COMPENDIUM THEOLOGIAE
RÉSUMÉ DE LA THÉOLOGIE
PAR SAINT THOMAS D'AQUIN
DOCTEUR DE L'EGLISE
Rédigé de 1260 à 1272, cette petite somme de
théologie est une oeuvre de maturité du Maître. Elle reste inachevée, suite à
une extase mystique qui lui fit cesser tout travail d'écriture. Mais cette
œuvre contient la pensée de saint Thomas sur l’eschatologie qui n’est pas
profondément différente de celle qui transparaît dans son Commentaire des Sentences, au début de son enseignement.
Édition numérique à partir de la traduction
du Père Jean Kreit,
Missionnaire de la Congrégation du cœur
immaculé de Marie (Scheut)
1985
Édition numérique, https://www.i-docteurangelique.fr/DocteurAngelique, 2008
Les œuvres complètes de
saint Thomas d'Aquin
PRÉSENTATION
DE L’ŒUVRE PAR ALINE LIZOTTE
LES
GRANDES DIVISIONS DU COMPENDIUM
Comment
faut-il lire saint Thomas ?
AVANT-PROPOS
DU PÈRE KREIT POUR UN COMPLÉMENT AU COMPENDIUM
RÉSUMÉ
DE LA THÉOLOGIE PAR SAINT THOMAS
Chapitre
1 — PRÉAMBULE DE SAINT THOMAS
PREMIER
TRAITÉ — DIEU ET L'HOMME
Chapitre
2 — PLAN DE LA DOCTRINE SUR LA FOI
1°
Dieu et le Père (chapitre 3 à 36)
Chapitre
6 — L’EXISTENCE DE DIEU S’IMPOSE D’ELLE-MÊME
Chapitre
7 — DIEU EST TOUJOURS
Chapitre
8 — IL N’Y A PAS DE SUCCESSION EN DIEU_
Chapitre
10 — DIEU EST SON ESSENCE
Chapitre
11 — L’ESSENCE EN DIEU N’EST PAS AUTRE QUE SON ÊTRE
Chapitre
12 — DIEU N’EST PAS UNE ESPÈCE SOUS UN GENRE
Chapitre
13 — DIEU NE PEUT ÊTRE GENRE DE QUELQUE CHOSE
Chapitre
14 — DIEU N’EST PAS UNE ESPÈCE ATTRIBUABLE A DE NOMBREUX INDIVIDUS
Chapitre
15 — IL EST NÈCESSAIRE DE DIRE QUE DIEU EST UN
Chapitre
16 — DIEU N’EST PAS UN CORPS
Chapitre
17 — IL EST IMPOSSIBLE QU’IL SOIT FORMÉ D’UN CORPS OU VERTU DANS UN CORPS
Chapitre
18 — DIEU EST INFINI SELON SON ESSENCE_
Chapitre
19 — L’INFINIE PUISSANCE DE DIEU
Chapitre
20 — L’INFINI DE DIEU NE CONTIENT AUCUNE IMPERFECTION
Chapitre
21 — EN DIEU SE TROUVENT LES PERFECTIONS DES CHOSES D’UNE MANIÈRE ÈMINENTE
Chapitre
22 — TOUTES LES PERFECTIONS EN DIEU SONT UNE SEULE ET MÊME CHOSE
Chapitre
23 — EN DIEU NE SE TROUVE AUCUN ACCIDENT
Chapitre
24 — LA MULTITUDE DES NOMS DONNÉS A DIEU NE S’OPPOSE PAS A SA SIMPLICITÉ
Chapitre
25 — LES NOMS DIVERS DONNÉS A DIEU NE SONT PAS SYNONYMES
Chapitre
26 — LE SENS DE CES MÊMES NOMS NE DÉFINIT PAS CE QUE EST DIEU
Chapitre
28 — DIEU EST INTELLIGENT
Chapitre
29 — L’INTELLIGENCE EN DIEU N’EST NI UNE POTENTIALITÉ, NI UNE HABITUDE, MAIS UN
ACTE
Chapitre
30 — DIEU NE PENSE QUE PAR SON ESSENCE ET NON PAR IMAGE INTELLECTUELLE
Chapitre
31 — EST CE QU’IL PENSE ?
Chapitre
32 — DIEU EST VOLONTÉ
Chapitre
33 — CETTE VOLONTÉ EN DIEU NE DIFFÈRE PAS DE SON INTELLIGENCE
Chapitre
34 — LA VOLONTÉ EN DIEU EST SON VOULOIR MÊME
Chapitre
35 — TOUT CE QUI A ÉTÉ DIT PLUS HAUT EST CONTENU DANS UN SEUL
Chapitre
36 — TOUT CE QUI PRÉCÈDE SE TROUVE DÉJÀ CHEZ LES PHILOSOPHES
2°
Le Verbe (chapitre 37 à 45)
Chapitre
37 — QU’ENTEND-ON PAR VERBE DANS LES CHOSES DIVINES ?
Chapitre
38 — EN LE VERBE EST CONÇU
Chapitre
39 — COMMENT LE VERBE EST-IL COMPARÉ AU PÈRE ?
Chapitre
40 — COMMENT FAUT-IL COMPRENDRE LA GÉNÉRATION EN DIEU ?
Chapitre
41 — LE VERBE OU FILS A LE MÊME ÊTRE ET LA MÊME ESSENCE QUE LE PÈRE
Chapitre
42 — CATHOLIQUE ENSEIGNE CES CHOSES
Chapitre
44 — CONCLUSION DES PRÉMISSES
Chapitre
45 — DIEU EST EN LUI-MÊME COMME L’AIMÉ DANS L’AMANT
3°
L’Esprit Saint (chapitre 46 à 49)
Chapitre
46 — L’AMOUR EN DIEU S’APPELLE ESPRIT_
Chapitre
47 — L’ESPRIT QUI EST EN EST SAINT
Chapitre 48 — L’AMOUR EN N’INTRODUIT
AUCUN ACCIDENT
Chapitre
49 — L’ESPRIT SAINT PROCÈDE DU PÈRE ET DU FILS
4°
Les relations divines (chapitre 50 à 67)
Chapitre
50 — LA TRINITÉ EN NE RÉPUGNE PAS À SON UNITÉ
Chapitre
51 — IL SEMBLE QU’IL Y AIT RÉPUGNANCE À UNE TRINITÉ DES PERSONNES EN DIEU
Chapitre
52 — RÉPONSE A L’OBJECTION — IL N’Y A DE DISTINCTIONS EN QUE LES RELATIONS
Chapitre
54 — CES RELATIONS NE SONT PAS DES ACCIDENTS
Chapitre
55 — CES RELATIONS PRODUISENT EN UNE DISTINCTION PERSONNELLE
Chapitre
56 — IL N’Y A QUE TROIS PERSONNES EN DIEU
Chapitre
57 — DES PROPRIÉTÉS OU NOTIONS EN ET COMBIEN SONT-ELLES DANS LE PÈRE ?
Chapitre
58 — DES PROPRIÉTÉS DU FILS ET DE L’ESPRIT SAINT — QUELLES SONT-ELLES ET
COMBIEN ?
Chapitre
59 — POURQUOI CES PROPRIÉTÉS SONT-ELLES DITES NOTIONS ?
Chapitre
61 — SI PAR LA PENSÉE ON ÉCARTE LES PROPRIÉTÉS PERSONNELLES IL N’Y A PLUS
D’HYPOSTASES
Chapitre
62 — ÉCARTANT EN ESPRIT LES PROPRIÉTÉS PERSONNELLES L’ESSENCE DIVINE DEMEURE
Chapitre
63 — DU RAPPORT DES ACTES PERSONNELS AUX PROPRIÉTÉS PERSONNELLES
Chapitre
64 — CE QUE SIGNIFIE LA GÉNÉRATION POUR LE PÉRE ET POUR LE FILS
Chapitre
65 — LES ACTES NOTIONNELS NE DIFFÈRENT DES PERSONNES QUE SELON LA RAISON
Chapitre
66 — LES PROPRIÉTÈS RELATIVES SONT L’ESSENCE MÊME DE DIEU
B —
Les oeuvres de Dieu — la Création (chapitre 68 à 94)
1°
En général (chapitre 68 à 70)
Chapitre
68 — L’ÊTRE, EFFET PREMIER DE LA DIVINITÉ
Chapitre
69 — EN CRÉANT N’A PAS UTILISÉ DE MATIÈRE
Chapitre
70 — DIEU SEUL PEUT CRÉER
2°
Les choses matérielles (chapitre 71 à 74)
Chapitre
71 — LA DIVERSITÉ DE LA MATIÈRE N’EST PAS CAUSE DE LA DIVERSITÉ DES CHOSES
Chapitre
72 — COMMENT PRODUIT LES DIVERSES CHOSES ET QUELLE EST LA CAUSE DE LEUR
PLURALITÉ
Chapitre
73 — DE LA DIVERSITÉ, DU DEGRÉ, DE L’ORDRE DES CHOSES
3° Les
créatures spirituelles (chapitre 75 à 94)
a)
Les anges (chapitre 75 à 78)
Chapitre
75 — LES ÉTRES SUPÉRIEURS A LA MATIÈRE ONT EN PROPRE LA CONNAISSANCE
INTELLECTUELLE
Chapitre 76 — DE TELLES SUBSTANCES
SONT LIBRES D’ARBITRE
Chapitre
77 — DANS CES SUBSTANCES EXISTE UN ORDRE ET DES DEGRÉS SELON LA PERFECTION DE
LEUR NATURE
Chapitre
78 — COMMENT ENTENDRE ORDRE ET DEGRÉ DANS LEUR ACTE INTELLIGENT ?
b)
Les hommes (chapitre 79-94)
Chapitre
79 — LA SUBSTANCE QUI FAIT L’HOMME INTELLIGENT EST LA MOINDRE PARMI LES
INTELLECTUELLES
Chapitre
80 — DIFFÉRENCE DANS L’INTELLECT ET LE MODE DE PENSER
Chapitre
82 — L’HOMME A BESOIN POUR PENSER DE PUISSANCES SENSITIVES
Chapitre
83 — IL EST NÉCESSAIRE D’ADMETTRE L’EXISTENCE D’UN INTELLECT AGENT
Chapitre
84 — L’ÂME HUMAINE EST INCORRUPTIBLE
Chapitre
85 — N’Y A-T-IL QU’UN INTELLECT POSSIBLE ?
Chapitre
86 — L’INTELLECT AGENT N’EST PAS UNIQUE POUR TOUS
Chapitre
87 — L’INTELLECT POSSIBLE ET L’INTELLECT AGENT S’ENRACINENT DANS L’ESSENCE DE
L’ÂME
Chapitre
88 — COMMENT CES DEUX PUISSANCES SE TROUVENT DANS UNE MÊME ESSENCE DE L’ÂME
Chapitre
89 — TOUTES LES PUISSANCES ONT LEUR RACINE DANS L’ÂME
Chapitre
90 — UNE SEULE ÂME EN UN SEUL CORPS
Chapitre
91 — LES RAISONS QUI SEMBLERAIENT INDIQUER QU’IL Y AURAIT PLUSIEURS ÂMES DANS
L’HOMME
Chapitre
92 — SOLUTION DE CES DIFFICULTÈS
Chapitre
93 — L’ÂME RATIONNELLE N’EST PAS PRODUITE PAR TRANSMISSION NATURELLE
Chapitre
94 — L’ÂME RATIONNELLE N’EST PAS DE SUBSTANCE DIVINE
C —
Les créatures et leur relation à Dieu (chapitre 95 à 147)
1°
En général (chapitre 95 à 104)
Chapitre
95 — DIEU EST L’AUTEUR IMMÉDIAT DE CES CHOSES QUI SONT DITES EXISTER PAR UN
POUVOIR EXTERNE
Chapitre
96 — N’AGIT PAS PAR NÈCESSITÉ NATURELLE MAIS VOLONTAIREMENT
Chapitre
97 — DANS SON ACTION EST IMMUABLE
Chapitre
98 — MOTIF EN FAVEUR D’UN MOUVEMENT ÉTERNEL ET LA SOLUTION
Chapitre
99 — LA MATIÈRE AURAIT-ELLE EXISTÉ ETERNELLEMENT AVANT LA CRÉATION DU MONDE ?
Chapitre
100 — DIEU FAIT TOUTES CHOSES POUR UNE FIN
Chapitre
101 — LA BONTÉ DIVINE EST LA FIN DERNIÈIŒ DE TOUTES LES CHOSES
Chapitre
102 — LA DIVINE RESSEMBLANCE EST CAUSE DE LA DIVERSITÉ DES CHOSES
2°
La fin de l’homme (chapitre 105 à 110)
Chapitre
108 — DE L’ERREUR DE CEUX QUI METFENT LEUR FÉLICITÉ DANS LES CRÉATURES
Chapitre
109 — QUE SEUL EST BON ESSENTIELLEMENT ET LES CRÉATURES PAR PARTICIPATION
Chapitre
110 — DIEU NE PEUT PAS PERDRE SA BONTÉ_
3°
Le mal dans les créatures (chapitre 111 à 122)
Chapitre
111 — LA CRÉATURE PEUT PERDRE SA BONTÉ_
Chapitre
112 — COMMENT LES CRÉATURES PERDENT LEUR BONTÉ PAR LEURS OPÉRATIONS
Chapitre
113 — D’UN DOUBLE PRINCIPE D’ACTION ET COMMENT OU CHEZ QUI IL PEUT Y AVOIR
DÉFECTION
Chapitre
114 — QU’ENTEND-ON PAR BIEN OU MAL DANS LES CHOSES ?
Chapitre
115 — IL EST IMPOSSIBLE QUE LE MAL CONSTITUE UNE NATURE
Chapitre 117 — RIEN N’EST
ESSENTIELLEMENT MAUVAIS OU TRES MAUVAIS MAIS EST UNE CORRUPTION DU BIEN
Chapitre
118 — LE MAL S’APPUIE SUR LE BIEN COMME SON SUJET
Chapitre
119 — IL Y A DEUX SORTES DE MAUX
Chapitre
120 — DE TROIS SORTES D’ACTIONS ET DE LA CULPABILITÉ
Chapitre
121 — QU’UN MAL REVÊT UN CARACTÈRE DE PEINE NON DE FAUTE
Chapitre
122 — TOUTE PEINE NE CONTRARIE PAS LA VOLONTÉ DE LA MÊME MANIÈRE
4°
De la divine providence (chapitre 123 à 147)
Chapitre
123 — TOUT EST SOUMIS A LA PROVIDENCE DIVINE
Chapitre
124 — PAR LES CRÉATURES SUPÉRIEURES RÉGIT LES INFÉRIEURES
Chapitre
125 — LES SUBSTANCES INTELLECTUELLES SUPÉRIEURES RÉGISSENT LES INFÉRIEURES
Chapitre
126 — DE LA HIÉRARCHIE CÉLESTE
Chapitre
129 — SEUL MEUT LA VOLONTÉ DE L’HOMME ET NON LA CRÉATURE
Chapitre
130 — DIEU GOUVERNE TOUTES LES CHOSES ET IL EN MEUT CERTAINES PAR LES CAUSES
SECONDES
Chapitre
131 — DIEU DISPOSE TOUT DIRECTEMENT SANS PRÉJUDICE DE SA SAGESSE
Chapitre
132 — RAISONS QUI PARAISSENT MONTRER QUE DIEU NE S’OCCUPE PAS DES CHOSES
PARTICULIÈRES
Chapitre
133 — SOLUTION DE CES DIFFICULTÉS
Chapitre
134 — SEUL CONNAIT EN PARTICULIER LES FUTURS CONTINGENTS
Chapitre
136 — IL EST JUSTE QUE FASSE DES MIRACLES
Chapitre
137 — DES CHOSES QUI SONT FORTUITES OU ACCIDENTELLES
Chapitre
138 — LE DESTIN EST-IL UNE NATURE ET QU’EST-IL ?
Chapitre 139 — QU’EST-CE-QUE LA
CONTINGENCE ?
Chapitre
140 — LA DIVINE PROVIDENCE ÉTANT MAINTENUE BEAUCOUP DE CHOSES SONT CONTINGENTES
Chapitre
141 — CETFE CERTITUDE N’EXCLUT PAS LE MAL
Chapitre
142 — SI DIEU PERMET LE MAL, AUCUNE ATFEINTE N’EST FAITE A SA BONTÉ
Chapitre
143 — C’EST PAR SA GRACE QUE DIEU EXERCE SA PROVIDENCE ENVERS L’HOMME
Chapitre
144 — DIEU PAR DES DONS GRATUITS REMET LES PÉCHÉS MÊME CEUX QUI TUENT LA GRÂCE
Chapitre
145 — LES PÉCHÉS SONT RÉMISSIBLES
Chapitre
146 — DIEU SEUL PEUT REMETFRE LES PÉCHÉS
Chapitre
147 — ARTICLES DE FOI QUI TRAITENT DES EFFETS DU GOUVERNEMENT DIVIN
D —
La consommation des siècles (chapitre 148 à 162)
1° L’homme
est la fin des êtres (chapitre 148 à 153)
Chapitre
148 — TOUT A ÈTÉ FAIT POUR L’HOMME
Chapitre
149 — QUELLE EST LA FIN DERNIÈRE DE L’HOMME ?
Chapitre
150 — COMMENT L’HOMME PARVIENT-IL A L’ÉTERNITÉ COMME EN SON ACHÈVEMENT ?
Chapitre
151 — POUR JOUIR DE LA PARFAITE BÉATITUDE L’ÂME DOIT ÈTRE UNIE AU CORPS
Chapitre
152 — CETTE SÉPARATION EST EN PARTIE NATURELLE ET EN PARTIE CONTRE NATURE
Chapitre
153 — L’ÂME REPRENDRA ABSOLUMENT LE MÊME CORPS ET NON D’UNE AUTRE NATURE
2°
Notre résurrection (chapitre 154 à 162)
Chapitre
154 — PAR LA SEULE VERTU DIVINE, L’ÂME REPRENDRA UN MÊME CORPS IDENTIQUE
Chapitre
155 — NOUS NE RESSUSCITERONS PAS AU MÊME MODE DE VIE
Chapitre
156 — APRÈS LA RÉSURRECTION L’USAGE DE LA NOURRITURE ET DE LA GÉNÉRATION
CESSERA
Chapitre
157 — CEPENDANT TOUS NOS MEMBRES RESSUSCITERONT
Chapitre
158 — NOUS RESSUSCITERONS SANS AUCUN DÉFAUT LA CONSOMMATION DES SIÈCLES
Chapitre
159 — L’HOMME RESSUSCITERA DANS LA SEULE VÉRITÉ DE SA NATURE
Chapitre
160 — DIEU SUPPLÉERA TOUT DANS LE CORPS AINSI RÉFORMÉ ET TOUT CE QUI MANQUE A
LA MATIÈRE
Chapitre
161 — SOLUTION DE QUELQUES OBJECTIONS_
Chapitre
162 — L’ARTICLE DU SYMBOLE CONCERNANT LA RÉSURRECTION DES MORTS
E —
La vie future (chapitre 163 à 184)
Chapitre
163 — QUELLE SERA L’ACTIVITÉ DES RESSUSCITÉS
Chapitre
164 — SERA VU DANS SON ESSENCE ET NON PAR SIMILITUDE
Chapitre
165 — VOIR DIEU EST LA SUPRÊME PERFECTION ET JOUISSANCE
Chapitre
166 — QUE TOUT CE QUI VOIT EST CONFIRMÉ DANS LE BIEN
Chapitre
167 — LE CORPS SERA ENTIÈREMENT SOUMIS A L’ÂME
Chapitre
168 — DES PRIVILÈGES ACCORDÉS AUX CORPS GLORIFIÉS
Chapitre
169 — L’HOMME SERA ALORS RENOUVELÉ ET TOUTE LA CRÉATURE CORPORELLE
Chapitre
170 — QUELLES CRÉATURES SERONT RENOUVELÉES ET QUELLES CRÉATURES DEMEURERONT ?
Chapitre
171 — LES CORPS CÉLESTES CESSERONT LEUR MOUVEMENT
La
rétribution (chapitres 172-183)
Chapitre
172 — DE LA RÉCOMPENSE OU DU MALHEUR DE L’HOMME SELON SES ŒUVRES
Chapitre
173 — LA RÉCOMPENSE ET LE CHÂTIMENT VIENNENT DANS L’AUTRE VIE
Chapitre
174 — LE CHÂTIMENT DE L’HOMME QUANT A LA PEINE DU DAM
Chapitre
175 — LES PÉCHÉS MORTELS NE SONT PAS REMIS APRÈS CE VIE, MAIS BIEN LES VÉNIELS
Chapitre
176 — LES CORPS DES DAMNÉS SOUFFRIRONT ET DEMEURERONT INTACTS SANS LES DONS
Chapitre
177 — LES CORPS DES DAMNÉS QUOIQUE SOUFFRANT DEMEURERONT INCORRUPTIBLES
Chapitre
178 — LE CHÂTIMENT DES DAMNÉS EXISTE AVANT MÊME LA RÉSURRECTION
Chapitre
179 — LA PEINE DES DAMNÉS EST CORPORELLE ET SPIRITUELLE
Chapitre
180 — L’ÂME PEUT-ELLE SOUFFRIR DU FEU ?
