L’UNITÉ DE L'INTELLECT CONTRE LES DISCIPLES
D'AVERROES
SAINT THOMAS D'AQUIN, DOCTEUR DE
L'ÉGLISE, 1270
OPUSCULE 16
(Oeuvre authentique)
Traduction par Alain de Libera, 1994, pour GF Flammarion
Édition numérique, https://www.i-docteurangelique.fr/DocteurAngelique, 2008
Les œuvres complètes de
saint Thomas d'Aquin
TABLE AUTOMATIQUE
CHAPITRE 1 : [Définition de l’intellect possible
d’après Aristote]
CHAPITRE 2 : [L’intellect possible selon d’autres
péripatéticiens]
CHAPITRE 3 : [Il est impossible qu’il n’y ait qu’un
seul intellect]
CHAPITRE 4 : [Réprobation de la théorie de
l’intellect possible unique à tous les hommes]
CHAPITRE 5 : [La pluralité des intellects possibles]
UNE ANCIENNE et ASSEZ MAUVAISE
TRADUCTION DU XIX° SIECLE
Le De unitate intelleetus contra averroistas n'est
pas la première confrontation de Thomas d'Aquin avec le monopsychisme. Avant de
réfuter les « averroïstes » latins, l'Aquinate avait déjà plusieurs fois
pris à parti leur chef de file: Averroès lui-même. La chronologie relative de
ces interventions a longtemps fait l'objet de discussions chez les historiens.
L'opinion courante que défend encore B. Bazan dans son « Introduction »
à l'édition des œuvres de psychologie de Siger de Brabant, est que, au moment
où il rédige la Question disputée sur l'âme, Thomas a discuté les thèses
d'Averroès dans au moins quatre œuvres ainsi ordonnées: (1) In II Sent., d.
17, q. 2, a. 1; (2) Summa contra Gentiles, II, 59 sqq. ; (3) Summa theologiae, l, q. 76, a. 1 et 2; Question sur les créatures spirituelles, a.
2 et 9. Les propres travaux de Bazan joints à ceux de R.-A. Gauthier ont,
récemment, remis en question cette chronologie relative.
Quand en 1270, à une date inconnue, Thomas d'Aquin rédige
le De unitate intellectus contra averroistas, il lui reste à peine
quatre ans à vivre (il mourra à Fossanova le 7 mars 1274) et trois ans à
travailler (malade, il cessera d'écrire dès décembre 1273). Œuvre de la
maturité, le De unitate n'est pourtant pas son chant du cygne -
plusieurs textes, disciples ou commentaires viendront encore après lui -, c'est
une œuvre de combat, qui engage une bataille dont le Moyen-âge lui-même ne
verra pas la fin: la lutte contre l'averroïsme.
L'année 1270 est une année de crise, qui ouvre une
décennie de crise politique, intellectuelle et institutionnelle. Le 11 juillet,
le roi Louis IX lance la VIII° croisade: il meurt un mois plus tard sous les
murs de Tunis. Avec son brûlot anti-averroïste, Thomas lance la sienne: il sera
plus heureux. Il est vrai qu'il n'est pas seul. Depuis trois ans, Bonaventure
tonne contre les philosophes de la faculté des arts. L'ancien maître de Thomas,
Albert le Grand, entre en lice. Il sera bientôt rejoint par l'évêque de Paris,
Étienne Tempier. Pourquoi cette agitation ? Thomas lui-même nous répond: une
erreur a envahi l'université parisienne - il faut la réfuter. Son auteur ?
Averroès. Ses partisans ? des chrétiens latins qui font profession d'ignorer
leur christianisme et de mépriser leur latinité. En un mot: des averroïstes.
Quelle erreur ? 1'« unité de
l'intellect» et l'affirmation, fascinante mais paradoxale, que 1'« homme ne
pense pas ». D'un mot: le monopsychisme. Deux mots que l'histoire a
imposés: Thomas lance le premier; Leibniz forgera l'autre. On tente ici de les
expliquer.
« De la
présomption téméraire de l'investigation philosophique procèdent les erreurs
des philosophes, comme de poser que le monde est éternel et qu'il y a un seul
intellect en tous <les hommes>. Poser le monde éternel, c'est pervertir
toute la sainte Écriture et revient à dire que le Fils de Dieu ne s'est pas
incarné. Mais poser qu'il y a un seul intellect en tous <les hommes>
revient à dire qu'il n'y a ni vérité de foi, ni salut des âmes, ni observance
des commandements, et que le pire homme sera sauvé et le meilleur damné[1] ».
Propos et diagnostic de théologien - de cœur et
d'institution - destiné, au fond, à des théologiens, le discours de Bonaventure
ne vise ni l'explication ni la réfutation: la seule cause de l'erreur
publiquement attaquée est « la présomption téméraire de l'investigation
philosophique ».
L'unité de
l'intellect n'est pas la thèse forgée d'un philosophe singulier, ce
n'est pas une erreur individuelle ni une mauvaise philosophie: c'est le fruit
de la présomption qui travaille tout discours philosophique. Il n'y a pas à
mieux faire, mais à faire autre chose.
Erreur de philosophe, la thèse de l'unité de l'intellect
n'est pas encore averroïste. Le fait est notable. En 1267, Averroès n'est pour
Bonaventure qu'un philosophe parmi d'autres: ses erreurs ne sont pas ses
erreurs, elles engagent toute la profession. Est-ce à dire que l'auteur des Conférences
sur les Dix commandements ignore que le principal fauteur du monopsychisme
est Averroès ? Non 2. Mais il le fond dans la
En stigmatisant les partisans d'Averroès, en écrivant
contre eux tout un traité, Thomas prolonge deux initiatives. La première a été
prise en 1267 par Bonaventure, qui dans ses Collationes de decem praeceptis a
solennellement mis en garde les étudiants et les maîtres ès arts parisiens
contre les « erreurs des philosophes ». La seconde a été prise par lui depuis
longtemps déjà, c'est la critique de la théorie de l'intellect formulée par
Averroès dans son Grand Commentaire du livre de l'âme. Nous reviendrons
plus loin sur les étapes du combat anti-averroïste de Thomas. Considérons
d'abord ses contemporains.
Le De unitate
intellectus de saint Thomas d’Aquin est directement consacré à la première
erreur : l’unité de l’intellect pour toute l’humanité.
Prooemium [69860] De unitate intellectus, pr. Sicut omnes homines naturaliter scire desiderant
veritatem, ita naturale desiderium inest hominibus fugiendi errores, et eos
cum facultas adfuerit confutandi. Inter alios autem errores indecentior
videtur esse error quo circa intellectum erratur, per quem nati sumus
devitatis erroribus cognoscere veritatem. Inolevit siquidem iam dudum circa
intellectum error apud multos, ex dictis Averrois sumens originem, qui
asserere nititur intellectum quem Aristoteles possibilem vocat, ipse autem
inconvenienti nomine materialem, esse quamdam substantiam secundum esse a
corpore separatam, nec aliquo modo uniri ei ut formam; et ulterius quod iste
intellectus possibilis sit unus omnium hominum. Contra quae iam pridem plura
conscripsimus; sed quia errantium impudentia non cessat veritati reniti, propositum
nostrae intentionis est iterato contra eumdem errorem conscribere aliqua,
quibus manifeste praedictus error confutetur. Nec id nunc agendum est ut
positionem praedictam in hoc ostendamus esse erroneam quia repugnat veritati
fidei Christianae. Hoc enim satis in promptu cuique apparere potest.
Subtracta enim ab hominibus diversitate intellectus, qui solus inter animae
partes incorruptibilis et immortalis apparet, sequitur post mortem nihil de
animabus hominum remanere nisi unicam intellectus substantiam; et sic
tollitur retributio praemiorum et paenarum et diversitas eorumdem. Intendimus
autem ostendere positionem praedictam non minus contra philosophiae principia
esse, quam contra fidei documenta. Et quia quibusdam, ut dicunt, in hac
materia verba Latinorum non sapiunt, sed Peripateticorum verba sectari se
dicunt, quorum libros numquam in hac materia viderunt, nisi Aristotelis qui
fuit sectae Peripateticae institutor; ostendemus primo positionem praedictam
eius verbis et sententiae repugnare omnino. |
PROLOGUE
[1] De même que, par nature, tous les hommes désirent
connaître la vérité, il y a en eux un désir naturel d'échapper à l'erreur et
de la réfuter quand ils en ont la faculté. De toutes les erreurs, la plus
indécente semble être celle qui porte sur l'intellect, puisque c'est grâce à
lui que nous sommes naturellement aptes à connaître la vérité en évitant
l'erreur. Or, cela fait quelque temps qu'une erreur sur l'intel1ect a
commencé de se répandre. Elle tire son origine des thèses d'Averroès, qui
tente de soutenir que l'intellect qu'Aristote appelle « possible » et
qu'il désigne, lui, improprement, du nom de « matériel », est une
substance séparée du corps selon l'être, qui n'est d'aucune façon unie au
corps comme forme. Il soutient en outre que l'intellect possible est unique
pour tous les hommes. Nous avons déjà écrit plusieurs fois 3 contre cette
erreur, mais puisque l'impudence de ses partisans continue de résister à la
vérité, l'intention qui nous anime aujourd'hui est de produire contre elle de
nouveaux arguments pour la réfuter aux yeux de tous. [2] Notre démarche ne consistera pas à montrer que
cette position est erronée parce qu'elle est contraire à la vérité de la foi
chrétienne. Cela sauterait aux yeux de n'importe qui: en effet, ôtez aux
hommes toute diversité d'intellect - lui qui, seul de toutes les parties de
l'âme, s'avère incorruptible et immortel -, et il s'ensuivra qu'après la mort
rien ne restera des âmes humaines que l'unique substance d'un seul intellect;
vous supprimerez ainsi la répartition des récompenses et des peines et
jusqu'à la différence qui les distingue. Non, notre intention est de montrer
que ladite position est aussi contraire aux principes de la philosophie
qu'aux dogmes de la foi. Et puisque, en la matière, certains, comme ils s'en
targuent eux-mêmes, ne veulent rien savoir de ce que disent les Latins mais
prétendent suivre exclusivement ce que disent les péripatéticiens, alors
qu'ils n'ont jamais vu aucun livre d'eux sur le sujet à l'exception des
livres d'Aristote, le chef d'école de la secte péripatéticienne, nous
montrerons tout d'abord que ladite position est absolument contraire à ses
paroles comme à sa doctrine. |
Caput
1 [69861] De unitate intellectus, cap. 1 tit. De sententia Aristotelis circa unitatem intellectus possibilis
[69862] De unitate intellectus, cap. 1 Accipienda est igitur prima definitio animae quam
Aristoteles in secundo de anima ponit, dicens quod anima est actus primus
corporis physici organici. Et ne forte aliquis diceret hanc definitionem
non omni animae competere, propter hoc quod supra sub conditione dixerat: si
oportet aliquid commune in omni anima dicere, quod intelligunt sic dictum
quasi hoc esse non possit, accipienda sunt verba eius sequentia. Dicit enim: universaliter
quidem dictum est quid sit anima; substantia enim est quae est secundum
rationem; hoc autem est quod quid erat esse huius corporis, i. e. forma
substantialis corporis physici organici. Et ne forte dicatur ab hac
universalitate partem intellectivam excludi, hoc removetur per id quod postea
dicit: quod quidem igitur non sit anima separabilis a corpore, aut partes
quaedam ipsius si partibilis apta nata est, non immanifestum est; quarumdam
enim partium actus est ipsarum. At vero secundum quasdam nihil prohibet,
propter id quod nullius corporis sunt actus. Quod non potest intelligi
nisi de his quae ad partem intellectivam pertinent, puta intellectus et
voluntas. Ex quo manifeste ostenditur illius animae, quam supra universaliter
definiverat Aristoteles dicens eam esse corporis actum, quasdam partes esse
quae sunt quarumdam partium corporis actus, quasdam autem nullius corporis
actus esse. Aliud enim est animam esse actum corporis, et aliud partem eius
esse corporis actum, ut infra manifestabitur. Unde et in hoc eodem capitulo
manifestat animam esse actum corporis per hoc quod aliquae partes eius sunt
corporis actus, cum dicit: considerare oportet in partibus quod dictum est,
scil. in toto. Adhuc autem manifestius apparet ex sequentibus quod sub hac
generalitate definitionis etiam intellectus includitur (per ea quae
sequuntur). Nam cum satis probaverit animam esse actum corporis, quia
separata anima non est vivens in actu, quia tamen aliquid potest dici actu
tale ad praesentiam alicuius, non solum si sit forma sed etiam si sit motor,
sicut combustibile ad praesentiam comburentis actu comburitur, et quodlibet
mobile ad praesentiam moventis actu movetur; posset alicui venire in dubium
utrum corpus sic vivat actu ad praesentiam animae, sicut mobile movetur actu
ad praesentiam motoris, an sicut materia est in actu ad praesentiam formae;
et praecipue quia Plato posuit animam non uniri corpori ut formam, sed magis
ut motorem et rectorem, ut patet per Plotinum et Gregorium Nyssenum, (quos
ideo induco quia non fuerunt Latini sed Graeci). Hanc igitur dubitationem
insinuat philosophus cum post praemissa subiungit: amplius autem
immanifestum si sit corporis actus anima sicut nauta navis. Quia igitur
post praemissa adhuc hoc dubium remanebat, concludit: figuraliter quidem
igitur sic determinetur et describatur de anima, quia scil. nondum ad
liquidum demonstraverat veritatem. Ad hanc igitur dubitationem tollendam,
consequenter procedit ad manifestandum id quod est secundum se et secundum
rationem certius, per ea quae sunt minus certa secundum se sed magis certa
quoad nos, i. e. per effectus animae, qui sunt actus ipsius. Unde statim
distinguit opera animae, dicens quod animatum distinguitur ab inanimato in
vivendo, et quod multa sunt quae pertinent ad vitam, scil. intellectus,
sensus, motus et status secundum locum, et motus nutrimenti et augmenti, ita
quod cuicumque inest aliquid horum, dicitur vivere. Et ostenso quomodo ista
se habeant ad invicem, i. e. qualiter unum sine altero horum possit esse,
concludit in hoc quod anima sit omnium praedictorum principium, et quod anima
determinatur, sicut per suas partes, vegetativo, sensitivo, intellectivo,
motu, et quod haec omnia contingit in uno et eodem inveniri, sicut in homine.
Et Plato posuit diversas esse animas in homine, secundum quas diversae
operationes vitae ei conveniant. Consequenter movet dubitationem: utrum
unumquodque horum sit anima per se, vel sit aliqua pars animae; et si sint
partes unius animae, utrum differant solum secundum rationem, aut etiam
differant loco, i. e. organo. Et subiungit quod de quibusdam non
difficile hoc videtur, sed quaedam sunt quae dubitationem habent.
Ostendit enim consequenter quod manifestum est de his quae pertinent ad
animam vegetabilem, et de his quae pertinent ad animam sensibilem, per hoc
quod plantae et animalia quaedam decisa vivunt, et in qualibet parte omnes
operationes animae, quae sunt in toto, apparent. Sed de quibus dubitationem
habeat, ostendit subdens quod de intellectu et perspectiva potentia nihil
adhuc manifestum est. Quod non dicit volens ostendere quod intellectus
non sit anima, ut Commentator perverse exponit et sectatores ipsius;
manifeste enim hic respondet ad id quod supra dixerat: quaedam enim
dubitationem habent. Unde intelligendum est: nihil adhuc manifestum est,
an intellectus sit anima vel pars animae; et si pars animae, utrum separata
loco, vel ratione tantum. Et quamvis dicat hoc adhuc non esse manifestum,
tamen quid circa hoc prima fronte appareat manifestat subdens: sed videtur
genus alterum animae esse. Quod non est intelligendum, sicut Commentator
et sectatores eius perverse exponunt, ideo dictum esse quia intellectus
aequivoce dicatur anima, vel quod praedicta definitio sibi aptari non possit;
sed qualiter sit hoc intelligendum apparet ex eo quod subditur: et hoc
solum contingere separari sicut perpetuum a corruptibili. In hoc ergo est
alterum genus, quia intellectus videtur esse quoddam perpetuum, aliae autem
partes animae corruptibiles. Et quia corruptibile et perpetuum non videntur
in unam substantiam convenire posse, videtur quod hoc solum de partibus
animae, scil. intellectus, contingat separari, non quidem a corpore, ut
Commentator perverse exponit, sed ab aliis partibus animae, ne in unam
substantiam animae conveniant. Et quod sic sit intelligendum patet ex eo quod
subditur: reliquae autem partes animae manifestum est ex his quod non
separabiles sunt, scil., substantia animae vel loco. De hoc enim supra
quaesitum est, et hoc ex supradictis probatum est. Et quod non intelligatur
de separabilitate a corpore, sed de separabilitate potentiarum ab invicem,
patet per hoc quod subditur: ratione autem quod alterae, scil. sunt ad
invicem manifestum. Sensitivo enim esse et opinativo alterum. Et sic
manifeste quod hic determinatur, respondet quaestioni supra motae. Supra enim
quaesitum est, utrum una pars animae ab alia separata sit ratione solum, aut
etiam loco. Hic dimissa quaestione illa quantum ad intellectum, de quo nihil
hic determinat, de aliis partibus animae dicit manifestum esse quod non sunt
separabiles, scil. loco, sed sunt alterae ratione. Hoc ergo habito quod anima
determinatur vegetativo, sensitivo, intellectivo et motu, vult ostendere
consequenter quod quantum ad omnes istas partes anima unitur corpori non
sicut nauta navi, sed sicut forma. Et sic certificatum erit quid sit anima in
communi, quod supra figuraliter tantum dictum est. Hoc autem probat per
operationes animae sic. Manifestum est enim quod illud quo primo aliquid
operatur est forma operantis, sicut dicimur scire anima, et scire scientia,
per prius autem scientia quam anima, quia per animam non scimus nisi in
quantum habet scientiam; et similiter sanari dicimur et corpore et sanitate,
sed prius sanitate. Et sic patet scientiam esse formam animae, et sanitatem
corporis. Ex hoc procedit sic: anima est primum quo vivimus (quod dicit
propter vegetativum), quo sentimus (propter sensitivum), et movemur
(propter motivum), et intelligimus (propter intellectivum); et
concludit: quare ratio quaedam utique erit et species, sed non ut materia
et ut subiectum. Manifeste ergo quod supra dixerat, animam esse actum
corporis physici, hic concludit non solum de vegetativo, sensitivo et motivo,
sed etiam de intellectivo. Fuit ergo sententia Aristotelis quod id quo
intelligimus sit forma corporis physici. Sed ne aliquis dicat, quod id quo
intelligimus non dicit hic intellectum possibilem, sed aliquid aliud,
manifeste hoc excluditur per id quod Aristoteles in tertio de anima dicit, de
intellectu possibili loquens: dico autem intellectum, quo opinatur et
intelligit anima. Sed antequam ad verba Aristotelis quae sunt in tertio
de anima accedamus, adhuc amplius circa verba ipsius in secundo de anima
immoremur, ut ex collatione verborum eius ad invicem appareat quae fuerit
eius sententia de anima. Cum enim animam in communi definivisset, incipit
distinguere potentias eius; et dicit quod potentiae animae sunt
vegetativum, sensitivum, appetitivum, motivum secundum locum, intellectivum.
Et quod intellectivum sit intellectus, patet per id quod postea subdit,
divisionem explanans: alteris autem intellectivum et intellectus, ut
hominibus. Vult ergo quod intellectus sit potentia animae, quae est actus
corporis. Et quod huius animae potentiam dixerit intellectum, et iterum quod
supra posita definitio animae sit omnibus praedictis partibus communis, patet
per id quod concludit: manifestum igitur est quoniam eodem modo una utique
erit ratio animae et figurae: neque enim ibi figura est praeter triangulum et
quae consequenter sunt; neque hic anima praeter praedictas est. Non est
ergo quaerenda alia anima praeter praedictas, quibus communis est animae
definitio supra posita. Neque plus de intellectu mentionem facit Aristoteles
in hoc secundo, nisi quod postmodum subdit, quod ultimum et minimum
(dicit esse) ratiocinationem et intellectum, quia scil. in paucioribus
est, ut per sequentia apparet. Sed quia magna differentia est, quantum ad
modum operandi, inter intellectum et imaginationem, subdit quod de
speculativo intellectu altera ratio est. Reservat enim hoc inquirendum
usque ad tertium. Et ne quis dicat, sicut Averroes perverse exponit quod ideo
dicit Aristoteles, quod de intellectu speculativo est alia ratio, quia
intellectus neque est anima, neque pars animae; statim hoc excludit in
principio tertii, ubi resumit de intellectu tractatum. Dicit enim: de
parte autem animae, qua cognoscit anima et sapit. Nec debet aliquis
dicere, quod hoc dicatur solum secundum quod intellectus possibilis dividitur
contra agentem, sicut aliqui somniant. Hoc enim dictum est antequam
Aristoteles probet esse intellectum possibilem et agentem; unde intellectum
dicit hic partem in communi, secundum quod continet et agentem et possibilem,
sicut supra in secundo manifeste distinxit intellectum contra alias partes
animae, ut iam dictum est. Est autem consideranda mirabilis diligentia et
ordo in processu Aristotelis. Ab his enim incipit in tertio tractare de
intellectu quae in secundo reliquerat indeterminata. Duo autem supra
reliquerat indeterminata circa intellectum. Primo quidem, utrum intellectus
ab aliis partibus animae separetur ratione solum, aut etiam loco: quod quidem
indeterminatum dimisit cum dixit: de intellectu autem et perspectiva
potentia nihil adhuc manifestum est. Et hanc quaestionem primo resumit,
cum dicit: sive separabili existente (scil. ab aliis animae partibus),
sive non separabili secundum magnitudinem, sed secundum rationem. Pro eodem enim accipit
hic separabile secundum magnitudinem, pro quo supra dixerat separabile loco. Secundo, indeterminatum reliquerat de differentia
intellectus ad alias animae partes, cum postmodum dixit: de speculativo
autem intellectu altera ratio est. Et hoc statim quaerit, cum dicit: considerandum
quam habet differentiam. Hanc autem differentiam talem intendit
assignare, quae possit stare cum utroque praemissorum, scil. sive sit
separabilis anima magnitudine seu loco ab aliis partibus, sive non: quod ipse
modus loquendi satis indicat. Considerandum enim dicit, quam habet
intellectus differentiam ad alias animae partes, sive sit separabilis ab eis
magnitudine seu loco, i. e. subiecto, sive non, sed secundum rationem tantum.
Unde manifestum est quod non intendit hanc differentiam ostendere, quod sit
substantia a corpore separata secundum esse (hoc enim non posset salvari cum
utroque praedictorum); sed intendit assignare differentiam quantum ad modum
operandi; unde subdit: et quomodo sit quidem ipsum intelligere. Sic
igitur per ea quae ex verbis Aristotelis accipere possumus usque huc,
manifestum est quod ipse voluit intellectum esse partem animae quae est actus
corporis physici. Sed quia ex quibusdam verbis consequentibus, Averroistae
accipere volunt intentionem Aristotelis fuisse, quod intellectus non sit
anima quae est actus corporis, aut pars talis animae, ideo etiam diligentius
eius verba sequentia consideranda sunt. Statim igitur post quaestionem motam
de differentia intellectus et sensus, inquirit secundum quid intellectus sit
similis sensui, et secundum quid ab eo differat. Duo enim supra de sensu
determinaverat, scil. quod sensus est in potentia ad sensibilia, et quod
sensus patitur et corrumpitur ab excellentiis sensibilium. Hoc ergo est quod
quaerit Aristoteles dicens: si igitur est intelligere sicut sentire, aut
pati aliquid utique erit ab intelligibili, ut scil. sic corrumpatur
intellectus ab excellenti intelligibili, sicut sensus ab excellenti sensibili,
aut aliquid huiusmodi alterum; i. e. aut intelligere est aliquid
huiusmodi simile, scil. ei quod est sentire, alterum tamen quantum ad hoc
quod non sit passibile. Huic igitur quaestioni statim respondet et concludit,
non ex praecedentibus, sed ex sequentibus, quae tamen ex praecedentibus
manifestantur, quod hanc partem animae oportet esse impassibilem, ut non
corrumpatur sicut sensus; (est tamen quaedam alia passio eius, secundum quod
intelligere communi modo pati dicitur). In hoc ergo differt a sensu. Sed
consequenter ostendit in quo cum sensu conveniat, quia scilicet oportet
huiusmodi partem esse susceptivam speciei intelligibilis, et quod sit in
potentia ad huiusmodi speciem, et quod non sit hoc in actu secundum suam
naturam; sicut et de sensu supra dictum est, quod est in potentia ad
sensibilia et non in actu. Et ex hoc concludit, quod oportet sic se habere
sicut sensitivum ad sensibilia sic intellectum ad intelligibilia. Hoc
autem induxit ad excludendum opinionem Empedoclis et aliorum antiquorum, qui
posuerunt quod cognoscens est de natura cogniti, utpote quod terram terra
cognoscimus, aquam aqua. Aristoteles autem supra ostendit hoc non esse verum
in sensu, quia sensitivum non est actu, sed potentia, ea quae sentit; et idem
hic dicit de intellectu. Est autem differentia inter sensum et intellectum,
quia sensus non est cognoscitivus omnium, sed visus colorum tantum, auditus
sonorum, et sic de aliis; intellectus autem est simpliciter omnium
cognoscitivus. Dicebant autem antiqui philosophi, existimantes quod
cognoscens debet habere naturam cogniti, quod animam, ad hoc quod cognoscat
omnia, necesse est ex principiis omnium esse commixtam. Quia vero Aristoteles
iam probavit de intellectu, per similitudinem sensus, quod non est actu id
quod cognoscit sed in potentia tantum, concludit e contrario, quod necesse
est intellectum, quia cognoscit omnia, quod sit immixtus, i. e. non
compositus ex omnibus, sicut Empedocles ponebat. Et ad hoc inducit
testimonium Anaxagorae, non tamen de hoc eodem intellectu loquentis, sed de
intellectu qui movet omnia. Sicut ergo Anaxagoras dixit illum intellectum
esse immixtum, ut imperet movendo et segregando, hoc nos possumus dicere de
intellectu humano, quod oportet eum esse immixtum ad hoc ut cognoscat omnia;
et hoc probat consequenter, et habetur sic sequens littera in Graeco: intus
apparens enim prohibebit extraneum et obstruet. Quod potest intelligi ex
simili in visu: si enim esset aliquis color intrinsecus pupillae, ille color
interior prohiberet videri extraneum colorem, et quodammodo obstrueret oculum
ne alia videret. Similiter, si aliqua natura rerum, quas intellectus
cognoscit, puta terra aut aqua, calidum aut frigidum, aut aliquid huiusmodi,
esset intrinseca intellectui, illa natura intrinseca impediret ipsum et
quodammodo obstrueret, ne alia cognosceret. Quia ergo omnia cognoscit,
concludit quod non contingit ipsum habere aliquam naturam determinatam ex
naturis sensibilibus quas cognoscit; sed hanc solam naturam habet quod sit
possibilis, i. e. in potentia ad ea quae intelligit, quantum est ex sua
natura; sed fit actu illa dum ea intelligit in actu, sicut sensus in actu fit
sensibile in actu, ut supra in secundo dixerat. Concludit ergo quod
intellectus antequam intelligat in actu nihil est actu eorum quae sunt; quod
est contrarium his quae antiqui dicebant, scil. quod est actu omnia. Et quia
fecerat mentionem de dicto Anaxagorae loquentis de intellectu qui imperat
omnibus, ne crederetur de illo intellectu hoc conclusisse, utitur tali modo
loquendi: vocatus itaque animae intellectus dico autem intellectum quo
opinatur et intelligit anima nihil est actu et cetera. Ex quo duo
apparent: primo quidem, quod non loquitur hic de intellectu qui sit aliqua
substantia separata, sed de intellectu quem supra dixit potentiam et partem
animae, quo anima intelligit; secundo, quod per supra dicta probavit, scil.
quod intellectus non habet naturam in actu. Nondum autem probavit quod non
sit virtus in corpore, ut Averroes dicit; sed hoc statim concludit ex
praemissis; nam sequitur: unde neque misceri est rationabile ipsum corpori.
Et hoc secundum probat per primum quod supra probavit, scil. quod intellectus
non habet aliquam in actu de naturis rerum sensibilium. Ex quo patet quod non
miscetur corpori: quia si misceretur corpori, haberet aliquam de naturis
corporeis; et hoc est quod subdit: qualis enim utique aliquis fiet, aut
calidus aut frigidus, si organum aliquod erit sicut sensitivo. Sensus
enim proportionatur suo organo et trahitur quodammodo ad suam naturam; unde
etiam secundum immutationem organi immutatur operatio sensus. Sic ergo
intelligitur illud non misceri corpori, quia non habet organum sicut sensus.
Et quod intellectus animae non habet organum, manifestat per dictum quorundam
qui dixerunt quod anima est locus specierum, large accipientes locum pro omni
receptivo, more Platonico; nisi quod esse locum specierum non convenit toti
animae, sed solum intellectivae. Sensitiva enim pars non recipit in se species, sed
in organo; pars autem intellectiva non recipit eas in organo, sed in se ipsa;
item non sic est locus specierum quod habeat eas in actu, sed in potentia
tantum. Quia ergo iam ostendit quid conveniat
intellectui ex similitudine sensus, redit ad primum quod dixerat, quod oportet
partem intellectivam esse impassibilem, et sic admirabili subtilitate ex
ipsa similitudine sensus, concludit dissimilitudinem. Ostendit ergo
consequenter quod non similiter sit impassibilis sensus et intellectus, per
hoc quod sensus corrumpitur ab excellenti sensibili, non autem intellectus ab
excellenti intelligibili. Et huius causam assignat ex supra probatis, quia sensitivum
non est sine corpore, sed intellectus est separatus. Hoc autem ultimum
verbum maxime assumunt ad sui erroris fulcimentum, volentes per hoc habere
quod intellectus neque sit anima neque pars animae, sed quaedam substantia
separata. Sed cito obliviscuntur eius quod paulo supra Aristoteles dixit. Sic
enim hic dicitur quod sensitivum non est sine corpore et intellectus est
separatus, sicut supra dixit quod intellectus fieret qualis, aut calidus
aut frigidus, si aliquod organum erit ei, sicut sensitivo. Ea igitur
ratione hic dicitur quod sensitivum non est sine corpore, intellectus autem
est separatus, quia sensus habet organum, non autem intellectus.
Manifestissime igitur apparet absque omni dubitatione ex verbis Aristotelis
hanc fuisse eius sententiam de intellectu possibili, quod intellectus sit
aliquid animae quae est actus corporis; ita tamen quod intellectus animae non
habeat aliquod organum corporale, sicut habent ceterae potentiae animae.
Quomodo autem hoc esse possit, quod anima sit forma corporis et aliqua virtus
animae non sit corporis virtus, non difficile est intelligere, si quis etiam
in aliis rebus consideret. Videmus enim in multis quod aliqua forma est
quidem actus corporis ex elementis commixti, et tamen habet aliquam virtutem
quae non est virtus alicuius elementi, sed competit tali formae ex altiori
principio, puta corpore caelesti; sicut quod magnes habet virtutem attrahendi
ferrum, et iaspis restringendi sanguinem. Et paulatim videmus, secundum quod
formae sunt nobiliores, quod habent aliquas virtutes magis ac magis
supergredientes materiam. Unde ultima formarum, quae est anima humana, habet
virtutem totaliter supergredientem materiam corporalem, scil. intellectum.
Sic ergo intellectus separatus est, quia non est virtus in corpore, sed est
virtus in anima; anima autem est actus corporis. Nec dicimus quod anima, in
qua est intellectus, sic excedat materiam corporalem quod non habeat esse in
corpore; sed quod intellectus, quem Aristoteles dicit potentiam animae, non
est actus corporis. Neque enim anima est
actus corporis mediantibus suis potentiis, sed anima per se ipsam est actus
corporis dans corpori esse specificum. Aliquae autem potentiae eius sunt
actus partium quarumdam corporis, perficientes ipsas ad aliquas operationes;
sic autem potentia quae est intellectus, nullius corporis actus est, quia
eius operatio non fit per organum corporale. Et ne alicui videatur quod hoc
ex nostro sensu dicamus praeter Aristotelis intentionem, inducenda sunt verba
Aristotelis expresse hoc dicentis. Quaerit enim in secundo Physic., usque
ad quantum oporteat cognoscere speciem et quod quid est; non enim omnem
formam considerare pertinet ad physicum. Et solvit subdens: aut
quemadmodum medicum nervum et fabrum aes, usquequo? I. e. usque ad
aliquem terminum. Et usque ad quem terminum ostendit subdens: cuius enim
causa unumquodque; quasi dicat: in tantum medicus considerat nervum, in
quantum pertinet ad sanitatem, propter quam medicus nervum considerat, et
similiter faber aes propter artificium. Et quia physicus considerat formam in
quantum est in materia (sic enim est forma corporis mobilis), similiter
accipiendum quod naturalis in tantum considerat formam, in quantum est in
materia. Terminus ergo considerationis physici de formis, est in formis quae
sunt in materia quodammodo, et alio modo non in materia. Istae enim formae sunt
in confinio formarum separatarum et materialium. Unde subdit: et circa
haec (scil. terminatur consideratio naturalis de formis) quae sunt
separatae quidem species, in materia autem. Quae autem sint istae formae,
ostendit subdens: homo enim hominem generat ex materia, et sol. Forma
ergo hominis est in materia, et separata: in materia quidem, secundum esse
quod dat corpori (sic enim est terminus generationis); separata autem
secundum virtutem quae est propria homini, scil. secundum intellectum. Non est ergo impossibile, quod aliqua forma sit in
materia, et virtus eius sit separata, sicut expositum est de intellectu.
Adhuc autem alio modo procedunt ad ostendendum quod Aristotelis sententia
fuit quod intellectus non sit anima nec pars animae quae unitur corpori ut
forma. Dicit enim Aristoteles in pluribus locis, intellectum esse perpetuum
et incorruptibilem, sicut patet in secundo de anima, ubi dixit: hoc solum
contingere separari, sicut perpetuum a corruptibili; et in primo, ubi
dixit quod intellectus videtur esse substantia quaedam, et non corrumpi;
et in tertio, ubi dixit: separatus autem est solum hoc, quod vere est, et
hoc solum immortale et perpetuum est (quamvis hoc ultimum quidam non
exponant de intellectu possibili, sed de intellectu agente). Ex quibus
omnibus verbis apparet, quod Aristoteles voluit intellectum esse aliquid
incorruptibile. Videtur autem quod nihil incorruptibile possit esse forma
corporis corruptibilis. Non enim est accidentale formae, sed per se ei
convenit esse in materia; alioquin ex materia et forma fieret unum per
accidens. Nihil autem potest esse sine eo, quod inest ei per se. Ergo forma
corporis non potest esse sine corpore. Si ergo corpus sit corruptibile,
sequitur formam corporis corruptibilem esse. Praeterea, formae separatae a
materia, et formae quae sunt in materia, non sunt eaedem specie, ut probatur
in septimo Metaph. Multo ergo minus una et eadem forma numero potest nunc
esse in corpore nunc autem sine corpore. Destructo ergo corpore, vel
destruitur forma corporis, vel transit ad aliud corpus. Si ergo intellectus est forma corporis, videtur ex
necessitate sequi quod intellectus sit corruptibilis. Est autem sciendum,
quod ratio haec Platonicos movit. Nam Gregorius Nyssenus, imponit Aristoteli,
e contrario, quod quia posuit animam esse formam, quod posuerit eam esse
corruptibilem. Quidam vero posuerunt propter hoc, animam transire de corpore
in corpus. Quidam etiam posuerunt, quod anima haberet corpus quoddam
incorruptibile, a quo nunquam separaretur. Et ideo ostendendum est per verba
Aristotelis, quod sic posuit intellectivam animam esse formam quod tamen
posuit eam incorruptibilem. In undecimo enim Metaph., postquam ostenderat
quod formae non sunt ante materias, quia quando sanatur homo tunc est
sanitas, et figura aeneae sphaerae simul est cum sphaera aenea;
consequenter inquirit utrum aliqua forma remaneat post materiam, et dicit
sic, secundum translationem Boetii: si vero aliquid posterius remaneat
(scil. post materiam) considerandum est. In quibusdam enim nihil prohibet,
ut si anima huiusmodi est, non omnis sed intellectus; omnem enim impossibile
est fortasse. Patet ergo quod animam, quae est forma quantum ad
intellectivam partem, dicit nihil prohibere remanere post corpus, et tamen
ante corpus non fuisse. Cum enim absolute dixisset, quod causae moventes sunt
ante, non autem causae formales, non quaesivit utrum aliqua forma esset ante
materiam, sed utrum aliqua forma remaneat post materiam; et dicit hoc nihil
prohibere de forma quae est anima, quantum ad intellectivam partem. Cum
igitur, secundum praemissa Aristotelis verba, haec forma quae est anima, post
corpus remaneat, non tota, sed intellectus; considerandum restat quare magis
anima secundum partem intellectivam post corpus remaneat, quam secundum alias
partes, et quam aliae formae post suas materias. Cuius quidem rationem ex
ipsis Aristotelis verbis assumere oportet. Dicit enim: separatum autem est
solum hoc quod vere est; et hoc solum immortale et perpetuum est. Hanc
igitur rationem assignare videtur quare hoc solum immortale et perpetuum esse
videtur: quia hoc solum est separatum. Sed de quo hic loquatur, dubium esse
potest, quibusdam dicentibus, quod loquitur de intellectu possibili;
quibusdam, quod de agente: quorum utrumque apparet esse falsum, si diligenter
verba Aristotelis considerentur. Nam de utroque Aristoteles dixerat ipsum
esse separatum. Restat igitur quod intelligatur de tota intellectiva parte,
quae quidem separata dicitur, quia non est ei aliquod organum, sicut ex
verbis Aristotelis patet. Dixerat autem Aristoteles in principio libri de
anima, quod si est aliquid animae operum aut passionum proprium, continget
utique ipsam separari; si vero nullum est proprium ipsius, non utique erit
separabilis. Cuius quidem consequentiae ratio talis est: quia unumquodque
operatur in quantum est ens, eo igitur modo unicuique competit operari quo
sibi competit esse. Formae igitur quae nullam operationem habent sine communicatione suae
materiae, ipsae non operantur, sed compositum est quod operatur per formam. Unde huiusmodi formae ipsae quidem proprie loquendo non
sunt, sed eis aliquid est. Sicut enim calor non calefacit, sed calidum; ita
etiam calor non est proprie loquendo, sed calidum est per calorem; propter
quod Aristoteles dicit in undecimo Metaph., quod de accidentibus non vere
dicitur, quod sunt entia, sed magis quod sunt entis. Et similis ratio est de
formis substantialibus, quae nullam operationem habent absque communicatione
materiae, hoc excepto quod huiusmodi formae sunt principium essendi
substantialiter. Forma igitur quae habet operationem secundum aliquam sui
potentiam vel virtutem absque communicatione suae materiae, ipsa est quae
habet esse, nec est per esse compositi tantum, sicut aliae formae, sed magis
compositum est per esse eius. Et ideo destructo composito destruitur illa
forma, quae est per esse compositi; non autem oportet quod destruatur, ad
destructionem compositi, illa forma per cuius esse compositum est et non ipsa
per esse compositi. Si quis autem contra hoc obiiciat, quod Aristoteles dicit
in primo de anima, quod intelligere et amare et odire non sunt illius
passiones (i. e. animae), sed huius habentis illud, secundum quod illud
habet; quare et hoc corrupto neque memoratur neque amat: non enim illius
erant, sed communis, quod quidem destructum est; patet responsio per
dictum Themistii hoc exponentis, qui dicit: nunc dubitanti magis quam
docenti assimilatur Aristoteles. Nondum enim destruxerat opinionem
dicentium non differre intellectum et sensum. Unde in toto illo capitulo
loquitur de intellectu sicut de sensu. Quod patet praecipue ubi probat
intellectum incorruptibilem per exemplum sensus, qui non corrumpitur ex
senectute. Unde et per totum sub conditione et sub dubio loquitur sicut
inquirens, semper coniungens ea, quae sunt intellectus, his quae sunt sensus:
quod praecipue apparet ex eo quod in principio solutionis dicit: si enim
et quam maxime dolere et gaudere et intelligere et cetera. Si quis autem
pertinaciter dicere vellet quod Aristoteles ibi loquitur determinando; adhuc
restat responsio, quia intelligere dicitur esse actus coniuncti non per se,
sed per accidens, in quantum scil. eius obiectum, quod est phantasma, est in
organo corporali, non quod iste actus per organum corporale exerceatur. Si
quis autem quaerat ulterius: si intellectus sine phantasmate non intelligit,
quomodo ergo anima habebit operationem intellectualem, postquam fuerit a
corpore separata? Scire debet qui hoc obiicit, quod istam quaestionem solvere
non pertinet ad naturalem. Unde Aristoteles in secundo Physic. dicit, de
anima loquens: quomodo autem separabile hoc se habeat et quid sit,
philosophiae primae opus est determinare. Aestimandum est enim quod alium
modum intelligendi habebit separata, quam habeat coniuncta, similem scil.
aliis substantiis separatis. Unde non sine causa Aristoteles quaerit in
tertio de anima, utrum intellectus non separatus a magnitudine intelligat
aliquid separatum. Per quod dat intelligere quod aliquid poterit intelligere
separatus, quod non potest non separatus. In quibus etiam verbis valde
notandum est, quod cum superius utrumque intellectum (scil. possibilem et
agentem), dixerit separatum, hic tamen dicit eum non separatum. Est enim
separatus, in quantum non est actus organi; non separatus vero, in quantum
est pars sive potentia animae quae est actus corporis, sicut supra dictum
est. Huiusmodi autem quaestiones certissime colligi potest, Aristotelem
solvisse in his quae patet eum scripsisse de substantiis separatis, ex his
quae dicit in principio duodecimi Metaph., quos etiam libros vidi numero X,
licet nondum in lingua nostra translatos. Secundum hoc igitur patet quod
rationes inductae in contrarium necessitatem non habent. Essentiale enim est
animae quod corpori uniatur; sed hoc impeditur per accidens, non ex parte sua
sed ex parte corporis quod corrumpitur; sicut per se competit levi sursum
esse, et hoc est levi esse ut sit sursum, ut Aristoteles dicit in octavo
Physic.; contingit tamen per aliquod impedimentum quod non sit sursum. Ex hoc etiam patet solutio alterius rationis. Sicut enim
quod habet naturam ut sit sursum, et quod non habet naturam ut sit sursum,
specie differunt; et tamen idem et specie et numero est quod habet naturam ut
sit sursum, licet quandoque sit sursum et quandoque non sit sursum propter
aliquod impedimentum: ita differunt specie duae formae, quarum una habet
naturam ut uniatur corpori, alia vero non habet; sed tamen unum et idem
specie et numero esse potest, habens naturam ut uniatur corpori, licet
quandoque sit actu unitum, quandoque non actu unitum propter aliquod
impedimentum. Adhuc autem ad sui erroris fulcimentum assumunt quod
Aristoteles dicit in libro de generatione animalium, scil. intellectum solum
de foris advenire et divinum esse solum. Nulla autem forma quae est actus
materiae, advenit de foris, sed educitur de potentia materiae. Intellectus
igitur non est forma corporis. Obiiciunt etiam, quod omnis forma corporis
mixti causatur ex elementis; unde si intellectus esset forma corporis humani,
non esset ab extrinseco, sed esset ex elementis causatus. Obiiciunt etiam
ulterius circa hoc, quia sequeretur quod etiam vegetativum et sensitivum
esset ab extrinseco; quod est contra Aristotelem, praecipue si esset una
substantia animae, cuius potentiae essent vegetativum, sensitivum et
intellectivum; cum intellectus sit ab extrinseco, secundum Aristotelem. Horum
autem solutio in promptu apparet secundum praemissa. Cum enim dicitur quod
omnis forma educitur de potentia materiae, considerandum videtur, quid sit
formam de potentia materiae educi. Si enim hoc nihil aliud sit quam materiam
praeexistere in potentia ad formam, nihil prohibet sic dicere materiam
corporalem praeextitisse in potentia ad animam intellectivam; unde
Aristoteles dicit in libro de generatione animalium: primum quidem omnia
visa sunt vivere talia (scil. separata fetuum) plantae vita. Consequenter autem palam quia et de sensitiva dicendum
anima et de activa et de intellectiva; omnes enim necessarium potentia prius
habere quam actu. Sed quia potentia
dicitur ad actum, necesse est ut unumquodque secundum eam rationem sit in
potentia, secundum quam rationem convenit sibi esse actu. Iam autem ostensum
est quod aliis formis, quae non habent operationem absque communicatione
materiae, convenit sic esse actu, ut magis ipsae sint quibus composita sunt,
et quodammodo compositis coexistentes, quam quod ipsae suum esse habeant;
unde sicut totum esse earum est in concretione ad materiam, ita totaliter educi
dicuntur de potentia materiae. Anima autem intellectiva, cum habeat
operationem sine corpore, non est esse suum solum in concretione ad materiam;
unde non potest dici quod educatur de materia, sed magis quod est a principio
extrinseco. Et hoc ex verbis Aristotelis apparet: relinquitur autem
intellectum solum de foris advenire, et divinum esse solum; et causam
assignat subdens: nihil enim ipsius operationi communicat corporalis
operatio. Miror autem unde secunda obiectio processerit, quod si anima
intellectiva esset forma corporis mixti, quod causaretur ex commixtione
elementorum, cum nulla anima ex commixtione elementorum causetur. Dicit enim
Aristoteles immediate post verba praemissa: omnis quidem igitur animae
virtus altero corpore visa est participare et diviniore vocatis elementis; ut
autem differunt honorabilitate animae et vilitate invicem, sic et talis
differt natura. Omnium quidem enim in spermate existit quod facit generativa
esse spermata, vocatum calidum; hoc autem non ignis neque talis virtus est,
sed interceptus in spermate et in spumoso spiritus aliquis, et in spiritu
natura proportionalis existens astrorum ordinationi. Ergo, ex mixtione
elementorum necdum intellectus, sed nec anima vegetativa producitur. Quod
vero tertio obiicitur, quod sequeretur vegetativum et sensitivum esse ab
extrinseco, non est ad propositum. Iam enim patet ex verbis Aristotelis, quod
ipse hoc indeterminatum relinquit, utrum intellectus differat ab aliis
partibus animae subiecto et loco, ut Plato dixit, vel ratione tantum. Si vero
detur quod sint idem subiecto, sicut verius est, nec adhuc inconveniens
sequitur. Dicit enim Aristoteles in secundo de anima, quod similiter se
habent ei quod de figuris, et quae secundum animam sunt. Semper enim in eo
quod est consequenter, est potentia quod prius est, in figuris et in
animatis; ut in tetragono quidem trigonum est, in sensitivo autem vegetativum.
