CONTRE CEUX QUI COMBATTENT LE CULTE DE DIEU DANS LA VIE RELIGIEUSE, LEQUEL EST POUR TOUS LES RELIGIEUX, MAIS SURTOUT POUR LES MENDIANTS, COMME UN REMPART ET UNE FORTERESSE INEXPUGNABLE

PAR SAINT THOMAS d’AQUIN, Docteur des docteurs de l'Église

Opuscule 19

(1256)

Editions Louis Vivès, 1857

Édition numérique, https://www.i-docteurangelique.fr/DocteurAngelique, 2004

Les œuvres complètes de saint Thomas d'Aquin

Occasion de ce deuxième opuscule sur ce point: l'opposition de plus en plus virulente des professeurs séculiers de la Sorbonne face à la nouvelle concurrence des professeurs issus des ordres mendiants. Après la mort de saint Thomas, l'université de Paris obtiendra d'ailleurs pendant un temps la condamnation des écrits du saint Docteur

INTRODUCTION. But de l'ouvrage 2

Plan de l'ouvrage 4

PREMIÈRE PARTIE: Ce qu'est la vie religieuse, en quoi consiste la perfection religieuse?_ 4

SECONDE PARTIE: Les droits et devoirs des religieux. 7

Article 1: Est-il permis à un religieux d’enseigner?_ 7

Article 2: Est-il permis à un religieux de faire partie d’une société de moines séculiers?_ 16

Article 3: Le religieux qui n’a pas charge d’aine peut-il prêcher et entendre les confessions. 23

Article 4: Le religieux est-il tenu au travail des mains?_ 43

Article 5: Est-il permis aux religieux de renoncer à tout ce qu’ils possèdent, de ne rien conserver en propre ni en commun?  54

Article 6: Le religieux peut-il vivre d’aumônes?_ 68

TROISIÈME PARTIE: Réfutation de ceux qui s'opposent à la vie religieuse 92

Objection 1: Les moyens utilisés pour attaquer les ordres mendiants et particulièrement leur costume 92

Objection 2: Moyens qu’ils emploient pour combattre les religieux dans leurs oeuvres de charité. 98

Objection 3: Moyens qu’ils emploient pour combattre les voyages que font les religieux pour sauver les âmes. 99

Objection 4: Raisons sur lesquelles ils s’appuient pour empêcher les religieux 101

Objection 5: Comment ils combattent la prédication préparée des religieux. 105

Objection 6: Comment ils pervertissent le jugement sur les choses en diffamant les religieux. 109

Premier reproche: Les religieux se recommandent ou se font recommander par lettres. 109

Second reproche: Les religieux résistent à leurs détracteurs. 112

Troisième reproche: Les religieux plaident devant les tribunaux. 115

Quatrième reproche: Les religieux font punir ceux qui les persécutent. 120

Cinquième reproche: Les religieux veulent plaire aux hommes. 124

Sixième reproche: Les religieux se réjouissent des merveilles que Dieu opère par leur entremise. 126

Septième reproche: Les religieux fréquentent les cours des princes. 128

Objection 7: Comment ils pervertissent le jugement pour diffamer les personnes religieuses, 130

Première diffamation: Ils amplifient le mal qui existe parmi les religieux, si toutefois il y en a. 130

Seconde diffamation: ils donnent comme positives des choses douteuses, à savoir que les religieux recherchent la faveur du monde et leur propre gloire au lieu de chercher celle de Jésus-Christ. 133

Troisièmement diffamation: ils simulent des choses fausses, à savoir que les religieux sont de faux apôtres, de faux prophètes et de faux christs. 133

Objection 8: Comment ils imputent aux religieux les maux qui sont à craindre pour les derniers temps de l'Eglise, voulant prouver que les temps de l’Antéchrist sont sur le pas d’arriver. 137

Objection 9: Comment ils s’efforcent de prouver que les religieux sont les précurseurs de l’Antéchrist. 141

Objection 10: Comment ils s’efforcent de pervertir et de rendre suspectes même les bonnes oeuvres des religieux, tels que les que les prières, etc. 144

CONCLUSION_ 145

 

Remarque: Dans tout cet ouvrage, le mot "religion" est employé dans le sens de "vie religieuse consacrée".

INTRODUCTION. But de l'ouvrage

 

"Voici que vos ennemis ont excité un grand bruit, et que ceux qui vous haïssent ont élevé orgueilleusement la tête. Ils ont formé un dessein plein de malice contre votre peuple, et ils ont conspiré contre vos saints. Ils ont dit: "Venez et exterminons-les du milieu des peuples, et qu’on ne se souvienne plus à l’avenir du nom d’Israël" Psaume LXXXII. Le Dieu tout-puissant qui aime les hommes se sert de son amour pour nous, comme le dit saint Augustin dans son premier livre de la Doctrine chrétienne, et pour manifester sa bonté, et pour notre bien. Et d’abord, il s’en sert pour faire briller sa bonté, afin que les hommes lui donnent la gloire, ainsi que le dit Isaïe, XLIII: "Tout homme qui invoque mon nom, je l’ai créé pour ma gloire." Il s’en sert pour notre avantage, afin de donner lui-même à tous le salut, comme il est écrit, I Timothée II: "Qui veut que tous les hommes soient sauvés." L’Ange à la naissance du Seigneur annonce cette concorde entre Dieu et les hommes; il est écrit dans saint Luc II: "Gloire à Dieu au plus haut des cieux et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté." Mais bien que Dieu puisse, comme tout tout-puissant, tirer lui-même sa gloire des hommes et opérer leur salut, pour garder l’ordre en toute chose, sa volonté a été que des ministres fussent choisis et que par leur ministère l’une et l’autre chose s’accomplit d’une manière parfaite; ce qui fait que c’est avec exactitude qu’on les appelle les aides de Dieu, comme le dit l’Apôtre, I Corinthiens III. Mais le démon jaloux de la gloire de Dieu et du salut des hommes, s’efforce par ses ministres, qu’il excite à persécuter les ministres de Dieu dont il vient, d’être parlé, d’empêcher l’un et l’autre. Ils sont évidemment les ennemis de Dieu ceux qui sont ainsi les ministres du diable, ceux qui mettent un obstacle à sa gloire et à celle du genre humain tout entier, au salut duquel ils s’opposent, et spécialement des ministres de Dieu qu’ils persécutent. Il est écrit, I Thessaloniciens II: "Ils nous ont persécuté, et ils ne sont pas agréables à Dieu, et ils sont les ennemis de tous les hommes".

C’est pour cela que le Psalmiste, dans les paroles que nous avons rapportées, fait trois choses:

Il montre leur haine pour Dieu dans ses paroles: "Voici que vos ennemis ont excité un grand bruit, etc." c’est-à-dire que ceux qui d’abord parlaient en secret contre vous ne craignent pas maintenant de le faire en public. Il désigne ici, comme le dit le Commentaire, les derniers temps de l’Antéchrist, le moment où ceux qui sont maintenant arrêtés par la crainte donneront à leur voix toute sa liberté, cette voix, parce qu’elle est pas conforme a la raison, mente plutôt le nom de bruit que de voix; ce ne sera pas seulement par la voix qu’ils exercent leur vengeance, ils joindront encore les actions; de là il suit: "Ceux qui vous haïssent ont élevé orgueilleusement la tète," à savoir l’Antéchrist, d’après le Commentaire, ce sont ses membres qui sous ce chef sont les têtes, afin que gouvernés par un seul chef ils poursuivent plus efficacement les saints de Dieu.

Il montre ensuite comment ils sont les ennemis du genre humain tout entier, lorsqu’il ajoute: "Ils ont formé un dessein de malice contre votre peuple," ou leurs pensées ont été pleines d’astuce, selon une autre leçon, pour le tromper, d’après ce qui est écrit dans le commentaire du passage suivant d’Isaïe, III: "O mon peuple, ceux qui te disent bienheureux, ce sont ceux-là même qui te trompent," le commentaire ajoute, "par des paroles flatteuses."

Il fait connaître en troisième lieu comment ils persécutent les ministres de Dieu, lorsqu’il ajoute: "Ils ont conspiré contre vos saints." Le commentaire ajouter: "ce n’est pas seulement contre les plus infimes, mais encore contre les hommes célestes." Saint Grégoire dit à cette occasion dans son treizième livre De Mor, expliquant les paroles suivantes de Job, XVI: "Ils ouvrirent sur moi leurs bouches, et me couvrant d’opprobre, etc." "Les réprouvés poursuivent surtout parmi les saints de l’Eglise ceux qu’ils voient devoir être utiles à un grand nombre." Et un peu plus bas: "les réprouvés estiment avoir fait une grande chose lorsqu’ils tuent la vie des prédicateurs." Leurs pensées contre les saints sont de deux espèces. Ils désirent en premier lieu les anéantir. Il est écrit dans Esther, XIII: "Nos ennemis veulent nous perdre et anéantir leur héritage." S’il ne leur est pas donné d’atteindre ce but, ils tentent en second lieu de ruiner leur réputation auprès des hommes, pour qu’ils ne puissent faire aucun fruit parmi eux. Il est écrit dans saint Jacques, II: "Ne sont-ce point les riches qui vous oppriment par leur puissance? Ne sont-ce point eux qui blasphèment le nom auguste d’où vous tirez la force?" C’est pourquoi le Psalmiste ajoute, relativement à la première de ces choses: "Ils dirent, venez, etc.", et le commentaire dit,"se cherchant des compagnons: "Exterminons-les du milieu de la nation ou des nations," le commentaire dit: "A savoir, pour qu’ils ne soient plus au milieu des nations, c’est-à-dire faisons-les disparaître de dessus la terre;" voici la persécution de l’Antéchrist.

 

Il ajoute quant au second objet de leurs désirs: "Et qu’on ne se souvienne plus à l’avenir du nom d’Israël," c’est-à-dire pour que leur nom ne soit plus en honneur, à savoir le nom de ceux qui se disent le vrai Israël ainsi que le dit la Glose. Les anciens tyrans ont fait tous leurs efforts pour les expulser, c’est-à-dire pour expulser les saints du milieu du monde. L’Apôtre dit à cette occasion, Romains VIII, que ce passage du Psalmiste s’est accompli de son temps: "On nous égorge tous les jours pour l’amour de vous, Seigneur, on ne nous considère que comme des brebis destinées à la boucherie." Mais maintenant c’est ce que certains hommes pervers tentent de faire par des conseils pleins de fourberie, spécialement à l’égard des religieux qui, par leurs paroles et leur exemple, peuvent faire fructifier la perfection dont ils font profession, refusant d’accroître certaines choses qui ruineraient complètement leur état, le rendraient trop onéreux, blâmable même, leur enlevant les consolations spirituelles et leur imposant les charges corporelles.

Et d’abord, ils font tous leurs efforts pour leur enlever et l’étude et la science, afin que réduits à cet état, il leur soit impossible de résister aux adversaires de la vérité, ni de trouver la consolation de l’esprit dans l’Ecriture, et c’est là la fourberie des Philistins, 1er livre des Rois, XIII: "Les Philistins avaient pris soin que les Hébreux ne fabriquassent ni lances ni épées;" ce que le commentaire entend de la prohibition de l’étude des lettres, et c’est ce que fit dans les premiers temps Julien l’apostat, comme l’atteste l’histoire de l’Eglise.

Ils font secondement tout ce qui dépend d’eux pour les exclure de la société de ceux qui étudient, pour faire tomber la vie des saints dans le mépris. Il est écrit, Apoc, XIII: "De peur que personne ne puisse acheter ou vendre, s’il n’a le caractère ou le nom de leur bête," c’est-à-dire s’il ne consent à leur malice.

Ils s’efforcent troisièmement de les empêcher de prêcher ou d’en tendre les confessions, au moyen desquelles ils produisent des fruits parmi le peuple. Il est écrit, I Thessaloniciens II: "Nous empêchant d’adresser la parole aux nations pour les sauver."

Ils veulent eu quatrième lieu q se livrent aux travaux manuels, pour qu’accablés par ces travaux, ils prennent en dégoût leur état, et qu’ils ne puissent facilement s’occuper des choses dont il a été parlé, ce qui est conforme à l’avis de Pharaon qui dit, Exode, I: "Voici que le peuple d’Israël est et plus nombreux et plus fort que nous, venez, opprimons-les adroitement" et plus bas: et il leur proposa des chefs de travaux. D’après le commentaire, Pharaon signifie Zabulon, qui impose le joug le plus lourd du mortier et de la brique, c’est-à-dire la servitude d’un travail de boue et de fange.

Ils blâment et blasphèment leur perfection, à savoir, la pauvreté des mendiants. Saint Pierre dit, II° Ep, II: "Un grand nombre imitera leur luxe, et ce seront ceux-là qui blasphémeront la voie de la vérité," c’est-à-dire les bonnes œuvres, comme le dit la Glose.

Ils leur retranchent la nourriture et les aumônes qui les faisaient vivre, et ils le font de tout leur pouvoir. Il est écrit, dans l'Epître de saint Jacques, "et comme si ces choses ne lui suffisaient pas," le commentaire ajoute, de dissuader de pratiquer l’hospitalité: "Ils ne soutiennent pas leurs frères," c’est-à-dire d’après la Glose, les indigents, et ils empêchent ceux qui les soutiennent, ajoute le Commentaire, de secourir l’humanité.

Ils s’appliquent de tout leur pouvoir, ces ministres du diable, à ruiner la réputation des saints, entant qu’ils ne se contentent pas de diffamer seulement par eux-mêmes et auprès des personnes présentes les saints de Dieu, mais ils le font même par des écrits qu’ils répandent dans le monde entier. Il est écrit dans Jérémie, XXIII: "Les prophètes de Jérusalem ont répandu sur toute la terre la corruption."

 

Plan de l'ouvrage

 

Le commentateur du prophète dit: "Nous nous servons de ce témoignage contre ceux qui, par les écrits pleins de supercherie, de mensonge et de parjure qu’ils répandent dans l’univers, souillent les oreilles de ceux qui les écoutent." Il ne leur suffit pas, en effet, de dévorer leur propre iniquité, ou de porter préjudice au prochain; mais ce qu’une fois ils haïssent, ils s’efforcent de le diffamer dans l’univers entier, et de répandre partout leurs blasphèmes.

 

Notre intention donc étant de réprimer la perfidie des méchants dont il vient d’être parlé, nous procéderons dans l’ordre suivant.

Nous dirons d’abord ce que c’est que la religion et en quoi consiste la perfection religieuse, parce qu’ils semblent porter leur intention tout entière contre les religieux.

Nous prouverons que les raisons dont ils se servent pour opprimer les religieux sont futiles, et n’ont aucune valeur.

Nous établirons la perversité qui les guide dans l’emploi des raisons qu’ils mettent en avant pour diffamer les religieux.

 

PREMIÈRE PARTIE: Ce qu'est la vie religieuse, en quoi consiste la perfection religieuse?

 

 

Afin de pouvoir connaître la nature de la religion, cherchons l’étymologie du mot lui-même. Le nom de religion, comme semble le témoigner saint Augustin dans son livre de la Vraie religion, le relier. On dit proprement d’une chose qu’elle est liée, si elle est unie à une autre chose, de telle façon qu’il ne lui soit pas possible de en séparer pour s’attacher à une autre. Mais ce mot lier, de nouveau emportant une union réitérée, indique que quelqu’un est relié à celui à qui il était déjà uni, et duquel il commence à se séparer. Et parce que toute créature a d’abord existé en Dieu avant d’exister en elle-même, et qu’elle vient de Dieu, elle commence en quelque sorte à s’éloigner de lui, suivant (secundum) l’essence, par la création; c’est pourquoi la créature raisonnable doit être reliée à Dieu, auquel elle était unie même avant qu’elle existât, afin qu’elle revienne à son principe comme les fleuves reviennent à leurs sources, ainsi qu’il est dit dans l’Ecclésiastique, I. C’est pour cela que saint Augustin dit dans le livre de la Vraie religion: "La religion nous reliera à un seul Dieu tout-puissant;" et on lit dans la Glose de l’Epître aux Romains, XI, sur ces mots, "de lui-même et par lui-même, etc." "le premier lien qui attache l’homme à Dieu, c’est la foi," comme le prouvent les paroles suivantes, Hébr, XI: "Il faut que celui qui s’approche de Dieu croie," parce qu’elle est l’expression de la vie présente, qu’elle est la latrie qui rend à Dieu un culte, reconnaissant en quelque manière que Dieu est son principe; c’est pour cela que la religion d’abord et surtout signifie la latrie qui rend à Dieu un culte, pour protester de sa vraie foi. C’est ce qui fait dire à saint Augustin, X° liv. de la Cité de Dieu, que "la religion semble signifier non toute espèce de culte, mais celui de Dieu;" et c’est ainsi que Tullius définit la religion dans sa Rhétorique: "La religion, dit-il, est ce qui rend à une certaine nature supérieure, que l’on appelle Dieu, un culte intérieur et extérieur." On connaît ainsi, comme appartenant premièrement et surtout à la vraie religion, tout ce qui constitue l’intégrité de la foi et du service de latrie qui est dû à Dieu. On connaît en second lieu, comme appartenant à la vraie religion, toutes les choses au moyen desquelles nous pouvons manifester à Dieu notre dépendance, parce que, comme le dit saint Augustin dans son Catéchisme: "Dieu n’est pas seulement honoré par la foi, mais il l’est encore par l’espérance et la charité, de sorte que toutes les oeuvres de charité s’appellent aussi des oeuvres de religion." C’est ce qui fait dire à saint Jacques, I: "La religion et la piété pure et sans tache aux yeux de Dieu consiste à visiter les orphelins et les veuves dans leurs afflictions, etc." Ceci démontre donc que le mot religion a une double acception:

Une, d’après la signification première de son nom, en tant que quelqu’un se lie à Dieu par la foi au culte qui lui est dû; et c’est ainsi que chaque chrétien devient, dans le baptême, participant de la religion chrétienne, renonçant à Satan et à toutes ses pompes.

La seconde, en tant que quelqu’un s’oblige à certaines oeuvres de charité, au moyen desquelles il sert Dieu spécialement, renonçant aux affaires séculières; et c’est dans ce sens que nous employons le mot religion. Mais la charité rend à Dieu le service qui lui est dû, ou par les actes de la vie active, ou par ceux de la vie contemplative. Elle le sert par les actes de la vie active de diverses manières, suivant les divers devoirs de charité que l’on rend au prochain. C’est ce qui fait qu'il y a certaines religions qui ont pour but de servir Dieu par la contemplation, telles que la religion monastique et la religion érémitique; d’autres, au contraire, ont pour objet de servir Dieu activement dans ses membres; telles sont les religions de ceux qui se consacrent à Dieu pour soigner les malades, racheter les captifs, et pour accomplir les autres oeuvres de miséricorde. Il n’y a pas d’oeuvre de miséricorde pour laquelle on ne puisse établir une religion, si jusque-là il n’y en a pas d’établie.

Mais comme l’homme, dans le baptême, est lié à Dieu par la religion de la foi et qu’il meurt au péché, de même, par le voeu de religion, il meurt non seulement au péché, mais même au siècle, afin de vivre pour Dieu seul, en accomplissant l’oeuvre de foi par laquelle il a fait voeu de servir Dieu, parce que comme le péché prive de la vie de l’âme, de même les occupations du siècle sont un obstacle au service de Jésus-Christ, comme le dit l’Apôtre, II Timothée II: "Celui qui est enrôlé dans le service de Dieu, ne s’embarrasse pas dans les affaires du siècle;" ce qui fait que par le voeu de religion on renonce aux choses qui ont coutume d’occuper surtout l’esprit et d’empêcher le service de Dieu.

a) La principale est la première de ces choses, c’est le mariage. L’Apôtre dit, I aux Corinthiens VII: "Je veux que vous soyez sans sollicitude. Celui qui n’est pas marié ne s’inquiète que des choses de Dieu, et comment il lui plaira. Mais celui qui est marié, s’occupe des choses du monde, comment il plaira à son épouse, et il est divisé."

b) La seconde, c’est la possession des richesses de la terre. Saint Matthieu dit, X: "La sollicitude de ce siècle, et tout ce que les richesses ont de trompeur, étouffent la parole et la rendent infructueuse." C’est pourquoi le commentaire des paroles suivantes de saint Luc VIII,"mais ce qui est tombé dans les épines, etc." dit: "Les richesses, tout en paraissant réjouir, sont cependant des épines pour ceux qui les possèdent, elles transpercent le coeur de ceux qui les recherchent avec empressement et qui les conservent avec sollicitude, par les aiguillons des soucis."

c) La troisième, c’est sa propre volonté, parce que celui-là est l’arbitre de sa propre volonté qui a la sollicitude du gouvernement de sa propre vie, et c’est pour cela qu’il nous est conseillé de nous en remettre à la divine providence, relativement à notre état. Il est écrit, I Pierre, V: "Jetant dans son sein toutes vos inquiétudes, parce qu’il prend soin de vous;" et dans le livre des Proverbes, III: "Mettez de tout votre coeur votre confiance en Dieu, et ne vous appuyez pas sur votre providence." Il résulte de là que la religion parfaite est consacrée par trois voeux, qui sont le voeu de chasteté, qui fait que l’on renonce au mariage, celui de pauvreté par lequel on renonce aux richesses, et celui d’obéissance par lequel on renonce à sa propre volonté. L’homme, par ces trois voeux, fait à Dieu le sacrifice de tous ses biens: par le voeu de chasteté, il offre à Dieu en sacrifice son propre corps, c’est le sacrifice dont parle l’Apôtre, Romains XII, lorsqu’il dit: "Offrez à Dieu votre corps comme une hostie vivante." Par le voeu de pauvreté, il fait à Dieu l’oblation des biens extérieurs. L’Apôtre parle de ce sacrifice, Romains XV, lorsqu’il dit: "Et que les saints de Jérusalem reçoivent favorablement le service que je vais leur rendre." Par le voeu d’obéissance, il fait à Dieu le sacrifice de son esprit qu’il lui offre. C’est de ce sacrifice dont il est parlé, Psaume L: "Un esprit brisé de douleur est un sacrifice digne de Dieu."

Ce n’est pas seulement un sacrifice que l’on offre à Dieu par ces trois voeux, c’est un holocauste; ce qui sous l’ancienne loi était ce qu’il y avait de plus agréable à Dieu. Saint Grégoire dit à cette occasion, dans la huitième homélie sur l’Exode, part. II: "Lorsque quelqu’un voue à Dieu quelque chose qui lui appartient et qu’il ne lui en voue pas une autre qui lui appartient aussi, c’est un sacrifice; mais lorsqu’il voue tout ce qu’il possède, tout ce qu’il a de vie, et tout ce qu’il a de sagesse au Dieu tout-puissant, c’est un holocauste: et la religion étant ainsi entendue dans ce second sens, par cela même qu’il fait à Dieu un sacrifice, il imite le premier mode de religion." Il y a certains modes de vivre, dans lesquels on omet quelques-unes de ces choses; mais ce n’est pas dans ces modes-là que l’on trouve la raison parfaite de la religion. Quant à tout ce que l’on trouve encore dans les religions, ce sont certains moyens qui aident à éviter ce à quoi on a renoncé par voeu, ou encore pour faciliter l’observation de ce par quoi l’homme s’est engagé par voeu à servir Dieu.

On peut donc voir, d’après ce qui précède, ce en quoi une religion peut être plus parfaite qu’une autre. La dernière perfection d’une chose consiste en effet à obtenir son terme final. C’est pour cela que l’on doit surtout juger de la perfection d’une religion d’après deux choses.

On doit la juger d’après la fin vers laquelle elle tend, de manière que l’on dise, cette religion est plus éminente qui est consacrée à un acte plus parfait; afin qu’ainsi d’après la comparaison de la vie active et de la vie contemplative quant à leur dignité et leur utilité, on puisse comparer les religions qui sont consacrées à l’un et l’autre genre de vie.

On doit la juger en la comparant avec l’accomplissement de ce pourquoi elle a été instituée. Il ne suffit pas en effet qu’une religion soit établie, il faut que ses observances et son mode de vivre, soient réglés de telle sorte qu’elle puisse sans obstacle atteindre sa fin; tel par exemple que si deux formes de vie religieuse (religion) sont instituées pour la contemplation, celle qui rend à l’homme la contemplation plus facile doit être jugée la plus parfaite. Mais parce que, comme le dit saint Augustin, "personne ne peut commencer une vie nouvelle sans faire pénitence pour sa vie antérieure;" toute religion par laquelle l’homme commence une nouvelle vie est un certain état de pénitence pour purifier l’homme de son ancienne vie; et c’est là le troisième mode de comparer les religions, de manière que l’on tient pour plus parfaite celle dont les austérités sont plus grandes, telles que les jeûnes, la pauvreté, etc. parce que les oeuvres satisfactoires doivent être finales. Les premiers moyens de comparaison sont les plus essentiels, ce qui fait qu’il faut plutôt juger de la perfection des religions d’après ces modes, surtout comme la perfection de la religion consiste plus dans la justice intérieure que dans l’abstinence extérieure. Ainsi donc, il demeure établi ce qu’est la religion, et ce en quoi consiste sa perfection.

 

SECONDE PARTIE: Les droits et devoirs des religieux.

 

Ces choses donc étant établies; il nous faut procéder à la réfutation des raisons par lesquelles nos adversaires s’efforcent d’opprimer la religion; nous suivrons en ceci la marche suivante:

Nous chercherons, s’il est permis aux religieux d’enseigner.

Si un religieux peut licitement faire partie d’une société, composée de docteurs séculiers.

S’il est permis à un religieux qui n’a pas charge d’âmes, de prêcher et d’entendre les confessions.

Si un religieux est tenu de se livrer aux travaux manuels.

S’il est permis à un religieux d’abandonner tout ce qu’il possède, de manière à n’avoir rien, ni en propre ni en commun.

S’il lui est permis de vivre des aumônes qu’il aura reçues et surtout de celles qu’il aura reçues en mendiant.

 

Article 1: Est-il permis à un religieux d’enseigner?

 

 

Il n’est sorte d’efforts qu’ils ne fassent pour empêcher les religieux de s’instruire, pour qu’ils ne puissent pas enseigner. Ils invoquent

 

Objections:

L’autorité du Seigneur, qui dit, saint Matthieu XXIII: "Pour vous, n’ayez pas le désir d’être appelés maîtres." Ce sont, disent-ils, tous ceux qui sont parfaits qui doivent observer ce conseil, par conséquent comme les religieux font profession de perfection, ils ne doivent pas enseigner.

Ils s’appuient de l’autorité de saint Jérôme, lettre à Ripaire et à Désiré, contre Vigilance, et de ce qui se trouve dans le Droit, Quest. XVI, I: "L’office du moine est de pleurer et non d’enseigner;" et Quest. VII I, Hoc nequaquam, il est dit: "La vie des moines a le verbe de la soumission et de la discipline, mais ils ne doivent ni instruire, ni présider, ni paître, ni rien faire de semblable." Il en est de même des réguliers et des autres religieux qui jouissent des droits des moines, comme le prouve l’Extravagant, qui commence par ces mots, De postulando, de la part et de l’état des moines: "Que la crainte de Dieu est abandonnée, qu’il n’est permis à aucun religieux d’enseigner."

Enseigner, disent-ils encore, est contraire aux voeux de la religion; par les voeux de la religion en effet, on renonce au monde. Mais tout ce qui est dans le monde est concupiscence de la chair, concupiscence des yeux et orgueil de la vie; ils expliquent ces trois choses, des richesses, des plaisirs et des honneurs, ils disent que l’enseignement est un honneur, et ils le prouvent par le commentaire des paroles suivantes de saint Matthieu IV: "Il le plaça sur le pinacle." "Dans la Palestine, la surface des toits était plane, et là se trouvait le siège des docteurs, c’est de là qu’ils parlaient au peuple, c’est là que le diable en a trompé un grand nombre par la vaine gloire, enorgueillis qu’il étaient par les honneurs de l’enseignement;" d’où ils concluent qu’il est contraire au voeu de religion d’enseigner.

Les religieux, disent-ils, sont tenus à l’humilité parfaite comme à la pauvreté parfaite; mais ils sont tenus à la pauvreté au point de ne rien posséder en propre. Donc leur humilité doit aller jusqu’au pas de ne leur permettre aucun honneur; mais comme il a été dit précédemment l’enseignement en est un, donc il ne leur est pas permis d’enseigner.

Ils objectent aussi ce que dit saint Denis, dans le V de la Hiérarchie ecclésiastique. Il divise l’une et l’autre hiérarchie eu trois catégories, qui sont celle des actions saintes, celle de ceux qui les accomplissent, et celle de ceux qui seulement les reçoivent. Il divise les actions saintes elles-mêmes en trois espèces, id. V; celles qui purifient, ce sont celles des diacres; celles qui illuminent, ce sont celles des prêtres; celles qui rendent parfaits et ce sont celles des évêques, il divise aussi ceux qui les reçoivent, en. trois catégories, id, V: à savoir celle de ceux qui ne sont pas purs, et qui sont purifiés par les diacres; à savoir celles du peuple saint qui est illuminé par les prêtres, et celles des moines qui sont dans un degré plus élevé et que perfectionnent les évêques. Donc il est démontré que les moines ne peuvent communiquer aux autres les choses saintes, mais qu’ils doivent les recevoir; or, quiconque enseigne, communique à autrui les choses saintes, donc le moine ne doit pas enseigner:

La charge de professeur, disent-ils, est bien plus étrangère à la vie monastique que la fonction sacerdotale; mais ainsi qu’il est écrit, XVI° Quest, I: "Personne ne peut remplir les fonctions ecclésiastiques et vivre régulièrement sous la règle monastique." Donc à bien plus forte raison, le moine ne peut-il pas remplir les fonctions scholastiques, soit en enseignant, soit en écoutant. Ils ajoutent aussi que c’est une chose contraire à la doctrine apostolique. Il est écrit, II Corinthiens X: "Ainsi, ne nous glorifions pas nous-mêmes démesurément, mais nous renfermant dans les bornes du partage que Dieu nous donne." Le commentaire ajoute: "Nous usons du pouvoir dans toute l’étendue que l’auteur nous a laissé, et n’en outrepassons ni les bornes, ni le mode." Ils concluent de là, que tout religieux qui outrepasse le mode d’agir, déterminé par l’auteur de sa règle, s’outrepasse lui-même, et qu’il va à l’encontre de la doctrine apostolique; ce qui fait qu’aucune religion dans son principe n’a eu de maîtres; donc aucun religieux ne peut être promu au grade de docteur.

Poussant encore plus loin leur témérité, s’il ne leur est pas possible d’empêcher entièrement les religieux de s’instruire, ils tâche du moins d’atténuer leur instruction, disant: "Un collège de religieux ne doit pas posséder plusieurs docteurs;" et ils s’appuient pour le prouver sur ce que dit saint Jacques, III: "Mes frères, qu’il n’y ait pas parmi vous tant de gens qui se mêlent d’instruire." La Glose ajoute: "Ne veuillez pas être plusieurs maîtres dans l’Eglise." Mais un collège ou société de religieux est une Eglise; donc dans une société ou collège de religieux, il ne doit y avoir qu’un seul docteur.

Ils citent encore à leur appui la lettre de saint Jérôme à Rustique, et il est écrit, VI Quest, I: "Il n’y a parmi les abeilles qu’un chef, les grues en suivent une à une dans un ordre marqué", et un peu plus bas: "il n’y a qu’un pilote dans un vaisseau, un maître dans une maison;" donc dans une société ou collège de religieux, il ne doit pareillement y en avoir qu’un seul de chargé d’enseigner.

Ils disent encore, comme il y a plusieurs collèges ou sociétés de religieux; si dans une société ou collège, il y avait plus d’un docteur, il s’ensuivrait que le nombre des religieux docteurs serait si grand, que les maîtres séculiers seraient presque exclus, vu le petit nombre de leurs auditeurs, surtout parce qu’il ne faut dans un collège qu’un nombre déterminé de maîtres; pour empêcher la doctrine sacrée de tomber dans le mépris, il ne faut donc pas un grand nombre de docteurs.

 

Réponse:

Les fauteurs de ces assertions erronées, ne font ici que prolonger dans l'autre extrême les arguments de ceux qui les premiers errèrent. Le propre en effet, de ceux qui errent est, ne pouvant se tenir simplement dans la vérité, et voulant éviter une erreur, de tomber dans l’erreur opposée. C’est ce que fit Sabellius, qui, pour éviter la division de l’essence, introduite par Arius, tomba dans la confusion des personnes, comme le dit saint Augustin. Eutychès lui aussi, pour éviter la division des personnes en Jésus-Christ, soutenue par Nestorius, confondit en lui les natures, comme le rapporte Boèce. C’est aussi ce que prouve la manière d’agir de Pélage et de Manès, etc. C’est pourquoi l’Apôtre dit, II Timothée III: "Les hommes dont l’esprit est corrompu, sont réprouvés quant à la foi." Le commentaire ajoute: "ils ne sont jamais dans la foi, parce que les impies rôdent autour et ne se tiennent pas au milieu."

Il y eut donc autrefois une erreur de certains religieux présomptueux, qui, parce qu’ils étaient moines, présumant trop de leur genre de vie, s’arrogeaient de leur autorité privée la fonction d’enseigner, et en cela ils troublaient la paix de l’Eglise, comme le prouve ce qui se lit, Quest. XVI, I: "Certains moines, sans en avoir reçu l’ordre de leur évêque, viennent dans la ville de Constantinople, et y font succéder le trouble à la paix;" l’histoire ecclésiastique raconte plus amplement ce fait. Les saints Pères se sont efforcés de réprimer, par des preuves et des décrets, leur présomption. Mais il est de nos jours certains hommes pervers, qui sans science, ni stabilité, abusent de leurs paroles et en pervertissent le sens, ainsi que celui des autres Ecritures; ils agissent de la sorte pour leur perdition, comme le dit saint Pierre, Epître II, chapitre ult. Tombant dans l’erreur opposée, ils affirment qu’il n’est pas permis aux religieux d’exercer la fonction de docteur; qu’il ne peut pas la recevoir, qu’on ne peut pas lui enjoindre.

 

Nous établirons d’abord que cette assertion est fausse, puis nous répondrons aux objections.

Produisons donc l’autorité de saint Jérôme, lettre à Rustique, laquelle se lit, XVI° Quest, I: "Vivez dans votre monastère, de manière à mériter d’être clerc; apprenez pendant longtemps ce que vous enseignerez ensuite." Il dit aussi dans sa lettre au même, chapitre suivant: "Si la cléricature vous flatte, étudiez votre désir, afin de savoir si vous êtes capable d’instruire." On peut conclure de là, que les moines peuvent recevoir la charge d’enseigner. C’est aussi ce que nous enseignent les saints par leur exemple, vivant dans leurs monastères, ils enseignèrent, comme le prouve l’exemple de saint Grégoire de Nazianze qui, bien qu’il fût moine, fut appelé à Constantinople, pour y enseigner l’Ecriture sainte, comme nous le raconte l’histoire ecclésiastique. La manière d’agir de saint Damascène prouve la même chose, lui qui, bien que moine, donne aux étudiants, non seulement des leçons d’Ecriture sainte, mais leur enseigne encore les arts libéraux, comme le prouve le livre des Miracles de la bienheureuse Vierge. Saint Jérôme dans son prologue de la Bible, bien qu’il fût moine, promet au moine Paulin la science de la sainte Ecriture, à savoir qu’il lui enseignera cette science, il l’exhorte aussi à étudier la sainte Ecriture. On lit aussi de saint Augustin, qu’après avoir établi un monastère, dans lequel il commença à vivre sous la règle instituée par les saints Apôtres, il écrivait des livres et enseignait les ignorants. La conduite des autres docteurs prouve la même chose; c’est en effet ce que firent saint Basile, saint Jean Chrysostome et un grand nombre d’autres, qui furent religieux, et qui pourtant furent les plus grands docteurs. On peut aussi facilement l’établir par plusieurs raisons. Les oeuvres prouvent, en effet, la doctrine des saintes Ecritures. On lit au livre des Actes, chapitre I: "Jésus commença par faire, puis il enseigna." Le commentaire ajoute: "De ce qu’il commence par faire, et qu’ensuite il enseigne, il forme le bon docteur qui fait ce qu’il enseigne." Il enseigne donc très convenablement la doctrine évangélique, celui qui non seulement garde les préceptes, mais qui observe aussi les conseils, tel que le font les religieux.

Celui qui meurt à une vie étrangère, meurt aussi aux oeuvres de cette vie, et celui qui commence à vivre d’une vie quelconque, fait comme lui convenant parfaitement les oeuvres de cette vie nouvelle. Saint Denis montre à cette occasion, dans le II de la Hiérarchie ecclésiastique, qu’avant le baptême, par lequel l’homme reçoit la vie divine, il ne peut pas accomplir les oeuvres divines, parce que, comme il le dit lui-même, il faut commencer par exister avant d’agir; mais le religieux, par le voeu de religion, meurt au siècle, vivant pour Dieu. Donc, parce qu’il est religieux, les opérations séculières, telles que le commerce et les autres affaire du siècle lui sont interdites, mais non les actions divines qui demandent un homme qui vive pour Dieu. Mais la confession est de ce genre, elle qui se fait par la science. Il est écrit, Psaume CXIII: "Ce ne sont pas les morts qui vous louent Seigneur, mais nous qui vivons, etc." Ainsi les religieux ne sont pas exclus par leur voeu de religion de l’enseignement. En outre, ceux-là sont surtout aptes à enseigner, qui par la contemplation peuvent saisir les choses divines; ce qui fait dire à saint Grégoire, dans son XVI° livre de Morale: "Ceux qui contemplent, se pénètrent en repos de ce qu’ils déverseront par leurs paroles sur le prochain, lorsqu’ils s’en occuperont. Mais le but des religieux est surtout de se livrer à la contemplation." Donc, par le fait même qu’ils sont religieux, leur état les rend plus aptes à enseigner qu’à les en empêcher.

Il est même ridicule de dire que quelqu’un ne doit pas se livrer à l’étude de la science, par cela que le repos auquel il se livre le rend plus apte à y vaquer; comme il serait ridicule de dire de celui qui a brisé les obstacles, qui l’empêchaient de courir, qu’il ne peut pas le faire. Mais les religieux, par leur triple voeu, ont renoncé à tout ce qui inquiète l’esprit, comme le prouve ce qui a été dit précédemment. C’est donc à eux qu’il convient surtout et d’étudier et d’enseigner. Il est écrit, Ecclésiastique, XXXVIII: "Ecrivez sur les tables de votre coeur la sagesse;" le commentaire ajoute "divine" c’est-à-dire, apprenez pendant le temps du repos; et celui dont la vie est moins active acquerra la sagesse.

Ce sont surtout les pauvres de Jésus-Christ auxquels il convient d’avoir la connaissance des Ecritures, comme le prouvent les paroles de saint Jérôme, dans son Prologue des Questions hébraïques sur la Genèse: "Que, comme nous qui sommes pauvres et humbles, qui ne possédons pas de richesses, qui ne daignons pas même recevoir celles qui nous sont offertes, ils sachent, eux aussi, qu’il n’est pas possible d’avoir la connaissance des Ecritures avec les richesses du monde; mais il appartient surtout d’enseigner à ceux qui connaissent les Ecritures." Donc les religieux qui font profession de pauvreté sont surtout à même d’enseigner.

On peut, comme il a été dit précédemment, établir une religion pour accomplir quelque oeuvre de miséricorde que ce soit: mais instruire est une oeuvre de miséricorde, ce qui fait que l’enseignement est mis au nombre des aumônes spirituelles. Donc, on peut établir une religion qui soit spécialement consacrée à l’enseignement. En outre, les combats du corps qui se font avec des armes corporelles, semblent plus éloignés du but de la religion que la guerre spirituelle qui se fait avec des armes spirituelles, qui sont, les saints enseignements pour combattre les erreurs. C’est de ces armes dont parle l’Apôtre, II Corinthiens X lorsqu’il dit: "Le armes de nos combats ne sont pas charnelles, etc." Mais certaines religions ont été providentiellement établies pour faire la guerre corporelle, afin de défendre l’Eglise contre ses ennemis corporels, quoiqu’il ne manque pas dans l’Eglise de princes séculiers, qui en vertu de leur chaire sont obligés de la défendre. Donc c’est avec avantage que l’on a institué certains ordres religieux (religions) pour qu’ils enseignassent et que par leur science ils défendissent l’Eglise contre ses ennemis; bien qu’il y en ait d’autres qui soient obligés de la défendre de cette manière.

Celui que l’on peut choisir avec avantage pour remplir une fonction importante qui en renferme une autre, est à plus forte raison digne de remplir celle qui l’est moins et que renferme la première; mais le religieux, bien que sa religion n’ait pas pour but d’instruire, peut être choisi pour remplir la fonction épiscopale, comme le prouvent plusieurs chapitres du Droit, concernant les moines, XVIC Quest, I. Par conséquent, comme l’épiscopat est supérieur au doctorat, fonction que remplissent les maîtres qui lisent dans les écoles, et que l’épiscopat emporte avec lui la science, ou ne doit pas considérer comme inconvenant, que l’on choisisse un moine pour enseigner, pourvu que ce soit celui qui est revêtu de l’autorité nécessaire qui le fasse.

Il est permis, comme le dit la Glose des paroles suivantes de saint Luc IX: "Pour vous, allez, et annoncez le royaume de Dieu," de renoncer aux biens inférieurs pour des biens plus importants. Mais comme le bien commun passe avant le bien particulier, par conséquent, comme le moine qui, dans son cloître, garde les règles de son ordre, ne travaille que pour son propre bien, à savoir pour son salut, pendant que la fonction d’enseigner, qui consiste à instruire la multitude, reflue dans le bien commun de l’Eglise, il n’y a pas d’inconvénient à ce que le moine, appuyé sur le consentement de celui qui en a le pouvoir, vive hors de son monastère, et soit chargé d’instruire. Ce qu’ils disent, à savoir que cela pourrait se faire, quand il y aurait un besoin pressant qui ne se fait pas présentement sentir, vu l’abondance des maîtres séculiers, n’a donc aucune valeur, parce qu’il ne faut pas satisfaire à l’utilité générale d’une manière quelconque, mais qu’il faut y satisfaire de la manière la plus utile possible. Mais plus le nombre des docteurs est grand, plus l’utilité commune, qui provient de la science, prend d’accroissement, parce qu’un docteur apprend ce que l’autre ne savait pas encore. Il est écrit à cette occasion dans le livre de la Sagesse, VI: "Mais le grand nombre des sages est le salut de l’univers." Moïse, guidé par cet esprit, dit, au livre des Nombres, XI: "Qui donnera au peuple entier de prophétiser?" Le commentaire ajoute: "Le prédicateur fidèle désire, autant que cela peut s’accomplir, que la vérité, que seul il ne suffit pas à annoncer, s’échappe de toutes les bouches;" et un peu plus bas: "Il a voulu que tous prophétisassent, lui qui n’envia jamais sou propre bien."

C’est une seule et même chose d’instruire par la parole ceux qui sont présents, ou instruire par écrit ceux qui sont absents, ainsi que le dit l’Apôtre, II Corinthiens X: "Nous nous conduisons dans nos actions de la même manière, étant présents, que nous parlons dans nos lettres, étant absents." Mais personne ne doute que les religieux ne puissent instruire par leurs écrits ceux qui sont absents, vu que l’on trouve toutes les bibliothèques pleines d’ouvrages ou de livres composés par des religieux, afin d’instruire les membres de l’Eglise; donc il leur est aussi permis d’instruire par leurs discours ceux qui sont présents. Quant aux raisons que l’on oppose à cette assertion, il est facile d’y répondre.

 

Solution des objections:

Quant à ce qu’ils disent que le Seigneur dissuade d’être maître, il est évident que, sous plusieurs rapports, c’est une assertion fausse. D’abord, parce que les surérogations, qui ne sont que de conseil, ont une bien plus grande récompense, comme le prouvent les paroles suivantes qui se lisent dans saint Luc X: "Tout ce que vous aurez fait par surérogation, je vous le rendrai, lorsque je serai de retour." Le commentaire entend cela de la surérogation des conseils; ce qui fait que s’abstenir des actes auxquels est due une récompense excellente, ne peut pas tomber sous le conseil. Mais une récompense excellente est due aux docteurs comme aux vierges, à savoir l’auréole, ainsi que le prouvent les paroles de Daniel, XII: "Ceux qui enseignent la justice à un grand nombre;" le commentaire ajouté, par les paroles et par l’exemple: "Brilleront comme des étoiles pendant l’éternité." Par conséquent comme il ne conviendrait pas de dire qu’il est conseillé de décliner la virginité ou de fuir le martyre; de même, il n’est pas permis de dire qu’il tombe sous le conseil de s’abstenir d’enseigner.

Il n’est pas permis de conseiller une chose opposée aux préceptes ou aux conseils. Mais il est de précepte ou conseil d’enseigner, comme le prouvent les paroles suivantes de saint Matthieu ult.: "Allez, enseignez toutes les nations, etc." L’Apôtre dit, Ep. Galates VI: "Vous autres qui êtes spirituels, ayez soin de l’instruire dans un esprit de douceur." Il n’est donc pas possible qu’il y ait un conseil qui défende d’instruire.

Les conseils que le Seigneur a proposés, sa volonté a été qu’ils fussent immédiatement observés par les Apôtres, afin que leur exemple portât les autres à les observer aussi. C’est pourquoi saint Paul, I Corinthiens VII, proposant le conseil de virginité, dit: "Je veux que tous les hommes soient comme moi-même." Mais s’abstenir d’enseigner, qu’ils considèrent comme un conseil, n’appartenait pas aux Apôtres, puisque leur mission était de parcourir l’univers pour instruire. Donc s’abstenir d’instruire ne tombe pas sous le conseil. On ne peut pas dire non plus que ce qui rend l’enseignement solennel doive être supprimé en vertu d’un conseil; parce que ce qui appartient à cette solennité n’engendre pas l’orgueil, autrement il faudrait que tous l’évitassent, car chacun est tenu de fuir l’orgueil; mais ces choses ont pour but de faire voir l’autorité de cette charge; et c’est pourquoi, comme la perfection ne perd rien à ce que le prêtre s’assoie au-dessus du diacre, et qu’il soit revêtu d’habits de soie, pour là même raison, la perfection n’a pas à souffrir de ce que quelqu’un fait usage des insignes du doctorat; et c’est ce que dit la Glose des paroles suivantes de saint Matthieu XXIII: "Ils aiment les premières places." Il ne défend pas aux maîtres de s’asseoir les premiers, mais il blâme ceux qui, soit qu’ils les aient ou ne les aient pas, les convoitent. Mais il est encore plus ridicule de dire, s’il ne tombe pas sous le conseil de s’abstenir d’enseigner, que cependant il est conseillé de s’abstenir du nom de docteur. Il ne peut pas y avoir de conseil ou de précepte, pour une chose qui n’est pas en notre pouvoir, mais en celui d’autrui. Nous pouvons à la vérité enseigner ou ne pas enseigner, et il a été prouvé qu’il n’y a pas de conseil pour cela; mais le nom de docteur n’est pas en notre pouvoir, mais bien au pouvoir de ceux qui nous le donnent. Il n’est donc pas possible qu’il soit de conseil que nous ne nous nommions pas docteurs ou maîtres.

Comme on impose les noms pour signifier les fonctions, il est ridicule de dire que le nom soit prohibé, lorsque la fonction ne l’est pas. Les Apôtres durent surtout observer les conseils, puisque c’est par leur intermédiaire que cette observation est parvenue jusqu’aux autres. Il n’est donc pas de conseil qui interdise le nom de maître, puisque les Apôtres se donnèrent eux-mêmes les noms de maîtres ou de docteurs. L’Apôtre dit, I Timothée II: "Je dis la vérité et je ne mens pas, moi qui suis le docteur des nations, dans la foi et la vérité," et dans II Tim.: "En quoi je suis établi le prédicateur, le docteur et le maître des nations."

 

Il nous reste à prouver que les paroles du Seigneur: "Ne veuillez pas être appelés maîtres," ne renferment pas un conseil, mais bien un précepte.

Il s'agit d'un précepte, auquel tous les hommes sont tenus, et que ce ne sont ni l’acte d’enseigner, ni le nom de maître qui sont prohibés, mais l’ambition de la maîtrise; ce qui fait que lorsqu’il ajoute: "Ni maîtres;" le commentaire dit: "Ne convoitez pas d’être appelés;" il n’interdit pas toute espèce de désirs, mais seulement le désir déréglé, comme le prouvent les paroles de la Glose, citées plus haut, et parce qu’il avait aussi parlé d'abord des désirs effrénés des Pharisiens, disant: "Ils aiment les premières places, etc." On peut cependant, d’après le commentaire, l’entendre dans un autre sens, et c’est aussi ce que prouve ce qui entoure la lettre elle-même. Le Seigneur prohibe en effet, en même temps et au même endroit, le nom de père et de maître, parce que nous n’avons qu’un seul Père qui est dans le ciel, et qu’un seul maître qui est Jésus-Christ. Dieu, comme le dit en effet la Glose au même endroit, "par nature est père et maître." L’homme n’est appelé père, que par indulgence, et maître, par ministère. Le Seigneur défend d’attribuer à quelque homme que ce soit, l’autorité de la vie naturelle ou spirituelle, ou même de la sagesse. Le commentaire dit de là: "Pour vous, ne désirez pas d’être appelé maître, de peur que vous n’ayez la présomption de vous attribuer ce qui est dû à Dieu; n’appelez pas non plus les autres maîtres, de peur de transporter aux hommes l’honneur divin." Il est dit à cette occasion, dans un autre commentaire, "que l’on doit donner à quelqu’un le nom de père, pour honorer son âge, et non pas parce qu’on le considère comme auteur de la vie." On honore le maître pour ses rapports avec le maître véritable, comme son messager et par respect pour celui qui l’a envoyé. Ainsi donc, il demeure établi que le Seigneur n’a pas prohibé simplement par conseil ou par précepte, le nom de père ou de maître; autrement comment les saints Pères eussent-ils souffert que ceux qui président dans les monastères, fussent appelés abbés, c’est-à-dire pères? Comment aussi le vicaire de Jésus-Christ qui doit être un modèle de perfection se laisserait-il appeler pape, c’est-à-dire, père? Saint Augustin et saint Jérôme appellent fréquemment papes, c’est-à-dire pères, les évêques auxquels ils écrivent. Il est donc tout à fait ridicule de soutenir que, ce que l’on dit: "Ne désirez pas d’être appelés maîtres," soit un conseil. En admettant même que ce soit un conseil, il ne s’ensuit pas que tous les hommes parfaits y soient tenus. Ceux en effet qui font profession de perfection, ne sont pas tenus à tous les conseils, il ne sont tenus qu’à ceux auxquels ils s’obligent par voeu; autrement les Apôtres qui étaient dans l’état de perfection eussent été tenus à cette surérogation qu’observait Paul, et qui faisait qu’il ne recevait rien des Eglises auxquelles il adressait la parole, et ils eussent péché, vu qu’ils ne l’observaient pas; c’est ce que prouve ce qui se lit, I Corinthiens IX. Il suivrait aussi de là une certaine confusion des religions, si toutes étaient tenues à toutes les surérogations et à tous les conseils. Tout ce qu’une religion ferait par surérogation, les autres seraient aussi obligées de le faire, ce qui fait qu’il n’y aurait plus entre elles de distinction, chose fort désagréable. Donc, toutes les personnes parfaites ne sont pas obligées à tous les conseils, mais seulement à ceux auxquels elles s’obligent par voeu.

Quant à ce qu’ils disent, les moines ont pour objet de pleurer et non d’instruire, c’est une assertion qui ne vient nullement à leur appui; car comme saint Jérôme le montre ici, il convient au moine, par là même qu’il est moine, de faire pénitence et non d’instruire comme le prétendaient, par présomption, ceux desquels nous avons précédemment parlé, qui voulaient enseigner parce qu’ils étaient moines, peut-être aussi a-t-il l’intention d’établir que l’état du moine ne l’oblige pas à enseigner. C’est là le sens de la preuve de saint Jérôme, dans sa lettre contre Vigilance. Mais de ce que le moine n’est pas obligé d’office d’enseigner, il ne faut pas en conclure qu’on ne peut pas lui en confier le soin, de même que l’on ne doit pas conclure, de ce que la fonction de sous-diacre n’oblige pas de lire l’Evangile, que l’on ne peut confier ce soin à celui qui a reçu cet ordre; c’est ce que dit Gratien, XVI° Quest, I, Superiori. Saint Jérôme a donc voulu distinguer entre la personne du moine et celle du clerc, indiquant ce qui convient à chacun par office. Autre chose en effet est ce qui convient à chacun, parce qu’il est moine, autre chose, ce qui lui convient, parce qu’il est clerc. Il doit, en vertu de son état de moine, pleurer ses péchés et ceux des autres, il peut être comme le clerc, chargé d’enseigner et de paître le peuple. On comprend aussi par là, le sens du chapitre cité plus haut, dans lequel Gratien, traitant cette question parle de la science, de la prédication, qui concerne surtout les évêques, et non de la doctrine scholastique, à laquelle se livrent peu les évêques, ce qui fait que cette objection tombe dans l’équivoque.

Etant donné qu’il ne soit pas permis aux moines d’enseigner, on ne peut pas en conclure que les chanoines réguliers ne puissent pas le faire, vu qu’on les compte au nombre des clercs, desquels parle saint Augustin, dans son discours sur la vie commune des clercs, et comme il est écrit, XII° Quest, 1, Nemo: "Celui qui aura ou qui voudra, avoir quelque chose en propre et en vivre, il ne vaut pas la peine que j’en parle, il ne demeurera pas avec moi, il ne sera pas même clerc." Ces paroles prouvent que ceux qui vivaient sous le bienheureux Augustin, n’avaient rien en propre pour vivre et étaient comptés au nombre des clercs. Bien que, par la suite, saint Augustin ait révoqué cet interdit général, qu’il avait porté; à savoir que personne ne pouvait être clerc, s’il ne vivait sans rien posséder en propre, il n’a pas pour cela révoqué que ceux qui vivaient sous lui sans rien posséder, fussent clercs, comme le prouve le texte.

Quant à ce qu'ils objectent, que l’on considère les chanoines réguliers et les moines, comme étant sur la même ligne, il faut l’entendre de tout ce qui est commun à toutes les religions; tel que, vivre sans bien propre, s’abstenir de commerce, ne pas avocasser, etc. Autrement, on pourrait également conclure, que les chanoines réguliers ne devraient pas porter de vêtements de lin, parce que les moines ne doivent pas en porter. Les religieux, dont la religion a pour but d'instruire, à plus forte raison doivent-ils le faire, quand même les moines ne le pourraient pas; comme il est permis aux templiers de faire la guerre, chose qui ne l’est pas aux moines.

Quant à ce qu’ils objectent, que le voeu de religion s’oppose à ce que l’on prenne la charge de maître, plusieurs raisons démontrent la fausseté de cette assertion. Les religieux en effet, par le voeu de religion, ne renoncent pas au monde de telle façon, qu’ils ne puissent pas user des choses du monde, ils renoncent à la vie mondaine, c’est-à-dire qu’ils ne doivent pas se livrer à ce que fait le monde. Il suit de là, qu’ils sont dans le monde, en ce qu’ils usent des choses du monde, mais qu'ils ne sont pas du monde, en tant qu’ils sont libres des actions du monde. C’est pourquoi il n’est pas contre le voeu de se servir des richesses du monde et même quelquefois de partager ses plaisirs; autrement, toutes les fois qu’ils s’assoiraient à une table richement servie, ils pécheraient mortellement, ce que l’on ne peut pas dire. Donc, leur voeu ne défend pas de jouir parfois des honneurs.

Ce ne sont pas les seuls religieux qui sont tenus de renoncer au monde dans le sens qu’on l’entend ici, mais cette défense s’étend à tous les hommes, comme le prouvent les paroles suivantes de saint Jean: "Si quelqu’un aime le monde, la charité du Père n’est pas en lui, parce que tout ce qui est dans le monde," ajoute le commentaire, etc. Tous ceux qui aiment le monde ne possèdent donc rien que ces trois choses qui renferment tous les genres de vices. Il résulte de là que ce ne sont ni les richesses, ni les délices de la vie que l’on dit appartenir simplement au monde, mais le désir sans frein de ces mêmes richesses et de ces plaisirs; et ainsi ce n’est pas aux seuls religieux, mais à tous les hommes, qu’est interdit non pas l’honneur, mais l’ambition de l'honneur. Le commentaire dit: "Là est l’orgueil de la vie, c’est-à-dire toute ambition du monde."

Etant donné que l’on comprenne l’honneur comme appartenant simplement au monde, on ne peut cependant pas dire cela de toute espèce d’honneur, mais seulement de l’honneur qui consiste dans les choses du monde. On ne peut pas dire, en effet, que l’honneur du sacerdoce appartienne au monde, ni semblablement l’honneur de la maîtrise, vu que la science qui acquiert un tel honneur est du nombre des biens spirituels. Donc comme les religieux, par leur voeu, ne renoncent pas au sacerdoce, ils ne renoncent pas non plus à la maîtrise ou doctorat.

Il est faux de dire que la maîtrise ou doctorat soit un honneur, car c’est une fonction qui entraîne avec elle l’honneur. En admettant même que les religieux eussent renoncé à toute espèce d’honneur, ils n’oseraient pourtant pas renoncer aux choses auxquelles est dû l’honneur, autrement ils auraient renoncé aux actions vertueuses. L’honneur, en effet, d’après le Philosophe, liv. l, Ethic,"est la récompense de la vertu." Ce n’est donc pas une raison pour quelqu’un de s’abstenir de la maîtrise ou doctorat; parce que le diable en trompe quelques-uns, enflés qu’ils sont par l’honneur qu’elle procure, comme il ne faut pas s’abstenir des bonnes oeuvres, parce que, comme le dit saint Augustin, l’orgueil tend même des piéges aux bonnes oeuvres pour les mortifier.

Ils objectent encore que les religieux font profession d’une humilité parfaite. On répond à cette assertion qu’elle est fausse; ce n’est pas, en effet, d’humilité qu’ils font voeu, mais bien d’obéissance. L’humilité, non plus que les autres vertus, ne tombe pas en effet sous le voeu, puisque les actes de vertu sont de nécessité, parce qu’ils sont de précepte, et que le voeu, lui, est proprement de ce qui est volontaire. La perfection d’humilité ne peut pareillement tomber sous le voeu, non plus que celle de charité, puisque la perfection d’une vertu ne vient pas de notre libre arbitre, mais est un pur don de Dieu. Mais en admettant même qu’ils fussent tenus à une humilité parfaite, il ne faut pas en conclure qu’ils ne puissent pas jouir de quelques honneurs; de même qu’en vertu de la pauvreté parfaite dont ils font profession, il leur est défendu de posséder des richesses, parce que la possession des richesses est une chose opposée à la pauvreté; ce n’est pas la jouissance des honneurs qui est opposée à l’humilité, mais c’est s’élever outre mesure dans les honneurs. Saint Bernard dit à cette occasion dans son livre de la Considération: "Il n’y a pas de perle plus brillante que l’humilité, à savoir dans la parure du souverain Pontife." Plus, en effet, il domine les autres par son élévation, plus aussi son humilité le rend supérieur à lui-même. Il est écrit dans l’Ecclésiastique, III: "Plus vous êtes élevé, plus aussi il faut vous humilier en tout." Quel est celui qui oserait dire que saint Grégoire a perdu de la perfection d’humilité, parce qu’il a été promu au comble des honneurs de l’Eglise? Ce que nous venons de dire prouve que la maîtrise ou doctorat n’est pas un honneur; ainsi donc cette raison est de nulle valeur.

10° A ce qu’ils objectent ensuite, on répond que saint Denis établit une différence entre les moines et les diacres, les prêtres et les évêques; il est évident aussi qu’il parle des moines qui, aux temps de la primitive Eglise, n’étaient pas clercs, comme le prouve la XVI° Quest, I Superiori. L’histoire ecclésiastique atteste, que les moines, jusqu’aux temps d’Eusèbe, de Zozime et de Sirice, ne furent pas clercs. Donc, on ne peut rien conclure des paroles de saint Denis, par rapport aux moines, qui sont, ou évêques, ou prêtres ou diacres. Leur raison se tire aussi d’une fausse interprétation de saint Denis. Il donne en effet le nom d’actions sacrées aux sacrements de l’Eglise, disant que le baptême est purification et une illumination, mais que la confirmation et l’eucharistie sont la perfection, comme le prouve ce qui se lit, IV° de la Hiérarchie ecclésiastique: "Il n’y a que les ordres desquels il vient d’être parlé, auxquels il est permis de dispenser ces choses." Or, enseigner dans les écoles, n’est pas une de ces actions dont parle saint Denis; autrement personne, à moins qu’il ne fût diacre ou prêtre, n’aurait le pouvoir d’enseigner dans les écoles.

Les moines clercs ont pareillement le pouvoir de consacrer le corps de Jésus-Christ, ce qui n’est permis qu’aux prêtres. Donc, à plus forte raison, peuvent-ils remplir les fonctions de professeur, qui ne requièrent pas d’ordre sacré.

11° Quant à ce qu’ils objectent, que personne ne peut remplir les fonctions ecclésiastiques et continuer de vivre convenablement sous la règle monastique, et par conséquent bien moins dans l’enseignement, il ne faut pas l’entendre des choses qui appartiennent à l’essence de la religion, comme le prouve l’ensemble même de la question, parce que ceux qui se livrent aux fonctions ecclésiastiques, peuvent les garder parfaitement; mais on doit l’entendre des autres observances, telles que le silence, les veilles, etc. C’est encore ce que prouve ce qui suit, dans le chapitre indiqué déjà: afin qu’il garde lui-même, ce qu’il y a de difficile dans le monastère, celui qui chaque jour est contraint de se livrer aux fonctions ecclésiastiques. Il n’y a pas d’inconvénient à ce qu’il y en ait quelques-uns qui s’abstiennent de ces observances régulières, pour se livrer à l’utilité commune, par l’enseignement, comme le prouve la conduite de ceux que l’on prend pour l’épiscopat; même lorsqu’ils demeurent dans les cloîtres, il arrive quelquefois qu’on les dispense, pour des choses de ce genre, pour une raison quelconque. En outre, il y a certains religieux qui, en demeurant dans leurs cloîtres, gardent ce que leur ordre a de difficile, et poursuivent néanmoins leur fonction de professeur, fonction qu’ils tiennent de la nature même de leur ordre.mmm

12° On répond à ce qu’ils objectent, que celui-là dépasse les bornes qui lui sont tracées, qui, comme le dit le commentaire au même en droit, s’applique à des choses qui ne lui sont pas permises. Mais on regarde comme permis ce qui n’est défendu par aucune loi. C’est pourquoi, si le religieux fait quelque chose qui ne lui est pas défendu par sa règle, il ne dépasse pas les bornes qui lui sont prescrites, bien que règle ne fasse aucune mention de cette action; autrement il ne serait pas permis à certains religieux, qui ont des règles plus larges, d’embrasser les règles et les statuts d’une vie plus parfaite; assertion contraire à ce que dit l’Apôtre, Philip, III: "Lequel oubliant ce qui était derrière lui, s’avançait vers ce qui était devant lui." En outre, il y a certains religieux qui, d’après l’institution même de leur ordre, ont pour objet d’acquérir de la science, ce qui fait que cette objection ne les atteint nullement.

13° Quant à ce qu'ils objectent, que dans un collège de religieux il ne doit y avoir qu'un docteur, il est facile de voir qu'il s'agit d'une iniquité; car, comme ainsi que nous l’avons dit plus haut, les religieux ne sont pas moins humbles que les séculiers, ils ne doivent pas, en ce qui concerne l’instruction, être d’une condition pire que la leur. Mais elle le serait d’après ce qui vient d’être dit, puisque plusieurs religieux n’auraient pas plus de facilité de parvenir au doctorat qu’un seul séculier, qui étudierait en particulier et par lui-même; lui à qui il serait possible, pourvu qu’il eût assez de science, d’obtenir le titre de docteur. On peut aussi dire qu’en faisant cette position aux religieux, on entraverait chez eux le progrès des études; car, de même que si l’on enlevait à celui qui combat la récompense de la bataille, on entraverait la bataille elle-même, parce que, comme le dit le Philosophe, III liv, Eth.: "Les hommes, chez lesquels ceux qui sont courageux sont honorés, et ceux qui sont timides sont déshonorés, semblent être de valeureux combattants;" de même, si l’on enlève à celui qui étudie le titre de docteur, qui est la récompense de son travail, c’est entraver l’étude.

On peut encore dire que si, après que quelqu’un aurait fait des progrès dans l’étude, on lui refusait le doctorat, on considérerait ce refus comme un châtiment pour lui. Par conséquent, s’il est plus difficile à un religieux qu’à un autre d’obtenir le titre de docteur, par le fait qu’il est en religion, c’est le punir à cause de son état; ce qui est punir les hommes pour le bien, chose vraiment inique.

 

Suite de la solution des objections:

Il faut donc dire, par rapport à ce qu’ils objectent en premier lieu, que cette autorité ne concerne pas plus les religieux que les séculiers. Sous le nouveau Testament, en effet, tous les chrétiens sont appelés frères, ce qui est une chose évidente par elle-même; le collège ou réunion des chrétiens, quels qu’ils soient, s’appelle Eglise. L’autorité citée cependant n’interdit pas aux religieux, non plus qu’aux séculiers, d’être plusieurs docteurs, parce que, comme le dit saint Augustin, "on dit qu’ils sont plusieurs docteurs, ceux qui enseignent des choses opposées, et ils sont plusieurs qui enseignent, mais il n’y a qu’un maître dans le cas contraire;" ce qui fait que ce n’est pas la pluralité des docteurs qui est défendue, mais leur opposition; ou d’après la lettre, il est plutôt défendu de ne pas prendre indifféremment qui que ce soit pour enseigner; on doit choisir des hommes discrets et instruits dans les Ecritures, comme le dit encore le commentaire, et c’est là le propre du petit nombre. Il est dit dans un autre commentaire,"que cette autorité éloigne de la fonction de la parole, ceux qui ne sont pas instruits du verbe de la foi; de peur d’entraver les vrais prédicateurs," ou qu’elle parle du doctorat qui convient aux prélats des églises; "car un seul prélat ne peut pas être chargé de plusieurs églises, de même, qu’une seule église ne peut pas en avoir plusieurs. C’est pour cela que le commentaire dit: "Que votre désir ne soit pas d’être plusieurs maîtres ou docteurs, dans une même église, ni un seul dans, plusieurs;" c’est-à-dire plusieurs évêques, eux qui seuls sont les maîtres des églises. Ce n’est pas en effet celui qui enseigne dans un collège, qui est maître de l’église, bien que le collège auquel il appartient, porte le nom d’église.

Il faut répondre à leur seconde objection, que s’il y a plusieurs maîtres dans un collège, ils ne président pas à ce collège, comme le pilote dans un navire, ou le chef parmi les abeilles; mais seulement que chacun préside dans sa classe. L’autorité précitée est donc loin de prouver ce qu’on veut lui faire prouver, elle établit seulement qu’il ne peut pas y avoir plusieurs maîtres dans une classe.

A leur troisième objection, on répond que, par là même que, dans un collège de religieux, les maîtres sont nombreux, ce n’est pas ce qui exclut les séculiers de la science; car, quoique les collèges religieux soient nombreux, on ne trouve pas toujours dans chaque collège religieux plusieurs hommes aptes à instruire; comme il n’est pas défendu à quelqu’un d’enseigner, par cela qu’il peut y avoir dans un diocèse autant de maîtres que l’on trouve d’hommes qui en sont dignes; pour la même raison, il arrive que si même l’on en trouve plusieurs qui soient aptes à le faire, il faut choisir parmi eux ceux qui sont le plus aptes, soit qu’ils soient religieux ou séculiers et cela sans acception de personne. Ce n’est pas le grand nombre de maîtres, qui fait mépriser l’Ecriture sainte, s’ils sont capables; ce qui surtout la fait mépriser, c’est leur incapacité, quand même ils seraient peu nombreux. C’est pourquoi il ne convient nullement de déterminer le nombre des docteurs, de peur d’exclure par là ceux qui sont les plus dignes d’enseigner.

 

Article 2: Est-il permis à un religieux de faire partie d’une société de moines séculiers?

 

 

Poussés qu’ils sont par la méchanceté qui les anime, ils s’efforcent de prouver que les religieux ne doivent pas communiquer avec les séculiers, pour les choses qui concernent l’étude, en sorte que s’ils ne peuvent pas complètement les empêcher d’enseigner, ils les entravent au moins dans l’accomplissement de cette charge. Pour prouver cette thèse, ils s’appuient sur:

 

Objections:

Sur ce qui se lit dans la 16. Const, Quest. VII Cons. in nova actione; il y est dit: "Dans une seule et même fonction, il ne doit pas y avoir de profession dissemblable;" c’est aussi ce que prohibe la loi divine. Moise dit à cet égard: "Vous ne labourerez pas avec le boeuf et l’âne liée ensemble;" c’est-à-dire, vous n’associerez pas pour la même fonction des hommes de professions diverses; et un peu plus bas: "Car, ils ne peuvent être ni unis, ni associés, ceux dont les études et les voeux sont différents." Mais comme la profession des religieux et celle des séculiers sont dissemblables, il n’est pas possible de les unir pour enseigner. Comme pareillement chacun doit vivre de la même vie que ceux avec qui il est uni, il ne parait pas convenable, d’après saint Augustin, qu’un seul et même individu fasse, en même temps et au même moment, partie d’une société de religieux et d’une société de séculiers; il ne lui est pas possible, en effet, d’imiter en même temps les actions des uns et des autres.

Ainsi donc, un religieux qui est membre d’une société ou collège de sa religion, ne peut pas faire partie d’une société de docteurs séculiers. Il est pareillement établi, d’après ce qu’en a réglé le Droit, que le même individu ne peut pas faire partie de diverses sociétés séculières, à moins que par hasard il n’ait été dispensé; à plus forte raison donc il n’est pas permis à un religieux, qui fait partie d’une société ou collège de sa religion, d’être membre d’une société séculière. Tous ceux aussi qui font partie d’une société, sont tenus d’observer les lois de cette société; mais les religieux ne peuvent observer les lois qui conviennent à une société de docteurs séculiers, car il ne leur est pas possible de s’obliger à ce à quoi s’engagent les autres, il ne leur est pas permis de faire les mêmes serments, ni d’observer ce qu’ils observent, vu qu’ils ne sont pas maîtres d’eux-mêmes, sui juris, mais qu’ils sont sous la dépendance d’autrui; ainsi donc, il est évident qu’ils ne peuvent pas faire partie de la même société qu’eux.

Mais poussant encore plus loin leur malice, ils cherchent à retrancher de la société, en les diffamant, ceux qu’ils voient ne pouvoir en séparer par des raisons efficaces. Ils disent en effet, que les religieux causent des scandales et sont des pierres d’achoppement; ce qui fait qu’il faut éviter leur société, comme le dit l’Apôtre, Rom ult.: "Mais je vous prie, mes frères, de prendre garde à ceux qui causent parmi vous des divisions et des scandales contre la doctrine que vous avez apprise, et d’éviter leur compagnie."

Ils soutiennent aussi, qu’il faut éviter les religieux, parce qu’ils vivent dans l’oisiveté, et que l’Apôtre dit, II Thessaloniciens III: "Nous vous ordonnons, mes frères, au nom de Notre Seigneur Jésus-Christ;" le commentaire ajoute: "nous vous commandons par Jésus-Christ: De vous éloigner de tous ceux d’entre vos frères qui se conduisent d’une manière déréglée," la glose dit: "c’est-à-dire, de ne pas communiquer avec ceux qui vivent d’une manière peu conforme à la tradition qu’ils ont reçue de nous;" il ajoute ensuite, par rapport au travail des moines, ce qui suit: "Car vous savez vous-mêmes comment il faut nous imiter, etc." Il dit expressément encore plus bas: "Si quelqu’un n’obéit pas à ce que nous ordonnons par notre lettre, à savoir en ce qui con cerne le travail des mains, notez-le. Et n’ayez pas de commerce avec lui, afin qu’il en ait de la confusion et de la honte."

Ils accusent aussi les religieux d’être eux-mêmes les auteurs des dangers qui existeront dans les derniers temps, ce qui fait qu’il faut les éviter ainsi que le dit l’Apôtre, II Timothée III: "Mais sachez que dans les derniers jours, il viendra des temps dangereux, car il y aura des hommes amoureux d’eux-mêmes, avares, glorieux, superbes, etc." et un peu plus bas "qui auront une apparence de piété;" c’est-à-dire, d’après le commentaire, de religion,"mais qui ruineront la vérité et l’esprit; fuyez donc ces personnes." Mais il est écrit, même chapitre: "Les hommes méchants et les imposteurs se glorifieront de plus en plus dans le mal, étant eux-mêmes dans l’illusion et y faisant tomber les autres." C’est pourquoi, ne se contentant pas de diffamer les moines, ils s’appliquent à ruiner l’autorité même de l’Apôtre, disant: Que l’autorité apostolique elle-même, ne peut pas les contraindre à admettre les religieux dans leur société, parce que d’après les règles du droit civil, personne ne peut être contraint à faire partie d’une société vu que c’est la volonté qui donne de la consistance à la société. Il résulte donc de là, qu’il n’y a pas d’autorité qui puisse les contraindre d’admettre les religieux dans leur société.

L’autorité apostolique, disent-ils encore, ne s’étend qu’à ce qui concerne la chaire. Ce qui fait que l’Apôtre disait, II Corinthiens X: "Ainsi nous ne nous glorifions pas démesurément, mais nous renfermant dans les bornes du partage que Dieu nous a donné." Mais comme ils le disent, la société de ceux qui étudient ne dépend pas de la chaire, il n’y a seulement que la collation des bénéfices, l’administration des sacrements, etc. qui en dépendent; ce qui fait encore qu’on ne peut pas les forcer par l’autorité apostolique, à admettre les religieux dans leur société.

Ils disent aussi, le pouvoir conféré aux ministres de l’Eglise, ils ne le reçoivent pas pour la destruction, mais bien pour édifier, ainsi que le dit l’Apôtre, II Cor ult. Mais la société des religieux et des séculiers est organisée de manière à tendre à la destruction, ainsi qu’ils s’efforcent de le prouver par ce qui précède; ce qui fait qu’on ne peut pas les forcer, par l’autorité apostolique, à admettre les religieux dans leur société.

 

Réponse:

Il est facile de voir que ce sentiment, qui est le leur, est faux, condamnable et futile. Il mérite d’être condamné, parce qu’il déroge à l’unité de l’Eglise qui, d’après l’Apôtre, consiste, Romains XII,"en ce qu’étant plusieurs, nous ne sommes qu’un seul corps en Jésus-Christ, étant mutuellement les membres les uns des autres." "Nous sommes, dit le commentaire, les membre les uns des autres, quand nous venons en aide aux autres, ou que nous avons besoin de leur secours." C’est pourquoi on dit chacun, d’après le commentaire, parce qu’il n’y en a aucun d’exclu, ni le plus grand, ni le plus petit. Il est évident, d’après cela, qu’il déroge à l’unité de l'Eglise celui, quel qu’il soit, qui empêche quelqu’un d’être membre d’un autre en le servant, suivant que sa charge l’exige. Mais comme la fonction d’enseigner convient aux religieux, fonction de laquelle parle l’Apôtre un peu plus loin, lorsqu’il dit: "Soit celui qui enseigne", le commentaire ajoute, "qui a grâce pour enseigner," "devient membre de l’autre par la communication de la science." il est donc évident qu’il déroge à l’unité ecclésiastique celui, quel qu’il soit, qui empêche les religieux de communiquer aux autres la science par l’enseignement, ou de l’apprendre eux-mêmes de quelqu’un. Elles dérogent à la charité les choses dites plus haut, parce que, d’après le Philosophe, VIII° liv. Ethic, "l’amitié est fondée sur la communication, et c’est ce qui la conserve." Ce que dit Salomon au livre des Proverbes vient à l’appui de ce qui précède, XVIII: "L’homme aimable pour la société sera plus véritablement ami que le frère." Celui donc qui empêche les séculiers d’avoir des rapports avec les religieux pour l’étude, ou vice-versa, entrave la charité, et par-là même répand des ferments de dissensions et de querelles.

Cette opinion déroge aussi aux progrès des études. Dans toutes les affaires que plusieurs peuvent traiter, l’union d’un certain nombre de personnes est d’un grand secours. On lit au livre des Proverbes, XVIII: "Le frère qui est soutenu de son frère est comme une ville forte;" et dans l’Ecclésiastique, IV: "Il vaut mieux qu’ils soient deux qu’un seul, car ils ont l’avantage de leur union." Mais l’union est surtout utile pour s’instruire, parce que souvent l’un ignore ce qu’un autre découvre ou ce qui lui est communiqué. Le Philosophe dit aussi dans le premier livre du monde et du ciel que "les anciens philosophes, dans diverses réunions, découvrirent la vérité sur le choses célestes." Celui donc, quel qu’il soit, qui sépare un genre quelconque d’hommes de la société de ceux qui étudient, met un obstacle à l’étude commune, chose surtout vraie pour les religieux qui, plus ils sont libres des soucis du siècle, plus ils sont aptes à l’étude, d’après ce qui se lit dans l’Ecclésiastique, XXXVIII: "Celui dont la vie est moins active acquerra la sagesse."

Le sentiment précité déroge aussi à la communauté dans la foi qui, parce qu’elle doit être une, est appelée catholique. Il arrive, en effet, facilement que ceux qui ne se communiquent pas, dans leurs réunions, la science qu’ils possèdent, enseignent quelquefois des choses différentes et même contraires, ce qui fait que l’Apôtre dit de lui-même, Galates II: "Quatorze ans après, j’allai de nouveau à Jérusalem avec Barnabé, et je pris Tite avec moi. Or j’y allai suivant une révélation que j’en avais eue, et j’exposai aux fidèles, et en particulier à ceux qui paraissaient les plus considérables, l’Evangile que je prêche parmi les Gentils, de peur de courir ou d’avoir couru en vain." On lit aussi dans les Décrets, Dist. V, cap. Canones, que "les conciles commencèrent au temps de Constantin." Dans les années qui précédèrent, la persécution sévissant, on n’avait pas eu la facilité d’instruire les peuples, ce qui fit que la chrétienté fut divisée entre plusieurs hérésies, parce que les évêques n’avaient pas la facilité de se réunir tous ensemble. Il est donc démontré qu’il introduit la division au péril de la foi, celui qui ne permet pas aux docteurs de cette même foi de s’unir en une seule société. Il est par conséquent prouvé que, sous plusieurs rapports, cette opinion est condamnable.

Elle est fausse aussi cette opinion, comme le prouvent une foule de raisons, parce qu’elle est contraire à la doctrine des Apôtres qui ne peut pas être fausse. Il est en effet écrit, I Pierre, chapitre IV: "Que chacun de vous rende service aux autres selon qu’il a reçu, comme étant fidèle dispensateur des différents genres de grâces de Dieu." Le commentaire dit la grâce, c’est-à-dire tout don venant du Saint Esprit, et aidant à secourir les autres, tant parmi les séculiers que parmi ceux qui mènent une vie spirituelle; et il en donne un exemple pour le don de science, disant: "Si quelqu’un parle, qu’il prononce comme la parole même de Dieu;" le commentaire ajoute "Si quelqu’un a le don de la parole, qu’il l’impute à Dieu et non à lui-même, mais qu’il craigne d’instruire son frère contre la volonté de Dieu, l’autorité des Ecritures, ou contre son avantage même; qu’il craigne aussi de taire ce qu’il devrait enseigner." Par conséquent, celui qui dit que les religieux ne doivent pas communiquer mutuellement leur science avec les séculiers est en contradiction évidente avec l’autorité apostolique.

