Les raisons de la foi, au chantre d'Antioche
De Rationibus Fidei
Du Docteur Angélique Saint Thomas d'Aquin ordinis praedicatorum.
Témoignage de Saint Thomas sur quelques articles
contre les Grecs orthodoxes, les Arméniens et les Sarrasins au chantre
d'Antioche
Traduction française par Rémy Capel et Stéphane Mercier
Édition numérique, http ://www.i-docteurangelique.fr/DocteurAngelique,
2008
Les œuvres complètes de saint Thomas d'Aquin
De
rationibus fidei ad cantorem antiochenum
Editio Leonina, t. 40B, 57-73 (textus)
Chapitre 1 — Le projet de l’auteur
Chapitre 2 — Comment disputer contre les infidèles
Chapitre 3 — Comment il faut entendre la génération en
Dieu
Chapitre 5 — Quelle fut la cause de l’Incarnation du Fils
de Dieu
Chapitre 6 — Comment il faut comprendre que l’on dit que
Dieu s’est fait homme.
Chapitre 9 — Il y a un lieu spécial où les âmes sont
purifiées avant d’aller au paradis
Textum Leoninum Romae
1968 editum |
Traduction française par Rémy Capel et Stéphane Mercier |
|
|
Caput 1 [69221] De rationibus Fidei, cap. 1 tit. Quae sit auctoris intentio |
Chapitre 1 — Le projet de l’auteur
|
[69222] De rationibus Fidei, cap. 1 Beatus Petrus apostolus, qui promissionem accepit a domino
ut super eius confessione fundaretur Ecclesia, contra quam portae Inferorum
praevalere non possunt, ut contra huiusmodi portas Inferorum, Ecclesiae sibi
commissae fides inviolata persisteret, fideles Christi alloquitur dicens : dominum
Christum sanctificate in cordibus vestris, scilicet per fidei firmitatem
: quo fundamento in corde collocato, contra omnes impugnationes, aut
irrisiones infidelium tuti esse poterimus. Unde etiam subdit : parati
semper ad satisfactionem omni poscenti vos rationem de ea quae in vobis est
spe et fide. Fides autem Christiana principaliter consistit in sanctae
Trinitatis confessione, et specialiter gloriatur in cruce domini nostri Iesu
Christi. Nam verbum crucis, ut Paulus dicit etsi pereuntibus
stultitia sit, his autem qui salvi fiunt, idest nobis, virtus Dei est. Spes etiam nostra in
duobus consistit : scilicet in eo quod expectatur post mortem, et in auxilio
Dei, quo in hac vita iuvamur ad futuram beatitudinem per opera liberi arbitrii
promerendam. Haec igitur sunt quae, ut
asseris, ab infidelibus impugnantur et irridentur. Irrident enim Saraceni, ut
dicis, quod Christum Dei filium dicimus, cum Deus uxorem non habeat; et
reputant nos insanos, quod tres personas confitemur in Deo, per hoc
aestimantes nos tres deos profiteri. Irrident etiam quod Christum Dei filium
pro salute humani generis dicimus crucifixum : quia si est Deus omnipotens
potuit absque sui filii passione genus humanum salvare, potuit etiam sic
constituere hominem ut peccare non posset. Improperant etiam Christianis,
quod cotidie in altari comedunt Deum suum, et quod corpus Christi, si esset
ita magnum sicut mons, iam deberet esse consumptum. Circa statum vero
animarum post mortem Graecos et Armenos asseris errare dicentes, quod animae
usque ad diem iudicii nec puniuntur nec praemiantur, sed sunt quasi in
sequestro, quia nec poenam nec praemia debent habere sine corpore. Et in sui
erroris assertionem inducunt quod dominus in Evangelio dicit : in domo
patris mei mansiones multae sunt. Circa meritum vero quod ex libero
dependet arbitrio, asseris tam Saracenos quam nationes alias necessitatem
actibus humanis imponere ex praescientia vel ordinatione divina, dicentes
quod homo non potest mori, nec etiam peccare, nisi sicut Deus ordinavit de
homine; et quod quaelibet persona suum eventum habet scriptum in fronte.
Super quibus petis rationes morales et philosophicas, quas Saraceni
recipiunt. Frustra enim videretur auctoritates inducere contra eos qui
auctoritates non recipiunt. Tuae igitur petitioni, quae ex pio desiderio
videtur procedere, ut sis, iuxta apostolicam doctrinam, paratus ad
satisfactionem omni poscenti te rationem, satisfacere volens, aliqua facilia,
secundum quod materia patitur, super praemissis tibi exponam, quae tamen
alibi diffusius pertractavi. |
Le bienheureux apôtre Pierre reçut du Seigneur la promesse que sur sa profession de foi serait fondée l’Église contre laquelle les portes des enfers ne peuvent prévaloir (cf. Mt 16, 18). Pour que, contre ces mêmes portes des enfers, la foi qui lui a été confiée demeure inviolée, il s’adresse en ces termes aux fidèles du Christ : « Sanctifiez le Seigneur Christ dans vos cœurs » (1 P 3, 15), c’est-à-dire par la solidité de votre foi. Et c’est avec ce fondement établi dans notre cœur que nous serons protégés contre toutes les attaques et les moqueries des infidèles ; c’est pourquoi il ajoute : « Étant toujours prêts à satisfaire à quiconque vous demande raison de l’espérance et de la foi qui sont en vous ». Or la foi chrétienne consiste principalement dans la confession de la sainte Trinité et se trouve spécialement glorifiée dans la croix de Notre Seigneur Jésus Christ, « la doctrine de la croix, comme le dit saint Paul, est une folie pour ceux qui périssent, mais pour nous qui sommes sauvés, elle est une force divine » (1 Co 1, 18). Notre espérance aussi consiste en deux choses, à savoir ce que nous attendons après la mort et l’aide que Dieu nous dispense en cette vie, afin que nous puissions mériter, par les œuvres du libre arbitre, la béatitude future. Telles sont, comme tu le soutiens, les choses qui sont l’objet d’attaques et de moqueries de la part des infidèles. Les Sarrasins en effet se moquent, comme tu le dis, de ce que nous affirmons que le Christ est Fils de Dieu, alors que Dieu n’a point d’épouse (Coran 6, 101). De plus, ils nous prennent pour des insensés parce que nous confessons trois Personnes en Dieu, estimant que nous faisons par là profession de trois dieux. Ils tournent également en dérision le fait que nous disons que le Christ, Fils de Dieu, a été crucifié pour le salut du genre humain. Si en effet Dieu est tout-puissant, il aurait pu, disent-ils, sauver le genre humain sans la passion de son Fils ; il lui a de même été possible de faire l’homme tel qu’il ne puisse pas pécher. Ils blâment encore les Chrétiens de manger leur Dieu chaque jour à l’autel et objectent que le corps du Christ, fût-il grand comme une montagne, devrait déjà avoir été absorbé complètement. Pour ce qui est de l’état des âmes après la mort, tu affirmes que les Grecs[1] et les Arméniens errent en disant que les âmes ne reçoivent ni punition, ni récompense jusqu’au jour du jugement, mais qu’elles se trouvent comme dans un état intermédiaire, parce qu’elles ne doivent avoir ni peine, ni récompense sans le corps ; et ils avancent pour soutenir leur erreur cette parole du Seigneur : « Il y a beaucoup de demeures dans la maison de mon Père » (Jn 14, 2). Quant à ce qui se rapporte au mérite dépendant du libre arbitre, tu soutiens que les Sarrasins aussi bien que d’autres nations assignent aux actes humains une nécessité provenant de la prescience ou de l’ordonnance divine. Ils prétendent que l’homme ne peut mourir ni même pécher sinon comme Dieu l’a réglé pour lui (cf. Coran 16, 95), et que toute personne, quelle qu’elle soit, a son destin inscrit sur le front. Au sujet de
ces choses, tu me demandes des raisons[2]
morales et philosophiques que les Sarrasins reçoivent ; il semblerait
vain en effet d’avancer des autorités contre ceux qui ne les reçoivent pas.
Voulant accéder à ta requête, qui semble issue du pieux désir que tu as de
vouloir être, conformément à la doctrine apostolique, prêt à répondre à qui
te demande raison [de ton espérance et de ta foi] (cf. 1 P 3, 15), je
t’exposerai, selon ce que permet la matière, quelques arguments faciles sur
les sujets évoqués, que d’ailleurs j’ai traités de manière plus complète
ailleurs[3].
|
|
|
Caput 2 [69223] De rationibus Fidei, cap. 2 tit. Qualiter sit disputandum contra infideles |
Chapitre 2 — Comment
disputer contre les infidèles[4]
|
[69224] De rationibus Fidei, cap. 2 De hoc tamen primo admonere te volo, quod in
disputationibus contra infideles de articulis fidei, non ad hoc conari debes,
ut fidem rationibus necessariis probes. Hoc enim sublimitati fidei derogaret,
cuius veritas non solum humanas mentes, sed etiam Angelorum excedit; a nobis
autem creduntur quasi ab ipso Deo revelata. Quia tamen quod a summa veritate
procedit, falsum esse non potest, nec aliquid necessaria ratione impugnari
valet quod falsum non est; sicut fides nostra necessariis rationibus probari
non potest, quia humanam mentem excedit, ita improbari necessaria ratione non
potest propter sui veritatem. Ad hoc igitur debet tendere Christiani
disputatoris intentio in articulis fidei, non ut fidem probet, sed ut fidem
defendat : unde et beatus Petrus non dicit : parati semper ad
probationem, sed ad satisfactionem, ut scilicet rationabiliter
ostendatur non esse falsum quod fides Catholica confitetur. |
À ce sujet, je te conseille d’abord, lorsque tu disputes contre les infidèles, de ne pas essayer de prouver la foi par des raisons nécessaires, cela dérogerait en effet à sa sublimité, car la vérité de la foi n’excède pas seulement les esprits des hommes mais également ceux des anges ; en revanche nous croyons les articles de la foi comme révélés par Dieu lui-même. Or, ce qui procède de la vérité suprême ne peut être faux et on ne peut avancer contre ce qui n’est pas faux aucune raison nécessaire. De même que notre foi ne peut être prouvée par des raisons nécessaires puisqu’elle excède les possibilités de la raison humaine, de même, grâce à sa vérité, ne peut-on l’infirmer par aucune raison nécessaire. C’est pourquoi l’intention de l’argumentateur chrétien doit viser non pas à prouver la foi, mais à la défendre. Voilà la raison pour laquelle le bienheureux Pierre ne dit pas « étant toujours prêts à prouver » mais « à satisfaire », c’est-à-dire à montrer par la raison que ce que confesse la foi catholique n’est pas faux. |
|
|
Caput 3 [69225] De rationibus Fidei, cap. 3 tit. Qualiter in divinis
generatio sit accipienda |
Chapitre 3 — Comment il faut
entendre la génération en Dieu[5]
|
[69226] De rationibus Fidei, cap. 3 Primum igitur considerandum est derisibilem esse
irrisionem qua nos irrident, quod ponimus Christum filium Dei, quasi Deus
uxorem habuerit. Cum enim sint carnales, non possunt nisi ea quae sunt carnis
et sanguinis cogitare. Quilibet autem sapiens considerare potest, quod non
est idem modus generationis in omnibus rebus, sed in unaquaque re invenitur
generatio secundum proprietatem suae naturae. In animalibus quidem quibusdam per
maris et feminae commixtionem; in plantis vero per pullulationem, seu
germinationem, atque in aliis aliter. Deus autem non est carnalis naturae, ut
feminam requirat, cui commisceatur ad prolis generationem, sed est
spiritualis sive intellectualis naturae, immo magis supra omnem intellectum. Est igitur in eo generatio accipienda secundum quod
convenit intellectuali naturae. Et quamvis intellectus noster ab intellectu
divino deficiat, non possumus tamen aliter loqui de intellectu divino nisi
secundum similitudinem eorum quae in intellectu nostro invenimus. Est autem
intellectus noster aliquando quidem in potentia intelligens, aliquando vero
in actu. Quandocumque autem actu intelligit, quoddam intelligibile format,
quod est quasi quaedam proles ipsius, unde et mentis conceptus nominatur. Et
hoc quidem est quod exteriori voce significatur : unde sicut vox significans,
verbum exterius dicitur, ita interior mentis conceptus verbo exteriori
significatus, dicitur verbum intellectus, seu mentis. Hic autem mentis
nostrae conceptus non est ipsa mentis nostrae essentia, sed est quoddam
accidens ei, quia nec ipsum intelligere nostrum est ipsum esse nostri
intellectus, alioquin nunquam intellectus noster esset quin intelligeret
actu. Verbum igitur intellectus nostri secundum quandam similitudinem dici
potest vel conceptus vel proles, et praecipue cum intellectus noster seipsum
intelligit, inquantum scilicet est quaedam similitudo intellectus procedens
ab eius intellectuali virtute; sicut et filius habet similitudinem patris,
procedens ab eius generativa virtute. Non tamen proprie verbum nostri
intellectus potest dici proles vel filius, quia non est eiusdem naturae cuius
est intellectus noster. Non autem omne quod procedit ab aliquo, etiamsi sit
simile ei, dicitur filius : alioquin imago sui, quam aliquis pingit, proprie
filius diceretur. Sed ad hoc quod sit filius, requiritur quod procedens et similitudinem
habeat eius a quo procedit, et sit eiusdem naturae cum ipso. Quia vero in Deo non est aliud intelligere quam suum esse,
consequenter neque verbum quod in intellectu eius concipitur, est aliquod
accidens, aut aliquid alienum ab eius natura, sed ex hoc ipso quod verbum est,
rationem habet procedentis ab altero, et ut sit similitudo eius cuius est
verbum : hoc enim in verbo nostro invenitur. Sed illud verbum divinum habet
ulterius quod non sit aliquod accidens, neque aliqua pars Dei, qui est
simplex, neque aliquid alienum a divina natura, sed quoddam completum
subsistens in natura divina habens rationem ab altero procedentis : sine hoc
enim verbum intelligi non potest. Hoc autem secundum humanae locutionis consuetudinem
filius nominatur, quod procedit ab alio in similitudinem eius, subsistens in
eadem natura cum ipso. Secundum igitur quod
divina verbis humanis nominari possunt, verbum intellectus divini Dei filium
nominamus; Deum vero, cuius est verbum, nominamus patrem; et processum verbi
dicimus esse generationem filii immaterialem quidem, non autem carnalem,
sicut carnales homines suspicantur. Est autem et aliud in quo excedit
praedicta filii Dei generatio omnem generationem humanam, sive materialem,
per quam homo ex homine nascitur; sive intelligibilem, secundum quam verbum concipitur
in mente humana. In utraque enim illud quod per generationem procedit, invenitur
posterius tempore eo a quo procedit. Pater enim non generat statim a
principio sui esse, sed oportet quod de imperfecto ad statum perfectum
perveniat, in quo generare possit. Nec iterum statim ut generationi operam
dat, filius nascitur, quia carnalis generatio in quadam mutatione et
successione consistit : secundum intellectum etiam non statim a principio
homo est aptus ad intelligibiles conceptus formandos, et postquam etiam ad
statum perfectionis venit. Non semper actu
intelligit, sed prius est potentia intelligens tantum, et postmodum fit
intelligens actu, et interdum desinit actu intelligere, et remanet
intelligens in potentia vel in habitu tantum. Sic igitur verbum hominis
posterius in tempore invenitur quam homo, et quandoque desinit esse antequam
homo. Impossibile est autem ista Deo convenire, in quo neque imperfectio
neque mutatio aliqua locum habet, neque etiam aliquis exitus de potentia ad
actum, cum ipse sit actus purus et primus. Verbum igitur Dei coaeternum est
ipsi Deo. Est autem et aliud in quo verbum nostrum differt a verbo divino.
Intellectus enim noster non simul intelligit omnia, neque unico actu, sed
pluribus, et ideo verba intellectus nostri sunt multa; sed Deus omnia simul
intelligit, et unico actu, quia eius intelligere non potest esse nisi unum,
cum sit suum esse : unde sequitur quod in Deo sit unum verbum tantum.
Ulterius autem est alia consideranda differentia : quod verbum intellectus
nostri non adaequat intellectus virtutem, quia cum aliquid mente concipimus,
adhuc possumus alia multa concipere : unde verbum intellectus nostri et
imperfectum est, et in eo potest compositio accidere, dum ex multis perfectis
verbis fit unum verbum perfectius, sicut cum intellectus concipit aliquam
enuntiationem, aut definitionem alicuius rei. Sed verbum divinum adaequat
virtutem Dei, quia Deus per essentiam suam seipsum intelligit et omnia alia :
unde quanta est essentia eius tantum est verbum quod concipit per essentiam
suam, se et omnia intelligendo. Est ergo perfectum, et simplex, et aequale
Deo : et hoc verbum Dei filium nominamus ratione iam dicta, quem eiusdem
naturae cum patre, et patri coaeternum, unigenitum, et perfectum confitemur. |
Il faut tout d’abord considérer comme
ridicule cette moquerie par laquelle ils nous raillent de ce que nous
affirmons que le Christ est Fils de Dieu, comme si Dieu avait une épouse.
Puisqu’ils sont charnels, ils ne peuvent concevoir que ce qui est du domaine
de la chair et du sang. Or n’importe quel individu raisonnable peut
considérer que le mode de génération n’est pas le même en toutes choses ;
mais que dans chaque chose elle se fait selon la propriété de sa nature :
chez certains animaux par l’union du mâle et de la femelle, quant aux
plantes, c’est par dissémination ou germination, et autrement encore chez
d’autres créatures. Mais Dieu n’est pas d’une nature charnelle, qui aurait
besoin d’une femme à laquelle s’unir pour la génération d’une progéniture. Il
est au contraire d’une nature spirituelle ou intellectuelle, très supérieure
à toute nature intellectuelle créée ; la génération en Dieu doit donc
s’entendre selon la manière qui convient à une nature spirituelle. Et,
quoique l’intellect divin ne saurait être comparé à notre intellect, nous ne
pouvons cependant pas en parler sinon selon la similitude [analogique] de ce
que nous trouvons dans notre intellect. Or notre intellect connaît tantôt en puissance et tantôt en acte. Chaque fois qu’il est en acte de connaître, il produit quelque chose d’intelligible, comme une progéniture de lui-même : c’est la raison pour laquelle on appelle cela un ‘concept de l’esprit’. C’est ce concept qui est signifié par la parole extérieure. C’est pourquoi, de même que la parole signifiante est appelée ‘verbe extérieur’, de même le concept intérieur de l’esprit, signifié par le verbe extérieur est dit ‘verbe de l’intellect ou de l’esprit’. Or ce concept de notre esprit n’est pas l’essence même de notre esprit, mais bien un accident de celui-ci, parce que notre connaître même ne constitue pas l’être même de notre intellect, sans quoi notre intellect serait toujours en acte de connaître. C’est pourquoi le verbe de notre intellect peut être appelé ‘concept’ ou ‘progéniture’ selon une certaine similitude, et surtout lorsque notre intellect se connaît lui-même, c’est-à-dire en tant que ce concept qu’il forme de lui-même est semblable à l’intellect, par la vertu duquel il est conçu, comme un fils est semblable au père qui l’engendre par sa puissance génitrice. On ne peut cependant pas appeler proprement du nom de ‘progéniture’ ou de ‘fils’ le verbe de notre intellect, parce qu’il n’a pas la même nature que notre intellect. Tout ce qui procède d’une autre chose, même s’il lui est semblable, n’est pas appelé ‘fils’, sans quoi l’image de soi-même que quelqu’un peint serait proprement appelée ‘fils’. Mais pour que ce qui procède puisse porter le nom de ‘fils’, il est requis qu’il ressemble à ce dont il procède et qu’il soit de la même nature que lui. Et puisque le connaître en Dieu n’est rien d’autre que son être même, il s’ensuit que le Verbe conçu dans son intellect n’est pas quelque accident ou quelque chose d’étranger à sa nature. Mais en tant que Verbe, il signifie ce qui procède d’un autre et est semblable à ce dont il est le Verbe. On retrouve en effet cela dans notre verbe. Mais, en plus, ce Verbe divin n’est pas quelque accident, ni quelque partie de Dieu, qui est simple, ni quelque chose d’étranger à la nature divine ; c’est au contraire quelque chose de complet qui subsiste dans la nature divine, se définissant comme ce qui procède d’un autre, sans quoi le terme ‘verbe’ ne se peut pas comprendre. Cette réalité qui procède d’une autre en lui étant semblable et subsistant dans une même nature, nous l’appelons ‘Fils’, selon l’usage de la langue humaine. Nous appelons donc Fils de Dieu le Verbe de l’intellect divin, selon la manière dont les choses divines peuvent être nommées par des mots humains. Quant à Dieu dont Il est le Verbe, nous l’appelons Père, et nous disons de la procession du Verbe qu’elle est la génération du Fils, une génération immatérielle et non pas charnelle comme le supposent les hommes charnels. Mais il y a aussi autre chose en quoi la
génération susdite du Fils excède toute génération humaine, ou bien
matérielle par laquelle l’homme naît d’un autre homme, ou bien intelligible
selon le mode de conception d’un verbe dans l’esprit humain. Dans l’un et
l’autre cas en effet, ce qui procède par voie de génération se trouve
temporellement postérieur à ce dont il procède. Un père en effet n’engendre
pas dès lors qu’il commence d’être, mais il convient qu’il parvienne de
l’état d’imperfection à l’état de perfection, dans lequel il puisse engendrer.
