DU SENS PAR RAPPORT AUX CHOSES SINGULIÈRES, ET DE
L’INTELLECT
PAR RAPPORT AUX UNIVERSELLES.
SAINT THOMAS D'AQUIN, DOCTEUR DE L'ÉGLISE
OPUSCULE 48
(Œuvre authentique)
Traduction Abbé Védrine, Editions Louis Vivès, 1857
Édition numérique, https://www.i-docteurangelique.fr/DocteurAngelique,
2004
Les œuvres complètes de
saint Thomas d'Aquin
Relativement au sens, pourquoi il appartient aux choses singulières, et l’intellect aux universelles, et comment les choses universelles sont dans l’âme; il faut savoir sur la première question que le sens est une vertu résidant dans l’organe corporel, tandis que l’intellect est une vertu tout-à-fait immatérielle, et non l’acte de quelque organe corporel. Or chaque chose est reçue dans un autre suivant son mode d’être. Toute connaissance s’opère par ce qui est connu de celui qui est le sujet de la cognition, c’est-à-dire suivant la similitude, car le sujet de la cognition en acte est la chose connue en acte. Il faut donc que le sens reçoive corporellement la ressemblance de la chose qui est sentie, l’intellect de son côté reçoit la similitude de la chose qu’il conçoit d’une manière immatérielle et incorporelle. Or l’individuation de la nature commune dans les choses matérielles et corporelles est renfermée dans la matière corporelle sous des dimensions déterminées: l’universel s’effectue par l’abstraction de cette m et des conditions qui opèrent l’individuation. Il est donc clair que la similitude de la chose reçue dans le sens représente cette chose en tant qu’elle est singulière; mais celle qui est reçue dans l’intellect représente la chose suivant la condition de la nature universelle. Voilà pourquoi le sens connaît les choses singulières; et l’intellect les choses universelles, auxquelles appartiennent les sciences. Quant à la seconde question, il faut savoir que l’universel peut être pris de deux manières. Premièrement pour la nature commune, étant subjacente à l’intention d’universalité: et secondement pour l’intention en elle-même, comme blanc peut être dit ce à quoi il arrive d’être blanc ou ce qui est déjà soumis à la blancheur. Or la nature à laquelle sur vient l’intention d’universalité, comme la nature de l’homme, a un double être; l’un matériel comme étant dans la nature matérielle, l’autre immatériel comme étant dans l’intellect. Il ne peut pas lui survenir d’intention universelle dans le premier mode, parce que il est individué par la matière. Donc l’intention universelle survient en raison de l’abstraction de la matière individuelle; mais il ne peut pas y avoir d’abstraction réelle de la matière individuelle, comme l’ont supposé les platoniciens. En effet, il n’existe pas d’homme sans de la chair, sans des ossements, comme le prouve Aristote dans le liv. VII de la Métaphysique. Il reste donc à dire que la nature humaine n’a pas l’être en dehors des principes d’individuation, si ce n’est seulement dans l’intellect. Néanmoins l’intellect n’est point faux en concevant la nature commune en dehors des principes d’individuation sans lesquels elle ne peut être dans la nature des choses. En effet, l’intellect ne conçoit pas que la nature commune existe sans les principes d’individuation; mais il conçoit la nature commune sans concevoir les principes d’individuation, et en cela il n’y a pas de fausseté. Comme si l’on séparait la blancheur d’un homme blanc de façon que l’intellect conçût qu’il n’est pas blanc, ce serait une fausse conception; mais si l’on sépare la blancheur de l’homme blanc de manière à concevoir l’homme sans concevoir la blancheur, ce ne sera plus une conception fausse. Car il n’est pas exigé pour la vérité d’une conception que celui qui conçoit une chose conçoive en même temps toutes les choses qui lui sont inhérentes. Ainsi donc l’intellect abstrait sans fausseté le genre de ses espèces, en tant qu’il conçoit la nature du genre sans concevoir les différences. De même il abstrait l’espèce des individus en tant qu’il conçoit la nature en espèce, sans concevoir les principes d’individuation. Il est donc évident de cette sorte que l’intention d’universalité ne peut être attribuée à la nature commune autrement que suivant l’être qu’elle a dans l’âme et dans l’intellect. Il ne s’opère donc d’unité de plusieurs que par la con en dehors des principes d’individuation, aussi bien que l’unité dans plusieurs, comme dans les individus ou les inférieurs qui sont un dans la supériorité. Il reste donc à dire que les choses universelles, en tant qu’universelles, ne se trouvent que dans l’âme; tandis que les natures auxquelles survient l’intention d’universalité, sont dans les choses. C’est pour cela que les noms communs qui signifient les natures mêmes se disent de individus, mais non ceux qui signifient les intentions. En effet, Jacques est un homme, mais il n’est pas une espèce.
Fin du quarante-huitième Opuscule de
saint Thomas d’Aquin sur le sens par rapport aux
singuliers, et l’intellect par rapport aux universels.