Le Sage dit aussi dans l’Ecclésiastique, XXXIII: "Considérez que je n’ai pas travaillé pour moi seul, mais bien pour tous ceux qui veulent s’instruire." C’est, comme le dit le commentaire sur ce point, le fait du docteur ecclésiastique qui, soit qu’il écrive, soit qu’il enseigne, ne profite pas pour lui seul, mais aussi pour les autres. Celui qui dit tous ne fait pas d’exception. Donc les docteurs, tant religieux que séculiers, doivent, par leur enseignement, profiter généralement à tous, aux religieux comme aux autres.

Les charges pareillement sont aussi diverses dans l’Eglise que les membres dans le corps, comme le prouvent et les paroles et le commentaire de la première Ep. aux Corinthiens XII: "Mais les docteurs dans l’Eglise sont comme les yeux dans le corps." Ce qui fait que, par ce qui se lit dans saint Matthieu XVIII "Si votre oeil vous scandalise," on entend les docteurs et les conseillers, comme le prouve la Glose. Mais dans le corps humain, tout est disposé de telle sorte que l’oeil pourvoit indifféremment aux besoins de tous les membres. Il est écrit, I Corinthiens XII: "L’oeil ne peut dire à la main, je n’ai pas besoin de vous, ni la tête aux pieds, je n’ai nul besoin de vous." Donc tous ceux qui sont chargés d’instruire doivent être utiles à tous par leurs enseignements, de quelque condition qu’ils soient, et les religieux aux séculiers, et les séculiers aux religieux.

Il est pareillement un acte quelconque qui convient à tous les hommes, quels qu’ils soient; mais tous ceux qui ont pour but le même acte peuvent être admis dans la société de ceux qui ont pour but de faire cet acte, puisque la société paraît n’être autre chose qu’une réunion d’hommes pour faire une action en commun; ce qui fait que tous ceux à qui il est permis de combattre peuvent s’unir dans la même armée qui a pour but le combat. Nous ne voyons pas, en effet, les religieux militaires rejeter de leur armée les militaires séculiers, ni vice-versa. Mais la société d’étude a pour but d’enseigner et d’apprendre. Donc, comme il n’est pas seulement permis aux séculiers, mais encore aux religieux d’instruire et d’apprendre, ainsi que le prouve ce qui a été dit, il n’est pas douteux que les religieux et les séculiers ne puissent former une société d’étude.

 

Solution des objections:

L’opinion que nous venons d’exposer est frivole, et ce qui le prouve, c’est que les raisons sur lesquelles elle s’appuie sont de nulle valeur, et qu’elles révèlent l’ignorance fausse ou réelle de ceux qui les rapportent.

La Société, comme il a été dit, est une réunion d’hommes dont le but est de faire une chose; et c’est pourquoi, d’après les différentes choses que la société a pour but d’exécuter, il est nécessaire de distinguer les diverses sociétés et de les juger, vu que le jugement de chaque société se tire surtout de la fin même de la société. C’est pourquoi le Philosophe, VIII° livre Ethic, distingue les différents rapports qui ne sont rien autre chose que certaines sociétés, d’après les diverses fonctions pour lesquelles les hommes ont des rapports mutuels; il distingue les amitiés d’après ces rapports, telles que celles de ceux qui vivent ensemble, qui font le commerce de concert, etc. C’est là aussi l’origine de la distinction des sociétés; on distingue la société publique et la société privée. On donne le nom de société publique à celle par laquelle les hommes ont des rapports mutuels pour établir une république, tels que les hommes d’une ville ou d’un royaume qui sont unis dans une seule république. La société privée, elle, consiste dans l’union d’hommes pour exécuter une oeuvre particulière, par exemple, si deux ou trois hommes s’unissent pour faire le commerce ensemble. On distingue l’une et l’autre de ces deux sociétés en société perpétuelle et en société temporaire. L’obligation que contractent certains hommes, qu’ils soient deux ou trois, est quelquefois perpétuelle; tels que ceux qui deviennent citoyens d’une ville, ils constituent alors une société perpétuelle; car, dans ce cas, on choisit une ville pour y demeurer toute sa vie, et c’est là la société politique. La société privée pareillement, qui existe entre l’homme et la femme, le maître et le serviteur, dure perpétuellement à cause de la perpétuité du lien qui les unit, et cette société s’appelle iconomica, ou société de famille. Mais quand l’affaire, pour l’exécution de laquelle un certain nombre de personnes s’unissent, ne doit durer que temporairement, la société alors est simplement temporaire et non perpétuelle; tel, par exemple, que si plusieurs marchands s’unissent pour les foires, ils ne le font pas pour y demeurer toujours, mais seulement jusqu’à ce que leurs affaires soient terminées; c’est là la société publique temporaire. Si pareillement deux associés tiennent la même hôtellerie, ils ne fortifient pas une société perpétuelle, mais seulement une société temporaire.

On ne doit donc pas juger de la même manière de ces diverses sociétés; ce qui fait que celui qui se sert indistinctement du nom de société ou de collège fait preuve d’ignorance. Il est donc facile de voir, d’après cela, ce qu’il faut répondre à nos adversaires. A ce qu’ils objectent, que dans une seule et même fonction il ne doit pas, y avoir de professions diverses, et un peu plus bas, vous n’associerez pas les hommes de professions diverses, on répond qu’il faut entendre ces paroles des fonctions distinctives, comme, par exemple, qu’il n’est pas permis d’associer les laïques avec les clercs, pour l’exercice des fonctions cléricales, ce qui fait qu’il est dit avant les paroles précitées: Il ne convient pas qu’un laïque soit le vicaire d’un évêque, ni que les ecclésiastiques soient juges. Il n’est pas non plus permis au religieux de s’associer au laïque, relativement aux choses qui le distinguent de lui; tel par exemple que pour les affaires séculières qui lui sont interdites. Il est écrit, II Timothée II: "Que personne, combattant pour le Seigneur, ne se mêle aux affaires du siècle." Mais apprendre et enseigner sont une fonction commune et au religieux et au séculier, comme le prouve ce qui a été dit précédemment; ce qui fait que rien ne s’oppose à ce qu’ils forment une seule et même société des uns et des autres, pour enseigner et pour apprendre, comme les hommes de conditions différentes forment le corps de l’Eglise en tant qu’ils sont unis dans la foi, ainsi que le dit l’Apôtre aux Galates, III: "Il n’y a ni Juif, ni Grec, ni homme libre, ni esclave, ni homme, ni femme, car tous vous n’êtes qu’un en Jésus-Christ."

On répond à ce qu’ils objectent en second lieu que, comme il y a certaines choses qui sont communes aux religieux et aux séculiers, il yen a aussi d’autres qui les distinguent; tel, par exemple, qu’une société qui ne concerne que les séculiers, et qui les fait s’unir ensemble pour l’exécution de choses qui ne regardent qu’eux seuls. Les religieux forment aussi, seuls, une certaine société dans laquelle on accomplit ce qui constitue la vie de religion. Il y a aussi des choses qui sont communes et aux religieux et aux séculiers, ce sont celles qui, sans les distinguer les uns des autres, font qu’ils s’entraident; ainsi les religieux et les séculiers font partie de la société d’une même Eglise de Jésus-Christ, en tant qu’ils n’ont qu’une même foi qui consomme l’unité de l’Eglise. Comme pareillement enseigner et apprendre convient et aux religieux et aux séculiers, on ne doit pas considérer la société d’étude comme une société religieuse, ni comme une société séculière, mais comme une société embrassant l’un et l’autre.

A ce qu’ils objectent encore, à savoir que personne ne peut faire partie de deux sociétés, on répond que cette raison pèche par trois côtés.

a) Parce que la partie ne conclut rien en nombre contre le tout. La société privée est une partie de la société publique, comme la maison est une partie de la ville, ce qui fait que si quelqu’un est membre de la société d’une famille quelconque, il fait dès lors partie de la société de la ville qui se compose de diverses familles; il n’est pas pour cela de deux sociétés. Par conséquent, comme la société d’étude est une société publique, si quelqu’un appartient à une société particulière de quelques étudiants, tel que la société de ceux qui se réunissent pour vivre ensemble dans une maison religieuse ou séculière, il fait par cela même partie de la société commune d’étude, sans que pour cela il appartienne à deux sociétés.

b) La raison précitée est défectueuse en ce que rien n’empêche quelqu’un d’être membre d’une société perpétuelle publique ou privée, et d’être en même temps et ensemble de quelque société publique ou privée temporaire; comme, par exemple, celui qui fait partie de la société d’une cité quelconque est quelquefois membre temporaire de la société de ceux qui combattent avec lui dans la même armée; celui qui fait partie d’une famille peut temporairement aussi s’associer avec d’autres dans une société. Mais la société d’étude ou collège n’est pas une société perpétuelle, elle n’est que temporaire; car les hommes qui s’unissent pour étudier, ne s’unissent pas pour demeurer toujours ensemble ils vont et viennent selon leur bon plaisir, ce qui fait que rien ne s’oppose à ce que celui qui fait partie d’une société religieuse perpétuelle ne fasse en même temps partie d’une société scolastique.

c) La raison précitée pèche encore en ce qu’elle étend au général le particulier. Que quelqu’un ne puisse pas faire partie de deux sociétés, on l’en tend de deux sociétés ecclésiastiques, vu qu’une même personne ne peut pas, sans dispense ou cause légitime, être chanoine de deux églises; c’est pourquoi il est écrit, XXIC Const, quest. I: "Aucun clerc ne peut être considéré pendant un seul instant comme faisant partie de deux églises." Il n’en est pas de même pour les autres sociétés, car un seul et même homme peut être citoyen dans deux cités; par conséquent comme la société scolastique n’est pas une société ecclésiastique, rien n’empêche que celui qui est membre de quelque société religieuse ou séculière ne fasse en même temps partie d’une société scolastique.

d) On répond à ce qu’ils objectent, qu’il n’est permis aux religieux de faire partie d’une société de séculiers qu’autant qu’ils sont autorisés à enseigner ou à étudier; chose qu’ils ne peuvent pas faire sans la permission de leurs supérieurs et en dehors de leur direction; qu’ils peuvent, sur leur autorisation, être déchargés de leurs serments et des choses auxquelles ils sont licitement astreints, afin de pouvoir devenir membres d’une société séculière. Il importe cependant de savoir que, comme la perfection du tout consiste dans l’union des parties, cela répugne au tout qui fait que les parties ne se con viennent pas, car cela même répugne à la perfection du tout; ce qui fait que tous les règlements qui existent dans une république doivent être tels, qu’ils conviennent à tous ceux qui sont de cette république, mais s’ils entravaient l’union des citoyens, il faudrait plus se hâter de les faire disparaître, qu’il ne faudrait mettre d’empressement à faire disparaître la désunion qui régnerait dans la république, vu que ces règlements sont établis pour conserver l’unité de la république et non vice versa. Une société scholastique ne doit donc pareillement pas avoir certains règlements qui ne conviennent pas à tous ceux qui se réunissent licitement pour étudier. Les paroles de l’Apôtre qu’ils citent à leur appui ne prouvent rien en leur faveur, parce que les religieux ne ressemblaient pas à ceux dont parle l’Apôtre, comme le prouve chacune des choses qu’il dit. Ce qu’il dit en effet, Romains XII: "Mais je vous prie mes frères, etc." s’entend des hérétiques qui faisaient que les hommes ne pensaient pas de la même manière sur la foi, comme le prouve ce qu’il dit: "En dehors de la doctrine que vous avez apprise," le commentaire ajoute: "des véritables apôtres;"parce que ceux desquels il ordonne de s’éloigner traitaient de la loi, vu qu’ils contraignaient les Gentils à judaïser. Il en est de même de ce qui se lit, II Thessaloniciens III: "Mais nous vous annonçons, etc." Ceci ne concerne pas les religieux, mais seulement ceux qui se livrent à des commerces honteux et s’abandonnent à l’oisiveté, comme le prouvent les paroles suivantes de l’Apôtre: "Car nous avons appris qu’il y en parmi vous quelques-uns qui vivent dans l’oisiveté, ne faisant rien, mais qui sont guidés par la curiosité;" le commentaire ajoute "Qui se pourvoient des choses nécessaires par des soins ignobles." Il en est de même de ce que dit l’Apôtre, II Timothée III: "Mais sachez cela, parce que dans les derniers temps, etc." Ces paroles concernent les hérétiques et non les religieux, comme le prouve ce qui suit: Les blasphémateurs;"la Glose: "Contre Dieu par les hérésies. Et par ce qu’il ajoute: "De même que Jannès et Mambrès résistèrent à Moïse, de même ceux-ci," la Glose ajoute, "à savoir, les hérétiques résistent à la vérité, ainsi que les hommes réprouvés et dont l’esprit est corrompu pour ce qui est de la foi." Ce qu’il ajoute "Ayant une certaine apparence de piété," c’est-à-dire de religion, ne détruit nullement ce que nous venons de dire. On prend, en effet, ici la religion pour la latrie qui annonce la foi. Le mot religion, dans ce sens, signifie la même chose que piété, comme le prouve ce que dit saint Augustin dans le dixième livre de la cité de Dieu.

Mais quand bien même les religieux seraient, en totalité ou en partie, tels qu’ils le disent, il ne leur appartiendrait pas, pour cela les exclure de leur communion, ainsi que le prouve le commentaire des paroles suivantes, I Corinthiens V: "Celui qui est appelé frère,"etc. il n’est pas même permis, ainsi que le dit le commentaire, de "prendre de nourriture avec cet homme." En disant: "est appelé," il prouve que ce n’est pas témérairement et sans raison, mais que c’est sur un jugement qu’il faut retrancher les méchants de l’assemblée de l’Eglise, si on ne peut pas les en retrancher par un jugement, il faut plutôt les supporter. Il ne nous est pas permis, en effet, de retrancher quelqu’un de notre communion, à. moins qu’il ne confesse spontanément ou qu’il ne soit nommé ou convaincu dans quelque jugement ecclésiastique ou séculier. Il ne veut donc pas, en disant cela, que l’homme soit jugé par l’homme sur l’arbitraire d’un soupçon, ou même par un jugement extraordinaire et usurpé, mais plutôt d’après la loi de Dieu, conformément à ce que l’Eglise a établi, soit qu’il ait avoué de lui-même, ou qu’étant accusé il ait été convaincu. Il est donc évident que quand même les religieux seraient tels qu’ils le disent, il ne leur serait pas pour cela permis de les éloigner de leur société, à moins qu’ils n’eussent été condamnés par un jugement en forme. Pour ce qui est des choses qui suivent, ils dérogent à l’autorité apostolique, ce qui fait qu’en ce point ils ne se rendent pas seulement coupables du crime d’erreur, mais encore de celui d’hérésie, parce que, comme il est écrit dans les décrets, Dist .XXII, Omnes: "Celui qui s’applique à enlever à l’Eglise romaine le privilège que lui a confié le chef suprême de toutes les Eglises, tombe, sans aucun doute, dans l’hérésie;" et, un peu plus bas: "car il viole la foi celui qui travaille contre celle qui est la mère de la foi." Mais Jésus-Christ a confié à l’Eglise romaine ce privilège: c’est que tous doivent lui obéir comme à lui-même. Saint Cyrille, évêque d’Alexandrie, dit à cette occasion, il livre des Trésors: "Pour que nous demeurions les membres de notre chef le Pontife de Rome, qui occupe le trône apostolique, à qui nous devons demander ce qu’il faut croire et tenir, le vénérant, le priant pour tous, parce qu’à lui seul il appartient de reprendre, de corriger et de lier, à la place dé celui qui l’a établi et qui n’a donné à nul autre son plein pouvoir mais qui le lui a donné à lui seul, de manière que, de droit divin, tous les autres doivent s’incliner devant cette puissance, et que les grands du monde doivent lui obéir comme à Notre Seigneur Jésus-Christ lui-même." Ceci prouve que quiconque dit qu’il ne faut pas obéir aux décrets du pape, tombe dans l’hérésie.

Quant à ce qu’ils objectent, que l’on ne peut contraindre personne à faire partie, malgré lui, d’une société, ainsi que le dit la loi, il faut l’entendre d’une société privée qui repose sur le consentement de deux ou trois personnes. Mais quant à une société publique qui ne peut être établie que par l’autorité supérieure, on peut contraindre quelqu’un à en faire partie; ainsi, par exemple, le prince qui préside un état peut contraindre les citoyens qui le composent à recevoir quelqu’un dans leur société; comme aussi la société d’une église quelconque est forcée de recevoir, comme chanoine ou comme frère, un homme quelconque; d’où il suit que comme la société d’étude est une société générale, l’autorité supérieure peut contraindre quel qu’un à en faire partie.

A ce qu’ils objectent ensuite, que cela doit s’entendre des choses qui n’appartiennent pas à la chaire, on répond à cette assertion qu’elle est fausse. A celui, en effet, qui régit la chose publique, il appartient de régler ce qui concerne les subsistances, et les découvertes des inventeurs, et la manière de les exercer, ainsi qu’il est écrit dans le Xe livre Ethic. Il est écrit dans la politique, comme dans le Xe livre Ethic.: "Il règle quelles sont les sciences qui doivent être cultivées dans les villes, quelles sont celles que chacun doit apprendre et jusqu’à quel point." Il est, par conséquent, prouvé par là que le chef de l’Etat a le droit de régler ce qui concerne l’étude, et surtout que ce droit est du ressort du siège apostolique, puisqu’il gouverne l’Eglise universelle, et que c’est par l’étude qu’il est pourvu à ce gouvernement.

Quant à ce qu’ils objectent en dernier lieu, ils le tirent d’un principe faux: si les religieux, en effet, s’associent aux séculiers, ce n’est pas pour détruire l’étude, mais bien plutôt pour la faire progresser, ainsi que le prouve ce qui précède; ce qui fait qu’il ne doit y avoir aucun doute que les séculiers ne puissent être contraints par l’autorité apostolique à admettre les religieux dans leurs sociétés d’étude.

 

Article 3: Le religieux qui n’a pas charge d’aine peut-il prêcher et entendre les confessions.

 

 

Les efforts de nos adversaires n’ont pas seulement pour but d’empêcher les religieux de produire dans l’Eglise des fruits parla science en exposant aux autres la vérité des saintes Ecritures; mais ce qui est plus pernicieux encore, ils s’appliquent à les éloigner de la prédication et de l’audition des confessions, pour qu’ils ne fassent aucun fruit parmi le peuple, en exhortant à la vertu et en extirpant le vice; ce qui fait que sur ce point ils se montrent les persécuteurs de l’Eglise. Saint Grégoire dit à cette occasion, XX° livre de Morale, sur ces mots, Quasi captio tunicœ, etc.: "Les persécuteurs de l'Eglise ont spéciale ment coutume de faire tous leurs efforts pou lui enlever, avant tout, la parole de la prédication."

 

Première série d'objections:

Ils s’appuient pour cela sur ce qui se lit, quest. XVI, I: "Autre est la cause du moine, autre est celle du clerc. Les clercs paissent les brebis, moi, à savoir le moine, on me paît," et quest. VII, I, Roc nequaquam, il est dit: "La vie des moines a le verbe de la son mission, mais il ne lui est pas donné d’enseigner, de présider, ni de paître les autres. Mais prêcher, c’est paître par la parole de Dieu." On lit dans saint Jean: "Pais mes brebis." Le commentaire ajoute: "Paître, c’est raffermir ceux qui croient de peur qu’ils ne tombent." Donc les moines et tous les autres religieux qui sont estimés jouir du droit des moines ne peuvent pas prêcher. On en trouve une preuve plus formelle encore dans la quest. XVI, I, Adjicimus, où il est dit: "Nous avons établi qu’outre les prêtres du Seigneur il ne soit permis à personne de prêcher, qu’il soit moine ou laïque, et de quel que réputation de science qu’il jouisse." On lit, Juxta: "Nous avons été d’avis que les moines devaient entièrement cesser d’instruire les peuples par la prédication." Ils s’appuient aussi de l’autorité de saint Bernard, dans, son explication du Cantique des cantiques. Il dit qu’il ne convient nullement au moine de prêcher, que ce n’est pas une chose avantageuse pour le novice, et que celui qui n’en a pas reçu la mission ne le peut pas.

Ceux qui paissent le peuple par la parole de Dieu, disent-ils, doivent aussi le paître en lui fournissant les choses nécessaires à la vie, ainsi que le prouve le commentaire des paroles suivantes de saint Jean ult.: "Pais mes brebis, etc." Le Commentaire dit donc, "paître les brebis, c’est raffermir ceux qui croient, de peur qu’ils ne tombent; ils doivent aussi, s’il en est besoin, pourvoir aux besoins temporels de ceux qui leur sont soumis." Mais les religieux ne peuvent pas pourvoir aux besoins temporels, puisqu’ils font profession de pauvreté. Donc ils ne peuvent pas paître en prêchant la parole de Dieu.

Ils citent aussi à leur appui ce qui se lit dans Ezéchiel, XXXIV: "Les pasteurs ne paissent-ils pas le troupeau?" Mais par les pasteurs, comme le dit le commentaire, on désigne les évêques, les prêtres et les diacres auxquels est confié le troupeau. Donc, les religieux, qui ne sont ni évêques, ni prêtres, ni diacres ayant charge d’âmes, ne peuvent pas prêcher.

Ils citent aussi ce qui se lit, Romains X: "Comment prêcheront-ils à moins qu’ils ne soient envoyés?" Mais nous ne lisons pas que Dieu en ait envoyé d’autres que les douze apôtres, ainsi qu est écrit dans saint Luc IX, et les soixante-douze disciples, comme le rap porte le même saint, X. Le commentaire dit sur ce point que, comme les apôtres sont le modèle des évêques, de même les soixante- douze sont celui des prêtres du second ordre, qui sont les prêtres chargés du soin des paroisses. Mais l’Apôtre, I Corinthiens XII, y joint le mot suivant: "Ceux qui ont le d’assister les frères," c’est-à-dire ceux qui sont chargés d’aider les supérieurs, comme Tite aidait Paul, ou comme les archidiacres aident les évêques, ainsi que le dit le commentaire sur ce point. Donc les religieux qui ne sont ni évêques, ni prêtres ayant charge d’âmes, ni archidiacres, ne doivent pas prêcher.

Ils citent encore ce qui se lit dans les décrets, Dist. LXVIII: "Les chorévèques sont prohibés, tant par le saint Siége que par les évêques de l’univers entier. Leur institution est, en effet, et trop vicieuse et trop mauvaise." Il est dit plus bas "Car nous ne connaissons pas plus de deux ordres parmi les disciples du Seigneur, ce sont, celui des douze Apôtres, et celui des soixante-douze disciples." Nous ignorons d’où procède ce troisième, et il est nécessaire d’extirper ce qui n’a pas de raison d’être; par conséquent les religieux qui prêchent et qui ne sont pas évêques, lesquels sont les successeurs des Apôtres, ni prêtre curés, lesquels sont les successeurs des soi disciples, doivent être retranchés.

Ils s’appuient sur ce que dit saint Denis, VI° livre de la Hiérarchie ecclésiastique, que l’ordre monastique ne doit pas être élevé au-dessus des autres, ou d’après une autre interprétation, qu’il n’est pas institué pour amener les autres à Dieu, mais que les hommes y sont conduits et par la prédication et par la science. Donc les"les autres religieux ne doivent ni prêcher, ni enseigner.

La hiérarchie ecclésiastique est constituée sur le modèle de la hiérarchie céleste, d’après ce qui se lit dans l’Exode, XXV: "Regarde et fais comme le modèle qui a été placé sous tes yeux sur la montagne." Mais dans la hiérarchie céleste, l’ange qui est d’un ordre inférieur n’exerce jamais les fonctions de l’ordre supérieur. Comme donc l’ordre monastique est compté au nombre des ordres inférieurs, ainsi qu’il est dit dans le VI° livre de la Hiérarchie ecclésiastique, "les moines et les autres religieux ne doivent pas, par conséquent, exercer la fonction de prédicateur, fonction qui est celle des évêques et des autres prélats."

Si le religieux prêche, ou il est revêtu du pouvoir nécessaire ou il ne l’est pas. S’il n’est pas revêtu de ce pouvoir, il st, par conséquent, un faux apôtre; s’il en est revêtu, donc il peut demander à conduire les âmes. Lorsque le Seigneur envoya les Apôtres prêcher, il leur commanda de ne rien prendre pour le voyage, si ce n’est une verge, ainsi que le rapporte saint Marc VI. Mais, ainsi que le dit le commentaire, par la verge, virgam, il faut entendre la faculté de recevoir de ceux qui leur sont soumis les choses nécessaires à la vie; mais il ne paraît pas que ce soit pour les religieux une chose convenable de demander cela; donc ils ne doivent pas non plus prêcher.

Les évêques ont une plus grande autorité pour prêcher que les religieux qui n’ont pas charge d’âmes, mais les évêques ne peuvent pas prêcher hors de leur diocèse, à moins que les autres évêques ou les prêtres-curés ne les aient requis pour cela, ainsi qu’il est dit, IX° quest. 111: "Qu’aucun primat, qu’aucun métropolitain n’ait la présomption d’excommunier ou de juger l’église d’un évêque diocésain, ni même une paroisse, ou un membre d’une de ses paroisses, comme le prouvent plusieurs chapitres qui se trouvent au même endroit." Donc les religieux qui n’ont ni diocèse ni paroisse ne peuvent pas prêcher, à moins qu’ils n’aient été invités à le faire.

10° Le prédicateur ne doit pas bâtir sur le fondement d’autrui, ni se glorifier des peuples des autres, à l’exemple de l’Apôtre qui dit, Romains XV: "Je me suis tellement acquitté de ce ministère, que j’ai eu soin de ne pas prêcher l’Evangile dans les lieux où Jésus- Christ avait été déjà prêché, pour ne pas bâtir sur le fondement d’autrui." Il est écrit, II Corinthiens X: "Ne nous glorifions pas nous- mêmes outre mesure des travaux d’autrui," le commentaire ajoute, "il ne faut pas non plus nous glorifier de ceux où un autre aurait jeté les fondements de la foi, car ce serait se glorifier outre mesure." Et un peu plus bas que les paroles citées, il ajoute: "Ni dans une autre règle," ce que le commentaire entend de ceux qui sont sous un gouvernement établi. Donc ceux qui n’ont pas charge d’âmes ne doivent pas prêcher aux peuples qui sont confiés à d’autres, mais jeter les fondements de la foi chez les infidèles.

 

Deuxième série d'objections:

Ils s’appliquent en dernier lieu à prouver que les religieux ne peuvent pas entendre les confessions. Ils s’appuient

sur ce qui se lit, XVI° quest, I, Placuit: "Nous ordonnons tous d’une manière ferme et irrévocable que le moine, quel qu’il soit, ne dispense à personne la pénitence." Et dans un autre chapitre, Placuit, il est dit: "Qu’aucun des moines n’ait la présomption de donner la pénitence, ni de baptiser un enfant, ni de visiter les infirmes et de faire les onctions, ni de donner la sépulture, ni de se mêler de quelques affaires que ce soit."

Il est dit dans le chapitre Interdicimus: "Nous défendons aux abbés et aux moines de donner des pénitences publiques, de visiter les infirmes et de faire les onctions." Toutes ces choses prouvent qu’il n’est pas permis aux moines, non plus qu’aux religieux, qui sont soumis au même droit, d’entendre les confessions.

Il est ordonné aux recteurs des églises, ainsi qu’il est écrit au livre des Proverbes, XXVII, "de mettre tout leur soin à connaître le troupeau qui leur est confié." Le commentaire ajoute: "Il est dit au pasteur: donnez tous vos soins à ceux que vous devez présider; connaissez leurs actions et rappelez-vous que vous êtes tenus de corriger, le plus promptement possible, les vices que vous trouverez parmi eux." Mais les pasteurs des églises ne peuvent connaître les actions et les vices de leurs subordonnés que par la confession; donc il n’est pas permis à ceux-ci de se confesser à d’autres qu’à leurs recteurs ou curés. En outre on lit, Extrav. de poenitentiis et remisas, le pape Innocent dit dans un concile général: "Tout fidèle de l’un et de l’autre sexe, lorsqu’il aura atteint l’âge de discrétion, est tenu de confesser seul à son propre prêtre tous ses péchés au moins une fois l’an. Mais celui qui a reçu l’absolution des péchés dont il vient d’être parlé, n’est pas obligé de les confesser plus tard." Donc, si quelque autre que le propre curé pouvait entendre les confessions et absoudre quelqu’un, celui-ci ne serait pas tenu de se confesser au moins une fois l’an à son propre curé, ce qui est contraire à la décrétale précitée. Donc, vu que les religieux ne sont pas les propres prêtres, et que aucun peuple n’est confié à leurs soins; il est par conséquent établi qu’ils ne peuvent ni entendre les confessions ni absoudre.

Les fidèles, comme l’ordonne la décrétale précitée, doivent recevoir les sacrements de leurs propres curés; et le prêtre ne peut administrer les sacrements de l’Eglise qu’à celui qui en est digne; mais il ne peut savoir que quelqu’un en est digne qu’autant qu’il connaît sa conscience par la confession. Donc les prêtres doivent en tendre les confessions de leurs sujets, et par conséquent les autres ne peuvent pas les absoudre.

Il ne suffit pas dans l’Eglise d’éviter les maux, il faut encore en éviter les occasions, ainsi que le dit l’Apôtre de lui-même II Corinthiens II: "Pour que je retranche ce qui les occasionna, etc." Mais si quelqu’un pouvait " confesser à tout autre qu’à son propre curé, il en est plu sieurs qui pourraient dire qu’ils se sont confessés, et sans l’avoir fait ils pourraient s’approcher des sacrements. Leur propre curé ne pourrait pas les en éloigner, vu qu’ils se couvriraient de ce prétexte qu’ils se sont confessés à d’autres prêtres. Donc il ne peut pas être permis dans l’Eglise aux religieux qui ne sont pas les propres curés d’entendre les confessions.

A celui-là seul il appartient d’absoudre les pénitents, à qui il appartient de corriger; mais comme le dit saint Denis dans sa lettre à Démophile, il n’est pas du devoir des moines de corriger, mais bien de celui des prêtres. Donc les religieux ne peuvent pas absoudre.

Comme ils n’ont ni provinces, ni diocèses, ni paroisses déterminées, confiées à leurs soins, s’ils peuvent prêcher et confesser, il leur sera permis de le faire partout. Donc ils sont investis de pouvoirs plus étendus que lés évêques, les primats ou les patriarches qui ne gouvernent pas l’Eglise universelle, puisque le pape lui-même ne souffre pas qu’on l’appelle le Pontife universel, ce qui fait qu’il est écrit dans les décrets, Dist. XCIX: "Que aucun des patriarches ne s’applique jamais le mot d’universalité." C’est encore ce que dit le chapitre qui suit.

 

Troisième série d'objections:

Poussant encore leur méchanceté plus loin, ils tentent de prouver qu’il ne leur est pas permis de prêcher, quand même les évêques les en chargeraient, non plus qu’ils ne peuvent entendre les confessions.

Ce que quelqu’un donne, disent-ils, il cesse à l’instant même de le posséder. Par conséquent, si les évêques confient le soin des peuples aux prêtres des paroisses, ce soin, par le fait, cesse de leur appartenir; ce qui fait que personne ne peut, sur l’autorité de l’évêque, prêcher aux peuples ou entendre les confessions, à moins que le curé de la paroisse ne l’appelle.

Lorsque l’évêque confie le peuple à un prêtre, il s’en décharge, et le péril retombe sur le prêtre à qui est confié ce soin, ainsi que nous l’apprennent les paroles suivantes du III livre des Rois, XX "Veillez sur cet homme, s’il vient à succomber, vous en rendrez compte vie pour vie." S’il n’en était pas ainsi, grand serait le danser des évêques, vu que le fardeau insupportable de la multitude reposerait sur eux. Donc les évêques n’ont pas à s’occuper, par la suite, des peuples qu’ils ont confiés aux prêtres.

Comme l’évêque est soumis à l’archevêque, de même les prêtres sont soumis aux évêques; mais les archevêques ne peuvent pas s’occupe de ceux qui sont soumis aux évêques, à moins que, par hasard, ce ne soit à cause de leur négligence, ce qui fait qu’il est dit, quest. IX, III: "Que l’archevêque ne s’occupe en rien des affaires des évêques sans leur consentement. Donc les évêques, ne peuvent rien non plus sur les peuples qui sont soumis aux prêtres à moins qu’ils ne négligent leurs devoirs ou qu’ils ne fassent défaut."

Les prêtres chargés des paroisses sont les époux des églises qui leur sont confiées. Par conséquent, s’il en est d’autres qui, parce qu’ils en auront été chargés par les évêques, prêchent aux peuples confiés aux prêtres précités, ou entendent les confessions, il s’ensuivra qu’une église aura plusieurs époux, ce qui est contraire à ce qui se lit, quest. VII, I: Comme il n’est permis à personne de commettre l’adultère avec l’épouse d’un autre, ni de la juger, ni d’en disposer, et que le mari seul de son vivant peut le faire, pour la même raison il n’est pas permis à un autre de son vivant et sans son consentement de juger ou de disposer de l’épouse d’un évêque, que l’on soit être son église ou sa paroisse, il n’est pas permis, dis-je, de vivre avec elle, c’est-à-dire de l’administrer. Les évêques ne sont pas les seuls de qui on entende cela, on l’explique encore, comme le prouve Gratien dans les chapitres suivants, de tous les ministres de l’Eglise.

 

Quatrième série d'objections:

Ils s’appliquent aussi à prouver qu’il ne leur est pas même permis sur un privilège du saint Siége apostolique de prêcher ou d’entendre les confessions.

parce que l’autorité du Siége de Rome ne peut rien changer ou établir contre ce qu’ont réglé les Pères, ainsi qu’il est écrit, XXV. Const, quest. I, Contra statuta.: "Si ce qu’ont réglé les Pères défend à qui que ce soit de prêcher ou d’entendre les confessions, si ce n’est aux prêtres du Seigneur," comme il est écrit, XVI quest, I, Adjicimus, "le pape lui-même ne peut en accorder à personne le privilège."

Il est dit, XXVe Const, quest. I, Sunt quidam: "Car si le pontife de Rome tentait, ce qu’à Dieu ne plaise! de détruire ce qu’ont enseigné les Apôtres et les prophètes, il serait convaincu dès lors, non de donner son sentiment, mais plutôt d’errer." Si donc l’Apôtre a réglé, II Corinthiens X: "que personne ne doit se glorifier du peuple d’autrui," le pape se tromperait s’il donnait à quelqu’un ce privilège.

Il est écrit dans le Droit: "Si le chef de l’Etat accorde à quelqu’un l’autorisation de bâtir dans un lieu public, on doit l’entendre sans porter préjudice à autrui," ainsi qu’il est dit dans if. quid in loco publico oedificare, liv. I, § Si quis a principe, et Constitution XXV, quest. II, De ecclesiasticis. Saint Grégoire dit: "Comme nous défendons nos droits, de même nous conservons à chaque église ses droits propres, et, soutenu de la grâce, je n’accorde à personne plus qu’il n’a mérité, et je ne dérogerai jamais aux droits de qui que ce soit, quels que soient les subterfuges que l’on emploie pour m’y pousser." Mais si quelqu’un prêchait ou confessait dans la paroisse d’un autre sans y avoir été appelé par lui, il ne pourrait le faire qu’au préjudice du curé de cette paroisse. Il suit par conséquent de là que quand même on accorderait à quelqu’un de prêcher ou d’entendre les confessions, il ne pourrait, toutefois, remplir cette fonction qu’au tant que le curé de la paroisse y consentirait.

Quand le chef de l’Etat accorde à quelqu’un le pouvoir de tester, il lui accorde seulement, en cette circonstance, l’autorité ordinaire et légitime de tester. Il n’est pas à croire, en effet, que le Prince Romain veuille, lui le protecteur du droit, renverser d’un seul mot la législation entière des testaments, oeuvre conçue et enfantée par beaucoup de veilles, ainsi qu’il est écrit dans le Droit, De inoffic. testa. liv. Si quando. Si le pape pareillement accorde à quelques hommes de prêcher et d’entendre les confessions, on doit l’entendre, selon le style ordinaire, à savoir, que celui qui a reçu cette autorisation ne doit l’exercer que sur la demande du curé de la paroisse.

Le moine qui a reçu la charge sacerdotale ne peut pourtant l’exercer, tel, par exemple, qu’administrer les sacrements, qu’autant qu’il a été canoniquement chargé d’une population déterminée, ainsi qu’il est dit, quest. XVI, I Adjicimus, § Monachi autem. "Bien que le pape confie, par privilège, à quelqu’un la charge de prêcher il ne peut s’en acquitter que clés l’instant où il aura été chargé d’un peuple déterminé.

Ni le pape, ni quelque mortel que ce soit ne peut changer ou bouleverser la hiérarchie ecclésiastique que Dieu a réglée, puis qu’aucun prélat n’a reçu le pouvoir de détruire, mais bien celui d’édifier, comme le dit l’Apôtre, II Corinthiens X. Mais l’ordre de la hiérarchie ecclésiastique est tel que les moines et les réguliers sont au nombre de ceux qu’il faut conduire à la perfection comme le prouve ce qui se lit au VI° de cette même Hiérarchie. Donc on ne peut pas changer cet ordre de chose, de façon que les religieux soient chargés de conduire les autres à la perfection.

Ils cherchent aussi à prouver qu’il n’est pas permis de demander aux curés ou aux évêques, pour de tels hommes, la permission de prêcher ou d’entendre les confessions, parce qu’il y a ambition à s’in gérer dans les fonctions ecclésiastiques, ce qui fait qu’il est dit Ville quest, I Sciendum: "Lorsqu’une fonction supérieure est imposée, celui qui obéit se prive du mérite de la vertu d’obéissance, si pour obtenir cette fonction il soupire après elle." Mais prêcher et entendre les confessions sont le propre de la fonction sacerdotale, qui est à la fois une fonction d’honneur et de pouvoir. Donc les religieux ne peuvent pas, sans encourir la qualification d’ambitieux, demande l’autorisation de prêcher ou d’entendre les confessions; il ne leur est permis de le faire que lorsqu’on les requiert à ces fins. C’est de là que découle l’erreur précitée. Mais comme le dit Boèce dans son livre de Deux natures, parce que la voie de la foi tient le milieu entre deux hérésies; de même les vertus tiennent le pas milieu, car toute vertu tient avec honneur la place qui lui est assignée au milieu de ce qui l’entoure. Si l’on fait quelque chose en deçà ou au-delà des bornes indiquées, dès lors on s’écarte de la vertu. Il nous faut, eu conséquence, voir relativement aux choses desquelles il vient d’être parlé, ce qui excède ou ce qui n’atteint pas la vérité pour considérer cet état comme une erreur, et regarder la voie moyenne comme vérité de foi. Il nous importe, par conséquent, de savoir qu’il y eut autrefois certains hérétiques et qu’il en existe encore, qui placent la puissance du ministère ecclésiastique dans la sainteté de la vie, au point que celui qui n’a pas la sainteté perd le pouvoir d’ordre, et que celui qui brille par la sainteté possède même le pouvoir d’ordre.

 

Réponse:

Supposons pour le moment, puisqu’il ne s’agit pas de ce sentiment, qu’il est erroné. De la source de cette erreur découle la présomption de certains hommes, surtout de certains moines, qui, pleins de leur propre sainteté, usurpaient, de leur autorité privée, les charges de ministres de l’Eglise, tel que celles d’absoudre les pécheurs, de prêcher; et cela sans avoir recours à l’autorisation d’aucun évêque, quoiqu’il ne leur est pas permis de le faire, ce qui fait qu’il est dit, XVI° quest. L Pervenit cul nos: "Ce qui nous étonne beaucoup c’est que quelques moines et abbés revendiquent arrogamment pour eux contre les décrets des saints Pères, les droits et les fonctions des évêques dans la paroisse confiée à vos soins, tel que de donner la pénitence, remettre les péchés, réconcilier les pécheurs, donner les dîmes et concéder les églises, bien que sans la permission du propre évêque ou l’autorisation du Siége apostolique, il ne leur soit pas permis de se prévaloir d’un tel pouvoir." Or, il est certains hommes qui, ne prenant pas assez de précaution pour éviter cette erreur, sont tombés dans l’erreur contraire, affirmant que les religieux et les moines ne sont pas aptes à remplir les fonctions dont il vient d’être parlé, quand même les évêques les autoriseraient à remplir ces fonctions, ce qui fait qu’il est dit, XVI Cons, I° quest.: "Il en est quelques-uns qui sans être appuyés sur aucun dogme, enflammés par un zèle de méchanceté plu tôt que d’amour, affirment de la manière la plus audacieuse, que les moines qui sont morts au monde et qui vivent pour Dieu ne sont pas dignes du pouvoir de la charge sacerdotale, et qu’ils ne peuvent dis penser ni la pénitence, ni la doctrine chrétienne, qu’il ne leur est pas permis d’absoudre en vertu du pouvoir de la fonction sacerdotale qui leur est divinement conférée." Mais ils sont dans ù erreur complète. Il en est dont l’audace est telle qu’ils se fabriquent une erreur nouvelle en vertu de laquelle ils affirment que ce n’est pas seulement la condition des religieux, mais encore l’impuissance des évêques qui fait qu’il ne peuvent, sans la volonté des prêtres-curés, leur confier le soin de remplir ces fonctions. Et ce qui est encore plus pernicieux, ils soutiennent que le Siége apostolique ne peut pas même leur en accorder le privilège.

 

Cette erreur aboutit par une voie opposée au même but que la précédente; à savoir que l’une et l’autre ruinent le pouvoir ecclésiastique, de même que ceux qui pensent que tout le pouvoir de l’Eglise consiste dans le mérite de la vie. Pour donc ruiner cette erreur nous procédons dans l’ordre suivant

Nous établirons que les évêques et les prélats supérieurs peuvent prêcher et absoudre ceux qui sont soumis aux prêtres sans leur permission.

Qu’ils peuvent confier ce soin à d’autres.

Qu’il est avantageux pour le saint des âmes que ce soin soit confié à d’autres qu’aux prêtres-curés.

Que les religieux mêmes sont aptes à remplir ce ministère, si les évêques le leur confient.

Qu’il peut être salutaire d’établir une religion pour exercer ce ministère sous les ordres des prélats.

Nous répondrons aux raisons que nos adversaires apportent à l’appui de leur assertion.

 

Que l’évêque ait plein pouvoir dans la paroisse confiée à un prêtre, c’est ce qui se prouve par les paroles de la X° Const, quest. I, Sic quidam. Il est dit: "Toutes les choses qui, d’après une ancienne constitution, appartiennent à l’Eglise, sont dépendantes du pouvoir de l’évêque et soumises à sa juridiction." C’est encore ce que prouve le chapitre suivant: "Mais les choses temporelles dans l’Eglise ont pour but les spirituelles." Donc à plus forte raison les choses spirituelles de chaque paroisse sont confiées aux soins de l’évêque.

Chaque paroisse doit être gouvernée d’après la provision et sous la sauvegarde de l’évêque par un prêtre, ou les autres clercs, dont il l’aura pourvu dans la crainte de Dieu.

Il est dit dans le chapitre suivant que l’Eglise lait être gouvernée et pourvue avec jugement et par le pouvoir épiscopal auquel sont en quelque sorte confiées toutes les âmes.

Le prêtre qui a été chargé d’une paroisse, ne peut rien faire dans l’église sans une permission générale ou spéciale de l’évêque, ce qui fait qu’il est dit, XVI° Const, question, Cunctis fidelilius: "Tous les prêtres, diacres, et autres clercs doivent, avant tout, prendre garde de ne rien faire sans l’autorisation de leur propre évêque. Qu’aucun prêtre ne dise même la messe dans sa paroisse sans sou ordre, qu’il ne baptise, ni ne fasse rien saris y être autorisé par lui." Il est donc évident que l’évêque a plus de pouvoir clans une paroisse que le prêtre auquel il l’a confiée, puisque celui-ci ne peut rien y faire sans le consentement du premier.

Le commentaire des paroles suivantes de la I° Ep. aux Corinth, I: "A tous ceux qui en quelque lieu que ce soit, invoquent le nom de Notre Seigneur Jésus-Christ, qui est leur Seigneur comme le nôtre," dit: c’est-à-dire qui m’a primitivement été confiés, et il parle de ses suffragants, c’est-à-dire des paroisses soumises à l’Eglise de Corinthe, comme le prouve, la Glose. Par conséquent, si les évêques sont les successeurs des Apôtres, et s’ils en sont les représentants fidèles, tel que le dit le commentaire du X de saint Luc il est démontré que la paroisse est confiée d’une manière plus particulière à l’évêque qu’au prêtre. On ne peut comprendre que L'Eglise ayant été confiée à l”Apôtre, il en ait transféré le soin à un autre. Il ne dirait pas: "A tous ceux en quelque lieu que ce soit qui est leur Seigneur et le nôtre" si dès l’instant où il avait commencé d’être leur Seigneur, ils avaient cessé de lui être soumis.

Apollon était prêtre des Corinthiens, il leur administrait les choses saintes, comme le prouve ce qui se lit, I Corinthiens IIL: "Apollon a arrosé;" le commentaire ajoute: "par le baptême;" et pourtant l’Apôtre s’occupait des affaires des Corinthiens, comme le prouve ce qui se lit dans la même Epître, XI: "Mais lorsque je serai venu je réglerai les autres choses." On lit, II Corinthiens chap Il: "Car si j’use d’indulgence moi-même, j’en use à cause de vous au nom et en la personne de Jésus-Christ," et dans la I” Epître aux Corinthiens XLIX: "Que voulez-vous que je fasse? Aimez-vous mieux que j’aille vous visiter la, verge à la main, etc." Il est écrit, II Corinthiens X: "Mais nous renfermant dans le partage que Dieu nous a donné, nous nous glorifions d’être arrivé jusqu’à vous." Il est écrit dans le dernier chapitre: "Absent, je vous écris pour que présente ne sois pas obligé de vous traiter avec plus de rigueur d’après le pouvoir que j’ai reçu de Dieu;" le commentaire ajoute: "de lier et de délier." Il est donc évident que les évêques retiennent un plein pouvoir sur les peuples confiés aux prêtres.

Les prêtres étant les successeurs des soixante-douze disciples et les évêques ceux des douze apôtres, ainsi que le dit le commentaire du X de saint Luc il est évident qu’ils soutiennent une erreur manifeste s’ils disent que les Apôtres n’ont pas le pouvoir de lier et de délier, sans le consentement des soixante-douze disciples. Ils sont pourtant dans l’obligation de dire, s’ils le soutiennent des évêques par rapport aux prêtres.

Saint Denis dit dans le V de la Hiérarchie ecclésiastique, que,"quoique l’ordre des pontifes soit perfectif, l’ordre des prêtres illuminatif, et celui des diacres ou ministres purgatif purifiant; l’ordre hiérarchique, c’est-à-dire celui des pontifes, n’a pas seulement pour but de rendre parfait, mais en même temps il illumine et il purifie. Celui des prêtres tout en illuminant purifie aussi," et il en ajoute aussitôt la raison, disant: "Les puissances inférieures ne peuvent pas faire atteindre les choses que la perfection place au-dessus d’elles; parce que elles agiraient injustement si elles tentaient de s’élever à cette hauteur. Quant au puissances plus divines; elles sont capables, avec les opérations qui leur sont propres, des opérations inférieures, comme le prouve le commentaire de Maxime sur ce point." Il est donc évident que, comme le prêtre peut tout ce que peut le diacre et encore plus, de même l’évêque peut tout ce que peut le prêtre et même davantage; lui aussi, par conséquent, si le prêtre peut lire l’Evangile dans l’église sans avoir été requis par le diacre, de même l’évêque peut absoudre et administrer les sacrements de l’Eglise à qui il voudra sans l’autorisation du curé de la paroisse.

Celui-là peut accomplir par lui-même ce qu’il accomplit par un autre; mais on dit des prêtres, quand ils absolvent ceux qui leur sont soumis, qu’ils le font par l’évêque; ce qui fait que saint Denis dit à ce propos, VI de la Hiérarchie ecclésiastique: "Le souverain prêtre d’après nous, qui purifie ou illumine par ses ministres ou les prêtres, est considéré comme purifiant et illuminant par lui-même, vu que les autres placent en lui les actions saintes qu’ils opèrent." Donc l’évêque pourra, quand il le voudra, absoudre ceux qui sont soumis aux prêtres de même qu’il pourra prêches par lui-même.

10° Ceux qui sont soumis aux églises, doivent l’obéissance aux prélats, en tant que ces prélats sont chargés d’eux; ce qui fait que l’Apôtre dit, Hébr ult.: "Obéissez à ceux que sont chargés de vous et soyez-leur soumis." Ils veillent en effet, eux-mêmes, c’est-à-dire que dans leurs prédications ils sont pleins de sollicitude pour vous, "comme devant rendre compte de vos âmes." Mais chaque membre d’une paroisse est plus strictement tenu d’obéir à l’évêque qu’au prêtre chargé de la paroisse, ainsi que l’établit le commentaire du XIII, aux Romains où il est dit: "Il faut obéir avec plus d’exactitude au pouvoir supérieur qu'au pouvoir inférieur;" comme il faut plutôt obéir au proconsul qu’à l’agent subalterne et à l’empereur qu’au proconsul, vu que c’est là la règle du pouvoir; mais cette règle est plus stricte encore, pour le pouvoir spirituel que pour le pouvoir temporel. Donc, les évêques qui sont revêtus d’un pouvoir supérieur, sont pins spécialement chargés de leurs sujets que les prêtres-curés. Les paroles, suivantes du livre des Proverbes, XXVII, concernent le soin des âmes: "Connaissez avec soin l’aspect de votre troupeau." Cette connaissance s’acquiert surtout par l’audition des confessions. Donc, il convient mieux aux évêques qu’aux prêtres-curés, d’entendre les confessions des paroissiens.

11° Les prêtres sont les coadjuteurs des évêques, parce que ces derniers ne peuvent pas seuls porter leur fardeau; ils les aident, comme les soixante-douze vieillards aidaient Moïse, ainsi que le prouve ce qui se lit au livre des Nombres, II. C’est pourquoi l’évêque, dans l’ordination des prêtres, joint à beaucoup d’autres cet exemple: "Plus nous sommes faibles, plus nous avons besoin de leur secours." Mais celui à qui on donne un aide, ne perd pas par là le pouvoir d’agir, pourvu qu’il en use bien; il demeure même le principal agent, et celui qui l’aide, n’agit qu’en second. Les évêques peuvent donc, sans que les prêtres les requièrent, remplir toutes les fonctions de la charge pastorale, ils le peuvent même mieux que les prêtres eux-mêmes.

12° Les évêques tiennent, dans l'Eglise, la place de Notre Seigneur Jésus-Christ, ce qui fait dire à saint Denis, V de la Hiérarchie ecclésiastique: "L’ordre des pontifes, d’après ce qu’en a réglé la Divinité, est le premier, le plus sublime et le dernier de tous les ordres, car en lui se trouve la disposition la plus parfaite et le complément de toute notre hiérarchie; comme nous voyons toute hiérarchie se consommer en Jésus-Christ; de même, chaque hiérarchie particulière se consomme dans le prêtre le plus élevé, par l’ordre de Dieu, c’est l’évêque." Il est écrit, Ep. I de saint Pierre, II, en parlant de Jésus-Christ: "Vous vous êtes convertis au pasteur et à l’évêque de vos âmes." Mais cela est surtout vrai du Pontife de Rome, devant qui, comme le dit saint Cyrille, "de droit divin, tous courbent la tête " lui obéissent comme au Seigneur Jésus-Christ !" Saint Jean Chrysostome dit aussi, sur ces paroles du dernier chapitre de saint Jean "Pais mes brebis;" c’est-à-dire, "étant préposé à ma place, sois le chef des frères." Il est donc ridicule de dire, et c’est presque un blasphème, que l’évêque ne peut pas exercer le pouvoir des clefs, sur chaque membre de son diocèse, comme pourrait le faire Jésus-Christ lui-même.

13° Il suffit, pour que quelqu’un puisse absoudre dans le for de la pénitence, qu’il soit revêtu du pouvoir des clefs et qu’il ait la juridiction sur chaque membre de son diocèse, qui lui détermine la matière; comme pour les autres sacrements, celui qui a le .pouvoir d’ordre et une matière déterminée, peut opérer, pourvu qu’il y joigne la forme et l’intention voulues, ce qu’il peut toujours. Mais l’évêque a le pouvoir des clefs, puisqu’il est prêtre, il a aussi la juridiction sur chaque membre de son diocèse, autrement il ne pourrait ni les citer, ni les réunir en sa présence. Donc, il peut absoudre dans le for de la pénitence, quelque membre que ce soit de son diocèse, sans qu’il soit requis pour cela par le prêtre.

14° Ce qui semble prouver qu’il est nécessaire que les prêtres entendent les confessions de ceux qui leur sont soumis, c’est qu’ils doivent leur administrer, le sacrement de l’Eucharistie, que ne peuvent pas recevoir ceux qui sont en état de péché mortel; mais pareillement, ceux qui sont en état de péché mortel ne peuvent pas recevoir les sacrements de l’ordre et de la confirmation, parce que ces sacrements "présupposent la grâce, et ce sont les évêques seuls qui administrent ces sacrements. Donc, pour la même raison, les évêques peuvent confesser dans leur diocèse quelque personne que ce soit.

15° Personne ne peut s’attribuer ce qui n’est pas eu son pouvoir; mais comme le prouve la coutume, les évêques se réservent les cas qu’ils veulent, et pour l’absolution desquels il faut recourir à eux; donc, ils pouvaient en absoudre avant de se les réserver, Donc, ils peuvent aussi absoudre des autres cas, lorsqu’ils le voudront.

16° Le pouvoir de l’évêque, d’après saint Denis, est universel dans notre hiérarchie, celui du prêtre et des ministres, au contraire, est particulier, comme le prouve les I et V de la Hiérarchie ecclésiastique. Mais comme le prouvent les philosophes, la puissance universelle agit plus efficacement sur ce qui est soumis à la puissance particulière que cette puissance elle-même. Donc, l’évêque peut user d’une manière plus parfaite du pouvoir des clefs sur les sujets du prêtre que le prêtre lui-même.

17° Personne ne donne ce qu’il n’a pas, mais c’est l’évêque qui donne aux prêtres leurs pouvoirs; et en donnant une chose spirituelle on ne la perd pas, car les choses spirituelles ne se donnent que par l’action de celui qui donne sur celui qui reçoit. Mais celui qui agit ne perd pas la faculté d’agir par son action. Donc, l’évêque jouit du pouvoir dont jouit le prêtre auquel il a confié une paroisse.

 

Nous allons établir maintenant, que certains hommes, après avoir reçu mission des évêques, peuvent et prêcher et entendre les confessions, dans les paroisses confiées aux prêtres.

Il est dit, Extrav. de officio judi. ordin. C. Inter cœtera,"que l’évêque prenne des hommes aptes à remplir la fonction sainte de la prédication, et qu’ils s’en acquittent d’une manière salutaire. Et un peu plus bas: "Nous commandons que l’on ordonne, tant dans les églises cathédrales que dans les églises conventuelles, des hommes capables, afin qu’ils servent de coadjuteurs et de coopérateurs aux évêques, non seulement pour la prédication, mais encore pour entendre les confessions et imposer les pénitences, ainsi que pour tout ce qui tient au salut des âmes." Ceci prouve que les clercs des églises conventuelles d’un diocèse, bien qu’ils ne soient pas prêtres-curés, peuvent et prêcher et entendre les confessions, si l’évêque les y autorise.

Dans l’extravagante, de hereticis cap. Excommunicavimus, § quia vero, il est dit: "Tous ceux à qui il aura été défendu, ou qui n’auront pas été envoyés par l’autorité du Siège apostolique, ou celle de l’évêque catholique du lieu, et qui auront présomptueusement usurpé la fonction de prédicateur, soient privée, soit public, qu’ils soient soumis au lien de l’excommunication." On peut conclure de là, que le pape ou l’évêque ont le pouvoir de permettre à quelqu’un de prêcher.

Il est constant que les Apôtres, dont les évêques sont les successeurs, ordonnèrent des prêtres dans les villes et les bourgades, qui demeuraient continuellement avec les peuples confiés à leurs soins; ils en envoyaient pourtant d’autres, prêcher et exercer les autres fonctions qui ont pour objet le salut des âmes. Il est écrit, I Corinthiens 1V: "Je vous ai envoyé mon cher fils Timothée, qui est fidèle dans le Seigneur, pour qu’il vous dise quelle est ma manière de voir en Jésus-Christ;" et II Corinthiens XII: "J’ai prié Tite et j’ai envoyé avec lui le frère," c’est-à-dire, d’après le commentaire, "Barnabé ou Luc." Il est dit, dans celle à Tite, I: "C’est pour cela que je vous ai laissé en Crête, etc." Donc, il en est d’autres qui, outre les prêtres-curés, peuvent prêcher et confesser, lorsque les évêques leur en confient le soin.

Prêcher et entendre les confessions dépendent à la fois et de l’ordre et de la juridiction, mais les choses de ce genre peuvent au moins être confiées à ceux qui ont reçu l’ordre. Donc, comme l’évêque peut et doit prêcher et confesser dans une paroisse, sans que le curé le requière, comme il a été prouvé plus haut, celui à qui il en aura donné le pouvoir pourra en faire autant.

La coutume de l’Eglise romaine prouve aussi cette thèse: "tous ceux qui s’adressent à elle, reçoivent des pénitenciers du pape, des lettres pour se confesser à quelque prêtre que ce soit."

Les légats du pape et ses pénitenciers peuvent entendre les confessions, sans en demander la permission aux curés, ils peuvent, sur l’autorisation du pape, prêcher partout. Ainsi donc, il est démontré qu’il peut y en avoir d’autres auxquels soit confié le soin de prêcher et de confesser, sans la permission des prêtres-curés.

 

Il nous reste maintenant à démontrer que les religieux peuvent parfaitement être chargés de remplir ces fonctions.

Il est dit, X Quest, I, Pervenit, "que les moines et les abbés, sans la permission du propre évêque, ne doivent nullement, par présomption, se permettre de donner la pénitence." Il reste après cela, qu’ils peuvent, si le pape ou l’évêque les y autorisent, entendre les confessions.

Il est dit, même question: "d’après l’autorité de ce décret, nous avons établi, guidés par la doctrine apostolique et le devoir de la piété, qu’il est permis aux moines, qui sont prêtres et qui représentent les Apôtres, de baptiser, de prêcher, de donner la communion, de prier pour les pécheurs, d’imposer la pénitence et d’absoudre les péchés."

Dans le chapitre suivant, qui commence par ces mots, Sunt tamen nonnulli, le pape Boniface dit: "Nous croyons que les moines-prêtres peuvent dignement, avec le secours de Dieu, remplir la fonction de lier et de délier, s’ils ont été dignement élevés à ce ministère. Nous voulons que l’on prive de la puissance sacerdotale, ceux qui soutiennent que les prêtres ne peuvent pas se livrer à la profession monastique, nous ordonnons même que, si à l’avenir ils faisaient des tentatives de ce genre, qu’on les réprime, parce que, plus quelqu’un est élevé, plus aussi il domine les autres par sa puissance."

Les évêques doivent se conformer. autant qu’ils le peuvent aux jugements divins, comme le dit l’Apôtre, I Corinthiens III: "Soyez mes imitateurs comme je suis celui de Jésus-Christ." Mais au jugement de Dieu, il y a certains religieux qui sont réputés aptes à prêcher, au point que Dieu leur en confie immédiatement la charge, comme le raconte saint Grégoire, dans son dialogue du moine Equitius; il en dit autant du bienheureux Benoît. Donc, il est des religieux qui, au jugement des évêques, doivent être tenus pour aptes à remplir la fonction de prédicateur.

De plus, les religieux peuvent tout ce qui est permis aux séculiers, à moins que leur règle ne le leur défende. Il est dit, dans l’argument de la XVI° Quest, I, Sunt tamen nonnulli, "qu’il est permis aux moines d’absoudre. etc." Saint Benoît, cet incomparable précepteur des moines, n’a jamais rien défendu de semblable. Mais il est permis aux séculiers, lorsqu’ils en ont été chargés par les évêques, de prêcher et de confesser. Donc, cela est aussi permis aux religieux, puisqu’il n’y a aucune règle qui le défende.

Obtenir de prêcher de sa propre autorité est une plus grande chose, qu’en obtenir la permission d’un autre; mais les religieux peuvent parvenir à la prélature, grade auquel il appartient de prêcher et de remplir les autres fonctions qui concernent le salut, et cela en vertu d’une autorité propre. Donc à plus forte raison doit-on les juger dignes de remplir les fonctions de prédicateur, etc. pourvu que les évêques y consentent.

L’état de perfection dans lequel vit quelqu’un, ne le rend pas assurément moins apte à remplir ce qui est surtout de la compétence des bommes parfaits; mais l’office du prédicateur convient avant tout aux hommes parfaits, et c’est l’état qu’embrasse le religieux. Le commentaire des paroles suivantes d’Esdras, I, "Tous les autres, etc." s’exprime en ces termes: "Tous les élus ayant été arrachés à la puissance des ténèbres, ils appartiennent à la liberté des enfants de Dieu, et tous sont dans la joie d’être annoncés à la société de gloire de la cité sainte, c’est-à-dire de l’Eglise. Mais il n’appartient qu’à ceux qui sont parfaits de travailler à l’édification de cette Eglise, par les prédications qu’ils adressent aux autres." Ce qui suit prouve que l’on doit entendre ce qui précède de la perfection de religion. Plus ceux qui sont chargés d’instruire la multitude, lui apprennent à aimer les choses célestes, moins ils s’occupent des choses terrestres, ils y renoncent même après les avoir acquises. La Glose interlinéaire prouve encore la même chose. "Tous les autres, c’est-à-dire, les riches qui ne peuvent pas prêcher." Donc, les religieux sont aussi capables de prêcher que les autres, par conséquent, comme les autres peuvent si l’évêque le leur permet, remplir cette fonction; ils peuvent aussi entendre les confessions, comme il a été prouvé précédemment, ce que peuvent aussi les religieux.

Le commentaire des paroles suivantes d’Esdras, liv. I, VIII: "Nous sommes poussés en avant par le fleuve, etc." dit: "Nous appelons à notre secours la cohorte religieuse des frères, afin qu’aidés par eux, nous puissions transporter plus efficacement les âmes des fidèles vers la société des élus et la forteresse d’une vie plus parfaite, comme des vases saints dans le temple du Seigneur." On tire de là la même conclusion que plus haut.

C’est encore ce que prouve la coutume générale de l’Eglise d’Orient, puisque d’après cette coutume, presque tout le monde se confesse aux moines.

10° Il faut plus de pouvoir pour être légat, pour confesser les évêques, pourvoir aux églises, que pour prêcher et confesser; mais nous voyons que ces premières fonctions ont été confiées aux religieux; donc on peut leur confier la seconde.

11° Prêcher et confesser sont bien moins contraires à la vie religieuse que donner des audiences, et cela leur est permis; donc à plus forte raison, ils peuvent confesser et prêcher.

 

Nous allons démontrer maintenant, qu’il est avantageux, pour le salut des âmes, de confier à d’autres qu’aux prêtres-curés le soin de prêcher et de remplir les autres fonctions, qui ont pour objet ce salut des âmes.

On le prouve par les paroles suivantes du Seigneur, Matthieu IX: "La moisson est abondante;" la Glose ajoute: "La foule des peuples disposés à recevoir la parole et à produire des fruits." "Mais les ouvriers sont en petit nombre;" le commentaire ajoute: "les prédicateurs pour réunir l’Eglise des élus." "Priez donc le maître de la moisson d’envoyer des ouvriers dans sa moisson." Ces paroles prouvent qu’il est avantageux pour l’Eglise d’avoir un grand nombre de prédicateurs qui prêchent aux fidèles, la foule de ces mêmes fidèles devenant très grande.

Les paroles suivantes du livre de la Sagesse, VI: "La multitude des sages," prouvent la même chose. On lit dans la Glose interlinéaire: "l’assemblée des prédicateurs est le salut de l’univers."

Il est écrit, II Timothée II: "Et gardant ce que vous avez appris de moi devant plusieurs témoins, donnez-le en dépôt à des hommes fidèles;" c’est-à-dire d’après la Glose, "dont la foi soit pure. Leur vie, leur science et leur éloquence, les rendront aptes, dit le commentaire: "et instruire les autres." "Il faut, dit encore le commentaire, confier le soin de la prédication divine à ceux qui sont capables de remplir ce ministère." Le commentaire ajoute aussi à l’occasion de ces paroles d’Esdras, T. III: "Et tous ceux qui revinrent de la captivité à Jérusalem;" "les évêques et les prêtres ne sont pas seulement obligés d’édifier le peuple des fidèles," c’est-à-dire la maison de Dieu; mais le peuple de la captivité des Juifs, appelé à la vision de la véritable, paix, doit exiger le ministère de la parole de ceux qui savent enseigner."

Saint Grégoire, liv. XIX de la Morale, dit, interprétant les paroles suivantes de Job, XXIX: "Quand je lavais mes pieds avec du lait," "Que pouvons-nous répondre à cela, nous qui sommes évêques, et qui ne prenons aucun soin de dispenser à ceux qui nous sont confiés les paroles de vie, quand il ne put pas empêcher un homme marié et même revêtu de l’habit séculier, ou encore plein des occupations d’une grande fortune, de prêcher?" Ceci prouve qu’outre les évêques et les recteurs des églises, il en est d’autres qui peuvent exercer d’une manière louable la fonction de prédicateur. Il est un grand nombre d’exemples tirés de l’ancien Testament qui établissent la même chose; David y est loué, parce qu’il étendit le culte de Dieu, en établissant vingt-quatre prêtres, pour pouvoir délivrer plus promptement le peuple, ainsi que le prouve ce qui se lit au livre des Paralipomènes, XXIII, XXIV. On lit la même chose d’Ezéchias, liv. II Paralip, XXX: "Des courriers avec des lettres du roi et d’après son ordre et ceux de ses premiers officiers, parcourent le royaume d’Israël et celui de Juda, prêchant conformément à l’ordre du roi. Enfants d'Israël, revenez au Seigneur votre Dieu, etc." Assuérus envoya aussi par les provinces, des messagers alertes, pour qu’ils annonçassent la délivrance du peuple de Dieu, ainsi qu’on le lit dans Esther, VIII Donc, on peut très avantageusement confier à d’autres qu’aux prêtres curés, le soin de prêcher et de remplir les autres fonctions qui ont pour objet le salut des âmes.

Saint Grégoire dit, dans la cinquième homélie de la première partie de son explication d’Ezéchiel: "On ne permet nullement à ceux qui sont les gardiens des âmes et qui sont chargés du fardeau de l’instruction du troupeau de changer d’endroit. Quant à ceux au contraire qui, par amour pour le Seigneur, se livrent à la prédication, ils sont comme les roues de ce feu qui les dévore; et parcourant les différents pays poussés par cet amour, ils allument dans les autres le feu qui les enflamme eux-mêmes. Ceci prouve donc qu’il convient de confier, outre qu’aux recteurs des églises qui résident dans ces mêmes églises, le soin de prêcher à d’autres hommes qui parcourent les divers pays.

Que ce soit une chose utile et salutaire, c’est ce que prouve suffisamment les occupations des recteurs des paroisses, ils sont en effet fréquemment employé aux autres oeuvres pieuses et aux affaires ecclésiastiques, bien qu’il soit nécessaire que celui qui annonce la parole de Dieu soit libre de toute espèce de soucis. C’est ce qui fit dire aux Apôtres, Act, VI: "Il n’est pas juste que nous renoncions à prêcher pour servir aux tables." Ces paroles démontrent suffisamment qu’il est nécessaire qu’ils soient aidés par d’autres. Le défaut de capacité chez un grand nombre prouve aussi suffisamment cette nécessité; ou en trouve en effet dans certains endroits dont l’ignorance est telle, qu’ils ne savent pas même parler latin. Le nombre de ceux qui ont appris l’Ecriture sainte est aussi très rare; il faut cependant que celui qui prêche la parole de Dieu connaisse l’Ecriture. Il est donc établi par là que ce serait grandement nuire au salut des fidèles que de laisser aux seuls curés le soin d’annoncer la parole de Dieu.

L’ignorance de plusieurs prêtres n’exige pas moins impérieusement la même chose quant à l’audition des confessions, vu que cette ignorance est on ne peut plus funeste quant à ces mêmes confessions. C’est ce qui fait dire à saint Augustin, dans son livre de la Pénitence: "Celui qui veut confesser ses péchés pour trouver la grâce, doit chercher un prêtre qui sache lier et délier, de peur que, étant négligeant pour ce qui le concerne, il ne soit négligé par celui qui le pousse miséricordieusement et l’exhorte, de peur qu’ils ne tombent tous deux dans le fossé que insensé il n’a pas voulu éviter."

La multitude confiée parfois aux soins d’un seul prêtre prouve aussi ce besoin; car, quand même il passerait tout son temps à confesser, à peine pourrait-il entendre convenablement les confessions de tous. La difficulté de confesser prouve encore ce besoin. L’expérience prouve, en effet qu’il est certaines personnes qui ne se confesseraient pas si elles ne pouvaient pas s’adresser à d’autres qu’à leur propre curé; cela tient tantôt de la honte, parce qu’elles rougissent de confesser leurs péchés à ceux avec qui elles conversent journellement; tantôt aussi de ce qu’elles soupçonnent les prêtres d’être leurs ennemis; cela vient encore d’une foule d’autres raisons. C’est pour cela que les prélats, condescendant pieusement à leur faiblesse et pour ne pas les laisser tomber entièrement dans le désespoir, leurs procurent d’autres confesseurs.

 

Ces choses étant établies, nous allons prouver qu’il peut y avoir avantage à établir une religion, dont le but spécial soit de venir au secours des prélats, pour la prédication et l’audition des confessions, sous les ordres de ces mêmes prélats.

Ce qui le prouve, c’est que toute religion est formée sur le modèle de la vie apostolique. Le commentaire des paroles suivantes, Act, IV: "Ils possédaient tout en commun", dit: "Le mot commun vient du mot grec, coena, repas commun, ce qui fit qu’on les appela cénobites ou vivant en commun, coenobia, c’est-à-dire, "de leurs demeures communes." La vie des Apôtres fut telle, qu’ayant tout quitté, ils parcouraient le monde, évangélisant et prêchant, comme le prouve ce qui se lit dans saint Matthieu X, et dans une certaine règle qui leur est tracée. Donc on peut très convenablement établir une religion, dont le but soit de remplir les fonctions en question.

Il est écrit dans saint Jacques, I.: "La religion pure et sans tache aux yeux de notre Dieu et notre père, c’est de visiter les veuves et les orphelins dans leurs travaux." mais ces visites sont surtout du devoir de ceux qui s’appliquent à sauver les âmes. Donc on peut très convenablement établir une religion qui ait pour but de visiter les hommes qui ont besoin de consolations, afin de leur procurer l’espérance par la patience et la consolation qu’enseignent les Ecritures.

Le commentaire interlinéaire des paroles suivantes des Actes, VI: "Il n’est pas juste que nous cessions de prêcher pour nous livrer au service de la table," dit aussi: "Les aliments de l’esprit sont préférables aux mets du corps;" mais on a institué certains ordres de religions, dont le but est de venir pieusement et salutairement au secours des pauvres par la nourriture corporelle, et de subvenir aussi aux autres besoins du corps. Donc il convient, à plus forte raison, d’établir quelque autre religion pour subvenir aux besoins de âmes.

Saint Augustin dit: "Il vaut mieux paître les âmes qui doivent vivre éternellement avec le Seigneur que les corps qui doivent mourir; surtout, vu que le salut des corps dépend de celui des âmes, et non vice-versa."

La milice spirituelle convient bien mieux aux religieux qu’aux séculiers; et on a utilement institué certains ordres de religions pour combattre dans la milice séculière. Donc, i1 convient mieux encore d’en établir pour la milice spirituelle qui est surtout le fait du prédicateur de la parole de Dieu, dont il est dit, II Timothée II: "Combats comme un bon soldat de Jésus-Christ" et le commentaire ajoute: "En préchant l’Evangile contre les ennemis de la foi."

Ceux qui travaillent au salut des âmes doivent briller par leur vie et leur science; or, il ne serait pas facile d’en trouver un assez grand nombre pour en mettre à la tête de toutes les paroisses de l’univers, vu qu’à cause de la disette des hommes lettrés, il n’a pas été possible de faire observer par les séculiers le décret du concile de Latran, qui veut qu’il y ait dans les Eglises métropolitaines quelques hommes qui enseignent la Théologie. Nous voyons néanmoins les religieux remplir avec la grâce de Dieu cette fonction d’une manière bien plus étendue qu’il n’a été statué, au point que l’on semble voir s’accomplir ce que dit Isaïe, XI: "La terre est remplie de la science de Dieu." Donc, il est très avantageux d’établir une religion dans laquelle il y a des hommes lettrés, qui se livrant à l’étude, viendront en aide à ceux qui ne peuvent pas aussi facilement le faire à défaut de temps.

C’est aussi ce qu’établit d’une manière très claire le résultat suivant. Nous voyons que des religions de ce genre ayant été établies dans des pays où régnait l’hérésie, elles l’en ont extirpée par leur ministère; elles ont aussi converti à la foi des infidèles, el ont appris à un grand nombre dans l’univers la loi de Dieu, elles en ont aussi ramené un grand nombre à la pénitence. Par conséquent, si quelqu’un dit mensongèrement qu’une telle religion est inutile, il est facile de le convaincre de porter envie à la grâce qui opère en eux, et de pécher contre le Saint-Esprit.

On lit, XXVI° Const, I Quest.: "Qu’il ne soit permis à personne de juger témérairement, soit les constitutions divines, soit les décrets du Siége apostolique, sans danger pour son état." Par conséquent, comme le Siége apostolique a établi des religions pour remplir les fonctions dont il vient d’être parlé, comme le prouve leur nom même évidemment, car "personne ne reçoit un nom sans cause," celui-là est digne de condamnation qui fait ses efforts pour improuver une telle religion.

 

Solution à la première série d'objections:

Nous allons maintenant en dernier lieu répondre aux objections de nos adversaires.

 

Quant à leur première objection qui consiste à dire que les moines ne doivent pas paître les autres, mais qu’il faut que quelqu’un les paisse eux-mêmes, on doit l’entendre comme étant dirigée contre ceux qui disaient que par là même que quelqu’un est moine, il a le pouvoir de l’Ordre, pourvu que sa vie soit sainte. Comme on peut pareillement dire d’un clerc séculier, qu’il n’a pas le pouvoir de paître, s’il n’a pas charge d’âmes, ou si celui qui est revêtu de cette charge ne l’a pas autorisé. On ne conclut pas de là pour cette raison, qu’il convient aux religieux de paître le peuple par la parole de Dieu, à moins qu’ils soient élevés à la prélature ou que les évêques leur en confient le soin. Les religieux sont aussi aptes à remplir les fonctions de prédicateur que les séculiers, il n’y a que l’obéissance à laquelle ils sont soumis qui établisse une différence, et qui fasse qu’ils ont besoin d’une double permission pour prêcher, à savoir la permission de ceux qui ont charge d’âmes, et celle de leurs supérieurs sans laquelle ils ne peuvent rien faire.

On doit expliquer de la même manière l’objection qui suit: "Outre les prêtres du Seigneur que personne n’ait l’audace de prêcher." Ceci est vrai si on l’entend de l’autorité propre, c’est-à-dire ordinaire. Ce qui suit : "Nous pensons que les moines doivent tout à fait cesser de prêcher au peuple", doit s’entendre dans le même sens, à savoir que les moines ne doivent pas s’arroger de leur autorité privée et par là qu’ils sont moines la fonction de prédicateur.

Ce qui suit: "Il ne convient pas au moine de prêcher", doit aussi s’interpréter dans ce sens, à savoir qu’il n’est pas revêtu de cette charge par le fait même qu’il est moine.

A ce qu’ils objectent ensuite, que ceux qui paissent le peuple par la parole de Dieu doivent aussi le paître par des secours temporel on répond qu’il faut l’entendre dans ce sens si on le peut, comme l’apprennent les paroles suivantes de saint Jean, III: "Celui qui possédera les biens du monde et qui verra son frère dans le besoin, etc." Autrement les Apôtres n’auraient pas pu prêcher, eux qui disent: "nous n’avons ni or ni argent." Ceci n’empêche pas néanmoins ceux qui sont pauvres pour eux-mêmes, de venir temporellement au secours des indigents, en exhortant les riches à leur faire des largesses par leurs aumônes, ainsi qu’il fut recommandé à Paul, lui qui avait reçu mission de prêcher aux Gentils de ne pas oublier les pauvres; c’est ce qu’il nous apprend lui-même, Galates 2.

A l'objection qui suit et qui consiste à dire que ce sont les pasteurs qui sont chargés de paître les troupeaux, on répond, les pasteurs peuvent paître le troupeau du Seigneur non seulement par eux-mêmes, mais par d’autres auxquels ils en confient le soin; car on considère comme faisant une chose, celui par l’autorité duquel elle se fait.

Il n’y a que ceux qui ont été envoyés qui doivent prêcher, objectent-ils encore; mais comme on le lit dans l’Ecriture, le Seigneur n’a envoyé que les douze Apôtres et les soixante-douze disciples. On répond à cela, que ceux que le Seigneur envoie peuvent en envoyer d’autres, comme Paul envoya Timothée prêcher. Il est écrit, I Timothée IV: "C’est pourquoi je vous ai envoyé Timothée." Il en est plusieurs autres qui pour cette raison peuvent être envoyés pour remplir ces fonctions, pourvu qu’ils en soient chargés par les évêques et par les prêtres; on considère pourtant comme envoyés par le Seigneur, ceux qui le sont en vertu du pouvoir qui émane de lui, ce qui fait que l’on compte au nombre des coadjuteurs ceux qui sont envoyés par les prélats des Eglises, à savoir les évêques et les prêtres; parce qu’ils sont eux-mêmes les coadjuteurs de ceux qui sont plus élevés, bien qu’ils ne soient pas archidiacres. Ainsi qu’on le lit dans le commentaire, tel que Tite pour Paul, les archidiacres pour les évêques, ce qui en est un exemple. On ne peut pas conclure de là que ceux qui ne sont pas archidiacres ne peuvent pas aider leurs supérieurs; car lorsque quelqu’un prêche ou entend les confessions, parce que l’évêque lui en a confié le soin, l’évêque, comme le prouve l’autorité de saint Denis cité plus haut, est censé le faire lui-même. Bien cependant que le Seigneur n’eut établi que deux ordres, qui de leur propre autorité puissent annoncer la parole divine, l’Eglise toutefois pourrait établir un ordre de prédicateurs, car ils prêcheraient par son autorité; le pape surtout pourrait le faire, lui qui a dans toute l’Eglise la plénitude de pouvoir. Dans la primitive Eglise aussi, il n’y eut que deux ordres sacrés, savoir des prêtres et des diacres; plus tard pourtant l’Eglise institua les ordres mineurs, comme le dit le maître des Sentences.