Si autem idem subiecto est etiam intellectivum (quod ipse sub dubio
relinquit), similiter dicendum esset quod vegetativum et sensitivum sunt in
intellectivo, ut trigonum et tetragonum in pentagono. Est autem tetragonum
quidem a trigono simpliciter alia figura specie, non autem a trigono quod est
potentia in ipso; sicut nec quaternarius a ternario qui est pars ipsius, sed
a ternario qui est seorsum existens. Et si contingeret diversas figuras a
diversis agentibus produci, trigonum quidem seorsum a tetragono existens
haberet aliam causam producentem quam tetragonum, sicut et habet aliam
speciem; sed trigonum quod est in tetragono, haberet eamdem causam
producentem. Sic igitur vegetativum quidem seorsum a sensitivo existens, alia
species animae est, et aliam causam productivam habet; eadem tamen causa
productiva est sensitivi, et vegetativi quod inest sensitivo. Si ergo sic
dicatur, quod vegetativum et sensitivum quod inest intellectivo, est a causa
extrinseca a qua est intellectivum, nullum inconveniens sequitur. Non enim
inconveniens est, effectum superioris agentis habere virtutem quam habet
effectus inferioris agentis, et adhuc amplius; unde et anima intellectiva,
quamvis sit ab exteriori agente, habet tamen virtutes quas habent anima
vegetativa et sensitiva, quae sunt ab inferioribus agentibus. Sic igitur,
diligenter consideratis fere omnibus verbis Aristotelis quae de intellectu
humano dixit, apparet eum huius fuisse sententiae quod anima humana sit actus
corporis, et quod eius pars sive potentia sit intellectus possibilis. |
CHAPITRE 1 :
[Définition de l’intellect possible d’après Aristote]
[3] Pour commencer, il faut rappeler la première définition
de l'âme donnée par Aristote dans le deuxième livre De l'âme: l'âme
est « l'acte premier d'un corps naturel organisé ». Mais, pour que
l'on n'aille pas dire que cette définition ne convient pas à chaque espèce
d'âme sous prétexte que, dans les lignes qui précèdent, Aristote parle au
conditionnel - le texte dit: « S'il faut formuler quelque chose de
commun à toute espèce d'âme », ce qu'ils comprennent comme si,
précisément, c'était impossible - il faut aussi prendre garde au passage qui
suit. Car il précise : « Nous avons donc bien dit ce qu'était l'âme
universellement parlant: c'est une substance dans le sens de forme, c'est-à-dire de quiddité de ce genre de
corps », autrement dit: c'est la forme substantielle d'un corps naturel
organisé. [4] Et pour que l'on n'exclue pas la partie
intellective de cette universalité 1\ Aristote prend les devants et dit:
« Que l'âme ne soit pas séparable du corps ou, du moins, certaines de
ses parties, si elle est naturellement partageable, cela est parfaitement évident.
En effet, l'acte de certaines parties est celui de parties du corps, mais
pour certaines autres, rien n'empêche la séparation, car elles ne sont l'acte
d'aucun corps ». Or ces derniers mots ne peuvent être compris que de ce
qui relève de la partie intellective, à savoir l'intellect et la volonté. Il
en ressort donc manifestement que certaines parties de cette âme, qu'il avait
précédemment définie universellement parlant comme acte d'un corps, sont
effectivement l'acte de parties précises du corps et que certaines autres, en
revanche, ne sont l'acte d'aucun corps. En effet, comme on le verra plus bas,
c'est une chose que l'âme soit l'acte d'un corps et une autre que l'une de
ses parties soit l'acte d'un corps. C'est pourquoi, dans ce même chapitre, il prouve que
l'âme est l'acte d'un corps en s'appuyant sur le fait que certaines de ses
parties sont l'acte d'un corps, là où il dit: « Il faut
appliquer », à savoir: au tout, « ce qui a été dit des parties ». [5] En outre, grâce à la suite, il est encore plus
clair qu'il inclut aussi l'intellect dans la généralité de sa définition.
Dans la suite, en effet, il prouve abondamment que l'âme est l'acte d'un
corps, notamment quand il pose qu'une âme séparée n'est pas vivante en acte.
Toutefois, puisqu'une chose peut être dite telle <i.e. vivante>
en acte du fait de la présence d'une autre chose non seulement si cette
dernière est sa forme, mais même si elle est son moteur - comme il y a
combustion en acte d'un combustible en présence d'un comburant et mouvement
en acte de tout mobile en présence d'un moteur -, quelqu'un pourrait demander
si, en présence de l'âme, le corps vit en acte comme un mobile se meut en
acte en présence d'un moteur ou comme une matière est en acte en présence
d'une forme. Ce, d'autant plus que, pour Platon, l'âme n'est pas unie au
corps comme une forme, mais comme un moteur ou un pilote - on le sait grâce à
Plotin et à Grégoire de Nysse que j'invoque maintenant parce que ce ne sont
pas des Latins mais des Grecs. En outre, Aristote lui-même laisse planer le
doute quand il ajoute: « De plus on ne voit pas encore si l'âme est
l'acte du corps, comme le pilote, du navire. » Et c'est parce que le
doute subsiste après cela qu'il termine en demandant « que l'on s'en
tienne à titre de simple métaphore à cette détermination et à cette
description de l'âme », car à ce moment il n'a pas encore établi la
vérité avec certitude. [6] Dans la suite, pour dissiper ce doute, il s'efforce
de mettre en lumière ce qui est plus certain en soi et selon le concept à
partir de ce qui est moins certain en soi mais plus certain pour nous,
autrement dit, s'agissant de l'âme: à partir de ses effets, c'est-à-dire: à
partir de ses actes. C'est pourquoi la première chose qu'il fait est de
distinguer les opérations de l'âme en posant que « l'animé diffère de
l'inanimé par la vie » et qu'il y a beaucoup de manifestations qui
relèvent de la vie - « l'intellection, la sensation, le mouvement local et le
repos, ainsi que le mouvement de nutrition et de croissance » - en sorte que
tout ce qui en présente une est dit vivre. Puis, une fois montré quel rapport
ces manifestations ont entre elles, à savoir comment l'une peut exister sans
l'autre, il termine en disant que 1' « âme est leur principe »
à toutes et qu' « elle est déterminée par elles, comme par ses
parties, à savoir: les facultés végétative, sensitive, intellective et le
mouvement », mais qu'il y a un cas où toutes se trouvent réunies dans un
seul et même individu: l'homme. [7] Puis, comme Platon soutient qu'il y a différentes
âmes en l'homme, qui le rendent capable des diverses opérations de la vie,
Aristote enchaîne en soulevant un nouveau problème : « Chacune de ces
facultés est-elle une âme » par soi ou n'est-elle qu'une partie d'âme, et si
toutes sont les parties d'une même âme, diffèrent-elles seulement selon le
concept ou bien également par le lieu », c'est-à-dire l'organe ? Et il
ajoute que « pour certaines la réponse ne semble pas difficile »,
mais que pour d'autres il y a matière à douter. Et, de fait, il indique tout
de suite ce qui est manifeste dans les propriétés de l'âme végétative et de
l'âme sensitive, partant de ce que certaines plantes et certains animaux
continuent de vivre après avoir été sectionnés, ce qui veut dire que chaque
partie présente la totalité des opérations qu'accomplit l'âme dans l'individu
entier. Et quant à ce qui est sujet au doute, il le précise en ajoutant que «
pour ce qui touche l'intellect et la puissance théorétique rien n'est encore
évident ». Il ne dit pas cela dans l'intention de montrer que
l'intellect n'est pas une âme, comme l'expliquent perversement le
Commentateur et ses partisans : de toute évidence cette phrase fait seulement
écho à ce qu'il a dit plus haut, savoir, que « pour d'autres il y a matière à
douter ». Il faut donc comprendre: « rien » de tout cela « n'est
encore évident », si l'intellect est âme ou s'il est une partie de l'âme, et
si c'est une partie d'âme, si elle est séparée par le lieu ou seulement selon
le concept. [8] Et bien qu'il dise que « rien n'est encore
évident », il n'en indique pas moins la première hypothèse qui vienne à
l'esprit en disant: « Mais il semble bien que ce soit là un autre genre
d'âme ». Cette phrase, il ne faut pas l'entendre comme l'expliquent
perversement le Commentateur et ses partisans, à savoir qu'Aristote l'énonce parce que
l'intellect n'est dit « âme » que par homonymie, ou dans le sens
que la définition <générale> ne peut lui convenir. La signification
qu'il faut donner à cette phrase est donnée par la suite immédiate: «et que cela
seul puisse être séparé, comme l'éternel du corruptible. C'est en cela, en
effet, que l'intellect est d'« un autre genre » : en ce qu'il apparaît comme
quelque chose d'éternel, alors que les autres parties de l'âme s'avèrent
périssables. Et puisque le corruptible et l'éternel ne paraissent pas pouvoir
s'accorder dans une même substance, il semble bien que, de toutes les parties
de l'âme, « cela seul », à savoir l'intellect, « puisse être
séparé », non pas, assurément, du corps, comme l'explique perversement
le Commentateur, mais bien des autres parties de l'âme, afin, précisément
qu'on ne les trouve pas toutes réunies dans une même substance - celle de
l'âme. [9] Et qu'il faille bien l'entendre ainsi, cela ressort
à l'évidence de ce qu'il dit ensuite : « Quant aux autres parties de l'âme,
il est clair, d'après ce qui précède, qu'elles ne sont pas séparables, à
savoir selon la substance de l'âme ou selon le lieu. En effet, la question a
été posée plus haut, et ce qui a été répondu suffit à le prouver. Et qu'il ne
pense pas ici à la séparabilité par rapport au corps, mais bien à la
séparabilité des puissances les unes par rapport aux autres, cela est
confirmé par ce qui suit: « Qu'elles soient, en revanche, logiquement
autres », c'est-à-dire les unes par rapport aux autres, « c'est clair:
l'acte de sentir est autre que l'acte d'opiner ». A l'évidence, ce qui
est déterminé ici répond à la question posée plus haut. Ce qui, en effet, a
été demandé plus haut c'est de savoir si une partie de l'âme est séparée d'une
autre seulement logiquement ou bien aussi selon le lieu. Or, laissant de côté
la question pour ce qui regarde l'intellect, au sujet duquel il ne détermine
rien ici, Aristote dit clairement des autres parties de l'âme qu'elles ne
sont pas séparables selon le lieu, mais qu' « elles sont, en
revanche, logiquement autres ». [10] Donc, une fois établi que l'âme est caractérisée
par l'activité végétative, sensitive, intellective et par le mouvement, il
entreprend de montrer que, dans toutes ces parties, l'âme n'est pas unie au
corps comme le pilote au navire, mais comme une forme. Car il entend ainsi
déterminer ce qu'est l'âme au sens général, chose qui n'a été précédemment
indiquée que métaphoriquement. Pour ce faire, il examine les opérations de
l'âme: il est, en effet, manifeste que ce qui opère quelque chose à titre
premier c'est la forme de l'opérateur - par exemple, on est dit connaître par
l'âme et connaître par la science, mais, on connaît par la science avant de
connaître par l'âme, puisqu'on ne connaît par l'âme qu'en tant qu'elle est
douée de science; de même on est dit être en bonne santé par le corps et par
la santé, mais à titre premier par la santé. Ainsi il est clair que la
science est forme de l'âme et que la santé est forme du corps. [11] Cela posé, il poursuit ainsi : « L'âme est, à
titre premier'", ce par quoi nous vivons », il dit cela à cause de la
faculté végétative, « ce par quoi nous sentons », il parle de la faculté
sensitive, « ce par quoi nous nous mouvons », il parle de la faculté motrice,
« et ce par quoi nous pensons », il parle de la faculté intellective. Et il
conclut: « Il en résulte qu'elle sera notion et forme, et non pas comme une
matière et un sujet. » Donc, à l'évidence, ce qu'il a posé plus haut en
prémisse - à savoir que l'âme est la forme d'un corps naturel -, il le
conclut ici non seulement pour la faculté sensitive, la faculté végétative et
la faculté motrice, mais aussi pour la faculté intellective. La doctrine
d'Aristote est donc que ce par quoi nous pensons est forme d'un corps
naturel. Cependant, pour que personne n'aille dire qu'Aristote ne soutient
pas ici que ce par quoi nous pensons est l'intellect possible, mais quelque
chose d'autre, nous dirons que, sans conteste, cela est exclu par ce qu'il
dit de l'intellect possible dans le livre III De l'âme : « J'entends
par intellect ce par quoi l'âme opine et pense. » [12] Mais avant de passer à l'examen des textes
d'Aristote dans le livre III De
l'âme attardons-nous encore un peu sur ce qu'il dit dans le livre II,
pour que le rapprochement de toutes ses paroles nous révèle quelle y est au
juste sa doctrine de l'âme : pour donner de l'âme une définition générale, il
a commencé par distinguer ses puissances, et il a dit que les puissances de
l'âme étaient « les facultés végétative, sensitive, désirante, locomotrice et
intellective ». Que la faculté intellective soit l'intellect, cela ressort de
ce qu'il a dit ensuite, au moment où il expliquait la division <des
animaux> : « Mais d'autres ont la faculté intellective et l'intellect,
comme les hommes. » C'est donc qu'il veut que l'intellect soit une
puissance de l'âme qui est l'acte d'un corps. [13] Et qu'il ait appelé intellect la puissance de
cette âme et qu'en outre la définition susdite de l'âme soit commune à toutes
les parties que l'on a mentionnées ressort clairement de sa conclusion : « Il
est donc évident que s'il y a une notion commune de l'âme, ce ne peut être
que de la même façon qu'il y en a une de la figure; car, dans ce dernier cas,
il n'y a pas de figure en dehors du triangle et des figures qui lui sont
consécutives, et, dans le cas qui nous occupe, il n'y a pas d'âmes non plus
en dehors des âmes que l'on a énumérées. » Il n'y a donc pas à chercher
une autre âme en dehors des âmes susdites auxquelles la définition de l'âme
posée plus haut est commune. Et Aristote ne fait plus d'autre mention de
l'intellect dans ce deuxième livre, sinon ce qu'il ajoute un peu plus bas:
« En dernier lieu et en petite quantité » il y a, dit-il, « le
raisonnement et l'intellect », car ils résident en peu, comme on le voit
par la suite. [14] Mais puisqu'il y a une grande différence dans la
manière de fonctionner entre l'intellect et l'imagination, il précise que «
ce qui concerne l'intellect théorétique est une autre question ». Et de fait,
il en diffère l'enquête jusqu'au livre III. Mais pour que l'on n'aille pas
dire, comme le fait perversement Averroès, qu'Aristote dit que la question de
l'intellect théorétique est une autre question, parce que l'intellect « n'est
ni une âme ni une partie de l'âme », il exclut immédiatement cette thèse
au début du livre III, là où il reprend l'analyse de l'intellect. Il parle en
effet de « la partie de l'âme par laquelle l'âme connaît et comprend ».
Et l'on ne doit pas non plus avancer qu'il dit cela dans la seule mesure où
l'intellect possible se distingue de l'intellect agent, comme certains l'ont
inventé dans leurs rêves ; en effet cette phrase intervient avant même qu'il
ait prouvé qu'il y a un intellect possible et un intellect agent; c'est pourquoi
il faut dire qu'il appelle ici globalement « partie » l'intellect
en tant qu'il contient l'agent et le possible, comme, auparavant, il avait,
dans le livre II, clairement distingué entre l'intellect et les autres
parties de l'âme, ainsi qu'on l'a déjà dit. [15] Et il faut considérer comme ils le méritent le
soin et l'ordre admirables qu'Aristote met dans sa démarche: dans le livre
III, en effet, il commence à traiter de l'intellect en repartant de tout ce
qu'il avait laissé en suspens dans le livre II. Or, concernant l'intellect,
il avait laissé deux problèmes irrésolus. Premièrement, savoir si l'intellect
était séparé des autres parties de l'âme seulement logiquement ou bien aussi
selon le lieu - question qu'il laissait assurément pendante en écrivant: « Mais
en ce qui touche l'intellect et la puissance théorétique, rien n'est encore
évident. » Or, c'est cette question qu'il reprend, pour commencer, quand il
dit: Il qu'elle existe séparément », à savoir: par rapport aux autres parties
de l'âme, Il ou qu'elle ne soit pas séparable selon la grandeur, mais
seulement logiquement ». En effet, ce qu'il appelle ici « séparable
selon la grandeur » n'est autre que ce qu'il avait dit plus haut
« séparable selon le lieu ». [16] Deuxièmement, il avait laissé indéterminée la
question de la différence entre l'intellect et les autres parties de l'âme,
en disant ensuite: « quant à ce qui concerne l'intellect théorétique,
c'est une autre question ». Or c'est de cela qu'il s'enquiert à nouveau
maintenant quand il dit: Il Nous avons à examiner quelle différence présente
» <cette partie>. Or cette différence, il tente de l'assigner de
manière telle qu'elle soit compatible avec l'une et l'autre branche de
l'alternative, à savoir: que l'âme <intellective> soit séparable des
autres parties selon la grandeur ou le lieu ou qu'elle ne le soit pas. Cela,
sa manière même de s'exprimer l'indique bien. Il dit en effet: Nous avons à
examiner quelle différence présente l'intellect par rapport aux autres
parties de l'âme, qu'il soit séparable d'elles selon la grandeur ou le lieu,
c'est-à-dire selon le sujet, ou qu'il ne le soit pas, mais qu'il le soit
seulement logiquement. Il est donc clair, à le lire, qu'il n'entend pas
montrer cette différence en faisant de <l'intellect> une substance séparée
du corps selon l'être, car cela ne serait plus compatible avec l'une et
l'autre des deux branches susdites. Il entend assigner la différence au
niveau de la manière de fonctionner; c'est pourquoi il ajoute: Il et comment
enfin se produit l'intellection elle-même ». Ainsi donc, compte tenu de
ce que nous pouvons tirer des paroles qu'Aristote a prononcées jusqu'à cet
endroit, il est clair qu'il veut que l'intellect soit une partie de l'âme qui
est l'acte d'un corps naturel. [17] Mais puisque, de leur côté, les averroïstes
prétendent tirer de certains passages ultérieurs que, pour Aristote,
l'intellect n'est ni une âme qui est l'acte d'un corps ni la partie d'une
telle âme, il nous faut examiner la suite <du livre III> avec encore
plus de soin. Or donc, à peine posée la question de la différence de
l'intellect et du sens, il demande en quoi l'intellect est semblable au sens
et en quoi il en diffère. En effet, plus haut, il avait fixé deux choses au
sujet du sens: qu'il est en puissance par rapport aux sensibles SI et qu'il
pâtit de l'excès de sensibles jusqu'à la destruction. C'est donc de cela que
s'enquiert Aristote quand il dit: « Si donc le penser est analogue au
sentir, <penser> consistera ou bien à pâtir sous l'action de
l'intelligible », en sorte qu'il y aura corruption de l'intellect par excès
d'intelligibles comme il y a corruption du sens par excès de sensibles, « ou
bien dans un autre processus du même genre » - ce qui veut dire: ou bien
penser consistera dans « un processus du même genre », c'est-à-dire semblable
à la sensation, mais « autre », dans la mesure où il ne comporte pas de
passion. [18] Il répond aussitôt à cette question en tirant sa
réponse non de ce qui précède, mais de ce qui suit - passage dont le sens,
toutefois, se découvre à partir de ce qui précède. Il dit qu'« il faut que »
cette partie de l'âme « soit impassible » pour ne pas risquer d'être détruite
comme le sens et il précise que même si l'on considère en un sens général que
penser c'est pâtir, la passion qu'elle subit est différente. C'est en cela
donc qu'elle diffère du sens. Mais, ensuite, il montre en quoi elle s'accorde
avec le sens: parce qu'il faut qu'une partie de ce genre soit « susceptible
de recevoir la forme » intelligible et qu'elle soit en puissance à l'égard
de cette forme sans être la même chose en acte selon sa nature - comme on a
dit plus haut du sens qu'il est en puissance à l'égard des sensibles, et non pas
en actes. Et de cela il conclut qu'il faut que « l'intellect se rapporte aux
intelligibles comme la faculté sensitive se rapporte aux sensibles ». [19] Il fait cette observation pour exclure l'opinion
d'Empédocle et d'autres anciens qui soutenaient que le connaissant est de la
même nature que le connu, au sens où, par exemple, nous connaîtrions la terre
par la terre et l'eau par l'eau. Or, Aristote a montré plus haut que cela
n'était pas vrai pour le sens, puisque la faculté sensitive n'est pas en acte
ce qu'elle sent, mais seulement en puissance, et il dit ici la même chose de
l'intellect. [20] La différence entre le sens et l'intellect réside
donc en cela que le sens ne peut connaître tout, mais que la vue connaît
seulement les couleurs, l'ouïe, les sons, et ainsi de suite ; l'intellect, au
contraire, connaît tout absolument parlant. Estimant que le connaissant doit
avoir la nature du connu, les philosophes anciens disaient que pour que l'âme
connaisse tout, il faut qu'elle soit un mixte des principes de tout. Or,
puisque Aristote a déjà montré, en le comparant au sens, que l'intellect
n'est pas en acte ce qu'il connaît, mais seulement en puissance, il conclut
au contraire que, pour connaître tout, « l'intellect doit nécessairement être
sans mélange », c'est-à-dire non composé de tous <les principes>,
contrairement à ce que soutenait Empédocle. [21] Pour confirmer cette thèse, il invoque le
témoignage d'Anaxagore, bien que ce dernier ne parle pas du même intellect,
mais de l'Intellect qui meut toutes choses : de même que pour Anaxagore cet
Intellect est « sans mélange, afin de commander » par le mouvement et la
séparation, de même nous pouvons dire de l'intellect humain qu'il faut qu'il
soit sans mélange, afin de « connaître toutes choses ». Et cela Aristote le
prouve immédiatement. De fait, en grec, le passage qui suit dit99:
« car ce qui se manifeste à l'intérieur empêche ce qui est à l'extérieur et
lui fait obstacle. » On peut comprendre cette phrase en faisant une
comparaison avec la vue: si, en effet, il y avait une couleur à l'intérieur
de la pupille, cette couleur intérieure empêcherait de voir la couleur
extérieure, et, d'une certaine manière, elle ferait obstacle à ce que l'œil
voie les autres. De même, si une des natures <élémentaires entrant dans la
composition> des choses que connaît l'intellect, par exemple la terre ou
l'eau, ou le chaud et le froid, ou autre chose de ce genre, était à
l'intérieur de l'intellect, cette nature interne lui ferait obstacle et
l'empêcherait d'une certaine manière de connaître les autres. [22] Donc, puisque l'intellect connaît tout,
<Aristote> conclut qu'il ne peut posséder aucune des natures sensibles
déterminées qu'il connaît, mais que sa seule nature est d'être possible,
c'est-à-dire, pour ce qui dépend de cette nature, d'être en puissance par
rapport à tout ce qu'il pense. En revanche, l'intellect devient en acte ce
qu'il pense au moment où il le pense en acte, de même que le sens devient en
acte le sensible en acte, comme l'a dit plus haut le livre II. Aristote
conclut donc qu'avant de penser en acte, l'intellect « n'est en acte aucune
des choses qui sont ; ce qui est contraire à ce que disaient les Anciens, à
savoir qu'il est toutes choses en acte. [23] Et puisqu'il a cité le dit d'Anaxagore sur
l'intellect qui « commande » à toutes choses, pour que l'on ne croie pas
que sa conclusion concerne cet Intellect-là, il use de cette tournure: «
Ainsi cette partie de l'âme qu'on appelle intellect, et j'entends par
intellect ce par quoi l'âme opine et pense, n'est rien en acte », etc.
De quoi deux choses ressortent à l'évidence : premièrement qu'il ne parle
assurément pas ici d'un intellect qui serait une substance séparée, mais bien
de l'intellect qu'il a traité plus haut de « puissance » et de « partie
de l'âme », « par laquelle l'âme pense » ; deuxièmement, que, grâce
à ce qui précède, il a prouvé que l'intellect n'a pas de nature en acte.
Jusqu'ici donc, il n'a pas encore prouvé que l'intellect n'est pas « une
faculté <logée> dans le corps », pour reprendre la formule
d'Averroès. Mais il le tire aussitôt de ce qu'il vient de dire, car il
poursuit: « Pour cette raison aussi, il n'est pas raisonnable d'admettre
que l'intellect soit mêlé au corps. » [24] Et ce second point, il le prouve par le premier
qu'il a précédemment établi, à savoir que l'intellect n'a en acte aucune des
natures des choses sensibles: il en ressort qu'il n'est pas mêlé au corps,
car s'il était mêlé au corps, il aurait une de ces natures corporelles. C'est
la signification de cette phrase: « car sinon il deviendrait d'une qualité
déterminée, ou chaud ou froid, si, comme la faculté sensitive, il possédait
quelque organe ». En effet, chaque sens est proportionné à son organe et est
d'une certaine manière attiré par sa nature; c'est pourquoi l'opération des
sens varie en fonction des changements subis par les organes. Voici donc ce
que veut dire « ne pas être mêlé au corps » : ne pas avoir d'organe comme le
sens. Et que l'intellect de l'âme n'ait pas d'organe, il le montre par le dit
de ceux qui ont affirmé que « l'âme est le lieu des formes » en prenant
« lieu » au sens large pour toute espèce de récepteur, à la manière
platonicienne - si ce n'est qu'être le « lieu des formes » ne convient pas à
l'âme tout entière, mais seulement à l'intellective : en effet la partie
sensitive ne reçoit pas les formes en elle-même, mais dans un organe, tandis
que la partie intellective ne les reçoit pas dans un organe, mais en
elle-même. De plus, il n'est pas « lieu des formes » en les contenant en
acte, mais seulement en puissance. [25] Et puisqu'il a déjà montré plus haut ce qui
caractérise l'intellect en fonction de sa ressemblance avec le sens, il
revient à la première chose qu'il ait dite à ce sujet, savoir qu'il faut que
la partie intellective soit « impassible ». Et c'est ainsi qu'avec une
admirable subtilité il tire de leur ressemblance l'explication de leur
dissemblance. En effet, il montre ensuite que « le sens et l'intellect ne
sont pas impassibles de la même manière », car le sens est détruit par excès
de sensibles, alors que l'intellect n'est pas détruit par excès
d'intelligibles. Et il en assigne la cause à partir de ce qui a été prouvé
plus haut: <, La faculté sensitive n'est pas sans le corps, mais
l'intellect, lui, est séparé ». [26] Or c'est surtout cette phrase que <les
averroïstes> invoquent pour donner un fondement à leur erreur. Grâce à
elle ils croient pouvoir conclure que l'intellect n'est ni une âme ni une
partie de l'âme, mais une certaine substance séparée. Mais c'est parce qu'ils
oublient tout de suite ce qu'Aristote a dit un peu plus haut: en effet, s'il
dit maintenant que « la faculté sensitive n'est pas sans le corps, mais
que l'intellect, lui, est séparé », c'est exactement au sens où il a dit
d'abord que l'intellect « deviendrait d'une qualité déterminée, ou chaud
ou froid, si, comme à la faculté sensitive, lui revenait quelque
organe ». Ce raisonnement prouve donc une seule chose: que la faculté
sensitive n'est pas sans le corps et que l'intellect est séparé, parce que le
sens possède un organe, mais pas l'intellect. Les paroles d'Aristote
indiquent ainsi de la façon la plus claire et la plus indubitable que sa
doctrine de l'intellect possible fait de l'intellect quelque chose de l'âme
qui est l'acte d'un corps, ce, toutefois, de telle manière que cet intellect
de l'âme ne soit doté d'aucun organe corporel comme en possèdent les autres
puissances de l'âme. [27] Comment il se peut que l'âme soit forme du corps
et qu'une certaine faculté de l'âme ne soit pas une faculté du corps cela
n'est pas difficile à comprendre si l'on veut bien regarder aussi ce qui se
passe pour les autres choses. C'est souvent, en effet, qu'une forme est
l'acte d'un corps composé de divers éléments et qu'elle a néanmoins une
certaine faculté qui n'est faculté d'aucun élément, mais qui lui revient en
vertu d'un principe plus haut qu'elle, par exemple un corps céleste. C'est ainsi
que l'aimant a la faculté d'attirer le fer ou le jaspe celle de coaguler le
sang. Et remontant de degré en degré, nous voyons qu'à proportion de
leur noblesse les formes possèdent des facultés toujours plus élevées par
rapport à la matière. C'est pourquoi la suprême des formes, qui est l'âme
humaine, a une faculté qui transcende entièrement la matière corporelle:
l'intellect. Ainsi donc, l'intellect est séparé parce que ce n'est pas une
faculté logée dans le corps, mais c'est une faculté logée dans l'âme, et
l'âme, elle, est l'acte d'un corps. [28] Et nous ne disons pas que l'âme, où se trouve
l'intellect, dépasse à ce point la matière corporelle qu'elle n'a pas d'être
dans le corps, mais que l'intellect, qu'Aristote appelle « puissance de l'âme
», n'est pas l'acte d'un corps. De fait, l'âme n'est pas l'acte du corps par
l'intermédiaire de ses puissances, au contraire, c'est l'âme elle-même qui
est par soi l'acte du corps, qui donne au corps son être spécifique. Mais
certaines de ses puissances sont l'acte de certaines parties du corps et
elles les achèvent en faisant s'effectuer leurs opérations: c'est en ce sens
que la puissance qu'est l'intellect n'est l'acte d'aucun corps, car son
opération ne s'effectue pas par un organe corporel. [29] Et pour que l'on n'ait pas l'impression que nous
disons cela de notre propre chef, sans tenir compte de l'intention
d'Aristote, il nous faut citer les textes qui soutiennent expressément cette
thèse. Dans le livre II des Physiques il demande « jusqu'à quel point il faut
connaître la forme et la quiddité » - en effet, il n'incombe pas au physicien
de considérer n'importe quelle forme -, et il donne la réponse: « comme le
médecin s'arrête au nerf et le forgeron à l'airain, pas plus loin »,
c'est-à-dire jusqu'à atteindre un certain terme. Et jusqu'à quel terme exact,
il l'indique en précisant: « ce qui est la cause de chacun », ce qui veut
dire: le médecin s'occupe du nerf dans la stricte mesure où il relève de la
santé, c'est donc à cause d'elle qu'il considère le nerf; et il en va de même
du forgeron: il considère l'airain en vue de l'œuvre à produire. Et puisque
le physicien considère la forme en tant qu'elle est dans la matière - c'est
ainsi en effet qu'elle est forme du corps mobile -, il faut semblablement
dire que le naturaliste considère la forme dans la stricte mesure où elle est
dans la matière. Le point d'aboutissement de l'étude des formes par le
physicien consiste donc dans les formes qui d'une certaine manière sont dans
une matière et qui d'une autre manière ne le sont pas; ces formes, en effet,
sont à l'horizon qui distingue les formes séparées et les formes matérielles.
C'est pourquoi il précise que « c'est à elles » que se termine l'examen
naturel des formes, à elles « qui sont des formes assurément séparées, mais
dans une matière ». Quant à savoir ce que sont ces formes, il l'indique en
précisant: « En effet, c'est l'homme qui engendre l'homme à partir de la
matière, et le soleil. » La forme de l'homme, donc, est à la fois dans la
matière et séparée : elle est dans la matière selon l'être qu'elle donne au
corps, c'est ainsi, en effet, qu'elle est terme de la génération, mais elle
est séparée selon la faculté qui est le propre de l'homme, à savoir
l'intellect. Il n'est donc pas impossible qu'une forme soit dans la matière
et que, en même temps, sa faculté soit séparée, comme on l'a exposé au sujet
de l'intellect. [30] Mais <les averroïstes> ont encore une autre
méthode pour prouver que la doctrine d'Aristote est que l'intellect n'est pas
l'âme ou une partie de l'âme qui est unie au corps comme forme. Aristote, en
effet, assure en plusieurs passages que l'intellect est éternel et
incorruptible, comme il ressort du livre II De l'âme, où il dit « que seul il
peut être séparé, comme l'éternel du corruptible » ; et dans le livre I, où il dit que
l'intellect semble être « une certaine substance », « et n'être pas
sujet à la corruption »; et dans le livre III, où il dit: « Cela seul est
séparé, et est vraiment, et cela seul est immortel et éternel, même si certains
n'appliquent pas ce dernier texte à l'intellect possible, mais à l'intellect
agent. De toutes ces paroles, donc, il se dégage clairement
qu'Aristote pense que l'intellect est quelque chose d'incorruptible. [31] Or il semble que rien d'incorruptible ne puisse
être la forme d'un corps corruptible. En effet, il n'est pas accidentel pour
une forme, cela lui revient au contraire par soi, que d'être dans une
matière; autrement ce qui résulterait de la forme et de la matière serait un
par accident; mais rien ne peur être sans ce qui lui convient par soi : donc
la forme du corps ne peut être sans le corps. Si donc le corps est
corruptible il s'ensuit que la forme du corps est corruptible. En outre, les formes séparées de la matière et les
formes qui sont dans une matière ne sont pas de la même espèce, comme le
montre la Métaphysique, livre VII ; a fortiori une seule et
même forme numériquement identique peur encore moins être un moment dans un
corps et un moment sans corps; donc, une fois que le corps a péri, soit la
forme du corps est détruite soit elle passe dans un autre corps. Si donc
l'intellect est la forme du corps, il semble en découler nécessairement qu'il
est corruptible. [32] Il faut savoir que ce raisonnement en a troublé
plus d'un. C'est à cause de lui que, sous prétexte qu'il fait de l'âme une
forme, Grégoire de Nysse attribue à Aristote la thèse qu'elle est
corruptible; d'autres, en revanche, ont pour la même raison soutenu que l'âme
passait de corps en corps; d'autres encore ont imaginé que l'âme possédait un
certain corps incorruptible, dont elle ne se séparait jamais. C'est bien
pourquoi il nous incombe de montrer à l'aide des paroles d'Aristote qu'il a
posé l'âme intellective comme forme tout en la caractérisant en même temps
comme incorruptible. [33] De fait, dans la Métaphysique, livre XI, après avoir montré que les formes ne sont
pas avant les matières, car c'est « quand l'homme est en bonne santé qu'il y
a santé, et la figure de la sphère d'airain est simultanée à la sphère
d'airain », il demande si une forme quelconque demeure après la matière;
et voici ce qu'il dit selon la traduction de Boèce I~II : « Si vraiment
quelque chose demeure ensuite », à savoir après la matière, « c'est à
considérer: pour certaines en effet rien ne l'empêche, par exemple, l'âme est
dans ce cas, non pas toute âme, mais l'intellect; mais pour toutes c'est
peut-être impossible ». Il est donc clair que selon Aristote rien n'empêche
que, dans sa partie intellective, l'âme, qui est forme, ne demeure après le
corps, même si elle n'a pas été avant le corps. En effet, en disant,
absolument parlant, que les causes motrices « sont avant », mais pas les
causes formelles, il ne pose pas la question de savoir si une forme
quelconque est avant la matière, mais s'il en demeure après la matière; et il
répond que rien ne l'empêche s'agissant de la forme qu'est l'âme, pour ce qui
est de sa partie intellective. [34] Puis donc que, selon ces paroles d'Aristote, la
forme qu'est l'âme demeure après le corps, non pas elle tout entière, mais l'intellect,
il reste à considérer pourquoi l'âme demeure plus après le corps selon sa
partie intellective que selon ses autres parties et plus que les autres
formes après leurs matières. On peut tirer l'explication des paroles mêmes
d'Aristote - il dit en effet: « Cela seul est séparé, et est vraiment, et
cela seul est immortel et éternel. » Telle est donc la raison qu'il
semble assigner pour laquelle « cela seul » semble être « immortel et
éternel », parce que « cela seul est séparé ». Mais on peut garder
un doute sur ce dont il parle exactement, puisque certains pensent qu'il
parle de l'intellect possible et d'autres de l'intellect agent. Mais, si l'on
examine attentivement les termes employés, tous s'avèrent avoir tort, car
c'est de l'un et l'autre qu'il dit qu'il est séparé. Il reste donc que c'est
de la totalité de la partie intellective que s'entend sa thèse, et que cette
partie est dite séparée parce qu'elle n'a aucun organe: c'est là ce qui
ressort clairement de ses paroles. [35] Mais, au début du livre De l'âme, Aristote
dit: « S'il y a quelqu'une des opérations ou des passions de l'âme qui lui
soit propre, elle pourra être vraiment séparée; en revanche, s'il n'yen a
aucune qui lui soit propre, elle ne sera pas vraiment séparé. » Le
fondement de cette inférence est que toute chose agit pour autant qu'elle est
un être ; par conséquent, il revient à chaque chose d'agir sur le mode même
où il lui revient d'être. Mais les formes qui n'ont aucune opération sans
communiquer avec une matière n'agissent pas elles-mêmes, c'est le composé qui
agit par leur intermédiaire; d'où, à proprement parler, ces formes
elles-mêmes ne sont pas, mais quelque chose est grâce à elles. De même en
effet que ce n'est pas la chaleur qui chauffe, mais le chaud, de même aussi,
à proprement parler, la chaleur n'est pas, mais c'est le chaud qui est par la
chaleur; c'est pourquoi Aristote dit dans le livre XI de la Métaphysique que
des accidents on ne peut dire en toute vérité qu'ils sont des êtres, mais
seulement qu'ils sont d'un être. Et l'on peut faire le même argument avec les
formes substantielles qui n'ont aucune opération sans communication avec une
matière, excepté le fait que ce type de forme est le principe de l'existence
substantielle. Par conséquent, la forme qui a une opération découlant
d'une de ses puissances ou vertus sans communication avec une matière, elle,
possède l'être, et ce n'est pas seulement par l'intermédiaire du composé,
comme les autres formes - au contraire, c'est le composé qui est grâce à son
être à elle. Et c'est pourquoi, quand un composé est détruit, la forme qui
est par l'être du composé est détruite, alors que rien n'impose que la forme
par l'être de laquelle est un composé (et non pas elle par l'être du composé)
soit détruite lorsque ce composé est détruit. [36] Si quelqu'un objecte à cela que dans le livre I De
l'âme Aristote dit: « Penser, tout comme aimer et haïr, ne sont pas
les passions de cette chose-là, c'est-à-dire de l'âme, mais de celui qui la
possède en tant qu'il la possède; c'est pourquoi aussi, celui-là une fois
détruit, on ne se souvient plus et l'on n'aime plus: ce ne sont pas en effet
ses <passions à elle>, mais celles du composé qui, précisément, est
détruit », la réponse est évidente : elle découle de ce que dit Thémistius
quand il explique le passage: « Ici » Aristote , « paraît
s'exprimer sur le mode du doute plus que sur celui de l'enseignement positif.
» De fait, il n'a pas encore réfuté la thèse de ceux qui ne distinguent pas
l'intellect et le sens. Dans tout ce chapitre il parle donc de l'intellect
sur le modèle du sens: c'est particulièrement clair là où il prouve que
l'intellect est incorruptible, grâce à l'exemple du sens qui ne dépérit pas
du fait de la vieillesse. Voilà pourquoi, tout au long du chapitre, en
rattachant continuellement ce qui caractérise l'intellect à ce qui
caractérise le sens, il ne cesse de parler au conditionnel et sur un mode
dubitatif, comme quelqu'un qui continue à chercher. On s'en rend spécialement
compte en voyant les termes qu'il emploie au début de sa solution, à savoir:
« Si même, en effet, il était entièrement établi que la souffrance, la joie
et l'intellection », etc. Et si quelqu'un s'acharne à dire qu'Aristote fait
ici une véritable affirmation, il restera encore à lui répondre que si penser
est présenté comme l'acte du composé, ce n'est pas par soi, mais par
accident, autrement dit: en tant que son objet, qui est l'image, a pour siège
un organe corporel, et non pas au sens où cet acte serait exercé par un
organe corporel. [37] Mais voici une autre question: si l'intellect ne
peut penser sans images, comment l'âme gardera-t-elle une opération
intellectuelle une fois séparée du corps ? Celui qui fait cette objection
doit savoir qu'il n'appartient pas au naturaliste de résoudre cette question.
