LES PUISSANCES DE L'ÂME
SAINT THOMAS D'AQUIN, DOCTEUR DE L'ÉGLISE
OPUSCULE 42
(Œuvre non authenticité
discutée. Auteur ignoré)
Traduction Abbé Védrine, Editions Louis Vivès, 1857
Édition numérique, https://www.i-docteurangelique.fr/DocteurAngelique, 2004
Les œuvres complètes de
saint Thomas d'Aquin
CHAPITRE
II: De l’âme végétative et de ses puissances.
CHAPITRE
III: De la puissance sensitive et des cinq sens extérieurs.
CHAPITRE
IV: Des quatre puissances sensitives intérieures suivant leurs natures.
CHAPITRE
V: De la vertu motive sensitive de l’animal.
CHAPITRE
VI: De la puissance intellective.
CHAPITRE
VII: De la volonté et du libre arbitre qui sont une même chose.
Pour mieux voir le secours accordé à l’homme et le progrès du péché, nous allons faire quelques considérations sur l’âme et ses puissances. Avant tout, il faut supposer avec Aristote, dans le livre II de l’âme, que l'âme est le premier principe de vie dans les choses inférieures. Car nous appelons vives les choses animées, et non vives les choses inanimées. Cette vie, en effet, se manifeste par une double opération, savoir par la connaissance et le mouvement. C’est pour quoi les philosophes ont recherché la nature de l’âme à l’aide de ces deux choses. Mais je ne l’appelle le premier principe de la vie que parce que, bien que un corps puisse être le principe d’une opération vitale, comme l’oeil de la vision, et le coeur d’une opération vitale, il n’en est pas néanmoins le premier, parce que cela ne leur convient pas en tant que corps, mais en tant que corps d’une certaine façon, c’est-à-dire corps vivants, qualité qu’ils tiennent de l’âme, parce ce que ce qui est tel en acte tient cette qualité de quelque principe qui est son acte. Donc l’âme qui est le premier principe de la vie, n’est pas un corps, mais un acte du corps et quelque chose de plus élevé que le corps. Or, il en est ainsi maintenant, suivant Aristote, dans le second livre du Ciel et du Monde, que les chosés infimes dans les êtres ne peuvent pas acquérir une bonté parfaite, mais elles en acquièrent une imparfaite par un petit nombre de mouvements, tandis que les choses supérieures acquièrent une bonté plus parfaite par un grand nombre de mouvements; les choses encore supérieures acquièrent la bonté parfaite par un petit nombre de mouvements. Enfin, la souveraine perfection se trouve en ce qui possède parfaitement la bonté sans aucun mouvement. Comme donc la nature humaine est placée entre la nature corporelle et la nature angélique, elle est ordonnée pour un plus grand bien que la nature corporelle qui est ordonnée pour un bien particulier quelconque, parce qu’elle est faite pour le même bien que les anges, savoir le bonheur; en conséquence elle a un plus grand nombre de vertus et d’opérations que les êtres corporels qui sont ordonnés pour un bien particulier, et que les anges qui l’excèdent dans les choses naturelles. Il y a donc dans l’âme plusieurs puissances qui lui ont été données pour acquérir la béatitude pour laquelle elle est finalement ordonnée. Or, ces puissances sont distinguées parles puissances et les objets, comme il est dit dans le second Livre de l’âme. Car la puissance, en tant qu’elle est puissance, est ordonnée pour l'acte, c’est pourquoi elle doit tirer le caractère de puissance de l'acte pour lequel elle est ordonnée. D’ou il résulte que lorsque le caractère de l’acte est diversifié, le caractère de la puissance doit l’être. Or, le caractère de l'acte est diversifié suivant le caractère de l’objet, comme il est dit au même endroit. En effet, l’acte de la puissance active est comparé à l’objet comme à son terme et à sa fin, comme étant la fin de l’action augmentative et le terme tout entier. L’acte, au contraire, de la puissance passive est comparé à comme au principe des actes, comme la vue à la couleur; or, tout acte tire son espèce du principe et de la fin. Il est donc évident que les puissances de l’âme se distinguent par les actes et les objets. Comme donc végéter, sentir et comprendre sont des actes différents par rapport aux différents objets, parce que végéter est quantité par rapport à l’objet, sensibilité qualité, et intelligence quiddité de la chose, il est clair que l’âme possède trois genres de puissances en général, savoir la puissance végétative, la puissance sensitive, et la puissance intellective. Et qu’on ne cherche pas à savoir, pour le présent, si elles existent dans une seule espèce de l’âme ou dans plusieurs, parce que de quel que manière qu’on le dise, elles sont toujours dites d’une manière quelconque puissances de l’âme humaine, parce que, quoique trois substances, elles ne sont cependant pas trois âmes. Mais Aristote semble être d’un sentiment différent, dans le livre II de l’âme, où il dit: « Nous appelons les puissances de l’âme puissances végétative, sensitive, appétitive, motive quant au lieu, et intellective. » Mais il ne faut pas s’en inquiéter, car, à proprement parler il y a trois âmes, quatre modes de vivre et cinq genres de puissances de l’âme. En effet, la diversité des âmes se tire de ce que l’opération de l'âme surpasse l'opération de la nature corporelle. Car on juge que l’âme est plus ou moins noble et plus ou moins parfaite, suivant que l’opération de l’âme est plus ou moins dépendante du corps. Or, l'âme raisonnable excède la nature corporelle, par cela qu’elle exerce son opération propre sans organe corporel. Mais l’âme sensible dépend davantage de la matière corporelle, parce qu’elle ne peut exercer son opération sans organe corporel; néanmoins elle n’exerce pas cette opération au moyen d’une qualité corporelle, d’où il suit que les sens n’exercent pas leur action au moyen du chaud, de l’humide, du froid et du sec, quoique ces qualités soient requises pour la composition ou la disposition de l’organe par le moyen duquel s’exerce l’opération. Quant à l’âme végétative, elle est tellement plongée dans la matière qu’elle exerce son opération corporelle par un organe et une qualité corporelle. Elle excède néanmoins la nature corporelle en ce que elle est le principe intrinsèque des opérations des êtres vivants, tandis que les opérations des corps inanimés procèdent d’un principe intrinsèque. Que l’opération de l’âme végétative s’opère par une qualité corporelle, c’est ce que l’on voit, en propres termes, dans le livre second de l’âme, où il est dit, que la digestion et toutes les suites de la digestion s’opèrent par le moyen de la chaleur régularisée par l’âme; c’est donc par cette considération que les âmes sont distinguées. Pour les modes de vivre, ils sont distingués suivant les divers degrés des êtres vivants. En effet, il y a certaines choses qui n’ont que la vertu végétative, comme les plantes; il en est d’autres dans lesquelles avec la force végétative se trouve la puissance sensitive sans mouvement, comme les animaux imparfaits, les coquillages et autres choses de cette nature. Il en est d’autres qui à ces qualités ajoutent le mouvement local, comme les animaux parfaits, tels que le cheval et autre choses de ce genre. Il en est d’autres en qui se trouve l’intelligence, dans les hommes, et par cette considération l'appétitif ne constitue pas un degré d’êtres vivants, parce qu’il se trouve partout où se trouve le sensitif, comme on voit dans le livre second de l’âme. Mais si nous considérons les genres des puissances, elles se trouvent distinguées par la diversité des objets. En effet, moins la puissance a rapport à un objet universel, plus elle est inférieure. C’est pourquoi le végétatif se rapporte au corps uni, parce qu’il ne circule que par ce corps. Le sensitif, au contraire, ne se rapporte pas seulement au corps uni, mais à un corps sensible uni ou non. Pour l’intellectif, il se rapporte généralement à tout être, par cela que tout être est intelligible. C’est pourquoi la puissance végétative est inférieure, la puissance sensitive supérieure, mais la puissance intellective suprême, et nous avons ainsi trois puissances de l’âme prises suivant les rapports de l’union des choses avec l'âme. Au contraire, suivant que l’âme est unie aux choses, nous avons deux puissances, parce que suivant que est inclinée à une chose extrinsèque, comme à sa fin, qui est le principe où ou trouve l’appétitif; le mobile, quant au lieu, se reconnaît lorsque l’âme est inclinée vers une chose extérieure, comme au terme de son opération et du mouvement. Nous allons j d’abord de l’âme et de la puissance végétative.