Ensuite, ce n’est de nouveau pas aussitôt qu’il accomplit l’acte qui a en vue
la génération que lui naît un fils, puisque la génération charnelle consiste
en un certain changement et une succession. Il en va de même de l’intellect :
ce n’est pas immédiatement, dès le début, qu’un homme est apte à former des
concepts intelligibles ; et même lorsqu’il arrive à un état de
perfection, il n’est pas toujours en acte de connaître, mais il n’est d’abord
qu’en puissance de connaître avant de le devenir en acte, et, de temps en
temps, il cesse de connaître en acte et reste connaissant en puissance seulement
ou selon l’habitus [c’est-à-dire suivant les dispositions acquises de son
savoir]. Ainsi donc le verbe humain est postérieur à l’homme dans le temps, il cesse aussi quelquefois d’être sans pour autant que l’homme ne cesse d’être à ce moment là ; mais il est impossible que cette façon d’être convienne à Dieu, en qui ne se trouvent ni imperfection, ni changement, ni même passage de la puissance à l’acte, puisqu’Il est lui-même acte pur et premier : le Verbe de Dieu est donc coéternel à Dieu lui-même. Il y encore une autre différence entre notre verbe et celui de Dieu. Notre intellect en effet ne connaît pas toutes choses simultanément, ni par un acte unique, mais bien par plusieurs actes de connaître ; et c’est la raison pour laquelle les conepts de notre intellect sont multiples. Mais Dieu connaît toutes choses en même temps et par un acte unique, puisque son connaître ne peut que faire un avec son être même ; il s’ensuit qu’il n’y a en Dieu qu’un Verbe seulement. Il faut en outre considérer une autre différence : c’est que le verbe de notre intellect n’en égale pas la puissance de concevoir puisque, lorsque nous concevons quelque chose par l’esprit, nous en pouvons encore concevoir beaucoup d’autres. C’est pourquoi le verbe de notre intellect est imparfait et il arrive qu’on le développe par association (ou composition) de sorte qu’un concept plus parfait soit conçu à partir de plusieurs concepts moins parfaits, comme lorsque l’intellect conçoit quelque énonciation ou définition d’une chose. Mais le Verbe divin égale la puissance de Dieu, parce que Dieu, par son essence, se comprend lui-même et toutes les autres choses. C’est pourquoi le Verbe qu’Il conçoit par son essence, en se comprenant lui-même et toutes choses, est à la mesure de son essence ; ce Verbe est donc parfait, simple et égal à Dieu. Et pour la
raison que nous avons déjà mentionnée, nous appelons ‘Fils’ le Verbe de Dieu,
nous confessons qu’Il est de même nature que le Père et coéternel à Lui,
unique et parfait. |
|
|
Caput 4 [69227] De rationibus Fidei, cap. 4 tit. Qualiter in divinis sit accipienda processio
spiritus sancti a patre et filio |
Chapitre 4 — Comment en Dieu il faut
entendre la procession du Saint-Esprit à partir du Père et du Fils[6] |
[69228] De rationibus Fidei, cap. 4 Est autem considerandum ulterius, quod omnem cognitionem
sequitur aliqua appetitiva operatio. Inter omnes autem appetitivas
operationes invenitur amor esse principium : quo sublato, neque gaudium erit,
si adipiscatur aliquis quod non amat; neque tristitia, si impediatur ab eo
quod non amat; si amor tollatur, et per consequens tolluntur omnes aliae
appetitivae operationes, quae quodammodo ad tristitiam et gaudium referuntur.
Cum igitur
in Deo sit perfectissima cognitio, oportet etiam in eo ponere perfectum
amorem : in quo quidam processus per appetitivam operationem exprimitur, sicut
et in verbo per operationem intellectus. Est autem attendenda differentia
quaedam inter intellectualem operationem et appetitivam : nam operatio
intellectualis, et omnino omnis cognitiva operatio completur per hoc quod
cognoscibilia in cognoscente quodammodo existunt, scilicet sensibilia in
sensu, et intelligibilia in intellectu; operatio autem appetitiva completur
secundum quendam ordinem vel motum appetentis ad res appetitui obiectas. Ea
vero quae habent occultum principium sui motus, spiritus nomen accipiunt :
sic enim venti spiritus dicuntur, quia eorum afflationis principium non
apparet. Respiratio etiam et arteriarum motus ab intrinseco et occulto
procedens, principio spiritus nomen accepit : unde convenienter, secundum
quod divina humanis verbis significari possunt, ipse divinus amor procedens
spiritus nomen accepit. Sed in nobis amor ex
duplici causa procedit : quandoque quidem ex corporea et materiali natura :
qui plerumque est amor immundus, quia per eum puritas mentis nostrae
turbatur; quandoque autem ex ipsa proprietate spiritus naturae, sicut cum
amamus intelligibilia bona et quae rationi conveniunt; et hic amor est purus.
In Deo autem amor materialis locum non habet. Convenienter igitur amorem
ipsius non solum spiritum, sed spiritum sanctum nominamus, ut per hoc quod
dicitur sanctus, eius puritas exprimatur. Manifestum est autem quod nihil
amare possumus intelligibili et sancto amore nisi quod actu per intellectum
concipimus. Conceptio autem intellectus est verbum : unde necesse est quod
amor a verbo oriatur. Verbum autem Dei dicimus esse filium, ex quo patet
spiritum sanctum esse a filio. Sicut autem divinum intelligere est eius esse,
ita etiam et amare Dei est esse ipsius : et sicut Deus semper actu intelligit
et omnia intelligendo se ipsum intelligit, ita etiam semper actu amat et
omnia amat suam bonitatem amando. Sicut igitur Dei filius, qui est verbum
Dei, est subsistens in divina natura, coaeternus patri, perfectus et unicus;
ita etiam haec omnia de spiritu sancto confiteri oportet. Ex his autem colligere
possumus quod cum omne quod subsistit in natura intelligente, apud nos
persona dicatur, apud Graecos autem hypostasis; necesse est dicere, quod
verbum Dei, quod Dei filium nominamus, sit quaedam hypostasis seu persona; et
idem de spiritu sancto dici oportet. Nulli autem est dubium quin Deus, a quo
verbum et amor procedit, sit res subsistens, ut etiam possit dici hypostasis
vel persona. Et per hunc modum convenienter ponimus in divinis tres personas,
scilicet personam patris, personam filii, personam spiritus sancti. Has autem
tres hypostases vel personas non dicimus esse per essentiam diversas : quia,
sicut iam supra dictum est, sicut intelligere et amare Dei est eius esse, ita
verbum et amor eius sunt ipsa Dei essentia. Quidquid autem de Deo absolute
dicitur, non est aliud quam Dei essentia. Non enim est Deus vel magnus vel
potens vel bonus accidentaliter, sed per essentiam suam; unde tres personas
vel hypostases non dicimus in divinis distinctas per aliquid absolutum, sed
per solas relationes, quae ex processione verbi et amoris proveniunt. Et quia
processionem verbi generationem nominamus, ex generatione autem proveniunt
relationes paternitatis et filiationis; personam filii a patris persona
distingui dicimus solummodo paternitate et filiatione : omnia alia communiter
et indifferenter de utroque praedicantes. Sicut enim dicimus patrem verum
Deum, omnipotentem, aeternum, et quaecumque similiter dicuntur, sic et filium
: et eadem ratio est de spiritu sancto. Quia igitur pater et filius et
spiritus sanctus non distinguuntur in natura divinitatis, sed relationibus
solis, convenienter tres personas non dicimus tres deos, sed unum verum Deum
et perfectum confitemur. In hominibus autem ideo tres personae tres homines
dicuntur, et non unus homo, quia natura humanitatis, quae communis est tribus
differenter convenit eis secundum materialem divisionem, quae omnino in Deo
locum non habet. Unde cum in tribus hominibus sint tres humanitates numero
differentes, sola ratio humanitatis in eis communis invenitur. In tribus
autem personis divinis non tres divinitates numero differentes, sed unam
simplicem deitatem necesse est esse, cum non sit alia essentia verbi et
amoris in Deo ab essentia Dei; et sic non tres deos, sed unum Deum
confitemur, propter unam et simplicem deitatem in tribus personis. |
Il faut de plus considérer qu’une certaine opération appétitive suit toute connaissance. Et parmi toutes les opérations qui se rattachent à notre désir, c’est l’amour qui tient lieu de principe[7]. Sans lui, il n’y aurait pas de joie pour quelqu’un qui obtient une chose qu’il n’aime pas, ni de tristesse pour celui qui serait empêché d’atteindre ce qu’il n’aime pas[8]. Supprimez l’amour, ce sont toutes les autres opérations appétitives se rapportant de quelque façon à la joie et la tristesse qui se trouvent supprimées. En Dieu, qui a la plus parfaite connaissance, il convient aussi de poser l’amour parfait. Et cet amour procède de Dieu par une opération appétitive, tout comme le Verbe procède de lui par une opération de l’intellect. Or il faut remarquer une certaine différence entre une opération intellectuelle et opération appétitive Une opération intellectuelle en effet, de même que toute opération cognitive en général, trouve son achèvement dans le fait que les choses connues existent d’une certaine manière dans le sujet connaissant, c’est-à-dire : les choses sensibles dans le sens et les intelligibles dans l’intellect. L’opération appétitive, quant à elle, s’achève dans une certaine orientation ou mouvement de celui qui désire vers les objets de son appétit. Or les choses dont le principe du mouvement est caché reçoivent le nom d’‘esprit’ ; ainsi les vents sont-ils appelés ‘esprits’ parce que le principe du souffle qui les anime n’est pas apparent. Il en va de même pour la respiration et le mouvement des artères, qui procèdent d’un principe intrinsèque et caché et reçoivent le nom d’‘esprit’. Et c’est donc de manière convenable, selon la manière dont les choses divines peuvent être nommées par de mots humains, que l’Amour divin lui-même qui procède est appelé ‘Esprit’. Mais, à vrai dire, l’amour a chez nous une double cause. Il procède quelquefois d’une nature corporelle et matérielle, cet amour est le plus souvent impur, puisqu’il vient troubler la pureté de notre esprit. D’autres fois, il est issu de ce qui constitue en propre une nature spirituelle, comme lorsque nous aimons les biens intelligibles et les réalités qui conviennent à la raison ; cet amour-là est pur. Il n’y a pas en Dieu de place pour un amour matériel ; il est donc convenable de donner à son Amour, non pas seulement le nom d’‘Esprit’, mais celui de ‘Saint-Esprit’, pour exprimer sa pureté par ce mot : ‘Saint’. Il est en outre manifeste que nous ne pouvons rien aimer d’un amour intelligible et saint sinon ce que nous concevons en acte par notre intellect[9] ; or la conception de l’intellect, c’est le verbe. Il est par conséquent nécessaire que l’amour soit issu du verbe. Et nous disons du Verbe de Dieu qu’Il est le Fils ; il apparaît donc que le Saint-Esprit procède du Fils. De même que le connaître divin s’identifie à son être, de même également son aimer est son être même. Et puisque Dieu est toujours en acte de connaître et qu’Il se connaît lui-même en connaissant toutes choses, de même est-Il toujours en acte d’aimer et aime toutes choses en aimant sa bonté. Et donc, tout comme le Fils de Dieu, qui est son Verbe, subsiste dans la nature divine, coéternel au Père, parfait et unique, ainsi il convient de confesser toutes ces choses du Saint-Esprit aussi. De cela nous pouvons conclure que, puisque tout ce qui subsiste dans une nature intelligente reçoit chez nous le nom de ‘personne’, et chez les Grecs celui d’‘hypostase’[10], il est nécessaire de dire que le Verbe de Dieu, que nous appelons ‘Fils de Dieu’, constitue une certaine Personne ou Hypostase ; et il convient d’en dire autant du Saint-Esprit. Ce n’est en outre un doute pour personne que Dieu dont procèdent le Verbe et l’Amour soit une réalité subsistante, de telle sorte que Lui aussi puisse porter le nom de ‘Personne’ ou d’‘Hypostase’. Et, de cette manière, c’est convenablement que nous posons en Dieu trois Personnes, à savoir : celle du Père, celle du Fils et celle du Saint-Esprit. Nous ne disons toutefois pas que ces trois Personnes ou Hypostases diffèrent entre elles par l’essence car, comme cela a été dit plus haut, de même que le connaître et l’aimer de Dieu sont son être même, de même son Verbe et son Amour sont l’essence même de Dieu. En outre, tout ce que l’on dit de Dieu absolument n’est rien d’autre que son essence. Dieu n’est en effet pas grand, puissant ou bon par accident, mais essentiellement. Voilà pourquoi, nous ne disons pas que les trois Personnes ou Hypostases en Dieu sont distinctes par quelque chose d’absolu, mais bien par les seules relations qui proviennent de la procession du Verbe et de l’Amour. Et, de la génération, qui est le nom que nous donnons à la procession du Verbe, proviennent les relations de paternité et de filiation. Nous disons que ce n’est que par ces deux relations que se distinguent les Personnes du Père et du Fils ; quant à toutes les autres choses, nous les attribuons communément et indifféremment à l’une et l’autre Personnes, comme par exemple lorsque nous disons que le Père est vrai Dieu, tout-puissant, et toutes les choses qui sont dites semblablement. Et nous attribuons ces mêmes choses au Fils et, pour cette même raison, au Saint-Esprit. Puisque donc le Père, le Fils et le Saint-Esprit ne se distinguent pas en Dieu par leur nature, mais par leurs seules relations, c’est à juste titre que nous ne parlons pas de trois dieux lorsque nous évoquons les trois Personnes mais que nous confessons un seul Dieu, véritable et parfait. Mais, chez les hommes, trois personnes constituent trois hommes et non un seul, parce la nature humaine qui leur est commune leur convient différemment selon une division matérielle, qui ne se trouve aucunement en Dieu. C’est pourquoi l’on trouve en trois hommes trois humanités numériquement différentes, seule l’essence de l’humanité est commune entre eux. Dans les trois Personnes divines cependant, il n’y a pas trois divinités numériquement différentes, mais une déité unique et simple, puisque l’essence du Verbe ou de l’Amour en Dieu n’est pas autre chose que l’essence de Dieu. Et ainsi, nous ne confessons pas trois dieux mais un seul parce qu’il y a une déité unique et simple en trois Personnes. |
|
|
Caput 5 [69229] De rationibus Fidei, cap. 5 tit. Quae fuit causa incarnationis filii Dei |
Chapitre 5 — Quelle
fut la cause de l’Incarnation du Fils de Dieu[11]
|
[69230] De rationibus Fidei, cap. 5 Ex simili autem mentis caecitate Christianam fidem
irrident, quia confitetur Christum Dei filium mortuum esse, tanti mysterii
profunditatem non intelligentes. Et ne mors filii Dei perverse intelligatur,
prius aliquid de filii Dei incarnatione dici oportet. Non enim dicimus filium
Dei morti subiectum fuisse secundum naturam divinam, in qua aequalis est patri,
quae est fontalis omnium vita, sed secundum nostram naturam, quam assumpsit
in unitatem personae. Ad incarnationis igitur divinae mysterium aliqualiter
considerandum, oportet advertere, quod omne per intellectum agens, per
conceptionem sui intellectus, quam dicimus verbum, operatur, ut patet in
aedificatore, et quolibet artifice, qui secundum formam quam mente concipit,
exterius operatur. Quia igitur Dei filius est ipsum Dei verbum, consequens
est ut Deus per filium omnia fecerit. Unaquaeque autem res per eadem fit et
reparatur : si enim domus collapsa fuerit, per formam artis reparatur, per
quam a principio condita fuit. Inter creaturas autem a Deo conditas per
verbum suum, gradum praecipuum tenet creatura rationalis, intantum quod omnes
aliae creaturae ei subserviant, et ad ipsam ordinari videantur; et hoc
rationabiliter, quia sola rationalis creatura dominium habet sui actus per
arbitrii libertatem, ceterae vero creaturae non ex libero iudicio agunt, sed
quadam vi naturae moventur ad agendum. Ubique autem quod est liberum,
praeeminet ei quod est servum, et servi ad liberorum famulatum ordinantur, et
a liberis gubernantur. Lapsus igitur rationalis creaturae secundum veram
aestimationem magis aestimandus est quam cuiuscumque irrationalis creaturae
defectus. Nec est dubium quin apud Dei iudicium res secundum veram
aestimationem iudicentur. Hoc igitur conveniens est divinae sapientiae ut
praecipue lapsum creaturae rationalis repararet, magis etiam quam si caelum
collaberetur, vel quidquid aliud in rebus corporeis posset accidere. Est
autem duplex creatura rationalis seu intellectualis : una quidem a corpore
separata, quam Angelum nominamus; alia vero corpori unita, quae est anima
hominis. In utraque autem lapsus accidere potuit propter arbitrii libertatem.
Dico autem creaturae rationalis lapsum non ut ab esse deficiat, sed secundum
quod deficit a rectitudine voluntatis. Lapsus enim seu defectus praecipue
attenditur secundum id quo operatur, sicut artificem errare dicimus, si in
arte deficiat qua debet operari; et rem naturalem deficientem dicimus et
collapsam, si corrumpatur virtus eius naturalis per quam agit, puta si in
planta vis germinandi deficiat, aut in terra vis fructificandi. Id autem
secundum quod operatur rationalis creatura, est voluntas, in qua consistit
libertas arbitrii. Lapsus igitur rationalis creaturae est secundum quod
deficit a rectitudine voluntatis : quod fit per peccatum. Defectum igitur
peccati, qui nihil est aliud quam perversitas voluntatis, praecipue Deo
convenit removere; et per verbum suum, quo universam condidit creaturam. Et
Angelorum quidem peccatum remedium habere non potuit, quia secundum
immutabilitatem suae naturae impoenitibiles sunt ab eo in quod semel
convertuntur. Homines autem secundum conditionem suae naturae habent mutabilem
voluntatem, ut non solum diversa possint eligere vel bona vel mala, sed etiam
postquam unum elegerint, possunt ab illo resipiscere, et ad aliud converti :
et haec mutabilitas voluntatis in homine manet, quandiu corpori varietati
subiecto unitur. Cum autem anima a corpore huiusmodi fuerit separata, eandem
immutabilitatem voluntatis habebit quam Angelus naturaliter habet : unde et
post mortem anima humana impoenitibilis est, nec potest de bono ad malum
converti, nec de malo ad bonum. Sic igitur ad Dei bonitatem pertinuit ut per filium
suum naturam humanam collapsam repararet. Modus
autem reparationis talis esse debuit qui et naturae reparandae conveniret, et
morbo. Naturae
dico reparandae : quia cum homo sit rationalis naturae, libero arbitrio
praeditus, non necessitate exterioris virtutis, sed per propriam voluntatem
ad statum rectitudinis revocandus fuit. Morbo etiam quia cum morbus in
perversitate voluntatis consisteret, oportuit reparationem fieri per hoc quod
voluntas ad rectitudinem reduceretur. Voluntatis
autem humanae rectitudo consistit in ordinatione amoris, qui est principalis
affectio. Ordinatus autem amor est ut Deum super omnia diligamus quasi summum
bonum, et ut in ipsum referantur omnia quae amamus sicut in ultimum finem, et
ut etiam in ceteris amandis debitus ordo servetur, ut scilicet spiritualia
corporalibus praeferamus. Ad provocandum autem nostrum amorem in Deum nihil
magis valere potuit quam quod verbum Dei, per quod omnia facta fuerant, ad
reparationem nostrae naturae ipsam assumeret, ut idem esset Deus et homo.
