DE INSTANTIBUS, LE TEMPS
SAINT THOMAS D'AQUIN, DOCTEUR DE L'ÉGLISE
OPUSCULE 43
(Œuvre non authentique, oeuvre de Thomas de Sutton?)
Traduction Abbé Védrine, Editions Louis Vivès, 1857
Édition numérique, https://www.i-docteurangelique.fr/DocteurAngelique, 2004
Les œuvres complètes de
saint Thomas d'Aquin
CHAPITRE I: Le temps a l’être en dehors de la matière.
CHAPITRE
II: Le temps n’est pas un mouvement, mais quelque chose du mouvement.
CHAPITRE
III: Quelles sont les choses qui sont mesurées par le temps et celles qui ne le
sont pas.
Au sentiment d’Aristote, au deuxième livre de la Métaphysique, la difficulté dans la connaissance de la vérité a deux causes, dont l’une vient de nous et l’autre des choses qui sont l’objet de la cognition. Car toute chose étant connue suivant ce qu’elle est en acte, les choses qui sont le plus en acte en elles-mêmes, sont celles qui sont le plus susceptibles d’être connues. C’est pourquoi, si notre intellect ne peut parvenir à les atteindre, cela vient de nous et non pas d’elles. Celles, au contraire, qui ont la plus petite entité en elles-mêmes, sont celles qui sont le moins susceptibles d’être connues. Si nous les ignorons, cela vient non seulement de nous, mais aussi d’elles. Or, de telles choses sont matière première laquelle n’est pas en soi être en acte; ce sont des choses successives qui n’ont pas une existence complète par soi, mais une existence par quelque chose indivisible de soi; du nombre de ces choses est le temps. Il suit de là qu’il est difficile de savoir ce que c’est que le temps. Néanmoins, pour connaître ce qu’il est, il faut connaître s’il est, parce qu’il est impossible de connaître ce qu’est une chose, si on ignore si elle est. On doute donc d’abord si le temps existe, et il paraît que non, parce que ce qui se compose de parties qui n’existent pas semble n’avoir pas d’existence. Car l’entité d’un tout semble résulter de l’entité des parties; or le temps se compose du passé et de l’avenir qui n’existent pas, le passé a existé et n’existe plus, et l’avenir n’existe pas encore; il semble donc que le temps ne possède pas l’être.
On ne peut pas dire qu’une partie du temps existe maintenant en soi, parce qu’il n’y a pas dans le moment présent une partie du temps. Car toute partie prise une fois sert à mesurer le tout, ou du moins toute partie tombe dans la composition du tout. Mais ce qui est pris présentement en plusieurs fois ne sert pas à mesurer le temps, et le temps n’en est pas composé non plus, comme on le prouve dans le livre VI de la Physique, par la raison qu’une chose continue ne peut être composée d’indivisibles. D’où il est évident que le moment présent n’est pas une partie du temps. Il n’y a donc rien du temps qui sait partie du temps. Je réponds qu’il faut dire que l’existence du temps est nécessaire, ce qui est évident puisque toutes les choses générables et corruptibles sont mesurées par le temps, car elles tirent du temps le principe et la fin de leur être, ainsi que le veut Aristote, livre IV de la Physique. Si donc le temps n’existait pas, il n’y aurait rien de générable ou d’incorruptible, ce qui ne peut se dire. Il s’est cependant trouvé des philosophes qui, pour les raisons alléguées ci-dessus, ont affirmé que le temps n’existait que dans l’âme, et ils donnent deux raisons pour prouver leur assertion. La première, c’est que le temps étant un nombre mû, ou il existe dans la matière numérable, ou dans l’âme qui nombre; la première supposition ne peut pas se faire, parce que la matière numérable du temps n’est autre chose que la priorité ou la postériorité dans le mouvement, en quoi il ne peut pas être, puisque ce sont des non êtres. Il s’ensuit donc que le temps existe seulement dans l’âme numératrice La Seconde raison est que si le temps existe dans une chose ab extra, comme nombre d’un mouvement extérieur, il s’ensuivrait alors que celui qui ne saisirait pas le mouvement extérieur, ne saisirait pas non plus le temps, ce qui est contraire au sentiment d’Aristote, qui dit au quatrième livre de la Physique, que si étant dans les ténèbres, nous prouvons rien par la vue des choses extérieures visibles, et nous ne sentons pas quelque mouvement des corps extérieurs, pourvu néanmoins qu’il se fasse quelque mouvement dans l’âme par la succession des pensées et des imaginations, nous avons toujours le sentiment du temps. Il suit de là que le temps suit toujours le mouvement qui est de l’âme, et qu’il n’existe que dans l’âme. C’était l’opinion de Galénus admise aussi en partie par Averroès, lorsqu’il a dit que le temps était hors de l’âme sous un certain rapport, mais seulement dans l’âme quant à son complément. Cela ne peut être vrai, parce que le temps étant un nombre mû et un nombre nombré, il est ainsi nécessaire que le temps existe comme existe le mouvement. Or, il est constant que le mouvement est dans la chose ab extra donc le temps existe ab extra dans la chose. De même une quantité continue est une vraie