Il faut d’abord remarquer que l’âme végétative est ainsi appelée ou vivifier. En effet, vivre se prend de deux manières, comme il est dit dans le second Livre de l’âme. Premièrement, vivre est l’acte premier de l’être vivant, et dans ce sens vivre est la même chose que avoir la vie, ou être vivant, et ainsi vivre pour les vivants c’est être, comme il est dit au second Livre de l’âme Dans un autre sens vivre signifie user de la vie, ou exercer les oeuvres de la vie. Vivre, dans le premier sens, provient de l’âme végétative en tant qu’elle est une forme substantielle et un acte du corps; mais dans le second sens, elle provient du végétatif en tant que puissance. En conséquence, en parlant du végétatif comme puissance, Aristote dit, dans le second Livre de l’âme, que ses opérations sont la génération, l’usage des aliments et l’accroissement. Car, ainsi qu’on l’a dit, la puissance végétative a pour objet le corps où elle est, auquel corps trois choses sont nécessaires. La première, qu’il possède l’être, et c’est à quoi est ordonnée la puissance génératrice; la seconde qu’il possède l’être parfait, c’est à cela qu’est ordonnée la puissance d’accroissement; la troisième, qu’il sait conservé dans l’état convenable, et c’est k quoi est coordonnée la puissance nutritive. Or entre ces puissances la puissance génératrice est la plus noble, comme il est dit dans le second Livre de l’âme, parce que les puissances nutritive et augmentative servent à la puissance générative, et la puissance nutritive à l’augmentative. De même, parce que la puissance génératrice exerce en quelque sorte son opération sur le corps d’une manière extérieure, puisque elle n’engendre pas le corps dans lequel elle se trouve, mais un autre, elle se rapproche davantage de la génération de l’âme sensitive, qui a son opération dans les choses extérieures. La puissance nutritive, qui est le principe de la conservation des êtres vivants en réparant les déperditions, possède quatre forces qui sont appelées naturelles, à savoir, la force d’attraction qui attire l’aliment nu du corps; la force de rétention qui le retient jusqu’à ce que il soit digéré; la force de digestion qui digère ce que la puissance attractive a attiré, et la puissance de rétention a retenu; la force de répulsion qui expulse le résidu inutile des aliments. Ces forces opèrent par le moyen de quatre qualités premières. La force d’attraction opère par le chaud et le sec, la force de rétention par le froid et le sec; la force de digestion par le chaud et l’humide, et la force d’expulsion par le froid et l’humide. La force augmentative est le principe de l’accroissement du corps et de la perfection de la quantité voulue. La force génératrice est le principe de la production de son semblable tel que l’on est, comme l’homme de l’homme, la plante de la plante. Cette puissance génératrice possède trois forces suivant Avicenne. La première est la force séminale qui produit la semence dans les mâles et les femelles; la seconde est la force transformatrice qui produit le mélange des qualités qui existent dans les semences en les appropriant à la complexion de chaque membre du corps à former; la troisième est la force formatrice qui, de ces semences ainsi mélangées forme des membres et leur donne leur configuration respective.
Après avoir parlé de la puissance végétative, nous allons passer à la puissance sensitive. Or cette puissance sensitive se divise en force appréhensive et force motrice. La force sensitive appréhensive se divise en appréhensive extérieurement et appréhensive intérieurement. L’appréhensive extérieurement se divise en cinq sens extérieurs. La distinction des sens, suivant Aristote, doit se tirer de ce qui appartient par soi au sens. Or, ce qui appartient par soi au sens est l’objet extérieur ou sensible par lequel le sens est destiné à être changé. C'est pourquoi ces cinq sens sont déterminés par la diversité des transformations du sens par l’objet sensible. Il y a deux transformations: l’une, en tant que forme d’immutation ou similitude de forme, est reçue dans la chose transformée suivant l’être naturel, comme la chaleur dans l’objet réchauffé. L’autre est une immutation spirituelle, comme, par exemple lorsque la similitude de l’être transformant est revue dans l’objet transformé suivant l’être spirituel, comme la ressemblance de la couleur dans la prunelle qui n’en est pas colorée. Or, l’immutation spirituelle est essentielle au sens, parce que sans cela il n’y a pas de sens; c’est pour cela que les corps spirituels ne sentent pas, quoiqu’ils soient transmués naturellement, et parce qu’ils ne le sont pas spirituellement. Il y a donc des sens dans lesquels on trouve l’immutation purement spirituelle, comme dans la vue. Dans d’autres, au contraire, avec l’immutation spirituelle on trouve aussi l’immutation naturelle. Or cela peut arriver ou du côté de l’organe ou du côté de l’objet. Du côté de l’objet l’immutation naturelle peut se faire de deux manières, ou relativement au son, comme on le voit dans l’ouïe, dont l’objet est le son qui est produit par la percussion et l’ébranlement de l’air. L’immutation du côté de l’objet peut arriver d’une autre manière par l’altération, comme on le voit dans l’odorat, dont l’objet est l’odeur qui est produite en lui, parce que la chaleur altère un corps spécial qui exhale une odeur dont il est le signe, parce que l’odeur se fait sentir davantage dans l’été. L’immutation naturelle peut se faire d’une autre manière du côté de l’organe, et c’est ce qui arrive dans le tact et le goût. Car la main qui touche un objet chaud devient chaude elle-même, et la langue s’humecte par l’humidité de la saveur.
