Saint Thomas d’Aquin
LA PERFECTION DE LA VIE SPIRITUELLE[1]
Traduction
par
Jacques Ménard
Première édition numérique, https://www.i-docteurangelique.fr/DocteurAngelique ,
mars 2007
CHAPITRE
1 : Quelle est l’intention de l’auteur?
CHAPITRE
2 : La perfection de la vie spirituelle s’évalue essentiellement selon la
charité
CHAPITRE
4 : La perfection de l’amour de Dieu qui ne convient qu’à Dieu seul
CHAPITRE
5 : La perfection de l’amour de Dieu qui convient aux bienheureux
CHAPITRE
7 : La perfection de l’amour de Dieu qui est l’objet d’un conseil
CHAPITRE
8 : Le premier chemin vers la perfection : l’abandon des choses
temporelles
CHAPITRE
10 : Ce qui aide l’homme à garder la continence
CHAPITRE
11 : Le troisième chemin vers la perfection : le renoncement à sa
volonté propre
CHAPITRE
13 : Contre l’erreur de ceux qui osent diminuer le mérite de l’obéissance ou
du vœu
CHAPITRE
14 : La perfection de l’amour du prochain nécessaire au salut
CHAPITRE
15 : La perfection de l’amour du prochain qui relève d’un conseil
CHAPITRE
16 : La perfection de l’amour du prochain du point de vue de son intensité
CHAPITRE
17 : La perfection de l’amour du prochain du point de vue de son effet
CHAPITRE
18 : Qu’est-ce qui est requis pour l’état de perfection?
CHAPITRE
19 : Se trouver dans un état de perfection convient aux évêques et aux
religieux
CHAPITRE
20 : L’état pontifical est plus parfait que l’état religieux
CHAPITRE
22 : L’état pontifical, bien que plus parfait, ne doit pas être recherché
CHAPITRE
30 : Les œuvres qui peuvent convenir aux religieux
Parce que certains, qui ignorent ce qui se
rapporte à la perfection, ont osé dire des choses sans fondement à propos de
l’état de perfection, nous avons l’intention de traiter de la perfection :
qu’est-ce qu’être parfait; comment la perfection est-elle acquise; qu’est-ce
que l’état de perfection et qu’est-ce qui convient à ceux qui adoptent l’état
de perfection?
En premier lieu, il faut donc considérer
qu’on emploie le mot «parfait» de plusieurs manières. En effet, il existe
quelque chose d’essentiellement parfait; mais on dit [aussi] d’une chose
qu’elle est parfaite d’une certaine manière. Est essentiellement parfait ce qui
atteint la fin qui lui convient selon sa raison propre; mais on peut dire
qu’une chose est parfaite d’une certaine manière lorsqu’elle atteint la fin
d’un des éléments qui accompagnent sa raison propre. Ainsi, un animal est dit essentiellement
parfait lorsqu’il est mené à la fin qui consiste en ce que rien ne lui manque
de ce qui constitue l’intégrité de la vie animale : par exemple, lorsque
rien ne lui manque pour le nombre et la disposition des membres, pour la
quantité appropriée du corps, et pour les puissances par lesquelles sont
accomplies les opérations de la vie animale. Mais on peut dire qu’un animal est
parfait d’une certaine manière s’il est parfait pour ce qui est d’un élément
concomitant, par exemple, s’il est parfait par la blancheur, par l’odeur, ou
par quelque chose de ce genre.
Ainsi donc, dans la vie spirituelle, on dit
qu’un homme est essentiellement parfait en raison de ce en quoi consiste
principalement la vie spirituelle. Mais on peut dire qu’il est parfait d’une
certaine manière en raison de tout ce qui est relié à la vie spirituelle.
Or, la vie spirituelle consiste
principalement dans la charité; celui qui ne la possède pas est estimé n’être
rien du point de vue spirituel. Aussi, l’Apôtre dit-il en
1 Co 13, 2 : Quand j’aurais le don de prophétie et
connaîtrais tous les mystères et toute la science, quand j’aurais la plénitude
de la foi au point de pouvoir transporter les montagnes, si je n’ai pas la
charité, je ne suis rien. Le bienheureux apôtre Jean aussi affirme que
toute la vie spirituelle consiste dans l’amour, lorsqu’il dit en
1 Jn 3, 14 : Nous savons que nous sommes passés de la
mort à la vie parce que nous aimons nos frères. Celui qui n’aime pas reste dans
la mort.
Celui-là est donc essentiellement parfait
dans la vie spirituelle qui est parfait dans la charité; mais on peut dire que
quelqu’un est parfait d’une certaine manière selon tout ce qui est relié à la
vie spirituelle. Cela peut être montré de manière évidente par les paroles de
la Sainte Écriture. En effet, en Col 3, 14, l’Apôtre attribue
principalement la perfection à la charité, car, après avoir énuméré plusieurs
vertus : la miséricorde, la douceur, l’humilité, etc., il ajoute : Plus
que toutes celles-là, ayez la charité, qui est le lien de la perfection.
Mais, selon la connaissance de
l’intelligence, on dit aussi que certains sont parfaits. En effet, le même
Apôtre dit en 1 Co 14, 20 : Soyez des petits enfants
pour la malice, mais soyez parfaits par le jugement. Et ailleurs, dans la
même épître, 1, 10 : Soyez parfaits par un même esprit et une même
pensée, alors que, par ailleurs, comme on l’a dit, quelle que soit la
science parfaite qu’ait quelqu’un, il sera estimé n’être rien sans la charité.
Ainsi donc, quelqu’un peut être dit parfait pour la patience qui s’accompagne d’une œuvre parfaite, comme le dit Jacques
(Jc 1, 4), comme pour toutes les autres vertus. Et cela ne doit pas
paraître étonnant, car même chez les méchants, on dit que quelqu’un est
parfait, comme lorsqu’on dit de quelqu’un qu’il est un parfait voleur ou un
parfait brigand. L’Écriture elle-même utilise cette manière de parler. En
effet, il est dit en Is 32, 6 : Le cœur de l’insensé
s’adonnera à l’iniquité en vue d’une parfaite tromperie.
Après avoir observé que la perfection
[s’évalue] principalement selon la charité, on peut facilement comprendre en
quoi la perfection de la vie spirituelle consiste. En effet, il y a deux commandements
de la charité, dont l’un se rapporte à l’amour de Dieu, et l’autre à l’amour du
prochain. Mais ces deux commandements ont entre eux un certain ordre selon
l’ordre de la charité. Car ce qui doit être aimé principalement est le bien
suprême qui nous rend bienheureux, à savoir, Dieu; de manière secondaire, le
prochain doit être aimé de charité, lui qui nous est uni dans la participation
à la béatitude par un certain droit d’association. Aussi devons-nous aimer de
charité chez le prochain le fait que nous parvenions ensemble à la béatitude.
C’est cet ordre entre les commandements de
la charité que le Seigneur indique dans l’évangile, Mt 22, 37‑39,
lorsqu’il dit : Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de
toute ton âme et de tout ton esprit. Tel est le premier et le plus grand
commandement. Mais le second lui est semblable : Tu aimeras ton prochain
comme toi-même. La perfection de la vie spirituelle consiste donc, en
premier lieu et principalement, dans l’amour de Dieu. Ainsi le Seigneur dit-il
en parlant à Abraham, Gn 17, 1 : Je suis le Dieu tout-puissant;
marche devant moi et sois parfait. Mais on marche devant Dieu, non par les
pas du corps, mais par les dispositions de l’esprit. Toutefois, de manière
secondaire, la perfection de la vie spirituelle consiste dans l’amour du
prochain. Aussi, après avoir dit, en Mt 5, 44 : Aimez vos
ennemis, et avoir ajouté plusieurs choses qui se rapportent à l’amour du
prochain, le Seigneur conclut-il à la fin : Soyez donc parfaits comme
votre Père céleste est parfait.
Or, dans les deux amours, il existe de
multiples degrés de perfection. Pour ce qui est de l’amour de Dieu, le premier
degré et le plus élevé de la perfection de l’amour de Dieu convient à Dieu
seul. Ce mode est envisagé tant du point de vue de ce qui est aimable que du
point de vue de celui qui aime. Je dis : du point de vue de ce qui est aimable,
au sens où il est aimé autant qu’il est aimable; du point de vue de celui qui
aime, au sens où il est aimé selon toute la capacité de celui qui aime. Or,
puisque tout est aimable pour autant que cela est bon, et puisque la bonté de
Dieu est infinie, il est infiniment aimable. Mais aucune créature ne peut aimer
de manière infinie, car un acte infini ne peut être le fait d’une puissance
finie. Seul Dieu, dont la puissance d’aimer est égale à sa bonté, peut donc
s’aimer lui-même parfaitement selon le premier mode de perfection.
Pour la créature raisonnable, le seul mode
possible d’amour parfait de Dieu est donc celui qui se prend du point de vue de
celui qui aime, à savoir que la créature raisonnable aime Dieu de toute sa
force; aussi cela est-il exprimé clairement dans le commandement même de
l’amour de Dieu. En effet, il est dit en Dt 6, 5 : Tu aimeras
le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force.
Mais Lc 10, 27 ajoute : Et de tout ton esprit. Le
cœur réfère à l’intention, l’esprit à la connaissance, l’âme aux dispositions, la
force à la mise en œuvre. Toutes ces choses doivent être pesées avec soin dans
l’amour de Dieu.
Or, il faut observer que cela peut
s’accomplir de deux manières. En effet, puisque est entier et parfait ce à quoi
rien ne manque, Dieu sera aimé de tout notre coeur et de toute notre âme, de
toute notre force et de tout notre esprit si rien de tout cela ne nous manque,
de sorte que l’ensemble soit effectivement tourné vers Dieu. Mais ce mode
d’amour parfait n’est pas celui de ceux qui sont en route [viatores],
mais de ceux qui appréhendent déjà Dieu [comprehensores]. Ainsi l’Apôtre
dit-il en Ph 3, 12 : Non que j’aie déjà saisi ou que je sois
devenu parfait : mais je poursuis pour tâcher d’appréhender [comprehendam[6]],
comme s’il espérait à ce moment la perfection, alors qu’il parviendra à la
«compréhension» [comprehensionem] de la béatitude en recevant la palme.
Cependant, il ne donne pas à «compréhension» le sens d’enfermer ou de faire le
tour de ce qui est appréhendé : en effet, Dieu est incompréhensible de cette
manière pour toute créature; mais [il veut dire] que la «compréhension»
comporte l’obtention de ce que quelqu’un a cherché en le poursuivant sans relâche.
En effet, dans cette béatitude céleste,
l’intelligence et la volonté de la créature raisonnable sont toujours portées
en acte vers Dieu, puisque cette béatitude consiste dans la jouissance divine.
Or, la béatitude n’est pas le fait d’un habitus, mais d’un acte. Et parce que
la créature raisonnable sera inséparablement unie à Dieu comme à sa fin ultime,
lui qui est la vérité suprême, parce que tout sera rapporté à la fin ultime par
l’intention et que tout ce qui doit être mis en œuvre est ordonné selon la
règle de la fin ultime, il en découle que, dans cette perfection de la
béatitude, la créature raisonnable aimera Dieu de tout son cœur, alors que
toute son inclination sera portée vers Dieu en tout ce qu’elle pense, aime et
fait; [elle l’aimera] de tout son esprit, alors que son esprit sera tourné en
acte vers Dieu, en le voyant toujours, [en voyant] tout en lui, et en jugeant
de tout selon sa vérité; [elle l’aimera] de toute son âme, alors que toutes ses
dispositions seront portées vers l’amour de Dieu de manière continuelle, et que
tout sera aimé à cause de lui; [elle l’aimera] de toute sa force ou de toutes
ses forces, alors que la raison de tous ses actes extérieurs sera l’amour de
Dieu.
Tel est le deuxième degré de l’amour
parfait de Dieu, qui est celui des bienheureux.
Nous aimons Dieu de tout notre cœur, de
tout notre esprit, de toute notre âme et de toute notre force s’il ne manque
rien à l’amour de Dieu, que nous ne rapportions à Dieu en acte ou par
habitus : c’est cette perfection de l’amour de Dieu qui est proposée à
l’homme sous forme de commandement.
Premièrement, que l’homme rapporte tout à
Dieu comme à sa fin, comme le dit l’Apôtre en 1 Co 10, 31 :
Soit que vous mangiez, soit que vous buviez ou que vous fassiez quelque
chose d’autre, faites tout pour la gloire de Dieu. Cela se réalise lorsque
quelqu’un ordonne sa vie au service de Dieu et, en conséquence, que tout ce
qu’il fait pour lui-même est virtuellement ordonné à Dieu, à moins qu’il ne
s’agisse de choses qui éloignent de Dieu, comme les péchés. Et ainsi l’homme
aime-t-il Dieu de tout son cœur.
Deuxièmement, que l’homme soumette son
intelligence à Dieu en croyant ce qui est divinement transmis, selon ce que dit
l’Apôtre en 2 Co 10, 5 : En rendant captive toute intelligence
au service du Christ. Et ainsi Dieu est-il aimé de tout notre esprit.
Troisièmement, que tout ce que l’homme
aime, il l’aime en Dieu, et qu’il mette d’une manière universelle toutes ses
inclinations en rapport avec l’amour de Dieu. Ainsi l’Apôtre disait-il en
2 Co 5, 13‑14 : Si nous avons dépassé la mesure,
c’était pour Dieu; si nous avons été modérés, c’était pour vous. Car l’amour du
Christ nous presse. Et ainsi Dieu est-il aimé de toute notre âme.
Quatrièmement, que tous nos comportements
extérieurs, nos paroles et nos actes, proviennent de la charité divine, selon
ce que dit l’Apôtre en 1 Co 16, 14 : Faites tout dans la
charité. Et ainsi Dieu est-il aimé de toute notre force.
Tel est le troisième mode de l’amour de
Dieu auquel tous sont obligés par l’exigence d’un commandement. Mais le
deuxième mode n’est possible pour personne dans la vie présente, à moins qu’il
ne soit en même temps viator et comprehensor, comme le Seigneur
Jésus, le Christ[8].
Mais après que l’Apôtre eut dit : Non
que j’aie déjà saisi ou que je sois devenu parfait, il ajoute : Mais
je poursuis pour tenter d’appréhender. Et par la suite, il ajoute : Nous
tous qui sommes parfaits, c’est ainsi qu’il nous faut penser (Ph 3, 12‑15).
On comprend clairement par ces mots que, même si la perfection des bienheureux
[comprehensorum] ne nous est pas possible en cette vie, nous devons
cependant nous efforcer de nous approcher de la ressemblance avec cette
béatitude autant qu’il est possible. C’est en cela que consiste la perfection
de la vie présente, à laquelle nous sommes invités par les conseils.
Car il est clair que le cœur humain est
porté d’autant plus intensément vers une seule chose qu’il est éloigné de
plusieurs. Ainsi donc, l’esprit de l’homme est d’autant plus parfaitement porté
à l’amour de Dieu qu’il est éloigné de l’amour des réalités temporelles. Aussi
Augustin dit-il, dans le livre des Quatre-vingt trois questions, que la
convoitise des réalités temporelles est un poison pour la charité, que la
diminution de la convoitise est l’accroissement de celle-ci, mais que sa
perfection est l’absence de convoitise. Tous les conseils par lesquels nous
sommes invités à la perfection ont donc comme objectif que l’esprit de l’homme
soit détourné des réalités temporelles, afin qu’ainsi l’esprit tende plus
librement à contempler et à aimer Dieu, et à accomplir sa volonté.
Or, parmi les réalités temporelles, les
premières qu’il faut quitter sont les biens extérieurs qu’on appelle richesses.
Le Seigneur conseille cela en Mt 19, 21, lorsqu’il dit : Si
tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu possèdes et donne-le aux
pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel. Puis viens et suis-moi. L’utilité
de ce conseil est ainsi montrée. Premièrement, par l’évidence d’un fait, car
lorsque l’adolescent qui s’était enquis du chemin vers la perfection eut
entendu cela, il se retira, triste. «Et la cause de sa tristesse est donnée,
comme Jérôme le dit dans son commentaire de Matthieu : il avait beaucoup
de richesses, c’est-à-dire d’épines et de mauvaises herbes, qui ont étouffé ce
que le Seigneur semait.» Et Chrysostome, en expliquant le même passage, dit que
«ceux qui ont peu et ceux qui ont beaucoup ne sont pas retenus de la même
manière, car l’accumulation de richesses attise une plus grande flamme et la
convoitise est plus intense». Augustin dit aussi, dans la lettre à Paulinus et
Therasia, que «les biens terrestres sont aimés avec plus d’avarice lorsqu’ils
sont possédés, alors que, désirés, ils sont réfrénés, car d’où vient que ce
jeune homme soit reparti triste, si ce n’est parce qu’il avait de grandes
richesses? En effet, c’est une chose de ne pas vouloir acquérir ce qui manque,
c’en est une autre de se séparer de ce qui est déjà possédé. Dans le premier
cas, ce sont pour ainsi dire des choses extérieures qui sont rejetées; dans le
second cas, ce sont comme des membres qui sont coupés».
Deuxièmement, l’utilité du conseil
mentionné est montrée par les paroles que le Seigneur ajoute : Car un
riche entrera difficilement dans le royaume des cieux (Mt 19, 23).
Car, comme le dit Jérôme, «parce que les richesses déjà possédées sont
difficilement méprisées, il ne dit pas : “Il est impossible à un riche
d’entrer dans le royaume des cieux”, mais : “Il est difficile.” Lorsqu’on
dit difficile, on ne soutient pas une impossibilité, mais on indique la
rareté». Et comme le dit Chrysostome en commentant Matthieu, le Seigneur va plus
loin pour montrer que cela est impossible, lorsqu’il dit : Il est plus
facile à un chameau de passer par le trou d’un aiguille qu’à un riche d’entrer
dans le royaume des cieux. Par ces paroles, comme le dit Augustin dans le
livre Sur des questions à propos de l’évangile, les disciples ont
compris que tous ceux qui convoitent des richesses sont au nombre des riches;
autrement, comme les riches sont peu nombreux en comparaison de la multitude
des pauvres, les disciples n’auraient pas demandé : Qui donc pourra
être sauvé? (Mt 19, 25).
Par ces deux positions du Seigneur, il est
clairement montré que ceux qui possèdent des richesses entrent difficilement
dans le royaume des cieux, car, comme le Seigneur lui-même le dit ailleurs, les
soucis de ce monde et la tromperie des richesses étouffent la parole de Dieu,
et elle ne porte pas de fruit (Mt 13, 22). Mais il est impossible
d’entrer dans le royaume des cieux pour ceux qui aiment les richesses de
manière désordonnée, encore bien plus que, à la lettre, pour un chameau de
passer par le trou d’une aiguille. En effet, ceci est impossible parce que
contraire à la nature, mais cela, parce que cela s’oppose à la justice divine,
qui est plus puissante que toute nature créée.
La raison du conseil divin apparaît donc
ainsi clairement. En effet, le conseil est donné à propos de ce qui est plus
utile, selon ce que dit l’Apôtre en 2 Co 8, 10 : À ce sujet,
je donne un conseil, car cela est utile. Or, pour obtenir la vie éternelle,
il est plus utile de rejeter les richesses que de les posséder, car ceux qui
possèdent des richesses entrent difficilement dans le royaume des cieux parce
qu’il est difficile que le cœur (affectus) ne soit pas attaché
aux richesses possédées, ce qui rend déjà impossible d’entrer dans le royaume
des cieux. Le Seigneur a donc donné le conseil salutaire d’abandonner les richesses
parce que cela est plus utile.
Mais on peut objecter à ce qui précède que
Matthieu et Zachée ont possédé des richesses, et qu’ils sont cependant entrés
dans le royaume des cieux. Mais Jérôme dit en répondant à cela : «Il faut
observer qu’au moment où ils [y] sont entrés, ils avaient cessé d’être riches.»
Mais puisque Abraham n’a jamais cessé
d’être riche, bien plutôt, qu’il est mort dans les richesses et qu’à sa mort,
il les a laissées à ses fils, il semble que, selon ce qui a été dit, il n’a pas
été parfait, alors que le Seigneur lui a cependant dit en
Gn 17, 1 : Sois parfait. Cette question serait sans
solution si la perfection de la vie chrétienne consistait dans le rejet même des
richesses : en effet, il en découlerait que celui qui possède des
richesses ne peut être parfait.
Mais si les paroles du Seigneur sont
examinées attentivement, il n’a pas placé la perfection dans le rejet même des
richesses, mais il montre que cela est comme un chemin vers la perfection,
comme le montre sa manière même de parler lorsqu’il dit : Si tu veux
être parfait, va, vends tout ce que tu possèdes, et donne-le aux pauvres, puis
suis-moi, comme si la perfection consistait dans le fait de suivre le Christ,
alors que le rejet des richesses est un chemin vers la perfection. Aussi Jérôme
dit-il en commentant Matthieu : «Parce qu’il ne suffit de seulement
abandonner [ses richesses], Pierre ajoute ce qui est parfait : Et nous
t’avons suivi.» Origène aussi, au même endroit, dit que ce qui est
dit : Si tu veux être parfait, etc., ne veut pas dire «qu’au moment
même où il a donné ses biens aux pauvres, il devient entièrement parfait; mais,
à partir de ce jour, la contemplation de Dieu commencera à le mener vers toutes
les vertus».
Il peut donc arriver que quelqu’un qui
possède des richesses ait la perfection en étant pleinement attaché à Dieu par
la charité : de cette manière, Abraham, tout en possédant des richesses,
fut parfait, non pas en ayant l’esprit empêtré dans les richesses, mais en
étant pleinement uni à Dieu. C’est ce que signifient les paroles du Seigneur
qui lui dit : Marche devant moi et sois parfait, comme s’il
montrait que sa perfection consistait dans le fait qu’il marche devant Dieu, en
l’aimant parfaitement jusqu’au mépris de lui-même et de tout ce qui lui
appartenait, ce qu’il a surtout montré dans l’immolation de son fils. Aussi lui
fut-il dit : Parce que tu as fait cela et que tu n’as pas épargné ton
fils à cause de moi, je te bénirai, Gn 27, 16.
Mais si quelqu’un voulait soutenir, à
partir de cela, que le conseil du Seigneur à propos du rejet des richesses est
inutile, parce que Abraham fut parfait tout en possédant des richesses, la
réponse à cela ressort déjà clairement de ce qui a déjà été dit. En effet, le
Seigneur n’a pas donné ce conseil parce que les riches ne peuvent pas être
parfaits ou ne peuvent pas entrer dans le royaume des cieux, mais parce qu’ils
ne le peuvent pas facilement. La vertu d’Abraham fut donc grande, lui qui eut
un esprit libre par rapport aux richesses, alors même qu’il possédait des
richesses, comme grande fut la puissance de Samson qui, sans armes, abattit
beaucoup d’ennemis avec la seule mâchoire d’âne (Jdt 15, 15). Toutefois,
ce n’est pas inutilement qu’il est conseillé au soldat qui va au combat de
prendre des armes pour vaincre les ennemis. Ce n’est donc pas inutilement
qu’est donné à ceux qui désirent la perfection le conseil d’abandonner leurs
richesses, sous prétexte qu'Abraham a pu être parfait, car les exploits ne
tirent pas à conséquence, puisque les faibles peuvent plutôt les admirer et les
louer que les imiter.
Aussi est-il dit en
Si 31, 8 : Bienheureux le riche qui s’est trouvé sans tache
et qui n’a pas couru après l’or, et n’a pas mis son espérance dans l’argent et
dans les trésors. Le riche qui n’est pas entaché par le péché du fait de
l’amour des richesses, qui ne court pas après l’or en le convoitant, ni ne
s’élève au-dessus des autres par l’orgueil en mettant sa confiance dans les
richesses, se montre être d’une grande vertu et attaché à Dieu par une parfaite
charité. Ainsi l’Apôtre dit-il en 1 Tm 6, 17 : Aux
riches de ce monde, ordonne de ne pas se montrer altiers et de ne pas mettre
leur espérance dans l’incertitude des richesses. Mais plus la béatitude et
la vertu d’un riche qui est dans cette situation sont grandes, plus petit est
le nombre de tels riches. Aussi poursuit-on : Qui est celui-là, et nous
le louerons? Il a fait des choses étonnantes durant sa vie (Si 31, 9).
En effet, il fait des choses étonnantes celui qui, vivant dans les richesses,
n’applique pas son cœur aux richesses abondantes, et s’il en est un, il montre
sans aucun doute qu’il est parfait. On poursuit donc : Qui a été ainsi
mis à l’épreuve, à savoir, par le fait de posséder sans tache des
richesses, et a été trouvé parfait? (Si 31, 10), comme s’il
disait : «Il est rare»; et cela lui vaudra une gloire éternelle. Ce
qui est en accord avec les paroles du Seigneur qui dit qu’un riche entrera
difficilement dans le royaume des cieux (Mt 19, 23).
Tel est donc le premier chemin pour
parvenir à la perfection : s’adonner à la pauvreté en s’efforçant de
suivre le Christ, après avoir abandonné ses richesses.
Afin de montrer avec plus de justesse le
deuxième chemin vers la perfection, nous devons accueillir la parole
d’Augustin, qui dit dans Sur la Trinité, XII : «On s’attache d’autant plus à Dieu qu’on aime
moins ce qui est personnel.» Il faut donc porter attention
à l’ordre de ce par quoi on parvient à la parfaite union à Dieu selon l’ordre
des biens propres que l’homme méprise à cause de Dieu. En effet, se présentent
d’abord [les biens] qui nous sont moins unis; ainsi, en premier lieu, se
présente à ceux qui tendent à la perfection l’abandon des biens extérieurs, qui
sont séparés de notre nature.
Mais, après ceux-ci, se présente l’abandon
de ce qui nous est uni par une communion de nature et par les exigences d’une
certaine affinité. Aussi le Seigneur dit-il, en Lc 14, 26 : Si
quelqu’un vient à moi et ne hait pas son père, sa mère, son épouse, ses
enfants, ses frères et ses sœurs, il ne peut pas être mon disciple. «Mais
on peut se demander, comme le dit Grégoire, comment il nous est ordonné de haïr
nos parents et nos amis charnels, alors qu’il nous est ordonné d’aimer nos
ennemis. Mais si nous évaluons avec soin la force du commandement, nous pouvons
faire les deux avec discernement : en effet, celui-là est aimé avec haine
qui, sage selon la chair, n’est pas écouté lorsqu’il nous propose des choses
mauvaises. Ainsi devons-nous montrer à nos proches le discernement de la haine,
de sorte que nous aimions en eux ce qu’ils sont, et que nous haïssions
l’obstacle qu’ils constituent sur le chemin vers Dieu. En effet, quiconque
convoite déjà les réalités éternelles, doit agir en écartant son père, sa mère,
son épouse, ses enfants, ses parents et lui-même s’ils s’opposent à la cause de
Dieu, de sorte qu’il connaisse Dieu avec d’autant plus de vérité qu’il ne
connaît personne lorsqu’Il est en cause. Car il est clair que les affections
charnelles atteignent fortement l’orientation de l’esprit et en émoussent le
fil.»