Chapitre
182 — LES PÉCHÉS VÉNIELS DOIVENT AUSSI AVOIR LEUR PURIFICATION
SECOND
TRAITÉ — L'HUMANITE DU CHRIST
Chapitre
185 — DE LA FOI DANS L’HUMANITÈ DU CHRIST
A —
Le régne du péché (chapitre 186 à 198)
Chapitre
187 — CE PARFAIT ÉTAT AVAIT NOM : JUSTICE ORIGINELLE, ET DE L’ENDROIT OÙ
L’HOMME FUT PLACÉ
Chapitre
188 — DE L’ARBRE DE LA SCIENCE DU BIEN ET DU MAL ET DU PREMIER PRÉCEPTE DONNÉ A
L’HOMME
Chapitre
189 — LE DIABLE SÉDUIT ÉVE
Chapitre
190 — QU’EST-CE QUI A SÉDUIT LA FEMME_
Chapitre
191 — COMMENT LE PÉCHÉ PARVINT JUSQU’A L’HOMME
Chapitre
192 — CONSÉQUENCE DE LA FAUTE — RÉBELLION DES FORCES INFÉRIEURES A LA. RAISON
Chapitre
193 — DE LA PEINE PORTÉE QUANT A LA NÉCESSITÉ DE MOURIR
Chapitre
194 — DES AUTRES DÉFAUTS CONSÉCUTIFS DANS L’INTELLIGENCE ET LA VOLONTÉ
Chapitre
195 — COMMENT CES DÉFAUTS SE SONT TRANSMIS A LA POSTÉRITÉ
Chapitre
197 — TOUS LES PÉCHÉS NE SONT PAS TRANSMIS AUX DESCENDANTS
Chapitre
198 — LE MÉRITE D’ADAM NE FUT PAS UTILE A SES DESCENDANTS POUR LA RÉPARATION
B —
Le mystère de l’incarnation (chapitre 199 à 220)
1°
Les motifs (chapitre 199 à 201)
Chapitre
199 — LA RÉPARATION DE LA NATURE HUMAINE PAR LE CHRIST
Chapitre
200 — C’EST PAR SEUL INCARNÉ QUE LA NATURE A DÛ ÊTRE RÉPAREE
Chapitre
201 — DES AUTRES MOTIFS DE L’INCARNATION DU FILS DE DIEU
2°
Les erreurs théologiques (chapitre 202 â 208)
Chapitre
202 — DE L’ERREUR DE PHOTIN AU SUJET DE L’INCARNATION
Chapitre
203 — L’ERREUR DE NESTORIUS AU SUJET DE L’INCARNATION ET SA RÉPROBATION
Chapitre
204 — L’ERREUR D’ARIUS AU SUJET DE L’INCARNATION ET SA RÉFUTATION
Chapitre
205 — DE L’ERREUR D’APOLLINAIRE ET SA RÉFUTATION AU SUJET DE L’INCARNATION
Chapitre
206 — DE L’ERREUR D’EUTYCHÈS QUI POSE UNE UNION DE NATURE
Chapitre
208 — CONTRE VALENTIN — LE CHRIST EUT UN VRAI CORPS QUI N’ÉTAIT PAS DU CIEL
3°
Qu’est-ce que l’Incarnation ? (chapitres 209 à 212)
Chapitre
209 — QUE DIT AU SUJET DE L’INCARNATION ?
Chapitre
210 — IL N’Y A PAS EN LUI DEUX HYPOSTASES
Chapitre
211 — DANS LE CHRIST IL N’Y A QU’UN SUPPÔT ET QU’UNE PERSONNE
Chapitre
212 — DE CE QUI EST DIT DANS LE CHRIST UN OU MULTIPLE
4°
La grâce du Christ (chapitre 213 à 216)
Chapitre
213 — IL FALLAIT QUE LE CHRIST FÛT PARFAIT EN GRÂCE ET EN SAGESSE DE VÉRITÉ
Chapitre
214 — LA PLÉNITUDE DE GRÂCE DU CHRIST_
Chapitre
215 — LA GRÂCE DU CHRIST EST INFINIE
Chapitre
216 — DE LA PLÉNITUDE DE LA SAGESSE DU CHRIST
5°
La nature humaine du Christ et sa conception (chapitre 217 à 226)
Chapitre
217 — DE LA MATIÈRE DU CORPS DU CHRIST_
Chapitre
218 — LA FORMATION DU CORPS DU CHRIST N’EST PAS SÉMINALE
Chapitre
219 — QU’EST-CE QUI A FORMÉ LE CORPS DU CHRIST ?
Chapitre
220 — EXPOSITION DE L’ARTICLE DU SYMBOLE SUR LA CONCEPTION ET LA NAISSANCE DU
CHRIST
Chapitre
221 — IL CONVENAIT QUE LE CHRIST NAQUIT D’UNE VIERGE
Chapitre
222 — LA BIENHEUREUSE VIERGE EST LA MÈRE DU CHRIST
Chapitre
223 — L’ESPRIT SAINT N’EST PAS LE PÈRE DU CHRIST
Chapitre
224 — DE LA SANCTIFICATION DE LA MÈRE DU CHRIST
Chapitre
225 — DE LA PERPÉTUELLE VIRGINITÉ DE LA MÈRE DE DIEU
C-
La passion du Christ (Ch 226-235)
Chapitre
226 — DES DÉFECTUOSITÉS DU CHRIST
Chapitre
227 — POURQUOI LE CHRIST A-T-IL VOULU MOURIR ?
Chapitre
228 — DE LA MORT DE LA CROIX
Chapitre
229 — LA MORT DU CHRIST
Chapitre
230 — LA MORT DU CHRIST A ÉTÉ VOLONTAIRE
Chapitre
231 — DE LA PASSION DU CHRIST QUANT A SON CORPS
Chapitre
232 — L’ÂME SOUFFRANTE DU CHRIST
Chapitre
233 — LA PRIÈRE DU CHRIST A L’AGONIE
Chapitre
234 — LA SÉPULTURE DU CHRIST
Chapitre
235 — LA DESCENTE DU CHRIST AUX ENFERS_
D-
La résurrection et l’ascension (chapitre 236 à 240)
Chapitre
236 — LA RÉSURRECTION ET LE TEMPS DE LA RÉSURRECTION DU CHRIST
Chapitre
237 — DE LA QUALITÉ DU CHRIST RESSUSCITÉ
Chapitre
238 — Y A-T-IL DES PREUVES CONVAINCANTES DE LA RÉSURRECTION DU CHRIST ?
Chapitre
239 — DES DEUX VIES RESTAURÉES EN L’HOMME PAR LE CHRIST
E —
Le jugement (chapitre 241 à 245)
Chapitre
241 — LE CHRIST JUGERA SELON SA NATURE HUMAINE
Chapitre
242 — CELUI QUI CONNAÎT L’HEURE A REMIS LE JUGEMENT AU FILS
Chapitre
243 — TOUS SERONT-ILS JUGÉS ?
Chapitre
245 — LES SAINTS JUGERONT
F —
Répartition des articles du symbole (chapitre 246)
Chapitre
246 — COMMENT SE RÉPARTISSENT LES ARTICLES DU SYMBOLE D’APRÈS CE QUI A ÉTÉ DIT
PLUS HAUT
A —
En général (chapitre 1 à 4)
Chapitre
1 — LA VERTU D’ESPÉRANCE EST NÉCESSAIRE À LA PERFECTION DE LA VIE CHRÉTIENNE
Chapitre
4 — POURQUOI CE QUE NOUS ESPÉRONS NOUS DEVONS LE DEMANDER A DANS LA PRIÈRE
B —
La prière du pater (chapitre 5 à 10)
Chapitre
7 — DES CHOSES QU’IL FAUT ESPÉRER DE ET DE LA NATURE DE L’ESPÉRANCE
Chapitre
9 — LA SECONDE DEMANDE EST QUE NOUS FASSE PARTICIPER A LA GLOIRE
Chapitre
10 — IL EST POSSIBLE D’OBTENIR LE RÊGNE : LA VISION DE DIEU
Article
1 — EST-ELLE QUELQUE CHOSE DE CRÉÉ DANS L'AME ?
Article
2 — LA CHARITÉ EST-ELLE UNE VERTU ?
Article
3 — LA CHARITÉ EST-ELLE FORME DES VERTUS ?
Article
4 — LA CHARITÉ EST-ELLE UNE UNIQUE VERTU ?
Article
5 — LA CHARITÉ EST-ELLE UNE VERTU SPÉCIALE DISTINCTE DES AUTRES ?
Article
6 — LA CHARITÉ PEUT-ELLE EXISTER AVEC LE PÉCHÉ MORTEL ?
Article
7 — LA NATURE RATIONNELLE PEUT-ELLE ÊTRE AIMÉE PAR CHARITÉ ?
Article
8 — L’AMOUR DES ENNEMIS EST-IL DE LA PERFECTION DE CONSEIL ?
Article
9 — Y A-T-IL UN CERTAIN ORDRE DANS LA CHARITÉ ?
Article
10 — LA CHARITÉ PEUT-ELLE ÊTRE PARFAITE EN CETTE VIE ?
Article
11 — TOUT LE MONDE EST-IL TENU A LA CHARITÉ PARFAITE ?
Article
12 — LA CHARITÉ UNE FOIS ACQUISE PEUT-ELLE SE PERDRE ?
Article
13 — LA CHARITÉ SE PERD-ELLE PAR UN SEUL PÉCHÉ MORTEL ?
« C’est par la
foi que nous saisissons que les siècles ont été préparés à recevoir la parole
de Dieu : ainsi deviennent-ils visibles grâce aux choses invisibles » (Hébreux 11, 3)
L’œuvre que vous avez entre les mains est un Compendium.
C’est-à-dire un abrégé, un raccourci de la foi catholique. Thomas d’Aquin l’a
écrit pour son très cher « Socius », son très cher fils dans la foi, Réginald.
Il l’a écrit lors de son deuxième séjour à Paris, entre 1269-1272. A ce moment
Thomas est au sommet de sa puissance intellectuelle. Il a achevé les deux
premières parties de la Somme Théologique. La plupart des Commentaires
philosophiques sur Aristote sont terminés. La Somme contre les Gentils est
aussi finie. Les grands opuscules, les grandes Questions disputées ont été
menés à terme. Bref, saint Thomas a une vision complète, dans son intelligence,
de ce qu’il va enseigner à son fidèle compagnon, à celui qui a été témoin de
son labeur, de ses souffrances, des grâces exceptionnelles qu’il a reçues.
Celui, aussi, qui l’accompagnera fidèlement jusqu’aux portes de la mort. Au
milieu des luttes que représente ce deuxième séjour à Paris, au moment où il
doit se battre contre Siger de Brabant et tous les Averroïstes sur la doctrine
de l’intelligence, et aussi, contre ceux que l’on est convenu d’appeler les
Augustiniens[1],
Thomas trouve encore le temps d’écrire cette œuvre pour son bien-aimé Réginald
afin que, comme il le dit lui-même « tu puisses l’avoir devant les yeux ». C’est
là le testament d’un saint, d’un docteur dans la foi, de celui que récemment
Pie XI appelait à la suite de saint Pie V, le docteur commun.
Est-ce uniquement un acte de piété filiale qui nous fait
aujourd’hui, en notre époque, publier ce Compendium ? Non, certes ! Saint
Thomas lui-même en introduisant son œuvre montre que l’humilité de Dieu lui fit
« enfermer la doctrine du Salut sous un court résumé ». Ce court résumé c’est
le Symbole ou le Credo. Quels que
soient les temps, nous récitons toujours, du moins à la messe, notre Credo.
Mais comprenons-nous toujours ce qu’il proclame de notre foi ? De plus, nous
savons avec saint Paul, que toute la perfection de la vie chrétienne est
contenue dans la vie selon la foi, selon l’espérance, et selon la charité. Être
chrétien c’est vivre de ces trois vertus. Donner à Réginald, la présentation
complète, en abrégé, des exigences de ces trois vertus, c’était l’intention de
saint Thomas. La mort l’empêcha de compléter son œuvre. Mais nous trouvons
encore aujourd’hui, dans l’enseignement de Thomas d’Aquin, que ce soit
directement à travers les lignes du Compendium,
que ce soit au travers d’autres écrits sur l’espérance et la charité, une
connaissance profonde et sûre du fondement de la doctrine que l’Église nous
propose pour vivre une vie chrétienne.
La connaissance de cet écrit de Thomas d’Aquin n’est donc
pas donnée simplement comme un document d’archives pour faire connaître à
quelques érudits ce qu’a pu être la tradition de l’École au Moyen Age, ou
encore, quelles ont été les thèses fondamentales sur lesquelles s’est appuyé le
Concile de Trente pour nous donner le Catéchisme qui en est sorti. On ne peut
étudier cette œuvre, comme toute la pensée de saint Thomas, comme on fait pour
quelque autre docteur ou maître de l’Antiquité ou du Moyen Age. Certes, le
style de cette présentation de la foi n’a rien qui flatte l’imagination ou les
sens. Certes, les mots, bien qu’ils ne soient pas difficiles, ont perdu une
certaine actualité à cette époque qui est la nôtre, où le langage d’une
philosophie phénoménologiste ou personnaliste séduit l’intelligence. Parler de
forme et de matière, de substance et d’accident, d’âme, d’intelligence, de
volonté, cela résonne comme un langage « dépassé », voire scolastique.
Cependant, quels que soient les mérites d’une traduction, - celle qui est
présentée dans ce livre se tient très près du texte - aucun écrit moderne ne
peut faire l’impasse sur ce vocabulaire propre à la structure intellectuelle d’Aristote
à laquelle saint Thomas emprunte son langage. Mais ces mots ont l’avantage d’être
très près de l’expérience courante d’un homme ou d’une femme qui, même aujourd’hui,
parle plus volontiers selon le langage qu’utilise la philosophie classique que
dans les mots recherchés et quelque peu difficiles d’autres philosophies.
Aussi, celui qui ouvrira ce Compendium, simplement pour y découvrir une
présentation de la foi dans un style scolastique, risque de passer à côté des
trésors qu’il a entre les mains. Pourquoi? Parce qu’aujourd’hui bien plus qu’hier,
la doctrine de saint Thomas, sa méthode et sa pédagogie ont été remises en
valeur dans l’actualité de l’Église. Faut-il rappeler ce que Paul VI écrivait
au Maître de l’ordre des Dominicains, le Père Vincent de Couesnongle (2) : « Il ne nous échappe pas que souvent la
défiance ou l’aversion à l’égard de saint Thomas provient d’une approche
superficielle et occasionnelle et, en certains cas, de l’absence complète de
lecture directe et d’étude de ses œuvres. C’est pourquoi nous aussi nous
recommandons avec Pie XI à qui désire se faire une conviction personnelle sur l’attitude
à prendre à l’égard de cette matière : Aller à Thomas ! Recherchez et lisez les
œuvres de saint Thomas... »
Et parmi les mérites que signalait Paul VI, il en est un,
en particulier qu’il faut mettre en évidence, comme introduction à la lecture
du Compendium : « Nous voulons signaler enfin un dernier mérite qui contribue pour une
bonne part, à la validité permanente de la doctrine de saint Thomas : la
propriété du langage, limpide, sobre, essentiel, qu’il est parvenu à se forger
dans l’exercice de l’enseignement, la discussion et la composition de ses
ouvrages. Il suffit à ce propos de reprendre ce qu’on dit dans l’ancienne
liturgie dominicaine de la fête de l’Aquinate : "Un style concis, un
exposé agréable, une pensée profonde, claire, robuste." Et ce n’est
certainement pas la moindre raison de se tourner vers saint Thomas, en un temps
comme le nôtre où l’on use souvent de langage ou trop compliqué et tortueux, ou
trop frustre ou franchement ambiguë, pour pouvoir y reconnaître le rayonnement
de la pensée et le moyen de communication entre esprits appelés à l’échange et
à la communication de la vérité. »
Faut-il mentionner encore que l’actualité de saint Thomas
a été mise en évidence au moins deux fois à l’occasion du Concile Vatican II,
et qui plus est, Jean-Paul II lui-même, signale à plusieurs reprises l’importance
de la connaissance et de l’approfondissement de la doctrine de saint Thomas. A
l’occasion de la clôture du huitième congrès de l’Académie Pontificale saint
Thomas d’Aquin, le 13 septembre 1980, Jean-Paul II dans son allocution disait :
« Il n’est pas possible de passer en
revue toutes les raisons qui ont amené le magistère à choisir saint Thomas d’Aquin
comme guide sûr dans les disciplines théologiques et philosophiques. L’une d’elles
toutefois, est certainement le fait qu’il a établi les principes de valeur
universelle qui régissent les rapports entre la raison et la foi[2].
»
La synthèse des vérités de la foi, de l’espérance et de
la charité que l’on trouvera dans ce Compendium est en fait celle que depuis
des siècles l’Église propose à ses fidèles. Saint Thomas la présente dans une
explication et un langage qui assure l’intelligence et conforte la volonté.
Mais toute cette synthèse est aussi celle du Catéchisme du Concile de Trente.
Lors de son allocution à Paris, le cardinal Joseph Ratzinger, a bien exprimé
cela : « La cohésion interne entre la
parole et l’organisme qui la porte trace le chemin à la catéchèse. Sa structure
apparaît à travers les événements principaux de la vie de l’Église qui
correspondent aux dimensions essentielles de l’existence chrétienne. Ainsi est
née dès les premiers temps une structure catéchétique dont le noyau remonte aux
origines de l’Église. Luther a utilisé cette structure pour son catéchisme
aussi naturellement que les auteurs du Catéchisme du Concile de Trente l’ont
fait. Cela fut possible parce qu’il ne s’agissait pas d’un système artificiel,
mais simplement de la synthèse du matériel mnémonique indispensable à l’Eglise
: le symbole des Apôtres, les Sacrements, le Décalogue, la prière du Seigneur.
Ces quatre composantes classiques et maîtresses de la catéchèse ont servi
pendant des siècles comme dispositifs et résumé de l’enseignement catéchétique;
ils ont aussi ouvert l’accès à la Bible comme à la vie de l’Église. Nous venons
de dire qu’elles correspondent aux dimensions de l’existence chrétienne. C’est
ce qu’affirme le Catéchisme Romain, en disant qu’on y trouve ce que le chrétien
doit croire (symbole)[3],
espérer (Notre Père)[4],
faire (décalogue)[5], et dans quel espace
vital il doit l’accomplir (Sacrement et Eglise)[6].
»
Cette synthèse des vérités à croire et des biens à
espérer que le Compendium présente et que saint Thomas a expressément voulu
rattacher aux articles du Credo et
aux demandes du « Notre Père» forme donc, même’ pour notre temps, un catéchisme
pour adultes. Pour quiconque veut comprendre et approfondir, sans pour autant s’exercer
au métier de théologien, tout ce que comporte l’expérience de la vie
chrétienne, celui qui non seulement veut le comprendre pour lui mais l’enseigner
à autrui, trouvera dans cette œuvre de Thomas d’Aquin, la’ lumière pour l’intelligence
et la certitude particulière que compte la foi.
La foi en tant qu’elle est vertu théologale et
disposition donnée par Dieu à l’intelligence de l’homme, éclaire cette même
intelligence. La foi est certitude.
Mais la certitude qu’elle comporte n’est pas simplement un acte de la volonté qui
contraint l’intelligence à adhérer à ce qu’on lui propose sans qu’elle n’en
prenne aucune part. La foi en raison de l’élévation de la vérité à laquelle
elle adhère reste une épreuve pour l’intelligence dans la mesure où par les
seules forces de sa nature, l’homme ne peut trouver d’argument qui
démontrerait, selon les limites de son esprit, la validité de ce qui lui est
proposé. Mais cette épreuve que comporte la foi n’exige pas cependant que l’intelligence
de l’homme soit à ce point abaissée, à ce point contrainte que la vérité à
laquelle elle adhère ne soit pas pour elle une lumière qui augmente sa vision.
Autrement dit, la foi n’abaisse pas l’intelligence de l’homme, la foi, par sa
lumière, rend l’homme plus intelligent. A condition, bien entendu, que l’homme
utilise la totalité de son intelligence pour aller, dans la lumière de la foi,
à la rencontre de la vérité révélée que Dieu lui propose. Aussi, aller à la
rencontre de la vérité révélée en suivant saint Thomas d’Aquin, .cela permet,
de surcroît, à l’intelligence humaine de recevoir avec plus d’abondance et de
la manière la plus proportionnée possible, la vision que propose ce don reçu au
baptême. La foi présentée par saint Thomas d’Aquin permet à l’esprit de l’homme
d’adhérer non seulement avec tout son amour mais dans la plénitude de l’être de
l’intelligence !
Selon l’intention de Thomas d’Aquin, le Compendium devait comprendre trois
grandes parties : la première partie devait exposer les vérités de la foi, la
deuxième, les biens de l’espérance; la troisième, les exigences de la charité.
La première partie, les vérités de la foi, est complète.
Cette première partie se divise en quatre grandes
parties. On y retrouve les grandes vérités que propose le Credo :
PREMIÈRE
PARTIE : CE QUE LA RAISON PEUT DIRE DE DIEU (chap. 2 à 36)
Dans ces trente-quatre premiers chapitres, le Docteur
Angélique propose à notre intelligence des vérités sur Dieu. Elles ne
nécessitent pas la foi pour être acceptées, bien que la lumière de la foi
permette, à la plupart des croyants, de recevoir cet enseignement avec plus de
facilité, moins d’erreurs et une plus grande certitude. Saint Thomas commence d’abord
par montrer que Dieu existe.
On y rencontrera les preuves classiques, mais simplement
résumées, de l’existence de Dieu. Puis il montre que ce Dieu qui existe a des
attributs tels la simplicité, l’unité, une infinie perfection, et
principalement le fait que tout ce qui est en Lui, est Lui et surtout est aussi
son existence. Le raisonnement par lequel saint Thomas explique ce que l’on
peut dire de Dieu, et le sens des noms qu’on peut lui attribuer, est
fondamentalement philosophique.
Est-ce à dire que toute cette philosophie est inutile ?
Ici, il faudrait répondre avec ce que Jean-Paul II vient de nous dire
concernant la catéchèse : « ... les
passages de l’Ecriture Sainte à travers lesquels cette -révélation de la foi a
été donnée, nous enseigne que l’homme possède la faculté de connaître Dieu par
sa seule raison : il est capable d’une certaine « science sur Dieu » bien
que d’une manière indirecte et non immédiate. Donc, près du « Je
crois » se trouve un certain « je sais ». Ce « je sais » regarde
l’existence de Dieu et aussi jusqu’à un certain degré, son essence. Cette
connaissance intellectuelle de Dieu est traitée d’une manière systématique par
une science appelée « théologie naturelle » qui a un caractère
philosophique et jaillit sur le terrain de la métaphysique, c’est-à-dire de la
philosophie de l’être. Elle se concentre sur la connaissance, de Dieu comme
Cause Première et de même comme Fin ultime de l’univers. (...) Donc selon l’Église,
toute notre pensée d’après la foi, a également un caractère « rationnel »
et « intelligible ». Et l’athéisme lui-même reste dans le cercle de
certaines références au concept de Dieu. En effet s’il nie l’existence de Dieu,
il doit également être informé sur Celui dont il nie l’existence. Il est clair
que la connaissance à travers la foi est différente de la connaissance purement
rationnelle. Toutefois, Dieu n’aurait pu se révéler à l’homme si celui-ci n’élit
été déjà naturellement capable de connaître quelque chose de vrai à son sujet »[7].
