(version 21 avril 2007)
THOMAS D’AQUIN
Trois traités sur la défense
de
la vie religieuse mendiante
Traduction et ©
par
Jacques Ménard
2007
TABLES
Contre ceux qui attaquent le culte de Dieu et la vie
religieuse
PROLOGUE —
Quelle est l’intention de l’auteur ?
CHAPITRE
1 — Qu’est-ce que la religion et en quoi consiste la perfection de la
religion ?
CHAPITRE
2 — Est-il permis à un religieux d’enseigner ?
CHAPITRE
3 — Un religieux peut-il être licitement membre d’un collège de
séculiers ?
CHAPITRE
4 — Est-il permis à un religieux de prêcher et d’entendre les
confessions ?
CHAPITRE
5 — Un religieux est-il tenu de travailler de ses propres mains ?
CHAPITRE
7 — Un religieux peut-il vivre principalement d’aumônes et de choses
mendiées ?
CHAPITRE
10 — À propos du fait que des religieux courent çà et là.
CHAPITRE
11 — À propos du fait que des religieux s’adonnent à l’étude
CHAPITRE
12 — À propos du fait que des religieux proposent la parole de Dieu avec
grâce et élégance
CHAPITRE
15 — À propos du fait que des religieux se battent en procès.
CHAPITRE
17 — À propos du fait que des religieux veulent plaire aux hommes
CHAPITRE
19 — À propos du fait que des religieux fréquentent les cours des rois et
des puissants
CHAPITRE
21 — Comment [leurs adversaires] affirment des choses douteuses pour
diffamer les religieux
LA
PERFECTION DE LA VIE SPIRITUELLE
CHAPITRE
1 — Quelle est l’intention de l’auteur?
CHAPITRE
2 — La perfection de la vie spirituelle s’évalue essentiellement selon la
charité
CHAPITRE
4 — La perfection de l’amour de Dieu qui ne convient qu’à Dieu seul
CHAPITRE
5 — La perfection de l’amour de Dieu qui convient aux bienheureux
CHAPITRE
7 — La perfection de l’amour de Dieu qui est l’objet d’un conseil
CHAPITRE
8 — Le premier chemin vers la perfection — l’abandon des choses
temporelles
CHAPITRE
10 — Ce qui aide l’homme à garder la continence
CHAPITRE
11 — Le troisième chemin vers la perfection — le renoncement à sa
volonté propre
CHAPITRE
13 — Contre l’erreur de ceux qui osent diminuer le mérite de l’obéissance
ou du vœu
CHAPITRE
14 — La perfection de l’amour du prochain nécessaire au salut
CHAPITRE
15 — La perfection de l’amour du prochain qui relève d’un conseil
CHAPITRE
16 — La perfection de l’amour du prochain du point de vue de son intensité
CHAPITRE
17 — La perfection de l’amour du prochain du point de vue de son effet
CHAPITRE
18 — Qu’est-ce qui est requis pour l’état de perfection?
CHAPITRE
19 — Se trouver dans un état de perfection convient aux évêques et aux
religieux
CHAPITRE
20 — L’état pontifical est plus parfait que l’état religieux
CHAPITRE
22 — L’état pontifical, bien que plus parfait, ne doit pas être recherché
CHAPITRE
30 — Les œuvres qui peuvent convenir aux religieux
Contre l’enseignement de ceux qui détournent de la
vie religieuse
CHAPITRE
1 — Dans ce chapitre, l’intention de l’auteur est déclarée
CHAPITRE
3 — L’affirmation précédente ne s’applique pas aux enfants
CHAPITRE
4 — L’affirmation précédente ne s’applique pas à ceux qui viennent de se
convertir à la foi
CHAPITRE
5 — L’affirmation précédente ne s’applique pas aux pécheurs convertis par
la pénitence
CHAPITRE
6 — Dans ce chapitre, la racine de l’erreur mentionnée est détruite
CHAPITRE
7 — Dans ce chapitre, sont résolus les arguments des adversaires formulés
plus haut
CHAPITRE
9 — Dans ce chapitre, la position qui précède est rejetée
CHAPITRE
12 — Dans ce chapitre, l’erreur formulée plus haut est rejetée
CHAPITRE
15 — Dans ce chapitre, l’erreur formulée plus haut est réfutée
1.
Pour la présente traduction, nous utilisons les éditions critiques des
opuscules Contra impugnantes Dei cultum et religionem, De perfectione
spiritualis vitae et Contra doctrinam retrahentium a religione, publiées
respectivement dans SANCTI THOMAE DE
AQUINO, Opera omnia, t. XLI, Pars A, Rome, 1970,
p. A51-A166, et t. XLI, Pars B-C, Rome, 1969, p. B67‑B111 et
p. C38‑C74.
2. Il n’est pas sans importance de
rappeler qu’au XIIIe siècle, les citations bibliques ne comportaient
pas d’indication de versets et que le texte de la version latine de la Bible
utilisée par Thomas d’Aquin n’est pas en tout point identique à celui de la
version reçue de la Vulgate. Cependant, partout où elles ont pu être identifiées,
les références aux chapitres et aux versets des citations explicites et
implicites de la Bible sont données dans le texte de la traduction. La
numérotation des chapitres et des versets est celle de la Bible de Jérusalem,
Paris, 1998. Par ailleurs, étant donné la place occupée par les textes de
droit canonique dans l’exposé de Thomas d’Aquin, nous en donnons les références
d’après l’édition de A. FRIEDBERG, Corpus Juris canonici, I : Decretum
magistri Gratiani ; II : Decretalium Collectiones, Leipzig,
1879 (reprod. anast., Graz, 1955). L’édition léonine indique aussi en notes le
tome et la page des citations canoniques selon l’édition de Friedberg.
3. Les références aux autres textes
cités sont données sous forme abrégée, telles qu’elles apparaissent
généralement dans le texte même des opuscules de Thomas d’Aquin. On pourra trouver
les références complètes à ces textes dans les notes de l’édition léonine. Par
ailleurs, nous avons indiqué en notes de bas de page les lieux parallèles où Thomas
d’Aquin traite d’un même sujet.
4. Le contexte historique des
opuscules est brièvement évoqué en français dans les éditions critiques, au t.
XLI, Pars A, p. A6-A13, et au t. XLI, Pars B-C, p. B5-B8. Une mise au point
plus récente est donnée par J.-P.
TORRELL, Initiation à saint Thomas d’Aquin. Sa personne et son œuvre,
Paris-Fribourg, 2002 (2e éd.), p. 109-140, 505-507, 8*-9*. On
pourra aussi consulter, sur le détail du contexte polémique des opuscules,
M.-M. DUFEIL, Guillaume de
Saint-Amour et la polémique universitaire parisienne, 1250-1259, Paris,
1972. On trouvera un exposé plus synthétique sur le contexte et les enjeux dans
C.H. LAWRENCE, The Friars. The
Impact of the Early Mendicant Movement on Western Society, Londres-
* * * * * * * * * *
Contra Impugnantes
Voici que tes ennemis ont donné de la voix et
que ceux qui te haïssent lèvent la tête. Contre ton peuple ils ont tramé un
complot et ont conspiré contre tes saints. Ils ont dit : « Venez,
retranchons-les du peuple et qu’on n’ait plus souvenir du nom
d’Israël ! » (Ps 83[82], 3‑5).
Le
Dieu tout-puissant, qui aime les hommes par son amour, se sert de nous en vue
de sa bonté et de notre intérêt, comme l’enseigne Augustin dans Sur la
doctrine chrétienne, I. En vue de sa bonté, afin que les hommes
rendent gloire à Dieu, Is 43, 7 : Quiconque invoque mon nom,
je l’ai créé en vue de ma gloire ; mais pour notre intérêt, afin de
donner lui-même le salut aux hommes, 1 Tm 2, 4 : Lui qui
veut que tous les hommes soient sauvés. C’est cette concorde entre les
hommes et Dieu que l’Ange a annoncée, lorsque le Seigneur est né,
Lc 2, 14 : Gloire à Dieu au plus haut des cieux et sur la
terre paix aux hommes de bonne volonté.
Bien
que, tout-puissant qu’il soit, il pourrait par lui-même obtenir des hommes sa
gloire et le salut des hommes, il a cependant fait en sorte, pour que l’ordre
soit sauvegardé dans les choses, de choisir des ministres par le ministère
desquels les deux seraient réalisés, raison pour laquelle ceux-ci sont à juste
titre appelés coopérateurs de Dieu en 1 Co 3, 9. Mais le diable,
envieux de la gloire divine et du salut de l’homme, s’efforce d’empêcher les
deux choses par ses ministres, qu’il incite à la persécution des ministres
mentionnés. Ainsi, ces ministres du diable se montrent en cela les ennemis de
Dieu, dont ils empêchent la gloire, et de tout le genre humain, au salut duquel
ils s’opposent et, en particulier, à celui des ministres de Dieu qu’ils
persécutent, 1 Th 2, 15 : Ils nous ont persécutés, ils
ne plaisent pas à Dieu, ils sont les ennemis de tous les hommes. Et pour
cette raison, le psaume fait trois choses dans les paroles proposées.
Premièrement,
[le psaume] montre leur inimitié envers Dieu, en cet endroit : Voici
que tes ennemis ont donné de la voix, à savoir que ceux qui parlaient
d’abord contre toi de manière occulte ne craignent plus de parler en public.
Comme le dit la Glose, « les derniers temps de l’Antéchrist indiquent le
moment où ce qui était jusque-là dissimulé éclatera sous la forme d’une voix
libre, voix qui, parce qu’elle est déraisonnable, est plutôt appelée un bruit
qu’une voix ». Et ils ne mettront pas en œuvre leurs inimitiés par la
seule voix, mais aussi par des gestes. C’est pourquoi [le psaume]
poursuit : Et que ceux qui te haïssent lèvent la tête, « à
savoir, l’Antéchrist », selon la Glose, ainsi que ses membres qui sont soumis
à cette tête, afin que, gouvernés par une seule tête, ils persécutent plus
efficacement les saints de Dieu.
Deuxièmement,
[le psaume] montre comment ils sont les ennemis de tout le genre humain, en
ajoutant : Contre ton peuple ils ont tramé un complot – ou, selon
une autre version, ils songent avec astuce – afin de les tromper, selon
la Glose, conformément à ce que dit Is 3, 12 : Ô mon peuple,
ceux qui te bénissent te trompent ! La Glose [ajoute] :
« Par des paroles séduisantes. »
Troisièmement,
[le psaume] montre comment ils persécutent les ministres de Dieu lorsqu’il
ajoute : Et ils ont conspiré contre tes saints. La Glose
[dit] : « Non seulement contre les hommes ordinaires, mais aussi
contre les hommes célestes. » C’est pourquoi Grégoire [dit], dans les Morales,
XIII, en expliquant ce passage de Jb 16, 11 : Ils se sont
adressés à moi pour me railler : « Les réprouvés
persécutent dans la sainte Église ceux dont ils se rendent compte qu’ils seront
utiles à beaucoup », et plus loin : « Les réprouvés estiment
avoir fait quelque chose de grand lorsqu’ils assassinent la vie des
prédicateurs. »
Or,
ils projettent deux choses contre les saints. En premier lieu, [ils projettent]
de les annihiler complètement, Est 13, 15 : Nos ennemis
veulent nous perdre et détruire ton héritage. En second lieu, s’ils ne le
peuvent pas, [ils projettent] du moins de détruire leur réputation auprès des
hommes, afin qu’ils ne puissent porter fruit chez eux. Jc 2, 6‑7 :
Est-ce que les riches ne vous oppriment pas par leur puissance ? Est-ce
qu’ils ne blasphèment pas eux-mêmes la bonne renommée qui vous a été
faite ? C’est pourquoi, à propos du premier de ces deux points, le
psaume ajoute : Ils ont dit : « Venez ‑ la Glose
[dit] : “En se cherchant des associés” ‑, retranchons-les du
peuple » – ou des peuples. La Glose [dit] : « Afin qu’ils ne
se trouvent pas parmi les peuples, c’est-à-dire, retranchons-les du
monde : voilà la persécution de l’Antéchrist ! ». Pour ce qui
est du second point, [le psaume] ajoute : Et qu’on n’ait plus souvenir
du nom d’Israël, c’est-à-dire que leur nom n’ait plus une bonne renommée,
« [le nom] de ceux qui disent être le véritable Israël », comme le
dit la Glose.
La
première de ces deux choses, à savoir l’expulsion des saints du monde, les tyrans
se sont efforcés de la réaliser dans les temps anciens. Ainsi, l’Apôtre,
Rm 8, 36, dit que, de son temps, ce que dit le psaume s’est
réalisé : À cause de toi, on nous met à mort tout le jour ; nous
avons passé pour des brebis à l’abattoir. Mais maintenant, des hommes dévoyés
tentent la même chose par des complots contre les religieux qui, d’une manière
particulière, peuvent plus efficacement porter fruit par la parole et par
l’exemple en professant la perfection : ils veulent leur attribuer
certaines choses par lesquelles leur état est soit totalement détruit, soit
rendu tout à fait insupportable, alors qu’ils s’efforcent de leur enlever les
consolations spirituelles, tout en leur imposant des fardeaux corporels.
En
effet, ils s’efforcent premièrement de leur enlever autant que possible l’étude
et l’enseignement, afin que, de cette manière, ils ne puissent résister à leurs
adversaires ni trouver dans l’Écriture la consolation de l’esprit. Et cela est
une fourberie de Philistins, 1 Sm 13, 19 : Les
Philistins avaient fait en sorte que les Hébreux ne puissent fabriquer des
épées ou des lances, ce que la Glose interprète comme l’interdiction de
l’étude des lettres, ce que Julien l’Apostat avait d’abord entrepris, comme
l’atteste l’histoire de l’Église.
Deuxièmement,
ils les écartent autant que possible de la communauté de ceux qui étudient,
afin que, de cette manière, la vie des saints devienne méprisable,
Ap 13, 17 : Que personne ne puisse vendre ni acheter que
celui qui porte une marque ou un nom de bête, en consentant à leur malice.
Troisièmement,
ils s’efforcent de les empêcher de prêcher ou d’entendre les confessions, ce
par quoi ils portent fruit chez le peuple, 1 Th 2, 16 : Ils
nous interdisent de parler aux gens en vue de leur salut.
Quatrièmement,
ils les forcent au travail manuel, afin que, ainsi accablés, ils soient dégoûtés
de leur état et soient empêchés de faire ce qui vient d’être mentionné, selon
le conseil de Pharaon qui disait, Ex 1, 9‑10 : Voilà
que le peuple des fils d’Israël est nombreux et plus fort que nous. Venez,
opprimons-le par prudence ! Et plus loin : Il leur imposa donc
un chef de corvée. La Glose dit : « Pharaon signifie “Zabulon”,
qui impose un joug très lourd de boue et de brique, c’est-à-dire l’esclavage
d’un travail terrestre et sale. »
Cinquièmement,
ils fulminent et blasphèment contre leur perfection, à savoir la pauvreté mendiante,
2 P 2, 2 : Beaucoup suivront leurs débauches et ils
blasphèment contre la voie de la vérité, c’est-à-dire contre les bonnes
actions, selon la Glose.
Sixièmement,
ils leur soustraient les aumônes dont ils vivent, 3 Jn 10 : Et
comme si cela ne suffisait pas – la Glose dit : « Celui qui
décourage l’hospitalité » –, il n’accueille pas lui-même les frères – la
Glose dit : « Les indigents » –, et il en empêche ceux qui
[les] accueillent – la Glose dit : « D’offrir un soin
bienveillant. »
Mais
les ministres déjà mentionnés s’efforcent d’avilir la réputation des saints,
non seulement en diffamant par la parole les saints de Dieu qui sont présents,
mais aussi par des lettres envoyées par toute la terre.
Jr 23, 15 : Venue des prophètes de Jérusalem, la salissure
s’est répandue par toute la terre. Glose de Jérôme : « Nous
recourons à ce témoignage contre ceux qui adressent à toute la terre des
lettres pleines de mensonges, de tromperies et de parjures et en salissent les
oreilles de ceux qui les écoutent. En effet, il ne leur suffit pas de dévorer
leur propre iniquité ou de blesser leurs proches, mais ils s’efforcent encore
de diffamer par toute la terre ceux qu’ils ont un jour détestés et de semer
partout des blasphèmes. »
Avec
l’intention de repousser la méchanceté de ces malveillants, nous suivrons
l’ordre suivant[1] :
·
premièrement,
nous montrerons ce qu’est la religion et en quoi consiste la perfection de la
religion, car toute leur intention semble être de s’opposer aux religieux
[ch. 1] ;
·
deuxièmement,
nous montrerons que ce par quoi ils s’efforcent d’opprimer les religieux est
frivole et de nulle valeur [ch. 2‑7] ;
·
troisièmement,
nous démontrerons que ce qu’ils affirment pour diffamer les religieux vient de
la malice [ch. 8‑26].
Afin
de pouvoir connaître la nature de la religion, cherchons l’origine de ce mot.
Le mot « religion », comme semble le suggérer Augustin dans son
ouvrage Sur la vraie religion, vient de « relier » (religare).
Or, au sens propre, on dit qu’une chose est liée lorsqu’elle est si étroitement
attachée à une autre que la liberté de se tourner vers autre chose lui est
enlevée ; mais le fait d’être « relié » (religatio),
comportant un lien renouvelé, montre que quelqu’un est lié à un autre avec qui
il avait été antérieurement uni et dont il avait commencé à s’éloigner. Et
parce que toute créature existe d’abord en Dieu avant d’exister en elle-même et
qu’elle est issue de Dieu, en commençant en quelque sorte à s’en éloigner selon
son essence par la création, la créature rationnelle doit être « reliée »
à Dieu lui-même à qui elle avait d’abord été unie même avant d’exister, afin
que, de cette manière, les fleuves reviennent à leur source,
Qo 1, 7. C’est pourquoi Augustin dit, dans Sur la vraie religion :
« Que la religion nous relie au seul Dieu tout-puissant ! »
On trouve ceci dans la Glose, Rm 11, 36, à propos du passage : De
lui et par lui, etc.
Or,
le premier lien par lequel l’homme est lié à Dieu est la foi, comme il est dit
dans He 11, 6 : Celui qui s’approche de Dieu doit croire
qu’il existe. Cette attestation de la foi est la latrie, qui rend un culte
à Dieu en reconnaissant qu’il est le principe. Ainsi, la religion signifie
d’abord et principalement la latrie, qui rend un culte à Dieu en attestant une
foi vraie. C’est ce qu’Augustin dit dans La cité de Dieu, X : « La
religion semble signifier non pas n’importe quel culte, mais le culte de
Dieu. » Et Tullius [Cicéron] définit la religion, dans l’Ancienne
Rhétorique, en disant : « La religion est ce par quoi on accorde
attention et respect à une nature supérieure qu’on appelle divine. » Et
ainsi, il est reconnu que, en premier lieu et principalement, relève de la
vraie religion tout ce qui se rapporte à une foi parfaite et au culte de latrie
approprié. Mais, en second lieu, il est reconnu que relève de la religion tout
ce par quoi nous pouvons servir Dieu, car, comme le dit Augustin dans l’Enchiridion,
un culte est rendu à Dieu non seulement par la foi, mais par l’espérance et
la charité, de sorte que toutes les œuvres de la charité sont dites appartenir
à la religion. C’est pourquoi [il est dit] en Jc 1, 27 : La
religion pure et sans tache au regard de Dieu et Père est celle-ci :
visiter les orphelins et les veuves dans leurs épreuves, etc.
Par
cela, il est clair que le mot « religion » a un double sens. L’un,
selon le premier enseignement du mot, selon lequel quelqu’un se lie à Dieu par
la foi en vue d’un culte approprié ; et ainsi, tous participent à la
religion chrétienne par le baptême en renonçant à Satan et à toutes ses pompes.
Le deuxième, pour autant que quelqu’un s’oblige à certaines œuvres de charité,
par lesquelles Dieu est servi d’une manière particulière, en renonçant à la vie
du siècle[3],
et nous employons ici en ce sens le mot « religion »[4].
Or, la charité rend à Dieu le service qui lui est dû selon les actes de la vie
active et de la vie contemplative, et, parmi les actes de la vie active, d’une
manière diversifiée selon les divers services de la charité qui sont rendus au
prochain. Et ainsi, certaines formes de vie religieuse sont établies pour
vaquer à Dieu par la contemplation, comme la vie religieuse monastique et érémitique.
Mais certaines [le sont] pour servir Dieu dans ses membres par l’action, comme
celles de ceux qui se vouent à Dieu pour accueillir les malades, pour racheter
les captifs et pour accomplir les autres œuvres de miséricorde. Et il n’existe
aucune œuvre de miséricorde pour l’accomplissement de laquelle une forme de vie
religieuse ne puisse être établie, même si elle n’a pas été établie jusqu’à
maintenant.
De
même donc que, dans le baptême par lequel l’homme est lié à Dieu par la foi, il
meurt au péché, de même, par le vœu de religion, il ne meurt pas seulement au
péché mais au siècle, afin de vivre pour Dieu dans cette œuvre à laquelle il
s’est voué au service de Dieu, car, de même que la vie de la foi est enlevée
par le péché, de même le service du Christ est empêché par les occupations du
siècle, 2 Tm 2, 4 : Personne qui fait campagne pour Dieu
ne se mêle des affaires du siècle. C’est pourquoi, par le vœu de religion,
on renonce à ces choses qui d’ordinaire occupent le plus l’esprit humain et qui
font obstacle au service de Dieu, parmi lesquelles la première et la principale
est le mariage, 1 Co 7, 32‑33 : Je voudrais vous
voir exempts de soucis. L’homme qui n’est pas marié se concentre sur ce qui
ressortit à Dieu, sur les moyens de plaire à Dieu. Celui qui a une épouse se
concentre sur ce qui ressortit au monde, sur les moyens de plaire à son épouse,
et le voilà partagé. La seconde chose [qui occupe d’ordinaire le plus
l’esprit humain] est la possession des richesses terrestres,
Mt 13, 22 : La préoccupation de ce monde et le charme
trompeur des richesses étouffent la parole, et elle devient stérile. Ainsi,
une glose de Lc 8, 14 sur : Ce qui est tombé dans les épines,
etc., dit : « Les richesses, même si elles semblent donner du
plaisir, sont cependant des épines pour ceux qui les possèdent, puisque, par
des préoccupations lancinantes, elles transpercent leur esprit, lorsqu’elles
sont recherchées avec avidité et sont protégées d’une manière inquiète. »
La
troisième chose [qui occupe d’ordinaire le plus l’esprit humain] est la volonté
propre, car celui qui est l’arbitre de sa volonté se préoccupe du gouvernement
de sa vie. C’est pourquoi il nous est conseillé de confier à la providence divine
de disposer de notre état, 1 P 5, 7 : De toute votre
inquiétude déchargez-vous sur lui, car c’est lui qui prend soin de vous. Pr 3, 5 :
Fais confiance au Seigneur de tout ton cœur et ne t’appuie par sur ta propre
prudence. De là vient que la religion parfaite est consacrée par un triple
vœu, à savoir, le vœu de chasteté, par lequel on renonce au mariage ; le
vœu de pauvreté, par lequel on renonce aux richesses ; le vœu
d’obéissance, par lequel on renonce à sa volonté propre.
Or,
par ces trois vœux, l’homme offre à Dieu le sacrifice de tous ses biens :
par le vœu de chasteté, en offrant en sacrifice à Dieu son propre corps, ce
dont parle Rm 12, 1 : Offrez vos membres en sacrifice vivant ;
par le vœu de pauvreté, en faisant à Dieu l’offrande de ses biens
extérieurs, ce dont parle Rm 15, 31 : Que l’offrande de mes
services soit agréée des saints à Jérusalem ; mais, par le vœu
d’obéissance, en offrant à Dieu le sacrifice de son esprit, ce dont parle le
psaume : Le sacrifice à Dieu, c’est un esprit brisé (Ps 51[50], 19).
Non seulement un sacrifice est offert à Dieu par ces trois choses, mais un
holocauste, qui était le mieux accueilli selon la Loi. Ainsi, Grégoire [dit]
dans sa huitième homélie de la deuxième partie sur Ézéchiel :
« Lorsque quelqu’un voue quelque chose à Dieu et ne lui voue pas autre
chose, c’est un sacrifice. Mais lorsqu’il voue au Dieu tout-puissant tout ce
qu’il a, tout ce qu’il vit, tout ce qu’il pense, c’est un holocauste. » Et
ainsi, la religion entendue au second sens, par le fait qu’elle offre un
sacrifice à Dieu, imite le premier mode de la religion.
Il
existe cependant certaines manières de vivre où certaines de ces choses sont omises ;
mais en elles la notion parfaite de religion ne se retrouve pas. Par contre,
toutes les autres choses qui se trouvent dans les formes de vie religieuse sont
comme des tuteurs, soit pour éviter ce à quoi on a renoncé par un vœu de religion,
soit pour respecter ce par quoi un homme a promis en vue de servir Dieu par un
vœu de religion.
Par
ce qui a été dit, la manière dont une forme de vie religieuse peut être estimée
plus parfaite qu’une autre peut apparaître. En effet, l’ultime perfection d’une
chose consiste dans l’atteinte de sa fin. Ainsi, la perfection d’une forme de
vie religieuse doit être estimée principalement en fonction de deux choses.
Premièrement, en fonction de ce à quoi la forme de vie religieuse est ordonnée,
de sorte que sera dite plus éminente la forme de vie religieuse qui se consacre
à un acte plus digne. Dès lors, la comparaison des formes de vie religieuse qui
s’adonnent à la vie active ou à la [vie] contemplative se fait selon la comparaison
entre la vie active et la vie contemplative du point de vue de l’utilité et de
la dignité.
Deuxièmement,
en fonction de la comparaison de la forme de vie religieuse avec
l’accomplissement de ce pour quoi elle a été établie. En effet, il ne suffit
pas qu’une forme de vie religieuse soit établie en vue de quelque chose
d’élevé, si elle n’est pas ordonnée de telle manière que, par ses observances
et ses manières de vivre, elle atteigne sa fin sans empêchement. Ainsi, si deux
formes de vie religieuse sont établies en vue de la contemplation, celle par
laquelle un homme est rendu plus libre pour la contemplation doit être estimée
plus parfaite.
Mais
parce que, comme le dit Augustin, « personne ne peut entreprendre une nouvelle
vie sans se repentir de son ancienne vie », toute vie religieuse par laquelle
un homme entreprend une nouvelle vie est un état de pénitence destinée à ce que
cet homme soit purifié de son ancienne vie. Et, selon cette troisième manière,
les formes de vie religieuse peuvent être comparées, de sorte que soit dite plus
parfaite celle qui comporte de plus grandes austérités dans le jeûne, la
pauvreté ou les autres choses de ce genre, car les œuvres de satisfaction
doivent être pénibles. Mais les premières comparaisons sont plus essentielles à
la vie religieuse. C’est pourquoi il faut davantage juger selon elles de la
perfection d’une forme de vie religieuse, surtout que la perfection de la vie
religieuse consiste davantage dans la justice intérieure que dans l’abstinence
extérieure. Ainsi apparaît donc clairement ce qu’est la religion et en quoi
consiste la perfection de la religion.
Après
avoir vu ces choses, il faut poursuivre en vue d’écarter ce par quoi les adversaires
de la vie religieuse s’efforcent d’opprimer la vie religieuse, en procédant de
cette façon :
·
premièrement,
nous chercherons s’il est permis à un religieux d’enseigner ;
·
deuxièmement,
si un religieux peut licitement faire partie d’un collège de [clercs] séculiers ;
·
troisièmement,
s’il est permis à un religieux de prêcher et d’entendre les confessions, s’il
n’a pas charge d’âmes ;
·
quatrièmement,
si un religieux est obligé de travailler de ses propres mains ;
·
cinquièmement,
s’il est permis à un religieux de tout quitter, de sorte qu’il ne lui reste
rien qu’il puisse posséder en propre ni en commun ;
·
sixièmement,
s’il peut vivre principalement d’aumônes et de choses mendiées.
[Les
adversaires des religieux] s’efforcent d’écarter l’enseignement par les religieux,
à savoir que ceux-ci ne puissent enseigner, de plusieurs manières.
1.
Premièrement, en vertu de l’autorité du Seigneur qui dit, en
Mt 23, 8 : Pour vous, ne vous faites pas appeler
« Rabbi », conseil qu’ils affirment devoir être observé par les
parfaits. Comme tous les religieux font profession de perfection, ils doivent
donc s’abstenir d’exercer un magistère.
2.
Deuxièmement, en vertu de l’autorité de Jérôme, dans sa lettre contre Vigilantius
et dans le Décret, C. 16, q. 1 : « Le moine a pour
fonction de pleurer, et non d’enseigner. » Et dans le Décret,
C. 7, q. 1, c. 45 : « La vie du moine consiste à être
soumis et à être disciple, et non à enseigner, à présider ou à paître les
autres. » Ainsi, puisque les chanoines réguliers et les autres religieux
sont considérés comme des moines par le droit, comme on le dit dans les Décrétales,
I, t. 37, c. 2 et III, t. 35, c. 5, il reste
qu’il n’est permis à aucun religieux d’enseigner[5].
3.
Ils ajoutent aussi, dans le même but, qu’enseigner va contre le vœu de religion.
En effet, par le vœu de religion, on renonce au monde, car tout ce qui est
dans le monde est convoitise de la chair, convoitise des yeux et orgueil de la
vie (1 Jn 2, 16), trois choses par lesquelles on entend les
richesses, les plaisirs et les honneurs. Or, ils disent que le magistère est un
honneur, ce qu’ils démontrent par la glose sur Mt 4, 5 : Il
le déposa au sommet du Temple, etc. : « En Palestine, les toits
étaient plats, et là se trouvait le siège des docteurs d’où ils pouvaient
parler au peuple ; c’est là que le diable commença à les enfler de vaine
gloire par l’honneur du magistère. » Ils concluent donc qu’enseigner est
contraire au vœu de religion.
4.
De même, les religieux sont tenus à l’humilité parfaite comme à la pauvreté parfaite.
Or, ils sont à ce point tenus à la pauvreté qu’ils ne peuvent rien posséder en
propre. Ils doivent donc aussi garder à ce point l’humilité qu’ils ne jouissent
d’aucun honneur. Or, le magistère est un honneur, comme on l’a démontré. Le
magistère est donc illicite pour eux.
5.
De même, Denys, dans la Hiérarchie ecclésiastique, IV, fait une triple
distinction dans notre hiérarchie : les actions saintes, ceux qui les
communiquent et ceux qui ne font que les recevoir. Au surplus, il fait une
triple distinction dans les actions saintes : la purification,
l’illumination et le perfectionnement. Dans le chapitre V, il fait aussi une
triple distinction entre ceux qui communiquent les actions saintes : ceux
qui purifient, et cela relève des diacres ; ceux qui illuminent, ce qui
relève des prêtres ; ceux qui perfectionnent, ce qui relève des évêques.
Dans le chapitre VI, il divise aussi en trois ceux qui reçoivent les actions
saintes : les impurs, qui sont purifiés par les diacres ; le peuple
saint, qui est illuminé par les prêtres ; les moines, qui sont d’un degré
supérieur, et qui sont perfectionnés par les évêques. Il est donc clair qu’il
ne relève pas des moines de communiquer les choses saintes aux autres mais de
les recevoir d’autres. Or, quiconque enseigne communique à d’autres des choses
saintes. Le moine ne doit donc pas enseigner.
6.
De même, la fonction scolaire est plus éloignée de la vie monastique qu’une fonction
ecclésiastique. Or, comme il est dit dans le Décret, C. 16,
q. 1, c. 2 : « Personne ne peut accomplir des fonctions
ecclésiastiques et persister de manière ordonnée dans la règle monastique. »
Encore bien moins un moine peut-il vaquer à des fonctions scolaires en enseignant
ou en écoutant.
7.
Ils ajoutent aussi que cela est contraire à l’enseignement apostolique,
2 Co 10, 13 : Pour nous, nous ne nous glorifierons pas
sans mesure, mais nous prendrons pour mesure la règle même que Dieu nous a
donnée pour mesure. Glose : « Nous utilisons autant de pouvoir
que l’auteur nous en a donnée, et nous ne nous écartons ni de la mesure ni de
la manière. » Ils disent donc que tout religieux qui s’écarte de la
manière qui a été déterminée par l’auteur de sa règle commet un excès en allant
contre l’enseignement apostolique. Ainsi, comme aucune forme de vie religieuse
n’a eu de maîtres à ses débuts, il n’est permis à aucun religieux d’être promu
au magistère.
Au
surplus, même s’ils ne peuvent empêcher complètement l’enseignement des religieux,
ils s’efforcent au moins de l’atténuer en disant que dans un seul collège de
religieux, il ne peut y avoir deux docteurs, en alléguant ce qui est dit dans
la Glose, à propos de Jc 3, 1 : `Mes frères, que plusieurs ne
deviennent pas maîtres : « Ne permettez pas qu’il y ait plusieurs
maîtres dans une seule église. » Or, un seul collège de religieux est une
seule église. Dans un seul collège de religieux, il ne doit pas y avoir
plusieurs maîtres.
2.
De même, Jérôme [écrit] au moine Rusticus, comme on le lit dans le Décret, C. 7,
q. 1, c. 41 : « Chez les abeilles, il n’y a qu’un roi, les
grues en suivent une seule selon un ordre savant », et plus loin :
« Sur un navire, il n’y a qu’un seul commandant, et dans une maison, un
seul maître. » Dans un seul collège de religieux, il ne doit donc y avoir
qu’un seul maître.
3.
De même, comme il existe plusieurs collèges de religieux, si un seul collège
avait plus qu’un seul docteur, il en découlerait une telle multiplication des
docteurs religieux que les maîtres séculiers seraient écartés en raison du
petit nombre d’auditeurs, surtout que, dans une seule maison d’étude, il doit y
avoir un nombre déterminé de maîtres pour que la doctrine sacrée n’en vienne
pas à être méprisée en raison de la multitude des docteurs.
Ceux
qui soutiennent une telle erreur imitent les démarches de ceux qui se sont
trompés précédemment[6].
C’est en effet l’habitude de ceux qui se trompent que, parce qu’ils ne peuvent
se maintenir dans le milieu où se trouve la vérité, ils glissent dans une erreur
en penchant vers son contraire, comme lorsque, évitant la division de l’essence
qu’Arius avait introduite, Sabellius pencha vers la confusion des personnes,
comme le dit Augustin. De même, Eutychès, écartant la division des personnes
que Nestorius affirmait dans le Christ, proposa la confusion des natures dans
le Christ, comme l’affirme Boèce. La même chose est encore claire chez Pélage
et le manichéen, ainsi que chez de nombreux autres hérétiques. C’est la raison
pour laquelle 2 Tm 3, 8 dit : Hommes réprouvés dont
l’esprit est corrompu au sujet de la foi ; et la Glose :
« Et jamais à l’intérieur de la foi », parce que les impies tournaient
autour sans se fixer au milieu.
Il
y a donc eu, à un certain moment, une erreur de la part de religieux présomptueux,
à l’effet que, parce qu’ils étaient moines, en présumant de leur genre de vie,
ils usurpaient pour eux-mêmes, de par leur propre autorité, la fonction
d’enseigner, et par cela, la paix ecclésiastique était perturbée, comme on le
lit dans le Décret, C. 16, q. 1, c. 17 :
« Certains moines, sans aucune autorisation de leur évêque, viennent dans
la ville de Constantinople et y apportent des perturbations à la tranquillité
de l’Église », ce qui est aussi raconté plus en détail dans l’histoire
ecclésiastique. Les saints pères se sont efforcés de réprimer leur présomption
par des arguments et des décrets. Or, certains hommes pervers de notre époque
abusent de ce qu’ils ont dit, « en le détournant de son sens en hommes
sans instruction et sans fermeté, comme d’ailleurs les autres Écritures, pour
leur propre perdition », 2 P 3, 16. Si bien qu’ils tombent
dans l’erreur contraire en affirmant qu’il n’est pas permis à un religieux
d’exercer ou d’accepter la fonction de docteur, et que celle-ci ne doit pas lui
être imposée. Montrons d’abord que cela est faux, en répondant ensuite à leurs
preuves.
En
premier lieu donc, il faut invoquer l’autorité de Jérôme, [dans sa lettre] à
Rusticus, qui se trouve dans le Décret, C. 16, q. 1, c. 26 :
« Ainsi, vis dans un monastère afin de mériter d’être un
clerc » : « Apprends longtemps afin de pouvoir enseigner
ensuite. » Aussi, du même auteur, dans le chapitre suivant :
« Si le désir de devenir clerc te chatouille, apprends afin de pouvoir
enseigner. » À partir de là, on peut comprendre que les moines peuvent recevoir
la fonction d’enseigner.
La
même chose est montrée par les exemples des saints qui ont enseigné alors
qu’ils vivaient en religion, comme cela est clair pour Grégoire de Nazianze
qui, alors qu’il était moine, fut amené à Constantinople afin d’y enseigner la
Sainte Écriture, comme le raconte l’histoire ecclésiastique. Cela est clair
aussi pour [Jean] Damascène qui, alors qu’il était moine, a enseigné à des
étudiants, non seulement la Sainte Écriture, mais aussi les arts libéraux,
comme cela est clair selon le livre Sur les miracles de la bienheureuse
Vierge. De même, Jérôme, dans le prologue sur la Bible, bien qu’il fût
moine, promet au moine Paulin un enseignement sur la Sainte Écriture, à savoir
qu’il lui enseignera, en l’exhortant à l’étude de la Sainte Écriture. On lit
aussi d’Augustin que, « après avoir établi un monastère où il se mit à
vivre selon la règle formulée par les saints apôtres, il écrivait des livres et
enseignait aux ignorants ». Cela ressort aussi clairement pour d’autres
docteurs de l’Église, à savoir, Grégoire, Basile, Chrysostome et de nombreux
autres, qui furent des religieux et les principaux docteurs de l’Église.
On
peut aussi facilement démontrer cela par des arguments. En effet,
l’enseignement de la Sainte Écriture est démontré par des œuvres.
Ac 1, 1 : Jésus se mit à faire et à enseigner. La Glose
[dit] : « Par le fait qu’il se mit à faire et à enseigner, il a montré
ce qu’est un bon docteur, qui fait ce qu’il enseigne. » Or, l’enseignement
évangélique contient non seulement des préceptes, mais des conseils. C’est donc
avec la plus grande convenance qu’enseigne la doctrine évangélique celui qui
observe non seulement les préceptes, mais aussi les conseils, ce qui est le cas
des religieux.
De
même, celui qui meurt à une vie se coupe des œuvres qui conviennent à cette
vie, et à celui qui commence à vivre d’une certaine vie, conviennent au plus
haut point les oeuvres qui relèvent de cette vie. Ainsi, dans la Hiérarchie
ecclésiastique, II, Denys montre qu’avant le baptême, par lequel l’homme
reçoit la vie divine, celui-ci ne peut exercer les opérations divines parce
que, comme il le dit lui-même, « il faut d’abord exister, puis
agir ». Or, le religieux, par le vœu de religion, meurt au siècle en
vivant pour Dieu. Par le fait qu’il est religieux, lui sont donc interdites les
actions séculières, telles que le commerce et les autres affaires séculières,
mais non les actions divines, qui exigent un homme vivant en Dieu. Or, telle
est la confession divine qui est faite par l’enseignement. Le psaume
[dit] : Les morts ne te loueront pas, Seigneur, mais nous qui vivons,
etc. (Ps 114[113], 25‑26) Et ainsi, les religieux ne
sont pas écartés de la fonction d’enseignement par le vœu de religion.
Au
surplus, ceux-là sont le plus capables d’enseigner qui peuvent le mieux saisir
les choses divines par la contemplation. Ainsi, Grégoire, dans Morales, VI,
[écrit] : « Que ceux qui contemplent dans la paix s’imprègnent de ce
que, occupés par le prochain, ils déversent en parlant. » Or, les
religieux se consacrent principalement à s’adonner à la contemplation. Par le
fait même qu’ils sont religieux, ceux-ci sont donc rendus plus aptes à enseigner
qu’ils n’en sont empêchés.
De
même, il est ridicule de dire que quelqu’un est écarté de l’enseignement par le
fait qu’il connaît une plus grande paix pour s’adonner à l’étude et à
l’enseignement, comme il serait ridicule que soit empêché de courir celui qui
s’est éloigné des empêchements à la course. Or, par un triple vœu, les
religieux se sont éloignés de ce par quoi l’âme est le plus troublée, comme
cela est clair par ce qui précède. Il leur convient donc au plus haut point
d’étudier et d’enseigner, Si 38, 24 : Écris la sagesse –
la Glose [ajoute] : « [La sagesse] divine sur les tables de ton cœur,
c’est-à-dire, apprends » – aux heures de loisir, et celui qui a moins
d’occupations deviendra sage.
De
même, il convient au plus haut point aux pauvres du Christ de connaître les Écritures,
comme ressort clairement de Jérôme, dans le prologue sur les Questions hébraïques
de la Genèse : « Alors que nous, humbles et pauvres, ne
possédons pas de richesses et ne jugeons pas convenable d’accepter des
offrandes, ceux-là reconnaissent qu’ils ne peuvent posséder la connaissance des
Écritures, c’est-à-dire les richesses du Christ, en même temps que les
richesses du monde. » Or, sont capables d’enseigner ceux qui ont la connaissance
des Écritures. Enseigner convient donc au plus haut point aux religieux qui
professent la pauvreté.
De
même, comme on l’a démontré plus haut, une forme de vie religieuse peut être établie
en vue d’accomplir n’importe quelle œuvre de miséricorde. Or, enseigner est un
acte de miséricorde ; c’est pourquoi cela est compté parmi les aumônes
spirituelles. Une forme de vie religieuse peut donc être établie spécialement
en vue d’enseigner.
De
même, le combat corporel, qui est exercé avec des armes corporelles, paraît
plus éloigné du but de la vie religieuse que le combat spirituel, qui emploie
des armes spirituelles, à savoir, des enseignements sacrés, en vue de combattre
les erreurs, ce dont parle 2 Co 10, 4 : Les armes de
notre combat ne sont pas charnelles, etc. Or, certaines formes de vie
religieuse ont été établies avec sagesse pour exercer un combat corporel en vue
de la protection de l’Église contre des ennemis corporels, bien que ne manquent
pas à l’Église des princes séculiers qui doivent défendre l’Église en vertu
même de leur fonction. Certaines formes de vie religieuse ont donc aussi été
salutairement établies en vue d’enseigner, de sorte que, par leur enseignement,
l’Église soit défendue contre les ennemis, bien qu’il en existe d’autres à qui
il appartient de défendre l’Église de cette manière.
De
même, celui qui est apte à être retenu pour ce qui est plus élevé et en qui une
autre chose est incluse, doit être considéré comme apte à ce qui est inférieur
et qui est inclus dans ce qui est plus élevé. Or, un religieux, même si sa
forme de vie religieuse n’a pas été établie en vue d’enseigner, peut être
retenu pour la fonction de prélat, comme cela ressort clairement pour les
moines dans plusieurs chapitres du Décret, C. 16, q. 1,
c. 31 et ss. Puisque la fonction de prélat est plus élevée que la fonction
de docteur exercée par des maîtres enseignant dans les écoles, et puisque
l’enseignement est aussi associé à la fonction de prélat, on ne doit donc pas
considérer comme déplacé qu’un moine soit retenu pour la fonction d’enseigner
mentionnée, en vertu de l’autorité de celui de qui cela relève.
De
même, les bonnes actions de moindre valeur peuvent être interrompues pour de
bonnes actions de plus grande valeur, comme le dit la Glose sur Lc 9, 60 :
Mais toi, va annoncer le royaume de Dieu. Or, le bien commun est préféré
au bien privé. Ainsi donc, comme le moine, en observant sa vie régulière[7]
dans le cloître, s’adonne à son bien privé, et que la fonction d’enseignement,
par laquelle un grand nombre sont instruits, rejaillit sur le bien commun de
toute l’Église, il n’est pas déplacé qu’un moine vive hors du cloître, lorsqu’il
a été retenu pour la fonction d’enseignement avec la permission de celui que
cela regarde.
Et
ce qu’ils disent, que cela pourrait se faire lorsqu’il y a une nécessité urgente,
ce qui ne semble pas être le cas puisque les maîtres séculiers sont en grand
nombre, n’a pas de valeur, car l’utilité commune ne doit pas seulement être
assurée pour qu’elle existe d’une certaine façon, mais pour qu’elle existe de
la meilleure façon possible. Ainsi donc, plus le nombre des docteurs s’accroît,
plus s’accroît l’utilité commune qui vient de l’enseignement, car ce qui est
inconnu de l’un se révèle à un autre, ce pour quoi il est dit en Sg 6, 24 :
Une multitude de sages est le salut du monde. Poussé par cette
préoccupation, Moïse dit, Nb 11, 29 : Puisse tout le peuple
prophétiser ! La Glose [dit] : « Le prédicateur fidèle souhaite
que, si cela est possible, la vérité qu’il ne suffit pas à exprimer à lui seul,
les bouches de tous la révèlent », et plus loin : « Celui qui
n’a pas traité avec envie le bien qu’il possédait voulait que tous
prophétisent. »
De
même, il appartient à la même personne d’enseigner ceux qui sont présents par
la parole et ceux qui sont absents par l’écrit. Ainsi, l’Apôtre dit en
2 Co 10, 11 : Tels nous sommes dans nos lettres quand
nous sommes absents, tels nous sommes lorsque nous sommes présents. Or,
personne ne doute qu’un religieux puisse enseigner par écrit ceux qui sont
absents, puisqu’on trouve les bibliothèques remplies d’ouvrages ou de livres
que des religieux ont réalisés pour instruire l’Église. Ils peuvent donc
enseigner aussi par la parole ceux qui sont présents.
Il
est facile de résoudre ce qui est proposé en sens contraire.
1.
En effet, ce qu’ils disent en premier lieu être le conseil du Seigneur d’éviter
le magistère se révèle clairement être faux de plusieurs façons. Premièrement,
le dépassement au sujet duquel des conseils sont donnés obtient une récompense
plus élevée, comme cela ressort clairement de ce qui est dit en
Lc 10, 35 : Ce que tu auras fait en plus, je te le rembourserai
à mon retour, ce que la Glose interprète du surplus des conseils.
S’abstenir des actes auxquels est promise une récompense excellente ne peut
donc pas relever d’un conseil. Or, une récompense excellente est due aux docteurs
comme aux vierges, à savoir, l’auréole, comme cela est clair dans
Dn 12, 3 : Ceux qui enseignent la justice à un grand nombre -
la Glose [dit] : « Par la parole et par l’exemple » ‑
seront comme des étoiles pour l’éternité. Ainsi, de même qu’il serait
déplacé de dire que le refus de la virginité ou du martyre relève d’un conseil,
de même est-il déplacé de dire que s’abstenir de l’acte d’enseigner relève d’un
conseil.
De
même, ce qui est contraire à un précepte ou à un conseil ne peut relever d’un
conseil. Or, enseigner relève d’un précepte ou d’un conseil, comme cela est
clair dans Mt 28, 19 : Allez enseigner toutes les nations,
etc., et dans Ga 6, 1 : Vous, les spirituels,
instruisez-les dans un esprit de douceur. Il ne peut donc pas y avoir de
conseil de ne pas enseigner.
De
même, les conseils que le Seigneur a proposés, il a voulu qu’ils soient immédiatement
observés par les apôtres afin que, par leur exemple, d’autres soient engagés à
observer les conseils. Ainsi, Paul, en proposant le conseil de l’observance de
la virginité, dit : Je veux que tous les hommes soient comme moi (1 Co 7, 7).
Or, l’observance de ce qu’ils appellent un conseil, à savoir, s’abstenir
d’enseigner, ne concernait pas les apôtres puisqu’ils avaient été eux-mêmes envoyés
pour enseigner toute la terre. S’abstenir d’enseigner ne relève donc pas d’un
conseil. On ne peut pas non plus dire que s’abstenir de ce qui concerne la
célébration solennelle de l’enseignement[8]
relève d’un conseil, car ce qui se rapporte à la célébration solennelle de
l’enseignement ne devient pas cause d’orgueil, autrement cela devrait être
évité par tous puisque tous sont tenus d’éviter l’orgueil, mais cela a pour but
de mettre en évidence l’autorité d’enseigner. Ainsi, de même qu’il ne s’oppose
en rien à la perfection qu’un prêtre soit assis dans une position plus élevée
que le diacre ou porte des vêtements de soie, de même ne s’oppose en rien à la
perfection que quelqu’un utilise les insignes magistraux. Et c’est ce que dit
une glose sur Mt 28, 6 : Ils aiment les premiers divans :
« Il n’interdit pas que les maîtres soient assis en premier, mais il
reprend ceux qui désirent indûment le fait de posséder ou non ces
choses. »
Et
encore, il est plus ridicule de dire que, même si s’abstenir d’enseigner ne
relève pas d’un conseil, il relève cependant d’un conseil de s’abstenir du nom
de maître. En effet, un précepte ou un conseil ne peut pas porter sur ce qui ne
dépend pas de nous mais d’un autre. Mais enseigner ou ne pas enseigner dépend
de nous, ce sur quoi il n’existe pas de conseil, comme on l’a démontré, mais
être appelés docteurs ou maîtres ne dépend pas de nous, mais de ceux qui nous
donnent ce nom. Que nous soyons appelés maîtres ne peut donc pas relever d’un
conseil. De même, puisque des noms sont donnés pour signifier des choses, il
est ridicule de dire qu’un nom est interdit alors que la chose n’est pas
interdite.
De
même, puisque l’observance des conseils a concerné au plus haut point les apôtres,
par l’intermédiaire desquels elle est parvenue à d’autres, le nom de maître
n’est d’aucune manière interdit par un conseil, puisque les apôtres eux-mêmes
se sont appelés maîtres et docteurs, 1 Tm 2, 7 : Je dis
la vérité dans le Christ Jésus, je ne mens pas : [j’ai été établi] docteur
des nations dans la foi et la vérité, et 2 Tm 1, 11 : Pour
lequel j’ai été établi prédicateur, apôtre et maître des nations. Il reste
donc à dire que ce que le Seigneur a dit : Vous, ne vous faites pas
appeler « Rabbi », n’est pas un conseil mais un précepte auquel
tous sont tenus, et que l’acte d’enseigner ou de magistère n’est pas interdit,
mais l’ambition d’exercer le magistère. Ainsi, lorsqu’il ajoute : Et ne
vous appelez pas « Maîtres », la Glose [dit] : « Ne
désirez pas être appelés. » Et il n’interdit pas n’importe quel désir,
mais un désir désordonné, comme il est clair d’après la glose présentée plus
haut, d’autant qu’il avait auparavant parlé du désir désordonné des Pharisiens en
disant : Ils aiment les premiers divans, etc.
Toutefois,
cela peut se comprendre autrement selon la Glose, comme cela ressort clairement
du contexte du libellé. En effet, le Seigneur y interdit le nom de
« père » et de « maître » pour la raison que nous n’avons
qu’un seul Père dans les cieux et que nous n’avons qu’un seul Maître, le
Christ. En effet, comme la Glose le dit à cet endroit, Dieu « est appelé
Père et Maître par nature, mais l’homme est appelé père en raison de la bienveillance »,
et « maître » en raison d’un ministère. Le Seigneur interdit donc que
le fait d’être auteur de vie naturelle ou spirituelle, ou même de sagesse, soit
attribué à un homme. C’est pourquoi la Glose dit : « Mais vous, ne
vous faites pas appeler, etc., c’est-à-dire ne vous attribuez pas ce qui
revient à Dieu, et n’en appelez pas d’autres “Rabbi” pour ne pas attribuer à
des hommes un honneur divin. » Ainsi, dans une glose, il est dit que quelqu’un
doit être appelé père « pour reconnaître à l’âge un honneur, et non pour
qu’il soit reconnu comme auteur de la vie ; le maître est honoré par
association au véritable maître et en tant que son messager, en raison de la
révérence envers l’objet de son envoi. » Ainsi donc, il est clair que le
Seigneur n’a pas interdit tout simplement, ni comme précepte, ni comme conseil,
le nom de « père » ou de « maître ». Autrement, comment les
saints pères auraient-ils soutenu que ceux qui sont à la tête des monastères
soient appelés « abbés », c’est-à-dire, « pères » ?
Comment aussi le vicaire du Christ, qui doit être le modèle de toute
perfection, serait-il appelé pape, c’est-à-dire, père ? De plus, Augustin
et Jérôme appellent fréquemment « papes », c’est-à-dire, « pères
», les évêques à qui ils écrivent. Il est donc tout a fait insensé de dire que
ce qui est dit : Ne vous faites pas appeler « Rabbi », est
un conseil.
Mais,
en admettant que ce soit un conseil, il n’en découle pas que tous les parfaits
soient obligés par ce conseil. En effet, celui qui professe l’état de
perfection n’est pas obligé par tous les conseils, mais par ceux-là seuls
auxquels il se lie par vœu. Autrement, les autres apôtres, qui étaient dans
l’état de perfection, étaient obligés par ce dépassement que pratiquait Paul en
ne recevant pas de contributions des églises auxquelles ils prêchaient, et
ainsi, ils péchaient en n’observant pas cela, comme il est clair selon
1 Co 11, 15. Il en découlerait aussi une confusion entre les
formes de vie religieuse si toutes étaient obligées par tous les dépassements
et tous les conseils. En effet, toutes seraient obligées à tout dépassement que
l’une pratiquerait, et ainsi il ne resterait aucune distinction entre elles, ce
qui ne convient pas. Tous les parfaits ne sont donc pas obligés par tous les
conseils, mais seulement par ceux auxquels ils s’obligent.
2.
Ce qu’ils objectent en deuxième lieu, à savoir que le moine n’exerce pas la fonction
d’enseigner mais de pleurer, n’est pas en leur faveur. En effet, Jérôme montre
en cet endroit ce qui relève d’un moine du fait qu’il est moine, à savoir,
faire pénitence et non enseigner, comme se l’arrogeaient ceux dont nous avons
dit que, du seul fait qu’ils étaient moines, ils voulaient enseigner. Ou bien,
il veut montrer que le moine, du fait même qu’il est moine, n’est pas obligé
d’enseigner ; en effet, c’est ce qu’affirme Jérôme dans sa lettre contre
Vigilantius. Mais il n’en découle pas que, si le moine n’a pas la fonction
d’enseigner, il ne puisse la recevoir, de même qu’il ne découle pas que, si un
sous-diacre n’a pas la fonction de lire l’évangile, il ne puisse être retenu
pour cette fonction. Et c’est ce que Gratien dit, Décret, C. 16, q. 1,
post cap. 39, § 2, Superiori : « Jérôme voulait
faire une distinction entre la personne du moine et la personne du clerc, en
montrant ce qui convient à chacun en raison de sa propre fonction. En effet,
autre chose convient à quelqu’un du fait qu’il est moine, et autre chose du
fait qu’il est clerc. Car, du fait qu’il est moine, il a la fonction de pleurer
ses péchés et ceux des autres ; mais, du fait qu’il est clerc, il a la fonction
d’enseigneur et de paître. » Par cela, ressort aussi clairement le sens de
l’autre chapitre présenté plus haut. Il ressort aussi clairement que Gratien
parle dans cette question de l’enseignement de la prédication qui concerne les
prélats, et non de l’enseignement dans les écoles[9],
auquel les prélats ne s’appliquent pas beaucoup. Ainsi, cette objection vient
d’une équivoque.
De
même, en admettant qu’il ne soit pas permis aux moines d’enseigner, il n’en
découle pas qu’il ne soit pas permis aux chanoines réguliers[10]
d’enseigner puisque les chanoines réguliers sont comptés parmi les clercs, eux
dont parle Augustin dans son sermon sur la vie commune des clercs qu’on trouve
dans le Décret, c. 12, q. 1, c. 10 : « Celui
qui possédera quelque chose en propre ou voudra le posséder, c’est peu que je
dise qu’il ne demeurera pas avec moi, mais il ne sera pas non plus un
clerc. » Il ressort ainsi clairement que ceux qui vivaient sous Augustin
sans biens propres étaient comptés parmi les clercs. Bien qu’Augustin ait
ensuite révoqué cette interdiction générale qu’il avait faite que personne ne
soit clerc qui ne vivrait pas sans biens propres, il n’a cependant pas révoqué
que ceux qui vivaient sous lui sans bien propres étaient des clercs, comme cela
est clair par ce même chapitre de la même question, Certe ego sum, etc.
(Décret, C. 12, q. 1, c. 18). Ce qu’il objecte, à
savoir que les chanoines réguliers et les moines sont tenus aux mêmes choses,
doit s’entendre de ce qui est commun à tous les religieux, comme vivre sans
biens propres, s’abstenir du commerce et de la fonction d’avocat dans les
procès, et les choses de ce genre ; autrement, il pourrait conclure de la
même manière que les chanoines réguliers sont obligés de s’abstenir de vêtements
de lin parce que les moines y sont tenus. À bien plus forte raison encore
est-il permis d’enseigner à ces religieux dont la forme de vie religieuse a été
établie spécialement dans ce but, même si cela n’était pas permis aux moines,
comme il est permis aux Templiers d’utiliser des armes, ce qui n’est pas permis
aux moines.
3.
Ce qu’ils objectent en troisième lieu, que d’exercer une fonction de magistère
est contraire au vœu de religion, est manifestement faux sous plusieurs aspects.
En effet, les religieux ne renoncent pas au monde de telle manière qu’ils ne
puissent utiliser les choses du monde, mais [ils renoncent] à la vie du monde
au sens où ils ne doivent pas être occupés par les actions du monde. Ainsi, ils
sont dans le monde pour autant qu’ils utilisent les choses du monde, et ils ne
sont pas dans le monde pour autant qu’ils sont libres par rapport aux actions
du monde. Dès lors, il n’est pas contraire à leur vœu qu’ils utilisent des
richesses et même parfois des plaisirs ; autrement, chaque fois qu’ils mangeraient
quelque chose de bon, ils pécheraient mortellement, ce qu’on ne peut pas dire.
Par conséquent, il n’est pas contraire à leur vœu qu’ils utilisent parfois des
honneurs.
De
même, non seulement les religieux, mais encore tous les hommes sont tenus de
renoncer au monde tel qu’on l’entend à cet endroit, ce qui ressort clairement
de ce que dit Jean plus haut : Si quelqu’un aime le monde, la charité
de Dieu n’est pas en lui, car tout ce qui est dans le monde, etc. (1 Jn 2, 15‑16).
La Glose [dit] : « Tous ceux qui aiment le monde n’ont que ces trois
choses qui comprennent tous les genres de vices. » Ainsi, il est clair que
ce ne sont pas tout simplement les richesses et les plaisirs qui se rapportent
au monde, mais le désir qu’on en a. Dès lors, c’est la recherche d’un honneur,
et non l’honneur, qui est interdite non seulement aux religieux, mais à tous.
La Glose [dit] en cet endroit : « L’orgueil de la vie, c’est-à-dire
toute recherche du siècle. »
De
même, en admettant qu’on comprenne que l’honneur relève purement et simplement
du monde, cela ne pourrait cependant pas être dit de tout honneur, mais de
l’honneur qui consiste dans les choses du monde. En effet, on ne peut pas dire
que l’honneur du sacerdoce se rapporte au monde. De même en est-il pour l’honneur
du magistère puisque l’enseignement qui découle d’un tel honneur fait partie
des biens spirituels. De même donc que les religieux ne renoncent pas au sacerdoce
par leur vœu, de même [ne renoncent-ils pas] au magistère.
De
même, il est faux que le magistère ne soit pas un honneur. En effet, il s’agit
d’une fonction à laquelle l’honneur est dû. Or, à supposer que les religieux
aient renoncé à tout honneur, ils n’ont cependant pas renoncé à ce à quoi
l’honneur est dû, autrement ils auraient renoncé aux œuvres des vertus. En
effet, selon le Philosophe dans l’Éthique, l’honneur est la récompense
de la vertu. Et quelqu’un ne doit pas non plus s’abstenir du magistère parce
que le diable en trompe certains qui s’enorgueillissent de l’honneur du magistère,
comme il ne doit pas plus le faire des œuvres bonnes, car Augustin dit :
« L’orgueil guette même dans les œuvres bonnes pour les perdre. »
4.
Quant à la quatrième objection, selon laquelle les religieux professent
l’humilité parfaite, il faut dire qu’elle est fausse. En effet, ils ne font pas
vœu d’humilité mais d’obéissance. Or, l’humilité ne relève pas d’un vœu, pas
plus que les autres vertus, puisque les actes des vertus sont nécessaires parce
qu’ils sont objets de précepte ; mais le vœu porte sur ce qui relève de la
volonté. De même, la perfection de l’humilité ne peut relever d’un vœu, pas
plus que la perfection de la charité, puisque la perfection des vertus ne
relève pas de notre arbitre mais d’un don de Dieu. Mais à supposer que les
religieux soient tenus à l’humilité parfaite, il n’en découlerait pas qu’ils ne
pourraient pas posséder certains honneurs, comme ils ne peuvent posséder des
richesses parce qu’ils professent la plus grande pauvreté, car posséder des
richesses est contraire à la pauvreté. Or, ce n’est pas le fait de posséder des
honneurs, mais de s’exalter de manière désordonnée dans les honneurs qui
s’oppose à l’humilité. Ainsi, comme le dit Bernard, dans le livre Sur la
considération : « Il n’y a pas de pierre plus précieuse
que l’humilité, à savoir que, sous tous les ornements du Souverain Pontife, on
se distingue d’autant plus par l’humilité à ses propres yeux qu’on est plus
élevé pour les autres. » Et Si 3, 18 : Plus tu es grand,
plus il te faut être humble devant tous. En effet, qui oserait dire que
Grégoire a perdu quelque chose de la perfection parce qu’il a été promu au
sommet de l’honneur ecclésiastique ? Par ce qui a été dit, il ressort
aussi clairement que le magistère n’est pas un honneur, et ainsi ce
raisonnement ne vaut absolument rien.
5.
À la cinquième objection, il faut répondre que Denys fait une distinction entre
les moines et les diacres, les prêtres et les évêques. Il est donc clair qu’il
parle des moines qui n’étaient pas prêtres à l’époque de l’Église primitive,
comme cela apparaît dans le Décret, C. 16, q. 1,
c. 39, § Superiori : « L’histoire de l’Église atteste que
les moines n’étaient pas des clercs jusqu’à l’époque d’Eusèbe, de Zosime et de
Siricius. » Et ainsi, on ne peut rien conclure de ce que dit Denys à
propos des moines qui sont évêques, prêtres ou diacres. Leur raisonnement vient
aussi d’une mauvaise compréhension de Denys. En effet, il appelle
« actions sacrées » les sacrements, en disant que le baptême est une
purification et une illumination, mais la confirmation et l’eucharistie, un
perfectionnement, comme cela est clair dans la Hiérarchie ecclésiastique, IV.
Et dispenser ces choses ne relève que des ordres mentionnés. Mais enseigner
dans les écoles ne fait pas partie de ces actions sacrées dont parle Denys, autrement
personne ne pourrait enseigner dans les écoles s’il n’était diacre ou prêtre.
De même, les moines clercs peuvent réaliser le corps du Christ, ce qui n’est
permis qu’aux prêtres. À plus forte raison peuvent-ils donc utiliser la
fonction d’enseigner, pour lequel un ordre sacré n’est pas nécessaire.
6.
Quant à leur sixième objection, à savoir que personne ne peut assurer le
service des fonctions ecclésiastiques et demeurer de manière ordonnée sous la
règle monastique, et donc encore bien moins [exercer la fonction
d’enseignement] dans les écoles, il faut l’entendre, non pas de ce qui
appartient à la substance de la vie religieuse, comme cela ressort clairement
des exemples qu’on y donne, car ils peuvent assurer cette observance tout en
vaquant aux fonctions ecclésiastiques. Mais cela s’entend des autres
observances, telles que le silence, les veilles et les choses de ce genre, ce
qui est clair aussi d’après ce qui suit dans le chapitre mentionné :
« Que celui qui est forcé d’assurer chaque jour le ministère
ecclésiastique soit tenu à la rigueur du monastère. » Il n’est pas
inconvenant que certains s’abstiennent de ces observances pour vaquer à
l’utilité commune en enseignant, comme cela ressort clairement chez ceux qui
sont retenus pour la fonction de prélat, puisque, même alors qu’ils demeurent
dans le cloître, ils sont parfois dispensés de ces choses pour quelque raison.
Au surplus, il existe certains religieux qui, demeurant dans leur cloître et
observant la rigueur de leur ordre, s’adonnent à la fonction qu’ils ont en
vertu des statuts de leur ordre.
7.
À leur septième objection, il faut répondre que celui-là dépasse la mesure,
comme cela ressort clairement de la Glose au même endroit, qui dépasse la
mesure qui lui est accordée. Or, on comprend qu’est permis ce qu’on ne trouve
défendu par aucune loi. Ainsi, si un religieux fait quelque chose qui ne lui
est pas défendu par sa règle, il ne dépasse pas la mesure, bien qu’il ne soit
fait aucune mention dans la règle qu’il puisse le faire ; autrement, il ne
serait pas permis à des religieux qui ont des règles plus larges d’adopter pour
eux-mêmes des coutumes et des statuts d’une vie plus parfaite, ce qui est
contraire à l’Apôtre, dans Ph 3, 13, qui « oubliant le
passé », était tendu « vers l’avant ». Au surplus, il existe
certains religieux pour qui l’enseignement fait partie des statuts de leur ordre,
et il est clair que l’objection mentionnée ne les affecte pas.
Ce
que [les adversaires] ajoutent, à savoir qu’il ne doit pas y avoir deux docteurs
dans un seul collège de religieux, peut manifestement s’avérer injuste. En
effet, puisque les religieux ne sont pas moins aptes à enseigner que les
séculiers, comme on l’a montré plus haut, la condition d’un religieux dans
l’enseignement ne doit pas être pire que celle d’un séculier. Or, elle le
serait selon la position exprimée auparavant, car le chemin pour parvenir au
magistère pour l’ensemble d’un même groupe de religieux ne paraîtrait pas plus
dégagé que pour un seul séculier qui étudierait uniquement par lui-même, et qui
peut devenir maître s’il progresse dans son étude.
De
même, selon cette position, le progrès de religieux dans l’étude est empêché.
En effet, ce serait un empêchement au combat pour celui qui combat, si la
récompense pour le combat lui était enlevée, car, comme [le dit] le Philosophe
dans l’Éthique : « Les combattants les plus forts semblent se
trouver parmi ceux qui sont hésitants lorsqu’ils ne sont pas honorés et forts
lorsqu’ils sont honorés. » Ainsi, c’est un empêchement à l’étude pour un
étudiant si le magistère lui est enlevé, qui est comme la récompense de celui
qui étudie.
De
même, cela serait considéré comme l’infliction d’un châtiment à quelqu’un si le
magistère lui était refusé après qu’il a progressé dans l’étude. Ainsi donc, si
un religieux est davantage empêché que quelqu’un d’autre d’obtenir le
magistère, il sera puni du fait même qu’il est religieux. Et c’est là punir des
hommes pour le bien, ce qui est injuste.
1.
À propos du premier point qu’ils font valoir, il faut donc dire que cette
autorité ne se rapporte pas davantage aux religieux qu’aux séculiers. En effet,
tous les chrétiens sont appelés « frères » dans le Nouveau Testament,
comme cela ressort clairement de soi. Et aussi, un collège de n’importe quels
chrétiens est appelé « église ». Toutefois, un certain nombre de maîtres
n’est pas interdit aux religieux ou aux séculiers par cette autorité, car,
comme le dit Augustin, « les maîtres qui enseignent des choses contraires
sont appelés nombreux, et plusieurs qui enseignent une seule chose sont un seul
maître ». Et ainsi, l’opposition, mais non la pluralité des docteurs, est
interdite. Ou bien, davantage selon le sens littéral, il est interdit que
n’importe qui soit indifféremment retenu pour le magistère, mais « ceux
qui font preuve de jugement et connaissent les Écritures », comme le dit
la Glose, et cela est le fait d’un petit nombre. Et une autre glose dit qu’on
« écarte de la fonction de la parole » ceux qui ne sont pas instruits
« pour qu’il ne fassent pas obstacle aux vrais prédicateurs ». Ou
bien, on parle du magistère qui relève des prélats des églises : en effet,
il est interdit qu’un seul [prélat] soit à la tête de plusieurs églises ou que
plusieurs [soient à la tête] d’une seule église. Ainsi, la Glose [dit] :
« Ne cherchez pas à être maîtres dans plusieurs églises ou à être plusieurs
[maîtres] pour une seule église », c’est-à-dire des prélats, qui seuls
sont des maîtres des églises. En effet, celui qui, venant d’un collège, enseigne
n’est pas un maître, même si le collège dont il vient s’appelle une église.
2.
À propos du deuxième point, il faut dire que plusieurs maîtres qui font partie
d’un seul collège ne sont pas à la tête de ce collège, comme le commandant sur
un navire ou le prince chez les abeilles, mais chacun est de cette manière à la
tête de son école. De sorte que, par l’autorité invoquée, on ne peut prouver
qu’ils dirigent, mais que, dans une seule école, il ne peut y avoir plusieurs
maîtres.
3.
À propos du troisième point, il faut dire que, par le fait que plusieurs
maîtres se multiplient dans un seul collège de religieux, les séculiers ne sont
pas écartés de l’enseignement, même s’il existe plusieurs collèges de
religieux, car, au sein de chaque collège de religieux, on n’en trouve pas
toujours plusieurs qui sont qualifiés pour l’enseignement. De même, pour la
même raison, quelqu’un n’est pas empêché d’enseigner par le fait qu’au sein de
chaque diocèse, il peut y avoir autant de maîtres qu’il s’en trouve qui en
soient dignes. Et même si on en trouvait plusieurs qui soient qualifiés, les
mieux qualifiés devraient être préférés, religieux ou séculiers, sans acception
de personnes. Toutefois, la Sainte Écriture ne risque pas d’être méprisée en
raison du grand nombre des docteurs, pourvu qu’ils en soient dignes, mais
plutôt en raison de leur incapacité, même s’ils sont en petit nombre. Ainsi, il
ne conviendrait pas qu’un nombre déterminé de maîtres existe de crainte que,
dans ce cas, ceux qui sont qualifiés soient écartés du magistère.
De
plus, à l’instigation de leur malice, [leurs adversaires] s’efforcent de
montrer que les religieux, pour ce qui concerne l’étude, ne doivent pas
fréquenter les [clercs] séculiers, de sorte que, tout en ne perdant pas
totalement la fonction d’enseignement, ils soient d’une certaine façon empêchés
de mettre en œuvre la fonction.
1.
Pour montrer cela, ils invoquent en premier lieu ce qu’on trouve dans le Décret,
C. 16, q. 7, c. 22, Non actione, où il est dit :
« Pour une seule et même fonction, la profession ne doit pas être
différente, ce qui est aussi interdit dans la loi divine par les paroles de
Moïse : “Tu ne laboureras pas avec un attelage de bœuf et d’âne”,
c’est-à-dire que tu n’associeras pas des hommes de professions différentes dans
une même fonction. ». Plus loin : « Car ils ne peuvent être
solidaires et unis avec ceux dont les études et les vœux sont
différents. » En conséquence, puisque la profession des religieux et des
[clercs] séculiers est différente, ils ne peuvent être associés dans une seule
fonction d’enseignement.
2.
De même, comme chacun doit adopter le comportement de ceux avec qui il vit,
selon Augustin, il semble inconvenant qu’une seule et même personne fasse
partie, à un certain moment et en même temps, d’un collège religieux et [d’un
collège] séculier : en effet, l’acte des deux ne peut pas être imité en
même temps. Si donc un religieux fait partie du collège de sa communauté
religieuse, il ne peut pas faire partie du collège des docteurs séculiers.
3.
De même, il a été décidé par disposition du droit qu’une seule et même personne
ne peut pas faire partie de plusieurs collèges, même séculiers, sinon peut-être
par dispense. Encore bien moins un religieux qui fait partie d’un collège de
maîtres séculiers le peut-il.
4.
De même, tous ceux qui font partie d’un collège sont tenus d’observer ce qui se
rapporte à ce collège. Or, les religieux ne peuvent pas observer ce qui relève
d’un collège de docteurs et d’étudiants séculiers. En effet, ils ne peuvent
s’obliger à ce à quoi les autres s’obligent, ni jurer ce que les autres jurent,
ou respecter ce que les autres respectent, puisqu’ils n’ont pas droit sur
eux-mêmes mais sont placés sous l’autorité d’un autre. Et ainsi, il semble
qu’ils ne puissent faire partie du collège [de docteurs et d’étudiants séculiers].
Ils
vont encore plus loin dans leur malice en faisant en sorte que ceux qu’ils ne paraissent
pas pouvoir séparer de leur société par une raison efficace, ils les en séparent
au moins en les diffamant. En effet, ils disent que des dissensions et des
scandales sont suscités par les religieux et que c’est la raison pour laquelle
ils doivent éviter de les fréquenter, selon le commandement de l’Apôtre,
Rm 16, 17 : Je vous en prie, frères, je vous demande de vous
garder de ces fauteurs de dissensions et de scandales contraires à
l’enseignement que vous avez reçu, et de les éviter.
Ils
disent aussi que les religieux vivent dans l’oisiveté. Ils doivent donc être
évités selon le commandement de l’Apôtre, 2 Th 3, 6 : Nous
vous ordonnons, frères, au nom de notre Seigneur, Jésus le Christ – la
Glose [dit] : « Nous vous ordonnons par l’autorité du Christ » ‑
de vous tenir à distance de tout frère qui se comporte de manière
désordonnée – la Glose [dit] : « À savoir, de ne pas fréquenter
ceux qui se comportent de manière désordonnée » ‑, et non selon
la tradition qu’ils ont reçue de nous. Et il ajoute plus loin, à propos du
travail manuel : En effet, vous savez comment il faut nous imiter, etc.
(2 Th 3, 7ss). Et il dit encore cela d’une manière plus
explicite un peu plus loin : Si quelqu’un n’obéit pas à ce que nous
disons dans cette lettre, notez-le et cesser de frayer avec lui pour lui faire
honte (2 Th 3, 14).
Ils
accusent aussi les religieux d’être les auteurs des dangers des derniers jours.
Ainsi, ils doivent être évités selon le commandement de l’Apôtre,
2 Tm 3, 1‑2 : Sachez donc que, dans les derniers
jours, surviendront des moments difficiles et que les hommes seront égoïstes,
cupides et vantards. Et plus loin : Ils auront l’apparence de la
piété – c’est-à-dire de la religion, selon la Glose ‑, mais ils en
nieront la vérité. Évitez-les (2 Tm 3, 5).
Cependant,
comme on le dit dans le même chapitre, les hommes mauvais et trompeurs feront
toujours plus de progrès dans le mal, en trompant et en se trompant (2 Tm 3, 13).
Ainsi, ne se contentant pas de diffamer les religieux, [leurs adversaires]
s’efforcent encore de vider de son sens l’autorité apostolique, en disant
qu’ils ne peuvent même pas être contraints par l’autorité apostolique à
admettre les religieux dans leur société, car, selon une disposition du droit
civil, personne ne doit être forcé à faire partie d’une société, puisqu’une
société se fonde sur la volonté. De sorte qu’eux non plus ne peuvent être
forcés par une autorité à admettre les religieux dans leur société.
De
même, l’autorité apostolique ne s’étend que sur ce qui se rapporte à la chaire
[apostolique]. Ainsi, l’Apôtre disait, en 2 Co 10, 13 : Pour
nous, nous ne nous glorifierons pas sans mesure, mais selon la mesure de la
règle que Dieu nous a mesurée. Or, selon ce qu’ils disent, les rapports
entre ceux qui étudient ne concernent pas la chaire [apostolique], mais la collation
des bénéfices, l’administration des sacrements et les autres choses de ce
genre. Ils ne peuvent donc pas être forcés par l’autorité apostolique à
admettre des religieux dans leur société.
De
même, le pouvoir a été donné aux ministres de l’Église, non pas en vue de la
destruction, mais en vue de l’édification, comme il est dit en
2 Co 13, 10. Puisque les rapports entre les [clercs] séculiers
et les religieux sont ordonnés à la destruction, comme ils s’efforcent de le
montrer dans ce qui précède, ils ne peuvent être forcés par l’autorité apostolique
d’admettre des religieux dans leur société.
Mais
cette position qui est la leur se trouve être nuisible, fausse et sans valeur.
Elle
est en effet nuisible parce qu’elle déroge à l’unité de l’Église qui consiste,
selon l’Apôtre, en Rm 12, 5, dans le fait que, à plusieurs, nous
ne formons qu’un seul corps dans le Christ, en étant, chacun pour sa part, les
membres les uns des autres. La Glose [dit] : « Nous sommes les
membres les uns des autres lorsque nous sommes au service des autres et que
nous avons besoin des autres. » C’est pourquoi, selon la Glose, on dit
« chacun » parce que « personne n’est exclu, grand ou
petit ». Ainsi, il est clair que déroge à l’unité de l’Église quiconque
empêche que chacun soit le membre d’un autre en le servant selon la fonction
dont il est capable. Puisque les religieux sont capables d’exercer la fonction
d’enseigner (l’Apôtre en parle un peu plus loin lorsqu’il dit : celui
qui enseigne, par l’enseignement, Rm 12, 7 ; la Glose
[dit] : « À savoir que celui qui a le don d’enseigner soit le membre
d’un autre en exerçant l’enseignement »), il est clair que dérogent à
l’unité de l’Église tous ceux qui empêchent les religieux d’enseigner à
quiconque ou d’apprendre de quiconque.
La
position rappelée déroge aussi à la charité, car, selon le Philosophe, dans Éthique,
VIII et IX, l’amitié se fonde et est entretenue par la fréquentation, ce
qui concorde avec la position de Salomon, Pr 18, 24 : Un ami
devient par la fréquentation plus amical qu’un frère. Ainsi donc, celui qui
empêche que les [clercs] séculiers fréquentent des religieux pour l’étude ou
l’inverse, fait obstacle à la charité et, de ce fait, sème des incitations aux
dissensions et aux disputes.
La
position rappelée déroge aussi au progrès de ceux qui étudient. En effet, dans
toutes les occupations qui peuvent être exercées par plusieurs, les rapports
avec plusieurs sont très utiles. Ainsi, Pr 18, 19 : Un frère
qui est aidé par son frère est comme une ville fortifiée, et
Qo 4, 9 : Mieux vaut être deux qu’un seul, car ils profitent
ainsi de leur association. Mais surtout pour l’acquisition de la science,
les rapports avec plusieurs qui étudient ensemble sont très utiles, car parfois
l’un ignore ce que l’autre trouve et qui lui est révélé. Aussi le Philosophe
dit-il, dans Sur le ciel et le monde, I, que les anciens philosophes ont
fait des recherches sur les choses célestes dans les réunions. Ainsi donc,
quiconque isole un genre d’hommes de la société commune de ceux qui étudient
empêche manifestement l’étude commune. Et cela est vrai principalement pour les
religieux qui se trouvent être d’autant plus aptes à l’étude qu’ils sont
libérés des soucis du siècle, selon ce que dit Si 38, 25 : Celui
qui a des occupations réduites acquerra la sagesse.
La
position rappelée déroge donc à la communauté de foi qui, parce qu’elle doit
être unique, est appelée catholique. En effet, il arrive facilement que ceux
qui ne se fréquentent pas en se rencontrant pour l’enseignement enseignent des
choses différentes et parfois contradictoires. C’est pourquoi l’Apôtre dit de
lui-même, Ga 2, 1‑2 : Ensuite, au bout de quatorze ans,
je montai de nouveau à Jérusalem avec Barnabé, accompagné de Tite, à la suite
d’une révélation, et je conférai avec eux de l’évangile que j’annonce aux
païens, mais séparément avec ceux qui paraissaient être des notables, de peur
de courir ou d’avoir couru en vain. Pour cette raison, il est dit dans le Décret,
D. 15, c. 1, Canones : « On commença à tenir des
conciles à l’époque de Constantin. Car, au cours des années précédentes, alors
que la persécution faisait rage, il n’était guère possible d’enseigner le
peuple. Pour cette raison, le monde chrétien fut divisé par diverses hérésies
parce qu’il n’était pas permis aux évêques de se réunir. » Il est donc
clair que celui qui ne permet pas que les docteurs de la foi se réunissent en
une même assemblée entraîne un danger de division dans la foi, et ainsi, il est
clair que la position rappelée est nuisible à plusieurs titres.
La
même position est aussi fausse, ce qui est clair pour de multiples raisons. Premièrement,
parce qu’elle est contraire à l’enseignement apostolique qui ne peut pas être
faux. En effet, il est dit en 1 P 4, 10 : Que tous,
selon la grâce reçue, se mettent au service les uns des autres, comme de bons
intendants de la grâce multiforme de Dieu. La Glose [dit] : « Il
dit “grâce”, à savoir, tout don de l’Esprit Saint en vue du service des autres,
tant pour les choses séculières que spirituelles. » Et il donne l’exemple
du don de la science en disant : Si quelqu’un parle, que ce soit comme
des paroles de Dieu. La Glose [dit] : « Si quelqu’un a la science
pour parler, qu’il ne se l’attribue pas mais à Dieu, et qu’il n’enseigne pas en
s’écartant de la volonté de Dieu, de l’autorité des Saintes Écritures et de
l’utilité des frères, et encore qu’il ne taise pas ce qui doit être
enseigné. » Celui qui dit que les religieux et les séculiers ne peuvent
pas partager les uns avec les autres le don de la science contredit donc
l’autorité apostolique.
De
même, par la bouche de la Sagesse, il est dit en Si 24, 47 : Voyez
comme je n’ai pas travaillé pour moi seul, mais pour tous ceux qui cherchent la
vérité, ce qui se rapporte au docteur de l’Église, comme la Glose le dit au
même endroit : « Celui qui est utile non seulement à lui-même mais
aux autres en enseignant et en écrivant. » Celui qui parle de
« tous » ne fait d’exception pour personne. Autant les docteurs
religieux que les séculiers doivent donc être utiles en enseignant aux séculiers
et aux religieux pris ensemble.
De
même, il existe des fonctions diverses dans l’Église comme des membres divers
dans le corps, comme cela ressort clairement de 1 Co 12, 12ss,
dans le texte et dans la Glose. Or, ce qu’est l’oeil pour le corps, les
docteurs le sont dans l’Église. Ainsi, en Mt 18, 9, lorsqu’il est
dit : Si ton œil te scandalise, on comprend les docteurs et les
conseillers, comme cela ressort clairement de la Glose. Or, dans le corps
humain, l’œil voit pour tous les membres sans différence, et de même n’importe
quel autre membre est au service d’un autre par l’exercice de sa fonction.
1 Co 12, 21 : L’œil ne peut pas dire à la main :
« Je n’ai pas besoin de ce que tu fais », pas plus que la tête [ne
peut dire] aux pieds : « Vous ne m’êtes pas nécessaires. » Ceux
qui sont retenus pour la fonction d’enseignement doivent donc être utiles à
tous, de quelque condition qu’ils soient, les religieux aux séculiers et les
séculiers aux religieux.
De
même, à tous ceux de qui relève un acte, il convient d’être admis à la société
de ceux qui sont ordonnés à cet acte, puisqu’une société ne semble être rien
d’autre qu’une association d’hommes en vue d’une chose à réaliser en commun.
Ainsi, tous ceux à qui il est permis de combattre peuvent faire partie d’une
même armée, qui est une société ordonnée en vue de combattre. En effet, on ne
voit pas que les combattants religieux repoussent les combattants séculiers de
leur armée, et inversement. Or, la société en vue de l’étude est ordonnée à
l’acte d’enseigner et d’apprendre. Puisqu’il est permis, non seulement aux séculiers,
mais aussi aux religieux d’enseigner et d’apprendre, comme cela ressort clairement
de ce qui a été dit auparavant, il n’y a pas de doute que les religieux et les
séculiers peuvent faire partie d’une même société en vue de l’étude.
La
position mentionnée est aussi sans valeur, car les raisons sur lesquelles elle
s’appuie n’ont aucune valeur et montrent l’ignorance, réelle ou feinte, de ceux
qui les invoquent. En effet, une société, comme on l’a dit, est une association
d’hommes en vue de réaliser une chose. C’est pourquoi il faut que les sociétés
se différencient et soient jugées selon les choses diverses auxquelles une
société est ordonnée, puisque le jugement de toute chose se fait principalement
à partir de la fin. De là vient que le Philosophe, dans Éthique, VIII,
fait une distinction entre divers rapports, qui ne sont rien d’autre que des
sociétés différenciées selon les diverses fonctions par lesquelles les hommes
échangent. Et, selon ces divers échanges, il fait une distinction entre les
amitiés, comme entre ceux qui sont élevés ensemble, ou qui font le commerce
ensemble, ou qui exercent une autre activité. De là vient aussi la distinction
selon laquelle la société se différencie en [société] publique et [société]
privée. On appelle société publique celle dans laquelle les hommes
entretiennent des rapports en vue d’établir une seule communauté publique[11],
comme lorsque tous les hommes d’une seule ville ou d’un seul royaume sont associés
dans un seul corps public. Mais la société privée est celle qui est réunie en
vue de réaliser une activité privée, comme lorsque deux ou trois personnes forment
une société en vue de commercer.
Or,
chacune de ces deux sociétés se différencie en perpétuelle et temporaire. En
effet, ce pour quoi deux ou trois personnes s’associent est parfois perpétuel,
comme ceux qui deviennent citoyens des villes s’engagent dans une société
perpétuelle, car la résidence dans les villes est choisie pour toute la durée
de la vie d’un homme, et c’est là la société politique. De même, la société
privée qui existe entre un mari et une femme, le seigneur et le serf, dure
d’une manière perpétuelle en raison de la perpétuité du lien par lequel ils
sont associés, et cette société est appelée économique. Mais lorsqu’on choisit
d’exercer d’une manière temporaire l’activité pour laquelle un grand nombre est
réuni, il ne s’agit pas d’une société perpétuelle mais temporaire, comme
lorsque des commerçants se réunissent pour les foires, non pas pour y demeurer
de manière perpétuelle, mais jusqu’à ce qu’ils aient conclu leurs affaires, et
cette société est publique mais temporaire. De même, deux compagnons qui louent
la même auberge ne s’engagent pas dans une société perpétuelle mais temporaire,
et c’est là une société privée et temporaire. Il faut donc porter un jugement
différent sur ces sociétés. Ainsi, celui qui utilise indistinctement le mot
« société » ou « collège » montre son ignorance.
En
fonction de cela, la réponse à leurs arguments est claire.
1.
En ce qui concerne leur première objection, selon laquelle, « dans une
seule et même fonction, il ne doit pas y avoir de profession différente »,
et aussi « tu n’associeras pas des hommes de diverses professions »,
il faut comprendre ce en quoi ils se différencient, comme si des laïcs et des
clercs étaient associés pour ce qui concerne seulement la fonction du clerc.
C’est pourquoi, avant les mots mentionnés, il est indiqué : « Il est
inconvenant qu’un laïc soit le vicaire d’un évêque et juge des hommes
d’Église. » De même aussi, un religieux ne peut-il être associé à un
séculier pour ce par quoi le séculier se différencie du religieux, comme
l’exercice des affaires du siècle qui sont interdites au religieux,
2 Tm 2, 4 : Personne qui combat pour Dieu ne s’implique
dans les affaires séculières. Mais la fonction d’enseigner et d’apprendre
est commune au religieux et au séculier, comme cela ressort clairement de ce
qui a été dit plus haut. Ainsi, rien n’empêche que des religieux soient associés
à des séculiers dans la même fonction d’enseigner et d’apprendre, comme aussi
les hommes de conditions diverses forment un seul corps de l’Église selon
qu’ils se rejoignent dans l’unité de la foi, Ga 3, 28 : Il
n’y a ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme, car tous
vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus.
2.
À leur deuxième objection, il faut répondre que, de même que certaines choses
sont communes aux religieux et aux séculiers et qu’il y a aussi certaines
choses qui les différencient, de même il existe un collège qui n’est composé
que de séculiers, selon que certains hommes s’associent pour accomplir ce qui
ne concerne que les séculiers. Il existe aussi un collège qui n’est composé que
de religieux, dans lequel certains sont associés pour mener la vie religieuse.
Et il en existe un qui est commun à des religieux et à des séculiers, dans
lequel des hommes sont associés en vue de ce qui ne différencie pas les
religieux des séculiers, comme lorsque les religieux et les séculiers font
ensemble partie du collège d’une seule Église du Christ pour autant qu’ils se
rejoignent dans une seule foi qui réalise l’unité de l’Église. De même, puisque
enseigner et apprendre conviennent solidairement aux religieux et aux
séculiers, un collège d’étude ne doit pas être considéré comme un collège de
religieux ou comme un collège de séculiers, mais comme un collège qui englobe
en lui-même les deux.
3.
À leur troisième objection, à savoir que personne ne peut faire partie de deux
collèges, il faut répondre que cet argument est fautif sur trois points. Premièrement,
parce que la partie ne fait pas nombre avec le tout. Or, un collège privé est
une partie d’un collège public, comme une maison est une partie d’une ville.
Ainsi, du fait que quelqu’un fait partie du collège d’une famille, il fait du
même coup partie du collège de la ville, qui est composée de diverses familles,
mais il ne fait pourtant pas partie de deux collèges. Puisqu’un collège d’étude
est un collège public, du fait que quelqu’un fait partie d’un collège privé de
quelques étudiants – comme ceux qui sont réunis pour vivre dans une maison
religieuse ou séculière ‑, il doit par le fait même faire partie du
collège commun d’étude, et il n’existe pas à cause de cela deux collèges.
Deuxièmement,
l’argument rappelé est fautif du fait que rien n’empêche que quelqu’un soit
membre d’un seul collège perpétuel public ou privé, et qu’il soit en même temps
membre d’un collège public ou privé temporaire, comme celui qui fait partie du
collège d’une ville fait parfois partie pour un temps d’un collège de compagnons
de combat dans une seule armée, et comme celui qui fait partie du collège d’une
famille peut pour un temps être associé à certains dans une auberge. Or, un
collège d’étude n’est pas un collège perpétuel mais temporaire. En effet, des
hommes ne s’y retrouvent pas pour y demeurer de manière perpétuelle, mais ils
vont et viennent à leur guise. Ainsi, rien n’empêche celui qui fait partie d’un
collège religieux perpétuel de faire en même partie d’un collège scolaire,
comme aussi celui qui est chanoine d’une église séculière n’est pas pour autant
empêché de faire partie d’un collège scolaire.
Troisièmement,
l’argument rappelé est fautif parce qu’il s'étend à tout ce qui est particulier.
Or, le fait qu’une seule personne ne puisse faire partie de deux collèges
s’entend des collèges ecclésiastiques, car une même personne ne peut être
chanoine dans deux églises sans dispense ni cause légitime. C’est pourquoi il
est dit dans le Décret, C. 21, q. 1, c. 1 :
« Que le clerc ne soit pas compté en même temps dans deux églises. »
Mais, dans les autres collèges, cela ne se produit pas. Ainsi, un seul et même
homme peut être citoyen dans deux villes. Ainsi, puisqu’un collège scolaire
n’est pas un collège ecclésiastique, rien n’empêche que celui qui fait partie
d’un collège ecclésiastique religieux ou séculier soit en même temps membre
d’un collège scolaire.
4.
À leur quatrième objection, il faut répondre que les religieux ne peuvent faire
partie d’un collège scolaire que pour autant qu’il leur est permis d’enseigner et
d’apprendre, ce qu’ils ne peuvent faire sans le contrôle et la permission de
leurs supérieurs, avec la permission de qui ils peuvent aussi s’engager dans
les serments et les associations permises et convenables afin d’être ainsi
comptés au sein du collège scolaire. Toutefois, comme la perfection du tout
consiste dans l’union des parties, cela ne convient pas au tout dont les parties
ne peuvent se rejoindre parce que cela s’oppose à la perfection du tout. Ainsi,
les ordonnances qui sont portées dans la communauté publique doivent être
telles qu’elles puissent s’adapter à tous ceux qui relèvent de la communauté
publique. Mais les ordonnances qui font obstacle aux rassemblements de citoyens
devraient plutôt être retirées que de tolérer une division de la communauté
publique, car les statuts existent en vue de la conservation de l’unité de la
communauté publique, et non l’inverse. De même, dans un collège scolaire, il ne
doit pas y avoir de statuts qui ne puissent convenir à tous ceux qui se
retrouvent légitimement dans la maison d’étude.
Mais
les paroles de l’Apôtre qu’ils utilisent pour affirmer leur position ne leur
sont pas favorables. Premièrement, parce que les religieux ne sont pas comme
ceux dont parle l’Apôtre, ce qui est clair pour chacun des points. En effet, ce
qui est dit en Rm 16, 17 : Je vous demande, frères, etc., s’entend
des hérétiques qui provoquaient des dissensions en matière de foi, ce qui
ressort clairement de ce qu’il dit : À l’encontre de l’enseignement que
vous avez reçu. La Glose [dit] : « Des vrais apôtres, car ceux-là
– à savoir, ceux dont il ordonne de se détourner – parlaient de la loi, car ils
forçaient les païens à judaïser. » De même, ce qu’on rencontre en
2 Th 3, 6 : Mais nous vous prescrivons, etc., ne
concerne pas les religieux, mais ceux qui s’adonnent à de mauvaises occupations
en étant désœuvrés, ce qui ressort clairement de ce qu’y dit l’Apôtre : Car
nous avons entendu dire qu’il en est parmi vous qui mènent une vie désordonnée,
ne travaillant pas du tout mais se mêlant de tout (Rm 16, 11). La
Glose [dit] : « Ceux qui se procurent le nécessaire par un comportement
louche (on appelle ici comportement louche toute activité illicite). » De
même, ce qui est dit en 2 Tm 3, 1 : Sache, par ailleurs,
que dans les derniers jours, etc., ne concerne pas les religieux, mais les
hérétiques, comme cela ressort clairement de ce qu’il dit : Blasphémateurs,
la Glose [dit] : « Contre Dieu par les hérésies. » [Cela
ressort clairement aussi] de ce qu’il dit plus loin : À l’exemple de
Jannès et de Jambrès qui se sont dressés contre Moïse, ils se dressent eux
aussi – la Glose [dit] : « C’est-à-dire les hérétiques » ‑
contre la vérité, hommes réprouvés, à l’esprit corrompu en matière de foi (2 Tm 3, 8).
Et peu importe qu’il dise : Ayant les apparences de la piété (2 Tm 3, 5),
« c’est-à-dire de la religion ». En effet, « religion » est
pris ici au sens de la latrie qui témoigne de la foi, car, en ce sens, la
religion est la même chose que la piété, comme cela est clair d’après ce que
dit Augustin dans La cité de Dieu, X.
Mais
même en admettant que les religieux, tous ou quelques-uns, soient tels, il
n’appartiendrait pas [aux séculiers] de les exclure de leur communion, ce qui
est clair d’après la Glose sur 1 Co 5, 11 : Si celui qui
porte le nom de frère est fornicateur ou avare, etc., ne prenez même pas de
nourriture avec lui : « En disant : “celui porte le nom”, il
montre que les méchants ne doivent pas être écartés de la communion de l’Église
de manière téméraire et de n’importe quelle façon, et s’ils ne peuvent être
écartés par un jugement, qu’ils doivent être plutôt tolérés. En effet, nous ne
pouvons interdire la communion à quiconque que s’il a spontanément confessé ou
s’il a été cité et condamné dans un procès ecclésiastique ou séculier. En disant
cela, il n’a donc pas voulu qu’un individu soit jugé par un autre par un
caprice soupçonneux, ni même par un jugement extraordinaire usurpé, mais plutôt
selon la loi de Dieu et selon la procédure de l’Église, soit qu’il ait
confessé, soit qu’il ait été mis en accusation et condamné. » Il est donc
clair que, même si des religieux étaient comme ils le disent, ils ne pourraient
cependant pas les repousser de leur société s’ils n’ont pas d’abord été
condamnés par un jugement de l’Église.
Dans
ce qui suit, où ils s’écartent du pouvoir apostolique, ils encourent non seulement
la faute d’erreur mais aussi d’hérésie, comme il est dit dans le Décret, D. 22, c. 1,
Omnes : « Celui qui tente d’enlever à la tête suprême de
toutes les églises le privilège conféré à l’Église romaine, celui-là tombe sans
aucun doute dans l’hérésie. » Et, plus loin : « Il va à
l’encontre de la foi celui qui agit contre celle qui est la mère de la
foi. » Or, le Christ a conféré ce privilège à l’Église romaine afin que
tous lui obéissent comme au Christ. C’est ainsi que Cyrille, évêque
d’Alexandrie, dit dans le livre des Trésors, II :
« Demeurons comme des membres avec notre tête, la chaire apostolique des
pontifes romains, à qui il nous appartient de demander ce que nous devons
croire et préserver, en la vénérant, en lui adressant en tout nos demandes, car
il lui appartient seule de reprendre, de corriger, de décider, de disposer, de
délier ou de lier à la place de celui qui l’a établie et n’a donné à personne
d’autre, mais à elle seule, ce qui lui appartient, et devant qui tous inclinent
la tête en vertu du droit divin, et à qui les primats du monde obéissent comme
au Seigneur Jésus lui-même. » Ainsi, il est donc clair que tous ceux qui
disent qu’il ne faut pas obéir à ce qui a été décidé par le pape tombent dans
l’hérésie.
À
leur objection que personne ne peut être forcé à être membre d’une société
contre son gré, comme le dit la loi, il est clair que cela s’entend d’une
société privée qui est constituée par le consentement de deux ou trois. Mais
quelqu’un peut être forcé, même par l’autorité d’un supérieur, à faire partie
d’une société publique qui ne peut être constituée qu’avec le consentement d’un
supérieur, comme le dirigeant qui est à la tête d’une communauté publique peut
forcer les citoyens à accueillir quelqu’un dans leur société, de même aussi que
le collège d’une église est forcé d’accueillir quelqu’un comme chanoine ou
comme frère. Puisqu’un collège d’études général[12]
est une société publique, quelqu’un peut donc y entrer en vertu de l’autorité
contraignante d’un supérieur.
À
ce qu’ils objectent ensuite qu’il ne s’agit pas de choses qui concernent la
chaire, il faut répondre que cela est faux. En effet, il appartient à celui qui
dirige une communauté publique de décider de l’éducation et des disciplines
dans lesquelles les jeunes doivent être formés, comme il est dit dans Éthique,
X. Ainsi, comme il est dit en Éthique, I, la politique « décide
des disciplines qui doivent exister dans les villes et lesquelles chacun doit
apprendre et jusqu’à quel point ». Et ainsi, il est clair que décider des
études relève de celui qui dirige une communauté publique, et principalement à
l’autorité du Siège apostolique par laquelle l’Église universelle est
gouvernée, qui est soutenue par un studium generale.
Enfin,
la dernière objection découle de fausses prémisses. En effet, ce n’est pas en
vue de détruire les études, mais pour en assurer le progrès que les religieux
sont associés aux séculiers dans l’étude, comme cela ressort clairement de ce
qui a été dit. En conséquence, personne ne doit douter que les séculiers
puissent être forcés par l’autorité apostolique d’admettre les religieux à une
société d’étude.
Toutefois,
ils ne s’efforcent pas seulement d’empêcher les religieux de porter fruit dans
l’Église par l’enseignement en expliquant la Sainte Écriture à d’autres, mais,
ce qui est plus pernicieux, ils s’efforcent de les écarter des prédications et
d’entendre les confessions, de sorte qu’ils ne puissent porter fruit chez le
peuple par l’exhortation aux vertus et l’extirpation des vices. En cela, ils se
montrent les persécuteurs de l’Église. Ainsi, Grégoire dit, dans les Morales,
XX, en commentant : « Comme pour le capuchon d’une tunique,
etc. » : « Les persécuteurs de l’Église ont l’habitude de
s’efforcer d’une manière particulière de supprimer avant tout en elle la parole
de la prédication. »
1.
Ils avancent en premier lieu ce qu’on trouve dans le Décret, C. 16, q. 1,
c. 6 : « Autre est l’affaire du moine, autre celle du
clerc : les clercs paissent les brebis, moi – à savoir, un moine – je suis
mené à paître. » Et C. 7, q. 1, c. 45, Hoc
nequaquam : « Les moines doivent mettre leur soin à exprimer la
soumission, et non à enseigner, à diriger ou à paître les autres. » Or,
prêcher, c’est paître le peuple par la parole de Dieu,
Jn 21, 17 : Pais mes brebis. Comme le dit la Glose :
« Paître les brebis, c’est renforcer les croyants pour qu’ils ne défaillent
pas. » Les moines et les autres religieux, qui sont estimés tous relever
du droit des moines[13],
ne le peuvent donc pas.
2.
Cela semble être encore plus explicite dans le Décret, C. 16,
q. 1, c. 19, Adicimus, où il est dit : « Nous avons
décidé que, à part les prêtres du Seigneur, personne ne doit oser prêcher, même
si, laïc ou moine, il est loué pour la science qui lui est attribuée. » De
même, C. 16, q. 1, c. 11, Iuxta : « Nous avons
décidé que les moines doivent cesser toute prédication au peuple. »
3.
Ils invoquent aussi l’autorité de Bernard, Sur le Cantique, qui dit que
« prêcher ne convient pas au moine, ne relève pas du novice[14],
et n’est pas permis à celui qui n’est pas envoyé ».
4.
De même, ceux qui paissent le peuple par la parole de Dieu doivent aussi paître
en voyant au nécessaire, comme cela est clair dans la Glose sur
Jn 21, 17 : « Paître les brebis, c’est renforcer les
croyants pour qu’ils ne défaillent pas, assurer les secours terrestres aux
subordonnés. » Or, les religieux ne peuvent assurer le nécessaire
puisqu’ils font profession de pauvreté. Ils ne peuvent donc pas paître en
prêchant la parole de Dieu.
5.
De même, il est dit en Ez 34, 2 : Les troupeaux ne sont-ils
pas menés paître par les pasteurs ? Or, par « pasteurs »,
comme le dit la Glose au même endroit, sont signifiés les évêques, les prêtres
et les diacres auxquels le troupeau est confié. Les religieux qui ne sont ni
évêques, ni prêtres, ni diacres, à qui un troupeau aura été confié, ne peuvent
donc pas prêcher.
6.
De même, il est dit en Rm 10, 15 : Comment prêcheront-ils
s’ils ne sont pas envoyés ? Mais nous lisons que n’ont été envoyés par
le Seigneur que les douze apôtres, Lc 9, 1‑6, et soixante-douze
disciples, Lc 10, 1‑20, à propos de quoi la Glose dit :
« De même que la figure des évêques se trouve chez les apôtres, de même se
trouve chez les soixante-douze la figure des prêtres du second ordre »,
qui sont les prêtres paroissiaux. Et l’Apôtre ajoute, en
1 Co 12, 28 : Ceux qui assistent, c’est-à-dire ceux
« qui assistent les supérieurs, comme Tite [le faisait] pour l’Apôtre ou
les archidiacres pour les évêques », comme le dit la Glose à cet endroit.
Les religieux, qui ne sont ni évêques ni prêtres paroissiaux, ni archidiacres,
ne doivent pas non plus prêcher.
7.
De même, il est dit dans le Décret, D. 68, c. 5 :
« Les chorévêques[15]
ont été interdits, tant par le Saint Siège que par les évêques de toute la
terre : en effet, leur établissement est mauvais et erroné. » Et plus
loin : « Nous ne reconnaissons pas plus que deux ordres chez les disciples
du Seigneur, à savoir celui des douze apôtres et celui des soixante-douze
disciples. D’où vient ce troisième, nous l’ignorons, et il est nécessaire
d’extirper ce qui existe sans raison. » Et ainsi, un ordre de religieux
qui prêchent sans être des évêques, successeurs des apôtres, ou des prêtres
paroissiaux, successeurs des soixante-douze disciples, doit être extirpé.
8.
De même, Denys, dans la Hiérarchie ecclésiastique, VI, dit que
« l’ordre monastique ne doit pas être placé au-dessus des autres », ou,
selon une autre traduction, « ne doit pas conduire les autres ». Or,
les hommes sont conduits à Dieu par l’enseignement et la prédication. Les
moines et les autres religieux, qui sont estimés relever du droit des moines,
ne doivent pas prêcher ou enseigner.
9.
De même, la hiérarchie ecclésiastique a été instituée selon le modèle de la [hiérarchie]
céleste, selon ce que dit Ex 25, 40 : Regarde et agis selon
le modèle qui t’a été montré sur la montagne. Or, dans la hiérarchie
céleste, l’ange d’un ordre inférieur n’exerce jamais la fonction d’un ordre
supérieur. Comme l’ordre monastique est compté parmi les ordres mineurs, comme
il est dit dans la Hiérarchie ecclésiastique, VI, les moines et les
autres religieux ne doivent donc pas exercer la fonction de la prédication, qui
relève d’un ordre supérieur, à savoir, de celui des évêques et des autres
prélats.
10.
De même, si un religieux prêche, ou bien il prêche avec pouvoir ou sans pouvoir.
S’il le fait sans pouvoir, il est donc un faux apôtre ; mais s’il le fait
avec pouvoir, il peut donc exiger des procurations[16].
En effet, le Seigneur, en envoyant les apôtres prêcher, leur a ordonné
« de ne prendre pour la route qu’un bâton », comme il est dit en
Mc 6, 8. Comme la Glose le dit au même endroit : « Par le bâton,
il entend le pouvoir de recevoir des subordonnés le nécessaire. » Or, cela
ne semble pas convenir aux religieux qu’ils puissent exiger des procurations,
car ainsi les églises devraient plusieurs procurations. Ils ne doivent donc pas
prêcher.
11.
De même, les évêques ont une plus grande autorité pour prêcher que les religieux,
eux qui n’ont pas charge d’âmes. Mais les évêques ne peuvent prêcher en dehors
de leur diocèse que si d’autres évêques ou prêtres le leur demandent. Ainsi, il
est dit dans le Décret, C. 2, q. 2, c. 3 :
« Qu’aucun primat, aucun métropolitain ni aucun des autres évêques ne se
rende dans la ville d’un autre ou n’aille dans un lieu qui ne relève pas de
lui. » Et la même chose se trouve dans plusieurs chapitres au même
endroit. Les religieux, qui n’ont pas du tout de diocèse ni de paroisses, ne doivent
donc pas prêcher, à moins que peut-être ils n’y aient été invités.
12.
De même, un prédicateur ne doit pas bâtir sur les fondations d’un autre ni
tirer gloire de populations étrangères, à l’instar de l’Apôtre qui dit, en
Rm 15, 20 : De même, j’ai prêché l’évangile là où le nom du
Christ n’avait pas été prononcé pour ne pas bâtir sur des fondations posées par
autrui ; et il est dit en 2 Co 10, 15 : Nous ne
nous glorifions pas hors de mesure au moyen du labeur d’autrui. La Glose
[dit] : « Où il aurait posé les fondations d’une autre foi, ce qui
serait se glorifier hors de mesure. » Et plus loin :
« N’espérant pas être glorifié selon la règle d’autrui » – la Glose
explique qu’il s’agit de ceux « qui relèvent du gouvernement d’un
autre ». Ceux qui n’ont pas charge d’âmes ne doivent donc pas prêcher aux
populations confiées à d’autres, mais poser les fondations de la foi chez les
infidèles.
Au
surplus, ils s’efforcent de montrer qu’ils ne peuvent entendre les confessions.
1.
Le Décret, C. 16, q. 1, c. 1, Placuit, [dit] :
« Nous ordonnons à tous fermement et sans exception qu’aucun moine
n’impose une pénitence à quiconque. » Et au chapitre Placuit (ibidem,
c. 8), il est dit « qu’aucun moine ne doit avoir la présomption
d’imposer une pénitence, de recevoir un enfant pour le baptême, de baptiser, de
visiter un malade, d’ensevelir un mort, ni de se mêler de n’importe quelle
affaire ».
2.
De même, au chapitre Interdicimus (Décret, C. 16, q. 1,
c. 10), il est dit : « Nous interdisons aux abbés et aux moines
d’imposer des pénitences publiques, de visiter les malades et de donner les
onctions, etc. » Par tout cela, on voit qu’il n’est pas permis aux moines
et aux religieux, qu’on estime relever du même droit, d’entendre les
confessions.
3.
De même, il a été ordonné aux recteurs des églises : Connais bien le
visage de ton troupeau, Pr 27, 23. La Glose [dit] :
« Il est dit au pasteur d’une église : “Accorde un soin attentif à
ceux qu’il t’arrive de diriger, connais bien leurs actes et rappelle-toi de châtier
aussitôt les vices que tu auras trouvés en eux”. » Or, les pasteurs d’une
église ne peuvent connaître les actes et les vices de leurs subordonnés que par
la confession. [Leurs subordonnés] ne doivent donc se confesser qu’à leurs
recteurs.
4.
De plus, dans les Décrétales, V, t. 28, c. 12, De
pænitentiis et remissionibus, Innocent III dit en concile général :
« Que tout fidèle des deux sexes, après avoir atteint l’âge de discrétion,
confesse ses actes – à savoir, ses péchés ‑ au prêtre de qui il relève au
moins une fois par année. » Or, celui qui a été absous de ses péchés n’est
plus tenu de confesser ses péchés. Mais si quelqu’un d’autre que le prêtre en
titre pouvait entendre les confessions et absoudre quelqu’un, celui-ci ne
serait pas tenu de se confesser une fois par année au prêtre en titre, ce qui
est contraire à la décrétale invoquée. Puisque les religieux ne sont pas des
prêtres en titre parce qu’ils n’ont pas de peuples qui leur sont confiés, il semble
qu’ils ne peuvent pas entendre les confessions et absoudre.
5.
De même, les fidèles doivent recevoir les sacrements de leurs prêtres en titre,
comme il est dit dans la décrétale invoquée. Or, un prêtre ne doit administrer
les sacrements de l’Église qu’à celui qui en est digne. Mais il ne peut savoir
que quelqu’un en est digne que s’il connaît sa conscience par la confession.
Les prêtres doivent donc entendre les confessions de leurs subordonnés, et
ainsi d’autres ne peuvent absoudre ceux-ci.
6.
De même, dans l’Église, il ne faut pas seulement éviter le mal, mais aussi
l’occasion de mal, comme le dit de lui-même l’Apôtre,
2 Co 11, 12 : Afin de leur enlever l’occasion, etc. Or,
si quelqu’un pouvait se confesser à un autre qu’au prêtre en titre, beaucoup
pourraient dire qu’ils se sont confessés, et ainsi des gens qui ne se seraient
pas confessés pourraient s’approcher des sacrements, et ils ne pourraient en
être empêchés par le prêtre en titre, en se cachant derrière le prétexte d’une
confession faite à un autre. Il ne faut donc pas que se produise dans l’Église
que des religieux, qui ne sont pas prêtres en titre, entendent les confessions.
7.
De même, il appartient d’absoudre des pénitents à celui-là seul de qui relève
la correction. Or, comme le dit Denys dans sa lettre au moine Démophile, la
correction ne relève pas des moines, mais des prêtres. Les religieux ne peuvent
donc pas absoudre des pénitents.
8.
De même, comme [les religieux] n’ont pas de provinces, de diocèses ou de paroisses
déterminés qui leur sont confiés, s’ils peuvent prêcher et entendre les
confessions, ils le pourront partout. Ils ont donc un pouvoir plus étendu que
les évêques, les primats ou les patriarches, qui ne sont pas des dirigeants de
l’Église universelle, puisque même le pape interdit qu’on l’appelle pontife
universel, raison pour laquelle il est dit dans le Décret, D. 99,
c. 4 : « Qu’aucun des patriarches n’utilise jamais le mot
“universel”. » Et on trouve la même chose dans le chapitre suivant.
Au
surplus, ils s’efforcent de montrer que [les religieux] ne peuvent prêcher ou entendre
les confessions par délégation des évêques.
1.
En effet, ils disent que ce que donne quelqu’un, il ne le possède plus. Si donc
les évêques confient le soin des populations aux prêtres paroissiaux, le soin
de celles-ci ne relève plus des [évêques], et ainsi certains ne peuvent en
vertu de leur autorité prêcher aux populations ou entendre les confessions, à
moins qu’ils ne soient appelés par le prêtre paroissial.
2.
De même, lorsqu’un évêque confie le soin du peuple à un prêtre, il se décharge
lui-même et le danger pèse sur le prêtre à qui la charge a été confiée, selon
ce qui est dit en 1 R 20, 39 : Garde bien cet homme, car
s’il tombe, ce sera ta vie contre sa vie. Autrement, les évêques seraient
en grand danger, en ayant le poids insupportable de toute la multitude. Les
évêques ne doivent donc pas intervenir davantage auprès des populations qu’ils
ont confiées aux prêtres.
3.
De même, comme l’évêque est soumis à l’archevêque, de même les prêtres sont
soumis aux évêques. Or, les archevêques ne peuvent intervenir dans ce qui est
soumis aux évêques, si ce n’est peut-être en raison de la négligence des
évêques. Ainsi, il est dit dans le Décret, C. 9, q. 3,
c. 5 : « Que l’archevêque ne se saisisse pas des affaires qui
concernent les évêques sans le conseil de ceux-ci. » Ni les évêques ne
peuvent donc intervenir auprès des populations soumises aux prêtres sans le
consentement de ceux-ci, si ce n’est peut-être en raison de leur négligence ou
de leur défaillance.
4.
De même, les prêtres paroissiaux sont les époux des églises qui leur ont été
confiées. Si donc d’autres, en vertu d’un mandat des évêques, prêchent ou entendent
les confessions auprès des populations confiées aux prêtres mentionnés, une
seule église aura plusieurs époux, ce qui est contraire à ce qui se trouve dans
le Décret, C. 7, q. 1, c. 39 : « De même que
l’épouse d’un autre ne peut être détournée par quelqu’un, ni jugée, ni renvoyée
que si son propre mari le permet de son vivant, de même n’est-il pas permis que
l’épouse de l’évêque, qui est sans aucun doute son église ou sa paroisse, alors
qu’il est vivant, soit, sans son conseil et sa volonté, jugée ou renvoyée par
un autre, ou qu’un autre profite de sa couche, c’est-à-dire de son ordination. »
« Or, ceci s’entend non seulement des évêques, mais de tous les ministres
de l’Église », comme le montre Gratien dans les chapitres suivants.
De
plus, ils s’efforcent de montrer que [les religieux] ne peuvent pas prêcher ou
entendre les confessions même en vertu d’un privilège du Siège apostolique, car
même l’autorité du Siège romain ne peut rien faire ou changer qui soit
contraire aux décisions des pères, comme il est dit dans le Décret, C. 25,
q. 1, c. 7, Contra. Si donc la décision des pères anciens est
que personne ne prêche ni n’entende les confessions, « sauf les prêtres du
Seigneur », comme il est dit dans le Décret, C. 16, q. 1,
c. 19, cela ne pourra être concédé à personne par privilège du pape.
2.
De même, dans le Décret, C. 25, q. 1, c. 6, Sunt
quidam, il est dit : « S’il tentait – à savoir, le Pontife romain
‑ de détruire ce que les apôtres et les prophètes ont enseigné, ce qu’à
Dieu ne plaise, il serait convaincu, non pas de rendre une décision, mais
plutôt d’errer. » Si donc l’Apôtre a établi, en
2 Co 10, 15, que personne ne doit se glorifier de populations
qui relèvent d’un autre, et si le pape donne un privilège à quelqu’un à
l’encontre de cela, il est convaincu d’erreur.
3.
De même, il a été écrit dans le droit que si un dirigeant concède à quelqu’un
l’autorisation de construire dans un lieu public, cela doit s’entendre sans
préjudice pour un autre, Digeste, Ne qui in loco ædificetur, loi 2, § Si
quis a principe. Et dans le Décret, C. 25, q. 2,
c. 8, De ecclesiasticis, Grégoire dit : « Comme nous
défendons nos biens, ainsi préservons-nous les droits de toutes les
églises ; et je n’accorde à personne par faveur plus qu’il ne mérite, et
je ne dérogerai à aucun des droits de quiconque en recherchant les honneurs. »
Or, le fait que quelqu’un prêche ou entende les confessions dans la paroisse
d’un autre sans que celui-ci l’ait demandé serait un préjudice pour le prêtre
paroissial. Même s’il était concédé à quelqu’un de pouvoir prêcher ou entendre
les confessions, il ne pourrait donc pas pour autant le mettre en pratique sans
le consentement du prêtre paroissial.
4.
De même, si un dirigeant concédait à quelqu’un la libre rédaction d’un testament,
il ne semblerait lui concéder rien d’autre que de pouvoir rédiger un testament
selon la coutume légitime. « En effet, il ne faut pas croire que le
Pontife romain, qui protège les droits, veuille d’un seul mot bouleverser tout
ce qui est observé dans le cas des testaments et qui a été élaboré et mis au
point à la suite de multiples veilles », comme il est dit dans le Codex,
III, 28.35, Si quando. Il en va donc de même, si le pape concède à
certains de prêcher ou d’entendre les confessions : il faut l’entendre
selon la forme commune, à savoir qu’ils mettent cela en œuvre après l’avoir
demandé aux prêtres paroissiaux.
5.
De même, le moine qui reçoit la fonction sacerdotale ne possède cependant pas
la capacité de la mettre en œuvre, à savoir, d’administrer les sacrements, à
moins qu’il n’ait été canoniquement placé à la tête d’une population, comme il
est dit dans le Décret, C. 16, q. 1, c. 19, Ecce.
Même si la fonction de prêcher est confiée à certains par privilège du pape,
ils ne pourront donc pas l’exercer avant qu’une population leur soit confiée.
6.
De même, ni le pape ni aucun mortel ne peut changer ou bouleverser la
hiérarchie ecclésiastique divinement établie, puisque le pouvoir n’a été donné
à aucun des prélats en vue de la destruction, mais en vue de l’édification,
2 Co 10, 8. Or, l’ordre de la hiérarchie ecclésiastique est tel
que les moines et les réguliers fassent partie de l’ordre de ceux qui doivent
être perfectionnés, comme cela ressort clairement de la Hiérarchie
ecclésiastique, VI. Le pape lui-même ne peut donc pas le changer autrement,
à savoir que les religieux aient la fonction de perfectionner.
De
même, ils veulent montrer qu’il n’est pas permis [aux religieux] de demander
aux prêtres paroissiaux ou aux évêques la permission de prêcher ou d’entendre
les confessions, car c’est de l’ambition que de se présenter aux fonctions
ecclésiastiques. Ainsi, il est dit dans le Décret, C. 8, q. 1,
c. 10, Sciendum : « Alors qu’une position supérieure est
imposée à celui qui obéit en la recevant, celui qui y aspire de son propre
désir perd le mérite de l’obéissance. » Or, prêcher et entendre les confessions
relèvent d’une fonction ecclésiastique, qui est [une fonction] de pouvoir et
d’honneur. Ils ne peuvent donc pas demander la permission de prêcher ou
d’entendre les confessions sans manifestation d’ambition, mais ils ne peuvent
le faire que lorsqu’on le leur a demandé.
Comme
le dit Boèce dans le livre Sur les deux natures, la chemin de la foi
« se situe à mi-chemin entre deux hérésies, de la même façon que les
vertus occupent le milieu, car toute vertu se situe convenablement au milieu
des choses » : en effet, si l’on fait quelque chose en plus ou en
moins qu’il ne fallait, on s’écarte de la vertu. C’est pourquoi nous devons
voir ce qui est au-delà ou en deçà de ce que comporte la vérité, de sorte que
nous estimions que tout cela est erroné, et que la voie moyenne est la vérité
de la foi.
Il
faut donc savoir qu’il y a eu des hérétiques, et qu’il y en a encore, qui plaçaient
le pouvoir du ministère ecclésiastique dans la sainteté de la vie, à savoir que
celui à qui faisait défaut la sainteté de la vie perdait aussi le pouvoir
d’ordre et que celui qui resplendissait de sainteté jouissait aussi du pouvoir
d’ordre. Pour le moment, supposons que cette position est erronée, car il ne
s’agit pas d’elle présentement. De la racine de cette erreur, découle la
présomption de certains, et principalement de moines, qui, présumant de leur
sainteté, usurpaient de leur propre initiative les fonctions des ministres de
l’Église, en absolvant les pécheurs et en prêchant sans autorisation d’un
évêque, ce qui ne leur était permis d’aucune façon. Ainsi, il est dit dans le Décret,
C. 16, q. 1, c. 9 : « Il est parvenu jusqu’à nous,
ce dont nous nous étonnons, que certains moines et abbés revendiquent pour
eux-mêmes dans votre paroisse, de manière arrogante et à l’encontre des décrets
des saints pères, les droits et les fonctions des évêques : la pénitence,
la rémission des péchés, les réconciliations, les dîmes, alors qu’ils ne
doivent aucunement s’arroger cela sans la permission de leur propre évêque ou
sans l’autorisation du Siège apostolique. »
Mais
certains, en s’éloignant imprudemment de cette erreur, sont tombés dans
l’erreur contraire, en affirmant que les moines et les religieux ne sont pas aptes
aux choses mentionnées, même s’ils les font avec l’autorisation des évêques.
Ainsi, il est dit dans le Décret, C. 16, q. 1,
c. 25 : « Certains, en ne s’appuyant sur aucune décision, mais
présomptueusement enflammés par le zèle de l’aigreur plutôt que par celui de
l’amour, affirment que les moines, parce qu’ils sont morts au monde et vivent
pour Dieu, sont indignes de la puissance de la fonction sacerdotale, qu’ils ne
peuvent imposer de pénitence ni augmenter le nombre des chrétiens, ni absoudre
en vertu d’un pouvoir de la fonction sacerdotale qui leur est divinement
imparti. Mais ils se trompent complètement. » Or, certains, en manifestant
pour leur part une erreur récente, font preuve d’une telle audace qu’ils
affirment que, non seulement en raison de la condition des religieux, mais
encore de l’impuissance des évêques, les choses mentionnées ne peuvent être
confiées aux religieux en dehors de la volonté du prêtre paroissial, et, ce qui
est encore plus pernicieux, que cela même ne peut leur être accordé par
privilège du Siège apostolique. Et ainsi, cette erreur aboutit à la même fin
que la précédente par une voie contraire, à savoir qu’ils soustraient quelque
chose au pouvoir ecclésiastique, comme ceux qui jugent que le pouvoir de
l’Église consiste dans le mérite de la vie. Pour détruire cette erreur, il faut
donc procéder dans cet ordre :
Qu’un
évêque ait plein pouvoir dans une paroisse confiée à un prêtre, cela est démontré
par ce qui est dit dans le Décret, C. 10, q. 1. c. 2, Sic
quidam, où il est dit que tout ce qui appartient à l’Église
« appartient à l’ordre et au pouvoir de l’évêque selon la constitution
ancienne », et la même chose se trouve dans le chapitre suivant. Or, les
biens temporels de l’Église sont ordonnés aux biens spirituels. À plus forte
raison donc, les biens spirituels de chacune des paroisses ont-ils été confiés
à l’évêque.
De
même, à propos de la même question (ibidem, c. 4) :
« Chaque paroisse doit être dirigée sous la supervision et la protection
de l’évêque par un prêtre ou par d’autres clercs dont il l’aura pourvue avec la
crainte de Dieu. »
De
même, dans le chapitre suivant (ibidem, c. 5), il est dit que tout
doit « être gouverné et attribué selon le jugement et le pouvoir de
l’évêque, à qui les âmes de tout le peuple paraissent avoir été
confiées ».
De
même, le prêtre à qui une paroisse est confiée ne peut faire quelque chose dans
son église qu’en vertu d’une permission spéciale ou au moins générale de l’évêque.
C’est ainsi qu’il est dit dans le Décret, C. 16, q. 1,
c. 41 : « Tous les fidèles et par-dessus tout tous les prêtres,
diacres et autres clercs doivent prendre garde de ne rien faire sans la
permission de leur propre évêque ; qu’aucun prêtre ne célèbre la messe
dans sa paroisse sans que celui-ci l’ait ordonné, qu’il ne baptise ni ne fasse
rien sans sa permission. » Il est donc clair que, dans une paroisse
confiée à un prêtre, l’évêque a un pouvoir encore plus grand que le prêtre, qui
ne peut rien y faire sans la permission de l’évêque.
De
même, à propos de 1 Co 1, 2 : En tout lieu..., le leur
et le nôtre, la Glose [dit] : « À savoir, qui m’a été d’abord
confié. » Et il parle de suffragants, c’est-à-dire des paroisses soumises
à l’église des Corinthiens, comme cela est clair dans la Glose. Si donc les
évêques sont successeurs des apôtres, en préservant leur modèle, comme il est
dit en Lc 10, 1, il est clair qu’une paroisse a été confiée en toute
priorité à l’évêque plutôt qu’à un prêtre. En effet, on ne peut comprendre
qu’elle ait été confiée antérieurement dans le temps à l’Apôtre et qu’elle ait
été confiée à un autre par la suite, car il ne dirait pas : En tout
lieu..., et le nôtre, si elle avait cessé d’être sienne à partir du moment
où elle avait commencé d’être la leur.
De
même, Apollos était un prêtre des Corinthiens, qui leur administrait les sacrements,
comme cela ressort clairement de 1 Co 3, 6 : Apollos a
arrosé. La Glose [dit] : « Par le baptême. » Et cependant,
l’Apôtre intervenait auprès des Corinthiens, comme cela ressort clairement de
1 Co 11, 34 : Pour le reste, j’en disposerai lors de ma
venue, et 2 Co 2, 10 : Car, si j’ai pardonné, c’est
à cause de vous au nom du Christ, et 1 Co 4, 21 : Que
voulez-vous ? Que je vienne chez vous avec un bâton, etc. ? et
2 Co 10, 13 : Selon la règle que Dieu même nous a donnée
comme mesure : parvenir jusqu’à vous, et
2 Co 13, 10 : Je vous écris cela, étant absent, afin de
n’avoir pas, une fois présent, à intervenir plus sévèrement selon le pouvoir – la
Glose [dit] : « De lier et de délier » ‑ que m’a donné
le Seigneur. Il est donc clair que les évêques conservent plein pouvoir sur
les populations qu’ils ont confiées à des prêtres.
