L’ACHAT ET LA VENTE À PAIEMENT DIFFÉRÉ[1]

Saint Thomas d’Aquin

 

De emptione et venditione ad tempus

(Œuvre authentique)

Editions Louis Vivès, 1857

Traduction reprise et corrigée par Georges Comeau en 2008

 

 Nouvelle traduction © Copyright, traduction et notes par Jacques MÉNARD 2011

Edition numérique https://www.i-docteurangelique.fr/DocteurAngelique

Les œuvres complètes de saint Thomas d’Aquin

 

Prologue — [Adresse] 1

Chapitre 1 — [L’interdit de l’usure] 2

Chapitre 2 — [Réponse] 4

Chapitre 3 — [Autre cas] 4

Chapitre 4 — [Dernier cas] 5

 

 

 

Textum Taurini 1954 editum
ac automato translatum a Roberto Busa SJ in taenias magneticas
denuo recognovit Enrique Alarcón atque instruxit

Traduction reprise et corrigée par Georges Comeau en 2008

Nouvelle traduction et note

© Copyright, traduction et notes par Jacques MÉNARD 2011

 

 

 

Prooemium

Prologue — [Adresse]

Introduction

 

[70475] De emptione, pr. Carissimo sibi in Christo fratri Iacobo Viterbiensi lectori Florentino, frater Thomas de Aquino salutem.

Au très cher frère en notre Seigneur Jacques de Viterbe, lecteur florentin, le frère Thomas d’Aquin, salut.

 

À propos de la vente. À son très cher frère dans le Christ, Jacques de Viterbe[2], lecteur de Florence, frère Thomas d’Aquin, salutations.

 

 

 

Caput 1

Chapitre 1 — [L’interdit de l’usure]

 

 [70476] De emptione, cap. 1 Recepi litteras vestras cum quibusdam casibus super quibus electi Capuani et meam sententiam petebatis. Super quibus collatione habita cum eodem Capuano electo et postmodum cum domino Hugone cardinali, duxi ad primum casum taliter respondendum: quod - supposito quod illa consuetudo de dilatione solutionis usque ad spatium trium mensium, sicut proponitur, sit ad commune bonum mercatorum, scilicet pro expediendis mercationibus, et non in fraudem usurarum introducta - videtur esse distinguendum. Quia aut vendit venditor suas mercationes ad terminum praedictum ultra quantitatem iusti pretii propter expectationem, aut secundum iusti pretii quantitatem. Si primo modo, non est dubium usurarium esse contractum, cum expectatio temporis sub pretio cadat. Nec potest esse excusatio si secundus venditor sit primi minister, cum ob nullam causam liceat pro termino expectationis pecuniae pretium augeri. Si autem secundo modo, non est usura. Nec obstat si pro minori pretio daret si statim pecunia solveretur. Quod per simile potest in aliis debitis videri; quia si alicui debeatur aliquid ad certum terminum, quandocumque de eo quod est sibi debitum dimitteret si sibi citius solveretur, in quo casu constat eum cui debetur ab usurae peccato omnino esse immunem. Licet enim plus accipere de debito propter temporis dilationem usuram sapiat, minus tamen accipere ut sibi citius solvatur usuram non sapit, maxime ex parte eius qui minus recipit, quamvis ex parte eius qui minus dat ut citius solvat, videatur esse aliquis modus usurae cum spatium temporis vendat. Unde etiam in casu proposito plus esset de usura timendum emptori qui ubi ante tres menses solvat, minus iusta extimatione pannos emit, quam venditori qui minus accipit ut citius ei solvatur.

(1) J’ai reçu votre lettre relativement à certains cas au sujet desquels vous vouliez avoir mon avis et celui du magistrat élu de Capoue. À ce sujet, après en avoir discuté avec lui ainsi qu’avec Monseigneur le cardinal Hugues, voici ce que je crois devoir répondre au premier cas. En supposant que cet usage de différer le paiement de trois mois, comme dans le cas proposé, soit pour l’avantage commun des marchands, comme pour l’expédition des marchandises, et non en vue d’une fraude usuraire, je pense qu’il faut faire une distinction. Ou le vendeur vend sa marchandise à cete échéance plus cher que le juste prix en raison de l’attente de son argent, ou il la vend au juste prix. Dans le premier cas il n’y a pas de doute que c’est un contrat usuraire, puisqu’un prix est imposé pour l’attente; et ce ne serait pas non plus une excuse, si le second vendeur n’était que le commis du premier, parce qu’il n’est permis en aucune façon d’augmenter une somme en raison de l’attente du paiement. Dans le second cas, il n’y a pas d’usure. Il n’y a rien à redire non plus si le vendeur cède sa marchandise à meilleur compte s’il est immédiatement payé, ce qui peut se voir par analogie avec d’autres dettes. En effet, si une somme est due à une date déterminée, il peut arriver que le créancier accorde une remise parce qu’il est payé plus tôt ; dans ce cas, il est tout à fait innocent du péché d’usure, car, quoiqu’il y ait usure à recevoir plus que la somme due en raison du temps écoulé, il n’y a pas usure à recevoir moins que la somme due pour être plus tôt payé, surtout de la part de celui qui reçoit moins, quoique, de la part de celui qui donne moins en payant plus vite, il semble y avoir une forme d’usure, puisqu’il vend le temps. C’est pourquoi, dans le cas proposé, il y aurait plus à craindre d’être usurier pour l’acheteur qui, en payant trois mois plus tôt, paie des tissus moins cher que le juste prix, que pour le vendeur qui reçoit moins pour être payé plus tôt.

