LE SACREMENT DE L’EUCHARISTIE ENVISAGÉ AU POINT DE VUE DES DIX PRÉDICAMENTS
ET
COMPOSÉ SUR LA DEMANDE DE QUELQUES ÉVÊQUES ET DE QUELQUES BARONS.
SAINT THOMAS D'AQUIN, DOCTEUR DE L'ÉGLISE
OPUSCULE 58
(Œuvre probablement authentique)
Traduction Abbé Fournet, Editions Louis Vivès, 1857
Édition numérique, https://www.i-docteurangelique.fr/DocteurAngelique, 2004
Les œuvres complètes de
saint Thomas d'Aquin
TABLE AUTOMATIQUE
CHAPITRE
I: Intention de l'auteur
CHAPITRE II: l'eucharistie par rapport au
prédicament de la substance
CHAPITRE III: Le prédicament de la quantité
CHAPITRE IV: Le prédicament de la qualité
CHAPITRE V: Le prédicament de relation
CHAPITRE VI: Le prédicament d’action
CHAPITRE VII: Le prédicament de passion
CHAPITRE VIII: Le prédicament du lieu
CHAPITRE IX: Le prédicament de temps
CHAPITRE X: Le prédicament dit de lieu ou
de position
CHAPITRE
XI: Le prédicament dit d’état
"Le Seigneur qui est clément et miséricordieux, a rappelé la mémoire de ses merveilles; il a donné la nourriture à ceux qui le craignent." Psaume CX. Rien ne s’oppose à ce qu’on entende par la nourriture dont il est ici question, la nourriture sacramentelle, savoir le pain vivant qui est descendu du ciel, et que les serviteurs de Dieu reçoivent chaque jour dans l’Eglise avec crainte et avec respect. C’est de ce pain, de cette nourriture dont il est dit au livre de la Sa gesse, chap. XVI: "Vous avez donné à votre peuple la nourriture des anges, vous leur avez fait pleuvoir du ciel un pain préparé sans travail, qui renfermant eu soi tout ce qu’il y a de délicieux, et tout ce qui peut être agréable au goût." C’est là le pain duquel il est dit dans saint Jean, chap. VI: "Je suis le pain descendu du ciel, si quelqu’un mange de ce pain, il vivra éternellement." Dieu a renfermé tant et de si grandes merveilles dans la préparation, la disposition et l’arrangement de ce pain béni, c’est-à-dire du sacrement de l’Eucharistie, qu’il semble y avoir en quelque sorte renouvelé toutes les merveilles qu’il a opérées depuis le commencement du monde. Et c’est pourquoi le Prophète dans le verset cité dit: "Il a rappelé la mémoire de ses merveilles, etc." et cela, quand il donna cette nourriture précieuse, ce sacrement glorieux et sans prix, à ses disciples. Mais pour comprendre l’excellence et la grandeur de ce sacrement admirable, il faut observer que, quoique tous les sacrements de l’Eglise tirent leur puissance de la foi, et n’aient d’effets que par la foi à la passion de Jésus-Christ, et que les fruits que les fidèles en tirent pour leur salut viennent de la foi et soient produits par elle; ce sacrement toutefois est appelé spécialement et d’une manière très particulière le sacre ment de la foi. C’est pour cette raison que dans le canon on l’appelle le mystère de la foi, c’est-à-dire le secret très sacré que la foi seule connaît, parce qu’il contient tant et de si grandes choses, qui dépassent, qui sont en dehors, et qui sont même contre la raison naturelle, et que l’on ne comprendrait jamais, si on ne les tenait pas par la foi, et si on ne les croyait par cette même foi. Et c’est pourquoi le prophète Isaïe dit avec raison, suivant une autre version: "A moins que vous ne croyez, vous ne comprendrez pas." L’Apôtre dit aussi, Hébreux, chap. XI: "Car pour s’approcher de Dieu, il faut croire premièrement, qu’il y a un Dieu, et qu’il récompensera ceux qui le cherchent." Donc ceux qui croient, comprennent, parce que comme le dit l’Apôtre: "La foi existera et il n’y aura plus aucune question." Il ne faut cependant pas entendre par là, que ceux qui croient par la foi, comprennent par la raison tout ce qu’ils croient, parce que s’il en était ainsi la foi n’aurait plus aucun mérite. Selon ce qu’enseigne saint Grégoire, dès que la raison humaine nous prouve une chose, il n’y a plus de mérite à la croire par la foi. Mais on dit de ceux qui croient, qu’ils comprennent, parce que s’appuyant sur la puissance de la vérité souveraine et incréée, ils savent et supposent avec une certitude parfaite, que tout ce qui procède de la vérité dont on vient de parler est vrai, et que, bien qu’ils ne puissent pas saisir par la raison naturelle le mode de vérité elle-même, cela ne les empêche pas de croire avec la même certitude que ce que suggère la foi véritable, est vrai, parce qu’ils comprennent très clairement qu’il est attesté à l’excellence, à la majesté et à l’immensité de la vérité première elle-même, que l’intellect humain à cause de sa faiblesse, et parce qu’il est renfermé dans un sphère de peu d’étendue, ne peut le comprendre ni en soi, ni dans ses principaux effets; il est dit de cet intellect dans le second livre de la Métaphysique: "il en est de notre intellect par rapport aux choses les plus évidentes de la nature, comme il en est des yeux de la chouette par rapport aux rayons du soleil." Ce qui fait que comme il ne dépend pas de la lumière du soleil qu’elle ne puisse voir clairement, mais que cela vient uniquement de la faiblesse de ses yeux; de même il arrive par rapport à nous, que notre intellect n’est pas proportionné à l’immensité de la lumière divine, ce qui fait qu’il est beaucoup de choses que nous ne pouvons pas saisir à l’aide de la raison. C’est pour cette raison que l’Apôtre s’écrie, Romains, chap. XI: "O profondeur des secrets de Dieu, etc." Mais bien que nous ne puissions pas saisir dans toute leur étendue certaines choses que nous pouvons pourtant saisir sous certains rapports, il s’ensuit que nous les connaissons en partie, mais que nous ne les connaissons pas dans toute leur étendue, parce que maintenant nous ne les voyons que dans un miroir et comme en énigme. C'est ce qui fait qu’il y a des mystères qui reposent sur l’autorité des saintes Ecritures, sur lesquelles s’appuie la foi catholique, que l’on peut prouver d’une manière pleine et parfaite, mais qu’il n’est nullement possible de les prouver tous par des raisons démonstratives, bien que pourtant il soit possible de les démontrer tous; car si on pouvait les prouver tous par des preuves démonstratives, notre foi ne serait plus la foi, on lui donnerait le nom de science. Et comme il a été dit plus haut, notre mérite qui vient surtout de la foi disparaîtrait complètement, et il serait dès lors impossible de dire à quelque chrétien que ce soit: "votre foi vous a sauvé." Il est vrai pourtant que les saintes Ecritures ne sont pas le seul moyen par lequel on peut anéantir les erreurs des infidèles, mais que la raison naturelle nous fournit elle aussi une foule d’inductions propres à aider l’intellect des fidèles qui croient déjà à embrasser avec plus d’ardeur la vérité qu’ils croient déjà, et à les raffermir dans cette vérité qui se présente plus clairement à eux. Pour donc en venir à notre but, notre intention est de faire connaître certaines merveilles, certains miracles étonnants concernant le saint sacrement de l’Eucharistie, et d’y ajouter quelques raisons, quelques exemples merveilleux, ou des choses semblables en quelque façon à celles-ci, tirées soit de l’Ecriture, soit même de la nature, et qui ne rendent rationnellement nullement incroyables celles qui appartiennent à la foi. Notre intention est de traiter de ces merveilles et de ces mi racles conformément à l’ordre des prédicaments, pour qu’on puisse et mieux et plus clairement les saisir. Et d’abord, nous parlerons du prédicament de la substance comme étant le premier et le fonde ment de tous les autres prédicaments.
