LA NATURE DE LA LUMIÈRE
SAINT THOMAS D'AQUIN, DOCTEUR DE L'ÉGLISE
OPUSCULE 50
(Œuvre non authentique. Auteur ignoré)
Traduction Abbé Védrine, Editions Louis Vivès, 1857
Édition numérique, https://www.i-docteurangelique.fr/DocteurAngelique, 2004
Les œuvres complètes de
saint Thomas d'Aquin
Nous allons nous occuper de la nature de la lumière, de sa nécessité pour voir, et de la nature du diaphane.
Sur la nature de la lumière, il y a plusieurs opinions.
Quelques-uns ont dit que la lumière est un corps, déterminés à cette fausse opinion par certaines locutions dont on se sert en parlant de la lumière. En effet, nous avons coutume de dire que le rayon traverse l’air, que les rayons sont réverbérés, que les rayons opèrent une intersection, toutes choses qui semblent être le fait des corps. Cette opinion ne peut pas être soutenue pour les raisons qu’allègue Aristote dans le livre de l’Âme; et il est facile d’en apporter d’autres. Il n’est pas facile, en effet, d’expliquer comment un corps de cette nature se répand en un clin d'œil dans tout notre hémisphère, comment il se produit et se détériore, comment même la seule interposition d’un corps opaque désorganise le corps dans une autre partie du diaphane. Ce que l’on dit du mouvement de la lumière ou de sa réverbération se dit métaphoriquement, de la même manière que nous pourrions dire que la chaleur procède lorsque certaines choses se réchauffent de nouveau, ou qu’elle est réverbérée lorsqu’elle rencontre un obstacle.
D’autres ont dit que la lumière est une certaine nature étrangère, une qualité spirituelle, se fondant sur ce que, dans les choses intellectuelles, nous nous servons du terme de lumière. Nous disons, en effet, qu’il y a dans les substances intellectuelles une certaine lumière intellectuelle ou intelligible. Mais cela est encore impossible. Il est effectivement impossible qu’une nature spirituelle et intellectuelle tombe sous les sens; car les sens, étant corporels, ne peuvent connaître que les choses corporelles. Si l’on disait que la lumière spirituelle est différente de celle que les sens perçoivent, on pourrait l’accorder, pourvu qu’il fût bien entendu que la lumière perçue par les sens n’est pas une nature spirituelle. Rien n’empêche, en effet, de donner un nom commun à des choses tout-à-fait différentes. Que si dans les choses spirituelles nous nous servons du mot de lumière et autres termes qui appartiennent à la vision, cela se fait à raison de la noblesse du sens de la vue qui est de tous les sens le moins matériel, ce qui devient évident pour deux raisons. D’abord par son objet, car il est certaines choses qui tombent sous la vue à raison de propriétés par lesquelles les corps inférieurs communiquent avec les corps célestes. Le tact perçait les propriétés qui sont propres aux éléments, savoir le chaud, le froid, et autres choses semblables. Le goût et l’odorat perçoivent les propriétés qui conviennent aux corps mixtes, suivant la nature différente du chaud et du froid, du sec et de l’humide. Le son est produit par le mouvement local, qui est commun aussi aux corps célestes et aux corps inférieurs; mais l’espèce de mouvement qui produit le son ne convient pas aux corps célestes, suivant Aristote. On voit donc, d’après la nature de l’objet, que la vue est le plus élevé des sens, que l’ouïe vient après, et que les autres sens en sont plus éloignés. Secondement, il semble que le sens de la vue est plus spirituel d’après le mode d’immutation; car dans tous les autres sens, il n’y a point d’immutation spirituelle sans une immutation naturelle. J’appelle immutation naturelle la réception de la qualité dans le patient, suivant l’être naturel, comme lorsqu’une chose se refroidit, ou s’échauffe, ou se meut respective ment au lieu. Il y a immutation spirituelle, lorsque l’espèce est reçue dans l’organe du sens par mode d’intension, et non par mode de forme naturelle; car l’espèce sensible u’e€t pas reçue dans le sens suivant l’être qu’elle a dans la chose sensible. On voit que dans le tact et le goût, qui est une espèce de tact, il se fait une altération naturelle. En effet, une chose s’échauffe ou se refroidit par le contact d’un objet chaud et froid, et il ne se fait pas seulement une immutation spirituelle; de même l’immutation de l’odeur s’opère par une certaine évaporation de fumée; l’immutation du son se fait avec un mouvement local; mais il n’y a que l’immutation de la vue qui soit une immutation spirituelle; d’où il résulte qu’entre tous les sens la vue est le plus spirituel, et que l’ouïe vient ensuite. C’est pour cela que ces deux sens sont les plus spirituels et les seuls susceptibles d’être disciplinés. C’est assez pour ce qui concerne la vue.
D’autres disent que la lumière n’est autre chose que l’évidence de la couleur. Mais cette assertion parait fausse dans les choses qui luisent la nuit, et dont la couleur est néanmoins cachée.