De
même, puisque les prêtres succèdent aux soixante-douze disciples, mais les évêques,
aux douze apôtres, comme il est dit dans la Glose de Lc 10, 1, il
semble tout à fait absurde qu’ils veuillent dire que les apôtres ne peuvent pas
absoudre, lier ou faire les autres choses de ce genre, sans la permission des
soixante-douze disciples. Ce qu’ils doivent cependant dire s’ils disent cela
des évêques et des prêtres.
De
même, Denys dit, dans la Hiérarchie céleste, V, que, bien que l’ordre
des pontifes soit cause de perfectionnement, que l’ordre des prêtres illumine
et l’ordre des ministres [diacres] purifie, l’ordre hiérarchique, à savoir,
celui des pontifes, ne possède pas seulement comme fonction de perfectionner,
mais aussi d’illuminer et de purifier, et l’ordre des prêtres, non seulement
celle d’illuminer, mais aussi de purifier. Et il en ajoute plus loin la cause
en disant : « Les pouvoirs inférieurs ne peuvent se transformer en
pouvoirs supérieurs, car il serait inconvenant pour eux de tendre à une telle
majesté ; mais les pouvoirs plus divins, en même temps que ce qui leur est
propre, possèdent aussi les opérations qui leur sont soumises », comme
cela ressort clairement du commentaire de Maxime en cet endroit. Il est donc
clair que, de même que le prêtre peut faire tout ce que le diacre peut faire,
et encore davantage, de même l’évêque peut faire tout ce que le prêtre peut
faire, et encore davantage. Ainsi, comme le prêtre peut lire l’évangile dans
l’église, sans en faire la demande au diacre, de même l’évêque peut absoudre et
administrer les autres sacrements de l’Église à qui il veut, sans en faire la
demande au prêtre paroissial.
De
même, celui qui fait quelque chose par l’intermédiaire d’un autre pourrait
faire la même chose par lui-même. Or, lorsque les prêtres absolvent ceux qui
leur sont soumis, on dit que les évêques le font à travers eux. Ainsi, Denys
dit dans la Hiérarchie céleste, XIII : « De celui qui, selon
nous, est le prêtre suprême purifiant ou illuminant par ses ministres, on dit
qu’il purifie et illumine par le fait que les autres font reposer sur lui leurs
propres actions sacrées. » L’évêque aussi pourra donc absoudre quand il le
voudra les subordonnés d’un prêtre ou leur prêcher par lui-même.
De
même, l’obéissance est due aux dirigeants des églises par les subordonnés pour
autant qu’ils en ont la charge. Ainsi, il est dit en He 13, 17 :
Obéissez à vos dirigeants et soyez-leur soumis, car ils veillent sur vos
âmes – la Glose [dit] : « C’est-à-dire qu’ils prennent soin de
vous en prêchant » – comme s’ils devaient en rendre compte. Or,
tout paroissien est davantage tenu d’obéir à l’évêque qu’au prêtre paroissial,
comme cela est clair dans la Glose sur Rm 13, 2, où il est dit qu’il
faut plutôt obéir à un pouvoir supérieur qu’à un pouvoir inférieur, comme au
proconsul plutôt qu’à l’intendant, et à l’empereur plutôt qu’au proconsul, ce
qui convient à l’ordre du pouvoir, qui existe encore bien plus entre les pouvoirs
spirituels qu’entre les pouvoirs temporels. Les évêques, qui sont établis dans
un pouvoir supérieur, ont donc davantage la charge de leurs subordonnés que les
prêtres paroissiaux eux-mêmes. Or, ce qui est dit en Pr 27, 23 :
Connais bien le visage de tes bêtes, se rapporte à la charge d’âmes, qui
se réalise surtout par l’audition des confessions. Et ainsi, les évêques
peuvent entendre les confessions des paroissiens d’une manière encore plus
pertinente que les prêtres paroissiaux.
De
même, les prêtres sont donnés aux évêques comme collaborateurs, parce que
ceux-ci ne peuvent à eux seuls porter le poids du peuple, comme les
soixante-douze anciens ont été donnés à Moïse à titre de collaborateurs, comme
cela ressort clairement de Nb 11, 16‑17. 24‑25.
Ainsi, l’évêque, lors de l’ordination des prêtres ajoute à ce qui a été dit
auparavant : « Plus nous sommes fragiles, plus nous avons besoin de
ces aides. » Or, celui à qui est donné un aide ne perd pas par le fait
même le pouvoir d’agir lorsque celui-ci s’occupe de lui ; au contraire, il
est l’agent principal et l’aide est l’agent secondaire. Les évêques peuvent
donc faire tout ce qui concerne le soin du peuple, sans en faire la demande au
prêtre, encore bien plus que les prêtres eux-mêmes.
De
même, les évêques occupent dans l’Église la place du Seigneur Jésus, le Christ.
Ainsi, Denys dit-il dans la Hiérarchie ecclésiastique, V :
« L’ordre des pontifes est le premier des ordres divins, le plus élevé et
le dernier, car en lui s’achève et s’accomplit tout l’aménagement de notre
hiérarchie. En effet, de même que nous voyons toute la hiérarchie consommée en
Jésus, de même chacune [est consommée] dans son propre prêtre divin suprême »,
à savoir, l’évêque. Ainsi encore est-il dit dans 1 P 2, 25, à propos
du Christ : Vous vous êtes tournés vers le pasteur et le surveillant de
vos âmes. Or, cela est vrai principalement du pontife romain, « devant
qui, comme le dit Cyrille, tous inclinent la tête et à qui ils obéissent comme
au Seigneur Jésus ». Et Chrysostome dit, à propos de
Jn 21, 17 : Pais mes brebis :
« C’est-à-dire : “Sois le dirigeant et la tête de tes frères”. »
Il est donc ridicule et proche du blasphème de dire que l’évêque ne peut
exercer le pouvoir des clés sur tous ses diocésains comme le pourrait le
Christ.
De
même, pour que quelqu’un puisse absoudre au for de la pénitence, il suffit
qu’il ait le pouvoir des clés et la juridiction, par laquelle une matière lui
est précisée, comme, dans les autres sacrements, celui qui possède le pouvoir
d’ordre et la matière appropriée peut agir, s’il respecte la forme et
l’intention appropriée – en effet, cela est toujours en son pouvoir. Or,
l’évêque possède les clés puisqu’il est prêtre ; il possède aussi la
juridiction sur tous ses diocésains, autrement il ne pourrait pas les
excommunier et les réunir devant lui. Il peut donc absoudre tous ses diocésains
au for pénitentiel sans la demande d’un prêtre.
De
même, il semble aussi nécessaire pour les prêtres d’entendre les confessions de
leurs subordonnés parce qu’ils leur administrent le sacrement de l’eucharistie,
qui ne doit pas être reçu d’eux par [les subordonnés] qui sont en état de péché
mortel. Or, de la même façon, le sacrement de la confirmation et celui de
l’ordre ne doivent pas être reçus par ceux qui sont en état de péché mortel,
car ces sacrements supposent la grâce. Or, ces sacrements ne sont administrés
que par l’évêque. Pour une raison semblable, donc, il revient aux évêques
d’entendre les confessions de n’importe lequel de ses diocésains.
De
même, nul ne peut prendre pour lui-même ce qui ne relève pas de son pouvoir.
Or, comme le démontre la coutume commune, les évêques se réservent les causes
qu’ils veulent, pour lesquelles il faut recourir à eux pour l’absolution. Même
avant qu’ils ne se les soient réservées, elles relevaient donc de leur pouvoir.
Ils peuvent donc absoudre dans les autres cas comme ils le veulent.
De
même, selon Denys, le pouvoir de l’évêque, dans notre hiérarchie, est un
pouvoir universel, mais le pouvoir des prêtres et des ministres [diacres] est
un pouvoir particulier, comme cela ressort clairement de la Hiérarchie
ecclésiastique, I et V. Or, comme cela est démontré par les philosophes,
une puissance universelle agit plus efficacement sur ce qui est soumis à une
puissance particulière que la puissance particulière elle-même. L’évêque possède
donc encore davantage l’usage des clefs sur ceux qui sont soumis aux prêtres
que les prêtres eux-mêmes.
De
même, personne ne peut donner ce qu’il n’a pas. Or, il appartient aux évêques
mêmes de donner tout le pouvoir qu’ont les prêtres. Mais rien de spirituel
n’est perdu en étant donné, car les réalités spirituelles ne sont données que
par l’action de celui qui donne sur celui qui reçoit, mais l’agent ne perd pas
la puissance d’agir par le fait même d’agir. L’évêque possède donc tout le pouvoir
que possède le prêtre paroissial.
Ensuite,
il faut montrer que certains peuvent, par mandat des évêques, prêcher et entendre
les confessions dans les paroisses des prêtres.
Il
est dit dans les Décrétales, I, t. 31, c. 5 : De
officio judicis ordinarii, § Inter cætera : « Que les
évêques retiennent des hommes aptes à exercer salutairement la fonction de la
sainte prédication. » Et plus loin : « Nous ordonnons que, dans
les églises cathédrales comme dans les églises conventuelles, des hommes aptes
soient ordonnés que les évêques puissent avoir comme collaborateurs, non
seulement pour la fonction de la prédication, mais aussi pour entendre les
confessions et imposer des pénitences, et pour les autres choses qui concernent
le salut des âmes. » D’après cela, il est clair que les clercs des églises
conventuelles d’un diocèse, qui ne sont pas des prêtres paroissiaux, peuvent
prêcher et entendre les confessions en vertu de l’autorité de l’évêque.
De
même, il est dit dans les Décrétales, V, t. 7, c. 13, De
haereticis, § Excommunicamus : « Tous ceux à qui cela a
été interdit ou qui n’ont pas été envoyés, sauf par l’autorité du Siège apostolique
ou par l’évêque catholique du lieu, et qui auront osé usurper la fonction de la
prédication exercée privément ou publiquement, seront liés par le lien de
l’excommunication. » Par quoi on peut conclure que le pape ou l’évêque
peut donner à quelqu’un l’autorité pour prêcher.
De
même, c’est un fait que les apôtres, dont les évêques sont les successeurs, ordonnaient
des prêtres dans les cités et les bourgades, qui demeuraient continuellement
avec les populations qui leur étaient soumises ; et cependant, ils en
envoyaient d’autres pour prêcher et exercer les autres choses qui concernent le
salut des âmes. 1 Co 4, 17 : Je vous ai envoyé Timothée,
qui est mon fils très cher et fidèle au Seigneur, qui vous informera de mes
règles de conduite qui sont dans le Christ Jésus ; et
2 Co 12, 18 : J’ai demandé à Tite et j’ai envoyé avec
lui un frère (la Glose [dit] : « À savoir, Barnabé ou
Luc »). Et Tt 1, 5 : Si je t’ai laissé en Crète, etc. D’autres
que les prêtres paroissiaux peuvent donc prêcher et entendre les confessions
par mandat des évêques.
De
même, prêcher et entendre les confessions relèvent [du pouvoir] de juridiction
ou [du pouvoir] de juridiction et d’ordre en même temps. Or, les choses de
cette nature peuvent être confiées au moins à ceux qui ont un ordre. Puisque
l’évêque peut prêcher et entendre les confessions dans une paroisse sans le
demander au prêtre, comme on l’a montré plus haut, un autre pourra donc le
faire par mandat de sa part.
De
même, la coutume de l’Église romaine va en ce sens : ceux qui y accèdent demandent
aux pénitenciers du pape des lettres pour n’importe quel prêtre à qui ils
puissent se confesser.
De
même, les légats du pape et leurs pénitenciers entendent les confessions sans
demander la permission des prêtres paroissiaux, et même prêchent partout en
vertu de l’autorité du pape. Il est donc ainsi clair que prêcher et entendre
les confessions peuvent être confiées à d’autres sans la permission des prêtres
paroissiaux.
Il
reste maintenant à montrer que les religieux sont aptes à ce que de telles
choses leur soient confiées[17].
Il
est dit dans le Décret, C. 16, q. 1, c. 9, Pervenit :
« Les moines et les abbés ne doivent d’aucune façon avoir la présomption
[de faire] cela sans la permission de leur propre évêque », à savoir, de
donner une pénitence. On conclut de cela que les moines et les autres religieux
peuvent entendre les confessions en vertu de l’autorité du pape et d’un évêque.
De
même, dans la même question (c. 24), il est dit : « Par
l’autorité de l’autorité de ce décret, qui a été établi par nous en vertu du
gouvernement apostolique et de [notre] fonction de miséricorde, qu’il soit
permis aux prêtres moines, représentant la figure des apôtres, de prêcher, de
baptiser, de donner la communion, de prier pour les pécheurs, d’imposer une
pénitence et d’absoudre les péchés. »
De
même, dans le chapitre suivant (c. 25), Sunt nonnulli, le pape
Boniface dit : « Nous croyons que la fonction de lier et de délier,
avec la coopération de Dieu, est dignement exercée s’il arrive qu’ils soient
élevés à ce ministère. Nous ordonnons donc que ceux qui combattent les prêtres
de profession monastique soient empêchés d’exercer la fonction de la puissance
sacerdotale, de sorte qu’ils évitent de telles entreprises à l’avenir, car plus
quelqu’un est élevé, plus il les dépassera en puissance. »
De
même, les évêques doivent imiter les jugements divins autant qu’ils le peuvent.
1 Co 4, 16 : Soyez mes imitateurs comme je le suis du
Christ. Or, par jugement divin, certains religieux sont estimés aptes à ce
que la fonction de la prédication leur soit immédiatement confiée par Dieu,
comme le raconte le bienheureux Grégoire à propos du moine Equitius dans le Dialogue,
et aussi du bienheureux Benoît. Certains religieux peuvent donc, par jugement
des évêques, être estimés aptes à ce que la fonction de la prédication leur
soit confiée.
De
même, tout ce qui est permis aux clercs séculiers l’est aussi aux religieux,
sauf ce qui leur est interdit dans leur règle, selon l’argument du Décret, C. 16,
q. 1, c. 25, Sunt nonnulli, où il est dit qu’il est permis aux
moines d’absoudre et de faire les autres choses de ce genre. « En effet,
le bienheureux Benoît, le saint maître des moines, n’a pas interdit ce genre de
choses. » Or, il est permis aux séculiers, en vertu d’un mandat des
évêques, de prêcher et d’entendre les confessions. Cela est donc aussi permis
aux religieux, puisque cela n’est interdit dans aucune règle.
De
même, il est plus grand d’exercer la fonction de la prédication en vertu de sa
propre autorité que de l’exercer en vertu de l’autorité d’un autre. Or, les religieux
peuvent être élevés au degré de prélat, où il leur est permis de prêcher et
d’exercer les autres choses de ce genre qui se rapportent au salut des âmes.
Ils doivent donc encore bien davantage être considérés aptes à exercer la
fonction de la prédication et les autres choses de ce genre en vertu du mandat
d’un évêque.
De
même, quelqu’un n’est pas rendu moins apte à ce qui relève des parfaits par le
fait qu’il s’établit dans un état de perfection, état qu’adoptent les
religieux. Or, la fonction de la prédication relève au plus haut point des
parfaits. Ainsi, à propos de Esd 1, 4 : Tous les autres,
etc., la Glose dit : « Tous ceux qui ont été arrachés au pouvoir
des ténèbres obtiennent la liberté de la gloire des fils de Dieu, tous se
réjouissent d’être comptés parmi la société de la cité sainte, c’est-à-dire de
l’Église ; mais il appartient aux seuls parfaits d’œuvrer à l’édification
de son Église, même en prêchant aux autres. » Et qu’il entende cela de la
perfection de la vie religieuse, cela ressort clairement de ce qui suit :
« Car ceux qui enseignent à un grand nombre, puisqu’ils apprennent aux
autres à aimer davantage les réalités célestes, s’occupent moins des réalités
terrestres, bien plus, ils quittent ce qu’ils ont acquis dans l’espérance des
réalités éternelles. » Cela ressort aussi clairement de la glose interlinéaire
qui dit : « Tous les autres, c’est-à-dire les riches qui ne peuvent
prêcher. » Les religieux ne sont donc pas rendus moins aptes que les
autres à exercer la fonction de la prédication. Et ainsi, puisque les autres
peuvent prêcher et entendre les confessions par mandat des évêques, les religieux
peuvent faire la même chose.
De
même, à propos de Esd 8, 31 : Nous quittâmes donc la rivière,
etc., la Glose dit : « Nous appelons à notre aide la cohorte
religieuse, afin de transporter plus efficacement avec leur aide vers la
société des élus et le sommet de la vie parfaite, les âmes des fidèles, comme
des vases sacrés vers le temple du Seigneur. » Par cela, ce qui a été dit
auparavant est clair.
De
même, cela est évident aussi selon la coutume commune de l’Église orientale,
selon laquelle presque tous se confessent à des moines.
De
même, exercer la fonction de légat, confirmer des évêques et en pourvoir les
églises relèvent d’un pouvoir plus grand que prêcher ou entendre les
confessions. Or, on constate que la première chose a été confiée à des
religieux. La seconde peut donc aussi leur être confiée.
De
même, il est plus éloigné de la vie religieuse d’entendre des procès que des
confessions ou de prêcher. Or, la première chose peut leur être confiée. À bien
plus forte raison, donc, l’autre.
Il
reste maintenant à montrer qu’il convient au salut des âmes de confier aussi à
d’autres qu’aux prêtres paroissiaux la prédication et les autres choses qui se
rapportent au salut des âmes.
Premièrement,
par ce que le Seigneur dit dans Mt 9, 37‑38 : La
moisson est grande – la Glose [dit] : « La foule des gens prête à
recevoir la parole et à porter fruit » ‑, mais les ouvriers sont
peu nombreux – la Glose [dit] : « Les prédicateurs pour
rassembler l’Église des élus » ‑ ; priez donc le maître de
la moisson d’envoyer des ouvriers pour sa moisson. De cela, il ressort
clairement qu’il est salutaire pour l’Église que la parole de Dieu soit prêchée
aux fidèles par un grand nombre, et surtout lorsque la foule des fidèles augmente.
On peut conclure la même chose de ce qui est dit en Sg 6, 24 : Une
multitude de sages – Glose interlinéaire : « L’ensemble des prédicateurs »
‑ est le salut du monde.
De même, 2 Tm 2, 2 : Ce
que tu as entendu de la part de nombreux témoins, confie-le à des hommes
fidèles – Glose : « C’est-à-dire, d’une foi saine » ‑ qui
seront capables – Glose : « Par leur vie, par leur science et par
leur facilité de parole » ‑ d’enseigner les autres. Glose :
« En effet, la prédication doit être confiée à ceux qui sont aptes à cette
fonction. »
De
même, à propos de Esd 3, 8 : Et tous ceux qui étaient revenus
de captivité à Jérusalem, la Glose dit : « Non seulement les
évêques et les prêtres doivent édifier le peuple des fidèles, c’est-à-dire la
maison de Dieu, mais le peuple, appelé de la captivité des vices à la vision de
la paix véritable, doit exiger le ministère de la parole de ceux qui ont appris
à la formuler. »
De
même, dans les Morales, Grégoire dit, à propos de ce passage de
Job : Quand je me lavais les pieds dans le laitage (Jb 29, 6) :
« Que répondons-nous, nous, évêques, qui ne prenons pas soin de livrer les
paroles de vie à ceux qui nous sont confiés, alors que l’habit séculier ou
l’occupation à de grandes richesses n’a pas pu empêcher un homme marié
d’exercer la fonction de la prédication ? » De cela, il ressort
clairement que d’autres que les prélats ou les recteurs des églises peuvent
exercer louablement la fonction de la prédication. Et la même chose peut être
montrée par de nombreux exemples de l’Ancien Testament. En effet, David est
louangé pour avoir accrû le culte de Dieu en établissant vingt-quatre prêtres
afin de pouvoir mieux accommoder le peuple, comme cela ressort clairement de
1 Ch 24, 1‑19. De même, en 2 Ch 30, 5ss,
Ézéchias envoya des messagers parcourir [Israël] pour avertir le peuple de se
convertir au Seigneur, le Dieu de leurs pères. Assuérus aussi envoya des messagers
rapides dans toutes les provinces pour annoncer la libération du peuple de
Dieu, comme on le lit dans Est 8, 14. On peut donc confier à d’autres
qu’à des prêtres paroissiaux, avec beaucoup de profit pour le salut, la
fonction de la prédication et d’autres choses qui se rapportent au salut des
âmes.
De
même, dans la première partie de sa cinquième homélie sur Ézéchiel, Grégoire
[dit] : « À ceux qui sont les gardiens des âmes et ont reçu la charge
de paître le troupeau, qu’il ne soit d’aucune manière permis de changer de
poste ; mais ceux qui, pour l’amour de Dieu, courent ici et là pour
prêcher sont comme les roues animées d’un feu ardent, car ils courent en divers
lieux sous la poussée du désir qu’ils ont de lui. Ainsi, ceux-ci brûlent et en allument
d’autres. » Par cela, il est clair qu’il est approprié qu’en plus des
recteurs d’églises qui demeurent dans leurs églises, soit confiée la fonction
de prédication à d’autres qui courent en divers endroits.
De
même, que cela soit utile et salutaire, le montre assez le fait que les recteurs
d’églises doivent souvent s’occuper d’autres choses pieuses et se rapportant à
leurs églises, alors qu’il faut que le prédicateur de la parole de Dieu soit
libéré de toute autre occupation. C’est ainsi que les apôtres dirent,
Ac 6, 2 : Il ne convient pas que nous délaissions la parole
de Dieu pour servir aux tables. Il est donc clair qu’il est plutôt
nécessaire qu’ils soient aidés par d’autres.
Aussi,
montre surtout cette nécessité l’incompétence de beaucoup de prêtres qui, dans
certaines régions, s’avèrent tellement ignorants qu’ils ne savent même pas
parler latin. Très peu aussi se trouvent avoir appris la Sainte Écriture, et cependant,
il est nécessaire que le prédicateur de la parole de Dieu ait été instruit de
la Sainte Écriture. Il est donc assez évident qu’on irait beaucoup à l’encontre
du salut des fidèles si on abandonnait aux seuls prêtres paroissiaux la
prédication de la parole de Dieu. Aussi pour entendre les confessions, apparaît
une nécessité non moins grande en raison de l’ignorance de beaucoup de prêtres,
qui est très dangereuse lorsqu’on entend les confessions. Aussi Augustin
dit-il, dans le livre Sur la pénitence : « Que celui qui veut
confesser ses péchés afin de trouver grâce cherche un prêtre qui sache lier et
délier, de sorte qu’en se montrant négligent envers lui-même, il ne soit
négligé par celui qui l’avertit et s’adresse à lui avec miséricorde, de crainte
qu’ils ne tombent tous deux dans une fosse que l’insensé n’a pas voulu éviter. »
De
même, le grand nombre de gens, dont le gouvernement est parfois confié à un
seul prêtre, montre la même nécessité : s’il passait toute sa vie à ne
rien faire d’autre, c’est à peine s’il pourrait entendre avec soin les
confessions de tous !
De
même, la difficulté de confesser montre une telle nécessité. En effet, certains,
comme on le constate par l’expérience, s’abstiendraient de la confession s’ils
ne pouvaient se confesser à d’autres qu’à leurs prêtres, parfois à cause de la
honte, parce qu’ils rougiraient de devoir confesser leurs péchés à ceux avec
qui ils vivent quotidiennement, mais parfois parce que les prêtres sont
soupçonnés d’être leurs ennemis, et pour bien d’autres raisons. Aussi, afin
qu’ils ne tombent complètement dans le désespoir, leurs prélats se montrent-ils
compréhensifs pour leur faiblesse en leur donnant d’autres confesseurs.
Après
avoir vu ces choses, il faut montrer qu’une forme de vie religieuse peut être
établie spécialement dans ce but, afin de coopérer avec les prélats des églises
pour la prédication et l’audition des confessions par mandat des prélats[18].
D’abord,
par le fait que toute vie religieuse a tiré sa forme de l’exemple de la vie
apostolique. Ainsi, la Glose dit à propos de ce passage de
Ac 4, 32 : Et ils mettaient tout en commun :
« Commun, en grec, coena [koina], d’où vient cénobites,
c’est-à-dire vivant en commun, les coenobia étant leurs demeures. »
Or, telle fut la vie des apôtres : ils abandonnèrent tout afin de
parcourir le monde en évangélisant et en prêchant, comme cela ressort clairement
de Mt 10, 5ss, où une sorte de règle leur est tracée. Une forme de
vie religieuse peut donc être établie de la manière la plus appropriée en vue
de ce qui précède.
De
même, Jc 1, 27 : Telle est la religion pure et immaculée
devant le Dieu et Père : visiter les orphelins et les veuves dans leurs
épreuves. Or, une telle visite est au plus haut point nécessaire
lorsqu’elle est faite par ceux qui s’appliquent au salut des âmes. Une forme de
vie religieuse peut donc être établie de la manière la plus appropriée pour
visiter les hommes qui ont besoin d’être consolés, afin que, par la patience et
la consolation que donnent les Écritures, ils gardent l’espérance.
De
même, la glose interlinéaire dit, à propos de Ac 6, 2 : Il ne
convient pas que nous délaissions la parole de Dieu pour servir aux
tables : « Les nourritures de l’esprit sont meilleures que les
banquets corporels. » Or, certaines formes de vie religieuse ont été saintement
et salutairement établies afin d’aider les pauvres pour les repas corporels et
pour les autres nécessités du corps. D’une manière encore bien plus appropriée,
une forme de vie religieuse peut être établie pour subvenir aux besoins des
âmes.
De
même, le combat spirituel relève davantage du religieux que du séculier. Or,
des formes de vie religieuse ont été utilement établies pour le combat séculier[19].
D’une manière encore bien plus appropriée, [des formes de vie religieuse] peuvent
donc être établies pour le combat spirituel qui relève des prédicateurs de la
parole de Dieu, dont il est dit en 2 Tm 2, 3 : Donne-toi
du mal comme un bon soldat du Christ Jésus. Glose : « En prêchant
l’évangile contre les ennemis de la foi. »
De
même, il est nécessaire que ceux qui assurent le salut des âmes brillent par
leur vie et leur science. D’après cela, on ne pourrait pas facilement trouver
un nombre suffisant d’hommes qui pourraient être placés à la tête de toutes les
paroisses dans le monde entier, puisque, en raison même du manque de gens
instruits, même ce statut du concile du Latran ne pourrait être respecté, [à
savoir] que dans chaque église métropolitaine, il y en ait certains qui
enseignent la théologie[20].
Cependant, nous constatons que, par la grâce de Dieu, il est bien plus
largement mis en œuvre par des religieux qu’on ne l’avait exigé, au point où
semble s’être accompli ce que dit Is 11, 9 : La terre a été
remplie de la connaissance de Dieu. Une forme de vie religieuse est donc
très salutairement établie, dans laquelle les hommes sont instruits et
s’adonnent à l’étude afin d’aider les prêtres qui sont moins en mesure de faire
cela.
De
même, cela est montré de la manière la plus évidente par le résultat qui en découle.
En effet, nous constatons qu’une fois ces formes de vie religieuse établies, la
perversion hérétique a été extirpée dans plusieurs régions par leur ministère,
qu’un certain nombre d’infidèles ont été convertis à la foi, que beaucoup ont
été instruits dans la loi de Dieu sur toute la terre, et que plus nombreux
encore ont été ceux qui ont été convertis à un état de pénitence. Si bien que,
si quelqu’un ment en disant qu’une telle forme de vie religieuse est inutile,
il peut manifestement être convaincu de pécher contre le Saint-Esprit, envieux
qu’il est de la grâce qui agit dans [ces religieux].
De
même, dans le Décret, C. 25, q. 1, c. 4, il est
dit : « Que personne n’ose, sans danger pour son état, enfreindre ce
que Dieu ou les décrets apostoliques ont établi. » Ainsi donc, puisque
certaines formes de vie religieuse ont été établies par le Siège apostolique en
vue de ce qui a été dit – ce que montre aussi le mot même, car, comme le dit
Augustin dans le livre Sur la vie chrétienne, personne ne porte un nom
sans raison ‑, quiconque s’efforce de condamner une telle forme de vie
religieuse mérite d’être condamné.
Il
reste maintenant à répondre aux objections des adversaires.
1.
À propos de la première objection, à savoir que paître ne relève pas des moines
mais qu’ils soient menés à paître, il faut entendre que cela se rapporte au
fait qu’ils sont moines, par opposition à ceux qui disaient que le pouvoir
d’ordre de l’Église ne venait que de la seule sainteté de la vie, comme on peut
dire aussi qu’il ne convient pas au clerc séculier de paître s’il n’a pas
charge d’âmes ou si cela ne lui a pas été confié par ceux qui ont charge
d’âmes. Il n’est donc pas exclu à cause de cela qu’il convienne aux religieux
de paître le peuple par la parole de Dieu s’ils sont retenus pour être des
prélats ou si cela leur est confié par des prélats. En effet, les religieux ne
sont pas moins aptes que les séculiers à accomplir la fonction de la
prédication, si ce n’est peut-être qu’ils sont établis dans l’obéissance, de
sorte qu’ils ont besoin d’une double permission pour prêcher : la permission
de ceux à qui la charge du peuple est confiée et la permission des supérieurs
de leur ordre, sans laquelle il ne leur est permis de rien faire.
2.
De même, il faut comprendre que ce qui est objecté ensuite : « Que personne
n’ait l’audace de prêcher sauf les prêtres du Seigneur », est vrai pour ce
qui est d’une autorité propre, à savoir, [d’une autorité] ordinaire[21].
De même pour ce qui suit : « Nous décidons que les moines doivent
complètement s’abstenir de prêcher au peuple » : il faut comprendre
qu’ils ne doivent pas exercer la fonction de la prédication du fait même qu’ils
sont moines.
3.
De même, ce qui suit, à savoir qu’« il ne convient pas au moine de prêcher »,
doit s’entendre au sens où il aurait la fonction de prêcher du fait même qu’il
est moine.
4.
À propos de ce qui est objecté ensuite : que ceux qui paissent le peuple
par la parole de Dieu doivent aussi le paître par une aide temporelle, cela
doit s’entendre [en supposant] qu’ils en ont la capacité, selon ce que dit
1 Jn 3, 17 : Celui qui posséderait des richesses de ce
monde et verrait son frère dans le besoin, etc. Autrement, les apôtres
n’auraient pas pu prêcher, eux qui ont dit, Ac 3, 6 : De
l’argent et de l’or, je n’en ai pas. Toutefois, même ceux qui sont pauvres
par eux-mêmes peuvent apporter une aide temporelle aux autres lorsqu’ils exhortent
les riches à faire l’aumône, comme la fonction de la prédication a été confiée
à Paul même afin qu’il se souvienne des pauvres, comme il est dit en
Ga 2, 10.
5.
À propos de ce qui est objecté ensuite, à savoir que « les troupeaux sont
menés paître par les pasteurs », il faut répondre que les pasteurs peuvent
paître le troupeau du Seigneur, non seulement par eux-mêmes, mais par d’autres
à qui ils le confient, car on comprend que celui par l’autorité de qui
quelquechose est accompli l’accomplit lui-même.
6.
À propos de ce qui est objecté ensuite, à savoir qu’ils ne doivent prêcher que
s’ils sont envoyés, et qu’on lit que le Seigneur n’a envoyé que les douze
apôtres et les soixante-douze disciples, il faut dire que ceux-là aussi qui ont
été envoyés par le Seigneur peuvent en envoyer d’autres, comme Paul qui envoya
Timothée prêcher, 1 Co 4, 17 : C’est pourquoi je vous ai
envoyé Timothée, etc. Et ainsi, par mandat des évêques et des prêtres,
d’autres aussi peuvent être envoyés prêcher. Pourtant, on comprend que ceux qui
ont été envoyés en vertu d’une autorité transmise par le Seigneur ont été
envoyés par le Seigneur. Tous ceux qui ont été envoyés par les prélats des
églises, à savoir, les évêques et les prêtres, sont ainsi comptés comme des
aides parce qu’ils aident de plus grands, bien qu’ils ne soient pas des archidiacres[22].
En effet, ce qui est dit dans la Glose : « Comme Tite pour Paul ou
l’archidiacre pour les évêques », doit être interprété comme un exemple.
Il n’en découle donc pas que ceux qui ne sont pas archidiacres ne peuvent venir
en aide à de plus grands. Toutefois, lorsque quelqu’un prêche ou entend les
confessions par mandat de l’évêque, on comprend que c’est l’évêque qui le fait,
comme cela ressort clairement de l’autorité de Denys invoquée plus haut.
Néanmoins,
même s’il n’y avait que deux ordres établis par le Seigneur qui pouvaient
prêcher de leur propre autorité, l’Église pourrait cependant établir aussi un
troisième ordre de prédicateurs qui prêcheraient de leur propre autorité, et
principalement le pape qui possède la plénitude de pouvoir dans l’Église,
comme, dans l’Église primitive, il n’y avait que deux ordres sacrés, à savoir,
les prêtres et les évêques, et cependant, par la suite, l’Église établit
d’elle-même les ordres mineurs, comme le dit le maître des Sentences[23].
7.
À propos de ce qui est objecté ensuite, il faut dire que ce décret parle de certains
qui étaient appelés chorévêques, qui étaient ordonnés non pour les villes, mais
pour les bourgs et les villages, et qui pouvaient faire certaines choses
au-delà de ce que pouvaient les autres prêtres, à savoir, conférer les ordres
mineurs. Ceux-là ont été établis à un certain moment dans l’Église avec un
pouvoir ordinaire, mais, ensuite, comme on le dit dans la même distinction,
« ils ont été interdits par l’Église en raison de l’insolence avec
laquelle ils usurpaient les fonctions des évêques ». Et ainsi, il est
clair qu’un argument semblable ne vaut pas pour les religieux qui prêchent et
entendent les confessions par mandat des prélats, en ne possédant pas de
pouvoir ordinaire. En effet, leur ordre ne fait pas nombre avec les ordres qui
ont été établis par le Seigneur, puisque, selon le droit, celui-là agit par
l’autorité duquel quelque chose est fait, ce qui est aussi évident par l’autorité
de Denys invoquée plus haut.
8.
À propos de l’autre [objection], il faut dire que, de cette autorité de Denys,
on ne peut tirer davantage que les moines, en vertu du pouvoir ordinaire de
leur ordre, ne sont pas rendus prélats ou aptes à mener les autres. Mais il
n’est pas exclu qu’un moine puisse recevoir un pouvoir ordinaire ou délégué en
vue d’en diriger d’autres, surtout que, dans le texte, il est dit que l’ordre monastique
n’est pas supérieur aux autres ou apte à en diriger d’autres, et non qu’il ne
peut ou ne doit l’être.
9.
À propos de l’autre [objection], il faut répondre que la hiérarchie ecclésiastique
imite la [hiérarchie] céleste autant qu’elle le peut, mais pas en tout. En
effet, dans la hiérarchie céleste, la distinction entre les dons gratuits,
selon laquelle les ordres se différencient, découle d’une différence de
nature ; mais ce n’est pas le cas pour les hommes. Et c’est pourquoi,
puisque la nature des anges est immuable, l’ange d’un ordre inférieur ne peut
être déplacé vers un ordre supérieur, ce qui peut cependant se produire dans la
hiérarchie ecclésiastique. Toutefois, dans la [hiérarchie] céleste, l’ange d’un
ordre inférieur, tout en demeurant dans son ordre, accomplit un acte par la
puissance d’un [ordre] supérieur. En effet, comme le dit Denys dans la Hiérarchie
céleste, XIII, l’ange qui purifia les lèvres d’Isaïe est appelé séraphin,
alors qu’il était d’un ordre inférieur, parce qu’il exerça la fonction d’un
séraphin. Et Grégoire dit, dans son homélie sur les cent brebis, que les
esprits qui sont envoyés prennent le nom de ceux dont ils exercent les
fonctions. Il n’est donc pas inapproprié que, dans la hiérarchie
ecclésiastique, quelqu’un d’un ordre inférieur exerce la fonction d’un ordre
supérieur par mandat de celui-ci.
10.
À ce qui est objecté ensuite, à savoir qu’ils prêchent soit avec pouvoir, soit
sans pouvoir, il faut répondre qu’ils prêchent avec un pouvoir de prêcher qui
n’est pas ordinaire, mais qui leur a été confié. Cependant, il n’en découle pas
qu’ils peuvent exiger des procurations[24],
car cela ne leur a pas été accordé. Mais ils le pourraient si leur était
accordé le pouvoir mentionné par ceux chez qui ils résident. Et ainsi, il n’en
découle pas que, pour cette raison, les églises soient obligées à davantage de
procurations.
11.
À ce qui est objecté ensuite, à savoir qu’en raison de cela, les religieux ont
une autorité plus grande que les évêques ou les patriarches, il faut dire que
cela n’est pas vrai, car les patriarches et les évêques peuvent prêcher
n’importe où avec une autorité ordinaire, mais les religieux, qui n’ont pas de
charge d’âmes, ne [le peuvent] nulle part. Ils peuvent cependant prêcher
n’importe où en vertu de l’autorité de ceux qui le peuvent, et un évêque
pourrait exercer les fonctions épiscopales dans un autre diocèse en vertu de
l’autorité de l’évêque dans le diocèse duquel il réside.
12.
À ce qui est objecté ensuite, à savoir qu’un prédicateur ne doit pas bâtir sur
les fondations posées par un autre, il faut dire que cela est faux et contraire
à ce que dit l’Apôtre, 1 Co 3, 10 : Comme un architecte
prudent, j’ai posé les fondations – Glose : « La
prédication » ‑, mais un autre construit dessus ; que chacun
voie comment il peut construire par-dessus, ce qui est interprété par
Ambroise, dans la Glose, de la construction qui est ajoutée par l’enseignement.
Ce que dit l’Apôtre en Rm 15, 20 : Mais j’ai annoncé
l’évangile là où le nom du Christ n’était pas nommé, pour éviter de construire
sur les fondations posées par un autre, ne doit pas être compris au sens où
cela ne lui serait pas permis, mais au sens où, à ce moment-là, il estimait que
quelque chose d’autre était plus nécessaire. Ainsi, la Glose dit au même
endroit : « Pour éviter de construire sur les fondations posées par
un autre, c’est-à-dire pour éviter de prêcher à ceux qui avaient déjà été
convertis par d’autres, non pas que je ne le ferais pas si l’occasion se
présentait, mais je préférais poser les fondations de la foi là où elle
n’existait pas. » Autrement, il n’aurait pas été permis à Jean
l’évangéliste de prêcher à Éphèse où Paul l’avait précédé. Mais que diront
[leurs adversaires] si les religieux contre lesquels ils parlent sont répartis
de façon que certains d’entre eux annoncent la parole de Dieu aux infidèles,
alors que d’autres viennent en aide aux évêques chez les fidèles ?
Toutefois, cela est mal à propos, car ce n’est pas la même chose de prêcher à
un autre peuple et de construire sur les fondations posées par un autre, comme
on l’entend dans l’autorité mentionnée, puisque même le prêtre paroissial
prêchant dans sa paroisse bâtit sur les fondations posées par un autre, car il
prêche à des gens qui ont été convertis à la foi par d’autres.
De
même, à propos de ce qui est dit sur 2 Co 11, 15 : « Ne
nous glorifiant pas sans mesure pour les labeurs des autres, c’est-à-dire
là où un autre a posé les fondations de la foi, ce qui serait se glorifier sans
mesure » : le sens de la glose n’est pas que, si l’Apôtre avait œuvré
là où un autre avait posé les fondations de la foi, cela aurait été se
glorifier sans mesure, mais que s’il s’était lui-même glorifié parce qu’il
posait les fondations sur des fondations déjà posées par un autre, il se serait
glorifié hors de mesure par rapport à son propre labeur.
De
même encore, ce qui suit : « En n’espérant pas être glorifié selon
la règle d’un autre, c’est-à-dire pour ce qui relève du gouvernement d’un
autre » : cette glose est invoquée mal à propos. En effet, elle ne se
trouve pas telle quelle dans la Glose, mais sous la forme suivante :
« Selon notre règle, c’est-à-dire selon notre gouverne, c’est-à-dire selon
qu’il nous été ordonné par Dieu, je veux dire, d’évangéliser à profusion, à
savoir, non pas en un petit nombre d’endroits, mais dans des endroits qui sont
hors de votre portée. Cependant, nous n’avons pas espoir, c’est-à-dire que nous
n’espérons pas être glorifiés sous la gouverne d’un autre, et ceux qui se
trouvent hors de leur portée ne sont pas non plus sous la gouverne d’un
autre. » Toutefois, si le contenu de la Glose était ce qu’ils disent, on
n’entend pas que l’Apôtre n’aurait pas pu prêcher à ceux qui relevaient de la
gouverne d’un autre. En effet, lui-même a prêché aux gens d’Antioche et aux
Romains, qui relevaient de la gouverne de Pierre, mais parce qu’il ne se
glorifiait pas à leur sujet comme s’il étaient subordonnés à sa gouverne :
cela aurait été en effet se glorifier de la gouverne d’un autre. Au surplus,
ceux qui prêchent par mandat des prélats ne prêchent pas à des gens qui relèvent
d’autres, mais à des gens qui relèvent des évêques qui les envoient, dont on
dit qu’ils agissent par ceux qui agissent.
1‑2.
À ce par quoi ils s’efforcent ensuite de montrer que les religieux ne doivent
pas entendre les confessions, on peut répondre facilement. En effet, par ces
décrets qu’ils invoquent, ils ne démontrent rien d’autre que le fait que les
religieux ne peuvent pas [les] entendre de leur propre autorité. Mais il n’est
pas exclu qu’ils puissent [les] entendre en vertu de l’autorité du pape ou d’un
évêque, comme on le lit clairement dans le Décret, C. 16,
q. 1, c. 9, Pervenit. [Ils ne démontrent] pas non plus que les
religieux sont moins aptes aux choses de ce genre que les séculiers, comme cela
est clair dans le Décret, C. 16, q. 1, c. 25, Sunt
nonnulli.
3.
À ce qui est objecté ensuite, à savoir que les prêtres paroissiaux, puisqu’ils
sont les guides [rectores] des âmes, doivent connaître avec soin le
visage du troupeau qui leur a été confié, ce qu’ils ne peuvent faire sans
entendre les confessions, il faut dire que la bonté ou la méchanceté d’une
personne peut se révéler à une autre non seulement par sa propre confession,
mais aussi par le jugement porté sur lui par un supérieur. Ainsi, si un évêque
absout un subordonné d’un prêtre par lui-même ou par un autre à qui il l’aura
confié, le prêtre paroissial doit s’estimer le connaître comme s’il s’était
confessé à lui, puisqu’il a été approuvé par le jugement d’un supérieur, qu’il
ne lui est pas permis de juger. Au surplus, il peut connaître suffisamment son
visage s’il se confesse à lui une fois par an, selon la Décrétale.
4.
À ce qui est objecté ensuite, à savoir que tous sont tenus de se confesser à
leur propre prêtre une fois par an, il faut répondre que le prêtre propre n’est
pas seulement le prêtre paroissial, mais aussi l’évêque ou le pape, de qui
relève encore davantage sa charge que du prêtre, comme on l’a montré de
multiples manières. En effet, « propre » n’est pas entendu ici au
sens où il s’oppose à « commun », mais au sens où il s’oppose à
« étranger ». Ainsi, celui qui s’est confessé à l’évêque ou à celui
qui occupe sa place, s’est confessé à son propre prêtre. Au surplus, il n’est
pas exclu par cela que, s’il se confesse une fois par an à son propre prêtre,
c’est-à-dire au prêtre paroissial – à supposer qu’on l’entende de lui seulement
– qu’il puisse se confesser d’autres fois aussi à d’autres qui ont le pouvoir
d’absoudre.
5.
À ce qui est objecté ensuite, à savoir que [le prêtre propre] ne peut savoir si
[un subordonné] est digne d’être admis au sacrement de l’eucharistie s’il n’a
pas entendu sa confession, il faut répondre que cela est faux. En effet, il
peut le savoir par le jugement d’un supérieur qui l’a absous au for
pénitentiel. Il ne doit pas moins s’en tenir à ce jugement qu’à son propre [jugement].
6.
À ce qui est objecté ensuite, à savoir que, si quelqu’un peut se confesser à un
autre qu’à son propre prêtre, l’occasion est aussi donnée de cacher beaucoup de
choses, il faut répondre que cela est faux. En effet, puisque, au for
pénitentiel, il faut accorder foi à tous, que ce soit favorable ou non, le
prêtre doit croire qu’il s’est confessé s’il affirme qu’il s’est confessé, car,
même s’il s’était confessé à lui, il pourrait le tromper en confessant les
fautes légères pour taire les fautes plus grandes. Au surplus, à supposer
qu’une occasion de mal serait donnée à cause de cela, l’emporte de beaucoup le
fait que, pour cette raison, bien d’autres maux plus grands sont évités, comme
on a montré auparavant que, de cette manière, il est fait obstacle à des
dangers pour beaucoup.
7.
À ce qui est objecté ensuite, à savoir qu’il n’appartient pas au moine de corriger
ni d’absoudre, il faut répondre que cela est vrai [s’il le fait] de sa propre
autorité, mais, en vertu d’un mandat de celui qui possède l’autorité, les deux
choses peuvent relever de sa compétence s’il possède l’ordre sacerdotal.
Toutefois, Démophile, à qui écrivait Denys, n’était pas prêtre ni même diacre,
comme cela est clair par ce qui est dit dans cette même lettre.
8.
À ce qui est objecté ensuite, à savoir que, si [les religieux] pouvaient
entendre les confessions, ils le pourraient partout pour la même raison, et
ainsi ils seraient des dirigeants de l’Église universelle, il faut répondre
qu’ils ne peuvent les entendre nulle part de leur propre autorité ; ils
peuvent cependant les entendre partout où cela leur a été confié. Et s’il leur
était confié de les entendre partout par celui qui est à la tête de l’Église
universelle, ils ne seraient cependant pas des dirigeants de l’Église
universelle, car ils n’absoudraient pas en vertu d’une autorité propre, mais
d’une [autorité] qui leur est déléguée. Mais que le pape s’interdise de
s’appeler pontife universel, ce n’est pas parce qu’il n’a pas l’autorité ordinaire
et plénière sur toutes les églises, mais parce qu’il n’est pas à la tête de
chaque église particulière à titre de dirigeant [rector] propre et
spécial de cette église. En effet, s’il en était ainsi, les pouvoirs de tous
les autres pontifes cesseraient, et c’est cela que le chapitre invoqué apporte
comme argument.
À
ce par quoi il s’efforcent ensuite de montrer que, même en vertu de l’autorité
des évêques, les religieux ne peuvent prêcher et entendre les confessions, on
peut répondre facilement.
1.
En effet, ce qu’ils objectent en premier lieu : « Ce qu’on donne à quelqu’un,
on ne le possède plus », est manifestement faux pour les réalités
spirituelles qui sont transmises non par le transfert d’un quelconque droit de
possession, comme cela se produit pour les réalités corporelles, mais plutôt
par mode de dérivation d’un effet à partir de sa cause, comme celui qui
communique à un autre la science, ne perd pas pour autant la science. Et il en
est ainsi pour la communication du pouvoir. En effet, celui qui donne à
quelqu’un un pouvoir ne le perd pas, comme l’évêque qui donne au prêtre le
pouvoir de réaliser le corps du Christ, ne le perd pas en le communiquant.
Aussi, à propos de la communication des réalités spirituelles, Augustin dit-il,
dans le premier livre de Sur la doctrine chrétienne : « Toute
réalité qui ne diminue pas par le fait qu’on la donne, n’est pas possédée comme
elle devrait l’être lorsqu’elle est possédée sans être donnée. » De même,
lorsqu’un évêque donne à un prêtre le pouvoir d’absoudre d’autres hommes, il ne
perd pas ce pouvoir, à moins qu’on estime que le pouvoir que le prêtre possède
sur sa paroisse est comme le pouvoir qu’un chevalier possède sur son domaine,
ce qui est ridicule, puisqu’ils ne sont pas des seigneurs mais des serviteurs,
selon ce que disent 1 Co 4, 1 : Qu’on estime donc que
nous, etc., et Lc 22, 25‑26 : Les rois des païens
leur font sentir leur pouvoir, mais qu’il n’en soit pas ainsi de vous.
2.
À ce qui est objecté ensuite, à savoir que l’évêque, lorsqu’il confie la charge
d’une paroisse à un prêtre, s’en décharge lui-même, il faut répondre que cela
est faux, car il relève encore de lui d’avoir la charge de tout le peuple qui
se trouve dans son diocèse, puisque toutes les âmes de tout le peuple lui ont
été confiées, comme on le trouve dans le Décret, C. 10, q. 1,
c. 5, Quaecumque, et que l’Apôtre disait à propos de lui-même,
2 Co 11, 28 : Sans parler du reste, mon obsession
quotidienne est le souci de toutes les églises. Toutefois, le fardeau ne
devient pas pour autant insupportable, parce qu’il a des collaborateurs d’un
ordre inférieur. Mais, à supposer qu’il soit à l’abri du danger par le fait
qu’il en confie la charge au prêtre, il n’en découle cependant pas qu’il perde
le pouvoir qu’il avait sur la paroisse. En effet, les ministres du Christ
peuvent non seulement œuvrer au salut du peuple pour éviter le danger qui les
menace, mais aussi pour accroître [leur] mérite et porter davantage de fruit
dans le peuple de Dieu, comme Paul même se dépensait sans compter pour le salut
des élus, qu’il aurait pu laisser de côté sans danger pour son salut.
3.
À ce qui est objecté ensuite, à savoir que le prêtre est subordonné à l’évêque
comme l’évêque à l’archevêque, il faut répondre que cela n’est pas du tout
semblable. En effet, il est clair que l’archevêque n’a pas de juridiction
immédiate sur d’autres personnes qui relèvent de son évêque suffragant, si ce
n’est en raison de la négligence de l’évêque ou à moins qu’une cause ne soit
portée devant lui. Mais l’évêque a une juridiction immédiate sur la paroisse du
prêtre, puisqu’il peut citer devant lui et excommunier n’importe qui, ce que
l’archevêque ne peut faire pour les subordonnés des évêques, sauf ce qui a été
dit précédemment. La raison en est que le pouvoir du prêtre est naturellement
et de droit divin soumis au pouvoir de l’évêque, puisqu’il est imparfait en
regard de celui-ci, comme le montre Denys, mais l’évêque n’est soumis à
l’archevêque que par disposition de l’Église. C’est pourquoi il lui est soumis
seulement pour les choses dont l’Église a décidé que l’évêque est soumis à
l’archevêque ; mais le prêtre qui est soumis à l’évêque de droit divin lui
est soumis en toutes choses, comme le pape possède une juridiction immédiate
sur tous les chrétiens, car « l’Église romaine est au-dessus de toutes les
décisions synodales portées par les autres églises, car elle a obtenu la
primauté par la parole évangélique de notre Seigneur et Sauveur », comme
on le trouve dans le Décret, D. 21, c. 3, Quamvis.
4.
À ce qui est objecté ensuite, à savoir que les prêtres paroissiaux sont les
époux des églises qui leur sont confiées, il faut répondre que l’époux de
l’Église au sens propre est le Christ, dont il est dit : Celui qui a
l’épouse, c’est lui l’époux, Jn 3, 29. En effet, c’est lui qui
engendre dans l’Église des fils qui portent son nom. Mais les autres qui sont
appelés époux sont les serviteurs de l’époux, en coopérant de l’extérieur à la
génération spirituelle de fils qu’ils n’engendrent cependant pas pour eux, mais
pour le Christ. Ces serviteurs sont appelés époux pour autant qu’ils occupent
la place du véritable époux. C’est pourquoi le pape, qui occupe la place du
Christ dans toute l’Église universelle est appelé époux de l’Église
universelle, mais l’évêque, [époux] de son diocèse, et le prêtre, [époux] de sa
paroisse. Ainsi le pape est-il époux du diocèse et l’évêque, de la paroisse. Il
n’en découle cependant pas qu’il y ait plusieurs époux de l’Église, car le prêtre,
par son ministère, coopère avec l’évêque comme avec [l’époux] principal, et de
même les évêques [coopèrent] avec le pape, et le pape avec le Christ lui-même.
Ainsi, le Christ, le pape, l’évêque et le prêtre ne sont comptés que comme un
seul époux de l’Église. Il ressort ainsi clairement que, du fait que l’évêque
et le pape entendent les confessions d’un paroissien ou confient à d’autres de
les entendre, il ne découle pas qu’il y ait plusieurs époux d’une seule église.
Cela serait cependant le cas si deux [d’entre eux] étaient mis à la tête d’une
même église au même degré, comme deux évêques dans un seul diocèse et deux prêtres
ayant charge d’âmes[25]
dans une seule paroisse, ce qu’interdisent les canons.
Il
faut maintenant répondre à ce par quoi ils s’efforcent de démontrer que les religieux
ne peuvent même pas prêcher ni entendre les confessions par privilège du pape.
1.
En effet, à la première objection, à savoir que l’autorité du Siège romain ne
peut rien faire ni changer à l’encontre des décisions des saints pères, il faut
répondre que cela est vrai pour les choses que les décisions des saints pères
ont décrété être de droit divin, comme les articles de foi qui ont été déterminés
par les conciles. Mais il a été laissé au pape de disposer de ce que les saints
pères ont déterminé être de droit positif, afin qu’il puisse le changer ou en
dispenser selon l’opportunité du moment ou des situations. En effet, les saints
pères réunis dans les conciles n’auraient rien pu décider si ce n’est en vertu
de l’intervention de l’autorité du Pontife romain, sans laquelle un concile
même ne peut être réuni. Mais le pape, lorsqu’il fait quelque chose autrement
que ce qui a été décidé par les saints pères, ne va cependant pas à l’encontre
de leurs décisions, car l’intention de ceux qui ont décidé est sauvegardée,
même si ne sont pas préservées les paroles de ceux qui ont décidé, qui ne
peuvent être respectées dans tous les cas et à toutes les époques en sauvegardant
l’intention de ceux qui ont décidé, qui était l’utilité de l’Église. Comme cela
se produit pour tout droit positif, on déroge aux décisions antérieures par des
décisions ultérieures. Toutefois, le fait que certains religieux qui ne sont
pas évêques ou prêtres paroissiaux prêchent et entendent les confessions ne va
pas à l’encontre des décisions des pères, à moins qu’ils aient fait cela de
leur propre autorité et sans l’autorité du pape ou des évêques, comme cela est
clair par ce qui a été dit plus haut.
2.
Et par cela, la solution de ce qui est objecté par la suite est claire, car le
pape, par le fait qu’il donne à quelqu’un la permission ou le privilège
d’entendre les confessions et de prêcher, ne va pas pour autant à l’encontre de
l’Apôtre, car ces religieux ne prêchent pas à des gens qui relèvent des autres,
comme on l’a dit plus haut. Toutefois, cela non plus n’est pas vrai que le pape
ne puisse faire quelque chose à l’encontre de l’Apôtre. En effet, il donne une
dispense à un bigame et [il dispense] de la peine que les Canons des apôtres
ont décidée pour un prêtre fornicateur. On ne peut donc pas conclure autre
chose à partir du décret invoqué si ce n’est que le pape ne peut détruire
l’Écriture canonique des apôtres et des prophètes, qui est le fondement de la
foi de l’Église.
3.
À ce qui est objecté ensuite, à savoir que les privilèges des dirigeants
doivent être interprétés sans préjudice pour un tiers, il faut répondre qu’on
dit qu’un préjudice est fait à quelqu’un lorsque lui est enlevé ce qui a été
établi en sa faveur ou ce qui est ordonné à son utilité. Mais la soumission
d’un subordonné au dirigeant d’une église n’est pas ordonnée principalement à
l’utilité de ceux qui dirigent, mais à l’utilité des subordonnés. Ainsi, il est
dit en Ez 34, 2 : Malheur aux pasteurs d’Israël qui se
paissent eux-mêmes ! Les troupeaux ne doivent-ils pas être menés paître
par les pasteurs ? C’est pourquoi aucun préjudice n’est fait au
dirigeant d’une église lorsque son subordonné est exempté de son pouvoir, comme
le pape exempte l’abbé du pouvoir de l’évêque sans préjudice, et de même un
évêque du pouvoir de l’archevêque. S’il fait lui-même pour les subordonnés ce
qui se rapporte au salut ou le confie à d’autres, non seulement il ne lui cause
pas de préjudice, mais il lui prodigue un grand bienfait, ce qui est accepté
surtout par tous les dirigeants qui ne recherchent pas leur intérêt, mais celui
du Christ Jésus. Ainsi, à propos de ce que dit en Nb 11, 29 : Serais-tu
jaloux de moi ? une glose de Grégoire dit : « L’esprit
compatissant des pasteurs, parce qu’il ne cherche pas sa propre gloire mais
celle de celui qui est à la source, veut être aidé par tous dans ce qu’il fait.
En effet, le prédicateur fidèle souhaite, si cela est possible, que la vérité
qu’il ne suffit pas à exprimer à lui seul, la bouche de tous la
proclame. »
4.
À ce qui est objecté ensuite, à savoir qu’on doit comprendre que le prince, lorsqu’il
confie à quelqu’un la liberté de faire un testament, n’a autorisé que sa forme
coutumière et légitime, il faut répondre que, semblablement, lorsque le pape
autorise quelqu’un à prêcher ou à entendre les confessions, il l’autorise à le
faire légitimement. Ainsi, par cette autorisation, il ne peut prêcher des choses
qui ne conviennent pas. Mais, du fait que [le pape] lui a donné libre pouvoir
de prêcher, il n’est pas requis, pour que sa prédication soit légitime, qu’il
en reçoive le pouvoir d’un autre, car alors le pouvoir reçu du pape serait inutile.
De même aussi que celui qui reçoit la permission de l’empereur de faire un testament
n’a pas besoin d’en demander en plus à un autre la permission, mais doit
respecter ce qui concerne la manière appropriée de tester. De même, le
prédicateur à qui est donnée par le pape la permission de prêcher doit prêcher
de la manière appropriée, à savoir, prêcher des choses différentes aux pauvres
ou aux riches, et observer les choses de ce genre que Grégoire enseigne dans le
Pastoral.
5.
À ce qui est objecté ensuite, à savoir que le moine, lorsqu’il est ordonné, ne
reçoit [le pouvoir] d’accomplir la fonction que lorsqu’une population lui est
confiée, il faut répondre que le pouvoir d’ordre sacerdotal est ordonné à deux
choses : premièrement et principalement, à consacrer le corps véritable du
Christ, et il reçoit le pouvoir d’accomplir cela aussitôt qu’il est ordonné, à
moins qu’il n’y ait un défaut dans l’ordination ou chez l’ordonné ;
secondairement, il est ordonné au corps mystique du Christ par les clés de
l’Église qui lui sont confiées, et il ne reçoit l’exercice de ce pouvoir que si
une charge [d’âmes] lui est confiée ou s’il le fait en vertu de l’autorité d’un
autre qui a charge [d’âmes]. Toutefois, le pouvoir sacerdotal ne lui est pas
donné en vain, car il en possède l’exercice pour ce à quoi le pouvoir du
sacerdoce est principalement ordonné. Mais la fonction de la prédication n’est
pas ordonnée à autre chose qu’à prêcher. Ainsi, comme le privilège du prince ne
doit pas être inutile à quelqu’un, comme le dit le droit, du fait même que le
pape confie à quelqu’un la fonction de prêcher, celui-ci possède l’exercice de
la fonction, quel qu’il soit. Toutefois, lorsque le pape donne à un religieux
le privilège de pouvoir prêcher, le pape ne lui confie pas une fonction, mais
plutôt l’exercice de la fonction, car ces religieux ne prêchent pas comme s’ils
utilisaient leur [propre] pouvoir, mais celui d’un autre qui leur est confié,
comme on l’a dit.
6.
À l’autre [objection], il faut répondre que, comme on l’a dit dans le première
question sur l’enseignement, Denys parle là des moines laïcs, qui ne sont ni
évêques, ni prêtres, ni diacres. Cependant, si on l’entendait de tous [les
moines], le pape qui envoie des moines prêcher ne détruit pas la hiérarchie
ecclésiastique, car, comme on l’a dit, dans la hiérarchie ecclésiastique, celui
qui appartient à un ordre inférieur peut exercer la fonction d’un [ordre]
supérieur, tout en demeurant dans son ordre, comme c’est aussi le cas pour la
[hiérarchie] céleste. Au surplus, il peut être promu à un ordre supérieur, ce
qui n’est pas le cas dans la [hiérarchie] céleste. Ainsi, Innocent III, avant
le concile général[26],
a envoyé quelques cisterciens prêcher dans la région de Toulouse.
À
ce qui est objecté en dernier lieu, à savoir que les religieux ne peuvent
demander la permission de prêcher, car cela procéderait de l’ambition, il faut
répondre que cela est faux. Car la fonction de la prédication peut aussi être
désirée par charité, selon l’exemple d’Isaïe, qui s’y offrit de son propre gré,
Is 6, 8 : Me voici, envoie-moi ! Et elle peut être
évitée par humilité, selon l’exemple de Jérémie, qui dit : Ha !
Ha ! Ha ! Seigneur Dieu, je ne sais pas parler, car je suis un
enfant, Jr 1, 6, comme cela ressort clairement de la glose de
Grégoire à cet endroit. Et une position semblable se trouve dans le Décret, C. 8,
q. 1, c. 9, In scriptis.
Il
faut aussi savoir que les fonctions ecclésiastiques incluent deux
éléments : l’action et la dignité ou l’honneur. En raison de l’honneur,
elles sont honorablement refusées ; en raison de l’action, elles peuvent
être honorablement recherchées. 1 Tm 3, 1 : Celui qui désire
l’épiscopat désire une belle œuvre. C’est pourquoi Augustin « a voulu
expliquer ce qu’est l’épiscopat – sous l’aspect où il peut être désiré ‑ :
c’est un mot qui désigne une action, et non un honneur », comme on le
trouve dans le Décret, C. 8, q. 1, c. 11, Qui episcopatum.
Et on trouve la même chose dans la Glose à propos du même mot. C’est
pourquoi, si l’action est séparée de la dignité, il peut être désiré
honorablement et sans danger d’ambition. Et ainsi, ce n’est pas de l’ambition
si un religieux demande à un prêtre ou à un évêque la permission de prêcher,
mais c’est un signe d’amour de Dieu et du prochain.
Mais
parce qu’ils ne peuvent pas empêcher par des arguments satisfaisants les religieux
de porter fruit pour les âmes, ils s’efforcent de les en empêcher indirectement
en leur imposant la nécessité de travailler de leurs mains, afin qu’ils soient
ainsi au moins détournés de l’étude par laquelle ils sont rendus aptes à faire
les choses mentionnées. Par cela, les méchants déjà évoqués se montrent ennemis
de la ville sainte. Ainsi, à propos de Ne 6, 2 : Viens,
concluons un traité, etc., la Glose dit : « Les ennemis de la
ville sainte essayaient de persuader Néhémie de descendre dans la plaine et de
conclure un traité de paix avec eux. Ainsi, les hérétiques et des faux
catholiques veulent-ils entretenir des rapports avec les vrais catholiques, non
pas pour gravir le sommet de la foi et du comportement catholiques, mais afin
de plutôt forcer ceux qui demeurent au sommet des vertus aux pires comportements
ou à de fausses opinions. »
Que
les religieux soient tenus de travailler de leurs mains, ils s’efforcent de le
montrer de multiples façons.
1.
Premièrement, en se référant à ce qui est dit en
1 Th 4, 11 : Travaillez de vos mains comme nous vous
l’avons ordonné. Or, les religieux surtout sont tenus d’observer les
commandements. Ils doivent donc travailler de leurs mains.
2.
De même, 2 Th 3, 10 : Si quelqu’un ne veut pas
travailler, qu’il ne mange pas ! Glose : « Certains disent
qu’il a ordonné cela à propos des œuvres spirituelles, et non à propos du
travail corporel auquel s’adonnent les cultivateurs ou les ouvriers. » Et
plus loin : « Mais ils s’appliquent inutilement à entourer eux-mêmes
et les autres de brouillard, de sorte que non seulement ils ne veulent pas
faire ce que conseille utilement la charité, mais ne veulent pas non plus le
comprendre. » Et plus loin : « Il veut que les serviteurs de
Dieu travaillent corporellement pour vivre. » Or, les religieux sont voués
d’une manière spéciale au service de Dieu. Ils doivent donc travailler de leurs
mains, selon le commandement de l’Apôtre.
3.
De même, ils invoquent ce qui se trouve dans Ep 4, 28 : Qu’il
travaille – Glose : « Que tous » ‑ en faisant avec
ses mains ce qui est bon, afin d’avoir de quoi donner le nécessaire à celui qui
est dans le besoin. Glose : « Et non seulement de quoi
vivre. » Les religieux, qui n’ont pas par ailleurs de quoi donner le
nécessaire à qui est dans le besoin, doivent donc travailler de leurs mains.
4.
De même, la Glose dit à propos de Lc 12, 33 : Vendez ce que
vous possédez : « Ne donnez pas seulement votre nourriture aux
pauvres, mais aussi vendez vos biens afin que, écartant vos biens d’un seul
coup pour le Seigneur, vous travailliez par la suite de vos mains pour vivre et
faire l’aumône. » Les religieux, qui ont tout abandonné, doivent donc vivre
du travail de leurs mains et faire l’aumône.
5.
De même, les religieux surtout sont tenus d’imiter la vie des apôtres, car ils
professent un état de perfection. Or, les apôtres travaillaient de leurs mains,
1 Co 4, 12 : Nous peinons à travailler de nos propres
mains, et Ac 20, 34 : Ces mains ont pourvu à mes propres
besoins. Et, en cela, ils montraient qu’ils devaient être imités par les
autres, 2 Th 3, 8‑9 : Nous ne nous sommes fait
donner pas personne le pain que nous mangions, mais, de nuit comme de jour, nous
avons travaillé dans le labeur et la fatigue, afin de vous donner en nous-mêmes
un exemple à imiter. Les religieux doivent donc imiter les apôtres par le
travail manuel.
6.
De même, les religieux sont davantage tenus aux humbles travaux que les clercs
séculiers. Or, les séculiers sont tenus de travailler de leurs mains. Ainsi, il
est dit dans le Décret, D. 91, c. 3‑4 : « Que
le clerc pourvoie à sa nourriture et à son vêtement par un petit travail ou en
cultivant la terre. » De même, dans le chapitre suivant : « Que
tout clerc, instruit par la parole de Dieu, assure sa subsistance par un
métier. » De même : « Que tous les clercs qui sont capables de
travailler apprennent de petits métiers et travaux. » À bien plus forte
raison, les religieux sont donc tenus de travailler de leurs mains.
7.
De même, à propos de Ac 20, 34 : Ces mains-là ont assuré le
nécessaire à moi et à ceux qui étaient avec moi, la Glose interlinéaire
dit : « Il donne aux évêques un exemple de comportement et un signe
par lequel on les distinguera des loups. » Encore bien davantage, ceux qui
exercent la fonction des évêques en prêchant doivent-ils donc travailler de
leurs mains.
8.
De même, Jérôme dit du moine Rusticus : « Les monastères égyptiens
observent la coutume de n’accepter personne qui n’ait un métier ou un travail,
non pas tant en raison de ce qui est nécessaire pour leur subsistance que pour
le salut de leurs âmes, afin qu’ils ne s’abandonnent pas à des pensées
funestes. » Il est donc exigé, pour le salut des âmes chez les religieux,
qu’ils travaillent de leurs mains.
9.
De même, les religieux doivent toujours s’efforcer au progrès spirituel, selon
ce que dit 1 Co 12, 31 : Recherchez les dons les plus
élevés. Mais, comme le dit Augustin dans le livre Sur le travail des
moines : « Que les religieux qui ne travaillent pas n’aient aucun
doute qu’ils doivent placer au-dessus d’eux ceux qui travaillent. » Et, à
propos de Ac 20, 35 : On se réjouit davantage de donner que
de recevoir, la Glose dit : « Il loue surtout ceux qui, en renonçant
d’un coup à tout ce qu’ils possèdent, travaillent néanmoins de leurs mains pour
avoir de quoi subvenir aux besoins de celui qui souffre. » Tous les religieux
doivent donc s’appliquer à travailler de leurs mains.
10.
De même, Augustin, dans le même livre, appelle arrogants les religieux qui ne
travaillent pas, en ajoutant aux mots mentionnés plus haut : « Au
reste, qui supportera que des arrogants, qui résistent aux avertissements de
l’Apôtre, soient tolérés sous prétexte de plus grande faiblesse, mais soient
aussi considérés comme plus saints ? » Or, l’orgueil est un péché
mortel, autrement personne ne serait excommunié pour contumace. Les religieux
ne peuvent donc pas écarter, sans danger de péché mortel, de travailler de
leurs mains.
11.
De même, si des religieux sont exemptés du travail manuel, ils semblent surtout
exemptés afin qu’ils puissent ainsi vaquer aux psaumes, aux prières, à la
prédication et à la lecture. Or, ils ne sont pas exemptés pour ces raisons. Ils
sont donc tout à fait tenus au travail manuel. La mineure est démontrée par ce
que dit Augustin dans le livre Sur le travail des moines :
« Que feront ceux qui ne veulent pas travailler manuellement, à quoi
s’occupent-ils, je désire le savoir ? Aux prières, disent-ils, aux
psaumes, aux lectures et à la parole de Dieu. » Écartant chacune de ces
choses, il dit, en premier lieu, de la prière : « Une seule prière
faite par obéissance est davantage écoutée que dix mille de qui se montre méprisant »,
suggérant ainsi que ceux qui ne travaillent pas de leurs mains sont méprisants
et indignes d’être écoutés. Deuxièmement, il ajoute à propos de ceux qui
s’adonnent aux cantiques divins : « Ceux qui travaillent de leurs
mains peuvent facilement chanter des cantiques divins. » Et, plus
loin : « Qu’est-ce qui empêche le serviteur de Dieu qui travaille de
ses mains de méditer la loi du Seigneur et de chanter des psaumes au nom du
Dieu Très-haut ? » Troisièmement, il ajoute à propos de la
lecture : « Mais ceux qui s’adonnent à la lecture n’y trouvent-ils pas
ce qu’ordonne l’Apôtre ? Quelle est cette absurdité de ne pas vouloir
accepter la lecture alors qu’on veut s’y adonner ? » Quatrièmement,
il ajoute à propos de la prédication : « Si un exposé est demandé à
quelqu’un et qu’ainsi il ne peut s’adonner au travail manuel, est-ce que tous
ceux qui sont dans le monastère ne le peuvent pas ? Alors que tous ne le
peuvent pas, pourquoi tous veulent-ils s’y adonner sous ce prétexte ? Et
si tous le pouvaient, ils devraient le faire à tour de rôle, non seulement afin
que les autres soient occupés aux travaux nécessaires, mais aussi parce qu’il
suffit qu’un seul parle pendant que les autres écoutent. »
Mais
il faut aussi savoir que, encore une fois dans cette question, en abandonnant
le chemin de la vérité, ils s’éloignent d’une erreur pour tomber dans l’erreur
contraire. En effet, ce fut une erreur de certains moines, à l’époque ancienne,
qui disaient que les religieux ne pouvaient pas travailler de leurs mains sans
dommage pour leur perfection, parce que celui qui travaille de ses mains
n’accorde pas toute son attention à Dieu, et ainsi n’accomplit pas ce qui est
dit dans l’évangile : Que votre âme ne s’inquiète pas de ce que vous
mangerez, et votre corps de ce dont vous vous vêtirez, Mt 6, 25.
En conséquence, ils étaient forcés de nier que l’Apôtre avait travaillé de ses
mains, et de dire que ce que dit l’Apôtre en 2 Th 3, 10 : Celui
qui ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas ! doit s’entendre du
travail spirituel, et non du travail corporel, de sorte que le commandement de
l’Apôtre ne vienne pas contredire le commandement de l’Évangile.
Dans
son livre Sur le travail des moines, Augustin rejette donc leur erreur
parce qu’elle est manifestement contraire à l’Écriture, car c’est contre eux
qu’il a écrit ce livre, comme on le voit clairement dans son livre Rétractations.
En partant de là, certains hommes à l’intelligence tordue saisissent
l’occasion de l’erreur contraire en disant que les religieux qui ne travaillent
pas de leurs mains sont dans un état de réprobation. Ils se révèlent ainsi amis
de Pharaon et d’accord avec lui, comme cela est clair selon la Glose sur
Ex 5, 4 : Moïse et Aaron, pourquoi voulez-vous débaucher le
peuple, etc. ?: « Aujourd’hui aussi, si Moïse et Aaron,
c’est-à-dire la parole prophétique et sacerdotale, invitent l’âme, en vue du
service de Dieu, à sortir du siècle, à renoncer à tout ce qu’elle possède, à
s’appliquer à la loi et à la parole de Dieu, tu entendras aussitôt les amis de
Pharaon dire d’un commun accord : “Voyez comment les hommes sont séduits
et les adolescents pervertis afin de ne pas travailler, de ne pas combattre, de
ne rien faire d’utile, de s’adonner à des sottises et à l’oisiveté en laissant
de côté des choses nécessaires !” Qu’est-ce que servir Dieu ? Ils ne
veulent pas travailler et cherchent des occasions de loisir. Telles étaient les
paroles de Pharaon, et tel est maintenant le discours de ses amis. »
Afin
de défendre les serviteurs de Dieu contre leurs attaques, montrons que tous les
religieux, sauf peut-être à l’occasion, non seulement ne sont pas tenus de
travailler de leurs mains, mais que même ceux qui ne travaillent pas de leurs
mains sont dans un état de salut[27].
Premièrement,
[démontrons-le] par la glose sur ce passage de Mt 6, 26 : Observez
les oiseaux du ciel : « Les saints sont à juste titre comparés
aux oiseaux parce qu’ils recherchent le ciel, et certains sont tellement
éloignés du monde qu’ils ne font plus rien et ne travaillent plus sur terre,
mais, déjà au ciel, demeurent dans la seule contemplation. On dit d’eux :
“Quels sont ceux-ci qui volent comme des nuages ?” »
De
même, Grégoire dans la deuxième partie de sa deuxième homélie sur Ézéchiel
[dit] : « La vie contemplative consiste à se maintenir dans la
charité de Dieu et du prochain, à cesser l’action extérieure, à s’attacher au
seul désir du Créateur, de sorte qu’il ne lui soit plus permis de rien faire
d’autre, mais que l’âme brûle de voir le visage de son Créateur, après avoir
foulé aux pieds tous les soucis. » Les parfaits contemplatifs se détournent
donc de toute action extérieure.
De
même, à propos de Lc 10, 40 : Seigneur, cela ne te fait rien
que ma sœur me laisse servir toute seule ? la Glose dit :
« Elle parle au nom de ceux qui, ignorant encore la contemplation divine,
disent que ne plaît à Dieu que les œuvres d’amour fraternel qu’ils ont
apprises ; aussi affirment-ils que tous ceux qui veulent se vouer au
Christ doivent s’y adonner. » Or, ceux qui disent que les religieux
doivent travailler de leurs mains, disent que c’est pour les œuvres de l’amour
fraternel, à savoir pour qu’ils aient de quoi faire l’aumône, selon ce que dit
Ep 4, 28 : Qu’il travaille de ses mains afin d’avoir de quoi
aider celui qui se trouve dans le besoin. Ceux qui veulent que tous les religieux
travaillent de leurs mains utilisent donc la voix de Marthe qui reprochait à
Marie son repos. C’est pourquoi le repos de Marie est justifié par le Seigneur.
De
même, cela peut être démontré par un exemple. En effet, le bienheureux Benoît,
comme le raconte Grégoire dans Dialogue, II, demeura pendant trois ans
dans une grotte sans travailler de ses mains pour chercher sa nourriture, parce
qu’il s’était beaucoup éloigné des rapports avec les hommes, connu seulement
d’un moine romain qui lui apportait de la nourriture. Et cependant, qui oserait
dire qu’il n’était pas alors dans un état de salut, puisque le Seigneur l’a
appelé son serviteur en disant à un prêtre : « Mon serviteur meurt-il
de faim dans cet endroit ? » Plusieurs autres exemples de saints sont
aussi clairs, tant dans le Dialogue que dans les Vies des pères, qui
passaient leur vie sans travailler de leurs mains.
De
même, travailler de ses mains relève soit d’un commandement, soit d’un conseil.
S’il s’agit d’un conseil, personne n’est tenu de travailler de ses mains à
moins de s’y être astreint par un vœu. Les religieux qui, en vertu de leur
règle, ne sont pas tenus de travailler de leurs mains ne sont pas tenus au
travail manuel. Mais s’il s’agit d’un commandement, puisque les religieux et
les séculiers sont également obligés aux commandements divins et apostoliques,
les religieux ne sont pas davantage tenus au travail manuel que les séculiers.
S’il était donc permis à quelqu’un de vivre sans travail manuel alors qu’il
était dans le siècle, la même chose lui sera permise lorsqu’il sera dans la vie
religieuse.
De
même, au moment où l’Apôtre a dit : Celui qui ne veut pas travailler,
qu’il ne mange pas ! les religieux ne se distinguaient pas des
séculiers. Ainsi, ce commandement a été proposé à tous les chrétiens sans
distinction. Ce qui est évident aussi d’après ce que dit
2 Th 3, 6 : Écartez-vous de tout frère qui se comporte
de manière désordonnée. En effet, tous les chrétiens étaient alors appelés
frères, comme cela est clair d’après 1 Co 7, 12 : Si un
frère a une épouse incroyante, etc. La Glose [dit] :
« C’est-à-dire, si un croyant. » Si les religieux sont obligés de
travailler de leurs mains en vertu de ces paroles de l’Apôtre, tous les
séculiers y seront donc obligés. Et ainsi, on revient à la même chose que
précédemment.
De
même, Augustin dit, dans le livre Sur le travail des moines :
« Ceux qui possédaient au moins quelque bien dans le siècle grâce auquel
ils pouvaient subsister sans travailler, et qui, en se convertissant à Dieu,
l’ont abandonné aux pauvres, il faut croire à leur faiblesse et la supporter.
En effet, ceux-là d’habitude ne peuvent pas supporter la fatigue du travail
manuel. » Ceux qui n’ont pas vécu du travail de leurs mains dans le siècle
ne doivent donc pas être forcés au travail manuel dans la vie religieuse.
De
même, dans le même livre, Augustin, en parlant d’un riche qui abandonne ses
biens à un monastère, dit que, bien qu’il agisse bien en travaillant de ses
mains pour donner l’exemple aux autres, « s’il ne le veut pas – à savoir,
travailler de ses mains ‑, qui osera l’y forcer ? » Et cela ne
fait pas de différence, comme il l’ajoute lui-même plus loin, qu’il ait donné
[ses biens] à un monastère ou qu’il [les] ait abandonnés un peu partout,
puisque « tous les chrétiens ne forment qu’une seule communauté ». La
conclusion est donc la même que précédemment.
De
même, ce qui n’est commandé que conditionnellement et le cas échéant n’oblige
que sous cette condition et dans ce cas. Or, on ne trouve jamais que le travail
manuel ait été ordonné par l’Apôtre, si ce n’est dans le cas où des péchés sont
évités par lui, puisqu’il veut que les hommes travaillent de leurs mains plutôt
que de tomber dans ces péchés. Tous ceux qui peuvent éviter de tels péchés sans
travailler de leurs mains ne sont donc pas obligés de travailler de leurs
mains. La mineure est démontrée par le fait qu’on ne constate que l’Apôtre a
imposé le travail manuel que dans trois endroits. Premièrement, en
Ep 4, 28 : Que celui qui volait ne vole plus, mais travaille
plutôt de ses mains, où il apparaît qu’il impose le travail manuel afin que
le vol soit évité, car ceux qui s’abstenaient de travailler de leurs mains
cherchaient leur nourriture par le vol. Deuxièmement, 1 Th 4, 11
ordonne la même chose : Travaillez de vos propres mains, comme nous
vous l’avons ordonné, afin de vous comporter de manière honorable devant ceux
du dehors et de ne désirer rien qui appartient à un autre ; il incite
par cela au travail manuel afin d’éviter le désir désordonné des biens des
autres, ce qui est un vol en esprit. Troisièmement, il parle de cela en
2 Th 3, 10‑12, où il dit : Alors que nous étions
parmi vous, nous vous donnions cette règle : si quelqu’un ne veut pas
travailler, qu’il ne mange pas ! En effet, nous avons entendu dire qu’il y
en a parmi vous qui mènent une vie désordonnée, ne travaillant pas du tout mais
se mêlant de tout – Glose : « Qui s’assurent le nécessaire par
des comportements funestes » ‑. Ceux-là, nous les dénonçons et
nous les supplions dans le Seigneur Jésus, le Christ, de manger en silence le pain
qu’ils auront gagné. Il ressort ainsi clairement qu’il impose le travail
manuel à ceux qui, fuyant le travail manuel, gagnaient leur vie par des
échanges honteux. Il est donc clair que les religieux et les séculiers qui,
sans voler, sans désirer de manière désordonnée les biens des autres, sans
comportement honteux peuvent gagner leur vie de quelque manière, ne sont pas
obligés de travailler de leurs mains. De même, [ils ne le sont pas] en vertu du
commandement d’Augustin dans le livre Sur le travail des moines, puisqu’il
n’invite qu’à l’observance des commandements apostoliques, comme cela est clair
à qui examine ses paroles attentivement. Les religieux ne sont donc pas obligés
de travailler de leurs mains, sauf cas particulier.
De
même, ceux qui ont par ailleurs de quoi vivre autrement que par le travail manuel
ne sont pas obligés de travailler de leurs mains, autrement, tous les riches,
clercs et laïcs, qui ne travaillent pas de leurs mains, seraient dans un état
de damnation, ce qui est absurde. Or, certains religieux ont par ailleurs de
quoi vivre honnêtement autrement que par le travail manuel, parce qu’ils ont
des propriétés qui ont été données par des fidèles en vue de leur
subsistance ; ou bien, un ministère de prédication leur a été confié par lequel
ils peuvent vivre, 1 Co 9, 14 : Le Seigneur a établi que
ceux qui annoncent l’évangile vivent de l’évangile. Glose : « Le
Seigneur a établi que les prédicateurs doivent vivre de l’évangile afin qu’ils
soient plus disponibles pour prêcher la parole de Dieu. » On ne peut donc
dire que cela doit seulement s’entendre des prélats à qui il incombe de prêcher
en vertu d’une autorité ordinaire, car il faut qu’eux comme tous les autres qui
prêchent en vertu d’un mandat soient disponibles pour prêcher la parole de
Dieu, parmi lesquels peuvent se trouver des religieux, comme on l’a montré plus
haut. De même, il existe des religieux qui assurent l’office divin dans
l’église, et ils peuvent eux aussi vivre honnêtement de cela. Ainsi, il est dit
en 1 Co 9, 13 : Ceux qui assurent le service de l’autel
partagent avec l’autel. Augustin dit de ces deux choses, dans le livre Sur
le travail des moines, en parlant des religieux : « Si ce sont
des évangélistes, ils ont le pouvoir de vivre aux frais des fidèles ; si
ce sont des ministres de l’autel, ils n’usurpent pas mais revendiquent
pleinement pour eux ce pouvoir. » De même, il y a des religieux qui se
consacrent à la Sainte Écriture, et ils peuvent aussi vivre honnêtement de
cela. Aussi Jérôme dit-il, dans le lettre contre Vigilantius :
« Cette coutume se poursuit jusqu’à aujourd’hui, non seulement parmi nous
mais aussi chez les Hébreux, que ceux qui méditent nuit et jour la loi du
Seigneur et n’ont d’autre père sur terre que Dieu seul, sont entretenus par les
dons des synagogues de toute la terre. » Il est donc clair que tous les
religieux ne sont pas obligés de travailler de leurs mains.
De
même, l’utilité spirituelle dépasse l’utilité temporelle. Or, ceux qui sont au
service de l’utilité commune afin de conserver la paix temporelle reçoivent
honnêtement ce de quoi ils peuvent vivre. Ainsi est-il dit dans
Rm 13, 6 : C’est pourquoi vous payez des impôts : en
effet, ils sont les ministres de Dieu en vue d’assurer ce service. Glose :
« Lorsqu’ils défendent la patrie. » À bien plus forte raison, ceux
qui sont au service de l’utilité commune par la prédication, par l’étude de la
Sainte Écriture ou par le service d’une église où sont faites des prières pour
le salut de toute l’Église, peuvent-ils honnêtement recevoir des fidèles de
quoi vivre. Ils ne sont donc pas obligés de travailler de leurs mains.
De
même, comme le dit Augustin dans le livre Sur le travail des moines,
l’Apôtre travaillait là où il n’avait coutume de prêcher que le jour du sabbat,
disposant ainsi de temps libre pour travailler de ses mains, comme à Corinthe.
Mais, lorsqu’il était à Athènes, où il pouvait prêcher quotidiennement, il ne
travaillait pas de ses mains, mais il vivait de ce que les frères venus de
Macédoine lui avaient apporté. Il ressort ainsi clairement que la fonction de
la prédication ne doit pas être délaissée pour le travail manuel. Ceux qui peuvent
s’adonner quotidiennement à la prédication et aux autres choses qui se
rapportent au salut des âmes, qu’ils fassent cela en vertu d’une autorité ordinaire
ou en vertu d’un mandat d’un autre, doivent s’abstenir totalement de travail
manuel.
De
même, les œuvres de miséricorde dépassent les exercices corporels,
1 Tm 4, 8 : Les exercices corporels sont de peu
d’utilité, mais la piété est utile à tout. Or, les œuvres de piété doivent
être interrompues afin de vaquer à la prédication, Ac 6, 2 : Il
ne convient pas que nous délaissions la parole de Dieu pour servir aux tables. Et
Lc 9, 60 : Laisse-les ensevelir leurs morts, mais toi, va
annoncer la parole de Dieu. Glose : « Le Seigneur enseigne que
des biens moindres doivent être omis pour l’utilité de biens plus grands. En
effet, il est plus grand de réveiller les âmes des morts en prêchant que de
dissimuler le corps des morts dans la terre. » Ceux qui peuvent légitimement
prêcher doivent donc interrompre le travail en raison de la prédication.
De
même, il n’est pas possible de s’adonner continuellement à l’étude de la Sainte
Écriture et de chercher à vivre du travail de ses mains. Or, comme Grégoire le
dit dans le Pastoral, en expliquant ce qu’on lit en
Ex 25, 15 : Les barres resteront dans les anneaux, etc. :
« Assurément, dit-il, il est nécessaire que ceux qui s’adonnent à la
fonction de la sainte prédication ne s’éloignent pas de l’application à la
lecture sainte », afin d’être toujours prêts à prêcher, même s’ils ne
prêchent pas toujours, comme cela ressort clairement de ce qui y est dit plus
loin. Ceux qui ont été assignés à la prédication, soit en vertu de leur propre
autorité, comme les prélats, soit en vertu du mandat de prélats, doivent
s’abstenir de travail manuel pour vaquer à l’étude.
De
même, que des religieux puissent, en s’abstenant du travail manuel, s’adonner
sans reproche à l’étude de la Sainte Écriture, cela ressort clairement de ce
que dit Jérôme dans le prologue sur Job : « Mais si je tressais un
panier avec des joncs ou pliais des feuilles de palmier afin de manger mon pain
à la sueur de mon front, et si je m’occupais avec un esprit inquiet des besoins
de mon ventre, personne ne m’inquiéterait, personne ne me ferait de reproches.
Mais parce que je veux maintenant, selon la volonté du Seigneur, préparer une
nourriture qui n’est pas détruite et nettoyer des épines et des broussailles le
vieux chemin des ouvrages divins, une double erreur m’est reprochée. » Et
plus loin : « Voilà pourquoi, frères bien-aimés, avec les corbeilles
et les éventails, faibles dons des moines, accueillez ces dons spirituels et
durables. » Il est donc clair que le bienheureux Jérôme, qui était moine,
avait préféré l’étude de la Sainte Écriture au travail manuel, ce que lui reprochaient
cependant des envieux. Cela est donc aussi permis à d’autres religieux, quoi
que disent les détracteurs.
De
même, Augustin [dit], dans le livre Sur le travail des moines :
« Ceux qui, après avoir laissé ou distribué leurs richesses, importantes
ou ordinaires, ont voulu être comptés parmi les pauvres du Christ par une
humilité pieuse et salutaire, s’ils sont en santé et s’ils sont libérés des
travaux d’une église, s’ils travaillent eux-mêmes de leurs mains afin d’enlever
aux paresseux une excuse, ceux-là agissent avec une miséricorde beaucoup plus
grande que lorsqu’ils ont réparti leurs biens entre les indigents. » Il
ressort ainsi clairement que [Augustin] ne veut pas que ceux dont la santé ne
le permet pas, comme ceux qui sont impliqués dans des travaux pour une église,
travaillent de leurs mains. Or, parmi les occupations ecclésiastiques, la
prédication est plus utile et plus digne, 1 Tm 5, 17 : Les
prêtres[28] qui exercent bien la
présidence méritent une double rémunération, surtout ceux qui peinent à la
parole et à l’enseignement. Ceux qui sont occupés à la prédication ne doivent
donc pas travailler de leurs mains.
Après
avoir vu cela, il reste maintenant à répondre aux objections contraires.
1.
À la première objection, à savoir que travailler de ses mains est un commandement
de l’Apôtre, il faut répondre que ce commandement de l’Apôtre ne relève pas du
droit positif, mais de la loi naturelle, ce qui ressort clairement de ce que la
Glose dit à propos de 2 Th 3, 6 : Éloignez-vous de tout
frère qui se comporte de manière désordonnée : « [Qui se
comporte] autrement que ne l’exige l’ordre naturel. » Or, il parlait de
ceux qui délaissaient le travail manuel. Que la nature elle-même incline l’homme
à travailler de ses mains, la disposition du corps l’indique, car la nature n’a
pas donné à l’homme des vêtements comme la fourrure des animaux, ni des armes
comme les cornes des bœufs et les griffes des lions, et elle ne lui a pas
préparé de nourriture, sauf le lait, comme le dit Avicenne. Mais, à la place de
tout cela, elle lui a donné la raison par laquelle il pourra obtenir toutes ces
choses pour lui-même, et des mains par lesquelles il pourra exécuter ce qu’aura
décidé la raison, comme le dit le Philosophe, dans Sur les animaux, XIV.
Et parce que les commandements de la loi naturelle concernent tous sans
distinction, ce commandement de la loi naturelle au sujet du travail manuel
s’étend à toutes les distinctions qui existent entre les hommes, et pas
davantage aux religieux qu’aux autres. Toutefois, il ne faut pas dire que
chaque homme est obligé de travailler de ses mains, ce qui est démontré de
cette façon. En effet, il existe certains préceptes de la loi naturelle qui ne
servent qu’à celui qui les accomplit, comme le précepte de manger ; aussi
chaque homme pris individuellement est-il obligé de les accomplir. Mais il
existe certains préceptes de la loi naturelle par lesquels l’homme ne subvient
pas à lui-même, mais à la nature commune, comme le précepte portant sur l’acte
de la puissance générative par lequel l’espèce humaine se multiplie et est
sauvegardée, ou encore par lesquels l’homme ne peut subvenir à lui seul mais
aux autres. Aussi, chacun n’est-il pas obligé à l’observance de ces
[préceptes], car un seul ne suffirait pas pour tout ce dont la vie des hommes a
besoin. En effet, un seul homme ne pourrait s’adonner à la génération, à la
contemplation, à la construction, à l’agriculture et à tous les autres
exercices dont la vie humaine a besoin. À la vérité, l’un est aidé par l’autre
pour ces choses, comme, dans le corps, un membre [est aidé] par un autre. C’est
pourquoi, en raison du soin mutuel que les hommes doivent se porter, l’Apôtre
dit en Rm 12, 5 : [Vous êtes] les membres les uns des autres.
Or, la répartition de ces fonctions, à savoir que divers hommes s’occupent
de fonctions diverses, s’accomplit principalement par la providence divine,
mais secondairement par les causes naturelles par lesquelles un homme est davantage
porté à une chose qu’à une autre. Il ressort ainsi clairement que, pour ces
choses, personne n’est obligé en vertu d’un précepte, sinon en cas de nécessité
et si un autre ne peut lui venir en aide, comme s’il y avait nécessité pour un
homme d’utiliser une maison ou quelque chose de ce genre et qu’il n’y avait
personne d’autre pour la lui préparer, il serait lui-même obligé de se préparer
une demeure, autrement sa main lui ferait défaut. Je dis de même que personne
n’est tenu à travailler de ses mains que s’il y a nécessité d’utiliser ce qui
est recherché par le travail manuel et qu’il ne peut les obtenir autrement sans
péché. En effet, nous disons que nous pouvons ce que nous pouvons honnêtement.
Et cela ressort clairement de ce que dit la Glose à propos de
1 Co 4, 12 : Nous peinons à travailler de nos
mains : « Parce que personne ne nous le donne. » C’est
pourquoi aussi l’Apôtre n’a jamais ordonné le travail manuel qu’à ceux qui, en
s’abstenant de travailler de leurs mains, tombaient dans d’autres péchés en
cherchant leur subsistance, comme on l’a montré plus haut. Et ainsi, on ne peut
pas conclure davantage des paroles de l’Apôtre que tout homme, religieux ou
séculier, est obligé de travailler de ses mains plutôt que de se laisser mourir
ou de chercher sa subsistance d’une manière malhonnête. Et cela, nous le
concédons.
2.
À la deuxième objection, il faut répondre qu’on ne peut tirer plus de la
première partie de cette glose que cette parole de l’Apôtre : Celui qui
ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas ! soit interprétée d’un
travail corporel, à l’encontre de certains moines qui disaient que cette parole
de l’Apôtre devait être interprétée seulement du travail spirituel, et qui
voulaient qu’il ne soit pas permis aux serviteurs de Dieu de travailler de
leurs mains. La Glose écarte cette interprétation et Augustin la condamne dans
le livre Sur le travail des moines, dont la glose est tirée. En
supposant donc que le texte doive ainsi se comprendre : Si quelqu’un ne
veut pas travailler corporellement, qu’il ne mange pas ! il n’en
découle pas que quiconque veut manger est obligé de travailler de ses mains. En
effet, si cela était dit de tous, cela serait contraire à ce que Paul avait dit
plus haut : Travaillant nuit et jour, non pas que nous n’ayons pas eu
le pouvoir, etc. L’Apôtre avait donc le pouvoir de manger sans travailler
de ses mains. Il ne faut donc pas interpréter de manière universelle : Si
quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas ! Ceux dont on
parle sont clairement indiqués par ce qui suit : Nous avons en effet
appris que certains parmi vous se comportent de manière désordonnée, en ne
travaillant pas et en se mêlant de tout ‑ Glose : « Ceux
qui se procurent le nécessaire par des agissements abominables ‑ ; ceux
qui se comportent ainsi, nous les dénonçons afin qu’ils mangent leur pain en
travaillant en silence. En effet, puisqu’ils ne doivent aucunement assurer
leur subsistance par des agissements abominables, c’est-à-dire par des occupations
malhonnêtes, cela revient au même pour eux de ne pas travailler et de ne pas
manger. Ce qui suit dans la Glose : « Il veut que les serviteurs de
Dieu travaillent corporellement », n’est pas avancé purement et
simplement, mais à la condition qu’un autre mal soit évité, à savoir, la
mendicité involontaire et forcée, car suit : « Afin qu’ils ne soient
pas forcés de demander le nécessaire en raison de leur indigence. » Car il
serait mieux qu’il travaille de ses mains que d’en venir à une telle misère
que, contre son voeu et la volonté de quelqu’un, il soit forcé de mendier. Toutefois,
il n’en découle pas que ceux qui choisissent la pauvreté volontaire et veulent
mendier par humilité soient obligés de travailler de leurs mains.
3.
À la troisième objection, il faut répondre que l’Apôtre n’ordonne pas le
travail manuel de manière absolue, mais selon une certaine comparaison, à
savoir que quelqu’un doit plutôt travailler de ses mains que voler. En effet,
il dit : Celui qui volait, qu’il ne vole plus, mais qu’il travaille plutôt
de ses mains, etc. C’est pourquoi il n’en découle pas que les religieux qui
peuvent obtenir leur subsistance sans voler soient obligés de travailler corporellement.
4.
À la quatrième objection, il faut répondre que ceux qui vendent tous leurs
biens pour obéir à un conseil du Christ, doivent suivre le Christ après avoir
vendu leurs biens. Aussi Pierre dit-il, Mt 19, 27 : Voilà que
nous avons tout abandonné pour te suivre. Or, quelqu’un peut suivre le
Christ en accomplissant les œuvres de la vie contemplative, mais aussi les
œuvres de la vie active. Ainsi, celui qui, après avoir tout abandonné, s’adonne
à la contemplation suit le conseil du Christ ; de la même façon, celui
qui, après avoir tout abandonné, fait des aumônes corporelles ou spirituelles
en prêchant ou en enseignant. La glose invoquée présente donc une des choses
par lesquelles le conseil du Christ est accompli ; toutefois, d’autres
choses ne sont pas exclues pour autant, autrement la glose serait contraire à
l’évangile. En effet, il est dit, en Lc 9, 59‑60, que le
Seigneur dit à quelqu’un : Suis-moi ! à qui, alors qu’il
demandait un délai pour ensevelir son père, le Seigneur répondit : Laisse
les morts ensevelir les morts, mais toi, va annoncer la parole de Dieu. Il
veut donc que certains, après avoir tout abandonné, le suivent pour annoncer la
parole de Dieu, et non seulement pour faire des aumônes. Ou bien l’on peut dire
que, puisque le texte est un conseil, tout ce qui est contenu dans la glose est
un conseil, et ainsi personne n’est obligé qu’à ce à quoi il s’est obligé par
un vœu.
5.
À la cinquième objection, il faut répondre que le fait que des apôtres ont
travaillé de leurs mains relevait parfois d’une nécessité et parfois de quelque
chose qui allait au-delà [de ce qui était nécessaire]. D’une nécessité,
lorsqu’ils ne pouvaient trouver de quoi vivre de la part des autres, comme cela
est clair en 1 Co 4, 12, dans la glose invoquée antérieurement ;
de quelque chose au-delà de ce qui était nécessaire, cela ressort clairement de
ce qu’on lit en 1 Co 9, 4‑15. Toutefois, l’Apôtre ne
recourait à ce dépassement du nécessaire que pour trois raisons. Parfois pour
enlever aux faux apôtres l’occasion de prêcher, eux qui ne prêchaient que pour
des biens temporels, comme cela ressort clairement de
2 Co 9, 12 : Ce que je fais, je le ferai encore pour
leur enlever l’occasion, etc. Parfois en raison de l’avarice de ceux à qui
il prêchait, de sorte que, accablés de devoir assurer le temporel à l’Apôtre
qui semait le spirituel, ils ne s’éloignent pas de la foi, comme cela ressort
clairement de 2 Co 12, 13 : En effet, qu’avez-vous de
différent des autres églises, si ce n’est que je ne vous ai pas accablés. Troisièmement,
pour donner l’exemple du travail aux oisifs, 2 Th 3, 8‑9 :
Travaillant nuit et jour pour n’accabler aucun d’entre vous, et plus
loin : Afin de vous donner l’exemple pour que vous nous imitiez. Toutefois,
l’Apôtre ne travaillait pas dans les endroits où il avait la possibilité de
prêcher quotidiennement, comme à Athènes, comme le dit Augustin dans le livre Sur
le travail des moines. C’est pourquoi il n’est pas nécessaire au salut que
les religieux imitent en cela l’Apôtre, puisque les religieux ne sont pas tenus
à tout ce qui va au-delà du nécessaire. Ainsi, les autres apôtres ne
travaillaient de leurs mains que peut-être lorsqu’ils ne trouvaient personne
pour leur donner [le nécessaire], cas dans lequel tous sont obligés de
travailler de leurs mains.
6.
À la sixième objection, il faut répondre que ces décrets parlent des clercs à
qui les biens d’une église et les dons des fidèles ne suffisent pas pour vivre,
qui doivent assurer leur subsistance de leurs mains.
7.
À la septième objection, il faut répondre que l’Apôtre donne l’exemple du
travail aux évêques dans les cas où lui-même travaillait, à savoir, lorsqu’ils
ne sont pas empêchés d’accomplir les occupations ecclésiastiques par le travail
manuel, et lorsque accepter des frais serait un poids et un scandale pour les
subordonnés nouvellement convertis à la foi.
8.
À la huitième objection, il faut répondre que le travail manuel, comme cela ressort
clairement de l’autorité de Jérôme invoquée, n’est pas seulement accepté pour
assurer sa subsistance, mais pour réprimer les pensées vaines qui naissent de
l’oisiveté et de la corruption de la chair. Or, l’oisiveté est écartée non
seulement par les travaux manuels, mais aussi par les exercices spirituels, par
lesquels la concupiscence de la chair est réfrénée. Aussi Jérôme dit-il, dans
la même lettre : « Aime la science des Écritures et tu n’aimeras pas
les vices de la chair. » Pour ce qui est de dompter la chair et d’écarter
l’oisiveté, le travail manuel n’est donc pas l’objet d’un commandement, pourvu
que l’homme évite l’oisiveté par d’autres exercices spirituels et qu’il corrige
le corps par d’autres œuvres de pénitence, comme par les jeûnes, les veilles et
les choses de ce genre, parmi lesquelles l’Apôtre range le travail manuel,
2 Co 6, 5 : Dans les fatigues, les veilles, les jeûnes,
etc. Glose : « Dans les fatigues du travail, parce qu’il
travaillait de ses mains. »
9.
À la neuvième objection, il faut répondre que travailler de ses mains est
parfois mieux que de ne pas travailler, et parfois c’est l’inverse. En effet,
lorsque quelqu’un n’est pas empêché d’accomplir une œuvre plus utile par le
travail manuel, il est mieux de travailler de ses mains afin de pouvoir par là
se suffire et aider les autres, surtout lorsque ce serait un scandale pour les
fidèles faibles ou nouvellement convertis à la foi, si quelqu’un, en
s’abstenant de travailler de ses mains, voulait vivre des contributions des
fidèles, cas dans lesquels l’Apôtre travaillait de ses mains, comme cela est
clair dans la Glose à propos de 1 Co 9, 1. Et la glose des Actes
qui est invoquée parle aussi de cette manière. Mais lorsque quelqu’un est
empêché d’accomplir une œuvre meilleure par le travail manuel, alors il est
mieux de s’abstenir du travail manuel, comme cela ressort clairement de la
glose sur Lc 9, 60 : Laisse les morts ensevelir les morts,
etc., qui a été invoquée plus haut. De même que cela ressort clairement de
l’exemple de l’Apôtre qui cessait de travailler lorsqu’il avait la possibilité
de prêcher. Mais les prédicateurs récents seraient plus facilement empêchés de
prêcher par le travail manuel que les apôtres qui recevaient par inspiration la
science pour prêcher, alors que les prédicateurs de l’époque récente doivent
continuellement se préparer à prêcher par l’étude, comme cela ressort
clairement de l’autorité de Grégoire invoquée plus haut.
10.
À la dixième objection, [il faut répondre] qu'Augustin appelle arrogants ceux
qui s’abstiennent de travailler lorsqu’ils sont obligés de travailler
conformément au commandement de l’Apôtre, et que l’Apôtre, en
2 Th 3, 11‑14, les déclare même dignes d’être excommuniés.
Ce sont ceux qui réussissent à vivre par des comportements abominables.
Qu’Augustin parle de ceux-là, cela ressort clairement de ce qu’il avait dit auparavant,
en précisant la cause pour laquelle ceux qui se convertissent de la vie rurale
à la vie religieuse doivent travailler : « On ne voit pas qu’ils
soient venus avec l’intention de servir Dieu, si, en fuyant une vie misérable
et laborieuse, ils veulent, libérés, être nourris et vêtus, bien plus, être
honorés par ceux qui avaient coutume de les mépriser et de les écraser. »
Ceux-là, il veut qu’ils travaillent de leurs mains. En effet, ils comptent
manifestement au nombre des oisifs et de ceux qui se mêlent de tout dénoncés
par l’Apôtre, de sorte « qu’ils doivent manger leur pain en travaillant et
en se taisant ». Et Augustin appelle surtout arrogants ceux qui disaient
qu’il n’était pas permis aux serviteurs de Dieu de travailler de leurs mains,
mettant sens dessus dessous ce que l’Apôtre voulait dire.
11.
À la onzième objection, il faut répondre qu’on peut s’adonner de deux façons
aux œuvres spirituelles abordées par l’objection : en étant au service de
l’utilité commune et en se concentrant sur l’utilité privée, ce qui est clair
pour chacune. En effet, quelqu’un peut s’adonner aux prières et aux psaumes en
célébrant l’office divin dans une église, ce qui est une œuvre publique ordonnée
à l’édification de l’Église. Mais quelqu’un peut aussi s’y adonner sous forme
de prière privée, ce que font parfois les laïcs. Et ainsi, Augustin en parle,
mais non pas de la première manière, ce qui ressort clairement de ce qu’il
dit : « Ceux qui travaillent manuellement peuvent chanter des
cantiques divins », à l’exemple des artisans qui « racontent des
histoires alors que leurs mains ne cessent pas de travailler », ce qui ne
serait pas supporté de ceux qui doivent célébrer les heures canoniques dans une
église. De même, quelqu’un peut s’adonner à la lecture sous forme d’œuvre
publique en enseignant et en étudiant dans les écoles, comme les maîtres et les
étudiants le font, qu’ils soient religieux ou séculiers. Mais [s’y adonnent]
comme à une œuvre privée ceux qui lisent les Écritures pour eux-mêmes pour leur
consolation, comme les moines le font dans le cloître. C’est ainsi que parle
Augustin. Il ne dit pas : « Ceux qui disent s’adonner à
l’enseignement ou à l’étude », mais il dit : « Ceux qui disent
s’adonner à la lecture. » De la même manière, quelqu’un s’adonne à la
parole de Dieu sous forme d’œuvre publique en prêchant publiquement aux
gens ; mais celui-là s’adonne à la parole de Dieu comme à une œuvre privée
qui exprime selon la langage commun des paroles édifiantes, comme les moines du
désert disaient beaucoup de choses aux frères qui venaient vers eux pour les édifier.
Et c’est ainsi que parle Augustin, ce qui ressort clairement du fait qu’il
dit : « Est-ce que tous ceux qui sont dans le monastère ne peuvent
pas expliquer les lectures divines aux frères qui viennent vers
eux ? » C’est pourquoi il ne dit pas : « S’il faut
prêcher », mais « si un entretien doit être donné », car, comme
le dit la Glose à propos de 2 Co 2, 4, l’entretien se fait
privément, mais la prédication se fait publiquement.
Ceux
donc qui s’adonnent à ces œuvres spirituelles comme à des œuvres publiques,
gagnent honnêtement leur subsistance par leur travail en la recevant des
fidèles parce qu’ils servent l’utilité commune. Mais ceux qui s’adonnent aux
œuvres mentionnées comme à des œuvres privées en s’abstenant du travail manuel
transgressent parfois le commandement apostolique, lorsqu’il s’agit de ceux
dont l’Apôtre fait savoir « qu’ils doivent manger leur pain en se
taisant », comme on l’a dit. Et c’est d’eux que parle Augustin, comme cela
ressort clairement de ce qu’il dit : « Pourquoi ne consacrons-nous
pas une partie du temps à observer les commandements du Seigneur ? »,
et aussi de ce qu’il dit : « Une seule prière de celui qui obéit [aux
commandements du Seigneur] est plus vite écoutée que dix mille de celui qui
[les] méprise », et aussi de ce qu’il dit : « Quelle est cette
extravagance de ne pas vouloir obéir à la lecture ? » De tout cela,
il ressort clairement qu’il parle de ceux qui s’adonnent aux œuvres
spirituelles et qui transgressent le commandement apostolique, et ne le transgressent
que ceux qui sont obligés de l’observer, dont nous avons parlé plus haut. Mais
parfois ceux qui s’adonnent à ce qui a été dit comme à des œuvres privées ne
transgressent pas le commandement de l’Apôtre en ne travaillant pas de leurs
mains, car ils ne cherchent pas à être nourris en fuyant, frivoles et
désœuvrés, une vie de travail, mais ils sont détournés de toute œuvre
extérieure afin de s’adonner à la contemplation par l’abondance de l’amour de
Dieu, comme on l’a montré par les autorités invoquées plus haut.
Par
ce qui a déjà été dit, les adversaires de la vérité, insatisfaits, s’efforcent
de bouleverser la base de toutes les formes de vie religieuse posée par le
Seigneur, à savoir, la pauvreté, en disant qu’il n’est pas permis à quelqu'un, après
l’abandon de tous ses biens, d’entrer dans une vie religieuse pauvre qui ne
possède ni biens ni revenus, sauf peut-être s’il est décidé à travailler de ses
mains. Ils invoquent pour confirmer leur erreur ce qui est dit en
Pr 30, 8‑9 : Ne me donne ni mendicité ni
richesse ; donne-moi seulement ce qui m’est nécessaire pour vivre, de
crainte que, rassasié, etc., et plus loin : Et que, poussé par le besoin,
je ne vole et ne profane le nom de mon Dieu. Or, celui qui, après avoir
abandonné tous ses biens, entre dans une vie religieuse pauvre, qui n’a pas de
biens, écarte ce qui lui est nécessaire pour vivre en s’exposant à la
mendicité, surtout s’il n’est pas décidé à travailler de ses mains pour
chercher sa subsistance. Il s’expose donc à un danger de vol et de parjure, ce
en quoi il semble répréhensible.
2.
De même, il est dit en Qo 7, 13: La sagesse est plus utile que la
richesse. Glose : « Que la seule [richesse]. » Celui qui
préfère la sagesse sans la richesse agit donc de manière répréhensible, en abandonnant
la richesse pour s’adonner à la sagesse.
3.
De même, il est dit en Si 27, 1 : Beaucoup ont péché à cause
du dénuement. Glose : « À cause du dénuement du cœur ou du
corps. » Or, il faut fuir ce qui est cause de danger. On ne doit donc pas
se mettre dans le dénuement en abandonnant tous ses biens.
4.
De même, en 2 Co 8, 12, l’Apôtre donne l’exemple pour que les
croyants fassent des aumônes, en disant : Si la volonté est empressée
selon ce qu’on possède – Glose : « De ne garder que le
nécessaire » ‑, elle est bien accueillie, sans tenir compte de ce
qu’on n’a pas – « c’est-à-dire au-delà de ses moyens. » ‑. En
effet, je ne veux pas que vous vous mettiez dans la gêne pour soulager les
autres ‑ « c’est-à-dire dans la pauvreté ». Or, celui qui
donne tout ne garde pas le nécessaire, mais, en donnant, il subit la pauvreté
au-delà de ses forces. Il donne donc d’une manière désordonnée et à l’encontre
de l’exemple transmis par l’Apôtre.
5.
De même, à propos de 1 Th 5, 12 : Nous vous demandons,
frères, d’avoir de la considération pour eux, la Glose dit : « De
même que les richesses engendrent la négligence du salut, de même le dénuement
s’écarte de la justice en recherchant la satiété. » Or, ceux qui, après
avoir tout abandonné, entrent dans une vie religieuse pauvre, se soumettent au
dénuement. Ils se mettent donc en danger de s’écarter de la justice, ce qui
paraît répréhensible.
6.
De même, à propos de 1 Tm 6, 8 : En ayant la nourriture
et de quoi nous vêtir, la Glose dit : « Même si nous ne devons
rien apporter ni emporter, il ne faut cependant pas rejeter tous ces biens
temporels. » Or, celui qui, après tout abandonné, entre dans une vie
religieuse qui est dépourvue de toute possession temporelle, rejette tous les
biens temporels. Il agit donc de manière désordonnée.
7.
De même, à propos de Lc 3, 11 : Celui qui a deux tuniques,
qu’il en donne une à celui qui n’en a pas, la Glose dit : « Un
commandement est donné à propos des deux tuniques, car, si une seule est
divisée, personne n’est vêtu. En effet, la mesure de la miséricorde est
observée selon ce qui est possible à la condition humaine, de sorte que chacun
ne s’enlève pas tout, mais qu’il partage ce qu’il a avec le pauvre. »
Celui qui donne tout aux pauvres en ne se réservant rien donne donc au-delà de
la mesure et de manière immodérée, et ainsi pèche.
8.
De même, à propos de Lc 12, 29 : Ne vous inquiétez pas de ce
que vous mangerez, la Glose dit : « Il n’est pas ordonné qu’aucun
argent ne soit réservé par les saints pour ce qui est nécessaire, puisqu’on lit
que le Seigneur lui-même possédait une bourse. » Or, si ce n’était pas
bien de réserver quelque chose pour soi, le fait de réserver aurait été défendu
et le Seigneur ne se serait rien réservé. Il est donc bon et convenable de se
réserver quelque chose et de ne pas tout abandonner.
9.
De même, donner ce qui doit être donné et ce qui ne doit pas être donné est un
acte de prodigalité. Or, celui qui donne tout donne ce qui doit être donné et
ce qui ne doit pas être donné, puisqu’il ne réserve pour lui-même rien de ce
qui ne doit pas être donné. Celui-là pèche donc par le vice de prodigalité.
10.
De même, à propos de Rm 12, 1 : Que votre culte soit
raisonnable, la Glose dit : « De sorte qu’elle ne soit pas
exagérée. » Or, donner tout, c’est donner trop, car cela dépasse le milieu
que sauvegarde la libéralité en donnant, elle qui donne certaines choses et en
garde certaines. Celui qui, en donnant tout, entre en religion ne rend donc pas
à Dieu un culte raisonnable.
11.
De même, à propos de Ex 20, 13 : Tu ne tueras pas, la
Glose dit : « En supprimant le conseil de vivre à qui tu dois le
donner. » Or, le conseil de conserver la vie est mis en œuvre par les
biens temporels. Celui qui enlève tous les biens temporels à soi-même, à qui il
doit surtout donner le conseil de vivre, va à l’encontre de ce commandement du
décalogue : « Tu ne tueras pas », en portant la main contre
lui-même.
12.
De même, on lit en Lm 4, 9 : Il était mieux d’être tué par
l’épée que de mourir de faim. S’exposer à la faim est donc pire que s’exposer
à l’épée. Or, cela n’est pas permis aussi longtemps qu’un homme peut agir sans
pécher, comme le dit Augustin. Il est donc encore bien moins permis de
s’exposer à la faim, ce que semblent faire ceux qui abandonnent tous leurs
biens sans rien réserver pour eux-mêmes.
13.
De même, un homme est plus obligé envers lui-même qu’envers un autre. Or, on
pécherait en enlevant à un autre tout ce par quoi il pourrait entretenir sa vie
et, d’une certaine façon, on le tuerait. Si 34, 25 : Pain des
indigents est la vie de l’homme ; qui l’en prive est un meurtrier ! Il
pèche donc en se tuant en quelque sorte lui-même celui qui abandonne tous ses
biens afin d’entrer dans une vie religieuse où il n’y a pas de possessions communes
pour subvenir à ses besoins.
14.
De même, la vie du Christ est le modèle de toute perfection. Or, le Christ a possédé
ce qu’il fallait pour vivre. On lit en effet en Jn 12, 6, qu’il a eu
une bourse, et en Jn 4, 8, on lit que ses disciples étaient allés
dans la ville pour s’acheter à manger. Il ne relève donc pas de la perfection
que quelqu’un donne tout, en ne se réservant rien.
15.
De même, l’observance de toute vie religieuse a pris naissance dans le comportement
des disciples du Christ. Ainsi, Jérôme dit, dans le livre Sur les hommes illustres,
que, « dans l’Église primitive, tous les chrétiens étaient comme sont
maintenant les religieux, même les plus parfaits ». Et on lit la même
chose dans les Conférences des pères et on peut le conclure de la glose
sur Ac 4, 32 : La multitude des croyants, etc. Or, on lit
en Ac 4, 32 qu’ils mettaient tout en commun et qu’il n’y avait pas
d’indigent parmi eux. Ceux qui, après avoir abandonné leurs biens propres ne
possèdent rien en commun – ils sont donc forcément indigents – ne mènent donc
pas une vie religieuse mais superstitieuse.
16.
De même, le Seigneur, en envoyant ses disciples prêcher, semble leur avoir
donné deux commandements : l’un de ne rien apporter avec eux en chemin,
l’autre de ne pas aller à la rencontre des païens, comme cela ressort clairement
de Mt 10, 9‑10, Mc 6, 8‑9 et Lc 9, 3
et 10, 4. Or, il semble être revenu sur le premier [commandement] à
l’approche de la passion, Lc 22, 36 : Mais maintenant, que
celui qui a une bourse prenne aussi une besace. Et il semble avoir révoqué
le deuxième commandement en Mc 16, 15 : Allez par tout le
monde, etc. Or, après sa révocation, le second commandement ne doit être
observé d’aucune manière, mais il faut plutôt prêcher l’évangile aux païens. Le
premier commandement ne doit donc pas être observé par la suite, à savoir que
quelqu’un rejette totalement les moyens pour vivre.
17.
De même, dans le Décret, C. 12, q. 1, c. 13, il est
dit : « Il convient de posséder des biens de l’Église et de mépriser
ses biens propres par amour de la perfection. » Et plus loin :
« Il est suffisamment montré que les biens propres doivent être méprisés
en vue de la perfection et qu’on peut posséder des biens de l’Église, qui sont
sans aucun doute des biens communs, sans empêchement pour la perfection. »
Si donc certains abandonnent tous leurs biens pour passer à la vie religieuse,
il faut cependant qu’ils choisissent une forme de vie religieuse qui ait des
possessions communes.
18.
De même, à la même question, chapitre Videntes, il est dit que les souverains
prêtres ont décidé que les possessions communes de l’Église sont données afin
que, chez ceux qui mènent une vie commune, il ne se trouve aucun indigent. Si
donc certains, après avoir foulé aux pieds les possessions communes, vivent
dans l’indigence, ils agissent à l’encontre des décisions des pères et ainsi
pèchent.
19.
De même, à propos de Mt 4, 6 : Si tu es le Fils de Dieu,
jette-toi en bas ! la Glose dit : « Personne ne doit tenter
Dieu lorsqu’il sait quoi faire par la raison humaine. » Et plus
loin : « Après que la raison humaine a atteint sa limite, que l’homme
se recommande à Dieu, non pas en le tentant, mais lui faisant dévotement
confiance. » Or, celui qui possède des richesses par lesquelles il peut
résister à ce qui corrompt le corps, à savoir, la chaleur et les autres choses
de ce genre contre lesquelles nous sommes armés par la nourriture et le
vêtement, sait quoi faire par la raison humaine. Si donc il attend de Dieu sa
nourriture après s’être enlevé ces aides, il semble qu’il pèche en tentant
Dieu, comme quelqu'un qui voit une ourse qui s’approche, s’il dépose les armes
par lesquelles il pouvait protéger sa vie, semblerait tenter Dieu.
20.
De même, ce que nous demandons tous les jours à Dieu ne doit pas être rejeté.
Or, nous demandons tous les jours à Dieu les biens temporels nécessaires, en
disant : « Donne-nous aujourd’hui notre pain quotidien. » Les
biens temporels ne doivent donc pas être totalement rejetés, pour que quelqu’un
se soumette à la pauvreté volontaire.
21.
De même, dans le Décret, De consecratione, D. 1, c. 9, Nemo,
il est dit qu’« une église ne doit pas être construite avant que celui
qui veut la construire lui assure ce qui suffit pour les cierges, la garde et
la rémunération des gardiens ». Ceux qui vivent dans des communautés dont
les églises n’ont pas de biens vivent donc à l’encontre des décrets des saints
pères.
22.
De même, la manière de vivre avec des biens communs dans des communautés
religieuses est approuvée par les pères anciens : Augustin, Benoît, Basile
et de nombreux autres. Il semble donc téméraire d’introduire une nouvelle manière.
23.
De même, dans le Nouveau Testament, il est imposé aux disciples du Christ de
subvenir aux besoins des pauvres. Or, cela ne peut être fait par ceux qui n’ont
de biens ni propres ni communs. Une telle manière de vivre ne doit donc pas
être approuvée.
Mais
parce que les connaissances des choses doivent être parfois évaluées à partir
de leur origine, recherchons l’origine et l’évolution de la position mentionnée.
Il faut donc savoir qu’il y eut un hérétique à Rome, à l’époque ancienne, dont
le nom était Jovinien, qui est tombé dans l’erreur de dire que, pour tous les
baptisés qui avaient été fidèles à leur baptême, il n’y avait qu’une seule
récompense dans le royaume des cieux, comme le raconte Jérôme dans le livre
qu’il a écrit contre lui. À partir de là, il est allé aussi loin que de dire
que les vierges, les veuves et les femmes mariées, qui ont été lavées une seule
fois dans le Christ, si leurs autres œuvres ne sont pas incompatibles, ont le
même mérite, et qu’entre l’abstinence de nourriture et son absorption avec
action de grâce, il n’y avait aucune différence, égalant de la sorte le mariage
à la virginité. Par cela, il affaiblissait le conseil de la préservation de la
virginité qui vient du Seigneur, Mt 19, 11 : Tous ne
comprennent pas cette parole – à savoir, de s’abstenir du mariage ‑, mais
que celui qui peut comprendre comprenne, et de l’Apôtre,
1 Co 7, 25 : Au sujet des vierges, je n’ai pas de
commandement de la part du Seigneur, mais je donne un conseil. C’est
pourquoi la position [de Jovinien] a été condamnée comme une hérésie, comme le
raconte Augustin. L’erreur de ce Jovinien est réapparue chez Vigilantius, comme
le dit Jérôme dans sa lettre contre Vigilantius, qui attaquait la vérité de la
foi, comme il est dit au même endroit : « Il déteste la chasteté et
il déblatère contre les jeûnes des saints dans un banquet avec des gens du siècle »,
comme le dit Jérôme dans la même lettre. Il ne se contenta pas seulement
d’imiter Jovinien en vidant de son sens le conseil sur la virginité, mais il
osa aussi en remettre en discréditant complètement le conseil sur la
préservation de la pauvreté. C’est pourquoi Jérôme dit à son sujet :
« À ce qu’il affirme, que ceux qui usent de leurs biens et distribuent peu
à peu les fruits de leurs biens aux pauvres agissent mieux que ceux qui
distribuent d’un coup leurs biens après les avoir vendus, ce n’est pas moi mais
Dieu qui lui répondra : Si tu veux être parfait, va, vends tout que tu
possèdes, et donne-le aux pauvres, puis viens et suis-moi (Mt 19, 21). »
Or,
cette erreur est parvenue jusqu’à aujourd’hui par une succession de gens qui
ont erré, et s’est retrouvée et se trouve encore chez certains, appelés
cathares, comme cela est clair d’après un traité d’un certain Didier,
hérésiarque lombard, notre contemporain, qu’il fit paraître contre la vérité
catholique. Parmi d’autres choses, il y condamne l’état de ceux qui, après
avoir tout abandonné, veulent être indigents avec le Christ. Or, récemment, ce
qui est encore plus terrible, l’erreur ancienne a été ravivée par ceux qui
paraissaient défendre la foi. S’enfonçant encore davantage, à la manière de
ceux qui errent, ils ne se contentent pas d’égaler les richesses à la pauvreté
comme Jovinien, ou de préférer les richesses à la pauvreté comme Vigilantius,
mais ils condamnent totalement la pauvreté, en disant qu’il n’est permis à
quelqu’un d’abandonner tous ses biens pour le Christ que pour entrer dans une
communauté religieuse qui a des biens, ou s’il a l’intention de vivre du
travail de ses mains. Ils affirment aussi que ce n’est pas la pauvreté
effective, par laquelle on se dépouille de ses biens temporels, qui est louée
dans les Écritures, mais [la pauvreté] habituelle, par laquelle on méprise en
son cœur un bien temporel, même si on le possède effectivement.
Pour
démolir cette erreur, nous procéderons de la manière suivante :
Pour
montrer que la pauvreté effective relève de la perfection évangélique[29],
qu’on prenne d’abord ce qui est dit en Mt 19, 21 : Si tu veux
être parfait, va, vends tout ce que tu possèdes, et donne-le aux pauvres. Or,
celui qui vend ses biens et les donne aux pauvres ne choisit pas seulement la
pauvreté habituelle, mais [la pauvreté] effective. La pauvreté effective relève
donc de la perfection évangélique.
De
même, la perfection évangélique consiste dans l’imitation du Christ. Or, le
Christ a été pauvre non seulement par sa volonté, mais encore réellement.
Ainsi, à propos de Mt 17, 26 : Va à la mer, la Glose
dit : « Le Seigneur était tellement pauvre qu’il n’avait pas de quoi
payer le tribut », et à propos de Lc 9, 58 : Les loups
ont des tanières, etc., la Glose dit : « Je suis tellement pauvre
que je n’ai aucun refuge et que je n’ai pas de toit. » Et cela peut être
démontré par beaucoup d’autres autorités. La pauvreté effective relève donc de
la perfection évangélique.
De
même, la perfection évangélique a resplendi surtout chez les apôtres. Or,
ceux-ci connurent une pauvreté effective en abandonnant tout. Ainsi, Pierre dit
en Mt 19, 27 : Voici que nous avons tout quitté, etc. ; et
Jérôme dit à Ébidia : « Si tu veux être parfaite et te maintenir au
sommet de dignité le plus élevé, fais ce que les apôtres ont fait : vends
tout ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et suis, dépouillée et solitaire,
la croix nue et solitaire. » La pauvreté effective relève donc de la perfection
évangélique.
De
même, à propos de Mc 10, 23 : Comme il est difficile à ceux
qui possèdent de l’argent, etc., la Glose dit : « Autre chose est
posséder de l’argent, autre chose l’aimer. Plusieurs en ont et ne l’aiment
pas ; plusieurs n’en ont pas et l’aiment ; de même, d’autres en ont
et l’aiment. Mais d’autres ne se réjouissent ni d’en posséder ni de
l’aimer : Le monde a été crucifié en moi, et moi au monde. » La pauvreté effective et [la
pauvreté] habituelle doivent donc être ensemble préférées à la pauvreté habituelle.
