurier. Donc il peut l'aliéner, et de la
sorte, l'usurier qui le reçoit peut le garder licitement.
10. En outre, dans un
contrat de prêt, deux personnes se rencontrent, à savoir le débiteur et le
créancier. Or le créancier peut licitement renoncer à une partie de ce qu'on
lui doit. Donc le débiteur lui aussi peut sans péché donner davantage.
11. En outre, il est
beaucoup plus grave de tuer un homme que de prendre un intérêt sur de l'argent
prêté. Or il est permis de tuer un homme dans certains cas. Donc il est permis
plus encore, en certains cas, de prêter de l'argent à intérêt.
12. En outre, ce à
quoi s'oblige un homme peut être licitement exigé de lui. Or celui qui verse un
intérêt s'y est obligé quand il a reçu le prêt. Donc l'usurier peut l'exiger
licitement.
13. En outre, on
commet la simonie, quelque présent que l'on reçoive, par la langue, par la
main, ou par un service. Si donc recevoir de la main un présent pour de
l'argent prêté était un péché mortel, il paraîtrait pour une semblable rai son
que, quelque service que l'on accepte pour un prêt d'argent, il y ait péché
mortel; cela semble bien dur.
14. En outre, il
existe deux sortes de compensation: l'une tenant au fait qu'une chose n'est pas
là, parce que quelqu'un n'a pas acquis ce qu'il aurait pu acquérir, et nul
n'est tenu de le compenser. L'autre tient au fait qu'une chose fait défaut,
parce qu'elle a été soustraite à ce qu'on avait; il y a alors obligation de
compenser. Or il arrive parfois qu'en raison d'un prêt d'argent, quelqu'un soit
lésé en ce qu'il avait. Il semble donc qu'en compensation, il puisse recevoir
quelque chose sans péché.
15. En outre, il
paraît plus louable de prêter de l'argent à quelqu'un en vue d'une certaine
utilité, que pour la seule ostentation. Or quand on prête de l'argent à
quelqu'un dans un but ostentatoire, pour montrer qu'on est riche, on peut sans
péché en recevoir un certain salaire. Donc a
fortiori si on prête son argent pour une autre nécessité.
16. En outre, les
actions du Christ nous sont proposées dans la Sainte Écriture pour que nous les
imitions, conformément à cette parole de saint Jean (13, 15): "Je vous ai donné l'exemple, afin que comme moi j'ai fait, vous
fassiez aussi." Or le Seigneur dit en parlant de lui-même: "Et moi, à mon retour, je l'aurais
retirée avec des intérêts" (Luc, 19, 23), sous-entendue la somme
prêtée. Donc exiger des intérêts n'est pas un péché.
17. En outre,
quiconque consent au péché mortel d'autrui pèche lui-même mortellement: il est
en effet dit dans l'Épître aux Romains (1, 32): "Ils sont dignes de mort non seulement ceux qui font cela, mais
aussi ceux qui approuvent ceux qui le font." Or celui qui emprunte de
l'argent à intérêt est d'accord avec celui qui réclame les intérêts. Si donc
prêter de l'argent à intérêt est péché mortel, de même emprunter de l'argent à
intérêt sera aussi péché mortel; ce qui semble faux du fait de l'habitude
contraire de nombre de gens de bien.
18. En outre, qui
vient en aide à celui qui pèche mortellement semble pécher; ainsi, si quelqu'un
prêtait des armes à un voleur ou à quelqu'un qui veut tuer. Si donc un prêteur
pèche mortellement en prêtant de l'argent à intérêt, il semble aussi que ceux
qui déposent chez lui de l'argent pèchent mortellement.
19. Mais on peut dire
que si c'est sans nécessité qu'on reçoit un prêt à intérêt ou qu'on dépose son
argent chez un prêteur, on pèche mortellement; mais si c'est par nécessité, on
est excusé du péché. - On objecte à cela qu'il ne peut y avoir nécessité de
recevoir un prêt à intérêt que pour éviter un dommage tempo rel. Or pour aucun
dommage temporel, on ne doit consentir ou fournir matière au péché d'autrui,
parce que nous devons aimer davantage l'âme du prochain que tous les biens
temporels. Donc ceux dont on a parlé plus haut ne sont pas excusés du péché
mortel par une telle nécessité.
20. En outre, le vol
paraît être un plus grand péché que le prêt à intérêt, parce que le premier est
tout à fait involontaire, alors que le second est d'une certaine façon
volontaire de la part de celui dont l'argent est perçu. Or le vol peut être
parfois licite, comme c'est évident dans le cas des fils d'Israël, qui reçurent
en prêt les vases des Égyptiens et ne les rendirent pas, comme il est dit dans
l'Exode (12, 35-36). Donc a fortiori
prêter son argent à intérêt peut se faire sans péché.
Cependant:
1) Saint Grégoire de
Nysse dit que: "Si quelqu'un qualifie de vol ou d'homicide l'invention
pernicieuse de prêter de l'argent à intérêt, il ne commettra pas de faute: car
quelle différence y a-t-il entre posséder des biens dérobés après avoir percé
un mur, et posséder des biens étrangers acquis sous la contrainte de l'usure
?" Or l'homicide et le vol sont des péchés mortels. Donc prêter de
l'argent à intérêt est également péché mortel.
2) En outre, "si
l'espèce se trouve dans un genre donné, son opposé sera dans le genre
opposé", comme le dit le Philosophe. Or ne pas prêter d'argent à intérêt
conduit les hommes à la vie: il est dit en effet en Ézechiel (18, 17) que celui qui n'aura pas accepté d'intérêt vivra
sûrement, et dans le Psaume (14, 5 et 23, 5): "Celui qui n'a pas prêté son argent à intérêt, celui-là recevra du
Seigneur la bénédiction." Donc prendre un intérêt conduit à la mort et
supprime la bénédiction divine; c'est donc un péché mortel.
3) En outre, tout ce
qui s'oppose au précepte de la loi divine est péché mortel. Or prêter à intérêt
est contraire au précepte de la loi divine: il est dit en effet dans l'Exode
(22, 25): "Si tu prêtes ton argent à
intérêt à mon peuple pauvre qui est avec toi, tu ne le pressureras pas comme un
créancier, ni ne l'accableras par les intérêts." Donc prêter de
l'argent à intérêt est péché mortel.
Réponse:
Prêter de l'argent à intérêt est péché
mortel; et ce n'est pas un péché parce que c'est défendu, mais bien plutôt c'est
défendu parce que c'est en soi un péché, car c'est en effet opposé à la justice
naturelle. Et cela est évident si l'on considère d'une façon juste la nature de
l'usure: usure, en effet, vient du mot usage, en ce sens que pour l'usage qui
est fait de l'argent, on reçoit un certain prix, comme si on vendait l'usage de
l'argent prêté.
Or il faut remarquer qu'il y a divers
usages pour différentes choses. Il y en a, en effet, dont l'usage consiste à en
consommer la substance; ainsi, l'usage propre du vin est d'être bu, et ainsi la
substance du vin est consommée; et de façon similaire, l'usage du blé ou du
pain est d'être mangé, ce qui consiste à consommer le blé ou le pain lui-même;
de même aussi, l'usage propre de l'argent est d'être dépensé en échange d'autres
choses: les monnaies ont été inventées en effet en vue de l'échange, comme le
dit le Philosophe dans la Politique (I, 7).
Par contre, il existe des choses dont
l'usage ne consiste pas à consommer leur substance; ainsi l'usage de la maison
consiste à l'habiter; or il n'appartient pas à l'essence du fait de l'habiter
que la maison soit détruite, et s'il arrive qu'en l'habitant la maison
s'améliore ou se détériore, cela est accidentel; et il faut en dire autant d'un
cheval, d'un vêtement et des autres choses de ce genre. Donc puisque l'usage de
telles choses ne consiste pas à proprement parler à les consommer, il est
possible de céder ou de vendre ces choses elles-mêmes, ou leur usage, ou les
deux à la fois: on peut, en effet, vendre une maison en s'en réservant l'usage
pour un temps, et semblablement on peut vendre l'usage de la maison en s'en
réservant la propriété et le domaine.
Mais pour les choses dont l'usage consiste
à les consommer, cet usage ne diffère pas de la chose elle-même, donc à qui est
accordé l'usage de telles choses est accordé aussi droit de propriété sur
elles, et inversement.
Lors donc qu'on prête son argent avec
cette promesse que l'argent soit restitué intégralement, et qu'on veut en plus
avoir une somme déterminée pour l'usage de l'argent, il est manifeste que l'on
vend séparément l'usage de l'argent et la substance même de l'argent; or
l'usage de l'argent, comme on l'a dit, ne diffère pas de sa substance; aussi on
vend ce qui n'existe pas, ou on vend deux fois la même chose, à savoir l'argent
lui-même dont l'usage consiste à être dépensé, et ceci est manifestement opposé
à la notion de justice naturelle. Aussi prêter de l'argent à intérêt est en soi
péché mortel; et il en va de même pour toutes les autres choses dont la
substance est consommée quand on en fait usage, comme le vin, le froment et les
autres choses de ce genre.
Solutions des objections:
1. Prendre des
intérêts sur les prêts aux étrangers n'était pas accordé aux Juifs comme
licite, mais comme permis, c'est-à-dire qu'ils n'étaient pas punis d'une peine
temporelle pour cela; la raison de cette permission, c'est qu'ils étaient
portés à l'avarice. Aussi leur fut-il permis un moindre mal, prendre des
intérêts sur les prêts aux païens, pour éviter un plus grand mal, c'est-à-dire
en prendre sur ceux faits aux Juifs qui honoraient Dieu; mais par la suite, les
prophètes les avertirent de s'abstenir entièrement de l'usure, comme cela
ressort des autorités alléguées en sens contraire.
2. Prêter à intérêt
est parfois pris au sens large, comme cela ressort de l'Ecclésiastique (29,
10): "Beaucoup, à cause de leur
iniquité, n'ont pas prêté à intérêt", c'est-à-dire n'ont pas prêté. Or
prêter est le fait de celui qui a en abondance, et c'est pourquoi l'expression
"tu prêteras à intérêt" doit être comprise comme "tu
prêteras", de sorte qu'on laisse entendre par là qu'ils avaient en telle
abondance les biens temporels, qu'ils pouvaient eux-mêmes prêter aux autres et
n'avaient pas besoin d'emprunter à qui que ce soit.
3. A s'en tenir à
l'extérieur de la lettre de l'Évangile, le sens peut être que prêter est un
conseil, mais que si l'on prête, c'est un précepte de le faire sans espérer
gagner un intérêt; et considérant le premier aspect, on place cette
prescription parmi les conseils. Ou bien on peut dire qu'il existe des
prescriptions qui selon la vérité objective sont des préceptes ou des
interdictions, mais qui sont cependant au-dessus des préceptes selon
l'interprétation des Pharisiens; ainsi au précepte "Tu ne tueras pas" (Mt., 5, 2 l-22), que les Pharisiens
entendaient de l'homicide extérieur, le Seigneur ajoute: "Celui qui se met en colère contre son frère est passible du
jugement"; et de cette façon, conformément à l'opinion des Pharisiens
qu'il n'est pas interdit dans tous les cas de prêter de l'argent à intérêt, on
place parmi les conseils de prêter sans espérer gagner un intérêt. Ou bien on
peut dire aussi qu'on ne parle pas ici de l'espoir de gagner un intérêt, mais
de l'espoir qu'on place dans l'homme: nous ne devons pas, en effet, faire nos
bonnes actions en espérant être récompensés par un homme, mais par Dieu seul.
4. Certains disent
qu'une maison et un cheval s'abîment à l'usage, et que par conséquent on peut
recevoir quelque chose comme indemnisation, alors que l'argent ne s'abîme pas.
Mais cet argument n'a aucune valeur, parce que selon cette façon de voir, on ne
pourrait recevoir avec justice pour la location de sa maison un prix supérieur
au dommage qui doit lui en advenir. Il faut donc dire que c'est l'usage
lui-même de la maison qui est vendu de façon licite, mais non l'usage de
l'argent, pour la raison susdite.
5. Comme le dit le
Philosophe dans l'Éthique (IX, 1), la récompense pour un bienfait reçu
est différente dans l'amitié utile et dans l'amitié honnête, parce que dans
l'amitié utile, la récompense doit se mesurer à l'utilité retirée par celui qui
a reçu le bienfait, tandis que dans l'amitié honnête, elle doit se mesurer à
l'affection de celui qui a accordé le bienfait. Or s'obliger en vertu d'une
convention précise à récompenser un bienfait ne convient pas à l'amitié
honnête, parce que dans une telle amitié, l'ami qui donne le bienfait incline
l'affection de son ami à le récompenser gratuitement et généreusement, lorsque
l'opportunité s'en présentera. Mais obliger en vertu d'une convention précise à
récompenser un bien fait est le propre de l'amitié utile, et c'est pourquoi on
ne doit pas être tenu de rendre plus qu'on a reçu. Or on n'a rien reçu de plus
que la somme d'argent elle- même, parce que son usage qui consiste à dépenser
l'argent, n'est pas autre chose que l'argent lui-même. C'est pourquoi on ne
doit pas être tenu à faire plus qu'à restituer l'argent.
6. Le droit positif
vise à titre principal le bien commun de la multitude. Or il arrive parfois que
si quelque mal est empêché, il en résulte un très grand dom mage pour la
communauté, et c'est pourquoi le droit positif permet parfois une chose par
égard pour l'ensemble, non parce qu'il serait juste d'agir ainsi, mais pour que
la communauté n'en souffre pas un plus grand détriment; ainsi, Dieu lui-même
permet que des maux se produisent dans le monde, pour ne pas empêcher les biens
que lui-même sait faire sortir de ces maux. Et c'est de cette façon que le
droit positif a permis le prêt à intérêt, en raison des avantages multiples que
certains retirent parfois du prêt de l'argent, bien que ce soit à intérêt.
7. Celui qui paye des
intérêts subit une injustice non de sa part, mais de celle de l'usurier; bien
qu'il ne lui inflige pas une violence absolue, celui-ci lui inflige cependant
une sorte de violence mitigée, parce qu'il impose de lourdes conditions à celui
qui se trouve dans la nécessité d'emprunter, c'est-à-dire de restituer
davantage qu'il ne lui est prêté. C'est comme si on vendait une chose beaucoup
plus cher qu'elle ne vaut à quelqu'un dans le besoin: ce serait en effet une
vente injuste, comme est également injuste le prêt à intérêt.
8. Il existe une
double nécessité, comme on le dit dans la Métaphysique (V, 6): est
nécessaire ce sans quoi une chose ne peut pas exister, ainsi la nourriture est
nécessaire; est nécessaire aussi ce sans quoi une chose peut certes exister,
mais non de manière aussi bonne ni convenable, et selon cette acception, tout
ce qui est utile est dit nécessaire. Or celui qui emprunte souffre toujours nécessité
de la première ou de la seconde manière.
9. Celui qui donne
son argent à un usurier ne le donne pas absolument volontairement, mais
contraint d'une certaine façon, comme on l'a dit.
10. De même qu'un
créancier peut licitement recevoir moins de par sa propre volonté, de même
aussi le débiteur peut de sa propre volonté donner davantage, et celui à qui il
donne peut le recevoir licitement; mais si cela est marqué dans le contrat de
prêt, le contrat est illicite, et illicite l'acceptation de ce supplément.
11. Il faut
considérer de façon générale le fait de tuer, comme celui de prêter, et l'un et
l'autre peuvent être accomplis bien ou mal mais tuer un innocent comporte le
mal déterminément, et cela ne peut jamais être accompli de façon bonne, de même
que prêter à intérêt.
12. Lorsqu'une
obligation est licite, on peut exiger licitement d'un homme ce à quoi il s'est
obligé; mais l'obligation de verser un intérêt est elle-même naturellement
injuste, aussi l'usurier ne peut-il exiger licitement ce à quoi il a obligé un
autre homme de façon illicite.
13. Du prêt qu'il
consent, l'usurier peut espérer un présent par la main, par la langue ou par un
service, et de deux manières. Premièrement, comme une chose due par obligation
tacite ou expresse, et de cette façon, quelque présent qu'il espère, il
l'espère de façon illicite. D'une autre manière, il peut espérer un présent non
pas comme un dû, mais comme devant être acquitté gratuitement et sans
obligation, et de cette façon, celui qui prête peut licitement espérer quelque
présent de celui à qui il prête, comme celui qui rend service à quelqu'un lui
fait confiance que celui-ci lui rendra service amicalement en son temps. Mais
les cas du simoniaque et celui de l'usurier sont différents, parce que le
simoniaque ne donne pas ce qui lui appartient, mais ce qui appartient au Christ
et c'est pourquoi il ne doit pas espérer quelque compensation qui devrait lui
être faite, mais seulement l'honneur du Christ et l'utilité de l'Église. Mais
l'usurier ne donne à autrui rien que ce qui lui appartient, aussi peut-il
espérer une certaine compensation amicale, selon le mode déjà exposé.
14. A cause d'un prêt
d'argent, le prêteur peut être exposé à un dommage concernant ce qu'il possède
déjà, et ce de deux manières: d'abord, du fait que l'argent ne lui est pas
rendu au temps fixé, et dans un tel cas, l'emprunteur est tenu à un
dédommagement; d'une autre manière, il peut y être exposé au cours du délai
prévu et alors l'emprunteur n'est pas tenu de verser un dédommagement: en
effet, le prêteur doit avoir veillé à ne pas encourir de dom mage, et
l'emprunteur ne doit pas être exposé à un dommage en raison de la sottise du
prêteur. Et il en va de même dans un achat, car celui qui achète une chose ne
donne pour elle en justice qu'autant qu'elle vaut, et non en fonction du
dommage subi par le vendeur du fait de l'absence de cette chose.
15. Une chose peut
avoir un double usage, comme le dit le Philosophe dans la Politique (I,
7): l'un qui est propre et principal, l'autre qui est secondaire et commun.
Ainsi, l'usage propre et principal d'une chaussure est de chausser, mais un
usage secondaire en est l'échange. Au contraire, l'usage principal de l'argent
est l'échange, car c'est pour cela que l'argent a été créé; mais l'usage
secondaire de l'argent peut être tout à fait divers, par exemple être mis en
gage ou servir à l'ostentation. Or l'échange est un usage qui consomme en
quelque façon la substance de la chose échangée, dans la mesure où il fait
qu'elle n'est plus en possession de celui qui échange. Et c'est pourquoi, si
quelqu'un prête son argent à autrui pour un usage consistant à échanger, usage
propre de l'argent, et si pour cet usage, il réclame une autre somme en plus du
capital, ce sera contre la justice. Mais si on prête de l'argent à autrui pour
un autre usage, par lequel l'argent n'est pas consommé, ce sera le même cas que
pour les choses qui ne sont pas consommées par leur usage même et sont louées
et prises à bail de façon licite. Aussi si on prête à quelqu'un une somme
précise dans un sac pour qu'il la mettre en gage, et qu'on en reçoive un
salaire, ce n'est pas de l'usure, parce qu'il n'y a pas ici contrat de prêt,
mais plutôt location ou bail. Et c'est le même cas si on prête de l'argent à un
autre pour qu'il fasse ostentation; comme à l'inverse, si on prête à un autre
ses chaussures pour qu'elles servent à un échange, et si on réclame pour cela
une autre somme en plus de la valeur de ces chaussures, ce serait de l'usure.
16. On appelle ici
métaphoriquement intérêts la surabondance des biens spirituels que Dieu
requiert de nous pour notre utilité; or on ne peut tirer argument d'expressions
métaphoriques.
17. Autre chose est
de consentir à la malice de quelqu'un, et autre chose de se servir de sa malice
pour le bien. En effet, consentir à la malice de quelqu'un, c'est trouver bon
qu'il accomplisse cet acte mauvais et peut être l'y incliner, et c'est toujours
un péché; par contre utiliser la malice d'autrui, c'est retourner pour le bien
ce qu'il fait de mal; et c'est ainsi que Dieu se sert des péchés des hommes en
tirant de là quelque bien. Aussi est-il permis également à un homme de se
servir du péché d'autrui pour le bien. Et cela est mis en lumière par saint
Augustin qui répondit à Publicola qui cherchait s'il était permis d'utiliser le
serment de celui qui jure par les faux dieux, ce en quoi il pèche
manifestement: celui qui s'appuie sur la bonne foi d'un homme, dont il est
établi qu'il a juré par les faux dieux, et cela non pour le mal, mais pour le
bien, celui-là ne s'associe pas au péché de celui qui a juré par les démons,
mais à la bonne façon dont il a gardé sa parole. Si cependant on trouvait bon
qu'un autre jure par les faux dieux et si on l'y inclinait, on pécherait. Il
faut en dire autant dans le cas proposé: si en raison d'un certain bien, on se
sert de la malice d'un prêteur en acceptant de lui un prêt à intérêt, on ne
pèche pas. Si par contre on persuadait quelqu'un qui n'y serait pas disposé de
prêter son argent à intérêt, sans aucun doute, on pécherait en tous les cas,
dans la mesure où on consentirait au péché.
18. Si quelqu'un
confiait de l'argent à un prêteur dans l'intention qu'il en recherche un profit
en le prêtant à intérêt, il pécherait sans aucun doute, comme consentant au
péché; et il semble qu'il faille en dire autant de celui qui sciemment
confierait son argent à quelqu'un dont il croit qu'il s'en servira pour en
tirer un profit usuraire qu'il ne pourrait réaliser autrement. Si au contraire
quel qu'un remet de l'argent à un prêteur qui pratique par ailleurs le prêt à
intérêt non pour qu'il en tire profit, mais pour sa nécessité personnelle, il
se sert de sa malice plus qu'il ne consent à son péché ou qu'il ne lui fournit
matière, et c'est pour quoi la chose peut se faire sans péché.
19. L'homme ne doit
pas consentir au péché d'autrui pour éviter quelque dom mage corporel que ce
soit. Mais cependant pour éviter un certain dommage, un homme peut licitement
se servir de la malice d'autrui, ou bien ne pas lui sous traire la matière du
péché, mais la lui fournir: ainsi, si un brigand voulait étrangler quelqu'un,
et que pour éviter le péril de mort, ce dernier lui découvrait son trésor pour
qu'il le pille, il ne pécherait pas, à l'exemple de ces dix hommes qui dirent à
Ismaël "Ne nous tue pas, car nous
avons un trésor dans un champ" comme on le rapporte en Jérémie (41,
8).
20. Ce que firent les
fils d'Israël en emportant les vases qu'on leur avait prêtés ne fut pas un vol,
parce que ces biens passèrent en leur pouvoir par l'autorité de celui qui est
le Maître de toute chose.
Liens transversaux dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme théologique IIa-IIae, Question 148, a. 1.
Objections:
Il semble que non.
1. En effet, nul ne
pèche en ce qu'il ne peut éviter, comme le dit saint Augustin dans le Libre
Arbitre (III, 18). Or personne ne peut éviter la gourmandise, car saint
Grégoire dit dans les Morales (XXX, 18): "En mangeant, le plaisir
se mêle à la nécessité; ce que demande la nécessité et ce que réclame le
plaisir, on l'ignore." Donc la gourmandise n'est pas un péché.
2. En outre, saint
Augustin dit dans les Confessions (X, 31): "Qui est, Seigneur,
celui qui ne prend pas un tant soit peu de nourriture au-delà des bornes de la
nécessité ?" Or cela relève de la gourmandise; il est donc impossible
d'éviter la gourmandise. La gourmandise n'est donc pas un péché.
3. En outre, saint
Augustin dit dans le Libre Arbitre (III, I) que là où dominent nature et
nécessité, il n'y a pas de faute. Or la nature et la nécessité nous poussent à
l'acte de gourmandise. Il semble donc que la gourmandise n'est pas un péché.
4. En outre, comme le
dit le Philosophe dans le livre sur 1'Ame (II, 5), la faim est l'appétit
de la nourriture. Donc une faim immodérée est un appétit immodéré de prendre de
la nourriture, ce en quoi consiste l'essence de la gourmandise. Or il n'est pas
en notre pouvoir de ne pas avoir faim de façon immodérée. Donc il n'est pas en
notre pouvoir d'éviter la gourmandise. Ce n'est donc pas un péché.
5. En outre, saint
Augustin dit dans les Confessions (X, 31): "Tu m'a appris à me
disposer à prendre les aliments à la façon des remèdes." Or il n'y a pas
péché à prendre des remèdes. Donc il semble que la gourmandise, qui s'applique
au fait de prendre des aliments, n'est pas non plus un péché.
6. En outre, tout
péché, s'oppose à quelque vertu comme un extrême à son milieu, comme le fait
voir le Philosophe dans l'Éthique (II, 7). Or la gourmandise ne s'oppose
pas à la température ou à la sobriété comme un extrême à son milieu, parce
qu'il faudrait que la vertu soit détruite par le fait de ne pas prendre de
nourriture ce qui paraît faux, parce que cela relève de l'abstinence, comme il
est clair pour les jeûnes et les pratiques de ce genre. La gourmandise n'est
donc pas un péché.
Cependant:
Ce qui, tel un ennemi, nous empêche de
mener le combat spirituel paraît être un péché. Or la gourmandise est dans ce
cas, car saint Grégoire dit dans les Morales (XXX, 18): "On n'est
pas apte à la lutte du combat spirituel si l'ennemi placé en nous-mêmes n'est
pas dompté d'abord, c'est-à-dire l'appétit de gourmandise." La gourmandise
est donc un péché.
Réponse:
Comme le dit Denys dans les Noms Divins
(IV, 32), le mal de l'âme est d'être en dehors de la raison; dans tous les cas
où il arrive qu'on s'écarte de la règle de la raison, le résultat est qu'il y a
péché: le péché n'est en effet rien d'autre qu'un acte désordonné ou mauvais.
Or il arrive que l'on s'écarte de la règle
de la raison, et dans les actes extérieurs, et dans les passions intérieures de
l'âme, qui doivent être ordonnées par la règle de la raison. Et il arrive
d'autant plus qu'il y ait péché dans certaines passions que celles-ci se
soumettent plus difficilement à la règle de la raison. Or, parmi toutes les
passions, la plus difficile à régler selon la raison est le plaisir, et surtout
les plaisirs naturels qui sont "compagnons de notre vie"; et les
plaisirs du manger et du boire sont dans ce cas, eux sans lesquels la vie
humaine ne peut s'entretenir; et c'est pourquoi c'est à propos de ces plaisirs
que l'on s'écarte la plupart du temps de la règle de la raison. Quand donc le
désir de ces plaisirs dépasse la règle de la raison, il y a péché de
gourmandise; aussi dit-on que "la gourmandise est le désir immodéré de manger".
Mais le péché de gourmandise ne consiste
pas dans les actes extérieurs concernant l'absorption de la nourriture sinon
par mode de conséquence, en tant que celle-ci procède d'un désir désordonné de
nourriture, comme il en va de même dans tous les autres vices qui regardent les
passions; aussi saint Augustin dit dans les Confessions (X, 31):
"Je ne crains pas l'impureté des victuailles, mais l'impureté du
désir." Il ressort de cela que la gourmandise regarde principalement les
passions, et s'oppose à la température en tant qu'elle porte sur les désirs et
les plaisirs relatifs au manger et au boire.
Solutions des objections:
1. La règle de la
raison, c'est que l'homme se nourrisse selon qu'il convient à la conservation
de sa vie, au bien-être de l'homme et à la convivialité, comme on le dit dans l'Éthique
(III, 21). Donc, lorsque quelqu'un désire et prend de la nourriture
conformément à cette règle de la raison, il en prend conformément à la
nécessité; par contre, quand il va au-delà, il transgresse la règle de la
raison en s'écartant du milieu vertueux pour satisfaire à son plaisir. Mais
comme le dit le Philosophe dans l'Éthique (II, 11), on s'écarte parfois
beaucoup du milieu vertueux, et on peut le remarquer facilement; mais parfois
on s'en écarte peu, et c'est imperceptible, aussi cela a peu raison de péché.
Et c'est ainsi qu'il faut comprendre l'expression de saint Grégoire.
2. Quiconque prend de
la nourriture au-delà des bornes de la nécessité ne pèche pas par vice de
gourmandise: il peut arriver que ce qu'il croit lui être nécessaire soit
superflu, et alors le désir de la nourriture n'est pas immodéré, parce qu'il ne
s'écarte pas de la règle de la raison. Or la gourmandise, comme on l'a dit,
n'implique pas d'abord et de soi une absorption immodérée d'aliments, mais un
désir immodéré de les prendre. Or la mesure dans l'absorption même de la
nourriture se prend d'après la règle de la nature corporelle; d'où il résulte
qu'elle peut être mieux connue suivant l'art de la médecine que suivant la
raison prudentielle, selon laquelle on peut cependant discerner si le désir est
modéré ou non, bien qu'il ne soit pas facile de le reconnaître non plus
lorsqu'on ne s'écarte pas beaucoup de la raison, comme on l'a dit; mais l'homme
peut le faire surtout avec l'aide de Dieu. Et c'est pourquoi saint Augustin
ajoute, après les paroles alléguées: "Qui que ce soit", c'est-à-dire
qui ne prend pas de nourriture au- delà des bornes de la nécessité, "Il
est grand, qu'il magnifie ton nom." (Confessions X, 31).
3. La nature et la
nécessité nous poussent à prendre de la nourriture, mais dans l'acte de
gourmandise, on transgresse la nécessité de la nature selon laquelle la raison
modère le désir.
4. Il y a un double
appétit de la nourriture: l'un est l'appétit naturel, en tant que la puissance
appétitive, celle qui retient, celle qui digère et celle qui expulse sont au
service de la puissance nutritive, qui est une puissance de l'âme végétative;
et un tel appétit est la faim qui ne suit pas une connaissance, mais suit un
besoin de nature; de là vient qu'une faim excessive n'est pas une faute morale,
mais diminue plutôt le péché ou l'excuse totalement. L'autre appétit est
l'appétit sensitif, qui suit une connaissance, et c'est en lui que se trouvent
les passions de l'âme; et c'est le désir immodéré de prendre de la nourriture
provenant de cet appétit qui a raison de gourmandise. Aussi cet argument venait
d'une équivoque.
5. Les aliments ont
ceci de commun avec les remèdes que les uns et les autres se prennent contre la
défaillance de la nature corporelle, mais on peut remarquer entre eux une
double différence: d'abord, parce que les remèdes se prennent conformément à la
règle de l'art de la médecine, aussi, s'il y a désordre dans la prise des
remèdes, il est davantage imputé au médecin qui les donne qu'au malade qui les
prend; mais, pour ce qui est des aliments, l'homme les prend généralement par
décision personnelle, et c'est pourquoi c'est à lui que le péché est imputé
s'il prend de la nourriture avec excès par désir déréglé des plaisirs de la
table. Deuxièmement, ils diffèrent parce que l'absorption des remèdes n'est pas
agréable comme l'est celle des aliments, et de la sorte, dans l'absorption des
remèdes, il n'y a pas péché venant du désir déréglé de la jouissance, comme
dans celle des aliments; toutefois, si quelque malade prenait un remède
agréable plus qu'il ne doit, contre le conseil du médecin, en raison du désir
de la jouissance, il pécherait de façon semblable par vice de gourmandise.
6. Le superflu, le
trop peu et le milieu s'entendent, dans la vertu morale, non selon une quantité
absolue, mais selon un rapport à la raison droite, selon laquelle est déterminé
le milieu vertueux comme il ressort de la définition même de la vertu dans l'Éthique
(II, 7). Et c'est pourquoi il arrive que la vertu tienne parfois un extrême
selon la quantité absolue, et qu'elle tienne cependant le milieu selon le
rapport à la raison droite, comme le Philosophe le dit du magnanime dans l'Éthique
(IV, 8): "C'est bien un extrême par la grandeur", parce qu'il tend
aux grandes choses, "mais en y tendant comme il faut, c'est un
milieu"; ainsi donc la virginité, la pauvreté et le jeûne tiennent un
extrême par rapport à la quantité absolue, mais ils tiennent cependant le
milieu par rapport à la raison droite, à laquelle manquer même par une
abstinence excessive constitue un péché. De là vient que saint Grégoire dit
dans les Morales (XXX, 18): "La plupart du temps, lorsque la chair
est réprimée plus que de juste, elle est fatiguée même par l'exercice des
bonnes oeuvres, de sorte qu'elle n'est plus disponible pour l'oraison ou la
prédication, tandis qu'elle se hâte d'étouffer complètement ce qui excite les
vices; et de la sorte, en poursuivant l'ennemi, nous tuons aussi le citoyen que
nous aimons."
Liens transversaux dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme théologique IIa -IIae, Question 148, a. 2.
Objections:
Il semble que oui.
1. Parce que, sur ce
texte de la Lettre aux Hébreux (12, 16): "Qu'il
n'y ait aucun impudique ou profanateur comme Esaü", la Glose dit
qu'Esaü fut profanateur parce que vorace, c'est-à-dire gourmand. Or personne
n'est appelé profanateur sinon en raison d'un péché mortel. Donc la gourmandise
est un péché mortel.
2. En outre, les
vertus ne sont enlevées que par le péché mortel. Or les vertus sont enlevées
par la gourmandise: saint Grégoire dit en effet dans les Morales (XXX,
18): "Quand domine le vice de la gourmandise, tout ce qu'ils avaient
accompli avec courage, ils le perdent, en tant que le ventre n'est pas réprimé,
toutes les vertus ensemble sont étouffées". Donc la gourmandise est un
péché mortel.
3. En outre, tout ce
qui corrompt un milieu vertueux corrompt la vertu qui consiste en ce milieu, et
par conséquent, c'est un péché mortel. Or la gourmandise corrompt un milieu
vertueux, comme on l'a dit. Donc la gourmandise est péché mortel.
4. En outre, c'est un
péché plus grave que l'homme se tue lui-même plutôt qu'il ne tue un autre; et
de même, il semble que c'est un péché plus grave d'infliger un dommage à son
propre corps qu'à celui d'autrui. Or par la gourmandise, on inflige un dommage
à son propre corps; il est dit en effet dans l'Ecclésiastique (37, 33-34): "Dans l'abondance des aliments se
trouvera la maladie", et: "A cause de l'ivresse, beaucoup sont
morts". Donc la gourmandise est un péché mortel, comme aussi la colère,
qui tend à nuire au prochain.
5. En outre, de même
que dans les actions bien faites apparaît l'ordre des préceptes, de même dans
les péchés apparaît celui des interdictions. Or la première interdiction faite
à l'homme concerne la gourmandise, comme il ressort de la Genèse (2, 17), où le
Seigneur a ordonné à Adam de ne pas manger de l'arbre de la science du bien et
du mal. Donc le péché de gourmandise est le premier et le plus grand péché, et
ainsi, il semble être un péché mortel.
6. En outre, le péché
mortel consiste en l'aversion de Dieu. Or la gourmandise détourne l'homme de
Dieu parce qu'elle fait tomber l'homme dans l'idolâtrie, selon ce texte de
l'Exode (32, 6): "Le peuple s'assit pour manger et boire, et ils se
levèrent ensuite pour se divertir", c'est-à-dire en l'honneur de l'idole;
elle fait même forniquer, car il est dit dans Osée (4, 10): "Ils mangeront
et ne seront pas rassasiés, ils ont forniqué, et ils n'ont pas cessé."
Donc la gourmandise est péché mortel.
7. En outre, saint
Jérôme dit dans Contre Jovinien (II, 8): "L'avidité pour les
aliments, qui est la mère de l'avarice, enchaîne l'âme par des liens." Or
l'âme n'est liée que par le péché mortel. Donc la gourmandise est péché mortel.
8. En outre, saint
Jérôme dit dans le même livre (II, 9) qu'il est contre nature de se laisser
entraîner par le courant des voluptés. Or ce qui est contre nature est péché
mortel, parce que c'est aussi obligatoirement contre la raison. Donc la
gourmandise, qui se présente comme une sorte de flot voluptueux, est péché
mortel.
9. En outre, est
péché mortel tout ce dont l'effet est aussi un péché mortel. Or les effets de
la gourmandise sont toujours des péchés mortels, parce que, sur ce verset du
Psaume (135, 10): "Lui qui frappa
l'Égypte avec ses premiers-nés", la Glose dit: "Débauche, orgueil
et avarice, c'est ce que le ventre engendre en premier lieu." Donc la
gourmandise est péché mortel.
10. En outre, il est
dit dans l'Ecclésiastique (39, 3 1-32): "Les
premières choses nécessaires à la vie des hommes sont l'eau, le feu et le fer,
le sel, le lait et le pain de fleur de farine, le miel, la grappe de raisin,
l'huile et le vêtement toutes ces choses deviennent des biens pour les saints,
et de même des maux pour les pécheurs."; la Glose dit: "Pour les
pécheurs, c'est-à-dire ceux qui en abusent, elles se changent en maux,
c'est-à-dire en damnation éternelle." Or l'abus de ces choses se produit
le plus souvent par la gourmandise. Donc la gourmandise mérite la damnation
éternelle, et de la sorte elle est un péché mortel.
11. En outre, ce qui
rend l'homme bestial, c'est le péché mortel et très grave. Or l'intempérance,
dont la gourmandise est une partie, rend l'homme bestial, comme le dit le
Philosophe dans l'Éthique (III, 20). Donc la gourmandise est péché
mortel.
12. En outre,
l'idolâtrie est un péché mortel. Or la gourmandise est une forme d'idolâtrie,
car il est dit de certains, au dernier chapitre de l'Épître aux Romains (16,
18), qu'ils ne servent pas le Christ Seigneur mais leur ventre et, dans
l'Épître aux Philippiens (3, 18-19): "Beaucoup
agissent, dont la fin est la perdition, dont le ventre est un dieu."
Donc la gourmandise est péché mortel.
Cependant:
1) On ne trouve aucun
péché mortel chez les hommes saints. Or, on trouve parfois la gourmandise chez
les hommes saints: saint Augustin dit en effet dans Les Confessions (X,
31): "L'excès de table a parfois surpris ton serviteur; tu me prendras en
pitié pour qu'il s'écarte de moi"; or l'excès de table relève de la
gourmandise. Donc la gourmandise n'est pas un péché mortel.
2) En outre, tout
péché mortel s'oppose à un précepte de la loi. Or la gourmandise ne s'oppose à
aucun précepte de la loi, comme cela apparaît à qui parcourt un par un les
préceptes du Décalogue. Donc la gourmandise n'est pas un péché mortel.
3) En outre, saint
Grégoire dit dans les Morales (X, 11) en commentant ce texte de Job (11,
11): "Lui connaît la vanité des
hommes": "Par la vanité, nous sommes amenés à l'iniquité, quand
nous tombons d'abord insensiblement par des fautes légères, si bien que,
l'habitude ayant minimisé toutes choses, nous ne craignons plus du tout ensuite
de commettre même des fautes plus graves"; et parmi d'autres, il donne
l'exemple de la gourmandise en ajoutant: "En s'adon nant à la gourmandise,
on se livre immédiatement à une folle légèreté"; et de la sorte, la
gourmandise est comptée parmi les péchés légers. Or les péchés mortels ne sont
pas qualifiés de légers. Donc la gourmandise n'est pas un péché mortel.
4) En outre, saint
Augustin dit dans les Sermons sur le purgatoire (104, 3): "Chaque
fois que l'on prend plus de nourriture ou de boisson qu'il n'est nécessaire,
qu'on sache que cela fait partie des péchés mineurs." Or prendre plus de
nourriture ou de boisson qu'il n'est nécessaire relève de la gourmandise. Donc
la gourmandise n'est pas un péché mortel.
Réponse:
Lorsqu'on se demande au sujet d'un péché
en général s'il est mortel, la question doit s'entendre: est-il mortel par son
genre, parce que comme on l'a dit bien des fois dans des passages précédents,
en n'importe quel genre de péché mortel, par exemple l'homicide ou l'adultère,
on peut trouver un mouvement qui est péché véniel, et de façon similaire, en
n'importe quel genre de péché véniel, on peut trouver un acte qui est péché
mortel; ainsi dans le genre des vaines paroles, lorsqu'un acte est ordonné à la
fin d'un péché mortel.
Or l'espèce d'un acte moral se prend
d'après son objet; aussi, si l'objet d'un péché s'oppose à la charité, en
laquelle consiste la vie spirituelle, il est nécessaire que ce péché soit
mortel par son genre ou son espèce; ainsi, le blasphème s'oppose par son genre
à la charité quant à l'amour de Dieu, et l'homicide s'y oppose quant à l'amour
du prochain; aussi l'un et l'autre sont-ils péché mortel.
Or le péché de gourmandise consiste dans
le désir déréglé du plaisir venant de la nourriture, et ce plaisir de la
nourriture, considéré en soi, ne s'oppose pas à la charité, ni quant à l'amour
de Dieu, ni quant à l'amour du prochain; mais en tant que s'y ajoute un
désordre, il peut d'une certaine manière s'y opposer, et d'une autre ne pas s'y
opposer. Le désir de ces plaisirs, en effet, peut être déréglé d'une double
façon: d'abord, il peut l'être au point d'exclure l'ordre à la fin dernière ce
qui se produit assurément lorsque l'homme désire un tel plaisir comme sa fin
dernière, du fait qu'il n'est pas possible qu'un seul homme ait plusieurs fins
dernières; et un tel désordre est opposé à la charité quant à l'amour de Dieu,
qui doit être aimé comme la fin dernière. Ce désir peut être déréglé d'une
autre façon, quant à ce qui est pour la fin, étant sauf l'ordre à la fin
dernière: par exemple, lorsqu'on désire trop de nourriture sans pourtant la
désirer au point de vouloir transgresser les préceptes divins pour l'obtenir;
et un tel dérèglement ne s'oppose pas à la charité. Or le dérèglement du désir
est de l'essence de la gourmandise, mais il n'est cependant pas de son essence
que ce dérèglement supprime l'ordre à la fin dernière. C'est pourquoi la
gourmandise, selon sa raison spécifique, n'a pas de quoi constituer un péché
mortel; mais elle peut être par fois un péché mortel et parfois un péché
véniel, selon les deux sortes de désordre déjà mentionnés.
Solutions des objections:
1. Esaü a été
qualifié de profanateur en raison de sa gourmandise car en lui, le dérèglement
du désir de nourriture fut tel que pour de la nourriture, il vendit son droit
d'aînesse; aussi il semblait en quelque sorte désirer comme une fin le plaisir
de la nourriture.
2. Le péché supprime
les vertus de deux manières: directement d'abord, en s'opposant à la vertu, et
c'est de cette façon que la gourmandise qui est un péché mortel supprime les
vertus, comme le font aussi les autres péchés mortels: d'une autre manière,
elle les supprime de façon dispositive, et alors même les péchés véniels
suppriment les vertus, parce que, comme il est dit dans l'Ecclésiastique (19,
1): "Qui méprise les petites choses
succombe peu à peu."
3. Tout péché, aussi
bien véniel que mortel, corrompt un milieu vertueux en son acte: il n'y aurait
en effet pas de péché si on ne s'écartait du milieu indiqué par la raison; mais
seul le péché qui s'oppose à la charité, de qui dépendent toutes les vertus,
enlève l'habitus de la vertu, et à ce point de vue, la gourmandise qui est
péché véniel ne corrompt pas le milieu vertueux en son habitus, mais en son
acte.
4. Le dommage fait au
prochain est de soi l'objet de la colère; en effet, la colère désire une
vengeance injuste consistant dans un dommage fait au prochain; mais le dommage
causé à notre propre corps n'est pas l'objet propre de la gourmandise, mais il
est parfois une conséquence de cet objet, en dehors de l'intention, et un tel
dommage est étranger à l'essence de la gourmandise. Cependant, si quelqu'un en
raison d'un désir déréglé de nourriture infligeait sciemment un grave dommage à
son corps, en mangeant trop ou en prenant des aliments nocifs, il ne serait pas
excusé du péché mortel.
5. Cette interdiction
faite à Adam ne fut pas l'interdiction du vice de gourmandise: ce fruit pouvait
en effet être mangé sans aucun péché, si l'interdiction n'était pas intervenue;
mais il s'agissait d'un précepte disciplinaire, c'est-à-dire pour que l'homme
fasse l'expérience de la différence existant entre le bien de l'obéissance et
le mal de la désobéissance, comme le dit saint Augustin dans son Commentaire
littéral sur la Genèse (VIII, 14). Aussi le premier péché de l'homme ne
fut-il pas la gourmandise, mais la désobéissance ou l'orgueil.
6. La gourmandise
conduit de façon dispositive à l'idolâtrie et à la luxure, mais non pourtant de
telle façon que ces deux péchés soient de l'essence de la gourmandise; aussi ne
s'ensuit-il pas que le péché de gourmandise soit un péché mortel, étant donné
que même un péché véniel peut disposer au péché mortel.
7. Le péché mortel
lie l'âme absolument parlant, en tant qu'il l'empêche de pouvoir par elle-même
rentrer dans l'ordre de la charité, mais le péché véniel lie l'âme sous un
certain rapport, dans la mesure où il empêche l'acte de la vertu, et ainsi,
c'est d'une manière différente que la gourmandise lie l'âme selon qu'elle est
péché véniel ou péché mortel.
8. C'est la raison
qui est la nature de l'homme; aussi, tout ce qui va contre la raison va contre
la nature de l'homme. Ainsi donc, se laisser aller aux voluptés est contre la
nature de l'homme, en tant qu'on transgresse la règle de la raison, ou en
supprimant l'ordre à la fin, ce qui est contraire à la raison de façon absolue,
ou bien en supprimant l'ordre des moyens qui sont pour la fin, ce qui est
contraire à la raison sous un certain rapport, ou plutôt en dehors de la
raison.
9. Ces trois
attitudes sont appelées les effets de la gourmandise en tant que la gourmandise
dispose à ces vices; mais il ne s'ensuit pas que la gourmandise soit toujours
péché mortel.
10. "User
de", c'est rapporter quelque chose à la fin dernière qui nous rend
heureux. Aussi, ils abusent proprement des choses créées, ceux qui mettent en
elles leur fin sans les rapporter à la fin dernière, et cela mérite la
damnation, aussi bien pour la gourmandise que pour les autres péchés par
lesquels l'homme abuse de la sorte des choses créées.
11. Le Philosophe ne
dit pas que l'intempérance rend l'homme bestial absolument parlant, mais que se
réjouir de tels plaisirs, et les aimer plus que tout est bestial, et cela parce
que c'est un genre de plaisir qui nous est commun avec les bêtes; les autres
plaisirs sont en effet propres à l'homme; or celui qui aime plus que tout ces
plaisirs, c'est celui qui met sa fin en eux.
12. Ils servent leur
ventre comme un dieu, ceux qui mettent leur fin dans les plaisirs de la table,
qui se rapportent au ventre, cette fin qu'il faut placer en Dieu seul.