Nous allons d’abord commencer par ce qui concerne le prédicament de la substance. Et il faut savoir ici que la foi de la sainte Eglise croit relativement au sacrement de l’Eucharistie, que la substance du pain se change en la substance de la chair, et que la substance du vin se change en la substance du sang de Jésus-Christ par la force du sacre ment, et que par concomitance il est tout entier sous l’une et l’autre espèce, c’est-à-dire qu’elles renferment son âme, son corps et sa divinité. Et cette transsubstantiation, c’est-à-dire conversion du pain au corps de Jésus-Christ ou en sa chair, s’accomplit dans l’instant où sont prononcées dans toute leur plénitude les paroles suivantes de Jésus-Christ: "Car ceci est mon corps." Pourvu que celui qui les prononce soit prêtre, et ait l’intention de faire ce que fait l’Eglise, et qu’il pro nonce les paroles citées précédemment avec cette intention sur une matière convenable, à savoir sur du pain de froment. On doit entendre de la même manière la conversion du vin au sang, qui a pareillement lieu, immédiatement après que sont prononcées les paroles suivantes: "Car ceci est le calice de, etc." Et on peut entendre ceci conformé ment au prédicament de la substance, ce qui fait que cette conversion s’appelle proprement transsubstantiation. Bien que ce soit là un très grand miracle, et qu’il n’appartienne qu’à la puissance divine seule d’opérer immédiatement une conversion si merveilleuse, si grande et si ineffable, et que seule elle puisse changer les substances, cela toutefois ne nous paraîtra pas impossible, si nous examinons quelques faits semblables qui se trouvent dans les saintes Ecritures, et si la nature nous en offre aussi quelques-uns de semblables. La femme de Loth, comme nous le lisons dans la Genèse, chap. XIX, parce qu’elle regarda derrière elle contrairement au commandement de Dieu, fut immédiatement en statue de sel. La verge de Moïse fut aussi changée en serpent, ensuite en verge, Exode., chap. IV: Le démon disait à Jésus-Christ, parce qu’il connaissait la puissance de Dieu: "Dites ces pierres de se changer en pain." Matth., chap. IV. Il n’est pas en effet très difficile de changer les pierres en pain, et le pain en chair. On lit dans la légende de saint Jean l’Evangéliste, comment il changea les verges de bois en des verges d’or, et les grains de sable en des pierres précieuses, et vice versa.
On lit aussi dans 1’Evangile de saint Jean, comment Jésus-Christ changea l’eau en vin; il est une foule d’autres faits semblables dans l’Ecriture. La nature nous en fournit aussi qui leur ressemblent assez.
Il est positif en effet, qu’il y a certaines eaux qui changent le bois qu’on y plonge en pierres ordinaires ou en pierres précieuses, ce qui fait que ces morceaux de bois deviennent des pierres parfaites. Nous voyons encore continuellement que l’homme mange du pain, et que ce pain dans son corps se change en chair; il boit du vin, et ce vin se change en sang, et les hommes ont cela de commun avec les bêtes de somme, puisque la nourriture qu’elles prennent comme, le breuvage avec lequel elles apaisent leur soif se change et en chair et en sang. Par cons si Dieu a donné au ventre et à l’estomac un tel pouvoir, il n’est pas étonnant qu’il ait conféré à son représentant un pouvoir tel que, par le moyen de la parole de Dieu et de la puissance divine qui fait tout en toutes choses, il opère la conversion et la transformation mentionnée plus haut. Saint Jean Damascène dans son quatrième livre, chap. V, cite cette figure et il s’exprime en ces termes: "Comme le pain et le vin se transforment par la nutrition au sang et à la chair animale, de même le pain de proposition, c’est-à-dire, le pain qui est placé sur l’autel, et le vin mêlé d’eau se changent au corps de Jésus-Christ, qui n’y é tait pas auparavant." Et ces deux choses, à savoir le pain et le vin, n’en sont plus deux, mais elles ne forment qu’un seul corps de Jésus-Christ. Et eu cela Dieu a rappelé la mémoire des merveilles qu’il a opérées; parce que comme Dieu au commencement créa le ciel, la terre, et tout ce qu’ils contiennent par sa parole, ainsi que nous l’apprennent les paroles suivantes de la Genèse, ch. I: "Que la lumière soit faite, etc.," et comme il le fit pour toutes et pour chacune des créatures qu créa dès le principe, comme nous le prouvent les paroles suivantes du Psalmiste, Psaume XXXII: "Les cieux ont été affermis par la parole du Seigneur;" Dieu en fait autant dans le sacrement de l’Eucharistie, parce que, comme le dit saint Augustin, "la parole se joint à la matière et le sacrement existe," et cet auteur ajoute: "Si telle est la puissance de la parole du Seigneur, qu’elle fasse que les choses qui n’avaient existé existent, à combien plus forte raison peut-elle faire que celles qui existent soient changées en une autre?" Saint Ambroise dit encore de la même chose: "Si la parole d’Elie fut assez puissante pour faire descendre le feu du ciel, la parole de Dieu ne sera-t-elle pas assez puissante pour changer les substances? " Saint Jean Damascène dit encore dans l’endroit précédemment cité: "Si la parole de Dieu est vivante et active, lui qui a dit que la lumière sait, et la lumière a été faite; qui d’un mot a raffermi les cieux, et tout ce qui les orne, qui s’est fait homme du plus pur sang de la bienheureuse Vierge, ne peut-il pas faire que le pain et le vin se changent en son sang et en son corps? " Il ne doit donc pas paraître extraordinaire que la parole divine proférée par le Prêtre reçoive de Dieu la même puissance, et même une plus grande puissance que celle que reçoit la nature, c’est-à-dire, que cette force qui réside dans les choses, et qui fait que la nourriture et le breuvage se changent dans l’animal en chair et en sang. Les choses humaines nous prouvent aussi que la puissance et l’autorité de la parole humaine sont plus grandes que celui qui les profère. Car la parole du Pape promulguée par son Nonce réunit tous les évêques de l’Eglise en concile; or le Pape ne pourrait nullement en vertu de sa puissance les réunir sans sa parole. Nous voyons aussi la parole d’un empereur ou d’un roi réunir dans le plus bref délai une armée, et quelque Seigneur que ce soit fait plus d’un mot à l’égard de ses sujets qu’il ne le pourrait avec toute sa puissance s’il ne proférait pas une parole. C’est pourquoi personne ne doit trouver extraordinaire, que Dieu donne à la parole proférée par les prêtres,, ses saints messagers, la même puissance, et même une puissance plus grande que celle qu’il a donnée à la nature corporelle, puissance qui étale à nos yeux tant et de si grandes merveilles, semblables à celtes dont nous parlons. C’est pourquoi il est écrit, Ps. XXVIII: "La voix du Seigneur est accompagnée de force, la voix du Seigneur est pleine de magnificence et d’éclat." Ce que nous venons de dire sur cette ineffable transsubstantiation suffit quant au prédicament de la substance.
