DE SECRETO
Questions posées à Maître Thomas d’Aquin
Traduction Charles Duyck, 17/12/2004
Edition numérique https://www.i-docteurangelique.fr/DocteurAngelique 2004
QUESTION 1: [Un supérieur
peut-il obliger un accusé à s'expliquer en présence de son accusateur?]
QUESTION 2: [Un supérieur peut-il obliger à avouer en
secret d'une faute?]
QUESTION 3: [Un supérieur peut-il obliger à avouer en
public d'une faute]
QUESTION 4: [Un supérieur peut-il obliger à avouer les
péchés secrets?]
QUESTION 5: [Un supérieur peut-il obliger un confesseur à
révéler la source de ses informations ?]
QUESTION 5: [Un supérieur peut-il enquêter sur le
responsable d'un accident?]
Remarque de traduction: nous traduisons le
terme "praelatus" par "le supérieur.
On pourrait dire aussi: "le prélat, l'Abbé."
La première question est: si un frère accuse son frère ou quelqu’un d’autre d’une faute cachée qui ne peut pas être prouvée, ou qui n’est connue que de l’accusé ou de l’accusateur, le supérieur [praelatus: prélat, Abbé ?] peut-il enjoindre à l’accusé de dire la vérité en présence de l’accusateur ?
Et est-ce que l’accusé est tenu, à cause de cette injonction, de se livrer ?
S’il fait cela et si les deux autres, l’accusé et le supérieur peuvent avoir gain de cause contre lui, alors la (faute) cachée sera rendue publique.
Je réponds en disant que le supérieur ne doit pas prescrire cela, et il pèche gravement s’il le fait. Et l’accusé n’est pas tenu de répondre parce qu’il n’est pas tenu de se découvrir et de révéler (sa faute).
La deuxième question est: est-ce que, dans le cas précité, le supérieur devrait, en prenant à part l’accusé, lui enjoindre de lui dire la vérité à lui seul ?
Je réponds en disant qu’il ne doit pas prescrire cela et que l’autre n’est pas tenu de répondre, parce que les choses cachées sont laissées au jugement divin, les choses manifestes au jugement humain. C’est pourquoi, dans les choses cachées, l’homme ne peut pas être juge, et ainsi il n’y a que le juge qui puisse prescrire cela et enquêter plus avant, et l’autre n’est pas tenu d’obéir.
La troisième question est: si quelqu’un accuse quelqu’un d’autre d’un crime que lui seul connaît, ou qu’il ne peut pas prouver, est-ce que le supérieur doit faire une enquête ou lui enjoindre de dire la vérité au Chapitre [capitulo] en présence de tous; et est-ce que l’accusé est tenu d’avouer en présence du supérieur, à cause de l’injonction qui lui est faite ?
Je réponds en disant comme ci-dessus et en insistant davantage, que le supérieur ne doit pas faire d’injonction, et que, s’il le fait, il pèche gravement, et que l’autre n’est pas tenu de se découvrir. Mais il faudrait qu’il dise: « Que l’accusateur prouve ce qu’il dit, autrement je réclame justice pour une accusation injustifiée » ; ou qu’il réponde quelque chose de ce genre, ou qu’il se taise; car dans les affaires secrètes, l’homme n’est pas juge, comme il a été dit ci-dessus, qu.2.
La quatrième question: est-ce qu’un subordonné est tenu de révéler à la juridiction du supérieur les fautes qu’il a commises en secret ?
Il faut répondre que si, en raison de la réception du secret, il y a danger de scandale et de désastre, ou d’un préjudice grave, ou d’un dommage pour la communauté à laquelle il peut être fait obstacle à cause de la révélation du secret, dans ce cas le supérieur peut prescrire (de parler) ; et l’autre est tenu de révéler (sa faute); car un mal plus grand l’emporte sur un bien plus petit. Donc si un mal plus grand s’ensuit du respect d’un secret reçu que de la révélation (de ce secret), il ne faut pas que le secret soit gardé, surtout si (cela) est exigé par le précepte [de la charité][1]; en effet, de même que le serment n’est pas le lien de l’iniquité, comme dit saint Augustin, ainsi la promesse du secret ne doit pas être le lien de l’iniquité ou ce qui la voile.