J’ai reçu vos lettres contenant certains cas, sur lesquels vous demandiez ma position et celle de l’élu de Capoue[3]. Après en avoir discuté avec ce même élu de Capoue et ensuite avec le cardinal Hugues[4], j’ai été amené à répondre au premier cas de la manière suivante. À supposer que la coutume de reporter de trois mois le règlement, comme on le propose, soit pour le bien commun des marchands, à savoir, pour l’expédition de leurs marchandises, et qu’elle n’ait pas été introduite par la duperie de l’usure, il semble qu’il faille faire une distinction. Soit le vendeur vend ses marchandises pour une échéance mentionnée à un montant supérieur au juste prix en raison de l’attente, soit au montant du juste prix. Si c’est de la première manière, il n’y a pas de doute que le contrat est usuraire, puisque l’attente pendant un certain temps entre dans le prix. Et on ne peut être excusé par le fait qu’un second vendeur est l’agent du premier, puisqu’il n’est pour aucune raison permis que le montant d’argent soit augmenté en raison de l’échéance de l’attente. Mais si c’est de la seconde manière, ce n’est pas de l’usure. Et cela ne fait rien qu’il livre [la marchandise] à un prix moindre, si l’argent était acquitté immédiatement. On peut le voir en comparant avec d’autres dettes, car si une chose est due à quelqu’un pour une échéance déterminée, quelle que soit la diminution du [montant] dû si on s’en acquitte plus rapidement, il est clair dans ce cas que celui à qui l’on doit est entièrement exempt du péché d’usure. En effet, bien qu’il paraisse recevoir plus que la dette en raison du report de l’échéance, il n’y a cependant pas apparence d’usure dans le fait de recevoir moins parce qu’on lui rembourse plus rapidement, surtout du point de vue de celui qui reçoit moins, bien que, du point de vue de celui qui donne moins, afin de rembourser plus rapidement, il semble exister une forme d’usure, puisqu’il vend un intervalle de temps. Ainsi, même dans le cas proposé, l’usure serait davantage à craindre pour l’acheteur[5], qui, remboursant avant les trois mois, achète moins de drap selon une juste estimation, que pour le vendeur, qui reçoit moins en étant remboursé plus rapidement.

 

 

 

Caput 2

Chapitre 2 — [Réponse]

 

 [70477] De emptione, cap. 2 Ex quo etiam patet quid sit dicendum ad secundum casum. Quia si mercatores Tusciae portantes pannos de nundinis Latiniaci, ut eos usque ad tempus resurrectionis expectent, plus vendant pannos quam valeant secundum communem forum, non est dubium esse usuram. Si autem non plus quam valeant sed quantum valent, plus tamen quam acciperent si statim eis solveretur, non est usura.

(2) La réponse à donner au second cas s’ensuit de façon évidente. Si les marchands toscans qui rapportent des tissus de la foire de Lagny les vendent plus cher que le prix courant du marché parce qu’ils attendent leur argent jusqu’à Pâques, il n’y a pas de doute qu’il y a usure. Mais s’ils ne vendent pas les tissus plus cher qu’ils ne valent, même s’ils les vendent plus cher que s’ils leur étaient payés immédiatement, il n’y a pas usure.

 

Il ressort clairement de cela ce qu’il faut dire à propos du deuxième cas, car si les marchands de Toscane, apportant des draps des foires du Lagny, vendent les draps plus cher qu’ils ne valent au for commun[6] en attendant jusqu’au temps de la résurrection[7], il n’y a pas de doute qu’il y a usure. Mais si ce n’est pas plus qu’ils valent, mais autant qu’ils valent, davantage cependant qu’ils ne recevraient si on les réglait immédiatement, ce n’est pas de l’usure.