Ces mots du Saint-Père doivent donner aux chrétiens le
courage intellectuel d’approfondir leur foi en commençant par former leur
intelligence sur la base de ce qui peut être dit de certain et de démontrable
sur Dieu. Cet exercice de l’intelligence, cette métaphysique de t’Être divin,
permettent de comprendre ce qu’enseigne la foi, ils ne viennent pas obscurcir l’esprit
de l’homme mais lui apporter une vérité plus grande sur un Etre, dont il
connaît l’existence et dont il pressent la perfection.
LA DEUXIÈME
PARTIE : LA TRINITÉ (chap. 37 à 67)
Si nous croyons en un seul Dieu, la foi nous révèle que
ce Dieu est Père, Fils ou Verbe, et Esprit. C’est là l’essence même de ce Dieu
dont on sait par ailleurs que cette essence est son existence.
Déjà, dans la première partie, la méditation
philosophique nous a appris que Dieu est essentiellement Celui qui se pense
Lui-même et dont l’acte de la volonté aime son propre Être. Saint Thomas nous
apprendra que si Dieu se pense, Il se dit lui-même, et que se disant, Il fait
naître en Lui un Verbe expression ou Image parfaite de tout ce qu’il Est. Mais
le Verbe réfère à une Parole qui s’exprime. Cette Parole qui s’exprime est
principe et elle est principe comme le Père dans la génération est principe de
Fils. L’Être de Dieu n’est pas seulement Pensée, il est aussi Amour et l’amour
exige une relation entre un Aimant et un Aimé. Cette relation ne peut pas être
extérieure à Dieu. Qui est l’Aimant en Dieu? C’est le Père et le Fils, qui dans
la mutuelle attraction qui les porte l’un vers l’autre expriment l’un pour l’autre
un amour parfait en tant qu’ils sont l’un et l’autre la totalité de la
perfection divine. Cette mutuelle spiration du Père et du fils fait que Dieu en
tant que Dieu est aussi éternellement l’Aimé, mais comme Aimé, il est le «
principe » de l’exhalaison de l’Aimant, ou mieux, il procède de cette essentielle convergence d’amour du Père vers le
Fils et du Fils vers le Père. Cette convergence que saint Thomas appelle
spiration d’amour fait que, pour l’éternité, l’Esprit Saint est Dieu Amour.
Ce que saint Thomas nous fait comprendre par les mots qu’il
utilise et qui resteront toujours inadéquats à signifier l’être divin, c’est
que cette façon d’exprimer la Révélation de la Trinité est celle qui correspond
le mieux à la certitude de la Foi et à ce qu’elle nous enseigne. Saint Thomas
montre bien la réalité des trois Personnes divines, il ne s’agit pas de trois
façons différentes de parler de Dieu, mais d’un Dieu qui est réellement Père,
Fils et Esprit. Il nous fait saisir que les relations en Dieu sont réelles, qu’elles
sont la seule source de la distinction dans l’essence divine et que cette distinction
tout en étant réelle et personnelle ne rompt en rien l’unité de la divinité.
Sur ce point les lecteurs trouveront peut-être difficiles les derniers dix
chapitres de cette partie où saint Thomas, parle des actes notionnels ou des
propriétés qui sont en Diep. Il faut bien savoir que les actes notionnels
signifient les propriétés que l’on peut attribuer à Dieu en tant que la
Révélation nous dit qu’il est Trinité. Le terme « notion » signifie
définition. Mais on ne peut définir l’essence divine. Cependant, nous savons
par la Révélation quelque chose de cette essence à savoir l’existence en elle
de la Paternité, de la Filiation, de la Spiration. Par cela, la raison peut
connaître certaines « propriétés » de l’essence de Dieu et ainsi les lui
appliquer. C’est comme si elle avait ainsi une certaine « notion » de son
essence. Ces propriétés sont au nombre de cinq. Il y a d’abord la paternité qui
convient à Dieu le Père et par quoi il se distingue du Fils, il y a l’innascibilité
qui convient aussi au Père car il est le seul qui soit principe n’étant ni
engendré comme le Fils ni procédant, comme l’Esprit Saint. Et enfin, il y a une
troisième propriété qui appartient au Père et au Fils de façon commune et qui
les distingue de l’Esprit Saint. C’est la Spiration. Le Fils se distingue du
Père en tant qu’il est engendré, d’où la
filiation lui est propre : Il a une propriété par laquelle avec le Père, il
se distingue du Saint-Esprit, et c’est la Spiration.
Enfin il n’y a qu’une seule propriété dite de l’Esprit Saint et c’est la procession car lui seul procède du Père
et du Fils.
La précision des concepts à laquelle nous entraîne Thomas
d’Aquin, est-elle quelque chose d’accessoire à notre foi ? Il faut ici répondre
avec une certaine force que ce n’est pas accessoire. Il faut que nous soyons
capables d’affirmer que le Père est vraiment différent du Fils et comment il l’est.
Il faut de même savoir que le Fils est différent du Père en tant qu’il est son
Verbe et son Image. Troisièmement, il faut savoir que l’Esprit Saint diffère du
Père et du Fils en tant qu’il en est l’Amour procédant. Et il faut comprendre
ce que ces mots veulent dire. Et c’est cela que nous explique saint Thomas.
TROISIÈME
PARTIE : L’ŒUVRE DE DIEU A L’EXTÉRIEUR DE LUI-MËME
La Trinité est dans sa perfection l’être intime de Dieu.
Les relations de connaissance et d’amour du Père, du Fils
et de l’Esprit Saint suffisent à l’infinie perfection de la Divinité. Mais Dieu
veut, d’une façon complètement gratuite faire partager son être et sa bonté. C’est
pourquoi il va créer et gouverner ce qu’il crée.
A) la création
(chap. 68 à 122)
1° -
Considérations générales
Dans cette longue partie du Compendium, saint Thomas
expose ce qu’est la création comme l’acte propre de Dieu appelant à l’existence
tout ce à quoi il donne d’être et l’appelant à partir de rien. Son acte ne
présuppose aucune matière préexistante, Dieu est au fondement par sa seule
intelligence et sa seule volonté de toute la diversité des choses dans leur
espèce, leur ordre et leur degré de perfection.
Dieu crée donc des êtres purement spirituels comme les
anges, des êtres dont la spiritualité est jointe à une matière comme les
hommes, des êtres purement matériels comme les animaux, les plantes et les
minéraux. Certains, parmi les lecteurs, trouveront étrange que saint Thomas
considère les astres comme des êtres incorruptibles. Il le fait à partir de la
cosmologie aristotélicienne qui voyant dans les corps célestes des êtres
matériels mais dont la puissance n’était ordonnée qu’à un changement de lieu et
qui seraient, en raison de la perfection de leur forme, soustraits à toute
altération physique. Cela entraînait une incorruptibilité de la matière. Il est
sûr que cette cosmologie ne peut plus être retenue aujourd’hui. Cependant, il
faut dire que tout n’est pas à rejeter en elle. Certes ! Il y a des changements
chimiques à l’intérieur de tout astre, qu’ils soient étoiles ou planètes.
Cependant, il faut d’abord considérer que la stabilité des mouvements astraux
permettrait de penser pour qui, à la manière d’Aristote ou de saint Thomas n’aurait
d’autre expérience que celle qui vient des sens, qu’il y a là incorruptibilité
de la matière. Cette évolution des « théories » physiques ne touche en rien à
la certitude des principes communs de la philosophie d’Aristote comme de celle
de saint Thomas. Les corps célestes sont corruptibles soit, mais le mouvement
local reste encore le premier mouvement de l’univers et le fondement de l’ordre
de ses parties !
2° -
La création de l’homme
Ayant montré la place de l’homme au sein de l’univers,
saint Thomas va maintenant s’attarder à expliquer ce qu’est l’homme en son
corps et en son âme. Parmi toutes les formes d’intelligence, partant de l’intelligence
divine en passant par l’intelligence angélique, l’intelligence humaine qui donne
à l’homme sa spécificité comme être, est la plus infime dans l’ordre de la
perfection naturelle. Mais nous sommes des hommes ! Et saint Thomas considère
qu’il faut comprendre ce que nous sommes. C’est pourquoi il va s’attarder à
nous faire saisir ce qu’est notre intelligence. D’un côté elle est cette
lumière créée par Dieu, en nous, par laquelle l’homme peut voir dans toute
réalité ce qui est intelligible et le tirer du sensible. De l’autre, elle est
cette capacité de recevoir en elle pour en former un verbe ou un concept, toute
la perfection des choses créées. Ces deux puissances de notre unique
intelligence, celle qui se comporte comme une lumière (l’intellect agent), et
celle qui se comporte comme une puissance qui reçoit (l’intellect possible),
forment l’intelligence qui est propre à chaque être humain. En effet, saint
Thomas défend, contre tous ceux qui voudraient qu’il n’y ait qu’un intellect
agent et même qu’un intellect possible, la doctrine, importante pour la foi, de
l’individualité de l’intelligence à chaque personne humaine.
L’homme a aussi une volonté, des sens, un corps. Cette
multitude de puissances d’action est-elle commandée par une seule âme principe
d’existence et de spécification de chaque individu et en même temps cause
première de tout ce qu’ils font par l’intermédiaire de leur faculté? Saint
Thomas répond avec sûreté : Chaque personne humaine n’a qu’une âme et cette âme
lui permet d’être un être corporel doué de la vie végétative, un être sensible
doué des richesses d’une sensibilité et un être intelligent, capable de penser
et d’aimer. L’être humain n’est pas un composé de ces trois degrés d’existence.
L’être humain est un être unique capable de toutes les opérations, de tous les
actes que posent les êtres inférieurs à lui mais capables en plus d’une pensée
spirituelle et de l’amour également spirituel. C’est pourquoi dira saint Thomas
l’être humain n’a qu’une seule âme.
A ce point nos lecteurs seront peut-être étonnés de cette
théorie par laquelle l’Aquinate montre que dans la formation de l’enfant dans
le sein maternel, il y aurait, selon sa propre expression, succession de trois
âmes. D’abord une âme végétative, ensuite une âme sensible, ensuite une âme
intellective. Sans entrer dans les détails de cette question, disons tout de suite
que la biologie moderne donne, en quelque sorte, raison au Docteur Angélique.
Bien qu’il y ait dès le début, dès l’instant de la fécondation toute la
détermination de la matière à l’achèvement complet de l’être conçu, la biologie
reconnaîtra que les opérations de nutrition et de croissance par division
cellulaire, apparaissent avant que n’apparaissent les opérations de la vie
sensible, lesquelles se développent avant même que~ l’être humain soit
complètement achevé dans la formation du cerveau, c’est-à-dire, dans la
formation de l’instrument qui pourra lui permettre d’avoir la matière propre d’une
intellection. C’est ce qui fait dire à saint Thomas que la vie humaine dans
toute sa perfection ne se trouve pas
dans la cellule embryonnaire dès l’instant de la conception et par le fait même
l’âme humaine dans toute sa perfection ne s’y trouve pas non plus. Cela ne
signifie pas que la vie de l’embryon et
celle du fœtus pourraient être qualifiées de vie non humaine. Pas plus que dans
l’être achevé, ni la vie végétative dont il est animé, ni la vie sensible qui
est la sienne ne sont des vies non humaines. La vie qui anime l’embryon et
celle du fœtus sont ordonnées à la vie de l’intelligence et de la volonté. Et à
ce titre, elles sont essentiellement humaines. Il en est de même des formes
transitives que saint Thomas appelle, à juste titre, âme. Elles sont humaines
en tant qu’elles sont ordonnées à l’être qui se développe et qui atteint, bien
avant la naissance, son achèvement comme être humain. Il ne faudrait pas faire
dire ici, à saint Thomas ce qu’il ne dit pas. Ni interpréter sa pensée dans un
sens trop fixiste qui ne voit pas dans l’être intra-utérin l’ordination des
formes nécessaires au plein accomplissement de la perfection de la vie humaine.
3° -
La finalité de la création : Dieu lui-même en sa bonté
Il est impossible que Dieu agisse pour une fin autre que
Lui. Cela signifierait que l’on peut trouver de la bonté en dehors de Dieu et
que par conséquent Dieu ne soit pas infiniment bon. Tout ce que Dieu crée, Il l’ordonne
à Lui. Il ordonne à Lui d’une façon immédiate les êtres intelligents comme les
hommes et les anges et d’une manière immédiate, les autres êtres non
intelligents. C’est pourquoi l’homme a le désir naturel d.’être uni à son
principe qui est Dieu. Cela est pour Lui le plus grand bien.
Ce bien, il l’obtiendra d’une manière parfaite dans la
vision béatifique si, mourant dans l’amour de Dieu il a le désir de le
recevoir. Mais, si tout est créé pour la bonté, comment le mal peut-il exister?
Sur l’existence du mal, saint Thomas répond (chap. 114-122) que, d’une part le
mal n’est jamais une nature en soi, c’est-à-dire quelque chose ayant une
existence déterminée et une essence propre
-cela contredit le manichéisme- et que, d’autre part, le mal est toujours,
par rapport au bien, une privation comme la cécité est une privation de la.
Cette privation concerne soit une forme ou une propriété qu’un sujet devrait
avoir. Un homme devrait voir; s’il est aveugle, il est privé de la vue. La
privation peut aussi concerner une fin qui n’est pas atteinte. Ainsi en est-il
de l’étudiant qui échoue à un examen. La privation qui fait naître le mal est
toujours dans un sujet. Ce sujet atteint soit une forme qui lui était
convenable, soit une fin contraire à celle à laquelle il était ordonné. C’est
en ce sens que le mal se fonde toujours sur un certain bien. Il n’est jamais
sans un bien. C’est ce qui permet à saint Thomas de dire que dans l’ordre de la
nature le mal est fondé dans le bien comme dans son sujet. Si le lion doit se
nourrir, il faut que la gazelle périsse. Et si le grain de blé ne meurt, l’épi
ne peut germer ! Mais qu’en est-il du mal moral? Ce dernier n’est pas le mal
des êtres soumis à la génération et à la corruption, mais le mal de celui qui n’atteint
pas une fin à laquelle il était ordonné. Si l’homme n’atteint pas une fin à
laquelle il était ordonné, c’est en raison du péché. Le péché concerne
essentielle ment le mal dans la volonté, la faute mesure le degré de
responsabilité d’une volonté mauvaise et la peine concerne les conséquences qui
résultent des œuvres faites par une mauvaise volonté.
Toute la création tend donc au bien, même le mal qui est
dans la nature. Et si la créature raisonnable n’atteint pas sa fin, c’est en
raison du poids de sa responsabilité qu’elle exerce dans une faute personnelle.
B) Du
gouvernement de Dieu par la divine Providence (chap. 123 à 184)
Ce que Dieu a créé, il le gouverne pour que chaque chose
puisse atteindre sa fin. Tout ce qui est créé est ainsi soumis à la divine
Providence.
Dieu gouverne toute chose mais Il gouverne différemment
les unes et les autres, selon qu’il s’agit d’êtres purement spirituels comme
les anges ou d’êtres purement corporels comme les plantes et les animaux. Quant
à l’homme, qui est à la fois spirituel et corporel, Dieu le gouverne de façon
spéciale.
Dieu gouverne l’intelligence et la volonté de l’ange et
de l’homme en tant qu’Il est la causé de leur existence d’une part et d’autre
part en leur donnant la lumière et la possibilité d’aimer. Dieu en gouvernant
respecte l’ordre naturel des êtres qu’Il a créés. Il gouverne donc les
créatures inférieures par les créatures supérieures. Ainsi, comme l’enseigne
saint Thomas, les anges existent selon une hiérarchie qui leur permet selon l’ordre
des opérations, de rendre gloire à Dieu. Cette hiérarchie permet aussi aux
anges les plus élevés en dignité de gouverner par la puissance de Dieu, les
anges inférieurs. Les êtres purement, matériels, Dieu les gouverne par l’intermédiaire
des mouvements du ciel, c’et-à-dire, par ce qui est le plus fondamental et le
plus stable dans la nature ; le mouvement des corps célestes. Qu’en est-il de l’homme?
Comme il est corporel, il est d’une certaine façon, soumis au mouvement des
astres. Mais comme l’homme a le gouvernement de son corps par son intelligence
et sa volonté, il est capable de libre arbitre. Il est donc soumis comme
créature spirituelle au gouvernement des créatures spirituelles. Son
intelligence est créée par Dieu et sa volonté est créée par Dieu. Par
conséquent, l’homme reçoit des anges des illuminations intérieures qui lui font
comprendre ou qui dispose son intelligence à l’influx de la divine Providence.
Plus encore, il est soumis au gouvernement particulier de Dieu qui le dirige
dans ses actes singuliers, qui l’ordonne quant à sa vie future et qui surtout,
par sa grâce donnée gratuitement, lui remet toutes ses fautes et lui pardonne
tous ses péchés. En agissant ainsi, Dieu ne fait aucun obstacle à la liberté de
l’homme car l’ayant créé libre, c’est comme un être libre qu’Ille gouverne. Ce
qui n’empêche pas la Providence de connaître dans l’éternité des actes libres
qui bien qu’ils soient posés dans un temps, restent toujours libres.
Si Dieu gouverne l’homme pour qu’il atteigne la plénitude
de la liberté, en le connaissant et en l’aimant, Dieu gouverne toutes les
autres choses inférieures à l’homme pour l’homme lui-même. Et c’est ainsi que
toute la nature purement matérielle atteint sa propre fin. Elle a été voulue
par Dieu pour l’être humain que nous sommes. L’Homme et la Femme sont à Dieu !
L’être humain ordonné à Dieu c’est celui dont l’âme est
glorifiée par Sa Grâce et dont le corps, au dernier jour, ressuscite. A l’intérieur du traité de la divine Providence, saint
Thomas va donc traiter spécialement de la résurrection
des corps (chap. 151 à 184). Le traité sur la résurrection permet de
comprendre, d’une part que la résurrection est l’œuvre de Dieu, mais d’autre
part, que l’homme ressuscité existera dans la vérité de sa nature et l’identité
de sa personne. Il possédera son vrai corps dans toute son intégrité, qui lui
sera pleinement et entièrement soumis. De sorte qu’il en possédera la
spiritualité (agilité), la gloire (clarté), et l’incorruptibilité
(impassibilité). A ces corps nouveaux, correspondront des cieux nouveaux et une
terre nouvelle. Saint Thomas considère que demeurera tout ce qui est
incorruptible, d’une part pour la joie de l’homme et d’autre part dans la
mesure où cela a un rapport essentiel au corps humain. Les astres demeureront,
car selon la physique aristotélicienne, ils sont incorruptibles. Les éléments
matériels demeureront car ils sont nécessaires à la vérité du corps. Mais les
astres seront sans mouvement car ils n’auront plus à régler les actes de la
génération et de la corruption ! Tout cela peut sembler étrange !
Ici, il ne faut point se laisser aller à l’imagination
mais bien prendre ce que saint Thomas veut dire, quelle que soit la cosmologie
à laquelle il emprunte l’expression de sa pensée. La matière demeure et par
conséquent, la terre demeure aussi ! Mais elle est nouvelle dans le sens où
plus rien ne peut, encore, être soumis à la corruption. Tout ce qui existera,
aura un mode d’existence entièrement soumis à la vie spirituelle. Comment cela
se passera-t-il en réalité? Personne ne peut l’imaginer !
Les cieux nouveaux et la terre nouvelle sont pour les
êtres ressuscités qui partagent la gloire de l’âme. Mais il est aussi de foi de
croire que ceux qui sont damnés ressusciteront. Ils partageront alors dans leur
corps, la peine éternelle à laquelle ils se sont eux-mêmes soumis.
QUATRIÈME
PARTIE : L’HUMANITÉ DU CHRIST
Dieu crée, Il gouverne, Il ordonne l’homme à sa propre
fin, Il pardonne les péchés à tous ceux qui reçoivent sa grâce et se laissent,
dans leur liberté, diriger par sa divine Providence. Mais si Dieu peut
accomplir cette œuvre chez des hommes, c’est en raison de l’Œuvre de son propre
Fils qui s’est incarné, qui a souffert pour nous et qui est ressuscité. Dieu
gouverne, donc, tous les hommes dans l’humanité de son Fils : Jésus-Christ.
Le traité de saint Thomas sur Jésus-Christ s’ouvre par
une considération sur le péché originel
(chap. 186 à 198). Car c’est cette faute qui nous a valu un tel Rédempteur.
Saint Thomas considère que l’homme fut créé dans un état de justice originelle
et qu’en raison de la désobéissance des premiers parents, perpétrée à l’instigation
du diable séduisant Eve, laquelle entraîne son époux à la suivre, l’homme ayant
perdu la grâce de Dieu, se trouve en tant
que chef de l’humanité dans un état d’incapacité de retrouver, par ses
seules forces, l’intimité avec Dieu. La faute d’Adam se transmet à tous les
hommes en raison de la solidarité de la génération qui fait que toute matière
humaine disposée à recevoir une âme vient de l’hérédité que lui transmet les
parents qui engendrent. La matière étant une part de la nature humaine, chaque
enfant qui naît est affecté d’une nature blessée. L’homme incapable d’aimer
parfaitement et surtout d’aimer infiniment ne peut, par lui-même réparer une
offense faite à un Dieu d’Amour infiniment parfait. C’est pourquoi il était
nécessaire que le Fils de Dieu s’incarne.