De même, on peut tirer la même chose
de ce que dit la Glose à propos de Mt 19, 23 : Le
riche entrera difficilement dans le royaume des cieux : « Pour tous,
il est plus sûr de ne posséder ni d’aimer les richesses. »
De même, à propos de
Jc 2, 5 : Dieu n’a-t-il pas choisi les pauvres de ce
monde ? la Glose dit : « Celui qui est dépourvu des biens
temporels. » Or, ceci ne se réalise que par la pauvreté effective. Ceux
qui sont effectivement pauvres sont donc élus de Dieu.
De même, à propos de
Lc 14, 33 : Que celui qui aura renoncé à tout ce qu’il possède,
la
Glose dit : « La différence entre renoncer à tout et tout abandonner
est celle-ci : renoncer convient à tous ceux qui utilisent avec une telle
honnêteté des réalités du monde qu’ils possèdent, qu’ils tendent néanmoins par
l’esprit vers les réalités éternelles ; abandonner est le fait des seuls
parfaits, qui sacrifient tous les biens temporels et n’aspirent qu’aux seuls
biens éternels. » Abandonner, qui se rapporte à la pauvreté effective,
relève donc de la perfection évangélique, mais renoncer, qui se rapporte à la
[pauvreté] habituelle selon la glose mentionnée, est nécessaire pour le salut.
De même, Jérôme, dans sa lettre à
Vigilantius, après les mots invoqués plus haut, ajoute que, lorsque le Seigneur
dit : Si tu veux être parfait, etc., « il parle à celui qui veut
être parfait, qui, avec les apôtres, écarte père, barque et filet ; ce que
tu louanges n’est que le deuxième ou le troisième degré », à savoir, celui
qui donne le fruit de ses biens aux pauvres, « que nous avons nous aussi
accepté, pourvu que nous sachions que ce qui est premier doit être préféré à ce
qui est deuxième et troisième ». Il est donc clair que doivent être préférés
ceux qui abandonnent tous leurs biens, à ceux qui distribuent aux pauvres le
fruit des biens qu’ils conservent.
De même, dans la lettre au moine
Rusticus : « Si tu as des biens, vends-les et donne-les aux
pauvres ; si tu n’en as pas, tu as été libéré d’un grand poids ; suis
nu le Christ nu. Cela est dur, élevé et difficile, mais grandes sont les
récompenses. » Et l’on peut tirer des lettres de Jérôme beaucoup d’autres
choses de ce genre, qu’il est nécessaire de comprendre de la pauvreté effective,
et qui sont omises ici pour cause de brièveté.
De même, Augustin dit, dans le livre
Sur les dogmes ecclésiastiques : « Il est bon de distribuer
ses biens aux pauvres peu à peu ; il est meilleur de les donner d’un coup
avec l’intention de suivre le Seigneur et, libéré de préoccupations, d’être
dans le besoin avec le Christ. » On a ainsi la même chose qu’auparavant.
De même, Ambroise dit, dans le livre
Sur les fonctions : « Les richesses n’apportent aucune aide à la
vie bienheureuse, ce que le Seigneur a clairement montré dans l’évangile en
disant : Bienheureux les pauvres, car le royaume de Dieu est à eux. Il a donc été démontré
de la manière la plus évidente que la pauvreté, la faim, la douleur, qu’on
considère comme des maux, non seulement ne sont pas des empêchements à la vie
bienheureuse, mais sont une aide. » Or, cela ne doit pas être compris de
la pauvreté habituelle par laquelle l’homme domine ses richesses, car celle-ci
n’est considérée par personne comme un empêchement à la béatitude. Il faut donc
l’entendre de la pauvreté effective qui écarte tout.
De même, Grégoire dit, dans la
deuxième partie de sa huitième homélie sur Ézéchiel : « Lorsque
quelqu’un fait vœu de quelque chose et ne fait pas vœu d’autre chose, cela est
un sacrifice ; mais lorsqu’il aura fait vœu au Dieu tout-puissant de tout
ce qu’il a, de tout ce qu’il vit, de tout ce qu’il pense, c’est un holocauste. »
Or, l’holocauste était le plus digne des sacrifices. C’est donc l’œuvre la plus
parfaite que d’abandonner tous ses biens à cause de Dieu.
De même, Grégoire écrit, dans le
prologue des Morales : « En effet, alors que mon esprit me forçait
encore à servir le monde présent en imagination, beaucoup de choses de ce même
monde commencèrent à me préoccuper de plus en plus, de sorte que je n’étais pas
retenu par l’imagination seulement, mais, ce qui est plus grave, par l’esprit.
Fuyant cependant tout cela avec soin, j’ai cherché à gagner le port du
monastère et, après avoir quitté tout ce qui appartient au monde, j’ai échappé
nu au naufrage du monde. » Il ressort ainsi clairement qu’il est dangereux
de posséder les biens du monde, car leur possession retient dangereusement
l’esprit. C’est pourquoi il est plus louable de rejeter aussi la possession des
biens temporels par la pauvreté effective, afin que l’esprit soit libéré de la
préoccupation des richesses.
De même, Chrysostome dit, dans le
livre Personne ne nuit qu’à soi-même : « En quoi le
manque de biens corporels a-t-il nui aux apôtres ? Ne vivaient-ils pas dans
la faim, la soif et la nudité, et, à cause de cela, n’étaient-ils pas
considérés comme grands et capables de grandes choses ? À cause de cela,
ils ont cherché à mettre une immense confiance en Dieu. » Il ressort
clairement de cela que la pauvreté effective, qui consiste dans la pénurie de
biens temporels, relève de la perfection évangélique.
De même, Bernard dit à l’archevêque
de Sens : « Heureux celui qui ne retient rien de tous ses biens, qui
n’a pas de tanière comme les loups, de bourse comme Judas, de maison comme
Marie qui n’avait pas de place dans l’auberge, à l’imitation totale de celui
qui n’avait pas où poser sa tête. » Il ressort ainsi clairement que ne
rien posséder dans le monde relève de la perfection chrétienne.
De même, dans le Décret,
C. 1,
q. 2, c. 8, Si quis : « Celui qui se dépouille
des biens du monde est assurément plus parfait, ou celui qui n’avait rien et ne
désire rien, que celui qui donne à l’Église quelque chose de l’abondance de
biens qu’il possède. » Il ressort ainsi clairement que ne rien posséder
relève de la perfection chrétienne.
De même, il importe que celui qui
s’adonne à la contemplation divine soit plus libre à l’égard des réalités du
monde que ceux qui s’adonnaient à la contemplation philosophique. Or, les
philosophes, afin de s’adonner librement à la philosophie, rejetaient de
manière louable les biens du monde. C’est ainsi que Jérôme dit au prêtre
Paulin : « Socrate, un Thébain, autrefois très riche, lorsqu’il se
rendit à Athènes pour philosopher, abandonna un grand poids d’or, et il ne
pensait pas qu’il pouvait posséder en même temps vertus et richesses. » À
bien plus forte raison, donc, est-il louable, dans le but de s’adonner à la
contemplation divine, d’abandonner tous ses biens. C’est pourquoi, à propos de
Mt 19, 21 : Si tu veux être parfait, la Glose
interlinéaire dit : « Voilà la vie contemplative qui relève de
l’évangile ! »
De même, une récompense excellente
n’est due qu’à un mérite excellent. Or, une récompense excellente, à savoir, le
pouvoir judiciaire, est due à la pauvreté effective, comme cela ressort
clairement de ce que dit la Glose à propos de Mt 19, 19 : Vous
qui avez tout quitté..., vous siégerez, etc. : « Ceux qui ont tout
abandonné et ont suivi le Seigneur, ceux-là seront juges ; ceux qui, en
les possédant honnêtement, ont usé correctement [de leurs biens], seront
jugés. » Le mérite excellent se trouve donc dans la pauvreté effective.
De même, en
1 Co 7, 32, l’Apôtre, en donnant le conseil de garder la virginité,
en donne la raison, à savoir, qu’ils soient sans préoccupation. Or, l’abandon
des richesses rend au plus haut point l’homme sans inquiétude, car les
richesses entraînent nécessairement beaucoup de soucis pour ceux qui les
possèdent. Ainsi, en Lc 8, 14, les richesses sont signifiées par les épines,
qui, par les préoccupations [qu’elles suscitent], étouffent la parole dans le
cœur des auditeurs. Comme la virginité, la pauvreté effective relève donc elle
aussi de la perfection évangélique.
Nous démontrerons en outre que cette
perfection, par laquelle quelqu’un abandonne ses biens, n’exige pas la
possession commune de richesses.
En effet, le commencement de cette
perfection s’est trouvé chez le Christ et chez les apôtres. Or, on ne lit pas
qu’en abandonnant [leurs biens], ils ont eu des possessions en commun ;
bien plus, on lit qu’ils n’avaient même pas de maison où demeurer, comme on l’a
montré plus haut. La perfection de la pauvreté n’exige donc pas la possession
commune de certains biens.
De même, Augustin dit, dans Sur la
doctrine chrétienne, III, que ceux qui, parmi les Juifs, se convertirent au Christ dans
l’Église primitive, « parce qu’ils étaient proches des réalités
spirituelles, se trouvèrent tellement capables [de recevoir] l’Esprit Saint
qu’ils vendirent tous leurs biens et qu’ils en déposèrent le produit aux pieds
des apôtres afin qu’il soit distribué aux pauvres. » Et plus loin :
« En effet, il n’est pas écrit qu’aucune église parmi les païens ait fait
cela, car ceux qui avaient des dieux fabriqués de leurs mains n’étaient pas
aussi proches [des réalités spirituelles]. » Il ressort ainsi clairement
qu’Augustin préfère la perfection de l’Église primitive des Juifs à la
perfection de l’Église parmi les païens parce que ceux-là ont vendu tous leurs
biens afin qu’ils soient distribués aux pauvres. Or, ceux-là ont vendu leurs
biens de telle sorte qu’ils ne se sont réservé aucune possession commune. La
pauvreté sans possession commune est donc plus parfaite que celle qui comporte
la possession commune.
De même, Jérôme, en s’adressant à Héliodore
à propos de la mort de Népotien, dit en se moquant : « Que les moines
soient plus riches que les gens du siècle ! Que, soumis au Christ, ils
possèdent des richesses qu’ils n’avaient pas alors qu’ils étaient soumis à un
diable opulent, et que l’Église soupire après eux, devenus riches, alors que le
monde les considérait auparavant comme mendiants ! » Or, cela peut
fréquemment se produire dans les formes de vie religieuse qui ont des possessions
communes, mais non dans celles qui n’ont pas de possessions. Il est donc plus
louable pour les communautés religieuses de ne pas avoir de possessions
communes que d’en avoir.
De même, Jérôme [écrit] à l’ermite
Lucinus : « Aussi longtemps que nous nous occupons des choses du
siècle et que notre âme est dominée par l’administration des possessions et des
revenus, nous ne pouvons penser librement à Dieu. » Il convient donc davantage
aux religieux de ne pas avoir de revenus et de possessions que d’en avoir.
De même, Grégoire dit, dans Dialogues,
III,
en parlant d’Isaac, le serviteur de Dieu : « Alors que ses disciples
l’incitaient souvent à accepter pour l’usage du monastère les biens qui étaient
offerts, celui-ci, en gardien soucieux de sa pauvreté, leur faisait part de
cette forte position : “Le moine qui cherche à posséder sur terre n’est
pas un moine.” Il craignait donc de perdre ainsi la sécurité de sa pauvreté, en
se comportant comme les avares qui ont coutume de garder leurs richesses
périssables. » Il ressort ainsi clairement qu’il est plus parfait et plus
sûr de ne pas avoir de possessions communes que d’en avoir.
De même, parmi les moines égyptiens,
dont il est question dans les Vies des pères, on considérait comme plus
parfaits ceux qui menaient une vie solitaire dans le désert, et dont il est
évident qu’ils n’avaient pas de possessions dans le désert. Les possessions communes
ne sont donc pas nécessaires à la pauvreté évangélique.
De même, il est au pouvoir des
tyrans de retirer les possessions communes. Si donc il ne faut tout abandonner
que pour entrer dans une forme de vie religieuse qui a des possessions, il sera
au pouvoir des tyrans d’empêcher la perfection de la pauvreté évangélique, ce
qui est absurde.
De même, la pauvreté est conseillée
afin que la préoccupation des réalités du monde soit diminuée. Or, les
possessions même communes entraînent bien des préoccupations à propos de leur
conservation, de leur garde et de leur entretien. Un conseil de pauvreté plus
parfait est donc mis en œuvre par ceux qui n’ont pas de possessions communes.
Nous montrerons en outre que la
pauvreté dont il a été question n’exige pas le travail manuel pour tous de
manière nécessaire.
En effet, comme le dit Augustin dans
le livre Sur le travail des moines : « Ceux qui avaient dans
le siècle de quoi assurer leur subsistance sans travailler, qu’ils ont
distribué aux indigents lorsqu’ils se sont convertis à Dieu », ne doivent
pas être forcés à travailler manuellement. Or, ceux-là acceptent louablement la
pauvreté volontaire pour le Christ, même s’ils n’ont pas de possessions
communes. En effet, Augustin dit au même endroit qu’il y en eut beaucoup qui se
comportèrent ainsi dans l’Église primitive, à Jérusalem. Ceux qui choisissent
la pauvreté évangélique, même s’ils n’ont pas de possessions communes, ne sont
donc pas obligés de travailler de leurs mains.
De même, personne n’est obligé de
travailler de ses mains en vertu d’un commandement que dans le cas où il ne
peut avoir de quoi vivre d’une manière honnête. Or, ceux qui n’ont pas de
possessions ne sont pas obligés de travailler de leurs mains autrement qu’en
vertu du commandement mentionné, si ce n’est peut-être en vertu d’un vœu. Il
n’est donc pas vrai d’une manière générale qu’ils sont obligés de travailler de
leurs mains, mais seulement dans un cas particulier, à savoir, parce qu’ils ne
peuvent avoir honnêtement de quoi vivre, dans lequel cas, tout homme est aussi
obligé de travailler de ses mains, ou à moins qu’il n’y soit obligé par un
statut de sa règle.
De même, le conseil que le Seigneur
a donné au sujet de la pauvreté est ordonné à la vie contemplative, comme cela
ressort clairement de ce que dit la Glose à propos de
Mt 19, 21 : Si tu veux être parfait : « Voici la vie
contemplative qui relève de la perfection évangélique ! » Or, il est
inévitable que ceux qui doivent chercher leur subsistance en travaillant de
leurs mains soient très souvent retardés dans l’effort de contemplation. S’il
est nécessaire de travailler de leurs mains pour ceux qui choisissent une vie
pauvre à cause du Christ, il en découle donc que le conseil de la pauvreté empêche
plus qu’il n’encourage ce à quoi il est ordonné. Ce sera ainsi un conseil
imprudent, ce qu’il est absurde de dire.
De même, s’il faut que ceux qui
abandonnent tout pour le Christ aient l’intention de travailler de leurs mains,
ou bien cette intention est ordonnée au travail manuel en lui-même, ou bien en
vue de chercher une subsistance, ou bien en vue de faire des aumônes avec ce
qui est acquis par le travail manuel. Or, il est ridicule de dire que la
perfection spirituelle qui consiste dans la pauvreté est ordonnée au travail
corporel. En effet, le travail corporel serait ainsi placé au-dessus de la perfection
spirituelle. Pareillement, on ne peut dire que leur intention doit être
ordonnée au travail manuel en vue de chercher une subsistance, d’une part parce
qu’ils pouvaient avoir une subsistance par les choses qu’ils ont abandonnées,
d’autre part parce que le travail manuel ne suffit pas aisément à la subsistance
des pauvres du Christ qui s’adonnent à la prière et aux autres biens
spirituels, de sorte que, même s’ils travaillent de leurs mains, ils ont besoin
d’être soutenus par les fidèles, comme le dit Augustin dans le livre Sur le
travail des moines. Pareillement, on ne peut dire qu’ils doivent avoir l’intention de
travailler manuellement pour ainsi faire des aumônes, car ils auraient pu faire
auparavant des aumônes beaucoup plus grandes avec les biens qu’ils possédaient,
et ainsi il n’est pas nécessaire qu’ils abandonnent leurs biens pour cette
raison afin de faire des aumônes à partir du travail de leurs mains. Il n’est
donc pas nécessaire que ceux qui, abandonnant leurs biens, n’ont pas de
possessions communes, aient l’intention de travailler de leurs mains.
Or, c’est à cela que tend ce qui a
été dit plus haut sur le travail manuel.
Il reste maintenant à répondre aux
objections des adversaires en sens contraire.
1. À la première objection : Ne me
donne ni mendicité ni richesse (Pr 30, 8‑9), il faut répondre que,
de même que les richesses ne sont pas peccamineuses mais l’abus des richesses,
de même la mendicité ou la pauvreté n’est pas peccamineuse, mais l’abus de la
pauvreté, à savoir, lorsque quelqu’un subit la pauvreté malgré lui et de
manière impatiente. En effet, il tombe alors parfois dans de nombreux péchés
par désir des richesses, 1 Tm 6, 9 : Ceux
qui veulent devenir riches tombent dans la tentation, dans un piège du diable,
etc. Et
c’est ce que dit Chrysostome en commentant Matthieu : « Écoutez, vous
tous qui êtes pauvres, bien plus, tous ceux qui veulent s’enrichir : il
n’est pas mal d’être pauvre, mais de ne pas vouloir être pauvre. » Il est
donc clair que la pauvreté forcée comporte parfois des dangers qui
l’accompagnent, lesquels s’éloignent du fait de la pauvreté volontaire. En effet,
ceux qui sont dans la pauvreté volontaire ne veulent pas devenir riches. [Ne me
donne] ni mendicité ni richesses, etc. doit donc s’entendre de la
pauvreté involontaire, ce qui ressort clairement de ce qui suit : De
crainte que, poussé par le besoin, etc., et aussi par la Glose qui dit
que « l’homme que Dieu accompagne demande que ni l’abondance ni la pénurie
de biens passagers ne l’entraîne à oublier les réalités éternelles ». Il
ressort ainsi clairement que le Sage enseigne à fuir l’abus des richesses et de
la pauvreté, et non les richesses ou la pauvreté.
2. À la deuxième objection, à savoir
que « la sagesse est plus utile avec les richesses, etc. », il faut
répondre que cette parole de Salomon s’en tient à la règle que le Philosophe
enseigne dans l’Éthique, I : le plus grand bien, comme la béatitude,
est plus désirable, s’il est ajouté au plus petit parmi les biens. Si la
sagesse, qui compte parmi les plus grands biens, est ajoutée à la richesse, qui
compte parmi les plus petits biens, elle est donc plus désirable. Or, selon
cette règle, un très grand bien ajouté à un autre très grand bien est plus
désirable que s’il était ajouté au plus petit bien ou s’il est reçu pour
lui-même. Ainsi, la sagesse associée à la perfection évangélique, qui consiste
dans la pauvreté qui compte parmi les plus grands biens, est plus désirable que
la sagesse considérée en elle-même ou la sagesse [associée] aux richesses.
3. À la troisième objection, à
savoir que, à cause du besoin, plusieurs ont péri, il faut répondre
qu’elle parle du dénuement involontaire, auquel est nécessairement associé le
désir de richesse. C’est pourquoi vient ensuite : Et
celui qui veut être comblé – Glose : « dans le monde » ‑
détourne le regard ‑ Glose : « [détourne le regard]
intérieur de la crainte de Dieu ».
4. À la quatrième objection, il faut
répondre que la citation de cette glose est tronquée, ce qui va à l’encontre de
l’intention du glossateur. Cela ressort clairement du fait que, après les mots
invoqués, on ajoute dans la Glose : « Il ne dit donc pas cela parce
que cela ne serait pas meilleur – à savoir, donner tous ses biens et devenir
pauvre ‑, mais il craint pour les faibles qu’il avertit de donner de
manière qu’ils ne souffrent pas du dénuement. »
5. À la cinquième objection, il faut
répondre que ce qui est dit : « Le dénuement s’écarte de la
justice », s’entend du dénuement forcé auquel est associé un désir de richesse,
ce qui ressort clairement de ce qu’il dit : « Alors qu’il cherche à
être comblé. » En effet, la satiété comporte une certaine abondance que
recherchent ceux qui ne se contentent pas de peu, selon ce que dit
1 Tm 6, 8 : Satisfaisons-nous d’avoir de la nourriture et un
toit. Aussi
[la Glose] ajoute-t-elle : « Car ceux qui veulent devenir riches,
etc. », car le désir de l’abondance mentionnée fait qu’on s’écarte souvent
de la justice.
6. À la sixième objection, il faut
répondre que ce qui est dit, à savoir que les biens temporels ne doivent pas
être totalement rejetés, doit s’entendre au sens où on les utilise pour
entretenir la vie par la nourriture, la boisson et le vêtement, ce qui est
clair par ce qui est dit : Satisfaisons-nous d’avoir de la nourriture et
un toit. Cela ne s’entend cependant pas au sens où un homme peut rejeter
totalement la propriété de biens temporels.
7. À la septième objection, il faut
répondre que, parmi les biens temporels, certains sont présentement nécessaires
à l’entretien de la vie, comme le vêtement que je porte, et la nourriture et la
boisson que je dois présentement utiliser. Or, si j’ai suffisamment de ceux-ci
pour moi-même et pour un autre, je dois pourvoir à celui qui en manque, mais je
ne dois pas m’en dépouiller totalement, de sorte que je reste nu ou sans
nourriture ni boisson lorsqu’il faut manger. C’est de ceux-là que parle la
Glose. Mais il y a des biens temporels qui sont mis en réserve pour pourvoir
aux besoins du corps dans l’avenir, comme l’argent, les propriétés et les choses
de ce genre. Ces biens-là peuvent être entièrement donnés par les parfaits,
car, entre-temps, avant que la nécessité ne soit immédiate, la providence
divine, en qui nous sommes avertis dans les Écritures de mettre notre
confiance, peut y pourvoir de multiples façons.
8. À la huitième objection, il faut
répondre que, bien que ce ne soit pas un commandement de ne réserver aucun
argent pour les usages nécessaires, cela est cependant un conseil. Et le
Seigneur n’a pas possédé de bourse comme s’il n’avait pu se pourvoir autrement,
mais afin qu’exerçant le rôle des faibles, ils croient que leur était permis le
comportement qu’ils avaient vu chez le Christ. Aussi, à propos de
Jn 12, 6 : Tenant la bourse, la Glose dit-elle :
« Celui que servaient les anges possédait une bourse pour venir au secours
des pauvres, en s’abaissant au niveau des faibles. » Et à propos de ce
passage du Ps 103, 14 : Tu fais croître l’herbe pour les
bêtes, la
Glose dit : « Le Seigneur, jouant plutôt en cela le rôle des faibles,
possédait une bourse pour l’usage de ceux qui étaient avec lui et pour les
siens, et des femmes religieuses l’accompagnaient pour le servir à même leurs
biens. En effet, il prévoyait qu’il y aurait beaucoup de faibles qui
rechercheraient ces choses, de sorte qu’il prit là leur rôle en disant : Mon âme
est triste jusqu’à en mourir. » Cependant, la bourse qu’il possédait, il ne
l’avait pas remplie à partir de propriétés, mais de ce que les dévots et les
fidèles lui donnaient.
9. À la neuvième objection, il faut
répondre que, comme cela est précisé dans Éthique, II, le milieu des
vertus n’est pas déterminé par une égale distance entre deux extrêmes, mais
selon la proportion entre les circonstances établies par la raison droite.
Aussi n’est-il pas nécessaire que le milieu de la vertu se situe entre le plus
et le moins en chaque circonstance considérée en elle-même, mais dans une
circonstance comparée aux autres. En effet, il arrive parfois qu’une
circonstance doive changer selon la modification d’une autre circonstance, par
exemple, pour la sobriété, le mode de la circonstance « quoi » change
selon le changement de la circonstance « qui ». Car il est clair
qu’une personne prendra de la nourriture d’une façon modérée, alors que, pour
une autre personne, cela sera excessif ou insuffisant. Aussi arrive-t-il
parfois qu’une circonstance portée à son plus haut point soit modérée selon la
proportion par rapport à une autre circonstance, comme cela se produit pour la
magnanimité. En effet, le magnanime, selon le Philosophe, Éthique,
IV,
se montre digne au plus haut point. Aussi celui qui s’écarte de cette vertu par
excès – [le Philosophe] l’appelle caynus – ne se grandit-il pas par
rapport à ceux qui sont plus grands que le magnanime, mais il dépasse le mode
de la vertu par le fait que ce qui était modéré pour un magnanime est excessif
pour lui-même. Il est donc clair que le milieu de la vertu ne se détériore pas
du fait qu’une circonstance est envisagée à son plus haut point, pourvu qu’elle
soit modérée par les autres. Pour la libéralité, donc, si nous considérons ce
qui doit être donné et que soit envisagé le point ultime de cette circonstance,
à savoir, tout donner, cela tombera dans l’excès dans d’autres circonstances
qui sont associées, et l’on aura le vice de prodigalité. Mais, dans d’autres
circonstances qui sont associées, ce sera un acte de libéralité parfaite ;
par exemple, si quelqu’un donne tous ses biens afin d’aider la patrie menacée
de destruction de manière urgente, il ne sera pas considéré, même par le
philosophe moraliste, comme prodigue, mais comme parfaitement libéral. Pareillement,
celui qui donne tous ses biens en vue d’accomplir le conseil du Christ n’est
pas prodigue, mais pose un acte parfait de vertu ; mais s’il donnait tous
ses biens en vue d’une fin inappropriée ou en d’autres circonstances, il serait
prodigue. Et il faut dire la même chose de la virginité et des autres choses de
ce genre dans lesquelles on semble dépasser le mode commun de la vertu. Il est
donc ainsi clair que donner tout pour le Christ ne consiste pas à donner de
qu’on doit donner et ce qu’on ne doit pas donner, mais à donner ce qu’il faut
donner seulement. En effet, bien que tout ne doive pas être donné de n’importe
quelle façon, tout doit cependant être donné pour le Christ.
10. À la dixième objection, il faut
répondre que la grâce est une perfection de la nature. Aussi rien de ce qui se
rattache à la grâce n’abolit la nature. Il y a donc des choses qui se
rapportent immédiatement à l’entretien de la nature, comme la nourriture, la
boisson, le sommeil et les choses de ce genre, et, pour ces choses, l’acte de
la vertu gratuite ne dépasse pas le mode de la conservation de la nature.
Aussi, si l’on soustrait dans ces choses plus que la nature ne peut soutenir,
cela dépasse le mode de la raison et devient vice. C’est de cela que parlent
l’Apôtre et la Glose. La Glose dit ainsi : « Que votre comportement
pour les choses mentionnées – à savoir, pour la macération de la chair dont il
avait parlé précédemment – soit raisonnable, c’est-à-dire [accompli] avec
discrétion pour ne pas être excessif, mais châtiez vos corps avec tempérance de
sorte qu’ils ne soient forcés par une carence de la nature à se
dégrader. » Mais il y a des choses sans lesquelles la nature peut être
conservée, comme l’usage des fonctions vénériennes ; aussi, dans ces
choses, quel que soit ce qu’on en enlève pour Dieu, cela ne peut être excessif,
pourvu qu’en raison d’une circonstance on ne tombe pas dans un vice. Pour cette
raison, la virginité, qui s’abstient de toutes les choses de ce genre, est
louable. De même en est-il pour ce qui est en cause. En effet, la nature peut
être conservée sans propriété de biens terrestres avec l’espérance de l’aide
divine de plusieurs manières. Aussi, quoi qu’on en soustraie, ce ne sera pas
excessif si cela est fait pour Dieu. Il ressort ainsi clairement que la
pauvreté volontaire embrassée à cause du Christ ne s’écarte pas du milieu.
11. À la onzième question, il faut
répondre que, bien que celui qui donne tout pour le Christ s’enlève un moyen de
vivre, il ne [s’enlève] cependant pas tout moyen [de vivre], car il lui reste
l’aide de la providence divine qui ne lui fera pas défaut pour le nécessaire,
ainsi que la dévotion des fidèles. Aussi Augustin s’élève-t-il, dans le livre Sur
l’aumône, contre ceux qui objectent de telles choses, en disant :
« Toi, chrétien, toi, serviteur de Dieu, toi qui te consacres aux œuvres
bonnes, toi, tu estimes qu’il manque quelque chose à ton cher Seigneur ?
Penses-tu que celui qui nourrit le Christ n’est pas nourri par le Christ ?
Penses-tu que font défaut les biens terrestres à ceux à qui sont accordés les
biens célestes et divins ? D’où vient cette pensée incrédule ? D’où
vient cette rumination impie et sacrilège ? Que fait dans la maison de
Dieu un cœur perfide ? Comment celui qui ne croit pas totalement au Christ
s’appelle-t-il et est-il appelé chrétien ? Le nom de pharisien lui
convient plutôt, car, lorsque le Seigneur discutait d’aumône dans l’évangile et
nous avertissait de nous faire des amis avec les biens terrestres, l’Écriture
ajoute : Les pharisiens, qui étaient avares, entendaient tout cela
et le ridiculisaient (Lc 16, 14). Nous en voyons de semblables dans l’Église, dont
les oreilles bouchées et les cœurs aveuglés ne laissent pas passer la lumière
au sujet des choses spirituelles et salutaires dont ils sont avertis. Il ne
faut pas s’étonner qu’ils méprisent ceux qui sont des serviteurs de telles
choses, lorsque nous voyons que, dans un tel domaine, Dieu lui-même est
méprisé. » Il ressort ainsi clairement qu’il est sacrilège de dire que
ceux qui donnent tout pour le Christ se livrent au danger d’homicide.
12. À la douzième objection, il faut
répondre que, comme il est clair par ce qui a été dit, celui qui abandonne tout
pour le Christ ne s’expose pas à la faim qui pourrait le faire mourir, car il
n’est ainsi jamais abandonné par Dieu au point de mourir de faim. Cela ressort
clairement de ce que dit la Glose à propos de He 13, 5 : Je ne
t’abandonnerai pas ni ne te délaisserai : « Pour qu’il ne disent
pas : “Que ferons-nous si l’assistance qui nous est nécessaire fait
défaut ?”, il ajoute aussitôt la consolation en présentant le témoignage
du livre de Josué, 1, 5 : Je ne t’abandonnerai pas sans te donner le
nécessaire, et je ne te délaisserai pas. Celui qui mourrait de faim
serait abandonné, mais parce que cela n’est pas le cas, que l’homme ne soit pas
cupide. » Et plus loin : « Or, il dit cela à tous ceux qui espèrent
en lui comme Josué. En effet, il nous promet cela si nous mettons en lui notre
confiance, et cette promesse n’est pas faite à ceux qui s’obstinent et aux
cupides, mais à ceux qui espèrent en Dieu. » Cependant, ce qu’il prend
pour acquis est faux, car un homme pourrait s’exposer louablement au danger de
l’épée pour le Christ, même s’il pouvait faire autre chose, comme on le lit à
propos de plusieurs martyrs qui, au temps de la persécution, s’offraient
spontanément en confessant publiquement le nom du Christ. Autrement, il ne
serait pas permis aux soldats de passer outre-mer et de s’exposer à de nombreux
dangers pour l’honneur du Christ[30].
13. À la treizième objection, il
faut répondre que l’homme est maître de ses biens, et non des biens d’un autre.
C’est pourquoi il causerait un tort à un autre s’il lui enlevait ses biens,
mais il ne se fait pas de tort en s’enlevant ses propres biens. C’est pourquoi
le Philosophe dit, dans Éthique, V, qu’un homme ne commet pas
d’injustice envers lui-même, au sens propre de l’injustice. Au surplus, celui
qui enlève ses biens à un autre le conduit à la pauvreté involontaire, qui est
dangereuse ; mais celui qui abandonne ses biens se mène à la pauvreté
volontaire, qui est méritoire si elle est embrassée pour le Christ.
14. À la quatorzième objection, il
faut répondre que, comme il a été dit plus haut, le Seigneur a fait mettre de
l’argent de côté pour les usages nécessaires afin de se montrer condescendant
envers les faibles. C’est pourquoi il ne faut pas estimer comme une superstition
que certains parfaits ne veuillent pas mettre d’argent de côté, de la même
manière que, pour condescendre aux faibles, [le Seigneur] mangeait avec les
publicains en buvant du vin et en usant généralement des mêmes mets. Toutefois,
les saints pères du désert ne doivent pas être considérés comme superstitieux
parce qu’ils s’abstenaient de vin et d’autres mets délicats. Cependant, le
Seigneur, bien qu’il ait fait mettre de l’argent de côté, ne le tirait pas
d’autres possessions propres, mais il lui était plutôt apporté par les fidèles
sous forme d’aumônes. Aussi est-il dit en Lc 8, 2‑3 que des
femmes suivaient le Seigneur en le servant à même leurs propres ressources.
15. À la quinzième objection, il
faut répondre que les apôtres mettaient de l’argent de côté et en recueillaient
même afin d’assurer le nécessaire aux saints pauvres qui avaient vendu leurs
propriétés pour le Christ, mais ils ne tiraient cependant pas cet argent de
certaines possessions, mais des aumônes des fidèles. Qu’il soit dit que
personne n’était indigent parmi eux, il ne faut pas l’entendre au sens où les
apôtres et les disciples de l’Église primitive n’aient pas enduré de nombreux
manques de vivres et dénuements pour le Christ, puisqu’il est dit en 1 Co 4, 11 : Jusqu’à cette
heure, nous avons faim et soif, etc., et en 2 Co 6, 4 :
Par une grande patience dans les tribulations, dans les détresses. Glose :
« En matière de nourriture et de vêtement. » [Il faut plutôt
l’entendre au sens où], de ce qu’il avaient pu obtenir, ils distribuaient à
chacun selon ses besoins, afin d’alléger leur dénuement autant que les
ressources le permettaient.
16.
À la seizième objection, il faut répondre que, bien que ce commandement : N’allez
pas chez les païens, ait été totalement révoqué après la résurrection,
parce qu’il fallait d’abord annoncer la parole de Dieu aux Juifs, puis passer
chez les païens, comme il est dit en Ac 13, 46, ce que le Seigneur
avait dit aux apôtres, de ne pas apporter avec eux le nécessaire, il ne l’a pas
révoqué lors de la cène, mais seulement pour le temps de la persécution, alors
qu’ils n’auraient pu obtenir le nécessaire de la part des persécuteurs. Aussi,
à propos de Lc 22, 35 : Lorsque je vous ai envoyés, etc., la
Glose dit-elle : « Il n’enseigne pas la même règle de vie aux disciples
pour le temps de la persécution et pour le temps de la paix. En envoyant les
disciples prêcher, il leur ordonna de ne rien apporter en route, en ordonnant
ainsi que celui qui annonce l’évangile vive de l’évangile. Mais à l’approche de
l’article de la mort et alors que tout ce peuple persécutait en même temps
pasteur et troupeau, il donne une règle adaptée à ce temps, en leur permettant
de prendre ce qui était nécessaire à leur subsistance, jusqu’à ce que, une fois
assoupie la folie des persécuteurs, le temps de l’évangélisation
revienne. » Et une autre glose dit : « Par cela, nous est donné
l’exemple que, parfois, pour une raison urgente, nous pouvons reporter certains
aspects des exigences de notre propos, par exemple, il est permis d’avoir plus
en viatique si nous traversons des régions inhospitalières que lorsque nous
sommes à la maison. »
Mais
parce que certains hérétiques qui font cette objection n’acceptent pas les gloses,
nous montrons, à partir du texte même, qu’avec la multiplication des fidèles,
les disciples n’apportaient pas avec eux le nécessaire. En effet, il est dit,
dans la dernière lettre canonique de Jean, 3 Jn 5 : Très
cher, tu agis fidèlement en tout ce que tu fais pour les frères, même s’ils
sont des étrangers, et plus loin, 3 Jn 7‑8 : En
effet, c’est pour le Nom qu’ils se sont mis en route, sans rien recevoir des
païens. Nous devons accueillir de tels hommes. Or, il ne serait pas
nécessaire, bien qu’ils n’aient rien reçu des païens, qu’ils soient accueillis
par les fidèles, s’ils apportaient avec eux ce qui était nécessaire pour vivre.
Ce qui ressort aussi clairement de la Glose, qui dit en cet endroit :
« Ils se sont mis en route pour le Nom, étrangers à leurs biens
propres. »
17.
À la dix-septième objection, il faut répondre que, parce que l’Église secourt
beaucoup de pauvres, qu’elle ne secourrait pas facilement si elle ne menait pas
une vie d’Église sans possessions temporelles, il convient que des ressources
communes soient possédées dans l’Église, après l’abandon des [ressources]
propres, et surtout pour le secours aux pauvres. Toutefois, il n’en découle pas
qu’il ne convienne pas aux parfaits, qui ont abandonné leurs biens propres, de
mener une vie religieuse sans possessions communes. Et bien que la perfection
apostolique ne soit pas effacée chez ceux qui ont des possessions communes,
elle est cependant gardée de manière plus expresse chez ceux qui, après avoir
abandonné leurs biens propres, sont aussi dépourvus de biens communs.
18.
À la dix-huitième objection, il faut répondre que, par ce décret, on n’estime
pas qu’il est interdit à quelqu’un de choisir une vie pauvre pour le Christ,
mais il est ordonné aux évêques et à ceux qui possèdent les biens des églises,
qui sont les biens des pauvres, de leur venir en aide à même les fruits des
possessions de l’Église et, autant qu’ils le peuvent, de soulager leur
dénuement. Et cela est clair pour qui jette les yeux sur la suite du chapitre
invoqué.
19.
À la dix-neuvième objection, il faut répondre que celui qui, après avoir abandonné
tous ses biens pour le Christ, a espoir que Dieu assurera sa subsistance, n’est
pas présomptueux et il ne tente pas Dieu. En effet, celui qui a une confiance
appropriée en Dieu n’est pas présomptueux et il ne tente pas Dieu. Or, les
pauvres du Christ doivent avoir une telle confiance en Dieu, et principalement
les prédicateurs de la vérité. Aussi, à propos de Lc 10, 4 : N’emportez
pas de bourse, etc., la Glose dit : « Le prédicateur doit avoir
une telle confiance en Dieu que, s’il n’a pas prévu les frais de la vie
présente, il sache qu’ils ne lui feront pas défaut, de crainte qu’il prêche
moins les réalités éternelles alors que son esprit est occupé par les réalités
temporelles. » Bien plus, ils tenteraient plutôt Dieu s’ils n’avaient pas
une telle confiance. À propos de 1 Co 10, 9 : Ne mettons
pas le Christ à l’épreuve comme certains d’entre eux l’ont mis à l’épreuve, la
Glose dit : « En disant : “Dieu pourra-t-il préparer la table
dans le désert ?” »
Il
faut cependant faire une distinction à l’intérieur de ce en quoi l’homme se
voue totalement à Dieu : en effet, en faisant cela, il tente parfois Dieu,
et parfois, il ne le fait pas. Car il existe des choses pour lesquelles il est
impossible que l’homme ne soit aidé que par un miracle fait par Dieu ; en
s’exposant à de tels dangers, on tenterait Dieu, comme si quelqu’un se
précipitait du haut d’un mur dans l’espoir d’un secours divin, sauf peut-être
si Dieu l’a assuré d’un événement futur par une inspiration divine, comme
Pierre, sur l’ordre du Seigneur, s’est jeté à la mer, et comme le bienheureux
Martin dit : « Moi, je pénétrerai en sécurité parmi les cohortes des
ennemis, protégé par le signe de la croix, et non par un bouclier », et
comme le bienheureux évangéliste Jean but en toute confiance du venin, et comme
la bienheureuse Agathe qui dit : « Je n’ai jamais soigné mon corps
par un médicament charnel, mais je possède le Seigneur Jésus-Christ, qui
rétablit toutes choses par sa parole. » Or, il y a des situations
auxquelles il est possible de remédier même par les causes inférieures ;
dans ces situations, ce n’est pas tenter Dieu que de s’en remettre au secours
divin, comme le chevalier ne tente pas Dieu en s’engageant dans la bataille
avec confiance dans le secours divin, bien qu’il ne soit pas assuré d’en
réchapper. D’après cela, il est donc clair que celui qui a abandonné tout pour
le Christ ne tente pas Dieu, tant parce qu’il doit faire cela en étant rempli
d’une confiance engendrée par l’autorité divine, que parce qu’il reste des fidèles
dévots par qui il peut et doit être secouru. De même, ne tenterait pas Dieu
celui qui, pour un motif raisonnable, déposerait les armes devant une ourse qui
s’approche, alors qu’il y a d’autres personnes armées qui peuvent et doivent le
défendre.
20.
À la vingtième objection, il faut répondre qu’il nous est ordonné de demander à
Dieu les biens temporels pour les usages nécessaires à la vie. Nous ne devons
pas rejeter les biens temporels, à condition de les utiliser pour les besoins
du corps en matière de nourriture et de vêtement.
21.
À la vingt-et-unième objection, il faut répondre que ce statut est en faveur
des ministres de l’Église. C’est pourquoi, si certains veulent faire davantage
en desservant sans possessions de l’Église, ils se montrent plus louables,
comme Paul prêchant l’évangile sans les frais de subsistance qui avaient été
ordonnés par le Seigneur, comme cela ressort clairement dans
1 Co 9, 14.
22.
À la vingt-deuxième objection, il faut répondre que, bien que les saints pères
aient approuvé cette façon de faire, ils n’ont cependant pas blâmé une autre
façon de faire. C’est pourquoi il n’est pas présomptueux de suivre cette
manière de faire, autrement rien de nouveau ne pourrait être établi qui
n’aurait pas été observé anciennement. Néanmoins, ce mode de vie a cependant
été observé anciennement par plusieurs saints pères, même dans l’Église
primitive.
23.
À la vingt-troisième objection, il faut répondre qu’aider les indigents est assigné
à ceux qui possèdent des richesses, comme cela ressort clairement de
1 Jn 3, 17 : Si quelqu’un possède des biens de ce monde
et voit son frère dans le besoin, etc., mais il est beaucoup plus louable
que quelqu’un, après avoir donné tous ses biens, se donne aussi lui-même à
Dieu, ce qui relève de la perfection évangélique. Aussi Jérôme dit-il à
l’ermite Lucinus : « S’offrir à Dieu est le propre des chrétiens et
des apôtres, eux qui ont donné au Seigneur tout l’argent qu’ils
possédaient. »
Les
adversaires mentionnés s’efforcent non seulement d’attaquer la pauvreté par la
raison, mais ils s’efforcent de l’anéantir complètement d’une manière pour
ainsi dire indirecte lorsqu’ils tentent d’enlever cruellement aux pauvres du
Christ ce qui est nécessaire pour vivre, en disant qu’ils ne peuvent vivre
d’aumônes. Si 34, 25 : Un pain de misère est la vie du
pauvre ; les en priver, c’est commettre un meurtre. Ils tentent de
prouver cela de plusieurs façons.
1.
En effet, ils invoquent en premier lieu ce qui est dit en
Dt 14, 19 : Tu ne feras pas acception de personnes ni de
dons, car les dons aveuglent les yeux des sages et changent les paroles des
justes. Or, les aumônes sont des dons. Puisqu’il convient aux religieux
d’avoir un regard spirituel éclairé, il ne leur convient donc pas de vivre
d’aumônes.
2.
De même, Pr 22, 7 : Celui qui accepte un prêt est esclave du
prêteur. Celui qui reçoit un don devient donc encore bien davantage
l’esclave du donateur. Or, il convient que les religieux soient au plus haut
point libres par rapport à l’esclavage du siècle, car ils sont appelés à la
liberté de l’esprit. Aussi, à propos de 2 Th 3, 9 : Afin
de nous donner comme modèle, etc., la Glose dit-elle : « Notre
religion appelle les hommes à la liberté. » Les religieux ne doivent donc
pas vivre d’aumônes.
3.
De même, les religieux professent l’état de perfection. Or, il est plus parfait
de donner des aumônes que d’en recevoir. Ainsi est-il dit dans
Ac 20, 35 : Il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir. Les
religieux doivent donc plutôt travailler de leurs mains afin d’avoir de quoi
distribuer à celui qui est dans le besoin, plutôt que recevoir des aumônes dont
ils vivront.
4.
De même, l’Apôtre ordonne, en 1 Tm 5, 16, que les veuves qui peuvent
subvenir à leurs besoins autrement ne vivent pas des aumônes de l’Église afin
que l’Église ne soit pas surchargée et qu’elle puisse satisfaire [les besoins]
de celles qui sont vraiment veuves. Ceux-là aussi qui sont en santé et solides
doivent donc vivre du travail de leurs mains, et non des aumônes qui,
lorsqu’elles sont reçues, sont enlevées aux autres pauvres qui ne peuvent vivre
autrement que d’aumônes.
5.
De même, dans le Décret, C. 1, q. 2, c. 6, Clericos, Jérôme
dit : « Ceux qui peuvent être soutenus par les biens et les
ressources de leurs parents, s’ils reçoivent ce qui appartient aux pauvres,
commettent certainement un sacrilège et, en abusant de ces choses, mangent et
boivent leur condamnation. » Si quelqu’un avait dans le siècle de quoi vivre
et s’il veut vivre d’aumônes après l’avoir abandonné, il doit donc être
considéré comme sacrilège.
6.
De même, à propos de 2 Tm 3, 9 : Afin de nous donner
comme modèle, etc., la Glose dit : « Il est inéluctable que celui
qui, adonné à l’oisiveté, se présente souvent à la table d’un autre, flatte
celui qui le nourrit. » Or, ceux qui vivent d’aumônes se présentent
souvent à la table des autres, bien plus, ils vivent toujours de la table des
autres. Ils sont donc inéluctablement des flatteurs. Ceux qui se placent dans
la situation de devoir vivre des aumônes des autres pèchent donc.
7.
De même, recevoir ne peut être l’acte d’une autre vertu que la libéralité qui
respecte le milieu entre donner et recevoir. Or, celui qui est libéral reçoit
seulement afin de donner, comme dit le Philosophe dans Éthique, IV. Ceux
qui passent leur vie à toujours recevoir vivent donc d’une manière opposée à la
libéralité et répréhensible.
8.
De même, Augustin, dans le livre Sur le travail des moines, reprend
certains religieux qui voulaient vivre d’aumônes sans travailler de leurs
mains. Entre autres choses, il dit d’eux : « Selon moi, ces frères
prétendent témérairement qu’ils ont un pouvoir de ce genre », à savoir, de
vivre de l’évangile sans travailler de leurs mains. Et pourtant, ceux contre
qui il parle avaient abandonné leurs biens pour le Christ et s’adonnaient aux
œuvres spirituelles, c’est-à-dire aux prières, aux psaumes et à la parole de
Dieu, comme il est dit dans ce livre. Ceux qui abandonnent leurs biens pour le
Christ, même s’ils s’adonnent aux œuvres spirituelles, ne doivent donc pas
vivre d’aumônes.
De
même, à propos de Mc 6, 8 : Il leur ordonna de ne rien
apporter en route qu’un bâton, la Glose dit : « Par bâton, il
entend le pouvoir de recevoir le nécessaire de la part des subordonnés. »
Or, avoir des subordonnés n’appartient qu’aux prélats. Ces religieux, qui ne
sont pas des prélats, ne peuvent donc recevoir des fidèles ce qui est
nécessaire à leur entretien.
9.
De même, ce qui est prévu en dédommagement du travail n’est pas dû à ceux qui
ne travaillent pas. Or, vivre à même les biens des fidèles a été prévu par le
Seigneur en dédommagement pour ceux qui travaillent à l’évangile, comme cela
ressort clairement de 1 Co 9, 7 et
2 Tm 2, 6 : C’est au cultivateur, etc. Tout au moins
ceux qui ne travaillent pas à l’évangile ne peuvent-ils donc recevoir des
frais.
10.
De même, l’Apôtre ne voulait pas recevoir de frais de subsistance de la part
des Corinthiens afin d’enlever une occasion aux faux apôtres, comme cela ressort
clairement de 2 Co 11, 12‑13. Or, maintenant, nombreux
sont ceux qui vivent honteusement d’aumônes. Au moins pour leur enlever
l’occasion, les religieux doivent donc s’abstenir d’aumônes. C’est pourquoi
Augustin dit dans le livre Sur le travail des moines : « La
raison pour vous est la même qu’elle était pour l’Apôtre d’enlever l’occasion à
ceux qui cherchent une occasion. »
11.
De même, l’Apôtre ne recevait pas de contribution des païens afin qu’ils ne subissent
un scandale pour la foi. C’est ainsi qu’à propos de Lc 8, 3 : Et
les autres, nombreuses, qui les servaient, etc., la Glose dit :
« La coutume ancienne était, chez les Juifs, et elle n’entraînait pas de
faute, que les femmes entretenaient et habillaient à leurs frais les docteurs,
mais parce que cela pouvait provoquer un scandale chez les païens, Paul
rappelle qu’il s’en est abstenu. » Et on trouve la même chose en
1 Co 9, 4s. Or, maintenant aussi, beaucoup sont scandalisés par
le fait que des religieux veulent vivre d’aumônes sans travailler de leurs
mains. Au moins en raison du scandale, ceux-ci doivent donc s’abstenir
d’aumônes. C’est ainsi qu’Augustin dit dans le livre Sur le travail des
moines : « Dans votre méditation, s’enflammera le feu qui vous
fera remplacer les actions mauvaises par de bonnes actions, afin d’enlever
l’occasion des foires honteuses par lesquelles votre réputation est atteinte et
un scandale est donné aux faibles. Ayez donc pitié, compatissez et montrez aux
hommes que vous ne vivez pas facilement dans l’oisiveté, mais que vous cherchez
le royaume de Dieu par un chemin étroit et escarpé. »
12.
De même, si des religieux qui sont en santé et robustes peuvent vivre d’aumônes
sans travailler de leurs mains, pour la même raison d’autres le pourront. Or,
si tous voulaient mener une telle vie, toute vie humaine disparaîtrait. En
effet, on ne trouverait pas d’artisans qui prépareraient ce qui est nécessaire
pour l’usage des hommes. Il ne faut donc soutenir d’aucune manière que des religieux
en santé et robustes peuvent vivre d’aumônes.
13.
De même, dans les Conférences des pères, sont invoquées ces paroles
tirées d’une réponse d’Antoine s’adressant à quelqu’un : « Sache que
tu ne commets pas un tort plus léger que celui dont nous avons parlé plus haut,
toi qui, alors que tu as un corps sain et robuste, subsistes grâce aux
ressources d’un autre, qui ont été à juste titre attribuées à ceux-là seuls qui
sont malades. » Ceux qui ne sont pas malades ne doivent donc pas vivre
d’aumônes.
14.
De même, Jérôme [écrit] au prêtre Marc : « Je n’ai rien pris à
personne, je ne reçois rien alors que suis oisif, nous cherchons chaque jour
notre nourriture à notre propre sueur, en sachant qu’il a été dit par
l’Apôtre : Que celui qui ne travaille pas ne mange pas ! » Il n’est donc pas permis de vivre d’aumônes
sans travailler de ses mains.
En outre, [leurs adversaires]
s’efforcent de montrer que, même si [des religieux] pouvaient d’une certaine
façon vivre des aumônes spontanément offertes, ils ne doivent cependant pas
demander l’aumône en mendiant, car, en Dt 15, 4, il est dit : Il n’y
aura aucun indigent ni mendiant parmi vous. Il est donc défendu de mendier
pour celui qui peut vivre par d’autres moyens.
2. De même, il est dit dans
Ps 37[36], 25 : Je n’ai pas vu le juste abandonné ni sa descendance
chercher du pain. Ceux qui cherchent leur pain en mendiant ne sont donc pas la descendance
du juste, à savoir, du Christ.
3. De même, l’imprécation que la
Sainte Écriture adresse à quelqu’un ne convient pas aux justes. Or, la
mendicité en fait partie. C’est ainsi qu’il est dit dans
Ps 109[108], 10 : Que ses fils errent et qu’ils mendient ! La mendicité ne
convient donc pas aux parfaits.
4. De même, à propos de
1 Th 4, 11 : Travaillez de vos mains comme nous vous l’avons
ordonné, afin de mener une vie honorable aux yeux de ceux du dehors et de ne désirer
rien qui appartient à un autre, la Glose dit : « Comme s’il était
nécessaire de travailler et de ne pas rester dans l’oisiveté, parce que cela
est honorable et pour ainsi dire une lumière pour les incroyants ; et vous
ne désirerez pas le bien d’un autre, ni ne le demanderez, ni n’en prendrez
quelque chose. » Il faut donc plutôt travailler de ses mains que demander
quelque chose par la mendicité.
5. De même, à propos de
2 Th 3, 10 : Si quelqu’un ne veut pas travailler, etc., la Glose dit :
« Il veut que les serviteurs de Dieu travaillent corporellement pour vivre,
afin qu’ils ne soient pas forcés de demander le nécessaire à cause de leur
indigence. » Ils doivent donc plutôt travailler de leurs mains que demander
le nécessaire en mendiant.
6. De même, Jérôme [écrit] au prêtre
Népotien : « Ne demandant jamais, n’acceptons que rarement lorsqu’on
nous le demande. En effet, il y a plus de bonheur à donner qu’à
recevoir. » Il n’est donc pas permis aux serviteurs de Dieu de demander le
nécessaire pour vivre en mendiant.
7. De même, la faute qui est plus
sévèrement punie est certainement plus grave, comme on le lit dans le Décret,
C. 24,
q. 1, c. 21, Non afferamus stateras dolosas. Or, selon le droit
civil, le mendiant en santé est très sévèrement puni s’il est dénoncé, car s’il
est de condition servile, il devient l’esclave de celui qui le dénonce, et s’il
est libre, il devient son paysan à perpétuité, Codex, De mendicantibus validis, lex 1. Les religieux
qui sont en santé pèchent donc gravement en mendiant.
8. De même, dans le troisième livre
de Sur le travail des moines, Augustin dit contre les religieux
qui mendient : « L’ennemi très rusé a répandu tant d’hypocrites sous
l’habit des moines, qui vont par les provinces sans jamais avoir été envoyés,
jamais stables, ne se tenant jamais debout et ne s’assoyant jamais. » Et
plus loin : « Tous demandent, tous exigent les dépenses d’un
dénuement avantageux ou le prix d’une sainteté simulée. » Il semble donc
que la vie des religieux mendiants doive être rejetée.
9. De même, ce dont on rougit
naturellement semble posséder en soi quelque chose de honteux, puisque
l’embarras ne concerne que ce qui est honteux, comme le dit [Jean] Damascène.
Or, demander ou mendier fait naturellement rougir l’homme, et d’autant plus
qu’il a une meilleure nature. C’est ainsi qu’Ambroise dit, dans le livre Sur les
offices, que « l’embarras de demander trahit les hommes libres de
naissance», et le Philosophe dit de celui qui est libéral, dans Éthique,
IV,
qu’il n’est pas «demandeur». Mendier est donc honteux en soi, et ainsi celui
qui peut vivre autrement ne doit aucunement mendier.
10. De même, à propos de
2 Co 9, 7 : [Dieu aime] celui qui donne en souriant, etc., la Glose dit :
« Celui qui donne pour éviter l’ennui de celui qui importune, et non pour
apaiser l’estomac de celui qui en a besoin, perd à la fois son bien et son
mérite. » Or, on donne souvent aux mendiants de cette manière, car les
mendiants provoquent l’ennui en demandant. Même si certains peuvent vivre
d’aumônes, ils ne devraient cependant pas mendier.
En outre, ils s’efforcent de montrer
que les religieux, même ceux qui prêchent, ne doivent pas vivre d’aumônes ni
demander d’aumônes. En effet, l’Apôtre dit en 1 Th 2, 5 : Nous
n’avons jamais recouru à une parole flatteuse, comme vous le savez. Or, il faut que les
prédicateurs qui mendient et vivent d’aumônes flattent ceux qui les font vivre,
ce qui ressort clairement de la Glose à propos de Mt 21, 17 : Les
ayant laissés, il s’en alla, etc. : « Parce qu’il était
pauvre et n’était flatté par personne, il ne trouva personne pour le recevoir
dans une si grande ville, mais il fut accueilli chez Lazare. » Et
pourtant, il était un prédicateur tellement considéré que, comme le dit la
Glose à propos de Lc 21, 38 : Tout le peuple se pressait dès le
matin dans le Temple pour l’entendre : « C’est-à-dire qu’il se dépêchait
de venir dès le matin. » Et il est dit en 1 Co 4, 11 :
Jusqu’à cette heure, nous avons eu faim et soif, et nous sommes
nus : « En effet, ceux qui prêchent la vérité librement et sans
flatterie et reprochent leurs actions aux gens de mauvaise vie ne sont pas bien
accueillis par les hommes. » Les prédicateurs ne doivent donc pas chercher
leur subsistance à partir d’aumônes.
2. De même, à propos de
1 Th 2, 5 : Nous n’avons pas non plus été occasion de
cupidité, Dieu nous en est témoin, la Glose dit : « Je ne
dis pas : “[Je n’ai pas été] cupide”, mais je n’ai rien fait ni dit qui
fût occasion de cupidité. » Or, ceux qui demandent que des aumônes leur
soient données font quelque chose où se trouve une occasion de cupidité. Les
prédicateurs ne doivent donc pas faire cela.
3. De même,
2 Co 12, 14 [dit] : Je ne serai pas un poids pour
vous : en effet, je ne cherche pas vos biens, mais vous-mêmes. Et la Glose dit, à
propos de Ph 4, 17 : Car je ne cherche pas un don, mais je demande un
fruit : « Le don est la chose même qui est donnée, comme l’argent, la
boisson, la nourriture et les choses de ce genre ; mais le fruit, ce sont
les bonnes actions et la volonté droite de celui qui donne. » Les vrais
prédicateurs ne doivent donc pas rechercher des choses temporelles de la part
de ceux à qui ils prêchent, et ainsi ils ne doivent pas vivre de mendicité.
4. De même, à propos de
2 Tm 2, 6 : Celui qui cultive la terre, etc., la Glose dit :
« L’Apôtre veut que l’évangélisateur comprenne qu’accepter le nécessaire
de ceux chez qui il se bat pour Dieu ou qu’il paît comme un troupeau, n’est pas
de la mendicité mais un pouvoir. » Il ressort ainsi clairement que vivre
de l’évangile relève d’un pouvoir, et non de la mendicité. Or, ce pouvoir
n’appartient qu’aux prélats. Les autres prédicateurs qui ne sont pas prélats ne
doivent donc pas vivre de l’évangile par la mendicité.
5. De même, l’Apôtre, en
1 Co 9, 8s, voulant montrer qu’il pouvait lui-même vivre à même
les ressources des fidèles, démontre d’abord qu’il est apôtre. Ceux qui ne sont
pas apôtres ne peuvent donc pas vivre à même les ressources des fidèles. Or,
les religieux qui prêchent ne sont pas des apôtres puisqu’ils ne sont pas des
prélats. Donc, etc.
6. De même, à propos de
1 Th 2, 7 : Alors que nous pouvions vous être à charge en
tant qu’apôtres du Christ, la Glose dit : « Il donne un tel poids à
la question des faux [apôtres] qu’il dit s’abstenir, alors qu’il lui serait
permis de demander une aide, afin de modérer ceux qui n’avaient ni pouvoir ni
honte de demander. Il appelle charge ce qui était dû au pouvoir apostolique, en
raison des faux apôtres qui, en se prévalant indûment de cela, ont des exigences
importunes à l’égard des gens. » Il ressort ainsi clairement que les
prédicateurs qui exigent leur subsistance de la part des gens alors qu’ils ne
sont pas des apôtres, c’est-à-dire des prélats, doivent être considérés comme
de faux apôtres. Il n’est donc pas permis au prédicateur qui n’est pas prélat
de mendier.
7. De même, les prédicateurs qui ne
sont pas prélats, et qui cherchent à obtenir leur subsistance de ceux à qui ils
prêchent, ou bien cherchent ce qui est dû, ou bien ce qui ne leur est pas dû.
S’il s’agit de quelque chose qui leur est dû, ils peuvent donc l’exiger au
titre d’un pouvoir et de manière contraignante, ce qui est manifestement faux.
Mais si cela ne leur est pas dû, ils le demandent donc de manière indue et
injuste, et ainsi ils doivent être considérés comme de faux [prédicateurs],
comme cela ressort clairement de la glose invoquée plus haut.
8. De même, les prélats qui
reçoivent les dîmes et les offrandes des gens sont tenus de s’occuper d’eux au
spirituel. Si donc d’autres sont envoyés par des évêques pour assurer un
service au spirituel, une injustice est faite au peuple s’ils reçoivent leur
subsistance du peuple, puisque ce sont plutôt les évêques qui sont tenus de
voir à leurs besoins.
9. De même, les prélats qui en
envoient certains prêcher sont tenus de leur assurer le nécessaire, comme on le
lit dans les Décrétales, I, t. 31, c. 35, « De officio
ordinarii », Inter caetera. Si donc les prédicateurs envoyés
par des évêques exigent leur subsistance d’autres personnes, cela devient pour
elles un poids, et ainsi [les prédicateurs] ne doivent pas recevoir de frais de
la part d’autres personnes.
10. De même, dans Mt 23, 14, le
Seigneur dit contre les pharisiens : Malheur à vous, scribes et
pharisiens hypocrites, qui mangez la maison des veuves en faisant de longues
prières. Ceux qui, sous prétexte de prière ou de prédication ou de quelque chose
de ce genre, demandent des aumônes semblent donc être pareillement répréhensibles.
11. De même, en Mt 10, 11,
le Seigneur dit aux disciples envoyés prêcher : En chaque
ville ou bourg où vous entrerez, demandez qui y est digne. La Glose dit :
« Un hôte doit être choisi sur le témoignage des voisins, de sorte que sa
mauvaise réputation ne fasse pas de tort au prédicateur. » Et une autre
glose dit : « Celui-là est digne qui sait qu’il reçoit un présent
plutôt qu’il n’en donne. » Au moins dans ce cas, il semble donc
répréhensible que [les religieux] se tournent parfois vers des pécheurs riches
et vers ceux qui ne considèrent pas cela comme un présent.
12. De même, quiconque reçoit
quelque chose en retour d’un bien spirituel encourt le crime de simonie, soit
qu’il demande, comme Giézi, soit qu’il reçoive ce qui leur est offert sans
avoir été demandé, comme Élisée ne voulut pas recevoir quelque chose de Naaman,
2 R 4, et qu’il le reçoive avant ou après, comme cela ressort
clairement de ce qu’on trouve dans le Décret, C. 1, q. 1,
c. 21, Eos. Or, celui qui prêche au peuple confère des réalités
spirituelles. Il ne lui est donc pas permis de recevoir de lui des biens
temporels avant ou après, ni en demandant ni en recevant des offrandes.
13. De même, à propos de
1 Th 5, 22 : Abstenez-vous de toute apparence de mal, la Glose dit :
« Si quelqu’un soutient qu’il y a apparence de mal, même s’il n’y a pas mal,
n’agissez pas de manière précipitée. » Or, le fait qu’un prédicateur
cherche des choses temporelles auprès de ceux à qui il prêche prête à une
apparence de mal. Aussi, à propos de 2 Co 12, 14 : Je ne
cherche pas vos biens, mais vous-mêmes, la Glose dit-elle :
« L’Apôtre ne cherchait pas un don mais un fruit, afin qu’on ne le
considère pas comme un vendeur de l’évangile. » Les prédicateurs ne
doivent donc pas chercher leur subsistance auprès de ceux à qui ils prêchent.
En outre, ils s’efforcent de montrer
que des aumônes ne doivent pas être données à ces gens-là, car, à propos de
Lc 14, 13 : Lorsque tu donnes un banquet, invite des
pauvres, des infirmes, des boiteux et des aveugles, la Glose dit :
« De qui tu ne peux rien attendre dans le monde présent. » Or, on
peut espérer beaucoup de choses de la part de ces mendiants qui sont en santé
et robustes, puisqu’ils sont souvent des familiers des puissants. Il ne faut
donc pas donner d’aumônes à ces gens-là.
2. De même, Augustin [écrit] au
donatiste Vincent : « Le pain est plus utilement enlevé à celui qui a
faim s’il néglige la justice parce qu’il est assuré de sa nourriture, que si le
pain est rompu pour lui afin qu’il donne son assentiment parce qu’il est attiré
par l’injustice. » Or, celui qui ne veut pas travailler corporellement
pour gagner sa vie alors qu’il le peut, ou qui peut obtenir par ailleurs de
quoi vivre sans péché, s’il demande sa subsistance, agit injustement, comme on
peut le démontrer par plusieurs choses qui ont été invoquées plus haut. Le pain
doit donc être enlevé aux gens de cette sorte.
3. De même, à propos de
Lc 6, 30 : Donne à quiconque te demande, la Glose dit :
« [Donne] une chose ou une correction. », et pareillement, à propos
de Mt 5, 42 : Donne à qui te demande, la Glose dit :
« Donne-lui, de telle sorte cependant qu’il ne nuise ni à toi ni à un
autre. En effet, la justice doit être pondérée. Tu donneras ainsi à quiconque
te demande, et même si ce n’est pas ce qu’il demande, mais mieux lorsque tu
corrigeras celui qui demande injustement. » Or, celui qui peut travailler
de ses mains, s’il demande qu’une aumône lui soit donnée, il la demande injustement,
comme on l’a démontré. On doit donc plutôt lui donner une correction que la
chose demandée, afin qu’il soit détourné d’une demande injuste.
4. De même, Augustin [écrit] au
donatiste Vincent : « Souvent les méchants ont persécuté les bons et
les bons les méchants, ceux-là en leur nuisant par une injustice et ceux-ci en
les aidant par une correction. » Les bons peuvent donc persécuter les méchants
pour cause de correction. Or, c’est une persécution que d’enlever le pain à
quelqu’un. Le pain doit donc être enlevé à certains qui sont méchants afin
qu’ils soient corrigés, et surtout s’ils pèchent en demandant leur pain. Or,
ceux qui mendient alors qu’ils sont en santé pèchent, même s’ils prêchent,
comme on l’a démontré. Le pain doit donc être enlevé à ces gens-là.
5. De même, Ambroise [écrit] dans le
livre Sur les fonctions : « La faiblesse doit être
prise en compte lorsqu’on donne – à savoir, celle de celui à qui on donne.
Parfois aussi la honte qui trahit les hommes libres de naissance, de sorte
qu’on donne davantage aux gens âgés qui ne peuvent plus chercher de quoi vivre.
De même encore, il faut plutôt venir en aide à la faiblesse du corps, même si
quelqu’un est tombé dans le dénuement alors qu’il était riche, et surtout s’il
a perdu ce qu’il avait sans faute de sa part, mais à cause d’un brigandage,
d’une proscription ou de calomnies. » Il ressort ainsi clairement que, parmi
ceux à qui des aumônes doivent être données, il faut prendre en compte s’ils
sont faibles de corps ou honteux parce qu’ils ont perdu leurs biens à cause
d’un brigandage ou d’une proscription. Or, les pauvres en bonne santé qui
s’exposent à mendier ne sont pas tels. Il ne faut donc pas leur donner
d’aumônes.
6. De même, les aumônes sont
ordonnées à soulager le besoin. Il faut donc donner davantage à celui qui est
davantage dans le besoin. Or, ceux qui ne peuvent chercher leur subsistance par
leur propre travail ou l’obtenir d’une autre manière sont davantage dans le besoin,
que ceux ces gens qui peuvent l’obtenir d’une autre manière. Aussi longtemps
qu’on trouvera des plus indigents, [des aumônes] ne doivent donc pas être
données à ces gens.
7. De même, faire l’aumône est un
acte de miséricorde. Des aumônes ne doivent donc être faites qu’à ceux qui sont
misérables. Or, ceux qui s’exposent volontairement à la mendicité ne sont pas
tels, mais ceux-là seulement qui tombent involontairement dans un état de
mendicité, car, comme le Philosophe le dit dans Éthique, III, ce qui est
involontaire mérite la miséricorde et le pardon. Il ne faut donc pas faire
l’aumône aux pauvres mentionnés plus haut.
8. De même, comme le dit Augustin,
« puisque tu ne peux être utile à tous, il faut s’occuper surtout de ceux
qui, par des circonstances de lieu, de temps ou de n’importe comment, te sont
plus étroitement liés comme par un destin. » Or, les consanguins, les voisins
et les autres familiers sont le plus étroitement liés. Des aumônes ne doivent
donc pas être faites à des étrangers aussi longtemps que peuvent se trouver des
indigents à qui on peut en faire.
Après avoir vu ces choses, afin que
cette position ne paraisse pas récente, nous montrerons que cette erreur a
débuté à l’époque de l’Église primitive. En effet, il est dit en
3 Jn 9‑10 : Mais Diotréphès, qui est avide d’y occuper la
première place, ne nous reçoit pas. Et plus bas : Et non
satisfait de cela, il ne reçoit pas non plus les frères – Glose :
« Dans le besoin » ‑ et ceux qui les reçoivent, il les en empêche – Glose :
« De faire preuve de compassion »‑, et les expulse de l’église – Glose :
« De l’endroit où ils se réunissent ». Et une autre glose dit au même
endroit : « Tu dois persévérer dans l’aumône, car je comprends qu’elle
a une telle utilité que j’aurais écrit non seulement à toi, mais à toute
l’église pour faire l’éloge de l’aumône, mais je me suis retenu, car
Diotréphès, un hérésiarque de cette époque, en enseignant des nouveautés,
usurpait la première place en sa propre faveur. » Or, sa doctrine
hérétique consistait en ce qu’il interdisait qu’on fasse preuve de compassion
envers les frères étrangers en déplacement à même ses propres biens, comme cela
ressort clairement du texte et de la Glose au même endroit. Cette erreur est
aussi réapparue chez Vigilantius, comme cela ressort clairement de la lettre de
Jérôme contre Vigilantius, où il dit : « De plus, on m’a fait part
dans ces mêmes lettres que, à l’encontre de l’autorité de l’apôtre Paul, bien
plus, de Pierre, de Jean et de Jacques, qui ont donné leur main droite à Paul,
en union avec Barnabé, et leur ont ordonné de se souvenir des pauvres, tu
interdis que certains secours soient envoyés à Jérusalem pour venir en aide aux
saints. »
Voulant donc écarter cette erreur,
nous procéderons de cette manière :
Que les pauvres qui abandonnent tout
pour le Christ peuvent vivre d’aumônes, cela est démontré d’abord par l’exemple
du bienheureux Benoît, que raconte le bienheureux Grégoire dans le livre des Dialogues,
II.
Pendant trois ans, vivant dans une grotte, il se nourrit de ce qui lui était
apporté par un moine romain, après avoir abandonné sa maison et ses parents, et
alors qu’il était en santé, on ne lit pas qu’il ait cherché à vivre du travail
de ses mains.
De même, il est dit dans le Décret,
C. 1, q. 2,
c. 9, Sacerdos, que « celui qui a tout abandonné à ses
parents, l’a distribué aux pauvres ou l’a joint aux biens de l’Église, et s’est
placé parmi les pauvres par amour de la pauvreté, accepte non seulement sans
cupidité, mais avec une louable piété ce qui est donné par le peuple et
administre fidèlement ce qu’il a accepté, afin de venir ainsi au secours des
pauvres et de vivre lui-même comme un pauvre volontaire ». Il est donc clair
que le pauvre volontaire, qui a abandonné tous ses biens pour le Christ, peut
vivre d’aumônes qui sont données aux pauvres par le peuple.
De même, un homme doit plutôt
s’abstenir d’un bien dont il peut s’abstenir sans pécher, que commettre un
péché. Si donc ceux qui sont en santé pèchent en recevant des aumônes, ils
devront plutôt s’abstenir de toutes les autres occupations, aussi bonnes
soient-elles, plutôt que de recevoir des aumônes. Or, cela se révèle faux par
ce que dit Augustin dans le livre Sur le travail des moines, à savoir que les
serviteurs de Dieu qui travaillent aussi de leurs mains «doivent avoir des
pauses – pendant lesquelles ils cessent le travail manuel ‑ pour
apprendre ce qu’ils pourront se remémorer. Pour cela, en effet, les bonnes actions
des fidèles ne doivent pas faire défaut pour contribuer au nécessaire, de sorte
que les heures qu’ils passent à instruire leur esprit, pendant lesquelles ils
ne peuvent accomplir ces œuvres corporelles, ne les acculent au
dénuement. » Il ressort donc aussi clairement qu’Augustin n’entend pas que les moines
travaillent de leurs mains pour chercher toute leur subsistance par le travail
manuel, car, s’ils faisaient cela, il ne resterait pas de temps libre pour les
œuvres spirituelles.
De même, Augustin, parlant dans le
même livre d’un riche qui donne ses biens à un monastère, dit qu’il agit bien
en travaillant de ses mains pour donner l’exemple à d’autres, quoique les biens
communs des frères du monastère doivent le dédommager en assurant sa subsistance.
«Mais s’il ne veut – travailler de ses mains ‑, qui osera le
forcer ? » Il ressort ainsi clairement que celui qui donne ses biens
à un monastère peut vivre des biens du monastère sans travailler de ses mains.
Or, comme l’ajoute aussitôt le même Augustin, puisqu’il n’existe qu’une seule
communauté des chrétiens, l’endroit où il aura laissé ses biens ou ceux dont il
recevra le nécessaire pour vivre ne fait pas de différence. Ceux qui ont
abandonné tout ce qu’ils possédaient pour le Christ peuvent donc recevoir de
n’importe qui ce dont ils pourront vivre.
De même, le propos que quelqu’un a
de cesser ce qui est mal en soi n’enlève pas à cette action la raison de péché,
bien que le péché soit peut-être amoindri. Si donc vivre d’aumônes est en soi
un péché pour un pauvre en bonne santé, ceux qui veulent vivre d’aumônes alors
qu’ils sont en bonne santé au moment où sont faites les aumônes, bien qu’ils
aient parfois l’intention de vivre autrement, ne seront pas exempts de péché.
Conformément à cela, les pèlerins qui vivent d’aumônes et qui sont en bonne
santé pèchent donc, de même que ceux qui leur imposent de tels pèlerinages, ce
qui est absurde.
De même, s’adonner à la
contemplation divine est plus louable que s’adonner à l’étude de la
philosophie. Or, certains, pour s’adonner à l’étude de la philosophie, vivent
d’aumônes pour un temps. Pour s’adonner à la contemplation, certains peuvent
donc vivre d’aumônes pour un temps en s’abstenant de travail manuel. Or,
s’adonner à la contemplation divine en tout temps est plus louable que de fixer
à l’avance un temps déterminé pour cela. Certains peuvent donc, pour s’adonner
à la contemplation pendant toute la durée de leur vie, vivre d’aumônes en
s’abstenant de travail manuel.
De même, la charité du Christ rend
davantage toutes choses communes que l’amitié politique. Or, si quelqu’un me
donne quelque chose par amitié, je peux l’utiliser librement comme il me plaît.
À bien plus forte raison, je peux donc vivre de ce qui m’est donné par la
charité du Christ.
De même, celui qui peut accepter ce
qui est plus grand peut accepter ce qui est plus petit. Or, les religieux
peuvent accepter un revenu de mille marcs et en vivre sans travailler de leurs
mains, autrement beaucoup de religieux ayant de grands biens seraient dans un
état de damnation ; et, pour la même raison, beaucoup de clercs séculiers
n’ayant pas charge d’âmes, qui vivent des biens de l’Église qui proviennent
d’aumônes. Il est donc ridicule de dire que des religieux pauvres ne peuvent
accepter de petites aumônes et en subsister sans travailler de leurs mains.
De même, les pauvres malades sont
davantage trompés si est donné à d’autres ce qui leur est dû et destiné, que si
est donné à d’autres ce qui ne leur est pas dû. Or, les fruits des biens
ecclésiastiques sont destinés à être donnés aux pauvres, comme cela est clair
d’après le Décret, C. 12, q. 1, c. 16, Videntes.
Aussi
est-il dit dans C. 1, q. 2, c. 6, Clericos, et c. 8, Si
quis, que
les clercs, qui peuvent être aidés par les biens de leurs parents, ne peuvent
sans péché vivre des biens de l’Église, par lesquels la subsistance des pauvres
doit être assurée. Il semblerait donc que les pauvres seraient davantage
trompés si certains, qui ne travaillent pas de leurs mains alors qu’ils sont en
santé, vivent des biens de l’Église, que si les pauvres du Christ vivent de ce
qui est offert par les fidèles à même leurs propres biens, et qui n’est pas
destiné aux pauvres. Si donc les premiers pauvres ne trompent pas, encore bien
moins les seconds.
Beaucoup de choses qui ont déjà été
dites lorsqu’il a été traité du travail manuel vont aussi dans le même sens.
En deuxième lieu, il faut maintenant
montrer que même les prédicateurs, bien qu’ils ne soient pas prélats, peuvent
accepter de ceux à qui ils prêchent des aumônes pour vivre. En effet, l’Apôtre
dit en 1 Co 9, 7 : Qui combat jamais à ses propres
frais ? Qui plante une vigne sans manger de son fruit ? Qui paît le
troupeau sans se nourrir du lait du troupeau ? Il invoque tous ces
exemples et d’autres encore, comme le dit la Glose, pour montrer que les
apôtres « ne s’appropriaient pas plus que leur dû, mais comme le Seigneur
l’a établi pour ceux qui vivaient de l’évangile, mangeaient gratuitement le
pain qui leur était donné par ceux à qui ils prêchaient gratuitement l’évangile ».
Or, il est clair que, en raison de leur travail, leur subsistance est due au
soldat, au planteur d’une vigne et au pasteur d’un troupeau parce qu’ils
travaillaient à cette entreprise. Ainsi donc, comme ne travaillent pas seulement
à l’évangile les prélats, mais aussi tous ceux qui prêchent légitimement, les
deux peuvent accepter de ceux à qui ils prêchent ce de quoi ils pourront
subsister.
De même, l’Apôtre démontre que les
apôtres pouvaient accepter des biens temporels de ceux à qui ils prêchaient parce
qu’ils semaient chez eux des biens spirituels, car il n’est pas étonnant que
celui qui donne de grandes choses en reçoive de petites. C’est ainsi qu’il dit,
dans le même chapitre (1 Co 9, 11) : Si nous
semons chez vous des biens spirituels, est-ce beaucoup que nous récoltions vos
biens charnels ? Or, les prélats prêchent les mêmes réalités spirituelles que d’autres
en vertu de leur autorité. Même ceux-ci peuvent donc accepter de ceux à qui ils
prêchent des biens charnels dont ils puissent vivre.
De même, dans le même chapitre, à
propos de ce que dit l’Apôtre : Le Seigneur a ordonné à ceux qui annoncent
l’évangile de vivre de l’évangile, la Glose dit : « Il a
fait cela raisonnablement afin qu’ils soient plus disponibles pour prêcher la
parole de Dieu. » Or, il faut que tous ceux qui sont assignés pour prêcher
soient disponibles pour prêcher, qu’ils soient prélats ou qu’ils prêchent en
vertu de l’autorité des prélats. L’ordre du Seigneur qu’ils vivent de
l’évangile s’étend donc aussi à ceux qui ne sont pas prélats. Ce qui ressort
aussi clairement des paroles mêmes de l’Apôtre. En effet, il ne dit pas : Ceux
qui ont une autorité ordinaire [31], mais
simplement : Ceux qui annoncent [l’évangile].
De même, en Lc 10, 7, le
Seigneur dit, en envoyant ses disciples prêcher : Demeurez
dans la même maison en mangeant et en buvant ce qu’il y a chez eux ; en
effet, l’ouvrier mérite son salaire. Il ressort ainsi clairement que
sa subsistance est due au prédicateur comme un salaire de la part de ceux à qui
il prêche, comme cela ressort clairement de la Glose, qui dit au même
endroit : « Remarque que, pour une seule action des prédicateurs,
sont dues deux récompenses : l’une en cette vie, qui nous soutient dans le
travail, l’autre dans la patrie, qui nous rémunère lors de la résurrection. »
Or, le salaire n’est pas dû au pouvoir, à l’autorité ou à l’habitus, mais à
l’acte, car nous ne méritons que par des actes. Aussi le Philosophe lui-même
dit-il, dans Éthique, I : « De même que, lors des jeux, ce ne
sont pas les meilleurs et les plus forts qui sont couronnés, mais ceux qui
combattent, de même, à juste titre, ceux qui, durant leur vie, agissent bien
deviennent-ils illustres. » Et c’est aussi ce que dit l’Apôtre en
2 Tm 2, 5 : Ne sera couronné que celui qui aura combattu
loyalement. Ceux qui prêchent, qu’ils soient prélats ou non, pourvu qu’ils
prêchent, peuvent donc vivre légitimement de l’évangile.
De même, ceux qui sont envoyés par
les prélats travaillent plus à l’évangile que ceux qui sont envoyés par leur
collège, ou qui les envoient par la volonté des prélats. Or, les prédicateurs
qui sont envoyés en tant que membres de leur collège, peuvent vivre d’aumônes
reçues de ceux à qui l’évangile est prêché, ce qui ressort clairement de
Rm 15, 26 : En effet, les Macédoniens et les Achaïens ont
bien voulu faire une collecte pour les pauvres parmi les saints qui demeurent à
Jérusalem. Ils l’ont bien voulu et ils le leur devaient, car si les païens ont
participé à leurs biens spirituels – Glose : « À ceux des
Juifs qui leur ont envoyé des prédicateurs depuis Jérusalem » ‑, ils
doivent, à leur tour, les servir de leurs biens charnels. Or, on n’entend pas
ces pauvres des apôtres seulement, car il n’était pas nécessaire pour les seuls
apôtres, qui étaient au nombre de douze et se satisfaisaient d’une maigre
subsistance, de faire des collectes dans toutes les églises, surtout qu’ils recevaient
leur subsistance de ceux à qui ils prêchaient, comme cela est clair dans
1 Co 9, 14. À bien plus forte raison donc, ceux qui prêchent,
bien qu’ils ne soient pas des prélats mais soient envoyés par des prélats,
peuvent-ils vivre de l’évangile.
De même, ceux qui prêchent sur ordre
des prélats coopèrent davantage avec les prélats pour la prédication de
l’évangile que ceux qui leur sont soumis pour d’autres ministères. Or, les
prélats peuvent recevoir des contributions lorsqu’ils prêchent l’évangile, non
seulement pour eux-mêmes, mais pour leur famille, qui est à leur service. À
bien plus forte raison donc, ceux qui annoncent l’évangile par mandat des prélats
peuvent-ils vivre de l’évangile.
De même, celui qui dépense sans
remboursement pour ce à quoi il n’est pas tenu, ne peut pas moins recevoir en
retour que celui qui dépense pour ce à quoi il est tenu. Or, les prélats sont
obligés de s’occuper de populations en matière spirituelle. C’est ainsi que
l’Apôtre dit en 1 Co 9, 16 : Car si j’annonce l’évangile, ce
n’est pas pour moi une gloire, puisque c’est pour moi une nécessité. Malheur à
moi, en effet, si je n’annonce pas l’évangile ! Ceux qui ne sont pas
prélats et n’ont aucune obligation envers une population ne peuvent donc pas
recevoir moins au temporel de ceux à qui il prêchent légitimement.
De même, Augustin dit, dans le livre
Sur le travail des moines : « S’ils sont des évangélistes
– les religieux ‑, j’affirme qu’ils ont le pouvoir » de vivre des
contributions des fidèles. Or, non seulement les prélats sont des évangélistes,
mais [le sont] tous ceux qui peuvent évangéliser, même les diacres. C’est ainsi
que l’Apôtre dit en Ep 4, 11 : Il a fait de certains des apôtres,
d’autres des prophètes, d’autres des évangélistes, d’autres des pasteurs et des
docteurs, en faisant une distinction entre évangélistes [d’une part], et pasteurs
et apôtres [d’autre part], par lesquels on entend les prélats. Tous ceux qui
prêchent l’évangile, qu’ils soient prélats ou non, peuvent donc vivre de
l’évangile.
De même, parmi toutes les
occupations d’Église, l’occupation de ceux qui annoncent la parole de Dieu est
la plus digne. C’est ainsi que le Christ montre qu’il est venu pour cela,
Mc 1, 38. Il est aussi indiqué qu’Isaïe a été envoyé pour cela,
Is 61, 1 : Il m’a envoyé évangéliser les pauvres, et pour cela aussi
Paul dit qu’il a été envoyé, 1 Co 1, 17 : En
effet, le Christ ne m’a pas envoyé baptiser, mais évangéliser. Or, ceux qui sont
impliqués dans des occupations d’Église ne doivent pas travailler de leurs
mains, mais vivre des biens de l’Église, comme le dit Augustin, dans le livre Sur le
travail des moines, en parlant de lui-même. À bien plus forte raison donc, ceux qui sont
occupés à la prédication de la parole de Dieu peuvent vivre de l’évangile sans
travailler de leurs mains.
De même, la fonction de la
prédication est plus utile que celle d’avocat. Or, les avocats qui exercent
légitimement la fonction d’avocat peuvent vivre de leur travail et de leur
fonction. À bien plus forte raison donc, les prédicateurs, qu’ils soient
prélats ou non, peuvent vivre de l’évangile, pourvu qu’ils prêchent légitimement.
De même, bien qu’on ne puisse faire
l’aumône à partir de l’usure, il a cependant été concédé aux prédicateurs de
recevoir des aumônes de la part d’usuriers, s’ils ne peuvent rester autrement
dans les terres des usuriers, la raison en étant qu’ils administrent les affaires
de ceux à qui l’usure est due lorsque, par la prédication, ils incitent les
usuriers à restituer les usures, comme le dit une décrétale, Décrétales,
V,
t. 39, c. 54. Or, ils administrent les affaires de tous, riches et pauvres,
lorsqu’ils incitent les riches à faire l’aumône aux pauvres et lorsqu’ils exhortent
les autres à d’autres actions salutaires. Ils peuvent donc recevoir
légitimement des aumônes de ceux à qui ils prêchent.
De même, nous voyons dans les arts
mécaniques que, non seulement ceux qui travaillent de leurs mains vivent
légitimement de leur art, mais aussi le sage architecte qui en dirige d’autres
sans travailler de ses mains. Or, celui qui donne un enseignement sur les mœurs
est comme un architecte par rapport à toutes les fonctions humaines, comme cela
ressort clairement de [ce que dit] le Philosophe, Éthique, I. Les prédicateurs
peuvent donc vivre de la fonction de la prédication, même s’ils ne travaillent
pas de leurs mains.
De même, la santé de l’âme doit être
préférée à la santé du corps. Or, les médecins qui prennent des mesures pour la
santé du corps, même s’ils ne font rien de leurs mains, peuvent légitimement
recevoir ce dont ils vivent. À bien plus forte raison donc, ceux qui s’occupent
du salut des âmes, même s’ils ne travaillent pas de leurs mains.
En troisième lieu, il reste
maintenant à montrer que ceux dont on a parlé peuvent non seulement vivre des
aumônes spontanément offertes, mais qu’ils peuvent aussi les demander en mendiant.
Cela est d’abord démontré par
l’exemple du Christ, au nom de qui il est dit dans Ps 40[39], 18 :
Je suis mendiant et pauvre. La Glose dit : « Le
Christ dit cela de lui-même en raison de son état de serviteur. » Et plus
loin : « Est mendiant celui qui demande à un autre ; est pauvre
celui qui ne se suffit pas à lui-même. »
De même, dans un autre psaume :
Je suis pauvre et nécessiteux (Ps 70[69], 6). La
Glose [dit] : « Je suis nécessiteux, c’est-à-dire quémandeur, et je
suis pauvre, c’est-à-dire incapable de me suffire à moi-même, car il ne possède
pas de biens de ce monde, et il reçoit intérieurement, là où il est comblé de
richesses. »
De même, dans un autre psaume :
Il a persécuté le pauvre et le mendiant (Ps 110[109], 17). La
Glose [dit] : «À savoir, le Christ.» « Persécuter les pauvres est
pure cruauté, mais d’autres souffrent parfois de la sorte à cause des richesses
et des honneurs. » Ces deux dernières gloses montrent clairement qu’il
faut entendre les paroles mentionnées de la mendicité pour les choses
temporelles.
De même, à propos de
2 Co 8, 9 : Vous connaissez la grâce de notre Seigneur, Jésus,
le Christ, car, alors qu’il était riche, il s’est fait pauvre pour vous, la Glose dit :
« Dans le monde. » Et qu’il faille en cela imiter le Christ, cela est
clair d’après la Glose, qui dit au même endroit : « Que personne ne
se méprise : le pauvre dans son réduit, riche par sa conscience, dort dans
une plus grande sécurité sur terre que le riche dans la pourpre. Ne t’effraie
donc pas, à cause de ta mendicité, de t’approcher de celui qui est revêtu de ta
pauvreté. »
De même, que le Seigneur ait demandé
expressément de quoi vivre, on le lit en Lc 19, 5, où le Seigneur dit
à Zachée : Zachée, descends vite, car aujourd’hui, il me faut demeurer
chez toi. La Glose [dit] : « Celui qui n’est pas invité invite :
même s’il n’avait pas encore entendu la voix de celui qui invitait, il avait
entendu son sentiment. »
De même, à propos de
Mc 11, 11 : Après avoir regardé tout autour, comme c’était
le soir, etc., la Glose dit : « Après avoir regardé tout autour, si
quelqu’un l’accueillerait sous son toit. Il était si pauvre et, à cause de
cela, flatté par personne, qu’il ne trouvait aucun toit dans une si grande
ville. » Il ressort ainsi clairement que le Christ était si pauvre qu’il
ne pouvait avoir de toit, mais qu’il demandait et espérait que les autres
l’accueilleraient. C’est donc un blasphème de dire qu’il n’est pas permis de
mendier.
De même, Jérôme [écrit] à Furia, à
propos de la garde du veuvage : « Chaque fois que tu étends la main,
pense au Christ, garde-toi d’accroître les richesses d’un autre alors que ton
Seigneur mendie. » Il ressort ainsi clairement que le Christ a mendié.
De même, cela est montré par
l’exemple des apôtres, à qui le Seigneur a ordonné de ne pas emporter sur la
route ce qui était nécessaire pour vivre, comme cela est clair dans Mt 10, 9‑10,
Mc 6, 8‑9 et Lc 9, 3 et 10, 4. Or, il est
évident que ceux-ci ne pouvaient prendre de force. Il est donc assez évident
qu’ils demandaient humblement ce qui était nécessaire pour vivre, ce qui est
mendier.
De même, cela est clair chez les
disciples des apôtres après la résurrection du Christ. En effet, il est dit en
3 Jn 7 : C’est pour le nom qu’ils se sont mis en route. La Glose [dit] :
« Afin de répandre le nom du Christ, ils se sont mis en route, étrangers à
leurs propres biens. » Ils allaient donc sur la route sans le nécessaire,
d’où il ressort clairement qu’ils devaient demander le nécessaire.
De même, un homme doit s’occuper de
lui-même plus que des autres. Or, l’Apôtre demandait des aumônes pour d’autres,
à savoir, pour les pauvres parmi les saints qui se trouvaient à Jérusalem
(Rm 15, 26‑27). Il est donc permis de demander des aumônes pour
ses frères ou même pour soi-même.
De même, qu’il soit permis de
mendier, cela est clair par l’exemple du bienheureux Alexis qui, après avoir
abandonné tous ses biens pour le Christ, vivait, sans travailler de ses mains,
d’aumônes qu’il demandait en mendiant, au point où il demandait des aumônes aux
serviteurs de son père qui le cherchaient, et qu’il rendait grâce à Dieu
d’avoir reçu des aumônes de ses serviteurs. Une voix venue du ciel fut un signe
de sa sainteté, qu’entendirent le pape et les empereurs Honorius et Arcadius,
ainsi que tout le peuple, alors qu’ils se trouvaient dans l’église du
bienheureux Pierre. [Cette voix] attesta que Rome tenait debout par les mérites
[d’Alexis]. Il s’illustra aussi par de nombreux miracles après sa mort. C’est
pourquoi il fut canonisé et sa fête est solennellement célébrée par l’Église
romaine.
De même, Jérôme, écrivant à Océanus
pour lui recommander Fabiola, dit qu’«elle souhaitait, après avoir également
répandu ses richesses, recevoir une petite aumône pour le Christ. » Or,
elle ne serait pas recommandée si mendier était un péché.
De même, l’Église n’ordonne pas à
quelqu’un comme pénitence ce qui est illicite. Or, pour des péchés graves, il
est ordonné à quelqu’un de partir en pèlerinage loin de son pays, sans ressources
et en mendiant. Mendier n’est donc pas illicite, mais peut être un acte de
pénitence. Et ainsi, adopter la mendicité pour le Christ relève de la perfection
de la vie, comme les autres actes de pénitence sur lesquels reposent les formes
de vie religieuse.
De même, comme ce par quoi le corps
est châtié, tels le jeûne, les veilles et les choses de ce genre, agit contre
la concupiscence de la chair, de même ce qui se rapporte à l’humiliation de
l’homme agit contre l’orgueil de l’esprit, qu’on ne doit pas moins fuir que la
concupiscence de la chair, car les péchés spirituels comportent aussi une plus
grande culpabilité, comme le dit Grégoire. Or, rien parmi les actes de
pénitence ne peut davantage rendre un homme humble et méprisable que le fait de
mendier ; c’est la raison pour laquelle tout homme rougit naturellement de
mendier. De même qu’il relève de l’état de perfection que l’homme prenne sur
lui-même de jeûner et de veiller pour dompter la concupiscence de la chair, de
même relève-t-il donc de la perfection de la vie que quelqu’un prenne sur
lui-même de mendier à cause du Christ afin d’humilier son esprit.
De même, la charité du Christ est
plus libérale que l’amitié du siècle. Or, en vertu de l’amitié du siècle, il
est permis de demander quelque chose dont on a besoin à son ami, surtout si on
peut le rembourser d’une certaine manière, et cela ne fait pas de différence
que le remboursement porte sur la même chose ou sur une autre, comme il est dit
dans Éthique, V. À bien plus forte raison est-il donc permis à
quelqu’un, bien qu’il soit en santé, de demander pour l’amour du Christ ce dont
il a besoin, surtout lorsqu’on peut rembourser au donateur par des prières et
par d’autres biens spirituels.
De même, il est permis de demander à
quelqu’un ce qui rend la condition du donateur meilleure du fait du don. Or,
par le fait que quelqu’un fait l’aumône, sa condition devient meilleure, car il
mérite ainsi une récompense éternelle. Il n’est donc pas défendu de demander
l’aumône.
De même, on ne peut subvenir aux
besoins des pauvres que si leur indigence est connue. Or, elle ne peut pas du
tout être connue à moins qu’ils n’expriment leurs besoins en demandant. S’il est
légitime à certains qui sont dans cette situation d’avoir besoin des biens des
autres pour leur subsistance, il est donc légitime qu’ils les demandent. Or, il
est légitime que certains, dans l’état de dénuement, se présentent au nom du
Christ, comme on l’a montré plus haut, et s’ils travaillaient de leurs mains,
il est inéluctable qu’ils aient besoin de beaucoup, comme le dit Augustin dans
le livre Sur le travail des moines. Il est donc légitime de demander
des aumônes.
En quatrième lieu, nous montrerons
maintenant qu’il faut donner des aumônes aux mendiants dont il a été question.
Premièrement, [nous le montrerons]
par ce qu’on lit en 3 Jn 5 : Très cher, tu agis fidèlement en
tout ce que tu fais pour les frères, bien que ce soient des étrangers, et il ajoute plus
loin ceux dont il parle : C’est pour le nom qu’ils se sont mis en route. La Glose [dit] :
« Des étrangers à leurs propres biens », et plus loin :
« Nous devons donc accueillir les gens de cette sorte. » La Glose
[dit] : « Jean avait tout abandonné, et il se compte au nombre des
riches afin de les rendre plus disponibles et empressés à secourir les
pauvres. » Il est donc louable de donner des aumônes à ceux qui vivent
sans biens propres pour le Christ.
De même,
Mt 10, 41 [dit] : Celui qui accueille un juste au
nom d’un juste – Glose : « Parce qu’on dit qu’il est juste » ‑ recevra
une récompense de juste. La Glose [dit] : « Quelqu’un dit :
“Nous accueillons donc un faux prophète et Judas, le traître ?” Prévoyant
cela, le Seigneur dit qu’il ne faut pas accueillir les personnes, mais les
noms, et que celui qui accueille ne manquera pas d’être récompensé, bien que
celui qui est accueilli soit indigne. » Il ressort ainsi clairement que
des aumônes doivent être données à ceux qui portent le nom de saints, même
s’ils sont indignes.
De même, en Rm 15, 26,
Paul loue les Macédoniens et les Achaïens qui avaient été d’avis de faire une
collecte pour les pauvres parmi les saints. En cet endroit, la Glose dit :
« Ceux-là se vouèrent entièrement au service de Dieu, en ne tenant compte
de rien de ce monde : ils se donnaient en exemple de bon comportement pour
les croyants. Les Macédoniens et les Achaïens firent pour eux une collecte,
raison pour laquelle l’Apôtre invite les Romains à se comporter ainsi. »
Il ressort donc clairement que des aumônes doivent être données aux pauvres
dont il a été question.
De même, à propos de
2 Co 8, 14 : Que votre superflu pourvoie à leur dénuement, la Glose
[dit] : « [Au dénuement] de ceux qui ont tout abandonné du
monde ». C’est donc la même conclusion que précédemment.
De même, à propos de
2 Th 3, 13 : Mais vous, frères, n’abandonnez pas ceux qui
font du bien, la Glose [dit] : « Aux pauvres. » «Car, même s’ils
agissent, ils peuvent cependant faire défaut à certains. C’est pourquoi il
avertit ceux qui possédaient de quoi offrir le nécessaire aux serviteurs de
Dieu de ne pas se montrer paresseux. En effet, celui qui se montre bon en
donnant n’est pas sujet au reproche, mais celui qui, alors qu’il peut supporter
l’effort, veut mener une vie d’oisiveté. » Il ressort ainsi clairement
qu’il est louable de donner des aumônes aux serviteurs de Dieu, qu’ils
travaillent ou non, même s’ils sont répréhensibles parce qu’ils ne travaillent
pas.
De même, Jérôme [écrit] à
Vigilantius : « Et nous ne nions pas qu’il faille verser des aumônes
à tous les pauvres, même aux Juifs et aux Samaritains, s’il existe une telle
générosité. Or, l’Apôtre enseigne qu’il faut faire l’aumône à tous, mais
surtout aux proches par la foi, dont le Sauveur parlait aussi dans
l’évangile : Faites-vous des amis avec l’argent inique, afin
qu’ils vous accueillent dans des demeures éternelles (Lc 16, 9).
Est-ce que ces pauvres, dominés par un désir mauvais manifeste sous leurs
vêtements et dans la saleté de leurs corps, peuvent posséder des demeures
éternelles, alors qu’ils ne possèdent rien présentement ni à l’avenir ? En
effet, ce ne sont pas simplement les pauvres, mais les pauvres en esprit qui
sont appelés bienheureux. Il est dit à leur sujet : Bienheureux
celui qui comprend le pauvre et l’indigent (Ps 41[40], 2). Pour
subvenir aux pauvres du commun, l’intelligence n’est pas nécessaire, mais
l’aumône ; pour les pauvres saints, il existe une béatitude de
l’intelligence, afin qu’elle donne à celui qui rougit de recevoir et qui
éprouve de la douleur à avoir reçu, récoltant ainsi des biens charnels et
semant des biens spirituels. » Il ressort ainsi clairement qu’il est
meilleur de faire des aumônes aux saints pauvres qu’à tous les autres.
De même, à propos de
2 Co 9, 9 : Il a fait des largesses, il a donné aux pauvres,
la
Glose dit : « Si la récompense de celui qui fait des largesses aux
pauvres est grande, combien plus sera celle de celui qui s’occupe des
saints ? En effet, on peut appeler pauvres mêmes ceux qui sont mauvais. »
On a ainsi la même conclusion que précédemment.
De même, Jérôme, en commentant
l’épître aux Galates (Ga 6, 6), pour expliquer ceci : Que le
disciple partage, etc., dit : « À ceux qui sont encore plus
faibles, disciples et charnels, il ordonne que, de même qu’ils récoltent des
biens spirituels de leurs maîtres, de même ils donnent des biens charnels à
leurs maîtres, qui, en se livrant entièrement à l’enseignement et à l’étude des
réalités divines, ont besoin de ce qui est nécessaire pour vivre. » Même à
ceux qui ne travaillent pas corporellement, mais se consacrent entièrement à
l’étude des Écritures, des aumônes doivent donc être données.
De même, Jérôme [écrit] à
Paulin : « Que penserais-tu d’avoir pour maître, plutôt qu’un moine,
quelqu’un qui te parle toujours ou souvent d’argent, mise à part l’aumône qui
doit être faite à tous ? » Il ressort ainsi clairement que l’aumône
doit être faite aux moines et à tous, et qu’il leur est permis de demander des
aumônes.
De même, dans le Décret,
D. 42,
c. 1, il est dit : « Si quelqu’un méprise ceux qui offrent des
agapes, c’est-à-dire des banquets, aux pauvres et y invitent des frères pour
l’honneur du Seigneur, mais ne veut pas prendre part à ces invitations, en faisant
peu de cas de ce qui est fait, qu’il soit anathème ! » Il est donc
clair qu’est anathème celui qui dit qu’il ne faut pas distribuer d’aumônes aux
pauvres qui en ont besoin.
De même, à propos de
Pr 21, 13 : Celui qui refuse d’écouter le cri du pauvre,
celui-là criera et on ne l’entendra pas, la Glose dit : « [Le
cri] du pauvre d’une manière générale, et non seulement de l’indigent ou de
celui qui est corporellement malade, car celui qui, ému par les fautes des
autres, ne veut pas faire preuve de compassion, mais préfère porter la décision
d’un juge, montre qu’il n’est pas encore purifié des impuretés des vices et
n’est pas digne d’être entendu par la miséricorde divine. » Il est donc
clair que des aumônes doivent être données aux pauvres, même s’ils sont en
santé.
De même, à propos du psaume: Tu fais
croître l’herbe pour les bêtes, et les plantes à l’usage des hommes (Ps 104[103], 14), la Glose dit :
« La terre sera rassasiée en produisant de l’herbe, c’est-à-dire ses biens
temporels, pour les bêtes, c’est-à-dire pour les prédicateurs, afin que vivent
de l’évangile ceux qui annoncent l’évangile. Si la terre ne produit pas
d’herbe, c’est-à-dire des biens temporels, elle n’est pas irriguée mais
stérile, et si elle fait cela, son fruit l’est aussi. » Et plus
loin : « Des biens temporels sont dus aux prédicateurs qui
distribuent des biens spirituels, à propos de qui il est dit : Bienheureux
celui qui devance la voix de celui qui va demander. En effet, il ne doit pas agir
à l’égard du bœuf qui moud le blé comme à l’égard d’un mendiant de passage, car
tu donnes à ce mendiant parce qu’il est dit : Donne à quiconque demande (Lc 6, 30),
mais tu dois donner à ce mendiant même s’il ne demande pas. » Et plus
loin : « À quiconque demande, et donc donne à tous, en reconnaissant
en lui celui à qui tu donnes ; mais bien plus encore, donne au serviteur
de Dieu qui milite pour le Christ, même s’il ne demande pas. » Il ressort
ainsi clairement que des aumônes doivent être données à tous les pauvres qui
les demandent, mais elles doivent être surtout données aux prédicateurs par
leurs auditeurs.
De même, à propos de
Lc 16, 9 : Faites-vous des amis avec l’argent inique, la Glose dit :
« Pas n’importe quel pauvre, mais ceux qui peuvent vous accueillir dans
des demeures éternelles » Or, peuvent surtout accueillir dans des demeures
éternelles les pauvres pour le Christ, qui seront aussi juges avec le Christ.
C’est donc à eux surtout qu’il faut donner des aumônes.
En dernier lieu, il reste maintenant
à répondre aux objections en sens contraire.
1. À la première objection, à savoir
que les dons aveuglent les yeux des sages, il faut répondre que les choses
temporelles peuvent être reçues de deux manières : d’une première manière,
afin d’augmenter et d’accumuler des richesses, et une telle acceptation de dons
vient de la cupidité qui aveugle les yeux du cœur et fait qu’on s’écarte de la
justice ; d’une seconde manière, pour ce qui est nécessaire en fait de
nourriture et de vêtement, et cette acceptation de dons ne comporte pas de
cupidité qui lui est jointe. Elle n’aveugle donc pas les yeux et ne fait donc
pas changer les paroles de justice. Et cette distinction est démontrée en
1 Tm 6, 8 : Contentons-nous d’avoir la nourriture et le vêtement.
La
Glose [dit] : « Car ceux qui veulent devenir riches tombent dans
la tentation et dans le piège du diable. »
2. À la deuxième objection, il faut
répondre qu’il existe un double esclavage : l’esclavage de la crainte et
celui de l’amour. Celui qui accepte des présents par cupidité est esclave de la
crainte, car ce qui est acquis par cupidité est possédé dans la crainte. Et les
serviteurs du Christ doivent être libres de cet esclavage,
Rm 8, 15 : Car vous n’avez pas reçu un Esprit de crainte
pour retomber dans la crainte. Mais celui qui reçoit des dons par charité est
esclave de l’amour, et les serviteurs du Christ ne sont pas libres de cet
esclavage. C’est ainsi que l’Apôtre dit en 2 Co 4, 5 : Nous ne
prêchons pas nous-mêmes, mais Jésus, le Christ, notre Seigneur ; nous,
nous sommes vos esclaves à cause de Jésus. Il ressort ainsi clairement que celui
qui accepte des aumônes pour la subsistance de son corps en vue d’accomplir une
fonction de charité ne tombe pas dans un esclavage qui serait indigne des
serviteurs du Christ, mais dans celui qui convient à tous les serviteurs du
Christ.
3. À la troisième objection, il faut
répondre que donner est en soi plus louable que recevoir. Ainsi, même le
Philosophe dit, dans Éthique, IV, que l’acte de libéralité
consiste davantage à donner qu’à recevoir, bien que celui qui est libéral donne
et reçoive. Toutefois, rien n’empêche que l’acceptation soit meilleure en
raison de quelque chose qui est lui associé, et cela est par accident. Il faut
donc dire que si l’on ne considère chez le pauvre que la seule réception de
l’aumône, le riche qui donne l’aumône est plus heureux que le pauvre qui
reçoit. Mais il peut exister une raison de recevoir l’aumône qui fait que celui
qui reçoit est plus heureux que celui qui donne, par exemple, s’il s’est mis
pour le Christ en état de recevoir des aumônes, non pas comme celui qui est
forcé d’être pauvre, mais comme un pauvre volontaire. Aussi la Glose dit-elle
au même endroit : « Il ne place pas les riches qui font l’aumône
au-dessus de ceux qui, après avoir tout quitté, ont suivi le Seigneur, mais il
loue surtout ceux qui, en renonçant à tout ce qu’ils possèdent, travaillent néanmoins
de leurs mains pour avoir de quoi distribuer à celui qui souffre du
besoin. » Et sans aucun doute, cela est plus louable pour eux, pas moins
qu’il serait plus parfait de donner aux autres pour ceux qui s’adonnent à
d’autres occupations plus nécessaires, et même pour ceux qui pourraient
travailler sans être empêchés par de telles occupations, comme on l’a aussi dit
plus haut lorsqu’il était question du travail manuel. Toutefois, on ne doit pas
concéder que les religieux sont obligés à tout ce qui est plus parfait, mais
seulement à ce à quoi ils se sont astreints par vœu.
4. À la quatrième objection, il faut
répondre que l’Église n’est pas surchargée par le fait que ces [religieux]
vivent d’aumônes en se contentant de peu, mais en produisant beaucoup de fruits
dans l’Église. Au contraire, l’Église est de beaucoup allégée par cela, car ce
que d’autres font avec de grandes dépenses, en ne se contentant pas d’aussi
peu, est accompli par ces [religieux] à faible coût. Et rien n’est ainsi enlevé
aux pauvres par le fait que ces [religieux] vivent d’aumônes, car, sur leur
conseil et à leur incitation, beaucoup plus est donné aux pauvres que ce que
ces [religieux] reçoivent. Au surplus, ils ont eux-mêmes distribué aux pauvres
tout ce qu’ils avaient. Ainsi, ils ont apporté beaucoup plus de contributions
aux pauvres que ce qu’ils reçoivent en aumônes.
5. À la cinquième objection, il faut
répondre que ce décret est invoqué à contresens, ce qui ressort clairement de ce
que dit Gratien dans le paragraphe suivant : « À la vérité, il est
défendu par ces autorités que l’Église accueille, non pas ceux qui étaient
autrefois riches, mais ont tout quitté par la suite, comme Pierre, Matthieu et
Paul qui ont tout quitté, ou ont distribué [de leurs biens] aux pauvres, comme
Zachée, ou ont ajouté aux biens de l’Église, comme ceux qui, vendant leurs
propriétés, en déposaient le prix aux pieds des apôtres afin que tout soit
commun entre eux, mais ceux qui, demeurant dans les maisons de leurs parents ou
ne voulant pas abandonner leurs biens, désirent être nourris à même les biens
de l’Église. » Et il démontre cela dans les chapitres suivants.
6. À la sixième objection, il faut
répondre qu’Augustin parle de ceux qui s’abandonnent à l’oisiveté, qui ne
peuvent en rien être utiles à ceux qui les paissent. En effet, il est
nécessaire que ceux-là soient flattés pour se laisser paître, car il serait
pénible pour n’importe qui de les paître, à moins qu’ils n’attirent la faveur
du pasteur par des flatteries. Mais ceux qui sont menés paître pour le Christ,
dont les pasteurs espèrent des biens spirituels en retour des biens temporels
qui ont été généreusement accordés, il n’est pas nécessaire qu’ils soient
flattés, car il n’est pas donné à ceux-là en raison d’eux-mêmes, mais en raison
de Celui dont ils sont les serviteurs, qui est accueilli en eux, comme il est
dit en Mt 10, 40 : Celui qui vous accueille m’accueille. La Glose [dit] :
« Car il n’accueille rien d’autre dans les apôtres que ce qu’ils sont dans
le Christ. » Il ressort ainsi clairement que ceux qui deviennent pauvres,
qui mendient et vivent d’aumônes à cause du Christ, ne s’imposent pas la
nécessité de flatter, mais qu’une plus grande nécessité de flatter et de servir
se trouve chez les riches qui doivent être flattés par les dirigeants afin
qu’ils accroissent et conservent la richesse. C’est pourquoi Chrysostome dit,
en commentant Matthieu : « Il est inéluctable de flatter les soldats,
les princes et les sujets, et d’avoir besoin de beaucoup, de servir
honteusement et de craindre, de soupçonner et de craindre le regard de ceux qui
soupçonnent, la bouche des calomniateurs et les convoitises des avares. Mais la
pauvreté n’est rien de tel, mais tout le contraire. »
7. À la septième objection, il faut
répondre que même si recevoir n’est un acte de libéralité que dans la mesure où
il est orienté à donner, recevoir ce qui est nécessaire pour subsister est un
acte d’humilité chez ceux qui se sont tellement humiliés pour le Christ qu’ils
se sont soumis au dénuement. Or, cette vertu est plus éminente que la
libéralité.
8. À la huitième objection, il faut
répondre que, dans ce livre, Augustin fait des reproches aux moines qui
voulaient vivre d’aumônes, pour deux raisons : premièrement, en raison de
l’erreur dans laquelle ils étaient tombés, à savoir qu’ils disaient que travailler
de leurs mains était contraire au précepte évangélique qui se trouve en
Mt 6, 25 : Ne vous préoccupez pas de votre corps, etc. ; deuxièmement,
parce qu’ils s’abstenaient de travailler de leurs mains à cause de leur
paresse, en fuyant la vie de travail où ils auraient peiné dans le siècle.
Aussi dit-il d’eux qu’« il ne convient d’aucune manière que, dans cette
vie où les sénateurs se mettent à travailler, les artisans deviennent
oisifs ». Mais il n’interdit pas que ceux qui avaient eu dans le siècle
des biens dont ils pouvaient vivre ou qui étaient occupés à des fonctions
ecclésiastiques, vivent d’aumônes, à l’exemple de ceux dont il dit que tel
était leur cas dans l’Église primitive à Jérusalem. Et cela est manifestement
clair pour celui qui examine attentivement les paroles de ce livre. Et bien
que, s’ils ne prêchent pas, ils n’aient pas le pouvoir de vivre de l’évangile,
comme des ouvriers du salaire de leur travail, il ne leur est cependant pas
interdit de vivre d’aumônes comme des pauvres. « En effet, on fait
l’aumône au pauvre d’une autre façon qu’au prédicateur », comme dit la
Glose à propos du Ps 114[113], 14 : Il fait croître l’herbe pour les
bêtes.
9. À la neuvième objection, il faut
répondre qu’il n’est pas contradictoire que ce qui est donné à quelqu’un à
titre de salaire soit donné à un autre gratuitement et de manière
miséricordieuse. Ainsi, la subsistance qui est fournie aux prédicateurs comme
le juste salaire de leur travail peut être donnée à tous les pauvres de manière
méritoire, non pas comme un juste salaire, mais comme une aide caritative.
10. À la dixième objection, il faut
répondre qu’un plus grand tort découlait de la prédication des faux apôtres à
qui l’Apôtre enlevait l’occasion de prêcher en ne vivant pas aux frais des
fidèles, puisqu’ils prêchaient des choses contraires à la foi, que du fait que
l’Apôtre se plie au travail manuel en vivant de son propre travail. Mais
maintenant, c’est l’inverse, car les fidèles de l’Église progressent davantage
par le fait que certains donnent l’exemple de l’humilité en vivant volontairement
dans la pauvreté et la mendicité à cause du Christ et, en s’abstenant de
travail manuel, en s’occupant de ce qui se rapporte au salut des âmes, qu’un
tort n’est causé par le fait que certains veulent vivre d’aumônes d’une manière
honteuse. C’est pourquoi les pauvres du Christ ne doivent pas cesser de vivre
d’aumônes afin d’enlever une occasion aux autres.
11. À la onzième objection, il faut
répondre que, de même que c’était la coutume chez les Juifs que des aides pour
vivre soient fournies par d’autres aux docteurs, de même cela est devenu une
coutume chez tous les fidèles, après la divulgation de la doctrine évangélique
qui ordonnait cela. De sorte que, même si, au point de départ de la conversion
des païens, alors que cela n’était pas la coutume chez les païens, l’Apôtre
s’abstenait de recevoir des contributions en raison du scandale, maintenant ce
scandale n’est cependant pas à craindre, surtout chez ceux qui se contentent de
peu pour la nourriture et le vêtement, ce par quoi beaucoup plus nombreux sont
ceux qui sont édifiés que ceux qui sont scandalisés. En effet, ceux qui se
scandalisent de cela s’induisent eux-mêmes au scandale des pharisiens, que le
Seigneur ordonne de dédaigner en Mt 15, 12‑14. Il en irait
autrement s’ils recevaient l’aumône non seulement pour ce qui est nécessaire à
la vie, mais pour vivre somptueusement ou pour accumuler des richesses.
12. À la douzième objection, il faut
répondre qu’on pourrait prouver par le même argument que la virginité n’est pas
bonne, car Jérôme dit ceci contre Vigilantius qui lui opposait le même
argument : « Si tous étaient vierges, il n’y aurait plus de noces, et
le genre humain disparaîtrait», et plus loin : « Rare est la vertu et
elle n’est pas désirée par un grand nombre ; puissent tous ceux-là faire
partie du petit nombre dont il est dit : Beaucoup sont appelés, mais peu
sont élus (Mt 20, 18 et 22, 14). » La réponse à l’objection rappelée
est donc claire : les actes de la perfection sont tellement difficiles que
peu peuvent s’y adonner, et il ne faut donc pas craindre que le monde
disparaisse parce que tous s’y adonnent.
13. À la treizième objection, il
faut répondre que, dans ces paroles, l’aumône n’est pas entendue au sens de
tout ce qui n’est pas acquis par le travail manuel, qu’on l’ait obtenu à titre
de patrimoine ou de quelconques revenus. C’est pourquoi, après les mots invoqués,
suit : « On louange non seulement ceux qui assurent eux-mêmes leur
subsistance, par les biens de leurs parents, par le travail de leurs serviteurs
ou par les revenus de leur argent, mais sans aucun doute aussi les rois de ce
monde qui subsistent grâce à l’agape[32], c’est-à-dire à
l’aumône. En effet, tout ce que nous prenons comme nécessaire à la subsistance
quotidienne, et qui n’est pas le résultat et le produit du travail de nos
mains, les pères ont estimé qu’il fallait le mettre en rapport avec l’agape. » Il ressort
ainsi clairement qu’il ne parle pas d’une nourriture peccamineuse, autrement
tous ceux qui, en utilisant leurs propres biens pour vivre ne travaillent pas
de leurs mains, pécheraient sans exception. Mais il parle de la nourriture de
la perfection qui consiste en ce que l’homme distribue ses biens aux pauvres et
applique son corps au travail manuel, exercice corporel auquel est préférée,
selon l’Apôtre, une oeuvre de piété, tel que prêcher, enseigner et toutes les
choses de ce genre.
14. À la quatorzième objection, il
faut répondre que Jérôme parle de lui-même, comme cela est clair pour qui
examine sa lettre, dans l’état où il menait une vie solitaire dans le désert,
alors qu’il n’enseignait ni ne prêchait. Et cependant, on ne peut conclure
qu’il faisait cela en vertu d’un commandement, mais de sa propre volonté, à
moins peut-être qu’il n’ait été obligé de travailler de ses mains selon les
statuts des ermites.
À ce par quoi les [adversaires]
s’efforcent de montrer qu’il n’est pas permis de demander des aumônes en
mendiant, il faut répondre de cette manière.
1. À la première objection, il faut
donc répondre que lorsqu’on dit : « Il n’y aura aucun indigent ni
mendiant parmi vous », il n’est pas interdit que quelqu’un prenne l’état
de pauvreté ou de mendicité, mais qu’il ne soit pas délaissé par les autres au
point de tomber dans l’état où il lui faille mendier par nécessité. Et cela est
clair par ce qui précède (Dt 15, 3) : Tu
n’auras pas le pouvoir de réclamer à un concitoyen et à un proche. La Glose dit en cet
endroit : « Bien que tous me soient proches, la miséricorde doit
cependant être surtout montrée à ceux qui sont les membres du Christ avec
nous. » Il ressort ainsi clairement que c’est la miséricorde qui est
ordonnée en cet endroit, et que la mendicité n’est pas interdite.
2. À la deuxième objection, il faut
répondre que la Glose interprète cela du pain spirituel. Elle dit donc :
« Je n’ai pas vu de juste abandonné par Dieu, ni sa descendance chercher
son pain spirituel, c’est-à-dire manquer du pain de la parole de Dieu, car la parole
de Dieu est toujours avec lui. » Cependant, si on l’interprète du pain
matériel, il faut comprendre que les justes ne cherchent pas leur pain par
nécessité parce qu’ils sont abandonnés de Dieu, puisqu’il est dit en
He 13, 5 : Je ne te délaisserai pas ni ne t’abandonnerai. Il n’est toutefois
pas exclu que ceux qui sont justes puissent s’exposer volontairement à la pauvreté
pour le Christ, ce qui peut-être ne s’était cependant pas encore produit à
l’époque du Psalmiste, car les actes de perfection étaient réservés pour le
temps de la grâce.
3. À la troisième objection, il faut
répondre qu’il n’est pas contradictoire que ce qui est infligé à quelqu’un à
titre de peine se change en justice lorsque cela est assumé par un autre
volontairement, comme lorsque certains sont dépouillés de leurs biens en raison
des crimes qu’ils commettent et que, cependant, il relève de la perfection de
la justice que quelqu’un se dépouille de ses propres biens pour le Christ.
Pareillement, rien n’empêche que la mendicité, bien qu’elle soit suscitée par
Dieu contre certains malfaisants à titre de peine, relève de la perfection de
la justice si elle est volontairement assumée pour le Christ.
4. À la quatrième objection, il faut
répondre que, par cette glose, il est interdit que quelqu’un demande par
cupidité, autrement la glose ne serait pas d’accord avec le texte. En effet,
dans le texte, il est dit : Afin que vous ne désiriez rien qui appartient à
un autre (1 Th 4, 11). Or, ce ne sont pas ceux qui demandent ce
qui est nécessaire pour se nourrir et se vêtir qui recherchent avec cupidité,
mais ceux qui recherchent plus que cela afin de pouvoir devenir riches, comme
cela ressort clairement de ce qui est dit en 1 Tm 6, 9, tel
qu’on l’a dit plus haut.
5. À la cinquième objection, il faut
répondre qu’il y a une double mendicité : forcée et volontaire. La
mendicité forcée, parce qu’elle est contraire à la volonté, comporte un risque
d’impatience ; mais la mendicité volontaire, qui ne vient pas de la
cupidité, comme on l’a dit, comporte le mérite de l’humilité. C’est pourquoi la
glose d’Augustin n’interdit pas par ces paroles la mendicité volontaire, mais
elle enseigne que l’occasion de la mendicité forcée doit être évitée par les
pauvres du Christ alors qu’ils travaillent de leurs mains, ce qui est clair du
fait qu’il dit : « Afin qu’ils ne soient forcés par le dénuement,
etc. »
6. À la sixième objection, il faut
répondre que Jérôme parle de la demande et de l’acceptation de ce qui dépasse
ce qui est nécessaire pour se nourrir, ce qui est clair du fait qu’il parle au
prêtre Népotien qui avait été suffisamment pourvu en biens du monde pour
assurer sa subsistance. Il ressort donc clairement que l’objection ne porte pas
sur la question en cause.
7. À la septième objection, il faut
répondre que cette loi parle des mendiants en santé qui ne contribuaient en
rien au bien de la communauté, mais qui, vivant dans l’oisiveté,
s’appropriaient ce qui était dû aux autres pauvres, ce qui ressort clairement
du fait que la loi les appelle improductifs, comme sont les goliards et les
autres qui leur ressemblent, qui cherchent leur nourriture auprès de tous, tout
en vivant dans l’oisiveté, ce qui ne peut être retourné contre les religieux
que par pure absurdité. Cependant, il n’est pas nécessaire que le péché soit plus
grave pour qu’on le punisse plus gravement, car les peines sont infligées aux
pécheurs non seulement pour compenser la faute, mais aussi en vue de la correction
de celui qui a péché ou des autres. C’est pourquoi quelqu’un est parfois plus
gravement puni pour un péché moindre lorsque les hommes inclinent plus vers ce
péché, afin qu’ils en soient retenus par la crainte de la peine. Or, le
chapitre invoqué parle de la peine qui est donnée seulement pour compenser le
péché.
8. À la huitième objection, il faut
répondre que ceux dont parle Augustin ne demandaient pas seulement ce qui était
nécessaire pour se nourrir, mais quelque chose de plus afin d’accumuler des
richesses, et ils ne possédaient pas une véritable sainteté, mais [une sainteté]
simulée. Cela ressort clairement du fait qu’il dit qu’« ils exigeaient les
frais d’un coûteux dénuement ou le prix d’une sainteté simulée ». Et cela
était sans aucun doute répréhensible.
9. À la neuvième objection, il faut
répondre qu’on n’a pas toujours honte de ce qui est laid. Or, ce qui est laid
s’oppose à ce qui est beau. C’est pourquoi il faut comprendre la distinction
entre ce qui est laid et la honte selon la différence dans ce qui est beau. En
effet, il existe une double beauté. L’une spirituelle, qui consiste dans la
disposition appropriée de l’âme et l’abondance des biens spirituels ;
ainsi, tout ce qui vient d’un manque de bien spirituel ou montre un désordre
intérieur comporte de la laideur. L’autre [beauté] est extérieure, qui consiste
dans la disposition corporelle appropriée et l’abondance de biens extérieurs
qui sont ordonnés au corps ; en sens contraire, le désordre du corps ou le
manque de biens temporels comporte une certaine laideur. Et de même que les
deux beautés donnent du plaisir et sont désirées, de même les deux laideurs
engendrent-elles une honte. En effet, quelqu’un a honte du fait qu’il est
pauvre ou du fait qu’il a une difformité corporelle, et même du fait qu’il est
ignorant ou a montré un comportement désordonné. Parce que la laideur intérieure
est toujours répréhensible, il faut donc condamner la honte qui vient de la
laideur en question. Et on ne peut arguer de la confession des péchés, car le pénitent
n’a pas honte de la confession, mais du péché que la confession dévoile. Mais
les défauts ou la laideur extérieurs ne comptent pas pour les saints, et
parfois ils sont assumés par recherche de la perfection à cause du Christ.
C’est pourquoi ce qui comporte une honte en raison de cette laideur ne doit pas
toujours être condamné, bien plus, cela doit être au plus haut point loué
lorsque cela est assumé par humilité. Or, mendier comporte une honte qui
correspond à cette seconde laideur, car tout mendiant se montre pauvre et se
soumet d’une certaine manière à celui auprès de qui il mendie, comportements
qui se rapportent à un défaut extérieur. C’est pourquoi la mendicité assumée à
cause du Christ non seulement ne doit pas être condamnée, mais louée au plus
haut point.
10. À la dixième objection, il faut
répondre que celui à qui une aumône est demandée ne doit pas être ennuyé si
elle lui est demandée de manière ordonnée. C’est pourquoi, lorsque quelqu’un
demande l’aumône de manière ordonnée, à savoir pour ce qui est nécessaire à sa
subsistance, celui qui demande n’est pas coupable, mais celui qui donne pour
écarter l’ennui. Mais si elle est demandée de manière désordonnée, celui qui
demande pèche aussi.
À ce par quoi [leurs adversaires]
s’efforcent de montrer que les religieux qui prêchent ne peuvent vivre
d’aumônes ou demander des aumônes, il faut ensuite répondre en suivant l’ordre.