chose hors de l’âme; or le temps est une vraie quantité continue. Il est impossible qu’il soit dans l’âme; il faut donc dire par conséquent que le temps est dans la chose ab extra. Pour comprendre cela il faut considérer que le nombre étant dans les choses nombrées, comme l’être des choses nombrées dépend de l’intellect numérateur, il en est de même du nombre, tandis que l’être de choses nombrées ne dépend pas de notre intellect, mais bien de l’intellect qui est la cause des choses, comme l’intellect divin. Donc le nombre des choses ne dépend pas non plus de notre intellect. Or, le temps est un nombre mû, et conséquemment comme le mouvement ne dépend pas de notre intellect, il en est de même du temps. Il y en a cependant qui disent que le mouvement dépend aussi de l’âme, parce que le mouvement étant quelque chose de successif, ses parties qui sont l’antériorité et la postériorité, n’ont pas l’être ab extra dans la chose, mais seulement dans l'âme. Comparant la première disposition du mobile à la disposition suivante, et par conséquent il n’a l’être dans l’âme que simpliciter et quant à son être parfait. Mais dans la chose ab extra il n’a l’être que suivant quelque chose d’indivisible de soi, et cet être est un être imparfait secundum quid; ils en disent de même du temps. Cette assertion ne peut tenir, parce que ce en quoi le mouvement existe suivant son être complet et parfait, se meut d’une manière nécessaire. Donc, si le mouvement existait dans l’âme suivant son être complet, l’âme aurait un mouvement nécessaire, ce qui ne peut pas être. C’est pourquoi il faut comprendre que tout être vient de l’acte. Or, l’acte est divisible, comme le veut Aristote, livre IX de la Métaphysique. Car il y a un acte existant tout entier et simultanément, comme l’âme ou la blancheur. Il y a un autre acte successif, comme le jour, l’agonie, l’infini, le vide, au nombre desquels sont le mouvement et le temps. Donc, comme l’être suit l’acte, le mode d’être suivra le mode d’acte. Donc l’être qui vient de l’acte premier est d’être simultanément, et un tel être est l’être complet qui est dû à une chose perfectionnée par l’acte premier. Au contraire, l’être qui vient de l’acte second, c’est-à-dire de l’acte successif, est un être successif. Et tel est l’être parfait qui est dû à un tel acte ou à une chose perfectionnée par un tel acte; par conséquent l’être parfait du mouvement et du temps, qui est dû à l’un et à l’autre suivant la raison de sa propre espèce, n’est pas un être simultanément existant, comme ils disent, mais bien un être en succession, ce qui est suivant quelque chose d’indivisible de soi.
La solution est évidente pour les raisons opposées.
1- A la première assertion il faut dire que le passé et le futur ne sont pas pour exister simultanément, et cela n’est pas requis pour l’être du temps, puisqu’il est successif, comme on le dit, il a néanmoins l’être par quelque chose d’indivisible de soi qui les continue présentement. Aux autres raisons qui prouvent que le temps existe dans l’âme il faut répondre: lorsqu’on dit, le temps étant nombre possède l’être dans la matière numérable qui est l’antériorité et la postériorité, il faut dire que le temps a l’être dans l’âme et la postériorité du mouvement. Et lorsque vous dites que ces choses n’existent pas, c’est vrai sous l’être permanent, elles ont néanmoins l’être successif, comme il a été dit.
2- A l’autre assertion il faut répondre que le temps suit un mouvement extérieur, à savoir le premier mouvement; il n’y a pas d’empêchement à cela dans ce que en saisissant tout mouvement, le mouvement premier est aussi compris au moins virtuellement, parce qu’il est la cause de toute transmutation. Mais parce qu’on a dit que le temps étant successif ne possède l’être que par le moyen de quelque chose indivisible de soi qui est le présent, ce n’est pas sans raison que l’on doute si le moment présent est le même dans le même temps, ou s’il est successivement différent. Il semble qu’il est absolument le même, car de même qu’il est impossible que deux parties de temps existent ensemble à moins qu’une ne contienne l’autre, comme l’année contient le mois, le mois la semaine, la semaine le jour; de même aussi il est impossible que deux instants présents existent en même temps dans le temps, puisque l’un ne renferme pas l’autre; si donc le premier moment présent ne peut pas être en même temps que le suivant, il faut nécessairement que le premier soit anéanti. Or, tout ce qui est altéré l’est dans quelque instant présent. Donc le présent qui est altéré, ou est altéré en lui-même ou dans quelque instant présent postérieur, parce que cela serait ou dans le présent médiat ou dans le présent immédiat; ce n’est pas dans le présent immédiat, parce que l’instant présent n’est pas la continuation d’un autre instant présent, de même que un point ne continue pas un autre point, comme on le prouve dans le sixième livre de la Physique. Il ne peut pas non plus être corrompu