Primo quidem, quia ex hoc maxime demonstratur quantum Deus diligat hominem,
quod pro eius salute homo fieri voluit; nec est aliquid quod ad amandum magis
provocet quam quod aliquis se cognoscat amari. Deinde quia homo habens intellectum
et affectum ad corporalia depressum, ad ea quae supra se sunt, de facili
elevari non poterat. Facile est autem cuilibet homini ut alium hominem
diligat et cognoscat; sed considerare divinam altitudinem, et in eam ferri
per debitum amoris affectum, non est quorumlibet hominum, sed eorum qui per
Dei auxilium cum magno studio et labore a corporalibus ad spiritualia
sublevantur. Ut igitur omnibus hominibus facilis pateret via ad Deum, voluit
Deus homo fieri, ut etiam parvuli Deum cogitare et amare possent quasi
similem sibi; et sic per id quod capere possunt, paulatim proficerent ad
perfectum. Per hoc etiam quod Deus homo factus est, spes datur homini ut et
homo pervenire possit ad perfectae beatitudinis participationem, quam solus
Deus naturaliter habet. Homo enim suam infirmitatem cognoscens, si ei
promitteretur quod ad beatitudinem perveniret, cuius vix Angeli capaces sunt,
quae scilicet in visione et fruitione Dei consistit, vix hoc sperare posset,
nisi ex alia parte sibi dignitas humanae naturae ostenderetur, quam tanti
aestimat Deus, ut pro eius salute homo fieri voluit. Et sic per hoc quod Deus factus
est homo, spem nobis dedit ut homo etiam posset pervenire ad hoc quod
uniretur Deo per beatam fruitionem. Valet etiam homini cognitio suae
dignitatis ex hoc quod Deus humanam naturam assumpsit ad hoc quod affectum
suum nulli creaturae subiiceret : neque Daemones aut quascumque creaturas
colendo per idolatriam; neque corporalibus creaturis se subdendo per
inordinatum affectum. Indignum enim est ut
cum homo tantae sit dignitatis secundum aestimationem divinam, et ita Deo
propinquus ut Deus homo fieri voluerit, quod homo rebus inferioribus Deo
inordinate se subdat. |
C’est en raison d’un même
aveuglement de l’esprit que, ne comprenant pas la profondeur d’un si grand
mystère, ils se moquent de la foi chrétienne parce qu’elle confesse que le
Christ, qui est Fils de Dieu, est mort. Et pour ne pas comprendre de façon
erronée la mort du Fils de Dieu, il convient d’abord de dire un mot au
sujet de l’Incarnation du Fils de Dieu. Nous ne disons pas en effet que le
Fils de Dieu ait été sujet à la mort selon la nature divine en laquelle Il
est égal au Père, nature qui est la source de la vie de tous ; mais en
raison de notre nature qu’Il a assumée dans l’unité de sa Personne. Pour scruter de quelque manière
le mystère de l’Incarnation, il convient de remarquer que tout ce qui agit
par l’intellect le fait au moyen d’une conception de son intelligence à
laquelle nous donnons le nom de ‘verbe’, comme cela se remarque chez le
bâtisseur et chez n’importe quel artisan dont l’action extérieure se réalise
d’après la forme qu’il a conçue dans son esprit. Puisque donc le Fils de Dieu
est le Verbe lui-même de Dieu, c’est par conséquent par son Fils que Dieu a
fait toutes choses. Or c’est cela même qui est à
l’origine de la réalisation des choses qui en assure aussi la réparation ; si
en effet une maison s’est effondrée, elle est réparée par la forme de l’art
sur le modèle de laquelle elle a été bâtie [ici, l’image cognitive de la
maison, conçue dans l’esprit du bâtisseur]. Or parmi les créatures, que Dieu
a faites par son Verbe, la créature rationnelle occupe la première place, de
telle sorte que toutes les autres créatures lui sont soumises et paraissent
ordonnées à elle. Et cela à juste titre, parce que seule la créature
rationnelle maîtrise ses actes grâce au libre arbitre tandis que les autres
créatures agissent non pas suivant un jugement libre mais sont poussées à
agir par quelque force de la nature. Or ce qui est libre l’emporte partout sur
ce qui ne l’est pas : les esclaves sont ordonnés au service des hommes libres
qui les gouvernent. Il faut donc, selon une juste estimation, concéder une
gravité plus grande à la chute d’une créature rationnelle qu’aux défections
de toute créature irrationnelle. Il est également indubitable que, dans le
jugement de Dieu, les choses sont jugées selon une appréciation véridique. Il
est donc convenable que la divine sagesse répare de préférence la chute de la
créature rationnelle plutôt que le ciel – quand bien même celui-ci s’effondrerait
– ou que tout autre désordre pouvant se produire dans le monde matériel. Il existe en outre deux types de créatures rationnelles ou intellectuelles : l’une n’est pas liée à un corps, nous l’appelons ‘ange’ ; l’autre est unie à un corps : c’est l’âme de l’homme. Pour l’une et l’autre créatures, la chute a été rendue possible à cause du libre arbitre. L’expression ‘chute de la créature rationnelle’ ne signifie pas une défaillance au niveau de l’être, mais un défaut de la rectitude de la volonté. Cette chute ou défaillance se manifeste principalement au niveau du principe de notre action, de ce fait nous disons d’un artisan qu’il se trompe lorsque la technique suivant laquelle il est censé opérer lui fait défaut. Nous disons encore d’une chose naturelle qu’elle est déficiente ou tombée en déchéance lorsque la vertu naturelle par laquelle elle agit vient à se corrompre. Comme, par exemple, lorsque dans une plante la puissance de germination vient à faire défaut ou bien lorsque la puissance de faire fructifier fait défaut dans la terre. Or le principe d’action d’une créature rationnelle est la volonté, en laquelle consiste le libre arbitre. La chute de la créature rationnelle consiste donc dans une déficience de la rectitude de la volonté, produite par le péché. C’est donc avant tout à Dieu et par son Verbe, en qui Il a fait toute créature, qu’il appartient de supprimer la déficience que constitue le péché, qui n’est rien d’autre qu’une perversion de la volonté. Quant au péché des anges, il n’a pu avoir de remède parce que, selon l’immutabilité de leur nature, ils ne se détournent pas de ce vers quoi ils se sont une fois tournés. Les hommes, de leur côté, ont, du fait de leur nature, une volonté muable, de sorte qu’ils peuvent non seulement choisir des bonnes ou des mauvaises choses mais aussi, après avoir choisi l’une d’elles, changer d’avis et se tourner vers une autre. Et cette mobilité de la volonté demeure en l’homme aussi longtemps qu’il est uni à un corps sujet à la variation ; mais, lorsque l'âme cesse d'être unie à ce type de corps, la volonté a la même immutabilité que celle que l’ange possède par nature. C’est pourquoi, après la mort, l’âme humaine n’est plus capable de revirement : elle ne peut plus se détourner du bien vers le mal ni inversement. Ainsi donc il appartenait à la bonté de Dieu de rétablir par son Fils la nature humaine tombée en déchéance. Le mode de rétablissement devait être tel qu’il convînt et à la nature qui devait être restaurée et à la maladie. À la nature qui devait être réparée parce que, comme l’homme est de nature raisonnable et doué du libre-arbitre, il ne devait pas être ramené à l’état de rectitude par la nécessité d’une contrainte extérieure mais par sa propre volonté. À la maladie aussi parce que, comme celle-ci consiste en une perversion de la volonté, il était convenable que la restauration se fît par le revirement de la volonté vers la rectitude. Or la rectitude de la volonté humaine consiste dans un ordonnancement de l’amour, qui occupe la première place dans notre vie affective. L’amour ordonné, c’est que nous aimions Dieu par-dessus toutes choses comme le souverain bien ; que nous rapportions à Lui comme à leur fin ultime tout ce que nous aimons ; et aussi, dans tout ce que nous avons à aimer, qu’on respecte l’ordre qui convient, c’est-à-dire : que nous préférions les réalités spirituelles aux choses corporelles. Or rien ne pouvait, pour susciter notre amour envers Dieu, avoir plus de force que ceci : que le Verbe de Dieu, par qui toutes choses ont été faites, pour restaurer notre nature, assume cette même nature afin de réaliser l’unification entre Dieu et l’homme. Tout d’abord, parce que cela démontre au plus haut degré que Dieu aime l’homme, au point qu’il a voulu se faire homme pour le sauver. Rien ne suscite plus l’amour que de se savoir aimé. Ensuite, [il convenait que Dieu s’incarnât] parce que l’homme, dont l’intellect et les affections sont abaissés aux réalités corporelles, ne pouvait pas facilement s’élever aux réalités qui sont supérieures à lui. Mais il est facile à n’importe quel homme de connaître et d’aimer un autre homme ; tandis qu’il n’appartient pas à tous ni de scruter la hauteur divine ni d’être transportés vers Elle par l’affection amoureuse qui lui est due, mais seulement à ceux qui, avec l’aide de Dieu ainsi que beaucoup d’application et d’efforts, se sont élevés des choses corporelles aux réalités spirituelles. Pour que donc s’ouvre à tous les hommes une voie vers Dieu, Dieu a voulu devenir homme, de sorte que même les petits puissent connaître Dieu et l’aimer comme un des leurs, et ainsi s’élever petit à petit, par ce qu’ils sont capables de saisir, vers la perfection. Du fait de l’Incarnation de Dieu, l’homme reçoit l’espoir de pouvoir parvenir à la participation de la parfaite béatitude que seul Dieu possède naturellement. Conscient de son infirmité, l’homme en effet, s’il recevait la promesse de parvenir à cette béatitude dont les anges sont à peine capables, qui consiste en la vision et la fruition de Dieu, pourrait à peine l’espérer, à moins que ne lui soit d’autre part montrée la dignité de la nature humaine, une dignité à ce point estimée par Dieu qu’Il a voulu se faire homme pour le salut de celui-ci. Et ainsi, du fait de son Incarnation, Dieu nous a donné l’espoir de pouvoir aussi parvenir à l’union avec Lui par la fruition bienheureuse. Il est également
utile à l’homme de connaître sa dignité du fait de l’assomption par Dieu de
la nature humaine, pour qu’il ne soumette pas son sentiment à une créature,
ni par l’idolâtrie en rendant un culte aux démons ou à d’autres créatures, ni
par la soumission aux créatures corporelles selon un sentiment désordonné. Il
est en effet indigne pour l’homme, puisqu’il est à ce point estimé par Dieu
et tellement proche de Dieu que Celui-ci a voulu se faire homme, de se
soumettre de façon désordonnée aux réalités inférieures à Dieu. |
|
|
Caput 6 [69231] De rationibus Fidei, cap. 6 tit. Qualiter intelligi debeat hoc quod dicitur : Deus
factus est homo |
Chapitre 6 — Comment il faut
comprendre que l’on dit que Dieu s’est fait homme.[12]
|
[69232] De rationibus Fidei, cap. 6 Cum autem dicimus, Deum hominem fieri, nemo existimet hoc
sic accipiendum esse ut Deus convertatur in hominem, sicut aer fit ignis cum
in ignem convertitur. Immutabilis est enim Dei natura : corpora autem sunt
quae invicem convertuntur. Spiritualis autem natura in naturam corpoream non
convertitur, sed ei potest aliqualiter uniri per efficaciam suae virtutis,
sicut anima corpori; et quamvis humana natura ex anima constet et corpore,
anima autem non corporeae, sed spiritualis naturae sit : omnis tamen creatura
spiritualis deficit a simplicitate divina multo amplius quam corporea creatura
a simplicitate spiritualis naturae. Sicut igitur spiritualis natura unitur
corporali per efficaciam suae virtutis, ita et Deus uniri potest tam
spirituali quam corporali : et secundum hunc modum Deum dicimus humanae
naturae unitum fuisse. Est autem attendendum, quod unumquodque maxime videtur
esse illud quod in eo invenitur esse praecipuum : omnia autem alia videntur
ei quod est praecipuum adhaerere, et ab eo quodammodo assumi, inquantum id
quod est praecipuum aliis utitur secundum suam dispositionem : quod quidem
manifestum est non solum in adunatione civili, in qua principes civitatis
quasi tota civitas esse videntur, et aliis utuntur secundum suam
dispositionem, tamquam sibi adhaerentibus membris, sed etiam in adunatione
naturali. Quamvis enim homo naturaliter constet ex anima et corpore, tamen
principalius videtur homo anima esse cui corpus adhaeret, et anima eo utitur
ad operationes convenientes. Sic igitur et in unione Dei ad creaturam non
trahitur divinitas ad humanam naturam, sed potius humana natura a Deo
assumitur, non quidem ut convertatur in Deum, sed ut Deo adhaereat : et sint
quodammodo anima et corpus sic assumpta, ipsius Dei corpus et anima, sicut
partes corporis assumptae ab anima sunt quodammodo ipsius animae membra. Est
tamen in hoc aliqua differentia attendenda. Nam anima quamvis sit perfectior
corpore, non tamen totam perfectionem in se possidet humanae naturae : unde
corpus sic ei advenit ut ex anima et corpore compleatur una humana natura,
cuius quaedam partes sunt anima et corpus. Sed Deus ita est in sua natura
perfectus ut plenitudini naturae ipsius nihil adiici possit : unde natura
divina non potest sic uniri alteri ut ex utraque una constituatur natura
communis : sic enim divina natura pars esset illius naturae communis, quod
repugnat perfectioni divinae naturae : nam omnis pars imperfecta est. Deus
igitur Dei verbum sic humanam naturam assumpsit, quae ex anima constat et
corpore, ut tamen nec altera natura transiret in alteram, nec ex duabus
conflaretur una natura, sed post unionem duae naturae distinctae remaneant
quantum ad proprietates naturarum. Est autem rursus considerandum, quod cum
spiritualis natura naturae corporeae uniatur per spiritualem virtutem, quanto
maior fuerit virtus spiritualis naturae, tanto perfectius et firmius sibi
naturam inferiorem assumit. Est autem virtus Dei infinita, cui omnis creatura
subiicitur, et unaquaque utitur pro suo arbitrio : non autem eis uteretur,
nisi aliquo modo per efficaciam suae virtutis uniretur eis. Tanto autem alicui
naturae creatae perfectius unitur, quanto in eam magis suam virtutem exercet.
In omnes siquidem creaturas virtutem suam exercet quantum ad hoc quod omnibus
esse largitur, et ad proprias operationes movet; et secundum hoc quodam
communi modo in omnibus rebus dicitur esse. Sed specialiori quodam modo
virtutem suam exercet in mentibus sanctis, quas non solum in esse conservat
et ad operandum movet, sicut ceteras creaturas, sed eas convertit ad se
cognoscendum et amandum : unde et in sanctis mentibus specialiter dicitur
habitare, et sanctae mentes Deo plenae esse dicuntur. Quia ergo secundum quantitatem virtutis quam Deus exercet
in creaturam, magis et minus dicitur creaturae uniri, manifestum est quod cum
efficacia divinae virtutis humano intellectu comprehendi non possit,
sublimiori modo potest Deus creaturae uniri quam intellectus humanus capere
possit. Quodam ergo incomprehensibili et ineffabili modo dicimus Deum fuisse
unitum humanae naturae in Christo non solum per inhabitationem, sicut ceteris
sanctis, sed quodam singulari modo, ita quod humana natura esset quaedam
filii Dei natura; ut filius Dei, qui ab aeterno habet divinam naturam a
patre, ex tempore per assumptionem mirabilem habeat humanam naturam ex genere
nostro; et sic quaelibet partes humanae naturae ipsius filii Dei dici possint,
et quidquid agit vel patitur quaelibet pars humanae naturae filio Dei possit
attribui unigenito Dei verbo. Unde non inconvenienter dicimus et animam et
corpus esse filii Dei, sed et oculos et manus; et quod filius Dei
corporaliter vidit per oculi visionem, et audivit propter auris auditum, et
sic de aliis quae vel partibus animae vel corporis convenire possunt. Huius
autem admirabilis unionis nullum convenientius exemplum inveniri potest quam
ex unione corporis et animae rationalis. Est etiam et conveniens exemplum de
hoc quod verbum quod in corde manet absconditum, sensibile fit per
assumptionem vocis et Scripturae. Sed tamen haec exempla multum a praedictae
unionis repraesentatione deficiunt, sicut et cetera exempla humana a rebus
divinis. Nam neque divinitas sic unitur ut sit pars alicuius naturae
compositae, sicut anima est pars humanae naturae; neque sic unitur humanae
naturae ut solum significetur per eam, sicut verbum cordis significatur per
vocem aut Scripturam, sed sic ut veraciter filius Dei habeat humanam naturam,
et homo dicatur. Unde patet quod non dicimus sic Deum esse unitum naturae
corporeae ut sit virtus in corpore ad modum materialium et corporalium
virtutum, quia nec intellectus animae corpori unitae sic est virtus in
corpore. Multo minus igitur Dei verbum, quod ineffabili et sublimiori modo
sibi naturam assumpsit humanam. Patet igitur secundum praemissa, quod filius
Dei et divinam naturam habet, et humanam : unam ex aeterno, aliam ex tempore
per assumptionem. Contingit autem ab eodem plura haberi secundum diversos
modos, in quibus tamen omnibus semper quod est principalius, habere dicitur :
quod autem minus principale, haberi. Habet enim totum multas partes, ut homo
manus et pedes; non autem dicimus e converso, quod manus vel pedes habeant
hominem. Habet etiam unum subiectum multa accidentia, sicut pomum colorem et
odorem, et non e converso. Habet etiam homo aliqua exteriora sicut
possessiones vel vestimenta, et non e converso. In solis autem illis quae
sunt partes alicuius unius aliquid dicitur habere et haberi sicut anima habet
corpus, et corpus animam. Et inquantum vir et uxor in unum matrimonium
coniunguntur, dicitur vir habere uxorem, et uxor habere virum. Et similiter
in aliis quae per relationem uniuntur, sicut dicimus quod pater habet filium
et filius patrem. Si igitur sic uniretur Deus humanae naturae sicut anima
corpori, ut exinde constitueretur una natura communis, posset dici quod Deus
habet humanam naturam, et humana natura habet Deum, sicut anima habet corpus,
et e converso. Sed quia ex divina natura et humana non potest constitui una
natura propter perfectionem divinae naturae, ut iam dictum est, et tamen in
unione praedicta principalius est quod est ex parte Dei, manifeste
consequitur quod ex parte Dei accipi oportet id quod habet humanam naturam.