1. À la première objection, il faut
donc répondre que, bien que ceux qui prêchent vivent d’aumônes, il n’en découle
pas qu’ils flattent. En effet, bien que ceux qui prêchent sans flatterie ne
soient pas bien vus des méchants, qui sont appelés hommes et charnels, ils sont
cependant bien vus des bons. C’est pourquoi, s’ils prêchent sans flatterie, ils
sont parfois forcés de subir de nombreux manques, à savoir, lorsqu’ils tombent
sur ceux dont ils ne peuvent être bien vus sans flatterie, et parfois ils ne
connaissent pas le dénuement, lorsqu’ils tombent sur ceux dont il sont bien vus
sans flatterie. C’est pourquoi le Christ lui-même parfois ne pouvait pas être
hébergé, et parfois il était invité par un grand nombre, et les femmes qui le
suivaient le servaient à même leurs biens, comme il est dit en
Lc 8, 3. De même aussi, les apôtres eux-mêmes supportaient parfois de
nombreux dénuements, et parfois ils connaissaient l’abondance, en se comportant
modestement dans les deux cas, Ph 4, 12 : Je sais
supporter l’abondance comme le dénuement. Et les prédicateurs pauvres de
notre époque connaissent aussi d’expérience ces vicissitudes.
2. À la deuxième objection, il faut
répondre que les prédicateurs qui demandent des aumônes ne font pas quelque
chose qui est une occasion d’avarice : en effet, l’avarice consiste dans
le désir immodéré de posséder, mais vouloir avoir ce qui est nécessaire pour se
nourrir et se vêtir n’est pas immodéré, 1 Tm 6, 8 : Nous
nous contentons d’avoir de la nourriture et de quoi nous vêtir. Ainsi, les pauvres
qui demandent ce qui est nécessaire pour se nourrir et se vêtir, et pour les
autres choses qu’une vie humaine exige, ne sont pas dans une occasion
d’avarice.
3. À la troisième objection, il faut
répondre que les prédicateurs ne doivent pas demander des biens temporels comme
si c’était leur intention principale, en en faisant pour ainsi dire leur fin.
Ils peuvent cependant rechercher des biens temporels de manière secondaire,
afin d’assurer leur subsistance en vue de prêcher l’évangile, ce qu’il doivent
rechercher en premier lieu. À propos de Mt 6, 33 : Cherchez
d’abord le royaume de Dieu et sa justice, la Glose dit : « Il
montre ici explicitement que ces choses ne doivent pas être demandées comme si
elles étaient nos biens, même si elles sont nécessaires ; mais le royaume
de Dieu doit être recherché et il faut en faire notre fin pour laquelle nous
ferons tout, par exemple, nous mangerons afin d’évangéliser, et nous
n’évangéliserons pas afin de manger. »
4. À la quatrième objection, il faut
répondre que, comme on l’a montré plus haut, les contributions que les
prédicateurs reçoivent leur sont dues à titre de salaire. Or, un salaire est dû
au travailleur de deux manières. D’une manière, à titre de dû en vertu de la
justice légale, comme lorsqu’une entente intervient entre un travailleur et
celui pour qui il travaille, de sorte que le travailleur peut forcer l’autre à
l’acquitter. D’une autre manière, en vertu d’une justice nuancée d’amitié,
comme lorsque quelqu’un, par amitié, en sert un autre par son travail, il lui
est dû que l’autre le rembourse à sa façon, bien qu’il ne pourrait le forcer en
vertu d’un jugement. En effet, le Philosophe fait une distinction entre ces
deux justices dans Éthique, VIII. Je dis donc que, lorsqu’un
prélat est mis à la tête d’une communauté, les subordonnés entretiennent avec
lui des liens tels qu’ils peuvent demander des biens spirituels au prélat, et
les prélats des biens temporels aux subordonnés. Mais les subordonnés ne
peuvent exiger des biens spirituels de ceux qui ne sont pas prélats, et, en
sens inverse, ceux-ci ne peuvent les forcer à acquitter des biens temporels,
bien qu’ils sèment des biens spirituels avec la permission des prélats, sauf
peut-être s’ils ont été établis comme vicaires des prélats en tout. Il est donc
clair que les pauvres qui ne dispensent rien du tout reçoivent des
contributions des fidèles d’une manière différente des religieux ‑, qui
ne sont pas prélats, mais qui prêchent avec la permission des prélats ‑,
et des prélats. Les autres pauvres reçoivent en effet d’une manière totalement
gratuite : aussi trouve-t-on chez eux la mendicité pure. Mais les
prédicateurs qui ne sont pas prélats reçoivent à titre de salaire qui leur est
dû : ils ont donc un pouvoir de recevoir, bien qu’il ne soit pas
coercitif. Mais les prélats ont aussi un pouvoir coercitif. Toutefois, si celui
qui peut recevoir quelque chose en vertu d’un pouvoir demande quelque chose,
non pas comme s’il s’agissait d’une dette, mais comme quelque chose de
totalement gratuit, il ne fait de tort à personne, mais il fait preuve d’une
humilité louable.
5. À la cinquième objection, il faut
répondre que l’Apôtre voulait montrer que lui-même pouvait recevoir des
contributions des fidèles pour la raison que les autres apôtres en recevaient.
C’est pourquoi, afin de montrer qu’il avait le même pouvoir, il montre d’abord
qu’il est apôtre, comme l’étaient les autres apôtres.
6. À la sixième objection, il faut
répondre que les faux apôtres s’appropriaient indûment les contributions des
fidèles d’une triple manière : premièrement, parce qu’ils prêchaient des
choses fausses et contraires à la doctrine évangélique, comme cela ressort clairement
de la Glose qui applique aux faux apôtres ce qui est dit en
Rm 16, 17 : Nous vous demandons, frères, etc. : « Qui
forçaient les croyants à judaïser»; deuxièmement, parce qu’ils prêchaient,
alors qu’ils n’avaient pas été envoyés par les vrais apôtres, raison pour
laquelle l’Apôtre les appelle, en Ga 2, 4, des « intrus »;
troisièmement, parce qu’ils exigeaient en vertu de leur autorité, comme s’ils
étaient des apôtres. Et ces trois choses manquent dans ce qui est en question.
L’argument ne vaut donc pas.
7. À la septième objection, il faut
répondre que les religieux prédicateurs dont il est question demandent ce qui
leur est dû selon le second mode de justice, car la dette correspond à la
justice. Mais ils sont plus louables en cela qu’ils demandant à titre gratuit
ce qui leur est dû.
8. À la huitième objection, il faut
répondre que les prélats qui reçoivent du peuple des dîmes ou des offrandes,
même s’ils acquittent par eux-mêmes ce qu’ils doivent de la manière appropriée
en semant des biens spirituels, peuvent cependant avoir d’autres collaborateurs
pour une plus grande utilité du peuple. Aussi aucun tort n’est-il fait au
peuple s’ils recueillent plus de leurs biens temporels que ce qui a été
déterminé, du fait qu’il lui est aussi
versé plus de biens spirituels que ce à quoi les prélats sont tenus, et surtout
du fait que cela n’est pas reçu en vertu d’un pouvoir, mais est demandé par
charité et avec humilité.
9. À la neuvième objection, il faut
répondre que chacun peut renoncer à ce qui lui est dû. Ainsi, même si les
prélats sont obligés de pourvoir à ceux qu’ils envoient prêcher, ceux qui sont
envoyés peuvent néanmoins renoncer à ce qui leur est ainsi dû. Toutefois,
aucune charge n’est imposée à ceux vers qui ils sont envoyés, puisqu’ils ne
leur demandent pas plus que ce qui est nécessaire pour se nourrir, et qu’ils
n’exigent même pas cela de manière coercitive, mais par charité, selon que
chacun en aura disposé dans son cœur, en imitant ainsi l’exemple de l’Apôtre,
2 Co 8, 7‑9.
10. À la dixième objection, il faut
répondre que des reproches sont adressés aux hypocrites par le Seigneur parce
que, par la prière et les autres choses qu’ils faisaient de manière
superstitieuse, ils ne visaient que le profit. C’est ainsi que la Glose dit, en
cet endroit : « Malheur à vous, scribes et pharisiens, qui, en raison
de votre superstition, ne visez rien d’autre qu’à dépouiller le peuple qui vous
est soumis. » Mais il est téméraire de porter un tel jugement sur
quelqu’un, puisqu’il concerne l’intention du cœur.
11. À la onzième objection, il faut
répondre que les prédicateurs ne doivent pas aller vers les personnes de
mauvaise réputation, de sorte que la mauvaise renommée de celles-ci puisse être
reprochée aux prédicateurs. En effet, la prédication finirait par être méprisée
parce que, comme le dit Grégoire, « celui dont la vie est méprisée verra
en conséquence sa prédication méprisée ». Et ainsi parle la glose
invoquée. Mais s’ils vont vers les pécheurs de manière que le comportement de
ceux-ci s’améliore et que la réputation [des prédicateurs] ne soit pas
entachée, cela est louable, car on lit que c’est ce qu’a fait le Seigneur.
Ainsi, en Mt 9, 11 : Voyant cela, les pharisiens disaient à ses
disciples : «Pourquoi votre maître mange-t-il avec les publicains et les
pécheurs ? ». Et la Glose dit, à cet endroit : « Le
Seigneur donne ainsi aux siens un exemple de miséricorde. » Toutefois, si
ceux vers lesquels ils vont ne considèrent pas cela comme une faveur à leur
endroit, c’est leur faute, et non celle de ceux qui vont vers eux.
12. À la douzième objection, il faut
répondre que ceux qui évangélisent, même s’ils reçoivent de ceux à qui ils
prêchent ce qui est nécessaire pour vivre, ne vendent cependant pas l’évangile,
car leur intention ultime ne porte pas sur ce qu’ils reçoivent, comme on l’a
dit plus haut. Aussi, à propos de 1 Tm 5, 17 : Les
presbytres qui exercent bien la présidence, etc., la Glose dit-elle :
« Les bons et fidèles intendants ne doivent pas seulement être récompensés
par un honneur sublime, mais aussi par [un honneur] terrestre afin de ne pas
être attristés. » Et plus loin : « Il relève de la nécessité de
recevoir de quoi vivre, et de la charité de le donner. Toutefois, l’évangile
n’est pas vénal, au point d’être prêché pour ces [biens] ; en effet, si on
vend ainsi une grande réalité, on la vend à vil prix. Qu’ils reçoivent donc du
peuple ce qui est nécessaire à leur subsistance, mais du Seigneur la récompense
de leur intendance. En effet, le peuple ne donne pas à ceux qui le servent dans
la charité de l’évangile comme un revenu – pour lequel on se donnerait comme
fin de le servir ‑, mais un salaire est donné par lequel ils sont
entretenus afin de pouvoir travailler. »
13. À la treizième objection, il
faut répondre que, bien qu’il ait pu y avoir apparence de mal pour les païens
auxquels la foi était prêchée, parce qu’ils n’étaient pas habitués à cela,
comme on l’a dit plus haut, il n’existe cependant pas maintenant d’apparence de
mal, après la divulgation de la doctrine évangélique qui a établi que cela
était dû à ceux qui évangélisent, et surtout à ceux qui ne sont pas à la recherche
du superflu mais du nécessaire, et dont il est clair qu’ils ne s’exposent pas
aux labeurs de l’évangile afin de s’enrichir, puisque ce que ceux qui
évangélisent reçoivent est beaucoup moins que ce qu’ils ont quitté dans le
siècle pour le Christ.
À ce par quoi [leurs adversaires]
s’efforcent de montrer qu’il ne faut pas donner d’aumônes à ces [prédicateurs],
il faut maintenant répondre en suivant l’ordre.
1. À la première objection, il faut
répondre que lorsque [la Glose] dit : « Invite les pauvres dont tu ne
peux rien attendre », il faut comprendre que l’intention d’une récompense
dans le présent est écartée, mais non la possibilité qu’elle se produise,
puisqu’il n’existe aucun pauvre qui ne puisse aider quelqu’un dans le présent,
si l’occasion se présente. Qu’il faille l’entendre ainsi, cela ressort
clairement de la Glose qui dit en cet endroit : « Si tu as
l’intention d’inviter afin qu’ils t’invitent, tu peux là te tromper. » Il
ne faut cependant pas comprendre que sera toujours dépourvu de récompense éternelle
celui qui invite des riches et des amis à un banquet, puisque cela peut aussi
parfois venir de la charité et être fait pour Dieu. Aussi la Glose dit-elle en
cet endroit : « Celui qui invite des pauvres recevra sa récompense
dans l’avenir ; celui qui invite ses frères et des riches reçoit [présentement]
sa récompense. Mais si, à l’exemple des fils de Job, il fait cela pour Dieu,
comme les autres services de l’amour fraternel, Celui-là qui l’a ordonné donne
la récompense. » Il ne faut cependant pas comprendre que si des frères et
des familiers sont invités en raison de la seule familiarité, cela est un
péché, bien que cela soit dépourvu de mérite éternel. Aussi la Glose dit-elle
en cet endroit : « Il n’interdit pas comme un crime que les frères,
les amis et les riches célèbrent des banquets les uns pour les autres, mais il
montre que cela n’a aucune valeur pour les récompenses de la vie
[éternelle]. »
2. À la deuxième objection, il faut
répondre que la parole d’Augustin doit s’entendre du cas dont parle le Sage,
Si 12, 4 : Donne à celui qui est miséricordieux, et
n’accueille pas le pécheur, à propos de quoi la Glose dit : « N’aie
pas de relations avec les pécheurs en tant que pécheurs, comme ceux qui
nourrissent des acteurs, alors que les pauvres du Christ ont faim. » Mais
celui qui donne à l’indigent pécheur, non pas parce qu’il est pécheur, mais
parce qu’il est un homme, ne nourrit pas un pécheur mais un juste, car il
n’aime pas la faute mais la nature. Aussi, lorsqu’une aumône est faite à quelqu’un
en tant qu’il est pécheur ou pour qu’il devienne pécheur, celle-ci devrait
plutôt lui être enlevée. Il n’en découle cependant pas qu’il ne faille pas
donner d’aumônes aux pauvres du Christ qui ne travaillent pas de leurs mains,
car ils n’encourent pas d’injustice du fait qu’ils ne pèchent pas en ne travaillant
pas, comme on l’a montré plus haut. Et même s’ils étaient des pécheurs, on ne
leur donnerait pas parce qu’ils sont des pécheurs, mais parce qu’ils sont dans
le besoin.
3. À la troisième objection, il faut
répondre que, à celui qui demande de manière désordonnée, la chose demandée ne
doit pas être donnée, mais une correction ; mais, à celui qui demande de
manière ordonnée, il faut donner la chose demandée, si cela est possible. Aussi
Grégoire dit-il dans les Morales, XXI, à propos de ce passage de
Job : Si j’ai refusé aux pauvres ce qu’ils voulaient (Jb 31, 16) :
« Par ces paroles, il est montré que le saint homme a secouru non
seulement le dénuement des pauvres, mais aussi leur désir de posséder. Mais qu’arrive-t-il
si les pauvres veulent cela même qu’il ne convient peut-être pas de
recevoir ? Est-ce que, parce que, dans la Sainte Écriture, on a coutume de
dire que les pauvres sont humbles, il faut estimer que les pauvres ne doivent
recevoir que ce qu’ils veulent recevoir en le demandant humblement ? Et
sans doute faut-il que soit donné sans hésitation tout ce qui est demandé avec
humilité, c’est-à-dire ce qui est demandé non par désir, mais par nécessité,
car c’est faire par trop preuve d’orgueil que de désirer quelque chose qui dépasse
les bornes du besoin. » Il est donc clair qu’il faut indubitablement
donner le nécessaire à ceux qui demandent, mais qu’il faut donner une
correction à ceux qui demandent en vue du superflu.
4. À la quatrième objection, il faut
répondre qu’il faut retenir l’aumône comme châtiment pour ceux qui la demandent
lorsqu’ils prennent manifestement occasion d’injustice du fait de ce qui est
reçu ; toutefois, il ne faut pas alors la retenir de telle manière qu’on
ne leur vienne pas en aide en cas d’extrême nécessité. Or, les religieux
pauvres n’abusent pas des aumônes reçues pour commettre une injustice, mais ils
sont aidés par elles à poser des actes de justice. L’argument ne porte donc
pas.
5. À la cinquième objection, il faut
répondre qu’Ambroise ne dit pas qu’il faut prendre en considération, chez ceux
à qui l’aumône est donnée, la faiblesse corporelle et la honte comme des motifs
de donner, car la raison de donner est le dénuement de celui à qui on donne,
mais comme des raisons pour lesquelles on doit leur donner davantage. Il n’en
découle donc pas qu’il ne faut pas donner à ceux qui ne sont pas faibles ou à
ceux qui n’ont pas honte, mais qu’il faut donner davantage aux faibles et à
ceux qui ont honte, toutes choses étant égales, car les deux raisons
mentionnées ne sont pas les seules qui doivent pousser à donner davantage, mais
plusieurs autres, telles que la bonté d’une personne, sa proximité, son
dénuement et plusieurs choses de ce genre. Toutefois, la honte de recevoir
n’existe pas seulement chez ceux qui ont perdu leurs biens par la violence,
mais aussi chez ceux qui [les] ont volontairement abandonnés pour le Christ,
puisque parfois les deux comptent un nombre égal d’hommes libres de naissance
que la honte trahit, bien que les pauvres volontaires soumettent peut-être
davantage leur honte à la raison, comme c’est le cas pour les autres passions.
6. À la sixième objection, il faut
répondre que, puisqu’il existe plusieurs raisons pour lesquelles l’aumône doit
être donnée à l’un plutôt qu’à l’autre, comme on l’a dit, on ne peut conclure
de manière absolue à partir d’une seule raison que l’aumône doit être toujours
donnée à un tel, par exemple, qu’elle doit toujours être plutôt donnée au plus
indigent. Ainsi, si les autres conditions l’emportaient chez un autre moins
indigent, c’est plutôt à lui qu’il faudrait la donner. Or, parmi toutes les
raisons, la plus contraignante est ce qui est dû, comme le dit le Philosophe
dans Éthique, IX, car nous devons plutôt rendre ce qui est dû que
faire une faveur, à moins que les conditions ne l’emportent de beaucoup par
ailleurs, comme il est dit au même endroit. Comme ce qui est nécessaire pour
vivre est dû à ceux qui prêchent au titre d’une sorte de salaire, comme on l’a
dit plus haut, les aumônes doivent leur être faites de préférence, surtout
s’ils sont dans le besoin, à moins que les autres conditions ne l’emportent de
beaucoup par ailleurs.
7. À la septième objection, il faut
répondre que, de même qu’il existe une double béatitude, la spirituelle et la
temporelle, de même il existe une double misère, la temporelle et la
spirituelle. Comme les pauvres volontaires ne sont pas misérables d’une misère
spirituelle, qui est purement et simplement misère puisque le Seigneur les
appelle bienheureux, Mt 5, 3 et Lc 6, 20, ils peuvent
cependant être soumis à la misère temporelle. Il faut donc leur manifester de
la miséricorde pour ce qui est du temporel.
8. À la huitième objection, il faut
répondre que la proximité est l'une des conditions pour lesquelles il faut
donner davantage à quelqu’un, mais elle n’est cependant pas la seule. C’est pourquoi
il n’est pas nécessaire de toujours donner davantage à ceux qui sont plus
proches, comme cela ressort clairement de ce qui a été dit.
Il faut maintenant en venir à
réfuter ce que les malintentionnés dont il a été question mettent de l’avant
pour diffamer les religieux. Cela vient de leur présomption, car, comme le dit
Grégoire dans les Morales, IV, «un homme saint ne doit
jamais avoir l’audace de corriger une négligence, que s’il a d’abord une
meilleure opinion de lui-même ». Aussi Jérôme parle-t-il ainsi à Fabianus,
à propos de cette question : « Ne semble pas être seul à te tromper
en faisant semblant d’affirmer des choses abominables à propos des serviteurs
de Dieu, sans savoir que tu exprimes l’iniquité devant le Très-Haut et que tu
déblatères contre le ciel. Et ce n’est pas étonnant que n’importe quel
serviteur du Seigneur soit blasphémé puisque tes pères ont appelé Béelzébuth
leur ancêtre. »
Et pour qu’il ne manque rien à leur
malice, ils mettent sens dessus dessous le jugement, à savoir, en jugeant mal
des choses et en jugeant mal des personnes. Une distinction est faite entre ces
deux renversements de jugement dans la Glose qui dit, à propos de
1 Co 4, 5 : Ne jugez pas avant le temps : « Il faut
éviter de nous tromper en raison d’une funeste opinion : bien que nous ne
puissions pas pénétrer la conscience des hommes, nous avons néanmoins un
jugement vrai et certain à propos des choses elles-mêmes. Ainsi, nous ne savons
pas si tel ou tel homme est impudique ou pudique, juste ou injuste, mais nous
haïrons cependant l’impudicité et l’injustice, et nous aimerons la pudeur et la
justice, et nous verrons dans la vérité de Dieu qu’il faut désirer celles-ci et
éviter celles-là. Et lorsque nous désirons ce qui doit être désiré parmi ces
choses et évitons ce qui doit être évité, que nous soyons excusés de ne pas
parfois ni même souvent avoir un jugement vrai à propos des hommes. » Mais
puisque la fausseté du jugement à propos des choses est plus funeste, comme on
le lit au même endroit dans la Glose, en allant au-devant de la maladie la plus
dangereuse, voyons d’abord comment [les adversaires] mettent sens dessus
dessous le jugement à propos des choses, et ensuite comment [ils le font] à
propos des personnes.
Pour ce qui est des choses, ils
mettent le jugement sens dessus dessous de trois façons :
En jugeant que le bien accompli par
les religieux est mal, ils se condamnent eux-mêmes et ils montrent que ceux
contre qui ils parlent sont louables au plus haut point. Ils se condamnent en
effet eux-mêmes lorsqu’ils montrent que le bien leur déplaît. Aussi Grégoire
dit-il d’eux, dans Morales, VI : « Maintenant, il
s’écarte du bien et néglige de faire ce qui est honnête ; il ne cesse de
le mettre en pièces en le dénigrant chez les autres. » Ils montrent aussi
que ceux contre lesquels ils parlent sont louables, en montrant chez eux
l’innocence de Daniel dont ont parlé les princes de Babylone, Dn 6, 5‑6 :
Nous ne trouverons peut-être chez ce Daniel qu’un manquement contre la
loi de son Dieu. La Glose [dit] : « Bienheureux comportement, dans lequel les
ennemis ne trouvent pas de faute, si ce n’est que par rapport à la loi qu’il
observe. » De la même manière, ces malintentionnés trouvent dans la loi de
Dieu que les religieux observent une occasion de les décrier, en les exposant
au mépris :
·
premièrement, en raison de l’humble habit qu’ils portent ;
·
deuxièmement, en raison du devoir de charité qu’ils exercent à
l’endroit du prochain, lorsqu’ils rendent service à leur prochain en s’occupant
avec charité de leurs affaires dans la mesure du possible ;
·
troisièmement, du fait que, ne possédant pas ici de cité durable, ils
courent d’un endroit à l’autre pour faire porter fruit au peuple de Dieu ;
·
quatrièmement, du fait qu’ils s’adonnent à l’étude ;
·
cinquièmement, du fait qu’ils proposent la parole de Dieu avec grâce et
élégance.
Se rapporte aussi à cela le fait
qu’ils méprisent chez eux la pauvreté, la mendicité et l’enseignement, ainsi
que le fruit des âmes qu’ils produisent chez le peuple avec la permission des
prélats, ce qui a été abordé plus haut.
Ils s’efforcent donc de montrer que
le peu de prix de l’habit de ceux qui mènent la vie religieuse est méprisable.
1. Premièrement, à partir de ce que
dit le Seigneur en Mt 7, 15 : Prenez garde aux faux prophètes
qui viennent vers vous habillés comme des brebis, ils cherchent à rendre suspects,
comme s’ils étaient des faux prophètes, ceux qui portent des vêtements de peu
de prix.
2. De même, à propos de Ap 6, 8 : Voilà qu’un cheval pâle, etc.,
la Glose dit : « Le diable, voyant qu’il ne peut gagner ni par
des tribulations manifestes ni par des hérésies manifestes, met de l’avant des
faux frères, qui, sous l’habit religieux, prennent la couleur du cheval noir ou
roux en bouleversant la foi. » Et ils tirent argument de cela, comme plus
haut.
3.
De même, ils disent qu’à l’époque ancienne, le Siège apostolique a confié aux
évêques de la Gaule de corriger ceux qui voulaient prendre un habit différent
des autres, en s’habillant plus humblement sous une apparence de sainteté. Ce
mandat du pape se trouve dans le registre de l’Église romaine, à ce qu’ils
disent, bien qu’il ne soit pas présent dans l’ensemble du Décret. Ils
veulent conclure de cela que tout au moins les hommes qui vivent dans le siècle
ne doivent pas utiliser de vêtements plus humbles que ceux de leur état.
4.
De même, Augustin dit, dans Sur la doctrine chrétienne, III :
« Celui qui utilise plus modestement les biens temporels que n’ont coutume
de le faire ceux avec qui ils vivent, ou bien manque de tempérance, ou bien est
superstitieux. » Il ressort ainsi clairement qu’il faut blâmer le fait que
quelqu’un use de vêtements plus humbles que ceux avec qui il vit.
5.
De même, Jérôme dit à Népotien : « Évite les vêtements foncés de même
que les vêtements blancs. Il faut fuir les parures comme les haillons, car les
unes sentent les plaisirs, et les autres, l’ostentation. » On voit ainsi
qu’il est blâmable de porter des vêtements de peu de prix.
6.
De même, à propos de Rm 14, 17 : Le royaume de Dieu ne
consiste pas dans la nourriture et la boisson, la Glose dit :
« La nature ou la quantité des aliments que quelqu’un prend ne fait pas de
différence, pourvu qu’il le fasse en conformité avec les hommes avec qui il vit
et avec sa propre personne, et pour les besoins de sa santé.» Pour la même
raison, les vêtements qu’un homme utilise n’ont aucune incidence sur sa vertu,
pourvu qu’il le fasse selon ce qui convient à sa propre personne. Il ne semble
donc pas que la vie religieuse consiste dans le fait que quelqu’un porte
extérieurement un vêtement de peu de prix en signe de mépris du monde.
7.
De même, l’hypocrisie semble être le plus grand des péchés. C’est pourquoi,
dans l’évangile, le Seigneur s’élève davantage contre les hypocrites que contre
les autres pécheurs, et Grégoire dit, dans les Morales :
« Personne ne nuit davantage dans l’Église que celui qui porte à tort le
nom ou l’ordre de la sainteté. » Or, sous le caractère méprisable du vêtement,
se cache l’hypocrisie, mais le prix élevé des vêtements relève des plaisirs de
la chair ou suscite, selon le cas, un mouvement d’orgueil. Il est donc plus
blâmable de commettre des excès par le caractère méprisable des vêtements que
par leur prix élevé.
8.
De même, la perfection de toute vie religieuse et de toute sainteté se trouve
dans le Seigneur Jésus, le Christ. Or, il a lui-même porté un vêtement de grand
prix, à savoir, la tunique sans couture, qui avait été tissée d’une seule
venue, comme il est dit en Jn 19, 23. Il semble ainsi qu’elle avait
été faite de la manière dont les tissus sont cousus d’or et de soie avec une aiguille.
Qu’elle ait été de grand prix, cela apparaît dans le fait que les soldats n’ont
pas voulu la déchirer, mais l’ont tirée au sort. Il ne relève donc pas de la
vie religieuse que quelqu’un porte des vêtements de peu de prix.
9.
De même, le seigneur pape utilise des vêtements précieux et en soie, et les
rois utilisaient même anciennement des vêtements de pourpre, et cela n’aurait
pas été louable pour eux de porter des vêtements de peu de prix. Pour une égale
raison, il n’est donc pas louable pour d’autres de porter des vêtements plus
méprisables que ne l’exige leur état. Et ainsi, par des [arguments] de ce
genre, ils incitent à mépriser l’humilité des vêtements et de l’habit.
À
quel point cela est contraire à la vérité[33],
cela ressort clairement de ce qui est dit dans le Décret, C. 21,
q. 4, c. 1 : « Toute vanité et tout enjolivement corporel
sont étrangers à l’ordre sacré. Il faut donc que les évêques ou les clercs qui
se parent de vêtements éclatants et brillants soient corrigés. S’ils y
persistent, qu’ils soient livrés à l’epithimium[34] ».
Et plus loin : « Si donc il s’en trouve pour rire de ceux qui sont
habillés de vêtements de peu de prix et religieux, qu’ils soient corrigés par
l’epithimium. Dans les premiers temps, tout homme saint portait un
vêtement ordinaire et de peu de prix ; en effet, tout ce qui est accepté
non par nécessité, mais pour son élégance prête prétexte à l’orgueil, comme le
dit le grand Basile. » Il est donc clair que le peu de prix des vêtements
doit être adopté et que le caractère précieux des vêtements doit être fui, et
que ceux qui parlent contre les vêtements de peu de prix doivent être gravement
punis.
De
même, leur fausseté apparaît dans l’exemple de Jean Baptiste, à propos de qui
Mt 3, 4 dit qu’« il portait un vêtement en poil de
chameau ». La Glose dit en cet endroit : « Celui qui prêche la
pénitence affiche un vêtement de pénitence : chez lui, le peu de prix des
vêtements et de la nourriture est loué, alors qu’il est blâmé chez le
riche. » Et une autre glose dit que « le serviteur de Dieu ne doit
pas porter un vêtement pour sa beauté ou pour le plaisir qu’il apporte, mais
seulement pour couvrir sa nudité ». Et à propos de Mc 1, 6 :
Jean était vêtu, etc., la Glose dit : « Un vêtement approprié
pour un prédicateur. » Il ressort ainsi clairement que les serviteurs de
Dieu, et surtout ceux qui prêchent la pénitence, doivent porter des vêtements
de peu de prix.
De
même, cela est démontré par l’exemple des prophètes anciens, dont il est dit en
He 11, 37 : Ils sont allés çà et là sous des peaux de moutons
et des toisons de chèvres. La Glose [dit] : « Comme Élie et
d’autres [prophètes]. » « Le mouton est un animal appelé taxus, dont
la peau est appelée une toison, qui est très rude ; ou encore une toison
est un vêtement en poil de chameau », comme cela ressort clairement de la
Glose en cet endroit.
De
même, cela est démontré par l’exemple des bienheureux Hilarion, Arsène et des
autres pères dans le désert, dont on raconte dans leurs actes qu’ils portaient
des vêtements de très peu de prix.
De
même, à propos de Ap 11, 3 : Je donnerai à mes deux témoins
de prophétiser pendant mille deux cent soixante jours, revêtus de sacs, la
Glose [dit] : « C’est-à-dire, en prêchant la pénitence et en montrant
l’exemple. » « Et vous devez prêcher selon leur exemple. » On
trouve ainsi clairement qu’ils doivent porter des vêtements de peu de prix, surtout
qu’ils prêchent la pénitence.
De
même, que le peu de prix des vêtements doive être approuvé et leur caractère
précieux blâmé, Grégoire le montre clairement dans son homélie « Il y
avait un homme riche », où il dit : « Il y en a qui pensent que
le soin accordé aux vêtements souples et précieux n’est pas un péché ;
mais si ce n’était pas un péché, jamais la parole de Dieu ne dirait avec tant
de soin que le riche qui était tourmenté dans les profondeurs de l’enfer était
aussi vêtu de pourpre. Personne ne recherche des vêtements de haute qualité si
ce n’est par vaine gloire, c’est-à-dire pour paraître plus honorable que les
autres, car les faits témoignent qu’un vêtement précieux n’est recherché que
par vaine gloire : personne ne veut porter de vêtements précieux alors
qu’il ne peut être vu des autres. Cette faute, nous pouvons mieux la relever
par ailleurs, car si le rejet de vêtements précieux n’était pas une vertu
évangélique, l’évangéliste ne dirait pas avec soin : Jean était vêtu de
poil de chameau. »
De
même, à propos de 1 P 3, 3 : Que [votre parure] ne soit
pas extérieure, etc., la Glose dit : « Comme le dit Cyprien,
celles qui sont vêtues de soie et de pourpre ne peuvent sincèrement revêtir le
Christ ; parées d’or, de pierres et de colliers, elles ont perdu la parure
de l’esprit et du corps. Si Pierre avertit de retenir celles qui peuvent
excuser leurs soins par leurs maris, à combien plus forte raison convient-il
qu’une vierge observe cela, elle à qui ne convient aucune justification d’un
tel soin ? » Il ressort ainsi clairement que, même chez les clercs,
un vêtement élégant est bien plus répréhensible.
De
même, ce par quoi la vertu de l’esprit est louable par soi-même est louable,
bien que quelqu’un puisse en faire usage par orgueil. Or, le peu de prix des
vêtements fait partie de ces choses. C’est pourquoi Jérôme dit au moine
Rusticus : « La bassesse des vêtements est le signe d’un esprit pur,
une tunique de peu de prix montre le mépris du siècle, à condition cependant
que l’esprit ne s’enfle pas, de sorte que le vêtement et la parole soient en
contradiction. » La bassesse des vêtements doit donc être adoptée en
elle-même, à condition que l’orgueil soit écarté.
De
même, ce qui mérite la miséricorde divine ne peut être mal. Or, par la bassesse
des vêtements, même les plus grands pécheurs ont mérité la miséricorde divine.
Ainsi, il est dit en 1 R 21, 27, à propos du très mauvais Achab
que, lorsqu’il eut entendu les paroles d’Élie, il déchira ses vêtements et
couvrit sa chair d’un cilice, qu’il jeûna et dormit dans un sac. Aussi le
Seigneur dit-il de lui à Élie : N’as-tu pas vu que Achab s’est humilié
devant moi ? Parce qu’il s’est humilié à cause de moi, je ne lui ferai pas
de mal pendant sa vie. Et cependant, il ne s’agissait pas d’une véritable
humilité du cœur, comme le dit la Glose en cet endroit. Et en
Jon 3, 6, il est dit que le roi enleva ses vêtements, se revêtit
d’un sac et s’assit sur la cendre, et qu’il ordonna aux autres de faire la
même chose. La bassesse des vêtements est donc bien accueillie de Dieu.
De
même, comme le montre le Philosophe dans Éthique, X, les vertus ne
consistent pas seulement dans les actes intérieurs, mais aussi dans les actes
extérieurs, alors qu’il parle des vertus morales. Or, l’humilité est une vertu
morale : en effet, elle n’est ni une vertu intellectuelle, ni une vertu
théologale. Elle ne consiste donc pas seulement dans [une attitude] intérieure,
mais aussi dans [des actes] extérieurs. Puis donc qu’il relève de l’humilité
que l’homme se méprise lui-même, il relèvera aussi de l’humilité que quelqu’un
fasse usage de choses méprisables à l’extérieur.
De
même, le mal n’est jamais camouflé que par ce qui a l’apparence du bien. Or,
les hypocrites camouflent ce qu’ils font de mal sous la bassesse des vêtements.
La bassesse des vêtements a donc en elle-même l’apparence du bien. Elle est
donc louable en elle-même, même si quelqu’un peut en abuser.
De
même, comme le jeûne et l’aumône sont des instruments de la pénitence, de même
en est-il de la bassesse des vêtements. Or, le jeûne et l’aumône sont louables
en eux-mêmes, bien que quelqu’un puisse en abuser. La bassesse des vêtements
est donc louable, même si quelqu’un peut en abuser.
En
étant d’accord avec cela, nous disons que la bassesse des vêtements est en
elle-même louable en tant qu’acte de pénitence et d’humilité, même si certains
peuvent faire usage de vêtements modestes, alors qu’il pourraient faire usage
de vêtements plus précieux selon leur état, comme lorsque quelqu’un qui, selon
la condition de son état, peut faire légitimement usage de la viande et ne pas
jeûner, s’abstient louablement de viande et jeûne. Par accident, cependant, [la
bassesse des vêtements] peut être un mal, comme lorsque sont troublés par ce
qui a été dit ceux avec qui nous devons mener une vie sociale, ou encore si
quelqu’un abuse des œuvres de pénitence par vaine gloire, comme l’enseigne
aussi le Seigneur à propos de la prière, du jeûne et de l’aumône en
Mt 6, 1‑16.
1.
À la première objection, il faut donc répondre que, par le fait que des faux prophètes
font usage de vêtements d’agneaux en vue de tromper, la bassesse des vêtements
ne doit pas être rejetée, mais plutôt louée. En effet, ils ne cacheraient pas
leur malice par la bassesse des vêtements si la bassesse des vêtements n’avait
pas une apparence de bien, autrement, la Sainte Écriture, dont les hérétiques font
un mauvais usage, comme il est dit en 2 P 3, 16, devrait être
rejetée, et, de la même manière, la piété dont les hérétiques ont l’apparence,
comme il est dit en 2 Tm 3, 5. C’est pourquoi la Glose dit, à
propos de Mt 7, 15, que les faux prophètes « ne se reconnaissent
pas aux vêtements, mais à leurs œuvres ». Et elle dit plus loin que
« les agneaux ne doivent pas se dépouiller de leurs peaux, même si parfois
les loups s’en revêtent ».
2.
À la deuxième objection, il faut répondre que le diable ne camouflerait pas ses
serviteurs sous l’habit religieux afin de tromper si l’habit religieux n’avait
pas en lui-même l’apparence du bien. Cependant, les bons ne doivent pas à cause
de cela s’abstenir d’un tel habit et certains ne doivent pas être jugés mauvais
en raison de cet habit, comme cela ressort clairement de la glose invoquée à
propos de Mt 7, 16. Aussi Jérôme dit-il dans le livre contre
Helvidius : « La virginité est-elle une faute parce que celui qui
simule la virginité commet un crime ? »
3.
À la troisième objection, il faut répondre que cette interdiction n’a pas été
faite parce que la bassesse des vêtements serait répréhensible, mais parce que
peut-être certains font usage de la bassesse des vêtements pour tromper.
4.
À la quatrième objection, il faut répondre qu’Augustin parle du cas où, par la
sévérité de la vie, les rapports entre ceux qui doivent vivre en société sont
perturbés. En effet, si on devait l’entendre sans nuance, celui qui jeûnerait
là où d’autres ne jeûnent pas serait répréhensible, ce qui est manifestement
faux.
5.
À la cinquième objection, il faut répondre que Jérôme, par les paroles
rapportées, n’enseigne pas que la bassesse des vêtements doive être évitée,
mais que l’abus [doit l’être], de sorte que quelqu’un ne tombe pas dans l’orgueil
du fait de la bassesse de ses vêtements. Autrement, il se contredirait, lui qui
incite le moine Rusticus à la bassesse des vêtements et la recommande à
Pammachius, un homme très noble, comme cela est clair dans la lettre à
Pammachius, à propos de la mort de Paulina.
6.
À la sixième objection, il faut répondre que l’usage des choses extérieures
peut être considéré de deux manières : d’une manière, selon la nature des
choses elles-mêmes, et ainsi, il est indifférent ; d’une autre manière,
selon la fin à laquelle il est ordonné. Ainsi, dans l’usage des choses
extérieures, ce qui peut être ordonné à une fin meilleure est plus louable,
comme l’abstinence de nourriture, qui peut être ordonnée à dompter la concupiscence
de la chair, est plus louable que le fait de se nourrir de manière ordinaire en
utilisant la nourriture avec action de grâce. L’hérétique Jovinien affirmait le
contraire, comme on le voit clairement chez Jérôme, qui condamne cette erreur
et d’autres qu’il a faites. De même encore, la bassesse des vêtements est
ordonnée à humilier l’esprit et à dompter le corps. Aussi, pour la même raison,
la bassesse des vêtements est-elle en elle-même plus louable que le vêtement
ordinaire. Et, de cette façon, de même que la vie religieuse consiste dans le
jeûne, elle consiste aussi dans la bassesse des vêtements.
7.
À la septième objection, il faut répondre que, du fait que l’hypocrisie qui se
cache sous la bassesse des vêtements est un grand péché, on ne peut conclure
que la bassesse des vêtements est pire que leur caractère précieux, car la
bassesse des vêtements ne se compare pas à l’hypocrisie comme leur caractère
précieux aux plaisirs de la chair ou à l’orgueil. En effet, le caractère
précieux des vêtements est ordonné de soi et directement aux vices mentionnés ;
aussi, l’excès dans le caractère précieux des vêtements est-il en soi blâmable,
mais la bassesse des vêtements n’est-elle pas ordonnée par soi et directement à
l’hypocrisie, mais l’hypocrisie en est un abus, comme elle l’est des autres
œuvres de sainteté. Et parce qu’un abus est d’autant plus blâmable qu’une chose
est plus sainte, du fait que l’hypocrisie est un grand péché, la bassesse des
vêtements est rendue manifestement louable, ainsi que les autres œuvres de
pénitence dont abuse l’hypocrisie. Toutefois, il ne faut pas concéder que
l’hypocrisie, à parler simplement, est le plus grand des péchés, car
l’infidélité par laquelle quelqu’un ment à propos de Dieu est plus grave que la
feinte par laquelle quelqu’un ment à propos de lui-même.
8.
À la huitième objection, il faut répondre qu’il ne faut pas croire que le Seigneur
Jésus, le Christ, a porté des vêtements précieux, lui qui montre que Jean est
louable parce qu’il ne portait pas de vêtements délicats, autrement les
pharisiens, qui montraient leur sainteté extérieure, comme ils disaient de lui
qu’il était glouton, buveur de vin et ami des publicains, auraient dit de lui
qu’il portait des vêtements délicats. Aussi, les soldats qui le ridiculisaient
ne lui auraient pas fait porter un vêtement de pourpre en signe de dignité
royale, si la tunique sans couture avait été tissée d’or et de soie. Mais le
fait que les soldats n’ont pas voulu diviser sa tunique n’était pas dû au
caractère précieux du vêtement, mais à leur nombre, car la répartition en quatre
que les soldats avaient faite des vêtement du Christ suffisait, et si [la
tunique] avait été divisée en quatre, elle aurait été tout à fait inutile. Par
cela aussi, il est clair qu’elle n’était pas faite d’une étoffe précieuse.
Cependant, selon la Glose, un sacrement de l’unité de l’Église s’y trouve
néanmoins exprimé.
9.
À la neuvième objection, il faut répondre qu’il existe certains états des
hommes pour lesquels il y a un vêtement particulier : de même qu’une communauté
religieuse a son vêtement particulier, de même aussi, à l’époque ancienne, les
rois et les dignitaires portaient des vêtements particuliers comme insignes de
leur dignité, et de même le Souverain Pontife porte-t-il maintenant un vêtement
particulier. C’est pourquoi, de même qu’il ne serait pas permis à un membre
d’une communauté religieuse de porter un vêtement de moindre prix qui
dépasserait les bornes de sa communauté religieuse, bien que, à l’intérieur des
bornes du vêtement de sa communauté religieuse, s’il utilise des vêtements de moindre
prix, il ne soit pas digne de blâme mais loué, de même il n’aurait pas été
louable pour les princes anciens, et il ne le serait pas maintenant pour le
Souverain Pontife, de porter un vêtement de moindre prix au-delà des bornes du
vêtement habituel. Mais il en va autrement des princes et des autres hommes à
qui n’est pas assigné un vêtement déterminé. Pour eux, en effet, il n’est pas
blâmable de porter des vêtements de moindre prix que ceux qui peuvent convenir
à leur état. Aussi, en 2 Sm 6, 20, est-il dit que Michol, en
ridiculisant David, dit : Comme il s’est fait honneur aujourd’hui, le
roi d’Israël, qui s’est découvert devant ses servantes de ses serviteurs, et
qui s’est découvert comme se découvre un homme de rien ! Et David
répondit : Je jouerai et je deviendrai plus petit que je ne l’ai été,
et je serai humble à mes yeux. Et Esther [dit] en
Est 14, 16 : Tu connais ma faiblesse et mes besoins, tu sais
que je déteste l’insigne de mon élévation et de ma gloire qui est sur ma tête,
les jours où je me montre, et que je ne le porte pas, les jours où je garde
silence. Il ressort ainsi clairement qu’il est louable même pour les rois
et les princes de se contenter de choses modestes, lorsqu’ils peuvent le faire
sans scandale ni porter atteinte à leur propre autorité.
En
second lieu, il faut maintenant voir comment [leurs adversaires], en vue de déshonorer
les religieux, mettent de l’avant que les religieux se mêlent des affaires des
autres, encourant ce qu’on lit en 1 Th 4, 11 : Prenez
soin de vivre calmes et de vous occuper de vos affaires. La Glose
[dit] : « En écartant les affaires des autres, ce qui vous est utile
pour la correction de votre vie. »
2.
De même, à propos de 2 Th 3 11 : Nous avons entendu dire
que certains parmi vous se promènent d’une manière désordonnée, ne travaillant
pas du tout mais se mêlant de tout, la Glose [dit] : « Ils
obtiennent ainsi de subsister à même les biens des autres, comportement que
l’enseignement du Seigneur a en horreur. »
3.
De même, à propos de 2 Tm 2, 4 : Celui qui combat pour
Dieu ne s’immisce pas dans les affaires du siècle, la Glose [dit] :
« Dans toutes [les affaires du siècle]. » Or, les affaires des autres
sont souvent des affaires séculières.
4.
Et ainsi, ils veulent conclure que les religieux de doivent pas se mêler des
affaires des autres.
Mais
cela est expressément contraire[35]
à la position de l’apôtre Jacques qui dit, en Jc 1, 27 : La
religion pure et sans tache devant Dieu, notre Père, consiste en ceci :
visiter les orphelins et les veuves dans leurs épreuves. La Glose
[dit] : « Secourir ceux qui manquent d’assistance lorsqu’ils en ont
besoin. »
De
même, à propos de Rm 16, 1 : Je vous recommande Phébé, notre
sœur, la Glose [dit] : « Celle-ci était en ce moment partie à
Rome pour affaire. » Aussi Paul ajoute-t-il (Rm 16, 2) :
« Assistez-la en toute affaire où elle aurait besoin de vous. »
De
même, en Ga 6, 2 : Portez le fardeau les uns des
autres : vous accomplirez ainsi la loi du Christ. Il est donc clair
qu’il est louable que quelqu’un, par charité, s’occupe des affaires d’un autre
comme si elles étaient les siennes.
Cependant,
cela peut être accompli d’une manière mauvaise de deux manières. D’une manière,
lorsque quelqu’un s’occupe avec tant de curiosité des affaires des autres qu’il
néglige complètement les siennes, et l’Apôtre interdit cela en
1 Th 4, 11, lorsqu’il dit : Prenez soin de vivre calmes
– Glose : « En évitant la curiosité » ‑ et de vous
occuper de vos affaires ‑ Glose :
« En écartant celles des autres. ». En effet, il ordonne d’écarter
les affaires des autres afin que chacun s’occupe des siennes. D’une autre
manière, quelqu’un coopère avec d’autres dans des affaires honteuses ou encore
avec une mauvaise intention, et l’Apôtre interdit cela en
2 Th 3, 11. C’est pourquoi la Glose dit, à propos de ce
passage : « Ceux qui agissent par curiosité. » « Ils
obtiennent ainsi de subsister à même les biens des autres, comportement que
l’enseignement du Seigneur a en horreur : en effet, leur Dieu, c’est leur
ventre, eux qui par un soin abominable s’assurent le nécessaire. » Car
leur intention honteuse est montrée par le fait qu’ils avaient l’intention de
nourrir leur ventre ; mais par le fait qu’ils aient fait cela avec un soin
honteux, est indiquée leur action honteuse. Et par cela, la réponse aux deux
premières objections est claire.
3.
À la troisième objection, il faut répondre que les affaires du siècle sont
celles où, comme la Glose le dit au même endroit, « l’esprit est occupé
par le souci d’accumuler de l’argent sans travail corporel, comme le font les
commerçants et les gens de cette sorte ». Les religieux ne doivent pas s’impliquer
dans de telles affaires, à savoir, faire du négoce pour d’autres ou exercer des
activités de ce genre. Mais, cela mis à part, ils peuvent s’immiscer par
miséricorde dans les affaires des autres, en donnant un conseil, en intercédant
ou par quelque chose de ce genre.
Voyons
maintenant, en troisième lieu, comment [leurs adversaires] accusent [les religieux]
de courir partout, encourant ainsi ce que l’Apôtre dit en
2 Th 3, 11 : Nous avons entendu dire que certains se
promènent d’une manière désordonnée. À cause de cela, on les appelle «gyrovagues».
2.
De même, ils invoquent pour se moquer d’eux ce qu’Augustin dit dans le livre Sur
le travail des moins, en attirant l’attention sur certains moines :
« Envoyés nulle part, établis nulle part, jamais debout, jamais
assis ! »
3.
De même, à propos de Mc 6, 10 : Demeurez dans la maison où
vous serez entrés, la Glose [dit] : « Il est étranger au
prédicateur de courir d’une maison à l’autre et de changer les droits d’un
hôte. » De même, à propos de Lc 10, 7 : Demeurez dans la
même maison, la Glose [dit] : « Il ne faut pas se déplacer d’une
maison à une autre afin que l’amour de l’hospitalité reste durable. »
4.
De même, ce que dit Is 30, 7 semble se rapporter à cela : C’est
pourquoi j’ai crié à ce sujet : « Ce n’est qu’orgueil ! Restez
tranquilles ! » La Glose [dit] : «Dans votre pays. »
5.
De même, en Jr 14, 10 : Le peuple aimait bouger des pieds,
mais cela ne plaisait pas au Seigneur.
Mais
cette dérision n’est pas nouvelle. En effet, comme le raconte Denys dans sa
lettre à Apollophanius, alors qu’il était païen, il tournait Paul en dérision
en l’appelant le « patrouilleur » du monde, alors qu’il accomplissait
avec soin le commandement du Seigneur qui avait dit en
Mc 16, 15 : Allez par tout le monde, prêchez l’évangile à
toute créature, et en Jn 15, 16, le Seigneur dit à ses
disciples : Je vous ai choisis afin que vous alliez porter du fruit.
Ces
déplacements des prédicateurs étaient aussi indiqués en Jb 37, 11‑12 :
Les nuées diffusent sa lumière, qui éclaire tout sur le parcours où les aura
conduites la volonté de celui qui gouverne, pour tout ce qu’elle leur aura
ordonné sur la surface de la terre. La Glose [dit] : « Diffuser
la lumière [signifie] répandre les exemples de la vie des saints prédicateurs
par leurs actions et par la parole, qui éclairent tout sur leur parcours, car
ils illuminent les confins du monde par la lumière de la prédication. »
De
même, Jb 38, 25 : Qui a préparé le parcours de l’orage ?
La Glose explique qu’il s’agit du parcours de la prédication, et aussi
Grégoire, dans les Morales.
De
même, Za 6, 7 : Les plus vigoureux avançaient ; ils
cherchaient à partir et à parcourir toute la terre, que la Glose interprète
des prédicateurs apostoliques.
De
même, à propos de Rm 16, 11 : Saluez les membres de la maison
de Narcisse, la Glose [dit] : « On dit que ce Narcisse était un
prêtre qui, comme on le lit dans d’autres textes, réconfortait les frères qui
l’accompagnaient dans ses pérégrinations. »
De
même, Is 27, 6 : Ceux qui sortent de Jacob sous une poussée –
Glose : « Pour prêcher » ‑ rempliront la surface de la
terre. Glose : « Leur parole a parcouru toute la terre. »
De
même, à propos de Pr 6, 3 : Cours, hâte-toi, réveille ton
ami ! la Glose [dit] : « Du sommeil du péché ». Or, on
est éveillé du sommeil du péché par la prédication. Le fait que des
prédicateurs courent en tout sens en vue du salut des âmes est donc louable.
De
même, Ez 1, 13 : Telle était la vision qui courait en tout
sens parmi les animaux. À ce sujet, Grégoire dit, dans la première partie
de sa cinquième homélie sur Ézéchiel : « À ceux qui sont les gardiens
des âmes et ont reçu la charge de paître le troupeau, il n’est pas du tout
permis de changer d’endroit. Mais ceux qui courent ici et là par amour de Dieu
pour prêcher sont les roues de son feu ardent, car, alors qu’ils courent en
divers endroits à cause de ce qu’il désire, eux-mêmes brûlent et allument les
autres. » Deux conclusions peuvent être tirées de cette autorité :
que d’autres que les prélats peuvent prêcher, et que ces autres prédicateurs
doivent courir çà et là en divers endroits, et ne pas demeurer dans un seul endroit.
De
même, à propos de ceci : Lorsqu’ils marchaient, ils faisaient le bruit
d’une armée (Ez 1, 24), Grégoire dit, dans sa huitième
homélie : « Les autres sont les places fortifiées des prédicateurs
qui travaillent çà et là à rassembler les âmes, équipés pour une œuvre
sainte. »
Par
tout ce qui a été dit, il ressort donc clairement que le fait que les
prédicateurs courent çà et là pour assurer le salut des âmes est louable.
Cependant,
il faut savoir que le fait de courir çà et là est blâmé de trois manières dans
la Sainte Écriture. D’une manière, lorsqu’il vient de l’inconstance de l’âme ou
de la légèreté de l’esprit, et cela se produit surtout chez ceux qui courent
partout sans résultat. D’une autre manière, lorsqu’on court après les choses
terrestres pour rechercher un profit. D’une troisième manière, lorsqu’ils sont
incités par la malice à faire le mal. Il est question de ces trois choses dans
Jude 11‑12 : Malheur à ceux qui sont allés dans la voie de
Caïn et qui se sont jetés dans l’égarement de Balaam, par quoi est montrée
l’intention de nuire. Ce sont eux qui se souillent dans leurs agapes, en
fêtant sans vergogne, ils se repaissent, nuées sans eau que les vents
emportent, par quoi est abordée la concupiscence poussant à se déplacer. Arbres
de fin de saison, qui ne portent pas de fruits, par quoi est montré qu’ils
courent partout par légèreté et sans résultat.
1.
En reprochant à certains leur agitation, l’Apôtre blâme les déplacements qui
viennent de la légèreté, ou encore de la concupiscence. Cela ressort clairement
par le fait qu’on ajoute dans la Glose : « Ceux qui, avec une
application abominable », cherchaient à se repaître par une agitation
pleine de curiosité.
2.
De même, pour ce que dit Augustin que certains moines ne sont jamais
« établis nulle part, envoyés nulle part, jamais debout, jamais
assis », il leur reproche de courir partout par légèreté, ou plutôt, par
cupidité. C’est pourquoi il ajoute qu’ils couraient à la recherche d’un profit,
et en cela ils étaient répréhensibles.
3.
Ce qui est dit en Mc 6, 10 et Lc 10, 7 interdit
manifestement de courir d’une maison à une autre, c’est-à-dire d’un toit
hospitalier à un autre, ce à quoi incite souvent la concupiscence, comme cela
arrive chez ceux à qui ne suffit pas ce qu’ils possèdent et qui recherche
quelque chose de plus cossu. C’est la raison pour laquelle ils courent d’une maison
à une autre.
4.
Ce que dit Is 30, 7 se rapporte à la légèreté d’esprit par laquelle
l’homme qui n’est pas attaché à Dieu court vers toutes sortes de choses dans
lesquelles il ne peut trouver le repos. C’est pourquoi cela est dit de manière
littérale contre les Juifs qui, non satisfaits du secours divin, voulaient
descendre en Égypte afin d’être sauvés par le soutien des Égyptiens.
5.
De même, ce que dit Jr 14, 10 doit être mis en rapport avec les
déplacements qui viennent de la légèreté, ce qui ressort clairement de ce qu’il
dit : Celui qui aime déplacer ses pieds. En effet, à ceux qui se
déplacent par légèreté, cela même dont ils font le tour paraît désirable. Aussi
la Glose, en cet endroit, interprète-t-elle le mouvement des pieds du mouvement
des sentiments.
Maintenant,
il faut voir, en quatrième lieu, comment [leurs adversaires] invoquent, pour
déshonorer les religieux, le fait qu’ils s’adonnent à l’étude.
1.
En effet, il est dit en 2 Tm 3, 7, pour prendre en faute
certains par qui des dangers sont sur le point d’arriver pour l’Église,
qu’« ils s’instruiront toujours, sans parvenir à la connaissance de la
vérité ». Et ainsi, ils veulent par cela rendent suspects ceux qui
s’adonnent à l’étude.
2.
De même, Grégoire dit, dans les Morales, XIII, à propos de
Jb 16, 10 : Mon ennemi m’a regardé avec des yeux
effrayants : « De même que la Vérité incarnée a choisi pour sa prédication
des pauvres, des ignorants et des gens simples, de même cet homme damné, qu’un
ange apostat assume à la fin du monde, choisira-t-il des gens rusés, fourbes et
possédant la science de ce monde pour prêcher sa fausseté. » Aussi, pour
cette raison, [leurs adversaires] assimilent-ils [les religieux] à des
précurseurs de l’Antéchrist parce qu’ils exercent la fonction de la prédication
en brillant par leur science.
3.
De même, à propos de Ap 13, 11 : Je vis une autre bête qui
montait de la terre, et elle avait deux cornes semblables à celles d’un agneau,
la Glose dit : « Après avoir décrit la tribulation provoquée par
l’Antéchrist et ses meneurs, il en ajoute une autre qui viendra de ses envoyés
qu’il dispersera par toute la terre. » De même, la Glose dit :
« Qui montait, c’est-à-dire qu’elle faisait des progrès dans la
prédication. » De même, une autre glose : « Elle avait deux
cornes : ils simuleront l’innocence, de même que la vie pure et la vraie
doctrine, ainsi que les miracles que possédait le Christ et qu’il donna à ses
disciples. Ou bien, ils s’arrogeront les deux Testaments. » Et ainsi, il
semble que ceux qui progressent dans la prédication avec la science des deux
Testaments en simulant la sainteté, soient des apôtres de l’Antéchrist.
4.
De même, [il est dit] en 1 Co 8, 1 : La science enfle,
mais la charité édifie. Or, les religieux devraient surtout s’attacher à
l’humilité. Ils devraient donc s’abstenir de l’étude de la science.
5.
De même, à propos du bienheureux Benoît, qui fut le premier pour ce qui est de
la vie religieuse, Grégoire dit, dans le deuxième livre des Dialogues, qu’« il
s’éloigna de l’étude des lettres, sciemment illettré et sagement
ignorant ». Aussi les religieux devraient-ils, à son exemple, abandonner
l’étude de la science.
6.
De même, en 2 Th 3, 11, l’Apôtre blâme ceux qui, mettant de côté
le travail manuel, s’abandonnaient à la curiosité et à l’oisiveté. Or, la
curiosité se trouve dans l’étude de la science. Les religieux ne devraient donc
pas abandonner le travail manuel pour s’adonner à l’étude.
Mais
[les adversaires des religieux] ne sont pas les auteurs de cette pensée[36],
mais Julien l’Apostat qui, comme le raconte l’Histoire ecclésiastique, écarta
de force de l’étude des lettres les serviteurs du Christ. Ils s’en montrent les
imitateurs, eux qui interdisent l’étude aux religieux, en parlant manifestement
d’une manière contraire à l’Écriture.
En
effet, à propos de Is 5, 13 : Ainsi, mon peuple fut mené en
captivité parce qu’il n’avait pas la science, la Glose dit :
« Parce qu’il n’a pas voulu l’avoir. » Or, le manque volontaire de
science ne serait pas puni si l’étude de la science n’était pas louable.
De
même, [il est dit] en Os 4, 5‑6 : J’ai fait taire ta
mère la nuit. Mon peuple s’est tu parce qu’il n’avait pas la science. Parce que
tu as rejeté la science, je te rejetterai, de sorte que tu n’exerceras pas le
sacerdoce pour moi. Par cela aussi, il est clairement montré comment le
manque de science est gravement puni.
De
même, à propos de Ps 119[118], 66 : Enseigne-moi la bonté, la
retenue et la science, la Glose [dit] : « La bonté, c’est-à-dire
inspire-moi la charité ; la retenue, c’est-à-dire donne-moi la
patience ; la science, c’est-à-dire illumine mon esprit. En effet, la
science est utile, car l’homme vient [ainsi] à la connaissance de
lui-même. »
De
même, Jérôme [écrit] au moine Rusticus : « Que jamais un livre ne
soit éloigné de ta main et de tes yeux ! » Et plus loin :
« Aime la science des Écritures, et tu n’aimeras pas les vices de la
chair. »
De
même, Jérôme [écrit] dans la lettre au moine Paulinus : « La sainte
simplicité n’est utile qu’à soi-même, et autant elle édifie l’Église du Christ
par le mérite de la vie, autant elle est nuisible si elle ne peut résister à
ceux qui [la] détruisent. » La science des saints est ici manifestement
placée au-dessus de la sainteté des gens simples.
De
même, dans la même lettre, après avoir énuméré les livres de la Sainte
Écriture, [Jérôme] ajoute : « Je t’en prie, frère très cher :
vivre au milieu de ces choses, les méditer, n’étudier rien d’autre, ne rien
chercher [d’autre], est-ce que cela ne te semble pas être la demeure du royaume
céleste sur terre ? » Il ressort ainsi clairement que s’attarder à
l’étude de la Sainte Écriture, c’est séjourner au ciel.
Que
l’étude des Écritures convienne surtout à ceux qui sont assignés à la fonction
de la prédication, cela est clair par ce que dit l’Apôtre, en
1 Tm 4, 13 : Jusqu’à ce que je vienne, applique-toi à la
lecture, à l’exhortation et à l’enseignement. Il ressort ainsi clairement
que l’application à la lecture est nécessaire à ceux qui veulent exhorter et
enseigner.
De
même, Jérôme [écrit] au moine Rusticus : « Prends le temps
d’apprendre ce que tu pourras enseigner par la suite. » Et la même chose
au même : « Si le désir d’être clerc te chatouille, apprends ce que
tu pourras enseigner. »
De
même, Grégoire [écrit] dans le Pastoral : « Assurément, il est
nécessaire que ceux qui sont aux aguets pour prêcher n’abandonnent pas la
sainte lecture. »
De
même, la vie des religieux est surtout ordonnée à la contemplation. Or, « la
lecture est une partie de la contemplation », comme le dit Hugues de
Saint-Victor. Il convient donc aux religieux de s’adonner à l’étude.
De
même, ceux qui sont plus éloignés des préoccupations de la chair sont plus
aptes à acquérir la science. Is 28, 9 : À qui enseignera-t-il
la science et à qui fera-t-il comprendre ? Aux enfants à peine sevrés, à
peine éloignés des mamelles. Et le Commentateur dit, dans Physique, VII,
que la chasteté et les autres vertus par lesquelles sont réprimés les désirs de
la chair ont la plus grande valeur pour l’acquisition des sciences
spéculatives. Puisque les religieux s’astreignent surtout à dompter la
concupiscence de la chair par la continence et l’abstinence, l’étude des
lettres leur convient donc au plus haut point.
De
même, qu’ils puissent louablement s’adonner à l’étude des lettres profanes, et
non seulement à l’étude des lettres sacrées, on le trouve explicitement chez
Jérôme, dans sa lettre au moine Pammachus : « Si tu aimes la femme
captive, c’est-à-dire la sagesse profane, et si tu as été fasciné par sa
beauté, tonds-la et coupe l’attrait de ses cheveux et son beau langage, en même
temps que ses ongles recherchés, lave-la avec le sel de la prophétie, puis, te
reposant avec elle, dis : “Sa gauche est placée sous ma tête, et sa droite
m’embrassera”, et la captive te donnera beaucoup d’enfants et deviendra une
israélite après avoir été une moabite. » Il ressort ainsi clairement qu’il
est permis même aux moines d’apprendre les sciences profanes, pourvu que ce
qu’ils y trouvent de répréhensible soit élagué selon la règle de la Sainte
Écriture.
De
même, Augustin dit, dans Sur la doctrine chrétienne, II :
« Pour ce qui est de ceux qu’on appelle philosophes, s’ils ont dit par
hasard des choses conformes à notre vraie foi, surtout les platoniciens, il
faut non seulement ne pas les craindre, mais les prendre pour notre usage,
comme à des possesseurs injustes. »
De
même, à propos de Dn 1, 8 : Daniel se proposait dans son
cœur, etc., la Glose dit : « Celui qui ne veut pas manger à la
table du roi de crainte d’être souillé, s’il avait su que la science des
Égyptiens était un péché, il ne l’aurait jamais apprise. Mais il l’apprend, non
pas pour la suivre, mais pour la juger et pour convaincre. En effet, si
quelqu’un qui ignore cet art écrivait contre des mathématiciens, ou quelqu’un
dépourvu de philosophie s’en prenait aux philosophes, qui faudrait-il
ridiculiser ou qui rirait en ridiculisant ? »
Par
tout cela, il est clair que l’étude est louable pour les religieux, surtout celle
des Saintes Écritures, et par-dessus tout chez ceux qui sont assignés à
prêcher.
1.
Ce qui est dit en 2 Tm 3, 7 : Ils s’instruiront
toujours, sans parvenir à la connaissance de la vérité, n’est pas dit pour
blâmer le fait qu’ils s’instruisent toujours, mais parce qu’ils ne parviennent
pas à la connaissance de la vérité. Et cela arrive chez ceux dont les études
les font s’écarter de la vérité ou de la rectitude de la foi. Aussi poursuit-on
au même endroit : Des hommes mauvais, dont l’esprit est corrompu à
propos de la foi (2 Tm 3, 8).
2. Quant à ce que dit Grégoire, que l’Antéchrist
aura des prédicateurs possédant la science du monde, il faut répondre qu’il
l’entend de ceux qui font usage de la science humaine pour induire le peuple
aux désirs et aux péchés du monde. Aussi Grégoire ajoute-t-il aussitôt
l’autorité d’Is 18, 1‑2 : Malheur au pays du grillon
ailé, qui envoie par mer ses messagers, dans des nacelles de papyrus, sur les
eaux ! En l’expliquant au même endroit, il dit : « La
feuille sur laquelle on écrit en faite de papyrus. Qu’est-ce donc qui est
indiqué par le papyrus, si ce n’est la science profane ? Les nacelles de
papyrus sont donc les cœurs des docteurs profanes. Envoyer ses messagers sur
les eaux dans des nacelles de papyrus, c’est donc déposer sa prédication dans
l’esprit de sages charnels et appeler les peuples qui glissent vers la
faute. »
3.
À l’autre [objection], il faut répondre que cette glose parle des prédicateurs
que l’Antéchrist dispersera dans le monde après son avènement, comme cela
ressort clairement de bien des choses qui sont dites au même endroit.
Toutefois, il ne faut pas rejeter pour autant la science des deux Testaments
chez les religieux parce que [ces prédicateurs] en abuseront, à moins de dire
que l’innocence et la pureté de la vie doivent être rejetées parce qu’ils la simulent,
ce qui est absurde.
4.
Leur objection voulant que la science entraîne l’orgueil, il faut l’entendre du
cas où la science existe sans la charité. Aussi la Glose dit-elle au même
endroit : « La science entraîne l’orgueil, si elle est seule. »
Et plus loin : « Ajoutez la charité à la science, et la science sera
utile. » Aussi, chez ceux qui s’appliquent aux œuvres de charité, la
science est-elle moins dangereuse. Toutefois, si la science devait être évitée
parce qu’elle entraîne parfois l’orgueil, pour la même raison, les œuvres
bonnes devraient être évitées, car Augustin dit que « l’orgueil s’immisce
dans les œuvres bonnes pour les faire périr ».
5.
À la cinquième objection, à propos du bienheureux Benoît, il faut répondre
qu’il ne s’est pas lui-même éloigné de l’étude parce qu’il avait en horreur la
science ou l’étude, mais parce qu’il craignait la vie et la société séculières.
Aussi Grégoire disait-il plus haut, à son sujet, qu’« il avait été amené à
Rome pour y étudier les lettres classiques, mais comme il voyait que beaucoup
se dirigeaient vers les pentes escarpées des vices, lui qui s’était comme
engagé dans le monde en retira le pied, de crainte que s’il parvenait à la
science [du monde], il s’en irait ensuite tout entier dans un horrible
abîme ». C’est ainsi que, maintenant encore, agissent ceux qui, après
avoir abandonné la vie séculière des étudiants, entrent dans une vie religieuse
où ils peuvent s’adonner à l’étude.
6.
À la dernière objection, il faut répondre que la curiosité comporte une attention
superflue et désordonnée. Aussi l’attention superflue qu’entraîne la curiosité
est-elle répréhensible, non seulement dans l’étude des lettres, mais dans tous
les travaux auxquels l’esprit est occupé. Toutefois, dans l’autorité de
l’Apôtres qu’on invoque, est reprochée la curiosité abominable de ceux qui se
mêlaient des affaires des autres pour se remplir le ventre, comme cela ressort
clairement de la Glose, au même endroit. Mais dire que ceux qui s’adonnent à
l’étude de la Sainte Écriture se livrent à l’oisiveté, est contraire à ce qu’on
lit dans la Glose, à propos de Ps 119[118], 82 : Mes yeux ont
défailli, etc. : « Celui qui étudie la parole de Dieu n’est pas
oisif, et celui qui agit à l’extérieur ne fait pas davantage que celui qui
s’applique à l’étude en vue de connaître la divinité : en effet, la
sagesse est l’œuvre la plus grande et Marie, qui écoutait, est préférée à
Marthe, qui assurait le service. »
En
cinquième lieu, il faut maintenant voir comment [leurs adversaires] critiquent
chez les religieux une prédication bien préparée et élégante, en invoquant ce
qu’on lit en 1 Co 1, 17 : [Le Christ m’a envoyé annoncer
l’évangile], sans la sagesse du langage, pour que ne soit pas réduite à néant
la croix du Christ. La Glose [dit] : « Non pas avec la grâce et
l’élégance des paroles, car la prédication chrétienne n’a pas besoin de l’éclat
et de la recherche de la parole, pour qu’on n’estime pas qu’elle vient de la
malice et de la subtilité de la sagesse humaines, et non de la vérité, comme
les faux apôtres prêchaient le Christ avec une sagesse humaine et en
s’appliquant à l’éloquence. » Ils en concluent donc que les religieux sont
des faux apôtres parce qu’ils proposent la parole de Dieu avec grâce et éloquence.
2.
De même, à propos de 1 Co 2, 1 : Lorsque je suis venu
vers vous, je ne suis pas venu avec le prestige de la parole – Glose :
« Avec la logique, en recourant à des arguments logiques ‑, ou
une sagesse élevée, la Glose dit : « Selon la physique, afin de
le confirmer par des spéculations physiques. » Et plus loin : Et
ma parole et mon message n’avaient rien des discours persuasifs de la sagesse
humaine (1 Co 2, 4). La Glose [dit] : « Car même
si les paroles ont été persuasives, elles ne le furent pas en vertu d’une
sagesse humaine, comme le sont les paroles des faux apôtres. » De cela,
[les adversaires] concluent la même chose que précédemment.
3.
De même, à propos de 2 Co 11, 6 : Car si je suis
inhabile à la parole, c’est autre chose pour la science, la Glose
dit : « Car il n’enjolivait pas ses paroles, mais les faux [apôtres]
préparaient bien leurs paroles, et les Corinthiens les préféraient à cause de
leur parole précise. La puissance du discours est nécessaire à l’intérieur de
la religion, et non l’inflexion de la voix. » [Les adversaires] en
concluent donc la même chose que précédemment.
4.
De même, Ne 13, 24 dit : Quant à leurs enfants, la moitié
parlait l’ashdodien, ou la langue de tel ou tel peuple, et je les tançai et les
maudis. Or, la Glose interprète « parler l’ashdodien » d’un
discours rhétorique et philosophique. Il faut donc excommunier ceux qui mêlent
aux paroles de la Sainte Écriture l’éloquence rhétorique ou la sagesse philosophique.
De même, en Is 1, 22 : Ton vin est coupé d’eau. Or, le
vin signifie la doctrine sacrée, comme cela ressort clairement de la Glose.
Ceux qui mêlent à la doctrine sacrée l’eau de l’éloquence humaine sont donc
répréhensibles.
5.
De même, à propos de Is 15, 1 : Elle a été dévastée, Ar, la
Glose [dit] : « Ar, c’est-à-dire l’adversaire, à savoir la sagesse
profane qui est opposée à Dieu, dont le mur élevé la nuit par l’art dialectique
est dévasté et devenu silencieux. » Il ressort ainsi clairement que ceux
qui font usage de la sagesse ou de l’éloquence séculières dans l’enseignement sacré
sont répréhensibles.
6.
De même, à propos de Pr 6, 6 : J’ai couvert ma couche de
housses peintes venues d’Égypte, la Glose [dit] : « Par les
housses peintes venues d’Égypte, on entend l’élégance de l’éloquence et
l’artifice de la dialectique qui sont venus des païens. L’esprit hérétique se
glorifie d’en avoir couvert le sens d’un enseignement pestilentiel, comme une courtisane
couvre la couche où elle accomplit son action coupable. » Il semble donc
par cela qu’il soit pernicieux de recourir à la sagesse et à l’éloquence
séculières dans l’enseignement sacré.
7.
De même, à propos de 1 Tm 3, 7 : Il faut que les gens du
dehors lui – c’est-à-dire, à l’évêque – rendent un bon témoignage, de
peur qu’il ne tombe dans le déshonneur, la Glose [dit] :
« C’est-à-dire qu’il ne soit méprisé des fidèles et des infidèles. »
Or, du fait que certains religieux prêchent avec éloquence et élégance, les
évêques finissent par être méprisés auprès du peuple lorsqu’ils ne prêchent pas
de cette façon. Une telle prédication est donc dangereuse pour l’Église de
Dieu.
Pour
leur répondre, il faut prendre les paroles de Jérôme, qui écrit ce qui suit à
un grand orateur de Rome : « Reçois brièvement la réponse à la
question par laquelle tu demandes pourquoi nous utilisons parfois des exemples
des œuvres littéraires séculières et nous souillons la pureté de l’Église par
des saletés païennes. Est-ce que tu t’interrogerais sur cela si tu connaissais
l’ensemble de Cicéron, si tu avais lu les Saintes Écritures, si tu parcourais
ceux qui les ont interprétés, à l’exception de Vulcatius ? En effet, qui
ignore que, chez Moïse et dans les ouvrages des prophètes, certaines choses ont
été prises dans les livres des païens, et que Salomon a répondu aux philosophes
de Tyr et a mis de l’avant certaines autres choses ? » Et poursuivant
ainsi, il montre plus loin, dans toute sa lettre, que les auteurs canoniques
aussi bien que tous leurs interprètes, depuis l’époque des apôtres jusqu’à son
époque, ont mêlé la sagesse et l’éloquence séculières à l’enseignement sacré.
Aussi, après avoir énuméré plusieurs docteurs, ajoute-t-il : « Tous
ont tellement rempli leurs livres d’enseignements et de positions des
philosophes, que tu ne sais ce que tu dois d’abord admirer chez eux : leur
érudition séculière ou leur science des Écritures. » Et, à la fin de sa
lettre, il conclut : « Je me demande qui tu persuaderas – à savoir,
celui qui lui adressait des reproches à ce sujet – que celui qui n’a plus de
dents n’envie pas les dents de ceux qui mangent et ne méprise pas les yeux de
taupe des chèvres ? » Il ressort ainsi clairement qu’il est louable
pour quelqu’un de mettre l’éloquence et la sagesse séculières au service de la
sagesse divine, et que ceux qui le lui reprochent sont comme des aveugles qui
envient les voyants, blasphémant tout ce qu’ils ignorent, comme il est
dit dans la lettre canonique de Jude 10.
De
même, Augustin, dans Sur la doctrine chrétienne, IV, [écrit] :
« Au surplus, celui qui veut parler non seulement avec sagesse mais avec
éloquence, parce qu’il sera assurément plus utile s’il est capable des deux
choses, je le réfère aux gens éloquents qui doivent être lus, écoutés ou imités
en s’exerçant. » Il ressort donc clairement que, pour la Sainte Écriture,
il faut prendre soin qu’un homme parle avec éloquence et élégance afin que son
discours profite davantage aux auditeurs.
De
même, dans le même livre : « Ici, on demandera peut-être si nos auteurs,
qui ont réalisé le canon avec une autorité si salutaire, doivent être appelés
seulement sages ou éloquents. » Et il montre qu’ils ont été éloquents et
qu’ils ont recouru à l’élégance des paroles sous des couleurs rhétoriques. Et
il conclut : « Pour cette raison, nous affirmons que nos sages
auteurs canoniques ont été non seulement éloquents, mais qu’ils ont recouru à
l’éloquence qui convenait à des personnages de ce genre. »
De
même, dans le même livre : « Il importe qu’un homme d’Église
éloquent, lorsqu’il convainc que quelque chose doit être fait, non seulement
enseigne pour instruire et incite à persévérer, mais aussi fléchisse afin de
l’emporter. » Et il montre comment ces trois choses doivent être réalisées
par les saints docteurs en parcourant les discours très élégants des saints
pères. Il ressort ainsi clairement de tout cela que ceux qui enseignent la
Sainte Écriture en prêchant ou en enseignant doivent recourir à l’éloquence et
même à la sagesse séculière.
Cela
ressort aussi clairement du fait que Grégoire, Ambroise et d’autres ont parlé
d’une manière très élégante. Et Augustin, Denys et Basile ont semé dans leurs
livres beaucoup de choses qui viennent de la sagesse profane, comme cela
ressort clairement pour ceux qui lisent et comprennent leurs écrits. Même
l’Apôtre Paul a recouru aux autorités des païens dans sa prédication, comme
cela ressort clairement de Ac 17, 28 et de Tt 1, 12.
De
même, Grégoire, dans Morales, livre IX, en expliquant ce passage de
Jb 9, 9 : Lui qui fait l’Ourse et Orion, etc., s’exprime
ainsi : « Ces noms des astres ont été trouvés par ceux qui
cultivent la sagesse charnelle. Aussi, dans leur discours sacré, les sages de
Dieu tirent-ils leur discours des sages du siècle, comme Dieu, le créateur de toutes
choses, prend en lui-même pour l’utilité de l’homme la voix de l’humaine souffrance. »
Il ressort à nouveau de cela qu’il convient que les docteurs en Sainte Écriture
recourent à l’éloquence et à la sagesse séculières.
1‑2.
Il faut donc savoir que l’usage de la sagesse et de l’éloquence séculières dans
l’enseignement sacré est, d’une certaine manière, recommandé et, d’une certaine
manière, rejeté. Il est rejeté lorsque quelqu’un y recourt par ostentation et
lorsqu’il s’applique principalement à l’éloquence et à la sagesse séculières.
En effet, il lui faut alors taire ou nier ce que la science séculière
n’approuve pas, comme les articles de la foi qui dépassent la raison humaine.
De la même manière, celui qui s’applique principalement à l’éloquence, ne vise
pas à conduire les hommes à admirer ce qu’il dit, mais [à admirer] celui qui
parle. Les faux apôtres utilisaient de cette manière la sagesse du monde et
l’éloquence ; c’est contre eux que l’Apôtre parle dans l’épître aux
Corinthiens. Ainsi, à propos de 1 Co 1, 17 : Non par des
paroles de la sagesse humaine, la Glose dit : « Les faux apôtres,
pour ne pas paraître stupides, prêchaient doublement aux prudents de ce monde
avec la sagesse humaine : en s’appliquant à éloquence et en évitant ce que
le monde estime insensé. » Mais [leur usage] est recommandé lorsque
quelqu’un recourt à la sagesse et à l’éloquence séculières, non pas pour sa
propre ostentation, mais pour l’utilité des auditeurs, qui sont ainsi parfois
plus facilement et plus efficacement instruits, ou pour l’emporter sur les
adversaires. Et, de nouveau, lorsque quelqu’un ne les prend pas comme
principaux objectifs, mais y recourt pour le service de l’enseignement sacré
auquel il s’attache principalement, en mettant tout le reste à son service,
selon ce qu’on lit en 2 Co 10, 5 : En réduisant à la
captivité toute intelligence pour le service du Christ. Ainsi, même les
Apôtres recouraient à l’éloquence. Aussi Augustin dit-il, dans Sur la
doctrine chrétienne, IV, que, dans les paroles de l’Apôtre, la sagesse dirigeait
tandis que l’éloquence suivait, et la sagesse qui dirigeait ne rejetait pas
l’éloquence qui suivait. Toutefois, les docteurs qui suivirent recoururent encore
davantage à la sagesse et à l’éloquence séculières pour la même raison que des
philosophes et des rhéteurs n’ont pas été d’abord choisis pour prêcher, mais
des gens du peuple et des pêcheurs qui, par la suite, convertirent des
philosophes et des orateurs, de sorte que notre foi ne repose pas sur la
sagesse des hommes, mais sur la puissance de Dieu, et qu’aucune chair ne se
glorifie devant lui, comme on le lit en 1 Co 1, 29, dans le
texte ; et la Glose [dit] à propos de ce passage : « Voyez votre
vocation, frères, etc. » Et par cela la réponse aux deux premières
objections ressort clairement.
3.
À la troisième objection, il faut répondre que, selon Augustin, dans Sur la
doctrine chrétienne, IV, « il semble que l’Apôtre, lorsqu’il
dit : Même si je suis malhabile à la parole, ce n’est pas le cas pour
la science, ait parlé comme s’il acceptait ce que disaient les détracteurs,
et non comme s’il l’acceptait en le confessant ». En quoi il montre que la
sagesse est plus utile au docteur que l’éloquence. Ainsi, Augustin
ajoute : « Il n’a pas hésité à confesser franchement sa science, sans
laquelle il ne pouvait pas être le docteur des nations. » Mais s’il a
entendu cela d’une manière affirmative, il ne faut pas comprendre que l’Apôtre
ne recourait pas à l’éloquence, mais que son attention ne portait pas principalement
sur l’élégance des paroles, comme le font les rhéteurs, ou parce que, à la
lettre, il avait la langue entravée. Aussi la Glose dit-elle au même
endroit : « Car même si je suis malhabile à la parole ;
Glose : “Parce que je n’enjolive pas mes paroles ou parce que j’ai la
langue entravée.” » Mais les faux apôtres faisaient porter principalement
leur attention sur l’enjolivement de leurs paroles ; aussi est-il ajouté
au même endroit qu’ils préparaient leurs paroles et que les Corinthiens les
préféraient aux Apôtres en raison de leur discours soigné.
4.
À la quatrième objection, il faut répondre que lorsque quelque chose devient
totalement autre chose, on ne parle pas de mélange, comme il est dit dans Sur
la génération, I, mais lorsqu’il y a mélange de deux choses qui peuvent
être mélangées, il y a conversion en une troisième. C’est pourquoi lorsque
quelqu’un ajoute à la Sainte Écriture quelque chose de la sagesse profane qui
va dans le sens de la vérité de la foi, le vin de la Sainte Écriture n’est pas
mêlé, mais il demeure pur. Mais un mélange est opéré lorsque quelque chose est
ajouté [à la Sainte Écriture] qui corrompt la vérité de l’Écriture. Aussi la
Glose dit-elle au même endroit : « Celui qui assouplit selon la
volonté des auditeurs les commandements de la Sainte Écriture par lesquels il
doit les corriger corrompt le vin en y mêlant son opinion. »
5
et 6. À la cinquième objection, il faut répondre que cette glose parle de la
sagesse séculière qui s’oppose à Dieu, ce qui se produit lorsque la sagesse
profane est donnée comme la principale. En effet, il en découle que quelqu’un
veut régler la foi selon les enseignements de la sagesse séculière, et de là
viennent les hérésies contraires au Christ. La glose suivante qui est invoquée
à propos de Pr 6, 6 parle aussi de cette façon. La réponse à la sixième
objection est donc claire.
7.
À la septième objection, il faut répondre que les choses bonnes qu’ils font ne
sont pas interdites aux bons parce que, par comparaison avec eux, certains sont
méprisés, mais ce sont plutôt ceux-ci qui se rendent méprisables. De même que
les œuvres de la perfection ne sont pas interdites aux religieux parce que
certains prélats vivant de manière charnelle sont rendus méprisables par
comparaison avec eux, de même il ne faut donc pas reprocher aux religieux une
prédication éloquente, bien que la prédication moins éloquente de certains prélats
soit méprisée.
Il reste maintenant à voir comment [les adversaires]
mettent sens dessus dessous le jugement sur les réalités, en blâmant
précisément ce qui peut ou ne peut pas être fait. Car ils blâment les religieux :
1.
Qu’ils ne doivent pas faire leur propre éloge, [leurs adversaires] s’efforcent
de le prouver premièrement par ce qu’on lit en Rm 16, 18 : Par
des discours doucereux et flatteurs, etc. La Glose [dit] : « Par
des paroles bien préparées qui trompaient le cœur des gens simples, les faux
apôtres faisaient l’éloge de leur tradition. » Ainsi, lorsque les
religieux font l’éloge de leur ordre et par là en attirent certains à leur
ordre, ils se montrent des faux apôtres, semblables aux pharisiens dont il est
dit en Mt 23, 15 : Malheur à vous, scribes et pharisiens
hypocrites, qui parcourez la mer et le désert pour faire un seul prosélyte.
2.
De même, à propos de 2 Co 3, 1 : Recommençons-nous à
nous recommander nous-mêmes ? la Glose [dit] : « Comme s’il
disait : “Y a-t-il quelqu’un pour nous imposer cela ?” Que jamais
nous ne fassions cela ! » La conclusion est ainsi la même que précédemment.
3.
De même, on ajoute au même endroit : Ou aurions-nous besoin, comme
certains, de lettres de recommandation pour vous ou de vous ? (2 Co 3, 1).
La Glose [dit] : « À savoir, comme des faux apôtres qu’aucune
puissance ne recommande. Nous n’en avons pas besoin ! » Il semble
ainsi que ceux qui se procurent des lettres de recommandation sont de faux
apôtres.
4.
De même, à propos de 2 Co 4, 2 : Par la manifestation de
la vérité, nous nous recommandons nous-mêmes, la Glose [dit] :
« Sans comparaison avec les adversaires. » Les religieux qui, en se recommandant
eux-mêmes, placent leur vie religieuse au-dessus des autres vies religieuses,
ne sont donc pas de vrais apôtres.
5.
De même, en 2 Co 5, 5 : Car nous ne nous prêchons pas
nous-mêmes, mais Jésus, le Christ. Or, ceux qui se recommandent eux-mêmes
prêchent eux-mêmes. Ils ne sont donc pas de véritables imitateurs des apôtres.
6.
De même, à propos de 2 Co 10, 12 : Car nous n’aurons pas
l’audace de nous comparer à certains qui se recommandent eux-mêmes, la
Glose [dit] : « C’est-à-dire des gens faux. » Ceux qui se
recommandent semblent donc être de faux apôtres.
7.
De même, en 2 Co 10, 18 : «Ce n’est pas celui qui se
recommande lui-même qui est un homme éprouvé, mais celui que Dieu recommande. Ceux
qui se recommandent eux-mêmes ne sont donc pas approuvés par Dieu.
8.
De même, en Pr 27, 2 : Que l’étranger te loue, et non ta
propre bouche, quelqu’un du dehors, et non tes propres lèvres.
9.
De même, Pr 28, 25 : L’homme qui se vante et se surestime
provoque des disputes. Il est ainsi clair qu’il est répréhensible pour
quelqu’un de se recommander lui-même.
10.
De même, en Jn 8, 54 : Si je me glorifie moi-même, ma gloire
n’est rien. À bien plus forte raison, ceux qui se recommandent eux-mêmes
montrent que leur gloire n’est rien.
Et
ainsi, ils s’efforcent de montrer par tout ce qui a été dit qu’il n’est pas
permis à quelqu’un de recommander lui-même ou son état.
Mais
que des saints se recommandent parfois eux-mêmes, cela est manifestement
démontré tant par l’Ancien Testament que par le Nouveau Testament. En effet, il
est dit, en Ne 5, 18‑19, qu’il a lui-même dit pour se
recommander : Malgré cela, je n’ai jamais réclamé la solde du
gouverneur que j’étais, car le peuple était surchargé. Souviens-toi de moi, mon
Dieu, pour tout le bien que j’ai fait à ce peuple.
De
même, en Jb 31, 1 : J’avais fait un pacte que je ne fixerais
aucune vierge de mes yeux, et Jb 29, 14 : J’avais pris la
justice comme vêtement, et elle m’a couvert comme d’un vêtement. Et [Job]
dit beaucoup d’autres choses, dans ces deux chapitres, pour se recommander
lui-même.
De
même, l’Apôtre [dit] en Rm 15, 18 : Car je n’ose rien dire de
ce que le Christ n’a pas accompli par moi. Et plus loin : Depuis
Jérusalem, en rayonnant jusqu'à l’Illyrie, j’ai procuré l’accomplissement de
l’évangile du Christ (Rm 15, 19). De même, en
1 Co 15, 10 : J’ai peiné plus qu’eux tous. Et en
2 Co 11, 21 : Si quelqu’un s’en prévaut, je m’en prévaux
moi aussi, et beaucoup d’autres choses qu’il dit là en se recommandant
lui-même. De même, En Ga 1, 16 : Je n’ai pas consenti à la
chair et au sang, et il dit bien d’autres choses dans le même chapitre et
dans le chapitre suivant, qui se rapportent à sa propre recommandation.
Qu’il
ait aussi recommandé son propre état, cela est expressément exprimé en
2 Co 3, 6 : Qui nous a rendus capables d’être les
ministres d’une nouvelle alliance, non par la lettre mais par l’Esprit. Et
il ajoute là plusieurs choses pour recommander la dignité apostolique. Il
ressort ainsi clairement qu’il est permis à un religieux de recommander sa vie
religieuse et, par là, d’en amener d’autres à sa communauté religieuse.
De
même, l’Apôtre, en recommandant la perfection de la virginité en
1 Co 7, 7, en exhortait d’autres à l’état de virginité dans
lequel lui-même se trouvait, en disant : Je veux que tous les hommes
soient comme moi. Les religieux, qui sont dans l’état de perfection, peuvent
donc recommander leur propre vie religieuse.
Parce
que se recommander soi-même est parfois louable et parfois répréhensible,
Grégoire montre, dans la neuvième homélie de la première partie de son
commentaire sur Ézéchiel, comment les bons peuvent se recommander, en
disant : « Les justes et les parfaits annoncent parfois leur propres
vertus, ils racontent les biens qu’ils ont reçus de Dieu, non pour tirer
eux-mêmes profit auprès des hommes en se mettant en évidence, mais pour attirer
par leur exemple ceux à qui ils prêchent. Qu’il ait eu accès au paradis, Paul
le raconte aux Corinthiens pour détourner leur esprit des faux
prédicateurs. » Et plus loin : « Lorsque les parfaits le font, à
savoir lorsqu’ils racontent leurs propres vertus, ils sont ainsi les imitateurs
de Dieu, qui fait son propre éloge devant les hommes afin d’être connu des
hommes. » Mais pour éviter que quelqu’un n’ait l’audace de se louanger
sans discernement, il ajoute un peu plus loin les principales situations dans
lesquelles ils doivent se recommander. Il dit ainsi : « À leur sujet
– à savoir, à propos des justes ‑, il faut savoir qu’ils ne révèlent pas
le bien qu’ils font à moins que l’utilité du prochain ou une nécessité
contraignante ne les y force. C’est ainsi que Paul, après avoir énuméré ses
vertus aux Corinthiens, ajoute : Me voilà devenu insensé ! C’est
vous qui m’y avez contraint (2 Co 12, 11). Mais il arrive
que, poussés par la nécessité, ils recherchent non pas l’utilité du prochain,
mais leur propre [utilité] lorsqu’ils rapportent le bien qu’ils font, comme Job
énumère ce qu’il a fait en disant : J’ai prêté mon œil à l’aveugle,
etc. (Jb 29, 15). Mais parce qu’il était blessé par la douleur, accusé
qu’il était par ses amis qui le blâmaient d’avoir mal agi et d’avoir été un dur
oppresseur des pauvres, le saint homme, pris entre les fléaux reçus de Dieu et
les paroles de blâme des hommes, voyait son esprit gravement affecté et poussé
vers la fosse du désespoir, dans laquelle il serait tombé s’il ne s’était pas
rappelé ce qu’il avait fait de bien. En énumérant ce qu’il avait fait de bien,
il ne désire pas le faire connaître à d’autres en cherchant la louange, mais
[il désire] ramener son esprit à l’espérance. »
Il
ressort donc clairement de ce qui a été dit que les justes peuvent se
recommander eux-mêmes pour plusieurs causes, non pas en recherchant la gloire
de la part des hommes, mais pour leur propre utilité ou celle des autres. Mais
il est surtout permis à l’homme parfait de recommander l’état de perfection
afin d’en enflammer d’autres à suivre l’état de perfection, de la même façon
qu’il est permis à un chrétien de recommander la religion chrétienne auprès des
infidèles afin qu’ils se convertissent à la foi. Et plus ils sont saints, plus
ils possèdent l’ardent désir de convertir les autres à l’état de perfection.
Aussi Paul disait-il en Ac 26, 29 : Qu’il s’en faille de peu
ou de beaucoup, puisse Dieu faire que non seulement toi, mais tous ceux qui
m’écoutent aujourd’hui, vous deveniez comme moi !
1.
Ce qui est dit en Rm 16, 18, qu’ils recommandaient leurs propres traditions,
s’éclaire par ce que dit la Glose au même endroit : leur tradition
consistait à forcer les païens à judaïser, et ils recommandaient cette
tradition par des paroles bien préparées afin de retourner les gens simples. Il
n’appelle donc pas une tradition l’état religieux, mais une doctrine fausse et
hérétique. De même, en Mt 23, 15, les pharisiens ne sont pas blâmés
parce qu’ils se souciaient de faire des prosélytes, mais parce que, après les
avoir convertis, ils les imprégnaient de fausses doctrines, ou bien, parce que
les prosélytes, constatant leurs vices, retournaient au paganisme ; et
ainsi, ils étaient dignes d’un plus grand châtiment, comme cela ressort
clairement de la Glose en cet endroit.
2.
À propos de ce qui est dit en 2 Co 3, 1, il faut répondre que
les apôtres ne se recommandaient pas eux-mêmes comme s’ils cherchaient leur
propre gloire, mais pour les raisons qu’exprime Grégoire.
3.
À la troisième objection, il faut répondre que l’Apôtre ne nie pas qu’il faille
recourir à des lettres de recommandation, mais il montre que lui-même n’en a
pas besoin pour lui-même, comme en avaient besoin les faux apôtres qu’aucune
puissance ne recommandait, comme le dit la Glose. Mais parfois les saints
ont besoin de lettres de recommandation, non pas pour eux-mêmes, mais pour les
autres qui ignorent leur vertu ou leur autorité. De cette manière, Paul a
recommandé Timothée en 1 Co 16, 10 : Si Timothée vient
chez vous, faites en sorte qu’il n’ait rien à craindre auprès de vous, car il
accomplit l’œuvre de Dieu, etc. Et en Ph 2, 19 : Mais
j’espère dans le Seigneur Jésus [vous envoyer] Timothée, et plus
loin : Je n’ai vraiment personne qui soit si proche, etc. (Ph 2, 20),
et Col 4, 10 : Marc, le cousin de Barnabé, au sujet duquel
vous avez reçu des instructions, etc., et Rm 16, 1 : Je
vous recommande Phébé, notre sœur, etc. À partir de là, la coutume s’est
établie que ceux qui sont envoyés reçoivent des lettres de témoignage et de
recommandation de ceux qui les envoient.
4.
À la quatrième objection, il faut répondre que, de même que les saints ne se recommandent
pas eux-mêmes afin d’obtenir leur propre gloire, mais pour l’utilité des autres,
de même ils se placent parfois au-dessus des autres, non par orgueil, mais pour
l’utilité des autres. En effet, les saints se placent parfois au-dessus des
méchants afin que les méchants, qui imitent les saints, soient évités par le
peuple, comme l’Apôtre en 2 Co 11, 23 : Ils sont les
ministres du Christ, et moi aussi ; je vais dire une folie : moi
encore davantage ! Parfois aussi, ils se placent au-dessus des bons
afin qu’on reconnaisse leur autorité parmi les hommes : s’ils sont
méprisés d’eux, ils ne peuvent pas les faire progresser. Ainsi l’Apôtre
s’est-il placé même au-dessus des vrais apôtres sous un certain aspect, en
1 Co 15, 10 : Sa grâce n’a pas été stérile en moi, mais
j’ai peiné davantage qu’eux tous. Et encore, ils préfèrent davantage et
sans reproche leur état à l’état moins parfait des autres dans la mesure où une
telle comparaison n’a pas le goût de leur gloire particulière ; de cette manière,
l’Apôtre, en 2 Co 3, 4s, place les ministres de la Nouvelle
Alliance au-dessus des ministres de l’Ancienne Alliance. De cette manière
aussi, en 1 Tm 5, 17, il place l’état des docteurs, au nombre
desquels il était, au-dessus des autres états de l’Église : Les
presbytres qui exercent bien la présidence méritent une double rémunération,
surtout ceux qui peinent à la parole et à l’enseignement. Ou bien on peut
dire que cette glose est invoquée faussement : en effet, l’Apôtre parle là
d’une recommandation non pas en paroles, mais par les actes qui les rendaient
recommandables à la conscience des hommes, comme cela ressort clairement du
texte. Et il est évident qu’ils se montraient meilleurs par leurs actes que ne
le faisaient les faux apôtres, puisqu’ils accomplissaient des actes meilleurs.
Aussi ce que [la Glose] dit : « Sans comparaison avec les adversaires »,
doit être interprété ainsi : « C’est-à-dire incomparablement plus que
les adversaires. » Aussi la Glose est-elle contraire à ce pour quoi elle
est invoquée.
5.
La réponse à la cinquième objection est claire d’après ce que dit la Glose au
même endroit : « En effet, nous ne prêchons pas nous-mêmes,
c’est-à-dire que notre prédication ne vise pas notre gloire ou notre profit,
mais la gloire du Christ. » Car les saints, même si parfois ils se
recommandent eux-mêmes, ne cherchent cependant pas leur gloire, mais celle de
Dieu et le progrès des autres.
6.
La réponse à la sixième objection ressort aussi clairement de ce que la Glose
dit en cet endroit : « Nous ne nous imposons pas à certains, à
savoir, en tant que faux envoyés de Dieu qui se recommandent par certains
actes, alors que Dieu ne s’impose pas à eux. » Aussi ne peut-on pas
conclure de cela que ceux qui ne sont pas envoyés par Dieu par l’intermédiaire
des prélats de l’Église ne peuvent se recommander eux-mêmes, puisque Dieu les
recommande en distribuant généreusement les dons de ses grâces, toutefois pour
les raisons mentionnées plus haut.
7.
Ainsi, la réponse à la septième objection est aussi claire.
8
et 9. À la huitième et à la neuvième objection, il faut répondre que ces autorités
parlent de la gloire par laquelle quelqu’un se recommande, en cherchant sa
propre gloire.
10.
La réponse à la dixième objection est elle aussi claire d’après la glose interlinéaire
qui dit : « Si je ne fais que me glorifier moi-même. » Ainsi,
ceux qui ne sont pas glorifiés par Dieu, s’ils se glorifient eux-mêmes, leur
gloire n’est rien ; il en va autrement de ceux que Dieu glorifie par les
dons de ses grâces qu’Il leur distribue généreusement.
Voyons
maintenant comment, en deuxième lieu, ils s’efforcent de montrer que les
religieux ne doivent pas résister à leurs détracteurs.
1.
À propos de 1 Co 12, 3 : Personne ne peut dire :
« Jésus, le Seigneur », la Glose dit : « Les chrétiens
doivent s’humilier en acceptant d’être repris et de ne pas chercher à être
amollis par des flatteries. » Les religieux qui ne supportent pas d’être
repris montrent donc qu’ils ne sont pas de vrais chrétiens.
2.
De même, à propos de 2 Co 12, 12 : Les signes de mon
apostolat ont été tracés sur vous en toute patience, la Glose dit :
« Il rappelle en premier la patience qui se rapporte au comportement. »
Ceux qui exercent la fonction de prêcher des apôtres doivent donc être
principalement patients, selon ce que dit le Ps 92[91], 15 : Ils
se montreront patients afin de pouvoir annoncer. Ils doivent donc supporter
patiemment leurs détracteurs et ne pas leur résister.
3.
De même, à propos de Ga 4, 16 : Je suis donc devenu votre
ennemi en vous disant la vérité, la Glose dit : « Personne qui
est charnel ne veut être repris alors qu’il se trompe. » Ceux qui
n’endurent pas d’être repris montrent donc qu’ils sont charnels.
4.
Au surplus, à propos de Ph 3, 2 : Voyez les chiens, etc., la
Glose dit : « Sachez qu’ils sont des chiens, non pas par la raison,
mais par leur habitude d’aboyer contre une vérité insolite. » Et plus
loin : « Comme les chiens suivent plus leur habitude que la raison,
ainsi les faux apôtres aboient déraisonnablement contre la vérité et
mordent. » Et ainsi, ceux qui mordent depuis peu ceux qui leur reprochent
leurs vices sont de faux apôtres.
5.
De même, Grégoire dit dans le Pastoral : « Celui qui
s’applique à mal agir et veut cependant que les autres le taisent, témoigne
contre lui-même, car il s’aime lui-même plus que la vérité qu’il ne veut pas
voir défendue contre lui-même. » Or, Dieu est la vérité, comme il est dit
en Jn 14, 6. Ceux qui ne supportent pas d’être repris montrent donc
qu’ils s’aiment eux-mêmes plus que Dieu, et ainsi sont dans un état de
damnation.
6.
De même, on peut encore ajouter de meilleures objections en ce sens.
Pr 9, 8 : Ne reprends pas celui qui te ridiculise afin qu’il
ne te prenne pas en haine ; reprends le sage, et il t’aimera. De même,
Si 21, 7 : Celui qui déteste la correction emprunte le
sentier du pécheur. De même, Rm 12, 14 : Bénissez ceux
qui vous persécutent, et ne les maudissez pas. De même,
Lc 6, 28 : Bénissez ceux qui vous maudissent et priez pour
ceux qui vous calomnient. De même, 1 Co 4, 12 : On
nous insulte, mais nous bénissons ; on nous calomnie, mais nous consolons.
Par tout cela, il semble que les hommes parfaits, et principalement ceux
qui s’adonnent à la fonction de la prédication, ne doivent pas résister à ceux
qui les maudissent.
Mais
que les hommes apostoliques puissent parfois résister à ceux qui les maudissent,
cela ressort clairement de ce que dit la Glose à propos de
Rm 3, 8 : Non pas que nous soyons calomniés et, comme
certains l’affirment, que nous disions : « Faisons le mal pour qu’en
sorte le bien ! » Ils méritent leur condamnation :
« Certains hommes mauvais, sans intelligence et portés à faire des
reproches, nous accablent de la sorte, et ceux-là méritent d’être condamnés.
C’est la raison pour laquelle il ne faut pas les croire. » Il résiste donc
manifestement aux détracteurs.
De
même, à propos de 3 Jn 10 : Si je viens, je ferai connaître
ce qu’il fait en se répandant en mauvais propos, la Glose dit :
« De même que nous ne devons pas exciter les langues de ceux qui s’en prennent
à notre vice pour qu’ils ne périssent pas, de même nous devons supporter avec
sérénité celles qui sont excitées par leur propre fourberie, et parfois les
réprimer, de sorte qu’en répandant de mauvais propos à notre sujet, ils ne
corrompent les cœurs de ceux qui auraient pu nous écouter. »
De
même, en 2 Co 10, 10‑11 : Les lettres, dit-on,
sont énergiques et sévères ; mais, lorsqu’il est présent, il est faible et
sa parole, méprisable. Qu’il se le dise bien, celui qui pense cela : tel
nous sommes en paroles dans nos lettres quand nous sommes absent, tel nous
serons dans nos actes, une fois présent. Il ressort clairement de cela que
l’Apôtre s’est opposé à ceux qui répandaient des calomnies à son sujet.
De
même, dans sa neuvième homélie de la première partie sur Ézéchiel, Grégoire
dit : « Ceux dont la vie est donnée en exemple à imiter doivent,
s’ils le peuvent, réprimer les paroles de ceux qui les calomnient, de crainte
que ceux qui auraient pu écouter leur prédication ne l’écoutent pas et, en
maintenant un comportement mauvais, ne méprisent une vie bonne. » Or, les
hommes parfaits sont ceux dont la vie est donnée à imiter. Ils doivent donc
réprimer la langue de ceux qui les calomnient, lorsqu’ils le peuvent.
De
même, dans Sur la Trinité, II, Augustin dit : « La charité la
plus belle et la plus pudique reçoit volontiers le baiser de la colombe ;
mais l’humilité la plus pure et la plus vigilante évite la dent des chiens, ou
bien la vérité la plus ferme l’émousse. » Il ressort ainsi clairement que
les dents aiguisées des calomniateurs doivent parfois être évitées et parfois
émoussées.
De
même, cela ressort clairement de l’exemple de nombreux saints, tels Grégoire de
Nazianze, Jérôme, Bernard et beaucoup d’autres, qui ont écrit des livres pour
se défendre et des lettres dans lesquelles ils se disculpaient de ce dont on
les accusait.
Parmi
ceux qui font des critiques, il faut faire une distinction : ou bien ils
critiquent de manière ordonnée et avec l’intention de corriger, et ainsi ils
doivent non seulement être supportés, mais aimés ; ou bien, en critiquant,
ils accusent faussement d’autres qui les reprennent, et alors, il faut parfois
les supporter avec patience, lorsqu’une telle critique ne nuit pas beaucoup aux
autres en engendrant un scandale dans les cœurs des auditeurs ; mais
parfois, si cela est possible, ils doivent être repoussés, non pas par amour de
sa propre gloire, mais pour l’utilité commune. S’ils ne peuvent être repoussés,
ils doivent cependant être patiemment tolérés. Aussi Grégoire dit-il dans
l’homélie mentionnée : « Les justes, de même qu’ils parlent parfois
sans arrogance du bien qu’ils font, de même réfutent parfois, sans recherche
excessive de leur propre gloire, ce que leurs calomniateurs disent à leur sujet,
parce que ceux-ci disent des choses nuisibles ; mais lorsqu’ils ne peuvent
corriger ce que disent les calomniateurs, cela doit être supporté avec
sérénité, et il ne faut pas craindre ce que dit un calomniateur, de sorte qu’en
craignant la critique des méchants, on abandonne le chemin d’un comportement
honnête. »
1.
À la première objection, il faut répondre que les vrais chrétiens supportent
d’être critiqués par ceux qui critiquent en vue de corriger ; mais ils
résistent à ceux qui critiquent pour démolir, et surtout lorsque, non seulement
les personnes, mais la vérité est blasphémée.
2.
À la deuxième objection, il faut répondre que les hommes apostoliques doivent
toujours faire preuve de patience ; mais le fait qu’ils résistent parfois
à leurs détracteurs ne vient pas de l’impatience, mais du souci de la vérité,
comme on l’a dit.
3.
À la troisième objection, il faut répondre que sont charnels ceux qui estiment
mauvais ceux qui les corrigent de manière charitable, mais non pas ceux qui
résistent aux détracteurs de la vérité.
4.
À la quatrième objection, il faut répondre que cette glose parle de ceux qui
aboient sans raison contre la vérité, en mordant les prédicateurs de la
vérité ; mais ceux qui, sous prétexte de patience, supporteraient ceux qui
prêchent une fausseté devraient être comparés aux chiens silencieux dont parle
Is 56, 10 : Des chiens silencieux qui ne savent pas aboyer.
5.
À la cinquième objection, il faut répondre que de même que celui qui ne veut
pas que la vérité soit défendue à son désavantage montre qu’il s’aime plus
lui-même que la vérité, de même s’aime plus lui-même celui qui ne résiste pas
aux adversaires de la vérité pour avoir la paix. Et ainsi, les saints résistent
aux détracteurs par amour de la vérité.
6.
À toutes les objections qui suivent, la réponse est claire, car, dans les
autorités qui suivent, il est commandé d’aimer ceux qui corrigent honnêtement,
et il nous est interdit de poursuivre avec haine ou impatience ceux qui
calomnient méchamment : nous devons plutôt les aimer et prier pour eux, ce
que font aussi pour eux les saints lorsqu’ils résistent à leurs calomnies.
En
troisième lieu, il reste maintenant à voir comment [leurs adversaires]
s’efforcent de montrer que les religieux ne doivent pas se battre en procès ni
faire en sorte d’être défendus par les armes, premièrement, en invoquant ce
qu’on lit en 1 Co 6, 7 : De toute façon, c’est déjà pour
vous une faute d’avoir des procès entre vous. Pourquoi ne pas souffrir plutôt
l’injustice ? La Glose dit à cet endroit : « Il est permis
aux parfaits de réclamer ce qui est à eux de bonne foi, c’est-à-dire sans
procès, sans dispute, sans jugement, mais il ne leur convient pas d’intenter un
procès devant un juge. ». Puisque les religieux sont dans un état de perfection,
ils ne doivent donc pas se battre en procès contre quelqu’un.
2.
De même, il est dit en Mt 5, 40 : À celui qui veut se battre
en procès contre toi et t’enlever ta tunique, donne aussi ton manteau. Et
comme cela ressort clairement de la Glose, les trois commandements qui sont
donnés là montrent la perfection de la justice. Puisque les religieux
professent la perfection de la vie, ils ne doivent donc pas se battre avec
quelqu’un en procès, mais plutôt abandonner ce qui leur appartient.
3.
De même, à propos de Lc 6, 29 : À qui t’enlève ton manteau,
ne refuse pas ta tunique, et plus loin : À qui t’enlève ton bien,
ne le réclame pas (Lc 6, 30), la Glose dit : « Ce qui
est dit du manteau et de la tunique doit être fait pour les autres
choses. » Il semble donc que les religieux, à qui se rapportent
principalement ces commandements, ne doivent pas s’opposer à ceux qui les
dépouillent ni réclamer les choses enlevées.
4.
De même, en Mt 10, 14, le Seigneur ordonne aux apôtres : Quiconque
ne vous accueillera pas et n’écoutera pas vos paroles, sortez de sa maison ou
de la ville, et secouez la poussière de vos pieds. On lit la même chose en
Lc 9, 5. Il semble donc que les apôtres et les hommes apostoliques et
parfaits ne doivent pas aller en procès afin d’être reçus dans une ville, dans
une place fortifiée ou dans une société.
5.
De même, en 1 Co 11, 16 : Si quelqu’un parmi vous se
montre chamailleur, nous n’avons pas une telle coutume. Ceux qui se battent
en procès s’écartent donc du modèle de la perfection apostolique.
6.
De même, à propos de 1 Co 13, 5 : La charité ne
recherche pas son intérêt, la Glose dit : « Elle ne réclame pas
les choses enlevées. » Ceux qui réclament ce qui leur appartient en se
battant en procès n’ont pas la charité.
7.
De même, dans les Morales : « Lorsque la paix est enlevée du
cœur en rapport avec le prochain en raison d’une chose terrestre, il s’avère
que la chose [en question] est plus aimée que le prochain. » Or, cela va à
l’encontre de l’ordre de la charité. Celui qui, parce qu’il réclame son bien,
provoque le trouble chez son prochain agit donc contre l’ordre de la charité.
8.
De même, selon la règle de Jérôme : « Tout ce qui peut être fait ou
ne pas être fait en sauvegardant la triple vérité, il faut l’omettre en raison
du scandale. » Or, quelqu’un peut abandonner ce qui lui appartient et ce
pour quoi il se bat en procès en sauvegardant la triple vérité. S’il réclame en
procès en provoquant le trouble et le scandale du prochain, il agit donc contre
la charité.
9.
De même, parmi toutes les choses temporelles, la nourriture est nécessaire au
corps pour subsister. Or, la nourriture est délaissée en raison du scandale du
prochain. 1 Co 8, 13 : Si la nourriture scandalise mon
frère, je ne mangerai jamais de viande. À bien plus forte raison, il faut
donc abandonner tous les autres biens temporels plutôt que de provoquer le
trouble ou le scandale du prochain.
Mais
qu’il soit permis aux saints de se protéger par jugement[37],
cela ressort clairement de ce qu’on lit en Ac 25, 10‑12, où
Paul, afin de ne pas être livré, en appelle à César. Or, l’appel se rapporte au
jugement. Les parfaits peuvent donc se défendre par jugement.
De
même, qu’ils puissent obtenir d’être défendus par les armes, cela ressort clairement
de l’exemple du même Apôtre, dont il est dit, en Ac 23, 17s, qu’il
obtint d’être amené sous la garde de soldats armés, qui le défendraient contre
ceux qui étaient en embuscade.
De
même, qu’il soit permis aux parfaits de défendre la liberté de leur état en
recourant principalement au jugement de l’Église, cela ressort clairement de ce
qu’on lit, en Ac 15, 1s, que Paul et Barnabé montèrent à Jérusalem
pour obtenir un jugement des apôtres contre ceux qui voulaient que les croyants
venus de chez les païens soient ramenés à l’esclavage de la loi. À ce sujet,
Ga 2, 4‑5 dit aussi : Mais à cause des intrus, ces faux
frères qui se sont glissés pour espionner la liberté que nous avons dans le
Christ Jésus, afin de nous réduire en servitude, gens auxquels nous refusâmes
sur le champ de céder. Si donc certains veulent réduire les religieux et
les parfaits à la servitude, ceux-ci peuvent se défendre par le jugement de
l’Église.
De
même, qu’ils puissent aussi parfois défendre leurs biens temporels par un jugement,
on le lit expressément chez Grégoire, dans les Morales, qui parle ainsi :
« Puisque la nécessité de la route nous impose de prendre soin de nos
biens, certains doivent être tolérés lorsqu’ils les volent, mais d’autres en
être empêchés en sauvegardant la charité, non pas cependant par la seule
préoccupation que nos biens nous soient enlevés, mais parce que, volant ce qui
ne leur appartient pas, ils se perdent eux-mêmes. En effet, nous devons craindre
davantage pour les voleurs que convoiter des choses qui n’ont pas la
raison. »
De
même, Grégoire dit dans les Morales, à propos de ce passage de
Jb 39, 21 : Il s’élance devant les hommes armés :
« La plupart du temps, nous sommes laissés en paix et inébranlables si
nous ne nous préoccupons pas de nous opposer aux méchants au nom de la justice.
Mais si notre âme brûle du désir de la vie éternelle, si déjà elle perçoit à
l’intérieur d’elle-même la lumière véritable, s’il a allumé en elle la flamme
d’une sainte ferveur, pour autant que le lieu le permet, pour autant que la
cause l’exige, nous devons nous dresser nous-mêmes pour la défense de la justice
et nous opposer aux méchants qui s’élancent vers l’injustice, même lorsque nous
n’y sommes pas provoqués par eux, car, lorsqu’ils atteignent chez d’autres la
justice que nous aimons, ils nous percent néanmoins de leurs coups, même s’ils
semblent nous vénérer. » De cela il ressort clairement que les parfaits
doivent aller loin pour repousser les injustices, même lorsqu’ils ne sont pas
provoqués.
De
même, il relève de la fonction de la charité que quelqu’un libère les opprimés
de ceux qui les oppriment, selon ce que disent Jb 29, 17 : Je
brisais les dents de l’impie et j’arrachais sa proie de ses dents, Pr 24, 11 :
Arrache ceux qui sont menés à la mort, et Ps 82[81], 4 : Arrachez
le pauvre et libérez l’indigent de la main du pécheur. Or, quelqu’un est
plus tenu de déployer les fonctions de la charité pour ceux qui lui sont le
plus unis. Or, les frères de sa communauté religieuse sont les plus unis à un
religieux. Il doit donc par charité résister à ceux qui s’efforcent d’opprimer
les frères de sa communauté religieuse.
Il
ressort donc clairement de tout ce qui a été dit que les religieux résistent
aux violences et aux perfidies des méchants, non seulement légitimement, mais
parfois aussi louablement.
Il
faut donc savoir que parfois les adversaires des religieux s’en prennent à leur
vie religieuse même ou à l’état des religieux pour ce qui relève du spirituel,
et parfois [pour ce qui relève] du temporel. S’ils sont attaqués dans le
domaine spirituel, ils doivent résister de toute leur force, et surtout pour
les choses qui ne sont pas utiles à eux seulement, mais aussi aux autres, car,
étant donné qu’ils ne prennent l’état religieux que pour s’adonner aux réalités
spirituelles, leur propos de perfection est empêché par une telle attaque.
Ainsi, puisqu’il relève de la perfection qu’un homme préserve son propos de
perfection, de même faut-il qu’il résiste à ceux qui l’en empêchent. Mais s’ils
[sont attaqués] dans le domaine temporel, alors il relève de la perfection que
quelqu’un supporte avec patience un dommage qui tourne à son propre détriment,
à moins peut-être qu’il ne veuille venir en aide à celui qui lui fait violence
en résistant à sa malice, comme cela ressort clairement de l’autorité de Grégoire
qui a été invoquée. Mais, pour ce qui se rapporte à un détriment commun, même
temporel, il ne relève pas de la perfection mais de la négligence et de la
pusillanimité de supporter de tels préjudices, alors qu’il peut résister, puisque
quelqu’un est tenu en vertu de la charité de s’opposer aux préjudices causés au
prochain, lorsqu’il le peut, selon ce qui est dit dans
Pr 24, 11 : Arrache ceux qui sont menés à la mort, etc.
1.
À la première objection, il faut répondre que, dans ce passage de l’Apôtre, quelque
chose est interdit à tous, et quelque chose aux parfaits seulement. Il est
interdit à tous de réclamer par procès ce qui leur appartient dans la dispute,
avec véhémence ou par tromperie, ou encore auprès de juges incroyants, comme
cela ressort clairement de la Glose au même endroit. Mais il est interdit aux
parfaits de se présenter devant un juge pour réclamer ce qui leur appartient en
s’engageant dans une dispute et dans un procès. Mais, comme le dit Gratien,
dans le Décret, C. 14, q. 1, c. 1, Episcopus, il
faut entendre cela de la réclamation de biens propres, et non de la réclamation
des biens communs qu’il leur est permis de réclamer comme de posséder. Et en
réclamant ainsi les biens de ce genre par jugement, ils ne réclament pas leurs
biens propres, mais les biens de l’Église, dont ils ont la charge, et ils ne se
présentent pas devant un juge pour eux-mêmes, mais ils en représentent d’autres
dont ils gèrent les affaires. Toutefois, il faut savoir que cette glose n’est
pas authentique mais magistrale, ce qui ressort clairement du fait qu’elle est
une conclusion tirée des paroles d’Augustin invoquées. Aussi, un peu plus haut,
[Gratien] dit-il : « Comme les paroles d’Augustin mentionnées,
etc. ». Bien qu’il soit dit dans ces paroles d’Augustin que l’obtention
d’un jugement est permis aux faibles par bienveillance, il n’y est cependant
pas dit que cela n’est pas permis aux parfaits, et le Maître n’ajoute pas aussi
par la suite que cela ne leur est pas permis, mais que cela ne leur convient
pas. En effet, s’il n’était pas permis à ceux qui sont dans l’état de
perfection de traîner quelqu’un en jugement, cela ne serait pas non plus permis
aux évêques dont l’état est plus parfait que celui des religieux, autrement les
religieux ne pourraient pas être promus au sommet de la prélature. En effet,
par le fait que quelqu’un assume l’état de perfection, quelque chose ne lui
devient pas permis qui ne l’était pas auparavant, à moins qu’il ne s’y soit
engagé d’une manière spéciale par vœu. Il n’est donc pas davantage interdit aux
religieux de porter une cause en jugement qu’il ne l’était antérieurement, à
moins que cela ne contredise le vœu de pauvreté, et cela se produit lorsqu’un
religieux voudrait aller en procès pour récupérer ou acquérir ses biens
propres, qu’il ne lui est pas permis de posséder selon le vœu de sa profession,
ou parfois aussi en raison d’un scandale.
Ou
bien l’on peut dire, avec plus de vérité peut-être, que ce que dit cette glose
ne peut s’entendre des parfaits par leur état, comme le sont les religieux,
parce que ceux-ci n’ont aucun bien propre ; aussi cela ne voudrait rien
dire que, dans la même glose, il soit dit qu’ils peuvent réclamer leurs biens
propres tout simplement. Ce qui est dit dans la glose doit donc s’entendre des
parfaits selon le degré de leur charité, c’est-à-dire de ceux qui ont une charité
parfaite, dans quelque état qu’ils soient. En effet, bien que ceux-ci ne
pèchent pas en réclamant leurs biens en justice, parfois cependant cela déroge
à leur perfection. Aussi la glose ne dit-elle pas que cela ne leur est pas
permis, mais que cela ne leur convient pas. Dans certains cas cependant, cela
n’est pas inconvenant pour eux de réclamer leurs biens. Le premier cas est
celui où survient une dispute à propos d’un bien spirituel. Ainsi, en
Ac 15, 3‑4, lorsqu’une dispute apparut à propos de l’observance
de ce qui relevait de la loi, Paul le soumit-il au jugement des apôtres, et il
est question de la même chose en Ga 2, 4 : À cause de faux
frères qui espionnaient. Le deuxième cas est celui où survient une dispute
à propos d’une chose qui peut tourner au détriment d’une réalité spirituelle,
bien qu’elle soit [en elle-même] temporelle. Ainsi, en Ac 25, 10‑11,
Paul en appela-t-il à César pour sa libération, parce que le fruit de sa
prédication était empêché par sa mort ou son incarcération ; toutefois,
pour ce qui était de lui-même, il désirait disparaître et être avec le
Christ (Ph 1, 23). Le troisième cas est celui où la dispute porte
sur quelque chose qui tourne au détriment temporel de quelqu’un d’autre, et
surtout des pauvres : en effet, celui-là est parfois coupable de vol, qui,
par sa négligence, permet que d’autres encourent un préjudice, surtout
lorsqu’il s’agit de ce qui a été confié à ses soins. Aussi ne peut-on offrir à
Dieu un sacrifice parfait en ces matières, Si 34, 24 : Celui
qui offre un sacrifice à même les biens du pauvre, etc. Le quatrième cas
est celui où survient une dispute à propos de ce qui tourne au préjudice
spirituel de celui qui détient injustement un bien temporel d’un autre. Ainsi,
Grégoire [écrit-il] dans les Morales, à propos de
Jb 39, 16 : Il a travaillé en vain :
« Certains, lorsqu’ils volent des choses temporelles, doivent seulement
être tolérés, mais certains doivent en être empêchés en sauvegardant la
charité, non seulement par la préoccupation qu’ils ne nous enlèvent pas nos
biens, mais afin que les voleurs ne se perdent pas eux-mêmes. » Le
cinquième cas est celui qui tourne à la corruption d’un grand nombre par
l’exemple du vol, Si 8, 11 : Parce qu’un jugement n’est pas
rapidement porté contre les méchants, etc.
2
et 3. À la deuxième objection, il faut répondre que, comme le dit la Glose au
même endroit, la perfection de la justice est montrée dans les trois commandements
qui sont présentés là. Le premier est : Si quelqu’un te frappe à la
joue droite, présente-lui l’autre ; le deuxième est : Celui
qui veut te mener en procès et t’enlever ta tunique, donne-lui aussi ton manteau ;
le troisième est : Celui qui t’aura obligé à faire mille pas avec
lui, fais-en encore deux autres (Mt 5, 39‑41). On sait que
ces trois choses se rapportent à la patience. Mais ce troisième [commandement],
comme l’explique la Glose au même endroit, doit s’entendre non pas tellement au
sens où tu marcherais avec lui, car nous ne lisons pas que cela se soit produit
à la lettre ni chez le Christ ni chez les autres saints ; mais [cela doit
plutôt s’entendre] de ce que tu sois prêt par l’esprit à le faire lorsqu’il le
faudra. Il en est de même du premier commandement, comme le dit Augustin dans
le premier livre Sur le mensonge : il faut l’entendre au sens où
l’homme « ait un cœur prêt à recevoir non seulement d’autres soufflets,
mais aussi toutes les souffrances qui devront être supportées pour la vérité,
en aimant ceux qui le feront ainsi souffrir ». On n’entend pas que
quelqu’un doive littéralement offrir sa joue à celui qui le frappe, puisque ni
le Seigneur n’a fait cela alors qu’il était frappé, ni l’apôtre Paul. Il
ressort donc ainsi clairement que le commandement du milieu doit lui aussi être
interprété selon le même modèle, à savoir que quelqu’un doit avoir un cœur prêt
à supporter n’importe quel dommage temporel plutôt que d’abandonner la vérité
ou la charité. Mais il peut arriver que, sans préjudice de la vérité ou de la
charité, quelqu’un réclame par un jugement ce qui lui appartient, comme cela
ressort clairement de ce qui a été dit. Et pour cette raison, l’argument n’est
pas valable. Et il faut répondre la même chose au troisième [argument].
4.
Au quatrième argument, il faut répondre que le Seigneur a ordonné que les apôtres
secouent la poussière de leurs pieds en témoignage contre ceux qui ne les
reçoivent pas. Aussi est-il dit en Mc 6, 11 : Secouez la
poussière de vos pieds en témoignage contre eux. C’est pourquoi la Glose
dit à propos de Lc 10, 10‑11 : « Secouez la
poussière, afin d’attester le travail terrestre inutile que vous avez fait pour
eux. » Et ce témoignage est ordonné au jugement divin ; c’est
pourquoi suit : En vérité, je vous le dis, il serait préférable, etc. (Mt 10, 15).
Le Seigneur ordonne donc à ses disciples de s’éloigner de ceux qui ne les ont
pas accueillis, qui sont gardés en réserve pour le jugement final de leurs
fautes, comme le sont les incroyants dont il est dit en 1 Co 5, 13 :
Dieu jugera ceux qui sont dehors. Mais le jugement de ceux du dedans a
été confié à l’Église. Aussi, si quelqu’un veut être reçu dans la société des
fidèles et que ceux-ci s’y opposent injustement, cela ne doit pas être réservé
au jugement divin, mais doit être soumis au jugement de l’Église pour être
corrigé.
5.
À la cinquième objection, il faut répondre que le jugement accompagné d’une
dispute est interdit à tous, même aux faibles, comme cela ressort clairement de
la Glose sur 1 Co 6, 7 : C’est déjà une faute, etc. En
effet, une dispute est « un combat pour la vérité qui s’appuie sur des
cris », comme on le lit dans la Glose à propos de
Rm 1, 29 : Aux homicides par dispute, etc. Aussi ceux qui
participent à un procès avec vérité, en ne s’en remettant pas à des cris, ne
sont pas chamailleurs pour cette raison.
6.