On répond à l’objection que suit, le décret cité parle de certaines personnes que l’on nommait chorévèques, que l’on n’ordonnait pas dans les grandes villes, mais dans les bourgs et les villages, et qui avaient des pouvoirs un peu plus étendus que les prêtres, c’est-à-dire qu'ils pouvaient conférer les ordres mineurs; on les établit dans l’Eglise durant un temps, comme jouissant du pouvoir ordinaire; mais ensuite, comme il est dit dans la même distinction, l’insolence qui leur faisait usurper les fonctions des évêques fit que l'Eglise les prohiba. C’est ce qui prouve qu’il n’y a pas la même raison de prohiber les religieux qui, sans en avoir le pouvoir ordinaire, entendent les confessions, parce qu’ils en ont été chargés par les évêques. L’ordre de ces derniers ne fait pas nombre contre les ordres qu’a établis le Seigneur, puisqu’il est entendu qu’il n’a d’effet que d’après les droits de celui par l’autorité duquel il a été établi, et c’est ce que prouve saint Denis, cité plus haut, Il faut dire en outre que, d’après cette autorité de saint Denis, la seule conséquence que l’on puisse tirer, c’est que les moines ne tirent pas de leur ordre la faculté de devenir évêques ou de conduire les autres à la foi. Mais ceci n’interdit nullement aux moines la faculté de recevoir le pouvoir ordinaire ou délégué de conduire les autres, vu surtout qu’il est dit dans la lettre que l’ordre monastique n’est pas placé au-dessus des autres et qu’il n’est pas chargé de les conduire; mais non qu’il ne puisse ou qu’il ne doive pas l’être. Il faut dire de plus que la hiérarchie ecclésiastique est formée sur le modèle de la hiérarchie céleste, autant que la chose est possible mais non pas en tout. Dans la hiérarchie céleste, la distinction des dons gratuits qui établit la distinction de ordres suit la distinction de la nature, mais il n’en est pas ainsi parmi les hommes. C’est pourquoi, comme la nature des anges est immuable, l’Ange ne peut pas passer d’un ordre inférieur à un ordre supérieur, chose qui peut avoir lieu dans la hiérarchie ecclésiastique; dans la hiérarchie céleste toutefois, l’ange, bien que d’un ordre inférieur, peut accomplir un acte d’un ordre supérieur par la puissance de celui qui lui est supérieur. Comme le dit en effet saint Denis, XIII de la Hiérarchie céleste: "L’ange qui purifia les lèvres d’Isaïe est appelé Séraphin, parce qu'il remplit la fonction du Séraphin." Saint Grégoire dit, dans son homélie sur la parabole des cent brebis: "Que les esprits qui sont envoyés prennent les noms de ceux dont ils remplissent les fonctions." Il n’y a donc rien d’extraordinaire, d’après cela, si dans la hiérarchie ecclésiastique, quelqu’un, bien que d’un ordre inférieur, exerce parfois les fonctions d’un ordre supérieur, s’il a été désigné par quelqù’un de cet ordre.

On répond à ce qu’ils disent, qu’ils prêchent avec ou sans pouvoir nécessaire, qu’ils ont le pouvoir de prêcher, mais que ce pouvoir ils ne l’ont que par délégation, que ce n’est pas un pouvoir ordinaire. On ne peut pourtant pas conclure de là qu’ils aient le droit d’exiger des procurations, parce qu’ils ne le peuvent pas; ils le pourraient néanmoins, si ceux en qui réside ce pouvoir le leur donnait. On ne peut pas non plus conclure de là que ce soit une raison pour qu’il y ait plusieurs procurations.

A ce qu’ils objectent ensuite, que les religieux d’après cela auraient un pouvoir plus étendu que les évêques et les patriarches, on répond que cette objection est fausse, parce que les évêques et les patriarches peuvent prêcher en certains endroits en vertu du pouvoir ordinaire, pendant que les religieux qui n’ont pas charge d’âmes ne peuvent le faire nulle part. Il leur est néanmoins permis de prêcher partout, si ceux qui en ont le pouvoir les y autorisent, comme l’évêque peut exercer les fonctions épiscopales dans un diocèse étranger, si l’évêque du diocèse où il demeure le lui permet.

10° A ce qu’ils objectent, le prédicateur ne doit pas bâtir sur le fondement d’autrui; on répond: cette assertion est fausse et contraire à ce que dit l’Apôtre, I Corinthiens III: "Comme un sage architecte j’ai posé le fondement," le commentaire ajoute: "par la prédication," "mais un autre bâtit dessus." Mais que chacun voie comment il bâtira dessus. Saint Ambroise dans son commentaire entend cela de la sur édification de la doctrine. Quant à ce que dit l’Apôtre, Romains XV: "Ainsi j’ai prêché l’évangile dans les lieux où Jésus-Christ n’avait pas été annoncé pour ne pas bâtir sur le fondement d’autrui." Il ne faut pas l’entendre dans le sens que ce soit une chose prohibée, mais bien parce que, dans ce temps, il pensait que c’était une chose plus utile. C’est pourquoi le commentaire dit au même endroit: "Pour ne pas bâtir sur le fondement d’autrui; c’est-à-dire pour que je ne prêchasse pas à ceux qui avaient été convertis par les autres, non pas que je ne le fisse si l’occasion se présentait, mais je préférais jeter les fondements de la foi là où elle ne régnait pas; autrement il n’eût pas été permis à l’évangéliste saint Jean de prêcher à Ephèse où Paul avait implanté la foi, ni à Paul de prêcher à Rome où l’avait devancé saint Pierre." Mais que diront-ils si les religieux, contre lesquels ils s’élèvent, sont divisés de telle sorte que quelques-uns d’entre eux, annoncent la parole de Dieu parmi les infidèles et que les autres aident les prélats au milieu des fidèles? Cette assertion ne fait rien à notre proposition, parce qu’il n’y a pas de parité entre prêcher à un peuple étranger ou bâtir sur le fondement d’autrui, tel qu’on l’interprète des paroles citées, vu que le prêtre qui est chargé d’une paroisse, tout en prêchant dans sa paroisse, bâtit sur un fonde ment étranger, parce qu’il prêche à des personnes que d’autres ont converties à la foi. Il en est de même de ce qui se lit, II Corinthiens X: "Ne nous glorifiant pas outre mesure des travaux d’autrui," c’est-à-dire de ceux où un autre aurait jeté les fondements de la foi, ce qui serait se glorifier démesurément. Le sens du commentaire n’est pas que si l’Apôtre eût travaillé dans l’endroit où un autre avait jeté les fondements de la foi, ç’eût été se glorifier outre mesure, mais s’il se fût glorifié d’avoir jeté un fondement déjà posé par un autre, c’eût été alors se glorifier au delà de ce que comportait son travail.

11° On doit interpréter de la même manière ce qui suit: "N’ayant pas l’espoir d’être glorifié dans une règle étrangère," c’est-à-dire en ceux qui sont sous un gouvernement ou une administration étrangère; c’est mal à propos que l’on rapporte ce commentaire. On ne lit pas cela, en effet, dans le commentaire, mais on y lit ce qui suit: "Notre règle, c’est-à-dire notre gouvernement, c’est-à-dire, d’après ce que Dieu nous a enjoint, je dis évangéliser dans l’abondance, c’est-à-dire non dans un petit nombre d’endroits, mais même dans ces lieux qui sont au delà de vous. Cependant, nous ne sommes pas sans espérance, c’est-à-dire nous n’espérons pas nous glorifier dans quel que autre règle, ceux qui sont plus loin que vous ne sont pas non plus soumis à un autre gouvernement." Mais si le commentaire contenait ce qu’ils disent qu’il contient, on ne comprend pas que l’Apôtre eût pu prêcher à ceux que gouvernait un autre apôtre. Il a prêché en personne aux habitants de Rome et d’Antioche, qui étaient soumis au gouvernement de Pierre; mais il l’a fait sans se glorifier d'eux, comme s’ils eussent été soumis à son gouvernement, car c’eût été se glorifier dans la règle d’autrui. Et de plus ceux qui prêchent parce que les prélats leur en ont confié le soin, ne prêchent pas au milieu de peuples étrangers, ils prêchent seulement aux peuples des prélats qui les ont envoyés, et ils ne sont, comme on le dit ordinairement, que leurs coopérateurs.

 

Solution à la deuxième série d'objections:

Il est facile de répondre aux raisons qu’ils apportent ensuite pour prouver que les religieux ne doivent pas confesser.

 

Les décrets qu’ils citent ne prouvent, en effet, qu’une chose, c’est que les religieux ne peuvent pas confesser de leur autorité propre. Or, ceci n’établit pas que le pape et les évêques ne puissent pas leur en donner le pouvoir, comme le prouve clairement ce qui se lit, XVI° quest, I, Pervenit. Il n’est pas prouvé par là non plus que les religieux soient moins aptes que les séculiers à remplir cette fonction, ainsi que le prouve la XVI° quest, I, Sunt tamen nonnulli.

A ce qu’ils objectent, que les prêtres chargés des paroisses doivent, puisqu’ils sont directeurs des âmes, s’appliquer à connaître le troupeau qui leur est confié, chose qu’ils ne peuvent faire que par la confession, il faut répondre: la confession n’est pas le seul moyen qui puisse nous faire connaître la bonté ou la méchanceté de quelqu’un; on peut encore le connaître par le jugement qu’en porte le supérieur. Par conséquent, si l’évêque absout le sujet d’un prêtre, qu’il le fasse par lui-même ou par délégué, le prêtre doit se considérer comme le connaissait par soi-même et comme s’il s’était confessé à lui, vu qu’il ne lui est pas permis de juger la sentence du supérieur qui l’approuve. D’après la décrétale le prêtre peut, en outre, suffisamment le connaître s’il se confesse au moins une fois l’an à lui.

On répond à ce qu’ils objectent ensuite, que chacun est tenu de se confesser au moins une fois l’an; que le propre prêtre n’est pas le curé seul, mais encore l’évêque et le pape auxquels, comme il a été démontré plusieurs fois, les âmes sont confiées d’une manière plus spéciale qu’au curé de la paroisse. Le mot propre ne se prend pas, en effet, ici en tant qu’il est opposé au mot commun, mais en tant qu’il est le contraire de ce qui est étranger. Ce qui fait que celui qui s’est confessé à son évêque ou à son délégué, s’est confessé au propre prêtre. En outre, cela n’empêche pas, si on se confesse une fois par an à son propre prêtre, c’est-à-dire au curé de sa paroisse, supposé qu’on ne l’entende même que de lui, qu’il ne soit pas permis de se confesser d’autres fois à des prêtres étrangers revêtus du pouvoir d’absoudre.

A ce qu’ils objectent qu’il est impossible de savoir si quelqu’un est digne d’être admis au sacrement d’Eucharistie à moins qu’on ne l’ait entendu en confession, on répond que cela est faux. On peut en effet le savoir par le jugement du supérieur qui l’a absout dans le for de la pénitence, et dont le jugement n’a pas moins de force que son propre jugement.

S’il est permis de se confesser à un autre qu’à son curé, c’est, disent-ils, procurer à un grand nombre le moyen de se cacher: on répond à cela que c’est une erreur; car comme dans le for de la pénitence chacun doit être cru, soit qu’il parle pour ou contre lui; le prêtre doit croire que celui qui lui assure qu’il s’est confessé, s’est réellement confessé; car quand même il se confesserait à lui il pourrait le tromper, tel, par exemple, qu’en confessant des fautes légères et en cachant celles qui sont graves. Etant donné, en outre, que ce fût même procurer quelque occasion de mal, il en résulte un bien plus grand avantage, vu que par ce moyen on évite une foule de maux, ainsi qu’il a été précédemment démontré, et que par le contraire ou s’exposerait à une foule de dangers.

A ce qu’ils objectent, il n’appartient pas au moine de corriger ni par conséquent d’absoudre, on répond que cela est vrai quant à l’autorité propre, mais que s’il est délégué par celui qui en a le pouvoir, il peut faire l’un et l’autre s’il remplit les fonctions sacerdotales. Démophile, auquel écrivait saint Denis, n’était ni prêtre ni diacre, comme le prouve le contenu de la lettre.

A ce qu’ils objectent, que s’ils pouvaient entendre les confessions, ils pourraient, par la même raison, les entendre partout et que par conséquent ils seraient les administrateurs de l’Eglise universelle, on répond qu’ils ne peuvent nulle part les entendre de leur propre autorité, mais qu’ils peuvent les entendre partout où on leur en aura confié le soin; et s’ils en étaient chargés par celui qui a pouvoir sur toute l'Eglise, ils pourraient les entendre quelque part que ce fût. Ce n’est pourtant pas ce qui les constituerait les gouverneurs de l’Eglise universelle, parce qu’ils n’absoudraient pas en vertu de leur propre pouvoir, mais bien d’un pouvoir délégué. Si le pape ne permet pas de l’appeler le Pontife universel, ce n’est pas parce qu’il n’a pas l’autorité immédiate et entière sur toute l’Eglise, mais c’est parce qu’il n’est pas placé à la tète de chaque église particulière comme le recteur propre et spécial de cette église, parce que si les pouvoirs de tous les autres pontifes venaient à s’éteindre, le chapitre rapporté a sa raison d’être.

 

Solution à la troisième série d'objections:

Quant aux raisons sur lesquelles ils s’appuient pour prouver que les religieux ne peuvent pas, sur l’autorisation des évêques, prêcher ou confesser, il est facile d’y répondre.

 

A ce qu’ils objectent que quiconque donne une chose cesse de la posséder, on répond il est évident que ceci est faux relativement aux choses spirituelles, car on ne les communique pas par une translation quelconque de domaine, comme cela se pratique pour les choses temporelles, cette translation se fait plutôt sous forme d’émanation d’un effet de sa cause, tel, par exemple, que celui qui communique la science à un autre et qui néanmoins ne la perd pas, elle est même à l’état de puissance dans celui qui la communique. Celui, en effet, qui donne à quelqu’un le pouvoir ne le perd pas; ainsi l'évêque qui donne au prêtre le pouvoir de consacrer le corps du Seigneur ne perd pas ce pouvoir en le donnant, ce qui fait dire à saint Augustin dans son premier livre de la Doctrine chrétienne, en parlant de la communication des choses spirituelles. "Toute chose qui ne se perd pas en la donnant, quand on la possède et qu’on ne la donne pas, on ne la possède pas encore telle qu’elle doit l’être." L’évêque pareillement, quand il donne le pouvoir d’absoudre quelques hommes, ne perd pas ce pouvoir, à moins qu’on ne considère le pouvoir que le prêtre a dans sa paroisse comme celui qu’un soldat a dans sa ville; chose ridicule, puisqu’ils ne sont pas maîtres, mais seulement ministres d’après les paroles suivantes, I° Epître aux Corinth, IV: "Que l’homme nous considère comme les ministres de Jésus-Christ," etc. et celles de saint Luc XXII: "Les rois des nations les dominent, mais il n’en est pas ainsi de vous; que celui d’entre vous qui est le plus grand devienne le plus petit, et que celui qui préside devienne semblable à celui qui est serviteur."

A ce qu’ils objectent, que quand l’évêque confie à quelqu’un le soin d’une paroisse, il s’en décharge, on répond: c’est une erreur, parce qu’il lui appartient encore d’avoir soin de tout le troupeau confié à sa sollicitude, ainsi que le prouve ce qui se lit, X quest, I, Quœcumque. Ce qui faisait dire à l’Apôtre de lui-même, II Corinthiens XI: "Outre ces maux qui ne sont qu’extérieurs, le soin que j’ai de toutes les églises m’attire une foule d’affaires dont je suis assiégé tous les jours." Ce fardeau pourtant n’est pas insupportable, parce qu’il a des aides d’un ordre inférieur. Supposé même qu’en confiant une paroisse à un prêtre il fût déchargé de toute espèce de soins, il ne faut nullement en conclure qu’il a perdu tout pouvoir sur cette paroisse. Les ministres de Jésus-Christ, en effet, peuvent travailler, non seulement à procurer le salut d’autrui, pour éviter le péril qui les menace, mais ils peuvent encore le faire pour acquérir de plus grands mérites et produire, parmi le peuple de Dieu, des fruits plus abondants, de même que Paul, pour procurer le salut des élus, faisait une foule de choses de surérogation que sans danger pour son salut il ne lui était pas permis d’omettre.

A ce qu’ils objectent encore, que le prêtre est sous l’évêque, comme celui-ci sous l’archevêque, on répond qu’il n’y a pas similitude parfaite. Il est constant, eu effet, que l’archevêque n’a pas de juridiction immédiate sur les sujets du diocèse d’un évêque, à moins qu’on lui défère une cause; pendant que l’évêque lui a une juridiction immédiate sur les paroissiens d’un prêtre, puisqu’il peut citer devant lui lequel que ce soit d’entre eux et l’excommunier; ce que ne peut pas faire l’archevêque à l’égard des sujets de l’évêque, ainsi qu’il a été prouvé précédemment. La raison de ceci, c’est que naturellement et de droit divin, le pouvoir du prêtre est soumis au pouvoir de l’évêque, puisqu’il est imparfait par rapport au sien, comme le prouve saint Denis. L’évêque, lui, n’est soumis à l’archevêque que d’après une loi de l’Eglise, ce qui fait que l’évêque n’est soumis à l’archevêque que pour les choses déterminées par l'Eglise. Le prêtre, lui, au con traire est soumis à l’évêque de droit divin, et il lui est soumis en toutes choses; de même que le pape a juridiction immédiate sur tous les chrétiens, parce que l’Eglise de Rome ne tient pas sa primauté d’un décret de quelque concile, mais qu’elle la tient de la parole évangélique de Notre Seigneur et Sauveur lui-même, ainsi qu’on le voit dans les décrets, Dist. XXI, Quamvis.

On répond à ce qu’ils objectent, que les curés sont les époux des églises qui leur sont confiées, qu’il n’y a à proprement parler qu’un époux de l’Eglise qui est Jésus-Christ, et de qui il est dit dans saint Jean, III: "Celui-là est époux qui a une épouse." C’est lui, en effet qui, en son nom, s’engendre des enfants par l’Eglise. Quant aux autres auxquels on donne le nom d’époux, ils ne sont que ses ministres, ils coopèrent extérieurement à engendrer des enfants spirituels, que cependant ils ne s’engendrent pas à eux-mêmes de Jésus-Christ. On donne à ces ministres le nom d’époux en tant qu’ils tiennent la place de l’époux. Voilà pourquoi le pape, qui dans l’Eglise toute entière tient sa place, porte le nom d’époux de l’Eglise universelle, l’évêque, le nom d’époux de son diocèse, et le prêtre celui d’époux de sa paroisse. Il suit de là que le pape est l’époux du diocèse et l’évêque l’époux de la paroisse; on ne doit pourtant pas en conclure que la même église ait plusieurs époux; parce que les prêtres, par leur ministère, coopèrent avec l’évêque comme avec l’époux principal; il en est de même de l’évêque par rapport au pape, et du pape par rapport à Jésus-Christ. C’est ce qui fait que Jésus-Christ, le pape, l’évêque et le prêtre ne sont comptés que comme un seul et même époux de l’Eglise; ceci prouve encore que si le pape ou l’évêque entend les confessions, ou en confie à un autre le soin, on ne doit nullement en conclure que la même église a plusieurs époux; on pourra seulement tirer cette conséquence, si la même église avait à sa tête deux personnes qui eussent le rang, tel que deux évêques dans un diocèse ou deux curés dans une paroisse, et c’est précisément ce que défendent les canons.

 

Solution à la quatrième série d'objections:

Nous allons répondre maintenant aux raisons par lesquelles ils s’efforcent de prouver qu’il n’est pas même permis aux religieux, sur un privilège du pape, de prêcher ou de confesser.

On répond à ce qu’ils objectent, que l’autorité du siége de Rome ne peut rien établir de contraire aux décrets des Pères, ni rien changer à ce qu’ils ont statué; C’est une chose vraie pour ce que ces mêmes Pères ont déclaré être de droit divin, tel que les articles de foi définis par les conciles. Quant à ce qui a été déclaré de droit positif, on l’a abandonné à la discrétion du pape, de manière qu’il peut le changer ou en dispenser selon que l’exigent et les circonstances et les temps ou les affaires. Les saints Pères, en effet, réunis en concile, ne peuvent rien statuer sans l’intervention du pontife de Rome, il n’est pas même possible de réunir un concile sans cette autorité. Lors même que le pape fait une chose qui n’est pas conforme aux décrets des Pères, il n’agit pas contre ces mêmes décrets, parce, qu’il se conforme à l’intention de ceux qui les ont faits, quand même il ne conserverait pas les paroles des décrets, vu qu’il n’est pas possible de les observer dans tous les temps, dans toutes les circonstances, tout en gardant l’intention de ceux qui les ont faits, intention qui a pour but l’utilité de l’Eglise; c’est ce qui arrive dans toute espèce de droit positif. On ne déroge, en effet, aux décrets antérieurs que par les décrets postérieurs. Ce n’est pas parce que quelques religieux qui ne sont ni évêques, ni curés, prêchent et confessent, que l’on déroge aux décrets des Pères, à moins qu’ils ne le fissent de leur autorité privée, sans que le pape ou les évêques les y eussent autorisé; c’est ce que prouve ce que nous avons dit plus haut. Ceci démontre que les raisons apportées par eux n’auraient de valeur que pour ce qu’ils objectent ensuite, parce que par là même que le pape donne à quelqu’un la permission ou le privilège de prêcher ou de confesser, il n’agit nullement en ce point contrairement à l’Apôtre, vu que ces religieux ne prêchent pas à des peuples étrangers, comme l’établit ce qui a été dit plus haut. Que le pape ne puisse rien contre l’Apôtre, c’est une fausseté. Il dispense, en effet, de la bigamie et des châtiments portés par les canons apostoliques contre le prêtre fornicateur. La seule conséquence que l’on puisse tirer du décret précité, c’est que le pape ne peut pas toucher à l’Ecriture canonique des Apôtres et des Prophètes, Ecriture qui est le fondement de la foi ecclésiastique.

A ce qu’ils objectent, que les privilèges des princes doivent s’entendre dans le sens qu’ils ne soient préjudiciables à personne, on répond que l’on porte préjudice à quelqu’un lorsqu’on lui enlève une chose qui avait été établie en sa faveur ou qui avait pour but son utilité. Mais l’assujettissement d’une personne au recteur d’une paroisse n’a pas pour but principal l’utilité de celui qui préside, mais bien l’utilité de ceux qui lui sont soumis. Ezéchiel dit à cette occasion, XXXIV: "Malheur aux pasteurs d’Israël qui se paissaient eux-mêmes." Comme ce sont les pasteurs qui paissent les troupeaux, par conséquent on ne porte aucun préjudice au recteur d’une église, si, sans préjudice, on soustrait à son pouvoir celui qui lui est soumis, comme le pape lorsqu’il soustrait un abbé à la juridiction d’un évêque, sans pour cela atteindre son pouvoir, il en est de même lorsqu’il soustrait l’évêque à la juridiction de l’archevêque. Mais il remplit par lui-même auprès des sujets de quelqu’un les devoirs qui ont pour but le salut; ou s’il en confie à d’autres le soin, non seulement il ne lui fait aucun tort, mais il lui rend même un grand service; c’est un service que reçoivent avec joie tous les recteurs qui, au lieu de chercher leur intérêt personnel, cherchent celui de Jésus-Christ, ce qui fait dire à saint Grégoire, dans son commentaire du livre des Nombres, XII: "Pourquoi rivalisez-vous pour moi." "L’esprit pieux du pasteur qui ne cherche pas sa gloire, mais celle de l’auteur de toutes choses, veut que tous l’aident dans ce qu’il fait." Le prédicateur fidèle voudrait, en effet, que la parole de Dieu que seul il ne suffit pas à annoncer, retentît dans toutes les bouches, si la chose était possible.

A ce qu’ils objectent, que le prince quand il accorde à quelqu’un la liberté de vérifier les testaments, on entend qu’il ne lui accorde que le pouvoir légitime et ordinaire, on répond que pareillement le pape, quand il confie à quelqu’un le pouvoir de prêcher ou de confesser, il ne lui confie ce pouvoir que pour qu’il agisse conformément aux règles établies. C’est pourquoi il ne peut, d’après cette autorisation, que prêcher ce qui est conforme à ces règles; mais par le fait même qu’il donne la permission de prêcher, il n’est pas nécessaire, pour que la prédication soit légitime, que celui qui est revêtu de cette permission la reçoive d’un autre, car s’il en était ainsi, le pouvoir qu’il aurait reçu du pape serait inutile; de même que celui qui a été autorisé par l’empereur à vérifier n’est pas obligé d’en demander à d’autres la permission, il n’est tenu qu’à observer les formalités qui concernent les testaments. Le prédicateur, à qui le pape donne le pouvoir de prêcher, est tenu pareillement de le faire conformément aux lois, c’est-à-dire qu’il doit prêcher aux pauvres d’une manière qui leur convienne, et aux riches d’une manière adaptée aussi à leur position; ils sont aussi tenus d’observer les règles prescrites par saint Grégoire dans son Pastoral.

A l’objection suivante, que le moine ne reçoit pas, au moment de son ordination, le pouvoir de remplir une charge ou fonction, et qu’il ne la reçoit que lorsqu’il est chargé de conduire les âmes, on répond: Le pouvoir de l’ordre sacerdotal a un double but. Son premier et principal, c’est de consacrer le vrai corps de Jésus-Christ, et il reçoit ce pouvoir au moment même de son ordination, à moins qu’il n’y ait un défaut dans l’ordination ou dans celui qui est ordonné. Ce pouvoir a pour second but le corps mystique de Jésus-Christ, par les clefs de l’Eglise qui lui sont confiées, et il ne reçoit l’usage de ce pouvoir que lorsqu’il est chargé de la conduite des âmes, ou lorsqu’il en reçoit l’autorisation de celui qui en est revêtu. Il ne reçoit, cependant pas en vain le pouvoir sacerdotal, parce qu’il lui est permis de faire ce que le pouvoir sacerdotal a pour objet principal de faire. Quant à la fonction de prédicateur, son but principal, c’est la prédication elle-même. D’où comme le privilège accordé par le prince doit avoir son effet, disent l’un et l’autre droit; de même, dès que le pape charge quelqu’un de la fonction de prédicateur, il faut qu’il puisse, quel qu’il soit, l’accomplir; néanmoins, quand le pape accorde à quelque religieux le privilège de pouvoir prêcher, il ne lui en confie pas pour cela la fonction, mais il le charge plutôt de la remplir, parce que les religieux ne prêchent pas en vertu d’un pouvoir qui leur est propre, mais bien plutôt en vertu d’un pouvoir délégué, ainsi qu’il a été dit plus haut. On peut dire en outres ainsi qu’il a été établi précédemment, I quest. De doctrina, que saint Denis parle ici des moines laïques qui ne sont ni évêques, ni prêtres, ni diacres; si toutefois on doit l’entendre de tous, le pape, en envoyant les moines prêcher, ne détruit pas pour cela la hiérarchie ecclésiastique, parce que, comme il a déjà été dit dans la Hiérarchie ecclésiastique, "celui qui est revêtu d’un ordre inférieur peut exercer la fonction d’un ordre supérieur, tout en demeurant dans son ordre, comme cela se pratique dans la hiérarchie céleste. De plus il peut être promu à un ordre supérieur, ce qui n’a pas lieu dans la hiérarchie céleste." C’est pour cela qu’Innocent III, avant le concile général, envoya quelques membres de l’ordre de Cîteaux prêcher à Toulouse.

Quant à ce qu’ils objectent en dernier lieu, à savoir que les religieux ne peuvent pas demander l’autorisation de prêcher, parce qu’il y a de l’ambition à le faire, on répond que cette assertion est fausse, On peut en effet, louablement en charité, désirer cette charge, à l’exemple d’Isaïe qui s’offrit spontanément pour le faire, Is. VI: "Me voici, envoyez-moi!" On peut aussi être louable en l’évitant, si on le fait par humilité, à l’exemple de Jérémie qui dit au Seigneur: "Ah, ah, ah, Seigneur Dieu, je ne sais pas parler, parce que je suis un enfant." C’est ce que prouve saint Grégoire dans son commentaire de ce passage. On trouve la même opinion dans la VIII° quest. I, cap. In scripturis. "Il est aussi nécessaire de savoir que les fonctions ecclésiastiques emportent avec elles deux choses, la peine et la dignité ou l’honneur. On est louable de les récuser à cause de l’honneur; mais on peut les rechercher à cause de la peine qu’elles emportent avec elles." L’Apôtre dit, I Timothée III: "Si quelqu’un désire l’épiscopat, il désire une bonne chose." Saint Augustin prend de là occasion de dire dans le XIX° livre de la Cité de Dieu, ce que c’est que l’épiscopat en tant qu’il est permis de le désirer. "C’est, dit-il, un nom qui entraîne un fardeau et non un honneur." Ce qui se lit, VIII° quest. I, cap. Qui episcopatum, le prouve aussi; on lit encore la même chose dans le commentaire du même passage, ce qui fait, par conséquent, que si l’on sépare le fardeau de la dignité, il n’y a pas d’ambition à le désirer, ce désir est même louable. Le religieux peut donc, sans qu’il y ait ambition de sa part, demander à l’évêque ou au prêtre la permission de prêcher, et ceci indique qu’il a l’amour de Dieu et du prochain.

 

Article 4: Le religieux est-il tenu au travail des mains?

 

Mais comme ils n’ont pas de raisons suffisantes pour empêcher les religieux de travailler utilement à la sanctification des âmes, ils tentent de le faire indirectement, leur imposant l’obligation de se livrer aux travaux manuels, afin, par ce moyen, de les détourner au moins de l’étude qui les rend aptes à remplir ces fonctions. Cette manière d’agir prouve qu’ils sont les ennemis de la cité sainte. C’est ce qui fait dire au commentaire des paroles suivantes de Néhémie, VI: "Venez et faisons une alliance, etc." "les ennemis de la cité sainte conseillaient à Néhémie de descendre dans la plaine et de faire alliance avec eux; c’est ainsi que les hérétiques et les faux catholiques veulent traiter de la paix avec les vrais catholiques; s’ils agissent de la sorte, ce n’est pas pour gravir eux-mêmes dans la citadelle de la foi catholique et de ses oeuvres, mais bien plutôt pour contraindre ceux qu’ils voient établis au sommet de toutes les vertus à s’abaisser aux oeuvres les moins parfaites, et à embrasser les dogmes les plus détestables." Ils apportent à leur appui, pour prouver que les religieux sont tenus au travail des mains, une foule de raisons.

 

Objections:

Ils s’appuient sur ce qui se lit, I Thessaloniciens IV: "Travaillez de vos mains, comme nous vous l’avons ordonné." Or les religieux sont surtout tenus de garder les commandements; donc ils doivent travailler de leurs mains.

Il est écrit, II Thessaloniciens III: "Si quelqu’un ne veut pas travailler, il ne doit pas manger;" le commentaire ajoute "Il est quelques personnes qui disent qu’ici l’Apôtre n’a donné de précepte que pour les oeuvres spirituelles et non pour les oeuvres corporelles, auxquelles se livrent ceux qui cultivent les champs ou les artisans;" et un peu plus bas: "Mais c’est vainement qu’ils s’efforcent d’obscurcir la vérité au point non seulement de ne pas vouloir faire, mais même de ne pas vouloir comprendre l’utilité de ce que la charité leur prouve être tel;" et un peu plus loin: "L’Apôtre veut que les serviteurs de Dieu se livrent aux travaux corporels, afin qu’ils vivent de ces travaux, bien que les religieux soient spécialement consacrés au service de Dieu par un voeu particulier". Donc, d’après le précepte de l’Apôtre, ils sont tenus de travailler.

Ils citent aussi ce qui se lit, Ephés, IV: "Il s’occupe, en travaillant des mains, à quelque ouvrage bon et utile pour avoir de quoi donner à ceux qui sont dans l’indigence;" le commentaire ajoute: "Non pas seulement pour vivre." Donc les religieux qui n’ont pas d’autre ressource pour secourir ceux qui sont dans le besoin, doivent travailler de leurs mains.

Ils citent à leur appui le commentaire des paroles suivantes de saint Luc XII: "Vendez ce que vous possédez." Ce commentaire dit: "Ne donnez pas seulement aux pauvres une part de votre nourriture aux pauvres, mais vendez même ce que vous possédez, afin qu’après avoir méprisé pour le Seigneur tout votre bien, vous vous occupiez du travail des mains, afin de .pouvoir en vivre et en faire l’aumône." Donc les religieux qui renoncent à leurs biens propres doivent travailler de leurs mains pour vivre et pour faire l’aumône.

Comme les religieux font profession de perfection, c’est à eux surtout qu’il appartient d’imiter les apôtres. Mais les apôtres se livraient au travail des mains, ainsi que le prouve ce qui se lit en I Corinthiens IV: "Nous travaillons, nous occupant de travaux manuels," et dans les Actes, XX: "Les choses qui m’étaient nécessaires, je me les procurais de mes propres mains," et en cela ils montraient aux autres qu’il n’y avait en eux aucun changement. Il est écrit, I Thessaloniciens III: "Nous n’avons mangé gratuitement le pain de personne; mais nous nous le sommes procuré par les labeurs et par les fatigues du jour et de la nuit, afin de vous donner l’exemple, et que vous nous imitassiez." Donc les religieux doivent imiter les Apôtres pour le travail des mains.

Les religieux sont plus strictement astreints aux oeuvres de l’humilité que les clercs séculiers; mais les clercs séculiers sont astreints aux travaux manuels. Il est dit à cette occasion dans les Décrets, Dist. XCXI: "Le clerc doit pourvoir à sa nourriture et à son vêtement par un métier ou par le travail des champs, pourvu que cela se fasse sans détriment pour sa charge." De même, dans le chapitre suivant: "Que chaque clerc instruit de la parole de Dieu cherche sa nourriture dans son métier." De même tous les clercs valides doivent apprendre les arts et les lettres. Donc, à plus forte raison, les religieux sont tenus au travail des mains.

Il est écrit au livre des Actes, XX: "Ces mains que vous voyez m’ont procuré, ainsi qu’à ceux qui sont avec moi, tout ce qui nous était nécessaire;" la Glose interlinéaire ajoute: "Ce qui distingue les évêques des loups, c’est qu’ils donnent l’exemple du travail." Donc, à bien plus forte raison, ceux qui, par la prédication, remplissent la fonction des évêques, sont tenus de travailler de leurs mains.

Saint Jérôme écrit au moine Rustique: "Les monastères d’Egypte sont dans l’usage de ne recevoir personne qu’il ne travaille et ne s’occupe, et ce n’est pas tant pour se procurer les choses nécessaires à la vie que pour le salut du moine et pour l’empêcher de divaguer dans des pensées mauvaises." Donc les religieux, pour se sauver, sont tenus de travailler de leurs mains.

Le devoir des religieux est de tendre de toutes leurs forces vers la perfection spirituelle, comme nous l’apprennent les paroles suivantes, I Corinthiens XII: "De tous les dons de Dieu, ayez l'empressement pour les meilleurs." Mais, comme le dit saint Augustin dans son Livre du Travail des moines, "qu’ils n’hésitent pas à préférer les moines qui travaillent de leurs mains à ceux qui ne travaillent pas de la sorte." Le commentaire des paroles suivantes du livre des Actes, XX: "Il est plus doux de donner que de recevoir," dit aussi: "Le Seigneur glorifie surtout ceux qui, renonçant eux-mêmes à ce qu’ils possèdent, travaillent néanmoins pour se procurer de quoi venir au secours de ceux qui sont dans le besoin." Donc tous les religieux doivent s’appliquer à travailler de leurs mains.

10° Saint Augustin, dans le même livre, appelle contumaces les religieux qui ne travaillent pas, ajoutant aux paroles qui précèdent: "Au reste, quel est celui qui osera dire que les hommes contumaces qui résistent aux avertissements infiniment salutaires de l’Apôtre ne sont pas supportés comme ce qu’il y a de plus faible, mais que l’on doit au contraire les tenir pour des hommes d’une plus grande sainteté? Mais la résistance opiniâtre est un péché mortel; s’il n’en était pas ainsi, on personne pour ce vice." Donc il n’est pas permis aux religieux de renoncer au travail des mains sans s’exposer au péché mortel.

11° La récitation des Psaumes, la prière, la prédication, l’étude, telles sont les raisons qui pourraient excuser les religieux du travail des mains; mais elles ne les excusent pas. Donc ils sont tout à fait tenus au travail des mains. La mineure est prouvée par 1° ce que dit saint Augustin dans son Livre du Travail des moines: "Je désire savoir ce à quoi s’occupent ceux qui ne veulent pas du travail des mains, à quelle chose ils s’appliquent. Ils s’adonnent, disent-ils, à la prière, à la lecture des psaumes, à l’étude et à la prédication." Ecartant chacune de ces choses, il dit d’abord de la prière: "Une seule prière de celui qui obéit est plus promptement exaucée que ne le sont dix mille prières du contempteur," insinuant que ceux-là sont contempteurs et ne méritent pas d’être exaucés, qui ne s’occupent pas du travail des mains. 2° Quant à ceux qui s’appliquent à chanter les cantiques sacrés, il ajoute: "Ils peuvent aisément chanter les cantiques sacrés, tout en s’occupant de travaux manuels." Et un peu plus bas: "Qui est-ce donc qui empêche le serviteur de Dieu qui se livrer à des travaux manuels, de méditer la loi du Seigneur et de chanter les louanges du nom du Seigneur très haut?" 3° Il ajoute, pour ce qui concerne l’étude: "Quant à ceux qui disent qu’ils se livrent à l’étude, ne trouvent-ils pas ici ce qu’a commandé l’Apôtre? Quelle est donc cette perversité que de ne vouloir pas obtempérer aux leçons de l'Ecriture, tout en voulant s’y appliquer, et de vouloir lire plus longtemps ce qui est bon, pour ne pas faire le bien que l’on lit? Quel est, en effet, celui qui ne soit pas que celui, quel qu’il soit, qui applique le plus promptement ce qu’il lit, est celui qui fait les progrès les plus rapides?" 4° Il ajoute pour ce qui est de la prédication: "Mais si quelqu’un doit adresser à d’autres la parole, et qu’il soit tellement occupé par cette fonction qu’il ne lui soit pas possible de s’adonner aux travaux manuels, tous dans le monastère peuvent-ils s’appliquer à cette fonction? Donc, quand tous ne peuvent pas s’y livrer, pourquoi tous veulent-ils, sous ce prétexte, s’y livrer? Mais quand même tous le pourraient, ils ne devraient le faire que tour à tour, non seulement de peur que les autres ne fussent occupés par des oeuvres nécessaires, mais parce qu’il suffit qu’il y en ait un seul qui adresse la parole à un nombreux auditoire."

 

 

Réponse:

Il importe aussi de savoir que dans cette question, s’écartant de la voie de la vérité, tout en évitant une erreur, ils tombent dans l’erreur opposée. Il y eut dans l’antiquité certains moines qui errèrent, disant que les religieux ne pouvaient pas, sans inconvénient pour leur perfection, se livrer aux travaux manuels, parce que celui qui travaille des mains ne s’occupe pas uniquement de Dieu, ce qui fait qu’il ne remplit pas le précepte suivant de l’Evangile: "Soyez sans inquiétude sur ce que vous mangerez pour vivre, de même que des vêtements de votre corps," saint Matthieu VI: Ceci les forçait de nier que l’Apôtre eût travaillé de ses mains, et de dire que ce que l’Apôtre dit, II Thessaloniciens III: "Si quelqu’un ne veut pas travailler, il ne doit pas manger," devait s’entendre des oeuvres spirituelles, afin de ne pas trouver le précepte de l’Apôtre en contradiction avec celui de l’Evangile. Saint Augustin, dans son Livre du Travail des moines, repousse cette erreur comme évidemment opposée à l’Ecriture sainte, parce que, comme le prouve son livre des Rétractations, c’est contre de tels hommes qu’il a écrit ce livre. Certains hommes, dont le sens est perverti, tirent de là l’erreur opposée, ce qui leur fait dire que les religieux qui ne travaillent pas de leurs mains sont dans un état de damnation, et ils sont en ce point les amis de Pharaon, ils se montrent du même avis, comme le prouve la Glose du passage suivant de l’Exode, V: "Pourquoi, Moïse et Aaron, sollicitez- vous le peuple, etc." Le commentaire ajoute: "Aujourd’hui aussi, si Moïse et Aaron, c’est-à-dire la parole du prophète et celle du prêtre, engagent l’âme à servir Dieu, à quitter le siècle, à renoncer à tout ce qu’elle possède, à observer la loi et la parole de Dieu, aussitôt vous les verrez, d’accord avec Pharaon et ses amis, s’écriant: "Voyez comme ils séduisent les hommes, pervertissent les jeunes gens, pour les empêcher de travailler, de combattre, de faire quelque chose qui puisse être utile, renonçant aux choses nécessaires, ils s’attachent à des inepties, et ils s’abandonnent à l’oisiveté. Qu’est-ce que c’est, en effet, que servir Dieu? Ils ne veulent pas travailler, et ils cherchent les occasions de s’adonner à l’oisiveté. Telles étaient alors les paroles de Pharaon, et c’est encore le langage de ses amis."

 

Afin donc de préserver les serviteurs de Dieu des vexations de ces hommes, nous allons prouver d’abord que tous les religieux, à moins qu’il ne s’agisse d’une circonstance particulière, non seulement ne sont pas tenus de travailler de leurs mains, mais que même, quand ils ne travaillent pas ainsi, ils sont dans un état de salut.

 

On le prouve par le commentaire des paroles suivantes de saint Matthieu VI: "Voyez les oiseaux du ciel," le commentaire ajoute: "C’est avec justice que l’on compare les saints aux oiseaux du ciel, parce que déjà ils s’envolent vers le ciel; il en est quelques-uns qui sont si loin du monde, qu’ils ne font déjà rien des choses terrestres, ils ne se livrent à aucun travail, ils habitent par la seule contemplation dans le ciel. Il est dit d’eux: "Quels sont ceux qui volent comme les nuages?"

Saint Grégoire, dans sa seconde homélie de la deuxième partie de son commentaire d’Ezéchiel, dit: "La vie contemplative consiste à avoir l’esprit plein de l’amour de Dieu et du prochain et à s'abstenir de toute action extérieure, à s’attacher au désir du seul Créateur, et après avoir renoncé à tous les autres désirs, d’avoir l’esprit embrasé de celui de voir la face de son Créateur." Donc les contemplatifs parfaits renoncent à toute action extérieure.

Le commentaire des paroles suivantes de saint Luc X: "Seigneur, vous n’êtes pas inquiet de ce que ma soeur m’a laissé le soin de vous servir seule," s’exprime comme il suit: "Il n’est ici question que de la personne de ceux qui ne sachant pas ce, que c’est que la contemplation divine, disent: il n’y a d’agréable à Dieu que l’oeuvre seule de l’amour fraternel qu’ils connaissent, et ils pensent que tous ceux qui sont dévoués à Jésus-Christ et à Dieu le Père doivent être assujettis à l’oeuvre de cet amour. Or, ceux qui soutiennent que les religieux sont obligés au travail des mains, ne tiennent ce langage qu’en vue de la charité fraternelle, c’est-à-dire qu’ils doivent le faire pour avoir de quoi faire l’aumône, comme le disent les paroles suivantes de l’Apôtre, Eph, IV: "Qu’il travaille de ses mains pour avoir de quoi donner à celui qui souffre." Donc ceux qui exigent des religieux qu’ils travaillent de leurs mains emploient la parole de Marthe qui murmura à l’occasion du repos de Marie, ce qui porta le Seigneur à excuser le repos de celle-ci.

On peut aussi le prouver par l’exemple suivant. Saint Grégoire raconte dans son second Dialogue que le Bienheureux Benoît demeura trois ans dans une grotte sans travailler des mains pour se procurer les choses nécessaires à la vie, parce qu’il était séparé de la société des hommes et qu’un moine romain seul le connaissait et lui fournissait les choses nécessaires à sa subsistance. Or, qui osera dire qu’il n’était pas dans l’état de salut, puisque le Seigneur lui-même le désigna comme son serviteur à un certain prêtre, disant: Mon serviteur meurt de faim en ce lieu! Ce dialogue et les vies des Pères nous fournissent une multitude d’autres exemples de saints qui passaient leur vie sans travailler de leurs mains.

Travailler des mains est un précepte ou un conseil. Si c’est un conseil, personne n’y est tenu, à moins de s’y être obligé par un voeu. Donc les religieux qui ne sont pas obligés par leur règle aux travaux manuels, n’y sont nullement obligés; les religieux ne sont pas plus tenus aux travaux manuels que les séculiers. Et si, d’après le commandement, les religieux et les séculiers sont tenus à observer les préceptes divins et apostoliques, il en est de même pour le travail des mains. Si par conséquent il était permis à quelqu’un, quand il était dans le siècle, de vivre sans travailler des mains, il pourra en faire autant quand il sera dans une religion quelconque.

Lorsque l’Apôtre employait ces mots: "Celui qui ne veut pas travailler ne doit pas manger," les religieux n’étaient pas distingués des séculiers, ce qui fait que ce précepte a été établi pour tous les chrétiens. C’est encore ce que prouve ce qui se lit dans la II° Ep. aux The. I: "Séparez-vous de tout frère dont la conduite est désordonnée." Tous les chrétiens alors portaient le nom de frère, comme le prouvent les paroles suivantes de la I° Ep aux Corinth, VII: "Si quelque frère a une épouse infidèle," le commentaire ajoute: "Si quelque fidèle." Par conséquent si les religieux sont tenus, en vertu des paroles de l’Apôtre, de travailler de leurs mains, par la même raison, tous les séculiers y sont aussi astreints, dd sorte que nous revenons à ce qui a été dit plus haut.

Saint Augustin dit dans son Livre du Travail des moines: "Ceux qui dans le siècle avaient au moins de quoi subvenir à leurs besoins, et qui, après leur conversion, l’ont distribué aux pauvres, nous devons croire à leur faiblesse et la supporter. Il est, en effet, ordinaire que de tels hommes ne puissent pas supporter la fatigue des travaux corporels." Donc, ceux qui dans le siècle ne vécurent pas du travail de leurs mains, ne doivent pas être contraints à vivre de ce travail lors qu’ils sont en religion.

Saint Augustin, dans le même livre, parlant d’un homme riche qui donne tous ses biens à un monastère, dit: "S’il s’applique aux travaux manuels pour donner l’exemple aux autres, il fait bien; mais que s’il ne veut pas le faire, à savoir s’il ne veut pas travailler des mains, quel est celui qui osera l’y contraindre?" Et, comme il l’ajoute lui-même au même endroit: "Il n’y a pas de différence, soit qu’il en fasse don à un monastère, soit qu’il le divise en quelque lieu que ce soit, puisque tous les chrétiens ne forment qu’une seule et même république." Donc, la conséquence est la même que d’abord.

Ce qui n’est prescrit que sous condition et dans des cas donnés n’oblige que lorsque la condition existe et dans le cas prévu. Mais l’Apôtre ne prescrit le travail des mains que comme un moyen d’éviter certains péchés; il aime mieux voir les hommes travailler que de les voir tomber dans le péché. Par conséquent ceux qui peuvent éviter ces péchés sans se livrer au travail de mains, ne sont pas obligés de s’adonner à ce travail.

a) La mineure est prouvée par cela même que l’on ne trouve que trois endroits où l’Apôtre impose le travail des mains. Il est écrit, Eph, IV: "Que celui qui volait ne vole plus, qu’il s’applique plutôt avec soin au travail des mains." Ces paroles prouvent qu’il impose le travail des mains pour éviter le vol, c’est-à-dire qu l’impose à ceux qui ne travaillant pas, cherchaient leurs moyens d’existence dans le vol.

b) Il recommande la même chose dans l’Epître aux Thessaloniciens IV: "Travaillez de vos mains comme nous l’avons commandé, pour que vous soyez le modèle de ceux qui sont élus, et que vous ne convoitiez rien de ce qui appartient à autrui." Ce passage établit qu’il a introduit le travail des mains afin d’éviter le désir du bien d’autrui, qui est le vol mental.

c) Il parle encore de cela dans la II° Ep. aux Thessaloniciens III, où il est dit: "Lorsque nous étions au milieu de vous, nous vous disions, si quelqu’un ne veut pas travailler, il ne doit pas manger. Nous avons, en effet, appris qu’il y en a parmi vous quelques-uns qui passent le temps dans l’oisiveté, qui ne travaillent pas, qui ne s’occupent que de nouvelles." Le commentaire ajoute: "Qui pourvoient à leurs besoins par les soins les plus honteux." "A ceux qui vivent de la sorte, nous leurs disons, nous les supplions par Notre Seigneur Jésus-Christ, de travailler et de manger leur pain dans le silence." Ce qui précède prouve qu’il imposait le travail des mains à ceux qui le fuyaient et qui demandaient à un commerce honteux les choses nécessaires à la vie. Ainsi donc, il est démontré que les religieux, de même que les séculiers, qui sans voler ni convoiter le bien d’autrui, ou sans se livrer à un commerce honteux, peuvent se procurer, de quelque part que ce soit, les choses qui leur sont nécessaires pour vivre, ne sont pas tenus, d’après le précepte de l’Apôtre, de se livrer aux travaux manuels.

10° Saint Augustin non plus n’en fait un précepte pour personne dans son Livre du Travail des moines, comme le prouvent ses paroles lorsqu’on les examine attentivement. Donc les religieux ne sont tenus au travail des mains que dans certains cas donnés.

11° Ceux qui ont pour vivre d’autres ressources que le travail des mains ne sont pas tenus de s’y livrer; s’il n’en était pas ainsi, tous les riches, tous les clercs et tous les laïques qui ne travaillent pas de la sorte seraient dans un état de damnation, chose vraiment absurde. Mais il y a des religieux qui ont d’autres ressources que le travail des mains, parce qu’ils ont des biens que les fidèles leur on donnés et qui sont destinés à les nourrir; ils sont aussi parfois chargés de prêcher, et ils peuvent vivre de là. On lit, I Corinthiens IX: "Le Seigneur a ordonné à ceux qui annoncent l’Evangile de vivre de l’Evangile." Le commentaire ajoute: "C’est avec raison que le Seigneur dispose ainsi ce qui concerne les prédicateurs, pour qu’ils soient plus prompts et plus dispos pour annoncer la parole de Dieu." Il n’est pas possible de conclure de là, que ces paroles ne concernent que les prélats seuls, auxquels incombe, en vertu de leur pouvoir ordinaire, la charge de prêcher; car ceux à qui ils en confient le soin doivent, comme eux, être libres de tout souci pour prêcher la parole de Dieu on estime, comme il a été précédemment prouvé, que les religieux sont de ce nombre.

12° Il y a aussi certains religieux qui remplissent dans l’Eglise les fonctions saintes, et il leur est permis d’en vivre, ainsi que le prouve ce qui se lit, I Corinthiens IX: "Ceux qui servent à l’autel peuvent vivre de l’autel." Saint Augustin dans son Livre du Travail des moines dit, parlant des religieux de ces deux sortes de religions," s’ils sont évangélistes, je conviens qu’il leur est permis de vivre aux dépens des fidèles; s’ils sont ministres des autels, ce n’est pas un droit qu’ils s’arrogent, mais ils sont en plein droit de le faire."

13° Il y a aussi des religieux qui s’appliquent continuellement à méditer la sainte Ecriture, à ceux-là aussi il est permis de vivre de cela. Saint Jérôme dit à cette occasion dans sa lettre contre Vigilance: "La coutume de nourrir ceux qui méditent la loi du Seigneur le jour et la nuit et qui n’ont sur la terre d’autre partage que Dieu seul, s’est conservée dans la Judée jusqu’à nos jours, et ce n’est pas parmi nous seulement que cela se pratique; les Juifs, eux aussi, agissent de la même manière: ceux qui vivent de la sorte doivent être entretenus par les soins des synagogues et de l’univers entier." Il est donc évident que tous les religieux ne sont pas obligés au travail des mains.

14° Le bien spirituel doit passer avant le bien temporel; mais ceux dont les soins ont pour objet le bien commun et qui s’appliquent à conserver la paix temporelle, tirent licitement leur subsista de là, ce qui fait dire à l’Apôtre, Romains XIII: "Payez leur tribut pour cela, car ils sont les ministres de Dieu et ils le servent." Le commentaire ajoute: "Pendant qu’ils combattent pour la patrie." Donc, à bien plus forte raison, ceux dont les soins ont pour objet les intérêts spirituels de tous, soit qu’ils prêchent, qu’ils étudient l’Ecriture sainte ou qu’ils soient dans l’Eglise, qui a des prières pour le salut de tous ses membres, les fonctions saintes, il leur est permis de recevoir licitement des fidèles ce qui est nécessaire à leur subsistance. Donc, ils ne sont pas tenus au travail des mains.

15° Saint Augustin dit dans son Livre du Travail des moines: "L’Apôtre travaille ici de ses mains parce qu’il n’avait la coutume de prêcher aux Juifs que le jour du sabbat et qu’il avait tout le reste du temps libre pour travailler de la sorte; c’était aussi ce qu’il faisait lorsqu’il était à Corinthe. Mais quand il était à Athènes, où il lui était possible de prêcher tous les jours, il ne se livrait pas au travail des mains, il vivait avec les ressources que les frères qui venaient de Macédoine lui avaient apportées." Il est évident, d’après cela, qu’il ne faut pas renoncer à la prédication pour le travail des mains. Donc, ceux qui peuvent tous les jours se livrer à la prédication ou aux autres fonctions qui ont pour objet le salut des âmes, soit qu’ils le a en vertu d’une autorité ordinaire, ou qu’ils en aient été chargés par un autre, doivent entièrement s’abstenir des travaux manuels.

16° Il faut préférer les oeuvres de miséricorde aux travaux corporels. Il est écrit, I Timothée IV: "Les travaux du corps n’ont qu’une utilité bornée, mais l piété est utile à tout." Or, il faut laisser les oeuvres de piété pour se livrer à la prédication. Il est écrit, Actes, VI: "Il n’est pas juste que nous renoncions à la prédication pour servir la table." Il est dit, saint Luc IX: "Laissez les morts ensevelir leurs morts, pour vous, allez, annoncez la parole de Dieu." Le commentaire ajoute: "Le Seigneur enseigne qu’il faut renoncer aux biens qui sont d’une moindre utilité pour ceux qui sont d’un plus grand avantage. Mais il vaut mieux ressusciter les âmes des morts, par la prédication, que de confier à la terre le corps d’un mort." Donc aussi, ceux qui peuvent licitement prêcher, de quelque manière que ce soit, doivent, pour se livrer à la prédication, renoncer aux travaux manuels.

17° Il n’est pas possible de se livrer sans relâche à l’étude de l'Ecriture sainte, et de demander au travail des mains sa vie. Mais, comme le dit saint Grégoire dans son Pastoral, expliquant les paroles suivantes de l’Exode, XXV: "Les chars seront toujours sur leurs roues." "Il est surtout nécessaire que ceux qui remplissent les fonctions de prédicateur, soient continuellement appliqués à la lecture des saintes Ecritures, afin d’être toujours prêts à prêcher, quand même ils ne prêcheraient pas toujours," ainsi que le prouvent les paroles qui suivent. Donc, ceux qui ont pour mission de prêcher, soit qu’ils le fassent de leur propre autorité, comme les prélats, soit qu’ils en aient été chargés par ceux-ci, doivent s’appliquer à l’étude et ne pas travailler de leurs mains.

18° Que les religieux puissent, après avoir renoncé aux travaux manuels, s’appliquer à l’étude de l’Ecriture sans être répréhensibles, c’est ce que prouvent les paroles de saint Jérôme dans son prologue du livre de Job: "Si je tissais des corbeilles avec le jonc, ou si j’entrelaçais des feuilles de palmier pour gagner mon pain à la sueur de mon front, si je m’occupais avec inquiétude des besoins de mou estomac, personne ne me gourmanderait, personne ne me blâmerait. Mais maintenant, parce que conformément à l’avis du Sauveur, je veux travailler à une nourriture qui ne périt pas, et que je veux retrancher les ronces et les épines de l’antique voie des pages sacrées, une double erreur ou m’impute." Il dit un peu plus bas: "C’est pour quoi, ô frères bien-aimés! Recevez ces dons spirituels et impérissables comme si c’était de petits présents consistant dans des éventails de Cagliari, ou des corbeilles fabriquées de la mains des moines." Il est donc évident que lé bienheureux Jérôme, quoiqu’il fût moine, avait embrassé l’étude de l’Ecriture sainte au lieu du travail des mains; les envieux cependant l’en blâmaient. Donc les religieux peuvent aussi le faire, quels que soient les murmures de leurs détracteurs.

19° Saint Augustin dit dans son Livre du Travail des moines: "Ceux qui, après avoir abandonné leur fortune ou l’avoir distribuée aux pauvres de Jésus-Christ, qu’elle soit grande ou quelle qu’elle soit, qui auront l’intention d’embrasser une humilité pieuse et salutaire, si les forces de leur corps le leur permettent, qu’ils n’en soient pas empêchés par les occupations du ministère ecclésiastique, qu’ils travaillent pour ôter aux paresseux toute espèce d’excuse, agissent en ceci plus miséricordieusement que quand ils ont distribué aux pauvres tout ce qu’ils possédaient." Ces paroles prouvent que son intention est que, ni ceux dont la force corporelle est insuffisante, ni ceux qui sont employés aux fonctions ecclésiastiques se livrent aux travaux manuels. Mais de toutes les occupations ecclésiastiques la prédication est, et la plus utile et la plus noble. Il est écrit I Timothée V: "Les prêtres qui président dignement doivent être considérés comme dignes d’un double honneur, surtout ceux qui se livrent à la prédication et à l’enseignement." Donc, ceux qui sont occupés à prêcher ne doivent pas travailler de leurs mains.

 

Solution des objections:

Ces choses donc étant établies, il ne nous reste qu’à répondre aux raisons apportées en faveur de l’opinion contraire.

 

A ce qu’ils objectent, à savoir que l’Apôtre a fait un précepte du travail des mains, on répond que celui-ci n’a pas proposé ce précepte comme de droit positif, mais comme découlant de la loi naturelle, et c’est ce que prouvent les paroles suivantes de la II° Ep. aux Thessaloniciens III: "Pour vous soustraire à tout frère dont la conduite n’est pas régulière," le commentaire ajoute: "qui n’agit pas conformément à la loi de la nature." L’Apôtre parle ici de ceux qui cessaient de travailler de leurs mains. Que la nature elle-même nous porte au travail des mains, c’est ce que prouve la disposition du corps lui-même; la nature n’a pas donné d’habits aux hommes comme elle a donné du poil aux autres animaux; elle ne leur a pas donné des cornes comme elle en adonné aux boeufs, ni comme elle donna des griffes aux lions; elle ne lui a préparé aucun aliment, ainsi que le dit Avicenne, le lait seul excepté. Mais il a reçu à la place de tout cela la raison, au moyen de laquelle il se procure toutes ces choses, il a aussi reçu des mains et elles sont les instruments de sa raison, ainsi que le dit le Philosophe dans son XIV° livre des Animaux. Et parce que les préceptes de la loi naturelle obligent généralement tous les hommes, le précepte de droit naturel qui a pour objet le travail des mains s’étend à tous les hommes dans quelque condition qu’ils se trouvent, et il n’atteint pas plus les religieux que les autres. Il ne faut cependant pas dire que tout homme est tenu de travailler de ses mains, ainsi que le prouve ce qui suit. Il y a, en effet, certains préceptes de la loi naturelle dont l’accomplissement ne pourvoit qu’aux besoins de celui qui les remplit, tel, par exemple, que le précepte de manger; ce qui fait que chaque homme est tenu de remplir en particulier ces préceptes. Il est aussi certains préceptes de la loi naturelle par lesquels l’homme ne pourvoit pas seulement à ses besoins, mais à ceux de la nature en général, tel est le précepte qui a pour objet l’acte de la puissance générative, précepte par lequel se multiplie et se conserve l’espèce humaine; il en est aussi d’autres, par lesquels il n’est pas donné à l’homme de pourvoir seulement à ses besoins, mais qui lui permettent même de pourvoir à ceux d’autrui; tous les hommes ne sont pas tenus d’observer tous ces préceptes, parce qu’il n’est pas possible à un seul homme de pourvoir à toutes les choses nécessaires à la subsistance de l’homme. Un seul homme ne pourrait pas, en effet, multiplier l’espèce, se livrer à la contemplation, construire des maisons et cultiver la terre, ni se livrer aux autres travaux nécessaires à la vie humaine, ce qui fait qu’en ceci un homme en aide un autre, comme dans le corps un membre vient au secours de l’autre membre. L’Apôtre dit à l’occasion du secours mutuel que les hommes se doivent, I Romains XII: "Ils sont mutuellement les membres les uns des autres." Quant à la distribution de ces divers ministères, elle est telle, que les différents hommes sont occupés à remplir des ministères divers, ainsi que l’a réglé, d’une manière spéciale, la providence. Ceci vient, en second lieu, de ce que l’homme est, par des causes naturelles, plus porté vers une chose que vers une autre. Ainsi donc il est démontré que nul n’est tenu, en vertu d’un précepte, à agir de la sorte, à moins qu’il n’y soit nécessairement contraint et qu’il ne puisse pas y pourvoir par un autre; tel, par exemple, que s’il était obligé d’user d’une maison ou de tout autre chose de ce genre et qu’il n’y eût aucun autre homme pour la lui préparer, il serait, dans ce cas, obligé de se construire une demeure de ses propres mains, et s’il en agissait autrement, il attenterait à sa vie. Je dis, pour une raison semblable, que personne n’est tenu de travailler de ses mains, à moins qu’il ne soit forcé d’user de choses que l’on se procure par ce moyen et que d’autre part il ne puisse pas se les procurer par d’autres sans péché. On dit que nous pouvons une chose quand, licitement, il nous est permis de la faire. C’est ce que prouvent les paroles suivantes de l’Apôtre, I Corinthiens IV: "Nous travaillons, nous servant de nos mains." Le commentaire ajoute: "Pour nous procurer les choses nécessaires, parce que personne ne nous les donne." C’est pourquoi l’Apôtre n’a commandé le travail des mains qu’à ceux qui, cessant de travailler de la sorte, tombaient dans le péché pour se procurer les choses nécessaires à la vie, ainsi qu’il a été dit précédemment. Ainsi donc, on ne peut prouver d’après les paroles de l’Apôtre qu’une chose, c’est que tout homme, soit religieux, soit séculier, est tenu de travailler de ses mains plutôt que de se laisser mourir ou que de se procurer sa nourriture par des moyens illicites, et c’est ce que nous accordons.

A leur seconde objection on répond, la seule conséquence que l’on puisse tirer de la première partie de ce commentaire, c’est que les paroles de l’Apôtre,"si quelqu’un ne vent pas travailler, il ne doit pas manger," s’entendent du travail corporel, contre certains moines qui soutenaient qu’il fallait les entendre des oeuvres spirituelles, voulant qu’il ne soit pas permis aux serviteurs de Dieu de travailler. Cette interprétation n’est nullement conforme au commentaire, saint Augustin la réprouve dans son Livre du Travail des moines, et c’est de là qu’est tiré le commentaire. En admettant même que le texte dût être pris dans ce sens, que "celui qui ne veut pas travailler;" savoir corporellement, "ne mange pas," il ne s’ensuit nullement que tout individu qui veut manger soit tenu de travailler de ses mains. Si ce précepte s’étendait à tous les hommes, il serait contraire au précepte donné un peu plus haut: "Travaillant le jour et la nuit, comme si nous n’avions pas reçu le pouvoir, etc." Donc l’Apôtre avait le pouvoir de manger sans travailler de ses mains; donc ce précepte, si quelqu’un, etc. ne doit pas s’entendre généralement de tous. Ce qu’il ajoute un peu plus bas, établit d’une manière claire quels sont ceux desquels il parle: "Nous avons appris qu’il y en a parmi vous quelques-uns qui passent leur vie dans l’oisiveté, qui ne travaillent pas, qui ne s’occupent que de nouvelles;" le commentaire ajoute: "Qui pourvoient à leurs besoins par des moyens honteux " Quant à ceux qui sont dans cet état, nous les avertissons de travailler en silence pour gagner le pain qui leur est nécessaire. "Comme en effet il ne leur est pas permis de demander à des moyens honteux, c’est-à-dire à un commerce illicite les choses nécessaires à leur subsistance, il revient au même pour eux de ne pas travailler et de ne pas manger. Quant à ce qui suit dans la Glose: "Il veut que les serviteurs de Dieu travaillent corporellement," ce n’est pas une chose proposée d’une manière absolue, elle ne l’est que conditionnellement et pour éviter un autre mal, à savoir la mendicité involontaire et forcée, parce qu’il est ajouté immédiatement: "Pour qu’ils ne soient pas contraints par la misère à demander les choses nécessaires à leur subsistance." Il vaudrait mieux en effet pour un homme, de travailler de ses mains que de tomber dans une détresse telle, que malgré lui il fût obligé de recourir à la mendicité. Il ne suit nullement de là néanmoins que ceux qui embrassent la pauvreté et qui mendient par humilité, soient tenus au travail des mains.

On répond à leur troisième objection, l’Apôtre ne commande pas le travail d’une manière absolue, il ne le commande que comparativement, tel par exemple, qu’il est plus avantageux à quelqu’un de travailler de ses mains que de voler. Il dit ou effet: "Que celui qui volait ne vole plus désormais, il vaut mieux qu’il travaille de ses mains, etc." On ne peut donc pas conclure de là que les religieux qui peuvent vivre sans voler sont tenus de travailler corporellement.

A ce qu’ils objectent en quatrième lieu, il faut répondre, ceux qui vendent tous leurs biens pour obéir au conseil de Jésus-Christ, doivent suivre Jésus-Christ après les avoir vendus: ce qui fait dire à saint Pierre dans saint Matthieu XIX: "Voici que nous avons tout quitté et que nous vous avons suivi, etc." Mais quelqu’un peut suivre Jésus-Christ non seulement en faisant les oeuvres de la vie contemplative, mais encore il peut le suivre en se livrant aux oeuvres de la vie active; d’où il suit que celui qui après avoir tout quitté se livre à la contemplation, accomplit le conseil de Jésus-Christ. Il en est de même de celui qui, après avoir abandonné tout ce qu’il possédait, fait des aumônes corporelles ou spirituelles en prêchant ou en instruisant. Donc le commentaire cité établit que l’une des choses par lesquelles on accomplit le conseil de Jésus-Christ, n’exclut pas les autres; s’il en était autrement, le commentaire contredirait l’Evangile. Il est dit dans l’Evangile de saint Luc LX: "Que le Seigneur dit à un certain homme: "Suivez-moi;" comme cet homme demandait un certain délai pour ensevelir son père, le Seigneur lui répondit: "Laissez les morts ensevelir leurs morts, pour vous, allez, annoncez le royaume de Dieu." Sa volonté fut donc qu’il y en eût quelques-uns qui le suivissent après avoir renoncé à tout, et cela afin de prêcher la parole de Dieu. On peut encore dire que comme le texte est un conseil, le contenu du commentaire n’est aussi qu’un conseil et que par conséquent personne n’y est tenu à moins de s’y être obligé par voeu.

Quant à ce qu’ils objectent en cinquième lieu, à savoir que les Apôtres travaillèrent de leurs mains, on répond que quelquefois ils le firent par besoin, d’autres fois ce ne fut que par surérogation. Ils le firent par besoin, quand il n’y avait personne pour leur procurer les choses nécessaires à la vie; c’est ce que prouve le commentaire de ce qui se lit, I Corinthiens IV, rapporté plus haut. Qu’ils le fissent par surérogation, c’est aussi ce qui se lit, I Corinthiens IX. L’Apôtre néanmoins usait de cette surérogation pour trois causes.

a) Il le faisait quelquefois pour ôter aux faux apôtres l’occasion de prêcher, eux qui ne prêchaient que pour les avantages temporels qu’ils y trouvaient c’est ce que prouvent les paroles suivantes, II Corinthiens c XI: "Pour ce que je fais, je le ferai pour ne pas leur en laisser le prétexte, etc."

b) Quelquefois aussi il le faisait à cause de l’avarice de ceux à qui il prêchait, de peur qu’ils ne renonçassent à la foi s’ils étaient chargés de pourvoir aux besoins temporels de l’Apôtre, qui leur dispensait les biens spirituels; c’est ce que prouve ce qui se lit II Corinthiens III: "Qu’avez-vous donc eu de moins que les autres Eglises, si ce n’est, que je ne vous ai nullement été à charge."

c) Il le faisait aussi pour donner aux paresseux l’exemple du travail. Il dit, II Thessaloniciens III: "Travaillant le jour et la nuit, pour n’être à charge à aucun d’entre vous." Il dit plus bas: "Pour que nous vous servions de modèles et que vous nous imitiez." L’Apôtre néanmoins ne travaillait pas dans les lieux où il avait a faculté de prêcher tous les jours, tel par exemple qu’à Athènes, ainsi que l’observe saint Augustin dans son Livre du Travail des moines. Il n’est donc pas de nécessité de salut pour les religieux d’imiter en ce point l’Apôtre, puisqu’ils ne sont pas tenus à tout ce qui est de surérogation. C’est pourquoi les autres Apôtres ne travaillaient pas de leurs mains, à moins qu’il ne se trouvât personne pour leur donner les choses nécessaires, et dans ce cas tout homme est tenu de travailler de ses mains.

On répond à leur sixième objection, que les décrets qu’ils citent ne parlent que de ces clercs auxquels les biens de l’Eglise et les oblations des fidèles ne suffisent pas pour vivre et qui doivent demander au travail des mains les choses nécessaires à leur subsistance.

On répond à leur septième objection, l’Apôtre donne aux évêques l’exemple du travail pour les cas où il travaillait lui-même, comme par exemple, lorsque le travail des mains n’est pas un obstacle aux occupations ecclésiastiques, ou lorsque recevoir les frais de ses dépenses serait une charge ou un scandale pour les sujets nouvelle ment convertis à la foi.

On répond à leur huitième objection, que d’après l’autorité de saint Jérôme qu’ils citent, le travail des mains n’a pas toujours pour but de se procurer les choses nécessaires à la vie, mais qu’il sert encore à réprimer les vaines pensées, qui ont leur source dans l’oisiveté et la corruption de la chair. Mais ce ne sont pas les seuls travaux manuels qui chassent l’oisiveté, l’est encore par les exercices spirituels qui sont aussi un frein à la concupiscence de la chair, ce qui fait dire à saint Jérôme, dans la même lettre: "Aimez la science des Ecritures, et vous détesterez les vices de la chair." C’est ce qui fait que le précepte du travail des mains n’est pas un précepte qui a pour objet de dompter le corps ou d’éviter l’oisiveté, pourvu que l’homme puisse l’éviter par des exercices spirituels et qu’il châtie son corps par d’autres oeuvres de pénitence, tels que les jeûnes, les veilles, etc. parmi lesquels l’Apôtre compte le travail des mains, disant, II Corinthiens VI: "Dans les travaux, les veilles, les jeûnes." Le commentaire ajoute: "Dans les oeuvres manuelles, parce qu’il travaillait de ses mains."

A ce qu’ils objectent neuvièmement, on répond, il vaut quelque fois mieux travailler de ses mains que de ne pas le faire et vice-versa. Quand le travail des mains ne détourne pas quelqu’un d’une oeuvre utile, il vaut mieux travailler de la sorte pour se procurer parce moyen de quoi se suffire et, donner aux autres, surtout quand ce serait scandaliser les infidèles, vu leur faiblesse, ou même les nouveaux convertis à la foi, que de vouloir vivre aux dépens des fidèles en s’abstenant du travail des mains. Tel est le cas dans lequel l’Apôtre travail bit de ses mains, comme le prouve ce que dit le commentaire, I Corinthiens IX. Le commentaire des Actes cité déjà tient le même langage. Mais lorsque le travail des mains empêche quelqu’un de vaquer à un travail plus utile, il vaut mieux alors s’abstenir de ce genre de travail, ainsi que le prouve le commentaire des paroles suivantes de saint Luc IX: "Laissez les morts ensevelir leurs morts," cité plus haut. C’est aussi ce que prouve l'exemple de l’Apôtre, lui qui, dès qu’il pouvait prêcher, cessait de travailler de ses mains: Mais le travail des mains serait pour les prédicateurs modernes un bien plus grand obstacle que pour les Apôtres, eux qui avaient d’inspiration la science requise pour le faire, tandis que les prédicateurs modernes sont obligés de s’y préparer par une étude continuelle, ainsi que le prouve l’autorité de saint Grégoire, rapportée plus haut.

10° Il convient de répondre à leur dixième objection, que saint Augustin appelle contumaces ceux qui renoncent au travail des mains, et qui y sont tenus d’après le précepte de l’Apôtre. Ceux que l’Apôtre, II Thessaloniciens III, déclare devoir être excommuniés, sont ceux qui vivent dans l’oisiveté et qui demandent à un commerce honteux les choses nécessaires à leur subsistance. Que saint Augustin parle de ces hommes-là, c’est ce que prouve ce qu’il avait dit plus haut, en assignant la cause pour laquelle ceux qui de la vie des champs passent à la religion doivent travailler de leurs mains. Il dit à cette occasion, "rien ne prouve s’ils viennent dans l’intention de servir Dieu, embrassant une vie pauvre mais glorieuse, ou si, pauvres, ils veulent qu’on les nourrisse, qu’on les habille, et de plus que ceux qui les méprisaient et les repoussaient les honorent: "pour ceux-là, il veut qu’ils travaillent de leurs mains. Ils sont certainement ceux-là du nombre des paresseux, auxquels l’Apôtre conseille de travailler en silence pour gagner leur pain;" et saint Augustin appelle surtout contumaces ceux qui disaient qu’il n’est pas permis aux serviteurs de Dieu de travailler de leurs mains, pervertissant le sens des paroles de l’Apôtre.

11° On répond à leur onzième objection, qui a pour objet les oeuvres spirituelles, que quelqu’un peut s’y livrer de deux manières; il peut se rendre utile à tous en les faisant ou travailler pour lui-même, ainsi que le prouve l’une et l’autre de ces choses. Quelqu’un peut en effet vaquer à la prière et à la récitation des saints cantiques en célébrant l’office divin dans l’Eglise, ce qui est une espèce d’oeuvre publique qui a pour fin l’édification de l’Eglise; quelqu’un peut aussi par forme de prière privée accomplir les mêmes choses, ce que font parfois les laïques même; c’est le langage que tient relativement aux autres saint Augustin; mais il n’en parle pas comme il l’a fait pour les premiers, ainsi que le prouve ce qu’il dit: "Qu’ils peuvent tout en travaillant des mains, chanter les saints cantiques à l’exemple des artisans dont les coeurs et les langues sont entièrement appliqués aux fables qu’ils racontent, bien que cependant leur mains ne quittent pas le travail qu’ils exécutent; il ne serait pas permis à ceux qui chantent les heures canoniales dans l’Eglise d’en agir de la sorte." Il est également permis à quelqu’un de vaquer à la lecture comme à une oeuvre publique, soit qu’il instruise dans les classes, ou qu’il acquiert lui-même la science, ainsi que le font les maîtres et les professeurs, soit religieux, soit séculiers; mais celui-là s’y livre comme à une oeuvre privée, qui lit les saintes Ecritures pour sa consolation personnelle, comme le font les moines cloîtrés; tel est le langage de saint Augustin; ce qui fait qu’il ne dit pas, qui disent se livrer à la science ou à l’instruction, mais bien se livrer à la lecture. Celui-là pareillement s’occupe de la parole de Dieu comme d’une oeuvre publique qui prêche publique ment au peuple; celui-ci, au contraire, ne s’en occupe que comme d’une oeuvre privée qui dans sa conversation ordinaire, n’adresse qu’à une seule personne des paroles d’édification; comme le faisaient les moines du désert, quand ils disaient aux frères qui venaient les visiter une foule de choses pour leur édification. Et c’est le langage que tient saint Augustin, ainsi que le prouvent ses propres paroles. "Est-ce que tous dans le monastère peuvent expliquer aux frères qui viennent les saintes Ecritures?" C’est aussi pour cela qu’il ne parle pas ici de la dispensation de la prédication, mais de celle de l’instruction par la conversation, parce que comme le dit la Glose, I Corinthiens II: "La conversation se fait en particulier, pendant que la prédication a lieu en public." Ceux donc qui se livrent aux oeuvres spirituelles desquelles il a été parlé, comme à des oeuvres publiques, acquièrent légitimement par leur travail la nourriture que leur fournissent les fidèles, puisqu’ils s’appliquent à procurer le bien public. Pour ceux qui s’adonnent à ces oeuvres comme à des oeuvres privées, s’ils ne travaillent pas de leurs mains, il arrive parfois qu’ils transgressent le précepte de l’Apôtre, ce qui arrive quand ils sont de ceux à qui l’Apôtre dit de travailler en silence pour gagner le pain qui leur est nécessaire pour vivre. Donc, c’est de ceux-là dont parle saint Augustin, comme le prouvent ses propres paroles. "Pourquoi, dit-il, ne sacrifions-nous pas une partie de notre temps à observer les préceptes apostoliques?" c’est encore ce qu’il exprime dans les paroles qui suivent: "Une seule prière de celui qui obéit est plus promptement exaucée que dix mille de celles du contempteur." Il en est de même de ce qui suit: "Quelle est cette perversité que de ne vouloir obtempérer à ce qu’on lit!" Tout ce qui précède prouve qu’il parle de ceux qui s’adonnent aux oeuvres spirituelles et qui transgressent le précepte de l’Apôtre. Et ils ne le transgressent que parce qu’ils sont obligés d’observer les choses desquelles il a été parlé en premier lieu.

Il arrive aussi quelquefois que ceux qui s’appliquent à ces oeuvres, comme à des oeuvres privées, ne transgressent pas le précepte de l’Apôtre, quoiqu’ils ne travaillent pas de leurs mains, vu que ce n’est pas la paresse qui les fait renoncer à une vie laborieuse, ni parce que dénués de tout et livrés à l’oisiveté, ils veulent qu’on les nourrisse; mais c’est plutôt, comme l’établissent les preuves rapportées, l’abondance de l’amour divin qui fait qu’ils renoncent à toute oeuvre extérieure pour se livrer à la contemplation.

 

Article 5: Est-il permis aux religieux de renoncer à tout ce qu’ils possèdent, de ne rien conserver en propre ni en commun?

 

Les adversaires de la vérité ne se contentant pas de ce qui précède, s’appliquent de toute leur force à renverser le fondement de toutes les religions, fondement que le Seigneur lui-même à solidement établi, et qui est la pauvreté.