C'est pourquoi, dans le livre II des Physiques,
Aristote dit, parlant de l'âme: « Dire comment cela se comporte à l'état
séparé et ce que c'est, c'est à la philosophie première qu'il appartient de
le déterminer. » Il faut en effet estimer qu'une fois séparée l'âme aura une
autre manière de penser qu'à l'état d'union, une manière semblable à celle
des autres substances séparées. Ce n'est donc pas sans motif qu'Aristote
demande dans le livre III De l'âme
si l'intellect non séparé de la grandeur peut vraiment penser quelque chose
de séparé. Par là, en fait, il laisse entendre que quelque chose peut penser
en étant séparé ce qu'il ne peut <penser> en n'étant pas séparé. [38] Dans ce passage, en outre, il faut être
spécialement attentif à ceci: alors que plus haut, il avait dit séparé l'un
et l'autre intellect, à savoir le possible et l'agent, ici, au contraire, il
dit qu'il n'est pas séparé. En effet, l'intellect est séparé en tant qu'il
n'est pas l'acte d'un organe, mais, en tant qu'il est une partie ou une
puissance de l'âme qui est acte d'un corps - comme on l'a admis plus haut -
il n'est pas séparé. De ce qu'il dit au début du livre XII de la Métaphysique
on peut très certainement déduire qu'Aristote a résolu ce genre de questions
dans les <livres> que, manifestement, il a écrits sur les substances
séparées ; livres que j'ai aussi vus au nombre de dix, bien qu'ils ne fussent
pas encore traduits en notre langue. [39] Selon ce qu'on vient de dire, par conséquent, il
est clair que les arguments produits pour soutenir la thèse contraire n'ont
aucune nécessité. Il est, en effet, essentiel à l'âme d'être unie à un corps,
mais cela peut être empêché par accident, non de son fait, mais, quand il se
corrompt, du fait du corps, comme il appartient par soi à ce qui est léger
d'être en haut et comme « il est propre au léger d'être en haut », ainsi
que le dit Aristote, Physique, livre VIII, « même s'il arrive que
quelque obstacle l'empêche d'être en haut ». [40] De cela aussi découle clairement la solution de
l'autre argument. En effet, de même que ce dont la nature est d'être en haut
et ce dont la nature n'est pas d'être en haut diffèrent par l'espèce, alors
que ce dont la nature est d'être en haut reste spécifiquement et
numériquement identique même si, à cause de quelque empêchement, il est
tantôt en haut et tantôt pas, de même, deux formes, dont l'une a pour nature
d'être unie à un corps et l'autre pas, diffèrent par l'espèce, mais ce qui a
pour nature d'être uni à un corps peut être quelque chose de spécifiquement
et numériquement identique même si tantôt il est uni en acte <à un
corps> et si tantôt, à cause de quelque empêchement, il ne l'est pas. [41] Mais, pour donner un fondement à leur erreur, ils
allèguent encore ce qu'Aristote dit dans le livre de La génération des animaux
: que « l'intellect seul vient du dehors et que seul il est quelque chose
de divin » ; or aucune forme qui est .acte d'une matière ne vient du dehors,
elle vient, par éduction, de la puissance de la matière: l'intellect n'est
donc pas la forme du corps. [42] Ils objectent aussi que toute forme d'un corps
mixte est causée par ses éléments; d'où, si l'intellect était forme du corps
humain, il ne serait pas d'origine extrinsèque, mais serait causé par les
éléments. [43] Toujours sur le même point, ils objectent encore
qu'il s'ensuivrait que les facultés végétative et sensitive seraient elles
aussi d'origine extrinsèque, ce qui est contre Aristote; particulièrement si
l'âme était une unique substance dont les puissances seraient la faculté
végétative, la faculté sensitive et la faculté intellective, puisque, selon
Aristote, l'intellect est d'origine extrinsèque. [44] Mais, grâce à ce qu'on a vu plus haut, la réplique
à ces arguments apparaît aussitôt clairement. En effet, quand on dit que
toute forme « vient, par éduction, de la puissance de la matière », il semble
indispensable de considérer ce que veut dire pour une forme de « venir
de la matière par éduction ». Si, en effet, cela ne veut rien dire d'autre
que la préexistence de la matière en puissance par rapport à la forme, on ne
voit pas ce qui empêche de dire que la matière corporelle préexiste en
puissance à l'âme intellective ; c'est pourquoi Aristote dit dans le livre de
La génération des animaux: « Toutes ces choses semblent d'abord vivre
ainsi, c'est-à-dire de la vie séparée des fétus et des plantes. On peut
ensuite clairement dire la même chose et de l'âme sensitive et de l'active et
de l'intellective : on doit nécessairement les avoir en puissance avant de
les avoir en acte. » [45] Mais puisque la puissance se dit relativement à
l'acte, il faut que toute chose soit en puissance sous le rapport même selon
lequel il lui revient aussi d'être en acte. Or on a déjà montré pour les
autres formes, qui n'ont pas d'opération sans communiquer avec une matière,
qu'il leur revient d'être en acte d'une manière telle que ce sont les choses
dans la composition desquelles elles entrent qui sont davantage <en
acte>, et <qu'il leur revient> de coexister en quelque façon avec
les composés plutôt que d'avoir un être bien à elles ; d'où puisque tout leur
être est par combinaison avec une matière, c'est en ce sens qu'elles sont
dites venir entièrement par éduction de la puissance de la matière. Or,
puisque l'âme intellective a une opération indépendante du corps, son être
n'est pas seulement par combinaison avec une matière; donc on ne peut dire
qu'elle vient de la matière par éduction, mais bien plutôt qu'elle est en
vertu d'un principe extrinsèque. Et tout cela découle de ce que dit Aristote:
« Il reste que l'intellect seul vient du dehors et que seul il est quelque
chose de divin. » Et il en précise la cause en ajoutant: « Rien, en effet,
dans son opération ne communique avec l'opération corporelle. » [46] Mais je me demande vraiment d'où pourrait bien
procéder la seconde objection, - que si l'âme intellective était la forme
d'un corps mixte, elle serait causée par le mélange des éléments -, puisque,
précisément, aucune âme n'est causée par le mélange des éléments. En effet,
immédiatement après les paroles susdites, Aristote dit: « Donc toute
puissance de l'âme a semblé participer d'un autre corps, plus divin que ce
que nous appelons éléments: de même que les âmes diffèrent les unes des
autres en fonction de leur honorabilité ou de leur caractère vil, de même
c'est ainsi que cette nature diffère des autres; il existe en effet dans tous
les spermes ce qui fait d'eux des principes générateurs, et c'est ce qu'on
appelle le "chaud". Or ce chaud n'est pas le feu ni une puissance
de ce genre, mais un certain esprit contenu dans le sperme, dans la partie
dite écumante, et cet esprit contient la nature dont l'existence est
proportionnée à la disposition des astres. » Donc, ni l'intellect ni même
l'âme végétative ne sont produits à partir du mélange des éléments. [47] Quant à ce qui est objecté en troisième lieu «
qu'il s'ensuivrait que les facultés végétative et sensitive seraient elles
aussi d'origine extrinsèque », - cela ne fait rien à l'affaire. Il est
déjà clairement établi, en effet, de par les paroles mêmes d'Aristote que
celui-ci a laissé indéterminée la question de savoir si l'intellect diffère
des autres parties de l'âme par le sujet et par le lieu, comme le disait
Platon, ou seulement logiquement. Si l'on concède qu'ils sont identiques par
le sujet, ce qui semble être le plus vrai, il ne peut en résulter aucun
inconvénient. En effet, dans le livre II De l'âme Aristote dit que «
le cas de l'âme et celui des figures sont semblables: toujours, en effet,
l'antérieur est contenu en puissance dans ce qui lui est consécutif, aussi
bien pour les figures que pour les êtres animés; par exemple dans le
quadrilatère est contenu le triangle et dans la faculté sensitive la faculté
végétative ». Mais si la faculté intellective est elle aussi identique
par le sujet, ce qu'Aristote lui-même laisse en suspens, il faudra dire
semblablement que les facultés végétative et sensitive sont dans
l'intellective comme le triangle et le quadrilatère dans le pentagone. Or le
quadrilatère est une figure absolument distincte du triangle par l'espèce,
mais il ne se distingue pas du triangle qui est contenu en lui en puissance;
de même le nombre quaternaire ne se distingue pas du ternaire qui fait partie
de lui, mais du ternaire qui existe séparément. Et s'il arrivait que diverses
figures fussent produites par divers agents, le triangle ayant une existence
séparée de celle du quadrilatère aurait une autre cause productrice que lui,
tout comme il a une autre espèce, mais le triangle qui est contenu dans le
quadrilatère aurait la même cause productrice. De même, donc, la faculté
végétative ayant une existence séparée de celle de la sensitive est une autre
espèce d'âme et elle a une autre cause productive; en revanche, c'est la même
cause qui produit la faculté sensitive et la faculté végétative qui est contenue
dans la sensitive. Par conséquent, si l'on dit que la faculté végétative et
la faculté sensitive contenues dans l'intellective sont le produit de la même
cause extrinsèque qui est celle de l'intellective, il n'en résulte aucun
inconvénient, car il n'y a pas d'inconvénient à ce que l'effet d'un agent
supérieur ait autant de vertus que l'effet d'un agent inférieur et même à ce
qu'il en ait davantage; d'où, bien que produite par un agent extérieur, l'âme
intellective n'en a pas moins, elle aussi, les vertus que possèdent les âmes
végétative et sensitive qui sont produites par des agents inférieurs. [48] Ainsi donc, à considérer avec soin la
quasi-totalité des paroles consacrées par Aristote à l'intellect humain, ce
que fut sa doctrine apparaît clairement: l'âme humaine est l'acte d'un corps
et l'intellect possible est une de ses parties ou puissances. |
Caput
2 [69863] De unitate intellectus, cap. 2 tit. De relatione intellectus possibilis ad hominem secundum
alios Peripateticos
[69864] De unitate intellectus, cap. 2 Nunc autem considerare oportet quid alii Peripatetici de
hoc ipso senserunt. Et accipiamus primo verba Themistii in commento de anima,
ubi sic dicit: intellectus iste quem dicimus in potentia (...) magis est
animae connaturalis (scil. quam agens); dico autem non omni animae,
sed solum humanae. Et sicut lumen potentia visui et potentia coloribus
adveniens, actu quidem visum fecit et actu colores, ita et intellectus iste
qui actu (...) non solum ipsum actu intellectum fecit, sed et potentia intelligibilia
actu intelligibilia ipse instituit. Et post pauca concludit: quam
igitur rationem habet ars ad materiam, hanc et intellectus factivus ad eum
qui in potentia (...) propter quod et in nobis est intelligere quando
volumus. Non enim est ars materiae exterioris (...) sed investitur toti
potentia intellectui qui factivus; ac si utique aedificator lignis et
aerarius aeri non ab extrinseco existeret, per totum autem ipsum penetrare
potens erit. Sic enim et qui secundum actum intellectus intellectui potentia
superveniens, unum fit cum ipso. Et post pauca concludit: non igitur
sumus aut qui potentia intellectus, aut qui actu. Si quidem igitur in
compositis omnibus ex eo quod potentia et ex eo quod actu, aliud est hoc et
aliud est esse huic, aliud utique erit ego et mihi esse. Et ego quidem est
compositus intellectus ex potentia et actu, mihi autem esse ex eo quod actu
est. Quare et quae meditor et quae scribo, scribit quidem intellectus
compositus ex potentia et actu, scribit autem non qua potentia sed qua actu;
operari enim inde sibi derivatur. Et post pauca adhuc manifestius: sicut
igitur aliud est animal et aliud animali esse, animali autem esse est ab
anima animalis, sic et aliud quidem ego, aliud autem mihi esse. Esse igitur
mihi ab anima, et hac non omni. Non enim a sensitiva, materia enim erat
phantasiae. Neque rursum a phantastica, materia enim erat potentia
intellectus. Neque eius qui potentia intellectus, materia enim est factivi. A
solo igitur factivo est mihi esse. Et post pauca subdit: et usque ad
hunc progressa natura cessavit, tanquam nihil habens alterum honoratius, cui
faceret ipsum subiectum. Nos itaque sumus activus intellectus. Et postea
reprobans quorundam opinionem dicit: cum praedixisset (scil.
Aristoteles) in omni natura hoc quidem materiam esse, hoc autem quod
materiam movet aut perficit, necesse ait et in anima existere has
differentias, et esse aliquem hunc talem intellectum in omnia fieri, hunc
talem in omnia facere. In anima enim ait esse talem intellectum et animae
humanae velut quamdam partem honoratissimam. Et post pauca dicit: ex
eadem etiam littera hoc contingit confirmare, quod putat (scil.
Aristoteles) aut nostri aliquid esse activum intellectum, aut nos.
Patet igitur ex praemissis verbis Themistii, quod non solum intellectum possibilem,
sed etiam agentem partem animae humanae esse dicit, et Aristotelem ait hoc
sensisse; et iterum, quod homo est id quod est, non ex anima sensitiva, ut
quidam mentiuntur, sed ex parte intellectiva et principaliori. Et Theophrasti
quidem libros non vidi, sed eius verba introducit Themistius in commento,
quae sunt talia, sic dicens: melius est autem et dicta Theophrasti
proponere de intellectu potentia et de eo qui actu. De eo igitur qui potentia
haec ait: intellectus autem qualiter a foris existens et tanquam
superpositus, tamen connaturalis? Et quae natura ipsius? Hoc quidem enim
nihil esse secundum actum, potentia autem omnia bene, sicut et sensus. Non
enim sic accipiendum est ut neque sit ipse, litigiosum est enim, sed ut
subiectam quamdam potentiam, sicut et in materialibus. Sed hoc a foris igitur,
non ut adiectum, sed ut in prima generatione comprehendens ponendum. Sic igitur Theophrastus, cum quaesivisset duo: primo
quidem, quomodo intellectus possibilis sit ab extrinseco, et tamen nobis
connaturalis; et secundo, quae sit natura intellectus possibilis; respondet
primo ad secundum: quod est in potentia omnia, non quidem sicut nihil
existens, sed sicut sensus ad sensibilia. Et ex hoc concludit responsionem
primae quaestionis, quod non intelligitur sic esse ab extrinseco, quasi
aliquid adiectum accidentaliter vel tempore praecedente, sed a prima
generatione, sicut continens et comprehendens naturam humanam. Quod autem
Alexander intellectum possibilem posuerit esse formam corporis, etiam ipse
Averroes confitetur, quamvis, ut arbitror, perverse verba Alexandri
acceperit, sicut et verba Themistii praeter eius intellectum assumit. Nam
quod dicit, Alexandrum dixisse intellectum possibilem non esse aliud quam
praeparationem, quae est in natura humana, ad intellectum agentem et ad
intelligibilia: hanc praeparationem nihil aliud intellexit, quam potentiam
intellectivam quae est in anima ad intelligibilia. Et ideo dixit eam non esse
virtutem in corpore, quia talis potentia non habet organum corporale, et non
ex ea ratione, ut Averroes impugnat, secundum quod nulla praeparatio est
virtus in corpore. Et ut a Graecis ad Arabes transeamus, primo manifestum est
quod Avicenna posuit intellectum virtutem animae quae est forma corporis.
Dicit enim sic in suo libro de anima: intellectus activus (i. e.
practicus) eget corpore et virtutibus corporalibus ad omnes actiones suas.
Contemplativus autem intellectus eget corpore et virtutibus eius, sed nec
semper nec omnino. Sufficit enim ipse sibi per seipsum. Nihil autem horum est
anima humana; sed anima est id quod habet has virtutes et, sicut postea
declarabimus, est substantia solitaria, i. e. per se, quae habet aptitudinem
ad actiones, quarum quaedam sunt quae non perficiuntur nisi per instrumenta
et per usum eorum ullo modo; quaedam vero sunt, quibus non sunt necessaria
instrumenta aliquo modo. Item, in prima parte dicit quod anima humana
est perfectio prima corporis naturalis instrumentalis, secundum quod
attribuitur ei agere actiones electione deliberationis, et adinvenire
meditando, et secundum hoc quod apprehendit universalia. Sed verum est
quod postea dicit et probat quod anima humana, secundum id quod est
sibi proprium, i. e. secundum vim intellectivam, non sic se habet ad
corpus ut forma, nec eget ut sibi praeparetur organum. Deinde subiungenda
sunt verba Algazelis sic dicentis: cum commixtio elementorum fuerit
pulchrioris et perfectioris aequalitatis, qua nihil possit inveniri subtilius
et pulchrius (...) tunc fiet apta ad recipiendum a datore formarum formam
pulchriorem formis aliis, quae est anima hominis. Huius vero animae humanae
duae sunt virtutes: una operans et altera sciens, quam vocat intellectum,
ut ex consequentibus patet. Et tamen postea multis argumentis probat, quod
operatio intellectus non fit per organum corporale. Haec autem praemisimus,
non quasi volentes ex philosophorum auctoritatibus reprobare suprapositum
errorem, sed ut ostendamus, quod non soli Latini, quorum verba quibusdam non
sapiunt, sed etiam Graeci et Arabes hoc senserunt, quod intellectus sit pars
vel potentia seu virtus animae quae est corporis forma. Unde miror ex quibus
Peripateticis hunc errorem se assumpsisse glorientur, nisi forte quia minus
volunt cum ceteris Peripateticis recte sapere, quam cum Averroe oberrare, qui
non tam fuit Peripateticus, quam philosophiae Peripateticae depravator. |
CHAPITRE 2 :
[L’intellect possible selon d’autres péripatéticiens]
[49] Il nous faut maintenant examiner ce que les autres
péripatéticiens ont dit sur le sujet. Prenons tout d'abord ce que dit
Thémistius dans son Commentaire de l’Âme: « Cet intellect que nous
appelons intellect en puissance est plus connaturel à l'âme », que
l'intellect agent; « je dis cela non pour toute âme, mais seulement pour
l'âme humaine. Et de même que la lumière arrivant à la vue en puissance et
aux couleurs en puissance produit la vue en acte et les couleurs en acte, de
même aussi cet intellect, <l'intellect> en acte, fait passer à l'acte
l'intellect <en puissance> et il institue les intelligibles en
puissance intelligibles en acte. » Et peu après cela il conclut: « Le rapport
que l'art a à la matière, l'intellect poïétique a exactement le même à l'intellect
qui est en puissance. C'est bien pourquoi nous pensons quand nous le voulons.
Car l'art ne reste pas extérieur à la matière, mais l'intellect poïétique
investit toute sa puissance, comme si le constructeur n'était pas extérieur
au bois et le laboureur à la charrue, mais avait le pouvoir de le pénétrer tout
entier. Et c'est ainsi que l'intellect en acte qui vient s'ajouter à l'intellect
en puissance ne fait qu'un avec lui. » [50] Et peu après il conclut: « Nous sommes par
conséquent soit l'intellect qui est en puissance, soit celui qui est en acte.
Donc, si en tous les composés de ce qui est en puissance et de ce qui est en
acte, une chose est ceci et une autre l'être qui appartient à ceci, moi et
l'être qui m'appartient seront absolument autres. Or moi
est un intellect composé de puissance et d'acte, mais l'être
qui m'appartient <est constitué> par ce qui est en acte. C'est pourquoi
ce que je médite et ce que j'écris c'est l'intellect composé de puissance et
d'acte qui l'écrit, mais il ne récrit pas par ce qui en lui est en puissance,
mais par ce qui en lui est en acte; c'est depuis <cet acte>, en effet,
que l'activité s'écoule en lui.') Et peu après il dit plus clairement: « De
même donc qu'autre est l'animal et autre l'être qui appartient à l'animal, et
que l'être qui appartient à l'animal vient de l'âme de l'animal, de même
autre est moi et autre l'être qui m'appartient. L’être qui m'appartient vient de
l'âme, mais pas de l'âme en totalité; en effet, il ne vient pas de la
sensitive, car <la sensitive> est la matière de l'imagination; il ne
vient pas non plus de l'imaginative, car <l'imaginative> est la matière
de l'intellect en puissance; il ne vient pas non plus de l'intellect qui est
en puissance, car <l'intellect en puissance> est la matière de
l'intellect poïétique. L'être <qui est> à moi vient donc du seul
intellect poïétique. » Puis il ajoute: « Et une fois parvenue là la nature
s'est arrêtée, comme si elle n'avait rien de plus honorable dont elle pût se
servir comme d'un sujet. C'est pourquoi nous sommes l'intellect actif. » [51] Enfin, critiquant l'opinion de certains, il
précise: « Quand il, c'est-à-dire Aristote, dit qu'en toute nature il y a
quelque chose qui tient lieu de matière et quelque chose qui meut et achève
la matière, il ajoute qu'il est nécessaire que ces différences existent aussi
dans l'âme, et qu'il y ait un intellect capable de tout devenir et un intellect
capable de tout produire. Et, de fait, il dit qu'il y a un tel intellect dans
l'âme et qu'il est comme la partie la plus honorable de l'âme humaine. »
Et peu après il conclut: « A partir de ce même passage on peut donc bien
confirmer qu'il, c'est-à-dire Aristote, soutient que l'intellect actif est
nôtre ou que nous sommes lui. » [52] A partir des textes de Thémistius il est donc
clair qu'il soutient que non seulement l'intellect possible, mais aussi
l'intellect agent sont une partie de l'âme humaine, et qu'il déclare
qu'Aristote l'a professé. Il est clair, en outre, qu'il pense que l'homme est
ce qu'il est non grâce à l'âme sensitive, comme le soutiennent mensongèrement
certains, mais grâce à la partie intellective et principale <de son
être>. [53] J'avoue n'avoir pas lu les livres de Théophraste,
mais Thémistius rapporte ses paroles dans son Commentaire et voici ce
qu'il dit: « Il vaut mieux faire état des dits de Théophraste au sujet de
l'intellect en puissance et de celui qui est en acte. De celui qui est en
puissance, donc, il dit: Mais l'intellect s'il existe au dehors et comme
superposé <à l'homme>, comment lui sera-t-il malgré tout connaturel ?
Et quelle sera sa nature ? En effet, il ne peut rien être selon l'acte, mais
il peut tout être en puissance, tout comme les sens. On ne peut le prendre en
tant qu'il n'est rien - car cela n'a pas de sens -, en revanche, on peut le
prendre comme une certaine puissance servant de sujet, comme dans les choses
matérielles. Or, ce quelque chose il faut le poser de l'extérieur non comme
un ajout, mais comme constituant <l'homme> dès le premier moment de sa
génération. » [54] Ainsi donc, aux deux questions qu'il pose premièrement:
comment l'intellect possible est à la fois d'origine extérieure et connaturel
à l'homme; deuxièmement: quelle est la nature de l'intellect possible -,
Théophraste répond d'abord à la seconde question, qu'il est en puissance
toutes choses, non certes comme un néant d'existence, mais comme le sens est
en puissance par rapport aux sensibles. Puis, de là, il conclut sa réponse à
la première question: il ne faut pas entendre « d'origine extérieure »
au sens de quelque chose d'ajouté accidentellement ou dans le cours du temps,
mais de présent dès le premier moment de la génération, comme contenant ou
constituant la nature humaine. [55] Qu'Alexandre ait posé que l'intellect possible
était forme du corps, Averroès lui-même le confesse, même si, selon moi, il
interprète perversement les paroles d'Alexandre, comme il prend celles de
Thémistius en dehors de leur signification. De fait, quand il dit
qu'Alexandre soutient que l'intellect possible n'est rien d'autre que la
préparation qui est dans la nature humaine vis-à-vis de l'intellect agent et
des intelligibles, il n'entend rien d'autre par cette préparation que la
puissance intellective qui est dans l'âme vis-à-vis des intelligibles. C'est
pourquoi il dit que ce n'est pas une faculté logée dans le corps: parce que
ce genre de faculté n'a pas d'organe corporel, et non pour la raison
qu'Averroès attaque, selon quoi aucune préparation ne serait une faculté
logée dans un corps. [56] Et pour passer des Grecs aux Arabes, il est clair,
tout d'abord, qu'Avicenne fait de l'intellect une faculté de l'âme qui est
forme du corps. Il dit en effet dans son livre De l’âme :
« L'intellect actif, c'est-à-dire pratique, a besoin du corps et de ses
facultés corporelles pour toutes ses actions; l'intellect contemplatif a
besoin du corps et de ses facultés, mais il n'en a pas toujours besoin ni
absolument besoin, car il se suffit à lui-même par lui-même. Mais l'âme
humaine n'est aucune de ces facultés, l'âme est ce qui possède ces facultés,
et, comme on le montrera par la suite, c'est une substance solitaire,
c'est-à-dire par soi, qui a une aptitude à agir. Or, parmi ses actions,
certaines ne s'accomplissent que par l'intermédiaire d'instruments et par
leur utilisation sur un mode quelconque; pour d'autres, en revanche, des
instruments ne sont d'aucune façon nécessaires. » [57] De plus, dans la première partie il dit que Il
l'âme humaine est la perfection première d'un corps naturel organisé dans la
mesure où il lui appartient d'accomplir des actions par un choix délibératif
et de trouver par la méditation, dans la mesure aussi où elle appréhende les
universaux ». Mais ce qu'il dit ensuite et prouve, est également vrai:
selon ce qui lui est propre, c'est-à-dire selon sa force intellective, l'âme
humaine, « ne se rapporte pas au corps comme une forme et n'a pas besoin d'un
organe préparé pour elle ». [58] Pour finir, il faut citer les paroles d'Algazel: «
Lorsque le mélange des éléments présente la plus belle et la plus parfaite
égalité, que l'on ne peut rien trouver de plus raffiné ni de plus beau
qu'elle, alors elle est prête à recevoir du Donateur des formes la forme qui
est plus belle que les autres formes - l'âme humaine. Mais cette âme humaine
a deux puissances: l'une opère, l'autre connaît. » <La puissance
théorétique>, il l'appelle intellect, comme cela est évident par ce qui
suit. Mais, ensuite, il prouve par de multiples arguments que l'opération de
l'intellect ne se fait pas par un organe corporel. [59] Si nous invoquons tout cela, ce n'est pas pour
réprouver l'erreur susdite par les autorités des philosophes, mais pour
montrer que non seulement les Latins, dont <nos averroïstes> ne
connaissent pas les textes, mais aussi les Grecs et les Arabes ont soutenu
que l'intellect est une partie ou puissance ou faculté de l'âme qui est forme
du corps. Je m'étonne donc que certains de ces péripatéticiens se glorifient
d'avoir adopté cette erreur - mais, peut-être, ont-ils moins envie de savoir
vraiment avec les autres péripatéticiens que de se tromper avec Averroès, qui
ne fut pas tant péripatéticien que dépravateur de la philosophie péripatéticienne.
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Caput
3 [69865] De unitate intellectus, cap. 3 tit. Rationes ad probandum unitatem intellectus possibilis
[69866] De unitate intellectus, cap. 3 Ostenso igitur ex verbis Aristotelis et aliorum sequentium
ipsum, quod intellectus est potentia animae quae est corporis forma, licet
ipsa potentia, quae est intellectus, non sit alicuius organi actus, quia
nihil ipsius operationi communicat corporalis operatio, ut Aristoteles
dicit; inquirendum est per rationes quid circa hoc sentire sit necesse. Et
quia, secundum doctrinam Aristotelis, oportet ex actibus principia actuum
considerare, ex ipso actu proprio intellectus qui est intelligere, primo hoc
considerandum videtur. In quo nullam firmiorem rationem habere possumus ea
quam Aristoteles ponit, et sic argumentatur: anima est primum quo vivimus et
intelligimus; ergo est ratio quaedam et species corporis cuiusdam. Et adeo
huic rationi innititur, quod eam dicit esse demonstrationem; nam in principio
capituli sic dicit: non solum quod quid est oportet definitivam rationem
ostendere, sicut plures terminorum dicunt, sed et causam inesse et
demonstrare; et ponit exemplum: sicut demonstratur quid est
tetragonismus, i. e. quadratum per inventionem mediae lineae proportionalis.
Virtus autem huius demonstrationis et insolubilitas apparet, quia quicumque
ab hac via divertere voluerint, necesse habent inconveniens dicere.
Manifestum est enim quod hic homo singularis intelligit: nunquam enim de
intellectu quaeremus, nisi intelligeremus; nec cum quaerimus de intellectu,
de alio principio quaerimus, quam de eo quo nos intelligimus. Unde et
Aristoteles dicit: dico autem intellectum quo intelligit anima.
Concludit autem sic Aristoteles: quod si aliquid est primum principium quo
intelligimus, oportet illud esse formam corporis; quia ipse prius
manifestavit, quod illud quo primo aliquid operatur, est forma. Et patet hoc
per rationem, quia unumquodque agit in quantum est actu; est autem
unumquodque actu per formam; unde oportet illud, quo primo aliquid agit, esse
formam. Si autem dicas quod principium huius actus, qui est intelligere, quod
nominamus intellectum, non sit forma, oportet te invenire modum quo actio
illius principii sit actio huius hominis. Quod diversimode quidam conati sunt
dicere. Quorum unus, Averroes, ponens huiusmodi principium intelligendi quod
dicitur intellectus possibilis, non esse animam nec partem animae, nisi
aequivoce, sed potius quod sit substantia quaedam separata, dixit quod
intelligere illius substantiae separatae est intelligere mei vel illius, in
quantum intellectus ille possibilis copulatur mihi vel tibi per phantasmata
quae sunt in me et in te. Quod sic fieri dicebat. Species enim
intelligibilis, quae fit unum cum intellectu possibili, cum sit forma et
actus eius, habet duo subiecta: unum ipsa phantasmata, aliud intellectum possibilem.
Sic ergo intellectus possibilis continuatur nobiscum per formam suam
mediantibus phantasmatibus; et sic, dum intellectus possibilis intelligit,
hic homo intelligit. Quod autem hoc nihil sit, patet tripliciter. Primo
quidem, quia sic continuatio intellectus ad hominem non esset secundum primam
eius generationem, ut Theophrastus dicit et Aristoteles innuit in secundo
Physic., ubi dicit quod terminus naturalis considerationis de formis est ad
formam, secundum quam homo generatur ab homine et a sole. Manifestum est
autem quod terminus considerationis naturalis est in intellectu. Secundum
autem dictum Averrois, intellectus non continuaretur homini secundum suam
generationem, sed secundum operationem sensus, in quantum est sentiens in
actu. Phantasia enim est motus a sensu secundum actum, ut dicitur in libro de
anima. Secundo vero, quia ista coniunctio non esset secundum aliquid unum,
sed secundum diversa. Manifestum est enim quod species intelligibilis,
secundum quod est in phantasmatibus, est intellecta in potentia; in
intellectu autem possibili est secundum quod est intellecta in actu,
abstracta a phantasmatibus. Si ergo species intelligibilis non est forma
intellectus possibilis nisi secundum quod est abstracta a phantasmatibus,
sequitur quod per speciem intelligibilem non continuatur phantasmatibus, sed
magis ab eis est separatus. Nisi forte dicatur quod intellectus possibilis
continuatur phantasmatibus, sicut speculum continuatur homini cuius species
resultat in speculo. Talis autem continuatio manifestum est quod non sufficit
ad continuationem actus; manifestum est enim quod actio speculi, quae est
repraesentare, non propter hoc potest attribui homini: unde nec actio
intellectus possibilis propter praedictam copulationem posset attribui huic
homini qui est Socrates, ut hic homo intelligeret. Tertio, quia dato quod una
et eadem species numero esset forma intellectus possibilis, et esset simul in
phantasmatibus: nec adhuc talis copulatio sufficeret ad hoc, quod hic homo
intelligeret. Manifestum est enim, quod per speciem intelligibilem aliquid
intelligitur, sed per potentiam intellectivam aliquid intelligit; sicut etiam
per speciem sensibilem aliquid sentitur, per potentiam autem sensitivam
aliquid sentit. Unde paries, in quo est color, cuius species sensibilis in
actu est in visu, videtur, non videt, animal autem habens potentiam visivam,
in qua est talis species, videt. Talis autem est praedicta copulatio
intellectus possibilis ad hominem, in quo sunt phantasmata quorum species
sunt in intellectu possibili, qualis est copulatio parietis in quo est color,
ad visum in quo est species sui coloris. Sicut igitur paries non videt, sed
videtur eius color; ita sequeretur quod homo non intelligeret, sed quod eius
phantasmata intelligerentur ab intellectu possibili. Impossibile est ergo
salvari quod hic homo intelligat, secundum positionem Averrois. Quidam vero
videntes quod secundum viam Averrois sustineri non potest quod hic homo
intelligat, in aliam diverterunt viam, et dicunt quod intellectus unitur
corpori ut motor; et sic, in quantum ex corpore et intellectu fit unum, ut ex
movente et moto, intellectus est pars huius hominis; et ideo operatio
intellectus attribuitur huic homini, sicut operatio oculi, quae est videre,
attribuitur huic homini. Quaerendum est autem ab eo qui hoc ponit, primo,
quid sit hoc singulare quod est Socrates: utrum Socrates sit solus
intellectus, qui est motor; aut sit motum ab ipso, quod est corpus animatum
anima vegetativa et sensitiva; aut sit compositum ex utroque. Et quantum ex
sua positione videtur, hoc tertium accipiet: quod Socrates sit aliquid
compositum ex utroque. Procedamus ergo contra eos per rationem Aristotelis in
Metaph.: quid est igitur quod facit unum hominem? Omnium enim quae plures
partes habent et non sunt quasi coacervatio totum, sed est aliquod totum
praeter partes, est aliqua ratio unum essendi: sicut in quibusdam tactus, in
quibusdam viscositas, aut aliquid aliud huiusmodi (...) palam autem quia si
sic transformant, ut consueverunt definire et dicere, non contingit reddere
et solvere dubitationem. Si autem est ut dicimus: hic quidem materia, illud
vero forma, et hoc quidem potestate, illud vero actu, non adhuc dubitatio
videbitur esse. Sed si tu dicas, quod Socrates non est unum quid simpliciter,
sed unum quid aggregatione motoris et moti, sequuntur multa inconvenientia.
Primo quidem, quia cum unumquodque sit similiter unum et ens, sequitur quod
Socrates non sit aliquod ens, et quod non sit in specie nec in genere; et
ulterius, quod non habeat aliquam actionem, quia actio non est nisi entis.
Unde non dicimus quod intelligere nautae sit intelligere huius totius quod
est nauta et navis, sed nautae tantum; et similiter intelligere non erit
actus Socratis, sed intellectus tantum utentis corpore Socratis. In solo enim
toto quod est aliquid unum et ens, actio partis est actio totius; et si quis
aliter loquatur, improprie loquitur. Et si tu dicas, quod hoc modo caelum
intelligit per motorem suum, est assumptio difficilioris. Per intellectum
enim humanum oportet nos devenire ad cognoscendum intellectus superiores, et
non e converso. Si vero dicatur quod hoc individuum, quod est Socrates, est
corpus animatum anima vegetativa et sensitiva, ut videtur sequi secundum eos
qui ponunt quod hic homo non constituitur in specie per intellectum, sed per
animam sensitivam nobilitatam ex aliqua illustratione seu copulatione
intellectus possibilis: tunc intellectus non se habet ad Socratem, nisi sicut
movens ad motum. Sed secundum hoc actio intellectus quae est intelligere,
nullo modo poterit attribui Socrati. Quod multipliciter apparet. Primo quidem
per hoc quod dicit philosophus in nono Metaph., quod quorum diversum erit
aliquid praeter usum quod fit, horum actus in facto est, ut aedificatio in
aedificato, et contextio in contexto; similiter autem et in aliis, et
totaliter motus in moto. Quorum vero non est aliud aliquod opus praeter
actionem, in eis existit actio, ut visio in vidente et speculatio in
speculante. Sic ergo, etsi intellectus ponatur uniri Socrati ut movens,
nihil proficit ad hoc quod intelligere sit in Socrate, nedum quod Socrates
intelligat: quia intelligere est actio quae est in intellectu tantum. Ex quo
etiam patet falsum esse quod dicunt, quod intellectus non est actus corporis,
sed ipsum intelligere. Non enim potest esse alicuius actus intelligere, cuius
non sit actus intellectus: quia intelligere non est nisi in intellectu, sicut
nec visio nisi in visu; unde nec visio potest esse alicuius, nisi illius
cuius actus est visus. Secundo, quia actio moventis propria non attribuitur instrumento
aut moto, sed magis e converso, actio instrumenti attribuitur principali
moventi: non enim potest dici quod serra disponat de artificio; potest tamen
dici quod artifex secat, quod est opus serrae. Propria autem operatio ipsius
intellectus est intelligere; unde, dato etiam quod intelligere esset actio
transiens in alterum sicut movere, non sequitur quod intelligere conveniret
Socrati, si intellectus uniatur ei solum ut motor. Tertio, quia in his quorum
actiones in alterum transeunt, opposito modo attribuuntur actiones moventibus
et motis. Secundum aedificationem enim aedificator dicitur aedificare,
aedificium vero aedificari. Si ergo intelligere esset actio in alterum
transiens sicut movere, adhuc non esset dicendum quod Socrates intelligeret,
ad hoc quod intellectus uniretur ei ut motor, sed magis quod intellectus
intelligeret, et Socrates intelligeretur; aut forte quod intellectus
intelligendo moveret Socratem, et Socrates moveretur. Contingit tamen
quandoque, quod actio moventis traducitur in rem motam, puta cum ipsum motum
movet ex eo quod movetur, et calefactum calefacit. Posset ergo aliquis sic dicere, quod motum ab intellectu,
qui intelligendo movet, ex hoc ipso quod movetur, intelligit. Huic autem
dicto Aristoteles resistit in secundo de anima, unde principium huius
rationis assumpsimus. Cum enim dixisset quod id quo primo scimus et sanamur
est forma, scil. scientia et sanitas, subiungit: videtur enim in patiente
et disposito, activorum inesse actus. Quod exponens Themistius dicit: nam
etsi ab aliis aliquando scientia et sanitas est, puta a docente et medico;
tamen in patiente et disposito facientium inexistere actus ostendimus prius,
in his quae de natura. Est ergo intentio Aristotelis, et evidenter est
verum, quod quando motum movet et habet actionem moventis, oportet quod insit
ei actus aliquis a movente, quo huiusmodi actionem habeat; et hoc est primum
quo agit, et est actus et forma eius, sicut si aliquid est calefactum,
calefacit per calorem qui inest ei a calefaciente. Detur ergo quod intellectus
moveat animam Socratis, vel illustrando vel quocumque modo: hoc quod est
relictum ab impressione intellectus in Socrate, est primum quo Socrates
intelligit. Id autem quo primo Socrates intelligit, sicut sensu sentit,
Aristoteles probavit esse in potentia omnia, et per hoc non habere naturam
determinatam, nisi hanc quod sit possibilis; et per consequens, quod non
misceatur corpori, sed sit separatus. Dato ergo, quod sit aliquis intellectus
separatus movens Socratem, tamen adhuc oportet quod iste intellectus
possibilis, de quo Aristoteles loquitur, sit in anima Socratis, sicut et
sensus, qui est in potentia ad omnia sensibilia, quo Socrates sentit. Si
autem dicatur quod hoc individuum, quod est Socrates, neque est aliquid
compositum ex intellectu et corpore animato, neque est corpus animatum
tantum, sed est solum intellectus; haec iam erit opinio Platonis, qui, ut
Gregorius Nyssenus refert, propter hanc difficultatem non vult hominem ex
anima et corpore esse, sed animam corpore utentem et velut indutam corpore.
Sed et Plotinus, ut Macrobius refert, ipsam animam hominem esse testatur, sic
dicens: ergo qui videtur, non ipse verus homo est, sed ille a quo regitur
quod videtur. Sic, cum morte animalis discedit animatio, cadit corpus a
regente viduatum; et hoc est quod videtur in homine mortale. Anima vero, quae
verus homo est, ab omni mortalitatis conditione aliena est. Qui quidem
Plotinus, unus de magnis commentatoribus, ponitur inter commentatores
Aristotelis, ut Simplicius refert in commento praedicamentorum. Haec autem
sententia nec a verbis Aristotelis multum aliena videtur. Dicit enim in nono
Ethic., quod boni hominis est bonum elaborare et sui ipsius gratia:
intellectivi enim gratia quod unusquisque esse videtur. Quod quidem non
dicit propter hoc quod homo sit solus intellectus, sed quia id quod est in
homine principalius est intellectus; unde in consequentibus dicit, quod quemadmodum
civitas principalissimum maxime esse videtur, et omnis alia constitutio, sic
et homo; unde subiungit, quod unusquisque homo vel est hoc, scil.
intellectus, vel maxime. Et per hunc modum arbitror et Themistium in
verbis supra positis, et Plotinum in verbis nunc inductis, dixisse quod homo
est anima vel intellectus. Quod enim homo non sit intellectus tantum, vel
anima tantum, multipliciter probatur. Primo quidem, ab ipso Gregorio Nysseno,
qui inducta opinione Platonis subdit: habet autem hic sermo difficile vel
indissolubile quid. Qualiter enim unum esse potest cum indumento anima? Non
enim unum est tunica cum induto. Secundo, quia Aristoteles in septimo
Metaph. probat quod homo et equus et similia non sunt solum forma, sed totum
quoddam ex materia et forma ut universaliter; singulare vero ex ultima
materia ut Socrates iam est, et in aliis similiter. Et hoc probavit per hoc,
quod nulla pars corporis potest definiri sine parte aliqua animae; et
recedente anima, nec oculus nec caro dicitur nisi aequivoce: quod non esset,
si homo aut Socrates esset tantum intellectus aut anima. Tertio, sequeretur
quod, cum intellectus non moveat nisi per voluntatem, ut probatur in tertio
de anima, hoc esset de rebus subiectis voluntati, quod retineret homo corpus
cum vellet, et abiiceret cum vellet: quod manifeste patet esse falsum sic
igitur patet quod intellectus non unitur Socrati solum ut motor; et quod,
etiam si hoc esset, nihil proficeret ad hoc quod Socrates intelligeret. Qui
ergo hanc positionem defendere volunt, aut confiteantur se nihil intelligere,
et indignos esse cum quibus aliqui disputent, aut confiteantur quod
Aristoteles concludit: quod id quo primo intelligimus est species et forma.
Potest etiam hoc concludi ex hoc, quod hic homo in aliqua specie collocatur.