Le traité de l’Incarnation lui-même s’ouvre par l’exposé
des erreurs théologiques qui ont faussé la doctrine sur la personne de
Jésus-Christ. Certains n’ont vu dans le Christ qu’un homme déifié par la Grâce,
d’autres n’ont vu dans le Christ que le Fils de Dieu qui apparaît sous forme d’homme
ou que le Fils de Dieu qui habite selon la Grâce dans l’homme. D’autres ont
pensé qu’il n’y a qu’une nature divine sur laquelle se greffe l’âme et le corps
du Christ. Saint Thomas montre le défaut de toutes ces hérésies, puis exposant
la foi catholique, il enseigne à la suite des Conciles que le Christ est une
personne divine assumant une nature humaine et qu’en Lui s’il y a deux natures,
il n’y a qu’un « suppôt» c’est-à-dire personne. Mais il y a cependant dans le
Christ, deux intelligences : l’intelligence qui est propre à la nature divine
et l’intelligence qui est propre à une nature humaine. De même, il y a deux
volontés : la volonté qui est propre à la nature divine et la volonté qui est
propre à la nature humaine. Ce qui intéresse saint Thomas n’est pas de savoir
comment se comporte l’intelligence divine dans le Christ ni sa volonté divine,
mais de réfléchir sur les rapports entre une intelligence d’homme et une
volonté d’homme unie si étroitement à une personne de nature divine.
Considérant que la mission du Christ est non seulement de réparer la faute de l’homme
mais de devenir le chef de toute l’humanité, saint Thomas enseigne que Jésus
devait avoir une nature parfaite et être disposé à recevoir la Grâce destinée à
tout homme, intégralement et parfaitement. Et c’est dès cette terre qu’il
devait la recevoir. L’intelligence de l’homme est faite pour atteindre à la
vision de Dieu. Elle est aussi faite pour être le reflet de toute la création.
Le Docteur Angélique enseigne donc avec beaucoup de mesure, que le Christ a
reçu la plénitude de la sagesse et de la science et que son intelligence selon
sa lumière la plus élevée est toujours intimement unie à l’intelligence de
Dieu. Il en reçoit la lumière de la façon la plus totale, selon laquelle il
peut être donné à une intelligence humaine de recevoir la vision de Dieu. Cela
ne peut être infini, mais cela est plénier. Certains ont objecté que Jésus, s’il
avait ainsi joui sur cette terre de la vision béatifique, n’aurait pas assumé
en totalité notre existence humaine et les conditions de misère qui s’attachent
à notre pèlerinage sur terre. En particulier, disent-ils, le Christ n’eut pas
réellement souffert si dans son intelligence il avait joui de la vision
parfaite de Dieu.
Avec beaucoup de maîtrise et de sagesse, saint Thomas d’Aquin
répondrait à ces objections ce qu’il a déjà dit, à savoir que c’est par une
volonté pleinement libre que le Christ accepte non seulement son état de
pèlerin terrestre avec toutes les misères communes à notre humanité souffrante,
mais aussi qu’il consent au don de sa vie. En parfaite union avec l’intelligence
du Père dont il voyait l’ordre de Sagesse et la Volonté du Père dont il accepte
l’Amour, il consent à abandonner à la souffrance et à la mort, toute son âme et
son corps humain, sans que cela altère, en aucun cas, la contemplation qu’il a
de la Sagesse du Père et la Joie de faire Sa Volonté.
La réalité de la nature humaine du Christ est manifestée
par un signe indubitable : c’est sa conception et sa naissance. Le corps de
Jésus fut un vrai corps humain auquel il ne manquait rien des organes
essentiels qui font la parfaite intégrité du corps. Comme nous l’enseigne la
foi catholique, ce corps fut formé dans le sein virginal de Marie par l’action
de l’Esprit Saint. Cela ne signifie pas que l’Esprit Saint est le Père de
Jésus, mais la formation du corps est attribuée à l’action d’Amour en Dieu qui
est personnellement celle de l’Esprit Saint. Cependant saint Thomas enseigne
que toute la Trinité concourt à l’assomption d’une nature humaine en la
personne du Verbe. De même, Jésus né de Marie est véritablement son Fils et
elle est véritablement sa Mère. Elle a donné ce que toute femme, devenant mère,
donne à l’être qui est formé en elle. Mais les lecteurs seront peut-être
surpris du langage de saint Thomas qui enseigne que la relation de filiation n’est
pas égale entre le Fils et la Mère et entre la Mère et le Fils. La relation de
maternité est réelle du côté de Marie. La relation de filiation est de raison
du côté du Fils. Il faut bien comprendre ici, ce que veut dire le Docteur
Angélique. La relation s’adresse à la personne. Or, Marie n’engendre pas la
personne du Fils car cette personne est divine. Et cette personne divine est
déjà le Fils de Dieu. Donc Marie ne peut donner à Jésus son être de Fils. Il l’est
éternellement par sa relation au Père. Mais en voulant naître de Marie, le
Fils, reçoit d’elle tout ce que donne une mère. Ce Fils déjà Fils devient ainsi
réellement uni à Marie comme à sa Mère. Marie devient ainsi réellement Mère de
Jésus, non seulement en tant qu’elle le met au monde, mais en tant qu’elle
reçoit de Lui sa relation de maternité. Et, bien que Jésus naisse réellement de
Marie, il ne reçoit pas d’elle son état de filiation, puisqu’il l’a de toute
éternité. Pour exprimer cela, saint Thomas dit, très justement que la relation
du Fils à la Mère est une relation de raison alors que la relation de la Mère
et du Fils est une relation réelle.
La maternité de Marie est celle d’une vierge. Saint
Thomas redit ici la foi de toute l’Église. Mais encore une fois, on sera
peut-être surpris d’apprendre que saint Thomas ne pensait pas que Marie fut
Immaculée dès sa conception. Il faut encore une fois bien comprendre ici, la
position du Docteur Angélique. D’un côté, le dogme de l’Immaculée conception n’a
pas encore été prononcé. D’un autre côté, les arguments par lesquels saint
Thomas pense que Marie n’est pas Immaculée dès sa conception, sont d’un poids
tel qu’il faudra l’infaillibilité de Pierre pour les surmonter. En effet, l’Aquinate
croit que Marie doit recevoir toute sa purification de la Rédemption de son
Fils. Elle ne pourrait, sans rejeter son Fils, recevoir une nature intègre
comme celle d’Adam. Il faut donc, pense Thomas d’Aquin, que Marie reçoive une
nature infectée par la faute originelle ce qui permet à la personne d’être
entièrement purifiée, presque immédiatement après la conception. L’Église, on
le sait, a levé cette objection importante en montrant que l’universalité des
mérites de la Rédemption permet à Marie d’être purifiée à l’instant de sa
conception, ni avant, ni après. Par conséquent, tout en gardant sauve la
doctrine de saint Thomas, l’universalité de la Rédemption, le dogme de l’Immaculée
conception donne à Marie toute sa dignité. Si la souffrance et la mort du
Christ furent de vraies souffrances, la Résurrection n’en est pas moins réelle.
Saint Thomas montre bien que Jésus fut vraiment ressuscité, que cette
résurrection est une victoire sur le péché et la mort et que, avec l’Ascension
elle constitue ce que saint Paul affirme être une exaltation. Jésus est exalté,
par la Résurrection, de l’humiliation causée par la mort et la souffrance et
par l’Ascension, de l’humiliation causée par sa mise au tombeau.
Enfin terminant cette partie du Compendium sur l’humanité
du Christ, saint Thomas montre ce que sera le jugement dernier. Il appartient
au Christ de juger en vertu de sa nature humaine car c’est en elle et par elle
qu’il nous a rachetés. Mais le Christ ne sera pas le seul juge ! Jugeront aussi
les Apôtres, saint Paul et tous les Saints qui sur terre auront exercé un
« apostolat » ou, un gouvernement.
L’espérance, comme l’enseigne saint Thomas, est la
substance des biens auxquels la foi nous fait adhérer. Espérer c’est aussi
demander à Dieu que ces biens nous soient accordés. C’est pourquoi la prière
propre de l’espérance est celle du Notre Père car c’est en elle que le Seigneur
nous fait demander au Père, qui est dans les cieux, c’est-à-dire qui est tout
puissant, les biens de l’âme et du corps dans un ordre conforme à sa volonté.
Saint Thomas n’a pas eu le temps de terminer l’exposé du Notre Père. Le
Compendium s’achève au chapitre 10 avec la deuxième demande du Pater : Que
votre règne arrive. Mais le traducteur, le Père Kreit, a eu la bonne idée de
continuer à partir d’autres textes de saint Thomas, l’exposé de la vertu d’espérance
de même que celle de la vertu de la charité. Les lecteurs auront donc en main l’œuvre
complète que saint Thomas aurait pu écrire si comme le dit frère Réginald, la
mort prématurée n’avait pas, ô douleur, interrompu son œuvre.
Devant une œuvre aussi magistrale, dont la pensée est
aussi dense, on peut, légitimement, se sentir déconcerté. Au premier abord il
semble que la lettre soit facile. Puis tout devient difficile et la pensée de
saint Thomas demandant une longue persévérance dans l’étude on se décourage et
on abandonne. Il faut bien se rendre compte qu’étudier saint Thomas c’est
aborder l’enseignement de l’un des plus grands docteurs de l’Église et même de
celui dont on nous dit qu’il est le docteur commun. Par conséquent l’effort qu’il
demande est payé d’une juste récompense : la joie d’une intelligence formée et
l’approfondissement incomparable de la foi. Par ailleurs il faut savoir aussi
que la pensée de saint Thomas a quelques caractères personnels qu’il vaut mieux
connaître avant de l’aborder.
Sa pensée est toujours exprimée d’une manière universelle. Saint Thomas recherche et
trouve l’argument le plus élevé, celui qui ne souffre aucune exception, celui
qui est le plus juste et le plus capable de montrer à l’intelligence la vérité.
L’universalité de l’argumentation, n’est pas une pensée abstraite mais une
doctrine intellectuellement et spirituellement très profonde, c’est-à-dire, qui
touche ou qui apporte les raisons les plus fondamentales. L’argumentation de
saint Thomas touche donc toujours l’intelligence. Le Docteur Angélique fait
rarement appel à un mouvement de la sensibilité ou à un élan du cœur. Cela ne
signifie pas que son verbe soit sec et sans chaleur. Cela signifie bien, au
contraire, que l’amour pour être réel demande que l’intelligence reçoive plus
en plénitude la lumière qui vient de Dieu et dirige la volonté. De sorte que si
l’on a le courage de lire ce qu’enseigne le Docteur Angélique, la joie naît au
bout de l’effort. Cette joie n’est pas simplement la récompense d’un effort.
Elle est celle de l’intelligence qui devient remplie d’admiration et d’action
de grâce, lorsqu’elle entrevoit la grandeur du mystère de Dieu. La deuxième
caractéristique de la pensée de saint Thomas est sa rigueur, saint Thomas
recherche l’argument qui par sa valeur peut déterminer l’intelligence. Cet
argument est souvent un argument philosophique car plus que tout autre, saint
Thomas sait que l’intelligence droitement formée par une philosophie qui lui
permet de contempler la création, est ensuite capable de s’avancer à l’écoute
de la Parole Révélée. Cependant l’argument théologique n’est pas fondé sur la
philosophie. Il est celui de la Révélation. Et sur ce point, saint Thomas est
très conscient de la qualité d’une argumentation philosophique et de la qualité
d’une argumentation théologique. Ne mêlant jamais l’un et l’autre, il fait
ressortir l’importance de l’un et l’autre. En lisant le texte de saint Thomas,
il faut toujours éviter de se laisser emporter par l’imagination ou par la
recherche d’une confirmation dans la sensibilité. Si l’on veut comprendre il
faut chercher sur quoi saint Thomas s’appuie pour avancer la conclusion à
laquelle il parvient. Quand on a saisi l’argument, quand on a compris la raison
profonde de sa doctrine, on peut mieux en juger. Et la plupart de toutes les
objections tombent quand on voit ce que le Docteur Angélique a réellement
enseigné.
Enfin la troisième qualité de l’enseignement est son
objectivité, saint Thomas ne présente pas une psychologie de la foi ni une
spiritualité de la foi. Saint Thomas présente l’objectivité de la foi dans l’exposition
des vérités qu’il a reçu de l’enseignement de l’Eglise. Chercher en premier
lieu comment doit se comporter le croyant dans la foi ou dans l’espérance
déconcertera tout lecteur. Car saint Thomas ne nous dit pas quelle doit être l’attitude
du sujet. Ce n’est pas là le sens de la vocation du Docteur Angélique. Mais
celui qui prendra la peine de lire à fond ce Compendium, celui qui, dans l’espérance,
recevra, la lumière qui en jaillit, celui-là découvrira peu à peu, au secret de
sa prière et dans le cours de sa vie, comment le Docteur Angélique n’est pas
simplement celui qui enseigne. Il verra comment il est aussi un maître de la
vie spirituelle; comment, formant l’intelligence, il atteint la personne tout
entière; comment il ne laisse pas le cœur indifférent ni la volonté sans amour.
A tous ceux qui voudront recevoir, pour leur croissance
dans la foi, la lumière que donne saint Thomas d’Aquin, je souhaite la joie et
le don de l’Esprit.
Aline Lizotte
Comme le fait remarquer la fin du Compendium, l’œuvre de saint Thomas reste inachevée ainsi que d’autres
travaux qu’il avait sur le métier, soit comme le dit l’éditeur, qu’il en ait
été empêché par la mort, soit que plus probablement il ait cessé d’écrire. Car
le saint avait eu une extase dans laquelle il pouvait dire comme saint Paul qu’il
avait vu des choses qu’il n’est pas permis aux hommes de communiquer. Dès avant
sa convocation au concile général de Lyon qui s’ouvrirait le 7 mai 1274, saint
Thomas a cessé tout travail : on situe la chose après le 6 décembre 1273 ; et
son départ pour le concile aura lieu en février 1274 ; sa mort se plaçant le 7
mars.
Donnons la chronologie de ce qui s’est passé entre le 6
décembre et le 7 mars. Un mercredi, le 6 décembre 1273, en la fête de saint
Nicolas, saint Thomas se lève de bonne heure, à son accoutumée ; pendant sa
messe il est soudain agité et pris d’un trouble si profond qu’il en est comme
tout changé. Après cette messe, dit son historien ou biographe, Barthélémy de
Capoue, il n’a plus rien écrit ni dicté ; saint Thomas ferme son écritoire
quand il en était encore au traité de la Pénitence de la Tertia Pars de la Somme théologique. Son fidèle secrétaire et
confesseur, frère Réginald de Piperno s’apercevant du changement si subit dans
la manière de vivre du docteur angélique lui demande : « Mon Père, pourquoi avez-vous mis de côté un si grand travail
entrepris pour la ‘louange de Dieu et l’édification du monde? » Là-dessus
réponse de Thomas : « Réginald, je ne
peux plus ». Réginald, craignant que le saint par tant de travaux n’ait
perdu son équilibre mental, insiste pour qu’il continue d’écrire et revienne à
sa manière de vivre précédente, fut-ce avec plus de ménagement. Mais plus
Réginald insiste plus saint Thomas se fait impatient jusqu’à ce qu’il réponde :
« Réginald, je ne peux pas parce que tout
ce que j’ai écrit me paraît tel que de la paille. » Réginald en est troublé
mais Thomas pensait sérieusement : il ne pouvait plus continuer; il n’était
plus en état ni corporellement ni mentalement. Il ne lui restait plus que la
prière et l’acceptation de son incapacité de travail.
Thomas cependant, fin décembre ou début janvier, avait pu
se rendre à grand peine chez sa sœur, la comtesse Théodora de San Severino ;
celle-ci fut stupéfaite de l’état de son frère qui l’avait à peine saluée; ce
dont elle fit part au frère Réginald qui de nouveau insiste et prie Thomas de
lui dire pourquoi il refusait ainsi d’écrire et comment il se faisait qu’il
était comme égaré. Après plusieurs demandes et menaces Thomas dit enfin : « Promets-moi, par le Dieu vivant et tout
puissant, par fidélité à notre Ordre et par ton amour pour moi, que jamais
aussi longtemps que je vivrai tu ne trahiras pas ce que je vais te dire : Tout
ce que j’ai écrit n’est que de la paille en regard de ce qui m’a été révélé. »
Ce n’est que plus d’un mois après cette visite chez sa
sœur, donc au début de février que le saint docteur prendra la route pour le
concile de Lyon. Un incident qu’il est bon de noter marqua encore ce voyage.
Barthélémy de Capoue raconte que lorsque Thomas et ses compagnons étaient en
route vers Borgonuovo, chevauchant probablement un âne, il vint à être frappé d’une
branche d’arbre qui surplombait la route; il en fut à moitié étourdi et pouvait
difficilement se tenir debout. Sur ces entrefaites on arrive à Fossanova au
monastère des Cisterciens; son état s’étant aggravé, Thomas meurt le 7 mars.
On voit donc dans quel sens il faut interpréter l’interruption
du Compendium. C’est pour réaliser le plan de saint Thomas qu’il est plausible
de rechercher dans les œuvres du Saint ce qui correspond le mieux à son but et
dans l’esprit de sa doctrine. Certaines œuvres qu’on peut qualifier de mineures
pourraient y satisfaire; mais elles ne représentent pas l’esprit dans lequel
saint Thomas avait conçu le Compendium : c’est un condensé de la foi catholique
offert en reconnaissance à son fidèle collaborateur Réginald de Piperno pour
tout son dévouement sans lequel saint Thomas n’aurait pu mener à bien son
immense effort de faire connaître sa pensée et sa conception de la connaissance
en général et de la foi en particulier.
Pour compléter la seconde partie du Compendium on s’est
servi des indications d’une édition allemande[8]
qui renvoie, au ch. 10 sur l’espérance,
aux autres œuvres du saint docteur. Pour la troisième partie on a traduit le
traité de la charité des Questions disputées, sans cependant introduire les
questions par les objections que d’habitude saint Thomas met en avant de l’exposition;
car il s’agissait de leçons publiques ou de disputes devant l’auditoire
universitaire selon un dispositif stéréotypé.
Comme notre intention est de donner au public actuel une
vue d’ensemble de la foi chrétienne, comme sans doute saint Thomas lui-même l’avait
envisagé par le truchement de son secrétaire, nous intitulons le Compendium : DOCTRINE CHRÉTIENNE ou « Résumé de la foi catholique selon
saint Thomas d’Aquin ». Nous espérons qu’ainsi cette œuvre ne sera pas
perdue mais qu’elle servira à l’édification des hommes de bonne volonté.
R.P. Jean Kreit
Textum Taurini 1954 editum |
Édition numérique à partir de la traduction du Père Joseph Kreit, Missionnaire de la Congrégation du cœur immaculé de Marie (Scheut), 1985 |
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Caput
1 |
Chapitre 1 — PRÉAMBULE DE SAINT THOMAS |
[69960] Compendium theologiae, lib. 1 cap.