Quant aux objections contraires, la
réponse est facile à voir, car elles envisagent la gourmandise en tant qu'elle
est péché véniel.
Mais il faut répondre à la deuxième
objection, qui paraît montrer que la gourmandise n'est en aucune manière péché
mortel, parce qu'elle ne s'oppose à aucun précepte. Il faut dire, en effet, que
les préceptes du Décalogue ordonnent ou interdisent ce que la raison naturelle
tient de façon évidente pour choses à faire ou à ne pas faire; ils tombent en
effet sous le sens commun. Aussi tous les péchés mortels ne sont-ils pas
directement en opposition avec les préceptes du Décalogue, mais par une sorte
de réduction; ainsi, l'interdiction de la simple fornication se réduit à ce
précepte: "Tu ne commettras pas d'adultère", et de façon similaire,
l'interdiction de la gourmandise en tant que péché mortel s'oppose par
réduction au précepte sur la sanctification du sabbat, par laquelle est
signifié le repos spirituel, empêché par le dérèglement de la gourmandise.
Liens transversaux dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme théologique IIa-IIae, Question 148, a. 4.
Saint Grégoire les énumère dans les
Morales (XXX, 18), en disant: "Le vice de gourmandise nous tente de
cinq manières: il devance parfois le moment du besoin, parfois il recherche des
mets plus exquis, parfois il désire une préparation plus soignée pour ce qu'on
doit prendre, parfois il excède la mesure suffisant à la réfection dans la
qualité à prendre, parfois on pèche par l'ardeur même d'un désir
démesuré"; et ces manières sont renfermées dans ce vers: "Avant l'heure,
somptueusement, plus qu'il ne faut, avidement, avec recherche."
Objections:
Il semble qu'il ne soit pas convenable de
distinguer ces cinq espèces de gourmandise.
1. Ces sortes de
gourmandise diffèrent en effet selon diverses circonstances: "avant l'heure"
regarde le temps, "somptueusement" regarde la substance de la
nourriture, et ainsi du reste. Or les circonstances étant des accidents par rap
port aux actes, elles ne diversifient pas l'espèce. Donc on ne doit pas
distinguer les diverses espèces de gourmandise selon les cinq manières
mentionnées.
2. En outre, en tout
péché se produit une infraction à la règle selon diverses circonstances; ainsi,
le parcimonieux prend en un temps et en un lieu non opportuns, et de même pour
les autres circonstances; cependant on ne distingue pas d'après cela diverses
espèces de parcimonie. Il ne faut donc pas non plus distinguer diverses espèces
de gourmandise d'après les cinq points de vue mentionnés.
3. En outre, de même
que l'on tient le temps pour une circonstance, ainsi en va- t-il aussi du lieu
et de la personne de celui qui pèche. Si donc une espèce de gourmandise se
prend selon le temps, les autres espèces doivent se prendre aussi selon le lieu
et selon les sept autres circonstances, en sorte qu'il y ait sept ou huit
espèces de gourmandise.
4. En outre, selon le
Philosophe dans l'Éthique (III, 20), la tempérance à laquelle s'oppose
la gourmandise s'applique aux plaisirs du goût, non en tant qu'il est goût,
mais en tant qu'il est toucher. Or "somptueusement" et "avec
recherche" paraissent renvoyer à la qualité de la saveur qui est l'objet
propre du goût. Donc il n'est pas convenable de distinguer selon ces deux
points de vue des espèces de gourmandise.
5. En outre, dans les
Confessions (X, 31), saint Augustin dit que "le peuple dans le désert
a mérité des reproches, non pas parce qu'il a désiré de la viande, mais parce
que le désir de nourriture le fit murmurer contre Dieu". Mais saint
Grégoire dit dans les Morales (XXX, 18) que le peuple, "ayant
méprisé la manne, demanda des plats de viande qu'il estimait plus
excellents". Donc désirer des mets excellents ne semble pas relever du
péché de gourmandise, et de la sorte, il semble que les espèces de gourmandise
mentionnées plus haut ne soient pas convenablement distinguées.
Cependant:
Il y a l'autorité de saint Grégoire qui
distingue ces espèces.
Réponse:
Pour distinguer les espèces des actes
moraux, il faut tenir compte à titre principal des motifs, qui sont les objets
propres des actes volontaires, du fait que l'objet qui meut la volonté est
comme sa forme; aussi les actes volontaires se distinguent-ils selon leurs
divers motifs, comme les actes des choses naturelles se distinguent selon les
formes diverses des agents.
Mais il arrive parfois qu'un même motif
soit cause de ce que l'homme dépasse le milieu vertueux selon des circonstances
diverses, et alors les diverses espèces de péché ne se prennent pas selon les
diverses circonstances désordonnées; ainsi dans l'avarice, l'homme est poussé à
ravir le bien d'autrui en un temps qui ne convient pas, en un lieu qui ne
convient pas et à des personnes à qui cela ne convient pas, pour un seul et
même motif, à savoir amasser de l'argent; et c'est pourquoi ce n'est pas selon
ce point de vue que se diversifient les espèces de l'avarice. Si par contre il
y avait divers motifs de pécher, il y aurait alors diverses espèces d'avarice,
par exemple si on était porté à passer outre certaines circonstances, faute de
donner, ou certaines autres, en prenant avec excès.
Ainsi donc, il faut dire que ces espèces
de gourmandise mentionnées se distinguent selon leurs divers motifs: comme on
l'a dit, en effet, le péché de gourmandise consiste dans le désir désordonné
des plaisirs de la table; or ce désordre peut se rapporter soit au plaisir,
soit au désir lui-même.
Or la cause du plaisir peut être naturelle
ou artificielle; elle est naturelle lorsque, par exemple, quelqu'un se réjouit
excessivement de manger des mets coûteux et recherchés, selon Amos (6, 4):
"Vous qui mangez l'agneau pris du troupeau et les veaux choisis au milieu
du bétail"; mais la cause du plaisir est artificielle lorsque, par
exemple, quelqu'un désire avec excès des mets trop délicatement préparés. Donc,
dans le premier cas, on a "somptueusement"; dans le second,
"avec recherche".
Du côté du désir, le désordre peut se
différencier de trois manières, selon les divers motifs. Le désir est en effet
un mouvement de la puissance appétitive qui tend vers le plaisir; or la
véhémence désordonnée d'un mouvement peut être considérée à trois stades, même
dans les choses corporelles:
- D'abord, avant qu'il ne parvienne au terme
auquel il tend, et alors ce mouvement véhément se hâte de parvenir à son terme;
de même, quand le désir est véhément de façon désordonnée, il ne peut souffrir
de délai pour prendre la nourriture, mais il fait se hâter de manger et ainsi,
on utilise l'expression "avant l'heure".
- Deuxièmement, la véhémence d'un mouvement est
considérée au moment même où il parvient au terme, parce que ce qui se meut
avec véhémence dans le monde des corps rejoint de façon inadéquate ce vers quoi
il tend; et de même, quand le désir de nourriture est véhément, l'homme se
comporte de façon désordonnée dans l'absorption de la nourriture; et c'est à ce
cas que se rapporte "avidement".
- Troisièmement, la véhémence désordonnée d'un
mouvement corporel est considérée après qu'il est parvenu à ce vers quoi il
tend, parce qu'il ne s'y arrête pas, mais va plus loin; il en va de même
lorsque quelqu'un désire de manière immodérée la nourriture et que son désir ne
s'arrête pas à la nourriture modérée que demande la nature, mais prend
davantage; et c'est à ce cas que se rapporte l'expression'"plus qu'il ne
faut".
Solutions des objections:
1. Les espèces
mentionnées ci-dessus ne se diversifient pas selon leurs diverses
circonstances, mais selon leurs divers motifs, comme il a été dit.
2 et 3. Et, par là,
la réponse aux objections 2 et 3 est claire aussi, parce que le fait de passer
outre à diverses circonstances n'a pas toujours des motifs divers.
4. Le gourmand ne met
pas son plaisir dans les mets somptueux et préparés avec recherche parce qu'il
juge de leur saveur, comme ceux qui apprécient les vins, ce qui est le propre
du goût en tant que tel, car le désordre en ce plaisir relève plus de la
curiosité que de la gourmandise; mais le gourmand met son plaisir dans
l'absorption même d'un mets somptueux et préparé avec recherche, et cette
absorption se fait bien par un certain toucher.
5. Manger des mets
excellents n'est pas un péché, comme le dit saint Augustin mais le désir
désordonné d'un mets excellent peut être un péché, selon la pensée de saint
Grégoire.
Liens transversaux dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme théologique IIa -IIae, Question 148, a. 5.
Objections:
Il semble que non.
1. En effet, de même
qu'il arrive que le plaisir existe dans les sens du goût et du toucher, de même
cela arrive aussi dans les autres sens. Or, pour les plaisirs des autres sens,
on ne trouve pas de vice capital. Donc la gourmandise, qui a rap port au
plaisir du goût, ne doit pas être comptée non plus comme vice capital.
2. En outre, selon
saint Grégoire dans les Morales (XXXI, 45), l'orgueil n'est pas
considéré comme un vice capital, mais comme le roi des vices, parce que c'est
de lui que naissent tous les vices. Or l'ivresse est la racine de tous les
vices, car il est dit dans les Décrets (35, 9): "Avant tout, que l'on
interdise aux clercs l'ivresse, qui est la racine et l'aliment de tous les
vices"; or l'ivresse est une espèce de gourmandise. Donc la gourmandise ne
doit pas être comptée parmi les vices capitaux.
3. En outre, un vice
capital ne doit pas être compté parmi les filles d'un autre. Or l'impureté, que
saint Grégoire dans les Morales (XXXI, 45) place parmi les filles de la
gourmandise, appartient à la luxure, selon ce texte de l'Épître aux Éphésiens
(5, 3): "Que toute fornication et impureté, etc." Puisque la luxure
est donc un vice capital, il semble que la gourmandise ne soit pas un vice
capital mais qu'elle soit au-dessus des vices capitaux.
4. En outre, désirer
les choses agréables est le propre même des orgueilleux, dit saint Bernard. Or
l'orgueil n'est fille d'aucun vice capital. Donc, puisque la sotte joie est
comptée par saint Grégoire comme fille de la gourmandise, il semble que la
gourmandise ne soit pas un vice capital.
Cependant:
Saint Grégoire, dans les Morales
(XXXI, 45), place la gourmandise avec les autres péchés capitaux.
Réponse:
Comme on l'a dit dans les questions
précédentes, on appelle capital le vice dont d'autres vices procèdent selon la
raison de cause finale, c'est-à-dire en tant que l'objet d'un vice est très
désirable et de façon immédiate, et surtout en tant qu'il possède une certaine
ressemblance avec le bonheur, que tous désirent naturellement. Or une des
conditions du bonheur est le plaisir, sans lequel il ne peut y avoir de
bonheur, et c'est pourquoi le péché de gourmandise, portant sur l'un des plus
grands plaisirs, celui qui se présente dans la nourriture et la boisson, est un
vice capital.
Certains vices naissent de la gourmandise
et sont appelés ses filles, selon les suites entraînées par un plaisir excessif
pris dans le manger et le boire. On peut les considérer ou du côté du corps, et
alors, on compte comme fille de la gourmandise l'impureté, dont la souillure
est aisément la suite d'une excessive absorption de nourriture; ou encore, on
peut les considérer du côté de l'âme, à qui il revient de régir le corps, et
dont le gouvernement se trouve entravé de multiples façons à cause d'un plaisir
excessif pris dans le manger et le boire. Et d'abord quant à la raison, dont la
pénétration est émoussée par une excessive absorption de nourriture, ou par une
préoccupation à son endroit, parce que quand les puissances corporelles
inférieures sont troublées par une absorption déréglée de nourriture, la raison
elle-même en est gênée en conséquence; et à ce point de vue, on compte comme
fille de la gourmandise l'hébétude de l'esprit. En second lieu, s'ensuit un
désordre dans l'affection, qui s'émeut de façon désordonnée, la direction de la
raison étant évanouie, et c'est alors la sotte joie. Troisièmement, s'ensuit un
désordre dans la parole, et c'est alors le bavardage, parce que lorsque la
raison ne pèse pas ses paroles, la conséquence est que l'homme se répand en
paroles superflues. Quatrièmement, s'ensuit un désordre dans l'action, et c'est
alors la bouffonnerie, c'est-à-dire une sorte d'attitude risible dans les
gestes extérieurs, provenant d'une déficience de la raison, à qui il revenait
de régler la disposition des membres extérieurs.
Ainsi donc, la gourmandise est un vice
capital et ses filles sont au nombre de cinq, comme le dit saint Grégoire dans les
Morales (XXXI, 45), à savoir: la sotte joie, la bouffonnerie, le bavardage,
l'impureté et l'hébétude de l'esprit.
Solutions des objections:
1. Les plaisirs des
autres sens suivent une union selon la seule ressemblance avec l'objet qui
cause le plaisir, tandis que les plaisirs du toucher suivent l'union corporelle
avec cet objet; et c'est pourquoi c'est par rapport aux plaisirs du toucher,
comme étant les principaux et plus grands, que l'on considère les vices
capitaux, et non par rapport aux plaisirs des autres sens, hormis le goût en
tant qu'il est une sorte de toucher.
2. Tous les péchés
viennent de l'ivresse, non en tant qu'elle est leur origine comme cause finale,
mais en tant qu'elle écarte un obstacle, dans la mesure où elle écarte le
jugement de la raison, qui retient l'homme de pécher: il ne s'ensuit donc pas
que la gourmandise ou l'ivresse soit la tête de tous les péchés comme
l'orgueil, mais elle l'est spécialement pour les péchés qui naissent
directement d'elle comme étant ses effets propres.
3. Une souillure du
corps peut venir d'une cause animale, par exemple du désir du plaisir appréhendé
par une puissance de connaissance, et cela appartient principalement à la
luxure; elle peut venir aussi d'une puissance corporelle et intérieure, à
savoir du débordement de l'humeur qui abonde intérieurement, ce qui pousse
l'homme à souiller son corps; et à ce point de vue, l'impureté est considérée
comme une fille de la gourmandise.
4. C'est le fait de
l'orgueil de désirer les choses agréables, mais c'est celui de la gourmandise
que d'avoir pour suite la sotte joie, parce que la raison est entravée, comme
on l'a dit.
Liens transversaux dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme théologique IIa-IIae, Question 153,
articles 2-3.
Objections:
Il semble que non.
1. La fornication, en
effet, est un acte de luxure. Or cette même fornication est comptée au nombre
des choses qui ne sont pas des péchés en soi, mais qui sont licites on dit en
effet dans les Actes des Apôtres (15, 28-29): "Il a semblé à l'Esprit Saint et à nous de ne pas vous imposer
d'autres fardeaux que ceux-ci, qui sont nécessaires: vous abstenir des viandes
immolées aux idoles, du sang et de la chair étouffée, et de la
fornication." Or le fait de prendre de la nourriture n'est aucunement
un péché en soi, selon le texte de la Première Lettre à Timothée (4, 4): "Il ne faut rien rejeter de ce qu'on
prend avec action de grâces." Donc la fornication n'est pas non plus
un péché, et de la sorte, tout acte de luxure n'est pas un péché.
2. En outre, s'unir à
une femme est un acte naturel, et ainsi, en tant que tel, ce n'est pas un
péché, pas plus que de la voir, puisque tous les deux sont des actes d'une
puissance naturelle. Mais voir une femme qui n'est pas la sienne n'est pas un
péché. Donc ce n'est pas un péché non plus de s'unir à une femme qui n'est pas
la sienne.
3. En outre, si la
fornication est un péché, c'est ou bien en raison de la puissance dont l'acte
provient, ou bien en raison de sa matière, ou en raison de sa fin. Or la
fornication n'est pas un péché en raison de cette puissance, parce que la
puissance dont l'acte provient est naturelle; elle ne l'est pas davantage en
raison de sa matière, du fait que cette matière est la femme, créée par Dieu
pour cet usage, selon cette parole de la Genèse (2, 18): "Faisons-lui une aide semblable à lui" il peut arriver
qu'elle ne le soit pas en raison de sa fin, par exemple si quelqu'un a
l'intention, en forniquant, d'engendrer un enfant pour l'élever en le destinant
au culte de Dieu. Il semble donc que toute fornication ne soit pas un péché.
4. En outre, selon le
Philosophe dans les Animaux (XV), la semence est l'excédent de la
nourriture. Or il est licite d'évacuer de quelque façon que ce soit les autres
excédents, et cela se fait sans péché; il semble donc que cela se passe de même
dans l'émission de la semence. Donc tout acte de luxure n'est pas un péché.
5. En outre, il n'est
pas permis de faire ce qui est un péché de par son genre, pour quelque bonne
fin que ce soit, selon le texte de l'Épître aux Romains (3, 8): "Il n'en va pas comme certains qui
affirment que nous disons: faisons le mal pour que le bien en sorte."
Mais, comme le dit le Commentateur de l'Éthique (V,14), l'homme qui a l'épikie (équité), l'homme vertueux,
commet l'adultère avec la femme d'un tyran pour délivrer la patrie en mettant à
mort le tyran. Donc même l'adultère n'est pas un péché en tant que tel; donc
les autres actes de fornication le seront beaucoup moins encore.
6. En outre, aucun
acte d'un juste en tant que tel n'est un péché. Or il semble que la fornication
soit un acte de justice, car il est dit dans la Genèse (38, 26), que Juda a dit
de Thamar, avec qui il avait forniqué: "Elle
est plus juste que moi", ou: "Elle
a été justifiée par moi", d'après le texte hébreu authentique, comme
le dit saint Jérôme. La fornication n'est donc pas un péché.
7. En outre, saint
Augustin dit dans la Cité de Dieu (XI, 17) que tout vice est contre
nature. Or la fornication n'est pas contre nature, car sur le texte de l'Épître
aux Romains (1, 26): "Leurs femmes,
en effet, ont changé l'usage naturel", la Glose dit: "L'usage
naturel est que l'homme et la femme s'unissent dans une même chair." Donc
ce n'est pas un péché.
8. En outre, aucun
péché n'est commis sur un ordre de Dieu. Or parfois la fornication a été
commise sur ordre de Dieu: il est dit en effet en Osée (1, 2): "Le Seigneur dit à Osée: va, prends-toi une
épouse de fornication et fais-toi des fils de fornication." La
fornication n'est donc pas un péché.
9. En outre, à tout
vice qui consiste en un excès s'oppose un vice qui consiste en une diminution.
Or la luxure comporte un certain excès touchant les désirs des plaisirs
charnels, tandis que la diminution opposée, la virginité ou la continence
perpétuelle, n'est pas un péché, mais quelque chose de louable. La luxure n'est
donc pas toujours un péché non plus.
Cependant:
1) Il est dit, dans
la Lettre aux Hébreux (13, 4): "Que
le mariage soit honoré de tous et le lit nuptial sans souillure, car Dieu
jugera fornicateurs et adultères." Mais ce pour quoi l'homme est
passible du jugement divin, c'est le péché. Donc fornication et adultère, et
tous les actes de luxure de ce genre sont des péchés.
2) En outre, il est
dit dans Tobie (4, 13): "Garde-toi,
mon fils, de toute fornication, et en dehors de ton épouse, ne souffre jamais
de connaître le péché." Or on appelle actes de luxure ceux qui sont
commis en dehors du mariage avec une épouse légitime. Donc tout acte de luxure
est péché.
Réponse:
La luxure est un vice opposé à la
tempérance, en tant qu'elle modère les désirs des plaisirs du toucher dans les
rapports sexuels, comme la gourmandise s'oppose à la tempérance en tant qu'elle
modère les désirs portant sur les plaisirs du toucher dans le manger et le
boire; de là vient que la luxure comporte certainement, à titre principal, un
certain désordre par excès concernant les désirs des plaisirs sexuels.
Mais ce désordre peut se trouver, soit
dans les seules passions intérieures, soit aussi, en plus, dans l'acte
extérieur même, qui est désordonné en lui-même, et non seulement en raison du
désir désordonné duquel il procède. En effet, il relève d'un désir désordonné
qu'on accomplisse par désir de plaisir un acte qui est de soi désordonné, comme
cela est clair pour le désir de l'argent: il peut y avoir en effet désir
désordonné d'acquérir ou de conserver des biens qui nous reviennent, et dans ce
cas, ce fait d'acquérir ou de conserver n'est pas vicieux en lui-même, mais
seulement en tant qu'il provient d'un désir immodéré; parfois, au contraire, il
arrive qu'un homme veuille, en raison d'un désir désordonné de l'argent,
acquérir ou conserver même les biens d'autrui, et dans ce cas, cette
acquisition ou ce recel sont en eux-mêmes désordonnés, et non pas seulement
parce qu'ils proviennent d'un désir désordonné; et l'un et l'autre cas relèvent
du vice de parcimonie, comme cela est mis en lumière par le Philosophe dans l'Éthique
(IV, 5).
Il faut en dire tout autant de la luxure,
parce que parfois elle ne comporte que le désordre du désir intérieur, comme
c'est le cas de celui qui s'unit à son épouse dans un désir immodéré: en effet,
l'acte lui-même n'est pas alors de soi désordonné, mais seulement en tant qu'il
provient d'un désir désordonné; mais par fois au désordre du désir s'ajoute
aussi le désordre de l'acte extérieur lui-même, considéré en soi, comme cela se
produit pour tout usage des organes sexuels, excepté l'acte matrimonial.
Que tout acte de ce genre soit désordonné
en lui-même, cela est clair, du fait que tout acte humain non proportionné à la
fin requise est dit désordonné; ainsi l'action de manger est désordonnée si
elle n'est pas proportionnée à la santé du corps, à laquelle elle est ordonnée
comme à sa fin. Or la fin de l'usage des organes sexuels est la génération et
l'éducation des enfants, et c'est pourquoi tout usage de ces organes qui n'est
pas proportionné à la génération de l'enfant et à son éducation convenable est
de soi désordonné. Or il est évident qu'aucun acte de ces organes, excepté
l'union de l'homme et de la femme, n'est adapté à la génération de l'enfant.
Mais toute union de l'homme et de la femme
en dehors de la loi du mariage n'est pas appropriée à l'éducation convenable de
l'enfant. En effet, la loi du mariage a été établie pour exclure les unions
passagères qui s'opposent à toute certitude concernant l'enfant: si en effet
n'importe quel homme pouvait indifféremment s'unir à n'importe quelle femme
sans qu'aucune ne lui soit assignée, toute certitude concernant l'enfant serait
supprimée, et par voie de conséquence, la sollicitude du père pour l'éducation
de ses fils; et cela s'oppose à ce qui convient à la nature humaine, parce que
naturellement, les hommes ont souci de la légitimité de l'enfant et de
l'éducation de leurs fils.
Cela regarde même davantage les pères que
les mères, parce que l'éducation qui revient aux mères concerne l'enfance, mais
que par la suite, c'est au père qu'il revient d'éduquer son fils, de
l'instruire, et d'amasser pour lui pour toute sa vie. Et c'est ce que nous
voyons également pour d'autres animaux; en toute espèce animale où la
progéniture a besoin de l'éducation commune du mâle et de la femelle, il n'y a
pas alors accouplement passager, mais union d'un mâle avec une femelle
déterminée, comme cela est clair pour tous les oiseaux qui nichent ensemble.
Il ressort de là que toute union de
l'homme et de la femme en dehors de la loi du mariage, qui exclut les unions
passagères, est de soi désordonnée. Mais il ne s'agit pas maintenant de savoir
si cette détermination porte sur la possession d'une épouse ou de plusieurs, de
manière indissoluble ou non, car cela regarde le traité du mariage; mais de
toute façon, il est forcé que toute union de l'homme et de la femme en dehors
de la loi du mariage soit désordonnée.
Ainsi donc, tout acte de luxure est un
péché, soit en raison du désordre de l'acte, soit même en raison d'un désordre
dans le seul désir, désordre qui appartient d'abord de soi à la luxure. Saint
Augustin dit en effet dans la Cité de Dieu (XII, 8): "La luxure
n'est pas le vice des corps doués de beauté et de charme, mais d'une âme
perverse qui aime les voluptés corporelles, en négligeant la tempérance qui
nous rend aptes à des réalités plus belles et plus suaves
spirituellement".
Solutions des objections:
1. Les Apôtres,
voulant que, dans l'Église primitive, les convertis du paganisme fréquentent
dans les assemblées ceux qui étaient venus du judaïsme, exclurent ce qui
empêchait cette union, en retranchant de part et d'autre ce qui pouvait être à
charge aux autres, et c'est pourquoi ils interdirent aux païens certaines
pratiques qui étaient inacceptables pour les Juifs sans considérer si c'étaient
des péchés ou non, mais seulement parce qu'elles faisaient scandale. D'une
part, les païens jugeaient que tout aliment de soi pouvait être mangé de façon
licite, ce qui était vrai; tandis que les Juifs avaient cela en horreur, en
raison de la coutume précédente de la loi; et c'est pourquoi les Apôtres
interdirent aux païens pour ce temps-là les aliments les plus abominables aux
Juifs. D'autre part, les païens jugeaient au contraire faussement que la
fornication simple n'était pas un péché, ce que les Juifs instruits par la loi
abhorraient en toute vérité comme un péché et c'est pourquoi les Apôtres
défendirent cela même en tant que péché, et en plus comme engendrant la
division.
2. Rien n'empêche
qu'une chose me soit donnée à voir et qu'elle ne soit cependant pas mienne
quant à un autre usage; ainsi l'or qui est exposé sur la place publique m'est
donné à voir, mais non à posséder. De même aussi quelqu'un peut voir une femme
ou l'avoir comme servante sans cependant qu'elle soit à lui pour s'unir à elle,
si ce n'est selon la loi du mariage.
3. L'acte de luxure
est un péché en raison de son principe, dans la mesure où le concupiscible
n'est pas soumis à l'ordre de la raison, et il l'est en raison de sa matière,
parce que l'acte qui convient à la génération et à l'éducation des enfants
requiert pour matière, non seulement une femme, mais encore une femme précise
désignée par le mariage, comme on l'a dit. En outre, la fin de l'acte lui-même
est désordonnée de par sa nature même, bien que de par l'intention de l'agent,
la fin puisse être bonne, ce qui ne suffit pas à excuser l'acte, comme il
ressort de celui qui vole dans le but de faire l'aumône.
4. Comme le dit le
Philosophe dans le même livre, la semence est bien un excédent en ce qui
regarde l'acte de nutrition, mais on en a besoin pour la génération des
enfants, et c'est pourquoi toute émission volontaire de semence est illicite, à
moins de s'accorder avec la fin voulue par la nature; par contre, les autres
excédents comme la sueur, l'urine et choses de ce genre sont des excédents dont
on n'a pas besoin, aussi peu importe la manière dont ils sont évacués.
5. On ne peut
soutenir en cela le Commentateur, car on ne doit commettre l'adultère en vue
d'aucune utilité, de même qu'on ne doit pas non plus dire de mensonge en vue de
quelque utilité, comme le dit saint Augustin dans Contre le Mensonge
(XIV, 25).
6. On dit que Thamar
a été justifiée, non pas en raison de la fornication qu'elle a commise, mais
parce qu'elle n'a pas cherché à avoir une descendance d'une autre famille que
celle dont elle devait recevoir un mari.
7. Un acte de luxure
peut être dit contre nature à un double point de vue: d'abord d'une manière
absolue, parce que c'est contraire à la nature de tout animal; et ainsi, tout
acte de luxure, excepté l'union de l'homme et de la femme, est dit contre
nature en tant que non proportionné à la génération, qui en tout animal, se
produit par l'union des deux sexes; et c'est ainsi que s'exprime la Glose. Une
chose peut être dite contre nature d'une autre manière, parce qu'elle est
opposée à la nature propre de l'homme, à qui il revient d'ordonner l'acte de la
génération à l'éducation requise; et dans ce sens, toute fornication est contre
nature.
8. De même que, en
raison d'un ordre de Dieu, au pouvoir de qui sont toutes choses, ce qui dans
d'autres circonstances aurait été un vol ne fut pas un vol quand les fils
d'Israël dépouillèrent les Égyptiens, comme le rapporte l'Exode (12, 35), de
même aussi, en raison de l'autorité de Dieu lui-même, qui est au- dessus de la
loi du mariage, cette union ne fut pas un acte de fornication, ce qu'elle eût
été dans d'autres circonstances; aussi est-il question d'épouse de fornication
et de fils de fornication, non pas que ce fut alors fornication, mais parce
qu'en d'autres circonstances, il y aurait eu fornication.
9. La virginité ou la
continence perpétuelle ne s'opposent pas à la luxure comme un extrême, mais
comme un milieu, du fait que, dans les vertus, le milieu ne se prend pas selon
la quantité, mais selon la droite raison, comme le Philosophe le dit du
magnanime dans l'Éthique (IV, 8). Quant à l'extrême par défaut, ce
serait de s'abstenir de l'union charnelle contrairement à la droite raison,
comme il apparaît chez celui qui néglige ses devoirs conjugaux, ou qui
s'abstient en raison d'une certaine révérence envers les démons, tels les
nécromanciens ou les vierges vestales.
Liens transversaux dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme théologique IIa -IIae, Question 154,
articles 2-4.
Objections:
Il semble que non.
1. En effet, sur ce
passage de la Première Lettre à Timothée (IV, 8): "La piété est utile à tout", la Glose de saint Ambroise
dit: "Tout l'essentiel de la conduite chrétienne consiste en la
miséricorde et la piété; et si quelqu'un qui la suit succombe aux embûches de
la chair, il sera frappé sans doute, mais cependant il ne périra pas." Or
quiconque pèche mortellement est non seulement frappé, mais il périt. Donc quiconque
succombe aux embûches de la chair par un acte de luxure ne pèche pas
mortellement.
2. En outre, tout
péché mortel s'oppose à un précepte de la loi divine. Or, parmi les péchés de
luxure, seul l'adultère s'oppose à un précepte de la loi divine, à savoir à ce
précepte: "Tu ne commettras pas
l'adultère." (Exode, 20, 14). Donc seul l'adultère est péché mortel
parmi les actes de luxure.
3. Mais on peut dire
que dans l'interdiction de l'adultère est comprise celle de toute union
illicite. - On objecte à cela que dans l'interdiction d'un péché plus grand
n'est pas comprise celle d'un plus petit. Or l'adultère est un plus grand péché
que la fornication simple. Donc l'interdiction de la fornication simple n'est
pas comprise dans celle de l'adultère.
4. En outre, tout
péché mortel s'oppose à la charité qui est la vie de l'âme, selon la parole de
saint Jean (I Jn 3, 14): "Nous
sommes passés de la mort à la vie parce que nous aimons nos frères."
Or la fornication simple ne s'oppose ni à l'amour de Dieu, parce que ce n'est
pas un péché contre Dieu, ni même à l'amour du prochain, parce qu'elle ne cause
pas de dommage au prochain: car une femme disposant d'elle-même, qui consent à
un acte de fornication simple, ne subit pas d'offense, parce que personne ne
subit une offense volontairement, comme le dit le Philosophe dans l'Éthique
(V, 17). Donc la fornication n'est pas un péché mortel de par son genre.
5. En outre, saint
Isidore dit dans le Souverain Bien (II, 39) que si le plaisir de la
fornication réjouit davantage l'homme que l'amour de la chasteté, le péché
règne encore dans l'homme; il semble par là que la fornication puisse coexister
en l'homme avec la vertu de chasteté. Or aucun péché mortel ne peut coexister
en l'homme avec la vertu. Donc la fornication n'est pas un péché mortel.
6. En outre, un péché
est diminué de deux façons: d'abord, en raison de la faiblesse humaine, et
d'une autre façon, en raison de la violence de l'attaque. Or l'homme souffre
d'une faiblesse plus grande par rapport au péché de luxure que par rapport au
péché de gourmandise, parce que la puissance générative, à qui appartient le
péché de luxure, est non seulement corrompue comme celle de la nutrition, à qui
appartient le péché de gourmandise, mais encore elle est infectée. De même
aussi, l'assaut est plus violent de la part de l'ennemi dans la luxure que dans
la gourmandise, parce que le diable attaque surtout l'homme par la luxure,
comme il ressort de ce qui est dit en Job (40, 11): "Sa force réside dans ses reins, et sa vigueur dans le nombril de
son ventre", ce que saint Grégoire rapporte au péché de luxure. Il
semble donc que le péché de luxure soit moindre que celui de gourmandise; or
tout acte de gourmandise n'est pas péché mortel, comme on l'a dit plus haut;
donc tout acte de luxure n'est pas péché mortel.
7. En outre, la
corruption de la nature consiste en la rébellion de la chair contre l'esprit.
Or cette rébellion a suivi le péché de gourmandise: saint Bernard dit en effet,
en commentant le passage de la Genèse (3, 6): "La femme vit que l'arbre, etc.", que c'est du désir
désordonné de l'arbre défendu que s'en est suivie la rébellion de la chair
contre l'esprit. Donc la puissance nutritive, à laquelle appartient ce désir,
est plus corrompue que la puissance générative; et de la sorte, comme tout acte
de gourmandise n'est pas un péché mortel, il semble que tout acte de luxure
l'est encore bien moins.
8. En outre, la peine
répond à la faute. Mais la peine qui atteignit la puissance nutritive en
conséquence du péché des premiers parents fut plus grande que pour toutes les
autres puissances de l'âme: c'est en effet à la puissance nutritive
qu'appartiennent la faim, la soif et les autres besoins de ce type, qui
conduisent parfois l'homme jusqu'à la mort. Donc il y a faute plus grande pour
la puissance nutritive que pour la puissance générative; et de la sorte, la
conclusion est la même que pour l'objection précédente.
9. En outre, le péché
mortel ne peut exister que dans la raison comme cela est mis en lumière par
saint Augustin dans la Trinité (XII, 12). Or, parfois, l'acte de luxure
est commis sans délibération de la raison, comme il ressort du cas de Lot qui
s'unit à ses filles sans le savoir, comme le rapporte la Genèse (19, 33-37). Il
semble donc que l'acte de luxure ne soit pas toujours un péché mortel.
10. En outre, lorsque
la raison est engloutie, rien n'est imputé à l'homme comme péché mortel. Or,
dans l'acte de luxure, la raison tout entière est engloutie, parce que, sur ce
passage de la Première Épître aux Corinthiens (6, 18): "Celui qui fornique pèche contre son corps", la Glose
dit: "C'est ici proprement que l'âme est esclave du corps, au point que
dans le moment et l'expérience d'une si grande turpitude, il n'est pas permis à
l'homme de penser ou de vouloir rien d'autre, parce que submergée et engloutie
par la convoitise charnelle, l'âme captive est subjuguée." Il semble donc
que l'acte de luxure ne soit pas un péché mortel.
11. En outre, sur le
texte du Deutéronome (23, 17): "Il
n'y aura pas de prostituée, etc.", la Glose dit: "Il interdit de
s'unir à celles dont la turpitude est vénielle." Donc s'unir à une
prostituée est un péché véniel.
12. En outre, l'union
de l'homme et de la femme a été ordonnée à l'acte de la génération et de
l'éducation de l'enfant. Mais parfois, il peut résulter d'un acte de
fornication une génération et une éducation convenable. Donc toute fornication
n'est pas un péché mortel.
13. En outre, on
empêche davantage le bien de la génération et de l'éducation des enfants en ne
s'adonnant jamais à l'oeuvre de la génération qu'en s'unissant à une femme dans
un acte de fornication. Si donc la fornication était un péché mortel parce
qu'elle empêche l'éducation de l'enfant, garder la continence serait à plus
forte raison un péché mortel, puisque par là, la génération de l'enfant est
totalement empêchée.
14. En outre, il est
évident que, de l'union avec une femme qui est stérile et d'un certain âge, ne
peut suivre la génération d'un enfant. Or cependant, cela peut se faire sans
péché mortel dans l'état de mariage. Donc même les autres actes de luxure dont
ne résultent pas la génération et l'éducation convenable de l'enfant peuvent
être sans péché mortel.
15. En outre, il est
dit sur saint Matthieu (5, 28) que si l'âme est excitée par le désir, même s'il
y a péché, ce n'est pas un crime. Or cette excitation est un acte de luxure.
Donc tout acte de luxure n'est pas un crime ou un péché mortel.
16. En outre, le
plaisir de la fornication, dans la mesure où il réside dans la seule pensée,
n'est pas un péché mortel. Or le consentement au péché véniel n'est pas un
péché mortel, donc le consentement de la raison à un tel plaisir n'est pas
davantage un péché mortel, et c'est pourtant un acte de luxure. Donc tout acte
de luxure n'est pas péché mortel.
17. En outre, ce qui
n'est pas péché mortel pour l'un ne l'est pas pour un autre. Or le consentement
au plaisir n'est pas un péché mortel pour qui a une épouse, parce que l'acte
lui-même n'est pas non plus pour lui péché mortel; donc le consentement au
plaisir de la luxure n'est pas pour les autres non plus un péché mortel. Donc
tout acte de luxure n'est pas péché mortel.
18. En outre, les
attouchements, embrassements et baisers sont aussi des actes de luxure. Or il
ne semble pas que ce genre d'actes soient des péchés mortels en effet, alors que
l'Apôtre avait dit aux Éphésiens (5, 3-4): "Que
la fornication, l'impudicité, l'avarice ou la turpitude (qui consiste dans
les embrassements et les baisers, comme le dit la Glose), ou les inepties et les bouffonneries ne soient même pas nommées parmi
vous", il ajoute ensuite (5, 5): "Tout
fornicateur, ou impudique, ou avare n'a pas d'héritage dans le royaume du
Christ et de Dieu", après avoir omis la turpitude, les inepties et les
bouffonneries. Donc il semble que les actions de ce genre ne sont pas des péchés
mortels qui excluent du royaume de Dieu.
Cependant:
1) L'Apôtre dit, dans
la Lettre aux Galates (5, 19): "Évidentes
sont les oeuvres de la chair, qui sont la fornication, l'impureté,
l'impudicité, la luxure", et il ajoute ensuite: "Ceux qui accomplissent
de telles actions ne posséderont pas le royaume de Dieu." Or rien n'exclut
du royaume de Dieu sinon le péché mortel. Donc tout acte de luxure est péché
mortel.
2) En outre, il est
dit, en saint Matthieu (5, 28): "Celui
qui regarde une femme pour la désirer a déjà commis l'adultère avec elle dans
son coeur" et ainsi, il pèche mortellement. Or, parmi tous les actes
de luxure, le premier et le moindre est l'acte même de regarder une femme; donc
tous les autres actes sont péché mortel à plus forte raison.
Réponse:
Comme on l'a dit plus haut, l'acte de
luxure peut être désordonné d'une double façon: d'une première façon, en raison
du seul désordre du désir, et d'une autre façon encore, en raison du désordre
de l'acte lui-même.
Quand donc il y a péché de luxure en
raison du seul désordre du désir, ainsi lorsque quelqu'un s'unit à son épouse
avec un désir déréglé, il faut alors distinguer. Parfois, le désordre est tel
qu'il exclut l'ordre à la fin dernière, par exemple lorsque quelqu'un désire
tellement le plaisir charnel qu'il ne s'en abstiendrait pas en raison du
précepte de Dieu, et qu'il désirerait s'unir à cette femme ou même à une autre
en dehors de la loi du mariage; et dans ce cas, il y a péché mortel, parce que
le désir n'est pas retenu dans les limites du mariage. Mais quelquefois, le
désordre du désir ne supprime pas l'ordre à la fin dernière, à savoir quand,
bien qu'ayant un désir excessif du plaisir charnel, quelqu'un s'en abstiendrait
pourtant avant d'agir contre le précepte de Dieu, et il ne s'unirait pas à
cette femme ni à une autre si ce n'était pas son épouse: et dans ce cas, le
désir se tient dans les limites du mariage, et c'est un péché véniel, selon la
distinction faite plus haut à propos de la gourmandise.
Si par contre l'acte de luxure est un
péché en raison du désordre même de l'acte, parce que cet acte n'est pas
proportionné à la génération et à l'éducation des enfants, je dis que dans ce
cas c'est toujours un péché mortel. Nous voyons cri effet qu'est péché mortel
non seulement l'homicide, qui ôte la vie à un homme, mais aussi le vol, par
lequel on dérobe des biens extérieurs ordonnés , soutenir la vie de l'homme;
aussi est-il dit dans l'Ecclésiastique (34, 25): "Le pain des indigents est la vie du pauvre; qui s'en empare est
un homme de sang." Or la semence humaine, où l'homme est en puissance,
est ordonnée de façon plus proche à la vie de l'homme que n'importe quel bien
extérieur; aussi le Philosophe dit-il dans la Politique qu'il y a
quelque chose de divin dans la semence humaine, à savoir en tant qu'elle est un
homme en puissance; et c'est pourquoi le désordre quant à l'émission de semence
touche la vie de l'homme qu'elle contient en puissance prochaine.
Aussi est-il évident ici que tout acte de
luxure de ce type est un péché mortel par son genre. Et comme le désir
intérieur reçoit sa bonté ou sa malice de ce qui est désiré, il s'ensuit que le
désir d'un acte désordonné de ce type est péché mortel s'il est parfait,
c'est-à-dire de raison délibérée; autrement, il est péché véniel.
Solutions des objections:
1. Saint Ambroise
parle ici des embûches de la chair, en tant qu'elles sont péché véniel, comme
cela apparaît dans l'acte du mariage, comme l'a dit; ou on peut dire, et de
façon meilleure, qu'il parle aussi des embûches du péché mortel. Mais il ne
faut pas comprendre de façon absolue que si quelqu'un persévérait. jusqu'à la
mort dans de telles embûches charnelles, il échapperait à la damnation en
raison de ses oeuvres de piété, mais que les oeuvres de piété répétées
disposent l'homme à se repentir plus facilement, et après son repentir, à
expier plus facilement ses péchés passés; c'est pour cela aussi que le Seigneur
reproche, en saint Matthieu (25, 4 1-46), à ceux qui doivent être damnés, la
seule absence de miséricorde, parce qu'ils ne se sont pas appliqués à expier
leurs péchés passés par les oeuvres de miséricorde, comme le dit saint Augustin
dans la Cité de Dieu (XXI, 27).
2. Par ce précepte: "Tu ne commettras pas d'adultère",
on entend qu'est interdit tout usage illicite des organes sexuels, ce qui est
un péché mortel de par son genre.
3. Les préceptes du
Décalogue ont été transmis immédiatement par Dieu au peuple; aussi sont-ils
transmis sous la forme sous laquelle ils sont évidents à la raison naturelle de
tout homme, fût-il du peuple. Or n'importe qui peut apercevoir aussitôt par sa
raison naturelle que l'adultère est un péché, et c'est pourquoi, parmi les
préceptes du Décalogue, l'adultère est interdit; par contre, la fornication et
les autres dépravations sont interdites par les ordonnances de la Loi qui
suivent, qui ont été transmises par Dieu au peuple par l'entremise de Moïse,
parce que le désordre de ces actes ne contenant pas avec évidence un dommage
pour le prochain, il n'est pas manifeste à tous, mais aux sages seuls, par lesquels
il doit être porté à la connaissance des autres.
4. Toutes les
dépravations de la luxure qui existent en dehors de l'usage légitime du mariage
sont des péchés contre le prochain, en tant qu'elles s'opposent au bien de
l'enfant à naître et à élever, comme on l'a dit.
5. L'amour de la
chasteté peut réjouir non seulement celui qui possède la chasteté, mais même
celui qui est privé de cette vertu, dans la mesure où par la raison naturelle,
l'homme juge du bien de la vertu, l'aime et s'en réjouit, même s'il ne possède
pas la vertu.
6. Cet argument
envisage la gravité du péché considéré d'après les circonstances, sur quoi
l'emporte la gravité du péché considéré selon l'espèce de l'acte d'où il
ressort que, quelle que soit l'intensité de la force qui amène quelqu'un à
commettre l'homicide, c'est un péché plus grave que si on dit une parole
oiseuse, même sans y être poussé. De même aussi, bien que l'homme soit
davantage attaqué et poussé à l'acte de luxure qu'à l'acte de gourmandise, et
qu'en cela il soit plus faible, toutefois l'acte de luxure étant de soi péché
mortel parce qu'il a une matière illicite qui s'oppose à la charité, ce que n'a
pas l'acte de gourmandise, il ne s'ensuit pas que le péché de luxure soit
moindre que le péché de gourmandise. Cela se produirait peut-être dans le cas
où l'acte de luxure est péché véniel: si quelqu'un use d'une nourriture avec
excès, il pèche véniellement, comme celui qui use avec excès du mariage, à
moins qu'il n'y ait un autre élément qui en fasse, de part et d'autre, un péché
mortel. Mais, si quelqu'un use d'une nourriture volée ou défendue par la loi,
il pèche mortellement, mais moins 1, que le fornicateur, à proportion que la
nourriture ou toute autre chose extérieure touche de plus loin à la vie humaine
que la semence humaine, comme on l'a dit.
7. Dans le péché de
nos premiers parents, la gourmandise fut l'élément maté riel, tandis que
l'élément formel et principal fut le péché d'orgueil, par lequel l'homme n'a
pas voulu rester soumis à la règle du précepte divin; et c'est de là qu'a
résulté la rébellion de la chair contre l'esprit, comme le dit saint Augustin
dans la Cité de Dieu (XIV, 15), et non du vice de gourmandise.
8. La révolte de la
chair contre l'esprit, qui se fait sentir surtout dans les organes sexuels, est
une peine plus grande que la faim et la soif, parce que celles-ci sont purement
corporelles, et l'autre spirituelle.
9. Puisqu'il
appartient à la raison de donner son consentement à l'acte, comme le dit saint
Augustin dans la Trinité (XII, 12), il ne peut exister d'acte de
fornication sans délibération de la raison sauf peut être chez celui qui n a
pas l'usage de la raison; et alors, si cet empêchement provient d'une cause
illégitime, il n'est pas complètement excusé du péché, comme cela est manifeste
dans le cas de Lot, qui a commis l'inceste par suite de son ébriété; à moins
peut-être que cette ébriété se soit produite sans péché de sa part, comme il
arriva à Noé, à cause de son inexpérience de la puissance du vin. Mais si la
cause de cette déficience est sans péché, alors l'acte de luxure ou de tout
autre péché qui la suit n'est pas imputé comme péché, comme c'est évident chez
les furieux et les fous.
10. Dans l'acte même
de luxure, la raison ne peut délibérer, mais elle a pu délibérer auparavant,
quand elle a consenti à l'acte, et c'est pourquoi celui-ci lui est imputé comme
péché.
11. Ce texte est
corrompu: on ne doit pas dire, en effet, "celles dont la turpitude est
vénielle", mais "dont la turpitude est vénale".