 

Objections:

Ils disent dans ce dessein qu’il n’est pas permis, après avoir renoncé à tout, d’entrer dans une religion pauvre, qui ne possède ni biens, ni revenus, à moins que l’on ait pris la résolution de travailler de ses mains, et ils citent à l’appui de leur erreur ce qui se lit au livre des Proverbes, XXX: "Faites, Seigneur, que je ne sois ni mendiant, ni riche, donnez-moi seulement les choses nécessaires à la vie, de peur que l’abondance me porte à nier votre providence, ou que la détresse ne fasse de moi un voleur et un parjure du nom de mon Dieu." Mais celui qui, après avoir renoncé à tout, entre dans une religion pauvre et qui ne possède rien, se prive de ce qui est nécessaire à sa subsistance et s'expose à la mendicité, surtout s’il n’est pas dans l’intention de travailler de ses mains pour gagner sa nourriture. Donc il s’expose au danger de devenir ou parjure ou voleur, ce qui semble le rendre blâmable.

Il est écrit dans l’Ecclésiastique, VII: "La sagesse unie aux richesses est plus utile," et le commentaire ajoute: "Que lorsqu’elle est seule." Donc, il est blâmable dans sa conduite celui qui choisit la sagesse sans les richesses et qui renonce à ces dernières pour s’appliquer à la sagesse.

On lit dans l’Ecclésiastique, XXVII: "La misère en a fait pécher un grand nombre;" le commentaire ajoute: "Ils l’ont fait à la suite de la disette du coeur et du manque de travail." Or, il faut éviter avec soin ce qui expose au danger. Donc, il n’est permis à personne de se réduire à la misère en renonçant à tout.

L’Apôtre donne, II Corinthiens VIII, aux fidèles la règle qu’ils doivent suivre pour faire l’aumône, il s’exprime comme il suit: "Ainsi la volonté de donner est agréable à Dieu, si elle est conforme à ce que l’on a." Le commentaire dit " qu’elle n’est agréable qu’au tant qu’elle retient Le nécessaire, mais qu’elle cesse de l’être si on dépasse, c’est-à-dire si elle va au-delà de ses forces."Ainsi dit-il: "Je ne veux pas que les autres soient soulagés et que vous soyez sur chargés;" la Glose ajoute: "Que vous soyez dans la misère. Mais celui qui donne tout et qui ne garde rien se précipite dans la misère en donnant plus qu’il ne peut." Donc, il donne sans règle celui qui agit ainsi, et il viole la règle de l’Apôtre.

Le commentaire des paroles suivantes, I Thessaloniciens V: "Je vous prie, mes frères, de vous souvenir," dit: "que comme les richesses font négliger le salut, la nécessité elle aussi, en cherchant à se satisfaire, éloigne de la justice. Mais celui qui renonce à tout et qui entre dans une religion pauvre, se soumet à la misère." Donc, ceux qui agissent de la sorte s’exposent à s’écarter de la justice, ce qui paraît blâmable.

Le commentaire des paroles suivantes de la I° Epître à Timothée VI: "Ayant les aliments et de quoi vous vêtir," dit: "Bien que nous n’ayons rien apporté et que nous ne devions rien emporter, il ne faut cependant pas renoncer complètement aux biens temporels. Mais celui, après avoir renoncé à tout, entre dans une religion qui n’a pas dé possessions temporelles, renonce à tous les biens de ce genre." Donc, celui qui y renonce n’agit pas avec mesure.

Le commentaire des paroles suivantes de saint Luc III: "Que celui qui a deux tuniques en donne une à celui qui n’en a qu'une," dit: "On commande de partager les deux tuniques, parce que si on en divisait une elle ne pourrait plus vêtir personne." La mesure de la miséricorde doit être la possibilité de la condition humaine, et cette possibilité exige que l’on ne se prive pas de tout ce que l'on possède, mais que l’on partage avec le pauvre. Donc, celui qui donne tout aux pauvres, et qui ne se réserve rien, donne au delà de ce qui lui est commandé, il donne sans règle, et pèche par conséquent.

La Glose des paroles suivantes de saint Luc XII: "Ne vous inquiétez pas de ce que vous mangerez," dit aussi: "Le Seigneur ne commande pas ici aux saints de ne conserver aucun argent pour leurs besoins, puisqu’on lit du Seigneur lui-même, qu’il eut une bourse; mais si ce n’eût pas été bon de se réserver quelque chose, le Seigneur l’aurait défendu, il ne se fût rien réservé lui-même." Donc il est bon et utile même de se réserver quelque chose et de ne pas tout abandonner.

Donner ce qu’on doit donner et ce qu’on ne doit pas donner c’est être prodigue. Mais celui qui donne tout, donne et ce qui doit être donné et ce qui ne doit pas l’être, puisqu’il ne se réserve rien et qu’il donne ce qui ne devrait pas être donné. Donc, celui qui agit de la sorte pèche par prodigalité.

10° Il est écrit, Romains XII: "Que votre culte soit raisonnable". Le commentaire ajoute: "Il ne faut pas qu’il y ait excès. Mais c’est trop donner que de tout donner; parce que c’est dépasser le milieu que tient la libéralité dans ses largesses, puisqu’il est des choses qu’elle donne et d’autres qu’elle se réserve." Donc, celui qui en entrant en religion donne tout ne rend pas à Dieu un culte raisonnable.

11° Il est dit dans l’Exode, II: "Vous ne tuerez pas;" le commentaire ajoute: "En privant celui à qui vous le devez du conseil de conserver sa vie." Mais les biens temporels nous portent à conserver notre existence. Donc, celui qui se prive de ses biens temporels, se prive de ce moyen de s’engager à vivre, et il se doit surtout de le faire, par conséquent il viole ce précepte du Décalogue, "Vous ne tuerez pas," puisqu’il attente à sa propre vie.

12° Il est écrit aux Lamentations de Jérémie, IV: "Ceux qui périrent par le glaive furent moins malheureux que ceux qui furent victimes de la faim." Donc, il vaut mieux s’exposer au glaive qu’à la faim. Mais, comme le dit saint Augustin, "il n’est pas permis à l’homme d’agir de la sorte pendant qu’il peut agir sans péché." Donc à plus forte raison, il n’est pas permis de s’exposer à mourir de faim, ce à quoi cependant semblent s’exposer ceux qui ne se réservent rien, renonçant à tout.

13° L’homme est plus attaché à lui-même qu’il ne l’est à autrui; mais celui qui soustrairait à autrui tous ses moyens d’existence pécherait et serait, en quelque sorte, son meurtrier. Il est dit dans l’Ecclésiastique, XXXIV: "Le pain des malheureux est la vie du pauvre, celui qui le dérobe est un homme de sang." Donc il pèche en se donnant en quelque sorte la mort, celui qui abandonne tout pour entrer dans une religion où il n’y a pas de propriétés communes pour subvenir aux besoins de tous.

14° La vie de Jésus-Christ est le modèle de la perfection quelle qu’elle soit; mais Jésus-Christ eut de quoi sustenter sa vie. On lit, en effet, dans saint Jean, XII, qu’il eut une bourse. On lit encore dans le même, IV, que ses disciples allèrent en ville pour acheter des vivres. Donc la perfection n’exige pas que celui qui y tend donne tout ce qu’il possède et ne se réserve rien.

15° Toute retire ses observances de la manière de vivre des disciples de Jésus-Christ. C’est ce qui fait dire à saint Jérôme, dans son livre des Hommes illustres, que "dans la primitive Eglise tous les chrétiens étaient tels que le sont aujourd’hui les religieux les plus parfaits." On lit la même chose dans les entretiens des Pères, et l’on peut tirer la même conséquence de ce que dit le commentaire des paroles suivantes du livre des Actes, IV: "Tous les croyants, etc." Il est dit de cette multitude dans le même livre, chapitre IV: "Tout ce qu’ils possédaient était en commun, et il n’y avait personne de pauvre parmi eux." Donc, ceux qui après avoir renoncé à tout ce qu’ils possédaient, qui ne gardent rien en commun, et qui par conséquent sont dans la nécessité d’être pauvres, loin de mener une vie religieuse, en mènent, au contraire une vie superstitieuse.

16° Il semble que le Seigneur quand il envoya ses apôtres prêcher leur ait donné deux préceptes, à savoir: l’un, d’après lequel il ne leur était permis de rien emporter avec eux, c’est ce que prouve ce qui se lit dans saint Matthieu X, saint Marc, VI et saint Luc IX. L’autre, de ne pas aller chez les païens, comme le dit saint Matthieu X. Il semble avoir révoqué le premier, à l’approche de sa passion, comme l’indiquent les paroles suivantes de saint Luc II: "Mais maintenant, dit-il, que celui qui a un sac le prenne en même temps que sa besace." Il semble pareillement qu’il a révoqué le second, comme l’indique ce qui se lit dans saint Matthieu ult.: "Allez, enseignez toutes les nations." Il est pareillement écrit dans saint Marc ult.: "Allez dans l’univers entier, etc." Mais dès que le second précepte fut révoqué, il n’y eut plus d’obligation de l’observer, il fallut même annoncer l’Evangile aux infidèles. Donc, on n’est pas obligé non plus, par la suite, d’observer le premier, c’est-à-dire, qu’il ne faut pas se priver de tout ce qui est nécessaire à sa subsistance.

17° Il est dit, X° Const, quest. I: "Il est avantageux de posséder les biens de l’Eglise et de renoncer aux siens propres par amour pour la perfection. Ce qui suit un peu après prouve assez que l’amour de la perfection doit faire mépriser son propre bien pendant que l’on peut, sans nuire à cette même perfection, posséder les biens de l’Eglise qui sont des biens communs." Donc, si certains hommes renoncent à tout ce qu’ils possèdent pour entrer en religion, ils doivent, toutefois, choisir une religion qui possède des biens communs.

18° Il est dit dans la même question, Videntes: "Les souverains pontifes ont statué qu’il faut conserver les biens de l’Eglise pour qu’il ne se trouve pas de pauvres parmi ceux qui vivent en commun." Donc, s’il eu est qui vivent dans la détresse pour mépriser les biens communs, leur conduite n’est pas conforme aux décrets des et par conséquent ils pèchent.

19° Le commentaire des paroles suivantes de saint Matthieu IV: "Si vous êtes le fils de Dieu, jetez-vous en bas," dit: "Personne ne doit tenter Dieu lorsqu’il sait par la raison humaine ce qu’il doit faire. Et un peu plus bas: lorsque la raison humaine est insuffisante il doit mettre en Dieu sa confiance, sans pourtant le tenter; il doit humblement confesser sa faiblesse." Mais celui qui possède les richesses nécessaires pour se garantir de ce qui mine le corps, tel que la chaleur naturelle, etc. qu’entretiennent les vêtements et la nourriture, soit par la raison humaine ce qu’il a à faire. Celui donc qui se prive de cela et qui attend de Dieu sa nourriture paraît pécher contre lui en le tentant; comme celui qui verrait venir à lui un ours et qui déposerait les armes au moyen desquelles il pouvait défendre sa vie, semblerait tenter Dieu lui aussi.

20° Il ne faut pas renoncer à ce que nous demandons à Dieu tous les jours. Mais nous demandons quotidiennement à Dieu les choses nécessaires à la vie du corps quand nous lui disons: "Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien." Donc, il ne faut pas complètement renoncer aux biens temporels, comme, par exemple, se réduire volontairement à la misère.

21° Dans le décret, De Consecr, dist. I, Nemo, il est dit: "Il ne faut pas bâtir d’église avant que celui qui veut l’édifier ne l’ait pourvue des choses nécessaires à l’alimentation de ceux qui la gardent et la desservent, de même que de salaire pour ceux à qui en est confiée la garde." Donc, la vie de ceux qui ne possèdent rien n’est pas con forme aux décrets des Pères.

22° Les saints Pères approuvent la manière de vivre en religion au moyen de biens communs, tels sont saint Augustin, saint Basile, saint Benoît, etc. Il paraît donc téméraire de vouloir introduire un autre genre de vie.

23° Le nouveau Testament oblige les disciples de Jésus-Christ de pourvoir aux besoins des pauvres; or, ceux qui ne possèdent rien ni en propre, ni en commun, ne peuvent pas le faire. Donc, on ne peut approuver cette manière de vivre.

 

Réponse:

Comme la connaissance des choses se tire parfois de leur origine, nous allons chercher et l’origine et les développements de la proposition de laquelle il vient d’être question. Il importe donc de savoir que dans les temps anciens il y eut à Rome un hérétique du nom de Jovinien qui tomba dans une erreur telle, qu’il soutenait que ceux qui avaient été baptisés et qui avaient conservé la grâce de leur baptême recevaient tous dans le ciel la même récompense, comme le raconte saint Jérôme dans le livre qu’il a écrit contre lui. Partant de ce principe, il alla jusqu’à dire que les vierges, les veuves et les femmes mariées, si leurs oeuvres sont les mêmes, dès qu’elles ont une fois été purifiées dans le Christ, elles sont aussi méritantes les unes que les autres; qu’il n’y a aucune différence entre se priver de nourriture ou la prendre avec action de grâce, égalant par ce moyen le mariage à la virginité. Il retranchait par là toute la force du conseil de garder la virginité que donne le Seigneur dans saint Matthieu XIX: "Il n’est pas donné à tout le monde de comprendre cela: savoir de s’abstenir des noces, mais que celui qui peut, le comprenne." L’Apôtre donne le conseil, I Corinthiens VII: "Pour ce qui est de la virginité, le Seigneur ne m’a pas donné de précepte, mais c’est un conseil que je donne." Aussi, comme le rapporte saint Augustin, sa proposition a-t-elle été condamnée comme hérétique. Vigilance fit revivre cette erreur, ainsi que le rapporte saint Jérôme dans sa lettre contre le même Vigilance qui combattait l’enseignement de la foi, comme il est dit au même endroit. Il poursuivait de sa haine la chasteté, il dé clamait, au milieu des festins séculiers, contre les jeûnes des saints; c’est encore ce que rapporte saint Jérôme dans la même lettre. Il ne se contenta pas de marcher sur les traces de Jovinien qui anéantissait le conseil de la virginité, il eut l’audace d’y surajouter au point de détruire le conseil qui concerne la pauvreté. Saint Jérôme dit de lui à cette occasion: "Quant à ce qu’il dit, qu’ils agissent d’une manière plus parfaite ceux qui se servent de leurs biens et qui en divisent peu à peu les revenus aux pauvres que ceux qui, après avoir vendu tout ce qu’ils possèdent, le distribuent tout en même temps, ce n’est pas moi qui lui répondrai, ce sera Dieu lui-même: "Si vous voulez être parfait, allez, vendez tout ce vous possédez, etc." Saint Matthieu XIX." Mais cette erreur, se transmettant d’hérétiques en hérétiques, s’est perpétuée jusqu’à nos jours et elle se perpétue encore dans certains hérétiques nommés Cathares. C’est ce que prouve le traité publié contre la vérité catholique par un certain Désiré, hérésiarque de Lombardie, traité écrit de nos jours, contre la vérité catholique, où entre autres choses, il condamne l’état de ceux qui renoncent à tout pour vivre pauvres avec Jésus-Christ. Mais ce qu’il y a de plus affreux encore, dernièrement cette erreur a été renouvelée par ceux qui paraissaient défendre la foi et qui, selon la coutume des hérétiques, ont été plus loin encore dans le mal. Non contents d’égaler les richesses à la pauvreté, comme le faisait Jovinien, ou de les préférer à cette même pauvreté, comme le faisait Vigilance, ils condamnent entièrement la pauvreté, disant: "Il n’est pas permis de quitter ce que l’on possède pour suivre Jésus-Christ, à moins d’entrer dans une religion qui possède des biens communs, ou qu’elle ne soit constituée de manière à avoir pour but le travail des mains." Ils soutiennent aussi que la pauvreté, louée dans l’Ecriture, n’est pas la pauvreté actuelle par laquelle on se dépouille de ses biens temporels, mais bien la pauvreté habituelle qui fait que quelqu’un méprise dans son coeur les biens temporels, quoiqu’il les possède réellement. Pour réfuter cette erreur nous procéderons de la manière suivante:

 

Nous prouverons que ce n’est pas la seule pauvreté habituelle qui appartient à la perfection évangélique, mais que cette perfection a encore pour objet la pauvreté actuelle qui résulte de l’abandon des biens temporels.

Nous prouverons que cette perfection existe quand même on ne posséderait rien en commun.

Nous établirons que cette perfection n’exige pas toujours de ceux qui n’ont pas de possessions communes qu’ils travaillent de leurs mains.

Nous réfuterons les raisons que nos adversaires apportent à l’appui de leur erreur.

 

Afin de prouver que la pauvreté actuelle appartient à la perfection évangélique, rapportons d’abord ce qui se lit dans saint Matthieu XIX: "Si vous voulez être parfait, allez, vendez tout ce que vous possédez, etc." Mais celui qui vend tout ce qu’il possède, qui le donne aux pauvres, choisit non seulement la pauvreté habituelle, mais même la pauvreté actuelle. Donc, la pauvreté actuelle est le but de la perfection évangélique.

La perfection évangélique consiste à imiter Jésus-Christ; mais, Jésus-Christ ne fut pas seulement pauvre de volonté, il le fut réellement; ce qui fait que le commentaire des paroles suivantes de saint Matthieu XVII: "Allez à la mer," dit: "La pauvreté de Jésus-Christ fut telle qu’il n’avait pas de quoi payer le tribut." Le commentaire des paroles suivantes de saint Luc IX: "Les renards ont des tanières," ajoute aussi: "Pour moi, dit-il, ma pauvreté est telle que je n’ai pas même un petit logis, je n’habite pas sous un tait qui m’appartienne." On peut établir la même vérité au moyen d’une foule d’autres preuves. Donc, la pauvreté actuelle appartient à la perfection évangélique.

Les Apôtres pratiquèrent d’une manière éclatante la perfection évangélique, cependant ils ne négligèrent pas la pauvreté actuelle, puisqu’ils abandonnèrent tout ce qu’ils possédaient, ce qui faisait dire à saint Pierre, saint Matthieu XIX: "Voici que nous avons tout quitté, etc." Saint Jérôme dit à cette occasion, dans sa lettre à Hébidia: "Voulez-vous être parfaite et vous établir d’une manière stable au sommet de la perfection, faites ce que firent les apôtres, vendez tout ce que vous possédez, donne aux pauvres et suivez le Sauveur, seule et dépourvue de tout, suivez la croix pauvre et suivez-la seule." Donc, la pauvreté actuelle est le but de la perfection évangélique.

Le commentaire ajoute aux paroles suivantes de saint Marc, X: "Il est excessivement difficile à ceux qui possèdent des richesses, etc.;" "Autre chose est posséder des richesses, autre chose est les aimer." Il est bien des personnes qui les possèdent et qui ne les aiment pas, il en est d’autres, au contraire, qui ne les possèdent pas et qui les aiment.

Il en est d’autres qui les possèdent et qui les aiment, d’autres ne trouvent de plaisir ni à les avoir, ni à les aimer: pour ceux-ci ils sont plus en sûreté, et ils peuvent dire avec l’Apôtre: "Le monde pour moi est attaché à la croix, et moi je suis aussi crucifié pour lui." Donc, la pauvreté actuelle, jointe à la pauvreté habituelle, est préférable à la pauvreté habituelle seule.

On peut conclure la même chose du commentaire de ces paroles de saint Matthieu XIX: "Le riche entrera difficilement dans le royaume de Dieu;" il dit: "Le plus sûr est de ne rien posséder et de ne pas aimer les richesses."

Sur ces paroles de saint Jacques, Il: "Dieu n’a-t-il pas choisi les pauvres dans ce monde," le commentaire dit: "Les pauvres des choses temporelles." Mais ceci n’a lieu que pour la pauvreté actuelle. Donc ceux qui sont pauvres actuellement sont les élus de Dieu.

Sur ces paroles de saint Luc XIV: "Celui qui ne renonce point à tout ce qu’il possède," le commentaire dit: "Mais il y a une différence entre renoncer à tout et abandonner tout;" parce que l’action de renoncer convient à tous ceux qui se servent d’une manière licite des choses mondaines qu’ils possèdent, tout en tendant par la pensée aux choses éternelles. Abandonner est l’acte des parfaits, qui rejettent tout ce qui est temporel, pour soupirer après les seules choses éternelles. Donc abandonner ce qui appartient à la pauvreté actuelle, est de la perfection évangélique, mais renoncer à ce qui appartient à l’habituelle, c’est, selon le commentaire précité, ce qui est de nécessité de salut.

Saint Jérôme dans sa lettre contre Vigilance, après les paroles citées plus haut, ajoute: "Le Seigneur s’adresse à celui qui veut être parfait, et qui comme les Apôtres quitte son père, sa barque et les filets. Celui que vous louez, c’est le second ou le troisième degré; degré qui consiste à donner le revenu de ses biens aux pauvres et que nous admettons comme vous, pourvu que nous sachions que le premier degré de la perfection doit être préféré au second ou au troisième." Donc, d’après cela, il est évident qu’il faut préférer ceux qui abandonnent aux pauvres tout ce qu’ils possèdent, à ceux qui ne leur en donnent que le revenu.

10° Le même saint, dans sa lettre au moine Rustique, dit: "Si vous avez des biens, vendez-les, donnez-les aux pauvres; si vous n’en avez pas, vous tes débarrassé d’un énorme fardeau, suivez nu le Christ dépourvu de tout." C’est ici une oeuvre pénible, grande et ardue, mais de grandes récompenses lui sont réservées. On peut tirer des lettres de saint Jérôme une foule d’autres preuves qui doivent s’entendre de la pauvreté actuelle, et que pour plus de brièveté nous omettons.

11° Saint Augustin dit dans son livre des Dogmes ecclésiastiques, "qu’il est bon d’accorder avec mesure ses biens aux pauvres, mais qu’il vaut mieux, si l’on veut suivre le Seigneur, les leur donner tous à la fois, afin qu’étant ainsi débarrassé de toute espèce de sollicitude, on puisse être pauvre avec Jésus-Christ;" d’où l’on doit tirer la même conséquence que précédemment.

12° Saint Ambroise dit dans son livre des Devoirs: "Les richesses ne servent de rien pour la vie éternelle," comme l’a clairement dé montré le Seigneur dans l’Evangile, lorsqu’il dit: "Bienheureux les pauvres, parce que le royaume des cieux est à vous;" il en est de même de ce qui suit: "C’est pourquoi il a été établi d’une manière parfaitement claire que la pauvreté, la faim, la souffrance, qui sont des maux que l’on supporte, non seulement ne sont pas un obstacle pour le salut, mais que ce sont des moyens d’y arriver." Or, on ne peut pas entendre cela de la pauvreté habituelle, par laquelle l’homme renonce aux richesses, vu que personne ne les considère comme un obstacle au salut. Donc il faut l’entendre de la pauvreté actuelle, par laquelle on renonce à tout.

13° Saint Grégoire dit dans la huitième Homélie de la seconde partie de son explication d’Ezéchiel: "Lorsque quelqu’un voue à Dieu une partie de ce qu’il possède, et qu’il s’en réserve une partie qu’il ne voue pas, il fait un sacrifice; mais lorsqu’il voue au Dieu tout-puissant tout son avoir, tout ce qu’il a de vie, tout ce qu’il a de sagesse, il lui offre alors un holocauste; mais l’holocauste était de tous les sacrifices le plus parfait." Donc abandonner pour Dieu tout ce que l’on possède, est de toutes les oeuvres la plus parfaite.

14° Saint Grégoire, dans son Prologue de Morale, dit: "Lorsque mon esprit me contraignait encore à m’occuper comme en apparence des affaires du monde, voici que ces affaires suscitèrent contre moi une foule d’obstacles, au point que ce n’était plus en apparence, mais ce qui est plus grave, c’était par l’esprit qu’elles me retenaient; fuyant enfin avec soin tout cela, je gagnai le port d’un monastère, et après avoir quitté toutes ces affaires du monde, je les considérais alors comme des choses vaines, et je m’échappai nu du naufrage de ce monde." Ces paroles démontrent le danger qu’il y a à posséder les biens du monde, parce que leur possession retient l’esprit enchaîné d’une manière dangereuse, ce qui fait qu’il est plus louable de se dépouiller par la pauvreté actuelle des biens temporels, afin que l’esprit soit libre des soucis qu’ils engendrent.

15° Saint Jean Chrysostome dit dans son livre qui a pour titre: Personne n’est lésé que par soi-même: "En quoi le manque des biens temporels a-t-il lésé les Apôtres? Ne coulaient-ils pas leurs jours au milieu de la faim, de la soif et du dénuement le plus complet? Et c’est ce qui les a rendus grands et illustres; c’est aussi ce qui leur a donné cette confiance illimitée qu’ils avaient en Dieu." Ces paroles prouvent que la pauvreté actuelle, qui consiste dans le dénuement des biens temporels, appartient à la perfection apostolique.

16° Saint Bernard écrit à l’archevêque de Sens: "Heureux celui qui ne conserve rien de ce qu’il possède; qui n’a pas comme les renards de tanière, ni de nid comme les oiseaux, ni de bourse comme Juda, et qui n’a ni maison, ni même, à l’exemple de Marie, d’appartement dans une hôtellerie, imitant d’une manière parfaite, par là, celui qui n’avait pas où reposer sa tête;" ceci établit d’une manière claire que ne rien posséder dans le monde appartient à la perfection chrétienne.

17° Il est dit, I Quest, II, Si quis: "Il est certainement plus parfait celui qui se dépouille des biens du monde, ou qui, quand il ne les possède pas, est loin de les désirer, que celui qui donne à une église une partie d’une grande fortune qu’il possède." Il est donc démontré d’après cela qu’il est de la perfection de ne rien posséder.

18° Il y a bien plus de raisons pour celui qui se livre à la contemplation divine d’être libre des biens du monde, que pour ceux qui se livraient à la contemplation philosophique. Mais les philosophes, afin de se livrer plus librement à la philosophie, renonçaient aux biens du monde, et en cela ils étaient louables. C’est ce qui fait que saint Jérôme dit au prêtre Paulin, en parlant de l’institution des moines: "Socrate, cet enfant de Thèbes, homme autrefois fort riche, renonça, lorsqu’il se dirigeait vers Athènes, pour s’y livrer à l’étude de la philosophie, à une quantité considérable d’or, et son avis était qu’il ne pouvait posséder à la fois la vertu et les biens di monde." Donc, à bien plus forte raison, il est louable de tout quitter pour se livrer à la contemplation divine. C’est ce qui fait dire au commentaire interlinéaire des paroles suivantes, saint Matthieu XIX: "Si vous voulez être parfait, etc." "voici la vie contemplative de l’Evangile."

19° Le mérite parfait est seul digne d’une récompense excellente, mais la récompense excellente, c’est-à-dire le pouvoir de juger est réservé à la Pauvreté actuelle, ainsi que le prouvent les paroles sui vantes de saint Matthieu XIX: "Vous qui avez tout quitté, etc." "Vous vous assoirez, etc." et le commentaire ajoute: "Ceux qui ont tout quitté pour suivre le Seigneur, ceux-là seront juges; quant à ceux qui possèdent ce qu’il est permis de posséder et qui en ont usé licitement, ils seront jugés." Donc le mérite lé plus parfait consiste dans la pauvreté actuelle.

20° L’Apôtre, I Corinthiens VII, donnant le conseil de garder la virginité, en assigne la raison: "C’est, dit-il, pour que ceux qui la gardent soient sans inquiétude. Mais l’abandon des biens temporels délivre surtout l’homme de toute espèce de sollicitude, parce que les biens temporels en procurent nécessairement à ceux qui les possèdent; ce qui fait que saint Luc désigne les richesses par le mot épines, parce qu’elles suffoquent par les soucis qu’elles créent la parole de Dieu dans les coeurs de ceux qui l’entendent." Donc la pauvreté actuelle appartient aussi bien à la perfection évangélique que la virginité.

 

Nous démontrerons par la suite que cette perfection qui consiste en ce que quelqu’un renonce à ce qu’il possède en propre, n’exige pas même des richesses possédées en commun.

La perfection vient de Jésus-Christ et des Apôtres. Or, on ne lit nullement que ceux-ci, après avoir renoncé à ce qu’ils possédaient en propre, aient eu quelques biens en commun, on lit plutôt qu’ils n’avaient pas même de maison où ils pussent habiter. C’est ce qui a été prouvé plus haut. Donc la perfection de pauvreté n’exige aucunes possessions communes.

Saint Augustin dit dans son livre de la Doctrine chrétienne: "Ceux d’entre les juifs qui dans la primitive Eglise se convertirent à Jésus-Christ, parce qu’ils reçurent immédiatement les biens spirituels, reçurent le Saint Esprit avec tant de plénitude qu’ils vendaient ce qu’ils possédaient et en apportaient le prix aux pieds des Apôtres, pour qu’ils le distribuassent aux pauvres." Il dit un peu plus bas: "Il n’est dit d’aucun homme, appartenant aux églises fondées chez les païens, qu’il ait agi de la sorte, et la raison, c’est que ceux qui avaient pour dieux des idoles n’avaient pas été trouvés si près de Dieu." Ces paroles prouvent que saint Augustin préfère la perfection de la primitive église des juifs à celle de la primitive église des païens, et la raison de cette prédilection, c’est qu’ils vendirent tout ce qu’ils possédaient pour le donner aux pauvres. Or, ils vendirent leurs biens, au point de ne s’en réserver aucun de communs. Donc la pauvreté qui consiste même à ne rien posséder en commun, est plus parfaite que celle qui conserve quelques biens communs.

Saint Jérôme parlant à Héliodore de la mort de Népotien, dit par dérision: "Sous Jésus-Christ pauvre qu’ils soient plus riches moines qu’ils ne le furent séculiers, qu’ils aient des richesses qu’ils ne possédaient pas sous l’empire du démon qui est riche, que l’Eglise désire qu’ils soient riches ceux qu’auparavant le monde a tenus pour mendiants." Or, ceci plus peut fréquemment arriver dans les religions auxquelles il est permis d’avoir des biens, pendant qu’il est impossible qu’il en soit ainsi dans celles qui ne possèdent rien. Donc les religions qui ne possèdent rien, sont plus louables que celles qui possèdent.

Saint Jérôme écrit à Lucinus de Bé: "Tout le temps que nous sommes occupés des biens du siècle et que notre âme est dominée par les soins qu’exige l’administration de nos biens et de nos revenus, il ne nous est pas possible de penser librement à Dieu." Donc il vaut mieux pour les religieux de n’avoir ni biens ni revenus que d’en avoir.

Saint Grégoire dit dans le troisième livre de ses Dialogues, parlant du serviteur de Dieu Isaac: "Comme ses disciples lui insinuaient fréquemment de recevoir les biens qu’on lui offrait pour subvenir aux besoins du monastère, gardien vigilant de sa pauvreté, il demeurait fortement attaché à son sentiment, disant: Le moine qui sur la terre cherche des biens, n’est pas véritablement moine. Il avait ainsi autant de crainte de perdre la sécurité que lui procurait sa pauvreté, que les avares riches ont coutume d’apporter de soins à la conservation de leurs trésors." Il est évident d’après cela qu’il y a une plus grande perfection à pas de possessions communes qu’à en avoir.

Parmi les moines d’Egypte, desquels il est parlé dans les vies des Pères, on regardait comme plus parfaits, ceux desquels il est dit, que vivant dans le désert ils n’avaient aucune espèce de biens. Donc les possessions communes ne sont pas requises pour la pauvreté évangélique.

Il est au pouvoir des tyrans d’enlever les biens communs; par conséquent si on n’était tenu de renoncer à tout ce que l’on possède, qu’autant que l’on entrerait dans une religion qui possède des biens de ce genre, les tyrans pourraient empêcher de pratiquer la perfection de la pauvreté évangélique, ce qui est absurde.

On conseille la pauvreté pour amoindrir les soucis qu’occasionnent les biens du monde; mais les biens communs en procurent aussi une foule pour les conserver, les administrer et les cultiver; donc ceux qui n’ont pas de biens communs gardent le conseil de la pauvreté d’une manière plus parfaite.

 

Nous allons démontrer maintenant que la pauvreté de laquelle il vient d’être parlé, n’exige pas d’une manière absolue de tous ceux qui la pratiquent le travail des mains.

 

Comme le dit en effet saint Augustin, dans son Livre du Travail des moines: "Ceux qui avaient dans le monde de quoi subvenir aux besoins de la vie, sans exercer de métier, et qui convertis ont distribué ces ressources aux pauvres, ne doivent pas pour cela être contraints à travailler de leurs mains; seulement -de tels hommes sont louables lorsqu’ils embrassent volontaire ment la pauvreté pour Jésus-Christ, quand même ils n’auraient pas de biens communs."

Nous lisons que dans la primitive Eglise on en voyait à Jérusalem qui vivaient de la sorte; c’est ce que rapporte saint Augustin au même endroit. Donc ceux qui embrassent la pauvreté ne sont pas astreints au travail des mains, quand même ils n’auraient pas de biens en commun.

Il n’y a pour personne de précepte qui oblige au travail des mains, à moins que l'on ne puisse pas se procurer autrement ce qui est nécessaire à la vie. Mais ceux qui ne possèdent rien ne sont tenus eux aussi au travail des mains par aucun précepte, à moins qu’ils ne s’y soient obligés par voeu. Donc il n’est pas vrai d’une manière absolue qu’ils soient tenus au travail des mains; ils n’y sont obligés qu’accidentellement, à savoir quand il ne leur est pas possible de se procurer autrement les choses nécessaires à leur subsistance; dans ce cas, tout homme est tenu de travailler de ses mains, ou bien sa règle l’y obligerait par article particulier.

Le précepte de la pauvreté donné par le Seigneur a pour but la contemplation ainsi que le prouvent les paroles suivantes de saint Matthieu XIX: "Si vous voulez être parfait, etc." la Glose ajoute: "C’est ici la vie contemplative qui appartient à Evangile; mais ceux qui sont obligés de demander leur nourriture au travail des mains, sont nécessairement entravés d’une manière grave dans l’oeuvre de la contemplation. Par conséquent si ceux qui embrassent la pauvreté pour Jésus-Christ, sont obligés de travailler de leurs mains, ce sera un conseil indiscret, qui entrave plutôt qu’il ne facilite, ce pourquoi il est ordonné. Or, il est absurde de parler de la sorte.

Si ceux qui abandonnent tout pour Jésus-Christ doivent avoir l’intention de travailler des mains, ou cette intention a pour but le travail des mains en lui-même, ou bien elle a pour but de se procurer les choses nécessaires à la vie, ou encore d’acquérir par ce travail ce qu’il faut avoir pour faire l’aumône. Mais il serait ridicule de dire que la perfection spirituelle qui consiste dans la pauvreté ait pour but le travail des mains eu lui-même; car le travail corporel l’emporte rait alors sur la perfection spirituelle. On ne peut pas dire non plus que leur intention doit avoir pour but le travail des mains, afin de se procurer ce qui est nécessaire à la vie; soit parce qu’ils pouvaient se procurer ces choses un moyen des biens auxquels ils ont renoncé, soit parce que le travail des mains ne procure que difficilement aux pauvres de Jésus-Christ, qui se livrent à la prière et aux bonnes oeuvres spirituelles, les choses nécessaires à leur subsistance, ce qui fait que comme le dit saint Augustin dans son Livre du Travail des moines, "que quand même ils travailleraient de leurs mains, ils ont besoin que les fidèles les sustentent." On ne peut pas dire non plus qu’ils se proposent par ce travail d’acquérir de quoi faire l’aumône, parce qu’il leur eût été possible d’en faire de bien plus abondantes au moyen de ce qu’ils possédaient précédemment, ce qui fait qu’ils n’auraient pas dû l’abandonner, afin de faire l’aumône au moyen du fruit que leur procure le travail de leurs mains. Il n’est donc pas nécessaire que ceux qui renoncent à ce qu’ils possèdent et qui entrent dans une religion où il n’y a pas de biens communs, se proposent de travailler de leurs mains, pour faire ce que nous avons dit plus haut du travail des mains.

 

Solution des objections:

Il nous reste maintenant à répondre aux preuves apportées par nos adversaires à l’appui de leur assertion.

 

A leur première objection formulée dans les termes suivants: La mendicité et les richesses, etc. on répond: Comme les richesses ne sont pas un péché, que leur abus seul en est un, la pauvreté elle aussi n’est pas un péché, il n’y a que son abus qui en soit un; il y a péché, quand on la supporte avec impatience et malgré soi; dès lors le désir des richesses fait en effet tomber dans une foule de fautes. L’Apôtre dit, I Timothée VI: "Ceux qui désirent les richesses tombent dans la tentation et dans les filets de Satan, etc." Saint Jean Chrysostome expliquant saint Matthieu tient le même langage. "Ecoutez, vous tous qui êtes pauvres, mais écoutez vous surtout, qui désirez vous enrichir; il n’y a pas de mal à être pauvre, mais il y en a à vouloir ne l’être pas." Ceci démontre donc que la pauvreté forcée entraîne avec elle certains dangers qui n’accompagnent pas la pauvreté volontaire. Ceux en effet qui sont volontairement pauvres, n’ont pas le désir d’être riches. Donc Salomon entend ce qu’il dit: "La mendicité et les richesses, etc." de la pauvreté involontaire, comme le prouve ce qui suit: "De peur que poussé par la détresse, etc.;" le commentaire dit aussi, "l’homme en qui habite l’esprit de Dieu demande que ni l’abondance ni la privation des biens temporels ne lui fassent oublier les biens éternels." Ces paroles prouvent que le Sage nous enseigne à fuir l’abus des richesses, comme celui de la pauvreté, et non les richesses ou la pauvreté.

A leur seconde objection, à savoir que la sagesse est plus utile si elle est unie aux richesses, etc. on répond: cette parole de Salomon doit s’expliquer d’après la règle qu’enseigne le Philosophe dans son premier livre de l’Ethique; à savoir qu’un très grand bien, tel que la félicité unie au plus petit des biens, est préférable à ce même bien, s’il était seul; ce qui fait que si la sagesse, qui est comptée au nombre des plus grands biens, est unie aux richesses qui sont des biens plus petits, elle est préférable. Mais d’après cette règle, un très grand bien joint à un autre bien très grand doit plus être estimé que si ce même bien n’était uni qu’à un des biens les plus petits, ou que si on le prenait seul et en lui-même; ce qui fait que la sagesse jointe à la perfection évangélique, qui consiste dans la pauvreté et qui est du nombre des biens les plus parfaits, doit être préférée à la sagesse prise isolément, ou à la sagesse jointe aux richesses.

On répond à leur troisième objection, formulée en ces termes: La détresse a été la cause de la ruine de plusieurs. Il est ici question de la détresse volontaire, qui entraîne à sa suite le désir des richesses; ce qui fait qu’il est dit immédiatement après, dans le texte: "Celui qui cherche à s’enrichir," le commentaire ajoute: "dans le monde," "détourne son oeil;" le commentaire dit, "intérieur de la crainte de Dieu."

On répond à leur quatrième objection, qu’ils ne rapportent qu’en partie le commentaire; ce qui est agir contrairement à la volonté du commentateur, et le fait est évident, car il a après les paroles citées: "C’est pourquoi il n’a pas dit par là, qu’il ne valût pas mieux tout donner; mais il craint pour ceux qui sont faibles, ce qui lui fait leur conseiller de ne donner que de manière à ne pas se réduire à la misère."

Il faut répondre à leur cinquième objection, que quand on dit que la détresse éloigne de l’amitié, on doit l’entendre de la détresse forcée, qui emporte avec elle le désir des richesses, comme le prouvent les paroles suivantes: "Pendant qu’il cherche à satisfaire son appétit." La satiété emporte en effet avec elle une certaine abondance que recherchent ceux qui ne savent pas se contenter de peu, conformément à ces paroles de l’Apôtre, I Timothée VI: "Ayant la nourriture et les vêtements, nous devons en être contents," et il en donne la raison: "Ceux qui veulent être riches, etc." parce que souvent le désir de cette abondance éloigne de la justice.

On répond à leur sixième objection, que quand on dit qu’il ne faut pas renoncer entièrement aux biens temporels, en l’entend dans ce sens, que nous devons en user pour notre subsistance, pour le boire, le manger et les vêtements, comme le dit l’Apôtre lui-même "Ayant la nourriture et les vêtements pour nous couvrir, soyons-en contents." Il n’entend cependant pas par là, que l’homme doive renoncer à toute espèce de soins des choses temporelles.

On répond à leur septième objection: parmi les choses temporelles, il y en a qui sont actuellement nécessaires à sustenter la vie; tels sont les habits dont je me revêts, la nourriture et la boisson dont je dois présentement user. Si j’ai de ces biens au-delà de ce qui est nécessaire à mon entretien et qu’ils puissent suffire aux autres, je suis obligé d’en donner aux pauvres; mais s’il n’en est pas ainsi, je ne dois pas complètement m’en priver au point de demeurer nu, de ne pas avoir de quoi boire et manger au temps où je suis obligé de le faire. Telles sont les choses dont parle le commentaire. Mais il est des biens temporels que l’on ne met en réserve que pour les besoins futurs du corps; tels sont, l’argent, les biens, etc. et ce sont ces choses là que les hommes parfaits peuvent donner en entier aux autres, parce que, en attendant que la misère se fasse sentir, on peut, aidé de la divine Providence, parer de plusieurs manières à ces besoins, et l'Ecriture nous recommande d’avoir confiance dans la Providence divine.

On répond à leur huitième objection que, bien qu’il n’y ait pas de précepte de ne retenir aucun argent pour les besoins de la vie, c’est un conseil; si le Seigneur eut une bourse, ce n’était pas parce qu’il ne pouvait pas se procurer par d’autres moyens ce qui lui était nécessaire pour vivre; mais pour se mettre à la place des faibles, afin qu’ils considérassent comme leur étant permis ce qu’ils lui auraient vu faire à lui-même. Le commentaire des paroles suivantes de saint Jean, XII: "Et ayant une bourse, etc." ajoute: "Celui que servent les Anges eut une bourse pour subvenir aux dépenses des pauvres, condescendant à leur faiblesse." Le commentaire ajoute aussi aux paroles suivantes du Psaume CIII: "Faisant croître le foin qui sert d’aliment aux bêtes de somme;" "Il eut une bourse pour les besoins de ceux qui étaient avec lui, ainsi que pour ses propres besoins, se mettant d’une manière plus particulière à la place des faibles; tel par exemple que dans la circonstance suivante: "Mon âme est triste." Il eut aussi dans sa suite de pieuses femmes qui pourvoyaient à ses besoins, au moyen de leurs propres biens. Il prévit qu’il y aurait un grand nombre de personnes faibles, qui rechercheraient ces biens, et cependant il n’avait pas empli sa bourse de biens à lui appartenant; il n’y mettait que ceux que les fidèles lui donnaient."

On répond à leur neuvième objection que, comme l’établit le Philosophe dans le second livre de l’Ethique, "le milieu de la vertu ne se prend pas d’après la distance qui le sépare des extrêmes, mais bien d’après la proportion des circonstances qu’établit la droite raison." Ce qui fait que le milieu de la vertu ne doit pas se trouver entre le superflu et ce qu’il y a de plus bas dans chaque circonstance considérée en elle-même, mais dans une circonstance comparée aux autres circonstances. Il arrive en effet quelquefois, que le milieu d’une circonstance varie d’après la variation d’une autre circonstance; par exemple dans la sobriété, le mode de cette circonstance "quis", qui, varie conformément à la variation de cet autre, "quid", quelle chose. Il est certain, en effet, que prendre une certaine quantité de nourriture, est pour une certaine personne un acte modéré, pendant que pour une autre ce serait un acte superflu, et pour une troisième ce serait l’acte le plus petit. C’est pour cela que quelquefois il arrive qu’une circonstance prise en elle-même est à son plus haut degré, et qu’elle diminue d’après le rapport qui existe entre elle et une autre circonstance; la magnanimité en est un exemple. "L’homme magnanime, ainsi que le dit le Philosophe, 4° liv. Eth, est celui qui s’honore le plus possible;" ce qui fait que celui qui dépasse cette élévation tombe dans le superflu, il l’appelle Caymum; il n’ajoute rien aux honneurs de l’homme magnanime, il ne fait en cela que dépasser la règle de la vertu, au point que les choses qui pour l’homme magnanime étaient modérées, sont superflues pour lui. Il est donc prouvé par là, que le milieu de la vertu n’est pas vicié par cela qu’une circonstance est prise dans son degré le plus élevé, pourvu que cette circonstance soit modérée par les autres. Par conséquent, si dans la libéralité nous examinons quelle est la quantité à donner et que l'on prenne la dernière circonstance de celle-ci, à savoir qu’il est des circonstances où tout donner c’est tomber dans le superflu, et alors il y a péché de prodigalité; dans d’autres circonstances, au contraire, tout donner est une oeuvre de libéralité parfaite. Par exemple, si un homme donnait toute sa fortune pour conjurer le péril qui menace l’état d’une destruction complète, on ne le regarderait pas dans ce cas, d’après le Philosophe ami de la morale, comme un homme prodigue, on ne le considérerait que comme un homme libéral. Il n’est pas prodigue non plus celui qui, pour accomplir le conseil de Jésus-Christ, donne tout ce qu’il possède, il fait seulement un acte parfait de vertu. Mais s’il agit de la sorte pour une fin mauvaise ou dans des circonstances qui ne conviennent pas, c’est alors qu’il est prodigue. On peut en dire autant de la virginité et de toutes les choses de ce genre, dans lesquelles il y a excès lorsqu’on dépasse le milieu ordinaire de la vertu. Ainsi donc, il est démontré d’après cela que tout donner pour Jésus-Christ, ce n’est pas donner ce qui doit l’être et ce qui ne le doit pas, mais c’est donner seulement c qui doit être donné. Bien qu’il ne faille pas tout donner en toute occurrence, on peut tout donner pour Jésus-Christ.

10° On répond à leur dixième objection, que la grâce est la perfection de la nature, d’où il suit que rien de ce qui touche à la grâce ne tue la nature. Donc il est certaines choses qui ont pour but immédiat de sustenter la nature. Tels sont le boire et le manger, le sommeil, etc. et en cela un acte de vertu pur n’excède pas les bornes établies pour la conservation de la nature. C’est pourquoi, si quelqu’un se prive en cela de ce qui est nécessaire à la subsistance de la nature, il s’écarte du milieu indiqué par la raison, et il tombe dans le péché; et c’est de ces personnes dont parlent et le commentaire et l’Apôtre. C’est pourquoi le commentaire dit sur les paroles suivantes: "Que votre culte soit raisonnable;" c’est-à-dire, "qu’il le soit pour ce qui concerne la macération dont il avait parlé d’abord; soyez discret sur ce point, ne tombez pas dans l’excès; châtiez vos corps avec modération, de peur que la nature ne défaille et que la mort s’ensuive." Mais il est des choses sans lesquelles la nature peut subsister; tels sont les plaisirs de la chair; ce qui fait que quelque soit le retranchement que l’on fasse pour Dieu en ce point, on n’excède jamais, pourvu qu’il ne se trouve pas d’autres circonstances qui fassent tomber dans le péché; c’est pourquoi la virginité est louable, elle qui s’abstient de tous les plaisirs de ce genre; elle l’est même quant à la résolution. On peut en effet, sans posséder les biens de la terre, maintenir la nature dans son état normal, appuyé sur l’espérance que Dieu nous aidera en cela de plusieurs manières; ce qui fait que quelles que soient les choses dont on la prive, on ne dépassera pas lés bornes, pourvu que ce soit pour Dieu qu’on le fasse. Il est démontré, par ce qui précède, que la pauvreté volontaire embrassée pour Jésus-Christ ne s’écarte pas, du milieu de la vertu.

11° A leur onzième objection, on répond: Bien que celui qui donne tout pour Jésus-Christ se prive de certains secours pour sa vie, il ne se prive cependant pas de tous; car il lui reste encore le secours de la divine providence qui, dans le besoin, ne lui fera pas défaut; il lui reste aussi le dévouement des fidèles. C’est pourquoi saint Augustin, dans son livre De l’aumône, s’élève contre ceux qui font cette objection, disant: "Pensez-vous qu’il manquera quelque chose au chrétien, au serviteur de Dieu, à celui qui se livre à l’accomplissement des bonnes oeuvres, à celui qui est cher au Seigneur? Pensez-vous que celui qui donne à manger à Jésus-Christ ne sera pas nourri par lui? Pensez-vous que les biens terrestres manqueront à ceux à qui sont accordés les biens célestes? D’où vient cette pensée d’incrédulité, ce sentiment impie et sacrilège? Que fait dans la maison de Dieu un coeur perfide? Pourquoi appelle-t-on et tient-on pour chrétien celui qui ne croit pas entièrement à Jésus-Christ? Le nom de Pharisien lui convient mieux; car nous voyons dans l’Evangile que lorsque le Seigneur parlait de l’aumône, et qu’il nous conseillait de nous faire des amis avec les biens de la terre," l’Ecriture ajoute: "Les Pharisiens, hommes avares, écoutaient tout ce qu’il disait et ils se moquaient;" nous en voyons quelques-uns dans l’Eglise qui agissent de la même manière, leurs oreilles sont closes, leurs coeurs endurcis, il n’est aucun avertissement spirituel ou salutaire dont ils admettent la lumière; il ne faut pas nous étonner si de tels hommes méprisent les serviteurs de Dieu, eux qui méprisent Dieu lui-même. Il est donc évident, d’après cela, qu’il y a sacrilège à dire que ceux qui donnent tout pour Jésus-Christ s’exposent à devenir leurs propres meurtriers.

12° On répond à leur douzième objection que, comme le prouve ce qui a été dit déjà, celui qui donne tout à cause de Jésus-Christ ne s’expose pas à attenter à ses jours par la faim, parce que Dieu ne l’abandonne jamais jusqu’à ce point, comme le prouvent les paroles de l’Apôtre, Héb ult.: "Je ne vous quitterai pas, je ne vous abandonnerai pas." Le commentaire ajoute: "Mais de peur qu’ils ne vinssent peut-être à dire: que faudrait-i1 que nous fissions, si nous manquions des secours nécessaires?" Il y joint aussitôt la consolation, rapportant le témoignage du livre de Josué: "Je ne vous abandonnerai pas sans vous donner ce dont vous avez besoin, je ne vous délaisserai pas." Il serait délaissé celui qui mourrait de faim; mais comme cela n’a pas lieu, l’homme doit fuir la cupidité; il est dit plus bas, "mais il tient ce langage à quiconque, comme Josué, espère en lui. Il nous fait cette promesse si nous mettons en lui notre espérance, mais il ne la promet pas aux hommes cupides et tenaces, ce n’est qu’à ceux seulement qui espèrent en Dieu à qui elle est faite." La preuve qu’ils citent à leur appui est fausse, parce qu’il est permis à un homme, il peut même en cela être louable, de s’exposer pour Jésus-Christ à périr par le glaive, bien qu’il lui fût possible de faire autre chose. C’est ce qui se lit des martyrs qui, aux temps de la persécution, venaient s’offrir d’eux-mêmes pour confesser publiquement le nom de Jésus-Christ. S’il n’en était pas ainsi, il serait défendu aux soldats de traverser les mers et d’aller s’exposer à toute espèce de dangers pour l’honneur de Jésus-Christ.

13° On répond à leur treizième objection, que l’homme est maître de ses propres biens, mais qu’il ne l’est pas de ceux d’autrui; c’est pourquoi il ferait une injustice à autrui s’il lui enlevait ses biens pendant qu’il ne s’en fait pas à lui-même s’il se prive ses siens. C’est ce qui fait qu’il est dit dans le cinquième livre de l’Ethique, que "Il n’est jamais injuste envers lui-même, l’on parle exactement de l’injustice." En outre, celui qui enlève à autrui son bien l’appauvrit contre son gré; or, cette pauvreté est dangereuse; celui, au contraire, qui renonce à ses biens, embrasse volontairement la pauvreté; or cette pauvreté est méritoire si on l’embrasse pour Jésus-Christ.

14° Il faut répondre à leur quatorzième objection que, comme on l’a dit plus haut: le Seigneur fit réserver de l’argent pour s’en servir dans le besoin et pour condescendre aux exigences des faibles; ce qui fait que l’on ne doit pas taxer de superstitieux les hommes parfaits qui ne veulent pas garder d’argent; c'était encore pour condescendre aux exigences des faibles qu’il mangeait avec les Publicains, qu’il buvait du vin et qu’il usait d’autres mets délicats. Ce n’est cependant pas une raison pour qualifier de superstitieux les saints Pères qui dans le désert s’abstenaient de vin et d’autres mets délicats. Si le Seigneur faisait conserver de l’argent, il ne le tenait pas de ses propres biens, c’était plutôt les fidèles qui le lui donnaient sous forme d’aumône. Il est dit à cette occasion dans saint Luc VIII: "Quelques femmes suivaient le Seigneur, lui fournissant de leurs propres biens ce dont il avait besoin."

15° A leur quinzième objection ou répond que les Apôtres réservaient de l’argent et qu’ils en recueillaient même pour venir au secours des saints pauvres qui avaient vendu leurs biens pour Jésus Christ. Cet argent, toutefois, ne leur venait pas de quelques possessions particulières, c’était le fruit des aumônes des fidèles. Quant à ce que l’on dit encore, que parmi eux il n’y avait aucun pauvre, il ne faut pas entendre par là que les apôtres et les disciples de la primitive Eglise n’ont pas été exposés pour Jésus-Christ à toutes sortes de misères et de privations, puisqu’il est écrit, I Corinthiens IV: "Jusqu’à ce jour nous avons eu faim et soif, etc." et dans la II° Ep. aux Corinthiens VI: "En nous rendant recommandables par une grande patience dans les maux, dans les nécessités, etc. le commentaire ajoute: "de ce qui concerne la nourriture et le vêtement." On doit entendre par là qu’ils accordaient à chacun ce qui lui était nécessaire, d’après les ressources dont ils disposaient, en sorte qu’ils soulageaient, au tant qu’il était en leur pouvoir, les besoins de tous.

16° On répond à leur seizième objection que, bien que ce précepte: "N’allez pas chez les païens," ait été complètement révoqué après la Résurrection, c’est parce qu’il fallait d’abord annoncer la parole de Dieu aux Juifs et ensuite la porter aux gentils, ainsi qu’il est écrit au livre des Actes, XIII.: "Le Seigneur, toutefois, ne révoqua pas entièrement, dans la Cène, ce qu’il avait dit aux Apôtres, savoir, qu’ils ne devaient rien porter avec eux de ce qui leur était nécessaire; il ne le fit que pour les temps de persécution, quand il ne leur serait pas possible d’obtenir de leurs persécuteurs les choses nécessaires à la vie." C’est pour cette raison que le commentaire des paroles suivantes de saint Luc XXII: "Lorsque je vous ai envoyé, etc." ajoute: "Il ne donne pas aux disciples la même règle de conduite pour le temps de paix que pour celui de persécution. "Envoyant ses disciples prêcher l’Evangile il leur commande de ne rien prendre pour le voyage, établissant par là que celui qui annonce l'Evangile doit vivre de l’Evangile. Etant sur le pas de mourir, toute la nation poursuivant le pasteur et le troupeau, il donne une règle adaptée à la circonstance, permettant d’emporter ce qui est nécessaire à la subsistance, jusqu’à ce que la folie des persécuteurs se fût calmée, que le temps d’évangéliser fut revenu, il les autorise même à en faire autant pour toutes les autres choses dont ils peuvent avoir besoin." Le commentaire ajoute: "En ceci il nous apprend que nous pouvons quelquefois, lors que le besoin s’en fait sentir, retrancher quelque chose de la rigueur de nos résolutions, et cela sans pécher." Par exemple, si nous voyageons dans des régions inhospitalières, il nous est permis de porter de plus amples provisions que nous ne pouvons en avoir chez nous. Mais il est certains hérétiques, et ce sont eux qui font cette objection, qui rejettent le commentaire. Nous allons leur démontrer, par le texte lui-même, qu’après que le nombre des fidèles se fût accru, les disciples ne portaient pas avec eux ce qui leur était nécessaire pour le voyage. Il est dit, en effet, dans la dernière Epître canonique de saint Jean: "Mon bien-aimé, vous agissez en vrai fidèle d’avoir un soin charitable pour les frères et particulièrement pour les étrangers," et un peu plus bas: "Car c’est pour son nom qu’ils se sont mis en chemin ne recevant rien des gentils." Nous devons donc en agir de la sorte. Mais quand même ils ne recevraient rien des païens, ils n’auraient pas besoin du secours des fidèles s’ils emportaient avec eux ce qui est nécessaire à la vie. C’est encore ce que prouve le commentaire des mêmes paroles, car il est dit: "Ils sont partis pour son nom, étrangers même à leurs propres biens."

17° On répond à leur dix-septième objection, que si l’Eglise était privée de la consolation des biens terrestres, elle ne pourrait pas facilement soutenir un grand nombre de personnes infirmes qui sont à sa charge. Il est donc avantageux, qu’après avoir renoncé à ses propres biens on en possède de communs dans l’Eglise, et cela surtout pour pourvoir aux besoins des pauvres. Il ne faut cependant pas conclure de là, qu’il n’est pas avantageux pour les hommes parfaits, qui ont tout quitté, de mener la vie religieuse sans biens communs, car bien que les possessions communes n’anéantissent pas, dans ceux qui les possèdent, la perfection apostolique, ceux néanmoins qui, après avoir tout quitté, vivent sans avoir rien en commun, la pratiquent d’une manière plus parfaite encore.

18° Il faut répondre à leur dix-huitième objection, que le décret qu’ils citent ne défend à personne d’embrasser pour Jésus-Christ une vie pauvre; mais qu’il fait une loi aux évêques et à ceux qui possèdent les biens des églises, qui sont aussi ceux des pauvres, de pourvoir à leurs besoins au t des revenus de ces mêmes biens, et de soulager leur misère autant qu’ils le peuvent. C’est ce que prouve la suite du chapitre lorsqu’on l’examine avec soin.

19° On doit répondre à leur dix-neuvième objection: celui qui, après avoir abandonné ses propres biens pour Jésus-Christ, espère que Dieu le soutiendra, n’est pas un présomptueux, il ne tente pas Dieu. Celui, en effet, qui a en Dieu la confiance qu’il doit avoir, ne présume ni trop de Dieu, ni ne le tente. Mais les pauvres de Jésus- Christ et ceux qui annoncent la vérité doivent avoir en Dieu une con fiance de ce genre. C’est pourquoi le commentaire des paroles sui vantes de saint Luc X: "Ne portez pas avec vous de sac, etc." dit: "Le prédicateur doit avoir une telle confiance en Dieu qu’il doit être assuré que, quand même il ne s’occuperait pas des dépenses nécessaires à la vie présente, il ne sera néanmoins pas dépourvu des secours nécessaires, et ceci, c’est afin que son esprit soit à l’abri des soucis des intérêts temporels quand il parle aux autres des intérêts éternels. S’ils avaient pas en Dieu cette confiance, ils le tenteraient bien plutôt." Il est écrit, I Corinthiens X: "Pour nous, ne tentons pas Jésus-Christ comme quelques-uns d’entre eux le tentèrent;" le commentaire ajoute: "Disant: le Seigneur pourra-t-il dresser une table dans le désert ?" Il faut, toutefois, distinguer quelles sont les choses pour lesquelles l’homme met en Dieu sa confiance. En agissant de la sorte, quelquefois il tente Dieu, d’autres fois il ne le tente pas. Il est, en effet, des choses pour lesquelles Dieu ne peut secourir l’homme sans miracle; si l’homme s’exposait à des périls de ce genre, il tenterait Dieu; par exemple, si quelqu’un se précipitait du haut d’un mur comptant sur le secours de Dieu, à moins que par hasard il n’eût été assuré de l’issue de son action par une inspiration divine, comme Pierre qui, sur l’ordre du Seigneur, s’exposa aux flots de la mer, ou comme le dit saint Matthieu: "Muni du signe de la croix, sans casque ni bouclier, je pénétrai sans crainte l’enceinte des ennemis;" ou encore, comme saint Jean l’évangéliste, qui but avec confiance du poison, ou comme la bienheureuse Agathe qui dit: "Une médecine de la chair, etc." Mais il en est d’autres auxquelles les causes inférieures peuvent servir de remède, et c’est pour ces choses là que l’on ne tente pas Dieu, si on attend de lui le secours dont on a besoin. De même que le soldat ne tente pas Dieu lorsqu’il va au combat plein de confiance dans le secours divin, bien qu’il ne soit pas sûr de l’issue du combat. Il est évident d’après cela, que celui qui abandonne pour Dieu tout ce qu’il possède, ne le tente pas, soit parce qu’il ne le fait que plein de confiance que lui inspire la parole même de Dieu, soit aussi parce qu’il lui reste le dévouement des fidèles qui satisfont à ses besoins et qui le doivent. Comme il ne tenterait pas Dieu celui qui, voyant venir à lui un ours, déposerait pour une cause raisonnable ses armes, se confiant en d’autres hommes armés, qui pourraient et devraient le défendre, au moment même.

20° On répond à leur vingtième objection, qu’il nous st commandé de nous adresser à Dieu afin d’obtenir ce dont la nature a besoin, ce qui fait qu’il ne nous est pas permis de renoncer aux biens temporels au point de ne pas en user pour nous nourrir et nous vêtir.

21° A la vingt unième on répond que le décret qu’ils citent concerne les ministres de l’Eglise, ce qui fait que s'il est quelques personnes qui veuillent faire des choses de surérogation, tel que servir l’Eglise sans rien posséder, ils en sont plus louables et ils imitent Paul qui prêchait l’Evangile sans être à charge à personne, lui que Dieu même avait préposé à cette fonction, ainsi que le prouve ce qui se lit I Corinthiens IX.

22° On répond à leur vingt-deuxième objection, que bien que les Pères aient approuvé ce mode, ils n’ont pas condamné l’autre; donc il n’y a pas de présomption à le suivre; autrement il serait impossible d’établir autre chose que ce qui s’est observé dans les premiers temps. Cette manière d’agir fut néanmoins approuvée même dans la primitive Eglise par plusieurs anciens saints Pères.

23° On répond à la vingt-troisième, qu’il est commandé à ceux qui ont des biens de secourir les pauvres, comme le prouvent les paroles suivantes de saint Jean, I Jean, III: "Celui qui possède les biens du monde et qui voit son frère dans le besoin et qui lui fermera son coeur, comment la charité de Dieu habitera-t-elle en lui?" Mais celui qui, après avoir réparti tout ce qu’il possède, se donne à Dieu, est bien plus digne de louange, car c’est ici la perfection apostolique, ce qui fait saint Jérôme dire à Lucinus de Bétique, que "s’offrir à Dieu est le fait des chrétiens et des apôtres qui, après avoir renoncé à tout ce qu’ils possédaient, se donnèrent au Seigneur."

 

Article 6: Le religieux peut-il vivre d’aumônes?

 

Les adversaires de Jésus-Christ dont il vient d’être parlé ne s’appliquent pas seulement à combattre la pauvreté par la raison, mais leurs efforts tendent encore à la détruire complètement d’une manière indirecte; car ils ont la cruauté de se proposer pour but de soustraire aux pauvres du Christ les choses nécessaires à leur subsistance, et ils disent, dans cette intention, qu’il ne leur est pas permis de vivre d’aumônes. Il est écrit au livre de l’Ecclésiastique, XXXIV: "Le pain des malheureux est la vie du pauvre; celui qui les en prive est un homme de sang." Ils ont recours à une foule de moyens pour prouver leur assertion.

 

 

Première série d'objections:

Ils citent à cet effet les paroles suivantes du Deutéronome, XVI: "Vous ne tiendrez compte ni de la personne, ni des présents, car les présents aveuglent le sage; ils font changer le langage du juste;" mais les aumônes sont des présents. Par conséquent, comme il convient aux religieux d’avoir les yeux de l’esprit très clairvoyants, il s’ensuit qu’ils ne peuvent pas vivre d’aumônes.

Ils apportent à leur appui ce qui se lit au livre des Proverbes, XXII: "Celui qui emprunte devient le serviteur de celui qui prête;" il en est à plus forte raison de même de celui qui reçoit un don. Or il appartient surtout au religieux d’être à l’abri de toute servitude séculière, car sa vocation est de jouir de la liberté spirituelle. C’est pourquoi le commentaire des paroles suivantes, II Thessaloniciens III: "Mais, c’est que nous avons voulu nous donner nous-mêmes pour modèles, etc." ajoute: "Notre religion appelle les hommes à la liberté." Donc, ils ne doivent pas vivre d’aumônes.

Les religieux embrassent un état de perfection, mais il est plus parfait de faire l’aumône que de la recevoir, ce qui fait qu’il est dit au livre des Actes, XX: "Il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir." Donc, il y a plus de raisons pour que les religieux travaillent de leurs mains afin de pouvoir aider ceux qui sont dans le besoin, que pour qu’ils reçoivent eux-mêmes des aumônes qui les fassent vivre.

L’Apôtre, I Timothée V, ordonne que les veuves qui peuvent pourvoir autrement à leur subsistance ne vivent pas aux dépens des aumônes de L'Eglise pour qu’elle ne soit pas surchargée, et qu’elle puisse suffire aux besoins de celles qui sont véritablement veuves. Donc, ceux qui sont robustes et valides doivent travailler de leurs mains pour vivre, et ne doivent pas avoir recours pour cela aux aumônes que reçoivent les pauvres qui n’ont pas d’autres moyens de satisfaire à leurs besoins.

Il est écrit dans le Droit, quest. I, Clericos: "Ceux, dit saint Jérôme, qui peuvent vivre au moyen des biens qu’ils reçoivent de leurs parents, et de leurs propres travaux, et qui reçoivent ce qui appartient aux pauvres, commettent assurément un sacrilège, et par l’abus de ces mêmes ressources mangent et boivent leur jugement." Par conséquent celui qui avait de quoi subvenir à ses besoins et qui après y avoir renoncé voudrait vivre d’aumônes, doit être considéré comme un sacrilège.

Le commentaire des paroles suivantes, I Thes ult.: "Mais c’est que nous avons voulu nous donner nous-mêmes comme modèles, etc." s’exprime comme il suit: "Celui qui fréquemment s’assoie à la table d’autrui et qui se livre à la paresse, doit nécessairement flatter celui qui le nourrit." Mais ceux qui vivent d’aumônes prennent souvent place à la table d’autrui, bien plus, ils vivent continuellement de la table des autres. Ils sont donc nécessairement flatteurs. Ils pèchent donc ceux qui embrassent un état qui les oblige à vivre d’aumônes.

Recevoir ne peut être qu’un acte de la vertu de libéralité, la quelle vertu tient le milieu entre donner et recevoir, mais l’homme libéral ne reçoit que pour donner, comme le dit le Philosophe dans son cinquième livre de Morale. Donc, ceux qui passent leur vie à recevoir, vivent d’une manière coupable aux dépens de la libéralité.

Saint Augustin dans son Livre du Travail des moines blâme certains religieux qui voulaient vivre d’aumônes sans travailler de leurs mains, il dit entre autres choses de ces religieux: "Ils s’arrogent témérairement, autant que je puis croire, la faculté de vivre de l’Evangile sans travailler de leurs mains," et cependant ceux contre qui il parle avaient abandonné pour Jésus-Christ ce qu’ils possédaient et ils s’appliquaient aux oeuvres spirituelles, telles que la prière, le chant des psaumes, la lecture, ils se livraient à l’étude de la parole de Dieu, ainsi qu’il le dit dans le même livre. Donc, il n’est pas permis à ceux qui pour Jésus-Christ renoncent à ce qu’ils possèdent de vivre d’aumônes, quand même ils vaqueraient aux oeuvres spirituelles.

Il est écrit dans saint Marc, VI: "Il leur commanda de ne rien prendre pour le voyage, si ce i un bâton." Le commentaire entend par ce bâton la faculté de pouvoir accepter de ceux qui leur étaient soumis les choses qui leur étaient nécessaires; or, il n’y a que les prélats qui aient des sujets. Donc, les religieux qui ne sont pas revêtus de la prélature ne peuvent pas recevoir des fidèles les frais de leurs dépenses.

10° On ne doit pas à ceux qui ne font rien ce qui est destiné à ceux qui travaillent. Mais le Seigneur a accordé, comme une consolation, à ceux qui évangélisent de vivre aux dépens des fidèles, comme le prouvent les paroles suivantes, I Corinthiens IX, et II Tim. II: "Le laboureur qui travaille, etc." Il n’y a par conséquent que ceux seuls qui évangélisent à qui il est permis de vivre d’aumônes.

11° L’Apôtre ne voulait pas recevoir des Corinthiens les frais de sa dépense de bouche, et c’était pour ôter aux faux apôtres toute espèce de prétexte, comme le prouve ce qui se lit, II Corinthiens XI Mais il y en a maintenant un grand nombre qui vivent honteusement d’aumônes. Donc, pour leur en ôter le prétexte, les hommes qui vivent en religion doivent s’abstenir d’en recevoir. C’est ce qui fait dire à saint Augustin dans son Livre du Travail des moines: "Vous avez la même raison que l’apôtre de ne pas donner occasion à ceux qui la cherchent."

12° L’Apôtre ne recevait rien des gentils de peur de les scandaliser dans la foi. C’est pourquoi le commentaire des paroles suivantes de saint Luc VIII: "Et il y en avait plusieurs autres qui les servaient, etc." ajoute: "Il y avait une ancienne coutume chez les Juifs, et on ne la considérait pas comme un faute, c’était que les femmes nourrissent et vêtissent les docteurs;" mais comme cette coutume pouvait scandaliser les gentils, Paul rappelle qu’il s’en est abstenu, ainsi qu’il le dit, I Corinthiens IX: "Mais maintenant la conduite des religieux, qui veulent vivre sans travailler, est pour plusieurs un sujet de scandale." Donc, ils doivent au moins s’abstenir d’en recevoir pour ne pas scandaliser. Saint Augustin prend de là occasion de dire dans son Livre du Travail des moines "Enflammez-vous d’un saint zèle dans vos méditations; poursuivez par vos bonnes oeuvres les mauvaises oeuvres de ceux-ci, afin de leur ôter le prétexte d’aller dans les réunions honteuses, ce qui diminue l’estime que l’on a pour vous et sert à scandaliser les faibles. Ayez donc pitié d’eux, compatissez à leur faiblesse, prouvez aux hommes que vous ne demandez pas au repos une nourriture facile à obtenir, apprenez-leur à chercher le royaume de Dieu par la voie étroite et difficile de cette manière d’agir."

13° Si les religieux qui sont forts et valides peuvent vivre du fruit de l’aumône, sans travailler de leurs mains, pour la même raison les autres pourront en vivre pareillement. Mais si tous les hommes voulaient vivre de la sorte, les choses nécessaires à la subsistance de l’humanité disparaîtraient et on ne trouverait plus d’artisans pour préparer ce qui est nécessaire aux usages communs des hommes. Il est impossible, de quelque manière que l’on s’y prenne, de soutenir que les religieux forts et valides puissent vivre d’aumônes.

 

Deuxième série d'objections:

Ils s’appliquent ensuite à prouver que quand même il leur serait en quelque manière permis de vivre d’aumônes qui leur seraient volontairement offertes.

 

Il ne leur est pas pour cela permis d’en demander en ayant recours à la mendicité, parce qu’il est dit au Deutéronome, XV: "Il n’y aura parmi vous ni indigent, ni mendiant." Donc, il n’est pas permis à ceux qui peuvent vivre autrement, de mendier.

Il est écrit, Psaume XXXVI: "Je n’ai jamais vu le juste abandonné, ni ses descendants chercher leur pain." Donc, ceux qui demandent à la mendicité leur pain ne descendent pas du juste, c’est-à-dire de Jésus-Christ.

Ce que l’Ecriture souhaite à quelqu’un par forme d’imprécation ne convient nullement aux hommes justes, mais il en est ainsi de la mendicité, comme on le voit dans le Psaume CVIII: "Que ses enfants soient transportés malgré eux et qu’ils mendient." Donc, la mendicité ne convient pas aux hommes justes.

On lit, I Thessaloniciens IV: "Travaillez de vos mains comme nous vous l’avons commandé, afin que votre conduite soit irréprochable aux yeux de ceux qui sont hors de l’Eglise, et ne convoitez rien de qui que ce soit." Le commentaire ajoute: "Comme si par là nous étions obligés de travailler et non de nous abandonner à l’oisiveté, parce que c’est une chose louable que de travailler, et que cela sert en quelque sorte à éclairer les infidèles, ce qui fait que loin de demander ou d’enlever le bien d’autrui, il n’est même pas permis de le désirer." Donc, il vaut mieux travailler des mains que de demander avec prière et d’avoir recours à la mendicité.

Saint Augustin dans son commentaire des paroles suivantes, II Thessaloniciens III: "Si quelqu’un ne veut pas travailler, etc." exige que les serviteurs de Dieu se livrent aux travaux corporels pour qu’ils puissent en vivre, et qu’ils ne soient pas victimes de la détresse au point d’être obligés de demander les choses qui leur sont nécessaires. Donc, il vaut mieux pour eux se livrer au travail des mains que recourir à la mendicité pour obtenir ces mêmes choses.

Saint Jérôme écrit au prêtre Népotien: "Ne demandons jamais, acceptons rarement lorsqu’on nous prie de le faire. Il y a bien plus de bonheur, en effet, à donner qu’a recevoir." Donc, il n’est pas permis aux serviteurs de Dieu d’avoir recours à la mendicité pour obtenir ce dont ils ont besoin.

Il est certain que plus la faute est grave, plus la punition doit être sévère, ainsi qu’il est écrit dans le Droit, XXIV° quest, I: "N’ayons pas de fausses balances". Mais d’après le droit civil on punit très sévèrement le mendiant valide, si sa faute est prouvée, parce que s’il est de condition servile il devient pour toujours esclave d’un homme prudent, s’il est de condition libre, il devient son colon perpétuel, De mendic. validis, liv. Unica. Donc, les religieux qui sont valides et qui mendient pèchent gravement.

Saint Augustin, dans son Livre du Travail des moines, dit contre les religieux mendiants: "Grand est le nombre des hypocrites que le plus habile des ennemis a dispersés partout sous l’habit monastique; ils parcourent les provinces sans avoir été envoyés nulle part, ils ne se fixent en aucun lieu, ils n’ont ni stabilité ni fixité." Il ajoute peu après: "Tous demandent, tous exigent qu’on les nourrisse pour que leur détresse soit avantageuse ils veulent aussi la récompense d’une sainteté simulée." Donc, on doit réprouver la vie des religieux mendiants.

Ce qui emporte nécessairement avec soi une certaine honte, paraît aussi avoir en soi quelque chose de honteux, puis qu’il n’y a que ce qui est honteux qui excite la honte, comme le dit saint Damascène. Mais naturellement l’homme rougit de demander ou de mendier; et plus sa condition est élevée, plus aussi la peine qu’il éprouve est grande, ce qui fait dire à saint Ambroise dans son livre du Devoir, que "la honte que l’on éprouve à demander trahit l’origine." Le Philosophe dit dans son quatrième livre de Morale, parlant de l’homme de condition libre, "qu’il n’est pas quêteur de sa nature." Donc, la mendicité est une chose honteuse en elle-même, ce qui fait que celui qui peut vivre autrement ne doit nullement mendier.

10° Le commentaire des paroles suivantes, II Corinthiens IX: "Donnez avec joie, etc." ajoute: "Celui qui donne pour mettre fin aux importunités de celui qui demande, et non pour réconforter les entrailles du pauvre, perd et le bien qu’il donne, et le mérite qui en résulte. Or il arrive fréquemment que l’on donne pour cette raison aux mendiants, car leurs demandes les rendent importuns." Donc, quand même il y en aurait à qui il serait permis de vivre d’aumônes, ce n’est pas une raison pour eux de mendier.

 

Troisième série d'objections:

Ils s’efforcent aussi de prouver qu’il n’est pas même permis aux religieux qui prêchent de demander des aumônes et d’en vivre.

L’Apôtre dit en effet, I Thessaloniciens II: "Nous ne vous avons jamais flatté dans nos paroles, comme vous le savez." Mais nécessairement les prédicateurs qui mendient flatteront ceux qui les nourrissent. C’est ce que prouve le commentaire des paroles suivantes de saint Matthieu XXI: "Et les ayant quitté, il alla dehors," "pauvre, dit-il, et ne flattant personne, il ne se trouva personne qui lui offre l’hospitalité dans une si grande ville, mais ce fut Lazare qui le reçut dans sa maison." Il était cependant si aimable dans ses prédications que, comme le dit saint Luc XXI, "le peuple, dès le matin, se rendait près de lui dans le temple pour l’entendre; " le commentaire ajoute, "c’est-à-dire qu’il se hâtait d’y aller dès le matin." L’Apôtre dit, I Corinthiens IV: "Jusqu’à ce jour nous avons eu faim et soif, nous sommes nus." Le commentaire ajoute: "Ceux qui prêchent avec liberté et sans flatterie, qui répriment les actions d’une vie peu réglée, ne sont pas en faveur auprès des hommes. "Donc il n’est pas permis aux prédicateurs de demander l’aumône. Il est dit en outre dans la première Epître aux Thessaloniciens chapitre II: "Nous n’avons cherché aucun prétexte d’avarice, Dieu nous en est témoin;" le commentaire ajoute: "Je ne dis pas d’avarice, mais je n’ai rien fait ni dit qui puisse en fournir le prétexte." Or la conduite de ceux qui mendient peut être un prétexte d’avarice; donc les prédicateurs ne doivent pas mendier.

L’Apôtre dit, II Corinthiens chapitre XII: "Je ne vous serai pas à charge, ce ne sont pas vos biens que je demande, mais vous-mêmes;" Il dit aussi, Ep. aux Philip ult.: "Ce n’est pas ce qui a été donné que je demande, mais j’en cherche le fruit." Ce qui a été donné, c’est ce qui peut être demandé, tel que l’argent, les aliments, etc. dit le commentaire, quant aux fruits, ce sont les bonnes oeuvres et la volonté droite de celui qui donne. Donc les vrais prédicateurs ne doivent pas demander à ceux à qui ils prêchent l’Evangile les biens temporels; par conséquent il ne leur est pas permis de vivre des fruits de la mendicité.

Le commentaire des paroles suivantes de l’Apôtre, II Timothée II: "Le laboureur qui travaille," s’exprime comme il suit: "L’Apôtre veut par là faire entendre à celui qui évangélise qu’il lui est permis de recevoir de ceux au milieu desquels il combat pour Dieu, les choses qui lui Sont nécessaires pour vivre, vu qu’il travaille pour eux comme le vigneron pour sa vigne, et qu’il les paît comme le pasteur paît son troupeau. Ce n’est pas en vertu du droit de mendier qu’il peut les recevoir, mais c’est parce que c’est une chose qui lui est permise." Ceci démontre, par conséquent, qu’on a le pouvoir de vivre de l’Evangile mais non la mendicité, et que les prélats seuls ont ce pouvoir. Donc les autres prédicateurs qui ne sont pas revêtus de la prélature, ne sont pas autorisés à vivre de l’Evangile par le moyen de l’aumône.

L’Apôtre, I Corinthiens IX, voulant prouver qu’il lui était permis de vivre aux dépens des fidèles, établit d’abord qu’il est apôtre. Donc ceux qui ne sont pas Apôtres ne peuvent pas vivre aux frais des fidèles. Or les religieux qui prêchent ne sont pas Apôtres, puisqu’ils ne sont pas prélats, donc, etc.