Speciem autem sortitur unumquodque ex forma. Id igitur per quod hic homo
speciem sortitur, forma est. Unumquodque autem ab eo speciem sortitur, quod
est principium propriae operationis speciei. Propria autem operatio hominis,
in quantum est homo, est intelligere; per hoc enim differt ab aliis
animalibus: et ideo in hac operatione Aristoteles felicitatem ultimam
constituit. Principium autem quo intelligimus est intellectus, ut Aristoteles
dicit. Oportet igitur ipsum uniri corpori ut formam, non quidem ita quod ipsa
intellectiva potentia sit alicuius organi actus, sed quia est virtus animae,
quae est actus corporis physici organici. Adhuc, secundum istorum positionem,
destruuntur moralis philosophiae principia: subtrahitur enim quod est in
nobis. Non enim est aliquid in nobis nisi per voluntatem; unde et hoc ipsum
voluntarium dicitur, quod in nobis est. Voluntas autem in intellectu est, ut
patet per dictum Aristotelis in tertio de anima; et per hoc quod in
substantiis separatis est intellectus et voluntas; et per hoc etiam, quod
contingit per voluntatem aliquid in universali amare vel odire, sicut odimus
latronum genus, ut Aristoteles dicit in sua rhetorica. Si igitur intellectus
non est aliquid huius hominis ut sit vere unum cum eo, sed unitur ei solum
per phantasmata, vel sicut motor, non erit in hoc homine voluntas, sed in
intellectu separato. Et ita hic homo non erit dominus sui actus, nec aliquis
eius actus erit laudabilis vel vituperabilis: quod est divellere principia
moralis philosophiae. Quod cum sit absurdum, et vitae humanae contrarium (non
enim esset necesse consiliari, nec leges ferre), sequitur quod intellectus
sic uniatur nobis ut vere ex eo et nobis fiat unum; quod vere non potest esse
nisi eo modo quo dictum est, ut sit scil. potentia animae quae unitur nobis
ut forma. Relinquitur igitur hoc absque omni dubitatione tenendum, non
propter revelationem fidei, ut ipsi dicunt, sed quia hoc subtrahere est niti
contra manifeste apparentia. Rationes vero quas in contrarium adducunt, non
difficile est solvere. Dicunt enim quod ex hac positione sequitur quod
intellectus sit forma materialis, et non sit denudata ab omnibus naturis rerum
sensibilium; et quod per consequens quidquid recipitur in intellectu,
recipietur sicut in materia individualiter et non universaliter. Et ulterius,
quod si est forma materialis, quod non est intellecta in actu; et ita
intellectus non poterit se intelligere, quod est manifeste falsum: nulla enim
forma materialis est intellecta in actu sed in potentia tantum; fit autem
intellecta in actu per abstractionem. Horum autem solutio apparet ex his quae
praemissa sunt. Non enim dicimus animam humanam esse formam corporis secundum
intellectivam potentiam, quae, secundum doctrinam Aristotelis, nullius organi
actus est: unde remanet quod anima, quantum ad intellectivam potentiam, sit
immaterialis, et immaterialiter recipiens, et se ipsam intelligens. Unde et
Aristoteles signanter dicit quod anima est locus specierum, non tota, sed
intellectus. Si autem contra hoc obiiciatur, quod potentia animae non
potest esse immaterialior aut simplicior quam eius essentia: optime quidem
procederet ratio si essentia humanae animae sic esset forma materiae, quod
non per esse suum esset, sed per esse compositi, sicut est de aliis formis,
quae secundum se nec esse nec operationem habent praeter communicationem
materiae, quae propter hoc materiae immersae dicuntur. Anima autem humana, quia
secundum suum esse est, cui aliqualiter communicat materia non totaliter
comprehendens ipsam, eo quod maior est dignitas huius formae quam capacitas
materiae; nihil prohibet quin habeat aliquam operationem vel virtutem ad quam
materia non attingit. Consideret autem qui hoc dicit, quod si hoc
intellectivum principium, quo nos intelligimus, esset secundum esse separatum
et distinctum ab anima quae est corporis nostri forma, esset secundum se
intelligens et intellectum; et non quandoque intelligeret, quandoque non;
neque etiam indigeret ut se ipsum cognosceret per intelligibilia et per
actus, sed per essentiam suam, sicut aliae substantiae separatae. Neque etiam
esset conveniens quod ad intelligendum indigeret phantasmatibus nostris: non
enim invenitur in rerum ordine quod superiores substantiae ad suas
principales perfectiones indigeant inferioribus substantiis, sicut nec
corpora caelestia formantur aut perficiuntur ad suas operationes ex
corporibus inferioribus. Magnam igitur improbabilitatem continet sermo dicentis
quod intellectus sit quoddam principium secundum substantiam separatum, et
tamen quod per species a phantasmatibus acceptas perficiatur et fiat actu
intelligens. |
CHAPITRE 3 :
[Il est impossible qu’il n’y ait qu’un seul intellect]
[60] Ayant donc montré à partir des paroles d'Aristote
et de ceux qui l'ont suivi que l'intellect était une puissance de l'âme qui
est forme d'un corps, bien que la puissance même qu'est l'intellect ne soit
pas l'acte d'un organe quelconque, « car rien de son opération ne communique
avec l'opération corporelle », comme le dit Aristote, il faut chercher
par le raisonnement quelle thèse soutenir à ce propos. Et puisque, selon la
doctrine d'Aristote, il importe d'examiner les principes des actes à partir
des actes eux-mêmes, il semble qu'il faille d'abord examiner l'intellect à
partir de son acte propre qui est la pensée. Sur ce point nous ne pouvons
trouver raisonnement plus solide que celui que tient Aristote, qui argumente
ainsi: « l'âme est, à titre premier, ce par quoi nous vivons et
pensons », « c'est donc une certaine notion et forme » d'un corps.
Et il est tellement attaché à cet argument qu'il le qualifie de
démonstration. De fait, au début du chapitre, il dit: « Non seulement la
formule exprimant la définition doit montrer ce qui est, comme la plupart des
termes le font, mais elle doit encore contenir la cause et la
démontrer » - et il donne un exemple: comme on démontre ce qu'est le
tétragonisme, c'est-à-dire la quadrature, par la découverte d'une ligne
moyenne proportionnelle. [61] La force de cette démonstration et son caractère
contraignant se révèlent dans le fait que tous ceux qui veulent s'écarter de
cette voie aboutissent nécessairement à quelque chose d'inacceptable. Il est
en effet manifeste que cet homme singulier-ci pense: nous ne chercherions
jamais à savoir ce qu'est l'intellect si nous ne pensions pas; et en posant
la question de savoir ce qu'est l'intellect nous ne nous enquérons pas d'un
autre principe que celui-là même par lequel nous pensons. C'est bien pourquoi
Aristote dit: « J'entends par intellect ce par quoi l'âme pense. »
Or sa conclusion est que s'il y a un principe premier par lequel nous
pensons, il faut que ce principe soit forme du corps, puisqu'il a déjà
clairement indiqué que ce par quoi quelque chose opère en premier lieu c'est
sa forme. Et c'est prouvé par le raisonnement: toute chose agit pour autant
qu'elle est en acte; or toute chose est en acte par une forme; donc,
nécessairement, ce par quoi quelque chose agit en premier lieu c'est sa forme.
[62] Mais si tu dis que le principe de cet acte qu'est
la pensée, principe que nous appelons intellect, n'est pas forme <du
corps>, il va te falloir trouver la manière dont l'action de ce principe
peut être aussi l'action de cet homme-ci <ou de cet homme-là>. Or, là,
certains auteurs ont des avis bien différents. Averroès est l'un d'entre eux.
Il soutient que ce principe de la pensée qu'on appel1e intellect possible
n'est ni une âme ni une partie d'âme, sinon en un sens homonyme, et que c'est
plutôt une certaine substance séparée, Et il dit que la pensée de cette
substance séparée devient mienne ou tienne quand l'intellect possible est
couplé avec moi ou avec toi, grâce aux images qui se trouvent en moi ou en
toi. Et il dit que cela se passe ainsi : l'espèce intelligible qui fait un
avec l'intellect possible, étant sa forme et son acte, a deux sujets, l'un,
c'est les images elles-mêmes, l'autre, l'intellect possible. Ainsi donc,
c'est par sa forme que l'intellect possible entre en contact avec nous, par
l'intermédiaire des images, ct c'est pourquoi, au moment où l'intellect
possible pense, cet homme-ci, lui aussi, pense. [63] Il y a trois preuves évidentes que cette thèse est
nulle et non avenue. Premièrement, parce que si tout se passait ainsi, la mise
en contact de l'intellect avec l'homme n'aurait pas lieu dès le premier
moment de la génération, comme le dit Théophraste et comme le laisse entendre
Aristote dans le livre II des Physiques, quand il dit que le terme de
l'étude physique des formes est la forme grâce à laquel1e l'homme est
engendré par l'homme et par le soleil. Or il est manifeste que ce terme de
l'étude physique est l'intellect, mais, selon ce que dit Averroès,
l'intellect n'entrerait pas en contact avec l'homme dès sa génération, mais seulement
par l'opération du sens, chaque fois que l'homme aurait une sensation
actuelle - l'imagination étant, en effet, « un mouvement provoqué par la
sensation en acte », comme le dit le livre De l’âme. [64] Deuxièmement, parce que cette jonction ne se réaliserait
pas grâce à quelque chose d'un, mais à travers des choses complètement
disparates. À l'évidence, en effet, tant qu'elle est contenue dans les
images, l'espèce intelligible reste pensée en puissance ; dans l'intellect
possible, en revanche, son être est celui d'une pensée en acte, abstraite des
images. Si donc l'espèce intelligible n'est forme de l'intellect possible
qu'en étant abstraite des images, ce n'est pas par l'espèce intelligible que
l'intellect possible va entrer en contact avec les images : au contraire,
c'est plutôt elle qui l'en séparera. À moins peut-être qu'on ne dise que
l'intellect possible est au contact des images comme le miroir est au contact
de l'homme dont l'espèce se ref1ète en lui; mais il est manifeste qu'un tel
contact ne suffit pas à la prolongation de l'acte. Il est clair, en effet,
que l'action du miroir, qui est de représenter, ne peut être attribuée à
l'homme sous prétexte <qu'il y entre eux ce contact>: de même l'action
de l'intellect possible ne peut, sous prétexte qu'il y a ce couplage, être
attribuée à cet homme-ci qu'est Socrate, en sorte qu'on puisse vraiment dire
que cet homme-ci pense. [65] Troisièmement, parce que, supposé qu'une seule
espèce numériquement identique soit et forme de l'intellect possible et simultanément
contenue dans les images, ce type de couplage ne suffirait encore pas pour
que cet homme-ci pense. Il est en effet clair que quelque chose est pensé par
l'espèce intelligible, alors que quelque chose pense par la puissance
intellective, de même que quelque chose est senti par l'espèce sensible,
alors que quelque chose sent par la puissance sensitive. C'est pourquoi le
mur dans lequel se trouve la couleur, dont l'espèce sensible en acte est dans
la vue, est quelque chose de vu, non quelque chose qui voit; ce qui voit,
c'est l'animal doté de la faculté de vision où se trouve l'espèce sensible.
Or le couplage de l'intellect possible et de l'homme en qui sont les images
dont les espèces sont dans l'intellect possible est comme le couplage du mur,
dans lequel est la couleur, et de la vue, dans laquelle est l'espèce de sa
couleur. <Si donc il y avait ce couplage>, de même que le mur ne voit
pas, mais que sa couleur est vue, il en résulterait que l'homme ne penserait
pas, mais que ses images seraient pensées par l'intellect possible. Il est
donc bien impossible de sauver la thèse que cet homme-ci pense si l'on adopte
la position d'Averroès. [66] Comprenant que selon la voie d'Averroès il était
impossible de soutenir que cet homme-ci pense, certains se sont engagés dans
une autre voie. Ils disent que l'intellect est uni au corps comme un moteur.
Donc, l'intellect appartient à cet homme-ci dans la mesure où l'intellect et
le corps ont une unité qui est celle d'un moteur et d'un mû ; c'est pourquoi
l'opération de l'intellect est attribuée à cet homme-ci: au sens précis où
l'opération de l'œil, qui est de voir, est aussi attribuée à l'homme. Mais il
faut demander d'entrée à qui soutient cette thèse ce qu'est exactement cet
<homme> singulier - appelons-le Socrate: Socrate est-il seulement
intellect, c'est-à-dire le moteur lui-même ? Est-il plutôt ce qui est mû par
l'intellect, c'est-à-dire un corps animé par une âme végétative et sensitive
? Ou bien est-il composé des deux ~ Pour ce qui semble ressortir de sa position,
notre auteur choisira la troisième hypothèse, savoir que Socrate est un
composé des deux. [67] Procédons donc contre lui <et ses
semblables> en reprenant l'argument d'Aristote dans le livre VIII de la Métaphysique:
« Qu'est-ce donc qui fait l'unité de l'homme ? » « Pour tout ce qui
a plusieurs parties, et dont la totalité n'est pas comme un simple
entassement, mais dont le tout est quelque chose en dehors des parties, il y
a une cause au fait d'être un : par exemple, pour certains c'est le contact,
pour d'autres, la viscosité ou quelque autre chose de ce genre [...]. Mais il
est notoire que s'il y a de telles transformations, selon les définitions et
les déclarations habituelles <de ces philosophes>, il ne sera pas
possible d'élucider et de résoudre cette difficulté. Mais s'il en est comme
nous le disons, d'une part, la matière, de l'autre, la forme, d'une part,
l'être en puissance, de l'autre, l'être en acte, il semble bien que le doute
ne pourra subsister. » [68] Ainsi donc si tu dis que Socrate n'est pas quelque
chose d'un au sens absolu, mais quelque chose d'un par agrégation d'un moteur
et d'un mû, il en résultera de nombreux inconvénients. Premièrement parce
que, comme toute chose est indissolublement une et être, il s'ensuit que
<s'il n'est qu'un agrégat> Socrate ne sera pas un être, qu'il
n'appartiendra à aucune espèce ni à aucun genre et qu'en outre il sera
incapable de toute action, puisque seul un être a une action. D'où, comme
nous ne disons pas que la pensée du pilote soit la pensée du tout constitué
par le pilote et par le navire, mais bien seulement celle du pilote, de même,
la pensée <de Socrate> ne sera pas l'acte de Socrate, mais seulement
l'acte de l'intellect utilisant le corps de Socrate: en effet, c'est
seulement dans un tout qui est une <vraie> unité et un <vrai>
être que l'action de la partie est aussi l'action du tout. Et si quelqu'un
s'exprime autrement, il s'exprime improprement. Et si tu rétorques que le type <de pensée que tu
attribues à Socrate> est celui qui permet au ciel de penser par <la
pensée de> son moteur, tu supposes le plus difficile <pour justifier le
plus facile>, car le rôle de l'intellect humain est de nous sentir
d'intermédiaire pour arriver à la connaissance des intellects supérieurs et
non l'inverse. [69] Si l'on dit, au contraire, que l'individu Socrate
n'est qu'un corps animé par une âme végétative et sensitive, comme cela
semble inévitable à ceux qui soutiennent que cet homme-ci n'est pas
spécifiquement constitué par l'intellect, mais par l'âme sensitive ennoblie
par un certain rayonnement ou couplage de l'intellect possible, il en résulte
que l'intellect ne se rapporte à Socrate que comme le moteur au mû. Mais dès
lors, l'action de l'intellect, qui est de penser, ne peut plus être en rien
attribuée à Socrate. Cette conséquence se montre de plusieurs façons. [70] Premièrement, par ce que dit Aristote dans le
livre IX de la Métaphysique : « Là où quelque chose de distinct
est produit en dehors de l'exercice, l'acte est dans ce qui est fait, comme
l'action de bâtir est dans ce qui est bâti, l'action de tisser dans ce qui
est tissé; et il en va de même pour tout le reste - le mouvement est tout
entier dans le mû. En revanche, là où il n'y a aucune œuvre en dehors de
l'action, l'action existe dans ce qui agit: c'est ainsi que la vision est
dans celui qui voit et la contemplation dans celui qui contemple. »
Ainsi donc même si l'on pose que l'intellect est uni à Socrate comme moteur,
rien ne contribue pour autant à ce que la pensée soit en Socrate ni à ce que
Socrate lui-même pense, puisque la pensée est une action dont le seul siège
est l'intellect. D'où résulte clairement la fausseté de leur autre thèse
affirmant que ce n'est pas l'intellect qui est l'acte du corps, mais la
pensée elle-même ; en effet, la pensée ne saurait être l'acte d'une chose
dont l'intellect ne serait pas l'acte, puisque la pensée n'est que dans
l'intellect, comme la vision n'est que dans la vue c'est pourquoi la vision
non plus ne peut être <l'acte> de quelque chose si ce n'est de ce dont
la vue est l'acte. [71] Deuxièmement, parce que l'action propre du moteur
ne s'attribue pas à l'instrument ou au mû; au contraire, c'est plutôt
l'action de l'instrument qui s'attribue au moteur principal. De fait, on ne
peut dire que la scie dispose de l'artisan, mais on peut dire que l'artisan
coupe, alors que c'est l'œuvre de la scie. Or l'opération propre de
l'intellect est la pensée; d'où, même si l'on supposait que la pensée fût une
action s'exerçant en autre chose, comme l'impulsion motrice, il n'en
découlerait pas que la pensée reviendrait à Socrate si l'intellect lui était
seulement uni comme moteur. [72] Troisièmement, parce que chez les êtres dont les
actions s'exercent en d'autres qu'eux l'action du moteur et celle du mû
s'attribuent sur un mode opposé: dans une construction, par exemple, on dit
que le bâtisseur bâtit et que le bâtiment est bâti. Si donc la pensée était
une action s'exerçant en autre chose comme l'impulsion motrice, on ne
pourrait de nouveau pas dire que Socrate pense du fait que l'intellect lui
est uni comme moteur; ce qu'il faudrait plutôt dire c'est que l'intellect
pense et que Socrate est pensé, ou bien encore, peut-être, qu'en pensant
l'intellect meut Socrate et que Socrate est mû. [73] Cependant, il arrive parfois que l'action du
moteur se transfère dans la chose mue, par exemple quand ce qui est mû meut à
son tour du fait qu'il est mû ou quand ce qui est chauffé chauffe à son tour.
On pourrait donc être tenté de dire que ce qui est mû par l'intellect, qui en
pensant meut, pense lui-même du simple fait qu'il est mû. Mais Aristote
s'oppose à cette thèse dans le livre II De l'âme, auquel nous
empruntons le principe de cet argument. En effet, quand il dit que ce par
quoi nous connaissons et sommes en bonne santé c'est, à titre premier, la
forme, à savoir la science et la santé, il ajoute: « car il semble que ce
soit dans le patient et ce qui est disposé que réside l'acte des
actifs ». Ce que Thémistius explique ainsi: « Car même si parfois
la science et la santé sont par d'autres, par exemple par l'enseignant et le
médecin, nous avons montré auparavant, dans les choses De la nature, que
c'est dans le patient et le disposé que réside l'acte de ce qui les
réalise. » Ce que veut dire Aristote - et c'est évidemment vrai - c'est
donc que quand ce qui est mû meut à son tour et a l'action du moteur, il faut
qu'il ait en lui, du fait du moteur, un certain acte grâce auquel il possède
aussi l'action correspondante, et c'est là le principe premier par quoi il
agit: et c'est son acte et sa forme; de même si quelque chose est chauffé, il
peut chauffer à son tour par la chaleur qui est en lui, mais qui lui vient de
ce qui le chauffe. Accordons donc que l'intellect meuve l'âme de Socrate soit
en l'illuminant soit d'une manière quelconque, ce qui reste de l'impression
produite par l'intellect en Socrate est le principe premier par quoi Socrate
pense. Or ce par quoi, à titre premier, Socrate pense, tout comme le sens
sent, Aristote a prouvé que c'était en puissance toutes choses, et, par là,
que cela n'avait pas de nature déterminée sinon celle d'être possible; et il
a prouvé, par conséquent, que ce n'était pas mêlé au corps, mais séparé.
Supposé donc qu'il y ait un certain intellect séparé mouvant Socrate, il
faudra toujours que cet intellect possible, dont parle Aristote, soit dans
l'âme de Socrate tout comme le sens, qui est en puissance par rapport à tous
les sensibles, et grâce auquel Socrate sent. [74] Maintenant, si l'on dit que l'individu Socrate
n'est ni quelque chose de composé de l'intellect et d'un corps animé ni
seulement un corps animé, mais qu'il est seulement intellect, cela revient à
l'opinion de Platon, qui, comme le rapporte Grégoire de Nysse, « face à
cette difficulté, nie que l'homme soit fait d'une âme et d'un corps, et soutient
qu'il est une âme se servant d'un corps et comme revêtue d'un corps ».
Mais Plotin lui aussi, comme le rapporte Macrobe, assure que c'est l'âme
elle-même qui est l'homme; il dit: « Ce qui paraît à l'extérieur n'est pas
l'homme véritable lui-même, l'homme véritable est celui par qui est régi
l'homme qui paraît à l'extérieur. Ainsi, quand, à la mort, l'animation
disparaît de l'animal, le corps, veuf de son régent, périt, et c'est cela
qu'on voit paraître dans l'homme mortel. L'âme, en revanche, qui est l'homme
véritable, est étrangère à tout caractère de mortalité. » Or, ce Plotin
assurément l'un d'entre les grands - compte aussi parmi les commentateurs
d'Aristote, comme le rapporte Simplicius dans son Commentaire des
Catégories. Et, de fait, cette doctrine ne semble pas vraiment étrangère
aux thèses d'Aristote: il dit en effet dans le livre IX des Ethiques, que
« c'est d'un homme hon de travailler au bien et en vue de lui-même; car c'est
en vue de la partie intellective qui semble être ce qu'est tout un chacun ».
Mais cela, en vérité, Aristote ne le dit pas parce que l'homme est seulement
intellect, mais parce que l'intellect est ce qu'il y a de principal en
l'homme; c'est pourquoi la suite du texte dit que « de même que la cité
semble s'identifier avec ce qui tient en elle le rang principal (et qu'il en
va de même dans toute autre constitution), de même c'est pareil pour l'homme
» ; c'est pourquoi aussi il ajoute que « tout homme est soit cela,
c'est-à-dire intellect, soit principalement cela ». Et c'est en ce sens que
je pense que Thémistius, dans les paroles susdites, et Plotin, dans celles
que l'on vient de citer, ont dit que l'homme était âme ou intellect. [75] Qu'en effet l'homme ne soit pas seulement
intellect ou seulement âme cela se prouve de plusieurs façons. Premièrement,
par Grégoire de Nysse lui-même qui, une fois introduite l'opinion de Platon,
précise: (Ce texte a quelque chose de difficile ou d'inextricable: comment,
en effet, l'âme peut-elle ne faire qu'un avec son vêtement ? La tunique et
celui qui la porte ne font pas qu'un ! » Deuxièmement, parce que, dans le livre VII de la Métaphysique,
Aristote prouve que « l'homme et le cheval et les autres
<universaux> » ne sont pas seulement des formes « mais des touts
<composés> d'une matière et d'une forme prises universellement; alors
que le singulier, lui, résulte de la matière dernière particulière, comme
Socrate qui existe sitôt après elle, et de même pour les autres
<singuliers> ». Et cela il l'a prouvé par le fait qu'aucune partie du
corps ne peut être définie sans une partie de l'âme et que, si l'âme
disparaît, ni l'œil ni la chair ne se disent plus qu'en un sens homonyme, ce
qui ne serait pas le cas, si l'homme ou Socrate étaient seulement intellect
ou âme. Troisièmement, car il s'ensuivrait que, puisque
l'intellect ne meut que par l'entremise de la volonté, comme cela est prouvé
dans le livre III De l’âme, il
appartiendrait aux choses assujetties à la volonté de l'homme de garder son
corps quand il le voudrait et de le déposer quand il le voudrait, ce qui est
manifestement faux. [76] Ainsi, il est bien clair que l'intellect n'est pas
seulement uni à Socrate comme un moteur et que, même si c'était le cas, rien
ne contribuerait pour autant à ce que Socrate pense. Ceux, par conséquent,
qui veulent défendre cette position doivent soit confesser qu'ils ne
comprennent rien et qu'ils ne sont pas dignes que l'on dispute avec eux, soit
confesser ce qu'Aristote conclut: ce par quoi nous pensons, à titre premier,
est espèce et forme. [77] On peut arriver à la même conclusion en partant du
fait que l'homme individuel se situe dans une espèce. Or chacun se voit
assortir une espèce en fonction de sa forme: par conséquent ce par quoi cet
homme-ci se voit assortir une espèce est la forme. Or chacun se voit assortir
une espèce en fonction du principe de l'opération propre à cette espèce; mais
l'opération propre de l'homme en tant qu'il est homme est de penser: c'est
par cela en effet qu'il diffère des autres animaux; et c'est pourquoi
Aristote place l'ultime félicité dans cette opération. Or le principe par
lequel nous pensons est l'intellect, comme le dit Aristote ; il importe donc
qu'il soit uni au corps comme une forme, non certes de manière telle que la
puissance intellective elle-même soit l'acte d'un organe quelconque, mais
parce que c'est une faculté de l'âme qui est l'acte d'un corps naturel
organisé. [78] En outre, selon la position <des
averroïstes>, les principes de la philosophie morale sont détruits: en
effet, ce qui est en nous nous est retiré. De fait, rien n'est en nous que
par notre volonté; de là vient qu'on appelle <, volontaire » cela même qui
est en nous. Or la volonté a son assise dans l'intellect - cela résulte
clairement de ce que dit Aristote dans le livre III De l'âme et du
fait que, dans les substances séparées, il ya intellect et volonté; et cela
se voit aussi au fait qu'il nous arrive, par la volonté, d'aimer ou de haïr
quelque chose en général - c'est ainsi que nous haïssons le genre même des
voleurs, comme le dit Aristote dans sa Rhétorique. Si donc l'intellect
ne fait pas partie de cet homme-ci au point de ne faire véritablement qu'un
avec lui, si, au contraire, il lui est seulement uni par les images ou comme
moteur, la volonté n'aura pas son siège dans cet homme-ci, mais dans l'intellect
séparé. Et ainsi cet homme-ci ne sera pas maître de ses actes et aucun de ses
actes ne sera plus ni louable ni condamnable, ce qui est jeter à bas les
principes mêmes de la philosophie morale. Puis donc que cela est absurde et
contraire à toute vie humaine - dans cette perspective, en effet, il ne
serait plus nécessaire ni d'ériger des préceptes ni de respecter des lois -,
il faut en déduire que l'intellect nous est uni d'une manière telle que son
union avec nous donne naissance à quelque chose d'un. Or, cela ne peut
véritablement se faire que de la manière qu'on a dite: il faut que cet
intellect soit une puissance de l'âme qui nous est unie comme forme. On doit
donc soutenir cette thèse sans hésiter le moins du monde, non pas en vertu
d'une révélation faite à la foi, comme le prétendent <les averroïstes>,
mais parce que rejeter cela, c'est lutter contre l'évidence manifeste. [79] Les arguments qu'ils allèguent contre <nous>
ne sont pas difficiles à résoudre. Ils disent, en effet, que <notre>
position conduit à faire de l'intellect une forme matérielle, à soutenir que
celle-ci n'est pas dénuée de toutes les natures des choses sensibles et à
considérer, par conséquent, que tout ce qui est reçu dans l'intellect y est
reçu comme dans une matière, individuellement et non pas universellement. En outre, si l'intellect est une forme matérielle, elle
n'est pas pensée en acte; ainsi l'intellect ne peut jamais se penser
lui-même: ce qui est manifestement faux. Or, aucune forme matérielle n'est
pensée en acte, mais seulement en puissance: elle ne devient pensée en acte
que par abstraction. [80] La réponse à ces arguments découle de ce qu'on a
dit plus haut. Nous ne soutenons pas en effet que l'âme humaine est la forme
du corps selon la puissance intellective, qui, d'après la doctrine
d'Aristote, n'est l'acte d'aucun organe. Il reste donc bien <aussi pour
nous> que l'âme, du point de vue de la puissance intellective, est
immatérielle, qu'elle reçoit immatériellement et qu'elle se pense elle-même.
Et il est bien significatif qu'Aristote dise que l'âme est le lieu des
espèces, « non pas elle tout entière, mais l'intellect. [81) Si l'on objecte à cela qu'une puissance de l'âme
ne peut être ni plus immatérielle ni plus simple que son essence: <je
réponds que> le raisonnement serait impeccable si l'essence de l'âme
humaine était forme d'une matière en n'étant pas en fonction de son propre
être, mais seulement grâce à l'être du composé - comme c'est le cas des
autres formes, qui en elles-mêmes n'ont ni être ni opération sans communiquer
avec la matière, ce pourquoi, d'ailleurs, on dit qu'elles sont ,< immergées»
dans la matière. Mais, puisque l'âme humaine est selon son propre être et
que, d'une certaine manière, c'est la matière qui communique avec elle sans
pouvoir la comprendre en totalité - la dignité de cette forme étant
supérieure à la capacité de la matière -, rien n'empêche que l'âme ait une
certaine opération ou faculté inaccessible à la matière. [82] Enfin, que celui qui soutient cette position
<averroïste> considère que si le principe intellectif par lequel nous
pensons était séparé selon l'être et distinct de l'âme qui est forme de notre
corps, il serait par lui-même toujours à la fois pensant et pensé, et il ne
lui arriverait pas tantôt de penser et tantôt non; il n'aurait pas non plus
besoin de se connaître grâce à des intelligibles et par un acte, <il le
ferait> par son essence comme les autres substances séparées. Et il ne lui
serait pas non plus indispensable, pour penser, de recourir à nos images: de
fait, il n'est pas dans l'ordre des choses que, pour arriver à leurs
perfections principales, les substances supérieures aient besoin des
substances inférieures; pas plus que les corps célestes ne sont formés ou
actualisés dans leurs opérations en vertu des corps inférieurs. La thèse affirmant que l'intellect est un certain
principe séparé selon sa substance et que, pourtant, il est actualisé et
rendu pensant en acte par des espèces reçues des images, est donc d'une
grande improbabilité. |
Caput
4 [69867] De unitate intellectus, cap. 4 tit. Reprobatur sententia ponentium unum intellectum in omnibus
hominibus
[69868] De unitate intellectus, cap. 4 His igitur consideratis, quantum ad id quod ponunt
intellectum non esse animam quae est nostri corporis forma, neque partem
ipsius, sed aliquid secundum substantiam separatum; considerandum restat de
hoc quod dicunt intellectum possibilem esse unum in omnibus. Forte enim de
agente hoc dicere, aliquam rationem haberet, et multi philosophi hoc
posuerunt. Nihil enim inconveniens videtur sequi, si ab uno agente multa
perficiantur, quemadmodum ab uno sole perficiuntur omnes potentiae visivae
animalium ad videndum; quamvis etiam hoc non sit secundum intentionem
Aristotelis, qui posuit intellectum agentem esse aliquid in anima, unde
comparavit ipsum lumini. Plato autem ponens intellectum unum separatum,
comparavit ipsum soli, ut Themistius dicit. Est
enim unus sol, sed plura lumina diffusa a sole ad videndum. Sed quidquid sit
de intellectu agente, dicere intellectum possibilem esse unum omnium hominum,
multipliciter impossibile apparet. Primo quidem, quia si intellectus
possibilis est quo intelligimus, necesse est dicere quod homo singularis
intelligens vel sit ipse intellectus, vel intellectus formaliter ei
inhaereat, non quidem ita quod sit forma corporis, sed quia est virtus animae
quae est forma corporis. Si quis autem dicat quod homo singularis est ipse
intellectus, consequens est quod hic homo singularis non sit alius ab illo
homine singulari, et quod omnes homines sint unus homo, non quidem
participatione speciei, sed secundum unum individuum. Si vero intellectus
inest nobis formaliter, sicut iam dictum est, sequitur quod diversorum
corporum sint diversae animae. Sicuti enim homo est ex corpore et anima, ita
hic homo, ut Callias aut Socrates, ex hoc corpore et ex hac anima. Si autem
animae sunt diversae, et intellectus possibilis est virtus animae qua anima
intelligit, oportet quod differat numero; quia nec fingere possibile est quod
diversarum rerum sit una numero virtus. Si quis autem dicat quod homo
intelligit per intellectum possibilem sicut per aliquid sui, quod tamen est
pars eius, non ut forma sed sicut motor; iam ostensum est supra quod hac
positione facta, nullo modo potest dici quod Socrates intelligat. Sed demus
quod Socrates intelligat per hoc quod intellectus intelligit, licet
intellectus sit solum motor, sicut homo videt per hoc quod oculus videt; et,
ut similitudinem sequamur, ponatur quod omnium hominum sit unus oculus
numero: inquirendum restat, utrum omnes homines sint unus videns vel multi
videntes. Ad cuius veritatis inquisitionem considerare oportet quod aliter se
habet de primo movente, et aliter de instrumento. Si enim multi homines
utantur uno et eodem instrumento numero, dicentur multi operantes; puta, cum
multi utuntur una machina ad lapidis proiectionem vel elevationem. Si vero
principale agens sit unum, quod utatur multis ut instrumentis, nihilominus
operans est unum, sed forte operationes diversae propter diversa instrumenta;
aliquando autem et operatio una, etsi ad eam multa instrumenta requirantur.
Sic igitur unitas operantis attenditur non secundum instrumenta, sed secundum
principale quod utitur instrumentis. Praedicta ergo positione facta, si
oculus esset principale in homine, qui uteretur omnibus potentiis animae et
partibus corporis quasi instrumentis, multi habentes unum oculum essent unus
videns. Si vero oculus non sit principale hominis, sed aliquid sit eo
principalius quod utitur oculo, quod diversificaretur in diversis, essent
quidem multi videntes sed uno oculo. Manifestum est autem quod intellectus
est id quod est principale in homine, et quod utitur omnibus potentiis animae
et membris corporis tanquam organis; et propter hoc Aristoteles subtiliter
dixit quod homo est intellectus vel maxime. Si igitur sit unus intellectus
omnium, ex necessitate sequitur quod sit unus intelligens, et per consequens
unus volens, et unus utens pro suae voluntatis arbitrio omnibus illis
secundum quae homines diversificantur ad invicem. Et ex hoc ulterius sequitur
quod nulla differentia sit inter homines quantum ad liberam voluntatis
electionem, sed eadem sit omnium, si intellectus, apud quem solum residet
principalitas et dominium utendi omnibus aliis, est unus et indivisus in
omnibus: quod est manifeste falsum et impossibile. Repugnat enim his quae
apparent, et destruit totam scientiam moralem et omnia quae pertinent ad
conversationem civilem, quae est hominibus naturalis, ut Aristoteles dicit.
Adhuc, si omnes homines intelligunt uno intellectu, qualitercumque eis
uniatur, sive ut forma sive ut motor, de necessitate sequitur quod omnium
hominum sit unum numero ipsum intelligere quod est simul et respectu unius
intelligibilis: puta, si ego intelligo lapidem et tu similiter, oportebit
quod una et eadem sit intellectualis operatio et mei et tui. Non enim potest
esse eiusdem activi principii, sive sit forma sive motor, respectu eiusdem
obiecti, nisi una numero operatio eiusdem speciei in eodem tempore; quod
manifestum est ex his quae philosophus declarat in quinto Physic. Unde si
essent multi homines habentes unum oculum, omnium visio non esset nisi una
respectu eiusdem obiecti in eodem tempore. Similiter ergo, si intellectus sit
unus omnium, sequitur quod omnium hominum idem intelligentium eodem tempore,
sit una actio intellectualis tantum; et praecipue cum nihil eorum, secundum
quae ponuntur homines differre ab invicem, communicet in operatione
intellectuali. Phantasmata enim praeambula sunt actioni intellectus, sicut
colores actioni visus: unde per eorum diversitatem non diversificaretur actio
intellectus, maxime respectu unius intelligibilis, secundum quae tamen ponunt
diversificari scientiam huius a scientia alterius, in quantum hic intelligit
ea quorum phantasmata habet, et ille alia quorum phantasmata habet. Sed in duobus
qui idem sciunt et intelligunt, ipsa operatio intellectualis per diversitatem
phantasmatum nullatenus diversificari potest. Adhuc autem ostendendum est
quod haec positio manifeste repugnat dictis Aristotelis. Cum enim dixisset de
intellectu possibili, quod est separatus et quod est in potentia omnia,
subiungit quod cum sic singula fiat (scil. in actu), ut sciens
dicitur qui secundum actum, i. e. hoc modo sicut scientia est actus, et
sicut sciens dicitur esse in actu in quantum habet habitum. Unde subdit: hoc
autem confestim accidit cum possit operari per seipsum. Est quidem igitur et tunc potentia quodammodo, non tamen
similiter sicut ante addiscere aut invenire. Et postea, cum quaesivisset si intellectus simplex est et
impassibile et nulli nihil habet commune, sicut dixit Anaxagoras, quomodo
intelliget, si intelligere pati aliquid est? Et ad hoc solvendum
respondet dicens quod potentia quodammodo est intelligibilia intellectus,
sed actu nihil antequam intelligat. Oportet autem sic sicut in tabula nihil
est actu scriptum; quod quidem accidit in intellectu. Est ergo sententia
Aristotelis quod intellectus possibilis ante addiscere aut invenire est in
potentia, sicut tabula in qua nihil est actu scriptum; sed post addiscere et
invenire est actu secundum habitum scientiae, quo potest per seipsum operari,
quamvis et tunc sit in potentia ad considerare in actu. Ubi tria notanda
sunt. Primum, quod habitus scientiae est actus primus ipsius intellectus
possibilis, qui secundum hunc fit actu et potest per seipsum operari. Non
autem scientia est solum secundum phantasmata illustrata, ut quidam dicunt,
vel quaedam facultas quae nobis acquiritur ex frequenti meditatione et
exercitio, ut continuemur cum intellectu possibili per nostra phantasmata.
Secundo, notandum est quod ante nostrum addiscere et invenire ipse
intellectus possibilis est in potentia, sicut tabula in qua nihil est
scriptum. Tertio, quod per nostrum addiscere seu invenire, ipse intellectus
possibilis fit actu. Haec autem nullo modo possunt stare, si sit unus
intellectus possibilis omnium qui sunt et erunt et fuerunt. Manifestum est
enim quod species conservantur in intellectu est enim locus specierum, ut
supra philosophus dixerat; et iterum scientia est habitus permanens. Si ergo
per aliquem praecedentium hominum factus est in actu secundum aliquas species
intelligibiles, et perfectus secundum habitum scientiae, ille habitus et
illae species in eo remanent. Cum autem omne recipiens sit denudatum ab eo
quod recipit, impossibile est quod per meum addiscere aut invenire, illae
species acquirantur in intellectu possibili. Etsi enim aliquis dicat, quod
per meum invenire intellectus possibilis secundum aliquid fiat in actu de
novo, puta si ego aliquid intelligibilium invenio, quod a nullo praecedentium
est inventum: tamen in addiscendo hoc contingere non potest; non enim possum
addiscere nisi quod docens scivit. Frustra ergo dixit quod ante addiscere aut
invenire intellectus erat in potentia. Sed et si quis addat, homines semper
fuisse secundum opinionem Aristotelis: sequitur quod non fuerit primus homo
intelligens; et sic per phantasmata nullius species intelligibiles sunt
acquisitae in intellectu possibili, sed sunt species intelligibiles
intellectus possibilis aeternae. Frustra ergo Aristoteles posuit intellectum
agentem, qui faceret intelligibilia in potentia intelligibilia actu. Frustra
etiam posuit, quod phantasmata se habent ad intellectum possibilem sicut
colores ad visum, si intellectus possibilis nihil a phantasmatibus accipit.
Quamvis et hoc ipsum irrationabile videatur, quod substantia separata a
phantasmatibus nostris accipiat, et quod non possit se intelligere nisi post
nostrum addiscere aut intelligere; quia Aristoteles post verba praemissa
subiungit: et ipse seipsum tunc potest intelligere, scil. post
addiscere aut invenire. Substantia enim separata secundum seipsam est
intelligibilis: unde per suam essentiam se intelligeret intellectus
possibilis, si esset substantia separata; nec indigeret ad hoc speciebus
intelligibilibus ei supervenientibus per nostrum intelligere aut invenire. Si
autem haec inconvenientia velint evadere, dicendo quod omnia praedicta
Aristoteles dicit de intellectu possibili secundum quod continuatur nobis, et
non secundum quod in se est: primo quidem dicendum est quod verba Aristotelis
hoc non sapiunt; immo de ipso intellectu possibili loquitur secundum id quod
est proprium sibi, et secundum quod distinguitur ab agente. Deinde si non
fiat vis de verbis Aristotelis, ponamus, ut dicunt, quod intellectus
possibilis ab aeterno habuerit species intelligibiles, per quas continuetur
nobiscum secundum phantasmata quae sunt in nobis. Oportet enim quod species
intelligibiles quae sunt in intellectu possibili, et phantasmata quae sunt in
nobis, aliquo horum trium modorum se habeant: quorum unus est, quod species
intelligibiles quae sunt in intellectu possibili, sint acceptae a
phantasmatibus quae sunt in nobis, ut sonant verba Aristotelis; quod non
potest esse secundum praedictam positionem, ut ostensum est. Secundus autem
modus est, ut illae species non sint acceptae a phantasmatibus, sed sint
irradiantes supra phantasmata nostra; puta, si species aliquae essent in
oculo irradiantes super colores qui sunt in pariete. Tertius autem modus est,
ut neque species intelligibiles, quae sunt in intellectu possibili, sint
receptae a phantasmatibus, neque imprimant aliquid supra phantasmata. Si
autem ponatur secundum, scil. quod species intelligibiles illustrent
phantasmata et secundum hoc intelligantur: primo quidem sequitur quod
phantasmata fiunt intelligibilia actu, non per intellectum agentem, sed per
intellectum possibilem secundum suas species. Secundo, quod talis irradiatio
phantasmatum non poterit facere quod phantasmata sint intelligibilia actu:
non enim fiunt phantasmata intelligibilia actu nisi per abstractionem; hoc
autem magis erit receptio quam abstractio. Et iterum, cum omnis receptio sit
secundum naturam recepti, irradiatio specierum intelligibilium quae sunt in
intellectu possibili, non erit in phantasmatibus quae sunt in nobis,
intelligibiliter, sed sensibiliter et materialiter; et sic nos non poterimus
intelligere universale per huiusmodi irradiationem. Si autem species
intelligibiles intellectus possibilis neque accipiuntur a phantasmatibus,
neque irradiant super ea, erunt omnino disparatae et nihil proportionales
habentes, nec phantasmata aliquid facient ad intelligendum; quod manifeste
repugnat. Sic igitur omnibus modis impossibile est quod intellectus
possibilis sit unus tantum omnium hominum. |
CHAPITRE 4 :
[Réprobation de la théorie de l’intellect possible unique à tous les hommes]
[83] Ayant considéré les choses selon la thèse que
l'intellect n'est pas l'âme qui est forme de notre corps ni une partie de
cette âme, mais quelque chose de séparé selon la substance, il nous reste à
examiner ce qui peut bien faire dire <aux averroïstes> que l'intellect
possible est un en tous. En effet, soutenir cela de l'intellect agent ne
serait peut-être pas complètement déraisonnable, et plusieurs philosophes
l'ont affirmé: il ne semble pas, de fait, résulter d'inconvénient majeur à
admettre que plusieurs choses soient actualisées par un seul agent, à la
manière, par exemple, des puissances visuelles des animaux qui sont toutes
actualisées en vision par un unique soleil, même si cela n'est pas conforme à
la pensée d'Aristote. Pour lui, en effet, l'intellect agent est quelque chose
dans l'âme, c'est pourquoi il le compare à une lumière. Platon, au contraire,
pose un unique intellect séparé, c'est pourquoi il le compare au Soleil,
comme le dit Thémistius, car il y a un seul Soleil, mais il diffuse une
pluralité de lumières, ce qui provoque la vision. Cela étant, quel que soit
le statut de l'intellect agent, dire que l'intellect possible est unique pour
tous les hommes s'm'ère de bien des manières une impossibilité. [84] Premièrement, parce que si l'intellect possible
est ce par quoi nous pensons, il faut dire soit que l'homme singulier qui
pense est l'intellect lui-même soit que l'intellect lui est formellement
inhérent, non certes de telle manière qu'il soit lui-même forme du corps,
mais parce qu'il est la faculté d'une âme qui est forme d'un corps. Si l'on dit que l'homme singulier est l'intellect
lui-même, il en découle que cet homme singulier-ci n'est pas distinct de cet
homme singulier-là et que tous les hommes sont un seul homme, non certes par
participation à une même espèce, mais comme un seul individu. Si, en revanche, l'intellect se trouve formellement en
nous, comme on l'a déjà dit, il s'ensuit que les divers corps ont diverses
âmes. De même en effet que l'homme est <composé> d'un corps et d'une
âme, de même cet homme-ci, comme Callias ou Socrate, est <composé> de
ce corps-ci et de cette âme-ci. Mais si les âmes sont diverses et si
l'intellect possible est la faculté de l'âme par laquelle l'âme pense, il
importe qu'il diffère numériquement, car il n'est pas non plus possible
d'imaginer que diverses choses puissent avoir une même faculté numériquement
identique. Et si l'on dit qu'en pensant par l'intellect possible
l'homme pense par quelque chose de sien, qui ne fait pas partie de lui comme
une forme, mais seulement comme un moteur, on a déjà montré plus haut que si
l'on adopte cette position, il n'y a plus aucun moyen de dire que Socrate
pense. [85] Mais supposons que - bien que J'intellect ne soit
ici que le moteur - Socrate pense du fait que l'intellect pense, de même que
l'homme voit du fait que l'œil voit, et, pour suite jusqu'au bout la
comparaison, supposons que tous les hommes n'aient qu'un seul œil
numériquement identique: il reste à chercher si tous les hommes sont un seul
voyant ou plusieurs voyants. Pour chercher la vérité sur ce point il faut
d'abord considérer qu'il en va autrement du premier moteur et d'un
instrument. En effet, si plusieurs hommes se servent d'un seul et même
instrument numériquement identique, on dit qu'ils sont plusieurs opérateurs:
par exemple, quand plusieurs se servent d'une même machine pour projeter ou
soulever une pierre. Si l'agent principal est unique et utilise plusieurs
choses comme instruments, l'opérateur est unique, et les opérations peuvent
être diverses à cause de divers instruments - parfois, au contraire,
l'opération reste unique, même si plusieurs instruments sont requis pour
l'effectuer. Ainsi donc l'unité de l'opérateur ne se reconnaît pas aux
instruments, mais à l'agent principal qui utilise les instruments. [86] Si l'on revient maintenant à l'hypothèse
précédente et si l'on suppose, en outre, que l'œil est ce qu'il y a de
principal en l'homme, qu'il utilise toutes les puissances de l'âme et les
parties du corps comme des instruments, la pluralité des <hommes>
partageant un même œil ne sera qu'un seul voyant; en revanche, si l'œil n'est
pas le principal de l'homme, s'il y a quelque chose de plus important que
lui, qui se sert de l'œil, tout en étant diversifié dans une pluralité
<d'hommes>, il y aura bien plusieurs voyants, et par un seul œil. [87] Or il est manifeste que l'intellect est ce qui est
principal en l'homme et qu'il se sert de toutes les puissances de l'âme et
des membres du corps comme d'instruments; c'est bien pourquoi Aristote dit
subtilement que l'homme est intellect « ou principalement <intellect> ».