Or la distinction de ces deux sens se tire de ce que, quoique le sens du goût suive le sens du tact dans la langue, il ne le fait pas néanmoins toujours et partout. Ou bien nous pouvons dire que l’organe du tact est immué d’abord et par soi par la qualité qui lui est objectée proprement, tandis que l’organe du goût ne l’est que par celle qui lui est préliminaire, ce qui fait que la langue ne devient pas douce ou amère, mais humide ou sèche. La vue est ainsi définie par Damascène, livre II, chap.18: « La vue est le premier sens, dont les organes sont les nerfs et les yeux, parce qu’ils procèdent du cerveau; il sent suivant la première raison de la couleur, mais il distingue le corps coloré de la couleur. » Or, il est dit le premier sens, non par rapport à la constitution de l’animal, car dans ce sens le tact est le premier sens, comme il est dit dans le second Livre de l’âme, mais par rapport à l’appréhension, et aussi parce qu’il est le premier en dignité. D’où il est .évident que les yeux sont l’organe le plus prochain et intrinsèque de la vue; mais les nerfs visuels sont l'organe intrinsèque et premier, et son objet est la couleur. L'ouïe est la force ordonnée dans les nerfs tendres procédant du cerveau, pour saisir le son produit par la commotion de l’air interposé entre la cause et l’objet de la percussion. Or l’objet de l’ouïe est le son, qui doit immuer l’ouïe par cela qu’il doit toucher l’air à l’état de repos dans la cavité du nerf auditif. L’odorat est la force ordonnée dans la partie antérieure du cerveau, dont les organes sont les narines, et deux parties molles semblables des mamelons, par le moyen desquels il renvoie au cerveau l’odeur qui lui a été transmise par l’air, auquel cette vient se mêler. Le goût est la force ordonnée dans le nerf qui tapisse toute la surface de la langue pour saisir les différentes saveurs qui émanent des corps en contact avec elle. Le tact est la force disséminée dans les os, la chair et la peau. C’est par lui que l’on éprouve la chaleur, le froid, l’humidité, la sécheresse, la dureté, le moelleux, l’aspérité, la finesse. Aristote dit, dans le second Livre de l’âme, relativement à l’unité du tact qu’il est un dans le genre, mais qu’il est divisé en plusieurs, suivant l’espèce, et qu’il renferme par conséquent plusieurs contrariétés. Il peut néanmoins être dit un, parce que, bien qu’il- renferme plusieurs contrariétés, elles sont toutes contenues dans une contrariété qui nous est inconnue et innommée. Comme il arrive dans la vue qui a un organe unique, apparent à l’extérieur, à savoir la prunelle, et un autre à l’intérieur où se forme le jugement, ainsi que le veut Aristote dans le livre Des sens et sensations, il en est de même dans le tact, parce que l’organe où se fait la perception est la chair, et toute partie d’un égal mélange. Mais ce en quoi se fait le jugement en dernière analyse, c’est le nerf intérieur et le cerveau, lequel tout sensible qu’il est par soi, est néanmoins pour le nerf lui-même le principe de la sensation. La chair dans le tact est l’organe et le moyen, mais pour des raisons différentes, parce que elle est organe à raison de l’égalité de la commixtion qui est en puissance par rapport à toute excellence des qualités; mais elle est moyen à raison de l’égalité d’une commixtion semblable existant en elle, dont elle est le véhicule.
Après avoir parlé de la vertu sensitive appréhensive extérieurement, il faut parler de l’appréhensive à l’intérieur. La nature n’étant pas défectueuse dans les choses nécessaires comme il est dit dans le troisième Livre de l’âme, il doit y avoir dans l’animal autant de puissances et d’opérations qu’il en faut pour la vie de l’animal parfait. Or, il est nécessaire pour la vie de l’animal parfait qu’il saisisse la chose non seulement lorsqu’elle est présente en acte, mais encore lorsqu’elle est absente en acte; parce que n’ayant pas unies lui toutes les choses nécessaires, il a besoin d’être mû vers la distance. Mais comme il est mû par l’appréhension, il ne pourrait être mû vers une chose distante et absente, s’il ne saisissait la chose absente. Puis qu’il saisit cette chose par les sens extérieurs, seulement quant à sa présence, il a dû nécessairement avoir la vertu sensitive par le moyen de laquelle il saisirait la chose absente, et retiendrait son espèce. Donc, comme les sens propres et le sens commun sont ordonnés pour l’appréhension des formes sensibles dans la présence de la chose, il en est de même des autres forces dans l'absence de la chose. Or, ces forces appréhensives sont les cinq sens suivant Avicenne, mais quatre suivant Averroès, la première est le sens commun, la seconde est l'imagination, la troisième force est imaginative, la quatrième estimative ou cogitative, la cinquième mémorative. Mais suivant Averroès, l'imagination et l’imaginative sont la même puissance. Néanmoins il est plus vrai de dire qu’elles sont au nombre de quatre.
1) Le sens commun, suivant Avicenne, est une vertu à laquelle se rapportent toutes les choses sensées. C’est donc le sens commun d’où dérivent les sens propres, c’est à lui que toutes leurs impressions vont aboutir, c'est en lui que toutes se réunissent. Son organe est la première concavité du cerveau, où naissent les nerfs des sens particuliers; et c’est là la raison pour laquelle, relativement à la distinction de l’esprit animal, les sens propres dérivent du sens commun ; pour ce qui est de l'appréhension et de la renonciation du sens commun, elle se fait en acte par les sens propres, parce que elle ne saisirait rien si les sens propres ne revenaient à lui avec leurs profits, comme dit Avicenne. Or, cette puissance est nécessaire à l’animal, pour trois opérations que doit faire le sens commun. La première c’est de percevoir toutes les sensations communes que ne saisit pas le sens propre; car le sens propre ne perçoit pas de première main et par soi la figure ou le mouvement, mais bien comme par accident. Mais le sens commun perçoit par soi les choses sensibles communes qui sont au nombre de cinq, suivant Aristote, dans le second Livre de l’âme, à savoir le mouvement, le repos, la grandeur, la figure, le nombre. Car, dit ce Philosophe au même endroit, le sensible est de trois espèces.