Id autem quod habet aliquam naturam dicitur esse suppositum vel hypostasis
illius naturae; sicut quod habet naturam equi, dicitur esse hypostasis vel
suppositum; et si sit intellectualis natura quae habetur, talis hypostasis
dicetur esse persona; sicut dicimus Petrum esse personam quia naturam humanam
habet, quae est intellectualis natura. Cum igitur filius Dei, unigenitum
scilicet Dei verbum, per assumptionem habeat humanam naturam, ut iam dictum
est, sequitur quod sit suppositum, hypostasis vel persona humanae naturae :
et cum habeat ab aeterno divinam naturam, non per modum compositionis, sed
simplicis identitatis, dicitur etiam hypostasis vel persona divinae naturae,
secundum tamen quod divina humanis verbis exprimi possunt. Ipsum igitur
unigenitum Dei verbum est hypostasis vel persona duarum naturarum, divinae
scilicet et humanae, in duabus naturis subsistens. Si quis autem obiiciat,
quod cum humana natura in Christo non sit accidens, sed substantia quaedam,
non autem universalis, sed particularis, quae hypostasis nominatur, videtur
consequi quod ipsa humana natura in Christo quaedam hypostasis sit praeter
hypostasim Dei verbi, et sic in Christo sint duae hypostases. Considerare
debet qui hoc obiicit, quod non omnis substantia particularis hypostasis
nominatur, sed illa solum quae ab aliquo principaliori non habetur. Manus
enim hominis substantia quaedam particularis est, non tamen hypostasis dici
potest nec persona, quia habetur a principaliori, quod est homo : alioquin in
quovis homine essent tot hypostases vel personae, quot sunt membra vel
partes. Humana igitur natura in Christo non est accidens, sed substantia, non
universalis, sed particularis; nec tamen hypostasis dici potest, quia
assumitur a principaliori, scilicet a verbo Dei. Sic ergo Christus unus est
propter personae vel hypostasis unitatem, nec proprie dici potest Christum
esse duo, sed proprie dicitur quod Christus habeat duas naturas. Et licet
divina natura praedicetur de hypostasi Christi, quae est hypostasis verbi Dei,
quod est sua essentia, tamen humana natura de eo praedicari non potest in
abstracto, sicut nec de aliquo habente humanam naturam. Sicut enim non
possumus dicere quod Petrus sit humana natura, sed quod sit homo, inquantum
habet humanam naturam : ita non possumus dicere quod Dei verbum sit humana
natura, sed quod habet humanam naturam assumptam, et ex hoc dicitur homo.
Utraque ergo natura praedicatur de verbo Dei, sed una in concreto tantum,
scilicet humana, ut cum dicimus filius Dei est homo, divina vero natura in
abstracto et in concreto; dici enim potest quod verbum Dei est divina
essentia vel natura, et quod est Deus. Cum autem Deus sit habens divinam
naturam, et homo sit habens humanam naturam, per haec duo nomina
significantur duae naturae habitae, sed unus habens utramque. Et cum habens
naturam sit hypostasis; sicut in nomine Dei intelligitur hypostasis verbi
Dei, ita in nomine hominis intelligitur hypostasis verbi Dei, secundum quod
attribuitur Christo. Et sic patet quod per hoc quod dicimus Christum Deum et
hominem, non dicimus eum esse duo, sed unum in duabus tamen naturis. Quia
vero ea quae conveniunt naturae, attribui possunt hypostasi illius naturae,
hypostasis autem tam humanae naturae quam divinae includitur tam in nomine
significante divinam naturam, quam in nomine significante humanam, eo quod
est eadem hypostasis habens utramque naturam; consequens est ut tam divina
quam humana praedicentur de illa hypostasi, sive secundum quod includitur in
nomine significante divinam naturam, sive secundum quod includitur in nomine
significante naturam humanam. Possumus enim dicere, quod Deus Dei verbum est
conceptus et natus de virgine, passus, mortuus et sepultus; attribuentes
hypostasi verbi Dei humana propter humanam naturam : et e converso possumus
dicere quod homo ille est unum cum patre, et quod est ab aeterno, et quod
creavit mundum, propter divinam naturam. In his ergo tam diversis de Christo
praedicandis distinctio invenitur, si consideretur secundum quid de Christo
ista dicuntur : quaedam enim dicuntur secundum humanam naturam, quaedam
secundum divinam. Si autem consideretur de quo dicuntur, indistincte
proferuntur, quia eadem est hypostasis de qua et divina et humana dicuntur :
ut si dicam, quod idem est homo qui videt et qui audit, sed non secundum idem
: videt enim secundum oculos, sed audit secundum aures. Idem etiam est pomum
quod videtur et odoratur; sed hoc quidem colore, illud autem odore. Ratione
cuius dicere possumus, quod videns audit, et audiens videt, et visum
odoratur, et odoratum videtur. Et similiter dicere possumus, quod Deus
nascitur ex virgine propter humanam naturam, et homo ille est aeternus,
propter divinam naturam. |
Lorsque nous disons que Dieu est devenu homme, personne ne songe qu’il faille entendre par là que Dieu se soit changé en homme, comme on dit que l’air est devenu du feu lorsqu’il se change en feu. La nature divine n'est pas susceptible de se transformer, alors qu'il appartient aux corps de se changer l'un en l’autre. Une nature spirituelle ne se transforme pas en nature corporelle, mais elle peut lui être unie d’une certaine manière par l’action efficace de sa puissance, c’est de cette façon que l’âme est unie au corps. Et, bien que la nature humaine soit composée d’âme et de corps et que l’âme ne soit pas corporelle mais spirituelle, toute créature spirituelle est néanmoins très éloignée de la simplicité divine, bien plus que la nature corporelle ne l’est de la simplicité qui caractérise une créature spirituelle. De même donc qu’une nature spirituelle est unie à un corps par l’action efficace de sa puissance, de la même manière, Dieu peut être uni à une nature spirituelle ou corporelle ; et c’est de cette façon que nous disons que Dieu a été uni à la nature humaine. Il faut en outre remarquer que c’est surtout l’élément principal d’une chose qui détermine ce qu’elle paraît être. Tous les autres composants semblent être rattachés à cet élément principal et comme assumés par lui, en tant qu'ils sont à sa disposition. Et cela est manifeste dans une assemblée civile, dans laquelle les principaux notables paraissent constituer la cité tout entière[13] et disposer des autres comme autant de membres qui leur seraient rattachés. De même dans un assemblage naturel : bien que l’homme en effet soit composé d’âme et de corps, il paraît cependant être principalement une âme à laquelle est rattaché un corps dont elle se sert pour accomplir les opérations adéquates. Il en va donc de même pour ce qui est de l’union de Dieu à la créature, où ce n’est pas la Divinité qui est ramenée à la nature humaine, mais bien plutôt la nature humaine qui est assumée par Dieu, non pas de telle sorte qu’elle se change en Dieu, mais qu’elle adhère à Lui et que l’âme et le corps ainsi assumés constituent en quelque sorte l’âme et le corps de Dieu lui-même, comme les parties d’un corps assumées par l’âme sont d’une certaine manière les membres de l’âme elle-même. En cela il faut cependant remarquer une différence. L’âme en effet, bien que sa perfection soit plus grande que celle du corps, ne possède toutefois pas en elle-même toute la perfection de la nature humaine ; voilà pourquoi le corps se trouve uni à l'âme de façon qu’avec elle il réalise l’accomplissement total de la nature humaine, dont corps et âme sont les parties constitutives. Mais Dieu est tellement parfait dans sa nature que rien ne peut être ajouté à la plénitude de celle-ci. La nature divine ne peut donc être unie à une autre de manière à ce qu’une nature commune soit issue de cette union, car sinon la nature divine ne serait qu’une partie de la nature commune ; or cela déroge à la perfection de la nature divine, puisque toute partie est imparfaite. Dieu donc, le Verbe de Dieu, a assumé la nature humaine composée d’âme et de corps de sorte qu’il n’y ait ni une nature qui soit changée en l’autre, ni une fusion des deux natures en une, mais de sorte que deux natures distinctes quant à leurs propriétés subsistent après l’union. Il faut de plus considérer que, puisque l’union entre les deux natures spirituelle et corporelle s’accomplit par la force de la puissance spirituelle, plus celle-ci sera grande, plus la nature spirituelle assumera parfaitement et fortement la nature qui lui est inférieure. Or la puissance de Dieu est infinie : toute créature lui est soumise et Il se sert de chacune à sa guise, ce qui n’est possible que parce qu’Il est uni d’une certaine manière aux créatures par l’action efficace de sa puissance. Or son union à une nature créée est d’autant plus parfaite que sa puissance s’exerce davantage sur elle. Puisqu’Il exerce sa puissance sur toutes les créatures en leur communiquant l’être et le mouvement pour accomplir leurs opérations propres, nous disons par là qu’Il est d’une certaine façon dans toutes choses. Mais Il exerce sa puissance d’une façon plus particulière sur les âmes saintes, non seulement en les conservant dans l’être et en leur donnant l’impulsion pour agir, comme Il le fait avec les autres créatures, mais Il les dispose à le connaître et à l’aimer. C’est pourquoi nous disons que Dieu habite d’une manière spéciale dans les âmes saintes et que celles-ci sont remplies de Dieu. Donc, puisque l’on dit que Dieu est plus ou moins uni aux créatures en proportion de la quantité de puissance qu’Il exerce sur elles, il est manifeste que, puisque l’action efficace de la puissance divine ne peut être totalement saisie par l’esprit humain, Dieu peut s’unir à une créature d’une façon plus sublime que ne peut le comprendre un esprit humain. C’est donc selon une modalité incompréhensible et ineffable que nous disons que Dieu s’est uni à la nature humaine dans le Christ, non seulement à la manière d’une inhabitation comme dans les autres âmes saintes, mais d’une façon unique, telle que cette nature humaine soit la nature du Fils de Dieu, de sorte que le Fils de Dieu, ayant de toute éternité la nature divine qui lui vient du Père, possède dans le temps la nature qui lui vient du genre humain par cette assomption admirable. Ainsi peut-on dire que le Fils de Dieu possède n’importe quelle partie de la nature humaine, et que tout ce que fait ou subit n’importe quelle partie de la nature humaine peut être attribué au Fils unique de Dieu, au Verbe de Dieu. C’est pourquoi il n’est pas inconvenant de dire que le Fils de Dieu a une âme et un corps, des yeux et des mains, qu’Il a vu physiquement de ses yeux et entendu de ses oreilles, et ainsi de suite pour tout ce qui peut convenir aux parties de l’âme ou du corps. On ne peut trouver d’exemple plus convenable de cette admirable union que celui qui est tiré de l’union d’un corps et d’une âme rationnelle. Le fait que le verbe qui demeure caché dans le cœur devienne sensible en revêtant la forme de la parole ou de l’écriture constitue également un exemple approprié. Mais ces exemples, choisis pour illustrer le mode d’union dont il a été question, sont déficients en bien des points ; il en va de même pour tous les autres exemples pris de notre contexte humain pour évoquer les réalités divines. La Divinité en effet n’est pas unie à la nature humaine de manière à constituer une partie de quelque nature composée, comme l’âme qui est une partie de la nature humaine. Elle n’est pas non plus unie à la nature humaine de façon à n’être signifiée que par son intermédiaire, comme c’est le cas du verbe du cœur, qui est signifié par sa forme vocale ou écrite. Mais le mode d’union est tel que le Fils de Dieu a vraiment la nature humaine et est appelé ‘homme’. Il est clair donc que nous ne disons pas que Dieu s’est uni à une nature corporelle de telle sorte qu’Il y soit présent comme le sont les puissances, vertus, matérielles et physiques, parce que pas même l’intellect, appartenant à l’âme unie à un corps, n’est une puissance de ce genre[14], qui se trouverait dans ce corps. Bien moins encore donc le Verbe de Dieu, qui a assumé la nature humaine selon un mode ineffable et sublime. Il apparaît, selon ce qui vient
d’être dit, que le Fils de Dieu possède les deux natures : divine et humaine,
l’une de toute éternité et l’autre dans le temps par assomption. Il arrive en outre que
plusieurs choses appartiennent à un même être selon des modalités diverses :
on dit que c’est l’élément principal qui possède et que ce qui est moins
essentiel est possédé. En effet, on dit que c’est le tout qui a des
parties, comme c’est l’homme qui a des pieds et des mains. À l’inverse, nous
ne disons pas : « les mains ou les pieds ont l’homme. » De nouveau,
c’est le sujet qui possède des accidents, comme le fruit a une couleur et une
odeur, et non le contraire ; c’est encore l’homme qui possède des choses
extérieures comme des biens ou des vêtements et non le contraire. De plus, c’est seulement dans les choses qui sont les parties essentielles d’une seule et même réalité que l’une est dite posséder et l’autre possédée : comme l’âme possède un corps et le corps une âme. De même, en tant que le mari et son épouse sont unis dans un seul mariage, on dit que le mari a une épouse et l’épouse un mari. Il en va encore de même dans les autres choses qui sont unies par une relation, comme nous disons que le père a un fils et le fils un père. Si donc Dieu était uni à une nature humaine, comme l’âme à un corps, de telle sorte qu’il en résulte une nature commune, on pourrait dire que Dieu a la nature humaine et que la nature humaine possède Dieu, comme l’âme possède un corps et inversement. Mais, puisque à partir des natures divine et humaine ne peut être constituée une seule nature, à cause de la perfection de la nature divine, comme cela a déjà été dit, et que cependant ce qui est principal, dans l’union susdite, est à considérer du côté de Dieu, la conséquence manifeste est qu’il convient que ce soit du côté de Dieu que se prenne ce qui possède la nature humaine. De plus, ce qui possède une certaine nature est appelé suppôt[15] ou hypostase de cette nature, comme ce qui possède la nature du cheval est dit être une hypostase ou un suppôt. Et si c’est une nature intellectuelle qui est possédée, une telle hypostase reçoit alors le nom de ‘personne’ comme nous disons que Pierre est une personne parce qu’il a la nature humaine, qui est intellectuelle. Puisque donc le Fils de Dieu, l’unique Verbe de Dieu, possède la nature humaine par assomption, comme déjà cela a été dit, il s’ensuit qu’Il est un Suppôt, une Hypostase ou une Personne de nature humaine. Et puisqu’Il a la nature divine de toute éternité, non selon un mode de composition mais bien de simple identité, Il est aussi une Hypostase ou Personne de nature divine, pour autant que les mots humains peuvent exprimer les réalités divines. Le Verbe de Dieu lui-même est donc une Hypostase ou une Personne des deux natures, divine et humaine, subsistant dans les deux natures. Si, d’autre part, quelqu’un objectait ceci : puisque la nature humaine dans le Christ n’est pas un accident, mais une certaine substance – non pas certes universelle mais une substance individuelle qui reçoit le nom d’‘hypostase’ –, il semble qu’il s’ensuit que la nature humaine elle-même dans le Christ soit une certaine hypostase à côté de l’Hypostase du Verbe de Dieu ; et il y a donc deux hypostases dans le Christ. Celui qui fait cette objection doit considérer que toute substance individuelle ne reçoit pas le nom d’‘hypostase’, mais seulement ce qui n’est pas possédé par quelque chose de plus primordial. La main de l’homme constitue en effet une substance particulière, on ne l’appelle cependant pas ‘hypostase’ ou ‘personne’ parce qu’elle est possédée par quelque chose de principal, à savoir : l’homme. Il y aurait du reste dans n’importe quel homme autant d’hypostases ou de personnes qu’il y a de membres ou de parties. La nature humaine n’est donc pas dans le Christ un accident mais une substance – non pas universelle mais particulière – ; elle ne peut cependant pas être appelée ‘hypostase’, parce qu’elle est assumée par quelque chose de principal : le Verbe de Dieu. Ainsi donc le Christ est un en raison de l’unité de Personne ou d’Hypostase, et si l’on ne peut pas dire proprement que le Christ soit deux, on peut toutefois dire proprement qu’Il a deux natures. Et quoique l’on puisse attribuer la nature divine à l’Hypostase du Christ, qui est celle du Verbe de Dieu, qui est lui-même sa propre essence, on ne peut cependant pas lui attribuer la nature humaine de façon abstraite, comme on ne peut le faire pour personne [c’est-à-dire : pour aucune hypostase] qui possède la nature humaine. De même, en effet, que nous ne pouvons pas dire que Pierre est la nature humaine alors que nous pouvons dire qu’il est un homme en tant qu’il possède la nature humaine, de même ne pouvons-nous pas dire que le Verbe de Dieu est la nature humaine mais bien qu’Il la possède en tant qu’assumée, et donc qu’Il est homme. L’une et l’autre nature sont donc attribuées au Verbe de Dieu, mais une seulement selon un mode concret : la nature humaine, comme lorsque nous disons « Le Fils de Dieu est homme », et selon un mode concret et abstrait pour ce qui est de la nature divine. On peut en effet dire que le Verbe de Dieu est l’essence ou la nature divine, et qu’il est Dieu. Or, puisque, en tant que Dieu, Il possède la nature divine, et, en tant qu’homme, il possède la nature humaine, par ces deux noms [‘Dieu’ et ‘homme’] on signifie les deux natures possédées, tout en disant qu’un seul [le Verbe de Dieu] les possède l’une et l’autre. Et, puisque posséder une nature, c’est être une hypostase, de même que le nom ‘Dieu’ est entendu comme l’Hypostase du Verbe de Dieu, de même dans le nom ‘homme’, on entend l’Hypostase du Verbe de Dieu selon qu’Elle est attribuée au Christ. Il apparaît ainsi que, par le fait de dire que le Christ est Dieu et homme, nous ne disons pas qu’il soit deux [Personnes ou Hypostases] mais une seule [Personne ou Hypostase], en deux natures cependant. Puisqu’en outre les choses qui conviennent à une nature peuvent être attribuées à l’hypostase de cette nature, l’Hypostase tant d’une nature humaine que divine est incluse aussi bien dans le nom signifiant la nature divine que dans celui qui signifie la nature humaine pour la raison que c’est la même Hypostase qui possède les deux natures. Par conséquent, les natures, tant divine qu’humaine, sont attribuées à cette Hypostase, selon qu’elle est incluse dans le nom signifiant la nature divine, ou bien selon qu’elle l’est dans le nom signifiant la nature humaine. Nous pouvons en effet dire que Dieu, le Verbe de Dieu, a été conçu, est né de la Vierge, a souffert, est mort et a été enseveli, attribuant ces choses humaines à l’Hypostase du Verbe de Dieu en raison de sa nature humaine ; et, à l’inverse, nous pouvons dire que cet Homme ne fait qu’un avec le Père, et qu’Il a existé de toute éternité et a créé le monde, en raison de sa nature divine. Parmi toutes ces choses si diverses que nous devons attribuer au Christ, on trouve une distinction si l’on considère sous quel rapport on les dit de lui : certaines lui sont attribuées selon la nature humaine et certaines selon la nature divine. Si l’on considère maintenant de qui ces choses sont dites, cela se fait indifféremment, puisque c’est à la même Hypostase que sont attribuées les choses divines et humaines. C’est comme si je disais que c’est le même homme qui voit et entend, mais pas sous le même rapport : il voit en effet avec ses yeux et entend d’autre part avec ses oreilles ; il en va de même pour le fruit que l’on voit ou que l’on sent : on le voit en raison de sa couleur et on le sent en raison de son odeur. C’est pourquoi nous pouvons dire que celui qui voit entend, et que celui qui entend voit, que l’odeur de ce qui est vu est sentie, et que la couleur de ce qui est senti est vue. De la même manière nous pouvons dire que Dieu est né de la Vierge en raison de la nature humaine, et que cet Homme est éternel, en raison de la nature divine. |
|
|
Caput 7 [69233] De rationibus Fidei, cap. 7 tit. Qualiter sit accipiendum quod dicitur : verbum Dei
esse passum et mortuum et quod ex hoc nullum inconveniens sequitur |
Chapitre 7 — Comment il faut
entendre ce qui est dit du Verbe de Dieu — à savoir qu’Il a souffert et qu’Il
est mort et que ces expressions n’impliquent rien d’inconvenant[16]
|
[69234] De rationibus Fidei, cap. 7 Ex consideratione igitur praemissorum satis apparere iam
potest nihil inconveniens sequi ex hoc quod Deum unigenitum Dei verbum passum
et mortuum confitemur. Non enim haec ei attribuimus secundum divinam naturam, sed secundum
humanam, quam pro nostra salute in unitatem personae assumpsit. Si quis autem obiiciat quod Deus, cum sit omnipotens, alio
modo poterat humanum genus salvare quam per unigeniti filii sui mortem,
considerare debet qui hoc obiicit, quod in factis Dei considerandum est quid
convenienter fieri potuit, etiam si alio modo id Deus facere potuisset,
alioquin omnia eius opera similis ratio irritabit. Si enim consideretur quare
Deus fecerit caelum tantae quantitatis, et quare condiderit in tali numero
stellas, sapienter cogitanti occurret quod sic convenienter fieri potuit,
licet Deus aliter facere potuisset. Dico autem hoc secundum quod credimus
totam naturae dispositionem et humanos actus divinae providentiae esse
subiectam. Hac enim credulitate sublata, omnis divinitatis cultus excluditur.
