LA VISION BÉATIFIQUE
De beatitudine
SAINT THOMAS D'AQUIN, DOCTEUR DE L'ÉGLISE
OPUSCULE 62
(Œuvre non authentique, auteur inconnu)
Traduction Abbé Védrine, Editions Louis Vivès, 1857
Édition numérique, https://www.i-docteurangelique.fr/DocteurAngelique, 2004
Les œuvres complètes de
saint Thomas d'Aquin
CHAPITRE I: LA CONNAISSANCE DANS LA VISION BÉATIFIQUE
Premier point essentiel de la
connaissance qui se fait par Dieu.
Second point essentiel de la
connaissance qui conduit à Dieu.
Troisième point essentiel de la
connaissance à cause de Dieu.
CHAPITRE II: L'AMOUR DANS LA VISION BÉATIFIQUE
Premier point essentiel de la
dilection qui se fait par Dieu.
Second point essentiel de la
dilection qui conduit vers Dieu.
Troisième point essentiel de la
dilection à cause de Dieu.
CHAPITRE III: LA JOIE DANS LA VISION BÉATIFIQUE
Premier point essentiel de la
jouissance qui se fait par Dieu.
Second point essentiel de la
jouissance qu’on éprouve en Dieu.
Troisième point essentiel de la
jouissance qu’on éprouve à cause de Dieu.
CHAPITRE IV: L'UNION DANS LA VISION BÉATIFIQUE
Premier point essentiel de l’union
qui se fait par Dieu.
Second point essentiel de l’union qui
se fait dans Dieu.
Troisième point essentiel de l’union
qui se fait à cause de Dieu.
CHAPITRE V: LA LOUANGE DANS LA VISION BÉATIFIQUE
Premier point essentiel de la louange
qui se fait par Dieu.
Second point essentiel de la louange
qui se fait dans Dieu.
Troisième point essentiel de la
louange qui se fait à cause de Dieu.
CHAPITRE VI: L'ACTION DE GRÂCE DANS LA VISION BÉATIFIQUE
Premier point essentiel de l’action
de grâces qui se fait par Dieu.
Troisième point essentiel de l’action
de grâces qui se fait à cause de Dieu.
CHAPITRE VII: LA CONGRATULATION DANS LA VISION BÉATIFIQUE
Premier point essentiel de la
congratulation qui se fait par Dieu.
Second point, essentiel de la
félicitation qui se fait en Dieu.
Troisième point essentiel de la
félicitation qui se fait à cause de Dieu.
"Heureux, Seigneur, ceux qui habitent dans votre maison." La maison de Dieu, c’est l’éternelle béatitude que désire naturellement tout homme, comme dit saint Augustin. Cette béatitude consiste dans la connaissance, l’amour, la jouissance et l’union de Dieu; dans la louange, l’action de grâce et la congratulation. "Dieu n’est Connu dans la vie présente qu’en énigme et que comme à travers un miroir," ainsi que l’atteste saint Paul dans sa première Epître aux Corinthiens, chap. XIII. Il n’est connu que d’une manière obscure, par la foi et par ses oeuvres. Car dans la grandeur, la beauté et la bonté de l’oeuvre, on peut découvrir quelque notion du Créateur; ce qui fait dire à saint Augustin, celui qui a fait de grandes choses, est encore plus grand, celui qui en a fait de belles, les surpasse en beauté, et celui qui en a fait de bonnes, est encore meilleur.
Or dans cette heureuse béatitude, Dieu est connu face à face, tel qu’il est, c’est-à-dire, Dieu par Dieu, comme l’exprime le Ps XXXV: "C’est par votre lumière que nous verrons l'éclat de votre splendeur." C’est-à-dire, que nous verrons Dieu le Père en Dieu le Fils, et Dieu le Fils en Dieu le Père, et Dieu le Saint Esprit dans l’un et l’autre. Il est si grand, dit saint Augustin, qu’en comparaison de lui, tout n’est rien. C’est de lui dont parle l’Apôtre, I° aux Corinthiens, chap. XIII, lorsqu’il s’écrie: "Je le connaîtrai comme j’en suis connu moi-même." Car Dieu ne nous connaît pas par l’intermédiaire de la créature, mais bien comme Dieu, par lui-même; ainsi nous le connaîtrons pareillement nous-mêmes. Alors Dieu se manifestera à nous à oeil découvert dans toute sa nature divine, c’est-à-dire, dans sa puissance, dans sa sagesse et sa beauté, etc.; ce qui fait dire à Isaïe: "Vous êtes vraiment un Dieu caché." Cette connaissance, ce ne sera pas un ange qui la donnera à un autre ange, ni à l’homme, ce ne sera pas non plus un homme, qui donnera aux anges et autres hommes, car le Seigneur a dit par Jérémie XXXI: "L’homme ne dira pas à son frère: connais le Seigneur," et en effet depuis le plus petit jusqu’au plus grand, tous me connaîtront, dit le Seigneur. Mais ce, sera le Fils de. Dieu qui seul donnera cette heureuse connaissance à l’ange et à l’homme, parce que, comme il l’atteste lui-même: "Personne ne le Père, si ce n'est le Fils ou celui à qui le Fils a voulu le révéler;" et comme il le dit encore en saint Jean, XV: "Je veux, ô mon Père, que ceux que vous m’avez confiés soient où je suis moi-même, pour qu’ils connaissent mon affection." La charité du Fils, c’est l’amour du Père. Partant, cette bienheureuse connaissance conduit à la justice consommée et à l’immortalité, selon cette parole du Sage, XV: "Vous connaître, c’est la justice parfaite, et comprendre votre équité et votre puissance," c’est-à-dire toute la nature divine, ainsi que l’étendue de votre sagesse, de votre puissance et de votre bonté, c’est la source de l’immortalité. C’est cette seule connaissance qui fera la gloire des élus, selon ces expressions de Jérémie, IX: "Le sage ne se glorifiera pas dans sa sagesse, ni le riche dans ses richesses, ni le fort dans sa force, mais il se glorifiera de ce qui fait la véritable gloire, qui est de me connaître et de me posséder."
Là aussi on connaît Dieu en Dieu, et dans cette heureuse connaissance, tout ce qu’on connaît en Dieu ou de Dieu conduit à Dieu et eu Dieu; que ce soit la puissance, la sagesse, la bonté, et autres choses semblables. Car en Dieu la suavité et l’amabilité sont si grandes, que dès que l’âme le connaît, aussitôt elle se sent attirée vers lui et vivement absorbée en lui, à la façon de l’aimant qui, par sa vertu, attire à lui le fer. C’est le Saint Esprit qui l’atteste, quand il dit dans les Cantiques: "Votre nom est comme de l’huile répandue; c’est pourquoi les jeunes filles ont tourné vers vous leur affection;" c’est-à-dire, la douceur qui découle sans cesse de votre est si grande, que les âmes ferventes et fortes se sentent entraînées vers votre amour. Ainsi Saul, connaissant le Seigneur par la voix qui lui disait: "Je suis Jésus de Nazareth," se sentit à l’instant porté à obéir à la volonté de Dieu en répondant: "Seigneur, que voulez-vous que je fasse?" De même la bienheureuse Marie; Magdeleine, apprenant que Jésus était à table chez un pharisien, dans sa ferveur y courut à l’instant, apportant un vase d’albâtre plein de parfum précieux.
Et encore, Dieu est connu à cause de lui même; car le but de cette connaissance, c’est lui-même. En effet, quoique l’âme perçoive par cette connaissance l’éternelle béatitude, comme le Seigneur l’atteste dans saint Jean: "La vie éternelle consiste à vous connaître vous seul et celui que vous avez envoyé, Jésus-Christ." Ce n’est pas cependant pour sa propre utilité qu’elle perçait finalement cette béatitude, mais bien pour la manifestation de la gloire de Dieu, et pour que la divine Trinité soit glorifiée dans l’âme bienheureuse. Là l’âme connaît parfaitement ce que l’intellect ne saurait saisir, savoir comment Dieu est éternel et immense, comment il est un en substance et trine en personne. Elle connaît de même clairement comment le Fils naît éternellement du Père, et comment le Saint Esprit procède toujours également de l’un et de l’autre; aucune personne n’étant supérieure, ni inférieure, ni postérieure à l’autre, mais possédant chacune l’éternité et une égale majesté. De même l’âme connaîtra à fond comment la divinité et l’humanité sont unies inséparablement dans la personne de Jésus-Christ, et que tout ce qu’il possède par nature comme Dieu, il le possède par grâce comme homme et c’est dans cette connaissance de la Trinité, de l’unité, de la divinité et de l’humanité du Christ que consisté la béatitude parfaite. De même, comme l’atteste Salomon, personne dans cette vie ne pourra jamais complètement se rendre raison des oeuvres de Dieu, et plus il cherchera à l’approfondir, moins il y réussira; mais là, au contraire, l’âme connaîtra distinctement toutes les oeuvres divines, même les plus élevées, et se rendra raison de chacune d’elles, de la création du ciel et de la terre et de tous les éléments formés de rien, de la distinction des ordres angéliques, de la doctrine infiniment sage des dons naturels gratuits; car il en est des anges comme des étoiles, ils diffèrent et par l’espèce et par le nombre, et dans chacune de ces opérations divines, l’âme éprouvera un ravissement de joie comme on ne peut en imaginer, connaissant que toutes les opérations divines ont été par faites et dans le temps où elles ont été faites, et dans la manière dont elles ont été faites, comme l’assure saint Damascène. Si la volonté de Dieu est providence, il faut que tout ce qui se fait d’après la providence se fasse selon une raison d'être, et comme étant parfait et ne pouvant être meilleur, comme il convient à Dieu. De même l’âme verra à découvert chaque don émanant de la source divine, sans s’écouler comme le ruisseau de sa source, mais demeurant intégralement en Dieu, comme un flambeau qui ne perd rien de sa lumière, lorsqu’il la communique à d’autres, et qui n'éprouve aucune variation ni diminution en se divisant ainsi en plusieurs. C’est pourquoi, sans éprouver de préjudice, il donne par effusion à ceux qui le désirent, comme le dit saint Jacques. Autrement, s’il s’appauvrissait en donnant, comme l’homme qui n’a plus ce qu’il a donné, il ne serait pas infiniment parfait; de plus sa perfection diminuerait de jour en jour. Ses dons sont également toujours nouveaux, parce qu’en lui il n’y a ni passé, ni futur, mais tout est présent, et ce qu’il donne une fois, il le donne toujours, autrement il y aurait changement en Dieu, et c’est pour cela qu’avec raison nous devons toujours éprouver autant de reconnaissance pour chacun des dons de Dieu que nous en avons éprouvé au moment où nous l’avons reçu.
Par la même raison, toutes les oeuvres de Dieu sont toujours nouvelles, car ce qu’il a fait une fois, il le fait toujours à cause de son immutabilité; d’où le Père dit à son Fils, Ps. II: "Je vous ai engendré aujourd’hui, quoique cette génération divine et humaine se soit opérée depuis déjà de nombreuses années. C’est pourquoi nous devons toujours l’avoir devant les yeux avec la même reconnaissance que lors qu’il l’a opérée dans le principe, car c’est pour cette gratitude que Dieu opère toutes ses oeuvres. De même l’âme verra au grand jour ce qu’ici nous est inconnu; comment le même Dieu, qui est immuable, simple et indivisible, se communique plus ou moins aux anges et aux saints, selon qu’ils approchent plus ou moins de ses divines perfections, à l’instar du soleil qui réchauffe plus une chose que l’autre; de même qu’une même nourriture qui indispose l’un et guérit l’autre, qui est au goût de celui-ci et insipide pour celui-là, selon que leur nature s’accommode plus ou moins à cette nourriture, ou aux effets du soleil. Là aussi l’âme verra que la souveraine bonté et la sagesse de Dieu sont le principe de toutes les créatures et de toutes les oeuvres divines, car c’est la bonté de Dieu qui donne l’existence aux créatures, et c’est sa sagesse qui y met l’ordre. C’est par sa sagesse et sa bonté impénétrables qu’il rend l’air tantôt froid, tantôt chaud, tantôt sec, tantôt humide, tantôt orageux, et tantôt calme. Par la même sagesse et la même bonté, il fait l’un riche et l’autre pauvre, l’un fort et l’autre débile, l’un infirme et l’autre difforme. Par la même bonté et la même sagesse, il fait une créature sensible, une autre raisonnable et une autre sans raison, à l’une il donne une forme, à l’autre une autre. Voilà pourquoi, comme le dit l’Ecclésiastique, les oeuvres de Dieu sont toutes excellentes, et on ne peut dire que ceci est pire que cela, puisque tout sera approuvé en son temps, et que l’enfer a sa perfection comme le ciel, d’après saint Isidore. Comme le ciel sera embelli d’étoiles, ainsi l’enfer sera peuplé de réprouvés et de démons; l’offense des criminels ne réclame pas moins la justice du juge que la justification de l’innocent. De même, quoique, d’après le témoignage l’Apôtre, les jugements de Dieu touchant les damnés soient incompréhensibles pour nous ici-bas, et que ses voies envers les élus soient insaisissables pour nous, là cependant l’âme comprendra que toutes les voies du Seigneur dans ses jugements sont miséricorde et vérité. La miséricorde restreint la justice qui agirait trop sévèrement, selon cette parole de Tobie: "Dans votre colère, souvenez-vous de votre miséricorde;" la justice tempère la miséricorde qui deviendrait trop indulgente, puisque la facilité du pardon est un motif de pécher. La justice punit toujours miséricordieusement, et la miséricorde use de ménagement sans violer les règles de la justice. Oh! Combien dans cette vie ils sont cachés les jugements de Dieu, qui pourrait les pénétrer, lorsque le Seigneur dit dans Malachie, ch. I: "J’ai aimé Jacob et j’ai eu de la haine pour Esaü avant qu’ils fussent nés." Mais quel vice détestait-il donc dans Esaü, et quelle vertu chérissait-il en Jacob, puisqu’il ne juge personne que selon la justice actuelle. De même, lorsqu'on porte deux enfants au baptême, il se trouve que celui qui est né d’un père chrétien meurt avant de recevoir le baptême, et descend dans les limbes, tandis que celui qui est né d’un infidèle ne meurt qu’après avoir reçu le baptême, et s’envole dans les cieux. Pareillement, pourquoi le Seigneur Jésus a t-il accordé une si grande grâce au bon larron, et n’en a-t-il accordé aucune à l’autre? De même encore, pourquoi a t-il permis que Judas, et non un autre parmi ses apôtres, finît misérablement? Pourquoi endure t-il si longtemps de si graves et de si nombreux péchés dans l’un, comme dans David, et condamnait l’autre après une première faute, comme Saül? Telle a été sa volonté, comme le dit la Glose sur la Genèse; le Seigneur sait à qui il doit faire grâce, afin qu’il se convertisse, comme il en a agi envers Aaron qu’il ne perdit pas avec les autres dans la fusion du veau d’or; ainsi il épargna Ezéchias; quoiqu’il eût porté contre lui une sentence de mort, il lui accorda encore quinze années de vie. De même, il sait à qui il épargne pour un temps, quoiqu’il connaisse d’avance qu’il ne deviendra pas meilleur, comme il fit avant le déluge aux prévaricateurs, à qui il accorda cent ans pour faire pénitence, et puis par le déluge les extermina tous, à l’exception de huit personnes. Il connaît aussi ceux qu’il doit condamner et dont il n’attend pas de changement, comme il a exterminé tout-à-coup, par le feu et le soufre, les Sodomites, Datan et Abiron, que la terre en un instant engloutit tous vivants. Toutes ces choses, l’âme les verra distinctement dans le miroir de l’éternité, ainsi que tout ce qui peut augmenter son bonheur et faire éprouver pour chacune d’elles une