Or, parmi les différents liens de parenté
avec les proches, l’esprit humain est rendu captif surtout par l’affection
conjugale, pour autant, comme il est dit en Gn 2, 24 par la bouche du
premier parent, que l’homme laissera son père et sa mère, et s’attachera à
sa femme. C’est pourquoi, pour ceux qui tendent à la perfection, le lien
conjugal surtout doit être évité, parce que, par celui-ci surtout, l’homme est
impliqué dans les soucis du siècle. Et l’Apôtre donne cette raison pour le
conseil qu’il avait donné à propos de l’observance de la continence, lorsqu’il
dit en 1 Co 7, 32‑33 : Celui qui n’a pas d’épouse
se préoccupe de ce qui concerne le Seigneur, comment il plaira à Dieu; mais
celui qui a une épouse est préoccupé par ce qui concerne le monde. Afin donc que l’homme soit plus
librement à la disposition de Dieu et s’attache à lui plus parfaitement, le
deuxième chemin vers la perfection est l’observance perpétuelle de la chasteté.
Mais ce bien de la continence comporte un
autre avantage pour l’atteinte de la perfection. En effet, l’esprit de l’homme
est empêché d’être librement à la disposition de Dieu, non seulement par
l’amour des réalités extérieures, mais bien davantage sous la poussée des
passions intérieures. Parmi toutes les passions intérieures, la convoitise de
la chair et l’exercice de la sexualité surtout absorbent la raison. Aussi
Augustin dit-il dans les Soliloques, I : «J’estime que rien ne fait
tomber aussi bas un esprit viril que les charmes d’une femme, ainsi que le
contact des corps sans lequel on ne peut avoir une épouse.» C’est pourquoi le
chemin de la continence est au plus haut point nécessaire pour atteindre la
perfection. C’est ce chemin que l’Apôtre conseille en
1 Co 7, 25 : Au sujet des vierges, je n’ai pas de
commandement du Seigneur; mais je donne un conseil par compassion en homme
digne de confiance.
L’utilité de ce chemin est aussi montrée en
Mt 19, 10, où, après que les disciples eurent dit : S’il en
est ainsi de la condition de l’homme qui a une épouse, il ne convient pas de se
marier! le Seigneur répond : Tous ne comprennent pas cette parole,
mais ceux à qui cela a été donné. Par cela, il montre la difficulté de ce
chemin, que la vertu commune des hommes est insuffisante pour le suivre, et
qu’on n’y parvient que par un don de Dieu. Aussi est-il dit en
Sg 8, 21 : J’ai appris que je ne puis être continent que si
Dieu me l’accorde; et cela même était la plus grande sagesse, de savoir de qui
venait ce don. Ce que dit l’Apôtre en 1 Co 7, 7 est en accord
avec cela : Je veux que tous les hommes soient comme moi, qui
observe la continence, mais chacun reçoit de Dieu son propre don, celui-ci
d’une manière, celui-là d’une autre. En cet endroit, le bien de la
continence est explicitement attribué à un don de Dieu.
Cependant, pour qu’on ne néglige pas de
tenter d’obtenir ce don selon ses propres forces, le Seigneur y exhorte par la
suite. Premièrement, par un exemple, lorsqu’il dit : Il y a des
eunuques qui se sont castrés eux-mêmes (Mt 19, 13), non
pas en se coupant les membres, comme le dit Chrysostome, mais en supprimant les
mauvaises pensées. Ensuite, [le Seigneur] y invite en proposant une récompense
lorsqu’il ajoute : En vue du royaume des cieux, car il est dit en
Sg 4, 2 : La génération chaste triomphe avec une couronne
perpétuelle, en remportant le prix de combats sans tache. Enfin, il exhorte
par la parole, lorsqu’il dit : Que celui qui peut comprendre comprenne!
Comme le dit Jérôme : «C’est la voix du Seigneur qui exhorte et qui
pousse ses soldats à l’obtention de la récompense de la chasteté, comme si
celui qui pouvait combattre devait combattre, l’emporter et triompher.»
Mais si quelqu’un soulève l’objection à
propos d’Abraham qui a été parfait, et des autres justes anciens qui ne
s’abstenaient pas du mariage, la réponse vient clairement de ce que dit Augustin
dans le livre Sur le bien conjugal : «Ce n’est pas la continence du
corps, mais celle de l’esprit qui est vertu. Or les vertus de l’esprit se
manifestent parfois par les actes, et parfois elles sont des dispositions
cachées… À ce propos, de même que le mérite de Pierre, qui a souffert, est égal
à celui de Jean, qui n’a pas souffert, de même le mérite de la continence chez
Jean, qui n’a connu aucun mariage, est-il égal à celui d’Abraham qui a engendré
des fils. Car le célibat de celui-là et le mariage de celui-ci ont combattu
pour le Christ selon l’échelonnement des temps.» Que le fidèle continent dise
donc : «Je ne suis pas meilleur qu’Abraham; mais la chasteté du célibat
est meilleure que la chasteté du mariage. Abraham a possédé l’une en acte, et
les deux par sa disposition, car il vécu conjugalement d’une manière chaste. Il
pouvait être chaste sans mariage, mais cela n’était pas opportun à ce moment-là.
Mais moi, plus facilement, je ne fais pas usage du mariage dont Abraham a fait
usage. Puissé-je faire usage du mariage comme Abraham en a usé! Et ainsi, je
suis meilleur que ceux qui, par l’incontinence de l’esprit, ne peuvent pas ce
que je peux, mais non que ceux qui, en raison de la différence des temps, n’ont
pas fait ce que je fais. En effet, ce que je fais maintenant, ceux-ci
l’auraient mieux fait, s’il avait fallu le faire alors; mais ce qu’ils ont
fait, je ne le ferais pas, même s’il fallait le faire maintenant.»
Cette réponse d’Augustin est en accord avec
ce qui a été dit plus haut à propos de l’observance de la pauvreté. Il avait
une telle vertu de perfection dans l’esprit que son esprit ne renonçait pas à
l’amour parfait de Dieu, ni en raison de la possession de biens temporels, ni
en raison de l’usage du mariage. Cependant, si quelqu’un qui n’a pas la même
puissance d’esprit s’efforçait de parvenir à la perfection avec la possession
de richesses et l’usage du mariage, il serait convaincu de se tromper par
présomption en faisant peu de cas des conseils du Seigneur.
Parce qu’il est si difficile de marcher sur
le chemin de la continence que, selon la parole du Seigneur, tous ne
comprennent pas cela, mais qu’on l’obtient par un don de Dieu, il faut donc que
ceux qui veulent marcher sur ce chemin se comportent de manière à éviter ce par
quoi ils pourraient être empêchés de faire ce voyage. Or, il apparaît qu’il
existe un triple empêchement à la continence : le premier, de la part du
corps; le deuxième, de la part de l’âme; le troisième, de la part des personnes
ou des choses extérieures.
De la part de son propre corps assurément,
parce que, comme le dit l’Apôtre en Ga 5, 17, la chair convoite
contre l’esprit. Au même endroit (Ga 5, 19), il est dit que les œuvres
de la chair sont la fornication, l’impureté, la débauche et les autres
choses de ce genre. Or, cette convoitise de la chair est la loi dont il dit en
Rm 7, 23 : Je vois dans mes membres une autre loi qui
s’oppose à la loi de mon esprit. Ainsi, plus la chair est entretenue par
l’abondance de la nourriture et la volupté des plaisirs, plus cette convoitise
augmente. Aussi Jérôme dit-il : «Le ventre qui brûle d’ivrognerie se répand
aussitôt en débauche.» Et Pr 20, 1 : Le vin est source de
luxure. Et en Jb 40, 16, il est dit que Béhémoth, par qui est
signifié le Diable, dort à l’ombre, caché par le roseau, dans les endroits humides.
En expliquant cela, Grégoire dit, dans Morales, XXXIII : «Les
endroits humides sont les actions voluptueuses. Car le pied n’hésite pas sur un
sol sec, mais, enfoncé dans les endroits glissants, c’est à peine s’il tient.
Ce sont donc sur des endroits glissants qu’avancent sur le chemin de la vie
présente ceux qui ne peuvent s’en tenir à la justice de ce qui est bien.»
Il faut donc que ceux qui empruntent le
chemin de la continence châtient leur propre chair en supprimant les plaisirs,
par des veilles, des jeûnes et des exercices de ce genre. L’Apôtre nous en
donne l’exemple lorsqu’il dit en 1 Co 9, 25 : Tout
athlète se prive de tout. Et peu après (1 Co 9, 27), il
ajoute : Je châtie mon corps et le ramène en esclavage afin qu’après
avoir prêché aux autres, je ne sois moi-même disqualifié. Et ce qu’il a
fait en actes, il l’a enseigné en paroles. En effet, il dit en
Rm 13, 13‑14, après avoir dit : Pas de coucheries ni de
débauche : Et ne vous souciez pas de la chair pour en satisfaire
les désirs. Or, il dit à juste titre : les désirs, c’est-à-dire
la volupté, car il faut s’occuper de la chair pour ce concerne les besoins de
la nature. Aussi le même Apôtre dit-il en Ep 5, 29 : Personne
n’a jamais haï sa propre chair, mais il la nourrit et en prend soin.
De la part de l’âme, la volonté de
continence est empêchée lorsqu’on s’arrête aux pensées lascives. Aussi le
Seigneur dit-il par le prophète, Is 1, 16 : Écartez de mes
yeux le mal de vos pensées. En effet, les pensées mauvaises conduisent la
plupart du temps à faire le mal. Ainsi est-il dit en Mi 2, 1 : Malheur
à vous qui entretenez des pensées nuisibles, et on ajoute aussitôt : Et qui faites le mal sur vos
couches!
Cependant, parmi toutes les pensées
mauvaises, les pensées portant sur les plaisirs de la chair sont celles qui
incitent davantage à pécher. Une double raison peut en être donnée selon
l’enseignement des philosophes. L’une, qu’un tel plaisir étant connaturel à
l’homme et entretenu depuis le jeune âge, le désir est facilement porté vers
lui lorsque la pensée le propose. Aussi le Philosophe dit-il dans Éthique, II,
que nous ne pouvons pas facilement juger du plaisir sans l’éprouver. La seconde
raison est que, comme [le Philosophe] le dit dans Éthique, III, les
réalités délectables sont davantage objets de la volonté sous une forme
particulière que sous une forme universelle. Or, il est clair qu’en nous
arrêtant par la pensée, nous descendons vers des réalités particulières; aussi
le désir intense est-il davantage provoqué par une pensée qui dure longtemps.
Pour cette raison, l’Apôtre dit en 1 Co 6, 18 : Fuyez la
fornication, car, comme le dit la Glose au même endroit, «dans le cas des
autres vices, on peut s’attendre à un combat; mais fuyez celle-ci, ne vous en
approchez pas, car on ne peut mieux vaincre autrement».
Contre cet empêchement à la continence, on
trouve donc plusieurs remèdes. Le premier et le principal est que l’esprit soit
occupé à la contemplation des choses divines et à la prière. Aussi l’Apôtre
dit-il en Ep 5, 18‑19 : Ne vous enivrez pas avec du
vin, où se trouve la luxure; mais remplissez-vous de l’Esprit Saint, en vous
entretenant par des psaumes, des hymnes et des cantiques spirituels, ce qui
semble se rapporter à la prière. Pour cette raison, le Seigneur dit par le
prophète, Is 48, 9 : Je t’entraverai afin que tu ne meures
pas. En effet, la louange divine est comme un frein qui empêche de mourir
par le péché.
Le deuxième remède est l’étude des
Écritures, selon ce que dit Jérôme au moine Rusticus : «Aime l’étude des
Écritures, et tu n’aimeras pas les vices de la chair.» Aussi, après avoir dit à
Timothée, 1 Tm 4, 12 : Sois un exemple pour les croyants
par la parole, le comportement, la charité, la foi et la chasteté, l’Apôtre ajoute-t-il aussitôt : Jusqu’à
ce que je vienne, adonne-toi à la lecture.
Le troisième remède consiste à occuper
l’esprit par toutes sortes de pensées bonnes. Aussi Chrysostome dit-il, dans
son commentaire de Matthieu, que «la suppression d’un membre ne réprime par
autant les tentations et n’impose pas la tranquillité autant qu’un frein mis
aux pensées». Ainsi l’Apôtre dit-il en Ph 4, 8 : Au surplus,
frères, tout ce qui est vrai, tout ce qui est chaste, tout ce qui est saint,
tout ce qui est aimable, tout ce qui donne bonne réputation, tout ce qu’on
enseigne de bon et de louable, voilà ce que vous devez penser.
Le quatrième remède consiste à ce que
l’homme, s’arrachant à l’oisiveté, s’adonne aux travaux manuels. En effet, il
est dit en Si 33, 29 : L’oisiveté a enseigné bien du mal. En
particulier, l’oisiveté est un stimulant pour les vices de la chair. Ainsi
est-il dit en Ez 16, 49 : Telle a été l’iniquité de Sodome,
ta sœur : orgueil, rassasiement et abondance de pain, et oisiveté. C’est
pourquoi Jérôme dit, en écrivant au moine Rusticus : «Adonne-toi à un
travail, de sorte que le Diable te trouve toujours occupé.»
Un cinquième remède est aussi apporté à la
convoitise de la chair par certains troubles de l’esprit. Ainsi Jérôme
rapporte-t-il dans la même lettre, que, dans un monastère, «un adolescent ne
pouvait éteindre la flamme de la chair par aucun travail, si grand soit-il.
Alors qu’il déclinait, l’abbé du monastère le sauva par cette astuce. Après
avoir imposé à quelqu’un de sérieux de poursuivre l’homme par des altercations
et des insultes, et après que celui-ci fut venu se plaindre du mauvais
traitement reçu, les témoins appelés parlaient en faveur de celui qui avait
commis l’outrage. Seul l’abbé du monastère prenait la défense [du jeune homme]
afin que le frère ne soit pas écrasé par une trop grande tristesse. Une année
se passa ainsi. À la fin de celle-ci, l’adolescent, interrogé à propos des
pensées qu’il avait précédemment, répondit : “Père, on ne me laisse pas
vivre, et j’aurais le goût de forniquer?”».
De la part des réalités extérieures, le
propos de continence est empêché par le regard jeté sur les femmes, de
fréquents entretiens avec elles et par leur compagnie. Ainsi est-il dit en
Si 9, 8 : Beaucoup ont été égarés par la beauté d’une femme,
et la convoitise y prend feu. Par la suite, on ajoute : Sa
conversation enflamme comme un feu. C’est pourquoi il faut opposer à cela
le remède qui est indiqué à cet endroit : Ne regarde pas une
courtisane, de crainte de tomber dans ses pièges; ne t’assois pas avec une danseuse
et ne l’écoute pas, de crainte d’être pris à ses artifices (Si 9, 4‑5).
Et il est dit en Si 42, 12‑13 : Devant qui que ce soit,
ne t’arrête pas à la beauté, et ne t’assieds pas avec les femmes; car du
vêtement sort la teigne, et de la femme l’iniquité de l’homme. Aussi Jérôme
dit-il, en écrivant contre Vigilantius, que «le moine qui connaît sa faiblesse
et qui porte un vase fragile craint de trébucher, de peur de l’échapper, de le
laisser tomber et de le casser. Aussi évite-t-il de regarder les femmes,
surtout les jeunes, de crainte que le regard d’une prostituée ne se pose sur
lui et qu’une belle apparence ne mène à des embrassades défendues».
Il est ainsi clair, comme le dit l’abbé
Moïse dans les Conférences des pères, que pour préserver la pureté du cœur, «il faut rechercher la solitude,
l’abstinence des jeûnes, les veilles, les travaux corporels, la nudité, la
lecture, et que nous reconnaîtrons que nous devons accueillir les autres
vertus, de sorte que, par elles, nous puissions préparer et maintenir notre
cœur indemne de toutes les passions, en nous efforçant de monter par ces degrés
jusqu’à la perfection de la charité». C’est donc pour cette raison que les
comportement de ce genre ont été établis dans les formes de vie religieuse, non
pas que la perfection consiste principalement en eux, mais parce que, par eux
comme par des instruments, on parvient à la perfection. Aussi est-il dit peu
après, au même endroit : «Ainsi donc, les jeûnes, les veilles, la
méditation des Écritures, la nudité et la privation de tous les biens ne sont pas
la perfection, mais des instruments en vue de la perfection, car la fin de
l’entraînement (disciplina) ne consiste pas en eux, mais on
parvient à la fin grâce à eux.»
Mais si quelqu’un objecte qu’un homme peut
acquérir la perfection sans le jeûne, les veilles et les exercices de ce genre,
surtout qu’il est dit en Mt 11, 19 : Le Fils de l’homme vient
en mangeant et en buvant, et que ses disciples ne jeûnaient pas comme les
disciples de Jean et les Pharisiens, la réponse à cela est donnée dans la
Glose : «Jean ne boit pas de vin et de boisson enivrante parce que c’est
celui qui n’a aucune puissance naturelle qui a besoin d’abstinence. Mais
pourquoi Dieu, qui peut pardonner les péchés, s’écarterait-il des pécheurs qui
mangent, alors qu’il pouvait les rendre plus forts que ceux qui jeûnaient?» Les
disciples du Christ n’avaient donc pas besoin de jeûner, car la présence de
l’époux leur donnait une force plus grande que n’avaient les disciples de Jean
en jeûnant. Aussi le Seigneur dit-il au même endroit : Des jours
viendront où l’époux leur sera enlevé; alors ils jeûneront (Mt 9, 15).
En l’expliquant, Chrysostome dit : «Le jeûne n’est pas triste par nature,
mais pour ceux qui ont une constitution plus faible. Car, pour ceux qui
désirent contempler la sagesse, il est délectable. Parce que les disciples
étaient plus faibles, ce n’était donc pas le temps d’introduire des choses
tristes jusqu’à ce qu’ils deviennent plus forts. Il est montré par cela que ce
qu’on faisait n’était pas le fait de la gourmandise, mais d’un certain aménagement».
Que les exercices de ce genre conviennent
pour éviter les péchés et obtenir la perfection, l’Apôtre le montre
expressément en 2 Co 6, 3‑5, lorsqu’il dit : Nous
ne donnons à personne aucun sujet d’être offensé, pour que notre ministère ne
soit pas décrié. Mais nous nous montrons en tout d’une grande patience dans les
tribulations, les détresses, sous les coups, dans les prisons, dans les
désordres, dans les fatigues, dans les veilles, dans les jeûnes et dans la
chasteté.
Mais, pour atteindre la perfection de la
charité, il n’est pas seulement nécessaire que l’homme écarte les réalités
extérieures, mais aussi qu’il s’abandonne en quelque sorte lui-même. En effet,
Denys dit, dans Les noms divins, IV, que l’amour de Dieu produit l’extase,
c’est-à-dire qu’il place l’homme hors de lui-même, en ne laissant pas l’homme
s’appartenir à lui-même, mais à celui qui est aimé. L’exemple en a été donné en
lui-même par Paul, qui dit, en Ga 2, 20 : Je vis, mais ce
n’est pas moi qui vis : c’est plutôt le Christ qui vit en moi, comme
s’il estimait que ce n’était pas sa propre vie, mais celle du Christ, car, en méprisant
ce qui lui appartenait, il s’attachait totalement au Christ.
Il montre aussi que cela s’est accompli
chez certains, lorsqu’il dit en Col 3, 3 : Vous êtes morts,
et votre vie est cachée avec le Christ en Dieu. Il en exhorte aussi
d’autres à parvenir à cela, lorsqu’il dit en 2 Co 5, 15 : Le
Christ est mort pour tous, afin que ceux qui vivent ne vivent plus pour
eux-mêmes, mais pour celui qui est mort pour eux. C’est pourquoi, après
avoir dit, comme on le lit en Lc 14, 26 : Si quelqu’un vient
à moi et ne hait pas son père, sa mère, son épouse, ses enfants et ses frères
et sœurs, il poursuit, comme s’il ajoutait quelque chose de plus
grand : Et jusqu’à sa propre vie, il ne peut être mon disciple. Le
Seigneur enseigne aussi la même chose en Mt 16, 24 : Si quelqu’un
veut venir à ma suite, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il
me suive.
Or, l’observance de cette abnégation
salutaire et de cette haine par charité est en partie nécessaire au salut et
commune à tous ceux qui sont sauvés, et elle est en partie en rapport avec un
supplément de la perfection. En effet, comme il ressort de l’autorité de Denys
qui a été rappelée, cela fait partie de l’amour de Dieu que celui qui aime ne
continue pas de s’appartenir à lui-même, mais d’appartenir à celui qui est
aimé. Selon le degré de l’amour de Dieu, il est donc nécessaire de faire une
distinction dans la haine et l’abnégation mentionnées.
Il est nécessaire au salut que l’homme aime
Dieu de telle sorte qu’il mette la fin de son intention en lui et n’accepte
rien qui soit contraire à l’amour de Dieu. En conséquence, la haine et
l’abnégation de soi-même sont nécessaires au salut, lorsque, comme le dit Grégoire
dans une homélie, «nous évitons ce que nous avons été dans un lointain passé,
et nous efforçons d’être ce à quoi nous sommes appelés après avoir été
renouvelés. Et ainsi, nous nous abandonnons et nous renonçons à nous-mêmes». Et
comme il le dit dans une autre homélie : «Nous haïssons correctement notre
âme lorsque nous ne cédons pas à ses désirs charnels, lorsque nous brisons son
appétit et résistons à ses plaisirs.»
Mais il relève aussi de la perfection que
l’homme, parce qu’il a en vue l’amour de Dieu, s’éloigne même de ce qu’il
pourrait légitimement posséder, afin de s’adonner plus librement à Dieu. Selon
ce mode, il découle donc que la haine et l’abnégation de soi relèvent de la
perfection.
Aussi, il apparaît dans la manière même de
parler que ces choses ont été proposées par le Seigneur comme si elles
relevaient de la perfection. En effet, comme il dit en
Mt 19, 21 : Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu
possèdes, sans en imposer la nécessité, mais en le laissant à la volonté,
de même il dit : Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il renonce à
lui-même! (Mt 16, 24). En l’expliquant, Chrysostome dit :
«Il ne propose pas une parole contraignante. En effet, il ne dit pas : Que
vous le vouliez ou ne le vouliez pas, il faut que vous supportiez cela.» De même, après avoir dit : Si
quelqu’un vient à ma suite, et ne hait pas son père, etc., il ajoute par la
suite : En effet, qui parmi vous, voulant construire une tour, n’évalue
pas les dépenses qui sont nécessaires afin de voir s’il a ce qu’il faut pour le
mener à terme? (Lc 14, 26‑28). En l’expliquant, Grégoire
dit dans une homélie : «Parce que des commandements sublimes sont donnés,
la comparaison de la construction de quelque chose d’élevé est aussitôt
ajoutée.» Et peu après, il dit : «Cet homme riche ne pouvait pas faire
face à ces dépenses, lui qui, après avoir entendu les commandements portant sur
l’abandon, s’est en allé triste.» Il ressort clairement de cela que cela se
rapporte d’une certaine manière à un conseil en vue de la perfection.
Or, les martyrs ont très parfaitement
accompli ce conseil, eux dont Augustin dit dans son sermon sur les martyrs, que
«personne ne dépense s’il ne se dépense pas lui-même». Les martyrs sont donc
ceux qui, d’une certaine manière, ont haï la vie présente à cause du Christ en
renonçant à eux-mêmes, car, comme le dit Chrysostome dans son commentaire de
Matthieu, «celui qui renonce à un autre, un frère, un familier ou n’importe
qui, et, le voyant flagellé et souffrant toutes sortes de choses, ne vient pas
à son aide, veut que, de la même façon, nous ne connaissions pas notre corps,
de sorte que si on le flagelle ou qu’on lui fait toutes sortes de choses, nous
n’épargnions pas notre corps. Et afin que tu ne penses pas qu’il faut renoncer
à soi-même en supportant seulement les paroles et les outrages, il montre qu’il
faut renoncer à soi-même jusqu’à la mort la plus ignominieuse, celle de la
croix». Ainsi vient : Et qu’il prenne sa croix (Mt 16, 24).
Nous avons donc dit que cela est le plus
parfait parce que les martyrs en ont le mépris à cause de Dieu, à savoir, de
leur propre vie, en vue de laquelle toutes les chose temporelles sont recherchées,
et dont la conservation, même lorsque tout le reste a été perdu, est préférée à
tout le reste. En effet, l’homme préfère perdre ses richesses et ses amis, et
même succomber à la maladie corporelle et être réduit en esclavage, que d’être
privé de la vie. C’est ainsi que cette faveur est accordée aux vaincus par les
vainqueurs, qu’en épargnant leur vie, ils les gardent en esclavage. Aussi Satan
dit-il au Seigneur, comme on le lit en Jb 2, 4 : Peau pour
peau! Tout ce que l’homme possède, il le donnera en échange de son âme, c’est-à-dire
pour conserver la vie corporelle.
Entre autres choses, plus on aime
naturellement quelque chose, plus il est parfait de le mépriser pour le Christ.
Or, rien n’est plus aimable à l’homme que la liberté de sa volonté propre. En
effet, par elle, l’homme est aussi maître des autres, par elle, il peut faire
usage et jouir des autres choses, par elle, il maîtrise ses actes. Ainsi, de la
même manière qu’un homme, en abandonnant ses richesses et les personnes qui lui
sont unies, y renonce, de la même manière, en abandonnant l’arbitre de sa
propre volonté, par lequel il est maître de lui-même, il se trouve à renoncer à
lui-même. Et, par une inclination naturelle, il n’y a rien que l’homme fuit
autant que la servitude. Aussi l’homme ne pourrait-il rien dépenser de plus
pour un autre, après s’être livré lui-même à la mort pour lui, que de se placer
sous le joug de son service. Comme le disait le jeune Tobie à l’ange, en
Tb 9, 2 : Si je deviens ton esclave, je ne serai pas digne
que tu t’occupes de moi.
Or, certains s’enlèvent pour Dieu la
liberté d’une telle volonté d’une manière particulière, lorsqu’ils émettent un
vœu particulier de faire ou de ne pas faire quelque chose. En effet, une
certaine contrainte est imposée à celui qui fait un vœu, de sorte que ce qui
lui était permis auparavant ne lui est plus permis, mais qu’il est lié par une
certaine contrainte à accomplir ce qu’il a voué. Ainsi est-il dit dans un
psaume : J’accomplirai les vœux que mes lèvres ont précisés (Ps
65[66], 13). Et il est dit en Qo 5, 3 : Si tu as fait un
vœu à Dieu, ne tarde pas à l’accomplir. En effet, l’infidèle lui déplaît, ainsi
que la promesse insensée.
Mais certains renoncent totalement à la
liberté de leur propre volonté en se soumettant eux-mêmes à d’autres pour Dieu
par le vœu d’obéissance. À coup sûr, nous avons dans le Christ le principal
exemple d’une telle obéissance, lui dont l’Apôtre dit en
Rm 4, 19 : Comme par la désobéissance d’un seul beaucoup sont
devenus pécheurs, de même par l’obéissance d’un seul homme beaucoup seront
justifiés. L’Apôtre met cette obéissance en évidence lorsqu’il dit en
Ph 2, 8 : Il s’est humilié lui-même, en se faisant obéissant
jusqu’à la mort.
Or,
cette obéissance consiste dans le renoncement à sa propre volonté. C’est ainsi
que lui-même disait, Mt 26, 39 : Père, si cela est possible,
que ce calice s’éloigne de moi. Mais qu’il advienne, non pas ce que je veux,
mais ce que tu veux. Et il dit en Jn 6, 38 : Je suis
descendu du ciel, non pas pour faire ma volonté, mais la volonté de celui qui
m’a envoyé, par quoi il nous donne l’exemple que, de même qu’il renonce à
sa volonté humaine en la soumettant à la volonté divine, de même nous devons soumettre
totalement notre volonté à Dieu et aux hommes qui sont placés au-dessus de nous
comme des ministres de Dieu. Aussi l’Apôtre dit-il en
He 13, 17 : Obéissez à ceux qui vous dirigent et soyez-leur
soumis.