D’autres disent que la lumière est la forme substantielle du soleil, une lumière venant de la lumière, et ayant un être intentionnel comme la couleur dans l’air. Or ces deux choses sont fausses. La première d’abord, parce que nulle forme substantielle n’est sensible par elle-même, elle n’est compréhensible que par l’intellect. Et si l’on dit que ce qu’on voit du soleil n’est pas la lumière, mais une splendeur, on peut bien accorder le mot, pourvu que ce que nous disons être saisi par la vue ne soit pas une forme substantielle. La seconde chose est également fausse, parce que les choses qui n’ont que l’être intentionnel n’opèrent pas de transmutation naturelle; or les rayons des corps célestes transforment toute la matière inférieure.
C’est pourquoi nous disons que, de même que les corps élémentaires ont des qualités actives par lesquelles ils agissent, de même la lumière est la qualité active d’un corps céleste par laquelle il agit, et elle est dans la troisième espèce de la qualité. Or, comme elle est la qualité d’un premier corps altérant, elle n’a pas de contraire; et comme il n’y a rien de contraire à la lumière, elle ne peut pas conséquemment trouver de disposition contraire dans ce qui la reçoit.
A cause de cela, son passif, c’est-à-dire le diaphane, est toujours dans la dernière disposition à la forme, c’est pour cela qu’il s’illumine instantanément. Au contraire, ce qui est susceptible de caléfaction, n’ayant pas de disposition contraire, n’est pas toujours pour cette raison dans la dernière disposition à sa forme, et c’est pour cela que ce qui est susceptible de caléfaction ne s’échauffe pas instantanément Donc la participation de la lumière opérée dans le diaphane s’appelle lumière, et s’effectue suivant la ligne droite au corps lucide, et s’appelle alors rayon. Mais si elle est produite par la réverbération du rayon au corps lucide, elle s’appelle splendeur. Or la lumière est commune à tout effet de la lueur dans le diaphane. Après ces considérations sur la nature de la lumière, on voit facilement la raison pourquoi certains corps sont lucides actu, certains autres diaphanes, et d’autres opaques. Car la lumière étant une qualité du premier altérant, qui est le plus parfait, et formel dans les corps, les corps qui sont les plus formels et les plus mobiles sont lucides actu; ceux qui les approchent sont réceptifs de la lumière, comme les diaphanes; et ceux qui sont tout-à-fait matériels, n’ont pas la lumière dans leur nature, et ne sont pas réceptifs de la lumière, mais ils sont opaques. On remarque cela dans les éléments, car le feu a la lumière dans sa nature, mais sa lumière ne nous est apparente que dans une matière étrangère à raison de sa subtilité. L’air et l’eau sont moins formels que le feu, aussi ils ne sont que diaphanes. La terre, qui est le plus matériel des éléments, est opaque. Néanmoins, il faut savoir que quelques physiciens ont dit que la lumière est nécessaire pour voir du côté de la couleur. Or ils disent que la couleur n’a la force de mouvoir le diaphane que de près; ils donnent pour preuve de cela que celui qui est dans l’obscurité voit les choses qui sont dans la lumière, mais non réciproquement. Ils donnent encore une autre raison, c’est que la vue étant une, il faut que ce qui est visible ne le soit que par un moyen ce qui ne serait pas si la couleur était visible par elle-même. Mais cela est évidemment contraire à ce que dit Aristote, livre II de l’Âme, que la couleur a en elle-même une cause d’être visible. C’est pourquoi, suivant le sentiment d’Aristote, il faut dire que la lumière pour voir est nécessaire non du côté de la couleur, par la raison qu’elle met les couleurs en acte, comme disent certains, car elle n’est qu’en puissance lorsqu’elle est dans les ténèbres, mais bien du côté du diaphane en tant qu’elle le met en a comme dit Aristote. Pour comprendre l’évidence de cela, il faut considérer que toute forme, comme telle, est un principe de production de quelque chose semblable à elle, d’où il suit que la couleur étant une certaine foi tient d’elle-même de quoi produire sa ressemblance. Il faut néanmoins savoir qu’il y a une puissance parfaite et une puissance imparfaite. Car la forme qui a une vertu parfaite dans l’action, peut non seulement introduire sa ressemblance dans son susceptible, mais encore disposer le patient à s'actuer lui-même, ce que ne peut faire la forme imparfaite, puisque elle n’a qu’une vertu imparfaite. Il faut donc dire que la vertu de la couleur dans l’action réside dans la nature parfaite de la lumière. Car la couleur n’est autre chose que la lumière obscure sous certains rapports par l’admixtion d’un corps, ce qui fait qu’elle n’a pas la puissance d’illuminer le diaphane, effet que produit cependant la lumière pure.
On voit aussi par là que la lumière étant en quelque façon la substance de la couleur, tout ce qui est visible en acte se ramène elle; et il n’est pas nécessaire que la couleur devienne visible actu, par la l extrinsèque. Ce qui fait que les couleurs illuminées se voient de celui qui est dans l’obscurité, c’est que le milieu est illuminé, et cela suffit pour l’immutation de la vue.
Fin du cinquantième Opuscule de saint
Thomas d’Aqnin sur la nature de la lumière.