1° L’un est propre et n’est point senti par un autre sens et il ne se produit pas d’erreur dans le sens propre par rapport à lui, comme la vue par rapport à la couleur, l’ouïe par rapport au son.
2° Un autre est commun et se divise en cinq branches qui répondent au sens commun, ainsi que nous l’avons dit.
3° Le troisième est dit sensible par accident. Le second acte du sens commun est de percevoir plusieurs sensibles propres, ce que ne peut pas un sens propre quelconque. En effet, un animal ne peut pas juger que le blanc est doux ou ne l’est pas, ou établir une différence entre les sensations propres, sans qu’il y ait un sens qui connaisse toutes les sensations propres, et c’est là le sens commun. Le troisième acte est de sentir les actes des sens propres, comme lorsque je sens que je vois; car le sens propre n’a pas cette aptitude, comme on le prouve dans le livre II de l’âme, parce que l’objet d’un sens propre est un objet unique. C’est pourquoi l’acte et l’objet de la vue, à savoir la couleur, étant deux objets de cognition, le jugement de l’un et de l’autre n’appartient pas à un seul sens propre.
2) La seconde force intérieure est l'imagination (la fantasia), qui est un mouvement produit par le sens suivant l’acte, comme il est dit dans le troisième livre de l'âme parce que l'imagination est une puissance mue par une espèce sensible, par le moyen de laquelle le sens commun et le sens propre sont mis en acte. Mais elle n’est pas seulement mue par cette espèce, elle la retient encore dans l’absence de la chose que reçoit le sens commun. Or recevoir et retenir dans les corps, c’est deux opérations qui se rattachent à des principes différents. Car l’humide reçoit bien et retient mal. Le sec, au contraire, retient bien et reçoit mal. Donc la puissance sensitive étant un acte d’un organe corporel, il faut qu’il y ait une autre puissance qui reçoit les espèces des sensibles et les conserve, et cet organe se trouve derrière l’organe du sens commun dans la du cerveau qui ne contient pas autant d’humidité que sa partie antérieure où est situé l’organe du sens commun, et elle peut conséquemment mieux retenir les formes sensibles en l’absence de la chose.
3) La troisième force sensitive est l'estimative, et sa nécessité est aussi évidente. En effet, l’animal est non seulement impressionné par ce qui peut lui occasionner du plaisir ou de la peine si les sens, parce qu’ainsi il ne serait pas nécessaire de supposer en lui autre chose, si ce n’est l’appréhension et la rétention des formes dans les quelles les sens trouvent du plaisir ou de la répulsion; mais il en est qui évitent ou recherchent certaines choses à cause des diverses autres commodités, ou utilités et dangers, comme la brebis fuit le loup, non à cause de sa couleur et de sa figure qui ne lui conviennent pas, mais comme un ennemi de sa nature. De même, l’oiseau ramasse des pailles, non parce qu’elles lui plaisent, mais parce qu’elles lui sont utiles pour construire son nid. Il faut donc placer dans l’animal quelque principe de perception des intentions de ce genre, différent de l'imagination, dont l’immutation se fait par la forme sensible et non la perception de cette sorte d’intentions, et cette vertu est estimative en même temps qu’appréhensive des intentions qui ne sont pas reçues par les sens. C’est ce qui fait dire à Algazel: « Cette vertu est estimative qui perçoit d’un objet sujet à sensation ce qui n’est pas susceptible de sensation, comme la brebis pour l’hostilité du loup. » En effet, elle ne le fait pas par le moyen de la vue, mais par une autre vertu qui est dans les brutes, et qui est l’intelligence dans les hommes. De même que l’on connaît par l’intelligence ce que l’on ne connaît pas par les sens, quoique cette connaissance ne s’opère qu’au moyen de sens, cette action est estimative quoique d’une manière inférieure. Or l’organe de cette puissance dans les brutes est plané dans l’hémisphère postérieur du cerveau. Dans les hommes, au contraire, il est placé dans la cellule médiane du cerveau, appelée syllogistique. D’où il arrive que, bien que quant aux formes sensibles, il n’y ait pas de différence entre l’homme et les autres animaux, parce qu’elles s'opèrent par infusion provenant des choses sensibles extérieures, il y a néanmoins une différence quant aux intentions, comme certains animaux perçoivent des intentions particulières à l’homme par le seul instinct naturel, tel que ce qui est bon, convenable, nuisible. Mais l’homme, en outre de cela, est favorisé d’une certaine collation, aussi cette force, qui dans les anime appelée estimative naturelle, s’appelle cogitative dans l’homme, en lui procurant des intentions par une certaine collation; elle est aussi appelée raison particulière, parce qu’elle confère les intentions individuelles, comme la raison universelle confère les intentions universelles. Avicenne a placé une autre puissance entre l’estimative et l'imagination, dont le rôle est d’opérer la composition et la division entre les formes imaginées, comme lorsque de la forme de l’or et de la forme de montagne que nous avons dans l’imagination, nous composons une autre forme de montagne d’or que nous n’avons jamais vue. Mais comme nous n’avons vu cette opération que dans les hommes, nous ne devons pas pour cela supposer une nouvelle puissance se il suffit pour cela dans l’homme de la force imaginative ou fantaisie, comme dit Averroès, dans son livre De sensu et sensato.