12. L'acte de
génération est ordonné au bien de l'espèce, qui est un bien commun; or le bien
commun doit être réglé par la loi, tandis que le bien privé dépend de la
disposition d'un chacun; et c'est pourquoi, bien que dans l'acte de la
puissance nutritive, ordonné à la conservation de l'individu, chacun puisse
déterminer par lui-même la nourriture qui lui convient, il ne revient cependant
pas à chacun de déterminer ce que doit être l'acte de génération, mais cela
revient au législateur auquel il appartient de régler ce qui regarde la
procréation des enfants, comme le dit le Philosophe dans la Politique
(VII, 16). Or la loi ne considère pas ce qui pourrait arriver dans tel cas,
mais ce qui se passe d'habitude communément; et c'est pourquoi, bien que dans
un cas donné, l'intention de la nature puisse être sauve dans un acte de
fornication, quant à la génération de l'enfant et à son éducation, néanmoins
l'acte est de soi désordonné et péché mortel.
13. En un état où il
fallait pourvoir à la multiplication du genre humain, ce n'était pas sans vice
que quelqu'un se fût abstenu totalement de l'acte de génération, tant selon la
loi humaine que selon la loi divine. Mais au temps de la grâce, il importe de
s'attacher davantage à la propagation spirituelle, à laquelle sont plus aptes
ceux qui mènent une vie célibataire; et c'est pourquoi, en cet état, on i tient
pour plus vertueux de s'abstenir de l'acte de génération.
14. Une loi commune
n'est pas donnée selon les cas particuliers qui peuvent se produire, mais selon
une considération commune; et c'est pourquoi est dit J contre nature, selon le
genre de la luxure, l'acte dont ne peut résulter la génération selon le cas
général, mais non l'acte dont la génération ne peut résulter en raison d'un
élément accidentel particulier, comme la vieillesse ou l'infirmité.
15. Cette objection
envisage un acte de luxure qui est vicieux du fait du seul désordre du désir,
et qui n'exclut pas cependant l'ordre à la fin dernière.
16. Le consentement à
ce qui est véniel de par son genre n'est pas un péché mortel; mais le plaisir venant
d'une pensée de fornication est un péché mortel j de par son genre, comme cette
fornication elle-même; mais qu'elle soit péché véniel, cela lui est accidentel,
en raison de l'imperfection de l'acte, par défaut de délibération de la raison;
si cette délibération advient, cet acte revient à la nature de son genre par le
consentement délibéré, en sorte qu'il est péché mortel.
17. Comme le dit le
Philosophe dans l'Éthique (X, 8), les plaisirs pris dans le bien ou la
malice accompagnent les opérations qui sont source de plaisir et c'est
pourquoi, de même que l'union charnelle n'est pas un péché mortel chez l'homme
marié, mais l'est chez celui qui n'est pas marié, il y a aussi une différence
semblable touchant le plaisir et le consentement au plaisir: il n'est pas
possible en effet que le consentement au plaisir soit un péché plus grave que
le consentement à l'acte, comme cela ressort de la Trinité (XII, 12) de
saint Augustin.
18. Les touchers, les
embrassements et les baisers, en tant qu'ils ont ordonnés à un acte de
fornication, font suite au consentement à l'acte, mais en tant qu'ils sont
ordonnés au seul plaisir, ils font suite au consentement au plaisir, qui est
péché mortel; et c'est pourquoi, dans les deux cas, ils sont péchés mortels.
Cependant, du fait que ces actes-là ne sont pas péchés mortels par leur espèce,
comme la fornication et l'adultère, mais seulement dans la mesure où ils sont
ordonnés à autre chose, c'est-à-dire aux consentements dont on a parlé,
l'Apôtre n'a pas répété turpitude, inepties et bouffonneries, mais seulement
les actes qui sont de soi péchés mortels.
Liens transversaux dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme théologique IIa-IIae, Question 154,
articles 1, 6-9, 11; IV Commentaire des Sentences, D. 41, a. 4.
(1) (Note des moines de Fongombault): Stupre: ce mot,
introduit par Voltaire d'après le latin stuprum,
est défini par le Petit Robert: "débauche honteuse, humiliante". Il a
donc en français un sens général, alors que saint Thomas l'utilise dans sa
signification précise et canonique "union illicite avec une vierge vivant
sous la garde de ses parents".
Objections:
Il semble quelles ne soient pas distinguées
de façon convenable.
1. En effet, la
diversité de matière ne diversifie pas l'espèce. Or ces vices ne se distinguent
que d'après leur matière, c'est-à-dire du fait qu'on souille ou une femme
mariée, ou une vierge, ou une femme d'une autre condition. Donc les vices
énumérés auparavant ne sont pas des espèces différentes de luxure.
2. En outre, la
luxure consiste en soi dans les plaisirs charnels qui se trouvent dans l'union
de l'homme et de la femme. Or qu'une femme soit mariée ou libre, ou vierge, cela
lui est accidentel. Donc les vices énumérés ne diffèrent que de façon
accidentelle, et de la sorte, ils ne forment pas des espèces différentes,
puisque les différences accidentelles ne diversifient pas l'espèce.
3. En outre, la
luxure est de soi contraire à la tempérance. Or certains des vices cités sont
contraires à la justice, surtout l'adultère et le rapt. Il ne semble donc I pas
convenable d'en faire des espèces de luxure.
Cependant:
Le Maître répartit ainsi les espèces de la
luxure dans les Sentences (IV, D. 41).
Réponse:
Comme on l'a dit plus haut, le péché de
luxure comporte un désordre d'une double façon. D'abord du côté du désir, et un
tel désordre ne cause pas toujours le péché mortel. D'une autre façon, du côté
de l'acte lui-même, qui est de soi désordonné, et ainsi il y a toujours péché
mortel; aussi est-ce de ce côté, d'où vient une gravité plus grande du péché,
que sont envisagées les espèces de luxure mentionnées.
Or l'acte de luxure est désordonné, ou
bien du fait que de cet acte ne peut s'ensuivre la génération d'un enfant, et
c'est alors le vice contre nature, ou bien du fait que ne peut s'ensuivre une
éducation convenable, parce que la femme n'a pas été départie à tel homme pour
être son épouse selon la loi du mariage. Et ceci peut se produire de trois
façons. D'abord parce que de façon absolue elle ne lui a pas été départie pour
être son épouse, et alors on a la fornication, qui est l'union de l'homme libre
avec la femme libre; et cette expression vient de "fornix", c'est-à-dire "arc de triomphe", parce que
les femmes qui se prostituaient s'assemblaient pour ce genre de spectacles. En
second lieu, parce que cette femme ne peut pas lui être départie, et cela ou
bien en raison d'une parenté, qui fait qu'est dû un certain respect qui s'oppose
à un tel acte, et c'est alors l'inceste, qui est l'union avec une parente par
le sang ou par alliance; ou bien en raison d'une certaine sainteté ou pureté,
et c'est alors le stupre, qui est la défloration illicite des vierges. En
troisième lieu, parce que la femme appartient à un autre, ou bien selon la loi
du mariage, et on a alors l'adultère; ou bien selon une autre manière, et c'est
le rapt, par exemple lorsque la jeune fille est enlevée de la mai son de son
père, alors qu'elle est sous la tutelle de celui-ci.
Solutions des objections:
1. Ces six vices ne
diffèrent pas seulement par leur matière, mais ils ont également différentes
raisons de difformité, et c'est pour cela qu'ils constituent différentes
espèces de péché.
2. Bien que ces états
soient accidentels à la femme en tant qu'elle est femme, il s'agit cependant
d'une considération essentielle en tant que la femme est ordon née au mariage.
3. Parce que la
difformité de l'injustice est ordonnée à la fin de l'intempérance, l'ensemble
relève donc du genre de l'intempérance.
Liens transversaux dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme
théologique IIa -llae, Question 153, a. 4; II Commentaire des Sentences,
D. 42, Question 2, a. 3; Somme théologique Ia-Ilae, Question 84, a. 4.
Objections:
Il semble que non.
1. En effet,
l'impureté est placée parmi les filles de la gourmandise, selon saint Grégoire
dans les Morales (XXXI, 45). Or on ne place pas un vice capital parmi
les filles d'un autre vice. Donc, puisque l'impureté appartient à la luxure,
comme il ressort de la Lettre aux Éphésiens (5, 3), il semble que la luxure ne
soit pas un vice capital.
2. En outre, saint
Isidore dit dans le Souverain Bien (II, 38): "Celui qui est captif
de l'orgueil tombe dans la luxure de la chair." Donc la luxure est fille
de l'orgueil; elle n'est donc pas un vice capital.
3. En outre, le
désespoir est fille de l'acédie comme cela ressort des Morales de saint
Grégoire (XXXI, 45). Or le désespoir cause la luxure, selon ce texte des Éphésiens
(IV, 19): "Tombés dans le désespoir, ils se sont livrés à la
débauche." La luxure n'est donc pas un vice capital.
Cependant:
Dans les Morales (XXXI, 45), saint
Grégoire range la luxure parmi les vices capitaux.
Réponse:
Du fait que le plaisir est une des
conditions du bonheur, comme on l'a dit plus haut, il en résulte que les vices
qui ont le plaisir pour objet sont des vices capitaux, dans la mesure où ils
ont une fin extrêmement désirable, à laquelle les autres vices sont
naturellement ordonnés.
Or le plaisir sexuel, qui est la fin de la
luxure, est le plus fort parmi les plaisirs corporels, et c'est pourquoi la
luxure doit être tenue pour un vice capital; et elle a huit filles, à savoir:
"l'aveuglement de l'esprit, l'irréflexion, l'inconstance, la
précipitation, l'amour de soi, la haine de Dieu, l'attachement au monde présent
et le désespoir du monde futur", comme cela ressort des Morales de
saint Grégoire (XXXI, 45). Il est en effet évident que lorsque l'intention de
l'âme s'applique avec véhémence à l'action d'une puissance inférieure, les
puissances supérieures sont affaiblies et déréglées dans leur acte. Et c'est
pourquoi lorsque, dans l'acte de luxure, toute l'intention de l'âme est
entraînée par la véhémence du plaisir vers les forces inférieures, c'est-à-dire
le concupiscible et le sens du toucher, il est nécessaire que les puissances
supérieures, à savoir la raison et la volonté, en souffrent un dommage.
Or il y a quatre actes de la raison pour
diriger les actes humains: le premier est un certain acte d'intellection par
lequel on juge droitement de la fin, qui est comme le principe dans les
opérations, comme le dit le Philosophe dans les Physiques (II, 15); et
dans la mesure où cet acte est empêché, on compte comme fille de la luxure
l'aveuglement de l'esprit, selon cette parole de Daniel (13, 56): "La
beauté t'a égaré, et le désir a perverti ton coeur." Le second acte est la
délibération sur ce qu'il faut faire, que le désir supprime. Térence dit en
effet dans l'Eunuque (Act. I, 1, vers. 12): "La
chose n'admet en soi nulle délibération et nulle mesure, tu ne peux la régler
par la réflexion", et il parle de l'amour sensuel; à ce point de vue,
on a l'irréflexion. Le troisième acte est le jugement sur, ce que l'on doit
faire; et la luxure y met aussi obstacle. Il est dit en effet en Daniel (13,
9): "Ils ont perverti leur esprit
pour ne pas se souvenir des justes jugements"; et à ce point de vue,
on a la précipitation, lorsque l'homme est porté au consentement de façon
précipitée, sans avoir attendu le jugement de la raison. Le quatrième acte est
l'ordre d'agir, qui est aussi empêché par la luxure en ce que l'homme ne
persiste pas dans ce qu'il a décidé, comme Térence le dit aussi dans l'Eunuque
(Act. I, 1, vers. 23): "Ces paroles", selon lesquelles tu dis que tu
vas te séparer de ton amie, "une fausse petite larme en restreindra la
portée", et à ce point de vue, on a l'inconstance.
Par contre, du côté du désordre de
l'affection, deux choses sont à considérer La première est le désir du plaisir,
vers lequel la volonté se porte comme à fin; et à ce point de vue, on a l'amour
de soi, quand on désire pour soi de façon désordonnée le plaisir, et par
opposition, la haine de Dieu, dans la mesure où il défend le plaisir que l'on
désire. L'autre chose à considérer, c'est le désir des choses grâce auxquelles
on obtient cette fin-là; et à ce point de vue, on a l'attachement au monde
présent, c'est-à-dire à tout ce par quoi on parvient à la fin visée, qui
appartient à ce monde présent; et par opposition, on a le désespoir du monde
futur, parce que quand on s'attache trop aux plaisirs charnels, on a davantage
de mépris pour les spirituels.
Solutions des objections:
1. L'impureté est
placée parmi les filles de la gourmandise, en tant que la souillure du corps a
une cause corporelle, c'est-à-dire l'abondance des humeurs, et non pas une
cause animale, à savoir le désir, qui relève principalement de la luxure.
2. Il n'est pas
contraire à la notion de vice capital de naître de l'orgueil, d'où naissent
tous les vices.
3. Le désespoir est
cause de luxure de manière accidentelle, en tant qu'il écarte l'espérance de la
béatitude future, en raison de laquelle on renonce à la luxure. Or l'origine
des vices capitaux n'est pas à chercher selon leurs causes accidentelles, mais
selon leurs causes propres.
Liens transversaux dans l'oeuvre de saint Thomas: II Commentaire
des Sentences, D. 8, a. 1; II Somme contre les Gentils, c. 91; De
potentia, Question 6, a. 6; De spir. Creat., a. 5; De Subst. sep., c. 20.
Objections:
Il semble que oui.
1. Saint Augustin dit
en effet, dans son Commentaire littéral de la Genèse (XI, 3): "Pour
l'esprit de la créature rationnelle, c'est un bien de vivre et de vivifier un
corps, qu'il soit aérien comme celui que vivifie l'esprit du diable lui-même ou
des démons, ou qu'il soit terrestre, comme celui que vivifie l'âme de l'homme.
Or le corps qui est vivifié est uni naturellement à l'esprit qui le vivifie,
parce que la vie est chose naturelle. Donc les démons ont des corps aériens qui
leur sont naturellement unis.
2. En outre,
l'expérience résulte de souvenirs multiples, et elle est faite de sensations du
passé, comme on le dit au début de la Métaphysique (1, 1); et de la
sorte, partout où il y a expérience, il y a sensation; or celle-ci n'existe pas
sans un corps qui lui est naturellement uni, du fait que la sensation est
l'acte d'un organe corporel. Or, chez les démons, l'expérience existe: saint
Augustin dit en effet dans son Commentaire littéral de la Genèse (II,
17) qu'ils connaissent des vérités, en partie parce qu'ils sont doués d'une
intelligence plus fine, en partie grâce à une expérience plus habile, et en
partie parce qu'ils les apprennent des saints anges. Les démons ont donc des corps
qui leur sont naturellement unis.
3. En outre, Denys
dit dans les Noms Divins (IV, 23) que le mal chez les démons est
"une fureur déraisonnable, un désir insensé et une imagination
perverse". Or ces trois éléments appartiennent à la partie sensitive de
l'âme, en laquelle se trouvent l'imagination, l'irascible et le concupiscible;
or la partie sensitive n'existe pas sans corps. Donc les démons possèdent des
corps qui leur sont naturellement unis.
4. En outre, plus
celui qui est d'un ordre inférieur est placé haut, plus il se rap proche de
l'ordre supérieur; aussi est-il dit dans le Livre des Causes (19), que
parmi les intelligences, il y a celle qui est intelligence seulement, qui est
inférieure, et celle qui est l'intelligence divine, qui est supérieure; et
parmi les âmes, il y a celle qui est âme seulement, comme l'âme animale, et
celle qui est âme intellectuelle, comme l'âme humaine; et parmi les corps, il y
a ce qui est corps seulement et ce qui est corps animé. Aussi Denys dit-il dans
les Noms Divins (VII, 3) que "la divine sagesse unit les derniers
parmi les premiers à ceux qui ont le premier rang parmi les seconds". Or
l'air est un corps plus noble que la: terre. Donc, puisqu'il existe des corps
terrestres animés, a bien plus forte raison y aura-t-il des corps aériens
animés: et ceux-là, nous les appelons démons.
5. En outre, ce par
quoi une chose convient à une autre est plus capable de recevoir cette chose;
ainsi, si un corps opaque est éclairé par l'intermédiaire d'un corps diaphane,
celui-ci est plus susceptible d'être éclairé. Or le corps terrestre de l'homme
ou d'un autre animal est vivifié par les esprits vitaux qui sont des corps
aériens. Donc le corps aérien est plus susceptible de recevoir une âme que le
corps terrestre; et cela revient au même que précédemment.
6. En outre, le
milieu participe à la nature des extrêmes. Or le corps le plus haut,
c'est-à-dire le corps céleste, participe à la vie, puisqu'il est animé, selon
les philosophes; et de façon similaire, même parmi les corps inférieurs,
c'est-à-dire la terre, l'eau et la partie inférieure de l'air, il y a certains
corps animés ayant la vie; donc dans l'air médian aussi, il existe certains
corps animés vivants. Or ceux-ci ne peuvent être que des démons, parce que les
oiseaux ne peuvent mon ter jusque-là. Donc les démons sont des êtres animés
ayant des corps qui leur sont naturellement unis.
7. En outre, ce qui
existe dans une créature, par rapport à Dieu, existe en elle naturellement,
parce que la relation de la créature à Dieu est fondée dans la créature. Or
saint Grégoire dit dans les Morales (II, 13), que certes les esprits des
anges sont, par rapport à nos corps, des esprits, mais que "par rapport à
l'Esprit suprême et sans limite, ce sont des corps"; et saint Jean
Damascène dit dans la Foi (II, 3) que l'ange "est qualifié
d'incorporel et d'immatériel par rapport à nous; par rapport à Dieu, tout
apparaît en effet grossier et matériel, car Dieu seul est par essence
incorporel et immatériel". Donc les démons ont des corps qui leur sont naturellement
unis, puisqu'ils sont de la même nature que les anges.
8. En outre, ce qui
est placé dans la définition d'une chose lui est naturel, parce que la
définition signifie la nature de la chose. Or le corps entre dans la définition
du démon, car Calcidius dit, dans son Commentaire du Timée (135):
"Le démon est un animal rationnel, immortel, sujet aux passions quant à
l'âme, éthéré quant au corps", et Apulée dit dans le Dieu de Socrate que
les démons sont: "Quant au genre, des animaux, quant à l'âme, sujets aux
passions, quant à l'esprit, doués de raison, quant au corps, aériens, quant au
temps, éternels"; et saint Augustin le cite dans la Cité de Dieu
(VIII, 16). Donc les démons ont des corps qui leur sont naturellement unis.
9. En outre, tout ce
qui en raison de son corps subit l'action punitive du feu matériel, a un corps
qui lui est naturellement uni. Or les démons sont dans ce cas, car saint
Augustin dit dans la Cité de Dieu (XXI, 10) que "le feu sera
assigné au supplice des hommes et des démons, parce qu'il existe des éléments
pervers même dans les corps des démons". Donc les démons ont des corps qui
leur sont naturellement unis.
10. En outre, ce qui
appartient à une chose depuis le principe de sa création et toujours, lui
appartient naturellement. Or un corps appartient au démon depuis le principe de
sa création et toujours, car saint Augustin dit dans la Cité de Dieu
(IX, 10): "Le fait même que les hommes soient mortels par leur corps
relève de la miséricorde d'un Dieu Père, a estimé Plotin, pour qu'ils ne soient
pas toujours soumis à la misère de cette vie; l'iniquité des démons a été jugée
indigne de cette miséricorde, elle qui, dans la misère d'une âme sujette aux
passions, n'a pas reçu un corps mortel comme les hommes, mais un corps éternel."
Donc les démons ont un corps qui leur est uni naturellement.
11. En outre, saint
Augustin dit dans la Cité de Dieu (XI, 23): "Pour que nous
comprenions que les mérites des âmes ne doivent pas se mesurer aux qualités des
corps, un démon détestable possède un corps aérien, tandis que l'homme a reçu
un corps d'argile, maintenant certes qu'il est mauvais, mais d'une malice de
loin plus petite et plus douce, et aussi avant son péché." Or l'homme a ce
corps d'argile naturellement uni à lui. Donc le démon a lui aussi un corps
aérien naturellement uni à lui.
12. En outre, plus
une substance est parfaite, plus elle possède ce qui est exigé de toute
nécessité à son opération. Or l'âme humaine, qui est d'une nature inférieure au
démon, a les organes corporels exigés pour ses opérations qui lui sont
naturellement unis. Donc, puisque les démons ont besoin de corps pour certaines
de leurs opérations - sans quoi ils ne prendraient pas possession de corps -,
il semble qu'ils aient des corps qui leur sont unis.
13. En outre, des
biens plus nombreux valent mieux que des biens moins nombreux. Or le corps et
l'esprit sont des biens plus nombreux que l'esprit seulement. Donc, puisque
l'homme qui est d'une nature inférieure est composé de corps et d'esprit, bien
plus encore le démon, qui est d'une nature supérieure.
14. En outre, on ne
trouve aucune puissance autre que l'intelligence et la volonté qui soit séparée
des organes corporels. Or les démons exercent certaines opérations sur les
corps inférieurs, comme cela ressort de Job (1, 12 et 2, 7); et ils ne les font
pas par leur seule volonté, parce que c'est le propre de Dieu que la matière
corporelle lui obéisse au moindre signe, comme le dit saint Augustin, dans la
Trinité (III, 8); et par conséquent, ils ne les font pas non plus par leur
seule intelligence, elle qui n'agit sur les choses extérieures que par la
volonté; et de la sorte, les démons ont d'autres puissances opératives que
l'intelligence et la volonté. Ils ont donc des corps qui leur sont
naturellement unis.
15. En outre, rien ne
peut agir sur une chose à distance, à moins que sa force ne soit transmise par
un intermédiaire. Or la puissance d'un esprit pur ne peut être transmise par un
intermédiaire corporel, parce qu'un corps ne peut recevoir une force
spirituelle. Donc, puisque le démon agit sur des choses à distance, il semble
qu'il ne soit pas un esprit pur, mais un être composé de corps et d'esprit.
16. En outre, la
puissance imaginative ne va pas sans un organe corporel. Or il existe une
puissance imaginative chez les anges et chez les démons, car saint Augustin dit
dans son Commentaire littéral de la Genèse (XII, 22) que dans leur
esprit, ils forment à l'avance, par la connaissance des choses futures, les
images des choses corporelles. Donc les anges et les démons ont des corps qui
leur sont naturellement unis.
17. En outre, saint
Augustin dit dans le même livre (XII, 23) que "si quelque esprit s'empare
et se saisit d'une âme, celle-ci est emportée vers la vision d'images
corporelles." Or l'âme ne pourrait pas voir les images des corps dans une
substance tout à fait spirituelle. Donc l'esprit de l'ange ou du démon qui
s'empare de l'âme a certains organes corporels dans lesquels ces images sont
conservées.
18. En outre, la
matière est cause de la multitude numérique; or les anges et les démons mêmes
sont multiples numériquement, car on trouve entre eux différentes personnes; il
existe donc en eux une matière qui cause la pluralité numérique. Or telle est
la matière contenue sous des dimensions que, ces dimensions étant écartées, la
substances est alors indivisible, comme on le dit dans les Physiques (I,
3); et de la sorte, la pluralité numérique ne pourra plus être causée par la
division de la matière. Il existe donc dans les anges et les démons des
dimensions corporelles, et ainsi ils ont des corps qui leur sont naturellement
unis.
19. En outre, partout
où l'on trouve une propriété corporelle, on trouve aussi un corps. Or sortir et
se mouvoir sont la propriété des corps; et cela convient cependant aux démons,
car on dit en Job (1, 12) que Satan sortit de devant le Seigneur. Donc les
démons ont des corps qui leur sont naturellement unis.
Cependant:
1) Aucun composé
d'âme et de corps n'est appelé esprit; aussi dit-on en Isaïe (31, 3): "L'Égyptien est un homme et non un
dieu, et leurs chevaux sont chair et non esprit." Or les démons sont
appelés esprits, comme cela ressort de ce texte (Mt., 12, 43): "Lorsque l'esprit impur est sorti d'un
homme, etc." Les démons n'ont donc pas de corps qui leur soient
naturellement unis.
2) En outre, démons
et anges sont de même nature, car Denys dit dans les Noms Divins (IV,
23) que "les démons ne sont pas mauvais toujours et naturellement, mais ne
le sont que par la perte des biens angéliques". Or les anges sont
incorporels, comme lui-même le dit dans le même chapitre. Donc les démons eux
non plus n'ont pas de corps qui leur soient naturellement unis.
3) En outre, saint
Marc (5, 9) dit qu'au Seigneur qui demandait aux démons: "Quel est ton nom ?", il répondit: "Légion, car nous sommes nombreux." Or la légion
contient, selon le commentaire de saint Jérôme Sur saint Matthieu (IV, 26), six
mille six cent soixante-six hommes. Or il ne serait pas possible que tant de
démons se trouvent dans un seul corps humain, s'ils étaient corporels. Donc les
démons n'ont pas de corps qui leur soient naturellement unis.
4) En outre, saint
Jean Damascène dit dans la Foi (II, 3) que les anges "ne sont ni
arrêtés ni contenus, et ne peuvent être limités par les murs, les portes, les
barrières et les scellés". Or, s'ils avaient des corps qui leur soient
naturellement unis, ils pourraient être circonscrits par les portes et les
barrières, du fait que plu sieurs corps ne peuvent se trouver ensemble dans un
même lieu; ou si la chose se produisait par division, il s'ensuivrait la mort
des démons. Donc les démons n'ont pas de corps qui leur soient naturellement
unis.
Réponse:
Le fait que les démons aient des corps qui
leur soient naturellement unis, ou qu'ils n'en aient pas, n'a pas beaucoup
d'importance pour la doctrine de la foi chrétienne. Saint Augustin dit en effet
dans la Cité de Dieu (XXI, 10): "Les démons ont eux aussi une sorte
de corps, comme l'ont cru des hommes savants, fait de cet air épais et humide,
dont nous sentons le courant quand le vent s'élève. Si cependant quelqu'un
affirmait que les démons n'ont pas de corps, il ne faudrait pas se mettre en
peine de la chose, ni se disputer en une recherche laborieuse ou un débat
opiniâtre." Cependant, pour que la vérité touchant cette question soit
manifeste, il faut examiner avec soin ce que certains se trouvent avoir pensé
du corporel et de l'incorporel, et des démons.
Certains en effet qui, les premiers,
commencèrent à scruter les choses, ont estimé qu'il n'existait rien que des
corps, tels les premiers physiciens; et de leur opinion est dérivée l'erreur
des Manichéens qui ont avancé que même Dieu était une certaine lumière
corporelle, ce qui se produisit du fait qu'ils ne purent s'élever au-dessus de
l'imagination par l'intelligence. Or on prouve avec évidence que l'incorporel
existe, de par l'opération même de l'intelligence, qui ne peut être l'opération
d'un corps, comme on le prouve dans le livre de l'Ame (III, 1).
Cette opinion étant donc exclue, certains
ont avancé qu'il existe bien de l'incorporel, mais qu'il n'existe rien
d'incorporel qui ne soit uni à un corps, au point qu'ils avançaient que Dieu
même était l'âme du monde, comme saint Augustin le rapporte de Varron dans la
Cité de Dieu (VII, 6). Mais cette opinion, Anaxagore l'a exclue par la
force universelle qui meut tout, établissant que l'intelligence qui meut tout
doit nécessairement être dégagée de tout; et Aristote l'a exclue par la
perpétuité du mouvement, qui ne peut provenir que de l'infinie puissance du
premier moteur: or une puissance infinie ne peut exister en aucune grandeur
aussi il conclut dans les Physiques (VIII, 23) que le premier moteur est
dénué de toute grandeur corporelle. Quant à Platon, il l'a exclue par la voie
de l'abstraction, établissant que le bien et l'un, qui peuvent se comprendre
sans notion de corps, subsistent dans le premier principe sans corps.
Aussi, étant supposé que le premier
principe, qui est Dieu, n'est ni un corps ni uni à un corps, certains ont
avancé que cela est propre à Dieu seul, et que par contre, les autres substances
spirituelles sont unies à des corps; aussi Origène dit-il, dans le Peri
Archon (I, 6), que "c'est le propre de Dieu seul qu'on puisse
comprendre son existence sans substance matérielle, et sans aucune association
d'une adjonction corporelle". Mais cette position, elle aussi, est exclue
pour une raison évidente. En effet, il arrive toujours que ce qui se trouve uni
à quelque chose, non selon sa raison propre mais selon autre chose, se trouve
sans elle ainsi, on trouve le feu sans le mélange des autres éléments qui ne
relèvent pas de sa nature propre mais on ne trouve pas d'accident sans
substance, parce qu'elle appartient à la notion propre d'accident; or il est
évident que l'intelligence n'est pas unie au corps en tant qu'elle est
intelligence, mais selon d'autres puissances; aussi est-il évident qu'il se
trouve d'autres intelligences séparées des corps. Et Dieu est au-dessus de
l'intelligence.
Ayant donc vu ce qui touche le corporel et
l'incorporel, il faut remarquer à propos des démons que les Péripatéticiens,
disciples d'Aristote, n'ont pas établi qu'il existait des démons, mais ils
disaient que ce qui est attribué aux démons provenait de la puissance des corps
célestes et des autres réalités naturelles.
Aussi saint Augustin dit-il dans la
Cité de Dieu (X, 11) qu'il a semblé à Porphyre que "c'est avec des
herbes, des pierres ou des êtres animés et certains sons, ainsi que des voix,
des figures et des images, ou encore en observant certains mouvements des
astres dans la rotation du ciel, que des hommes se forgent sur la terre des
pouvoirs capables d'obtenir divers effets". Mais cela apparaît évidemment
faux, du fait qu'on trouve certaines actions des démons qui ne peu vent venir
en aucune manière d'une cause naturelle, par exemple qu'une homme possédé du
démon parle une langue inconnue; et il se trouve beaucoup d'autres oeuvres des
démons, tant chez les possédés que dans les pratiques de nécromancie, qui
peuvent venir uniquement d'une intelligence.
C'est pourquoi d'autres philosophes encore
ont été forcés d'admettre l'existence des démons. Parmi eux, Plotin, comme le
raconte saint Augustin dans la Cité de Dieu (IX, 11), "a dit que
les âmes des hommes sont des démons, et qu'en sortant des hommes, elles
deviennent des lares, s'ils ont bien mérité, des lémures ou des larves s'ils
ont démérité, des mânes si on ignore s'ils ont bien ou mal vécu". Mais,
comme le dit saint Jean Chrysostome Sur saint Matthieu (8, 28): "Les démons sortaient des tombeaux,
voulant accréditer une croyance pernicieuse, à savoir que les âmes des morts
deviennent des démons; de là vient aussi que beaucoup de devins ont tué des
enfants pour obtenir la coopération de leur âme. Mais cela n'a pas de sens
qu'une puissance incorporelle puisse se changer en une autre substance, à
savoir que l'âme puisse se changer en la substance d'un démon; et il n'est pas
raisonnable non plus qu'une substance séparée de son corps erre ici-bas: les
âmes des justes, en effet, sont dans la main de Dieu (Sagesse, 3, 1); celles
des pécheurs sont aussitôt éloignées d'ici."
Aussi, cette opinion écartée, d'autres ont
avancé, comme saint Augustin le raconte dans la Cité de Dieu (VIII, 14),
que "parmi tous les êtres animés qui ont une âme raisonnable, il y a une
triple division en dieux, hommes et démons; ils disaient que les dieux avaient
des corps célestes, les démons des corps aériens, les hommes des corps
terrestres" et c'est ainsi que Platon admettait, en dessous des substances
intellectuelles entièrement séparées d'un corps, ces trois ordres de substances
unies à un corps.
Mais pour ce qui regarde les démons, il
semble que cette position soit impossible, premièrement parce que l'air étant
un corps identique dans sa totalité et dans ses parties, il est nécessaire que
si certaines parties de l'air sont tenues pour animées, tout l'air soit animé,
ce qui est évidemment faux, car on ne trouve aucune opération vitale, ni par
mouvement, ni par rien d'autre dans tout l'ensemble de l'air. Deuxièmement,
parce que tout corps animé inférieur est organisé en vue des diverses opérations
de l'âme, et il ne peut y avoir de corps organisé que s'il est en soi limité et
a une certaine configuration, et cela ne convient pas à l'air; aussi aucun
corps aérien ne peut être animé, surtout parce que s'il n'est pas limité en
soi, il ne pourrait être distingué de l'air environnant. Troisièmement, comme
la forme n'est pas en vue de la matière, mais que c'est plutôt le contraire,
l'âme n'est pas unie à un corps parce que c'est tel corps, mais c'est plutôt le
corps qui est uni à l'âme parce qu'il est nécessaire à une certaine opération
de l'âme, c'est-à-dire pour la sensation ou un mouvement quelconque; or le
mouvement d'une certaine partie de l'air n'est pas nécessaire à la génération
des choses, comme l'est le mouvement des corps célestes, que certains tiennent
pour animés, aussi une substance spirituelle serait unie à un corps aérien à la
seule fin de le mouvoir.
Il reste donc que le corps serait uni à
l'âme principalement en vue de la sensation, comme cela se produit aussi pour
nous. Aussi les Platoniciens ont-ils admis que les démons étaient des êtres
animés à l'esprit passif; ce qui relève de la partie sensible. Mais la
sensation ne peut exister sans le toucher, qui est le fondement de tous les
autres sens; aussi lorsqu'il se corrompt, l'animal se corrompt aussi; or
l'organe du toucher ne peut être un corps aérien, ni quelque corps simple,
comme on le prouve au livre de l'Ame (III, Il). Aussi reste-t-il que nul
corps aérien ne peut être animé: et c'est pourquoi nous disons que les démons
n'ont pas de corps qui leur soient naturellement unis.
Solutions des objections:
1. Ici, et dans
beaucoup d'autres endroits, saint Augustin parle des corps des démons selon ce
qu'en ont pensé certains hommes savants, à savoir les Platoniciens, comme il
ressort de l'autorité mentionnée plus haut.
2. L'expérience
appartient en propre au sens. En effet, bien que l'intelligence connaisse non
seulement les formes séparées, comme les Platoniciens l'ont admis, mais aussi
les corps, elle ne les connaît pourtant pas tels qu'ils sont hic et nunc, ce qui est au sens propre
en avoir l'expérience, mais elle les connaît selon une raison commune: mais le
terme d'expérience est appliqué aussi à la connaissance intellectuelle, de même
que les termes de sens tels que la vue et l'ouïe. Toutefois, rien n'empêche de
dire que saint Augustin admet l'expérience chez les démons, en suivant
l'opinion qu'ils ont des corps, et par conséquent la sensation.
3. Il est assez
probable que Denys, qui suivit en bien des cas la pensée des Platoniciens, ait
estimé avec eux que les démons étaient des êtres animés ayant un appétit et une
connaissance sensibles. On peut dire cependant que fureur et désir chez les
démons sont pris dans un sens métaphorique, en raison de la similitude
d'opération, non en tant qu'ils impliquent certaines passions de la partie
sensible, qui relèvent des puissances irascible et concupiscible, car on les
attribue aussi, de la même façon, aux saints anges, comme cela ressort de ce
que dit saint Augustin dans la Cité de Dieu (IX, 5), et Denys dans la
Hiérarchie Céleste (11, 4); et de même, l'imagination, qui reçoit son nom
de la vision, comme on le dit dans le livre de l'Ame (II, 30), est
attribuée métaphoriquement aux démons, comme aussi la vue est attribuée à
l'intelligence.
4. Bien que l'air
soit un corps plus noble que la terre, cependant l'air et tous les autres
éléments jouent le rôle d'une matière dans les corps mixtes; aussi la forme
d'un corps mixte est-elle plus noble que la forme d'un élément. Et pour cette
raison, comme l'âme est la plus noble des formes, elle ne peut être la forme
d'un corps aérien, mais seulement d'un corps mixte, dans lequel la terre et
l'eau sont plus abondantes quantitativement en sorte que se réalise un mélange
équilibré.
5. L'âme est en
rapport avec le corps d'une double manière d'une part comme sa forme, et alors
l'esprit qui est un corps aérien ne sert pas d'intermédiaire entre l'âme et le
corps mixte terrestre, mais l'âme est unie immédiatement au corps mixte comme
sa forme. L'âme est en rapport avec le corps animé d'une autre façon, comme ce
qui le meut, et dans ce rapport, un corps aérien, à savoir l'esprit, vient
comme intermédiaire entre l'âme et le corps animé; et parce que le rapport à la
forme précède celui au mouvement, il en résulte que le corps mixte terrestre
est susceptible de recevoir une âme en priorité par rapport au corps aérien.
6. A supposer que les
corps célestes soient animés, comme certains l'ont avancé, il n'est pas
nécessaire pour autant qu'il y ait des corps animés dans la région médiane: les
corps inférieurs en effet, ramenés à une position moyenne grâce au mélange, ont
du point de vue de l'exclusion d'un élément contraire, une ressemblance avec
les corps célestes plus grande que celle des corps simples comme le feu et
l'air, entre lesquels les contraires surabondent.
7. Il est possible
que, sur ce point, saint Jean Damascène ait suivi Origène en croyant que les
anges et les démons aient eu des corps qui leur fussent naturellement unis, en
raison desquels ils sont dits esprits par rapport à nous, mais corporels par
rapport à Dieu. On peut dire cependant que corporel est pris par lui et par
saint Grégoire pour composé, en sorte que leurs paroles ne donnent à entendre
rien d'autre, si ce n'est que les anges et les démons sont simples par rapport
à nous, tandis que par rapport à Dieu ils sont composés.
8. Cette définition
est donnée d'après les positions des Platoniciens.
9. Saint Augustin
parle ici encore selon les Platoniciens; aussi dit-il, au même endroit:
"comme l'ont cru des hommes savants".
10. Saint Augustin
réfute ici les Platoniciens, qui avançaient que le culte de la divinité doit
être rendu en raison de l'éternité des corps: saint Augustin se sert de leur
position pour les réfuter, montrant que si les démons ont des corps incorruptibles,
ils n'en sont que plus misérables, puisqu'ils sont sujets aux passions par leur
âme.
11. Saint Augustin
réfute ici Origène, qui avançait que les divers esprits ont reçu des corps plus
ou moins nobles, selon la diversité des mérites; et d'après cette opinion, il
faudrait que les démons, dont la malice est plus grande, aient des corps plus
grossiers que les hommes.
12. L'âme a,
naturellement unis à elle, les organes corporels qui sont exigés pour ses
opérations naturelles; or apparaître aux hommes n'est pas une opération
naturelle aux démons, ni aucune autre opération pour laquelle est requis un
organe corporel; aussi n'est-il pas nécessaire que les démons aient des corps
qui leurs soient unis naturellement.
13. Des biens plus
nombreux valent mieux que des biens moins nombreux, pourvu toutefois qu'ils
soient tous du même ordre; cependant, ce qui possède en un seul bien toute la
perfection de sa bonté, comme Dieu, est de loin meilleur que ce qui a une bonté
partagée entre diverses parties; et à ce point de vue, l'ange, qui est
totalement esprit de par sa nature, est meilleur que l'homme, composé de corps
et d'esprit.
.14. Chez l'ange ou le démon, si on les
tient pour incorporels, il n'existe pas d'autre puissance ni d'autre opération
que l'intelligence et la volonté; aussi Denys dit-il dans les Noms Divins
(IV, 1) que "toute leur substance, leurs puissances et leurs opérations
sont intellectuelles". Il faut en effet que la puissance et l'opération de
toute chose suivent sa nature; or l'ange n'est pas intelligence selon une
partie de lui-même, comme est l'âme, mais il est intellectuel selon sa nature
tout entière, aussi nulle vertu ou puissance ne peut exister chez l'ange qui ne
relève de la connaissance ou de l'appétit intellectuels. Mais il n'est pas inconvenant
que les anges mettent en mouvement certains corps par le seul ordre de leur
volonté, du moins pour un mouvement local: nous voyons en effet l'âme humaine
mouvoir le corps qui lui est uni par la seule intelligence et la seule volonté;
or plus une substance intellectuelle est élevée, plus universel est son pouvoir
moteur; aussi une substance intellectuelle séparée d'un corps peut-elle mouvoir
par l'ordre de sa volonté un corps qui ne lui est pas uni, et ce d'autant plus
que la substance intellectuelle sera plus élevée, au point que l'on dit que les
corps célestes eux-mêmes sont mus par le ministère de certains anges. Mais
c'est le propre de Dieu seul que la matière corporelle lui obéisse au moindre
signe pour recevoir les formes.
15. L'ange n'agit pas
immédiatement sur un corps distant de lui, parce que comme le dit saint Jean
Damascène, l'ange agit là où il est; pourtant, en utilisant certains corps
qu'il meut localement par le seul ordre de sa volonté, et dont la puissance se
répand alentour, il agit sur des corps distants de lui, comme il se sert aussi
de la puissance des choses corporelles pour obtenir des effets corporels, comme
le dit saint Augustin dans la Trinité (III, 8).
16. Saint Augustin ne
dit pas cela en affirmant, mais en doutant, ce qui ressort de sa façon même de
parler. Il dit en effet dans son Commentaire littéral de la Genèse (XII,
22): "De quelle manière ces choses vues viennent-elles dans l'esprit de
l'homme, y sont-elles formées originairement, ou y sont-elles introduites déjà
formées, et vues à la faveur d'une sorte de rencontre ? Ainsi, les anges
montreraient aux hommes leurs propres pensées, et les images des choses
corporelles qu'ils forment à l'avance dans leur esprit par la connaissance des
choses futures ? Il est à la fois bien difficile de le savoir, et à supposer
qu'on le sût, il serait bien ardu de l'exposer et de l'expliquer." Or la
première partie du texte est plus vraie, à savoir que les anges forment dans
l'imagination des hommes les images des choses qu'ils leur montrent; par
contre, il ne semble pas conforme à la raison qu'ils forment eux-mêmes ces
images dans leur esprit, et que l'esprit de l'homme les voient formées en eux.
17. Aussi la réponse
à l'objection 17 est-elle également évidente.
18. La matière
soumise aux dimensions est principe de distinction numérique pour les êtres
parmi lesquels on trouve de nombreux individus d'une espèce unique, car ceux-ci
ne se distinguent pas selon la forme; mais chez les anges, il y a à la fois
distinction des espèces et des individus, parce qu'on ne trouve pas chez eux
plusieurs individus d'une même espèce, comme on l'a montré ailleurs.
19. Les anges ne sont
pas dans un lieu corporellement; aussi ce qui concerne le mouvement local n'a
pas non plus le même sens pour les anges et pour les corps.
Quant aux objections contraires, on
pourrait répondre, si l'on soutenait que les démons ont des corps aériens: 1)
Les démons ne sont pas assujettis à leurs corps comme nous, mais que plu tôt
ils ont un corps qui leur est soumis, comme le dit saint Augustin dans son Commentaire
littéral de la Genèse; aussi les démons peuvent-ils être appelés esprits
davantage que nous, bien qu'ils aient des corps qui leur sont naturellement
unis, surtout parce que l'air lui-même est appelé esprit.
2) Denys a voulu que
les anges supérieurs soient absolument incorporels, comme les Platoniciens
l'ont avancé eux aussi. Or il peut se faire qu'il n'ait pas estimé que les
démons fassent partie de ces anges supérieurs, mais des anges inférieurs qui
ont des corps qui leur sont naturellement unis; aussi saint Augustin dit-il,
dans son Commentaire littéral de la Genèse (III, 10): "Plusieurs
d'entre nous pensent que les démons n'étaient pas au nombre des anges célestes
ou supracélestes."; et saint Jean Damascène dit que leur prince
présidait à l'ordre terrestre".
3) Aussi la réponse à
l'objection 3 est-elle également évidente.
4) De même que l'air,
étant un corps, ne peut se trouver avec un autre corps dans un même lieu, sans
qu'il soit pour autant renfermé par des barrières ou des portes, parce qu'il
peut sortir par les fissures les plus petites, de même on peut en dire autant
des corps des démons, d'autant plus qu'il n'est pas nécessaire d'avancer que
c'est un grand corps qui leur est naturellement uni.
Liens transversaux dans l'oeuvre de saint Thomas: III Contra
Gentiles, c 107 la Q 63 articles 1 4 De Subst. sep. c 20 De div. Nom., c. 4,
lect. 19.
Objections:
Il semble que les démons soient mauvais non
par volonté, mais par nature.
1 Chez le démon en effet puisqu il est une
substance intellectuelle séparée du corps il n existe que l'appétit
intellectuel qu on appelle la volonté. Or l'appétit intellectuel ne se porte
que sur le bien absolument parlant comme on le dit dans la Métaphysique
(XI, 7) or personne ne devient mauvais en désirant ce qui est bien absolument
parlant donc le démon n a pu devenir mauvais par sa propre volonté. Il est donc
mauvais naturellement
2 De plus rien de ce qui n'est pas naturel
n'est dans une chose de façon immuable chaque chose en effet laissée a elle
même revient à sa nature propre Mais la malice demeure de façon immuable chez
les démons Donc elle est en eux de par la nature.
3. Mais on peut dire
que la cause de cette immutabilité est la volonté du démon. - On objecte à cela
qu'un effet immuable ne peut venir d'une cause changeante. Or la volonté du
démon est changeante, autrement il n'aurait pu devenir mauvais, de bon qu'il
était, par sa propre volonté; donc la malice immuable du démon ne peut venir de
sa volonté. Donc elle vient de sa nature.
4. En outre, toute
puissance ne peut tendre qu'à son objet propre ainsi, la vue ne peut voir que
le visible; or l'objet de la volonté, c'est le bien qui est connu donc la
volonté ne peut tendre vers quelque chose sans la saisir sous la raison de
bien. Donc, de deux choses l'une: ou c'est un vrai bien, et dans ce cas, la
volonté ne devient pas mauvaise en le voulant, ou ce ne sera pas un vrai bien,
et dans ce cas, la connaissance sera fausse; celui donc dont la connaissance ne
peut être fausse ne peut avoir non plus une volonté mauvaise. Or la
connaissance du démon ne se fait que par l'intellect, en qui l'erreur ne peut
arriver en effet, saint Augustin dit dans les Quatre-Vingt-Trois Questions
(32) que celui qui ne comprend pas le vrai ne comprend rien, et le Philosophe
dit dans le livre de l'Âme (III, 9) que l'intellect est toujours juste,
aussi il n'arrive pas qu'on se trompe sur les premiers principes, qui sont
saisis par l'intellect. Donc la volonté du démon ne peut pas non plus devenir
mauvaise.