dans le moment présent médiat, parce qu’il y a un temps moyen entre deux présents de même qu’il y a une ligne médiane entre deux points. Or, dans tout temps, il y a une infinité de moments présents. Si donc le présent antérieur était altéré dans le présent postérieur médiat, il s’ensuivrait qu’il aurait l’être avec une infinité de présents moyens, ce qui est impossible. Il est donc impossible qu’il y ait dans le temps deux moments présents. Il y a à cela une double objection. D’abord, parce que chaque continu fini a au moins deux termes. Or, le présent est le terme du temps, et pour déterminer un temps limité. Donc il y a au moins deux présents dans le temps. La seconde c’est qu’on dit que des choses existent ensemble lorsqu’elles existent dans le même temps présent. Si donc il n’y avait pas plusieurs présents dans le temps, mais bien un seul, il s’ensuivrait que les choses qui se feront dans mille ans existeraient en même temps que les choses qui existent aujourd’hui. Or c’est impossible. Il faut remarquer qu’ainsi qu’il a été dit, l’existence des choses successives consiste en ce qu’elles existent suivant quelque chose d’indivisible de soi qui peut être manifesté, parce que chaque partie d’une chose successive est divisible en différentes parties. Si donc il existait quelque chose de successif, non seulement suivant quelque chose d’indivisible de soi, mais suivant quelque partie de soi, il s’ensuivrait qu’un grand nombre de parties d’une chose successive existeraient en même temps, ce qui est contraire à la condition des choses successives. Nous pouvons prouver cela plus particulièrement à l’égard du temps, parce que chaque partie du temps est temps. Si donc il existait quelque partie du temps, il s’ensuivrait que le temps existerait en soi, ce qui est faux. Donc le temps existe en quelque chose de divisible de soi, qui est le mon présent. Cela supposé, il faut dire que le seul et même présent se trouve dans tout le temps selon la substance, différent quant à l’être et la raison. La raison de cela est que au moment présent qui est dans le temps succède ou un autre présent ou quelque partie, et non un autre présent; parce que un moment ne peut pas être continué par un autre; ce n’est pas non plus quelque partie de temps, parce que nulle partie de temps ne peut exister en soi, comme il a été prouvé. Donc il est impossible qu’un présent succède à un autre présent dans le temps. En outre, il en est du présent, relativement au temps, comme de ce qui est porté au mouvement, de même que nous connaissons le mouvement par ce qui y est porté, aussi bien que l’antériorité et la postériorité dans le mouvement en voyant les différentes positions de ce qui est mû, ainsi sont déterminées par le présent dans le temps l’antériorité et la postériorité. Mais ce qui est porté au mouvement est identiquement le même dans tout le mouvement, mais différent quant à l’être, en raison du changement de position. Donc, le présent est identiquement le même dans tout le temps suivant la substance et différent quant à l’être selon qu’il est considéré dans les différentes successions de temps. Et les raisons alléguées d’abord ne valent rien. Car lorsqu’on dit que chaque fini a au moins deux termes, il faut dire que chaque fini continu permanent a deux termes différents quant à la chose, mais pour le continu fini successif il n’est pas nécessaire qu’il y ait deux termes suivant le sujet, mais bien suivant la raison. C’est pourquoi il est faux de supposer qu’il y a un temps limité. En effet, il ne faut pas prendre un temps fini en acte et limité par le présent, si ce n’est dans notre imagination, ou par rapport à quelque mouvement qui est limité dans le temps. Car tout le temps est continu en soi et il n’y a actuellement nulle partie séparée de l’autre.
3- A l’autre objection, il faut répondre que l’on ne dit pas exister simultanément suivant le temps les choses qui sont dans le même présent quant à la substance, mais bien celles qui sont dans le même présent à l’être et à la raison. Mais les choses qui arriveront dans mille ans et celles qui existent aujourd’hui, quoiqu’elles soient dans le même présent quant à la substance, elles n’y sont pas quant à l’être, on ne doit donc pas dire qu’elles existent simultanément.
Après avoir reconnu que le temps existe, il faut rechercher ce qu’il est.
Or, il faut considérer que le temps n’est pas un mouvement comme certains ont cru que le temps était un mouvement du ciel appelé circulation, parce que toute partie du temps est temps. Si donc le temps était une circulation, il s’en suivrait que toute partie de la circulation serait circulation, ce qui est cependant faux. De même, tout mouvement est prompt ou lent, or le temps n’est ni rapide ni lent, donc le temps n’est pas un mouvement. La mineure est évidente, car la rapidité et la lenteur sont déterminées par le temps, mais le temps n’est pas déterminé par le temps, ni quant à la quantité, ni quant à la qualité.