4) La quatrième force sensitive intérieure est la mémorative ou mémoire. Suivant Algazel, la mémoire est la force conservatrice des intentions que perçoit l’estimative, et par conséquent elle est le réservoir des intentions; de même que l'imagination ou imagination est la conservatrice des formes et leur réservoir, et ces intentions ne sont pas sensées, mais provenant des sens. Or l’organe de cette puissance se trouve dans la concavité postérieure du cerveau. C’est pourquoi Avicenne dit dans le livre VI, De naturalibus: "La force mémoriale est celle qui est placée dans la concavité postérieure du cerveau contenant ce qui est perçu par la force d’estimation, relativement aux intentions non sensées des choses singulières et sensibles." il en est autrement dans les hommes que dans les brutes, parce que dans les brutes il n’y a que la mémoire d’une manière propre, et la réminiscence plus improprement. Suivant Avicenne et Algazel, dans les brutes l’instinct de la nature tient lieu de l’inquisition, de sorte que par l’intention propre il passe à la propre forme sensible, et de la forme sensible et de la propre imagination à la chose qui l’a reçue dans le passé, et c’est ainsi que les brutes épient le moment de se venger, se souviennent des injures et des bienfaits, et cette réminiscence est subite. Dans les hommes, au contraire, non seulement il y a mémoire, mais même réminiscence qui s’opère par libre certaine collation des intentions individuelles préliminaires aux formes, en discourant syllogistiquement jusqu’au dernier objet cherché. Or, la puissance estimative et la puissance mémorative n’ont pas cette excellence dans l’homme par ce qui est propre à la partie sensitive, mais par affinité et proximité de la raison universelle par une certaine influence. Car, la vertu inférieure est toujours fortifiée par son union avec une vertu supérieure, parce que ce qu’il y a de plus élevé dans la vertu inférieure atteint ce qu’il y a de plus bas dans la nature inférieure, comme dit Denis. D’après cela on voit l’excellence qui se trouve dans les puissances de l’âme sensitive. Car le sens propre ne peut pas saisir tout d’abord et par soi les choses sensées communes, mais bien par accident, tandis que le sens commun le fait. Le sens propre ne peut saisir qu’une seule chose sensée, tandis que le sens commun peut en saisir plusieurs. Le sens propre ne peut connaître un acte propre, ce que fait le sens commun. De son côté le sens commun ne peut saisir une chose sans la présence extérieure de la chose, tandis que l'imagination retient la forme d’une chose en l’absence de cette même chose. L'imagination ne peut saisir et retenir que les formes tirées des choses sensibles; tandis que la puissance estimative peut saisir les intentions relatives à ces formes. Mais quoique la puissance estimative puisse saisir ces sortes d’intentions, elle ne peut pas cependant les retenir, comme le fait la puissance mémorative, et outre cela la puissance sensitive ne peut pas saisir la forme de la chose et l’abstraire des conditions matérielles, c’est pour quoi la forme saisie par le sens extérieur sans l’intérieur est toujours particulière.
Nous allons parler maintenant de la vertu sensitive motive. La vertu sensitive motive se divise en naturelle et animale. La naturelle est celle qui ne subsiste pas par l’appréhension, et n’est pas soumise à l’empire de la raison; telle est la force vitale et pulsative qui fait battre les artères et le coeur par le moyen de la dilatation et de la constriction, et cette puissance est dans le coeur comme dans son organe propre; c’est pour cela qu’elle n’a l’être que dans les animaux parfaits qui ont les poumons et le coeur. Cette force, par le moyen de l’aspiration et de la respiration, tempère convenablement la chaleur du coeur et du corps. La force motive animale est celle qui meut par appréhension, qui subit une division; une meut par manière de direction, une autre par manière de commandement, une troisième par manière d’exécution.
La force motive par manière de direction c’est l'imagination et l’estimative, en tant qu’elles montrent à l’appétit la forme ou l’intention convenable ou non convenable. En effet, l'imagination meut en montrant les formes sensibles, l’estimative en montrant les intentions, et les motives en commandant ou produisant le mouvement, comme le concupiscible, l’irascible qui sont des parties de l’appétit sensitif. Le concupiscible, en effet, est la force qui commande le mouvement pour produire le rapprochement des choses qui sont jugées nécessaires ou utiles, et cela par l’attrait du plaisir. L’irascible est la force commandant le mouvement pour repousser ce qui est jugé nuisible ou dangereux, et cela par l'ardeur de la vengeance ou du triomphe. La force qui exécute ce mouvement est une force extérieure répandue dans les muscles, les bras et les nerfs des membres. Il faut néanmoins remarquer qu’il y a de la différence entre la sensibilité et la sensualité, parce que la sensibilité comprend toutes les forces sensitives, tant appréhensives qu’appétitives; tandis que la sensualité ne signifie proprement que la partie de l’âme sensible qui produit le mouvement pour rechercher ou fuir ce qui parait propre ou non à la volupté de l’animal, et c’est suivant l’ordre au commandement de la raison. C’est pourquoi, quoique la sensualité exige préalablement les forces sensitives, appréhensives comme préliminaires, elles n’appartiennent cependant pas à son essence, il n’y a que l’appétit sensitif. L’estimative même est très voisine de la sensualité, laquelle confine avec elle, parce que la sensualité dit un certain ordre à la raison. On voit par là que dans les brutes il n’y à pas de sensualité portant au péché; cela n’a lieu que dans les hommes en qui, à cause de son ordre par rapport à la raison, elle est la porte de la corruption et de la culpabilité.
Après avoir parlé de la puissance végétative et de la puissance sensitive, nous voulons traiter de l’intellect. Or cette puissance dans sa première division se partage en appréhensive et motive ou appétitive. Ces deux puissances ne se trouvent que dans les substances spirituelles et intellectuelles, comme le dit le commentateur sur le livre II de la Métaphysique. La raison de cette division est que toute forme est suivie par quelque inclination différente. De même donc que l’inclination ou l’appétit naturel suit la forme naturelle et l’appétit sensitif la forme sensible, de même aussi l’appétit intellectuel suit la forme universelle et intellectuelle appréhendée; et comme l’appétit intellectuel suit l’appréhension, nous devons parler des appréhensives avant de parler des appétitives. Deux principes sont nécessaires pour l’appréhension intellectuelle, à savoir l’intellect par lequel on a tout à faire, c’est-à-dire l’intellect actif, et l’intellect par lequel tout doit être fait, c’est-à-dire l’intellect possible, comme il est dit dans le troisième Livre de l’âme. Car, comme dans chaque nature il y a des principes suffisants pour la génération propre ou l’opération, il en est aussi de même dans l’âme. Mais l’acte de l’intellection ne peut s'accomplir par une seule et même puissance, parce que l’âme ne comprend rien sans informer l’espèce à l’égard de laquelle elle est en puissance, comme la prunelle par rapport aux couleurs. Mais elle ne peut pas être mise en acte par cette puissance, il faut qu’elle le soit par une autre qui est en acte, et par rapport à l’intellect possible, et par rapport à l’espèce intelligible. Mais comme l’espèce