Secondement, quant au prédicament de la quantité, la sainte Eglise notre mère croit, et la foi enseigne que sous cette petite hostie est véritablement contenu le corps de Jésus-Christ tout entier, avec la même grandeur et la même perfection qu’il eut sur la croix, avec la grandeur qu’il eut lorsqu’il ressuscita le jour de Pâques. Et c’est là un prodige étonnant. Comme tout corps est placé dans un lieu, que le corps se mesure d’après le lieu dans lequel il est placé, et que le corps tout entier de Jésus-Christ est contenu dans une hostie dont la quantité est si petite, il s’ensuit que Dieu rappelle ici la mémoire des merveilles qu’il a opérées auparavant et de lui et en lui. Et d’abord à sa naissance, quand il sortit "par une porte fermée, qui n’a jamais été ouverte," comme l’atteste le prophète Ezéchiel. Sa bienheureuse et glorieuse Mère fut en effet Vierge avant de l’enfanter, elle le fut pendant qu’elle l’enfanta, elle le fut après l’avoir enfanté, parce quelle demeura toujours pure et sans tache. li a opéré le même miracle pour sa résurrection, parce qu’il est ressuscité et qu’il est sorti du tombeau, bien qu’il fût parfaitement fermé. Il renouvela .le même miracle quand il apparut à diverses reprises à ses apôtres bien que les portes fussent fermées. Si on discute toutes ces merveilles, on trouve qu’elles ressemblent au miracle du sacrement adorable, dont il vient d’être parlé. Nous ne devons pas perdre de vue pour comprendre cela, que le corps de Jésus-Christ n’est pas naturellement sous l’hostie, mais qu’il y est sacramentellement, et que par conséquent il n’y est pas comme placé dans un lieu, ni avec ses propres dimensions, qu’il y est avec les dimensions précédentes, c’est-à-dire avec les dimensions du pain et du vin. Et c’est pourquoi comme la substance d’elle-même, en tant que substance, n’occupe aucun lieu, et qu’elle n’en a besoin qu’autant quelle est renfermée dans les dimensions de la quantité, il s’ensuit que le corps de Jésus-Christ sous le sacrement ne demande pas plus d’espace ou n’occupe pas un lieu plus grand que les dimensions du pain, sous lequel il est caché et voilé, n occupent ou n’en demandent, et nous éclaircirons plus amplement cette question par ce qui va suivre. La nature peut aussi nous fournir quelques exemples de cela. Notre âme en effet, comme le dit saint Augustin, est toute dans tout notre corps, de même qu’elle est toute dans chaque partie de ce même corps, de sorte qu’elle est aussi grande dans le doigt seul que dans la corps tout entier, dans le corps d’un enfant, que dans celui d’un géant, parce que l’augmentation ou la diminution du corps, ou même la mutilation d’un membre ne retranche rien à l’âme, ou ne lui donne aucun accroisse ment, et cependant elle est tout entière dans tout le corps, et elle est aussi tout entière dans chaque partie, elle n’est pas excédée par lui de même qu’elle ne l’excède pas. Si l’homme ne peut pas comprendre cela d’une manière adéquate de lui-même et en lui-même, il n’en est pas moins vrai pourtant que tous les philosophes infidèles, de même que tous les docteurs catholiques, affirment que ceci est d’une vérité incontestable; il n’est donc pas étonnant qu’on ne puisse pas parfaitement comprendre comment cela a lieu dans ce très digne sacrement. Et encore, la longueur d’une tour est égale à la tour elle-même, et elle est aussi large, qu’est large sa largeur, et sa grosseur est égale à sa circonférence, mais l’oeil reçoit et saisit dans toute son étendue et l’image et la, figure de la tour, bien qu’il soit petit; car si l’oeil ne contenait pas cette image de longueur, l’homme ne pourrait pas juger à la vue de la longueur elle-même, bien que ce soit une absurdité de soutenir cela, parce que à la vue seule et à l’aspect on peut en apprécier un grand hombre de fois et avec justesse les dimensions, de même qu’on peut en apprécier la mesure. On peut en dire autant d’une montagne, du soleil, de la lune, et de la sphère céleste, et de toutes les autres choses semblables, dont la grandeur, bien quelle soit presque immense, est reçue dans l’oeil, néanmoins, malgré qu’il soit très petit. Si par conséquent cela est étonnant, bien que ce soit une chose certaine, il n’est pas incroyable que le corps du Christ soit contenu dans une si petite hostie, bien que nous ne puissions pas le comprendre d’une manière adéquate. Ce qu’on a dit de l’oeil, on peut le dire d’un miroir; chacun voit claire ment en effet qu’un petit miroir reproduit exactement une très grande ville, de même qu’il reproduit l’image d’un homme d’une grande taille, l’image d’une montagne et celle du ciel. Dites-moi donc comment cela ce fait? et je vous dirai comment cela a lieu dans le sacrement du Seigneur. Dieu a voulu qu’il en fût ainsi dans l’une et l’autre de ces choses.
Troisièmement, quant au prédicament de la qualité, nous devons croire que, bien que les hosties soient de forme ronde et qu'elles aient la blancheur et le goût du pain, ces accidents, néanmoins, ne touchent en rien au corps de Jésus-Christ, parce qu’il n’a ni cette rondeur, ni cette blancheur, et que ces accidents extérieurs de l’hostie ne sont ni inhérents à lui, ni en lui; mais c’est le vrai corps glorieux de Jésus-Christ qui est sous l’espèce sacramentelle. Bien que sensiblement il ne nous apparaisse pas tel, nous ne devons pourtant pas croire avec moins de certitude qu’il en est ainsi. Dieu nous rappelle donc en ceci la mémoire de ses merveilles, merveilles semblables à celles qui précèdent et qui sont rapportées dans l’Ecriture. Car, comme le rapportent les Evangélistes, Jésus-Christ, pendant qu’il vivait encore de la vie mortelle, se montra, en son corps, dans un état de gloire sur la montagne à Pierre, à Jacques et à Jean, et cependant son corps n’était pas encore glorifié, il n’était que glorieux. Et encore, il se montra peu de temps après sa résurrection, bien que son corps fût véritablement glorieux et qu’il ne dût plus quitter cet état, sous la forme et le costume d’un voyageur à ceux qui allaient à Emmaüs; il se montra aussi à Magdeleine sous la forme d’un jardinier. Par conséquent comme ce fut pour de justes causes qu’alors il se montra dans cet état et de cette manière, et qu’il ne se montra pas dans l’état glorieux dont il jouissait; il en est de même pour sa présence dans l’Eucharistie. J’omets pour cause de brièveté ces causes et ces raisons qui sont assez connues. La nature nous offre aussi des choses semblables. Il est en effet une foule de choses qui apparaissent autres qu’elles ne sont réellement. Le soleil nous paraît, en effet, avoir une circonférence d’une coudée de haut bien qu’il soit infiniment plus grand, ou qu’il dépasse immensément cette rondeur. Quelquefois aussi il nous paraît rouge, couleur de sang, pâle, ou même d’une autre qualité, bien qu’en soi il ne soit soumis à aucune impression étrangère. Et encore, un bâton paraît courbe ou brisé dans l’eau courante, bien qu’en réalité il soit droit et entier. Il arrive aussi parfois qu’un grand nombre de personnes, soit qu’elles soient malades ou qu’elles se portent bien, trouvent à cause d’une certaine irritation du palais ou de la langue, amères des choses qui sont douces, pendant que beaucoup d’autres leur trouvent une qualité opposée. Il n’y a donc rien d’insolite à ce que dans le sacrement que nous avons nommé précédemment, autre soit la vérité et autre l’apparence. II n’y a ce pendant pas là de fausseté, parce que ces accidents qui apparaissent, bien, comme nous l’avons dit précédemment, qu’ils voilent et qu’ils cachent le corps de Jésus-Christ, ne l’affectent en rien. Car ces accidents, qui avant la consécration étaient inhérents à la substance du pain, ne le sont nullement au corps de Jésus-Christ après la consécration, mais ils sont là sans le sujet d’une substance quelconque; c’est ce qui fait qu’il y a miracle et qu’il est au-dessus de l’ordre naturel, que la quantité qui se trouvait d’abord dans la substance, ou matière du pain, demeure après la consécration du sacrement sans substance; quant aux autres accidents qui étaient inhérents au pain par l’intermédiaire de la quantité, ils sont maintenant inhérents à la quantité comme d’abord. C’est ce qui fait que les dimensions, la blancheur, le goût, la figure et les autres accidents semblables, sont là maintenant sans leur premier sujet, c’est-à-dire sans la substance; mais ils ne sont pas sans le sujet le plus prochain, parce qu’ils sont maintenant inhérents à la quantité elle-même comme ils l’étaient en premier lieu. Et quoique ce soit là un miracle et une chose surnaturelle, il n’y a cependant rien là de contraire à l’intellect; parce que, comme le dit saint Hilaire: "Dieu peut effectivement diviser tout ce que nous pouvons diviser par l’intellect." Et encore, si les sorciers peuvent faire paraître certaines choses autres qu’elles ne sont, au moyen de leurs prestiges mensongers, tel, par exemple, que faire apparaître une paille sous la forme d’une poutre ou d’un serpent; il n’y a rien d’étonnant, d’incroyable, que Dieu par de véritables miracles, ne fasse de tels ou même de plus grands prodiges, non pas pour faire illusion aux hommes ou les tromper, mais pour les sauver. L’état dans lequel nous sommes le demande. Nous vivons, en effet, sous la foi, nous marchons par la foi. Mais la foi, d’après saint Augustin, c’est de croire ce qu’on ne voit pas. Et d’après l’Apôtre, Hébreux, XI: "La foi est le fondement des choses que l’on doit espérer et une pleine conviction de l’existence de celles qu’on ne voit pas." La nature des sacrements demande aussi cela, et c’est parce qu’ils paraissent extérieurement contenir autre chose que ce qu’ils contiennent et ce qu’ils figurent réellement, de même que le cercle qui, bien qu’il soit de bois, est néanmoins la figure du vin; et comme le dit Hugues de Saint-Victor, "Le sacrement est un élément matériel placé extérieurement sous les yeux, signifiant par institution, représentant par similitude et contenant par sanctification la grâce invisible." Il convient donc et à la dignité de ce sacrement et à notre foi, qu’il ne paraisse pas signifier ce qu’il est réellement.