Le commentaire des paroles suivantes de l’Apôtre, I Thessaloniciens 2: "Lorsque nous pouvions vous être à charge comme Apôtres de Jésus Christ," dit: "Il rend d’autant plus mauvaise la cause des faux apôtres que, pour repousser leurs prétentions à demander ce qui ne leur était pas dû, et qu’ils ne rougissaient pas de demander, il renonce lui-même, ainsi qu’il le dit, à ce qu’il pouvait légitimement recevoir. A ce qui est dû à la puissance apostolique, il donne le nom de fardeau à cause des faux apôtres qui le réclamaient injustement et qui l’exigeaient d’une manière tyrannique." Ceci prouve que ceux qui exigent des peuples leur nourriture, sans être apôtres, c’est-à-dire prélats, doivent être considérés comme de faux apôtres. Donc il n’est pas permis aux prédicateurs de mendier s’ils ne sont pas revêtus de la prélature.

Les prédicateurs qui ne sont pas évêques, et qui demandent par la mendicité leur nourriture à ceux à qui ils prêchent, leur de mandent ou une chose qui leur dst due, ou bien ce qui ne leur est pas dû: s’ils demandent une chose due, il s’ensuit qu’ils peuvent l’exiger en vertu de leur pouvoir et par contrainte, ce qui est évidemment faux. Mais s’ils demandent ce qui ne leur est pas dû, donc ils de mandent injustement et sans raison, on doit par conséquent, comme le prouve le commentaire cité plus haut, les considérer comme de faux apôtres.

Les évêques qui reçoivent des peuples les dîmes et le offrandes sont tenus de leurs dispenser les biens spirituels. Donc, si ceux que les évêques envoient dispenser les biens spirituels, reçoivent des fidèles ce qui est nécessaire à leur subsistance, ils leur font injure, vu que c’est surtout les évêques qui sont tenus d’y pourvoir.

Les prélats qui envoient des hommes prêcher, sont tenus de leur procurer ce dont ils ont besoin, comme le prouve l’extravagante De officiis ord. inter cœtera. Par conséquent si les prédicateurs que les évêques envoient, demandent à d’autres ce dont ils ont besoin pour vivre, ils leur sont à charge, ce qui fait qu’ils ne leur est pas permis d’en recevoir le s frais de leurs dépenses.

Le Seigneur dit contre les Pharisiens, Matthieu XXIII: "Malheur à vous Scribes et Pharisiens hypocrites, qui dévorez les biens des veuves, vous livrant à d’interminables prières." Donc ils paraissent aussi toujours répréhensibles ceux qui, sous prétexte de prêcher, de prier, ou pour toute autre raison semblable, demandent l’aumône.

10° Le Seigneur, comme nous l’apprennent les paroles suivantes de saint Matthieu X, dit en envoyant ses disciples prêcher: "Dans quelque ville ou bourgade que vous entriez, demandez quel est le plus digne de ceux qui l’habitent;" le commentaire ajoute "Il faut choisir son hôte sur le témoignage des voisins, de peur que sa mauvaise réputation ne nuise à la prédication;" un autre commentaire dit "Celui-là est digne qui soit que ce qu’il en reçoit vaut beaucoup plus que ce qu’il leur donne." Ils paraissent donc au moins blâmables en ce point, que de temps en temps ils ont recours à de riches pécheurs et à des personnes qui ne regardent pas comme un bien pour elles de leur donner l’hospitalité.

11° Quiconque reçoit un bien temporel pour un bien spirituel est capable du crime de simonie, soit qu’il le demande comme Giézi, soit que, sans le demander, il le reçoive lorsqu’on le lui offre, comme Elisée refusa celui que lui offrait Naaman, IV° liv. des Rois, V: soit qu’il le reçoive avant ou après, comme le prouve ce qui se lit dans le Droit, Quest. I, I, Eos: "Mais celui qui prêche au peuple dispense des biens spirituels." Donc il ne peut pas recevoir de ceux auxquels il les dispense des biens temporels, soit avant soit après, il ne peut ni les demander, ni les recevoir, quand on les lui offre.

12° Il est écrit, I Thessaloniciens ult.: "Abstenez-vous de tout ce qui a l’apparence du mal," et le commentaire ajoute: "Si une chose paraît mauvaise, bien quelle ne le soit pas, ne vous hâtez pas de la faire. Or, si le prédicateur demande à ceux à qui il prêche l’Evangile les biens temporels, il fait une chose qui évidemment paraît mauvaise; ce qui fait que le commentaire des paroles suivantes, II Corinthiens XII: "Ce n’est pas votre bien que je cherche, mais vous-même," ajoute "L’Apôtre ne cherchait pas ce qui était donné, mais seulement le fruit qui résultait de ses travaux, et il en agissait ainsi pour ne pas passer pour trafiquer de L'Evangile." Donc les prédicateurs ne doivent pas demander par la mendicité leur nourriture à ceux à qui ils prêchent l’Evangile.

 

Quatrième série d'objections:

Poussant encore plus loin leur malice, ils tentent de prouver qu'il ne faut pas même leur faire l’aumône.

Parce qu’il est dit dans saint Luc XIV: "Lorsque vous faites un festin, appelez les pauvres, les infirmes, les boiteux, les aveugles," et le commentaire ajoute: "Ceux de qui vous n’avez rien à attendre dans la vie pré sente. Mais des mendiants forts et robustes, on peut attendre une foule de choses dans la vie présente, vu qu’ils sont les familiers de ceux qui sont puissants." Donc il ne faut pas faire l’aumône à de tels hommes.

Saint Augustin dit dans sa lettre au donatiste Vincentius: "Qu’il vaut mieux priver de son pain celui qui a faim, s’il doit, étant assuré de sa nourriture, s’éloigner de la justice, que de lui donner le pain dont il a besoin, afin de le séduire et de le faire acquiescer à l’injustice." Mais celui qui ne veut pas travailler corporellement afin de pourvoir à sa subsistance, ou qui a d’autres ressources pour vivre sans pécher, agit injustement s’il demande l’aumône; c’est ce que l’on peut établir par un grand nombre de preuves précédemment citées. Donc il ne faut pas donner de pain à ces hommes là.

Le commentaire des paroles suivantes, saint Luc VI: "Donnez à quiconque vous demande," ajoute: "Donnez-lui la chose qu’il demande ou reprenez-le;" et sur les suivantes de saint Matthieu V: "Celui qui vous demande donnez-lui;" "à savoir pour qu’il ne nuise ni à vous ni à d’autres. Il faut en effet tenir compte de la justice. C’est pourquoi vous donnerez à quiconque vous demande, si ce n’est pas ce qu’il demande, vous lui donnerez quelque chose de meilleur, en le corrigeant pour la demande injuste qu’il vous a faite." Or, si celui qui peut travailler demande l’aumône, sa demande est injuste, ainsi que nous l’avons prouvé. Donc il mérite plutôt correction que de recevoir ce qu’il demande; par ce moyen on le détourne de sa demande injuste.

Saint Augustin dit encore dans sa lettre au donatiste Vincentius: "Souvent les méchants persécutent les bons, et les bons les méchants; les premiers pour nuire aux autres par l’injustice, les derniers pour leur être utiles en les corrigeant." Donc les bons peuvent persécuter les méchants, dans le but de les corriger. Mais il est une espèce de persécution qui consiste à priver quelqu’un du pain de sa subsistance. Donc il est certains hommes auxquels il faut enlever leur pain pour les corriger, surtout s’ils pèchent en le demandant. Mais ceux qui sont valides et qui mendient pèchent quand même ils prêcheraient; c’est ce qui a été établi plus haut. Donc on ne doit pas nourrir de tels hommes.

Saint Ambroise dit dans son livre du Devoir: "Il faut observer lorsqu’on donne et l’âge et la faiblesse, il faut aussi parfois tenir compte de la timidité de celui à qui on donne, comme souvent elle trahit l’origine de celui qui tend la main; cette observation fera aussi que vous donnerez plus à celui qui est âgé et qui ne peut plus demander au travail des mains sa nourriture: Il faut pareillement prendre en considération la faiblesse du corps et la secourir avec plus d’empressement; tel par exemple que si quelqu’un est tombé de la prospérité dans la misère, surtout si ce n’est pas par sa faute; comme si cela vient ou de vols, ou d’une proscription, ou parce que celui qui se trouve dans cet état a été victime de la calomnie." Il est donc établi par là qu’il faut observer dans ceux à qui on fait l’aumône, s’ils sont ou faibles de corps ou timides, ou s’ils ont été dépossédés de leurs biens par le vol ou la proscription. Or les pauvres valides qui s’exposent à mendier ne sont pas dans cet état; donc il ne faut pas leur donner.

Les aumônes ont pour but de secourir l’indigence; donc il faut donner de préférence à celui qui a besoin. Mais ceux qui ne peuvent pas se procurer leur nourriture par le travail de leurs mains sont plus indigents, de même que ceux qui ne peuvent pas se la procurer par d’autres moyens, que ceux dont nous parlons, vu qu’ils ont d’autres ressources pour vivre. Donc il ne faut pas leur donner tant qu’on en trouve d’autres qui en ont un plus pressant besoin.

Faire l’aumône est un acte de miséricorde. Donc il ne faut la faire qu’aux nécessiteux. Or ceux qui volontairement s’exposent à mendier, ne sont pas nécessiteux; il n’y a de nécessiteux que ceux injustement y sont réduits sans qu’il y ait de leur faute, parce que, comme le dit le Philosophe dans son III° livre de Morale: "Ce qui est involontaire est digne de pitié et de pardon." Donc il ne faut pas faire l’aumône aux hommes dont il est question.

Saint Augustin, dans son premier livre de la Doctrine chrétienne, dit: "Comme il ne vous est pas possible d’être utiles à tout le monde, il faut surtout venir au secours de ceux que le temps, les lieux ou toute autre circonstance vous unissent d’une manière plus étroite." Mais ceux auxquels nous sommes le plus étroitement unis, sont nos parents, nos voisins et nos autres proches. Donc nous ne sommes pas obligés de faire l’aumône aux autres étrangers, tant que nous trouvons de tels indigents auxquels nous pouvons donner.

 

 

Réponse:

Après avoir exposé ce qui précède, et pour que cette proposition ne paraisse pas nouvelle, nous établirons que cette erreur a existé au temps de la primitive Eglise.

 

Il est dit en effet dans la troisième Epître canonique de saint Jean: "Celui qui aime à tenir le premier rang parmi eux, Diotrèpes, ne veut pas nous recevoir," et il ajoute un peu après comme si cela ne suffisait pas, "il ne reçoit pas non plus les frères;" le commentaire ajoute, "les indigents" "Il empêche ceux qui les reçoivent de le faire;" le commentaire dit, "pour qu’ils ne prennent pas soin de l’humanité" "Il les chasse de l’Eglise;" le commentaire dit, "du lieu où ils se réunissent," et il ajoute sur le même texte une foule d’autres choses: "Persévérez donc à faire l’aumône, parce que j’y vois un si grand bien que je ne me serais pas contenté de vous en écrire, mais que je l'aurais fait à toute l’Eglise; c’est le besoin qui m’a contraint de vous en écrire, parce que Diotrèpes n’a aucun souci de notre autorité."

Diotrèpes, hérésiarque de ce temps, usurpe le premier rang, enseignant des nouveautés; son hérésie consistait à défendre de donner à l’humanité les soins quelle exige, et par là de venir au secours des frères pèlerins et éloignés de leurs propres biens; comme le prouvent et le texte et le commentaire cités précédemment. Vigilance ressuscita cette erreur, comme le prouve la lettre que saint Jérôme écrivit contre lui et qu’il adressa à Ripaire et à Désiré. Il s’y exprime comme il suit: "Les mêmes lettres m’ont en outre appris que, contrairement à l’autorité de l’apôtre saint Paul, contrairement de plus à celles de saint Pierre, de saint Jean et de saint Jacques, qui ont été dans une même communion d’avis et d’actions avec Paul et Barnabé, et qui leur commandèrent de se souvenir des pauvres, vous vous opposez à ce que l’on envoie à Jérusalem une partie des dépenses pour soulager les saints."

 

Ayant donc à coeur d’anéantir cette erreur, nous procéderons dans l’ordre suivant.

Nous prouverons que les pauvres qui, pour Jésus-Christ, renoncent à tout, peuvent vivre d’aumônes.

Que les prédicateurs, bien même qu’ils ne soient pas évêques, pourvu qu’ils aient reçu mission de ceux-ci, peuvent vivre aux dépens de ceux à qui ils annoncent l’Evangile.

Que les prédicateurs, bien que forts et robustes, peuvent demander en mendiant ce qui leur est nécessaire pour vivre.

Que c’est aux prédicateurs surtout à qui il faut faire l’aumône.

Nous répondrons aux raisons qu’ils nous objectent et qu’ils apportent en faveur de leur assertion.

 

1- Qu’il soit permis à ceux qui, pour Jésus-Christ, ont renoncé à tout de vivre d’aumônes. On le prouve:

Par l’exemple du bienheureux Benoît, de qui saint Grégoire raconte dans le second livre de ses Dialogues, qu’il vécut pendant trois ans, qu’il demeura dans une grotte au moyen de la nourriture que lui fournissait un moine de Rome, et cela avait lieu après qu’il eut quitté la maison paternelle, et bien qu’il fût fort et valide, on ne voit pas pourtant qu’il ait demandé au travail des mains sa nourriture.

Il est écrit, I” Quest, I, Sacerdos: "Celui qui a tout abandonné à ses parents, ou qui l’a distribué aux pauvres, ou qui l’a concédé à l’Eglise, pour faire partie des biens de cette même Eglise, et qui par amour pour la pauvreté s’est fait pauvre, peut sans cupidité non seulement recevoir du peuple des aumônes pour les distribuer, mais sa piété en ce point est louable; il devient par là un dispensateur fidèle, ce qui fait qu’il peut vivre lui-même avec les biens qu’il distribue aux pauvres, puisqu’il est pauvre volontaire."Donc celui qui a tout abandonné pour Jésus-Christ peut vivre des aumônes que les fidèles donnent aux pauvres.

Il vaut mieux pour l’homme de renoncer au bien qu’il peut abandonner sans péché, que de commettre quelque péché. Par conséquent si ceux qui sont valides de corps pêchent en recevant l’aumône, il vaut mieux pour eux renoncer à toutes les autres oeuvres, quelque bonnes qu’elles soient, que de recevoir l’aumône. Mais cette assertion est complètement fausse, d’après ce que dit saint Augustin, dans son Livre du Travail des moines. Il est dit en effet, que même les serviteurs de Dieu qui travaillent de leurs mains, doivent avoir des heures déterminées pour se reposer et pour travailler à apprendre ce qu’ils doivent savoir de mémoire. Les fidèles doivent suppléer aux besoins de ceux qui se livre aux oeuvres de ce genre, de peur qu’ils ne les abandonnent; et on doit réparer le temps qu’ils emploient à instruire l’esprit, temps pendant lequel il ne leur est pas possible de vaquer aux travaux du corps, de peur qu’ils ne soient accablés sous le poids de la détresse."Ceci prouve même que l’intention de saint Augustin n’est pas que les moines travaillent de leurs mains, au point de demander uniquement à ce travail les ressources qui leur sont nécessaires pour vivre; car s’il en était ainsi, ils n’auraient pas de temps libre pour vaquer aux oeuvres spirituelles.

Saint Augustin, parlant dans le même livre d’un homme riche qui donna tout son bien à un monastère, dit: "S’il travaille pour en donner aux autres l’exemple, il fait bien, quoique ce qu’il a donné au monastère et qui est devenu un bien commun, doive lui procurer ce dont il a besoin pour vivre. Mais s’il ne veut pas travailler de ses mains, qui osera l’y contraindre?" Ceci prouve que celui qui donne son bien à un monastère, peut sans travailler de ses mains vivre aux dépens de ce même monastère. Mais ainsi que l’ajoute aussitôt le même saint: "Comme tous les chrétiens ne forment qu’une seule république, peu importe l’endroit ou on a laissé son bien, ou de qui on j ce qui est nécessaire à la subsistance." Donc ceux qui ont renoncé pour Jésus-Christ à tout ce qu’ils possédaient, peuvent recevoir de qui que ce soit ce qui leur est nécessaire pour vivre.

L’intention de s’abstenir parfois d’une action mauvaise en elle-même, ne détruit pas ce que cette action a de mauvais, bien que ce pendant elle diminue le péché par circonstance. Par conséquent si la conduite du pauvre qui est valide, qui peut travailler des mains et qui vit d’aumônes, est par elle-même un péché, ceux qui, quand ils sont valides, veulent pendant un temps vivre d’aumônes, quoiqu’ils aient le désir de vivre par intervalle autrement, ne peuvent pas être exempts de péché. Il suit donc de là, que les pèlerins qui vivent d’aumônes et qui sont valides pèchent; il en est de même de ceux qui leur imposent ces pèlerinages. Or il est absurde de soutenir une semblable assertion. Donc, etc.

Il est plus louable de s’appliquer à la contemplation divine que de se livrer à l’étude d la philosophie. Mais il est certaines personnes qui, pour se livrer à l’étude de la philosophie, vivent pendant un temps d’aumônes. Il en est donc aussi qui, pour se livrer à la contemplation, peuvent vivre pendant un temps d’aumônes sans travailler de leur mains. Mais il est plus louable de vaquer continuellement à la contemplation divine que de ne s’y livrer que momentanément. Donc il est permis à certaines personnes, après avoir renoncé au travail des mains, de vivre continuellement d’aumônes, afin de se livrer à la contemplation.

La charité de Jésus-Christ rend bien plus les biens communs que l’amitié politique. Mais si quelqu’un me donne quelque chose, je puis en user comme je le voudrai. Donc, à bien plus forte raison, il m’est permis de vivre avec les choses qui me sont données à cause de la charité de Jésus-Christ.

Celui qui peut recevoir plus peut recevoir moins, mais les religieux peuvent recevoir les revenus de mille marcs, et vivre sans travailler de leurs mains; s’il n’en était pas ainsi, un grand nombre de religieux qui ont des biens seraient dans un état de damnation, Il en serait de- même pour un grand nombre de clercs séculiers qui, bien qu’ils n’aient pas charge d’âmes, vivent des revenus des biens que possèdent leurs églises, biens qui proviennent des aumônes des fidèles. Il est donc ridicule de dire que les religieux qui sont pauvres ne peuvent pas recevoir de faibles aumônes et en vivre sans travailler de leurs mains.

Les pauvres qui sont dans l’impossibilité de travailler, éprouvent une perte bien plus considérable, si on donne aux autres ce qui leur est destiné, ce qui leur est dû, que si on donne à ceux-ci ce qui leur revient. Mais les fruits des possessions de l’Eglise sont destinés aux pauvres, ils doivent leur être distribués, ainsi que le prouve le Droit, XII° Quest, I, Videntes. Il est dit à cette occasion, I° Qu. II, Clericus, et Si quis, "que les clercs qui peuvent vivre avec les biens de leurs parents ne peuvent pas, sans péché, vivre des biens de l’Eglise, vu que ces biens sont destinés à sustenter les pauvres." Il est donc démontré, d’après cela, que les pauvres sont plus frustrés, s’il est certains hommes qui, quoique valides et ne travaillant pas de leurs mains, vivent aux dépens des revenus de l’Eglise, que si, pauvres pour Jésus-Christ, ils vivaient avec ce que les fidèles leur offrent de leurs propres biens, qui ne sont nullement destinés à nourrir les pauvres. Par conséquent, si les premiers ne volent pas les pauvres, les seconds les volent encore moins. Ils font encore dans ce but une foule d’objections desquelles il a été question dans le Traité des oeuvres manuelles.

 

2- Nous allons prouver maintenant que les prédicateurs peuvent, quand même ils ne seraient pas évêques, recevoir des fidèles, aux quels ils prêchent l’Evangile, des aumônes pour subvenir à leur subsistance.

L’Apôtre dit, I Corinthiens IX: "Quel est celui qui fit jamais la guerre à ses frais? Quel est celui qui plante la vigne et qui ne mange pas de son fruit? Quel est celui qui paît le troupeau et qui ne mange pas du lait du troupeau?" Il cite ces exemples et un grand nombre d’autres. C’est, ainsi que nous le dit le commentaire, pour prouver que les Apôtres n’usurpent rien de ce qui ne leur est pas dû, puisque, comme l’a réglé le Seigneur, vivant de l’Evangile, ils mangeaient un pain gratuitement requis de ceux à qui ils prêchaient la grâce gratuite. Mais il est constant que le soldat, que celui qui plante la vigne et que le pasteur du troupeau ont droit de vivre chacun de leur travail, par le fait même qu’ils s’y livrent. Par conséquent, comme les prélats ne sont pas les seuls qui travaillent à la prédication de l’Evangile, mais que ceux qui l’annoncent licitement travaillent aussi bien qu’eux, il s’ensuit que, comme eux aussi, ils peuvent recevoir de ceux à qui ils prêchent le pain nécessaire à les nourrir.

L’Apôtre prouve que les apôtres pouvaient recevoir des biens temporels de ceux à qui ils prêchaient, parce qu’ils leur répartissaient les biens spirituels, il n’est pas étonnant en effet que celui qui donne de plus grands biens en reçoive de moindres. Le même Apôtre dit à cette occasion, id. : "Est-ce une chose étonnante qu’après avoir semé parmi vous les biens spirituels, nous moissonnions les biens temporels?" Mais ceux qui prêchent par l’autorité des évêques sèment les mêmes biens spirituels qu’eux, lorsqu’ils prêchent. Donc ils peuvent, eux aussi, recevoir de ceux à qui ils prêchent les biens temporels qui leur sont nécessaires pour vivre.

L’Apôtre dit, id. : "Le Seigneur a établi que ceux qui annoncent l’Evangile doivent vivre de l'Evangile." Le commentaire ajoute: "La raison pour laquelle il le fait, c’est pour que ceux qui prêchent la parole de Dieu soient plus libres." Mais il est nécessaire que tous ceux qui sont chargés de prêcher soient libres de tout souci, qu’ils soient évêques ou qu’ils soient seulement autorisés par eux. Donc la règle établie par le Seigneur s’étend même à ceux qui ne sont pas évêques, et elle veut, comme prouvent les paroles de l’Apôtre, qu’ils vivent de l’Evangile. Il ne dit pas, en effet: "Qui ont le pouvoir ordinaire," mais simplement,"qui annoncent."

Le Seigneur, lorsqu’il envoya ses Apôtres prêcher, leur dit: saint Luc X: "Demeurez dans la même maison, mangeant et buvant ce qu’il y aura. L’ouvrier est digne de salaire." Ces paroles prouvent que le prédicateur a droit à ce que ceux à qui il annonce la vérité le nourrissent comme pour le récompenser. Le commentaire de ces mêmes paroles le prouve aussi; il s’exprime en ces termes: "Remarquez que l’oeuvre des prédicateurs est digne d’une double récompense. L’une ici-bas, pour nous sustenter dans nos travaux, l’autre dans la patrie, et elle sera notre récompense lors de la résurrection." Or il n’est dû de récompense ni au pouvoir, ni à l’autorité ni à l’état, mais seulement à l’acte, parce que nous méritons, par les actes seuls, ce qui fait dire au Philosophe, dans son premier livre de Morale: "Comme dans les jeux olympiques on ne couronnait pas les plus braves et les plus valeureux, mais ceux qui combattaient jusqu’au bout, car il y en avait parmi eux de vainqueurs, il en est de même de ceux qui, dans la vie, accomplissent exactement les oeuvres des bons et de ceux qui sont parfaits, ils s’immortalisent. L’Apôtre tient le même langage, II Timothée II; il dit en effet: "Il n’y aura de couronné que celui qui aura vaillamment combattu." Donc ceux qui prêchent, qu’ils soient évêques ou non, pourvu qu’ils le fassent licitement, peuvent, avec justice, vivre de l’Evangile.

Ceux qui, sur l’ordre des évêques, vont prêcher l’Evangile, travaillent plus que les autres membres de l’ordre d’où ils sont envoyés, ou que ceux qui, conformément à la volonté de ces mêmes prélats, les envoient. Mais les membres de l’ordre qui les envoie peuvent, quand même ils ne seraient pas évêques, vivre des aumônes qu’ils reçoivent de ceux à qui ils annoncent 1 Evangile, comme le prouvent les paroles suivantes, Romains XV: "La Macédoine et l’Achale ont été d’avis de faire une collecte en faveur des saints de Jérusalem; ceci leur a été agréable, et ils sont leurs débiteurs; car si les Gentils sont devenus participants de leurs biens spirituels;" le commentaire ajoute, "de leurs," c’est-à-dire des biens spirituels des Juifs qui leur ont envoyé des prédicateurs de Jérusalem, "ils sont obligés par conséquent de leur venir temporellement en aide." Mais ces pauvres ne sont certainement pas les Apôtres, car ils n’étaient que douze, et il leur suffisait de peu pour vivre; il n’était donc pas nécessaire que l’on fit pour eux des collectes dans toutes les églises, vu surtout qu’ils étaient nourris par ceux à qui ils prêchaient l’Evangile, comme nous l’apprennent les paroles de l’Epître aux Corinthiens IX. Donc ceux qui prêchent, quand même ils ne seraient pas évêques, peuvent à plus forte raison vivre de l’Evangile, pourvu que leur mission vienne des évêques.

Ceux à qui les évêques ont enjoint de prêcher l’Evangile, sont leurs coopérateurs plus immédiats que ceux qui leur obéissent pour d’autres ministères. Mais les évêques qui prêchent l’Evangile peuvent recevoir non seulement les frais de leurs dépenses, mais encore ceux des personnes qui sont à leur service. Donc, à plus forte raison, ceux qui annoncent l’Evangile sur leur ordre peuvent vivre de ce même Evangile.

Celui qui donne gratuitement ce qu’il n’est pas tenu de donner, peut tout aussi bien en recevoir la récompense- que celui qui donne, parce qu’il le doit. Mais les prélats sont obligés de dispenser les biens spirituels aux fidèles, ce qui fait dire à l’Apôtre, I Corinthiens IX: "Si je vous prêche l’Evangile, je ne m’en fais pas gloire, car j’y suis obligé, malheur à moi si je n’évangélise pas." Donc ceux qui ne sont pas évêques, et qui, par conséquent, ne sont pas obligés de prêcher aux peuples, peuvent tout aussi licitement que ceux-ci recevoir les biens temporels de ceux à qui ils annonçaient la parole de Dieu.

Saint Augustin dit dans son Livre du Travail des moines: "S’ils sont évangélistes," c’est-à-dire si ces religieux prêchent l’Evangile, j’avoue qu’ils ont ce pouvoir, c’est-à-dire le pouvoir de vivre aux dépens des fidèles." Mais il n’y a pas que les évêques qui sont évangélistes, tous ceux-là le sont aussi qui peuvent évangéliser, même les diacres; ce qui fait dire à l’Apôtre, Ephés, IV: "Il a établi les uns apôtres, les autres prophètes, les autres évangélistes, les autres pasteurs, les autres docteurs," distinguant par là les évangélistes des pasteurs et des apôtres, par lesquels on entend les évêques. Donc, tous ceux qui prêchent, qu’ils soient évêques ou non, peuvent vivre de l’Evangile.

Parmi toutes les fonctions ecclésiastiques, il n’y en a pas de plus nobles que d’annoncer la parole de Dieu, ce qui fait dire à Jésus-Christ qu’il est venu sur la terre pour remplir cette mission. Il dit dans saint Marc, I: "J’ai été envoyé pour cela." Ceci est aussi prouvé par Isaïe, LXI: "Il m’a envoyé pour évangéliser les pauvres;" Paul, lui aussi, annonce qu’il a été envoyé dans ce but. Il s’exprime comme il suit, I Corinthiens I: "Jésus-Christ ne m’a pas envoyé baptiser, mais évangéliser." Mais ceux qui sont occupés des affaires ecclésiastiques ne doivent pas travailler de leurs mains, il leur est permis de vivre sur les biens de l’Eglise, ainsi que le dit saint Augustin dans son Livre du Travail des moines, en parlant de lui même. Donc à bien plus forte raison, ceux dont la vie est employée à annoncer la parole de Dieu, peuvent, sans travailler de leurs mains, vivre de l'Evangile.

10° La fonction de prédicateur est plus utile que celle d’avocat; or, les avocats peuvent licitement et sans travailler de leurs mains, vivre de leur charge. Les prédicateurs peuvent donc, à bien plus forte raison, vivre de l’Evangile, qu’ils soient évêques ou qu’ils ne le soient pas, pourvu qu’ils prêchent légitimement.

11° Bien qu’il ne soit pas permis de faire l’aumône avec le fruit de l’usure, les prédicateurs cependant sont autorisés à recevoir l’aumône des usuriers, s’il ne leur est pas possible d’habiter le pays où ils de meurent sans cela; la raison, c’est qu’ils sont chargés de diriger les affaires de ceux à qui sont dues les usures, vu que, par leurs prédications, ils mènent les usuriers à la restitution; c’est que, établit la décrétale Extravagante, De sent. excom. cap. Cum voluntate, ils sont pareillement chargés de diriger les affaires de tous, et des riches et des pauvres; celles des riches eu les portant à faire l’aumône aux pauvres, celles des autres en les exhortant à faire de bonnes oeuvres d’un autre genre. Il leur est donc permis de recevoir licitement l’aumône de ceux à qui ils annoncent l’Evangile.

12° Nous voyons dans les arts mécaniques que ce ne sont pas seulement ceux qui travaillent de leurs mains qui vivent licitement de leur art, mais que ce même art nourrit encore l’architecte habile et prudent qui les dirige, sans travailler de ses mains. Or, celui qui enseigne la morale, n’est-il pas en quelque sorte l’architecte de tous les devoirs humains, ainsi que le dit Aristote dans son premier livre de Morale. Donc, les prédicateurs peuvent vivre de leur état, quand même ils ne travailleraient pas de leurs mains.

13° La santé de l’âme est préférable à celle du corps; mais les médecins, qui soignent les corps, vivent de leur état sans travailler de leurs mains. Donc, à plus forte raison, ceux qui s’occupent du salut des âmes ne sont pas tenus de travailler de leurs mains.

 

3- Il nous reste maintenant à démontrer que non seulement les hommes dont il est question peuvent vivre des aumônes qui leur sont spontanément offertes, mais qu’il leur est même permis de recourir à la mendicité pour les avoir.

On le prouve par l’exemple de Jésus-Christ, dans la personne duquel il est dit, Psaume XXXIII: "Je suis pauvre et mendiant." Le commentaire ajoute: "Jésus-Christ tient de lui ce langage en tant qu’il a revêtu une forme d’esclave;" il ajoute encore plus bas: "Celui-ci est mendiant qui demande à autrui, celui-là est pauvre qui ne se suffit pas."

Il est dit aussi, Psaume LXIX: "Pour moi, je suis pauvre et indigent;" le commentaire ajoute: "Je suis indigent, c’est-à-dire, je demande, je suis pauvre, c’est-à-dire, je ne puis me suffire." Il en est ainsi, parce qu’il ne possède pas les biens du monde; quant à l’intérieur où il est riche, il ambitionne, il désire, il reçoit toujours.

Il est écrit, Psaume CVIII: "On a persécuté un homme pauvre, mendiant;" la Glose ajoute: "On a persécuté le Christ;" un autre commentaire ajoute: "Poursuivre les pauvres, voilà l’inhumanité pure; quant aux autres, ce sont tantôt leurs richesses, tantôt les honneurs dont ils jouissent qui les font persécuter." Ces deux derniers commentaires prouvent clairement qu’il faut expliquer ces paroles de la mendicité qui concerne les biens temporels.

Il est écrit, II Corinthiens VIII: "Car vous savez quelle a été la bonté de Notre Seigneur Jésus-Christ qui, étant riche, s’est fait pauvre pour vous;" le commentaire ajoute: "dans le monde." Que l’on soit obligé d’imiter Jésus-Christ en ce point, le commentaire des paroles suivantes, Que personne n’ait de mépris pour soi-même, le prouve clairement: "Celui qui est pauvre dans sa cellule, et qui est riche dans sa conscience, dort avec plus de sécurité sur la terre que le riche au milieu de son or et sous la pourpre." Vous ne devez donc pas rougir de vous approcher, avec votre pauvreté de mendiant, de celui qui s’est revêtu de notre misère.

Que le Seigneur ait demandé sa nourriture, c’est ce que prouve expressément ce qu’il dit de lui-même en saint Luc XIX. Le Seigneur dit en effet en cette circonstance à Zachée: "Zachée, hâtez-vous de descendre, car je dois aujourd’hui loger dans votre maison." Le commentaire ajoute: "Il s’invite, bien qu’il ne l’ait pas été; la raison, c’est que, s’il n’avait pas encore entendu la voix de celui qui l’invitait, il connaissait les dispositions de son coeur."

Il est écrit dans saint Matthieu XI: "Ayant regardé autour de lui, lorsque le jour était sur son déclin, etc." le commentaire ajoute: "Ayant jeté les yeux sur la foule, pour voir si quelqu’un lui offrirait tant sa pauvreté était si grande, il avait si peu flatté qui que ce fût, qu’il ne se trouva personne qui lui offrit l’hospitalité dans une si grande ville." Ces paroles prouvent que la pauvreté de Jésus-Christ était telle, qu’il ne lui était pas possible de louer un logement, mais qu’il le demandait, et qu’il attendait qu’on le lui donnât. Il résulte par conséquent de là, que soutenir cette assertion, il n’est pas permis de mendier, c’est un blasphème.

L’exemple des apôtres à qui le Seigneur ordonna de ne rien emporter de ce qui était nécessaire à leur subsistance pendant le voyage, établit la même chose; c’est ce que disent, saint Matthieu X, 5; Marc, VI, 5; Luc IX-X: or il est constant qu’ils ne pouvaient pas le recevoir d’autorité. Il est par conséquent prouvé qu’ils demandaient humblement les choses nécessaires à leur subsistance, ce qui est mendier.

La conduite des disciples, des apôtres, après la venue de Jésus-Christ, établit la même chose. Il est écrit dans la troisième Epître canonique de saint Jean: "Nous sommes partis pour son nom;" le commentaire ajoute: "Ils sont partis pour faire connaître au loin son nom;" il ajoute encore: "Ils se sont éloignés de leurs biens propres." Ils n’emportaient par conséquent pas les choses nécessaires à leur subsistance, ce qui prouve qu’ils étaient obligés de demander ce qu’il leur fallait pour vivre.

L’homme est plus spécialement obligé de pourvoir à ses besoins qu’à ceux d’autrui; or l’Apôtre demandait l’aumône pour les autres, à savoir pour les saints qui étaient à Jérusalem. Donc, il est permis aussi à quelqu’un de la demander pour ses frères comme pour soi-même.

10° Que la mendicité soit une chose permise, c’est ce que prouve par son exemple saint Alexis qui, après avoir tout abandonné pour Jésus-Christ, vivait d’aumônes sans avoir recours au travail des mains, et il les demandait à la mendicité ces aumônes; il allait jusqu’à demander l’aumône aux serviteurs de son père qui le cherchaient, et il rendait grâces à Dieu de l’avoir reçue de ses propres serviteurs. Une voix descendue du ciel fit connaître sa sainteté, et cette voix fut entendue du pape, des empereurs Honorius et Arcade, et de tout le peuple romain, qui se trouvaient réunis dans l’Eglise de saint Pierre; elle annonça que c’était à sa prière que Rome devait sa conservation. Il brilla par plusieurs miracles opérés après sa mort; ce qui fit qu’il fut canonisé, et que l’Eglise de Rome célèbre solennelle ment sa fête.

11° Saint Jérôme dit dans une lettre où il recommandait Fabiole à Océanus, "qu’elle désirait, après avoir donné pour Jésus-Christ tout ce qu’elle possédait, recevoir l’aumône." Or, s’il y avait un péché à mendier, elle n’eût pas été en ce point digne de recommandation.

12° On n’impose pas à quelqu’un comme pénitence ce que l’Eglise tient pour illicite. Or, dans certains cas, on impose pour des péchés graves, à certaines personnes, d’aller en pèlerinage hors de leur pays, en mendiant et sans prendre les frais de leurs dépenses. Donc il n’est pas illicite de mendier, il est même possible que ce soit une oeuvre de pénitence. Ainsi, embrasser la mendicité pour Jésus-Christ appartient à la perfection de la vie, comme les autres oeuvres de pénitence pour lesquelles sont fondées les religions.

13° Comme les oeuvres par lesquelles on mortifie le corps, telles que les jeûnes, les veilles, etc. ont une grande puissance contre la concupiscence de la chair, de même aussi celles qui ont pour but d’humilier l’homme sont très puissantes contre l’orgueil de l’esprit, que nous devons fuir avec le même soin que la concupiscence de la chair, puisque les péchés de l’esprit sont plus graves que les autres, ainsi qu le dit saint Grégoire. Or, de toutes les pénitences, il n’y en a aucune qui soit plus propre à abaisser et humilier l’homme que la mendicité, ce qui fait que naturellement tout homme rougit de mendier. Par conséquent, comme il convient à l’homme qui embrasse l’état de perfection, de se soumettre aux jeûnes et aux veilles, afin de dompter la concupiscence de la chair; de même aussi la perfection de la vie fait que celui qui embrasse la mendicité pour Jésus-Christ humilie son esprit.

14° La charité chrétienne est plus libérale que l’amitié du siècle; or l’amitié du siècle permet de demander à son ami ce dont on a besoin, surtout si on peut l’en récompenser de quelque manière; peu importe qu’on le récompense en lui rendant la même chose ou en lui eu donnant une autre, ainsi qu’il est dit dans le cinquième livre de l’Ethique. Il est par conséquent, et à plus forte raison, permis à quelqu’un, quoiqu’il soit fort et valide, de demander au nom de la charité de Jésus-Christ les choses dont il a besoin, surtout si celui qui les reçoit peut en récompenser celui qui les lui donne, par ses prières et ses autres bonnes oeuvres spirituelles.

15° Il est permis de demander à quelqu’un, ce qui rend la condition de celui qui donne meilleure. Mais, par le fait même que quelqu’un fait l’aumône, il améliore sa condition, parc que par ce moyen il mérite la vie éternelle. Donc il n’est pas illicite de demander l’aumône.

16° On ne peut venir au secours des indigents qu’autant que leur détresse est connue; or on ne peut la connaître qu’autant qu’ils l’ex posent eux-mêmes en demandant du secours. Donc, s’il est permis à certaines personnes d’être dans un état tel qu’ils aient besoin pour vivre de ce que possèdent les autres, il leur est permis de le demander. Mais il est permis à certaines personnes d’embrasser pour Jésus-Christ l’état de pauvreté, comme il a été démontré plus haut. Quand même ils travailleraient de leurs mains dans cet état, il leur manquerait encore une foule de choses, comme le dit saint Augustin dans soit Livre du Travail des moines. Donc il leur est permis de mendier.

 

4- Nous allons établir qu’il faut faire l’aumône aux mendiants dont il est ici question. Nous le prouverons:

Par les paroles suivantes de la troisième Epître canonique de saint Jean: "Mon bien-aimé, vous agissez en vrai fidèle, d’avoir un soin charitable pour les frères, particulièrement pour les étrangers," et il indique immédiatement ceux dont il parle: "Car c’est pour son nom qu’ils se sont mis en chemin," le commentaire ajoute: "Etrangers désormais à leur propre bien." Il dit un peu plus bas: "Nous devons soutenir ceux qui sont dans cet état;" le commentaire ajoute: "Saint Jean qui avait tout quitté se met au nombre de ceux qui sont riches, afin de rendre les autres plus actifs et plus prompts à venir au secours des pauvres." Il est donc louable de faire l’aumône à ceux qui vivent par ce moyen après avoir fait le sacrifice de leurs biens pour Jésus-Christ.

On lit dans saint Matthieu X: "Celui qui reçoit le juste au nom du juste;" le commentaire ajoute: "Parle fait même qu’il porte le nom de juste," "il recevra la récompense du juste;" le commentaire dit encore: "mais dira-t-on: donc nous recevrons les faux prophètes et Juda lui-même." Le Seigneur, obviant à cela, dit que ce ne sont pas les personnes qu’il faut recevoir, mais leur nom, et que celui qui recevra aura sa récompense, quand même celui qui serait reçu n’en serait pas digne." Ces paroles prouvent qu’il faut faire l’aumône à ceux dont le nom indique la sainteté, bien qu’ils n’en soient pas dignes.

L’Apôtre, Romains XV, loue les fidèles de la Macédoine et de l’Achaïe de ce qu’ils ont résolu de faire une collecte en faveur des saints pauvres. Le commentaire dit à cette occasion: "Ils se livrèrent entièrement au service de Dieu, ne s’occupant nullement des affaires du monde, et ils donnaient à ceux qui croyaient l’exemple d’une conversion sincère."Les fidèles de la Macédoine et de l’Achaïe avaient fait apporter cette collecte, ce qui fait que l’Apôtre engage les Romains à en faire autant. Donc, on doit faire l’aumône aux pauvres dont il est ici question.

L’Apôtre dit, II Corinthiens VIII: "Venez à leur secours avec votre superflu;" le commentaire ajoute: "De ceux qui ont tout abandonné." On peut de ces paroles conclure comme d’abord.

Le commentaire des paroles suivantes, II Thessaloniciens III: "Pour vous, mes frères, continuez toujours à faire du bien," dit: "Aux pauvres." Un autre Glose ajoute: "Parce que quand même ils travailleraient, ils peuvent, néanmoins, avoir besoin de certaines choses;" c’est pourquoi il les avertit, afin que ceux qui avaient de quoi fournir aux serviteurs de Dieu ce dont ils avaient besoin, profitassent de cette occasion. L’homme qui est humain dans ses largesses n’est jamais répréhensible, celui-là seul l’est qui peut supporter le travail et qui passe sa vie dans l’oisiveté. Ceci prouve donc qu’il est louable de donner l’aumône aux serviteurs de Dieu, soit qu’ils travaillent ou ne travaillent pas, quand même leur oisiveté serait coupable.

Saint Jérôme dit contre Vigilance: "Nous ne nions pas qu’il faille faire l’aumône à tous les pauvres, même aux Juifs et aux Samaritains, si on a de quoi la faire à tous;" car l’Apôtre enseigne qu’il faut la faire à tous; mais il dit qu’il faut surtout la faire à ceux qui croient comme nous et desquels parlaient le Sauveur dans l’Evangile: "Faites-vous des amis du bien de l’iniquité pour qu’ils vous reçoivent dans les tabernacles éternels." Est-ce que ces pauvres, sous le haillon et la malpropreté corporelle desquels dominent une passion honteuse, pourront devenir les possesseurs des tabernacles éternels, eux qui ne possèdent pas les biens présents et qui ne posséderont pas non plus les biens futurs? Ce ne sont pas ceux qui sont simple ment pauvres qui sont appelés bienheureux, on appelle ainsi les pauvres d’esprit, dont il est dit, Psaume XL: "Bienheureux celui qui soit ce que c’est que le pauvre et le malheureux." "C’est l’aumône et non l’intelligence qui est nécessaire pour soutenir les pauvres vulgaires; parmi les saints pauvres il faut l’intelligence de la béatitude pour qu’elle fasse donner à celui qui rougit de recevoir, et qui, lorsqu’il a reçu est triste; moissonnent les biens de la chair, et semant les biens spirituels." Ceci prouve par conséquent qu’il vaut mieux faire l’aumône aux saints pauvres qu’aux autres, quels qu’ils soient.

Le commentaire des paroles suivantes, I Corinthiens IX: "Il a dis pensé, il a donné son bien aux pauvres," ajoute: "Si la récompense de celui qui fait des largesses aux pauvres est grande, à plus forte raison le sera-t-elle, celle de celui qui fournit aux saints ce dont ils ont besoin? Car on peut donner le nom de pauvre même aux méchants." On peut donc tirer de ce qui précède, la même conséquence que plus haut.

Saint Jérôme dans son commentaire des paroles suivantes de l’Epître aux Galates: "Celui qui est catéchisé doit donner à celui qui l’instruit," s’exprime en ces termes: "C’est pourquoi l’Apôtre commande à ceux qui étaient encore faibles et charnels et qui étaient toujours disciples, de fournir à ceux qui les instruisaient les biens temporels, comme ils leur accordaient les biens spirituels, car s’appliquant uniquement à leur instruction et à l’étude, ils manquaient des choses nécessaires à la vie." Donc, il faut faire l’aumône à ceux qui ne travaillent pas de leurs mains et qui s’occupent spécialement de l’étude des saintes Ecritures.

Saint Jérôme dans sa lettre à Paulin s’exprime comme il suit: "Considérez, comme un courtier plutôt que comme un moine, celui que vous voyez vous parler toujours ou fréquemment d’argent et qui ne s’occupe pas de l’aumône à laquelle tous ont droit." Ces paroles démontrent qu’il faut faire l’aumône et aux moines et à tous ceux qui la demandent, et que par conséquent aussi il leur st permis d’en parler et de la demander.

10° Il est dit dans les décrets, dist. XLII: "Si quelqu’un méprise ceux qui fournissent exactement les agapes, c’est-à-dire les repas des pauvres et qui, pour honorer le Seigneur, convoquent les frères, et qui aura voulu propager le peu d’estime qu’il a pour les occupations de ce genre, qu’il soit anathème." Ces paroles prouvent donc que celui qui soutient qu’il ne faut pas faire l’aumône aux indigents doit être excommunié.

11° Il est écrit au livre des Proverbes, XXI: "Celui qui terme l’oreille à la voix du pauvre qui demande criera lui aussi et il ne sera pas écouté." Le commentaire ajoute: "Du pauvre en général, et non de celui seulement qui "besoin, ou qui est corporellement infirme." Celui, en effet, qui sous l’impression des crimes d’autrui ne veut pas compatir, mais préfère la sentence du juge, prouve qu’il n’est pas encore enchaîné par les obscurités du vice, mais qu’il n’est pas digne non plus d’entendre la voix de, la miséricorde divine. Ceci prouve qu’il faut par conséquent faire l’aumône à tous les pauvres, quand même ils seraient forts et robustes.

12° Le commentaire des paroles suivantes, Psaume CIII: "Produisant le foin pour les bêtes de somme, et l’herbe pour l’usage de l’homme," ajoute ce qui suit: "La terre rassasiait en produisant le foin, c’est-à-dire les biens temporels, pour les bites de somme, c’est-à-dire peur les prédicateurs, afin que ceux qui annoncent l’Evangile vivent de l’Evangile. A moins que la terre produise du foin, c’est-à-dire les biens temporels, on ne l’arrose pas, elle demeure stérile, si elle les produit, c’est là son fruit." Il est dit un peu plus bas: "On doit aux prédicateurs qui dispensent les biens spirituels, les biens temporels; c’est à cette occasion qu’il est dit: "Bienheureux celui qui devance la voix de l’homme qui doit demander." Vous ne devez pas agir envers le boeuf qui foule le grain dans l’aire, de la même manière qu’envers le pauvre qui passe. Or, vous donnez à ce mendiant, car il est écrit: "Donnez à quiconque demande;" mais il faut que vous donniez à celui-ci bien qu’il ne demande pas. Il est dit plus bas: "Donnez à celui qui demande, quel qu’il soit;" "reconnaissant en lui celui à qui vous donnez; mais vous devez, à plus forte raison, donner au serviteur de Dieu, au soldat de Jésus-Christ, quand même il ne demanderait pas." Ce qui prouve qu’il faut faire l’aumône à tous les pauvres quand même ils ne la démentiraient pas; mais qu’il faut sur tout la faire aux prédicateurs, leurs auditeurs étant obligés de leur donner ce dont ils ont besoin.

13° Il est écrit dans saint Luc XVI: "Faites-vous des amis des richesses de l’iniquité." Le commentaire ajoute: "Il ne faut pas vous en faire de toute espèce de pauvres, mais de ceux qui peuvent vous recevoir dans les tabernacles éternels." Or, ceux qui sont pauvres pour Jésus-Christ, sont surtout ceux qui peuvent recevoir dans les tabernacles éternels, puisqu’ils jugeront même avec Jésus-Christ. Donc, c’est surtout à ces pauvres-là, auxquels il faut faire l’aumône.

 

Réponse à la première série d'objections:

1. Nous allons maintenant répondre aux raisons que nous opposent nos adversaires.

A ce qu’ils objectent en premier lieu, à savoir que les cadeaux aveuglent le sage, on répond: il est possible de recevoir les biens temporels pour deux raisons. On peut les recevoir ou pour augmenter sa fortune ou pour s’en procurer. Or, la cupidité seule porte à les recevoir de cette façon, et c’est elle qui aveugle et qui change le langage de la justice. On peut encore les recevoir pour se procurer de quoi vivre, et de quoi se vêtir; or, ce n’est pas la cupidité qui, dans cette circonstance, les fait accepter, ce qui fait que clans ce cas ils n’aveuglent ni ne changent le langage de la justice. Cette distinction se tire des paroles même de l’Apôtre, I Timothée ult., où il s’exprime comme il suit: "Ayant de quoi nous nourrir et nous vêtir, soyons-en contents." Le commentaire ajoute: "Celui qui va plus loin trouve le mal," c’est pourquoi l’Apôtre ajoute: "Ceux qui veulent devenir riches tombent dans la tentation et dans les filets du démon."

On répond qu’il est deux espèces de servitudes; la servitude de crainte et celle d’amour. Celui qui reçoit des cadeaux par cupidité, est esclave de la crainte, car on possède avec inquiétude le fruit de la cupidité. Les serviteurs de Jésus-Christ ne doivent pas être soumis à l'esclavage. Il est écrit, Romains VIII: "Vous n’avez pas reçu l’esprit de servitude pour vous conduire encore par la crainte." Mais celui qui reçoit des cadeaux par amour, est esclave de l’amour; or les serviteurs de Jésus-Christ ne sont pas à l’abri de cette servitude, c’est pourquoi l’Apôtre dit II cor, IV: "Ce n’est pas nous-mêmes que nous prêchons; mais Notre Seigneur Jésus-Christ, pour nous, nous sommes vos serviteurs par lui." Ces paroles prouvent donc que celui qui reçoit des aumônes pour 5ustenter son corps, afin de remplir un devoir de charité, ne s’expose pas à un esclavage indigne des serviteurs de Jésus-Christ, mais, qu’au contraire, il se réduit à une servitude qui convient à ces mêmes serviteurs de Jésus-Christ.

On répond que donner est une chose en soi plus louable que recevoir, ce qui fait dire au Philosophe dans son quatrième livre de Morale que "l’acte de la libéralité consiste plus dans l’action de donner, que dans celle de recevoir;" bien que l’homme libéral donne et reçoive, rien cependant n’empêche, qu’en raison de certaines circonstances, il vaille mieux de recevoir que de donner; mais ce n’est que par accident. On doit donc dire que, si dans le pauvre on ne considère que l’acte par lequel il reçoit l’aumône, le riche qui la donne est plus heureux que le pauvre qui, la reçoit; mais la cause pour laquelle on la reçoit peut être telle que celui qui la reçoit a plus de mérite que celui qui la donne, comme par exemple, s’il a embrassé pour Jésus-Christ un état qui le met dans la nécessité de la recevoir, s’il est pauvre volontairement et sans y avoir été forcé en aucune manière. C’est ce qui fait que le commentaire du même texte s’exprime comme il suit: "Le Seigneur ne préfère pas les riches qui font l’aumône à ceux qui ont tout abandonné pour le suivre, mais il loue surtout ceux qui, après avoir renoncé à tout ce qu’ils possédaient, se livrent ensuite au travail des nains, afin de venir en aide à ceux qui souffrent." Or, ils sont plus louables encore ceux qui s’appliquent à des occupations plus importantes pour le bien du prochain. C’est aussi ce qui fait que si ces personnes pouvaient travailler et n’en étaient pas empêchées par ces occupations; donner le fruit de leur travail au prochain serait une chose plus parfaite encore, comme nous l’avons prouvé lorsque nous parlions du travail des mains. Il n’est cependant pas nécessaire d’accorder que les religieux soient tenus tout ce qu’il a de plus parfait. Ils ne sont tenus de faire que ce que leur impose leur voeu.

On répond à leur quatrième objection, que bien que ces hommes vivent d’aumônes, l’Eglise n’en est nullement surchargée, parce qu’ils se contentent de peu et q produisent dans l’Eglise des fruits immenses ce qui la décharge même beaucoup, parce que avec eux elle accomplit et à peu de frais, ce qu’elle ne pourrait faire avec d’autres sans de grandes dépenses, parce qu’ils ne se contentent pas comme ceux-ci de peu. Ces hommes, en vivant d’aumônes, ne privent pas les pauvres, car ils sont cause, par leurs conseils et leur persuasion, que l’on donner plus aux pauvres qu’ils ne reçoivent, eux-mêmes. En outre, ils ont donné aux pauvres tout ce qu’ils possédaient, ce qui fait qu’ils ne recevront jamais en aumônes ce qu’ils ont sacrifié pour les pauvres.

On répond à leur cinquième objection, que le décret qu’ils citent est mal interprété, ainsi que le prouvent les paroles mêmes de Gratien dans le chapitre suivant. Ces autorités ne s’opposent pas à ce que l’Eglise reçoive ceux qui furent riches autrefois, et qui ensuite renoncèrent à tout ce qu’ils possédaient, comme le firent et Pierre, et Matthieu et Paul, ou qui le distribuèrent aux pauvres, comme le fit Zachée, ou qui le joignirent aux biens de l’Eglise, comme le pratiquèrent ceux qui vendaient tout ce qu’ils possédaient et qui en portaient le prix aux pieds des Apôtres, pour que tous leurs biens fussent communs; mais elles s’opposent ces autorités à ce que l’Eglise reçoive ceux qui résidant chez leurs parents et ne renonçant pas à ce qu’ils possèdent, désirent vivre aux dépens des biens de cette même Eglise.

On doit répondre à leur sixième objection, que saint Augustin parle de ceux qui se livrent à la paresse et qui ne peuvent, en aucune manière, être utiles à ceux qui les nourrissent; il est, en effet, nécessaire que de tels hommes captent par leurs adulations ceux qui les nourrissent pour qu’ils le fassent. Ces hommes-là sont, en effet, à charge à tout le monde, et ce n’est que par l’adulation qu’ils peuvent capter l’affection de ceux aux dépens desquels ils vivent. Quant à ceux qui sont nourris à cause de Jésus-Christ, ceux qui les alimentent espèrent d’eux, en compensation des biens temporels qu’ils leur donnent, les biens spirituels; ils ne sont donc pas obligés de flatter, parce que ce n’est pas pour eux que l’on donne, mais c’est pour celui dont ils sont les serviteurs; c’est lui, comme le dit saint Matthieu 1, que l’on reçoit dans leur personne. "Celui qui vous reçoit me reçoit." Le commentaire ajoute: "Parce qu’on ne reçoit, dans l’Apôtre que ce qui est en Jésus-Christ." Ceci prouve que ceux qui sont pauvres, qui mendient et qui vivent d’aumônes à cause de Jésus-Christ, ne s’imposent nullement l’obligation de flatter. Les riches sont dans une plus grande obligation de flatter et d’être esclaves, eux qui sont contraints d’aduler les princes pour pouvoir conserver et agrandir leur fortune. C’est ce qui fait dire à saint Jean Chrysostome, expliquant saint Matthieu: "On est dans la nécessité de flatter et les princes et les soldats et les sujets; d’être réduit à misère, de servir honteusement, et de redouter et de soupçonner et de craindre les regards de ceux que l’on soupçonne, et la langue des calomniateurs, et la concupiscence d'avares. Or, la pauvreté n’a rien de semblable, elle est tout l’opposé."

On répond à leur septième objection que, bien que l’acte de recevoir ne soit un acte de libéralité qu’autant qu’il ait pour fin l’acte de donner, cependant, recevoir ce qui est nécessaire pour se vêtir et se nourrir, est un acte d’humilité pour ceux qui se sont abaissés pour Jésus-Christ, au point d’être soumis à la détresse, et que cette vertu est plus éminente que la libéralité elle-même.

A la huitième objection, on répond que saint Augustin, dans le livre cité, blâme les moines qui voulaient vivre d’aumônes, il le fait pour deux raisons. La première, c’est à cause de l’erreur dans la quelle ils étaient tombés et qui consistait à dire, que travailler des mains était opposé au précepte de l'Evangile qui se trouve dans saint Matthieu VI: "N’ayez aucun souci de votre corps, etc." La seconde, c’était parce qu’ils renonçaient aux travaux manuels par paresse, et qu’ils fuyaient la vie laborieuse qu’ils avaient menée dans le siècle. C’est pour cela qu’il est dit d’eux: Qu’il ne convient pas que ceux qui ont été artisans, se livrent à l’oisiveté dans une vie où les sénateurs eux-mêmes travaillent." Quant à ceux qui, dans le siècle, eurent assez de biens pour vivre, ou qui sont occupés par les fonctions ecclésiastiques, il ne leur défend pas de vivre d’aumônes, à l’exemple de ceux qui, ainsi qu’il le rapporte, vécurent de la sorte dans la primitive Eglise à Jérusalem; c’est ce que l’on voit clairement, lorsqu’on examine avec soin les paroles de son livre. S’ils ne prêchent pas, bien qu’ils ne puissent vivre d’aumônes comme l’artisan de la récompense de leur travail, ils peuvent cependant en vivre au même titre que les pauvres. Autre est, en effet, la raison pour laquelle on doit l’aumône aux prédicateurs, autre celle pour laquelle elle est due aux pauvres, comme le dit le commentaire des paroles suivantes, Psaume CXIII: "Produisant le foin pour les bêtes de somme."

On doit répondre à leur neuvième objection, que d’après ce qui a été dit, il est permis aux prélats de recevoir de leurs sujets ce qui est nécessaire à leur subsistance, vu qu’ils travaillent à la prédication tic l’Evangile. C’est l’oeuvre qui mérite récompense et non le pouvoir ou l’autorité. Par conséquent, comme les religieux qui prêchent parce qu’on leur en a confié le soin, travaillent eux aussi, il s’ensuit qu’ils sont dignes de recevoir des fidèles auxquels ils annoncent l’Evangile ce dont ils ont besoin pour vivre. Il est d’autres raisons pour lesquelles les religieux, quand même ils ne prêcheraient pas, peuvent recevoir des fidèles ce qui est nécessaire à leur subsistance, comme par exemple, parce qu’ils ont renoncé pour Jésus-Christ à tout ce qu’ils possédaient, ou parce qu’ils servent à l’autel dont le sacrifice, quelque part qu’on l’offre est commun à tous fidèles, ou encore, parce qu’ils se livrent à l’étude de la sainte Ecriture, à la contemplation, à la prière et autres oeuvres spirituelles qui ont pour but le bien général de l’Eglise.

10° On répond à leur dixième objection, que rien ne s’oppose à ce que l’on donne gratuitement et par pitié à quelqu’un ce que l’on accorde à un autre comme récompense. C’est pour la nourriture que l’on fournit aux prédicateurs comme une récompense de leurs labeurs, ou peut la donner par pitié à tous les pauvres, et c’est une oeuvre méritoire devant Dieu; et on ne la leur accorde pas comme récompense mais seulement comme un secours de charité.

11° On répond à leur onzième objection, qu’il résultait une conséquence bien plus funeste de la prédication des faux Apôtres, auxquels l'Apôtre voulait ôter tout moyen de prêcher, en refusant de vivre aux frais des fidèles, vu qu’ils prêchaient des choses contraires à la foi, que de l’acte même de l’Apôtre qui, pour vivre de son travail, se livrait aux travaux manuels. Maintenant, au contraire, il y a plus d’avantage pour les fidèles de l’Eglise, à ce que certains hommes vivent volontairement et pour Jésus-Christ d’aumônes, dans la pauvreté et dans la mendicité, donnant l'exemple de l’humilité; et qu’après avoir renoncé au travail des mains, ils ne s’occupent uniquement que de ce qui concerne le salut des âmes, qu’il peut y avoir d’inconvénients à ce que certains individus vivent honteusement d’aumônes; ce qui fait que les pauvres de Jésus-Christ ne doivent pas renoncer à vivre d’aumônes, pour en ôter aux autres le prétexte.

12° On répond à leur douzième objection, qu’il existait chez les juifs une coutume d’après laquelle on fournissait aux docteurs tout ce dont ils avaient besoin pour vivre. Il s’établit un usage semblable chez les fidèles, lorsque l’Evangile se fut répandu partout; ce qui fait que dès le commencement de la conversion des Gentils, avant que cet usage se fùt établi parmi eux, pour ne pas les scandaliser, les Apôtres refusaient de recevoir les frais de leurs dépenses: maintenant ce scandale n’est pas à craindre, surtout pour ceux qui se contentent de peu, et pour leur nourriture et pour leurs vêtements; ils sont en ceci, pour un grand nombre de personnes, un sujet d’édification plutôt que de scandale. Ceux qui se scandalisent de cette manière d’agir, se rendent coupables du scandale des pharisiens, que le Seigneur dit de mépriser, saint Matthieu chapitre XV. Il n’en serait pas de même s’ils recevaient l’aumône, non seulement pour satisfaire aux besoins de la vie, mais encore pour vivre somptueusement et pour amasser des richesses.

13° Ou doit répondre à leur treizième objection, que l’on pourrait prouver par la même raison que la virginité est mauvaise, parce que saint Jérôme se sert de la même raison contre Vigilance, qui s'appuyait sur la preuve dont il est question: "Si tous gardaient la virginité, dit-il, il n’y aurait pas de mariage, et le genre humain s’éteindrait." Et un peu plus bas: "La vertu est rare; il n’y a que peu de personnes qui la désirent, et plût à Dieu que tous fussent ce qu’est le petit nombre!" Il est dit en effet de ceux-ci "Il y en aura beaucoup d’appelés et peu d’élus." On voit, d’après cela, quelle est la solution de cette objection. Les oeuvres de la perfection sont si difficiles, qu’il n’y a qu’un petit nombre de personnes qui puissent atteindre. On ne doit pas dire, par conséquent, qu’il est à craindre que tous s’y attachent et que le monde périsse.

 

Réponse à la deuxième série d'objections:

2. Nous allons répondre de la manière qui suit aux raisons sur les quelles ils s’appuient pour prouver qu’il n’est pas permis de demander l’aumône en ayant recours à la mendicité.

On répond donc que lorsqu’on dit, qu’il n’y ait parmi vous ni mendiants, ni indigents, ou ne défend pas à quelqu’un d’embrasser l’état de pauvreté et de mendicité; mais on entend seulement par là que celui qui se trouvera dans cette position ne sera pas délaissé des autres au point de tomber dans un état tel qu’il soit réduit à la mendicité; c’est ce que prouve clairement ce qui précède. "Il ne vous sera pas permis de redemander un concitoyen ou un proche;" le commentaire ajoute: "Bien que tous les hommes soient nos proches, il faut surtout néanmoins avoir pitié de ceux qui sont avec nous membres de Jésus-Christ." On voit par là, que là ou est recommandée la miséricorde, la mendicité n’est pas prohibée.

On répond à leur seconde objection, que le commentaire ne parle ici que du pain spirituel; ce qui fait qu’il dit: "Je n’ai pas vu le juste délaissé de Dieu, ni sa postérité demander son pain spirituel;" c’est-à-dire, manquer du pain de la parole de Dieu; parce que la parole de Dieu, il l’a toujours. Mais si on veut l’entendre du pain matériel; on doit l’entendre dans ce sens que les justes ne cherchent pas leur pain en vertu d’une nécessité absolue et comme étant abandonnés de Dieu, puisqu’il dit dans l’Epître aux Hébreux ult.: "Je ne sous délaisserai pas je ne vous abandonnerai pas." Ceci n’empêche pas néanmoins que les justes ne puissent volontairement, et pour Jésus-Christ, embrasser la pauvreté, ce qui peut-être même n'avait pas lieu au temps du Psalmiste, vu que les oeuvres de la perfection étaient réservées pour la loi de grâce.

On répond à leur troisième objection, que rien ne s’oppose à ce que quelqu’un n’embrasse volontairement la pauvreté, et que ce qu’on inflige à un autre comme un châtiment ne soit pour lui un acte de justice: ainsi quoiqu’il y est certaines personnes qui, en raison des grands crimes qu’elles commettent sont dépouillées de leurs biens; cela n’empêche pas néanmoins que ceux qui renoncent volontairement à leurs biens propres pour Jésus-Christ, ne fassent une action qui appartient à la perfection de la justice. Bien pareillement que Dieu inflige à certains malfaiteurs la mendicité comme un châtiment, cela n’empêche pas non plus que, si on l’embrasse volontairement pour Jésus-Christ, elle n’ait pour but la perfection de la justice.

On répond à leur quatrième objection, que le commentaire cité défend à qui que ce soit de demander par cupidité; s’il en était autrement, le commentaire serait en désaccord avec le texte. Il est dit en effet dans le texte: "Ne désirez rien de personne." C’est la cupidité qui les porte à demander, ceux qui ne se contentent pas des choses nécessaires à leur nourriture et leur vêtement, mais qui demandent en outre pour devenir riches; c’est ce que prouvent les paroles de la première Epître à Timothée VI, citées plus haut.

A leur cinquième objection on répond: Il y a deux espèces de mendicité, l’une forcée, l’autre volontaire. Comme la mendicité forcée est opposée à là volonté, elle entraîne à sa suite le danger de l’impatience. La mendicité volontaire, au contraire, tic procédant pas de la cupidité, comme nous l’avons prouvé, emporte nécessaire ment avec elle le mérite de l’humilité. Saint Augustin, pour cette raison, n’emploie pas les paroles citées pour défendre la mendicité volontaire; mais il enseigne aux pauvres de Jésus-Christ à ne pas se mettre dans la nécessité de mendier, et pour cela il les engage i travailler de leurs mains; c’est ce que prouvent ses paroles elles-mêmes: "Pour qu’ils ne soient pas contraints par la détresse, etc."

Il faut répondre à leur sixième objection que saint Jérôme parle de la demande et de l’acceptation de ceux qui vont au delà de ce qui leur est nécessaire pour vivre, comme le prouve ce qu’il dit au prêtre Népotien qui possédait, lui, assez de biens pour suffire à ses besoins temporels. Ces paroles démontrent donc que l’objection n’atteint pas le but que l’on se propose.

On répond à leur septième objection, que la loi citée n’atteint que les mendiants qui étaient valides, qui n’étaient d’aucune utilité à la république, et qui, pour vivre dans l’oisiveté, usurpaient ce qui était dû aux autres pauvres. C’est ce qui ressort du nom même d’oisifs qu’elle leur donne; tels sont les gourmands et autres semblables qui, pour vivre dans l’oisiveté, demandent aux autres leur nourriture. Pour imputer cela aux moines, il faut être animé de la plus profonde perversité. Il ne faut cependant pas conclure de là que le péché le plus grave soit puni le plus sévèrement, parce que les peines infligées aux pécheurs n’ont pas toujours pour but de les châtier dans leurs fautes, elles ont aussi quelquefois pour but de corriger ou celui qui a péché, ou bien même d’autres personnes. C’est pour cela que quand les hommes sont plus enclins à commettre un péché même, moins grave, on punit plus rigoureusement celui qui s’en rend coupable; et on agit de la sorte, afin d’en éloigner davantage les autres par la terreur que produit en eux le châtiment. Le chapitre cité ne parle que du châtiaient infligé pour l’expiation du péché.

On répond à leur huitième objection que les paroles de saint Augustin tic s'appliquent qu’à ceux qui, non contents de demander ce qui leur était nécessaire pour vivre, cherchaient encore la fortune dans la mendicité; leur sainteté, loin d’être vraie, n’était que simulée. Les paroles même dont il se sert le prouvent: "ils exigeaient, dit-il, les frais d’une pauvreté lucrative et le prix d’une sainteté simulée." Or ceci était évidemment blâmable.

Il faut répondre à leur neuvième objection que la honte vient toujours de ce qui est difforme, et que ce qui est difforme est l’opposé du beau. Ce qui fait que la différence de la honte et de la pudeur doit se mesurer d’après celle du beau. Il y a deux espèces de beau, le beau spirituel qui consiste dans la règle parfaite et nécessaire de l’âme, et dans l’affluence des biens spirituels. C’est pourquoi tout ce qui procède d'un manque de bien spirituel ou qui prouve un désordre intérieur, renferme en soi quelque chose de honteux. Il y a une autre espèce de beauté, c’est la beauté extérieure, elle consiste dans l’agencement parfait du corps et l’affluence des biens extérieurs qui ont le corps pour objet. La désorganisation du corps ou le manque des biens extérieurs temporels, et vice versa entraînent une certaine honte. Comme l’une et l’autre beauté sont l’objet des désirs, de même qu’elles réjouissent, pour la même raison l’une et l’autre laideur excitent une certaine honte. Un homme en effet est honteux de se voir pauvre, difforme dans son corps, ignorant, ou encore de ce qu’il a fait quelque chose de désordonné. Donc comme il faut toujours réprouver cette laideur intérieure, il s’ensuit par conséquent qu’il faut aussi réprouver la honte qui provient de cette même laideur. On ne peut pas objecter la confession, parce que celui qui se confesse rougit de ses péchés et non de la confession qui les fait connaître. Quant à la privation des biens extérieurs et à la honte qui les accompagne, les saints la méprisent, et quelque fois même ils l’embrassent pour Jésus-Christ, dans l’intention de devenir parfaits. On peut par conséquent en conclure, qu’il ne faut pas toujours rejeter l’objet qui produit cette laideur dont la honte est le résultat, on est même parfois très louable de l’embrasser pour Jésus-Christ. Or mendier est accompagné d’une honte qui correspond à ce second genre de laideur; parce que celui, quel qu’il soit, qui mendie, affiche sa pauvreté et se soumet en quelque manière à celui auquel il demande, et c’est ici un défaut extérieur. On peut conclure de là que non seulement il ne faut pas condamner la mendicité embrassée pour Jésus-Christ, mais qu’il faut au contraire et surtout la louer.

10° A leur dixième objection, on répond que celui à qui on demande l’aumône ne doit pas en être ennuyé, si on la lui demande pour, des raisons légitimes, comme par exemple pour avoir de quoi vivre. Celui qui demande dans ce cas n’est pas coupable, pendant que celui qui donne pour n’être pas ennuyé l’est lui. Il est coupable aussi celui qui demande sans raison.

 

Solution à la troisième série d'objections:

3. Nous allons répondre maintenant avec ordre aux raisons qu’ils apportent pour établir que les religieux qui prêchent ne doivent pas vivre d’aumônes, et qu’il ne leur est pas même permis d’en demander.

On répond à leur première objection, que quoique les prédicateurs vivent d’aumônes, on ne doit nullement en conclure qu’ils soient des flatteurs. Bien que ceux qui prêchent sans flatterie ne trouvent pas grâce devant les méchants auxquels on donne le nom d’hommes charnels, ils trouvent néanmoins grâce devant les bons; et c’est pourquoi si parfois ils prêchent sans flatterie ils sont soumis à une foule de misères, et ceci a surtout lieu quand ils prêchent devant des personnes auprès desquelles on ne saurait trouver grâce sans flatter; quelquefois ils ne souffrent pas du tout, et c’est ce qui arrive quand ils se trouvent au milieu de gens qu’il n’est pas nécessaire de flatter pour trouver grâce auprès d’eux. C’est ce qui fait que parfois Jésus-Christ lui-même ne trouvait personne qui lui donnât l’hospitalité, pendant que d’autres fois il s’en trouvait plusieurs qui la lui offraient; "et les femmes qui l’accompagnaient pourvoyaient à ses besoins au moyen de leurs biens propres," ainsi que le dit saint Luc VIII. Les Apôtres eux aussi étaient parfois réduits à la plus grande misère, d’autres fois, au contraire, ils avaient abondamment tout ce qui leur était nécessaire, vivant très sobrement. L’Apôtre dit, Phil ult. "Je sais être riche et je sais être pauvre." Les prédicateurs de nos jours sont souvent soumis eux aussi à ces vicissitudes.

On répond à leur deuxième objection, que les prédicateurs eu demandant l’aumône ne font pas une action qui prête à l’avarice. L’avarice est en effet un désir immodéré de posséder. Or vouloir la nourriture et le vêtement dont ou a besoin, n’est certes pas un désir immodéré. L’Apôtre dit, I Timothée ult.: "Ayant de quoi vivre et nous vêtir, nous en sommes contents." C’est ce qui fait que le pauvres qui demandent ce dont ils ont besoin pour se nourrir et se vêtir ne sont nullement exposés à l’avarice.

Il faut répondre à leur troisième objection, que les prédicateurs ne doivent pas avoir pour intention première de chercher les biens temporels, qu’ils ne leur est pas permis d’en faire la fin de leurs prédications; mais qu’ils peuvent les demander comme une chose secondaire pour se sustenter, afin de pouvoir annoncer l’Evangile, but qu’ils doivent avant tout se proposer. Il est écrit dans saint Matthieu VI: "Cherchez d’abord le royaume de Dieu et sa justice." Le commentaire ajoute: "Ces paroles prouvent clairement que nous ne devons pas demander ces choses comme notre propre bien et comme nous étant nécessaires." Nous devons en effet demander le royaume de Dieu, il nous faut y placer notre fin, c’est vers ce but que doivent tendre toutes nos actions. Par exemple, nous devons manger pour évangéliser, et non évangéliser polir manger.

On répond à leur quatrième objection, que les indemnités que reçoivent les prédicateurs, leur sont dues pour deux raisons.

a) Elles leurs sont dues comme une dette de justice légale, de la même manière que quand il existe un pacte entre un ouvrier et celui pour qui il travaille, au point que l’ouvrier ale pouvoir de contraindre celui pour qui il travaille à le satisfaire.

b) Elles leurs sont dues de plus en vertu de la justice d’amitié; tel par exemple que quand quelqu’un fournit amicalement son travail à autrui, ce dernier est tenu de l’en récompense sa manière; bien que celui qui l’a obligé ne puisse pas l’y contraindre en justice. Aristote distingue ces deux espèces de justices, dans son huitième livre de Morale. Je dis donc, que quand un évêque est placé à la tête d’un peuple, ils sont mutuellement unis au point que les sujets peuvent lui demander les biens spirituels, et que lui peut leur demander les biens temporels. Quant à ceux qui ne sont pas évêques, les sujets ne peuvent, pas exiger d’eux les biens spirituels; non plus que ceux-ci ne peuvent contraindre les premiers à leur fournir les biens temporels, quoiqu’ils leur dispensent les biens spirituels en vertu du pouvoir qu’ils ont reçu des évêques, à moins que par hasard ils ne soient vicaires de l'évêque pour toute les causes. Ce qui précède prouve donc, que les pauvres qui ne rendent aucun service ne reçoivent pas ce dont ils ont besoin pour vivre au même titre que les religieux qui ne sont pas évêques, mais qui prêchent en vertu du pouvoir qu’ils ont reçu des évêques, ou de l’évêque, parce que les premiers pauvres reçoivent d’une manière purement gratuite ce qu’on leur donne, ce qui fait qu’ils sont simplement mendiants. Quant à ceux qui prêchent et qui ne sont pas évêques, ils reçoivent ces secours comme une récompense qui leur est due, ce qui fait qu’ils ont le pouvoir de les recevoir, bien que ce pouvoir ne soit pas coercitif. Quant aux prélats eux, ils on tune puissance coercitive. Si cependant ce lui qui peut recevoir demande ce à quoi il adroit, non pas comme une dette, mais comme un don gratuit, il ne fait assurément d’injure à personne, il pratique au contraire une humilité recommandable en elle-même.

On répond à leur cinquième objection, que l’Apôtre voulait montrer qu’il avait le même droit que les autres Apôtre de recevoir des fidèles, ce qui lui était nécessaire pour vivre, et pour le prouver, il établit d’abord qu’il est Apôtre au même titre que l’étaient les autres.

On répond à leur sixième objection, que les faux apôtres pour trois raisons usurpaient injustement aux fidèles les frais de leurs dé penses.

a) Parce qu’ils prêchaient l’erreur, et contrairement à l’Evangile, ainsi que le prouvent les paroles suivantes, Rom ult.: "Mais nous vous prions mes frères, etc." Le commentaire entend ces paroles des faux apôtres, qui forçaient ceux qui croyaient à judaïser.

b) Parce qu’ils n’avaient pas reçu leur mission des vrais Apôtres; ce qui fait que l’Apôtre les appelle, Galates II "Des sous-introduits."

c) Parce qu’ils l’exigeaient avec autorité comme s’ils avaient été Apôtres. Or leur raison est dénuée de ces trois choses, donc elle n’a aucune valeur.

On répond à leur septième objection, que les religieux qui prêchent, demandent ce qui leur est dû en vertu du second mode de justice, parce que toute dette est l’objet de la justice; mais ce qui les rend surtout recommandables, c’est qu’ils demandent comme un don purement gratuit ce qui leur est légitimement dû.

On répond à leur huitième objection, que les prélats qui reçoivent les dîmes et les offrandes du peuple, bien qu’ils s’acquittent convenablement par eux-mêmes de leurs obligations en dispensant les biens spirituels, peuvent toutefois, pour le plus grand bien du peuple, s’adjoindre des coopérateurs; ce qui fait que le peuple ne supporte aucune injure, quand même il donnerait plus de biens temporels qu’il n’est réglé, puisqu’on lui dispense plus abondamment aussi les biens spirituels, que ne sont tenus de le faire les prélats, et surtout vu qu’on ne les reçoit pas avec autorité, mais qu’on les demande au nom de la charité et de l’humilité.

On répond à cette objection, que chacun peut renoncer à ce qui lui est dû ce qui fait que quand même les évêques seraient tenus de pourvoir aux besoins de ceux qu’ils envoient prêcher, ce dernier peuvent néanmoins renoncer à cette dette. Ils ne grèvent par là en rien ceux auprès desquels ils sont envoyés, puisqu’ils ne leur demande que leur nourriture et qu’ils ne le font pas d’une manière coactive; qu’ils n’implorent que la charité de chacun, suivant les dispositions de son coeur, imitant en ce point l’Apôtre, II Corinthiens VIII, IX.

10° A la dixième objection, on répond que la raison qui fait que le Seigneur blâme les hypocrites, c’est parce que dans leurs prières et les autres actes Superstitieux auxquels ils se livraient, ils ne se proposaient qu’une chose, le gain. C’est pourquoi le commentaire ajoute aux paroles suivantes: "Malheur à vous scribes et pharisiens, qui, par votre superstition n’avez pour but que de piller le peuple qui vous est soumis." Mais juger ainsi quelqu’un, c’est le juger témérairement, puisque cela ne dépend que de l’intention du coeur.

11° On répond à leur onzième objection, qu’il est défendu aux prédicateurs de visiter les personnes infâmes, vu que l’infamie de ces personnes peut rejaillir sur les prédicateurs, ce qui pourrait faire mépriser leur prédication. Comme le dit saint Grégoire, "la prédication de celui dont la vie est méprisée, l’est aussi nécessairement;" c’est encore le langage du commentaire cité. Mais si ces hommes s’approchent des prédicateurs, et que les conversations de ces derniers les rendent meilleurs, et qu’ils ne se diffament pas eux-mêmes par ce contact, leur conduite en ce point est louable, car c’est ce qu’a fait le Seigneur, au rapport de saint Matthieu IX: "ce que voyant les pharisiens, ils disaient à ses disciples: "Pourquoi votre maître mange-t-il avec les publicains et les pécheurs" et le commentaire ajoute: "Que le Seigneur en ceci a donné une preuve de sa miséricorde aux siens." Si cependant ceux vers qui ils vont ne considèrent pas cela comme une grâce pour eux, c’est leur faute, et non celle de ceux qui vont vers eux.