Or, selon les trois chemins vers la
perfection qui ont été indiqués, se retrouve dans les formes de vie religieuse
un triple vœu commun : le vœu de pauvreté, de continence et d’obéissance
jusqu’à la mort. Selon le vœu de pauvreté, les religieux empruntent le premier
chemin vers la perfection en renonçant à toute propriété; par le vœu de continence,
ils empruntent le deuxième chemin de la continence en renonçant perpétuellement
au mariage; par le vœu d’obéissance, ils empruntent manifestement le troisième
chemin en renonçant à leur propre volonté.
Ce triple vœu est aussi convenablement
adapté à la vie religieuse. Car, comme le dit Augustin dans La cité de Dieu,
X, «le mot religion ne semble pas signifier n’importe quel culte, mais le
culte de Dieu». Ainsi Tullius [Cicéron] dit-il, dans la Rhétorique, que
la religion est «celle qui présente à une nature supérieure, qu’on appelle
Dieu, un culte et une vénération». Or, le culte dû à Dieu seul se manifeste
dans l’offrande d’un sacrifice. On offre ainsi à Dieu le sacrifice de choses
extérieures lorsqu’on les distribue à cause de Dieu, selon ce que dit
He 13, 16 : N’oubliez pas la bienfaisance et la mise en
commun, car ce sont de tels sacrifices que Dieu mérite. Le sacrifice de son
propre corps est aussi offert à Dieu lorsque ceux qui appartiennent au Christ
crucifient leur chair avec ses vices et ses convoitises, comme le dit l’Apôtre
en Ga 5, 24. Aussi dit-il lui-même en Rm 12, 1 : Offrez
vos corps en sacrifice vivant, saint, agréable à Dieu. Il existe aussi un
troisième sacrifice très agréable à Dieu, lorsque quelqu’un offre à Dieu son
propre esprit, selon ce que dit le psaume : Un esprit affligé est un
sacrifice pour Dieu (Ps 50[51], 19).
Mais il faut savoir, comme le dit Grégoire
dans son commentaire d’Ézéchiel, que «la différence entre un sacrifice et un
holocauste consiste en ce que tout holocauste est un sacrifice, mais que tout
sacrifice n’est pas un holocauste. Car, dans un sacrifice, on avait coutume
d’offrir une partie d’un animal, mais, dans un holocauste, tout l’animal. Lors
donc que quelqu’un voue à Dieu quelque chose et ne lui voue pas autre chose, il
s’agit d’un sacrifice; mais lorsqu’il voue au Dieu tout-puissant tout ce qu’il
a, tout ce qu’il vit, tout ce qu’il pense, il s’agit d’un holocauste». À coup
sûr, c’est ce qui est accompli par les trois vœux mentionnés. Ainsi, il est
clair que ceux qui émettent de tels vœux à Dieu sont appelés religieux par
antonomase, en raison de l’excellence de l’holocauste.
Or, selon le commandement de la loi, il
faut satisfaire pour ses péchés en offrant un sacrifice, comme il est
expressément ordonné dans Lv 4‑6. Aussi, dans le psaume, après avoir
dit : Ce que vous dites dans vos cœurs et regrettez sur votre couche, il
ajoute immédiatement à propos de la satisfaction : Offrez un sacrifice
de justice (Ps 4, 5‑6), «c’est-à-dire, accomplissez des
actions justes après le regret de la pénitence», comme l’explique la Glose. De
même donc que l’holocauste est un sacrifice parfait, de même l’homme satisfait
au regard de Dieu par les vœux mentionnés, lui à qui un holocauste est offert
de ses biens propres, de son propre corps et de son propre esprit.
Il est ainsi clair que l’état de la vie
religieuse englobe non seulement la perfection de la charité, mais aussi la
perfection de la pénitence, pour autant qu’il n’existe pas de péché assez grave
pour que l’entrée en religion puisse être imposée à un homme à titre de satisfaction,
comme si l’état de la vie religieuse dépassait toute satisfaction. Comme on le
lit dans le Décret, XXXIII, q. 2, c. 8, Admonet, il est
conseillé à Astulphe, qui avait tué son épouse, d’entrer au monastère comme
s’il s’agissait de quelque chose de meilleur et de plus léger; autrement, on
lui impose la pénitence la plus dure.
Parmi ces trois [vœux] dont nous disons
qu’ils appartiennent à l’état religieux, le principal est le vœu d’obéissance.
Cela apparaît de multiples façons. Premièrement, parce que, par le vœu
d’obéissance, l’homme offre sa propre volonté à Dieu; mais, par le vœu de
continence, il offre à Dieu le sacrifice de son propre corps et, par le vœu de
pauvreté, [le sacrifice] de choses extérieures. De même que, parmi les biens de
l’homme, le corps est préféré aux choses extérieures et l’âme au corps, de même
le vœu de continence est préféré au vœu de pauvreté, mais le vœu d’obéissance
[est préféré] aux deux autres.
Deuxièmement, parce que, par sa volonté
propre, l’homme fait usage des choses extérieures et de son propre corps. Ainsi
donc, celui qui donne sa volonté semble avoir tout donné. Le vœu d’obéissance
est donc plus universel que celui de continence et de pauvreté et, d’une
certaine façon, inclut les deux autres. De là vient que Samuel préfère
l’obéissance à tous les sacrifices, lorsqu’il dit en
1 Sm 15, 22 : L’obéissance est meilleure que les victimes.
Comme le Diable est envieux de la
perfection humaine, il a suscité divers maîtres séditieux au langage vain, qui
combattraient les chemins de la perfection dont il a été question. En effet, Vigilantius
a combattu le premier chemin de la perfection. En parlant contre lui, Jérôme
dit : «À ce qu’il dit, que ceux qui font usage de leurs biens et en répartissent
peu à peu les fruits agissent mieux, ce n’est pas moi, mais Dieu qui
répond : Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu as, et
donne-le aux pauvres. Puis, viens et suis-moi! (Mt 19, 21). Il
parle à celui qui veut être parfait, qui, avec les apôtres, abandonne père, barque
et filets. Le degré que tu louanges est le deuxième ou le troisième; nous
aussi, nous l’acceptons, à condition de savoir que ce qui est premier doit être
préféré à ce qui est deuxième et troisième.» C’est pourquoi, afin d’écarter
cette erreur, il est dit dans le livre Sur les dogmes ecclésiastiques :
«Il est bon de distribuer ses biens aux pauvres avec mesure; il est meilleur de
les donner d’un coup avec l’intention de suivre le Seigneur, et, une fois
délivré, d’être dans le besoin avec le Christ.»
Jovinien a combattu le deuxième chemin vers
la perfection en faisant équivaloir le mariage à la virginité. Jérôme réfute de
manière très claire son erreur dans le livre qu’il a écrit contre lui. Augustin
aussi parle de cette erreur dans son livre Rétractations, en
disant : «L’hérésie de Jovinien, qui fait équivaloir le mérite des vierges
à la chasteté conjugale, s’était tellement répandue à Rome qu’on rapporte que
même des moniales, dont on n’avait jamais soupçonné l’impudicité auparavant,
sont tombées dans le mariage. La sainte Église a résisté à ce monstre avec la
plus grande fidélité et la plus grande force par tous les moyens.» Aussi est-il
dit dans le livre Sur les dogmes ecclésiastiques : «Faire
équivaloir le mariage à la virginité consacrée à Dieu, ou croire que n’est en
rien accrû le mérite de ceux qui s’abstiennent de vin ou de viande afin de
châtier leur corps, ne relève pas du Christ, mais de Jovinien.»
Or, on rapporte que le Diable, non content
de ces anciennes embûches, en a incité certains, qui combattent d’une manière
générale le vœu d’obéissance et les autres vœux, à dire qu’il est plus louable
d’accomplir sans vœu ou obéissance les actions des vertus, que si l’homme est
contraint de les accomplir par vœu ou par obéissance. On rapporte que certains
d’entre eux font preuve d’une telle extravagance, qu’ils affirment que le vœu
fait par quelqu’un d’entrer en religion peut être omis sans danger pour le
salut. Mais on rapporte qu’ils appuient cette erreur sur des arguments vains et
sans valeur.
En effet, ils disent qu’une chose est
d’autant plus louable et méritoire qu’elle est plus volontaire. Or, plus
quelque chose est nécessaire, moins cela semble volontaire. Il semble donc plus
louable et méritoire pour quelqu'un d’accomplir les actions des vertus par son
propre arbitre, sans la contrainte d’un vœu ou de l’obéissance, que d’être
forcé de l’accomplir par vœu ou par obéissance.
Pour montrer cela, ils disent aussi que
Prosper dit, dans le livre Sur la vie contemplative, II : «Ainsi
donc, nous devons nous abstenir et jeûner, non en étant soumis à l’obligation
de jeûner, de sorte que nous accomplissions une action volontaire, non par dévotion,
mais malgré nous.»
Ils pourraient aussi faire appel pour le
montrer à ce que l’Apôtre dit en 2 Co 9, 7 : Que chacun
[donne] selon son cœur, et non d’une manière chagrine ou contrainte : car
Dieu aime celui qui donne avec joie.
Il faut donc montrer clairement que ce
qu’ils disent est faux et repousser leurs arguments sans valeur.
Pour montrer la fausseté de cette erreur,
il faut d’abord partir de ce qui est dit dans le psaume : Faites des
vœux, et accomplissez-les pour le Seigneur, votre Dieu (Ps 75[76], 12).
La Glose dit à cet endroit : «Il faut remarquer qu’autres sont les vœux communs
faits à Dieu, c’est-à-dire ceux sans lesquels il n’y a pas de salut, comme le
vœu de la foi dans le baptême et ceux de ce genre, que nous devons accomplir,
même si nous ne les promettons pas. À leur sujet, il est ordonné à tous : Faites
des vœux, et accomplissez-les. Autres sont les vœux particuliers de chacun,
comme la chasteté, la virginité et ceux de ce genre. Il nous invite donc à
faire de tels vœux; il n’ordonne cependant pas de faire de tels vœux, mais
d’accomplir ces vœux. En effet, il est conseillé à la volonté de faire vœu,
mais, après l’expression d’un vœu, son accomplissement est exigé de manière
nécessaire.» Certains vœux relèvent donc d’un commandement, et certains d’un
conseil. Dans les deux cas, on conclut donc nécessairement qu’il est meilleur
d’accomplir le bien en raison d’un vœu que sans vœu.
En effet, il est clair que tous sont
obligés par un commandement de Dieu à ce qui est nécessaire au salut, et on ne
peut estimer qu’un commandement de Dieu a été donné en vain. Or, la fin de tous
les commandements est la charité, comme le dit l’Apôtre en
1 Tm 1, 5. Le commandement d’accomplir quelque chose serait donc
donné pour rien s’il ne relevait pas davantage de la charité de l’accomplir que
de ne pas l’accomplir. Or, un commandement est donné, non seulement de croire
ou de ne pas voler, mais aussi d’en faire le vœu. Croire relève donc d’un vœu, et
s’abstenir de voler [relève aussi] d’un vœu, et les autres choses de ce genre
relèvent davantage de la charité que si elles sont accomplies sans vœu. Or, ce
qui relève davantage de la charité est plus louable et méritoire. Il est donc
plus louable et méritoire d’accomplir quelque chose par vœu que sans vœu.
De plus, un conseil est donné, non
seulement à propos de l’observance de la virginité ou de la chasteté, mais
aussi d’en faire le vœu, comme cela ressort clairement de la glose invoquée.
Or, un conseil n’est donné qu’à propos d’un bien meilleur, comme on l’a dit
plus haut. Il est donc meilleur d’observer la virginité en en faisant le vœu
que sans vœu. Et il en est de même pour les autres choses.
De plus, parmi les autres actions bonnes,
on a coutume de louer l’observance de la virginité, à laquelle le Seigneur
invite en disant en Mt 19, 12 : Que celui qui peut comprendre
comprenne! Or, la virginité elle-même est rendue louable par un vœu. En
effet, Augustin dit dans le livre Sur la virginité : «Ce n’est pas
la virginité pour elle-même qui est honorée, mais parce qu’elle est consacrée à
Dieu, celle que la continence voue et observe par dévotion.» Et plus
loin : «Nous ne vantons pas chez les vierges le fait qu’elles soient vierges,
mais le fait qu’elles soient des vierges consacrées à Dieu par une sainte
continence.» Les autres actions louables sont donc rendues encore bien plus
louables par le fait qu’elles sont consacrées à Dieu.
De même, tout bien fini est meilleur
lorsqu’on y ajoute un autre bien. Or, personne ne peut douter que la promesse
d’un bien soit un bien, car celui qui promet un bien à quelqu’un paraît déjà
lui accorder un bien. De là vient que ceux à qui un bien est promis remercient.
Or, le vœu est une promesse faite à Dieu, comme cela ressort clairement de ce
qui est dit en Qo 5, 3 : Si tu as fait vœu de quelque chose à
Dieu, ne tarde pas à l’accomplir, car une promesse infidèle et insensée lui
déplaît. Il est donc meilleur d’accomplir quelque chose et d’en faire le
vœu, que de simplement l’accomplir sans vœu.
De plus, plus l’on donne à quelqu’un, plus
l’on est en droit d’en attendre quelque chose. Or, celui qui accomplit quelque
chose sans vœu ne donne [à Dieu] que ce qu’il fait pour l’amour qu’il a pour
lui; mais celui qui, non seulement le fait, mais en fait aussi le vœu, ne lui
donne pas seulement ce qu’il fait, mais aussi le pouvoir par lequel il le
fait : en effet, il fait en sorte de ne pas pouvoir ne pas faire ce qu’il
pouvait légitimement ne pas faire auparavant. Celui qui accomplit quelque chose
par vœu a donc plus de mérite auprès de Dieu que celui qui l’accomplit sans
vœu.
De plus, le fait d’être affermi dans le
bien contribue au caractère louable d’une action bonne, de la même manière que
le fait pour la volonté d’être obstinée dans le mal contribue à l’aggravation
de la faute. Or, il est clair que celui qui fait un vœu affermit sa volonté par
rapport à ce dont il fait vœu; ainsi, lorsqu’il accomplit ce dont il avait fait
vœu, son action procède d’une volonté affermie. De même donc que contribue à
l’aggravation d’une faute le fait que quelqu’un accomplisse le mal avec une
ferme intention – c’est ce qu’on appelle pécher par malice ‑, de même le
fait que quelqu’un accomplisse une action bonne par vœu contribue-t-il à
l’accroissement de son mérite.
De même, plus un acte procède d’une vertu
plus élevée, plus il est louable, puisque toute la valeur d’une action vient de
la vertu. Or, il arrive parfois qu’un acte d’une vertu inférieure soit commandé
par une vertu supérieure, par exemple, lorsqu’il accomplit un acte de justice
qui vient de la charité. Il est donc bien meilleur d’accomplir l’acte d’une
vertu inférieure parce qu’une vertu supérieure l’ordonne, comme est meilleur
l’acte de justice qui est ordonné par la charité. Or, il est clair que les
actions bonnes particulières que nous accomplissons relèvent de vertus
inférieures, par exemple, jeûner pour l’abstinence, s’abstenir pour la chasteté,
et ainsi de suite pour les autres. Or, faire vœu est au sens propre un acte de
latrie[15], dont
personne ne doit douter qu’elle est supérieure à l’abstinence ou à la chasteté,
ou à n’importe quelle vertu de ce genre : en effet, il est plus grand de
rendre un culte à Dieu que de se bien comporter à l’égard du prochain ou de
soi-même. L’action d’abstinence ou de chasteté, ou de n’importe quelle autre
vertu inférieure à la latrie, est donc plus louable si elle est accomplie par
vœu.
Le pieux souci de l’Église appuie aussi
cela, elle qui invite des hommes à faire vœu et qui accorde des indulgences et
des privilèges à ceux qui ont fait vœu de partir pour secourir la Terre sainte
ou pour défendre l’Église autrement. Or, elle n’inciterait pas à faire vœu s’il
était meilleur d’accomplir [ces] œuvres bonnes sans vœu. En effet, cela irait
contre l’exhortation de l’Apôtre qui dit en 1 Co 12, 31 : Recherchez
les meilleurs dons. S’il était donc meilleur d’accomplir des actions bonnes
sans vœu, elle n’inviterait pas à faire vœu, mais elle les empêcherait plutôt
de faire vœu, soit en l’interdisant, soit en en dissuadant. De même, puisque
l’intention de l’Église est de mener les hommes à un meilleur état, elle délierait
tous ceux qui ont fait des vœux afin que les actions bonnes soient ainsi plus
louables. Il est donc clair qu’une telle position est contraire à ce que l’Église
observe et pense communément. Elle doit donc être repoussée comme étant hérétique.
Aux objections faites en faveur [de leur
position], il est facile de répondre de plusieurs façons. En effet, ce qu’ils
disent en premier lieu, à savoir qu’une action bonne accomplie par vœu est
moins volontaire, n’est pas vrai de manière universelle et dans tous les cas,
car beaucoup accomplissent ce dont ils ont fait vœu avec une volonté si
empressée que, même s’ils n’en avaient pas fait vœu, non seulement ils
l’accompliraient, mais ils feraient vœu [de l’accomplir].
Deuxièmement, en supposant qu’une action
bonne que quelqu’un accomplit par vœu ou par obéissance, considérée de manière
absolue, ne soit pas volontaire de sa part, mais qu’il l’accomplisse seulement
par l’obligation du vœu ou de l’obéissance à laquelle il ne veut pas passer
outre, même en faisant cela, il agit de manière plus louable et méritoire que
s’il l’accomplissait sans vœu d’une volonté empressée. En effet, même s’il n’a
pas une volonté empressée de l’accomplir, par exemple, de jeûner, il a
cependant la volonté empressée d’accomplir son vœu ou d’être obéissant, ce qui
est beaucoup plus louable et méritoire que jeûner. Il a donc plus de mérite que
celui qui jeûne de sa propre volonté. Et la volonté d’accomplir un vœu ou
d’obéir est estimée d’autant plus empressée que ce que quelqu’un accomplit par
obéissance ou par vœu répugne davantage à la volonté, si on le considère en
soi. Aussi Jérôme dit-il au moine Rusticus : «En tout cela, mon discours a
comme but de t’enseigner à ne pas t’abandonner à ta volonté.» Et peu
après : «Ne fais pas ce que tu veux, mange ce qu’on t’ordonnera, n’aie en
ta possession que ce que tu as reçu, porte les vêtements qu’on te donne,
acquitte-toi de ta ration par ton travail, sois soumis à qui tu ne veux pas, approche-toi
épuisé de ton grabat et dors en marchant, et force-toi à te lever sans avoir
achevé de dormir.»
Il est ainsi clair qu’il appartient au
mérite d’une action bonne que quelqu’un accomplisse ou supporte ce qu’il ne
voudrait pas à cause de Dieu, car la volonté se révèle d’autant plus empressée
à l’amour de Dieu, que nous accomplissons ou supportons ce qui répugne à notre
volonté à cause de lui. Aussi les martyrs sont-ils l’objet du plus grand éloge,
dans la mesure où ils en ont davantage supporté pour l’amour de Dieu à
l’encontre de la volonté humaine. Ainsi, en 2 M 6, 30, Éléazar
disait-il pendant qu’il était torturé : Je supporte d’horribles
douleurs corporelles, mais je les supporte volontiers parce que je te crains.
Troisièmement, à supposer que quelqu’un ne
garde même pas la volonté d’accomplir un vœu ou d’obéir, il est clair que, Dieu
étant le juge des cœurs, celui-là est considéré aux yeux de Dieu comme ayant
dérogé à son vœu ou à l’obéissance. Cependant, s’il accomplit ce dont il a fait
vœu ou ce qui lui est ordonné à cause de la seule crainte ou honte humaines,
cela ne lui est d’aucun mérite aux yeux de Dieu, car il ne l’accomplit pas par
volonté de plaire à Dieu, mais forcé par la contrainte humaine. Toutefois, il n’a
pas fait vœu en vain s’il l’a fait par charité, car il a davantage mérité en
faisant vœu qu’un autre simplement en jeûnant, mérite qui lui est conservé s’il
se repent de la prévarication de son cœur.
Par cela, la réponse aux autorités
invoquées ressort aussi clairement : elles parlent de la contrainte
humaine, à savoir lorsque quelqu’un accomplit par honte ou crainte humaines ce
dont il a fait vœu ou serment. Mais elles ne parlent pas de l’exigence qui
vient de la fin de l’amour de Dieu, par exemple, lorsque quelqu’un accomplit ou
supporte ce qu’il ne ferait pas autrement afin d’accomplir la volonté de Dieu.
Et cela est clair selon les paroles de l’Apôtre qui dit : Non d’une
manière chagrine ou contrainte (2 Co 9, 7), car la tristesse
évoque une contrainte humaine, mais la nécessité de l’amour de Dieu enlève la
tristesse ou la diminue. Cela est clair aussi selon les paroles de Prosper qui
dit : «N’accomplissons pas une action volontaire sans dévotion et malgré
nous», car l’exigence qui vient de l’amour de Dieu ne diminue pas la dévotion,
mais l’augmente.
Qu’une telle exigence soit louable et
désirable, cela est clair d’après ce que dit Augustin dans sa lettre à
Armentarius et à Pauline : «Parce que tu as fait vœu, tu t’es déjà lié; il
ne t’est pas permis de faire autre chose. Avant d’avoir fait vœu, il t’était
permis d’être inférieur, bien qu’il ne faille pas louanger la liberté par
laquelle n’est pas dû ce qui est rendu avec profit. Mais maintenant, parce que
ton engagement t’oblige envers Dieu, je ne t’invite pas à une grande justice»,
à savoir, à la continence dont il avait déjà fait vœu, comme cela ressort de ce
qui a été dit auparavant, «mais je te détourne d’une grande injustice. Car, si
tu ne l’accomplis pas, tu ne demeureras pas le même que tu aurais été si tu
n’en avais pas fait le vœu. Tu étais alors plus petit, mais non pas pire; mais
maintenant, ce qu’à Dieu ne plaise! si tu déroges au serment fait à Dieu, tu
seras d’autant plus misérable que tu seras bienheureux en l’accomplissant.
C’est pourquoi il ne faut pas que tu te repentes d’avoir fait vœu; bien plus,
réjouis-toi que ne te soit pas maintenant permis aussi librement ce qui
t’aurait été permis à ton détriment. Attaque donc avec intrépidité, et
accomplis par tes actes ce que tu as exprimé en paroles. Celui qui réclame tes
vœux viendra à ton aide. Heureuse exigence qui impose le meilleur!»
Il
ressort aussi clairement de ces paroles que ce qu’ils disent est erroné, à
savoir que quelqu’un n’est pas tenu d’accomplir le vœu d’entrer en religion.
Après avoir examiné ces choses au sujet de
la perfection de la charité pour autant qu’elle est en rapport avec l’amour de
Dieu, il reste à examiner la perfection de la charité pour autant qu’elle est
en rapport avec l’amour du prochain.
Or, il faut envisager plusieurs degrés de
perfection à propos de l’amour du prochain, comme c’est le cas pour l’amour de
Dieu. En effet, il existe une perfection qui est nécessaire au salut, qui tombe
sous l’obligation du commandement. Mais il existe en plus une perfection
surabondante, qui relève d’un conseil.
La perfection de l’amour du prochain
nécessaire au salut doit être considérée selon la façon même d’aimer qui nous
est prescrite dans le commandement de l’amour du prochain, lorsqu’il est
dit : Tu aimeras ton prochain comme toi-même (Mt 19, 19
et 22, 39). En effet, parce que Dieu est le bien universel qui nous est
supérieur, il était nécessaire à la perfection de l’amour de Dieu que le cœur
de l’homme soit totalement tourné vers Dieu d’une certaine manière, comme cela
ressort clairement de ce qui précède[17].
Ainsi, le mode de l’amour de Dieu est exprimé de manière appropriée lorsqu’on
dit : Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur (Mt 22, 37).
Mais notre prochain n’est pas le bien universel qui nous est supérieur, mais un
bien particulier qui est situé au-dessous de nous. C’est pourquoi il n’est pas
précisé que le mode de l’amour du prochain soit de tout son cœur, mais comme
soi-même.
Or, trois choses découlent de ce mode à
propos de l’amour du prochain. Premièrement, il faut qu’il s’agisse d’un
véritable amour. En effet, puisqu’il semble faire partie de la notion de
dilection ou d’amour que quelqu’un veuille le bien de celui qu’il aime, il est
clair que le mouvement de l’amour ou de la dilection tend vers deux
choses : vers celui à qui quelqu’un veut du bien, et vers le bien qu’il
lui souhaite. Et bien qu’on dise que les deux choses sont aimées, cependant est
vraiment aimé celui à qui un bien est souhaité, mais on dit que le bien que
quelqu’un souhaite à un autre est aimé pour ainsi dire par accident, pour
autant qu’il est inclus comme par voie de conséquence dans l’acte d’amour. Car
il est inapproprié de dire qu’est aimé au sens propre et véritable celui dont
on souhaite la destruction. Or, il existe plusieurs biens qui sont anéantis
lorsque nous en faisons usage, comme le vin lorsqu’il est bu, et le cheval
lorsqu’il est exposé dans la bataille. Il est donc clair que, lorsque nous
désirons faire usage de certaines choses, à parler proprement et véritablement,
c’est nous-mêmes que nous aimons, et les autres choses, par accident, et c’est
presque par abus [de langage] qu’on dit qu’elles sont aimées de nous. Or, il
est clair que chacun s’aime ainsi naturellement en se souhaitant des biens, par
exemple, le bonheur, la vertu, la science, et ce qui est nécessaire à sa subsistance;
mais tout ce que quelqu’un aime pour son propre usage, il ne l’aime pas
vraiment, mais [il aime] plutôt lui-même.
Mais de même que nous prenons d’autres
choses pour notre usage, de même aussi en est-il des hommes eux-mêmes. Si donc
nous aimons nos proches uniquement dans la mesure où ils peuvent être mis à
notre usage, il est clair que nous ne les aimons pas vraiment ni comme nous-mêmes.
Et cela apparaît dans l’amitié utile et délectable : en effet, celui qui
en aime un autre parce qu’il lui est utile ou agréable, s’avère s’aimer
lui-même, lui qui cherche à tirer de l’autre un bien utile ou agréable, à moins
que l’on parle d’aimer le vin ou un cheval, que nous n’aimons pas comme
nous-mêmes en leur souhaitant des biens, mais plutôt pour rechercher à notre
avantage les biens qui s’y trouvent.
En premier lieu, donc, par le fait qu’il
est ordonné à l’homme d’aimer son prochain comme lui-même, un amour vrai est
indiqué, qui est nécessairement présent dans la charité. En effet, la charité
vient d’un cœur bon, d’une conscience pure et d’une foi non feinte, comme
le dit l’Apôtre en 1 Tm 1, 5. C’est pourquoi, comme il le dit
lui-même en 1 Co 13, 5, la charité ne recherche pas son
intérêt, mais elle souhaite des biens à ceux qu’elle aime. Et il en donne
l’exemple en lui-même lorsqu’il dit en 1 Co 10, 33 : Je
ne recherche pas ce qui m’est utile, mais [ce qui est utile] à beaucoup, afin
qu’ils soient sauvés.