Quatrièmement, quant au prédicament de relation, la sainte Eglise croit et notre foi tient pour vrai, qu’en prononçant une seule fois les paroles de la consécration, on peut consacrer une ou même plusieurs hosties en nombre indéterminé. Car bien que, d’après la puissance de la nature, la nature soit la raison de toutes les choses qui subsistent et qu’elle soit le terme de la grandeur et de l’accroissement, d’après ce que dit le Philosophe dans son livre de l’Âme; dans ce sacrement, toutefois, comme ce n’est pas la nature qui opère mais bien la puissance de Bien, cette puissance n’est pas limitée à une quantité de matière déterminée, mais d’un seul mot et par un seul acte, on peut consacrer tout le pain de froment qui se trouve dans le monde, ainsi que tout le vin, si le prêtre en avait visiblement présente devant lui la majeure partie, de manière qu’il pût véritablement les indiquer comme étant présents. Il est vrai, toutefois, que quelques grands et illustres docteurs ont écrit et ont enseigné, que si le prêtre allait par toutes les places o l’on vend du pain et dans tous les celliers où l’on débite du vin, et qu’il prononçât les paroles de la consécration sur le pain et sur le vin avec l’intention de consacrer, quand il le ferait sans besoin ou utilité, quand il le ferait même uniquement pour s’amuser et pour insulter à Jésus-Christ; tout ce pain et tout ce vin seraient néanmoins réellement consacrés, parce qu’il y a là les quatre choses nécessaires pour tout sacrement, à savoir: le ministre demandé, la matière voulue, la forme des paroles exigées et l’intention de celui qui consacre. Mais il en est d’autres qui soutiennent que dans ce cas un tel prêtre ne consacrerait pas, parce que pour les sacrements non seulement on demande l’intention du ministre, ou elle est nécessaire, c’est-à-dire qu’il doit avoir l’intention de faire ce que l’Eglise entend faire on fait, mais qu’il faut encore l’intention de celui qui a institué le sacre ment, c’est-à-dire de Jésus-Christ qui n’a pas l’intention que l’on célèbre pour un semblable usage et pour l’insulter d’une manière si atroce, un t sacrement. Quelle que soit celle de ces opinions que l’on embrasse, tous s’accordent sur la puissance, et du côté de Dieu et du côté du prêtre, parce que le pain, qu’il soit en petite ou qu’il soit en grande quantité, se change au corps par une seule parole; il n’en faut pas moins quand même il y aurait moins de pain, non plus qu’il n’en faut pas plus quand il aurait plus dé pain, mais dans l’un et l’autre cas il faut les mêmes paroles et il en faut le même nombre. La manne dont il est parlé dans la sainte Ecriture nous fournit de ce miracle mémorable une image frappante; la manne qui était la figure du corps de Jésus-Christ et dont il est écrit au livre de l’Exode, chap. XVI: "Et ils en ra massèrent les uns plus, les autres moins, et il fut réglé qu’ils en auraient chacun une mesure appelée Gomor; et ceux qui en ramassèrent plus n’en eurent pas davantage non plus que ceux qui en ramassèrent moins; mais ils en ramassèrent chacun autant qu’ils purent en manger."
Cinquièmement, relativement au prédicament d’action, la foi catholique tient pour vrai, que le corps de Jésus-Christ est la nourriture de l’esprit et non du ventre, de l’âme et non du corps, ce qui fait qu’il y a ici deux merveilles opposées à ce qui a lieu dans la nature; c’est que les accidents sans corps et sans sujet nourrissent véritablement le corps, et c’est que le vrai corps nourrit et réconforte l’esprit. Il est constant, en effet, que si l’homme plaçait beaucoup de pain sur l’autel pour le sacrifice, ainsi que beaucoup de vin, après la transsubstantiation du pain et du vin au corps et au sang de Jésus-Christ; ces accidents prias par l’homme le désaltéraient et le nourriraient, tout comme si c tait la substance véritable du pain et du vin; quant au corps de Jésus-Christ il nourrit l’âme, il la fortifie, car c’est spécialement dans ce but qu’a été institué ce sacrement. Mais Dieu a institué un sacrement pour nous engendrer à la grâce, et c’est le baptême; il en a institué un autre pour nous fortifier dans la grâce de la régénération, c’est le sacrement de la confirmation; il en a institué un troisième par lequel, après nous avoir fortifié, il nous nourrit dans la grâce, il l’augmente en nous, et c’est le sacrement de l’Eucharistie. Car, comme dans le corps humain la chaleur naturelle épuiserait l’humide radical, si l’on ne prenait pas une boisson et une nourriture extérieure, qui conservassent à la nature ce dont elle a besoin et qui réparassent ce qu’elle perd, la vie sans cela s’éteindrait nécessairement dans l’homme: de même, pour conserver spirituellement la vie de la grâce et pour l’augmenter, il est nécessaire que nous ayons un aliment spirituel. L’ardeur brûlante des vices, la concupiscence de la chair, les distractions, les obsessions du monde, les vexations des esprits mauvais, agissent si activement, chaque jour contre la sève de notre dévotion et combattent si violemment notre âme, qu’elle perdrait ses forces au point de succomber, si elle ne prenait pas ce viatique béni et ne recevait pas cet aliment spirituel. Mais le corps de Jésus-Christ, à cause de l’excellence de sa sainteté et de sa pureté, et à cause de son union avec la divinité, est si spirituel, qu’il renferme d’une manière ad et qu’e]les y sont intimement unies, la raison de la nourriture à cause de la nature corporelle, et la raison de l’esprit à cause de la sainteté et de la pureté, et de la divinité qui lui est unie; et c’est ce qui fait qu’il a plu à Dieu de ramener l’homme à la pureté spirituelle, primitive et ancienne par une telle nourriture corporelle, et aussi de l à la sainteté finale et de lui donner par ce moyen un remède efficace contre la maladie du péché. L’homme étant, en effet, déchu de la vie bienheureuse par un aliment corporel dont Dieu lui avait interdit l’usage, et qu’il s’attribua sur les suggestions perfides du démon, il était convenable, par conséquent, que les semblables fussent guéris par les semblables et les contraires par les contraires. C’est-à-dire qu’il convenait que l’homme qui était déchu de la vie par une nourriture corporelle que Dieu lui avait défendue, fut rappelé à la vie par une nourriture corporelle également fournie par Dieu et prise par l’homme sur la présentation du Fils de Dieu lui-même, qui l’a obtenue par ses propres mérites. Quant à l’effet et à l’action de cette nourriture, saint Bernard dit u Le corps de Jésus-Christ est un remède pour ceux qui sont malades; un moyen de salut pour les voyageurs; il donne des forces à ceux qui sont faibles; il fait les délices de ceux qui se portent bien, il guérit les langueurs, il conserve la santé, il rend l’homme plus doux, il lui fait supporter la correction, il lui donne plus d’ardeur pour le travail, il rend son amour plus ardent, il le rend plus soucieux de sa propre conservation, il le fait obéir avec plus de promptitude, il fait qu’il a plus de dévotion pour l’action de grâce. L’Ecriture nous fournit de ceci au troisième livre des Rois, chap. XIX, un exemple digne de mémoire. Il y est dit: "Que l’Ange du Seigneur procura à Elie un pain cuit sous la cendre, qu’Elie en mangea, et que fortifié par ce pain, il marcha quarante jours et quarante nuits, etc." Si on examine attentivement cette histoire Eue fuyait parce qu’il craignait la fureur de Jézabel, il était accablé de fatigue, son coeur était brisé, au point qu’il demandait sa propre mort. Mais dès qu’il eut mangé deux fois de ce pain, c’est-à-dire après qu’il l’eut mangé sacramentellement et réellement ou spirituellement ou il le mangea deux fois, parce que ce sacrement se prend deux fois, puisqu’il se consacre sous deux espèces. Quant à l’effet qu’il produit, il est extérieur, en tant qu’il lui donne la force de marcher pendant quarante jours et quarante nuits, c’est-à-dire pendant toute la vie présente que désigne ce nombre quarante; et fortifié par ce pain, il arriva jusqu’à la montagne de Dieu, appelée Oreb. La nature elle aussi nous montre quelque chose d’assez semblable, c’est que la nourriture purement corporelle, non seulement nourrit et fortifie le corps; mais elle désaltère même l’âme elle-même, et la réjouit par l’intermédiaire du corps. C’est pour cela qu’il écrit au Psaume XVI: "Le pain réconforte le coeur de l’homme, et le vin, etc." Mais l’huile, c’est-à-dire la grâce du Saint Esprit que confère cette nourriture, égaye parfaitement le visage de l’homme.