vive joie avec les élus. Là l’âme verra comment Dieu, dans sa sagesse, conduit les opérations divines, angéliques et humaines à la perfection, c’est-à-dire pour manifester sa gloire et procurer aux anges et aux hommes la jouissance de la sagesse et de la nature divines. Et quoique en lui on ne puisse trouver ni l’apparence, ni l’origine du mal, cependant ce Dieu infiniment sage qui ne souffre aucun désordre dans sa maison, dispose pour un plus grand bien chaque action mauvaise. Il fait servir la malheureuse et irréparée chute des anges, ainsi que leur malice obstinée dans le mal, à guérir et à couronner les justes, selon ce mot de saint Bernard: "Le jugement bienveillant de Dieu est que, sans le savoir, ce superbe bourreau des humbles leur forge des couronnes perpétuelles en les combattant. C’est ainsi qu’il a fait servir l’unique chute du seul Adam à l’admirable élévation de toute la nature humaine. C’est à cause de cette faute que la nature humaine a été unie à la nature divine dans la personne du Seigneur Jésus, non par le changement de la divinité en l’humanité," parce que Dieu a pris l’humanité, et l’a unie la divinité. D’où saint Chrysostome s’écrie C’est en effet une chose grande et surprenante que de voir notre chair siéger si haut et être adorée par les anges et les archanges, ce qui n’aurait jamais eu lieu si Adam n’eût pas péché. Et saint Léon, pape: Si l’homme créé à l’image de Dieu eût conservé la dignité de sa nature et n’eût pas dévié de la voie qui lui avait été tracée, trompé comme il le fut par la ruse du démon, jamais le Créateur du monde ne se serait fait créature, le Dieu sempiternel n’aurait pas été sujet au temps, et le Fils de Dieu, égal en tout à son Père, n’aurait pas pris la forme de l’esclave et la ressemblance de la chair de péché. C’est ainsi qu’il fit servir la vente de Joseph par ses frères à la conservation de ceux qui l’avaient vendu et à la conservation de l’Egypte; car s’il n’avait pas été vendu, toute l’Egypte et les pays qui l’environnaient auraient péri par la disette; c’est ce que lui-même attestait à ses frères en leur disant, quand ils vinrent chercher des vivres: "Ne craignez pas, c’est pour votre conservation, etc.," et c’est ce qu’ils confirmaient en lui répondant "Oui, c’est pour notre conservation, etc." Ainsi, quel cri énorme que celui qui fut commis jadis, lorsque, par le conseil et la sédition des Juifs, le Fils de Dieu fut vendu, livré, blasphémé, condamné à la mort la plus ignominieuse, crucifié et suspendu entre deux larrons; et cependant ce mal, digne d’épouvante, le Seigneur Jésus l’a fait servir à la destruction du péché, à la réparation de la puissance angélique, à la diminution de celle de Satan, à la délivrance des captifs qui étaient dans les limbes, à l’ouverture et à l’élargissement de la porte du ciel, afin que le pécheur pût plus facilement que nos très saints anciens Pères, passer immédiatement de cette misérable vie à la bienheureuse félicité. O ineffable sagesse, qui d’un mal si immense en fait un bien si grand! De même la grave offense du bienheureux Pierre, qui renia son divin Maître, est devenue un grand bien pour les pécheurs qui durent trouver plus de compassion et de miséricorde dans celui qui devait être le chef de l’Eglise. Car, comme dit l’Ecclésiastique, LIV: "Que soit celui qui n’a pas été tenté?" Celui qui n’a pas d’expérience connaît bien peu de chose, comment le médecin qui n’a pas souffert peut-il compatir aux souffrances du malade? Celui qui est saturé de mets n’a pas pitié de celui qui a faim, ni le juste du pécheur. Mais par la chute de Pierre, le Seigneur Jésus-Christ a détruit la présomption des autres hommes. De même le Seigneur Jésus a fait servir à l’avantage de toute l’Eglise l’offense de d’infidélité du bienheureux Thomas, car il est plus facile de croire à la résurrection de notre Seigneur, d’après le témoignage de saint Thomas qui a vu et touché les plaies, que d’après celui de Marie-Madelaine qui crut sur la parole des anges. C’est encore de cette manière que Dieu a fait servir au salut de toutes les Eglises l’opiniâtreté de Saul qui, terrassé encore cruel persécuteur, s’est relevé tout-à-fait zélé prédicateur de l’Evangile. Le nom du Seigneur Jésus qu’il annonçait n’en devint que plus glorieux devant les rois, les Juifs et les Gentils, parce qu’il était venu à Damas pour le combattre et le détruire. De même l’offense grave et les outrages qu’il a soufferts dans la personne de ses envoyés, les prophètes, les apôtres et les martyrs, sont devenus pour tous les fidèles l’appui de notre espérance, car s’ils n’avaient pas défendu la foi catholique au prix de leur sang, jamais en effet la connaissance du nom du Seigneur Jésus avec la foi catholique ne serait arrivée jusqu’à nous avec tant de force. Ce qui fait dire à Isaïe, X: "Que si le Seigneur ne nous avait laissé une semence," (suppléez) dans les apôtres et dans les martyrs, "nous serions devenus comme Sodome et Gomorrhe, etc." Ainsi le Dieu infiniment sage qui changea l’eau en vin, changera aussi les tentations et les tribulations de cette misérable vie en une situation d’éternelle gloire, et nous accordera une éternelle et immense récompense, selon ce passage de l’Apôtre, II Cor., V: "Les légères tribulations de cette vie d’un moment, nous élevant outre mesure, produisent en nous un poids immense d’éternelle gloire." Car l’âme y connaîtra le soin tout particulier du Créateur pour le salut du genre humain, elle connaîtra cette attention bienveillante qu’il a eue en créant l’homme à son image et à sa ressemblance, en lui donnant dès le sein de sa mère un ange pour veiller sur lui et le défendre contre les assauts du démon; après sa naissance, en lui fournissant à chaque instant ce qui est nécessaire à l’entretien de son corps; ensuite en purifiant par le baptême son âme du péché originel, en lui conférant le Saint Esprit avec tous ses dons et ses vertus, en l’adoptant même pour son fils après son adolescence, en l’excitant au salut éternel, soit pendant sou sommeil, soit par des inspirations intérieures. Extérieurement, par les créatures dont chacun est environné, il rend les exemples des vivants et des morts très efficaces à diriger l’âme vers son Créateur qu’elle ne voit pas. De même encore, par la sainte Ecriture qui nous montre à découvert la voie du ciel, et comment l’homme doit se conduire envers Dieu et envers son prochain, envers ses amis et ses ennemis, envers ses supérieurs et ses inférieurs, envers les vivants et les morts; mais comme tout le monde ne peut pas comprendre l’Ecriture sainte, il a suscité des docteurs et de zélés prédicateurs pour l’annoncer fidèlement et avec piété à tout le monde, et dans cette même Ecriture, par le ministère des prédicateurs, tantôt il épouvante le pécheur par ses menaces, et tantôt il l’excite au salut par ses caresses et ses promesses. Ces mêmes prédicateurs, quelquefois dégagés de la sollicitude des affaires extérieures, cherchent le repos la contemplation des choses divines, ce qui est très agréable à Dieu. Cependant, pour les associer à sa vive sollicitude pour les pécheurs insoucieux de leur salut, il retire cette foule de ministres de ce qui faisait leurs délices, afin de leur inoculer son zèle pour les pécheurs, disant dans les Cantiques, V: "Ouvrez-moi, ma sœur car ma tète est inondée de rosée." Ce que saint Grégoire expose en disant que pendant que l’épouse dort, son bien-aimé frappe à la porte, afin qu’elle ouvre, parce que pendant que l’esprit se recueille dans le silence, le Christ endure de cruels traitements dans ce monde de la part des pécheurs qui ne s’apercevraient jamais qu’ils sont charnels et qu’ils doivent se corriger, si les hommes spirituels ne s’armaient vivement de la parole divine. Le divin époux veut en effet qu’ils abandonnent quelquefois le repos, et que les âmes spirituelles aient de la sollicitude pour le prochain, parce que pendant que les hommes parfaits cherchent leurs délices dans un repos intérieur, l’époux se désole de ce que les séculiers se plongent de plus en plus dans l’abîme du mal, se connaissant de moins en moins, à cause du silence que gardent à leur égard les hommes spi rituels. Mais comme toutes ces bonnes oeuvres ne suffisaient pas pour opérer notre salut, à cause des nombreuses et profondes blessures qu’avait fait le péché, Dieu le Père, dans son immense tendresse, envoya son bien-aimé Fils unique, et considérant que, de même que les pécheurs avaient offensé le Tout-Puissant dans tous leurs membres, il fallait que le Christ aussi, par la souffrance de tous ses membres sur la croix, où il a été frappé dans toutes les parties de son corps, au milieu des soupirs et des larmes, présentât à Dieu son Père une plus abondante rançon qu’il en fallait au genre humain, et le rétablît ainsi dans la facilité de faire son salut, après qu’il a été exaucé par Dieu son Père, à cause de son extrême soumission; et de peur que le salut qu’il venait de nous acquérir ne pérît, il fit écrire dans les quatre évangiles sa doctrine, sa volonté et ses exemples, afin qu’en les imitant nous ayons la vie éternelle.
De plus, pour nous prouver encore son affection, il consacra son très saint corps et son sang adorable et donna le pouvoir de le consacrer non pas à un seul homme vertueux, pour un temps et pour un lieu, mais ce pouvoir il le donna aux prêtres même criminels, afin qu’en tout temps et en tout lieu les hommes trouvassent dans la sainte Eucharistie et les autres sacrements, des consolations spirituelles et un remède à leurs fautes. En effet, si les évêques et les prêtres parfaite avaient pu seuls consacrer le saint chrême et le corps du Seigneur, une foule immense d’hommes seraient morts privés de l’extrême-onction et du saint viatique. Outre les supérieurs spirituels, il a établi des ministres séculiers, pour contraindre à l’observance des préceptes ceux qui s’y refusent et punir les sujets par des sentences de mort et des châtiments proportionnés aux crimes, et tout cela il l’a fait et a pu le faire sans notre coopération et sans notre approbation, et il n’a rien omis de ce qui regarde l’affaire de notre salut, comme le Seigneur l’assure dans Isaïe, II: "Que devais-je faire de plus que ce que j’ai fait?" Excepté qu’il ne nous contraint pas d’aller au ciel, il nous laisse libres, parce qu’il ne convient pas à sa justice de couronner celui qui ne le veut pas, et à qui il a donné le libre arbitre, s’assimilant ainsi l’homme, lui qui ne peut être contraint par personne. Ce qui a fait dire à saint Augustin: Celui qui t’a créé sans toi, ne te justifiera pas sans toi. Il t’a créé sans ta volonté, mais il ne te justifiera qu’au tant que tu le voudras, parce qu’il exige le consentement libre de la volonté, voilà pourquoi la grâce du salut devient inutile pour la plu part des hommes. Il viendra un temps où l’innocence du créateur, touchant le salut du genre humain, apparaîtra dans tout son éclat, quoique plusieurs l’accusent de ne vouloir pas sauver ceux qu’il a rachetés, et ce sera quand on connaîtra combien sérieusement le Fils de Dieu a travaillé pour le salut de ses ennemis. La création de tout l’univers matériel ne lui a pas tant coûté, nous dit saint Bernard, car dans toutes ses autres opérations il a dit et tout a été fait, mais dans l’affaire du salut de l’homme, il a trouvé des contradicteurs de sa doctrine, des observateurs de ses actions, des censeurs de sa mort. Comme témoignage de son affection il a emporté au ciel les cicatrices de ses blessures, afin d’apaiser par elles plus efficacement la colère de son Père et d’obtenir plus facilement grâce pour les pécheurs.
Par cette connaissance bienheureuse, l’âme glorifiée aimera Dieu par Dieu, c’est-à-dire par le Saint-Esprit. Tout ce que fait la créature en son nom particulier est imparfait. Aussi le Seigneur Jésus a t-il obtenu cette grâce pour ses vrais fidèles, lorsqu’il a dit à son Père: "Je leur ai fait connaître votre nom par la foi, et je le leur ferai connaître par ma présence, afin qu’ils m’aiment comme vous m’avez aimé." Et l’amour du Père pour son Fils est éternel, immense, puisqu’il vient du Saint Esprit qui est le lien de l’un et de l’autre. Cette même affection dont le Père aime son Fils, ajoute la Glose, se trouve dans tous les justes, car l’âme glorifiée aime Dieu et elle en est aimée, autrement, selon saint Augustin, l’âme qui ne peut trouver son véritable repos qu’en Dieu pour qui elle a été créée, ne le trouverait jamais véritablement et pleinement, si elle ne rendait réciprocité d’amour à son créateur. Mais, comme d’après saint Bernard, "lorsque Dieu aime une âme, c’est l’éternité qui aime, c’est l’immensité qui aime, cette immensité dont la grandeur est infinie, dont la sagesse est incalculable, car il n’est de l’essence de l’âme d’aimer Dieu immensément et éternellement qu’au tant qu’elle pourra trouver en lui son parfait repos," ce qui ne peut se faire que par l’efficace du Saint Esprit dont parle l’Apôtre quand il dit, Rom., chap. V: "Que la charité de Dieu s’est répandue dans nos âmes par la vertu du Saint Esprit qui nous a été donné," et la Glose ajoute: La charité de Dieu c’est Dieu lui-même, c’est un don de Dieu. Et parce que Dieu nous a aimés pour que nous l’aimions, il nous a donné son Saint-Esprit. Mais si dans la béatitude nous aimions Dieu de cette charité qui est vertu, Dieu qui est infiniment sage nous aurait inutilement donné le Saint-Esprit. Telle fut autrefois l’opinion du Maître des Sentences. Les modernes pensent autrement; prenez l’opinion qui vous sourira le plus, mais il nous a donné le Saint Esprit afin que dans cet amour l’âme du Bienheureux payât de réciprocité et trouvât ainsi en lui son parfait repos. Pour le bien comprendre il faut observer ce que dit saint Jean: "le Père aime le Fils," et de nouveau, saint Jean, ch. XVII, il est dit dans la personne du Christ: "J’aime mon Père" cet amour n’est pas inférieur dans celui qui aime et dans celui qui est aimé, puisque c’est le Saint Esprit qui est l’amour du Père et du Fils; ainsi l’amour n’est pas moins aimé de celui qui aime et de celui qui est aimé que l’amant l’est de l’aimé et l’aimé de l’amant. Et cette tendre, affectueuse et infiniment parfaite dilection des trois personnes en une seule substance, se trouve où l’amant est le même que l’aimé, où l’aimé est le même que l’amant, où l’amour est le même que l’amant et que l’aimé, où l’aimé et l’amant sont les mêmes que l’amour, où enfin l’amant, l’aimé et l’amour participent à la même essence, n’ont que la même volonté et le même déplaisir, ont le même pouvoir et possèdent tout. Il y a là une chose souveraine, qui embrasse tout le bien en général, que pourtant on ne possède pas d’une manière solide; là on ne possède aucun bien sans dilection.