n’est pas reçue dans l’intellect possible avant d’avoir été dégagée des sensibles matériels, et que cela ne peut se faire que par ce qui est immatériel en acte, il est évident que outre l’intellect possible il faut placer dans l’âme un intellect actif, de sorte que l’âme est en puissance par une force et en acte par une autre par rapport aux espèces intelligibles, comme, par exemple, le feu, quand il agit sur l’eau, il agit par le moyen de la chaleur qu’il a en acte, et subit l’action de l’eau par le froid qu’il a en puissance, tandis que l’eau l’a en acte; de même l’âme étant immatérielle en acte, est en acte par rapport à une espèce immatérielle et en puissance par rapport à une espèce matérielle qu’elle peut mettre en acte quand elle veut, et cela par l’intellect actif. Or, il est en puissance par rapport à l’espèce, en tant qu’il ne l’a pas en acte, et qu’il peut en recevoir la passion. On voit par là quelle est l’opération de l’intellect actif, d’abstraire les espèces de la matière et des sensibles matériels. Mais il ne faut pas concevoir cette abstraction suivant la chose mais suivant la raison. Car ainsi que nous voyons dans les puissances sensitives, que quoique certaines choses soient unies suivant la réalité, la vue ou tout autre sens de ces êtres, ainsi conjoints, peut saisir une chose sans saisir l’autre, comme la vue perçoit la couleur du fruit sans en percevoir la saveur unie à la couleur, il peut en être de même à bien plus forte raison dans la puissance intellective; parce que, bien que les principes de l’espèce ou du genre ne soient que dans les individus, un peut être saisi sans que l'autre le soit, ce qui fait que l’animal peut être perçu sans l’homme, l’âne et les autres espèces, et que l’homme peut être perçu sans Jacques ou Platon, et aussi la chair, les os et l’âme sans percevoir telles chairs, tels os en particulier, et de cette manière l’intellect perçoit les formes abstraites, c’est-à-dire les supérieurs sans les inférieurs. Néanmoins l’action de l’intellect n’est pas fausse, parce qu’il ne juge pas que telle chose existe sans telle autre, mais il saisit une chose et en juge sans porter un jugement sur l’autre. Or, l’objet qui est requis pour l’intellection est l’image et la similitude d’une chose particulière, qui est dans l’organe de l’imagination. C’est pourquoi, de même que la vision corporelle se complète par trois choses, à savoir, par la couleur exposée à la vue, par la vue qui reçoit la similitude de la couleur, par l’action de la lumière qui se projette sur la couleur et change ce qui est visible en puissance en visible en acte; de même l’intellection s’opère par l’intellect possible, comme recevant la ressemblance de l’image, et par l’opération de l’intellect actif abstrayant l’espèce immatérielle de l’image, et par l’image même imprimant sa ressemblance dans l’intellect possible. Il faut cependant observer que l’image ne se perçoit pas comme la conteur se voit, mais qu’il est dit seulement objet de l’intellect, parce que celui-ci n’exerce pas son opération sans l’image Or, l’objet propre de l’intellect possible est ce qui est quelque chose, c’est-à-dire la quiddité de la chose même, comme il est dit dans le livre III de l’âme. Car, comme il y à des degrés dans les puissances, il y en a aussi dans les objets; parce que comme le sens extérieur ne peut pas autant que le sens intérieur, et le sens intérieur que l’intellect, de même l’objet du sens extérieur qui est les qualités de la troisième espèce de qualités, à savoir les qualités passibles, n’est pas aussi élevé que l’objet propre du sens intérieur, à savoir le sens commun de la fantaisie et de l’imagination, ce qui est la quantité immédiatement adhérente à la substance. Mais la substance de la chose surpasse tout cela, parce que de même que la qualité ne peut pas être sans la quantité, de même aussi l’une et l’autre ne peut être sans la substance. Donc la substance de la chose est ce que l’intellect perçoit. La ressemblance de cette chose qui est dans l’âme est ce par quoi l’intellect perçoit formellement la chose extérieurement. L’image est ce par quoi l’intellection s’opère comme effectivement en acquérant la science. L’intellect actif est celui qui produit et fait toutes ces choses en acte. L’intellect possible, au contraire, est celui qui reçoit l’espèce et excite l’acte de l’intellection, et ainsi celui-là est seul intellect possible qui est le sujet d’une grande science acquise. L’intellect actif est celui qui ne reçoit rien, mais qui est la puissance de l’âme, par lequel celle-ci rend intelligibles en acte les choses qui par leur nature ne sont intelligibles qu’en puissance, ayant une matière qui fait obstacle à l’intellect, parce que chaque chose est perçue en tant qu’elle possède l’être immatériel. Or, l’intellect possible auquel seul il appartient de recevoir l’espèce intelligible, peut être considéré sous quatre rapports. Le premier suivant qu’il est tout-à-fait en puissance relativement à la science, et ainsi il précède l’intellection, et dans ce sens il est appelé, par les philosophes, matériel, c’est-à-dire potentiel, comme n’étant en acte d’aucune manière. En second lieu il peut être considéré, selon qu’il a quelque disposition à la science, mais incomplète, comme lorsqu’il a des principes connus par soi de quelque science, et en ce sens il est appelé intellect disposé. Il peut être considéré, en troisième lieu, selon qu’il a l’habitude de la science, sans user néanmoins de cette habitude, et dans ce sens il est appelé intellect parfait en habitude. En quatrième lieu suivant qu’il considère en acte selon l’habitude, et dans ce sens il est appelé acquis en acte, et c’est de cet intellect que certains veulent entendre ces mots d’Aristote, dans le livre III de l’âme, que l’intellect exerce l’intellection en certains cas, pas dans d’autres, mais toujours. Quoique cet intellect impossible reçoive différents noms, suivant ses différentes perfections et opérations, il ne peut néanmoins en aucune manière être multiplié suivant la substance de la puissance; la raison en est, comme il a été dit, que la puissance ne se diversifie que suivant la raison de l’objet. Or, voilà ce qui se fait, lorsqu’une puissance quelconque est ordonnée à quelque objet sous la raison d’un objet universel, cette puissance n’est pas diversifiée suivant la diversité des différences particulières de l’objet. C’est pourquoi la vue, en percevant la couleur sous la raison universelle de la couleur, n’est pas diversifiée suivant la différence du blanc et du noir, parce qu’elle ne considère le blanc et le noir qu’en tant coloré. Or, comme c’est par l’intellect possible que tout doit être fait, comme il est dit dans le livre III de l’âme, il considère l’objet sous la raison commune de l’être, et par conséquent la puissance intellective appréhensive ne peut être diversifiée suivant aucune différence de l’être. Néanmoins l’intellect actif et l’intellect possible sont diversifiés à l’égard de cet objet, parce qu’il doit y avoir par rapport au même objet une puissance active et une autre passive, comme il a été dit. On voit par là que l’intellect spéculatif et l’intellect pratique sont la même chose; la raison en est que ce qui a trait accidentellement à la raison de l’objet que regarde une puissance quelconque, ne diversifie pas cette puissance. En effet, parce qu’il arrive à un objet coloré d’être grand ou petit, homme ou âne, tous ces accidents n’en sont pas moins perçus par la même puissance visuelle. Or, il constant que c’est un