Secondement, il faut considérer que quoique le temps ne soit pas un mouvement, il n’est pas cependant sans mouvement. En effet, comme nous ne nous transformons pas dans notre cognition par la succession des choses susceptibles de cognition, nous ne saisissons pas alors le temps, parce que nous ne saisissons pas le mouvement, comme il arriva aux dormeurs de Sardes de la fable. Là, par le moyen de certains enchantements, on rendait insensibles des hommes qui, à leur réveil, disaient avoir vu des merveilles. Ces personnes en s’éveillant ne tenaient pas compte du temps qui s’était écoulé, parce qu’elles joignaient l’instant présent où elles s’étaient endormies à l’instant présent où elles s’étaient réveillées, comme s’il n’y avait pas eu de temps intermédiaire. De même donc que s’il n’y avait rien eu d’intermédiaire entre ces deux instants présents, il n’y aurait pas eu de temps, ainsi elles ne percevaient pas le temps, parce qu’elles ne percevaient pas l’intermédiaire; donc de même, nous ne percevons pas le temps, parce que nous ne percevons pas le mouvement. Mais lorsque nous percevons le mouvement et que nous déterminons en lui l’antériorité et la postériorité, alors nous percevons le temps. Il reste donc à dire que quoique le temps ne soit pas un mouvement, il n’est pas néanmoins sans mouvement. Donc comme nous connaissons en même temps le mouvement et le temps, il est évident que le temps est quelque chose du mouvement lui-même. Or, le mouvement suit la grandeur sous deux rapports, quant à la continuité et quant à l’antériorité et à la postériorité, et il en est de même du temps à l’égard du mouvement. Mais la priorité et la postériorité du mouvement, quoiqu’elles soient subjectivement la même chose avec le mouvement, en diffèrent néanmoins en raison, par la raison que dans la définition du mouvement elles sont déterminées dans le liv. IV de la Physique. Conséquemment il reste à chercher en raison de quoi le temps suit le mouvement, si c’est absolument en raison du mouvement ou de l’antériorité et de la postériorité. Il faut dire que c’est à raison de l’intériorité et de la postériorité, parce que c’est par là que le temps se reconnaît. Donc le temps suit le mouvement à raison de la priorité et de l’antériorité, sur quoi il faut comprendre que l'antériorité et la postériorité dans le mouvement peuvent être considérées sous un double point de vue:
Le premier suivant qu’elles sont sous la forme de continu d’une manière absolue, et de cette manière en connaissant l’antériorité et la postériorité, nous connaissons en même temps le mouvement. Le second, suivant qu’elles sont sous une forme discrète, en tant que, par exemple, l’âme dit que la postériorité est différente de l’antériorité, que ce sont deux choses diverses, et une seule chose, et ainsi le temps n’est pas absolument le mouvement, ni absolument non plus l’antériorité et la postériorité du mouvement, mais c’est l’antériorité et la postériorité du mouvement dénombrées, comme il a été dit. Nous pouvons tirer de là une définition du temps, que le temps est le nombre mi suivant l’antériorité et la postériorité. Que le temps soit un nombre, c’est évident. C’est par le nombre en effet que nous jugeons du plus ou du moins d’une chose, et c’est par le temps que nous jugeons du plus ou du moins dans le mouvement; donc le temps est un nombre. Or, il y a deux sortes de nombres, le nombre absolu qui sert à la numération, comme un, deux, trois, et le nombre nombré, comme le nombre dix hommes. Le temps, en effet, n’est pas un nombre servant à la numération, mais un nombre nombré, c’est l’antériorité et la postériorité en tant que nombrées dans le mouvement. Et quoique le nombre servant à la numération soit quelque chose de discret, le temps est cependant quelque chose de continu, comme dix aunes de drap sont continues, quoique le nombre dix soit quelque chose de discret. Le temps étant donc quelque chose de discret et quelque chose de continu, il reste à reconnaître dans le temps un nombre minime dans un sens et non dans un autre. Car dans un nombre on peut simplement prendre le plus petit comme l’unité, ou un des plus petits comme le nombre deux, qui a la raison de nombre. Mais dans le nombre nombré, comme dans la multitude des lignes, il faut prendre le moindre suivant la multitude, comme une ou deux lignes. Mais suivant la grandeur, il ne faut pas prendre la plus petite ligne, parce que toute ligne est divisible en d’autres lignes. Comme aussi dans le temps, il faut prendre le plus petit temps suivant la multitude, comme par exemple un jour ou deux jours dans le genre des jours; mais il ne faut pas prendre le plus petit suivant la grandeur, parce que tout temps est divisible à l’infini, ainsi que tout continu. Or, parce que le temps est nombre et qu’il est aussi continu, voilà pourquoi on dit qu’il est abondant et rare, long et court, mais non rapide ou lent. L’abondance et la rareté sont des passions du nombre, et c’est pour cela que le temps étant nombre est dit abondant ou rare. Long ou court sont des passions du continu, c’est pour cela que l’on dit de la ligne qu’elle est longue ou courte, et c’est pour cela qu’étant continu le temps est dit long ou court. Il n’est pas dit rapide ou lent, parce qu’étant un nombre mû, si le temps était dit rapide ou lent, ce serait à raison ou du nombre ou du mouvement. Ce ne serait pas à raison du nombre, parce que le nombre n’est dit ni rapide ni lent, ce ne serait pas à raison mouvement, parce que, quoique le temps soit quelque chose du mouvement, on ne peut pas dire que le temps soit le mouvement. C’est pourquoi il ne faut pas attribuer au temps les passions du mouvement qui sont rapide et lent, parce que rapide et lent sont déterminés par le temps, et c’est pour cela que le temps n’est dit ni rapide ni lent. Mais la continuité dans le temps vient de la continuité du mouvement, non de toute espèce de mouvement, mais du premier et en conséquence parce que le premier mouvement est un, le temps est quelque chose de un mesurant tous les mouvements faits en même temps. Or l’antériorité et la postériorité du temps sont diverses comme dans le mouvement. D’où il arrive que de même que la même circulation est réitérée suivant l’espèce, mais non suivant le nombre, ainsi le temps se réitère suivant l’espèce, mais non suivant le nombre. Or, nous mesurons le mouvement par le temps et le temps par le mouvement, en tant que nous déterminons la quantité de l’un par la quantité de l’autre. En effet, nous mesurons le mouvement par le temps, parce que le temps, suivant ce qu’il est, est un nombre mû; nous mesurons aussi le temps en tant que nous déterminons sa quantité par la quantité du mouvement qui nous est connue. Nous disons, en effet, que le temps est abondant, parce que le mouvement qui s’est fait dans le temps est considérable, et cela se fait rationnellement. Car le mouvement suit la grandeur quant à la continuité et à l’antériorité et à la postériorité, et le temps suit de même le mouvement. Or, nous mesurons le mouvement par la grandeur et vice versa. Nous disons, en effet que le mouvement est considérable, parce que grandeur sur laquelle s’effectue le mouvement est considérable; et de même nous disons que la grandeur est considérable, parce que un grand mouvement s’est opéré sur la grandeur. C’est pour cette raison et de la même manière que nous déterminons la quantité du temps par le mouvement, et la quantité du mouvement par le temps.