Dans cette bienheureuse dilection, il n’y a point d’imperfection, point de vide, point de trouble, point d’interpolation, ou plutôt tout le changement qui y peut exister, n’est que dans nos paroles, quand bien même nous ferions ton nos efforts pour nous étudier à bien dire. C’est cette union qui rend parfaitement heureuse l’âme qui lui est unie. C’est de cette joie dont parle saint Jean, chap. XV, quand il dit: "Il faut que ma joie soit en vous, afin que votre joie soit pleine." Or quelle est la joie du Père et du Fils, si ce n’est d’aimer et d’être aimé, et d’être aimé de cette sorte. Comment une âme affamée peut-elle être rassasiée si elle n’est plongée dans l’union de cette joie, afin qu’elle de meure dans la joie et que la joie demeure en elle, et sa joie sera pleine et parfaite lorsqu’elle sera unie à l’amant et à l’aimé, et que dans cette bienheureuse union elle éprouvera qu’elle aime et qu’elle est aimée.
Là aussi Dieu est aimé pour Dieu. Car l’ardent amour de Dieu le pousse vivement vers l’âme et attire l’âme vers lui selon cette parole de saint Jean, ch. IV: "Celui qui demeure dans la charité, demeure en Dieu et Dieu en lui." Pourquoi? Parce que Dieu est charité. O! qu’heureuse est l’âme qui, sans imperfection, se sent aimée en tout et pour tout, de toute l’affection de la sainte Trinité; qui voit que Dieu semble l’entourer de son amour comme s’il avait oublié toutes les autres créatures; qui sent croître sa béatitude à mesure qu’elle se plonge de plus en plus avec ses misères, dans les profondeurs de l’amour de la sainte Trinité qui la transforme et l’ennoblit! Alors s’accomplira le précepte qui, au sentiment de saint Augustin, ne recevait pas son parfait accomplissement dans cette vie: "Vous aimerez le Seigneur votre Dieu de tout votre coeur," c’est-à-dire de tout votre intellect, sans danger de se tromper, "de toute votre âme," c’est-à-dire de toute votre mémoire, sans qu’elle en perde le souvenir; "de tout votre esprit," c’est-à-dire de toute votre volonté, sans qu’elle éprouve d’opposition. Alors l’âme ne pourra dévier dans l’amour de Dieu, elle ne lui égalera et ne lui préférera aucune créature; elle ne perdra aucun mouvement de l’amour divin qui est toujours présent et ne sentira pas d’opposition pour cet amour, comme hélas! cela arrive dans cette vie, où souvent on lui égale ou lui préfère quelque autre chose, on s’attache à quelque autre objet, ce qui est cause qu’on aime moins Dieu, qu’on l’oublie même, ou qu’on aime ce qui lui déplaît. Là encore s’accomplira ce précepte selon l’exposition de saint Jean Chrysostome, quand il dit: Qu’est-ce qu’aimer Dieu de tout son coeur, sinon que vous êtes plus incliné vers Dieu que vers autre chose, si ce n’est que vous trouviez plus de charmes en Dieu que dans l’apparence, si ce n’est que vous préfériez Dieu dans votre affection, aux honneurs, à l’or et aux amis, car si quelqu’un de ces objets vient à captiver votre coeur, vous n’aimerez plus Dieu de tout votre coeur. Votre coeur sera moins à Dieu de toute la partie de l’affection que vous donnerez à autre chose. Qu’est-ce qu’aimer Dieu de toute son âme? C’est de ne pas douter de la vérité et d’être ferme dans la foi. Qu’est-ce qu’aimer Dieu de tout son esprit? C’est de servir Dieu de toutes ses facultés, intelligence, sagesse, connaissance et mémoire, par conséquent celui dont l’esprit est occupé des choses temporelles n’aime pas Dieu de tout son coeur, et il est impossible qu’il accomplisse le commandement dont il est parlé.
Là encore Dieu est aimé à cause de Dieu. En effet l’âme n’aime pas seulement Dieu là par cette seule raison, qu’il lui est bon, libéral et miséricordieux; mais elle l’aime plus fortement parce qu’il est simplement en lui-même bon, libéral et miséricordieux; et plus elle aime Dieu à cause de sa bonté infuse, et non à cause de la participation qu’elle à la sa béatitude, plus elle est heureuse, quoique dans cet amour de sincérité elle ne soit pas mue par la communication de la béatitude divine. O combien douces sont les émotions de l’âme, lorsque dans la sincérité de son amour, elle cherche à témoigner sa reconnaissance à son créateur, parce qu’il lui a communiqué l’éternelle béatitude qui est en lui-même, et lui a conféré cette grâce avec une attention toute particulière, sans qu’elle l’ait mérité et par sa sainteté ou par sa bonté, et sans que lui-même puisse trouver d’utilité à aimer cette âme! C’est cette attention bienveillante qui à fait dire l’Evêque de Paris: Que le propre de la bonté est de se charger par tout et en tout des maux et des souffrances de ceux qu'elle veut associer à soit bonheur. Or la bonté de Dieu étant d’une étendue qui n’a ni bornes ni mesures, exige une alliance si étroitement unie, qu’elle ne veut rien retenir de ce qu’elle a de bien sans le communiquer, ni avoir aucun mal dans les siens, sans y prendre part. Car l’immensité de cette même bonté a dû couler comme d’une source inépuisable jusqu’au plus éloigné, jusqu’au dernier rejeton, afin qu’il y eût des oeuvres de miséricorde et de bienveillance qui découlassent de son propre fonds au delà de tout ce qu’on peut imaginer; de plus, le propre de sa libéralité étant de ne posséder aucun bien sans le communiquer, il s’est chargé de mourir pour ses amis, afin qu’ils n’eussent rien de fâcheux sans que lui-même y prît part. L’âme y est ardemment embrasée de l’amour de Dieu par chacun des attributs qui sont naturellement en lui, comme la puissance, la sagesse, la bonté, etc., et elle l’est plus spécialement encore lorsqu’elle se sent brûlée de toute l’ardeur de la sainte Trinité qui semble avoir oublié toutes les autres créatures pour la transformer en elle, se fondre en elle selon le témoignage d’Ezéchiel. La face des animaux, c’est-à-dire de tous les saints, est comme un feu de charbons ardents, car nous dit David, Psaume XVIII: "II y a allumé des charbons ardents, et il n’y a personne qui puisse se soustraire à leur ardeur." Dans cette vie, comme est rapporté dans les Cantiques, "L’épouse dit à son époux qu'elle languit d’amour, et dans l’autre au contraire elle dira en sa présence qu'elle est sans cesse dévorée de son amour. La langueur prive l’homme de sommeil, lui rend insipides les mets les plus délicats, brise les forces du corps, flétrit les traits du visage et fait oublier la parure et les amitiés charnelles; le véritable amour opère aussi tous ces effets dans l’âme, il tarit la source des plaisirs en pénétrant la matière qui lui est unie. Aussi dans la patrie l'âme fidèle est séparée par la charité de toute concupiscence charnelle et se trouve incessamment pénétrée des joies divines. Encore ce qu’il y a de plus merveilleux, c’est que, comme le dit Moïse, quoique notre Dieu soit un feu dévorant et que la nature du feu soit de consumer tout ce qu’on lui jette et tout ce qui l’environne, l’âme n’est cependant pas consumée par une telle ardeur. De même, quoiqu’à l’aspect de chacune des oeuvres divines petites et grandes l’âme se sente enflammée de l’amour de Dieu, elle se trouve cependant plus spécialement et plus puissamment embrasée par quelques-unes de celles qu’a opérées l’homme Dieu, Notre Jésus Christ, telles que son incarnation, sa nativité, sa circoncision, son baptême, son jeûne, la consécration de son corps et de son sang, l’humble lavement des pieds dans la Cène, sa prodigieuse passion, sa glorieuse résurrection, son admirable ascension, la descente du Saint Esprit, sa fréquente réception dans son adorable Sacrement et son équité envers tout le monde dans le der nier jugement, car chaque âme pense que tout ceci a été fait pour elle en particulier. Il s’y trouve un autre motif propre à embraser de l’amour divin, c’est l’abaissement de Dieu que l’âme ne saurait trop admirer, car le Dieu tout-puissant s’est assujetti aux anges et aux âmes des saints, de sorte qu’il semble être l’esclave de chacun d’eux et que chacun d’eux est son Dieu, et pour le leur insinuer en passant il les servira en disant, Psaume LXXXI: "Vous êtes des Dieux, c’est moi qui vous le dis." En effet Dieu qui est la perfection même, accomplira fidèlement ce qu’il a enseigné ici-bas; plus donc vous êtes grand, plus vous devez vous humilier en tout, puisque lui qui l’emporte sur tout à cause de sa dignité et de sa divine majesté, s’est abaissé au dessous de tout le monde par sa grande humilité. O qu’il est rare de voir ces deux choses à la fois, présider à tous par la justice, et être soumis à tous par la grâce de l’humilité; aussi l’âme dans son amour ne perd rien de tout cela. Ce qui alimente surtout l’amitié et la conserve, c’est de ne vouloir être ni le supérieur, ni l’égal des autres, mais d’être soumis en tout à tous. Or cette humilité vient d’un grand fond de bonté et de divine noblesse, comme l’arbre qui s’affaisse sous le poids de son fruit; on est également porté à l’amour divin, par l’humilité de Jésus-Christ, qui étant en tout égal à Dieu son Père, a voulu non seulement s’abaisser au-dessous des anges, mais encore en revêtant la forme d’une chair de péché; bien plus, quoiqu’élevé au dessus des hommes, s’est fait l’abjection du peuple et l’opprobre des hommes les plus pervers ô humilité immense qui contraint un Dieu impassible et immortel, à éprouver les horreurs de la faim et de la lassitude, à mourir d’une mort ignominieuse, etc. C’est cette humilité qui a contraint le créateur des anges et des hommes à prendre la position la plus humiliante devant un pêcheur, c’est-à-dire à se jeter aux pieds des Apôtres pour les leur laver. C’est la même humilité qui, bien des fois, a porté le Seigneur, dont la majesté est incompréhensible, à venir dans son Sacrement, sous la forme du pain, pour la consolation des âmes fidèles. Il y a encore un autre motif qui entretient l’âme dans l’amour de Dieu, c’est sa divine patience qui s’est surtout manifestée quand il a accordé cent ans de vie à ses ennemis, quoiqu’il prévit qu’ils persisteraient dans leur impénitence. O que de griefs il a dissimulé dans les païens et les juifs, quand ceux qu’il avait choisis ainsi que le peuple juif, méprisèrent ses ordonnances et l’irritèrent dans le désert par mille crimes et mille nouvelles inventions; lorsqu’ils tuèrent ses bien-aimés Prophètes qu’il leur envoyait, qu’ils le condamnèrent lui-même à la mort la plus ignominieuse, s’efforcèrent de faire disparaître sa mémoire de dessus la terre, et maltraitèrent ses apôtres dont le monde n’était pas digne. Hélas que d’injures ne dissimula t-il pas, dans les païens, les juifs, les hérétiques et les faux chrétiens; dans ceux qu’on regarde comme chrétiens, dans ceux mêmes qui passent pour de bons chrétiens; bien plus, dans des religieux qui, quoique entrés en religion, l’attaquent continuellement comme un ennemi, et qui sous l’habit religieux ne font pas de difficulté de commettre les mêmes crimes que les infidèles. Aussi la Glose sur saint Matthieu ajoute t-elle que celui qui se couvre d’un nom saint pour faire l’oeuvre d’un infidèle est plus coupable qu’un païen qui agit en face de tout le monde. C’est pour chaque fois que cette divine patience se manifeste depuis le commencement du monde jusqu’à la fin, que l’âme se sent provoquée à aimer Dieu éternellement, parce que la vertu divine ne luit pas moins quand il dissimule les vices des pécheurs, que lorsqu’il les retire de leur iniquité, elle brille autant quand il punit éternellement les réprouvés que lorsqu’il récompense éternellement les élus. L’âme trouve encore un autre attrait qui la porte à aimer Dieu, c’est la connaissance de la fidélité divine qui se fit connaître lorsque Dieu le Père, après nous avoir procuré une multitude de consolations spirituelles qui nous viennent des Ecritures, des larmes, des saints désirs, des divins offices, de la doctrine et des exemples des saints, de la louange et de l’action de grâces, de la prière, de la confession et autres choses semblables, Dieu le Père nous accorde continuellement, sous les espèces du pain et du vin, pour la savoureuse réfection de nos âmes, le corps et le sang de son bien-aimé Fils Notre Seigneur Jésus-Christ, dans lequel il nous a donné, sans aucun réserve, tout ce qu’il est et tout ce qu’il a de commun avec le Saint-Esprit. Car il n’y a rien hors de la nature corporelle, spirituelle et divine. La nature corporelle comprend tout ce que les cinq sens peuvent saisir, la nature spirituelle embrasse les anges, les âmes, les dons spirituels et les vertus, et la nature divine renferme tout ce qu’elle a naturellement en elle-même de plus excellent. Donc lorsque Dieu le Père nous a donné le corps et le sang de son Fils dans son sacrement, il nous a gratifié de la substance corporelle dans tout ce qu'elle a de plus élevé; mais quand il nous a donné l’âme de ce même Fils, c’est sa substance spirituelle dans tout ce qu’elle a de plus sublime qu’il nous a livré, parce que dans cette âme il y avait plus de grâce et de sainteté que dans les anges et les âmes de tous les saints. De plus, dans son divin Fils, il nous a offert toute la nature divine qui renferme en elle naturellement et éternellement le souverain bien, et ce n’est pas une fois ou deux seulement dans la vie de l’homme qu’il en a agi ainsi, mais en tout temps et en tout lieu par quelque prêtre que ce sait, bon ou mauvais, qui, selon le rituel de l’Eglise, offre le sacrifice du salut, Dieu le Père avec le Saint Esprit se donne tout entier pour la satisfaction de chacune de ces âmes. Mais hélas! qu’ils sont peu nombreux ceux qui reconnaissent cette fidélité avec une parfaite pénétration d’esprit, et qu’ils sont rares ceux qui en recevant une si grande grâce font tous les progrès que Dieu demande d’eux, et font tous leurs efforts pour lui témoigner leur vive reconnaissance! O qu’elle est digne d’admiration la fidélité de Notre Seigneur Jésus-Christ, qui depuis plus de douze cents ans souffre dans son sacrement tant d’outrages de la part de ceux qui le consacrent et qui le reçoivent indignement et de la part des enchanteurs, il a voulu souffrir tous ces outrages afin de rassasier dans cette vie par son corps et son sang, une seule âme à qui Dieu, et rien moins ne suffit, selon le témoignage de saint Augustin. Il y a encore une autre chose qui est capable d’exciter l’âme à aimer Dieu de toutes ses forces, ce sont les très saintes et très parfaites volontés de Dieu, dont il est spécialement parlé ailleurs semblablement l’âme se trouve ardemment embrasée de l’amour divin par les exemples infiniment saints de Jésus-Christ, tels sont les exemples de chasteté, d’humilité et d’extrême pauvreté, d’obéissance, de constance, d’innocence, de diligence, de patience, de sollicitude, de silence, d’austérité, de mortification, de fidélité, de gravité, de détachement, d’intention pure, de perfection, de zèle pour les âmes et d’amour pour ses ennemis. Chacun de ces exemples est là d’un grand poids pour l’âme", et tout ce qu’on peut désirer sur la terre, n’a rien qui puisse leur être comparé pour celui qui y trouve éternellement sa parfaite délectation; car plus dans ce siècle on les aura regardés comme abjects et infamants, plus aussi dans cette vie et dans l’autre les amis de Dieu les vénéreront avec reconnaissance. Tout ce qui est bon, par fait, et applaudi de tout le monde, est désiré non seulement dans l’ordre de la grâce, mais encore dans l’ordre de la nature; cependant la facilité de l’acquérir et l’approbation des hommes diminue son mérite devant Dieu; au contraire ce qui est bon, parfait, et que les méchants blâment, méprisent, et que la grâce fait aimer et non la nature, trouvera une entière récompense devant Dieu. C’est pourquoi nous