Deuxièmement, par le mode qui est précisé,
il nous est indiqué que l’amour du prochain doit être juste et droit. Or,
l’amour est juste et droit lorsqu’un bien supérieur est mis au-dessus d’un bien
inférieur. Or, il est clair que, parmi les biens humains, le bien de l’âme
occupe la place principale, et qu’après cela, vient le bien du corps, et que le
dernier bien consiste dans les choses extérieures. C’est pourquoi nous
constatons que cet ordre dans l’amour de soi est naturellement inné chez l’homme,
car il n’existe personne qui ne préférerait être privé d’un œil corporel que de
l’usage de sa raison, qui est l’œil de l’esprit. De plus, afin de protéger et
de conserver sa vie corporelle, l’homme distribue tous ses biens extérieurs,
selon ce que dit Job : Peau pour peau! Et tout ce que l’homme possède,
il le donnera pour son âme (Jb 2, 4).
Cet ordre naturel de l’amour de soi fait
défaut chez un petit nombre ou chez personne pour ce qui est des biens
naturels, dont nous avons donné un exemple. Mais il s’en trouve certains qui,
pour ce qui est des biens qui s’y ajoutent, bouleversent cet ordre de l’amour,
comme lorsque, pour le salut ou le plaisir du corps, plusieurs rejettent le
bien de la vertu ou de la science. Au surplus, dans la recherche de biens
extérieurs, ils exposent leur corps à des dangers et à des fatigues immodérés.
Leur amour n’est pas un amour droit. Bien plus, j’irais plus loin en disant
qu’ils se révèlent ne pas s’aimer eux-mêmes, car il semble qu’existe au plus
haut point ce qui est principal pour soi. Ainsi, nous disons qu’une ville fait
quelque chose lorsque les dirigeants de la ville le font. Or, il est clair que
ce qui est principal chez l’homme, c’est l’âme, et, parmi les parties de l’âme,
la raison ou l’intelligence. Il est donc clair que celui-là ne s’aime pas
lui-même qui méprise le bien de l’âme raisonnable, en s’attachant aux biens du
corps ou de l’âme sensible. C’est ainsi qu’il est dit dans le psaume : Celui
qui aime le mal hait sa propre âme (Ps 10, 6).
Ainsi donc, la rectitude dans l’amour du
prochain est établie lorsqu’il est ordonné à quelqu’un d’aimer son prochain
comme lui-même, à savoir de souhaiter des biens à son prochain dans l’ordre où
il doit se les souhaiter à lui-même : principalement, les biens spirituels,
ensuite les biens corporels, puis les biens qui consistent dans les choses extérieures.
Mais si quelqu’un souhaite pour le prochain des biens extérieurs à l’encontre
du salut de son corps, ou des biens pour son corps à l’encontre du salut de son
âme, il ne l’aime pas comme lui-même.
Selon le troisième mode mentionné, il est
ordonné que l’amour du prochain soit saint. En effet, on dit que quelque chose
est saint parce que cela est ordonné à Dieu. Ainsi, on dit que l’autel est
saint parce qu’il est consacré à Dieu, et il en est ainsi pour les autres choses
de ce genre qui sont vouées au divin ministère. Or, par le fait que quelqu’un
en aime un autre comme lui-même, il se fait qu’ils ont entre eux une certaine
communion, car, pour autant que deux choses sont unies, on considère qu’elles
ne font qu’une, et ainsi l’une entretient avec l’autre le même rapport qu’avec
elle-même.
Or, il arrive que deux hommes soient
associés de plusieurs façons. En effet, ils sont associés par une certaine
association selon la génération charnelle, par exemple, dans le cas de ceux qui
sont issus des mêmes parents. D’autres sont associés par une certaine association
civile, par exemple, lorsqu’ils sont citoyens de la même ville sous le même dirigeant
et qu’ils sont gouvernés par les mêmes lois; et selon la fonction et le métier
de chacun, on trouve une certaine association ou échange, comme ceux qui sont
associés pour le commerce, pour faire campagne, pour la pratique d’un métier,
ou pour n’importe quelle chose de ce genre. Et ces amours du prochain peuvent
être honnêtes et droits, mais on ne dit pas pour autant qu’ils sont saints,
mais seulement lorsque l’amour du prochain est ordonné à Dieu. En effet, de
même que les hommes qui sont membres d’une seule ville sont associés par le
fait qu’ils sont soumis à un seul dirigeant par les lois duquel ils sont gouvernés,
de même tous les hommes, pour autant qu’ils tendent à la béatitude, ont une
certaine association générale par rapport à Dieu comme dirigeant suprême de
tous, comme source de la béatitude et comme législateur de ce qui est juste.
Or, il faut considérer que le bien commun
doit être préféré au bien propre selon la raison droite. De là vient que chaque
partie est ordonnée au bien du tout selon un certain instinct naturel. Le signe
en est que l’on expose la main à un coup pour protéger le cœur ou la tête, dont
dépend la vie de tout l’homme. Mais dans la communauté par laquelle tous les
hommes sont associés dans la fin de la béatitude, chaque homme est considéré
comme une partie, car le bien commun du tout est Dieu lui-même en qui consiste
la béatitude. Ainsi donc, selon la droite raison et l’instinct de la nature, chacun
s’ordonne lui-même à Dieu comme une partie est ordonnée au bien du tout, ce qui
est perfectionné par la charité par laquelle l’homme s’aime lui-même à cause de
Dieu. Lorsque quelqu’un aime son prochain à cause de Dieu, il l’aime donc comme
lui-même et, de cette manière, cet amour même devient saint. Il est ainsi dit
en 1 Jn 4, 21 : Nous tenons de Dieu ce commandement, que
celui qui aime Dieu aime aussi son frère.
Quatrièmement, nous apprenons par la
manière d’aimer dont il a été question que l’amour du prochain doit être
efficace et actif. En effet, il est clair que chacun s’aime non seulement en ce
qu’il veut qu’un bien lui arrive ou qu’un mal soit écarté, mais en ce qu’il
cherche pour lui-même de toutes ses forces à se procurer des biens et à
repousser les maux. L’homme aime donc son prochain comme lui-même non seulement
lorsqu’il a envers son prochain des dispositions qui lui font désirer pour lui
des biens, mais aussi lorsqu’il en manifeste l’effet en accomplissant des
actes. Aussi est-il dit en 1 Jn 3, 18 : N’aimons pas en
paroles ni de langue, mais en actes et en vérité.
Après avoir examiné ce par quoi l’amour du
prochain est mis en œuvre selon la perfection nécessaire au salut, il faut
examiner ce qui concerne la perfection de l’amour du prochain qui dépasse la
perfection commune et relève d’un conseil. Or, cette perfection est examinée
sous trois aspects. Premièrement, selon son étendue : en effet, lorsque
l’amour s’étend à un plus grand nombre, il semble que l’amour du prochain soit
plus parfait.
Or, à l’intérieur de cette étendue de
l’amour, il se fait qu’un triple degré doit être envisagé. Car il y en a
certains qui aiment les autres hommes soit pour les bienfaits qui leur sont
accordés, soit en raison d’un lien de parenté naturelle ou civile. Ce degré de
l’amour est confiné à l’intérieur des frontières de l’amitié civile. C’est
ainsi que le Seigneur dit en Mt 5, 46‑47 : Si vous
aimez ceux qui vous aiment, quelle sera votre récompense? Les publicains n’en
font-ils pas autant? Et si vous saluez vos frères seulement, que ferez-vous de
plus? Est-ce que les païens ne le font pas?
Mais il y en a d’autres qui étendent leur
affection même à des gens de l’extérieur, dans la mesure cependant où ne se
trouve en eux rien qui s’oppose à eux. Et ce degré d’amour est parfois confiné
à l’intérieur des frontières de la nature; en effet, puisque les hommes sont
associés dans la nature de l’espèce, tout homme est naturellement l’ami de tout
homme. Et cela est clairement montré par le fait qu’un homme en oriente un
autre qui s’est égaré et le relève de sa chute, et démontre d’autres effets
semblables de l’amour. Mais parce qu’un homme s’aime naturellement davantage
qu’un autre, et que le fait d’aimer quelque chose et de détester son contraire
vient de la même racine, il en découle que l’amour des ennemis n’est pas inclus
dans les frontières de l’amour naturel.
Or, le troisième degré de l’amour consiste
en ce que l’amour du prochain s’étende aussi aux ennemis. Le Seigneur enseigne
ce degré de l’amour lorsqu’il dit en Mt 5, 44 : Aimez vos
ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent. Et il indique que la
perfection de l’amour consiste en cela. Il conclut donc en ajoutant : Soyez
donc parfaits comme votre Père céleste est parfait (Mt 5, 48).
Que cela dépasse la perfection commune, Augustin le montre clairement dans l’Enchiridion,
lorsqu’il dit que «cela appartient aux parfaits fils de Dieu, qu’à cela tout
fidèle doit s’efforcer et que l’esprit humain doit conduire à cette disposition
par la prière et en luttant contre lui-même. Toutefois, cela n’est pas le bien
d’un aussi grand nombre que nous espérions être exaucés, puisqu’il est dit dans
la prière : Remets-nous nos dettes comme nous remettons à nos
débiteurs.»
Cependant, il faut ici considérer que, tout
homme étant désigné par le mot «prochain», et que lorsqu’il est dit : Tu
aimeras ton prochain comme toi-même, aucune exception n’est faite, il
semble relever de l’obligation du commandement que même les ennemis soient
aimés.
Mais la réponse à cela est facile, si on se
rappelle ce qui a été dit plus haut à propos de la perfection de l’amour de
Dieu. En effet, on a dit plus haut que par : Tu aimeras le Seigneur,
ton Dieu, de tout ton cœur, on peut entendre ce qui relève de l’obligation
d’un commandement, ce qui relève de la perfection d’un conseil et, au-delà, de
la perfection de celui qui possède déjà la béatitude[19].
En effet, si on entend par : Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout
ton cœur, du fait que le cœur de l’homme soit porté en acte vers Dieu, cela
appartient à la perfection du bienheureux[20].
Mais si on l’entend du fait que le cœur de l’homme n’accepte rien qui soit
contraire à l’amour de Dieu, cela relève alors de l’obligation du commandement.
En revanche, que l’homme rejette ce dont il pourrait légitimement faire usage
afin d’être libre pour Dieu, cela relève de la perfection d’un conseil.
Ainsi donc, il faut dire ici qu’il relève
de l’obligation d’un commandement de ne pas exclure l’ennemi de cette
communauté dans l’amour, en vertu de laquelle quelqu’un est tenu d’aimer ses proches,
et de ne rien accueillir dans son cœur qui soit contraire à cet amour. Mais le
fait que l’esprit de l’homme soit porté en acte à l’amour d’un ennemi, même
lorsqu’il n’y a pas nécessité, relève de la perfection d’un conseil. En effet,
en cas de nécessité, nous sommes tenus d’aimer les ennemis et de leur faire du
bien même par un acte particulier, par exemple, s’il mourait de faim ou s’il
était dans une autre situation de ce genre. En dehors de ces cas de nécessité,
nous ne sommes pas tenus en vertu de l’obligation d’un commandement de
manifester aux ennemis une affection ou un acte particuliers, puisque nous ne
sommes pas même tenus par l’obligation d’un commandement de le manifester à
tous d’une manière particulière.
Or, cet amour des ennemis découle
directement du seul amour de Dieu. En effet, dans les autres amours, un autre
bien pousse à aimer, par exemple, un bienfait manifesté, la communion de sang,
l’unité d’une ville ou quelque chose de ce genre. Mais rien ne peut pousser à
aimer les ennemis si ce n’est Dieu seul, car ils sont aimés pour autant qu’ils
relèvent de Dieu, en tant qu’ils ont été créés à son image et sont capables de
lui[21]. Et
parce que la charité place Dieu au-dessus de tous les autres biens, elle
n’estime pas comme un préjudice à un bien ce qu’elle supporte de la part des
ennemis, de sorte qu’elle les haïsse, mais elle considère plutôt le bien divin,
de sorte qu’elle les aime. Ainsi, plus vigoureuse est la charité dans l’homme,
plus il est facile à son esprit d’être fléchi pour aimer un ennemi.
En deuxième lieu[22], la
perfection de l’amour du prochain est examinée du point de vue de l’intensité
de l’amour. En effet, il est clair que plus quelque chose est aimé intensément,
plus il est facile de mépriser d’autres choses à cause de cela. On peut donc
examiner l’existence d’un amour parfait à partir de ce qu’un homme méprise pour
l’amour du prochain.
Or, on trouve trois degrés de cette
perfection. En effet, il y en a certains qui méprisent les biens extérieurs
pour l’amour du prochain lorsqu’ils les distribuent au prochain d’une manière
particulière, ou les donnent tous d’un seul coup pour les besoins du prochain,
ce que l’Apôtre semble aborder lorsqu’il dit en
1 Co 13, 3 : Si je donnais tout ce que je possède pour
nourrir les pauvres. Et il est dit en Ct 8, 7 : Si un
homme donne par amour tous les biens de sa maison, il les considérera comme
rien. C’est donc ce que le Seigneur semble inclure lorsqu’il donnait à
quelqu’un un conseil en vue de poursuivre la perfection, en
Mt 19, 21 : Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu
as, et donne-le aux pauvres. Puis viens et suis-moi! Il semble là ordonner
à deux choses l’abdication de tous les biens extérieurs, à savoir, à l’amour du
prochain, lorsqu’il dit : Donne-le aux pauvres, et à l’amour de
Dieu, lorsqu’il dit : Suis-moi.
Cela relève de la même chose si quelqu’un
ne refuse pas de subir un dommage dans les choses extérieures pour l’amour de
Dieu ou du prochain. C’est ainsi que l’Apôtre fait l’éloge de certains,
lorsqu’il dit en He 10, 34 : Vous avez accepté avec joie la
spoliation de vos biens. Et il est dit en Pr 12, 26 : Celui-là
est un juste qui néglige le dommage encouru pour un ami.
Mais ceux qui ne voient pas à subvenir au
prochain qui est dans le besoin à même les biens qu’ils possèdent n’atteignent
pas ce degré d’amour. Ainsi est-il dit en 1 Jn 3, 17 : Celui
qui possède des biens de ce monde, voit son frère souffrant dans le besoin, et
lui ferme son cœur, comment l’amour de Dieu peut-il demeurer en lui?
Le deuxième degré de l’amour consiste en ce
que quelqu’un expose son corps à des fatigues par amour du prochain. L’Apôtre
en montre l’exemple en lui-même lorsqu’il dit en
2 Th 3, 8 : Dans le labeur et la fatigue, de nuit comme
de jour, pour n’être à la charge d’aucun de vous. Et cela revient au même
si quelqu’un ne refuse pas les tribulations et les persécutions par amour du
prochain. Ainsi l’Apôtre dit-il en 2 Co 1, 6 : [Que nous
soyons] dans la tribulation, pour vous exhorter et pour votre salut. Et il
dit en 2 Tm 2, 9‑10 : Je souffre jusqu’à porter
des chaînes comme un malfaiteur, mais la parole de Dieu n’est pas enchaînée.
C’est pourquoi j’endure tout pour les élus afin qu’eux obtiennent le salut.
Mais ceux qui ne soustrairaient rien à
leurs plaisirs ou ne supporteraient aucun inconvénient pour l’amour des autres
n’atteignent pas ce degré. Contre eux, il est dit en Am 6, 4‑6 :
Couchés sur des lits d’ivoire, vautrés sur des divans, vous mangez des
agneaux du troupeau et les veaux pris à l’étable. Vous chantez au son de la
harpe. Comme David, ils pensaient qu’ils inventaient des instruments pour
chanter, en buvant le vin dans de larges coupes, oints des meilleures huiles.
Mais ils ne s’affligeaient pas de la ruine de Joseph! Et il est dit en
Ez 13, 5 : Vous n’êtes pas montés de l’autre côté et vous
n’avez pas construit un mur pour la maison d’Israël, pour tenir ferme dans le
combat au jour du Seigneur.
Le troisième degré de l’amour consiste en
ce que quelqu’un expose sa vie pour ses frères. Ainsi est-il dit en
1 Jn 3, 16 : En cela nous avons connu l’amour de Dieu,
qu’il a exposé sa vie pour nous. Nous aussi, nous devons exposer notre vie pour
nos frères. L’amour ne peut aller au-delà de ce degré. En effet, le
Seigneur dit en Jn 15, 13 : Personne n’a de plus grand amour
que d’exposer sa vie pour ses amis. Aussi la perfection de l’amour fraternel
consiste-t-elle en cela.
Or, deux choses se rapportent à l’âme.
L’une, selon laquelle elle est vivifiée par Dieu; sur ce point, l’homme ne doit
pas exposer sa vie pour ses frères. En effet, l’on aime la vie de son âme dans
la mesure où l’on aime Dieu. Or, chacun doit aimer Dieu plus que le prochain.
On ne doit donc pas mépriser la vie de son âme en péchant afin de sauver le prochain.
Mais on peut considérer dans l’âme l’autre
aspect, selon lequel elle donne vie au corps et elle est le principe de la vie
humaine. Sous cet aspect, nous devons exposer notre âme pour nos frères. En
effet, nous devons aimer le prochain plus que nos corps. Il est donc approprié
d’exposer la vie de son corps pour le salut spirituel du prochain et, en cas de
nécessité, cela relève de l’obligation d’un commandement, par exemple, si on
voyait quelqu’un être séduit par des infidèles, on devrait s’exposer au danger
de mort pour le délivrer de cette séduction. Mais que, en dehors de ces cas de
nécessité, quelqu’un s’expose à des dangers de mort pour le salut des autres,
cela relève de la perfection de la justice ou de la perfection d’un conseil.
Nous pouvons en trouver l’exemple chez l’Apôtre qui dit en
2 Co 12, 15 : Pour moi, je dépenserai très volontiers et
je me dépenserai moi-même pour vos âmes. La Glose dit à cet endroit :
«La charité parfaite consiste en ce que quelqu’un soit même prêt à mourir pour
ses frères.»
Or, la condition d’esclavage a une certaine
ressemblance avec la mort. Aussi est-elle appelée une mort civile. En effet, la
vie se manifeste surtout dans le fait que quelqu’un se meut lui-même; ce qui ne
peut être mû que par un autre semble être comme mort. Or, il est clair que
l’esclave n’est pas mû par lui-même, mais par le commandement de son maître.
Aussi, dans la mesure où quelqu’un est soumis à l’esclavage, il a une certaine
ressemblance avec la mort. En conséquence, il semble relever de la même
perfection de l’amour que quelqu’un se soumette à l’esclavage par amour du
prochain, et qu’il s’expose au danger de mort, bien que cela semble plus
parfait parce que les hommes fuient naturellement davantage la mort que
l’esclavage.
Troisièmement[24], la
perfection de l’amour fraternel est examinée du point de vue de son
effet : en effet, plus sont grands les biens que nous dépensons pour le
prochain, plus l’amour en semble parfait. Or, il faut examiner à ce propos
trois degrés.
En effet, il y en a certains qui vont
au-devant du prochain avec des biens corporels, par exemple, en habillant ceux
qui sont nus, en nourrissant les affamés, en prenant soin des malades et en
accomplissant d’autres choses de ce genre, que le Seigneur estime lui être rendues
à lui-même, comme cela ressort clairement de Mt 25, 40.
Mais il y en a certains qui dispensent des
biens spirituels, qui ne dépassent toutefois pas la condition humaine, comme
celui qui enseigne à l’ignorant, donne des conseils en cas de doute et ramène
celui qui erre. Jb 4, 3 en fait l’éloge : Voici que tu as
enseigné à un grand nombre, que tu as renforcé les mains fatiguées, que tes
paroles ont affermi ceux qui hésitaient et que tu as soutenu les genoux qui
tremblaient.
Mais il y en a d’autres qui dispensent au
prochain des biens spirituels et divins qui dépassent la nature et la raison, à
savoir, l’enseignement des réalités divines, l’accompagnement vers Dieu et la
distribution des sacrements spirituels. L’Apôtre fait mention de ces dons en
Ga 3, 5, lorsqu’il dit : Lui qui vous prodigue l’Esprit et
réalise en vous des vertus; et en 1 Th 2, 13 : Lorsque
vous avez accueilli la parole de Dieu que nous vous faisions entendre, vous
l’avez accueillie, non comme une parole d’hommes, mais comme ce qu’elle est vraiment,
la parole de Dieu; et en 2 Co 11, 2 : Car je vous ai
fiancés à un époux unique, comme une vierge pure à présenter au Christ, et
il ajoute plus loin : Car si quelqu’un vient prêcher un autre Christ
que celui que nous avons prêché, ou un autre Esprit que celui que vous avez
reçu, ou un autre évangile que vous n’avez pas reçu, vous le supportez fort
bien (2 Co 11, 4‑6).
Or, la distribution de tous ces biens
relève d’une perfection singulière de l’amour fraternel, car, par ces biens,
l’homme est uni à la fin ultime en laquelle consiste la perfection la plus
élevée de l’homme. Aussi, pour montrer cette perfection, est-il dit en
Jb 37, 16 : As-tu connu les sentiers des nuages, les sciences
grandes et parfaites? Or, selon Grégoire, les nuages signifient les
prédicateurs : «Ces nuages ont des sentiers très subtils, à savoir, les chemins
de la saine prédication», «et des sciences parfaites, alors qu’ils savent
qu’elles ne viennent pas de leurs propres mérites», car ce qu’ils distribuent
au prochain a une existence qui les dépasse.
Mais on ajoute à cette perfection si ces
biens spirituels ne sont pas donnés à un ou deux seulement, mais à toute une
multitude, car, même selon les philosophes, le bien d’une nation est plus
parfait et plus divin que le bien d’un seul. Aussi l’Apôtre dit-il en
Ep 4, 11 : [C’est lui qui a donné] à d’autres encore d’être
pasteurs et docteurs en vue de la perfection des saints par l’œuvre du ministère,
en vue de l’édification du corps du Christ, c’est-à-dire de toute l’Église.
Et il dit en 1 Co 14, 12 : Puisque vous aspirez aux dons
spirituels, cherchez à les avoir en abondance pour l’édification de l’Église.
Or, il faut observer que, ainsi que nous
l’avons dit plus haut[26], la
perfection ne consiste pas seulement à accomplir une action parfaite, mais
aussi à faire vœu d’une action parfaite : en effet, le conseil porte sur
les deux choses, comme on l’a vu auparavant. Celui-là donc qui accomplit une
action parfaite par vœu atteint donc une double perfection, comme celui qui
garde la continence possède une perfection, mais celui qui s’oblige par vœu à
garder la continence et la garde possède à la fois la perfection de la continence
et celle du vœu.
Or, la perfection qui vient du vœu change
la condition et l’état, à la manière dont on dit que la liberté et l’esclavage
sont des conditions ou des états différents. En effet, c’est ainsi que le mot
«état» est entendu dans le Décret, II, q. 6, c. 40, où le pape Adrien
dit : «Si on a soulevé une question au cours d’un procès pour crime
capital ou en raison de l’état, [la cause] ne doit pas être menée par des
enquêteurs, mais par eux-mêmes.» Car, lorsque quelqu’un fait vœu d’observer la
continence, il s’enlève la liberté de prendre une épouse; mais celui qui est
continent sans en faire le vœu n’est pas privé d’une telle liberté. Son état
n’est donc en rien changé, comme l’est celui de qui a fait vœu. En effet, pour
les hommes, si quelqu’un en sert un autre, il ne change pas pour autant sa condition;
mais s’il s’oblige à le servir, il passe ainsi à une autre condition.
Mais il faut observer que quelqu’un peut
s’enlever la liberté soit d’une manière absolue, soit d’une manière relative.
En effet, si quelqu’un s’oblige envers Dieu ou un homme à faire quelque chose
de particulier et pour une certaine durée, il ne perd pas sa liberté de manière
absolue, mais seulement selon ce à quoi il s’est obligé. Mais s’il se met
totalement au service d’un autre, de telle sorte qu’il ne conserve en rien sa
liberté, il a changé sa condition de manière absolue en devenant tout
simplement un esclave.
Lorsque quelqu’un fait à Dieu vœu de
quelque chose de particulier, par exemple, de faire un pèlerinage, un jeûne ou
quelque chose du genre, il n’a pas ainsi changé de manière absolue sa condition
ou son état, mais d’une manière relative seulement. Mais s’il s’est obligé
envers Dieu par vœu à le servir par les œuvres de la perfection pendant toute
sa vie, il a pris de manière absolue la condition ou l’état de perfection.
Mais il arrive que certains accomplissent
les œuvres de la perfection sans faire vœu, mais que d’autres, qui s’obligent
par vœu aux œuvres de perfection pendant toute leur vie, ne les accomplissent
cependant pas. Il est donc clair que certains sont parfaits, alors qu’ils n’ont
pas l’état de perfection, mais que d’autres ont l’état de perfection, qui ne
sont cependant pas parfaits.
Par ce qui a été dit auparavant, il ressort
clairement à qui il appartient d’être dans un état de perfection.
En effet, on a dit plus haut[28] qu’on
avance vers la perfection de l’amour de Dieu par trois chemins : le
renoncement aux biens extérieurs, l’abandon d’une épouse et des autres parentés
charnelles, et le renoncement à soi-même, soit par la mort endurée pour le
Christ, soit parce qu’on renonce à sa propre volonté. Ceux-là donc qui
s’obligent envers Dieu à accomplir pendant toute leur vie les œuvres de la perfection,
il est clair qu’ils assument un état de perfection. Et parce qu’en toute vie
religieuse, on fait vœu de ces trois choses, il est clair que toute vie
religieuse est un état de perfection.
De plus, on a montré que trois choses se
rapportent à la perfection de l’amour fraternel : que les ennemis soient
aimés et qu’on leur rende service; que l’on expose sa propre vie pour ses
frères, soit en l’exposant aux dangers de mort, soit en ordonnant toute sa vie
au bien du prochain; et que des biens spirituels soient distribués au prochain.
Or, il est clair que les évêques sont tenus à ces trois choses.
En effet, puisqu’ils ont reçu la charge de
l’Église universelle, à l’intérieur de laquelle s’en trouvent la plupart du
temps certains qui leur obéissent, et d’autres qui blasphèment contre eux ou
les persécutent, il est nécessaire qu’ils remboursent leurs ennemis et ceux qui
les persécutent par l’amour et la bienfaisance. L’exemple en est donné par les
apôtres, dont les évêques sont les successeurs : alors qu’ils vivaient au
milieu de ceux qui les persécutaient, ils s’occupaient de leur salut. Aussi le
Seigneur leur enjoint-il en Mt 10, 16 : Voici que je vous
envoie comme des brebis au milieu des loups, à savoir que, recevant d’eux de
multiples morsures, non seulement ils n’en soient pas anéantis, mais les
convertissent. Et Augustin dit, dans le livre Sur le sermon du Seigneur sur
la montagne, en expliquant ce qu’on trouve en Mt 5, 39 : Si
quelqu'un te frappe sur la joue droite, présente-lui l’autre : «Il
relève de la miséricorde qu’ils éprouvent cela surtout pour ceux qu’ils aiment
beaucoup et servent, pour les enfants ou les hystériques, de la part de qui ils
en endurent souvent beaucoup; et si leur salut l’exige, ils se prêtent à en
endurer encore davantage. Le Seigneur enseigne donc que le médecin des âmes,
comme ses disciples, supportent avec une âme égale les faiblesses de ceux dont
ils veulent s’occuper du salut, car toute méchanceté vient de la faiblesse de
l’âme : en effet, rien n’est plus innocent que celui qui a une vertu parfaite.»
De là vient que l’Apôtre dit en 1 Co 4, 12‑13 : On
nous maudit, mais nous bénissons; on nous persécute, mais nous l’endurons; on
nous calomnie, mais nous consolons.