1 Aeterni patris verbum sua
immensitate universa comprehendens, ut hominem per peccata minoratum in
celsitudinem divinae gloriae revocaret, breve fieri voluit nostra brevitate
assumpta, non sua deposita maiestate. Et ut a caelestis verbi capessenda
doctrina nullus excusabilis redderetur, quod pro studiosis diffuse et
dilucide per diversa Scripturae sanctae volumina tradiderat, propter
occupatos sub brevi summa humanae salutis doctrinam conclusit. Consistit enim
humana salus in veritatis cognitione, ne per diversos errores intellectus
obscuretur humanus; in debiti finis intentione, ne indebitos fines sectando,
a vera felicitate deficiat; in iustitiae observatione, ne per vitia diversa
sordescat. Cognitionem autem veritatis humanae saluti necessariam brevibus et
paucis fidei articulis comprehendit. Hinc est quod apostolus ad Roman. IX,
28, dicit: verbum abbreviatum faciet Deus super terram. Et hoc quidem
est verbum fidei, quod praedicamus. Intentionem humanam brevi oratione
rectificavit: in qua dum nos orare docuit, quomodo nostra intentio et spes
tendere debet, ostendit. Humanam iustitiam quae in legis observatione
consistit, uno praecepto caritatis consummavit. Plenitudo enim legis est
dilectio. Unde apostolus, I Cor. XIII, 13, in fide, spe et caritate,
quasi in quibusdam salutis nostrae compendiosis capitulis, totam praesentis
vitae perfectionem consistere docuit, dicens: nunc autem manent fides,
spes, caritas. Unde haec tria sunt, ut beatus Augustinus dicit, quibus
colitur Deus. Ut igitur tibi, fili carissime Reginalde, compendiosam
doctrinam de Christiana religione tradam, quam semper prae oculis possis
habere, circa haec tria in praesenti opere tota nostra versatur intentio. Primum de fide, secundo de spe, tertio vero de caritate
agemus. Hoc enim et apostolicus ordo habet, et ratio recta requirit. Non enim
amor rectus esse potest, nisi debitus finis spei statuatur; nec hoc esse
potest, si veritatis agnitio desit. Primo igitur necessaria est fides, per quam
veritatem cognoscas; secundo spes, per quam in debito fine tua intentio
collocetur; tertio necessaria est caritas, per quam tuus affectus totaliter
ordinetur. |
En effet le salut de l’homme consiste 1° d’abord dans la connaissance de la vérité pour que diverses erreurs n’obscurcissent pas l’intelligence humaine; 2° ensuite dans la recherche de la fin nécessaire, de peur qu’en poursuivant des fins étrangères on ne manque la vraie félicité; 3° enfin dans l’observance de la justice, pour échapper à la souillure des vices. 1° FOI : Or cette connaissance nécessaire au salut de l’homme, le Verbe l’a condensée en quelques brefs articles de foi. D’où cette parole de l’Apôtre aux Romains : "En raccourci, la parole du Seigneur va retentir sur la terre" (9, 28) et "C’est le verbe de la foi que nous prêchons" (10, 8). 2° ESPERANCE : La recherche humaine, il l’a rectifiée en une courte prière, dans laquelle il nous apprend à prier et où il nous montre à quoi doivent tendre notre volonté et notre espérance. 3° CHARITE : L’humaine justice qui consiste dans l’observance de la loi, il la porte à sa perfection dans l’unique précepte de la charité "en effet la plénitude de la loi est la charité" (Rom 13, 10). D’où l’Apôtre enseigne que dans la foi, l’espérance et la charité, comme en un résumé de notre salut, consiste toute la perfection de la vie présente. Et il dit : "Maintenant demeurent la foi, l’espérance et la charité" (1 Cor 13, 13). C’est donc par ces trois choses, dit saint Augustin (Enchapitre chapitre 3), que nous honorons Dieu. Afin donc de te donner un abrégé de la doctrine au sujet de la religion chrétienne, mon très cher fils Reginald, et pour que tu puisses l’avoir sous les yeux, toute mon intention dans le présent ouvrage se tournera vers ces trois choses : d’abord la foi, ensuite l’espérance, enfin la charité. C’est cet ordre que suit l’Apôtre et que la droite raison réclame. Car l’amour pour être droit doit proposer à l’espérance une fin qui lui est dûment proposée, ce qui ne peut être sans la connaissance de la vérité. D’abord donc nécessité de la foi qui te fera connaître la vérité. Ensuite l’espérance qui dirigera ton intention vers la fin. Enfin nécessité de la charité qui réglera entièrement ton coeur. |
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Liber
1 |
PREMIÈRE PARTIE — LA FOI |
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PREMIER TRAITÉ — DIEU ET L'HOMME |
Caput 2 [69961] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 2 tit. Ordo
dicendorum circa fidem
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Chapitre 2 — PLAN DE LA DOCTRINE SUR LA FOILa foi est l’avant-goût de cette connaissance qui doit nous rendre heureux dans le siècle futur. L’Apôtre dit qu’"elle est la substance des choses qu’on doit espérer" (Hébreux 11, 1). C’est comme si elle faisait subsister en nous et en son commencement la future béatitude. Cette con naissance béatifiante, nous enseigne le Seigneur, peut se ramener à deux points : la divine Trinité et l’humanité du Christ. D’où sa prière au Père : "Ceci est la vie éternelle : qu’ils te connaissent toi le vrai Dieu et celui que tu as envoyé le Seigneur Jésus" (Jean 17, 3). Autour de ces deux points se concentre toute la connaissance de foi. Ce qui n’est pas étonnant car l’humanité du Christ est la voie qui conduit au Père. Il faut donc tant qu’on est en voyage connaître la voie par laquelle/on peut arriver au but; et dans la patrie divine on ne pour rait dignement rendre grâce sans avoir connu la voie par laquelle on est sauvé. D’où ces paroles du Sauveur à ses Apôtres : "Et vous savez où je vais et vous en connaissez la voie." (Jean 14, 4) Sur la divinité, il faut connaître trois choses : l’unité d’essence, la Trinité des personnes, les oeuvres de la divinité. |
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A — Dieu (Chapitres 3 à 67) |
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1° Dieu et le Père (chapitre 3 à 36)
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Caput 3 [69963] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 3 tit. Quod
Deus sit
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Chapitre 3 — QUE DIEU EST
A propos de l’unité de l’essence divine, la première chose à croire est que Dieu est; ce qui peut être manifesté par la raison. Nous voyons en effet que toutes les choses qui sont mues le sont par d’autres, les inférieures par les supérieures comme les éléments par les corps célestes. Et dans les éléments, le plus fort meut ce qui est plus faible; et aussi dans les corps célestes, les inférieurs sont sous la motion des supérieurs. Or il est impossible de remonter à l’infini. En effet puisque tout ce qui est mû par quelque chose est comme l’instrument d’un premier moteur, s’il n’y a pas de premier moteur, toutes les choses qui meuvent seront des instruments. Or si on procède à l’infini dans ce qui meut et ce qui est mû, il n’y aura pas de premier moteur; alors les réalités en nombre infini qui meuvent et qui sont mues seront des instruments. N’est-il pas ridicule même pour des ignorants, d’affirmer que des instruments ne sont pas mus par quelque agent principal ? En effet cela est semblable à celui qui, pour la construction d’un coffre ou d’un lit, ferait intervenir la scie ou la hachette sans l’opération même du menuisier. Il faut donc qu’un premier moteur existe, qui soit au-dessus de tous, et ce premier moteur nous l’appelons Dieu. |
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Caput 4 [69965] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 4 tit. Quod Deus est immobilis
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Chapitre 4 — NE SE MEUT PAS
Il faut donc admettre que Dieu ne se meut pas lui qui meut tout le reste. Comme il est le premier moteur, s’il était en mouvement, il devrait se mouvoir lui-même ou l’être par un autre. Il ne peut être mû par un autre avant lui puisqu’il est le premier moteur. S’il se meut lui-même, il y a deux hypothèses : ou qu’il soit en même temps mû et moteur ou qu’une partie de lui-même soit mue et l’autre la meuve. Dans le premier cas puisque tout ce qui est mû, comme tel, est en puissance et que ce qui meut est en acte, s’il est moteur et à la fois mû, il serait à la fois puissance et acte; ce qui est impossible. Dans le second cas, il y aurait une partie qui meut et l’autre mue et il ne serait plus en lui-même le premier moteur mais seulement en fonction de la partie qui meut. Or ce qui est par soi-même existe avant ce qui n’est pas par soi. Il ne peut donc pas être le premier moteur si en raison seulement de sa partie cela lui convient. Il faut donc que le premier moteur soit totalement immobile. On peut faire la même constatation dans tout ce qui meut et est mû. En effet tout mouvement provient de quelque chose qui est immobile, c’est-à-dire qui n’est pas mû selon cette sorte de mouvement. Il en est ainsi des altérations, des générations, des corruptions dans le domaine des choses inférieures; celles-ci sont ramenées comme à leur premier moteur à un agent céleste qui lui non plus n’est pas mû selon cette sorte de mouvement mais qui est sans génération, sans corruption et sans altération. Ce qui donc est le premier principe de tout mouvement doit être absolument immobile. |
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Caput 5 [69967] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 5 tit. Quod Deus est aeternus
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Chapitre 5 — DIEU EST ÉTERNEL
Ceci nous amène à conclure que Dieu est éternel. En effet, tout ce qui commence ou cesse d’exister, l’est par mouvement ou par mutation. Seul le mouvement, seul le changement ont un commencement et une fin. Or nous avons montré que Dieu est absolument immobile; il est donc éternel. |
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Caput 6 [69969] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 6 tit. Quod
Deum esse per se est necessarium
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Chapitre 6 — L’EXISTENCE DE DIEU S’IMPOSE D’ELLE-MÊME
On en conclut aussi que l’existence de Dieu est de soi nécessaire. En effet tout ce qui peut être ou ne pas être est changeant. Or nous avons établi que Dieu ne peut absolument pas changer; donc il n’est pas possible que Dieu soit et ne soit pas. Tout ce qui est et qui ne peut pas ne pas être doit nécessairement être par lui-même. Car être nécessairement et ne pouvoir ne pas être c’est la même chose. Il est donc nécessaire que Dieu soit. De même tout ce qui peut être ou n’être pas exige qu’un autre le fasse exister; car quant à lui-même il y est indifférent. Or ce qui fait que quelque chose est, lui est antérieur. Donc à ce qui peut être ou n’être pas il y a quelque chose d’antérieur. Or rien n’est antérieur à Dieu. Donc il ne lui est pas possible d’être ou de n’être pas mais il est nécessaire qu’il soit. Et comme il y a des choses nécessaires qui ont une cause à leur nécessité et qui leur est antérieure, Dieu lui qui est le premier de toutes choses n’a pas de cause à sa nécessité. D’où il est nécessaire que Dieu soit de lui-même. |
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Caput 7 [69971] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 7 tit. Quod Deus semper est
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Chapitre 7 — DIEU EST
TOUJOURS
Par là il est manifeste que Dieu est toujours. En effet tout ce qui est nécessairement est toujours; car ce qui ne peut n’être pas il est impossible qu’il ne soit pas et ainsi il est toujours. Mais il est nécessaire que Dieu soit, comme on l’a montré (chapitre 6). Dieu est donc toujours. De plus rien ne commence ni ne cesse que par mouvement et changement. Or Dieu est absolument immuable, comme on l’a montré (chapitre 4). Il est donc impossible qu’Il ait commencé ou cesse d’exister. De même ce qui ne fut pas toujours, s’il commence i exister a besoin d’un autre qui le fasse exister. Rien en effet ne peut passer de soi- même de la puissance à l’acte ou du non-être à l’être. Or Dieu ne peut avoir une cause puisqu’Il est l’être premier. En effet la cause est antérieure à ce qui est causé. Il est donc nécessaire que Dieu ait toujours été. De plus ce qui convient à quelqu'un non en vertu d’une cause extérieure lui appartient essentiellement. Que Dieu existe ne lui vient pas d’une cause extérieure, car alors cette cause lui serait antérieure. Dieu a donc de lui-même son être. Mais les choses qui sont par elles-mêmes, sont de toujours et de nécessité. Dieu est donc depuis toujours. |
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Caput 8 [69973] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 8 tit. Quod in Deo non est aliqua successio
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Chapitre 8 — IL N’Y A PAS DE SUCCESSION EN DIEU
Par là aussi il est manifeste qu’il n’y a pas de succession en Dieu, mais que tout son être est en une fois : la succession en effet n’existe qu’en ceux qui en quelque manière sont sujets au mouvement; en effet l’avant et l’après du mouvement sont la cause de la succession dans le temps. Or Dieu n’est pas sujet au mouvement, comme on l’a montré; il n’y a donc en Dieu aucune succession mais son être tout entier est en même temps. De même : si l’être de quelque chose n’est pas tout entier en même temps c’est que quelque chose en lui vient à disparaître et que quelque chose lui advient. Disparaît en effet ce qui passe et ce qui lui advient est une chose à venir. Or pour Dieu rien ne dépérit ni ne s’accroît car il est immobile; donc son être est tout entier à la fois. Or ces deux choses sont propres à l’éternité. Cela en effet est proprement éternel qui est depuis toujours et dont l’être est tout entier et à fois, selon ce que dit Boèce : "L’éternité est la possession parfaite, toute à la fois, d’une vie sans fin" (La consolation de la philosophie, 5. 6). |
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Caput 9 [69975] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 9 tit. Quod
Deus est simplex
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Chapitre 9 — DIEU EST SIMPLE
De là aussi il apparaît que le premier moteur doit être simple. Car en toute composition il faut deux choses : qu'ils soient mutuellement l’une par rapport à l’autre puissance et acte. Dans le premier moteur, s’il est tout à fait immobile, on ne peut y trouver la potentialité avec l’actuation, car tout ce qui est en puissance est mobile : il est donc impossible que le premier moteur soit composé. De plus : pour tout composé il faut nécessairement que quelque chose lui soit antérieur, car ses composants sont naturellement antérieurs au composé; celui donc qui est le premier de tous les êtres ne peut être composé. Nous constatons aussi dans l’ordre des choses composées que les plus simples existent d’abord, car leurs éléments sont naturellement antérieurs aux corps mixtes. De même aussi parmi les éléments, le feu est premier à cause de sa très grande simplicité. Plus antérieurs encore sont les corps célestes parce que constitués d’une plus grande simplicité étant purs de toute contrariété. Il reste donc que de tous les êtres le premier doit être absolument simple. |
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Caput 10 [69977] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 10 tit. Quod Deus est sua essentia
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Chapitre 10 — DIEU EST SON ESSENCE
Il s’en suit ultérieurement que Dieu est son essence. En effet l’essence de chaque chose est ce que signifie sa définition. Or ce dont on donne la définition est identique à ce qu’il est en réalité, à moins que par accident cette définition se voie affectée de ce qui n’est pas son être; qu’un homme soit blanc cela est étranger à son être rationnel et mortel; d’où animal rationnel et mortel est même chose qu’homme mais n’est pas identique à homme blanc en tant que blanc. En toute chose donc où ne se trouve pas de dualité où l’un est par soi et l’autre par accident, il faut que l’essence lui soit absolument identique. Or en Dieu comme Il est simple on ne trouve pas de dualité dont l’un est par soi et l’autre par accident; il faut donc que son essence soit absolument identique à lui-même. De même en toute essence il n’y a pas absolue identité avec la chose dont elle est l’essence; on y trouve quelque chose par manière de puissance et quelque chose par manière d’acte car l’essence se rapporte formellement à la chose dont elle est l’essence comme l’humanité pour l’homme; or en Dieu on ne trouve ni puissance ni acte, mais il est acte pur; il est lui-même sa propre essence. |
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Caput 11 [69979] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 11 tit. Quod Dei essentia non est aliud quam suum esse
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Chapitre 11 — L’ESSENCE EN DIEU N’EST PAS AUTRE QUE SON ÊTRE
Ensuite il s’impose que l’essence de Dieu ne soit pas autre que son être. En toute chose en effet où autre est l’essence et autre est son être, il faut que ce qu’elle est, soit autre que ce en quoi elle est; car par son être on dit de toute chose qu’elle est, par son essence on dit ce en quoi elle est. D’où la définition qui signifie l’essence montre ce en quoi une chose est. Or en Dieu autre n’est pas ce qui est et autre ce en quoi quelque chose est, puisqu’il n’y a pas en lui de composition, comme on l’a montré (chapitre 9). Chez lui donc son essence n’est autre que son être. De même. On a montré (chapitre 4 et 9) que Dieu est acte pur sans mélange de puissance. Il faut donc que son essence soit l’acte dernier, car un acte qui est vers ce qui est dernier est en puissance à l’acte dernier. Or l’acte der nier est l’être lui-même. En effet, comme tout mouvement est sortie de la puissance vers l’acte, cela doit être l’acte dernier ce vers quoi tend tout le mouvement; et comme le mouvement naturel tend vers ce qui est naturellement désiré, cela sera l’acte dernier ce que toutes les choses désirent. Et c’est l’être. LI faut donc que l’essence divine qui est l’acte pur et dernier soit l’être même. |
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Caput 12 [69981] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 12 tit. Quod
Deus non est in aliquo genere sicut species
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Chapitre 12 — DIEU N’EST PAS UNE ESPÈCE SOUS UN GENRE
D’où il appert que Dieu n’est pas dans un genre tel une espèce. Car la différence ajoutée au genre constitue l’espèce; donc l’essence de n’importe quelle espèce ajoute quelque chose au genre. Mais l’être même qui est l’essence de Dieu ne contient rien en soi qui s’ajoute à un autre. Dieu donc n’est pas espèce de quelque genre. De même. Puisque le genre a la possibilité de contenir des différences, dans tout ce qui est constitué de genre et de différences se trouve un acte mêlé de puissance. Or on a montré (chapitre 4 et 9) que Dieu est acte pur sans mélange aucun de puissance. Son essence n’est donc pas constituée de genre et de différences; et ainsi Il n’est pas dans un genre. |
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Caput 13 [69983] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 13 tit. Quod impossibile est Deum esse genus alicuius
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Chapitre 13 — DIEU NE PEUT ÊTRE GENRE DE QUELQUE CHOSE
Ultérieurement il faut montrer qu’il n’est pas non plus possible que Dieu soit un genre. Le genre en effet ne fait pas qu’une chose est, mais ce qu’elle est. Car c’est par les différences spécifiques qu’une chose est constituée en son être propre. Mais cela qui est Dieu c’est l’être même. Il est donc impossible qu’Il soit un genre. De même. Tout genre se répartit
en plusieurs espèces. Or on ne doit pas accepter de différences de l’être
lui- même; les différences en effet ne participent pas à u genre, si ce n’est
accidentellement en tant que les espèces constituées par leur différence
spécifique participent à un genre : or toute différence doit participer à
l’être parce que le non-être n’est pas différence de quelque chose[9].
Il est donc impossible que Dieu soit un genre qu’on attribuerait à de
nombreuses espèces. |
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Caput 14 [69985] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 14 tit. Quod Deus non est aliqua species praedicata de multis
individuis
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Chapitre 14 — DIEU N’EST PAS UNE ESPÈCE ATTRIBUABLE A DE NOMBREUX
INDIVIDUS
Et il n’est pas non plus possible qu’Il soit comme une espèce attribuable à beaucoup d’individus. En effet ceux-ci sont communs à une même essence et se distinguent par autre chose qui n’est pas de leur essence spécifique; comme les hommes ont en commun l’humanité, mais ils se distinguent entre eux par quelque chose d’autre que leur humanité; or cela ne peut arriver en Dieu, car Dieu lui-même est son essence, comme on l’a montré (chapitre 10). Il est donc impossible que Dieu soit une espèce qui soit attribuée à plusieurs individus. De même. Plusieurs individus contenus sous une même espèce ont chacun leur propre existence bien qu’ils soient de la même essence. Partout donc où il y a plusieurs individus sous une seule espèce, il faut qu’autre soit l’être et autre l’essence spécifique. Or en Dieu l’être et l’essence sont la même chose, comme on l’a montré (chapitre 11). Il est donc impossible que Dieu constitue une espèce attribuable à plusieurs. |
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Caput 15 [69987] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 15 tit. Quod
necesse est dicere Deum esse unum
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Chapitre 15 — IL EST NÈCESSAIRE DE DIRE QUE DIEU EST UN
De ceci aussi il appert qu’il est nécessaire qu’il n’y ait qu’un seul Dieu Car supposons qu’il y ait beaucoup de dieux, on le dira dans un sens équivoque ou dans un sens univoque. Équivoque, ce sens n’est ici d’aucun secours : En effet rien n’empêche que ce que nous appelons pierre, d’autres l’appellent Dieu; univoque, il faut qu’ils aient en commun ou le genre ou l’espèce. Or on a montré (chapitre 13 et 14) que Dieu ne : peut être ni genre ni espèce attribuables à plusieurs. Il est donc impossible qu’il y ait plu sieurs dieux. De même. Ce par quoi une essence commune s’individualise ne peut convenir à plusieurs : d’où, bien qu’il puisse y avoir plusieurs hommes, cependant cet homme (donné) ne sera jamais que cet homme unique. Si donc une essence vient à être individualisée en elle-même et non en vertu d’autre chose il ne sera pas possible qu’elle con vienne à plusieurs. Mais l’essence divine est par elle-même individualisée parce qu’en Dieu l’essence n’est pas autre que l’être; on a montré en effet que Dieu est son essence (chapitre 10). Il est donc impossible que Dieu ne soit pas unique. De même, il y a deux manières
pour qu’une forme soit multiple : d’une part par ses différences, comme la
forme générale, comme la couleur en diverses espèces de couleurs; d’autre
part par le sujet, soit la blancheur. Donc toute forme qui ne se multiplie
pas par ses différences, si elle n’est pas une forme existant en un sujet, il
est impossible qu’elle se multiplie, comme la blancheur qui subsisterait hors
d’un sujet serait alors unique. Or l’essence divine est l’être même où il n’y
a pas place pour des différences comme on l’a montré (chapitres 11 et 13).
Comme donc l’être même divin est une forme subsistait par elle-même en ce que
Dieu est à soi l’être, il n’est pas possible que l’essence divine soit autre
qu’une seule. Il est donc impossible qu’il y ait plusieurs dieux. |
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Caput 16 [69989] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 16 tit. Quod impossibile est Deum esse corpus [69990] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 16 Patet autem
ulterius quod impossibile est ipsum Deum esse corpus. Nam in omni corpore
compositio aliqua invenitur: omne enim corpus est partes habens. Id igitur
quod est omnino simplex, corpus esse non potest. Item. Nullum corpus invenitur
movere nisi per hoc quod ipsum movetur, ut per omnia inducenti apparet. Si ergo primum movens est omnino immobile, impossibile est
ipsum esse corpus. |
Chapitre 16 — DIEU N’EST PAS UN CORPS
Il est de plus évident que Dieu ne peut être un corps. Car en tout corps se trouve quelque composition; tout corps en effet est fait de parties. Donc ce qui est tout à fait simple ne peut être un corps. De même toute l’expérience nous apprend qu’aucun corps ne meut que s’il n’est mû lui-même. Si donc le premier moteur est tout à fait immobile il est impossible qu’il soit un corps. |
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Caput 17 [69991] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 17 tit. Quod
impossibile est esse formam corporis, aut virtutem in corpora [69992] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 17 Neque etiam
est possibile ipsum esse formam corporis, aut aliquam virtutem in corpore.
Cum enim omne corpus mobile inveniatur, oportet corpore moto, ea quae sunt in
corpore moveri saltem per accidens. Primum autem movens non potest nec per se
nec per accidens moveri, cum oporteat ipsum omnino esse immobile, ut ostensum
est. Impossibile est igitur quod sit forma, vel virtus in corpore. Item.