Suscepimus autem praesentem disputationem ad eos qui se Dei cultores dicunt,
sive sint Christiani, sive Saraceni, sive Iudaei. Ad eos autem qui omnia ex
necessitate provenisse dicunt a Deo operosius a nobis alibi disputatum est.
Si quis ergo convenientiam passionis et mortis Christi pia intentione
consideret, tantam sapientiae profunditatem inveniet, ut semper aliqua
cogitanti plura et maiora occurrant, ita quod experiri possit verum esse quod
apostolus dicit : nos praedicamus Christum crucifixum, Iudaeis quidem
scandalum, gentibus autem stultitiam; nobis autem Christum Dei virtutem et
Dei sapientiam : et iterum : quod stultum est Dei, sapientius est
hominibus. Primo igitur considerandum occurrit, quod cum Christus humanam
naturam assumpserit ad lapsum hominis reparandum, ut supra iam diximus, ea
oportuit Christum pati et agere secundum humanam naturam, per quae remedium
adhiberi posset contra lapsum peccati. Peccatum autem hominis consistit
praecipue in hoc quod bonis corporalibus inhaerendo, spiritualia bona
praetermittit. Hoc igitur decuit filium Dei in natura assumpta hominibus
ostendere per ea quae fecit et passus est, ut homines temporalia bona vel
mala pro nihilo ducerent, ne ab eorum inordinato affectu impediti,
spiritualibus minus dediti essent. Unde
Christus pauperes parentes elegit, et tamen virtute perfectos, ne quis de
sola carnis nobilitate et parentum divitiis glorietur. Pauperem vitam gessit,
ut divitias doceret contemnere. Privatus absque dignitate vixit, ut homines
ab inordinato appetitu honorum revocaret. Laborem, famem, sitim et corporis
flagella sustinuit, ne homines voluptatibus et deliciis intenti, propter
asperitates huius vitae retraherentur a bono virtutis. Ad extremum sustinuit
mortem, ne propter mortis timorem aliquis veritatem desereret. Et ne aliquis pro veritate vituperabilem mortem
formidaret, exprobratissimum genus mortis elegit, scilicet mortis crucis. Sic
ergo conveniens fuit filium Dei hominem factum mortem pati, ut sui exemplo
homines provocaret ad virtutem, ut sic verum sit quod Petrus dicit : Christus
passus est pro nobis, vobis relinquens exemplum ut sequamini vestigia eius.
Deinde, quia hominibus ad salutem necessaria est non solum conversatio recta,
per quam vitantur peccata, sed etiam cognitio veritatis, per quam vitantur
errores; ad reparationem humani generis necessarium fuit ut unigenitum Dei
verbum naturam humanam assumens, homines in certa veritatis cognitione
firmaret. Veritati autem quae docetur per hominem non omnino firma credulitas
adhibetur, quia homo et decipi et decipere potest : sed a solo Deo absque
omni dubitatione veritatis cognitio confirmatur. Sic igitur oportuit filium
Dei hominem factum doctrinam divinae veritatis proponere hominibus, ut
ostenderet hanc divinitus, non humanitus esse : et hoc quidem ostendit
miraculorum multitudine. Operanti enim ea quae solus Deus facere potest, puta
mortuos suscitando, caecos illuminando et, cetera huiusmodi faciendo,
credendum erat in his quae de Deo dicebat : qui enim per Deum operabatur,
consequens erat ut etiam per Deum loqueretur. Sed miracula eius, praesentes
qui aderant, videre potuerunt; a posteris autem potuissent credi conficta,
sed contra hoc remedium adhibuit divina sapientia per Christi infirmitatem.
Si enim vixisset in mundo dives, potens, et in aliqua magna dignitate
constitutus, credi potuisset quod eius doctrina et miracula favore hominum et
potestate humana fuissent recepta. Et ideo, ut manifestum fieret opus divinae
virtutis, omnia abiecta et infirma in mundo elegit, pauperem matrem, vitam
inopem, discipulos et nuntios idiotas, reprobari et condemnari etiam usque ad
mortem a magnatibus mundi, ut manifeste appareret quod susceptio miraculorum,
eius atque doctrinae non fuit humanae potentiae sed divinae. Unde et in eis
quae fecit vel passus est, simul coniungebatur et humana infirmitas et divina
potestas. In nativitate enim pannis involutus in praesepio ponitur; sed
collaudatur ab Angelis, et a magis stella praeduce adoratur. Tentatur a
Diabolo; sed ei ministratur ab Angelis. Vivit inops et mendicus; sed mortuos
suscitat, illuminat caecos. Moritur affixus patibulo, annumeratur latronibus;
sed in eius morte sol obscuratur, terra tremit, franguntur lapides,
aperiuntur monumenta, et mortuorum corpora suscitantur. Si quis ergo ex
talibus initiis tantum fructum videat consecutum, scilicet conversionem fere
totius mundi ad Christum, et ulterius alia signa quaerat ad credendum; durior
lapide censeri potest, cum in morte eius etiam petrae sint scissae. Hinc est
quod apostolus, ad Corinthios dicit quod : verbum crucis pereuntibus
stultitia est; sed his qui salvi fiunt, idest nobis, virtus Dei est. Est
autem circa hoc, aliud considerandum, quod secundum eandem rationem
providentiae, qua in seipso Dei filius homo factus, infirma pati voluit,
etiam suos discipulos, quos humanae salutis ministros instituit, voluit esse
in mundo abiectos. Unde non elegit litteratos et nobiles, sed illitteratos et
ignobiles, pauperes scilicet piscatores, et eos mittens ad salutem hominum
procurandam, iussit paupertatem servare, persecutiones et opprobria pati, et
mortem etiam pro veritate subire, ne eorum praedicatio ad aliquid terrenum
commodum composita videretur, et ut salus mundi non adscriberetur humanae
sapientiae aut virtuti, sed solum divinae. Unde nec in eis defuit virtus
divina mirabilia operans, qui tamen secundum mundum videbantur abiecti. Hoc
autem erat necessarium reparationi humanae, ut homines discerent non de
seipsis superbe confidere, sed de Deo. Hoc enim ad perfectionem humanae
iustitiae requiritur ut homo totaliter se Deo subiiciat, a quo etiam omnia
bona consequi speret adipiscenda, et adepta recognoscat. Ad bona igitur
praesentia huius mundi contemnenda, et adversa quaelibet toleranda usque ad
mortem, nullo modo melius eius discipuli potuerunt institui quam per
passionem et mortem Christi : unde et ipse eis dicebat in Johanne : si me
persecuti sunt, et vos persequentur. Demum vero considerandum est, quod
hoc habet ordo iustitiae ut pro peccato poena infligatur. Apparet enim in
humanis iudiciis quod ea quae iniuste sunt facta, ad iustitiam reducuntur,
dum iudex ab eo qui aliena accipiens, plus habet quam debeat, subtrahit quod
plus habet, et dat ei qui minus habebat. Quicumque autem peccat, plus suae
voluntati indulget quam debeat; ut enim suam voluntatem impleat,
transgreditur ordinem rationis et legis divinae. Ad hoc igitur quod ad
iustitiae ordinem reducatur, oportet quod voluntati subtrahatur de eo quod
vult : quod fit dum punitur vel per subtractionem bonorum quae vellet habere,
vel per illationem malorum quae pati recusat. Haec igitur reintegratio
iustitiae per poenam quandoque fit per voluntatem eius qui punitur, dum
ipsemet sibi poenam assumit, ut ad iustitiam redeat; quandoque fit eo invito,
et tunc quidem ipse ad iustitiam non reducitur, sed in eo impletur iustitia.
Erat autem totum humanum genus peccato subiectum. Ad hoc ergo quod ad statum
iustitiae reduceretur, oportebat intervenire poenam quam homo sibiipsi assumeret
ad implendum divinae iustitiae ordinem. Nullus autem homo purus tantus esse
poterat qui sufficienter satisfacere posset Deo, poenam aliquam voluntarie
assumendo, etiam pro peccato proprio, nedum pro peccato universorum. Cum enim homo peccat, legem Dei transgreditur, et sic
quantum est in se, iniuriam Deo facit, qui est maiestatis infinitae. Tanto
autem est maior iniuria, quanto maior est is in quem committitur : manifestum
est enim quod maior reputatur iniuria, si quis percutiat militem, quam
rusticum; et adhuc maior, si regem aut principem. Habet igitur peccatum
contra legem Dei commissum quodammodo iniuriam infinitam. Sed rursus
considerandum est, quod secundum dignitatem satisfacientis etiam satisfactio
ponderatur. Nam unum verbum deprecatorium a rege prolatum pro satisfactione
alicuius iniuriae, maior satisfactio reputaretur quam si aliquis alius vel
genu flecteret, vel nudus incederet, vel quamcumque humiliationem ostenderet
ad satisfaciendum iniuriam passo. Nullus autem purus homo erat infinitae dignitatis,
cuius satisfactio posset esse condigna contra Dei iniuriam. Oportuit igitur
ut esset aliquis homo infinitae dignitatis qui poenam subiret pro omnibus, et
sic condigne satisfaceret pro totius mundi peccatis. Ad hoc igitur unigenitum
Dei verbum, verus Deus et Dei filius naturam humanam assumpsit, et in ea
mortem pati voluit, ut totum humanum genus a peccato satisfaciendo purgaret :
unde et Petrus dicit : Christus semel pro peccatis nostris mortuus est,
iustus pro iniustis ut nos offerret Deo. Non ergo, sicut opinantur,
conveniens fuit quod Deus sine satisfactione humana peccata purgaret, neque
etiam quod hominem non permitteret cadere in peccatum. Primum enim repugnaret
ordini iustitiae, secundum ordini naturae humanae, per quam homo est suae
voluntatis liber, potens bonum vel malum eligere. Providentiae autem est
ordinem rerum non destruere, sed salvare. In hoc ergo maxime sapientia Dei
apparuit quod et ordinem servavit tam iustitiae quam naturae, et tamen
misericorditer providit homini salutis remedium per filii sui incarnationem
et mortem. |
Des considérations précédentes,
il apparaît déjà avec suffisamment de clarté qu’aucun inconvénient ne résulte
du fait que nous confessions que Dieu, le Verbe unique de Dieu, a souffert et
est mort. En fait, nous ne lui attribuons pas ces choses selon la nature
divine, mais selon la nature humaine qu’Il a assumée dans l’unité de sa
Personne pour notre salut. Si quelqu’un venait à
objecter que Dieu, étant tout puissant, pouvait sauver le genre humain
autrement que par la mort de son Fils unique ; l’objectant doit
considérer qu'il faut apprécier si l'œuvre que Dieu a accomplie, l'a été
d'une façon qui convient, quand bien même Dieu aurait pu le faire d’une
manière différente, car autrement ce type d'objection permettrait de
reconsidérer tout ce que Dieu fait. Si l’on examinait la raison pour laquelle
Dieu a fait le ciel de telle dimension et a créé un tel nombre d'étoiles, il
apparaîtrait à l’esprit de celui qui réfléchit sagement qu’il a pu être
convenable que les choses soient telles, même si Dieu aurait pu les faire
autrement. Ce que je viens de dire n'a de valeur que si nous croyons que
toute l’organisation des choses naturelles – et l'activité humaine – sont
soumises à la providence divine ; sans quoi tout culte rendu à la
divinité est dépourvu de sens. Mais la discussion que nous menons
actuellement concerne ceux qui disent rendre un culte à Dieu, Chrétiens,
Sarrasins ou Juifs. Par contre, nous avons discuté plus soigneusement de
cette question en d'autres endroits[17],
avec ceux qui disent que tout ce que Dieu accomplit, Il le fait nécessairement
de telle façon. Si donc quelqu’un,
animé d’une pieuse intention, examinait les raisons de convenance de la
passion et de la mort du Christ, il y trouverait une telle profondeur de
sagesse[18]
que des pensées toujours plus nombreuses et plus profondes se présenteraient
à son esprit. Ainsi, il éprouverait la vérité de ce que dit l’Apôtre :
« Nous prêchons le Christ crucifié, scandale pour les juifs et folie
pour les païens, mais pour nous le Christ est puissance et sagesse de
Dieu » (1 Co 1, 23-24) ; et encore : « La folie de Dieu est
plus sage que les hommes » (1 Co 1, 25). Il faut considérer en
premier lieu que, puisque le Christ a assumé la nature humaine pour réparer
la chute de l’homme, comme déjà nous l’avons dit, il a fallu qu’Il endurât et
accomplît humainement ce qui devait apporter le remède à la chute que
constitue le péché. Or le péché de l’homme consiste surtout à s'attacher aux
biens matériels au mépris des biens spirituels. Il convenait donc que le Fils
de Dieu, dans la nature humaine qu’Il avait assumée, montrât aux hommes, par
ses actes et souffrances, de tenir pour rien les biens et les maux temporels,
afin qu’ils ne consacrent pas moins de zèle aux réalités spirituelles,
occupés de leur affection désordonnée pour les choses matérielles. C’est pourquoi le
Christ a choisi d’avoir des parents pauvres et cependant d’une vertu
parfaite, et ce pour que personne ne se glorifie au sujet de la seule
noblesse de la chair et des richesses parentales. Il vécut une vie pauvre
pour enseigner le mépris des richesses, simplement et sans prestige pour
détourner les hommes du désir désordonné des honneurs. Il endura l’effort, la
faim, la soif et d’autres désagréments physiques afin que les hommes, si
enclins aux plaisirs et au confort, ne se détournent pas de la vertu et du
bien à cause des conditions austères de cette existence. Il endura enfin la
mort pour que personne, par crainte de celle-ci, n’abandonne la vérité. Et
pour que nul ne redoute une mort honteuse pour la vérité, il a choisi le
genre de mort le plus ignominieux : la mort par crucifixion. Ainsi donc il
était convenable que le Fils de Dieu fait homme endurât la mort pour exhorter
par son exemple les hommes à la vertu et pour que soit vraie cette parole de
Pierre : « Le Christ est mort pour nous, vous laissant un exemple afin
que vous suiviez ses traces » (1 P 2, 21). Ensuite, puisque, pour
que les hommes parviennent au salut, il leur est nécessaire d’avoir non
seulement une manière de vivre droite par laquelle sont évités les péchés,
mais encore une connaissance de la vérité pour éviter les erreurs, il était
nécessaire, pour la restauration du genre humain que le Verbe de Dieu
assumant la nature humaine affermisse les hommes dans une connaissance certaine
de la vérité. Or on n’adhère pas de façon tout à fait ferme à une vérité
enseignée par un homme, car un homme peut se tromper et induire en erreur. La
connaissance de la vérité reçoit de Dieu seul un caractère indubitable. Il
était donc nécessaire que le Fils de Dieu fait homme enseignât aux hommes la
doctrine touchant la vérité divine pour qu’elle soit transmise divinement et
pas humainement. Et il a du reste confirmé cela par une multitude de
miracles. C'est à Celui qui accomplit des œuvres dont seul Dieu est capable :
ressusciter les morts, rendre la vue aux aveugles et d’autres choses de la
sorte, que l’on doit accorder sa foi au sujet de ce qu'Il nous révèle concernant
Dieu. C’est en effet par Dieu qu’Il agissait, c’est donc par Dieu qu’Il
parlait. Or, s’il est vrai que
les personnes présentes ont pu voir les miracles qu’Il accomplissait, les
générations futures auraient pu croire qu’ils avaient été inventés. La divine
sagesse a porté remède à cela par l’indigence du Christ. Si en effet Il avait
vécu en homme riche dans le monde, puissant et établi dans quelque haute
dignité, on aurait pu croire que le succès et la reconnaissance de sa
doctrine et de ses miracles étaient dûs à la faveur que les hommes accordent
à la puissance humaine et à ses effets ; c’est pourquoi, afin de rendre
manifeste l’œuvre de la puissance divine, Il choisit tout ce qu’il y a de
rejeté et d’infirme dans le monde : une Mère pauvre, une vie de privation,
des disciples et des messagers ignorants, il choisit même d’être réprouvé et
mis à mort par les puissants du monde, de sorte qu’il fût manifeste que
l’accueil qu’ont reçu ses miracles et sa doctrine ne venait pas de la
puissance humaine mais divine. C’est pourquoi, dans ce
qu’Il fit ou endura, s’unissaient à la fois la faiblesse humaine et la puissance
divine : Il fut à sa naissance posé dans une crèche et enveloppé dans des
langes tandis que les anges chantaient sa louange et que les Mages, conduits
par l’étoile, étaient venus l’adorer ; Il fut tenté par le diable tandis
que les anges le servaient ; Il vécut dans le manque et en mendiant,
mais ressuscita des morts et rendit la vue à des aveugles ; Il mourut
suspendu à une croix et compté au nombre des larrons, mais le soleil
s’obscurcit lorsqu’Il mourut, et la terre trembla, les pierres se fendirent,
les tombeaux s’ouvrirent et les corps des morts furent rappelés à la vie. Si
donc quelqu’un venait à considérer le fruit de si grands mystères,
c’est-à-dire : la conversion de la quasi totalité du monde au Christ ;
et qu’il recherche encore d’autres signes pour croire, on peut estimer qu’il
est plus dur que la pierre, puisque les pierres elles-mêmes se fendirent à la
mort du Christ (cf. Mt 27, 51). Voilà la raison pour laquelle l’Apôtre dit
aux Corinthiens que « pour ceux qui périssent, la parole de la croix est
une folie, tandis que pour nous qui sommes sauvés, c’est la puissance de
Dieu » (1 Co 1, 18). À ce sujet, on doit
encore considérer que c’est pour une raison providentielle semblable à celle
par laquelle le Fils de Dieu fait homme a voulu endurer en lui-même toutes
sortes d’infirmités, qu’Il a voulu que ses disciples, qu’Il a constitués
ministres du salut humain, fussent méprisés et rejetés dans le monde. C’est
pourquoi Il n’a pas choisi des lettrés ou des nobles, mais des illettrés et
des hommes d’humble condition, des pauvres, des pêcheurs. Et, les envoyant
pour procurer le salut aux hommes, il leur ordonna de rester pauvres (cf. Lc
9, 3), d’endurer les persécutions (cf. Mt 5, 10 ; Mc 10, 30) et les
outrages jusqu’à subir la mort au nom de la vérité (cf. Mt 24, 9). Il agit de
cette sorte pour que leur prédication ne parût pas mêlée de quelque bénéfice
terrestre, afin que le salut du monde fût attribué non pas à la sagesse et à
la puissance humaines mais à celles qui viennent de Dieu. Voilà pourquoi la
puissance divine, agissant admirablement en eux, ne fit nullement défaut en
ces choses, qui cependant parurent abjectes aux yeux du monde. Cela était en outre
nécessaire à la réparation du genre humain, pour que les hommes apprissent à
ne pas placer orgueilleusement leur confiance en eux-mêmes mais en Dieu. La
perfection de la justice humaine exige en effet que l’homme se soumette
totalement à Dieu, qu’il espère de lui tous les bienfaits à obtenir et qu’il
reconnaisse que de lui viennent toutes les choses qu’il a déjà reçues. Les
disciples du Christ ne pouvaient donc être mieux préparés à mépriser les
biens présents de ce monde et à supporter n’importe quelles adversités
jusqu’à la mort que par la passion et la mort du Christ. C’est la raison pour
laquelle il dit lui-même dans l’Évangile de saint Jean : « S’ils m’ont