devons aimer davantage les exemples de Jésus-Christ et les bonnes œuvres que le monde repousse, mais que Dieu approuve. C’est ce qui fait dire à saint Jérôme: Qui ne désirerait d’être maudit pour être loué de la bouche de Jésus-Christ même et recevoir une céleste et abondante récompense. Plût à Dieu que pour le nom de mon Seigneur et sa justice la foule des infidèles me tourmente et me persécute! Plût à Dieu que je devienne l’opprobre de ce monde stupide, afin que je puisse mériter les louanges de Jésus-Christ, et espérer de recevoir la récompense qu’il nous a promise! Nous devons donc supporter volontiers les opprobres et les médisances pour devenir dignes des louanges de Dieu. Car si nous cherchons les louanges humaines, nous perdrons celles de Dieu. En effet, quiconque est applaudi des hommes se trouve désapprouvé de Jésus-Christ, comme il est écrit en saint Luc, chap. VI: "Malheur à vous qui êtes riches, etc." O qu’heureuse est l’âme qui porte en elle toutes les marques de Jésus-Christ; maudite au contraire est celle qui porte en elle les vestiges du démon. On appelle vestiges du démon toutes les sortes de péchés mortels; plus chaque exemple de Jésus-Christ se manifestera dans une âme, plus le Dieu tout-puissant et ses élus éprouveront de joie en la présence de cette âme, pendant l’éternité! Un motif de plus qui porte encore l’âme à aimer Dieu, c’est la passion de Jésus-Christ, si digne de notre compassion et de nos respects: Ce qui ébranle le plus, ce qui enflamme les âmes, dit saint Bernard, c’est ce calice, Seigneur Jésus, que vous avez bu pour l’oeuvre de notre rédemption, oeuvre que nul autre ni dans le ciel ni sur la terre n’a pu accomplir. C’est surtout dans cette oeuvre que s’est manifestée son incomparable fidélité; dans son âme il a souffert l’ennui, la tristesse et la crainte, dans son corps, une douleur incomparable selon cette expression des Lamentations, chap. I: "O vous tous qui passez, voyez s’il est une douleur comparable à la mienne." Cette tête, dit saint Bernard, qui inspire la frayeur aux esprits angéliques, est d’une épaisse couronne d’épines; cette face, la plus auguste parmi les enfants des hommes, est souillée par les crachats des impies; ces yeux, plus brillants que le soleil, sont voilés par les ombres de là mort; cette oreille, accoutumée dans les cieux aux concerts des anges, est fatiguée sur la terre par les vociférations insultantes des pécheurs qui crient de toutes parts: crucifiez-le, crucifiez-le. Cette bouche, qui instruit les anges, est abreuvée de vinaigre et de fiel; ces mains, qui posèrent la base des cieux, sont étendues sur la croix; son dos est sillonné par les verges et les fouets; son côté est percé par la lance d’un soldat, de sorte que dans toute sa personne, malgré son innocence, il n’y a eu aucune partie qui n’ait souffert un châtiment particulier pour l’expiation de nos fautes. C’est cette innocence qui arracha à saint Ambroise cette exclamation: Qu’avez-vous donc commis, ô Fils bien-aimé, pour être jugé de la sorte, c’est moi qui suis la cause de votre mort! ô mystérieuse et ineffable disposition, l’injuste pèche et le juste est puni; le crime de l’esclave, le Seigneur l’efface; ce que l’homme commet, Dieu l’endure. C’est moi qui ai fait le mal, et vous en subissez le châtiment; je me suis enorgueilli, et vous vous êtes humilié. Oh! de quel amour se sentira embraser, dans la patrie, l’âme qui savourera un éternel plaisir, pour toutes les larmes, les opprobres, les coups, les soufflets, les afflictions, les plaies, les meurtrissures et toutes les gouttes de sang que Jésus-Christ aura répandues pendant sa vie; car chaque âme regardera comme supportées pour elle seule toutes les souffrances de la passion, selon ce que dit l’Apôtre du Seigneur Jésus dans sa deuxième lettre aux Galates: "Celui qui m’a aimé s’est livré lui-même pour moi." Il ne dit pas pour nous, mais pour moi, considérant que le Seigneur Jésus-Christ a souffert pour lui seul. Le souvenir de toutes ces choses devrait, dans cette vie, se graver dans nos coeurs avec une continuelle amertume pour nous ex citer à la ferveur divine, selon cette expression de l’épouse dans les Cantiques: "Mon bien-aimé est pour moi comme un faisceau de myrrhe," c’est-à-dire une montagne d’amertume, "aussi il reposera sur mon sein." Plus il y aura eu là de tristesse pour l’âme dans ce que nous venons de dire, plus aussi cette âme ainsi que tous les élus de Dieu en éprouveront de joie selon cette parole de Jésus-Christ: "Votre tristesse se changera en joie." De même le continuel souvenir de ce que nous venons de dire deviendra un surcroît de mérites. Ce qui fait dire à saint Bernard: Mes frères, depuis le commencement de ma conversion, comme je savais que j’étais sans mérites, pour m’en faire un monceau j’ai eu soin de recueillir toutes les anxiétés et les amertumes de mon Seigneur, de les lier en un faisceau et de les placer sur mon sein. D’abord la nécessité de son enfance, ensuite, les peines qu’il a supportées dans ses prédications, les fatigues dans ses courses; les veilles dans ses prières, ses jeûnes, ses larmes que lui a fait verser sa compassion, les embûches qu’on lui a tendues dans ses discours, les dangers de la part des faux frères, les invectives, les crachats, les soufflets, les insultes, les clous et Tes autres semblables injures qu’il à supportées pour le salut du genre humain, comme on le lit fort au long dans l’ensemble des divers Evangiles. Ainsi le souvenir continuel de tous ces travaux permet à l’âme, dans cette vie, de rendre la réciprocité au Seigneur Jésus et trouve une abondante satisfaction dans cette seule volonté de vouloir ainsi rendre la pareille selon le témoignage de saint Jérôme. Vraiment elle est heureuse et peut être égalée aux anges, cette âme qui au nom et à la façon de Jésus-Christ, voudrait souffrir tout ce qu’il a supporté pour nous.
Un autre motif encore capable d’exciter l’âme à l’amour de Dieu, C’est sa vérité dans ses divines promesses. Car tout ce que le Tout Puissant a promis aux bons et aux mauvais, soit par des figures, soit par les Ecritures figurativement ou expressément par lui-même ou par ses saints, il l’accomplira entièrement sans ambiguïté, comme il a accompli tout ce qui était écrit de lui jusqu’à la mort ignominieuse de la croix; voilà pourquoi à la fin ayant goûté du fiel, il s’écria: "Tout est consommé," suppléez, tout ce qui a été écrit de moi. Il a promis aux méchants, en disant dans le Deutéronome, XXXII: "J’amoncellerai sur eux tous les maux," aussi jamais il n’est tombé autant de gouttes de pluie sur la terre qu’il y a de maux, différents pour tourmenter éternellement les réprouvés. Saint Augustin en parle encore plus clairement, quand il écrit: Malheur à ceux pour qui est préparé le supplice des vers, l’ardeur des flammes, la violence de la soif, les pleurs et les grincements des dents, les larmes des yeux, les ténèbres extérieures et un châtiment qui n’aura pas de fin; là où règne le désordre, où l’on ne connaît plus personne, mais où se trouve une douleur et des gémissements continuels, où l’on désire la. mort sans l’obtenir, où le vieillard et le roi ne reçoivent aucun honneur, où le Maître n’est pas au-dessus de l’esclave, où la mère n’a plus d’affection pour son fils et sa fille, où le fils ne respecte plus son père, où tout n’est que mal, indignation, puanteur et amertume. Voici comment Job parle de cette amertume: "Pourquoi la lumière a t-elle été donnée aux malheureux et la vie à ceux qui sont dans l’amertume de l’âme, qui cherchent la mort et ne la trouvent pas." Tout être vivant fuit la mort à cause de ses horreurs; là, au contraire, on désire l mort à cause de l’amertume de la vie, et la mort fuira les ré prouvés.
Hélas! Quelle infortune où la mort se repaît d’eux sans qu’ils
puissent mourir, où ils vivent toujours et meurent sans fin, où ils détestent
Dieu et se détestent eux-mêmes, où Dieu ne se souvient plus d’eux et où, comme
des êtres ensevelis dans un sépulcre, ils resteront dans un éternel oubli.
Selon saint Anselme, là leurs supplices seront sans fin, sans interruption, ni
diminution. Leurs cruels bourreaux ne se lassent jamais et sont impitoyables,
la cruauté effraie le coupable, la conscience le confond, ses pensées lui font
des reproches amères et ils ne peuvent fuir parce qu’ils sont jetés les mains
liées dans les ténèbres extérieures. "Il est survenu, dit
l’Ecclésiastique, XL, un cataclysme sur les impies," c’est-à-dire
un déluge de châtiments. Il a aussi, dans l’Evangile, promis aux bons de les
faire participer tous ensemble et chacun en particulier à tous ses biens. Quels
sont ces biens, dit Isaïe, chap. IV: "L’oeil ne peut voir, Seigneur,
sans vous, les biens que vous avez préparés à ceux qui ont mis en vous leurs
espérances; mais personne ne les connaît que celui qui les reçoit et celui qui
les donne." Ce qui fait dire à saint Augustin, qu’on soit plus
facilement ce qu’il n’y a pas que ce qu’il y a dans l’éternité. Il n’y a rien
de ce qui peut engendrer la fatigue et le sommeil, la faim et la soif; il n’y
aura aucun besoin de se reposer, on ne pourra y vieillir et il ne sera pas
nécessaire de croître et de naître dans un lieu où les vivants sont toujours
dans le même état; cependant ailleurs, dans le livre de la malheureuse vie du
corps et de l’âme, il dit quelques mots de ce que sera la vie éternelle: Tu as
donc dû, dit-il, ô chair, recevoir cette vie, où il y a une vie sans mort, une
jeunesse sans vieillesse, une lumière sans ténèbres, une joie sans tristesse,
une paix sans dis corde, une volonté sans opposition, un royaume sans division,
c’est-à-dire Dieu, le bien souverain et immuable, qui n’a ni commencement ni
fin, qui possède naturellement et éternellement tout ce qui est bon et immense,
et de qui découlent tous les biens temporels. Là, dit saint Augustin, on ne
désire rien de ce qui n’y est pas et on ne se dégoûte pas de ce qui y est. Il
ne manquera rien ni aux bons, ni au; méchants, d’où il est évident, d’après ce
que nous venons de dire, que Dieu est fidèle dans toutes ses paroles. Ici il y
a maintenant beaucoup de choses qui sont voilées, et il en a une infinité qui
semblent bonnes et qui ne le sont pas, une infinité qui paraissent mauvaises et
qui sont cependant justes et bonnes; mais au jugement, quand Dieu manifestera
les secrets des coeurs, la vérité paraîtra dans tout son éclat, ce qui fait
dire à l’Ecclésiaste, XI: "A la mort de l’homme se fera le
dépouillement de ses oeuvres." D’où saint Augustin ajoute: Bien des
actions semblent répréhensibles aux yeux des hommes, qui seront approuvées par
votre témoignage, Seigneur, et beaucoup d’autres que les hommes applaudissent
et que vous condamnerez, car il y a loin de l’apparence à la réalité d’un fait,
de l’âme qui agit, et du temps qui est in connu.
Il y a encore un autre motif qui porte à l’amour de Dieu, c’est la miséricorde divine dont il est dit dans l’Ecclésiaste, chap. II: "Sa miséricorde est en lui à l’instar de sa grandeur; et sa grandeur est sans fin," dit le Psaume XIV; Et le Seigneur dans Jérémie dit aussi, XXIII: "Je remplis le ciel et la terre;" ainsi sa miséricorde est sans dimension, elle remplit tout ce qui est dans le ciel et sur la terre Dans le ciel sa miséricorde se manifeste dans les anges et dans les saints, parce qu’il leur a accordé plus de béatitude qu’ils en ont mérité, qu’ils en ont espéré, qu’ils en ont désiré, qu’ils en ont même imaginé. Sur la terre sa miséricorde se manifeste sur les bons qu’elle prévient par sa grâce afin qu’ils veuillent le bien, elle les seconde en suite afin que par le moyen de la grâce ils accomplissent ce qu’ils ont voulu et qu’ils persévèrent après dans leurs bonnes résolutions; et il leur est tellement attaché par sa miséricorde, qu’il regarde comme fait à lui-même, tout ce qu’on leur fait de bien ou de mal, comme il le dit lui-même: "Celui qui vous touche, c’est comme s’il touchait la prunelle de mon oeil;" de plus: "Celui qui vous reçoit, me reçoit, et celui qui me reçoit celui qui m’a envoyé;" au contraire, "Celui qui vous méprise, me méprise," et encore, "Ce que vous avez fait au der nier des miens, c’est à moi que vous l’avez fait;" et la Glose ajoute Les derniers, ce sont ceux qui ne possèdent rien dans ce monde et qui seront constitués juges avec Jésus-Christ. Encore, il dit à Saul qui persécutait les chrétiens: "Pourquoi me persécutes-tu?" quoique ce ne fût pas lui, mais les fidèles qu’il persécutait. Sa miséricorde se montre encore à l’égard des pécheurs qui sont sur la terre, puisqu’il leur par donne longtemps, quoiqu’il pût justement les condamner après la première offense; et toutes les fois que la nécessité les contraint à faire pénitence, si le repentir est sincère, ni l’indignité de leur vie, ni l’extrémité de l’heure, ne les excluent du pardon, mais sa charité, comme une tendre mère, reçoit dans son sein cette multitude de pro digues repentants. Bien plus, dit saint Bernard, Dieu pardonne pleinement et miséricordieusement, il ne damne pas en se vengeant, il ne blâme pas en couvrant de confusion, il n’aime pas moins en châtiant. Dans l’enfer aussi, il manifeste sa miséricorde envers les démons et les réprouvés, parce qu’il les punit moins qu’ils ne le méritent, car le vice est si incompatible avec le souverain bien, que Dieu qui est infiniment sage ne peut trouver de châtiment proportionné à l’offense du péché mortel.
Comme Dieu, qui est immense et infiniment puissant, se trouve très
grièvement offensé par le péché, et que le châtiment doit être en rapport avec
la condition de la personne offensée; d’autre part, comme Dieu dispose tout
avec nombre, poids et mesure, il s’ensuit que mille enfers ne suffiraient pas
pour punir dignement une seule et unique faute. La miséricorde de Dieu se
montre aussi dans le purgatoire en purifiant les âmes, qui sans le purgatoire
ne sauraient supporter l’éclat de son visage. C’est encore par son immense
miséricorde qu’il a permis que ceux qui manquent de mérites, soient aidés par
les suffrages des autres. Mais cette excessive miséricorde paraît dans tout son
éclat, lorsque Dieu qui n'exauce pas les pécheurs à cause d’eux-mêmes, comme il
le dit dans l’Evangile, permet cependant que ce que font pour les âmes du
purgatoire ces mêmes pécheurs, quoique ennemis de Dieu, soit utile à ces mêmes
âmes. En effet, lorsqu’un prêtre coupable de péché mortel célèbre la messe pour
les défunts, quoique dans cet état il ne mérite que la damnation éternelle,
elle leur sert cependant à diminuer leurs peines. Car Dieu n’a pas pour
agréable ce sacrifice dans la personne du mauvais prêtre, mais dans la personne
de ceux qui sont morts dans la charité. Semblablement, sa miséricorde brille
sur ceux qui sont dans les limbes, puisqu’il ne les afflige d’aucune peine
temporelle, comme la faim, la soif, le froid, la chaleur, la fatigue, le
travail et la maladie, et qu’ils préfèrent exister que de ne pas être. De sorte
qu’ils ne peuvent, non plus que ceux qui sont dans l’enfer, accuser Dieu de
leur faire injure, puisqu’il n’est nullement tenu de leur accorder la vie
éternelle, ce qui fait ajouter à la Glose: "Est-ce que le potier n’a
pas le droit," etc.? Tout le genre humain ayant été condamné dans la
souche apostolique, quand bien même Dieu n’aurait délivré personne, on ne
pourrait pas blâmer sa sentence; mais il l’a disposée de manière à ne pas
damner tout le monde, et à ne pas non plus sauver tout le monde; car si tout le
monde était sauvé, on ne saurait pas ce que la justice doit au péché; si au
contraire tout le monde était damné, on ignorerait ce que produit la grâce.