5. En outre, l'erreur
ne se produit dans notre intellect que du fait qu'il compose et divise, et cela
aussi dans la mesure où en raisonnant, la raison est brouillée par
l'imagination. Mais l'intellect d'une substance séparée du corps ne comprend
pas en composant et en divisant, ni en raisonnant, ni en partant d'une image
qui n'existe pas sans un corps; donc le démon, qui est une substance séparée du
corps, ne peut se tromper pour ce qui est de l'intellect. Et ainsi également,
il semble que sa volonté ne puisse devenir mauvaise.
6. En outre, la
substance de l'intelligence et son opération sont au-dessus du temps, et dans
une durée d'éternité. Or les choses de ce genre sont immuables. Donc, puisque
le démon est une substance intellectuelle, son opération ne peut passer du bien
au mal selon une opération de sa volonté.
7. En outre, Denys
dit dans les Noms Divins (IV, 20) que le mal est une corruption du bien.
Or la corruption ne se trouve pas dans les êtres qui sont dépourvus de
contraire, comme dans les corps célestes, mais seulement en ceux qui ont un
contraire, à savoir dans les éléments et leurs composés; or on trouve bien une
opposition de contrariété dans la raison, du fait qu'elle peut se porter sur
les contraires, mais non dans l'intellect, qui se fixe dans un seul acte; aussi
a-t-il vis-à-vis de la raison le même rapport que le centre vis-à-vis du cercle
et que l'instant vis-à-vis du temps, comme le dit Boèce dans la Consolation
(IV, 6). Donc le mal du péché volontaire ne peut exister chez les démons, qui
ne sont pas des substances rationnelles comme les hommes, mais des substances
intellectuelles comme les anges.
8. En outre, les
substances spirituelles sont plus nobles que les corps célestes. Or l'erreur ne
peut se produire dans le mouvement des corps célestes. Donc bien moins encore
dans le mouvement volontaire d'une puissance spirituelle.
9. En outre, l'homme
peut devenir mauvais de par sa volonté, parce qu'il peut désirer une chose
bonne pour lui selon sa nature sensible, et mauvaise pour lui selon sa nature
intellectuelle. Mais cela n'a pas lieu chez le démon, parce qu'il n'est pas
composé comme l'homme d'un esprit et d'un corps. Le démon n'a donc pas pu
devenir mauvais par sa propre volonté.
10. En outre, on dit
dans le Livre des Causes (13) que "lorsque la substance
intellectuelle connaît son essence, elle connaît les autres choses, et quand
elle connaît les autres choses, elle connaît son essence"; donc par une
seule chose connue elle connaît tout; il ne peut donc pas se produire que dans
un objet désirable elle considère la circonstance selon laquelle il est bon, et
n'en considère pas une autre selon laquelle il est mauvais. Or la malice de la
volonté paraît venir du fait qu'on considère un objet comme bon sous un certain
rapport, et qu'on ne le considère pas comme étant mauvais absolument. Donc il
semble que pour une substance intellectuelle, genre auquel le démon appartient,
il ne puisse y avoir de malice dans la volonté.
11. En outre, la
malice de la volonté consiste à détruire la vertu par excès ou par défaut. Or,
au sujet du vrai, qui est le bien que désire la substance intellectuelle, il ne
peut exister d'excès, parce que, plus une chose est vraie, meilleure elle est.
Donc il n'existe pas de malice de la volonté chez les démons.
12. En outre, si le
démon est devenu mauvais par sa volonté, ou sa volonté a failli, ou elle n'a
pas failli. Or on ne peut pas dire qu'il est devenu mauvais sans que sa volonté
ait failli, parce qu'une telle volonté est l'arbre bon qui ne peut porter de
mauvais fruits, comme il est dit en saint Matthieu (7, 18); mais si sa volonté
a failli, cette défaillance par rapport au bien est un certain mal, comme le
dit Denys dans les Noms Divins (IV, 24); et alors on cherchera de
nouveau si ce mal-là est causé par une déficience volontaire, et ainsi de
suite. Comme donc on ne peut remonter ici à l'infini, il semble que la cause
première de la malice du démon ne soit pas sa volonté, mais bien plus sa
nature.
13. En outre, la
volonté de l'homme est poussée au mal par trois causes: la chair, le monde et
le diable. Or la volonté du démon n'est pas mue par elles. Il n'est donc pas
devenu mauvais par volonté.
14. En outre, la
grâce avec la nature est plus puissante que la nature seule; or, si la grâce
avec la nature n'abonde pas, elle régresse, parce que la charité progresse ou
recule, comme le dit saint Bernard; donc, bien plus encore, si la nature seule
ne progresse pas, elle recule. Or la nature du démon ne pouvait pas progresser
par soi. Reculant donc par nécessité, il est devenu mauvais; ce n'est donc pas
par volonté, mais par nature.
15. En outre, ce
qu'une réalité possède dès le début de sa création, elle le possède
naturellement. Or le démon a pu être mauvais au premier instant de sa création:
cela semble possible du fait que la lumière corporelle et certaines autres
créatures peuvent avoir leur acte dès le premier instant où elles commencent à
exister; bien plus, l'âme de l'enfant est viciée dès le premier instant où elle
est créée. Donc le démon est mauvais naturellement.
16. En outre, il y a
une double opération de Dieu, la création et le gouvernement. Or il ne répugne
pas à la bonté de celui qui gouverne que quelque mal soit soumis à son
gouvernement. Il ne répugne donc pas à la bonté du créateur que quelque mal
soit créé par lui, et ainsi il a pu créer le démon mauvais, et celui-ci serait
alors naturellement mauvais, parce que ce qui se trouve dans un être de par sa
création, se trouve en lui naturellement.
17. En outre, qui
peut le tout peut aussi la partie. Or Dieu peut enlever à l'ange juste à la
fois la nature et la justice, en le réduisant au néant; il a donc pu aussi
priver dès le début un ange de la justice; il a donc pu le faire mauvais. Et de
la sorte, celui-ci serait mauvais naturellement, parce que pour chaque être ce
qui vient de Dieu lui est naturel.
18. En outre, chez
certains hommes, il y a, provenant de leur corps, une inclination naturelle au
mal; ainsi, certains sont naturellement emportés ou luxurieux. Or les démons,
selon certains, ont des corps qui leur sont naturellement unis. Ils peuvent
donc, à ce point de vue, être naturellement mauvais.
Cependant:
1) Denys dit que
"les démons ne sont pas mauvais par nature".
2) En outre, ce qu'on
possède de façon naturelle, on le possède toujours. Or le démon fut bon
autrefois, selon ce texte d'Ézéchiel (28, 12-13): "Tu étais plein de sagesse dans les délices du paradis."
Il n'est donc pas naturellement mauvais.
3) En outre, sur se
verset du Psaume (68, 5): "Ce que je
n'ai pas pris, je le rendais alors", la Glose dit que le diable voulut
s'emparer de la divinité; saint Anselme dit aussi dans la Chute du Diable (3)
qu'il a déserté la justice en voulant ce qu'il -ne devait pas vouloir. Donc
c'est volontairement qu'il est mauvais, non par nature.
Réponse:
On dit que quelque chose est mauvais de
deux manières: d'abord parce que c'est mauvais en soi, comme le vol et
l'homicide; et c'est mauvais de façon absolue; d'une autre manière, on dit que
quelque chose est mauvais pour quel qu'un, et rien n'empêche que cela soit bon
de façon absolue, et mauvais sous un certain rapport; ainsi la justice, qui est
bonne en soi et de façon absolue, se change en mal pour le voleur qu'elle
punit. Et lorsque nous disons qu'une chose est naturellement mauvaise, on peut
l'entendre de deux manières: d'abord en ce sens que le mal serait sa nature, ou
quelque chose de sa nature, ou bien un accident propre qui suit sa nature; on
peut dire qu'une chose est naturellement mauvaise d'une autre manière, parce
qu'il y a en elle une inclination naturelle au mal: ainsi certains hommes sont
naturellement emportés ou poussés à la convoitise en raison de leur
constitution.
Selon la première manière, rien n'empêche
donc qu'une chose soit naturellement mauvaise pour les réalités qui ont avec
elle une contrariété naturelle: le feu en effet est bon en soi, mais il est
naturellement mauvais pour l'eau, parce qu'il la fait disparaître, et
inversement; et pour la même raison, le loup est naturellement mauvais pour la brebis.
Mais qu'une chose soit de cette même manière mauvaise en soi naturellement,
c'est impossible. Cela implique en effet une contradiction, car une chose est
dite mauvaise du fait qu'elle est privée d'une perfection qui lui est due. Or
toute chose est parfaite dans la mesure où elle atteint à ce qui convient à sa
nature; et c'est de cette manière que Denys prouve abondamment, dans les
Noms Divins (IV, 23), que les démons ne sont pas naturellement mauvais.
Si on appelle une chose mauvaise de la
seconde manière, parce qu'il existe en elle une inclination naturelle au mal,
même alors il ne revient pas non plus aux démons d'être naturellement mauvais.
Si en effet les démons sont des substances intellectuelles séparées des corps,
il ne peut y avoir d'inclination naturelle au mal en eux pour une double
raison: d'abord, parce que le désir est une inclination de l'être qui désire;
or, dans les substances intellectuelles en tant que telles, se trouve le désir
du bien absolument parlant, aussi toute inclination naturelle est chez elles
tournée vers le bien absolument parlant; la nature inclinant vers ce qui lui
est semblable, comme toute chose est bonne selon sa nature, comme on l'a
montré, il en résulte que l'inclination naturelle ne peut porter que sur
quelque bien; pourtant, pour autant qu'il arrive que ce bien soit un bien
particulier et s'oppose au bien absolument parlant, ou même au bien particulier
d'un autre, l'inclination naturelle se porte alors vers le mal absolument
parlant, ou vers ce qui est mal pour un autre; ainsi, si l'inclination de la
concupiscence est immodérée, elle qui se porte vers ce qui est délectable aux
sens, ce qui est un bien parti culier, elle s'oppose au bien de la raison, qui
est le bien absolument parlant.
Aussi est-il évident que chez les démons,
s'ils sont des substances intellectuelles, il ne peut y avoir d'inclination
naturelle au mal absolument parlant, parce que l'inclination de toute nature
est orientée vers ce qui lui est semblable, et par conséquent, vers ce qui lui
convient et qui est bon pour elle. Or quelque chose n'est mal absolument
parlant que parce qu'il est un mal en soi, comme on l'a dit. Il reste donc que
tout ce qui possède une inclination naturelle au mal absolument parlant est
composé de deux natures dont l'inférieure a une inclination pour un bien
particulier qui convient à la nature inférieure et qui s'oppose à la nature
supérieure, selon laquelle se prend le bien absolument parlant; ainsi, il
existe chez l'homme une inclination naturelle vers ce qui convient aux sens
charnels, contre le bien de la raison; or cela ne se produit pas chez les
démons, s'ils sont des substances intellectuelles et simples, séparées des
corps.
Si par contre, ils ont des corps qui leur
sont naturellement unis, même alors, il ne peut exister chez eux une
inclination naturelle au mal, si on considère dans sa totalité la
"race" des démons; d'abord, parce que, comme toute la matière est
pour la forme, il n'est pas possible que toute la matière d'une espèce ait une
répugnance naturelle pour son bien formel, mais cela se produit peut-être chez
un petit nombre, en raison de quelque corruption; aussi n'est-il pas possible
qu'il y ait universellement chez les démons une inclination au mal provenant de
la nature de leurs corps. Deuxièmement, parce que, comme le dit saint Augustin
dans son Commentaire littéral de la Genèse, les démons ne sont pas
soumis à leurs corps comme nous, mais ils se les soumettent et les transforment
en la forme qui leur plaît; aussi, en raison de leurs corps, il ne pourrait y avoir
en eux une inclination qui les écartât beaucoup du bien. Ainsi donc, il est
évident que les démons ne sont nullement mauvais par nature; il reste donc
qu'ils sont mauvais par volonté.
Il reste à considérer de quelle manière
cela se passe. Il faut donc savoir que l'appétit n'est rien d'autre qu'une
inclination vers ce qui plaît; et de même que l'appétit naturel suit la forme
naturelle, de même les appétits sensitif et rationnel ou intellectuel, suivent
une forme saisie, car ils ne se portent que sur le bien saisi par le sens ou
l'intelligence; le mal dans l'appétit ne peut donc pas se produire du fait
qu'il ne serait pas en accord avec la connaissance qu'il suit, mais du fait
qu'il n'est pas en accord avec une règle supérieure. C'est pourquoi il faut examiner
si cette connaissance que suit l'inclination d'un appétit de ce genre peut être
dirigée par quelque règle supérieure.
S'il n'existe pas, en effet, de règle
supérieure qui doive la diriger, il est alors impossible que le mal existe dans
un tel appétit. Et cela se produit effectivement dans deux cas: en effet, la
connaissance de l'animal sans raison n'a pas de règle supérieure qui doive la
diriger, et c'est pourquoi le mal ne peut exister dans son appétit: il est bien
en effet qu'un tel animal soit poussé au désir ou à la colère selon la forme
sensible qu'il connaît; aussi Denys dit-il dans les Noms Divins (IV, 25)
que le bien du chien est d'être furieux. Pareillement aussi, l'intellect divin
n'a aucune règle supérieure qui puisse le diriger; et c'est pourquoi, en son
appétit ou sa volonté, le mal ne peut exister.
Mais chez l'homme, il existe une double
connaissance qui doit être dirigée par une règle supérieure: car la raison doit
diriger la connaissance sensible, et la connaissance de la raison doit être
dirigée par la sagesse ou par la loi divine. C'est donc d'une double manière
que le mal peut exister dans l'appétit de l'homme: d'une première manière,
parce que la connaissance sensible n'est pas réglée par la raison, et à ce
point de vue, Denys dit dans les Noms Divins (IV, 32) que le mal de
l'homme, c'est d'aller contre la raison; d'une autre manière, parce que la
raison humaine doit être dirigée selon la sagesse et la loi divine, et à ce
point de vue, saint Ambroise dit que le péché est une transgression de la loi
divine.
Mais dans les substances séparées des
corps, il existe une seule connaissance, la connaissance intellectuelle, qui
doit être dirigée par la règle de la sagesse divine; et c'est pourquoi le mal
peut exister dans leur volonté, du fait qu'elle ne suit pas l'ordre de la règle
supérieure, à savoir de la sagesse divine. Et c'est de cette manière que les
démons sont devenus mauvais par volonté.
Solutions des objections:
1. Comme le dit saint
Augustin dans la Nature du Bien (IV), le mal est non seulement la
privation de la forme spécifique, mais encore la privation de la mesure et de
l'ordre. Aussi est-ce d'une double manière que le péché peut exister dans la
volonté: d'une première manière, parce que la volonté tend vers ce qui est
mauvais absolument parlant, parce que manquant d'une forme spécifique bonne,
ainsi quand on choisit le vol ou la fornication; d'une autre manière, lors
qu'on veut ce qui est bon absolument parlant et en soi, par exemple prier ou
méditer, sans cependant y tendre conformément à l'ordre de la règle divine. En
conséquence, il faut donc dire que le mal premier de la volonté du démon ne
vint pas de ce qu'il voulait le mal absolument parlant, mais parce qu'il a
voulu une chose bonne absolument et qui lui convenait, sans cependant suivre la
direction de la règle supérieure, c'est-à-dire de la sagesse divine; comme le
dit Denys dans les Noms Divins (IV, 23): "Pour les démons, le mal
est de se détourner", à savoir de la règle supérieure, "et c'est de
dépasser ce qui leur convenait", parce qu'ils ont voulu obtenir le bien
qui leur convenait sans être réglés par une règle supérieure, ce qui dépassait
leur rang.
2. Une chose peut
exister dans une autre de façon immuable d'une double manière: d'une première
manière, en raison d'une cause positive, et alors il est impossible que ce qui
est contre nature soit immuable, parce que ce qui est en dehors de la nature a
un rapport accidentel à la chose; aussi est-il possible que cela en soit
absent. D'une autre manière, cela peut se produire en raison d'une cause
privative, et alors rien n'empêche que ce qui est dans la chose de façon
immuable soit contre nature, parce qu'un principe naturel peut être supprimé de
façon irréparable; ainsi la cécité est contraire à la nature de l'animal, et elle
existe cependant de façon immuable, par suite du manque irréparable de la vue.
C'est donc ainsi que la malice se trouve de façon irréparable chez les démons,
en raison de la perte de la grâce.
3. Une cause
changeante ne peut pas produire un effet immuable de façon positive, mais elle
le peut de façon privative; ainsi, par la volonté d'un homme, est causée la
cécité immuable d'un autre.
4. Selon saint
Augustin dans la Nature du Bien (IV) le mal ne consiste pas seulement
dans la privation de la forme spécifique, mais encore dans celle de la mesure
et de l'ordre; aussi le mal dans l'acte de volonté vient non seulement de
l'objet qui donne l'espèce à l'acte, du fait qu'on veut le mal, mais encore de
ce qu'on se soustrait à la mesure ou à l'ordre qui sont dus à l'acte lui-même,
par exemple lorsque quelqu'un, alors même qu'il veut le bien, ne respecte pas
la mesure et l'ordre qui sont dus. Et tel fut le péché du démon, qui l'a rendu
mauvais; en effet, il n'a pas désiré quelque mal, mais un certain bien lui
convenant; cependant, il l'a désiré de façon désordonnée et immodérée,
c'est-à-dire qu'il ne l'a pas désiré comme un bien devant être atteint par la
grâce divine, mais par sa propre force, ce qui dépassait la mesure de sa
condition, comme le dit Denys dans les Noms Divins (IV, 23): "C'est
donc le fait de se détourner qui est pour les démons un mal", dans la
mesure où leur désir se détourne de la direction de la règle supérieure, et
"c'est de dépasser ce qui leur convenait", dans la mesure où dans
leur désir des biens qui leur convenaient, ils ont dépassé leur rang. Or dans
le péché, une déficience de l'intellect ou de la raison et de la volonté vont
toujours de pair de manière proportionnée; aussi, dans le premier péché du
démon, ne faut-il pas supposer un défaut de l'intellect tel qu'il aurait porté
un faux jugement, par exemple qu'un certain mal serait bon, mais une
défaillance dans la saisie de sa règle et de l'ordre de celle-ci.
5. Du fait que le
démon ne se sert pas de l'imagination ni d'une raison discursive, et par
d'autres arguments de ce genre, on peut tenir qu'il ne se trompe pas en ce qui
relève de la connaissance naturelle, en jugeant que quelque chose de faux est
vrai. Toutefois, parce qu'il ne peut comprendre Dieu en raison de son infinité,
rien n'empêche que son intellect se soit trompé dans l'appréciation convenable
de l'ordre du gouvernement divin; et de là a résulté un péché dans sa volonté.
6. Tout ce qui est
au-dessus du temps ne se trouve pas dans l'éternité de façon égale, et par
conséquent, ne possède pas de façon égale l'immobilité. En effet, Dieu est
parfaitement éternel et immuable, mais les autres substances qui sont au-dessus
du temps participent à l'éternité et à l'immutabilité, chacune selon son rang.
En effet, nous constatons que l'immutabilité fait suite à une certaine
totalité. Car ce qui reçoit une chose de manière particulière va comme de
partie en partie: ainsi la matière des éléments, parce qu'elle ne reçoit pas en
même temps toutes les formes corporelles, ou quelque forme complète les
contenant virtuellement toutes en elle - comme il est clair pour la matière du
corps céleste - est changée d'une forme particulière en une autre, ce qui ne se
produit pas dans la matière du corps céleste; et pourtant, comme le corps
céleste a un lieu particulier, il se produit en lui un changement de lieu.
Ainsi donc, l'intellect de l'ange possède bien la totalité de son objet si on
le compare à notre intellect, qui recueille la forme universelle à partir de
diverses réalités singulières, alors que l'intellect de l'ange saisit la forme
universelle en elle-même; et pourtant, l'intellect de l'ange n'a qu'un objet
particulier, si on le compare à l'intellect divin. Car l'intellect divin
comprend universellement tout l'être et toute la vérité en un seul acte; de là
vient que son intellect est absolument immuable en son opération: il n'a pas en
effet à passer d'un objet à l'autre, parce qu'il considère tout ensemble dans
l'unité; par contre, l'intellect de l'ange, qui ne considère pas tout dans
l'unité, mais considère certaines choses en elles-mêmes de façon particulière,
peut passer de l'une à l'autre. Pourtant, si l'on considère qu'il fait toujours
acte d'intellection, son opération est immuable. Et il faut envisager les
choses de façon semblable en ce qui regarde la volonté, dont l'opération est
proportionnée à celle de l'intellect. Aussi n'y a-t-il pas d'inconvénient à ce
que la volonté de l'ange passe du bien au mal.
7. Le péché du démon
ne résulte pas d'une déficience de la raison qui aurait un caractère de contraire
- car il n'a pas approuvé le mal pour le bien, ni le vrai pour le faux -'mais
seulement d'une déficience qui a un caractère de négation, en tant que sa
volonté n'a pas été régie par la règle du gouvernement divin; et cette
déficience peut se trouver dans une nature intellectuelle en qui manque
l'opposition des contraires.
8. Les corps célestes
sont soumis à la règle du gouvernement divin, non comme se dirigeant eux-mêmes,
mais comme étant dirigés ou mus par un autre; et si dans leur mouvement il y
avait quelque défaut ou déviation par rapport à l'ordre de la règle divine,
cela ne ferait par remonter le défaut à Dieu, qui fixe l'ordre, lui qui ne peut
se tromper. Mais les natures intellectuelles et rationnelles sont soumises au
gouvernement divin en se dirigeant elles-mêmes selon la règle divine; aussi un
désordre peut-il se produire en elles du fait de leur défaillance sans
défaillance de la part de celui qui les gouverne.
9. Cet argument
prouve que chez les démons il n'a pu y avoir de péché en ce sens qu'ils
auraient désiré un mal pour eux sous la raison d'un bien, parce qu'en raison de
la simplicité de leur nature, il ne faut pas concéder qu'il y ait pour eux une
chose bonne selon une partie, qui ne le serait pas selon une autre.
10. Lorsque l'intelligence
connaît son essence ou les autres réalités, elle la connaît selon le mode de sa
propre substance; or la cause première dépasse le mode de la substance de
l'ange ou du démon, aussi n'est-il pas nécessaire que l'ange, en connaissant
son essence, saisisse tout l'ordre du gouvernement divin.
11. Cet argument
aussi prouve que le démon n'a pas péché en ce qu'il aurait désiré une chose
mauvaise par excès ou par défaut.
12. Le démon a péché
par défaillance de volonté, et ce manquement volontaire lui-même constitue son
péché, de même que l'homme court par le mouvement de son corps, et ce mouvement
même du corps est sa course.
13. L'une de ces
trois causes qui poussent le diable au péché meut par manière de persuasion,
alors que les deux autres, la chair et le monde, meuvent par manière
d'attirance. Et bien que les démons n'aient pas péché en étant persuadés par
quelqu'un d'autre, ils pèchent cependant parce qu'ils sont attirés, non par la
chair, qu'ils ne possèdent pas, ni par les choses sensibles du monde, dont ils
n'ont pas besoin, mais par la beauté de leur nature. Aussi est-il dit dans
Ézéchiel (28, 17): "Tu as perdu la
sagesse à cause de ta beauté."
14. On ne doit pas
comprendre que la charité diminue toujours en acte quand elle ne grandit pas en
acte; mais quand elle ne grandit pas chez l'homme, elle est exposée à
décroître, à cause des germes des vices qui proviennent de la corruption de la
nature humaine. Or cela ne se produit pas chez l'ange.
15. Dès le premier
instant de leur création, les anges ont pu avoir un acte de volonté, mais
cependant ce n'a pu être, en ce premier instant de leur création, cet acte par
lequel ils sont devenus mauvais: on en montrera plus loin la raison. Et le cas
de l'âme humaine n'est pas semblable: elle est corrompue dès le premier instant
de sa création, parce que cette corruption ne provient pas d'une opération de
l'âme, mais de son union à un corps vicié, ce qu'on ne peut pas dire pour
l'ange.
16. Tout ce qui est
soumis à l'oeuvre créatrice procède de Dieu comme de son principe; et parce que
Dieu n'est pas l'auteur des maux, il est impossible que quelque mal dépende de
l'oeuvre créatrice. Mais il y a de nombreuses choses qui sont soumises à
l'oeuvre du gouvernement divin dont Dieu n'est pas l'auteur, mais qu'il permet
seulement; et c'est pourquoi certains maux peuvent exister sous son
gouvernement.
17. La justice divine
étant sauve, Dieu peut retirer à l'homme la justice gratuite, même sans le
péché, parce qu'il la lui a donnée gratuitement de par sa largesse, au-delà du
mode de la nature; toutefois, si la justice gratuite lui était enlevée de la
façon qu'on vient de dire, l'homme n'en deviendrait pas pour cela mauvais, mais
il demeurerait bon d'une bonté naturelle. Or la justice naturelle suit la
nature intellectuelle et rationnelle, dont l'intellect est ordonné
naturellement au vrai, et la volonté au bien; aussi ne peut-il pas se produire
que cette justice soit retirée par Dieu à la nature rationnelle, alors que
cette même nature demeurerait. Il peut cependant, de puissance absolue, réduire
au néant la nature rationnelle, en supprimant l'influx qui la fait exister.
18. Même si les
démons étaient des êtres corporels, ils ne pourraient avoir une inclination
naturelle au mal, pour la raison mentionnée plus haut.
Liens transversaux dans l'oeuvre de saint Thomas: II Commentaire des Sentences, D. 5, Question 1,
a. 2; D. 22, Question 1, a. 2; Somme contre les Gentils, c. 109; la,
Question 63, a. 3; lIa-IIae, Question 163, a. 2.
Objections:
Il semble que non.
1. Denys dit en effet
dans les Noms Divins (IV, 23) que "le mal chez les démons consiste
à se détourner". Or celui qui recherche l'égalité avec quelqu'un, ou sa
ressemblance, ne se détourne pas de lui, mais plutôt s'en rap proche par son
désir. Donc le diable n'a pas péché en désirant l'égalité avec Dieu.
2. En outre, Denys
dit au même endroit que le mal chez les démons consiste dans "un excès
dans ce qui leur convient", parce qu'ils ont désiré posséder d'une façon
supérieure ce qui leur convenait. Or posséder l'égalité avec Dieu ne leur
convenait en aucune manière. Ils n'ont donc pas désiré l'égalité avec Dieu.
3. En outre, saint
Anselme dit dans la Chute du Diable (ch. 4) que le diable a désiré ce à quoi il
serait parvenu s'il était resté fidèle. Or jamais il ne serait par venu à
l'égalité avec Dieu. Donc il n'a pas désiré l'égalité avec Dieu.
4. Mais on peut dire
qu'il n'a pas désiré l'égalité avec Dieu de façon absolue, mais seulement sur
un point, pour être à la tête de la multitude des anges. - On objecte à cela
que le diable n'a pas péché en désirant ce qui lui convenait conformément à
l'ordre de sa nature, mais qu'il s'est détourné de ce qui était selon sa
nature, vers ce qui était au-delà de sa nature, comme le dit saint Jean
Damascène dans la Foi (II, 4). Or être à la tête de tous les autres
anges lui convenait selon l'ordre de la nature, selon laquelle il était plus
élevé que les autres, comme le dit saint Grégoire dans une homélie (34, 7).
Donc il n'a pas péché en désirant être à la tête de la multitude des anges.
5. Si l'on dit que le
diable a désiré être à la tête de la multitude des anges, de façon semblable à
Dieu. - On objecte à cela un texte de saint Jean (5, 19): "Tout ce que fait le Père, le Fils le fait pareillement."
Or, du fait que le Fils fait pareillement ce que fait le Père, saint Augustin
dans la Trinité (VI, ch. 2 et 3) prouve que le Fils est absolument égal
au Père. Donc, à ce point de vue, le diable aurait désiré de façon absolue l'égalité
avec Dieu.
6. De même, on peut
dire que le diable a désiré l'égalité avec Dieu quant au fait de n'être pas
soumis à Dieu. - On objecte à cela que rien ne peut exister sinon par
participation à l'être divin, qui est l'acte même d'être subsistant. Or tout ce
qui participe est soumis à ce qui est participé. Si donc il a désiré n'être pas
soumis à Dieu, il s'ensuit qu'il a désiré ne pas être ce qui ne convient pas,
parce que toute chose désire être.
7. Mais on peut dire
que la volonté peut se porter même sur les choses impossibles, comme on le dit
dans l'Éthique (III, 5), et ainsi l'ange a pu vouloir exister sans être
soumis à Dieu, bien que ce soit impossible. - On objecte à cela que, bien que
la volonté puisse se porter sur des choses impossibles, elle ne peut pourtant
se porter sur des choses qui sont inconnues, parce que c'est le bien connu qui
est l'objet de la volonté, comme on le dit dans le livre de l'Âme (III,
9). Or qu'une chose autre que Dieu puisse avoir l'être sans être soumise à
Dieu, cela ne peut être connu, parce que cela implique une contradiction: être
en effet signifie, pour toute autre réalité dont on le dit, être soumis à Dieu
par mode de participation. Donc, en aucune manière l'ange n'a pu désirer ne pas
être soumis à Dieu.
8. Mais on peut dire
que ce qui contient implicitement une contradiction tombe parfois sous le désir
de la volonté, parce que la raison est troublée; et ainsi, en raison du trouble
de la puissance de connaissance, le diable a pu désirer ce qui implique une
contradiction. - On objecte à cela que le trouble de la raison est soit une
peine, soit une faute. Or ni une faute, ni une peine ne précédèrent la première
faute du diable dont il est ici question. Donc il n'a pu désirer, par suite
d'un trouble de la raison, ce qui implique une contradiction.
9. En outre, le
diable a péché par son libre arbitre, dont l'acte est l'élection. Or il n'y a
pas d'élection portant sur des biens impossibles, encore que la volonté puisse
porter sur ces biens impossibles, comme on le dit dans l'Éthique (III,
5). Donc le diable n'a pas pu désirer ne pas être soumis à Dieu ou être égal à
Dieu, puisque c'est impossible.
10. En outre, saint
Augustin dit dans la Nature du Bien (ch. 34) que "le péché n'est
pas la recherche de choses mauvaises, mais l'abandon de choses
meilleures". Or rien ne peut être meilleur que d'être égal à Dieu; le
diable n'a donc pas pu pécher en désirant l'égalité avec Dieu, du fait qu'il
aurait abandonné quelque chose de meilleur.
11. En outre, comme
le dit saint Augustin dans la Doctrine Chrétienne "Toute perversité
consiste à jouir de ce dont on doit user, ou à user de ce dont on doit
jouir." Or si le diable a désiré l'égalité avec Dieu, il ne l'a pas désiré
pour en user, parce qu'il ne pourrait pas la rapporter à quelque chose de
meilleur; si par contre il l'a désirée pour en jouir, il n'a pas péché, parce
qu'il jouissait de ce dont il devait jouir. Il n'a donc péché en aucune manière
en désirant l'égalité avec Dieu.
12. En outre, de même
que l'intelligence se porte vers ce qui lui est connaturel, de même aussi la
volonté. Or il n'est pas connaturel au diable d'être l'égal de Dieu. Il n'a
donc pu le désirer.
13. En outre, il n'y
a de désir que du bien. Or il n'eût pas été bon pour le diable d'être égal à
Dieu, parce que s'il avait été élevé au rang d'une nature supérieure, il aurait
aussitôt quitté sa propre nature, de même que si un cheval devenait un homme,
il ne serait plus un cheval. Le diable n'a donc pas désiré l'égalité avec Dieu.
14. En outre, saint
Isidore dit dans le Souverain Bien (I, 10) que le diable n'a pas désiré
les biens qui appartiennent à Dieu, mais ceux qui sont à lui. Or l'égalité est
avant tout le propre de Dieu. Le diable n'a donc pas désiré l'égalité avec
Dieu.
15. En outre, de même
que le bien et le mal s'opposent, semblablement aussi ce qui est louable et ce
qui est blâmable. Or ne pas être semblable à Dieu est répréhensible et
blâmable; il est donc louable d'être le plus possible semblable à Dieu, ce qui
appartient à la notion d'égalité. L'ange n'a donc pas péché en désirant
l'égalité avec Dieu.
Cependant:
1) Sur ce passage de
la Lettre aux Philippiens (2, 6): "Il
n'a pas jugé comme une proie à défendre le fait d'être l'égal de Dieu",
la Glose dit que le diable usurpa pour lui l'égalité avec Dieu; or on parle ici
de l'égalité du Fils avec le Père, qui est une égalité absolue. Le diable a
donc désiré une égalité absolue avec Dieu.
2) En outre, sur ce
verset du Psaume (68, 5): "Ce que je
n'ai pas pris, je le rendrai alors", la Glose dit que le diable a
voulu ravir la divinité et qu'il a perdu la félicité. Il a donc désiré
l'égalité avec Dieu.
3) En outre, Isaïe
(14, 13) attribue à Lucifer d'avoir dit: "Je
monterai au ciel." Or cela ne peut se comprendre du ciel empyrée, où
il a été créé avec les autres anges donc cela s'entend du ciel de la sainte
Trinité. Il a donc voulu s'élever à l'égalité avec Dieu.
4) En outre, comme on
peut l'apprendre de saint Augustin dans la Trinité (X, 3), le désir se
porte sur plus de choses que l'intelligence; aussi l'âme qui ne se connaît pas
parfaitement désire se connaître parfaitement. Or l'intelligence de l'ange
connaissait que Dieu est infini. Son désir a donc pu bien davantage encore
tendre à désirer être égal à Dieu.
5) En outre, il
arrive parfois que ce qui ne peut se diviser selon la nature puisse être divisé
selon la volonté et la raison; aussi rien n'empêche que quelqu'un recherche ce
dont résulte le non-être, comme d'échapper à la misère, bien qu'il ne désire
pas le non-être. De façon semblable, il semble donc que rien n'empêche que le
diable ait désiré l'égalité avec Dieu, bien qu'il en résultât pour lui un
certain non-être.
6) En outre, saint
Augustin dit dans le Libre Arbitre (I, 3) que c'est par-dessus tout la
convoitise qui domine en tout péché. Or le péché du diable fut le plus grand
péché, parce qu'il fut premier en son genre; il eut donc la plus grande
convoitise; donc il désira le bien le plus grand, qui est d'être égal à Dieu.
7) En outre, saint
Isidore dit dans le Souverain Bien (I, 10) que le diable a péché parce
qu'il a voulu tenir sa force non de Dieu, mais de lui-même. Or sou tenir la
créature dans l'existence et n'y être pas soutenu par quelque être supérieur
est le propre de Dieu. Le diable a donc voulu ce qui est le propre de Dieu et
ainsi, il a voulu être égal à Dieu.
Réponse:
Diverses autorités paraissent tendre à
avancer que le diable aurait péché en désirant de façon désordonnée l'égalité
divine; or il est impossible qu'il l'ait désirée de façon absolue.
La raison en est manifeste, d'abord en ce
qui concerne Dieu: il est non seulement impossible que quelque chose puisse
s'égaler à lui, mais cela s'oppose en outre à la nature de son essence. Dieu en
effet est par son essence l'acte même d'être subsistant; or il n'est pas
possible qu'il en existe deux, pas plus qu'il ne serait possible qu'il y ait
deux idées d'homme séparées, ou deux blancheurs subsistantes par soi. Aussi
est-il nécessaire que tout ce qui est autre que l'acte d'être existe par
participation à l'être, et ne puisse être égal à ce qui est par essence l'acte
même d'être. Et le diable, dans sa condition, n'a pu l'ignorer, car il est
naturel à une intelligence ou à un intellect séparé de comprendre sa propre
substance; et de la sorte il connaissait de façon naturelle que son être propre
participait à un être supérieur, connaissance naturelle qui bien sûr n'avait
pas encore été corrompue en lui par le péché. Aussi il reste que son intellect
ne pouvait considérer l'égalité avec Dieu comme ayant le caractère d'une chose
possible. Or personne ne tend à ce qu'il considère comme impossible, comme il
est dit dans le Ciel et le Monde; il est donc impossible que le
mouvement de volonté du diable ait tendu à désirer de façon absolue l'égalité
divine.
Deuxièmement, c'est évident pour ce qui
concerne l'ange lui-même qui désire; la volonté en effet désire toujours un
certain bien, un bien pour soi ou le bien d'un autre; or on ne dit pas que le
diable ait péché du fait qu'il a voulu l'égalité divine pour un autre - car il
pouvait sans péché vouloir que le Fils soit égal au Père -, mais du fait qu'il
a désiré l'égalité divine pour lui-même. Le Philosophe dit en effet dans l'Éthique
(IX, 4) que chacun désire le bien pour soi, mais s'il devenait autre, il ne se
soucierait pas de ce qui pourrait arriver à cet autre; d'où il ressort que le
diable n'a pas désiré ce dont l'existence ferait que lui-même ne serait plus le
même; or s'il était égal à Dieu, à supposer même que ce fût possible, il ne
serait plus le même: son espèce serait en effet supprimée, s'il était élevé au rang
d'une nature supérieure. D'où il reste qu'il n'a pas pu désirer l'égalité
absolue avec Dieu. Et pour une raison semblable, il n'a pu désirer n'être
absolument pas soumis à Dieu, d'une part parce que c'est impossible, et qu'il
ne pouvait pas le penser comme possible, comme le montre ce qu'on a dit plus
haut, d'autre part aussi parce que lui-même cesserait d'être à l'instant, s'il
n'était pas totalement soumis à Dieu.
Et quoi qu'on puisse dire d'autre touchant
l'ordre naturel, ce n'est pas en cela qu'a pu se trouver le mal chez lui. Le
mal en effet ne se trouve pas dans les êtres qui sont toujours en acte, mais
seulement dans ceux où la puissance peut se distinguer de l'acte, comme on dit
dans la Métaphysique (IX, 10); or tous les anges ont été créés de telle
sorte que dès le début de leur création ils ont possédé tout ce qui tient à
leur perfection naturelle; ils étaient cependant en puissance par rapport aux
biens surnaturels, qu'ils pouvaient obtenir par la grâce de Dieu. Il reste donc
que le péché du diable n'a pas porté sur un objet appartenant à l'ordre
naturel, mais a eu rapport à un élément surnaturel.
Le premier péché du diable a donc consisté
en ce que, pour obtenir la béatitude surnaturelle qui consiste en la pleine
vision de Dieu, il ne s'est pas élevé vers Dieu pour désirer la perfection
finale de sa grâce, avec les saints anges, mais il a voulu l'obtenir par la
puissance de sa propre nature; non toutefois sans le Dieu qui agit dans la
nature, mais sans le Dieu qui confère la grâce. Aussi saint Augustin, dans le
Libre Arbitre (III, 25), fait-il consister le péché du diable en ceci qu'il
s'est complu dans sa propre puissance, et dans son Commentaire littéral de
la Genèse (IV, 24), il dit que "si la nature angélique se retournait,
fût-ce vers elle-même, et si l'ange se complaisait davantage en lui-même qu'en
celui à qui il appartient par une participation bienheureuse, il tomberait
gonflé d'orgueil". Et parce que posséder la béatitude finale par la
puissance de sa nature propre, et non par la faveur d'une nature supérieure est
le propre de Dieu, il est évident qu'en cela le diable a désiré l'égalité avec
Dieu; et c'est sur ce point encore qu'il a désiré ne pas être soumis à Dieu; et
c'est sur ce point encore qu'il a désiré ne pas être soumis à Dieu, de telle
sorte qu'il n'ait pas besoin de sa grâce en plus de la puissance de sa nature
propre. Et cela s'accorde aussi avec ce qui a été dit plus haut, que le diable
n'a pas péché en désirant un mal, mais en désirant un bien: la béatitude
finale, mais non selon l'ordre requis, à savoir sans vouloir l'obtenir par la
grâce de Dieu.
Solutions des objections:
1. Le diable, en
désirant l'égalité avec Dieu, s'est bien tourné vers Dieu quant à ce qu'il
désirait, qui était un bien en soi, mais il s'est détourné de Dieu quant à la
manière de le désirer, parce qu'il s'est détourné en cela de l'ordre de la
règle divine; ainsi également, n'importe quel pécheur, en tant qu'il désire un
bien muable, se tourne vers Dieu, par participation duquel toutes choses sont
bonnes, mais en tant qu'il désire ce bien d'une manière désordonnée, il se
détourne de Dieu, c'est-à-dire de l'ordre de la justice.
2. Le mal des démons
a consisté dans "un excès dans ce qui leur convient", dans la mesure
où ils ont désiré la béatitude pour laquelle ils étaient faits, et à laquelle
ils seraient parvenus s'ils l'avaient désirée de la manière requise; mais ils
ont outrepassé la mesure de leur rang propre, comme on l'a dit.
3. Et ainsi, la
réponse à l'objection 3 est évidente.
4. On peut dire que
le diable a péché parce qu'il a désiré être à la tête de la multitude des
anges, non selon l'ordre naturel, mais en ce que les autres recevraient par
grâce la béatitude que lui-même voulait obtenir par sa propre nature.
5. En cela encore, le
diable n'a pas désiré être à la tête des anges inférieurs de la même manière
dont Dieu est à leur tête, c'est-à-dire par une préséance absolue, comme
principe premier; mais il a pu désirer être à leur tête de façon semblable à
Dieu sous le rapport que l'on a dit.
6. Cet argument
envisage le fait de n'être pas soumis à Dieu purement et simplement; et le
diable n'a pu désirer cela dans le domaine de l'ordre naturel.
7. Et il faut
répondre de même à l'objection 7.
8. Il n'y a pu y
avoir de trouble dans la connaissance de l'ange, si ce n'est peut-être après
son péché; cependant, une défaillance dans la connaissance des biens gratuits a
pu exister chez les anges, comme on l'a dit.
9. La volonté que
l'on dit se porter sur des choses impossibles n'est pas une volonté parfaite,
qui tend à obtenir un résultat, parce que personne ne tend vers ce qu'il estime
impossible, comme on l'a dit, mais c'est une volonté imparfaite qu'on nomme
velléité, parce qu'on voudrait ce qu'on estime impossible sous cette condition:
si c'était possible; or telle est la volonté d'aversion et de conversion, en
laquelle consistent péché et mérite.
10. Le péché est
appelé abandon des choses meilleures quant à l'aversion, qui achève
formellement la raison de péché or, dans le péché du diable, l'aversion est à
considérer non par rapport à ce qu'il a désiré, mais du fait qu'il s'est écarté
de l'ordre de la justice divine; et à ce point de vue, il a abandonné des
choses meilleures, parce que la règle de la justice divine est meilleure que la
règle de la volonté angélique.
11. Quiconque désire
un objet en le désirant pour soi, le désire à cause de soi, et c'est pourquoi
c'est de lui-même qu'il jouit, alors qu'il se sert de ce qu'il désire. Et à ce
point de vue, en désirant pour lui l'égalité avec Dieu de la façon qu'on a
dite, il s'est servi de ce dont il devait jouir.
12. La volonté de
l'ange pécheur tendait bien vers ce a quoi sa nature était ordonnée, encore que
ce fût un bien dépassant le bien de sa propre nature, mais pourtant, la manière
dont il y tendait ne convenait pas à sa nature.
13. Cet argument se
développe en envisageant le désir de l'égalité avec Dieu.
14. Parce que le
mouvement reçoit du terme son espèce, on dit que quelqu'un désire "ce qui
est à lui" quand il désire quelque chose pour le posséder, même s'il
désire un bien qui appartient à autrui; et c'est de cette façon que le diable a
désiré "ce qui était à lui", en désirant pour lui ce qui était propre
à Dieu.
15. Être semblable à
Dieu dans la mesure qui revient à chacun, c'est louable toutefois, c'est vouloir
être semblable à Dieu de façon perverse que de désirer la ressemblance avec
Dieu en dehors de l'ordre établi par Dieu.
Quant aux objections contraires, il faut donc dire:
1) Cela se rapporte à
l'excellence du Christ, que l'Apôtre entend prouver ici, parce qu'il possède
une égalité absolue avec le Père; et c'est en désirant une égalité non absolue,
mais selon un certain rapport, que l'ange et l'homme ont péché.
2) Et il faut
répondre de même au deuxième point.
3) Comme saint
Augustin le dit son Commentaire littéral de la Genèse (III, 10, et XI,
17), certains ont même admis que les démons pécheurs ne faisaient pas partie
des anges célestes, mais de ceux qui présidaient à l'ordre terrestre, et à ce
point de vue, on peut entendre ce texte littéralement d'une montée au ciel
corporel. Mais s'ils furent parmi les anges célestes, comme on le tient plus
communément, il faut dire qu'ils voulurent monter au ciel de la sainte Trinité,
en désirant non certes l'égalité absolue avec Dieu, mais une certaine égalité, comme
on l'a dit plus haut.
4) En ce qui regarde
les objets, le désir ne peut s'étendre davantage que la puissance de
connaissance, parce qu'il n'y a de désir que du bien connu; mais en ce qui
regarde l'intensité des actes, l'intelligence et le désir peuvent se dépasser
mutuellement, parce que parfois la ferveur du désir est plus grande que la
clarté de la connaissance, et que parfois c'est l'inverse. Il peut encore se
produire que l'intelligence connaisse quelque chose mais ne le possède pas, et
la volonté peut le désirer comme connu; et ainsi, bien que l'intelligence n'ait
pas une connaissance parfaite de soi, parce qu'elle saisit pourtant ce qu'est
cette connaissance parfaite, la volonté peut la désirer, comme à l'inverse
aussi l'intelligence peut saisir ce qui n'est pas dans la volonté; et à ce
point de vue, il ne s'ensuit pas que le diable aurait désiré quelque chose
qu'il ne pouvait comprendre.
5) Lorsque quelqu'un
veut écarter de soi quelque chose, il se prend lui-même comme un terme de
départ, qu'il n'est pas nécessaire de conserver dans le mouvement, et c'est
pourquoi on peut désirer ne pas être pour échapper à la misère; mais lorsque
quelqu'un désire un bien pour lui-même, il se prend lui-même comme un terme
d'arrivée; or il est nécessaire de conserver ce terme dans le mouvement, et
c'est pourquoi on ne peut désirer pour soi un bien dont la possession fait
qu'on ne peut soi-même subsister.
6) Il n'est pas
nécessaire que la convoitise la plus forte porte sur le bien le plus grand,
mais qu'elle porte sur ce qui, parmi les biens désirables, est le plus grand.
7) Le diable a voulu
tenir de lui-même sa force, non pas sous tous rapports, mais pour atteindre par
lui-même la béatitude et s'y maintenir.
Liens transversaux dans l'oeuvre de saint Thomas: II Commentaire
des Sentences, D. 3, Question 2, a. 1; la, Question 63, a. 5; In Joan., c.
1, lect. 6.
Objections:
Il semble que oui.