Ce sacrement contient encore quelque chose de merveilleux,
relativement au prédicament d’action, c’est que, quoique ce pain soit une
nourriture de salut et de vie, une nourriture angélique et divine, elle est
néanmoins, pour ceux qui la reçoivent indignement, un aliment de jugement et de
mort; parce que, d’après les paroles suivantes de l’Apôtre, I Corinth., chap.
XI: "Celui qui boit et mange indignement, boit et mange son jugement,
etc." L’Ecriture nous en fournit un exemple
mémorable dans. l’Evangile de saint Jean, chap. XIII, où il est dit du traître
Juda, "Que Satan entra en lui après la bouchée de pain." Nous
trouvons aussi une figure de cela dans le premier livre des Paralipomènes, chap. XXVI, où il est dit que le roi Ozias fut frappé de la lèpre parce qu’il offrit un
sacrifice, ce qui ne lui était pas permis; Dieu frappa aussi Ozias et lui donna la mort, et ce fut parce qu’il osa toucher
l’arche de Dieu, bien qu’il en fût indigne, comme il est écrit au deuxième
livre des Rois, chap. VIII. La nature nous fournit
chaque jour des exemples de ceci, ainsi le pain et le vin, bien qu’ils soient
utiles à la vie de ceux qui se portent bien, causent souvent la mort à l’homme
qui a la fièvre. Mais le fruit de l’arbre, que prirent Adam et Eve, était tout-à-fait sain en soi, il était bon, et cependant il fut
pour eux une cause de mort parce qu’ils avaient désobéi; on peut en dire autant
du sacrement de l’Eucharistie. Comme la nourriture et les remèdes corporels ne
servent de rien à ceux qui sont morts, et que l’on tiendrait pour insensé celui
qui donnerait ou de la nourriture ou des remèdes à un homme mort; de même ce
pain sacré servirait pour conserver ou augmenter la grâce à ceux qui sont
faibles, c’est-à-dire à ceux qui sont sous les coups de la tentation de la
faiblesse des péchés véniels, ou qui, après être ressuscités de la mort du
péché mortel, sont encore faibles et sans force; mais pour ceux qui sont sous
les coups du péché mortel d’action ou de propos, loin de leur être utile, il
leur est plutôt nuisible. Ce pain sacré pris dans cet état, loin d’être
considéré comme un remède, doit plutôt être considéré comme un malheur, et ceux
qui le reçoivent dans cet état attirent sur leurs têtes les maux énumérés par
le prophète David dans le Psaume LXVIII, où il dit: "Que leur table
soit devant eux comme un filet; qu’elle leur soit une juste punition et une
pierre de scandale. Que leurs yeux soient tellement obscurcis qu’ils ne voient
point, et faites que leur dos soit toujours courbé vers la terre. Que leur
demeure devienne déserte, et qu’il n’y ait personne qui habite dans leurs
tentes. Faites fondre sur eux tous les traits de votre colère, et qu’ils se
trouvent exposés à toute la violence de votre fureur. Parce qu’ils ont
persécuté celui que vous avez frappé, et qu’ils ont ajouté à la douleur de mes
plaies. Faites qu’ils ajoutent iniquité sur iniquité, et qu’ils n’entrent point
dans votre justice. Qu’ils soient effacés du livre des vivants, et qu’ils ne
soient point écrits avec le nom des justes, etc."
Sixièmement, quant au prédicament de passion ou douleur, il est parfaitement exprimé dans le sacrement, parce que les saints Pères ont réglé en effet que l’hostie consacrée serait rompue en trois parties, pour figurer les trois blessures, fractures ou déchirements faites au corps de Jésus-Christ sur la croix, à savoir les blessures faites à ses pieds, à ses mains et à son côté, On rompt peut-être aussi l’hostie en trois parties pour exprimer les trois états de Jésus-Christ, pour exprimer son état pendant sa vie, son état pendant sa mort, et son état immortel. On le fait peut-être encore pour figurer les trois natures ou substances dans une seule personne, à savoir, la nature divine, l’aine et le corps. C’est peut-être aussi pour rendre témoignage de la foi à la sainte Trinité, c’est-à-dire de la foi à l’existence de trois personnes dans l’unité d’essence. Car quoique l’on rompe ainsi cette hostie en trois parties, soit qu’il y en ait plus, soit qu’il y en ait moins, le corps de Jésus-Christ demeure néanmoins tout entier et sans atteinte; car cette division n’affecte ni n’atteint le corps de Jésus-Christ lui-même, elle ne s’opère que sur la quantité extensive, sous laquelle existait le pain avant sa transsubstantiation, et qui voilait le corps de Jésus-Christ après la consécration. Cependant Béranger dans sa confession de foi, et dans quelques-unes des expressions des saints, il est dit que le corps de Jésus-Christ est broyé, qu’il est brisé par les dents, et c’est parce que cette quantité est véritablement brisée et qu’elle est broyée par les dents; quantité sous toutes les parties de laquelle il est tout entier, et après que cette quantité extensive a été rompue, le corps de Jésus-Christ est véritablement et substantiellement dans chacune des parties. On trouve un exemple ou une figure de cette merveille dans la Genèse, chapitre XXII. Car Abraham voulant immoler son fils, après avoir lié Isaac et l’avoir placé sur l’autel, ce n’est pas Isaac qu’il immole, mais un bélier; parce que les pieds et les mains du Christ étant percés par les clous sur l’autel de la croix, le bélier, c’est-à-dire sa chair est immolée par le sacrifice de la passion; mais le fils d’Abraham, c’est-à-dire Jésus-Christ en tant que Seigneur demeure sain et sauf et impassible. Et aussi de cette manière dans la fraction: de l’hostie, la substance du corps non plus que le corps ne sont pas brisés, il n’y a de brisé que la quantité extensive, sous laquelle existait le pain avant la consécration. La nature nous en fournit aussi un exemple dans le miroir; si on le brise, on ne brise pas l’image qu’il reproduisait, mais chacune des parties du miroir la reproduit encore tout entière, comme nous l’avons dit pins haut en traitant du coi du Seigneur. Il en est aussi en quelque sorte de même dans les animaux annélides, qui n’ont qu’une seule âme sensible complète, et qui si on les divise ont autant d’âmes sensibles que l’on fait de parties; c’est ce qu’enseigne le Philosophe dans son second livre de l’Âme. C’est aussi ce qui se voit dans l’homme; si l’on brise ou si l’on coupe un des membres de son corps, on ne rompt pas pour cela son âme raisonnable, on ne dit pas non plus qu’on l’ait coupée, mais elle demeure entière, incorruptible. De même si on brise ou si on coupe l’hostie par morceau, le corps de Jésus-Christ qui maintenant est impassible, incorruptible, demeure toujours entier sans atteinte, et cependant le corps de Jésus-Christ est tout entier et dans toute sa perfection sous chacune des parties de l’hostie qui a été rompue, comme il était avant dans l’hostie tout entière; parce que, comme l’âme raisonnable est toi entière dans tout le corps, et qu’elle est toute entière dans chaque partie de ce même corps, comme le dit saint Augustin, de même, les autres docteurs disent que le corps de Jésus-Christ est tout entier dans toute l’hostie entière, et qu’il est tout entier sous chacune de ses parties. Car comme sous chaque partie de la chair sensible, se trouve l’essence complète de la chair, et qu’une partie quelconque de pain est du pain et qu’une partie quelconque de vin est du vin, comme le sont la totalité de l’un et de l’autre; ils disent pareillement que chaque partie du corps de Jésus-Christ, ou de l’hostie elle-même est tout le corps de Jésus-Christ, et que sous chaque partie sensible de l’hostie est conservée dans sa plénitude l’essence entière de Jésus-Christ, il n’est pourtant pas permis pour cela de dire qu’il y est un nombre infini de fois, car bien qu’il soit divisible à l’infini en parties quelconques, il ne l’est cependant pas en parties essentielles, en parties qui conservent la raison de l’espèce. La chair en effet, dit le Philosophe dans le livre de l’Âme, peut bien se diviser en parties si minces quelles ne conserveraient pas la raison de la chair; il en est de même et du pain et du vin; par conséquent le corps de Jésus-Christ ne demeurerait plus sous ces parties à moins quelles ne fussent des parties sensibles au point que la raison et l’essence du pain et du vin se conservent en elles. Cependant comme sur ces choses là il y a diverses opinions, renvoyons-les à l’examen des questions plus subtiles.