Oportet omne movens, ad hoc quod moveat, dominium super rem quae movetur,
habere: videmus enim quod quanto magis virtus movens excedit virtutem
mobilis, tanto velocior est motus. Illud
igitur quod est omnium moventium primum, oportet maxime dominari super res
motas. Hoc autem esse non posset, si esset mobili aliquo modo alligatum; quod
esse oporteret, si esset forma eius, vel virtus. Oportet igitur primum movens neque
corpus esse, neque virtutem in corpore, neque formam in corpore. Hinc est
quod Anaxagoras posuit intellectum immixtum, ad hoc quod imperet, et omnia
moveat. |
Chapitre 17 — IL EST IMPOSSIBLE QU’IL SOIT FORMÉ D’UN CORPS OU
VERTU DANS UN CORPS
De même il n’est pas possible qu’Il soit forme d’un corps ou vertu dans un corps. En effet comme tout corps est mobile, s’il est mû, tout ce qui est de lui doit de même être mobile au moins par accident. Or le premier moteur ne peut être mû ni par soi ni par accident, puisqu’il doit être lui-même tout à fait immobile, comme on l’a montré (chapitre 4). Donc il est impossible qu’il soit forme ou vertu[10] dans un corps. De même. Pour mouvoir, tout moteur doit être maître de la chose qu’il meut. Nous constatons en effet que plus la vertu motrice excède la vertu du mobile, plus aussi est rapide le mouvement. Celui donc qui est le premier moteur parmi tous les autres doit maîtriser au maximum les choses mises en mouvement; or cela ne serait pas passible s’il était un tant soit peu lié au mobile; ce qui serait le cas s’il en était la forme ou la force. Il faut donc que le premier moteur ne soit pas un corps, ni une force dans un corps, ni une forme dans un corps. Anaxagore en a tiré la conclusion d’une intelligence indépendante qui puisse commander et mouvoir toutes choses. |
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Caput 18 [69993] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 18 tit. Quod Deus est infinitus secundum essentiam
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Chapitre 18 — DIEU EST INFINI SELON SON ESSENCE
On peut de là en inférer qu’Il est infini : il ne s’agit pas de l’infini par privation qui est une passion de la quantité, c’est-à-dire d’après ce qu’on dit infini, ce qui de sa nature a une fin à cause de son genre, mais n’en a pas’. Mais il s’agit de l’infini par négation selon que ce qui est dit infini n’est en aucune manière finie. Aucun acte en effet n’est fini que par la puissance qui est une aptitude réceptive. Nous constatons en effet que les formes sont limitées selon la potentialité de la matière[11]. Si donc le premier moteur est un acte sans mélange de potentialité, car il n’est pas forme d’un corps ni une vertu dans un corps, il est nécessaire qu’il soit lui-même infini. C’est aussi ce que démontre l’ordre même que l’on rencontre dans les choses : car parmi les êtres ceux qui sont plus élevés sont aussi plus importants à leur manière. Parmi les éléments en effet ceux qui sont supérieurs sont plus importants par la quantité, comme aussi en simplicité; ce que démontre leur genèse, comme par dilatation le feu naît de l’air, celui-ci de l’eau et l’eau de la terre. Or le corps céleste apparaît manifestement excéder toute la quantité des éléments. Ce qui donc parmi tous les êtres est premier et que rien d’autre ne peut précéder, doit être à sa manière d’une infinie grandeur. Quoi d’étonnant si ce qui est simple et exempt de quantité corporelle soit tenu pour infini et dépasse par son immensité toute quantité corporelle; c’est aussi le cas pour notre intelligence qui est simple et incorporelle parce qu’elle connaît, elle surpasse toute quantité corporelle et elle embrasse tout. A bien plus forte raison donc celui qui est le premier de tous les êtres surpasse-t-il par son immensité tout l’univers et tout ce qu’il renferme. |
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Caput 19 [69995] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 19 tit. Quod Deus est infinitae virtutis
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Chapitre 19 — L’INFINIE PUISSANCE DE DIEU
D’où il apparaît aussi que Dieu possède une puissance infinie. En effet la puissance d’une chose vient de son essence. Car tout ce qui est, agit selon son mode d’être. Si donc Dieu selon son essence est infini, sa puissance doit être aussi infinie. Ceci apparaît de même si l’on considère attentivement l’ordre des choses. Car tout ce qui est en puissance, l’est selon la vertu passive qu’il a de recevoir; et selon qu’il est actué il possède une vertu active. Ce qui est donc uniquement en puissance, soit la matière première, possède un pouvoir infini de réception mais elle ne participe en rien au pouvoir d’acte. Et au-dessus de la matière première, plus une chose a de formalité, plus aussi est grand son pouvoir d’action. C’est pourquoi le feu est parmi tous les éléments actifs le plus actif. Dieu donc qui est acte pur sans aucun mélange de potentialité jouit d’une infinie puissance d’action par-dessus toutes choses. |
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Caput 20 [69997] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 20 tit. Quod
infinitum in Deo non importat imperfectionem
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Chapitre 20 — L’INFINI DE DIEU NE CONTIENT AUCUNE IMPERFECTION
L’infini que nous découvrons dans les quantités comporte de l’imperfection; cependant quand on dit que Dieu est infini on veut dire qu’en lui se trouve la plus haute perfection. En effet l’infini des quantités ressortit à la matière d’après qu’elle n’a pas de fin[12]. Or l’imperfection d’une chose lui vient selon que la matière inclut une privation; et toute perfection vient de la forme. Puis donc que Dieu est infini parce qu’il est forme ou acte sans mélange aucun de matière ni de potentialité son infini atteint à la suprême perfection. On peut aussi le constater par analogie des choses habituelles; car bien que dans une et même chose, qui est amenée de l’imparfait au parfait, vienne d’abord l’imparfait avant le parfait, comme par exemple l’enfant avant l’homme fait, cependant toute imperfection tire son origine de ce qui est parfait. En effet l’enfant ne peut naître que de l’homme fait : toute semence vient d’un animal ou d’une plante. Donc celui qui est à l’origine de toutes choses et qui les meut ne peut ne pas être infiniment parfait. |
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Caput 21 [69999] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 21 tit. Quod
in Deo est omnimoda perfectio quae est in rebus, et eminentius
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Chapitre 21 — EN DIEU SE TROUVENT LES PERFECTIONS DES CHOSES D’UNE
MANIÈRE ÈMINENTE
De là aussi il apparaît que toutes les perfections de toutes les choses doivent se trouver originairement et en surabondance en Dieu. Car tout ce qui meut une autre vers sa perfection, possède déjà cette perfection qu’il veut produire, tel le maître qui possède la science avant de la communiquer au disciple. Dieu donc qui est le premier moteur et dirige toutes les choses vers leur perfection doit nécessairement posséder déjà toutes leurs perfections et d’une manière éminente. De même. Tout ce qui possède quelque perfection sans les avoir toutes est limité sous un genre ou une espèce. Car par la forme qui est perfection d’une chose, toute chose se trouve sous un genre ou une espèce; une telle chose ne peut pas être d’une essence infinie; car la toute dernière différence qui la situe dans une espèce met un terme à son essence; c’est pourquoi le concept qui fait connaître l’espèce est dit définition ou fin. Si donc la divine essence est infinie, il est imposé qu’elle ait la perfection seulement d’un genre ou des espèces et soit privée des autres; mais il faut que les imperfections de tous les genres et de toutes les espèces existent en elle. |
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Caput 22 [70001] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 22 tit. Quod
in Deo omnes perfectiones sunt unum secundum rem
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Chapitre 22 — TOUTES LES PERFECTIONS EN DIEU SONT UNE SEULE ET
MÊME CHOSE
En conclusion des choses dites plus haut, il est manifeste que Dieu possède toutes les perfections comme une seule et même chose. On a montré plus haut (chapitre 9) que Dieu est simple; mais ce qui est simple ne peut être diversifié selon les choses qui s’y trouvent. Si donc en Dieu se trouvent les perfections de toutes choses, il est impossible qu’elles soient diverses en lui. Il reste donc que toutes sont une en lui. Cela est manifeste quand on considère ce qui se passe dans les facultés de connaissance. Car une force supérieure, en un seul et même acte, connaît toutes les choses que connaissent les forces inférieures selon leur diversité en effet tout ce que la vue, l’ouïe et les autres sens perçoivent, l’intelligence les distingue d’une unique et simple vertu. Il en va de même dans les sciences. Car comme les sciences inférieures sont multiples selon les divers genres de choses au sujet desquelles elles appliquent leur effort cependant leur est supérieure une unique science qui embrasse tout et qu’on appelle philosophie première. Il en est de même chez les puissances de ce monde. Car dans le pouvoir royal, qui est un, sont inclus tous les pouvoirs qui sont répartis en diverses charges sous la souveraineté du royaume. Ainsi donc les perfections qui sont multiples dans les choses inférieures selon leur diversité même doivent se réunir au sommet des choses, c’est-à-dire en Dieu. |
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Caput 23 [70003] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 23 tit. Quod
in Deo nullum accidens invenitur
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Chapitre 23 — EN DIEU NE SE TROUVE AUCUN ACCIDENT
De là aussi apparaît qu’en Dieu ne peut exister aucun accident. En effet si en lui toutes les perfections sont une et que la perfection c’est d’être, de pouvoir et d’agir et le reste, il est nécessaire que tout soit en lui comme l’être identique à son essence. Aucune de ces choses donc n’est en lui un accident. De même, il est impossible d’être infini en perfection si à cette perfection peut s’y ajouter quelque chose. Or si quelque chose doit sa perfection à un accident et comme tout accident s’ajoute à l’essence, il faut que cette perfection soit ajoutée à son essence. On ne trouve donc pas en son essence une perfection infinie. Or on a montré (chapitres 18 et 20) que Dieu selon son essence est d’une infinie perfection. En lui donc ne peut se trouver aucune perfection accidentelle, mais tout ce qui est en lui est sa substance. C’est aussi ce qu’on peut déduire de sa suprême simplicité, et de ce qu’il est l’acte pur et le premier de tous les êtres. Entre l’accident et son sujet existe en effet une sorte de composition. De même un sujet ne peut être acte pur puisque l’accident est une certaine forme ou acte du sujet. Toujours aussi ce qui est par soi-même est antérieur à l’accident. De tout ce qui précède il ressort à l’évidence que rien d’accidentel ne peut exister en Dieu. |
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Caput 24 [70005] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 24 tit. Quod multitudo nominum quae dicuntur de Deo, non repugnat
simplicitati eius
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Chapitre 24 — LA MULTITUDE DES NOMS DONNÉS A DIEU NE S’OPPOSE PAS
A SA SIMPLICITÉ
Par là apparaît la raison des nombreux noms dont Dieu est appelé, bien qu’en lui-même il soit absolument simple. Comme en effet notre intelligence ne suffit pas à saisir son essence même, elle arrive à le connaître par les choses qui nous entourent où se trouve les diverses perfections dont la racine unique et l’origine sont en Dieu, comme on l’a montré (chapitre 22). Et comme nous ne pouvons nommer que ce que nous saisissons par l’intelligence — les noms en effet sont les signes des idées — nous ne pouvons nommer Dieu que par les perfections que nous trouvons dans les choses, dont l’origine est en lui. Et parce que ces perfections sont multiples on doit bien donner à Dieu des noms multiples. Si nous pouvions voir son essence même, la multitude des noms ne serait pas nécessaire; cette connaissance serait très simple, comme simple est son essence. C’est ce que nous attendons dans la gloire, selon ce que dit le prophète Zacharie : "En ce jour-là il y aura un seul Seigneur et unique sera son nom (14, g)." |
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Caput 25 [70007] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 25 tit. Quod licet diversa nomina dicantur de Deo, non tamen sunt
synonima
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Chapitre 25 — LES NOMS DIVERS DONNÉS A DIEU NE SONT PAS SYNONYMES
De ce qui vient d’être dit nous pouvons considérer trois choses, dont la première est que les noms divers donnés à Dieu ne sont cependant pas des synonymes. En effet pour que des noms soient synonymes, ils doivent signifier une même chose et représenter le même concept dans l’intelligence. Que si une même chose est conçue sous divers aspects, soit les saisies que l’intelligence en a, ce ne sont pas des noms synonymes; car ce n’est pas tout à fait la même signification puisque les noms signifient directement des concepts de l’intelligence et qui sont des similitudes des choses. Et donc les divers noms que l’on donne à Dieu signifient diverses conceptions que notre intelligence en a; ils ne sont pas synonymes, bien qu’ils s’appliquent absolument à la même chose. |
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Caput 26 [70009] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 26 tit. Quod
per definitiones ipsorum nominum non potest definiri id quod est in Deo
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Chapitre 26 — LE SENS DE CES MÊMES NOMS NE DÉFINIT PAS CE QUE EST
DIEU
La seconde chose est que notre intelligence ne pouvant saisir parfaitement l’essence divine selon quelqu’une de ces conceptions que signifient les noms qu’on lui appli que, il est impossible de définir ce qu’est Dieu, comme la sagesse ne définit pas la puissance de Dieu et de même quant aux autres noms. Ce qui est évident aussi d’une autre manière. En effet toute définition est faite de genre et d’espèce; aussi ce qui est proprement défini c’est l’espèce. Or on a montré (chapitres 12 et 14) que 1’essenc divine n’est pas comprise sous quelque genre ni sous quelqu’espèce; d’où elle ne peut être sous quelque définition. |
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Caput 27 [70011] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 27 tit. Quod nomina de Deo et aliis, non omnino univoce, nec
aequivoce dicuntur
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Chapitre 27 — LES NOMS ET AUTRES CHOSES AU SUJET DE DIEU NE SONT
PAS TOUT A FAIT UNIVOQUES NI ÉQUIVOQUES
La troisième chose au sujet des noms donnés à Dieu est qu’ils ne sont pas tout à fait univoques ni équivoques. Ils ne sont pas univoques : car ce qui est dit de la créature n’est pas la définition de ce qu’on dit de Dieu. Or il faut une même définition quand il s’agit de noms univoques. De même ils ne sont pas tout à fait équivoques. Dans les choses en effet qui sont fortuitement équivoques, un même nom est donné à une chose sans aucun rapport avec une autre de sorte qu’on ne peut raisonner de l’une à l’autre. Les noms qui sont donnés à Dieu et aux choses sont attribués à Dieu selon un certain rapport qu’il a avec elles et dans lesquelles notre intelligence considère leur signification; et donc nous pouvons raisonner au sujet de Dieu par d’autres choses. Il n’y a donc pas équivoque totale comme c’est le cas des équivoques fortuites. On s’exprime donc par analogie, c’est-à-dire selon une proportion commune à Dieu et à la créature[13]. En effet de ce que nous rapportons les choses à Dieu, comme à leur première origine, ces noms qui signifient les perfections des autres choses nous les attribuons à Dieu. Bien que ces noms conviennent d’abord à la créature, du fait que des créatures l’intelligence impose un nom pour monter vers Dieu, en réalité cependant ces noms sont dits de Dieu par priorité, duquel les perfections descendent vers les choses. |
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Caput 28 [70013] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 28 tit. Quod oportet Deum esse intelligentem
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Chapitre 28 — DIEU EST INTELLIGENT
Il faut ultérieurement montrer que Dieu est intelligent. Or on a montré (chapitre 21) qu’en lui préexistent toutes les perfections de tous les êtres de façon surabondante. Or parmi toutes les perfections des êtres, la pensée excelle puisque les choses intellectuelles sont supérieures à toutes les autres; il faut donc que Dieu soit intelligent. De même : on a montré plus haut (chapitres 4 et 9) que Dieu est acte pur sans mélange de potentialité, la matière étant un être en puissance. Dieu doit donc être tout à fait exempt de matière; or cette exemption de matière est la cause de l’intellectualité; la preuve en est que les formes matérielles deviennent effectivement intelligibles parce que nous les séparons par abstraction de la matière et des conditions matérielles. Dieu est donc intelligent. De même : on a montré que Dieu est premier moteur (chapitre 5). Ce qui est le propre de l’intelligence; car l’intelligence se sert de toutes les autres choses comme d’instruments d’action. D’où l’homme utilise au moyen de son intelligence, comme d’instruments, les animaux, les plan tes et les choses inanimées. Il faut donc que Dieu qui est le premier moteur soit intelligent. |
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Caput 29 [70015] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 29 tit. Quod
in Deo non est intellectio nec in potentia nec in habitu, sed in actu
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Chapitre 29 — L’INTELLIGENCE EN DIEU N’EST NI UNE POTENTIALITÉ, NI
UNE HABITUDE, MAIS UN ACTE
Nous avons vu qu’en Dieu rien n’est en puissance mais uniquement en acte (chapitres 4 et 9); il faut donc aussi que son intelligence exclue toute potentialité ou habitude quel conque, mais soit seulement acte. Il ressort de là qu’il ne supporte aucune succession dans ce qu’il pense. Lorsqu’en effet notre intelligence pense beaucoup de choses successivement il faut bien, pendant qu’elle pense une chose en acte qu’une autre pensée reste en puissance. En effet simultanéité et succession sont contradictoires. Si donc Dieu ne pense rien en puissance son intelligence ne connaîtra pas de succession. D’où il suit que tout ce qu’il pense, il le pense en une fois et qu’il ne revient pas sur sa pensée. Car l’intellect qui pense derechef fut d’abord pensant en puissance. Il faut aussi que son intellect ne pense pas discursivement de sorte qu’il en arriverait à penser une chose, puis une autre comme c’est le cas pour nous qui subissons la loi du raisonnement. En effet, un tel dis cours se trouve dans l’intelligence en ce qu’elle va du connu à l’inconnu, ou que nous ne considérions pas d’abord en acte; toutes choses qui dans l’intellect divin ne peuvent se produire. |
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Caput 30 [70017] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 30 tit. Quod
Deus non intelligit per aliam speciem quam per essentiam suam
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Chapitre 30 — DIEU NE PENSE QUE PAR SON ESSENCE ET NON PAR IMAGE
INTELLECTUELLE
Il ressort de ce qu’on a dit que Dieu ne pense pas par un autre concept que son essence. En effet toute intelligence pense par concepts autres qu’elle-même; elle est à ces concepts comme la puissance à l’acte puisque le concept est ce qui la perfectionne la faisant penser en acte. Puis donc qu’en Dieu rien n’est en puissance, mais qu’il est acte pur, il faut bien qu’il ne pense pas par un autre concept que sa propre essence : d’où il suit que ce qu’il pense directement et principalement c’est lui-même. En effet l’essence d’une chose ne conduit pas proprement et directement en la connaissance de quelque chose sinon de cette même essence; ainsi définir l’homme c’est proprement connaître l’homme, définir le cheval c’est savoir ce qu’est un cheval. Si donc Dieu pense par son essence il faut que ce qu’il pense soit directement et principalement Dieu lui-même. Et comme lui-même est son essence il s’en suit que chez lui celui qui pense, et ce par quoi il pense et ce qui est pensé sont tout une et même chose. |
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Caput 31 [70019] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 31 tit. Quod Deus est suum intelligere
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Chapitre 31 — EST CE QU’IL PENSE ?
Il faut aussi que Dieu lui-même soit sa propre pensée. Penser est un acte second comme par ex. considérer (le premier acte en effet est l’intellect ou le savoir) tout intellect qui n’est pas sa pensée se compare à ce qu’il pense comme la puissance à l’acte. Car toujours dans le domaine des puissances et des actes ce qui est d’abord est en puissance du suivant et le dernier est achèvement, entendons d’une et même chose, bien que dans les choses diverses on ait l’inverse, car le moteur et l’agent sont à ce qui est mû ou agi comme l’agent à la puissance. Or en Dieu comme il est acte pur il n’y a rien qui puisse être comparé à autre chose comme la puissance à l’acte. Il faut donc que Dieu lui-même soit sa propre pensée. De même : l’intelligence est à la pensée comme l’essence à l’être; mais Dieu est la pensée par essence; or son essence est son être; donc son être est sa pensée, et ainsi parce qu’il est intelligent on ne trouve en lui aucune composition, puisqu’en lui l’intelligence, la pensée et le concept sont identiques. Et ceux-ci ne sont autres que son essence. |
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Caput 32 [70021] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 32 tit. Quod oportet Deum esse volentem [70022] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 32 Ulterius
autem manifestum est quod necesse est Deum esse volentem. Ipse enim se ipsum
intelligit, qui est bonum perfectum, ut ex dictis patet. Bonum autem intellectum
ex necessitate diligitur. Hoc autem fit per voluntatem. Necesse est igitur Deum volentem esse. Item. Ostensum est
supra, quod Deus est primum movens. Intellectus autem non utique movet nisi
mediante appetitu; appetitus autem sequens intellectum, est voluntas. Oportet
igitur Deum esse volentem. |
Chapitre 32 — DIEU EST VOLONTÉ
Il en résulte ultérieurement que Dieu est nécessairement volontaire. En effet il se pense lui-même qui est le bien parfait, comme il est clair par ce qu’on a dit (chapitres 20, 21, 30). Or le bien qui est pensé on l’aime nécessairement, ce qui se fait par la volonté; il est donc de nécessité que Dieu soit volontaire. De même : on a vu plus haut
(chapitre 3) que Dieu est premier moteur; or l’intelligence ne peut mouvoir
qu’au moyen d’un appétit; or l’appétit qui suit l’intelligence est la
volonté. Il faut donc que Dieu soit volontaire. |
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Caput 33 [70023] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 33 tit. Quod
ipsam Dei voluntatem oportet nihil aliud esse quam eius intellectum
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Chapitre 33 — CETTE VOLONTÉ EN DIEU NE DIFFÈRE PAS DE SON
INTELLIGENCE
Cette volonté en Dieu ne diffère pas de son intelligence. En effet, le bien saisi par l’intelligence étant l’objet de la volonté, meut la volonté et est son acte et sa perfection; or en Dieu le moteur et ce qui est mû, l’acte et la puissance, perfection et perfectible s’identifient comme on l’a montré (chapitre 4 et 9); il faut donc que la volonté divine soit le bien saisi par l’intelligence. Or intelligence divine et essence divine sont identiques; donc la volonté en Dieu est identique à l’intelligence divine et à son essence. De même : parmi toutes les perfections des choses, les principales sont l’intelligence et la volonté dont le signe est qu’on les trouve dans les natures plus nobles; or les perfections de toutes les choses sont une en Dieu et c’est son essence (chapitre 22 et 23). L’intelligence et la volonté en Dieu sont donc identiques à son essence. |
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Caput 34 [70025] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 34 tit. Quod voluntas Dei est ipsum eius velle
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Chapitre 34 — LA VOLONTÉ EN DIEU EST SON VOULOIR MÊME
D’où il apparaît aussi que la volonté divine est son vouloir même. On vient de voir (chapitre 33) que la volonté en Dieu s’identifie au bien voulu par lui; or cela suppose que son vouloir est identique à sa volonté puisque vouloir appartient à la volonté de par l’objet voulu; donc la volonté en Dieu est son vouloir. De même : la volonté de Dieu est identique à son intelligence et à son essence; or son intelligence est sa pensée et son essence, son être; il faut donc que la volonté soit son vouloir. Et ainsi il est clair que la volonté en Dieu ne répugne pas à sa simplicité. |
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Caput 35 [70027] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 35 tit. Quod omnia supradicta uno fidei articulo comprehenduntur
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Chapitre 35 — TOUT CE QUI A ÉTÉ DIT PLUS HAUT EST CONTENU DANS UN
SEUL
Article DE FOI
De tout ce qui a été dit auparavant nous pouvons conclure à l’unité de Dieu, à sa simplicité, à sa perfection et qu’il est infini, intelligent et volontaire. Et tout cela est compris dans un court article du Symbole de Foi, lorsque nous professons "Croire en un seul Dieu tout-puissant". En effet comme le mot vient du mot grec "theos", lequel a sa racine en "theasthai" qui veut dire "voir" ou "considérer", dans le nom même de Dieu il ressort qu’il est intelligent et par conséquent volontaire. En disant qu’il est "un", on exclut toute pluralité des dieux et toute composition; en effet n’est simplement un sinon celui qui est simple. En disant "Tout-puissant", on exprime son infinie vertu à laquelle rien n’échappe, en quoi est indu qu’il est et infini et parfait, car la vertu d’une chose est consécutive à la perfection de son essence. |
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Caput 36 [70029] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 36 tit. Quod
haec omnia a philosophis posita sunt
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Chapitre 36 — TOUT CE QUI PRÉCÈDE SE TROUVE DÉJÀ CHEZ LES
PHILOSOPHES
Ces choses qui dans ce qui précède ont trait à Dieu, les philosophes païens les ont dites de façon très subtile, bien que d’aucuns aient erré sur certains points. Et ceux qui ont dit la vérité ne purent y parvenir que par une longue et laborieuse recherche. Or il y a dans la religion chrétienne révélée par Dieu des vérités qu’ils n’ont pu connaître et que notre sens humain ne peut nous enseigner. Et c’est ceci : alors que Dieu est un et simple, comme on l’a vu, Dieu est cependant Dieu le Père, et Dieu le Fils, et Dieu le Saint Esprit et ces trois ne sont pas trois dieux, mais un seul Dieu. C’est ce que, dans la mesure de nos possibilités, nous allons tenter de considérer. |
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2° Le Verbe (chapitre 37 à 45) |
Caput 37 [70031] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 37 tit. Qualiter ponatur verbum in divinis
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Chapitre 37 — QU’ENTEND-ON PAR VERBE DANS LES CHOSES DIVINES ?