1. Il est dit en
effet dans saint Jean (I, 3, 8) que le
diable a péché dès le commencement. Or cela ne peut s'entendre de ce
commencement où il a tué l'homme en le tentant, parce qu'auparavant il était
lui-même mauvais. Il faut donc l'entendre du commencement où il fut lui-même
créé.
2. En outre, en saint
Jean (8, 44), il est dit du diable qu'il ne
s'est pas maintenu dans la vérité. Or il serait maintenu dans la vérité
s'il n'avait pas péché au premier instant de sa création. Donc il semble que le
diable aurait pu pécher au premier instant de sa création.
3. En outre, la
puissance que posséda le diable au premier instant de sa création ne fut ni
augmentée ni diminuée avant son péché. Or il a pu pécher, et il a péché, après
le premier instant de sa création. Donc il a pu pécher aussi au premier instant
de sa création.
4. Mais on peut dire
que, s'il eût péché au premier instant de sa création, ce péché serait rapporté
à Dieu qui est la cause de sa nature. - On objecte à cela que Dieu opère à
causer l'être de l'ange aussi longtemps que l'ange existe, et pas seulement au
début de sa création, comme cela ressort du Commentaire littéral de la
Genèse de saint Augustin (IV, 12); aussi est-il dit en saint Jean (5, 17): "Mon père travaille jusqu'à présent, et
moi aussi je travaille." Si donc le péché commis par le diable au
premier instant de sa création était rapporté à Dieu, il serait rapporté à Dieu
pour la même raison en quelque autre instant qu'il puisse pécher; ce qui de
toute évidence est faux.
5. En outre, la
puissance naturelle de l'ange, qui lui avait été donnée divinement, était face
à deux objets, le bien et le mal, et elle ne serait pas allée au mal si elle
n'y avait été déterminée par quelque chose. Or elle ne pouvait être déterminée
au mal par Dieu, mais seulement par la volonté propre de l'ange. Donc, même s'il
avait péché au premier instant, cela ne serait pas imputé à Dieu, mais à sa
volonté propre.
6. En outre, l'effet
d'une cause seconde peut être déficient sans que cela soit imputable à la cause
première; ainsi la claudication n'est pas imputable à la puissance motrice,
mais à son instrument qui est difforme. Or Dieu a un rapport de cause première
avec l'acte de l'ange. Donc, si l'ange avait péché au premier instant de sa
création, cela ne serait pas imputable à Dieu, mais à son libre arbitre.
7. De même, on peut
dire que, si le diable avait péché au premier instant de sa création, jamais il
n'aurait pu être sans péché, et de la sorte, la malice aurait existé en lui par
nécessité, et non par le libre arbitre, ce qui s'oppose à la notion de péché. -
On objecte à cela que cette nécessité n'est pas différente de celle selon
laquelle il est nécessaire d'être tant qu'on est, nécessité qui, elle, existe
bien en tout acte peccamineux. Si donc cette nécessité s'oppose à la notion de
libre arbitre, il s'ensuivrait qu'aucun péché ne viendrait du libre arbitre, ce
qui ne convient pas.
8. Mais on peut dire
que dans les autres péchés il faut accorder, avant l'acte du péché, qu'il y ait
un instant pendant lequel la susdite nécessité ne se trouve pas dans le
pécheur. - On objecte à cela que personne ne pèche avant de commettre l'acte
peccamineux. Or ce qui fait partie de la raison de péché se trouve avec le
péché. Donc le pouvoir de pécher ou de ne pas pécher n'est pas requis avant
l'acte du péché.
9. En outre, le péché
du diable consiste en ce qu'il a désiré de façon désordonnée la béatitude. Mais
au premier instant, il a pu comprendre ce qu'est la béatitude. Donc, au premier
instant aussi, il a pu vouloir d'une façon désordonnée la béatitude.
10. En outre, tout
agent qui n'agit pas en vertu d'une nécessité de nature peut éviter ce qu'il
fait. Or, si le diable avait péché au premier instant de sa création, il
n'aurait pas pour autant péché par nécessité de nature. Donc il a pu également
éviter le péché, et de la sorte, rien ne semble s'opposer à ce que le diable
ait pu pécher au premier instant de sa création.
11. En outre, si le
diable n'a pas péché au premier instant de sa création, il semble qu'il en
résulte des inconvénients à tous égards. Si en effet avant de pécher, il n'a
pas eu d'avance la connaissance de sa chute, alors que les bons anges étaient
certains de leur fidélité future, sans laquelle ils n'auraient pu être
bienheureux, il s'ensuivrait que Dieu aurait fait une distinction entre ceux-ci
et ceux-là, en révélant à certains ce qui les concernait, et non aux autres,
sans qu'une différence de mérites ait précédé, ce qui ne semble pas convenir.
Si par contre il eut d'avance la connaissance de sa chute, il eut la peine de
la tristesse avant la faute, ce qui ne convient pas non plus. Il ne faut donc
pas dire que le diable n'aurait pas péché au premier instant de sa création.
12. 0e plus, selon
saint Augustin dans son Commentaire littéral de la Genèse (1, 15),
l'absence de forme dans la créature créée n'a pas précédé par la durée, mais
seulement par la nature ou l'origine, la création qui est décrite par l'œuvre
des six jours. Or, comme il le dit lui-même par la suite, par la distinction de
la lumière d'avec les ténèbres, il faut comprendre la distinction entre les
bons anges et les mauvais. Donc, dès le premier instant de la création des
choses, certains anges furent bons, et d'autres mauvais.
13. En outre, lorsque
les bons anges se sont tournés vers Dieu, les mauvais anges se sont détournés
de lui; sans cela, il n'y aurait pas de raison à ce que Dieu ait confirmé les
uns et non les autres, s'il n'y avait eu aucun obstacle du côté de ceux qui
n'ont pas été confirmés. Or il semble que dès le premier instant de leur
création les bons anges se soient tournés vers Dieu, parce que selon saint
Augustin dans son Commentaire littéral de la Genèse (IV, 22), par le
soir du premier jour, on entend que l'intellect angélique s'est tourné vers sa
propre nature, ce qui eut bien lieu au premier instant de sa création, et par
le matin du jour suivant, on entend qu'il s'est tourné vers le Verbe. Si donc,
selon son sentiment, tout ce qui est rapporté à l'oeuvre des six jours s'est
passé en même temps, il semble que quand l'ange se connut au premier instant de
sa création, il se tourna en même temps vers Dieu, ou s'en détourna en péchant.
14. En outre, selon
Denys dans les Noms Divins (VII, 2) l'ange ne possède pas comme nous une
connaissance discursive; au lieu de passer des principes aux conclusions, il
considère les deux à la fois. Or la fin a vis-à-vis des moyens le même rapport
que les principes vis-à-vis des conclusions, comme le dit le Philosophe dans les
Physiques (II, 15). Donc, puisque la nature angélique se comporte par
rapport à Dieu comme par rapport à sa fin, il semble que l'ange se portait tout
à la fois vers lui et vers Dieu, en se tournant vers lui ou en s'en détournant,
et on en revient à la même conclusion que l'objection précédente.
15. En outre, si
l'ange était bon au premier instant de sa création, il est évident qu'il aimait
Dieu; et il s'aimait aussi lui-même de façon naturelle. Donc, ou bien il
s'aimait et aimait Dieu à cause de soi, et de la sorte, il péchait en jouissant
de lui-même; ou bien il s'aimait à cause de Dieu, ce qui équivaut à se tourner
vers Dieu par la charité. Donc il est nécessaire que l'ange, au premier instant
de sa création, ou bien se soit tourné vers Dieu, ou bien s'en soit détourné;
et on en revient à la même conclusion qu'auparavant.
16. En outre, l'homme
a été créé pour réparer la ruine des anges, comme le disent les saints; donc
l'homme n'a pas été créé avant que le diable ne soit tombé en péchant. Or
l'homme semble avoir été créé au début de la création des choses, selon le
sentiment de saint Augustin qui affirme que toutes choses ont été créées ensemble.
Donc le diable a péché dès le premier instant de sa création.
17. En outre, la
créature spirituelle a plus de puissance que n'importe quelle créature
corporelle. Or certaines créatures corporelles possèdent un mouvement
instantané, comme la lumière et le rayon visuel. Donc, à bien plus forte
raison, l'ange a pu se mouvoir d'un mouvement peccamineux au premier instant de
sa création.
18. En outre, plus
une réalité est noble, moins elle est inactive. Or la volonté paraît plus noble
que l'intelligence, parce qu'elle meut l'intelligence à son acte. Donc, puisque
l'intelligence de l'ange n'a pas été inactive au premier instant de sa
création, il semble que sa volonté ne l'a pas été non plus; et de la sorte,
l'ange a pu pécher par sa volonté au premier instant de sa création.
19. En outre, l'ange
est mesuré par l'aevum. Or on admet que l'aevum est tout entière en même temps.
Donc, quel que soit le moment où l'ange a péché, il a péché au premier instant
de sa création.
20. En outre, de même
que l'on pèche par le libre arbitre, on mérite aussi de même. Or il existe une
créature qui a mérité dès le premier instant de sa création, à savoir l'âme du
Christ. Donc le diable aussi a pu pécher dès le premier instant de sa création.
21. En outre, de même
que l'ange est une créature de Dieu, de même l'âme. Or l'âme de l'enfant est
soumise au péché dès le premier instant de sa création. Donc, pour une raison
semblable, l'ange a pu être mauvais dans le premier instant de sa création.
22. En outre, de même
que la créature retomberait dans le néant si elle n'était soutenue par la main
divine, comme le dit saint Grégoire, de même aussi la créature raisonnable
tomberait dans le péché si elle n'était soutenue par la grâce. Si donc l'ange
n'a pas eu la grâce au premier instant de sa création, il n'a pu se faire qu'il
ne péchât pas; si au contraire il a eu la grâce et n'en a pas usé, il a
pareillement péché; et s'il en a usé en se tournant vers Dieu, il a été
confirmé dans le bien, en sorte qu'il ne pût plus pécher désormais. Donc tous
les anges qui ont péché ont péché au premier instant de leur création.
23. En outre, le
propre accompagne ce dont il est le propre. Or le péché est le propre du
diable, selon cette parole de saint Jean (8, 44): "Quand il dit des
mensonges, il parle de son propre fonds." Donc, dès le premier instant où
il fut créé, le diable a péché.
Cependant:
1) Dans Ezéchiel (28,
12-13), il est dit au diable, en la personne du roi de Tyr: "Tu étais
plein de sagesse et parfait en beauté dans les délices du paradis de Dieu."
2) En outre, il est
dit, dans le Livre des Causes (31): "Entre un être dont la
substance et l'action se trouvent dans une durée éternelle, et un être dont la
substance et l'action se trouvent dans la durée temporelle, il existe un être
intermédiaire dont la substance se trouve dans une durée éternelle et l'action
dans le temps." Or Dieu est l'être dont la substance et l'action se
trouvent dans l'éternité, le corps par contre est un être dont la substance et
l'action sont dans le temps; donc la substance de l'ange, qui tient le milieu,
se trouve dans l'éternité et son action dans le temps. Il n'a donc pu pécher à
l'instant de sa création.
3) En outre, comme le
dit saint Augustin dans l'Enchiridion (12), on appelle une chose
mauvaise parce qu'elle fait du tort. Or elle fait du tort parce qu'elle enlève
un bien. Or Dieu fit l'ange bon dans l'intégrité de sa nature. Donc, puisque
rien ne peut être à la fois entier et diminué, il semble que l'ange n'a pas pu
être mauvais à l'instant de sa création.
4) En outre, ce qui
n'est pas délibéré ne peut être péché, du moins péché mortel. Or ce qui est
instantané ne peut être délibéré, donc ne peut être péché mortel. Il semble
donc impossible que l'ange soit devenu mauvais en péchant au premier instant de
sa création.
Réponse:
Saint Augustin traite de cette question
dans son Commentaire littéral de la Genèse (XI, 16, 19, 20), et dans la
Cité de Dieu (XI, 13-15); en aucun de ces deux passages cependant, il ne
fixe rien de manière affirmative, bien que dans le Commentaire littéral de
la Genèse, il semble pencher plutôt pour le fait que le diable ait péché au
premier instant de sa création, alors que dans la Cité de Dieu, il
semble pencher plutôt pour le contraire.
Aussi certains modernes ont osé affirmer
que le diable a été mauvais dès le premier instant de sa création, non certes
par nature, mais en raison du mouvement du libre arbitre par lequel il pécha.
Or cette position a été rejetée par tous les Maîtres qui enseignaient alors à
Paris. Et certes, que l'ange n'ait pas péché au premier instant de sa création,
mais qu'il ait été bon un moment, c'est ce que semble tenir expressément
l'autorité de l'Écriture canonique il est dit en effet en Isaïe (14, 12):
"Commentes-tu tombé, Lucifer, toi qui te levais le matin ?", et en Ezéchiel
(28, 13): "Tu étais dans les délices
du paradis de Dieu." Cependant, saint Augustin explique ces textes
dans son Commentaire littéral de la Genèse (XI, 24), pour faire
comprendre qu'ils sont appliqués au diable pour ce qui concerne ses membres,
c'est-à-dire les hommes qui déchoient de la grâce du Christ.
Mais pourquoi le diable n'a-t-il pas pu
pécher au premier instant de sa création, c'est ce qu'il faut pourtant montrer,
bien que ce soit difficile. Certains, en effet, en ont imputé la raison au compte
de la nature angélique, qui a été créée par Dieu; aussi disent-ils que, dès le
premier instant de sa création, il était nécessaire que l'ange soit bon, tel
qu'il n été créé par Dieu, sous peine d'affirmer l'existence d'un être à la
fois intègre et diminué, comme on l'a objecté. Mais il semble n'y avoir aucune
nécessité à cela, parce que la malice de la faute ne s'oppose pas à la bonté de
la nature, mais est fondée en elle comme en son sujet; aussi saint Augustin
dit-il, dans la Cité de Dieu (XI, 13), que quiconque acquiesce à cette
opinion ne partage pas l'avis des Manichéens, qui disent que le diable possède
une nature mauvaise, contraire à Dieu. Il ne serait pas non plus inconvenant de
dire que, pour ce qui est de la création par Dieu, l'ange a eu, dès le premier
instant, une nature absolument intègre, de telle sorte pourtant que cette
intégrité ait été aussitôt perturbée par la résistance de la volonté angélique,
comme si un rayon de soleil était empêché d'éclairer l'air au lever même du
soleil.
D'autres, par contre, en tirent la raison
de ce qu'ils estiment qu'une délibération est requise dans tout péché, et comme
la délibération ne peut se réaliser en un instant, ils croient que le péché de
l'ange n'a pu se produire en un instant; or il ne fut mauvais qu'au terme de
son péché; il reste donc qu'au premier instant de sa création, il n'a pu être
mauvais.
Mais ceux-là se trompent, parce qu'ils
jugent l'intellect angélique à la mesure de l'intellect humain, alors pourtant
qu'il en diffère de loin. L'intellect humain, en effet, est discursif, et c'est
pourquoi, de même qu'il avance en argumentant dans les question spéculatives,
de même aussi il avance par le conseil et la délibération dans les questions
pratiques, car le conseil est une sorte de recherche, comme on le dit dans l'Éthique
(III, 6); au contraire, l'intellect de l'ange saisit la vérité sans discours ni
recherche, comme le dit Denys dans les Noms Divins (VII, 2), et c'est
pourquoi rien ne s'oppose à ce que dès le premier instant où il saisit la vérité,
l'ange puisse choisir, ce qui est l'acte du libre arbitre; ainsi, dans
l'instant même où l'homme a une certitude grâce au conseil, il choisit ce qu'il
doit faire, et si ce qu'il devait faire était déterminé, il choisirait aussitôt
sans conseil dès le premier instant, comme cela est manifeste dans l'art
d'écrire et d'autres actions du même genre, qui ne requièrent pas le conseil.
Si donc, dès le premier instant, l'ange a pu connaître ce qu'il devait désirer,
parce qu'il n'avait pas besoin de délibérer, il a pu choisir aussitôt en ce
même instant. La cause pour laquelle il n'a pas pu pécher au premier instant de
sa création n'est donc pas qu'il n'a pas pu choisir en cet instant, ce qui est
l'acte du libre arbitre. Il faut donc en chercher la raison autre part.
Il faut donc considérer qu'il y a une
différence entre un mouvement qui est mesuré par le temps, en sorte de causer
le temps, comme le premier mouvement du ciel, et un mouvement qui est mesuré
par le temps sans causer le temps, comme le sont les mouvements des animaux
pour lesquels la succession du temps ne correspond pas à la diversité ou à
l'identité du mobile: il arrive en effet qu'un animal demeure au même endroit,
alors que le temps s'écoule, parce que le repos est mesuré par le temps, tout
comme le mouvement, comme on le dit dans les Physiques (VI, 10). Mais
dans le mouvement qui cause le temps, la succession du temps et celle du
mouvement se suivent, parce que par la priorité et la postériorité dans le
mouvement, il y a priorité et postériorité dans le temps, comme on le dit dans les
Physiques (IV, 17). Et c'est pourquoi tout ce qu'on distingue en un tel
mouvement se trouve en divers instants du temps; en effet, ce qui n'est pas
distinct en un tel mouvement ne peut se trouver en des instants différents;
aussi, lorsque cesse le mouvement du ciel, il est nécessaire qu'il y ait en
même temps arrêt du temps, selon ce qui est dit dans l'Apocalypse (10, 6): "Il n'y aura plus de temps."
Or il faut considérer que dans les pensées
et les sentiments des anges, il existe une certaine succession temporelle:
saint Augustin dit en effet dans son Commentaire littéral de la Genèse
(VIII, 20) que Dieu meut la créature spirituel le dans le temps. En effet, les
anges ne saisissent pas tout à la fois en acte, parce qu'un ange ne comprend
pas tout par une seule espèce, mais il comprend des choses diverses par
diverses espèces, et un ange connaît naturellement plusieurs choses par
d'autant moins d'espèces qu'il est supérieur; aussi Denys dit-il dans la
Hiérarchie Céleste (XII, 2) que les anges supérieurs ont une science plus
universelle, et dans le Livre des Causes (10), on dit que les
intelligences supérieures possèdent des formes plus universelles, c'est-à-dire
qui s'étendent à plus de choses connues; de même aussi chez les hommes, nous
voyons que plus quel qu'un a un esprit élevé, plus il peut comprendre de choses
à partir de moins de données. Mais Dieu seul connaît tout en un, par son
essence.
Or la raison pour laquelle l'homme ne peut
pas connaître en acte plusieurs choses en même temps, c'est que son intellect
ne peut être mis en acte parfaitement et de façon décisive par des espèces
diverses, pas plus que le même corps ne peut exister en acte sous des formes
diverses. Aussi, pour les anges, il faut dire que tout ce que l'ange connaît
par une seule espèce, il peut le connaître en même temps, tandis que ce qu'il
connaît par des espèces diverses, il ne peut le connaître en même temps, mais
successivement. Or cette succession n'est pas mesurée par le temps qui est
causé par le mouvement du ciel, au-dessus duquel se situent les affections et
les pensées des anges - car le supérieur n'est pas mesuré par l'inférieur -,
mais il est nécessaire que ce soient ces sentiments et ces pensées eux-mêmes
qui, dans leur succession, causent les divers instants de ce temps. Donc, pour
les choses que l'ange ne peut saisir dans une seule espèce, il est nécessaire
qu'il se meuve dans les divers instants de son temps propre.
Or les réalités qui sont au-dessus de la
nature et relèvent de la grâce, sur les quelles porta le péché de l'ange, comme
on l'a dit, diffèrent davantage de n'importe quel objet connu naturellement que
ne diffèrent ceux-ci entre eux aussi, si l'ange ne peut saisir par une seule
espèce et en même temps tous les objets qu'il peut connaître naturellement, en
raison de leur différence, il peut encore moins se mouvoir en même temps vers
les objets connus naturellement et vers les surnaturels, qui sont gratuits. Or
il est évident que le mouvement de l'ange se porte d'abord sur ce qui lui est
connaturel, car c'est par là qu'il par vient à ce qui est au-dessus de sa
nature; c'est pourquoi il a été nécessaire que l'ange, au premier instant de sa
création, se tourne vers la connaissance naturelle de lui-même, selon laquelle
il n'a pu pécher, comme cela ressort de ce qui a été dit plus haut, et ensuite,
il a pu se tourner vers ce qui est au-dessus de sa nature ou s'en détourner. Et
c'est pourquoi, au premier instant de sa création, l'ange n'a pas été
bienheureux en se tournant parfaitement vers Dieu, ni pécheur en se détournant
de lui aussi saint Augustin dit-il, dans son Commentaire littéral de la
Genèse (IV, 22), qu'après le soir du premier jour vient le matin, quand la
lumière spirituelle, c'est-à-dire la nature angélique, après la connaissance de
sa propre nature, selon laquelle elle n'est pas ce qu'est Dieu, se rapporte,
pour la louer, à la lumière qui est Dieu même, dont la contemplation la fait
accéder à sa forme.
Solutions des objections:
1. Saint Augustin
explique dans la Cité de Dieu (XI, 15) que "le diable pèche dès le
commencement", c'est-à-dire que, depuis le début de son péché, il
persévère dans le péché. Certains cependant expliquent: "depuis le
commencement", comme voulant dire: aussitôt après le commencement.
2. On dit que le
diable ne s'est pas maintenu dans la vérité, non parce qu'il n'y fut jamais,
mais parce qu'il n'y a pas persévéré, comme l'explique saint Augustin dans la
Cité de Dieu (XI, 15).
3. Le fait que l'ange
n'ait pas pu pécher au premier instant n'a pas tenu à un défaut d'une de ses
facultés qui par la suite aurait été rétablie, ni à une perfection qui par la
suite aurait été retirée avant le péché, mais à cause de l'ordre de ses actes,
parce qu'il fallait en premier lieu qu'il considérât ce qui relève de sa nature,
et qu'ensuite il se mût vers les biens surnaturels en se tournant vers eux, ou
en s'en détournant.
4. L'opération que
possède un être au début de son existence convient à sa nature, et c'est
pourquoi il faut qu'elle soit rapportée à l'auteur de la nature mais par la
suite l'ange pouvait, en partant des biens proportionnés à sa nature, se
mouvoir en bien ou en mal vers les autres biens, et il ne faut pas rapporter ce
fait à l'auteur de la nature, mais à la volonté de l'ange pécheur.
5. La volonté de la créature
raisonnable est déterminée à un bien vers lequel elle se meut naturellement;
ainsi, tout homme veut naturellement être, vivre et jouir de la béatitude; et
ces biens-là sont ceux vers lesquels se meut en premier de façon naturelle la
créature, pour les connaître ou pour les vouloir, parce qu'une action naturelle
est toujours présupposée aux autres actions; et c'est pourquoi, si l'ange avait
péché au premier instant de sa création, cela semblerait convenir à sa nature,
et de la sorte, ce serait attribuable en une certaine manière à l'auteur de la
nature.
6. Le défaut qui
vient d'une cause seconde n'est pas imputable à la cause première pour les
éléments que la cause seconde ne tient pas de la première; ainsi le tibia ne
tient pas sa courbure de la puissance motrice; tandis qu'il faut que la
première action de l'ange soit conforme à sa nature, qu'il tient de Dieu; et
c'est pourquoi l'argument n'est pas concluant.
7. Cet argument
partait du fait qu'on estimait que le mouvement du libre arbitre, chez les anges,
venait de la délibération du conseil: il faut en effet que celui qui délibère
réfléchisse sur deux actions qu'il peut toutes les deux accomplir, pour choisir
l'une des deux à l'avenir. Mais, lorsque la délibération ne pré cède pas
l'élection, il n'est pas alors requis qu'avant de choisir, on ait le pouvoir de
choisir ou de ne pas choisir, mais à l'instant même, on se porte librement vers
ceci ou cela.
8, 9 et 10. Aussi
nous concédons les objections 8, 9 et 10.
11. De même que
l'ange n'a pas péché au premier instant de sa création, de même l'ange bon n'a
pas été parfaitement bienheureux au premier instant de sa création; et c'est
pourquoi il n'était pas nécessaire qu'il eût d'avance connaissance de sa
fidélité future, pas plus que les anges mauvais n'eurent d'avance la
connaissance de leur chute avant de pécher. Cependant, comme la béatitude de
l'ange vient de Dieu à titre principal, alors que le péché vient du libre
arbitre de la créature, Dieu a pu béatifier l'ange au premier instant de sa
création, en le tournant vers ce qui est au-delà de sa nature - parce que le
fait même de se mou voir, en cet instant, vers ce qui est conforme à sa nature
lui venait de Dieu -'tan dis que l'ange n'a pu se mouvoir par lui-même de façon
perverse vers ce qui est au-dessus de sa nature qu'après le premier instant.
12. On peut
comprendre que cette distinction de la lumière d'avec les ténèbres a été faite,
non certes à ce commencement des choses, mais tout au long du temps qui
s'écoule maintenant, durant lequel les bons sont distingués des mauvais; mais
cela semble relever de l'allégorie, comme il est dit au même passage, et c'est
pourquoi saint Augustin propose une autre explication: par lumière, il faut
entendre la formation de la première créature et par les ténèbres, l'absence de
forme chez la créature qui n'a pas encore reçu sa forme. Mais dans la Cité
de Dieu (XI, 19), il dit qu'est signifiée par là la distinction des bons
anges et des mauvais selon la prescience divine; aussi dit-il en cet endroit:
"Seul a pu dis cerner ces choses celui qui a pu connaître d'avance ceux
qui allaient tomber avant qu'ils ne tombent."
13. Saint Augustin,
dans son Commentaire littéral de la Genèse (IV, 33-35), laisse dans le
doute de savoir si les anges connaissaient tout en même temps, et ainsi, il y
aurait en eux en même temps le jour, le soir et le matin, ou bien s'ils les
connaissaient non de façon simultanée, mais successivement; et quoi qu'il en
soit, il suffit à son propos que cette distinction des jours soit entendue de
la connaissance angélique, et non pas des jours qui s'écoulent dans le temps.
14. L'ange, au
premier instant de sa création, en même temps qu'il se portait vers sa nature
propre, se portait aussi vers Dieu en tant qu'auteur de la nature, parce que
comme on le dit dans le Livre des Causes (8), l'intelligence, en
connaissant son essence, connaît aussi sa cause; cependant, il ne se portait
pas alors vers Dieu en tant qu'auteur de la grâce.
15. S'aimer à cause
de Dieu en tant qu'il est l'objet de la béatitude surnaturelle et l'auteur de
la grâce, c'est un acte de charité; mais aimer Dieu par-dessus tout, et
soi-même à cause de Dieu, en tant que réside en lui le bien naturel de toute
créature, cela revient de façon naturelle, non seulement à la créature
raisonnable, mais aussi aux animaux sans raison et aux corps inanimés, dans la
mesure où ils participent à l'amour naturel du souverain bien, comme le dit
Denys dans les Noms Divins (IV, 4). Et c'est ainsi que l'ange s'est aimé
à cause de Dieu au premier instant de sa création.
16. Cet argument
pèche en trois points: d'abord, parce que l'homme n'a pas été créé à titre
premier pour réparer la ruine des anges, mais pour jouir de Dieu et pour la
perfection de l'univers, même s'il n'y avait jamais eu de ruine chez les anges;
en second lieu, parce que l'homme, au moins selon son corps, n'a pas été crée
en acte dans l'oeuvre des six jours, selon le sentiment de saint Augustin, mais
seulement selon des raisons séminales; or ce sont seulement les êtres qui n'ont
pu exister d'abord dans les raisons séminales avant que d'exister en eux mêmes
qui, selon saint Augustin, ont été faits au début de la création des choses; en
troisième lieu, parce que rien n'empêche qu'une action soit faite en vue d'une
fin future que l'homme prévoit, comme de préparer du bois en été en vue du
froid à venir en hiver.
17. Un certain
mouvement du libre arbitre peut se faire dans l'âme en un instant; cependant,
au premier instant de sa création, l'ange n'a pu avoir un mouvement de libre
arbitre vers le péché, pour la raison susdite.
18. Bien que l'ange
ait eu un mouvement volontaire au premier instant de sa création, comme il eut
du reste un mouvement d'intelligence, il ne s'ensuit cependant pas qu'il ait eu
un mouvement de volonté vers le péché.
19. L'aevum mesure l'être
de l'ange, mais elle ne mesure pas ses actes, dans lesquels il y a succession,
soit pour l'intelligence, soit pour la volonté, comme cela ressort de ce qui a
été dit plus haut.
20. Autre est la
raison du mérite, et autre celle du péché. Car le mérite vient de ce que l'âme
de la créature raisonnable est mue par Dieu, qui peut dès le commencement
mouvoir vers ce qu'il a voulu; tandis que pour pécher l'âme de la créature
raisonnable se meut elle-même, et elle ne peut se mouvoir que conformément à
l'exigence de l'ordre naturel.
21. L'âme est rendue
mauvaise dès le premier instant de sa création, non par son action propre, mais
par son union à un corps vicié; aussi le cas n'est-il pas semblable pour
l'ange, qui n'a pu devenir mauvais que par un acte personnel.
22. Cet argument a
deux points faibles d'abord parce que, de même que la créature tomberait dans
le néant si elle n'était soutenue par la puissance divine, de même aussi elle
sombrerait dans le non-bien si elle n'était pas soutenue par Dieu; mais il ne s'ensuit
pas qu'elle tomberait dans le péché si elle n'était pas soutenue par Dieu par
le moyen de sa grâce, à moins seulement qu'il ne s'agisse de la nature
corrompue, qui a de soi une inclination au mal; en second lieu, parce que
l'homme n'est pas tenu par la nécessité d'un précepte d'user toujours de la
grâce, parce que les préceptes affirmatifs n'obligent pas en toute occasion; et
c'est pourquoi il n'est pas nécessaire qu'à chaque instant on mérite ou on
pèche.
23. On dit que le
diable dit des mensonges de son propre fonds, non pas parce que le mensonge
serait pour lui une propriété naturelle, mais parce que ce qui est vrai, il ne
le tient pas de lui-même, mais de Dieu, et que par contre, ce qu'il dit de
faux, il le tient de lui-même et non de Dieu.
Liens transversaux dans l'oeuvre de saint Thomas: II Commentaire des Sentences, D. 7, Question 1,
a. 2; De veritate, Question 24, a. 10; la, Question 64, a. 2.
Objections:
Il semble que oui.
1. Denys dit en
effet, dans les Noms Divins (IV, 23), que les dons naturels demeurent
intacts chez les démons après le péché. Or, avant le péché, le diable pouvait
se tourner vers le bien. Donc, même après le péché, le diable pouvait revenir
au bien.
2. En outre, rien ne
trouve son repos de façon immuable en une situation qui est contre nature,
parce que ce qui est contre nature est accidentel, et ce qui est accidentel
peut facilement être écarté, parce que "l'accident est ce qui est présent
ou absent sans corruption du sujet". Or le péché est contre la nature de
l'ange, parce qu'il est tombé du niveau de la nature à ce qui est contre
nature, comme le dit saint Jean Damascène dans la Foi (11, 4). Donc il
ne peut se faire que le libre arbitre du diable persévère de façon immuable
dans le mal.
3. Mais on peut dire
que cela convient au diable en raison de son état, parce qu'en péchant, il a
perdu aussitôt l'état de voyageur, auquel il appartient de passer du bien au
mal et inversement. - On objecte à cela qu'à l'état de voie succède l'état de
récompense ou de châtiment, qui vient de Dieu. Or cette immobilité dans le
péché ne peut pas venir de Dieu, parce que Dieu ne conserve pas une chose dont
il n'est pas l'auteur. Donc il ne peut pas se faire que l'immobilité dans le
péché convienne à l'ange en raison de l'état qu'il a présentement.
4. En outre, tout ce
qui n'existe pas par soi dans une chose doit exister en elle sous l'effet d'une
certaine cause. Or pécher invariablement ne convient pas de soi à l'ange, car ainsi
cela lui conviendrait selon sa nature, et il serait alors naturellement
mauvais, ce qu'on a rejeté plus haut mais cela ne lui convient pas davantage en
vertu d'une autre cause, parce que cela ne vient ni de Dieu, ni de la nature,
comme on l'a prouvé, ni même de sa propre volonté, parce que comme la volonté
de la créature peut de soi changer, il ne semble pas qu'elle puisse être cause
d'immobilité. Donc pécher invariablement ne convient en aucune façon au diable.
5. En outre, saint
Augustin dit dans la Vraie et la Fausse Pénitences (V, 15): "Si le
diable pouvait espérer en Dieu et reconnaître en soi sa faute, ce qu'il ne
trouve pas en lui-même, il le trouverait dans la bonté de Dieu", à savoir
le par don de sa faute. Or le diable peut espérer en Dieu, parce que
l'espérance naît de la foi, comme la crainte; or saint Jacques (2, 19) dit: "Les démons croient, et ils
tremblent". Il n'est donc pas impossible que le diable obtienne le
pardon de son péché, et de la sorte, ne persévère pas invariablement dans ses
péchés.
6. En outre, si le
diable ne peut espérer en la miséricorde de Dieu, ou bien cela vient de lui, ou
bien cela vient de Dieu. Or cela ne vient pas de Dieu, parce que comme le dit
saint Augustin dans le même livre (V, 15), toute malice est courte en regard de
la miséricorde de Dieu; mais si l'on dit que cela vient de lui, parce qu'il ne
peut pas de lui-même se relever du péché, cela devrait convenir pour la même
raison à quiconque pèche mortellement, parce que nul ne peut de lui- même
sortir du péché s'il n'est délivré par Dieu; et pourtant, tous ceux qui pèchent
mortellement ne persévèrent pas irrévocablement dans le mal. Donc le diable ne
persévère pas invariablement dans le mal.
7. En outre, ce
raisonnement est juste: je puis courir si je le veux, donc je peux courir. Or
le diable peut se convertir au bien s'il le veut, parce que sa conversion
consiste dans ce vouloir même. Le diable peut donc se convertir au bien.
8. En outre, si un
mouvement est naturel, il en résulte que le repos est naturel, parce que c'est
par la nature que l'on se meut vers un lieu et qu'on se repose en ce lieu;
donc, pour une raison semblable, si le mouvement est volontaire, le repos sera
volontaire lui aussi. Or le diable s'est porté volontairement au mal donc c'est
volontairement qu'il se repose dans le mal, et non pas par nécessité.
9. En outre, selon
saint Jean Chrysostome commentant saint Jean, la lumière incréée a vis-à-vis de
la substance spirituelle le même rapport que la lumière du soleil avec l'air.
Or, plus l'air est pur, plus il peut recevoir la lumière du soleil mais parmi
les substances spirituelles, l'ange est d'une nature plus subtile que l'âme;
donc, puisque l'âme peut recevoir la lumière de la grâce après le péché, il
semble qu'il en va de même, à beaucoup plus forte raison, pour l'ange. Il
semble donc qu'il ne persévère pas invariablement dans le mal.
10. De plus, ce qui
est tel par nature l'est toujours. Or l'ange possède naturellement le pouvoir
de se tourner vers le bien. Il peut donc toujours se tourner vers le bien,
avant comme après le péché.
11. En outre, le
diable n'a pas tiré profit de son péché; or, avant le péché, il était tenu de
se tourner vers Dieu; donc, même après son péché, il est tenu de se tourner
vers lui. Or nul n'est tenu à l'impossible; il n'est donc pas impossible que le
diable se tourne vers Dieu. Et de la sorte, à ce qu'il semble, il ne demeure
pas invariablement dans le péché.
12. En outre, plus un
agent appartient à un rang inférieur, plus il est déterminé à une seule chose;
ainsi un corps lourd ou léger est davantage déterminé à une seule chose que la
raison, qui peut se mouvoir vers divers objets. Or l'âme vient après l'ange par
ordre de nature. Donc, puisque l'âme n'est pas déterminée à une chose unique au
point de ne pouvoir revenir au bien après le péché, il semble que ce sera
encore bien moins le cas pour l'ange.
13. En outre,
l'appétit supérieur peut diriger l'appétit inférieur; ainsi, chez nous,
l'appétit rationnel dirige l'appétit sensitif, comme on le dit dans le livre
de l'Âme (III, 10). Or, au-dessus de l'appétit du démon, il y a un autre
appétit supérieur, l'appétit de Dieu et de l'ange bon. Donc l'appétit du démon
qui tend au mal peut être dirigé vers le bien.
14. En outre, tout
être se tourne naturellement vers ce qui est meilleur. Or le diable conçoit que
le bien divin est meilleur que son bien, il peut donc se tourner vers le bien
divin. Il ne persévère donc pas invariablement dans l'aversion de Dieu qui est
un mal pour lui.
15. En outre, un
changement d'état n'enlève pas au diable son libre arbitre, qui lui est
naturel. Or il convient de soi au libre arbitre de pouvoir se tourner vers le
bien, parce que le pouvoir de pécher ne constitue pas le libre arbitre, ni une
partie de la liberté, comme le dit saint Anselme. Donc un changement d'état
n'enlève pas au diable de pouvoir se tourner vers le bien.
16. En outre, avant
de pécher, le diable pouvait se tourner vers le bien; or si après son péché, il
ne peut se tourner vers le bien, c'est en raison d'une certaine soustraction, ou
bien d'une addition. Or ce n'est pas à cause d'une soustraction, parce que les
puissances naturelles demeurent intactes en elles-mêmes, comme du reste les
autres biens naturels, comme le dit Denys; et de même, ce n'est pas non plus à
cause d'une addition, parce ce qui s'ajoute à quelque chose lui advient selon
sa mesure; et ainsi, comme le libre arbitre de l'ange peut de soi changer, il
semble que ce qui lui est ajouté se trouve en lui avec la possibilité de
changer. Il ne persévère donc pas invariablement dans le mal.
17. En outre, la
volonté est proportionnée à l'intellect qui la met en mouvement. Or l'intellect
de l'ange ne comprend pas une chose en sorte qu'il ne puisse aussi en
comprendre une autre; donc il ne veut pas une chose sans pouvoir encore revenir
à en vouloir une autre. Et ainsi, il ne persévère pas invariablement dans le
mal.
18. En outre, Denys
dit dans les Noms Divins (IV, 23) que les démons comprennent et veulent
le bien. Or il semble que rien d'autre ne soit requis pour leur conversion, sinon
d'acquiescer à cette volonté. Il semble donc qu'ils puissent une seconde fois
se tourner vers le bien.
19. En outre, saint
Anselme dit que si le libre arbitre existe chez les démons, il faut qu'il soit
en eux au moins pour leur permettre de garder la rectitude, ou de l'abandonner,
ou de la recouvrer. Or il n'est pas en eux pour leur permettre de conserver la
rectitude, puisqu'ils ne l'ont pas; ni pour leur permettre de l'abandonner,
parce que cela regarde la possibilité de pécher, qui ne fait pas partie de la
liberté. Il demeure donc que le libre arbitre est en eux pour leur permettre de
retrouver cette rectitude. Et de la sorte, ils ne persévèrent pas
invariablement dans le mal.
20. En outre, ce qui
est déformé de manière égale peut être réformé de manière égale. Or le diable
est déformé de la même manière que bien des hommes qui pèchent pour la même
raison, c'est-à-dire par malice. Donc, puisque les hommes peuvent être
réformés, les démons aussi pourront l'être.
21. En outre, de même
que l'appétit a rapport au bien et au mal, de même l'intellect a rapport au
vrai et au faux. Or il n'existe pas d'intellect qui s'attache au faux au point
de ne pouvoir revenir au vrai. Donc la volonté du diable ne s'attache pas au
mal au point de ne pouvoir revenir au bien.
Cependant:
1) Il est dit en
saint Jean (I, 3, 8): "Depuis le
commencement, le diable pèche." Expliquant ce passage dans la Cité
de Dieu (XI, 15), saint Augustin dit qu'il pèche toujours depuis le moment
initial où il a péché.
2) En outre, saint
Grégoire dit dans les Morales (XXXIV, 6): "Le coeur de l'antique
ennemi s'endurcira comme la pierre, parce qu'il ne sera jamais amolli par le
repentir d'aucune conversion."
3) En outre, l'ange
occupe un milieu entre Dieu et l'homme. Or Dieu a un libre arbitre qui ne peut
changer avant et après le choix; par contre, l'homme a un libre arbitre qui
peut changer avant et après celui-ci; donc l'ange tient le milieu, en sorte
qu'il peut changer avant mais non après, car le contraire est impossible,
c'est-à-dire pouvoir changer après et non avant. Il ne peut donc pas, après
avoir choisi le péché, revenir au bien.
Réponse:
Sur cette question, Origène s'est trompé
en estimant que le libre arbitre de toute créature peut, en n'importe quel
état, se tourner vers le bien ou vers le mal; aussi a-t-il pensé que les démons
eux-mêmes peuvent parfois revenir au bien grâce à leur libre arbitre, et
obtenir de la divine miséricorde le pardon de leurs péchés. Mais saint Augustin
dit dans la Cité de Dieu (XXI, 17): "Pour cette raison et de
nombreuses autres, l'Église a condamné Origène, parce qu'il a perdu ce qui le
faisait regarder comme miséricordieux, en inventant pour les saints de vraies
misères dans lesquelles ils subiraient des peines expiatoires, et de fausses
béatitudes dans lesquelles ils ne posséderaient pas la joie véritable et
tranquille, c'est-à-dire assurée et sans crainte, du bien éternel." Il
avançait en effet, pour la même raison, que même les anges et les hommes qui
sont bons pourraient parfois pécher par leur libre arbitre et déchoir ainsi de
la béatitude; ce qui s'oppose manifestement à la parole du Seigneur qui a dit: "Ceux-ci iront au supplice éternel,
mais les justes à la vie éternelle." (Mt., 25, 46).
Il faut remarquer que cette erreur
d'Origène vient de ce qu'il n'a pas examiné correctement ce qui appartient de
soi à la puissance du libre arbitre, dont il n'est démuni en aucun état. Il
faut donc remarquer qu'il appartient à la nature du libre arbitre de pouvoir se
porter sur des choses diverses. Aussi les choses qui n'ont pas la connaissance,
dont les actions sont déterminées à une seule possibilité, ne font-elle rien de
leur propre chef; les animaux sans raison, par contre, agissent bien par une
décision venant d'eux, mais celle-ci n'est pas libre, parce que le jugement qui
les fait rechercher ou fuir une chose est déterminé en eux par la nature, en
sorte qu'il ne peuvent y passer outre, comme la brebis ne peut pas ne pas fuir
le loup qu'elle a vu; mais tout être qui possède l'intelligence et la raison
agit par libre arbitre, dans la mesure où la décision qui le fait agir suit une
saisie de l'intelligence ou de la raison, qui se portent sur de nombreux
objets. Et c'est pourquoi, comme on l'a dit, il appartient à la nature du libre
arbitre de pouvoir se porter sur des choses diverses.
Or cette diversité peut être considérée
selon trois aspects, et d'abord d'après la différence de choses qui sont
choisies en vue de la fin. A chacun en effet convient naturellement une fin
qu'il désire par nécessité naturelle, parce que la nature tend toujours à un
seul but; mais comme de nombreux éléments peuvent être ordonnés à une seule
fin, l'appétit de la nature rationnelle ou intellectuelle peut tendre à des
biens divers, en choisissant les moyens qui mènent à la fin. Et c'est de cette façon
que Dieu lui-même veut naturellement sa bonté comme sa fin propre, et ne peut
pas ne pas la vouloir; seulement, du fait que les divers genres des choses et
leur ordre peuvent être ordonnés à sa bonté, sa volonté ne se porte pas à un
seul de ses effets sans pouvoir, pour ce qui est d'elle, se porter à un autre.
Et à ce point de vue, le libre arbitre convient à Dieu. De manière semblable
aussi, l'ange et l'homme ont la béatitude comme fin déterminée de façon
naturelle; de là vient qu'ils la désirent naturellement et ne peuvent pas
vouloir le malheur, comme le dit saint Augustin dans la Trinité (XIII,
3). Mais comme divers éléments peuvent être ordonnés à la béatitude, dans le
choix des moyens qui mènent à la fin, tant la volonté de l'homme que celle de l'ange
bon ou mauvais peuvent se porter sur des choses diverses.
Une seconde diversité que le libre arbitre
peut embrasser est à envisager selon la différence du bien et du mal; mais
cette diversité ne relève pas en soi du pou voir du libre arbitre, mais a un
rapport accidentel avec lui, en tant qu'il se trouve dans une nature qui peut
défaillir. Comme, en effet, la volonté est ordonnée de soi au bien comme à son
objet propre, il ne peut arriver qu'elle tende au mal que si ce mal est saisi
sous la raison de bien, ce qui relève d'une déficience de l'intellect ou de la
raison, en qui le libre arbitre a sa cause; mais il n'appartient pas à la
nature d'une puissance de défaillir dans son acte propre, pas plus qu'il
n'appartient à la nature de la puissance visuelle de voir confusément; et c'est
pourquoi rien ne s'oppose à ce qu'on trouve un libre arbitre qui tend au bien
au point de ne pouvoir, en aucune façon, tendre au mal, soit par nature, comme
en Dieu, soit par une grâce parfaite, comme chez les hommes et les anges
bienheureux.
La troisième diversité que le libre
arbitre peut embrasser est à envisager selon la différence venant du
changement. Cela ne consiste pas, il est vrai, dans le fait de vouloir des
choses diverses, car Dieu lui-même veut que se réalisent des choses diverses
selon que cela convient à la diversité des temps et des personnes; mais ce
changement du libre arbitre consiste à ne plus vouloir pour le même temps cela
même qu'on voulait auparavant, ou à vouloir ce qu'on ne voulait pas tout
d'abord. Et cette diversité n'appartient pas non plus de soi à la nature du
libre arbitre, mais elle lui est accidentelle, selon la condition d'une nature
changeante; ainsi, il n'est pas de la nature de la puissance visuelle de voir
diversement un objet, mais cela peut parfois arriver en raison des dispositions
différentes de celui qui voit, dont l'oeil est tantôt clair et tantôt troublé.
Et de façon semblable, la mutabilité ou la diversité du libre arbitre ne sont
pas de sa nature, mais lui sont accidentelles, dans la mesure où il se trouve
dans une nature qui peut changer. Le libre arbitre en effet change en nous à la
fois pour une cause intrinsèque et pour une extrinsèque pour une cause
intrinsèque, c'est ou bien à cause de la raison, par exemple lorsque quelqu'un
ignorait d'abord ce qu'il a connu ensuite, ou bien à cause de l'appétit
lui-même, qui est parfois modifié par une passion ou par un habitus au point de
tendre, comme s'il lui convenait, vers un objet qui, l'habitus ou la passion
venant à disparaître, ne lui convient pas. Le libre arbitre change, d'autre
part, pour une cause extrinsèque, par exemple lorsque Dieu change par sa grâce
la volonté de l'homme du mal au bien, selon ce verset des Proverbes (21, 1): "Le coeur du roi est dans la main de
Dieu, et il le tournera partout où il le veut."