persécuté, ils vous persécuteront aussi » (Jn 15, 20). Pour finir, il faut encore considérer que l’ordre de la justice exige qu’une peine soit infligée en réparation du péché. Il apparaît en effet clairement dans les jugements humains que les actions commises injustement sont ramenées à la justice dans la mesure où le juge, à celui qui a perçu des biens d'autrui plus qu’il ne devait en recevoir, retire ce que celui-ci a de plus pour les donner à celui qui en avait moins. Or quiconque s’abandonne à sa volonté plus qu’il ne le devrait commet un péché, puisqu’en effet, pour accomplir sa volonté, il transgresse l’ordre de la raison et de la loi divine. Pour que l’ordre de la justice soit rétabli, il convient de détourner cette volonté de ce qu’elle veut ; cela se fait lorsque le coupable est puni, ou bien en lui retirant les biens qu’il désire, ou bien en lui infligeant des peines qu’il refuse d’endurer. Quelquefois cette
restauration de la justice par l’application de la peine se fait selon la
volonté de celui qui est puni, lorsque le coupable assume lui-même la peine
en vue d’être justifié ; quelquefois elle se fait contre le gré du coupable,
et dans ce cas, lui-même ne se trouve pas justifié, mais la justice est accomplie
en lui. Or le genre humain tout entier était sujet au péché ; il fallait
donc, pour le justifier, que survînt une peine qu’un homme assumât de son
plein gré pour satisfaire à l’ordre de la justice divine. Or il n’y avait pas
d’homme assez pur pour pouvoir, en assumant volontairement une peine,
satisfaire suffisamment à Dieu, pas même pour son péché propre, bien moins
encore pour celui de tous. Lorsqu’en effet l’homme pèche, il transgresse la
loi de Dieu. Et pour autant, il fait injure à Dieu, dont la majesté est
infinie. Or la gravité d'une injure se mesure à la grandeur de celui à qui
elle est faite ; il est en effet manifeste que l’injure est jugée plus
grave si quelqu’un frappe un soldat que s’il frappe un paysan, et elle
l’aurait été plus encore s’il avait frappé un roi ou un prince ; aussi
le péché commis contre la loi divine constitue en quelque sorte une injure
infinie. Il faut en plus
considérer que la valeur de la réparation est aussi estimée en fonction de la
dignité de celui qui l'accomplit. Une seule parole de demande de pardon de la
part d’un roi pour la réparation due à une injure est jugée comme ayant plus
de valeur que si quelqu’un d’autre fléchissait le genou, ou se présentait nu,
ou s'humiliait d'une manière quelconque pour satisfaire à celui qui a subi
l’injure. Or aucun homme pur ne possédait cette dignité infinie qui lui
permît d'accomplir une satisfaction valable en réparation de l’injure commise
contre Dieu. Il fallait donc qu’il y eût un homme d’une dignité infinie qui
subît une peine pour tous et satisfît ainsi convenablement pour les péchés du
monde entier. Voilà pourquoi le Verbe unique de Dieu, vrai Dieu et Fils de
Dieu, assuma la nature humaine et voulut souffrir la mort en elle pour
purifier tout le genre humain en donnant satisfaction pour le péché. C’est
pour cette raison que Pierre dit : « Le Christ a souffert une fois pour
nos péchés, lui juste pour des injustes, afin de nous offrir à Dieu » (1
P 3, 18). Il n’était donc pas
convenable, comme pourtant ils l’estiment, que Dieu guérît les péchés humains
sans satisfaction, il n’était pas non plus convenable qu’Il ne permît pas à
l’homme de tomber dans le péché. La première affirmation ne tient pas compte
de l’ordre de la justice divine ; la seconde s'oppose à celui de la
nature humaine, selon lequel l’homme est doué d'une volonté libre, capable de
choisir le bien ou le mal. Il appartient en outre à la providence de
respecter et non pas de détruire l’ordre des choses. En cela donc s’est manifesté
au plus haut degré la sagesse de Dieu qui a maintenu intact l’ordre de la
nature et celui de la justice et a cependant procuré miséricordieusement à
l’homme le remède de salut par l’incarnation et la mort de son Fils. |
|
|
Caput 8 [69235] De rationibus Fidei, cap. 8 tit. Qualiter sit accipiendum quod fideles sumunt
corpus Christi et quod ex hoc nullum inconveniens sequitur |
Chapitre 8 — Comment il faut comprendre que les fidèles mangent le
Corps du Christ et que rien d’inconvenant ne s’ensuit[19] |
[69236] De rationibus Fidei, cap. 8 Quia ergo per passionem et mortem Christi homines a
peccato purgantur, ut huius tam immensi beneficii in nobis iugis maneret
memoria, filius Dei passione appropinquante, suae passionis et mortis
memoriam fidelibus suis reliquit iugiter recolendam, suum corpus et sanguinem
tradens discipulis sub speciebus panis et vini, quod usque nunc in memoriam
illius venerandae passionis ubique terrarum Christi frequentat Ecclesia. Quam
vane autem hoc sacramentum infideles irrideant, quilibet etiam parum
instructus in Christiana religione de facili potest attendere. Non enim
dicimus quod corpus Christi dilaceretur in partes, et sic divisum a fidelibus
sub sacramento sumatur, ut oporteat quandoque illud deficere, etiamsi
magnitudinem montis haberet, ut dicunt; sed per conversionem panis in corpus
Christi dicimus corpus Christi in sacramento Ecclesiae esse et a fidelibus
manducari. Ex quo ergo corpus Christi non dividitur, sed in ipsum aliquid
convertitur, nulla necessitas est ut per manducationem fidelium quantitati
eius aliquid subtrahatur. Si quis autem infidelis dicere velit hanc
conversionem impossibilem esse, consideret, si Dei omnipotentiam confitetur,
quod cum per virtutem naturae possit res una converti in aliam quantum ad
formam, sicut quod aer in ignem convertitur, dum materia quae prius erat
subiecta formae aeris, postmodum formae ignis subiicitur. Multo magis virtus
omnipotentis Dei, quae totam rei substantiam in esse producit, non solum
transmutando secundum formam, ut facit natura, poterit hoc totum in illud
totum convertere, ut sic panis in corpus Christi convertatur et vinum in
sanguinem. Si autem huic conversioni repugnare aliquis velit per id quod
sensu apparet, nam nihil secundum sensum immutatur in sacramento altaris,
consideret qui eiusmodi est sic nobis omnia divina proponi ut ad nos sub
tegumento visibilium rerum deveniant. Ut igitur corpus Christi et sanguis
spiritualis et divina refectio haberetur, et omnino quasi cibus et potus
communis, non sub propria carnis et sanguinis nobis traduntur specie sed sub
specie panis et vini; ne esset etiam horribile humanam carnem comedere et
sanguinem humanum potare. Nec tamen hoc sic fieri dicimus quasi species illae
quae sensibus apparent in sacramento altaris sint solum in phantasia
videntium, sicut solet esse in praestigiis artium magicarum, quia veritatis
sacramentum nulla fictio decet; sed Deus, qui est substantiae et accidentis
creator, potest accidentia sensibilia conservare in esse, subiectis in aliud
transmutatis. Potest enim effectus secundarum causarum per sui omnipotentiam
absque causis secundis et producere et in esse servare. Si quis vero Dei
omnipotentiam non confitetur, contra talem in praesenti opere disputationem
non assumpsimus, sed contra Saracenos, et alios qui Dei omnipotentiam
confitentur. Alia vero huius sacramenti mysteria non sunt hic magis
discutienda, quia infidelibus secreta fidei pandi non debent. |
Puisque les hommes sont purifiés du péché par la passion et la mort du Christ, pour que demeure en nous le souvenir perpétuel d’un tel bienfait, le Fils de Dieu, à l’approche de sa passion, confia à ses fidèles le devoir de perpétuer sans fin le souvenir de sa passion et de sa mort. Il fit cela en livrant à ses disciples son Corps et son Sang sous les espèces du pain et du vin. Et cela, l’Église du Christ le célèbre jusqu’à maintenant et par toute la terre pour vénérer la mémoire de sa passion. Comme c’est en vain que les infidèles se moquent de ce sacrement ! N’importe quel individu, même s’il n’est guère instruit dans la religion chrétienne, peut s’en apercevoir. Nous ne disons pas en effet que le Corps du Christ est démembré et que les fidèles en consomment les parties, car alors il est vrai qu’il n’en resterait plus rien, fût-il grand comme une montagne, ainsi qu’ils le déclarent. Mais c’est le pain qui se transforme et devient le Corps du Christ, présent dans le sacrement de l’Église et c’est ainsi que les fidèles le mangent. Du fait que le Corps du Christ n’est pas fragmenté mais que quelque chose d’autre se trouve changé en Corps du Christ, il n’y a donc aucune nécessité que les fidèles, en le consommant, en amoindrissent la quantité. Si un infidèle prétend que cette transformation est impossible, qu’il considère – s’il admet la toute-puissance de Dieu – que puisque, par la puissance de la nature une chose peut déjà être changée en une autre quant à sa forme, comme l’air est converti en feu lorsque la matière qui avait d’abord la forme de l’air reçoit par après celle du feu, à plus forte raison la puissance sans limite de Dieu qui produit l’intégralité de la substance des choses dans l’être, pourrait la changer tout entière en tout autre chose[20], et pas seulement quant à la forme comme le fait la nature. Et c’est cela qui arrive au pain qui est changé en Corps du Christ et au vin qui est changé en Sang. Mais si quelqu’un manifeste de
la réticence à admettre la réalité de cette transformation en avançant que
les sens ne constatent aucune modification perceptible de l’aspect du
sacrement de l’autel, qu’il considère que les réalités divines qui nous sont
manifestées se présentent à nous sous le couvert des réalités visibles. Donc,
pour que le Corps et le Sang du Christ soient notre réfection spirituelle et
divine, pareils à des aliments tout à fait ordinaires[21],
ils ne nous sont pas présentés sous l’aspect de la chair et du sang mais sous
celui du pain et du vin, pour que l’horreur de manger de la chair humaine et
de boire du sang nous soit épargnée. Nous ne disons cependant pas que cela se produit comme si ce que les sens perçoivent du sacrement de l’autel n’existait que dans l’imagination de ceux qui le voient, comme c’est le cas pour les illusions produites par la magie, car il ne serait pas décent pour un sacrement de la vérité, d’être entaché de fiction. Mais Dieu, qui crée la substance et l’accident, peut conserver les accidents sensibles dans l’être tout en transformant la substance en autre chose. Il peut en effet, du fait de sa toute-puissance, produire et conserver dans l’être les effets produits normalement par des causes secondes sans l’intervention effective de celles-ci. Ici, nous ne nous adressons pas à ceux qui ne reconnaissent pas la toute-puissance de Dieu, mais nous disputons contre les Sarrasins et les autres qui confessent l’omnipotence divine. Quant aux autres mystères de ce sacrement, il n’y a pas lieu d’en discuter ici plus longuement car les secrets de la foi ne doivent pas être découverts aux infidèles. |
|
|
Caput 9 [69237] De rationibus Fidei, cap. 9 tit. Quod est specialis locus ubi animae purgantur
antequam vadant ad Paradisum |
Chapitre 9 — Il
y a un lieu spécial où les âmes sont purifiées avant d’aller au paradis[22]
|
[69238] De rationibus Fidei, cap. 9 Nunc restat considerare de opinione quorundam dicentium,
Purgatorium non esse post mortem, ad quam quidem positionem ut homines aliqui
devenirent, hoc eis contigisse videtur quod et in pluribus aliis contigit
multis. Dum enim aliqui errores aliquos incaute vitare voluerunt, inciderunt
in errores contrarios. Sicut Arius dum vitare voluit errorem Sabellii
confundentis sanctae Trinitatis personas, incidit in errorem contrarium, ut
divideret deitatis essentiam. Similiter Eutyches dum vitare voluit errorem
Nestorii dividentis in Christo personam Dei et hominis; contrarium errorem
instituit, ut confiteretur, unam esse naturam Dei et hominis. Sic igitur et
aliqui dum vitare volunt Origenis errorem ponentis omnes poenas post mortem
purgatorias esse, in contrarium prolabuntur errorem ut dicant nullam poenam
post mortem purgatoriam esse. Sancta vero Catholica et apostolica Ecclesia
inter errores contrarios media cauto passu incedit. Sicut enim distinguit
personas in Trinitate contra Sabellium, et tamen in errorem Arii non
declinat, sed unam confitetur trium personarum essentiam; in incarnationis
vero mysterio e converso naturas distinguit contra Eutychem, et cum Nestorio
personam non separat : sic et in statu animarum post mortem poenas quasdam
purgatorias confitetur eorum dumtaxat qui de hoc saeculo absque peccato
mortali recedunt cum caritate et gratia; nec tamen cum Origene omnes poenas
purgatorias confitetur; sed eos qui cum peccato mortali decedunt, cum Diabolo
et Angelis eius confitetur aeterno supplicio cruciandos. Ad huius igitur
veritatis assertionem primo considerandum videtur, quod illi qui in peccato
mortali decedunt, statim ad infernalia supplicia rapiuntur. Quod aperte ex evangelica auctoritate probatur : dicitur
enim in Luca ex ore domini, quod mortuus est dives epulo, et
sepultus est in Inferno; et de cruciatu eius ex ipsius confessione
apparet, dum dicit : quia crucior in hac flamma. Per Iob quoque de
impiis dicitur : ducunt in bonis dies suos, et in puncto ad Inferna
descendunt, qui dixerunt Deo : recede a nobis, scientiam viarum tuarum
nolumus. Non solum autem impii pro peccatis propriis, sed etiam iusti ante
Christi passionem pro peccato primi parentis in morte ad Inferos descendebant
: unde Iacob dicebat : descendam ad filium meum lugens in Infernum. Unde
et ipse Christus moriens ad Inferna descendit, ut in symbolo fidei
continetur, sicut ante per prophetam praedictum fuerat : non derelinques
animam meam in Inferno, quod et Petrus in actibus de Christo exponit.
Quamvis alio modo Christus ad Inferna descenderit, non quasi peccato
obnoxius, sed solus inter mortuos liber, ad hoc descendit ut expolians
principatus et potestates captivam duceret captivitatem, sicut per Zachariam
fuerat ante praedictum : tu autem in sanguine testamenti tui eduxisti
vinctos de lacu. Aqua. Sed quia miserationes Dei sunt super omnia opera
eius, multo magis credendum est, quod illi qui sine macula moriuntur, statim
aeternae retributionis mercedem accipiunt. Et hoc quidem evidentibus
auctoritatibus manifeste probatur. Dicit enim apostolus in II epistola ad
Corinthios, cum de tribulationibus sanctorum mentionem fecisset : scimus,
inquit, quoniam si terrestris domus nostra huius habitationis dissolvatur,
quod aedificationem ex Deo habemus, domum non manufactam, sed aeternam in
caelis. Ex quibus verbis prima facie
inspectis hoc videtur elici posse, quod dissoluto mortali corpore, homo
caelesti gloria induatur. Sed ut hic sensus evidentior fiat, sequentia
pertractemus. Quia enim duo proposuerat, scilicet dissolutionem habitationis
terrenae et adeptionem domus caelestis, ostendit quomodo desiderium hominis
se habeat ad utrumque, cum quadam expositione utriusque. Unde primo subiungit
de desiderio caelestis domus, et dicit, quod ingemiscimus in hoc quasi
a nostro desiderio retardati quod cupimus superindui habitationem
caelestem : per quod etiam dat intelligere, quod illa domus caelestis
quam supra dixerat, non est aliquid ab homine separatum, sed aliquid homini
inhaerens. Non enim dicitur homo induere domum, sed vestimentum; sed dicitur
aliquis inhabitare domum. Cum ergo haec duo coniungit dicens, superindui
habitationem, ostendit quod illud desideratum et est aliquid adhaerens,
quia induitur, et est aliquid continens et excedens, quia inhabitatur. Quid
autem sit illud desideratum, ex sequentibus patebit. Sed quia non simpliciter
dixerat indui, sed superindui, rationem sui dicti exponit, subdens : si
tamen vestiti et non nudi inveniamur, quasi dicat : si anima sic
indueretur habitatione caelesti quod non exueretur habitatione terrena,
adeptio illius habitationis caelestis esset superinduitio. Sed quia oportet
quod exuatur habitatione terrena ad hoc quod induatur caelesti, non potest
dici superinduitio sed induitio simplex. Posset ergo aliquis ab apostolo
quaerere : quare ergo dixisti : superindui cupientes? Ad quod
respondet subdens : nam et qui sumus in tabernaculo isto, idest qui
induimur terreno tabernaculo quasi transitorio, non domo quasi permanente, ingemiscimus
gravati quasi aliquo accidente contra nostrum desiderium, eo quod secundum
naturale desiderium nolumus expoliari tabernaculo terreno, sed
supervestiri caelesti, ut absorbeatur quod mortale est, a vita,
idest ut ad vitam immortalem sine mortis gustu transeatur. Posset autem
iterum aliquis apostolo dicere : rationabile apparet, quod nolumus expoliari
terrena habitatione, quae est nobis connaturalis, sed unde hoc nobis quod
habitationem caelestem indui cupiamus? Ad hoc autem respondens subdit : qui
autem efficit nos in hoc ipsum, ut desideremus caelestia, Deus est.
Et quomodo nos in hoc efficiat, ostendit subdens : qui dedit nobis pignus
spiritus. Per spiritum enim sanctum, quem accepimus a Deo, certi sumus de
caelesti habitatione adipiscenda sicut per pignus de debito recuperando. Ex
hac autem certitudine in desiderium caelestis habitationis elevamur. Sic ergo
duo desideria sunt in nobis : unum naturae de terrena habitatione non
deserenda; aliud gratiae de caelesti habitatione consequenda. Sed haec duo
desideria simul impleri non possunt, quia ad caelestem habitationem pervenire
non possumus, nisi terrenam deseramus. Unde cum quadam fiducia firma et
audacia desiderium gratiae praeferimus desiderio naturae, ut velimus terrenam
habitationem deserere, et ad caelestem pervenire : et hoc est quod subdit : audentes
igitur semper, et scientes, quoniam dum sumus in hoc corpore peregrinamur a
domino, per fidem enim ambulamus, et non per speciem, audemus et bonam
voluntatem habemus magis peregrinari a corpore, et praesentes esse ad dominum.
Ubi aperitur quod ipsum corpus corruptibile supra nominavit terrestrem domum
huius habitationis, et tabernaculum; quod quidem corpus est animae quasi
quoddam indumentum. Aperitur etiam quid supra dixerat domum non
manufactam, sed aeternam in caelis : quia ipsum Deum, quem homines
induunt, vel etiam inhabitant, dum ei praesentes existunt per speciem, idest
videndo eum sicut est, peregrinantur autem ab ipso, dum per fidem tenent quod
nondum vident. Desiderant ergo sancti peregrinari a corpore, idest ut eorum animae
per mortem a corporibus separentur, ad hoc quod sic peregrinantes a corpore,
sint praesentes ad dominum. Manifestum est ergo quod sanctorum animae a
corporibus absolutae ad caelestem habitationem perveniunt Deum videntes. Non
ergo sanctarum animarum gloria quae in Dei visione consistit differtur, usque
ad diem iudicii, quo corpora resumunt. Hoc etiam apparet per dictum apostoli
ad Philip. ubi dicit : desiderium habens dissolvi, et cum Christo esse.