À la sixième objection, il faut répondre qu’il ne faut pas entendre que, tout
en sauvegardant la charité, quelqu’un ne puisse d’aucune façon réclamer ce qui
lui a été enlevé, mais que la charité n’incite pas à réclamer par cupidité ce
qui a été enlevé. Aussi la Glose [dit-elle] : « Elle ne cherche pas
ce qui lui appartient, c’est-à-dire qu’elle ne réclame pas ce qui a été enlevé
parce qu’elle n’aime pas l’argent. » Toutefois, quelqu’un peut parfois
réclamer ce qui lui appartient en étant mû par un désir ardent de correction
fraternelle, comme cela ressort clairement de l’autorité de Grégoire qui est
invoquée.
7.
À la septième objection, il faut répondre que, lorsque quelqu’un réclame une
chose qui lui appartient en recourant à un procès, il n’enlève pas toujours de
son cœur la paix qu’il doit garder avec son prochain. Bien que la paix du cœur
ne doive jamais être perdue pour la récupération d’une chose terrestre, il n’en
découle toutefois pas que quelqu’un ne puisse réclamer une chose terrestre en
recourant à un procès, car dans le tumulte même du procès, la paix du cœur est
la plupart du temps sauvegardée, comme elle n’est pas écartée chez les hommes
bons même dans le tumulte des guerres, autrement toutes les guerres seraient
interdites.
8.
À la huitième objection, il faut répondre que si quelqu’un réclame justement
dans un procès ce qui lui appartient, il ne scandalise pas en causant
activement un scandale ; mais si quelqu’un est scandalisé, il ne s’agit
que d’un scandale passif. Il semble qu’il faille ici faire une distinction. Ou
bien il s’agit d’un scandale de pharisiens, à savoir, lorsque quelqu’un est
scandalisé par malice et provoque un scandale chez les autres, et un tel scandale
doit être méprisé à l’exemple du Seigneur qui, ayant entendu parler du scandale
des pharisiens, dit, en Mt 15, 14 : Laissez-les, ce sont des
aveugles qui conduisent des aveugles. Ou bien il s’agit d’un scandale de
faibles, à savoir qu’il vient de la faiblesse ou de l’ignorance, et, dans la
mesure du possible, il faut aller au-devant de ce scandale, de manière que,
pour l’écarter, nous ne commettions pas quelque chose de défendu. Or, il serait
défendu que quelqu’un permette que les biens d’une église qui lui sont confiés
soient perdus par le pillage de brigands. C’est pourquoi, même si quelqu’un est
scandalisé d’un scandale passif, celui à qui est confié le soin d’une église
doit néanmoins défendre les droits de l’église qui lui est confiée. Ainsi, le
bienheureux Thomas de Cantorbéry, en méprisant le scandale du roi d’Angleterre,
défendit les biens de son église jusqu’à la mort. Mais même s’il pouvait aussi
négliger sans péché la réclamation de cette chose, il ne faut pas qu’il néglige
de la réclamer en raison d’un scandale passif : en effet, il peut éviter
un scandale passif d’une autre manière, à savoir, en montrant par des paroles
pacifiques qu’il agit avec justice. Et il serait plus utile à son prochain s’il
l’arrachait à une injuste tromperie ou écartait la coutume de présumer de
telles choses, que s’il négligeait son propre bien. Au surplus, l’on doit
davantage éviter un scandale pour soi-même que pour le prochain. C’est
pourquoi, s’il craignait d’être affecté lui-même par un scandale s’il ne
réclamait pas son bien, il ne devrait pas être empêché de réclamer ce qui lui
appartient.
9.
À la neuvième objection, il faut répondre que bien que la nourriture soit au
plus haut point nécessaire au corps, ce n’est pas le cas de n’importe quelle
nourriture. En effet, si quelqu’un s’abstient d’une nourriture, il peut
s’alimenter d’une autre. Ainsi, il faudrait plutôt s’abstenir d’un genre de
nourriture pour éviter un scandale qu’abandonner d’autres biens temporels dont
la perte serait plus nuisible, et parfois le fait de ne pas les réclamer serait
accompagné d’un danger de pécher, comme cela ressort clairement de ce qui a été
dit.
En
quatrième lieu, il reste maintenant à voir comment [leurs adversaires]
s’efforcent de montrer que les religieux ne doivent provoquer aucun châtiment
ni aucune poursuite contre ceux qui les persécutent.
1.
En effet, il est dit en Mt 5, 44 : Aimez vos ennemis, faites
du bien à ceux qui vous haïssent et priez pour ceux qui vous persécutent et
vous calomnient. Et on lit la même chose en Lc 6, 27. Il nous est
donc interdit de poursuivre nos ennemis : en effet, celui qui doit faire
du bien à quelqu’un doit à bien plus forte raison ne pas lui nuire.
2.
De même, à propos de Mt 10, 16 : Voici que je vous envoie
comme des agneaux au milieu des loups, la Glose [dit] : « Celui
qui prend place pour prêcher ne doit pas faire de mal, mais le tolérer. »
Si donc des prédicateurs font en sorte que des châtiments soient administrés à
leurs adversaires, ils se montrent de faux prédicateurs.
3.
De même, à propos de Rm 12, 17 : Ne rendant à personne le mal
pour le mal, etc., et plus loin : Ne vous défendant pas vous-mêmes,
très chers, la Glose [dit] : « À savoir que vous ne devez pas
rendre les coups à vos adversaires. » Ils agissent donc contre
l’enseignement de l’Apôtre ceux qui font en sorte que leurs adversaires soient
punis.
4.
De même, dans la légende des saints Simon et Jude, on lit que, alors que le roi
des Perses voulait punir les prêtres desservant des idoles contraires aux
apôtres, les apôtres se jetèrent aux pieds du roi en lui demandant de les
épargner, afin que ceux qui étaient venus pour voir au salut commun ne soient
pour personne une occasion d’être tué. Ceux qui font en sorte que leurs adversaires
soient punis par les dirigeants ne sont donc pas de vrais mais de faux apôtres.
5.
De même, à propos de Ga 4, 29 : De même que celui qui était
né selon la chair persécutait celui qui était né selon l’Esprit, de même en est-il
maintenant, une glose d’Augustin [dit] : « Qui sont ceux qui sont
nés selon la chair ? Ceux qui aiment le monde, ceux qui aiment le siècle.
Qui sont ceux qui sont nés selon l’Esprit ? Ceux qui aiment le royaume des
cieux, ceux qui aiment le Christ. » Ceux qui font en sorte de persécuter
les autres semblent donc être des gens qui aiment le monde.
6.
De même, à propos de Ga 5, 26 : Ne recherchons pas avec
avidité la vaine gloire, la Glose [dit] : « La vaine gloire
consiste à vouloir vaincre alors qu’il n’y a pas de récompense. » Or, ceux
qui font en sorte que leurs adversaires soient persécutés semblent rechercher
une victoire. Cela relève donc de la vaine gloire. Ils veulent donc conclure de
cela qu’il n’est aucunement permis aux saints de provoquer une persécution
contre les autres.
7.
De même, il est dit en Lc 9, 54‑55, que Jacques et Jean ont
dit : Seigneur, si tu le veux, nous ordonnerons qu’un feu descende du
ciel et les consume. S’étant retourné, il leur fit des reproches, en leur
disant : “Ne savez-vous pas de quel Esprit vous êtes ?” » Il
semble par cela que ceux qui sont remplis de l’Esprit de Dieu ne doivent pas
faire en sorte que d’autres soient punis.
Mais,
que des saints portent des châtiments contre certains ou fassent en sorte
qu’ils soient portés, cela est démontré par un premier exemple du Christ
lui-même, dont il est dit en Jn 2, 15 qu’il chassa du Temple
les vendeurs et les acheteurs, et renversa les petites pièces de monnaie et
les tables.
De
même, par l’exemple de Pierre, qui, par sa parole, condamna à mort Ananie et Saphire
parce qu’ils avaient triché à propos du prix d’un champ, comme on le lit en
Ac 5, 1‑11.
De
même, il est dit, en Ac 13, 9‑11, que Paul, rempli de
l’Esprit Saint, le regardant – à savoir, le magicien Élimas ‑, dit :
« Ô fils du diable, plein de ruse et de fourberie, tu ne cesses de
bouleverser les voies droites du Seigneur ! Voici que la main du Seigneur
est maintenant sur toi : tu seras aveugle, sans voir le soleil, pendant un
certain temps. » Il ressort donc clairement de cela qu’il l’irrita par
ses paroles et lui infligea le châtiment de la cécité.
De
même, en 1 Co 5, 3‑5 : J’ai déjà jugé, comme si
j’étais présent, celui qui a perpétré une telle action au nom du Seigneur. Vous
et mon esprit étant rassemblés avec la puissance de notre Seigneur Jésus, le
Christ, nous devons livrer cet individu à Satan pour que sa chair meure. La
Glose [dit] : « À savoir, pour que Satan le tourmente corporellement. »
Or, il est clair que cela est un grand châtiment. La conclusion est donc la
même que précédemment.
De
même, à propos de Ct 2, 15 : Prenez-nous de petits loups, la
Glose [dit] : « Combattez et prenez les schismatiques et les
hérétiques. ». Car, comme le dit une autre glose, « il ne suffit pas que
nous proposions notre vie en exemple pour les autres et que nous prêchions
bien, si nous ne corrigeons pas ceux qui errent et ne défendons pas les faibles
des pièges mis par les autres ».
De
même, dans Sur les noms divins, IV, Denys montre que les anges ne sont
pas mauvais parce qu’ils punissent parfois les mauvais. Or, la hiérarchie
ecclésiastique se modèle sur [la hiérarchie] céleste. Il peut donc relever de
quelqu’un d’infliger sans malice un châtiment aux mauvais ou de faire en sorte
qu’il leur soit infligé.
De
même, dans le Décret, C. 23, q. 3, c. 8, [il est
dit] : « Celui qui peut s’opposer aux méchants et les troubler et ne
le fait pas ne fait rien d’autre que de se montrer favorable à leur impiété, et
il ne s’inquiète pas d’avoir avec eux des rapports occultes, lui qui renonce à
s’opposer à un crime manifeste. » Il ressort clairement de cela qu’il
n’est pas seulement permis de résister aux méchants et de les troubler, mais
que cela ne peut pas être mis de côté sans péché.
De
même, en Jb 39, 21, il est dit à propos du cheval – par lequel on
entend le prédicateur ‑ : Il se jette au-devant des hommes armés.
La Glose [dit] : « Parce qu’il s’oppose à ceux qui agissent mal
pour défendre la justice. » Et la Glose interlinéaire [dit] :
« Même lorsqu’on ne fait pas appel à lui. » Il ressort donc
clairement de cela qu’il appartient aux saints prédicateurs de troubler les impies,
même ceux qui ne leur font pas d’ennuis.
Toutefois,
les saints ne font pas cela par haine mais par amour. Aussi, à propos de
1 Co 5, 5 : Livrer les gens de cette sorte à la mort de
la chair afin de sauver leur esprit, etc., la Glose [dit-elle] :
« Par ces paroles, l’Apôtre montre qu’il n’a pas fait cela par haine mais
par amour. » Et plus loin : « Ainsi, Élie et d’autres hommes
bons ont-ils puni de mort certains péchés, car ainsi une crainte utile frappait
les vivants ; et à ceux qui étaient punis de mort, la mort elle-même
n’était pas un préjudice, mais le péché qui aurait pu augmenter, s’ils avaient
continué de vivre, était diminué. » Aussi on ne peut pas parler au sens
propre de persécution pour le mal que les saints infligent aux méchants,
puisqu’ils ne les poursuivent pas de manière à faire de leur mal une fin, mais
afin qu’ils soient corrigés ou abandonnent le péché pour leur bien, ou du moins
afin qu’ils soient contraints par la crainte en vue du bien des autres ou que
ceux-ci soient libérés des impies. Parfois cependant, la punition évoquée porte
le nom de persécution en raison de la similitude du châtiment. Aussi Augustin
[écrit-il] au comte Boniface, et on peut le lire dans le Décret, C. 23,
q. 4, c. 42, Si ecclesia : « Si nous voulons dire ou
reconnaître la vérité, c’est une persécution injuste que les impies font à
l’Église du Christ, mais c’est une persécution juste que l’Église fait aux impies. »
De même, dans Ps 18[17], 38 : Je persécuterai mes ennemis
jusqu’à ce qu’ils abandonnent, et ailleurs : Celui qui dénigre en
secret son prochain, je le persécuterai (Ps 101[100], 5).
1.
À ce qu’ils objectaient en premier lieu, il faut répondre que, comme on l’a
déjà démontré, les saints ne punissent pas les méchants ou ne font pas en sorte
qu’ils soient punis par haine mais par amour. En effet, ils ne leur nuisent pas
en cela, mais ils leur sont utiles, comme on l’a dit plus haut.
2.
À la deuxième objection, il faut répondre que les prédicateurs ne doivent pas infliger
des maux aux autres de telle sorte que leur intention s’arrête aux méchants
eux-mêmes, comme s’ils se délectaient de leurs châtiments ; ils doivent cependant
infliger des châtiments, par eux-mêmes ou par d’autres, en vue d’un bien, soit
pour celui qui est puni, soit pour les autres, comme on l’a déjà dit.
3.
À la troisième objection, il faut répondre que celui qui, par un désir ardent
de la charité, fait en sorte que quelqu’un soit puni ne rend pas le mal pour le
mal, [mais plutôt le bien pour le mal], puisque le châtiment lui-même est utile
à celui qui est puni. En effet, les châtiments sont comme des remèdes, comme il
est dit dans Éthique, II ; et Denys dit, dans Sur les noms
divins, IV : « Ce qui est un mal, ce n'est pas d'être puni, mais
de devenir digne d’un châtiment. » De même, le fait qu’il nous soit
interdit de rendre les coups aux adversaires doit s’entendre de ce que nous ne
les rendions pas par haine ou sous l’impulsion de la vengeance.
4.
À la quatrième objection, il faut répondre que les saints, comme on l’a dit, ne
punissent pas les autres ou ne font pas en sorte qu’ils soient punis, si ce
n’est pour leur correction ou celle des autres. Mais parfois certains sont
rendus insolents et davantage portés au péché par l’impunité.
Qo 8, 11 : En effet, lorsqu’une condamnation n’est pas rapidement
portée contre les méchants, les fils des hommes font le mal sans aucune
crainte. Et alors, les saints recourent aux châtiments contre les méchants.
Mais parfois la clémence est plus utile pour la correction, et alors les saints
retiennent les châtiments ou les adoucissent. Ainsi, à propos de
Lc 9, 55 : Vous ne savez de quel Esprit vous êtes, etc., la
Glose [dit-elle] : « Il ne faut pas toujours sévir contre ceux qui
pèchent, car parfois la clémence t’est plus utile pour [ta] patience, et à
celui qui est tombé pour sa correction. » Et, pour cette raison, Simon et
Jude ont empêché le châtiment de leurs adversaires.
5.
À la cinquième objection, il faut répondre que ceux qui aiment le monde persécutent
injustement ceux qui aiment Dieu, mais ils subissent justement d’être
persécutés par ceux-ci, comme cela ressort clairement de l’autorité d’Augustin
invoquée plus haut.
6.
À la sixième objection, il faut répondre qu’il ressort déjà clairement de ce
qui a été dit que les saints ne font pas en sorte qu’un châtiment soit infligé
à d’autres, si ce n’est pour un bien, et ce bien leur est compté comme
récompense. Aussi n’encourent-ils pas de ce fait le blâme de la vaine gloire.
7.
À la septième objection, il faut répondre que, comme le dit la Glose au même
endroit, « les apôtres, encore peu instruits et ignorant la manière de
riposter, ne désirent pas riposter par amour de la correction des autres ou de
mettre un terme à leur méchanceté, mais par haine. Or, le Seigneur leur
reproche cette ignorance. Mais après qu’il les eut instruits du véritable amour
du prochain, il leur attribua parfois le pouvoir d’exercer de telles ripostes,
comme à Pierre dans le cas d’Ananie et de son épouse, dont la mort frappa les
vivants d’une crainte utile et, chez ceux qui étaient punis, mit un terme au
péché qui pouvait augmenter s’ils avaient continué de vivre ». Et on lit
la même chose dans la Glose, à propos de 1 Co 5, 5 : Livrer
les gens de cette sorte à Satan, etc. Ou bien il faut répondre que le
Seigneur fit de tels reproches aux disciples qui demandaient que les
Samaritains soient châtiés parce qu’il voyait que ceux-ci pouvaient être plus
facilement convertis par la clémence. Aussi la Glose dit-elle en cet
endroit : « Par la suite, les Samaritains crurent plus rapidement,
eux à qui le feu a été évité en cet endroit. »
En
cinquième lieu, il reste maintenant à voir comment [leurs adversaires]
s’efforcent de montrer que les religieux ne doivent pas chercher à plaire aux
hommes, car il est dit dans Ps 53[52], 6 : Dieu a dispersé
les os de ceux qui plaisent aux hommes, ils ont été confondus parce que Dieu
les a humiliés.
2.
De même, en Ga 1, 10 : Si je plaisais encore aux hommes, je
ne serais pas le serviteur du Christ. Les religieux, qui professent être
les serviteurs du Christ, ne doivent donc pas chercher à plaire aux hommes.
3.
De même, à propos de 1 Co 4, 11 : Jusqu’à maintenant,
nous avons eu faim et soif, etc., la Glose [dit] : « Les
prédicateurs qui reprochent librement et sans adulation les comportements de la
mauvaise vie des méchants ne trouvent pas grâce auprès des hommes. » Si
donc les religieux doivent librement et sans adulation prêcher la vérité, ils
ne doivent pas chercher à plaire aux hommes.
4.
De même, Grégoire [écrit] dans le Pastoral : « Il est coupable
de pensée adultère, l’enfant qui désire plaire au regard de l’épouse, lui par qui
l’époux fait parvenir ses dons. » Or, en cet endroit, il appelle l’Église
épouse, et enfant, le ministre de Dieu. Si les religieux, qui professent être
les ministres de Dieu, cherchent à plaire, ils sont donc coupables d’une pensée
adultère.
5.
De même, le désir de plaire aux hommes provient de l’amour de soi. Or, comme le
dit Grégoire dans le Pastoral, « l’amour de soi rend quelqu’un
étranger à son auteur ». Par le fait que quelqu’un cherche à plaire à un
homme, il devient donc étranger à Dieu.
6.
De même, ce qui donne l’impression d’un vice doit être évité, surtout par les
religieux. Or, être complaisant donne l’impression d’un vice. Les religieux ne
doivent donc pas chercher à plaire aux hommes.
Ainsi,
ils veulent montrer par ce genre d’arguments que personne ne doit d’aucune
manière chercher à plaire aux hommes.
Mais,
que cela soit faux, cela se montre de multiples façons.
En
effet, il est dit en Rm 15, 2 : Que chacun plaise à son
prochain en vue du bien pour l’édification.
De
même, en 1 Co 10, 32 : Soyez sans reproche devant les Juifs,
les païens et l’Église de Dieu, comme moi-même je tente de plaire en tout à
tous.
De
même, en Rm 12, 17 : En faisant le bien, non seulement devant
Dieu, mais aussi devant les hommes. Or, cela ne serait pas nécessaire s’il
ne fallait pas que nous prenions soin de plaire aux hommes. Chacun doit donc
prendre soin de plaire aux hommes.
De
même, en Mt 5, 16 : Que votre lumière brille devant les
hommes, afin que voyant vos bonnes actions, ils rendent gloire à votre Père qui
est dans les cieux. Or, personne n’est poussé à rendre gloire à Dieu à
cause de bonnes actions que parce qu’elles lui plaisent. Chacun doit donc
s’appliquer à ce que ses actions soient telles qu’elles plaisent aux autres.
Afin
d’éclairer cela, il faut savoir qu’il est interdit de trois manières que
quelqu’un cherche à plaire aux hommes. D’une manière, de telle sorte qu’il
cherche à plaire pour lui-même, comme s’il plaçait sa fin dans la faveur des
hommes ; mais le fait que quelqu’un prenne soin de plaire aux hommes doit
être mis en rapport avec un autre bien, à savoir, la gloire de Dieu ou le salut
du prochain. C’est cela que Grégoire dit dans le Pastoral :
« Il faut savoir que les bons dirigeants doivent désirer plaire aux
hommes, afin que, par la douceur de l’estime qu’on leur porte, ils attirent à
la vérité ; non pas qu’ils désirent être aimés, mais qu’ils fassent de
l’amour qu’on a d’eux comme un chemin par lequel les cœurs des auditeurs
entrent dans l’amour du Créateur. Il est assurément difficile que le prédicateur
qui n’est pas aimé, même s’il annonce ce qui est juste, soit volontiers
écouté. » Et plus loin : « C’est ce que Paul suggère lorsqu’il
nous révèle ce qu’il recherche secrètement : Comme moi, je m’efforce de
plaire à tous en tout, lui qui dit en plus : Si je plaisais encore
aux hommes, je ne serais pas le serviteur du Christ. Paul plaît donc et il
ne plaît pas, car, par le fait qu’il désire plaire, il ne cherche pas à plaire
lui-même, mais que la vérité plaise aux hommes à travers lui. » D’une
autre manière, lorsque, pour plaire aux hommes, quelqu’un fait quelque chose
par quoi il déplaît à Dieu. C’est ce que dit Jérôme, en expliquant ce passage
de Ga 1, 10 : Si je plaisais aux hommes, etc. :
« S’il est possible de plaire également à Dieu et aux hommes, il faut
aussi plaire aux hommes ; mais si nous ne pouvons plaire aux hommes sans
déplaire à Dieu, nous devons plutôt plaire à Dieu qu’aux hommes. » De la
troisième manière, lorsque quelqu’un fait extérieurement ce qui lui est possible,
mais qu’il est cependant jugé témérairement par les autres. Alors, il doit lui
suffire de plaire à Dieu dans sa conscience, en ne s’occupant pas de ne pas
plaire aux hommes qui le jugent à tort. C’est ce qu’on lit dans la glose
d’Augustin sur Ga 1, 10 : Si je plaisais encore aux hommes,
etc. : « Il y a des hommes qui sont des juges téméraires, des
détracteurs, des médisants, des chuchoteurs, qui cherchent à soupçonner ce
qu’ils ne voient pas, qui cherchent même à colporter ce qu’ils ne soupçonnent
pas. Contre ces gens, le témoignage de notre conscience suffit. »
Et
ainsi, la réponse à toutes les objections apparaît facilement.
1.
Ce qui est dit : Il a dispersé les os de ceux qui plaisent aux hommes, doit
s’entendre de ceux qui plaisent aux hommes au point d’en faire leur fin, et
qui, pour plaire aux hommes, offensent Dieu.
2.
Il faut comprendre de la même façon ce qui est dit en Ga 1, 10 :
Si je plaisais aux hommes, etc., comme cela ressort clairement de ce qui
a été dit.
3.
À la troisième objection, il faut répondre que, bien que ceux qui annoncent la
vérité déplaisent aux méchants qui ne veulent pas être corrigés, ils plaisent
cependant aux bons qui aiment la correction. Aussi est-il dit en
Pr 9, 8 : Reprends le sage, et il t’aimera.
4.
À la quatrième objection, il faut répondre que la parole de Grégoire doit
s’entendre du cas où quelqu’un cherche tellement à plaire aux hommes qu’il en
fait sa fin, à savoir, à être aimé de la manière dont Dieu est aimé, de sorte
que rien ne soit d’aucune façon fait contre Dieu. Cela ressort clairement du
fait qu’il dit immédiatement auparavant : « L’ennemi du Rédempteur
est celui qui désire avidement être aimé par l’Église à sa place, en raison des
bonnes actions qu’il fait. »
5.
À la cinquième objection, il faut répondre que la parole de Grégoire doit
s’entendre de l’amour désordonné de soi, d’où vient que quelqu’un cherche à
plaire aux autres pour lui-même.
6.
À la sixième objection, il faut répondre que, selon le Philosophe, on n’appelle
pas complaisant celui qui cherche à plaire aux hommes de n’importe quelle
manière, mais celui qui commet en cela un excès, alors qu’il cherche à plaire
plus qu’il ne faut ou pour ce qu’il ne faut pas. En effet, il appelle au même
endroit « ami » celui qui s’applique à plaire aux autres comme il le
faut.
En
sixième lieu, voyons comment [leurs adversaires] s’efforcent de montrer que les
religieux ne doivent pas se réjouir de ce que Dieu accomplit magnifiquement par
eux.
1.
En effet, il est dit en Lc 10, 20 : Ne vous réjouissez pas de
ce que les esprits vous sont soumis. Ils ne doivent donc pas, pour la même
raison, se réjouir des autres choses qui sont magnifiquement accomplies par
eux.
2.
De même, il est dit en Jb 31, 25‑27 : Si je me suis
réjoui de mes nombreuses richesses et du fait que j’ai mis la main sur beaucoup
de choses, si j’ai vu le soleil alors qu’il brillait et la lune qui progressait
clairement, et si mon cœur s’est réjoui dans le secret, comme s’il
disait : « Que m’advienne un mal ! » Grégoire dit en
l’expliquant : « Parce que la connaissance de son intelligence n’a
pas corrompu le saint homme, il a méprisé le fait de se réjouir de grandes
richesses. Parce que la grandeur de l’œuvre ne l’a pas enorgueilli, il ne voit
pas briller le soleil. Parce qu’une louable renommée ne l’a pas emporté, il ne
se rend pas compte que la lune progresse. » Il est donc clair qu’il ne
faut se réjouir ni de la science, ni de la bonne renommée, ni de ses actions.
3.
De même, lorsqu’on se réjouit d’une chose, une certaine gloire s’attache à
cette chose. Or, l’homme ne doit pas se glorifier de ses propres biens, selon
Jr 9, 23 : Que le sage ne se glorifie pas de sa sagesse, que
le fort ne se glorifie pas de sa force, que le riche ne se glorifie pas de ses
richesses. On ne doit pas non plus se réjouir du bien qui est accompli par
soi. On semble ainsi montrer qu’on ne doit d’aucune manière se réjouir du bien
que Dieu accomplit par lui.
Mais
que cela soit faux, cela est clairement montré par Ac 11, 21‑23,
où il est dit qu’un grand nombre de croyants s’était tourné vers le Seigneur
– à savoir, vers la prédication de certains croyants ‑ ;
la nouvelle en vint aux oreilles de l’Église, et on envoya Barnabé jusqu’à Antioche.
Lorsqu’il y arriva et vit la grâce accordée par Dieu, il se réjouit. Les
apôtres se réjouissaient donc de ce que l’Église portait fruit par l’action de
leurs frères et de leurs compagnons.
De
même, il est dit en Ac 15, 3, à propos de Paul et de Barnabé, que menés
par l’église, ils traversaient la Phénicie et la Samarie en racontant la
conversion des païens, et suscitaient une grande joie chez tous les frères. On
en conclut donc la même chose que précédemment.
De
même, [il est dit] en Ph 4, 1 : Aussi, mes frères très chers
et bien-aimés, ma joie et ma couronne. Il est donc clair que l’Apôtre se
réjouissait de ceux qu’il convertissait au Christ. Les religieux et les autres
hommes parfaits peuvent donc se réjouir de ce que Dieu accomplit magnifiquement
par eux, surtout en ce qui concerne la conversion d’autres.
De
même, personne ne rend grâce pour ce dont il ne croit pas qu’une grâce lui a
été faite. Or, personne n’estime qu’une grâce lui a été faite à propos de ce
dont il ne se réjouit pas. S’il ne faut pas se réjouir de ce que Dieu accomplit
magnifiquement par soi, il ne faut donc pas en rendre grâce, ce qui est tout à
fait absurde.
De
même, selon le Philosophe dans Éthique, I, il n’est aucun juste qui ne
se réjouisse d’actions justes. Et en cela il est d’accord avec
Ps 100[99], 2 : Servez le Seigneur dans la joie. Or, Dieu
n’accomplit rien de plus magnifique par quelqu’un qu’une action juste par laquelle
il est servi. Les saints doivent donc se réjouir de ce que Dieu accomplit magnifiquement
par eux.
Pour
éclairer cela, il faut savoir que la joie ne porte que sur le bien ; aussi
faut-il se réjouir selon l’ordre des biens. C’est pourquoi la fin de la joie
doit être placée dans le seul Bien suprême, ce qui s’appelle à proprement parler
se réjouir (frui). Pour les autres choses, nous devons nous réjouir de
telle sorte que la fin ne soit pas placée dans une telle joie, mais soit mise
en rapport avec la fin ultime. Celui-là donc qui se réjouit du bien que Dieu accomplit
par lui se réjouit bien en rapportant cette joie à Dieu, ce qui se produit
lorsque quelqu’un se réjouit de ce que Dieu accomplit par lui parce qu’il voit
que cela tourne à la gloire de Dieu et à son propre salut, ainsi qu’à celui des
autres. Mais s’il se réjouit autrement, il se réjouit de ses œuvres et pèche.
Aussi, en expliquant dans le Pastoral les paroles de Job qui ont été
rappelées, Grégoire dit-il : « Parfois, même les saints se
réjouissent de leur bonne renommée, mais puisqu’ils estiment qu’à cause d’elle
les auditeurs feront des progrès, ils ne se réjouissent pas de leur renommée
mais du service rendu au prochain, car c’est une chose de rechercher des
faveurs, c’en est une autre de sauter de joie devant les progrès. »
La
réponse aux objections ressort ainsi facilement.
1.
En effet, ce qui est dit en Lc 10, 20 : Ne vous réjouissez
pas de ce que les esprits vous sont soumis, doit s’entendre du fait qu’ils
ne doivent pas s’en réjouir pour autant que cela concerne l’abaissement des
esprits, mais pour autant que cela concerne l’exaltation de Dieu et la leur.
Aussi la Glose dit-elle au même endroit : « Il leur est interdit de
se réjouir de l’humiliation du diable qui est tombé par orgueil, mais ils
peuvent se réjouir de leur propre élévation. » Ou bien l’on peut dire
qu’ils ne doivent pas se réjouir de cela comme s’il s’agissait du bien le plus
grand, puisque cela peut être accompli sans mérite par celui qui accomplit de
telles choses, comme le dit la Glose au même endroit ; mais leur joie
principale doit porter sur ce qui les oriente vers la vie éternelle. Aussi [le
texte] poursuit-il : Mais réjouissez-vous parce que vos noms, etc. (Lc 10, 20).
2.
À la deuxième objection, il faut répondre que les paroles de Job doivent
s’entendre d’une joie orgueilleuse, et cela ressort aussi clairement des
paroles de Grégoire qui sont invoquées. Or, une joie orgueilleuse est celle par
laquelle quelqu’un se délecte pour sa propre gloire du bien que Dieu fait par
lui.
3.
À la troisième objection, il faut répondre que celui qui rapporte à Dieu la
joie pour ce qui est accompli ne cherche pas sa gloire en lui-même, mais
cherche sa gloire en Dieu en lui rapportant ce dont il pourrait se glorifier.
En
septième lieu, il reste maintenant à montrer comment [leurs adversaires]
s’efforcent de montrer que les religieux ne doivent pas fréquenter les familles
des princes et des grands.
1.
Il est dit en Mt 11, 8 : Voici ceux qui portent des vêtements
délicats dans les maisons des rois. Or, il ne convient pas que les
religieux portent des vêtements délicats, puisqu’ils professent l’état de
pénitence. Les religieux ne doivent donc pas se trouver dans les maisons des
rois et des princes. De même, la Glose dit au même endroit : « Une
vie et une prédication sévères doivent s’écarter des palais habités par les
délicats, qu’ils fréquentent habillés de vêtements délicats pour les
flatter. » On a ainsi la même conclusion que précédemment.
2.
De même, à propos de Lc 9, 11 : Il parlait du royaume de
Dieu, la Glose dit : « Ce n’est pas aux oisifs, à ceux qui
résident dans la ville de la synagogue ou d’une dignité séculière, mais à ceux
qui cherchent le Christ dans le désert qu’il distribue l’aliment de la grâce céleste. »
Si la vie religieuse est ordonnée à ce que quelqu’un reçoive du Christ
l’aliment de la grâce céleste, les religieux ne doivent donc pas demeurer avec
ceux qui ont une dignité séculière.
3.
De même, Jérôme [écrit] au prêtre Paulin : « Fuis les foules, les
fonctions, les salutations et les banquets comme si c’étaient des chaînes voluptueuses. »
Or, dans les cours des princes se rassemblent des foules et on y tient souvent
des banquets. Les religieux ne doivent donc pas y demeurer.
4.
De même, Boèce dit, dans le livre Sur la consolation, que ceux qui cherchent
la gloire dans le pouvoir cherchent à régner ou à s’attacher à ceux qui règnent.
Or, cela est blâmable pour les religieux qui ont choisi une vie humble de
chercher la gloire dans le pouvoir. Ils ne doivent pas s’attacher à ceux qui
règnent.
5.
De même, puisque les honneurs se rapportent à l’orgueil de la vie, qui est une
des trois choses qui sont blâmables dans le monde, les religieux, qui ont renoncé
au monde, doivent s’abstenir de ce qui se rapporte à l’honneur. Or, cela semble
se rapporter à l’honneur que quelqu’un prêche dans les cours des rois ou des
princes, ou dans des synodes dans lesquels une multitude d’hommes se rassemblent.
Les religieux ne doivent donc pas s’impliquer dans de telles choses.
Et
il s’efforcent ainsi de conclure que les religieux ne doivent d’aucune manière
vivre dans les cours des rois ou des princes.
Mais
le fait que plusieurs saints ont demeuré chez des rois et des princes montre
que cela est manifestement faux. En effet, Joseph vivait à la cour de Pharaon,
dont il est dit dans Ps 105[104], 21 : Il l’établit comme
maître de sa maison et prince de toutes ses possessions. Moïse aussi fut
élevé dans la maison de la fille du Pharaon, où l’on rapporte qu’il apprit
toute la sagesse des Égyptiens, Ac 7, 10. Le prophète Nathan aussi
est compté parmi les familiers de David et de Salomon (2 Sm 7 et
12 ; 1 R 1). Daniel aussi, à la cour du roi de Babylone,
« fut établi comme prince sur toutes les provinces de Babylone ».
« Et il s’adressa au roi, et il établit sur tous les travaux de la
province de Babylone Sidrach, Misach et Abdenago, mais Daniel lui-même était à
la cour du roi », Dn 2, 48‑49. La Glose [dit] :
« Il ne s’éloignait pas du roi, en familier honoré. » Néhémie aussi fut
échanson du roi des Perses, comme on le lit en Ne 1, 11. Mardochée
fut aussi établi comme prince à la cour d’Assuérus, Est 8, 15.
Dans
le Nouveau Testament aussi, on lit que certains saints sont demeurés dans les
palais des rois. Ainsi, il est dit en Ph 4, 22 : Tous les
saints vous saluent, surtout ceux qui font partie de la maison de César. On
lit aussi que Sébastien était parmi les premiers du palais à la cour de
Dioclétien. De même, Jean et Paul faisaient partie de la famille de Constantin
Auguste. Et Grégoire aussi, dans le prologue des Morales, raconte qu’il
dormait dans un palais terrestre, « où plusieurs frères du monastère,
vaincus par la charité fraternelle, [le] suivirent. » Il n’est donc pas interdit
aux parfaits et aux religieux de demeurer dans les cours des rois.
Afin
qu’apparaisse clairement la position qu’il faut tenir dans cette controverse,
il faut donc savoir que les saints cherchent quelque chose pour eux-mêmes et
quelque chose pour d’autres. Pour eux-mêmes, ils cherchent à toujours
s’attacher au Christ par la contemplation, soit dans ce monde pour autant que
le permet la faiblesse de la vie présente, soit dans la vie future où ils le
contempleront pleinement. Mais ils sont parfois forcés à cause des autres de
s’éloigner de la contemplation désirée et de s’impliquer dans le tumulte des
actions. Ainsi donc, ils désirent une contemplation paisible, et cependant,
pour le salut du prochain, ils supportent patiemment les fatigues de l’action.
Ainsi Paul [écrit-il] dans Ph 1, 23 : Je suis déchiré entre
deux choses : j’ai le désir de disparaître et d’être avec le Christ, mais
il m’est nécessaire de demeurer dans la chair à cause de vous. Grégoire
écrit aussi dans la quatrième homélie de la seconde partie de son commentaire
sur Ézéchiel : « Pour l’esprit qui aime fortement son époux, il
n’existe d’habitude qu’une seule consolation : que les âmes des autres
progressent par sa parole et brûlent du feu de l’amour pour l’époux céleste. »
À cause de cette nécessité, il convient que les saints se mêlent parfois aux
foules et cherchent la bienveillance et la fréquentation des grands, non pour
le plaisir de la faveur humaine ou du pouvoir, mais afin de pouvoir en amener
un plus grand nombre sur le chemin du salut. Car, comme le dit Augustin dans
les Confessions, VIII, « ceux qui sont connus d’un grand nombre exercent
une autorité sur un grand nombre en vue du salut et sont à la tête d’un grand
nombre qui les suivra » En effet, comme il le dit plus loin,
« l’ennemi est davantage vaincu chez celui qu’il tient davantage et par
lequel il en tient un plus grand nombre ; or, il tient un plus grand
nombre d’orgueilleux à cause de leur noblesse et un plus grand nombre par eux
en vertu de leur autorité ». C’est pourquoi, poussés par la charité, les
saints recherchent la société des nobles et de ceux qui possèdent l’autorité
afin que, à travers eux, ils puissent être utiles à un plus grand nombre en vue
du salut, et s’ils ne le faisaient pas, ils devraient être blâmés à juste
titre. Aussi Grégoire dit-il dans le Pastoral : « Pour quelle
raison celui qui pourrait être utile aux autres donne-t-il la préférence à sa
retraite, alors que le Fils unique du Père est sorti du sein du Père pour se
montrer publiquement à nous ? »
Après
avoir vu cela, il est facile de répondre aux objections.
1.
En effet, ce qui est dit en Mt 11, 8 : Ceux qui portent des
vêtements délicats, etc., s’interprète assez clairement de ceux qui
demeurent dans les cours des rois pour y trouver leurs plaisirs.
2.
De même, ce que dit la Glose à propos de Lc 9, 11 : « Ce
n’est pas aux oisifs, etc. », s’entend de ceux qui sont installés dans une
ville ou dans une dignité séculière où ils trouvent le repos. Mais les saints
ne trouvent leur repos qu’en Dieu et ne demeurent qu’en Lui ; qu’il leur
faille vivre au milieu des dignités ou avec la multitude, ils l’estiment être
davantage un labeur qu’un repos.
3.
Par ce que dit Jérôme : « [Fuis] les foules, etc. », il parle
manifestement de ceux qui fréquentent les foules et les choses de ce genre, non
pour porter du fruit, mais par plaisir. Cela est clair par ce qui suit :
« Fuis les plaisirs comme si c’étaient des chaînes. »
4.
De même, ce que Boèce dit : « Ceux qui [cherchent la gloire] dans le
pouvoir, etc. » paraît manifestement vrai. Il ne découle cependant pas du
fait que ceux qui veulent se glorifier veulent s’attacher aux puissants qu’en
sens inverse, tous ceux qui veulent s’attacher aux puissants trouvent plaisir
au pouvoir, puisque cela peut être fait pour une autre raison, comme on l’a
dit.
5.
De même, bien que ce soit un honneur de prêcher à une foule, les saints n’y cherchent
cependant pas leur gloire mais celle de Dieu, en imitant celui qui dit en
Jn 8, 50 : Moi, je ne recherche pas ma gloire, mais celle de
celui qui m’a envoyé.
Ainsi
donc, après avoir vu comment, en blasphémant, les hommes pervertis pervertissent
le jugement [qu’ils portent] sur les choses, il faut maintenant voir comment
ils pervertissent le jugement sur les personnes.
Mais
peut-être pourrait-il sembler à quelqu’un que ces attaques portées contre les
personnes doivent être tolérées sans être contredites, parce que, comme
Grégoire le dit dans la neuvième homélie de la seconde partie du commentaire
sur Ézéchiel, « l’opposition des gens pervertis à notre manière de vivre
est une approbation, car il est par là montré que nous possédons quelque chose
de la justice si nous commençons à déplaire à ceux qui ne plaisent pas à
Dieu », conformément à ce qu’on lit en Jn 15, 18 : Si le
monde vous hait, etc. ; et aussi parce que les jugements humains
doivent être méprisés selon l’Apôtre, 1 Co 4, 3 : Je
compte pour rien d’être jugé par vous ou sous un jour humain, et surtout
lorsque nous avons Dieu comme témoin de notre conscience, selon ce que dit
Jb 16, 20 : Voici que j’ai un témoin dans le ciel, etc.
Mais,
à ceux qui examinent les choses de l’intérieur, il apparaît que la langue des
détracteurs doit être efficacement neutralisée pour trois raisons.
Premièrement, parce que leur diffamation n’atteint pas une seule personne ou
plusieurs personnes en particulier, mais tout un collège religieux. Aussi
faut-il résister avec fermeté à leur témérité pour éviter que les brebis du
Christ ne soient déchirées par les morsures des loups, car il est dit en
Jn 10, 12, à propos de l’aversion envers le mercenaire, que le
mercenaire voit le loup venir, il abandonne les brebis et s’enfuit. Or, le
loup, comme le dit la Glose au même endroit, est « soit un violent, qui
ravage corporellement, soit le diable qui disperse spirituellement ». On
en fait aussi le reproche en Ez 13, 5 : Vous n’êtes pas
montés de l’autre côté et vous ne vous êtes pas opposés comme un mur en faveur
de la maison d’Israël.
Deuxièmement,
parce qu’il s’efforcent de dénigrer la vie de ceux à qui une [bonne] conscience
est nécessaire non seulement pour eux-mêmes, mais aussi une [bonne] renommée
afin de pouvoir être utiles au prochain par la prédication. En effet, à propos
de Ga 4, 30 : Chassez la servante, etc., la Glose dit de
ces calomniateurs : « Tous ceux qui, dans l’Église, cherchent le
bonheur terrestre appartiennent encore à Ismaël : ce sont ceux qui s’en
prennent à ceux qui font des progrès spirituels, les calomnient et parlent
d’eux en mal et ont la langue trompeuse. » C’est pourquoi il faut résister
à de telles calomnies, car, comme le dit Grégoire dans l’homélie
invoquée : « Ceux dont la vie est donnée en exemple doivent, s’ils le
peuvent, réprimer les paroles de ceux qui les calomnient, pour éviter que ceux
qui pouvaient écouter leur prédication ne l’écoutent pas et que, demeurant dans
un mauvais comportement, ils méprisent de bien vivre. » Ainsi, Jean
réprima-t-il, dans sa lettre à Gaïus, les paroles de quelqu’un qui le calomniait,
en disant : Si je viens, je rappellerai sa conduite et le fait qu’il
jacasse contre nous par des paroles méchantes (3 Jn 10). Et Paul,
en 2 Co 10, 10 : Ces lettres sont sévères et fortes,
etc.
Troisièmement,
parce qu’ils ne s’arrêtent pas à calomnier, mais cherchent à éliminer complètement
[les religieux], ce qui est évident par le fait qu’ils incitent les prélats à
faire en sorte que tous les évitent, qu’on ne leur assure pas le nécessaire et
qu’il ne soit permis à personne d’être admis parmi eux. C’est un parti qui est
indiqué en Is 7, 5‑7 : Parce que la Syrie, Ephraïm et
le fils de Romélie ont tramé contre toi un mauvais coup en disant :
« Montons contre Juda, soulevons-nous contre lui et extirpons-le à notre
avantage. » Mais comme il est dit au même endroit : Cela ne
tiendra pas, cela ne sera pas. C’est aussi ce parti dont parle
Jr 11, 19 : Ils ont tramé une machination contre moi en
disant : « Éliminons-le de la terre des vivants et qu’on ne se
souvienne plus de son nom ! » Mais Jacob dit en Gn 49, 6 :
Que mon âme ne se rallie pas à ce parti ! Leur cruauté ne doit donc
pas être davantage tolérée. Comme le dit Est 7, 4 : Nous
avons été livrés, moi-même et mon peuple – à cause de leurs mauvais coups ‑,
pour être broyés, égorgés et périr. Si nous étions comme des esclaves et des
servantes, le mal serait plus tolérable, et je cesserais de gémir. Il est
dit aussi en Si 4, 22 : N’accepte pas qu’on s’oppose à toi,
ni le mensonge contre ton âme.
Afin
donc de résister à leurs calomnies, il faut savoir que ceux-ci recourent à
quatre façons de calomnier. En effet, à propos des saints :
Ils
exagèrent donc de trois façons le mal chez les religieux, s’ils peuvent en
trouver.
Premièrement,
en ce qui concerne le temps, en rappelant pour leur honte ce qu’ils ont fait
avant leur conversion. En interprétant contre les religieux ce qui est dit en
2 Tm 3, 2 : Ils seront des hommes égoïstes, cupides,
vantards, orgueilleux, etc., ils disent pour leur honte que cela s’entend
d’eux, car ils sont parvenus à l’état de la vie religieuse, que les calomniateurs
eux-mêmes appellent la secte de ceux qui entrent dans les maisons, à partir de
l’état dans lequel ils étaient retenus par ces péchés. Mais [les calomniateurs]
sont manifestement convaincus d’erreur, car, comme le dit Grégoire dans les Morales,
en expliquant ce passage de Jb 28, 2 : Le fer est tiré du
sol : « Le fer est tiré du sol lorsque le défenseur puissant de
l’Église est séparé des biens terrestres qu’il possédait auparavant. On ne doit
pas mépriser en lui ce qu’il a été alors qu’il a commencé à être ce qu’il
n’était pas. » Et l’Apôtre en 1 Co 6, 11, après avoir
énuméré plusieurs péchés, ajoute : Vous avez été cela, mais vous avez
été lavés et vous êtes devenus justes, etc. Leur interprétation va aussi à
l’encontre de l’intention de l’Apôtre : en effet, il ne veut pas dire que
ceux qu’il avait décrits auparavant, comme il l’avait dit plus haut, deviennent
par la suite ceux qui pénètrent dans les maisons, mais que, dès qu’ils y
pénètrent, ils sont au nombre des pécheurs qu’il avait énumérés plus haut.
Deuxièmement,
ils exagèrent en ce qui concerne les personnes, à savoir que ce qui est fait
par un ou deux, ils ont l’audace de l’attribuer à toute la communauté religieuse,
comme lorsqu’ils disent qu’ils ne se contentent pas de la nourriture qu’on leur
propose et en cherchent une plus délicate, et plusieurs choses de ce genre.
Même si cela est le fait de quelques-uns, cela ne doit pas être attribué à tout
le collège. Aussi Augustin dit-il au donatiste Vincentius, et on le lit dans le
Décret, C. 23, q. 7, c. 1 : « Tous ceux qui
gardent par avarice et non par justice les biens des pauvres que vous déteniez
au nom de l’Église nous déplaisent. Mais vous ne montrez pas cela
facilement : nous en tolérons certains que nous ne pouvons pas corriger ou
punir, et nous n’abandonnons pas l’aire du Seigneur à cause de la paille, ni ne
déchirons les filets du Seigneur à cause de poissons mauvais. » Il ne faut
donc pas diffamer un collège de religieux parce que quelques-uns d’entre eux
commettent même des fautes graves, autrement même le collège des apôtres aurait
été blâmable à cause de ce que dit Jn 6, 71 : N’est-ce pas
moi qui vous ai choisis, vous, les Douze ? Et pourtant l’un d’entre vous
est un diable. Aussi est-il dit dans Ct 2, 2 : Comme un
lis parmi les épines, ainsi est mon amie parmi les filles. Grégoire
glose : « Il ne peut pas y avoir de méchants sans qu’il y ait des
bons, ni des bons sans qu’il y ait des méchants. » Toutefois, on peut dire
de ceux-ci ce qui est dit en 1 Jn 2, 19 : Ils sont
sortis de chez nous, mais ils n’étaient pas des nôtres.
Troisièmement,
ils exagèrent les maux commis par les religieux pour ce qui est de leur
quantité, à savoir, en aggravant leurs fautes légères plus qu’il ne faut. En
effet, ils ne peuvent pas vivre en ce monde sans péché, selon ce que dit
1 Jn 1, 8 : Si nous disions que nous n’avons pas de
péché, nous nous tromperions nous-mêmes. Toutefois, ils exagèrent les
fautes légères qu’on trouve même chez tous les parfaits, comme s’il s’agissait
de fautes graves, à l’encontre de Pr 24, 15 : Ne t’embusque
pas et ne cherche pas d’iniquité dans la maison du juste. C’est à cela que
se rapporte le fait qu’ils disent que les religieux sont de faux apôtres :
aux indices qu’ils recherchent des gîtes plus somptueux où ils sont mieux
traités, qu’ils s’occupent des affaires des autres afin de mériter ainsi des
gîtes, qu’ils désirent les biens temporels de ceux auxquels ils prêchent, et
d’autres choses du genre. Si ces choses ont l’apparence du vice, elles ne sont
cependant pas si graves qu’à cause d’elles, ceux qui les commettent puissent
être appelés des pécheurs, pas plus qu’ils ne peuvent être appelés de faux
apôtres. Aussi, à propos de Ga 2, 15 : Nous, nous sommes
Juifs de naissance, et non pas des pécheurs venus de chez les païens, la
Glose dit-elle : « Dans l’Écriture, on n’utilise pas ce terme à
propos de ceux qui, tout en vivant justement et louablement, ne sont pas sans
péché. » Il arrive ainsi [aux calomniateurs] ce qui est dit en
Mt 7, 3, à savoir qu’ils voient la paille dans l’œil de leur frère et
ne voient pas la poutre dans leur œil. La Glose dit au même endroit :
« Plusieurs, prévenus, préfèrent blâmer et condamner plutôt que corriger
des [fautes] plus légères par opposition à de plus grandes, remplis de haine,
d’envie et de malice. » Ils réalisent aussi ce qui est dit en
Mt 23, 24 : Ils arrêtent un moustique alors qu’ils avalent un
chameau ! en reprochant avec hargne de toutes petites fautes que font
les religieux, et en ne prenant pas garde à leurs propres [fautes] graves.
Il
faut maintenant voir comment ils affirment des choses douteuses pour diffamer
les religieux.
Les
choses douteuses sont surtout des choses à venir et les secrets du cœur, dont
ils ont aussi l’audace de juger. Ils parlent de choses à venir lorsqu’ils
disent que [les religieux] seront à la fin blâmés pour leur comportement et
qu’ils auront en fin de compte une foi corrompue. Ils parlent des secrets des
cœurs lorsqu’ils disent qu’il recherchent la faveur du monde, qu’ils
recherchent leur propre gloire, et non celle du Christ, et plusieurs choses de
ce genre. En cela ils sont manifestement convaincus d’être des juges
téméraires, comme cela ressort clairement de ce qu’on lit en
Rm 14, 13 : Ne jugeons pas davantage. La Glose
[dit] : « Le jugement téméraire se retrouve en ces deux choses :
alors que l’esprit avec lequel quelque chose a été fait est incertain, ou alors
qu’est incertain ce que sera celui qui est actuellement bon ou qui paraît
manifestement mauvais. C’est de l’orgueil ou de l’envie que de juger de ces
choses, ce que font surtout ceux qui préfèrent crier et blâmer que corriger et
réparer. »
Par
cela aussi, ils usurpent ce qui n’appartient qu’à Dieu, à savoir, connaître
l’avenir et les secrets des cœurs. Aussi est-il dit en
Is 41, 23 : Annoncez l’avenir, et nous dirons que vous êtes
des dieux, et Jr 17, 9‑10 : Le cœur de l’homme est
mauvais et insondable : qui le connaîtra ? Moi, le Seigneur, qui
scrute les reins et les cœurs. Aussi, à propos de
1 Co 4, 5 : Ne jugez pas avant le temps, etc., la
Glose [dit-elle] : « Car autrement c’est causer un tort au juge si la
sentence est prononcée par le serviteur avant que [le juge] ne porte sa
sentence », ce qu’il faut entendre de ce dont le Seigneur s’est réservé le
jugement.
Il
reste encore à voir comment ils inventent des faussetés pour diffamer les religieux.
Comme nous l’avons dit, pour broyer leurs cœurs, comme le dit
Is 10, 7, ils ne se contentent pas d’inventer n’importe quelle faute,
mais encore les plus graves qui puissent les rendent suspects et indignes du
commerce des hommes, ainsi qu’odieux pour tous. Et afin de les opprimer encore
davantage par leur dénigrement, ils leur attribuent les fautes les pires qui se
puissent trouver dans l’Église, tant à son début dans la primitive Église, que
dans son évolution et à l’époque présente, et lors de son terme à l’époque de
l’Antéchrist. En effet, ils disent que [les religieux] sont des faux apôtres,
qui étaient blâmés dans l’Église primitive ; ils disent qu’ils sont des
voleurs, des brigands et des envahisseurs de maisons, qui doivent être évités
pendant toute la durée de l’Église ; ils disent qu’ils sont les annonciateurs
de l’Antéchrist provoquant les dangers des derniers temps, [annonciateurs] qui
doivent être craints dans l’Église de la fin.
Répondons
à ces trois choses en suivant l’ordre.
Premièrement,
à ce qu’ils sont appelés des faux apôtres. Afin qu’il apparaisse clairement que
ce nom est faussement attribué aux religieux, voyons ce que signifie ce nom.
On
trouve en effet dans l’Écriture plusieurs choses qui se rapportent à la même
chose, comme les faux prophètes, les faux apôtres et les faux christs. Toutes
ces choses ont une apparence de fausseté et se rapportent à la même chose.
Aussi le même jugement est-il porté sur elles, ce qui ressort clairement de ce
qu’on lit en 2 P 2, 1 : Il y a eu des faux prophètes
parmi le peuple, comme il y aura de faux maîtres parmi vous. Or, la
fonction du prophète et de l’apôtre est d’être un médiateur entre Dieu et le
peuple, en annonçant les paroles de Dieu au peuple, comme on le lit en
2 Co 5, 20 : Nous sommes donc en ambassade pour le
Christ : c’est comme si Dieu exhortait par nous. Aussi dit-on de
quelqu’un qu’il est un faux prophète ou un faux apôtre pour deux raisons.
Premièrement, parce qu’il n’est pas envoyé par Dieu, comme cela est dit en
Jr 23, 21 : Je n’envoyais pas de prophètes, mais eux
couraient ; je ne leur parlais pas, mais eux prophétisaient. Deuxièmement,
parce qu’ils ne proposent pas les paroles de Dieu, mais inventent des faussetés
dans leur coeur ; aussi est-il dit dans le même chapitre : N’écoutez
pas les paroles des prophètes qui prophétisent pour vous et vous
trompent ; ils racontent la vision de leur cœur, et non ce qui vient de la
bouche du Seigneur (Jr 23, 16). Et en Ez 13, 6, ces
deux choses sont abordées : Ils ont une vision vaine, un présage
mensonger, eux qui disent : « Parole du Seigneur », alors que le
Seigneur ne les a pas envoyés. Et l’on ajoute une troisième chose qui se
rapporte à l’obstination dans la fausseté, lorsqu’on ajoute : Et ils
ont persévéré dans la confirmation de leur parole. Aussi, lorsque Jérémie
fut condamné comme un faux prophète, écarta-t-il ces deux choses de lui, en
disant, Jr 24, 15 : En vérité, le Seigneur m’a envoyé vers
vous ‑ pour le premier point ‑, afin que je dise à vos
oreilles toutes ces paroles – pour le second point.
Et
ces deux choses constituent les faux apôtres dans le Nouveau Testament, à savoir
qu’ils ne sont pas envoyés par le Seigneur et qu’ils diffusent une fausse
doctrine. Or, on entend que sont aussi envoyés par Dieu ceux qui sont envoyés
par les prélats de l’Église. Aussi Augustin [écrit-il] à Orose :
« Apôtre veut dire envoyé. Il existe quatre sortes d’apôtres : [ceux
qui sont envoyés] par Dieu, par Dieu à travers un homme, par un homme seulement
et par eux-mêmes. Par Dieu, comme Moïse ; par Dieu à travers un homme,
comme Jésus Navé ; par un homme seulement, comme ceux qui, nombreux, ont
été choisis à notre époque par la faveur du peuple pour le sacerdoce ; par
eux-mêmes, ce sont les faux prophètes à proprement parler. » Et après, il
ajoute : « Reconnais celui qui a été envoyé par Dieu non pas en celui
que la louange ou plutôt la flatterie d’un petit nombre a choisi, mais en celui
que recommandent la vie et le comportement le meilleur, ainsi que l’exigence
des prêtres apostoliques. » Que même ceux qui diffusaient une doctrine
hérétique sont appelés de faux apôtres, cela ressort clairement de ce qu’on lit
dans la Glose, à propos de Ga 1, 7 : À moins que certains ne
vous perturbent : « Ceux-ci étaient de faux apôtres qui disaient
que l’évangile était une chose et la loi de Moïse, une autre. » Et à
propos de Mc 13, 22 : De faux christs et de faux apôtres se
lèveront, etc., la Glose dit : « À propos des hérétiques, il faut
comprendre qu’il s’agit de ceux qui, en s’opposant à l’Église, mentent en
affirmant qu’ils sont des christs, dont le premier fut Simon le magicien, et le
dernier sera l’Antéchrist. »
Or,
si quelqu’un qui n’est pas envoyé prêche ou propose une doctrine fausse, c’est
qu’il est mû par un principe mauvais, par l’avarice qui recherche un gain, par
l’orgueil ou la vaine gloire. Il arrive aussi que les hommes de ce genre,
abandonnés par la grâce de Dieu, surabondent de vices, grands et petits.
Toutefois, ce n’est pas à cause de ces principes ou de ces vices qu’ils sont
appelés faux apôtres ou faux prophètes, car ce ne sont pas tous ceux qui
prêchent pour un gain ou pour la faveur du monde qui sont appelés faux apôtres,
autrement il n’y aurait pas de différence entre le mercenaire et le faux
apôtre. En effet, ceux qui cherchent autre chose que la fructification des âmes
et l’honneur de Dieu par la prédication sont appelés mercenaires, qu’ils
annoncent des vérités ou des faussetés, et qu’ils soient envoyés ou non ;
mais ils ne peuvent être appelés faux apôtres ou faux prophètes que lorsqu’ils
ne sont pas envoyés ou annoncent des faussetés. De même, ce ne sont pas tous
les pécheurs qui annoncent la parole de Dieu ou administrent les sacrements qui
sont de faux apôtres ou de faux prophètes. En effet, les vrais prélats sont de
vrais apôtres, eux qu’on trouve parfois pécheurs, poussés par les péchés.
La
sottise ou la malice des détracteurs contre lesquels nous nous élevons est donc
montrée par le fait qu’ils ont l’audace d’appeler les religieux des faux
apôtres ou des faux prophètes à partir de certains signes, dont certains sont
des péchés légers, mais certains sont des péchés graves, qui ne se rapportent
cependant pas aux deux choses évoquées, comme le fait qu’ils cherchent leur
propre honneur, parce qu’ils cherchent à se venger de leurs ennemis, et des
choses de ce genre. Même si toutes ces choses se retrouvaient chez un homme qui
prêche, elles ne feraient pas ou ne montreraient pas qu’il est un faux apôtre,
pourvu qu’il prêche des choses vraies et soit envoyé. À propos de la fausseté
de la prédication [des religieux], ils n’osent rien mettre de l’avant ;
mais le fait qu’ils parlent sans fondement en disant que [les religieux]
prêchent alors qu’ils ne sont pas envoyés, ce qui a un rapport avec la question
en cause, cela ressort clairement de ce qui a été dit plus haut lorsqu’il a été
question de leur prédication. Il reste donc qu’en cette matière [leurs calomniateurs]
sont des menteurs en osant attribuer [aux religieux] un tel crime, en appelant
les religieux faux apôtres. Or, ils pourraient par la même ruse se diffamer
eux-mêmes ou n’importe qui pour un crime semblable. En effet, puisque les faux
apôtres ont fait beaucoup de choses que font aussi les autres pécheurs, et
parfois même les justes, bien que ce soit pour une autre cause, on pourrait facilement
argumenter ainsi : on lit que les faux apôtres ont fait ceci ou cela. Ceux
qui font ceci ou cela doivent donc être considérés comme des faux apôtres. Mais
on trouverait aisément la vanité de cet argument, comme cela ressort clairement
de ce qui a été dit.
Il
faut maintenant voir comment ils attribuent aux religieux des crimes dont
l’Église souffre pendant tout le cours de son histoire, de sorte qu’ils disent
que [les religieux] sont des loups, des brigands et des envahisseurs de
maisons.
En
effet, que [les religieux] soient des voleurs et des brigands, [leurs
adversaires] veulent le montrer par le fait que, comme ils le disent, ils
n’entrent pas dans le bercail par la porte (Jn 10, 1), lorsqu’ils
entendent les confessions, prêchent et enseignent par ailleurs que par la
porte. [Les adversaires] peuvent manifestement être convaincus de sottise à ce
sujet, car la porte est le Christ, comme cela ressort clairement de la Glose au
même endroit ; et le prélat ne peut pas être appelé une porte. C’est
pourquoi la Glose dit au même endroit : « Le Christ s’est réservé
d’être la porte. » On n’entend donc pas que n’entre pas par la porte celui
qui n’entre pas par l’intermédiaire d’un prélat, mais ceux qui n’entrent pas
par le Christ, comme les Juifs, les païens, les philosophes, les pharisiens et
les hérétiques, comme l’explique la Glose au même endroit. Ceux-ci sont donc
appelés voleurs parce qu’ils disent que ce qui appartient à un autre leur
appartient, à savoir qu’ils s’approprient les brebis de Dieu en ne [les]
convertissant pas à l’enseignement du Christ mais au leur ; [on les
appelle] brigands parce qu’ils tuent ce qu’ils volent en [les] écartant de la
foi, comme on peut le comprendre par les paroles des gloses au même endroit.
Toutefois, à supposer que doivent être appelés voleurs et brigands ceux qui
annoncent selon la vraie doctrine, mais non par l’intermédiaire des prélats de
l’Église, il ressort clairement de ce qui a été dit que cela est étranger aux
religieux, à moins que quelqu’un n’estime qu’un évêque ou le pape ne soit pas
le prélat immédiat de tous ceux qui sont soumis au prêtre paroissial.
[Leurs
adversaires] les appellent des loups rapaces du fait que [les religieux] s’approchent
pour servir aux fidèles du Christ une nourriture spirituelle, mais qu’ils ont à
l’intérieur l’intention de se repaître de leurs biens charnels, comme les loups
s’approchent des brebis afin de se repaître de leur chair. En cela, [les
adversaires] sont aussi manifestement convaincus d’abuser. En effet, le
Seigneur fait une distinction nette entre le mercenaire et le loup : ce
qu’ils attribuent au loup, la Glose l’attribue au mercenaire, en disant :
« Le mercenaire est celui qui cherche son propre bien, et non celui du
Christ, qui sert Dieu non pas à cause de Dieu, mais pour une récompense. »
Ceux-là donc qui ne commettent que l’offense d’avoir l’intention de prendre des
biens temporels et prêchent pour ceux-ci, sont des mercenaires et non des loups,
à moins qu’ils dévastent corporellement par leur puissance, comme les tyrans,
ou ne dispersent spirituellement, comme le diable et ses ministres hérétiques,
comme cela ressort clairement de la Glose au même endroit. Cela aussi ressort
de ce qui est dit en Ac 20, 29 : Je sais que des loups
rapaces s’introduiront après mon départ pour s’en prendre à vous. La Glose
[dit] : « Les hérétiques rusés dans la tromperie, puissants dans la polémique,
cruels dans la tuerie. » C’est aussi ce qu’on lit chez
Mt 7, 15 : À l’intérieur, ce sont des loups rapaces. La
Glose explique que cela s’entend spécialement «des hérétiques qui sont des
loups rapaces par leur esprit empoisonné et leur intention de nuire, soit à
l’extérieur, s’il y en a beaucoup à poursuivre, soit en les corrompant de
l’intérieur ». À quel point aussi c’est un jugement téméraire de juger que
certains recherchent principalement les réalités charnelles, bien qu’ils
reçoivent des biens charnels en semant des biens spirituels, cela ressort
clairement de ce qui a été dit.
Ils
disent aussi que [les religieux] sont des envahisseurs de maisons du fait
qu’ils entendent les confessions sans la permission des prêtres : ils
s’introduisent ainsi dans les maisons des consciences. Ils prouvent cela par
une explication de la Glose qu’on lit à propos de
2 Tm 3, 6 : Ils sont bien du nombre, ceux qui
s’introduisent dans les maisons, etc. : « Ils s’introduisent dans
les maisons, c’est-à-dire qu’ils explorent les qualités de chacun et ceux
qu’ils trouvent aptes, ils les amènent captifs. » Or, ils ne peuvent
explorer les qualités de quiconque que s’ils ont entendu les confessions. Parce
que [les adversaires] s’appuient fortement sur cette autorité, voyons comment
il faut la comprendre.
En
effet, l’Apôtre prédit que, dans les derniers temps, il y aura des moments
difficiles, et les hommes seront égoïstes, etc. (2 Tm 3, 1).
Or, on appelle parfois les derniers temps, comme le dit Augustin dans sa lettre
à Hésychius, l’époque même des apôtres. Ainsi, en Jl 2, 28 : Aux
derniers jours, je répandrai mon Esprit, etc. Pierre dit que cela s’est
réalisé le jour de la Pentecôte, Ac 2, 17. Parfois aussi, on appelle
dernier jour le dernier de tous, Jn 6, 55 : Je le
ressusciterai au dernier jour. Mais ici, il faut entendre les derniers
jours de ceux qui sont plus proches de ce tout dernier, de sorte que l’Apôtre
parle au futur : Il y aura des moments difficiles et les hommes, etc. Ceci
semble être en rapport avec ce qui est dit en Mt 24, 12 : La
charité d’un grand nombre se refroidira et l’iniquité abondera. La Glose
dit donc au même endroit : « Aussi l’Apôtre dit-il : Il y
aura des hommes égoïstes. Les paroles de l’Apôtre ne doivent donc pas être
comprises comme si les vices qu’il énumère avaient été absents à une certaine
époque, mais au sens où, avec l’ampleur de la malice, [les vices] croîtront
dans l’avenir. Toutefois, il y en avait dans l’Église primitive qui débordaient
de ces vices, autrement il dirait pour rien : Évite-les ! Et à
Timothée qui l’interrogeait : Comment puis-je éviter ceux qui
n’existent pas encore ? l’Apôtre répond : Parmi eux, il y en a
qui s’introduisent dans les maisons, etc. Ainsi, il entend que les vices
qu’il a mentionnés auparavant se rapportent au futur, mais ce qu’il dit : Parmi
eux, il y en a qui s’introduisent dans les maisons, [se rapporte] au
présent. Il dit donc : S’introduisent, et non : S’introduiront.
Ils les amènent captifs, et non : Ils les amèneront. Et il
ne faut pas penser qu’en cet endroit, il ait employé des paroles se rapportant
au temps présent à la place de paroles se rapportant au temps futur, comme le
dit Augustin dans la même lettre. Il en existait donc certains, dans l’Église
primitive, qui étaient connus pour s’introduire dans les maisons, etc., dont il
veut qu’on comprenne qu’ils étaient enchaînés à ces vices qui abonderont dans
les derniers temps.
Qui
ils étaient, il l’explique plus explicitement en Tt 1, 10‑11,
où il dit : Nombreux en effet sont les esprits rebelles, les vains
discoureurs, les séducteurs, surtout chez les circoncis. Il faut les confondre,
eux qui bouleversent des maisons entières, en enseignant ce qui ne se doit pas
pour de honteux profits. Ainsi, ce qu’il dit : Parmi eux, il y en a
qui s’introduisent dans les maisons, doit s’entendre de ceux qui faisaient
en secret le tour des maisons en diffusant une doctrine fausse, soit qu’on
l’entende de la maison de la conscience, soit de la maison matérielle, et les
attachaient par les liens de l’erreur. Aussi l’Apôtre ajoute-t-il : Des
hommes à l’esprit corrompu, condamnables pour ce qui est de la foi. Et il
ne faut pas comprendre, comme [les adversaires] le veulent, que ce qu’il
dit : Condamnables pour ce qui est de la foi, se rapporte au futur,
comme s’il disait : Ceux qui s’introduisent maintenant dans les maisons
seront condamnables à l’avenir pour ce qui est de la foi. Cela ressort
clairement tant du fait qu’il dit au présent : Ils s’opposent à la
vérité, que de ce qui suit : Mais ils ne feront pas de progrès, car
leur sottise sera rendue évidente. La Glose [dit] : « Par des
hommes bons, en particulier, par l’Apôtre Jean, dont il prédit qu’il détruira
les hérétiques en Asie. » Il ressort aussi clairement de cela que l’Apôtre
parle des hérétiques. Aussi, à supposer que les religieux aient entendu les
confessions sans la permission des prélats, pourvu qu’ils n’aient pas diffusé
une doctrine hérétique, ils ne sont pas touchés par ces paroles de l’Apôtre.
Et
ainsi, sont écartées toutes les inventions par lesquelles ils s’efforcent
d’imaginer, à l’occasion de ces paroles, que les dangers des derniers temps
sont imminents parce que les religieux entendent les confessions. Comment les
religieux entendent légitimement et utilement les confessions, on l’a dit plus
haut lorsqu’on a traité de cette question.
Voyons
maintenant comment [les adversaires] attribuent aux religieux les maux qu’on
craint pour l’Église de la fin, en disant qu’ils sont les annonciateurs de
l’Antéchrist. Pour en convaincre, ils s’efforcent de montrer deux choses :
premièrement, que les temps de l’Antéchrist sont maintenant tout proches ;
deuxièmement, que les annonciateurs de l’Antéchrist sont d’une manière
particulière les religieux qui prêchent et entendent les confessions. Traitons
de ces questions par ordre.
Que
les derniers temps soient proches, ils veulent le démontrer par le fait que
l’Apôtre dit en 1 Co 19, 11 : Nous-mêmes, qui touchons à
la fin des temps, en 1 Jn 2, 18 : Petits enfants,
voici la dernière heure ! en He 10, 37 : Celui qui
doit venir viendra, et il ne tardera pas, et en Jc 5, 9 : Voici
que le juge est assis à la porte. Ils veulent conclure de tout cela que,
puisqu’un si long temps s’est écoulé depuis l’époque des apôtres où ces choses
étaient dites, l’époque de l’Antéchrist est maintenant toute proche. Mais s’ils
entendent ces paroles au sens où elles annoncent que l’époque de l’Antéchrist
est proche, selon la manière de parler où l’Écriture a coutume de comprendre
n’importe quelle durée comme étant brève par rapport à l’éternité, conformément
à ce qui est dit en 1 Co 7, 29 : Le temps est court, ils
ne sont nullement répréhensibles. Toutefois, cette affirmation qui est la leur
n’aura aucune efficacité pour confirmer leur position, parce qu’ils entendent
affirmer qu’il faut éviter maintenant les dangers qui sont annoncés comme à
venir au moment où se rapproche l’époque de l’Antéchrist, et qu’ils arriveront
à cause des religieux qui existent maintenant, question sur laquelle ils
veulent que les prélats enquêtent[38].
Mais s’ils veulent indiquer par ces paroles un moment déterminé, à savoir que
l’Antéchrist viendra d’ici sept, cent ou mille ans, ces gens très présomptueux
seraient réfutés par de nombreuses autorités.
En effet, dans les Ac 1, 7, alors que les
disciples l’interrogeaient à ce propos, le Seigneur répondit : Il ne vous appartient pas de connaître les
temps ou les moments que le Père a fixés par son autorité. Augustin conclut de cela, dans
sa lettre à Hésychius, que s’il ne leur appartenait pas de [les] connaître,
[cela appartenait] encore bien moins à d’autres. Et Mt 24, 36 : Ce jour et cette heure, personne ne les
connaît, pas même les anges des cieux. Et on lit la même chose en
Mc 13, 32 et en 2 Th 2, 2 : Ne soyez pas ébranlés dans ce que vous
pensez comme si le jour du Seigneur était proche. Et Augustin dit à Hésychius :
« Tu as dit : “L’évangile dit que personne ne connaît le jour ni
l’heure.” Moi je dis, dans les limites de mon intelligence, qu’on ne peut
connaître ni le mois ni l’année de son avènement. Cela semble indiquer qu’on ne
peut savoir en quelle année il viendra, mais qu’on pourrait savoir dans quelle
semaine de ces années ou dans quelle décennie. » Et plus loin :
« Si cela ne peut être compris, je demande si on peut néanmoins préciser
le moment de son avènement, de sorte qu’on pourrait dire qu’il viendra entre
tel et tel moment, par exemple, à l’intérieur de cinquante ou de cent ans, ou
de n’importe quel nombre d’années supérieur ou inférieur. » Et plus
loin : « Mais si tu estimes ne pas avoir compris cela, tu penses
comme moi. » Dans l’Église primitive, comme le racontent Jérôme dans son
livre Sur les hommes
illustres et
Eusèbe dans son Histoire
ecclésiastique, l’enseignement
de certains a été condamné parce qu’ils disaient que l’avènement du Seigneur
était tout proche, comme semblent le dire maintenant [les adversaires des
religieux]. On ne peut donc préciser aucune durée, aucun temps petit ou grand,
où la fin du monde, [moment] où le Christ et l’Antéchrist sont attendus, est
attendue. Pour cette raison, il est dit en 1 Th 5, 2 que le jour du Seigneur viendra comme un
voleur, et en
Mt 24, 37‑39 : Comme aux jours de Noé, ils ne surent pas avant
l’arrivée du déluge qui les emporta tous, ainsi en sera-t-il de l’avènement du
Fils de l’homme. Aussi Augustin, toujours dans la lettre à Hésychius, en
présente-t-il trois qui attendent l’avènement du Seigneur : l’un, plus
rapidement ; l’autre pense que le Seigneur viendra plus tardivement ;
mais le troisième confesse son ignorance. Et il loue celui-ci, mais blâme le
premier.
Pour
fonder leur intention, [les adversaires des religieux] utilisent ce
raisonnement. Le dernier âge débute avec l’avènement du Christ. Mais les autres
âges n’ont pas duré plus de mille ans. Ainsi, puisque depuis l’avènement du
Christ, beaucoup plus que mille ans se sont écoulés, il faut attendre la fin
très prochainement au cours de cet âge. Augustin répond à ce raisonnement dans
le livre 83 des Questions, question 60 : « La vieillesse
semble comprendre autant de temps que tous les autres âges. ». Or, il
compare ce dernier âge à la vieillesse. Il conclut donc : « Quant au
dernier âge du genre humain, qui va de l’avènement du Seigneur jusqu’à la fin
des temps, le nombre de générations qu’il compte est incertain. » Et Dieu
a voulu cacher cela utilement, comme il est écrit dans l’évangile et comme
l’atteste l’Apôtre en disant que le jour du Seigneur viendra comme un voleur.
Ils
invoquent aussi huit signes par lesquels ils veulent montrer que l’avènement de
l’Antéchrist est proche. Le premier semble être tiré de ce qui est dit en
Dn 7, 25, à propos de l’Antéchrist : Il pensera qu’il peut
changer les temps. La Glose [dit] : « Il sera tellement gonflé
d’orgueil qu’il tentera de modifier les lois et les cérémonies. » Aussi,
alors que certains s’efforcent déjà de changer l’évangile du Christ en un autre
évangile qu’ils appellent éternel, ils disent manifestement que l’époque de
l’Antéchrist est toute proche. Or, l’évangile dont ils parlent est une Introduction
aux ouvrages de Joachim [de Flore], qui a été condamné par l’Église, ou bien la
doctrine même de Joachim par laquelle, disent-ils, l’évangile du Christ est
changé. À supposer cela, ce signe n’est rien, car, à l’époque des apôtres,
certains ont voulu changer l’évangile du Christ, comme cela ressort clairement
de Ga 1, 6 : Je m’étonne que vous soyez si rapidement
détournés par celui qui vous a appelés à un autre évangile.
Ils
tirent le deuxième signe de ce qu’on lit dans Ps 9, 21 : Seigneur,
établis un législateur sur eux. La Glose [dit] : « L’Antéchrist
qui établit une loi faussée. » Ainsi, puisque la doctrine mentionnée,
qu’ils appellent la loi de l’Antéchrist, a été exposée à Paris, c’est un signe
que l’avènement de l’Antéchrist est tout proche. Or, il est faux que la
doctrine de Joachim ou de cette Introduction soit la doctrine que
prêchera l’Antéchrist. En effet, il prêchera qu’il est lui-même Dieu, comme on
le lit dans 2 Th 2, 4 : Pour siéger dans le temple de
Dieu comme s’il était Dieu, et il s’élève au-dessus de tout ce qui s’appelle
Dieu ou à qui on rend un culte. S’ils entendent par enseignement de
l’Antéchrist toute fausse doctrine, comme tous les hérétiques sont appelés des
antéchrists, alors ce signe n’est rien, car, depuis la primitive Église, il n’y
a eu aucune époque où des enseignements hérétiques n’ont été proposés. Aussi
est-il dit en 1 Jn 2, 18 : Mais maintenant, beaucoup
d’antéchrists sont apparus. La Glose [dit] : « Tous les
hérétiques sont des antéchrists. »
Ils
tirent le troisième signe de ce qu’on lit en Dn 5, 25 et
Is 21, 4 : on vit dans la Babylone condamnée une main qui
écrivait : « Mané, Thécel, Pharès. » Or, ils disent qu’on avait
vu cette écriture dans la Babylone bien-aimée, à savoir, l’Église. En effet,
« Mané » veut dire : « Il a dénombré ton royaume et l’a
achevé », c’est-à-dire qu’il y a mis un terme. Or, par l’écriture
mentionnée plus haut, le royaume du Christ est dénombré : en effet, il est
dit qu’il durera mille deux cent soixante années. « Thécel » veut
dire : « Tu as été pesé dans la balance et tu as été trouvé déficient »,
car, dans l’écriture mentionnée plus haut, un autre évangile éternel est préféré
à l’évangile du Christ. « Pharès » veut dire : « Ton
royaume a été divisé et a été donné aux Mèdes et aux Perses. » De même,
ceux-ci disent que le royaume de l’Église se terminera et sera transféré à
d’autres. De même que cette écriture signifie que la fin de Babylone est
proche, de même aussi cette écriture signifie-t-elle la fin de l’Église.
Mais
ce signe semble être sans valeur du fait de ce que dit Augustin, dans La
cité de Dieu, XVIII, que certains ont dit que le culte du nom du Christ
devait durer trois cent soixante-cinq années ; ensuite, une fois achevé le
nombre d’années rappelé, il prendrait fin. Il y eut donc avant l’époque
d’Augustin des gens qui dénombraient le temps du Christ, et ainsi cette
écriture n’a pas été vue de nouveau. Par cela, on ne peut donc pas prouver que
l’avènement de l’Antéchrist est tout proche. Augustin raconte aussi au même
endroit que, de son temps, certains comptaient les années à partir de
l’ascension du Christ jusqu’à son dernier avènement, certains quatre cents,
d’autres cinq cents, et d’autres mille. Il les réfute tous par l’autorité du
Seigneur qui a dit : Il ne vous appartient pas de connaître les temps
ou les moments. Au même endroit, il condamne aussi la manière de raisonner
que certains d’entre eux utilisent : en recourant aux dix plaies d’Égypte,
ils voulaient en tirer le nombre des persécutions que l’Église devait
subir ; [Augustin] appelle cela des conjectures humaines qui ne sont pas
appuyées sur la solidité de la vérité. Ils donnent aussi leur accord à un signe
de l’Écriture qu’ils rejettent manifestement, lorsqu’ils disent que la Babylone
adorée a été détruite, comme l’affirmait l’Écriture dont ils se moquaient. Il
est clair que cette ressemblance n’a aucune valeur, car cette écriture qui a
été vue à Babylone a été montrée par l’intervention divine ; elle était
donc une indication de la vérité. Mais l’écriture dont ils parlent vient de
l’erreur ; on ne peut donc tirer d’elle aucun argument.
Mais
ils tirent les cinq autres signes de l’évangile de Matthieu, où le Seigneur semble
donner les signes de son avènement.
Le
quatrième signe tient à ce qui est dit en Mt 24, 9 : Ils vous
tueront et vous serez haïs de tous les hommes à cause de mon nom. En effet,
ils disent que cela s’accomplit maintenant parce que certains, qui semblent
être plus saints dans l’Église, ne supportant pas d’être corrigés, livrent ceux
qui les corrigent à la tribulation, à la mort et à la haine des hommes. Mais ce
signe est complètement sans valeur puisque ces tribulations des saints
affectèrent surtout les apôtres et les martyrs eux-mêmes, à propos desquels le
Seigneur faisait ces prédictions, et que de semblables persécutions ne les affectent
pas. Ainsi, ce n’est pas davantage un signe de la proximité de l’avènement du
Christ que ce ne l’était alors.
Ils
tirent le cinquième signe de ce qui est dit plus loin, au même endroit : Et
alors, beaucoup seront scandalisés (Mt 24, 10), dont ils disent
que cela se réalise maintenant lorsque les religieux ont mauvaise réputation et
qu’à cause de cela les hommes sont scandalisés. Mais cette explication va à
l’encontre de la Glose qui dit au même endroit : « Seront
scandalisés, c’est-à-dire se sépareront de la foi à cause de la crainte ou
de la cruauté des tourments. ». Il est donc clair que cela s’est réalisé à
l’époque des martyrs. Et encore, ce n’est pas nouveau que les saints soient
diffamés par des impies, puisqu’il est dit aux apôtres mêmes en
Mt 5, 11 : Bienheureux êtes-vous lorsque les hommes diront du
mal de vous, et que des menteurs ajouteront mal sur mal à votre sujet ! Au
cours de l’histoire de l’Église, on raconte aussi comment les tyrans faisaient
en sorte que les fidèles du Christ soient diffamés pour les vices les plus honteux.
Ils
tirent le sixième signe de ce qui suit au même endroit : Et beaucoup de
faux prophètes se lèveront et en séduiront beaucoup (Mt 24, 11),
dont ils disent que cela se manifeste maintenant, alors qu’apparaissent des
religieux que [leurs adversaires] appellent des faux prophètes parce qu’ils se
recommandent eux-mêmes et pour d’autres raisons de ce genre. Mais il est clair
que cette interprétation est extravagante selon la Glose qui se trouve en
Mc 13, 21, où on lit les mêmes mots, et qui dit qu’il faut y voir les
hérétiques ou ceux qui furent des séducteurs parmi le peuple des Juifs, après
la passion du Christ, avant la destruction de la Jérusalem terrestre. Pour
démolir cette [interprétation], il suffit de rappeler ce qui a été dit plus
haut des faux prophètes.
Ils
tirent le septième signe de ce qui est ajouté au même endroit : Et
parce que l’impiété abondera, la charité d’un grand nombre se refroidira (Mt 24, 12),
dont ils disent que cela se réalise dans le fait que certains, qui semblent
être les plus jaloux de la foi dans l’Église, rejettent l’évangile du Christ et
adhèrent à l’évangile éternel, par quoi est montré que la charité qu’ils
doivent avoir envers le Christ s’est refroidie. Mais ils mentent clairement en
disant cela, car ceux dont ils semblent parler ne rejettent pas l’évangile du
Christ et n’adhèrent pas à un autre évangile. Au surplus, à supposer que ce
serait le cas, ceux qui semblaient être des parfaits dans l’Église et qui ont
inventé de nouvelles hérésies en rejetant l’évangile du Christ n’ont-ils pas
été nombreux dans le passé, tels Pélage, Nestorius, Eutychès et beaucoup
d’autres semblables ? Et il n’est pas montré que la charité s’est
refroidie chez ceux qui, même s’ils ne suivent pas la doctrine mentionnée, ne
la persécutent cependant pas : en effet, la persécution n’est pas
nécessaire contre ce qui n’a pas de défenseur. Bien plus, ce serait réveiller
des erreurs extirpées et les verser dans l’oreille du peuple sous prétexte de
les corriger, ce qui est très dangereux. Aussi Grégoire dit-il dans les Morales,
XIV, qu’après la mort d’Eutychès, comme il n’y avait presque personne qui
partageait ce qu’il avait dit, il ne fit pas état de ce qu’il avait dit de
crainte de jeter ses paroles dans les cendres encore chaudes.
Ils
tirent le huitième signe de ce qui est ajouté au même endroit : Cet
évangile sera annoncé dans tout l’univers (Mt 24, 14), dont ils
disent que cela se réalise maintenant par eux-mêmes qui annoncent ces signes et
ces dangers, qu’ils veulent voir annoncer par tous, selon ces paroles de
l’Apôtre en 2 Tm 4, 2 : Prêche la parole, insiste à
temps et à contretemps. Au point où ils disent que ceux qui ne prêchent pas
ces signes sont des faux apôtres, parce qu’ils n’ont pas d’yeux en avant et en
arrière, c’est-à-dire pour connaître le passé et l’avenir, comme les animaux
dont il est question dans Ap 4, 6. Mais ce signe qu’ils donnent n’est
à nouveau d’aucune valeur. En effet, certains, qui leur ressemblaient par la
vanité, annonçaient des signes inventés de ce genre à l’époque de l’Église
primitive ; ils étaient repoussés par les autres catholiques sérieux,
comme on le lit dans l’Histoire ecclésiastique et dans la Glose, à
propos de Mc 13, 6 : Beaucoup viendront en mon nom, etc., qui
dit : « Alors que la destruction [de Jérusalem] approchait, beaucoup
se présentèrent qui disaient être des christs et mentaient en annonçant que le
temps de la liberté était là. » Il y en eut aussi beaucoup dans l’Église,
à l’époque des apôtres, qui menacèrent de l’imminence du jour du Seigneur.
Ainsi donc, ceux qui annoncent à l’avance de tels signes ne sont pas comptés au
nombre de ceux qui annoncent l’évangile, mais au nombre de ceux qui en séduisent
un grand nombre. Aussi, ce que dit le Seigneur : Cet évangile du
royaume sera prêché, etc., ne se rapporte pas à la prédication de ces vains
signes, mais à la prédication de la foi chrétienne, qui doit être annoncée dans
tout l’univers avant l’avènement du Christ. C’est la raison aussi pour laquelle
Augustin, dans sa lettre à Hésychius, démontre que le jour du Seigneur n’est
pas proche, puisque, encore de son temps, il y avait des nations chez lesquelles
il était tout à fait certain que l’évangile du Christ n’avait pas été prêché.
Il est clair aussi que, par ce signe, ils tombent dans la fosse qu’ils ont creusée,
alors qu’ils imposent à d’autres ce qu’ils appellent la nouvelle doctrine de
l’évangile du royaume, et qu’ils disent être eux-mêmes ces signes de l’évangile
du royaume qu’ils annoncent.
Il
ressort aussi clairement de ce qu’Augustin écrit dans sa lettre à Hésychius que
ces cinq derniers signes sont vains et sans valeur, là où il dit :
« Peut-être tout ce qui a été dit par les trois évangélistes à propos de
l’avènement du Christ, si on le met soigneusement bout à bout et l’examine,
s’avère-t-il se rapporter à ce qui survient quotidiennement dans son corps qui
est l’Église ; il dit de son avènement : Vous verrez de nouveau le
Fils de l’homme assis, etc. »
Voyons
maintenant comment ils s’efforcent de rechercher qui sont ceux par qui les
dangers des derniers temps s’avéreront imminents, qu’ils appellent les messagers
de l’Antéchrist. Ils raisonnent selon cette déduction : il est certain,
disent-ils, que ces séducteurs ne viendront pas de chez les barbares, les
païens et les Juifs. Or, cela est contraire à ce qu’on trouve dans
Ap 20, 7 : Il séduira les nations qui sont aux quatre coins
de la terre, Gog et Magog. La Glose [dit] : « Il séduira d’abord
ces deux nations littéralement, puis il en viendra aux autres par leur
intermédiaire. » Ou bien, selon une autre interprétation qu’on trouve au
même endroit, on entend par Magog « tous les persécuteurs qui cachent en
eux le diable et finalement en viennent à la persécution ouverte ». Les
barbares ne sont donc pas exclus de la persécution de l’Antéchrist, comme ils
le disent.
Ils
poursuivent en montrant que ce seront des chrétiens par le fait qu’il est dit
en 2 Tm 3, 5 : Ayant l’apparence de la piété. La
Glose [dit] : « C’est-à-dire de la religion chrétienne. » Et il
parle de ceux par qui les dangers des derniers temps menaceront de manière
imminente. Mais on sait qu’en cela ils se trompent, car il ne faut pas entendre
que les vices qui sont énumérés là par l’Apôtre existent nécessairement tous
chez les mêmes, mais certains chez les uns et certains chez les autres. Il
n’est donc pas nécessaire que tous ceux par lesquels ces dangers sont rendus imminents
aient l’apparence de la piété, mais certains d’entre eux, comme, dans l’Église
primitive, les apôtres supportaient la persécution tant des fidèles que des
infidèles, comme cela ressort clairement de 2 Co 11, 26 : Dangers
de la part des païens, dangers de la part des faux frères.
Ils
poursuivent en disant que ces messagers de l’Antéchrist ne se trouveront pas
parmi ceux qui sont ouvertement mauvais. Or, cela va expressément contre la
Glose à propos de Ps 82, 2 : Ô Dieu, qui sera semblable à
toi ? qui interprète tout ce psaume de la persécution de l’Antéchrist,
et parmi les autres serviteurs de l’Antéchrist, dit que sont signifiés par les
Philistins ceux qui sont enivrés par le désir effréné des choses du siècle.
Grégoire aussi dit, dans les Morales, en expliquant
Jb 30, 1 : Maintenant, les plus jeunes rient de moi, que
ce sont les paroles de l’Église opprimée par ses adversaires dans les derniers
temps, et il ajoute plus loin : La puissance de leurs mains n’était
rien pour moi et ils étaient estimés indignes de vivre. Par la suite, il
explique plusieurs passages de ceux qui sont ouvertement mauvais et vivent
charnellement.
Ils
disent aussi que de tels serviteurs de l’Antéchrist se trouveront parmi ceux
qui paraissent bons, ce qu’ils prouvent par ce qui est dit en
Mt 7, 15 : Prenez garde aux faux prophètes, et par
d’autres autorités de ce genre. Mais bien qu’il y aura de ces gens par lesquels
l’Antéchrist séduira, d’autres ne sont pas pour autant exclus, comme, dans
l’Église primitive, les fidèles supportaient des persécutions venant des deux.
Ce qu’ils disent aussi, que personne ne peut séduire s’il ne paraît pas être
bon, est manifestement faux puisqu’un beaucoup plus grand nombre est séduit par
les plaisirs et les frayeurs de ce monde que par l’apparence d’honnêteté.
Ils
poursuivent en disant que les messagers de l’Antéchrist se trouveront parmi
ceux qui s’adonnent à l’étude des lettres, ce qu’ils s’efforcent de prouver par
ce qu’on trouve en 2 Tm 3, 7 : Apprenant sans cesse, et
ne parvenant jamais à la connaissance de la vérité. Que cette preuve soit
inepte, cela ressort clairement de ce qu’elle se rapporte aux femmelettes
séduites, comme le texte lui-même le montre, plutôt qu’aux hommes qui séduisent.
Mais à supposer qu’il faille le mettre en rapport avec les séducteurs, cela se
rapporterait à ceux qui, alors qu’ils s’adonnent à l’étude, s’écartent de la
vérité de la foi, alors que ces paroles doivent être interprétées des
hérétiques, comme on l’a dit plus haut.
Ils
s’efforcent de prouver la même chose par ce que dit Grégoire, dans les Morales,
XIII, à propos de Jb 16, 9 : Mon ennemi [jette sur moi]
des regards terribles, etc. : « De même que la Vérité incarnée a
choisi pour sa prédication des pauvres, des gens illettrés et des gens simples,
ainsi, en sens contraire, l’Antéchrist choisira-t-il pour prêcher sa fausseté
des gens retors et rusés, et qui possèdent la science de ce monde. » Mais
qui sont ces prédicateurs instruits qu’enverra l’Antéchrist, Grégoire
l’explique aussitôt plus loin, en utilisant l’autorité
d’Is 18, 2 : Lui qui envoie ses messagers sur la mer dans des
barques de papyrus sur les eaux, qu’il interprète ainsi : « Il
envoie sur mer ses messagers parce qu’il disperses ses prédicateurs dans le
monde ; dans des barques de papyrus sur les eaux : les barques de
papyrus sont les cœurs des docteurs séculiers. Envoyer ses messagers dans des
barques de papyrus sur les eaux, c’est donc présenter sa prédication aux
intelligences des sages charnels et appeler les peuples qui glissent vers le
péché. » Ces gens instruits sont donc les prédicateurs de l’Antéchrist
qui, vivant selon le siècle, induisent le peuple aux amusements du monde. Toutefois,
si l’Antéchrist doit occasionner des dangers par les gens instruits, il n’en découle
pas que ce soit seulement par eux.
Ils
poursuivent en argumentant que, parmi ces gens lettrés, se trouvent les messagers
de l’Antéchrist « dont le conseil est jugé précieux, le plus élevé et le
meilleur, comme si quelqu’un consultait Dieu, comme on le dit d’Achitophel en
2 Sm 16, 23 ». Que les séducteurs de l’Église de la fin
soient signifiés par Achitophel, ils le prouvent par le fait que Achitophel
avait d’abord été avec David, ensuite avec Absalon ; ainsi, ceux-ci seront
d’abord avec le Christ, et par la suite avec l’Antéchrist, d’où il est dit en
2 Tm 3, 5 : Ayant l’apparence de la piété. Vient
ensuite : Des hommes condamnables à la foi corrompue. Et par ce que
dit 1 Jn 2, 10 : Ils sont issus de nous. La Glose
[dit] : « Ils partagent les sacrements avec nous. » Mais cette
démonstration n’est pas efficace, car, dans les paroles mentionnées plus haut,
ce n’est pas l’intention de l’Apôtre qu’ils aient d’abord l’apparence de la
piété, puis ensuite qu’ils la rejettent en se convertissant à l’infidélité,
mais qu’en même temps qu’ils aient l’apparence de la piété en surface, ils
renient sa vertu en se montrant infidèles. Beaucoup d’hérétiques partagent
aussi les sacrements avec nous. En effet, certains reçoivent les sacrements de
l’Église, du moins en apparence. À supposer encore qu’ils aient été signifiés
par Achitophel à ce propos, il ne serait pas nécessaire qu’à ce sujet
Achitophel ait été célèbre par ses conseils. Cette démarche semble aussi
provenir d’une conjecture humaine, comme chez ceux qui ont voulu prédire les
persécutions de l’Église par les plaies de l’Égypte, comme on l’a dit plus
haut.
Ils
poursuivent encore en voulant montrer que de tels messagers de l’Antéchrist se
trouveront chez ceux qui sont obligés aux conseils, en raison de ce que dit
Grégoire sur ce passage de Jb 30, 12 : À la droite de
l’orient, etc. : « À la droite de l’orient surgissent des calamités
parce que ceux dont on croyait qu’ils étaient des membres choisis du Rédempteur
s’élancent pour persécuter l’Église. » Or, on ne peut prouver par cela que
[les messagers de l’Antéchrist] se trouvent parmi ceux qui sont liés par les
conseils, car il entend par membres choisis tous les bons qui sont signifiés
par la droite. Aussi dit-il au même endroit : « En cet endroit, le
peuple fidèle de la sainte Église est désigné par le mot droite. » Et même
si par les membres choisis ne sont signifiés que les parfaits, la démonstration
ne serait pas davantage efficace, car certains sont parfaits en raison du degré
de charité, même s’ils sont unis par le mariage, alors que les prélats sont
parfaits par leur état. Ainsi, par membres choisis, on ne peut entendre les
seuls religieux, mais, dans son raisonnement, ressort clairement la fausseté de
la [proposition] conséquente.
Ils
essaient de démontrer la même chose par ce qui est dit en
Mt 2, 13 : Il adviendra qu’Hérode recherchera l’enfant pour
le faire mourir. La Glose [dit] : « Aussitôt que le Christ
apparut dans le monde, la persécution contre lui commença, qui préfigurait la
persécution des saints. » C’est pourquoi ils concluent que de même que,
lors de l’avènement du Christ, s’opposèrent au Christ ceux qui paraissaient
plus sages et plus saints, à savoir les scribes et les pharisiens, de même
s’opposeront à la fin aux fidèles du Christ ceux qui paraissent sages et
saints, c’est-à-dire les gens instruits et religieux. Mais cette démonstration
n’est pas efficace, car ce ne sont pas seulement les scribes et les pharisiens
qui ont persécuté le Christ, mais aussi les chefs des prêtres, comme Anne et
Caïphe, et les princes séculiers, comme Hérode et Pilate. Et ceux qui ont
persécuté le Christ n’étaient pas tous en même temps scribes et pharisiens,
mais certains étaient scribes seulement, certains pharisiens seulement. Ainsi,
on ne peut pas soutenir ce que [les adversaires] veulent, car ce raisonnement
ne concerne pas davantage les religieux instruits que ceux qui ne sont pas instruits,
et [il ne les concerne] pas davantage que les prélats, les princes et les
docteurs séculiers.
En
rassemblant tout ce qui a été dit, ils concluent : il est donc clair que
les messagers de l’Antéchrist seront des chrétiens apparemment bons, qui
s’adonnent à l’étude des lettres, réputés pour donner des conseils, religieux,
obligés aux conseils. Par cette conclusion, ils montrent quelle est leur
intention : en effet, ils décrivent ceux qu’ils s’efforcent de diffamer
comme s’ils les désignaient par leur nom, car dire "Socrate" et
"le fils de Sophroniscus" n’est pas différent, si Socrate est le seul
fils de Sophroniscus. Le prétexte qu’ils invoquent est ainsi supprimé, et on
voit en même temps qu’ils s’en prennent aux personnes.
Mais,
par leur raisonnement, ils sont convaincus d’erreur de multiples façons. Premièrement,
ils décrivent les messagers de l’Antéchrist comme étant un seul genre d’hommes,
alors que la Glose montre que les serviteurs de l’Antéchrist viendront de divers
états, à propos de Ps 82[83], 7‑12 : Dieu, qui sera
semblable à toi ? Deuxièmement, même si les diverses autorités parlent
de chaque chose qu’ils rassemblent, on ne peut cependant conclure que toutes
les conditions évoquées se retrouvent chez les mêmes personnes, mais nombreux
seront peut-être les messagers séducteurs de l’Antéchrist dont certains seront
des religieux, certains des gens instruits, certains réputés pour leurs
conseils, et ainsi de suite pour les autres. Et peut-être ne s’en trouvera-t-il
pas parmi eux chez qui tout ce qui a été dit se retrouvera. Troisièmement,
parce que s’ils se trouvent parmi ceux-ci, [ils ne se trouveront] cependant pas
chez eux seuls, comme on l’a montré ; ainsi, cette démonstration ne
s’oppose pas davantage à eux qu’à d’autres. Quatrièmement, parce que même si
certains parmi eux deviennent des messagers de l’Antéchrist, tous ne le
deviendront pas, mais peut-être un petit nombre seulement, de même que, dans
tous les états, l’Antéchrist en regroupera peut-être quelques-uns autour de
lui. Cinquièmement, parce que ces conditions sont bonnes, à savoir, être
chrétien, instruit, réputé pour ses conseils, religieux. Aussi ne peut-on pas
estimer à partir de ces conditions que quelqu’un est un messager de
l’Antéchrist, mais plutôt à partir de certaines [conditions] mauvaises, selon
l’enseignement du Seigneur en Mt 7, 16‑17 : Chaque
arbre est connu à son fruit, à savoir, le bon par de bons [fruits], le
mauvais par ses [fruits] mauvais.
Voyons
maintenant en dernier lieu comment [leurs adversaires] s’efforcent de dénaturer
et de rendre suspect le bien que font les religieux, qu’ils ne peuvent nier et
dont ils ne peuvent affirmer qu’il est mauvais, en prenant prétexte du fait
qu’en certains endroits de l’Écriture, on dit que des hommes mauvais ont caché
leur malice sous de telles actions.
En
effet, en Mt 7, 15, il est dit des faux prophètes qu’ils viennent
avec des vêtements de brebis. La Glose dit en cet endroit que, « au
regard des hommes, ils sont semblables aux serviteurs de la justice, alors
qu’ils jeûnent, prient, font l’aumône ; mais leurs fruits ne sont pas
[ceux de serviteurs de la justice], car ils sont considérés comme des vices ».
Et plus loin, à propos de : Beaucoup me diront, etc. (Mt, 7, 22),
la Glose dit : « Il faut être sur ses gardes devant ceux qui font des
miracles au nom du Christ ; alors que le Seigneur en a fait pour les
infidèles, il a cependant averti qu’on ne soit pas trompé par ce genre de
choses, en pensant que là se trouve une sagesse invisible où se trouve un miracle
visible. » Ils veulent montrer par cela que certains ne doivent pas être
accueillis ni en raison de leurs actions vertueuses, ni des signes de leurs
miracles.
Mais
il est très facile de voir comment leur position est contraire à l’autorité
divine, puisque le Seigneur dit en Mt 5, 16 : Qu’ils voient
ce que vous faites, et qu’ils glorifient votre Père qui est dans les
cieux ! Il est dit aussi en Mt 12, 33 que l’arbre se
reconnaît à ses fruits, le bon à ses bons [fruits], le mauvais à ses
mauvais. Il est dit aussi en 1 P 2, 12 : Ayez un bon
comportement parmi les païens afin que, là où ils vous dénigrent comme des
malfaiteurs, en considérant vos bonnes actions – la Glose :
« votre dignité » ‑, ils glorifient Dieu au jour de sa
visite. Il ressort clairement de cela qu’il faut accueillir quelqu’un en raison
des bonnes actions qu’on voit chez lui.
De
même [il le faut] en raison des miracles faits par quelqu’un, puisqu’ils
rendent dignes d’estime lui et son enseignement. Aussi le Seigneur dit-il en
Jn 5, 36 : Les œuvres que le Père m’a données à faire rendent
témoignage de moi. Et il est dit, en Mc 16, 20, que les
apôtres prêchaient partout avec la coopération du Seigneur, qui confirmait
ensuite leur parole par des signes. Les signes rendent donc témoignage à l’homme
et à l’enseignement. Nous ne disons pas pour autant que des marques de vertus
et des signes miraculeux ne sont pas montrés par des méchants, mais qu’il nous
est seulement donné de juger à partir de choses manifestes. Ainsi, si des
choses bonnes se manifestent chez quelqu’un, il faut le juger bon en fonction
de celles-ci, à moins que des choses mauvaises ne soient montrées, à partir desquelles
il pourra se révéler que les bons indices qui sont apparents chez eux ne sont
pas leurs fruits. Aussi, à propos de Mt 7, 16 : Vous les
reconnaîtrez à leurs fruits, la Glose dit-elle : « Non par le
vêtement, mais par les actions », ce qu’on saisit à partir de choses manifestes.
Et à propos de Rm 14, 3 : Celui qui mange, etc., la Glose
dit : « Ce qui ne peut être accompli par un esprit bon est manifeste,
comme sont la débauche, les blasphèmes, les vols et les chose de ce genre, dont
il nous est permis de juger. Il est dit à leur sujet : Vous les
reconnaîtrez à leurs fruits. Mais ce dont on peut douter que ce soit accompli
par un [bon] esprit, interprétons-le de manière favorable. »
Les
autorités qu’ils invoquent doivent être interprétées de manière que, chaque
fois que se manifestent des signes bons chez quelqu’un, nous ne devons pas être
trompés par eux, de telle sorte que nous soyons attirés par ces signes au mal
ou à l’erreur. Mais si on croit que quelqu’un, dont on ne voit pas qu’il attire
à l’erreur ou suggère le mal, est bon en raison des bonnes actions qu’il
manifeste, bien qu’il puisse peut-être être mauvais, la tromperie n’est pas
dangereuse dans ce cas, puisqu’il n’appartient pas aux hommes de juger des
secrets du cœur. Aussi, à propos de 2 Co 11, 14 : Satan
lui-même se transforme en ange de lumière, la Glose dit-elle :
« Alors qu’en faisant croire qu’il est bon, il fait ou dit ce qui convient
aux anges bons, l’erreur de croire qu’il est bon n’est pas dangereuse ni malsaine ;
puisque, en cela, il se met à attirer à lui-même ce qui appartient à un autre,
une grande vigilance est nécessaire pour qu’on ne le suive pas. »
Ils
ajoutent aussi à leur malice d’appeler hypocrisie les bonnes actions qu’ils
voient chez les religieux ; ils estiment que c’est là le péché le plus
grave, semblables que sont ainsi [les religieux] aux pharisiens qui, alors que
le Seigneur chassait les démons, disaient : C’est par Béelzébub qu’il
chasse les démons, comme on le lit en Mt 12, 24 et
Lc 11, 15. Ils ressemblent en cela à ceux qui, voyant de bonnes
actions chez d’autres, les mettent aussitôt en rapport avec l’hypocrisie.
Aussi, pour les réfuter, le Seigneur dit-il : C’est ainsi que l’arbre
se reconnaît à ses fruits.
À
quel point leur affirmation est dangereuse, on le voit en cela que, de cette manière,
les hommes seraient détournés des œuvres de la perfection si ce jugement
suivait son cours, et qu’il serait confirmé dans les cœurs des hommes qu’à
cause des œuvres de la perfection apparaissant à l’extérieur, il faudrait que
quelqu’un soit jugé hypocrite ; ou encore, s’il commettait n’importe quel
péché après avoir adopté l’état de perfection, il était appelé hypocrite, alors
que l’hypocrisie est un péché tellement grave, selon ce qu’ils disent. Mais
Grégoire écarte cela dans les Morales, XXI, à propos de
Jb 39, 16 : Il a travaillé en vain alors qu’il n’y était pas
forcé, où il dit : « Mais il faut savoir qu’il y en a certains
que la mère Église tolère en les élevant dans le sein de sa charité jusqu’à ce
qu’elle les mène à l’avancement de l’âge spirituel, alors qu’ils ne portent
jamais l’habit de la sainteté et ne peuvent obtenir le mérite de la
perfection. » Et plus loin : « Il ne faut jamais croire que
ceux-là se joignent volontiers au nombre des hypocrites, car c’est une chose
[de pécher] par faiblesse, et c’en est une autre de pécher par malice. »
Ceux-là seulement doivent donc être appelés hypocrites, au jugement du
bienheureux Grégoire, qui adoptent intentionnellement les œuvres de la
perfection afin de mettre en œuvre leur malice de manière plus occulte et de
pouvoir nuire davantage, et non ceux à qui il arrive de pécher par faiblesse,
même après qu’ils ont pris l’habit de la perfection.
Après
avoir repoussé les calomnies des méchants avec l’aide de la grâce divine, il
ressort de manière évidente qu’« il n’y a pas de condamnation pour ceux
qui sont dans le Christ Jésus, qui ne marchent pas selon la chair »
(Rm 8, 1), mais, en portant la croix du Christ, s’appliquent aux
œuvres spirituelles en méprisant les désirs charnels. Il y aurait manifestement
lieu de répliquer aux calomniateurs mentionnés, mais nous les réservons au
jugement divin, puisque leur malice peut être manifeste pour tous à partir de
ce qu’ils ont extériorisé de leur cœur de la manière la plus vicieuse, selon le
jugement du Seigneur qui dit en Mt 12, 34 : Comment
pouvez-vous dire quelque chose de bien alors que vous êtes mauvais ? La
bouche parle de l’abondance du cœur. Si quelqu’un se préserve d’eux, comme
on le lit en 2 Tm 2, 21, c’est-à-dire s’il n’est pas d’accord
avec leur iniquité, il sera un vase noble, sanctifié, utile au Seigneur,
propre à toute œuvre bonne. Mais ceux qui sont d’accord avec eux, comme des
aveugles suivant des aveugles, ils tomberont dans la fosse avec eux. Afin que
nous en soyons délivrés, que ce qui a été dit suffise, avec l’aide de Dieu, à
qui soient honneur et action de grâce dans les siècles des siècles. Amen.
* * * * * * * * * *
* * * * * * * * * *
Parce que
certains, qui ignorent ce qui se rapporte à la perfection, ont osé dire des choses
sans fondement à propos de l’état de perfection, nous avons l’intention de
traiter de la perfection : qu’est-ce qu’être parfait; comment la
perfection est-elle acquise; qu’est-ce que l’état de perfection et qu’est-ce
qui convient à ceux qui adoptent l’état de perfection?
En premier lieu,
il faut donc considérer qu’on emploie le mot «parfait» de plusieurs manières.
En effet, il existe quelque chose d’essentiellement parfait; mais on dit
[aussi] d’une chose qu’elle est parfaite d’une certaine manière. Est essentiellement
parfait ce qui atteint la fin qui lui convient selon sa raison propre; mais on
peut dire qu’une chose est parfaite d’une certaine manière lorsqu’elle atteint
la fin d’un des éléments qui accompagnent sa raison propre. Ainsi, un animal
est dit essentiellement parfait lorsqu’il est mené à la fin qui consiste en ce
que rien ne lui manque de ce qui constitue l’intégrité de la vie animale :
par exemple, lorsque rien ne lui manque pour le nombre et la disposition des
membres, pour la quantité appropriée du corps, et pour les puissances par
lesquelles sont accomplies les opérations de la vie animale. Mais on peut dire
qu’un animal est parfait d’une certaine manière s’il est parfait pour ce qui
est d’un élément concomitant, par exemple, s’il est parfait par la blancheur,
par l’odeur, ou par quelque chose de ce genre.
Ainsi donc, dans
la vie spirituelle, on dit qu’un homme est essentiellement parfait en raison de
ce en quoi consiste principalement la vie spirituelle. Mais on peut dire qu’il
est parfait d’une certaine manière en raison de tout ce qui est relié à la vie
spirituelle.
Or, la vie
spirituelle consiste principalement dans la charité; celui qui ne la possède
pas est estimé n’être rien du point de vue spirituel. Aussi, l’Apôtre dit-il en
1 Co 13, 2 : Quand j’aurais le don de prophétie et
connaîtrais tous les mystères et toute la science, quand j’aurais la plénitude
de la foi au point de pouvoir transporter les montagnes, si je n’ai pas la
charité, je ne suis rien. Le bienheureux apôtre Jean aussi affirme que
toute la vie spirituelle consiste dans l’amour, lorsqu’il dit en
1 Jn 3, 14 : Nous savons que nous sommes passés de la
mort à la vie parce que nous aimons nos frères. Celui qui n’aime pas reste dans
la mort.
Celui-là est donc
essentiellement parfait dans la vie spirituelle qui est parfait dans la
charité; mais on peut dire que quelqu’un est parfait d’une certaine manière
selon tout ce qui est relié à la vie spirituelle. Cela peut être montré de
manière évidente par les paroles de la Sainte Écriture. En effet, en
Col 3, 14, l’Apôtre attribue principalement la perfection à la
charité, car, après avoir énuméré plusieurs vertus : la miséricorde, la douceur,
l’humilité, etc., il ajoute : Plus que toutes celles-là, ayez la
charité, qui est le lien de la perfection.
Mais, selon la
connaissance de l’intelligence, on dit aussi que certains sont parfaits. En effet,
le même Apôtre dit en 1 Co 14, 20 : Soyez des petits
enfants pour la malice, mais soyez parfaits par le jugement. Et ailleurs,
dans la même épître, 1, 10 : Soyez parfaits par un même esprit et
une même pensée, alors que, par ailleurs, comme on l’a dit, quelle que soit
la science parfaite qu’ait quelqu’un, il sera estimé n’être rien sans la
charité. Ainsi donc, quelqu’un peut être dit parfait pour la patience qui s’accompagne d’une œuvre parfaite, comme le dit Jacques
(Jc 1, 4), comme pour toutes les autres vertus. Et cela ne doit pas
paraître étonnant, car même chez les méchants, on dit que quelqu’un est
parfait, comme lorsqu’on dit de quelqu’un qu’il est un parfait voleur ou un
parfait brigand. L’Écriture elle-même utilise cette manière de parler. En effet,
il est dit en Is 32, 6 : Le cœur de l’insensé s’adonnera à
l’iniquité en vue d’une parfaite tromperie.
Après avoir
observé que la perfection [s’évalue] principalement selon la charité, on peut
facilement comprendre en quoi la perfection de la vie spirituelle consiste. En
effet, il y a deux commandements de la charité, dont l’un se rapporte à l’amour
de Dieu, et l’autre à l’amour du prochain. Mais ces deux commandements ont entre
eux un certain ordre selon l’ordre de la charité. Car ce qui doit être aimé
principalement est le bien suprême qui nous rend bienheureux, à savoir, Dieu;
de manière secondaire, le prochain doit être aimé de charité, lui qui nous est
uni dans la participation à la béatitude par un certain droit d’association.
Aussi devons-nous aimer de charité chez le prochain le fait que nous parvenions
ensemble à la béatitude.
C’est cet ordre
entre les commandements de la charité que le Seigneur indique dans l’évangile,
Mt 22, 37‑39, lorsqu’il dit : Tu aimeras le Seigneur,
ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit. Tel est le
premier et le plus grand commandement. Mais le second lui est semblable :
Tu aimeras ton prochain comme toi-même. La perfection de la vie spirituelle
consiste donc, en premier lieu et principalement, dans l’amour de Dieu. Ainsi
le Seigneur dit-il en parlant à Abraham, Gn 17, 1 : Je suis
le Dieu tout-puissant; marche devant moi et sois parfait. Mais on marche
devant Dieu, non par les pas du corps, mais par les dispositions de l’esprit.
Toutefois, de manière secondaire, la perfection de la vie spirituelle consiste
dans l’amour du prochain. Aussi, après avoir dit, en Mt 5, 44 : Aimez
vos ennemis, et avoir ajouté plusieurs choses qui se rapportent à l’amour
du prochain, le Seigneur conclut-il à la fin : Soyez donc parfaits
comme votre Père céleste est parfait.
Or, dans les deux
amours, il existe de multiples degrés de perfection. Pour ce qui est de l’amour
de Dieu, le premier degré et le plus élevé de la perfection de l’amour de Dieu
convient à Dieu seul. Ce mode est envisagé tant du point de vue de ce qui est aimable
que du point de vue de celui qui aime. Je dis : du point de vue de ce qui
est aimable, au sens où il est aimé autant qu’il est aimable; du point de vue
de celui qui aime, au sens où il est aimé selon toute la capacité de celui qui
aime. Or, puisque tout est aimable pour autant que cela est bon, et puisque la
bonté de Dieu est infinie, il est infiniment aimable. Mais aucune créature ne
peut aimer de manière infinie, car un acte infini ne peut être le fait d’une
puissance finie. Seul Dieu, dont la puissance d’aimer est égale à sa bonté,
peut donc s’aimer lui-même parfaitement selon le premier mode de perfection.
Pour la créature
raisonnable, le seul mode possible d’amour parfait de Dieu est donc celui qui
se prend du point de vue de celui qui aime, à savoir que la créature raisonnable
aime Dieu de toute sa force; aussi cela est-il exprimé clairement dans le commandement
même de l’amour de Dieu. En effet, il est dit en Dt 6, 5 : Tu
aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute
ta force. Mais Lc 10, 27 ajoute : Et de tout ton esprit. Le
cœur réfère à l’intention, l’esprit à la connaissance, l’âme aux dispositions,
la force à la mise en œuvre. Toutes ces choses doivent être pesées avec soin
dans l’amour de Dieu.
Or, il faut
observer que cela peut s’accomplir de deux manières. En effet, puisque est
entier et parfait ce à quoi rien ne manque, Dieu sera aimé de tout notre coeur
et de toute notre âme, de toute notre force et de tout notre esprit si rien de
tout cela ne nous manque, de sorte que l’ensemble soit effectivement tourné
vers Dieu. Mais ce mode d’amour parfait n’est pas celui de ceux qui sont en
route [viatores], mais de ceux qui appréhendent déjà Dieu [comprehensores].
Ainsi l’Apôtre dit-il en Ph 3, 12 : Non que j’aie déjà saisi
ou que je sois devenu parfait : mais je poursuis pour tâcher d’appréhender
[comprehendam[44]],
comme s’il espérait à ce moment la perfection, alors qu’il parviendra à la «compréhension»
[comprehensionem] de la béatitude en recevant la palme. Cependant, il ne
donne pas à «compréhension» le sens d’enfermer ou de faire le tour de ce qui
est appréhendé : en effet, Dieu est incompréhensible de cette manière pour
toute créature; mais [il veut dire] que la «compréhension» comporte l’obtention
de ce que quelqu’un a cherché en le poursuivant sans relâche.
En effet, dans
cette béatitude céleste, l’intelligence et la volonté de la créature raisonnable
sont toujours portées en acte vers Dieu, puisque cette béatitude consiste dans
la jouissance divine. Or, la béatitude n’est pas le fait d’un habitus, mais
d’un acte. Et parce que la créature raisonnable sera inséparablement unie à
Dieu comme à sa fin ultime, lui qui est la vérité suprême, parce que tout sera
rapporté à la fin ultime par l’intention et que tout ce qui doit être mis en
œuvre est ordonné selon la règle de la fin ultime, il en découle que, dans
cette perfection de la béatitude, la créature raisonnable aimera Dieu de tout
son cœur, alors que toute son inclination sera portée vers Dieu en tout ce
qu’elle pense, aime et fait; [elle l’aimera] de tout son esprit, alors que son
esprit sera tourné en acte vers Dieu, en le voyant toujours, [en voyant] tout
en lui, et en jugeant de tout selon sa vérité; [elle l’aimera] de toute son
âme, alors que toutes ses dispositions seront portées vers l’amour de Dieu de
manière continuelle, et que tout sera aimé à cause de lui; [elle l’aimera] de
toute sa force ou de toutes ses forces, alors que la raison de tous ses actes
extérieurs sera l’amour de Dieu.
Tel est le
deuxième degré de l’amour parfait de Dieu, qui est celui des bienheureux.
Nous aimons Dieu
de tout notre cœur, de tout notre esprit, de toute notre âme et de toute notre
force s’il ne manque rien à l’amour de Dieu, que nous ne rapportions à Dieu en
acte ou par habitus : c’est cette perfection de l’amour de Dieu qui est
proposée à l’homme sous forme de commandement.
Premièrement, que
l’homme rapporte tout à Dieu comme à sa fin, comme le dit l’Apôtre en
1 Co 10, 31 : Soit que vous mangiez, soit que vous
buviez ou que vous fassiez quelque chose d’autre, faites tout pour la gloire de
Dieu. Cela se réalise lorsque quelqu’un ordonne sa vie au service de Dieu
et, en conséquence, que tout ce qu’il fait pour lui-même est virtuellement
ordonné à Dieu, à moins qu’il ne s’agisse de choses qui éloignent de Dieu,
comme les péchés. Et ainsi l’homme aime-t-il Dieu de tout son cœur.
Deuxièmement, que
l’homme soumette son intelligence à Dieu en croyant ce qui est divinement
transmis, selon ce que dit l’Apôtre en 2 Co 10, 5 : En
rendant captive toute intelligence au service du Christ. Et ainsi Dieu est-il
aimé de tout notre esprit.
Troisièmement,
que tout ce que l’homme aime, il l’aime en Dieu, et qu’il mette d’une manière
universelle toutes ses inclinations en rapport avec l’amour de Dieu. Ainsi
l’Apôtre disait-il en 2 Co 5, 13‑14 : Si nous
avons dépassé la mesure, c’était pour Dieu; si nous avons été modérés, c’était
pour vous. Car l’amour du Christ nous presse. Et ainsi Dieu est-il aimé de
toute notre âme.
Quatrièmement,
que tous nos comportements extérieurs, nos paroles et nos actes, proviennent de
la charité divine, selon ce que dit l’Apôtre en
1 Co 16, 14 : Faites tout dans la charité. Et ainsi
Dieu est-il aimé de toute notre force.
Tel est le
troisième mode de l’amour de Dieu auquel tous sont obligés par l’exigence d’un
commandement. Mais le deuxième mode n’est possible pour personne dans la vie
présente, à moins qu’il ne soit en même temps viator et comprehensor,
comme le Seigneur Jésus, le Christ[46].
Mais après que
l’Apôtre eut dit : Non que j’aie déjà saisi ou que je sois devenu parfait,
il ajoute : Mais je poursuis pour tenter d’appréhender. Et par
la suite, il ajoute : Nous tous qui sommes parfaits, c’est ainsi qu’il
nous faut penser (Ph 3, 12‑15). On comprend clairement par
ces mots que, même si la perfection des bienheureux [comprehensorum] ne
nous est pas possible en cette vie, nous devons cependant nous efforcer de nous
approcher de la ressemblance avec cette béatitude autant qu’il est possible.
C’est en cela que consiste la perfection de la vie présente, à laquelle nous
sommes invités par les conseils.
Car il est clair
que le cœur humain est porté d’autant plus intensément vers une seule chose
qu’il est éloigné de plusieurs. Ainsi donc, l’esprit de l’homme est d’autant
plus parfaitement porté à l’amour de Dieu qu’il est éloigné de l’amour des
réalités temporelles. Aussi Augustin dit-il, dans le livre des Quatre-vingt
trois questions, que la convoitise des réalités temporelles est un poison
pour la charité, que la diminution de la convoitise est l’accroissement de
celle-ci, mais que sa perfection est l’absence de convoitise. Tous les conseils
par lesquels nous sommes invités à la perfection ont donc comme objectif que
l’esprit de l’homme soit détourné des réalités temporelles, afin qu’ainsi
l’esprit tende plus librement à contempler et à aimer Dieu, et à accomplir sa
volonté.
Or, parmi les
réalités temporelles, les premières qu’il faut quitter sont les biens extérieurs
qu’on appelle richesses. Le Seigneur conseille cela en Mt 19, 21,
lorsqu’il dit : Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu
possèdes et donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel. Puis
viens et suis-moi. L’utilité de ce conseil est ainsi montrée. Premièrement,
par l’évidence d’un fait, car lorsque l’adolescent qui s’était enquis du chemin
vers la perfection eut entendu cela, il se retira, triste. «Et la cause de sa
tristesse est donnée, comme Jérôme le dit dans son commentaire de Matthieu :
il avait beaucoup de richesses, c’est-à-dire d’épines et de mauvaises herbes,
qui ont étouffé ce que le Seigneur semait.» Et Chrysostome, en expliquant le
même passage, dit que «ceux qui ont peu et ceux qui ont beaucoup ne sont pas
retenus de la même manière, car l’accumulation de richesses attise une plus
grande flamme et la convoitise est plus intense». Augustin dit aussi, dans la
lettre à Paulinus et Therasia, que «les biens terrestres sont aimés avec plus
d’avarice lorsqu’ils sont possédés, alors que, désirés, ils sont réfrénés, car
d’où vient que ce jeune homme soit reparti triste, si ce n’est parce qu’il
avait de grandes richesses? En effet, c’est une chose de ne pas vouloir
acquérir ce qui manque, c’en est une autre de se séparer de ce qui est déjà
possédé. Dans le premier cas, ce sont pour ainsi dire des choses extérieures
qui sont rejetées; dans le second cas, ce sont comme des membres qui sont
coupés».
Deuxièmement,
l’utilité du conseil mentionné est montrée par les paroles que le Seigneur
ajoute : Car un riche entrera difficilement dans le royaume des cieux (Mt 19, 23).
Car, comme le dit Jérôme, «parce que les richesses déjà possédées sont
difficilement méprisées, il ne dit pas : “Il est impossible à un riche
d’entrer dans le royaume des cieux”, mais : “Il est difficile.” Lorsqu’on
dit difficile, on ne soutient pas une impossibilité, mais on indique la
rareté». Et comme le dit Chrysostome en commentant Matthieu, le Seigneur va
plus loin pour montrer que cela est impossible, lorsqu’il dit : Il est
plus facile à un chameau de passer par le trou d’un aiguille qu’à un riche
d’entrer dans le royaume des cieux. Par ces paroles, comme le dit Augustin
dans le livre Sur des questions à propos de l’évangile, les disciples
ont compris que tous ceux qui convoitent des richesses sont au nombre des
riches; autrement, comme les riches sont peu nombreux en comparaison de la
multitude des pauvres, les disciples n’auraient pas demandé : Qui donc
pourra être sauvé? (Mt 19, 25).
Par ces deux
positions du Seigneur, il est clairement montré que ceux qui possèdent des
richesses entrent difficilement dans le royaume des cieux, car, comme le
Seigneur lui-même le dit ailleurs, les soucis de ce monde et la tromperie
des richesses étouffent la parole de Dieu, et elle ne porte pas de fruit (Mt 13, 22).
Mais il est impossible d’entrer dans le royaume des cieux pour ceux qui aiment
les richesses de manière désordonnée, encore bien plus que, à la lettre, pour
un chameau de passer par le trou d’une aiguille. En effet, ceci est impossible
parce que contraire à la nature, mais cela, parce que cela s’oppose à la
justice divine, qui est plus puissante que toute nature créée.
La raison du
conseil divin apparaît donc ainsi clairement. En effet, le conseil est donné à
propos de ce qui est plus utile, selon ce que dit l’Apôtre en
2 Co 8, 10 : À ce sujet, je donne un conseil, car cela
est utile. Or, pour obtenir la vie éternelle, il est plus utile de rejeter
les richesses que de les posséder, car ceux qui possèdent des richesses entrent
difficilement dans le royaume des cieux parce qu’il est difficile que le cœur (affectus)
ne soit pas attaché aux richesses possédées, ce qui rend déjà impossible
d’entrer dans le royaume des cieux. Le Seigneur a donc donné le conseil
salutaire d’abandonner les richesses parce que cela est plus utile.
Mais on peut
objecter à ce qui précède que Matthieu et Zachée ont possédé des richesses, et
qu’ils sont cependant entrés dans le royaume des cieux. Mais Jérôme dit en répondant
à cela : «Il faut observer qu’au moment où ils [y] sont entrés, ils
avaient cessé d’être riches.»
Mais puisque
Abraham n’a jamais cessé d’être riche, bien plutôt, qu’il est mort dans les
richesses et qu’à sa mort, il les a laissées à ses fils, il semble que, selon
ce qui a été dit, il n’a pas été parfait, alors que le Seigneur lui a cependant
dit en Gn 17, 1 : Sois parfait. Cette question serait
sans solution si la perfection de la vie chrétienne consistait dans le rejet
même des richesses : en effet, il en découlerait que celui qui possède des
richesses ne peut être parfait.