Si donc l'intellect de tous <les hommes> est unique, il s'ensuit
nécessairement qu'il n’y a qu'un seul pensant et, par conséquent, un seul
voulant et un seul utilisateur, pour l'arbitre de sa volonté, de tout ce qui
distingue les hommes les uns des autres. Et il en résulte en outre que si
l'intellect, dans lequel seul résident la principauté et le pouvoir de tout
utiliser, est identique et indivis en tous les hommes, il n’y a aucune
différence entre eux quant au libre choix de la volonté et qu'elle est
identique en tous. Ce qui est manifestement faux et impossible: c'est en
effet contraire aux phénomènes et cela détruit toute science morale et tout ce
qui relève de la société politique, qui est naturelle à l'homme, comme le dit
Aristote. [88] De plus, si tous les hommes pensent par un seul
intellect, de quelque manière qu'il leur soit uni, que ce soit comme forme ou
comme moteur, il s'ensuit nécessairement qu'une pensée partagée par tous les
hommes simultanément par rapport à un même intelligible sera elle-même
numériquement une; par exemple, si je pense à une pierre et si tu y penses
également, il faudra que mon opération intellectuelle et que ton opération
intellectuelle ne fassent qu'une seule et même opération. En effet, rien ne
peut venir du même principe actif, qu'il s'agisse d'une forme ou d'un moteur,
par rapport à un même objet, qu'une opération numériquement identique, de la
même espèce et dans le même temps: cela résulte nettement de ce qu'Aristote
déclare dans le livre V des Physiques.
D'où, s'il y m'ait une pluralité d'hommes partageant un même œil, leur vision
à tous ne ferait qu'une par rapport au même objet, dans le même temps.
Semblablement, donc, s'il ya un unique intellect de tous les hommes, il y
aura nécessairement une seule action intellectuelle de tous les hommes
pensant la même chose en même temps; et ce, principalement, parce que rien de
ce qui est censé distinguer les hommes les uns des autres ne communique avec
l'opération intellectuelle. De fait, les images sont le préambule de l'action
de l'intellect, comme les couleurs le sont pour celle de la vue : leur
diversité ne suffit donc pas à diversi1ier l'action de l'intellect, surtout
par rapport à un seul et même intelligible; c'est pourquoi <les
averroïstes> posent que la science de cet homme-ci diffère de la science
de cet homme-là, dans la mesure où celui-ci pense les choses dont il a des
images et celui-hl d'autres choses dont il a des images - mais en deux
<hommes> qui savent et pensent la même chose, l'opération
intellectuelle e1lemême ne peut en rien être diversifiée par la diversité
des images. [89] Mais il faut montrer en plus que cette thèse est
entièrement incompatible avec les paroles d'Aristote, En effet. il dit que
l'intellect possible est séparé et qu'il est en puissance toutes choses, mais
il ajoute: « quand il devient ainsi chacune d'elles, à savoir en acte,
il se dit comme le savant qui est en acte, en d'autres mots: au sens où si la
science est l'acte, le savant est dit être en acte en tant qu'il en a un
habitus ; c'est pourquoi il précise: « cela arrive à l'instant où il
est, de lui-même, capable d'opérer. Et même alors il est encore en puissance
d'une certaine façon, non pas cependant de la même manière qu'avant d'avoir
appris ou d'avoir trouvé ». Puis, il demande: « Si l'intellect est
simple et impassible et si, comme le dit Anaxagore, il n'a rien de commun
avec quoi que ce soit, comment pensera-t-il, puisque penser c'est subir une
certaine passion ? » et, pour résoudre le problème, il répond: « L'intellect
est, en puissance, d'une certaine façon, les intelligibles, mais il n'est en
acte aucun d'eux avant de penser. Et il doit en être comme d'une tablette où
il n'va rien d'écrit en acte: c'est exactement ce qui se' passe pour
l'intellect. » La doctrine d'Aristote est donc qu'avant d'apprendre ou de
trouver l'intellect possible est en puissance comme une tablette où il n'y a
rien d'écrit en acte. En revanche, après avoir appris et trouvé, il est en
acte du point de vue de l'habitus du savoir grâce auquel il peut opérer tout
seul, même s'il est simultanément en puissance par rapport à sa considération
actuelle et effective. [90] Il faut ici remarquer trois choses, Premièrement,
que l'habitus du savoir est l'acte premier de l'intellect possible lui-même:
c'est par lui que l'intellect passe à l'acte et peut opérer tout seul. La
science n'est pas seulement le fruit d'une illumination par rapport aux
images, comme certains le disent, ou une certaine capacité que nous
acquérons, par de fréquentes méditations et exercices, d'entrer en contact
avec l'intellect possible à travers nos images, Deuxièmement, qu'avant que nous n'apprenions et ne
trouvions, l'intellect possible lui-même est en puissance comme une tablette
où il n'y a rien d'écrit. Troisièmement, que c'est par notre apprentissage et nos
découvertes que l'intellect possible lui-même passe à l'acte. Or rien de tout
cela n'arriverait si l'intellect possible de tous ceux qui sont, qui furent
et qui seront, était unique. [91] Il est en effet manifeste que les espèces sont
conservées dans l'intellect. De fait, c'est « le lieu des
espèces », comme Aristote l'a dit plus haut ; et, en outre, la science
est un habitus permanent. Si donc, grâce à un de nos prédécesseurs,
l'intellect est passé à l'acte selon certaines espèces intelligibles et s'il
a été actualisé dans un habitus de savoir, tant cet habitus que ces espèces
demeurent en lui. Mais alors, comme « tout récepteur est dénué de ce
qu'il reçoit, mon apprentissage ou mes découvertes ne pourront jamais faire
que ces espèces soient acquises dans l'intellect possible. En effet, même si
quelqu'un soutient que grâce à une de mes découvertes l'intellect possible
devient en acte quelque chose pour la première fois par exemple, si je
trouve un intelligible qui n'a été trouvé par aucun de mes prédécesseurs - la
même chose ne pourra se produire grâce à un apprentissage, car je ne peux
apprendre que ce qu'un enseignant connaît déjà. C'est donc pour rien
qu'Aristote dit que l'intellect est en puissance avant d'apprendre ou de
trouver. [92] Et si quelqu'un ajoute que, selon l'opinion
d'Aristote, il y a toujours eu des hommes, on doit en déduire qu'il n'y a pas
eu de premier homme pensant. Dans ces conditions, les espèces intelligibles
d'aucune chose n'ont été acquises dans l'intellect possible grâce aux images
de quelqu'un, au contraire, les espèces intelligibles de l'intellect possible
sont éternelles. C'est donc encore pour rien qu'Aristote affirme l'existence
d'un intellect agent faisant passer les intelligibles de la puissance à
l'acte ; c'est aussi pour rien qu'il affirme que les images se rapportent à
l'intellect possible comme les couleurs à la vue, si l'intellect possible ne
reçoit rien des images. Par ailleurs, cette thèse même semble aussi
déraisonnable: qu'une substance séparée reçoive quoi que ce soit de nos
images et qu'elle ne puisse se penser elle-même qu'une fois que nous avons
appris ou trouvé - or, après les paroles susdites, c'est bien ce que précise
Aristote: « et alors il est aussi capable de se penser lui-même », <alors>,
c'est-à-dire, après qu'il y a eu apprentissage ou découverte. En effet,
une substance séparée est intelligible en et par elle-même: par conséquent,
c'est par sa propre essence que l'intellect possible se penserait s'il était
une substance séparée; il n'aurait pas besoin pour ce faire d'espèces
intelligibles venant s'ajouter à lui en fonction de notre pensée ou de nos
inventions. [93] S'ils veulent échapper à ces inconvénients en
expliquant que toutes ces paroles d'Aristote concernent chez lui l'intellect
possible en tant qu'il est en contact avec nous et non l'intellect possible
dans ce qu'il est en lui-même, il faut répondre, premièrement, que les paroles
d'Aristote n'ont absolument aucun rapport avec <ce qu'ils allèguent>,
au contraire: il parle de l'intellect possible dans ce qui lui est propre et
en tant qu'il se distingue de l'intellect agent. Mais, si l'on ne tire pas argument des paroles d'Aristote,
on peut encore imaginer, comme ils le soutiennent, que l'intellect possible
possède des espèces intelligibles de toute éternité, par le canal desquelles
il entre en contact avec nous en fonction des images qui sont en nous, Or,
les espèces intelligibles qui sont dans l'intellect possible et les images
qui sont en nous ne peuvent entrer en relation que selon l'un des trois modes
suivants: dans le premier mode, les espèces intelligibles qui sont dans
l'intellect possible sont reçues par les images qui sont en nous, comme
semblent l'indiquer les paroles d'Aristote; mais, comme on l'a montré, cela
ne peut se produire dans la perspective <averroïste>, Dans le second
mode, les espèces ne sont pas reçues par les images, mais elles rayonnent sur
nos images - pour prendre une comparaison, on peut penser à des espèces dans
l'œil, rayonnant à l'extérieur sur les couleurs contenues dans un mur. Dans
le troisième mode, les espèces intelligibles qui sont dans l'intellect
possible ne sont pas reçues par les images, mais elles n'impriment pas non
plus quelque chose sur les images, [94] Si l'on penche pour le deuxième mode, à savoir que
les espèces intelligibles illuminent les images et que de par ce processus
celles-ci deviennent des pensées, il en résulte plusieurs conséquences
<fâcheuses>: premièrement, que les images deviennent intelligibles en
acte non du fait de l'intellect agent, mais du fait de l'intellect possible,
en fonction de ses espèces, Deuxièmement, qu'une telle illumination des
images ne permet pas de les rendre intelligibles en acte: de fait, les images
ne deviennent intelligibles en acte que par une abstraction, or ce
<processus> est plus une réception qu'une abstraction, En outre,
puisque toute réception dépend de la nature du récepteur, l'illumination des
espèces intelligibles qui sont dans l'intellect possible ne parviendra pas
sur un mode intelligible aux images qui sont en nous, mais seulement sur un
mode sensible et matériel. Une telle illumination ne nous permettra donc pas
dl' penser universellement. Mais si les espèces intelligibles de l'intellect
possible ne sont pas reçues par les images et si elles ne rayonnent pas non
plus sur elles, elles seront absolument disparates, elles n'auront rien de
proportionné, et les images ne contribueront en rien à la pensée: ce qui est
absolument contraire aux évidences, Il est donc à tout point de vue impossible que
l'intellect possible de tous les hommes ne soit qu'un. |
Caput
5 [69869] De unitate intellectus, cap. 5 tit. Solvuntur rationes contra pluralitatem intellectus
[69870] De unitate intellectus, cap. 5 Restat autem nunc solvere ea quibus pluralitatem
intellectus possibilis nituntur excludere. Quorum primum est, quia omne quod
multiplicatur secundum divisionem materiae, est forma materialis: unde substantiae
separatae a materia non sunt plures in una specie. Si ergo plures intellectus
essent in pluribus hominibus, qui dividuntur ad invicem numero per divisionem
materiae, sequeretur ex necessitate quod intellectus esset forma materialis:
quod est contra verba Aristotelis et probationem ipsius qua probat quod
intellectus est separatus. Si ergo est separatus et non est forma materialis,
nullo modo multiplicatur secundum multiplicationem corporum. Huic autem
rationi tantum innituntur, quod dicunt quod Deus non posset facere plures
intellectus unius speciei in diversis hominibus. Dicunt enim quod hoc
implicaret contradictionem: quia habere naturam ut numeraliter multiplicetur,
est aliud a natura formae separatae. Procedunt autem ulterius, ex hoc
concludere volentes quod nulla forma separata est una numero nec aliquid
individuatum. Quod dicunt ex ipso vocabulo apparere: quia non est unum numero
nisi quod est unum de numero; forma autem liberata a materia non est unum de
numero, quia non habet in se causam numeri, eo quod causa numeri est a
materia. Sed
ut a posterioribus incipiamus, videntur vocem propriam ignorare in hoc quod
ultimo dictum est. Dicit enim Aristoteles in
quarto Metaph., quod cuiusque substantia unum est non secundum accidens,
et quod nihil est aliud unum praeter ens. Substantia ergo separata si
est ens, secundum suam substantiam est una; praecipue cum Aristoteles dicat
in octavo Metaph., quod ea quae non habent materiam, non habent causam ut
sint unum et ens. Unum autem, in quinto Metaph., dicitur quadrupliciter, scil. numero,
specie, genere, proportione. Nec est dicendum
quod aliqua substantia separata sit unum tantum specie vel genere, quia hoc
non est esse simpliciter unum. Relinquitur ergo quod quaelibet substantia
separata sit unum numero. Nec dicitur aliquid unum numero, quia sit unum de
numero: non enim numerus est causa unius, sed e converso, sed quia in
numerando non dividitur; unum enim est id quod non dividitur. Nec iterum hoc
verum est, quod omnis numerus causetur ex materia: frustra enim Aristoteles
quaesivisset numerum substantiarum separatarum. Ponit etiam Aristoteles in
quinto Metaph. quod multum dicitur non solum numero, sed specie et genere.
Nec etiam hoc verum est, quod substantia separata non sit singularis et
individuum aliquid: alioquin non haberet aliquam operationem, cum actus sint
solum singularium, ut philosophus dicit; unde contra Platonem argumentatur in
septimo Metaph., quod si ideae sunt separatae, non praedicabitur de multis
idea, nec poterit definiri, sicut nec alia individua quae sunt unica in sua
specie, ut sol et luna. Non enim materia est principium individuationis in
rebus materialibus, nisi in quantum materia non est participabilis a
pluribus, cum sit primum subiectum non existens in alio. Unde et de idea Aristoteles
dicit quod, si idea esset separata, esset quaedam, i. e. individua, quam
impossibile esset praedicari de multis. Individuae ergo sunt substantiae
separatae et singulares; non autem individuantur ex materia, sed ex hoc ipso
quod non sunt natae in alio esse, et per consequens nec participari a multis.
Ex quo sequitur quod si aliqua forma nata est participari ab aliquo, ita quod
sit actus alicuius materiae, illa potest individuari et multiplicari per
comparationem ad materiam. Iam autem supra ostensum est, quod intellectus est
virtus animae quae est actus corporis. In multis igitur corporibus sunt
multae animae, et in multis animabus sunt multae virtutes intellectuales quae
vocantur intellectus; nec propter hoc sequitur quod intellectus sit virtus
materialis, ut supra ostensum est. Si quis autem obiiciat quod, si
multiplicantur secundum corpora, sequitur quod destructis corporibus, non
remaneant multae animae, patet solutio per ea quae supra dicta sunt.
Unumquodque enim sic est ens, sicut unum, ut dicitur in quarto Metaph. Sicut
igitur esse animae est quidem in corpore in quantum est forma corporis, nec
est ante corpus; tamen destructo corpore, adhuc remanet in suo esse: ita
unaquaeque anima remanet in sua unitate, et per consequens multae animae in
sua multitudine. Valde autem ruditer argumentantur ad ostendendum, quod hoc
Deus facere non possit, quod sint multi intellectus, credentes hoc includere
contradictionem. Dato enim quod non esset de natura intellectus quod
multiplicaretur, non propter hoc oporteret quod intellectum multiplicari
includeret contradictionem. Nihil enim prohibet aliquid non habere in sua
natura causam alicuius, quod tamen habet illud ex alia causa: sicut grave non
habet ex sua natura quod sit sursum, tamen grave esse sursum, non includit
contradictionem; sed grave esse sursum secundum suam naturam contradictionem
includeret. Sic ergo si intellectus naturaliter esset unus omnium, quia non
haberet naturalem causam multiplicationis, posset tamen sortiri
multiplicationem ex supernaturali causa, nec esset implicatio
contradictionis. Quod dicimus non propter propositum, sed magis ne haec
argumentandi forma ad alia extendatur; sic enim possent concludere quod Deus
non potest facere quod mortui resurgant, et quod caeci ad visum reparentur. Adhuc autem ad
munimentum sui erroris aliam rationem inducunt. Quaerunt enim utrum
intellectum in me et in te sit unum penitus, aut duo in numero et unum in
specie. Si unum intellectum, tunc erit unus
intellectus. Si duo in numero et unum in specie, sequitur quod intellecta
habebunt rem intellectam: quaecumque enim sunt duo in numero et unum in
specie, sunt unum intellectum, quia est una quidditas per quam intelligitur;
et sic procedetur in infinitum, quod est impossibile. Ergo impossibile est
quod sint duo intellecta in numero in me et in te; est ergo unum tantum, et
unus intellectus numero tantum in omnibus. Quaerendum est autem ab his qui
tam subtiliter se argumentari putant, utrum quod sint duo intellecta in
numero et unum in specie, sit contra rationem intellecti in quantum est
intellectum, aut in quantum est intellectum ab homine. Et manifestum est,
secundum rationem quam ponunt, quod hoc est contra rationem intellecti in
quantum est intellectum. De ratione enim intellecti, in quantum huiusmodi,
est quod non indigeat quod ab eo aliquid abstrahatur, ad hoc quod sit
intellectum. Ergo secundum eorum rationem simpliciter concludere possumus
quod sit unum intellectum tantum, et non solum unum intellectum ab omnibus
hominibus. Et si est unum intellectum tantum, secundum eorum rationem,
sequitur quod sit unus intellectus tantum in toto mundo, et non solum in
hominibus. Ergo intellectus noster non solum est substantia separata, sed
etiam est ipse Deus; et universaliter tollitur pluralitas substantiarum
separatarum. Si quis autem vellet respondere quod intellectum ab una
substantia separata et intellectum ab alia non est unum specie, quia
intellectus differunt specie, seipsum deciperet; quia id quod intelligitur
comparatur ad intelligere et ad intellectum, sicut obiectum ad actum et
potentiam. Obiectum autem non recipit speciem ab actu neque a potentia, sed
magis e converso. Est ergo simpliciter concedendum quod intellectum unius
rei, puta lapidis, est unum tantum non solum in omnibus hominibus, sed etiam
in omnibus intelligentibus. Sed inquirendum restat quid sit ipsum
intellectum. Si enim dicant quod intellectum est una species immaterialis
existens in intellectu, latet ipsos quod quodammodo transeunt in dogma
Platonis, qui posuit quod de rebus sensibilibus nulla scientia potest haberi,
sed omnis scientia habetur de forma una separata. Nihil enim refert ad
propositum, utrum aliquis dicat quod scientia quae habetur de lapide, habetur
de una forma lapidis separata, an de una forma lapidis quae est in
intellectu: utrobique enim sequitur quod scientiae non sunt de rebus quae
sunt hic, sed de rebus separatis solum. Sed quia Plato posuit huiusmodi
formas immateriales per se subsistentes, poterat etiam cum hoc ponere plures
intellectus, participantes ab una forma separata unius veritatis cognitionem.
Isti autem quia ponunt huiusmodi formas immateriales (quas dicunt esse
intellecta) in intellectu, necesse habent ponere quod sit unus intellectus
tantum, non solum omnium hominum, sed etiam simpliciter. Est ergo dicendum
secundum sententiam Aristotelis quod intellectum, quod est unum, est ipsa
natura vel quidditas rei. De rebus enim est scientia naturalis et aliae
scientiae, non de speciebus intellectis. Si enim intellectum esset non ipsa
natura lapidis quae est in rebus, sed species quae est in intellectu,
sequeretur quod ego non intelligerem rem quae est lapis, sed solum
intentionem quae est abstracta a lapide. Sed verum est quod natura lapidis
prout est in singularibus, est intellecta in potentia; sed fit intellecta in
actu per hoc quod species a rebus sensibilibus, mediantibus sensibus, usque
ad phantasiam perveniunt, et per virtutem intellectus agentis species
intelligibiles abstrahuntur, quae sunt in intellectu possibili. Hae autem
species non se habent ad intellectum possibilem ut intellecta, sed sicut
species quibus intellectus intelligit (sicut et species quae sunt in visu non
sunt ipsa visa, sed ea quibus visus videt), nisi in quantum intellectus
reflectitur supra seipsum, quod in sensu accidere non potest. Si autem
intelligere esset actio transiens in exteriorem materiam, sicut comburere et
movere, sequeretur quod intelligere esset secundum modum quo natura rerum
habet esse in singularibus, sicut combustio ignis est secundum modum
combustibilis. Sed quia intelligere est actio in ipso intelligente manens, ut
Aristoteles dicit in nono Metaph., sequitur quod intelligere sit secundum
modum intelligentis, i. e. secundum exigentiam speciei qua intelligens
intelligit. Haec autem, cum sit abstracta a principiis individualibus, non
repraesentat rem secundum conditiones individuales, sed secundum naturam
universalem tantum. Nihil enim prohibet, si aliqua duo coniunguntur in re,
quin unum eorum repraesentari possit etiam in sensu sine altero: unde color
mellis vel pomi videtur a visu sine eius sapore. Sic igitur intellectus
intelligit naturam universalem per abstractionem ab individualibus
principiis. Est ergo unum quod intelligitur et a me et a te, sed alio
intelligitur a me et alio a te, i. e. alia specie intelligibili; et aliud est
intelligere meum, et aliud tuum; et alius est intellectus meus, et alius
tuus. Unde et Aristoteles in praedicamentis dicit aliquam scientiam esse
singularem quantum ad subiectum, ut quaedam grammatica in subiecto quidem est
anima, de subiecto vero nullo dicitur. Unde et intellectus meus, quando
intelligit se intelligere, intelligit quemdam singularem actum; quando autem
intelligit intelligere simpliciter, intelligit aliquid universale. Non enim
singularitas repugnat intelligibilitati, sed materialitas: unde, cum sint
aliqua singularia immaterialia, sicut de substantiis separatis supra dictum
est, nihil prohibet huiusmodi singularia intelligi. Ex hoc autem apparet
quomodo sit eadem scientia in discipulo et doctore. Est enim eadem quantum ad
rem scitam, non tamen quantum ad species intelligibiles quibus uterque
intelligit; quantum enim ad hoc, individuatur scientia in me et in illo. Nec
oportet quod scientia quae est in discipulo causetur a scientia quae est in
magistro, sicut calor aquae a calore ignis; sed sicut sanitas quae est in
infirmo, a sanitate quae est in anima medici. Sicut enim in infirmo est
principium naturale sanitatis, cui medicus auxilia subministrat ad sanitatem
perficiendam, ita in discipulo est principium naturale scientiae, scil.
intellectus agens et prima principia per se nota; doctor autem subministrat
quaedam adminicula, deducendo conclusiones ex principiis per se notis. Unde
et medicus nititur eo modo sanare quo natura sanaret, scil. calefaciendo et
infrigidando; et magister eodem modo inducit ad scientiam, quo inveniens per
seipsum scientiam acquireret, procedendo scil. de notis ad ignota. Et sicut
sanitas in infirmo fit non secundum potestatem medici, sed secundum
facultatem naturae; ita et scientia causatur in discipulo non secundum
virtutem magistri, sed secundum facultatem addiscentis. Quod autem ulterius
obiiciunt, quod si remanerent plures substantiae intellectuales, destructis
corporibus, sequeretur quod essent otiosae; sicut Aristoteles in undecimo
Metaph. argumentatur, quod si essent substantiae separatae non moventes
corpus, essent otiosae: si bene litteram Aristotelis considerassent, de
facili possent dissolvere. Nam Aristoteles, antequam hanc rationem inducat,
praemittit: quare et substantias et principia immobilia tot rationabile
suscipere; necessarium enim dimittatur fortioribus dicere. Ex quo patet
quod ipse probabilitatem quamdam sequitur, non necessitatem inducit. Deinde,
cum otiosum sit quod non pertingit ad finem ad quem est, non potest dici
etiam probabiliter quod substantiae separatae essent otiosae, si non moverent
corpora; nisi forte dicatur, quod motiones corporum sint fines substantiarum
separatarum, quod est omnino impossibile, cum finis sit potior his quae sunt
ad finem. Unde nec Aristoteles hic inducit quod essent otiosae si non
moverent corpora, sed quod omnem substantiam impassibilem secundum se
optimum sortitam finem esse oportet existimare. Est enim perfectissimum
uniuscuiusque rei ut non solum sit in se bonum, sed ut bonitatem in aliis
causet. Non erat autem manifestum qualiter substantiae separatae causarent
bonitatem in inferioribus, nisi per motum aliquorum corporum. Unde ex hoc
Aristoteles quamdam probabilem rationem assumit, ad ostendendum quod non sunt
aliquae substantiae separatae, nisi quae per motus caelestium corporum
manifestantur, quamvis hoc necessitatem non habeat, ut ipsemet dicit.
Concedimus autem quod anima humana a corpore separata non habet ultimam
perfectionem suae naturae, cum sit pars naturae humanae. Nulla enim pars
habet omnimodam perfectionem si a toto separetur. Non autem propter hoc
frustra est; non enim est animae humanae finis movere corpus, sed
intelligere, in quo est sua felicitas, ut Aristoteles probat in decimo Ethic.
Obiiciunt etiam ad sui erroris assertionem,
quia si intellectus essent plures plurium hominum, cum intellectus sit
incorruptibilis, sequeretur quod essent actu infiniti intellectus secundum
positionem Aristotelis, qui posuit mundum aeternum et homines semper fuisse.
Ad hanc autem obiectionem sic respondet Algazel in sua metaphysica: dicit
enim quod in quocumque fuerit unum istorum sine alio, quantitas vel
multitudo sine ordine, infinitas non removebitur ab eo, sicut a motu caeli.
Et postea subdit: similiter et animas humanas, quae sunt separabiles a
corporibus per mortem, concedimus esse infinitas numero, quamvis habeant esse
simul, quoniam non est inter eas ordinatio naturalis, qua remota desinant
esse animae: eo quod nullae earum sunt causae aliis, sed simul sunt, sine
prius et posterius natura et situ. Non enim intelligitur in eis prius et
posterius secundum naturam nisi secundum tempus creationis suae. In essentiis
autem earum, secundum quod sunt essentiae, non est ordinatio ullo modo, sed
sunt aequales in esse; e contrario spatiis et corporibus et causae et causato.
Quomodo autem hoc Aristoteles solveret, a nobis sciri non potest, quia illam
partem metaphysicae non habemus, quam fecit de substantiis separatis. Dicit
enim philosophus in secundo Physic., quod de formis quae sunt separatae, in
materia autem (in quantum sunt separabiles), considerare est opus
philosophiae primae. Quidquid autem circa hoc dicatur, manifestum est quod ex
hoc nullam angustiam Catholici patiuntur, qui ponunt mundum incepisse. Patet
autem falsum esse quod dicunt hoc fuisse principium apud omnes philosophantes,
et Arabes et Peripateticos, quod intellectus non multiplicetur numeraliter,
licet apud Latinos non. Algazel enim Latinus non fuit, sed Arabs. Avicenna
etiam, qui Arabs fuit, in suo libro de anima sic dicit: prudentia et
stultitia et alia huiusmodi similia, non sunt nisi in essentia animae (...)
ergo anima non est una sed est multae numero, et eius species una est. Et
ut Graecos non omittamus, ponenda sunt circa hoc verba Themistii in commento.
Cum enim quaesivisset de intellectu agente, utrum sit unus aut plures,
subiungit solvens: aut primus quidem illustrans est unus, illustrati autem
et illustrantes sunt plures. Sol quidem enim est unus, lumen autem dices modo
aliquo partiri ad visus. Propter hoc enim non solem in comparatione posuit (scil. Aristoteles), sed
lumen; Plato autem solem. Ergo patet per
verba Themistii quod nec intellectus agens, de quo Aristoteles loquitur, est
unus qui est illustrans, nec etiam possibilis qui est illustratus. Sed verum
est quod principium illustrationis est unum, scil. aliqua substantia
separata, vel Deus secundum Catholicos, vel intelligentia ultima secundum
Avicennam. Unitatem autem huius separati principii probat Themistius per hoc,
quod docens et addiscens idem intelligit, quod non esset nisi esset idem
principium illustrans. Sed verum est quod postea dicit quosdam dubitasse de
intellectu possibili, utrum sit unus. Nec circa hoc plus loquitur, quia non
erat intentio eius tangere diversas opiniones philosophorum, sed exponere
sententias Aristotelis, Platonis et Theophrasti; unde in fine concludit: sed
quod quidem dixi pronunciare quidem de eo quod videtur philosophis,
singularis est studii et sollicitudinis. Quod autem maxime aliquis utique ex
verbis quae collegimus, accipiat de his sententiam Aristotelis et Theophrasti,
magis autem et ipsius Platonis, hoc promptum est propalare. Ergo patet
quod Aristoteles et Theophrastus et Themistius et ipse Plato non habuerunt
pro principio, quod intellectus possibilis sit unus in omnibus. Patet etiam
quod Averroes perverse refert sententiam Themistii et Theophrasti de
intellectu possibili et agente. Unde merito supradiximus eum philosophiae
Peripateticae perversorem. Unde mirum est quomodo aliqui, solum commentum
Averrois videntes, pronuntiare praesumunt, quod ipse dicit, hoc sensisse
omnes philosophos Graecos et Arabes, praeter Latinos. Est etiam maiori
admiratione vel etiam indignatione dignum, quod aliquis Christianum se
profitens tam irreverenter de Christiana fide loqui praesumpserit; sicut cum
dicit quod Latini pro principio hoc non recipiunt, scil. quod sit unus
intellectus tantum, quia forte lex eorum est in contrarium. Ubi duo
sunt mala: primo, quia dubitat an hoc sit contra fidem; secundo, quia se
alienum innuit esse ab hac lege. Et quod postmodum dicit: haec est ratio per
quam Catholici videntur habere suam positionem, ubi sententiam fidei
positionem nominat. Nec minoris praesumptionis est quod postmodum asserere
audet: Deum non posse facere quod sint multi intellectus, quia implicat
contradictionem. Adhuc autem gravius est quod postmodum dicit: per
rationem concludo de necessitate, quod intellectus est unus numero; firmiter
tamen teneo oppositum per fidem. Ergo sentit quod fides sit de aliquibus,
quorum contraria de necessitate concludi possunt. Cum autem de necessitate concludi
non possit nisi verum necessarium, cuius oppositum est falsum impossibile,
sequitur secundum eius dictum quod fides sit de falso impossibili, quod etiam
Deus facere non potest: quod fidelium aures ferre non possunt. Non caret
etiam magna temeritate, quod de his quae ad philosophiam non pertinent, sed
sunt purae fidei, disputare praesumit, sicut quod anima patiatur ab igne
Inferni, et dicere sententias doctorum de hoc esse reprobandas. Pari enim
ratione posset disputare de Trinitate, de incarnatione, et de aliis
huiusmodi, de quibus nonnisi caecutiens loqueretur. Haec igitur sunt quae in
destructionem praedicti erroris conscripsimus, non per documenta fidei, sed
per ipsorum philosophorum rationes et dicta. Si quis autem gloriabundus de
falsi nominis scientia, velit contra haec quae scripsimus aliquid dicere, non
loquatur in angulis nec coram pueris qui nesciunt de tam arduis iudicare; sed
contra hoc scriptum rescribat, si audet; et inveniet non solum me, qui
aliorum sum minimus, sed multos alios veritatis zelatores, per quos eius
errori resistetur, vel ignorantiae consuletur. |
CHAPITRE 5 :
[La pluralité des intellects possibles]
[95] Il ne reste plus maintenant qu'à réfuter les
arguments qui tentent d'exclure la pluralité de l'intellect possible. Le
premier est que tout ce qui est multiplié selon la division de la matière est
forme matérielle; d'où, les substances séparées de la matière ne sont pas
plusieurs en une seule espèce, Si donc plusieurs intellects étaient en
plusieurs hommes numériquement distincts les uns des autres par division de
la matière, il s'ensuivrait nécessairement que l'intellect est une forme
matérielle, ce qui va contre les paroles d'Aristote et l'argument par lequel
il prouve que l'intellect est séparé. Si donc l'intellect est séparé et s'il
n'est pas une forme matérielle, il n'est en rien multiplié par la
multiplication des corps. [96] Ils font tellement confiance à cet argument qu'ils
disent que Dieu ne pourrait faire plusieurs intellects de même espèce en
divers hommes, Ils pensent en effet que cela impliquerait contradiction, car
le fait d'avoir une nature multipliable selon le nombre est étranger à
l'essence d'une forme séparée. Et ils ne s'en tiennent pas là, car ils
prétendent en conclure qu'aucune forme séparée n'est numériquement une ni
quelque chose d'individué. Et ils disent que cela se voit dans le langage
lui-même, car n'est un en nombre que ce qui est un de nombre ; or une forme
libérée de toute matière n'est pas un de nombre - rien n'est en elle le fait
du nombre : c'est la matière qui fait qu'il y a nombre. [97] Mais, pour commencer par la fin, <les
averroïstes> semblent ignorer la signification même des mots qu'ils
utilisent - particulièrement dans le dernier argument. En effet, dans le
livre IV de la Métaphysique Aristote dit que « la substance de chaque
être est une, et cela non par accident » ; il dit encore que « l'un
n'est rien d'autre en dehors de l'être ». Si donc la substance séparée
est un être, elle est une selon sa substance ; d'autant que, selon Aristote, Métaphysique, livre VIII, pour les
choses qui n'ont pas de matière il n’y a pas de cause qui constitue leur
unité et leur être. Mais le livre V de la Métaphysique montre que
l'un se dit de quatre façons : en nombre, ou selon l'espèce, le genre ou la
proportion. Or, on ne peut pas dire qu'une substance séparée soit une
seulement par l'espèce ou par le genre, car <être un par l'espèce ou par
le genre> ce n'est pas être un absolument parlant. Il est donc bien clair
que toute substance séparée est une en nombre. En outre, on ne dit pas qu'une
chose est un en nombre car elle est un de nombre - en effet ce n'est pas le
nombre qui est cause de l'un, mais l'inverse; <on dit qu'une chose est un
en nombre> car elle ne se divise pas dans un dénombrement ; de fait, est un
ce qui ne se divise pas. [98] Il n'est pas vrai non plus que la cause de tout
nombre est la matière: sinon, ce serait pour rien qu'Aristote se demande quel
est le nombre des substances séparées. Et il précise bien dans le livre V de
la Métaphysique que le multiple se dit non seulement selon le nombre,
mais selon l'espèce et le genre. Et il n'est pas vrai non plus qu'une substance séparée
n'est pas singulière et qu'elle n'est pas un individu déterminé; autrement
elle n'aurait pas d'opération, puisque, comme dit Aristote, seuls les
singuliers agissent. C'est bien pourquoi, dans le livre VII de la Métaphysique,
il objecte à Platon que si les Idées étaient séparées, il y aurait une Idée
qui ne serait pas prédiquée de plusieurs et qui ne pourrait être définie,
comme cela se produit pour les autres individus qui sont uniques de leur
espèce, tels le Soleil et la Lune. En effet, dans les choses matérielles, la
matière est principe d'individuation dans la stricte mesure où die n'est pas
participable par plusieurs, - puisqu'elle est un sujet premier qui ne peut
exister dans un autre; c'est pourquoi Aristote dit des Idées que si elles
étaient séparées « il y en aurait une », c'est-à-dire une
individuelle, qu'il serait impossible de prédiquer de plusieurs ». [99] Les substances séparées et singulières sont donc
individuées, toutefois, elles ne sont pas individuées à cause de la matière,
mais, précisément, parce qu'elles ne sont pas faites pour être en autre
chose, ni non plus, par conséquent, pour être participées par plusieurs. Il
en résulte que si une forme est faite pour être participée par quelque chose,
et qu'ainsi elle se trouve être l'acte d'une matière, elle peut être
individuée et multipliée de par son rapport à la matière. Mais on a déjà
montré plus haut que l'intellect est la faculté d'une âme qui est l'acte d'un
corps; par conséquent, là où il y a plusieurs corps il y a plusieurs âmes, et
là où il y a plusieurs âmes il y a plusieurs puissances intellectuelles qui
s'appellent intellect - et il n'en découle pas pour autant que l'intellect
soit une faculté matérielle, comme on l'a montré plus haut. [100] Si l'on objecte que dans l'hypothèse où les âmes
seraient multipliées en fonction des corps, il s'ensuivait qu'une fois les
corps détruits il ne pourrait subsister plusieurs âmes, la réponse est
évidente grâce à ce qu'on a dit plus haut. Comme le dit la Métaphysique, livre
IV : il en va de l'être de chaque chose comme de son unité. Donc, de même
qu'il est vrai que l'être de l'âme est dans le corps dans la mesure où elle est
forme du corps et qu'ainsi elle n'existe pas avant le corps, mais que,
néanmoins, une fois ce corps détruit, elle demeure dans son être, de même
<une fois le corps détruit> chaque âme demeure dans son unité et chaque
pluralité d'âmes dans sa pluralité. [101] Et ceux qui, pour montrer que Dieu ne peut faire
qu'il y ait plusieurs intellects, prétendent que cela renfermerait une
contradiction, argumentent de manière très fruste. Supposé, en effet, qu'il
ne soit pas de la nature de l'intellect d'être multiplié, toute
multiplication de l'intellect ne devrait pas nécessairement renfermer une
contradiction. Le fait qu'il ne soit pas dans la nature d'une chose d'avoir
telle ou telle propriété ne l'empêche pas de tenir cette propriété d'une
autre cause: par exemple, il n'est pas de la nature d'un grave d'être en
hauteur, pourtant il n'y a pas de contradiction à ce qu'il soit en hauteur;
ce qui renfermerait une contradiction ce serait qu'il soit en hauteur selon
sa nature. Ainsi donc si, faute d'une cause naturelle de
multiplication, l'intellect de tous les hommes était naturellement un, une
multiplication pourrait néanmoins lui échoir d’une cause surnaturelle et cela
n'impliquerait aucune contradiction. Nous ne précisons pas ce point parce que
le propos l'exige, mais pour que l'on n'étende pas ce type d'argumentation à
autre chose; car on pourrait s'en servir pour prouver que Dieu ne peut pas
ressusciter les morts ni ramener les aveugles à la vue. [102] Mais, pour mieux étayer leur erreur ils allèguent
un autre argument. Ils demandent si ce qui est pensé à la fois en moi et en
toi est absolument le même ou si c'est deux en nombre et un en espèce. Si
c'est le même pensé, il faut que le pensant, l'intellect, soit le même ; si
c'est deux en nombre et un en espèce, il y a entre eux ces deux un troisième
qui est leur pensé - en effet, ce qui est deux en nombre et un en espèce
donne lieu à une seule pensée, puisqu'une seule et même quiddité permet d'y
penser -; on devra donc poursuivre à l'infini, ce qui est impossible. Il est
donc impossible que ce qui est pensé à la fois en moi et en toi soit distinct
en nombre; par conséquent, il n'y a qu'un seul pensé et un seul intellect
numériquement identique en tous. [103] A ceux qui s'imaginent raisonner si subtilement
il faut demander si avoir affaire à deux pensés distincts en nombre, mais un
en espèce, va contre le concept de pensé en tant que pensé ou en tant que
pensé par l'homme. Leur argument même prouve manifestement que pour eux cela
va contre le concept de pensé en tant que pensé; de fait, il n'est pas
essentiel au pensé en tant que tel d'avoir à subir un travail d'abstraction
pour pouvoir être pensé. En suivant leur argument nous pouvons donc conclure,
plus largement, qu'il y a, en tout et pour tout, un seul pensé, et non pas un
seul pensé par tous les hommes. Et s'il y a en tout et pour tout un seul
pensé, il s'ensuit, selon leur argument, qu'il y a en tout et pour tout un
intellect, mais dans la totalité du monde et non pas seulement dans les
hommes. Donc, non seulement notre intellect est une substance séparée, mais
encore c'est Dieu lui-même, et la pluralité des substances séparées est
supprimée dans l’univers. [104] Et si quelqu'un veut répondre que ce qui est
pensé par une substance séparée et ce qui est pensé par une autre n'est pas
un par l'espèce, car ces intellects diffèrent par l'espèce, il s'abusera
lui-même, car ce qui est pensé se rapporte au penser et à l'intellect comme
l'objet se rapporte à l'acte et à la puissance. Or l'objet ne reçoit d'espèce
ni de l'acte ni de la puissance; c'est bien plutôt l'inverse : il faut donc
concéder plus largement que le pensé correspondant à une seule chose, par
exemple à une pierre, est un et unique non seulement chez tous les hommes,
mais encore chez tous les êtres pensants. [105] Mais il reste à s'enquérir de ce qu'est le pensé
lui-même. En effet, s'ils disent que le pensé est une unique espèce
immatérielle existant dans l'intellect, ils ne se rendent pas compte que,
d'une certaine manière, ils en reviennent à la doctrine de Platon, pour qui
la science ne peut porter sur les choses sensibles, puisque toute science
porte sur une forme unique séparée. Car cela ne change rien à l'affaire de
dire que la science que l'on a de la pierre porte sur la forme unique de la
pierre séparée ou de dire qu'elle porte sur la forme unique de la pierre qui
est dans l'intellect: dans l'un et l'autre cas, en effet, il s'ensuit que les
sciences ne portent pas sur les choses qui sont ici-bas, mais seulement sur
des choses séparées. Or, comme Platon soutenait que ces formes immatérielles
subsistaient par soi, il lui était facile de poser aussi simultanément
plusieurs intellects participant à la connaissance par la forme séparée et
unique d'une vérité unique. Mais comme ces gens-ci, <les averroïstes>, placent
ce genre de formes immatérielles - qu'ils disent être pensées - dans
l'intellect, il leur faut bien admettre qu'il y a en tout et pour tout un
intellect, non seulement chez tous les hommes, mais dans l'absolu. [106] Il faut donc dire selon la doctrine d'Aristote
que ce pensé qui est un est la nature même ou quiddité de la chose; c'est en
effet sur les choses mêmes que portent la science naturelle et les autres
sciences, non sur les espèces pensées. Si, en effet, le pensé n'était pas la
nature même de la pierre qui est dans les choses, mais l'espèce qui est dans
l'intellect, il s'ensuivrait que je ne penserais pas la chose qui est la
pierre, mais seulement l'intention qui est abstraite de la pierre. Mais il
est bien vrai que la nature de la pierre, pour autant qu'elle est dans les
singuliers, est pensée en puissance et que, pour en faire une pensée en acte,
il faut que les espèces émises par les choses sensibles parviennent, par
l'intermédiaire des sens, jusqu'à l'imagination, et que les espèces intelligibles,
qui sont dans l'intellect possible, soient abstraites par la vertu de
l'intellect agent. Toutefois, pour l'intellect possible ces espèces ne sont
pas ce qu'il pense, mais les espèces par lesquelles il pense, de même que les
espèces qui sont dans la vue ne sont pas ce qui est vu, mais ce par quoi la
vue voit - si ce n'est que <ces espèces peuvent devenir ce qu'il pense
quand> l'intellect réfléchit sur lui-même, ce qui ne se produit pas pour
les sens. [107] Si penser était une action transitive passant
dans une matière extérieure, comme brûler ou mouvoir, il s'ensuivrait que le
mode d'être du penser serait le même que celui des natures réelles dans les
singuliers - comme la combustion du feu qui suit le mode du combustible. Mais
puisque, comme le dit Aristote dans le livre IX de la Métaphysique, penser
est une action immanente qui demeure dans le pensant lui-même, il s'ensuit
que le penser suit le mode du pensant, c'est-à-dire l'exigence de l'espèce
par laquelle pense le pensant. Or, puisqu'elle est abstraite des principes
individuels, cette espèce ne représente pas la chose dans ses particularités
individuelles, mais exclusivement dans sa nature universelle. En effet, si
deux choses sont réellement jointes rien n'empêche que l'une puisse être
représentée dans les sens indépendamment de l'autre: c'est ainsi que la
couleur du miel ou d'un fruit est perçue par la vue indépendamment de leur
saveur. C'est de cette manière, donc, que l'intellect pense la nature
universelle par abstraction des principes individuels. [108] Il y a donc quelque chose d'un qui est pensé à la
fois par moi et par toi, mais il est pensé chez moi par l'intermédiaire d'une
chose et chez toi par l'intermédiaire d'une autre, c'est-à-dire par une autre
espèce intelligible; et mon penser est une chose et ton penser en est une
autre; et mon intellect est une chose et ton intellect en est une autre.