Les évêques sont aussi obligés d’exposer
leur vie pour le salut de leurs sujets. En effet, le Seigneur dit en
Jn 10, 11 : Je suis le bon pasteur. Or, le bon pasteur expose
sa vie pour ses brebis. En expliquant cela, Grégoire dit : «Vous avez
entendu, frères très chers, l’enseignement qui vous a été donné et le danger où
nous sommes.» Et il dit plus loin : «Le chemin que nous devons suivre nous
a été montré par le mépris de la mort : d’abord, nous devons distribuer
par miséricorde nos biens extérieurs aux brebis; à la fin, si cela est nécessaire,
nous devons leur assurer aussi le service de notre mort.» Et il ajoute
ensuite : «Le loup s’en prend aux brebis chaque fois qu’un injuste ou un
ravisseur opprime des fidèles et des petits; mais celui qui semblait être un
pasteur mais ne l’était pas, abandonne les brebis et s’enfuit, car parce qu’il
a craint un danger pour lui-même, il n’a pas osé résister à l’injustice [du
loup].» Il ressort de ces paroles qu’il appartient nécessairement à la fonction
pastorale de ne pas fuir le danger de mort pour le salut du troupeau qui lui a
été confié. En vertu de la fonction confiée, elle est donc obligée à cette
perfection de l’amour qui fait exposer sa vie pour ses frères.
De la même façon, le pontife est obligé par
sa fonction d’administrer les biens spirituels au prochain, en tant que
médiateur entre Dieu et les hommes, en tenant la place de celui qui est le
médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus, le Christ, comme il est dit en
1 Tm 2, 5. En tant que sa figure, Moïse disait en
Dt 5, 5 : Et moi, je me tenais comme médiateur entre le
Seigneur et vous en ce temps-là. Il offre donc à Dieu les prières et les sacrifices
au nom du peuple, car, ainsi qu’il est dit en He 5, 1 : Tout
grand prêtre, pris d’entre les hommes, est établi pour intervenir en faveur des
hommes dans leurs relations avec Dieu, afin d’offrir dons et sacrifices pour
les péchés. Mais il occupe aussi la place de Dieu par rapport au peuple,
alors qu’il dispense au peuple, pour ainsi dire à la place de Dieu, jugements,
enseignements, exemples et sacrements. Aussi l’Apôtre dit-il en
2 Co 2, 10 : Ce que j’ai donné, si j’ai donné quelque
chose, c’est pour vous en la personne du Christ. Et, dans la même lettre,
il dit : Est-ce que vous cherchez une preuve de celui qui parle par
moi, le Christ? Et en 1 Co 9, 11 : Si nous avons
semé pour vous des biens spirituels, ce n’est rien d’extraordinaire que nous
récoltions vos biens temporels.
Or, les évêques s’obligent à cette
perfection lors de leur ordination, comme les religieux lors de leur
profession. Aussi l’Apôtre dit-il en 1 Tm 6, 12 : Mène
le bon combat de la foi, conquiers la vie éternelle à laquelle tu as été appelé
et en vue de laquelle tu as fait ta belle profession en présence de nombreux
témoins, c’est-à-dire lors de ton ordination, comme l’explique la Glose au
même endroit. Ainsi, les évêques ont-il l’état de perfection, comme les
religieux.
Or, de même que pour les contrats humains
certaines solennités ont lieu, selon le droit humain, afin que le contrat soit
plus solide, de même l’état pontifical est-il assumé avec une certaine
solennité et bénédiction, et la profession de la vie religieuse aussi est-elle
célébrée. Ainsi Denys dit-il dans la Hiérarchie ecclésiastique, VI, en parlant des moines :
«Pour cette raison, la sainte législation leur donne une grâce de
perfectionnement, en leur accordant aussi une sainte invocation.»
Mais il pourrait sembler à quelqu’un de
moins circonspect que l’état de perfection de la vie religieuse est plus élevé
que l’état de perfection pontifical, comme l’amour de Dieu, à la perfection
duquel est ordonné l’état religieux l’emporte sur l’amour du prochain, à la
perfection duquel est ordonné l’état pontifical, et comme la vie active, à laquelle
sont voués les pontifes, est inférieure à la vie contemplative, à laquelle
semble être ordonné l’état religieux. En effet, Denys dit dans la Hiérarchie
ecclésiastique, VI, que
«certains appellent [les religieux] serviteurs, mais d’autres, moines, en
raison d’un service pur et d’une consécration à Dieu, et d’une vie indivisible
et singulière qui les unit aux réalités saintes dans le déploiement des
réalités indivisibles», c’est-à-dire dans la contemplation, «en vue d’une unité
déiforme et de la perfection de Dieu, qui est objet d’amour.»
Il peut aussi sembler à certains que l’état
du prélat n’est pas parfait parce qu’il lui est permis de posséder des
richesses, alors que le Seigneur dit en Mt 19, 21 : Si tu
veux être parfait, va, vends tout ce que tu possèdes, et donne-le aux pauvres.
Mais ce qui est ainsi dit est contraire à
la vérité. En effet, Denys dit, dans la Hiérarchie ecclésiastique, V, que l’ordre des évêques donne la
perfection; et, en VI, il dit que l’ordre des moines est l’ordre de ceux qui
sont rendus parfaits. Or, il est clair qu’une plus grande perfection est
requise pour que quelqu’un dispense la perfection à d’autres, que pour que
quelqu’un soit rendu parfait en lui-même, comme il est plus grand de pouvoir
réchauffer que d’être réchauffé, et comme toute cause est plus puissante que
son effet. Il reste donc que l’état épiscopal est plus parfait que l’état de
n’importe quelle forme de vie religieuse.
Or, la même chose apparaît si quelqu’un
observe ce à quoi les deux sont obligés. En effet, les religieux sont obligés
d’abandonner leurs biens temporels, de garder la chasteté et de vivre selon
l’obéissance. Mais c’est bien davantage et bien plus difficile d’exposer sa vie
pour le salut des autres, ce à quoi les évêques sont obligés, comme on l’a dit.
Il est donc clair que l’obligation des évêques est plus lourde que celle de la
vie religieuse.
De plus, les évêques semblent être obligés
à cela même à quoi les religieux sont obligés. En effet, en cas de nécessité,
les évêques sont tenus de donner à leurs sujets les biens temporels qu’ils
possèdent, car ils doivent les paître non seulement par la parole et par
l’exemple, mais aussi par une aide temporelle. Ainsi, en Jn 21, 15‑17,
le Seigneur dit par trois fois à Pierre de paître son troupeau. En se le
rappelant, lui-même exhorte les autres à ce à quoi il a été exhorté, en disant
en 1 P 5, 2 : Paissez le troupeau du Seigneur qui vous a
été confié. Et Grégoire dit, dans l’autorité invoquée plus haut, en parlant
au nom des évêques : «Nous devons dispenser avec miséricorde à ses brebis
nos biens extérieurs.» Et il ajoute plus loin : «Celui qui ne donne pas
ses biens pour ses brebis, quand donnera-t-il sa vie pour elles?»
Les évêques eux-mêmes sont aussi obligés à
la chasteté; alors qu’ils doivent purifier les autres, il convient qu’eux-mêmes
surtout soient purs. Ainsi Denys dit-il dans la Hiérarchie céleste, III, que «les ordres qui purifient
doivent transmettre aux autres quelque chose de leur chasteté à partir de
l’abondance de leur purification».
Et surtout, les religieux se soumettent à
un seul supérieur par le vœu d’obéissance; mais l’évêque s’est fait le
serviteur de tous ceux dont il a accepté la charge, alors qu’il est tenu de ne
pas rechercher ce qui est sien, mais ce qui appartient à un grand nombre en
vue de les sauver, comme l’Apôtre le dit en 1 Co 10, 33.
Aussi dit-il de lui-même au chapitre 9 de la même lettre : Alors que
j’étais libre à l’endroit de tous, je me suis fait le serviteur de tous (1 Co 9, 19).
Et en 2 Co 4, 5 : Car nous ne prêchons pas nous-mêmes,
mais le Christ Jésus, notre Seigneur; mais nous sommes vos serviteurs en Jésus.
Aussi la coutume veut-elle que le Souverain Pontife s’appelle le serviteur
des serviteurs de Dieu. Il est ainsi clair que l’état épiscopal est plus
parfait que l’état de la vie religieuse.
De plus, Denys dit dans la Hiérarchie
ecclésiastique, VI, que
l’état des moines «ne conduit pas les autres, mais s’en tient à lui-même dans
une stabilité unique et sainte». Mais il appartient aux évêques, par
l’obligation d’un vœu, de conduire les autres à Dieu. Or, Grégoire dit, dans
son commentaire d’Ézéchiel, qu’il n’est rien de plus agréable à Dieu que la
recherche empressée des âmes. L’ordre des évêques est donc le plus parfait.
Cela est aussi montré par la coutume de
l’Église, en vertu de laquelle les religieux sont choisis pour accéder à
l’ordre de l’épiscopat, après avoir été déliés de l’obéissance à leurs
supérieurs. Or, cela ne serait pas permis si l’état épiscopal n’était pas plus
parfait. En effet, l’Église de Dieu suit la position de Paul, qui dit en
1 Co 12, 31 : Recherchez les dons les meilleurs.
Mais il n’est pas difficile de résoudre les
objections en sens contraire. En effet, la perfection de l’amour du prochain,
comme on l’a dit, découle de la perfection de l’amour de Dieu. Or, celle-ci
l’emporte tellement dans le cœur de certains, qu’ils veulent non seulement
jouir de Dieu et le servir, mais aussi [servir] le prochain à cause de Dieu.
Ainsi l’Apôtre dit-il en 2 Co 5, 13‑14 : Si nous
avons été hors de sens, en nous mettant à votre portée, pour vous, c’est-à-dire
pour votre bien, car l’amour du Christ nous pousse, à tout faire pour
vous, comme l’explique la Glose. Or, il est clair que le signe d’un plus grand
amour est qu’un homme en serve un autre à cause d’un ami, plutôt que de ne
vouloir servir que son ami seulement.
Ce qui est dit aussi de la perfection de la
vie contemplative est hors de propos. En effet, puisque l’évêque est établi
comme médiateur entre Dieu et les hommes, il lui faut exceller tant par
l’action, pour autant qu’il est établi comme serviteur des hommes, que
l’emporter par la contemplation afin de tirer de Dieu ce qu’il transmet aux
hommes. Aussi Grégoire dit-il dans le Pastoral : «Que le dirigeant
l’emporte par l’action et soit attaché à la contemplation plus que tous :
qu’il se montre dirigeant pour les réalités intérieures, sans diminuer le soin
qu’il apporte aux occupations extérieures, et qu’il s’occupe des réalités
extérieures, sans cesser de s’occuper des réalités intérieures.»
Mais même s’ils encourent un préjudice
quant à la douceur de la contemplation en raison de l’occupation extérieure par
laquelle ils servent le prochain, cela même témoigne de la perfection de
l’amour de Dieu. En effet, celui-là montre qu’il aime davantage quelqu’un, qui,
occupé à son service, souhaite, parce qu’il l’aime, être privé pendant un
certain temps de la joie de sa présence, plutôt que de vouloir toujours jouir
de sa présence. Aussi l’Apôtre ajoute-t-il, peu après avoir dit aux Romains que
ni la mort, ni la vie ne le sépareront de la charité du Christ : Je
souhaite être moi-même éloigné du Christ pour mes frères (Rm 8, 38‑39).
En l’expliquant, Chrysostome dit, dans le livre Sur la componction du
cœur : «L’amour du Christ a tellement envahi son esprit que ce qu’il
aimait plus que tout, être avec le Christ, il le mépriserait si cela plaisait
au Christ.»
À la troisième objection, il y a une double
réponse. Premièrement, les richesses de l’Église que possèdent les évêques, ils
ne les possèdent pas comme si elles leur appartenaient, mais ils les administrent
comme des [richesses] communes, ce qui ne s’écarte pas de la perfection
évangélique. Ainsi Prosper dit-il – on trouve cela dans le Décret, XII, q. 1, c. 13 :
«Posséder des biens d’Église et mépriser ses propres biens par amour de la
perfection sont compatibles.» Et par la suite, après avoir invoqué l’exemple de
Paulin, il ajoute : «En agissant ainsi, il montre qu’il faut mépriser ses
biens propres en vue de la perfection, et posséder sans empêchement les biens
d’Église, qui sont communs.»
À ce propos, cependant, il faut observer
que si les biens d’Église sont possédés par quelqu’un de manière à ce qu’il
n’en retire pas un profit, mais les dispense seulement, cela ne s’écarte pas de
la perfection. Autrement, les abbés et les supérieurs des monastères
s’écarteraient de la perfection de la vie religieuse en agissant contre le vœu
de pauvreté, ce qui est tout à fait absurde. Mais si quelqu’un n’est pas
seulement le dispensateur des revenus, mais en devient le maître en en tirant
un revenu, il est clair qu’il possède quelque chose en propre. Et ainsi, il
s’écarte de la perfection de ceux qui vivent sans biens propres en renonçant à
tout.
Mais parce que les évêques peuvent non
seulement posséder des biens d’Église, mais aussi des biens patrimoniaux, dont
il leur est aussi permis de faire un testament, il semble qu’ils s’écartent de
la perfection à laquelle le Seigneur a invité en Mt 19, 21 : Si
tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu as, et donne-le aux pauvres.
Toutefois, cette question se résout
facilement si on se rappelle ce qui a été dit plus haut. En effet, on a dit
auparavant que l’abdication de ses propres richesses n’est pas la perfection,
mais un instrument de la perfection. Or, il est possible que quelqu’un acquière
la perfection sans rejeter effectivement ses propres richesses. Cela peut être
éclairé de cette manière.
Lorsque le Seigneur, en transmettant son
enseignement sur la perfection, dit en Mt 5, 39‑41 : Si
quelqu’un t’a frappé à la joue droite, présente-lui l’autre; et celui qui veut
te faire un procès et te prendre ta tunique, donne-lui aussi ton manteau; et
quiconque t’aura obligé à faire mille pas, fais-en encore deux mille avec lui, les
parfaits ne l’accomplissent pas toujours en acte; autrement, le Seigneur aura
manqué à cette perfection, car après avoir reçu un soufflet, il n’a pas
présenté l’autre joue, mais il a dit : Si j’ai mal parlé, présente un
témoignage de ce que j’ai dit de mal; mais si j’ai bien parlé, pourquoi me
frappes-tu? comme il est dit en Jn 18, 23. Et Paul non plus,
lorsqu’on le frappa, n’a pas présenté la joue, mais, comme on le dit en
Ac 23, 3, il dit : Dieu te frappera, muraille blanchie!
Il n’appartient donc pas à la perfection
que ces actes soient accomplis, mais il faut les entendre selon la préparation
de l’âme, comme Augustin le dit dans le livre Sur le discours du Seigneur
sur la montagne. En effet, la perfection de l’homme consiste en ce que
l’homme ait l’âme prête à accomplir cela chaque fois que ce sera nécessaire. De
même, on lit dans le Décret, XLI,
c. 4 : «Lorsque le Seigneur dit dans l’évangile : Ses fils
ont rendu justice à la sagesse (Mt 11, 19), il montre que les fils
de la justice comprennent que la justice ne consiste pas dans le fait de
s’abstenir ou de manger, mais dans le fait de supporter la privation avec
égalité d’âme.» Aussi l’Apôtre dit-il : Je sais être dans l’abondance
comme je sais être dans la privation (Ph 4, 12).
Or, les religieux parviennent à cette
égalité d’âme dans la tolérance de la privation en s’exerçant à ne rien posséder.
Mais les évêques peuvent y parvenir en s’exerçant au soin de l’Église et à
l’amour fraternel, motif pour lequel ils doivent non seulement exposer leurs
propres richesses ou être prêts à les mépriser pour le salut du prochain,
lorsque cela est opportun, mais aussi leur propre corps, comme on l’a dit plus
haut. Aussi Chrysostome dit-il dans son Dialogue : «Le combat des
moines est assurément grand», et il ajoute plus loin : «Là, dans l’état
monastique, le jeûne est dur, ainsi que les veilles et les autres choses qui
contribuent à l’affliction du corps; mais ici, dans l’état du pontife, tout le
soin est donné au salut de l’âme.» Et plus loin, il donne un exemple :
«Ceux qui pratiquent un art mécanique réalisent des choses étonnantes en
utilisant plusieurs instruments; mais le philosophe, n’ayant aucun besoin de
ceux-ci, déploie tout son art dans les seules œuvres de l’esprit.»
Mais il pourrait sembler à quelqu’un que
les évêques sont obligés de posséder la perfection qui consiste à rejeter les
richesses, non seulement par la préparation de l’âme, mais aussi par la mise en
œuvre effective. En effet, comme il est dit en Mt 10, 9‑10, le
Seigneur a ordonné aux apôtres : Ne possédez ni or ni argent, ni
monnaie dans vos ceintures; ni besace, ni deux tuniques, ni chaussures de
rechange, ni bâton. Or, les évêques sont les successeurs des apôtres. Ils
sont donc obligés par ces commandements adressés aux apôtres.
Mais il est clair que la conclusion qu’on
tire est fausse. En effet, il y a eu beaucoup d’évêques dans l’Église dont on
ne peut douter de la sainteté, et qui n’ont pas observé cela, tels Athanase,
Hilaire et de nombreux autres. Mais comme le dit Augustin dans le livre Contre
le mensonge, «il ne faut pas seulement retenir les commandements de Dieu,
mais aussi la vie et le comportement des justes. Ainsi, nous trouvons dans les
actes des saints comment il faut comprendre beaucoup de choses que nous ne
pouvons pas comprendre dans les paroles». La raison en est que le même Esprit
Saint qui parle dans les Écritures pousse les saints à agir, conformément à
Rm 8, 14 : Ceux qui sont poussés par l’Esprit Saint, ceux-là
sont fils de Dieu. C’est pourquoi il ne faut pas croire que ce qui est
généralement accompli par les saints va à l’encontre d’un commandement divin.
Comme il est dit à cet endroit, et aussi dans le livre Sur l’accord des
évangélistes, la raison pour laquelle le Seigneur a dit aux apôtres de ne
rien posséder et de ne rien emporter avec eux sur la route, il en a
suffisamment donné le sens lorsqu’il ajoute : L’ouvrier mérite son
salaire (Lc 10, 7). Il montre là assez clairement que cela est
permis, et non ordonné. Ainsi, celui qui ne veut pas recourir à la permission
de recevoir des autres ce qu’il lui faut pour vivre, mais apporte ce qui lui
appartient pour sa subsistance, n’agit pas contre le commandement du Seigneur.
En effet, c’est une chose de ne pas recourir à une permission, ce que Paul a
fait; c’en est une autre d’agir à l’encontre d’un commandement.
Il y a aussi une autre réponse : elle
consiste à comprendre que le Seigneur a ordonné cela lors de la première
mission par laquelle ils étaient envoyés prêcher aux Juifs, chez qui c’était la
coutume que les docteurs vivent des contributions de ceux à qui ils enseignaient.
En effet, comme le dit Chrysostome, le Seigneur a voulu en premier lieu que les
disciples ne soient pas suspects, comme s’ils prêchaient en vue d’une quête;
deuxièmement, [il a voulu] qu’ils soient libérés de préoccupations;
troisièmement, [il a voulu] qu’ils fassent l’expérience de sa puissance, lui
qui pouvait pourvoir à leurs besoins sans faire appel aux choses de ce genre.
Mais, par la suite, alors que la passion était imminente et qu’ils avaient déjà
été envoyés vers les païens, il leur ordonna autre chose, comme on le lit en
Lc 22, 35. En effet, il leur demanda : Lorsque je vous ai
envoyés sans bourse ni besace, est-ce que quelque chose vous a manqué? Lorsqu’ils
eurent dit : Rien, il ajoute : Mais maintenant, que celui
qui a une bourse prenne aussi une besace. Ainsi donc, les évêques, qui sont
les successeurs des apôtres, ne sont pas tenus de ne rien posséder, ni de ne
rien apporter avec eux sur la route.
Mais, puisque l’Apôtre dit en
1 Co 12, 31 : Recherchez les dons les meilleurs, si
l’état pontifical est meilleur que l’état de la vie religieuse, on devrait
davantage rechercher l’état pontifical que d’entrer dans l’état de la vie
religieuse.
Mais, si l’on observe avec soin, on trouve
facilement la raison évidente pour laquelle l’état de la vie religieuse est
désirée de façon méritoire, alors que l’état pontifical n’est pas désiré sans
le vice d’ambition. En effet, celui qui adopte l’état de la vie religieuse en
renonçant à lui-même et à ses biens, se soumet à d’autres pour le Christ; mais
celui qui est promu à l’état pontifical reçoit un honneur élevé pour ce qui
relève du Christ, ce qu’il semble présomptueux de désirer, puisqu’un honneur et
un pouvoir plus grands ne sont dus qu’aux meilleurs. Aussi Augustin dit-il dans
La
cité de Dieu : «L’Apôtre a voulu expliquer ce qu’est
l’épiscopat, car c’est un mot qui désigne une tâche, et non un honneur. Il
s’agit d’un mot traduit à partir du grec, signifiant que celui qui est placé
au-dessus surveille ceux au-dessus de qui il est placé, en prenant soin
d’eux : scopos indique l’intention. Donc, si l’on veut, on peut
traduire en latin episcopein par superintendere, en comprenant
que n’est pas évêque celui qui aime être au-dessus des autres, sans être à leur
service[32].
Aussi n’est-il interdit à personne de s’appliquer à connaître la vérité, ce qui
relève d’un loisir louable; mais il est inconvenant de désirer un poste
supérieur, sans lequel le peuple ne peut être dirigé, même s’il est occupé et
exercé comme il le faut. Pour cette raison, l’amour ardent de la vérité recherche
un saint loisir, mais l’exigence de la charité accepte une occupation juste. Si
personne n’impose ce fardeau, il faut plutôt s’adonner à rechercher et à contempler
la vérité. Mais s’il est imposé, il doit être accepté selon que l’exige la charité.»
Chrysostome aussi, en expliquant ce passage
de Matthieu : Les princes des païens les dominent (Mt 20, 25),
parle ainsi : «Il est bon de désirer une œuvre bonne, car elle relève de
notre volonté et elle est notre récompense. Mais convoiter un primat d’honneur
relève de la vanité… En effet, même l’Apôtre ne recevra pas de louange de la
part de Dieu parce qu’il a été apôtre, mais parce qu’il aura bien accompli
l’œuvre de l’apostolat. Un comportement meilleur doit donc être désiré, et non
un degré plus digne.»
Il faut aussi porter attention à autre
chose : l’état de la vie religieuse ne présuppose pas la perfection, mais
mène à la perfection. Mais la dignité pontificale présuppose la perfection. En
effet, celui qui reçoit l’honneur du pontificat assume un magistère spirituel.
Aussi l’Apôtre disait-il en 1 Tm 2, 7 : J’ai été établi
comme prédicateur et apôtre – je dis vrai, je ne mens pas ‑ docteur des païens dans la foi et la
vérité. Or, il est ridicule que celui-là devienne maître de la perfection,
qui ne connaît pas d’expérience la perfection. Et comme le dit Grégoire dans le
Pastoral, «le comportement du dirigeant doit dépasser le comportement du
peuple dans la mesure même où la vie du pasteur se distingue de celle du troupeau».
Or, on peut tirer cette différence à partir
des paroles du Seigneur. En effet, en donnant le conseil de la pauvreté, le
Seigneur avait utilisé ces mots : Si tu veux être parfait, va, vends
tout ce que tu as, et donne-le aux pauvres. Il apparaît ainsi clairement
que le choix de la pauvreté n’exige pas une perfection antérieure, mais y
conduit. Mais, lorsqu’il confia à Pierre une fonction de prélat, il
s’enquit : Simon, fils de Jean, m’aimes-tu plus que ceux-ci? Après
que celui-ci eut répondu : Tu sais bien que je t’aime, [le
Seigneur] ajouta : Pais mes brebis (Jn 21, 15‑17).
Par quoi il est donné à entendre que l’acceptation d’une fonction de prélat
exige au préalable la perfection de la charité.
Or, il paraît présomptueux pour quelqu’un
de s’estimer être parfait. Aussi l’Apôtre dit-il en Ph 3, 12 : Non
que j’aie déjà atteint ou que je sois parfait. Et il ajoute par la
suite : Nous tous qui sommes des parfaits, c’est ainsi qu’il nous faut
penser! Mais que quelqu’un
désire la perfection et veuille la poursuivre, cela ne relève pas de la
présomption, mais semble relever de la sainte émulation à laquelle l’Apôtre exhorte
en 1 Co 12, 31 : Désirez les dons les meilleurs.
C’est pourquoi adopter l’état de la vie
religieuse est louable; mais soupirer après le sommet de la prélature relève
d’une trop grande présomption. Aussi Grégoire dit-il dans le Pastoral :
«Celui qui a refusé la fonction de prélat ne résiste pas complètement; et celui
qui voulait être désigné se voit purifié par la pierre de l’autel. De sorte que
celui qui n’est pas purifié n’ose pas s’approcher des saints mystères et que
celui que la grâce d’en haut a choisi ne refuse pas avec orgueil sous une
apparence d’humilité. Parce qu’il est très difficile pour chacun de se savoir
purifié, la fonction de la prédication est donc plus sûrement déclinée.»
Il faut aussi observer une autre
chose : l’abaissement temporel accompagne l’état de la vie religieuse;
mais, en sens contraire, beaucoup de biens temporels sont associés à l’état de
prélat. Ceux qui adoptent l’état de la vie religieuse montrent donc clairement
qu’ils ne recherchent pas les biens temporels, mais tendent par leur
abaissement aux biens spirituels. Mais ceux qui prennent la dignité pontificale
considèrent la plupart du temps les biens temporels plus que les biens
éternels. Aussi Grégoire dit-il dans le Pastoral : «Il était
louable de rechercher l’épiscopat lorsqu’il n’y avait aucun doute qu’on
parviendrait à des tourments plus sérieux.» Et il ajoute par la suite :
«Celui-là n’aime pas une fonction sainte, mais l’ignore plutôt, qui, soupirant
après le sommet du pouvoir, se repaît de la soumission des autres dans la
méditation secrète de sa pensée, prend plaisir à sa propre gloire, élève son
cœur vers les honneurs, exulte dans l’abondance des biens qui affluent. La richesse
du monde est recherchée sous l’apparence de la charge par laquelle les richesses
du monde devaient être détruites.»
Il faut aussi porter attention à autre
chose : celui qui prend sur lui l’état de prélat s’expose à beaucoup de
dangers. En effet, Grégoire dit dans le Pastoral : «La plupart du
temps, l’accomplissement de la bonne action qui était obtenu dans la
tranquillité est perdu dans l’occupation du gouvernement, car, sur une mer
paisible, même le marin sans expérience dirige le navire, mais, sur les flots
de la tempête, le marin expérimenté se confond avec celui qui en est perturbé.
En effet, qu’est-ce que le sommet du pouvoir, sinon une tempête de l’esprit,
dans laquelle le navire du cœur est toujours secoué par les bourrasques des
pensées, poussé sans cesse ici et là, de sorte que, par les débordements
soudains de la parole et de l’action, il se brise pour ainsi dire sur les
rochers qui se trouvent sur son passage?» Un exemple de ce danger est donné
chez David, comme le dit Grégoire : «David, gracieux en tous ses actes par
son jugement de chef, au point où il ne ressentait pas le poids de sa charge,
explosa sous l’affliction de sa blessure, et, facilement emporté par le désir
d’une femme, il devint d’une cruauté sans pitié pour faire mourir son
mari : d’abord, il ne voulut pas que le persécuteur appréhendé périsse; ensuite,
il élimina le soldat loyal avec la perte de l’armée.»