Mais si les
paroles du Seigneur sont examinées attentivement, il n’a pas placé la perfection
dans le rejet même des richesses, mais il montre que cela est comme un chemin
vers la perfection, comme le montre sa manière même de parler lorsqu’il
dit : Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu possèdes, et
donne-le aux pauvres, puis suis-moi, comme si la perfection consistait dans
le fait de suivre le Christ, alors que le rejet des richesses est un chemin
vers la perfection. Aussi Jérôme dit-il en commentant Matthieu : «Parce
qu’il ne suffit de seulement abandonner [ses richesses], Pierre ajoute ce qui
est parfait : Et nous t’avons suivi.» Origène aussi, au même endroit,
dit que ce qui est dit : Si tu veux être parfait, etc., ne veut pas
dire «qu’au moment même où il a donné ses biens aux pauvres, il devient entièrement
parfait; mais, à partir de ce jour, la contemplation de Dieu commencera à le
mener vers toutes les vertus».
Il peut donc
arriver que quelqu’un qui possède des richesses ait la perfection en étant
pleinement attaché à Dieu par la charité : de cette manière, Abraham, tout
en possédant des richesses, fut parfait, non pas en ayant l’esprit empêtré dans
les richesses, mais en étant pleinement uni à Dieu. C’est ce que signifient les
paroles du Seigneur qui lui dit : Marche devant moi et sois parfait, comme
s’il montrait que sa perfection consistait dans le fait qu’il marche devant
Dieu, en l’aimant parfaitement jusqu’au mépris de lui-même et de tout ce qui
lui appartenait, ce qu’il a surtout montré dans l’immolation de son fils. Aussi
lui fut-il dit : Parce que tu as fait cela et que tu n’as pas épargné
ton fils à cause de moi, je te bénirai, Gn 27, 16.
Mais si quelqu’un
voulait soutenir, à partir de cela, que le conseil du Seigneur à propos du
rejet des richesses est inutile, parce que Abraham fut parfait tout en
possédant des richesses, la réponse à cela ressort déjà clairement de ce qui a
déjà été dit. En effet, le Seigneur n’a pas donné ce conseil parce que les
riches ne peuvent pas être parfaits ou ne peuvent pas entrer dans le royaume
des cieux, mais parce qu’ils ne le peuvent pas facilement. La vertu d’Abraham
fut donc grande, lui qui eut un esprit libre par rapport aux richesses, alors
même qu’il possédait des richesses, comme grande fut la puissance de Samson
qui, sans armes, abattit beaucoup d’ennemis avec la seule mâchoire d’âne
(Jdt 15, 15). Toutefois, ce n’est pas inutilement qu’il est conseillé
au soldat qui va au combat de prendre des armes pour vaincre les ennemis. Ce
n’est donc pas inutilement qu’est donné à ceux qui désirent la perfection le
conseil d’abandonner leurs richesses, sous prétexte qu'Abraham a pu être
parfait, car les exploits ne tirent pas à conséquence, puisque les faibles
peuvent plutôt les admirer et les louer que les imiter.
Aussi est-il dit
en Si 31, 8 : Bienheureux le riche qui s’est trouvé sans
tache et qui n’a pas couru après l’or, et n’a pas mis son espérance dans
l’argent et dans les trésors. Le riche qui n’est pas entaché par le péché
du fait de l’amour des richesses, qui ne court pas après l’or en le convoitant,
ni ne s’élève au-dessus des autres par l’orgueil en mettant sa confiance dans
les richesses, se montre être d’une grande vertu et attaché à Dieu par une parfaite
charité. Ainsi l’Apôtre dit-il en 1 Tm 6, 17 : Aux
riches de ce monde, ordonne de ne pas se montrer altiers et de ne pas mettre
leur espérance dans l’incertitude des richesses. Mais plus la béatitude et
la vertu d’un riche qui est dans cette situation sont grandes, plus petit est
le nombre de tels riches. Aussi poursuit-on : Qui est celui-là, et nous
le louerons? Il a fait des choses étonnantes durant sa vie (Si 31, 9).
En effet, il fait des choses étonnantes celui qui, vivant dans les richesses,
n’applique pas son cœur aux richesses abondantes, et s’il en est un, il montre
sans aucun doute qu’il est parfait. On poursuit donc : Qui a été ainsi
mis à l’épreuve, à savoir, par le fait de posséder sans tache des
richesses, et a été trouvé parfait? (Si 31, 10), comme s’il
disait : «Il est rare»; et cela lui vaudra une gloire éternelle. Ce
qui est en accord avec les paroles du Seigneur qui dit qu’un riche entrera
difficilement dans le royaume des cieux (Mt 19, 23).
Tel est donc le
premier chemin pour parvenir à la perfection : s’adonner à la pauvreté en
s’efforçant de suivre le Christ, après avoir abandonné ses richesses.
Afin de montrer
avec plus de justesse le deuxième chemin vers la perfection, nous devons accueillir
la parole d’Augustin, qui dit dans Sur la Trinité, XII : «On s’attache d’autant plus à Dieu qu’on aime
moins ce qui est personnel.» Il faut donc porter attention
à l’ordre de ce par quoi on parvient à la parfaite union à Dieu selon l’ordre
des biens propres que l’homme méprise à cause de Dieu. En effet, se présentent
d’abord [les biens] qui nous sont moins unis; ainsi, en premier lieu, se
présente à ceux qui tendent à la perfection l’abandon des biens extérieurs, qui
sont séparés de notre nature.
Mais, après
ceux-ci, se présente l’abandon de ce qui nous est uni par une communion de
nature et par les exigences d’une certaine affinité. Aussi le Seigneur dit-il,
en Lc 14, 26 : Si quelqu’un vient à moi et ne hait pas son
père, sa mère, son épouse, ses enfants, ses frères et ses sœurs, il ne peut pas
être mon disciple. «Mais on peut se demander, comme le dit Grégoire, comment
il nous est ordonné de haïr nos parents et nos amis charnels, alors qu’il nous
est ordonné d’aimer nos ennemis. Mais si nous évaluons avec soin la force du
commandement, nous pouvons faire les deux avec discernement : en effet, celui-là
est aimé avec haine qui, sage selon la chair, n’est pas écouté lorsqu’il nous
propose des choses mauvaises. Ainsi devons-nous montrer à nos proches le
discernement de la haine, de sorte que nous aimions en eux ce qu’ils sont, et
que nous haïssions l’obstacle qu’ils constituent sur le chemin vers Dieu. En
effet, quiconque convoite déjà les réalités éternelles, doit agir en écartant
son père, sa mère, son épouse, ses enfants, ses parents et lui-même s’ils
s’opposent à la cause de Dieu, de sorte qu’il connaisse Dieu avec d’autant plus
de vérité qu’il ne connaît personne lorsqu’Il est en cause. Car il est clair
que les affections charnelles atteignent fortement l’orientation de l’esprit et
en émoussent le fil.»
Or, parmi les
différents liens de parenté avec les proches, l’esprit humain est rendu captif
surtout par l’affection conjugale, pour autant, comme il est dit en
Gn 2, 24 par la bouche du premier parent, que l’homme laissera son
père et sa mère, et s’attachera à sa femme. C’est pourquoi, pour ceux qui
tendent à la perfection, le lien conjugal surtout doit être évité, parce que,
par celui-ci surtout, l’homme est impliqué dans les soucis du siècle. Et
l’Apôtre donne cette raison pour le conseil qu’il avait donné à propos de
l’observance de la continence, lorsqu’il dit en 1 Co 7, 32‑33 :
Celui qui n’a pas d’épouse se préoccupe de ce qui concerne le Seigneur,
comment il plaira à Dieu; mais celui qui a une épouse est préoccupé par ce qui
concerne le monde. Afin donc que
l’homme soit plus librement à la disposition de Dieu et s’attache à lui plus
parfaitement, le deuxième chemin vers la perfection est l’observance
perpétuelle de la chasteté.
Mais ce bien de
la continence comporte un autre avantage pour l’atteinte de la perfection. En
effet, l’esprit de l’homme est empêché d’être librement à la disposition de
Dieu, non seulement par l’amour des réalités extérieures, mais bien davantage
sous la poussée des passions intérieures. Parmi toutes les passions
intérieures, la convoitise de la chair et l’exercice de la sexualité surtout
absorbent la raison. Aussi Augustin dit-il dans les Soliloques, I :
«J’estime que rien ne fait tomber aussi bas un esprit viril que les charmes
d’une femme, ainsi que le contact des corps sans lequel on ne peut avoir une
épouse.» C’est pourquoi le chemin de la continence est au plus haut point nécessaire
pour atteindre la perfection. C’est ce chemin que l’Apôtre conseille en
1 Co 7, 25 : Au sujet des vierges, je n’ai pas de
commandement du Seigneur; mais je donne un conseil par compassion en homme
digne de confiance.
L’utilité de ce
chemin est aussi montrée en Mt 19, 10, où, après que les disciples eurent
dit : S’il en est ainsi de la condition de l’homme qui a une épouse, il
ne convient pas de se marier! le Seigneur répond : Tous ne
comprennent pas cette parole, mais ceux à qui cela a été donné. Par cela,
il montre la difficulté de ce chemin, que la vertu commune des hommes est
insuffisante pour le suivre, et qu’on n’y parvient que par un don de Dieu.
Aussi est-il dit en Sg 8, 21 : J’ai appris que je ne puis
être continent que si Dieu me l’accorde; et cela même était la plus grande
sagesse, de savoir de qui venait ce don. Ce que dit l’Apôtre en
1 Co 7, 7 est en accord avec cela : Je veux que tous les
hommes soient comme moi, qui observe la continence, mais chacun reçoit
de Dieu son propre don, celui-ci d’une manière, celui-là d’une autre. En
cet endroit, le bien de la continence est explicitement attribué à un don de
Dieu.
Cependant, pour
qu’on ne néglige pas de tenter d’obtenir ce don selon ses propres forces, le
Seigneur y exhorte par la suite. Premièrement, par un exemple, lorsqu’il
dit : Il y a des eunuques qui se sont castrés eux-mêmes (Mt 19, 13),
non pas en se coupant les membres, comme le dit Chrysostome, mais en
supprimant les mauvaises pensées. Ensuite, [le Seigneur] y invite en proposant
une récompense lorsqu’il ajoute : En vue du royaume des cieux, car
il est dit en Sg 4, 2 : La génération chaste triomphe avec
une couronne perpétuelle, en remportant le prix de combats sans tache. Enfin,
il exhorte par la parole, lorsqu’il dit : Que celui qui peut comprendre
comprenne! Comme le dit Jérôme : «C’est la voix du Seigneur qui
exhorte et qui pousse ses soldats à l’obtention de la récompense de la
chasteté, comme si celui qui pouvait combattre devait combattre, l’emporter et
triompher.»
Mais si quelqu’un
soulève l’objection à propos d’Abraham qui a été parfait, et des autres justes
anciens qui ne s’abstenaient pas du mariage, la réponse vient clairement de ce
que dit Augustin dans le livre Sur le bien conjugal : «Ce n’est pas
la continence du corps, mais celle de l’esprit qui est vertu. Or les vertus de
l’esprit se manifestent parfois par les actes, et parfois elles sont des dispositions
cachées… À ce propos, de même que le mérite de Pierre, qui a souffert, est égal
à celui de Jean, qui n’a pas souffert, de même le mérite de la continence chez
Jean, qui n’a connu aucun mariage, est-il égal à celui d’Abraham qui a engendré
des fils. Car le célibat de celui-là et le mariage de celui-ci ont combattu
pour le Christ selon l’échelonnement des temps.» Que le fidèle continent dise
donc : «Je ne suis pas meilleur qu’Abraham; mais la chasteté du célibat
est meilleure que la chasteté du mariage. Abraham a possédé l’une en acte, et
les deux par sa disposition, car il vécu conjugalement d’une manière chaste. Il
pouvait être chaste sans mariage, mais cela n’était pas opportun à ce moment-là.
Mais moi, plus facilement, je ne fais pas usage du mariage dont Abraham a fait
usage. Puissé-je faire usage du mariage comme Abraham en a usé! Et ainsi, je
suis meilleur que ceux qui, par l’incontinence de l’esprit, ne peuvent pas ce
que je peux, mais non que ceux qui, en raison de la différence des temps, n’ont
pas fait ce que je fais. En effet, ce que je fais maintenant, ceux-ci
l’auraient mieux fait, s’il avait fallu le faire alors; mais ce qu’ils ont
fait, je ne le ferais pas, même s’il fallait le faire maintenant.»
Cette réponse
d’Augustin est en accord avec ce qui a été dit plus haut à propos de
l’observance de la pauvreté. Il avait une telle vertu de perfection dans
l’esprit que son esprit ne renonçait pas à l’amour parfait de Dieu, ni en
raison de la possession de biens temporels, ni en raison de l’usage du mariage.
Cependant, si quelqu’un qui n’a pas la même puissance d’esprit s’efforçait de
parvenir à la perfection avec la possession de richesses et l’usage du mariage,
il serait convaincu de se tromper par présomption en faisant peu de cas des
conseils du Seigneur.
Parce qu’il est
si difficile de marcher sur le chemin de la continence que, selon la parole du
Seigneur, tous ne comprennent pas cela, mais qu’on l’obtient par un don de
Dieu, il faut donc que ceux qui veulent marcher sur ce chemin se comportent de
manière à éviter ce par quoi ils pourraient être empêchés de faire ce voyage.
Or, il apparaît qu’il existe un triple empêchement à la continence : le premier,
de la part du corps; le deuxième, de la part de l’âme; le troisième, de la part
des personnes ou des choses extérieures.
De la part de son
propre corps assurément, parce que, comme le dit l’Apôtre en
Ga 5, 17, la chair convoite contre l’esprit. Au même endroit
(Ga 5, 19), il est dit que les œuvres de la chair sont la
fornication, l’impureté, la débauche et les autres choses de ce genre. Or,
cette convoitise de la chair est la loi dont il dit en
Rm 7, 23 : Je vois dans mes membres une autre loi qui
s’oppose à la loi de mon esprit. Ainsi, plus la chair est entretenue par
l’abondance de la nourriture et la volupté des plaisirs, plus cette convoitise
augmente. Aussi Jérôme dit-il : «Le ventre qui brûle d’ivrognerie se répand
aussitôt en débauche.» Et Pr 20, 1 : Le vin est source de
luxure. Et en Jb 40, 16, il est dit que Béhémoth, par qui est
signifié le Diable, dort à l’ombre, caché par le roseau, dans les endroits humides.
En expliquant cela, Grégoire dit, dans Morales, XXXIII : «Les
endroits humides sont les actions voluptueuses. Car le pied n’hésite pas sur un
sol sec, mais, enfoncé dans les endroits glissants, c’est à peine s’il tient.
Ce sont donc sur des endroits glissants qu’avancent sur le chemin de la vie
présente ceux qui ne peuvent s’en tenir à la justice de ce qui est bien.»
Il faut donc que
ceux qui empruntent le chemin de la continence châtient leur propre chair en
supprimant les plaisirs, par des veilles, des jeûnes et des exercices de ce
genre. L’Apôtre nous en donne l’exemple lorsqu’il dit en
1 Co 9, 25 : Tout athlète se prive de tout. Et peu
après (1 Co 9, 27), il ajoute : Je châtie mon corps et
le ramène en esclavage afin qu’après avoir prêché aux autres, je ne sois
moi-même disqualifié. Et ce qu’il a fait en actes, il l’a enseigné en
paroles. En effet, il dit en Rm 13, 13‑14, après avoir
dit : Pas de coucheries ni de débauche : Et ne vous souciez
pas de la chair pour en satisfaire les désirs. Or, il dit à juste
titre : les désirs, c’est-à-dire la volupté, car il faut s’occuper
de la chair pour ce concerne les besoins de la nature. Aussi le même Apôtre
dit-il en Ep 5, 29 : Personne n’a jamais haï sa propre chair,
mais il la nourrit et en prend soin.
De la part de
l’âme, la volonté de continence est empêchée lorsqu’on s’arrête aux pensées
lascives. Aussi le Seigneur dit-il par le prophète, Is 1, 16 : Écartez
de mes yeux le mal de vos pensées. En effet, les pensées mauvaises
conduisent la plupart du temps à faire le mal. Ainsi est-il dit en
Mi 2, 1 : Malheur à vous qui entretenez des pensées
nuisibles, et on ajoute aussitôt :
Et qui faites le mal sur vos couches!
Cependant, parmi
toutes les pensées mauvaises, les pensées portant sur les plaisirs de la chair
sont celles qui incitent davantage à pécher. Une double raison peut en être
donnée selon l’enseignement des philosophes. L’une, qu’un tel plaisir étant
connaturel à l’homme et entretenu depuis le jeune âge, le désir est facilement
porté vers lui lorsque la pensée le propose. Aussi le Philosophe dit-il dans Éthique,
II, que nous ne pouvons pas facilement juger du plaisir sans l’éprouver. La
seconde raison est que, comme [le Philosophe] le dit dans Éthique, III,
les réalités délectables sont davantage objets de la volonté sous une forme
particulière que sous une forme universelle. Or, il est clair qu’en nous
arrêtant par la pensée, nous descendons vers des réalités particulières; aussi
le désir intense est-il davantage provoqué par une pensée qui dure longtemps.
Pour cette raison, l’Apôtre dit en 1 Co 6, 18 : Fuyez la
fornication, car, comme le dit la Glose au même endroit, «dans le cas des
autres vices, on peut s’attendre à un combat; mais fuyez celle-ci, ne vous en
approchez pas, car on ne peut mieux vaincre autrement».
Contre cet
empêchement à la continence, on trouve donc plusieurs remèdes. Le premier et le
principal est que l’esprit soit occupé à la contemplation des choses divines et
à la prière. Aussi l’Apôtre dit-il en Ep 5, 18‑19 : Ne
vous enivrez pas avec du vin, où se trouve la luxure; mais remplissez-vous de
l’Esprit Saint, en vous entretenant par des psaumes, des hymnes et des
cantiques spirituels, ce qui semble se rapporter à la prière. Pour cette
raison, le Seigneur dit par le prophète, Is 48, 9 : Je t’entraverai
afin que tu ne meures pas. En effet, la louange divine est comme un frein
qui empêche de mourir par le péché.
Le deuxième
remède est l’étude des Écritures, selon ce que dit Jérôme au moine Rusticus :
«Aime l’étude des Écritures, et tu n’aimeras pas les vices de la chair.» Aussi,
après avoir dit à Timothée, 1 Tm 4, 12 : Sois un exemple
pour les croyants par la parole, le comportement, la charité, la foi et la
chasteté, l’Apôtre ajoute-t-il
aussitôt : Jusqu’à ce que je vienne, adonne-toi à la lecture.
Le troisième
remède consiste à occuper l’esprit par toutes sortes de pensées bonnes. Aussi
Chrysostome dit-il, dans son commentaire de Matthieu, que «la suppression d’un
membre ne réprime par autant les tentations et n’impose pas la tranquillité
autant qu’un frein mis aux pensées». Ainsi l’Apôtre dit-il en
Ph 4, 8 : Au surplus, frères, tout ce qui est vrai, tout ce
qui est chaste, tout ce qui est saint, tout ce qui est aimable, tout ce qui
donne bonne réputation, tout ce qu’on enseigne de bon et de louable, voilà ce
que vous devez penser.
Le quatrième
remède consiste à ce que l’homme, s’arrachant à l’oisiveté, s’adonne aux
travaux manuels. En effet, il est dit en Si 33, 29 : L’oisiveté
a enseigné bien du mal. En particulier, l’oisiveté est un stimulant pour
les vices de la chair. Ainsi est-il dit en Ez 16, 49 : Telle
a été l’iniquité de Sodome, ta sœur : orgueil, rassasiement et abondance
de pain, et oisiveté. C’est pourquoi Jérôme dit, en écrivant au moine
Rusticus : «Adonne-toi à un travail, de sorte que le Diable te trouve toujours
occupé.»
Un cinquième
remède est aussi apporté à la convoitise de la chair par certains troubles de
l’esprit. Ainsi Jérôme rapporte-t-il dans la même lettre, que, dans un monastère,
«un adolescent ne pouvait éteindre la flamme de la chair par aucun travail, si
grand soit-il. Alors qu’il déclinait, l’abbé du monastère le sauva par cette
astuce. Après avoir imposé à quelqu’un de sérieux de poursuivre l’homme par des
altercations et des insultes, et après que celui-ci fut venu se plaindre du
mauvais traitement reçu, les témoins appelés parlaient en faveur de celui qui
avait commis l’outrage. Seul l’abbé du monastère prenait la défense [du jeune
homme] afin que le frère ne soit pas écrasé par une trop grande tristesse. Une
année se passa ainsi. À la fin de celle-ci, l’adolescent, interrogé à propos
des pensées qu’il avait précédemment, répondit : “Père, on ne me laisse
pas vivre, et j’aurais le goût de forniquer?”».
De la part des
réalités extérieures, le propos de continence est empêché par le regard jeté
sur les femmes, de fréquents entretiens avec elles et par leur compagnie. Ainsi
est-il dit en Si 9, 8 : Beaucoup ont été égarés par la beauté
d’une femme, et la convoitise y prend feu. Par la suite, on ajoute : Sa
conversation enflamme comme un feu. C’est pourquoi il faut opposer à cela
le remède qui est indiqué à cet endroit : Ne regarde pas une
courtisane, de crainte de tomber dans ses pièges; ne t’assois pas avec une danseuse
et ne l’écoute pas, de crainte d’être pris à ses artifices (Si 9, 4‑5).
Et il est dit en Si 42, 12‑13 : Devant qui que ce soit,
ne t’arrête pas à la beauté, et ne t’assieds pas avec les femmes; car du
vêtement sort la teigne, et de la femme l’iniquité de l’homme. Aussi Jérôme
dit-il, en écrivant contre Vigilantius, que «le moine qui connaît sa faiblesse
et qui porte un vase fragile craint de trébucher, de peur de l’échapper, de le
laisser tomber et de le casser. Aussi évite-t-il de regarder les femmes,
surtout les jeunes, de crainte que le regard d’une prostituée ne se pose sur
lui et qu’une belle apparence ne mène à des embrassades défendues».
Il est ainsi
clair, comme le dit l’abbé Moïse dans les Conférences des pères, que pour préserver la pureté du cœur,
«il faut rechercher la solitude, l’abstinence des jeûnes, les veilles, les
travaux corporels, la nudité, la lecture, et que nous reconnaîtrons que nous
devons accueillir les autres vertus, de sorte que, par elles, nous puissions
préparer et maintenir notre cœur indemne de toutes les passions, en nous
efforçant de monter par ces degrés jusqu’à la perfection de la charité». C’est
donc pour cette raison que les comportement de ce genre ont été établis dans
les formes de vie religieuse, non pas que la perfection consiste principalement
en eux, mais parce que, par eux comme par des instruments, on parvient à la
perfection. Aussi est-il dit peu après, au même endroit : «Ainsi donc, les
jeûnes, les veilles, la méditation des Écritures, la nudité et la privation de
tous les biens ne sont pas la perfection, mais des instruments en vue de la
perfection, car la fin de l’entraînement (disciplina) ne consiste
pas en eux, mais on parvient à la fin grâce à eux.»
Mais si quelqu’un
objecte qu’un homme peut acquérir la perfection sans le jeûne, les veilles et
les exercices de ce genre, surtout qu’il est dit en Mt 11, 19 : Le
Fils de l’homme vient en mangeant et en buvant, et que ses disciples ne
jeûnaient pas comme les disciples de Jean et les Pharisiens, la réponse à cela
est donnée dans la Glose : «Jean ne boit pas de vin et de boisson
enivrante parce que c’est celui qui n’a aucune puissance naturelle qui a besoin
d’abstinence. Mais pourquoi Dieu, qui peut pardonner les péchés,
s’écarterait-il des pécheurs qui mangent, alors qu’il pouvait les rendre plus
forts que ceux qui jeûnaient?» Les disciples du Christ n’avaient donc pas
besoin de jeûner, car la présence de l’époux leur donnait une force plus grande
que n’avaient les disciples de Jean en jeûnant. Aussi le Seigneur dit-il au
même endroit : Des jours viendront où l’époux leur sera enlevé; alors
ils jeûneront (Mt 9, 15). En l’expliquant, Chrysostome dit :
«Le jeûne n’est pas triste par nature, mais pour ceux qui ont une constitution
plus faible. Car, pour ceux qui désirent contempler la sagesse, il est
délectable. Parce que les disciples étaient plus faibles, ce n’était donc pas
le temps d’introduire des choses tristes jusqu’à ce qu’ils deviennent plus
forts. Il est montré par cela que ce qu’on faisait n’était pas le fait de la
gourmandise, mais d’un certain aménagement».
Que les exercices
de ce genre conviennent pour éviter les péchés et obtenir la perfection,
l’Apôtre le montre expressément en 2 Co 6, 3‑5, lorsqu’il
dit : Nous ne donnons à personne aucun sujet d’être offensé, pour que
notre ministère ne soit pas décrié. Mais nous nous montrons en tout d’une
grande patience dans les tribulations, les détresses, sous les coups, dans les
prisons, dans les désordres, dans les fatigues, dans les veilles, dans les jeûnes
et dans la chasteté.
Mais, pour
atteindre la perfection de la charité, il n’est pas seulement nécessaire que
l’homme écarte les réalités extérieures, mais aussi qu’il s’abandonne en quelque
sorte lui-même. En effet, Denys dit, dans Les noms divins, IV, que l’amour
de Dieu produit l’extase, c’est-à-dire qu’il place l’homme hors de lui-même, en
ne laissant pas l’homme s’appartenir à lui-même, mais à celui qui est aimé.
L’exemple en a été donné en lui-même par Paul, qui dit, en Ga 2, 20 :
Je vis, mais ce n’est pas moi qui vis : c’est plutôt le Christ qui vit
en moi, comme s’il estimait que ce n’était pas sa propre vie, mais celle du
Christ, car, en méprisant ce qui lui appartenait, il s’attachait totalement au
Christ.
Il montre aussi
que cela s’est accompli chez certains, lorsqu’il dit en
Col 3, 3 : Vous êtes morts, et votre vie est cachée avec le
Christ en Dieu. Il en exhorte aussi d’autres à parvenir à cela, lorsqu’il
dit en 2 Co 5, 15 : Le Christ est mort pour tous, afin
que ceux qui vivent ne vivent plus pour eux-mêmes, mais pour celui qui est mort
pour eux. C’est pourquoi, après avoir dit, comme on le lit en
Lc 14, 26 : Si quelqu’un vient à moi et ne hait pas son père,
sa mère, son épouse, ses enfants et ses frères et sœurs, il poursuit, comme
s’il ajoutait quelque chose de plus grand : Et jusqu’à sa propre vie,
il ne peut être mon disciple. Le Seigneur enseigne aussi la même chose en
Mt 16, 24 : Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il renonce
à lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive.
Or, l’observance
de cette abnégation salutaire et de cette haine par charité est en partie nécessaire
au salut et commune à tous ceux qui sont sauvés, et elle est en partie en
rapport avec un supplément de la perfection. En effet, comme il ressort de
l’autorité de Denys qui a été rappelée, cela fait partie de l’amour de Dieu que
celui qui aime ne continue pas de s’appartenir à lui-même, mais d’appartenir à
celui qui est aimé. Selon le degré de l’amour de Dieu, il est donc nécessaire
de faire une distinction dans la haine et l’abnégation mentionnées.
Il est nécessaire
au salut que l’homme aime Dieu de telle sorte qu’il mette la fin de son intention
en lui et n’accepte rien qui soit contraire à l’amour de Dieu. En conséquence,
la haine et l’abnégation de soi-même sont nécessaires au salut, lorsque, comme
le dit Grégoire dans une homélie, «nous évitons ce que nous avons été dans un
lointain passé, et nous efforçons d’être ce à quoi nous sommes appelés après
avoir été renouvelés. Et ainsi, nous nous abandonnons et nous renonçons à
nous-mêmes». Et comme il le dit dans une autre homélie : «Nous haïssons
correctement notre âme lorsque nous ne cédons pas à ses désirs charnels,
lorsque nous brisons son appétit et résistons à ses plaisirs.»
Mais il relève
aussi de la perfection que l’homme, parce qu’il a en vue l’amour de Dieu,
s’éloigne même de ce qu’il pourrait légitimement posséder, afin de s’adonner
plus librement à Dieu. Selon ce mode, il découle donc que la haine et
l’abnégation de soi relèvent de la perfection.
Aussi, il
apparaît dans la manière même de parler que ces choses ont été proposées par le
Seigneur comme si elles relevaient de la perfection. En effet, comme il dit en
Mt 19, 21 : Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu
possèdes, sans en imposer la nécessité, mais en le laissant à la volonté,
de même il dit : Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il renonce à
lui-même! (Mt 16, 24). En l’expliquant, Chrysostome dit :
«Il ne propose pas une parole contraignante. En effet, il ne dit pas : Que
vous le vouliez ou ne le vouliez pas, il faut que vous supportiez cela.» De même, après avoir dit : Si
quelqu’un vient à ma suite, et ne hait pas son père, etc., il ajoute par la
suite : En effet, qui parmi vous, voulant construire une tour, n’évalue
pas les dépenses qui sont nécessaires afin de voir s’il a ce qu’il faut pour le
mener à terme? (Lc 14, 26‑28). En l’expliquant, Grégoire
dit dans une homélie : «Parce que des commandements sublimes sont donnés,
la comparaison de la construction de quelque chose d’élevé est aussitôt
ajoutée.» Et peu après, il dit : «Cet homme riche ne pouvait pas faire
face à ces dépenses, lui qui, après avoir entendu les commandements portant sur
l’abandon, s’est en allé triste.» Il ressort clairement de cela que cela se
rapporte d’une certaine manière à un conseil en vue de la perfection.
Or, les martyrs
ont très parfaitement accompli ce conseil, eux dont Augustin dit dans son sermon
sur les martyrs, que «personne ne dépense s’il ne se dépense pas lui-même». Les
martyrs sont donc ceux qui, d’une certaine manière, ont haï la vie présente à
cause du Christ en renonçant à eux-mêmes, car, comme le dit Chrysostome dans
son commentaire de Matthieu, «celui qui renonce à un autre, un frère, un
familier ou n’importe qui, et, le voyant flagellé et souffrant toutes sortes de
choses, ne vient pas à son aide, veut que, de la même façon, nous ne
connaissions pas notre corps, de sorte que si on le flagelle ou qu’on lui fait
toutes sortes de choses, nous n’épargnions pas notre corps. Et afin que tu ne
penses pas qu’il faut renoncer à soi-même en supportant seulement les paroles
et les outrages, il montre qu’il faut renoncer à soi-même jusqu’à la mort la
plus ignominieuse, celle de la croix». Ainsi vient : Et qu’il prenne sa
croix (Mt 16, 24).
Nous avons donc
dit que cela est le plus parfait parce que les martyrs en ont le mépris à cause
de Dieu, à savoir, de leur propre vie, en vue de laquelle toutes les chose
temporelles sont recherchées, et dont la conservation, même lorsque tout le
reste a été perdu, est préférée à tout le reste. En effet, l’homme préfère
perdre ses richesses et ses amis, et même succomber à la maladie corporelle et
être réduit en esclavage, que d’être privé de la vie. C’est ainsi que cette
faveur est accordée aux vaincus par les vainqueurs, qu’en épargnant leur vie,
ils les gardent en esclavage. Aussi Satan dit-il au Seigneur, comme on le lit
en Jb 2, 4 : Peau pour peau! Tout ce que l’homme possède, il
le donnera en échange de son âme, c’est-à-dire pour conserver la vie corporelle.
Entre autres
choses, plus on aime naturellement quelque chose, plus il est parfait de le
mépriser pour le Christ. Or, rien n’est plus aimable à l’homme que la liberté
de sa volonté propre. En effet, par elle, l’homme est aussi maître des autres,
par elle, il peut faire usage et jouir des autres choses, par elle, il maîtrise
ses actes. Ainsi, de la même manière qu’un homme, en abandonnant ses richesses
et les personnes qui lui sont unies, y renonce, de la même manière, en
abandonnant l’arbitre de sa propre volonté, par lequel il est maître de
lui-même, il se trouve à renoncer à lui-même. Et, par une inclination
naturelle, il n’y a rien que l’homme fuit autant que la servitude. Aussi
l’homme ne pourrait-il rien dépenser de plus pour un autre, après s’être livré
lui-même à la mort pour lui, que de se placer sous le joug de son service.
Comme le disait le jeune Tobie à l’ange, en Tb 9, 2 : Si je
deviens ton esclave, je ne serai pas digne que tu t’occupes de moi.
Or, certains
s’enlèvent pour Dieu la liberté d’une telle volonté d’une manière particulière,
lorsqu’ils émettent un vœu particulier de faire ou de ne pas faire quelque
chose. En effet, une certaine contrainte est imposée à celui qui fait un vœu,
de sorte que ce qui lui était permis auparavant ne lui est plus permis, mais
qu’il est lié par une certaine contrainte à accomplir ce qu’il a voué. Ainsi
est-il dit dans un psaume : J’accomplirai les vœux que mes lèvres ont
précisés (Ps 65[66], 13). Et il est dit en Qo 5, 3 : Si
tu as fait un vœu à Dieu, ne tarde pas à l’accomplir. En effet, l’infidèle lui
déplaît, ainsi que la promesse insensée.
Mais certains
renoncent totalement à la liberté de leur propre volonté en se soumettant
eux-mêmes à d’autres pour Dieu par le vœu d’obéissance. À coup sûr, nous avons
dans le Christ le principal exemple d’une telle obéissance, lui dont l’Apôtre
dit en Rm 4, 19 : Comme par la désobéissance d’un seul
beaucoup sont devenus pécheurs, de même par l’obéissance d’un seul homme
beaucoup seront justifiés. L’Apôtre met cette obéissance en évidence lorsqu’il
dit en Ph 2, 8 : Il s’est humilié lui-même, en se faisant
obéissant jusqu’à la mort.
Or, cette obéissance consiste dans le
renoncement à sa propre volonté. C’est ainsi que lui-même disait,
Mt 26, 39 : Père, si cela est possible, que ce calice
s’éloigne de moi. Mais qu’il advienne, non pas ce que je veux, mais ce que tu
veux. Et il dit en Jn 6, 38 : Je suis descendu du ciel,
non pas pour faire ma volonté, mais la volonté de celui qui m’a envoyé, par
quoi il nous donne l’exemple que, de même qu’il renonce à sa volonté humaine en
la soumettant à la volonté divine, de même nous devons soumettre totalement
notre volonté à Dieu et aux hommes qui sont placés au-dessus de nous comme des
ministres de Dieu. Aussi l’Apôtre dit-il en He 13, 17 : Obéissez
à ceux qui vous dirigent et soyez-leur soumis.
Or, selon les
trois chemins vers la perfection qui ont été indiqués, se retrouve dans les
formes de vie religieuse un triple vœu commun : le vœu de pauvreté, de
continence et d’obéissance jusqu’à la mort. Selon le vœu de pauvreté, les
religieux empruntent le premier chemin vers la perfection en renonçant à toute
propriété; par le vœu de continence, ils empruntent le deuxième chemin de la
continence en renonçant perpétuellement au mariage; par le vœu d’obéissance,
ils empruntent manifestement le troisième chemin en renonçant à leur propre
volonté.
Ce triple vœu est
aussi convenablement adapté à la vie religieuse. Car, comme le dit Augustin
dans La cité de Dieu, X, «le mot religion ne semble pas signifier
n’importe quel culte, mais le culte de Dieu». Ainsi Tullius [Cicéron] dit-il,
dans la Rhétorique, que la religion est «celle qui présente à une nature
supérieure, qu’on appelle Dieu, un culte et une vénération». Or, le culte dû à
Dieu seul se manifeste dans l’offrande d’un sacrifice. On offre ainsi à Dieu le
sacrifice de choses extérieures lorsqu’on les distribue à cause de Dieu, selon
ce que dit He 13, 16 : N’oubliez pas la bienfaisance et la
mise en commun, car ce sont de tels sacrifices que Dieu mérite. Le sacrifice
de son propre corps est aussi offert à Dieu lorsque ceux qui appartiennent au
Christ crucifient leur chair avec ses vices et ses convoitises, comme le dit
l’Apôtre en Ga 5, 24. Aussi dit-il lui-même en
Rm 12, 1 : Offrez vos corps en sacrifice vivant, saint,
agréable à Dieu. Il existe aussi un troisième sacrifice très agréable à
Dieu, lorsque quelqu’un offre à Dieu son propre esprit, selon ce que dit le
psaume : Un esprit affligé est un sacrifice pour Dieu (Ps 50[51], 19).
Mais il faut
savoir, comme le dit Grégoire dans son commentaire d’Ézéchiel, que «la
différence entre un sacrifice et un holocauste consiste en ce que tout
holocauste est un sacrifice, mais que tout sacrifice n’est pas un holocauste.
Car, dans un sacrifice, on avait coutume d’offrir une partie d’un animal, mais,
dans un holocauste, tout l’animal. Lors donc que quelqu’un voue à Dieu quelque
chose et ne lui voue pas autre chose, il s’agit d’un sacrifice; mais lorsqu’il
voue au Dieu tout-puissant tout ce qu’il a, tout ce qu’il vit, tout ce qu’il
pense, il s’agit d’un holocauste». À coup sûr, c’est ce qui est accompli par
les trois vœux mentionnés. Ainsi, il est clair que ceux qui émettent de tels
vœux à Dieu sont appelés religieux par antonomase, en raison de l’excellence de
l’holocauste.
Or, selon le
commandement de la loi, il faut satisfaire pour ses péchés en offrant un sacrifice,
comme il est expressément ordonné dans Lv 4‑6. Aussi, dans le
psaume, après avoir dit : Ce que vous dites dans vos cœurs et regrettez
sur votre couche, il ajoute immédiatement à propos de la
satisfaction : Offrez un sacrifice de justice (Ps 4, 5‑6),
«c’est-à-dire, accomplissez des actions justes après le regret de la pénitence»,
comme l’explique la Glose. De même donc que l’holocauste est un sacrifice
parfait, de même l’homme satisfait au regard de Dieu par les vœux mentionnés,
lui à qui un holocauste est offert de ses biens propres, de son propre corps et
de son propre esprit.
Il est ainsi
clair que l’état de la vie religieuse englobe non seulement la perfection de la
charité, mais aussi la perfection de la pénitence, pour autant qu’il n’existe
pas de péché assez grave pour que l’entrée en religion puisse être imposée à un
homme à titre de satisfaction, comme si l’état de la vie religieuse dépassait
toute satisfaction. Comme on le lit dans le Décret, XXXIII, q. 2,
c. 8, Admonet, il est conseillé à Astulphe, qui avait tué son épouse,
d’entrer au monastère comme s’il s’agissait de quelque chose de meilleur et de
plus léger; autrement, on lui impose la pénitence la plus dure.
Parmi ces trois
[vœux] dont nous disons qu’ils appartiennent à l’état religieux, le principal
est le vœu d’obéissance. Cela apparaît de multiples façons. Premièrement, parce
que, par le vœu d’obéissance, l’homme offre sa propre volonté à Dieu; mais, par
le vœu de continence, il offre à Dieu le sacrifice de son propre corps et, par
le vœu de pauvreté, [le sacrifice] de choses extérieures. De même que, parmi
les biens de l’homme, le corps est préféré aux choses extérieures et l’âme au
corps, de même le vœu de continence est préféré au vœu de pauvreté, mais le vœu
d’obéissance [est préféré] aux deux autres.
Deuxièmement,
parce que, par sa volonté propre, l’homme fait usage des choses extérieures et
de son propre corps. Ainsi donc, celui qui donne sa volonté semble avoir tout
donné. Le vœu d’obéissance est donc plus universel que celui de continence et
de pauvreté et, d’une certaine façon, inclut les deux autres. De là vient que
Samuel préfère l’obéissance à tous les sacrifices, lorsqu’il dit en
1 Sm 15, 22 : L’obéissance est meilleure que les victimes.
Comme le Diable
est envieux de la perfection humaine, il a suscité divers maîtres séditieux au
langage vain, qui combattraient les chemins de la perfection dont il a été
question. En effet, Vigilantius a combattu le premier chemin de la perfection.
En parlant contre lui, Jérôme dit : «À ce qu’il dit, que ceux qui font
usage de leurs biens et en répartissent peu à peu les fruits agissent mieux, ce
n’est pas moi, mais Dieu qui répond : Si tu veux être parfait, va,
vends tout ce que tu as, et donne-le aux pauvres. Puis, viens et suis-moi! (Mt 19, 21).
Il parle à celui qui veut être parfait, qui, avec les apôtres, abandonne père,
barque et filets. Le degré que tu louanges est le deuxième ou le troisième;
nous aussi, nous l’acceptons, à condition de savoir que ce qui est premier doit
être préféré à ce qui est deuxième et troisième.» C’est pourquoi, afin
d’écarter cette erreur, il est dit dans le livre Sur les dogmes
ecclésiastiques : «Il est bon de distribuer ses biens aux pauvres avec
mesure; il est meilleur de les donner d’un coup avec l’intention de suivre le
Seigneur, et, une fois délivré, d’être dans le besoin avec le Christ.»
Jovinien a
combattu le deuxième chemin vers la perfection en faisant équivaloir le mariage
à la virginité. Jérôme réfute de manière très claire son erreur dans le livre
qu’il a écrit contre lui. Augustin aussi parle de cette erreur dans son livre Rétractations,
en disant : «L’hérésie de Jovinien, qui fait équivaloir le mérite des
vierges à la chasteté conjugale, s’était tellement répandue à Rome qu’on
rapporte que même des moniales, dont on n’avait jamais soupçonné l’impudicité
auparavant, sont tombées dans le mariage. La sainte Église a résisté à ce
monstre avec la plus grande fidélité et la plus grande force par tous les
moyens.» Aussi est-il dit dans le livre Sur les dogmes ecclésiastiques :
«Faire équivaloir le mariage à la virginité consacrée à Dieu, ou croire que
n’est en rien accrû le mérite de ceux qui s’abstiennent de vin ou de viande
afin de châtier leur corps, ne relève pas du Christ, mais de Jovinien.»
Or, on rapporte
que le Diable, non content de ces anciennes embûches, en a incité certains, qui
combattent d’une manière générale le vœu d’obéissance et les autres vœux, à
dire qu’il est plus louable d’accomplir sans vœu ou obéissance les actions des
vertus, que si l’homme est contraint de les accomplir par vœu ou par
obéissance. On rapporte que certains d’entre eux font preuve d’une telle extravagance,
qu’ils affirment que le vœu fait par quelqu’un d’entrer en religion peut être
omis sans danger pour le salut. Mais on rapporte qu’ils appuient cette erreur
sur des arguments vains et sans valeur.
En effet, ils
disent qu’une chose est d’autant plus louable et méritoire qu’elle est plus
volontaire. Or, plus quelque chose est nécessaire, moins cela semble
volontaire. Il semble donc plus louable et méritoire pour quelqu'un d’accomplir
les actions des vertus par son propre arbitre, sans la contrainte d’un vœu ou
de l’obéissance, que d’être forcé de l’accomplir par vœu ou par obéissance.
Pour montrer
cela, ils disent aussi que Prosper dit, dans le livre Sur la vie contemplative,
II : «Ainsi donc, nous devons nous abstenir et jeûner, non en étant
soumis à l’obligation de jeûner, de sorte que nous accomplissions une action
volontaire, non par dévotion, mais malgré nous.»
Ils pourraient
aussi faire appel pour le montrer à ce que l’Apôtre dit en
2 Co 9, 7 : Que chacun [donne] selon son cœur, et non
d’une manière chagrine ou contrainte : car Dieu aime celui qui donne avec
joie.
Il faut donc
montrer clairement que ce qu’ils disent est faux et repousser leurs arguments
sans valeur.
Pour montrer la
fausseté de cette erreur, il faut d’abord partir de ce qui est dit dans le
psaume : Faites des vœux, et accomplissez-les pour le Seigneur, votre
Dieu (Ps 75[76], 12). La Glose dit à cet endroit : «Il faut
remarquer qu’autres sont les vœux communs faits à Dieu, c’est-à-dire ceux sans
lesquels il n’y a pas de salut, comme le vœu de la foi dans le baptême et ceux
de ce genre, que nous devons accomplir, même si nous ne les promettons pas. À
leur sujet, il est ordonné à tous : Faites des vœux, et
accomplissez-les. Autres sont les vœux particuliers de chacun, comme la
chasteté, la virginité et ceux de ce genre. Il nous invite donc à faire de tels
vœux; il n’ordonne cependant pas de faire de tels vœux, mais d’accomplir ces
vœux. En effet, il est conseillé à la volonté de faire vœu, mais, après
l’expression d’un vœu, son accomplissement est exigé de manière nécessaire.» Certains
vœux relèvent donc d’un commandement, et certains d’un conseil. Dans les deux
cas, on conclut donc nécessairement qu’il est meilleur d’accomplir le bien en
raison d’un vœu que sans vœu.
En effet, il est
clair que tous sont obligés par un commandement de Dieu à ce qui est nécessaire
au salut, et on ne peut estimer qu’un commandement de Dieu a été donné en vain.
Or, la fin de tous les commandements est la charité, comme le dit l’Apôtre en
1 Tm 1, 5. Le commandement d’accomplir quelque chose serait donc
donné pour rien s’il ne relevait pas davantage de la charité de l’accomplir que
de ne pas l’accomplir. Or, un commandement est donné, non seulement de croire
ou de ne pas voler, mais aussi d’en faire le vœu. Croire relève donc d’un vœu,
et s’abstenir de voler [relève aussi] d’un vœu, et les autres choses de ce
genre relèvent davantage de la charité que si elles sont accomplies sans vœu.
Or, ce qui relève davantage de la charité est plus louable et méritoire. Il est
donc plus louable et méritoire d’accomplir quelque chose par vœu que sans vœu.
De plus, un
conseil est donné, non seulement à propos de l’observance de la virginité ou de
la chasteté, mais aussi d’en faire le vœu, comme cela ressort clairement de la
glose invoquée. Or, un conseil n’est donné qu’à propos d’un bien meilleur,
comme on l’a dit plus haut. Il est donc meilleur d’observer la virginité en en
faisant le vœu que sans vœu. Et il en est de même pour les autres choses.
De plus, parmi
les autres actions bonnes, on a coutume de louer l’observance de la virginité,
à laquelle le Seigneur invite en disant en Mt 19, 12 : Que
celui qui peut comprendre comprenne! Or, la virginité elle-même est rendue
louable par un vœu. En effet, Augustin dit dans le livre Sur la
virginité : «Ce n’est pas la virginité pour elle-même qui est honorée,
mais parce qu’elle est consacrée à Dieu, celle que la continence voue et
observe par dévotion.» Et plus loin : «Nous ne vantons pas chez les
vierges le fait qu’elles soient vierges, mais le fait qu’elles soient des
vierges consacrées à Dieu par une sainte continence.» Les autres actions
louables sont donc rendues encore bien plus louables par le fait qu’elles sont
consacrées à Dieu.
De même, tout
bien fini est meilleur lorsqu’on y ajoute un autre bien. Or, personne ne peut
douter que la promesse d’un bien soit un bien, car celui qui promet un bien à
quelqu’un paraît déjà lui accorder un bien. De là vient que ceux à qui un bien
est promis remercient. Or, le vœu est une promesse faite à Dieu, comme cela
ressort clairement de ce qui est dit en Qo 5, 3 : Si tu as
fait vœu de quelque chose à Dieu, ne tarde pas à l’accomplir, car une promesse
infidèle et insensée lui déplaît. Il est donc meilleur d’accomplir quelque
chose et d’en faire le vœu, que de simplement l’accomplir sans vœu.
De plus, plus l’on
donne à quelqu’un, plus l’on est en droit d’en attendre quelque chose. Or, celui
qui accomplit quelque chose sans vœu ne donne [à Dieu] que ce qu’il fait pour
l’amour qu’il a pour lui; mais celui qui, non seulement le fait, mais en fait
aussi le vœu, ne lui donne pas seulement ce qu’il fait, mais aussi le pouvoir
par lequel il le fait : en effet, il fait en sorte de ne pas pouvoir ne
pas faire ce qu’il pouvait légitimement ne pas faire auparavant. Celui qui
accomplit quelque chose par vœu a donc plus de mérite auprès de Dieu que celui
qui l’accomplit sans vœu.
De plus, le fait
d’être affermi dans le bien contribue au caractère louable d’une action bonne,
de la même manière que le fait pour la volonté d’être obstinée dans le mal
contribue à l’aggravation de la faute. Or, il est clair que celui qui fait un
vœu affermit sa volonté par rapport à ce dont il fait vœu; ainsi, lorsqu’il
accomplit ce dont il avait fait vœu, son action procède d’une volonté affermie.
De même donc que contribue à l’aggravation d’une faute le fait que quelqu’un
accomplisse le mal avec une ferme intention – c’est ce qu’on appelle pécher par
malice ‑, de même le fait que quelqu’un accomplisse une action bonne par
vœu contribue-t-il à l’accroissement de son mérite.
De même, plus un
acte procède d’une vertu plus élevée, plus il est louable, puisque toute la valeur
d’une action vient de la vertu. Or, il arrive parfois qu’un acte d’une vertu
inférieure soit commandé par une vertu supérieure, par exemple, lorsqu’il
accomplit un acte de justice qui vient de la charité. Il est donc bien meilleur
d’accomplir l’acte d’une vertu inférieure parce qu’une vertu supérieure
l’ordonne, comme est meilleur l’acte de justice qui est ordonné par la charité.
Or, il est clair que les actions bonnes particulières que nous accomplissons
relèvent de vertus inférieures, par exemple, jeûner pour l’abstinence,
s’abstenir pour la chasteté, et ainsi de suite pour les autres. Or, faire vœu
est au sens propre un acte de latrie[53],
dont personne ne doit douter qu’elle est supérieure à l’abstinence ou à la
chasteté, ou à n’importe quelle vertu de ce genre : en effet, il est plus
grand de rendre un culte à Dieu que de se bien comporter à l’égard du prochain
ou de soi-même. L’action d’abstinence ou de chasteté, ou de n’importe quelle
autre vertu inférieure à la latrie, est donc plus louable si elle est accomplie
par vœu.
Le pieux souci de
l’Église appuie aussi cela, elle qui invite des hommes à faire vœu et qui
accorde des indulgences et des privilèges à ceux qui ont fait vœu de partir
pour secourir la Terre sainte ou pour défendre l’Église autrement. Or, elle
n’inciterait pas à faire vœu s’il était meilleur d’accomplir [ces] œuvres
bonnes sans vœu. En effet, cela irait contre l’exhortation de l’Apôtre qui dit
en 1 Co 12, 31 : Recherchez les meilleurs dons. S’il
était donc meilleur d’accomplir des actions bonnes sans vœu, elle n’inviterait
pas à faire vœu, mais elle les empêcherait plutôt de faire vœu, soit en
l’interdisant, soit en en dissuadant. De même, puisque l’intention de l’Église
est de mener les hommes à un meilleur état, elle délierait tous ceux qui ont
fait des vœux afin que les actions bonnes soient ainsi plus louables. Il est
donc clair qu’une telle position est contraire à ce que l’Église observe et
pense communément. Elle doit donc être repoussée comme étant hérétique.
Aux objections
faites en faveur [de leur position], il est facile de répondre de plusieurs
façons. En effet, ce qu’ils disent en premier lieu, à savoir qu’une action
bonne accomplie par vœu est moins volontaire, n’est pas vrai de manière
universelle et dans tous les cas, car beaucoup accomplissent ce dont ils ont
fait vœu avec une volonté si empressée que, même s’ils n’en avaient pas fait
vœu, non seulement ils l’accompliraient, mais ils feraient vœu [de
l’accomplir].
Deuxièmement, en
supposant qu’une action bonne que quelqu’un accomplit par vœu ou par
obéissance, considérée de manière absolue, ne soit pas volontaire de sa part,
mais qu’il l’accomplisse seulement par l’obligation du vœu ou de l’obéissance à
laquelle il ne veut pas passer outre, même en faisant cela, il agit de manière
plus louable et méritoire que s’il l’accomplissait sans vœu d’une volonté
empressée. En effet, même s’il n’a pas une volonté empressée de l’accomplir,
par exemple, de jeûner, il a cependant la volonté empressée d’accomplir son vœu
ou d’être obéissant, ce qui est beaucoup plus louable et méritoire que jeûner.
Il a donc plus de mérite que celui qui jeûne de sa propre volonté. Et la
volonté d’accomplir un vœu ou d’obéir est estimée d’autant plus empressée que
ce que quelqu’un accomplit par obéissance ou par vœu répugne davantage à la volonté,
si on le considère en soi. Aussi Jérôme dit-il au moine Rusticus : «En
tout cela, mon discours a comme but de t’enseigner à ne pas t’abandonner à ta
volonté.» Et peu après : «Ne fais pas ce que tu veux, mange ce qu’on
t’ordonnera, n’aie en ta possession que ce que tu as reçu, porte les vêtements
qu’on te donne, acquitte-toi de ta ration par ton travail, sois soumis à qui tu
ne veux pas, approche-toi épuisé de ton grabat et dors en marchant, et
force-toi à te lever sans avoir achevé de dormir.»
Il est ainsi
clair qu’il appartient au mérite d’une action bonne que quelqu’un accomplisse
ou supporte ce qu’il ne voudrait pas à cause de Dieu, car la volonté se révèle
d’autant plus empressée à l’amour de Dieu, que nous accomplissons ou supportons
ce qui répugne à notre volonté à cause de lui. Aussi les martyrs sont-ils
l’objet du plus grand éloge, dans la mesure où ils en ont davantage supporté
pour l’amour de Dieu à l’encontre de la volonté humaine. Ainsi, en
2 M 6, 30, Éléazar disait-il pendant qu’il était torturé : Je
supporte d’horribles douleurs corporelles, mais je les supporte volontiers
parce que je te crains.
Troisièmement, à
supposer que quelqu’un ne garde même pas la volonté d’accomplir un vœu ou
d’obéir, il est clair que, Dieu étant le juge des cœurs, celui-là est considéré
aux yeux de Dieu comme ayant dérogé à son vœu ou à l’obéissance. Cependant,
s’il accomplit ce dont il a fait vœu ou ce qui lui est ordonné à cause de la
seule crainte ou honte humaines, cela ne lui est d’aucun mérite aux yeux de
Dieu, car il ne l’accomplit pas par volonté de plaire à Dieu, mais forcé par la
contrainte humaine. Toutefois, il n’a pas fait vœu en vain s’il l’a fait par
charité, car il a davantage mérité en faisant vœu qu’un autre simplement en
jeûnant, mérite qui lui est conservé s’il se repent de la prévarication de son
cœur.
Par cela, la
réponse aux autorités invoquées ressort aussi clairement : elles parlent
de la contrainte humaine, à savoir lorsque quelqu’un accomplit par honte ou
crainte humaines ce dont il a fait vœu ou serment. Mais elles ne parlent pas de
l’exigence qui vient de la fin de l’amour de Dieu, par exemple, lorsque
quelqu’un accomplit ou supporte ce qu’il ne ferait pas autrement afin
d’accomplir la volonté de Dieu. Et cela est clair selon les paroles de l’Apôtre
qui dit : Non d’une manière chagrine ou contrainte (2 Co 9, 7),
car la tristesse évoque une contrainte humaine, mais la nécessité de l’amour de
Dieu enlève la tristesse ou la diminue. Cela est clair aussi selon les paroles
de Prosper qui dit : «N’accomplissons pas une action volontaire sans
dévotion et malgré nous», car l’exigence qui vient de l’amour de Dieu ne
diminue pas la dévotion, mais l’augmente.
Qu’une telle
exigence soit louable et désirable, cela est clair d’après ce que dit Augustin
dans sa lettre à Armentarius et à Pauline : «Parce que tu as fait vœu, tu
t’es déjà lié; il ne t’est pas permis de faire autre chose. Avant d’avoir fait
vœu, il t’était permis d’être inférieur, bien qu’il ne faille pas louanger la
liberté par laquelle n’est pas dû ce qui est rendu avec profit. Mais
maintenant, parce que ton engagement t’oblige envers Dieu, je ne t’invite pas à
une grande justice», à savoir, à la continence dont il avait déjà fait vœu,
comme cela ressort de ce qui a été dit auparavant, «mais je te détourne d’une
grande injustice. Car, si tu ne l’accomplis pas, tu ne demeureras pas le même
que tu aurais été si tu n’en avais pas fait le vœu. Tu étais alors plus petit,
mais non pas pire; mais maintenant, ce qu’à Dieu ne plaise! si tu déroges au
serment fait à Dieu, tu seras d’autant plus misérable que tu seras bienheureux
en l’accomplissant. C’est pourquoi il ne faut pas que tu te repentes d’avoir
fait vœu; bien plus, réjouis-toi que ne te soit pas maintenant permis aussi
librement ce qui t’aurait été permis à ton détriment. Attaque donc avec
intrépidité, et accomplis par tes actes ce que tu as exprimé en paroles. Celui
qui réclame tes vœux viendra à ton aide. Heureuse exigence qui impose le
meilleur!»
Il ressort aussi clairement de ces paroles
que ce qu’ils disent est erroné, à savoir que quelqu’un n’est pas tenu
d’accomplir le vœu d’entrer en religion.
Après avoir
examiné ces choses au sujet de la perfection de la charité pour autant qu’elle
est en rapport avec l’amour de Dieu, il reste à examiner la perfection de la
charité pour autant qu’elle est en rapport avec l’amour du prochain.
Or, il faut
envisager plusieurs degrés de perfection à propos de l’amour du prochain, comme
c’est le cas pour l’amour de Dieu. En effet, il existe une perfection qui est
nécessaire au salut, qui tombe sous l’obligation du commandement. Mais il
existe en plus une perfection surabondante, qui relève d’un conseil.
La perfection de
l’amour du prochain nécessaire au salut doit être considérée selon la façon
même d’aimer qui nous est prescrite dans le commandement de l’amour du prochain,
lorsqu’il est dit : Tu aimeras ton prochain comme toi-même (Mt 19, 19
et 22, 39). En effet, parce que Dieu est le bien universel qui nous est
supérieur, il était nécessaire à la perfection de l’amour de Dieu que le cœur
de l’homme soit totalement tourné vers Dieu d’une certaine manière, comme cela
ressort clairement de ce qui précède[55].
Ainsi, le mode de l’amour de Dieu est exprimé de manière appropriée lorsqu’on
dit : Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur (Mt 22, 37).
Mais notre prochain n’est pas le bien universel qui nous est supérieur, mais un
bien particulier qui est situé au-dessous de nous. C’est pourquoi il n’est pas
précisé que le mode de l’amour du prochain soit de tout son cœur, mais comme
soi-même.
Or, trois choses
découlent de ce mode à propos de l’amour du prochain. Premièrement, il faut
qu’il s’agisse d’un véritable amour. En effet, puisqu’il semble faire partie de
la notion de dilection ou d’amour que quelqu’un veuille le bien de celui qu’il
aime, il est clair que le mouvement de l’amour ou de la dilection tend vers
deux choses : vers celui à qui quelqu’un veut du bien, et vers le bien
qu’il lui souhaite. Et bien qu’on dise que les deux choses sont aimées,
cependant est vraiment aimé celui à qui un bien est souhaité, mais on dit que
le bien que quelqu’un souhaite à un autre est aimé pour ainsi dire par
accident, pour autant qu’il est inclus comme par voie de conséquence dans
l’acte d’amour. Car il est inapproprié de dire qu’est aimé au sens propre et
véritable celui dont on souhaite la destruction. Or, il existe plusieurs biens
qui sont anéantis lorsque nous en faisons usage, comme le vin lorsqu’il est bu,
et le cheval lorsqu’il est exposé dans la bataille. Il est donc clair que,
lorsque nous désirons faire usage de certaines choses, à parler proprement et
véritablement, c’est nous-mêmes que nous aimons, et les autres choses, par
accident, et c’est presque par abus [de langage] qu’on dit qu’elles sont aimées
de nous. Or, il est clair que chacun s’aime ainsi naturellement en se
souhaitant des biens, par exemple, le bonheur, la vertu, la science, et ce qui
est nécessaire à sa subsistance; mais tout ce que quelqu’un aime pour son
propre usage, il ne l’aime pas vraiment, mais [il aime] plutôt lui-même.
Mais de même que
nous prenons d’autres choses pour notre usage, de même aussi en est-il des
hommes eux-mêmes. Si donc nous aimons nos proches uniquement dans la mesure où
ils peuvent être mis à notre usage, il est clair que nous ne les aimons pas
vraiment ni comme nous-mêmes. Et cela apparaît dans l’amitié utile et
délectable : en effet, celui qui en aime un autre parce qu’il lui est
utile ou agréable, s’avère s’aimer lui-même, lui qui cherche à tirer de l’autre
un bien utile ou agréable, à moins que l’on parle d’aimer le vin ou un cheval,
que nous n’aimons pas comme nous-mêmes en leur souhaitant des biens, mais
plutôt pour rechercher à notre avantage les biens qui s’y trouvent.
En premier lieu,
donc, par le fait qu’il est ordonné à l’homme d’aimer son prochain comme
lui-même, un amour vrai est indiqué, qui est nécessairement présent dans la
charité. En effet, la charité vient d’un cœur bon, d’une conscience pure et
d’une foi non feinte, comme le dit l’Apôtre en 1 Tm 1, 5.
C’est pourquoi, comme il le dit lui-même en 1 Co 13, 5, la
charité ne recherche pas son intérêt, mais elle souhaite des biens à ceux
qu’elle aime. Et il en donne l’exemple en lui-même lorsqu’il dit en
1 Co 10, 33 : Je ne recherche pas ce qui m’est utile,
mais [ce qui est utile] à beaucoup, afin qu’ils soient sauvés.
Deuxièmement, par
le mode qui est précisé, il nous est indiqué que l’amour du prochain doit être
juste et droit. Or, l’amour est juste et droit lorsqu’un bien supérieur est mis
au-dessus d’un bien inférieur. Or, il est clair que, parmi les biens humains,
le bien de l’âme occupe la place principale, et qu’après cela, vient le bien du
corps, et que le dernier bien consiste dans les choses extérieures. C’est
pourquoi nous constatons que cet ordre dans l’amour de soi est naturellement
inné chez l’homme, car il n’existe personne qui ne préférerait être privé d’un
œil corporel que de l’usage de sa raison, qui est l’œil de l’esprit. De plus,
afin de protéger et de conserver sa vie corporelle, l’homme distribue tous ses
biens extérieurs, selon ce que dit Job : Peau pour peau! Et tout ce que
l’homme possède, il le donnera pour son âme (Jb 2, 4).
Cet ordre naturel
de l’amour de soi fait défaut chez un petit nombre ou chez personne pour ce qui
est des biens naturels, dont nous avons donné un exemple. Mais il s’en trouve
certains qui, pour ce qui est des biens qui s’y ajoutent, bouleversent cet
ordre de l’amour, comme lorsque, pour le salut ou le plaisir du corps,
plusieurs rejettent le bien de la vertu ou de la science. Au surplus, dans la
recherche de biens extérieurs, ils exposent leur corps à des dangers et à des
fatigues immodérés. Leur amour n’est pas un amour droit. Bien plus, j’irais
plus loin en disant qu’ils se révèlent ne pas s’aimer eux-mêmes, car il semble
qu’existe au plus haut point ce qui est principal pour soi. Ainsi, nous disons
qu’une ville fait quelque chose lorsque les dirigeants de la ville le font. Or,
il est clair que ce qui est principal chez l’homme, c’est l’âme, et, parmi les
parties de l’âme, la raison ou l’intelligence. Il est donc clair que celui-là
ne s’aime pas lui-même qui méprise le bien de l’âme raisonnable, en s’attachant
aux biens du corps ou de l’âme sensible. C’est ainsi qu’il est dit dans le
psaume : Celui qui aime le mal hait sa propre âme (Ps 10, 6).
Ainsi donc, la
rectitude dans l’amour du prochain est établie lorsqu’il est ordonné à
quelqu’un d’aimer son prochain comme lui-même, à savoir de souhaiter des biens
à son prochain dans l’ordre où il doit se les souhaiter à lui-même :
principalement, les biens spirituels, ensuite les biens corporels, puis les
biens qui consistent dans les choses extérieures. Mais si quelqu’un souhaite
pour le prochain des biens extérieurs à l’encontre du salut de son corps, ou
des biens pour son corps à l’encontre du salut de son âme, il ne l’aime pas
comme lui-même.
Selon le
troisième mode mentionné, il est ordonné que l’amour du prochain soit saint. En
effet, on dit que quelque chose est saint parce que cela est ordonné à Dieu. Ainsi,
on dit que l’autel est saint parce qu’il est consacré à Dieu, et il en est
ainsi pour les autres choses de ce genre qui sont vouées au divin ministère.
Or, par le fait que quelqu’un en aime un autre comme lui-même, il se fait
qu’ils ont entre eux une certaine communion, car, pour autant que deux choses
sont unies, on considère qu’elles ne font qu’une, et ainsi l’une entretient
avec l’autre le même rapport qu’avec elle-même.
Or, il arrive que
deux hommes soient associés de plusieurs façons. En effet, ils sont associés
par une certaine association selon la génération charnelle, par exemple, dans
le cas de ceux qui sont issus des mêmes parents. D’autres sont associés par une
certaine association civile, par exemple, lorsqu’ils sont citoyens de la même
ville sous le même dirigeant et qu’ils sont gouvernés par les mêmes lois; et
selon la fonction et le métier de chacun, on trouve une certaine association ou
échange, comme ceux qui sont associés pour le commerce, pour faire campagne,
pour la pratique d’un métier, ou pour n’importe quelle chose de ce genre. Et
ces amours du prochain peuvent être honnêtes et droits, mais on ne dit pas pour
autant qu’ils sont saints, mais seulement lorsque l’amour du prochain est ordonné
à Dieu. En effet, de même que les hommes qui sont membres d’une seule ville
sont associés par le fait qu’ils sont soumis à un seul dirigeant par les lois
duquel ils sont gouvernés, de même tous les hommes, pour autant qu’ils tendent
à la béatitude, ont une certaine association générale par rapport à Dieu comme
dirigeant suprême de tous, comme source de la béatitude et comme législateur de
ce qui est juste.
Or, il faut
considérer que le bien commun doit être préféré au bien propre selon la raison
droite. De là vient que chaque partie est ordonnée au bien du tout selon un
certain instinct naturel. Le signe en est que l’on expose la main à un coup
pour protéger le cœur ou la tête, dont dépend la vie de tout l’homme. Mais dans
la communauté par laquelle tous les hommes sont associés dans la fin de la
béatitude, chaque homme est considéré comme une partie, car le bien commun du
tout est Dieu lui-même en qui consiste la béatitude. Ainsi donc, selon la
droite raison et l’instinct de la nature, chacun s’ordonne lui-même à Dieu
comme une partie est ordonnée au bien du tout, ce qui est perfectionné par la
charité par laquelle l’homme s’aime lui-même à cause de Dieu. Lorsque quelqu’un
aime son prochain à cause de Dieu, il l’aime donc comme lui-même et, de cette
manière, cet amour même devient saint. Il est ainsi dit en
1 Jn 4, 21 : Nous tenons de Dieu ce commandement, que
celui qui aime Dieu aime aussi son frère.
Quatrièmement,
nous apprenons par la manière d’aimer dont il a été question que l’amour du
prochain doit être efficace et actif. En effet, il est clair que chacun s’aime
non seulement en ce qu’il veut qu’un bien lui arrive ou qu’un mal soit écarté,
mais en ce qu’il cherche pour lui-même de toutes ses forces à se procurer des
biens et à repousser les maux. L’homme aime donc son prochain comme lui-même
non seulement lorsqu’il a envers son prochain des dispositions qui lui font
désirer pour lui des biens, mais aussi lorsqu’il en manifeste l’effet en
accomplissant des actes. Aussi est-il dit en 1 Jn 3, 18 : N’aimons
pas en paroles ni de langue, mais en actes et en vérité.
Après avoir
examiné ce par quoi l’amour du prochain est mis en œuvre selon la perfection
nécessaire au salut, il faut examiner ce qui concerne la perfection de l’amour
du prochain qui dépasse la perfection commune et relève d’un conseil. Or, cette
perfection est examinée sous trois aspects. Premièrement, selon son
étendue : en effet, lorsque l’amour s’étend à un plus grand nombre, il
semble que l’amour du prochain soit plus parfait.
Or, à l’intérieur
de cette étendue de l’amour, il se fait qu’un triple degré doit être envisagé.
Car il y en a certains qui aiment les autres hommes soit pour les bienfaits qui
leur sont accordés, soit en raison d’un lien de parenté naturelle ou civile. Ce
degré de l’amour est confiné à l’intérieur des frontières de l’amitié civile.
C’est ainsi que le Seigneur dit en Mt 5, 46‑47 : Si
vous aimez ceux qui vous aiment, quelle sera votre récompense? Les publicains
n’en font-ils pas autant? Et si vous saluez vos frères seulement, que
ferez-vous de plus? Est-ce que les païens ne le font pas?
Mais il y en a
d’autres qui étendent leur affection même à des gens de l’extérieur, dans la mesure
cependant où ne se trouve en eux rien qui s’oppose à eux. Et ce degré d’amour
est parfois confiné à l’intérieur des frontières de la nature; en effet, puisque
les hommes sont associés dans la nature de l’espèce, tout homme est
naturellement l’ami de tout homme. Et cela est clairement montré par le fait
qu’un homme en oriente un autre qui s’est égaré et le relève de sa chute, et
démontre d’autres effets semblables de l’amour. Mais parce qu’un homme s’aime
naturellement davantage qu’un autre, et que le fait d’aimer quelque chose et de
détester son contraire vient de la même racine, il en découle que l’amour des
ennemis n’est pas inclus dans les frontières de l’amour naturel.
Or, le troisième
degré de l’amour consiste en ce que l’amour du prochain s’étende aussi aux ennemis.
Le Seigneur enseigne ce degré de l’amour lorsqu’il dit en
Mt 5, 44 : Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous
haïssent. Et il indique que la perfection de l’amour consiste en cela. Il
conclut donc en ajoutant : Soyez donc parfaits comme votre Père céleste
est parfait (Mt 5, 48). Que cela dépasse la perfection commune,
Augustin le montre clairement dans l’Enchiridion, lorsqu’il dit que
«cela appartient aux parfaits fils de Dieu, qu’à cela tout fidèle doit
s’efforcer et que l’esprit humain doit conduire à cette disposition par la
prière et en luttant contre lui-même. Toutefois, cela n’est pas le bien d’un
aussi grand nombre que nous espérions être exaucés, puisqu’il est dit dans la
prière : Remets-nous nos dettes comme nous remettons à nos débiteurs.»
Cependant, il
faut ici considérer que, tout homme étant désigné par le mot «prochain», et que
lorsqu’il est dit : Tu aimeras ton prochain comme toi-même, aucune
exception n’est faite, il semble relever de l’obligation du commandement que
même les ennemis soient aimés.
Mais la réponse à
cela est facile, si on se rappelle ce qui a été dit plus haut à propos de la
perfection de l’amour de Dieu. En effet, on a dit plus haut que par : Tu
aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, on peut entendre ce qui
relève de l’obligation d’un commandement, ce qui relève de la perfection d’un
conseil et, au-delà, de la perfection de celui qui possède déjà la béatitude[57].
En effet, si on entend par : Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout
ton cœur, du fait que le cœur de l’homme soit porté en acte vers Dieu, cela
appartient à la perfection du bienheureux[58].
Mais si on l’entend du fait que le cœur de l’homme n’accepte rien qui soit
contraire à l’amour de Dieu, cela relève alors de l’obligation du commandement.
En revanche, que l’homme rejette ce dont il pourrait légitimement faire usage
afin d’être libre pour Dieu, cela relève de la perfection d’un conseil.
Ainsi donc, il
faut dire ici qu’il relève de l’obligation d’un commandement de ne pas exclure
l’ennemi de cette communauté dans l’amour, en vertu de laquelle quelqu’un est
tenu d’aimer ses proches, et de ne rien accueillir dans son cœur qui soit
contraire à cet amour. Mais le fait que l’esprit de l’homme soit porté en acte
à l’amour d’un ennemi, même lorsqu’il n’y a pas nécessité, relève de la
perfection d’un conseil. En effet, en cas de nécessité, nous sommes tenus
d’aimer les ennemis et de leur faire du bien même par un acte particulier, par
exemple, s’il mourait de faim ou s’il était dans une autre situation de ce
genre. En dehors de ces cas de nécessité, nous ne sommes pas tenus en vertu de
l’obligation d’un commandement de manifester aux ennemis une affection ou un
acte particuliers, puisque nous ne sommes pas même tenus par l’obligation d’un
commandement de le manifester à tous d’une manière particulière.
Or, cet amour des
ennemis découle directement du seul amour de Dieu. En effet, dans les autres amours,
un autre bien pousse à aimer, par exemple, un bienfait manifesté, la communion
de sang, l’unité d’une ville ou quelque chose de ce genre. Mais rien ne peut
pousser à aimer les ennemis si ce n’est Dieu seul, car ils sont aimés pour
autant qu’ils relèvent de Dieu, en tant qu’ils ont été créés à son image et
sont capables de lui[59].
Et parce que la charité place Dieu au-dessus de tous les autres biens, elle
n’estime pas comme un préjudice à un bien ce qu’elle supporte de la part des
ennemis, de sorte qu’elle les haïsse, mais elle considère plutôt le bien divin,
de sorte qu’elle les aime. Ainsi, plus vigoureuse est la charité dans l’homme,
plus il est facile à son esprit d’être fléchi pour aimer un ennemi.
En deuxième lieu[60],
la perfection de l’amour du prochain est examinée du point de vue de
l’intensité de l’amour. En effet, il est clair que plus quelque chose est aimé
intensément, plus il est facile de mépriser d’autres choses à cause de cela. On
peut donc examiner l’existence d’un amour parfait à partir de ce qu’un homme
méprise pour l’amour du prochain.
Or, on trouve
trois degrés de cette perfection. En effet, il y en a certains qui méprisent
les biens extérieurs pour l’amour du prochain lorsqu’ils les distribuent au
prochain d’une manière particulière, ou les donnent tous d’un seul coup pour
les besoins du prochain, ce que l’Apôtre semble aborder lorsqu’il dit en
1 Co 13, 3 : Si je donnais tout ce que je possède pour
nourrir les pauvres. Et il est dit en Ct 8, 7 : Si un
homme donne par amour tous les biens de sa maison, il les considérera comme
rien. C’est donc ce que le Seigneur semble inclure lorsqu’il donnait à
quelqu’un un conseil en vue de poursuivre la perfection, en
Mt 19, 21 : Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu
as, et donne-le aux pauvres. Puis viens et suis-moi! Il semble là ordonner
à deux choses l’abdication de tous les biens extérieurs, à savoir, à l’amour du
prochain, lorsqu’il dit : Donne-le aux pauvres, et à l’amour de
Dieu, lorsqu’il dit : Suis-moi.
Cela relève de la
même chose si quelqu’un ne refuse pas de subir un dommage dans les choses
extérieures pour l’amour de Dieu ou du prochain. C’est ainsi que l’Apôtre fait
l’éloge de certains, lorsqu’il dit en He 10, 34 : Vous avez
accepté avec joie la spoliation de vos biens. Et il est dit en
Pr 12, 26 : Celui-là est un juste qui néglige le dommage
encouru pour un ami.
Mais ceux qui ne
voient pas à subvenir au prochain qui est dans le besoin à même les biens
qu’ils possèdent n’atteignent pas ce degré d’amour. Ainsi est-il dit en
1 Jn 3, 17 : Celui qui possède des biens de ce monde,
voit son frère souffrant dans le besoin, et lui ferme son cœur, comment l’amour
de Dieu peut-il demeurer en lui?
Le deuxième degré
de l’amour consiste en ce que quelqu’un expose son corps à des fatigues par
amour du prochain. L’Apôtre en montre l’exemple en lui-même lorsqu’il dit en
2 Th 3, 8 : Dans le labeur et la fatigue, de nuit comme
de jour, pour n’être à la charge d’aucun de vous. Et cela revient au même
si quelqu’un ne refuse pas les tribulations et les persécutions par amour du
prochain. Ainsi l’Apôtre dit-il en 2 Co 1, 6 : [Que nous
soyons] dans la tribulation, pour vous exhorter et pour votre salut. Et il
dit en 2 Tm 2, 9‑10 : Je souffre jusqu’à porter
des chaînes comme un malfaiteur, mais la parole de Dieu n’est pas enchaînée.
C’est pourquoi j’endure tout pour les élus afin qu’eux obtiennent le salut.
Mais ceux qui ne
soustrairaient rien à leurs plaisirs ou ne supporteraient aucun inconvénient
pour l’amour des autres n’atteignent pas ce degré. Contre eux, il est dit en
Am 6, 4‑6 : Couchés sur des lits d’ivoire, vautrés sur
des divans, vous mangez des agneaux du troupeau et les veaux pris à l’étable.
Vous chantez au son de la harpe. Comme David, ils pensaient qu’ils inventaient
des instruments pour chanter, en buvant le vin dans de larges coupes, oints des
meilleures huiles. Mais ils ne s’affligeaient pas de la ruine de Joseph! Et
il est dit en Ez 13, 5 : Vous n’êtes pas montés de l’autre
côté et vous n’avez pas construit un mur pour la maison d’Israël, pour tenir
ferme dans le combat au jour du Seigneur.
Le troisième
degré de l’amour consiste en ce que quelqu’un expose sa vie pour ses frères.
Ainsi est-il dit en 1 Jn 3, 16 : En cela nous avons
connu l’amour de Dieu, qu’il a exposé sa vie pour nous. Nous aussi, nous devons
exposer notre vie pour nos frères. L’amour ne peut aller au-delà de ce
degré. En effet, le Seigneur dit en Jn 15, 13 : Personne n’a
de plus grand amour que d’exposer sa vie pour ses amis. Aussi la perfection
de l’amour fraternel consiste-t-elle en cela.
Or, deux choses
se rapportent à l’âme. L’une, selon laquelle elle est vivifiée par Dieu; sur ce
point, l’homme ne doit pas exposer sa vie pour ses frères. En effet, l’on aime
la vie de son âme dans la mesure où l’on aime Dieu. Or, chacun doit aimer Dieu
plus que le prochain. On ne doit donc pas mépriser la vie de son âme en péchant
afin de sauver le prochain.
Mais on peut
considérer dans l’âme l’autre aspect, selon lequel elle donne vie au corps et
elle est le principe de la vie humaine. Sous cet aspect, nous devons exposer notre
âme pour nos frères. En effet, nous devons aimer le prochain plus que nos
corps. Il est donc approprié d’exposer la vie de son corps pour le salut
spirituel du prochain et, en cas de nécessité, cela relève de l’obligation d’un
commandement, par exemple, si on voyait quelqu’un être séduit par des
infidèles, on devrait s’exposer au danger de mort pour le délivrer de cette
séduction. Mais que, en dehors de ces cas de nécessité, quelqu’un s’expose à
des dangers de mort pour le salut des autres, cela relève de la perfection de
la justice ou de la perfection d’un conseil. Nous pouvons en trouver l’exemple
chez l’Apôtre qui dit en 2 Co 12, 15 : Pour moi, je
dépenserai très volontiers et je me dépenserai moi-même pour vos âmes. La
Glose dit à cet endroit : «La charité parfaite consiste en ce que
quelqu’un soit même prêt à mourir pour ses frères.»
Or, la condition
d’esclavage a une certaine ressemblance avec la mort. Aussi est-elle appelée
une mort civile. En effet, la vie se manifeste surtout dans le fait que quelqu’un
se meut lui-même; ce qui ne peut être mû que par un autre semble être comme
mort. Or, il est clair que l’esclave n’est pas mû par lui-même, mais par le
commandement de son maître. Aussi, dans la mesure où quelqu’un est soumis à
l’esclavage, il a une certaine ressemblance avec la mort. En conséquence, il
semble relever de la même perfection de l’amour que quelqu’un se soumette à
l’esclavage par amour du prochain, et qu’il s’expose au danger de mort, bien
que cela semble plus parfait parce que les hommes fuient naturellement davantage
la mort que l’esclavage.
Troisièmement[62],
la perfection de l’amour fraternel est examinée du point de vue de son
effet : en effet, plus sont grands les biens que nous dépensons pour le
prochain, plus l’amour en semble parfait. Or, il faut examiner à ce propos
trois degrés.
En effet, il y en
a certains qui vont au-devant du prochain avec des biens corporels, par exemple,
en habillant ceux qui sont nus, en nourrissant les affamés, en prenant soin des
malades et en accomplissant d’autres choses de ce genre, que le Seigneur estime
lui être rendues à lui-même, comme cela ressort clairement de
Mt 25, 40.
Mais il y en a
certains qui dispensent des biens spirituels, qui ne dépassent toutefois pas la
condition humaine, comme celui qui enseigne à l’ignorant, donne des conseils en
cas de doute et ramène celui qui erre. Jb 4, 3 en fait l’éloge :
Voici que tu as enseigné à un grand nombre, que tu as renforcé les mains
fatiguées, que tes paroles ont affermi ceux qui hésitaient et que tu as soutenu
les genoux qui tremblaient.
Mais il y en a
d’autres qui dispensent au prochain des biens spirituels et divins qui dépassent
la nature et la raison, à savoir, l’enseignement des réalités divines,
l’accompagnement vers Dieu et la distribution des sacrements spirituels.
L’Apôtre fait mention de ces dons en Ga 3, 5, lorsqu’il dit : Lui
qui vous prodigue l’Esprit et réalise en vous des vertus; et en
1 Th 2, 13 : Lorsque vous avez accueilli la parole de
Dieu que nous vous faisions entendre, vous l’avez accueillie, non comme une
parole d’hommes, mais comme ce qu’elle est vraiment, la parole de Dieu; et
en 2 Co 11, 2 : Car je vous ai fiancés à un époux
unique, comme une vierge pure à présenter au Christ, et il ajoute plus
loin : Car si quelqu’un vient prêcher un autre Christ que celui que
nous avons prêché, ou un autre Esprit que celui que vous avez reçu, ou un autre
évangile que vous n’avez pas reçu, vous le supportez fort bien (2 Co 11,
4‑6).
Or, la
distribution de tous ces biens relève d’une perfection singulière de l’amour fraternel,
car, par ces biens, l’homme est uni à la fin ultime en laquelle consiste la
perfection la plus élevée de l’homme. Aussi, pour montrer cette perfection,
est-il dit en Jb 37, 16 : As-tu connu les sentiers des
nuages, les sciences grandes et parfaites? Or, selon Grégoire, les nuages
signifient les prédicateurs : «Ces nuages ont des sentiers très subtils, à
savoir, les chemins de la saine prédication», «et des sciences parfaites, alors
qu’ils savent qu’elles ne viennent pas de leurs propres mérites», car ce qu’ils
distribuent au prochain a une existence qui les dépasse.
Mais on ajoute à
cette perfection si ces biens spirituels ne sont pas donnés à un ou deux
seulement, mais à toute une multitude, car, même selon les philosophes, le bien
d’une nation est plus parfait et plus divin que le bien d’un seul. Aussi
l’Apôtre dit-il en Ep 4, 11 : [C’est lui qui a donné] à
d’autres encore d’être pasteurs et docteurs en vue de la perfection des saints
par l’œuvre du ministère, en vue de l’édification du corps du Christ, c’est-à-dire
de toute l’Église. Et il dit en 1 Co 14, 12 : Puisque
vous aspirez aux dons spirituels, cherchez à les avoir en abondance pour
l’édification de l’Église.
Or, il faut
observer que, ainsi que nous l’avons dit plus haut[64],
la perfection ne consiste pas seulement à accomplir une action parfaite, mais
aussi à faire vœu d’une action parfaite : en effet, le conseil porte sur
les deux choses, comme on l’a vu auparavant. Celui-là donc qui accomplit une action
parfaite par vœu atteint donc une double perfection, comme celui qui garde la
continence possède une perfection, mais celui qui s’oblige par vœu à garder la
continence et la garde possède à la fois la perfection de la continence et
celle du vœu.
Or, la perfection
qui vient du vœu change la condition et l’état, à la manière dont on dit que la
liberté et l’esclavage sont des conditions ou des états différents. En effet,
c’est ainsi que le mot «état» est entendu dans le Décret, II, q. 6, c.
40, où le pape Adrien dit : «Si on a soulevé une question au cours d’un
procès pour crime capital ou en raison de l’état, [la cause] ne doit pas être
menée par des enquêteurs, mais par eux-mêmes.» Car, lorsque quelqu’un fait vœu
d’observer la continence, il s’enlève la liberté de prendre une épouse; mais
celui qui est continent sans en faire le vœu n’est pas privé d’une telle
liberté. Son état n’est donc en rien changé, comme l’est celui de qui a fait
vœu. En effet, pour les hommes, si quelqu’un en sert un autre, il ne change pas
pour autant sa condition; mais s’il s’oblige à le servir, il passe ainsi à une
autre condition.
Mais il faut
observer que quelqu’un peut s’enlever la liberté soit d’une manière absolue,
soit d’une manière relative. En effet, si quelqu’un s’oblige envers Dieu ou un
homme à faire quelque chose de particulier et pour une certaine durée, il ne
perd pas sa liberté de manière absolue, mais seulement selon ce à quoi il s’est
obligé. Mais s’il se met totalement au service d’un autre, de telle sorte qu’il
ne conserve en rien sa liberté, il a changé sa condition de manière absolue en
devenant tout simplement un esclave.
Lorsque quelqu’un
fait à Dieu vœu de quelque chose de particulier, par exemple, de faire un
pèlerinage, un jeûne ou quelque chose du genre, il n’a pas ainsi changé de manière
absolue sa condition ou son état, mais d’une manière relative seulement. Mais
s’il s’est obligé envers Dieu par vœu à le servir par les œuvres de la
perfection pendant toute sa vie, il a pris de manière absolue la condition ou
l’état de perfection.
Mais il arrive
que certains accomplissent les œuvres de la perfection sans faire vœu, mais que
d’autres, qui s’obligent par vœu aux œuvres de perfection pendant toute leur
vie, ne les accomplissent cependant pas. Il est donc clair que certains sont
parfaits, alors qu’ils n’ont pas l’état de perfection, mais que d’autres ont
l’état de perfection, qui ne sont cependant pas parfaits.
Par ce qui a été
dit auparavant, il ressort clairement à qui il appartient d’être dans un état
de perfection.
En effet, on a
dit plus haut[66]
qu’on avance vers la perfection de l’amour de Dieu par trois chemins : le
renoncement aux biens extérieurs, l’abandon d’une épouse et des autres parentés
charnelles, et le renoncement à soi-même, soit par la mort endurée pour le
Christ, soit parce qu’on renonce à sa propre volonté. Ceux-là donc qui
s’obligent envers Dieu à accomplir pendant toute leur vie les œuvres de la perfection,
il est clair qu’ils assument un état de perfection. Et parce qu’en toute vie
religieuse, on fait vœu de ces trois choses, il est clair que toute vie
religieuse est un état de perfection.
De plus, on a
montré que trois choses se rapportent à la perfection de l’amour fraternel :
que les ennemis soient aimés et qu’on leur rende service; que l’on expose sa
propre vie pour ses frères, soit en l’exposant aux dangers de mort, soit en ordonnant
toute sa vie au bien du prochain; et que des biens spirituels soient distribués
au prochain. Or, il est clair que les évêques sont tenus à ces trois choses.
En effet,
puisqu’ils ont reçu la charge de l’Église universelle, à l’intérieur de
laquelle s’en trouvent la plupart du temps certains qui leur obéissent, et d’autres
qui blasphèment contre eux ou les persécutent, il est nécessaire qu’ils
remboursent leurs ennemis et ceux qui les persécutent par l’amour et la
bienfaisance. L’exemple en est donné par les apôtres, dont les évêques sont les
successeurs : alors qu’ils vivaient au milieu de ceux qui les persécutaient,
ils s’occupaient de leur salut. Aussi le Seigneur leur enjoint-il en
Mt 10, 16 : Voici que je vous envoie comme des brebis au
milieu des loups, à savoir que, recevant d’eux de multiples morsures, non
seulement ils n’en soient pas anéantis, mais les convertissent. Et Augustin
dit, dans le livre Sur le sermon du Seigneur sur la montagne, en
expliquant ce qu’on trouve en Mt 5, 39 : Si quelqu'un te
frappe sur la joue droite, présente-lui l’autre : «Il relève de
la miséricorde qu’ils éprouvent cela surtout pour ceux qu’ils aiment beaucoup
et servent, pour les enfants ou les hystériques, de la part de qui ils en
endurent souvent beaucoup; et si leur salut l’exige, ils se prêtent à en
endurer encore davantage. Le Seigneur enseigne donc que le médecin des âmes,
comme ses disciples, supportent avec une âme égale les faiblesses de ceux dont
ils veulent s’occuper du salut, car toute méchanceté vient de la faiblesse de
l’âme : en effet, rien n’est plus innocent que celui qui a une vertu parfaite.»
De là vient que l’Apôtre dit en 1 Co 4, 12‑13 : On
nous maudit, mais nous bénissons; on nous persécute, mais nous l’endurons; on
nous calomnie, mais nous consolons.
Les évêques sont
aussi obligés d’exposer leur vie pour le salut de leurs sujets. En effet, le
Seigneur dit en Jn 10, 11 : Je suis le bon pasteur. Or, le
bon pasteur expose sa vie pour ses brebis. En expliquant cela, Grégoire
dit : «Vous avez entendu, frères très chers, l’enseignement qui vous a été
donné et le danger où nous sommes.» Et il dit plus loin : «Le chemin que
nous devons suivre nous a été montré par le mépris de la mort : d’abord,
nous devons distribuer par miséricorde nos biens extérieurs aux brebis; à la
fin, si cela est nécessaire, nous devons leur assurer aussi le service de notre
mort.» Et il ajoute ensuite : «Le loup s’en prend aux brebis chaque fois
qu’un injuste ou un ravisseur opprime des fidèles et des petits; mais celui qui
semblait être un pasteur mais ne l’était pas, abandonne les brebis et s’enfuit,
car parce qu’il a craint un danger pour lui-même, il n’a pas osé résister à
l’injustice [du loup].» Il ressort de ces paroles qu’il appartient
nécessairement à la fonction pastorale de ne pas fuir le danger de mort pour le
salut du troupeau qui lui a été confié. En vertu de la fonction confiée, elle
est donc obligée à cette perfection de l’amour qui fait exposer sa vie pour ses
frères.
De la même façon,
le pontife est obligé par sa fonction d’administrer les biens spirituels au prochain,
en tant que médiateur entre Dieu et les hommes, en tenant la place de celui qui
est le médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus, le Christ, comme il
est dit en 1 Tm 2, 5. En tant que sa figure, Moïse disait en
Dt 5, 5 : Et moi, je me tenais comme médiateur entre le Seigneur
et vous en ce temps-là. Il offre donc à Dieu les prières et les sacrifices
au nom du peuple, car, ainsi qu’il est dit en He 5, 1 : Tout
grand prêtre, pris d’entre les hommes, est établi pour intervenir en faveur des
hommes dans leurs relations avec Dieu, afin d’offrir dons et sacrifices pour
les péchés. Mais il occupe aussi la place de Dieu par rapport au peuple,
alors qu’il dispense au peuple, pour ainsi dire à la place de Dieu, jugements,
enseignements, exemples et sacrements. Aussi l’Apôtre dit-il en
2 Co 2, 10 : Ce que j’ai donné, si j’ai donné quelque
chose, c’est pour vous en la personne du Christ. Et, dans la même lettre,
il dit : Est-ce que vous cherchez une preuve de celui qui parle par
moi, le Christ? Et en 1 Co 9, 11 : Si nous avons
semé pour vous des biens spirituels, ce n’est rien d’extraordinaire que nous
récoltions vos biens temporels.
Or, les évêques
s’obligent à cette perfection lors de leur ordination, comme les religieux lors
de leur profession. Aussi l’Apôtre dit-il en 1 Tm 6, 12 : Mène
le bon combat de la foi, conquiers la vie éternelle à laquelle tu as été appelé
et en vue de laquelle tu as fait ta belle profession en présence de nombreux
témoins, c’est-à-dire lors de ton ordination, comme l’explique la Glose au
même endroit. Ainsi, les évêques ont-il l’état de perfection, comme les
religieux.
Or, de même que
pour les contrats humains certaines solennités ont lieu, selon le droit humain,
afin que le contrat soit plus solide, de même l’état pontifical est-il assumé
avec une certaine solennité et bénédiction, et la profession de la vie
religieuse aussi est-elle célébrée. Ainsi Denys dit-il dans la Hiérarchie
ecclésiastique, VI, en
parlant des moines : «Pour cette raison, la sainte législation leur donne
une grâce de perfectionnement, en leur accordant aussi une sainte invocation.»
Mais il pourrait
sembler à quelqu’un de moins circonspect que l’état de perfection de la vie religieuse
est plus élevé que l’état de perfection pontifical, comme l’amour de Dieu, à la
perfection duquel est ordonné l’état religieux l’emporte sur l’amour du prochain,
à la perfection duquel est ordonné l’état pontifical, et comme la vie active, à
laquelle sont voués les pontifes, est inférieure à la vie contemplative, à
laquelle semble être ordonné l’état religieux. En effet, Denys dit dans la Hiérarchie
ecclésiastique, VI, que
«certains appellent [les religieux] serviteurs, mais d’autres, moines, en
raison d’un service pur et d’une consécration à Dieu, et d’une vie indivisible
et singulière qui les unit aux réalités saintes dans le déploiement des
réalités indivisibles», c’est-à-dire dans la contemplation, «en vue d’une unité
déiforme et de la perfection de Dieu, qui est objet d’amour.»
Il peut aussi
sembler à certains que l’état du prélat n’est pas parfait parce qu’il lui est
permis de posséder des richesses, alors que le Seigneur dit en
Mt 19, 21 : Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu
possèdes, et donne-le aux pauvres.
Mais ce qui est
ainsi dit est contraire à la vérité. En effet, Denys dit, dans la Hiérarchie
ecclésiastique, V, que
l’ordre des évêques donne la perfection; et, en VI, il dit que l’ordre des
moines est l’ordre de ceux qui sont rendus parfaits. Or, il est clair qu’une
plus grande perfection est requise pour que quelqu’un dispense la perfection à
d’autres, que pour que quelqu’un soit rendu parfait en lui-même, comme il est
plus grand de pouvoir réchauffer que d’être réchauffé, et comme toute cause est
plus puissante que son effet. Il reste donc que l’état épiscopal est plus
parfait que l’état de n’importe quelle forme de vie religieuse.
Or, la même chose
apparaît si quelqu’un observe ce à quoi les deux sont obligés. En effet, les
religieux sont obligés d’abandonner leurs biens temporels, de garder la chasteté
et de vivre selon l’obéissance. Mais c’est bien davantage et bien plus
difficile d’exposer sa vie pour le salut des autres, ce à quoi les évêques sont
obligés, comme on l’a dit. Il est donc clair que l’obligation des évêques est
plus lourde que celle de la vie religieuse.
De plus, les
évêques semblent être obligés à cela même à quoi les religieux sont obligés. En
effet, en cas de nécessité, les évêques sont tenus de donner à leurs sujets les
biens temporels qu’ils possèdent, car ils doivent les paître non seulement par
la parole et par l’exemple, mais aussi par une aide temporelle. Ainsi, en
Jn 21, 15‑17, le Seigneur dit par trois fois à Pierre de paître
son troupeau. En se le rappelant, lui-même exhorte les autres à ce à quoi il a
été exhorté, en disant en 1 P 5, 2 : Paissez le troupeau
du Seigneur qui vous a été confié. Et Grégoire dit, dans l’autorité
invoquée plus haut, en parlant au nom des évêques : «Nous devons dispenser
avec miséricorde à ses brebis nos biens extérieurs.» Et il ajoute plus
loin : «Celui qui ne donne pas ses biens pour ses brebis, quand
donnera-t-il sa vie pour elles?»
Les évêques
eux-mêmes sont aussi obligés à la chasteté; alors qu’ils doivent purifier les
autres, il convient qu’eux-mêmes surtout soient purs. Ainsi Denys dit-il dans
la Hiérarchie céleste, III,
que «les ordres qui purifient doivent transmettre aux autres quelque chose de
leur chasteté à partir de l’abondance de leur purification».
Et surtout, les
religieux se soumettent à un seul supérieur par le vœu d’obéissance; mais
l’évêque s’est fait le serviteur de tous ceux dont il a accepté la charge,
alors qu’il est tenu de ne pas rechercher ce qui est sien, mais ce qui
appartient à un grand nombre en vue de les sauver, comme l’Apôtre le dit en
1 Co 10, 33. Aussi dit-il de lui-même au chapitre 9 de la même
lettre : Alors que j’étais libre à l’endroit de tous, je me suis fait
le serviteur de tous (1 Co 9, 19). Et en
2 Co 4, 5 : Car nous ne prêchons pas nous-mêmes, mais le
Christ Jésus, notre Seigneur; mais nous sommes vos serviteurs en Jésus. Aussi
la coutume veut-elle que le Souverain Pontife s’appelle le serviteur des
serviteurs de Dieu. Il est ainsi clair que l’état épiscopal est plus parfait
que l’état de la vie religieuse.
De plus, Denys
dit dans la Hiérarchie ecclésiastique, VI, que l’état des moines «ne conduit pas les autres, mais s’en
tient à lui-même dans une stabilité unique et sainte». Mais il appartient aux
évêques, par l’obligation d’un vœu, de conduire les autres à Dieu. Or, Grégoire
dit, dans son commentaire d’Ézéchiel, qu’il n’est rien de plus agréable à Dieu
que la recherche empressée des âmes. L’ordre des évêques est donc le plus
parfait.
Cela est aussi
montré par la coutume de l’Église, en vertu de laquelle les religieux sont
choisis pour accéder à l’ordre de l’épiscopat, après avoir été déliés de
l’obéissance à leurs supérieurs. Or, cela ne serait pas permis si l’état
épiscopal n’était pas plus parfait. En effet, l’Église de Dieu suit la position
de Paul, qui dit en 1 Co 12, 31 : Recherchez les dons
les meilleurs.
Mais il n’est pas
difficile de résoudre les objections en sens contraire. En effet, la perfection
de l’amour du prochain, comme on l’a dit, découle de la perfection de l’amour
de Dieu. Or, celle-ci l’emporte tellement dans le cœur de certains, qu’ils
veulent non seulement jouir de Dieu et le servir, mais aussi [servir] le
prochain à cause de Dieu. Ainsi l’Apôtre dit-il en 2 Co 5, 13‑14 :
Si nous avons été hors de sens, en nous mettant à votre portée, pour
vous, c’est-à-dire pour votre bien, car l’amour du Christ nous pousse, à
tout faire pour vous, comme l’explique la Glose. Or, il est clair que le signe
d’un plus grand amour est qu’un homme en serve un autre à cause d’un ami,
plutôt que de ne vouloir servir que son ami seulement.
Ce qui est dit
aussi de la perfection de la vie contemplative est hors de propos. En effet,
puisque l’évêque est établi comme médiateur entre Dieu et les hommes, il lui
faut exceller tant par l’action, pour autant qu’il est établi comme serviteur
des hommes, que l’emporter par la contemplation afin de tirer de Dieu ce qu’il
transmet aux hommes. Aussi Grégoire dit-il dans le Pastoral : «Que
le dirigeant l’emporte par l’action et soit attaché à la contemplation plus que
tous : qu’il se montre dirigeant pour les réalités intérieures, sans
diminuer le soin qu’il apporte aux occupations extérieures, et qu’il s’occupe
des réalités extérieures, sans cesser de s’occuper des réalités intérieures.»
Mais même s’ils
encourent un préjudice quant à la douceur de la contemplation en raison de
l’occupation extérieure par laquelle ils servent le prochain, cela même témoigne
de la perfection de l’amour de Dieu. En effet, celui-là montre qu’il aime
davantage quelqu’un, qui, occupé à son service, souhaite, parce qu’il l’aime,
être privé pendant un certain temps de la joie de sa présence, plutôt que de
vouloir toujours jouir de sa présence. Aussi l’Apôtre ajoute-t-il, peu après
avoir dit aux Romains que ni la mort, ni la vie ne le sépareront de la charité
du Christ : Je souhaite être moi-même éloigné du Christ pour mes
frères (Rm 8, 38‑39). En l’expliquant, Chrysostome
dit, dans le livre Sur la componction du cœur : «L’amour du Christ
a tellement envahi son esprit que ce qu’il aimait plus que tout, être avec le
Christ, il le mépriserait si cela plaisait au Christ.»
À la troisième
objection, il y a une double réponse. Premièrement, les richesses de l’Église que
possèdent les évêques, ils ne les possèdent pas comme si elles leur appartenaient,
mais ils les administrent comme des [richesses] communes, ce qui ne s’écarte
pas de la perfection évangélique. Ainsi Prosper dit-il – on trouve cela dans le
Décret, XII, q. 1,
c. 13 : «Posséder des biens d’Église et mépriser ses propres biens
par amour de la perfection sont compatibles.» Et par la suite, après avoir
invoqué l’exemple de Paulin, il ajoute : «En agissant ainsi, il montre
qu’il faut mépriser ses biens propres en vue de la perfection, et posséder sans
empêchement les biens d’Église, qui sont communs.»
À ce propos,
cependant, il faut observer que si les biens d’Église sont possédés par
quelqu’un de manière à ce qu’il n’en retire pas un profit, mais les dispense seulement,
cela ne s’écarte pas de la perfection. Autrement, les abbés et les supérieurs
des monastères s’écarteraient de la perfection de la vie religieuse en agissant
contre le vœu de pauvreté, ce qui est tout à fait absurde. Mais si quelqu’un
n’est pas seulement le dispensateur des revenus, mais en devient le maître en
en tirant un revenu, il est clair qu’il possède quelque chose en propre. Et
ainsi, il s’écarte de la perfection de ceux qui vivent sans biens propres en
renonçant à tout.
Mais parce que les
évêques peuvent non seulement posséder des biens d’Église, mais aussi des biens
patrimoniaux, dont il leur est aussi permis de faire un testament, il semble
qu’ils s’écartent de la perfection à laquelle le Seigneur a invité en
Mt 19, 21 : Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu
as, et donne-le aux pauvres.
Toutefois, cette
question se résout facilement si on se rappelle ce qui a été dit plus haut. En
effet, on a dit auparavant que l’abdication de ses propres richesses n’est pas
la perfection, mais un instrument de la perfection. Or, il est possible que
quelqu’un acquière la perfection sans rejeter effectivement ses propres
richesses. Cela peut être éclairé de cette manière.
Lorsque le
Seigneur, en transmettant son enseignement sur la perfection, dit en
Mt 5, 39‑41 : Si quelqu’un t’a frappé à la joue droite,
présente-lui l’autre; et celui qui veut te faire un procès et te prendre ta
tunique, donne-lui aussi ton manteau; et quiconque t’aura obligé à faire mille
pas, fais-en encore deux mille avec lui, les parfaits ne l’accomplissent
pas toujours en acte; autrement, le Seigneur aura manqué à cette perfection,
car après avoir reçu un soufflet, il n’a pas présenté l’autre joue, mais il a
dit : Si j’ai mal parlé, présente un témoignage de ce que j’ai dit de
mal; mais si j’ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu? comme il est dit en
Jn 18, 23. Et Paul non plus, lorsqu’on le frappa, n’a pas présenté la
joue, mais, comme on le dit en Ac 23, 3, il dit : Dieu te
frappera, muraille blanchie!
Il n’appartient
donc pas à la perfection que ces actes soient accomplis, mais il faut les
entendre selon la préparation de l’âme, comme Augustin le dit dans le livre Sur
le discours du Seigneur sur la montagne. En effet, la perfection de l’homme
consiste en ce que l’homme ait l’âme prête à accomplir cela chaque fois que ce
sera nécessaire. De même, on lit dans le Décret, XLI, c. 4 : «Lorsque le Seigneur dit dans
l’évangile : Ses fils ont rendu justice à la sagesse (Mt 11, 19),
il montre que les fils de la justice comprennent que la justice ne consiste pas
dans le fait de s’abstenir ou de manger, mais dans le fait de supporter la privation
avec égalité d’âme.» Aussi l’Apôtre dit-il : Je sais être dans
l’abondance comme je sais être dans la privation (Ph 4, 12).
Or, les religieux
parviennent à cette égalité d’âme dans la tolérance de la privation en
s’exerçant à ne rien posséder. Mais les évêques peuvent y parvenir en
s’exerçant au soin de l’Église et à l’amour fraternel, motif pour lequel ils
doivent non seulement exposer leurs propres richesses ou être prêts à les
mépriser pour le salut du prochain, lorsque cela est opportun, mais aussi leur
propre corps, comme on l’a dit plus haut. Aussi Chrysostome dit-il dans son Dialogue :
«Le combat des moines est assurément grand», et il ajoute plus loin : «Là,
dans l’état monastique, le jeûne est dur, ainsi que les veilles et les autres
choses qui contribuent à l’affliction du corps; mais ici, dans l’état du
pontife, tout le soin est donné au salut de l’âme.» Et plus loin, il donne un
exemple : «Ceux qui pratiquent un art mécanique réalisent des choses
étonnantes en utilisant plusieurs instruments; mais le philosophe, n’ayant
aucun besoin de ceux-ci, déploie tout son art dans les seules œuvres de
l’esprit.»
Mais il pourrait
sembler à quelqu’un que les évêques sont obligés de posséder la perfection qui
consiste à rejeter les richesses, non seulement par la préparation de l’âme,
mais aussi par la mise en œuvre effective. En effet, comme il est dit en
Mt 10, 9‑10, le Seigneur a ordonné aux apôtres : Ne
possédez ni or ni argent, ni monnaie dans vos ceintures; ni besace, ni deux
tuniques, ni chaussures de rechange, ni bâton. Or, les évêques sont les
successeurs des apôtres. Ils sont donc obligés par ces commandements adressés
aux apôtres.
Mais il est clair
que la conclusion qu’on tire est fausse. En effet, il y a eu beaucoup d’évêques
dans l’Église dont on ne peut douter de la sainteté, et qui n’ont pas observé
cela, tels Athanase, Hilaire et de nombreux autres. Mais comme le dit Augustin
dans le livre Contre le mensonge, «il ne faut pas seulement retenir les
commandements de Dieu, mais aussi la vie et le comportement des justes. Ainsi,
nous trouvons dans les actes des saints comment il faut comprendre beaucoup de
choses que nous ne pouvons pas comprendre dans les paroles». La raison en est
que le même Esprit Saint qui parle dans les Écritures pousse les saints à agir,
conformément à Rm 8, 14 : Ceux qui sont poussés par l’Esprit
Saint, ceux-là sont fils de Dieu. C’est pourquoi il ne faut pas croire que
ce qui est généralement accompli par les saints va à l’encontre d’un
commandement divin. Comme il est dit à cet endroit, et aussi dans le livre Sur
l’accord des évangélistes, la raison pour laquelle le Seigneur a dit aux
apôtres de ne rien posséder et de ne rien emporter avec eux sur la route, il en
a suffisamment donné le sens lorsqu’il ajoute : L’ouvrier mérite son
salaire (Lc 10, 7). Il montre là assez clairement que cela est
permis, et non ordonné. Ainsi, celui qui ne veut pas recourir à la permission
de recevoir des autres ce qu’il lui faut pour vivre, mais apporte ce qui lui
appartient pour sa subsistance, n’agit pas contre le commandement du Seigneur.
En effet, c’est une chose de ne pas recourir à une permission, ce que Paul a
fait; c’en est une autre d’agir à l’encontre d’un commandement.
Il y a aussi une
autre réponse : elle consiste à comprendre que le Seigneur a ordonné cela
lors de la première mission par laquelle ils étaient envoyés prêcher aux Juifs,
chez qui c’était la coutume que les docteurs vivent des contributions de ceux à
qui ils enseignaient. En effet, comme le dit Chrysostome, le Seigneur a voulu
en premier lieu que les disciples ne soient pas suspects, comme s’ils
prêchaient en vue d’une quête; deuxièmement, [il a voulu] qu’ils soient libérés
de préoccupations; troisièmement, [il a voulu] qu’ils fassent l’expérience de
sa puissance, lui qui pouvait pourvoir à leurs besoins sans faire appel aux
choses de ce genre. Mais, par la suite, alors que la passion était imminente et
qu’ils avaient déjà été envoyés vers les païens, il leur ordonna autre chose,
comme on le lit en Lc 22, 35. En effet, il leur demanda : Lorsque
je vous ai envoyés sans bourse ni besace, est-ce que quelque chose vous a
manqué? Lorsqu’ils eurent dit : Rien, il ajoute : Mais
maintenant, que celui qui a une bourse prenne aussi une besace. Ainsi donc,
les évêques, qui sont les successeurs des apôtres, ne sont pas tenus de ne rien
posséder, ni de ne rien apporter avec eux sur la route.
Mais, puisque
l’Apôtre dit en 1 Co 12, 31 : Recherchez les dons les
meilleurs, si l’état pontifical est meilleur que l’état de la vie
religieuse, on devrait davantage rechercher l’état pontifical que d’entrer dans
l’état de la vie religieuse.
Mais, si l’on
observe avec soin, on trouve facilement la raison évidente pour laquelle l’état
de la vie religieuse est désirée de façon méritoire, alors que l’état pontifical
n’est pas désiré sans le vice d’ambition. En effet, celui qui adopte l’état de
la vie religieuse en renonçant à lui-même et à ses biens, se soumet à d’autres
pour le Christ; mais celui qui est promu à l’état pontifical reçoit un honneur
élevé pour ce qui relève du Christ, ce qu’il semble présomptueux de désirer,
puisqu’un honneur et un pouvoir plus grands ne sont dus qu’aux meilleurs. Aussi
Augustin dit-il dans La cité de Dieu : «L’Apôtre a
voulu expliquer ce qu’est l’épiscopat, car c’est un mot qui désigne une tâche,
et non un honneur. Il s’agit d’un mot traduit à partir du grec, signifiant que
celui qui est placé au-dessus surveille ceux au-dessus de qui il est placé, en
prenant soin d’eux : scopos indique l’intention. Donc, si l’on
veut, on peut traduire en latin episcopein par superintendere, en
comprenant que n’est pas évêque celui qui aime être au-dessus des autres, sans
être à leur service[70].
Aussi n’est-il interdit à personne de s’appliquer à connaître la vérité, ce qui
relève d’un loisir louable; mais il est inconvenant de désirer un poste supérieur,
sans lequel le peuple ne peut être dirigé, même s’il est occupé et exercé comme
il le faut. Pour cette raison, l’amour ardent de la vérité recherche un saint
loisir, mais l’exigence de la charité accepte une occupation juste. Si personne
n’impose ce fardeau, il faut plutôt s’adonner à rechercher et à contempler la
vérité. Mais s’il est imposé, il doit être accepté selon que l’exige la charité.»
Chrysostome
aussi, en expliquant ce passage de Matthieu : Les princes des païens
les dominent (Mt 20, 25), parle ainsi : «Il est bon de
désirer une œuvre bonne, car elle relève de notre volonté et elle est notre
récompense. Mais convoiter un primat d’honneur relève de la vanité… En effet,
même l’Apôtre ne recevra pas de louange de la part de Dieu parce qu’il a été
apôtre, mais parce qu’il aura bien accompli l’œuvre de l’apostolat. Un comportement
meilleur doit donc être désiré, et non un degré plus digne.»
Il faut aussi
porter attention à autre chose : l’état de la vie religieuse ne présuppose
pas la perfection, mais mène à la perfection. Mais la dignité pontificale
présuppose la perfection. En effet, celui qui reçoit l’honneur du pontificat
assume un magistère spirituel. Aussi l’Apôtre disait-il en
1 Tm 2, 7 : J’ai été établi comme prédicateur et apôtre
– je dis vrai, je ne mens pas ‑
docteur des païens dans la foi et la vérité. Or, il est ridicule que
celui-là devienne maître de la perfection, qui ne connaît pas d’expérience la
perfection. Et comme le dit Grégoire dans le Pastoral, «le comportement
du dirigeant doit dépasser le comportement du peuple dans la mesure même où la
vie du pasteur se distingue de celle du troupeau».
Or, on peut tirer
cette différence à partir des paroles du Seigneur. En effet, en donnant le
conseil de la pauvreté, le Seigneur avait utilisé ces mots : Si tu veux
être parfait, va, vends tout ce que tu as, et donne-le aux pauvres. Il
apparaît ainsi clairement que le choix de la pauvreté n’exige pas une
perfection antérieure, mais y conduit. Mais, lorsqu’il confia à Pierre une
fonction de prélat, il s’enquit : Simon, fils de Jean, m’aimes-tu plus
que ceux-ci? Après que celui-ci eut répondu : Tu sais bien que je
t’aime, [le Seigneur] ajouta : Pais mes brebis (Jn 21, 15‑17).
Par quoi il est donné à entendre que l’acceptation d’une fonction de prélat
exige au préalable la perfection de la charité.
Or,
il paraît présomptueux pour quelqu’un de s’estimer être parfait. Aussi l’Apôtre
dit-il en Ph 3, 12 : Non que j’aie déjà atteint ou que je
sois parfait. Et il ajoute par la suite : Nous tous qui sommes des
parfaits, c’est ainsi qu’il nous faut penser! Mais que quelqu’un désire la perfection et veuille la
poursuivre, cela ne relève pas de la présomption, mais semble relever de la
sainte émulation à laquelle l’Apôtre exhorte en
1 Co 12, 31 : Désirez les dons les meilleurs.
C’est
pourquoi adopter l’état de la vie religieuse est louable; mais soupirer après
le sommet de la prélature relève d’une trop grande présomption. Aussi Grégoire
dit-il dans le Pastoral : «Celui qui a refusé la fonction de prélat
ne résiste pas complètement; et celui qui voulait être désigné se voit purifié
par la pierre de l’autel. De sorte que celui qui n’est pas purifié n’ose pas
s’approcher des saints mystères et que celui que la grâce d’en haut a choisi ne
refuse pas avec orgueil sous une apparence d’humilité. Parce qu’il est très
difficile pour chacun de se savoir purifié, la fonction de la prédication est
donc plus sûrement déclinée.»
Il faut aussi
observer une autre chose : l’abaissement temporel accompagne l’état de la
vie religieuse; mais, en sens contraire, beaucoup de biens temporels sont
associés à l’état de prélat. Ceux qui adoptent l’état de la vie religieuse
montrent donc clairement qu’ils ne recherchent pas les biens temporels, mais
tendent par leur abaissement aux biens spirituels. Mais ceux qui prennent la
dignité pontificale considèrent la plupart du temps les biens temporels plus
que les biens éternels. Aussi Grégoire dit-il dans le Pastoral :
«Il était louable de rechercher l’épiscopat lorsqu’il n’y avait aucun doute qu’on
parviendrait à des tourments plus sérieux.» Et il ajoute par la suite :
«Celui-là n’aime pas une fonction sainte, mais l’ignore plutôt, qui, soupirant
après le sommet du pouvoir, se repaît de la soumission des autres dans la
méditation secrète de sa pensée, prend plaisir à sa propre gloire, élève son
cœur vers les honneurs, exulte dans l’abondance des biens qui affluent. La richesse
du monde est recherchée sous l’apparence de la charge par laquelle les richesses
du monde devaient être détruites.»
Il faut aussi
porter attention à autre chose : celui qui prend sur lui l’état de prélat
s’expose à beaucoup de dangers. En effet, Grégoire dit dans le Pastoral :
«La plupart du temps, l’accomplissement de la bonne action qui était obtenu
dans la tranquillité est perdu dans l’occupation du gouvernement, car, sur une
mer paisible, même le marin sans expérience dirige le navire, mais, sur les
flots de la tempête, le marin expérimenté se confond avec celui qui en est
perturbé. En effet, qu’est-ce que le sommet du pouvoir, sinon une tempête de
l’esprit, dans laquelle le navire du cœur est toujours secoué par les bourrasques
des pensées, poussé sans cesse ici et là, de sorte que, par les débordements
soudains de la parole et de l’action, il se brise pour ainsi dire sur les
rochers qui se trouvent sur son passage?» Un exemple de ce danger est donné
chez David, comme le dit Grégoire : «David, gracieux en tous ses actes par
son jugement de chef, au point où il ne ressentait pas le poids de sa charge,
explosa sous l’affliction de sa blessure, et, facilement emporté par le désir
d’une femme, il devint d’une cruauté sans pitié pour faire mourir son
mari : d’abord, il ne voulut pas que le persécuteur appréhendé périsse; ensuite,
il élimina le soldat loyal avec la perte de l’armée.»
Mais celui qui
adopte l’état de la vie religieuse évite les dangers de pécher. Ainsi Jérôme
dit-il, en parlant comme un moine, dans sa lettre à Vigilantius : «Moi,
lorsque j’ai fui, je veux dire, le monde, je ne suis pas vaincu par le fait de
fuir, mais c’est pour vaincre que je fuis. Il n’y a aucune sécurité à dormir
près d’un serpent : il peut arriver qu’il ne me morde pas, mais il peut
arriver qu’il me morde!» C’est donc affaire de prudence que quelqu’un adopte
l’état de la vie religieuse pour éviter les dangers de pécher. Mais aspirer de
son propre gré à l’état de prélat relève d’une trop grande présomption, si l’on
s’estime assez fort pour rester en sécurité parmi les dangers; ou bien, c’est
ne pas avoir du tout souci de son propre salut, si l’on ne prend pas soin
d’éviter les péchés.
Il ressort donc
clairement de cela que l’état de prélat, même s’il est la perfection, ne peut cependant
être convoité sans vice.
Mais certains ne
se satisfont pas seulement de placer l’état des évêques au-dessus de l’état des
religieux, mais aussi celui des doyens, des prêtres paroissiaux, des archidiacres
et de tous ceux qui ont charge d’âmes. Ils s’efforcent d’affirmer cela de
multiples façons.
En effet,
Chrysostome dit, dans son livre Dialogue, VI : «Si tu m’amènes un
moine, que j’appellerais Élie en exagérant, et qui, aussi longtemps qu’il est
seul, s’il n’est pas dérangé, ne pèche pas non plus gravement, que dis-je, qui
n’a rien pour l’exciter et l’exaspérer, il ne pourrait cependant pas être
comparé à celui qui est livré au peuple et qui, forcé de supporter bien des
péchés, demeure immuable et fort.» Il semble ainsi clair que le moine, aussi
parfait soit-il, ne puisse être égalé à tous ceux qui ont charge d’âmes, s’ils
l’exercent bien.
De plus,
[Chrysostome] ajoute par la suite, dans le même livre : «Si quelqu’un
m’offrait de choisir ce que je préférerais entre la fonction sacerdotale et la
solitude des moines, je choisirais sans hésiter la première.» Il faut donc
préférer sans hésiter l’état de ceux qui ont charge d’âmes à la vie dans la
solitude des moines, qui est considérée comme le genre de vie religieuse le
plus parfait[72].
De même, Augustin
dit, dans la lettre à Valérius : «Que ta prudence religieuse considère
qu’il n’y a rien de plus facile, de plus joyeux et de plus agréable aux hommes
en cette vie et surtout en ce moment, que la fonction d’évêque, de prêtre ou de
diacre. Mais si elle est exercée avec négligence et par flatterie, il n’y a
rien de plus misérable, de plus triste et de plus coupable aux yeux de Dieu. De
même, [tu dois considérer] qu’il n’y a rien de plus difficile, de plus pénible
et de plus dangereux en cette vie et surtout en ce moment, que la fonction
d’évêque, de prêtre ou de diacre; mais qu’aux yeux de Dieu, il n’y a rien de
plus heureux, si on y combat comme celui qui nous commande l’ordonne.» L’état
de la vie religieuse n’est donc pas plus parfait que l’état des prêtres ou des
diacres, qui ont charge d’âmes, à la fonction desquels il appartient de vivre
au milieu des hommes.
De plus, Augustin
dit à Aurélius : «Il faut beaucoup déplorer que nous élevions les moines à
un orgueil si dommageable et que nous estimions dignes d’un tel mépris les
clercs, dont nous sommes, si les gens du peuple disent en se moquant de
nous : “C’est un mauvais moine, mais un bon clerc!”, alors que, parfois,
un bon moine fait à peine un bon clerc.» La perfection du bon clerc est donc
plus grande que celle du bon moine.
De même, il dit
un peu plus haut : «Il ne faut pas donner occasion aux serviteurs de Dieu,
c’est-à-dire aux moines, de croire plus facilement qu’ils ont été choisis pour
quelque chose de meilleur, c’est-à-dire la fonction de clercs, s’ils sont devenus
plus mauvais», à savoir, en quittant le monastère. La fonction de clerc est
donc meilleure que l’état monastique.
De même, Jérôme
dit au moine Rusticus : «Vis dans le monastère de manière à mériter d’être
clerc.» La fonction de clerc est donc meilleure que la manière de vivre du
moine.
De plus, il n’est
pas permis de passer de ce qui est plus élevé à ce qui l’est moins. Or, il est
permis de passer du monastère à la fonction de prêtre ayant charge d’âmes,
comme le dit le pape Gélase, ce qu’on trouve le Décret, XVI, q. 1, c. 28 : «Si un moine
qui est reconnu digne du sacerdoce par le mérite d’une vie sainte, et si l’abbé
sous l’autorité duquel il combat demande à l’évêque qu’il devienne prêtre, il
doit être choisi et ordonné à l’endroit que celui-ci aura déterminé, et, après
avoir été choisi par le peuple ou par l’évêque, il devra accomplir avec
prudence et justice tout ce qui relève de la fonction sacerdotale.» Et plusieurs
autres chapitres sont indiqués en cet endroit [q. 1], et à la dist. 58.
Par tout cela, il semble donc que l’état de certains clercs, et surtout de ceux
qui ont charge d’âmes, est placé au-dessus de l’état de la vie religieuse.
La raison de ce
qui vient d’être dit peut en être aisément saisie, si l’on se rappelle ce qui a
été dit plus haut [ch. 18]. En effet, on a déjà dit que l’acte de perfection
est autre chose que l’état de perfection. Car seule l’obligation perpétuelle
envers ce qui concerne la perfection constitue l’état de perfection,
[obligation] sans laquelle un très grand nombre accomplissent les œuvres de la
perfection, par exemple, gardent la continence sans aucun vœu ou vivent dans la
pauvreté.
Il faut de plus
considérer que, chez les prêtres et les diacres qui ont charge d’âmes, il faut
remarquer deux choses : la fonction de la charge d’âmes et la dignité de
l’ordre. Or, il est clair que ceux qui reçoivent la fonction de la charge
d’âmes n’ont pas d’obligation perpétuelle, puisque souvent ils abandonnent la
charge reçue, comme cela est clair pour ceux qui quittent leurs paroisses ou
leur archidiaconat, et entrent en religion. Or, il ressort clairement de ce qui
a été dit plus haut que l’état de perfection n’existe pas sans obligation perpétuelle.
Il est donc clair que les archidiacres et les prêtres paroissiaux, et aussi
ceux qui ont été choisis avant leur consécration, n’ont pas encore reçu l’état
de perfection, comme ne l’ont pas [reçu] les novices avant leur profession.
Mais il arrive,
comme on l’a dit plus haut, que quelqu’un qui n’est pas dans l’état de
perfection accomplisse des œuvres de perfection et est parfait selon l’habitus
de la charité. Il arrive donc que des archidiacres ou des [prêtres] paroissiaux
soient parfaits selon l’habitus de charité et participent à une fonction de
perfection, mais n’atteignent cependant pas l’état de perfection. Le signe
manifeste en est que, pour ceux qui sont assignés ou obligés perpétuellement à
quelque chose, une certaine solennité ecclésiastique est attachée à une telle
obligation; par exemple, ceux qui sont consacrés comme évêques, ou qui sont
bénis lors de la profession de la vie religieuse, même selon le rite ancien de
l’Église, comme cela est clair chez Denys, dans la Hiérarchie
ecclésiastique, VI. Or, il
est clair que rien de cela n’est accompli lorsqu’on confie un archidiaconat ou
une paroisse, mais il y a simple investiture par un anneau ou par quelque chose
de ce genre. Il ressort donc clairement que, par le fait que quelqu’un reçoit
un archidiaconat ou la charge d’une paroisse, il n’a pas l’obligation
perpétuelle d’un état.
Après avoir vu
cela, il est facile de résoudre les objections en sens contraire.
En effet, à
propos de ce que dit Chrysostome : «Si tu m’amènes un moine, que
j’appellerais Élie, il ne pourrait cependant pas être comparé à celui qui est
forcé de supporter bien des péchés», il ressort clairement de ce qu’il dit
qu’il n’a pas l’intention de comparer un état à un autre, mais de montrer que
la difficulté de persévérer est plus grande chez celui qui dirige des gens que
chez celui qui mène une vie solitaire. Cela est clair si on lit tout le texte.
En effet, il ne dit pas que le moine ne doit pas être comparé à celui qui est
forcé de porter les péchés du peuple, mais que le moine, «s’il n’est pas
dérangé et s’il ne pèche pas pendant qu’il est seul, ne peut être comparé à celui
qui demeure immuable et fort au milieu de la foule», car il relève d’une plus
grande vertu de se garder intact alors que beaucoup de dangers sont imminents.
Aussi dit-il avant ces paroles : «Lorsque quelqu’un s’est trouvé au milieu
des flots et a réussi à sauver le navire de la tempête, alors il mérite des
autres à juste titre le témoignage qu’il est un bon capitaine.»
En effet, on
pourrait aussi dire que celui qui se conduit bien parmi les méchants, montre
qu’il a une vertu plus grande que celui qui se conduit bien parmi les bons. Ainsi
est-il dit à la louange de Lot, en 2 P 2, 8, qu’«il était juste
dans ce qu’il voyait et entendait, alors que, habitant parmi eux, il torturait
jour après jour son âme de juste à cause des œuvres iniques». Toutefois, on ne
peut pas dire que le fait de vivre au milieu des méchants appartient à l’état
de perfection, puisque, selon les enseignements de la Sainte Écriture, cela
doit plutôt être évité par prudence. Il n’est donc pas montré par ces paroles
que l’état de ceux qui ont charge d’âmes est plus parfait que l’état des
religieux, mais qu’il est plus dangereux.