accident d’une chose perçue par l’intellect d’être ordonnée ou non à une oeuvre; c’est pourquoi l’intellect spéculatif et l’intellect pratique diffèrent, en ce que la fin de l’intellect spéculatif est la vérité seule, et l’oeuvre celle de l’intellect pratique, comme il est dit dans le livre II de la Métaphysique. Il est évident qu’ils ne sont qu’une même puissance, ce que prétend ouvertement Aristote, dans le troisième Livre de l’âme, où il dit « que l’intellect spéculatif devient pratique par l’extension de la chose perçue à l’oeuvre, ce qui montre qu’ils diffèrent par la fin seule. » On voit aussi par là que l’intellect et l’intelligence ne sont pas des puissances différentes, mais diffèrent dans le sens adopté par Aristote, non pas à la vérité comme la puissance de la puissance, mais comme l’acte de la puissance. Car l’intellection est l’acte de l’intellect, qui est intelligence, suivant ce que dit Aristote, dans le livre III de l’âme. L’intelligence appartient aux indivisibles en qui le faux ne se trouve pas. Cependant l'intelligence est prise quelquefois, par certains philosophes, pour nature ou substance séparée, qui est dite intelligence, parce qu’elle comprend toujours. Mais l’intellect ne peut différer de la raison, ce qui est évident, si l’on considère leurs actes avec soin. Comprendre, c’est considérer la vérité par une simple intuition. Mais raisonner, c’est passer d’une chose comprise à une autre, pour connaître la vérité intelligible, ce qui fait que la raison commence toujours par l’intellect et se termine à lui. C’est pourquoi il est clair que raisonner et comprendre diffèrent comme être en mouvement et être en repos. Or, d’après Aristote, dans le deuxième livre du Ciel et du monde, il est constant, dans les choses corporelles, qu’une chose se meut vers un lieu o repose dans un lieu par la même puissance. Donc à plus forte raison, dans les choses spirituelles, c’est par la même puissance que nous raisonnons et que nous comprenons, que nous cherchons la vérité, et que nous la concevons après l’avoir trouvée. Il ne peut pas même y avoir une raison supérieure et inférieure d’une puissance diverse, parce que la raison inférieure est dite ainsi cause qu’elle a trait aux choses inférieures, et la raison supérieure aux choses supérieures. Or, il y a deux manières d’avoir trait aux choses supérieures, la première en les considérant en elles-mêmes, la seconde en prenant d’elles des règles pour faire les choses inférieures. Mais ces deux objets, savoir les choses temporelles et les choses éternelles, sont comparés de deux manières à notre connaissance. La première suivant la voie de l’invention, et ainsi les choses temporelles sont pour nous le chemin qui mène aux choses éternelles, suivant ce passage de la première Epître aux Romains: « Les choses invisibles de Dieu sont comprises et connues par le moyen des choses créées.» La seconde par voie de résolution et de jugement, et ainsi nous disposons des choses temporelles par le moyen des choses éternelles, Il en est ainsi maintenant que, bien que le moyen et ce à quoi l’on arrive par le moyen puissent appartenir à différentes habitudes, ils n’appartiennent jamais à des puissances différentes, mais à la même. D’où il suit que quoique les principes et les conclusions appartiennent à des habitudes différentes, parce que les principes regardent l’habitude des principes tic l’intellect, et les conclusions l’habitude des conclusions de la science, les uns et les autres néanmoins appartiennent à la même puissance. Donc la considération des choses éternelles, quoique appartenant à une habitude autre que la considération des choses corporelles, parce que celle-ci regarde la sagesse qui a rapport aux choses éternelles, et celle-ci la science qui a rapport aux choses temporelles, néanmoins il faut que la considération des unes et des autres appartienne à la même puissance. On dit cependant partie supérieure et partie inférieure, parce que partie vient de partage, et là, quoiqu’il n’y ait point partage de puissance, il y a néanmoins partage d’habitudes et d’offices, aussi saint Augustin les appelle-t-il deux parties.
Après avoir parlé de la puissance appréhensive intellective, nous allons parler de la puissance motive ou appétitive qui est appelée volonté. Or la volonté est double; l’une naturelle, l’autre délibérative. En effet, la volonté peut être mue par un mouvement naturel comme les autres puissances, et cela pour le salut de la nature, et ainsi elle est appelée volonté naturelle. Elle peut, d’une autre manière, être mue vers quelque chose suivant qu’elle abonde plus que les autres en liberté en suivant son moteur qui est l’intellect ou l'imagination, et dans ce sens elle est indéterminée par rapport aux intelligibles, ce qui fait que dans ce sens elle est délibérative. Il n’y a pas cependant différentes volontés, mais une seule volonté diversement mue ou se mouvant elle-même. Mais cette volonté ne se divise pas par l’irascible et le concupiscible, comme l’appétit sensitif, parce qu’elle considère le bien sous la raison particulière du bien, comme le sens saisit la raison particulière du bien, en raison de quoi les appétits sensitifs sont diversifiés suivant les raisons particulières des biens. Car le concupiscible regarde la raison propre du bien en tant qu’il est délectable suivant les sens, et convenable à la nature. L’irascible, au contraire, regarde la, raison particulière du bien, en tant qu’il le repousse et le combat, ce qui occasionne un préjudice. Or, la volonté considère le bien sous la raison universelle du bien, aussi les puissances ne sont pas diversifiées en elle suivant les raisons diverses des biens particuliers, suivant le concupiscible et l’irascible. La volonté délibérative et le libre arbitre ne sont qu’une même chose. Elle ne peut pas, en effet, être une habitude, comme certains l’ont dit, car par les habitudes nous nous portons vers les passions d’une manière déterminée en bien ou en mal, comme il a été dit dans le second livre des Ethiques; tandis que le libre arbitre se porte indifféremment à bien ou mal agir, c’est ce qui fait dire qu’il est une même puissance avec la volonté. Néanmoins il ne dénomme pas la volonté d’une manière absolue, mais bien par comparaison à la raison, en tant que, par exemple, la vertu de la raison délibérante demeure en elle; c’est pourquoi, comme vouloir est de la volonté, d’une manière absolue, de même choisir est du libre arbitre, en tant que la force de la raison demeure en elle. Mais, bien qu’elle sait une puissance, elle est quelquefois dénommée par son acte, ce qui fait qu’elle est appelée libre arbitre, comme libre jugement de la raison. Elle est aussi appelée faculté, parce que c’est une puissance disposée à l’opération. Elle est également appelée habitude, par saint Bernard, non pas en tant que l’habitude est séparée de la puissance, mais en tant qu’il signifie une habitude quelconque, par laquelle on se porte à l’acte de la même manière; c’est pour quoi le libre arbitre est brièvement comparé à la volonté de la même manière que la raison à l’intellect; parce que de même que la raison acquiert des connaissances en discourant d’une chose à une autre, ce que l’intellect fait simplement et d’une manière absolue, de même aussi le libre arbitre est un appétit pour acquérir quelque chose, c’est pour cela qu’il est des choses qui regardent la fin. Mais la volonté est l'appétit de la chose d’une manière absolue; c’est pourquoi elle est dite être de la fin qui est appétée pour elle-même.