Après avoir déterminé ce qui est relativement au temps en soi, il faut considérer ce qui en est dans les rapports aux choses qui sont mesurées par le temps. Or, il faut considérer que le temps est comparé d’une manière différente avec le mouvement et avec les autres choses. En le mouvement étant essentiellement continu et successif, il n’est pas seulement mesuré par le temps quant à son être et sa succession ou durée, mais encore quant à ce qu’il est, parce que son essence consiste dans la succession. Mais les choses mobiles ne sont pas mesurées par le temps, par rapport à ce quelles sont, comme l’homme ou la terre, parce que leur essence est dans chaque instant présent du temps et n’a ni antériorité, ni postériorité ou succession, c’est pourquoi c’est l’instant présent du temps et non le temps qui leur correspond. Mais elles sont mesurées par le temps quant à leur être et à leur succession ou durée, parce que leur durée n’existe pas toute en même temps. De même donc que pour le mouvement être dans le temps, c’est être mesuré par le temps quant à ce qu’il est et quant à sa durée; ainsi pour les autres choses être dans le temps c’est être mesurées par le temps, non quant à ce qu’elles sont, mais quant à leur durée; et la vérité de cela saute aux yeux. En effet, être dans le temps, ou c'est être pendant que le temps dure, ou être comme dans un nombre; or être dans le temps, n’est pas être quand le temps dure, de même que être dans un lieu n’est pas être pendant la durée du lieu; car il s’ensuivrait que toutes choses seraient dans le même lieu, tandis que tout est quand un seul lieu est; comme il s’ensuivrait aussi que le ciel serait dans un grain de mil, parce que le ciel existe en même temps que le grain de mil. Mais être dans le temps c’est être mesuré et renfermé par le temps, de même que être dans un lieu c’est être mesuré et renfermé dans ce lieu. C’est pourquoi il s’ensuit que être dans le temps, c’est être comme dans un nombre. Or, une chose est de deux manières dans un nombre, ou elle est quelque chose de ce nombre comme l’unité, pair ou impair, ou parce qu’elle est son nombre, comme d’une chose nombrée. Ainsi donc le temps étant un nombre, on dit que des choses sont dans le temps, parce qu’elles sont quelque chose de ce temps comme le présent, le passé, l’avenir. D’autres choses sont dans le temps, non parce qu’elles sont quelque chose du temps, mais parce qu’elles sont mesurées par le temps et sont renfermées dans le temps, comme les choses qui sont dans un nombre sont renfermés dans ce nombre. Donc, puisque être dans le temps c’est être comme dans un nombre et donner un plus grand nombre à tout ce qui est dans le nombre, il s’ensuit que c’est donner un temps plus grand à tout ce qui est dans le temps. C’est donc là la première condition de tontes les choses qui, sont mesurées par le temps. Leur seconde condition, c’est que toutes les choses qui sont dans le temps souffrent dans le temps, comme nous avons coutume de dire que le temps flétrit et corrompt les choses qui sont dans le temps et que le temps engendre l’oubli. Il y a deux causes de cela. La première, c’est que nous voyons certaines choses se corrompre dans le temps sans qu’il apparaisse aucun agent extérieur de corruption, comme il arrive dans la corruption qui provient de la vieillesse que nous attribuons surtout au temps. Or rien ne se fait dans le temps sans qu’il paraisse quelque agent extérieur, c’est pour cela que nous ne disons pas que le temps est cause de la génération, comme de la corruption, ou que le temps est cause de la science, comme il est cause de l’oubli, parce que personne devient savant par la raison qu’il vit longtemps. La seconde cause est que le temps est un nombre mû; or le mouvement produit l’éloignement de ce qui est mobile de la position où il était d’abord et est une cause de plus de la corruption et de la génération, à quoi on assigne une triple cause. La première, c’est que le mouvement éloigne ce qui est mû de sa première position, comme il a été dit. Or cette distance est déterminée par rapport au terme qui est corrompu dans le mouvement, et par conséquent le mouvement est par soi une cause de corruption. Mais que le mouvement produise quelque terme ad quem, ce n’est pas absolument de l’essence du mouvement, mais cela lui convient en tant est limité. Or, il a le caractère de fini, d’après l’intention déterminée du moteur, dont le rôle est de mouvoir à un but déterminé. C’est ce qui fait que la génération d’un terme ad quem doit être plutôt attribuée à la forme du moteur lui-même, à raison duquel le moteur imprime le mouvement, qu’au mouvement lui-même. La seconde raison, c’est que la chose qui est mûe n’est en aucune manière pendant le mouvement ni dans le terme a quo, ni dans le terme ad quem, mais est étrangère à l’un et à l’autre. Et par conséquent le mouvement est de soi la cause pourquoi ce qui est mû est privé du terme a quo et du terme ad quem. Or, lorsque ce qui est mobile est constitué sous le terme ad quem, il n’y a plus