12° On répond à leur douzième objection, que quand même ceux qui évangélisent recevraient de ceux auxquels ils prêchent les choses nécessaires à leur subsistance, ils ne vendent pas l’Evangile pour cela, puisqu’ils ont une intention finale qui est autre que les choses qu’ils reçoivent, comme nous l’avons dit plus haut. Le commentaire des paroles suivantes, I Timothée V "Les prêtres qui président dignement, etc." ajoute: "Les dispensateurs bons et fidèles d’être honorés non seulement dans le ciel, mais même ici-bas sur la terre, afin de n’être pas contristés." Il ajoute plus bas: "Ils sont donc obligés de recevoir pour vivre, et il y a charité à leur donner." L’Evangile n’est cependant pas une chose vénale, ce n’est pas pour ces biens qu’ils prêchent, c’est pour les biens éternels; s’ils le vendaient pour des biens de ce genre, ils le mépriseraient. Par conséquent qu’ils reçoivent du peuple ce dont ils ont besoin pour vivre, quant au Seigneur il les récompensera dans le ciel, lui, des mérites qu’ils ont acquis en le dispensant. La récompense que le peuple donne n’est pas la raison finale pour laquelle on lui rend ce service, vu que c’est la charité seule qui fait prêcher l’Evangile; ce n’est qu’une espèce de dédommagement que l’on accorde à ceux qui prêchent pour les faire vivre, afin qu’ils puissent travailler.

13° On répond à leur treizième objection, que quoiqu’il pût y avoir une apparence de mal à recevoir des gentils auxquels on prêchait la foi les choses nécessaires pour vivre, par là même qu’ils n’y étaient pas encore habitués, ainsi qu’il a été dit plus haut; cette apparence de mal n’existe plus maintenant que l’Evangile est publié partout, et qu’il est réglé que c’est une chose que l’on doit à ceux qui l’annoncent, surtout à ceux qui n’y cherchent pas le superflu, mais seulement le nécessaire, et desquels il est constant que ce n’est pas pour s’enrichir qu’ils prêchent, puisque ce qu’ils reçoivent pour cela est bien inférieur à ce qu’ils ont abandonné dans le siècle pour Jésus-Christ.

 

Solution à la quatrième série d'objections:

4. Nous allons maintenant répondre régulièrement aux raisons qu’ils apportent pour prouver qu’il ne faut pas faire l’aumône à de tels hommes.

On répond à leur première objection, quand on dit: Appelez les pauvres desquels vous n’avez rien à attendre pour le moment, on doit entendre par là que l’on exclut l’intention d’une récompense pour le présent, mais que l’on n’exclut pas la possibilité d’un événement d’après lequel personne ne doit être pauvre au point qu’il puisse être secouru présentement par celui-ci, si par hasard le cas venait à se présenter. Le commentaire lui-même prouve qu’il faut l’entendre dans ce sens, car il s’exprime comme il suit: "Si en invitant vous avez l’intention de l’être, vous pouvez en cela vous tromper." Il ne faut cependant pas entendre par là que celui qui invite des amis ou des personnes riches à sa table, est toujours privé de la récompense éternelle, puisque cet acte peut être le fruit de la charité et être fait en vue de Dieu. Aussi le commentaire dit au même endroit, "que celui qui invite les pauvres, en recevra plus tard la récompense, et que celui qui invite ses frères, ses amis et ceux qui sont riches l’a reçue." Mais si à l’exemple des enfants de Job, il le fait pour Dieu, celui qui l’a commandé l’en récompensera, comme il récompense les autres devoirs de la charité fraternelle. Il ne faut cependant pas croire que Si on n’invite ses amis et ses frères que par pure amitié, ce soit un péché, bien que cet acte ne soit pas méritoire pour l’éternité. Le commentaire dit encore à cette occasion: "Il n’est pas défendu aux frères, aux amis et aux riches, de se donner mutuellement des festins;" ceci prouve seulement qu’ils n’acquièrent par là aucun mérite pour le ciel.

On répond à leur seconde objection, qu’il faut entendre la parole de saint Augustin dans le même sens que celle du Sage, au livre de l’Ecclésiastique, II: "Donnez à celui qui est miséricordieux et ne recevez pas le pécheur;" le commentaire ajoute: "Ne communiquez pas avec les pécheurs, parce qu’ils sont pécheurs, comme le sont ceux qui nourrissent les histrions pendant que les pauvres de Jésus-Christ ont faim." Quant à celui qui donne au pécheur pauvre, non pas parce qu’il est pécheur, mais parce qu’il est homme, il nourrit non pas le pécheur, mais le juste; car ce n’est pas la faute qu’il aime, mais la nature; ce qui fait que quand on donne l’aumône à quelqu’un parce qu’il est pécheur, ou pour le rendre pécheur, il vaudrait mieux ne pas la donner. On ne doit pas conclure de là qu’il ne faut pas faire l’aumône aux pauvres de Jésus-Christ, qui ne travaillent pas de leurs mains, car ils ne commettent pas d’injustice par là, puisqu’ils ne pèchent pas s’abstenant de ce genre de travail, ainsi que nous l’avons prouvé précédemment. Quand même ils seraient pécheurs, ce n’est pas parce qu’ils sont pécheurs qu’on leur donne, mais bien parce qu’ils sont indigents.

On répond à leur troisième objection, que pour celui qui demande contre les règles, non seulement il ne faut pas lui donner ce qu’il demande, mais il faut même le corriger. Quant à celui qui demande avec mesure, il faut, si on le peut, faire droit à sa demande. Saint Grégoire dit à cette occasion, XXI° liv. de Morale, sur les paroles suivantes de Job: "Si j’ai refusé aux pauvres ce qu’ils voulaient, etc.;" "Ces paroles prouvent que ce saint homme n’a pas seulement secouru les pauvres dans leur détresse, mais qu’il s’est même prêté à leur désir de posséder." Mais que faudrait-il faire dans le cas où les pauvres demanderaient des choses qu’il leur serait funeste de posséder? Faudrait-il, parce que dans la sainte Ecriture ils sont considérés comme ayant la vertu d’humilité, penser qu’il ne faut leur donner que ce que demandent ceux qui ont cette vertu? Il faut assurément leur donner tout ce qu’ils demandent avec une véritable humilité; c’est-à-dire ce qu’ils demandent par besoin et non par pur désir. C’est déjà un grand orgueil que de désirer au-delà de ce qu’exige la pauvreté. Il est donc évident, d’après cela, qu’il faut donner à ceux qui ont besoin les choses qu’ils demandent, pendant qu’il faut corriger ceux qui demandent le superflu.

On répond à leur quatrième objection, qu’il faut, par forme de châtiment, priver de l’aumône ceux qui la demandent, quand elle est évidemment pour eux une occasion de commettre l’injustice; il ne faut cependant pas les en priver au point de ne pas les secourir dans l’extrême misère. Or les religieux n’abusent pas de l’aumône au point de devenir injustes, mais ils l’emploient bien plutôt à acquérir les forces nécessaires pour faire des oeuvres de justice. Cette raison par Conséquent n’atteint pas le but que l’on s’est proposé.

On répond à leur cinquième objection, que saint Ambroise ne dit pas qu’il faille tenir compte de la faiblesse et de la honte de ceux à qui on donne comme des seules raisons déterminantes, parce que la détresse de celui à qui on donne est la raison qui fait donner; ce ne sont donc que des raisons spéciales qui font qu’on est obligé de leur donner davantage. On ne doit pas conclure de là qu’il ne faille pas donner à ceux qui sont forts et qui n’ont pas honte de recevoir; mais que, toutes choses égales, il faut donner davantage aux pauvres faibles et honteux, et la raison, c’est que les deux motifs allégués ne sont pas les seuls qui doivent porter à donner, mais qu’il y en a une foule d’autres, tel que la bonté de la personne, la parenté, la misère, etc. Ceux qui ont perdu leur fortune d’une manière violente ne sont pas les seuls qui rougissent de recevoir; ceux qui ont tout abandonné pour Jésus-Christ éprouvent la même peine, puisque sou vent cette honte prouve l’origine élevée des uns et des autres, bien que les pauvres volontaires s’appliquent d’une manière spéciale à triompher de cette honte, de même que de leurs autres passions.

On répond à leur sixième objection que, puisque, comme il a été dit, il y a plusieurs conditions qui exigent qu’il faut plutôt faire l’aumône à l’un qu’à l’antre; une seule condition ne suffit pas par conséquent pour conclure d’une manière absolue que l’on est obligé de I faire toujours plus à telle personne; comme par exemple, que i1 soit toujours obligé de plus donner à celui dont la pauvreté est plus grande. Il suit par conséquent de là que si les autres raisons de donner plus à celui qui est moins indigent l’emportaient, il faudrait lui donner davantage. Or de toutes les raisons qui portent à donner, 1 plus efficace, c’est, comme le dit le Philosophe dans son IX° liv. Morale, la dette. La raison, c’est que nous sommes plus spécialement obligés de donner ce que nous devons que de faire une grâce à moins que, comme il le dit au même endroit, il n’y ait du côté opposé pour l’emporter une foule d’autres raisons. Ce qui fait que, comme on doit aux prédicateurs les choses nécessaires à leur substance comme une espèce de salaire, ainsi qu’il a été dit déjà, on doit, par conséquent, leur faire l’aumône d’une manière spéciale, surtout s’ils sont dans le besoin, à moins que, d’un autre côté, il y ait pour en empêcher une foule de raisons prépondérantes.

On répond à leur septième objection, que comme il y a deux espèces de félicités, la félicité spirituelle et la félicité temporelle, il y a aussi deux espèces de misères, la misère spirituelle et la misère temporelle. Donc, bien que les pauvres volontaires ne soient pas atteints par la misère spirituelle, qui est la misère proprement dite (simpliciter), puisque le Seigneur les appelle bienheureux, saint Matthieu V; saint Luc VI; ils peuvent néanmoins être atteints par la misère temporelle, ce qui fait qu’il faut avoir pitié d’eux et les secourir temporellement.

A leur huitième objection, on répond que la parenté est une des raisons qui portent à plus donner à quelqu’un, mais que ce n’est cependant pas la seule. Et c’est ce qui fait, comme le prouve ce que nous avons dit, qu’il ne faut pas toujours donner plus abondamment à ceux qui nous sont le plus intimement liés.

 

TROISIÈME PARTIE: Réfutation des callomnies ceux qui s'opposent à la vie religieuse

 

Objection 1: Les moyens utilisés pour attaquer les ordres mendiants et particulièrement leur costume

 

Nous allons aborder la réfutation des raisons par les quelles ces hommes qui sont les ennemis déclarés des religieux cherchent à les diffamer; ces raisons sont le fruit de leur présomption, parce que, comme le dit saint Grégoire dans son cinquième livre de Morale: "C’est en vain que quelqu’un aurait la présomption de corriger les négligences des saints, s’il n’a d’abord commencé par devenir lui-même meilleur qu’eux." Saint Jérôme apostrophe en ces termes Sabinien sur cette matière: "Afin de ne pas paraître à vos propres yeux, le seul qui ayez erré sur ce point, vous simulez certaines atrocités commises par les serviteurs de Dieu, ignorant que vous lancez de votre propre bouche l’iniquité contre autrui, et que cette même bouche attaque le ciel. Ah! Il n’y a rien d’étonnant à ce que vous blasphémiez tous les serviteurs de Dieu, puisque vos pères avaient appelé le père de famille lui-même Belzébuth." Et pour que leur malice soit complète, ils pervertissent doublement le jugement qu’ils portent; car ils jugent mal et des personnes et des choses. Cette double manière de pervertir le jugement est établie par le commentaire paroles suivantes, I Corinthiens IV: "Abstenez-vous de juger avant 1e temps." Le commentaire dit, en effet: "Nous devons craindre nous laisser tromper par une opinion pernicieuse, parce que, nous ne pouvons pas scruter la conscience des hommes, nous avoir au moins sur les choses une opinion vraie et certaine, de manière que, si nous ne savons pas site! ou tel autre homme est impudique ou chaste, ou juste ou injuste, nous haïssions du moins l’impudicité et l’injustice, que nous aimions la chasteté et la justice, et que nous sachions que, d’après la vérité de Dieu, nous devons désirer celle-ci et fuir celle-là, afin que nous désirions des choses ce qu’il faut en désirer, et que nous en évitions ce qu’il faut en éviter, pour qu’il nous soit pardonné, si quelquefois et même souvent nous n’avons pas sur les hommes des sentiments droits et vrais." Mais comme la perversité du jugement sur les choses est la plus dangereuse, ainsi que le dit le commentaire du même texte, opposons-nous donc d’abord à la maladie la plus dangereuse. Voyons d’abord de quelle manière ils pervertissent le jugement sur les choses, puis nous verrons comment ils pervertissent celui sur les personnes.

 

Objections:

Ils pervertissent le jugement sur les choses de deux manières.

En estimant mauvaises des choses faites par les religieux, bien qu’elles soient évidemment bonnes; ils réalisent en cela ce qui se lit dans l’Ecclésiastique, XI: "Il tend des pièges changeant le bien en mal, et il souillera les élus."

Ils pervertissent le jugement en affirmant qu’elles sont illicites les choses que l’on peut faire avec ou sans mal. Mais en jugeant mauvaises les bonnes oeuvres faites par les religieux, ils se condamnent eux-mêmes, et ils prouvent par ce moyen que ceux contre qui ils s’élèvent sont fort recommandables. Et d’abord ils se condamnent, parce qu’ils montrent que ce bien leur déplaît. C’est de ces hommes dont parle saint Grégoire dans son sixième livre de Morale, lorsqu’il dit: "Maintenant le méchant dis crédite les bons, il ne cesse de ruiner les bonnes oeuvres qu’il ne fait pas, et il les réprimande chez les autres." Ils rendent encore recommandables ceux contre qui ils parlent, montrant en eux l’innocence de Daniel, de qui les princes de Babylone dirent, Daniel, VI: "Nous ne trouverons aucun prétexte contre ce Daniel, à moins que, par hasard, nous le surprenions dans la loi de son Dieu, etc.;" et le commentaire ajoute: "Heureux entretien dans lequel ses ennemis ne pouvaient rien lui reprocher, si ce n’est sa fidélité à garder la loi de son Dieu." Les ennemis des religieux dont il est question trouvent aussi dans la loi de Dieu, qu’ils gardent fidèlement, un prétexte pour les diffamer et les avilir.

a) C’est l’humble vêtement dont ils sont revêtus qui leur en donne le prétexte.

b) C’est l’office de charité qu’ils remplissent auprès du prochain et le pouvoir qu’ils ont de faire des choses justes, pendant qu’ils servent les autres, en s’occupant de leurs affaires par charité.

c) Ce qui leur en fournit le prétexte, c’est qu’ils ne séjournent pas continuellement dans la même ville, et qu’ils vont d’un lieu dans un autre, pour faire du bien parmi le peuple de Dieu.

d) C’est leur application à l’étude.

e) C’est l’ordre et la facilité qu’ils apportent dans la prédication de la parole de Dieu. On y joint encore le mépris qu’ils ont pour la pauvreté de religion, la mendicité qu’ils pratiquent, et la science qu’ils cultivent, de même que le fruit qu’ils produisent dans les âmes parmi le peuple, d’après l’autorisation des évêques, et des quels nous avons précédemment parlé. C’est par une foule de raisons qu’ils s’efforcent de prouver que les hommes qui vivent de la vie religieuse n’ont nul besoin de porter des vêtements pauvres.

 

Ils rapportent à cette fin les paroles suivantes du Seigneur qui se lisent dans saint Matthieu VII: "Défiez-vous des faux prophètes qui viennent à vous sous des peaux de brebis," cherchant par là à rendre suspects ceux qui sont pauvrement vêtus et à les faire passer pour de faux prophètes.

Ils citent le commentaire des paroles suivantes de l’Apocalypse, VI: "Voici un cheval hideux, etc." qui s’exprime en ces termes: "Le diable voyant qu’il ne gagnait rien par les persécutions et par les hérésies, envoie en avant de faux frères qui, sous l’habit religieux, prennent la nature du cheval fauve et du cheval noir en pervertissant la foi." Ils concluent de là comme plus haut.

Ils disent que dans les temps anciens le Siége apostolique or donna aux évêques des Gaules de corriger ceux qui voulaient prendre un vêtement différent de celui des autres, s’habillant plus pauvre ment que les autres sous prétexte de sainteté. Cet ordre du pape est, disent-ils, dans le registre de l’Eglise romaine, quoiqu’il ne se trouve pas dans le corps des décrets. Ils, veulent conclure au moins de là que les hommes qui vivent dans le siècle ne doivent pas user d’habits plus pauvres que les autres hommes de leur condition.

Saint Augustin dit dans son troisième livre de la Doctrine chrétienne "Quiconque use plus parcimonieusement des biens temporels que n’ont coutume de le faire ceux avec qui il vit, est ou intempérant ou superstitieux." On doit par conséquent conclure de là que la conduite de celui qui se sert de vêtements plus pauvres que ceux avec qui il vit, est blâmable.

Saint Jérôme écrit à Népotien: "Evitez pareillement et les vêtements trop sordides et ceux qui sont trop brillants." "Il faut fuir à la fois et les vêtements trop luxueux et ceux qui sont d’une malpropreté dégoûtante, parce que l’un sent la volupté et l’autre la gloire." Ceci prouve donc qu’il ne faut pas porter de mauvais vêtements.

Il est écrit, Romains XIV: "Le royaume de Dieu ne consiste ni dans le boire, ni dans le manger." Le commentaire ajoute: "Peu importe la qualité ou la quantité d’aliments que prend quel qu’un, pourvu qu’il le fasse comme il convient aux hommes avec les quels il vit; comme il lui convient à lui-même, ainsi qu’aux besoins de sa santé." On peut en conclure, a pari, que peu importe à la vertu que l’homme use de tels ou tels habits, pourvu qu’il ne s’écarte pas de ce qui lui convient. Ceci prouve par conséquent que la religion ne consiste pas en ce que quelqu’un porte extérieurement, en mépris du monde, un habit pauvre.

De tous les péchés l’hypocrisie paraît être le plus grand, ce qui fait que le Seigneur s’élève dans l’Evangile avec plus de force contre les hypocrites que contre les autres pécheurs. Saint Grégoire, dans le premier livre de son Pastoral, dit: "Il n’y a pas d’homme plus nuisible dans l’Eglise que celui dont la conduite est perverse, il ale nom, ou il tient le rang de la sainteté, et sous la pauvreté de ses vêtements se cache l’hypocrisie. Le but des habits précieux c’est la volupté de la chair, parfois aussi ils indiquent les mouvements de l’orgueil." Donc, l’excès de pauvreté dans les habits est plus blâmable que le luxe lui-même.

La perfection de la religion et de la sainteté se trouvent dans Notre Seigneur Jésus-Christ. Or, il porta lui-même des habits pré cieux. C’était une tunique sans couture, tissée d’une seule pièce, comme le dit saint Jean, XIX. Ceci semble prouver qu’elle était fabriquée de la même manière que le sont les étoffes brochées d’or et de soie. Ce qui prouve qu’elle était précieuse, c’est que les soldats ne voulurent pas la partager et qu’ils la tirèrent au sort. Donc, la religion n’exige pas de quelqu’un qu’il porte des vêtements pauvres.

Notre saint Père le pape porte des habits précieux et tissés de soie; dans l’antiquité, les rois aussi portaient des habits de pourpre, et ils n’eussent pas été louables, s’ils avaient usé d’habits moins précieux. Donc pareillement les autres ne sont pas louables, s’ils se revêtent d’habits moins précieux qu’il ne convient à leur condition; car, en portant des habits de ce genre, ils avilissent l’humilité.

 

Réponse:

Les paroles suivantes du Droit, XXI° quest. II, prouvent clairement l’absurdité de leur assertion. Il y est dit: "Les ordres sacrés sont étrangers à toute espèce de parure ou d’ornement corporel." Donc les évêques et les clercs, qui se parent d’habits brillants et pompeux, doivent se corriger; s’ils persévèrent dans cet état, il faut les y contraindre par les peines disciplinaires." Il est dit un peu plus bas: "Donc, s’ils venaient à se moquer de ceux qui portent des habits pauvres et religieux, on doit les corriger par des peines disciplinaires."

Dans les temps anciens, en effet, tout homme revêtu d’un caractère sacré ne portait que des habits pauvres et de médiocre valeur; par conséquent, comme le dit saint Basile, tout ce qu’on ne reçoit pas pour ses besoins, mais bien pour se parer, est entaché d’orgueil. Il est donc évident, d’après cela, qu’il faut s’attacher à la pauvreté des vêtements, fuir le luxe et punir sévèrement ceux qui parlent contre la pauvreté des vêtements.

L’exemple de Jean-Baptiste dévoile leur fourberie, lui qui, au rapport de saint Matthieu III, "portait des habits de poil de chameau." Le commentaire ajoute à cette occasion: "Celui qui prêche la pénitence porte un habit de pénitence. On loue en lui la pauvreté des habits et de la nourriture dont on blâme l’usage dans le riche." Un autre commentaire du même texte dit: "Le serviteur de Dieu ne doit pas avoir des habits pour se parer ou se procurer des douceurs, mais bien pour couvrir la nudité de son corps." Le commentaire des paroles suivantes de saint Matthieu I,"Jean était vêtu de poil de chameau," ajoute: "Cet habit convient à un prédicateur." Ceci prouve que les serviteurs de Dieu, et surtout ceux qui prêchent la pénitence, doivent porter des habits pauvres.

On le prouve aussi par l’exemple des anciens prophètes dont il est dit, Hébr, XI: "Ils errèrent couverts de peaux de moutons et de chèvres;" le commentaire ajoute: "Tel que Héli et les autres." L’animal appelé Melus porte aussi le nom de Taxus, le vêtement fait de la peau de cet animal porte le nom de Melota, le poil est très touffu et très hérissé, ou le Melota est un vêtement de poil de chameau. C’est encore ce que prouve le commentaire.

On prouve la même chose par l’exemple des bienheureux Hilarion et Arsène, et autres pères du désert, desquels il est dit dans leur Vie, "qu’ils eurent des habits excessivement pauvres."

Il est écrit au livre de l’Apocalypse, XI: "Je l’ordonnerai à mes deux témoins, et ils prophétiseront couverts d’un sac, durant mille deux cent soixante jours;" le commentaire ajoute: "Prêchant la pénitence et en donnant l’exemple.

Un autre commentaire dit, expliquant le même texte: "Vous devez suivre leur exemple dans vos prédications." Ceci prouve encore d’une manière évidente que ceux surtout qui prêchent la pénitence doivent être vêtus d’habits de peu de valeur.

Saint Grégoire démontre d’une manière évidente qu’il faut approuver la pauvreté dans les habits, et qu’il faut en condamner le luxe. Il le fait dans son Homélie sur les paroles suivantes: "Un certain homme était riche;" il s’y exprime comme il suit: "Il est certaines personnes qui pensent que le culte des meubles et des habits précieux n’est pas un péché; mais si ce n’était pas une faute, ce serait en vain que la parole de Dieu exprimerait d’une manière si minutieuse que lei riche, qui était tourmenté dans l’enfer, avait été vêtu de fin lin et de pourpre. La vaine gloire seule guide celui qui recherche les beaux habits; c’est afin de paraître plus honorable que les autres qu’il agit de la sorte." Ce qui prouve clairement que la vaine gloire seule dans la recherche des beaux habits, c’est que personne ne se revêt de beaux habits, s’il ne doit pas être vu. Le moyen le plus propre à nous faire voir le mal qu’il y a à rechercher les habits précieux. C’est que, si le renoncement aux habits précieux n’eût pas une vertu, l’Evangéliste ne l’eût pas raconté d’une manière si minutieuse de saint Jean: "Jean était vêtu de poil de chameau."

Le commentaire des paroles suivantes, I Pierre, III,"Ne mettez pas votre ornement à vous parer au dehors, etc." dit, ainsi que saint Cyprien: "Celles qui se vêtissent de soie et de pourpre, ne peuvent pas revêtir Jésus-Christ; celles qui se parent d’or, de pierres précieuses et de colliers perdent par les ornements du corps ceux de l’esprit, qui sont infiniment préférables. Si saint Pierre engage les femmes à ne pas se parer de la sorte, elles qui peuvent s’excuser sur le besoin qu’elles ont de plaire à leurs maris, à combien plus forte raison la vierge doit-elle l’observer, puisqu’il n’y a rien pour excuser son trop de recherche?" On doit, par conséquent, en conclure que le culte des habits est plus répréhensible encore dans le clergé.

Ce qui fait connaître la vertu de l’esprit est louable en soi, quoique quelques personnes puissent en faire le piédestal de leur orgueil; or la pauvreté des habits est une chose de ce genre; ce qui fait dire à saint Jérôme dans sa lettre à Rustique: "La crasse des habits est la preuve de la candeur de l’esprit." La pauvreté des habits prouve que l’on méprise le siècle, pourvu toutefois que l’esprit ne s’enorgueillisse pas, et qu’il n’y ait pas désaccord entre le langage et l’habit. Il faut donc pratiquer la pauvreté des habits en elle-même (in se), pourvu qu’elle ne soit pas entachée d’orgueil.

10° Ce qui mérite la miséricorde divine ne peut pas être mauvais en soi; or, les plus grands pécheurs même se sont conciliés la miséricorde divine par la pauvreté des habits. C’est pourquoi il est dit dans le troisième livre des Rois, XXI, de l’impie Achab,"qu’après avoir entendu la parole d’Elie, il déchira ses vêtements, il se couvrit d’un cilice, il jeûna et dormit sur la dure;" ce qui fit que le Seigneur dit à Elie en parlant de lui: "N’avez-vous pas vu Achab prosterné en ma présence? Parce qu’il s’est humilié à cause de moi, je ne le châtierai pas pendant sa vie." Et cependant, comme l’observe le commentaire, son humilité ne fut pas sincère. Il est écrit dans le prophète Jonas, III, que "le roi se dépouilla de ses habits, qu’il prit un cilice, qu’il se coucha sur la dure, et qu’il ordonna aux autres de l’imiter." Donc la pauvreté des habits est agréable à Dieu.

11° Le Philosophe prouve dans le dixième livre de l’Ethique que " les vertus ne consistent pas seulement dans les actes intérieurs, mais encore- dans les actes extérieurs," et il parle des vertus morales. Or l’humilité est une vertu morale; ce n’est en effet ni une vertu intellectuelle, ni une vertu théologique. Donc elle ne consiste pas seulement dans les actes intérieurs, mais aussi dans les actes extérieurs. Donc, comme le but de l’humilité est que l’homme se méprise lui-même, se servir extérieurement de vêtements propres à se rabaisser sera encore un des effets de l’humilité.

12° Cela seul peut pallier le mal qui a l’apparence du bien. Or les hypocrites emploient la pauvreté des vêtements pour pallier ce qu’ils ont de mauvais. Donc la pauvreté des habits a en soi l’apparence du bien. Par conséquent, bien que certaines personnes puissent en abuser, c’est une chose estimable en soi.

13° Comme l’aumône et le jeûne sont un instrument de pénitence, de même pareillement la pauvreté des habits est louable. Mais le jeûne et l’aumône sont des choses louables en elles-mêmes; donc la pauvreté des habits est aussi une chose louable en soi, bien que quelques personnes en abusent. Admettant donc cela, nous disons que la pauvreté des vêtements est par elle-même une chose digne d’estime, de même que les actes de pénitence et d’humilité. Si certaines personnes portent des habits pauvres, pouvant licitement dans leur condition en porter de plus précieux, ils sont tout aussi dignes de louange que ceux qui, dans leur condition, pourraient user de la chair des animaux, où ne pas jeûner sans pécher, et qui pourtant, et ils en sont recommandables aussi, s’abstiennent de viandes et pratiquent le jeûne. L’une et l’autre chose peuvent pourtant être accidentellement mauvaises, comme, par exemple, si ces pratiques dérangeaient ceux dans la société desquels nous sommes obligés de vivre, ou si encore quelqu’un par vaine gloire abusait des oeuvres de la pénitence. Le Seigneur nous donne dans saint Matthieu VI, le même enseignement relativement au jeûne, à la prière et à l’aumône.

 

Solution des objections:

On répond à leur première objection, que la pauvreté des habits, loin de devoir être réprouvée parce que les faux prophètes se revêtent de la peau des brebis pour tromper, n’en est au contraire que plus recommandable, ils ne cacheraient pas leur méchanceté sous la pauvreté des habits, si cette pauvreté n’emportait pas avec elle l’apparence du bien. S’il n’en était pas ainsi, il faudrait, comme le dit saint Pierre, Il, ult, rejeter l’Ecriture dont abusent les hérétiques; il faudrait pareillement rejeter la piété, car les hérétiques en revêtent aussi les dehors, ainsi que le dit l’Apôtre, II Timothée III C’est pour cela que le commentaire du VII de saint Matthieu dit: "Ce n’est pas à leur habit que l’on connaît les faux prophètes, mais bien à leurs oeuvres." Il dit un peu plus bas: "Que les brebis ne doivent pas déposer leur peau, bien que quelquefois les loups s’en couvrent."

On répond à leur deuxième objection, que le diable ne couvrirait pas ses ministres de l’habit religieux pour tromper, si cet habit n’avait pas une apparence intrinsèque de bien. Ce n’est pas une rai son pour les bons de renoncer à cet habit, non plus que l’on ne doit pas juger quelqu’un qu’il est mauvais parce qu’il en est revêtu. C’est ce que prouve le commentaire cité, qui a pour objet le VII de saint Matthieu. Saint Jérôme dit à cette occasion dans son livre contre Vidius: "La virginité est-elle un crime, parce qu’il y en aura un à la simuler?"

A leur troisième objection, on répond: la défense de laquelle vous parlez n’a pas été faite, parce qu’il faut réprouver la pauvreté des habits, mais peut-être parce que certaines personnes s’en servaient pour tromper.

A leur quatrième objection, on répond saint Augustin ne parle ici que de ces privations de nourriture qui troublent ceux dans la société desquels on est obligé de vivre. Si on devait en effet l’entendre d’une manière absolue, celui qui jeûnerait quand les autres ne jeûneraient pas serait coupable, ce qui est complètement faux.

On répond à leur cinquième objection: saint Jérôme, dans les paroles précitées, n’enseigne pas à fuir la pauvreté des habits, il en condamne seulement l’abus, c’est-à-dire que personne ne doit s’enorgueillir de ses mauvais habits; s’il n’en était pas ainsi, il se condamnerait lui-même, vu qu’il engage Rustique à n’user que d’habits pauvres; il fait la même recommandation à Pammacitius, homme issu de famille noble; la lettre qu’il lui écrit à l’occasion de la mort d sainte Paule le prouve clairement.

A leur sixième objection on répond: il est permis de considérer l’usage des biens extérieurs de deux manières. On peut le considérer premièrement d’après la nature même de ces biens, et sous ce rapport il est indifférent. On peut le considérer, secondement, d’après sa fin même, et sous ce rapport là, l’usage qui a la fin la plus digne est aussi celui qui est le plus estimable; comme par exemple l’abstinence des aliments qui a pour but de dompter la concupiscence de la chair est assurément plus recommandable que l’usage ordinaire des aliments, bien qu’on les prenne avec action de grâce. L’hérétique Jovinien affirmait le contraire, comme le prouve saint Jérôme, qui damne en lui, et cette erreur et les autres. La pauvreté des a pareillement pour but d’humilier l’esprit et aussi de dompter la chair; ce qui fait par conséquent que la pauvreté des vêtements est en soi une chose plus estimable que l’usage des habits communs; d’où il résulte que comme la religion consiste dans le jeûne, il s’ensuit qu’elle consiste aussi dans la pauvreté des habits.

On répond à leur septième objection, que par le fait même que l’hypocrisie qui se cache sous la pauvreté des habits est un grand péché, on ne peut pas en conclure que cette pauvreté soit pire que le luxe. La pauvreté des habits n’a pas les mêmes rapports, en effet, avec l’hypocrisie que le luxe de ces mêmes habits avec la jouissance de la chair ou avec l’orgueil. Le luxe a par lui-même et directement ces vices pour fin, ce qui fait que l’excès de ce même luxe est blâmable en lui-même. La pauvreté des habits au contraire n’a pas pour fin directe et immédiate l’hypocrisie; l’hypocrisie n’en est que l’abus, comme elle est l’abus des autres oeuvres de la sainteté. Mais comme plus une chose est sainte, plus aussi l’abus en est blâmable, par là même que l’hypocrisie est un grand péché; il s’ensuit évidemment que la pauvreté des vêtements devient très digne d’estime, de même que les autres oeuvres de pénitence dont abuse l’hypocrisie. Nous ne devons cependant pas accorder que l’hypocrisie soit absolument parlant le plus grand des péchés, parce que l’infidélité par laquelle on ment à Dieu est une faute plus grave que la dissimulation qui fait que l’on ne ment qu’à soi-même.

On répond à leur huitième objection: il n’est pas croyable que Notre Seigneur Jésus-Christ usât d’habits précieux, lui qui loue saint Jean de ce qu’il était pauvrement vêtu; s’il n’en avait pas été ainsi, les Pharisiens qui affichaient la sainteté extérieure et qui disaient de lui qu’il était gourmand, ivrogne et ami des publicains, n’auraient pas manqué de dire non plus qu’il aimait le luxe des habits. Les soldats qui se raillaient de lui ne l’eussent pas non plus vêtu d’un habit de pourpre en signe de royauté, si sa tunique sans couture eût été brochée d’or et de soie; s’ils ne partagèrent pas sa tunique, ce ne pas sa valeur qui les en empêcha, ce fut leur nombre qui en fut cause; c’est parce qu’elle demeura après les quatre parts qu’ils firent de ses habits, et que si on l’avait partagée elle n’eût été d’aucune utilité. Il est donc évident d’après cela, qu’elle n’était pas précieuse par la matière dont elle était faite. Elle est, d’après le commentaire, le symbole de l’unité de l’Eglise.

On répond à leur neuvième objection, qu’il y a parmi k hommes certains états qui ont un costume déterminé, de même qu’il est des religions qui ont des vêtements déterminés. Les rois de l’antiquité, de même que ceux qui étaient constitués en dignité, avaient habits particuliers, qui étaient comme l’insigne de leur dignité; maintenant encore, le souverain Pontife porte un costume à part. C'est pourquoi il n’est pas permis à un membre d’une religion de prendre un vêtement plus pauvre que la règle ne permet de le faire, bien qu'il lui soit permis de prendre dans les limites prescrites par la règle l’habit le plus pauvre, sans pour cela être répréhensible, celui qui le fait en est même louable. Les princes de l’antiquité n’eussent pas été louables, et le souverain Pontife ne le serait pas, s’il portait des habits plus pauvres que le costume ordinaire le moins riche. Mais il en est autrement des princes et des autres hommes qui n’ont pas de costume spécial. Ils ne sont pas blâmables s’ils portent des habits plus pauvres que ceux qui conviennent aux hommes de leur condition. Il est écrit cette occasion, II° liv. des Rois, VI, que Michol se moquant de David dit: "Qu’il a été glorieux aujourd’hui le roi d’Israël en se découvrant devant les servantes de ses serviteurs et en paraissant nu comme un bouffon?" David répondit: "Je danserai et je m’humilierai plus que je ne l’ai fait, je m’humilierai à mes propres yeux." Il est aussi écrit dans Esther XIV: "Vous savez que je suis obligée de porter, bien que j’en aie horreur, le signe de mon orgueil et de ma gloire qui est placé sur ma tête, aux jours où je parois en public; mais je ne le porte pas aux jours de mon repos." Toutes ces preuves démontrent que les rois et les princes sont louables de se contenter d’habits pauvres, quand ils peuvent le faire sans scandale et sans porter a teinte à leur autorité.

 

Objection 2: Moyens qu’ils emploient pour combattre les religieux dans leurs oeuvres de charité.

 

 

Nous allons voir maintenant en second lieu comment, pour diffamer ces religieux, ils s’appuient sur ce qu’ils s’occupent des affaires d’autrui, et ils rapportent à cette fin:

 

Objections:

Ce qui se lit dans I Thessaloniciens IV: "Appliquez-vous à vivre en repos, et à ne vous occuper que de vos affaires;" le commentaire ajoute: "Renonçant à celles des autres, ce qui est une excellente chose pour vous corriger."

Ils citent aussi les paroles suivantes, II Thessaloniciens III: "Car nous avons appris qu’il y a parmi vous quelques personnes inquiètes, qui ne travaillent pas et qui se mêlent de ce qui ne les regarde pas;" le commentaire ajoute: "Et qui par ce moyen méritent de vivre au dépens d’autrui, choses que condamnent les lois du Seigneur."

Ils s’appuient aussi sur les paroles suivantes, II Timothée II: "Quiconque combat pour le Seigneur ne doit pas se mêler des affaires du siècle; le commentaire: quelles qu’elles soient." Or il arrive souvent que les affaires d’autrui sont des affaires séculières, ce qui fait qu’ils en concluent que les religieux ne doivent pas s’en mêler, parce que ceci est tout le contraire du sentiment exprès du bienheureux apôtre Jacques, qui s’exprime en ces termes dans le chapitre I de son Epître "La religion pure et sans tache aux yeux de Dieu consiste à visiter les veuves et les orphelins dans leurs tribulations." Le commentaire ajoute: "Venez en aide à ceux qui n’ont personne pour les secourir dans leurs besoins."

 

Réponse:

L’Apôtre dit, Rom ult.: "Je vous recommande notre soeur Phoebée;" le commentaire ajoute: "Elle allait en ce moment à Rome pour quelque affaire," ce qui fait que l’Apôtre ajoute: "Assistez-la dans tout ce en qu elle aura besoin de vous." Il dit encore dans l’Epître aux Galates ult.: "Supportez mutuellement les peines les uns des autres, et vous accomplirez ainsi la loi de Jésus-Christ." Il est donc évident d’après cela que celui qui dirige les affaires du prochain par charité, et comme les siennes propres, est digne de louange. Cependant cela peut être mauvais de deux manières.

 

Solution des objections:

La première, c’est quelqu’un ne traite les affaires d’autrui que par curiosité, au point de négliger les siennes propres, et c’est ce que défend l’Apôtre, I Th, IV, lorsqu’il dit: "Appliquez-vous à être sans inquiétude," le commentaire ajoute "de la curiosité," "et de vous occuper de vos affaires;" le commentaire ajoute: "après avoir renoncé à celles des autres."

La seconde manière, c’est lorsque quelqu’un prend part aux affaires honteuses des autres, ou même s’il est animé d’une mauvaise intention, et c’est encore ce que défend l’Apôtre, II Thess. ult, d’où le commentaire ajoute à ces mots: "Agissant par curiosité par ce moyen ils se rendent dignes de leur nourriture; mais la loi du seigneur le défend. Ils font leur Dieu de leur ventre, ceux qui se procurent par des moyens honteux ce dont ils ont besoin. La perversité de leur intention ressort du désir qu’ils avaient de satisfaire leur appétit; et ce qui prouve qu’ils employaient des moyens honteux, c’est que les affaires dont ils s’occupaient l’étaient aussi." Voilà la réponse aux deux premières objections.

A la troisième on répond: les affaires séculières sont, comme le dit le commentaire du même texte, celles par lesquelles l’esprit n’a que le soin de gagner de l’argent, sans travail corporel, tel que le font les commerçants, etc. Telles sont les affaires desquelles il n’est pas permis aux religieux de s’occuper; il leur est défendu, par exemple de faire le commerce pour autrui, comme aussi d’exercer tout autre état de ce genre. Mais à part ces affaires là, ils peuvent, par charité, s’occuper des affaires d’autrui, tel que donner des conseils, intercéder pour quelqu’un ou de toute autre manière.

 

Objection 3: Moyens qu’ils emploient pour combattre les voyages que font les religieux pour sauver les âmes.

 

 

Voyons maintenant, en troisième lieu, quelles sont les raisons sur lesquelles ils s’appuient pour combattre les voyages qu’entreprennent les religieux:

 

Objections:

Ils citent les paroles suivantes de l’Apôtre, II Thessaloniciens ult.: "Car nous avons appris qu’il y avait parmi vous certaines personnes qui se promènent avec sollicitude." Ils les appellent pour cela Gyrovagues ou errants.

Ils emploient aussi, pour les tourner en ridicule, ce que dit saint Augustin, dans son Livre du Travail des moines; en parlant de certains moines il s’exprime comme il suit " Ils n’ont reçu aucune mission, ils n’ont d’habitation fixe nulle part, ils ne se fixent en aucun lieu, ils ne sont jamais sédentaires."

Ils s’appuient aussi sur les paroles suivantes de saint Marc, VI: "Dans quelque maison que vous entriez, demeurez-y," le commentaire ajoute: "Le prédicateur ne doit pas aller de maison en maison, ni changer les droits de l’hospitalité."

Saint Luc dit aussi, X: "Demeurez dans la même maison," et le commentaire dit: "On ne doit pas aller trop facilement de maison en maison, pour que l’amour de l’hospitalité soit constant."

Ils se servent encore, en faveur de leur assertion, de ce que dit Isaïe, XXX: "C’est pourquoi j’ai crié contre cela, ce n’est que de l’orgueil, reposez-vous;" le commentaire ajoute: "sur votre terre."

Jérémie dit aussi, XIV: "Ce peuple a aimé à marcher, il n’a pas eu de repos, il n’a pas été agréable au Seigneur."

 

Réponse:

Saint Jérôme, XIV: "Ce peuple aime à se mouvoir, il ne s’est pas reposé, et il n’a pas été agréable à Dieu." Cette raillerie n’est pas nouvelle, comme le dit saint Denis dans sa lettre à Apolophane: lui-même quand il était encore païen, il se moquait de Paul, l’appelant vagabond, lui qui remplissait exactement le précepte du Seigneur qui dit dans saint Marc ult.: "Allez dans l’univers entier, prêchez l’Evangile à toute créature." Le Seigneur dit encore à ses disciples dans saint Jean, XV: "Je vous ai choisis pour que vous alliez et que vous produisiez du fruit." Là encore, le Seigneur indique le besoin qu’ont les apôtres de voyager.

a) Job dit aussi, XXXVII: "Que les nuées répandent leur lumière et éclairent tout ce qui est autour d’elles, quelque part que les guide la volonté de celui qui les gouverne, et qu’elles éclairent sur la face de la terre tout ce qu’il leur a ordonné d’illuminer." Le commentaire dit à cette occasion: "Répandre les nuages, c’est que de saints prédicateurs pro pagent les exemples d’une vie sainte, par leurs exemples et leurs dis cours, et que ces exemples éclairent tout ce qui les entoure, parce que par la lumière de la prédication ils illuminent jusqu’aux extrémités de l’univers."

b) Il est écrit dans Job, XXXVIII: "Qui a tracé à la tempête sa course?" Le commentaire entend ceci de la rapidité avec laquelle la prédication s’est répandue. Saint Grégoire l’explique dans le même sens dans son livre de Morale.

c) On lit dans Zacharie, VIII: "Mais ceux qui étaient les plus forts sortirent, et ils cherchaient parcourir la terre," le commentaire entend ces paroles des apôtres et des autres prédicateurs.

d) Le commentaire des paroles suivantes, Rom ult.: "Saluez ceux qui sont de la maison de Narcisse," ajoute: "On dit que ce Narcisse fut un prêtre qui, comme il est écrit dans d’autres textes, dans ses voyages confirmait les saints dans la foi."

e) Il est écrit dans Isaïe, XXVII: "Qui sont venus avec impétuosité de Jacob," le commentaire ajoute: "pour prêcher;" "ils remplissent l’univers de la semence qu’ils répandent;" le commentaire ajoute: "de la semence de la prédication." Il est écrit dans le Psaume XVIII: "sur toute la terre, etc."

f) On lit au livre des Proverbes, XVI: "Courez promptement, éveillez votre ami;" le commentaire ajoute: "Du sommeil du péché." Or, c’est par la prédication que l’on relire quelqu’un du sommeil du péché. Donc, les courses que les prédicateurs entre prennent pour le salut des âmes sont dignes d’estime.

g) Il est écrit dans Ezéchiel, I: "Telle était la vision qui courait au milieu des animaux." Saint Grégoire dit, dans sa cinquième homélie de la première partie de l’explication d’Ezéchiel: "Ceux qui sont les gardiens des âmes, qui se sont chargés de paître le troupeau, ne doivent, sous aucun prétexte, quitter le lieu qui leur est assigné. Quant à ceux qui, par amour pour le Seigneur, voyagent pour prêcher, ils sont comme les roues de ce feu brûlant, et pleins du feu de son amour ils parcourent le pays pour embraser les autres du feu qui les consume." On tire de là deux conséquences, à savoir que les prélats ne sont pas les seuls qui peuvent prêcher, et que les prédicateurs, dont il est ici question, peuvent aller d’un endroit dans l’autre sans s’attacher au même lieu.

Saint Grégoire, dans sa huitième homélie de la première partie de l’explication d’Ezéchiel, s’exprime comme il suit, sur les paroles suivantes: "Lorsqu’ils marchaient on entendait comme le bruit de la multitude et le remuement des camps;" "Autres sont les camps des prédicateurs qui, pour réunir les âmes, livrent de saints combats, tantôt dans un lieu, tantôt dans un autre."

 

Tout ce qui précède prouve que toutes les courses entreprises par les prédicateurs dans le dessein de sauver les âmes sont dignes d’estime. Il nous importe de savoir que dans l’Ecriture trois raisons font condamner les voyages.

Ils sont ordonnés toutes les fois qu’ils sont le résultat de l’inconstance ou de la légèreté de l’esprit; c’est ce qui arrive particulièrement à ceux qui ne font aucun bien dans leurs voyages.

Ils le sont quand ils ont pour but de gagner les biens de la terre, et alors ils procèdent de la concupiscence.

Ils le sont quand ils excitent la malice à faire de mauvaises choses. Il est parlé de ces trois espèces de voyages dans l’Epître canonique de saint Jude "Malheur à ceux qui ont marché dans la voie de Caïn, et qui s’étant trompés, comme Balaam, ont été gagnés par le désir du gain;" ici l’Apôtre marque l’intention de nuire. Ces personnes sont la honte et le déshonneur des festins de charité, lorsqu’ils y mangent saris aucune retenue, ils n’ont soin que de se nourrir eux-mêmes, ce des nuées sans eau que le vent emporte çà et là, "il touche ici à la concupiscence qui emporte avec violence: "ce sont des arbres d’automne qui ne portent aucun fruit;"

Solution des objections:

Ici il prouve que leurs courses procèdent de la légèreté qui ne produit aucun fruit. Ceux donc dont l’Apôtre blâme l’inquiétude, il les blâme de ce qu’ils voyagent par légèreté, ou bien parce que la concupiscence les entraîne, comme le prouve le commentaire: "Les voyages de ceux qui demandaient leur nourriture à des moyens honteux procédaient d’une curiosité inquiète."

Quant à ce que dit saint Augustin, que certains moines n’avaient jamais reçu de mission, qu’ils n’avaient de demeure fixe nulle part, qu’ils n’avaient aucune stabilité, il ne blâme ici que ceux dont les courses étaient le fruit de la légèreté, ou plutôt de la concupiscence; ce qui fait qu’il ajoute que "le gain seul était la cause de leurs voyages," ce qui les rendait dignes de blâme.

3° et 4° Quant à ce que disent saint Marc, VI et saint Luc X, ils condamnent évidemment ceux qui allaient de maison en maison, c’est-à-dire d’hôtellerie en hôtellerie, ce qui est souvent le résultat de la concupiscence; tel, par exemple, qu’il arrive à ceux auxquels ne suffisent pas les choses qu’ils possèdent et qui en cherchent de plus abondantes, ce qui les porte à aller de maison en maison.

Quant à ce que dit Isaïe, XXX, il s’agit de la légèreté d’esprit qui fait que l’homme qui n’est pas invariablement attaché à Dieu, va d’une chose à l’autre pour pouvoir y trouver le bonheur; d’où il suit qu’il faut l’entendre à la lettre des Juifs, qui n’étant pas contents du secours de Dieu, voulaient retourner dans l’Egypte afin de trouver leur salut dans la protection de ses habitants.

Ce que dit Jérémie doit pareillement se rapporter aux voyages qui sont le fruit de la légèreté, ses paroles même le prouvent; il dit en effet "Qui a aimé à voyager." On peut aussi parfaitement dire de ceux qui voyagent légèrement, qu’ils ne font qu’aller et venir par curiosité; ce qui fait que le commentaire interprète ici le mouvement des pieds par celui des affections.

 

Objection 4: Raisons sur lesquelles ils s’appuient pour empêcher les religieux

 

Nous allons voir maintenant comment ils cherchent à diffamer les religieux parce qu’ils se livrent à l’étude.

 

Objections:

Il est écrit, II Timothée III, à la condamnation de quelques hommes qui menacent l’Eglise de périls continuels: "Qu’ils sont sans cesse à étudier, et qu’ils ne parviennent jamais à la science de la vérité;" et ainsi ils tentent de les rendre suspects parce qu’ils s’appliquent à l’étude.

Saint Grégoire, dans son treizième livre de Morale où il explique les paroles suivantes de Job, XVI: "Mon ennemi m’a regardé avec des yeux étincelants de colère," s’exprime comme il suit "Comme la vérité incarnée a choisi, pour se faire annoncer, des hommes pauvres, simples et ignorants, par une raison semblable, au contraire, cet homme perdu pour l’éternité, que l’ange apostat a choisi pour prêcher sa fausseté à la fin du monde, se choisira des hommes faux et rusés, pleins de la science du monde." Ils les représentent, par ce moyeu, comme les précurseurs de l’Antéchrist parce qu’ils prêchent l’Evangile avec succès et qu’ils brillent par leur science.

Il est écrit au livre de l’Apocalypse, XIII: "J’ai vu une autre bête qui montait de la terre, et elle avait deux cornes semblables à celles d’un agneau," le commentaire ajoute: "Après avoir décrit la persécution que susciteront l’Antéchrist et ses principaux serviteurs, il parle d’une autre persécution qui sera suscitée et dirigée par des apôtres qu’il dispersera lui-même dans le monde entier."

Le commentaire dit à l’occasion de la parole suivante, "montant," "c’est-à-dire faisant des progrès dans ses prédications."

Le commentaire des paroles suivantes: "Elle avait deux cornes," ajoute: "parce qu’ils feindront d’avoir l’innocence, la vie pure, la doctrine vraie et les miracles de Jésus-Christ et ceux opérés par ses disciples en son nom, ou parce qu’ils usurperont les deux Testaments." C’est ce qui fait qu’ils concluent de là que ceux qui produisent des fruits par la prédication et qui possèdent la science des deux Testaments feignent la sainteté et sont les apôtres de l’Antéchrist.

Ils s’appuient aussi sur les paroles suivantes, I Corinthiens VIII: "La science enfle et la charité édifie." Or, les religieux doivent sur tout pratiquer l’humilité. Donc, il ne leur est pas permis d’étudier.

Saint Grégoire raconte du bienheureux Benoît, qui fut le père des moines, dans son second Dialogue, qu’il renonça à l’étude des lettres, qu’il fut sciemment ignorant et sagement illettré. Par conséquent les religieux, à son exemple, devraient renoncer à l’étude de la science.

L’Apôtre, II Thessaloniciens III, blâme ceux qui, après avoir renoncé au travail des mains, se livraient au repos et à la curiosité. Or, la curiosité consiste dans l’étude de la science. Donc, les religieux ne doivent pas renoncer au travail des mains pour vaquer à l’étude.

 

Réponse:

Cette pensée n’est pas celle de nos adversaires, ils ne sont en ce point que les imitateurs de Julien l’apostat, qui, comme le rapporte l’histoire ecclésiastique, empêcha les serviteurs de Jésus-Christ de s’instruire, eux qui interdisent l’étude aux religieux; ils s’élèvent par conséquent évidemment contre l’autorité des Ecritures.

Il est dit, en effet, dans Isaïe, V: "En outre mon peuple a été traîné eu captivité, parce qu’il n’eut pas la science;" le commentaire ajoute: "Parce qu’il ne voulut pas l’avoir. Or, si l’étude n'était pas une chose louable, l’ignorance volontaire ne serait pas punie."

Il est écrit dans le prophète Osée, IV: "J’ai fait taire votre mère pendant la nuit, mon peuple a gardé le silence parce qu’il n’était pas instruit, parce que vous avez repoussé la science je vous repousserai de mon sacerdoce." Ces paroles prouvent avec quelle rigueur est punie l’ignorance.

Il est dit Psaume CXVIII: "Enseignez-moi la bonté, la science et la discipline." Le commentaire ajoute: "la bonté, c’est-à-dire inspirez-moi la charité; la discipline, c’est-à-dire donnez-moi la patience; la science, c’est-à-dire éclairez mon esprit." La science est utile parce qu’elle fait que l’homme se connaît lui-même.

Saint Jérôme écrit au moine Rustique: "Que les livres ne quittent jamais vos mains, n’en détournez pas les yeux." Il est dit un peu plus bas: "Aimez la science des Ecritures et vous détesterez les vices." Le même saint Jérôme écrit dans une lettre au moine Paulin: "La sainte rusticité ne sert qu’à elle-même et autant qu’elle édifie l’Eglise de Jésus-Christ par les mérites d’une vie pure, mais elle lui est nuisible si elle ne soit pas résister aux détracteurs de cette même Eglise, ce qui fait que la science des saints est évidemment préférable à la sainteté des ignorants.

Après avoir énuméré dans la même lettre les livres de la sainte Ecriture, il ajoute: "Bien cher frère, vivez au milieu de ces livres, méditez-les, ne sachez pas autre chose, ne cherchez rien de plus. Ah! Ne vous semble-t-il pas trouver déjà là sur la terre le séjour du ciel?" Ces paroles prouvent que dans l’étude de la sainte Ecriture se trouve la vraie conversation céleste.

Que l’étude de la sainte Ecriture doive être le principal objet de l’étude de ceux qui se livrent à la prédication, c’est ce que prouvent les paroles suivantes de l’Apôtre, I Timothée IV: "En attendant que je vienne, appliquez-vous à la lecture, à l’exhortation et à l’instruction." Ces paroles établissent, d’une manière péremptoire, que ceux qui veulent exhorter et enseigner doivent se livrer à l’étude et à la lecture.

Saint Jérôme écrit au même Rustique: "Sacrifiez un long temps à apprendre les choses que vous enseignerez ensuite;" il écrit encore au même: "Si vous vous sentez un désir intime pour la cléricature, instruisez-vous d’abord, afin de pouvoir enseigner ensuite."

Saint Grégoire dit dans son Pastoral: "Il est surtout nécessaire que ceux qui sont chargés de prêcher ne renoncent jamais à la lecture de l’Ecriture sainte."

La vie des religieux a pour but principal la contemplation, mais la lecture fait partie de la contemplation, ainsi que le dit Hugues de Saint-Victor. Donc, les religieux sont obligés de se livrer à l’étude.

10° Les personnes les plus aptes à étudier pour acquérir la science sont celles qui sont libres des soucis de la chair. Il est écrit dans Isaïe, XXVIII: "A qui enseignera-t-il la science? À qui donnera-. t-il l’intelligence? aux enfants que l’on vient de sevrer;" le commentaire ajoute, dans le VII de la Physique, "que la chasteté et les autres vertus qui ont pour but de réprimer la concupiscence de la chair, favorisent d’une manière spéciale l’acquisition des, sciences spéculatives." Or, comme les religieux s’appliquent, avant tout, à dompter la concupiscence de la chair par l’abstinence et la continence; donc c’est à eux particulièrement qu’il convient d’étudier les lettres.

11° Saint Jérôme établit d’une manière positive dans sa lettre au moine Pammachius, que non seulement les religieux sont louables de s’appliquer à l’étude des saintes lettres, mais qu’ils le sont aussi de s’appliquer à celle des lettres profanes. Il dit: "Si vous aimez la femme captive, à savoir la science profane, et que sa beauté vous captive, dépouillez-la de ses charmes, retranchez les attraits de sa chevelure, les ornements de ses paroles; après lui, avoir ôté ce qu’elle a d’acerbe, lavez-la avec le sel des prophètes, et alors, reposant avec elle, dites sa gauche est sous ma tête et elle m’embrasse avec sa droite; captive elle vous donnera des fruits abondants, et de fille de Moab elle de viendra fille d’Israël." Ces paroles prouvent qu’il est permis aux moines d’acquérir la science profane, pourvu qu’ils en retranchent, d’après la règle de la sainte Ecriture, ce qu’ils y trouvent de mauvais.

12° Saint Augustin dit dans sou second livre de la Doctrine chrétienne: "Si ceux auxquels on donne le nom de philosophes ont dit par hasard quelques vérités qui se rapportent à notre foi, surtout les Platoniciens, non seulement nous ne devons pas les redouter, mais nous devons les revendiquer, comme étant dans les mains de possesseurs injustes."

13° Le commentaire ajoute aux paroles suivantes de Daniel, I: "Mais Daniel dit dans son coeur, etc." "Celui qui, de peur de se souiller, refuse de manger des mets servis à la table du roi, n’aurait certainement jamais appris la science et la sagesse des Egyptiens, s’il avait su qu’il y eût péché à le faire." Il l’apprit, en effet, et pour la juger et pour la réfuter, et non pour y conformer sa vie. Si quel qu’un, sans connaître l’art des mathématiciens, écrivait contre eux, ou si, sans savoir ce que c’est que la philosophie, il s’élevait contre le philosophe, se moquant de lui, ne le tournerait-on pas en ridicule?

 

Solution des objections:

Toutes les raisons que nous venons de rapporter prouvent que les religieux sont louables d’étudier surtout l’Ecriture sainte. Cette étude convient spécialement à ceux qui ont pour mission de prêcher.

On ne doit donc pas considérer ce qui se lit, II Timothée III: "Apprenant toujours, et ne parvenant jamais à la science de la vérité," comme un blâme infligé à ceux dont il est ici question, parce qu’ils apprennent toujours, mais bien parce qu’ils ne parviennent jamais à acquérir la science de la vérité, et c’est ce qui arrive à ceux que l’étude éloigne de la rectitude de la vérité de la foi. C’est pourquoi il est écrit au même endroit: "Les hommes dont l’esprit est corrompu sont réprouvés quant à la foi."

On répond à ce que dit saint Grégoire, que l'Antéchrist aura pour prédicateurs des hommes pleins de la science du monde il n’est ici question que de ceux qui se servent de la science humaine et qui font naître dans le peuple les désirs mondains et le péché. Aussi saint Grégoire ajoute immédiatement après l’autorité d’Isaïe, qui s’exprime en ces termes, XVIII: "Malheur à la terre qui fait retentir les ailes de ses cymbales, et qui envoie ses ambassadeurs sur les mers, montés sur des vaisseaux de jonc." Expliquant ces paroles, il s’exprime comme il suit: "Car le papier est fait de papyrus; or, que signifie le papyrus, si ce n’est la science du siècle? Donc, les vaisseaux de papyrus sont l’esprit des docteurs séculiers. Donc, confier ses ambassadeurs aux eaux de la mer sur des vaisseaux de papyrus, c’est confier sa prédication aux sens des sages suivant la chair, et porter au mal les peuples qui affluent autour de celui qui prêche."

A l’objection suivante, on répond: ce commentaire parle des prédicateurs que l’Antéchrist dispersera par le monde après son arrivée; comme le prouvent plusieurs choses dites au même endroit, Ce n’est cependant pas une raison pour réprouver la science des deux testaments que possèdent les religieux, comme s’ils en abusaient; à moins que l’on ne soutienne qu’il faut réprouver l’innocence et la pureté, vu qu’ils feindront aussi de les avoir, ce qui est vraiment absurde.

A leur quatrième objection, la science enfle, on répond: oui, si elle est seulement sans la charité, ce qui fait que le commentaire ajoute: "Si la science est seule, elle enfle." Il est écrit un peu plus bas "Ajoutez donc la charité à la science, et la science sera utile." Par conséquent, la science n’est pas dangereuse, si ceux qui la possèdent s’occupent des oeuvres de la charité; si on devait l’éviter, parce qu’elle enfle, il faudrait aussi parfois éviter, pour la même raison, certaines bonnes oeuvres, parce que, comme le dit saint Augustin, "l’orgueil se glisse dans les bonnes oeuvres pour les anéantir."

On répond à l’objection qu’ils tirent de la vie de saint Benoît, que ce ne fut pas par horreur pour l’étude ou la science que ce saint renonça, mais il le fit, parce qu’il redoutait la vie et la société séculières. Saint Grégoire commence par dire de lui, "qu’il s’était d’abord occupé à Rome de l’étude des belles-lettres; mais comme il voyait plusieurs de ceux qui s livraient se précipiter dans l’abîme du vice, il revint, pour ainsi dire, sur le pas qu’il avait fait dans cette voie, de peur que si le vice venait en quelque pas atteindre sa science, il ne tombât tout entier lui-même dans cet affreux précipice;" c’est ce qui fait que maintenant encore ils agissent d’une manière louable ceux qui, après avoir renoncé aux études de la vie séculière, passent à la religion, dans laquelle ils peuvent aussi s’y livrer.

A leur dernière objection on répond: La curiosité entraîne avec elle des soucis superflus et déréglés, ce qui fait que ce n’est pas seulement dans l’étude des lettres que se trouve ce soin superflu, mais il accompagne encore toutes les autres études basées sur la curiosité auxquelles se livre l’esprit; et c’est en ce point que se trouve le mal. L’Apôtre, dans les paroles citées, blâme encore la curiosité de ceux qui, poussés par une intention honteuse, se mêlaient des affaires d’autrui, afin de satisfaire les appétits de leur ventre; c’est ce que prouve le commentaire du même texte. Quant à ceux qui s’appliquent à l’étude de l’Ecriture, dire qu’ils se livrent à l’oisiveté, c’est soutenir le contraire de ce qui se lit dans la glose des paroles suivantes du Psaume CXVIII: "Mes yeux n’ont pu supporter;" elle s’exprime comme il suit: "Comme il n’est pas oisif, celui qui étudie seulement la parole de Dieu, celui qui travaille extérieurement ne l’est pas plus que celui qui s’applique à connaître par l’étude la divinité." La sagesse est de toutes les oeuvres la plus importante; ce qui fait que Marie qui écoutait est préférée à Marthe qui servait.

 

Objection 5: Comment ils combattent la prédication préparée des religieux.

 

 

Nous allons voir maintenant en cinquième lieu par quelles raisons ils combattent la prédication ornée et préparée des religieux.

 

Objections:

Ils citent les paroles suivantes de l’Apôtre, I Corinth, I: "Sans la sagesse de la parole, pour ne pas anéantir la croix de Jésus-Christ;" le commentaire ajoute: "Il ne faut pas chercher l’élégance et l’ornement du langage, parce que la prédication chrétienne n’a besoin ni de la pompe, ni de l’apprêt du discours;" il doit en être ainsi, de peur qu’elle paroisse s’appuyer sur la ruse et l’habileté de la sagesse humaine, et non sur la vérité," comme le faisaient les faux apôtres qui prêchaient Jésus-Christ, appuyés sur la sagesse humaine, et qui avaient recours à l’éloquence. Ils veulent conclure de là que les religieux sont de faux apôtres, parce qu’ils prêchent à la fois avec élégance et éloquence.

Il est écrit, I Corinthiens II: "Quand je vins parmi vous, je ne vins pas appuyé sur la sublimité du langage." Le commentaire ajoute: "Je vins appuyé sur la logique, c’est-à-dire disposé à me servir de raisons logiques;" " je ne vins pas appuyé sur la sagesse;" le commentaire ajoute: "Je ne cherchai pas à m’appuyer sur la physique ou sur les spéculations physiques." Il est écrit plus bas: "Je n’eus pas recours, dans mes discours et mes prédications, aux moyens de persuasion de la sagesse humaine." Le commentaire ajoute: "Ce qui fait que si mes paroles furent persuasives, ce ne fut toutefois pas par les ressources de la sagesse humaine, comme celles des faux apôtres." Ils concluent de là comme précédemment.

Il est écrit, II Corinthiens XI: "Car, quoique je ne sois pas habitué à parler, ce n’est pas la science qui me manque;" le commentaire ajoute: "Si je parle sans élégance, c’est que je n'ai pas recours aux ressources du langage." Il ajoute plus bas: "Ce qu’il dit: Je ne suis pas habitué à parler, ne concerne pas les apôtres, puisqu’ils n’étaient pas éloquents, mais bien les faux apôtres, qui choisissaient avec soin leurs expressions; ce qui fait que les Corinthiens les préféraient à cause de leur langage. C’est la force du discours qu’il faut à la religion et non le son de la voix." Ils concluent encore de là comme plus haut.

Ils citent aussi à leur appui les paroles suivantes de Néhémie ult.: "Leurs enfants parlaient à moitié du peuple;" avec son langage, "et je les ai blâmés, et je les ai maudits." Or, par langage azotique, le commentaire entend un langage de rhéteur et de physicien. Donc il faut excommunier ceux qui mêlent l’éloquence du rhéteur et la sagesse du philosophe aux paroles des saintes Ecritures.

Il est écrit dans Isaïe I: "Votre vin est mêlé d’eau;" le vin signifie la doctrine sainte, comme le dit le commentaire. Donc ceux qui mêlent l’eau de la sagesse humaine à la sainte Ecriture sont répréhensibles.

Le commentaire ajoute aux paroles suivantes d’Isaïe, XV: "Elle a été ravagée pendant la nuit;" par l’art, "c’est-à-dire par l’ennemi, à savoir la sagesse du siècle qui est l’ennemi de Dieu, et dont le rempart édifié sur la dialectique, est ravagé pendant la nuit, et est réduit en silence." Ces paroles prouvent que ceux qui joignent à la doctrine sainte la sagesse du siècle et son éloquence sont répréhensibles.

Il est dit au livre des Proverbes, VII: "J’ai paré mon lit avec les tapis peints d’Egypte;" le commentaire ajoute: "On entend par les tapis peints d’Egypte, les ornements de l’éloquence ou la finesse de l’art de la dialectique qui a pris naissance chez les païens; et par cette éloquence l’esprit de l’hérésie se glorifie d’avoir voilé sa doctrine pestilentielle, comme une prostituée voile la couche de sa débauche." Ces paroles prouvent qu’il est fâcheux de se servir, pour exposer la doctrine sainte, de l’éloquence et de la sagesse du siècle.

Il est écrit, I Timothée III: "Il faut que ceux du dehors lui rendent," c’est-à-dire, "rendent à l’évêque un bon témoignage, pour qu’il ne devienne pas un objet d’opprobre;" le commentaire ajoute: "Pour que les fidèles et les infidèles ne le méprisent pas." Or, par là même que les religieux prêchent avec éloquence et préparent avec soin leurs instructions, les peuples méprisent les évêques qui ne prêchent pas comme eux. Donc une telle manière de prêcher de la part des religieux est funeste à l’Eglise de Dieu.

 

Réponse:

On peut, pour réfuter leurs objections, se servir des paroles suivantes de saint Jérôme au grand orateur de la ville de Rome: "Nous allons répondre à ce que vous nous demandez," à savoir, pourquoi dans nos petits écrits nous imitons parfois les païens dans les leurs, et nous souillons la pureté de l’Eglise de leurs ignominies. Vous ne nous adresseriez jamais cette question si vous n’étiez plein des préceptes de Tullius, si vous lisiez les saintes Ecritures, et si vous par couriez les écrits des commentateurs à l’exception de Volcatius. Quel est, en effet, celui qui ne soit pas que Moïse et les prophètes, dans leurs écrits, ont emprunté certaines choses aux païens, et que Salomon s’est servi des doctrines philosophiques, qu’il en a approuvé un grand nombre, et qu’il a réfuté les autres?" Poursuivant la même idée plus bas, il établit dans le reste de sa lettre que,"tous les écrivains du Canon, que leurs commentateurs, tous sans exception, de puis le temps des Apôtres jusqu’au moment où il vivait, ont joint à l'Ecriture sainte la sagesse et l’éloquence profane, ce qui fait qu’après avoir cité une foule de docteurs, il ajoute: "Tous ces hommes ont tellement rempli leurs livres de la doctrine et des enseignements des philosophes, que l’on ne soit ce qu’il faut le plus admirer en eux, ou de la connaissance qu’ils ont des sciences profanes, ou de leurs connaissances des Ecritures." Il conclut à la fin de sa lettre: "Je vous prie de lui persuader," c’est-à-dire de persuader à celui qui fait ces reproches, "s’il est privé de ses dents, de ne pas porter envie à ceux qui se servent des leurs pour manger, de même que la taupe ne doit pas mépriser les yeux de la chèvre." Ces paroles prouvent qu’il y a mérite pour quelqu’un à se servir de l’éloquence et de la sagesse du siècle pour obéir à la sagesse divine, et que ceux qui le reprocheraient à celui qui agirait de la sorte, sont semblables aux aveugles qui en vient le sort de ceux qui voient la lumière et qui blasphèment tout ce qu’ils ignorent; c’est ce que dit saint Jude dans son Epître canonique.

Saint Augustin s’exprime comme il suit, dans son quatrième livre de la Doctrine chrétienne: "Or, celui qui veut parler, non seulement le langage de la sagesse, mais encore celui de l’éloquence, comme assurément il rendra de plus grands services s’il peut faire l’un et l’autre, je l’engage à lire, entendre et s’appliquer à imiter ceux qui sont éloquents." Donc, d’après ces paroles, ceux qui expliquent la sainte Ecriture doivent employer un langage pur et éloquent, afin de produire des fruits plus abondants parmi leurs auditeurs.          

Il est écrit dans le même livre: "Ici peut-être, si l’on doit considérer les auteurs qui ont composé avec une autorité vraiment utile le canon des Ecritures comme des hommes sages seulement, ou comme des hommes à la fois sages et éloquents?" Il prouve qu’ils ont été éloquents et qu’ils ont, en même temps, eu recours aux ornements du langage et aux fleurs de la rhétorique; ce qui fait qu’il conclut: "Confessons donc que nos auteurs canoniques ne furent pas seulement sages, mais qu’ils furent encore éloquents, et qu’ils eurent recours à l’éloquence qui convenait à leur position."

Il est encore écrit dans le même livre: "Le prêtre doit être éloquent pour persuader ce que l’on est obligé de faire; il ne doit pas seulement enseigner pour instruire et plaire pour attacher, il doit encore fléchir pour vaincre," et il établit par le langage fleuri des saints Pères comment les docteurs sacrés doivent arriver à ces trois choses. Toutes ces preuves établissent, d’une manière évidente, que tous ceux qui enseignent, soit par la prédication, soit par la lecture de l’Ecriture, doivent recourir à l’éloquence et à la sagesse du siècle. Saint Ambroise et saint Grégoire, dont le langage a été très brillant, le prouvent aussi par leur exemple. Saint Augustin lui-même, saint Denis et saint Basile ont fondu dans leurs livres une foule de maximes de la sagesse profane, ainsi que le voient ceux qui lisent et comprennent leurs écrits. Saint Paul, lui aussi, s’est servi, dans ses prédications, de preuves tirées des auteurs païens, comme le prouvent le livre des Actes, XVII, et l’Epître à Tite, I.

Saint Grégoire exposant dans son neuvième livre de Morale les paroles suivantes de Job, IX: "Qui créez L'Arcture et l’Orion, etc." s’exprime comme il suit: "Ces noms d’astres ont été inventés par ceux qui cultivent la sagesse de la chair." Ainsi donc, les sages de Dieu, dans le langage sacré, empruntent celui des sages du siècle, comme Dieu a pris lui aussi, pour l’utilité des hommes dont il est le créateur, le langage de l’infirmité humaine en lui-même. Ces paroles prouvent encore que ceux qui enseignent la sainte Ecriture peuvent employer l’éloquence et la sagesse du siècle. Il importe de savoir que l’Ecriture nous recommande, en certaines circonstances, d’avoir recours à l’éloquence et à la sagesse du siècle, et que dans d’autres circonstances, elle nous blâme de le faire. Elle blâme celui qui n’y a recours que par vaine gloire et qui en fait le but principal de ses efforts. Il est nécessaire, en effet, alors, ou qu’elle taise, ou qu’elle nie ce que n’approuve pas la science profane, tel, par exemple, que les articles de foi qui sont au-dessus de la raison humaine. Pareillement, celui qui a pour but principal de faire de l’éloquence, ne cherche pas à faire admirer les choses qu’il dit, il cherche bien plutôt à se faire admirer lui-même. C’est de cette manière que les faux apôtres usaient de l’éloquence et de la sagesse humaine. L’Apôtre s’élève contre eux dans la seconde Epître aux Corinthiens. Le commentaire des paroles suivantes de la I° Ep. aux Corinthiens I: "Ne vous appuyez pas sur les paroles de la sagesse humaine," s’exprime comme il suit: "Les faux apôtres, pour ne pas paraître insensés aux prudents du monde, s’appuyaient doublement sur la sagesse du monde pour prêcher Jésus-Christ; ils le faisaient en étudiant l’éloquence et en évitant ce que le monde appelle folie." Il est parfois recommandé à certaines personnes d’avoir recours à la sagesse et à l’éloquence profane, quand ce n’est pas pour se produire, mais bien pour l’utilité de ses auditeurs, que par ce moyen on instruit et plus facilement et plus utilement; elles servent aussi parfois à convaincre les adversaires. Elles sont encore recommandées à celui qui ne se les propose pas comme fin dernière, mais qui s’en sert pour se soumettre à l’Ecriture sainte à laquelle il est, avant tout, attaché, afin, par ce moyen, de tout soumettre à cette même Ecriture, conformément à ce qui est écrit, II Corinthiens X: "Réduisant en captivité toute intelligence pour Jésus-Christ." C’était dans ce sens que les apôtres étaient éloquents. Saint Augustin dit à cette occasion, dans son livre de la Doctrine chrétienne, que "la sagesse était le guide des paroles de l’Apôtre et que l’éloquence en était la compagne, et que la sagesse qui venait la première ne rejetait pas l’éloquence sa compagne."

 

Solution des objections:

1° et 2° Les docteurs qui sont venus après ont néanmoins fait un plus grand usage de la sagesse et de l’éloquence profanes, et cela pour la même raison qui fit que d’abord on ne choisit pas pour prêcher les philosophes qui enseignaient en ce temps-là, mais bien des hommes du peuple, des pêcheurs qui, par la suite, convertirent les philosophes et les orateurs; et cela se fit ainsi pour que notre foi ne repose pas sur la sagesse humaine, mais sur la puissance de Dieu, et qu’aucune chair ne s’en glorifie devant lui, ainsi qu’il est écrit, I Corinthiens I, dans le texte et le commentaire des paroles suivantes: "Considérez comment vous avez été appelés, mes frères, etc." On trouve là la réponse aux deux premières objections de nos adversaires.

On répond à leur troisième objection, que d’après ce que dit saint Augustin dans son quatrième livre de la Doctrine chrétienne: "L’Apôtre quand il dit: "Quoique je ne sois pas habile à parler, mais que ce ne soit pas la science qui me manque," semble, en quelque sorte, se rendre par concession à ses détracteurs; mais tout en le reconnaissant il semble ne pas l’avouer. Il prouve par là que la sagesse est plus utile aux docteurs que l’éloquence. Saint Augustin ajoute pour la même raison: "Il n’a pas hésité à avouer ouvertement la science sans laquelle il ne lui eût pas été possible d’être le docteur des nations." Si on entend ces paroles d’une manière affirmative, il ne faut pas entendre par là que l’Apôtre avait recours à l’éloquence, de manière à avoir pour but principal d’orner son discours, comme le font les rhéteurs; on peut encore interpréter littéralement cela d’un embarras de langue. C’est pourquoi le commentaire de ces paroles "Bien que je ne sois pas habile à parler," ajoute: "Ou parce que je n’orne pas mon discours, ou parce que j’éprouve de la difficulté à parler;" quand aux faux apôtres, ils mettaient tous leurs soins, à parer leurs discours. Il ajoute encore au même endroit, qu’ils préparaient avec soin leurs discours, et que ces soins, qu’ils leur donnaient, faisaient que les Corinthiens les préféraient à l’Apôtre.

A leur quatrième objection, on répond: lorsqu’il arrive qu’une chose passe toute entière dans une autre, on ne dit pas alors qu’il y ait mélange; il y a mélange quand de la réunion de deux choses il en résulte une troisième par conversion. C’est pourquoi lorsqu’on ajoute quelque chose de la sagesse séculière à l’Ecriture sainte, ce qu’on ajoute appartient à la vérité de la foi, le vin de l’Ecriture n’est pas mêlé, il demeure pur. Il est mêlé quand on ajoute quelque chose qui corrompt la vérité de la sainte Ecriture, ce qui fait que le commentaire ajoute au même endroit: "Celui qui doit reprendre ses auditeurs au moyen des préceptes de l'Ecriture et qui les atténue au gré de sa volonté corrompt le vin, en y mêlant sa propre manière de voir."

Ces paroles servent de réponse à leur cinquième objection.

A leur sixième objection, on répond: le commentaire parle ici de cette sagesse du siècle qui est l’ennemi de Dieu, et cela a lieu quand on place la sagesse du siècle en première ligne. Il suit alors de cette manière d’agir que celui qui le fait veut régler la foi d’après les enseignements de la sagesse du siècle, et de là découlent les hérésies contraires à Jésus-Christ.

Le commentaire qui suit sur le livre des Proverbes parle dans le même sens, et fournit une réponse à leur septième objection.

On répond à leur huitième objection, que loin d’empêcher les bons de faire ce qu’ils font bien, et que par le fait même qu’il en est qui le font sans être méprisés, on ne doit, au contraire, en éloigner que ceux qui s’avilissent en le faisant. Ainsi donc, il ne faut pas défendre aux religieux les oeuvres de la perfection par la raison qu’il est certains prélats qui suivent les inclinations de la chair et qui se rendent méprisables en les faisant. On ne doit pas blâmer non plus la prédication de certains religieux, parce qu’elle n’est pas suivie, bien que celle de certains prélats, quoique plus suivie, soit néanmoins méprisée.

 

Objection 6: Comment ils pervertissent le jugement sur les choses en diffamant les religieux.

 

Premier reproche: Les religieux se recommandent ou se font recommander par lettres.

 

Nous allons voir maintenant comment ils jugent mal des choses, blâmant d’une manière absolue celles qui peuvent et se bien et se mal faire.

Ils blâment les religieux, soit de ce qu’ils se recommandent, soit de ce qu’ils recommandent leur religion, et de ce qu’ils se font recommander par les lettres d’autrui;

parce que au lieu de supporter les propos de leurs adversaires ils leur résistent;

de ce qu’ils ont recours à la justice;

de ce qu’ils font punir ceux qui les persécutent;

de ce qu’ils cherchent à plaire aux hommes;

de ce qu’ils se réjouissent des choses merveilleuses que Dieu opère par leur intermédiaire;

de ce qu’ils fréquentent les cours des rois et des princes.

 

Ils s’efforcent de prouver qu’il ne leur est pas permis de se recommander eux-mêmes.