C'est pourquoi, dans les Catégories, Aristote dit qu'une certaine
science est singulière quant à son sujet, « par exemple une certaine
science grammaticale est dans un sujet, à savoir dans l'âme, mais elle n'est
dite d'aucun sujet. C'est pourquoi aussi, quand il se pense lui-même en train
de penser mon intellect pense un certain acte singulier; alors que, quand il
pense au penser absolument parlant, il pense quelque chose d'universel. Ce
n'est pas en effet la singularité qui répugne à l'intelligibilité, mais la
matérialité : d'où, puisqu'il y a certains singuliers immatériels, comme
c'est le cas des substances séparées dont on a parlé plus haut, rien
n'empêche de penser ces singuliers. [109] On voit par là comment il peut y avoir une même
science dans l'élève et dans l'enseignant. C'est, en effet, la même pour ce
qui est de la chose sue, mais ce n'est pas la même pour ce qui est des
espèces intelligibles par lesquelles l'un et l'autre pensent; au contraire,
c'est de ce point de vue que la science s'individue en moi et en lui. Il
n'est pas non plus nécessaire que la science qui est dans le disciple soit
causée par la science qui est dans le maître comme la chaleur de l'eau est
causée par celle du feu: <il suffît qu'elle soit causée> comme la santé
qui est dans la matière l'est par celle qui est dans l'âme du médecin. Car,
de même qu'on trouve dans le malade le principe naturel de santé, auquel le médecin
administre ses moyens auxiliaires pour actualiser pleinement la santé, de
même, on trouve dans l'élève le principe naturel de la science - l'intellect
agent et les premiers principes connus par soi -, et l'enseignant administre
certaines aides en tirant les conclusions des principes connus par soi. C'est
pourquoi le médecin s'efforce de soigner comme soignerait la nature,
c'est-à-dire, en réchauffant et en refroidissant. C'est pourquoi aussi le
maître guide l'élève vers la science en faisant comme celui qui acquerrait la
science en trouvant tout par lui-même: en procédant du connu à l'inconnu. Et
de même que, chez le malade, la santé ne suit pas la puissance du médecin,
mais la capacité de la nature, de même, chez l'élève, la science ne suit pas
la puissance du maître, mais la capacité de l'apprenti. [110] Ce qu'ils objectent ensuite - que si, après la
destruction des corps, il demeurait une pluralité de substances
intellectuelles, elles seraient forcément superflues, au sens où, dans le
livre XI de la Métaphysique, Aristote soutient que s'il y avait des
substances séparées ne mouvant pas de corps, elles seraient superflues -, ils
pourraient facilement le réfuter eux-mêmes s'ils considéraient bien la lettre
d'Aristote, Car, avant d'introduire cet argument, Aristote pose qu' « il
est raisonnable de penser qu'il y a un nombre égal de substances et de
principes immobiles », mais il « laisse à de plus forts le soin de dire
si cela est nécessaire. » D'où il est clair qu'il se contente d'une certaine
probabilité et ne fait intervenir aucune nécessité. [111] Ensuite, puisque est superflu ce qui n'atteint
pas à la fin pour laquelle il est fait, on ne peut dire, même à titre de
simple probabilité, que les substances séparées seraient superflues si elles
ne mouvaient pas des corps; à moins, peut-être, que <les averroïstes>
pensent que les mouvements des corps sont les fins des substances séparées:
ce qui est complètement impossible, puisqu'une fin est plus importante que ce
qui l'a pour fin, C'est pourquoi Aristote ne soutient pas non plus que les
substances séparées seraient superflues si elles ne mouvaient pas de corps,
mais que « toute substance impassible ayant atteint par soi un bien
optimum doit être estimée comme une fin. ». Car, le plus parfait pour une
chose est non seulement d'être bonne en soi, mais d'être cause de bonté en
d'autres choses, Or, comme on ne voyait pas bien comment des substances
séparées seraient causes de bonté dans le monde inférieur si ce n'est à
travers le mouvement de certains corps, Aristote a forgé à partir de là un
argument probable pour montrer qu'il n'y a pas d'autres substances séparées
que celles qui sont révélées par le mouvement des corps célestes, même si,
comme il le dit lui-même, il n'y a sur ce point aucune nécessité, [112] Or nous concédons que, séparée du corps, l'âme
humaine n'a pas l'ultime perfection de sa nature, puisqu'elle est une partie
de la nature humaine; en effet, nulle partie n'a de perfection complète si
elle est séparée du tout. Mais, ce n'est pas pour autant qu'elle est
inutile : la fin de l'âme humaine n'est pas, en effet, de mouvoir le
corps, c'est de penser, ce en quoi réside sa félicité, comme le prouve
Aristote au livre X des Ethiques. [113] Ils objectent aussi en faveur de leur erreur que
s'il y a\"ait pluralité d'intellects là où il y a pluralité d'hommes, il
s'ensuivrait, comme l'intellect est incorruptible, qu'il y aurait une
infinité d'intellects en acte selon la doctrine d'Aristote, qui
stipule que le monde est éternel et qu'il y a toujours eu des hommes. Mais,
dans sa Métaphysique, Algazel répond à cette objection: il dit en
effet qu'" à chaque fois que l'un de ceux-ci se trouve sans l'autre, à
savoir la quantité ou le multiple sans l'ordre, « l'infinité ne lui est
pas ôtée, comme au mouvement du ciel. Et il ajoute: « Nous concédons de même
que les âmes humaines aussi, lesquelles sont séparables des corps par la
mort, sont infinies en nombre, même si elles sont simultanément, puisqu'il
n'y a pas entre elles de relation naturelle d'ordre, qui, une fois supprimée,
ferait que les âmes cesseraient d'être: de fait, aucune d'entre elles n'est
la cause des autres, mais elles sont toutes en même temps sans relation
d'antérieur et de postérieur, de nature ou de place. Car, l'antérieur et le
postérieur ne désignent pas en elles une relation de nature, sinon quant au
temps de leur création. Et dans leurs essences, en tant qu'elles sont des
essences, il n'y a non plus aucune sorte de relation d'ordre, puisqu'elles
sont égales en être, au contraire des espaces et des corps, de la cause et du
causé. » [114] Comment Aristote résoudrait la question, nous ne
pouvons le savoir, puisque nous n'avons pas la partie de la Métaphysique
qu'il a faite sur les substances séparées. Or, il dit bien dans le livre II
des Physiques que considérer dans la matière, en tant qu'elles sont
séparables, les formes « qui sont séparées » « est l'œuvre de
la philosophie première. En tout cas, quoi que l'on dise sur ce sujet, il
nous paraît clair que les catholiques ne peuvent en être gênés, eux qui
posent que le monde a eu un commencement. [115] En revanche, il est tout aussi clair que ce que
disent <les averroïstes> est faux, À savoir : que cela a toujours été
un principe pour tous ceux qui philosophaient chez les Arabes et chez les
péripatéticiens que l'intellect n'est pas multiplié selon le nombre, bien que
cela ne l'ait pas été chez les latins. En effet, Algazel n'était pas un
Latin, mais un Arabe. Et Avicenne, qui était aussi un Arabe, dit dans son
livre De l'âme : « La prudence, la
bêtise, l'opinion et autres choses semblables ne sont que dans l'essence de
l'âme. Donc l'âme n'est pas numériquement une, mais multiple, et c'est son
espèce qui est une. » [116] Et pour ne pas oublier les Grecs, on mentionnera
ce que dit là-dessus Thémistius dans son Commentaire.
En effet, quand il demande à propos de l'intellect agent s'il est un ou
plusieurs, il répond par cette analyse: « Ou bien le premier qui éclaire est
unique et ceux qui éclairent et sont éclairés sont plusieurs. En effet, le
soleil est unique, mais on sait bien que la lumière, d'une certaine façon,
arrive divisée à la vue. C'est pourquoi il, c'est-à-dire Aristote, n'a pas
pris comme comparaison le Soleil, mais la lumière; tandis que Platon, lui, a
choisi le Soleil ». Il est donc évident, à lire Thémistius, que ni
l'intellect agent dont parle Aristote n'est unique, lui qui éclaire, ni
l'intellect possible, qui est éclairé: il est vrai, en revanche, que le
principe de l'illumination est unique, à savoir que c'est une certaine
substance séparée: soit Dieu, selon les catholiques, soit la dernière
Intelligence, selon Avicenne. Or Thémistius prouve l'unité de ce principe
séparé par cela que l'enseignant et l'apprenti pensent la même chose, ce qui
ne serait pas le cas s'il n'y avait pas un seul et même principe
illuminateur. Mais ce qu'il dit ensuite est vrai : certains se sont aussi
demandés si l'intellect possible était unique. Toutefois, il ne dit rien de
plus là-dessus, car ce n'était pas son intention de toucher à toutes les
opinions des philosophes; il voulait seulement expliquer les doctrines
d'Aristote, de Platon et de Théophraste; c'est pourquoi il conclut ainsi: «
Ce que j'ai dit pour me prononcer sur ce que croient les philosophes cela
réclame encore bien des études et bien de l'attention, A l'inverse, tirer des
paroles récoltées une yue complète de la doctrine d'Aristote et de
Théophraste et, plus encore, de Platon lui-même, cela peut se faire
rapidement. » [117] Il est donc clair que ni Aristote, ni
Théophraste, ni Thémistius, ni Platon lui-même n'ont jamais considéré comme
un principe qu'il y avait un unique intellect possible en tous <les
hommes>. Il est également clair qu'Averroès rapporte perversement la
doctrine de Thémistius et de Théophraste au sujet de l'intellect possible et
de l'intellect agent; c'est donc à bon droit que nous l'avons appelé plus
haut le corrupteur de la philosophie péripatéticienne. Et il y a bien lieu de
s'étonner que certains, qui n'ont d'yeux que pour le commentaire d'Averroès,
osent affirmer que ce qu’il dit, tous les philosophes, les Grecs et les
Arabes, à l'exception des Latins, l'ont professé, [118] Mais il y a lieu de s'étonner encore bien plus ou
plutôt de s’indigner que tel, qui se prétend chrétien, ose s'exprimer de
manière si irrévérencieuse au sujet de la foi chrétienne, en disant, par
exemple, que « les Latins n'acceptent pas cela parmi les
principes », savoir qu’il y a seulement un intellect, « pour la raison,
peut-être que c'est contraire à leur religion ». Il y a là deux maux:
premièrement, parce qu’il affecte de se demander si cela est contraire à la
foi; deuxièmement parce qu’il se présente comme s’il était étranger à cette
religion, Et ce qu'il dit après – « tel est l'argument par lequel les
catholiques semblent vouloir fonder leur position » - où il appelle
« position » la doctrine de la foi. Et ce qu’il ose ensuite affirmer
n'est pas le signe d'une moindre présomption, à savoir : que Dieu ne peut
raire qu'il y ait multiplicité d'intellects, car cela impliquerait
contradiction. [119] Mais il y a encore plus grave - c'est ce qu’il
dit ensuite: « Par la raison je conclus de nécessité que l’intellect est
numériquement un, mais je tiens fermement le contraire par la foi ». Il
pense donc que la foi porte sur des affirmations dont on peut conclure le
contraire en toute nécessité ; or puisqu’en toute nécessité seul peut être
conclu le vrai nécessaire dont l'opposé est le faux impossible, il s'ensuit,
selon son propre dire, que la foi porte sur du faux impossible, hypothèse que
Dieu lui-même ne pourrait réaliser et que l'oreille d'un fidèle ne peut
supporter. C'est également signe d'une extraordinaire témérité
qu'il prenne sur lui de disputer de thèses qui ne relèvent pas de la
philosophie, mais de la pure foi - comme par exemple que l'âme souffre du
feu de l'enfer - et qu'il dise qu'il faut, sur ce point, condamner les
doctrines des Pères; avec le même raisonnement il pourrait, en effet,
disputer de la Trinité, de l'Incarnation et d'autres thèmes semblables, dont
on ne saurait pourtant parler qu'en balbutiant. [120] Voilà donc ce que nous ayons écrit pour détruire
l'erreur en question, non en invoquant les dogmes de la foi, mais en
recourant aux raisonnements et aux dits des philosophes eux-mêmes. Si
quelqu'un faisant glorieusement étalage du faux nom de la science veut dire
quelque chose contre ce que nous avons écrit, qu'il ne s'exprime pas dans les
coins sombres ou devant des gamins qui ne savent pas juger de matières si
ardues, mais qu'il réplique à cet écrit par un écrit, s'il l'ose. Il trouvera
face à lui non seulement moi, qui suis le dernier de tous, mais bien d'autres
zélateurs de la vérité, qui sauront résister à son erreur ou éclairer son
ignorance. |
L’UNITÉ DE L'INTELLECT CONTRE LES DISCIPLES
D'AVERROES
SAINT THOMAS D'AQUIN, DOCTEUR DE
L'ÉGLISE, 1270
OPUSCULE 16
(Oeuvre authentique)
Traduction Abbé Fournet, Editions Louis Vivès, 1857
Édition numérique, https://www.i-docteurangelique.fr/DocteurAngelique, 2004
Les œuvres complètes de
saint Thomas d'Aquin
TABLE AUTOMATIQUE
But de ce livre: recherche de
la vérité sur l'intelligence humaine
Une seule âme, plusieurs facultés
Les diverses facultés de l'âme
Différence entre âme et intellect
Différence entre intelligence et sens
L'intellect est une faculté de l'âme
L'intellect dans l'âme séparée du corps
L'intellect n'est pas mélangé de matière
La nature de l'intellect possible_
Opinion de saint Thomas sur: "l'intellect, puissance
de l'âme"
Place de l'intellect dans une personne
L'unité de l'intellect possible
Pas de pluralité d'intellect possible dans un homme.
L'intellect est un après la mort du corps
Ainsi que tous les hommes désirent naturellement connaître la vérité, de même tous ont un désir naturel d’éviter l’erreur et de la combattre quand ils le peuvent. Mais parmi toutes les erreurs, la plus honteuse est celle que l’on commet à l’égard de l’intellect, à l’aide duquel nous sommes faits pour éviter l’erreur et connaître la vérité. Depuis longtemps beaucoup d’esprits se sont laissé surprendre par l’erreur d’Averroès, qui s’efforce de prouver que l’intellect, qu’Aristote reconnaît comme possible, par une dénomination fausse, est une espèce de substance séparée du corps quant à l’essence, et qui lui est unie, d’une certaine façon quant à la formé; et de plus, qu’il est possible qu’il n’y ait qu’un intellect commun pour tous: depuis long temps nous avons réfuté cette erreur. Mais puisque l’impudence de nos adversaires ne cesse de combattre la vérité, nous avons formé le projet de repousser ce système par de nouvelles preuves, contre lesquels on ne pourrait élever aucun doute.
Il n’est pas nécessaire de démontrer ici la fausseté de cette opinion, en tant qu’opposée au dogme chrétien: cela est évident pour tout le monde. Car si on nie la différence de l’intellect dans tous les hommes, lequel seul de toutes les parties de l’âme est incorruptible, et immortel, il s’ensuit qu’il ne reste rien après la mort, de l’âme des hommes, que l’unité de l’intellect, et qu’il n’y a ni peine ni récompense. Nous allons prouver que cette erreur répugne autant aux principes de la saine philosophie qu’aux dogmes de la foi. Et comme quelques-uns ne partagent pas l’opinion des Latins en cette matière, et prétendent être les disciples des Péripatéticiens, dont ils n’ont jamais ouvert les livres, excepté Aristote, qui fut le fondateur de la secte, nous prouverons que cette erreur est en complète contradiction avec ses paroles et sa manière de voir.
Il faut donc admettre d'abord la définition de l’âme, que donne Aristote dans son second livre de l’Ame lorsqu’il dit qu’elle est le premier acte d’un corps physique organisé. Et de peur qu’on ne dise que cette définition ne convient pas parfaitement à l’âme, à cause de ce qu’il avait dit plus haut sous condition (mais il faut avouer qu’il y a quelque chose de commun à toutes les âmes), qu’ils croient avoir été dit dans le sens que ce n’était pas possible, il faut l’expliquer par ce qui suit. Il dit en effet: "Nous avons dit en général ce qu’est l’âme. C’est une substance qui est selon la raison, et il en est ainsi, parce qu’elle était une partie de ce corps, c’est-à-dire la forme substantielle d’un corps physique organisé." La suite de ce qu’il dit prouve qu’il n’exclut pas la partie intelligente, dans sa pensée. Il est évident qu’on ne peut pas séparer l'âme du corps, et qu’elle n’est aucune partie du corps participant de sa nature; car elle est elle-même l’acte de certaines parties de sa substance. Mais selon d’autres, rien n’empêche qu’il en soit ainsi, parce que les actes n’appartiennent à aucun corps, ce qu’on ne peut entendre que de la partie intelligente de l’âme, à savoir l’intellect et la volonté. Ce qui prouve clairement que certaines parties de l’âme, qu’il avait définie généralement, en disant qu’elle est un acte du corps, sont des actes, et que d’autres ne sont les actes d’aucun corps. Car autre chose est que l’âme soit un acte du corps, autre chose qu’une partie d’elle-même soit un acte du corps, comme on le prouvera plus loin. Et il démontre dans ce même chapitre, que l’âme est un acte du corps, parce que quelques-unes de ses parties sont des actes du corps, eu disant: "Il faut considérer dans, les parties ce que nous avons dit du tout." La suite prouve encore plus clairement comment cette définition générale embrasse l’intellect. Car, après avoir suffisamment prouvé que l’âme est un acte du corps, parce que l’âme séparée du corps n’est pas vivante dans le fait; et cependant parce qu’une chose peut être pré sente dans le fait à une autre, non seulement si elle est sa forme, mais encore si elle lui imprime le mouvement, comme une matière combustible est mise en feu à la présence de l’élément qui brûle, et toute chose sujette au mouvement, est mise en action par la présence d’un moteur, quelqu’un pourrait se demander si le corps est ainsi vivant et animé à la présence de l’âme, ou comme la matière est en action par la présence de la forme, et surtout, parce que Maton a soutenu que l’âme n’était pas unie au corps comme une forme, mais plutôt comme moteur et modérateur, comme le prouvent Plotin et Grégoire de Nysse; et pour cette rais je les crois Grecs et non Latins.
C’est donc cette opinion que semble embrasser Aristote, lorsqu’il ajoute: "Il est très peu évident que l’âme soit l’acte du corps comme le pilote est l’acte d’un vaisseau." Et comme après ces paroles il y avait encore doute, il ajoute encore: "Il ne faut rien affirmer de l’âme et parler d’elle au figuré," parce que sans doute la question n’était pas suffisamment éclaircie. Or, pour dissiper tout doute, il s’efforce de démontrer ce qu’il y a de plus certain en soi et selon la raison, par ce qui est moins prouvé en soi, mais l’est davantage à notre égard, c’est-à-dire par les effets de l’âme qui sont ses actes. C’est pourquoi il distingue d’abord les opérations de l’âme, en disant que ce qui est animé diffère d’existence de ce qui est inanimé, et qu’il y a beaucoup de choses qui appartiennent à la vie, comme l’intelligence, le sentiment et le mouvement, la position par rapport au lieu, le mouvement quant à l’alimentation et à la croissance; parce que tout ce qui a quelqu’une de ces modifications, est vivant. Et après avoir montré l’indépendance réciproque de toutes ces modifications, c’est-à-dire, comment l’une vit indépendamment de l’autre, il arrive à dire que l’âme est le principe de tous es différents états, et qu’elle se compose de différentes parties, végétative, sensitive, intelligente et motrice, et que tout cela est réuni dans un même sujet, par exemple l’homme.
Et comme Platon a écrit qu’il y avait plusieurs âmes dans l’homme, par le moyen desquelles il pouvait accomplir les différentes opérations de la vie, il fait cette question, à savoir si chacune de ses facultés est une âme, ou seulement une partie de l’âme; et au cas qu’elles soient des parties d’une seule âme, si elles différent seulement selon la raison, ou encore par le lieu qu’elles occupent, c’est-à-dire par l’organe au quel elles sont attachées. Et il ajoute qu’on peut répondre facilement à quelques-unes de ces questions tandis que d’autres restent douteuses. Il prouve ensuite que ce qui concerne l’âme végétative et sensible est clair, parce que les plantes et quelques animaux vivent après leur division, et qu’on aperçoit toutes les opérations de l’âme dans chacune de leurs parties, comme dans leur entier. Il démontre qu’il y a doute pour d’autres, en disant qu’il n’y a rien de prouvé pour l’intellect et la puissance prospective, non pas qu’il veuille niet que l’intellect soit une âme, comme son commentateur et ses partisans le soutiennent avec mauvaise foi. Car ce n’est pas une conséquence de ce qu’il a avancé plus haut. D’où il faut conclure qu’il n’est pas prouvé que l’intellect est une âme ou une partie de l’âme, et s’il est une partie de l’âme, elle est distinguée par son siége particulier; ou seulement par la raison. Et bien qu’il dise que ceci n’est pas prouvé, il expose ce qui apparaît de prime abord, par ces paroles: "Il semble qu’il y a une autre espèce d’âme," ce qui pourtant ne doit pas s’entendre dans le sens perfide de son commentateur et de ses adhérents; mais qu’on attribue l’intellect, un sens douteux, à l’âme, ou bien que la définition qu’on en a donnée ne peut pas lui être appliquée. Ce qui suit explique de quelle manière on doit l’entendre, c’est-à-dire qu’ils sont séparés comme ce qui est impérissable l’est de ce qui est corruptible. Il y en a donc une autre espèce, parce que notre intellect semble être immortel et que les autres parties de l’âme sont corruptibles. Et parce que ce qui est corruptible et ce qui est éternel ne peuvent se trouver, dans une même substance, il semble que cette séparation ne peut se produire que dans les parties de rame, c’est-à-dire dans l’intellect, mais non dans le corps, comme le dit faussement le commentateur, mais dans les autres parties de l’âme, et qu’elles ne peuvent pas se réunir dans une seule substance de l’âme. Ce qui suit prouve qu’on doit l’entendre ainsi. Il est évident que les autres parties de l’âme ne peu être séparées, par la substance la raison, ou par leur siège. On a déjà répondu à cette question par tout ce qui a été dit plus haut. Ce qu’il ajoute prouve qu’on doit entendre ces paroles, non de la séparation de l’âme d’avec le corps, mais de ses puissances entre elles.
La raison prouve qu’elles sont distinctes entre elles. Car il est clair qu’il y a une grande différence entre le sentiment et la pensée. Ceci prouve évidemment qu'il répond ici en particulier à la question soulevée plus haut. Car on a émis ce doute, à savoir si une partie de l’âme est séparée de l’autre par la raison seulement ou par la place qu’elle occupe. Mettant de côté ce qui a trait à l’intellect, duquel il ne décide rien, il dit que les autres parties de l’âme ne peuvent être séparées par leur siége, mais qu’elles diffèrent par la raison. Ceci donc une fois posé, que l’âme est divisée en végétative, sensitive, intellectuelle et motrice, il s’efforce de prouver que l’âme est unie au corps dans toutes ses parties, non comme le pilote au vaisseau, mais comme la matière à la forme. Et alors on détermine ce qu’est l’âme en générai, ce qu’on n’avait dit jusque-là qu’au figuré. Et il le prouve par les opérations de l’âme. Car il est clair que le principe par lequel une chose est produite, est la forme de ce principe comme nous disons que nous connaissons par l’âme et par la science, mais d’abord plutôt par la science que par l’âme; parce que nous ne savons par l’âme que parce qu’elle a la science. De même, nous disons que nous sommes guéris par le corps et par la santé, mais d’abord par la santé. Ainsi, il est évident que la science est la forme de l'âme, et la santé la forme du corps. Et il procède ainsi. L’âme est d’abord ce qui nous donne la vie, ce qu’il dit en tant qu’elle est végétative; ce qui nous donne le sentiment, en tant que sensitive; ce qui nous donne le mouvement, comme force motrice; ce qui nous donne l’intelligence; à cause de l’intellect; et il conclut par ces paroles: "Parce qu’elle est toujours une raison et une forme, mais non en tant que matière et sujet." Il affirme donc ici clairement ce qu’il avait dit plus haut, que l’âme est un acte d’un corps physique non seulement de l’âme végétative, sensitive et motrice, mais encore intellectuelle.
Aristote pensait donc que le principe de notre intelligence est la forme du corps physique. Mais de peur qu’on ne vienne à penser qu’il ne veuille pas dire que ce qui nous donne la faculté de comprendre, n’est pas l’intellect possible, mais quelqu’autre chose, nous citons ses paroles du troisième livre de l’Âme, en parlant de l’intellect possible, qui excluent tout doute à cet égard: "Or, je dis que qui doit à l’âme l’intelligence et la pensée." Mais avant d’aborder cette pensée d’Aristote, écrite au troisième livre de l’Âme, arrêtons-nous un peu plus à celle du second livre, afin qu’en comparant ses paroles, on puisse voir quelle fut sa pensée sur l’âme.
Après avoir défini l’âme en général, il commence à distinguer ses diverses facultés et il dit qu’elles sont végétatives, sensitives, appétitives, motrices et intellectuelles. Ce qu’il dit, en expliquant chacune de ces facultés en particulier, de la faculté intellectuelle, prouve qu’il entend par là l’intellect. Autrement: ce qui est intellectuel est comme l’intellect de l’homme. Il pense donc que l’intellect est une puissance de l’âme, qui est un acte du corps; et on saisit toute la suite de sa pensée, qui veut dire que l’intellect est une puissance de l’âme et de plus que la définition de l’âme peut convenir à toutes ses parties. Il est donc clair que la raison de l’âme et de la forme sera toujours la même: car la forme n’est pas en dehors de la figure d’un triangle, ni de toutes celles qu’on en peut tirer, ni cette âme, en dehors de toutes les autres dont nous avons parlé. Il ne faut donc pas chercher une autre âme en dehors de celles dont il a été question, auxquelles on peut appliquer la définition donnée plus haut.
Aristote ne s’étend pas d’avantage sur l’intellect, dans son second livre, si ce n’est qu’il démontre que le raisonnement et l’intellect est la dernière et la plus petite des âmes, parce qu’on la rencontre plus rarement, comme la suite le fait voir. Mais parce qu’il y a une grande différence entre le mode d’opérer de l’intellect et de l’imagination, il ajoute qu’il y a une autre raison de l’intellect spéculatif. Il remet au troisième livre à faire cet examen. Et pour qu’on ne dise pas, comme le fait Averroès, avec tant de perfidie, qu’Aristote soutient qu’il y a une autre raison de l’intellect spéculatif, parce que l’intellect n’est pas l'âme, ni une partie d'elle, il réfute ceci, au commencement du troisième livre, où il fait le résumé de son traité de l’intellect. Il dit en effet, dans le chapitre de la partie de l’âme, qui connaît et qui juge: "Qu’on ne soutienne pas, qu’on dit cela seulement dans ce sens, que l’on oppose l’intellect possible à l’intellect actif, comme quelques-uns se l'imagine. Car on a dit cela avant qu’Aristote eût fait sa distinction de l’intellect possible et de l’intellect actif; ce qui lui a fait dire que l’intellect est une partie de l’âme en général, qui renferme l’actif et le possible, comme il a distingué clairement l’actif de toutes les autres parties de l’âme, comme on l’a déjà dit. Mais il faut considérer l’ordre et le soin admirable dans la méthode d’Aristote. Car il commence dans son troisième livre, à traiter la question de l’intellect, qu’il avait laissée indécise dans le second. Il y avait surtout deux points obscurs.
D’abord:
1° Savoir si l’intellect est distinct des autres parties de l’âme, par la raison seulement, ou encore par la localisation. Question qu’il n’a pas décidée, puisqu’il dit: "Nous n’avons encore rien de certain sur l’intellect et la faculté de perception." Et il résume cette question, en ces mots: "Soit qu’on puisse le séparer des autres parties de l’âme, soit qu’il ne le soit pas par l’étendue, mais par la raison." Il entend le mot dévisible en étendue, dans le sens qu’il l’avait déclaré divisible par la localisation.
2° Il y avait pas donné la différence de l’intellect avec les autres parties de l’âme, lorsqu’il ajoute un peu plus bas: "Il y a une autre raison de l’intellect spéculatif, et il la cherche, en disant: "Il faut coi:sidérer en quoi il diffère." Et il s’efforce d’en donner une qui puisse s’accorder avec les deux opinions énoncées, soit que l’âme soit divisible ou non étendue, ou en localisation de ses autres parties: ce qu’indique assez sa manière de parler. Car il dit qu’il faut examiner si l’intellect diffère des autres parties de l’âme, soit qu’on puisse l'en séparer par l’étendue ou la localisation, c’est-à-dire, le sujet, ou seule ment par la raison. D’où l'on voit clairement qu’il n’a pas l’intention de placer cette différence dans sa séparation d’essence et de nature avec le corps; car il ne pouvait le soutenir avec les deux opinions émises plus haut, mais il veut faire consister leur différence dans le mode d’opération qui leur est propre. Puis il ajoute: "Et ce qu’est l'intellect lui-même." Ainsi donc d’après les paroles d’Aristote, il es évident jusqu’à cette heure qu’il a voulu dire que l’intellect est une partie de l’âme, laquelle est un acte d’un corps physique. Mais puisque Averroès a voulu soutenir, d’après quelques paroles qui suivent, que l’intention, d’Aristote avait été de dire que l’intellect n’est pas l’âme, laquelle est un acte du corps ou une partie de cette âme ainsi conçue, il faut examiner plus crapuleusement les paroles suivantes. Aussitôt après avoir posé la question de la différence de l’intellect et de la matière, il demande en quoi l’intellect ressemble aux corps, et en quoi il en diffère.
Il avait en effet arrêté ces deux opinions touchant les organes, à savoir, qu’ils sont en puissance pour les corps, et qu’ils entrent en souffrance et sont détruits par l’usage des meilleures choses corporelles. C’est donc là ce que cherche à savoir Aristote, lorsqu’il dit: "S’il en est de l’intelligence comme du sentiment, elle aura le même sort, c’est-à-dire qu’elle sera viciée par les meilleures choses intelligibles, comme les sens par les plus excellentes choses sensibles, ou toute autre chose semblable" c’est-à-dire, l’intelligence ressemble-t-elle au sentiment, différente cependant en ce qu’elle ne peut souffrir? Il répond donc aussitôt à cette question, et il conclut, non de ce qui précède, mais de ce qui suit, bien que ce soient les antécédents qui lui servent de preuve, qu’il faut que cette partie de l’âme soit impassible pour qu’elle ne souffre pas d’altération, comme les organes. Il y a cependant une certaine souffrance que l’on reconnaît communément comme attachée à l’intelligence. Elle diffère donc en cela du sentiment. Il démontre donc que c’est en cela qu’elle ressemble au sentiment, parce qu’il faut que cette partie de l’âme soit susceptible d’une forme intelligente, et qu'elle soit en puissance à l’égard de cette forme, et qu’elle ne l’est pas naturellement en acte, comme nous l’avons dit des sens, qui sont en puissance à l’égard des choses matérielles, et lion en acte. Il conclut qu’il doit en être ainsi de l’intelligence à l’égard des choses intellectuelles, comme des sens envers les objets matériels. Or, il en tiré cette conclusion pour combattre le système d’Empédocle et de quelques anciens philosophes, qui soutenaient que la faculté qui connaît doit être de même nature que l’objet connu, comme étant nous-mêmes composés de terre, nous connaissons la terre, et composés d’eau, nous connaissons l’eau.
Or, Aristote a prouvé plus haut que ceci ne pouvait pas être vrai à l’égard des sens, parce que la faculté sensitive n’est pas en acte, mais seulement en puissance, et il en dit autant de l’intellect. Mais il y a de la différence entre l’intellect et les sens, parce que le sentiment ne connaît pas tout, mais la vue perçait les couleurs, l’ouïe les sons, et ainsi des autres; tandis que l’intellect est capable de tout connaître. Or, les anciens philosophes, qui soutenaient que la faculté cognitive doit être de même nature que les choses connues, disaient que l’âme, dès lors qu’elle connaît tout, devait être un composé des principes de tontes choses. Mais puisque Aristote a déjà démontré, en le comparant aux sens, que l’intellect n’est pas en acte la faculté de connaître, mais seulement en puissance, il conclut au contraire qu’il est nécessaire que l’intellect, puisqu’il connaît tout, soit une essence pure, c’est-à-dire sans mélange de toute autre chose, comme le prétendait Empédocle. Et il ers appelle au témoignage d’Anaxagore, parlant, non du même intellect, mais de l’intellect qui est le moteur de tout. De même donc qu’Anaxagore a dit due l’intellect était exempt de toute nature étrangère et maître dans son choix, de même nous pouvons dire que l’intellect humain doit être d’une seule et même nature pour connaître tout; et il en donne cette preuve, qui se trouve dans le texte grec. Ce qui est à l’intérieur exclut ce qui lui est étranger et ne lui laisse pas de place; l’organe de la vue nous peut faire comprendre cette proposition. Car, s’il y avait une couleur quelconque dans l’intérieur de la prunelle de l’oeil, cette couleur intérieure l’empêcherait d’apercevoir une couleur extérieure et lui ôterait, en certaine façon, la possibilité de voir autre chose. De même, si un objet quelconque que l’intellect connaît, comme de la terre ou de l’eau, le froid ou le chaud, était dans l’intérieur de l’intellect, il l’obstruerait lui-même et l’empêcherait de rien connaître autre chosé. Mais comme il connaît tout, il en conclut qu’il n’a aucune nature particulière des corps matériels qu’il connaît, mais celle-là seule qui est possible, c’est-à-dire une impuissance radicale pour ce qui est de comprendre ce qui est de sa nature, mais elle devient active lorsqu’il le comprend de fait, comme les sens in actu deviennent sensibles par l’application de cette faculté, comme il l’avait dit dans le second livre.
Il est donc amené à dire que l’intellect n’est rien de ce qui existe, avant qu’il conçoive réellement, ce qui est en opposition à l’opinion des anciens, qui soutenaient qu’il est tout, dans le fait. Et parce qu’il avait rappelé cette parole d’Anaxagore, en parlant de l’intellect qui est maître de tout, dans la crainte qu’on pensât qu’il avait raisonné ainsi de cet intellect, il se sert de cette façon de parler. "Qui est dit intellect de l’âme;" je dis que l’intellect, par lequel l’âme pense et comprend, n’est rien dans le fait de ce qui existe avant l’acte de l’intelligence. De là ressortent deux choses.
1° La première, qu’il ne parla pas ici d’un intellect qui soit une substance séparée, mais de l’intellect dont il nous a déjà entretenus, qui est une puissance et une partie de l’âme par laquelle l’âme comprend.
2° La seconde qu’il a prouvée déjà, que l’intellect n’a pas une nature déterminée in actu; mais il n’a pas encore prouvé que ce n’est pas une faculté du corps, comme le soutient Averroès; mais il tire aussitôt cette conclusion de ce qu’il a dit, car on lit: "D’où il n’est pas raisonnable de le confondre avec le corps."
Et il prouve ce second point par le premier, qu’il a déjà démontré, à savoir: que l’intellect n’a pas de fait une nature matérielle. D’où il est évident qu’il n’est pas mêlé avec le corps, parce que s’il était confondu avec lui, il aurait une nature corporelle. Et c'est ce qu’il ajoute: "Car on deviendra froid ou chaud, si quelque organe du corps est affecté de cette sensation." Car le sentiment proportionné à son organe, et est façonné en un sens à sa nature. Aussi les impressions des sens suivent-elles les modifications des organes. On comprend donc que l’intellect ne peut pas être mêlé avec le corps, parce qu’il n’a pas d’organes comme les sens. Et il prouve que l’âme est sans organes, en citant l’opinion de ceux qui soutenaient que l’âme est le siége des idées, prenant dans le sens le plus large, d’après la manière de penser des Platoniciens, le mot siége pour toute espèce de faculté réceptive, bien que le siége des idées ne con vienne pas à l’âme tout entière, mais seulement à l’âme intellective. Car l’âme sensitive ne reçoit pas en elle les idées, mais dans un organe; et la partie intellective ne les reçoit pas dans un organe, mais dans elle-même. Ainsi, il n’y a pas un siége des idées qui les ait dans le fait, mais seulement en puissance.
Comme il a déjà fait voir ce qui convient à l’intellect par la comparaison des sens, il revient à ce qu’il avait dit d’abord, qu’il faut que la partie intellective soit passive, et avec une étonnante sagacité il conclut à sa différence par sa similitude même. Il prouve donc, par conséquent, que l’intellect et les sens ne sont pas également possibles, par la raison que les sens sont détériorés par les qualités des choses matérielles, tandis que l’intellect ne l’est pas par celle des choses intelligibles. Il tire sa preuve de ce qui a été prouvé plus haut que le sensitif n’est pas sans corps, tandis que l’intellect est séparé. Or, ils s’appuient sur cette dernière parole pour appuyer leur erreur, exprimant par là que l’intellect n’est pas l’âme ni une partie de l’âme, mais bien une substance séparée; mais ils oublient ce qu’Aristote a dit un peu plus haut. Car, comme on dit ici que l’âme sensitive n’est pas sans corps, et que l’intellect est séparé, de même il a dit plus haut que l’intellect devient tel que son organe, par exemple, froid ou chaud, s’il en a un, comme l’âme sensitive. C’est pourquoi il soutient que l’âme sensitive n’est pas sans corps et que l’intellect est séparé, parce que l’âme sensitive n’est pas sans corps et que l’intellect n’en a pas. Il est donc clairement prouvé et tout à fait hors de doute, que telle fut l’opinion d’Aristote sur l’intellect possible, que l’intellect est une espèce d’âme, laquelle est un acte du corps, de manière cependant que l'intellect de l’âme n'ait pas d'organe corporel, comme les autres puissances de l’âme Or, si on fait un instant de réflexion, il n'est pas difficile de comprendre comment l’âme est la forme du corps, et que ses qualités ne soient pas celles du corps. Car nous voyons dans beaucoup de choses que la forme est l’acte d’un corps composé d’éléments, et possède cependant des qualités qui ne sont celles d’aucun élément, mais doit être attribuée à une forme provenant d’un autre principe, par exemple, d’un corps céleste, de même que l’aimant a la propriété d’attirer le fer, et le jaspe d’arrêter le sang, nous verrons peu à peu que les formes les plus distinguées ont des qualités de plus en plus supérieures à la matière. C’est pourquoi la dernière des formes, qui est l’âme humaine, a une puissance supérieure en tout à la matière du corps, c’est-à-dire à l’intellect. Ainsi donc, bien que l’intellect soit séparé, puisqu’il n’est pas une puissance du corps, mais de l’âme, l’âme est néanmoins un acte du corps. Et nous ne disons pas que l’âme, qui renferme l’intellect, surpasse tellement la matière, ne soit pas dans le corps, mais que l’intellect, qu’Aristote appelle une puissance de l’âme, n’est pas un acte du corps; et l’âme n’est pas un acte du corps par l’intermédiaire de ses facultés, mais elle est par elle-même un acte du corps, qui le spécifie, tandis que quelques-unes de ses puissances sont des actes de quelques parties du corps, qui leur donnent leur aptitude pour certaines fonctions. Ainsi donc, la puissance, qui est l’intellect, n’est l’acte d’aucunes parties du corps, parce qu’il n’accomplit pas ses fonctions au moyen d’un organe corporel.