alors de mouvement, et par conséquent le mouvement est plus la cause de la corruption de chaque terme, pendant qu’il existe, que de la génération du terme ad quem parce que lorsque le terme ad quem est produit, il n’y a plus alors de mouvement. La troisième raison, c’est que, ainsi qu’on le voit dans le troisième livre de la Physique, le mouvement est conduit à la condition d’acte, suivant qu’il est considéré ut ab hoc, et à la condition de passion, selon qu’il est considéré ut in hoc. Or, il est constant que tout accident a une relation plus vraie au sujet qu’à la cause agissante, c’est pourquoi la considération du mouvement sous la raison de passion est plus vraie que sous la raison d'action. Or, la passion est par soi une cause de corruption. Car il est de son essence de perdre de la substance à proportion du développement qu’elle prend. Or, la production est plutôt attribuée à l’action. Et parce que, comme il a été dit, le mouvement est considéré d’une manière plus vraie sous le caractère de passion que sous celui d’action, il s’ensuit que le mouvement est plus une cause de corruption que de génération. Or, comme il a été dit, le temps est la mesure du mouvement, et il est par conséquent plutôt cause de corruption que de génération, ainsi que le mouvement. Néanmoins il n’est cause par soi ni de l’une ni de l’autre. De ces deux conditions qui paraissent dans les choses qui sont dans le temps, nous pouvons conclure que les choses qui existent toujours ne sont pas dans le temps. D’abord, parce que, comme le dit la première condition, c’est la destinée de tout ce qui est dans le temps de recevoir un temps plus grand; mais pour les choses sempiternelles il n’y a pas à recevoir un temps plus grand, puisqu’elles existent toujours; donc les choses qui existent toujours ne sont pas dans le temps. En outre, comme porte la seconde condition, les choses qui sont dans le temps sont passives dans le temps, sont corrompues dans le temps; mais les choses qui existent toujours ne sont pas passives dans le temps, elles ne se corrompent ni ne vieillissent; c’est pourquoi il est clair qu’elles ne sont pas dans le temps. On pourrait croire, d’après tout ce qui a été dit, que les choses qui sont dans le repos conservant toujours la même physionomie pendant leur repos, comme les choses sempiternelles, ne sont pas mesurées par le temps; or cela est faux. Et par conséquent il faut dire que de même que le temps est la mesure par soi du mouvement, il est aussi la mesure par accident du repos. Car, en effet, il ne faut pas que tout ce qui est dans le temps soit mû actu, comme il est nécessaire que tout ce qui est en mouvement sait mû actuellement, parce que le temps n’est pas le mouvement, quoiqu’il sait un nombre mû. Or, il convient que dans le nombre du mouvement il y ait non seulement ce qui est mû mais aussi ce qui est en repos; car on ne dit pas en repos tout ce qui n’est pas en mouvement, mais bien tout ce qui n’est pas en mouvement malgré l’aptitude native à recevoir le mouvement et toute chose semblable est mobile. Donc l’être d’une chose en repos est l’être d’une chose mobile; or l’être d’une chose mobile est mesuré par le temps, donc il en est de même de l’être d’une chose en repos. Mais ce qui est en repos et ce qui est en mouvement se mesure quant à la quantité du repos ou du mouvement, le mouvement par soi mais le repos par accident. Nous disons, en effet, qu’une chose a été en repos pendant un jour, parce qu’elle a été privée de mouvement pendant un jour. D’après cela il faut comprendre que ce qui est mobile peut être considéré de deux manières, ou selon sa substance ou son essence, ou selon son être. Si on le considère dans sa substance, ce n’est point mesuré par le temps, par la raison qu’une substance mobile existe dans tout instant présent du temps et n’a point de succession ni d’antériorité et de postériorité. Si, au contraire, on le considère sous le rapport de son être, on peut le faire de deux manières, ou quant à l’être substantiel, ou quant à l’être qu’il a dans le mouvement qui est son aptitude au mouvement. Si on le considère de la première manière, ce n’est pas mesuré par le temps, tandis qu’il en est ainsi de la seconde manière. Car le mouvement n’est pas un tout simultané, mais sui de ce qui est mobile. Reconnaissant donc que tous les êtres ne sont pas dans le temps, et que tous les non êtres n’y sont pas non plus, et comprenant cela a peu de mots, il faut dire que tous les non êtres qui sont dans l’impossibilité de passer à l’être ne sont pas mesurés par le temps. Et la raison en est que, comme nous l’avons dit, tout ce qui est dans le temps est destiné à prendre un temps plus grand. Or il est constant que l’entité des choses qui ne peuvent passer à l’être n’a pas à prendre un temps plus grands et par conséquent de tels non êtres ne sont pas dans le temps. Quant aux choses qui peuvent être et ne pas être, elles sont dans le temps, parce que leur entité et leur non entité sont susceptibles de recevoir un temps plus grand.