Or cette double cause cesse de jouer chez
les anges après le premier choix. Et d'abord, pour ce qui appartient à l'ordre
naturel, c'est naturellement qu'ils ont une attitude immuable, parce que le
changement est le propre d'un être qui existe en puissance, comme on le dit
dans les Physiques (III, 3). Or il revient à la nature angélique de
posséder en acte la connaissance de tout ce qu'elle peut connaître
naturellement, de même que nous possédons naturellement en acte la connaissance
des principes premiers, à partir desquels nous en venons, par le raisonnement,
à acquérir la connaissance des conclusions, ce qui ne se produit pas chez les
anges, parce que dans les principes mêmes ils voient toutes les conclusions qui
relèvent de leur connaissance naturelle. C'est pourquoi, de même que nous ne
changeons pas dans la connaissance des principes premiers, de même leur
intellect ne change pas à l'égard de tout ce qu'il connaît naturellement; et
comme la volonté est proportionnée à l'intellect, il s'ensuit que leur volonté
aussi est naturellement immuable pour ce qui appartient à l'ordre naturel. Mais
il est vrai qu'ils sont en puissance pour ce qui est du mouvement portant sur
les biens surnaturels, par adhésion ou par aversion. Aussi l'unique changement
qui puisse se produire en eux, c'est qu'ils se meuvent à partir du degré de
leur nature vers ce qui dépasse leur nature, en se tournant vers ces biens ou
en s'en détour nant. Mais comme tout ce qui arrive à un être lui arrive selon la
mesure de sa nature propre, il s'ensuit que les anges persévèrent de façon
immuable dans l'aversion ou l'adhésion au bien surnaturel.
Quant au point de vue extrinsèque, les
anges sont fixés immuablement dans le bien ou dans le mal après le choix
originel parce qu'alors a pris fin leur état de voyageur; aussi n'appartient-il
pas à l'ordre de la sagesse divine d'infuser désormais aux démons une grâce qui
les ferait revenir du mal de leur aversion première, dans laquelle ils
persévèrent invariablement; et c'est pourquoi, bien qu'ils choisissent des
choses diverses par leur libre arbitre, ils pèchent cependant en tous les cas,
parce que la force de leur choix premier persiste dans tous leurs choix.
Solutions des objections:
1. Les biens naturels
sont intacts chez les anges en ce qui regarde l'ordre naturel, mais ils sont
corrompus, gâtés ou diminués par rapport à l'aptitude à la grâce ou à la
gloire.
2. Le péché est
contre nature, non quant à ce que le pécheur recherche, mais quant au désordre
d'où il tire son caractère mauvais; et c'est pourquoi rien ne s'oppose à ce que
le pécheur persévère immuablement dans ce qu'il désire en péchant.
3. Dieu est cause de
cet état des anges où ils s'obstinent dans le mal, non certes en tant qu'il
cause ou conserve leur malice, mais en tant qu'il ne leur accorde pas la grâce
c'est de la sorte qu'on dit qu'il endurcit certains, selon la Lettre aux
Romains (9, 18): "Il a pitié de qui
il veut, et il endurcit qui il veut."
4. Demeurer
invariablement dans le mal ne convient pas au diable en vertu d'une seule
cause, mais de deux; car il lui revient d'être dans le mal de par sa volonté
propre, mais il lui revient en raison de sa nature propre de demeurer
invariablement attaché à l'objet sur lequel se porte sa volonté.
5. A proprement parler,
le diable ne peut pas reconnaître en soi une faute, c'est-à-dire en sorte
d'envisager et de refuser son péché en tant qu'il a la malice d'une faute,
parce que cela relèverait d'un changement du libre arbitre; et par conséquent,
il ne peut espérer de la divine miséricorde un pardon qui porterait sur une
faute.
6. Non seulement le
diable ne peut pas de lui-même se relever du péché, comme l'homme, mais en
outre il lui revient, selon le mode de sa nature, d'adhérer invariablement à ce
qu'il a choisi par sa propre volonté; et c'est pourquoi son péché est plus
irrémédiable que celui de l'homme.
7. Lorsque je dis:
"Je puis courir si je le veux", la proposition antécédente est
possible, et pour cela, la conséquente est possible mais lorsque je dis:
"Le diable peut revenir au bien s'il le veut", l'antécédente est
impossible, comme cela ressort de ce qui a été dit; aussi les cas sont-ils
différents.
8. De même que le
mouvement d'aversion pour Dieu fut volontaire chez le diable, de même aussi le
repos dans l'objet qu'il a voulu est volontaire, car c'est volontairement qu'il
persévère dans le mal; mais pourtant, sa volonté demeure invariablement fixée
en lui, pour la raison déjà avancée.
9. Il faut répondre
qu'une substance spirituelle est illuminée par la lumière incréée de deux
manières: d'une part, par la lumière naturelle, et à ce point de vue, l'ange
bon ou mauvais est plus illuminé que l'âme; d'autre part, par la lumière de la
grâce, et à ce point de vue, l'ange mauvais est moins capable de cette
illumination, en raison de cet obstacle à la grâce qui demeure invariablement
en lui, comme on l'a dit.
10. Le libre arbitre
du diable n'est pas susceptible de changer naturellement par rapport aux
réalités qui correspondent à sa nature, mais il a la possibilité de changer
seulement par rapport aux biens surnaturels, vers lesquels il peut se tourner
ou se détourner; et lorsqu'il l'a fait, il persévère invariablement en cette
volonté, comme on l'a dit.
11. De même qu'un
homme ivre est tenu de ne pas pécher, non certes en considération de son état
présent, mais eu égard à la cause volontaire de son ébriété, selon laquelle une
action peut lui être imputée comme faute, de même aussi peut-on comprendre que
le diable est tenu de se convertir à Dieu, bien que cela lui soit impossible
selon son état présent, parce qu'il est arrivé là par une cause volontaire.
12. Ce qui est d'un
rang inférieur est davantage déterminé à une seule chose, si l'on considère les
objets, parce qu'une force plus grande s'étend à des objets plus nombreux; mais
cependant, ce qui est supérieur est déterminé à une seule chose à cause de son
immutabilité: et c'est ainsi que le libre arbitre du diable est déterminé au
mal.
13. Seul Dieu peut
mouvoir la volonté, et il pourrait aussi, de puissance absolue, tourner la
volonté du démon vers le bien; mais cependant, cela ne convient pas à la nature
de celui-ci, comme on l'a dit. Aussi n'en va-t-il pas de même de l'appétit
sensitif, qui peut changer par sa nature.
14. Le diable conçoit
que le bien divin est meilleur que son bien propre, en tant qu'il est la source
de tout le bien naturel, mais non en tant qu'il est le principe du bien
gratuit, parce qu'il demeure encore dans sa perversité première, selon laquelle
il a voulu obtenir la béatitude suprême par sa force naturelle.
15. Par son
changement d'état, le démon n'a pas perdu son libre arbitre au point de ne
pouvoir se porter au bien connaturel; il l'a perdu cependant parce qu'il ne
peut se tourner vers le bien de la grâce.
16. L'immobilité du
démon dans le mal est causée proprement par son adhésion, qui a raison
d'addition; et le fait même qu'il s'attache à une chose selon la mesure de sa
propre nature entraîne qu'il y est fixé plutôt de façon invariable que de façon
changeante.
17. L'appétit du
diable peut bien désirer divers objets, comme on l'a dit, mais cependant, en
tout ce qu'il désire, il persévère invariablement dans le mal, comme cela
ressort de ce qui a été dit.
18. Cet argument se
développe en envisageant la connaissance et la volonté naturelle du bien; or nous
parlons présentement du bien gratuit et du mal de faute qui s'y oppose.
19. Le diable a la
liberté de conserver la rectitude, s'il la possédait; car comme le dit saint
Anselme dans le même livre, le libre arbitre a toujours le pou voir de garder
la rectitude, et quand il la possède et quand il ne la possède pas, de même que
quelqu'un a le pouvoir de garder de l'argent s'il en avait, même s'il n'en a
pas.
20. Bien qu'il arrive
que certains hommes pèchent pour la même raison qui a fait pécher le diable, ils
ne sont pas pour autant déformés de façon tout à fait semblable: le diable
l'est sans pouvoir changer, alors que l'homme peut changer, selon ce qui
convient à sa nature.
21. De même que le
diable persévère invariablement dans le mal auquel il adhère, de même il
persévérerait invariablement dans le faux auquel il donnerait son assentiment.
Liens transversaux dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme théologique, Ia, Question 58, a. 5; III Somme
contre les Gentils, c. 108.
Objections:
Il semble que oui.
1. Il est dit en
effet du Léviathan, sous lequel il faut comprendre le diable: "Il estimera que l'abîme pourra
vieillir." (Job, 41, 23); expliquant ce passage dans les Morales
(XXXIV, 19), saint Grégoire dit: "Il estime que l'abîme vieillit, celui
qui pense que parfois, dans les supplices, le châtiment venu d'en haut a un
terme." Or ceci est faux. Donc il arrive au diable d'avoir une opinion
fausse ou erronée.
2. En outre,
quiconque doute peut se tromper. Or le diable est parfois dans le doute, comme
cela ressort de ce qu'il dit lui-même en saint Matthieu (4, 3): "Si tu es
le Fils de Dieu, dis que ces pierres deviennent des pains." Donc le diable
peut se tromper.
3. Mais on peut dire
que le diable peut se tromper quant à la connaissance gratuite, mais non quant
à la connaissance naturelle. - On objecte à cela ce que dit Denys dans les
Noms Divins (IV, 23): "Nous disons que ces biens angéliques qui leur
ont été donnés", aux démons, "n'ont jamais été changés, mais qu'ils
sont intacts et des plus éclatants, bien qu'eux-mêmes ne les voient pas, pour
avoir fermé leurs puissances capables de contempler le bien." Or celui qui
ne voit pas du fait qu'il ferme les yeux peut être trompé ou faire erreur. Donc
le diable peut faire erreur, même à l'égard des biens qui lui sont naturels.
4. En outre, partout
où peut exister une puissance sans son acte, le mal peut exister, comme cela
ressort de ce que le Philosophe dit dans la Métaphysique (IX, 10); or
dans l'intelligence des anges, même pour ce qui touche la connaissance
naturelle, il peut y avoir puissance sans acte: en effet, ils ne considèrent
pas à la fois en acte tout ce à quoi s'étend leur connaissance naturelle - sans
quoi ils ne changeraient pas à travers le temps, comme le dit saint Augustin
dans son Commentaire littéral de la Genèse (VIII, 20); donc le mal peut
se trouver dans l'intelligence de l'ange. Or le faux est le mal de
l'intelligence, comme on le dit dans l'Éthique (VI, 2). Donc, bien que
le diable ait une nature angélique, rien ne s'oppose à ce qu'une fausse opinion
existe en son intelligence.
5. En outre, la
volonté du diable a pu faillir en péchant, parce qu'elle est tirée du néant,
comme cela ressort de ce que dit saint Augustin dans la Cité de Dieu
(XII, 8). Or, de la même manière, son intelligence est tirée du néant. Donc,
pour la même raison, elle peut faillir en se trompant.
6. En outre, le péché
exclut de la béatitude. Or la béatitude relève davantage de l'intelligence que
de la volonté, selon ce verset de saint Jean (17, 3): "La vie éternelle, c'est qu'ils te connaissent, toi, Dieu,
etc." Donc, puisque le péché a corrompu la volonté du diable au point
qu'elle demeure toujours dans le péché, il a bien plus encore corrompu son
intelligence, en sorte qu'elle demeure toujours dans l'erreur.
7. En outre, saint
Anselme prouve dans la Vérité (ch. 13) qu'il n'y a qu'une seule vérité,
c'est-à-dire la vérité incréée; et saint Augustin dit aussi que toutes choses
sont vues dans la lumière divine. Or les démons se sont éloignés de la
participation divine, selon ce texte de la Deuxième Lettre aux Corinthiens (6,
14): "Quelle union y a-t-il entre la
lumière et les ténèbres ?" Les démons ne peuvent donc connaître aucune
vérité.
8. En outre, sur ce
verset de Job (41, 24): "Il a été
fait pour ne craindre personne", saint Grégoire dit du diable, dans les
Morales (XXXIV, 21), que "l'appétit de grandeur s'est changé en dureté
d'esprit, au point que désormais, en raison de sa dureté, il ne juge pas qu'il
a mal fait, lui qui cherchait à l'emporter par la gloire." Or il est
manifeste qu'il a mal agi. Donc il a de lui-même une opinion fausse.
9. En outre,
quiconque estime faux ce qu'il tenait d'abord pour vrai se trompe une des deux
fois. Or cela convient au diable, parce que, sur cette parole de saint Matthieu
(27, 19): "Alors qu'il siégeait au
tribunal, sa femme lui envoya dire, etc.", la Glose dit: "Le
diable, comprenant alors enfin qu'à cause du Christ, il va perdre son butin, de
même qu'il avait d'abord fait entrer la mort par une femme, de même maintenant
c'est par une femme qu'il veut délivrer le Christ de la main des Juifs, pour ne
pas perdre par sa mort l'empire de la mort." D'où il paraît qu'à un
moment, il lui a semblé avantageux pour lui que le Christ meure, tandis qu'il
travaillait à sa mort, mais que par la suite il lui sembla que cela ne serait
pas favorable à sa domination. Donc il semble qu'il ait eu une fois une opinion
fausse.
10. En outre, saint
Augustin dit dans la Vraie Religion (ch. 52): "Il faut éviter
l'enfer inférieur, c'est-à-dire ces durs châtiments d'après cette vie, là où il
ne peut y avoir aucun souvenir de la vérité, parce qu'il n'y a aucune
réflexion, et cela parce que ne s'y répand pas la vraie lumière qui éclaire
tout homme venant en ce monde." Or les démons subissent les conditions de
cet enfer. Ils ne connaissent donc aucune vérité, et il n'y a chez eux aucun
raisonnement.
11. En outre, une
connaissance vraie a avec un désir droit le même rapport qu'une connaissance
fausse avec un désir pervers; or il ne peut y avoir de désir droit sans que
précède une connaissance vraie. Donc une connaissance fausse précède toujours
un désir pervers. Mais chez les démons, le désir est toujours pervers. Donc il existe
chez eux une connaissance fausse.
12. En outre, sur ce
texte de saint Luc (10, 30): "Après
l'avoir couvert de plaies, ils s'en allèrent en le laissant à demi-mort",
une Glose dit que le péché blesse l'homme dans ses biens naturels. Or la grâce
réforme dans l'homme ce que le péché a blessé. Donc, puisque la grâce réforme
l'image en sa totalité, qui comprend non seulement la volonté, mais aussi
l'intelligence, il semble que le péché du démon ait blessé son intelligence
même quant à sa connaissance naturelle. Et de la sorte, il semble qu'il puisse
y avoir erreur et méprise même dans sa connaissance naturelle.
13. En outre, Denys
dit dans les Noms Divins (IV, 19) que personne n'agit en vue du mal. Or
ce que fait le démon est mal. Il se trompe donc en son estimation.
14. En outre, saint
Augustin dit dans la Vraie Religion (ch. 13): "Cet ange-là, en
s'aimant lui-même plus que Dieu, n'a pas voulu lui être soumis, et il s'est
enflé d'orgueil et détaché de l'essence suprême, et il est tombé", à
savoir par la chute du péché; "et il est diminué pour avoir voulu jouir
d'un bien inférieur, parce qu'il a préféré jouir de sa propre puissance plutôt
que de celle de Dieu". Or du fait même qu'il s'attacha de façon perverse à
sa nature et à sa puissance, et commença par là à s'amoindrir, il semble être
déchu de l'ordre de ses dons naturels. Donc il peut tomber dans la fausseté et
la méprise même dans sa connaissance naturelle.
15. En outre, saint
Grégoire dit dans le Pastoral (III, 16) qu'à l'esprit ivre de colère, ce
qui est droit semble pervers. Or l'esprit du diable est ivre de colère, car
Denys dit dans les Noms Divins (IV, 23) que le mal du démon est une
colère déraisonnable; il estime donc pervers tout ce qui est droit. Et de la
sorte, il se trompe en son opinion.
16. En outre, la
connaissance universelle est chez nous principe d'erreur; ainsi, en considérant
la blancheur d'un lys, qui lui est commune avec beaucoup d'autres, nous nous
trompons en jugeant que ce qui est blanc est un lys. Or les anges connaissent
par des formes universelles, et d'autant plus qu'ils sont supérieurs. Donc,
puisque Lucifer fut le plus élevé des anges, et que, en conséquence, il a
possédé les formes les plus universelles, il semble qu'il puisse le plus se
tromper.
17. En outre, ce qui
est simple se tourne totalement vers l'objet vers lequel il se tourne; donc
pour une raison semblable, il se détourne totalement de l'objet dont il se
détourne. Or le diable est simple, à considérer son essence; donc, puisqu'il
s'est détourné de Dieu, il semble qu'il en soit détourné totalement,
c'est-à-dire à la fois selon l'affection et selon la connaissance. Donc il
semble, puisque Dieu est vérité, que sa connaissance s'écarte totalement de la
vérité.
18. En outre, sur ce
texte de la Deuxième Lettre aux Corinthiens (6, 15): "Quel rapport y a-t-il entre le Christ et Bélial?", la
Glose dit que le diable fait tout mal. Or le fait même de comprendre est un
certain acte; il semble donc que le diable se conduise mal même quand il
comprend. Et ainsi, il semble qu'une opinion fausse survienne dans son
intelligence.
Cependant:
1) Denys dit, dans les
Noms Divins (VII, 2), que les anges ont une intelligence simple; or dans
une intelligence simple, même humaine, il ne peut y avoir d'erreur; il y en
aura donc moins encore dans la connaissance de l'ange. Or le diable a la nature
angélique. L'erreur ne peut donc survenir dans sa connaissance.
2) En outre, comme
les démons sont des substances incorporelles, il n'y a chez eux de connaissance
qu'intellectuelle. Or l'intelligence est toujours droite, comme le dit le
Philosophe dans le livre de l'Ame (III, 9); et saint Augustin prouve
aussi dans les Quatre-Vingt-Trois Questions (Question 32) que personne
ne pense faussement. Il semble donc qu'il ne puisse y avoir d'erreur dans la
connaissance des démons.
3) Mais on peut dire
qu'il ne peut y avoir d'erreur dans la connaissance des démons pour ce qui
touche leur connaissance naturelle, mais seulement pour la connaissance
gratuite. - On objecte à cela que la connaissance gratuite se rapporte surtout
à Dieu en tant qu'il excède la connaissance naturelle de la créature. Or, comme
le Philosophe le prouve dans la Métaphysique (IX, 11), il ne peut
exister d'erreur dans la connaissance des substances simples qui sont au-dessus
de nous, mais il y a chez elles ce seul défaut qui consiste à ne pas y
atteindre. En ce qui concerne donc la connaissance gratuite, il ne peut y avoir
de fausse opinion chez les démons, mais il y a seulement manque de
connaissance.
4) En outre, tout ce
qui survient à une chose lui survient selon le mode de sa nature, comme on le
dit au Livre des Causes (10). Si donc les démons ne peu vent se tromper
en ce qui concerne leur connaissance naturelle, il semble qu'ils ne puissent
pas non plus se tromper en ce qui concerne la connaissance des biens gratuits
qui leur est ajoutée.
5) De même, on peut
dire que les démons peuvent se tromper en ce qui touche la connaissance
affective. - On objecte à cela que la connaissance angélique dépasse toute
connaissance humaine. Or il existe chez l'homme une puissance cognitive qui ne
se trompe pas, même chez le pécheur, et c'est la syndérèse. Il semble donc qu'à
bien plus forte raison encore, la connaissance de l'ange pécheur est sans
erreur.
6) En outre, le démon
a péché par son libre arbitre, qui est une faculté de la volonté et de la
raison. Or la raison et la volonté se rapportent à des objets divers, car la
volonté regarde le bien, et la raison le vrai. Rien n'empêche donc que la
volonté du diable ait failli par rapport au bien sans pourtant que son
intelligence ait failli par rapport au vrai.
7) En outre, nulle
chose n'est corrompue ou diminuée sinon par son opposé; or le péché ne s'oppose
pas à la nature; il semble donc qu'il ne corrompe ni ne diminue le bien de la
nature. Or la connaissance naturelle ne souffre pas d'erreur. Il semble donc
que, même après le péché, il ne puisse pas y avoir d'erreur chez le démon.
8) En outre, saint
Grégoire dit dans les Dialogues (IV, 26) que l'âme élevée au- dessus de
son corps connaît le vrai sans erreur. Or l'ange, fût-il mauvais, est plus
élevé au-dessus du corps que l'âme. Donc il semble que l'erreur puisse bien
moins encore se produire chez les mauvais anges.
Réponse:
Une opinion fausse est une certaine
opération défectueuse de l'intelligence, comme la naissance d'un monstre est
une certaine opération défectueuse de la nature; aussi le Philosophe dit dans l'Éthique
(VI, 2) que le faux est le mal de l'intelligence; or une opération défectueuse
provient toujours d'un principe défaillant; ainsi, la mise au monde d'un
monstre provient de la défectuosité de la semence, comme on le dit dans les
Physiques (II, 14); aussi est-il nécessaire que toute appréciation fausse
provienne du défaut d'un principe de connaissance; ainsi chez nous, une opinion
fausse est produite la plupart du temps par un raisonnement indu. Or aucune
chose ne peut défaillir en ce à quoi elle est toujours en acte selon sa nature;
mais une chose peut défaillir vis-à-vis de ce à quoi elle est en puissance, car
ce qui est en puissance est passible de perfection ou de privation. Or l'acte
s'oppose à la privation, à laquelle se ramène toute défaillance.
Or, comme on l'a dit plus haut, l'ange,
selon sa condition naturelle, possède en acte une connaissance parfaite de tout
ce à quoi s'étend naturellement sa puissance de connaître; en effet, il ne
passe pas des principes aux conclusions, mais il voit aussitôt les conclusions
dans les principes mêmes qu'il connaît; autrement, si possédant en acte la
connaissance des principes, il connaissait en puissance les conclusions, il lui
faudrait, comme nous, acquérir par les principes la connaissance des
conclusions, grâce au discours de la raison; et le contraire est
mis en évidence par Denys dans les Noms
Divins (VII, 2). Donc, de même qu'il ne peut y avoir en nous d'opinion
fausse touchant les premiers principes qui nous sont connus naturellement, de
même chez l'ange, il ne peut pas y avoir non plus d'opinion fausse touchant
tout ce qui tombe sous sa connaissance naturelle; et comme, en péchant, le
diable n'a pas perdu les propriétés de sa nature, mais que les dons naturels
demeurent en lui intacts et des plus éclatants, comme le dit Denys dans les
Noms Divins (IV, 23), il en résulte que le diable ne peut avoir une opinion
fausse sur ce qui relève de sa connaissance naturelle.
Mais, bien que son esprit soit en acte par
rapport à ce qu'il peut connaître naturellement, il est cependant en puissance
par rapport à ce qui dépasse sa connaissance naturelle, et pour le connaître,
il a besoin d'être éclairé par une lumière supérieure. De même en effet, que
plus une puissance active est supérieure, plus elle peut s'étendre à un grand
nombre d'actions, de même la puissance de connaître qui est plus élevée s'étend
à la connaissance d'un plus grand nombre d'objets; aussi est-il nécessaire que,
par rapport aux objets en lesquels l'intelligence supérieure dépasse
l'intelligence inférieure, celle-ci soit comme en puissance et ait besoin
d'être perfectionnée par la supérieure. Ainsi donc toute intelligence angélique
est en puissance par rapport à ce qui existe dans la connaissance divine, et
elle a besoin pour le connaître d'être éclairé par une certaine lumière
surnaturelle, qui est la lumière de la grâce divine.
Et de la sorte, par rapport à cette
connaissance gratuite, une déficience peut exister en toute intelligence
angélique, mais différemment suivant les sujets. Car chez l'ange bon il peut y
avoir quelque défaut de connaissance touchant ces objets, mais par simple
négation, selon ce que dit Denys dans la Hiérarchie Ecclésiastique (VI,
3): ils sont purifiés de leur ignorance; mais la déficience que constitue une
opinion fausse ne peut exister en eux, parce que, comme leur volonté est
ordonnée, ils n'appliquent pas leur intelligence à juger de ce qui excède leur
connaissance. Au contraire, chez les anges mauvais, en raison de leur volonté
désordonnée et orgueilleuse, il peut y avoir, à l'égard de ces objets de
connaissance, même la déficience consistant en une fausse opinion, dans la
mesure où ils appliquent présomptueusement leur intelligence à juger de ce qui
les dépasse. Et cette erreur à l'endroit de ce genre d'objets de connaissance
peut être chez eux et spéculative, en tant qu'il se précipitent complètement
dans un jugement faux, et pratique ou affective, en tant qu'ils estiment à tort
qu'il faut désirer ou faire quelque chose en rapport avec les objets dont on a
parlé.
Solutions des objections:
1. La perpétuité du
châtiment divin relève de la connaissance gratuite, parce que la nature des
jugements divins dépasse toute connaissance naturelle de la créature, selon la
parole du Psaume (35, 7): "Tes
jugements sont un abîme sans fond"; cependant, le diable n'ignore pas
que son supplice sera sans fin, car cela diminuerait son malheur; de même en
effet que la sécurité de la perpétuité de la gloire contribue à augmenter la
félicité des bienheureux, de même la certitude du caractère interminable de
leur malheur contribue à augmenter le malheur des damnés. Aussi faut-il
affirmer que le diable est dit estimer que "l'abîme pourra vieillir",
comme saint Grégoire l'explique au même endroit, parce qu'il met dans l'esprit
des hommes en ce monde l'opinion que les peines se termineront, afin qu'ils
craignent moins de pécher.
2. Ce doute du diable
portait sur le mystère de l'incarnation, qui dépasse la connaissance naturelle
des anges eux-mêmes.
3. On dit que les
démons ne voient pas leurs biens naturels, non qu'ils ne les voient absolument
pas - sans quoi ils ne pourraient rien connaître, parce que, comme on le dit
dans le Livre des Causes (13), l'intelligence comprend tout le reste en
comprenant son essence -; mais ils ne les voient pas dans leur rapport avec les
biens gratuits, de la considération desquels ils détournent leur attention en
s'attachant comme à une fin à leurs seuls biens naturels.
4. Avoir une
connaissance en acte s'entend en deux sens: d'une première façon, par rapport à
la considération actuelle, et ce n'est pas à ce point de vue qu'on veut dire
que l'ange a une connaissance actuelle de tout ce à quoi s'étend sa
connaissance naturelle; d'une façon, cela s'entend par rapport à la
connaissance habituelle, parce que, comme on le dit dans le livre de l'Ame
(II, 1) et dans les Physiques (VIII, 8), autre chose est de dire que
quelqu'un est en puissance de savoir avant d'apprendre, c'est-à-dire quand il
ne possède pas encore l'habitus de la science, et autre chose de dire qu'il est
en puissance de savoir avant qu'il porte son attention sur un sujet. Et c'est
de cette manière que l'ange possède une connaissance actuelle par rapport à
tout ce qu'il peut connaître naturellement. Et ceci suffit à repousser l'erreur
contraire, car nous ne considérons pas toujours en acte les principes, mais
l'habitus même des principes suffit à repousser toute erreur contraire dans ce
domaine.
5. Du fait qu'un être
est tiré du néant, il résulte qu'il peut changer en quelque manière, mais il
n'est pas nécessaire qu'il puisse changer en tout: les corps célestes peuvent
bien changer localement, mais non en leur substance; et de même, l'intelligence
de l'ange peut faillir par rapport aux réalités surnaturelles du fait qu'elle
est tirée du néant, mais elle ne le peut pas par rapport à sa connaissance
naturelle, parce que, comme on l'a exposé plus haut, la volonté de l'ange peut
aussi pécher vis-à-vis de ces biens surnaturels.
6. La béatitude
active a son siège dans l'intelligence, à laquelle revient la vision de Dieu,
plus que dans la volonté à qui revient le plaisir, parce que le plaisir suit
l'opération comme sa cause, et lui est adjoint comme une perfection qui vient après
elle; aussi le Philosophe dit-il dans l'Éthique (X, 6) que le plaisir
parfait l'opération, comme la beauté parfait la jeunesse. Mais désirer la fin
et se mouvoir vers elle convient surtout à la volonté, et c'est cela qu'empêche
le péché; c'est pourquoi le péché concerne plus la volonté que l'intelligence.
7. Les démons se sont
éloignés de la participation de la vérité divine et de la lumière divine selon
la grâce, mais non selon la nature.
8. Le diable ne juge
pas qu'il a mal agi, parce qu'il ne saisit pas sa faute comme un mal, mais
persévère encore dans le mal avec un esprit obstiné; aussi cela relève de la
fausseté de la connaissance pratique ou affective.
9. L'effet de la
passion du Christ relève de la connaissance surnaturelle à propos de laquelle
le diable a pu se tromper.
10. Lorsqu'on dit
que, dans l'enfer, il n'existe aucun souvenir de la vérité, il ne faut pas le
comprendre comme si on n'y connaissait aucune vérité - sans quoi on n'y
connaîtrait pas qu'on a commis des actes peccamineux, et ainsi le "ver de
la conscience" serait supprimé -, mais il faut comprendre qu'on n'est pas
en état d'acquérir cette connaissance de la vérité qui rendrait parfaite
l'intelligence.
11. Selon Denys dans les
Noms Divins (IV, 30), le bien tient à la totalité et à l'intégrité de la
chose, mais le mal vient de chaque défaut, et c'est pourquoi on requiert plus
d'éléments pour le bien que pour le mal; aussi il ne s'ensuit pas, si une
connaissance vraie est requise de l'intelligence pour que le désir soit droit,
que la perversité du désir ne puisse exister sans que soit fausse la
connaissance. Et pourtant, on pourrait dire aussi que l'appétit peut être droit
alors qu'a précédé une connaissance fausse, par exemple lorsque quelqu'un rend
les honneurs dus à un père à quelqu'un qu'il estime à tort être son père; et de
même, que le désir pervers se trouve toujours associé à une certaine fausseté
de la connaissance pratique.
12. La faute blesse
l'homme dans ses biens naturels pour ce qui touche la capacité envers les biens
gratuits, mais non en sorte d'enlever quoi que ce soit à l'essence de la
nature; et ainsi, il ne s'ensuit pas que son intelligence se trompe, sauf par
rapport aux biens gratuits.
13. Cet argument
envisage la connaissance pratique ou affective, par laquelle on choisit le mal
tout en visant le bien.
14. Du fait que le
diable s'est attaché par amour à lui-même plus qu'à Dieu, il a péché contre
l'ordonnance des biens naturels aux biens gratuits, parce qu'il n'a pas
rapporté à Dieu l'amour de sa propre nature; et en cela on dit qu'il est
diminué, en tant qu'il a été privé de l'être gratuit.
15. C'est
métaphoriquement qu'on parle de colère pour le diable, et on ne tire pas une
argumentation convenable de telles façons de parler. Cependant, on peut dire
aussi que cela encore relève de la connaissance pratique.
16. On dit que les
anges ont une connaissance universelle, non parce qu'ils ne connaissent que la
seule nature universelle des choses, manière de connaître selon laquelle la
connaissance universelle est chez nous source d'erreur; mais leur connaissance
est dite universelle en tant qu'elle s'étend universellement à de nombreux
objets connaissables, dont ils ont la connaissance propre et complète.
17. L'ange est simple
en son essence, mais il est multiple en son pouvoir, en tant justement que ce
pouvoir s'étend à de nombreux objets, bien que ce ne soit pas par des
puissances appartenant à des natures diverses, comme chez nous les appétits
sensitif et intellectuel, car cela s'opposerait à la simplicité de son essence.
Donc, selon l'appétit intellectuel, dans la mesure où celui-ci peut s'étendre à
de nombreux objets, l'ange peut se détourner d'un objet selon un aspect et non
selon un autre; et ainsi, son appétit ne s'est pas détourné de Dieu pour ce qui
concerne les biens naturels, mais pour les biens gratuits.
18. Le diable fait
tout mal, pour ce qui est de ce qu'il fait de par son libre arbitre; mais les
actions naturelles sont bonnes en lui, à proprement parler, parce que ces
actions de nature viennent de Dieu qui a créé la nature.
Quant aux objections contraires, il faut
donc dire: 1) L'ange possède une intelligence simple du fait que, de même qu'il
ne saisit pas la vérité en passant des principes aux conclusions, mais qu'il
voit aussitôt la vérité des conclusions dans les principes, de même aussi il ne
pense pas en ajoutant un prédicat à un sujet, en composant ou divisant à la
manière de notre intellect, mais aussitôt, dans la simple considération du
sujet, il voit ce qui convient au sujet ou ce qu'on nie de lui. En effet, la
raison en est la même dans les deux cas, du fait que la disposition du sujet
est le principe de connaissance de l'inhérence en lui du prédicat. Aussi l'ange
connaît, par la simple saisie du sujet, l'être et le non-être, comme nous les
connaissons en composant et en divisant; rien ne s'oppose, en effet, à ce que,
par ce qui est simple, on connaisse le composé, de même que le matériel est
connu par l'immatériel. Mais la cause d'où peut provenir l'erreur dans notre
intellect qui procède en composant, c'est qu'il juge que quelque chose existe
ou n'existe pas; aussi l'erreur peut exister dans l'intellect du démon,
principalement pour ce qui dépasse sa connaissance naturelle.
2) On dit que
l'intelligence est toujours droite en son activité, parce que, comme le dit
saint Augustin dans les Quatre-Vingt-Trois Questions (Question 32), qui
conque comprend une chose comprend qu'elle est telle qu'elle est; pourtant la
puissance intellective peut se tromper en ne comprenant pas ce qui est vrai,
comme cela est clair chez qui a une fausse opinion.
3) En ce qui regarde
l'essence divine elle-même, le démon ne peut être en défaut qu'en ne
l'atteignant pas, comme le prouve la raison alléguée; mais pour ce que
l'essence divine fait de façon surnaturelle dans les créatures, l'intelligence
du démon peut faillir en ayant une fausse opinion.
4) La manière de
connaître du démon est en rapport avec sa substance, mais il n'est cependant
pas nécessaire qu'il possède la même puissance pour juger des choses qui
excèdent sa nature que pour juger de celles qui lui sont connaturelles. Et
c'est pourquoi, bien qu'il ne puisse jamais avoir un jugement faux sur ce qui
regarde sa connaissance naturelle, il peut toutefois avoir un jugement faux sur
les choses qui dépassent sa connaissance naturelle.
5) La syndérèse fait
connaître les principes universels des actions morales, que l'homme connaît
naturellement, de même que les principes universels spéculatifs; aussi ne
peut-on en tirer d'autre conclusion, sinon que les démons ne se trompent pas dans
leur connaissance naturelle.
6) La volonté n'est
mue par le bien que dans la mesure où il est connu; aussi elle ne peut
défaillir dans le désir du bien que s'il y a aussi auparavant un défaut dans la
connaissance, non certes pour ce qui est des principes universels, sur les
quels porte la syndérèse, mais pour les choix particuliers.
7) La faute ne
s'oppose pas directement à la nature, et de là vient que les démons n'ont pas
encouru d'erreur dans leur connaissance naturelle du fait du péché.
8) Saint Grégoire
parle de l'élévation de l'âme qui se fait par la grâce: en effet, la lumière de
la grâce exclut toute erreur.
Liens transversaux dans l'oeuvre de saint Thomas: II Commentaire des Sentences, D. 7, Question 2, a. 2;
De veritate, Question 8, a. 12; III Somme contre les Gentils, c.
154; Somme théologique Ia, Q.57,a.3;S.Is.,c.3.
Objections:
Il semble que oui.
1. Saint Augustin dit
en effet dans la Cité de Dieu (IX, 21): "Les actions temporelles
réalisées par la puissance divine peuvent être mieux perçues par les facultés
des esprits angéliques, même mauvais, que par la faiblesse des hommes."
Or, en considérant les effets de la puissance divine, les hommes connaissent
d'avance bien des événements futurs: le médecin connaît la santé, le matelot
l'accalmie à venir. Donc c'est à plus forte raison encore que les démons
peuvent connaître d'avance les événements futurs.
2. En outre, on ne
peut prédire avec vérité que ce qu'on sait par avance. Or, comme le dit saint
Augustin dans la Divination des Démons (ch. 4 et 5), les démons, parmi les
événements futurs, en prédisent certains qui sont vrais. Donc les démons
connaissent d'avance les événements futurs.
3. En outre, si les
démons sont des substances incorporelles, il est nécessaire qu'ils soient
au-dessus du temps selon la substance et l'opération, selon ce que dit le
Livre des Causes (7) la substance et l'opération de l'intelligence sont au-
dessus du temps; or le présent, le passé et le futur sont des différences temporelles;
donc, par rapport à la connaissance des démons, il n'y a pas de différence si
une chose est présente, passée ou future; or les démons peuvent connaître les
événements présents et passés. Ils peuvent donc aussi connaître les événements
futurs.
4. Mais on peut dire
que, pour qu'une chose puisse être connue, il n'est pas seulement requis que
celui qui connaît soit présent et en acte, mais il faut que ce qui est connu le
soit aussi. - On objecte à cela que la connaissance de Dieu est plus certaine que
celle du démon. Si donc il est requis pour la certitude de la connaissance du
démon que ce qui est connu soit présent et en acte, cela serait requis bien
plus encore pour la connaissance de Dieu; et ainsi, Dieu non plus ne
connaîtrait pas les événements futurs. Et cela ne convient pas.
5. En outre, toute
connaissance est à la mesure du connaissant. Or, étant donné que le démon est
une substance incorporelle, la connaissance sensitive n'existe pas chez lui,
mais seulement la connaissance intellectuelle. Donc, puisque l'intelligence
réalise l'abstraction par rapport au lieu et au temps, il paraît indifférent à
la connaissance du démon qu'un événement soit présent, passé ou futur.
6. En outre, il est
évident que les démons connaissent les faits singuliers quand ceux-ci existent;
or ils ne les connaissent pas par des espèces acquises à partir des choses,
parce que cela ne pourrait se faire que par la médiation des sens; ils les
connaissent donc par des espèces innées. Or ces espèces innées ont existé dans
l'esprit du démon depuis le début de sa création. Depuis le début de sa
création, le démon a donc connu tous les événements futurs dans leur
singularité.
7. Mais on peut dire
que, pour ce qui dépasse la connaissance naturelle de l'ange, les espèces
innées ne suffisent pas, mais il faut des espèces infuses. - On objecte à cela
qu'à la connaissance à laquelle est soumis ce qui est grand, est soumis encore
bien plus ce qui est moindre. Or les substances immatérielles sont soumises à
la connaissance naturelle du démon, elles qui sont beaucoup plus élevées que
les substances sensibles. Donc les faits singuliers sensibles ne dépassent pas
sa connaissance.
8. En outre, de même
que les raisons idéales qui résident dans l'esprit divin servent à causer et à
connaître, de même les similitudes des choses qui résident dans l'esprit
angélique servent à connaître. Or les raisons idéales qui sont dans l'esprit
divin se comportent de manière égale pour causer et connaître les choses
passées, présentes et futures. Il semble donc que les espèces des choses qui
sont dans l'esprit angélique se comportent d'une manière égale par rapport aux
choses passées, présentes et futures.
9. En outre, de même
que Dieu a produit par son Verbe les formes dans la matière, de même aussi il
l'a fait dans l'intelligence angélique, comme cela ressort de ce que dit saint
Augustin dans son Commentaire littéral de la Genèse (II, 6). Or les
formes des choses dans la matière corporelle se comportent de la même façon par
rapport au présent, au passé et au futur. Il semble donc, pour une raison
semblable, qu'il en aille de même pour les espèces des choses qui sont dans
l'esprit angélique; et ainsi il semble que les démons peuvent par ces espèces
connaître l'avenir.
10. En outre, saint
Isidore dit dans le Souverain Bien (I, 10) que les démons ont trois
moyens d'information, en partie par la subtilité de leur nature, en partie par
l'expérience d'un temps prolongé, et en partie aussi par la révélation des bons
esprits. Or toutes ces manières de connaître peuvent s'étendre à la
connaissance des choses futures aussi bien que des présentes. Donc les démons
peuvent connaître les événements futurs.
11. Mais on peut dire
que les démons peuvent connaître les événements futurs qui arriveront
nécessairement et qui ont des causes déterminées, mais non les autres. On
objecte à cela que la connaissance expérimentale va du semblable au semblable.
Or pour les événements qui arrivent, quelques contingents qu'ils soient, des
événements semblables les ont précédés dans les siècles antérieurs, alors que
les démons existaient: il est dit en effet dans l'Ecclésiaste (1, 10): "Il
n'y a rien de nouveau sous le soleil, car cela a déjà existé dans les siècles
qui nous ont précédés." Donc les démons ont connaissance de tous les événements
futurs contingents.
12. En outre,
l'expérience naît des sens: le Philosophe dit en effet dans la Métaphysique
(I, 1): C'est des sens que vient la mémoire et, de nombreux faits dont on se
souvient, l'expérience. Or il n'y a pas de sens chez les démons. Donc chez eux,
l'expérience ne leur fait en rien connaître certains événements à venir plutôt
que d'autres.
13. En outre, si les
démons ne connaissent pas les événements qui n'ont pas de causes déterminées
quand ils sont futurs, et s'ils les connaissent quand ils sont présents, il
semble en résulter que leur intelligence est ramenée de la puissance à l'acte.
Or cela paraît impossible, parce que rien n'est ramené de la puissance à l'acte
que par un agent supérieur; or on ne peut admettre que quelque être créé soit supérieur
à l'intelligence angélique. Il semble donc que les démons connais sent les
événements contingents qui ne possèdent pas de causes déterminées même avant
qu'ils n'existent.
14. En outre, tout ce
qui se produit à partir de causes diverses ordonnées et non empêchées, arrive,
semble-t-il, nécessairement. Or tout effet qui se produit en ce monde se
produit à partir du concours de plusieurs causes ordonnées entre elles et non
empêchées, parce que, si elles avaient été empêchées, l'effet n'aurait pas suivi.
Donc tout ce qui est en ce monde se produit par nécessité, et il semble ainsi
que les démons connaissent tous les événements futurs.
15. En outre, il y a
chance et hasard dans les faits qui arrivent dans un petit nombre de cas; or si
rien ne se produisait dans un petit nombre de cas, rien ne serait contingent
dans la plupart des cas, mais tout arriverait nécessairement, car les
événements qui se produisent dans la plupart des cas ne diffèrent de ceux qui
se produisent par nécessité que parce qu'ils manquent de se produire dans un
petit nombre de cas si donc rien ne vient de la fortune et du hasard, il
s'ensuit que toutes choses viennent nécessairement. Or la première proposition
paraît être vraie, de l'avis de saint Augustin qui dit dans les Quatre-Vingt-Trois
Questions (Question 24) que rien ne se produit en ce monde par aventure,
c'est-à-dire par chance ou hasard. Donc toutes choses se produisent par
nécessité, et de la sorte, les démons connaissent tous les événements futurs.
16. En outre, tous
les mouvements des corps inférieurs se ramènent aux mouvements des corps
célestes comme à leurs causes; saint Augustin dit en effet dans la Trinité
(III, 4) que Dieu régit les corps inférieurs par les supérieurs. Or les
mouvements des corps supérieurs proviennent uniformément de la nécessité. Donc
tous les événements qui arrivent dans les corps inférieurs proviennent aussi
par nécessité; et de la sorte, on en revient à l'objection précédente.
17. Mais on peut dire
que cela a lieu dans les mouvements purement corporels, mais non dans ceux qui
ont pour cause le libre arbitre. - On objecte à cela que le principe du
mouvement de l'homme et de n'importe quel animal vient de quelque fait nouveau
qui se produit dans les choses corporelles; ainsi, la digestion achevée, l'homme
est tiré par lui-même du sommeil et il se lève, comme on le dit dans les
Physiques (VIII, 4). Si donc ce qui se produit extérieurement dans les
choses corporelles est soumis à la nécessité des corps célestes, il semble que,
pour une raison semblable, il en sera ainsi des actions faites par libre
arbitre.
18. En outre, le
libre arbitre paraît relever de la volonté, qui est l'appétit rationnel et dont
l'acte est l'élection. Or la volonté est mue par le bien comme par son objet
propre; donc elle est mue d'une façon nécessaire à choisir le bien et à fuir le
mal. Ainsi donc, tout arrive nécessairement, même les actions faites par libre
arbitre; et ainsi, il semble en conséquence que les démons peuvent connaître à
l'avance tous les événements futurs.
Cependant:
1) Saint Jean
Damascène dit dans la Foi (II, 4) que ni les hommes ni les démons ne
connaissent à l'avance les événements futurs, mais Dieu seul.
2) En outre, chacun
peut mieux connaître ce qui le regarde que ce qui regarde autrui, aussi est-il
dit dans la Première Lettre aux Corinthiens (2, 11): "Personne ne connaît
ce qui regarde l'homme sinon l'esprit de l'homme qui est en lui." Or les
démons n'ont pas su à l'avance leur chute future, comme cela ressort de ce que
dit saint Augustin dans son Commentaire littéral de la Genèse (XI, 17).
Bien moins encore les démons peuvent-ils donc connaître les autres événements à
venir.
3) En outre, il n'y a
de connaissance que du vrai. Or les futurs contingents n'ont pas de vérité
déterminée, comme le prouve le Philosophe dans le Peri Hermeneias (I,
13). Donc les démons ne connaissent pas les événements futurs d'une manière
déterminée.
Réponse:
On peut connaître les événements futurs
d'une double manière: en eux-mêmes ou dans leurs causes.
En eux-mêmes, ils ne peuvent être connus
de personne, sinon de Dieu. La rai son en est que les événements futurs, en
tant que futurs, n'ont pas encore d'être en eux-mêmes; or l'être et le vrai
sont convertibles: aussi, comme toute connaissance porte sur le vrai, il est
impossible qu'une connaissance portant sur les événements futurs en tant que
tels les connaisse en eux-mêmes. Or comme le présent, le passé et le futur sont
des différences de temps qui signifient un ordre temporel, tout ce qui, d'une
façon ou d'une autre, se trouve dans le temps, se rapporte aux événements
futurs sous la raison de futur; et c'est pourquoi il est impossible qu'une
connaissance soumise au déroulement du temps connaisse les événements futurs en
eux-mêmes. Or c'est le cas de toute connaissance de la créature, comme on le
dira par la suite. Aussi est-il impossible à une créature de connaître les
événements futurs en eux-mêmes, mais cela est le propre de Dieu seul, dont la
connaissance est entièrement élevée au-dessus de tout l'ordre du temps, en
sorte que nulle partie du temps n'a de rapport avec la connaissance divine sous
la raison de passé ou de futur; mais le cours entier du temps et ce qui se
passe dans toute sa durée sont présents de façon égale à son regard, et son
regard simple se porte à la fois sur toutes choses selon que chacune existe en
son temps.