Par contre, si du respect du secret ne découle aucun péril ou scandale ou quoi que ce soit contre les commandements [praedictorum], le supérieur ne doit pas faire de prescription, et le subordonné n’est pas tenu. Mais il doit, selon le précepte [de la charité] [per praeceptum], révéler son secret quand il n’y a aucun danger qui menace quelqu’un gravement, comme il a été dit plus haut. Car s’il y avait menace, le secret serait tenu non en conformité avec la foi, mais en opposition avec elle, pour le plus grand préjudice d’autrui. Ce qui a été dit de la non prescription et de la non révélation du secret doit être compris comme le disent des maîtres célèbres [magistri praedicti], quand l’honneur ou le déshonneur n’entrent pas en compte ; car, quand un tel sentiment entre en compte, ce qui se produit s’il s’agit d’une investigation au sujet d’un crime dans une affaire judiciaire ou une affaire de lutte, le supérieur peut prescrire, enquêter et exiger un serment.
Voici quelle est
la cinquième question: quelqu’un révèle en confession les péchés [mala] d’un autre, donnant licence au confesseur de les
dénoncer au supérieur, en taisant le nom du dénonciateur. De même, d’autre
part, il livre à ce même confesseur, sous le sceau du secret une lettre dans
laquelle se trouve ce qui a été dit en confession, pour le dénoncer. On procède
à une enquête et on trouve pour finir, grâce à la confession de celui qui a été
dénoncé, ou de l’accusé, que la dénonciation était vraie ; après cela, le supérieur,
voulant savoir d’où est venue la dénonciation, enjoint à ce confesseur (de
dire) d’où lui-même a obtenu cette lettre qu’il a reçue en dehors de la confession.
L’autre répond: "bien que je l’ai reçue hors confession, je l’ai
cependant reçue sous le sceau du secret ; et elle ne peut être révélée au supérieur
sans que ne soit trahi le péché confessé." Et ce qui avait été dénoncé
est confessé au supérieur, et le confesseur soutient cela parce que ce qui a
été dit est pour lui une certitude. On pose la question de savoir si le supérieur
doit prescrire [c'est-à-dire commander au confesseur de dire d’où lui-même a
obtenu cette lettre], et si le confesseur doit obéir, ou bien si le supérieur
doit se contenter de faire confiance à ce qui lui a été dit.
Je réponds: le supérieur ne doit pas prescrire, et le confesseur n’est pas tenu d’obéir, non seulement en raison de la confession qu’il croirait dévoiler, mais en raison du secret sous le sceau duquel il l’a reçue ; et en particulier, dans le sujet traité, il n’y a pas de question, dès lors qu’il apparaît que la dénonciation était vraie, et il n’y a pas de danger à craindre et il n’y a rien qui menace[2]. En conséquence, dans un tel cas, il n’est pas permis d’enquêter sur le secret de la confession, ni de le révéler. S’il s’agit d’une affaire à traiter en justice, disait frère Thomas[3], c'est-à-dire que si l’accusateur prétend qu’il apportera des preuves ou s’il s’engage en vertu de la peine du talion[4], le supérieur peut faire une enquête par prescription [per praeceptum], et l’autre est tenu d’obéir et de répondre selon la vérité du jugement, parce que, quand un juge séculier peut exiger un serment, le supérieur peut donner une injonction.
Mais on peut objecter à cela que dans les choses secrètes, ce n’est pas l’homme qui est juge, mais Dieu seul ; et le droit veut que si quelqu’un, sur l’ordre d’un juge, jure de dire la vérité, il n’est pas astreint, par un serment du même genre, de dire la vérité sur des choses secrètes, c'est-à-dire sur des choses qui ne peuvent pas être prouvées, parce qu’en justice sont dites secrètes ces choses qui ne peuvent être prouvées.
Donc il semble qu’un homme dans ce cas n’est pas tenu de se découvrir à cause de l’injonction du supérieur et ne peut être poursuivi par un juge à cause de son serment. En cela, l'avis [de Maître Thomas] ne concorde pas avec celui des autres maîtres.
La sixième question est celle-ci: quelque action a tourné mal « par accident », mais on ne sait qui l’a commise: à cause d’une parole, un vol a été commis dans une maison, ou une maison a été incendiée, ou quelque chose de ce genre ; le supérieur peut-il enquêter par injonction, et celui qui a commis l’acte peut-il le révéler ?
Je réponds: frère Thomas dit que le supérieur peut prescrire, dans ce genre de cas, ainsi: « j’enjoins que celui qui a fait cela ou qui sait qui l’a fait est tenu de le dire ». En cela les autres maîtres ne sont pas d’accord avec le frère Thomas d’Aquin.
[1] per
praeceptum: On hésite entre "la Règle de
l'ordre" et le commandement des préceptes évangéliques. C'est le deuxième
sens qui est le bon, au plan théologique.
[2] "nec
timetur periculum, nec aliquod grave imminere":
rupture de construction difficile à
comprendre.
[3] Cette insère prouve que ce document est le
reportage des réponses de Maître Thomas par un de ceux qui était venu le
trouver.
[4] "Que je sois frappé des même peine que
celui que j'accuse si je mens."