 

 

 

Caput 3

Chapitre 3 — [Autre cas]

 

[70478] De emptione, cap. 3 In tertio casu similiter dicendum videtur. Quia si illi qui pecuniam mutuo cum usuris accipiunt, illam usuram recuperare volunt plus vendendo pannos quam valeant propter expectationem praedictam, non est dubium esse usuram cum manifeste tempus vendatur. Nec excusantur ex hoc quod volunt se conservare indemnes, quia nullus debet se conservare indemnem mortaliter peccando. Et licet expensas alias licite factas, puta in portatione pannorum, possint licite recuperare de eorum venditione, non tamen possunt recuperare usuras quas dederunt, cum haec fuerit iniusta datio; et praesertim cum dando usuras peccaverint tanquam occasionem peccandi usurariis praebentes, cum necessitas quae ponitur - ut scilicet honorabilius vivant et maiores mercationes faciant - non sit talis necessitas quae sufficiat ad excusandum peccatum praedictum. Patet enim a simili quia non posset quis in venditione pannorum recuperare expensas quas incaute et imprudenter fecisset.

(3) La réponse doit être semblable pour le troisième cas : ceux qui reçoivent de l’argent avec capital et intérêts, s’ils veulent prélever ces intérêts en vendant leurs tissus plus qu’ils ne valent en raison de l’attente mentionnée, il n’y a pas de doute qu’il y a usure, puisque évidemment ils vendent le temps. Ils n’en sont pas disculpés du fait qu’ils veulent s’indemniser, parce que nul ne peut s’indemniser en péchant mortellement. Quoiqu’il leur soit permis de récupérer, pendant la vente, d’autres frais légitimes engagés par exemple pour le transport des tissus, ils ne peuvent cependant recouvrer les paiements d’intérêts qu’ils ont faits, parce que c’était un don injuste, d’autant plus qu’ils ont péché en payant ces intérêts du fait qu’ils ont procuré aux usuriers une occasion de péché; d’autre part, la nécessité qu’ils allèguent de vivre plus honorablement et d’étendre leur commerce n’est pas suffisante pour les exempter de ce péché. De façon semblable, il est évident qu’on ne peut pas récupérer, en vendant ses tissus, des frais engagés sottement et imprudemment.

Il semble qu’il faille dire la même chose pour le troisième cas, car si ceux qui reçoivent de l’argent par contrat de manière usuraire veulent récupérer cette usure en vendant des draps plus cher qu’ils ne valent en raison de l’attente mentionnée, il n’est pas douteux qu’il y a usure, puisque le temps est manifestement vendu. Ils ne sont pas excusés par le fait qu’ils veulent s’indemniser, car personne ne doit s’indemniser en péchant mortellement. Bien qu’ils puissent légitimement récupérer par leur vente les autres dépenses légitimement faites, par exemple, pour le transport des draps, ils ne peuvent cependant récupérer les usures qu’ils ont données[8], puisque cela était une donation injuste, surtout qu’en donnant des usures, ils ont péché en donnant aux usuriers une occasion de pécher, car la nécessité qui est invoquée – celle de vivre plus honorablement et d’avoir un commerce plus prospère – n’est pas une nécessité qui suffit à excuser le péché mentionné. En effet, par comparaison avec une situation semblable, il est clair que quelqu’un ne pourrait pas récupérer par la vente de draps les dépenses qu’il aurait encourues en raison de son imprudence et de son manque de soin.

 

 

 

Caput 4

Chapitre 4 — [Dernier cas]

 

[70479] De emptione, cap. 4 Patet etiam ex praedictis quod in quarto casu quaerebatur. Nam ille qui ad certum terminum debet, si ante terminum solvit ut ei de debito aliquid dimittatur, usuram committere videtur, quia manifeste tempus solutionis pecuniae vendit. Unde ad restitutionem tenetur. Nec excusatur per hoc quod solvendo ante terminum gravatur, vel quod ad hoc ab aliquo inducitur, quia eadem ratione possent omnes usurarii excusari. Haec est mea et praedictorum, scilicet electi Capuani et Hugonis cardinalis, in praedictis casibus firma et determinata sententia. Vale.

(4) Cela montre également avec évidence la solution du quatrième cas. Car celui qui, devant faire un paiement à une époque fixée, paye avant ce terme afin d’obtenir une remise sur ce qu’il doit, est coupable d’usure, parce qu’évidemment il vend le temps du paiement anticipé, et il est donc tenu de restituer. Il ne peut pas alléguer pour excuse qu’il se gêne pour payer avant le terme, ou qu’il le fait sur l’invitation d’un autre, parce que cette raison excuserait tous les usuriers. Sur ces cas, tel est mon avis ferme et catégorique, ainsi que celui des personnes mentionnées, le magistrat de Capoue et et le cardinal Hugues. Adieu.

