Saint Thomas d’Aquin
Lettre à l’Abbé du Mont-Cassin
Sur
l’heure marquée par Dieu pour la mort de chacun
Opuscule
47
(Oeuvre authentique, carême 1274)
Introduction,
traduction et notes par Stéphane Mercier
Édition numérique, https://www.i-docteurangelique.fr/DocteurAngelique,
2004
Les œuvres complètes de
saint Thomas d'Aquin
Epistola ad Bernardum abbatem casinensem
Editio leonina, t. 42, 413-415 (textus)
Dernière en
date des œuvres de saint Thomas, la lettre à Dom Bernard Ayglier,
abbé du Mont Cassin, a été dictée dans le courant du mois de février 1274,
alors que le Saint était en route pour le Concile de Lyon. Il s’agit d’une
brève explication du sens d’un passage des Moralia in
Job de saint Grégoire relatif à l’infaillibilité de la prescience divine dans
ses rapports au libre-arbitre de l’homme. Dom Bernard espérait que Thomas
pourrait faire le détour par l’abbaye pour résoudre la difficulté devant les
moines que le texte de Grégoire laissait perplexes. Mais le chemin qui mène au
Mont Cassin est difficile et abrupt (la colline culmine à près de 500 mètres
d’altitude) et Thomas, physiquement très affaibli –il devait mourir quelques
jours plus tard, le 7 mars – doit décliner l’invitation mais dicte sa réponse à
l’envoyé de l’abbaye, pour le profit des contemporains non moins que celui des
générations à venir. Il résout la difficulté en reprenant implicitement les
idées principales de l’argumentation classique, proposée par Boèce au cinquième
livre de son De consolatione philosophiæ
(prosæ 2-5), où il montre la différence de plan
entre la connaissance humaine des événements et celle qu’en a Dieu dans la
simplicité de son Essence.
§
Traduction
Au révérend père dans le Christ Bernard,
vénérable abbé du Mont Cassin par la grâce de Dieu : frère Thomas d’Aquin,
son dévot fils, déclare sa promptitude à obéir en tout lieu.
J’aurais aimé, vénéré Père, donner,
de vive voix et en leur présence, satisfaction à ceux pour qui les paroles de l’illustre
Grégoire sont une occasion de scandale ; mais la longueur de l’office
divin et l’obligation du jeûne m’en ont empêché[1].
Et, peut-être serait-il plus profitable de consigner cela
par écrit de manière à être utile non seulement aux personnes présentes, mais
encore à la postérité. Par ailleurs, je crois qu’une disposition divine n’est
pas étrangère au fait que votre lettre me soit parvenue à Aquino
au moment même où je m’apprêtais à partir pour la France, Aquino
où le bienheureux Maur, disciple du très saint père Benoît, envoyé par celui-ci
en France, mérita de recevoir d’un père si éminent des lettres et des reliques[2].
Pour donner plus ample satisfaction à ceux qui sont
troublés, il faut rappeler en les insérant ici, les mots du bienheureux
Grégoire qui suscitent le doute et l’erreur chez des ignorants.
« Il faut savoir, dit-il, que la bienveillance de Dieu accorde aux
pécheurs le temps nécessaire pour faire pénitence ; et parce qu’ils n’emploient
pas ce temps pour [produire] un fruit de pénitence mais pour commettre l’iniquité,
ils perdent ce qu’ils auraient pu mériter de la divine miséricorde. Pourtant
Dieu tout-puissant connaît par avance l’heure de la mort de chacun, le terme de
son existence, et personne ne peut mourir à un autre moment que celui-là même
où il meurt. Si l’on se souvient en effet qu’Ezéchias reçut quinze années de
vie supplémentaires, cette durée s’est accrue à partir du moment où il avait
lui-même mérité de mourir ; car la divine providence connaissait à l’avance
le moment où elle le retirerait par la suite de la vie[3]. »
Dans ces paroles, le Docteur Lumineux montre assez clairement que
chaque homme doit être considéré de deux point de vue : en lui-même d’une
part, et par rapport à la prescience divine de l’autre.
Considéré en lui-même,
l’homme n’est pas soumis à la nécessité dans ce qui lui arrive. En
effet, certaines choses peuvent lui arriver qui ne ressortent en aucun cas de
la fatalité, c’est ce que [le bienheureux Grégoire] mentionne expressément au
sujet des pécheurs lorsqu’il dit : « (…) parce qu’ils n’emploient
pas ce temps pour [produire] un fruit de pénitence mais pour commettre l’iniquité,
ils perdent ce qu’ils auraient pu mériter de la divine miséricorde. » Si
donc il leur était possible de mériter quelque chose, ce n’est pas par
nécessité qu’ils le perdent ; c’est pourquoi les événements qui
surviennent dans la vie humaine, n’arrivent pas par nécessité. Et la même
raison vaut pour la mort et tout ce que l’homme
fait ou endure. En fait tout dépend de la providence divine.