De ce qui a été dit plus haut on en tire que Dieu se pense et s’aime lui-même (chapitre 30, 32, 33). De même sa pensée et son vouloir ne sont autres que son être. Parce que Dieu se pense et que toute pensée est en celui qui pense, il s’en suit que Dieu doit être en lui-même comme la pensée dans le pensant. Selon que la pensée est en celui qui pense cette pensée est verbe de l’intelligence. Ce qu'en effet nous signifions par le verbe extérieur est ce que nous comprenons par l’intellect intérieurement. Les vocables sont, selon le Philosophe, les signes de nos pensées. Ils sont donc mettre en Dieu son propre Verbe. |
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Caput 38 [70033] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 38 tit. Quod
verbum in divinis conceptio dicitur
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Chapitre 38 — EN LE VERBE EST CONÇU
Ce qu est contenu dans l’intelligence comme verbe intérieur s’appelle selon l’usage commun une conception de l’intelligence. Car on dit conçu selon le corps ce qui est formé dans un animal par une force vitale sous l’action du mâle et la passion de la femelle, de sorte que la chose conçue appartient à la nature de l’un et de l’autre et comme conforme selon l’espèce. Or ce que comprend l’intellect est formé en lui : l’intelligible en guise d’agent et l’intellect en guise de patient. Et cela même que l’intellect comprend, existant dans l’intellect, est conforme tant à l’intelligible qui meut dont il est une similitude qu’à l’intellect patient selon qu’il possède l’être intelligible. Ainsi ce que l’intelligence comprend s’appelle à bon droit conception de l’intelligence. |
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Caput 39 [70035] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 39 tit. Quomodo
verbum comparatur ad patrem
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Chapitre 39 — COMMENT LE VERBE EST-IL COMPARÉ AU PÈRE ?
Mais ici il y a une distinction à faire. Car comme ce que conçoit l’intelligence est la ressemblance de la chose qui est saisie, représentation de son espèce, c’est un peu comme sa progéniture. Lors donc que l’intelligence saisit autre chose qu’elle-même, la chose qu’elle saisit est comme le père du verbe conçu en elle et l’intelligence fait plutôt fonction de mère puisque la conception y a lieu. Mais quand l’intelligence se saisit elle-même, le verbe qui est conçu est à celui qui saisit, comme la progéniture au père. Comme donc nous parlons du Verbe selon que Dieu se saisit lui-même il faut que le Verbe lui-même soit à Dieu, dont il est verbe, comme le fils est au père. |
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Caput 40 [70037] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 40 tit. Quomodo
intelligitur generatio in divinis
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Chapitre 40 — COMMENT FAUT-IL COMPRENDRE LA GÉNÉRATION EN DIEU ?
De là vient que dans la règle de la foi catholique, on nous apprend à confesser le Père et le Fils en Dieu lorsqu’on dit : Je crois en Dieu le Père et en son Fils. Et pour qu’en entendant les noms de Père et de Fils on ne soupçonne pas une génération charnelle, comme lorsque nous disons père et fils, Jean l’évangéliste, à qui ont été révélés les secrets célestes, au lieu de Fils a mis "Verbe" pour qu’on reconnaisse une génération intelligible. |
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Caput 41 [70039] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 41 tit. Quod verbum, quod est filius, idem esse habet cum Deo
patre, et eamdem essentiam
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Chapitre 41 — LE VERBE OU FILS A LE MÊME ÊTRE ET LA MÊME ESSENCE
QUE LE PÈRE
Il est à considérer que comme en nous l’être naturel est autre que la pensée, il faut que le verbe conçu en notre esprit, et qui est un être intelligible seulement, soit autre que notre esprit qui a une existence naturelle. Or en Dieu l’être et la pensée sont identiques. Le Verbe donc de. Dieu et qui est en Dieu dont il est le Verbe selon, l’être intelligible a le même être que Dieu dont il est le Verbe. Et par là il faut qu’il soit de même nature et essence avec lui et que tout ce qui est dit de Dieu lui convienne. |
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Caput 42 [70041] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 42 tit. Quod
Catholica fides haec docet
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Chapitre 42 — CATHOLIQUE ENSEIGNE CES CHOSES
De là vient que dans la règle de foi catholique nous confessons le Fils "consubstantiel au Père". Deux choses sont ainsi exclues. D’abord qu’on n’entende pas Père et Fils selon la génération de la chair qui serait comme une séparation de la substance d’un fils à partir d’un père, de sorte que le Fils ne serait pas consubstantiel au Père. Ensuite aussi pour que nous n’entendions pas le Père et le Fils selon une génération intelligible comme le verbe est conçu dans notre esprit, survenant quasi accidentellement à l’intelligence et n’étant pas de son essence. |
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Caput 43 [70043] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 43 tit. Quod
in divinis non est differentia verbi a patre secundum tempus, vel speciem,
vel naturam
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Chapitre 43 — EN IL
N’Y A PAS DE DIFFÉRENCE DU VERBE ET DU PÈRE SELON LE TEMPS, L’ESPÈCE OU LA
NATURE
Chez ceux qui sont identiques dans l’essence aucune différence n’est possible selon l’espèce, le temps ou la nature. Parce que le Verbe est consubstantiel, il s’en suit nécessairement qu’il n’y a pas de différence avec le Père selon ces trois choses. Et vraiment selon le temps, car ce Verbe est en Dieu du fait que Dieu se pense lui-même, se concevant à lui-même un verbe intelligible. Or s’il fut un temps où le Verbe de Dieu n’était pas, Dieu aurait cessé de penser. Or Dieu s’est pensé depuis toujours puisque sa pensée est son essence; toujours donc fut aussi son Verbe : et c’est pourquoi dans la règle de foi catholique nous disons : "Né du Père avant tous les siècles." Selon l’espèce, il est impossible que le Verbe diffère comme moindre que le Père puisque Dieu ne se pense pas moins qu’il n’est. Or le Verbe est d’une espèce parfaite parce que ce dont il est Verbe cela est parfaitement pensé. Il faut donc que le Verbe de Dieu soit absolument parfait selon l’espèce divine. On trouve des choses qui procèdent des autres et qui n’ont pas la parfaite espèce de ce dont elles procèdent. D’une part comme dans les générations équivoques : le soleil en effet n’engendre pas le soleil, mais un animal[14]. Donc pour exclure une telle imperfection dans la génération divine nous professons : "Dieu, né de Dieu." D’autre part ce qui procède de quelque chose en diffère par défaut de pureté; comme à partir de ce qui est simple et pur, car ce qui est appliqué à une matière extérieure, est quelque chose de déficient par rapport à son modèle : comme la maison qui est dans l’esprit de l’architecte et qui devient une maison dans la matière; ou la lumière reçue dans un corps limité qui se change en couleur; ou le rayon rencontrant un obstacle devient ombre. Pour exclure cela de la génération en Dieu on ajoute : "Lumière née de la lumière." Enfin ce qui procède d’un autre n’en a pas l’espèce, par manque de vérité, parce qu’il n’en reçoit pas la nature mais seulement sa ressemblance comme l’image dans le miroir, ou une peinture, ou une sculpture, ou la ressemblance d’une chose dans l’intelligence ou les sens. En effet l’image d’un homme n’est pas un vrai homme mais une ressemblance; et la pierre n’est pas dans mon âme, comme dit Aristote, mais son image. Pour exclure ces choses de la génération divine, on ajoute : "Dieu né du vrai Dieu." Aussi selon la nature, le Verbe ne peut différer de Dieu puisqu’il est naturel à Dieu de se penser. En effet toute intelligence possède certaines choses qu’elle pense naturellement, comme notre intelligence des premiers principes. Dieu donc à plus forte raison dont la pensée est son être se pense-t-il naturellement. Son Verbe donc vient de lui naturellement, non pas comme ces choses qui procèdent non d’une origine naturelle, comme le sont chez nous les choses artificielles, que nous faisons; mais celles qui pro cèdent de nous naturellement sont dites engendrées, comme le fils. Afin donc qu’on ne comprenne pas que le Verbe de Dieu ne procèderait pas naturellement de Dieu, mais selon quelque pouvoir de sa volonté, on ajoute : "Engendré non pas créé." |
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Caput 44 [70045] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 44 tit. Conclusio
ex praemissis
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Chapitre 44 —
CONCLUSION DES PRÉMISSES
Puis donc qu’il est clair de ce qui précède (chapitre 41 et 43) que toutes les conditions de la susdite génération divine font conclure à la consubstantialité du Fils avec le Père, on ajoute donc en résumé de tout cela : "Consubstantiel au Père." |
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Caput 45 [70047] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 45 tit. Quod
Deus est in se ipso sicut amatum in amante
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Chapitre 45 — DIEU EST EN LUI-MÊME COMME L’AIMÉ DANS L’AMANT
De même que la pensée est en celui qui pense en tant qu’elle est pensée, ainsi celui qui est aimé doit être dans celui qui l’aime en tant qu’il est aimé. En effet celui qui aime est en quelque sorte mû par celui qui est aimé comme par un mouvement intérieur. D’où comme ce qui meut est en contact avec ce qui est mû, il est nécessaire que celui qui est aimé soit intérieur à celui qui aime. Or de même que Dieu se pense ainsi faut-il qu’Il s’aime lui- même. En effet le bien pensé est en lui-même aimable. Dieu est donc en lui-même comme l’aimé dans l’amant. |
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3° L’Esprit Saint (chapitre 46 à 49) |
Caput 46 [70049] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 46 tit. Quod
amor in Deo dicitur spiritus
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Chapitre 46 — L’AMOUR EN DIEU S’APPELLE ESPRIT
Comme ce qui est pensé est dans celui qui pense et celui qui est aimé dans celui qui aime, diverse étant leur façon d’être dans l’autre, il faut considérer de part et d’autre ce qu’il en est. Car comme penser se fait par assimilation du penseur à la chose pensée, celle-ci doit nécessairement être dans le penseur selon qu’il y a en lui une ressemblance. Mais l’amour est produit selon un mouvement de l’amant à partir de l’aimé. Celui-ci en effet tire après lui l’amant. Il n’y a donc pas dans l’amour une similitude de l’aimé, comme dans la pensée est reproduite la ressemblance[15] de la chose pensée; mais il y a une attraction de celui qui aime vers l’aimé. La transmission de la ressemblance principale se fait par génération univoque selon laquelle chez les vivants celui qui engendre est père et l’engendré fils. Chez eux aussi le mouvement premier se produit selon leur espèce. De même donc que dans les choses divines la manière par laquelle Dieu est en Dieu comme la pensée dans le pensant s’exprime en notre langage en disant Fils qui est le Verbe de Dieu, ainsi la manière par laquelle Dieu est en Dieu comme l’aimé dans l’amant nous l’exprimons posant là l’Esprit qui est l’amour de Dieu; et voilà pourquoi selon la règle de la foi catholique devons-nous croire dans l’Esprit. |
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Caput 47 [70051] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 47 tit. Quod spiritus, qui est in Deo, est sanctus
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Chapitre 47 — L’ESPRIT QUI EST EN EST SAINT
Il faut considérer que puisque
le bien qu’on aime a rai son de fin et que de la fin le mouvement volontaire
est rendu bon ou mauvais, il est nécessaire que l’amour du bien suprême qui
est Dieu obtienne une bonté éminente, qu’on exprime du nom de sainteté, soit
que par saint on entende pur, en grec, parce qu’en Dieu est la bonté toute
pure, préservée de toute déficience; soit qu’on entende ‘ferme' en latin
parce qu’en Dieu est la bonté immuable c’est pour cela que tout ce qui a
rapport à Dieu est dit saint, comme le temple et les vases du temple et tout
ce qui est affecté au culte divin. L’esprit par lequel l’amour en nous
s’insinue et par lequel Dieu s’aime lui-même est à juste titre appelé Esprit
Saint. D’où la régie de la foi catholique appelle saint cet esprit en
disant : "Je crois au Saint-Esprit." |
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Caput 48 [70053] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 48 tit. Quod
amor in divinis non importat accidens
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Chapitre 48 — L’AMOUR EN
N’INTRODUIT AUCUN ACCIDENT
De même que la pensée en Dieu est son être ainsi aussi est son amour. Dieu donc ne s’aime pas lui-même selon quelque chose survenant à son essence, mais selon son essence. Donc comme il s’aime lui-même selon ce qu’il est en lui-même, comme l’aimé dans l’amant, il n’est pas Dieu aimé en Dieu qui s’aime par manière d’accident, comme les choses aimées sont en nous qui les aimons de façon accidentelle, mais Dieu est en lui-même comme l’aimé dans l’amant substantiellement. Donc l’Esprit Saint lui-même par qui nous est insinué l’amour divin n’est pas quelque chose d’accidentel en Dieu, mais il est réellement subsistant dans l’essence divine, comme le sont le Père et le Fils. Et donc dans la règle de foi catholique on montre qu’il doit être adoré et glorifié.., en même temps que le Père et le Fils. |
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Caput 49 [70055] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 49 tit. Quod
spiritus sanctus a patre filioque procedit
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Chapitre 49 — L’ESPRIT SAINT PROCÈDE DU PÈRE ET DU FILS
Il faut aussi considérer que la pensée procède du pouvoir de l’entendement selon quoi, lorsqu’il pense, ce qu’il pense est en lui. Ce qui donc procède du pouvoir de l’entendement et lui est immanent nous l’avons appelé verbe (chapitre 37). De même aussi ce qui est aimé est dans l’amant qui l’aime en acte. Or que quelque chose soit aimé en acte cela procède du pouvoir d’aimer de l’amant et du bien aimable pensé en acte. Donc le fait que l’aimé est dans l’amant procède de deux choses c’est-à-dire du principe qui aime (l’amant) et de l’intelligible appréhendé qui est le verbe conçu de la chose aimable. Comme donc en Dieu qui se pense lui-même et qui s’aime, le Verbe est Fils, et que celui dont est le Verbe, est Père du Verbe, comme on l’a vu (chapitre 39), il est nécessaire que l’Esprit Saint, qui appartient à l’amour selon que Dieu est en lui-même comme l’aimé dans l’amant, procède du Père et du Fils; d’où on dit dans le Symbole : "procède du Père et du Fils." |
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4° Les relations divines (chapitre 50 à 67) |
Caput 50 [70057] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 50 tit. Quod in divinis Trinitas personarum non repugnat unitati
essentiae
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Chapitre 50 — LA TRINITÉ EN NE RÉPUGNE PAS À SON UNITÉ
De tout ce qui a été dit (chapitres 37 à 49) nous devons conclure à une trinité dans la divinité qui cependant ne répugne pas à l’unité ni à la simplicité de l’essence. En effet on doit admettre un Dieu comme existant en sa nature et qui se connaît et qui s’aime lui-même. Cependant cela se passe en Dieu autrement qu’en nous. Car en effet dans sa nature l’homme est une substance mais sa pensée et son amour ne sont pas de sa substance; considéré dans sa nature il est une chose subsistante, mais selon ce qui est en son intellect il n’est pas chose subsistante, et semblablement selon ce qui est en lui comme l’aimé dans l’amant. Ainsi donc en l’homme on peut considérer trois choses : l’homme existant en sa nature, l’homme existant en son intelligence, et l’homme existant dans l’amour : et cependant ces trois choses ne sont pas une, parce que sa pensée n’est pas son être et ainsi de l’amour et de ces trois une seule est subsistante, l’homme existant en sa nature. Or en Dieu sont identiques son être, la pensée et l’amour. Dieu donc existant en son être naturel, et Dieu existant dans sa pensée, et Dieu existant dans son amour sont un, cependant chacune de ces choses est subsistante. Et parce que les choses subsistant dans une nature intellectuelle ont été appelées selon les Latins des PERSONNES et selon les Grecs des HYPOSTASES, voilà pour quoi en Dieu les Latins disent trois personnes et les Grecs trois hypostases, c’est-à-dire le Père, le Fils et l’Esprit Saint. |
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Caput 51 [70059] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 51 tit. Quomodo
videtur esse repugnantia Trinitatis personarum in divinis
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Chapitre 51 — IL SEMBLE QU’IL Y AIT RÉPUGNANCE À UNE TRINITÉ DES
PERSONNES EN DIEU
Il semble qu’après ce qui a été dit (chapitres 37 à 50) certaines difficultés surgissent. Si en effet un nombre ternaire est introduit en Dieu, ce nombre comme tout nombre vient d’une division. Il faudra donc introduire en Dieu une différence qui distingue les trois personnes entre elles et donc en Dieu il n’y aura pas leur suprême simplicité. Car si les trois conviennent en quelque chose et diffèrent par ailleurs, nécessairement il y a composition, ce qui contredit ce qu’on a vu plus haut (chapitre 9). D’autre part, s’il est nécessaire qu’il n’y ait qu’un seul Dieu, comme on l’a montré plus haut (chapitres 13 à 15) et qu’aucune chose unique ne puisse se produire ou procéder d’elle-même, il paraît impossible que Dieu soit engendré ou procédant. C’est donc à tort que l’on introduit en Dieu le nom de Père, et celui de Fils, et celui d’Esprit qui procède. |
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Caput 52 [70061] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 52 tit. Solutio rationis: et quod in divinis non est distinctio
nisi secundum relationes
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Chapitre 52 — RÉPONSE A L’OBJECTION — IL N’Y A DE DISTINCTIONS EN
QUE LES RELATIONS
Pour résoudre ce doute il faut poser en principe que selon la diversité des natures il y a en diverses choses un mode différent de naître d’un autre ou d’en procéder. En effet dans les choses qui n’ont pas la vie parce qu’elles ne se meuvent pas d’elles-mêmes mais seulement peuvent l’être extérieurement, l’une naît de l’autre comme altérée et changée extérieurement ainsi le feu produit le feu et l’air produit l’air. Dans les êtres vivants, dont le propre est de se mouvoir eux-mêmes, quelque chose est engendré chez celui qui engendre comme le foetus chez l’animal et le fruit dans la plante. Or il faut considérer un mode différent de procession selon leurs différents pouvoirs et processions. Chez eux en effet il y a des pouvoirs dont les opérations ne s’étendent qu’aux corps en tant qu’ils sont maté riels, comme cela est clair dans l’âme végétative : pouvoirs nutritifs, de croissance et de génération; et selon ce genre de pouvoirs de l’âme, ne peut provenir que du corporel distinct corporellement, et cependant d’une certaine façon conjoint à ce dont il procède dans les vivants. Il y a des forces qui, bien que leurs opérations ne dépassent pas le corps, s’étendent cependant aux espèces des corps et qui les reçoivent sans la matière, comme c’est le cas dans l’âme sensitive. En effet le sens perçoit les impressions (des choses) sans leur matérialité, comme le dit Aristote. Si l’opération est immatérielle, elle ne se fait pas cependant sans un organe corporel. Si donc on trouve quelque procession dans les forces de telle âme, ce qui en procède ne sera pas quelque chose de corporel ou corporellement distinct, ou uni à ce dont il procède, mais d’une certaine façon, incorporel et immatériel bien que non tout à fait privé de l’aide d’un organe corporel. Ainsi en effet proviennent chez les animaux les formes imaginaires des choses, elles sont sans doute dans l’imagination non comme un corps dans le corps, mais d’une certaine manière spirituelle. D’où chez saint Augustin[16] la vision imaginaire est-elle appelée spirituelle. Si selon l’opération de l’imagination quelque chose en procède non selon un mode corporel, combien à plus forte raison cela arrivera-t-il pour l’opération de la partie intellectuelle qui aussi n’a pas besoin d’un organe corporel, mais son opération est tout à fait immatérielle. En effet le verbe procède selon l’opération de l’intellect comme existant dans l’intellect de celui qui le dit, non contenu localement ni séparé corporellement mais existant en lui selon un ordre d’origine; et on peut en dire autant de la procession qui se fait selon l’opération de la volonté en tant que la chose aimée est en celui qui aime, comme on l’a vu plus haut (chapitre 45). Bien que les forces intellectuelles et sensitives selon leur propre nature soient plus nobles que les végétatives cependant chez les hommes et les animaux par procession de leurs parties imaginative ou sensitive rien de subsistant ne procède en leur nature spécifique; mais cela se fait seulement par procession selon l’opération de l’âme végétative; et cela parce que dans tous les composés de matière et de forme la multiplication des individus dans la même espèce se fait par division de la matière. D’où chez les hommes et les animaux, comme ils sont composés de matière et de forme les individus sont multipliés selon la même espèce par division de la matière; et ceci a lieu pour l’opération de l’âme végétative mais non pour les autres opérations de l’âme Parmi les choses qui ne sont pas composées de matière et de forme on ne trouve pas de distinction sinon formelle seulement. Mais si la forme dont on considère la distinction est la substance de la chose en procède selon le mode corporel, combien à plus forte raison cela arrivera-t-il pour l’opération de la partie intellectuelle qui aussi n’a pas besoin d’un organe corporel, mais son opération est tout-à-fait immatérielle. En effet le verbe procède selon l’opération de l’intellect comme existant dans l’intellect de celui qui le dit, non contenu localement ni séparé corporellement mais existant en lui selon l’ordre d’origine ; et on peut en dire autant de la procession qui se fait selon l’opération de la volonté en tant que la chose aimée est en celui qui aime, comme on l’a vu plus haut (ch. 45). Bien que les forces intellectuelles et sensitives selon leur propre nature soient plus nobles que les végétatives cependant chez les hommes et les animaux par procession de leurs parties imaginatives et sensitives rien de subsistant ne procède en leur nature spécifique ; mais cela se fait seulement par procession selon l’opération de l’âme végétative ; et parce que dans tous les composés de matière et de forme, la multiplication des individus se fait par division de la matière. D’où chez les hommes et chez les animaux, comme ils sont composés de matière et de forme, les individus sont multipliés dans la même espèce par division de la matière ; et ceci a lieu pour l’opération de l’âme végétative mais non pour les autres opérations de l’âme[17]. Parmi les choses qui ne sont pas composées de matière et de forme, on ne trouve pas de distinction sinon formelle seulement. Mais si la forme dont on considère la distinction est la substance de la chose, il faut que cette distinction soit celle de choses subsistantes; mais non pas si cette forme n’est pas substance (sujet) de la chose[18]. Il est donc commun à tout intellect, comme il ressort de ce qu’on vient de dire, que ce qu’il conçoit procède en quelque sorte de celui qui pense en tant qu’il pense et il en est en quelque sorte distinct par sa procession... comme la conception de l’intellect qui est image intellectuelle, se distingue de l’intellect qui pense. Et semblablement il faut que l’affection de l’amant par laquelle l’aimé est dans l’amant procède de la volonté de l’amant en tant que tel. Mais ceci est propre à l’intelligence divine, sa pensée étant son être même, que la conception de l’intellect qui est image intellectuelle soit sa substance et semblablement en est-il de l’affection en le même Dieu qui aime. Il reste donc que l’image intellectuelle divine et qui est son Verbe, ne se distingue pas de celui qui la produit en ce qu’elle est l’être selon la substance, mais seulement (s’en distingue) selon la manière de procéder l’un de l’autre; et semblablement en est-il de l’affection amoureuse en Dieu qui aime et qui appartient à l’Esprit Saint. Ainsi donc est-il clair que