Après voir parlé des puissances de l’âme, il faut examiner dans lesquelles le péché peut être ou n’être pas. Il faut donc dire, suivant saint Grégoire, que toute créature est comprise nominativement sous le nom d’homme, parce que celui-ci a quelque chose de commun avec toutes les créatures. Il a, en effet, l’être avec les pierres, la vie avec les arbres, la sensibilité avec les bêtes, l’intelligence avec les anges. Mais le mouvement ne lui convient pas par la raison par la quelle il a l’être, parce qu’alors le mouvement conviendrait à tous les êtres. Mais en vertu de la raison par laquelle il vit, sent et conçoit, un triple mouvement lui convient, à savoir le mouvement naturel, le mouvement animal et le mouvement rationnel. Or, le mouvement naturel existe suivant une inclination nécessaire en dehors de l’appréhension de quelque chose de délectable, et comme lorsqu’il y a inclination nécessaire, il n’y a ni soumission, ni obéissance à la raison; en conséquence le mouvement naturel dans l’homme, tel que le mouvement de nutrition, d’accroissement, de génération, en tant que ces mouvements suivent la nécessité de la nature et précèdent l’appréhension, ils ne peuvent être sujets du péché, parla raison que le péché est volontaire en quelque manière et sujet à la raison, c’est pourquoi il ne peut pas y avoir de péché dans les actes de la partie végétative. Le mouvement animal suit l’appréhension du délectable et à l’être dans l’appétit sensitif qui est rationnel par participation, ce qui fait dire à Aristote, sur la fin du premier livre de l’Ethique qu’il est en quelque sorte soumis à la raison, quoi qu’il ne le sait pas simpliciter à cause de la corruption et de l’infection. D’où il suit que le péché, étant un acte moral et ordonné, peut se trouver dans la puissance qui est soumise d’une certaine façon au principe moral, c’est-à-dire à la volonté. Néanmoins, comme ces actes ou mouvements animaux ne sont pas entièrement soumis à l’empire de la volonté, parce qu’ils ne sont ni produits, ni commandés par la volonté, comme les mouvements qui comportent la délibération, mais sont seulement permis par la raison et la volonté, quoiqu’ils aient le caractère de péché, ce n’est que de péché incomplet, cependant, qui est le péché, véniel, mais non complet, ce qui est le péché mortel. Donc, parce que le péché est attribué comme au sujet de la puissance qui le commet ou qui est son principe, conséquemment dans la sensualité qui dénomme l’appétit sensitif dans l’homme, comme il a été dit dans la distinction des puissances de l’âme, il peut y avoir péché véniel comme dans le sujet, mais non péché mortel. Le mouvement rationnel est celui qui est libre suivant la raison par laquelle un acte doit être ordonné vers sa fin légitime. C’est pourquoi, s’il est détourné de sa fin légitime, l’acte a le caractère de péché, parce que c’est le propre de la raison d’ordonner ses actes. Or la raison a un double acte, un selon soi, par comparaison à son objet qui est de connaître quelque vérité propre; il est désordonné quand la raison ne fait pas convenablement son of- lice comme elle le doit, et ainsi le désordre est occasionné par l’ignorance. La raison a un autre acte comme directrice des actes humains, et cet acte consiste à dominer et à réprimer les forces inférieures, et elle pèche par cet acte, quand elle commande ce qu’elle ne doit pas commander, ou ne réprime pas ce qu’elle doit réprimer. Il n’est pas contraire à cette doctrine de dire que le péché est dans la volonté; car la raison précède la volonté d’une certaine façon, et de même la raison, parce que la raison dirige la volonté, et la volonté meut la raison, et par conséquent le mouvement de la volonté est appelé rationnel, et le mouvement de la raison volontaire. Dans la raison même supérieure, il peut y avoir péché tant mortel que véniel. Car la raison supérieure doit se montrer dans l’objet propre et dans les objets des forces inférieures. Elle ne se porte dans les objets des forces inférieur qu’en consultant sur eux les lois éternelles, c’est pourquoi elle se porte en eux par mode de délibération, d’où il arrive que si l’objet des forces inférieures est de sa nature péché mortel, l’acte de la raison supérieure est aussi mortel. Si, au contraire, cet objet est de la nature du péché véniel, il sera véniel, comme on voit lorsque l’on consent à une parole oiseuse. Quant à l’objet propre, la raison supérieure a un double mouvement, l’un qui est une simple intuition de son objet, et ce mouvement peut être subit dans les choses divines et désordonné, et parce que un désordre, subit sans délibération, n’est pas péché mortel, un tel acte est par conséquent péché véniel, comme un mouvement subit d’infidélité, quoique l’infidélité sait péché mortel.
Il y a un autre acte de la raison supérieure relativement à l’objet propre par délibération, comme lorsqu’il arrive un mouvement de doute touchant la résurrection des morts et qu’on se rappelle en même temps que la résurrection des morts est révélée par la loi de Dieu. Si après le souvenir connu de la loi de Dieu on a un mouvement de doute, alors ce mouvement est délibéré, et c’est un péché d’in fidélité complet et mortel. Il est ainsi évident que la raison inférieure peut pécher véniellement et mortellement, mais non sans le consentement ou la négligence de la raison supérieure. La raison supérieure de son côté peut pécher quelquefois véniellement, d’autres fois mortellement et dans la comparaison avec les objets des forces inférieures, et dans la comparaison avec l’objet propre. Or la volonté a son être principalement sujet du péché, parce qu’aucun acte n’est péché, sans être volontaire en quelque manière, comme un acte de la volonté de son âme, puisqu’il n’y a point d’acte proprement bon ou mauvais d’une bonté ou d’une malice morale, comme l’acte de la volonté, et parce que l’acte de la volonté ne passe pas dans la matière extérieure mais demeure dans l'agent dont il est le plus parfait, un tel acte est par conséquent dans la volonté comme dans le sujet. C’est pourquoi c’est dans la volonté que se trouve le plus complètement le péché, et dans les autres puissances en raison de leur soumission à la volonté, ainsi qu’on a pu le voir.
Fin du quarante-deuxième opuscule de
saint Thomas d’Aquin sur les puissances de l’âme.