Les impies et les pécheurs peuvent aussi recevoir et reçoivent véritablement le corps de Jésus-Christ, et souvent ils le traitent indignement. On peut aussi jeter l’hostie dans la boue, la donner aux animaux, les animaux peuvent la manger; il est un nombre infini d’autres manières de la traiter indignement. Bien que ceux qui agissent de la sorte pèchent très gravement, le corps de Jésus-Christ n’en reçoit néanmoins aucune souillure, il n’en n’est nullement lésé en soi, comme la boue ne souille pas le rayon de soleil qui la traverse, non plus qu’il n’est blessé par les glaives qui le touche, ou de tout autre manière. Ceci nous prouve et la bonté infinie de la piété divine, de même que la certitude et la vérité de notre foi, parce que si les seuls hommes justes pouvaient consacrer et toucher le corps de Jésus-Christ, nous ne saurions jamais dans ce monde, quand l’hostie contiendrait réellement le corps de Jésus-Christ, comme nous ne pour rions jamais savoir avec certitude dans ce monde d’un homme quel conque qu’il est juste ou injuste. Par conséquent, comme Jésus-Christ permit au démon de le porter corporellement sur le pinacle du temple, Matth., chap. IV, et aux pécheurs de le crucifier; de même, il permet encore aux pécheurs de le toucher, de le manger, et de le porter dans leurs mains.
Septièmement, quant au prédicament que l’on appelle prédicament du lieu, nous croyons par la foi, que le corps de Jésus-Christ est véritablement dans le ciel, et qu’il est véritablement sur la terre, sur chaque autel, et dans chaque lieu où se trouve le pain de froment consacré par le prêtre avec la forme voulue. C’est donc là un grand miracle, puisque ce qui n’est qu’un seul et même corps se trouve numériquement en plusieurs lieux à la fois. Ceci ne paraît pas seule ment au-dessus et en dehors de la raison, mais lui paraît même opposé, parce que c’est une chose qui paraît et impossible et inintelligible. C’est ce qui fait que parmi toutes les merveilles que renferme ce sacrement, celle-ci paraît et la plus admirable et la plus difficile à comprendre, et ce qui en fait la difficulté, c’est que, pendant que nous voyons une chose qui sous plusieurs rapports n’est qu’une seule et même chose, cette chose puisse, sous divers autres rapports, être en différents lieux à la fois; c’est dans ce sens que parle le Seigneur dans 1’Evangile, lorsqu’il dit: "Où est votre trésor, là est votre coeur;" et saint Augustin ajoute, c’est comme s’il disait: "Votre âme est plus véritablement où elle aime que où elle donne la vie." Saint Bernard dit de certains religieux, "qu’ils sont de corps au choeur, mais qu’ils sont de coeur sur la place publique." Autre chose en effet est être véritablement comme est l’âme dans le corps, Comme sa perfection et sa forme, et autre chose est être dans le lieu de l’amour et de la perfection, comme on dit de l’âme qu’elle est où elle aime. C’est de cette manière d’être dont parlait l’Apôtre, lorsqu’il disait, Philip., chapitre III: "Notre conversation est dans le ciel." Si on disait du corps de Jésus-Christ, qu’il est dans le ciel suivant son essence naturelle, et qu’il est sur la terre selon qu’il est dans le sacrement, cette manière de parler pourrait assez bien se comprendre. Mais que le même corps soit numériquement en divers lieux, en tant qu’il est un seul et même corps, c’est ce qui paraît tout-à-fait impossible d’a près les lois communes de la nature. Et cependant nous croyons et nous disons, que le corps de Jésus-Christ en tant qu’il est sacramentel, est dans plusieurs et dans divers lieux à la fois, à savoir qu’il est partout où se trouve du pain dûment consacré. Et cela paraît tout-à-fait opposé à la raison du corps véritable. Mais on peut encore dire que la raison pour laquelle un corps ne peut pas être en différents lieux à la fois, c’est que naturellement le corps qui se trouve dans un lieu quelconque est défini, est circonscrit par ce lieu, et n’a que l’étendue de ce même lieu, ce qui fait que le corps tout entier superficiellement se mesure par l’étendue entière du lieu qui le contient, et que ses différentes parties se mesurent d’après les diverses parties de ce même lieu, de sorte que les diverses parties du corps qui y est placé sont assignées aux différentes parties de ce lieu. Le corps de Jésus-Christ est de cette manière dans la custode ou dans l’hostie, toutefois il n’y est pas de la manière locale désignée plus haut, c’est-à-dire selon la condition et la mesure, et de l’objet placé, et du lieu dans lequel il est placé, puisque le corps de Jésus-Christ quoiqu’il soit dans un lieu, n’y est pas cependant avec ses dimensions et sa quantité propre, mais avec les dimensions et la quantité du pain qui existait ayant la consécration. C'est ce qui fait que les autres corps qui sont naturellement et de la manière ordinaire dans un lieu, y sont de façon que leur substance y est par l’intermédiaire de leur quantité propre. Ce qui fait que leur manière propre et principale d’être dans un lieu, convient à leur quantité, qui se mesure d’après le lieu, mais cette manière d’être ne convient à leur substance que d manière conséquente; mais il en est tout différemment du corps de Jésus-Christ dans le sacrement, car il est dans un lieu par l’intermédiaire de la quantité du pain qui existait avant la consécration. Et quoique la quantité propre et vraie du corps de Jésus-Christ se trouve là sous l’espèce du pain, cela n’a lieu que par la médiation et comme conséquence de la substance, qui ne peut pas subsister sans sa quantité propre. Et c’est là la raison pour laquelle il peut être dans divers lieux à la fois comme nous l’avons démontré précédemment pour l’âme. Car parce que l’âme est indivisible, et qu’elle n’a en soi ni la quantité de la masse, ni la quantité extensive, si elle était dans le corps comme un objet placé dans un lieu, il faudrait qu’elle fût d’une manière in divisible dans quelque partie, où dans la plus petite partie du corps, et non dans les autres parties. Mais comme elle n’y est pas comme un objet placé dans un lieu, mais qu’elle y est comme acte, comme perfection et comme forme; c’est ce qui fait qu’elle est tout entière dans tout le corps et qu’elle est tout entière dans chaque partie. Je dis pareillement que Jésus-Christ est tout entier non seulement dans chaque hostie, mais même dans chaque partie sensible de chaque hostie, ce qui ne pourrait nullement être, si il y était comme un objet placé dans un lieu, et cependant le corps entier de Jésus-Christ y est véritablement et substantiellement tel qu’il fut immolé sur la croix, de même qu’il est très vrai que l’âme est tout entière dans tout le corps, de même qu’elle est dans chacune de ses parties. Mais je ne crois pas que l’on puisse trouver dans l’Ecriture ou dans la nature quelque chose de parfaitement semblable à cela. Mais parfois on est dans l’habitude de donner comme exemple de ce que nous venons de dire, le verbe articulé, qui quand il sort de la bouche de celui qui parle, est un et seul, et qui pourtant va frapper les oreilles de tous les auditeurs, quelque part que soient ceux qui entendent, bien pour tant qu’il demeure le même dans le coeur de celui qui le profère; de même le corps de Jésus-Christ demeure toujours dans le ciel, et pour tant il est véritablement sur l’autel et dans la bouche de quiconque le reçoit. Il en est qui pour mieux expliquer cela, le comparent à la définition que saint Augustin donne du verbe ou parole dans son troisième livre de la Trinité. "Il y a, dit-il en cet endroit, le verbe du coeur que conçoit l’esprit, le verbe de la bouche que perçait l’oreille et le verbe du signe que saisit l’oeil, il y a le verbe écrit qui se lit sur le papier." Le premier est le verbe que l’homme s’adresse à lui-même; le second est le verbe d’un homme à un autre homme présent; le troisième est pareillement le verbe d’un homme à un autre homme pré sent; le quatrième est le verbe d’un homme à un homme absent soit quant au lieu, soit quant au temps, ou quant à Fun et à l’autre. Et saint Augustin ajoute au même endroit: "Que la pensée de l’homme formée dans le coeur, et qui s’appelle conception de l’esprit, c’est le verbe du coeur, et que ce verbe n’est exprimé ni en grec, ni en latin, ni en toute autre langue." Et il ajoute: "Que le verbe manifesté extérieurement," c’est-à-dire qui