De peur qu’on puisse croire que nous interprétons à notre sens les paroles d’Aristote, il faut les citer. Il demande, en effet, dans le second livre de sa Physique, jusqu’à quel point il faut connaître la forme et ce qu’elle est; car il ne permet pas au physicien de considérer toute espèce de forme; et ensuite il résout ainsi la question: "De même que le médecin considère sans cesse les nerfs, et le forgeron le fer, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’il en ait fait ce qu’il se propose; et il montre à quel dessein, en ces termes: "Tout est la cause de cette fin," comme s’il disait: Le médecin consulte le pouls, en tant qu’il a trait à la santé, et le forgeron considère le fer à cause de l’oeuvre qu’il en veut faire. Et parce que le physicien considère la forme en tant qu’elle est dans la matière, car elle est la forme d’u corps sujet à changement; de même le naturaliste considère la forme en tant qu’elle est dans la matière: donc le terme de la considération du physicien, de la forme, est dans la forme, qui est dans la matière d’une certaine façon, et n’y est pas d’une autre. Car ces formes sont au dernier degré des formes séparées et immatérielles. Aussi il ajoute: "Il y a, à cet égard, une considération naturelle touchant les formes, qui sont séparées, à la vérité, mais qui sont des formes dans la matière." Il dit quelles sont ces formes, par ces paroles: "L’homme et le soleil engendrent l’homme avec de la matière." La forme de l’homme est donc dans la matière, et est séparée. Elle est en effet dans la matière par l’être qu’elle donne au corps, et ainsi elle est la cause de la génération et séparée, dans la puissance qui est propre à l’homme, à savoir l’intellect. Il n’est cloue pas impossible qu’il y ait une forme dans la matière, et que sa vertu soit séparée, comme nous l’avons dit pour l’intellect.
On procède encore d’une autre manière pour prouver qu’Aristote ne pensait pas que l’intellect fût dans l’âme, ou qu’il fût une partie de l’âme, unie au corps comme forme. Car il dit en plusieurs endroits que l'intellect est éternel et incorruptible, comme, par exemple, dans son second livre du Traité de l’âme, où il dit, "que cela seulement est séparé comme l’éternel du corruptible;" et dans le premier livre, où il dit, "que l’intellect paraît être une substance et qu’il ne subit pas d’altération;" et dans le troisième: "Cela seul est séparé, qui est véritablement, et cela seul est immortel et indestructible." Bien que quelques auteurs n’entendent pas ces paroles de l’intellect possible, mais de l'actif, il est évident, d’après toutes ces preuves, qu’Aristote pensait que l’intellect était quelque chose d’incorruptible. Or, il semble que rien d’incorruptible puisse être la forme d’un corps corruptible. Car il n’est pas accidentel à la forme, mais il est en lui d’être dans la matière; autrement il serait, par accident, un composé de matière et de forme. Mais rien ne peut exister sans ce qui est en soi; donc la forme d’un corps ne peut être dans le corps. Si donc le corps est corruptible, il s’ensuivrait que la forme du corps devrait être corruptible.
De plus, les formes séparées de la matière, et les formes qui sont dans la matière, ne sont pas les mêmes en espèce, comme il le prouve dans le septième livre de sa Métaphysique. À plus forte raison, une seule et même forme ne peut être à la fois sans le corps et dans le corps. Après la décomposition du corps, la forme du corps est détruite, ou elle passe à un autre corps. Si donc l’intellect est la forme du corps, il s’ensuit de toute nécessité que l’intellect est corruptible. Cette considération a fait impression sur l’esprit de plusieurs. Car saint Grégoire de Nysse veut qu’Aristote pensât que l’âme est corruptible, parce qu’il disait qu’elle était la forme du corps. Quelques autres, au contraire ont pensé qu’elle passait d’un corps à un autre; d’autres qu’elle avait un corps corruptible duquel elle ne devait jamais être séparée. C’est pourquoi il nous faut prouver, par les paroles d’Aristote, qu’il pensait que l’âme intellective était la forme du corps, et pourtant incorruptible. Car, après avoir démontré dans le onzième livre de sa Métaphysique, que les formes ne sont pas antérieures à la matière, parce que quand un homme a recouvré la santé, il y a la santé en lui, et la forme d’une houle d’airain est avec la forme de l’airain: il demande en conséquence, si une forme reste après la matière, et il parle ainsi dans le sens de Boèce. li faut donc examiner si quelque chose reste après la matière. Car rien n’empêche qu’il en soit ainsi dans certains cas, par exemple l’âme, non tout entière, mais quant à l’intellect; car il est impossible, peut-être, qu’il en soit ainsi de toutes ses parties. Il est donc clair qu’il dit de l’âme qui est la forme, pour la partie intellective, que rien n’empêche qu’elle survive au corps, et pourtant qu’elle n’a pas été avant lui. Car, quand même il aurait dit, en sens absolu, que les causes motrices existaient avant, tandis qu’il n’en est pas ainsi pour les causes formelles, il n’a pas fait cette question, à savoir, si quelque forme a précédé la matière, mais si la forme survivait à la matière et il répond que rien ne rend chose impossible pour la forme qui est l’âme, quant à la partie intellective. Puisque donc, d’après les paroles précédentes d’Aristote, cette forme, qui est l’âme, survit au corps, non pour le tout, mais quant à l’intellect, il reste à examiner pourquoi la partie intellective, plutôt que les autres parties et que les autres forme survivent à leurs matières. Il faut donc tirer la raison de tout ceci, des paroles mêmes d’Aristote.
Il dit en effet dans son troisième livre de l’Ame: "Cela seulement est séparé, qui existe véritablement, et cela seul est immortel et durable." Il semble donc donner cette raison, qu’une substance est séparée, parce qu’elle est immortelle et impérissable. Mais il y a doute pour savoir de quel intellect il veut parler, quelques-uns l’entendant de l’intellect possible, d’autres de l’intellect actif, ce qui est également faux, si on considère attentivement les paroles d’Aristote. Car il avait dit que l’un et l’autre étaient une substance séparée. Il faut donc qu’on l’entende de toute la partie intellective, qui est séparée, parce qu’elle n’a pas d’organe propre, comme on le voit dans Aristote. Car il avait dit dans son premier livre du Traité de l’Âme: "Si quelqu’une des opérations de l’âme ou de ses passions lui est propre, elle est toujours séparée; mais si elle ne lui appartient pas, elle n’est pas séparable, et la raison est celle-ci." Chaque être agit en tant qu’il existe, et ses actes sont conformes à son mode d’existence. Donc lés formes qui n’agissent qu’en union avec leur matière, n’agissent pas elles-mêmes, mais par leur composé, qui agit par la forme. En sorte que ces formes n’existent pas, à proprement parler, mais il y a quelque chose en elles qui est actif. Car, de même que la chaleur n’échauffe pas, mais le chaud, de même, à proprement parler, la chaleur n’existe pas par le calorique, mais le chaud existe par la chaleur. C’est pourquoi Aristote dit dans son dixième livre de la Métaphysique, "qu’il n’est pas exact de dire des accidents qu’ils sont des êtres, mais plutôt qu appartiennent à l’être." il en est de même des formes substantielles qui n’ont pas d’action hors de la communication avec la matière, excepté que le principe de cette forme est celui de la substance de l’être. Donc, une forme qui agit par une puissance ou une vertu qui lui est propre, en dehors de toute communication avec sa matière, a l’être; et elle n’existe pas au moyen d’une essence composée, comme les autres formes, mais les qualités qui la composent ressortent de son essence. C’est pourquoi, si on dissout ce composé, on détruit sa forme qui n’existe que par cet en semble. Mais pour que cette forme n’existe plus, il n’est pas nécessaire de détruire ce composé qui tient sou existence par la forme, tandis qu’elle ne le tient pas de lui.
Mais si on vient à nous objecter qu’Aristote dit dans son premier livre de l’Âme que comprendre, aimer et haïr ne sont pas des passions de l’âme, mais d’un être qui les a reçues comme des dons ou qualités, et qui, après leur dépérissement, n’a ni mémoire, ni affection; car ils ne lui étaient pas propres, mais c’était un attribut commun comme on l’a dit; on peut répondre par les paroles de Thémistius, traitant cette question. "Aristote, dit-il, a plutôt l’air de douter que d’affirmer." Car il n’avait pas encore combattu l’opinion de ceux qui soutenaient que l’intellect ne différait en rien des sens aussi dans tout ce chapitre il parle de l’intellect comme du sentiment.
Ceci est
évident surtout dans le passage où il prouve que l’intellect est corruptible
par l’exemple des sens qui ne sont pas détruits par la vieillesse. Aussi parle-t-il
l’un et de l’autre, sans condition et en forme de doute, confondant ensemble ce
qui regarde l’intellect et ce qu regarde les sens, ce qui est surtout clair
dans ce qu’il dit au commencement de sa réponse; car si se réjouir, ou être
dans la tristesse, ou comprendre, sont des mouvements, on les subit. Mais si on
persistait à dire qu’Aristote parle ici d’une manière précise, il reste encore une
réponse, parce que l’intellect est appelé un acte d’union, non en soi, mais par
accident, en tant que son objet, qui est une image, est dans l’organe corporel,
bien que cet acte ne soit pas produit par l’organe. Si on demande encore si
l’intellect ne comprend pas sans image de l’objet conçu, nous répondrons,
comment pourra-t-il avoir une ‘opération intellectuelle, lorsque l’âme sera
séparée du corps. Celui qui fait cette objection devrait savoir que le
naturaliste ne peut pas en donner la solution. Aussi Aristote dit-il dans le
second livre de son Traité de Physique, eu parlant de l’âme: "C’est
à la première philosophie de dire ce qu’est l’âme, et comment elle est
séparable."
Il faut donc croire que l’âme séparée aura un autre moyen de comprendre que dans son union avec le corps, c’est-à-dire un moyen comme celui de toutes les autres substances séparées. Aussi, ce n’est pas sans raison qu’Aristote demande, dans son troisième livre du Traité de l’Âme, "si l’intellect non séparé comprend par sa vertu quelque chose de séparé." Par où il donne à entendre que l’intellect séparé peut comprendre ce qu’il ne peut pas non séparé. Il faut aussi remarquer que, plus haut, il appelle séparé l’intellect possible et l’intellect actif, et qu’ici il ne dit pas qu’il soit séparé. Il est séparé, en effet, en tant n’est pas un acte organique et non séparé, comme partie ou puissance de l‘âme, qui est un acte du corps, comme on l’a déjà dit. Ces questions sont toute résolues dans les écrits d’Aristote, sur les substances séparées, d’après ce qu’il dit au commencement du douzième Traité de Métaphysique, que nous avons vus au nombre de quatorze, quoiqu’ils n’aient pas été traduits dans notre langue. D’après ceci, les objections n’ont plus de valeur. Car il est de l’essence de l'âme d’être unie à un corps: elle en est empêchée par accident, non de son côté, mais par le fait du corps qui tombe en dissolution; comme il est dans sa nature subtile d’être enlevée en haut, car c’est le propre des corps subtils d’être enlevés hors de terre, comme le dit Aristote dans son huitième livre de Physique. Mais il peut surgir quelque obstacle qui n'empêche de s’élever. De là la réponse à l’autre difficulté.
Car de même que ce qui a une nature subtile et ce qui est grossier et terrestre diffèrent de nature, et que cependant ce qui a une nature propre à être élevée, bien qu’elle ne le soit pas toujours à cause de quelque obstacle, soit la même chose par le nombre et l’espèce, de même deux formes, dont l’une a une nature propre à être unie à un corps et que l’autre ne le peut pas, diffèrent de nature. Cependant un être, un en nombre et en essence, peut être capable d’être uni à un corps, malgré qu’il arrive par le fait de quelque obstacle qui peut survenir, qu’il soit tantôt uni à un corps, et tantôt qu’il ne le soit pas. Ils s’appuient encore, pour autoriser leur erreur, sur ce que dit Aristote dans son Traité de la Génération des animaux, que "l’intellect seul vient du dehors, et qu’il est seul divin." Mais jamais une forme, qui est un acte de la matière, ne lui vient du dehors, mais existe dans la puissance même de la matière. L’intellect. Il est donc pas une forme du corps. Ils objectent encore que toute forme d’un corps, mixte est produite par les éléments, en Sorte que si l’intellect était la forme du corps humain, il ne serait pas produit par une cause extérieure, mais par les éléments. Ils objectent encore qu’il suivrait de notre manière de voir que l’âme végétative et sensitive serait à l’extérieur, ce qui est contraire à l’opinion d’Aristote, surtout si l’âme était composée d’une seule substance dont les puissances seraient sensitive, végétative et intellectuelle, puisque, d’après Aristote, elle est séparé du corps. Or ce que nous avons dit plus haut donne de suite la solution de ces difficultés.
Car, lorsqu’on dit que toutes les formes viennent de la puissance de la matière, il faut savoir qu’il y a deux manières dont la forme peut être tirée de la matière.
1° Premièrement, la forme peut dépendre de la matière, quant à l’essence et à la formation de l’être,
2° secondement, elle peut exister avant la forme.
Si cela ne signifie rien autre chose, sinon que la matière a préexisté à la forme, il faut voir ce que c’est que tirer la forme de la puissance de la matière. Car si on veut dire seulement que la matière préexistait en puissance pour la forme, on peut également dire que la matière corporelle préexiste en puissance pour l’âme intellective; c’est pourquoi Aristote dit, dans son Traité de la Génération des animaux: "On doit croire que l’âme végétative est en puissance dans les semences et les foetus qui ne sont pas encore séparés, mais non en acte avant que les foetus, qui sont déjà séparés, prennent de la nourriture et exercent les fonctions de l’âme. Car dans le commencement, toutes ces choses semblent exister de la vie de leur principe originel." On peut raisonner de la même façon pour l’âme sensitive et pour l’âme intellective. Car elles doivent exister en puissance avant d’être en acte, pour qu’elles ne soient jamais en puissance, par la raison qui fait qu’elles doivent être en acte. Nous avons, en effet, démontré que les autres formes qui n’ont aucune opération, en dehors de toute communication avec la matière, doivent être tellement en acte, qu’elles soient plutôt dans ce qui les compose et avec quoi elles coexistent, que dans une existence propre: de même que toute leur essence est dans leur réunion avec la matière, de même, dit-on, qu’elles viennent entièrement de la puissance de la matière. Mais l’âme intellective, étant active sans l’intermédiaire des corps, n’a pas son existence seulement dans l’union avec la matière, ce qui fait qu’on ne peut pas dire qu’elle en est tirée, mais plutôt qu’elle tire son origine d’un principe extérieur, comme le démontrent ces paroles d’Aristote: "L’intellect vient d’un principe extérieur, et est purement divin." Et voici la raison qu’il en donne " Car, dit-il, rien de corporel ne se mêle à ses opérations.
Ce qui m’étonne, c’est la source d’où l’on tire la seconde objection, à savoir: "Que si l’âme intellective était la forme d’un corps mixte, elle serait produite par un mélange d’éléments, tandis qu’aucune âme n’a cette origine." Car Aristote ajoute aussitôt après ces paroles: "Chaque vertu ou chaque puissance de l’âme, semble tenir d’un autre corps, mais plus divin que ceux que nous appelons les éléments;" Or, la nature de ce corps est différente à raison de la noblesse ou du rang de l’âme. Car il y a dans le principe des êtres quelque chose qui fait qu’il y a des principes secondaires, comme on dit la chaleur et non le feu, non qu’il y ait une telle propriété, mais un principe renfermé dans la semence et la vapeur séminale, et la nature qui est dans cet esprit est proportionnée à l’élément qui compose les astres. Loin donc que l’intellect ait son origine dans le mélange des éléments, l’âme végétative elle-même n’est pas leur production.
Quant à la troisième objection, par laquelle on veut établir que l’âme végétative et l'âme sensitive, viennent d’un principe extérieur, elle n’entre pas dans le but de la discussion. Car on a vu par les paroles d’Aristote, qu’il laisse la question indécise, à savoir: "Si l’intellect diffère des autres parties de l’âme par son siége et son sujet, comme dit Platon, ou par la raison seulement." Il n’y a pas d’inconvénient à soutenir qu’elles ont le même sujet, comme cela paraît plus vraisemblable. Car, Aristote dit dans son second livre du Traité de l'âme, "qu’elles sont à l’égard de l’âme, comme il en est des figures de géométrie." Car dans toutes leurs conséquences qu’on en peut tirer, il y a une puissance qui existe avant elles, dans ces opérations et dans les êtres animés, comme dans le quarré on trouve le triangle et dans l’être sensitif, le végétatif. De même aussi, l’âme intellective a le même sujet; question qu’il laisse toujours douteuse. Il faut dire aussi que l'âme végétative et l’âme sensitive sont dans l’intellective, comme le triangle et le carré sont dans le Pentagone. Le quarré diffère bien, à la vérité, du triangle, par sa nature, mais non du triangle qui est une puissance en lui-même, comme le quaternaire du ternaire, lequel est une partie de celui-là, mais du ternaire, qui existe en dehors de lui et s’il arrivait que plusieurs figures fussent faites par différents agents, le triangle qui existe indépendamment du carré, aurait une autre cause productrice que le carré, comme il a une autre forme; mais le triangle qui est dans le quarré, aurait la même cause productrice.
Ainsi donc, l’âme végétative, qui a une existence à part de celle de l’âme sensitive, est une autre espèce d’âme, et dépend d’une autre cause productrice: cependant l’âme sensitive et végétative ont le même principe, qui est renfermé dans l'âme sensitive. Il n’y a donc pas d’inconvénient à soutenir que l’âme végétative et l’âme sensitive, qui sont dans l’âme intellective, viennent d’une cause en dehors de l’âme, qui a donné naissance à l’intellective. Car on peut sans crainte de se tromper, attribuer à la puissance d’un agent supérieur, l’effet produit par un agent inférieur, et à plus forte raison. En sorte que, bien que l'âme intellective vienne d’un agent extérieur, elle a cependant les qualités de l’âme végétative et de l’âme sensitive, qui sont produites par des agents inférieurs. Ainsi donc, après avoir pesé attentivement, presque toutes les paroles d’Aristote, sur l’intellect humain, on voit qu’il pensait que l’âme humaine est un acte du corps et qu’une partie d’elle-même est l’intellect possible ou de puissance.
Maintenant il faut voir ce qu’en pensaient les autres Péripatéticiens et examiner ce que dit Thémistius dans son commentaire de l'âme. Il y a, dit-il, "une double distinction à faire de l’esprit humain, à savoir: l’intellect de puissance et l’intellect actif." Attaquant le premier corps à corps, il le dégage des ténèbres, le met en lumière et le fait voir en action, ensuite il forme en lui comme un espèce de casier, où viennent se ranger toutes les sciences et toutes les connaissances possibles. Car de même qu’une pierre non taillée ou un métal non travaillé, dont la première a en puissance une maison et l’autre une statue, ne peuvent être employés à la forme d’une maison ou d’une statue à moins que l’art de l’ouvrier ne façonne ces matériaux et ne les approprie à devenir une maison ou une statue, ainsi est-il nécessaire que l’intellect de puissance soit perfectionné par l’autre intellect, lequel, parce qu’il est parfait lui-même et toujours actif, ne peut s’associer à aucune puissance ni s’identifier avec elle, qu’il excite et qu’il exerce cette aptitude et cette facilité de l’intellect à comprendre, comme un art qu’il exerce, et lui donne la parfaite connaissance des choses. Et ici l’intellect séparé et impassible, reste pur de tout mélange.
Quant à l’intellect de puissance, bien qu’il ait la même dignité et la même vertu que l’intellect actif, étant cependant quelquefois plus uni et plus rapproché de l’âme humaine, perd quelque chose de sa no blesse, dans cette société avilissante. De même que lorsque l’approche d’une lumière frappe les yeux et les couleurs, son éclat illumine non seulement la vue, mais encore les couleurs: de même quand l’intellect actif agite l’intellect de puissance, non seulement il le met en mouvement, mais il faut que les choses conçues en puissance, il les conçoive en action; et ce sont là les formes matérielles et l’ensemble de toutes les notions chacun des sens. Et il ajoute après peu de mots: "La comparaison de l’art, appliquée à la matière, peut être appliquée à l'intellect actif à l'égard de l'intellect de puissance." Ainsi il fait tout et il s'applique à tout; d'où il suit que, lorsque nous le voulons, nous pouvons tout comprendre et tout examiner, parce que l'intellect actif n’est pas comme l’art, en dehors de sa matière, mais fondu tout entier dans l’intellect de puissance. Gravez un écusson dans l’essence même du bronze ou du fer, non à la surface seulement, ne pénétrera-t-il pas toute la masse du métal? De même l’intellect actif joint à l’intellect de puissance, ne fait plus qu’un avec lui, parce qu’il n’est plus que la même chose, composée de matière et de forme, et cependant cette fusion a deux motifs; et après quelques mots, il ajoute: "Nous sommes donc le lien d’union de ces deux intellects." Si dans tout ce qui réunit l’acte et la puissance, les choses se passent de manière à ce que l’objet et l’essence soient différents, il s’ensuit que je suis une chose et mon essence ne autre, de façon que je sois composé d’acte et de puissance et que mon essence soit seule: c’est pourquoi j’écris ce que je pense et je le livre au public. L’intellect, qui est composé de puissance, écrit, non en tant que formé de puissance, mais en tant qu’il est actif, parce que toute son action aboutit là et y est attachée, et puis il ajoute encore plus clairement, pour en revenir au point d’où nous sommes partis, comme autre chose est d’être un animal ou d’être son être animal, et de même que pour l’être de l’âme animale, de même je suis une chose, l’être de moi, une autre, -et mon essence une autre. Mais mon essence ne vient pas de l’âme sensitive, qui sert de matière à l’intellect de puissance ou à l’intellect actif; par conséquent elle doit tirer son origine et la dépendance de l’intellect actif. Car l’intellect est à proprement parler, le seul qu’on puisse regarder comme la forme et la forme des formes, et les autres intellects inférieurs sont tantôt considérés comme sujets et tantôt comme formes. Sans doute, l’ordre logique et celui de la nature veulent que les supérieurs soient la forme des inférieurs et ceux-ci la matière des supérieurs. On fait donc l’intellect actif la forme suprême et souveraine, qui se perfectionne, qui se complète dans ce concours, et lui met comme la dernière main, comme ne pouvant avoir aucune forme supérieure et plus distinguée, à la quelle elle puisse faire servir l’intellect actif de matière. C’est pourquoi nous sommes à proprement parler l'esprit et l’intellect, et ensuite combattant l’opinion de quelques adversaires, il dit: "Aristote ayant établi que dans toute créature l’un devant servir de matière et l’autre de forme motrice et perfective, il faut, dit-il, qu’il y ait les mêmes différences dans l’âme, et qu’il y ait un intellect tel quel, qui soit la partie la plus excellente de l’âme raisonnable, et après quelques mots, il ajoute " Je veux qu’on puisse établir et conclure de ces paroles, qu’Aristote pensait que l’intellect actif était quelque chose de nous, ou notre être même.
On voit donc des paroles précédentes de Thémistius, qu’il dit que non seulement l’intellect possible, mais encore l’intellect actif, est une partie de l’âme humaine, qu’Aristote le pensait et de plus que l’homme n’est pas dans l’âme sensitive, comme quelques-uns l’avancent faussement, mais plutôt dans l’âme intellective et princière. Je ne connais pas les ouvrages de Théophraste, mais Thémistius a cité les paroles, dans son Commentaire de l’âme, que voici: "Je pense que je dois ici faire attention aux paroles de Théophraste sur l’intellect actif et potentiel." C’est pourquoi il écrit sur l’intellect potentiel: puisque l’intellect de l’homme lui vient par voie étrangère et extérieure, et qu’il lui est comme inoculé et incorporé, on demande pourquoi on dit qu’il est engendré avec nous, et enfin quelle est la consistance de sa nature. Assurément, ce que l’on dit ici, due l’intellect n’est rien en acte, mais tout en puissance, est parfaitement juste quant au sens, cependant on ne doit pas rejeter entièrement cette proposition, ni tellement affirmer qu’il n’est pas actif, qu’on l’anéantisse: ce serait avancer une fausseté et prêter matière à des contestations ou à des disputes; mais il faut l’entendre en ce sens, qu’une certaine puissance sui generis ait l’esprit pour sujet et principe de formes, telle qu’on trouve cette faculté dans les objets matériels, servant de hase à leur formation et à leur existence. Mais quand on dit que l’âme nous vient extérieurement, il ne faut pas affirmer que nous pensions qu’elle nous est inoculée et surajoutée, mais qu’il arrive que dès notre naissance elle s’empare de nous et nous environne.
Théophraste, après s’être fait cette double question:
1° Comment l’intellect possible, étant hors de nous, est-il confondu avec notre nature?
2° Quelle est la nature de l'intellect possible?
Il répond d’abord à la seconde question, qu’il est tout en puissance, non pas comme s’il n’existait pas du tout, mais comme les sens à l’égard des objets matériels, et il tire de là la réponse à la première question, qu’il ne nous vient pas du dehors, comme s’il nous était ajouté accidentellement et après un certain temps, mais dès le premier instant de notre formation, et comme embrassant et renfermant la nature humaine.
Quant à Alexandre, à qui on fait dire que l’intellect possible était la forme du corps, Averroès lui-même l’avoue, bien que, comme je le crois, il ait mal entendu le sens d’Alexandre, il lui fait trop signifier, ainsi qu’aux expressions de Thémistius. Car lorsqu’il fait dire à Alexandre que l’intellect possible n’est autre chose qu’une préparation, qui est dans la nature humaine, à l’intellect actif et aux choses intelligibles, il a pensé que cette disposition n’était que la puissance intellectuelle de l’âme pour les choses intelligibles: c’est pourquoi il ajoute que ce n’est pas une puissance du corps, parce qu’une telle puissance n’a pas d’organe corporel, et non par la raison qu’oppose Averroès, qu’aucune disposition n’est une faculté corporelle. Et pour passer des Grecs aux Arabes, il est certain qu’Avicenne crut que l’intellect était une faculté de l’âme, qui est la forme du corps. Car il écrit, dans son Traité de l’âme: "L’intellect actif, c’est-à-dire pratique, a besoin, pour toutes ses opérations, du corps et des facultés corporelles;" et l’intellect contemplatif se sert du corps, mais pas toujours ni absolument. Car il se suffit lui-même à lui-même.
L’âme humaine n’est rien de tout ceci, mais c’est ce qui a toutes ces facultés; et comme nous le dirons plus tard, c’est une substance solitaire qui a par elle-même une aptitude aux actes, dont les uns n’atteignent leur fin qu’à l’aide d’intermédiaires, et par l’usage qu’elle en fait; d’autres qui n’ont aucunement besoin de ces moyens d’action. "De même, dit-il dans sa première partie que l’âme humaine est la première perfection du corps naturel instrumental, par laquelle il lui est donné d’agir d’après sa libre détermination, et d’arriver, à l’aide de la réflexion, à tout comprendre." Ce qu’il ajoute ensuite est vrai, et il en donne la preuve: "L’âme humaine, en tant que propre et connue à elle-même, c’est-à-dire en tant que puissance intellectuelle, n’est pas une forme pour le corps, et n’a pas besoin qu’on lui donne un organe." Ensuite il faut ajouter ces paroles d’Algazel: "Comme le mélange des éléments est fait avec une sagesse si parfaite et si admirable, qu’on ne peut rien trouver de plus beau et de plus parfait, il a reçu du souverain principe et distributeur des formes, l’aptitude à recevoir la plus belle des formes qui est l’âme de l’homme." Or, cette âme humaine a deux facultés, l’une d’action et l’autre d’intelligence, qu’il appelle intellect, comme la suite va le démontrer. Et ensuite, il donne une foule de preuves, pour faire voir que l’opération de l’intellect n’a pas lieu à l’aide d’un organe corporel. Notre opinion, en ce sens, ne vient pas de notre désir de combattre l’erreur que nous venons d’exposer, par l’autorité des philosophe mais pour faire voir que non seulement les Latins, qui ne sont pas goûtés de tout le monde, mais que les Grecs et les Arabes pensèrent aussi que l’intellect est une partie, une puissance, ou une vertu de l’âme, qui est la forme du corps. Aussi m’étonné-je que quelques Péripatéticiens se soient glorifiés d’avoir partagé cette erreur, si ce n’est parce qu’ils préféraient se tromper avec les autres Péripatéticiens qu’avec Averroès qui fut moins un Péripatéticien que le corrupteur de la philosophie des Péripatéticiens.
Après avoir prouvé par les paroles d’Aristote et de ses partisans, que l’intellect est une puissance de l’âme, laquelle est la forme du corps, malgré que cette puissance, qui est l’intellect, ne soit pas l’acte d’un organe, parce que ses opérations n’ont aucun rapport avec aucune fonction corporelle, comme le dit Aristote, il faut examiner ce qu’on doit en penser. Et parce que, d’après la doctrine d’Aristote, il faut juger des principes des actes par les actes eux-mêmes, nous devons, ce semble, examiner d’abord l’intellect, qui est la faculté de comprendre, dans l’action qui lui est propre, et nous n’avons rien de mieux à faire que de suivre Aristote dans son raisonnement. "L’âme, dit-il, est le principe de la vie et de l’intelligence; donc elle est la raison et la forme, d’un corps quelconque." Et cette raison lui paraît si forte, qu’il la regarde comme une démonstration; car il dit au commencement du chapitre: "Car il ne faut pas seulement donner une raison convaincante, comme quelques mots le prouvent assez, mais il faut encore prouver quelle en est la cause, comme on démontre un tétragone ou un carré, par l’emploi de la ligne moyenne proportionnelle." Et ce qui prouve la solidité et la force de cette démonstration, c’est que toutes les fois qu’on s’en éloigne, on tombe nécessairement dans le faux. Il est clair, en effet, que l’homme est intelligent. Car si nous ne l’étions pas, nous ne nous inquiéterions pas de l’intellect, et lorsque nous cherchons à comprendre l’intellect, nous ne nous enquérons que du principe qui nous rend intelligents. Aussi Aristote dit-il: "Je dis l’intellect, par lequel l’âme comprend;" et il conclut ainsi: "Si quelque chose est le premier principe de notre intellect, il doit être la forme du corps," parce qu’il approuve d’abord que ce par quoi on agit d’abord, est une forme, ce qui se prouve par l’action, car rien n’agit qu’en tant qu’il est en acte. Or, tout ce qui est en acte l’est par la forme, d’où il suit que le premier principe d’action est une forme. Mais si on vient nous dire que le principe de l’action de comprendre, à laquelle nous donnons le nom d’intellect, n’est pas une forme, il faut qu’on nous dise comment l’action de ce principe est l’action d’un homme, ce qu’on a cherché à expliquer diversement, entre autres Averroès, en disant que le principe de cette intelligence, que nous appelons intellect possible, n’est pas l’âme ni une partie de l’âme, à moins qu’on émette cette opinion comme un doute, mais plutôt une substance séparée; et il ajoute que "l’intelligence de cette substance séparée es-t mon intelligence à moi, ou tout autre, soit que cet intellect possible soit uni à vous ou à moi, par les idées qui sont en vous ou en moi." Ce qu’il dit s’opérer de la sorte. Car l’idée intelligible, qui est une avec l’intellect possible, puisqu’elle est sa forme et son acte, a deux sujets: le premier, l’idée elle-même, le second, l’intellect possible. L’intellect possible est donc continué en nous par sa forme, au moyen des idées, et ainsi lorsque l’intellect possible comprend, l’homme comprend.
Mais nous allons prouver par trois raisons que cela ne signifie rien du tout.
1° D’abord, parce que la continuation de l’intellect dans l’homme ne commencerait pas à sa première génération, comme le dit Théophraste et que l’insinue Aristote dans son second livre de Physique, où il dit que "le terme naturel de la considération de la forme à la forme s’applique à celle d’après laquelle l’homme est engendré par l’homme et le soleil." Or, il est évident que le terme naturel de toute considération est l’intellect; mais, selon Averroès, l’intellect n’est pas continué dans l’homme par sa génération, mais par l’opération des sens, lorsqu’il devient sensible en acte, car "l’idée n’est que le mouvement actuel imprimé par les sens," comme il le dit dans le troisième livre du Traité de l’Âme.
2° Parce que cette union n’aurait pas de terme unique, mais serait diverse et décomposée. Car il est évident qu’une idée intelligible, en tant qu’elle est dans l’imagination, est conçue en puissance: elle est dans l’intellect possible en acte, abstraction faite de la représentation. Si donc l’idée intelligible n’est pas la forme de l’intellect possible, à moins qu’elle ne soit abstraite des formes, il s’ensuit que ce n’est pas par les formes que l’idée intelligible ne continue pas l’intellect par les formes, mais plutôt qu’il en est séparé; à moins de dire, peut-être, que l’intellect possible est continué par les formes, comme une glace continue l’homme dont l’image est représentée dans un miroir. Mais il est évident que cette continuation ne suffit pas pour celle de l’acte. Car il est clair que l’action du miroir, qui consiste à représenter une forme, ne peut pas être attribuée à l’homme qu représente, de même l’action de l’intellect possible ne peut être attribuée à cet homme, qui est un individu quelconque, pour qu’il comprenne.
3° Parce que, supposé qu’une même idée fût numériquement la forme de l’intellect possible, et qu’elle fût en même temps dans les formes, cette union serait encore insuffisante pour l’intelligence de l’homme. Car il est clair que par idée intelligible on entend quelque chose; mais on entend quelque chose par la puissance intellective, comme on sent par la puissance sensitive. Ainsi un mur sur lequel il y a une peinture dont l’idée sensible est en acte, est vu et ne voit pas; mais un animal qui a la puissance visuelle, dans laquelle est cette image, voit. Or, il en est ainsi de l’union de l’intellect possible avec l’homme qui se représente des objets dont les idées sont dans l’intellect possible, comme de l’union d’un mur peint qui renferme l’idée de sa couleur. De même donc que le mur ne voit pas, mais fait voir sa couleur, il s’ensuivrait que l’homme ne comprendrait pas, mais que ses idées seraient conçues par l’intellect possible. Mais quelques-uns, voyant que d’après le raisonnement d’Averroès on ne pouvait admettre que l’homme comprend, s’y prirent d’une autre manière, et dirent que l’intellect était uni au corps en qualité de moteur, et qu’ainsi comme il se fait un tout du corps et de l’intellect, comme du moteur et de l’objet mû, l’intellect est une partie de l’homme, et alors on attribue à un homme l’opération de l’intellect, comme on lui attribue l’opération de l’oeil, qui consiste à voir.
Mais il faut demander quand on établit cette proposition, ce que est que cet être individuel appelé Jacques. D’abord savoir, si Jacques est l’intellect seul qui est le moteur, ou s’il est ce qui est mis en mouvement par ce qui est le corps animé cependant d’une âme végétative et sensitive, ou s’il est un composé de l’un ou de l’autre. Et d’après cette proposition, ou s’arrêtera à ce troisième sens, à savoir que Jacques est un composé de l’un et de l’autre. Employons donc contre ces adversaires, l’argument d’Aristote, dans son huitième livre de la Métaphysique. "Car, ce qui est composé de différentes parties, fait un ensemble et non un amas incohérent. Mais il y a un tout indépendant des parties de l’ensemble, qui est une autre substance; puisque dans tels corps, la vitalité est la cause de l’unité, dans tels autres, les humeurs, ou tout autre modification de l'être." Mais une telle substance est une raison unique, sans agrégation de parties, comme l’Iliade, et ayant une unité d’existence. Qu’est-ce donc qui compose l’unité de l’homme, et en vertu de quoi est-il un et non multiple par exemple, être animé et bipède, ou est-il, comme quelques-uns le prétendent, un animal même et un véritable bipède. En effet, l’homme n’est pas tout cela, mais ces choses seront hommes, en tant qu’elles entreront en participation de la composition de l’homme, non nu, mais composé de deux substances, à savoir de l’animal non bipède; et dans tout son ensemble, l’homme ne sera pas un et multiple, animal et bipède. Mais franchement, avec toutes ces définitions et ces raisonnements on n’expose pas plus qu’on ne résout la difficulté. Mais si, comme nous l’avons expliqué, on dit ceci est la matière, cela la forme, là la puissance, ail leurs l’acte, alors il n’y aura plus de doute. Mais si l’on dit que Jacques n’est pas un naturellement, mais seulement par la réunion du moteur et de l’objet qui est mû, il s’ensuit plusieurs inconvénients. Premièrement d’abord, parce que si chaque chose est un, ayant une existence propre, il s’ensuivra que Jacques ne sera rien, et qu’il n’aura ni genre ni espèce, et de plus qu’il n’aura aucune action, parce que l’action n’appartient qu’à l’être: c’est pourquoi nous ne disons pas que l’intelligence du pilote soit l’intelligence du tout, qui est le pilote et le vaisseau, mais seulement du pilote; de même l’intelligence ne sera pas l'acte de Jacques mais de l’intellect seulement, qui se sert du corps de Jacques. Car l’action d’une partie est l’action du tout, seulement dans le tout qui est un être unique: et si on emploie une autre manière de parler, elle est impropre. Et si on dit que de cette manière le ciel comprend par son moteur, c’est attaquer une question très difficile. C’est par l’intellect humain que nous arrivons à la connaissance des intellects supérieurs, et non en sens inverse. Mais si on dit que cet individu qu’on appelle Jacques, est un corps animé par une âme végétative et sensitive, comme il paraît d’après ceux qui prétendent que ce n’est pas l’intellect qui fait la spécialité de l’homme, mais l’âme sensitive ennoblie par quelque connaissance de l’intellect possible, alors l’intellect n’est à l’égard de Jacques, que ce qu’est la force motrice à l’égard de l’objet auquel elle imprime le mouvement. Mais on voit par plusieurs raisons, que l’action de l’intellect, qui est l'intelligence, ne peut être attribuée à Jacques.
1° D’abord parce que, dit Aristote dans le second livre de sa Métaphysique, "toute oeuvre qui est en dehors de l’action, a son action dans l’oeuvre qui se fait, comme la construction dans un édifice et l’action de tisser, dans un tissu; de même de toute autre chose, et tout à fait ainsi du mouvement dans un objet qui est mû." Tandis que l’agent dont l’oeuvre n’est pas en dehors de son action, a son action en lui, comme la vision est dans celui qui voit et la réflexion dans le miroir. De même si on suppose que l’intellect est uni à Jacques en qualité de moteur, il importe peu que l’intelligence soit dans Jacques ou que Jacques soit intelligent, parce que l’intelligence est une action, qui est seulement dans l’intellect. Il est évident d’après cela que ce que l’on dit est faux, à savoir: que l’intellect n’est pas un acte du corps, mais l’intelligence elle-même. Car l’intelligence ne peut être l’acte d’une chose qui n’est pas l’acte de l’intellect, parce que l’intelligence n’existe qu’en tant qu’elle est dans l’intellect; comme la vision n’est que dans la vue: de même la vision ne peut-être que dans ce qui est l’acte de la vue.
2° Secondement, parce que l’action propre d'un moteur n’appartient pas à l’instrument ou au mouvement, mais l’action de l’instrument est, au contraire, le fait du moteur principal. Car on ne peut pas dire qu’une scie se sert de l’artisan, mais on peut dire que l’ouvrier scie, ce qui est le fait de la scie. Or l’opération propre de l’intellect est de comprendre. D’où, supposé même que l’intelligence Soit une action qui se communique, comme le mouvement, il ne s’ensuivrait pas, que l’on puisse attribuer l’intelligence à Jacques, quand même l’intellect lui serait uni comme moteur seulement.
3° Troisièmement, en sens inverse, on attribue l’action et le mouvement aux objets mis en mouvement, quand il s’agit d’agents dont l’action passe à un autre sujet. Car quand ou parle de construction, on dit que l’architecte bâtit, et que l’édifice est construit. Si donc l’intelligence était une action communicable, comme le mouvement, on ne devrait pas dire que Jacques comprend, par cela seul que l’intellect lui serait uni comme moteur, mais plutôt que l'intellect comprendrait et que Jacques serait compris, ou peut-être que l’intellect en comprenant donnerait le mouvement à Jacques et que Jacques serait uni eu action. Cependant il arrive quelquefois que l’action du principe moteur est transformée en l’objet uni en mouvement; par exemple, lorsque le mouvement l’imprime à un autre objet, par cela même qu’il se meut, comme un objet chaud en échauffe un autre. On pourrait donc dire, que ce qui est uni par l’intellect, qui se meut en comprenant, comprend par cela seul qu’il est mis en mouvement. Mais Aristote combat cette proposition, dans son second livre de Traité de l’Âme, d’où nous avons tiré le principe de ce raisonnement. Car après avoir dit que ce qui fait d’abord que nous savons et que nous sommes sains, est une forme, c’est-à-dire, la science et la santé, il ajoute car les actes semblent être dans le sujet qui y est soumis: ce que Thémistius explique de cette manière. Car si la science et la Santé sont dans d’autres sujets, par exemple, le maître et le médecin, nous avons néanmoins fait voir, en parlant des choses naturelles, qui sont les actes dans les sujets en qui s’opèrent ces actes.
C’est donc là la pensée d’Aristote, et cela est évident, que lorsqu’un objet mis en mouvement, se meut et a reçu l’action du principe moteur, il faut qu’il y ait en lui quelqu’acte communiqué par un principe moteur, qui possède cette faculté d’impulsion; c’est là son principe d’action, son acte et sa forme. De même qu’un objet chaud, réchauffe par la chaleur qu’il a reçue lui-même. Supposé donc que l’intellect donne le mouvement à l’âme de Jacques en l’éclairant, ou de toute autre façon, l’impression que lui laisse l’intellect, est d’abord ce que Jacques comprend. Or, ce qu’il comprend d’abord, comme les sensations qui lui viennent des sen est tout en puissance, comme l’a prouvé Aristote: et il n’aurait pas de nature propre, pour cette raison, si ce n’est parce qu’il est possible, et pal’ conséquent qu’il n’est pas mêlé au corps, mais qu’il est séparé. Supposé donc qu’il y ait un intellect séparé qui donne le mouvement à Jacques, il faut pourtant encore que cet intellect possible, dont parle Aristote, soit l’âme de Jacques, de même que le sens qui est en puissance, pour toutes les choses sensibles, qui donne le sentiment à Jacques. Mais si on prétend que cet être, qui est Jacques, n’est pas quelque chose, composé de l’intellect et d’un corps animé, ou n’est pas un corps animé seulement, mais qu’il est seulement l’intellect, on tombera alors dans le système de Platon, lequel, au rapport de Grégoire de Nysse, n’admet pas, à cause de cette difficulté, que l’homme soit composé de corps et d’âme, mais une âme, faisant servir le corps à son usage, et comme revêtu du corps. Mais Plotin, comme le rapporte Macrobe, affirme que l’âme est l’homme, en ces termes: "Ce qui paraît à nos yeux, n’est pas l’homme réel, mais bien ce qui gouverne ce que nous voyons." Ainsi, lorsque la vie animale est enlevée par la mort, le corps privé de son gouverneur, tombe et se dissout, et c’est ce qu’il y a de mortel, qu’on aperçoit dans l’homme. Tandis que l’âme, qui est l’homme véritable, est exempte de toute atteinte mortelle. Ce Plotin, parmi tous les grands commentateurs, est mis au nombre de ceux d’Aristote, comme Simplicius l’écrit dans son commentaire des Attributs.
Cette opinion ne paraît pas trop s’éloigner des écrits d’Aristote, car il dit au neuvième livre de sa Morale: "qu’il est d’un homme de bien de faire le bien, même par sa grâce." Or l’intellect semble devoir être la grâce de chacun. Il ne dit pas ceci, il est vrai, comme si l’homme était le seul intellect, mais parce que ce qu'il y a de plus estimable dans l’homme, est son intellect. Ce qui lui fait dire encore dans les livres suivants que, de même qu’une ville est la société la mieux organisée et tout autre état semblable, ainsi l’homme; ce qui lui fait ajouter que chaque homme est cela, c’est-à-dire l’intellect ou je crois surtout que c’est en ce sens que Thémistius a dit les paroles citées plus haut, et Plotin celles que nous avons rapportées," que l’homme est âme ou intellect."