Il y a encore un autre motif qui alimente dans
l’âme l’amour divin, c’est la justice divine qui
s’est manifestée pour la première fois, lors qu’il plongea dans une éternelle
misère quelques anges guide leur plein gré et sans que personne d’ailleurs ne
lés y poussât se séparèrent du souverain et éternel bien, et qu’il confirma
ensuite dans la grâce ceux qui s’attachèrent à ce souverain bien. Cette justice
divine s’est montrée de nouveau, lorsque après la prévarication du seul Adam,
il a à juste titre assujetti tout le genre humain à la mort et aux différentes
misères de la vie. Car de même que tous les hommes eussent recueilli la gloire
de la vie éternelle, si Adam fût resté fidèle au précepte divin; ainsi étant
tous issus de lui, ils furent tous condamnés à juste titre à la mort après sa prévarication.
Mais ce qui a surtout manifesté la justice divine, c’est que les anges qui ont
été eux-mêmes les auteurs de leur propre chute sans aucune tentation
extérieure, n’ont ni pu ni dû obtenir aucun secours; tandis que l’homme qui
n’est tombé que par la suggestion frauduleuse d’un autre, a pu et d être
assisté de la vertu d’un autre. Et cela c’est Jésus-Christ qui l’a opéré. Que
Dieu en soit éternellement béni! Là aussi apparaîtra la justice de Dieu qui
nous est maintenant inconnue; et l’on verra pourquoi il donne sa grâce à l’un
et la refuse à l’autre, comme le dit l’Apôtre, en parlant d’Esaü qui pour un
peu de nourriture vendit son droit d’aînesse, et qui désirant ensuite hériter
de la bénédiction, fut repoussé, quoiqu’il la demandât avec larmes. Cependant
sur les larmes du roi Ezéchias, il changea la sentence de mort qu’il avait
portée contre lui; il lui accorda encore quinze ans de vie et opéra un grand
prodige dans le soleil qu’il fit rétrograder de dix lignes. Dé même, il remit à
David son péché, parce qu’il en demandait grâce, et ne voulut pas user
d’indulgence envers Saül quoiqu’il l’en priât, et pour se venger de sa faute
lui laissa le royaume malgré la haine qu’il avait contre lui. De même, par un
secret jugement, il donne aux uns, quoiqu’il sache qu’ils ne persévéreront pas
éternellement, d’insignes et nombreuses grâces, comme à Judas, qui, selon saint
Pierre, eut le pouvoir de faire beau coup de signes et de prodiges, tandis qui]
en accorde moins à d’autres dont il connaît cependant la persévérance finale.
Ce qui fait dire à la Glose, en parlant de la même Epître aux Romains, II: "Il
endurcit qui il veut." Il endurcit, non pas en communiquant la malice,
mais en n’accordant pas sa miséricorde à ceux à qui il ne veut pas, par une
équité secrète, et juge d’une manière telle que les sens de l’homme ne sauraient l’apprécier.
L’immense justice de Dieu se manifeste aussi dans ceux qui sont détenus dans le purgatoire, en permettant que ses élus y endurent de très rigoureux châtiments pour leurs fautes, bien que dans cette vie, comme le dit saint Augustin, ils eussent pu en un instant les effacer par une courte sentence. Et quoique le feu du purgatoire, dit le même saint Augustin en parlant de cette excessive rigueur, ne soit pas éternel, il surpasse cependant tout autre châtiment;,et quoique les martyrs aient souffert des tortures inouïes, jamais supplice si cruel n’a été inventé par les hommes. La même justice apparaîtra aussi ail jugement dernier, lorsqu’il ne fera acception de personne, mais qu’il jugera le petit et le grand, lorsqu’il ne se laissera fléchir par les prières de personne et ne recevra aucune gratification pour leur délivrance, car, selon l’Ecclésiaste, XII, "Dieu portera à son jugement tout ce qui se fait par erreur, bon ou mauvais;" et la Glose ajoute, qu’il demandera même compte d’une parole oiseuse dite par inadvertance. Ce qui fait dire à saint Augustin, dans le II° livre de la Discipline de la maison de Dieu: Que ferons-nous en ce jour où il commencera à siéger contre nous, à discuter et à placer tous nos péchés sous nos yeux, où il emploiera contre nous de cruels accusateurs et comparera tous les bien faits qu’il nous a accordés avec tous les crimes que nous avons commis. Car tout sera pesé dans la balance de la justice, nos paroles, nos actions et nos pensées. Il ne sera plus temps d’aller emprunter de l’huile aux vierges prudentes, ni d’aller en acheter aux marchands, il n’y aura plus un moment de délai, mais alors commencera l’affreux et juste jugement sur tout ce qui aura été fait dans cette via, comme nous venons de le dire. C’est donc à bien juste titre qu’il faudrait aimer Dieu par-dessus tout.
Là aussi l’âme jouira de Dieu par Dieu même. La jouissance est une délectation qui prend sa source dans l’union de l’intellect et de l’affection en Dieu. En effet, quand l’âme plonge son intelligence dans l’éternité, l’immensité, l’omnipotence, la sagesse, la bonté, la libéralité, la charité, la noblesse de Dieu, etc., aussitôt son affection s’enflamme pour toutes ces choses que son intelligence a saisies, et non seulement elle se délecte dans chacun des attributs qu’elle trouve en Dieu, bien plus elle jouit encore de Dieu dans chacun des anges et des saints, dans chaque vertu, dans chaque don gratuit et naturel. Ainsi, selon l’Apôtre, I° aux Corinthiens, XV: "Dieu sera tout en toutes choses," c’est-à-dire q lui-même; dans ce qu’il est pleinement et proprement, sera possédé dans chaque chose qui vient de lui, que ce soit dans les anges ou dans les saints. Voici comment parle Isaïe de cette jouissance, L: "Alors vous verrez, vous aurez tout en abondance et votre coeur admirera et se dilatera." Vous verrez par l’intelligence la nature divine et les oeuvres de Dieu, et dans chaque chose vous serez comblé de délices, et votre coeur admirera la Trinité dans l’unité et l’unité dans la Trinité, et chacune des oeuvres de Dieu, et comment il est lui-même seul dans chacune, et votre coeur se dilatera pour accueillir la Trinité avec tout ce qu'elle a et tout ce qu’elle peut. Ce ne sera ni la foi, ni l’espérance, ni la dévotion ou tout autre vertu qui feront naître cette jouissance dans rame, comme elles le fout sur la terre; mais ce sera Dieu lui-même, comme il le promet dans Isaïe: "Comme une mère qui comble quelqu’un de ses caresses, ainsi je serai moi-même votre consolation, parce que mes délices sont d’être avec les enfants des hommes." C’est à cette délectation que le Seigneur appelait autrefois par le prophète Isaïe, L en disant: Vous tous qui avez soif, approchez vous des eaux, et vous qui n’avez pas de quoi l’acheter, venez et buvez ce vin et ce lait qui n’ont subi aucune altération, le vin de la divinité et le lait de l’humanité. Ensuite dans son immense désir, il nous y a personnellement invité. Se tenant en effet un jour de grande fête au milieu d’une foule de peuple assemblé, il criait, saint Jean, VII: "Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi et qu’il boive; et en saint Matth., XI: "Venez à moi, vous tous qui êtes épuisés de travail et qui êtes surchargés, et je vous soulagerai," non par mes envoyés, mais par moi-même; et dans l'Apocalypse, il nous annonce une délectation gratuite, disant: "Que celui qui en a le désir reçoive gratuitement l’eau de la vie," et y contraindre personne, ce qu’il offrit si souvent dans cette vie, il le donnait fidèlement.
Là encore, l'âme jouira de Dieu en Dieu, car toute la délectation que l'âme perçoit en cette vie de la créature, l'éloigne la plupart du temps de Dieu, parce qu’elle ne revient pas tout entière en Dieu, mais s’attache un peu aux créatures, selon cette parole de saint Grégoire: L’âme ne peut jamais être sans délectation, elle cherche son plaisir ou dans les choses basses où dans les chose3 élevées, et plus ses désirs sont ardents pour les choses basses, plus dans ce corps de perdition, elle se refroidit pour les choses élevées. Au contraire toute affection de la créature cessant, dans la suite le Seigneur Jésus introduira l’âme fidèle dans la délectation de son seul créateur, selon ce passage du Psaume XXXVI: "Réjouissez-vous dans le Seigneur, etc." Cette jouissance ici-bas est si modique qu’elle entre tout entière dans l’âme, tandis que là haut elle ne pourra entrer tout entière, mais ce sera l’âme qui entrera dans elle, selon cette expression de saint Augustin: Toute la joie n’entrera pas dans ceux qui se réjouiront, mais ce seront eux qui entreront tout entiers dans cette joie. Quant à la délectation des créatures qui empêche l’âme de jouir de celle de son créateur, Dieu l’a préfigurée par les Juifs à qui il ne donna pas de manne pendant les trente jours que dura la farine qu’ils avaient apportée d’Egypte; mais dès quelle fut épuisée, il leur envoya du ciel un pain qui avait toute espèce de charmes et de douceurs pour le goût, et qui devenait pour chacun ce qu’il désirait. Quelle sera donc la délectation qu’on éprouvera dans le Créateur qui amis tant de jouissances dans un simple pain? C’est cette même que le Seigneur Jésus promet dans l’Apocalypse, II, en disant: "Personne ne la connaît que celui qui la reçoit ou qui en fait l’expérience," c’est-à-dire que celui qui la goûte, suivant ce passage du Psaume XXXIII: "Goûtez et voyez combien le Seigneur est doux." La douceur est connue de ceux qui aiment, tandis qu’elle est cachée et inconnue à ceux qui agissent par crainte. Voici l’explication que saint Augustin donne de l’ensemble de cette douceur: C’est, dit-il, le souverain Seigneur, dont il est dit dans le livre de la Trinité: On possédera tout ce qu’on aimera; et le souverain Seigneur sera le souverain bonheur et il s’offrira à la jouissance de tous ceux qui l’aimeront, et ce qui sera entièrement heureux alors, aura l’assurance de l’être toujours. Oh! quelle agréable douceur nous causera la présence de Dieu, puisque dans cette vie son souvenir est si doux! D’où saint Augustin s’écrie: Qu’y a t-il donc dans le souvenir de môn bien-aimé, puisque quelquefois, quand il me touche, il m’affecte avec tant de force et de suavité, que je ne suis plus le maître de moi-même, mais je suis entraîné et tout-à-coup renouvelé et changé entièrement, alors j’éprouve plus de bonheur qu’il m’est possible de le raconter. Et saint Ambroise dit sur le même sujet: Votre souvenir est plus doux que le miel; et faire de vous l’objet de ses méditations, c’est la plus délicieuse nourriture.
De même là l’âme jouira de Dieu à cause de Dieu même. Le propre de la jouissance d’une chose, c’est de l’aimer à cause d’elle-même et non à cause de tout autre avantage. La délectation par laquelle l’âme saisit Dieu, la porte à désirer avec beaucoup plus de force la manifestation de la gloire de Dieu, plutôt que sa propre béatitude. Car la gloire divine se manifeste surtout pendant que Dieu se prête à la jouissance de l’âme fidèle, et l’âme est si impressionnée de tant de pureté qu’elle trouve en Dieu, que si elle devait faire son choix de ces deux choses, perdre la béatitude éternelle, ou empêcher l’effet de la volonté divine sur elle ou sur les autres, elle préférerait volontiers être privée de la félicité éternelle que de retarder l’effet de la volonté divine sur quelqu’un, et elle se croirait très heureuse, si, à son détriment, elle pouvait accomplir en tout la volonté divine. C’est ainsi que, comme il est écrit au livre des Macchabées, Eléazar aurait mieux aimé être puni dans l’enfer que de transgresser, par la crainte de la mort, le précepte de la loi. Qu’il est donc juste que la créature préfère les intérêts des autres aux siens propres, puisque celui qui a pris tant de soin du genre humain qui s’est fait homme pour l’homme même, afin que l’homme devint Dieu lui-même, a enduré de si cruelles blessures, a trouvé des contradicteurs de sa doctrine, de critiques observateurs de ses actions, de dédaigneux railleurs de sa mort. Ce qui fait dire à l’Apôtre que, "Celui qui vit ne vive plus pour lui seul, mais pour celui qui est mort pour tous." Si l’homme voulait lui rendre la réciprocité, il ne pourrait, au témoignage de Job, "répondre à une chose sur mille." C’est encore ce qu’assure saint Bernard, disant: Dans l'œuvre de la création, il m’a donné à moi-même, dans celui de la rédemption, en se donnant lui-même à moi, il m’a rendu à moi-même. Ayant été donné et rendu, je me dais pour moi-même, et je me dais deux fois; que rendrai-je donc au Seigneur qui soit digne de lui-même! Car quand je pourrais mille fois me payer moi-même, que suis-je en comparaison de Dieu? Là encore l’âme jouit de la bonté de Dieu. Dieu, est bon, infiniment bon, le seul bon, et d’une bonté qui surpasse tout. Qu’il soit bon, extrêmement bon, toutes les créatures qui procèdent de lui l’attestent unanimement. Car il est écrit dans la Genèse, I: "Dieu vit que tout ce qu’il avait fait était bon," pris individuellement, et très bon, pris dans son ensemble. D’où il s’ensuit que, de même qu’on connaît un bon arbre par son bon fruit, ainsi toute bonne et excellente créature témoigne efficacement que Dieu est bon, infiniment bon. De même il est le seul bon, suivant cette réponse du Seigneur Jésus " Personne n’est bon que Dieu seul," ne s’excluant pas lui-même, ni le Saint Esprit, puisque l’un et l’autre ne font qu’un seul et même Dieu, un seul Dieu naturellement bon. La bonté des créatures visibles et invisibles ne leur est pas innée, mais elle tire sa source de lui seul, selon cette parole d’Isaïe: "Tout don qui nous vient du Père des lumières est excellent," à savoir naturel, "il est parfait" à savoir gratuit; de plus il surpasse toute perfection, selon ce passage de saint Augustin Non, jamais une âme ne pourra réellement se figurer rien de meilleur que vous, qui êtes le souverain bien et le bien par excellence. Car toute la bonté des créatures célestes et terrestres n’est que ma lice, comparée è la bonté de Dieu; et cette bonté est si étendue qu’on ne saurait ni la décrire, ni la raconter, ni se l’imaginer. En effet, si tous les esprits célestes et infernaux, si toutes les âmes créées et celles qui doivent l’être, voulaient tracer par écrit la bonté divine, quand chacun d’eux aurait la mer pour écritoire, et pour papier l’étendue des cieux, Dieu est si immense que chacun d’eux aurait mis la mer à sec et aurait rempli le ciel, qui ne pourrait en contenir une seule lettre, avant qu’ils n’eussent tracé la moitié de cette bonté.