 

Objections:

Ils citent à leur appui le commentaire des paroles suivantes, Rom ult.: "Par des discours flatteurs et des bénédictions." Ce commentaire ajoute: "Les faux apôtres recommandaient ce qu’ils donnaient par des expressions choisies, dont ils se servaient pour tromper les simples;" par conséquent comme les religieux recommandent leur ordre et qu’ils y attirent par ce moyen certaines personnes, il s’ensuit qu’ils sont de faux apôtres, qu’ils ressemblent aux pharisiens, desquels il est dit, Matthieu XXIII: "Malheur à vous scribes et pharisiens hypocrites, qui parcourez la mer et la terre pour faire un prosélyte."

Il est écrit, II Corinthiens III: "Nous commençons de nouveau à nous recommander nous-mêmes;" le commentaire ajoute, "comme il y avait quelqu’un qui nous l’impose." A Dieu ne plaise que nous le fassions. Ils concluent de là, comme précédemment.

Il est écrit plus bas: "Est-ce que nous aurons besoin, de lettres de recommandation pour vous, ou de vous comme certains autres;" le commentaire ajoute: "C’est-à-dire les faux apôtres, qu’aucune vertu ne recommandait? Nous n’en avons aucun besoin." Ceci prouve que ceux qui se procurent des lettres de recommandation sont de faux apôtres.

Il est dit, II Corinthiens IV: "Nous nous recommandons nous mêmes en publiant la vérité." Le commentaire ajoute: "Sans nous mettre en parallèle avec nos adversaires." Donc les religieux qui par leurs recommandations préfèrent leur religion est celle des autres, ne sont pas de vrais apôtres.

Il est écrit, II Corinthiens IV: "Nous ne nous prêchons pas nous- mêmes, mais c’est Jésus-Christ que nous prêchons." Or ceux qui se recommandent se prêchent eux-mêmes. Donc ceux qui se recommandent eux-mêmes n’imitent pas les vrais Apôtres.

On lit, II Corinthiens X: "Nous n’osons ni nous mêler, ni nous comparer à certains hommes qui se recommandent eux-mêmes." Le commentaire ajoute: "C’est-à-dire aux faux apôtres." Donc ils sont de faux apôtres ceux qui se recommandent de la sorte.

On lit encore, II Corinthiens X: "Ce n’est pas celui qui se recommande lui-même qui est approuvé, mais bien celui que Dieu recommande." Donc Dieu n’approuve pas ceux qui se recommandent eux-mêmes.

Il est écrit, Prov. XXVII: "Laissez la bouche d’autrui vous louer, et ne vous louez pas vous-même." Il est encore écrit au livre des Proverbes, XXVIII: "Celui qui se vante et s’exalte, excite les querelles." Ces paroles prouvent combien est répréhensible celui qui se recommande lui-même.

Il est dit dans saint Jean, VIII: "Si je me glorifie moi-même, ma gloire devient inutile." Donc à plus forte raison est-elle nulle la gloire de ceux qui se recommandent eux-mêmes. Ils cherchent à prouver par les raisons qui précèdent qu’il n’est permis à personne de se recommander soi-même, non plus que son état. Mais que dans certaines circonstances les saints se soient recommandés eux-mêmes, c’est ce que prouvent d’une manière évidente l’ancien et le nouveau Testament.

 

Réponse:

Il est écrit dans Néhémie, V, qu’il a dit pour se recommander lui-même: "Je n’ai pas demandé ma nourriture pendant que j’étais à la tête du peuple, car ce même peuple était exténué. Souvenez-vous de moi, Seigneur, pour tout le bien que j’ai fait."

On lit dans le livre de Job, XXXI: "J’ai fait alliance avec mes yeux pour ne pas même penser à une vierge;" et XX: "J’ai revêtu la justice et je m’en suis paré comme d’un vêtement." Il dit dans Fun et l’autre chapitre une foule de choses qui le recommandent évidemment.

L’Apôtre dit, Romains XV: "Je n’ose pas parler des choses que Jésus-Christ a faites par moi;" et plus bas: "J’ai fait connaître l’Evangile dans un rayon qui s’entend de Jérusalem jusqu’à l’Illyrie."

Il est écrit, I Corinthiens XV: "J’ai travaillé plus que tous ceux-ci;" et dans II Corinthiens II: "Mais puisqu’il y en a qui sont si hardis, je veux bien faire une imprudence en me rendant aussi hardi qu’eux." Il dit encore une foule d’autres choses pour se recommander.

Il est écrit, Galates 1: "Je n’ai acquiescé ni à la chair ni au sang." Il dit encore dans ce même chapitre et dans le suivant beau coup d’autres choses, qui ont pour but de le recommander lui-même. Qu’il ait aussi recommandé son état, c’est ce que prouvent d’une manière claire les paroles suivantes, II Corinthiens III: "Et c’est lui qui nous a rendus capables d’être les ministres de la nouvelle alliance, non pas de la lettre, mais de l’esprit." Il ajoute encore ici une foule de choses qui recommandent la dignité apostolique. Il est donc prouvé par là, que les religieux peuvent recommander leur religion, et par conséquent amener les autres à en faire partie.

L’Apôtre, I Corinthiens VII, recommandant la virginité, et exhortant à embrasser un état qu’il avait embrassé lui-même, s’exprime comme il suit: "Mon désir est que tous les hommes soient comme moi." Donc les religieux qui sont dans un état de perfection peuvent recommander leur religion. Par conséquent, comme parfois il est louable de se recommander, d’autres fois aussi c’est une chose défendue. Saint Grégoire, dans sa neuvième homélie de la première partie de son explication d’Ezéchiel, fait connaître quand c’est une chose permise, et il s’exprime comme il suit: "Les justes et les parfaits prêchent quelquefois leurs propres vertus, ils disent les biens qu’ils ont reçus de Dieu, non pas pour se rendre recommandables parmi les hommes en se faisant connaître mais bien pour conduire à la vie, par leur exemple, ceux à qui ils prêchent." Saint Paul raconte aux Corinthiens, qu’il a été transporté dans le paradis, dans la vue de détourner leur attention des faux prédicateurs. Il ajoute plus bas: "Que lorsque ceux qui sont parfaits, agissent de la sorte, c’est-à-dire lorsqu’ils disent leurs vertus, ils imitent en cela le Dieu tout-puissant, qui raconte aux hommes ses propres louanges, afin qu’ils le connaissent." Mais pour que personne n’ait la présomption de se louer à tout propos, il ajoute peu après, quelles sont les causes pour les quelles il est permis de se louer. Il dit à cette occasion: "Il nous importe de savoir par rapport à ceux-ci, c’est-à-dire par rapport aux justes, qu’ils ne font jamais connaître leur bien à eux, à moins que, comme je l’ai dit, le bien du prochain l’exige, ou qu’ils y soient contraints par la nécessité." C’est pourquoi saint Paul, quand il énumère ses vertus aux Corinthiens, ajoute: "Je suis devenu insensé, vous m’y avez forcé." il arrive aussi parfois que la nécessité leur en fait un devoir, et que le bien qu’ils disent d’eux-mêmes ne profite qu’à eux seuls; c’est dans ce sens que parle le bienheureux Job, lors qu’il s’exprime comme il suit: "J’ai servi d’oeil à l’aveugle, etc."

Mais, comme au milieu des douleurs qui provenaient des plaies qui couvraient son corps, ses amis l’accusaient d’avoir été impie, dur en vers le prochain et l’oppresseur des pauvres; en but aux châtiments de Dieu et aux reproches des hommes, le saint homme voit son esprit gravement ébranlé, et poussé violemment vers l’abîme du désespoir: exposé à y tomber d’un moment à l’autre, il rappelle, pour éviter cette chute, le souvenir du bien qu’il a fait. Si donc il raconte les biens qu’il a faits, il ne désire pas les faire connaître aux autres, pour qu’ils l’en louent, il ne le fait que pour fortifier son esprit par l’espérance.

Tout ce qui précède prouve que, pour plusieurs raisons, les justes peuvent se recommander eux-mêmes, non pas pour se glorifier auprès des hommes, mais bien dans l’intérêt de leur âme ou de celles des autres; il est surtout permis à l’homme parfait de recommander son état, afin d’exciter les autres à embrasser la perfection, de même qu’il est permis à un chrétien de recommander la religion chrétienne aux infidèles, pour les convertir à la Loi, et plus leur sainteté est grande, plus aussi ils sont animés du zèle de convertir les autres à l’état de perfection. C’est ce fait dire à saint Paul, Act, XXVI: "Plut à Dieu que non seulement il ne s’en fallût guère, mais qu’il ne s’en fallût pas du tout, que vous fussiez vous et les autres tels que je suis."

 

Solution des objections:

Quant à ce qui se lit, Rom ult.: "Que faux apôtres recommandaient ce qu’ils enseignaient;" le commentaire établit que leur enseignement consistait à contraindre les gentils à judaïser; et ils se servaient de discours brillants pour recommander cet enseigne ment, et cela, afin de pervertir les ignorants. Il ne donne donc pas le nom d’enseignement ou tradition à un état quelconque de religion, mais il appelle ainsi une doctrine fausse et hérétique.

Pour ce qui est des paroles de saint Matthieu XXIII, les pharisiens n’y sont pas blâmés pour les soins qu’ils prenaient de faire des prosélytes; on les blâme seulement de ce qu’après les avoir convertis, ils leur insinuaient de fausses doctrines, ou encore de ce que leurs prosélytes à la vue de leurs vices retournaient au paganisme, ce qui les rendait passibles d’un plus grand, châtiment, ainsi que le prouve le commentaire des mêmes paroles. Quant à ce qui est encore écrit, II Corinthiens III, on répond que les Apôtres ne se recommandaient pas eux-mêmes, en cherchant leur propre gloire, mais qu’ils le faisaient pour les causes que nous indique saint Grégoire.

On répond à leur troisième objection: l’Apôtre ne nie pas qu’il faille se servir de lettres de recommandation; il établit seulement que pour lui il n’en avait pas besoin, comme les faux apôtres que aucune vertu ne recommandait, ainsi que le dit le commentaire. Quant aux saints, eux, ils ont parfois besoin de lettres de recommandation, non pas pour eux, mais à cause de ceux qui ne connaisse ni leur puissance ni leur autorité, et c’est ainsi que saint Paul recommande Timothée, I Cor ult.: "Si Timothée vient parmi vous. Veillez à ce qu’il n’ait rien à craindre. Il fait en effet l’oeuvre de Dieu, etc." Le même Apôtre dit, Philippiens II: "J’espère que p Notre Seigneur Jésus-Christ, je pourrait bientôt vous envoyer Timothée, etc." et un peu plus loin: "Je n’ai personne de plus cher." Il dit, Col ult.: "Marc, parent de Barnabé, de qui vous avez reçu les commandements, etc.;" et dans celle aux Romains, ult: "vous recommande notre soeur Phoebée, etc." De là s’est établi la coutume, que ceux qui sont envoyés reçoivent de ceux qui les et’- voient des lettres de recommandation qui rendent témoignage de leur conduite.

A leur quatrième objection on répond; comme les saints ne se recommandent pas eux-mêmes, dans l’intérêt de leur propre gloire, mais dans l’intérêt des autres; c’est pour la même raison que parfois ils se préfèrent aux autres. Ainsi, quelquefois les saints se préfèrent a méchants, afin que le peuple évite ceux-ci et imite ceux-là, ainsi que je dit l’Apôtre, II Corinthiens II: "Sont-ils ministres de Jésus-Christ; quand je devrais passer pour imprudent, je le suis plus qu’eux." Ils se préfèrent parfois aux bons, pour conserver leur autorité parmi les hommes; car s’ils en étaient méprisés, ils ne pourraient faire aucun bien parmi eux, ce qui fait que l’Apôtre se préfère sous certains rapports, même aux vrais Apôtres. Il dit dans I Corinthiens XV: "La grâce n’a pas été vaine en moi, mais j’ai travaillé plus que tous les autres." Or, ils sont bien moins répréhensibles, ceux qui préfèrent leur état à celui des autres, qui est moins parfait que le leur; car une semblable préférence sent moins la gloire privée; et c’est de cette m fière que l’Apôtre, II Corinthiens III, a montré une préférence masquée pour les ministres du nouveau Testament sur ceux de l’ancien. C’est aussi pour cette raison que, I Timothée V, il préfère l’état des docteurs, qui était le sien, aux autres états de l’Eglise, lorsqu’il dit: "Les prêtres qui président dignement, méritent un double honneur, surtout ceux qui prêchent et qui enseignent." On peut encore dire que ce commentaire est pris dans un sens faux. L’Apôtre ne parle pas en effet ici, de la recommandation verbale, mais bien de celle qui résulte des actions, et qui les rendaient recommandables dans la conscience des hommes; c’est ce que prouve le texte même. Il est constant que les actions auxquelles ils se livraient, faisaient qu’aux yeux des hommes ils valaient mieux que les faux apôtres, puisque ces oeuvres valaient mieux que les leurs. Il résulte de là qu’il faut entendre les paroles qui suivent: "Sans nous comparer à nos adversaires," dans ce sens: "Beaucoup plus que nos adversaires;" ce qui fait que le commentaire cité prouve tout le contraire de ce qu’on veut lui faire prouver.

Quant à leur cinquième objection, le commentaire y répond lui-même d’une manière claire: "Nous ne nous prêchons pas nous-mêmes; c’est-à-dire, notre prédication n’a pas pour but notre gloire, nos intérêts, mais bien la gloire de Jésus-Christ." Bien que les saints parfois se recommandent, ce n’est pas leur gloire qu’ils cherchent; ils ne cherchent que celle de Dieu, en faisant avancer les autres dans les voies de la perfection.

6°, 7° Le commentaire fournit à leur sixième objection une réponse péremptoire. Il s’exprime comme il suit: "Nous ne nous confondons pas avec certains Apôtres;" c’est-à-dire avec les faux apôtres, qui n’étant pas envoyés de Dieu se recommandent eux-mêmes par quelques actes; mais Dieu ne les recommande pas. On ne peut donc conclure de là qu’une chose, c’est que ceux que Dieu envoie par les évêques de l’Eglise, peuvent se recommander eux-mêmes, puisque Dieu les recommande en leur accordant les dons de grâces, peur les causes néanmoins énumérées plus haut. On peut répondre de la même manière à leur septième objection

8°, 9° A leurs huitième et neuvième objections, je répond; les preuves rapportées parlent de la louange dont quelqu’un se sert pour se recommander lui-même, cherchant sa propre gloire.

10° On trouve aussi la réponse à leur dixième objection, dans le commentaire interlinéaire qui s’exprime en ces termes "Si je me glorifie moi-même seul." D’où il résulte, que si ceux que Dieu glorifie pas se glorifient eux-mêmes, leur gloire n’a aucun prix, mais il n’en est pas de même de ceux que Dieu glorifie par les don des grâces qu’il leur accorde.

 

Second reproche: Les religieux résistent à leurs détracteurs.

 

Voyons maintenant, en second lieu, quelles sont les preuves sur lesquelles ils s’appuient pour prouver que les religieux ne doivent pas résister à leurs détracteurs.

 

Objections:

Ils citent à leur appui le commentaire des paroles Suivantes: I Corinthiens XII: "Nul ne peut confesser que Jésus est le Seigneur." Ce commentaire s’exprime comme il suit: "Les chrétiens doivent s’humilier pour supporter la contradiction et ne pas chercher la consolation dans la flatterie." Donc les religieux qui ne supportent pas la contradiction, prouvent qu’ils ne sont pas de vrais chrétiens.

Ils citent les paroles suivantes, II Corinthiens II: "Les marques de mon apostolat ont paru parmi vous dans toute sorte de patience, etc.;" le commentaire ajoute: "il rappelle d’abord la patience, vu qu’elle a pour objet les moeurs." Donc ceux qui, par la prédication, remplissent la fonction d’Apôtres, doivent surtout pratiquer la patience, ainsi que l’enseignent les paroles suivantes du Psaume XC: "Ils souffriront avec patience et ils prêcheront." Donc ils doivent supporter avec patience leurs détracteurs et ne pas leur résister.

Il est écrit, Galates IV: "Suis-je devenu votre ennemi en vous disant la vérité?" Le commentaire ajoute: "L’homme charnel ne veut pas qu’on le reprenne de sou erreur." Donc ceux qui ne veulent pas qu’on les reprenne sont des hommes charnels. En outre, le commentaire des paroles suivantes, Philippiens III: "Voyez les chiens, etc.;" ajoute: "C’est-à-dire reconnaissez que ceux-ci sont des chiens, non par la raison, mais par l’habitude qu’il ont d’aboyer contre la vérité." Il ajoute encore plus bas: "comme les chiens se conforment plutôt à l’habitude qu’à la raison; de même les faux apôtres crient sans motifs contre la vérité, et la déchirent." Ils sont par conséquent de faux apôtres, ceux qui déchirent à belles dents ceux qui les reprennent de leurs vices.

Saint Grégoire dit dans son Pastoral: "Celui qui s’applique à faire le mal et qui veut que les autres gardent le silence sur ses actions, est témoin à lui-même, qu’il désire qu’on l’aime plus que la vérité, puis qu’il ne veut pas qu’on la défende contre lui." Mais la vérité, c’est Dieu, comme dit saint Jean XIV. Donc ceux qui ne souffrent pas qu’on les contredise, prouvent qu’ils s’aiment plus que Dieu; ce qui fait qu’ils sont dans un état de damnation.

On peut encore citer avec plus d’avantage, en faveur de cette assertion, les paroles suivantes du livre des Proverbes, IX: "Ne contredites pas le railleur, de peur qu’il vous haïsse, contredites le Sage et il vous aimera."

Il est écrit dans l’Ecclésiastique, XXI: "Celui qui n’aime pas la contradiction indique qu’il est un pécheur."

On lit dans l’Epître aux Romains, XII: "Bénissez ceux qui vous persécutent, bénissez et ne maudissez pas."

Il est dit dans saint Luc VI: "Bénissez ceux qui vous persécutent, et priez pour ceux qui vous calomnient."

L'Apôtre dit, I Corinthiens IV: "On nous maudit et nous bénis sons, on nous blasphème et nous prions." Toutes ces paroles prouvent que les hommes parfaits et surtout ceux qui sont chargés de prêcher, ne doivent pas résister à ceux qui les maudissent.

 

Réponse:

Qu’il soit quelquefois permis aux hommes apostoliques de résister à ceux qui les maudissent, c’est ce que prouvent les paroles sui vantes, Romains III: "Et pourquoi ne ferons-nous pas le mal pour qu’il en arrive du bien? (Selon que quelques-uns, pour nous noircir, nous accusent de dire,) ces personnes seront justement condamnées." Le commentaire ajoute: "Il est certains hommes pervers, qui ne comprennent pas et qui sont enclins à blâmer; ils nous attaquent de la sorte, et ils sont justement condamnés, il ne faut par conséquent pas les croire." Donc l’Apôtre résiste ouvertement en ce point à ses détracteurs.

Il est écrit dans l’Epître canonique de saint Jean, III: "Si je viens jamais chez vous, je lui ferai bien connaître le mal qu’il commet, en semant contre nous des paroles méchantes." Le commentaire ajoute: "Comme nous ne devons pas exciter les langues des détracteurs par notre faute, dé peur je les faire périr, nous devons pareillement les supporter avec résignation, lorsque c’est leur méchanceté qui les excite; ce sera là pour nous une source de mérites: quelque fois pourtant nous devons y mettre un frein, dans la crainte que pendant qu’ils sèment de toutes parts le mal contre nous, ils ne corrompent le coeur de ceux qui pouvaient en apprendre du bien."

On lit, II Corinthiens X: "Les lettres de Paul, disent-ils, sont graves et fortes, mais lorsqu’il est présent, il paraît bas en sa personne et méprisable en son discours? Que celui qui est dans ce sentiment, considère qu’étant présent, nous nous conduisons dans nos actions de la même manière que quand nous sommes absents." Ces paroles prouvent aussi que l’Apôtre a résisté à ceux qui le calomniaient.

Saint Grégoire, dans la neuvième homélie de la première partie da son explication d’Ezékiel, s’exprime comme il suit: "Ceux qui doivent nous servir de modèle, sont tenus, s’ils le peuvent, de réprimer les discours de leurs détracteurs, dans la crainte que ceux qui peuvent entendre leur prédication ne l’entendent pas, et que persévérant dans des moeurs dépravées ils ne méprisent la vie honnête." Or les hommes par ceux dont la vie doit servir de modèle. Donc ils doivent, lorsqu’ils le peuvent, mettre un frein à la langue de leurs détracteurs.

Saint Augustin tilt dans le second livre de son Traité de la Trinité: "La charité qui est la plus belle et la plus modeste des vertus, reçoit avec plaisir le baiser de la colombe; l’humilité qui est à la fois et très chaste et très prévoyante, évite la dent des chiens; la vérité qui est inébranlable, la repousse elle aussi." Ce passage prouve que quelquefois il faut éviter les dents des détracteurs, lesquelles sont semblables à celles des chiens, quelquefois il faut les réprimer.

L’exemple d’un grand nombre de saints prouve encore la même chose; tels sont saint Grégoire de Nazianze, saint Jérôme, saint Bernard, et plusieurs autres qui ont écrit des apologies et des lettres pour se disculper des choses qu’on leur imputait. On doit donc distinguer parmi ceux qui blâment, parce que, ou ils le font avec mesure et dans l’intention de corriger, et dans ce cas il faut non seulement les supporter, mais il faut même les aimer; ou ils le font pour diffamer les autres, leur imputant des faussetés aux yeux d’autrui, et alors il faut même parfois les supporter avec patience, à savoir, lorsque cette détraction n’est pas très nuisible à autrui et qu’elle ne scandalise pas ceux qui l’entendent; mais on doit parfois, si on le peut, les repousser non pas dans l’intérêt de sa propre gloire, mais dans l’intérêt du bien commun. Si toutefois on ne peut pas les réprimer, il faut dans ce cas les supporter avec patience. Saint Grégoire dit encore dans même homélie: "Comme les justes racontent quelquefois sans arrogance les bonnes oeuvres qu’ils font, il arrive aussi d’autres fois qu'ils s’élèvent contre le langage de leurs détracteurs, sans se laisser entraîner par l’amour de leur propre gloire; ils le font quand ils disent des choses nuisibles. Mais quand il ne leur est pas possible de châtier leurs détracteurs dans leur langage, ils doivent tout supporter avec résignation et ne pas redouter leurs discours, de peur que la crainte du blâme leur fasse abandonner la voie des bonnes oeuvres."

 

Solution des objections:

On répond à leur première objection: les vrais chrétiens souffrent les réprimandes de ceux qui se proposent de les corriger; quant à ceux qui ne le font que dans un but subversif, ils leur résistent, surtout quand ils ne blasphèment pas seulement les personnes, mais même la vérité.

A leur seconde objection, la patience est toujours le partage des hommes apostoliques, on répond: si parfois ils résistent à leurs dé tracteurs, ce n’est pas par impatience; mais c’est, comme nous l’avons dit, le zèle de la vérité qui les fait agir de la sorte.

A leur troisième objection on répond: ceux qui considèrent comme mauvais ceux qui corrigent par charité, montrent qu’ils out charnels; mais il n’en est pas de même de ceux qui résistent aux dé tracteurs de la vérité.

On répond à leur quatrième objection: le commentaire cité parle de ceux qui se récrient sans raison contre la vérité et qui déchirer ceux qui la prêchent. Quant à ceux qui supporteraient les prédicateurs de l’erreur sous prétexte d’être patients, ils seraient comparables à ces chiens dont parle Isaïe, LVI: "Chiens muets qui n’ont pas la force d’aboyer."

On répond à leur cinquième objection: comme il est prouvé que celui qui ne veut pas que l’on défende la venté contre lui, s’aime plus que la vérité; de même, il est évident que celui qui, pour avoir la paix, ne résiste pas aux adversaires de la vérité, s’aime lui-même aussi plus que la vérité. Les saints ne résistent à leurs détracteurs que par amour pour la vérité.

La réponse à faire aux objections suivantes est claire; les preuves apportées ensuite établissent en effet qu’il faut aimer ceux qui corrigent justement, et qu’il nous est défendu de poursuivre de notre haine nos détracteurs, non plus que de nous impatienter contre eux. Nous devons au contraire les aimer davantage, prier pour eux; c’est ce que pratiquent les saints à l’égard des détracteurs auxquels ils résistent.

 

Troisième reproche: Les religieux plaident devant les tribunaux.

 

Nous allons voir maintenant en troisième lieu, quelles sont les raisons sur lesquelles ils s’appuient pour prouver que les religieux ne doivent pas plaider devant les tribunaux, ni charger qui que ce soit de les défendre les armes à la main.

 

 

Objections:

Ils citent à leur appui les paroles suivantes, I Corinthiens VI: "C’est déjà un péché parmi vous, de ce que vous avez des procès les uns contre les autres; pourquoi ne souffrez-vous pas plutôt des injustices? Pourquoi no souffrez-vous pas plutôt qu’on vous trompe ?" Le commentaire ajoute " Il est permis à ceux qui sont parfaits de réclamer modestement ce qui leur appartient, c’est-à-dire de le réclamer sans plaider, sans avoir recours aux tribunaux, sans discussion; mais il ne leur convient nullement de plaider devant les juges." Donc il n’est pas permis aux religieux de plaider avec qui que ce soit, vu qu’ils sont dans un état de perfection.

Il est écrit dans saint Matthieu V: "A celui qui veut plaider avec vous, et vous enlever votre tunique, abandonnez-la lui ainsi que votre manteau." Ce passage, comme le dit le commentaire, "renferme trois préceptes, qui font connaître la perfection de la justice." Donc, comme les religieux font profession d’une vie parfaite, il ne leur est permis de plaider avec personne, ils doivent plutôt renoncer à ce qui leur appartient.

Il est écrit dans saint Luc VI: "Ne vous opposez pas à celui qui vous enlève vos vêtements, serait-ce même votre tunique;" et un peu plus bas: "Ne réclamez pas à celui qui vous enlève votre bien." Le commentaire ajoute: "Ce qu’il dit ici pour la tunique doit aussi se faire pour tout le reste." Par conséquent, il suit de là que les religieux qui sont spécialement obligés d’observer ces préceptes, ne doivent pas s’opposer à ceux qui leur enlèvent leurs biens; ils ne doivent pas même les leur réclamer lorsqu’ils s’en sont emparés.

On lit dans saint Matthieu X: "Le Seigneur donne à ses Apôtres le commandement qui suit: "Quiconque ne vous recevra pas, ou n’écoutera pas vos instructions, quittez la maison, ou la ville où vous vous trouverez, secouez la poussière de vos pieds." On trouve le même précepte dans saint Luc IX. Ces paroles prouvent que les Apôtres, les hommes apostoliques et ceux qui sont parfaits, ne doivent pas plaider quand on ne les recevrait pas dans une ville, une bourgade, ou une société quelconque.

Il est écrit, I Corinthiens II: "Si quelqu’un montre un esprit processif, pour nous, nous ne sommes pas habitués à agir de la sorte." Donc ceux qui aiment à plaider s’écartent de la perfection dont les Apôtres ont donné l’exemple.

On lit, I Corinthiens XIII: "La charité ne cherche pas ce qui lui appartient," et le commentaire ajoute: "Ce qui a été enlevé." Donc ils n’ont pas la charité ceux qui réclament en justice ce qui leur appartient.

Saint Grégoire dit dans le treizième livre de Morale: "Lorsque la paix qui nuit au prochain est extirpée du coeur par un intérêt matériel, il est évident que l’on aime plus cet objet matériel que le prochain." Mais ceci est opposé à la fin de la charité; par conséquent celui qui en réclamant son bien entretient la zizanie parmi ses frères, s’oppose par ses actes à la charité.

D’après la règle de saint Jérôme tout ce qu’on peut faire ou ne pas faire en conservant la triple vérité, doit s’omettre pour éviter le scandale. Or quelqu’un peut renoncer à son bien qu’il réclame en justice, tout en conservant la triple vérité. Donc la conduite de celui qui en réclamant son bien en justice scandalise ou désunit le prochain, est opposée à la charité.

La nourriture est des biens temporels celui qui est le plus nécessaire à la vie; or on renonce à la nourriture pour ne pas scandaliser le prochain. On lit, I Corinthiens VIII: "Si la nourriture scandalise mon frère, je ne mangerai jamais de viande." Donc il vaut mieux, à plus forte raison, pour quelqu’un de renoncer à tous ses biens temporels, plutôt que de scandaliser ses frères, ou de jeter le trouble parmi eux.

 

Réponse:

Qu’il soit permis aux saints d’avoir recours à la justice pour se protéger, c’est ce qui résulte des paroles du livre des Actes XXV. On y lit "que Paul en appela à César, pour ne pas être livré aux Juifs." Mais l’appel est l’objet de la justice. Donc il est permis aux hommes parfaits de se mettre sous l’égide de la justice pour se défendre.

Qu’il leur soit permis de charger quelqu’un de les défendre les armes à la main, c’est ce que prouve encore l’exemple du même Apôtre, duquel il est écrit au livre des Actes, XXIII: "Il eut recours pour se faire conduire à la garde de soldats armés, pour qu’ils le protégeassent contre ceux qui lui tendaient des piéges."

Qu’il soit permis aux hommes parfaits de défendre la liberté de leur état, surtout devant les tribunaux ecclésiastiques, c’est encore ce que prouve ce qui se lit au livre des Actes, XV: "Paul et Barnabé allèrent à Jérusalem, et en appelèrent au tribunal des Apôtres, contre ceux qui voulaient soumettre aux prescriptions de la loi ceux d’entre les païens qui étaient convertis à la foi;" l’Apôtre dit encore sur ce point, Galates II: "A cause des faux frères qui s’étaient introduits et qui s’étaient secrètement glissés parmi nous, pour observer la liberté que nous avons en Jésus-Christ, et nous réduire en servitude, ne nous porte pas à leur céder même pour un moment." Donc, lorsque quel qu’un veut réduire en servitude les religieux ou les hommes parfaits, ils peuvent recourir pour se défendre aux tribunaux ecclésiastiques.

Saint Grégoire enseigne clairement dans son trente-unième livre de Morale, qu’il leur est quelquefois permis de défendre leurs biens temporels au moyen de la justice. Il s’exprime comme il suit sur les paroles de Job, XXIX: "Il a travaillé en vain:" "Lorsque le voyage nous oblige de nous occuper des biens temporels, il en est quelques-uns qui, lorsqu’ils nous les enlèvent, doivent être seulement supportés, d’autres au contraire qu’il faut, tout en gardant la charité, repousser; nous ne devons pas seulement veiller à ce qu’ils ne nous enlèvent pas ce qui nous appartient, mais nous sommes encore tenus de prendre garde à ce qu’ils ne se perdent pas eux-mêmes en prenant ce qui ne leur appartient pas." Nous devons avoir plus de crainte pour les ravisseurs eux-mêmes, que nous ne devons mettre de soins à défendre les biens irraisonnables qui nous appartiennent.

Saint Grégoire, expliquant les paroles suivantes de Job: "Il s’avance contre ceux qui sont armés," dit: "Le plus souvent on nous laisse en repos, on ne nous tourmente pas, si nous ne nous opposons pas aux méchants pour la justice; mais si notre esprit est en flammé du désir de la vie éternelle, s’il contemple intérieurement la lumière véritable, s’il allume en lui la flamme d’une sainte ferveur autant que la circonstance le permet, que la cause l’exige, nous devons nous interposer nous-mêmes pour défendre la justice, et nous opposer aux méchants lorsqu’ils se laissent aller à l’injustice, même quand ceux qu’ils attaquent ne nous le demanderaient pas. Lorsqu’ils blessent en effet dans les autres la justice que nous aimons, leurs traits nous atteignent nous-mêmes, quoiqu’ils semblent pleins de respect pour nous." Ces paroles prouvent que les hommes parfaits, quand même on ne les y engagerait pas, doivent prendre sur eux de repousser les injures qui sont adressées aux autres.

Il est du devoir de la charité, que celui qui le peut, délivre ceux qui sont opprimés; c’est ce que nous apprennent les paroles suivantes de Job: "Je rompais la mâchoire du méchant, j’arrachais sa proie de dessous ses dents;" celles du livre des Proverbes, XXIV: "Délivrez ceux que l’on conduit à la mort;" celles du Psaume: "Délivrez le pauvre, arrachez-le à la main du pécheur." Mais on est plus strictement tenu de remplir les devoirs de la charité envers ceux avec qui on est plus intimement uni; or les membres d’une religion sont plus intimement unis à un de leurs frères. Donc ils doivent en charité résister à ceux qui cherchent à opprimer leurs frères en religion. Ainsi donc, tout ce qui vient d’être dit prouve que non seulement il est permis aux religieux de s’opposer, mais qu’ils sont même parfois dignes de louange en s’opposant aux violences et aux supercheries des méchants.

Il importe donc de savoir que les adversaires des religieux combattent parfois leur religion elle-même, ou l’état religieux dans ce qui appartient à la spiritualité; d’autres fois c’est la partie temporelle qu’ils attaquent; si c’est la partie spirituelle qu’ils attaquent, les religieux sont obligés de leur résister de toutes leurs forces, surtout s’ils combattent ce qui est utile non seulement à eux, mais encore aux autres, parce qu’ils n’embrassent l’état religieux que pour se livrer aux oeuvres spirituelles, et qu’en les attaquant de la sorte, on entrave leur dessein; ce qui fait que comme l’homme, pour être parfait, doit garder le des sein qu’il en a formé, il doit de même résister à ceux qui veulent l’en empêcher. Mais si, quant aux biens temporels, il y a perfection pour quelqu’un à supporter avec patience le dommage qu’il éprouve et qui tourne à son désavantage; si par hasard il le voulait, il pourrait se précautionner contre celui qui lui fait violence, en résistant à sa ma lice; c’est ce que prouvent les paroles de saint Grégoire, citées plus haut. Quant au dommage commun même temporel, il n’y aurait pas perfection à le supporter, quand on peut s’y opposer; il y aurait plutôt négligence, pusillanimité, puisqu’on est obligé en charité, quand on le peut, de parer aux malheurs du prochain, ainsi que nous l’apprennent les paroles suivantes, Prov, XXIV: "Délivrez ceux que l’on conduit à la mort, etc."

 

Solution des objections:

A leur première objection on répond les paroles de l’Apôtre sur lesquelles ils interdisent certaines choses à tous les hommes; il en est d’autres qu’elles n’interdisent qu’à ceux qui sont parfaits. Il est défendu à tout le monde de réclamer son bien en ayant recours aux contestations, à la fraude, ou devant des juges infidèles, en intentant un procès; c’est ce que prouve le commentaire du même passage. Mais il est défendu à ceux qui sont parfaits d’intenter un procès devant les juges pour réclamer le bien qui leur appartient. On doit entendre ceci, comme le dit Gratien, Const. XIV, Quest, I, réclamation de son propre bien et non de la réclamation des biens communs, qu’il leur est permis de revendiquer, comme ils peuvent les posséder; ceux qui exercent des réclamations de ce genre devant les tribunaux ne revendiquent pas leurs propres biens, ils revendiquent seulement les biens de l’Eglise dont ils sont les mandataires; ce n’est pas pour eux qu’ils comparaissent en justice, mais bien pour ceux dont ils sont chargés de gérer les affaires. Il importe toutefois de savoir que cette Glose n’est pas authentique, elle n’est que doctorale; ce qui le prouve, c’est que ce n’est qu’une conclusion tirée des paroles de saint Augustin. C’est pour cette raison qu’il est dit un peu plus haut: "Mais afin que les paroles de saint Augustin citées précédemment, etc.;" quoiqu’il soit dit dans ces paroles de saint Augustin, que ce n’est que par grâce qu’il est accordé aux faibles de plaider, il n’est pas dit pour cela que ce ne soit pas une chose permise aux hommes parfaits; le docteur n’ajoute pas même après que cela ne leur est pas permis, mais seulement qu’il ne convient pas qu’ils le fassent. Si en effet il était défendu à ceux qui sont dans un état de perfection de traduire quelqu’un devant les tribunaux, les évêques n’en auraient pas le pouvoir non plus, puisque leur état est plus parfait que celui des religieux. S’il n’en était pas ainsi, on ne pourrait pas élever les religieux au faîte de la prélature. Si quelqu’un embrasse un état de perfection, ce qui lui était permis d’abord, ne lui est pas interdit par le fait, à moins qu’il ne s’y soit astreint par un voeu spécial. Il suit de là que les religieux peuvent tout aussi bien intenter un procès devant les tribunaux qu’ils le pouvaient avant d’entrer en religion; il n’y a que leur voeu de pauvreté qui s’y oppose, et encore ne s’y oppose-t-il que si le religieux plaide pour récupérer son bien propre ou en acquérir; vu que d’après le voeu de sa profession, il ne lui est pas permis de posséder des biens de ce genre. La seconde raison pour laquelle il ne le peut pas, c’est que parfois il en résulterait un scandale. On peut encore dire, et peut-être avec plus de vérité, que cette parole du commentaire ne doit pas s’entendre des hommes parfaits quant à leur état, tels que le sont les religieux, puisqu’ils n’ont aucun bien propre. S’il en était ainsi, le commentaire ne dirait pas ce qu’il dit; à savoir qu’il leur est permis de revendiquer les biens qui leur appartiennent simplement. Donc on doit entendre ce qui se lit dans le commentaire, des hommes parfaits d’après le degré de charité qu’ils possèdent, c’est-à-dire de ceux qui ont la charité parfaite dans quelque état qu’ils soient. Bien que de tels hommes ne pèchent pas en revendiquant leurs biens devant les tribunaux, parfois néanmoins ils dérogent à leur perfection, ce qui fait que le commentaire ne dit pas qu’il ne leur est pas permis, mais seulement que c’est une chose qui ne leur convient pas. Ils pourraient pourtant, dans quelques circonstances, réclamer leurs biens en justice, sans qu’il y eût aucun inconvénient.

Le premier cas, c’est quand la discussion porte sur un objet spirituel; c’est pourquoi il est écrit au livre des Actes, XXV: "une discussion s’étant élevée à l’occasion des observances légales, Paul porta cette affaire au tribunal des Apôtres." Il est écrit, Galates II: "Et à cause de quelques faux frères qui se sont glissés, etc."

Le second, c’est quand l’objet de la discussion, bien que temporel, peut porter atteinte à un bien spirituel; c’est pour cela, comme on le voit au livre des Actes, XXV: "Que Paul en appela à César pour sa délivrance, parce que son incarcération eût porté atteinte aux fruits de la prédication. Quant à lui pourtant, il désirait la mort de toutes ses forces, afin de vivre avec Jésus-Christ;" c’est ce qui se voit, I Philippiens I.

Le troisième, c’est quand l’objet de la discussion peut causer un dommage temporel à autrui et surtout aux pauvres. Il est en quelque manière coupable de rapine, celui qui laisse par sa faute le prochain éprouver un dommage, surtout pour les choses confiées à sa garde. Il n’est par conséquent pas possible d’offrir à Dieu avec cela un sacrifice ayant pour objet la perfection. Il est écrit dans l’Ecclésiastique, XXXIV: "Celui qui offre un sacrifice avec le bien des pauvres est semblable à celui qui immole le fils sous les yeux de son père."

Le quatrième, c’est quand la discussion a pour cause un objet qui ruine spirituellement celui qui retient injustement le bien temporel d’un autre. Saint Grégoire dit, à cette occasion, dans son trente unième livre de Morale, expliquant les paroles suivantes de Job, XXXIX: "Il a travaillé en vain, etc." "Il en est quelques-uns qu’il faut seulement supporter quand ils prennent les biens temporels, il en est d’autres que nous devons en empêcher en gardant la charité, guidés en ceci, non pas seulement par le soin de les empêcher de nous soustraire notre bien, mais de peur qu’ils ne se perdent eux-mêmes en prenant le bien d’autrui."

Le cinquième, c’est quand il est à craindre que l’exemple du vol qu’ils donnent ne soit cause de la ruine d’un grand nombre. Il est écrit dans l’Ecclésiaste, VIII: "Le retard que l’on met à juger les méchants, fait que les enfants des hommes commettent le crime sans crainte aucune."

2°, 3°. On répond à leur deuxième objection, que, comme le dit le commentaire au même endroit: "la perfection de la justice se manifeste dans les trois préceptes qui sont donnés dans le même passage,"

Le premier de ces préceptes est celui-là: "Si quelqu’un vous frappe sur la joue droite, présentez-lui la gauche.

Le second: "A celui qui veut plaid avec vous et vous enlever votre tunique, abandonnez-lui votre manteau."

Le troisième: "Quiconque vous aura engagé à le suivre mille pas, suivez-le deux mille." On soit que ces trois préceptes sont l’objet de la patience. Quant à ce troisième précepte, comme s’en explique le commentaire au même endroit, il ne faut pas tant l’entendre dans le sens qu’il faille aller de ses pieds avec celui qui y convie, parce que l’histoire ne nous apprend pas que Jésus-Christ l'ait fait non plus que les autres, que de la disposition d’esprit à le faire s’il le fallait. On doit pareillement, comme le dit saint Augustin dans son livre du Mensonge, entendre ce premier précepte dans ce sens, que le c de l’homme ne doit pas seulement être disposé à recevoir d’autres soufflets, mais même à supporter toutes les espèces de tourments pour la vérité, tout en aimant ceux qui les font supporter. On n’entend pas à la lettre que quelqu’un soit tenu de présenter la joue à celui qui le frappe, puisque le Seigneur ne l’a pas fait lorsqu’on le frappait. Paul ne l’a pas fait non plus. Il découle donc de là qu’il faut expliquer le second précepte de la même manière; à savoir, que tout homme, doit être disposé de coeur à supporter toute espèce de dommages temporels plutôt que d’abandonner la vérité ou de renoncer à la charité. Mais il peut fort bien arriver que quelqu’un réclame son bien en justice sans blesser ni la justice, ni la charité, ainsi que le prouve ce qui a été dit plus haut. Donc cette raison n’a aucune valeur. La réponse à leur troisième objection est la même.

On répond à leur quatrième objection: quant à ce que le Seigneur a ordonné à ses apôtres de secouer la poussière de leurs pieds, c’est pour témoigner contre ceux qui ne les recevaient pas; ce qui fait qu’il est écrit dans saint Marc, VI: "Secouez la poussière de vos pieds en témoignage contre eux." Le commentaire des paroles suivantes de saint Luc X: "Secouez la poussière," ajoute: "Pour témoigner du travail terrestre que vous avez inutilement entrepris pour eux, et ce témoignage a pour fin le jugement de Dieu;" ce qui fait qu’il est dit dans saint Matthieu X: "En vérité je vous le dis, le jour du jugement sera moins redoutable pour la terre de Sodome et de Gomorrhe que pour cette ville." Le Seigneur ordonne donc ici à ses Apôtres de s’éloigner de ceux qui ne les reçoivent pas et qui sont réservés à cause de leurs crimes pour le jugement dernier comme le sont les infidèles, desquels il est dit, I Corinthiens V: "Le Seigneur jugera ceux qui sont hors de l’Eglise quant à ceux qui sont dans son sein, à savoir les fidèles, le jugement en est confié à l’Eglise." Il suit de là que si quelqu’un veut se faire incorporer à la société des fidèles, et qu’ils le contredisent injustement, cet homme ne doit pas être réservé pour le jugement de Dieu, mais il doit comparaître devant l’Eglise pour qu’elle le juge.

On répond à leur cinquième objection: le jugement avec contention est défendu à tous ceux qui sont faibles, c’est ce que prouve le commentaire des paroles suivantes, I Corinthiens VI: "C’est déjà un péché que vous ayez des procès entre vous, etc." "La contention est, en effet, une lutte contre la vérité avec les ressources de l’éloquence," comme le prouve le commentaire du passage suivant, Romains I "Par les homicides, la contention, etc." Il découle de là que ceux qui plaident, fondés sur la vérité, sans se confier à leur éloquence, ne sont pas par ce fait des hommes contentieux.

On répond à leur sixième objection, qu’il ne faut pas entendre la preuve sur laquelle ils s’appuient dans ce sens, qu’il n’est possible de revendiquer, en aucune manière, son bien sans blesser la charité, mais que la charité exige que ce ne soit pas l’avidité qui nous dirige dans cette revendication, ce qui fait que le commentaire de ces paroles: "Elle ne cherche pas ce qui lui appartient," ajoute: "c’est-à-dire elle ne réclame pas ce qu’on lui a enlevé, parce qu’elle n’aime pas l’argent." il est néanmoins quelquefois permis de revendiquer son bien en s’appuyant sur la charité et sur le désir de corriger son frère, c’est ce que prouvent les paroles de saint Grégoire citées plus haut.

On répond à leur septième objection: celui qui revendique en justice ce qui lui appartient, ne repousse pas toujours de son coeur l’union et la paix qui doivent exister entre le prochain et lui, ce qui fait que, bien qu’il ne faille jamais sacrifier la paix du coeur pour recouvrer les biens temporels, il ne s’ensuit néanmoins pas qu’il ne soit pas permis à quelqu’un de revendiquer son bien matériel. La paix du coeur se conserve, en effet, intacte, le plus souvent, au milieu du tumulte d’un jugement, de même que les hommes probes ne la perdent pas au milieu de l’agitation des guerres; s’il n’en était pas ainsi, ces dernières seraient toutes illicites.

On répond à leur huitième objection: si quelqu’un, en revendiquant en justice son propre bien, scandalise, ce n’est pas d’une manière active, le scandale qui en résulte est un scandale purement passif. Il faut distinguer ici, ou le scandale est un scandale pharisaïque que, et c’est ce qui a lieu lorsqu’il procède de la méchanceté et que celui qui se scandalise voudrait que les autres se scandalisassent aussi; quant à ce scandale il faut le mépriser à l’exemple du Seigneur qui s’exprime ainsi qu’il suit, saint Matthieu XV "Laissez-les faire, ils sont aveugles et conduisent des aveugles;" ou le scandale est le scandale des faibles, à savoir, lorsqu’il procède de la faiblesse ou de l’ignorance, et il faut éviter ce dernier autant qu’on le peut, de manière, toutefois, que l’on ne fasse rien de mauvais pour l’éviter. Il ne serait pas permis, en effet, à quelqu’un de laisser perdre par les déprédations des valeurs les biens de l'Eglise confiés à sa garde pour éviter ce scandale, ce qui fait que quand même quelqu’un se scandaliserait d’une manière passive, celui néanmoins qui est chargé de veiller à la conservation des droits de l’Eglise, doit les protéger et les défendre dès qu’ils lui sont confiés. C’est pour cette raison que le bienheureux évêque, Thomas de Cantorbéry, défendit jusqu’à la mort les biens de son Eglise, au mépris du scandale du roi d’Angleterre. Mais, quand même on pourrait renoncer sans péché à l’objet en litige, il ne faut pas y renoncer pour un scandale passif. Si, en effet, le scandale est purement passif, on peut y obvier d’une autre manière; si c’est un scandale des faibles, on peut se servir de paroles pleines de douceur pour prouver que la manière dont on agit est juste, et dans ce cas, on est, plus utile au prochain en l’arrachant à une déception injuste, ou en le préservant de l’habitude d’avoir des présomptions de ce genre, qu’en lui abandonnant son propre bien. En outre, un homme est plus spécialement tenu d’éviter son propre scandale que celui d’autrui, et c’est pourquoi s’il craignait de se scandaliser lui-même en ne ré clamant pas son bien, il serait tenu de le réclamer.

A leur neuvième objection on répond, bien que la nourriture soit simplement nécessaire au corps, toute nourriture ne lui est pas nécessaire d’une manière absolue. Si quelqu’un s’abstient d’une espèce de nourriture, il peut vivre en usant d’une autre espèce, ce qui fait que l’on serait plus spécialement tenu de s’abstenir d’une espèce de nourriture pour éviter le scandale, que de renoncer aux autres biens temporels dont la perte est plus préjudiciable, et que même si quelquefois on ne les réclamait pas, il pourrait, comme on le voit par ce qui a été dit plus haut, en résulter un danger de pécher.

 

Quatrième reproche: Les religieux font punir ceux qui les persécutent.

 

Nous allons voir en quatrième lieu quelles sont les raisons sur les quelles ils se fondent pour établir que les religieux ne doivent pas poursuivre ou punir leurs persécuteurs.

objections:

 

Ils citent les paroles sui vantes, saint Matthieu V: "Faites du bien à vos ennemis, priez pour ceux qui vous persécutent et qui vous calomnient." Saint Luc en dit autant, ch. VI. Donc il nous est défendu de persécuter nos ennemis. Si quelqu’un est obligé de faire du bien à une personne, à plus forte raison ne doit-il pas lui faire de mal.

Il est écrit dans saint Matthieu X: "Voici que je vous en voie comme des brebis au milieu des loups;" le commentaire ajoute: "Celui qui est chargé de la prédication, loin de faire du mal à autrui, doit supporter celui qu’on lui fait. Donc les prédicateurs qui font infliger des peines à leurs adversaires prouvent qu’ils sont de faux prédicateurs.

Il est écrit, Romains XII: "Ne rendez à personne le mal pour le mal," et un peu plus bas: "Mes très chers frères, ne vous vengez pas vous-mêmes;" c’est-à-dire ne rendez pas coups pour coups à vos adversaires. Donc ils agissent contrairement à la doctrine de ceux qui font punir leurs adversaires.

On lit dans la Légende des saints Simon et Jude, que lorsque le général du roi de Perse voulait faire punir les prêtres des idoles, qui étaient les ennemis des apôtres, ceux-ci se jetèrent à ses pieds et le supplièrent de les épargner, ne voulant être la cause de la mort de personne, eux qui étaient venus pour procurer le salut de tous. Donc ceux qui font punir leurs adversaires par les souverains sont de faux et non de vrais apôtres.

On lit, Galates IV: "Comme alors celui qui était né suivant la chair persécutait celui qui était né selon l’esprit, il en est encore de même aujourd’hui;" saint Augustin ajoute dans son commentaire: "Quels sont ceux qui sont nés selon la chair? Ce sont les amis du monde, les amateurs du siècle. Quels sont ceux qui sont nés selon l’esprit? Ce sont les amateurs du royaume céleste, ceux qui aiment Jésus-Christ." Il est évident, d’après cela, que ceux qui suscitent des persécutions aux autres sont amateurs du siècle.

On lit, Galates, ult.: "Ne soyons pas désireux de la vaine gloire;" le commentaire ajoute: "La vaine gloire consiste à vouloir vaincre quand il n’y a aucun prix à le faire." Or, ceux qui suscitent des persécutions à leurs adversaires semblent chercher la vaine gloire. Donc leur conduite repose sur la vaine gloire. Leur intention est de conclure de ce qui précède que les saints ne peuvent, sous aucun prétexte, susciter des persécutions contre les autres.

Saint Luc dit, IX, que Jacques et Jean dirent: "Voulez-vous, Seigneur, que nous disions au feu de descendre du ciel et de les consumer? S’étant tourné vers eux il les blâma disant: Vous ne savez de quel esprit vous êtes?" Ces paroles prouvent qu’il est défendu à ceux qui sont remplis de l’Esprit de Dieu de faire punir leur prochain.

 

Réponse:

 

Que les saints infligent ou fassent infliger à d’autres des châtiments, c’est ce qui se prouve:

 

par l’exemple de Jésus-Christ lui-même qui, comme le rapporte saint Jean, II,"chassa du temple ceux qui vendaient et qui achetaient, renversa les comptoirs des changeurs et répandit à terre leur argent."

On le prouve aussi par l’exemple de saint Pierre, qui condamna de sa bouche Ananie et Saphire à mort, parce qu’ils avaient cherché à tromper sur le prix de leur champ, Act, V.

Il est écrit au livre des Actes XIII, que Paul, plein de l’Esprit saint, considérant le magicien Elymas, s’écria: "O homme plein d’astuce et de fourberie! Enfant du démon, ennemi de toute justice, vous ne cessez de bouleverser les voies du Seigneur! Et maintenant, voici que la main du Seigneur est suspendue sur vous, vous perdrez la vue, et vous ne verrez pas le soleil jusqu’à la fin des temps." Ces paroles prouvent que Paul le reprit amèrement et que pour châtiment il lui ôta la vue.

On lit, I Corinthiens V: "J’ai déjà porté ce jugement comme étant présent: c’est que vous et mon esprit étant assemblés au nom de Notre Seigneur Jésus-Christ, celui qui est coupable de ce crime, soit, par la puissance de Notre Seigneur Jésus-Christ, livré à Satan pour mortifier sa chair;" le commentaire ajoute: "Pour que Satan le tourmente dans son corps," ce qui est évidemment un très grand supplice; on peut conclure de là comme précédemment.

Il est écrit au livre des Cantiques II: "Prenez-nous les petits renards;" le commentaire ajoute: "Combattez les schismatiques et les hérétiques, emparez-vous de leurs personnes, parce que, comme le dit un autre commentaire du même texte, "il ne nous suffit pas de donner l’exemple par notre conduite, de prêcher la bonne doctrine, il nous faut encore corriger ceux qui se trompent et protéger les faibles contre les piéges qu’on leur tend."

Saint Denis; dans son quatrième livre des Noms divins, dit que " les anges ne sont pas mauvais, bien que parfois ils punissent les méchants, mais la hiérarchie ecclésiastique a été modelée sur la hiérarchie céleste;" donc l’homme peut, sans qu’il y ait méchanceté, punir les méchants ou les faire punir.

Il est dit dans le Droit, XXIII° quest, Qui potest: "Celui qui peut s’opposer aux méchants et les entraver dans leurs desseins et qui ne le fait pas, favorise évidemment leur impiété; on ne peut pas excuser de faire secrètement société avec eux celui qui cesse de s’opposer aux crimes qu’ils commettent ouvertement." Ces paroles établissent, d’une manière péremptoire, que non seulement il est permis de s’opposer aux méchants et de les entraver dans leurs desseins, mais qu’on ne peut même pas s’en abstenir sans péché.

On lit dans Job, XXXIX, en parlant du cheval, et par là on entend le prédicateur: "Il s’avance contre ceux qui sont armés." Le commentaire ajoute: "Il se présente pour leur résister parce que leur manière d’agir est et mauvaise et perverse;" le commentaire interlinéaire ajoute: "Il le fait même lorsqu’on ne le lui demande pas." Ces paroles prouvent par conséquent que les prédicateurs doivent troubler les méchants, même ceux qui ne leur suscitent pas d’embarras. Les saints, toutefois, ne le font pas par haine; c’est l’amour qui leur inspire cette manière d’agir; ce qui fait ajouter au commentaire des paroles suivantes, I Corinthiens V: "Livrer cet homme à Satan pour mortifier la chair afin de sauver l’esprit:" "l’Apôtre, par ces paroles, prouve que ce n’est pas la haine, mais bien l’amour qui le fait agir de la sorte." Il est dit un peu plus bas: "Ainsi Héli et plusieurs autres hommes vertueux punirent de mort certains péchés, et par ce moyen ils inspiraient une crainte salutaire à ceux qui vivaient de la sorte: quant à ceux qu’ils punissaient, ce n’était pas la mort qui était fâcheuse pour eux, c’était le péché, qui, s’ils avaient vécu, aurait pu se multiplier, et qui par ce moyen diminuait." On ne peut donc pas proprement dire d’après cela, que ce soit persécuter les méchants, si les saints les punissent pour leur bien ou puisqu’ils n’ont pas pour but unique de les poursuivre et de s’arrêter à la punition du mal en eux, mais qu’ils se proposent de les corriger pour leur bien, ou de leur faire rompre avec l’habitude du péché, ou de les y obliger au moins par la crainte et dans l’intérêt des autres, ou encore de les délivrer des impies. La punition de laquelle il vient d’être parlé prend néanmoins quelquefois le nom de persécution parce qu’elle ressemble à un châtiment. C’est pourquoi saint Augustin écrit au comte Boniface et il est dit dans la XXIIIC question IV Si Ecclesia: "Si nous voulons dire et connaître la vérité, il n’y a de persécution injuste que celle que les impies exercent contre l’Eglise de Jésus-Christ, quant à celle que l’Eglise exerce contre les impies, elle est juste."

Il est écrit, Psaume XVII: "Je poursuivrai mes ennemis jusqu’à ce qu’ils succombent," et ailleurs, Ps.: C. "Je poursuivrais celui qui médisait secrètement de son prochain."

 

Solution des objections:

 

On répond à leur première objection, que comme on l’a déjà prouvé, ce n’est pas par haine que les saints punissent les méchants, mais bien par amour; il en est de même s’ils les font punir. En ceci, loin de leur nuire ils leurs sont utiles, ainsi que nous l’avons précédemment prouvé.

On répond à leur seconde objection: les prédicateurs, lorsqu’ils infligent des châtiments aux autres, ne doivent pas se proposer pour but les châtiments eux-mêmes comme un objet agréable; mais ils doivent châtier par eux-mêmes ou par d’autres dans l’intérêt de celui qui est puni, ou dans l’intérêt des autres, ainsi que nous l’avons déjà dit.

A leur troisième objection on répond: celui qui en fait punir un autre par amour pour lui, ne rend pas le mal pour le mal, il rend plutôt le bien pour le mal, puisque le châtiment est utile à celui même qui le subit. Il y a, en effet, certaines peines médicinales, comme il est dit dans le second livre de l’Ethique. Saint Denis dit aussi dans le quatrième chapitre des Noms divins: "Etre puni n’est pas un mal, c’est s’en être rendu digne qui en est un." On doit pareillement en tendre dans le même sens la défense qui nous est faite de rendre coups pour coups à nos adversaires, c’est-à-dire qu’en ceci, ce n’est ni la haine, ni la vengeance qui doivent nous guider.

On répond à leur quatrième objection, les saints, comme nous l’avons dit, ne punissent ou ne font punir les autres que pour les corriger eux-mêmes ou pour faire corriger les autres. Il en est que l’impunité rend parfois plus insolents et plus enclins au mal. Il est écrit dans l’Ecclésiastique, VIII: "Le retard que l’on met à juger les méchants fait que les enfants des hommes commettent l’iniquité sans crainte, et c’est alors que les saints châtient les méchants. Les saints infligent des châtiments ou pardonnent alors, suivant que chacun profite, plus ou moins, de la clémence pour sa correction." Le commentaire des paroles suivantes de saint Luc IX: "Vous ne savez de quel esprit vous êtes," ajoute: "il ne faut pas toujours punir ceux qui pèchent, parce que quelquefois la clémence exerce la patience d’une manière plus parfaite; c’est pour cette raison que Simon et Jude s’opposèrent à ce qu’on punît leurs adversaires."

On répond à leur cinquième objection ceux qui aiment le mande persécutent injustement ceux qui aiment Dieu, mais la persécution que ces derniers leur font souffrir est juste, ainsi que le prouvent les paroles de saint Augustin citées plus haut.

A leur sixième objection, il faut répondre que, comme nous l’avons dit, les saints ne font punir les autres que pour un avantage propre, et ils considèrent cet avantage comme une récompense, ce qui fait que leur manière d’agir n’est pas entachée de vaine gloire.

On répond à leur septième objection que, comme le dit au même endroit le commentaire les apôtres étaient encore dans l’ignorance; ils ne connaissaient pas le moyen de guérir le prochain, c’était le désir de voir cesser le mal et non celui de voir les autres se corriger qui les animait; c’était la haine du mal qui leur faisait désirer le châtiment. C’est cette ignorance que le Seigneur blâme en eux. Après leur avoir fait connaître l’amour véritable, il leur permit d’infliger quelquefois des châtiments; tel est celui qu’il permit à Pierre d’exercer contre Ananie et son épouse, dont la mort inspira aux vivants une crainte salutaire de la mort; le châtiment qui leur fut infligé mit un terme aux péchés dont ils auraient pu augmenter le nombre s’ils avaient vécu. Le commentaire des paroles suivantes, I Corinthiens V: "Livrez cet homme à Satan, etc." enseigne la même chose. On peut encore dire que le Seigneur blâme les apôtres de ce qu’ils demandaient le châtiment des Samaritains, parce qu’il voyait que la clémence les couver- tirait plus facilement, ce qui fait que le même commentaire ajoute: "Enfin, les Samaritains qui furent préservés du feu en cette circonstance crurent avec plus de certitude."

 

Cinquième reproche: Les religieux veulent plaire aux hommes.

 

 

Voyons en cinquième lieu, quelles sont les raisons sur lesquelles ils se fondent pour prouver que les religieux ne doivent pas plaire aux hommes.

 

Objections:

 

Ils citent à leur appui les paroles suivantes, Psaume LII: "Dieu a dissipé les os de ceux qui plaisent aux hommes, ils ont été couverts de confusion, vu que Dieu les a méprisés."

Il est écrit, Galates I: "Si je plaisais encore aux hommes, je ne serais pas le serviteur de Jésus-Christ." Donc les religieux dont la profession consiste à servir Jésus-Christ ne doivent pas chercher à plaire aux hommes.

Le commentaire des paroles suivantes, I Corinthiens IV: "Jusqu’à ce jour nous avons eu faim et soif," ajoute: "Prêchant librement et sans flatterie la vérité, condamnant les mauvaises actions des méchants, et ne trouvant pas de grâce devant les hommes." Donc il n’est pas permis aux religieux de chercher à plaire aux hommes s’ils doivent prêcher la vérité librement et sans flatterie.

Saint Grégoire s’exprime comme il suit, dans son Pastoral: "Il st coupable d’une pensée de dissimulation l’enfant par lequel l’époux transmet ses dons, s’il désire de plaire aux yeux de l’épouse." C’est l’Eglise qu désigne ici sous le nom d’épouse, et l’enfant c’est le ministre de Dieu. Donc les religieux qui confessent qu’ils sont les ministres de Dieu sont coupables, s’ils cherchent à plaire aux hommes.

Le désir de plaire aux autres procède de l’amour de soi, mais, comme le dit saint Grégoire dans son Pastoral,"l’amour de soi rend étranger à son auteur." Donc par le fait même que quelqu’un cherche à plaire à l’homme, il devient étranger à Dieu.

Les religieux doivent surtout éviter ce qui passe pour un vice. Mais chercher à plaire aux hommes passe pour un vice ainsi que le prouve ce que dit le Philosophe dans son quatrième livre de Morale. Donc les religieux ne doivent pas chercher à plaire aux hommes. Telles sont les raisons sur lesquelles ils s’appuient pour prouver qu’il n’est en aucune manière permis de chercher à plaire aux hommes. Un grand nombre de preuves établissent la fausseté de cette assertion. Il est écrit, ibm, XV: "Que chacun plaise au prochain en faisant le bien, pour son édification."

 

Réponse:

 

Il est écrit, I Corinthiens X: "Ne donnez occasion de scandale, ni aux juifs, ni aux gentils, ni à l’Eglise de Dieu, comme moi-même je tâche de plaire à tous en toutes choses."

On lit, Romains XII: "Ayez soin de faire le bien, non seule ment devant Dieu, mais aussi devant tous les hommes." Mais il serait inutile d’agir de la sorte si nous n’étions pas obligés de chercher le moyeu de plaire aux hommes. Donc tout homme doit chercher à leur plaire.

Il est écrit, Matthieu V: "Que votre lumière brille aux yeux des hommes de telle manière, qu’ils voient vos bonnes oeuvres et qu’ils en glorifient votre Père céleste qui est dans les cieux." Mais les bonnes oeuvres ne portent quelqu’un à glorifier Dieu qu’autant qu’elles lui sont agréables. Donc tout homme doit s’étudier à ce que ses œuvres soient telles qu’elles plaisent à coup sûr aux autres. Afin de leur dé montrer l’évidence de cette proposition, il importe de savoir qu’il est défendu de trois manières à qui que ce soit de chercher à plaire aux hommes.

 

Solution des objections:

On ne doit pas chercher à leur plaire pour soi-même et dans le dessein de gagner leur affection. Mais si quelqu’un cherche à plaire aux hommes, il doit se proposer pour fin un bien quelconque; tel par exemple que la gloire de Dieu ou le salut du prochain, ainsi que le dit saint Grégoire dans son Pastoral. Il importe de savoir que les bons pasteurs doivent désirer de plaire aux hommes, afin que l’estime que ceux-ci auront pour eux les adoucisse, et que par ce moyen ils puissent les amener à aimer la vérité; ce n’est pas eux qu’ils doivent désirer que l’on aime; mais leurs voeux doivent être tels, que l’amour que l’on a pour eux soit comme une voie par laquelle ils fassent entrer dans le coeur de leurs auditeurs l’amour du créateur. Si le prédicateur n’est pas aimé, quelque justes que soient les choses qu’il prêche, il est difficile qu’on l’écoute avec plaisir;" et un peu plus bas "C’est ce que nous insinue adroitement saint Paul, lorsqu’il nous fait connaître les secrets de son zèle, disant: "Comme je cherche moi-même à plaire à tous en tout." Il ajoute pourtant en suite: "Si je plaisais encore aux hommes, je ne serais pas le serviteur de Jésus-Christ." Paul plaît donc et ne plaît pas à la fois; parce que s’il cherche à plaire, ce n’est pas pour lui, c’est seulement afin de rendre la vérité agréable aux hommes.

De plus, on ne doit pas pour plaire aux hommes faire une chose qui déplaise à Dieu, comme le dit saint Jérôme dans son commentaire des paroles suivantes, Galates I: "Si je plaisais aux hommes, etc." Si, dit-il, il est possible de plaire en même temps et à Dieu et aux hommes, nous devons plaire aux hommes. Mais si pour plaire aux hommes il nous faut déplaire à Dieu, il vaut mieux plaire à Dieu qu’à ceux-ci."

De plus, on ne doit pas chercher à plaire aux hommes en faisant extérieurement une chose que l’on pense intérieurement, bien que toutefois ils jugent témérairement cette manière d’agir. Il doit donc alors suffire en con science à celui qui agit de plaire à Dieu, sans s’inquiéter s’il plaît aux hommes qui le jugent avec méchanceté. C’est ce qu’enseigne le commentaire des paroles suivantes, Galates I: "Si je plaisais encore aux hommes, etc." "les hommes sont des juges; ils sont des détracteurs, délateurs, ils murmurent toujours, ils cherchent à soupçonner ce qu’ils ne voient pas, ils vantent ce qui n’est pas l’objet de leurs soupçons. Il suffit contre de tels hommes du témoignage de sa con science." Il est facile d’après cela de répondre aux objections que l’on fait contre cette proposition.

On doit entendre les paroles suivantes: "Il a dissipé les os de ceux qui plaisent aux hommes," de ceux qui se proposent de plaire aux hommes de telle manière, qu’ils n’ont pas d’autre but et qui pour leur plaire offensent Dieu. On doit entendre dans le même sens les paroles de l’Epître aux Galates, I: "Si je plaisais aux hommes, etc." C’est ce que prouve ce que nous avons dit plus haut.

On répond à leur troisième objection: bien que ceux qui prêchent la vérité ne plaisent pas aux méchants qui ne veulent pas se corriger, ils sont néanmoins par ce moyen agréables aux bons qui aiment qu’on les reprenne. C’est pourquoi il est écrit au livre des Proverbes, IX: "Reprenez le sage et il vous aimera."

A leur quatrième objection on répond: il faut entendre la parole citée de saint Grégoire, dans ce sens: "Quand quelqu'un a un tel désir de plaire aux hommes, qu’il n’a pas d’autre but que d’en être aimé comme l’on doit aimer Dieu, pourvu néanmoins que l’on ne fasse rien en aucune manière de contraire à Dieu." C’est ce que prouvent les paroles qui suivent immédiatement. "L’ennemi du Rédempteur, dit-il, est celui qui veut être aimé de l’Eglise, parce qu’il fait les bonnes oeuvres de la vie présente."

On répond à leur cinquième objection qu’il faut entendre les paroles de saint Augustin de l’amour désordonné du soi qui fait que l’on cherche à plaire aux hommes pour soi-même.

On répond à leur sixième objection, que d’après le Philosophe, celui-là "est pas appelé Placidus, qui plaît, qui cherche à plaire aux hommes d’une manière quelconque", mais bien qui en ce point dépasse les bornes, en cherchant à plaire plus qu’il ne faut ou qui cherche à le faire pour des choses pour lesquelles il ne le doit. Quant à celui qui s’applique à plaire aux autres selon qu’il le doit faire, il lui donne dans le même passage le nom d’ami.

 

Sixième reproche: Les religieux se réjouissent des merveilles que Dieu opère par leur entremise.

 

Voyons sixièmement les moyens qu’ils emploient pour prouver que les religieux ne doivent pas se réjouir des, merveilles que Dieu opère par leur entremise.

 

Objections:

Ils citent à leur appui les paroles suivantes de saint Luc X " Ne vous réjouissez pas de ce que les esprits vous sont soumis." Donc, pour la même raison, il ne leur est pas permis de se réjouir des merveilles que Dieu opère par eux.

Il est dit dans Job, XXXI: "Si je me suis réjoui de mes immenses richesses et de celles que j’ai acquises moi-même en quantité. Si j’ai contemplé le soleil lorsqu’il brillait, et la lune lors qu’elle s’avançait pleine d’éclat, et si mon coeur s’en est réjoui en secret;" c’est comme s’il disait: Que je sois puni si j’ai agi de la sorte; ce qu’expliquant saint Grégoire, dans son vingt-deuxième livre de Morale, il dit " Parce que la science n’a pas corrompu ce saint homme, il a dédaigné de se réjouir de ses immenses richesses. Comme la grandeur de son oeuvre ne l’a pas enorgueilli, il n’a pas vu le soleil qui brillait, parce que l’éclat de sa réputation ne l’a pas enflé d’orgueil, il ne s’est nullement occupé de la lune qui s’avançait avec splendeur." Ces paroles prouvent par conséquent qu’ils ne doivent se réjouir ni de leur science, ni de leur réputation, ni de leurs oeuvres.

A la joie que l’on éprouve pour une chose quelconque se joint la gloire de cette même chose; mais il n’est pas permis de se glorifier de son propre bien d’après les paroles suivantes, Jérémie IX: "Que le sage ne se glorifie pas de sa sagesse; que celui qui est fort ne s’en glorifie pas; que le riche ne se glorifie pas de ses richesses." Donc il n’est permis à personne de se glorifier du bien qui s’opère par lui. Il semble par conséquent prouvé par là, qu’il n’est permis à personne de se ré jouir du bien que Dieu opère par on intermédiaire.

 

Réponse:

Il est facile d’établir la fausseté de cette assertion par les paroles suivantes du livre des Actes, XI, où il est dit "qu’un grand nombre de personnes s’étant converties au Seigneur, savoir par la prédication de certains fidèles; le bruit de ce qui s’était passé en arriva jusqu’aux oreilles de l’Eglise et on envoya Barnabé jusqu’à Antioche; celui-ci après être arrivé et avoir vu le bienfait de Dieu, s’en réjouit." Les Apôtres se réjouissaient donc des fruits produits dans l’Eglise et par leurs frères et par ceux qui travaillaient de concert avec eux.

On lit au livre des Actes, XV, de Paul et de Barnabé: "Conduits par les fidèles, ils traversèrent la Phénicie et la Samarie, racontant la conversion des Gentils, et tous les frères s’en réjouissaient beaucoup, etc." On peut tirer de là la même conclusion que plus haut.

Il est écrit, Philippiens IV: "C’est pourquoi mes très chers et très aimés frères, qui êtes ma joie et ma couronne." Ces paroles prouvent d’une manière évidente que l’Apôtre se réjouissait de ceux qu’il convertissait à Jésus-Christ. Donc les religieux et les autres hommes par faits peuvent se réjouir des merveilles que Dieu opère par eux, sur tout pour ce qui concerne la conversion des autres.

On ne remercie que pour les choses que l'on considère comme ayant été accordées par une faveur spéciale. Or personne ne considère comme une grâce ce dont il ne se réjouit pas. Donc si l’homme ne doit pas se réjouir des merveilles que Dieu opère par lui, il ne faut pas l’i remercier non plus, ce qui est absurde.

D’après ce que dit le Philosophe dans soi premier livre de Morale, il n’est aucun juste qui ne se réjouisse des oeuvres justes qu’il fait; les paroles du Psalmiste, Psaume XCIX, expriment la même chose "Servez le Seigneur dans la joie." Or Dieu n’opère rien de plus merveilleux par l’entremise de l’homme que l’oeuvre de justice par laquelle on le sert. Donc les saints doivent se réjouir des merveilles que Dieu opère par eux. Pour démontrer ceci d’une manière évidente à nos adversaires, il nous importe de savoir que la joie procède du bien seul, ce qui fait que nous ne devons nous"réjouir que conformément à l’ordre même des biens qui en sont l’objet, et c’est pourquoi le souverain bien doit être la fin dernière de notre joie; c’est de lui proprement que nous sommes censés nous réjouir. Quant aux autres choses, nous ne devons nous en réjouir que de manière à ne pas en faire la fin dernière de notre joie; nous devons les rapporter à la fin dernière que nous ne devons pas perdre de vue. Celui qui par conséquent se réjouit du bien que Dieu fait par lui, et qui rapporte sa joie à Dieu comme à sa fin dernière, se réjouit conformément à la justice. C’est ce qui arrive quand quelqu’un se réjouit de ce que Dieu fait par lui, et qu’il s’en réjouit parce qu’il voit que de ces mêmes oeuvres résulte à la fois et la gloire de Dieu et le salut du prochain et le sien propre. S’il s’en réjouit autrement, il jouit de ses oeuvres et il pèche. Saint Grégoire lit à cette occasion, dans son vingt-deuxième livre de Morale, expliquant les paroles de Job, citées plus haut: "Quelquefois les saints se réjouissent de leur réputation; mais ils ne le font que parce qu’ils pensent qu’elle leur servira à ramener leurs auditeurs à ce qui est plus parfait; ce n’est pas par conséquent de leur réputation, mais bien de davantage qui en résulte pour les autres qu’ils se réjouissent; parce que autre chose est chercher les faveurs, autre chose se réjouir du bien qui en résulte." Il est facile d’après cela de répondre aux objections qui précèdent.

 

Solution des objections:

Il faut entendre les paroles suivantes de saint Luc X: "Ne vous réjouissez pas de ce que les esprits vous sont soumis," dans le sens suivant: il ne leur était pas permis de se réjouir de l’abaissement des esprits en lui-même, mais bien de ce que cet abaissement procurait la gloire de Dieu et leur propre gloire à eux; ce qui fait que le commentaire du même passage ajoute: Il leur est défendu de se réjouir de l’abaissement du démon que son orgueil a précipité dans l’abîme; mais ils peuvent le faire parce que cela les grandit devant Dieu et devant les hommes." On peut encore dire qu’il ne leur est pas permis de se réjouir de cela comme du souverain bien, puisqu’il peut se- faire que quelqu’un accomplisse des oeuvres de ce genre sans en avoir pour cela aucun mérite, comme le dit le commentaire. Leur principale joie doit avoir pour source ce qui les conduit à la vie éternelle, d’où il suit: "Réjouissez-vous de ce que vos noms sont écrits dans le ciel."

Ou répond à leur seconde objection: il faut entendre les paroles de Job, de la joie qui est fille de l’orgueil, comme le prouvent les paroles de saint Grégoire, citées plus haut. Elle est entachée d’orgueil la joie de celui qui se réjouit des bonnes oeuvres que Dieu fait par lui, comme de sa propre gloire.

A leur troisième objection on répond: celui qui rapporte à Dieu la joie qu’il éprouve pour les bonnes oeuvres qu’il fait ne se glorifie pas en lui-même, mais en Dieu à qui il rapporte ce dont il peut se glorifier.

 

Septième reproche: Les religieux fréquentent les cours des princes.

 

Il nous reste maintenant en septième lieu, à voir quelles sont les raisons sur lesquelles ils s’appuient pour établir que les religieux ne doivent pas habiter les palais des princes et des grands.

objections:

Ils citent à leur appui les paroles suivantes de saint Matthieu XI: "Voici que ceux qui sont mollement vêtus se trouvent dans les palais des rois;" mais il ne convient pas aux religieux de se vêtir mollement, puisqu’ils ont embrassé un état de pénitence. Donc les religieux ne doivent pas habiter les palais des rois et des grands.

Le commentaire des mêmes paroles s’exprime comme il suit: "La vie austère du prédicateur lui fait un devoir de fuir les palais de ceux qui vivent dans la mollesse; à ceux qui sont mollement vêtus, c’est-à-dire aux flatteurs, il appartient de les habiter." On tire de là la même conclusion que déjà.

Le commentaire des paroles suivantes, saint Luc IX: "Il leur parlait du royaume de Dieu," s’exprime comme il suit: "Ce n’est pas à ceux qui vivent dans l’oisiveté, qui habitent dans la cité de la synagogue, c’est-à-dire qui sont revêtus des dignités du siècle, mais bien à ceux qui cherchent Jésus-Christ dans les déserts, auxquels il accorde, avec abondance, la nourriture céleste de la grâce." Par conséquent si la vie des religieux a pour but d’obtenir de Jésus-Christ, pour certains hommes, l’alimentation céleste de la grâce, il ne leur est pas permis d’habiter avec ceux qui sont revêtus des dignités du siècle.

Saint Jérôme écrit au prêtre Paulin: "Fuyez les réunions nombreuses d’hommes, les charges, les visites et les repas comme étant les liens de la volupté. Mais il y a dans les cours des princes des réunions nombreuses; ce sont des festins continuels." Donc les religieux ne doivent pas y séjourner.

Boèce dit dans son livre de la Consolation: "Que ceux qui se glorifient de la puissance, veulent ou régner ou s’attacher à ceux qui règnent." Mais cette manière d’agir est répréhensible dans les religieux qui ont fait choix d’une vie humble. Donc il ne leur est pas permis de s’attacher à ceux qui règnent.

Comme les honneurs sont l’objet de l’orgueil de la vie, qui est une des trois choses de cette même vie qui sont réprouvées, il s’ensuit que les religieux qui ont renoncé au monde doivent renoncer à tout ce qui peut les leur procurer. Mais il semble que ce soit un honneur pour quelqu’un de prêcher à la cour des rois et des princes ou dans les conciles, vu qu’il se trouve là un grand nombre de personnes. Donc les religieux ne doivent pas s’immiscer dans les choses de ce genre. Telles sont les raisons par lesquelles ils tentent d’établir que les religieux ne doivent pas fréquenter les cours des rois et des princes.

 

Réponse:

Ce qui prouve la fausseté de cette assertion, c’est l’exemple d’un grand nombre de saints personnages qui ont vécu à la cour des rois et des princes. Joseph vécut à la cour de Pharaon, c’est de lui qu’il est dit, Psaume CIV: "Il l’établit chef de sa maison et administrateur de ses Etats." Moïse, lui aussi, fut élevé dans le palais de la fille de Pharaon, et il fut instruit dans la science des Egyptiens, Actes VII Le prophète Nathan fut lui aussi le familier de David et de Salomon. Le roi de Babylone constitua Daniel, qui vivait à sa cour, gouverneur de toutes les provinces de la Babylonie: il demanda au roi, et celui- ci établit pour surveiller tous les travaux de la province de Babylone, Sidrach, Misach et Abdénago. Quant à Daniel, il demeurait lui-même dans le palais du roi, Daniel II; le commentaire ajoute: "A côté du roi, il ne s’en éloignait pas par considération, il était son conseiller intime." Néhémie fut l’échanson du roi de Perse, comme on le voit dans le livre qui porte son nom, I Mardochée, lui aussi, fut fait prince de la cour du roi Assuérus, Esther VIII. Le nouveau Testament offre aussi à nos regards quelques saints personnages qui ont vécu à la cour des rois. Il est dit, à cette occasion, dans Philippiens ult.: "Ils vous saluent surtout ceux qui sont de la maison de César." Saint Sébastien, lui aussi, vécut, comme rap porte l’histoire, à la cour de Dioclétien parmi les grands du palais. Jean et Paul firent aussi partie de la famille de Constantin Auguste, et saint Grégoire raconte dans le prologue de son livre de Morale, qu’il habitait dans un palais terrestre où un grand nombre de frères du monastère le suivirent unis par la charité fraternelle. Il n’est donc défendu ni aux hommes parfaits, ni aux religieux, de séjourner à la cour des princes.