Vanum autem esset hoc desiderium, si corpore dissoluto adhuc Paulus cum
Christo non esset, quem tamen constat esse caelis : sunt ergo animae
sanctorum post mortem cum Christo in caelis. Manifeste etiam dominus latroni
confitenti in cruce dixit : hodie mecum eris in Paradiso, per
Paradisum gloriae fruitionem designans. Unde non est credendum, quod suos
fideles Christus remunerare differat, quantum ad gloriam animarum, usque ad
corporum resumptionem. Quod ergo dominus dicit : in domo patris mei
mansiones multae sunt, ad differentias praemiorum refertur, quibus sancti
in caelesti beatitudine remunerantur a Deo, non enim extra domum, sed in ipsa
domo. His autem visis, consequens videtur Purgatorium animarum esse post
mortem. Ex multis enim sacrae Scripturae auctoritatibus manifeste habetur
quod ad illam caelestem gloriam nullus pervenire potest cum macula. Dicitur enim de divinae sapientiae participatione, in
libro sapientiae, quod est emanatio quaedam claritatis omnipotentis Dei
sincera, et ideo nihil inquinatum incurrit in illam. Consistit autem
caelestis felicitas in sapientiae participatione perfecta, qua per speciem
Deum videbimus. Oportet igitur omnino sine macula esse eos qui ad illam
beatitudinem perducuntur. Idem habetur expressius in Isaia : via sancta
vocabitur : non transibit per eam pollutus; et in Apocalypsi dicitur : non
intrabit in ea aliquid coinquinatum. Contingit autem aliquos in hora
mortis aliquibus maculis peccatorum inquinari, propter quae tamen aeternam
damnationem Inferni non merentur; sicut sunt venialia peccata, ut verbum
otiosum et alia huiusmodi. Non ergo ad caelestem beatitudinem qui talibus inquinati
decedunt, poterunt pervenire statim post mortem; pervenirent autem, ut supra
probatum est, si huiusmodi maculae in eis non essent. Ad minus ergo post
mortem dilationem gloriae patientur propter venialia peccata. Nulla autem
ratio est quare magis hanc poenam quam aliam animas post mortem pati
concedant; praesertim cum carentia visionis divinae et separatio a Deo, maior
sit poena etiam existentibus in Inferno, quam ignis supplicium, patiuntur
ergo animae. Cum venialibus decedentium Purgatorium ignem post mortem. Si
quis autem dicat, huiusmodi peccata venialia remanere purganda per ignem
conflagrationis mundi, qui faciem praecedet iudicis; hoc cum praemissis stare
non potest. Ostensum enim est, quod sanctorum animae, in quibus nulla est
macula, statim corpore dissoluto caelestem habitationem adipiscuntur; nec
potest dici quod animae cum peccatis venialibus decedentium antequam ab eis
purgentur ad caelestem perveniant gloriam, sicut ostensum est. Differtur ergo
eorum gloria propter peccata venialia usque ad diem iudicii : quod omnino
improbabile videtur, ut scilicet pro levibus peccatis tantam poenam aliquis
patiatur in gloriae dilatione. Amplius, contingit aliquos ante mortem
perficere non potuisse poenitentiam debitam pro peccatis, de quibus
poenituerunt; nec est divinae iustitiae conveniens quod poenam illam non
exsolvant : sic enim melioris conditionis essent qui cito morte
praeoccupantur, quam qui diutinam poenitentiam pro peccatis in hac vita
perficiunt. Patiuntur
igitur post mortem huiusmodi poenam. Non autem in Inferno, in quo homines pro
peccatis mortalibus puniuntur, cum iam per poenitentiam sint mortalia peccata
dimissa. Nec etiam esset conveniens ut pro exsolutione huius poenae usque ad
diem iudicii eis gloria debita differretur. Oportet
igitur ponere aliquas poenas temporales et purgatorias post hanc vitam ante
diem iudicii. Huic etiam consonat Ecclesiae ritus ab apostolis introductus. Orat
enim tota Ecclesia pro fidelibus defunctis. Manifestum est autem quod non
orat pro his qui sunt in Inferno, quia in Inferno nulla est redemptio; neque
etiam pro his qui sunt caelestem gloriam iam adepti quia illi iam pervenerunt
ad finem. Relinquitur ergo quod sint aliquae poenae temporales et purgatoriae
post hanc vitam, pro quarum remissione orat Ecclesia. Hinc est etiam quod
apostolus ad Corinthios dicit : uniuscuiusque opus quale fuerit, ignis
probabit. Si cuius opus manserit, quod superaedificavit mercedem accipiet; si
cuius opus arserit, detrimentum patietur; ipse autem salvus erit, sic tamen
quasi per ignem. Non autem potest hoc
intelligi de igne Inferni, quia qui illum ignem patiuntur, non salvantur.
Oportet ergo quod intelligatur de aliquo igne purgante. Et quidem potest
aliquis dicere hoc esse intelligendum de igne qui praecedet faciem iudicis,
praecipue quia praemittitur : dies domini declarabit, quia in igne
revelabitur; dies autem domini intelligitur dies ultimi adventus eius,
sicut apostolus in I Thessal. dicit, dies domini sicut fur in nocte, ita
veniet; sed attendendum est, quod sicut dies iudicii dicitur dies domini,
quia est dies adventus eius ad iudicium universale totius mundi, ita dies
mortis uniuscuiusque dicitur dies domini, quia in morte ad unumquemque venire
Christus dicitur remuneraturus vel condemnaturus. Unde quantum ad
remunerationem bonorum dicit in Iohanne, ad discipulos, suos : si abiero,
et praeparavero vobis locum, iterum venio et accipiam vos ad meipsum, ut ubi
sum ego et vos sitis; quantum vero ad condemnationem malorum dicitur in
Apocalypsi : age poenitentiam, et prima opera fac : sin autem, venio tibi,
et movebo candelabrum tuum de loco suo. Dies ergo domini quoad universale
iudicium veniet in igne revelabitur, qui faciem iudicis praecedet, quo
reprobi ad supplicium aeternum trahentur, et iusti qui vivi reperientur,
purgabuntur; sed et dies domini, quo unumquemque in sua morte iudicat, in
igne revelabitur, qui purgat bonos, et impios condemnat. Sic ergo patet
Purgatorium esse post mortem. |
Il reste maintenant à examiner l’opinion de ceux qui nient l’existence
d’un purgatoire après la mort. Ils sont arrivés à cette position de la même
manière que cela s’est produit pour certains en divers autres sujets : en
voulant éviter les erreurs d’autres personnes, ils tombèrent dans les erreurs
contraires. C’est ainsi qu’Arius voulut éviter l’erreur de Sabellius, qui
confondait les Personnes de la Sainte Trinité et tomba dans l’erreur opposée
en divisant l’essence de la déité. De même Eutychès, voulant éviter l’erreur
de Nestorius[23],
qui dissociait dans le Christ la Personne divine et la Personne humaine,
institua l’erreur contraire de telle sorte qu’il professait que les natures
divine et humaine n’en formaient plus qu’une. Ainsi donc certains, en voulant
éviter l’erreur d’Origène, pour qui il n’y a que des peines purgatives après
la mort, sont tombés dans l’erreur contraire, estimant qu’il n’y a aucune
peine purgative après la mort. Par contre, la sainte Église catholique et apostolique s’avance avec
prudence sur une voie qui tient le juste milieu entre les erreurs contraires[24].
Elle distingue en effet trois Personnes dans la Trinité contre Sabellius et
évite cependant l’erreur d’Arius en confessant une seule essence pour les
trois Personnes. Dans le mystère de l’Incarnation au contraire, Elle distingue
les natures contre Eutychès mais ne sépare pas la personne comme le faisait
Nestorius. De même en ce qui concerne le statut des âmes après la mort, Elle
reconnaît l’existence de peines purgatives, mais seulement pour ceux qui ont
quitté cette vie sans péché mortel, avec la charité et la grâce, en ne confessant
toutefois pas avec Origène le rôle purificateur de toutes les peines après la
mort. Elle affirme que les hommes qui meurent en état de péché mortel seront
tourmentés éternellement avec le diable et ses anges. Si l’on veut vérifier cette assertion, il semble qu’il faille tout
d’abord considérer que ceux qui meurent en état de péché mortel sont aussitôt
emportés vers les supplices infernaux. Cela est clairement prouvé par
l’autorité évangélique. Le Seigneur dit en effet en Luc que « l’homme
riche mourut » après avoir pris part à un festin et qu’il « fut
enseveli en enfer » (Lc 16, 22). L’évidence de son tourment ressort de
ce qu’il dit lui-même : « Je suis tourmenté dans cette flamme » (Lc
16, 24). Dans le livre de Job, il est dit des impies la chose suivante :
« Ils passent leur vie au milieu des agréments et soudain ils descendent
aux enfers, eux qui disaient à Dieu : Éloignez-vous de nous, nous ne voulons
rien savoir de vos voies » (Jb 21, 13-14). Or, avant la passion du Christ,
ce n’étaient pas seulement les impies qui descendaient en enfer pour leurs
péchés propres, mais aussi les justes[25]
à cause du péché du premier parent ; voilà pourquoi Jacob disait :
« C’est en pleurant que je descendrai vers mon fils en enfer » (Gn
37, 35). Et c’est aussi la raison pour laquelle le Christ lui-même, en
mourant, descendit aux enfers, suivant ce que dit le Symbole de la foi et
comme l’avait prédit le Psalmiste : « Vous n’abandonnerez pas mon âme en
enfer » (Ps 15, 10). Pierre explique ce point concernant le Christ, dans
les Actes (Ac 2, 27). Cependant il est vrai que le Christ est descendu aux
enfers d’une autre manière, non pas comme s’Il avait été punissable à cause
du péché, mais, comme le seul parmi les morts qui fût libre, afin de mettre
aux fers la captivité elle-même (cf. Ep 4, 8), après avoir dépouillé les
principautés et les puissances (cf. Col 2, 15), comme cela avait été prédit
par Zacharie : « Or toi, par le sang de ton alliance, tu as libéré ceux
qui étaient prisonniers de l’abîme » (Za 9, 11). Mais, puisque la compassion de Dieu se répand sur toutes ses œuvres (Cf. Ps 144, 9), il faut, à plus forte raison encore, croire que tous ceux qui meurent sans tache reçoivent aussitôt le prix de la récompense éternelle. Et cela se prouve par des autorités évidentes. L’Apôtre en effet, alors qu’il faisait mention des tribulations des saints, dit, dans la seconde Épître aux Corinthiens : « Nous savons en effet que, si cette tente, où nous habitons sur terre, vient à être détruite, nous avons dans le ciel une maison qui est l’œuvre de Dieu, une demeure éternelle qui n’est pas faite de main d’homme » (2 Co 5, 1). Il semble que nous puissions, au terme d’une première lecture de ces paroles, conclure que, une fois le corps mortel détruit, l’homme soit revêtu de la gloire céleste ; mais pour que cette interprétation apparaisse avec plus d’évidence, il nous faut l’expliciter par les considérations suivantes. L’Apôtre en effet, après avoir
évoqué ces deux choses, à savoir la dissolution de l’habitation terrestre et
l’obtention d’une demeure céleste, s’attache à montrer, par ce qu’il ajoute
ensuite, quel rapport le désir de l’homme a à l’égard de l’une et de l’autre
(2 Co 5, 2 et suivants). D’abord concernant le désir de la demeure céleste il
dit que « nous soupirons et gémissons après lui » – comme si notre
désir ne pouvait souffrir le moindre délai –, « dans le désir de revêtir »
notre habitation céleste par-dessus la première ». Il nous donne aussi à
comprendre que cette demeure céleste, dont il avait parlé plus haut, n’est pas
quelque chose qui serait dissocié de l’homme, mais quelque chose qui lui
serait étroitement lié. En effet on ne dit pas que l’homme est revêtu d’une
maison, mais plutôt d’un vêtement ; par contre on dit que quelqu’un
habite dans une maison. Par le fait d’associer ces deux choses dans
l’expression : ‘revêtus d’une habitation’, il laisse voir que l’objet désiré
est à la fois quelque chose d’attaché à l’homme, puisqu’il en est revêtu,
mais que c’est également quelque chose qui l’englobe et le dépasse, puisqu’il
y habite. Ce qui suit nous fera voir quel est cet objet que nous désirons. Mais puisqu’il n’a pas simplement
dit ‘vêtus’ mais ‘revêtus’, il en explique la raison en ajoutant : « À condition
toutefois que nous soyons trouvés vêtus et non pas nus » ; comme
pour dire : si l’âme se revêt de son habitation céleste sans s’être
préalablement débarrassée de sa demeure terrestre, l’acquisition de cette
demeure céleste doit être considérée comme un pardessus. Mais puisqu’il est
nécessaire que l’âme se dépouille de sa demeure terrestre pour se vêtir de la
céleste, on ne peut pas dire ‘revêtus par-dessus’, mais seulement ‘vêtus’. On pourrait alors demander à
l’Apôtre : « Mais pourquoi donc avez-vous dit : ‘désirant être revêtus
par-dessus’ » ? Il répond à cela en ajoutant : « Car tant que
nous sommes dans cette tente », – l’habitation terrestre dont nous
sommes revêtus est qualifiée de tente, comme quelque chose de provisoire, et
non pas de maison, qui connote plutôt la permanence –, « nous gémissons
accablés », comme si quelque obstacle se présentait à l’encontre de
notre désir, « du fait que » selon notre désir naturel « nous
ne souhaitons pas être dépouillés » de [notre] tente terrestre,
« mais revêtus par-dessus » de la demeure céleste « de telle
sorte que ce qu’il y a de mortel en nous soit absorbé par la vie »,
c’est-à-dire : afin que nous entrions dans la vie immortelle sans goûter à la
mort. Quelqu’un pourrait en outre
objecter à l’Apôtre : « Il semble raisonnable de dire que nous ne
souhaitons pas être débarrassés de cette demeure terrestre qui nous est
connaturelle ; mais pourquoi alors désirons-nous être revêtus de la
demeure céleste ? » Pour répondre à cela, il ajoute : « Et
Celui par lequel nous sommes placés dans cette situation », à savoir
désirer les choses célestes, « c’est Dieu. » Et pour montrer comment
Dieu a mis ce désir en nous, il ajoute : « Lui qui nous a donné pour
gage son Esprit » ; c’est en effet par le Saint-Esprit, que Dieu
nous donne en gage, que nous avons la certitude d’obtenir l’habitation céleste.
De même qu’un acompte constitue une garantie certaine de récupérer ce qui
nous est dû, de même, c’est sur cette certitude que nous sommes fondés à
désirer notre demeure céleste. Ainsi donc deux désirs nous habitent : le premier qui vient de notre nature, c’est de ne pas abandonner notre demeure terrestre, et l’autre que la grâce fait naître, qui nous fait aspirer à l’obtention de la demeure céleste. Mais ces deux désirs ne peuvent être satisfaits simultanément, parce qu’il ne nous est pas possible de parvenir à notre habitation céleste sans abandonner la terrestre. C’est pourquoi, animés d’une confiance ferme et hardie, nous préférons le désir de la grâce à celui de la nature, de sorte que nous voulons abandonner la demeure terrestre et parvenir à la céleste. Et c’est ce qu’il ajoute : « Nous restons donc pleins d’assurance : nous savons que tout le temps que nous passons dans ce corps est un exil loin du Seigneur, car c’est dans la foi et non dans la vision que nous cheminons. Aussi nous sommes pleins d’assurance et aimons mieux finalement quitter notre corps pour être près du Seigneur. » Il est clair que c’est ce corps corruptible qu’il a nommé plus haut ‘la demeure terrestre de notre séjour ici-bas’, ou encore ‘cette tente’ ; et au même titre, le corps peut être considéré pour l’âme comme un vêtement. Nous voyons clairement aussi ce
qu’est cette « demeure non pas faite de main d’homme, mais éternelle
dans les cieux » dont il a été question plus haut : en fait il s’agit de
Dieu lui-même, que les hommes revêtent ou en qui ils habitent, lorsqu’ils
sont auprès de lui, face à face, c’est-à-dire lorsqu’ils le voient tel qu’Il
est. Mais, aussi longtemps qu’ils tiennent par la foi ce qu’ils ne voient pas
encore, ils sont en exil loin de Lui. Les saints désirent donc être exilés
loin de leur corps, c’est-à-dire que leur âme soit séparée de leur corps par
la mort, de sorte que, ainsi exilés de leur corps, ils soient près du
Seigneur. Il est donc manifeste que les âmes des saints, séparées de leur
corps, arrivent à leur habitation céleste, lorsqu’ils parviennent à la vision
de Dieu. La gloire des âmes saintes, qui consiste en la vision de Dieu, n’est
donc pas différée jusqu’au jour du jugement, lorsqu’elles reprendront leur
corps. Cela apparaît aussi dans
ce que dit l’Apôtre aux Philippiens : « J’ai le désir d’être séparé [de
la chair] et d’être avec le Christ » (Ph 1, 23). Or ce désir serait vain
si, une fois séparé du corps, Paul n’était pas encore avec le Christ, dont
c’est un fait établi qu’Il demeure dans les cieux. Les âmes des saints rejoignent
donc le Christ dans les cieux après leur mort. Le Seigneur a d’ailleurs dit
ouvertement au larron crucifié qui avouait ses crimes : « Aujourd’hui,
tu seras avec moi au paradis » (Lc 23, 43), en désignant par ‘paradis’ la
jouissance de la gloire. C’est pourquoi il ne faut pas croire que le Christ
diffère jusqu’au au moment de la réintégration des corps [c’est-à-dire au
moment de la résurrection finale], la rémunération de ses fidèles pour ce qui
est de la glorification de l’âme. Donc quand le Seigneur dit : « Dans la
maison de mon Père, il y a beaucoup de demeures » (Jn 14, 2), c’est en référence
aux différents types de récompenses par lesquels les saints sont rétribués
par Dieu dans la béatitude céleste, non pas hors de la maison, mais dans
celle-ci. Ces choses étant
établies, il en découle qu’il existe apparemment un lieu où les âmes sont
purifiées après la mort. Il ressort en effet manifestement de nombreuses autorités
de la sainte Écriture que personne ne peut parvenir à cette gloire céleste
tant qu’il est souillé. Il est dit en effet au sujet de la participation à la
divine sagesse, dans le livre de la Sagesse, qu’Elle est « une certaine
émanation pure de la gloire de Dieu tout-puissant et voilà pourquoi rien
de souillé ne peut pénétrer en Elle » (Sg 7, 25). Or la félicité céleste
consiste dans la participation parfaite de la sagesse par laquelle nous
verrons Dieu par la vision ; il faut donc que ceux qui sont conduits à
cette béatitude soient absolument sans souillure. La même chose est exprimée
plus nettement en Isaïe : « On l’appellera la voie sainte, et rien de
souillé ne passera par elle » (Is 35, 8) ; et il est dit dans
l’Apocalypse : « Rien de souillé n’y entrera » (Ap 21, 27). Il arrive en outre que
d’aucuns, à l’heure de leur mort, soient souillés par quelques taches de péchés,
qui ne leur valent cependant pas de mériter la damnation éternelle de l’enfer
: il s’agit des péchés véniels, comme une vaine parole ou quelque chose de la
sorte. Ceux qui décèdent alors qu’ils sont souillés par des péchés de cette
sorte ne peuvent donc pas aussitôt après leur mort parvenir à la béatitude
céleste. Or ils y parviendraient s’il n’y avait en eux aucune souillure de ce
type, comme on l’a prouvé plus haut. Ils auront au moins à subir un temps
d’attente avant d’accéder à la gloire, en raison de leurs péchés véniels.