retentit au dehors, est le signe du verbe qui est caché intérieurement, à qui convient plus propre ment le nom de verbe; car ce que prononce la bouche de la chair, c’est la voix du verbe. Saint Augustin dit encore ici, "que le verbe du coeur ressemble au Fils de Dieu dans le sein du Père, et que le verbe de la bouche ou le verbe de la voix ressemble au Fils incarné." Ce qui fait que saint Augustin ajoute: "Par conséquent, comme notre verbe devient en quelque sorte la voix lorsqu’il s’en revêt pour se manifester aux sens des hommes, et comme notre verbe devient voix, ou se change en voix; de même le Verbe de Dieu s’est fait chair; mais à Dieu ne plaise! que nous disions qu’il s’est changé en chair." Par conséquent d’après ce qui précède, on reconnaît que le Fils de Dieu engendré par le Père ne se sépare jamais du Père, et il est comme le verbe du coeur qui existe toujours dans l’esprit; mais quant au même Fils de Dieu revêtu de la chair, il est comme le verbe tracé sur un par chemin ou sur papier. Ce même verbe est sous le sacrement, comme le verbe proféré par la parole. Le verbe ou Fils de Dieu considéré de la première manière est partout comme le Père, avec qui il est toujours aussi étroitement uni lui-même, que l’est le Saint Esprit lui-même. Le Verbe ou Fils de Dieu considéré de la seconde manière est proprement dans le ciel, où il est assis à la droite de Dieu le Père dans un seul et unique endroit; il y est selon sa manière naturelle d’être, comme le verbe tracé sur le papier, est nécessairement dans un lieu; à savoir dans l’endroit où est le papier sur lequel il a été écrit. Considéré de la troisième manière, on peut dire que le Verbe ou Fils de Dieu est sous le sacrement, qu’il est dans plusieurs lieux, qu’il est partout où se trouve ce pain consacré, comme la voix retentit dans les oreilles (le tous ceux qui l’entendent. Et comme une seule et même parole peut produire ces trois effets divers et être prise dans trois sens différents, on peut en dire autant de Notre Seigneur Jésus-Christ d’après la comparaison que nous venons de rapporter. Cette comparaison toutefois n’est pas adéquate dans toutes ses parties, il eu est un grand nombre dans lesquelles elle s’écarte de l’exactitude. Les docteurs sont encore dans l’usage d’employer, pour expliquer ceci, la raison qui suit. Tout composé, disent-ils, se sent de la nature des choses qui le composent, et il a en quelque sorte une nature qui tient le milieu entre les extrêmes qui le composent; ainsi nous voyons que le vin auquel on a mêlé de l’eau, n’est pas comme l’eau, il n’est pas non plus comme le vin pur; mais ce mélange a une certaine force qui tient le milieu entre les deux. On peut dire qu’il en est en quelque sorte de même dans l’objet proposé. Car bien qu’il ne soit pas permis de dire que Jésus-Christ soit composé de la divinité et de l'humanité, cependant comme il a pris l’humanité et qu’il a uni le Fils de Dieu lui-même à l’homme, il y a deux natures dans une seule personne divine, comme l’union de l’âme et du corps sont deux natures, à savoir la nature spirituelle et la nature corporelle dans l’homme véritable. C’est pour cela qu’il est dit dans le symbole de saint Athanase: "Comme l’âme raisonnable et la chair font un seul homme, de même Dieu et l’homme font un seul Jésus-Christ." Donc le Fils de Dieu est partout sans aucun doute, en tant qu’il est un pur homme et un Dieu véritable; en tant qu’il est chair, il est seulement dans un lieu, mais en tant qu’il est Die et homme il tient le milieu entre ces deux états, et il est en plu sieurs lieux. Et, bien que celte raison soit donnée par de grands docteurs, et que la conclusion en soit véritable, on doit plutôt lui donner le nom d’adaptation que de figure véritable. Il en est aussi qui donnent comme exemple de cela la lumière solaire, qui est unique dans l’uni vers entier, qui procède d’un seul soleil, qui est répandue dans plu sieurs lieux à la fois malgré sa source unique, et qui est pour ainsi dire incorruptible partout. Elle brille à travers le verre, et il arrive souvent que les rayons en le traversant deviennent ou verts, ou rouges, et que ces rayons qui brillent se revêtent de la couleur du verre à travers lequel ils passent, pourtant ils ne sont pas séparés de la lumière, ils ne sont pas séparés du soleil non plus. Saint Anselme se sert d’un exemple semblable, c’est celui de la fontaine, du ruisseau et du lac; parce que comme le Fils procède du Père, et que le Saint Esprit pro cède de l’un et de l’autre, de même le ruisseau découle de la fontaine, et le lac découle de l’un et de l’autre. Il arrive souvent que le ruisseau seul soit pour ainsi dire revêtu d’un corps, et c’est q il coule dans des canaux de plomb, de pierre, ou de tout autre matière. Alors en effet, bien que l’eau soit la même dans la fontaine, dans le ruisseau et dans le lac, dans le seul ruisseau, l’eau est revêtue de canaux; de même, bien que l’essence du Père, du Fils, et du Saint Esprit soit la même, cette essence dans le Fils seul néanmoins est unie au corps. Et, comme là où sont les canaux, là le ruisseau est voilé, et, est recouvert d’une enveloppe corporelle, ailleurs néanmoins cette eau est libre, est apparente; de même, là où est le pain de froment dûment consacré, là est le Fils de Dieu incarné. Dans tout autre circonstance, il est par toute la terre sans corps comme le sont le Père et le Saint Esprit, avec lesquels il n’a qu’une même essence ou nature. Et comme le ruisseau peut être renfermé par des canaux dans plusieurs lieux; de même le Fils de Dieu peut être, dans plusieurs lieux, uni au corps sous les voiles du sacrement. Cette figure, bien qu’elle convienne peu et qu’elle soit étrangère au sujet, peut toutefois satisfaire en quelque façon la dévotion de ceux qui ne s’appuient pas uniquement sur des raisons et des arguments, mais q se reposent surtout sur la foi. Nous disons donc en concluant, conformément à la vérité théologique: il est vrai que le corps de Jésus-Christ est en même temps et ensemble dans plusieurs et dans divers lieux, et que cela n’est ni impossible en Dieu, ni contre l’intellect, parce que, bien que le corps même de Jésus-Christ, en lui-même, soit seulement dans un seul lieu selon la nature corporelle, cependant comme le pain qui se change en lui, est dans plusieurs lieux, il suit nécessairement de là, que ce corps lui-même est en plusieurs lieux, cela n’a pas lieu par un changement opéré en lui, mais par le changement d’une autre substance en ce même corps. Et partout où est ce pain ainsi consacré, partout la personne elle-même du Fils de Dieu le change en elle-même, et c’est ce qui fait qu’il a une certaine similitude d’espèce, qui existe véritablement dans toutes ses individualités, quelque part qu’il soit. Quant au corps lui-même, il est, de sa nature, restreint à un lieu particulier. Par son union avec la divinité, il se dilate en quelque sorte, et s’étend de façon à pouvoir être partout, afin d’être dans tous les lieux ou se trouve son individualité. Le Seigneur a en effet réglé les choses de manière que le pain consacré convenablement se convertit et se change au corps de Jésus-Christ. Et ce ne doit être pour personne un sujet de calomnie ou d’erreur puisque nous avons protesté que ce qui précède s’adapte à notre dessein de telle façon que l’on trouve dans les figures qu’ils rapportent, et les comparai sons qu’ils font des propriétés de ce pain, un grand nombre de dissonances et de rapports impropres. Si ce que l’on dit du corps de Jésus-Christ ne paraissait pas parfaitement intelligible à certaines personnes, savoir comment il peut être en plusieurs lieux à la fois, ou toute autre des choses qui ont été dites précédemment, qu’il se rappelle ce que dit saint Jean Damascène: "Comment cela se fera-t-il, dit la Vierge, parce que je ne connais aucun homme?" L’ange lui répond: "Le Saint Esprit viendra en vous, et la puissance du Très Haut vous couvrira de son ombre. Et maintenant vous me demandez, vous, comment le pain se change au corps de Jésus-Christ, et le vin et l’eau en son sang. Je vous réponds, moi, le Saint Esprit viendra, et il opérera ces choses qui sont et au-dessus de la nature et au-dessus de l’intelligence. L’exemple de la bienheureuse Vierge doit vous suffire, elle qui a conçu le Fils par la foi qu’elle a eue dans la parole de l’ange."