Si d’autre part on considère l’homme par rapport à la prescience
divine, les choses qu’il fait ou subit tombent sous le coup d’une certaine
nécessité. Il ne s’agit pas d’une nécessité absolue qui ferait que les choses
prises en elles-mêmes ne pourraient pas arriver autrement, comme nous l’avons
dit. Mais il s’agit d’une nécessité
conditionnelle : en effet cette proposition conditionnelle – si Dieu
prévoit quelque chose, cela arrivera – est nécessaire. Il n’est pas
possible que Dieu prévoie quelque chose et que cela ne se produise pas, sinon la
prescience de Dieu se tromperait, ce qui est absolument impossible puisque la
vérité ne peut être entachée d’erreur. C’est ce qu’expriment les paroles suivantes
du bienheureux Grégoire, lorsqu’il ajoute : « Pourtant Dieu
tout-puissant connaît d’avance l’heure de la mort de chacun, le terme de son
existence, et personne ne peut mourir à un autre moment que celui-là même où il
meurt », c’est-à-dire, le moment auquel Dieu a su à l’avance qu’il
mourrait. Il n’est pas en effet possible que Dieu sache à l’avance l’heure de
la mort de quelqu’un, et que celui-ci meure à un autre moment, sinon la science
de Dieu se tromperait.
Considéré en lui-même, l’homme pouvait mourir à un autre moment : mettra-t-on
en doute qu’il puisse connaître une fin prématurée, transpercé par une épée,
victime du feu ou encore d’une chute dans un précipice ou quelque autre
embûche ?
Les paroles qui suivent manifestent cette distinction : « Si
l’on se souvient en effet qu’Ezéchias reçut quinze années de vie
supplémentaires, cette durée s’est accrue à partir du moment où il avait
lui-même mérité de mourir » ; or c’est une sottise de dire que quelqu’un
mérite ce qui ne peut en aucun cas lui arriver.
Considéré en lui-même, il aurait pu mourir à ce
moment ; mais par rapport à la science divine, il n’était pas possible qu’il
mourût à un moment qui ne soit pas celui que Dieu a prévu par avance <…>[4]
Il faut donc considérer qu’il existe une différence entre les connaissances
divine et humaine. L’homme en effet est sujet au changement et au temps, en
lesquels l’avant et l’après s’ordonnent dans le successif. Il connaît certaines
choses d’abord et d’autres par après. C’est pourquoi nous nous souvenons des
choses passées, nous voyons les choses présentes et nous pronostiquons des
événements à venir. Dieu au contraire, puisqu’Il est libre de toute motion,
selon cette parole de Malachie : « Je suis le Seigneur et je ne
change pas » (Ml 3, 6), excède de ce fait toute la succession du temps. Le
passé et le futur n’ont pas de place en Lui, tous les événements passés et à
venir lui sont présents, comme Il le dit lui-même à Moïse son serviteur :
« Je suis celui qui suis » (Ex 3, 14).
Dieu savait donc de toute éternité l’heure à laquelle mourrait cet homme, pour le dire à notre manière ; mais il faudrait le dire du point de vue de Dieu, qui le voit mourir comme moi je vois Pierre s’asseoir lorsqu’il s’assied. Or il est manifeste que du fait que je vois quelqu’un s’asseoir ne s’ensuit aucune nécessité pour lui de le faire. Il est impossible que je voie quelqu’un s’asseoir et qu’en même temps celui-ci ne s’asseye pas. De la même manière il est impossible que Dieu connaisse à l’avance un événement à venir et que celui-ci n’arrive pas, sans pour autant que cela arrive de façon nécessaire.
Telles sont, très cher père, les choses que j’ai écrites, obéissant à votre demande afin de ramener [à la vérité] ceux qui se trompent ; si elles se révèlent insuffisantes, je ne manquerai pas de vous écrire à nouveau avec obéissance. Longue vie à votre Paternité !
Frère Réginald se recommande à vous.
© S. Mercier 2001-2004
[1] On était déjà entré dans le Carême depuis quelques
jours (cette année-là, en 1274, il avait commencé le 14 février) lorsque saint
Thomas fut sollicité par l’Abbé du Mont Cassin.
[2] Thomas évoque une « disposition divine »
(divina dispensatio)
parce que la lettre de l’abbé du Mont Cassin lui parvient à Aquino
alors qu’il est en route vers la France. Saint Maur (+ 584) a pour sa part reçu
lettres et reliques de la part de saint Benoît tandis qu’il était, lui aussi,
de passage à Aquino sur le chemin de la France. La
lettre que reçoit saint Thomas demande un éclaircissement au sujet d’un passage
des Moralia de saint Grégoire qui, dans une
autre de ses œuvres (au deuxième livre de ses Dialogues – la paternité
grégorienne de cet ouvrage reste sujette à caution, mais ce n’est pas le lieu
d’en discuter), fait justement l’éloge de saint Maur pour ses nombreuses
vertus, et spécialement de son obéissance.
[3] Moralia in Job XVI 10. L’histoire
d’Ezéchias à laquelle Grégoire fait ici allusion se lit en 2 R 20, 1-7.
[4] Une ligne manque dans le manuscrit original, il
n’est pas possible de la restituer. De ce fait, une partie de la phrase (doctoris exprimunt quasi oculata fide dubitantium animis ingeramus ) est intraduisible.