Mais on prouve de plusieurs manières, que l’homme n’est pas âme ou intellect seulement.
1° Premièrement, d’abord par saint Grégoire de Nysse qui ajoute, après avoir donné l’opinion de Platon: "Ces paroles ont un sens difficile ou incompréhensible." Comment l’âme avec le corps ne peut-elle faire qu’un même être? Car elle n’est pas une seule chose, étant unie avec son enveloppe terrestre.
2° Secondement, parce qu’Ai dans le septième livre de la Métaphysique, dit que " l’homme et le cheval, et autres semblables, ne sont pas seulement une forme, mais un tout universel composé de matière et de forme, et individuel, composé de matière et de forme, comme, par exemple, Socrate.
Il en est de même des autres choses, et il le prouve, parce que nulle partie du corps ne peut être complète sans quelque partie de l’âme; et si on fait la soustraction de l’âme, on ne peut dire ni l’oeil, ni la chair autrement qu’en général, ce qui n’aurait pas lieu si un homme ou Socrate était seulement intellect ou l'âme.
3° Troisièmement, il s’ensuivrait que puisque l’intellect n’est exercé que par la volonté, comme ceci est prouvé, dans le troisième livre de l’Âme, que l’intellect serait soumis à la volonté, que l’homme ne garderait son corps qu’autant qu’il le voudrait, et qu’il le dépouillerait à son gré, ce qui est manifestement faux. Ainsi donc, il est évident que l’intellect n’est pas uni à Jacques seulement comme à un moteur, et que, quand bien même il en serait ainsi, il ne servirait de rien que Jacques comprît. Ceux donc qui veulent défendre cette proposition doivent avouer qu’ils n’y comprennent rien, et qu’ils ne méritent pas qu’on leur fasse l’honneur de discuter avec eux, ou bien que ce que dit Aristote est vrai, c’est-à-dire que le principe par lequel nous avons l’intelligence est l’idée et la forme. On peut aussi conclure de là que l’homme reçoit quelque idée, ou il ne reçoit ni idée, ni rien autre chose, sinon par la forme. Donc, ce par quoi l’homme est favorisé de la puissance des idées, est la forme, Or, quelque être que ce soit prend l’idée du principe de l’action propre de l’idée. Or l’opération propre de l’homme en tant qu’homme, est de comprendre. Car c’est par là qu’il diffère des autres animaux; c’est pourquoi Aristote place la suprême félicité dans cette opération. Mais, comme le dit Aristote, le principe de notre intelligence est l’intellect. Il faut donc qu’il soit uni à notre corps, comme forme, non de manière à ce que la puissance intellective soit l’acte de quelque organe, mais parce qu’elle est une puissance de l’âme, laquelle est un acte du corps physique organisé.
De plus, d’après l’avis de ces philosophes, tous les principes de la philosophie morale sont détruits. Car on enlève tout ce qu’il y a en nous; il n’y a rien en effet, que par la volonté, d’où nous appelons volontaire ce qu’il y a en nous. Or la volonté est dans l’intellect, comme le prouve Aristote dans son troisième livre du Traité de l’Âme, et dès lors que l’intellect et la volonté sont dans les substances séparées, il arrive aussi que la volonté aime ou hait quelque chose en général, comme nous haïssons les voleurs, comme le dit Aristote dans sa Rhétorique. Si donc l’intellect n’est pas quelque partie d’un homme, ou n’est pas véritablement un avec lui, mais seulement avec lui par l’image des objets, ou en qualité de moteur, il n’y aura pas de volonté dans un homme, mais dans l’intellect séparé; et alors cet homme ne sera pas le maître de ses actions, et elles ne seront, par conséquent, dignes ni d’éloge, ni de blâme; ce qui est détruire les principes de la philosophie morale. Ceci étant absurde et contraire à la vie humaine (car il ne faut plus ni préceptes, ni lois), il s'en que l’intellect nous est tellement uni, qu’il ne fait plus qu’un avec nous, ce qui ne pourrait être en aucune façon, à moins qu’il ne soit, comme nous l’avons dit, une puissance de l’âme, qui nous est unie comme forme.
Il reste donc qu’on doit s’en tenir, sans hésiter, à cette opinion, à cause des rapports de la foi, comme on dit; mais encore, parce que vouloir la combattre, c’est lutter contre l’évidence. Il n’est pas difficile de réduire à néant les difficultés qu’on nous oppose. Car on dit qu’il s’ensuit de notre manière de voir que l’intellect est une forme matérielle, et qu’elle n’est pas entièrement dépouillée de toute espèce de nature des objets sensibles, et, par conséquent, tout ce qui entre dans l’intellect y est reçu comme dans une matière, en particulier, et non en général. De plus, si l’intellect est une forme matérielle qui ne soit pas comprise en acte, il ne pourra pas se Comprendre lui-même, ce qui est évidemment faux; car aucune forme matérielle n’est comprise en acte. Or la solution de ces difficultés nous est donnée par ce que nous avons dit plus haut; car nous ne disons pas que l’âme humaine est la forme du corps, selon la puissance intellective, laquelle, d’après la doctrine d’Aristote, n’est l’acte d’aucun organe. Il reste donc que l’âme est immatérielle, quant à la puissance intellective, comprenant immatériellement et se comprenant elle-même. Ce qui a fait dire à Aristote ces paroles remarquables, que "l’âme, non tout entière, mais quant à l’intellect, est le siége des idées."
Mais si on nous objecte que a puissance de l’âme ne peut être plus immatérielle et plus simple que son essence, cette difficulté n’a de valeur qu’autant que l’âme humaine serait la forme de la matière, de façon qu’elle n’existerait pas dans sa propre essence, mais par une essence composée, comme cela a lieu pour les autres formes qui n’ont par elles-mêmes ni leur essence, ni leur force active, sans communication de matière, et qui sont, à cause de cela, mêlées à la matière. Mais l’âme humaine étant une forme dans son essence, qui communique avec la matière d’une certaine façon, mais sans l’absorber entièrement, parce que la sublimité de cette forme dépasse la capacité de la matière, rien n’empêche qu’elle ne soit quelque pm et quelque opération, hors de l’action de la matière. Mais que nos adversaires fassent donc attention que si ce principe intellectuel, par lequel nous comprenons, était distinct et séparé de l’âme, qui est la forme de notre corps, dans son essence, il serait en lui-même intelligent et intelligible, et quelquefois intelligent et d’autres fois il ne le serait pas. De plus il n’aurait pas besoin de se connaître à l’aide des actes et des choses intelligibles, mais il se connaîtrait par lui-même, comme les autres substances séparées. Et il n’aurait pas également besoin, comme nous, d’images pour comprendre. Car il n’est pas dans l’ordre des choses que les substances supérieures aient recours aux inférieures, pour atteindre leurs principales perfections; de nième que les corps célestes ne sont ni formés, ni appropriés à leurs fonctions par les corps inférieurs. On tombe dans une grossière erreur, quand on soutient que l’intellect est un principe séparé quant à la substance, lequel, pourtant, est complété par les idées qui lui viennent des objets extérieurs, et alors il devient intelligent en acte.
Après ces réflexions sur l’opinion qu’on avance, que l’intellect n’est pas l’âme qui est la forme de notre corps, ni une partie de l’âme, mais quelque chose de séparé, quant à la substance, il reste à examiner cette autre opinion, que l’intellect possible est un en toutes choses. On aurait peut-être quelque raison de faire cette affirmation de l’intellect actif, et plusieurs philosophes l’ont faite. Car ceci est vrai, si un seul agent a plusieurs fonctions, de même qu seul soleil perfectionne toutes les puissances visuelles des animaux; bien que ce ne soit pas l’opinion d’Aristote, qui pense que l’intellect actif est quelque chose qui est adjoint à l’âme, ce qui fait qu’il le compare à la lumière. Mais Platon, en supposant que l’intellect est une substance séparée, l’a comparé au soleil, comme l’affirme Thémistius. Il n’y a qu’un soleil, à la vérité, mais il y a plusieurs lumières répandues par le soleil pour éclairer. Quoi qu’il en soit néanmoins de l’intellect actif, plusieurs raisons nous prouvent qu’on ne peut pas soutenir que l'intellect possible est le même chez tons les hommes
Premièrement d’abord, parce que si l’intellect possible est ce par quoi nous sommes intelligents, on est forcé de dire qu’un être intelligent en particulier est l’intellect, ou que l’intellect lui est formellement inhérent, non de telle manière qu’il soit la forme du corps, niais parce qu’il est une puissance de l’âme qui est la forme du corps. Mais si on nous dit qu’un homme en particulier est l’intellect, il s’ensuit que cet homme-là ne diffère pas d’un autre homme en particulier, et que tous les hommes n’en font qu’un, non par la participation de l’espèce, mais quant au même individu. Mais si l’intellect est en nous formellement, comme-nous l’avons dit, il s’ensuit que chaque corps a une âme différente. De même, en effet, que l’homme est composé de corps et d’âme, de même un homme, Callias ou Jacques par exemple, se compose de ce corps et de cette âme. Si les âmes au contraire sont différentes et que l’intellect possible soit la puissance intellective de l’âme, il faut qu’il diffère en nombre, car on ne peut imaginer comment la puissance de plusieurs choses soit une par le nombre. Que si l’on vient nous dire que l’homme est intelligent par l’intellect, comme par quelque chose qui lui est propre, qui est cependant une partie de lui-même non comme forme du comme moteur, nous répondrons que nous avons déjà démontré qu’avec dette supposition on ne peut pas soutenir que Jacques est intelligent, par-là même que l’intellect comprend, malgré qu’il soit seulement un moteur, de même que l’homme voit par-là même que l’oeil voit. Et pour suivre la comparaison, supposons qu’il n’y ait qu’un oeil seulement pour tous les hommes, tous les hommes ne feraient-ils qu’un seul voyant, ou plusieurs voyants?
Pour l’éclaircissement de cette vérité, il faut faire attention qu’on ne peut pas dire la même chose du premier moteur et de l’instrument. Car si plusieurs hommes se servent du même instrument, on dira qu’il y a plusieurs opérations, par exemple, lorsque plusieurs se servent d’une même fronde, pour lancer des pierres, ou d’un seul levier pour les élever en l’air. Si au contraire le même agent principal emploie plusieurs instruments, il pourra arriver que les opérations seront différentes, à cause de la diversité des instruments. Quelquefois l’opération est une, quoiqu’on y ait fait servir plusieurs instruments. Ainsi donc l’unité de celui qui opère ne tient pas aux instruments, mais au principal objet qui les emploie. Ceci donc, une fois posé, si l’oeil était l’agent principal, qui se servît de tontes les puissances de l’âme et de toutes les parties du corps, comme d’instruments, plu sieurs êtres ayant un seul oeil, ne feraient qu’un seul voyant. Si donc l’oeil n’est pas ce qui est le principal de l’homme, mais s’il y a quelque chose en lui de supérieur qui se serve de l’oeil, qui est diversifié dans différents sujets, il y aura plusieurs voyants, mais avec un seul oeil. Or, il est évident que l’intellect est ce qu y a de principal dans l’homme et qu’il se sert de toutes les puissances de l’âme et de tous les membres du corps, comme d’organes. C’est pourquoi Aristote a dit très ingénieusement que "l’homme est surtout intellect." Si donc il n’y a qu’un intellect pour tous les hommes, il s’ensuit qu’il n’y a qu’une seule intelligence, une seule volonté, et un seul usage de ces attributs, au gré de la volonté, selon la différence du caractère des hommes. Il s’ensuit encore, qu’il n’y a aucune différence entre les hommes, quant au libre usage de la volonté, mais qu’elle est la même pour tous, si l’intellect, en qui réside la souveraineté et la puissance de se servir de tous les autres attributs, est le même chez tous les hommes, ce qui est évidemment faux et impossible. Car ceci répugne à l’évidence et détruit toute science morale et tout ce qui tend à la conservation de la société, qui est naturelle à tout le monde, comme dit Aristote. Et puis, si tous les hommes comprennent par un seul intellect, de quelque façon qu’il leur soit uni, comme forme ou comme moteur, il s’ensuit nécessairement qu’il n’y a qu’un intellect pour tous les hommes, qui n’est en même temps que saisissable à un seul. Par exemple, si je comprends une pierre et vous également de votre côté, il faudra qu’il n’y ait pour vous et pour moi qu’une seule opération intellectuelle. Car cette opération ne peut pas être celle du même principe actif, qu’il soit forme ou moteur, à l’égard du même objet, à moins qu’il n’y ait qu’une même action de même espèce, dans le même temps, ce qui est prouvé par le sentiment du Philosophe, au cinquième livre de sa Physique. En sorte que, si plusieurs hommes n’avaient qu’un même œil, ils ne verraient tous que le même objet, dans le même temps. De même aussi, si tous les hommes n’avaient que le même intellect, il s’ensuivrait qu’il n’y aurait de la part de tous les hommes, qui comprendraient la même chose, dans le même temps, qu’une seule et unique action intellectuelle, et surtout lorsque rien de ce qui établit une différence entre les hommes ne différerait dans l’opération intellectuelle. Car les images sont les préliminaires de l’action de l’intellect, comme les couleurs le sont de celle de la vue, en sorte que leur diversité ne fait pas la diversité de l’action de l’intellect, surtout pour un seul objet intelligible. Cependant, d’après cela, on dit que la science de celui-ci est différente de la science de celui-là, en tant qu’il comprend ce dont il a l’idée, et l’autre en tant qu’il a l’idée de ce qu’il comprend. Mais dans deux hommes qui savent et qui comprennent la nième chose, l’opération intellectuelle ne peut être modifiée, par la diversité des idées.
Il faut encore prouver que cette opinion répugne ouvertement au système d’Aristote. Car après avoir dit que l’intellect possible est séparé, et que tout est en puissance, il ajoute que sachant tout, en acte, comme on dit qu’on soit en acte, c’est-à-dire, de cette manière, et comme on dit que celui qui sait, est en acte en tant qu’il a cette faculté; il ajoute ensuite: Cela a lieu, qu'on peut opérer par soi-même: Il y a donc puissance en un certain sens, mais non comme ceci avait lieu avant qu’on connût ou qu’on sût. Et après avoir fait la question, si l’intellect est simple et passible, et s’il n’a rien de commun avec quoi que ce soit, comme le dit Anaxagore, comment il pourra comprendre, si cette action est quelque chose de passible? Pour résoudre cette difficulté, il répond Que l’intellect est, en un certain sens, une puissance intelligible, mais qu’elle n’est rien en acte, avant d’avoir conçu, Il faut qu’il en soit de l’intellect, comme d’un tableau, sur lequel aucun caractère n’est tracé. Aristote pense donc que l’intellect possible est en puissance, avant qu’il sache et qu’il connaisse rien, comme un tableau sur lequel on n’a rien écrit. Mais il peut apprendre et acquérir par son aptitude pour la science par laquelle il petit opérer par lui-même, quoiqu’il soit alors en puissance, pour voir en acte.
Sur quoi il faut remarquer trois choses.
1° Premièrement, que l’aptitude à la science st le premier acte de l’intellect possible, lequel est en acte par là même, et peut opérer par lui-même. Mais la science n’est pas en raison des images présentes, comme quelques-uns l’assurent, et une faculté que nous acquérons par la réflexion et le fréquent exercice, qui nous ramène à l’intellect possible, par les idées que nous avons.
2° Il faut remarquer, secondement, qu’avant que nous ayons rien appris ou découvert, l’intellect possible est en puissance, comme un tableau nu.
3° Troisièmement, que par nos connaissances ou nos découvertes, l’intellect possible est un acte;
Or, ceci ne saurait exister, s’il n’y a qu’un intellect possible pour tous ceux qui existent, qui ont été ou qui seront. Car il est clair que les idées sont conservées dans l’intellect, car il est le siége des idées, comme le philosophe l’a dit plus haut, et de plus la science est un état permanent. Si donc que l’a mis en acte avant nous, à l’égard de quelques idées intelligibles et l’a rendu parfait quant à la science, cette connaissance et ces idées demeurent en lui. Mais comme tout récipient doit être vide de ce qu’il reçoit, il est impossible que ce que j’apprends et ce que je découvre soit acquis dans l’intellect possible. Et si cependant on vient nous dire que, par les inventions de notre esprit, l’intellect possible devient de nouveau un acte, quant à quelque chose, par exemple, si je découvre quelque chose d’intelligible, que personne n’a encore trouvé, on ne peut pas en dire autant si j’apprends cette chose, parce que on ne peut m’apprendre une vérité, si clic n’a été connue d’abord par celui qui me l’enseigne. On a donc dit faux, quand on a soutenu que l’intellect était en puissance, avant qu’on m’ait enseigné ou que j’aie découvert quelque chose. Mais si on ajoute que tous les hommes ont toujours été, comme le dit Aristote, il s’ensuivra qu’il faudra dire qu’il n’y a pas eu un premier homme qui ait eu l’intelligence et que les idées intelligibles ne sont venues dans l’intellect possible, pal’ les idées d’aucun homme, mais que les idées intelligibles sont toujours dans l’intellect possible. C’est donc à tort qu’Aristote a écrit que l’intellect actif rendait intelligibles en acte, les choses intelligibles en puissance. Il a donc mal dit, quand il a prétendu que les images sont à l’intellect possible, ce que les cou leurs sont à la vue, si l’intellect possible ne reçoit rien des images.
Quoiqu’il semble irrationnel que la substance séparée reçoive quelque chose de nos idées et qu’elle ne puisse se comprendre, qu’après notre réflexion, par les découvertes de notre esprit ou par notre intelligence, puisque Aristote ajoute après ces paroles: "Et alors il peut se comprendre lui-même par les forces de son esprit ou par les leçons d’autrui. Car la substance séparée est intelligente par elle-même, en sorte que l’intellect possible se comprendrait lui-même par sa propre essence, s’il était une substance séparée, et il n’aurait pas besoin pour cela des idées intelligibles qui lui surviendraient à l’aide de notre intelligence et de nos efforts.
Mais si on veut échapper à ces difficultés en disant, qu’Aristote dit tout cela de l’intellect possible, en tant que nous le continuons et en tant qu’il est en soi; nous répondons d’abord, que ce n’est pas là le sens des paroles d’Aristote; bien mieux, il parle de l’intellect possible en tant qu’il est ce qu’il est lui-même et distinct de l’intellect actif. Mais si on insiste encore sur les paroles d’Aristote, supposons avec nos adversaires, que l’intellect possible a toujours eu ces idées intelligibles que nous prolongeons en nous, par nos idées. Il faudra que les idées intelligibles qui sont dans l’intellect possible et celles qui sont en nous, soient entendues de l’une de ces trois manières:
1° que les idées intelligibles qui sont dans l’intellect possible, soient reçues par celles qui sont en nous, comme le signifient les paroles d’Aristote, ce qui, d’après la proposition énoncée, ne peut avoir lieu, comme nous en avons donné la preuve;
2° que ces idées ne soient pas reçues par les nôtres, mais qu’elles les illuminent comme, par exemple, des images qui seraient dans l’oeil iraient s’irradier sur les couleurs qui seraient sur un mur;
3° ou que les idées intelligibles qui sont dans l’intellect possible, ne sont pas reçues par nos idées, ou qu’elles n’y ajoutent rien.
Si on admet la seconde manière, à savoir que les idées intelligibles jettent du jour sur nos idées et qu’elles les fassent comprendre, il s’en suit d’abord que les idées intelligibles sont intelligibles en acte, non par l’intellect actif, mais par l’intellect possible, d’après ses idées. Secondement, que cette irradiation des idées ne pourra pas les rendre intelligibles en acte, car elles ne deviennent intelligibles eu acte que par abstraction; or, ceci serait plutôt une acceptation qu’une abstraction. Et de plus, comme toute acquisition est en raison du sujet qui reçoit, l’illumination des idées qui sont dans l’intellect possible, ne se fera pas sur les idées qui sont en nous à l’état intelligible, mais à l’état matériel et sensible, et de cette façon nous ne pourrons pas tout comprendre par une semblable irradiation. Or, si les idées de l’intellect possible n’éclairent pas nos idées et n’en sont pas reçues, elles seront tout à fait disparates et n’auront aucune relation avec les nôtres et n’ajouteront rien à leur intelligence, ce qui répugne ouvertement à la vérité. Ainsi, de toutes manières, il est impossible qu’il n’y ait qu’un intellect possible pour tous les hommes.
Il reste maintenant à répondre aux difficultés par lesquelles ou prétend combattre la pluralité de l’intellect possible.
1° La première est que tout ce qui se multiplie en raison de la division de la matière est une forme matérielle. D’où il suit que les substances séparées n’ont pas de pluralité dans l’unité d’espèce. Si donc il y avait plusieurs intellects dans plusieurs hommes qui sont en eux par la division de la matière, il faudrait nécessairement que l’intellect fût une forme matérielle, ce qui va contre les paroles d’Aristote et les preuves par lesquelles il démontre que l’intellect est séparé. Donc s’il est séparé et qu’il ne soit pas une forme matérielle, il n’est pas multiplié en raison de la multiplication des corps. Ils s’appuient surtout sur cette raison, que Dieu ne peut pas faire que plusieurs intellects de la même espèce soient dans plusieurs hommes. Car, disent-ils, il y aurait contradiction, parce qu’une matière qui pourrait se multiplier différerait de la nature de la forme séparée. On va trop loin, si l’on veut conclure de là qu’aucune forme séparée n'est une en nombre, ni quelque chose d’individuel. On fait ici une erreur de mots, car il n’y a d’unité en nombre que celle qui se tire du nombre. Or, toute forme dégagée de la matière n’a pas d’unité de nombre, parce qu’elle n’a pas en elle la cause du nombre, parce que la cause du nombre se prend dans la matière.
Mais pour commencer par les derniers; ils semblent ignorer le mot propre de ce que nous avons dit en dernier lieu. Car Aristote dit dans le quatrième livre de sa Métaphysique que "l’unité d’être de toutes les substances n’est pas par accident, et qu’il n’y a pas d’unité hors de l’être." Si donc la substance séparée est un être, elle est une quant à sa substance, surtout quand Aristote vient dire dans son huitième livre de la Métaphysique, que " ce qui n’a pas de matière n’a pas de raison pour avoir l’unité et l’être." Or, il dit dans le cinquième livre de sa Métaphysique, que "l’unité peut exister de quatre manières en nombre, en espèce, en genre et en proportion." Et il ne faut pas dire qu’une substance séparée est une, seulement en espèce ou en genre, parce que cela n’est pas l’unité de l’être simplement. Il reste donc que toute substance séparée est une en nombre; et on ne dit pas qu’une chose est une en nombre, parce qu’elle a l’unité du nombre, car le nombre n’est pas la cause de l’unité, mais, au contraire, parce qu’elle n’est pas divisible en l’énumérant. Car l’unité est ce qui n’est pas divisible; et, de plus, il n’est pas vrai que la matière soit la cause de tout nombre. Car Aristote aurait vainement cherché le nombre des substances séparées. Il dit aussi dans le cinquième livre de sa Métaphysique, "qu’il est très multiplié, non seulement dans le nombre, mais encore dans le genre et dans l’espèce." Il est. faux encore que la substance séparée n’ait pas une existence personnelle et ne soit quelque chose d’individuel, autrement elle ne serait capable d’aucune action, puisque les actes ne sont que le fait des êtres individuels, comme le dit le Philosophe, ce qui lui fait écrire contre Platon au septième livre de la Métaphysique, que "si les idées sont séparées, on ne pourra attribuer l’idée à plusieurs, et elle ne pourra être singularisée, ainsi que tous les autres individus qui sont uniques dans leur espèce, comme le soleil et la lune." Car la matière n’est pas le principe de l’individuation dans les choses matérielles, à moins que plusieurs individus n’entrent en participation de la matière, puisqu’elle est le premier sujet qui n’a pas son existence dans une autre, ce qui fait dire à Aristote, eu parlant de l’idée, que "si elle était séparée, elle serait une substance individuelle qu’on ne pourrait attribuer à plusieurs." Les substances séparées sont donc individuelles et personnelles; ce n’est pas la matière qui les fait ainsi, mais parce qu’elles ne sont pas nées dans un autre être, et, par conséquent, elles ne peuvent être attribuées à plusieurs.
Il suit de là que si une forme est faite pour être reçue par un autre sujet, de manière qu’elle soit l’acte de quelque matière, elle peut être individualisée et multipliée, en raison de la matière. Or, nous avons démontré déjà que l’intellect est une puissance de l’âme, laquelle est un acte du corps. Il y a donc plusieurs âmes dans plu sieurs corps, et dans plusieurs âmes plusieurs puissances intellectuelles, que l’on appelle intellect; mais il ne s’ensuit pas pourtant que l’intellect soit une vertu matérielle, comme on l’a prouvé. Si on nous objecte qu’étant multipliés à raison des corps, il s’ensuit qu’une fois les corps détruits, il ne reste pas plusieurs âmes, nous répondrons que ce que nous avons déjà dit donne la solution de ces difficultés. Car chaque chose est un être, comme elle est une, comme dit Aristote au quatrième livre de la Métaphysique. Ainsi donc, de même que l’être de l’âme est dans le corps, en tant qu’elle est la forme du corps, et qu’elle n’est pas avant le corps, elle reste cependant dans son être après la mort du corps, de façon que chaque l'âme garde son unité, et, par conséquent, plusieurs âmes font une pluralité.
On fait vainement de savantes argumentations pour prouver que Dieu ne peut pas faire qu’il y ait plusieurs intellects de la même espèce, dans la persuasion que ceci renferme une contradiction. Supposé, en effet, qu’il ne fût pas dans la nature de l’intellect d’être multiplié, il ne s’ensuivrait pas néanmoins qu’il y eût contradiction, si l’intellect était multiplié. Car rien n’empêche qu’une chose qui n’a pas dans sa nature la raison d’une autre chose, ne puisse pas cependant l’avoir d’une autre cause: ainsi un corps lourd n’a pas la puissance de se tenir en l’air, mais il n’y a pas contradiction à ce qu’un corps lourd soit élevé dans l’air; seulement il y aurait contradiction à ce qu’il se fût élevé en l’air par sa propre nature. De même donc, s’il n’y avait qu’un intellect pour tout le monde, parce qu’il n’aurait pas la raison de se multiplier il le pourrait cependant par une cause surnaturelle, sans que ceci impliquât contradiction, ce que nous disons non seulement pour le cas présent, mais pour qu’on n’applique pas à d’autres cas ce mode d’argumentation. Car on pourrait aussi bien dire que Dieu ne peut pas faire que les morts ressuscitent et que les aveugles voient.
Nos adversaires emploient un autre raisonnement pour appuyer leur erreur. Ils demandent si l’intellect en vous et en moi est parfaitement un ou deux en nombre, et un en espèce. S’il est un seulement, alors il n’y a qu’un intellect; s’il y en a deux en nombre et un en espèce, il s'ensuit que les intellects contiendront l’objet conçu. Car tout ce qui est deux en nombre et un en espèce est un seul intellect, parce qu’il n’y a qu’une quiddité, par laquelle ils sont conçus; et on irait ainsi jusqu’à l’infini, ce qui est impossible. Il est donc impossible qu’il y ait deux intellects en vous et en moi; il n’y a donc, par conséquent, qu’un seul intellect en nombre dans tous les hommes.
Or il faut demander à ces hommes qui croient raisonner si habilement, si c’est contre la raison de l’intellect, en tant qu’il est intellect, ou en tant qu’il est l’intellect de l’homme, qu’il y a deux intellects en nombre et un seul en espèce; or il est évident, d’après la raison qu’ils nous donnent, que c’est contre la raison de l’intellect en tant qu’intellect. Car il est de la raison de l’intellect, en tant qu’intellect, qu’il ne faut pas qu’on fasse abstraction de ce qui fait qu’il est intellect. Donc, d’après leur propre raisonnement, nous pouvons conclure naturellement qu’il y a un seul intellect, et qu’il n’y en a pas un seul pour tous les hommes. Et si, d’après leur raisonnement, il n’y a qu’un intellect, il s’ensuit qu’il n’y a qu’un intellect dans tout l’univers, et non seulement dans tous les hommes. Par conséquent, notre intellect n’est pas une substance séparée, mais il est Dieu lui même, et alors disparaît complètement la pluralité des substances séparées.
Mais si on voulait répliquer et dire que l’intellect substance séparée et l’intellect d’une autre n’est pas le même en espèce, parce que les intellects diffèrent en espèce, on commettrait encore une erreur. Parce que ce qui est compris est à l’égard de l’intellect et de l’action de l’intelligence comme l’objet est à l’acte et à la puissance car l’objet ne reçoit pas l’idée de l’acte, ni de la puissance, mais au contraire. Il faut donc conclure simplement que l’intellect d’une chose, par exemple d’une pierre, est un, non seulement dans tous les hommes, mais encore dans tous les intellects.
Reste à savoir ce que c’est que l’intellect. Car si l’on dit que l’intellect est une image immatérielle existant dans l’intellect possible on ne s’aperçoit pas quoi tombe dans l’idée de Platon, qui prétend qu’on ne peut avoir aucune connaissance des choses sensibles, tandis qu’on soit parfaitement ce qu’est une forme séparée. Car il ne fait rien à notre opinion, qu’on dise que la connaissance que l’on a d’une pierre est celle de la forme séparée d’une pierre qui est dans l’intellect car il s’ensuit, dans tous les cas, qu’on a la connaissance non des choses qui sont présentes, mais encore des choses séparées. Comme Platon a prétendu que ces formes immatérielles existaient par elles-mêmes, il pouvait soutenir également que les intellects tiraient la connaissance d’une vérité, d’une forme séparée. Mais ceux qui disent que ces formes immatérielles qu’ils prétendent être des intellects, sont forcés d’avouer qu’il n’y a qu’un intellect non seulement pour tous les hommes, mais simplement. Il faut donc dire avec Aristote que l’intellect, qui est un, est la nature elle-même ou la quiddité des choses. Car il y a une science naturelle et d’autres connaissances des objets créés, mais non des idées intellectuelles. Car si l’intellect était non la nature de la pierre qui est dans l’objet, mais l’idée qui est dans l’intellect, il s’ensuivrait que je ne comprendrais pas l’objet qui est une pierre, mais seulement l’idée qui est séparée de la pierre. Il est vrai que la nature de la pierre, en tant q!l’individualisée, est comprise en puissance, mais n’est conçue en acte que par l’intermédiaire des objets sensibles et des sens, les idées sont transmises à l’imagination, et les idées intelligibles, qui sont dans l’intellect possible, en sont tirées par la puissance de l’intellect actif. Ces idées ne sont pas pour l’intellect possible, comme des intellects, mais comme des idées par lesquelles l’intellect conçoit. De même les images qui sont dans la vue, ne sont pas les objets eux-mêmes, mais ce qui fait que l’oeil voit, à moins que l’intellect se reflète sur lui-même, ce qui ne peut pas arriver pour les sens.
Si l’acte de l’intellect était une action qui se communiquât à une matière étrangère, comme, par exemple, le mouvement et le feu, il s’ensuivrait que l’intelligence serait en raison du mode de la nature des individus, comme l’action du feu est en raison du combustible. Mais comme l’intelligence est un acte qui reste dans l’être intelligent, comme Aristote le dit au neuvième livre de sa Métaphysique, il s’ensuit que l’intelligence est en raison de l’être intelligent, c’est-à-dire selon la mesure de l’idée par laquelle l’intellect comprend. Or, comme elle est séparée des principes individualisateurs, elle ne représente pas l’objet et individuellement et dans sa condition propre mais seulement la nature en général. Car rien n’empêche, si deux choses sont unies dans un objet, que l’une d’elles puisse arriver aux sens sans l’autre; ainsi la couleur du miel ou d’un fruit peut frapper les regards, sans que le goût soit affecté de leur saveur.
C’est donc une même chose qui est conçue par vous et par moi, mais elle l’est autrement par vous et autrement par moi, c’est-à-dire par une autre idée intelligente; autre est l’acte de mon intelligence, autre est celui de votre intelligence, autre est mon intellect, autre est le vôtre. C’est ce qui fait dire à Aristote qu’il y a une science particulière quant au sujet, comme on dit que la connaissance de la grammaire qu’a une personne est dans son esprit, mais non dans sa personne. En sorte que quand mon intellect sent qu’il comprend, il a l’idée d’un acte personnel et singulier, mais quand il voit simplement comprendre, il conçoit quelque chose en général, car l’individualisation ne répugne pas à l’intelligibilité, mais seulement la matérialité. Or comme il y a des individualités immatérielles, comme nous l’avons dit plus haut, des substances séparées, rien n’empêche de concevoir de telles individualités. On voit de là comment la même science peut être dans le disciple et le maître. Elle est la même quant à l’objet connu, mais non quant aux idées intelligibles, par lesquelles la science arrive à l’esprit de l’un et de l’autre. Sous ce rapport, la science est individualisée en vous et en moi, et il n’est pas nécessaire que la science qu’a le disciple lui soit donnée par le maître, comme l’eau reçoit la chaleur du feu, mais comme la santé qui est dans un remède, de la santé qui est dans l’idée du médecin. Car, de même qu’il y a dans le malade un principe naturel de sauté, auquel le médecin donne des moyens pour perfectionner la santé, de même y a-t-il dans le disciple le principe naturel de la science, qui est l’intellect actif et les premiers principes innés. Le maître lui vient en aide en déduisant les conséquences des principes naturels; de même le médecin cherche à guérir par les moyens qu’emploie la nature, c’est-à-dire par le froid et le chaud, et le maître conduit à la science par les mêmes voies que suivrait celui qui la découvrirait lui-même, c'est-à-dire en procédant du connu à l’inconnu; et de même que ce n’est pas la puissance du médecin qui rend la santé au malade, mais les forces de la nature, ainsi le disciple acquiert la science par ses propres facultés, et non en raison de celles du maître.
L’objection qu’on fait ensuite, que s’il restait plusieurs substances intellectuelles après la destruction des corps, elles seraient sans but, comme le dit Aristote au onzième livre de sa Métaphysique, si les substances séparées n’animaient pas de corps, se résout facilement, si on fait attention aux paroles d’Aristote. Car il dit avant de donner cette raison, "il faut laisser à de plus savants de dire pourquoi il est raisonnable d’admettre tant de substances et de principes immuables." D’où l’où peut voir qu’il n’admet pas de nécessité, mais une certaine probabilité. Ensuite, comme ce qui n’atteint pas le but auquel il est destiné, est inutile, on ne peut pas dire, même sous la simple probabilité, que les substances séparées seraient inutiles, si elles n’animaient pas de corps à moins qu’on admette que la fin des substances séparées est l’animation des corps, ce qui est tout à fait impossible, puisque la fin vaut mieux que les moyens. Donc Aristote ne veut pas dire qu’elles seraient inutiles, si elles n’animaient pas de corps, mais que toute substance immortelle a un but excellent par elle-même: Car la perfection d’une chose consiste à être non seulement bonne en soi, mais encore à communiquer ses qualités aux autres. Or on ne soit pas comment les substances séparées communiquent la bonté aux êtres qui leur sont inférieurs, si ce n’est par le mouvement de certains corps; aussi c’est de là qu’Aristote déduit une espèce de probabilité qu’il n’y a d’autres substances séparées que celles que l’on connaît par les mouvements des corps célestes, bien que ceci ne soit pas nécessaire, comme il l’avoue lui-même.
Nous avouons que l’âme humaine séparée du corps n’a pas sa dernière perfection, puisqu’elle est une partie de la nature humaine. Car la partie n’est pas parfaite tant qu’elle est séparée du tout. Mais elle n’est pas inutile pour cela, parce que la fin de l’âme humaine n’est pas d’animer les corps, mais sa fin est l’intelligence, en laquelle consiste sa félicité, comme Aristote le prouve dans le dixième livre de sa Morale. Nos adversaires veulent appuyer leur erreur en disant que s’il y avait plusieurs intellects pour plusieurs hommes, comme l’intellect est incorruptible, il s’ensuivrait qu’il y en aurait une infinité, puisque, d’après l’opinion d’Aristote, le monde est éternel, et qu’il y a toujours eu des hommes. Algazel répond ainsi dans sa Métaphysique: "Que dans ces deux cas, ce qui aura été sans l’autre, c’est-à-dire la quantité ou le nombre sans ordre, ne peut être sans l’infinité, comme le mouvement du ciel." Il ajoute encore: "Nous convenons également que les âmes humaines, qui sont susceptibles d’être séparées des corps, sont infinies en nombre, quoiqu’elles aient l’être simultanément, parce qu’il n’y a pas entre elles d’ordre naturel, en dehors duquel elles cessent d’être des âmes, parce qu’il h’y en a aucune qui soit le principe des autres, puisqu’elles n’ont entre elles ni priorité, ni postériorité de nature et de position." Car elles n’ont pas d’antériorité et de postériorité les unes à l’égard des autres, quant au temps de leur création. Or dans leurs essences, en tant qu’essences, il n’y a aucun rang, puisqu’elles sont égales en être, mais elles ne le sont pas quant aux corps et aux lieux à la cause et l’effet.
Nous ignorons comment Aristote résoudrait ces objections, parce que nous n’avons pas cette partie de sa Métaphysique, qui traite des substances séparées. Car il dit dans son second livre de Physique, "qu’il appartient à la première philosophie d’examiner quelles sont les formes qui sont séparées et séparables quant à la matière." Il est clair que cette question n’est nullement embarrassante pour les catholiques qui croient que le monde a eu un commencement. Il est évident qu’on dit une fausseté, quand on soutient que les philosophes Arabes et admettaient que l’intellect n’était pas multiplié à raison du nombre des créatures intelligentes, quoique les Latins ne l’aient pas cru. Algazel était Arabe et non Latin. Avicenne, qui était Arabe aussi, dit dans son livre de l’Âme: "Donc il n’y a pas une seule âme, mais plusieurs, et son essence est la même." Pour ne pas passer sans parler des Grecs, nous allons rapporter ce que pense Thémistius dans son commentaire de l’Âme.
Pour résoudre la question qu’il se fait, si l’intellect actif est un ou multiple, il ajoute en réponse: "Faut-il croire qu’il n’y a qu’un intellect illuminateur, ou plusieurs qui sont éclairés, et ensuite plusieurs intellects sous illuminateurs. De même, bien qu’il n’y ait qu’un soleil, la lumière qui en sort et qu’il reflète en est comme séparée et divisée, et est ainsi répandue et distribuée dans divers rayons. C’est pourquoi Aristote ne compare pas l’intellect au soleil, mais à la lumière, tandis que Platon le compare au soleil. Donc les paroles de Thémistius prouvent que ni l’intellect actif dont parle Aristote, n’est un et illuminateur, ni que l’intellect possible n’est illuminé; mais il est vrai que le principe illuminateur est un, c’est-à-dire quelque substance séparée, ou Dieu, selon les catholiques, ou l’intelligence suprême, selon Avicenne. Thémistius prouve l’unité de ce principe séparé, par cela même que le maître et le disciple comprennent la même chose. Ce qui n’aurait pas lieu, s’il n’y avait un seul principe illuminateur. Ce qu’il dit ensuite, que plusieurs ont douté de l’unité de l’intellect possible, est vrai. Il n’ajoute rien de plus sur ce sujet, parce que son intention n’était pas de parler des différentes opinions des philosophes, mais d’exposer celles d’Aristote, de Platon et de Théophraste. Et il finit en disant: "J’ai dit cela, pour montrer qu’il faut beaucoup d’étude et de recherches, pour se prononcer sur ce que dit le philosophe." Il est temps de faire voir ce que l’on peut recueillir de tout ce que nous avons rapporté de l’opinion d’Aristote, de Théophraste et surtout de Platon. Du reste, ce n’est pas ici le lieu, et je laisse à d’autres de dire ce que l’on a pensé de l’âme. Mais je crois qu’il est facile de conclure, d’après les paroles que j’ai citées et l’analyse que j’ai faite de leurs ouvrages, sur cette matière, quelle fut l’opinion d’Aristote, de Théophraste et de Platon. Donc il est évident qu’Aristote, Théophraste et Platon lui-même n’eurent pas pour principe qu’il n’y avait qu’un intellect possible pour tous les hommes. Il est également facile de voir qu’Averroès expose avec mauvaise foi l’opinion de Thémistius et de Théophraste, sur l’intellect possible et actif. C’est donc à juste titre que nous l’avons appelé le corrupteur de la philosophie péripatéticienne. Aussi il est étonnant que quelques-uns, en voyant seulement le Commentaire d’Averroès, osent soutenir qu’il a écrit que tous les philosophes Grecs ou Arabes, excepté les Latins, pensaient ainsi. Il est encore plus étonnant, ou plutôt ceci mérite toute notre indignation, qu’un homme, qui se dit chrétien, ose parler avec tant d’irrévérence de la foi chrétienne. Par exemple, lorsqu’on vient nous dire que les Latins n’admettent pas ceci dans leurs principes, c’est-à-dire qu’il n’y a qu’un seul intellect, parce que leur religion s’y oppose.
Il y a deux maux en cela: d’abord, on doute si c’est contre la foi; secondement, parce qu’on insinue qu’on n’est pas de cette religion, et parce qu’ensuite on ajoute peu après: Voilà la raison pour laquelle les catholiques semblent penser de la sorte, où on appelle seulement opinion un article de foi. Ce qui suit accuse encore une plus grande témérité, à savoir, que Dieu ne peut pas faire qu’il y ait plusieurs intellects, parce que ceci implique contradiction. Mais ce qu’on ajoute plus bas est bien plus grave: la raison me fait croire nécessairement qu’il n’y a qu’un intellect, mais par la foi, je crois fermement le contraire. Donc on pense que la foi nous impose des croyances dont le contraire est une conclusion nécessaire. Or, comme il n’y a pas de conclusion nécessaire, à moins d’une vérité nécessaire, dont le contraire est faux et impossible, il s’ensuit, d’après ce dire, que la foi a pour objet le faux et l’impossible, ce que Dieu même ne peut pas faire et ce qui blesse des oreilles catholiques. Ce qui est encore audacieusement téméraire, c’est de mettre en doute non des questions de philosophie, mais des articles de foi, par exemple, si l’âme souffre du feu de l’enfer, et soutenir que l’opinion des docteurs, à cet égard, doit être réprouvée. On pourrait donc ainsi soumettre au jugement de la raison, les mystères de la Trinité, de l’Incarnation, et autres semblables, dont ou ne saurait parler qu’en bégayant!
Voilà ce que nous avons écrit pour réfuter l’erreur que nous avons exposée, non par les enseignements de la foi, mais par les paroles et les raisonnements des philosophes. Que si quelqu’un, fier de son faux savoir, veut combattre ce que nous avons dit, qu’il ne nous attaque pas dans l’ombre, ni en présence d’enfants qui ne sont pas capables de décider des questions difficiles, mais qu’il lance, s’il en a le cou rage, un écrit dans le public, et il trouvera non seulement moi, qui suis le dernier de tous, mais beaucoup d’autres écrivains, nobles tenants de la vérité, qui sauront réfuter ses erreurs et éclairer son ignorance.
Fin du divin seizième Opuscule du bienheureux
Thomas d’Aquin, sur l’unité de l’intellect, contre les disciples d’Averroès,
qui pré tendent qu’il n’y a qu’un seul intellect pour tous les hommes.
[1] Cf. Bonaventure, Les Dix Commandements, traduction, introduction et notes de M. Ozilou (L'oeuvre de saint Bonaventure), Paris, Desclée/Cerf, 1992, p. 72.