Mais il n’y a aucune raison de concéder que les âmes, après la mort, aient à
souffrir davantage cette peine-là plutôt qu’une autre, d’autant plus que la
privation de la vision divine et la séparation d’avec Dieu constituent une
peine plus grande même que le supplice du feu pour ceux qui sont en enfer.
Les âmes de ceux qui meurent en état de péché véniel endurent donc un feu
purificateur après la mort. Quelqu’un pourrait
objecter que les péchés véniels de ce genre doivent encore être purifiés par
le feu de la conflagration finale qui précédera l’apparition de la face du
Juge[26].
Mais cette position ne peut tenir étant donné ce qui a été dit. Nous avons en
effet montré que les âmes des saints en lesquelles il n’y a pas de souillure
obtiennent immédiatement l’habitation céleste une fois séparées de leur
corps. Mais on ne peut pas dire que les âmes de ceux qui décèdent en état de
péché véniel parviennent à la gloire céleste avant d’être purifiées, comme
cela a été montré. La gloire de ceux-ci serait donc, à cause de leurs péchés
véniels, différée jusqu’au jour du jugement ? Il paraît tout à fait improbable
que quelqu’un souffre une peine aussi grande pour des péchés légers, à savoir
être privé de la gloire jusqu’au jour du jugement dernier. De plus, il arrive que
certains n’aient pas pu accomplir pleinement avant leur mort la pénitence due
pour les péchés pour lesquels ils faisaient pénitence ; il ne convient
pas à la justice divine qu’ils ne s’acquittent pas complètement de leur
peine. Sinon, ceux qui meurent prématurément seraient dans une condition meilleure
que ceux qui en cette vie accomplissent une longue pénitence pour leurs
péchés : ils endureront donc une peine [purificatrice] de cette sorte après
la mort. Mais pas en enfer, où les hommes sont punis pour leurs péchés
mortels, puisque déjà leurs péchés mortels leur ont été remis par la
pénitence. Il ne serait pas non plus convenable que, pour être quitte de
cette peine, la gloire qui leur est due soit reportée jusqu’au jour du jugement.
Il faut donc poser qu’il existe des peines temporelles et purificatrices
après cette vie mais avant le jour du jugement. Le rite de l’Église introduit par les Apôtres s’accorde aussi avec ce que nous affirmons[27]. Toute l’Église en effet prie pour les fidèles défunts. Or il est manifeste qu’Elle ne prie pas pour ceux qui sont en enfer, parce qu’il n’y a là aucune rédemption ; Elle ne le fait pas non plus pour ceux qui déjà ont obtenu la gloire céleste, parce que ceux-là ont déjà atteint leur fin. Il reste donc qu’il y a d’autres peines temporelles et purificatrices après cette vie, et c’est pour la rémission de celles-ci que prie l’Église. Voilà pourquoi l’Apôtre
dit aussi aux Corinthiens : « Le feu éprouvera quelle aura été l’œuvre
de chacun. Si l’œuvre qu’il a édifiée demeure, il recevra une récompense. Si
elle s’embrase, il endurera lui-même un préjudice mais sera sauvé, mais comme
en passant à travers le feu » (1 Co 3, 13-15). Cela ne peut pas être
compris au sujet du feu de l’enfer, parce que ceux qui endurent ce feu ne
sont pas sauvés ; il est donc nécessaire de le comprendre d’un autre
feu, un feu purificateur. Mais quelqu’un peut
objecter qu’il faille comprendre cela au sujet du feu qui précédera
l’apparition de la face du Juge, surtout parce qu’il est dit juste
avant (v. 13) de l’œuvre de chacun : « Le jour du Seigneur la fera
connaître, parce qu’elle se révélera dans le feu ». Il faudrait alors
comprendre le jour du Seigneur comme celui de son dernier avènement, comme le
dit l’Apôtre dans la première Épître aux Thessaloniciens : « Le jour du
Seigneur viendra comme un voleur dans la nuit » (1 Th 5, 2). Mais il faut remarquer
ceci : comme le jour du jugement est appelé jour du Seigneur parce que c’est
celui de son avènement pour le jugement universel du monde entier, ainsi le
jour de la mort de chacun est appelé jour du Seigneur puisque l’on dit que le
Christ vient vers chacun lorsqu’il meurt pour le rémunérer ou le condamner.
C’est pourquoi, relativement à la rémunération des bons, le Seigneur dit à
ses disciples, ainsi que nous le rapporte l’évangile de Jean : « Une
fois que je serai allé vous préparer une place, je reviendrai vous prendre
avec Moi pour que, là où Moi je suis, vous soyez aussi » (Jn 14, 3).
D’autre part, relativement à la condamnation des méchants, il est dit dans
l’Apocalypse : « Fais pénitence et reprends tes premières œuvres ;
sinon je viendrai à toi et j’enlèverai ton chandelier de sa place » (Ap
2, 5). Le jour du Seigneur où il viendra pour le jugement universel sera
révélé dans le feu qui précédera la face du Juge. En ce jour, les réprouvés
seront entraînés au supplice éternel et les justes qui seront vivants ce
jour-là, seront purifiés. Mais le jour du Seigneur où Il juge chacun à sa
mort sera révélé dans le feu qui purifie les bons et condamne les impies. Ainsi donc il apparaît
manifestement qu’il existe un purgatoire après la mort. |
|
|
Caput 10 [69239] De rationibus Fidei, cap. 10 tit. Quod praedestinatio divina humanis actibus
necessitatem non imponat et qualiter in hac quaestione procedendum sit |
Chapitre 10 — La prédestination
divine n’impose pas de nécessité aux actes humains —
comment il faut procéder dans l’examen de cette question[28]
|
[69240] De rationibus Fidei, cap. 10 Nunc ultimo considerandum restat, an per
praeordinationem seu praedestinationem divinam humanis actibus necessitas
imponatur. In qua quaestione sic caute procedendum est, ut veritas
defendatur, et falsitatis error vitetur. Erroneum enim est dicere, quod
humani actus et eventus, praescientiae et ordinationi divinae non subsint.
Nec minus est erroneum dicere, quod ex praescientia vel ordinatione divina
humanis actibus necessitas ingeratur : tolleretur enim libertas arbitrii,
consiliandi opportunitas, legum utilitas, sollicitudo bene agendi, et
poenarum et praemiorum iustitia. Est igitur considerandum quod Deus aliter
habet scientiam de rebus quam homo. Homo enim subiectus est tempori, et ideo
temporaliter res cognoscit, quaedam respiciens ut praesentia, quaedam ut
praeterita recolens, et quaedam praevidens ut futura. Sed Deus est superior temporis
decursu, et esse suum est aeternum : unde et sua cognitio non est temporalis,
sed aeterna; comparatur autem aeternitas ad tempus sicut indivisibile ad
continuum. In tempore enim invenitur diversitas quaedam partium secundum
prius et posterius sibi succedentium, sicut in linea inveniuntur diversae
partes secundum situm ad invicem ordinatae : sed aeternitas prius et
posterius non habet, quia res aeternae mutatione carent. Et sic aeternitas
est tota simul, sicut et punctum partibus caret secundum situm distinctis. Punctum autem
dupliciter ad lineam comparari potest : uno quidem modo sicut intra lineam
comprehensum, sive sit in principio lineae, sive in medio, sive in fine; alio
modo ut extra lineam existens. Punctum
igitur intra lineam existens non potest omnibus lineae partibus adesse, sed
in diversis partibus lineae necesse est diversa puncta signari; punctum vero
quod extra lineam est, nihil prohibet aequaliter omnes lineae partes
respicere; ut apparet in circulo, cuius centrum cum sit indivisibile, aequaliter
respicit omnes circumferentiae partes, et omnes sibi sunt quodammodo
praesentes, quamvis una earum alteri non sit praesens. Puncto autem incluso
in linea similatur instans, quod est terminus temporis, quod quidem non adest
omnibus partibus temporis, sed in diversis partibus temporis instantia
diversa signantur. Puncto vero quod est extra lineam, scilicet centro,
quodammodo similatur aeternitas : quae cum sit simplex et indivisibilis,
totum decursum temporis comprehendit, et quaelibet pars temporis est ei
aequaliter praesens, licet partium temporis una sequatur ad alteram. Sic
igitur Deus, qui de aeternitatis excelso omnia respicit, semper totum
temporis decursum et omnia quae geruntur in tempore praesentialiter intuetur.
Sicut ergo cum ego video sortem sedere, infallibilis est et certa est mea
cognitio, nulla tamen ex hoc sorti necessitas sedendi imponitur; ita Deus
omnia quae nobis sunt vel praeterita vel praesentia vel futura, quasi
praesentia inspiciens, infallibiliter et certitudinaliter cognoscit, ita
tamen quod contingentibus nulla necessitas imponitur existendi. Huius autem
exemplum accipi potest, si comparemus decursum temporis ad transitum viae. Si
quis enim sit in via per quam transeunt multi, videt quidem eos qui sunt ante
se; qui vero post ipsum veniant, per certitudinem scire non potest. Sed si
aliquis sit in aliquo loco excelso, unde totam viam possit inspicere, simul
videt omnes qui pertranseunt viam. Sic igitur homo qui est in tempore, non
potest totum decursum temporis simul videre, sed videt ea solum quae coram
assistunt, praesentia scilicet, et de praeteritis aliqua; sed ea quae ventura
sunt, per certitudinem scire non potest. Deus autem de excelso suae
aeternitatis per certitudinem videt quasi praesentia omnia quae per totum
temporis decursum aguntur, absque hoc quod rebus contingentibus necessitas
imponatur. Sicut autem divina scientia contingentibus necessitatem non
imponit, sic nec eius ordinatio, qua provide ordinat universa. Sic enim
ordinat res sicut agit eas : non enim eius ordinatio cassatur, sed quod per
sapientiam ordinat, per virtutem exequitur. In actione autem divinae virtutis
hoc considerare oportet, quod operatur in omnibus et movet singula ad suos
actus secundum modum uniuscuiusque, ita quod quaedam ex motione divina ex necessitate
suas actiones perficiunt, ut apparet in motibus caelestium corporum; quaedam
vero contingenter, et interdum a propria actione deficiunt, ut apparet in
actionibus corruptibilium corporum : arbor enim quandoque a fructificando
impeditur, et animal a generando. Sic ergo sapientia divina de rebus ordinat,
ut ordinata proveniant secundum modum propriarum causarum. Est autem hic
modus naturalis hominis ut libere agat, non aliqua necessitate coactus, quia
rationales potestates ad opposita se habent. Sic igitur Deus ordinat de
actibus humanis, ut tamen humani actus necessitati non subdantur, sed
proveniant ex arbitrii libertate. Haec igitur sunt quae ad praesens, visa
sunt de propositis quaestionibus conscribenda; quae tamen alibi diligentius
pertractata sunt. |
Il reste pour finir à examiner
si le préordonnancement ou prédestination divine impose une nécessité aux
actes humains. Dans cette question, il s'agit de défendre la vérité et
d'éviter de tomber dans la fausseté de l’erreur : il faut donc procéder avec
la plus grande prudence. Il est en effet faux de dire que les actes humains
et les événements ne sont pas soumis à la prescience et à l’ordination divines.
Mais il n’est pas moins erroné de prétendre que cette prescience ou
ordination impose aux actes humains une nécessité qui reviendrait à supprimer
le libre arbitre, l’opportunité des délibérations, l’utilité des lois, le
soin de bien agir et la justice qui châtie et récompense[29]. Il faut donc considérer que
Dieu a une connaissance des choses qui est totalement différente de celle que
possèdent les hommes. L’homme, en effet, est sujet au temps, et c’est
pourquoi il connaît les choses dans le temps ; il en voit certaines
comme présentes, il s'en remémore d’autres comme passées, et en prévoit
d’autres comme à venir. Mais Dieu transcende le cours du temps et son être
est éternel, c'est pourquoi son mode de connaître n’est pas temporel mais
éternel. Or l’éternité est au temps ce
que l’indivisible est au continu[30].
On trouve en effet dans le temps une certaine diversité des parties qui se
succèdent selon l’antérieur et le postérieur, comme on trouve dans une ligne
des parties diverses qui s’ordonnent séquentiellement les unes aux autres
selon leur position. Or l’éternité ne connaît pas d’avant ni d’après, parce
les choses éternelles ne changent pas et que l’éternité est tout entière simultanée,
tout comme un point ne comporte pas de parties localement distinctes. Il y a deux manières pour un
point de se rapporter à une ligne. Premièrement, en tant qu'il se situe dans
la ligne, soit au début, soit au milieu ou à la fin. Deuxièmement en tant
qu'il se situe hors de la ligne. Le point qui est compris dans la ligne ne
peut être situé dans toutes les parties de cette ligne, mais à chaque partie
de la ligne correspondent nécessairement autant de points différents. Quant
au point qui est extérieur à la ligne, il peut très bien se situer de manière
équivalente vis à vis de toutes les parties de cette ligne. Cela apparaît
dans un cercle, dont le centre, du fait de son indivisibilité, se situe à
égale distance de chacune des parties de la ligne constituant sa circonférence,
et ainsi chaque partie lui est en quelque sorte présente, alors qu'aucune
d'entre elles n'est dans le même rapport avec les autres. Or l’instant est pour le temps
comme un point inclus dans une ligne. Ce point n’est pas présent à toutes les
parties du temps ; mais, aux diverses parties du temps, correspondent
autant d'instants distincts. Quant au point qui est extérieur à la ligne,
c’est-à-dire le centre, il est d’une certaine manière semblable à l’éternité,
puisqu’il est simple et indivisible et qu’il comprend tout le cours du
temps ; et chacune des parties du temps lui est également présente, bien
que chaque partie du temps fasse suite à une autre. Ainsi donc Dieu, qui
voit toutes choses des hauteurs de l'éternité, contemple dans le présent le
cours tout entier du temps et tout ce qui arrive dans le temps. De même que
ma connaissance est infaillible et certaine lorsque je vois que Socrate est
assis et que rien toutefois n’impose de ce fait la nécessité pour Socrate de
s’asseoir ; de même Dieu connaît-Il infailliblement toutes les choses
qui nous sont passées, présentes ou futures comme s’Il les voyait dans le présent
sans pour autant que cela rende nécessaire ce qui est contingent. On peut illustrer ceci
par un exemple en comparant l’écoulement du temps au passage des gens sur une
route[31].
Si en effet quelqu’un se trouve sur une route sur laquelle passent de nombreuses
personnes, il voit celles qui sont devant lui ; quant à celles qui
viennent après lui, il ne peut en avoir une connaissance précise. Mais s'il
se trouvait sur une hauteur d’où il lui serait possible de voir toute la
route, il embrasserait d’un même regard tous ceux qui la parcourent. Il en va
ainsi de l’homme, qui, parce qu’il existe dans le temps, ne peut voir en même
temps tout l’écoulement du temps mais seulement les choses qui se trouvent en
sa présence ; tandis qu’il ne peut pas connaître avec certitude les
choses à venir. Dieu pour sa part, du haut de son éternité, voit toutes les
choses qui arrivent dans tout le cours du temps qui s’écoule comme si elles
étaient présentes, sans que cela impose de nécessité à ce qui est contingent. En outre, si la science
divine n'impose pas de nécessité à ce qui est contingent, il en va de même
pour l’agencement suivant lequel la Providence dispose toute chose. En effet,
Dieu dispose les choses de la même manière qu’Il les réalise : ce qu’Il
ordonne par sa sagesse, Il l’accomplit par sa puissance, sans que l’ordre des
choses soit contrarié en rien. En effet, la puissance divine influe sur les choses de telle sorte que chacune se meuve suivant le mode qui lui est propre. Ainsi, certaines choses accomplissent sous la motion divine leurs actions par nécessité, comme les mouvements des corps célestes ; d’autres de manière contingente et agissant quelquefois de façon déficiente, comme c’est le cas des corps corruptibles : parfois en effet l’arbre se trouve empêché de fructifier et l’animal d’engendrer. Ainsi donc la sagesse divine agence les choses de telle sorte que ce qui se produit relève des modalités de leurs causes propres. Or le mode d’action qui est naturel à l’homme, c’est d’agir librement et non sous la contrainte de quelque nécessité, parce que ses facultés rationnelles portent sur des objets opposés. Ainsi donc Dieu dispose-t-Il les actes humains de telle sorte toutefois que ceux-ci ne soient pas soumis à la nécessité mais proviennent du libre arbitre. Voici donc ce qu’il m’a semblé devoir écrire au sujet des questions posées, dont j’ai cependant traité ailleurs de manière plus complète[32]. © S. Mercier
2001-2004 |
[1] Cf. CG IV 91.
[2] Cf. CG I 2.
[3] Dans la CG.
[4] Cf. CG
I 7 et 9 ; ST I, q. 32, a. 1.
[5] Cf. CG
IV 11 ; QDp II 1 et X 1- 2 ; ST I, q. 27, a. 1-2 ;
In Joan. I 1 ; CT I 37-44.
[6] Cf. CG
IV 19 ; QDp X 1-2 ; ST I, q. 27, a. 3 ; CT I
46-49.
[7] Cf. ST
I-II, q. 28, a. 4 (ad 2).
[8] Il s’agit de bien comprendre ce
que dit Thomas : l’ambiguïté de la traduction tient au sens double de
l’expression ‘ne pas aimer’. Il s’agit ici d’une absence d’amour et non pas
d’un sentiment opposé à l’amour. ‘Ce qu’il n’aime pas’, c’est ici ‘ce pour quoi
il n’a pas d’attirance’, et non ‘ce pour quoi il a de la répulsion’.
[9] Cf. ST
I, q. 36, a.2.
[10] Cf. QDp
IX 1-2 ; ST I, q. 29, a. 2.
[11] Cf. SENT.
III, d. 1, q. 1, a. 2 ; CG IV 54-55 ; ST III, q. 1, a.
2 ; CT I, 200-201. Pour la fin : cf. ST III, q. 16, a. 4-5.
[12] Cf. CG IV 39 et 41 ; CT
I 211.
[13] Cf. EN IX 9, 1168 b 31.
[14] Cf. DA III 7, 329 b 5 et De
unitate intellectus 1.
[15] Cf. ST
I, q. 29, a. 2.
[16] Cf. SENT.
III, d. 20, a. 1, qc.
3 et a. 4, qc. 2 ; CG IV 55 ; QL II 2 ; ST
III, q. 40, a. 3, q. 46, a. 1-4 et q. 50, a. 1 ; CT I 227.
[17] Cf. CG
II 23.
[18] Cf. CG
IV 54.
[19] Cf. CG
IV 63.
[20] Cf. ST
III, q. 75, a. 4.
[21] Cf. CG
IV 61.
[22] Cf. SENT
IV, d. 21, q. 1, a. 1 ; CG IV 91 ; CT I 181-182.
[23] Cf. CG
IV 35.
[24] Cf. CG
IV 7 ; ST III, q. 2, a. 6.
[25] Cf. SENT IV, d. 45, q. 1,
a. 2, qc. 1 et a. 3.
[26] Cf. SENT
IV, d. 47, q. 2.
[27] Cf. SENT
IV, d. 45, q. 2, a. 1, qc. 2.
[28] Cf. SENT
I, d. 38, a. 5 ; QDv II 12 ; QL XI 3 ; CG
III 72-73 et 94 ; ST I, q. 14, a. 13 et q. 22, a. 4 ; Met.
VI 3 ; Peri hermeneias I 14 ; CT I 133, 139 et 140.
[29] Cf. CG
III 73.
[30] Cf. CG
I 66.
[31] Cf. Peri
hermeneias I 14.
[32] Dans la CG.