Ce sur quoi on s’interrogeait dans le quatrième cas ressort aussi clairement ce qui a été dit plus haut, car celui qui a une dette pour une échéance déterminée, s’il s’en acquitte avant l’échéance pour que sa deette soit diminuée, semble commettre l’usure, car il vend manifestement l’échéance du remboursement de l’argent. Aussi est-il tenu à restitution. Et il n’en est pas excusé par le fait qu’en remboursant avant l’échéance, il s’incommode ou qu’il y a été incité par quelqu’un d’autre, car les usuriers pourraient être excusés pour la même raison. Telle est ma position et celle, ferme et déterminée, de l’électeur de Capoue et du cardinal Hugues, sur les cas mentionnés plus haut. Salutations.

 

Fin du soixante-sizième Opuscule.

 

 

 

 

 



[1] Il s’agit de vente ou d’achat, dont le prix convenu, à supposer qu’il représente le « juste prix », est acquitté par des versements échelonnés selon une échéance convenue, une forme élémentaire de « crédit » assez répandue dans les milieux commerciaux florentins. Comme on le constatera à la lecture de la réponse de Thomas d’Aquin, ce qui préoccupait le plus les théologiens de l’époque était que l’intervalle de temps entre le moment de la vente et l’échéance du paiement ne soit pas comptabilisé dans le calcul du « juste prix » comme un élément ajouté à celui-ci, au risque de prêter ainsi flanc à l’« usure » ou à un avantage indu tiré du temps qui, en lui-même, n’est pas une « valeur ajoutée » au bien vendu ou acquis, puisqu’il n’est ni une dépense, ni une marchandise, ni un travail susceptible de justifier une rémunération supplémentaire. Ce qui valait pour une marchandise valait à plus forte raison pour le prêt d’argent, pour lequel réclamer un « intérêt » ou un remboursement supérieur au montant du prêt semblait aux canonistes et aux théologiens du XIIIe siècle ouvrir toute grande la voie à l’« usure ». Sur les conceptions économiques des théologiens du XIIIe siècle, parmi une bibliographie très abondante, voir J.T. Noonan, The Scholastic Analysis of Usury, Boston, 1958 ; J. Gilchrist, The Church and Economic Activity in the Middle Ages, New York, 1969 ; R. de Roover, La pensée économique des scolastiques. Doctrines et méthodes, Montréal, 1971 ; O. Langholm, Economics in the Mediaeval Schools. Wealth, Exchange, Value, Money and Usury according to Paris Theological Tradition, 1200-1350, Leyde, 1992. Voir aussi une bibliographie complémentaire, accompagnant la traduction des Actes du concile de Vienne (1312), n. 29 (portant précisément sur la question de l’intérêt), dans G. Alberigo, dir., Les conciles œcuméniques. De Nicée à Latran V. Les Décrets, II, t. 1, Paris, 1994, p. 385.

[2] Sur le contexte et les personnes mentionnés ici, voir H.-F. Dondaine, dans Sancti Thomae Aquinatis, Opuscula, III, éd. Léonine, t. 42, Paris, 1979, p. 380-392. Dondaine date l’opuscule d’environ 1262. On ne connaît que le nom de ce « lecteur » d’un couvent dominicain de Florence. Voir J.-P. Torrell, Initiation à saint Thomas d’Aquin, Paris, 2002, p. 178-179.

[3] Martin d’Eboli, archevêque de Capoue et chapelain du pape Urbain IV, résidant à la curie pontificale, où Thomas d’Aquin l’aura souvent rencontré, ainsi que le cardinal Hugues de Saint-Cher, mentionné par la suite. Sur ce dernier, voir J. Longère, « Hugues de Saint-Cher », dans G.Hasenohr et M. Zink, dir., Dictionnaire des lettres françaises. Le Moyen Âge, Paris, 1992, p. 695-697 (bibl.), et aussi G. Dahan, « Hugues de Saint-Cher », dans Cl. Gauvard, A. de Libera, M. Zink, dir., Dictionnaire du Moyen Âge, Paris, 2002, p. 695 (bibl.).

[4] Voir n. 3.

[5] Contrairement à l’usage que nous en faisons, le mot« usure » peut donc s’appliquer aussi bien à l’acheteur qu’au vendeur.

[6] Sur la place du marché.

[7] Le temps de Pâques.

[8] Le supplément qu’ils ont accepté de rembourser à un prêteur, comme on le voit par ce qui suit.