La réponse est
claire aussi pour les paroles [de Chrysostome] qui sont ajoutées par la
suite : «Si quelqu’un m’offrait de choisir ce qui me plairait davantage entre
la fonction sacerdotale et la solitude des moines, je choisirais sans hésiter
la première», à savoir que je me plairais davantage dans la fonction
sacerdotale. Il faut observer ici qu’il ne dit pas qu’il préférerait se trouver
dans la fonction sacerdotale que dans la solitude des moines, mais qu’il se
plairait davantage dans celle-là que dans celle-ci. En effet, se plaire dans la
fonction sacerdotale consiste à demeurer dans la fonction sacerdotale sans
péché, ce qui est plus difficile que d’être sans péché dans la solitude des
moines, comme il l’avait déjà dit. Or, là où le danger est plus grand, là est
montrée une plus grande vertu si le danger est évité, comme on l’a déjà dit. Et
bien que n’importe quel sage choisirait d’avoir une vertu assez grande afin de
pouvoir demeurer sain et sauf au milieu de n’importe quel danger, personne, à
moins d’être insensé, ne préférerait pour cette raison un état plus dangereux à
un état plus sûr.
Par là aussi
apparaît la solution aux paroles d’Augustin, par lesquelles il affirme que rien
n’est plus dangereux et pénible que la fonction d’évêque, de prêtre et de diacre,
si elle est bien exercée, et que rien n’est plus agréable à Dieu. Car par le
fait même qu’il est plus pénible et difficile de se garder exempt de péché dans
l’exercice de cette fonction, il montre qu’il possède une plus grande vertu et
que cela est plus agréable à Dieu. Cependant, il n’en découle pas que l’état
des prêtres paroissiaux ou des archidiacres ait une plus grande perfection que
l’état de la vie religieuse.
Pour tout ce qui
suit, et s’il existe quelque chose de semblable, il y a une seule et même
réponse. Car, dans toutes ces autorités, l’état de la vie religieuse n’est pas
comparé à l’état des curés, mais l’état des moines en tant qu’ils sont moines à
l’état des clercs. En effet, les moines ne sont pas des clercs par le fait
qu’ils sont moines, puisque beaucoup sont moines, et pourtant laïcs; et, à
l’époque ancienne, presque tous les moines étaient des laïcs, comme on le lit
dans le Décret, XVI, q.
1, c. 39. Or, il est clair que, dans l’Église de Dieu, les clercs ont une
position supérieure aux laïcs; ainsi, les laïcs sont promus à la condition de
clerc comme à quelque chose de plus grand. Et de même que la position est
supérieure, de même une vertu plus grande est exigée du bon clerc que du bon
laïc, bien que celui-ci soit moine.
Mais, chez le
moine clerc, deux choses existent en même temps : la condition de clerc et
l’état de la vie religieuse. De même, chez le clerc qui a charge d’âmes, deux
choses existent en même temps : la charge d’âmes et la condition de clerc.
Le fait donc que les clercs sont placés au-dessus des moines ne concerne en
rien le fait que les curés, en tant que curés, soient placés au-dessus des
moines; mais il est vrai que, s’ils exercent bien et sans péché leur fonction,
ils démontrent qu’ils ont une plus grande vertu que si le moine reste sans péché,
comme on l’a dit plus haut.
Mais le fait
qu’un moine soit retenu pour une charge d’âmes, même dans des églises
paroissiales, ne montre pas que l’état de curé, en tant que curé, est plus
parfait, car le religieux, en recevant la paroisse, n’abandonne pas son état
antérieur. En effet, il est dit dans le Décret, XVI, q. 1, c. 3 : «À propos des moines qui, après être
longtemps demeurés dans des monastères, parviennent ensuite aux ordres du
clergé, nous décidons qu’ils ne doivent pas s’écarter de leur ancien genre de
vie.» Il n’est donc pas ainsi montré que l’état du clerc qui a charge d’âmes
est plus parfait que l’état de la vie religieuse, bien que des religieux puissent
accepter une charge d’âmes en demeurant dans leur état et dans leur genre de
vie antérieurs. Mais ceux qui sont promus à l’épiscopat reçoivent un état plus
élevé.
À la vérité,
certains[73],
qui sont énervés par la recherche du conflit et qui ne pèsent pas correctement
ce qu’ils disent ni ce qu’ils entendent, s’efforcent encore de s’opposer à ce
qui a déjà été dit. Leurs affirmations me sont parvenues après que j’eus écrit
ce qui a été dit plus haut. Pour les réfuter, il est nécessaire de reprendre
certaines choses qui ont été exposées auparavant.
Premièrement, ils
s’efforcent donc de montrer de multiples façons que les archidiacres et les
prêtres paroissiaux sont dans un état de perfection, même plus grand que celui
des religieux.
1. En effet, si
le prêtre commet un délit, il est ordonné qu’il soit rejeté de son état selon
les canons, comme on le lit dans le Décret, LXXXI, dist., Si quis amodo episcopus, et XIV, q. 4, c.
4, Si quis oblitus. Il se trouvait donc dans un état, autrement, il ne
pourrait pas être rejeté de cet état.
2. De même, on
trouve que le mot «état» s’emploie de plusieurs façons. En effet, il comporte
une certaine rectitude, car on dit de l’homme qui est debout qu’il se tient debout[74].
Aussi Grégoire dit-il dans Morales, VII : «Ceux qui tombent à cause
de paroles coupables perdent tout état de rectitude.» [L’état] comporte aussi
permanence et stabilité, selon ce que dit Grégoire dans Morales, VIII :
«La protection et la conservation par le Créateur consistent en ce que nous
demeurons en état.» Et dans sa neuvième homélie sur Ézéchiel, deuxième
partie : «La pierre est carrée, et, quel qu’en soit le côté, elle demeure
en état : elle ne change pas si on la retourne.» [L’état] comporte aussi
une étendue ou une longueur : en effet, il vient de «se tenir debout».
Puisque les archidiacres et les prêtres paroissiaux ont une grandeur spirituelle,
puisqu’ils reçoivent une charge d’âmes en raison de leur zèle; puisqu’ils ont
aussi une permanence, car ils persévèrent immobiles et forts parmi les dangers;
puisqu’ils ont encore la droiture de l’intention et de la justice, il ne faut
pas dire que ceux-là ne sont pas dans un état.
3. De même,
l’institution des formes de vie religieuse n’a pas pu porter préjudice aux
diacres et aux prêtres qui ont charge d’âmes. Or, avant que les formes de vie
religieuse n’aient été établies, ceux qui avaient charge d’âmes étaient dans un
état de perfection. En effet, il est dit en 1 Tm 5, 17 : Les
prêtres qui exercent bien la présidence, à savoir, par leur vie et leur
enseignement, méritent de recevoir de leur sujets un double honneur, à
savoir qu’ils doivent leur obéir au spirituel, et leur dispenser [des biens]
extérieurs. Ils ont donc aussi un état de perfection après l’établissement des
formes de vie religieuse.
4. De même, ils
disent qu’à l’époque de Jérôme, «prêtre» et «évêque» étaient des synonymes,
comme cela ressort clairement de ce que dit Jérôme en commentant l’épître à
Tite : «Autrefois, le prêtre était une même [personne] que l’évêque.»
Mais, par la suite, «il a été décidé dans le monde entier qu’un parmi les
prêtres serait placé au-dessus des autres, et que les semences de schismes
seraient enlevées.» Si les évêques sont dans un état plus parfait que les
religieux, les prêtres aussi seront dans un état plus parfait.
5. De même, celui
qui est retenu pour une fonction d’Église plus élevée et plus fructueuse semble
être dans un état plus élevé. Or, les archidiacres et les prêtres ayant charge
d’âmes sont retenus pour une fonction plus digne que les religieux, car «bien
que la vie contemplative soit plus sûre, la vie active porte cependant plus de
fruits», comme on lit dans les Décrétales, I, tit, 9, c. 10 et 11, De
renuntiationibus. Les prêtres ayant charge d’âmes sont donc dans un état
plus élevé que les religieux.
6. De même, il ne
peut y avoir de charité plus grande que d’exposer sa vie pour ses amis, comme il
est dit en Jn 15, 13. Or, les bons curés donnent leur vie pour leurs
sujets, dont ils se font aussi les serviteurs, selon ce que dit
1 Co 9, 19 : Libre à l’égard de tous, je me suis fait
l’esclave de tous. Ils semblent aussi avoir plus de mérite puisqu’ils
travaillent davantage, selon ce que dit l’Apôtre
en1 Co 15, 10 : J’ai travaillé plus que tous, et en 1 Co 3, 8 :
Chacun recevra un salaire proportionné à son travail. Il semble donc que
les prêtres ayant charge d’âmes soient dans un état plus parfait que les
religieux.
7. De même, cela
semble être aussi la même chose pour les archidiacres. En effet, les sept
diacres que les apôtres ont choisis étaient dans un état de perfection supérieur.
En effet, il est dit en Ac 6, 3 : Frères, cherchez sept
hommes de bonne réputation, remplis de l’Esprit Saint et de sagesse, que nous
préposerons à cette fonction. Sur ce texte, une glose de Bède dit :
«Ici, les apôtres décidaient d’établir sept diacres dans les églises, qui
seraient d’un degré plus élevé et comme des colonnes pour le prochain autour de
l’autel.» Or, il semble qu’ils aient été dans un état de perfection, eux qui
étaient à un degré supérieur aux autres et qui semblaient porter comme des
colonnes le poids de l’Église. Or, les archidiacres représentent leur degré
dans l’Église, eux qui «assurent le service et sont à la tête de ceux qui assurent
le service», selon la Glose à cet endroit. Il semble donc que les archidiacres
soient dans un état de perfection plus élevé que les curés à la tête desquels
ils sont, et aussi, par voie de conséquence, que les religieux.
8. De même, il
est insensé de dire que les bienheureux Étienne, Laurent et Vincent, archidiacres,
n’étaient pas dans un état de perfection, eux qui ont mérité d’obtenir la palme
du martyre.
9. De même, les
curés et les archidiacres ressemblent davantage à des évêques que n’importe
quel moine ou religieux, qui se trouvent au degré le plus bas de soumission, au
point où les prêtres sont appelés évêques, selon ce que dit
Ac 20, 28 : Prenez garde à vous-mêmes et à tout le troupeau
dont l’Esprit Saint vous a établis gardiens [episcopos] pour gouverner
l’Église de Dieu. La Glose interprète cela des prêtres éphésiens. À bien
plus forte raison, les curés sont-ils dans un état de perfection.
10. De même,
l’administration des biens d’Église ne diminue pas l’état de perfection,
puisque ce sont des biens communs, comme on le lit dans le Décret, XII, c. 1, Expedit. Les curés
ou les archidiacres ne dérogent donc pas à l’état de perfection en raison de
l’administration des biens d’Église.
11. De même, les
curés et les archidiacres sont tenus d’offrir l’hospitalité à même les biens
temporels, comme on le lit dans le Décret, XLII, c. 1. Or, le moine ne peut faire cela, car il ne possède
rien en propre. Le curé a donc un plus grand mérite que le moine.
12. De même,
Grégoire dit : «Aucun sacrifice ne plaît autant à Dieu que le zèle pour
les âmes», et Bernard dit, à propos de l’amour de Dieu, que «celui qui en attire
un plus grand nombre à l’amour de Dieu a un plus grand amour de Dieu». Or, cela
convient à l’archidiacre et au curé, et non au moine, dont ce n’est pas la
fonction d’attirer quelqu’un.
13. De même,
comme le patriarche est à la tête de son patriarcat et l’évêque à la tête de
son évêché, ainsi en est-il de l’archidiacre dans son archidiaconé et du curé
dans sa paroisse. «En effet, que fait l’évêque, sauf l’ordination, que le curé
ne fait pas? comme on lit dans le Décret, XCIII, c. 24, Legimus. Et tout ce qui est dit de l’évêque
ou de celui qui doit être ordonné évêque, selon les treize chapitres de la
règle apostolique[75],
doit s’entendre de tous ceux qui sont choisis à une fonction de direction [praelatio],
comme le curé et l’archidiacre, comme on lit dans le Décret, LXXXI, c. 1. Si donc l’évêque est
dans un état de perfection plus élevé que le moine, pour une égale raison, le
curé et l’archidiacre aussi.
14. De même, il
est ordonné de chasser un prêtre ou un diacre de son état en raison d’une
faute, et de le reléguer dans un monastère pour faire pénitence, comme on le lit
dans le Décret, LXXXI, Dictum
est et Si quis clericus. Il semble ainsi que l’état d’archidiacre ou
de curé paroissial soit vraiment un état. Or, l’entrée en religion n’est pas un
état, mais plutôt une chute ou une descente.
Voilà ce que l’on
peut tirer de leurs écrits, bien que ce n’y soit pas mis dans le même ordre.
Mais parce qu’il a été montré plus haut
que les archidiacres et les curés ne sont pas dans un état de perfection, il
reste à voir comment ils s’efforcent de repousser ces démonstrations. En effet,
on a dit plus haut que tout état dans l’Église est conféré avec une consécration
ou une bénédiction solennelle, qui n’est pas accomplie lorsqu’une cure
paroissiale ou l’archidiaconat sont conférés. Ils tentent de repousser cette
démonstration de multiples façons.
1. Premièrement,
parce que, dans la consécration d’un évêque comme dans celle d’un prêtre, les
paroles sont les mêmes : «Seigneur, que soient consacrées et sanctifiées
ces mains, etc.»
2. De même, si
l’on dit qu’une onction est faite sur la tête d’un évêque, et non sur celle
d’un prêtre, cela ne semble pas concluant, car même les rois étaient autrefois
oints sur la tête, eux qui ne peuvent cependant pas revendiquer pour eux-mêmes
un état de perfection. On ne peut donc pas dire à cause de cela que l’évêque
est dans un état supérieur à celui du prêtre ayant charge d’âmes parce qu’il
reçoit une onction sur la tête.
3. De même, le
mérite n’est pas acquis par la consécration, mais par les actions bonnes de
l’esprit. En effet, un méchant est parfois consacré comme évêque, et, à cause
de cela, il démérite davantage. «En effet, celui qui est plus grand par
l’honneur n’est pas plus juste, mais celui qui est plus juste est plus grand»,
comme on lit dans le Décret, XL,
c. 12, Multi. Et dans cette même distinction, il est dit que «ce ne sont
pas les endroits ou les ordres qui rendent proches du Créateur, mais les
mérites bons nous unissent à lui et les mauvais nous en éloignent»; et «ceux
qui occupent la place des saints ne sont pas les fils des saints, mais ceux qui
accomplissent les actes des saints». Les évêques ne sont donc pas dans un état
plus parfait que les curés parce qu’ils reçoivent une consécration plus élevée.
4. De même, la
consécration de la tête est davantage en rapport avec le signe et le degré du
sacerdoce : en effet, l’épiscopat n’est pas un ordre nouveau, mais un degré
dans un ordre, autrement il y aurait plus que sept ordres. Or, la perfection de
la charité est en rapport avec le mérite de la sainteté, et non avec le degré
de l’ordre. Les évêques, qui accèdent à un degré plus élevé du sacerdoce par
l’onction de la tête, ne sont donc pas dans un état plus parfait.
5. De même,
l’évêque institue un archidiacre, un prêtre paroissial ou un curé par un livre
ou par un anneau, comme on le lit dans les Décrétales, II, tit. 27, c.
12, De sententia rei judicatae. Ou lorsque le pape ordonne que quelqu’un
soit institué dans une église comme chanoine ou comme frère, ou comme prêtre
paroissial ou curé, il ordonne que celui-ci soit institué «avec la plénitude de
l’honneur», comme on le lit dans les Décrétales, III, tit. 8, c. 4, De
concessione ecclesiae, «Proposuit». Il semble donc que l’état des
curés et des archidiacres en est un dont on puisse être écarté.
De même, contre
ce qui a été dit, à savoir que l’archidiacre ou le curé ne sont pas dans un
état de perfection parce qu’ils peuvent s’en retirer sans péché, ils font de
multiples objections.
1. Premièrement,
ils disent qu’à cause de cela, un prêtre ayant charge d’âmes peut passer à la
vie religieuse, bien que l’état de curé soit plus parfait et plus fructueux,
parce que l’état religieux est plus sûr. Pour le prouver, il[76]
invoque ce qui est dit dans les Décrétales, I, tit. 5, c. 10, § 11, De
renuntiationibus, «Nisi sum pridem».
2. De même, un
mari ne peut renvoyer son épouse et celle-ci ne peut passer à l’état religieux
malgré elle, comme il est dit dans les Décrétales, III, tit. 32, c. 8, De
conversione conjugatorum, «Ex publico». Or, la raison n’en est pas
que l’état de mariage possède une perfection plus grande que l’état religieux
ou qu’il lui est égal, mais parce qu’il s’est indissolublement lié à son épouse
par le mariage. De la même façon, donc, bien qu’un prêtre ayant charge d’âmes
puisse passer à la vie religieuse, il n’en découle pas que l’état religieux
soit plus parfait ou d’une égale perfection.
3. De même, il
invoque pour cela l’exemple de David : comme il ne pouvait pas combattre
avec les armes de Saül qui exigeaient une plus grande force, ainsi qu‘on le
rapporte en 1 Sm 17, il s’en remit à des armes d’une plus grande
humilité, bien que d’une plus grande énergie et d’une plus grande force, une
fronde et une pierre, par lesquelles l’enfant écarta et abattit le géant
philistin qui était un combattant depuis son adolescence. À l’exemple de David,
un curé peut donc se tourner vers les armes d’une plus grande humilité, à
savoir la vie religieuse, bien qu’il ait été dans un état plus parfait.
4. De même, si
l’inséparabilité était la cause de l’état, il en découlerait qu’il ne serait
pas permis à quelqu’un de passer d’un état à l’autre. Or, cela est permis.
L’inséparabilité ne fait donc pas partie de la nature de l’état.
5. De même, selon
le droit écrit, un prélat pourrait rappeler de la vie religieuse un curé qui
lui est soumis, s’il savait que celui-ci pouvait être utile ou avantageux pour
son église. Bien plus, un curé ne doit pas quitter son église sans le consentement
et l’autorisation de l’évêque : s’il l’a fait, l’évêque peut exercer
contre lui un châtiment canonique, comme on le trouve dans les Décrétales,
I, tit. 9, c. 4, De renuntiationibus, «Admonet»; Décrétales, V,
tit. 33, c. 3, De privilegiis, «Cum et plantare», § «In ecclesiis»; et Décret,
VII, q. 1, c. 37, Episcopus
de loco. Il ne semble donc pas vrai que l’état religieux soit plus parfait
pour la raison que les curés peuvent entrer en religion.
6. De même, en
sens inverse, un moine peut, en raison des besoins d’une église et du soin des
âmes, passer de la vie religieuse à une église séculière ayant charge d’âmes,
comme on le trouve dans le Décret, XVI, q. 1, c. 30 et 29, Vos autem et Monachos, «car
le bien d’un grand nombre doit être préféré au bien d’un seul», Décret, VII, q. 1, c. 35, Scias.
7. De même, il ne
découle pas du fait que quelqu’un peut déchoir de la perfection de la charité,
qu’il ne s’est jamais trouvé dans la perfection de la charité, mais plutôt le
contraire, qu’il s’y trouvait. Bien qu’un curé puisse, pour une certaine cause,
s’éloigner du gouvernement qu’il exerce, il n’en découle pas qu’il n’était pas
dans un état de perfection.
8. De même, que
les prélats majeurs, c’est-à-dire les évêques, ne puissent passer à la vie
religieuse sans la permission du Souverain Pontife, cela a été promulgué dans
une constitution de l’Église à l’époque [du pape] Innocent, comme cela ressort
clairement de cette décrétale, Décrétales, I, tit. 9, c. 10, De
renuntiationibus, «Nisi cum pridem». Avant cette constitution, cela était
donc permis aux [prélats] majeurs comme mineurs. Et cependant, les [prélats]
majeurs sont dans un état plus parfait. Cela n’empêche donc pas les curés
d’être dans un état plus parfait que les religieux, bien qu’ils puissent passer
à la vie religieuse sans la permission du Souverain Pontife.
9. De même,
personne ne doit être choisi comme évêque s’il n’est pas dans les ordres
sacrés, comme on le lit dans le Décret, C. 60, c. 4, Nullus in
episcopum. Or, celui qui est dans les ordres sacrés ne peut avoir d’épouse.
Il n’est donc pas vrai que celui qui est choisi peut avoir une épouse.
Il faut donc
démontrer à quel point ce qui a été avancé est futile, dérisoire et erroné sur
plusieurs points, en pesant soigneusement l’efficacité de chaque élément.
Le fait qu’ils
invoquent certains canons pour démontrer que les curés et les archidiacres sont
dans un état est hors de propos, car, dans les chapitres invoqués, il n’est
fait aucune mention de l’état, mais du degré. En effet, on lit ainsi dans le Décret,
LXXXI, c. 16 : «Si un
évêque, un prêtre ou un diacre prend désormais femme, ou garde celle qu’il a
prise, qu’il soit écarté de son degré.» Et il est dit en XIV, q. 4, c. 4 :
«Si quelqu’un, oublieux de la crainte de Dieu et des Saintes Écritures, etc.,
pratique le prêt à intérêt, etc., qu’il soit considéré par le clergé comme
déchu et étranger à son ordre.» En sens contraire, on ne peut donc pas
démontrer par cela qu’il possède un état, mais un degré. Et cela est
nécessaire, car partout où il y a un ordre ou une certaine supériorité, se
trouve un degré.
À quel point est
futile ce qui est affirmé en deuxième lieu, quiconque est intelligent peut s’en
rendre compte. En effet, il n’y a pas de doute que le mot «état» peut signifier
plusieurs choses. Car, de celui qui se lève, on dit qu’il se tient debout [stare].
Et la grandeur produit aussi un état, selon qu’on fait une distinction entre
l’état des débutants, de ceux qui progressent et des parfaits. Se tenir [stare]
comporte aussi une fermeté, selon ce que dit l’Apôtre en
1 Co 15, 58 : Soyez fermes [stabiles] et
immuables en toute action bonne. Mais nous ne parlons pas de l’état de
cette manière, mais comme on en parle lorsqu’on parle de l’état de liberté ou
d’esclavage, comme on le lit dans le Décret, II, q. 6, c. 40 : «Si on a soulevé une question au cours
d’un procès pour crime capital ou en raison de l’état, [la cause] ne doit pas
être menée par des enquêteurs, mais par eux-mêmes.» En entendant ainsi «état»,
adoptent un état de perfection ceux qui se constituent esclaves en vue
d’accomplir les œuvres de perfection, comme on l’a dit plus haut. Or, cela ne
se produit que par un vœu d’obligation perpétuelle, car l’esclavage s’oppose à
la liberté. Aussi longtemps donc que quelqu’un demeure libre de s’éloigner
d’une œuvre de perfection, il ne possède pas l’état de perfection, comme on l’a
montré plus haut.
Mais ce qui est
avancé en troisième lieu est si futile que cela n’exige pas de réponse. En
effet, lorsqu’il est dit : Que les prêtres qui exercent bien la
présidence, etc., il n’est fait mention ni de la perfection ni de l’état.
En effet, présider ne constitue pas un état, mais un degré. Et l’honneur n’est
pas dû à la seule perfection, mais d’une manière universelle à la vertu qui est
désignée lorsqu’on dit : Qui exercent bien. Car il est dit en
Rm 2, 10 : Gloire, honneur et paix a tous ceux qui font le
bien.
Dans ce qui est
avancé en quatrième lieu, une fausseté est manifestement présente, là où l’on
dit qu’avant l’époque de Jérôme et d’Augustin, le prêtre et l’évêque ne différaient
pas. En effet, Augustin dit expressément le contraire dans une lettre à
Jérôme : «Bien que, selon la manière de parler des honneurs qui sont déjà
en usage dans l’Église, l’épiscopat soit plus grand que le presbytérat,
cependant, en beaucoup de choses, Augustin est inférieur à Jérôme.»
Mais pour que
personne ne chicane en disant que le fait pour l’évêque d’être plus grand que
le prêtre est apparu à l’époque de Jérôme, il faut en croire l’autorité de
Denys, qui a écrit à propos de l’ordre de la hiérarchie ecclésiastique tel
qu’il existait dans l’Église primitive[78].
En effet, il dit, dans la Hiérarchie ecclésiastique, V, qu’il existe trois ordres dans la
hiérarchie : celui des évêques, celui des prêtres et celui des diacres. Il
faut remarquer qu’il dit là que l’ordre des diacres est purificateur, l’ordre
des prêtres, illuminateur, mais l’ordre des évêques, cause de perfection. Et
comme il le dit lui-même au chapitre VI, trois ordres correspondent à ces trois
ordres : à l’ordre des diacres est soumis l’ordre des impurs qui ont
besoin de purification; à l’ordre des prêtres est soumis l’ordre de ceux qui
doivent être illuminés, à savoir, le peuple saint qui est illuminé par la
réception des sacrements; mais à l’ordre des évêques est soumis l’ordre des parfaits,
à savoir, celui des moines, à qui leurs traditions enseignent «à s’élever vers
les actes de la plus parfaite perfection». D’après cela, il est clair selon
Denys que la perfection est attribuée aux seuls évêques et moines : aux
évêques, en tant que causes de perfection; aux moines, en tant que parfaits.
Mais pour que
personne ne dise que Denys transmet l’ordre de la hiérarchie ecclésiastique
instituée par les apôtres, alors que, selon l’institution du Seigneur, prêtres
et évêques étaient identiques, cela apparaît manifestement faux selon ce qui
est dit en Lc 10, 1 : Après cela, le Seigneur désigna, etc., où
la Glose dit : «De même que le modèle des évêques se trouve chez les
apôtres, de même le modèle des prêtres du second ordre se trouve chez les soixante-dix[79].»
Et il est étonnant que, l’invoquant eux-mêmes, comme s’ils ignorent leur propre
voix, ils affirment aussitôt après que les évêques ne se sont distingués des prêtres
qu’à l’époque de Jérôme.
Et si quelqu’un
veut retourner à une époque antérieure, on trouve aussi dans la loi ancienne,
dans laquelle on ne trouvait qu’un sacerdoce au sens figuré, que les grands
prêtres étaient distincts des prêtres de rang inférieur. En effet, il est dit
dans le Décret, XXI,
arg. : «Les grands prêtres et les prêtres de rang inférieur ont été institués
par Moïse, qui, sur l’ordre du Seigneur, oignit Aaron comme grand prêtre, mais
ses fils comme prêtres de rang inférieur.»
Il est ainsi
clair que [Gérard d’Abbeville] a mal compris la parole de Jérôme. En effet,
Jérôme n’entend pas dire que, dans l’Église primitive, il existait un ordre des
évêques et des prêtres, mais qu’on employait ces termes de manière confuse, car
les prêtres étaient appelés évêques en raison de l’intention, et les évêques
étaient appelés prêtres en raison de la dignité. Aussi Isidore dit-il – on
trouve cela dans le Décret, XXI,
c. 1, § 12 – que «les prêtres de rang inférieur, bien qu’ils soient prêtres,
n’accèdent cependant pas au sommet du pontificat, car ils ne signent pas le
front avec le saint chrême et ne donnent pas l’Esprit Paraclet, que la lecture
des Actes des apôtres montre relever seulement des évêques». Et il
conclut : «Aussi, chez les anciens, les évêques et les prêtres étaient
identiques, car c’est là un nom de dignité, et non d’âge.» Il est montré là
qu’il existe une différence dans la réalité, mais un recoupement dans les mots,
en raison de la dignité que comporte le terme de presbytérat. Par la suite, il
devint nécessaire, pour éviter l’erreur d’un schisme qui provenait de
l’indifférenciation des termes, que même les termes soient distingués, à savoir
que seuls les prêtres de rang supérieur soient appelés évêques, mais que les
prêtres de rang inférieur soient appelés prêtres.
Ce qui est avancé
en cinquième lieu n’a pas d’efficacité. En effet, la vie contemplative est placée
au-dessus de la vie active, non seulement parce qu’elle est plus sûre, comme on
l’affirme, mais parce qu’elle est simplement meilleure, selon ce que le Seigneur
dit en Lc 10, 42 : Marie a choisi la meilleure part. Et dans
la mesure où la contemplation est meilleure que l’action, celui qui supporte un
certain préjudice à sa contemplation bien-aimée afin de chercher le salut du
prochain à cause de Dieu, semble agir à cause de Dieu.
Rechercher le
salut du prochain pour l’amour de Dieu et du prochain, en encourant un certain
préjudice à sa contemplation, semble donc davantage relever d’une plus grande
perfection de la charité, que si quelqu’un s’attache à la seule douceur de la
contemplation, au point de ne vouloir d’aucune manière s’en écarter, même pour
le salut des autres. Pour cette raison, l’Apôtre voulut que, non seulement la
contemplation de la vie présente, mais même la contemplation de la patrie
céleste soit retardée pour un temps en raison du salut du prochain, comme cela
ressort clairement de ce qui est dit en Ph 1, 23‑24 : Je
suis déchiré entre deux choses : le désir de m’en aller et d’être avec le
Christ, car cela est bien meilleur; et celui de demeurer dans la chair, parce
que cela est nécessaire pour vous.
Mais s’il est
question de la perfection de la charité qui consiste pour la plus grande part
dans la préparation de l’âme, comme on l’a démontré par les paroles d’Augustin,
beaucoup de ceux qui mènent la vie contemplative possèdent aussi cette
perfection, de sorte qu’ils sont prêts, selon le bon plaisir de Dieu, à suspendre
pour un temps le loisir de leur contemplation bien-aimée afin de s’adonner au
salut du prochain. Toutefois, cette perfection de la charité ne se trouve pas
chez la plupart de ceux qui cherchent à être utiles au prochain; la lassitude
de la vie contemplative les mène aux choses extérieures plutôt que de la
désirer. De sorte que, chez eux, il relève de la perfection de l’amour qu’ils
reportent pour un temps [la contemplation] en tant que bien aimé. Mais les
manques de quelques-uns ne peuvent porter préjudice à l’état ou à la fonction.
En effet, cela même qui consiste à s’occuper du prochain doit être considéré
comme un acte de perfection, puisque cela relève du parfait amour de Dieu et du
prochain.
Mais il faut
observer ici que tous ceux qui ont en acte ce qui est plus parfait ne sont pas
établis dans un état plus parfait. En effet, personne ne doute qu’observer la
virginité relève de la perfection, car le Seigneur a dit à ce sujet en
Mt 19, 12 : Que celui qui peut comprendre comprenne! Et
l’Apôtre dit en 1 Co 7, 25 : Au sujet des vierges, je
n’ai pas de commandement de la part du Seigneur, mais je donne un conseil. Or,
les conseils portent sur des œuvres de perfection. Cependant, la virginité observée
sans vœu n’a pas l’état de perfection. Aussi Augustin dit-il dans le livre Sur
la virginité : «En effet, la virginité n’est pas honorée en tant que
virginité, mais en tant qu’elle est consacrée à Dieu; bien qu’elle soit
observée dans la chair, la virginité corporelle est spirituelle : une
continence pieuse en fait le vœu et l’observe.» Et plus loin : «Il est
plus honorable de compter parmi les biens de l’âme la continence par laquelle
l’intégrité de la chair est vouée, consacrée et observée pour le Créateur même
de l’âme et du corps.»
Or, il est clair
que les archidiacres et les curés, même s’ils ont charge d’âmes, ne
s’astreignent cependant pas par vœu à une sollicitude de ce genre, autrement
ils ne pourraient, sans l’autorisation de celui qui pourrait dispenser d’un vœu
perpétuel, abandonner la charge d’un archidiaconé ou d’une paroisse. Même si un
archidiacre ou un curé accomplit un acte de perfection ou reçoit une fonction,
il n’a cependant pas l’état de perfection. Et si l’on examine correctement, les
religieux, qui sont obligés par le vœu de leur ordre à servir les évêques pour
ce qui concerne le soin des âmes en prêchant et en entendant les confessions,
possèdent davantage l’état de perfection que les archidiacres ou les curés
eux-mêmes.
Au vrai, ce qui
est avancé en sixième lieu, à savoir que l’accroissement de la charité ne peut
exister chez une personne qui n’est pas dans un état [de perfection], est
manifestement tout à fait faux selon ce qui a été dit. En effet, il en existe
certains dans l’état de perfection qui ont une charité imparfaite ou n’en ont
aucune, comme les nombreux évêques et religieux qui vivent dans le péché
mortel. Bien que de nombreux bons curés aient une charité parfaite, au point où
ils sont prêts à donner leur vie pour les autres, ils ne sont pas pour autant
dans un état de perfection, car il ne manque pas de nombreux laïcs, même
mariés, qui ont la même charité parfaite, au point qu’ils sont prêts à donner
leur vie pour le salut du prochain. Et cependant, on ne dit pas qu’ils sont
dans un état de perfection.
Ce qui est avancé
en septième lieu, que les diacres qui ont été institués par les apôtres ont
possédé l’état de perfection, ne peut être tiré ni du texte ni de la Glose. En
effet, le fait qu’on dise qu’ils étaient remplis de l’Esprit Saint et de
sagesse montre qu’ils ont eu la perfection de la grâce, qui peut exister chez
ceux qui n’ont pas l’état de perfection. Mais ce qui est dit dans la glose de
Bède, qu’ils étaient d’un degré plus élevé et plus proche de l’autel, indique
l’élévation du degré ou de la fonction. C’est une chose d’être sur un degré,
c’en est une autre d’être dans un état, comme on l’a déjà dit. Cependant, il
est vrai que ces sept diacres ont été dans un état de perfection, de cette
perfection dont le Seigneur dit : Si tu veux être parfait, va et vends
tout ce que tu possèdes, et donne-le aux pauvres, Mt 19, 21. Car,
après avoir tout quitté, ils avaient suivi le Christ; ils ne possédaient rien,
mais tout était commun entre eux, comme il est dit en Ac 4, 32. Toutes
les formes de vie religieuse découlent de leur exemple.
Ce qui est avancé
en huitième lieu, que les archidiacres Étienne et Laurent ont été dans un état
de perfection, nous le concédons, non pas cependant à cause de l’archidiaconat,
mais à cause du martyre, qui est placé au-dessus de toute perfection
religieuse. Aussi Augustin dit-il dans le livre Sur la virginité :
«L’autorité de l’Église en rend un témoignage éclatant, par laquelle les
fidèles savent à quels endroits les martyrs et les saintes religieuses défuntes
sont rappelés lors des sacrements de l’autel.» En effet, je dis aussi que, de
cette façon, Sébastien a été dans un état de perfection, ainsi que Georges.
Cependant, nous ne disons pas pour cette raison que les chevaliers ont l’état
de perfection.
Ce qui est
objecté en neuvième lieu, que les curés et les archidiacres ressemblent davantage
aux évêques que les religieux, cela est vrai sous un aspect, à savoir quant à
la charge de subordonnés. Mais, quant à l’obligation perpétuelle qui est requise
pour l’état de perfection, les religieux sont plus semblables à l’évêque que
les archidiacres ou les curés, comme cela est clair d’après ce qui a été dit.
Ce qui est avancé
en dixième lieu, que l’administration des biens d’Église ne diminue pas l’état
de perfection, nous le concédons sans hésitation, autrement, dans les communautés
religieuses elles-mêmes, les supérieurs et les autres officiers qui administrent
des biens temporels déchoiraient de leur degré de perfection. Mais le fait
qu’ils ne renoncent pas à ce qui leur appartient, en abandonnant pour le Christ
tout ce qui leur appartient, bien plus, le fait qu’ils tirent un bénéfice des
fruits des églises comme s’ils leur appartenaient, cela diminue chez eux l’état
d’une certaine perfection.
Par ce qu’ils
disent en onzième lieu, ils se révèlent manifestement insensés, en suivant
l’erreur de Vigilantius contre qui Jérôme écrit : «Ce qu’il affirme, que
ceux-là agissent mieux, en faisant usage de leurs biens et distribuant peu à
peu les fruits de leurs biens aux pauvres, que ceux qui, après avoir vendu
leurs biens, donnent tout d’un coup, ce n’est pas moi, mais le Seigneur qui lui
répond : “Si tu veux être parfait, va et vends tout ce que tu possèdes,
etc.” Il parle à celui qui veut être parfait; celui que tu louanges n’est que
le deuxième ou troisième degré.» Les archidiacres ou les curés ne sont donc pas
plus parfaits parce qu’ils observent l’hospitalité, que les moines qui, n’ayant
rien en propre, ne peuvent l’observer.
Ce qui est avancé
en douzième lieu, qu’aucun sacrifice n’est plus agréable à Dieu que le zèle des
âmes, nous le concédons sans hésitation. Mais, dans le zèle des âmes, il faut
respecter l’ordre selon lequel, en premier lieu, l’homme a le zèle de sa propre
âme, en la déliant de toute attache aux réalités terrestres, selon ce que dit
le sage, Si 30, 24 : Aie pitié de ta propre âme en plaisant à
Dieu, et comme cela ressort clairement selon Augustin, La cité de Dieu, XXI.
Ainsi donc, si quelqu’un va plus loin après avoir méprisé les réalités terrestres
et lui-même, au point d’avoir le zèle des autres âmes, ce sera un sacrifice
plus parfait. Mais ce sera le plus parfait [sacrifice] lorsqu’il est obligé par
vœu ou par profession d’avoir le zèle des âmes, comme l’évêque et aussi les
religieux qui y sont obligés par vœu.
Ce qui est avancé
en treizième lieu, que, comme le patriarche préside dans son patriarcat et
l’évêque dans son évêché, l’archidiacre le fait dans son archidiaconé et le
curé dans sa paroisse, est manifestement faux. Car les évêques ont principalement
la charge de tous dans leur diocèse, mais les curés ou même les archidiacres
possèdent certaines fonctions subalternes assujetties aux évêques. En effet,
ils ont par rapport à l’évêque le même rapport que les baillis ou les prévôts
par rapport au roi. Aussi, à propos de ce passage de
1 Co 12, 28 : À l’un, les dons d’assistance, à un autre,
les dons de gouvernement, la Glose dit-elle : «Assistance,
c’est-à-dire qui aident leur supérieurs, comme Tite par rapport à l’Apôtre, ou
les archidiacres par rapport aux évêques. Gouvernement, c’est-à-dire les fonctions
de gouvernement des personnages inférieurs, comme c’est le cas des prêtres, qui
enseignent au peuple.» Aussi cela est-il montré dans l’ordination des prêtres,
dont l’évêque dit : «Plus nous sommes fragiles ‑ à savoir, que les
apôtres ‑, plus nous avons besoin de ces aides.» Aussi est-il dit dans le
Décret, XVI, q. 1, c.
41 : «Que tous les prêtres, les diacres et les autres clercs prennent soin
de ne rien faire sans la permission de leur propre évêque; de même, qu’aucun
prêtre ne dise la messe dans sa paroisse sans que [l’évêque] l’ordonne, ne baptise
et ne fasse quoi que ce soit sans sa permission.» On lit de même dans le Décret,
LXXX, c. 5, Non debere :
«Que les prêtres ne fassent rien sans l’ordre et le conseil de l’évêque.»
Ce qui est avancé
en quatorzième lieu à propos des clercs qui, en raison de grands délits, sont
relégués au monastère, manifeste suffisamment leur esprit et leur intention.
Car, comme le dit Grégoire dans les Morales, X, «lorsque les méchants
disent des choses correctes en prêchant, il leur est très difficile de ne pas
laisser échapper ce qu’ils ruminent lorsqu’ils se taisent». En effet, ils estiment
que les clercs sont dans un état, et non les moines, en raison de l’élévation
de la pénitence que les moines embrassent volontairement alors qu’ils sont
innocents, [pénitence] à laquelle les clercs fautifs sont forcés. À la vérité,
cet état est d’autant plus grand aux yeux de Dieu qu’il est plus abject aux
yeux du monde, selon ce que dit Mt 23, 12 : Celui qui
s’abaisse sera élevé; et il
est dit en Jc 2, 5 : Dieu a choisi les pauvres en ce monde,
qui sont riches par la foi et héritiers du royaume. Mais ceux qui embrassent
la gloire du monde estiment que ce qui a trait à la gloire se tient [stare],
et que ce qui paraît humble est rejeté.
Après avoir
montré que sont futiles les arguments qu’ils invoquent pour montrer que les
archidiacres et les curés sont dans un état plus parfait que les religieux, il
faut montrer qu’est futile ce qu’ils objectent contre ce qui a été dit, à
savoir qu’on est placé dans un état de perfection par une consécration ou une
bénédiction solennelle.
À ce propos, il
faut considérer, en premier lieu, que la consécration ou la bénédiction
solennelle n’est pas la cause du fait qu’un homme est dans un état de perfection,
mais qu’elle est présentée comme un signe. En effet, elle n’est donnée qu’à
ceux qui sont placés dans un état, et non pas toujours à ceux qui se trouvent
dans un état de perfection, mais à ceux qui accèdent à n’importe quel état. En
effet, ceux qui sont unis par le mariage, sont placés dans un état, car, à
partir de ce moment, l’homme n’a pas pouvoir sur son corps, et il en va de même
pour la femme, comme il est dit en 1 Co 7, 4. Car, dans le
mariage, il y a une obligation perpétuelle de l’un envers l’autre; pour la
signifier, une bénédiction nuptiale solennelle est donnée par l’Église.
Toutefois, ils ne sont pas placés dans un état de perfection, mais dans l’état
du mariage. Ainsi, pour ceux qui sont placés dans un état de perfection, une
consécration ou une bénédiction solennelle est donnée, de la même façon que,
lorsque quelqu’un change d’état au civil, comme lorsqu’un esclave est
affranchi, une certaine solennité civile est accomplie.
Or, cela n’est
pas dit à la légère, mais est confirmé par l’autorité de Denys, qui dit dans la
Hiérarchie céleste, VI,
que «nos divins maîtres», c’est-à-dire les apôtres, «les ont jugés dignes de nominations
saintes», à savoir, ceux qui sont dans l’état des parfaits, «certains les
appelant serviteurs, d’autres, moines, en raison d’un assujettissement et d’un
service purs de Dieu, et d’une vie indivisible et singulière qui les unit à
l’unité déiforme et à une perfection qui plaît à Dieu. Pour cette raison et en
leur donnant la grâce qui les rend parfaits, la loi sainte les a jugés dignes
d’une invocation qui sanctifie». On trouve là expressément que, selon la
tradition des apôtres[80],
une bénédiction solennelle est donnée parce que les moines adoptent un état de
perfection.
Ce qui est avancé
en premier lieu, que dans la consécration de l’évêque comme dans celle du
prêtre les mêmes mots sont utilisés : «Que ces mains soient consacrées et
sanctifiées, etc.», est hors de propos. En effet, nous ne traitons pas ici du
prêtre en tant qu’il est prêtre : de cette manière, il est en effet placé
dans un état de perfection par une consécration solennelle, non dans un état
actif ou passif de perfection, mais dans un état d’illumination, selon Denys.
[Nous traitons ici du prêtre] en tant qu’il reçoit une charge [d’âmes] :
alors, aucune bénédiction solennelle n’est donnée, mais on lui confie une fonction.
Mais l’évêque est consacré à la charge pastorale même en raison de l’obligation
perpétuelle par laquelle il s’oblige à la charge pastorale, comme cela apparaît
par ce qui a été dit plus haut.
Quant à ce qui
est avancé en deuxième lieu, il faut dire que l’onction de la tête qui est
faite aux rois était un signe de l’état de celui qui a la charge principale du
royaume. Mais les autres, qui sont des officiers du royaume, ne recevaient pas
l’onction, comme s’ils ne possédaient pas la raison parfaite de gouvernement.
De même, dans le royaume de l’Église, l’évêque est oint en tant qu’il reçoit la
charge du royaume à titre principal; mais les archidiacres et les curés ne sont
pas oints lors de la réception de leur charge, parce qu’ils ne reçoivent pas la
charge à titre principal, mais une fonction de soutien sous la gouverne de
l’évêque, comme les baillis ou les prévôts sous le roi. Il n’en découle pas
pour autant que le roi possède un état de perfection, parce que sa charge
s’étend aux réalités temporelles, et non aux spirituelles, comme la charge des
évêques. Mais la charité concerne en elle-même un bien spirituel. Aussi leur
charge spirituelle concerne-t-elle la perfection, mais non la charge
temporelle, bien qu’elle puisse être exercée avec une charité parfaite.
Ce qui est aussi
avancé en troisième lieu est éloigné de la question en cause. En effet, nous ne
traitons pas ici de la perfection du mérite, qui peut être parfois plus
parfait, non seulement chez un curé ou chez un évêque ou un religieux, mais
aussi chez un laïc marié; mais nous parlons de l’état de perfection. Aussi
semble-t-il que sur ce point, celui qui objecte ignore ce qu’il dit, car, selon
son objection, mêmes les évêques ne seraient pas dans un état plus élevé que
les religieux, puisqu’ils ont parfois un mérite moindre.
Ce qui est avancé
en quatrième lieu, que l’épiscopat n’est pas un ordre, comporte manifestement
une fausseté, si on l’entend de manière absolue. En effet, Denys dit expressément
qu’il existe trois ordres dans la hiérarchie ecclésiastique : celui des
évêques, celui des prêtres et celui des diacres. Et, dans le Décret, XXI, c. 1, on lit que «l’ordre
des évêques comporte quatre parties». En effet, l’évêque possède un ordre par
rapport au corps mystique du Christ qu’est l’Église, pour laquelle il reçoit
une charge à titre principal et pour ainsi dire royal. Mais, par rapport au
corps véritable du Christ qui est contenu dans le sacrement, il ne possède pas
un ordre supérieur à celui des prêtres. Mais qu’il possède un ordre, et non pas
seulement une juridiction, comme l’archidiacre et le curé, cela ressort clairement
du fait que l’évêque peut faire beaucoup de choses qu’il ne peut confier [à
d’autres], comme conférer les ordres, consacrer des basiliques, et des choses
de ce genre. Les choses qui relèvent de la juridiction, il peut les confier à
d’autres. Cela ressort aussi clairement du fait que si un évêque déposé est
rétabli, il n’est pas consacré à nouveau, comme si le pouvoir d’ordre demeurait,
comme cela arrive dans les autres ordres.
Mais ce qui est
avancé en cinquième lieu, que l’archidiacre ou le prêtre paroissial est solennellement
institué parce qu’il est investi par un anneau ou par quelque chose du genre,
cela est complètement ridicule. En effet, cette solennité ressemble davantage
aux solennités civiles, selon lesquelles certains sont investis pour un fief
par le bâton ou par l’anneau, qu’aux solennités de l’Église qui consistent dans
une consécration ou une bénédiction.
Il faut maintenant
montrer, en troisième lieu, comment est futile ce qui est objecté contre ce qui
a été dit, à savoir que le prêtre ou l’archidiacre peut quitter sa charge, mais
non l’évêque, son évêché, ou le religieux, la vie religieuse.
À ce propos, il
faut considérer, en premier lieu, que quiconque s’éloigne de l’état de
perfection vers un état qui n’est pas [un état] de perfection, est considéré
comme apostat, selon ce que dit l’Apôtre à propos des veuves, en
1 Tm 5, 11‑12 : Dès
que des désirs indignes du Christ les assaillent, elles veulent se marier,
méritant ainsi d’être condamnées pour avoir manqué à leur premier engagement.
La Glose dit à cet endroit qu’en cela, «un propos trompeur est condamné», et
que «tous ceux de cette sorte sont semblables à Lot, qui regarda en arrière».
Et c’est cela apostasier. De sorte que si les archidiacres ou les prêtres
paroissiaux étaient dans un état de perfection, en abandonnant l’archidiaconé
ou leur paroisse, ils seraient condamnés comme apostats.
Ce qui est donc
avancé en premier lieu, que les archidiacres et les prêtres paroissiaux peuvent
passer à la vie religieuse, non pas parce que l’état religieux est plus
parfait, mais parce qu’il est plus sûr, est donc expressément faux. En effet,
il est dit dans le Décret, XIX, q. 1,
c. 1 : «Aux clercs qui souhaitent devenir moines parce qu’ils désirent
suivre une vie meilleure, l’évêque doit permettre d’entrer librement dans les
monastères.» On conclut de cela que la raison de passer [à la vie religieuse]
est qu’elle est meilleure, et non seulement qu’elle est plus sûre. De plus, les
archidiacres et ceux qui ont la charge d’une paroisse, après avoir quitté la
charge de l’archidiaconé ou de leur paroisse, peuvent non seulement entrer en
religion, mais aussi demeurer dans le siècle, comme cela ressort clairement
pour ceux qui quittent leurs paroisses et reçoivent une prébende dans une
église cathédrale; les gens mariés peuvent aussi la recevoir, s’ils ne sont pas
établis dans les saints ordres. De tout cela, il ressort clairement qu’ils
n’ont pas l’état de perfection.
Ce qui est avancé
en deuxième lieu, que le religieux n’a pas un état plus parfait parce qu’il ne
peut abandonner la vie religieuse, car même un homme marié ne peut renvoyer son
épouse, alors qu’il n’est pas dans un état de perfection, il est clair que cela
est tout à fait futile. En effet, les deux états, à savoir, celui de la vie
religieuse et celui du mariage, ont quelque chose de semblable, à savoir,
l’obligation perpétuelle; c’est la raison pour laquelle les deux états sont
comme un état de servitude. Mais l’obligation du mariage ne porte pas sur une
œuvre de perfection, mais sur l’acquittement de la dette charnelle. [Le
mariage] est donc un état, mais non [un état] de perfection. Mais l’état
religieux comporte une obligation par rapport aux œuvres de la perfection que
sont la pauvreté, la continence et l’obéissance. Il s’agit donc d’un état de
perfection.
Ce qui est avancé
en troisième lieu, qu’en raison de son humilité et de la faiblesse de ses
forces, quelqu’un peut quitter un état plus parfait pour passer à un [état]
inférieur, comme David, après avoir mis de côté les armes de Saül, prit une
fronde et une pierre, comporte une part de vérité et une part de fausseté. En
effet, quelqu’un peut, en raison de sa faiblesse, passer d’une vie religieuse
plus élevée à une vie religieuse moins élevée, mais non sans une dispense. Mais
l’Église ne dispense d’aucune façon de la vie religieuse [pour passer] à un
état séculier, même à celui de curé ou d’archidiacre. Il est ainsi tout à fait
clair que l’état religieux dépasse bien plus l’état de n’importe quel
archidiacre ou prêtre paroissial, à supposer qu’il faille parler d’un état, que
l’état de la vie religieuse la plus élevée celui de l’état de [la vie
religieuse] la plus douce.
Ce qui est avancé
en quatrième lieu, que si l’immuabilité faisait partie de la notion d’état, il
ne serait jamais permis de passer d’un état à un autre, est tout à fait futile.
En effet, il est permis de progresser vers un état plus élevé, et non vers un
état moins élevé, comme on le lit dans les Décrétales,
III, tit. 31, c. 18, De regularibus, «Licet».
En effet, on comprend que, dans le plus élevé, se trouve ce qui est moins
élevé, mais non l’inverse; et celui qui s’oblige à donner moins n’est pas
considéré coupable s’il donne plus.
Ce qui est avancé
en cinquième lieu, qu’un prélat peut rappeler de la vie religieuse à son église
un curé qui est son sujet, est tout à fait faux et contraire aux canons. En
effet, il est dit dans les Décrétales, I,
tit. 9, c. 4, De renuntiatione, «Admonet» :
«Interdis rigoureusement à toutes les personnes de ton évêché d’oser, sans ton
consentement, pénétrer dans les églises de ton diocèse relevant de ton
autorité, de les posséder, ou de les quitter sans ton accord. Si quelqu’un ose
s’élever contre ton interdiction, exerce contre lui ton châtiment canonique.»
Et dans les Décrétales, V, tit. 35,
c. 3, De privilegiis, «Cum et
plantare», § «In ecclesiis», il est dit que les religieux, «dans leurs églises,
qui ne les concernent pas de plein droit, fassent des présentations auprès des
évêques pour qu’ils instituent des prêtres qui assurent en leur nom le soin du
peuple; mais qu’ils n’osent pas écarter sans l’accord des évêques ceux qui ont
été institués».
De cela, on ne
peut conclure davantage que le fait pour les curés de ne pouvoir quitter leurs
églises sans l’accord de l’évêque et que, s’ils les ont quittées, ils peuvent
être punis. Mais [Gérard d’Abbeville] applique cette affirmation générale à un
cas particulier, à savoir qu’ils ne peuvent, sans la permission de l’évêque,
entrer en religion après avoir abandonné leur charge. En effet, il est dit
expressément dans le Décret, XIX, q.
2, c. 2, Duae, que les clercs
séculiers peuvent entrer en religion après avoir abandonné leurs églises, même
si l’évêque s’y oppose. Mais ce qu’on lit dans le Décret, VII, q. 1, c. 37, Episcopus
de loco, etc., est manifestement dit du passage à une autre église, et non
du passage à la vie religieuse.
Ce qui est
objecté en sixième lieu, que les moines peuvent aussi passer de la vie religieuse
à une église séculière comportant une charge [pastorale], cela n’est pas la
même chose, parce qu’ils n’y passent pas après avoir abandonné l’état
religieux. En effet, il est dit dans le Décret,
XVI, q. 1, c. 3, à propos des moines : «Quant à ceux qui demeurent
depuis longtemps dans un monastère et parviennent par la suite aux ordres
cléricaux, nous décidons qu’ils ne doivent pas s’écarter de leur propos
antérieur.» Mais un archidiacre ou un curé peut entrer en religion, après avoir
abandonné sa charge, pour passer d’un état plus imparfait à un état plus
parfait sous la conduite du Saint-Esprit, comme on le trouve dans le Décret, XIX, q. 2, c. 2, Duae.
Ce qui est avancé
en septième lieu, que quelqu’un qui avait la charité peut s’écarter de la charité,
et donc que celui qui s’éloigne de l’état de perfection n’était pas dans un
état plus parfait, cela est si futile qu’aucune réponse n’est nécessaire. En
effet, personne ne s’éloigne de la charité qu’en péchant; de même, on s’éloigne
de l’état de perfection en péchant, car, de même qu’on est obligé à l’amour de
charité par la loi commune, de même quelqu’un est obligé à l’état de perfection
en raison d’un vœu particulier.
Ce qui est avancé
en huitième lieu, que les évêques ne peuvent passer à la vie religieuse sans
une permission du pape, et cela, en vertu d’une constitution de l’Église, cela
est manifestement faux; bien plutôt, cela relève de l’obligation même par
laquelle les évêques s’obligent à assurer le soin perpétuel du peuple. Aussi l’Apôtre
dit-il en 1 Co 9, 16 : C’est
pour moi une obligation : malheur à moi si je n’évangélise pas! Et il
donne plus loin la raison de cette nécessité, en disant : Alors que j’étais libre à l’égard de tous,
je me suis fait le serviteur de tous (1 Co 9, 19), à savoir,
par une obligation perpétuelle. Ainsi, dans la décrétale, cela n’est pas
invoqué comme une décision, mais comme une justification.
Ce qui est avancé
en neuvième lieu n’a aucune efficacité. En effet, il est certain qu’en vertu du
droit commun, personne ne peut être choisi pour l’épiscopat ni ne doit recevoir
la charge d’un archidiaconé ou d’une paroisse, s’il n’est pas établi dans les
ordres sacrés, conformément aux décisions de l’Église. Mais le pape peut
dispenser en ces matières et parfois, il donne une dispense. Et alors, ceux qui
ont la charge d’un archidiaconé ou d’une paroisse, et même certains qui sont
ainsi choisis comme évêques, peuvent contracter mariage après avoir abandonné
leur charge, de sorte que ce qui a été contracté ne soit pas invalidé. Mais
cela ne peut être dit des religieux.
Il reste maintenant à dire quelles œuvres peuvent relever de ceux qui
sont dans l’état religieux. Mais parce que nous avons pleinement traité
ailleurs[82] de
ces questions, il suffit d’inclure ici un petit nombre de choses à cause des
calomniateurs.
En effet, ils invoquent une parole de Jérôme, qui se trouve dans le Décret, XCV, Olim : «Antequam diaboli instinctu studia in religione
fierent» [«Avant qu’à l’instigation du Diable, on poursuive des études dans la
vie religieuse»]. Je m’étonne qu’ils invoquent cela comme si les religieux ne
devaient pas étudier, alors que l’étude, et principalement celle de la Sainte
Écriture, concerne au plus haut point ceux qui ont choisi la vie contemplative.
Surtout qu’Augustin dit dans La cité de
Dieu, XIX, que «personne ne doit être empêché de connaître la vérité, qui
relève d’un loisir louable». En effet, s’ils tentaient de le démontrer en recourant
aux paroles de Jérôme, ils seraient convaincus par ce qui suit dans le même
chapitre : «Et l’on dirait parmi le peuple : “Je suis à Paul!” “Je
suis à Apollos!” Il est ainsi clair qu’il faut comprendre ainsi la parole
mentionnée : «Avant qu’à l’instigation du Diable, les études»,
c’est-à-dire les dissensions, «n’apparaissent dans la religion», à savoir, [la
religion] chrétienne.
Ils invoquent aussi que le pouvoir de lier et de délier, pour ce qui est
de sa mise en oeuvre ou de la justification de sa mise en œuvre, n’est pas
conféré aux prêtres religieux. Je m’étonne de ce vers quoi cela s’oriente. En
effet, ils veulent dire que les moines n’ont pas, du seul fait qu’ils sont ordonnés
prêtres, le pouvoir de mettre les clés en œuvre. Cela est tout à fait vrai,
mais cela peut être aussi dit des [prêtres] séculiers. En effet, le [prêtre]
séculier ne reçoit pas le pouvoir de mettre les clés en œuvre du seul fait
qu’il est ordonné prêtre, mais du fait qu’il reçoit une charge d’âmes. S’ils
veulent dire que, par le seul fait que quelqu’un est religieux, il ne peut
recevoir le pouvoir de mettre les clés en œuvre, cela est manifestement faux et
contraire à ce qui est dit dans le Décret,
XVI, q. 1, c. 25 : «Certains, qui ne sont aucunement inspirés par un
enseignement correct, mais qui sont davantage enflammés par le zèle de
l’amertume que par celui de l’amour, affirment que les moines, parce qu’ils
sont morts au monde et vivent pour Dieu, sont indignes du pouvoir de la dignité
sacerdotale, et qu’ils ne peuvent ni donner une pénitence, ni rendre quelqu’un
chrétien[83], ni
absoudre en vertu du pouvoir de la fonction sacerdotale qui leur est divinement
conféré. Mais ils se trompent du tout au tout. En effet, le bienheureux Benoît
lui-même n’interdit d’aucune façon une telle chose.» Il faut aussi remarquer, à
ce propos, que n’est défendu aux religieux que ce qui est interdit par les
statuts de leur règle.
De même, ils invoquent ce qui est dit dans le Décret, XVI, q. 1 : «Le moine n’a pas pour fonction
d’enseigner, mais de pleurer.» S’ils invoquent ceci pour démontrer qu’il ne
convient pas à un moine, du fait qu’il est moine, d’être docteur, cela est
vrai; autrement, tout moine serait docteur. Mais s’ils veulent dire qu’un moine
a quelque chose qui s’oppose à la fonction de docteur, cela est manifestement
faux; bien plus, il convient au plus haut point aux religieux d’enseigner,
principalement la Sainte Écriture. Aussi, à propos de Jn 4, 28 :
La femme abandonna la cruche, etc., une
glose d’Augustin dit-elle : «Que ceux qui doivent évangéliser déposent
désormais les soucis et la charge du siècle.» Ainsi le Seigneur a-t-il confié à
ceux qui avaient été avec lui, après avoir tout abandonné, une fonction
d’enseignement universel, en disant à ses disciples en
Mt 28, 19 : Allez
enseigner à toutes les nations!
Et il faut répondre de la même manière à toutes les questions semblables,
comme à ceci : «Autre est la cause du clerc, autre celle du moine. Le
clerc – à savoir, celui qui a charge d’âmes – dit : “Je pais”; le moine
dit : “On me mène paître”.»
Et encore : «Que le moine s’assoie, solitaire et en silence!» En effet,
par cela et par d’autres choses similaires, on déclare ce qui convient au moine
en tant qu’il est moine; mais il ne lui est pas interdit pour autant d’accepter
des choses plus élevées, si elles lui sont confiées. De même, le clerc ne peut
excommunier en tant qu’il est clerc; il le peut cependant si cela lui est
confié par l’évêque.
De même, ils
invoquent que deux ordres seulement ont été institués par le Seigneur, à
savoir, celui des apôtres, dont les évêques suivent le modèle, et celui des
soixante-douze disciples, dont les curés suivent le modèle[84].
Si cela est invoqué pour dire que les religieux n’ont pas une charge d’âmes
ordinaire[85],
s’ils ne sont pas évêques ou curés, personne ne peut le nier. Mais s’ils
entendent par là que les religieux ne peuvent prêcher ou entendre les
confessions alors que des prélats supérieurs le leur ont confié, il est clair
que cela est faux. En effet, «plus quelqu’un excelle [dans une chose], plus il
est puissant dans ce genre de choses», comme on le lit dans le Décret, XVI, q. 1, c. 25 : Sunt nonnulli. De sorte que si des
prêtres séculiers sans charge d’âmes peuvent accomplir ces choses parce que des
prélats le leur ont confié, à bien plus forte raison les religieux le peuvent,
si cela leur est confié.
Il faut donc
répondre cela à ceux qui s’efforcent de mettre en cause la perfection de la vie
religieuse, en s’abstenant de les injurier, car, ainsi qu’il est écrit en
Pr 10, 18 : Celui qui
profère des injures est un insensé, et en 20, 3 : Tous les insensés se déchaînent en injures.
Mais s’ils veulent répliquer à cela par écrit, cela me convient très bien. En effet, jamais la vérité n’est aussi bien mise en évidence et la fausseté réfutée, qu’en résistant aux contradicteurs, selon ce que dit Salomon : Le fer s’aiguise par le fer, et l’homme s’affine face à son prochain (PR 27, 17).
* * * * * * * * * *
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Le but de la religion chrétienne semble consister principalement à détourner les hommes des réalités terrestres et à les tourner vers les réalités spirituelles. De là vient que celui en qui la foi a sa source et son achèvement, Jésus, en venant dans ce monde, a montré à ses fidèles le mépris des choses du siècle par son comportement et sa parole. Par son comportement, car, comme le dit Augustin dans La catéchèse des gens simples : «Devenu homme, le Seigneur Jésus a méprisé les réalités terrestres afin de montrer qu’elles doivent être méprisées, et il a supporté tous les maux terrestres qu’il ordonnait de supporter, afin que le bonheur ne soit pas cherché en ceux-là et qu’on ne craigne pas que le malheur se trouve en ceux-ci. En effet, né d’une mère qui, tout en ayant conçu sans être touchée par un homme et en étant toujours demeurée intacte, était fiancée à un ouvrier, il a éteint tout orgueil associé à la noblesse charnelle. Né dans la ville de Bethléem, qui était la plus petite de toutes les villes de Judée, il n’a pas voulu que quiconque se glorifie de l’élévation de sa ville. Celui à qui tout appartient s’est fait pauvre afin que personne qui croit en lui n'ose s’enorgueillir de richesses terrestres. Il n’a pas voulu que les hommes le fassent roi parce qu’il montrait le chemin de l’humilité. Celui qui nourrit tous les hommes a eu faim, et il a eu soif, celui par qui tout breuvage a été créé pour nous. Lui qui s’est fait pour nous le chemin vers le ciel a été fatigué sur la route. Il a été crucifié, celui qui a mis un terme à nos tourments. Il est mort, celui qui a ressuscité les morts.»
Il a aussi montré la même chose en paroles. Car, au début de sa prédication, il a promis à ceux qui se repentaient, non pas des royaumes terrestres comme dans l’Ancien Testament, mais le royaume des cieux. Pour ses disciples, il a placé la première béatitude dans la pauvreté en esprit (Mt 5, 3), dans laquelle il a montré le chemin de la perfection, en disant au jeune homme qui s’était adressé à lui : Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres. Puis viens et suis-moi (Mt 19, 21). Ses disciples ont suivi cette voie, en ne possédant rien de temporel, mais en possédant tout par la puissance spirituelle, car ils se contentaient de la nourriture et du vêtement. Mais, depuis les temps anciens, le Diable, envieux du salut des hommes, ne cesse de faire obstacle à cet effort si religieux et si salutaire par l’intermédiaire d’hommes, ennemis charnels de la croix du Christ et savourant les choses terrestres. En effet, Augustin dit, dans le livre sur Le combat chrétien : «Les hommes et les femmes, de tout âge et de toute dignité, ont été transformés en vue de la vie éternelle. Certains, après avoir dédaigné les biens temporels, s’envolent vers les réalités divines. D’autres s’inclinent devant les vertus de ceux qui les mettent en œuvre et font l’éloge de ce qu’ils n’osent pas imiter. Mais un petit nombre murmure encore et est torturé par une vaine jalousie, ou bien [c’est le cas de] ceux qui recherchent leur propre bien dans l’Église, bien qu’ils paraissent catholiques, ou des hérétiques qui cherchent à tirer gloire du nom même du Christ.»
Parmi eux se sont levés autrefois, en des endroits différents mais avec une égale folie, Jovinien à Rome, et Vigilantius en Gaule, qui, auparavant, avaient été exemptes d’erreurs monstrueuses. Le premier des deux a eu l’audace de faire équivaloir le mariage à la virginité, et le second, l’état des riches à la pauvreté, en rendant vains quant à eux les conseils évangéliques et apostoliques par une perfidie manichéenne. En effet, si l’on fait équivaloir la richesse à la pauvreté et le mariage à la virginité, c’est pour rien que le Seigneur a donné le conseil d’observer la pauvreté, et son Apôtre, celui de garder la virginité. Aussi l’éminent docteur Jérôme a-t-il efficacement réfuté les deux. Mais, comme on le lit dans l’Apocalypse (13, 2), l’une des têtes de la bête que l’on croyait avoir tuée a été guérie de sa blessure mortelle : en effet, de nouveaux Vigilantius se lèvent en Gaule, des hommes qui détournent de l’observance des conseils de multiples façons et avec astuce.
En premier lieu, ils mettent de l’avant que personne ne doit décider d’observer les conseils en entrant en religion, à moins d’être d’abord entraîné à l’observance des commandements. Par cette affirmation, le chemin pour atteindre rapidement la perfection est fermé aux enfants, aux pécheurs et à ceux qui viennent de se convertir à la foi. De plus, ils ajoutent que personne ne doit décider de prendre le chemin des conseils sans avoir pris auparavant l’avis d’un grand nombre. Personne qui est sain d’esprit n’ignore quel grand obstacle au choix de la perfection est ainsi préparé pour les hommes, puisque les conseils des hommes charnels, qui sont la majorité, retiennent facilement les hommes des réalités spirituelles, plutôt qu’ils ne les y entraînent. Ils s’efforcent en plus de faire obstacle à l’obligation pour des hommes d’entrer en religion, ce par quoi l’esprit est affermi pour prendre le chemin de la perfection. En définitive, ils ne craignent pas de discréditer de multiples façons la perfection de la pauvreté.
Pharaon a préfiguré leur abominable tentative : comme on le lit en Ex 5, 4, il faisait des reproches à Moïse et à Aaron qui voulaient faire sortir d’Égypte le peuple de Dieu : Pourquoi, Moïse et Aaron, voulez-vous débaucher le peuple de ses travaux? Une glose d’Origène dit à cet endroit : «Aujourd’hui, si, pour le service de Dieu, Moïse et Aaron, c’est-à-dire la parole prophétique et [la parole] sacerdotale, invitent l’âme à sortir du siècle, à renoncer à tout ce qu’elle possède, à s’appliquer à la loi et à la parole de Dieu, tu entendras les amis de Pharaon dire unanimement : “Voyez comment les hommes sont séduits et les adolescents, pervertis!”» Et il ajoute plus loin : «Telles étaient alors les paroles de Pharaon, voilà ce que ses amis disent maintenant!»
Tels sont donc les conseils par lesquels ils s’efforcent d’empêcher le progrès de ceux qui tendent à la perfection. Mais, selon le jugement de Salomon, il n’existe pas de conseil contraire au Seigneur (Pr 21, 30). Confiant en son aide, nous nous efforcerons de détruire les conseils dont il a été question avec des armes spirituelles puissantes selon Dieu (2 Co 10, 4), ainsi que l’audace orgueilleuse qui s’élève contre la science de Dieu (2 Co 10, 5).
Pour chacune des choses mentionnées, nous suivrons donc cet ordre. Premièrement, nous présenterons ce sur quoi ils s’efforcent d’appuyer leur intention. Après cela, nous essaierons de montrer pourquoi et comment chacune des choses mentionnées est contraire à la vérité conforme à la piété (Tt 1, 1). Ensuite, nous montrerons que ce qu’ils utilisent pour affirmer leur opinion est futile et vain.
1. Ils s’efforcent de montrer de multiples façons qu’on ne doit pas s’engager sur le chemin des conseils avant d’avoir été entraîné à l’observance des commandements. En effet, notre Sauveur, là où il donne un conseil sur l’adoption de la pauvreté, a d’abord proposé à l’adolescent d’observer les commandements, s’il voulait entrer dans la vie; et alors, comme il affirmait avoir observé ses commandements depuis son enfance, il lui donna le conseil d’adopter la pauvreté (Mt 19, 17-21). Il semble donc que l’observance des commandements doive précéder le chemin des conseils.
2. De même, ils invoquent qu’à propos de Mt 28, 20 : Leur enseignant à observer tous les commandements que je vous ai donnés, une glose de Bède dit : «L’ordre est approprié. En effet, en premier lieu, l’auditeur doit être enseigné, ensuite il doit être imprégné des sacrements, puis il doit être instruit de l’observance des commandements.» Ils veulent conclure de cela que l’observance des commandements doit précéder l’adoption des conseils.
3. De plus, on lit dans le Ps 118, 104 : J’ai appris de tes commandements, où la Glose dit : «Je ne dis pas que j’ai appris les commandements mêmes, mais [que j’ai appris] de tes commandements, parce que, en les accomplissant, il a eu accès à l’ampleur de la sagesse.» Ils veulent aussi tirer de cela la même conclusion que précédemment.
4. De même, ils invoquent qu’ailleurs, dans le Ps 130, 2, à propos de : Comme un nouveau-né dans les bras de sa mère, la Glose dit : «Comme nous relevons cinq moments dans la procréation et dans l’alimentation charnelles, de même en est-il pour [la procréation et l’alimentation] spirituelles. En effet, nous sommes d’abord conçus dans le sein, ensuite nous y sommes nourris jusqu’à ce que nous voyions le jour, ensuite nous sommes portés dans les bras de notre mère et sommes allaités jusqu’à ce que, sevrés, nous nous approchions de la table de notre père.» Et il ajoute plus loin : «L’Église se conforme à ces cinq moments. Le mercredi de la quatrième semaine, c’est comme si l’Église était conçue dans son enfance : en effet, elle est alors imprégnée des rudiments de la condition chrétienne par l’exorcisme et le catéchisme. Ensuite, ils sont nourris dans le sein de l’Église jusqu’au Samedi saint, où ils sont engendrés à la lumière par le baptême. Ensuite, ils sont pour ainsi dire portés dans les bras de l’Église et sont allaités jusqu’à la Pentecôte, moment où rien de difficile n’est imposé : on ne jeûne pas, on ne se lève pas au milieu de la nuit. Par la suite, affermis par l’Esprit Paraclet, comme sevrés, ils commencent à jeûner et à observer d’autres choses difficiles. Mais plusieurs renversent cet ordre, tels les hérétiques et les schismatiques, en se séparant du lait avant le temps. Ils meurent donc à cause de cela.» Comme l’observance des conseils est plus difficile que l’observance des commandements, il semble que c’est un ordre bouleversé et en rapport avec l’hérésie ou le schisme, que quelqu’un aborde l’observance des conseils avant d’avoir été entraîné à l’observance des commandements.
5. Ils s’efforcent aussi de démontrer la même chose par l’ordre des miracles par lesquels le Seigneur a nourri les foules. En effet, comme on le lit en Mt 14, 15‑21, il rassasia d’abord cinq mille hommes à partir de cinq pains et de deux poissons. Mais ensuite, il rassasia quatre mille hommes à partir de sept pains et d’un petit nombre de poissons, comme on le trouve en Mt 16, 10. Or, par les cinq mille, sont signifiés «ceux qui, dans l’habit séculier, ont su utiliser correctement les choses extérieures, car ceux qui renoncent totalement au monde sont les quatre mille, qui, par les sept pains, c’est-à-dire par la perfection évangélique, sont restaurés dans un état élevé et par la grâce spirituelle». Ils veulent conclure de cela que certains doivent d’abord être nourris dans l’observance des commandements, et ensuite être menés à la perfection des conseils.
6. De même, ils invoquent ce que Jérôme dit dans le prologue de Marc : «Il y a quatre choses dont les saints évangiles sont tissés : les commandements, les recommandations, les témoignages et les exemples. Dans les commandements [se trouve] la justice, dans les recommandations la charité, dans les témoignages la foi, dans les exemples la perfection.» Ils veulent donc conclure qu’il faut passer de la justice des commandements à la perfection des exemples, qui semble consister dans les conseils.
7. Ils invoquent aussi ce que Grégoire dit dans les Morales, VI : «Après avoir embrassé Lia, Jacob parvint à Rachel, car chacun est d’abord associé à la fécondité de la vie active, et ensuite s’unit au repos de la vie contemplative.» Or, l’état religieux, qui professe l’observance des conseils, est en rapport avec la vie contemplative; mais les commandements nous dirigent vers la vie active, car, à propos de Mt 19, 18, où sont énumérés les commandements de la loi, la Glose dit : «Voilà la vie active!» Là où l’on ajoute par la suite : Si tu veux être parfait, etc., elle dit : «Voilà la vie contemplative!» Il ne semble donc pas qu’on doive passer à l’état religieux à moins d’avoir d’abord été entraîné par l’observance des commandements dans la vie active.
8. Il invoquent aussi ce que Grégoire dit en commentant Ézéchiel : «Personne ne devient le meilleur d’un seul coup, mais, par un bon comportement, il commence par les plus petites choses afin d’aborder [ensuite] les grandes.» Or, les plus petites choses sont les commandements du décalogue, mais les grandes semblent être les conseils qui se rapportent à la perfection de la vie. En effet, Augustin dit, dans le livre Sur le sermon du Seigneur sur la montagne : «Dans la loi, les commandements sont appelés les plus petites choses, que le Christ va appeler les plus grandes.» Personne ne doit donc aborder l’observance des conseils à moins d’avoir été entraîné aux plus petites choses, à savoir, aux commandements.
9. De même, Grégoire dit, et on lit cela dans le Décret, XLVIII, c. 2 : «Nous savons que les murs érigés ne reçoivent pas le poids de la charpente avant que leur humidité récente n’ait été asséchée, de crainte qu’en recevant une charge avant d’être consolidés, ils n’entraînent l’affaissement de toute la structure.»
10. Au même endroit, on lit aussi un extrait des paroles de Grégoire : «Il cherche la chute, celui qui cherche à monter jusqu’au sommet le plus élevé par un chemin abrupt en négligeant les degrés.» Ils concluent donc qu’il est dangereux pour quelqu’un de prétendre accéder à la perfection la plus élevée des conseils, sans avoir été d’abord entraîné aux commandements.
11. Ils ajoutent aussi que, selon un ordre de nature, les commandements précèdent les conseils parce qu’ils sont plus communs, alors qu’on ne peut dire l’inverse : en effet, on peut observer les commandements sans les conseils, mais jamais les conseils sans les commandements. Ils concluent donc qu’il est désordonné de s’appliquer aux conseils avant de s’être entraîné aux commandements.
12. Ils ajoutent aussi que si les conseils précédaient les commandements, il n’y aurait pas de salut pour ceux qui n’observent pas les conseils, car, dans ce cas, ils ne pourraient non plus observer les commandements.
Voilà donc ce à quoi ils recourent surtout pour montrer que ceux qui ne sont pas d’abord entraînés à l’observance des commandements ne doivent pas adopter l’état de perfection en entrant en religion.
Mais parce que la présente question se rapporte aux mœurs, pour lesquelles il faut surtout considérer si ce qui est dit est approprié aux actions, montrons d’abord que ce qu’ils essaient de prétendre est en désaccord avec les actions bonnes.
Or, il y a trois genres d’hommes qui n’ont pas d’entraînement dans les commandements. En premier lieu, les enfants, qui, en raison du manque de temps, n’ont pas pu s’entraîner aux commandements. En deuxième lieu, il y a ceux qui se sont convertis tout récemment à la foi, avant laquelle il ne peut y avoir aucun entraînement à l’observance des commandements, car ce qui ne vient pas de la foi est péché, comme le dit l’Apôtre en Rm 14, 23, et sans la foi, il est impossible de plaire à Dieu, comme il est dit en He 11, 6. En troisième lieu, [il y a] les pécheurs, qui ont passé leur vie dans le péché. Pour chacun de ces genres de personnes, il est clair que ce qui est dit est faux.
En effet, si l’entraînement aux commandements précédait nécessairement le chemin des conseils sur lequel s’engage celui qui entre en religion, il serait tout à fait désordonné et l’Église ne pourrait pas soutenir que les parents offrent à Dieu des enfants en bas âge pour qu’ils soient élevés dans la vie religieuse selon l’observance des conseils, avant qu’ils aient pu être entraînés aux commandements. Or, l’Église observe la coutume contraire, elle dont l’autorité est du plus grand poids, et qui est approuvée par l’autorité des Écritures de multiples façons.
En effet, Grégoire dit, et on lit cela dans le Décret, XX, q. 1 : «Si un père ou une mère a confié un fils ou une fille, alors qu’ils sont tout jeunes, à la discipline régulière dans les murs d’un monastère, leur est-il permis de sortir et d’être unis en mariage après l’âge de la puberté? Nous évitons cela totalement.» Et pour ce qui est en cause, il n’importe pas de savoir s’ils sont tenus à l’observance régulière perpétuelle, car si l’entraînement aux commandements précédait nécessairement l’observance des conseils, il ne serait d’aucune manière permis d’en soumettre certains à l’observance régulière des conseils, alors qu’ils n’auraient pas été entraînés aux commandements.
Or, cette coutume de confier des enfants à la vie religieuse a été confirmée non seulement par de très nombreux statuts ecclésiastiques, mais aussi par les exemples des saints. En effet, Grégoire raconte, dans le deuxième livre des Dialogues, que «des nobles et des religieux de la ville de Rome se mirent à accourir auprès du bienheureux Benoît et à lui donner leurs fils à élever pour le Dieu tout-puissant. Puis, Euticius et Tertullus lui confièrent leurs fils, Maure et Placidus, qui promettaient beaucoup. Parmi eux, Maure, le plus jeune, qui l’emportait de beaucoup par son bon comportement, commença à être le collaborateur du maître, alors que Placidus se comportait encore comme un enfant. Le bienheureux Benoît lui aussi, alors qu’il était encore enfant, «s’étant détourné de l’étude des lettres, après avoir abandonné la maison et les biens de son père, désirant plaire à Dieu seul, rechercha l’habit du saint comportement», comme Grégoire le raconte dans le même livre.
Cette coutume semble aussi avoir débuté avec les apôtres eux-mêmes. En effet, Denys[89] dit, à la fin de la Hiérarchie ecclésiastique : «Poussés vers le haut, les enfants suivront la coutume de prendre le saint habit, éloignés de toute erreur et protégés d’une vie impure. Cela est venu à l’esprit de nos maîtres divins d’accepter des enfants.» Et bien que Denys parle là de l’accueil d’enfants dans la religion chrétienne par la réception du baptême, toutefois l’argument qui est invoqué ici convient aussi à notre propos, car, dans les deux cas, il convient d’élever des enfants dans ce qu’ils devront observer par la suite, afin que soit affermie leur disposition par rapport à cela.
Et en allant plus loin, cela est confirmé par l’autorité du Seigneur lui-même. En effet, on lit en Mt 19, 13‑14, que des enfants étaient présentés au Christ pour qu’il leur impose la main en priant. Cependant, les disciples leur faisaient des reproches. Mais Jésus leur dit : «Laissez venir à moi les petits enfants et ne les en empêchez pas, car c’est pour eux qu’est le royaume des cieux.» Chrysostome dit à ce sujet : «Qui méritera d’approcher le Christ, si la simple enfance en est empêchée? Car s’ils doivent devenir des saints, pourquoi défendez-vous aux fils de venir vers leur père? Mais s’ils doivent devenir des pécheurs, pourquoi prononcez-vous une sentence de condamnation avant de voir la faute?» Or, il est clair que l’homme s’approche du Christ surtout par le chemin des conseils, selon ce que dit Mt 19, 21 : Vends tout ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres. Puis suis-moi. Les enfants ne doivent donc pas être empêchés de s’approcher du Christ par l’observance des conseils. Mais, comme le dit Origène au même endroit, certains, «avant de prendre connaissance de la preuve de la justice chez les enfants, font des reproches à ceux qui, suivant un enseignement simple, offrent au Christ des enfants et des tout-petits moins éduqués. Mais le Seigneur exhorte ses disciples à s’adapter aux besoins des enfants. Nous devons donc prendre garde qu’en raison de l’estime portée à une sagesse plus grande, nous méprisions comme des grands les plus petits de l’Église, en défendant aux enfants de venir à Jésus».
Et pour nous arrêter encore à ce qui précède, on lit en Lc 1, 80, à propos de Jean le Baptiste : L’enfant croissait et son esprit s’affermissait, et il se tenait au désert jusqu’au jour de sa manifestation à Israël. Bède dit à ce propos : «Celui qui devait prêcher la pénitence, afin de soustraire plus librement ses auditeurs aux séductions du monde en les enseignant, passa la première étape de sa vie au désert», de sorte que, comme le dit Grégoire de Nysse, «préparé aux tromperies qui sont absorbées par les sens, il ne tombe dans la confusion et l’erreur à propos du jugement à porter sur ce qui est le vrai bien. C’est pourquoi il atteignit un tel sommet de grâces divines que la grâce fut répandue sur lui plus que sur les prophètes, parce que, pur et dénué de toute passion naturelle, il offrit son désir à la considération des réalités divines du début jusqu’à la fin». Il n’est donc pas seulement permis, mais il est aussi tout à fait approprié, pour obtenir une plus grande grâce que certains, abandonnant le siècle dès l’enfance, vivent dans le désert de la vie religieuse. Aussi est-il dit dans Lm 3, 27 : Il est bon pour un homme d’avoir porté le joug dès son adolescence. Et on semble en donner la cause lorsqu’on ajoute : Il sera assis solitaire et se taira, car il s’est élevé au-dessus de lui-même. Par quoi il est donné à entendre que ceux qui se sont élevés au-dessus d’eux-mêmes dès l’adolescence en portant le joug de la vie religieuse sont rendus plus aptes aux observances religieuses, qui consistent dans la tranquillité par rapport aux soucis du monde et dans le silence par rapport aux agitations des foules, conformément à Pr 22, 6 : [Forme] l’adolescent dès le début de son parcours; même lorsqu’il prendra de l’âge, il ne s’en écartera pas. De là vient qu’Anselme, dans le livre Sur les similitudes, compare aux anges ceux qui sont élevés dans les monastères depuis leur enfance, et aux hommes, ceux qui se convertissent par la suite à l’âge adulte.
Cela est confirmé, non seulement par les autorités de la Sainte Écriture, mais aussi par les positions des philosophes. En effet, le Philosophe dit, dans Éthique, II : «Cela fait peu de différence qu’un jeune prenne tout de suite telle ou telle habitude, mais cela en fait une grande, bien plus, c’est une tout autre chose [par la suite]», c’est-à-dire que tout tient à ce que certains soient formés dès l’enfance à ce qu’ils devront observer durant toute leur vie. Et dans Politique, VIII, le même Philosophe dit que «le législateur doit surtout s’occuper de la formation des jeunes», qu’il faut éduquer selon ce qui convient [aux lois] de chaque cité.
Cela se manifeste aussi dans la coutume commune des hommes, selon laquelle les hommes s’appliquent dès l’enfance aux fonctions et aux arts qu’ils exerceront pendant leur vie : ceux qui doivent être des clercs sont formés dès l’enfance à la cléricature; ceux qui doivent être des soldats sont formés dès l’enfance aux exercices militaires, comme Végèce le dit dans le livre Sur l’art militaire; ceux qui doivent être des artisans apprennent leur art dès l’enfance. Pourquoi donc la règle ferait-elle défaut dans le seul cas où ceux qui doivent être religieux ne s’exercent pas à la vie religieuse dès l’enfance? Bien plus, plus quelque chose est difficile, plus il est nécessaire qu’un homme s’habitue à le supporter dès l’enfance.
Ainsi donc, il ressort clairement que ce qu’ils disent n’a pas sa place chez les enfants, [à savoir] qu’il est nécessaire pour quelqu’un de s’entraîner d’abord aux commandements avant de passer aux conseils en entrant en religion.
Il faut maintenant voir si cela peut s’appliquer chez ceux qui viennent de se convertir à la foi. Si on leur interdit l’habit religieux, sous prétexte qu’ils ne sont pas encore entraînés aux commandements, cela paraît absurde au premier regard, puisqu’il est clair que, tout de suite après leur conversion, les disciples du Christ se sont joints au collège du Christ, où est apparu le premier modèle des conseils et de la perfection, qui dépasse sans aucun doute l’état de toute vie religieuse. De plus, Paul lui-même, le dernier des apôtres par sa conversion, le premier par sa prédication, a pris le chemin de la perfection dès qu’il a été converti à la foi. Il dit en effet, en Ga 1, 15‑16 : Puisqu’il a plu à celui qui m’a mis à part dès le sein de ma mère et m’a appelé par sa grâce à révéler son Fils en moi, afin que je l’annonce aux nations, immédiatement je n’ai écouté ni la chair ni le sang.
Cela nous est aussi montré par l’exemple du Christ lui-même. On lit en effet en Mt 4, 1, après le baptême du Christ, que Jésus fut alors conduit au désert par l’Esprit; à cet endroit, la Glose dit : «Alors, c’est-à-dire après le baptême, en enseignant ainsi aux baptisés à sortir du monde et à se consacrer à Dieu.»
Cela est aussi approuvé par la coutume louable d’un grand nombre, qui, convertis à la foi au Christ à partir de n’importe quelle infidélité, prennent immédiatement l’habit religieux. Qui donc sera un contestataire assez hardi pour oser leur conseiller de demeurer dans le siècle plutôt que de s’appliquer à conserver dans la vie religieuse la grâce reçue au baptême? Qui, doué d’un esprit sain, le détournera du propos de mériter de revêtir le Christ en l’imitant, après l’avoir revêtu par le sacrement de baptême?
Il ressort donc clairement que, pour ce deuxième genre d’homme aussi, ce qu’ils disent est risible, bien plus, abominable, à savoir, écarter les hommes d’entrer en religion avant la pratique des commandements.
Voyons ensuite si ce qu’ils disent peut être approprié pour un troisième genre d’hommes, à savoir, pour ceux qui se repentent de leurs péchés mais qui ne sont pas encore entraînés aux commandements. Ici, il faut d’abord accepter ce qu’on lit dans l’évangile à propos de la conversion de Matthieu, que le Seigneur a appelé à le suivre en quittant son poste de perception, et qui, tout en n’ayant pas été immédiatement retenu pour l’apostolat, a cependant adopté aussitôt la perfection des conseils. En effet, il est dit en Lc 5, 28 qu’après avoir tout abandonné, il se leva et le suivit. Et comme Ambroise le dit au même endroit : «Celui qui volait les biens des autres abandonna ses propres biens.» Il est ainsi clairement montré que ceux qui se repentent, après n’importe quels péchés monstrueux, peuvent immédiatement prendre le chemin des conseils.
Bien plus, à parler avec plus de vérité, il leur convient au plus haut point de prendre le chemin plus parfait des conseils. En effet, dans une homélie où il explique ce qu’on trouve en Lc 3, 8 : Produisez de dignes fruits de pénitence, Grégoire dit : «À quiconque n’a rien commis de défendu, il est permis d’utiliser ce qui est permis; mais si quelqu’un est tombé dans une faute, il doit renoncer à ce qui est permis en proportion de ce qu’il se rappelle avoir commis de défendu.» Et il ajoute ensuite : «Par cela, la conscience de tous convient que plus grands sont les gains recherchés par la pénitence, plus graves sont les maux qu’elle s’inflige par la faute.» Parce que, dans l’état religieux, les hommes s’abstiennent même de ce qui est permis et recherchent les gains des œuvres parfaites, il est donc clair que ceux qui s’éloignent du péché, entraînés à la transgression des commandements plutôt qu’à leur observance, doivent prendre le chemin de la perfection en entrant dans la vie religieuse, qui est un état de pénitence parfaite. Aussi, comme on le trouve dans le Décret, XXXIII, q. 2, c. 8, le pape Étienne avertit-il un certain Astulphe, qui avait commis des péchés graves, en disant : «Que notre conseil t’agrée : entre au monastère, humilie-toi sous l’autorité de l’abbé et, aidé des prières de nombreux frères, observe tout ce qui te sera ordonné avec un esprit simple.» Et il ajoute plus loin : «Si, au contraire, tu veux accomplir une pénitence publique en demeurant dans ta maison ou dans ce monde, nous t’exhortons à ne pas hésiter à accomplir ce qui est le pire, le plus difficile et le plus lourd pour toi.» Et il ajoute certaines choses parmi les plus lourdes, à propos de toutes lesquelles il dit que l’entrée en religion est cependant plus utile et meilleure.
Il est donc clair que ceux qui ne sont pas entraînés aux commandements mais qui ont plutôt vécu dans le péché sont salutairement avertis d’entrer en religion, alors qu’ils sont cependant détournés d’adopter les conseils par l’étonnante sagesse de ces gens-là. Leur opinion sur ce point est réfutée par la position de l’Apôtre, qui dit en Rm 6, 19 : Je dis quelque chose d’humain en raison de la faiblesse de votre chair : en effet, de même que vous avez jadis offert vos membres au service de l’impureté et de l’iniquité, de même maintenant offrez vos membres au service de la justice en vue de la sanctification. La Glose dit à cet endroit : «Je dis quelque chose d’humain, car vous devez servir davantage la justice que le péché.» Et il est dit en Ba 4, 28 : Autant votre esprit s’est éloigné de Dieu, cherchez-le à nouveau dix fois plus en vous convertissant, car, après les péchés par lesquels l’homme s’est éloigné de Dieu en transgressant ses commandements, il doit chercher à faire davantage et à ne pas se contenter de choses ordinaires.
De nombreux exemples de saints vont dans ce sens. En effet, très nombreux, et des deux sexes, sont ceux qui, après avoir commis des crimes et des fautes graves auxquels ils avaient consacré toute leur vie, se sont adonnés à la vie la plus rigoureuse, en prenant le chemin des conseils sans s’être d’abord entraînés aux commandements.
Et cela n’est pas démontré seulement par les autorités et les exemples des saints, mais aussi par les enseignements philosophiques. En effet, le Philosophe dit dans Éthique, II : «En effet, en nous éloignant beaucoup du péché, nous reviendrons vers le milieu, ce que font ceux qui redressent le bois courbé.» Il faut donc que ceux qui sont déformés par les péchés soient ramenés à la droiture en accomplissant des œuvres vertueuses plus parfaites.
Il ressort donc clairement de ce qui a été dit que ne s’applique à aucun genre d’hommes ce qu’ils disent, à savoir que certains ne doivent pas passer à la vie religieuse sans s’être d’abord entraînés aux commandements.
Afin d’arracher radicalement cette erreur, il faut trouver sa racine ou son origine. Or, il semble que l’erreur mentionnée découle du fait qu’ils estiment que la perfection se trouve principalement dans les conseils et que les commandements sont ordonnés au conseils comme l’imparfait est ordonné au parfait, de sorte qu’il serait nécessaire de passer des commandements aux conseils comme on parvient au parfait à partir de ce qui est imparfait. Cependant, lorsqu’ils affirment cela sans nuances à propos des commandements, ils se trompent.
En effet, il est clair que les principaux commandements portent sur l’amour de Dieu et du prochain, selon ce que dit le Seigneur en Mt 22, 37‑39, que le premier et le principal commandement de la loi est : «Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur»; mais le second commandement est semblable : «Tu aimeras ton prochain comme toi-même.» La perfection de la vie chrétienne consiste essentiellement dans ces deux commandements. Aussi l’Apôtre dit-il en Col 3, 14 : Par-dessus tout, ayez la charité, qui est le lien de la perfection. La Glose dit à cet endroit que «les autres commandements réalisent la perfection», dans la mesure où ils sont ordonnés à la charité, «mais la charité les lie tous». De là vient qu’après que le Seigneur eut donné les commandements de l’amour du prochain en Mt 5, 48, il a ajouté : Soyez donc parfaits comme votre Père céleste est parfait; et à propos de Mt 19, 27 : Voilà que nous avons tout quitté et que nous t’avons suivi, Jérôme dit : «Car il ne suffit pas seulement de quitter; il ajoute ce qui est parfait : nous t’avons suivi.» Or, les apôtres suivaient le Seigneur, non pas tant par les pas du corps, que par les dispositions de l’esprit. Aussi, à propos de Lc 5, 27 : Et il lui dit : «Suis-moi!», Ambroise dit-il : «Il ordonne de le suivre, non pas par une démarche corporelle, mais par la disposition de l’esprit.»
Il est donc clair que la perfection de la vie chrétienne consiste principalement dans une disposition de charité envers Dieu, et cela, de manière raisonnable. En effet, la perfection de toute chose consiste dans l’atteinte de sa fin. Or, la fin de la vie chrétienne est la charité, à laquelle tout doit être ordonné, selon ce que dit l’Apôtre en 1 Tm 1, 5 : La fin du commandement, c’est la charité. La Glose dit à cet endroit : «La charité est la fin, c’est-à-dire la perfection du commandement, à savoir, de tous les commandements, dont l’accomplissement est l’amour de Dieu et du prochain.»
Or, il est nécessaire de considérer qu’il faut juger autrement de la fin et de ce qui est ordonné à la fin. Pour ce qui est ordonné à la fin, il faut établir à l’avance une mesure selon ce qui est en accord avec la fin. Mais, pour ce qui est de la fin elle-même, aucune mesure n’est établie, mais chacun la poursuit autant qu’il peut. Ainsi, le médecin dose le médicament pour qu’il ne soit pas excessif, mais il conduit à la santé aussi parfaitement qu’il le peut. Ainsi donc, le commandement de l’amour de Dieu, qui est la fin ultime de la vie chrétienne, n’est borné par aucune limite, de sorte qu’on peut dire que plus est grand l’amour de Dieu qui relève du commandement, plus grand est l’amour qui dépasse les limites du commandement, et qui relève du conseil. Mais il est ordonné à chacun d’aimer Dieu autant qu’il le peut, ce qui ressort clairement de la formulation du commandement lorsqu’il est dit : Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur. Or, chacun l’observe à sa mesure, l’un plus parfaitement, l’autre moins parfaitement. Mais celui qui, par son amour, ne place pas Dieu au-dessus de tout, manque totalement à l’observance de ce commandement. Cependant, celui qui le met au-dessus de tout en tant que fin ultime accomplit le commandement plus ou moins parfaitement, selon qu’il est plus ou moins retenu par l’amour des autres réalités. Aussi Augustin dit-il dans le livre des Quatre-vingt trois questions : «Le poison pour la charité est l’espoir d’obtenir ou de recevoir des choses temporelles», ce qu’il faut entendre ainsi : si elles sont espérées comme la fin ultime. «Elle est nourrie par la diminution de la convoitise; sa perfection est l’absence de convoitise.»
Or, il existe un mode parfait de l’observance de ce commandement, auquel on ne peut se conformer alors qu’on est en chemin[92]. En effet, dans le livre sur La perfection de la justice, Augustin dit que «dans la plénitude qui existera dans la patrie, ce commandement de la charité sera accompli : Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, etc.» Et il ajoute plus loin : «Pourquoi donc cette perfection ne serait-elle pas demandée à l’homme, bien que personne ne la possède en cette vie? En effet, on ne court pas correctement si l’on ne sait pas vers quoi on court. Mais comment le saurait-on si cela n’était pas montré par un commandement?» Tous les autres commandements et conseils sont donc ordonnés comme à leur fin à ces commandements de l’amour de Dieu et du prochain. Aussi Augustin dit-il dans l’Enchiridion : «Tout ce que Dieu commande, dont un élément est : “Tu ne commettras pas d’adultère”, et tout ce qui n’est pas commandé mais est recommandé selon un conseil spirituel, dont un élément est : “Il est bon pour l’homme de ne pas toucher de femme”, est correctement accompli lorsque cela est ordonné à l’amour de Dieu et [à l’amour] du prochain à cause de Dieu.»
Cependant, les autres commandements de la loi sont ordonnés à la charité d’une manière, et les conseils, d’une autre. En effet, quelque chose est ordonné à la fin, sans quoi la fin ne peut être atteinte, comme la nourriture pour la conservation de la vie. Mais quelque chose est ordonné à la fin comme ce par quoi la fin est obtenue plus facilement, plus sûrement et plus parfaitement : ainsi, la nourriture est par nécessité ordonnée à la conservation de la vie, mais le médicament qui assure la santé, afin que la santé soit possédée plus parfaitement et plus sûrement. Les autres commandements de la loi sont donc ordonnés à la charité de la première manière : en effet, celui-là ne peut d’aucune manière accomplir les commandements de la charité, qui rend un culte à d’autres dieux, par quoi il s’éloigne de l’amour de Dieu, ou qui commet un homicide ou un vol, qui s’opposent à l’amour du prochain.
Or, les conseils sont ordonnés à la charité de la seconde manière. Et, à propos du conseil sur la virginité, l’Apôtre a exprimé sa position en montrant qu’il est ordonné à l’amour de Dieu. En effet, il dit en 1 Co 7, 32‑33 : Celui qui n’a pas d’épouse se préoccupe de ce qui concerne le Seigneur, de la façon de plaire à Dieu; mais celui qui a une épouse se préoccupe de ce qui relève du monde, de la façon dont il plaira à son épouse. À propos du conseil sur la pauvreté, le Sauveur lui-même dit qu’il est ordonné à le suivre, comme cela ressort clairement de Mt 19, 21. Or, le fait de le suivre consiste dans l’empressement de la charité, comme on l’a montré. Cependant, la charité atteint sa perfection par la diminution de la convoitise, et la convoitise et l’amour des richesses sont diminués par leur rejet, ou sont même totalement éliminés. En effet, Augustin dit dans la lettre à Paulin et Therasia : «Les choses possédées lient plus étroitement que les choses convoitées. Car c’est une chose de ne pas vouloir s’incorporer ce qui manque, c’en est une autre de se séparer de celles qui ont déjà été incorporées.»
Les deux conseils sont aussi ordonnés à l’amour du prochain. En effet, puisque ce que le Seigneur ordonne en Mt 5, 38‑48, à propos de ce qui se rapporte à l’amour du prochain, doit être observé selon la préparation de l’âme, il est clair que l’esprit qui n’est pas préoccupé par les biens propres est davantage préparé à l’observer. En effet, celui qui a décidé en son âme de ne rien posséder est plus facilement préparé à laisser sa tunique et son manteau à celui qui les prend, que celui qui désire posséder quelque chose en ce siècle.
Or, comme la charité n’est pas seulement la fin, mais aussi la racine de toutes les vertus et des commandements qui sont donnés à propos des actes des vertus, il en découle que, de même que l’homme progresse par les conseils vers un amour plus parfait de Dieu et du prochain, de même il progresse dans l’observance plus parfaite de ce qui est nécessairement ordonné à la charité : en effet, celui qui a décidé de garder la continence ou la pauvreté pour le Christ s’est davantage éloigné de l’adultère et du vol. Dans l’état religieux, s’ajoutent aussi beaucoup d’observances, par exemple, les veilles, les jeûnes, l’éloignement de la vie des gens du siècle, par lesquelles les hommes sont détournés des vices et sont plus facilement poussés à la perfection de la vertu. Et ainsi, l’observance des conseils apporte une certaine aide à l’observance des autres commandements; toutefois, elle n’est pas ordonnée à eux comme à sa fin. En effet, on ne garde pas la virginité pour éviter l’adultère, ou la pauvreté pour cesser de voler, mais pour progresser dans l’amour de Dieu, car les réalités plus élevées ne sont pas ordonnées aux moins élevées comme à leur fin.
Ainsi donc, il est clair que les conseils relèvent de la perfection de la vie, non parce que la perfection consiste principalement en eux, mais parce qu’ils sont un chemin ou des instruments pour obtenir la perfection de la charité. Aussi Augustin dit-il, dans le livre Les usages de l’Église, en parlant de la vie des religieux : «Tout son propos est de veiller à dompter la convoitise et à sauvegarder l’amour des frères.» Et il dit au même endroit : «C’est la charité qui est gardée en tout premier lieu, la vertu pour la charité, la parole pour la charité, l’habit pour la charité, le visage pour la charité.» Et, dans les Conférences des pères, l’abbé Moïse dit : «Pour celle-ci», c’est-à-dire pour la pureté du cœur et la charité, «nous faisons et supportons tout; pour elle, les parents, la patrie, les dignités, les richesses, les plaisirs de ce monde et toute volupté sont méprisés.» «Pour elle, nous acceptons l’abstinence des jeûnes, les veilles, les travaux, la nudité du corps, les lectures et les autres vertus, afin de pouvoir ainsi préparer et garder notre cœur indemne de toutes les passions nuisibles, et de monter vers la perfection de la charité en nous appuyant sur ces degrés.»
Ainsi donc, puisqu’il existe un double mode d’observance des commandements, parfait et imparfait, il est nécessaire qu’il y ait aussi un double entraînement aux commandements : l’un, par lequel on s’exerce à l’observance parfaite des commandements, et ce même entraînement se réalise par les conseils, comme cela ressort clairement de ce qui a déjà été dit; mais l’autre est l’entraînement à une observance imparfaite des commandements, qui se pratique dans la vie séculière sans les conseils.
Lorsqu’on dit que quelqu’un doit d’abord s’entraîner aux commandements avant de passer aux conseils, c’est la même chose que si l’on disait qu’un homme doit d’abord s’entraîner à l’observance imparfaite des commandements avant de s’entraîner à leur observance parfaite. C’est là s’exprimer gauchement, soit que l’on examine les commandements de la charité, soit [que l’on examine] l’entraînement lui-même.
En effet, qui aura l’esprit assez insensé pour détourner quelqu’un d’aimer Dieu et le prochain parfaitement, en le forçant d’abord à aimer Dieu imparfaitement? Est-ce que cela n’est pas contraire au modèle d’amour qui nous est donné dans le commandement de la charité divine, lorsqu’il est dit : Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur? Es-ce qu’il faut craindre que l’homme commence trop tôt à aimer Dieu, comme s’il pouvait dépasser la mesure en aimant? Si 43, 32 dit : Glorifiez le Seigneur tant que vous le pourrez, car il le mérite encore davantage! Aussi l’Apôtre avertit-il en 1 Co 9, 24 : Courez afin de saisir! Et il dit aux Hébreux, 4, 11 : Hâtons-nous d’entrer dans ce repos, car, aussi tôt que l’homme emprunte le chemin de la perfection, il lui reste toujours du progrès à faire, jusqu’à ce qu’il obtienne la perfection ultime dans la patrie.
Mais si nous examinons l’entraînement lui-même, l’absurdité apparaîtra encore plus grande. En effet, qui dira à celui qui veut garder la continence ou la virginité, de vivre d’abord chastement dans le mariage? Qui dira à celui qui veut se soumettre à la pauvreté pour le Christ de vivre d’abord justement au milieu des richesses, comme si l’âme de l’homme était préparée à la pauvreté par les richesses, et que celles-ci ne font pas plutôt obstacle au propos de pauvreté? Ce qui apparaît clairement en Mt 19, 16‑22 chez le jeune homme qui n’accepta pas le conseil de la pauvreté donné par le Seigneur, mais s’en alla triste à cause des richesses qu’il possédait.
Et cela a été dit si l’on compare les conseils aux commandements de la charité. Mais si on les compare aux autres commandements de la loi, qui ne voit quelle absurdité en découle? En effet, si les occasions de péché, d’où viennent les transgressions des commandements, sont écartées par les conseils et les observances religieuses, qui ne verra pas qu’on a besoin d’éviter les occasions de péché? Faudra-t-il dire à un jeune homme : «Vis au milieu des femmes et des fréquentations de dévergondés, afin qu’ainsi entraîné à la chasteté, tu observes la chasteté dans la vie religieuse?» La même chose ressort clairement pour les autres vertus et péchés.
Ceux qui affichent cet enseignement ressemblent donc aux chefs de guerre qui, au début de leur apprentissage, exposeraient ses soldats à des combats plus durs. Mais nous affirmons que s’il en existe certains qui, dans la vie séculière, s’entraînent aux commandements, ils feraient de plus grands progrès dans la vie religieuse. Mais, de même que, d’une part, l’entraînement aux commandements dans la vie séculière prépare un homme à mieux observer les conseils, de même, d’autre part, l’habitude de la vie séculière constitue un empêchement à l’observation des conseils. Aussi Grégoire dit-il au début des Morales : «Alors que mon âme me retenait encore au monde en apparence pour le servir, beaucoup de choses liées aux préoccupations de ce monde se mirent à s’accumuler contre moi, de sorte que j’étais retenu, non plus seulement en apparence, mais, ce qui est plus grave, par l’esprit.»
Après avoir vu cela, il est facile de réfuter ce sur quoi ils s’appuient. En effet, ce qu’ils invoquent en premier lieu, à propos de l’adolescent à qui le Seigneur a donné un conseil de perfection, et que l’on croirait avoir été entraîné aux commandements parce qu’il avait dit : J’ai observé tout cela depuis mon enfance, il est clair que, selon Jérôme, cela n’a pas d’efficacité. En effet, celui-ci dit en commentant Matthieu, 19, 30 : «L’adolescent ment. En effet, s’il avait mis en pratique ce qui est exprimé dans les commandements : Tu aimeras ton prochain comme toi-même, comment, en entendant par la suite : Va, vends tout ce que tu possèdes, et donne-le aux pauvres! s’est-il éloigné attristé?» Et comme le raconte Origène en commentant Matthieu, «il est écrit dans l’évangile selon les Hébreux que, lorsque le Seigneur lui eut dit : Va, vends tout ce que tu possèdes, le riche se mit à s’arracher les cheveux, et que le Seigneur lui dit : Comment peux-tu dire : «J’ai accompli la loi et les prophètes?» Il est écrit dans la loi : «Tu aimeras ton prochain comme toi-même», et voici que tes nombreux frères, fils d’Abraham, sont couverts d’excréments et meurent de faim, et que ta maison est remplie de grands biens, et que rien n’en sort pour leur venir en aide? C’est pourquoi, lui adressant des reproches, le Seigneur lui dit : Si tu veux être parfait, etc. En effet, il est impossible d’accomplir le commandement qui dit : Tu aimeras ton prochain comme toi-même, et d’être riche, et surtout de posséder de si grands biens. Mais il faut entendre cela du mode parfait de l’observance de ce commandement. Mais rien n’empêche de dire qu’il avait auparavant observé imparfaitement les commandements et que, de ce point de vue, il n’a pas menti, comme Chrysostome et d’autres commentateurs le disent. Toutefois, il n’est pas nécessaire que, parce que le Seigneur a donné un conseil de perfection à quelqu’un qui était d’une certaine manière entraîné à l’observance des commandements, la forme nécessaire [d’une telle observance] soit ainsi prescrite, de sorte que l’accès aux conseils ne soit ouvert qu’à ceux-là seuls, car il a appelé aussi Matthieu à suivre les conseils alors que celui-ci n’était pas entraîné aux commandements, mais vivait plutôt dans le péché, afin de ne fermer le chemin de la perfection ni aux pécheurs ni aux innocents.
Ce qui est invoqué en deuxième lieu, que l’auditeur est formé à l’observance des commandements après avoir reçu les sacrements, cela n’a rien à voir avec ce qui est en cause, car l’instruction dans les commandements est nécessaire pour tous, qu’ils demeurent dans le siècle ou qu’ils prennent le chemin de la perfection en entrant en religion, de même que l’enseignement de la foi et les sacrements, dont il est question auparavant, est commun aux deux.
De même, ce qui est dit en troisième lieu, qu’en accomplissant les commandements, l’homme parvient à l’ampleur de la sagesse, cela n’indique rien d’autre que, par l’observance des commandements, l’homme mérite la sagesse à propos des choses cachées. Aussi invoque-t-on au même endroit ce qui est dit en Si 1, 33, selon une autre version : Tu as désiré la sagesse. Observe les commandements, et le Seigneur te la donnera. Il est clair que cela n’a rien à voir avec ce qui est en cause.
Mais examinons avec plus de soin ce qui été mis de l’avant en quatrième lieu à propos de la Glose sur ce passage du psaume : Comme un nouveau-né dans les bras de sa mère : bien que [ce qu’ils disent] soit futile, ils l’utilisent beaucoup et s’y appuient sans raison. Or, il ressort clairement de l’enchaînement de la glose invoquée qu’il s’agit de l’alimentation de ceux qui se sont récemment convertis à la foi. En effet, précède : «Après le baptême, nous sommes formés aux bonnes actions et sommes nourris du lait d’un enseignement simple en progressant, jusqu’à ce que, ayant grandi, nous passions du lait de notre mère à la table de notre père, c’est-à-dire jusqu’à ce que nous passions d’un enseignement où l’on prêche le Verbe fait chair au Verbe du Père existant au commencement auprès du Père.» Il est clair que cela se rapporte à l’ordre de l’enseignement. Par la suite, la pratique de l’Église, qui comporte cinq moments, est invoquée comme un exemple. Dans le premier, «ceux qui viennent de se convertir à la foi sont imprégnés des premiers éléments de la condition chrétienne par l’exorcisme et le catéchisme». Le deuxième moment est celui où «ils sont nourris dans le sein de l’Église jusqu’au Samedi saint». Puis, vient un troisième moment, «où ils sont engendrés à la lumière par le baptême». Le quatrième moment est celui où «ils sont portés dans les bras de l’Église et sont allaités jusqu’à la Pentecôte; pendant ce temps, aucune chose difficile n’est imposée : on ne jeûne pas, on ne se lève pas au milieu de la nuit». Le cinquième moment est celui où «confirmés par l’Esprit Paraclet, ceux qui étaient allaités commencent à jeûner et à observer d’autres choses difficiles» : ce qui semble se rapporter à ce dont ils parlent, car il s’agit manifestement de l’ordre selon lequel on passe d’actions plus faciles à des plus difficiles.
Or, leur démarche est fautive sur trois points. Premièrement, il y a une différence entre ce qui est assumé de son propre gré, et ce qui est imposé obligatoirement. Il y a aussi une différence entre ceux qui viennent de se convertir à la foi, qui sont comme des enfants qui doivent être nourris, et les pénitents, qui sont comme des malades qu’il faut guérir. Ainsi donc, si certains viennent de se convertir à la foi, il ne faut pas leur imposer obligatoirement dès le début des choses difficiles, mais ils doivent d’abord s’entraîner à des choses plus légères; mais, par la suite, des choses plus exigeantes doivent leur être imposées, comme les enfants sont d’abord nourris de lait, mais, par la suite, de nourritures solides. C’est de ce cas que parle la Glose.
Cependant, si certains qui viennent à peine de se convertir à la foi veulent de leur propre gré s’adonner à des choses plus élevées, qui osera les en empêcher? Et pour ne pas nous éloigner de l’exemple de la Glose, de même qu’après le baptême solennel, qui est donné lors de la vigile pascale, un repos par rapport aux œuvres pénibles est accordé, de même, après le baptême, qui est célébré lors de la vigile de la Pentecôte, l’Église impose immédiatement un jeûne, pour montrer que ceux qui ont été accueillis au baptême dans la ferveur de l’Esprit se soumettent aussitôt à une vie plus exigeante.
Mais, pour les pénitents, c’est une autre chose, car, dès le départ, une pénitence plus rigoureuse leur est enjointe, puis celle-ci est peu à peu allégée par la suite, comme c’est aussi le cas pour les malades à qui, au début de leur guérison, un régime plus sévère est imposé, que par la suite, lorsqu’ils ont fait des progrès dans la santé.
Conformément à cela, l’Église impose donc aux innocents dès le départ le fardeau plus léger des commandements, qui sont obligatoirement observés, mais l’Église ne leur impose pas obligatoirement les conseils; toutefois, elle ne les leur interdit pas non plus, s’ils veulent les adopter de leur propre volonté. Cependant, des observances sévères sont imposées aux pénitents durant les premières années, conformément aux statuts canoniques.
Le deuxième défaut [de leur démarche] est que, dans chaque fonction ou état, on passe de ce qui est plus facile à ce qui est plus difficile. Toutefois, il n’est pas nécessaire que tous ceux qui reçoivent un état supérieur se soient d’abord entraînés dans un état inférieur. En effet, il n’est pas nécessaire que celui qui veut s’entraîner à un métier s’entraîne d’abord à quelque chose de plus léger, mais que, à l’intérieur du même métier, il soit conduit de ce qui est plus léger à ce qui est plus élevé. Aussi n’est-il pas nécessaire que celui qui veut s’entraîner dans l’état religieux par l’observance des conseils s’entraîne d’abord à l’observance des commandements dans le siècle, mais que, dès le départ, lui soient imposées des choses moindres parmi celles qui relèvent de la vie religieuse; comme il n’est pas nécessaire que ceux qui veulent accéder à l’état clérical s’entraînent d’abord à la vie laïque, ou comme il n’est pas nécessaire que ceux qui veulent vivre dans la continence s’entraînent d’abord à la continence conjugale.
Le troisième défaut [de leur démarche] est qu’il existe une double difficulté de l’action : l’une vient seulement de l’ampleur des actions, et une telle difficulté, parce qu’elle exige la perfection de la vertu, n’est pas imposée aux imparfaits. Mais une autre difficulté vient de la retenue, dont ont besoin ceux qui sont d’une vertu imparfaite. Ainsi, on exerce une garde plus étroite sur les enfants alors qu’ils sont éduqués par les pédagogues, que par la suite, lorsqu’ils ont atteint l’âge adulte. Or, l’état religieux est un état qui retient du péché et qui conduit plus facilement à la perfection, comme cela ressort clairement de ce qui a été dit plus haut. C’est pourquoi ceux qui ont une vertu moindre, par exemple, ceux qui ne sont pas encore entraînés aux commandements, ont davantage besoin d’une telle garde, car il leur est plus facile de s’abstenir de péchés en étant soumis à une telle discipline, que s’ils étaient élevés plus librement dans le siècle.
Ce qui vient ensuite dans la Glose : «Mais beaucoup renversent cet ordre, comme les hérétiques et les schismatiques», selon ce qui suit, s’avère manifestement se rapporter à l’ordre de l’enseignement. En effet, suit : «Mais celui-ci dit qu’il s’est préservé, en se liant par la malédiction suivante : “Non seulement j'ai été humble pour les autres choses, mais aussi pour la science, car je pensais humblement, alors que j’étais allaité, que le Verbe s’est fait chair, afin de grandir ainsi pour recevoir le pain des anges, c’est-à-dire le Verbe qui existe au commencement auprès de Dieu”.» Il revient ainsi à ce qu’il avait dit auparavant. Ainsi, ce qui est proposé au milieu est invoqué à titre d’exemple.
Ce qui est invoqué en cinquième lieu à propos des cinq mille hommes que le Christ a d’abord nourris avec cinq poissons, et ensuite à propos des quatre mille [qu’il a nourris] avec sept pains, est si futile qu’il n’est pas nécessaire d’y répondre. En effet, il faut que l’ordre des choses figurées suive l’ordre des figures, car parfois des choses antérieures sont figurées par des choses postérieures, et inversement. On ne peut d’ailleurs tirer une argumentation efficace de ce genre de figures, comme Augustin le dit dans une lettre contre les donatistes. Et Denys dit, dans la lettre à Tite, que la théologie symbolique n’a pas de valeur argumentative. Malgré cela, disons que, par cet ordre entre les miracles, est indiqué le rapport des commandements aux conseils pour ce qui est de l’état de tout le genre humain : en effet, les conseils n’ont pas été donnés dans l’Ancien Testament, mais dans le Nouveau, parce que la loi ne conduit rien à la perfection. Cela ressort clairement de la Glose qui dit que les cinq pains sont les commandements de la loi, et les sept pains, la perfection évangélique. Mais, pour cette raison, il n’est pas nécessaire que les mêmes hommes s’entraînent d’abord aux commandements de la loi dans la vie du siècle, et ensuite aux conseils dans la vie religieuse. En effet, on ne lit pas que ce sont les mêmes hommes qui se trouvaient parmi les cinq mille et ensuite parmi les autres milliers.
De même, ce qui est avancé en sixième lieu, à propos de ces quatre choses avec lesquelles les saints évangiles sont tissés, cela est hors de propos, car ce qui est dit : «La perfection dans les exemples», n’est pas en rapport avec les conseils, mais avec la manière parfaite d’observer les commandements, qui portent sur les actes des vertus, comme le Christ les a observés. Aussi est-il ajouté dans la Glose : «Des exemples comme celui-ci : Apprenez de moi que je suis doux, etc. Soyez parfaits comme votre Père céleste, etc., et ailleurs : Je vous ai donné un exemple, etc.»
Mais ce qui est avancé en septième lieu à propos de l’ordre entre la vie active et la vie contemplative doit être examiné avec plus d’attention, car cela est inculqué par eux plus souvent. Il est donc vrai que la vie active précède la vie contemplative, mais ils semblent ignorer ce qu’est la vie active. Premièrement, parce qu’ils croient que la vie active ne consiste que dans l’administration des choses temporelles, de telle sorte qu’ils affirment que les religieux qui ne possèdent rien, ni en propre ni en commun, ne peuvent participer à la vie active. La fausseté de cela est clairement montrée par le fait que Grégoire dit, dans la deuxième homélie de la deuxième partie sur Ézéchiel : «La vie active consiste à donner du pain à celui qui a faim, à enseigner à l’ignorant une parole de sagesse, à corriger celui qui se trompe, à rappeler le prochain qui s’enorgueillit à la voie de l’humilité, à soigner celui qui est malade, à donner à tous ce qui convient et à assurer à ceux qui nous sont confiés ce qu’il leur faut pour subsister.» Il ressort clairement de cela qu’il relève de la vie active, non seulement de fournir aux autres des biens temporels, mais aussi des biens spirituels en enseignant ou en corrigeant. Les hommes y sont rendus plus aptes en ne possédant rien en ce monde. Aussi le Seigneur a-t-il dépouillé de tous les biens de ce monde les apôtres qui devaient être les docteurs du monde entier, comme on le lit en Mt 10, 9‑10.
Mais il faut se demander encore si la pratique des vertus morales de l’homme pour lui-même relève de la vie active[93]. Si nous suivons l’enseignement du Philosophe, toutes les vertus morales relèvent de la vie active, comme cela ressort clairement d’Éthique, X, mais les vertus intellectuelles, de la vie contemplative. Augustin aussi en témoigne dans La Trinité, XII, où il assigne à l’action la raison inférieure, qui administre les choses temporelles se rapportant à soi-même ou à un autre, et assigne à la contemplation la raison supérieure, qui s’attache aux raisons éternelles.
Une fois cela acquis, la raison pour laquelle la vie active précède la [vie] contemplative se présente d’elle-même, car, à moins que l’homme ait l’âme purifiée des passions par les vertus morales, ce qui relève de la vie active, il n’est pas apte à contempler la vérité divine, selon ce que dit Mt 5, 8 : Bienheureux les cœurs purs, car ils verront Dieu, par une contemplation imparfaite ici-bas, et parfaite dans le monde à venir. Ainsi donc, la pratique de la vie active ne se trouve pas seulement chez les séculiers, mais aussi chez les religieux. Premièrement, dans la mesure où les passions de l’âme sont réfrénées par les vertus morales. Deuxièmement, parce qu’eux aussi peuvent exercer pour les autres les fonctions de la miséricorde, en enseignant ou en corrigeant, ou tout au moins en visitant les malades, en consolant les affligés, qu’ils se trouvent dans le siècle ou qu’ils vivent avec eux dans un monastère. En rapport avec ces deux choses, Jc 1, 27 dit : La religion pure et sans tache aux yeux du Père est celle-ci : visiter les orphelins et les veuves dans leurs afflictions, et se garder pur de ce siècle. Troisièmement, parce qu’ils ont administré leurs biens temporels au moment même de leur entrée en religion, en distribuant aux pauvres ce qu’ils possédaient. Ce n’est donc pas la raison pour laquelle la Glose invoquée dit que les commandements sont en rapport avec la vie active, mais les conseils avec la vie contemplative, car les commandements ne se rapportent qu’à la vie active. En effet, Grégoire dit au même endroit : «La vie contemplative consiste à garder de tout son esprit la charité de Dieu et du prochain», qui sont les grands commandements dans la loi, comme il est dit en Mt 22, 36‑40. [Ce n’est pas non plus pour cette raison que la Glose dit] que les conseils sont en rapport avec la seule vie contemplative, comme on l’a montré, mais parce que les conseils disposent principalement à la vie contemplative, alors que les commandements observés sans les conseils ne disposent pas suffisamment à la vie contemplative, pour laquelle une plus grande perfection est requise. Il ne faut donc pas pour cela que quelqu’un reste dans le siècle à s’entraîner dans la vie active, car, même dans l’état religieux, l’homme peut s’entraîner à la vie active autant qu’il est nécessaire pour que l’homme accède à la contemplation.
Ce qui est avancé en huitième lieu : «Personne ne devient parfait tout d’un coup», ne se rapporte guère à la question, bien qu’ils y insistent beaucoup. En effet, on perçoit ce qu’il y a de plus élevé et de plus petit dans un même état et chez un même homme, ou dans divers états et chez différents hommes. Si on le perçoit dans un même état et chez un même homme, il est clair que personne ne devient parfait d’un seul coup, car chacun en vivant correctement progresse pendant toute sa vie afin d’y parvenir. Mais si on le met en rapport avec divers états, il n’est pas nécessaire que tous ceux qui veulent parvenir à un état supérieur commencent par un état inférieur, de même qu’il n’est pas nécessaire que ceux qui veulent devenir clercs s’entraînent d’abord dans la vie laïque, mais soient assignés dès leurs années d’enfance à un certain service clérical. De même cela n’est-il pas nécessaire pour des personnes différentes : en effet, l’une commence à un degré plus élevé de sainteté, qui est pour une autre le degré le plus élevé auquel elle parviendra durant toute sa vie. Aussi Grégoire dit-il, dans les Dialogues, II : «Que tous reconnaissent la beauté du comportement que Benoît enfant avait entrepris avec une telle perfection.»
Ce qui est mis de l’avant en neuvième lieu, au sujet des murs récents sur lesquels il ne faut pas faire peser le poids de la charpente, et ce qui est avancé en dixième lieu : «Il cherche la chute, celui qui cherche à monter jusqu’au sommet le plus élevé par un chemin abrupt en négligeant les degrés», sont hors de propos. En effet, ces autorités parlent du poids de la fonction de prélat, qui exige une vertu parfaite et qui, pour cette raison, ne doit pas être imposée aux imparfaits. Mais les conseils sont comme des incitations à la perfection et des empêchements aux péchés, dont les nouveaux murs ont besoin pour être asséchés de l’humidité des vices, et par lesquels on parvient à la perfection comme par des degrés appropriés.
La part de vérité de ce qui est avancé en onzième lieu, à savoir que les commandements sont antérieurs aux conseils selon un ordre de nature, ressort clairement de ce qui a été dit auparavant. En effet, si l’on parle des commandements qui ont le caractère de fins, comme le sont l’amour de Dieu et du prochain, il est clair que les conseils sont ordonnés à eux comme à leur fin. L’ordre des conseils aux commandements de cette sorte est comme l’ordre de ce qui se rapporte à la fin en regard de la fin. Or, la fin est première dans l’intention, mais dernière dans l’exécution. Et ainsi, si les conseils étaient ordonnés aux commandements indiqués comme ce qui ne peut d’aucune manière être préservé sans eux, il en découlerait qu’il serait nécessaire que les conseils soient d’abord observés avant que quelqu’un aime Dieu et le prochain, ce qui est manifestement faux. Mais parce que les conseils sont ordonnés aux commandements indiqués de manière à ce que ceux-ci soient plus facilement et plus parfaitement gardés grâce à eux, il en découle que, grâce à ces conseils, l’on parvient à un amour parfait de Dieu et du prochain, qui précède par l’intention les conseils, mais suit dans l’exécution de l’action. Mais si nous comparons les conseils aux autres commandements, qui sont ordonnés à l’amour de Dieu et du prochain, une double comparaison peut ainsi être considérée. En effet, parce que les conseils ne peuvent être observés sans les commandements, mais que les commandements sont observés par beaucoup sans les conseils, les conseils pourront être comparés aux commandements d’une manière commune. Et ainsi, l’ordre des conseils par rapport aux commandements sera l’ordre de ce qui est propre par rapport à ce qui est commun, qui est d’une certaine manière antérieur à ce qui est propre selon un ordre de nature, mais non pas nécessairement dans le temps. En conséquence, il ne sera pas nécessaire que quelqu’un s’entraîne d’abord aux commandements, pour passer ainsi aux conseils. Une autre comparaison peut être envisagée entre les conseils et les commandements de cette sorte, selon qu’ils sont observés sans les conseils. Et ainsi, la comparaison entre les conseils et les commandements est celle d’une espèce parfaite par rapport à une autre espèce imparfaite, comme l’animal raisonnable est comparé à un animal sans raison. Et ainsi, les conseils sont antérieurs aux commandements selon un ordre de nature, car ce qui est parfait est naturellement antérieur dans tous les genres. En effet, comme le dit Boèce, la nature tire son origine de ce qui est parfait. Cependant, il n’est pas nécessaire que les commandements ainsi envisagés soient antérieurs aux conseils dans le temps. En effet, il n’est pas nécessaire que quelqu’un se trouve d’abord dans une espèce imparfaite pour pouvoir ensuite passer à une espèce parfaite, mais il est nécessaire que quelqu’un passe de l’imparfait au parfait à l’intérieur des limites de la même espèce.