Huitièmement, quant au prédicament appelé prédicament de temps, la foi catholique croit que dès le commencement de la primitive Eglise jusqu’à la fin des siècles, les fidèles prirent et prennent chaque jour le corps de Jésus-Christ, et cependant il n’en a nulle ment été diminué, ni ne le sera en quoi que ce sait, quand bien même tous les hommes le prendraient en même temps. Et la raison, c’est que le corps de Jésus-Christ n’est ni augmenté ni diminué, par la consécration d’un ou de plusieurs pains, et par leur changement au corps du même Jésus-Christ. Quel que soit en effet le nombre des pains ou des hosties que l’on consacre et qui sont changés au corps de Jésus-Christ, ce corps de Jésus-Christ ne se multiplie toutefois jamais, mais il demeure toujours un, il est seulement un seul et même corps; quelque grand que soit aussi le nombre des hommes qui le mangent, il est toujours Un, et ne subit aucune diminution; il demeure toujours parfait et entier. L’Ecriture nous fournit un exemple de ceci au troisième livre des Rois, chap. XVII, où il est parlé du vase d’huile et de la coupe de farine dont mangèrent Elie, la veuve et son fils pendant plus de trois années, et qui naturellement ne leur eussent pas suffi pour un an. On trouve encore un exemple mémorable de ceci dans les cinq pains et les deux poissons que le Seigneur Jésus multiplia au point d’en rassasier tant de milliers d’hommes, et de faire qu’il y en eût plusieurs pleines corbeilles de reste. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que Dieu conserve son corps de manière que la manducation ne le diminue ni ne le consume, parce que non seule ment il lui fut donné de conserver les pains dont nous venons de parler, mais il put même les augmenter. La nature nous fournit aussi un exemple de cela il y a déjà six mille ans et plus, en effet, que les hommes ont mangé du pain de froment, et par la grâce de Dieu ils en mangent encore, et cependant le froment n’a pas diminué, et aujourd’hui il y a certainement plus de froment que quand les hommes commencèrent à en manger. Si, par conséquent, Dieu conserve et multiplie le froment et les autres semences par l’agriculture, ne pourrait-il pas, s’il le voulait, conserver et multiplier toutes les autres choses, comme il l’a fait pour les pains dont nous avons parlé? La chandelle nous fournit encore un exemple semblable, parce que, au moyen d’une chandelle allumée, on pourrait en allumer un grand nombre d’autres, et la lumière de la première n’en souffre aucun amoindrissement, et les autres auraient autant de lumière qu’elle. Ce qui précède fournit une réponse péremptoire au blasphème de certains hérétiques qui ont l’habitude de s’opposer à cette vérité en disant: Quand même le corps de Jésus-Christ serait aussi gros qu’une montagne, il serait consommé depuis longtemps à cause du grand nombre de personnes qui en ont mangé. Aveugles et in sensés! celui qui conserve la lumière d’une chandelle sans qu’elle diminue, quoiqu’on s’en serve pour en allumer un nombre infini d’autres, ne peut-il pas conserver pareillement son corps sans qu’il diminue, bien qu’un grand nombre de personnes le mangent chaque jour? Et c’est là une des raisons pour lesquelles il a été défendu de célébrer la Messe sans lumière, afin de représenter par là le Fils de Dieu, qui est la lumière qui se révèle aux nations; c’est peut-être encore pour nous faire comprendre que le corps de Jésus-Christ se communique à tous les hommes comme la lumière elle-même. On pourrait encore donner d’autres raisons de ceci, mais il n’est pas nécessaire de les rapporter en ce moment.
Neuvièmement, quant au prédicament dit de lieu ou de position, il en est qui ont dit que le corps de Jésus-Christ est placé dans l’hostie comme il l’est dans le ciel à la droite du Père. Car comme Dieu le Père est partout, d’après ces paroles: "Je remplirai le ciel et la terre, dit le Seigneur." Partout où est le corps de Jésus-Christ, il est assis à la droite de Dieu, c’est-à-dire qu’il jouit en repos des biens les plus parfaits. Et ce n’est pas un obstacle, comme ils lei disent, que souvent l’hostie soit portée tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, tantôt dans un lieu, tantôt dans l’autre, et qu’elle soit tournée dans divers sens; parce que, comme l’homme qui est dans un vais seau, ou qui est à cheval, quel que soit le mouvement du navire, ou quelle que soit la rapidité de la course du cheval, n’en est pas moins assis et en repos, bien que son âme soit agitée, on peut dire pareille ment qu’il en est ainsi dans le cas proposé. Par-là même que le corps est dans un lieu, il faut nécessairement aussi désigner un lieu quel conque. Or il paraît plus convenable de lui attribuer la position qu’il occupe dans le ciel qu’une autre, parce qu’en Jésus i cause de l’union de la divinité et de l’humanité, il y a communication d’idiomes, de sorte que l’on peut appliquer avec vérité et à Jésus-Christ et à son corps glorieux, les paroles suivantes de saint Jacques: "En qui il n’y a pas même l’ombre de changement ou de vicissitude." Il est cependant d’autres grands docteurs qui enseignent avec plus de subtilité, mais aussi, à ce qu’il paraît, avec plus de vérité, qu’il n’est pas possible d’assigner un lieu ou une situation au corps de Jésus-Christ dans le sacrement; parce qu’il a été dit précédemment que cette conversion n’est que celle de la substance transsubstantielle, et qu’il n’est dû de place à la substance qu’autant qu’elle est renfermée sous la quantité naturelle, et qu’elle a les dimensions extensives. Mais la substance du corps de Jésus-Christ ne se trouve dans le sacre ment que par la puissance de la transsubstantiation, bien que comme conséquence et par concomitance, sa quantité propre s’y trouve, de même que ses dimensions propres et les autres accidents propres de son corps, son âme raisonnable et sa divinité elle-même s’y trouvent aussi. Quant aux accidents dont nous venons de parler, ils ne sont là que par l’intermédiaire de la substance. Dans les autres corps qui sont placés et situés dans un lieu, il en est tout autrement; et cela parce que la substance est dans tin lieu, dans une position, par la médiation de la quantité; ce qui fait que dans ces corps la substance et le sujet suivent les dimensions propres et la quantité propre, pendant que, dans ce sacrement il en est tout autrement. Car cette conversion est seulement substantielle, ce qui fait qu’on l’appelle transsubstantiation. Et c’est pourquoi la quantité, les dimensions et les autres accidents du corps de Jésus-Christ accompagnent et suivent la substance elle-même, et n’occupent ni plus de place, ni une pins vaste étendue que la substance elle-même, ainsi que nous l’avons dit plus haut; cependant elle demeure sous la quantité et les dimensions qu’avait le pain avant sa transsubstantiation; parce que les accidents ne sont pas changés, quand même la position de la substance ne conviendrait pas, ainsi qu’il a été dit plus haut; ce qui fait qu’on ne devrait pas assigner de position au corps de Jésus-Christ dans ce sacrement. Mais comme il n’y a aucun danger pour la foi dans cette question, ni dans les questions semblables, nous les laissons, aux esprits plus subtils.
Dixièmement, quant au prédicament dit d’état, nous croyons par la foi, et l’Eglise catholique enseigne que le corps glorieux de Jésus-Christ est véritablement sous le sacrement, et qu’il y est véritable ment dans un état de gloire. Il ne découvre cependant pas cet état de gloire à nos regards, il nous réserve cette vision pour la céleste patrie, et la manifestation de cette gloire ne convient ni au sacre ment, ni à notre foi, "puisque nous ne marchons maintenant qu’au moyen d’un miroir et en énigmes." Ce que nous avons dit en parlant du prédicament de la qualité doit suffire sur ce point. Il est vrai toutefois, suivant quelques docteurs, que ce que nous avons dit dans le chapitre précédent sur la situation ou manière d’être du corps de Jésus-Christ dans ce sacrement, conviendrait peut-être mieux à cette question. Car, comme d’après eux le corps n’occupe là aucune situation corporelle, parce qu’il n’est pas possible d’assigner aux substances comme substances un état quelconque; ainsi, par conséquent, il n’est pas là sous un état quelconque. Quant à celle de ces choses qu’il convient le mieux de dire, nous laissons pareillement pour le moment, et pour être plus court, à des argumentateurs plus subtils, de les indiquer; parce que nous avons montré assez clairement et avec assez de vérité, ailleurs, que, pour que nous croyions fermement et que nous tenions pour vrai que le vrai corps de Jésus-Christ existe ou subsiste sous ce sacrement d’une manière véritable et essentielle, le même numériquement qu’il est né de la Vierge, qu’il a souffert sur la croix, qu’il est ressuscité le troisième jour d’entre les morts, qu’il est monté au ciel, et qu’il est assis à la droite du Père tout-puissant, cela nous suffit.
Fin du cinquante-huitième
Opuscule de saint Thomas d’Aquin,
sur le sacrement de l’Eucharistie,
considéré au point de vue des dix prédicaments.