Mais on parle plus vite qu’on écrit; eh bien! Quand toutes les étoiles, quand toutes les gouttes de pluie seraient des langues et se proposeraient de raconter cette même bonté, elle est si ineffable, qu’elles seraient toutes muettes avant qu’elles en eussent raconté la troisième partie. On pense plus rapidement qu’en ne parle ou qu’on n’écrit; eh bien! Quand chaque grain de sable de la mer, quand chaque plante de la terre seraient autant de coeurs et voudraient scruter la bonté de Dieu, elle est si excellente, qu’ils seraient entièrement brisés avant d’en avoir découvert même la dixième partie. Cette immense et éternelle bonté est le principe et la cause de toutes les créatures, et c’est pour jouir d’elle éternellement que les anges et les hommes sont créés. Ce qui fait dire à saint Augustin: Nous croyons que pour les choses créées, visibles et invisibles, célestes et terrestres, il n’y a pas d’autre cause que la bonté du Créateur, qui est l’unique et véritable Dieu. Cette bonté est si étendue que, souverainement bon dans sa béatitude qui le rend éternellement heureux, il veut, sans en éprouver de diminution, nous faire participer à tout ce qu’il peut nous communiquer. Ce bien donc qui constitue son essence et sa béatitude, c’est par bonté, et non par nécessité, qu’il le communique aux autres, parce qu’il est du souverain bien de vouloir être utile, et de l’omnipotence d’être incapable de nuire; et comme personne ne peut participer à la béatitude que par l’intelligence, mieux elle comprend, plus elle en reçoit en abondance. Dieu a fait la créature raisonnable, afin qu’elle eût l’intelligence du souverain bien, qu’elle l’aimât en le comprenant, qu’elle le possédât en l’aimant, qu’elle en jouît en le possédant et qu’elle fût ainsi éternellement heureuse.
Là aussi l’âme jouira en même temps du Père, du Fils et du Saint Esprit, ce qui constitue le souverain bien et la vie éternelle. Dieu le Père se délecte outre mesure dans la béatitude du Fils, et le Fils semblablement dans celle du Père; et le Père et le Fils se délectent dans la béatitude du Saint Esprit; et le Saint Esprit se délecte pareillement dans la béatitude de l'un et de l’autre. Chacune des trais personnes jouit autant dans les autres que dans elle-même, parce qu’elles n’ont qu’une seule et même béatitude, et cette mutuelle jouissance se trouve dans les trais personnes par une mutuelle et très véritable charité. Chacune des trais personnes adresse à l’autre cette parole que, dans saint Jean, le Seigneur Jésus adresse au Père: "Tout ce que vous avez est à moi, et tout ce que j’ai vous appartient;" donc je suis tout ce que vous êtes, et vous êtes réellement tout ce que je suis. C’est à soupirer après ces délices que le Seigneur Jésus invite fidèlement ses fidèles serviteurs, quand il dit: "Demandez que votre joie soit parfaite et vous recevrez." La plénitude de la joie éternelle, c’est la jouissance simultanée des délices de la sainte Trinité. C’est le torrent de volupté qui fait dire à David, Ps. XXXV: "Vous les enivrerez du torrent de votre volupté." On l’appelle torrent à cause de l’abondance qui est en Dieu. Quelle est la source de ce torrent? Le même Psaume le dit encore: "Vous êtes la source de la fontaine de vie." La fontaine de vie, c’est l’éternelle et immense libéralité de Dieu, d’où découle une joie sempiternelle. Il ne suffit pas d’aller puiser une fois, deux et mille fois à cette source divine, puisqu’à cette fontaine l’âme fidèle trouvera le repos éternel et un très heureux séjour, lorsque le Seigneur dira à chacun: "Entrez dans la joie de votre Dieu." Dans cette vie, toute la joie divine entre dans ceux qu’elle charme, parce que ce qu’on y reçoit est modique et éphémère; là, au contraire, toute la joie ne saurait entrer dans ceux dont elle fera les délices, mais ce seront ceux qui entreront dans la joie, comme le dit saint Augustin. Celui qui jouit des délices de la sainte Trinité possédera toujours, et que ne possédera t-il pas? Certainement tout ce qu’il voudra s’accomplira, et tout ce qu’il ne voudra pas n’arrivera pas, dit le même saint Augustin. Là aussi, l’âme se délectera immensément dans la continuelle vision de la face de Dieu toujours pleine de charmes, comme le dit la Glose sur les Psaumes: Rien de plus délicieux que cette vision, parce qu’ils aimeront toujours celui qu’ils verront toujours. Ce charme est si grand, qu’au témoignage de saint Augustin, si les méchants le pouvaient, ils aimeraient mieux rester dans la peine et voir Dieu, que d’en être délivrés et d’être privés de Cette vision. Car cette face est si délicieusement admirable et si rem plie de charmes, qu’à son seul aspect leurs peines cesseraient plus promptement qu’une étincelle ne serait éteinte au milieu de la mer. Semblablement, l’âme trouvera infiniment de charmes dans la face corporelle de Jésus-Christ, que les anges, au témoignage de saint Pierre, désirent toujours contempler. Et la raison que donne la Glose de ce désir, c’est que la gloire postérieure de celui qui a souffert pour nous comme homme est si grande, que les vertus angéliques, toutes parfaites qu’elles sont dan l’éternel bonheur, sont ravies de joie, non seulement de contempler sans cesse la magnificence de l’immortelle divinité, mais encore d’envisager la splendeur de l’humanité qu’il a prise. Mais pourquoi désirent-elles de voir son visage, et ne cessent-elles jamais de le considérer? C’est que la contemplation de sa divine présence rend les anges si heureux que, quoique toujours rassasiés à la vue de sa gloire, ils soupirent cependant toujours après sa douceur, comme si elle était toujours nouvelle. Là donc, les ‘vertus célestes et les âmes bienheureuses désirent toujours et sont toujours rassasiées. C’est de ce rassasiement que parle saint Grégoire, quand il dit: Elles sont rassasiées, pour qu’elles n’aient pas d’inquiétude dans leurs désirs, et elles désirent être rassasiées, pour qu’elles n’aient pas de dégoût dans leur satiété. Elles désirent donc sans peine, parce que la satiété accompagne le désir, et elles sont rassasiées sans dégoût, parce que la satiété est excitée par le désir. Là es crachats, toutes les larmes, les gouttes de sang qui, pendant sa passion, découlaient de son auguste face, deviennent une spéciale et éternelle satisfaction pour les anges et les saints. C’est en parlant de ce mortel et passible visage que le Seigneur Jésus disait un jour, saint Luc, ch. X: "Heureux les yeux qui voient, etc." Ils sont donc bienheureux les yeux qui contemplent continûment cette face glorieuse. Il faut observer que c’est de la splendeur du visage du Seigneur Jésus qu’il est écrit dans le saint Evangile, qu’après la résurrection les corps des saints brilleront comme le soleil, mais leurs âmes seront encore plus éclatantes; et plus une âme sera brillante, plus son corps sera éclatant, et les anges seront plus resplendissants que le soleil; mais l’éclat du visage de Jésus-Christ l’emportera sur toute cette splendeur réunie, comme le jour le plus brillant l’emporte sur la nuit la plus ténébreuse; car la cité céleste n’a besoin pour l’éclairer, ni du soleil, ni de la lune, ni des étoiles, mais elle est illuminée par l’éclat du visage de ce divin Agneau, selon le témoignage de saint Jean dans l’Apocalypse. Le visage de cet Agneau, c’est l’éclat de la lumière éternelle, c’est le miroir sans tache, comme il est rapporté dans le livre de la Sagesse. C’est lui qui disait un jour à son Père, S. Jean, XVII: "Je veux que ceux que vous m’avez donnés soient où je suis, et qu’ils y soient avec moi, afin qu’ils voient ma splendeur;" et la Glose ajoute Je veux que cette lumière dont vous m’avez environné, vous la donniez à chacun d’eux pour qu’ils en jouissent éternellement.
Dans cette vie nous devrions continuellement, comme d’une chose qui nous est absolument propre, jouir de Dieu, dans toutes actions et pour toutes nos actions, dans toutes nos offrandes et pour toutes nos offrandes. C’est pour nous faire particulièrement jouir, comme l’assure Isaïe, "que le Fils de Dieu nous a été donné." Quel aveuglement et quelle sotte stupidité on voit dans plusieurs qui sans cesse cherchent Dieu, soupirent continuellement après lui, le désirent fréquemment, s’adressent à lui tous les jours dans leurs prières et frappent à sa porte, lorsque eux-mêmes, comme le dit l’Apôtre, sont les temples du Dieu vivant, et qu’il habite véritablement en eux, puisque leur âme est le séjour où Dieu repose continuellement. Quel est celui, si l’on en excepte l’insensé, qui cherche un instrument dehors, sachant qu’il l’a renfermé; ou à quoi peut servir un instrument qu’on cherche et qu’on ne trouve pas, et comment peut fortifier une nourriture que l’on désire et que l’on ne mange pas! C’est ainsi que s’écoule la vie du juste qui ne fait que chercher Dieu, mais qui n’en jouit pas, aussi ses oeuvres sont-elles moins parfaites.
Là aussi l’âme est unie à Dieu par Dieu, lorsqu’elle peut connaître constamment les inclinations et les goûts de Dieu, lorsqu’elle se conforme à la volonté divine et aux exemples infiniment saints de Jésus-Christ, lorsqu’elle jouit de chaque vertu et de chaque don du Saint Esprit, selon que Dieu en a disposé de toute éternité, lorsqu’elle participe à la puissance, à la sagesse, à la bonté, à la vérité et à toute la béatitude divine. Cette union nous est figurée dans le livre des Rois, où il est dit que l’âme de Jonathan était collée à celle de David, et qu’il l’aimait comme sa propre vie; ainsi quand l’âme fidèle est ainsi unie à Dieu, elle perçait par la grâce tout ce que Dieu peut lui communiquer et qu’il possède par nature, car Dieu le Père dira à chaque fidèle: "Mon fils, vous êtes toujours avec moi, et tout ce que j’ai est à vous." C’est pour quoi chaque élu devient un Dieu selon cette expression du Ps. LXXXI: "J’ai dit: Vous êtes des dieux." Or cette union de l’âme fidèle à Dieu, se fait par le Fils de Dieu qui a pris la nature humaine pour l’élever à l’union divine, et cette union, le Fils de Dieu l’a obtenue par Lette fervente prière, où il dit à son Père: "Comme vous êtes en moi, Ô mon Père, et que je suis en vous, qu'eux aussi ne soient qu’un en nous," et encore: "Vous êtes en moi, je suis eu vous, qu’ils soient con sommés en un." Et il existe une union parfaite là où le Père et le Fils ne font qu’un, et où le Fils en sa qualité de chef de l’Eglise, passe avec tous ses membres, c’est-à-dire tous les fidèles, à l’union paternelle.
Là, l’âme est donc unie à Dieu et dans Dieu, et cette union de l’âme fidèle avec Dieu n’éprouve aucune interpolation, mais elle tient l’âme fidèle constamment attachée à Dieu; et c’est par Dieu que se fait cette union au sujet de laquelle il a dit: "Je vous reverrai encore;" ce qu’il faut entendre de la mort ou du jugement dernier; "et personne ne vous enlèvera votre joie;" or cette vision de Jésus-Christ n’est autre chose que l’union inséparable de l’âme fidèle avec Dieu le Père, et cette joie de l’âme dont personne ne peut lui enlever les délices, vient de ce qu’elle est unie et très étroitement unie à la sainte Trinité,-comme nous venons de le dire. Quant à l’union que nous avons avec Dieu dans ce monde, elle est imparfaite, inconstante, ne dure jamais, comme le dit Job, dans le même état; l’âme se laisse si souvent entièrement séparer de Dieu, par les tentations les plus légères et s’éloigne de la familiarité de Dieu par des péchés véniels. Avec quelle ardeur donc devrions-nous soupirer après cette heureuse union, et quelle joie pensez-vous que goûtera dans cette union fortunée l’âme fidèle qui trouvait tant de suavité dans le seul souvenir du Seigneur, dont il est dit dans le Psaume LXXVI: "Mon âme n’a pas voulu de mander son contentement aux choses passagères, je me suis souvenu de Dieu et j’ai été inondé de joie?" Et de quoi cette joie est-elle suivie? Isaïe va vous le dire "Je conserve un profond souvenir des délices de cette union, et mon âme séchera de langueur tant qu’elle se verra éloignée de sa jouissance." Ce qui a fait dire à saint Grégoire, sur ces paroles des Cantiques: "Vos mamelles sont meilleures que le vin, parce que dans l’éternité, par la beauté et la sublimité de la contemplation, nous sommes bien élevés au-dessus de ce que nous connaissons de vos perfections, soit par la foi, soit par les divines Ecritures." Et l’odeur de vos parfums surpasse celle de tous les aromates, c’est-à-dire les biens que vous préparez par la contemplation, sont beaucoup au-dessus des avantages de cette vie.