Après avoir parlé du temps en lui-même et par résolution à l’égard des choses temporelles, il faut le considérer dans ses rapports avec les autres mesures qui sont l’éternité et l’oevum. Il faut voir d’abord si l’éternité existe et ce qu’elle est. Il y en a qui doutent si l’éternité existe, et ils prouvent la négative, par la raison que l’infini en tant qu’infini n’a pas de mesure; mais la cause première est infinie et a l’éternité pour mesure. Donc il semble que l’éternité ne peut exister dans le genre de mesure ; donc l’éternité n’est rien. De même toute mesure accuse une quantité quelconque; or la cause première n’a aucune quantité, donc l’éternité ne peut pas être la mesure de la cause première, ni par conséquent être quelque chose, puisqu’on ne suppose l’être que dans le genre de mesure. Autre raison : Rien de ce qui conserve la même condition rie peut servir de mesure; or, l’éternité est toujours la même, donc elle ne peut avoir le caractère de mesure. Or l’éternité n’est établie que comme une sorte de mesure; donc l’éternité n’existe pas. Il faut remarquer que l’éternité se prend en trois sens. Dans le premier sens l’éternité est dite la mesure de la durée d’une chose qui conserve toujours la même condition, sans acquérir rien pour l’avenir, et sans rien perdre dans le passé, et l’éternité est ainsi prise dans le sens le plus strict. Dans le second sens, l’éternité est dite la mesure de la durée d’une chose qui a un être fixe et stable, mais qui admet néanmoins des vicissitudes dans ses opérations, et dans ce sens l’éternité s’appelle proprement oevum. L’oevum est la mesure des choses dont l’être est stable, qui ont néanmoins une succession dans leurs oeuvres, comme les intelligences. Dans le troisième sens l’éternité est dite la mesure de la durée successive ayant une antériorité et une postériorité, mais sans principe ou sans fin, ou sans fin mais avec un commencement, et de ces deux manières on suppose un monde éternel, quoique dans la réalité il sait temporel, et dans ce sens c’est d’une manière tout à fait impropre qu’on l’appelle éternité, car l’antériorité et la postériorité répugnent au caractère de l’éternité. Mais dans l’un et l’autre cas l’éternité a une entité très réelle, et il ne signifie rien de dire que l’infini en tant qu’infini n’a pas de mesure; parce que, bien que la cause première soit infinie par la raison qu’elle n’a ni commencement ni fin, elle est néanmoins très finie par la raison que subsistant en elle-même, elle n’a rien de soi en dehors d’elle. Quant à ce que l’on objecte que toute mesure constate une quantité quelconque, il faut répondre que ce n’est pas universellement vrai, à moins de prendre la quantité dans un sens très large pour la quantité de force et de grandeur. Or, quoique la première cause n’ait pas la quantité de grandeur, elle a néanmoins la quantité de vertu, et cela suffit. A ce que l’on objecte que ce qui conserve toujours la même physionomie ne sert pas de mesure, il faut répondre qu’il est vrai que cela ne sert pas de mesure comme nombre, mais comme unité, c’est pour cela que l’éternité doit plutôt être dite unité d’une chose éternelle que nombre. Maintenant il faut examiner ce que c’est que l’éternité. Pour cela il faut considérer que l’éternité signifie une certaine interminabilité. On dit éternel comme existant sans limites. Or, ainsi que le dit Aristote dans le huitième livre de la Physique, dans tout mouvement il y a quelque génération et quelque altération en tant que le mobile cesse d’être dans le terme a quo et commence d’être dans le terme ad quem. Il est évident, d’après cela, que toute mutabilité répugne à l’éternité. Donc l’éternité renferme non seulement l’interminabilité d’être, mais encore l’immobilité or c’est par le mouvement que se produisent l’antériorité et la postériorité dans le temps, et, par conséquent, le mouvement répugnant à l’éternité, par suite il lui répugne d’avoir l’antériorité et la postériorité. C’est pourquoi Boèce définit ainsi l’éternité: l’éternité est la possession simultanée entière et parfaite d’une vie interminable. Donc toutes les choses qui, avec l’indéfectibilité de l’être, possèdent l’immobilité et sont sans succession temporelle, sont dites exister éternellement et sont mesurées par l’éternité. C’est pourquoi il en est qui définissent l’éternité comme le retard et le non retard du temps, mais elle est dite le retard de l’être, c’est-à-dire l’indéfectibilité. Au contraire l’espace est tout ce qui environne tout l’être indéfectible. Mais le continu est appelé ainsi, non parce qu’il a des parties, mais parce qu’il ne manque jamais, n’a jamais manqué, ne manquera jamais; il est appelé aussi non-entrefait, parce qu’il n’a point de parties qui passent de la puissance à l’acte, comme le temps dont la partie antérieure est passée, et la partie postérieure arrivera. C’est pourquoi Boèce dit que l’éternité est produite par ce qui est présentement stable et ne s’écoule pas. A cette occasion il y en a qui ne savent comment les locutions de temps passé et d’avenir se vérifient à l’égard de Dieu. A cela il faut répondre que l’éternité est la