Mais celui qui adopte l’état de la vie
religieuse évite les dangers de pécher. Ainsi Jérôme dit-il, en parlant comme
un moine, dans sa lettre à Vigilantius : «Moi, lorsque j’ai fui, je veux
dire, le monde, je ne suis pas vaincu par le fait de fuir, mais c’est pour vaincre
que je fuis. Il n’y a aucune sécurité à dormir près d’un serpent : il peut
arriver qu’il ne me morde pas, mais il peut arriver qu’il me morde!» C’est donc
affaire de prudence que quelqu’un adopte l’état de la vie religieuse pour
éviter les dangers de pécher. Mais aspirer de son propre gré à l’état de prélat
relève d’une trop grande présomption, si l’on s’estime assez fort pour rester
en sécurité parmi les dangers; ou bien, c’est ne pas avoir du tout souci de son
propre salut, si l’on ne prend pas soin d’éviter les péchés.
Il ressort donc clairement de cela que
l’état de prélat, même s’il est la perfection, ne peut cependant être convoité
sans vice.
Mais certains ne se satisfont pas seulement
de placer l’état des évêques au-dessus de l’état des religieux, mais aussi
celui des doyens, des prêtres paroissiaux, des archidiacres et de tous ceux qui
ont charge d’âmes. Ils s’efforcent d’affirmer cela de multiples façons.
En effet, Chrysostome dit, dans son livre Dialogue,
VI : «Si tu m’amènes un moine, que j’appellerais Élie en exagérant, et
qui, aussi longtemps qu’il est seul, s’il n’est pas dérangé, ne pèche pas non
plus gravement, que dis-je, qui n’a rien pour l’exciter et l’exaspérer, il ne
pourrait cependant pas être comparé à celui qui est livré au peuple et qui,
forcé de supporter bien des péchés, demeure immuable et fort.» Il semble ainsi
clair que le moine, aussi parfait soit-il, ne puisse être égalé à tous ceux qui
ont charge d’âmes, s’ils l’exercent bien.
De plus, [Chrysostome] ajoute par la suite,
dans le même livre : «Si quelqu’un m’offrait de choisir ce que je
préférerais entre la fonction sacerdotale et la solitude des moines, je
choisirais sans hésiter la première.» Il faut donc préférer sans hésiter l’état
de ceux qui ont charge d’âmes à la vie dans la solitude des moines, qui est
considérée comme le genre de vie religieuse le plus parfait[34].
De même, Augustin dit, dans la lettre à
Valérius : «Que ta prudence religieuse considère qu’il n’y a rien de plus
facile, de plus joyeux et de plus agréable aux hommes en cette vie et surtout
en ce moment, que la fonction d’évêque, de prêtre ou de diacre. Mais si elle
est exercée avec négligence et par flatterie, il n’y a rien de plus misérable,
de plus triste et de plus coupable aux yeux de Dieu. De même, [tu dois
considérer] qu’il n’y a rien de plus difficile, de plus pénible et de plus dangereux
en cette vie et surtout en ce moment, que la fonction d’évêque, de prêtre ou de
diacre; mais qu’aux yeux de Dieu, il n’y a rien de plus heureux, si on y combat
comme celui qui nous commande l’ordonne.» L’état de la vie religieuse n’est
donc pas plus parfait que l’état des prêtres ou des diacres, qui ont charge
d’âmes, à la fonction desquels il appartient de vivre au milieu des hommes.
De plus, Augustin dit à Aurélius : «Il
faut beaucoup déplorer que nous élevions les moines à un orgueil si dommageable
et que nous estimions dignes d’un tel mépris les clercs, dont nous sommes, si
les gens du peuple disent en se moquant de nous : “C’est un mauvais moine,
mais un bon clerc!”, alors que, parfois, un bon moine fait à peine un bon
clerc.» La perfection du bon clerc est donc plus grande que celle du bon moine.
De même, il dit un peu plus haut : «Il
ne faut pas donner occasion aux serviteurs de Dieu, c’est-à-dire aux moines, de
croire plus facilement qu’ils ont été choisis pour quelque chose de meilleur,
c’est-à-dire la fonction de clercs, s’ils sont devenus plus mauvais», à savoir,
en quittant le monastère. La fonction de clerc est donc meilleure que l’état
monastique.
De même, Jérôme dit au moine
Rusticus : «Vis dans le monastère de manière à mériter d’être clerc.» La
fonction de clerc est donc meilleure que la manière de vivre du moine.
De plus, il n’est pas permis de passer de
ce qui est plus élevé à ce qui l’est moins. Or, il est permis de passer du
monastère à la fonction de prêtre ayant charge d’âmes, comme le dit le pape
Gélase, ce qu’on trouve le Décret, XVI, q. 1, c. 28 : «Si un moine qui est reconnu digne du
sacerdoce par le mérite d’une vie sainte, et si l’abbé sous l’autorité duquel
il combat demande à l’évêque qu’il devienne prêtre, il doit être choisi et ordonné
à l’endroit que celui-ci aura déterminé, et, après avoir été choisi par le
peuple ou par l’évêque, il devra accomplir avec prudence et justice tout ce qui
relève de la fonction sacerdotale.» Et plusieurs autres chapitres sont indiqués
en cet endroit [q. 1], et à la dist. 58. Par tout cela, il semble donc que
l’état de certains clercs, et surtout de ceux qui ont charge d’âmes, est placé
au-dessus de l’état de la vie religieuse.
La raison de ce qui vient d’être dit peut
en être aisément saisie, si l’on se rappelle ce qui a été dit plus haut
[ch. 18]. En effet, on a déjà dit que l’acte de perfection est autre chose
que l’état de perfection. Car seule l’obligation perpétuelle envers ce qui
concerne la perfection constitue l’état de perfection, [obligation] sans laquelle
un très grand nombre accomplissent les œuvres de la perfection, par exemple,
gardent la continence sans aucun vœu ou vivent dans la pauvreté.
Il faut de plus considérer que, chez les
prêtres et les diacres qui ont charge d’âmes, il faut remarquer deux
choses : la fonction de la charge d’âmes et la dignité de l’ordre. Or, il
est clair que ceux qui reçoivent la fonction de la charge d’âmes n’ont pas
d’obligation perpétuelle, puisque souvent ils abandonnent la charge reçue,
comme cela est clair pour ceux qui quittent leurs paroisses ou leur
archidiaconat, et entrent en religion. Or, il ressort clairement de ce qui a
été dit plus haut que l’état de perfection n’existe pas sans obligation perpétuelle.
Il est donc clair que les archidiacres et les prêtres paroissiaux, et aussi
ceux qui ont été choisis avant leur consécration, n’ont pas encore reçu l’état
de perfection, comme ne l’ont pas [reçu] les novices avant leur profession.
Mais il arrive, comme on l’a dit plus haut,
que quelqu’un qui n’est pas dans l’état de perfection accomplisse des œuvres de
perfection et est parfait selon l’habitus de la charité. Il arrive donc que des
archidiacres ou des [prêtres] paroissiaux soient parfaits selon l’habitus de
charité et participent à une fonction de perfection, mais n’atteignent cependant
pas l’état de perfection. Le signe manifeste en est que, pour ceux qui sont
assignés ou obligés perpétuellement à quelque chose, une certaine solennité
ecclésiastique est attachée à une telle obligation; par exemple, ceux qui sont
consacrés comme évêques, ou qui sont bénis lors de la profession de la vie
religieuse, même selon le rite ancien de l’Église, comme cela est clair chez
Denys, dans la Hiérarchie ecclésiastique, VI. Or, il est clair que rien de cela n’est accompli lorsqu’on
confie un archidiaconat ou une paroisse, mais il y a simple investiture par un
anneau ou par quelque chose de ce genre. Il ressort donc clairement que, par le
fait que quelqu’un reçoit un archidiaconat ou la charge d’une paroisse, il n’a
pas l’obligation perpétuelle d’un état.
Après avoir vu cela, il est facile de
résoudre les objections en sens contraire.
En effet, à propos de ce que dit
Chrysostome : «Si tu m’amènes un moine, que j’appellerais Élie, il ne
pourrait cependant pas être comparé à celui qui est forcé de supporter bien des
péchés», il ressort clairement de ce qu’il dit qu’il n’a pas l’intention de
comparer un état à un autre, mais de montrer que la difficulté de persévérer
est plus grande chez celui qui dirige des gens que chez celui qui mène une vie
solitaire. Cela est clair si on lit tout le texte. En effet, il ne dit pas que
le moine ne doit pas être comparé à celui qui est forcé de porter les péchés du
peuple, mais que le moine, «s’il n’est pas dérangé et s’il ne pèche pas pendant
qu’il est seul, ne peut être comparé à celui qui demeure immuable et fort au
milieu de la foule», car il relève d’une plus grande vertu de se garder intact
alors que beaucoup de dangers sont imminents. Aussi dit-il avant ces
paroles : «Lorsque quelqu’un s’est trouvé au milieu des flots et a réussi
à sauver le navire de la tempête, alors il mérite des autres à juste titre le
témoignage qu’il est un bon capitaine.»
En effet, on pourrait aussi dire que celui
qui se conduit bien parmi les méchants, montre qu’il a une vertu plus grande
que celui qui se conduit bien parmi les bons. Ainsi est-il dit à la louange de
Lot, en 2 P 2, 8, qu’«il était juste dans ce qu’il voyait et
entendait, alors que, habitant parmi eux, il torturait jour après jour son âme
de juste à cause des œuvres iniques». Toutefois, on ne peut pas dire que le
fait de vivre au milieu des méchants appartient à l’état de perfection,
puisque, selon les enseignements de la Sainte Écriture, cela doit plutôt être
évité par prudence. Il n’est donc pas montré par ces paroles que l’état de ceux
qui ont charge d’âmes est plus parfait que l’état des religieux, mais qu’il est
plus dangereux.
La réponse est claire aussi pour les
paroles [de Chrysostome] qui sont ajoutées par la suite : «Si quelqu’un
m’offrait de choisir ce qui me plairait davantage entre la fonction sacerdotale
et la solitude des moines, je choisirais sans hésiter la première», à savoir
que je me plairais davantage dans la fonction sacerdotale. Il faut observer ici
qu’il ne dit pas qu’il préférerait se trouver dans la fonction sacerdotale que
dans la solitude des moines, mais qu’il se plairait davantage dans celle-là que
dans celle-ci. En effet, se plaire dans la fonction sacerdotale consiste à
demeurer dans la fonction sacerdotale sans péché, ce qui est plus difficile que
d’être sans péché dans la solitude des moines, comme il l’avait déjà dit. Or,
là où le danger est plus grand, là est montrée une plus grande vertu si le
danger est évité, comme on l’a déjà dit. Et bien que n’importe quel sage
choisirait d’avoir une vertu assez grande afin de pouvoir demeurer sain et sauf
au milieu de n’importe quel danger, personne, à moins d’être insensé, ne
préférerait pour cette raison un état plus dangereux à un état plus sûr.
Par là aussi apparaît la solution aux paroles
d’Augustin, par lesquelles il affirme que rien n’est plus dangereux et pénible
que la fonction d’évêque, de prêtre et de diacre, si elle est bien exercée, et
que rien n’est plus agréable à Dieu. Car par le fait même qu’il est plus
pénible et difficile de se garder exempt de péché dans l’exercice de cette
fonction, il montre qu’il possède une plus grande vertu et que cela est plus
agréable à Dieu. Cependant, il n’en découle pas que l’état des prêtres paroissiaux
ou des archidiacres ait une plus grande perfection que l’état de la vie
religieuse.
Pour tout ce qui suit, et s’il existe
quelque chose de semblable, il y a une seule et même réponse. Car, dans toutes
ces autorités, l’état de la vie religieuse n’est pas comparé à l’état des
curés, mais l’état des moines en tant qu’ils sont moines à l’état des clercs.
En effet, les moines ne sont pas des clercs par le fait qu’ils sont moines,
puisque beaucoup sont moines, et pourtant laïcs; et, à l’époque ancienne,
presque tous les moines étaient des laïcs, comme on le lit dans le Décret, XVI, q. 1, c. 39. Or, il est clair
que, dans l’Église de Dieu, les clercs ont une position supérieure aux laïcs;
ainsi, les laïcs sont promus à la condition de clerc comme à quelque chose de
plus grand. Et de même que la position est supérieure, de même une vertu plus
grande est exigée du bon clerc que du bon laïc, bien que celui-ci soit moine.
Mais, chez le moine clerc, deux choses
existent en même temps : la condition de clerc et l’état de la vie
religieuse. De même, chez le clerc qui a charge d’âmes, deux choses existent en
même temps : la charge d’âmes et la condition de clerc. Le fait donc que
les clercs sont placés au-dessus des moines ne concerne en rien le fait que les
curés, en tant que curés, soient placés au-dessus des moines; mais il est vrai
que, s’ils exercent bien et sans péché leur fonction, ils démontrent qu’ils ont
une plus grande vertu que si le moine reste sans péché, comme on l’a dit plus
haut.
Mais le fait qu’un moine soit retenu pour
une charge d’âmes, même dans des églises paroissiales, ne montre pas que l’état
de curé, en tant que curé, est plus parfait, car le religieux, en recevant la
paroisse, n’abandonne pas son état antérieur. En effet, il est dit dans le Décret,
XVI, q. 1, c. 3 : «À
propos des moines qui, après être longtemps demeurés dans des monastères,
parviennent ensuite aux ordres du clergé, nous décidons qu’ils ne doivent pas
s’écarter de leur ancien genre de vie.» Il n’est donc pas ainsi montré que
l’état du clerc qui a charge d’âmes est plus parfait que l’état de la vie
religieuse, bien que des religieux puissent accepter une charge d’âmes en
demeurant dans leur état et dans leur genre de vie antérieurs. Mais ceux qui
sont promus à l’épiscopat reçoivent un état plus élevé.
À la vérité, certains[35], qui
sont énervés par la recherche du conflit et qui ne pèsent pas correctement ce
qu’ils disent ni ce qu’ils entendent, s’efforcent encore de s’opposer à ce qui
a déjà été dit. Leurs affirmations me sont parvenues après que j’eus écrit ce
qui a été dit plus haut. Pour les réfuter, il est nécessaire de reprendre
certaines choses qui ont été exposées auparavant.
Premièrement, ils s’efforcent donc de
montrer de multiples façons que les archidiacres et les prêtres paroissiaux
sont dans un état de perfection, même plus grand que celui des religieux.
1. En effet, si le prêtre commet un délit,
il est ordonné qu’il soit rejeté de son état selon les canons, comme on le lit
dans le Décret, LXXXI,
dist., Si quis amodo episcopus, et XIV, q. 4, c. 4, Si quis oblitus. Il
se trouvait donc dans un état, autrement, il ne pourrait pas être rejeté de cet
état.
2. De même, on trouve que le mot «état»
s’emploie de plusieurs façons. En effet, il comporte une certaine rectitude,
car on dit de l’homme qui est debout qu’il se tient debout[36].
Aussi Grégoire dit-il dans Morales, VII : «Ceux qui tombent à cause
de paroles coupables perdent tout état de rectitude.» [L’état] comporte aussi
permanence et stabilité, selon ce que dit Grégoire dans Morales, VIII :
«La protection et la conservation par le Créateur consistent en ce que nous
demeurons en état.» Et dans sa neuvième homélie sur Ézéchiel, deuxième partie :
«La pierre est carrée, et, quel qu’en soit le côté, elle demeure en état :
elle ne change pas si on la retourne.» [L’état] comporte aussi une étendue ou
une longueur : en effet, il vient de «se tenir debout». Puisque les
archidiacres et les prêtres paroissiaux ont une grandeur spirituelle,
puisqu’ils reçoivent une charge d’âmes en raison de leur zèle; puisqu’ils ont
aussi une permanence, car ils persévèrent immobiles et forts parmi les dangers;
puisqu’ils ont encore la droiture de l’intention et de la justice, il ne faut
pas dire que ceux-là ne sont pas dans un état.
3. De même, l’institution des formes de vie
religieuse n’a pas pu porter préjudice aux diacres et aux prêtres qui ont
charge d’âmes. Or, avant que les formes de vie religieuse n’aient été établies,
ceux qui avaient charge d’âmes étaient dans un état de perfection. En effet, il
est dit en 1 Tm 5, 17 : Les prêtres qui exercent bien la
présidence, à savoir, par leur vie et leur enseignement, méritent de
recevoir de leur sujets un double honneur, à savoir qu’ils doivent leur
obéir au spirituel, et leur dispenser [des biens] extérieurs. Ils ont donc
aussi un état de perfection après l’établissement des formes de vie religieuse.
4. De même, ils disent qu’à l’époque de
Jérôme, «prêtre» et «évêque» étaient des synonymes, comme cela ressort
clairement de ce que dit Jérôme en commentant l’épître à Tite :
«Autrefois, le prêtre était une même [personne] que l’évêque.» Mais, par la
suite, «il a été décidé dans le monde entier qu’un parmi les prêtres serait placé
au-dessus des autres, et que les semences de schismes seraient enlevées.» Si
les évêques sont dans un état plus parfait que les religieux, les prêtres aussi
seront dans un état plus parfait.
5. De même, celui qui est retenu pour une
fonction d’Église plus élevée et plus fructueuse semble être dans un état plus
élevé. Or, les archidiacres et les prêtres ayant charge d’âmes sont retenus
pour une fonction plus digne que les religieux, car «bien que la vie
contemplative soit plus sûre, la vie active porte cependant plus de fruits»,
comme on lit dans les Décrétales, I, tit, 9, c. 10 et 11, De
renuntiationibus. Les prêtres ayant charge d’âmes sont donc dans un état
plus élevé que les religieux.
6. De même, il ne peut y avoir de charité
plus grande que d’exposer sa vie pour ses amis, comme il
est dit en Jn 15, 13. Or, les bons curés donnent leur vie pour leurs
sujets, dont ils se font aussi les serviteurs, selon ce que dit
1 Co 9, 19 : Libre à l’égard de tous, je me suis fait
l’esclave de tous. Ils semblent aussi avoir plus de mérite puisqu’ils
travaillent davantage, selon ce que dit l’Apôtre
en1 Co 15, 10 : J’ai travaillé plus que tous, et en 1 Co 3, 8 :
Chacun recevra un salaire proportionné à son travail. Il semble donc que
les prêtres ayant charge d’âmes soient dans un état plus parfait que les
religieux.
7. De même, cela semble être aussi la même
chose pour les archidiacres. En effet, les sept diacres que les apôtres ont
choisis étaient dans un état de perfection supérieur. En effet, il est dit en
Ac 6, 3 : Frères, cherchez sept hommes de bonne réputation,
remplis de l’Esprit Saint et de sagesse, que nous préposerons à cette fonction.
Sur ce texte, une glose de Bède dit : «Ici, les apôtres décidaient
d’établir sept diacres dans les églises, qui seraient d’un degré plus élevé et
comme des colonnes pour le prochain autour de l’autel.» Or, il semble qu’ils
aient été dans un état de perfection, eux qui étaient à un degré supérieur aux
autres et qui semblaient porter comme des colonnes le poids de l’Église. Or, les
archidiacres représentent leur degré dans l’Église, eux qui «assurent le
service et sont à la tête de ceux qui assurent le service», selon la Glose à
cet endroit. Il semble donc que les archidiacres soient dans un état de
perfection plus élevé que les curés à la tête desquels ils sont, et aussi, par
voie de conséquence, que les religieux.
8. De même, il est insensé de dire que les
bienheureux Étienne, Laurent et Vincent, archidiacres, n’étaient pas dans un
état de perfection, eux qui ont mérité d’obtenir la palme du martyre.
9. De même, les curés et les archidiacres
ressemblent davantage à des évêques que n’importe quel moine ou religieux, qui
se trouvent au degré le plus bas de soumission, au point où les prêtres sont
appelés évêques, selon ce que dit Ac 20, 28 : Prenez garde à
vous-mêmes et à tout le troupeau dont l’Esprit Saint vous a établis gardiens [episcopos]
pour gouverner l’Église de Dieu. La Glose interprète cela des prêtres
éphésiens. À bien plus forte raison, les curés sont-ils dans un état de perfection.
10. De même, l’administration des biens
d’Église ne diminue pas l’état de perfection, puisque ce sont des biens
communs, comme on le lit dans le Décret, XII, c. 1, Expedit. Les curés ou les archidiacres ne
dérogent donc pas à l’état de perfection en raison de l’administration des
biens d’Église.
11. De même, les curés et les archidiacres
sont tenus d’offrir l’hospitalité à même les biens temporels, comme on le lit
dans le Décret, XLII, c.
1. Or, le moine ne peut faire cela, car il ne possède rien en propre. Le curé a
donc un plus grand mérite que le moine.
12. De même, Grégoire dit : «Aucun
sacrifice ne plaît autant à Dieu que le zèle pour les âmes», et Bernard dit, à
propos de l’amour de Dieu, que «celui qui en attire un plus grand nombre à l’amour
de Dieu a un plus grand amour de Dieu». Or, cela convient à l’archidiacre et au
curé, et non au moine, dont ce n’est pas la fonction d’attirer quelqu’un.
13. De même, comme le patriarche est à la
tête de son patriarcat et l’évêque à la tête de son évêché, ainsi en est-il de
l’archidiacre dans son archidiaconé et du curé dans sa paroisse. «En effet, que
fait l’évêque, sauf l’ordination, que le curé ne fait pas? comme on lit dans le
Décret, XCIII, c. 24, Legimus.
Et tout ce qui est dit de l’évêque ou de celui qui doit être ordonné
évêque, selon les treize chapitres de la règle apostolique[37],
doit s’entendre de tous ceux qui sont choisis à une fonction de direction [praelatio],
comme le curé et l’archidiacre, comme on lit dans le Décret, LXXXI, c. 1. Si donc l’évêque est
dans un état de perfection plus élevé que le moine, pour une égale raison, le
curé et l’archidiacre aussi.
14. De même, il est ordonné de chasser un
prêtre ou un diacre de son état en raison d’une faute, et de le reléguer dans
un monastère pour faire pénitence, comme on le lit dans le Décret, LXXXI, Dictum est et Si
quis clericus. Il semble ainsi que l’état d’archidiacre ou de curé
paroissial soit vraiment un état. Or, l’entrée en religion n’est pas un état,
mais plutôt une chute ou une descente.
Voilà ce que l’on peut tirer de leurs
écrits, bien que ce n’y soit pas mis dans le même ordre.
Mais
parce qu’il a été montré plus haut que les archidiacres et les curés ne sont
pas dans un état de perfection, il reste à voir comment ils s’efforcent de repousser
ces démonstrations. En effet, on a dit plus haut que tout état dans l’Église
est conféré avec une consécration ou une bénédiction solennelle, qui n’est pas
accomplie lorsqu’une cure paroissiale ou l’archidiaconat sont conférés. Ils
tentent de repousser cette démonstration de multiples façons.
1. Premièrement, parce que, dans la
consécration d’un évêque comme dans celle d’un prêtre, les paroles sont les
mêmes : «Seigneur, que soient consacrées et sanctifiées ces mains, etc.»
2. De même, si l’on dit qu’une onction est
faite sur la tête d’un évêque, et non sur celle d’un prêtre, cela ne semble pas
concluant, car même les rois étaient autrefois oints sur la tête, eux qui ne
peuvent cependant pas revendiquer pour eux-mêmes un état de perfection. On ne peut
donc pas dire à cause de cela que l’évêque est dans un état supérieur à celui
du prêtre ayant charge d’âmes parce qu’il reçoit une onction sur la tête.
3. De même, le mérite n’est pas acquis par
la consécration, mais par les actions bonnes de l’esprit. En effet, un méchant
est parfois consacré comme évêque, et, à cause de cela, il démérite davantage.
«En effet, celui qui est plus grand par l’honneur n’est pas plus juste, mais
celui qui est plus juste est plus grand», comme on lit dans le Décret, XL, c. 12, Multi. Et dans
cette même distinction, il est dit que «ce ne sont pas les endroits ou les
ordres qui rendent proches du Créateur, mais les mérites bons nous unissent à
lui et les mauvais nous en éloignent»; et «ceux qui occupent la place des
saints ne sont pas les fils des saints, mais ceux qui accomplissent les actes
des saints». Les évêques ne sont donc pas dans un état plus parfait que les
curés parce qu’ils reçoivent une consécration plus élevée.
4. De même, la consécration de la tête est
davantage en rapport avec le signe et le degré du sacerdoce : en effet,
l’épiscopat n’est pas un ordre nouveau, mais un degré dans un ordre, autrement
il y aurait plus que sept ordres. Or, la perfection de la charité est en rapport
avec le mérite de la sainteté, et non avec le degré de l’ordre. Les évêques,
qui accèdent à un degré plus élevé du sacerdoce par l’onction de la tête, ne
sont donc pas dans un état plus parfait.
5. De même, l’évêque institue un
archidiacre, un prêtre paroissial ou un curé par un livre ou par un anneau,
comme on le lit dans les Décrétales, II, tit. 27, c. 12, De sententia
rei judicatae. Ou lorsque le pape ordonne que quelqu’un soit institué dans
une église comme chanoine ou comme frère, ou comme prêtre paroissial ou curé,
il ordonne que celui-ci soit institué «avec la plénitude de l’honneur», comme
on le lit dans les Décrétales, III, tit. 8, c. 4, De concessione
ecclesiae, «Proposuit». Il semble donc que l’état des curés et des
archidiacres en est un dont on puisse être écarté.
De même, contre ce qui a été dit, à savoir
que l’archidiacre ou le curé ne sont pas dans un état de perfection parce
qu’ils peuvent s’en retirer sans péché, ils font de multiples objections.
1. Premièrement, ils disent qu’à cause de
cela, un prêtre ayant charge d’âmes peut passer à la vie religieuse, bien que
l’état de curé soit plus parfait et plus fructueux, parce que l’état religieux
est plus sûr. Pour le prouver, il[38]
invoque ce qui est dit dans les Décrétales, I, tit. 5, c. 10, § 11, De
renuntiationibus, «Nisi sum pridem».
2. De même, un mari ne peut renvoyer son
épouse et celle-ci ne peut passer à l’état religieux malgré elle, comme il est
dit dans les Décrétales, III, tit. 32, c. 8, De conversione conjugatorum,
«Ex publico». Or, la raison n’en est pas que l’état de mariage
possède une perfection plus grande que l’état religieux ou qu’il lui est égal,
mais parce qu’il s’est indissolublement lié à son épouse par le mariage. De la
même façon, donc, bien qu’un prêtre ayant charge d’âmes puisse passer à la vie
religieuse, il n’en découle pas que l’état religieux soit plus parfait ou d’une
égale perfection.
3. De même, il invoque pour cela l’exemple
de David : comme il ne pouvait pas combattre avec les armes de Saül qui
exigeaient une plus grande force, ainsi qu‘on le rapporte en 1 Sm 17,
il s’en remit à des armes d’une plus grande humilité, bien que d’une plus
grande énergie et d’une plus grande force, une fronde et une pierre, par
lesquelles l’enfant écarta et abattit le géant philistin qui était un combattant
depuis son adolescence. À l’exemple de David, un curé peut donc se tourner vers
les armes d’une plus grande humilité, à savoir la vie religieuse, bien qu’il
ait été dans un état plus parfait.
4. De même, si l’inséparabilité était la
cause de l’état, il en découlerait qu’il ne serait pas permis à quelqu’un de
passer d’un état à l’autre. Or, cela est permis. L’inséparabilité ne fait donc
pas partie de la nature de l’état.