Pour établir d’une manière positive ce qu’il faut admettre dans cette discussion, il importe de savoir que les saints cherchent certaines choses pour eux, et qu’il en est d’autres qu’ils cherchent pour autrui. Ils cherchent pour eux-mêmes à s’attacher, dès ce monde, à Jésus-Christ par la contemplation, autant que le leur permet la faiblesse humaine, ainsi que dans la vie future où ils le contempleront d’une manière plus parfaite. Ils sont parfois obligés de renoncer pour les autres à cette contemplation, objet de leurs désirs, pour s’immiscer au tumulte de la vie active. Ainsi donc ils désirent le repos de la contemplation, et pourtant ils se livrent à la vie active dans l’intérêt du salut du prochain. Saint Paul dit, à cette occasion, Philippiens XIX: "Je me trouve pressé de deux côtés, car d’une part je désire être dégagé des liens du corps, et être avec Jésus-Christ, ce qui est sans contredit la meilleure part. D'un autre côté, il est plus utile pour votre bien que je demeure parmi vous." Saint Grégoire, dans la quarante-deuxième homélie de sa première partie du commentaire d’Ezéchiel, dit: "Il y a pour l’esprit qui aime fortement l’époux une consolation, c’est de pouvoir utiliser en faveur du prochain le retard qu’il éprouve à jouir de la vision céleste, en lui faisant faire des progrès par sa prédication, et en allumant dans son coeur l’amour du céleste époux." Il arrive quelquefois que contraints par cette nécessité les saints se mêlent aux foules, qu’ils recherchent les bonnes grâces et la société des grands, non pas qu’ils se réjouissent de la puissance ou des avantages humains, mais ils n’agissent de la sorte que pour procurer le salut d’un plus grand nombre de fidèles, parce que, comme le dit saint Augustin dans le huitième livre de ses Confessions: "Connus d’un grand nombre, ils procurent, par leur autorité, le salut de plusieurs, et ils donnent l’exemple à un grand nombre de personnes qui les imiteront," et parce que, comme il le dit lui-même,"la victoire remportée sur l’ennemi est plus éclatante, si celui que l’on délivre est enchaîné d’une manière plus étroite, et si par lui cet ennemi en tient un plus grand nombre captifs." Mais les orgueilleux sont plus étroite ment enchaînés par leur titre de noblesse, et il en est aussi plusieurs d’entre eux qui le sont par le nom de l’autorité; c’est pourquoi, pressés par la charité, les saints cherchent la société des nobles et des dépositaires du pouvoir, afin que par eux ils puissent travailler au salut d’un plus grand nombre, et s’ils "’agissaient pas de la sorte, ils mériteraient un juste blâme. Saint Grégoire dit, à cette occasion, dans son Pastoral: "Celui qui est animé du désir d’être utile aux autres, leur donne l’exemple dans l’intérêt de tous, vu que le Fils unique du Père, pour être utile à un grand nombre, a quitté le sein de son Père et a paru parmi nous." Il est facile, après ce qui précède, de répondre à leurs objections.

 

Solution des objections:

Quant aux paroles de saint Matthieu XI: "Ceux qui sont mollement vêtus, etc." il est évident qu’il est ici question de ceux qui habitent les cours des rois pour satisfaire leurs penchants voluptueux. On doit entendre le commentaire des paroles de saint Luc IX: "A ceux qui ne sont pas oisifs, etc." dans ce sens, qu’il est ici question de ceux qui habitent les villes ou qui se sont retiré des dignités du siècle et qui en font le sujet de leur repos; quant aux saints, eux, Dieu seul est leur repos, c’est en lui qu’ils habitent. S’ils sont obligés d’accepter les dignités et de fréquenter la foule, c’est plutôt pour eux un travail qu’un délassement.

Quant à ce que dit saint Jérôme,"La multitude des hommes, etc." il est évident qu’il parle ici de ceux qui fréquentent la foule, et qui loin de chercher à lui faire du bien, ont plutôt le désir de satisfaire leurs penchants pour les plaisirs, comme le prouve ce qui suit: "Fuyez ces choses, parce qu’elles sont comme les chaînes de la volupté."

Il en est de même de ce que dit Boèce: "Ceux qui sont au pou voir, etc." Il est évident que c’est une chose vraie. Il ne suit pour tant pas de là que tous ceux qui sont fiers de la puissance dont ils sont revêtus veuillent s’attacher à ceux qui sont puissants. Tous ceux au contraire qui s’y attachent ou veulent s’y attacher, cherchent le bon heur dans leur puissance; ceci néanmoins peut être le résultat, d’une autre cause, ainsi que nous l’avons dit. Bien pareillement qu’il soit glorieux de prêcher devant un grand nombre de personnes, ce n’est pas toutefois leur gloire que les saints cherchent en cette circonstance mais celle de Dieu, imitant en ce point celui qui dit dans saint Jean, VII: "Ce n’est pas ma gloire que je cherche, mais celle de celui qui m’a envoyé."

 

Objection 7: Comment ils pervertissent le jugement pour diffamer les personnes religieuses,

 

Première diffamation: Ils amplifient le mal qui existe parmi les religieux, si toutefois il y en a.

 

Après avoir vu les moyens qu’emploient ces hommes pervers pour fausser en blasphémant le jugement que l’on peut porter sur les religieux par rapport aux choses qui les concernent, nous allons voir maintenant comment ils cherchent à le fausser en ce qui concerne la personne des religieux eux-mêmes.

 

Mais quelqu’un pourrait croire peut-être que l’on est obligé de souffrir sans contradiction les détractions qui s’adressent aux personnes, soit parce que, comme le dit saint Grégoire dans la neuvième homélie de la première partie de l’explication d’Ezéchiel: "le blâme que nous adressent les méchants prouve que notre conduite est régulière, car par le fait même que nous commençons à déplaire à ceux qui ne plaisent pas à Dieu, il est démontré qu’il y a en nous un commencement de justice," comme le prouvent les paroles suivantes de saint Jean, XV: "Si le monde vous hait, etc.", soit encore parce qu’on doit faire peu de cas des jugements du monde, comme nous l’apprennent les paroles suivantes, I Corinthiens IV: "Pour moi je me mets fort peu en peine d’être jugé par vous ou par quelque homme que ce soit;" surtout parce que Dieu est le témoin de notre conscience, d’après ces paroles de Job, XVI: "Voici que mon témoin est dans le ciel, etc." Quant à ceux qui considèrent plus attentivement cette question, ils voient que pour trois raisons il faut réprimer la langue des détracteurs.

 

Objections:

La première, c’est parce que leur détraction n’atteint pas une ou plusieurs personnes déterminées, mais bien l’ordre religieux tout entier, ce qui fait qu’il faut opposer une vigoureuse résistance à leur témérité, afin que les brebis de Jésus-Christ ne deviennent pas la proie de la dent meurtrière des loups. Il est écrit dans saint Jean X, à la condamnation du mercenaire: "Le mercenaire qui voit venir le loup prend la fuite et abandonne les brebis." Mais le loup, comme le dit le commentaire à cette occasion, est l’ennemi violent qui ravage corporellement ou le diable qui dissipe spirituellement. On leur oppose encore les paroles suivantes d’Ezéchiel: "Vous n’êtes pas venus à leur rencontre, vous ne leur avez pas opposé un rem part pour la maison d’Israël."

La seconde raison pour laquelle il faut résister, c’est parce qu’ils s’efforcent de dénigrer la vie de ceux qui n’ont pas seulement besoin de leur conscience eux, mais qui ont encore besoin de leur réputation pour produire quelques fruits parmi leur prochain par leurs prédications. C’est à l’occasion de ces détracteurs que le commentaire des paroles suivantes, Galates IV: "Chassez la servante, etc." dit: "Tous ceux qui dans l’Eglise cherchent le bonheur terrestre appartiennent encore à Ismaël" Ce sont ceux qui s’attaquent aux hommes qui progressent spirituellement et qui les calomnient, dont les lèvres sont souillées par l’iniquité tt dont la langue est coupable de mensonge, ce sont ces détracteurs auxquels il faut résister. Ainsi que le dit saint Grégoire dans l’homélie citée plus haut, ceux dont la vie doit servir de modèle doivent, s’ils le peuvent, réprimer le langage de leurs détracteurs, de peur que ceux qui pouvaient entendre leurs prédications ne les écoutent pas, et que persévérant dans leur conduite dépravée, ils méprisent avec acharnement la vie honnête. C’est pour cette raison que saint Jean dans sa lettre à Gaïus réprime le langage de son détracteur, lorsqu’il dit: "Si je viens jamais chez vous, je lui ferai connaître le mal qu’il commet contre nous, semant des médisances indignes." Saint Paul dit, II Corinthiens X: "Ils sont graves, disent-ils, etc."

La troisième, c’est parce que leur but n'est pas seulement de les diffamer, mais parce qu’ils se proposent de les faire disparaître de la société. Ce qui le prouve, c’est qu’ils poussent les évêques à les faire éviter de tout le monde, afin que personne ne pourvoie à leurs premiers besoins et que l’on ne permette à personne d’être admis dans leur société. Isaïe exprime ce dessein dans son chapitre septième lors qu’il dit: "Parce que la Syrie, Ephraïm et le fils de l'homélie ont conspiré contre moi, disant: montons en Judée, faisons-lui la guerre, et rendons-nous en maîtres," mais, comme il y est encore dit: "Cela ne subsistera pas et n’aura pas lieu." Toutes ces choses sont aussi les conseils dont parle Jérémie: "Ils ont formé des projets contre"disant: "faisons-le disparaître de dessus la terre des vivants, qu’il ne soit plus question de son nom." Jacob dit à l’avant-dernier chapitre de la Genèse: "Que ma vie ne soit plus le jouet de leurs desseins." Par conséquent on ne doit pas tolérer longtemps leur cruauté. Il est écrit au livre d’Esther VII: "Leurs desseins perfides nous ont livrés, mon peuple et moi, pour que nous soyons écrasés et égorgés, pour que nous soyons anéantis. Plût à Dieu que l’on vendit plutôt vos serviteurs et vos servantes, nos maux seraient tolérables et je me contenterais de gémir en silence." On lit dans l’Ecclésiastique, IV: "N’ayez pas égard à la qualité des personnes au préjudice de votre salut, et ne vous laissez pas aller au mensonge aux dépens de votre âme." Donc, pour résister aux détracteurs des religieux, il importe de savoir qu’ils procèdent de quatre manières dans leurs attaques contre eux.

 

Réponse:

S’il y a parmi les hommes qui s’appliquent à la vie spirituelle quelques maux, ils les amplifient; ils affirment ce qui est douteux; ils in ventent des faussetés, ils pervertissent ce qui est bon. Les adversaires des religieux amplifient de trois manières les maux qui peuvent exister parmi eux.

 

Solution des objections:

Ils donnent à leurs détractions une extension de temps; c’est-à-dire que pour les outrager ils rapportent les fautes dont ils se sont rendus coupables avant leur conversion. Expliquant les paroles sui vantes, II Timothée III: "Il y aura des hommes amateurs d’eux- mêmes, etc." ils soutiennent qu’il faut l’entendre contre les religieux et que le sens de ces paroles nous apprend l’opprobre dont ils sont couverts, parce qu’ils parviennent de l’état de péché dans lequel ils croupissaient à l’état de religion, que leurs détracteurs eux-mêmes appellent la secte de ceux qui pénètrent dans les maisons. Mais ils sont en ce point évidemment convaincus d’erreur, parce que, comme le dit saint Grégoire dans son dix-huitième livre de Morale, expliquant les paroles suivantes de Job, XXVIII: "Le fer est tiré de la terre." "Le fer est tiré de la terre lorsque le champion vigoureux de l’Eglise le sépare, par son travail, de la terre qui le renfermait dans le principe." Il ne faut donc pas le mépriser à cause de l’état où il se trouvait, parce qu’il commence à être ce qu’il n’était pas d’abord. L’Apôtre, I Corinthiens VI, après avoir énuméré une foule de péchés, ajoute: "Vous étiez autrefois dans cet état, mais vous avez été lavés, vous êtes sanctifiés, vous êtes justifiés, etc." Leur interprétation est donc opposée au dessein de l’Apôtre. Son dessein n’est pas de dire qu’ils aient été tels qu’ils les avaient désignés, et qu’ensuite ils soient du nombre de ceux qui pénètrent dans les maisons, mais bien parce que, quand ils pénètrent dans les maisons, ils sont du nombre des pécheurs qu’il avait énumérés.

Ils les étendent aussi aux personnes, de manière qu’ils attribuent témérairement ce qui n’est que l’oeuvre d’une ou deux personnes à toute une religion, comme par exemple, lorsqu’ils disent, que non contents des mets qu’on leur offre, ils en demandent de plus abondants, et une foule d’autres choses de ce genre, qui, bien que certains religieux les fassent, ne doivent pourtant pas pour cela être attribuées au corps tout entier des religieux. C’est pourquoi saint Augustin écrit au Donatiste Vincent, et qu’il est dit dans le droit, XXIII Const, quest. VII, Quicumque: "Quel que soit celui qui retient le bien des pauvres, que vous conserviez au nom de l’Eglise, il le retient par avarice, et non conformément à la justice, et nous sommes loin d’approuver sa conduite, mais il est difficile de nous prouver qu’il en soit ainsi. Il en est que nous supportons et que nous ne pouvons ni corriger ni punir; nous n’abandonnons Cependant pas l’aire du Seigneur à cause de la paille qui s’y trouve, nous ne rompons pas non plus ses filets pour les mauvais poissons qu’ils prennent, etc." Il ne faut donc pas non plus diffamer un ordre religieux, bien qu’il renferme des membres qui se rendent coupables même de péchés graves; autrement il faudrait, pour une raison semblable, blâmer le collège apostolique, vu que saint Jean rapporte, VI: "Ne vous ai-je pas choisis tous douze, et pourtant il en est un d’entre vous qui est animé de l’es prit de Satan?" C’est pour la même raison qu’il est écrit au livre des Cantiques, II: "Comme le lis vit au milieu des épines, ainsi ma bien aimée vit parmi les filles d’Adam." Saint Grégoire dit dans son commentaire: "Les méchants ne peuvent pas exister sans qu’il y ait des bons, ni les bons sans qu’il y ait des méchants;" on peut cependant leur appliquer les paroles suivantes, I Jean, Il: "Ils sont sortis d’entre nous, mais ils n’étaient pas des nôtres."

Ils amplifient même la quantité des maux dont les religieux sont coupables; ainsi, par exemple, ils aggravent outre mesure leurs fautes légères. D’après les paroles suivantes de saint Jean I, I: "Si nous disions que nous sommes exempts de tout péché, etc." il n’est pas possible à l’homme dé vivre en ce monde sans commettre quel que péché. Ils donnent néanmoins les fautes légères dont se rendent coupables les personnes parfaites, quelles qu’elles soient, pour des fautes graves, parce qu’ils les exagèrent contrairement aux paroles suivantes du livre des Proverbes, XXXIV: "Ne tendez pas de piége au juste, ne cherchez pas l’impiété dans sa demeure." C’est ce qu’ils se proposent lorsqu’ils disent que les religieux sont de faux apôtres, s’appuyant sur les indications suivantes, à savoir: qu’ils cherchent les hôtels les plus splendides, afin d’y être traités avec plus de soin; qu’ils se chargent des affaires d’autrui pour mériter une hospitalité plus confortable; qu’ils enlèvent les biens temporels de ceux auxquels ils dispensent par la parole l’enseignement divin, et un grand nombre d’autres choses semblables qui, bien qu’elles aient l’apparence du vice, ne sont cependant pas assez graves pour qu’on puisse appeler pécheurs ceux qui s’en rendent coupables, loin même de leur donner le nom de faux apôtres. C’est pourquoi le commentaire des paroles suivantes, Galates II: "Nous sommes Juifs par naissance et non du nombre des gentils qui sont pécheurs," ajoute: "Ce nom n’est pas usité dans l’Ecriture pour ceux qui vivent d’une matière juste et louable et qui pourtant ne sont pas exempts de tout péché." On peut par conséquent leur appliquer ce qui se lit dans saint Matthieu VII, à savoir: "Qu’ils voient une paille dans l’oeil de leur prochain et qu’ils ne voient pas la poutre qui les aveugle," et le commentaire ajoute: "Il en est plusieurs qui, quoique prévenus de fautes plus graves, préfèrent blâmer et condamner dans leurs frères des fautes plus légères, plutôt que de se corriger de la haine, de l’en vie et de la malice dont ils sont pleins." Ils accomplissent encore ce qui se lit dans saint Matthieu XXIII: "Avalant un chameau, et écartant avec soin un puceron," c’est-à-dire reprenant avec âpreté les plus petites fautes des religieux et se dissimulant leurs fautes les plus graves à eux.

 

Seconde diffamation: ils donnent comme positives des choses douteuses, à savoir que les religieux recherchent la faveur du monde et leur propre gloire au lieu de chercher celle de Jésus-Christ.

 

Voyons maintenant quels sont les moyens qu’ils emploient pour soutenir les choses douteuses afin de diffamer les religieux.

Les choses douteuses qu’ils ont la présomption de juger sont surtout des choses futures, ce sont même les secrets du coeur. Ils jugent des choses futures, lorsqu’ils disent, que finalement leurs moeurs seront réprouvées et leur foi corrompue. Ils jugent les secrets du coeur lorsqu’ils disent, qu’ils recherchent la faveur du monde, qu’ils ne cherchent que leur propre gloire au lieu de chercher celle de Jésus-Christ; Ils disent encore plusieurs autres choses de ce genre, desquelles ils jugent témérairement, comme le prouvent d’une manière claire les paroles sui vantes, Romains XIV: "Ne nous jugeons donc plus les uns les autres;" le commentaire ajoute: "Le jugement est téméraire dans ces deux cas, à savoir quand on ne soit pas d’une manière certaine quel est l’esprit dans lequel on fait une chose, ou quand on ignore ce que deviendra celui qui présentement parole évidemment bon ou mauvais. C’est, ou l’orgueil ou l’envie qui font porter un jugement sur les choses de ce genre; quant à ceux qui aiment plutôt à crier et blâmer qu’à châtier et corriger, ils se fondent surtout dans leurs jugements sur la première de ces deux choses." Ils usurpent encore en ce point ce qui n’appartient qu’à Dieu seul; c’est-à-dire qu’ils prétendent savoir les choses futures et les secrets des coeurs. C’est pour cela qu’il est écrit dans Isaïe XLI: "Annoncez les choses à venir et nous les connaîtrons, parce que vous êtes des dieux." Jérémie dit aussi, XV "Le coeur de l’homme est gâté, il est insondable, qui le connaîtra? Moi, le Seigneur, etc." L’Apôtre dit aussi, I Corinthiens IV: "Ne jugez pas avant le temps, etc.;" le commentaire ajoute: "Autrement ce serait faire injure au juge, si la sentence du serviteur pré cédait celle du maître." Ceci doit s’entendre de ceux dont le Seigneur s’est réservé le jugement.

 

Troisièmement diffamation: ils simulent des choses fausses, à savoir que les religieux sont de faux apôtres, de faux prophètes et de faux christs.

 

Il nous reste à voir maintenant les faussetés qu’ifs inventent pour diffamer les religieux.

 

Et parce que, comme nous l’avons dit et comme le dit Isaïe, X: "Pour briser leurs coeurs," ils ne se contentent pas d’inventer toute espèce de maux pour les rendre suspects, indignes de la Société des hommes, odieux à tout le monde; pour les opprimer d’une manière plus complète, ils leur imputent les maux les plus graves, tout ce que l’on peut trouver de plus mauvais dans l’Eglise; et quant à son origine, comme dans la primitive Eglise, et quant à son développement, comme de nos jours; et quant à sa fin, comme il arrivera aux jours de l’Antéchrist. Ils disent qu’ils sont les faux apôtres que condamna la primitive Eglise. Ils soutiennent qu’ils sont des voleurs, des larrons, qu’ils pénètrent dans les maisons, qu’ils sont tels, qu’il faut les éviter dans tous les temps de l’Eglise. Ils les appellent les persécuteurs de l’Antéchrist, et ils disent qu’ils occasionneront tous les dangers des derniers temps. Nous allons les défendre avec ordre contre ces trois espèces d’attaques.

Et d’abord nous allons les défendre contre la démonstration de faux apôtres dirigée contre eux. Afin donc de prouver combien c’est à tort qu’ils leur imputent ce nom, voyons ce qu’il signifie. On trouve dans les saintes Ecritures une foule d’expressions qui signifient la même chose; tels sont faux prophètes, faux apôtres, faux christs; toutes ces expressions indiquant la fausseté, signifient la même chose, ce qui fait qu’on en doit juger de la même manière, comme Je prouvent les paroles suivantes, II Pierre II: "Il y eut dans le peuple de faux prophètes, comme il y aura parmi vous des docteurs de mensonge."

Mais la fonction de prophète et d’apôtre consiste à être médiateur entre Dieu et le peuple, en annonçant à celui-ci la parole de Dieu, comme le dit l’Apôtre, II Corinthiens V: "Nous remplissons donc la charge d’envoyés de Dieu, et c’est Dieu lui-même qui vous exhorte par nous." Deux choses donc font dire de quelqu’un qu’il est un faux prophète, un faux apôtre. La première, c’est quand il n’est pas envoyé de Dieu, comme le dit Jérémie, XXIII: "Je n’envoyais pas les prophètes, et ils couraient eux-mêmes; je ne leur parlais pas, et ils prophétisaient de leur propre autorité." La seconde, c’est parce qu’ils n’annoncent pas la parole de Dieu, mais inventent de leur propre autorité des choses fausses; ce qui fait qu’il est écrit dans le même chapitre: "N’écoutez pas le langage des prophètes qui ne vous annoncent pas la vérité et qui vous trompent; ils vous débitent leurs propres illusions, au lieu de vous parler par la bouche de Dieu." Ezéchiel touche ces deux choses, XIII: "Ils voient, dit-il, des futilités, et ils devinent l’erreur, disant: Le Seigneur dit, lorsque le Seigneur ne leur a donné aucune mission." On y en ajoute une troisième, qui est la persévérance opiniâtre dans l’erreur, lorsqu’on ajoute: "Et persévérant à soutenir leur assertion;" ce qui fait que lorsque Jérémie était condamné comme faux prophète, il se justifia de ces deux choses, disant, XXVI: "Le Seigneur m’a réellement envoyé vers vous;" voilà pour la première, "pour vous faire entendre toutes ces choses;" voilà pour la seconde. "Ce sont ces deux choses qui, sous le nouveau Testament, constituent les faux apôtres, à savoir le défaut de mission de la part de Dieu, et parce qu’ils propagent une fausse doctrine. On les considère comme envoyés de Dieu dès qu’ils le sont par les évêques; ce qui fait que saint Augustin, écrivant à Orose, interprète le mot apôtre par celui d’envoyé.

"Il y a quatre espèces d’Apôtres, ceux qui sont envoyés de Dieu seul, ceux qui sont envoyés à la fois et de Dieu et de l’homme, ceux qui ne tiennent leur mission que de l’homme, enfin ceux qui ne tiennent leur mission que d’eux-mêmes.

Ceux qui sont envoyés de Dieu, comme Moïse.

Ceux qui sont envoyés et de Dieu et de l’homme, comme Jésus Navé.

Ceux qui tiennent leur mission de l’homme, comme de nos jours il en est un grand nombre que la faveur populaire met à la place du sacerdoce.

"Ceux qui tiennent leur mission d’eux-mêmes, et ce sont les faux prophètes." Il ajoute plus bas: "Sachez que celui-là est envoyé de Dieu qui n’a pas été choisi par un petit nombre d’hommes, ou plutôt par l’adulation, mais qui tire sa recommandation de sa vie, de ses bonnes moeurs, et qu’approuvent les prêtres apostoliques." Que l’on donne aussi le nom de faux apôtres à ceux qui propagent l’hérésie, c’est ce que prouvent les paroles suivantes, Galates I: "A moins qu’il y en ait qui vous détournent, etc." Le commentaire ajoute " Ceux-là étaient de faux apôtres, qui disaient: Autre est l'Evangile, autre la loi de Moïse." Il en est de même de celui des paroles suivantes de saint Marc, XIII: "Il s’élèvera de faux prophètes et de faux apôtres, etc." il ajoute: "Il faut entendre ces paroles des hérétiques qui, s’élevant contre l’Eglise, disent mensongèrement qu’ils sont le Christ; le premier d’entre eux est Simon le magicien, et l’Antéchrist le dernier." Mais par le fait même que quelqu’un prêche sans mission, ou qu’il enseigne l’erreur, le mobile qui le fait agir est mauvais; c’est, ou le désir du gain vers lequel le pousse l’avarice, ou l’orgueil, ou la vaine gloire qui le dirigent. Il arrive aussi que ces hommes, après avoir perdu la grâce, tombent dans une foule de vices, tant grands que petits; ce n’est pourtant pas en se fondant sur toutes ces raisons qu’on leur donne le nom de faux apôtres, de faux prophètes, car tous ceux qui prêchent par intérêt ou pour acquérir la faveur du peuple ne sont pas de faux apôtres ou de faux prophètes; autrement il n’y aurait pas de différence entre le mercenaire et le faux apôtre. On donne le nom de mercenaire à ceux qui cherchent dans la prédication toute autre chose que la gloire de Dieu ou l’intérêt des âmes, soit qu’ils annoncent la vérité ou l’erreur, soit qu’ils aient été envoyés ou non; mais on ne peut leur donner le nom de faux apôtres, de faux prophètes, que quand ils n’ont pas de mission ou quand ils prêchent l’erreur. Tous les pécheurs qui prêchent la parole de Dieu ou qui administrent les sacrements, ne sont pas non plus, pour la même raison, de faux apôtres ou de faux prophètes. Il y a en effet de vrais évêques et de véritables apôtres qui, quelquefois, se rendent coupables de péché. C’est encore ce qui prouve la méchanceté ou la sottise des détracteurs contre lesquels nous nous élevons, eux qui ont la présomption d’appeler les religieux de faux apôtres, de faux prophètes bien que, d’après ce qui vient d’être dit, ils commettent certains péchés légers, d’autres graves, on ne peut pourtant pas en conclure qu’ils appartiennent aux deux catégories sus énoncées; comme, par exemple, parce qu’ils cherchent leur propre gloire, parce qu’ils cherchent à tirer vengeance de leurs ennemis, etc. quand bien même toutes ces chose seraient toutes réunies dans un seul pi elles n’en feraient pourtant pas un faux apôtre, ni ne le feraient regarder comme tel, pourvu qu’il prêchât la vérité et qu’il en ai reçu la mission. Ils n’osent pas objecter qu’ils prêchent l’erreur. Quant à ce qu’ils disent, qu’ils n’ont pas reçu la mission de prêcher, ce que nous avons dit plus haut, en parlant de leur prédication et concernant cette question, prouve assez combien est futile ce qu’ils avancent. Il ne reste plus qu’à conclure que ce sont en ce point des menteurs, et qu’ils sont coupables du crime que présomptueuse ment ils attribuent aux religieux quand ils les qualifient de faux apôtres. Il leur serait possible, en usant d’une semblable supercherie, de diffamer ces mêmes personnes ou d’autres encore, en leur attribuant un pareil crime. Comme en effet les faux apôtres ont fait une foule de choses que font les autres pécheurs et quelquefois même les justes, bien que ce ne soit pas pour la même cause, on pourrait péremptoirement leur répondre; on lit que les faux apôtres ont fait ceci et cela, ce qui fait que l’on doit considérer comme faux apôtres ceux qui les imitent; mais dans ce mode d’argumentation percerait la futilité, ainsi que le prouve ce que nous avons dit plus haut.

 

Quatrièmement, ils leur imputent tout ce que l’Eglise a souffert dans le cours des âges, à savoir que les religieux sont des loups, des brigands, et qu’ils pénètrent dans les maisons.

Nous allons voir maintenant comment ils imputent aux religieux les crimes dont l’Eglise a souffert dans le cours des âges, puisqu’ils les appellent des loups, des voleurs, et qu’ils avancent qu’ils pénètrent dans les maisons. Pour prouver qu’ils sont des voleurs et des brigands; ils s’appuient sur cette raison: c’est qu’ils n’entrent pas dans la bergerie par la porte, puisqu’ils confessent, prêchent et enseignent après être entrés par toute autre voie que la voie légitime. Ce qui prouve clairement que ce sont des insensés, c’est que Jésus-Christ est la porte, comme l’établit le commentaire. On ne peut pas dire que le prélat est la porte, ce qui fait que le même commentaire ajoute " Jésus-Christ s’est réservé seul le droit d’introduire." On n’entend donc pas qu’il n’entre pas par la porte celui qui n’est pas introduit par l’évêque, on ne l’entend que de celui quine l’est pas par Jésus-Christ; tels sont les juifs, les gentils, les philosophes, les pharisiens et les hérétiques, ainsi que le dit encore le commentaire du même passage. Ce sont donc ceux-là auxquels on donne le nom de voleurs, et on le leur donne parce qu'ils s’attribuent ce qui appartient à autrui, c’est-à-dire qu’ils s’attribuent les brebis de Dieu, non pas parce qu’ils les convertissent à la doctrine de Jésus-Christ, mais bien à leur doctrine.

On les appelle brigands parce qu’ils immolent ce qu’ils volent, le soustrayant à la foi, c’est ce que prouve le commentaire. Etant donné même qu’il fût possible d’appeler voleurs et brigands ceux qui annoncent Jésus-Christ conformément à la véritable doctrine, sans l’as sentiment des évêques; ce que nous avons dit précédemment montre combien cette manière d’agir est opposée à celle des religieux, à moins que l’on ait embrassé l’erreur, qui soutient que tout individu qui est soumis au curé de paroisse est exempt de la juridiction immédiate du pape ou de l’évêque.

Ils les appellent des loups ravissants par cela même qu’ils s’approchent des fidèles de Jésus-Christ pour leur donner les soins de son ministère; pendant qu’intérieurement ils ont pour but de se réconforter au moyen de leurs biens matériels, comme les loups se précipitent sur les troupeaux pour se repaître de leur chair. Ils sont évidemment convaincus de folie sur ce point. Le Seigneur distingue d’une manière claire dans saint Jean, X, entre le mercenaire et le loup. Le commentaire attribue au mercenaire ce qu’ils attribuent au loup, et il s’exprime comme il suit: "Le mercenaire est celui qui cherche son intérêt et non celui de Jésus-Christ; qui sert Dieu non pas pour Dieu, mais à cause de la récompense qu’il en attend." Par conséquent ceux qui n’offensent Dieu qu’en tant qu’ils se proposent des récompenses temporelles, et qui ne prêchent que dans ce but, sont des mercenaires et non des loups, à moins que par abus de pouvoir, ils n’en immolent corporellement comme le font les tyrans, ou qu’ils ne dissipent spirituellement, comme le font le diable et les hérétiques ses ministres, ainsi que le fait observer le commentaire. C’est encore ce que prouvent les paroles suivantes du livre des Actes, chap XX "Je sais qu’après mon départ il s’introduira parmi vous des loups ravisseurs," le commentaire ajoute: "Les hérétiques habiles à tromper, redoutables dans les disputes, cruels par circonstance." Les paroles suivantes de saint Matthieu VII: "Mais ils sont intérieurement des loups ravissants," prouvent la même chose. Le commentaire entend spécialement ces paroles des hérétiques dont l’esprit est gangrené et qui sont animés du désir de nuire; ils sont extérieurement des loups ravissants s’ils ont l’occasion de persécuter les fidèles, ils le sont intérieurement s’ils les corrompent. Ce que nous avons dit précédemment prouve encore que c’est un jugement téméraire que de penser de certains hommes qu’ils cherchent les biens de la chair, parce qu’ils les reçoivent pour les biens spirituels qu’ils dispensent.

Ils disent encore qu’ils pénètrent dans les maisons, et ils s’appuient pour le prouver, sur ce qu’ils entendent les confessions sans y être autorisés par les prêtres. Ils pénètrent ainsi, en effet, dans le sanctuaire des consciences; ils prouvent leur assertion au moyen d’une certaine explication des paroles suivantes, II Timothée, III: "Ils sont du nombre de ceux qui pénètrent dans les maisons, etc.;" le commentaire ajoute: "Ils pénètrent dans les maisons," c’est-à-dire ils scrutent l’aptitude de chacun, et s’ils en trouvent d’aptes à cela, ils en font des esclaves." Mais ils ne pourraient pas scruter l’aptitude de chacun s’ils n’entendaient pas les confessions. Comme ils s’appuient avec confiance sur cette preuve, voyons quel est son véritable sens.

L’Apôtre a prédit qu’aux derniers jours il y aurait des temps fâcheux et des hommes amateurs d’eux-mêmes, etc. Mais les derniers jours, comme le dit saint Augustin dans sa lettre à Hésitius, s’entendent aussi parfois du temps des apôtres; de là vient ce que dit Joël, II: "Dans les derniers jours je répandrai de mon esprit." Saint Pierre dit que cela s’est accompli au jour de la Pentecôte, Actes, II On entend aussi quelquefois par là le dernier de tous les âges. Saint Jean dit, VI: "Je le ressusciterai au dernier jour." Mais ici on doit entendre les derniers jours de ceux qui sont les plus près du dernier, parce que l’Apôtre parle au futur."Les temps fâcheux presseront, dit-il, et il y aura, etc." ce qui semble avoir rapport à ce que dit saint Matthieu XXIV: "Que la charité d’un grand nombre se refroidira et que l’iniquité abondera", ce qui fait que le commentaire dit à l’occasion des mêmes paroles: voilà pourquoi l’Apôtre ajoute: "Il y aura des hommes amateurs d’eux-mêmes." On ne doit donc pas entendre les paroles de l’Apôtre dans ce sens, que les vices qu’il énumère n’ont pas existé dans un siècle donné, mais bien qu’ils se multiplieront dans les derniers temps, parce que la malice elle aussi abondera. Il y en eut, néanmoins, dans la primitive Eglise, en qui ces vices abondèrent; car s’il n’en était pas ainsi, ne serait-ce point en vain qu’il dirait: "Et évitez ceux-ci," comme si Timothée lui demandait le moyen d’éviter ce qui n’existe pas? L’Apôtre lui répond, "de ce nombre sont ceux qui pénètrent dan etc." Les vices dont il avait parlé, d’après sa volonté, ne concernent donc quel avenir, mais ce qu’il dit: de ce nombre sont ceux qui pénètrent dans les maisons, etc. s’entend du moment présent. C’est pourquoi il dit: "Ils pénètrent et ion ils pénétreront, ils réduisent en captivité et non ils réduiront." Il ne faut pas croire, comme le dit saint Augustin dans la même lettre, qu’il ait employé les paroles du temps présent pour le temps futur." Il y avait donc dans la primitive Eglise des hommes connus par l'acte même d’entrer dans les maisons, etc."Son intention est de désigner par là ceux qui sont enlacés dans les vices qui pulluleront aux derniers jours. Que ce soit de ceux-là dont il est question, l’Apôtre le dit d’une manière plus expresse dans l’Epître à Tite, I, où il s’exprime en ces termes: "Il y en a aussi plusieurs parmi les Juifs qui ne veulent pas se soumettre, qui s’occupent à conter des fables, et qui séduisent les âmes. Il faut fermer la bouche à ces personnes qui renversent les familles entières, enseignant par un intérêt honteux, ce qu’il ne faut pas enseigner." Ainsi donc ce qu’il dit: "Ils sont de ceux qui pénètrent dans les maisons,"doit s’entendre de ceux qui entourent à la dérobée les maisons en disséminant une doctrine fausse.", soit qu’on l’entende de la maison de la conscience ou de la demeure maternelle; et "ils rendaient captifs par les liens de l’erreur;"ce qui fait que l’Apôtre ajoute: "Hommes dont l’esprit est corrompu et dont la foi est réprouvée." Il ne faut pas, comme ils le prétendent, penser que dans ces paroles, réprouvés quant à la foi, il soit question d’une chose future, comme s’il disait: Ceux qui maintenant pénètrent dans les maisons seront réprouvés quant à la foi, ceci ressort, Sait du langage qui est au présent, ceux-ci résistent à la vérité, Sait de ce qui suit, mais ils ne progresseront pas davantage. "Leur folie sera patente," le commentaire ajoute, "sur les bons," surtout par l’Apôtre saint Jean, par lequel il annonce dans l’Asie qu’il faut ruiner les hérétiques. Ces paroles prouvent aussi que l’Apôtre parle des hérétiques, ce qui fait que quand même les religieux entendraient les confessions, sans l’autorisation des évêques, pourvu qu’ils ne propageassent pas une doctrine hérétique, l’Apôtre ne parlerait pas ici d’eux. Ce qui précède détruit aussi complètement la fiction au moyen de laquelle ils tentent d’insinuer, à l’occasion de ces paroles, que les religieux qui entendent les confessions nous menacent des dangers des derniers temps. Nous avons démontré précédemment, en traitant cette question, les services que rendent les religieux en confessant, et de plus que cela leur est permis.

 

Objection 8: Comment ils imputent aux religieux les maux qui sont à craindre pour les derniers temps de l'Eglise, voulant prouver que les temps de l’Antéchrist sont sur le pas d’arriver.

 

Voyons comment ils imputent aux religieux les maux qui sont à craindre pour les derniers temps de l’Eglise, les donnant pour les précurseurs de l’Antéchrist.

Ils s’efforcent, afin de persuader cette assertion, d’établir deux choses. La première, c’est que les temps de l’Antéchrist sont sur le pas d’arriver. La seconde, c’est que les religieux qui prêchent et qui confessent sont les précurseurs de l’Antéchrist; nous traiterons successivement de l’une et de l’autre. Ils cherchent à prouver que les derniers temps sont proches, et pour cela faire ils s’appuient sur les paroles de l’Apôtre, I Corinthiens X "C’est de nos jours que doit arriver la fin des siècles." On lit dans I saint Jean II: "Mes petits enfants, la dernière heure est venue, etc." et dans l’Epître aux Hébreux, X: "Encore un peu de temps, et celui qui doit venir viendra, et il ne se fera pas attendre," et dans saint Jacques, V "Voici que le juge se tient devant la porte." Ils veulent conclure de toutes ces preuves que le laps de temps qui s’est écoulé depuis celui où vivaient les apôtres, et ils ont été dites ces paroles, est tel, que celui de l’Antéchrist est sur le pas d’arriver. Si le sens dans lequel on entend ces paroles est tel qu’elles annoncent que le temps de l’Antéchrist est proche; d’après ce mode de parler, l'Ecriture sainte qui, quelque soit le temps à écouler, le compare à l’éternité, ne le con sidère que comme de courte durée; c’est d’après ce mode de parler que l’Apôtre dit, I Corinthiens VII: "Le temps est court;" si telle est leur interprétation, ils ne sont pas répréhensibles. Mais néanmoins cette assertion qui est la leur n’aura aucune valeur pour confirmer leur opinion, par laquelle ils veulent établir qu’il faut présente ment éviter les dangers que les prophéties annoncent pour les temps les plus proches de celui de l’Antéchrist, dangers que doivent produire les religieux qui vivent de nos jours, et dont ils désirent que s’enquièrent les évêques. S’ils veulent que ces paroles désignent un temps déterminé, comme, que l’Antéchrist viendra avant sept ans, ou cent ans, ou mille ans, plusieurs preuves établiront d’une manière irréfragable leur présomption démesurée. Le Seigneur répondant aux interrogations des apôtres sur ce point leur dit, Act, I: "Il ne vous appartient pas de le connaître, etc." saint Augustin en conclut dans sa lettre à Hésétius, que s’il ne leur appartenait pas de le connaître, à plus forte raison les autres ne doivent-ils pas le savoir non plus. Saint Matthieu dit, XXIV: "Personne ne soit rien sur ce jour, pas même les anges du ciel." On lit la même chose dans le chapitre treizième; et dans la seconde épître aux Thessaloniciens II: "Ne vous laissez pas facilement ébranler de votre premier sentiment, comme si le jour du Seigneur était sur le pas d’arriver." Saint Augustin dit dans sa lettre à Hévy s’adressant à lui: "Vous avez dit l’Evangile enseigne que personne ne soit rien sur ce jour et sur cette heure; pour moi, dit-il, autant que mon intellect me le permet, je dis que l’on ne peut savoir ni le mois, ni l’année de son arrivée." Ce qui fait que le sens de ces paroles paraît être: comme si on ne pouvait pas savoir eu quelle année il viendra, bien qu’il soit possible de savoir en quelle semaine d’aunée ou en quelle décade; et un peu plus bas: "Bien que l’on ne puisse pas comprendre cela; je demande si, au moins, on peut saisir le temps de son arrivée de telle manière que nous puissions dire, il viendra avant tel temps; par exemple avant cinquante ou cent ans, ou un nombre d’années plus où moins grand: "et un peu plus bas: "Mais si vous estimez ne l’avoir pas compris, votre sentiment est le même que le mien." Dans la primitive Eglise, comme le raconte saint Jérôme dans son livre des Hommes illustres, et Eusèbe dans son Histoire ecclésiastique, il y eut certains hommes dont la doctrine fut réprouvée, parce qu’ils annonçaient l’arrivée du Seigneur comme imminente: ce que semblent aussi enseigner nos adversaires. Donc on ne peut pas déterminer le temps, qu’il soit court ou long, qui nous sépare de la fin du monde, et qui est le moment d’attendre le Christ et l’Antéchrist. C’est pourquoi l’Apôtre dit, I Thessaloniciens V: "Le jour du Seigneur viendra comme un voleur;" et saint Matthieu XXIV, dit: "Comme aux jours de Noé on ne connut pas le déluge jusqu’à ce qu’il arrivât et qu’il détruisît tous les hommes, il en sera de même de la venue du Fils de l’homme; d’où saint Augustin dit dans sa lettre à Hésétius qu’il y a trois espèces de personnes qui attendent l’arrivée du Fils de l’homme; les uns l’attendent plus tôt, les autres plus tard; d’autres enfin qui, sur ce point, confessent leur ignorance: ce sont ces derniers qu’il estime le plus; quant aux premiers ils lui semblent les plus dignes de blâme.

Ils s’appuient encore pour établir leur sentiment sur la raison qui suit. Le dernier âge commence à partir de l’arrivée de Jésus-Christ; or les autres âges n’ont pas duré au delà de mille ans, par conséquent comme il s’est écoulé plus de mille ans depuis l’avènement du Christ, on doit attendre sous peu la fin de ce dernier âge. Saint Augustin réfute cette erreur dans son quatre-vingt troisième livre des Questions, quest. LX, où il s’exprime en ces termes: "La vieillesse consiste ordinairement dans un laps de temps égal à celui de tous les autres âges;" ou bien il compare ce dernier âge à la vieillesse, et il en conclut: "donc le dernier âge du genre humain qui a commencé à l’arrivée de Jésus- Christ et qui doit durer jusqu’à la fin des siècles ne peut pas s’établir sur des générations bien déterminées." Dieu, comme il est écrit dans l’Evangile, en a dérobé la connaissance à l’homme pour son avantage; l’Apôtre atteste la même chose disant: "Le jour du Seigneur viendra comme un voleur pendant la nuit."

Ils citent aussi à leur appui huit caractères ou signes particuliers a l’aide desquels ils veulent démontrer l’arrivée prochaine de L'Antéchrist. Le premier de ces signes semble ressortir de ce que dit Daniel de l’Antéchrist, VII: "Il pensera qu’il lui est permis de changer les temps;" le commentaire ajoute: "Plein d’un tel orgueil qu’il s’efforce de changer les lois et les cérémonies;" ce qui fait que comme certains hommes s’efforcent déjà de changer l’Evangile pour quelque autre qu’ils disent éternel, ils soutiennent ouvertement que les temps de l’Antéchrist sont proches. Mais l’Evangile duquel ils parlent est une espèce d’introduction placée en tête du livre de Joachim, livre que réprouve l’Eglise. C’est peut - être même la doctrine de Joachim qui, disent-ils, change celle de Jésus-Christ. D’après cette hypothèse, ce signe ou caractère n’a aucune valeur, vu qu’au temps des apôtres il y eut certains hommes qui essayèrent de changer l’Evangile du Christ, ainsi que le prouvent les paroles suivantes, Galates Ch. 1: "Je m’étonne qu’abandonnant celui qui vous a appelés à la grâce de Jésus-Christ, vous passiez sitôt à un autre évangile."

Ils tirent leur second signe des paroles suivantes, Psaume IX: "Donnez-leur, Seigneur, un législateur;" le commentaire ajoute: "L'Antéchrist de la loi, l’auteur de la loi du mal;" ce qui fait que, comme la doctrine énoncée précédemment et qu’ils appellent la loi de l’Antéchrist a été développée à Paris, c’est une preuve que le temps de l’Antéchrist est proche; quoiqu'il y ail dans la doctrine de Joachim on celle de l’auteur de l’introduction de son livre une foule de choses dignes de ré probation, il est faux néanmoins de dire que ce soit là la doctrine que prêchera l’Antéchrist. Il se donnera lui-même pour Dieu, ainsi que le dit l’Apôtre, II Thessaloniciens Il: Il ira "jusqu’à s’asseoir dans le temple de Dieu, voulant lui-même passer pour Dieu;" par conséquent si, par la doctrine de l’Antéchrist, ils entendent toute doctrine fausse, comme ils appellent antéchrists tous les hérétiques, dès lors ce signe ou preuve n’a aucune valeur. Dès l’origine de l’Eglise, il n’y a pas eu un seul instant où l’on n’ait pas proposé de doctrines hérétiques. I Jean II: "Il y a dès maintenant plusieurs antéchrists;" d’après le commentaire, tous les hérétiques sont des antéchrists.

Ils tirent leur troisième signe ou caractère des paroles de Daniel, V, et de celles d’Isaïe, XXI: "On a vu la main réprouvée de celui qui écrivait dans Babylone, Mene, Thekel, Phares." Ils soutiennent que l’on a déjà vu dans la Babylone par excellence, c’est-à-dire l’Eglise, cette écriture signifie: "Il a compté les jours de votre royaume, et il les a remplis," c’est-à-dire qu’ils sont finis. Mais par l’écriture citée plus haut, sont comptés les jours du royaume de Jésus-Christ. Il est dit en effet qu’il durera jusqu’à mille deux cent soixante-dix ans. Thekel signifie "Vous avez été placé dans la balance, et il s’est trouvé que vous ne pesiez pas assez;" parce que, dans l’écriture citée, l’Evangile éternel est préféré à celui de Jésus-Christ. Phares signifie " Votre royaume est divisé, et il est donné aux Mèdes et aux Perses." Ils disent pareillement que le royaume de l’Eglise prendra fin, et qu’il passera à d’autres; ce qui fait que, comme l’Ecriture annonce que Babylone touche à sa fin, pour la même raison cette Ecriture annonce que l’Eglise, elle aussi, touche à ses derniers moments. Mais ce caractère évidemment est futile, d’après ce que dit saint Augustin dans le dix-huitième livre de la Cité de Dieu: "Certains hommes ont soutenu, dit-il, que le culte du nom de Jésus-Christ devait durer pendant trois cent soixante-cinq ans, et qu’après avoir atteint ce nombre d’années, il prendrait fin." Donc il y eut avant saint Augustin des hommes qui comptèrent les jours que devait régner Jésus-Christ. Donc cette écriture n’est pas connue d’aujourd’hui seulement. C’est pourquoi il n’est pas possible de prouver par ce moyen que l’avènement de l’Antéchrist est proche. Saint Augustin raconte encore au même endroit qu’il y eut de son temps certains hommes qui comptaient, à partir de l’ascension de Jésus-Christ jusqu’à son dernier avènement, les uns quatre cents, les autres cinq cents, enfin d’autres mille ans. Il les réfute tous, s’appuyant sur l’autorité du Seigneur qui dit: "Il ne vous appartient pas de connaître les temps ou les moments." Il improuve encore au même endroit la manière d’argumenter de quelques-uns d’entre eux qui voulaient conclure du nombre des persécutions que l’Eglise devait souffrir par le nombre des dix plaies de l’Egypte; il dit que ces conjectures sont purement humaines, qu’elles ne reposent sur aucune vérité. Il est évident encore que sur ce caractère ils sont du même avis que l’Ecriture qu’ils réprouvent, puisqu’ils affirment eux-mêmes que la Babylone de prédilection doit être bientôt détruite, comme l’affirmait l’Ecriture qu’elle réprouve. Il est évident aussi qu’il n’y a aucune parité, parce que l’Ecriture qui a été vue à Babylone, était une manifestation divine, ce qui fait qu’elle exprimait le jugement de la vérité; l’Ecriture de laquelle ils parlent, eux, au contraire, est l’oeuvre de l’erreur, ce qui fait qu’on ne peut en tirer aucune preuve.

Ils tirent leurs cinq autres signes de l’Evangile de saint Matthieu où le Seigneur semble dire les signes de son avènement.

Ils tirent leur quatrième signe des paroles suivantes de saint Matthieu XXIV: "Ils vous mettront à mort, toutes les nations vous haïront à cause de mon nom." Ils soutiennent que cette prophétie s’accomplit présentement, parce qu’il y en a dans l’Eglise quelques-uns qui paraissent être plus saints que les autres, et qui pourtant, ne pouvant pas supporter la correction, font infliger des châtiments à ceux qui les corrigent, les mettent à mort et les rendent l’objet de la haine des hommes. Mais ce signe ou caractère n’a aucune valeur, puisque ces tribulations des saints existèrent sur tout aux temps des apôtres et des martyrs, desquels le Seigneur pré disait tout cela, et que maintenant on ne voit plus de persécutions semblables; ce qui fait que cela n’est pas plus maintenant un signe de l’avènement prochain de Jésus-Christ qu'à cette époque.

Ils tirent leur cinquième signe ou preuve des paroles qui suivent celles qui ont été déjà citées: "Et alors il yen aura un grand nombre qui seront scandalisés, etc." Ils affirment que ceci s’accomplit de nos jours quand on diffame les religieux et que les hommes en sont scandalisés. Mais cette explication est contraire à celle du commentaire qui s’exprime en ces termes: "Ils seront scandalisés," c’est-à-dire, ils s’écarteront par crainte de la foi, entraînés par les prestiges ou par la cruauté des tourments. Or il est évident que ceci eut lieu au temps des martyrs. De plus, il n’est pas nouveau que les impies diffament les saints, puisqu’il a été dit aux apôtres eux-mêmes, Matthieu V: "Vous serez bienheureux, lorsque les hommes vous maudiront, et qu’ils auront dit par le mensonge toute espèce de ruai contre vous." L’histoire de l’Eglise nous raconte les moyens que les tyrans employaient pour diffamer les fidèles de Jésus-Christ, leur imputant les vices les plus honteux.

Ils tirent leur sixième signe des paroles qui suivent immédiatement celles qui ont été citées: "Il s’élèvera une foule de faux prophètes qui en séduiront plusieurs." Ils soutiennent qu’ils apparaissent main tenant ces faux prophètes, lorsqu’il apparaît quelque religieux qu’ils appellent faux prophètes parce qu’ils se recommandent eux-mêmes, et pour quelques autres choses semblables. Mais ce qui prouve que leur interprétation est entachée de méchanceté, ce sont les paroles du commentaire de saint Marc, XIII, où se lisent ces mêmes paroles, et qui entend par faux prophètes les hérétiques, ou encore ceux qui après la passion de Jésus-Christ se constituèrent séducteurs parmi le peuple juif avant la destruction de la Jérusalem terrestre. Il suffit, pour réduire à néant cette preuve, de ce qui a été dit précédemment des faux prophètes.

Leur septième signe ou caractère se tire des paroles qui suivent dans le même passage: "Et parce que l’iniquité abondera, la charité de plusieurs se refroidira." Ces paroles, disent-ils, s’accomplissent présentement, quand quelques personnes qui paraissent dans L'Eglise animées du plus grand zèle pour la foi abandonnent l’Evangile de Jésus- Christ pour s’attacher à l’évangile éternel, en quoi il est prouvé que la charité qu’ils doivent avoir pour Jésus-Christ s’est refroidie. Mais ici ils mentent évidemment, car ceux desquels ils semblent parler n’abandonnent pas l’Evangile de Jésus-Christ non plus qu’ils ne s’attachent à un autre évangile. En outre, quand même cela serait, est-ce qu’il n’y a pas eu dans les temps les plus reculés de l'Eglise des hommes qui paraissaient parfaits et qui ont été les auteurs de nouvelles hérésies en abandonnant l’Evangile de Jésus-Christ; comme le firent Pélage, Nestorius, Eutychès et autres. Parle fait même qu’ils ne suivent pas la doctrine sus-énoncée, cela ne prouve pas que leur charité se refroidit, puisqu’ils ne la poursuivent pas. Il n’est pas besoin de persécution là où il n’y a pas de défenseurs, bien plus, ce serait sous apparence de correction ressusciter des hérésies éteintes et les inculquer dans l’esprit du peuple, ce qui est souverainement dangereux; aussi saint Grégoire dit-il dans son quatorzième livre de Morale, "qu’après la mort d’Eutychès, parce qu’il n’y avait peut-être pas une personne qui suivît sa doctrine, il n’a pas daigné poursuivre ses enseignements, afin de ne pas paraître s’adresser à la poussière."

Quant à leur huitième signe ou caractère, ils le tirent des paroles qui suivent immédiatement," cet Evangile sera prêché dans l’univers entier." Ils soutiennent que ceci s’accomplit par eux-mêmes, vu qu’ils annoncent ces signes ou ces dangers, désirant que tout le monde les connaisse, conformément à ces paroles, II Timothée IV: "Annoncez la parole de Dieu, insistez à temps et à contre temps;" ils le font en tant qu’ils disent que ceux qui ne les annoncent pas sont de faux apôtres, parce qu’ils n’ont pas d’yeux pour voir et derrière et devant, c’est-à-dire pour connaître et les choses passées et celles qui doivent arriver, tels que les animaux dont il est parlé dans l’Apocalypse, IV. Mais ce signe ou caractère n’a aucune valeur. Il y eut en effet dans la primitive Eglise certains hommes qui pleins du même orgueil qu’eux annoncent que ces signes existaient déjà. Or les catholiques et les autres hommes sérieux les réfutaient ainsi que nous l’apprend l’Histoire ecclésiastique. C’est aussi ce qu’enseigne le commentaire des paroles suivantes de saint Marc, XIII: "Il en viendra un grand nombre en mon nom." Au moment où Jérusalem était sur le point d’être ruinée, il se présenta un grand nombre d’hommes qui dirent qu’ils étaient le Christ et qui soutenaient mensongèrement que c’était le temps de la liberté, Il y en eut pareillement plusieurs aux temps des apôtres, qui parmi les autres choses qu’ils enseignaient menaçaient de l’arrivée prochaine du jour du Seigneur.

Ainsi donc, ceux qui annoncent à l’avance des signes de ce genre ne doivent pas être comptés parmi ceux qui annoncent l’Evangile, mais bien parmi les séducteurs du peuple. Il suit par conséquent de là que ce que dit le Seigneur " Cet Evangile du royaume de Dieu sera prêché," ne se rapporte pas à la prédication de ces signes futiles, mais bien à celle de la foi chrétienne qui, avant l’avènement de Jésus.- Christ, doit être prêchée dans l’univers entier. Saint Augustin prouve dans sa lettre à Hésétius que " le jour du Seigneur n’est pas sur le pas d’arriver, puisque de son temps il y avait des peuples auxquels certainement l’Evangile de Jésus-Christ n’avait pas encore été annoncé." Il est même évident que par ce signe ils tombent dans le piége qu’ils avaient préparé aux autres, puisqu’ils leur imposent une nouvelle doctrine qu’ils nomment l’Evangile du royaume éternel, et qu’ils sont évidemment eux-mêmes les messagers d ces signes qu’ils appellent précurseurs de l'Evangile du royaume éternel. Saint Augustin, dans sa lettre à Hésétius, prouve d’une manière patente que ces signes n’ont aucune valeur; il s’exprime comme il suit: "Peut-être si l’on examinait attentivement ce que les trois évangélistes ont dit de l’avènement du Christ, si on le collationnait et le discutait avec soin, trouverait-on que ces choses ont pour objet ce qui arrive tous les jours dans son corps, qui est l’Eglise." Parlant de cet avènement, Jésus-Christ s’exprime en ces termes: "Désormais vous verrez le Fils de l’homme venant et s’asseyant, etc."

 

Objection 9: Comment ils s’efforcent de prouver que les religieux sont les précurseurs de l’Antéchrist.

 

 

Voyons maintenant les moyens qu’ils emploient pour rechercher quels sont ceux qui rendront imminents les dangers des derniers temps, et auxquels ils donnent le nom de précurseurs de l’ante- christ. Ils procèdent par d et comme il suit. Il est certain, disent-ils, que ces séducteurs ne seront ni Juifs, ni gentils, ni barbares. Mais cette assertion est contraire à ce qui est écrit au livre de l’Apocalypse, XX: "Il séduira les nations qui sont aux quatre coins de la terre, Gog et Magog." Le commentaire ajoute, à la lettre "il séduira d’abord ces deux nations, et par le moyen de celles-ci il attaquera les autres." D’après un autre commentaire du même passage, par Magog on entend tous les persécuteurs, instruments du démon qui se cache d’abord en eux-mêmes, et qui enfin se laissent aller à une persécution ouverte. Les barbares ne sont pas par conséquent exclus de la persécution de l’Antéchrist, ainsi qu’ils le prétendent. Mais ils poussent encore plus loin leur assertion; ce seront, disent-ils, des chrétiens, et pour le prouver, ils s’appuient sur les paroles suivantes, II Timothée III: "Ayant même l’extérieur de la piété," le commentaire ajoute "de la religion chrétienne." Il est ici question de ceux qui rendront imminents les dangers des derniers temps; mais il est facile de savoir qu’en ce point ils se trompent, car les vices qu’énumère ici l’Apôtre ne doivent pas être pris de telle sorte qu’il faille que les mêmes individus soient souillés de tous ces mêmes vices, mais bien que ceux-ci en aient quelques-uns, les autres d’autres. Par conséquent il n’est pas nécessaire que tous ceux qui rendront imminents les dangers des derniers temps aient l’apparence de la piété; il suffit qu’il y en ait quelques-uns. Comme les apôtres, dans la primitive Eglise, souffraient également persécution et de la part des gentils et de celle des fidèles, ainsi que le prouvent les paroles suivantes, I Corinthiens XI: "Dangers de la part des infidèles, dangers de la part des faux frères." Allant encore un peu plus loin, ils soutiennent que les précurseurs de l’Antéchrist ne se trouveront pas parmi les méchants. Mais leur assertion est complètement opposée au commentaire du Psaume XXXIV: "Mon Dieu, qui sera semblable à vous." Or le commentaire explique ce Psaume tout entier de la persécution de l’Antéchrist, et parmi tous les autres ministres de l’Antéchrist; il dit que les Philistins signifient ceux qui sont enivrés des plaisirs charnels du siècle. Saint Grégoire, lui aussi, expliquant dans son vingtième livre de Morale les paroles suivantes de Job, XXX: "Mais maintenant ils se riront de moi, etc.", dit: "Ce sont là les paroles de l’Eglise opprimée dans les derniers temps par ses adversaires." Il ajoute peu après "Je ne comptais pour rien la force de leur bras, on ne les estimait pas même dignes de vivre." Il explique celles qui suivent, ainsi qu’un grand nombre d’autres, de ceux qui sont ouvertement mauvais et qui vivent selon la chair.

Ils vont jusqu’à dire que ces ministres de l’Antéchrist se trouvent parmi ceux qui paraissent bons. Ils fondent leur assertion sur les paroles suivantes de saint Matthieu VII: "Défiez-vous des faux prophètes," ainsi que sur quelques autres témoignages de ce genre. Mais bien que quelques-uns de ceux par lesquels l’Antéchrist séduira les hommes doivent être tels, ce n’est pas, néanmoins, ce qui empêche les autres de l’être, de même que dans la primitive Eglise les fidèles souffraient persécution de la part des uns et des autres.

Quant à ce qu’ils disent que personne ne peut séduire à moins qu’il n’ait les dehors de la bonté, il est évident que cette assertion est fausse, puisque les délices du monde et la terreur séduisent bien p de personnes que les dehors de l’honnêteté.

Allant encore plus loin, ils affirment que les messagers de l’antéchrist se trouvent parmi ceux qui se livrent à l’étude des lettres, et ils s’efforcent de le prouver par les paroles suivantes, II Timothée III: "Apprenant toujours et ne parvenant jamais à acquérir la science de la vérité." Ce qui prouve la fausse application de cette preuve, c’est qu’il est ici question de femmelettes séduites, comme le prouve le texte, plutôt que d’hommes séducteurs. Admettant même que cela se rapportât à des séducteurs, il ne serait ici question que de ceux qui vaquant à l’étude s’écartent des vérités de la foi, puisque, ainsi que nous l’avons précédemment dit, ces paroles doivent s'entendre des hérétiques. Ils tentent aussi de le prouver par ce que dit saint Grégoire dans son treizième livre de Morale, expliquant les paroles suivantes de Job, XVI: "Mon ennemi par des yeux terribles, etc." Il dit: "Comme la Vérité incarnée a choisi, pour se faire annoncer, de pauvres ignorants et des hommes simples; l’Antéchrist lui, au contraire, choisira, pour prêcher l’erreur, des hommes rusés et pleins de la science du monde." Mais quels sont ces hommes lettrés qu’enverra l’Antéchrist? Saint Grégoire le dit immédiatement après employant l’autorité d’Isaïe, XVIII, lequel s’exprime comme il suit: "Qui envoie ses ambassadeurs sur la mer et les fait courir sur les eaux dans des vaisseaux de joncs." Expliquant ces paroles il dit: "Il envoie ses ambassadeurs sur la mer, parce qu’il disperse ses prédicateurs par le monde, sur les eaux dans des vaisseaux de joncs. Les coeurs des docteurs séculiers sont des vaisseaux de joncs." Donc, envoyer ses ambassadeurs sur les eaux dans des vaisseaux de joncs, c’est mettre l’espoir de sa prédication dans les sages de la chair, et appeler à soi les peuples qui se laissent aller au mal. Donc ces hommes lettrés sont les prédicateurs de l’Antéchrist, ils vivent comme les gens du siècle et en- traînent les peuples vers la jouissance des plaisirs de la chair. De ce que l’Antéchrist expose l’Eglise à des dangers graves de la part des hommes lettrés, il ne s’ensuit pas qu’ils soient les seuls par lesquels il lui en suscite.

Ils poussent encore plus loin leurs déductions et disent: on trouve parmi ces hommes lettrés des messagers de l’Antéchrist dont on tient pour précieux le conseil, il est estimé très utile et très parfait, de même que si on consultait le Seigneur, ainsi qu’il est écrit d’Achitophel, II Rois, XVI Ils soutiennent qu’Achitophel est la figure des séducteurs des derniers temps de l’Eglise, parce qu’il embrasse d’abord le parti de David et ensuite celui d de même ceux- ci seront d’abord avec Jésus-Christ et ensuite avec l’Antéchrist, ce qui fait dire à l’Apôtre, II Timothée III: "Ayant l’extérieur de la piété," et ensuite il ajoute: "Ayant l’esprit corrompu et pervertis dans la foi." On lit aussi dans saint Jean, I° Epître, II: "Ils sont sortis d’entre nous;" le commentaire ajoute: "Qui communiquent avec nous par les sacrements." Or, cette preuve n’a aucune valeur, car l’Apôtre, dans les paroles précitées, n’a pas l’intention de dire que d’abord ils aient les dehors de la piété et qu’ensuite, passant à l’infidélité, ils quittent ces apparences; mais qu’en même temps qu’ils ont extérieurement l’apparence de la piété, ils en renient la vertu, et qu’ils sont infidèles. Il y a aussi beaucoup d’hérétiques qui communiquent avec l’Eglise par les sacrements. Il en est, en effet, qui reçoivent les sacrements de l’Eglise au moins pour la forme. En admet tant même qu’en ceci ils sont figurés par Achitophel, il n’est pour tant pas nécessaire pour cela qu’Achitophel ait joui pour ses conseils d’une grande réputation. Leur conclusion ici ne semble fondée que sur des conjectures humaines, tout comme celle de ceux qui tentèrent de prédire le nombre des persécutions que devait essuyer l’Eglise par celui de plaies de l’Egypte, comme nous l’avons dit précédemment.

Poussant plus loin encore leur argument, ils veulent prouver que ces messagers de l’Antéchrist se trouvent parmi ceux qui sont obligés aux conseils évangéliques; et ils s’appuient pour le prouver sur ce que dit saint Grégoire expliquant les paroles suivantes de Job, XXX: "A la droite de celui qui se lève, etc." "Des calamités ont surgi à la droite de celui qui se lève, parce que ceux-là même que l’on croyait les membres d’élite du Rédempteur suscitent des persécution à l’Eglise." Mais il est impossible de conclure de là que ces persécuteurs se trouvent parmi les hommes qui sont astreints à garder les conseils évangéliques, parce que par les membres d’élite que signifie la droite, il entend tous les bons, ce qui fait qu’il dit au même endroit,"le mot droite désigne ici le peuple fidèle de l’Eglise;" mais quand même ces paroles, "membres choisis," ne signifieraient que ceux qui sont parfaits, leur preuve alors n’aurait aucune valeur, parce qu’il en est qui sont parfaits, quoique engagés dans les liens du mariage, et cela, à cause du degré de charité qu’ils ont atteint. Les évêques, eux aussi, sont parfaits quant à leur état, ce qui fait que par membres choisis ou d’élite on ne doit pas entendre les religieux seuls. La conséquence qu’ils tirent de ce mode de raisonner est donc évidemment fausse. Ils tentent encore de prouver cette assertion par les paroles suivantes de saint Matthieu II: "Hérode cherchera l’enfant pour le perdre." Le commentaire ajoute: "Dès l’apparition de Jésus-Christ sur la terre, la persécution contre lui commença, et cette persécution est la figure de celles des saints." C’est pourquoi ils concluent que, comme à l’avènement du Christ, ceux qui semblaient et les plus sages et les plus saints, à savoir, les scribes et les pharisiens s’opposèrent à lui; de même ils s’opposeront aux fidèles de Jésus-Christ dans les derniers temps ceux qui paraîtront et sages et saints, à savoir, les hommes lettrés et les religieux, Celte preuve est sans valeur aucune, car ce ne furent pas les scribes et les pharisiens seuls qui persécutèrent Jésus-Christ, il le fut encore par les princes des prêtres, tels que Anne et Caïphe, par les princes séculiers, tels que Hérode et Pilate. Tous ceux qui persécutèrent le Christ n’étaient pas scribes et pharisiens, il n’y avait qu’un certain nombre de pharisiens. On ne peut donc pas tirer de là la conclusion qu’ils veulent tirer, parce que cette raison ne touche pas plus les religieux instruits que ceux qui ne le sont pas, elle ne les touche pas plus que les évêques, les princes et les docteurs séculiers.

Réunissant en un seul faisceau les raisons qui précèdent, ils en concluent: il est démontré que les précurseurs ou messagers de l’Antéchrist seront des chrétiens qui extérieurement paraissent bons, qui se livrent à l’étude des lettres, réputés par les conseils qu’ils donnent, religieux, tenus à l’observation des conseils; cette conclusion fait connaître leur but. Ils font ainsi connaître par là d’une manière aussi claire ceux qui veulent diffamer que s’ils les désignaient nommément. Il n’y a pas de différence, eu effet, entre dire Socrate ou le fils de Sophronique, si Sophronique n’a de fils que Socrate. Leur manière de procéder les rendent inexcusables, et prouve, en même temps, qu’ils descendent jusqu’aux personnalités. Ils sont convaincus d’une multitude d’erreurs dans leur manière de procéder.

Parce qu’ils désignent les messagers de l’Antéchrist comme un seul genre d’hommes, bien que des hommes de divers états doivent en remplir les fonctions, ainsi que le prouve le commentaire des paroles suivantes du Psaume LXXXII: "Mon Dieu, qui sera semblable à vous?"

Ce qui prouve qu’ils sont dans l’erreur, c’est que malgré les diverses preuves qu’ils réunissent sur chacun de ceux dont ils parlent, on ite peut cependant pas en conclure que toutes les conditions soient réunies; mais peut-être y aura-t-il un grand nombre de séducteurs qui seront messagers de l’Antéchrist; les uns seront religieux, les autres lettrés, d’autres réputés pour leurs conseils, etc. et peut-être n’y en aura-t-il pas de ceux en qui se réunissent toutes les qualités précédemment nommées.

C’est que quand même il s’en trouverait parmi ceux-ci, ils ne se trouveraient pas parmi eux seuls, comme nous l’avons prouvé, ce qui fait que cette preuve n’a pas plus de force contre eux que contre les autres.

C’est que quand même il y en aurait parmi ceux-ci quelques-uns qui deviendraient les messagers de l’Antéchrist, ils ne sont pour tant pas tous tels; mais peut-être n’y en a-t-il qu’un petit nombre, comme l’Antéchrist en attire peut-être aussi à lui quelques-uns des divers états de la société.

Parce que ces diverses conditions sont bonnes, comme, par exemple, être chrétien, être lettré, réputé pour ses conseils, religieux; ce qui fait que, d’après ces conditions ou états, on ne peut pas juger de quelqu’un qu’il est messager de l’Antéchrist; on peut plutôt en juger d’après les conditions mauvaises, conformément à la doctrine du Seigneur, Matthieu XII: "On connaît chaque arbre à son fruit;" à savoir, le bon par les bons fruits, le mauvais par les mauvais fruits.

 

Objection 10: Comment ils s’efforcent de pervertir et de rendre suspectes même les bonnes oeuvres des religieux, tels que les que les prières, etc.

 

Voyons maintenant, enfin, comment ils s'efforcent de pervertir les bonnes oeuvres des religieux, qu’ils ne peuvent ni nier, ni faire passer pour mauvaises, tels que les prières, les jeûnes, les miracles, etc.; ils tentent aussi de les rendre suspectes et s’appuient pour cela sur ce qu’il est dit dans la sainte Ecriture que certains hommes mauvais pallient leur malice par de semblables oeuvres. On lit des faux prophètes dans saint Matthieu VII: "Qu’ils viennent revêtus de la peau des brebis."

Le commentaire ajoute à cette occasion, "qu’en présence des hommes ils sont semblables aux ministres de justice, jeûnant, priant, faisant l’aumône comme eux; mais ces oeuvres ne sont pas leurs fruits à eux, parce qu’elles leur sont imputées à vice." Et un peu plus loin, sur ces paroles: "Plusieurs me diront, etc." le commentaire ajoute: "Il faut surtout se défier de ceux qui opèrent des miracles au nom de Jésus-Christ, lorsque le Seigneur ne les fait qu’à cause des infidèles; il a cependant averti de ne pas s’y laisser tromper en pensant que la sagesse brille là où le miracle est palpable." Ils veulent établir par toutes ces raisons que ce ne sont ni les actions vertueuses, ni les miracles qui doivent nous faire admettre certaines personnes. Or que cette opinion qui est la leur soit opposée d’une manière évidente à l’autorité divine, c’est ce qu’il est facile de voir, puisque le Seigneur dit dans saint Matthieu V: "Qu’ils voient vos bonnes oeuvres et qu’ils glorifient votre Père céleste, etc." Saint Matthieu dit encore, XII: "L’arbre se connaît à son fruit, le bon arbre au bon fruit, le mauvais arbre au mauvais fruit." Saint Pierre dit, Ep. I, II: "Que votre manière de vivre parmi les infidèles soit exempte de reproches, afin que ce en quoi ils vous calomnient, comme si vous étiez des malfaiteurs, puisse être apprécié d’après vos oeuvres par ceux qui vous observent;" le commentaire ajoute: "votre dignité glorifie Dieu au temps de sa visite."

Toutes ces preuves démontrent que l’on peut admettre quelqu’un après avoir vu ses bonnes oeuvres. Les miracles d’un homme le rendent recommandable tout aussi bien que sa doctrine; ce qui fait dire au Seigneur, saint Jean, V: "Les oeuvres que mon Père m’a donné de faire rendent témoignage de moi." Il est aussi dit dans le dernier chapitre de saint Marc que " les apôtres ont prêché partout avec la coopération du Seigneur, et qu’il a confirmé leur enseignement par les miracles qui l’accompagnaient." Mais les miracles rendent témoignage et de l’homme et de la doctrine. Nous ne disons pas pour cela qu’il n’y ait pas quelques méchants qui ne fassent quelques actes de vertu et qui n’opèrent quelques prodiges; nous ne parlons ici que des choses dont il nous est permis de juger. C’est pour cela que quand nous voyons des bonnes oeuvres dans quelqu’un, évidemment nous pouvons juger par là qu’il est bon, à moins qu’à côté nous en voyions d’autres qui sont manifestement mauvaises; car ces dernières pourront alors nous faire juger que ce que nous voyons en eux ne vient pas d’eux. Saint Matthieu dit ù cette occasion, VII: "Vous les connaîtrez à leurs fruits" et le commentaire ajoute: "Les oeuvres et non l’habit font connaître quelqu’un," il parle ici des choses manifestes." Le commentaire des paroles suivantes, Romains XIV: "Celui qui mange, etc." ajoute: "Elles sont comme les choses qu’il n’est pas possible de faire avec un esprit pur," tel, par exemple, que les blasphèmes, les vols, etc. dont il nous est permis de juger, et dont il est dit: "Vous les reconnaîtrez à leurs fruits." Quant aux oeuvres douteuses, il faut charitable ment tes entendre toujours dans le sens le plus favorable. Voilà dans quel sens il faut entendre les preuves apportées par eux; c’est que, quelque excellents que soient les "prodiges ou signes" que l’on voit en quelqu’un, nous ne devons pas nous laisser tromper par ces signes, au point de nous laisser entraîner au mal, ou de nous laisser précipiter dans l’erreur. Mais si l’on croit d’un homme, qui ne cherche ni à entraîner dans l’erreur, ni à suggérer le mal, qu’il est bon à cause des bonnes oeuvres que l’on voit en lui, bien que par hasard il soit mauvais, ici l’erreur n’est pas dangereuse, puisqu’il n’appartient pas à l’homme de juger les secrets du coeur; ce qui fait que le commentaire des paroles suivantes, II Corinthiens XI: "Satan lui-même se transforme en ange de lumière," ajoute: "Feignant d’être bon, il fait les oeuvres des bons anges et tient le même langage qu’eux; quand même alors on le croirait bon, dans ce cas l’erreur n’est pas dangereuse, elle n’est pas mortelle non plus. Mais dès qu’il commence à amener par ces oeuvres, qui ne sont pas les siennes, à celles qui lui appartiennent, il faut dès lors les soins les plus assidus pour ne pas marcher à sa suite."

Ils poussent la méchanceté jusqu’à qualifier d’oeuvres hypocrites les oeuvres bonnes qu’ils voient faire aux religieux, et ils disent que c’est là un grand péché; ils ressemblent en ce point aux Pharisiens qui, voyant le Seigneur chasser le démon, dirent: "Il chasse les démons par Belzébuth, prince des démons." C’est ce que disent saint Matthieu XII, et saint Luc XI: "Ils ressemblent aux Pharisiens, ceux qui rapportent aussitôt à l’hypocrisie les bonnes oeuvres qu’ils voient dans les autres; d’où le Seigneur, pour les réfuter, dit: "Au fruit on connaît l’arbre." Il est encore facile d’établir combien sur ce point leur assertion est dangereuse, parce que si ce jugement, qui consiste à estimer hypocrites ceux dont les oeuvres de perfection sont apparentes, prenait de la consistance et se confirmait dans les coeurs des hommes, ils seraient par là détournés de ces mêmes oeuvres; il en serait encore de même si quelqu’un, après avoir embrassé l’état de perfection, était appelé hypocrite après avoir commis quelque péché, l’hypocrisie étant un péché aussi grand qu’ils le di sent. Saint Grégoire repousse cette assertion dans son trente-et-unième livre de Morale. Expliquant les paroles suivantes de Job, XXXIX: "Il a travaillé en vain, n’étant sous l’empire d’aucune crainte," il s’exprime ainsi: "Il importe de savoir qu’il y en a quelques-uns que la sainte Eglise notre mère nourrit dans le sein de la charité, et elle les supporte jusqu’à ce qu’ils aient atteint par elle la perfection de l’âge spirituel; ils sont parfois dans un état de sainteté, et pourtant ils ne peuvent acquérir le mérite de la perfection." Il dit plus bas: "Il ne faut pas croire pour cela qu’ils soient du nombre des hypocrites, parce que autre chose est pécher par faiblesse, autre chose par malice." Par conséquent, d’après saint Grégoire, les seuls que l’on doive appeler hypocrites sont ceux qui embrassent les oeuvres de la perfection, dans le dessein de pouvoir exercer plus secrètement leur malice, et de nuire avec plus de succès; mais il ne faut pas estimer ainsi ceux à qui il arrive de pécher par faiblesse, lorsqu’ils ont embrassé l’état de perfection.

CONCLUSION

 

Ainsi donc, après avoir réfuté les calomnies des méchants avec la grâce de Dieu, il est démontré d’une manière claire qu’il n’y a rien de condamnable dans ceux qui sont en Jésus-Christ, qui ne vivent pas selon la chair, mais qui portent la croix du Seigneur, qui accomplissent assidûment les oeuvres spirituelles, et qui méprisent les désirs de la chair. Ici se présenterait l’occasion de répliquer aux docteurs dont nous avons parlé, mais nous les renvoyons au jugement de Dieu, puisque ce qui s’est épanché de leur coeur gangrené suffit pour faire connaître à tous leur méchanceté. On peut les juger d’après ces paroles du Seigneur, Matthieu XII: "Comment pouvez-vous dire de bonnes choses, vous qui êtes mauvais? La bouche parle de l’abondance du coeur." Si, par conséquent, quelqu’un veut se purifier de leurs souillures, comme le dit l’Apôtre, II Timothée II, c’est-à-dire, s’il ne consent pas à leur iniquité, "il sera un vase sanctifié pour l’honneur, utile au Seigneur, préparé pour tout ce qui est bon." Quant à ceux qui les suivent, ce sont des aveugles qui suivent d’autres aveugles, ils tomberont ensemble dans la fosse que, pour nous en délivrer, ce que nous venons de dire nous suffise avec le secours de Dieu, à qui soit honneur et action de grâces dans les siècles des siècles.

Ainsi soit-il.

Fin du dix-neuvième Opuscule de saint Thomas d’Aquin, contre les ennemis du culte de Dieu et de la religion.