De même l’urne fidèle est là, unie à Dieu à cause de Dieu. Eu effet, dans cette heureuse union, l’âme ne considère pas ce qui lui est principalement utile, mais ce qui va le plus à la gloire de Dieu. Il est en effet vraiment admirable pour Dieu, il est honorable pour l’homme d’être uni à Dieu dans l’éternelle béatitude. De là, il est écrit dans Job, chapitre VII: "Qu’est-ce que l’homme pour que vous daigniez le glorifier?" Et cette glorification, il est certain que tous les élus la célébreront, selon le témoignage du Psaume CXIV: "Ils exalteront la magnificence de votre gloire, l’éclat de votre sainteté, et ils raconteront vos merveilles." Merveille, en effet, d’allier ensemble la bassesse à la grandeur et d’unir par un noeud indissoluble l’éternelle vérité à la vanité. "Or Dieu est vérité," selon que le dit saint Paul, Rom., chapitre III: "Et tout homme est mensonge et vanité," selon le Psalmiste; merveilles en effet que l’homme, dans cette union, oublie sa propre nature, et qu’au lieu de rapporter tout à lui-même en cherchant toujours ses propres intérêts et non ceux des autres, il ne considère plus que ce qui tourne à la louange du Créateur. Là cette union de l’âme se fait dans la liberté, qui est entre tous les dons de Dieu, un des principaux, quoique dans ce monde elle devienne le principe de tout mal. C’est d’elle que l’Apôtre, dans l’Epître aux Rom., dit: "La créature sera affranchie de la servitude de la corruption pour passer à la liberté des enfants de Dieu." La véritable liberté est dans le ciel où personne n’est lié par les chaînes du péché, chaînes qui sont les seules véritables, selon ces paroles des Proverbes, V: "Les iniquités de l’impie lui seront un piége et chacun se trouvera pris dans les liens de ses péchés." Que ceux en effet qui sont plongés dans le péché, ne soient pas libres, le Seigneur le déclare positivement dans saint Jean: "Celui, dit-il, qui commet le péché n’est plus libre, il devient l’esclave du péché." Ce qui fait dire à saint Anselme: "Pécher, ce n’est ni liberté, ni apparence de liberté, car pouvoir pécher est plutôt une impuissance qu’un pouvoir. En effet, plus une personne a de facilité à faire ce qui lui est funeste, plus elle se voue au malheur et à la perversité. Hélas! pour satisfaire ses infâmes désirs, que de traverses n’endure pas l’infortuné, qu’il trouverait cependant insupportables, s’il fallait les endurer pour détester ses péchés; mais il n’en a plus la force, parce qu’il est fortement lié par les liens du péché." Là encore, il fait tout ce qu’il veut, parce qu’il ne veut jamais le mal, mais tout le bien qui plaît à Dieu, parce que le principe de toutes ses oeuvres, c’est la charité, de la saint Augustin dit: Ayez la charité et faites tout ce que vous voudrez. Là, chacun possède tout ce qu’il désire, parce qu’il ne désire rien de ce qui, est mal. En effet, vouloir ce qui ne convient pas, c’est le comble de la misère, comme le dit saint Augustin dans le livre de la Trinité. Là encore, chacun se trouve où il désire être, c’est-à-dire, en Dieu qui est le vrai repos de l’âme et dont elle dit quelque part: "Je dormirai en paix, je me reposerai en lui-même," c’est-à-dire en celui qui est immuable; et au Psaume CXIV: "Rentre, ô mon âme, dans ton repos," c’est-à-dire en Dieu. Là aussi, dit saint Augustin, partout où l’esprit désirera être, il y sera avec son corps. Là encore, nul ne trouble les autres, car dit le Seigneur par Isaïe: "Mon peuple se reposera dans la douceur de la paix," etc.; et encore, il est écrit au Psaume CXLVII: "Il a affermi les serrures des portes de Jérusalem et a béni ses enfants qui reposent dans son enceinte." Là, nul n’est soumis à d’autres. Car selon le témoignage de l’Apôtre, "toute supériorité cessera, parce que tous seront soumis à Dieu seul;" or être soumis à Dieu et le servir, c’est régner. Là, on ne désirera rien hors de Dieu, car il est le terme de tous les désirs, comme le dit saint Bernard. Là encore, la volonté sera satisfaite en tout, partout et toujours, selon cette parole de saint Augustin: ils seront maîtres absolus de leurs volontés, comme Dieu est maître de la sienne, parce qu’ils ne veulent que ce que Dieu veut, et ce que Dieu veut, ne peut pas ne pas être. Dans tout ce que nous venons de dire consiste la vraie liberté? Or la liberté de l’un diffère de la liberté de l’autre, comme les corps diffèrent en beauté, et les vertus en degrés de perfection. Car plus dans ce monde on se fait l’esclave des autres pour l’amour de Dieu, comme fit l’Apôtre, qui étant libre se fit le serviteur de tout le monde; et plus un homme se fait à lui-même de violence pour marcher dans la voie des commandements, et dans les sentiers de l’Ecriture, etc., par l’observation des règles, par les austérités corporelles; plus aussi sera grande la liberté dont il jouira dans la céleste patrie. De même, moins une personne sera engagée dans les vanités, dans les sollicitudes, dans les emplois et l’administration des choses temporelles, moins elle convoitera les dignités, les honneurs, les prééminences du siècle, la louange des hommes, la vengeance de ses ennemis, l’abondance des biens terrestres, les amitiés sensibles, les joies mondaines, la faveur des hommes, et autres choses semblables qui éloignent de Dieu, plus elle sera libre dans ce monde, plus aussi elle sera libre dans le ciel. Car le désir excessif de toutes ces choses diminue singulièrement la liberté de chacun et dans ce monde et dans l’autre.
Là, en outre, l’âme est encore unie à Dieu par la perfection, puis
qu’il nous dit: "Soyez parfaits comme votre Père," etc. La
perfection divine consiste en ces deux choses la haine du vice et l’amour de la
vertu. Dieu qui est bon, hait le vice, parce que le mal est con traire au bien,
comme la lumière aux ténèbres, l’eau au feu, et, parce que le vice souille
l’habitation de Dieu dans une âme, c’est-à-dire la pureté de la conscience; parce
qu’il obscurcit la lumière de l’esprit, qui est la raison, de peur qu’il ne
discerne le vrai du faux, et qu’il ne connaisse clairement la vérité selon
laquelle il faut régler sa vie; parce qu’il trouble le libre arbitre, afin que
l’homme voyageur ne puisse choisir ce qu’il y a de mieux; parce qu’il dissipe
tous les dons gratuits c’est-à-dire le vertus qui rendent l’homme agréable à
Dieu; parce qu'il corrompt les dons naturels, qui font de l’âme l’image de
Dieu, tel que la mémoire, l’intelligence, la volonté; parce qu’il détourne nos
affections de Dieu, c’est-à-dire l’espérance, etc., par lesquelles Dieu nous
assure lui-même prendre ses délices dans une âme, aux Proverbes, chap. VIII: "Mes
délices sont d’être avec les enfants des hommes;" parce qu’il ternit
l’éclat des bonnes oeuvres faites dans la charité. Pareillement, Dieu aime la
vertu et toute espèce de biens, toujours et partout, parce qu’il est lui-même
souverainement bon, il aime souverainement ce qui est bien. Il aime la vertu
parce qu’elle tue le vice, parce qu’elle unit fortement l’âme à Pieu, parce
qu’elle rend propre à recevoir toutes les grâces spirituelles et qu’elle
vivifie les oeuvres mortifiées par le péché, parce qu’elle coordonne l’homme
dans ses affections intérieures et dans ses moeurs extérieures avec la volonté
de Pieu. Ainsi dans la patrie, l'âme sainte et parfaite déteste souverainement
le vice et aime la vertu et tout ce qui est bien. Mais il faut apprendre dès
ici-bas à s’abstenir du vice pour savoir le faire dans la vie éternelle, bien
cependant qu’on ne le haïsse pas. On hait le péché, quand on n’y pense jamais
qu’avec amertume d’esprit, qu’on n’en entend parler qu’avec la douleur dans le
coeur et qu’on ne voit qu’avec la plus vive peine ceux qui le commettent ou qui
en parlent; qu’on se garde bien de converser avec eux ou de s’arrêter dans leur
compagnie, que l’on ne paraît jamais dans les lieux où règne le vice, ou si
l’on est contraint d’y être, ce n’est qu’avec une vive affliction d’esprit,
quand on déteste tout ce qui porte au péché, tels que les ornements superflus
et les instruments harmonieux; que jamais dans la vie on n’enseigne de doctrine
ou on ne donne de protection, de secours, d’exemple, d’occasions qui incite à
pécher, mais qu’au contraire en tout temps et en tous lieux on détourne du
péché. Ce sont là les signes qui font connaître qu’on a de l’horreur pour le
péché. Mais quand on pense au péché avec délectation, qu’on en parle, qu’on en
entend parler, qu’on le voit commettre avec plaisir, qu’on se trouve volontiers
dans les lieux où il se commet, qu’on incite certaines personnes à le faire,
par ses enseignements, ses conseils, son secours, sa faveur, son exemple, ou
qu’on leur en fournit l’occasion et qu’on ne l’empêche pas, qu’on n’en détourne
pas les autres autant qu’on le peut, alors certainement on ne déteste pas le
péché. L’âme, dans cette vie, doit connaître la vertu et aimer les bonnes
oeuvres, afin d’en avoir la connaissance dans la vie éternelle. Il y en a qui
font les oeuvres de la vertu sans aimer la vertu, celui-là seul aime la vertu
et ses oeuvres, qui les pratique non pas par la crainte de quelque châtiment,
ni pour plaire aux hommes ou gagner leur faveur, ou dans la vue de quelque
avantage temporel, mais qui s’applique purement et simplement et pour l’amour
de Dieu et sans relâche aux bonnes oeuvres; qui, pour acquérir la vertu, tr
sans cesse et de toutes ses forces; qui est profondément affligé de voir qu’il
ne fait pas chaque jour de nouveaux progrès dans la vertu, ou qu’il n’accomplit
pas en tout et partout les bonnes oeuvres selon qu’il le désire ou que Dieu
l’entend; qui se réjouit de voir ses frères riches de vertus et de dons
spirituel ou s’exercer continuellement à de saintes oeuvres; qui fuit comme un
poison mortel tout ce qui met obstacle à la vertu et aux oeuvres du salut; qui
pour aucun motif n’éloigne personne de la vertu, n’empêche et ne dissuade de
faire le bien, mais qui au con traire les y incite autant qu’il le peut par ses
enseignements, ses conseils, son secours, ses exemples, ses menaces, ses
promesses, ses prières et ses désirs. Plus une personne a de l’attrait pour la
vertu et de la haine pour le vice, plus elle devient parfaite et pour cette vie
et pour la vie future. Là encore, l’âme est unie dans la béatitude, car tout ce
que Dieu possède de béatitude par sa propre nature, Jésus nous l’a obtenu par
grâce, lorsqu’il a dit: "Mon Père, je veux que ceux que vous m’avez
donnés soient où je suis et qu’ils soient avec moi, afin qu’ils voient la
clarté que vous m’avez donnée et que je leur ai donnée." Cette clarté,
le Père la communique au Fils en lui donnant la béatitude éternelle qu’il a
communiquée à tous les élus. Dieu est souverainement parfait dans sa béatitude,
parce que de sa nature et de toute éternité, il possède en lui-même et sans
mesure, toute espèce de bien, et que hors de lui il ne faut en chercher aucun;
et parce qu’il n’a besoin ni des biens, ni des secours, ni des conseils de
personne, puisque nul bien ne lui fait défaut, et que nul ne peut rien lui ôter
du bien qui est en lui, car son bien lui est inné et la nature ne se sépare pas
facilement de ce qui la constitue, il ne peut être contraint par personne,
parce qu’il est tout-puissant, que nui n’est au dessus de lui, nul ne lui est
égal, nul ne peut le troubler, puisqu’il est la douceur même, il ne peut
éprouver aucune contrariété, il ne peut recevoir aucune altération dans sa
béatitude, étant toujours le même, comme il le dit dans Malachie, chap. XIII: "Je
suis Dieu et ne change pas." Pour lui il n’y a ni passé, ni avenir, mais
tout lui est présent à la fois. Or tout cela est nécessaire à la béatitude
véritable. C’est donc dans cette béatitude que l’âme devient une même chose
avec Dieu, n’ayant plus besoin dans le ciel d’aucune créature, car elle possède
celui qui contient tout bien en lui-même et à qui personne ne peut enlever
aucune partie de son bien, selon la promesse du Seigneur Jésus, saint Jean,
chap. XVII: "Personne ne vous ravira votre joie." Or la joie
de l’âme c’est son union avec Dieu dans cette béatitude. Là, personne n’usera
de violence, parce qu’il n’y aura aucune sorte d’opposition et que l’âme aura
triomphé de tous les obstacles; là, plus de changement pour elle, étant
toujours plongée dans le même degré de bonheur et non, hélas! comme dans cette
vie, où l’âme infortunée ne demeure jamais dans le même état, mais où elle
passe sans cesse de l’espérance à la crainte, de l’amour à la haine du bien au
mal, où facilement elle se trouble et est impressionnée par l’amour, la crainte
ou la faveur et perd si facilement la grâce, où aussi elle a continuellement
besoin du conseil et du secours des anges et des hommes; où elle n’a aucun bien
par elle et ne peut également rien faire de bon par elle-même. C’est pourquoi
cette âme, dans sa misère, devrait toujours soupirer vers cette béatitude,
comme le dit l’Apôtre, Romains, ch. VII: "Qui me délivrera de ce corps de
mort;" et comme le dit David, Ps. XLI: "Quanti irai-je et
paraîtrai-je devant la face de mon Dieu."
Là aussi l’âme loue le Seigneur de toutes ses forces. C’est pour cela qu’elle est créée, dit le Seigneur dans Isaïe, XLIII: "C’est moi qui ai formé ce peuple pour moi-même, et il publiera mes louanges;" et l’Ecclésiastique ajoute cette exhortation: "Louez Dieu autant que vous le pourrez, et il vous restera encore beaucoup à faire, car il est au-dessus de toute louange;" et saint Jean dit dans l’Apocalypse, ch. V: "Racontez les louanges de notre Dieu vous tous qui êtes ses élus." Et cette louange se fera par Dieu, le Fils unique de Dieu en qui tous les anges louent la majesté de Dieu, comme on le chante dans la préface, parce qu’ils sont unis à lui en tant qu’il est créature comme eux-mêmes, et cette louange que l’âme fait entendre par l’entremise du Fils de Dieu est si agréable à la sainte Trinité, elle est si utile à la communauté, qu’elle surpasse celle que l’âme lui donnerait par elle-même, autant que la dignité du créateur surpasse celle de la créature, de sorte que cette louange qui est le délassement de l’âme, rie peut lui apporter une délectation plus profonde, comme le dit Cassiodore. Cette louange procède d’une surabondance de charité de la part de l’âme et d’un excès de délectation qu’elle éprouve eu Dieu. Quels délices incomparables lorsque tous les saints font éclater leur joie d’une voix unanime et incessante, comme le dit saint Bernard. Lorsque les saints et les anges louent Dieu d’un parfait accord et cependant d’une manière différente; car de même qu’ils diffèrent dans la connaissance et l’amour, ainsi ils diffèrent dans la louange, et cet exercice de la louange divine ne distrait pas, il ne détourne pas et n’éloigne pas de Dieu, il n’engendre pas non plus de dégoût dans celui qui s’en acquitte, quoiqu’il le fasse continuellement, comme souvent il arrive dans cette vie que nos actions nous ennuient quand elles sont sans cesse répétées. Et la raison, c’est que la louange de Dieu est plutôt une récompense qu’un travail, comme le dit Cassiodore sur les Psaumes, personne ne se lasse de recevoir des présents ou des récompenses. Or dans la louange de Dieu l’action c’est le récompense, comme le dit une Glose sur le Psautier.
Cette louange conduit l’âme continuellement vers Dieu et dans Dieu à
cause du déplaisir qu’elle a pour elle-même, et l’âme fidèle est d’autant plus
heureuse qu’elle redit plus souvent la louange de Dieu. Car de même que les
hommes soupirent naturellement vers la béatitude, ainsi ils soupirent vers la
louange. Cette louange continuelle Dieu nous la promet lui-même dans le
chapitre LXII d’Isaïe, où il est dit: "Le jour et la nuit ils ne
cesseront de louer le nom du Seigneur."
Là encore l’âme loue Dieu à cause de Dieu même. En effet, quoique dans cette louange l’âme fidèle ne puisse jamais être sans une grande délectation, ce n’est pas cependant à cause de son propre intérêt qu’elle désire louer Dieu, mais purement et simplement à cause de Dieu qui a voulu de toute éternité que l’âme lui donnât des louanges, non pour accroître sa propre béatitude, mais pour accroître celle de l’âme, et cette pureté éternelle, on la doit à la pureté de cette vie. Moins, dans cette louange divine, l’âme cherche son propre avantage, et plus, dans cette vie, elle envisage la gloire de Dieu, plus aussi sa louange y apparaîtra pure,.plus elle sera excellente, plus elle sera utile et agréable à la société, et plus par conséquent Dieu qui lui a donné une telle pureté, en sera glorifié. O quelle jouissance éprouvera l’âme dans Dieu et Dieu dans l’âme, lorsque, selon la génération divine, tous les membres du corps et toutes les puissances de l’âme tressailliront continuellement en louant Dieu. L’âme y fera l’éloge des attributs que Dieu possède par nature, comme la puissance, la sagesse, la bonté, etc., et dans cette louange elle s’évertuera de tous ses efforts. De même elle donnera des louanges à chacun d’eux dans tous les autres, comme à la puissance seule dans la sagesse, dans la bonté, dans la charité, etc., ainsi de même dans les autres. Elle les louera également tous en semble dans chacun pris en particulier, comme la puissance, la sagesse, la bonté, la libéralité, la miséricorde et la justice; dans la puissance en particulier, dans la sagesse en particulier, dans la bonté en particulier, et ainsi des autres, c’est ce que signifient les quatre alléluia de l’Apocalypse, chap. XIX. Alléluia est une louange qu’on ne peut expliquer dans le langage humain. L’âme n’y louera pas successivement tout ce qui est en Dieu, c’est-à-dire, tantôt la puissance, tantôt la sagesse, tantôt le bonté et ainsi des autres, parce qu’il n’y a pas de succession de temps et que l’âme voit tout à la fois, qu’elle connaît, aime et jouit de tout en Dieu; ainsi elle louera tout en lui en même temps. De même l’âme ne louera pas moins une chose que l’autre de ce qui est en Dieu, mais elle les louera toutes également, parce que tout ce qui est en Dieu est immense et mérite une égale louange. De même, l’âme y connaît et aime toutes les choses qui sont en Dieu, à cause d’elles-mêmes, chacune prise en particulier et dans leur ensemble, et toutes dans chacune en particulier. De même, elle y jouit et se trouve unie à chacune prise en elle-même, à chacune prise en particulier, et prise dans leur ensemble, et à toutes ensembles ou prises en particulier, et ce qui donnera une joie excessive à l’âme, c’est ce qu’il faudrait toujours faire ici-bas.