5. De même, selon le droit écrit, un prélat
pourrait rappeler de la vie religieuse un curé qui lui est soumis, s’il savait
que celui-ci pouvait être utile ou avantageux pour son église. Bien plus, un
curé ne doit pas quitter son église sans le consentement et l’autorisation de
l’évêque : s’il l’a fait, l’évêque peut exercer contre lui un châtiment
canonique, comme on le trouve dans les Décrétales, I, tit. 9, c. 4, De
renuntiationibus, «Admonet»; Décrétales, V, tit. 33, c. 3, De
privilegiis, «Cum et plantare», § «In ecclesiis»; et Décret, VII, q. 1, c. 37, Episcopus de
loco. Il ne semble donc pas vrai que l’état religieux soit plus parfait
pour la raison que les curés peuvent entrer en religion.
6. De même, en sens inverse, un moine peut,
en raison des besoins d’une église et du soin des âmes, passer de la vie
religieuse à une église séculière ayant charge d’âmes, comme on le trouve dans
le Décret, XVI, q. 1, c.
30 et 29, Vos autem et Monachos, «car le bien d’un grand nombre
doit être préféré au bien d’un seul», Décret, VII, q. 1, c. 35, Scias.
7. De même, il ne découle pas du fait que
quelqu’un peut déchoir de la perfection de la charité, qu’il ne s’est jamais
trouvé dans la perfection de la charité, mais plutôt le contraire, qu’il s’y
trouvait. Bien qu’un curé puisse, pour une certaine cause, s’éloigner du gouvernement
qu’il exerce, il n’en découle pas qu’il n’était pas dans un état de perfection.
8. De même, que les prélats majeurs,
c’est-à-dire les évêques, ne puissent passer à la vie religieuse sans la
permission du Souverain Pontife, cela a été promulgué dans une constitution de
l’Église à l’époque [du pape] Innocent, comme cela ressort clairement de cette décrétale,
Décrétales, I, tit. 9, c. 10, De renuntiationibus, «Nisi cum
pridem». Avant cette constitution, cela était donc permis aux [prélats] majeurs
comme mineurs. Et cependant, les [prélats] majeurs sont dans un état plus
parfait. Cela n’empêche donc pas les curés d’être dans un état plus parfait que
les religieux, bien qu’ils puissent passer à la vie religieuse sans la
permission du Souverain Pontife.
9. De même, personne ne doit être choisi
comme évêque s’il n’est pas dans les ordres sacrés, comme on le lit dans le Décret,
C. 60, c. 4, Nullus in episcopum. Or, celui qui est dans les ordres
sacrés ne peut avoir d’épouse. Il n’est donc pas vrai que celui qui est choisi
peut avoir une épouse.
Il faut donc démontrer à quel point ce qui
a été avancé est futile, dérisoire et erroné sur plusieurs points, en pesant
soigneusement l’efficacité de chaque élément.
Le fait qu’ils invoquent certains canons
pour démontrer que les curés et les archidiacres sont dans un état est hors de
propos, car, dans les chapitres invoqués, il n’est fait aucune mention de
l’état, mais du degré. En effet, on lit ainsi dans le Décret, LXXXI, c. 16 : «Si un évêque, un
prêtre ou un diacre prend désormais femme, ou garde celle qu’il a prise, qu’il
soit écarté de son degré.» Et il est dit en XIV, q. 4, c. 4 : «Si
quelqu’un, oublieux de la crainte de Dieu et des Saintes Écritures, etc.,
pratique le prêt à intérêt, etc., qu’il soit considéré par le clergé comme
déchu et étranger à son ordre.» En sens contraire, on ne peut donc pas
démontrer par cela qu’il possède un état, mais un degré. Et cela est
nécessaire, car partout où il y a un ordre ou une certaine supériorité, se
trouve un degré.
À quel point est futile ce qui est affirmé
en deuxième lieu, quiconque est intelligent peut s’en rendre compte. En effet,
il n’y a pas de doute que le mot «état» peut signifier plusieurs choses. Car,
de celui qui se lève, on dit qu’il se tient debout [stare]. Et la grandeur
produit aussi un état, selon qu’on fait une distinction entre l’état des
débutants, de ceux qui progressent et des parfaits. Se tenir [stare]
comporte aussi une fermeté, selon ce que dit l’Apôtre en
1 Co 15, 58 : Soyez fermes [stabiles] et
immuables en toute action bonne. Mais nous ne parlons pas de l’état de
cette manière, mais comme on en parle lorsqu’on parle de l’état de liberté ou
d’esclavage, comme on le lit dans le Décret, II, q. 6, c. 40 : «Si on a soulevé une question au cours
d’un procès pour crime capital ou en raison de l’état, [la cause] ne doit pas
être menée par des enquêteurs, mais par eux-mêmes.» En entendant ainsi «état»,
adoptent un état de perfection ceux qui se constituent esclaves en vue
d’accomplir les œuvres de perfection, comme on l’a dit plus haut. Or, cela ne
se produit que par un vœu d’obligation perpétuelle, car l’esclavage s’oppose à
la liberté. Aussi longtemps donc que quelqu’un demeure libre de s’éloigner
d’une œuvre de perfection, il ne possède pas l’état de perfection, comme on l’a
montré plus haut.
Mais ce qui est avancé en troisième lieu
est si futile que cela n’exige pas de réponse. En effet, lorsqu’il est
dit : Que les prêtres qui exercent bien la présidence, etc., il
n’est fait mention ni de la perfection ni de l’état. En effet, présider ne
constitue pas un état, mais un degré. Et l’honneur n’est pas dû à la seule
perfection, mais d’une manière universelle à la vertu qui est désignée
lorsqu’on dit : Qui exercent bien. Car il est dit en
Rm 2, 10 : Gloire, honneur et paix a tous ceux qui font le
bien.
Dans ce qui est avancé en quatrième lieu,
une fausseté est manifestement présente, là où l’on dit qu’avant l’époque de
Jérôme et d’Augustin, le prêtre et l’évêque ne différaient pas. En effet, Augustin
dit expressément le contraire dans une lettre à Jérôme : «Bien que, selon
la manière de parler des honneurs qui sont déjà en usage dans l’Église,
l’épiscopat soit plus grand que le presbytérat, cependant, en beaucoup de
choses, Augustin est inférieur à Jérôme.»
Mais pour que personne ne chicane en disant
que le fait pour l’évêque d’être plus grand que le prêtre est apparu à l’époque
de Jérôme, il faut en croire l’autorité de Denys, qui a écrit à propos de
l’ordre de la hiérarchie ecclésiastique tel qu’il existait dans l’Église
primitive[40].
En effet, il dit, dans la Hiérarchie ecclésiastique, V, qu’il existe trois ordres dans la
hiérarchie : celui des évêques, celui des prêtres et celui des diacres. Il
faut remarquer qu’il dit là que l’ordre des diacres est purificateur, l’ordre
des prêtres, illuminateur, mais l’ordre des évêques, cause de perfection. Et
comme il le dit lui-même au chapitre VI, trois ordres correspondent à ces trois
ordres : à l’ordre des diacres est soumis l’ordre des impurs qui ont
besoin de purification; à l’ordre des prêtres est soumis l’ordre de ceux qui
doivent être illuminés, à savoir, le peuple saint qui est illuminé par la
réception des sacrements; mais à l’ordre des évêques est soumis l’ordre des
parfaits, à savoir, celui des moines, à qui leurs traditions enseignent «à
s’élever vers les actes de la plus parfaite perfection». D’après cela, il est
clair selon Denys que la perfection est attribuée aux seuls évêques et moines :
aux évêques, en tant que causes de perfection; aux moines, en tant que
parfaits.
Mais pour que personne ne dise que Denys
transmet l’ordre de la hiérarchie ecclésiastique instituée par les apôtres,
alors que, selon l’institution du Seigneur, prêtres et évêques étaient
identiques, cela apparaît manifestement faux selon ce qui est dit en
Lc 10, 1 : Après cela, le Seigneur désigna, etc., où la
Glose dit : «De même que le modèle des évêques se trouve chez les apôtres,
de même le modèle des prêtres du second ordre se trouve chez les soixante-dix[41].»
Et il est étonnant que, l’invoquant eux-mêmes, comme s’ils ignorent leur propre
voix, ils affirment aussitôt après que les évêques ne se sont distingués des prêtres
qu’à l’époque de Jérôme.
Et si quelqu’un veut retourner à une époque
antérieure, on trouve aussi dans la loi ancienne, dans laquelle on ne trouvait
qu’un sacerdoce au sens figuré, que les grands prêtres étaient distincts des
prêtres de rang inférieur. En effet, il est dit dans le Décret, XXI, arg. : «Les grands prêtres
et les prêtres de rang inférieur ont été institués par Moïse, qui, sur l’ordre
du Seigneur, oignit Aaron comme grand prêtre, mais ses fils comme prêtres de
rang inférieur.»
Il est ainsi clair que [Gérard d’Abbeville]
a mal compris la parole de Jérôme. En effet, Jérôme n’entend pas dire que, dans
l’Église primitive, il existait un ordre des évêques et des prêtres, mais qu’on
employait ces termes de manière confuse, car les prêtres étaient appelés
évêques en raison de l’intention, et les évêques étaient appelés prêtres en
raison de la dignité. Aussi Isidore dit-il – on trouve cela dans le Décret, XXI, c. 1, § 12 – que «les prêtres de
rang inférieur, bien qu’ils soient prêtres, n’accèdent cependant pas au sommet
du pontificat, car ils ne signent pas le front avec le saint chrême et ne
donnent pas l’Esprit Paraclet, que la lecture des Actes des apôtres montre
relever seulement des évêques». Et il conclut : «Aussi, chez les anciens,
les évêques et les prêtres étaient identiques, car c’est là un nom de dignité,
et non d’âge.» Il est montré là qu’il existe une différence dans la réalité,
mais un recoupement dans les mots, en raison de la dignité que comporte le
terme de presbytérat. Par la suite, il devint nécessaire, pour éviter l’erreur
d’un schisme qui provenait de l’indifférenciation des termes, que même les
termes soient distingués, à savoir que seuls les prêtres de rang supérieur
soient appelés évêques, mais que les prêtres de rang inférieur soient appelés
prêtres.
Ce qui est avancé en cinquième lieu n’a pas
d’efficacité. En effet, la vie contemplative est placée au-dessus de la vie
active, non seulement parce qu’elle est plus sûre, comme on l’affirme, mais
parce qu’elle est simplement meilleure, selon ce que le Seigneur dit en
Lc 10, 42 : Marie a choisi la meilleure part. Et dans la
mesure où la contemplation est meilleure que l’action, celui qui supporte un
certain préjudice à sa contemplation bien-aimée afin de chercher le salut du
prochain à cause de Dieu, semble agir à cause de Dieu.
Rechercher le salut du prochain pour
l’amour de Dieu et du prochain, en encourant un certain préjudice à sa
contemplation, semble donc davantage relever d’une plus grande perfection de la
charité, que si quelqu’un s’attache à la seule douceur de la contemplation, au
point de ne vouloir d’aucune manière s’en écarter, même pour le salut des
autres. Pour cette raison, l’Apôtre voulut que, non seulement la contemplation
de la vie présente, mais même la contemplation de la patrie céleste soit
retardée pour un temps en raison du salut du prochain, comme cela ressort
clairement de ce qui est dit en Ph 1, 23‑24 : Je suis
déchiré entre deux choses : le désir de m’en aller et d’être avec le
Christ, car cela est bien meilleur; et celui de demeurer dans la chair, parce
que cela est nécessaire pour vous.
Mais s’il est question de la perfection de
la charité qui consiste pour la plus grande part dans la préparation de l’âme,
comme on l’a démontré par les paroles d’Augustin, beaucoup de ceux qui mènent
la vie contemplative possèdent aussi cette perfection, de sorte qu’ils sont
prêts, selon le bon plaisir de Dieu, à suspendre pour un temps le loisir de
leur contemplation bien-aimée afin de s’adonner au salut du prochain.
Toutefois, cette perfection de la charité ne se trouve pas chez la plupart de
ceux qui cherchent à être utiles au prochain; la lassitude de la vie
contemplative les mène aux choses extérieures plutôt que de la désirer. De
sorte que, chez eux, il relève de la perfection de l’amour qu’ils reportent
pour un temps [la contemplation] en tant que bien aimé. Mais les manques de
quelques-uns ne peuvent porter préjudice à l’état ou à la fonction. En effet,
cela même qui consiste à s’occuper du prochain doit être considéré comme un
acte de perfection, puisque cela relève du parfait amour de Dieu et du
prochain.
Mais il faut observer ici que tous ceux qui
ont en acte ce qui est plus parfait ne sont pas établis dans un état plus
parfait. En effet, personne ne doute qu’observer la virginité relève de la
perfection, car le Seigneur a dit à ce sujet en Mt 19, 12 : Que
celui qui peut comprendre comprenne! Et l’Apôtre dit en
1 Co 7, 25 : Au sujet des vierges, je n’ai pas de
commandement de la part du Seigneur, mais je donne un conseil. Or, les
conseils portent sur des œuvres de perfection. Cependant, la virginité observée
sans vœu n’a pas l’état de perfection. Aussi Augustin dit-il dans le livre Sur
la virginité : «En effet, la virginité n’est pas honorée en tant que
virginité, mais en tant qu’elle est consacrée à Dieu; bien qu’elle soit
observée dans la chair, la virginité corporelle est spirituelle : une
continence pieuse en fait le vœu et l’observe.» Et plus loin : «Il est
plus honorable de compter parmi les biens de l’âme la continence par laquelle
l’intégrité de la chair est vouée, consacrée et observée pour le Créateur même
de l’âme et du corps.»
Or, il est clair que les archidiacres et
les curés, même s’ils ont charge d’âmes, ne s’astreignent cependant pas par vœu
à une sollicitude de ce genre, autrement ils ne pourraient, sans l’autorisation
de celui qui pourrait dispenser d’un vœu perpétuel, abandonner la charge d’un
archidiaconé ou d’une paroisse. Même si un archidiacre ou un curé accomplit un
acte de perfection ou reçoit une fonction, il n’a cependant pas l’état de
perfection. Et si l’on examine correctement, les religieux, qui sont obligés
par le vœu de leur ordre à servir les évêques pour ce qui concerne le soin des
âmes en prêchant et en entendant les confessions, possèdent davantage l’état de
perfection que les archidiacres ou les curés eux-mêmes.
Au vrai, ce qui est avancé en sixième lieu,
à savoir que l’accroissement de la charité ne peut exister chez une personne
qui n’est pas dans un état [de perfection], est manifestement tout à fait faux
selon ce qui a été dit. En effet, il en existe certains dans l’état de perfection
qui ont une charité imparfaite ou n’en ont aucune, comme les nombreux évêques
et religieux qui vivent dans le péché mortel. Bien que de nombreux bons curés
aient une charité parfaite, au point où ils sont prêts à donner leur vie pour
les autres, ils ne sont pas pour autant dans un état de perfection, car il ne
manque pas de nombreux laïcs, même mariés, qui ont la même charité parfaite, au
point qu’ils sont prêts à donner leur vie pour le salut du prochain. Et cependant,
on ne dit pas qu’ils sont dans un état de perfection.
Ce qui est avancé en septième lieu, que les
diacres qui ont été institués par les apôtres ont possédé l’état de perfection,
ne peut être tiré ni du texte ni de la Glose. En effet, le fait qu’on dise
qu’ils étaient remplis de l’Esprit Saint et de sagesse montre qu’ils ont eu la
perfection de la grâce, qui peut exister chez ceux qui n’ont pas l’état de
perfection. Mais ce qui est dit dans la glose de Bède, qu’ils étaient d’un
degré plus élevé et plus proche de l’autel, indique l’élévation du degré ou de
la fonction. C’est une chose d’être sur un degré, c’en est une autre d’être
dans un état, comme on l’a déjà dit. Cependant, il est vrai que ces sept
diacres ont été dans un état de perfection, de cette perfection dont le
Seigneur dit : Si tu veux être parfait, va et vends tout ce que tu
possèdes, et donne-le aux pauvres, Mt 19, 21. Car, après avoir
tout quitté, ils avaient suivi le Christ; ils ne possédaient rien, mais tout
était commun entre eux, comme il est dit en Ac 4, 32. Toutes les
formes de vie religieuse découlent de leur exemple.
Ce qui est avancé en huitième lieu, que les
archidiacres Étienne et Laurent ont été dans un état de perfection, nous le
concédons, non pas cependant à cause de l’archidiaconat, mais à cause du
martyre, qui est placé au-dessus de toute perfection religieuse. Aussi Augustin
dit-il dans le livre Sur la virginité : «L’autorité de l’Église en
rend un témoignage éclatant, par laquelle les fidèles savent à quels endroits les
martyrs et les saintes religieuses défuntes sont rappelés lors des sacrements
de l’autel.» En effet, je dis aussi que, de cette façon, Sébastien a été dans
un état de perfection, ainsi que Georges. Cependant, nous ne disons pas pour
cette raison que les chevaliers ont l’état de perfection.
Ce qui est objecté en neuvième lieu, que
les curés et les archidiacres ressemblent davantage aux évêques que les
religieux, cela est vrai sous un aspect, à savoir quant à la charge de
subordonnés. Mais, quant à l’obligation perpétuelle qui est requise pour l’état
de perfection, les religieux sont plus semblables à l’évêque que les
archidiacres ou les curés, comme cela est clair d’après ce qui a été dit.
Ce qui est avancé en dixième lieu, que
l’administration des biens d’Église ne diminue pas l’état de perfection, nous
le concédons sans hésitation, autrement, dans les communautés religieuses
elles-mêmes, les supérieurs et les autres officiers qui administrent des biens
temporels déchoiraient de leur degré de perfection. Mais le fait qu’ils ne
renoncent pas à ce qui leur appartient, en abandonnant pour le Christ tout ce
qui leur appartient, bien plus, le fait qu’ils tirent un bénéfice des fruits
des églises comme s’ils leur appartenaient, cela diminue chez eux l’état d’une certaine
perfection.
Par ce qu’ils disent en onzième lieu, ils
se révèlent manifestement insensés, en suivant l’erreur de Vigilantius contre
qui Jérôme écrit : «Ce qu’il affirme, que ceux-là agissent mieux, en
faisant usage de leurs biens et distribuant peu à peu les fruits de leurs biens
aux pauvres, que ceux qui, après avoir vendu leurs biens, donnent tout d’un
coup, ce n’est pas moi, mais le Seigneur qui lui répond : “Si tu veux être
parfait, va et vends tout ce que tu possèdes, etc.” Il parle à celui qui veut
être parfait; celui que tu louanges n’est que le deuxième ou troisième degré.»
Les archidiacres ou les curés ne sont donc pas plus parfaits parce qu’ils
observent l’hospitalité, que les moines qui, n’ayant rien en propre, ne peuvent
l’observer.
Ce qui est avancé en douzième lieu,
qu’aucun sacrifice n’est plus agréable à Dieu que le zèle des âmes, nous le
concédons sans hésitation. Mais, dans le zèle des âmes, il faut respecter
l’ordre selon lequel, en premier lieu, l’homme a le zèle de sa propre âme, en
la déliant de toute attache aux réalités terrestres, selon ce que dit le sage,
Si 30, 24 : Aie pitié de ta propre âme en plaisant à Dieu, et
comme cela ressort clairement selon Augustin, La cité de Dieu, XXI.
Ainsi donc, si quelqu’un va plus loin après avoir méprisé les réalités
terrestres et lui-même, au point d’avoir le zèle des autres âmes, ce sera un
sacrifice plus parfait. Mais ce sera le plus parfait [sacrifice] lorsqu’il est
obligé par vœu ou par profession d’avoir le zèle des âmes, comme l’évêque et
aussi les religieux qui y sont obligés par vœu.
Ce qui est avancé en treizième lieu, que,
comme le patriarche préside dans son patriarcat et l’évêque dans son évêché,
l’archidiacre le fait dans son archidiaconé et le curé dans sa paroisse, est
manifestement faux. Car les évêques ont principalement la charge de tous dans
leur diocèse, mais les curés ou même les archidiacres possèdent certaines
fonctions subalternes assujetties aux évêques. En effet, ils ont par rapport à
l’évêque le même rapport que les baillis ou les prévôts par rapport au roi.
Aussi, à propos de ce passage de 1 Co 12, 28 : À l’un,
les dons d’assistance, à un autre, les dons de gouvernement, la Glose
dit-elle : «Assistance, c’est-à-dire qui aident leur supérieurs, comme
Tite par rapport à l’Apôtre, ou les archidiacres par rapport aux évêques.
Gouvernement, c’est-à-dire les fonctions de gouvernement des personnages
inférieurs, comme c’est le cas des prêtres, qui enseignent au peuple.» Aussi
cela est-il montré dans l’ordination des prêtres, dont l’évêque dit :
«Plus nous sommes fragiles ‑ à savoir, que les apôtres ‑, plus nous
avons besoin de ces aides.» Aussi est-il dit dans le Décret, XVI, q. 1, c. 41 : «Que tous les
prêtres, les diacres et les autres clercs prennent soin de ne rien faire sans
la permission de leur propre évêque; de même, qu’aucun prêtre ne dise la messe
dans sa paroisse sans que [l’évêque] l’ordonne, ne baptise et ne fasse quoi que
ce soit sans sa permission.» On lit de même dans le Décret, LXXX, c. 5, Non debere :
«Que les prêtres ne fassent rien sans l’ordre et le conseil de l’évêque.»
Ce qui est avancé en quatorzième lieu à
propos des clercs qui, en raison de grands délits, sont relégués au monastère,
manifeste suffisamment leur esprit et leur intention. Car, comme le dit
Grégoire dans les Morales, X, «lorsque les méchants disent des choses
correctes en prêchant, il leur est très difficile de ne pas laisser échapper ce
qu’ils ruminent lorsqu’ils se taisent». En effet, ils estiment que les clercs
sont dans un état, et non les moines, en raison de l’élévation de la pénitence
que les moines embrassent volontairement alors qu’ils sont innocents,
[pénitence] à laquelle les clercs fautifs sont forcés. À la vérité, cet état
est d’autant plus grand aux yeux de Dieu qu’il est plus abject aux yeux du
monde, selon ce que dit Mt 23, 12 : Celui qui s’abaisse sera
élevé; et il est dit en
Jc 2, 5 : Dieu a choisi les pauvres en ce monde, qui sont
riches par la foi et héritiers du royaume. Mais ceux qui embrassent la
gloire du monde estiment que ce qui a trait à la gloire se tient [stare],
et que ce qui paraît humble est rejeté.
Après avoir montré que sont futiles les
arguments qu’ils invoquent pour montrer que les archidiacres et les curés sont
dans un état plus parfait que les religieux, il faut montrer qu’est futile ce qu’ils
objectent contre ce qui a été dit, à savoir qu’on est placé dans un état de
perfection par une consécration ou une bénédiction solennelle.
À ce propos, il faut considérer, en premier
lieu, que la consécration ou la bénédiction solennelle n’est pas la cause du
fait qu’un homme est dans un état de perfection, mais qu’elle est présentée
comme un signe. En effet, elle n’est donnée qu’à ceux qui sont placés dans un
état, et non pas toujours à ceux qui se trouvent dans un état de perfection,
mais à ceux qui accèdent à n’importe quel état. En effet, ceux qui sont unis
par le mariage, sont placés dans un état, car, à partir de ce moment, l’homme
n’a pas pouvoir sur son corps, et il en va de même pour la femme, comme il est
dit en 1 Co 7, 4. Car, dans le mariage, il y a une obligation
perpétuelle de l’un envers l’autre; pour la signifier, une bénédiction nuptiale
solennelle est donnée par l’Église. Toutefois, ils ne sont pas placés dans un
état de perfection, mais dans l’état du mariage. Ainsi, pour ceux qui sont
placés dans un état de perfection, une consécration ou une bénédiction
solennelle est donnée, de la même façon que, lorsque quelqu’un change d’état au
civil, comme lorsqu’un esclave est affranchi, une certaine solennité civile est
accomplie.
Or, cela n’est pas dit à la légère, mais
est confirmé par l’autorité de Denys, qui dit dans la Hiérarchie céleste, VI, que «nos divins maîtres»,
c’est-à-dire les apôtres, «les ont jugés dignes de nominations saintes», à
savoir, ceux qui sont dans l’état des parfaits, «certains les appelant
serviteurs, d’autres, moines, en raison d’un assujettissement et d’un service
purs de Dieu, et d’une vie indivisible et singulière qui les unit à l’unité
déiforme et à une perfection qui plaît à Dieu. Pour cette raison et en leur donnant
la grâce qui les rend parfaits, la loi sainte les a jugés dignes d’une
invocation qui sanctifie». On trouve là expressément que, selon la tradition
des apôtres[42],
une bénédiction solennelle est donnée parce que les moines adoptent un état de
perfection.
Ce qui est avancé en premier lieu, que dans
la consécration de l’évêque comme dans celle du prêtre les mêmes mots sont
utilisés : «Que ces mains soient consacrées et sanctifiées, etc.», est
hors de propos. En effet, nous ne traitons pas ici du prêtre en tant qu’il est
prêtre : de cette manière, il est en effet placé dans un état de
perfection par une consécration solennelle, non dans un état actif ou passif de
perfection, mais dans un état d’illumination, selon Denys. [Nous traitons ici
du prêtre] en tant qu’il reçoit une charge [d’âmes] : alors, aucune
bénédiction solennelle n’est donnée, mais on lui confie une fonction. Mais
l’évêque est consacré à la charge pastorale même en raison de l’obligation perpétuelle
par laquelle il s’oblige à la charge pastorale, comme cela apparaît par ce qui
a été dit plus haut.
Quant à ce qui est avancé en deuxième lieu,
il faut dire que l’onction de la tête qui est faite aux rois était un signe de
l’état de celui qui a la charge principale du royaume. Mais les autres, qui sont
des officiers du royaume, ne recevaient pas l’onction, comme s’ils ne
possédaient pas la raison parfaite de gouvernement. De même, dans le royaume de
l’Église, l’évêque est oint en tant qu’il reçoit la charge du royaume à titre
principal; mais les archidiacres et les curés ne sont pas oints lors de la
réception de leur charge, parce qu’ils ne reçoivent pas la charge à titre principal,
mais une fonction de soutien sous la gouverne de l’évêque, comme les baillis ou
les prévôts sous le roi. Il n’en découle pas pour autant que le roi possède un
état de perfection, parce que sa charge s’étend aux réalités temporelles, et
non aux spirituelles, comme la charge des évêques. Mais la charité concerne en
elle-même un bien spirituel. Aussi leur charge spirituelle concerne-t-elle la
perfection, mais non la charge temporelle, bien qu’elle puisse être exercée
avec une charité parfaite.
Ce qui est aussi avancé en troisième lieu
est éloigné de la question en cause. En effet, nous ne traitons pas ici de la
perfection du mérite, qui peut être parfois plus parfait, non seulement chez un
curé ou chez un évêque ou un religieux, mais aussi chez un laïc marié; mais
nous parlons de l’état de perfection. Aussi semble-t-il que sur ce point, celui
qui objecte ignore ce qu’il dit, car, selon son objection, mêmes les évêques ne
seraient pas dans un état plus élevé que les religieux, puisqu’ils ont parfois
un mérite moindre.