Quant à ce qui est avancé en dernier lieu, qu’il n’y aurait pas de salut sans les conseils si les conseils précédaient les commandements, il est clair par ce qui précède que cela vient d’une fausse compréhension de ce dont on parle. En effet, nous ne disons pas que les conseils sont ordonnés aux commandements de telle sorte que, sans eux, les commandement ne peuvent être observés, mais comme ce par quoi les commandements sont plus parfaitement et mieux observés.
Après cet exposé, il faut se demander s’il faut que ceux qui veulent entrer en religion en discutent avec un grand nombre de personnes, comme ils le disent. Ils essaient d’affirmer cela en se fondant sur le fait que, surtout pour ce qui est difficile et concerne toute la vie, il faut demander conseil à un grand nombre de personnes. Or, rien ne semble plus pénible et difficile dans les choses humaines que de renoncer à soi-même, de quitter le monde en entrant dans la vie religieuse où l’on doit demeurer toute sa vie. Il faut donc chercher en cette matière le conseil d’un grand nombre de personnes et l’évaluer par une longue délibération.
2. Ils s’efforcent aussi de montrer cela à partir de la définition du vœu. En effet, on dit que le vœu est la promesse d’un bien meilleur, affermie par une délibération de l’âme. La fermeté du vœu dépend donc de la fermeté de la délibération. Or, le vœu de religion est le plus ferme, pour autant qu’il ne peut être rompu par rien qui survienne. Il exige donc au préalable la délibération la plus grande.
3. De même, ils s’efforcent de montrer cela par le fait qu’il est dit en 1 Jn 4, 1 : N’accordez pas foi à tous les esprits, mais éprouvez les esprits pour voir s’ils viennent de Dieu; ce qui se produit lors de l’entrée en religion, comme cela ressort clairement de ce que dit le bienheureux Benoît dans la Règle; et Innocent, dans une décrétale, invoque cette autorité dans ce cas. Or, une mise à l’épreuve de ce genre exige un examen attentif, qui se réalise au mieux par une délibération avec un grand nombre de personnes. Il faut donc que celui qui veut entrer en religion délibère d’abord avec un grand nombre.
4. Ils ajoutent aussi qu’il faut demander conseil là où il y a danger d’être trompé. Or, cela se produit pour l’entrée en religion, car, ainsi qu’il est dit en 2 Co 11, 14 : Satan lui-même se transforme en ange de lumière; aussi trompe-t-il les imprudents par l’apparence du bien. Il faut donc entrer en religion après en avoir délibéré avec un grand nombre de personnes.
5. De même, ce qui peut avoir une mauvaise issue doit d’abord être examiné par une délibération attentive. Or, l’entrée en religion a une mauvaise issue pour un grand nombre, parce qu’ils deviennent apostats ou désespérés. Il faut donc entrer en religion après la plus grande délibération.
6. Il faut surtout présenter leur principale réplique. En effet, il est dit en Ac 5, 39 : Si ce propos ou cette action vient de Dieu, vous ne pourrez pas les détruire. Or, le propos d’entrer en religion est détruit chez plusieurs par l’apostasie. Ce propos ne venait donc pas de Dieu. Il est donc nécessaire examiner par une grande délibération avec un grand nombre si quelqu’un doit entrer en religion.
Tels sont donc les arguments par lesquels ils s’efforcent d’imposer à ceux qui doivent entrer en religion une grande délibération, tenue avec un grand nombre, afin que, par la multiplication des conseils, un empêchement soit organisé de quelque manière.
Afin de montrer la fausseté de cette affirmation, prenons d’abord ce qu’on trouve en Mt 4, 20 : Pierre et André, dès l’instant où ils furent appelés par le Seigneur, après avoir abandonné leurs filets, le suivirent. En faisant leur éloge, Chrysostome dit : «Se trouvant au milieu de leurs activités, ils ne différèrent pas en entendant celui qui ordonnait. Ils ne dirent pas : “Nous allons en parler à nos amis en revenant à la maison”, mais, abandonnant tout, ils le suivirent, comme Élisée le fit pour Élie. En effet, c’est une telle obéissance que le Christ recherche chez nous : ne pas reporter d’un instant.» Ensuite, il est question de Jacques et de Jean, qui, appelés par le Seigneur, le suivirent en abandonnant aussitôt leurs filets et leur père (Mt 4, 21‑22). Et comme le dit Hilaire en commentant Matthieu : «Il nous est enseigné par eux, qui abandonnèrent leur métier et leur père, à suivre le Christ, et à ne pas être retenus par les préoccupations de la vie du siècle et les habitudes de la maison paternelle.»
Ensuite, en Mt 9, 9, on ajoute à propos de Matthieu, qu’à l’appel du Seigneur, se levant, il le suivit. Chrysostome dit à cet endroit : «Apprends l’obéissance de celui qui est appelé : il n’a pas résisté, il n’a pas demandé à aller chez lui et à en parler avec les siens.» «Il fait peu de cas des dangers humains qui pouvaient l’attendre de la part des dirigeants, alors qu’il laissait inachevées les tâches de sa fonction», comme Rémi le dit au même endroit. On comprend clairement par cela que rien d’humain ne doit nous retarder dans le service de Dieu.
De plus, en Mt 8, 21‑22 et Lc 9, 59, on lit qu’un disciple du Christ lui dit : Seigneur, permets-moi d’abord d’aller ensevelir mon père. Le Seigneur lui répondit : Suis-moi, et laisse les morts ensevelir les morts. En expliquant cela dans son commentaire de Matthieu, Chrysostome dit : «Il dit cela, non pas en ordonnant de mépriser l’honneur dû aux parents, mais en montrant que rien ne doit nous être plus nécessaire que les affaires célestes, et parce que nous devons mettre tous nos efforts à ne pas tarder à lui être unis, même si des choses tout à fait inévitables et engageantes nous attirent. En effet, qu’y a-t-il de plus nécessaire que d’enterrer son père? Qu’y a-t-il de plus facile? Cela ne devait pas prendre beaucoup de temps.» «Mais le Diable se tient avec plus d’attention en cherchant une occasion; et s’il y a la moindre négligence, il provoque une grande pusillanimité, ce contre quoi le Sage avertit : Ne reporte pas d’un jour à l’autre (Si 5, 8).» «Rien d’autre ne nous est donc enseigné que de ne pas perdre le moindre temps, et même si mille choses s’imposent, de plutôt préférer les réalités spirituelles à tout, même à ce qui est nécessaire.» Et Augustin dit dans le livre Sur les paroles du Seigneur : «Il faut honorer son père, mais il faut obéir à Dieu. Moi, dit-il, je t’appelle à l’évangile, et tu m’es nécessaire pour un autre travail. Celui-ci est plus grand que ce que tu veux faire : il y en a d’autres pour ensevelir leurs morts. Il n’est pas permis de soumettre ce qui passe avant à ce qui passe après : aimez vos parents, mais placez Dieu au-dessus de vos parents!» Si donc, à cause d’une chose si nécessaire, le Seigneur fait des reproches à celui qui ne demande qu’un peu de temps, de quel front certains affirment-ils qu’une longue délibération doit précéder les conseils du Christ?
Ensuite, Lc 9, 61 poursuit : Et un autre dit : «Je te suivrai, Seigneur; mais permets-moi d’abord de prendre congé des miens.» En commentant cela, Cyrille, un grand docteur des Grecs, dit : «Cette promesse doit être imitée et elle est digne d’éloge. Mais le fait qu’il cherche à prendre congé des siens montre qu’il est comme partagé. Car parler à ses proches et consulter ceux qui ne veulent pas la même chose indiquent une certaine hésitation et un certain recul. C’est pourquoi il entend de la part du Seigneur : Personne qui, après avoir mis à la main à la charrue, regarde en arrière n’est apte au royaume de Dieu. En effet, il regarde en arrière, celui qui cherche à temporiser sous prétexte de retourner à la maison et de discuter avec ses proches. On ne trouve pas que les saints apôtres aient fait cela, eux qui, après avoir aussitôt abandonné filets et parents, ont suivi le Christ; mais Paul aussi, sans tarder, n’écouta pas la chair ni le sang. Tels doivent être ceux qui veulent suivre le Christ.» Et Augustin, en commentant cela dans le livre Sur les paroles du Seigneur, dit : «L’Orient t’appelle, et tu portes attention à l’Occident?» L’Orient, c’est le Christ, selon ce que dit Za 6, 12 : Voici un homme : son nom est Orient. L’Occident, c’est tout homme qui tombe dans la mort et qui peut tomber dans les ténèbres du péché et de l’ignorance. On fait donc injure au Christ, en qui sont cachés tous les trésors de la sagesse (Col 2, 3), si, après avoir entendu son conseil, on estime devoir recourir au conseil d’un homme mortel.
Mais, par un subterfuge risible, ils essaient d’échapper à ce qui vient d’être dit. En effet, ils disent que ce qui a été dit a sa place si quelqu’un est appelé par la voix même du Seigneur : alors, ils reconnaissent qu’il ne faut pas temporiser ni recourir à un autre conseil. Mais, lorsque l’homme est mû intérieurement à entrer en religion, alors il a besoin d’une grande délibération et du conseil d’un grand nombre de personnes, afin de discerner si cela vient d’une incitation divine.
Mais cette réponse est pleine d’erreur. En effet, nous devons accepter les paroles du Christ dites dans l’Écriture comme si nous les entendions de la bouche du Seigneur lui-même. Car il dit lui-même en Mc 13, 37 : Ce que je vous dis, je le dis à tous : «Veillez!» Et il est dit en Rm 15, 4 : Tout ce qui a été écrit a été écrit pour notre instruction. Et Chrysostome dit : «Si cela n’avait été dit que pour eux, cela n’aurait pas été mis par écrit; mais maintenant, cela a été dit pour eux, mais écrit pour nous.» Aussi l’Apôtre, en invoquant l’autorité de l’Ancien Testament, dit-il en He 12, 5 : Vous avez oublié la consolation qu’il vous adressait comme à des fils : «Mon fils, ne néglige pas l’instruction.» Il ressort ainsi clairement que les paroles de la Sainte Écriture ne s’adressent pas seulement à ceux qui existent présentement, mais à ceux qui existeront.
Mais voyons en particulier si le conseil que le Seigneur a donné à l’adolescent en Mt 19, 21 : Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu possèdes, et donne-le aux pauvres, n’a été donné qu’à lui seul ou aussi à tous. Nous pouvons en traiter de la manière suivante. En effet, lorsque Pierre lui eut dit : Voici que nous avons tout abandonné pour te suivre, [le Seigneur] a déclaré que la récompense appartenait à tous, en disant : Quiconque a abandonné sa maison ou ses frères, etc. à cause de moi recevra le centuple et possédera la vie éternelle. Ce conseil ne doit donc pas être moins suivi par tous que s’il avait été donné à chacun de la bouche même du Seigneur. Aussi Jérôme dit-il au prêtre Paulin : «Toi, après avoir entendu la pensée du Sauveur : Si tu veux être parfait, etc., mets ces paroles en actes et suis nu le Christ nu.» Bien qu’en adressant ces paroles à l’adolescent, il se soit adressé à lui personnellement, il a adressé ailleurs le même conseil à tous, en disant : Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix, et qu’il me suive! (Mt 16, 24). En cet endroit Chrysostome dit : «Il a proposé une position commune pour toute la terre, en disant : Si quelqu’un veut, à savoir, si une femme, un homme, un roi, un homme libre, un esclave.» Le renoncement à soi-même, selon Basile, consiste à oublier tout le passé et à prendre une distance par rapport à ses propres volontés. Il apparaît ainsi clairement que, dans ce renoncement à soi-même, est inclus l’abandon par une propre volonté des richesses qui sont possédées. On doit donc comprendre le conseil donné par le Seigneur à l’adolescent comme s’il avait été proposé à tous par la bouche du Seigneur.
Mais, dans la réponse qui précède, il faut encore observer une autre chose. En effet, on a déjà montré que la parole par laquelle le Seigneur nous parle dans les Écritures pèse de la même autorité que si les paroles étaient proférées par la bouche même du Seigneur. Mais il y a une autre manière selon laquelle Dieu parle intérieurement à l’homme, selon cette parole du Ps 84, 9 : J’écouterai ce que le Seigneur Dieu dit en moi. Or, cette parole vaut plus que toute parole extérieure. En effet, Grégoire dit, dans une homélie sur la Pentecôte : «Le Créateur ne parle pas pour instruire l’homme s’il ne parle pas à ce même homme par l’onction de l’Esprit. Assurément, Caïn, avant de commettre un fratricide, a entendu : “Tu as péché. Arrête.” Mais parce que, alors qu’il était poussé par ses fautes, il a été averti par une voix, et non par l’onction, il a pu entendre les paroles de Dieu, mais il en a méprisé la mise en œuvre.» Si donc il faut obéir à la voix du Créateur extérieurement exprimée, comme ils le disent, à bien plus forte raison personne ne doit résister à la parole intérieure par laquelle l’Esprit Saint change l’esprit, mais lui obéir sans la mettre en doute. Aussi, en Is 50, 5, est-il dit par la bouche du prophète, ou plutôt par celle du Christ lui-même : Le Seigneur m’a ouvert l’oreille, à savoir, par une incitation intérieure. Je ne le contredis pas, je ne recule pas, comme si, oubliant la suite, je me retournais vers le passé, comme il est dit en Ph 3, 13. L’Apôtre dit aussi en Rm 8, 14 : Ceux qui sont mus par l’Esprit Saint, ceux-là sont les fils de Dieu. Une glose d’Augustin dit en cet endroit : «Non pas parce qu’ils ne font rien, mais parce qu’ils sont mus par l’impulsion de la grâce.» Or, il n’est pas mû par l’impulsion de la grâce, celui qui résiste ou reporte. C’est donc le propre des fils de Dieu d’être mus par l’impulsion de la grâce vers des choses meilleures, sans attendre un conseil. Il est aussi question de cette impulsion en Is 59, 19 : Lorsqu’il viendra comme un courant impétueux poussé par l’Esprit du Seigneur. Or, l’Apôtre enseigne qu’il faut suivre cette impulsion en Ga 5, 16‑28, où il dit : Marchez selon l’Esprit. Et encore : Si vous êtes menés par l’Esprit, vous n’êtes plus sous la loi. Et encore : Si nous vivons par l’Esprit, marchons aussi selon l’Esprit. À cause d’une grande faute, Étienne adresse à certains des reproches en Ac 7, 51 : Vous résistez toujours à l’Esprit Saint. Aussi l’Apôtre dit-il en 1 Th 5, 19 : N’éteignez pas l’Esprit. La Glose dit en cet endroit : «Si l’Esprit révèle quelque chose à quelqu’un sur-le-champ, ne lui interdisez pas de parler.» Or, l’Esprit Saint révèle non seulement en enseignant ce qu’un homme doit dire, mais aussi en suggérant ce qu’un homme doit faire, comme il est dit en Jn 14, 26. Ainsi donc, lorsqu’un homme est mû par une incitation de l’Esprit Saint à entrer en religion, il ne doit pas temporiser afin de chercher un conseil humain, mais cet homme doit suivre aussitôt l’impulsion de l’Esprit Saint. Aussi est-il dit en Ez 1, 20 : Partout où allait l’Esprit, les roues s’élevaient également pour le suivre.
Cela n’est pas éclairé seulement par les autorités de l’Écriture, mais aussi par les exemples des saints. En effet, dans les Confessions, VIII, Augustin raconte l’histoire de deux soldats, dont l’un, après avoir lu la Vie d’Antoine, soudainement rempli d’un saint amour, dit à son ami : «“Je me suis appliqué à servir Dieu; à partir de cette heure et en ce lieu, je vais de l’avant; si tu répugnes à me suivre, ne t’y oppose pas.” Celui-ci répondit qu’il suivait son compagnon», et les deux étaient déjà édifiés en abandonnant tout et en suivant le Christ. Dans ce livre aussi, Augustin se reproche d’avoir temporisé lors de sa conversion, lorsqu’il dit : «Convaincu par la vérité, je ne savais que dire, si ce n’est des paroles lentes et somnolentes : “Tout à l’heure, tout à l’heure, laisse-moi un peu de temps!” Mais tout à l’heure, tout à l’heure n’avait pas de limite; et laisse-moi un peu de temps s’étirait.» Et il dit dans le même livre : «J’avais honte de murmurer des futilités», séculières et charnelles, «j’écoutais de nouveau et j’hésitais, en suspens.» Il n’est donc pas louable mais plutôt répréhensible de temporiser et de chercher conseil comme si on était dans le doute, après avoir reçu un appel intérieur ou extérieur, en paroles ou par le truchement des Écritures.
Cela relève aussi de l’efficacité de l’inspiration intérieure, que des hommes inspirés soient subitement attirés vers des choses plus élevées. Cela est signifié par le fait que, alors que les disciples étaient rassemblés, comme on le lit en Ac 2, l’Esprit Saint, venu subitement sur eux, leur fit annoncer les merveilles de Dieu. La Glose dit à cet endroit : «La grâce de l’Esprit Saint ne connaît pas les efforts paresseux.» Et il est dit en Si 11, 23 : Il est facile aux yeux de Dieu d’honorer subitement un pauvre.
Augustin encore, dans le livre Sur la prédestination, montre l’efficacité de Dieu qui inspire intérieurement, en invoquant ce qu’on trouve en Jn 6, 45 : Tous ceux qui ont écouté le Père et ont appris de lui viennent vers moi. Il dit : «Cette école dans laquelle le Père est écouté et enseigne à venir vers le Fils est très éloignée des sens de la chair; il ne fait pas cela à travers l’oreille ou le cœur charnels.» Et il ajoute plus loin : «Ainsi, la grâce qui est donnée secrètement aux cœurs des hommes par la générosité divine n’est rejetée par aucun cœur endurci; au contraire, elle est donnée pour que la dureté du cœur soit totalement enlevée.»
Grégoire fait aussi l’éloge de cette efficacité de l’inspiration intérieure dans une homélie sur la Pentecôte, en disant : «Quel artiste est cet Esprit! Il fait tout ce qu’il veut sans tarder à l’enseigner : dès qu’il atteint l’esprit, il enseigne, et il l’enseigne par le seul fait de le toucher. Car, dès qu’il éclaire l’esprit humain, il le transforme : celui-ci renonce immédiatement à ce qu’il était, il manifeste subitement ce qu’il n’était pas.» Celui-là ignore donc la puissance de l’Esprit Saint ou s’efforce de lui résister, qui prétend retenir celui qui est mû par l’Esprit Saint en faisant durer le conseil.
Et leur fausseté n’est pas démontrée seulement par les autorités des saints docteurs, mais aussi par les enseignements philosophiques. En effet, Aristote dit, dans un chapitre de l’Éthique à Nicodème, intitulé «Sur la bonne fortune» : «Si l’on cherche le principe du mouvement de l’âme, il se trouve entièrement en Dieu. En effet, le principe de la raison n’est pas la raison, mais quelque chose de meilleur. Qu’est-ce donc qui est meilleur que la science et l’intelligence, sinon Dieu?» Et il ajoute plus loin, à propos de ceux qui sont mus par Dieu : «Il ne convient de les conseiller, car ils ont un principe qui est meilleur que l’intelligence et le conseil.» Que rougisse donc celui qui se dit catholique, et qui fait passer ceux qui sont inspirés par Dieu à des conseils humains, alors qu’un philosophe païen affirme qu’ils n’en ont pas besoin!
Voyons donc encore de quel conseil ont besoin ceux à qui est inspiré le propos d’entrer dans la sainte vie religieuse. En premier lieu, douter que ce que le Christ a conseillé soit meilleur est un sacrilège. Mais douter qu’un homme doive abandonner le propos de la vie religieuse à cause de la tristesse de ses amis ou de n’importe quel préjudice dans les choses temporelles, c’est être encore pris dans les filets de l’amour charnel. Aussi Jérôme dit-il dans la lettre à Héliodore : «Même si ton jeune neveu se pend à ton cou, même si ta mère, en s’arrachant les cheveux et en déchirant ses vêtements, montre les seins qui t’ont nourri, même si ton père est étendu sur le seuil, poursuis ta route en foulant ton père aux pieds, vole vers l’étendard de la croix les yeux secs. La seule manière de montrer de l’affection dans cette situation, c’est d’être cruel.» Et il ajoute par la suite : «L’ennemi tient l’épée par laquelle il me fera mourir, et moi, je penserai aux larmes de mon père? À cause de mon père, j’abandonnerais le combat, alors que je ne dois pas l’ensevelir à cause du Christ?» Plusieurs autres choses ont aussi été invoquées en ce sens auparavant.
Peut-être quelqu’un sera-t-il incité à demander conseil pour savoir s’il doit accomplir ce qu’il se proposait. Mais Augustin va au-devant de ce doute dans les Confessions, VIII, en parlant de lui-même qui craignait d’accepter le conseil de la continence : «La chaste dignité de la continence s’offrait à moi, du côté où je tournais le visage et où je tremblais de passer : elle me cajolait pour que je vienne sans hésiter, en étendant pour m’accueillir et m’embrasser ses bras affectueux remplis d’une foule de bons exemples. Il y a avait là tant d’enfants et de jeunes filles, de nombreux jeunes, des gens de tout âge, des veuves sérieuses et des vierges âgées. Et elle riait de moi pour m’exhorter, comme si elle disait : “Tu ne pourrais faire comme ceux-ci et celles-ci? Est-ce que ceux-ci et celles-ci le peuvent par eux-mêmes, et non par le Seigneur, leur Dieu? Le Seigneur, leur Dieu, me les a donnés. Pourquoi t’en remets-tu à toi-même et ne te lèves-tu pas? Jette-toi en lui, ne crains pas : il ne se retirera pas pour te laisser tomber. Jette-toi avec assurance : il te recevra et te guérira.”»
Mais il reste deux choses qu’il faut encore conseiller à ceux qui entretiennent le propos d’entrer en religion : l’une est la manière d’entrer en religion; l’autre est de savoir s’ils ont quelque empêchement par lequel ils seraient empêchés d’entrer en religion, par exemple, s’ils sont des serfs, ou s’ils sont unis par le mariage, ou quelque chose du genre. Mais, en premier lieu, les proches selon la chair doivent être écartés de ce conseil. En effet, il est dit en Pr 25, 9 : Traite de ce qui te concerne avec ton ami, et ne révèle pas ton secret à un étranger. Les proches selon la chair ne sont pas des amis eu égard à ce propos, mais plutôt des ennemis, selon ce qu’on lit en Mi 7, 6 : Les ennemis de l’homme, ce sont les membres de sa maison. C’est ce que le Seigneur aussi met de l’avant en Mt 10, 36. Dans ce cas, donc, il faut surtout éviter les conseils des proches selon la chair. De là vient que Jérôme, dans la lettre à Héliodore, énumère les empêchements au propos d’entrer en religion qui viennent des proches selon la chair, en disant : «Ta sœur veuve s’attache maintenant à toi avec ses bras caressants; maintenant, les serviteurs avec lesquels tu as grandi disent : “De qui nous laisses-tu les serviteurs?” Maintenant, ta nourrice âgée et ton père nourricier, qui vient après ton père naturel par l’affection, s’écrient : “Attends-toi à mourir et à être enseveli à petit feu!”» Et Grégoire dit dans les Morales, III : «L’adversaire rusé, lorsqu’il se voit rejeté du cœur des bons, recherche ceux qui sont beaucoup aimés d’eux, et il parle avec astuce en utilisant les paroles de ceux qui sont plus aimés que les autres, afin que, pendant que la force de l’amour perce leur cœur, le glaive de sa persuasion pénètre facilement les retranchements de la rectitude intérieure.» De là vient que le bienheureux Benoît, comme le rapporte Grégoire dans les Dialogues, II, fuyant secrètement sa nourrice, gagna un lieu désert. Mais il s’ouvrit de son propos à un moine romain, qui garda secret son désir et lui apporta de l’aide.
Il faut aussi que soient écartés de ce conseil les hommes charnels, par qui la sagesse de Dieu est considérée comme folie. Ainsi est-il dit par dérision en Si 37, 12 : Parle de sainteté avec un homme sans religion, et de justice avec un homme injuste! Et il ajoute plus loin : Ne porte attention à aucun de leurs conseils, mais fréquente l’homme sage (Si 37, 14‑15), à qui il faut demander conseil, s’il faut être conseillé par certains dans cette situation.
Ce sur quoi ils s’appuient en affirmant le contraire est facilement repoussé. En effet, ce qui est invoqué en premier lieu, qu’il faut demander conseil surtout dans les choses difficiles et pénibles, cela est vrai, là où la vérité n’est pas évidente. Mais lorsque ce qui est meilleur est déterminé par un conseil supérieur, c’est une injure que de le mettre à nouveau en doute, en demandant à nouveau conseil.
Ce qui est mis de l’avant en deuxième lieu, que le vœu est affermi par la délibération de l’esprit, est hors de propos. En effet, cette délibération consiste dans un propos intérieur, par lequel quelqu’un choisit le bien plus grand auquel il a l’intention de s’obliger en faisant vœu. Or, tout ce qui est fait par choix est fait par délibération ou conseil, car le choix est le désir de ce qui a d’abord été objet de délibération, comme il est dit en Éthique, III. Et de même que ce propos a été inspiré à un homme par l’Esprit Saint, qui est un Esprit de force et de piété, de même la délibération est-elle assistée intérieurement par le même [Esprit], qui est un Esprit de conseil et de science (Is 11, 2).
Ce qui est invoqué en troisième lieu : Mettez les esprits à l’épreuve pour voir s’ils viennent de Dieu, est hors de propos. En effet, la mise à l’épreuve est nécessaire là où il n’y a pas de certitude. Aussi, sur ce passage de 1 Th : Mettez tout à l’épreuve, etc., la Glose dit-elle : «Les choses certaines n’ont pas besoin d’être discutées.» Or, l’incertitude peut exister chez ceux à qui il incombe d’en recevoir d’autres en religion, quant à savoir avec quel esprit ils viennent à la vie religieuse : viennent-ils par désir de progrès spirituel, ou, comme cela arrive parfois, pour vérifier ou pour mal agir? Ou encore, sont-ils aptes à la vie religieuse? Aussi une probation est-elle imposée à ceux qui vont être accueillis, tant en vertu d’un statut de l’Église que par une disposition de la règle. Mais, pour ceux qui entretiennent le propos d’entrer en religion, il ne peut y avoir de doute sur l’intention avec laquelle ils le font. En conséquence, la nécessité de délibérer ne s’applique pas à eux, surtout s’ils ont confiance dans leurs forces corporelles : une année de probation est accordée à ceux qui entrent en religion pour les évaluer.
Ce qui est avancé en quatrième lieu, que Satan se transforme en ange de lumière et suggère souvent le bien avec l’intention de tromper, cela est vrai. Mais, comme le dit la Glose au même endroit : «Lorsque le Diable trompe les sens du corps, mais ne détourne pas l’esprit d’une décision vraie et droite par laquelle quelqu’un mène une vie conforme à la foi, il n’y a pas de danger pour la vie religieuse. Ou bien, lorsque, feignant d’être bon, il fait ou dit ce qui convient aux anges bons, même si on le croit bon, ce n’est pas une erreur dangereuse ou malsaine. Mais lorsqu’il commence par cela à amener à lui ce qui appartient à d’autres, il est nécessaire de faire preuve d’une grande vigilance, de crainte que quelqu’un ne le suive.» Supposons que le Diable incite quelqu’un à entrer en religion : cette action est bonne et convient aux anges bons; il n’y a donc pas de danger pour quelqu’un à y consentir. Mais il faut veiller à lui résister lorsqu’il commence à mener à l’orgueil ou à d’autres vices. En effet, il arrive fréquemment que Dieu utilise la malice des démons pour le bien des saints – auxquels le Diable prépare une couronne sans le vouloir ‑, et ainsi les saints se rient d’eux.
Il faut toutefois savoir que si l’entrée en religion, par laquelle quelqu’un avance à la suite du Christ, est suggérée à quelqu’un par le Diable ou même par un homme, une telle suggestion n’a pas d’efficacité, à moins qu’il ne soit intérieurement attiré par Dieu. En effet, Augustin dit, dans le livre Sur la prédestination des saints, que tous peuvent être enseignés par Dieu, non pas que tous viennent au Christ, mais parce que personne n’y vient autrement. Et ainsi, le propos de la vie religieuse, de qui qu’il vienne, vient de Dieu.
Ce qui est mis de l’avant en cinquième lieu, qu’il faut demander conseil pour ce qui peut aboutir à une mauvaise issue, appelle une distinction. En effet, ou bien la mauvaise issue peut survenir du côté de la chose même qu’on est sur le point d’entreprendre : si cela arrive fréquemment, il faut une grande délibération afin de prévenir les dangers ou pour abandonner complètement la chose. Mais si un danger survient rarement, une grande délibération n’est pas nécessaire, mais de la vigilance et de la prévoyance, de crainte que, dans un cas, on ne tombe dans un danger. Autrement, ce serait un prétexte pour éviter tous les efforts humains, selon ce passage de Si 11, 4 : Qui observe le vent ne sème pas, et qui observe les nuages ne récolte jamais! Et il est dit en Pr 26, 13 : Le paresseux dit : «Un lion sur le chemin! Une lionne par les rues!» La Glose dit à cet endroit : «Beaucoup écoutent les paroles d’exhortation : ils disent qu’ils veulent s’engager sur la voie de la justice, mais qu’ils sont empêchés par Satan de le faire.»
Mais parfois, la chose elle-même est sûre, mais elle a une mauvaise issue parce que l’homme change de propos. L’homme ne doit pas, pour cette raison, être empêché d’entrer en religion ou le reporter sous prétexte d’une plus grande délibération, bien que certains, en changeant leur propos, deviennent pires en apostasiant la vie religieuse. Autrement, il en irait de même pour l’accès à la foi et aux sacrements de la foi, car il est dit en 2 P 2, 21 : Il était mieux de ne pas connaître le chemin de la vérité que de retourner en arrière après l’avoir connu. Et, selon l’Apôtre, en He 10, 29 : D’un châtiment bien plus grave sera jugé digne celui qui aura souillé le sang de l’alliance et outragé l’Esprit de la grâce. Il ne faudrait même pas s’engager dans des œuvres de justice, car il est écrit en Si 26, 27 : Celui qui passe de la justice au péché, Dieu l’a destiné au désastre.
Mais ce qui est mis de l’avant en sixième lieu : Si ce propos ou cette action vient de Dieu, vous ne pourrez pas le détruire, doit être examiné avec plus de soin, tant parce qu’il le répète plus fréquemment, que parce que s’y cache un germe de dépravation hérétique. En effet, à partir de cette parole mal comprise, les hérétiques de notre époque s’efforcent de tirer deux conclusions erronées. La première est que les corps qui sont corrompus ne viennent pas de Dieu; la seconde est que si quelqu’un reçoit de Dieu la grâce ou la charité, il ne peut les perdre. Prenons aussi d’autres conclusions : si le Diable a péché, il n’était pas l’œuvre de Dieu; si Judas s’est retranché du chœur des apôtres, son élection ne venait pas de Dieu; si Simon le Mage est tombé dans l’hérésie après son baptême, le fait que Philippe l’ait baptisé ne venait pas de Dieu. Ajoutons à tout cela leur étonnant argument, qui a la même force que ceux qui précèdent : si celui qui est entré en religion en sort, le propos par lequel il y est entré ne venait pas de Dieu; ou bien l’effort de ceux qui l’ont attiré à la vie religieuse ne venait pas de Dieu.
Contre eux, utilisons les paroles d’Augustin qui disait, dans le premier livre Contre Julien : «La racine du mal ne peut pas être située dans ce qui est un don de Dieu.» Contre lui, Augustin dit : «Le manichéen l’emportera, à moins qu’on lui résiste ainsi qu’à toi. La vérité de la foi catholique l’emporte sur le manichéen parce qu’elle l’emporte sur toi.» Afin donc que ceux-là soient vaincus en même temps que les manichéens, disons que le conseil de Dieu n’est jamais détruit, selon ce que dit Is 46, 10 : Mon conseil demeurera, et toutes mes volontés s’accompliront. À partir de ce conseil immuable, de même qu’il donne un acte d’être temporel aux choses corruptibles, auxquelles il n’accorde pas d’exister éternellement, de même il donne à certains une justice temporelle, à qui il n’accorde pas le don de persévérance, ainsi que le dit Augustin dans son livre Sur la persévérance. Et ainsi les manichéens sont-ils vaincus, car il relève du conseil éternel de Dieu que les choses corruptibles soient établies pour exister de manière temporelle; ceux-ci aussi sont vaincus, car, par le conseil inviolable de Dieu, il est donné à certains d’entrer en religion selon le conseil éternel de Dieu, mais le don de persévérer ne leur est pas donné.
Il faut maintenant s’interroger sur le fait qu’ils s’efforcent d’empêcher l’obligation par laquelle certains s’astreignent par vœu à entrer en religion. Premièrement, certains s’efforcent d’écarter tout vœu, en disant qu’il est mieux pour quelqu’un d’accomplir sans vœu les œuvres des vertus, que de s’obliger par vœu à les observer, en invoquant ce que Prosper dit dans La vie contemplative, II : «Nous devons nous abstenir ou jeûner comme si nous n’étions pas soumis à la nécessité de jeûner, de sorte que, alors que nous ne sommes pas encore voués à Dieu, nous n’accomplissions une chose volontaire malgré nous.» Or, celui qui fait vœu de jeûner se soumet à la nécessité de jeûner; et le même argument vaut pour les autres œuvres des vertus. Il ne semble donc pas être louable que quelqu’un fasse vœu de jeûner, d’entrer en religion ou d’accomplir n’importe quel acte de vertu.
2. Ils ajoutent aussi à cet argument que plus quelque chose est nécessaire, moins cela est méritoire. Or, lorsque quelqu’un a déjà fait vœu d’entrer en religion ou d’accomplir n’importe quelle autre œuvre bonne, il est soumis à la nécessité d’accomplir ce qu’il a promis. Il serait donc plus louable et plus méritoire pour quelqu’un d’accomplir sans vœu certaines œuvres vertueuses, que de les accomplir à la suite d’un vœu.
3. Ils s’efforcent en particulier de montrer que certains ne doivent pas être incités par l’obligation d’un vœu ou d’un serment à entrer en religion, en invoquant le statut du concile de Tolède, qu’on trouve dans le Décret, XLV, c. 5, «De Judaeis», où il est dit qu’«il ne faut pas les sauver malgré eux, mais parce qu’ils le veulent, afin que la forme de la justice soit intacte. En effet, de même que l’homme a péri en obéissant au serpent par la volonté de son propre arbitre, de même, à l’appel de la grâce de Dieu, quelqu’un est-il sauvé par la conversion de son propre esprit en croyant. Ils ne doivent donc pas être persuadés par la force, mais par la volonté libre de leur esprit et la possibilité de se convertir.» Il semble que cela doive encore bien davantage être observé à propos de l’entrée en religion, qui est moins nécessaire au salut. Or, ceux qui sont obligés d’entrer en religion par un vœu ou par un serment ne sont pas convertis par la volonté de leur propre arbitre, mais par une nécessité contraignante.
4. Ils invoquent aussi le décret du pape Urbain, qu’on trouve dans le Décret, XIX, q. 2, c. 2, où il est dit que ceux qui entrent en religion sont conduits par une loi privée, qui est la loi de l’Esprit Saint. Or, là où est l’Esprit du Seigneur, là est la liberté, selon l’Apôtre en 2 Co 3, 17. Or, à la liberté s’oppose la nécessité qu’entraîne l’obligation d’un serment ou d’un vœu. Il est donc inconvenant d’en astreindre d’autres à entrer en religion par un vœu ou un serment.
5. Les mêmes tirent argument du fait qu’il semble que beaucoup, après avoir été attirés à la vie religieuse par ce genre d’obligation, ne persévèrent pas, mais, retournant dans le siècle, se livrent, désespérés, à toutes sortes d’iniquités perverses. Et ainsi semble s’accomplir ce que le Seigneur dit aux scribes et aux pharisiens en Mt 23, 15 : Vous parcourez la mer et le désert pour faire un seul disciple; et après que vous avez réussi, vous en faites un fils de la géhenne deux fois pire que vous.
6. Ils disent aussi que certains, qui sont ainsi liés, n’accomplissent pas leur vœu, et qu’ils deviennent cependant par la suite de bons évêques ou archidiacres, ce dont ils auraient été empêchés par l’obligation déjà indiquée.
7. Ils disent aussi qu’on ne doit pas en inciter certains à la vie religieuse au moyen de bénéfices temporels, par exemple, en offrant des bourses. À cet effet, ils invoquent le décret du pape Boniface, qu’on trouve dans le Décret, I, q. 2, c. 2, «Quam pio», où il est dit : «On ne lit nulle part que les disciples du Seigneur ou ceux qui ont été convertis au culte de Dieu par leur ministère les y ont invités au moyen de cadeaux.»
8. Ils ajoutent aussi que cela va à l’encontre de la fidélité, que des gens sans expérience soient tenus au fardeau plus lourd de la vie religieuse, comme les longues prières de nuit, les lourdes veilles, les jeûnes et les disciplines, et d’autres austérités, et qu’ils soient menés comme des bœufs qui doivent être immolés. Et ainsi, en n’accomplissant pas ce dont ils ont fait vœu, un piège leur est étendu pour une mort éternelle.
9. Ils disent aussi que cette obligation est défendue, car elle est imposée à l’encontre d’un décret d’Innocent IV, qui a ordonné qu’une année de probation soit accordée à ceux qui veulent entrer en religion, et qui a interdit qu’ils soient liés en vertu d’un vœu à la vie religieuse avant une année. Ce qui est aussi en accord avec la Règle du bienheureux Benoît, où une année de probation est accordée à ceux qui viennent de se convertir à la vie religieuse.
10. Ils vont encore plus loin en disant qu’il est particulièrement défendu que des enfants soient obligés à entrer dans la vie religieuse de la manière mentionnée avant l’âge de la puberté. En effet, il semble défendu que quelqu’un soit obligé en vertu d’une obligation qui peut être annulée par d’autres pour une cause juste. Or, si certains impubères se sont obligés à la vie religieuse, ils peuvent en être empêchés par leurs parents ou leurs tuteurs, comme cela est démontré par ce qu’on lit dans le Décret, XX, q. 2, c. 2 : «Si une jeune fille a volontairement pris le saint voile avant l’âge de douze ans, ses parents ou ses tuteurs peuvent immédiatement l’annuler, s’ils le veulent.» Il est donc interdit que des impubères s’obligent à la vie religieuse par serment ou par vœu.
11. Ils invoquent aussi en plus que quelqu’un, avant l’âge de la puberté, même s’il est capable de dol, ne peut être obligé à la vie religieuse. Ils invoquent à cet effet ce que dit Bernard dans une glose [sur le chapitre] De regularibus et transeuntibus ad religionem, qui commence par «Postulasti» (Décret, III, t. 31, c. 21). Voici les paroles de la glose : «Si tu veux dire qu’ils avaient moins de quatorze ans, il y a là une question douteuse, parce qu’ils étaient peut-être capables de dol. Et ainsi, il semblait que la malice compensait pour l’âge, comme dans le mariage charnel, ainsi qu’on le lit dans les Décrétales, De sponsalibus impuberum, chapitre “A nobis”, et chapitre “Tuae”, parce que, de même qu’ils pouvaient s’obliger envers le Diable, de même ils le pouvaient envers Dieu. Mais le pape répond qu’“ils peuvent exercer le ministère dans les églises qu’ils ont reçues par la suite”. Ainsi ne sont-ils pas obligés avant l’âge de quatorze ans. Mais Huguccio disait que celui qui est capable de dol est bel et bien obligé, et l’état monastique restait en vigueur, parce qu’il pouvait s’obliger envers le Diable. Et Innocent III avait la même opinion, alors qu’il répond, dans cette décrétale, que l’entrée [en religion] persistait lorsque la malice compensait pour l’âge, comme cela ressort clairement d’une ancienne décrétale. Mais, aujourd’hui, cela n’est plus utile.» Ils invoquent aussi en ce sens que Raymond et Godefroid disent la même chose dans leurs sommes.
12. Ils invoquent aussi que les enfants, avant l’âge de quatorze ans, ne doivent pas être liés par un serment, comme on le trouve dans le Décret, q. 5, c.15, «Pueri», et c. 16, «Honestum». Pour la même raison, les enfants ne doivent pas être liés par un vœu d’entrer en religion avant l’âge de quatorze ans.
13. Ils disent encore que le mot «religion» vient de «relier» (religando), ou «choisir à nouveau» (reeligendo), comme le dit Augustin dans La cité de Dieu, X[97]. Ils en concluent que les enfants qui ne sont pas liés ne doivent pas être à nouveau liés, et que ceux qui n’en avaient pas fait le choix ne doivent pas choisir à nouveau par l’entrée en religion.
Ils concluent de tout cela que les enfants qui entrent en religion ou s’obligent à entrer en religion sont malheureux et insensés.
Afin qu’on puisse voir la vérité pour chacune des choses qui précèdent, il faut examiner à la suite ce qui précède, en passant du commun au particulier. En premier lieu, examinons si ce qu’ils disent est vrai, qu’une action vertueuse accomplie sans l’obligation d’un vœu est plus méritoire, que si la même [action] est accomplie en vertu d’un vœu. Et bien que beaucoup de choses aient été dites à ce sujet dans l’autre opuscule que nous avons écrit sur la perfection[99], je ne répugne pas à les répéter.
En premier lieu, il faut donc considérer que puisque le caractère louable d’une action dépend du fait qu’elle s’enracine dans la volonté, une action extérieure est rendue d’autant plus louable qu’elle procède d’une volonté meilleure. Or, parmi les conditions d’une volonté bonne, l’une est que la volonté soit ferme et stable. Aussi invoque-t-on comme reproche adressé aux paresseux ce qu’on trouve en Pr 13, 4 : Le paresseux veut et ne veut pas ! L’action extérieure est donc rendue d’autant meilleure et plus méritoire que la volonté qu’on en a est plus stable dans le bien. Aussi l’Apôtre avertit-il en 1 Co 15, 58 : Soyez fermes et inébranlables. Et, selon le Philosophe, il est exigé pour la vertu que quelqu’un agisse avec fermeté et de manière inébranlable. Même les légistes définissent la justice comme une volonté ferme et durable. En sens contraire, il est clair qu’un péché est d’autant plus abominable que la volonté de l’homme s’obstine davantage dans le mal. C’est la raison pour laquelle l’obstination est présentée comme un péché contre l’Esprit Saint. Or, il est clair que la volonté est affermie par un serment en vue de faire quelque chose. Aussi le psalmiste disait-il : J’ai juré et j’ai décidé de respecter les jugements de ta justice (Ps 118, 106). Elle est affermie aussi par un vœu, puisque le vœu est une certaine promesse. Or, celui qui promet de faire quelque chose affermit son propos de l’accomplir. Il est donc plus louable et plus méritoire d’accomplir une action vertueuse si elle est accomplie par une volonté affermie par un vœu.
Cela ressort aussi de ce qui est coutumier dans la vie humaine. En effet, parce que la volonté humaine est inconstante, afin qu’on accorde foi aux paroles des hommes, une coutume nécessaire a établi que ce que quelqu’un veut faire pour un autre, il le confirme par une promesse, et qu’il raffermisse encore sa promesse par des garanties légales. Or, chacun doit davantage à soi-même qu’au prochain, surtout en ce qui concerne le salut spirituel, selon ce que dit Si 30, 24 : Aie pitié de ton âme en plaisant à Dieu. Or, un homme peut, en raison de l’inconstance de sa volonté, négliger ce qu’il avait décidé pour son salut spirituel, comme ce qu’il avait décidé pour l’avantage temporel d’un autre. Si donc on prend utilement soin du prochain en appuyant sa promesse par un serment, par une garantie ou par un gage, combien plus utilement et louablement prend-on soin de soi-même si l’on s’efforce d’affermir le bon propos qu’on a conçu par un vœu, un serment ou de quelque autre manière. Aussi Augustin dit-il dans sa lettre à Pauline et à Armentarius : «Parce que tu as fait vœu, tu t’es lié; il ne t’est pas permis d’agir autrement.» Et il ajoute plus loin : «Et ne te repens pas d’avoir fait vœu, bien plus, réjouis-toi que ne te soit pas permis ce qui t’aurait été permis à ton détriment.»
Il faut de plus considérer que l’acte d’une vertu inférieure est rendu plus louable et plus méritoire s’il est ordonné à une vertu supérieure, comme lorsqu’un acte d’abstinence est ordonné à la charité. Il en va de même s’il est ordonné à la latrie, qui est meilleure que l’abstinence. Or, le vœu est un acte de latrie : en effet, il est une promesse faite à Dieu à propos de ce qui se rapporte au service de Dieu. Aussi est-il dit en Is 19, 21 : En ce jour-là, les Égyptiens connaîtront le Seigneur, et ils l’honoreront par des sacrifices et des dons, et ils feront des vœux au Seigneur et les accompliront. Le jeûne sera donc plus louable et plus méritoire s’il est fait en vertu d’un vœu. De là vient que, dans le psaume, [celui-ci] est soit conseillé, soit ordonné : Faites des vœux, et accomplissez-les pour le Seigneur, votre Dieu (Ps 75, 12). Cela serait ordonné ou conseillé en vain si l’accomplissement d’une action bonne en vertu d’un vœu n’était pas meilleur.
Cela acquis, il est erroné de mettre encore en doute qu’il est permis à quelqu’un de s’obliger par vœu à entrer en religion. En effet, s’il est vertueux de prendre l’état religieux, et s’il est plus louable d’accomplir des actes vertueux en vertu d’un vœu, ceux qui ne peuvent immédiatement entrer en religion s’obligent louablement par un vœu à entrer en religion. À moins que quelqu’un ne dise comme Vigilantius que l’état de la vie séculière est égal à l’état religieux, ou ne se précipite tant dans la folie de l’erreur, qu’il ose affirmer que l’état des formes de vie religieuse que l’Église a approuvées n’est pas un état de salut. En cela, ils ont déjà dépassé l’hérésie de Vigilantius, non seulement en rendant vains les conseils du Christ, mais en les éliminant entièrement et en s’opposant à une ordonnance de l’Église, ce qui est schismatique. Mais si ceux qui s’obligent par vœu à entrer en religion le font louablement et sont mus par l’Esprit de Dieu, il en découle que ceux qui en incitent d’autres à cela par leurs exhortations agissent louablement, en coopérant en cela avec l’Esprit Saint, puisqu’ils s’efforcent de convaincre par un ministère extérieur de ce à quoi l’Esprit Saint pousse de l’intérieur. Aussi l’Apôtre dit-il en 1 Co 3, 9 : Nous sommes les collaborateurs de Dieu, en exerçant un ministère de l’extérieur.
Mais parce que, pour ceux qui dépassent les années de la puberté, il est impie de penser le contraire, il reste à examiner si les enfants et les jeunes filles, avant d’avoir complété les années de la puberté, peuvent s’obliger par vœu à la vie religieuse. Il faut ici distinguer un double vœu : l’un simple, mais l’autre solennel. Le vœu simple consiste dans la seule promesse; mais le vœu solennel comporte, avec la promesse, une manifestation extérieure, soit par la réception d’un ordre sacré, soit par la profession d’une forme de vie religieuse déterminée dans les mains d’un supérieur, deux manières par lesquelles le vœu est rendu solennel, ou encore par la réception de l’habit des profès, qui peut être interprétée comme une profession.
Or, l’effet des deux vœux par rapport au mariage est différent. En effet, le vœu solennel empêche de contracter mariage et dirime celui qui est déjà contracté; mais le vœu simple, même s’il empêche de contracter [mariage], ne dirime cependant pas celui qui est contracté. Les deux vœux ont aussi un effet contraire et différent par rapport à la vie religieuse. Car le vœu solennel, qui se réalise par une profession expresse ou présumée, fait moine ou rend frère de n’importe quel autre ordre; mais le vœu simple ne fait pas encore moine, puisque [celui qui le prononce] demeure maître de ses biens, et peut être un mari s’il contracte [mariage].
Ainsi donc, parce que le vœu simple consiste dans la seule promesse faite à Dieu, qui provient d’une délibération intérieure du cœur, le vœu simple tire son effet du droit divin, qui ne peut être écarté par aucun droit humain. Mais l’effet de ce vœu peut être écarté de deux manières. D’une manière, par le manque de délibération qui donne sa fermeté à la promesse : c’est pourquoi les vœux des fous et des autres déments n’entraînent pas d’obligation, comme on le lit dans les Décrétales, III, t. 31, c. 15, De regularibus et transeuntibus ad religionem, «Sicut tenor». Et il en est de même pour les enfants qui ne sont pas capables de dol et n’ont pas l’usage approprié de la raison, qui est plus précoce chez certains, mais plus tardif chez d’autres selon une disposition diverse de la nature. C’est la raison pour laquelle un moment précis ne peut être déterminé à l’avance en cette matière. D’une autre manière, l’effet du vœu simple est empêché si quelqu’un fait vœu à Dieu de ce qui ne relève pas de son pouvoir. Par exemple, si un serf faisait vœu d’entrer en religion, cela aurait un effet pour autant qu’il a l’usage de la raison, si son seigneur le permettait; toutefois, si le seigneur n’approuve pas ce vœu, il pourra le révoquer sans péché, comme on le trouve dans le Décret, LIV, c. 20, «Si servus», où il est dit que «si un serf est ordonné sans que son seigneur le sache, il est permis à celui-ci, à l’intérieur d’une année, de faire la preuve de la condition servile et de recevoir son serf». Et parce qu’un enfant ou une jeune fille encore enfant se trouvent encore sous le pouvoir de leur père selon le droit naturel, le père pourra, s’il le veut, révoquer le vœu qu’ils ont fait, ou, s’il le veut, l’accepter selon une disposition du droit divin. En effet, il est dit dans Nb 30, 4‑6 : Si une femme a déjà fait un vœu et s’est liée par un serment, alors qu’elle est dans la maison de son père et encore dans l’enfance, et si son père a eu connaissance du vœu par lequel elle s’est engagée et du serment par lequel elle a lié son âme, et s’il a gardé silence, elle sera obligée par le vœu : tout ce qu’elle aura promis et juré, elle l’accomplira. Autrement, dès qu’il en entendra parler, le père s’y opposera; les vœux et les serments [de la femme] seront annulés, et elle ne sera pas tenue responsable de l’engagement, puisque c’est son père qui s’y est opposé.
Il ressort clairement de cela qu’une jeune fille – l’argument vaut aussi pour un enfant ‑, alors qu’elle est dans l’enfance, pour ce qui est d’eux-mêmes, peuvent s’obliger par un vœu, à moins d’un défaut de raison, comme on l’a dit; mais parce qu’ils sont soumis au pouvoir d’un autre, le vœu peut être révoqué par leur père. Ce qui ressort aussi clairement de ce qui est ajouté au sujet de la femme adultère, dont le vœu peut être révoqué par son mari. Et bien que le droit positif ne puisse préciser le moment où un homme commence à avoir l’usage de sa raison, qui lui rend possible de s’obliger envers Dieu, il peut cependant préciser le temps de l’obligation ou de la sujétion d’une personne par rapport à une autre. Or, il est précisé que ce temps, pour une jeune fille, va jusqu’à la fin de sa douzième année, et pour un garçon, jusqu’à la quatorzième année, parce que cela a coutume d’être le moment de la puberté, comme on le lit dans le Décret, XX, q. 2, c. 1‑2, «Puella».
Ainsi donc, pour ce qui est du vœu simple par lequel quelqu’un est obligé d’entrer en religion, il peut y être obligé pour ce qui est de lui-même avant que ne soit achevé le temps de la puberté, s’il est capable de dol, pourvu qu’il ait l’usage approprié de la raison afin de discerner ce qu’il fait. Mais ce vœu peut être révoqué par le père ou par le tuteur qui tient la place du père. Mais parce que le vœu solennel de la vie religieuse, qui est accompli par une profession tacite ou expresse, comporte certaines solennités extérieures qui sont soumises à la disposition de l’Église, comme la solennité de l’ordre sacré, selon une décision de l’Église, il est exigé que le temps de la puberté soit terminé, à savoir, chez un garçon, l’âge de quatorze ans, et chez une jeune fille, l’âge de douze ans. De sorte que la profession faite avant ce moment, pour autant que quelqu’un soit capable de dol, ne fait pas de celui qui fait profession un moine ou un frère de n’importe quel ordre. En effet, c’est la position actuelle de l’Église, bien qu’on dise qu'Innocent III ait eu une autre opinion.
Après avoir vu cela, il est facile de répondre à toutes les objections. En effet, ce qui est invoqué en premier lieu à partir de ce que dit Prosper : «Nous devons jeûner comme si nous n’étions pas soumis à la nécessité de jeûner», s’entend de la nécessité coercitive, qui s’oppose à ce qui est volontaire. Aussi ajoute-t-il : «De sorte que, alors que nous ne sommes pas encore voués à Dieu, nous n’accomplissions une chose volontaire malgré nous.» Mais il ne parle pas de la nécessité du vœu, par laquelle la dévotion est plutôt accrue, qui tire son nom de «vouer».
Ce qui est avancé en deuxième lieu, que ce qui est nécessaire est moins méritoire, doit s’entendre de la nécessité qui est imposée par un autre à l’encontre de sa propre volonté. Mais lorsque quelqu’un s’impose à lui-même la nécessité de bien agir, il est rendu par cela plus louable, parce qu’il se fait ainsi d’une certaine façon le serviteur de la justice, comme l’Apôtre en donne l’avertissement en Rm 6, 19. Aussi Augustin dit-il dans la lettre à Pauline et Armentarius : «Bienheureuse nécessité qui nous contraint à mieux agir!»
Mais ce qui est avancé en troisième lieu à propos des Juifs qui doivent se convertir de leur propre volonté, il est clair que cela ne se rapporte pas à la question en cause. En effet, l’affermissement de la volonté dans le bien ne s’oppose pas à la liberté de la volonté, autrement ni Dieu ni les bienheureux n’auraient de volonté libre. Mais s’y oppose la nécessité coercitive issue de la violence ou de la crainte. C’est pourquoi le canon sur les Juifs dit de manière distincte : «Le saint synode a ordonné que désormais la foi ne soit imposée de force à personne.» Or, par le vœu ou le serment, la force n’est pas exercée sur l’homme, mais, par eux, la volonté de l’homme est affermie dans le bien. Aussi l’homme n’agit-il pas ainsi malgré lui, mais comme voulant plus fermement, et l’homme commence déjà à agir dans la mesure où il s’oblige à agir. Et, de cette manière, personne ayant une saine raison ne dirait qu’il est défendu d’inciter les Juifs à s’obliger de leur propre volonté, par serment ou par vœu, à recevoir le baptême.
Ce qui est avancé en cinquième lieu, que, parfois, ceux qui s’obligent à la vie religieuse par vœu ou par serment reculent et, tombant dans le désespoir, se livrent à toutes les iniquités, en devenant ainsi des fils de la géhenne deux fois plus que ceux qui les ont incités, est réfuté par la parole de l’Apôtre, qui dit en Rm 3, 3 : Est-ce que le manque de foi de ceux-là annule la foi en Dieu? Nous pouvons comprendre par cela que, par le fait que certains abusent de certains biens, aucun préjudice n’est causé à ceux qui persévèrent dans le bien, comme le dit aussi la Glose au même endroit : «Ce n’est pas parce que certains Juifs n’ont pas voulu croire qu’il faut juger à l’avance que les autres Juifs ne sont pas dignes de recevoir ce que Dieu a promis aux croyants.» De la même manière, ce n’est pas parce que certains, qui ont fait vœu ou juré d’entrer en religion, se repentent après leur vœu et deviennent moins bons, qu’il faut juger à l’avance de ceux qui ont fait vœu et persévèrent dans leur vœu. C’est pourquoi ceux qui incitent les hommes à faire vœu d’entrer en religion n’en font pas des fils de la géhenne pour ce qui est d’eux, mais plutôt des fils du royaume, surtout que ceux qui, parmi eux, progressent en accomplissant leur vœu sont plus nombreux que ceux qui font défection en s’éloignant de leur vœu, à moins que, ce qu’à Dieu ne plaise! ils ne soient incités à pécher par leurs mauvais exemples, comme cela ressort clairement de l’explication de Jérôme et de Chrysostome.
Toutefois, ce que dit l’Apôtre en 1 Tm 5, 11‑12 : Écarte les jeunes veuves, semble appuyer cet argument. Il en donne la raison lorsqu’il ajoute : Elles méritent d’être condamnées parce qu’elles ont manqué à leur premier engagement, par lequel elles avaient promis à Dieu la continence. Mais, comme le dit Jérôme dans sa lettre à Geruchia sur la monogamie : «À cause de celles qui, en forniquant, ont lésé leur époux, le Christ, l’Apôtre veut un autre mariage, en préférant un second mariage à la fornication, mais selon une concession, et non [selon] un ordre», car un second mariage est beaucoup plus tolérable que la prostitution, le fait d’avoir un second mari que plusieurs adultères. L’Apôtre n’interdit donc pas tout simplement aux jeunes veuves de faire vœu de continence, puisqu’il dit, en 1 Co 7, 8, qu’il est mieux pour elles de demeurer veuves. Mais il interdit d’accueillir aux frais de l’Église celles qui vivent dans la luxure. Aussi dit-il : Écarte les jeunes veuves qui, après s’être adonnées à la luxure alors qu’elles étaient dans le Christ, veulent se marier.
Ce qui est avancé en sixième lieu, que certains, demeurés dans le siècle après avoir fait vœu d’entrer en religion, sont devenus de bons évêques, est manifestement contraire à la vérité, comme cela ressort clairement de la décrétale d’Innocent (Décrétales, III, t. 34, c. 10), qui s’exprime ainsi : «Dans tes lettres, tu nous fais savoir que tu as fait le vœu solennel de prendre l’habit régulier dans l’église de Grenoble et que, par la suite, deux mois après être revenu du Siège apostolique, tu as promis dans les mains du prélat de la même église d’accomplir le vœu que tu avais fait. Comme tu n’avais pas pris soin, une fois cette échéance atteinte, d’accomplir ce dont tu avais fait le vœu, tout en ayant dérogé à ton vœu, tu as été appelé à gouverner l’église de Genève.» Et plus loin : «Nous remettons donc à ton jugement que, si tu désires guérir ta conscience, tu démissionnes du gouvernement de l’église mentionnée et accomplisses tes vœux pour le Très-Haut.» Il ressort clairement de cela que ceux qui ont fait vœu d’entrer en religion ne peuvent conserver l’épiscopat ou l’archidiaconat avec une bonne conscience. Et ainsi, s’ils les conservent, ils ne sont pas de bons évêques ou archidiacres, puisqu’ils sont transgresseurs de leur vœu.
Ce qui est avancé en septième lieu, qu’il ne faut pas en inviter certains au culte de Dieu grâce à un don, trouve sa solution dans le même chapitre qui est invoqué. En effet, après les paroles mentionnées, vient : «À moins que quelqu’un ne propose de manière inconvenante une nourriture de pauvres, car à aucun de ceux-ci, quoi qu’ils professent, la nourriture ne doit être refusée.» Il ressort clairement de cela que leur argument n’a pas de rapport avec ceux qui procurent des bourses aux étudiants pauvres et les entretiennent dans leurs études afin que, par la suite, ils soient des religieux mieux qualifiés. Mais même si quelque autre bienfait terrestre est rendu à quelqu’un afin que, grâce à une certaine familiarité, il soit invité à s’améliorer, cela n’est pas défendu; mais cela serait défendu si un pacte ou un contrat était conclu. Aussi est-il ajouté dans le même chapitre : «Pourvu que soit absent tout pacte et que n’ait lieu aucun contrat.» Autrement, s’il n’était pas permis d’inviter quelqu’un au bien spirituel par des bienfaits temporels, il serait défendu que certains [bienfaits] soient distribués dans certaines églises à ceux qui se chargent de l’office divin.
Ce qui est avancé en huitième lieu, qu’il va contre la fidélité que des jeunes soient incités à de lourds fardeaux, à savoir, aux jeûnes, aux veilles et aux choses de ce genre, comporte une fausseté manifeste. En effet, à ceux qui sont reçus dans la vie religieuse ou y sont obligés, sont déclarés dès le début les fardeaux plus lourds de la vie religieuse. Toutefois, il ne va pas contre la fidélité que, pour les inciter à la vie religieuse, dont les austérités sont évidentes, quelqu’un leur promette des consolations spirituelles, à l’exemple du Seigneur qui disait en Mt 11, 29 : Prenez mon joug sur vous et apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur; et vous trouverez le repos de vos âmes. Dans ces paroles, un fardeau corporel est signifié par le fait qu’il parle de joug, et une consolation spirituelle par le fait qu’il promet le repos. Aussi Augustin dit-il dans le livre Sur les paroles du Seigneur : «Ceux qui ont soumis sans hésiter leurs épaules au joug du Seigneur supportent tant de grands dangers qu’ils semblent appelés, non pas de l’effort au repos, mais du repos à l’effort. Mais, sans aucun doute, l’Esprit Saint est présent, qui, par la profusion de la jouissance de Dieu et par l’espérance de la béatitude à venir, aplanit toutes les difficultés présentes et soulève tout ce qui est lourd.» Ils montrent qu’ils connaissent peu les plaisirs spirituels, s’ils estiment que ceux qui acceptent des choses lourdes pour le corps pour le Christ sont induits en erreur.
Ce qui est avancé en neuvième lieu à partir d’une décision du pape Innocent est hors de propos, car cette décision a été formulée à propos du vœu solennel qui est exprimé par la profession, et non à propos du vœu simple par lequel quelqu’un s’oblige à la vie religieuse par dévotion.
Ce qui est avancé en dixième lieu, que les parents peuvent revenir sur les vœux faits par des impubères, n’a pas d’efficacité. En effet, ce n’est pas tout ce qui peut être révoqué qui est fait de manière illicite, autrement, il faudrait que les mineurs avant l’âge de vingt-cinq ans pèchent en tout ce qu’ils font à leur détriment, puisqu’ils peuvent être intégralement remboursés. Ainsi donc, les impubères ne pèchent pas en faisant le vœu de la vie religieuse, ou même s’ils prennent l’habit religieux sans que leurs parents le sachent, bien que cela puisse être révoqué par les parents. Autrement, si cela était un péché, cela serait défendu par les canons qui concèdent aux parents le pouvoir de révoquer.
Ce qui est avancé en onzième lieu à partir de l’apparat des Décrétales et des sommes des juristes est hors de propos, car ils parlent du vœu solennel qui fait le moine ou le profès de n’importe quelle forme de vie religieuse. À ce sujet, il a existé des opinions différentes chez les docteurs en droit canonique. Bien qu’il semble dissonant et risible que les professeurs en doctrine sacrée invoquent comme autorités de petites gloses des juristes ou en débattent!
Ce qui est avancé en douzième lieu est aussi hors de propos, car les canons n’interdisent pas aux enfants de faire un serment, mais précisent qu’ils ne doivent pas être forcés de faire serment.
Ce qui est avancé en treizième lieu comporte une fausseté. En effet, les enfants sont liés par la profession de la foi chrétienne qu’ils ont choisie sacramentellement par le baptême; aussi peuvent-ils être de nouveau liés et choisir l’état de perfection. Quoique, sous un autre aspect, cela soit dit d’une manière incorrecte, car, par le sacrement même du baptême, les enfants acceptent la religion chrétienne et sont reliés à Dieu, en choisissant de nouveau celui dont les premiers parents ont été séparés par le péché.
À coup sûr, les oreilles des gens pieux ne peuvent supporter la conclusion qui soutient la bêtise des enfants. En effet, qui supporte qu’on argue de la bêtise de Benoît enfant, du fait que, après avoir abandonné la maison et les biens de son père, désirant plaire à Dieu seul, il ait recherché l’habit d’un saint comportement et le désert? Qui, à part un hérétique, blasphémera Jean le Baptiste, dont on lit en Lc 1, 80 que l’enfant croissait et son esprit s’affermissait, et il vécut dans le désert jusqu’au jour de sa manifestation à Israël? Manifestement, ces gens se montrent des insulteurs vivants, lorsqu’ils estiment bêtise ce qui relève de l’Esprit de Dieu, qui, comme le dit Ambroise en commentant Luc, «n’est pas limité par l’âge, ne s’achève pas dans la mort, n’est pas écarté du sein». Et comme le dit Grégoire dans une homélie sur la Pentecôte : «Celui qui fait d’un enfant un joueur de cithare et en fait un psalmiste remplit l’enfant abstinent et en fait le juge de gens âgés.» J’emploierai donc en sens contraire les paroles de l’Apôtre qui dit en 1 Co 3, 18 : Si quelqu’un parmi vous paraît sage en ce siècle, qu’il devienne insensé pour devenir sage! Insensé selon la sagesse du monde, qui est bêtise aux yeux de Dieu, mais non selon la sagesse de Dieu qui, comme on le lit en Pr 1, 22, dit aux enfants : Jusqu'à quand les enfants aimeront-ils l’enfance? Et plus loin : Convertissez-vous sous ma correction, et je vous donnerai mon Esprit (Pr 1, 23).
Il reste maintenant à examiner comment des hommes s’efforcent de détourner de la vie religieuse en s’en prenant surtout à la perfection de ceux qui n’ont pas de possessions communes.
1. En effet, ils invoquent ce que dit Prosper dans son livre Sur la vie contemplative, ce qu’on trouve dans le Décret, XII, q. 1, c. 13 : «Il convient de posséder des biens de l’Église et de mépriser ses biens propres par amour de la perfection. En effet, ce ne sont pas des biens propres, mais des biens communs de l’Église. Et ainsi, celui qui, après avoir abandonné et vendu tout ce qu’il possédait, a méprisé ce qui lui appartenait, devient l’administrateur de tout ce que possède l’Église, lorsqu’il est placé à la tête d’une église. Et même, saint Paulin distribua les biens qui étaient les siens devant la guerre imminente; mais lorsqu’il devint évêque, il n’a pas méprisé les biens de l’Église, mais les a très fidèlement administrés. Par ce fait, il est suffisamment montré qu’il faut mépriser ses biens propres en vue de la perfection, et qu’il est possible de posséder sans empêchement pour la perfection les biens de l’Église, qui sont communs.» Par cela, ils veulent comprendre qu’il ne convient pas à la perfection qu’on n’ait pas de possessions communes.
2. Ils invoquent aussi en ce sens les exemples d’autres saints. Car on lit que le bienheureux Grégoire a fait construire un monastère à l’intérieur des murs de Rome, et six en Sicile. Le bienheureux Benoît aussi, le maître de perfection des moines, a reçu de grandes possessions pour son monastère. Ces hommes, qui ont été de si grands chercheurs de la perfection évangélique, n’auraient jamais fait cela, si les possessions communes avaient dérogé de quelque façon à la perfection apostolique et évangélique. De cela, ils veulent conclure qu’il ne relève pas d’une plus grande perfection que certains n’aient pas de possessions.
3. Ils ajoutent aussi que les apôtres, à qui le Seigneur avait ordonné de ne rien posséder et de ne rien emporter sur la route, possédaient certaines choses en temps de nécessité. Aussi, à propos de ce passage de Lc 22, 36 : Mais, maintenant, que celui qui a un sac, prenne, etc., la Glose dit-elle que, «à l’article de la mort, et alors que toute cette population persécutait pasteurs et troupeau, [le Seigneur] fixa une règle adaptée au temps, en permettant qu’ils emportent la nourriture nécessaire». Or, les apôtres ne furent pas moins parfaits en temps de persécution. Le fait de posséder des biens communs ne diminue donc pas la perfection.
4. Ils disent de plus que le Christ a institué l’ordre des apôtres, auxquels succèdent les évêques et les clercs qui ont des possessions, mais que les ordres de religieux sans possessions vivant dans la pauvreté ont été institués plus tard par d’autres. Or, ce que le Christ a institué est parfait. Il semble donc être plus parfait d’avoir des possessions communes que de vivre sans possessions.
5. Ils soutiennent de plus qu’il n’est pas croyable que la perfection instituée par le Christ ait été endormie sans interruption depuis le temps des apôtres jusqu’à maintenant, alors que certains ordres ont commencé à vivre sans possessions communes. Ils veulent donc en conclure que le fait d’être privé de possessions communes n’a pas de rapport avec la perfection évangélique.
6. Ils disent aussi que si certains n’ont pas eu de possessions communes après l’époque des apôtres, ils ont vécu du travail manuel, comme on le lit à propos des saints pères en Égypte. Aussi, ceux qui n’ont pas de possessions communes et ne vivent cependant pas du travail manuel, semblent-ils manquer complètement de perfection évangélique.
7. Ils invoquent aussi que le renoncement aux richesses a été introduit pour écarter la préoccupation des choses temporelles, selon ce que dit Mt 6, 25 : Ne vous préoccupez pas pour votre vie de ce que vous mangerez, etc. Et en 1 Co 7, 32 : Je veux que vous soyez sans préoccupation. Or, la préoccupation de chercher leur nourriture menace davantage ceux qui doivent chercher leur nourriture que ceux qui ont suffisamment à manger grâce à des possession communes. Le manque de possessions communes diminue donc la perfection évangélique.
8. À ce sujet, ils ajoutent aussi que ces religieux ont nécessairement besoin de s’immiscer dans les affaires d’un grand nombre de personnes, qui leur assurent le nécessaire pour vivre. Et ainsi, les préoccupations à l’égard des choses temporelles sont multipliées, à l’encontre de la perfection évangélique. Il semble donc que, par le fait même qu’ils sont privés de possessions communes, ils portent préjudice à la perfection.
9. Ils disent ensuite qu’il est impossible que certains ne possèdent rien en commun ou en propre, car il est nécessaire qu’ils mangent, qu’ils boivent, qu’ils s’habillent. Ce qu’ils ne pourraient pas faire s’ils n’avaient rien.
Ils s’efforcent donc par cela de discréditer la perfection de ceux qui ne possèdent pas de biens en commun.
Il faut observer que ceux qui combattent la pauvreté, comme nous l’avons dit, ne s’opposent pas peu à l’enseignement du Christ ainsi qu’à sa vie, lui qui, en toutes choses, a enseigné par la parole et a montré par l’exemple à observer la pauvreté. En effet, l’Apôtre dit à son sujet, en 2 Co 8, 9, qu’il s’est fait pauvre pour nous, alors qu’il était riche. «Il a assumé la pauvreté, comme le dit la Glose, sans se défaire de la richesse, riche à l’intérieur et pauvre à l’extérieur, Dieu caché dans ses richesses, se présentant comme homme dans la pauvreté.» Pour cette raison, une grande dignité s’ajoute à ceux qui suivent la pauvreté du Christ. Aussi, peu après, conclut-on au même endroit : «Que personne donc ne se méprise parce qu’il est pauvre dans une petite chambre, mais riche dans sa conscience.»
Et, pour commencer par son entrée dans le monde, «il a choisi une mère pauvre, une patrie plus pauvre, il a eu besoin d’argent. Et qu’on t’explique cela très souvent», comme on lit dans un sermon synodal du concile d’Éphèse. Et il ajoute un peu plus loin : «Regarde la demeure très pauvre de celui qui enrichit le ciel, regarde la crèche de celui qui siège au-dessus des chérubins; regarde, enveloppé dans des langes, celui qui a vaincu la mer sur le sable. Regarde vers le bas sa pauvreté, observe vers le haut ses richesses.» Or, si ce n’est pas pour lui-même, mais pour nous qu’il s’est fait pauvre, selon l’Apôtre, est-ce qu’il ne pouvait pas choisir une mère qui avait beaucoup de biens et naître dans sa propre maison, s’il n’importait en rien pour la perfection de la vie chrétienne de ne pas avoir de possessions, bien plus, de ne pas avoir sa propre maison? Que soient donc confondus les détracteurs de la pauvreté, dont la gloire resplendit très visiblement pour eux dans la crèche même du Christ!
Et pour qu’on ne pense pas qu’il a abandonné à l’âge adulte la pauvreté qu’il a supportée dans son enfance, voyons ce qu’il dit de lui-même en Mt 8, 20 : Le Fils de l’homme, dit-il, n’a pas où poser sa tête, comme s’il disait, ainsi que l’explique Jérôme : «Comment peux-tu désirer me suivre pour des richesses et des profits du siècle, alors que je suis si pauvre que je n’ai même pas le moindre abri, et que je recours à un toit qui ne m’appartient pas?» Et, en expliquant la même chose, Chrysostome dit : «Vois comment le Seigneur a montré par ses œuvres la pauvreté qu’il avait enseignée : il n’avait pas de table, de chandelier, pas de maison ni rien de semblable.» Or, cette pauvreté relève de la perfection que le Seigneur a enseignée par sa parole et a montrée par ses œuvres. Il relève donc de la perfection de la vie chrétienne d’être totalement privé de possessions terrestres.
En allant encore plus loin, nous trouvons un témoignage de la pauvreté du Christ dans le fait que, alors qu’on exigeait de lui un tribut, il dit à Pierre : Va à la mer et jette l’hameçon; puis prends le premier poisson qui viendra. En lui ouvrant la bouche, tu trouveras un statère. Après avoir pris celui-ci, donne-le-leur pour moi et pour toi (Mt 17, 27). En expliquant cela, Jérôme dit : «Cela, entendu simplement, édifie l’auditeur, alors qu’il entend que le Seigneur était d’une telle pauvreté qu’il n’avait pas de quoi payer le tribut pour lui-même et pour l’apôtre. Mais si quelqu’un objecte : “Mais comment Judas avait-il de l’argent dans sa bourse?” Nous répondrons qu’il n’a pas jugé monstrueux de convertir le bien des pauvres à son propre usage, et qu’il nous a laissé le même exemple.» Or, il est clair qu’aucun chrétien ne doit non plus mettre en doute que le Christ a observé la plus haute perfection dans son comportement. Aussi, en vue de la perfection de la pauvreté, disait-il : Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu possèdes, et donne-le aux pauvres. Puis viens, et suis-moi (Mt 19, 21), ce en quoi se trouve le résumé de la perfection, comme le dit Jérôme. Telle est donc la plus grande pauvreté qu’à l’exemple du Christ, certains hommes soient privés de possessions, même s’ils en mettent certaines de côté à l’usage des pauvres, surtout de ceux dont ils ont la charge, de la même façon que le Seigneur nourrissait ses disciples qui s’étaient faits pauvres à cause de lui, en réservant pour eux ce qui lui était donné.
Mais, entre tout ce que le Christ a fait ou supporté durant sa vie mortelle, par-dessus tout l’exemple de la croix vénérable est proposé l’imitation des chrétiens. Aussi le Seigneur lui-même disait-il en Mt 16, 24 : Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix, et qu’il me suive. Aussi l’Apôtre, pour ainsi dire cloué à la croix avec le Christ et ne tirant sa gloire que de la seule croix du Christ, disait-il : Je porte dans mon corps les stigmates du Seigneur (Ga 4, 17), en ayant suivi avec soin l’exemple de la croix. Or, parmi les signes de la croix, se révèle la pauvreté totale, par laquelle il a été privé des choses extérieures jusqu’à la nudité du corps. Aussi est-il dit de lui dans le psaume : Ils ont partagé mes vêtements, et ils ont tiré au sort ma tunique (Ps 21, 19). Or, les hommes suivent cette nudité de la croix par la pauvreté volontaire, et surtout ceux qui sont privés des revenus de leurs possessions. Ainsi, Jérôme dit au prêtre Paulin : «Toi, écoute l’avis du Sauveur : Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu possèdes, et donne-le aux pauvres. Puis viens, et suis-moi : mets mes paroles en œuvre, et tu escaladeras plus rapidement et plus légèrement l’échelle de Jacob en suivant nu la croix nue.» Et il ajoute peu après : «En effet, il n’y a rien de grand à feindre le jeûne ou à en faire étalage avec un visage triste et blême, à regorger des revenus de ses possessions et à se vanter d’un capuchon de vil prix.» Ainsi donc, il ressort clairement que les adversaires de la pauvreté mentionnés sont ennemis de la croix du Christ, eux qui, ayant le goût des choses terrestres, jugent que les possessions terrestres relèvent de la perfection chrétienne, et qu’en les rejetant, on a une perfection moindre.
Une fois ces choses examinées à propos de la vie du Christ, tant à sa naissance que dans son développement, et aussi dans sa mort même sur la croix, venons-en à l’enseignement du Christ, qui, en enseignant en même temps à ses disciples et aux foules, commença par la pauvreté en Mt 5, 3, où il dit : Bienheureux les pauvres en esprit! En expliquant cela, Jérôme dit : «À savoir, qui sont pauvres dans leur volonté à cause de l’Esprit Saint.»; et comme le dit Ambroise en commentant Luc : «Les deux évangélistes ont placé en premier cette béatitude. En effet, elle est première par l’ordre, et elle est comme la mère et la source des vertus, car celui qui aura méprisé les choses du siècle méritera les réalités éternelles; et personne ne peut acquérir le mérite du royaume céleste, s’il est possédé par la convoitise du monde.» Qui est celui qui est pauvre en esprit, le bienheureux Basile le montre lorsqu’il dit : «Bienheureux le pauvre : il est le disciple du Christ qui a supporté la pauvreté pour nous ! Car le Seigneur lui-même a accompli toutes les actions qui mènent à la béatitude, en se donnant comme modèle à ses disciples.» Est-ce qu’on lit que le Seigneur a eu des possessions? La pauvreté de ceux qui veulent être privés de possessions pour le Christ ne porte donc pas préjudice à la béatitude, mais elle augmente plutôt la béatitude.
Ensuite, le Seigneur, après avoir choisi douze apôtres, en les envoyant prêcher et en leur donnant le pouvoir de faire des miracles, présenta en premier lieu, parmi d’autres enseignements de sa vie, l’enseignement de la pauvreté, en disant en Mt 10, 9 : Ne possédez ni or ni argent, ni monnaie dans vos ceintures, ni bourse en chemin. En expliquant cela, Eusèbe de Césarée dit : «Il leur interdisait de posséder de l’or et de l’argent en prévision de ce qui allait arriver. En effet, il envisageait que ceux qui devaient être guéris par eux et devaient être libérés de souffrances incurables voudraient leur céder tous leurs biens.» Et il ajoute peu après : «Il pensait que ceux qui étaient engagés au prix du royaume de Dieu devaient mépriser les choses terrestres, de sorte qu’ils n’estiment pas que l’or, les possessions, ni rien de ce que les mortels apprécient soient comparables aux richesses du ciel qui leur avaient été données. De même, en en faisant des soldats du royaume de Dieu, il les avertissait de respecter la pauvreté. En effet, personne qui se bat pour Dieu ne s’implique dans les affaires de cette vie, afin de plaire au Seigneur.» Et comme le dit Jérôme en commentant Matthieu : «Lui qui avait retranché les richesses, à savoir, par les paroles qui précèdent, coupe presque ce qui est nécessaire à la vie, de sorte que les apôtres, docteurs de la vraie religion, qui enseignaient que tout était gouverné par la providence de Dieu, montrent qu’eux-mêmes ne pensaient pas au lendemain.» Et comme le dit Chrysostome en commentant Matthieu : «Par ce genre de commandements, le Seigneur, en premier lieu, fait en sorte que les disciples ne soient pas soupçonnés; deuxièmement, il les libère de toute préoccupation, afin qu’ils s’adonnent entièrement à la parole de Dieu; troisièmement, il leur enseigne sa puissance.» «Celui qui annonce le royaume de Dieu doit être à ce point persuadé des commandements évangéliques, comme le dit Ambroise en commentant Luc, que, ne recherchant pas l’aide de secours terrestres, assuré dans sa foi, il pense que moins il le recherche, plus ils suffisent.» Or, il est clair que si les apôtres avaient reçu le pouvoir de posséder, ils n’auraient pas été moins, mais bien plus soupçonnés de prêcher pour un gain, que s’ils avaient possédé de l’or ou de l’argent. Ils auraient aussi été beaucoup plus préoccupés par la culture de leurs champs, et l’aide séculière qui provient des champs ou des vignes possédés est beaucoup plus grande que s’ils possédaient des biens meubles. Il est donc clair, selon les explications qui précèdent, qu’il a été interdit aux apôtres de posséder des champs, des vignes ou d’autres biens immobiliers de ce genre. Qui d’autre qu’un hérétique dira que le premier enseignement donné par le Christ aux disciples s’écarte de la perfection évangélique? Ils mentent donc pour ce qui est de l’enseignement de la foi, ceux qui disent que ceux qui sont privés de possessions communes sont moins parfaits.
Il faut de plus examiner comment les commandements rappelés ont été observés par les apôtres, car, comme Augustin le dit dans le livre Contre le mensonge : «Les divines Écritures ne conservent pas seulement les commandements de Dieu, mais aussi la vie et le comportement des justes, de sorte que s’il arrive que le sens des commandements soit de quelque façon caché, il soit compris par le comportement des justes.» Qu’ils n’aient possédé aucun bien temporel ou n’en aient emporté en chemin avant le temps de la passion, cela est montré explicitement par ce qu’on lit en Lc 22, 35, où le Seigneur a dit aux disciples : «Lorsque je vous ai envoyés sans sac, ni bourse, ni chaussures, est-ce que quelque chose vous a manqué?» Mais ils lui répondirent : «Rien.»
Mais parce qu’il est ajouté au même endroit : Il leur dit : «Mais maintenant, que celui qui a un sac prenne aussi une bourse!» il pourrait sembler à quelqu’un que le Seigneur avait entièrement relâché les commandements antérieurs. Mais ce relâchement, pour ce qui est de la personne des apôtres, il apparaît qu’il doit être mis en rapport avec le seul moment d’une persécution imminente, comme le dit Bède : «Il enseigne aux disciples que la règle de vie n’est pas la même en temps de persécution qu’en temps de paix. Après avoir envoyé les disciples prêcher, il leur ordonna de ne rien emporter en chemin. Mais à l’approche de la mort, et alors que tout le peuple persécutait en même temps le troupeau comme le pasteur, il promulgua une règle adaptée au moment, en permettant qu’ils emportent ce qui était nécessaire pour se nourrir, jusqu’à ce que, la folie des persécuteurs s’étant assoupie, le temps de l’évangélisation revienne.» Et il ajoute : «Il nous donne là aussi un exemple que, lorsqu’il y a une raison urgente, la rigueur de notre propos peut être partiellement suspendue sans péché.» Il ressort donc aussi que le fait pour quelqu’un d’être privé de toute possession terrestre relève de la rigueur de la discipline évangélique.
En plus de cela, les Actes des apôtres montrent clairement ce que les apôtres ont observé et transmis. En effet, on lit en Ac 4, 32 que la multitude des croyants avait un seul cœur et une seule âme, et personne d’entre eux ne disait que ce qu’il possédait lui appartenait, mais tout était mis en commun. Et pour que personne ne dise qu’ils avaient des possessions communes, par exemple, des champs ou des vignes, ou quelque chose de ce genre, cela est écarté par ce qui suit. En effet, on lit ensuite : Tous ceux qui possédaient des champs ou des maisons, après les avoir vendues, en apportaient le montant et le déposaient aux pieds des apôtres. Il ressort clairement de cela que telle était l’observance de la vie évangélique selon les apôtres, que ce qui se rapportait à ce qui était nécessaire pour vivre était possédé en commun, après l’abandon total des possessions. Que cela soit en rapport avec une perfection plus grande, cela ressort clairement de ce qu'Augustin dit dans L’enseignement chrétien, III : «Ceux des Juifs qui ont cru, qui formaient la première église de Jérusalem, ont suffisamment montré l’utilité d’être maintenu sous un pédagogue, c’est-à-dire sous la loi. Car ils furent si accueillants à l’Esprit Saint[102] qu’ils vendirent tout ce qu’ils possédaient, et qu’ils en déposèrent le montant aux pieds des apôtres pour qu’il soit distribué aux pauvres.» Et il ajoute plus loin : «En effet, il n’est pas écrit qu’aucune église des nations ait fait cela, car ceux qui tenaient pour leurs dieux des représentations faites de leurs mains ne se trouvaient pas aussi près.»
Toutefois, le pape Melchiade semble donner une autre raison, en disant ce qu’on lit dans le Décret, XII, q. 1, c. 15 : «Les apôtres avaient vu d’avance l’Église à venir au milieu des païens. C’est pourquoi ils acquirent peu de propriétés en Judée, mais seulement des montants d’argent pour encourager les indigents. Mais, alors que l’Église se développait parmi les troubles et les contrariétés du monde, elle parvint à faire accourir à la foi au Christ et au sacrement du baptême, non seulement les nations, mais aussi les dirigeants romains, qui exerçaient la monarchie sur le monde entier. Parmi eux, un homme très religieux, Constantin, leur permit non seulement de devenir chrétiens, mais de construire des églises, et il décida de leur accorder des propriétés.» Et, dans le chapitre suivant, le pape Urbain dit : «Les grands prêtres et les autres, de même que les lévites et les autres fidèles, voyant qu’il serait plus utile que les héritages et les champs qu’ils vendaient soient confiés aux églises que présidaient les évêques, et qu’ils pourraient fournir plus et mieux aux fidèles qui menaient une vie commune à partir de leur prix, tant présentement qu’à l’avenir, se mirent à confier aux églises mères les propriétés et les champs qu’ils avaient coutume de vendre et à vivre à leurs frais.» Il semble ainsi qu’il est mieux d’avoir des possessions communes que d’autres biens meubles se rapportant à ce qui est nécessaire pour vivre, et que, dans l’Église primitive, les propriétés étaient vendues, non pas parce que cela était meilleur, mais parce que les apôtres prévoyaient que l’Église ne durerait pas chez les Juifs, en partie à cause de l’infidélité des Juifs, en partie à cause de leur chute qui était imminente.
Mais si on en fait un examen exact, cela n’est pas en contradiction avec ce qui précède. En effet, à l’origine, l’Église était telle dans tous ses membres qu’elle fut à peine par la suite chez quelques parfaits. En effet, comme pour la nature, la grâce dut commencer par les parfaits. C’est pourquoi les apôtres, selon cet état, établirent une vie des fidèles conforme à la perfection. Aussi Jérôme dit-il dans le livre Sur les hommes illustres : «Il ressort que l’Église des croyants fut au départ telle que les moines désirent et s’efforcent de l’être maintenant, de sorte que rien n’appartienne en propre à quiconque, que personne ne soit riche parmi eux, que personne ne soit pauvre, que le patrimoine soit divisé entre ceux qui en ont besoin, qu’on s’adonne à la prière et aux psaumes, à l’enseignement et à la continence.»
Or, cette première manière de vivre était conforme à la perfection chez les premiers croyants, non seulement en Judée sous la direction des apôtres, mais aussi en Égypte sous la direction de Marc l’évangéliste, comme le dit Jérôme au même endroit, et comme on le raconte dans le deuxième livre de l’Histoire ecclésiastique. Mais, avec le passage du temps, beaucoup devaient entrer dans l’Église, qui allaient manquer de cette perfection, ce qui ne devait pas arriver avec la chute des Juifs, mais après la multiplication de l’Église parmi les païens. Après que ceci se fut produit, les prélats de l’Église jugèrent utile que des propriétés et des champs soient donnés aux églises, non pas à cause de tous ceux qui étaient plus parfaits, mais à cause des plus faibles qui ne réussiraient pas à atteindre la perfection des premiers fidèles.
Toutefois, il y eut par la suite certains émules de la perfection primitive, qui étaient privés de possessions alors qu’ils vivaient en communautés, comme la plupart des collèges de moines en Égypte. En effet, Grégoire raconte, dans le livre des Dialogues, III, à propos du très saint homme Isaac, que, venu de Syrie en Italie, il observa en Occident la forme de perfection qu’il avait apprise en Orient. En effet, alors que «ses disciples insistaient souvent pour qu’il accepte les possessions qui étaient offertes pour l’usage du monastère, gardien attentif de sa pauvreté, il s’en tenait à sa forte position : le moine qui cherche à posséder sur terre n’est pas un moine». Cela ne peut s’entendre de la recherche de possessions à posséder en propre : en effet, on disait auparavant que les possessions n’étaient offertes que pour l’usage du monastère. Toutefois, sa position ne doit pas être comprise dans le sens que, pour la perfection des moines, les possessions communes devaient être écartées totalement, mais il disait cela pour que soit écarté un danger pour la pauvreté, qui menace la plupart des moines qui ont des possessions communes. En effet, Jérôme dit dans le discours funèbre de Népotien pour l’évêque Héliodore : «Les moines sont plus riches que ne l’étaient les séculiers. Sous l’égide du Christ pauvre, ils possèdent des richesses qu’ils n’avaient pas sous l’égide d’un Diable comblé; l’Église les tient en haleine de richesses, alors que le monde les considérait auparavant comme des pauvres.» C’est pourquoi Grégoire dit précisément de saint Isaac par la suite : «Il craignait donc de perdre la sécurité de sa pauvreté au même point que les riches avares ont l’habitude de défendre leurs richesses périssables.» Aussi, pour montrer sa sainteté, le Seigneur le rendit-il illustre : en effet, Grégoire ajoute plus loin à son sujet : «C’est pourquoi sa vie devint célèbre auprès de ceux qui habitaient au loin pour son esprit de prophétie et pour tous ses grands miracles.» Il est donc clair qu’il relève d’un surcroît de perfection que certains n’aient pas de possessions, ni propres ni communes.
Cela peut aussi être montré de manière évidente si on examine la raison des conseils qui se rapportent à la perfection évangélique. En effet, il ont été mis de l’avant pour que, débarrassés des soucis du monde, les hommes s’adonnent à Dieu plus librement. Aussi l’Apôtre, après avoir proposé le conseil de l’observance de la virginité, dit-il : Celui qui n’a pas d’épouse se préoccupe de ce qui concerne le Seigneur, de la manière dont il plaira à Dieu; mais celui qui a une épouse [se préoccupe] de la manière dont il plaira à son épouse, et il est tiraillé (1 Co 7, 32‑33). Il ressort ainsi clairement que quelque chose relève d’autant plus de la perfection des conseils que cela libère davantage l’homme de la préoccupation du monde. Or, il est clair que le souci des richesses et des possessions est un empêchement pour l’esprit par rapport aux réalités divines. En effet, il est dit en Mt 13, 22 : Celui qui est semé dans les épines, c’est celui qui entend la parole, mais les préoccupations du siècle et la séduction des richesses étouffent la parole, et elle ne porte pas de fruit. En commentant cela, Jérôme dit : «Les richesses sont trompeuses : elles font une chose et elles en promettent une autre! Leur possession est périlleuse, alors qu’elles circulent çà et là, qu’elles abandonnent ceux qui les possèdent et réconfortent ceux qui ne les ont pas selon un cheminement instable.»
Cela est aussi montré de manière évidente en Lc 14, 18, où l’un de ceux qui ont été invités au repas s’excuse en disant : J’ai acheté une maison de campagne : je dois aller la voir. Comme Grégoire le dit : «Qu’est-ce qui est désigné par la maison de campagne, sinon un bien terrestre? Celui-là part donc la voir, qui ne pense qu’aux choses extérieures.» Mais, à la fin de la parabole, on ajoute : Fais donc entrer les pauvres et les malades. En commentant cela, Ambroise dit qu’«il est plus rare que pèche celui à qui fait défaut l’attrait du péché, et celui qui n’a pas en ce monde de quoi se faire plaisir se tourne plus rapidement vers Dieu». Il ressort donc clairement que n’avoir aucune possession ni richesse relève davantage de la perfection évangélique. De même, Augustin dit dans le livre Sur les paroles du Seigneur : «Sont les plus petits pour le Christ ceux qui ont abandonné tous leurs biens et l’ont suivi, et ont distribué aux pauvres tout ce qu’ils possédaient afin de servir Dieu, dégagés des entraves du siècle, et de dresser à nouveau les épaules, libérés du poids du monde et comme dotés d’ailes. Ceux-ci sont les plus petits parce qu’ils sont humbles. Pèse ces plus petits, et tu les trouveras lourds!» Or, personne ayant toute sa tête ne dira que le poids du monde n’a pas de rapport avec le souci des possessions communes. Il relève donc du poids de la perfection que, libérés même de ces entraves, les hommes servent Dieu.
Ainsi donc, il ressort clairement qu’est vain, bien plus, pestilentiel et contraire à l’enseignement chrétien, l’enseignement de ceux qui disent qu’être privé de possessions communes pour le Christ ne relève pas de la perfection. De ceux-ci, à propos de ce passage du psaume : Qu’ils se convertissent et rougissent rapidement (Ps 6, 11), la Glose dit : «Cela n’est pas le cas ici, alors que les méchants tournent plutôt en dérision ceux qui abandonnent tout, et, par leur dérision, font rougir les faibles du nom du Christ.» À eux encore semble se rapporter ce qui est dit dans le psaume : Vous avez humilié la pensée de l’indigent, car le Seigneur est son espérance (Ps 13, 6). À ce sujet, la Glose dit : «Indigent : quiconque est membre du Christ. Et vous avez fait cela parce que le Seigneur est son espérance. Aussi devait-il être davantage respecté du fait qu’il était plus méprisé.» En effet, que font-ils d’autre que de s’efforcer de mépriser ceux qui s’attachent au conseil de pauvreté, et cela, parce que ceux-ci ne mettent pas leur espérance dans les possessions terrestres, mais en Dieu?
Après avoir vu cela, il est facile de répondre à ce qu’ils proposent en sens contraire. En effet, pour ce qui est avancé en premier lieu, qu’il convient d’avoir des possessions communes, il est clair que cela convient à cause de ceux qui ne sont pas capables de la plus haute perfection qui se trouvait chez les premiers croyants : bien que plus imparfaits, ils ne devaient pas du tout être négligés. Aussi, chez ceux qui s’attachaient à cette perfection la plus grande, il n’y avait pas de possessions. De la même façon aussi que le Seigneur, que les anges servaient, eut des coffrets pour les besoins des autres, parce que son Église allait avoir besoin de coffrets, comme le dit Augustin en commentant Jean. Aussi, s’il y a une communauté dans laquelle tous tendent à une plus grande perfection, il convient qu’ils n’aient pas de possessions communes.
Ce qui est avancé en deuxième lieu, que le bienheureux Benoît a reçu d’amples possessions au cours de sa vie, cela suffit à montrer que les possessions communes n’excluent pas entièrement la perfection monastique. Mais on ne peut conclure de cela qu’il ne relève pas d’une plus grande perfection d’être privé de possessions communes, surtout que ce même bienheureux Benoît dit dans sa Règle qu’il a adouci quelque peu la rigueur de la vie monastique instituée par les anciens, en condescendant aux faiblesses des moines de son temps. Et la même raison vaut pour le bienheureux Grégoire, qui construisit des monastères selon la Règle établie par le bienheureux Benoît.
Ce qui est mis de l’avant en troisième lieu, que le Seigneur permit aux apôtres d’apporter une bourse et un sac en temps de persécution, se tourne contre eux, comme cela ressort clairement de ce qui a été dit. En effet, si la rigueur de la discipline antérieure est adoucie en temps de persécution, il en découle qu’il relevait de la rigueur de la discipline qu’ils n’aient pas de bourse ni de sac. Toutefois, on ne lit pas qu’ils se soient procuré des possessions communes en temps de persécution. Et ainsi, il ressort clairement que ce qui est invoqué est hors de propos.
Ce qui est avancé en quatrième lieu, que le Seigneur n’a pas établi un ordre pour ceux qui n’ont pas de possessions, mais un ordre de prélats qui ont des possessions, est par ailleurs un mensonge flagrant. En effet, lorsque le Seigneur établit que ses disciples ne devaient posséder ni or ni argent, et que leurs cœurs ne seraient pas alourdis par les soucis de ce monde, et promit une récompense, non seulement dans le siècle à venir, mais en ce siècle, à ceux qui abandonnaient champs et maisons à cause de son nom, de sorte qu’ils soient comme les apôtres, qui ne possédaient rien en ce monde, mais possédaient tout, il est clair que tous ceux qui ont suivi cette règle ont suivi l’institution par le Christ. En effet, ceux-là qui suivent les saints, par qui les ordres ont été institués, ne se recherchent pas eux-mêmes, mais le Christ, dont ils proposent les enseignements, car ils ne se sont pas prêchés eux-mêmes, mais, avec l’Apôtre, le Christ Jésus, en proposant ses enseignements.
Mais ils se trompent autrement ou veulent se tromper par la fausseté due à un accident. En effet, le Christ a institué un ordre des évêques et des autres clercs, qui ont des possessions communes ou propres; mais le Christ n’a pas institué cela en eux : il a plutôt institué un ordre dans la pauvreté parfaite, comme cela ressort clairement de ce qui a été dit. Mais, par la suite, les possessions communes de l’Église ont été acceptées dans l’Église par accommodement pour la raison signalée.
Quant à ce qui est aussi mis de l’avant en cinquième lieu, que la perfection chrétienne n’est pas restée assoupie depuis le temps des apôtres jusqu’à aujourd’hui, il est certain qu’elle n’était pas assoupie, mais qu’elle a été remarquable chez un grand nombre, en Égypte comme dans d’autres parties du monde. Mais est-ce que quelqu’un peut imposer à Dieu une manière d’agir telle qu’il attire à lui tous les hommes, en tous les temps et en tous les lieux? Bien plutôt, selon l’ordre de sa sagesse, par lequel il dispose tout avec douceur, il apporte au salut des hommes des soutiens appropriés pour chaque époque. En effet, qu’en est-il si l’on demandait : «Est-ce que la doctrine chrétienne était assoupie depuis l’époque des grands docteurs Athanase, Basile, Ambroise, Augustin et des autres qui ont vécu à peu près à cette époque, jusqu’à notre époque où les hommes s’occupent davantage de la doctrine chrétienne? Est-ce qu’il sera défendu, selon leur raisonnement étonnant, de reprendre tout ce qui, entre-temps, est survenu de bon à un certain moment? En effet, il serait ainsi défendu de subir le martyre et de faire des miracles, car ceux-ci ont été suspendus pendant un long moment.
Quant à ce qu’ils avancent en sixième lieu, que ceux qui sont privés de possessions communes vivaient du travail de leurs mains, cela exprime une calomnie qui n’est pas moindre pour d’autres que les religieux, car même l’Apôtre, qui prêchait l’évangile, vivait du travail manuel. Ainsi donc, est-ce que les évêques, les archidiacres et tous ceux à qui il revient de prêcher l’évangile pèchent s’ils ne vivent pas du travail manuel? Mais s’ils n’y sont pas tenus, car Paul le faisait non pas par nécessité, mais de surcroît, pourquoi imposent-ils aux religieux tout ce que les saints pères ont accompli de surcroît? En effet, personne ne peut accomplir tout ce qui est fait de surcroît, puisque l’un accomplit une chose de surcroît, et l’autre, une autre. Mais si l’on dit que travailler de leurs mains est nécessaire, et non de surcroît, pour ceux qui sont privés de possessions communes, je reconnais à coup sûr qu’il est nécessaire qu’ils ne vivent pas dans l’oisiveté (otium). Mais l’oisiveté n’est pas écartée seulement par le travail manuel, mais bien mieux par l’étude de la Sainte Écriture, «loisir (otium) qui comporte un grand travail (negotium)», comme le dit Augustin. Aussi, à propos de ce passage : Mes yeux m’ont fait défaut etc. (Ps 118, 82), la Glose dit : «Celui qui s’applique seulement à la parole de Dieu n’est pas désoeuvré; et celui qui travaille à l’extérieur n’a pas plus de valeur que celui qui s’applique à connaître la divinité. En effet, la sagesse elle-même est l’œuvre la plus élevée.» L’oisiveté est aussi écartée par le travail de l’enseignement par lequel on lutte contre les ennemis de la foi, selon ce que dit l’Apôtre : Active-toi comme un bon soldat du Christ, 2 Tm 2, 3, où la Glose dit : «En prêchant les évangiles contre les ennemis de la foi.»
Je reconnais aussi qu’il est nécessaire [de travailler de leurs mains] pour ceux qui n’ont pas de quoi vivre autrement d’une manière qui est permise. Or, il est permis aux évangélistes, même s’ils sont moines, de vivre de l’évangile et du ministère de l’autel, comme le dit Augustin dans le livre Sur le travail des moines.
Autrement, est-ce qu’il est permis aux moines d’avoir seulement les possessions communes qu’ils peuvent acquérir par le travail manuel? N’est-il pas risible celui qui dirait qu’il est permis aux religieux de recevoir d’amples possessions par l’aumône, mais qu’il ne leur est pas permis de recevoir par les aumônes des fidèles ce qui concerne le nécessaire pour la simple subsistance quotidienne? Ainsi donc, aucune nécessité de travailler de leurs mains ne s’impose à ceux qui n’ont pas de possessions communes. Toutefois, nous avons parlé plus longuement de cette question ailleurs.
Quant à ce qui a été mis de l’avant en septième lieu, cela est davantage digne qu’on en rie plutôt qu’on y réponde. En effet, qui ne voit qu’il est incomparablement plus préoccupant de mettre ses soins à acquérir des possessions, ce à quoi les séculiers suffisent à peine, que d’acquérir une simple subsistance provenant de la piété des fidèles et assurée par la clémence divine?
Quant à ce qui a
été mis de l’avant en huitième lieu à propos de la nécessité pour les religieux
de s’occuper des affaires de ceux qui les nourrissent, je reconnais que c’est assurément
le cas, mais .en vue de leur salut spirituel ou afin de consoler les affligés;
mais il s’agit là de la sollicitude de la charité : elle n’est donc pas
contraire à la vie religieuse. Bien plus, comme il est dit en Jc 1, 27 :
La religion pure et immaculée aux yeux de
Dieu et du Père, la voici : visiter les orphelins et les veuves lorsqu’ils
sont affligés.
Ce qui est mis de l’avant en huitième lieu est totalement futile, car ce dont les religieux font usage pour leur subsistance ne leur appartient pas par droit de propriété, mais cela est administré selon leurs besoins par ceux qui ont le droit de propriété sur ces choses, quels que soient ceux-ci.
Voici donc ce qu’il s’impose d’écrire pour le moment contre l’enseignement erroné et pestilentiel de ceux qui détournent les hommes d’entrer en religion. Si quelqu’un veut le contredire, qu’il ne parle pas devant des enfants pour ne rien dire, mais qu’il écrive et qu’il rende public ce qu’il écrit, afin que les gens intelligents puissent juger de ce qui est vrai, et que ce qui est erroné soit réfuté par l’autorité de la vérité.
[1] Dans ce passage, Thomas d’Aquin donne le plan d’ensemble du présent opuscule. À ce sujet, on se reportera aux Opera omnia, t. XLI, Pars A, p. A7, où le plan d’ensemble est présenté sous forme de tableau synoptique.
[2] Lieux parallèles : Super Boethii « De Trinitate », q. 3, a. 2 ; Contra Gent., III, c. 130 ; De perfectione, c. 12 et 18 ; II-II, q. 81, a. 3-7 et q. 188.
[3] Le « siècle » ou le « monde » occupe une place importante dans la manière dont Thomas d’Aquin définit la vie religieuse et en fait l’apologie (pour le rapprochement entre le « siècle » et le « monde » et la « chair », voir saint Augustin : « Qui sont ceux qui sont nés selon la chair ? Ceux qui aiment le monde, ceux qui aiment le siècle », cité ch. 16, arg. 5). Thomas d’Aquin emploie le substantif « siècle » (ou « monde ») et l’adjectif « séculier » (ou « mondain ») dans plusieurs sens. Parfois, ils ont un sens purement descriptif, comme lorsqu’il s’agit de distinguer l’état ou la vie des religieux de ceux des clercs « séculiers » ou des laïcs, dont l’une des caractéristiques est qu’ils « vivent dans le siècle » (ch. 8 : homines in saeculo viventes) ou pratiquent des « activités séculières » (II‑II, q. 187, a. 2 : negotia saecularia ; ch. 9 : negotia saecularia, formule empruntée à 2 Tm 2, 4 ; ch. 11 : saecularem vitam et societatem), et qu’ils n’ont donc pas quitté le « siècle » ou le « monde » comme les religieux (ch. 11 : qui saeculari vita studentium relicta ad religionem transeunt ; ch. 18, arg. 5 : religiosi qui mundo abrenuntiaverunt. On relèvera cependant la mise au point qui est faite au ch, 2, ad 3 : « En effet, les religieux ne renoncent pas au monde de telle manière qu’ils ne puissent utiliser les choses du monde, mais [ils renoncent] à la vie du monde au sens où ils ne doivent pas être occupés par les actions du monde. Ainsi, ils sont dans le monde pour autant qu’ils utilisent les choses du monde, et ils ne sont pas dans le monde pour autant qu’ils sont libres par rapport aux actions du monde. »).
Mais, en d’autres endroits, le substantif « siècle » (ou « monde ») et l’adjectif « séculier » (ou « mondain » : II-II, q. 187, a. 6, c : contemptus mundanae gloriae) sont chargés d’une longue tradition monastique de « mépris du monde », de « mépris du siècle » et de « mépris de soi » (ch. 8 : in signum contemptus mundi ; citation de Jérôme : vilis tunica contemptum saeculi probat ; ad humilitatem pertinet quod homo se ipsum contemnat ; comp. Augustin : Amor Dei usque ad contemptum sui, dans la Cité de Dieu), encore qu’il faille interpréter de telles formules avec certaines nuances, dont la moindre n’est pas la recherche d’un effet de contraste à caractère rhétorique, voire polémique (on verra, à ce sujet, quelques remarques très pertinentes de C. VIOLA, à l’adresse : http://perso.orange.fr/coloman.viola/Bonheur_au_Moyen_%89gr.html). Sur l’emploi de saecularis par Thomas d’Aquin, voir B. MONTAGNES, «Les activités séculières et le mépris du monde chez S. Thomas d’Aquin. Les emplois du qualificatif saecularis», Revue des sciences philosophiques et théologiques, 55 (1971), 231‑249.
[4] En ce second sens, le mot « religion » désigne ce que l’on appelle aujourd’hui la « vie religieuse » (voir, par ex., au ch. 8 : in religiosam vitam agentibus), une « forme de vie religieuse » ou même une « communauté religieuse ». Selon le contexte, nous retiendrons l’une ou l’autre de ces expressions. Ainsi, dans le titre de l’opuscule, nous avons traduit religio par « vie religieuse », puisque tel en est l’objet principal et spécifique.
[5] La principale collection de droit ecclésiastique, le Corpus juris canonici, était organisée en deux parties : une collection de décrets anciens (surtout des décrets de conciles anciens, d’où le titre Décret de Gratien), et une collection de décrétales (d’où le titre Décrétales), lettres pontificales décidant de diverses questions qui avaient été soumises à l’attention du pontife romain.
[6] Lieux parallèles : Quodl. I, a. 14 ; De perfectione, c. 30 ; II-II, q. 187, a. 1.
[7] Littéralement, «son ordre». Ordo a ici le sens ancien qu’on retrouvait, par exemple, dans l’expression : ordo cluniacensis, c’est-à-dire la manière ordonnée ou régulière de vivre qui était celle de Cluny.
[8] Allusion à la célébration universitaire lors de laquelle un maître obtenait publiquement et officiellement la fonction d’enseigner.
[9] Doctrina scolastica : nous traduisons par « enseignement dans les écoles », afin d’éviter le sens dévalué du mot « scolastique ». On rencontre d’ailleurs plus loin (ch. 2, ad 5) l’expression docere in scolis.
[10] Il n’est pas inutile de rappeler qu’au sens strict, les Frères prêcheurs (Dominicains), dont faisait partie Thomas d’Aquin, sont des « chanoines réguliers » vivant sous la « règle de saint Augustin », et non sous la règle monastique de saint Benoît.
[11] Res publica : notion empruntée au vocabulaire de la
pensée politique et du droit romain, l’expression n’a pas d’équivalent exact en
français. L’expression «chose publique» existe en français, mais elle ne semble
pas assez explicite. «Communauté publique» exprime assez bien la réalité dont
il s’agit. « Communauté » a par ailleurs l’avantage de pouvoir
indiquer tant une forme publique qu’une forme privée d’association.
[12] Collegium studii generalis : c’est une des expressions (avec universitas magistrorum et studentium) par lesquelles est désignée la communauté de ceux qui s’adonnent au niveau d’études le plus élevé, comme c’était le cas à Bologne, Paris et Oxford, au moment où Thomas d’Aquin écrivait. Un peu plus loin, on relèvera l’expression studium generale pour désigner le centre d’études le plus élevé. C’est la même expression qu’on retrouve pour désigner les centres d’étude du plus haut niveau dans l’organisation des études chez les Frères prêcheurs (Dominicains).
[13] Voir la note 8.
[14] On appelait «novice» celui qui venait de changer de vie en passant à la vie religieuse, quels que soient par ailleurs son âge ou les fonctions exercées antérieurement.
[15] Les sièges épiscopaux furent d’abord établis dans les villes de l’empire romain. L’extension du christianisme dans les campagnes demeure encore aujourd’hui une question plutôt embrouillée. Elle se fit sentir en tout cas assez tôt, dans certaines régions de l’Orient, sous la forme de «chorévêques», ou « évêques des campagnes ». À ce propos, on retiendra les propos suivants d’un historien averti des institutions ecclésiastiques : « Plus éphémère, parce que trop agressive, fut l’institution des chorévêques. Le mot vient de l’Orient grec et désigne des “évêques pour les campagnes” (kora = campagne). Les conciles orientaux du IVe siècle dénoncent déjà leurs prétentions abusives et fixent des limites à leur compétence » (Jean GAUDEMET, Église et Cité. Histoire du droit canonique, Paris, 1994, p. 220). Voir la réponse de Thomas d’Aquin à l’objection 7.
[16] Procurationes : frais et services qui devaient être assurés par une église ou une communauté lors des visites pastorales des évêques ou d’autres dignitaires ecclésiastiques.
[17] Lieux parallèles : Sent., IV, d. 17, q. 3, a. 3, qc. 4 ; De perfectione, c. 25 ; II-II, q. 187, a. 1.
[18] Lieu parallèle : II-II, q. 188, a. 3.
[19] Référence aux ordres religieux militaires contemporains.
[20] IVe Concile du Latran (1215), décret 11. Traduction française de ce décret dans Les conciles œcuméniques. Les Décrets, II-1 : De Nicée à Latran V, Paris, Éditions du Cerf, 1994, p. 515.
[21] L’autorité « ordinaire » (ou propre) est celle qui est attachée par nature à une fonction. Elle s’oppose à une auctoritas commissa, c’est-à-dire à une autorité confiée (ou déléguée) par un autre et reçue de lui. Sur cette question, voir M. PEUCHMAURD, «Mission canonique et prédication», Revue de théologie ancienne et médiévale, 30 (1963), 122-144, 251-276.
[22] L’archidiacre est le collaborateur immédiat de l’évêque à l’intérieur de son diocèse. Sur cet aspect particulier de la querelle entre les Mendiants et les Séculiers, voir Y. CONGAR, «Saint Thomas et les archidiacres», Revue thomiste, 57 (1957), 657-671.
[23] Pierre Lombard.
[24] Voir note 15.
[25] Duo presbyteri curati in una parochia : on notera le mot curati (curatus), dérivé de cura (soin, charge), d’où viennent les expressions « curé », pour désigner la personne d’un clerc ayant « charge d’âmes » (cura animarum), et même la résidence de cette personne, la « cure ».
[26] IVe Concile du Latran, 1215.
[27] Lieux parallèles : Qdl. VII, a. 17‑18 ; Contra Gent., III, c. 135 ; II-II, q. 187, a. 3.
[28] Presbyteri : la distinction entre presbytres et prêtres n’est pas aussi nette, au XIIIe siècle, qu’elle l’était à l’époque de saint Paul.
[29] Lieux parallèles : Contra Gent., III, c. 135 ; De perfectione, c. 8 ; Contra retrah., c. 15 ; II-II, q. 186, a. 3.
[30] Allusion transparente aux Croisés.
[31] Voir note 21.
[32] Il s’agit probablement ici d’une extension du sens du mot agapè, «amour», qui est à la source de la générosité et des dons de tous ordres.
[33] Lieu parallèle : II-II, q. 187, a. 6.
[34] Autant qu’on puisse voir, l’epithimium était une forme de dépouillement publique.
[35] Lieu parallèle : II-II, q. 187, a. 2.
[36] Lieu parallèle : II-II, q. 188, a. 5.
[37] Lieux parallèles : Super Sent., IV, d. 38, q. 2, a. 4, qc 3 ; II-II, q. 43, a. 8.
[38] Inquiri : le mot peut avoir un sens banal, celui d’examiner. Mais il peut aussi se référer– et c’est probablement ici le cas – à une procédure d’enquête par mode d’« inquisition », distinguée d’autres procédures de mise en accusation. À la limite, il peut faire allusion à une institution dont la fonction est précisément d’« enquêter » par mode d’inquisition. Voir à ce sujet Qdl XI, q. 10, a. 2[13].
[39] Nous renvoyons à l’avertissement qui précède la traduction du Contre ceux qui attaquent le culte de Dieu et la vie religieuse (Contra impugnantes Dei cultum et religionem) pour ce qui concerne le contexte historique du présent opuscule et les modalités de la traduction.
[40] Lieux parallèles : Contra Gent., III, c. 135; Qdl. III, a. 17; II-II, q. 184, a. 1.
[41] Lieux parallèles : In Rom., 13, 8‑10; De caritate, a. 4; II-II, q. 25, a. 1 et 12; q. 26, a. 2.
[42] Lieux parallèles : De caritate, a. 10; II-II, q. 24, a. 8; q. 184, a. 2.
[43] Lieux parallèles : Super Sent., III, exp. litt.; II-II, q. 44, a. 4 et 5. Compehensor(es), qui n’a pas d’équivalent en français, est traduit par «bienheureux». En effet, comprehensores est un terme technique désignant ceux qui voient déjà Dieu selon son essence, l’«embrassent» ou le «comprennent» dans la béatitude éternelle. Par contre, on parlera de viatores pour désigner la condition de ceux qui sont en route (in via) vers la béatitude dans la vie présente. Cette distinction reviendra à plusieurs reprises dans les ch. 5 et 6. Voir aussi III, q. 15, a. 10, c : Aliquis dicitur viator ex eo quod tendit in beatitudinem, comprehensor autem dicitur ex hoc quod jam beatitudinem obtinet.
[44] Ut comprehendam : cette expression de la traduction latine de la Bible (ici et en 1 Co 9, 24 : Sic currite ut comprehendatis; les deux passages sont cités dans III, q. 15, a. 10, c) est sans doute à l’origine du mot comprehensor pour désigner ceux qui «comprennent» ou «appréhendent» Dieu dans la béatitude céleste.
[45] Lieux parallèles : Super Sent., III, d. 27, q. 3, a. 4; De caritate, a. 10; II-II, q. 44, a. 6.
[46] Voir III, q. 15, a. 10.
[47] Lieux parallèles : Contra Gent., III, c. 130.
[48] Lieux parallèles : Contra Gent., III, c. 131, 133 et 134; II-II, q. 186, a. 3.
[49] Lieux parallèles : Contra Gent., III, c. 136 et 137; II-II, q. 186, a. 4.
[50] Lieu parallèle : II-II, q. 186, a. 5.
[51] Lieux parallèles : II-II, q. 186, a. 5 et 8.
[52] Lieux parallèles : Contra Gent., III, c. 138; Qdl. III, a. 12; Contra retrah., c. 12 et 13; II-II, q. 88, a. 6; q. 186, a. 6.
[53] Sur le sens de ce mot, voir II-II, q. 88, a. 5.
[54] Lieux parallèles : II-II, q. 44, a. 7; Lect. super Matth., c. 2; Coll. de 10 praec., De dilectione proximi.
[55] Ch. 5 et 6.
[56] Lieux parallèles : Super Sent., III, d. 30, a. 1 et 2; De caritate, a. 8; II-II, q. 25, a. 8 et 9; q. 83, a. 8.
[57] Quod est de perfectione comprehensoris : voir note 6.
[58] Hoc pertinet ad perfectionem comprehensoris : voir note 6.
[59] Quasi ad ejus imaginem facti et capaces Dei. Augustin avait écrit (Sur la Trinité, XIV, 8) que l’homme était «l’image de Dieu, en vertu de quoi il peut être capable de Dieu et peut en être participant» (imago Dei, quo capax Dei et particeps esse potest). Ce texte est cité par Thomas d’Aquin à plusieurs reprises (Super Sent., II, d. 16, q. 1, a. 2, s.c. 1; d. 16, q. 1, a. 3, arg. 2; I-II, q. 113, a. 10, c; De veritate, q. 22, a. 2, arg. 5). Il reprend aussi en plusieurs autres endroits le thème de l’homme, capable de Dieu parce qu’à son image (Super Sent., II, d. 34, q. 1, a. 5, arg. 2; III, d. 2, q. 2, a. 1, qa 1, ad 3; IV, d. 49, q. 2, a. 6, ad 7; I, q. 23, a. 1, s.c.; I-II, q. 2, a. 8, ad 3; q. 5, a. 1, c; III, q. 4, a. 1, c; q. 6, a. 2, c; De malo, q. 5, a. 1, c; De virtutibus, q. 4, a. 1, ad 5; Super Psalmos, 8; Catena in Joh., c. 1, l. 9; In Joh., c. 1, l. 3; In 1 Cor., c. 3, l. 3; In 1 Tim., c. 2, l. 3). Dans des contextes analogues, Thomas d’Aquin se plaît à citer explicitement le texte de 1 P 2, 4 : Ut per haec efficiamini divinae consortes naturae («Afin qu’ainsi vous deveniez participants de la nature divine») : Contra Gent., IV, c. 4; I-II, q. 50, a. 2, c; q. 62, a. 1, c; q. 110, a. 3, c; II-II, q. 85, a. 2, arg. 1; III, q. 3, a. 4, ad 3; q. 7, a. 1, arg. 1; q. 22, a. 1, c; q. 62, a. 1, c; De anima, a. 7, ad 9; In Joh., c. 15, l. 2; In Eph., c. 3, l. 5; In Tit., c. 2, l. 1; In Hebr., c. 8, l. 2. En d’autres endroits, la même terminologie est utilisée, mais sans citation explicite du texte de l’épître de Pierre : Super Sent., II, d. 23, q. 1, a. 1, c; In Symb., a. 3, c.
[60] Au début du ch. 15, Thomas d’Aquin affirmait que la perfection de l’amour du prochain pouvait être envisagée sous trois aspects. Le ch. 15 traite du premier aspect, son étendue (extensio); le ch. 16 aborde le deuxième, son intensité (intensio). Voir note 27.
[61] Lieux parallèles : Contra Gent., III, c. 130; II-II, q. 184, a. 4.
[62] Voir note 25.
[63] Lieux parallèles : Contra Gent., III, c. 130; II-II, q. 184, a. 4.
[64] Voir ch. 13.
[65] Lieux parallèles : Lect. super Matth., c. 19; Qdl. I, a. 14, ad 2; II-II, q. 184, a. 5.
[66] Voir ch. 8-11.
[67]Lieux parallèles : II-II, q. 184, a. 7; Lect. super Matth., 19.
[68] Lieux parallèles : II-II, q. 184, a. 7; q. 185, a. 6.
[69] Lieux parallèles : Qdl. II, a. 11; Qdl. V, a. 22; Qdl XII, a. 17; II-II, q. 185, a. 1 et 2.
[70] Qui praeesse dilexerit, non prodesse : l’opposition praeesse-prodesse est une formule classique pour qualifier la nature de l’autorité pastorale et la manière dont elle doit être désirée et exercée.
[71] Lieux parallèles : Qdl. III, a. 17; II-II, q. 184, a. 8; Lect. super Matth., c. 19. L’état des archidiacres est un sujet sur lequel Thomas d’Aquin revient à plusieurs reprises dans le présent opuscule et en d’autres endroits où il traite de la comparaison entre l’état des religieux et celui des clercs de divers degrés qui ont charge d’âmes. Sur cette question, voir Y. Congar, «Saint Thomas et les archidiacres», Revue thomiste, 57 (1957), p. 657-671.
[72] Il s’agit de la vie érémitique au sens strict, caractérisée par la vie solitaire, par opposition à d’autres formes de vie monastique, en particulier, la forme cénobitique, caractérisée par une vie en communauté. La vie érémitique était considérée comme la forme la plus parfaite et la plus difficile de vie monastique. Il s’agit donc d’un argument a fortiori : si l’état de ceux qui ont charge d’âmes est plus élevé que l’état de ceux qui pratiquent la vie érémitique, à plus forte raison sera-t-il plus élevé que toutes les autres formes de vie monastique.
[73] Il s’agit d’abord et avant tout de Gérard d’Abbeville, Qdl. XIV, a. 1, auquel Thomas d’Aquin emprunte la plupart des arguments rappelés dans les ch. 24-26. L’exposé de Gérard d’Abbeville est édité dans l’édition léonine des Opera omnia de Thomas d’Aquin, XLI, Pars B-C, Rome, 1969, p.B56-B62.
[74] Stare : status est mis en rapport avec stare, se
tenir debout, d’où l’idée de rectitude. Thomas d’Aquin dira plus loin que status
doit aussi être mis en rapport avec stando… Dans le texte de Grégoire qui suit immédiatement, on trouvera
l’expression ab omni statu rectitudinis.
[75] Secundum XIII capitula Apostolicae regulae : les commentateurs du Décret de Gratien considéraient que celui-ci avait formulé, dans le Décret, d. 25-49 et d. 81-92, «les treize règles établies par l’Apôtre», en 1 Tm 3, 2‑6, pour le choix d’un évêque. Voir Thomas d’Aquin, Opera omnia, XLI, Pars B-C, p. B101, note sur la ligne 140.
[76] Référence implicite à l’auteur de l’ouvrage mentionné à la note 35.
[77] Lieux parallèles : Qdl. I, a. 14, ad 2; Qdl. III, a. 17; II-II, q. 183, a. 1; q. 184, a. 6; q. 185, a. 4; q. 189, a. 7.
[78] À l’époque de Thomas d’Aquin, on pensait que Denys était un disciple direct de saint Paul. En invoquant l’autorité de Denys, on invoquait donc une autorité bien antérieure à l’époque de Jérôme, puisqu’elle remontait à l’Église primitive.
[79] On se serait attendu à lire «soixante-douze», comme le dit d’ailleurs la glose tirée de Bède qui est citée ici (voir plus loin, ch. 30 et II-II, q. 184, a. 6, ad 1). Cette glose a eu un sort particulièrement important dans la controverse entre les Mendiants et les Séculiers. Voir Y. M.-J. Congar, «Aspects ecclésiologiques de la querelle entre mendiants et séculiers», Archives d’hist. doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 28 (1961), p. 52ss.; M. Peuchmaurd, «Mission canonique et prédication», Recherches de théologie ancienne et médiévale, 30 (1963), p. 251-261.
[80] Voir note 43.
[81] Lieux parallèles: Contra impugn., c. 2-5; II-II, q. 187.
[82] Voir Qdl.. VII, a. 17-18; Contra impugn., c. 2-5.
[83] Neque christianitatem largiri: cette expression renvoie probablement au pouvoir de donner le baptême. On notera, au passage, le sens du mot christianitas : état ou condition de celui ou de ce qui est chrétien.
[84] Voir note 44.
[85] «Ordinaire», c’est-à-dire liée à leur fonction ou à leur état, par opposition à un pouvoir délégué, qui est accordé par un autre, comme l’explique la suite du texte.
[86] Sur le contexte historique
de cet opuscule et les modalités de la présente traduction, on se reportera à
l’avertissement qui précède Contre ceux
qui attaquent le culte de Dieu et la vie religieuse (Contra impugnantes Dei cultum et religionem), déjà publié sur le
site Œuvres de saint Thomas d’Aquin.
[87] Lieux parallèles: Qu. De pueris, a. 1 et 2 (Qdl. IV, a. 23 et 24); II-II, q. 189, a. 1.
[88] Lieux parallèles : Qu. De pueris (Qdl. IV, a. 23 et 24); II-II, q. 189, a. 5.
[89] L’origine apostolique de cette coutume paraissait d’autant mieux assurée que Denys était considéré comme un disciple direct de saint Paul.
[90] Lieux parallèles: Qdl. III, a. 13; Qdl. V, a. 21.
[91] Lieux parallèles: Qu. De pueris, a. 2 (Qdl. IV, a. 23 et 24); De perfectione, c. 2-8; De caritate, a. 11, ad 5; Contra Gent., III, c. 130; II-II, q. 184, a. 3.
[92] In via : on se
reportera à la note 2 sur comprehensor
et viator, dans la traduction de La perfection de la vie spirituelle.
[93] Voir Super Sent., d. 35, q. 1, a. 3, qc 1; II-II, q. 181, a. 1.
[94] Lieux parallèles: Qdl. III, a. 11; II-II, q. 189, a. 10.
[95] Lieu parallèle: II-II, q. 189, a. 10.
[96] Lieux parallèles: Contra Gent., III, c. 138; De perfectione, c. 15; Qdl. III, a. 11; II-II, q. 88, a. 6 et 9; q. 189, a. 2.
[97] Le sens du mot religio est traité plus longuement dans Contre ceux qui attaquent le culte de Dieu et la vie religieuse, c. 1 (avec les lieux parallèles).
[98] Lieux parallèles: Super Sent. IV, d. 38, q. 1, a. 1, qc 3; Contra Gent., III, c. 138; De perfectione, c. 13; Qdl. III, a. 12, ad 3; II-II, q. 88, a. 5, 6, 8 et 9; q. 189, a. 2 et 5.
[99] De perfectione, c. 13.
[100] Lieux parallèles: Contra impugn., c. 6; Contra Gent., III, c. 132.
[101] Lieux parallèles: Contra impugn., c. 6; Lect. super Matth., c. 19; Contra Gent., III, c. 133-135; De perfectione, c. 8; II-II, q. 186, a. 3; III, q. 40, a. 3.
[102] Tam capaces extiterunt
Spiritus Sancti. Voir la note 21 de notre traduction La perfection de la vie spirituelle (De perfectione spiritualis vitae), publiée sur le site Œuvres
de saint Thomas d’Aquin (2007).