L’âme y louera Dieu pour chacune de ses actions et chacun de ses mouvements, selon sa dignité, afin d’accomplir cette prophétie du Ps. XXXIX: "Votre louange, Seigneur, doit être digne de votre nom." Car si un seul acte de louange ne suffisait pas pour louer dignement Dieu, un second et un troisième, et plusieurs autres actes ne suffiraient pas non plus, et par conséquent la joie de l'âme ne serait pas pleine, comme le Seigneur Jésus l’a promis en saint Jean, XV: "Demandez et vous recevrez, afin que votre joie soit pleine." Or l'âme perçait une plénitude de la joie, quand elle loue Dieu dans toutes ses actions, dans tous ses mouvements, selon sa condescendance. S’il en était autrement, le désir de l’âme ne serait pas satisfait, comme le promet le Ps. CII: "Votre désir sera rempli dans ses biens." Là donc l’âme fidèle désire toujours pouvoir louer Dieu selon sa majesté, dans l’éternel avenir: elle y louera la puissance divine qui, par sa nature, nous est inconnue dans ce monde, et qui ne se dévoile un peu que dans les oeuvres divines. La première fois que cette grande puissance se manifesta, ce fut quand Dieu fit tout de rien. "Il dit, et tout fut fait;" et il le fit avec la promptitude qu’une personne mettrait à prononcer une seule parole. Et quoique tout le monde admire la puissance et la grandeur de Dieu dans l’excellence de ses créatures, il y a surtout lieu de s’étonner qu’une si grande puissance ait produit de si petites choses; mais ce qu’il y a de plus merveilleux, c’est que Dieu est infiniment bon, et dont la nature est de répandre et de communiquer la bonté qui lui est inhérente, ait pu rester si longtemps sans créer des créatures capables de jouir de sa bonté et de sa béatitude. Cette même puissance apparut ensuite, quand il noya dans les eaux du déluge tous les êtres vivants, à l’exception de ce qui était, par son ordre, dans l’arche, pour la conservation de l’espèce. Cette même puissance parut encore dans les divers prodiges de 1’Egypte, et quand il fit passer son peuple à pied sec la mer Rouge, qu’il plongea comme une dans l’abîme tous les Egyptiens qui le poursuivaient, qu’il nourrit tout ce peuple au nombre de six cent mille pendant plus de quarante ans, par une seule nourriture, qui était la manne; de même encore, quand dans une seule heure, par un seul ange, il en extermina cent quatre-vingt-cinq mille. Dans des temps plus rapprochés encore, la puissance divine s’est surtout manifestée quand le Créateur a pu se faire créature, l’impassible a pu souffrir, l’immortel a pu mourir, l’invisible a pu être vu, l’immense a pu et peut encore, sous les apparences du pain et du vin, être mangé et bu sacramentellement par l’homme. Ce ne sont pas là, en effet, des marques d’impuissance, mais bien des marques de la puissance la plus réelle et la plus étendue. Depuis cette époque, la puissance de Dieu s’est encore manifestée quand le Dieu tout-puissant, qui hait souverainement le péché, et en demande vengeance jusque dans la troisième et quatrième génération, a pu contenir sa vengeance contre tant de païens, de juifs, d’hérétiques et de faux chrétiens, dont il n’a nullement besoin, et qui l’offensent tous les jours si gravement, quoiqu’il puisse les anéantir en un instant, sans en éprouver lui-même aucun préjudice. Ce qui a donné lieu à cette prière Seigneur, qui manifestez surtout votre puissance en pardonnant et en faisant miséricorde, etc., et ce qui a fait dire au livre de la Sagesse: "Vous épargnez tout le monde, parce que vous êtes le Dieu de tous." C’est une marque de fragilité que de demander sur-le-champ vengeance de ses ennemis, comme le fit le très vigoureux Samson. Car un homme patient vaut mieux qu’un homme fort, et celui qui triomphe de son propre coeur l’emporte sur celui qui s’empare des villes, dit Salomon.
Là l’âme fidèle rend grâces à Dieu pour tous les dons naturels et gratuits de l‘âme et du corps, pour tous le dons spirituels et temporels, pour ceux qu’il a conférés en particulier et ceux qu’il a conférés en commun, pour ceux qu’on a conservé sur la terre et qu’on doit conserver dans la patrie. Ce n’est pas seulement tantôt pour ceux tantôt pour ceux-là qu’elle rend successivement grâce; mais elle rend grâce à la fois pour tous ceux qui ont découlé de la bonté divine, et ceux qui en auraient découlé, s’ils eussent trouvé des di convenables quelque part. Cette action de grâces se fera par Dieu, le Fils de Dieu, comme le dit l’Apôtre: "Je rends grâces à mon Dieu par Jésus-Christ. Car je ne puis rendre grâces que par celui qui, seul, connaît véritablement la grandeur et la multitude des dons, ainsi que leur excellence et leur utilité." Or, pair la grandeur de ses vertus, je puis répondre à la grandeur des dons, et par la multitude de ses vertus, je puis répondre à la multitude des dons, et pour les avantages qu’apportent ces dons, je puis offrir dignement à Dieu le Père la complaisance de son Fils, à qui il a dit autrefois, S. Matth., XII: "Vous êtes mon Fils bien-aimé en qui j’ai mis mes complaisances," c’est-à-dire, j’ai souverainement accompli ma volonté. La complaisance de Dieu le Père dans son Fils, c’est une digne action de grâces pour tous ces dons.
Second point essentiel de l’action de grâces qui
se fait dans Dieu.
Cette action de grâces entraîne avec force vers Dieu; en effet, plus
l’âme considère la dignité du distributeur de ces grâces, la sincérité de son
affection, la quantité de ses dons et leur utilité, plus elle devient agréable
à Dieu; or, plus l’âme est agréable à Dieu, plus elle se rapproche du Tout-Puissant, et c’est alors seulement qu’il lui est donné
de féliciter la sagesse divine qui a donné et distribué avec tarit d’harmonie
ses dons à chaque créature. Elle rend de plus amples actions de grâces pour les
dons que les anges et les saints ont reçus, que si c’était elle-même seule qui
les eût reçus, et elle aime mieux que tous ces dons aient été accordés à
d’autres, que si c’était à elle seule qu’ils eussent été départis. Comme
personne ne voudrait qu’aucun de ses membres n'ait d’autre fonction que celle
que lui a assignée la divine Providence; ainsi que dit l’Apôtre, Ep. aux Corinth., chap. XII: "De
même que nous avons plusieurs membres dans un seul corps, et que tous ces
membres ne font pas la même fonction, ainsi le corps de Jésus-Christ, qui est son
Eglise, se compose de la totalité des anges et des saints, ainsi que de
l’ensemble des dons. Si donc le corps était tout oeil ou main seulement, où
serait le corps; de même, si un seul membre avait tous les dons, et qu’il
exerçât toutes les fonctions, où serait l’Eglise?"
Cependant il ne s’ensuit pas que l’âme soit plus affectée de ce profit accidentel, c’est-à-dire de la reconnaissance qu’elle exprime pour les dons que les autres ont reçus, qu’elle n’est affectée du profit essentiel, c’est-à-dire de la reconnaissance qu’elle a pour les biens qu’elle possède. Car un seul de ces gages substantiels, qui sont en elle, lui procure plus de bonheur que tous les titres accidentels; mais, d’après le motif qui lui fait considérer la disposition très sage et très excellente de Dieu, elle aime mieux que les autres soient favorisés de ces dons que si c’était elle seule; et, d’après le motif qui lui fait désirer son propre avantage, elle préfère être favorisée de tous ces dons que si c’était les autres qui le fussent; mais là où la grâce est supérieure à la nature, là l’âme fidèle préfère les dispositions de Dieu à sa propre utilité.
Là encore l'âme rendra grâces à Dieu à cause de Dieu. En effet, l’âme fidèle ne sera pas principalement portée à rendre grâces à Dieu, parce que, par cette action de grâces, elle lui devient agréable, mais elle y sera purement déterminée par la libéralité de Dieu, d’où dé coulent et d’où découleront sans fin tous les biens, depuis le commencement. Et dans cette action de grâces, moins rame se recherche, et plus elle a Dieu en vue, plus elle est heureuse, quoiqu’elle ne recherche pas principalement cette béatitude, et plus cette béatitude est agréable à cette société, plus elle est glorieuse à Dieu. L’âme y rendra encore grâces à Dieu en tant qu’elle est l’expression de l’image de la très sainte Trinité, selon ce passage du Ps. IV: "La lumière de votre visage a brillé sur nous, Seigneur;" et qu’il nous a communiqué dans le baptême le Saint Esprit avec tous ses dons, ainsi que toutes les vertus; et parce qu’il répare nos forces par la participation à son corps et à son sang délicieux; qu’il nous a donné l’Ecriture sainte pour nous faire connaître la nature divine qui nous était inconnue, pour nous manifester toute sa volonté, nous, indiquer l’élévation et l’utilité de tous les dons, nous montrer une voie très sûre pour arriver à la céleste patrie, en suivant les très saints exemples de Jésus-Christ, parce que, sans qu’elle l’ait mérité, il lui a donné la foi chrétienne qui lui fait croire aux promesses, aux menaces, au conseils et à la doctrine de l’Ecriture sainte.
Là enfin l’âme félicitera continuellement Dieu dans toutes ses
oeuvres, grandes et petites, dans tous ses jugements envers les bons et les
mauvais, dans toutes ses habitudes le plus parfaites, dans tous les exemples
d’éminente sainteté de Jésus-Christ, dans sa béatitude et sa perfection, qui
consiste dans la puissance, la sagesse et la bonté éternelle et immense, etc.
Il en sera ainsi dans toutes les autres à la fois; car elle connaît que tout ce
que nous venons d’énumérer est très parfait en Dieu. Et cette félicitation se
fera par Dieu Fils de Dieu, en qui seul nous pouvons réellement réjouir le
coeur de Dieu, parce que c’est lui seul qui a toujours accompli la volonté de
son Père; il l’a toujours accomplie dans la perfection, comme il l’assure en
saint Jean, ch. VIII: "Je fois toujours ce qui lui est agréable;"
et David dit de tout le monde, Ps. XIII: "Ils se sont tous détournés de
la voie à l’exception d’un seul," c’est-à-dire Jésus-Christ. Et
Salomon dit dans l’Ecclésiaste, VII: "Parmi tous les hommes, je n’en ai
trouvé qu’un qui ait fait partout et en tout la volonté de son Père, (ajoutez,
de Dieu son Père); mais je n’ai pas trouvé de femme."
C’est avec un vif entraînement que cette congratulation conduit vers Dieu et dans Dieu, à cause de la délectation qu’elle renferme. En effet, quand tous les coeurs ne feraient qu’un seul coeur, ils ne sauraient jamais découvrir combien est grande la délectation que l’âme trouve dans a félicitation de Dieu. Elle félicite Dieu principalement à cause de la rédemption du genre humain, à laquelle le Seigneur Jésus invite tous ses amis en disant, S. Luc, XV: "Félicitez-moi tous, parce que j’ai trouvé la drachme que j’avais perdue." La perte de la drachme fut la privation, pour le genre humain, de cette félicitation, et la découverte de cette drachme, ce fut le recouvrement de cette même félicitation par les souffrances de Jésus-Christ. Il faut remarquer qu’il ne dit pas l’avoir achetée, mais l’avoir trouvée, quoique par son précieux sang et sa douloureuse passion il ait pourvu au salut du genre humain; et comme il a immensément désiré le salut du genre humain, il regarde comme une découverte cette manière d’arracher l’homme à la puissance de Satan et de le rappeler à la béatitude éternelle, pour laquelle il avait été créé. Il faut aussi remarquer qu’il convoque tous les anges pour féliciter non la drachme, ni l’homme, mais pour le féliciter lui-même comme Dieu et homme de Dieu, de qui dépend le salut de tous les hommes, et comme si sans lui il n’était pas possible à l’homme d’être bienheureux.
Là aussi l’âme félicite Dieu non à cause d’elle-même, niais purement à cause de Dieu. En effet, dans cette congratulation divine, l’âme est animée d’une telle pureté d’intention, qu’elle préfère le bonheur de Dieu au sien propre. Bien plus, l’âme fidèle dans ce choix aimerait mieux se priver pour toujours de toute espèce de béatitude, que de voir quelque défectuosité dans la béatitude et dans la perfection de Dieu. Dans toutes les sept manières dont nous venons de parler, Dieu est la cause efficiente, matérielle, formelle et finale, il est la cause qui porte l’âme à la connaissance, à l’amour, à la jouissance, à la vie, à la louange, à l’action de grâces et à la félicitation. De même il est la matière, puisqu’il possède en lui-même tout ce qui peut provoquer l'âme à la connaissance, à l’amour, etc., c’est-à-dire sa sagesse infinie. Il est la cause formelle, apprenant à l’âme comment elle doit se conduire envers Dieu, et dans sa connaissance, et dans son amour, etc. Il est aussi la fin vers laquelle tend la connaissance de la raison. C’est de ces sept manières qu’on peut entendre ce passage de Salomon, Prov., IX: "La sagesse divine s’est bâtie une maison, elle a taillé sept colonnes." Cette maison, c’est la création du ciel empyrée; les sept colonnes qu’elle a taillées figurent les sept dons du Saint Esprit, dans lesquels se trouve la plénitude de la véritable béatitude. Mais que doit faire chacun dans cette vie pour parvenir à cette béatitude? Saint Anselme nous l’apprend en disant: "Vous devez avoir dans cette vie tant de désir de parvenir à la fin pour laquelle vous avez été créés, tant de tristesse de n’y être pas encore, tant de crainte de ne pouvoir y arriver, que vous ne devez plus éprouver de plaisir que pour ce qui vous donne l’espérance ou la force d’y par venir. Notre intention doit toujours rouler sur ce que nous venons de dire, car le Seigneur Jésus nous a confié dans cette vie toute l’affaire de notre salut comme à des serviteurs fidèles, en disant, S. Luc, XIX: "Faites profiter vos talents, jusqu’à ce que je revienne juger chacun sur ce qui lai a été confié." Je vous en conjure doua,, Seigneur, par toute la béatitude qui vous est inhérente, accordez à tous les fidèles, dans cette misérable vie, grandir d’heure eu heurt dans ce que nous venons de dire, afin que l’abondance de votre gloire soit manifestée dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
Fin du soixante-deuxième
Opuscule de saint Thomas, de la béatitude.