Et on peut tirer une comparaison valable
de la succession des lieux, car l'avant et l'après dans le mouvement et le
temps suivent l'avant et l'après dans l'étendue, comme on le dit dans les
Physiques (IV, 17). Dieu voit donc de façon pré sente tous les événements
qui ont entre eux des rapports selon la succession du présent, du passé et du
futur - ce que ne peut faire aucun de ceux dont le regard est pris dans cette
succession temporelle -, de même que quelqu'un, placé dans un observatoire
élevé, voit en même temps tous ceux qui passent par le chemin, mais non comme
ayant par rapport à lui caractère de précédent ou de suivant, bien qu'il voie
que certains en précèdent d'autres; cependant, quiconque est placé sur la route
même, dans la file de ceux qui passent, ne peut voir que ceux qui le précèdent
ou ceux qui sont immédiatement derrière lui.
D'autre part, les événements futurs
existent dans leurs causes de trois manières: d'une première manière, ils y
sont en puissance seulement, parce qu'ils peuvent, de façon égale, être ou ne
pas être; on dit qu'ils sont contingents par rapport à ces deux cas; par
contre, certains événements futurs existent dans leurs causes non seulement en
puissance, mais en raison d'une cause active qui ne peut être empêchée de
produire son effet, et on dit que ces futurs arrivent nécessairement; enfin,
certains événements futurs existent dans leurs causes et en puissance, et selon
une cause active qui peut cependant être empêchée de produire son effet, et on
dit que ces futurs se produisent dans la plupart des cas.
Mais, comme tout être est connu en tant
qu'il est en acte, et non en tant qu'il est en puissance, comme on le dit dans la
Métaphysique (IX, 10), les événements futurs qui sont en puissance à être
ou ne pas être ne peuvent pas être connus à l'avance dans leurs causes de façon
décisive, mais avec une alternative, qu'ils seront ou ne seront pas: telle est
leur vérité. Pour les événements futurs qui existent dans leurs causes comme provenant
d'elles par nécessité, ils peuvent être connus avec certitude dans leurs causes
par l'homme, et avec bien plus de certitude par le démon ou l'ange, à qui la
vertu des causes naturelles est mieux connue qu'aux hommes. Quant aux
événements futurs qui arrivent dans la plu part des cas, ils peuvent être
connus dans leurs causes, non avec une certitude absolue, mais par une
connaissance conjecturale, avec plus de certitude cependant par les anges bon
ou mauvais que par les hommes.
Pourtant, il faut considérer que connaître
un événement futur dans sa cause, ce n'est rien d'autre que connaître
l'inclinaison actuelle de la cause vers son effet; aussi, à proprement parler,
ce n'est pas connaître le futur, mais le présent. De là vient que la
connaissance des futurs est propre à Dieu, selon le texte d'Isaïe (41, 23): "Annoncez ce qui arrivera, et nous
dirons que vous êtes des dieux."
Solutions des objections:
1. Cette raison
envisage les événements futurs en tant qu'ils sont connus dans leurs causes.
2. Parmi les événements
futurs, les démons en prédisent tantôt de vrais, et tan tôt de faux. Ils
prédisent des événements vrais, en les connaissant par avance soit par une
révélation des esprits bons, qui vient de Dieu, soit en les connaissant dans
leurs causes externes, dont ils connaissent la vertu, ou dans leurs propres
desseins, par exemple quand ils prédisent ce qu'ils vont faire eux-mêmes. Pour
les événements faux, ils les prédisent parfois en voulant tromper les hommes,
parce que comme il est dit en saint Jean (8, 44): "Le diable est menteur et en est le père", à savoir du
mensonge. Mais parfois, ils prédisent des choses fausses parce qu'ils se
trompent eux-mêmes, par exemple quand Dieu les empêche de faire ce qu'ils se
proposaient ou quand quelque chose se produit par la puissance divine en dehors
du concours habituel des causes naturelles, comme le dit saint Augustin dans la
Divination des Démons (VI, 10).
3. La substance et
l'opération du démon sont certes au-dessus du temps qui est le nombre du
mouvement céleste; cependant, un temps s'adjoint à son opération, dans la
mesure où il ne connaît pas tout en même temps en acte. Ce temps, à la vérité,
c'est la succession des affections et des conceptions intellectuelles.
Aussi saint Augustin dit-il dans son Commentaire
Littéral de la Genèse (VIII, 20) que Dieu meut la créature spirituelle à
travers le temps.
4. Il en va autrement
de Dieu qui voit l'étendue du temps comme lui étant pré sente, du fait que son
intelligence est absolument libre du temps et qu'ainsi il regarde le futur
comme existant, ce qu'on ne peut dire de l'ange ou du démon.
5. Toute intelligence
réalise de quelque manière une abstraction par rapport au lieu et au temps,
mais l'intelligence humaine le fait d'une autre manière que l'intelligence
angélique. L'intelligence humaine, en effet, abstrait du lieu et du temps, et
pour ce qui est des objets connus eux-mêmes, parce qu'elle ne connaît pas les
choses singulières qui sont dans ce lieu et ce temps, et pour ce qui est des
espèces intelligibles, qui sont abstraites des conditions individuelles. Mais
l'intelligence de l'ange, bon ou mauvais, abstrait du lieu et du temps pour ce
qui est des espèces intelligibles elles-mêmes, qui sont immatérielles et
universelles, mais non pour ce qui est des objets connus car, en raison de leur
puissance, elle connaît par les espèces intelligibles les choses non seulement
dans leur universalité, mais encore dans leur singularité; et c'est ainsi qu'il
y a dans la connaissance du démon une différence entre connaître les événements
présents et les futurs.
6. Les anges ne
connaissent pas les faits singuliers, quand ils se produisent en acte, par des
espèces acquises nouvellement, mais par des espèces qu'ils connaissaient
auparavant, sans connaître pourtant par elles ces faits comme futurs. La raison
en est que toute connaissance se fait par l'assimilation du connaissant et du
connu; or les espèces intelligibles qui existent dans l'intelligence angélique
sont par nature des similitudes qui renvoient directement aux natures des espèces;
par celles-ci, ils peuvent cependant connaître les faits singuliers, mais
seulement dans la mesure où ils participent à la nature des espèces, ce qui ne
se produit pas avant qu'ils soient en acte; et c'est pourquoi, aussitôt qu'ils
sont en acte, ils sont connus par l'ange, de même qu'à l'inverse, il arrive
chez nous que, dès que l'oeil a reçu l'espèce de la pierre, il connaît la
pierre qui existait auparavant; en effet, les formes de l'intelligence
angélique préexistent aux choses temporelles, comme les formes des choses
préexistent à nos sens.
7. Connaître les
singuliers temporels en tant qu'ils sont présents ne dépasse pas la puissance
de l'intelligence angélique, mais c'est seulement de les connaître en tant
qu'ils sont futurs que cela la dépasse.
8. Comme le dit Denys
dans les Noms Divins (11, 8), on ne peut trouver de similitude exacte,
c'est-à-dire parfaite, entre la créature et Dieu; et c'est pour quoi, bien que
les espèces qui demeurent dans l'intelligence angélique soient en quelque
manière semblables aux raisons idéales de l'intellect divin, elles ne peu vent
cependant pas les égaler, en s'étendant à tout ce à quoi s'étendent les rai
sons idéales de l'intellect divin. Aussi, bien que les raisons idéales de
l'intellect divin, qui sont tout à fait au-dessus du temps, se comportent
indifféremment par rapport au présent, au passé et au futur, il ne s'ensuit pas
qu'il en aille de même des espèces de l'intelligence angélique.
9. Les formes qui
sont dans les choses et qui viennent de l'esprit divin se comportent bien
toujours de la même manière par rapport à la nature de l'espèce, mais non par
rapport à leur participation par les individus, parce que parfois la forme de
l'espèce est participée par certains individus, et parfois par d'autres. Et
ainsi, il en va de même pour les espèces qui sont dans l'intelligence
angélique, qui en elles-mêmes se comportent toujours de la même manière mais en
vertu des changements des individus naturels, il arrive que parfois ceux-ci
correspondent aux espèces qui existent dans l'intelligence angélique, et que
parfois ils n'y correspondent pas.
10. Que les démons
connaissent certaines choses par la révélation des esprits supérieurs, cela
dépasse leur faculté naturelle; par contre, ce qu'ils connaissent par la
subtilité de leur nature relève de leur connaissance naturelle, par laquelle
ils peuvent connaître à l'avance les effets dans les causes naturelles; mais
pour ce qui est des actes humains qui dépendent du libre arbitre, actes qui ne
peuvent être connus d'avance dans leurs causes naturelles, les démons en
connaissent un grand nombre par l'expérience.
11. Ce qui arrivera a
bien précédé dans les siècles passés selon une certaine ressemblance, mais qui
ne se vérifie pas en tous points, et parfois un seul effet à venir est semblable
à divers effets passés sous des rapports divers. Et toutefois, la connaissance
qui vient des cas semblables n'a pas de certitude dans les choses contingentes,
en raison de la capacité de changer de la matière, mais c'est une connaissance
conjecturale.
12. L'expérience
vient du sens, dans la mesure où le sens connaît un être qui est présent, et
c'est à ce point de vue que l'on attribue l'expérience aux démons, non qu'ils
perçoivent quelque chose par les sens, mais parce qu'ils connaissent un être
qu'ils ne connaissaient pas auparavant, lorsque celui-ci devient présent, de la
manière qu'on a dite.
13. Le fait que le
démon ne connaît pas ce qui est futur ne provient pas de ce que son
intelligence est en puissance, mais de ce que l'événement futur particulier ne
participe pas encore à la forme de l'espèce dont la ressemblance préexiste en
acte dans l'intelligence du démon.
14. C'est en suivant
quatre voies que certains ont établi que tout arrive de façon nécessaire. La
première d'entre elles fut celle des Stoïciens, qui imposaient une nécessité
aux événements futurs à partir d'une série déterminée de causes connexes entre
elles, qu'ils appelaient le destin; et c'est à cela que tend l'argument. Mais
Aristote résolut la question dans la Métaphysique (VI, 3), en disant
que, si on suppose deux choses, à savoir que tout ce qui se produit a une cause
et que, la cause une fois posée, il est nécessaire d'admettre l'effet, il en
résulte que tout se produit d'une façon nécessaire; car il faudra ramener tout
effet futur à une certaine cause, présente ou passée, en sorte que, du fait que
l'effet existe ou a existé, il est nécessaire que la cause existe ou ait
existé; par exemple, que cet homme soit tué s'il sort de sa maison la nuit; or
il sortira s'il veut boire, et il le veut s'il a soif, ce qui se produira s'il
mange salé, et peut-être a-t-il déjà mangé ou est-il en train de le faire; d'où
il suit qu'il est nécessaire qu'il soit tué. Or l'une et l'autre des deux
suppositions mentionnées plus haut sont fausses. En effet, il est faux de dire
que, si une cause est posée, même suffisante de soi, il est nécessaire de poser
l'effet, parce qu'il peut être empêché par exemple, le feu sera empêché de
consumer le bois en raison de l'eau qu'on y jette. De façon semblable aussi, il
n'est pas vrai que tout ce qui arrive ait une cause: certains événements se
produisent en effet accidentellement, or ce qui est accidentel n'a pas de
cause, parce qu'à proprement parler, ce n'est pas un être, comme le dit Platon.
Aussi, que cet homme creuse une tombe, cela a une cause; et de même, qu'en un
certain endroit un trésor soit caché, ce fait a une cause mais cette rencontre
par accident, c'est-à-dire que cet homme veuille creuser une tombe à l'endroit
où un trésor est caché, elle, n'a pas de cause, parce qu'elle est accidentelle.
15. Certains ont
voulu imposer une nécessité aux événements à venir en raison de la providence
divine, en laquelle ils plaçaient le destin; et il semble que cet argument
tende à cela en effet, saint Augustin dit que rien ne se produit à l'aventure
dans le monde, parce que tout est soumis à la providence divine. Mais ceci
n'enlève pas leur contingence aux événements futurs, ni en raison de la
certitude de la connaissance divine, ni en raison de l'efficacité de la volonté
divine. Par rapport à la science, cela ressort de ce qui a été dit plus haut,
car la science divine se comporte vis-à-vis des événements futurs contingents
comme notre oeil par rapport aux événements contingents qui sont dans le
présent, comme on l'a dit; aussi, de même que nous voyons avec la plus grande
certitude que Socrate est assis quand il est assis, et que cependant cela ne
soit pas nécessaire absolument parlant, de même aussi, du fait que Dieu voit en
eux-mêmes tous les événements qui se produisent, cela ne supprime pas la
contingence des choses. Pour ce qui est de la volonté, il faut considérer que
la volonté divine est la cause universelle de l'être, et de même de tout ce qui
le suit, donc du nécessaire et du contingent; quant à elle, elle est au-dessus
de l'ordre du nécessaire et du contingent, comme elle est au-dessus de tout
l'être créé. Et c'est pourquoi la nécessité et la contingence dans les choses
se distinguent non par rapport à la volonté divine qui est leur cause commune,
mais par rapport aux causes créées, que la volonté divine a ordonnées
proportionnellement aux effets, en sorte qu'il y ait aux effets nécessaires des
causes immuables, et aux effets contingents des causes qui puis sent changer.
16. D'aucuns se sont
efforcé d'imposer la nécessité aux événements futurs par l'influence des corps
célestes, où ils situaient le destin et l'argument se place à ce point de vue.
Il pèche tout d'abord parce que les principes des événements futurs ne sont pas
tous soumis à l'influence des corps célestes l'intelligence, en effet, et par
conséquent la volonté, qui se situe dans la raison, ne sont pas les puissances
de quelque organe corporel, aussi ne sont-elles pas directement sou mises à
l'action d'une force corporelle. Il pèche encore en ce qui concerne les effets
purement corporels. Le pouvoir d'un corps céleste, en effet, est un pouvoir
naturel; or la nature tend toujours à une seule chose; et ce qui est accidentel
n'est pas vraiment un, comme on le dit dans la Métaphysique (V, 7);
aussi, si ce qui est accidentel peut bien être ramené parfois à quelque cause
intellectuelle qui peut prendre comme une unité ce qui est accidentel, cela ne
peut être ramené à une cause naturelle. Or il est évident que dans les effets
purement corporels, bien des choses se produisent par accident, par exemple que
la foudre tombe sur un terrain boisé où se trouvent situés de nombreux arbres,
qui prennent feu et brûlent toute la forêt; aussi, tous les effets purement
corporels ne peuvent être ramenés comme à leur cause au pouvoir d'un corps
céleste. Et pour cette raison, les effets corporels des corps célestes ne se
produisent pas tous de façon nécessaire, parce qu'ils peuvent être empêchés par
accident; comme on le dit dans le Sommeil et la Veille (2), dans les
mouvements de l'air, bien des choses précédées par des signes dans les corps
célestes ne se produisent pas.
17. La raison et la
volonté sont bien incitées à agir par un agent extérieur, qui fait subir une
pression au corps ou aux puissances sensitives, mais il reste au pouvoir de la
raison et de la volonté d'agir ou de ne pas agir selon le mouvement de telles
pressions.
18. Cet argument
aborde la quatrième voie par laquelle certains ont voulu imposer une nécessité
aux actes humains. Mais, pour la rejeter, il faut considérer que la volonté est
mue par le bien comme l'intelligence l'est par le vrai. Or l'intelligence
assentit de façon nécessaire aux premiers principes qui sont connus par soi, et
à toutes les considérations qu'elle voit, par eux, découler nécessairement des
prémisses, parce que sans elles les principes ne peuvent être vrais. De façon
semblable, la volonté désire nécessairement la fin dernière, qui doit être
désirée en raison d'elle-même - car tous les hommes veulent nécessairement être
heureux -, et de même elle désire ce sans quoi elle considère qu'il ne peut y
avoir de béatitude. Par contre, pour les autres objets à choisir qu'on peut
considérer ou comme se rapportant à la béatitude sous une certaine raison de
bien, ou comme l'empêchant, en sorte pourtant que sans eux la béatitude demeure
possible, la volonté n'assentit pas de façon nécessaire, pas plus que
l'intelligence n'assentit nécessairement aux opinions pour lesquelles elle voit
que, si elles sont écartées, les principes connus par soi peuvent néanmoins demeurer.
Liens transversaux dans l'oeuvre de saint Thomas: De veritate, Question
8, a. 13; la, Question 57, a. 4; I Cor., c. 2, lect. 2.
Objections:
Il semble que oui.
1. Saint Grégoire dit
en effet dans les Morales (XVIII, 48): "Nos coeurs, aussi longtemps
que nous sommes en cette vie, ne peuvent se voir l'un l'autre, parce qu'ils ne
sont pas enfermés dans des vases de verre, mais dans des vases d'argile."
Or l'épaisseur des vases d'argile ne peut empêcher la vue intellectuelle qui
est celle des démons. Les démons connaissent donc les pensées de nos coeurs.
2. En outre, la vue
corporelle est à la forme corporelle ce qu'est la vue spirituelle à la forme
spirituelle; or la vue sensible corporelle peut voir une forme corporelle qui
existe dans une chose sensible; donc la vue spirituelle du démon peut voir une
forme spirituelle qui existe en notre âme. Or c'est ainsi que se forment les
pensées du coeur. Le démon peut donc connaître les pensées du coeur humain.
3. Mais on pourrait
dire que le démon peut connaître les pensées dans les quelles nous utilisons
des images, mais non celles qui consistent dans une pure spéculation. - On
objecte à cela que le Philosophe dit dans le livre de l'Ame (III, 6) que
l'âme ne comprend jamais sans images: la preuve en est que, lorsque l'organe de
l'imagination est atteint, c'est toute l'opération intellectuelle qui se trouve
empêchée. Si donc les démons connaissent les pensées dans lesquelles nous
faisons usage des images, la conséquence en est qu'ils connaissent toutes nos
pensées.
4. Mais on peut dire
que ces mots du Philosophe s'entendent de ce que nous connaissons de façon
naturelle, mais non de ce qui nous est révélé par Dieu. - On objecte à cela que
Denys dit dans la Hiérarchie Céleste (I, 2): "Il est impossible que
le rayon divin luise pour nous autrement qu'enveloppé sous la variété des
voiles sacrés." Or il dit que ces voiles sacrés sont les similitudes
sensibles. Donc, même dans ce qui nous est révélé par Dieu, nous avons besoin
des images, similitudes des réalités sensibles et de la sorte, le démon peut
voir toutes nos pensées.
5. En outre, notre
intelligence connaît mieux les réalités qui sont moins intelligibles selon leur
nature, du fait qu'elle reçoit des sens sa connaissance; ceci n'a pas lieu chez
le démon, et de la sorte, il connaît mieux les choses qui sont de soi plus
connaissables. Or les espèces qui existent dans l'intelligence sont
intelligibles en acte, et par conséquent, plus connaissables en soi que les
formes qui existent dans les choses naturelles, qui sont intelligibles en
puissance. Donc, puisque le démon connaît par son intelligence les formes qui
existent dans les choses matérielles, à bien plus forte raison peut-il
connaître les espèces intellectuelles de notre intelligence, selon lesquelles
se forment nos pensées. Il peut donc voir nos pensées.
6. En outre, "ce
qui fait qu'une chose est telle, celui-là l'est lui-même davantage". Or
notre intelligence est intelligible grâce à une espèce intelligible qui existe
en elle, comme il ressort de ce que dit le Philosophe dans le livre de l'Ame
(III, 6). Donc, puisque le démon connaît la substance même de notre
intelligence, a fortiori en
connaît-il les espèces intelligibles.
7. En outre, le démon
connaît mieux nos âmes que nous ne les connaissons nous-mêmes. Or les pensées
se trouvent dans l'âme. Donc il connaît même nos pensées mieux que nous.
8. En outre, le démon
connaît les effets dans les causes, comme on l'a dit plus haut. Or lui-même
connaît notre âme, ainsi que ses puissances et ses habitus qui sont les causes
des pensées. Donc il connaît nos pensées.
9. En outre, nul ne
peut dévoiler ce qu'il ignore. Or, comme le dit saint Augustin dans son Commentaire
Littéral de la Genèse (XII, 17): "Il est évident, par des faits bien
établis, que les démons ont dévoilé des pensées humaines." Donc les démons
connaissent nos pensées.
10. En outre, toute
connaissance se réalise par une assimilation du connaissant au connu. Or, par
les péchés en pensée, les hommes sont assimilés aux démons. Donc les démons
peuvent connaître de telles pensées.
11. En outre, la
parole intérieure du coeur est plus semblable au démon, qui est une substance
spirituelle, que la parole extérieure qui est corporelle. Or le démon connaît
la parole extérieure de l'homme qui est exprimée par sa bouche. Donc a fortiori
il connaît la parole intérieure qui relève de la pensée, comme cela ressort de
ce que dit saint Augustin dans la Trinité (XIV, 7).
12. En outre, on
connaît mieux les actes que les habitus. Or le démon connaît ce qui se trouve
dans la mémoire habituelle de l'homme; ce fait le montre avec évidence: comme
le dit saint Augustin dans la Cité de Dieu (XVIII, 18), un philosophe,
apparaissant en songe à un dormeur, résolut pour lui la question sur laquelle
il avait des doutes; ce qui paraît s'être réalisé par les démons. Il semble
donc que le démon peut a fortiori
connaître les pensées actuelles des hommes.
13. En outre, plus
une puissance de connaissance est élevée, plus elle peut porter sur un objet
élevé. Or la puissance de connaissance du démon est plus élevée que la
puissance de connaissance de l'homme. Donc, puisque l'homme peut connaître les
pensées d'un autre homme par certains signes corporels, selon la parole de
l'Ecclésiastique (19, 26): "A son air on connaît un homme, et à son abord
un homme de sens", il semble en résulter que les démons voient plus
profondément les pensées des hommes en elles-mêmes.
14. En outre, s'ils
ne voyaient pas les pensées en elles-mêmes, mais seulement par des signes
corporels, ils ne pourraient absolument pas les connaître, parce qu'un même
signe corporel répond à des sens divers; ainsi la rougeur du visage peut
provenir de la passion intérieure de colère et aussi de celle de honte. Mais il
est certain que les démons connaissent de quelque manière les pensées des
hommes, comme cela ressort de ce que dit saint Augustin dans son Commentaire
Littéral de la Genèse (XII, 17), et dans la Divination des Démons et les
Rétractations. Donc ils connaissent les pensées en elles-mêmes.
15. En outre, les
signes corporels sont des réalités sensibles. Or, selon Denys dans les Noms
Divins (VII, 2), les démons ne connaissent pas la vérité intelligible par
les réalités sensibles. Donc les démons ne connaissent pas les pensées par des
signes corporels, mais par elles-mêmes.
16. Mais on pourrait
dire que le démon ne peut connaître les pensées intérieures en elles-mêmes
parce qu'il est au pouvoir de la volonté de les cacher. - On objecte à cela
qu'elle ne les cache pas totalement en les écartant, car de la sorte elle ne
penserait à rien; et elle ne les cache pas davantage en les faisant s'éloigner,
parce que la distance corporelle n'empêche pas la connaissance de l'ange, ni
non plus en interposant un écran, parce qu'il n'y arien d'autre dans l'âme qui
soit inconnu au démon. Donc la volonté ne peut en aucune manière cacher ses
pensées au démon.
17. En outre, comme
le dit saint Augustin dans son Commentaire Littéral de la Genèse (II,
8), les anges connaissent par les espèces qu'ils ont reçues lors de leur
création tout ce qui est au-dessous d'eux. Or nos pensées sont au-dessous d'eux
parce que, dans l'ordre de la nature, l'âme est inférieure à l'ange. Donc les
démons peuvent connaître, par ces espèces innées, les pensées des hommes.
Cependant:
1) Il est dit en
Jérémie (17, 9-10): "Le coeur de l'homme est mauvais et impénétrable: qui
le connaîtra ? Moi, le Seigneur, je scrute les coeurs et sonde les reins."
Donc connaître les pensées des hommes est le propre de Dieu seul; les démons ne
les connaissent donc pas.
2) En outre, l'Apôtre
dit dans la Première Lettre aux Corinthiens (2, 11): "Nul ne sait ce qu'il
y a dans l'homme, si ce n'est l'esprit de l'homme qui est en lui."
Or les pensées sont ce qu'il y a de plus
intime dans l'homme. Donc les démons ne peuvent connaître les pensées de
l'homme, mais il est seul à le pouvoir.
3) En outre, dans les
Dogmes de l'Église (Gennade, ch. 81), on dit: "Nous sommes certains
que le diable ne voit pas les pensées secrètes de l'âme."
Réponse:
Comme le dit saint Augustin dans son Commentaire
Littéral de la Genèse (XII, 17), et dans la Divination des Démons
(ch. 5), il est avéré par des indices certains que les démons connaissent en
une certaine manière les pensées des hommes. Cela arrive d'une double façon:
d'abord ils les connaissent en les voyant en elles-mêmes, comme un homme
connaît ses propres pensées, et d'une autre façon grâce à certains signes
corporels.
Ceci est surtout évident lorsque l'homme,
par ses pensées intérieures, est amené à une passion. Si celle-ci est
impétueuse, elle comporte, même dans l'apparence extérieure, un indice par
lequel elle peut être découverte même par les plus grossiers; ainsi: "Ceux
qui craignent pâlissent, ceux qui ont honte rougissent" comme le dit le
Philosophe dans l'Éthique (IV, 17); mais même si la passion est plus
légère, elle peut être découverte par les médecins pénétrants grâce au
changement du coeur perçu par le pouls. Or ces signes corporels extérieurs et
intérieurs, le démon peut les connaître bien mieux que quiconque, et c'est
pourquoi il est certain que les démons peuvent connaître certaines pensées des
hommes selon la façon qu'on a dite. Aussi saint Augustin dit-il dans la
Divination des Démons (ch. 5) que "parfois, les démons apprennent
parfaitement, avec la plus grande facilité, les dispositions des hommes, non
seulement celles qui sont révélées par la voix, mais mêmes celles qui sont
conçues dans la pensée, quand des signes venant de l'esprit s'expriment dans le
corps".
Dans les Rétractations (II, 30), saint
Augustin laisse dans le doute la question de savoir s'ils peuvent par ce moyen
connaître les pensées elles-mêmes, disant: "Il est avéré, par bien des
faits, que celles-ci parviennent à la connaissance des démons, mais certains
signes sont-ils donnés par le corps de ceux qui pensent, sensibles pour eux,
cachés pour nous, ou connaissent-ils par une autre force, spirituelle celle-là,
cela ne peut être trouvé par les hommes que très difficilement, ou même pas du
tout."
Pour résoudre cette difficulté, il faut
considérer que dans la pensée deux éléments sont à prendre en considération, à
savoir l'espèce elle-même, et l'usage de cette espèce, qui est l'acte de
comprendre ou de penser: car, de même qu'en Dieu seul, il n'y a pas de
différence entre la forme et l'acte d'être, de même en lui seul, il n'y a pas
de différence entre l'espèce comprise et l'acte de comprendre lui-même, qui est
le fait d'être en train de comprendre.
Or, à l'égard des espèces intelligibles,
il faut considérer que chaque intelligence se comporte différemment par rapport
aux espèces intelligibles d'une intelligence supérieure, et par rapport à
celles d'une intelligence inférieure. En effet, les espèces intelligibles d'une
intelligence supérieure sont plus universelles, et c'est pourquoi elles ne
peuvent pas être comprises par celles d'une intelligence inférieure; et c'est
pourquoi l'intelligence inférieure ne peut les connaître parfaitement mais elle
peut connaître parfaitement celles d'une intelligence inférieure, comme étant
plus particulières, et elle peut en juger selon ses espèces à elle, qui sont
plus universelles. Et ainsi, comme l'intelligence angélique est supérieure, par
ordre de nature, à notre intelligence, les anges, bons ou mauvais, peuvent
connaître les espèces qui existent dans notre âme.
Mais pour ce qui est de l'usage, il faut
remarquer que l'usage des espèces intelligibles, qui est le fait de penser en
acte, dépend de la volonté: nous usons quand nous le voulons des espèces qui
existent habituellement en nous; aussi le Commentateur dit-il sur le livre
de l'Âme (III, 8) que l'habitus est ce qu'on utilise quand on le veut. Or
le mouvement de la volonté humaine dépend de l'ordre suprême des choses, qui
est le bien souverain, qui selon Platon et Aristote est aussi la cause la plus haute:
la volonté en effet n'a pas quelque bien particulier pour objet propre, mais le
bien universel, dont la racine est le souverain bien. Or une cause inférieure
ne peut connaître ce qui tombe sous l'ordonnance d'une cause supérieure, mais
seule en est capable la cause supérieure qui meut, et celui qui est mû; ainsi,
si un citoyen est soumis à un officier comme à une cause inférieure et au roi
comme à la cause suprême, l'officier ne pourra connaître, à propos du citoyen,
si le roi a ordonné directement quelque chose le touchant, mais seul le roi le
saura, et le citoyen qui est touché par l'ordre du roi.
Aussi, comme la volonté ne peut être mue
intérieurement par un autre que par Dieu, à l'ordre de qui est directement
soumis le mouvement de la volonté, et par conséquent celui de la pensée
volontaire, ce dernier ne peut être connu ni par les démons, ni par personne
d'autre que par Dieu lui-même, et par l'homme qui veut et qui pense.
Solutions des objections:
1. L'homme est arrêté
dans la connaissance des pensées non seulement par la nature même des pensées,
comme les démons, mais encore par la grossièreté des corps d'argile, que le
sens corporel, dont dépend nôtre connaissance, ne peut pénétrer; et c'est ce
que veut dire saint Grégoire.
2. De même que la vue
corporelle ne peut connaître toute forme corporelle, mais seulement celle qui
lui est proportionnée - en effet, la chouette ne peut voir la lumière du soleil
-'de même aussi la vue spirituelle ne peut voir toute espèce spirituelle, mais
celle qui lui est proportionnée. Or la vue spirituelle de l'ange, bon ou
mauvais, peut voir les formes spirituelles de notre intelligence; cependant,
ils ne voient pas pour autant la manière dont nous en usons en pensant.
3. En ce qui concerne
l'exercice de notre connaissance, tant que nous sommes en cette vie, l'image
nous est toujours nécessaire, quelque spirituelle que soit la connaissance,
parce que même Dieu nous est connu par les images de ses effets, dans la mesure
où nous connaissons Dieu par la négation, ou par la causalité ou par
l'excellence, comme le dit Denys dans les Noms Divins (VII, 3). Il n'est
cependant pas nécessaire que toute connaissance soit causée en nous par les
images: en effet, une certaine connaissance est causée en nous par révélation.
4. Et ainsi est
évidente la réponse à l'objection 4, qui se développe en envisageant l'usage de
la connaissance.
5. Cet argument
conclut que le démon connaît la forme intelligible de notre intelligence; il ne
s'ensuit pas cependant pour autant qu'il connaisse notre pensée, pour la raison
déjà avancée.
6. Et il faut
répondre de même à l'objection 6. Cependant, on pourrait dire aussi que
l'intelligence nous est intelligible à nous-mêmes grâce à une espèce
intelligible, dans la mesure où, par l'objet dont la forme intelligible est la
similitude, nous connaissons l'acte, et par l'acte la puissance; mais il n'e
pas nécessaire qu'il en soit ainsi pour l'intelligence de l'ange, bon ou
mauvais.
7. La connaissance
portant sur l'âme est double: il y a celle par laquelle on connaît de l'âme ce
qu'elle est, en la distinguant de tous les autres êtres; et à ce point de vue,
le démon qui voit l'âme en elle-même, la connaît mieux que l'homme qui
recherche sa nature à partir de ses actes. L'autre connaissance portant sur
l'âme est celle par laquelle on sait qu'elle est, et c'est de cette manière que
l'homme connaît l'âme, en percevant qu'elle est par ses actes dont il a
l'expérience. Et c'est à ce mode de connaître qu'appartient cette connaissance
par laquelle nous savons que nous pensons quelque chose mais pour la nature de
la pensée humaine, le démon la connaît mieux que l'homme.
8. Bien que le démon
connaisse certaines causes de nos pensées, il ne les connaît cependant pas
toutes, parce qu'il ne connaît pas le mouvement de la volonté, comme on l'a
dit.
9. Les démons
dévoilent parfois les pensées des hommes dans la mesure où ils les connaissent
grâce à des indices corporels, comme on l'a dit.
10. La connaissance
se réalise par une assimilation, non certes naturelle, mais intentionnelle: en
effet, ce n'est pas la pierre qui se trouve dans l'âme, en sorte que nous
connaissons par elle la pierre extérieure, comme l'a avancé Empédocle, mais
c'est une image de la pierre.
11. Et il faut
répondre de même à l'objection 11.
12. L'habitus de
l'âme est une qualité qui l'informe, et c'est pourquoi le démon peut connaître
un habitus de l'âme mieux que ses pensées, qui dépendent Lie la volonté.
Cependant, on ne peut tenir, à partir de ce fait, que le démon sait que
certaines choses se trouvent dans la mémoire de l'homme: en effet, il a pu
arriver que le démon ait donné satisfaction à celui qui doutait d'après ce que
lui- même savait, non du fait qu'il aurait su que le philosophe avait cette
connaissance; ou il pouvait le savoir par quelques signes extérieurs; ou la
chose a pu se produire grâce à un bon ange.
13. Le démon connaît
mieux les pensées que l'âme ne connaît celles d'un autre homme, non pas parce
qu'il les voit en elles-mêmes, mais parce qu'il les voit grâce à des signes
extérieurs plus cachés.
14. Le même signe
corporel, pris en général, peut répondre à de nombreux effets; toutefois, en un
cas particulier, il y a des différences que le démon peut mieux percevoir que
l'homme.
15. La vérité
intelligible que l'ange connaît naturellement, il ne la reçoit pas des réalités
sensibles il peut cependant conjecturer quelque chose de surnaturel à partir
d'un effet sensible, ainsi que cet homme est Dieu à partir de la résurrection
d'un mort, non qu'il reçoive des espèces intelligibles venant des réalités sensibles,
mais parce qu'en percevant les effets sensibles, par les espèces innées qu'il
possède, il conjecture certains faits qui dépassent sa connaissance naturelle.
16. La volonté ne
cache d'aucune de ces manières les pensées de l'homme, mais on dit qu'elle les
cache parce que, du fait qu'elles procèdent de la volonté, elles sont cachées.
17. Saint Augustin
veut parler des natures inférieures, que les anges connais sent naturellement
grâce aux formes innées, mais non des pensées volontaires.
Liens transversaux dans l'oeuvre de saint Thomas: II Commentaire des Sentences, D. 7, Question 3,
a. 1; III Somme contre les Gentils, e. 103; la, Question 110, a. 2; De
potentia, Question 6, a. 3.
Objections:
Il semble que oui.
1. Saint Augustin dit
en effet dans les Quatre-Vingt-Trois Questions: "Tout ce qui se
fait visiblement, il n'est pas absurde de croire que cela peut aussi être fait
par les puissances inférieures de l'air." Or les changements formels des
corps inférieurs s'accomplissent de façon visible, parfois de façon naturelle,
par fois de façon miraculeuse. Donc ils peuvent être réalisés par les démons
qui sont appelés les puissances inférieures de l'air.
2. Mais on peut dire
que les démons accomplissent des changements de ce genre non par leur vertu
propre, mais par la puissance de certains éléments naturellement actifs. - On
objecte à cela que si les démons ne pouvaient transformer les corps que par la
puissance des principes naturels actifs, ils ne pourraient accomplir d'autres
changements que ceux qui peuvent se faire par la puissance d'agents naturels.
Or, par la vertu des agents naturels, un corps d'homme ne peut être changé en
un corps de bête, ce que font cependant les démons. Saint Augustin raconte en
effet dans la Cité de Dieu (XVIII, 17) que Circé, par un artifice
magique, changea en bêtes les compagnons d'Ulysse, que les Arcadiens furent
changés en loups quand ils traversaient à la nage un certain étang, et que des
tenancières d'auberge changeaient les hommes en bêtes de somme. Ce n'est donc
pas par la seule puissance des principes actifs naturels que les démons
pourraient changer formellement les corps.
3. En outre, sur ce
verset du Psaume (77, 49): "des maux
envoyés par de mauvais anges", la Glose dit que Dieu punit par les
mauvais anges. Or parfois, certaines punitions s'accomplissent par
transformation des corps humains; ainsi, on lit que la femme de Lot fut changée
en statue de sel (Genèse, 19, 26), et les compagnons de Diomède ont été,
dit-on, transformés en oiseaux, comme le raconte saint Augustin dans la Cité
de Dieu (XVIII, 16). Il semble donc que les démons peuvent réaliser des
changements formels dans les corps.
4. En outre, plus une
chose est en acte, plus elle est efficace dans l'action, parce que chaque chose
agit en tant qu'elle est en acte; et pour cette raison, comme le feu est ce
qu'il y a de plus formel, il jouit, parmi les autres corps inférieurs, du plus
grand pouvoir d'action. Or, comme le démon est une substance spirituelle, il
est plus formel que n'importe quel corps, et il existe davantage en acte; il
possède donc une puissance d'action plus efficace que tout autre corps. Si
donc, par la puissance de certains corps, d'autres corps peuvent être
transformés formellement, cela peut être a
fortiori réalisé par la puissance des démons.
5. En outre, ce qui
possède une forme manque parfois d'accomplir parfaitement l'action de cette
forme, parce qu'il ne la reçoit pas complètement; si donc une forme était
séparée, elle posséderait toute l'action de cette forme. Or comme les démons
sont tenus pour des substances spirituelles et immatérielles, il s'ensuit
qu'ils sont des formes séparées. Ils possèdent donc la puissance de réaliser
toute l'action de la forme, et peuvent de la sorte, à ce qu'il semble,
transformer formellement les corps.
6. En outre, Denys
dit dans la Hiérarchie Céleste (XV, 9) que "les fleuves de feu
signifient les ruisseaux théarchiques", c'est-à-dire divins, "qui
dispensent [aux essences célestes] leur profusion abondante et inépuisable, et
entretiennent leur vivifiante capacité d'engendrer". Or la génération est
un changement selon la forme. Donc les bons anges peuvent changer formellement
les corps; donc, pour la même raison, les démons, qui sont de même nature, le
peuvent aussi.
7. En outre, Dieu
meut les corps célestes par l'intermédiaire des anges; or les anges agissent
par leur intelligence et leur volonté; mais la volonté peut se porter sur des
objets divers; donc les anges peuvent mouvoir les corps célestes diversement.
Or, quand le mouvement des corps célestes varie, les changements formels des
corps inférieurs, qui dépendent du mouvement des corps célestes, varient
également. Donc il semble que les anges peuvent changer formellement les corps
inférieurs comme ils le veulent; pour la même raison, les démons, qui sont de
même nature, le peuvent donc aussi.
8. En outre, on dit
dans le Livre des Causes (16) que le pouvoir de l'intelligence est
infini vers le bas, bien qu'il soit fini vers le haut; or tous les corps sont
inférieurs à l'intelligence; donc par l'infinité de sa puissance, elle peut les
changer de toute manière, comme elle le veut. Or on dit que les anges, bons ou
mauvais, sont des intelligences. Les démons peuvent donc transformer les corps
formellement.
9. En outre, saint
Augustin dans la Trinité (III, 8) dit que le feu, l'air et les autres
corps de ce genre sont soumis aux démons, pour autant que cela leur est permis
par Dieu. Donc les démons peuvent changer formellement les corps de ce genre.
10. En outre,
quiconque introduit une forme opère un changement formel. Or les démons peuvent
introduire non seulement des formes accidentelles, mais aussi des formes
substantielles, car les magiciens de Pharaon firent des grenouilles par la
puissance des démons. Donc il semble que les démons puissent transformer
formellement les corps.
11. En outre, saint
Augustin dit dans les Quatre-Vingt-Trois Questions (Question 79) que les
magiciens font des miracles grâce à des pactes privés avec les démons. Or dans
les miracles, les corps sont transformés. Il semble donc que les démons
puissent changer les corps.
12. En outre, saint
Grégoire dit dans une homélie (Sur l'Évangile, II, 34) qu'il appartient aux
anges de l'ordre des Vertus de faire des miracles, dans lesquels, comme on l'a
dit, les corps sont transformés. Or les démons sont de même nature que les
anges. Donc il semble aussi que les démons peuvent changer les corps.
13. En outre, le
démon possède un pouvoir plus grand que l'âme de l'homme. Or la puissance
cognitive de l'âme change formellement la matière corporelle, comme cela
ressort du cas de l'envoûtement, selon Avicenne. Donc, à bien plus forte
raison, le démon peut changer formellement la matière corporelle.
Cependant:
1) Saint Augustin dit
dans la Cité de Dieu (XV-III, 18): "Je ne croirais en aucune
manière que les démons puissent transformer, par leur puissance ou leurs
artifices, je ne dis pas une âme, mais même un corps en figures de bêtes".
Or le corps de l'homme n'est pas moins passif que les autres corps. Donc il
semble que l'artifice ou la puissance des démons ne puissent pas transformer
même les autres corps.
2) En outre, le
Philosophe prouve dans la Métaphysique (VII, 7) que la génération des
formes dans la matière ne vient pas des formes immatérielles, mais des formes
qui sont dans la matière; sur ce passage, le Commentateur dit que les
substances immatérielles ne peuvent pas transformer la matière quant à la
forme.
Or les démons sont des substances
immatérielles. Donc il semble qu'ils ne puis sent pas transformer formellement
les corps matériels.
Réponse:
Comme le dit l'Apôtre dans la Lettre aux
Romains (13, 1): "Les réalités qui
viennent de Dieu sont ordonnées"; aussi le bien de l'univers est-il un
bien ordonné, comme saint Augustin le dit dans l'Enchiridion (11) et le
Philosophe dans la Métaphysique (XI, 12). Or toutes les créatures sont
soumises à cet ordre, puisqu'elles sont produites par Dieu; mais Dieu lui-même,
qui est la cause de cet ordre, y préside, mais ne lui est pas soumis.
Et parce que chaque chose tient de sa
forme son opération propre, il s'ensuit de là que l'ordre des choses ne doit
pas se considérer seulement selon l'excellence des formes, mais par voie de
conséquence, selon les opérations et les mouvements, en sorte que l'être qui a
une forme plus élevée ait aussi une opération plus élevée. Et de là vient que
selon Denys dans la Hiérarchie Céleste (IV, 3) les êtres les plus bas
sont mis en mouvement par les êtres supérieurs au moyen des êtres
intermédiaires; ce que dit également saint Augustin dans la Trinité
(III, 4).
Et cela convient à la proportion qui est
nécessaire entre l'agent et le patient. En effet, comme les plus élevés parmi
les êtres ont les pouvoirs les plus universels, les êtres passifs les plus bas
ne sont pas proportionnés pour recevoir un effet universel de façon directe,
mais par des puissances intermédiaires plus particulières et limitées. Cela
apparaît aussi même dans l'ordre des réalités corporelles, car les corps
célestes sont les principes de la génération des hommes et des autres animaux
parfaits par l'entremise de la puissance particulière qui est dans les
semences, bien que certains animaux soient engendrés à partir de la
putréfaction par la seule puissance des corps célestes, sans semence. Ceci se
produit en raison de leur imperfection. Nous voyons de façon sensible, en
effet, qu'un agent éloigné produit un faible effet, alors qu'un effet puissant
requiert un agent proche; car une chose peut être réchauffée par le feu même si
elle en est éloignée, mais elle ne peut s'enflammer que si elle lui est unie
aussi celui qui veut enflammer une chose éloignée du feu allumé dans la
cheminée le fait par l'intermédiaire d'une chandelle; et de façon semblable, la
génération des animaux parfaits est causée par les corps célestes par
l'intermédiaire d'agents propres, alors que la génération des animaux
imparfaits est causée par eux de façon immédiate.
Or les substances spirituelles sont
supérieures par ordre de nature aux corps célestes eux-mêmes; aussi elle ne
peuvent, par leur propre pouvoir, transformer formellement les corps inférieurs
qu'en utilisant certains agents corporels proportionnés aux effets qu'elles
cherchent, comme l'homme peut réchauffer par le moyen du feu.
Solutions des objections:
1. Tout ce qui s'accomplit
visiblement en ce monde peut être fait par les démons non par leur seule
puissance propre, mais en utilisant des agents naturels, comme on l'a dit.
2. Le démon se sert
comme d'un instrument d'un agent naturel pour produire un certain effet; or
l'instrument agit non seulement par sa vertu propre, mais aussi par la vertu de
l'agent principal; et c'est pourquoi on peut faire par l'instrument une chose
qui dépasse la vertu de l'instrument considéré en soi; ainsi le lit est fait
par la scie en vertu de l'art. Et de même, par les principes actifs naturels
qu'ils utilisent pour ces effets, les démons peuvent faire des choses qui
dépassent la puissance des agents naturels; toutefois, ils ne peuvent faire que
les traits du corps humain se transforment en ceux d'une bête en toute vérité,
parce que cela va contre l'ordre mis par Dieu dans la nature. Et toutes les
métamorphoses dont on a parlé se sont réalisées davantage par des apparitions
imaginaires que selon la vérité, comme le montre saint Augustin dans le même
passage.
3. Dieu ne punit pas
toujours par les mauvais anges, mais parfois aussi par les bons, comme cela est
évident de l'ange qui frappa le camp des
Assyriens, comme le rapporte Isaïe (37, 36). Cependant, si le changement de
l'épouse de Lot en statue de sel a été réalisé par l'intermédiaire des démons,
il est évident qu'en cette opération le démon fut un instrument de la vertu
divine; aussi a-t-il produit un tel effet non par sa vertu propre, mais par la
vertu divine, qui n'est pas soumise à l'ordre des choses, mais peut réaliser
immédiatement n'importe quel effet, du plus élevé au plus humble, comme elle
l'entend. Quant aux compagnons de Diomède, saint Augustin dit qu'ils n'ont pas
été changés en oiseaux, mais qu'après leur disparition, les démons se procurèrent
des oiseaux par les quels ils se jouèrent longtemps des hommes, les uns
succédant aux autres; ce qui montre que ce ne fut pas seulement par apparition
imaginaire.
4. Du fait même que
la substance spirituelle est plus en acte que le corps, il en résulte qu'elle
possède une puissance plus haute et plus universelle; aussi elle ne peut
produire les effets les plus bas que moyennant les causes inférieures.