mesure d’une chose indéfectible, comme on l’a dit. Il arrive cependant que l’éternité est comparée au passé ou au futur, et c’est à cette comparaison ou concomitance, produite par son indéfectibilité, que se rapportent les termes de temps passé ou futur. C’est pourquoi la cause première est dite avoir été dans le passé parce qu’elle n’a jamais manqué dans tout le temps passé; elle est dite devoir être dans l’avenir, parce qu’elle ne manquera jamais. D’après ce qui a été dit on peut assigner la différence qui existe entre l’éternité, l’œvum et le temps; l’éternité est la mesure d’une chose in commutable n’admettant point de changement dans son opération. L’oevum est la mesure d’une chose dont l’être est incommutable, mais qui admet néanmoins des changements dans ses opérations; le temps est la mesure d’une chose muable et successive en toute manière. Or, il est constant que l’éternel qui est immuable est la cause de l’oevum éternel, qui est immuable quant A l’être, mais admet deschangements dans ses opérations, et de même l’œvum éternel est la cause du temporel. Et il est dans leurs instruments comme là, parce que l’éternité est la cause exemplaire de l’œvum lui-même. Car l’œvum imite l’éternité tant qu’il peut, mais il est défectueux à l’égard de l’éternité. L’œvum à son tour est la cause exemplaire du temps, par la raison que le temps imite l’œvum tant qu’il peut, mais est défectueux aussi de ce côté. C’est pourquoi il n’est pas douteux que comme le temps est d’abord la mesure d’une chose, savoir le premier mobile, qui est le plus rapide, et l’éternité est en premier lieu la mesure du premier être, qui est de l’essence la plus simple, de même l’œvum est en premier lieu la mesure de quelque chose d’un, qui, tout en admettant des vicissitudes dans ses opérations, est néanmoins très proche du premier acte. Et conséquemment, quoi qu’on dise, comme il n’y a qu’un temps et une éternité, il n’y a aussi qu’un œvum. Par là se trouve réfutée l’erreur de ceux qui disent que le présent de l’éternité et celui du temps sont le même, erreur qu’ils s’efforcent de prouver en disant que ce qui est stable et ce qui est mobile ne semble ne pas différer quant à la substance, mais quant à la raison. Or, le présent de l’éternité est stable, et le présent du temps s’écoule, c’est pourquoi ils ne semblent différer que par la raison seule. Cela ne peut être vrai en vertu de ce qui a été établi. Nous avons vu, en effet, que l’éternité et le temps diffèrent essentiellement, parce que le présent de l’éternité et celui du temps sont essentiellement différents. Autre raison Les choses qui se produisent comme cause et effet sont essentiellement différentes Or, le présent de l’éternité ne diffère de l’éternité que par la seule raison qu’il est la cause du temps et son présent, comme il a été dit. C’est pourquoi le présent du temps et celui de l’éternité sont essentiellement différents. Outre cela, le présent du temps et celui de l’éternité sont essentiellement différents, parce que le présent du temps est la continuation du passé dans l’avenir, comme on le voit dans le quatrième livre de la Physique. Mais le présent de l’éternité n’est pas la continuation du passé dans l’avenir, parce que dans l’éternité il n’y a ni antériorité, ni postériorité, ni passé, ni futur, mais l’éternité existe simultanément tout entière. Il n’y a non plus aucune valeur dans la raison qui allègue que ce qui est stable et ce qui est passager ne diffère pas par essence. La vérité est qu’il y a une différence par essence dans tout ce qui est stable et ce qui est passager, qui ne s’écoule en aucune manière en restant stable, et ne devient en aucune manière stable en s’écoulant; c’est là le présent de l’éternité et celui du temps. Et en outre, si le présent du temps et celui de l’éternité étaient la mesure d’une seule et même chose, qui est stable et devient passagère, ils différeraient néanmoins d’une manière essentielle, parce qu’une seule et même chose peut être mesurée sous différents rapports par des mesures différentes, parce que nous voyons, au contraire, que diverses choses mesurables, qui ont la même condition, peuvent être mesurées avec la même mesure, comme le changement de lieu et l’altération qui sont mesurés par le temps en tant qu’ils s’accordent dans le caractère de succession, ayant une antériorité et une postériorité. C’est pourquoi il est évident que les choses mesurables qui diffèrent en tant que mesurables, diffèrent eu elles-mêmes; or, ce qui est passager et ce qui est stable, quoique pouvant être une seule et même chose quant à la substance, parce qu’ils ne diffèrent qu’en ce que être stable est autre qu’être passager, et ce qui est passager, en ce que être passager est différent d’être stable, par cette raison ils sont mesurés avec une mesure différente en tant que stable et passager. Conséquemment le présent de l’éternité qui est la mesure d’une chose comme stable, et le présent du temps qui est la mesure d’une chose comme passagère, sont nécessairement différents l’un de l’autre.
Fin du quarante-troisième opuscule de
saint Thomas d’Aquin, sur la mesure du temps.