Ce qui est avancé en quatrième lieu, que
l’épiscopat n’est pas un ordre, comporte manifestement une fausseté, si on
l’entend de manière absolue. En effet, Denys dit expressément qu’il existe
trois ordres dans la hiérarchie ecclésiastique : celui des évêques, celui
des prêtres et celui des diacres. Et, dans le Décret, XXI, c. 1, on lit que «l’ordre des évêques comporte quatre
parties». En effet, l’évêque possède un ordre par rapport au corps mystique du
Christ qu’est l’Église, pour laquelle il reçoit une charge à titre principal et
pour ainsi dire royal. Mais, par rapport au corps véritable du Christ qui est
contenu dans le sacrement, il ne possède pas un ordre supérieur à celui des
prêtres. Mais qu’il possède un ordre, et non pas seulement une juridiction,
comme l’archidiacre et le curé, cela ressort clairement du fait que l’évêque
peut faire beaucoup de choses qu’il ne peut confier [à d’autres], comme
conférer les ordres, consacrer des basiliques, et des choses de ce genre. Les
choses qui relèvent de la juridiction, il peut les confier à d’autres. Cela
ressort aussi clairement du fait que si un évêque déposé est rétabli, il n’est
pas consacré à nouveau, comme si le pouvoir d’ordre demeurait, comme cela
arrive dans les autres ordres.
Mais ce qui est avancé en cinquième lieu,
que l’archidiacre ou le prêtre paroissial est solennellement institué parce
qu’il est investi par un anneau ou par quelque chose du genre, cela est complètement
ridicule. En effet, cette solennité ressemble davantage aux solennités civiles,
selon lesquelles certains sont investis pour un fief par le bâton ou par
l’anneau, qu’aux solennités de l’Église qui consistent dans une consécration ou
une bénédiction.
Il faut maintenant montrer, en troisième
lieu, comment est futile ce qui est objecté contre ce qui a été dit, à savoir
que le prêtre ou l’archidiacre peut quitter sa charge, mais non l’évêque, son
évêché, ou le religieux, la vie religieuse.
À ce propos, il faut considérer, en premier
lieu, que quiconque s’éloigne de l’état de perfection vers un état qui n’est
pas [un état] de perfection, est considéré comme apostat, selon ce que dit
l’Apôtre à propos des veuves, en 1 Tm 5, 11‑12 : Dès que des désirs indignes du Christ les
assaillent, elles veulent se marier, méritant ainsi d’être condamnées pour
avoir manqué à leur premier engagement. La Glose dit à cet endroit qu’en
cela, «un propos trompeur est condamné», et que «tous ceux de cette sorte sont
semblables à Lot, qui regarda en arrière». Et c’est cela apostasier. De sorte
que si les archidiacres ou les prêtres paroissiaux étaient dans un état de
perfection, en abandonnant l’archidiaconé ou leur paroisse, ils seraient
condamnés comme apostats.
Ce qui est donc avancé en premier lieu, que
les archidiacres et les prêtres paroissiaux peuvent passer à la vie religieuse,
non pas parce que l’état religieux est plus parfait, mais parce qu’il est plus
sûr, est donc expressément faux. En effet, il est dit dans le Décret, XIX, q. 1, c. 1 : «Aux
clercs qui souhaitent devenir moines parce qu’ils désirent suivre une vie
meilleure, l’évêque doit permettre d’entrer librement dans les monastères.» On
conclut de cela que la raison de passer [à la vie religieuse] est qu’elle est
meilleure, et non seulement qu’elle est plus sûre. De plus, les archidiacres et
ceux qui ont la charge d’une paroisse, après avoir quitté la charge de
l’archidiaconé ou de leur paroisse, peuvent non seulement entrer en religion,
mais aussi demeurer dans le siècle, comme cela ressort clairement pour ceux qui
quittent leurs paroisses et reçoivent une prébende dans une église cathédrale;
les gens mariés peuvent aussi la recevoir, s’ils ne sont pas établis dans les
saints ordres. De tout cela, il ressort clairement qu’ils n’ont pas l’état de
perfection.
Ce qui est avancé en deuxième lieu, que le
religieux n’a pas un état plus parfait parce qu’il ne peut abandonner la vie
religieuse, car même un homme marié ne peut renvoyer son épouse, alors qu’il n’est
pas dans un état de perfection, il est clair que cela est tout à fait futile.
En effet, les deux états, à savoir, celui de la vie religieuse et celui du
mariage, ont quelque chose de semblable, à savoir, l’obligation perpétuelle;
c’est la raison pour laquelle les deux états sont comme un état de servitude.
Mais l’obligation du mariage ne porte pas sur une œuvre de perfection, mais sur
l’acquittement de la dette charnelle. [Le mariage] est donc un état, mais non
[un état] de perfection. Mais l’état religieux comporte une obligation par
rapport aux œuvres de la perfection que sont la pauvreté, la continence et
l’obéissance. Il s’agit donc d’un état de perfection.
Ce qui est avancé en troisième lieu, qu’en
raison de son humilité et de la faiblesse de ses forces, quelqu’un peut quitter
un état plus parfait pour passer à un [état] inférieur, comme David, après
avoir mis de côté les armes de Saül, prit une fronde et une pierre, comporte
une part de vérité et une part de fausseté. En effet, quelqu’un peut, en raison
de sa faiblesse, passer d’une vie religieuse plus élevée à une vie religieuse
moins élevée, mais non sans une dispense. Mais l’Église ne dispense d’aucune
façon de la vie religieuse [pour passer] à un état séculier, même à celui de
curé ou d’archidiacre. Il est ainsi tout à fait clair que l’état religieux
dépasse bien plus l’état de n’importe quel archidiacre ou prêtre paroissial, à
supposer qu’il faille parler d’un état, que l’état de la vie religieuse la plus
élevée celui de l’état de [la vie religieuse] la plus douce.
Ce qui est avancé en quatrième lieu, que si
l’immuabilité faisait partie de la notion d’état, il ne serait jamais permis de
passer d’un état à un autre, est tout à fait futile. En effet, il est permis de
progresser vers un état plus élevé, et non vers un état moins élevé, comme on
le lit dans les Décrétales, III, tit.
31, c. 18, De regularibus, «Licet».
En effet, on comprend que, dans le plus élevé, se trouve ce qui est moins
élevé, mais non l’inverse; et celui qui s’oblige à donner moins n’est pas
considéré coupable s’il donne plus.
Ce qui est avancé en cinquième lieu, qu’un
prélat peut rappeler de la vie religieuse à son église un curé qui est son
sujet, est tout à fait faux et contraire aux canons. En effet, il est dit dans
les Décrétales, I, tit. 9, c. 4, De renuntiatione, «Admonet» :
«Interdis rigoureusement à toutes les personnes de ton évêché d’oser, sans ton
consentement, pénétrer dans les églises de ton diocèse relevant de ton
autorité, de les posséder, ou de les quitter sans ton accord. Si quelqu’un ose
s’élever contre ton interdiction, exerce contre lui ton châtiment canonique.»
Et dans les Décrétales, V, tit. 35,
c. 3, De privilegiis, «Cum et
plantare», § «In ecclesiis», il est dit que les religieux, «dans leurs églises,
qui ne les concernent pas de plein droit, fassent des présentations auprès des
évêques pour qu’ils instituent des prêtres qui assurent en leur nom le soin du
peuple; mais qu’ils n’osent pas écarter sans l’accord des évêques ceux qui ont
été institués».
De cela, on ne peut conclure davantage que
le fait pour les curés de ne pouvoir quitter leurs églises sans l’accord de
l’évêque et que, s’ils les ont quittées, ils peuvent être punis. Mais [Gérard
d’Abbeville] applique cette affirmation générale à un cas particulier, à savoir
qu’ils ne peuvent, sans la permission de l’évêque, entrer en religion après
avoir abandonné leur charge. En effet, il est dit expressément dans le Décret, XIX, q. 2, c. 2, Duae, que les clercs séculiers peuvent
entrer en religion après avoir abandonné leurs églises, même si l’évêque s’y
oppose. Mais ce qu’on lit dans le Décret,
VII, q. 1, c. 37, Episcopus de loco,
etc., est manifestement dit du passage à une autre église, et non du
passage à la vie religieuse.
Ce qui est objecté en sixième lieu, que les
moines peuvent aussi passer de la vie religieuse à une église séculière
comportant une charge [pastorale], cela n’est pas la même chose, parce qu’ils
n’y passent pas après avoir abandonné l’état religieux. En effet, il est dit
dans le Décret, XVI, q. 1, c. 3, à
propos des moines : «Quant à ceux qui demeurent depuis longtemps dans un
monastère et parviennent par la suite aux ordres cléricaux, nous décidons
qu’ils ne doivent pas s’écarter de leur propos antérieur.» Mais un archidiacre
ou un curé peut entrer en religion, après avoir abandonné sa charge, pour
passer d’un état plus imparfait à un état plus parfait sous la conduite du
Saint-Esprit, comme on le trouve dans le Décret,
XIX, q. 2, c. 2, Duae.
Ce qui est avancé en septième lieu, que
quelqu’un qui avait la charité peut s’écarter de la charité, et donc que celui
qui s’éloigne de l’état de perfection n’était pas dans un état plus parfait,
cela est si futile qu’aucune réponse n’est nécessaire. En effet, personne ne
s’éloigne de la charité qu’en péchant; de même, on s’éloigne de l’état de
perfection en péchant, car, de même qu’on est obligé à l’amour de charité par
la loi commune, de même quelqu’un est obligé à l’état de perfection en raison
d’un vœu particulier.
Ce qui est avancé en huitième lieu, que les
évêques ne peuvent passer à la vie religieuse sans une permission du pape, et
cela, en vertu d’une constitution de l’Église, cela est manifestement faux;
bien plutôt, cela relève de l’obligation même par laquelle les évêques
s’obligent à assurer le soin perpétuel du peuple. Aussi l’Apôtre dit-il en
1 Co 9, 16 : C’est
pour moi une obligation : malheur à moi si je n’évangélise pas! Et il
donne plus loin la raison de cette nécessité, en disant : Alors que j’étais libre à l’égard de tous,
je me suis fait le serviteur de tous (1 Co 9, 19), à savoir,
par une obligation perpétuelle. Ainsi, dans la décrétale, cela n’est pas
invoqué comme une décision, mais comme une justification.
Ce qui est avancé en neuvième lieu n’a
aucune efficacité. En effet, il est certain qu’en vertu du droit commun,
personne ne peut être choisi pour l’épiscopat ni ne doit recevoir la charge
d’un archidiaconé ou d’une paroisse, s’il n’est pas établi dans les ordres
sacrés, conformément aux décisions de l’Église. Mais le pape peut dispenser en
ces matières et parfois, il donne une dispense. Et alors, ceux qui ont la
charge d’un archidiaconé ou d’une paroisse, et même certains qui sont ainsi
choisis comme évêques, peuvent contracter mariage après avoir abandonné leur
charge, de sorte que ce qui a été contracté ne soit pas invalidé. Mais cela ne
peut être dit des religieux.
Il reste
maintenant à dire quelles œuvres peuvent relever de ceux qui sont dans l’état
religieux. Mais parce que nous avons pleinement traité ailleurs[44]
de ces questions, il suffit d’inclure ici un petit nombre de choses à cause des
calomniateurs.
En effet, ils
invoquent une parole de Jérôme, qui se trouve dans le Décret, XCV, Olim : «Antequam
diaboli instinctu studia in religione fierent» [«Avant qu’à l’instigation du Diable,
on poursuive des études dans la vie religieuse»]. Je m’étonne qu’ils invoquent
cela comme si les religieux ne devaient pas étudier, alors que l’étude, et
principalement celle de la Sainte Écriture, concerne au plus haut point ceux
qui ont choisi la vie contemplative. Surtout qu’Augustin dit dans La cité de Dieu, XIX, que «personne ne
doit être empêché de connaître la vérité, qui relève d’un loisir louable». En
effet, s’ils tentaient de le démontrer en recourant aux paroles de Jérôme, ils
seraient convaincus par ce qui suit dans le même chapitre : «Et l’on
dirait parmi le peuple : “Je suis à Paul!” “Je suis à Apollos!” Il est
ainsi clair qu’il faut comprendre ainsi la parole mentionnée : «Avant qu’à
l’instigation du Diable, les études», c’est-à-dire les dissensions,
«n’apparaissent dans la religion», à savoir, [la religion] chrétienne.
Ils invoquent
aussi que le pouvoir de lier et de délier, pour ce qui est de sa mise en oeuvre
ou de la justification de sa mise en œuvre, n’est pas conféré aux prêtres religieux.
Je m’étonne de ce vers quoi cela s’oriente. En effet, ils veulent dire que les
moines n’ont pas, du seul fait qu’ils sont ordonnés prêtres, le pouvoir de
mettre les clés en œuvre. Cela est tout à fait vrai, mais cela peut être aussi
dit des [prêtres] séculiers. En effet, le [prêtre] séculier ne reçoit pas le
pouvoir de mettre les clés en œuvre du seul fait qu’il est ordonné prêtre, mais
du fait qu’il reçoit une charge d’âmes. S’ils veulent dire que, par le seul
fait que quelqu’un est religieux, il ne peut recevoir le pouvoir de mettre les
clés en œuvre, cela est manifestement faux et contraire à ce qui est dit dans
le Décret, XVI, q. 1, c. 25 :
«Certains, qui ne sont aucunement inspirés par un enseignement correct, mais
qui sont davantage enflammés par le zèle de l’amertume que par celui de
l’amour, affirment que les moines, parce qu’ils sont morts au monde et vivent
pour Dieu, sont indignes du pouvoir de la dignité sacerdotale, et qu’ils ne
peuvent ni donner une pénitence, ni rendre quelqu’un chrétien[45],
ni absoudre en vertu du pouvoir de la fonction sacerdotale qui leur est
divinement conféré. Mais ils se trompent du tout au tout. En effet, le
bienheureux Benoît lui-même n’interdit d’aucune façon une telle chose.» Il faut
aussi remarquer, à ce propos, que n’est défendu aux religieux que ce qui est
interdit par les statuts de leur règle.
De même, ils
invoquent ce qui est dit dans le Décret, XVI,
q. 1 : «Le moine n’a pas pour fonction d’enseigner, mais de pleurer.»
S’ils invoquent ceci pour démontrer qu’il ne convient pas à un moine, du fait
qu’il est moine, d’être docteur, cela est vrai; autrement, tout moine serait
docteur. Mais s’ils veulent dire qu’un moine a quelque chose qui s’oppose à la fonction
de docteur, cela est manifestement faux; bien plus, il convient au plus haut
point aux religieux d’enseigner, principalement la Sainte Écriture. Aussi, à propos
de Jn 4, 28 : La femme
abandonna la cruche, etc., une glose d’Augustin dit-elle : «Que ceux
qui doivent évangéliser déposent désormais les soucis et la charge du siècle.»
Ainsi le Seigneur a-t-il confié à ceux qui avaient été avec lui, après avoir
tout abandonné, une fonction d’enseignement universel, en disant à ses
disciples en Mt 28, 19 : Allez
enseigner à toutes les nations!
Et il faut
répondre de la même manière à toutes les questions semblables, comme à ceci :
«Autre est la cause du clerc, autre celle du moine. Le clerc – à savoir, celui
qui a charge d’âmes – dit : “Je pais”; le moine dit : “On me mène paître”.» Et encore : «Que le moine s’assoie,
solitaire et en silence!» En effet, par cela et par d’autres choses similaires,
on déclare ce qui convient au moine en tant qu’il est moine; mais il ne lui est
pas interdit pour autant d’accepter des choses plus élevées, si elles lui sont
confiées. De même, le clerc ne peut excommunier en tant qu’il est clerc; il le
peut cependant si cela lui est confié par l’évêque.
De même, ils invoquent que deux ordres
seulement ont été institués par le Seigneur, à savoir, celui des apôtres, dont
les évêques suivent le modèle, et celui des soixante-douze disciples, dont les
curés suivent le modèle[46].
Si cela est invoqué pour dire que les religieux n’ont pas une charge d’âmes
ordinaire[47],
s’ils ne sont pas évêques ou curés, personne ne peut le nier. Mais s’ils
entendent par là que les religieux ne peuvent prêcher ou entendre les
confessions alors que des prélats supérieurs le leur ont confié, il est clair
que cela est faux. En effet, «plus quelqu’un excelle [dans une chose], plus il
est puissant dans ce genre de choses», comme on le lit dans le Décret, XVI, q. 1, c. 25 : Sunt nonnulli. De sorte que si des
prêtres séculiers sans charge d’âmes peuvent accomplir ces choses parce que des
prélats le leur ont confié, à bien plus forte raison les religieux le peuvent,
si cela leur est confié.
Il faut donc répondre cela à ceux qui
s’efforcent de mettre en cause la perfection de la vie religieuse, en
s’abstenant de les injurier, car, ainsi qu’il est écrit en
Pr 10, 18 : Celui qui
profère des injures est un insensé, et en 20, 3 : Tous les insensés se déchaînent en injures.
Mais s’ils veulent répliquer à cela par
écrit, cela me convient très bien. En effet, jamais la vérité n’est aussi bien
mise en évidence et la fausseté réfutée, qu’en résistant aux contradicteurs,
selon ce que dit Salomon : Le fer
s’aiguise par le fer, et l’homme s’affine face à son prochain (PR 27, 17).
[1] Nous renvoyons à l’avertissement qui précède la traduction du Contre ceux qui attaquent le culte de Dieu et la vie religieuse (Contra impugnantes Dei cultum et religionem) pour ce qui concerne le contexte historique du présent opuscule et les modalités de la traduction.
[2] Lieux parallèles : Contra Gent., III, c. 135; Qdl. III, a. 17; II-II, q. 184, a. 1.
[3] Lieux parallèles : In Rom., 13, 8‑10; De caritate, a. 4; II-II, q. 25, a. 1 et 12; q. 26, a. 2.
[4] Lieux parallèles : De caritate, a. 10; II-II, q. 24, a. 8; q. 184, a. 2.
[5] Lieux parallèles : Super Sent., III, exp. litt.; II-II, q. 44, a. 4 et 5. Compehensor(es), qui n’a pas d’équivalent en français, est traduit par «bienheureux». En effet, comprehensores est un terme technique désignant ceux qui voient déjà Dieu selon son essence, l’«embrassent» ou le «comprennent» dans la béatitude éternelle. Par contre, on parlera de viatores pour désigner la condition de ceux qui sont en route (in via) vers la béatitude dans la vie présente. Cette distinction reviendra à plusieurs reprises dans les ch. 5 et 6. Voir aussi III, q. 15, a. 10, c : Aliquis dicitur viator ex eo quod tendit in beatitudinem, comprehensor autem dicitur ex hoc quod jam beatitudinem obtinet.
[6] Ut comprehendam : cette expression de la traduction latine de la Bible (ici et en 1 Co 9, 24 : Sic currite ut comprehendatis; les deux passages sont cités dans III, q. 15, a. 10, c) est sans doute à l’origine du mot comprehensor pour désigner ceux qui «comprennent» ou «appréhendent» Dieu dans la béatitude céleste.
[7] Lieux parallèles : Super Sent., III, d. 27, q. 3, a. 4; De caritate, a. 10; II-II, q. 44, a. 6.
[8] Voir III, q. 15, a. 10.
[9] Lieux parallèles : Contra Gent., III, c. 130.
[10] Lieux parallèles : Contra Gent., III, c. 131, 133 et 134; II-II, q. 186, a. 3.
[11] Lieux parallèles : Contra Gent., III, c. 136 et 137; II-II, q. 186, a. 4.
[12] Lieu parallèle : II-II, q. 186, a. 5.
[13] Lieux parallèles : II-II, q. 186, a. 5 et 8.
[14] Lieux parallèles : Contra Gent., III, c. 138; Qdl. III, a. 12; Contra retrah., c. 12 et 13; II-II, q. 88, a. 6; q. 186, a. 6.
[15] Sur le sens de ce mot, voir II-II, q. 88, a. 5.
[16] Lieux parallèles : II-II, q. 44, a. 7; Lect. super Matth., c. 2; Coll. de 10 praec., De dilectione proximi.
[17] Ch. 5 et 6.
[18] Lieux parallèles : Super Sent., III, d. 30, a. 1 et 2; De caritate, a. 8; II-II, q. 25, a. 8 et 9; q. 83, a. 8.
[19] Quod est de perfectione comprehensoris : voir note 6.
[20] Hoc pertinet ad perfectionem
comprehensoris : voir note 6.
[21] Quasi ad ejus imaginem facti et capaces Dei. Augustin avait écrit (Sur la Trinité, XIV, 8) que l’homme était «l’image de Dieu, en vertu de quoi il peut être capable de Dieu et peut en être participant» (imago Dei, quo capax Dei et particeps esse potest). Ce texte est cité par Thomas d’Aquin à plusieurs reprises (Super Sent., II, d. 16, q. 1, a. 2, s.c. 1; d. 16, q. 1, a. 3, arg. 2; I-II, q. 113, a. 10, c; De veritate, q. 22, a. 2, arg. 5). Il reprend aussi en plusieurs autres endroits le thème de l’homme, capable de Dieu parce qu’à son image (Super Sent., II, d. 34, q. 1, a. 5, arg. 2; III, d. 2, q. 2, a. 1, qa 1, ad 3; IV, d. 49, q. 2, a. 6, ad 7; I, q. 23, a. 1, s.c.; I-II, q. 2, a. 8, ad 3; q. 5, a. 1, c; III, q. 4, a. 1, c; q. 6, a. 2, c; De malo, q. 5, a. 1, c; De virtutibus, q. 4, a. 1, ad 5; Super Psalmos, 8; Catena in Joh., c. 1, l. 9; In Joh., c. 1, l. 3; In 1 Cor., c. 3, l. 3; In 1 Tim., c. 2, l. 3). Dans des contextes analogues, Thomas d’Aquin se plaît à citer explicitement le texte de 1 P 2, 4 : Ut per haec efficiamini divinae consortes naturae («Afin qu’ainsi vous deveniez participants de la nature divine») : Contra Gent., IV, c. 4; I-II, q. 50, a. 2, c; q. 62, a. 1, c; q. 110, a. 3, c; II-II, q. 85, a. 2, arg. 1; III, q. 3, a. 4, ad 3; q. 7, a. 1, arg. 1; q. 22, a. 1, c; q. 62, a. 1, c; De anima, a. 7, ad 9; In Joh., c. 15, l. 2; In Eph., c. 3, l. 5; In Tit., c. 2, l. 1; In Hebr., c. 8, l. 2. En d’autres endroits, la même terminologie est utilisée, mais sans citation explicite du texte de l’épître de Pierre : Super Sent., II, d. 23, q. 1, a. 1, c; In Symb., a. 3, c.
[22] Au début du ch. 15, Thomas d’Aquin affirmait que la perfection de l’amour du prochain pouvait être envisagée sous trois aspects. Le ch. 15 traite du premier aspect, son étendue (extensio); le ch. 16 aborde le deuxième, son intensité (intensio). Voir note 27.
[23] Lieux parallèles : Contra Gent., III, c. 130; II-II, q. 184, a. 4.
[24] Voir note 25.
[25] Lieux parallèles : Contra Gent., III, c. 130; II-II, q. 184, a. 4.
[26] Voir ch. 13.
[27] Lieux parallèles : Lect. super Matth., c. 19; Qdl. I, a. 14, ad 2; II-II, q. 184, a. 5.
[28] Voir ch. 8-11.
[29]Lieux parallèles : II-II, q. 184, a. 7; Lect. super Matth., 19.
[30] Lieux parallèles : II-II, q. 184, a. 7; q. 185, a. 6.
[31] Lieux parallèles : Qdl. II, a. 11; Qdl. V, a. 22; Qdl XII, a. 17; II-II, q. 185, a. 1 et 2.
[32] Qui praeesse dilexerit, non prodesse : l’opposition praeesse-prodesse est une formule classique pour qualifier la nature de l’autorité pastorale et la manière dont elle doit être désirée et exercée.
[33] Lieux parallèles : Qdl. III, a. 17; II-II, q. 184, a. 8; Lect. super Matth., c. 19. L’état des archidiacres est un sujet sur lequel Thomas d’Aquin revient à plusieurs reprises dans le présent opuscule et en d’autres endroits où il traite de la comparaison entre l’état des religieux et celui des clercs de divers degrés qui ont charge d’âmes. Sur cette question, voir Y. Congar, «Saint Thomas et les archidiacres», Revue thomiste, 57 (1957), p. 657-671.
[34] Il s’agit de la vie érémitique au sens strict, caractérisée par la vie solitaire, par opposition à d’autres formes de vie monastique, en particulier, la forme cénobitique, caractérisée par une vie en communauté. La vie érémitique était considérée comme la forme la plus parfaite et la plus difficile de vie monastique. Il s’agit donc d’un argument a fortiori : si l’état de ceux qui ont charge d’âmes est plus élevé que l’état de ceux qui pratiquent la vie érémitique, à plus forte raison sera-t-il plus élevé que toutes les autres formes de vie monastique.
[35] Il s’agit d’abord et avant tout de Gérard d’Abbeville, Qdl. XIV, a. 1, auquel Thomas d’Aquin emprunte la plupart des arguments rappelés dans les ch. 24-26. L’exposé de Gérard d’Abbeville est édité dans l’édition léonine des Opera omnia de Thomas d’Aquin, XLI, Pars B-C, Rome, 1969, p.B56-B62.
[36] Stare : status est mis en rapport avec stare, se
tenir debout, d’où l’idée de rectitude. Thomas d’Aquin dira plus loin que status
doit aussi être mis en rapport avec stando… Dans le texte de Grégoire qui suit immédiatement, on trouvera
l’expression ab omni statu rectitudinis.
[37] Secundum XIII capitula Apostolicae regulae : les commentateurs du Décret de Gratien considéraient que celui-ci avait formulé, dans le Décret, d. 25-49 et d. 81-92, «les treize règles établies par l’Apôtre», en 1 Tm 3, 2‑6, pour le choix d’un évêque. Voir Thomas d’Aquin, Opera omnia, XLI, Pars B-C, p. B101, note sur la ligne 140.
[38] Référence implicite à l’auteur de l’ouvrage mentionné à la note 35.
[39] Lieux parallèles : Qdl. I, a. 14, ad 2; Qdl. III, a. 17; II-II, q.
183, a. 1; q. 184, a. 6; q. 185, a. 4; q. 189, a. 7.
[40] À l’époque de Thomas d’Aquin, on pensait que Denys était un disciple direct de saint Paul. En invoquant l’autorité de Denys, on invoquait donc une autorité bien antérieure à l’époque de Jérôme, puisqu’elle remontait à l’Église primitive.
[41] On se serait attendu à lire «soixante-douze», comme le dit d’ailleurs la glose tirée de Bède qui est citée ici (voir plus loin, ch. 30 et II-II, q. 184, a. 6, ad 1). Cette glose a eu un sort particulièrement important dans la controverse entre les Mendiants et les Séculiers. Voir Y. M.-J. Congar, «Aspects ecclésiologiques de la querelle entre mendiants et séculiers», Archives d’hist. doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 28 (1961), p. 52ss.; M. Peuchmaurd, «Mission canonique et prédication», Recherches de théologie ancienne et médiévale, 30 (1963), p. 251-261.
[42] Voir note 43.
[43] Lieux parallèles: Contra impugn., c. 2-5; II-II, q. 187.
[44] Voir Qdl.. VII, a. 17-18; Contra impugn., c. 2-5.
[45] Neque christianitatem largiri: cette expression renvoie probablement au pouvoir de donner le baptême. On notera, au passage, le sens du mot christianitas : état ou condition de celui ou de ce qui est chrétien.
[46] Voir note 44.
[47] «Ordinaire», c’est-à-dire liée à leur fonction ou à leur état, par opposition à un pouvoir délégué, qui est accordé par un autre, comme l’explique la suite du texte.