5. La forme séparée
qui est acte pur, c'est-à-dire Dieu, n'est pas déterminée à quelque genre ou
espèce, mais possède sans bornes toute la puissance d'être, parce qu'il est
lui-même son propre acte d'être, comme cela ressort de ce que dit Denys dans les
Noms Divins (V, 4); et c'est pourquoi toute action est soumise à son
pouvoir. Mais les autres formes séparées ont une nature spécifique déterminée:
aussi n'importe laquelle ne peut pas réaliser n'importe quoi, mais chacune peut
ce qui convient à sa nature, sans aucun empêchement venant d'un défaut
matériel. Ainsi, si la chaleur était une forme séparée, elle ne serait pas
empêchée de chauffer par le défaut d'une matière qui ne participerait pas
parfaitement à la chaleur, comme les choses qui sont faiblement chaudes; elle
ne pourrait cependant pas exercer l'action de la blancheur ou d'une autre
forme.
6. La capacité
vivifiante d'engendrer dont parle Denys peut se rapporter aussi à la génération
intelligible, comme lui-même le dit dans les Noms Divins (II, 8): on
appelle pères des autres êtres ceux qui les purifient, les illuminent et les
perfectionnent. Si toutefois on le rapporte à la génération corporelle, il faut
comprendre que leur est accordé le pouvoir de causer la génération par
l'entremise d'agents corporels.
7. Cet argument pèche
en trois points: d'abord, même si les anges meuvent les cieux, les démons dont
il est ici question ne le font pas. Secondement, parce que même s'ils les
meuvent par leur intelligence et leur volonté, il ne s'ensuit pas qu'ils
puissent les mouvoir d'une autre manière, mais ils les meuvent selon le mode
proportionné à leur nature; l'ange en effet n'est pas sa volonté, comme Dieu
l'est, mais il possède sa volonté dans une nature déterminée, et sa volonté
obtient son effet selon le mode de cette nature; Dieu, par contre, qui est la
volonté même, peut réaliser indifféremment tout ce qui peut être objet de
volonté. Troisièmement, à supposer que les anges meuvent les cieux d'une autre
manière, et qu'il s'ensuivît une certaine transformation dans les êtres
inférieurs, cela ne serait pas réalisé immédiatement par eux, mais par l'entremise
des corps célestes.
8. La puissance de
l'intelligence est qualifiée d'infinie par rapport aux réalités inférieures,
dans la mesure où elle ne peut être comprise par elles, mais les sur passe;
mais non au point de pouvoir produire en elles tout effet indifféremment.
9. Le feu, l'air et
les corps de ce genre servent les anges selon l'ordre établi par Dieu.
10. Les magiciens de
Pharaon ont fait des grenouilles en utilisant certains principes actifs
naturels que saint Augustin dans la Trinité (III, 8) appelle des
semences, prises dans les parties secrètes des éléments.
11. Les signes ou
miracles qu'opèrent les magiciens grâce à des pactes privés avec les démons ne
dépassent pas l'ordre des causes naturelles comme le font ceux qui sont
produits par la puissance divine; mais ils sont produits par la puissance de
principes actifs naturels qui dépassent la compréhension et la capacité des
hommes. Cela pour trois raisons: premièrement, parce que les démons connaissent
mieux que les hommes la vertu des principes actifs naturels; secondement, parce
qu'ils peuvent les rassembler plus rapidement; troisièmement, parce que les
principes actifs naturels que les démons prennent comme instruments peuvent
s'étendre par la puissance et le savoir-faire des démons à des effets plus
grands que par la puissance ou le savoir-faire humain. Et de la sorte, les
actions faites par les démons passent pour des miracles chez les hommes, comme
passent aussi pour des miracles chez les hommes sans expérience les actions
faites par les hommes de l'art.
12. L'ordre des
Vertus accomplit des miracles de façon instrumentale, en agissante par la vertu
divine.
13. Dans
l'envoûtement, la matière corporelle n'est pas changée par la seule puissance
cognitive, comme l'a avancé Avicenne, mais du fait que la véhémence d'un
mouvement d'envie, de colère ou de haine corrompt l'esprit, comme il arrive
souvent chez les vieilles femmes, et cette corruption s'étend aux yeux, par
lesquels l'air environnant est contaminé; par lui, le corps d'un enfant reçoit,
en raison de sa délicatesse, la contamination, de même qu'un miroir nouveau est
corrompu par l'aspect d'une femme souillée comme on le dit dans le Sommeil
et la Veille (2).
Liens transversaux dans l'oeuvre de saint Thomas: la, Question
110, a. 3; De Pot, Question 6, a. 3; IX Quodlibet, Question 4, a. 5.
Objections:
Il semble que non.
1. En effet, parmi
tous les autres mouvements, le mouvement local est plus parfait, comme le
prouve le Philosophe dans les Physiques (VIII, 14). Or les démons ne
peuvent pas changer les corps formellement. Donc ils peuvent bien moins encore
les déplacer localement.
2. En outre, l'âme
est une substance spirituelle comme le démon. Or l'âme ne peut mouvoir un corps
localement, à moins qu'elle ne l'anime; aussi, si un membre devient mort, il
est rendu immobile; or les démons ne donnent pas la vie à aucun corps. Donc il
ne peuvent mouvoir aucun corps localement.
3. En outre, toute
action se fait par contact, comme on le dit dans la Génération (1, 6). Or il ne
semble pas qu'il puisse y avoir de contact entre le démon et les corps, parce
qu'il n'a avec eux rien de commun. Donc, puisque mouvoir localement est une
certaine action, il semble que les démons ne puissant pas mouvoir les corps
localement.
4. En outre, si les
démons pouvaient mouvoir les corps localement, ils pour raient surtout mouvoir
localement les corps célestes, qui leur sont plus proches dans l'ordre naturel.
Or ils ne peuvent mouvoir les corps célestes, parce que vu que le moteur et le
mobile sont ensemble, comme on le dit dans les Physiques (VII, 3), il
s'ensuivrait que les démons sont dans le ciel; ce qui n'est vrai ni pour nous,
ni pour les Platoniciens. Donc ils peuvent bien moins encore mouvoir les autres
corps.
5. En outre, les
êtres supérieurs meuvent les êtres inférieurs par des intermédiaires, comme on
l'a dit. Or, entre les substances spirituelles et les corps inférieurs, les
corps célestes sont intermédiaires, eux dont les mouvements sont les principes
de tous les mouvements inférieurs. Donc les démons ne peuvent mou voir
localement les corps inférieurs, puisqu'ils ne peuvent mouvoir les corps
célestes.
6. En outre, le
mouvement local est cause des autres mouvements, comme cela ressort de ce qui
est dit dans les Physiques (VIII, 14). Si donc les démons pouvaient
mouvoir les corps localement, ils pourraient aussi en conséquence les mouvoir
formellement. Ce qui est manifestement faux d'après ce qu'on a dit.
7. En outre, le
mouvement suit naturellement la forme qui le porte vers tel lieu déterminé,
comme la chose est évidente dans les mouvements des corps lourds et légers. Or
les démons ne peuvent imprimer de formes à la matière corporelle, comme on l'a
déjà vu. Donc, s'ils déplacent des corps localement, ce mouvement sera violent.
8. En outre, le
mouvement du tout et de la partie est identique, ainsi celui de toute la terre
et d'une seule motte, comme on le dit dans les Physiques (III, 9). Si
donc les démons peuvent mouvoir une seule motte de terre, pour la même raison,
ils pourront mouvoir toute la terre, ce que les démons ne peuvent pas faire,
parce que ce serait changer l'ordre de l'univers. Donc les démons ne peuvent
déplacer aucun corps localement.
Cependant:
Comme saint Augustin le dit dans la
Trinité (III, 8), les démons recueillent des semences pour les utiliser en
vue d'effets particuliers. Or ceci ne peut se faire sans mouvement local. Donc
les démons peuvent mouvoir les corps localement.
Réponse:
Comme on l'a dit plus haut, dans les
actions des puissances actives, il faut considérer l'ordre des choses, qui ne
s'envisage pas seulement selon leur nature, mais aussi selon leurs mouvements,
car ces mouvements eux-mêmes ont aussi un certain ordre entre eux.
Et cela de deux manières. D'abord selon
leur nature propre; et sous cet aspect, le mouvement local a un double rapport
avec les autres mouvements, d'une part parce qu'il est le premier des
mouvements, d'autre part parce que le mouvement local n'imprime qu'une
variation minime au mobile: en effet, tandis que les autres mouvements font
varier un élément qui est intrinsèque à la chose, par exemple la qualité, la
quantité ou même la forme substantielle, le mouvement local, lui, fait
seulement varier le corps selon un élément extrinsèque, à savoir selon le lieu.
Et sous ces deux rapports, il convient, selon ce qu'on a dit, que les
substances spirituelles meuvent les corps d'un mouvement local de façon plus
immédiate que par les autres mouvements. D'abord parce que les réalités qui
viennent ensuite reçoivent leur perfection des premières; aussi les autres
mouvements sont-ils causés par une substance spirituelle par l'entremise du
mouvement local. Ensuite, parce que comme on l'a dit plus haut, les effets
faibles peu vent être produits de manière immédiate par un agent plus éloigné:
aussi le faible changement corporel qui se fait par un mouvement local peut-il
être pro duit de façon immédiate par une substance spirituelle comme agent
éloigné, mais non un changement plus important, comme l'est celui des autres
mouvements.
D'une autre manière, on considère l'ordre
des mouvements selon l'ordre des mobiles; ainsi le mouvement du ciel est
premier par rapport à celui du corps élémentaire; et à ce point de vue-là, il
convient aux substances spirituelles supérieures de mouvoir un corps supérieur,
en sorte que le moteur du disque de Saturne ne puisse mouvoir le ciel étoilé;
et son moteur ne pourrait pas le mou voir s'il avait plusieurs étoiles, comme
il est dit dans le Ciel (II, 18-19).
De même donc que les substances
spirituelles supérieures meuvent les corps célestes supérieurs, de même aussi
les inférieures, tels les démons, peuvent mou voir localement les corps
inférieurs, qu'ils le tiennent de leur condition naturelle, ou selon ceux qui
disent que les démons n'ont pas fait partie de ces anges supé rieurs, mais de
ceux qui ont été préposés par Dieu à l'ordre terrestre, à proportion de leur
nature; soit même que cela leur convienne comme châtiment du péché, pour lequel
ils ont été précipités de leurs sièges célestes vers notre atmosphère, selon
saint Grégoire, qui avance que certains des anges supérieurs sont tombés par le
péché.
Solutions des objections:
1. Le mouvement local
est plus parfait en raison de la perfection du mobile, en qui se produit à
cause de lui une très faible variation.
2. L'âme humaine
occupe le plus bas degré dans l'ordre des substances spirituelles, aussi elle
n'a pas le pouvoir de mouvoir un corps, même localement, à moins qu'il ne lui
soit proportionné en étant vivifié par elle.
3. Entre le démon et
le corps, il n'y a pas contact corporel mais virtuel, qui réclame cependant une
convenance de proportion entre le moteur et le mobile.
4. Les corps célestes
dépassent la capacité de la puissance des démons, soit en raison de leur
condition naturelle, soit en raison du châtiment de leur faute, comme on l'a
dit.
5. Les mouvements
naturels des corps inférieurs dépendent des mouvements des corps célestes et
sont causés par eux. Cependant, d'autres causes peuvent produire certains
mouvements dans les corps inférieurs, par exemple l'homme lui-même par sa
volonté, et pour la même raison, le démon ou l'ange; cependant, la disposition
des corps qui les rend capables de recevoir un tel mouvement dépend d'une
certaine façon d'un corps céleste.
6. Tous les autres
mouvements qui se produisent naturellement sont causés par les mouvements
locaux des corps célestes, et non par n'importe quel autre mouvement local.
Cependant, si par les mouvements locaux de certains corps, les démons
transformaient les corps selon d'autres mouvements, ils ne le feraient pas par
leur puissance propre, mais plutôt par la puissance des corps mus localement
par eux.
7. Rien n'empêche de
dire que les corps qui sont mus localement par les démons sont mus par
violence, comme aussi quand ils sont mus par les hommes.
8. Le mouvement
naturel du tout et de la partie est identique, et cependant la même puissance
qui meut la partie n'est pas suffisante pour mouvoir le tout aussi, bien que
les démons puissent mouvoir une certaine partie de la terre, il ne s'ensuit pas
qu'ils puissent mouvoir toute la terre, parce qu'il n'est pas proportionné à
leur nature de changer l'ordre des éléments du monde.
Liens transversaux dans l'oeuvre de saint Thomas: II Commentaire des Sentences, D. 8, a. 5; Ia,
Question 111, articles 3-4.
Objections:
Il semble que non.
1. Saint Augustin dit
en effet dans la Trinité (XI, 2-4) que la vision aussi bien corporelle
qu'imaginative se réalise par une certaine forme; or la forme qui est dans les
sens ou dans l'imagination est plus noble que la forme corporelle dont elle est
la ressemblance, comme cela ressort de ce que dit saint Augustin dans son Commentaire
Littéral de la Genèse (XII, 16). Donc, puisque les démons ne peuvent
imprimer des formes corporelles dans la matière, comme on l'a montré ci-dessus,
ils peuvent encore bien moins, semble-t-il, modifier les sens ou l'imagination
pour faire connaître quelque chose.
2. En outre, sentir
et imaginer sont des opérations vitales. Or toutes les opérations vitales
procèdent d'un principe intrinsèque, par lequel l'animal vit. Donc, comme le
démon est un principe extérieur, il semble qu'il ne puisse pousser l'homme à
imaginer ou à sentir quelque chose.
3. Mais on peut dire
que le démon excite les sens et l'imagination non certes en imprimant de
nouvelles espèces, mais en ramenant vers les organes de l'imagination ou des
sens les espèces qui préexistent dans les esprits sensitifs. - On objecte à
cela que saint Augustin dit dans la Trinité (IX, 4) que pour voir, de
quelque vision que ce soit, est exigée l'intention qui relie l'image visible à
la faculté qui voit. Or l'intention relève de la puissance appétitive, que le
démon ne peut changer, parce qu'ainsi il forcerait l'homme à pécher, puisque
c'est dans l'appétit que réside le péché. Ce n'est donc pas en ramenant les
formes vers les organes des sens ou de l'imagination qu'il peut pousser l'homme
à sentir ou imaginer.
4. En outre, l'espèce
intelligible est à l'intelligence ce qu'est le phantasme à l'imagination. Or il
arrive parfois que l'espèce intelligible soit présente à l'intelligence sans
que l'intelligence comprenne en acte. Il semble donc que, bien que le démon
ramène vers l'organe de l'imagination les phantasmes ou les formes imaginées,
il ne fait pas pour autant que l'homme imagine.
5. En outre, de
telles formes sont dans les esprits sensitifs ou en puissance ou en acte. Mais
il ne semble pas qu'elles soient en acte, parce que la forme de la chose connue
ne paraît pas être dans celui qui connaît, sinon quand elle est connue en acte;
et si elle y est en puissance, elle ne pourra mouvoir l'organe de l'imagination
ou du sens, parce que rien n'est mû par ce qui est en puissance, mais seulement
par ce qui est en acte. Donc le démon ne peut mouvoir l'homme à saisir quelque
chose par les sens ou l'imagination en ramenant les esprits aux organes des
sens ou de l'imagination, s'il n'a pas auparavant réduit ces formes de la
puissance à l'acte. Ce qu'il semble ne pas pouvoir réaliser, pour la même
raison qu'il ne peut mouvoir la matière corporelle à recevoir une forme.
6. En outre, selon
saint Augustin dans la Trinité (III, 8), les démons agissent sur les
réalités corporelles par certaines semences naturelles, qui sont des agents
naturels. Or le principe actif naturel qui est capable de mouvoir les sens et
l'imagination est un corps présenté extérieurement. Donc il semble que, sans
présentation d'un tel corps, les démons ne puissent pas mouvoir l'imagination
ni les sens de l'homme.
7. En outre, saint
Augustin dit dans la Cité de Dieu (XVIII, 18) que grâce à l'opération
des démons, l'image fantomatique d'un homme "apparaît aux sens d'autres
hommes comme incarnée en une figure d'animal"; il semble donc, pour une
raison semblable, que le démon ne puisse rien présenter aux sens de l'homme que
sous un mode corporel.
8. En outre, les sens
sont des puissances passives; or tout ce qui est passif est mû par un agent qui
lui est proportionné; mais l'agent proportionné aux sens est double; l'un en
tant qu'origine, c'est l'objet; l'autre en tant que conducteur, c'est le moyen.
Or, comme le démon n'a pas de corps, il ne peut être l'objet des sens, ni même
leur milieu. Il semble donc qu'en aucun cas il ne puisse mouvoir les sens.
9. En outre, si le
démon meut la faculté de connaissance intérieure, il le fait ou bien en se
présentant à cette faculté, ou bien en la transformant. Or il ne le fait pas en
se présentant à elle, car il lui faudrait du moins prendre un corps, et de la
sorte, il ne pourrait plus s'introduire intérieurement dans l'organe de
l'imagination, puisque deux corps ne sauraient occuper un même lieu en même
temps; ce ne sera pas non plus en revêtant un phantasme, ce qui de plus ne peut
se faire, parce qu'un phantasme n'est pas sans quantité, alors que le démon est
dénué de toute quantité. Semblablement, il ne peut non plus mouvoir la faculté
de connaissance en la transformant, parce qu'il la changerait, soit en
l'altérant, ce qu'il semble ne pas pouvoir faire, parce que toute altération se
produit grâce à des qualités actives dont les démons sont dénués, soit en la
changeant de position, soit en le mouvant localement, ce qui paraît ne pas
convenir, pour deux rai sons d'abord parce que l'on ne peut changer un organe
de position sans sentir de douleur, et ensuite parce qu'ainsi le démon ne
montrerait à l'homme que des choses connues, alors que saint Augustin dit qu'il
montre à l'homme des formes connues et inconnues. Il semble donc que les démons
ne peuvent en aucune manière changer l'imagination ou les sens de l'homme.
10. En outre, selon
le Philosophe dans les Physiques (VII, 6), le changement des phantasmes
empêche la connaissance intellectuelle de la vérité. Si donc le démon pouvait
changer l'imagination de l'homme, il s'ensuivrait qu'il pourrait empêcher
totalement en lui toute connaissance de la vérité.
11. En outre, il est
nécessaire que l'agent le plus proche soit uni (au patient), parce que le
moteur et le mobile sont ensemble, comme on le prouve dans les Physiques
(VII, 3). Or le démon ne peut être uni à l'imagination intérieure, parce que
sur la parole d'Habacuc (2, 20): "Le Seigneur est dans son saint
temple", la Glose de saint Jérôme dit que le démon ne peut se trouver à
l'intérieur d'une idole, mais qu'il opère à l'extérieur; il peut donc encore
bien moins se trouver à l'intérieur du corps humain. Il semble donc que les
démons ne peuvent mouvoir immédiatement l'imagination.
Cependant:
1) Saint Augustin dit
dans les Quatre-Vingt-Trois Questions (Question 12): "Ce mal",
celui du démon, "s'insinue par toutes les ouvertures sensorielles, il se
prête aux formes, s'allie aux couleurs, s'attache aux sonorités, s'incorpore
aux odeurs, se fond dans les saveurs". Or les sens sont modifiés par ce
genre d'objets. Donc il semble que les démons peuvent modifier les sens
humains.
2) En outre, saint
Augustin dit dans la Cité de Dieu (XVIII, 18) que les métamorphoses des
hommes en animaux brutes, qu'on dit réalisées par le stratagème des démons, ne
se produisirent pas en vérité, mais seulement en apparence. Or cela ne saurait
être si les démons ne pouvaient pas modifier les sens humains. Les sens humains
peuvent donc être modifiés par les démons.
Réponse:
Des signes et des expériences évidents
font apparaître que, par l'action des démons, certaines choses sont présentées
sensiblement aux hommes. Cela se produit parfois du fait que les démons
montrent aux sens humains certains corps extérieurs, qu'ils préexistent en
étant formés par la nature, ou que les démons eux-mêmes les forment grâce aux
semences naturelles, comme cela ressort de ce qui a été dit. Et cela ne fait
aucun doute, car c'est de façon naturelle que les sens humains sont modifiés
par la présence de corps sensibles. Mais parfois, les démons font apparaître
aux hommes certaines choses qui n'existent pas dans la réalité des êtres
extérieurs. Et il y a hésitation sur la manière dont cela peut se produire.
Saint Augustin touche bien la question
dans son Commentaire Littéral de la Genèse (XII, 13), en avançant trois
manières selon l'une desquelles il est nécessaire que cela se produise. Ayant
d'abord indiqué que certains veulent que l'âme humaine possède en elle-même une
certaine puissance divinatoire - ce qui semble s'accorder avec les opinions des
Platoniciens, qui avancent que l'âme connaît tout par participation aux idées
-, il exclut ainsi cette opinion: si l'âme avait cette faculté en son pouvoir,
l'homme pourrait toujours prévoir l'avenir quand il le voudrait, ce qui est
faux de toute évidence; il reste donc qu'il a besoin pour cela d'être aidé par
un principe extérieur, non certes par un corps, mais par un esprit.
Il cherche plus avant comment l'âme est
aidée par un esprit à voir certaines choses: "Y a-t-il dans le corps
quelque chose qui fasse que l'intention de l'âme soit comme libérée, en sorte
qu'elle s'élance jusqu'à ce qu'elle en vienne à voir en elle-même les
similitudes significatives qui s'y trouvaient déjà sans être aperçues, de même
que nous avons dans la mémoire bien des choses que nous ne considérons pas
toujours ? Ou bien des images sont-elles produites dans l'âme, sans y avoir été
auparavant?"; et il ajoute une troisième hypothèse: "Ou bien
sont-elles en quelque esprit, en qui l'âme, pénétrant et émergeant, devient
capable de les voir?"
Mais, de ces trois hypothèses, la
troisième est tout à fait impossible. En effet, l'âme humaine, en l'état de la
vie présente, ne peut pas s'élever au point de voir l'essence même d'une
substance spirituelle et incorporelle, parce qu'en l'état de la vie présente,
nous ne comprenons pas sans images, et par elles, nous ne pouvons pas connaître
ce qu'est une substance spirituelle; et l'âme peut bien moins encore voir les
espèces intelligibles qui se trouvent dans l'esprit d'une substance spirituelle
parce que "Personne ne connaît ce
qui est de I homme hormis l'esprit de l'homme qui est en lui." (I
Cor., 2, 11) Et quoi qu'il en soit de la connaissance intellectuelle de l'âme
humaine, il est certain que sa vision imaginative ou sensible ne peut
aucunement s'élever jusqu'à voir une substance incorporelle et les espèces qui
existent en elle, qui ne sont qu'intelligibles.
Comme donc, par la suite, saint Augustin
ajoute que reste dans le doute la question de savoir si l'âme voit en elle-même
ou par l'union avec un autre esprit, il faut comprendre cette union non en ce
sens que l'âme verrait la substance spirituelle, mais en ce sens que la
substance spirituelle opère sur elle, en sorte que l'union s'entende selon un
effet de la substance spirituelle, non selon sa substance elle-même, ou ce qui
se trouve en elle.
De façon semblable, la seconde des trois
manières alléguées ne peut non plus se réaliser, à savoir que soit produit de
façon nouvelle dans l'âme ce qui auparavant n'y était pas. En effet, le démon
ne peut induire des formes nouvelles dans la matière corporelle, comme cela
ressort de ce qui a été dit; aussi, par voie de conséquence, il ne l peut pas
non plus dans les sens et l'imagination, dans les quels rien n'est reçu sans
organe corporel.
Aussi il reste la première hypothèse, à
savoir que quelque chose préexiste dans le corps qui, par un changement local
des esprits et des humeurs, est ramené aux principes des organes des sens, en
sorte qu'il est perçu par l'âme par la vision sensitive ou imaginative. On a
dit plus haut en effet que les démons peuvent, par leur puissance propre,
changer localement les corps; or par le changement local des esprits et des
humeurs, il arrive, même naturellement, qu'on voie certaines choses par
l'imagination ou les sens. En effet, le Philosophe dit dans le Sommeil et la
Veille (3), en assignant la cause des apparitions dans les songes, que lors
qu'un animal s'est endormi, le sang étant descendu en abondance vers le
principe des sens, en même temps descendent les mouvements ou les impressions
laissées par les mouvements des objets sensibles qui sont conservés dans les
esprits sensitifs, et ils mettent en mouvement le principe de la connaissance,
en sorte que certaines choses apparaissent comme si le principe sensitif était
modifié par ces choses extérieures. Et de cette façon, les démons peuvent
changer l'imagination et les sens, non seulement de ceux qui dorment, mais même
de ceux qui veillent.
Solutions des objections:
1. Les démons ne
peuvent imprimer une forme nouvelle dans les organes corporels des sens; ils
peuvent cependant changer en quelque manière les formes conservées dans les
organes sensibles pour que, par leur entremise, se produisent certaines
apparitions.
2. Une opération
vitale, en tant qu'elle procède d'une puissance, vient toujours d'un principe
intrinsèque; mais en tant qu'elle procède de l'objet, elle peut venir d'un
principe extérieur; ainsi, la vision a sa cause dans ce qui est vu. Et c'est de
cette manière que les démons modifient les sens, c'est-à-dire en leur
présentant un objet.
3. L'intention est un
acte de la puissance appétitive. Cette puissance est double: l'une est
sensitive, et c'est bien la faculté d'un organe corporel, aussi son acte
peut-il être causé par un changement corporel; ainsi la présentation ou la
suppression d'un élément corporel incite l'appétit sensitif à désirer ou fuir
quelque chose. Et de cette manière, les démons peuvent modifier l'appétit
sensible pour lui faire désirer quelque chose. L'autre, c'est la puissance
intellectuel le, c'est-à-dire la volonté, qui n'ayant pas d'organe corporel,
n'est pas modifiée par un changement corporel, sinon de façon dispositive; mais
elle peut être modifiée de façon efficiente, soit par l'homme lui-même, dans la
mesure où la volonté se meut elle-même, soit par Dieu qui agit intérieurement.
Aussi, à ce point de vue, les démons ne peuvent pousser l'âme à vouloir quelque
chose.
4. Pour que l'homme
considère en acte quelque chose selon les espèces qui existent de façon
habituelle dans son intelligence, l'intention de la volonté est requise, car un
habitus est ce par quoi on agit quand on le veut, comme on le dit dans le livre
sur l'Âme. Et de même, il arrive que par l'inclination de l'appétit
sensitif, l'animal imagine en acte ce qu'il conservait auparavant dans sa
mémoire; or cela peut aussi se produire chez l'homme par l'intention de
l'appétit intellectuel, en tant que l'appétit supérieur meut l'inférieur.
5. Les espèces qui
préexistent dans les organes des sens occupent un milieu entre l'acte parfait
et la puissance pure, de même que les espèces qui existent de façon habituelle
dans notre intelligence; et elles sont amenées à l'acte parfait par la seule
intention de l'appétit.
6. La connaissance
sensitive de l'homme peut par nature être mue comme par son objet propre de
deux manières: d'abord par un objet extérieur, ce qui se pro duit selon un
mouvement qui va des choses à l'âme; d'une autre manière, elle est modifiée par
un objet intérieur, ce qui se produit selon un mouvement de l'âme aux choses.
Et le démon peut user de ces deux objets pour modifier l'imagination ou les
sens de l'homme.
7. Cette parole de
saint Augustin ne doit pas s'entendre au sens où le démon revêtirait d'un corps
la faculté imaginative de l'homme elle-même, ou encore une image conservée en
elle, pour la présenter ainsi aux sens d'autres personnes, mais en ce sens que
le démon lui-même, qui forme une image dans l'imagination d'un homme, présente
extérieurement de façon corporelle aux sens d'autres hommes une autre image
semblable, ou produit intérieurement en leurs sens une image semblable.
8. Le démon change la
puissance imaginative ou sensitive de l'homme, non pas en se présentant
lui-même comme milieu ou comme objet, mais dans la mesure où il présente à la
puissance sensitive ou imaginative son objet propre, comme on l'a dit plus
haut.
9. Le démon ne change
pas la puissance sensitive et imaginative en se présentant à elle comme objet,
comme on l'a montré, mais en la transformant; non certes en l'altérant, sinon
conséquemment à un mouvement local, parce qu'il ne peut de lui-même imprimer de
nouvelles espèces, comme on l'a dit. Mais il la transforme en la changeant de
lieu ou en la déplaçant localement, non certes en divisant la substance de
l'organe, en sorte qu'il s'ensuivrait qu'on sente une douleur, mais en agissant
sur les esprits et les humeurs. Et à ce qu'on objecte ensuite, qu'il
s'ensuivrait dans ces conditions que le démon ne pourrait rien faire voir de
nouveau par la vision imaginative, il faut dire qu'on peut entendre cette
nouveauté de deux manières. Selon une première manière, c'est une chose
entièrement nouvelle, et en elle-même et en ses principes: et à ce point de
vue, le démon ne peut rien faire voir de nouveau à l'homme par vision
imaginaire; il ne peut faire en effet qu'un aveugle de naissance imagine les couleurs,
ou qu'un sourd de naissance imagine les sons. Mais, selon une autre manière,
une chose est dite nouvelle selon la nature du tout, par exemple quand on dit
qu'imaginer des montagnes d'or qu'on a jamais vues est une chose nouvelle dans
l'imagination; toutefois, parce que l'homme a vu et de l'or et une montagne, il
peut imaginer par mouvement naturel une image de montagne en or. Et c'est aussi
de cette façon que le démon peut présenter quelque chose de nouveau à
l'imagination, selon les divers arrangements des mouvements et des espèces qui
sont comme des semences cachées dans les organes des sens, dont lui-même
connaît le pouvoir.
10. Comme le dit
saint Augustin dans la Trinité (III, 9), les démons peuvent bien des
choses grâce à la puissance de leur nature, qu'ils ne peuvent réaliser à cause
d'une interdiction divine; il faut donc dire que les démons peuvent, par la
puissance de leur nature, en troublant les phantasmes, empêcher complètement la
connaissance intellectuelle de l'homme, comme cela est évident chez les
possédés; mais cela ne leur est pas toujours permis.
11. Comme l'ange bon
ou mauvais est là où il agit, selon saint Jean Damascène, la conséquence en est
que lorsque le démon agite les humeurs et les esprits pour faire voir quelque
chose, il s'y trouve. Quant à ce que dit saint Jérôme, que le démon n'est pas à
l'intérieur de l'idole, cela ne doit pas se comprendre dans le sens qu'il ne
pourrait se trouver dans un lieu, parce que comme il est une substance
spirituelle, rien n'empêche qu'il pénètre les corps; mais il faut l'entendre en
ce sens qu'il n'est pas dans l'idole comme l'âme est dans le corps, de sorte
que de l'idole et du démon se forme un seul être, comme les païens le
prétendaient.
Liens transversaux dans l'oeuvre de saint Thomas: II Commentaire des Sentences, Question 9, a. 2,
ad 4; De veritate, Question 11, a. 3; III Somme contre les Gentils, c.
81; IX Quodlibet, q. 4, a. 5.
Objections:
Il semble que non.
1. En effet,
l'intellect humain est comparé au soleil, selon ce qui est mis dans la bouche
des impies dans le livre de la Sagesse (5, 6): "Le soleil de l'intelligence ne s'est pas levé pour nous."
Or le démon ne peut modifier le soleil visible. Donc il peut encore moins
modifier l'intellect humain.
2. En outre, une
chose ne se transforme que si elle est en puissance. Or l'âme humaine est en
acte parfait par rapport aux objets intelligibles, et même par rap port aux
objets imaginables, car saint Augustin dit dans son Commentaire Littéral de
la Genèse (XII, 16): "Bien que nous voyions d'abord un corps
qu'auparavant nous ne voyions pas, et que de là son image commence à se trou
ver en notre esprit, image grâce à laquelle nous gardons le souvenir du corps
en son absence, ce n'est pas néanmoins le corps qui forme cette image dans
l'esprit, mais l'esprit lui-même qui la forme en soi"; et dans la
Trinité (X, 5) il dit que "l'âme roule en elle les images des corps et
entraîne les images faites d'elle- même en elle-même". Il semble donc que
l'intellect de l'homme ne puisse être modifié par le démon.
3. En outre, la
puissance imaginative est plus proche de l'intellect humain que le démon, parce
que la puissance imaginative s'enracine dans la même essence de l'âme. Or la
puissance imaginative ne peut changer la puissance intellective de l'homme,
parce que ce qui est matériel ne modifie pas ce qui est immatériel. Donc il
semble que le démon ne puisse pas modifier l'intellect de l'homme.
4. En outre,
l'intellect a, vis-à-vis des objets intelligibles, le rapport que la matière a
vis-à-vis de la forme, matière qui est mise en acte par les formes, comme
l'intellect par les objets intelligibles. Or, si une matière se trouve avoir
une forme qui lui est toujours présente, jamais elle ne peut être modifiée pour
prendre une autre forme, comme il est clair dans le cas d'un corps céleste; or
l'intellect humain a un objet intelligible qui lui est toujours présent, à
savoir lui même, parce qu'il est intelligible à lui-même. Le démon ne peut donc
en aucune façon le changer pour recevoir quelque objet intelligible.
5. En outre, au sens
propre, l'intellect est modifié par celui qui enseigne, qui le fait passer de
la puissance à l'acte, comme cela ressort de ce que dit le Philosophe dans les
Physiques (VIII, 8). Or c'est Dieu seul qui enseigne intérieurement, comme
cela ressort de ce que dit saint Augustin dans le Maître (XIV, 46). Donc
il semble que le démon ne peut modifier intérieurement l'intellect.
6. En outre, c'est
l'illumination qui modifie l'intellect. Or illuminer l'intellect revient à
Dieu, qui "illumine tout homme venant en ce monde", comme il est dit
en saint Jean (1, 9), mais cela ne convient pas au démon, parce qu'il n'y a
rien de commun entre la lumière et les ténèbres, comme il est dit dans la
Deuxième Lettre aux Corinthiens (6, 14). Il semble donc que les démons ne
modifient pas l'intellect humain.
7. En outre, la
connaissance intellectuelle se réalise selon deux facteurs, la lumière
intelligible et les espèces intelligibles. Or le démon ne peut mouvoir l'âme à
la connaissance intellectuelle en ce qui concerne la lumière intellectuel le,
parce qu'elle préexiste naturellement en l'homme; et de façon semblable, il ne
le peut pas non plus en ce qui concerne les espèces intelligibles, parce que
les espèces de l'intellect d'une substance spirituelle sont plus universelles
et sans proportion avec l'intellect humain. Le démon ne peut donc en aucune
manière modifier l'âme humaine dans la connaissance intellectuelle.
8. En outre, saint
Augustin dit dans les Quatre-Vingt-Trois Questions (Question 32) que
celui qui ne saisit pas le vrai ne saisit rien. Or il appartient au démon de
conduire l'homme plutôt à la fausseté qu'à la vérité, selon cette parole de
saint Jean (8, 44): "Lorsqu'il profère le mensonge, il parle de son propre
fonds." Il semble donc que les démons ne peuvent modifier l'âme de l'homme
dans la connaissance intellectuelle.
Cependant:
1) Saint Augustin dit
dans la Cité de Dieu (XVIII, 18) qu'un certain philosophe exposa les
doctrines platoniciennes à quelqu'un qui dormait, ce que saint Augustin
attribue à l'action des démons. Les démons peuvent donc modifier l'âme de
l'homme pour lui faire connaître quelque chose.
2) En outre, sur
cette parole de Job (37, 8): "La
bête entrera dans son antre", saint Grégoire dit dans les Morales
(XXVII, 26) que le démon peut pénétrer dans l'esprit des saints eux-mêmes, mais
qu'il ne peut y demeurer. Il semble donc qu'il puisse modifier l'esprit de
l'homme pour lui faire connaître quelque chose.
3) En outre, saint
Augustin dit dans la Cité de Dieu (XIX, 4) que le démon peut se servir
de l'âme du sage comme il le veut. Or l'âme du sage est extrêmement puissante.
Il semble donc que, a fortiori, il
puisse modifier d'autres âmes pour leur faire connaître quelque chose.
4) En outre, saint
Augustin dit dans son Commentaire Littéral de la Genèse (XII, 13) que de
même que l'imagination de l'homme reçoit une aide pour voir les formes
imaginaires, de même aussi son esprit est aidé pour pouvoir les connaître. Or
le démon, en aidant la puissance imaginative, la pousse à avoir une vision
imaginative. Donc, en aidant l'esprit, il le pousse à connaître quelque chose.
Réponse:
Touchant l'opération du démon, deux
éléments sont à considérer: d'abord, ce qu'il peut par la puissance de sa
nature propre; secondement, comment il use de sa puissance naturelle en raison
de la malice de sa propre volonté. Pour ce qui est donc de la puissance de leur
nature propre, le démons peuvent faire les mêmes actions que les bons anges,
parce que la même nature leur est commune il y a cependant une différence dans
l'usage de cette puissance par une volonté bonne ou une volonté mauvaise, car
les bons anges cherchent par charité à aider les hommes en vue du bien et de la
parfaite connaissance de la vérité, que le démon s'efforce d'empêcher, ainsi
que les autres biens de l'homme.
Par ailleurs, il faut considérer que
l'opération intellectuelle de l'homme s'accomplit selon deux principes,
c'est-à-dire selon la lumière intelligible et selon les espèces intelligibles,
en sorte que grâce aux espèces se réalise la saisie des choses, et que grâce à
la lumière intelligible s'accomplisse le jugement sur les choses saisies.
Or il existe dans l'âme humaine une
lumière intelligible naturelle, qui est inférieure à la lumière de l'ange,
selon l'ordre naturel; et c'est pourquoi, de même que dans les réalités
corporelles une force supérieure aide et renforce une force inférieure, de même
la lumière angélique peut renforcer la lumière de l'intellect humain pour qu'il
juge mieux. C'est ce que cherche le bon ange, mais non le mauvais ange aussi,
sous ce rapport, les bons anges incitent l'âme à comprendre, mais non les
démons.
Mais pour ce qui concerne les espèces,
l'ange bon ou mauvais peut modifier l'intellect humain pour lui faire connaître
quelque chose, non certes en infusant des espèces dans l'intellect lui-même,
mais en employant extérieurement certains signes qui excitent l'intellect à
saisir une chose, ce que les hommes peuvent faire également. Mais aussi, qui
plus est, les anges bons ou mauvais peuvent en quelque sorte disposer et
ordonner intérieurement les espèces imaginatives d'une manière convenable pour
saisir telle chose intelligible; et ce pouvoir, les bons anges l'ordonnent au
bien de l'homme, alors que les démons l'ordonnent au mal de l'homme, soit en ce
qui regarde l'attrait du péché, dans la mesure où l'homme est poussé à
l'orgueil ou à quelque autre péché par ce qu'il connaît, soit pour empêcher
l'intelligence même de la vérité, dans la mesure où par la connaissance de
certaines choses, l'homme est amené à douter sans pouvoir résoudre son doute,
et est ainsi conduit à l'erreur; aussi saint Augustin dit-il dans les
Quatre-Vingt-Trois Questions (Question 12): "Le démon remplit de
certaines brumes toutes les avenues de l'intelligence, par lesquelles le
rayonnement de la pensée fait passer habituellement la lumière de la
raison."
Solutions des objections:
1. L'intellect
possible de l'homme n'est pas comparable au soleil, mais plutôt à l'air ou à
quelque corps diaphane susceptible d'être illuminé; quant à l'intellect agent,
comme le dit Thémistius dans son Commentaire de l'Âme (III), il est bien
comparable au soleil selon Platon, parce que celui-ci tenait l'intellect agent
pour une substance séparée; aussi saint Augustin compare-t-il Dieu au soleil
dans les Soliloques (VI, 12); mais selon Aristote l'intellect agent est
comparable à une lumière participée dans un corps.
2. Il est faux que
l'âme soit en acte parfait, et par rapport aux objets intelligibles, et par rapport
aux objets sensibles. Car face aux objets intelligibles, on distingue dans
l'âme humaine un double intellect, l'intellect agent et l'intellect possible.
Or l'intellect possible est en puissance à tous les intelligibles; aussi le
compare-t-on à une tablette sur laquelle rien n'est écrit, selon le Philosophe
dans son livre sur l'Âme (III, 3). L'intellect agent, par contre, est
comme l'acte de tous les intelligibles, ce par quoi toutes choses deviennent
intelligibles, non certes qu'il contienne en lui-même tous les intelligibles en
acte, pas plus que la lumière à qui il est comparable ne contient en elle-même
toutes les couleurs en acte; mais la lumière fait que toutes les couleurs sont
visibles en acte, et l'intellect agent fait que toutes choses sont intelligibles
en acte. Et en ce sens, ce ne sont pas les corps ou les sensations corporelles
qui forment les espèces intelligibles dans l'intellect, mais c'est l'intellect
lui-même qui les forme par l'intellect agent, et les recueille par l'intellect
possible, de même que, si l'oeil corporel possédait la lumière et était
lumineux en acte, il rendrait les couleurs visibles en acte, dans la mesure où
il serait lumineux en acte, et les recueillerait dans la mesure où il serait
transparent, privé de toute couleur, comme c'est visible en quelque sorte dans
l'oeil du chat.
Quant aux objets imaginables, il est
évident que la puissance imaginative n'est pas en acte parfait de tous les
objets imaginables, mais qu'elle est amenée à l'acte sous l'impression des sens
- l'imagination est en effet "un mouvement engendré par la sensation en
acte", comme on le dit dans le livre de l'Âme (II, 30) -;
autrement, un aveugle de naissance pourrait imaginer les couleurs; or le sens
est mis en acte par l'action de l'objet sensible sur l'organe sensoriel. Aussi
saint Augustin dit-il dans la Trinité (XI, 8) que le sens reçoit sa
forme du corps que nous sentons, la mémoire la reçoit par le sens, et le regard
de celui qui pense la reçoit de sa mémoire. Pour ce qu'il dit dans son Commentaire
Littéral de la Genèse (XII, 16): "Ce n'est pas le corps qui forme dans
l'esprit l'image du corps, mais c'est l'esprit lui-même qui la forme en
soi", il faut comprendre que le pouvoir corporel de l'objet sensible
extérieur ne suffit pas pour former une image sensible quand on le sent, ni une
espèce imaginative quand on l'imagine, mais que cela vient du pouvoir de l'âme;
cependant, un corps extérieur a le pou voir de modifier les organes corporels,
modification que suit la perception du sens par la puissance de l'âme. Aussi
saint Augustin dit-il dans la Trinité (XI, 2): "Nous ne pouvons
certes dire que l'objet visible engendre le sens; mais cependant, il engendre
une forme qui est comme sa similitude, et qui se produit dans le sens, lorsque
par la vue nous percevons quelque objet." Et c'est de la sorte que doivent
s'entendre tous les autres textes de saint Augustin semblables à ceux-ci.
Cependant, on peut aussi comprendre d'une autre manière, que l'esprit produit
en lui-même des formes imaginatives, dans la mesure où en faisant diverses
compositions il engendre des formes imaginaires nouvelles, comme l'image d'une
montagne d'or, ainsi qu'on l'a dit plus haut.
3. La puissance
imaginative a plus d'affinité avec l'intellect humain de par son sujet, mais du
point de vue de l'espèce, l'intellect de l'ange bon ou mauvais est plus en
harmonie avec lui. De là vient que, d'une certaine manière, l'intellect de
l'ange ou du démon peut mouvoir l'intellect de l'homme, là ou la puissance
imaginative ne le peut pas; et cependant, la puissance imaginative meut d'une
certaine façon l'intellect possible, non certes par sa propre force, mais par
celle de l'intellect agent. En effet, le Philosophe dit dans le livre sur
l'Âme (III, 6) que les couleurs sont à la vue ce que sont les phantasmes à
l'intellect possible; aussi, de même que la lumière donne aux couleurs une
certaine puissance instrumentale pour réaliser un changement spirituel dans le
sens, de même aussi les phantasmes, en tant qu'ils agissent instrumentalement
sous l'influence de l'intellect agent, mettent l'intellect possible en acte des
espèces intelligibles.
4. Il en va autrement
de l'intellect de l'ange et de l'intellect humain. L'intellect de l'ange en
effet est comme une sorte d'être en acte dans le genre des intelligibles, et
c'est pourquoi il saisit son essence en elle-même, et comprend par elle tout ce
qu'il comprend d'autre; en effet, il n'y a pas d'inconvénient à ce qu'une forme
soit reçue par une autre forme, de même que par une surface est reçue une
couleur; aussi le corps, qui possède toujours une surface, peut être transformé
par un principe extérieur en ceci ou cela. Mais l'intellect possible de l'âme
humaine est comme un être tout à fait en puissance dans le genre des
intelligibles, et c'est pourquoi il ne peut se saisir lui-même, à moins d'être
mis en acte par une espèce intelligible.
5. Dieu seul enseigne
en opérant intérieurement, lui qui est l'auteur de la lumière naturelle
elle-même. Toutefois, l'ange, le démon ou l'homme peuvent enseigner en
présentant à l'intellect son objet, comme on l'a dit plus haut.
6. L'intellect peut
être modifié, non seulement en ce qui concerne la lumière intelligible, mais
aussi en ce qui concerne l'objet, comme on l'a dit.
7. Le bon ange peut
mouvoir l'intelligence de l'homme en ce qui concerne la lumière, non certes en
causant en lui la lumière naturelle, mais en la fortifiant, comme on l'a dit.
Mais l'ange aussi bien que le démon peuvent mouvoir l'intellect de l'homme au
moyen de l'espèce intelligible, non certes en infusant dans l'intellect humain
des espèces égales à leurs propres espèces, mais de la manière dont on a parlé,
en composant des formes imaginées, ou même en employant des signes extérieurs,
de même aussi que l'homme qui a des conceptions profondes peut les faire connaître
aux autres, en les exposant selon ce qui convient à l'intelligence de ses
auditeurs.
8. Même par les
vérités qu'il révèle, le démon cherche à conduire l'homme au mensonge.
Quant aux objections en sens contraire, il
faut considérer qu'on dit que le démon peut entrer dans l'âme de l'homme, non
pas selon la substance, mais selon l'effet, dans la mesure où il pousse l'homme
à penser quelque chose. On dit aussi qu'il peut se servir de l'âme du sage
comme il le veut, dans la mesure où, parfois, avec la permission de Dieu, il
entrave l'usage de la raison chez l'homme, comme cela est évident chez les
possédés.
FIN DES 16 QUESTIONS DISPUTÉES SUR LE MAL (De Malo)
Par saint Thomas d'Aquin