rien n’empêche que le Verbe de Dieu, qui est le Fils, soit un avec le Père
selon la substance et cependant soit distinct selon la relation de
procession, comme on l’a dit (chapitres 41 à 44 et 49). D’où aussi est-il
manifeste qu’une même chose ne naît ni ne procède d’elle-même; car le Fils
selon qu’il procède du Père en est distinct et il en est de même pour
l’Esprit Saint comparé au Père et au Fils. |
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Caput 53 [70063] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 53 tit. Quod relationes quibus pater et filius et spiritus sanctus
distinguuntur, sunt reales, et non rationis tantum
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Chapitre 53 — LES RELATIONS PAR LESQUELLES SE DISTINGUENT LE PÉRE
ET LE FILS ET L’ESPRIT SAINT SONT RÉLLES ET PAS SEULEMENT DE RAISON
En effet ces relations-là sont de raison seulement qui ne résultent pas de quelque chose de naturel, mais de quelque chose qui est seulement dans une appréhension de l’esprit, comme la droite et la gauche d’une pierre ne sont pas des relations réelles, mais seulement de raison, parce quelles ne résultent pas de quelque faculté réelle existant dans la pierre mais seulement selon le point de vue de celui qui saisit la pierre comme étant à gauche, parce qu’elle est à gauche de quelqu’animal; mais la gauche et la droite dans l’animal sont des relations réelles qui résultent de certaines réalités qui se trouvent être des parties déterminées d’un animal. Comme les relations susdites qui distinguent le Père et le Fils et l’Esprit Saint existent réellement en Dieu, de telles relations doivent être réelles et non pas seulement de raison. |
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Caput 54 [70065] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 54 tit. Quod
huiusmodi relationes non sunt accidentaliter inhaerentes
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Chapitre 54 — CES RELATIONS NE SONT PAS DES ACCIDENTS
Il n’est pas possible qu’elles soient des accidents dont elles, les personnes divines, sont affectées soit parce que les relations qui en sont l’origine sont la substance même de Dieu soit parce que comme on l’a montré (chapitre 23) en Dieu il ne peut y avoir d’accident. Si donc ces relations sont en Dieu réellement, elles ne peuvent être accidentellement inhérentes, mais subsistantes. On a vu plus haut comment ce qui est accident dans les autres choses peut être en Dieu substantiellement (chapitres 22 et 23). |
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Caput 55 [70067] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 55 tit. Quod
per praedictas relationes in Deo personalis distinctio constituitur
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Chapitre 55 — CES RELATIONS PRODUISENT EN UNE DISTINCTION
PERSONNELLE
Or comme en choses divines il y a distinction par relations non accidentelles mais subsistantes et qu’en toute nature intellectuelle ce qui est subsistant constitue la distinction de personne il faut nécessairement qu’en Dieu en vertu des dites relations soit constituée une distinction personnelle. Donc le Père et le Fils et l’Esprit Saint sont trois personnes, et également trois hypostases[19] car l’hypostase signifie quelque chose de complet et de subsistant. |
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Caput 56 [70069] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 56 tit. Quod impossibile est plures personas esse in divinis quam
tres
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Chapitre 56 — IL N’Y A QUE TROIS PERSONNES EN DIEU
Qu’il y ait plus de trois personnes en Dieu c’est impossible, comme il n’est pas possible que soient multipliées les personnes par divisions de la substance divine; mais seulement par relation de procession, ni de n’importe quelle procession mais telle qu’elle ne se termine pas à quelque chose d’extérieur. Car dans ce cas, ce quelque chose n’aurait pas la nature divine et donc ne pourrait pas être une personne ou hypostase divine. Or une pro- cession en Dieu si elle ne se termine pas à l’extérieur, ne peut être qu’une opération intellectuelle, telle la procession du verbe, ou une opération de la volonté telle celle de l’amour, comme on l’a dit (chapitre 52). Il n’est donc pas possible qu’une personne divine procède sinon comme verbe que nous appelons Fils, ou comme amour que nous appelons Esprit Saint. De plus, étant donné que Dieu d’un seul regard de son intelligence embrasse tout et que d’un seul acte de sa volonté il aime tout ce qui est, il ne peut y avoir en Dieu plusieurs verbes ni plusieurs amours. Si donc le Fils pro cède en tant que verbe et l’Esprit Saint en tant qu’amour il ne peut y avoir en Dieu plusieurs Fils ni plusieurs Esprits Saints. De même. Parfait est ce hors duquel rien n’est. Ce qui donc en dchors de soi suppose un autre de son genre n’est pas simplement parfait. A cause de cela les choses qui sont parfaites de leur nature ne se multiplient pas, tels Dieu, le soleil et la lune, etc. Il faut donc que le Fils et l’Esprit Saint soient parfaits simplement puisque l’un et l’autre sont Dieu, comme on l’a montré (chapitres 41 et 48). Il est donc impossible qu’il y ait plusieurs Fils ou plusieurs Esprits Saints. En outre, ce par quoi quelque chose qui subsiste est ce quelque chose, et distinct des autres ne peut être multiplié numériquement, car l’individuel ne peut être attribué à plusieurs. Mais par sa filiation le Fils est cette personne divine en soi subsistante et distincte des autres, comme par des principes individuants Socrate est cette personne humaine. De même que les principes individuants qui, font que Socrate est cet homme ne peuvent convenir qu’à lui seul, ainsi aussi dans les choses divines la filiation ne peut convenir qu’à un seul; et on peut en dire autant de la relation du Père et de l’Esprit Saint. Il n’y a donc pas en Dieu plusieurs pères, ni plusieurs fils, ni plusieurs esprits saints. Enfin : les choses qui sont une selon la forme ne se multiplient numériquement que par la matière, comme la couleur appliquée à plusieurs objets; donc tout ce qui est un par l’espèce et la forme en Dieu ne peut être multiplié numériquement : telles la paternité, la filiation et la pro cession de l’Esprit Saint. Il est donc impossible qu’en Dieu il y ait plusieurs pères, ou fils, ou esprits saints. |
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Caput 57 [70071] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 57 tit. De proprietatibus seu notionibus in divinis, et quot sunt
numero in patre
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Chapitre 57 — DES PROPRIÉTÉS OU NOTIONS EN ET COMBIEN SONT-ELLES
DANS LE PÈRE ?
Après avoir fixé le nombre des personnes en Dieu, il faut savoir par quelles propriétés elles diffèrent entre elles et leur nombre. Il y en a trois qui conviennent au Père : une par laquelle il se distingue du Fils seul et c’est la paternité; une seconde qui le distingue des deux autres soit le Fils et l’Esprit Saint et c’est l’innascibilité parce le Père n’est pas un Dieu procédant d’un autre, or le Fils et l’Esprit Saint procèdent du Père; une troisième (propriété) par laquelle le Père lui-même avec le Fils est distinct de l’Esprit Saint : et c’est la spiration commune. Il n’y a pas de propriété par laquelle le Père est distinct du Saint Esprit seul, parce que le Père et le Fils sont un seul principe de l’Esprit Saint comme on l’a montré (chapitre 49). |
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Caput 58 [70073] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 58 tit. De proprietatibus filii et spiritus sancti, quae et quot
sunt
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Chapitre 58 — DES PROPRIÉTÉS DU FILS ET DE L’ESPRIT SAINT —
QUELLES SONT-ELLES ET COMBIEN ?
Deux (propriétés) conviennent nécessairement au Fils : celle où il se distingue du Père et c’est la filiation et celle où avec le Père il se distingue de l’Esprit Saint et c’est la spiration commune. Mais il ne faut pas lui assigner de propriété qui le distingue de l’Esprit Saint, parce que comme on vient de le voir (chapitre 57) le Fils et le Père sont un unique principe de l’Esprit Saint. De même aussi ne faut-il pas assigner une propriété par laquelle l’Esprit Saint et le Fils sont ensemble distincts du Père. Le Père en effet est distinct de ceux-ci par une propriété, c’est-à-dire l’innascibilité en tant qu’il n’est pas procédant. Mais comme le Fils et l’Esprit Saint ne procèdent pas d’une seule procession, mais de plusieurs, ils se distinguent du Père par deux propriétés. Le Saint-Esprit n’a qu’une propriété par laquelle il est distinct du Père et du Fils et on l’appelle procession. Qu’il ne puisse y avoir de propriété par laquelle l’Esprit Saint est distinct du seul Père ou du seul Fils cela est clair par ce qu’on a dit (chapitres 57 et 58). Elles sont donc cinq qui sont attribuées : c’est à dire l’innascibilité, la paternité, la filiation, la spiration et la procession. |
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Caput 59 [70075] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 59 tit. Quare
illae proprietates dicantur notiones
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Chapitre 59 — POURQUOI CES PROPRIÉTÉS SONT-ELLES DITES NOTIONS ?
On peut parler de cinq notions parce qu’elles nous permettent de distinguer en Dieu des personnes. Cependant des cinq ne peuvent pas être dites propriétés dans le sens que “propre” voudrait dire ce qui convient à un seul; car une commune spiration convient au Père et au Fils. Mais selon la manière que quelque chose est dit propre à quelques-uns par rapport à un autre comme bipède à l’homme et à l’oiseau par rapport aux quadrupèdes, ainsi rien n’empêche de dire aussi comme propriété leur commune spiration. Mais comme ce sont les relations seules qui distinguent les personnes divines et que les notions, elles, nous font connaître comment sont ces relations, il est nécessaire que les notions soient quelque peu des relations; mais celles-là seules sont des relations vraies qui se rapportent aux personnes divines l’une envers l’autre et il y en a quatre. La cinquième notion est une négation de relation soit l’innascibilité; car les négations peuvent se ramener au genre des affirmations et les privations au genre des habitus comme ne pas être homme se rapporte au genre homme et n’être pas blanc au genre blancheur. On doit savoir cependant que parmi les relations qui font se rapporter les personnes divines entre elles, certaines ont un nom, telles : paternité et filiation, qui proprement signifient des relations; d’autres n’ont pas de noms : celles -par lesquelles le Père et le Fils se rapportent à l’Esprit Saint et celui-ci à eux; mais au lieu de relations nous nous servons de noms d’origine. Il est évident en effet que la spiration et la procession signifient une origine, mais ne disent rien des relations qui résultent de l’origine. On peut s’en rendre compte aux relations de père et de fils. La génération exprime une origine active dont on tire la relation de paternité; la naissance exprime au con traire, le côté passif de l’origine chez le fils, d’où la relation de filiation. Semblablement la commune spiration est en conséquence une relation, comme aussi la procession. Mais parce que ces relations
n’ont pas de nom approprié nous employons à leur place le nom de leurs
activités[20]. |
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Caput 60 [70077] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 60 tit. Quod
licet relationes in divinis subsistentes sint quatuor, tamen non sunt nisi
tres personae
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Chapitre 60 — BIEN QUE LES RELATIONS SUBSISTANTES EN SOIENT AU
NOMBRE DE QUATRE, IL N’Y A CEPENDANT QUE TROIS PERSONNES
Bien que les relations subsistantes en Dieu soient les personnes divines elles-mêmes, comme on l’a vu (chapitre 55) cependant il n’y a pas quatre ou cinq personnes selon le nombre des relations. Le nombre en effet suppose une distinction. De même en effet que l’unité est indivise et indivisible, ainsi la pluralité est divisible et divisée. Pour la pluralité des personnes il est requis que les relations tirent leur distinction sous forme d’opposition; car il n’y a de distinction formelle que par opposition. Or si nous examinons les dites relations, la paternité et la filiation ont entre elles une opposition de relation, d’où elles ne sont pas compatibles dans un seul sujet; à cause de cela il faut que la paternité et la filiation soient deux personnes subistantes. L’innascibilité s’oppose à la filiation, mais non à la paternité et donc la paternité et l’innascibilité peuvent convenir à une et même personne. De même la commune spiration ne s’oppose ni à la paternité, ni à la filiation, ni aussi à l’innasCibilité. D’où rien n’empêche que la commune spi- ration, se trouve tant chez le Père que chez le Fils. Or la procession comporte une opposition relative à la commune spiration. D’où comme la commune spiration con vient au Père et au Fils, il faut que cette procession soit une personne autre que le Père et le Fils. D’où il est clair que Dieu n’est pas dit “cinq” suite au nombre cinq des notions mais trine de par la trinité des personnes. Car les cinq notions ne sont pas cinq choses subsistantes, mais les trois personnes sont trois choses subsistantes. Si même à une seule personne conviennent plusieurs notions ou propriétés une seule cependant constitue la personne. La personne en effet n’est pas ainsi, constituée de propriétés multiples mais de ce que la propriété même de relation subsistante est une personne. Si l’on figurait plusieurs propriétés comme subsistantes séparément, il y aurait alors plusieurs personnes et non une seule. Il faut donc comprendre que de plusieurs propriétés ou notions qui conviennent à une personne, c’est celle qui procède selon l’ordre de nature qui constitue la personne, les autres sont inhérentes à la personne déjà constituée. Or il est manifeste que I’innascibilité ne peut pas être la première notion de Père et puisse constituer une personne; car d’abord rien n’est constitué par négation, ensuite l’affirmation prime la négation naturellement. La commune spiration selon l’ordre naturel présuppose la paternité et la filiation, comme la procession d’amour la procession du verbe. D’où la commune spiration ne peut être la première notion du Père ni du Fils. Il reste donc que la première notion du Père est la paternité, celle du Fils la filiation, quant au Saint-Esprit sa seule notion est la procession. Il y a donc en tout trois notions constituant les personnes. Et ces notions sont nécessairement des propriétés. Ce qui en effet constitue la personne doit convenir à cette seule personne. Car les principes d’individuation ne peuvent s’appliquer à plusieurs. Ces trois notions sont donc dites propriétés personnelles, constituant trois personnes, comme nous l’avons dit. Les autres propriétés, ou notions des personnes ne sont pas personnelles ne constituant pas de personne. |
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Caput 61 [70079] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 61 tit. Quod remotis per intellectum proprietatibus personalibus,
non remanent hypostases
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Chapitre 61 — SI PAR LA PENSÉE ON ÉCARTE LES PROPRIÉTÉS
PERSONNELLES IL N’Y A PLUS D’HYPOSTASES
Il ressort de cela que si par la pensée on écarte les propriétés personnelles il n’y a plus d’hypostases. En effet dans l’abstraction qui se fait dans l’intelligence, la forme étant écartée, le sujet de la forme demeure, de même que en écartant la blancheur, la surface demeure; cette dernière écartée reste la substance, dont si l’on retire la forme reste la matière première; mais si l’on supprime le sujet plus rien ne reste. Or les propriétés personnelles sont les personnes elles-mêmes subsistantes et elles ne constituent pas des personnes comme quelque Chose s’ajoutant à des sujets préexistants. Car dans les personnes divines ce qui est absolu ne peut être distinct mais seulement ce qui est relatif. Il reste donc que si l’on retire par l’intelligence les propriétés personnelles, il n’y a plus d’hypostases distinctes; quant aux autres notions non personnelles, même retirées, les hypostases restent distinctes. |
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Caput 62 [70081] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 62 tit. Quomodo,
remotis per intellectum proprietatibus personalibus, remaneat essentia divina
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Chapitre 62 — ÉCARTANT EN ESPRIT LES PROPRIÉTÉS PERSONNELLES
L’ESSENCE DIVINE DEMEURE
Si quelqu’un s’enquerrait, une fois écartées par la pensée les propriétés personnelles, si l’essence divine demeurerait, il faut distinguer. Car l’intelligence peut abstraire de deux manières[21]. On peut abstraire la forme de la matière et l’on va ainsi de ce qui est plus formel à ce qui est plus matériel; car ce qui est d’abord sujet, reste en dernier lieu; mais la forme ultime est d’abord enlevée. L’abstraction ensuite peut se faire de l’universel à partir du particulier, ce qui est en quelque sorte l’ordre contraire. Car d’abord sont écartées les conditions matérielles individuantes pour obtenir ce qui est commun. Bien qu’en Dieu il n’y ait ni matière ni forme, ni l’universel ni le particulier, il y a cependant ce qui est commun et ce qui est propre, et le sujet d’une commune nature (chapitre 10). En effet les personnes sont à l’essence, selon notre mode de penser, comme les individus à la nature commune. Et donc selon la première abstraction qui écarte les propriétés personnelles, et qui sont les personnes subsistantes, il n’y a plus de nature commune; mais bien dans le second cas[22]. |
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Caput 63 [70083] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 63 tit. De
ordine actuum personalium ad proprietates personales
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Chapitre 63 — DU RAPPORT DES ACTES PERSONNELS AUX PROPRIÉTÉS
PERSONNELLES
De ce qui a été dit on voit clairement
quel rapport existe, selon l’intelligence, entre les actes personnels et les
propriétés personnelles. En effet les propriétés personnel les sont des
personnes subsistantes : or une personne subsistante quelque soit sa nature
agit en communiquant sa nature en vertu même de sa nature, car la forme
spécifique est le principe de la génération du semblable selon l’espèce.
Comme donc les actes personnels appartiennent à la communication de la nature
divine, il faut que la personne subsistante communique une nature commune en
vertu de la nature même. On peut en tirer une double conclusion : dont une est : que le pouvoir générateur du Père est la nature divine elle-même. Car tout pouvoir d’agir est le principe de ce qui est fait. La seconde conclusion est que l’acte personnel, c’est-à-dire, la génération, d’après notre mode de penser, présuppose et la nature divine et la propriété personnelle du Père et qui est son hypostase même, quoique une telle propriété en tant que relation vienne après l’acte. D’où en considérant dans le Père la personne subsistante on peut dire qu’il est Père parce qu’il engendre. Mais si on considère la relation il faudra dire au contraire que parce qu’il engendre il est Père[23]. |
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Caput 64 [70085] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 64 tit. Quomodo
oportet recipere generationem respectu patris, et respectu filii
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Chapitre 64 — CE QUE SIGNIFIE LA GÉNÉRATION POUR LE PÉRE ET POUR
LE FILS
Il faut entendre d’une autre façon la génération active à partir de la paternité et d’une autre façon la génération passive, soit la naissance en relation avec la filiation. La génération active présuppose naturellement existante la personne qui engendre; mais la génération passive ou la naissance précède naturellement la personne engendrée parce que celle-ci a l’être de par sa naissance. Ainsi donc, d’après notre mode de penser, la génération active, pré suppose la paternité, selon qu’elle est constitutive de la personne du Père tandis que la naissance ne présuppose pas la filiation selon qu’elle est constitutive de la personne du Fils, mais selon notre manière de penser elle la précède de deux façons, c’est-à-dire selon qu’elle est constitutive de la personne et selon qu’elle signifie une relation. Et semblablement doit-on l’entendre des choses qui concernent la procession de l’Esprit Saint. |
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Caput 65 [70087] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 65 tit. Quomodo actus notionales a personis non differunt nisi
secundum rationem
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Chapitre 65 — LES ACTES NOTIONNELS NE DIFFÈRENT DES PERSONNES QUE
SELON LA RAISON
Selon l’ordre assigné entre les actes notionnels et les propriétés notionnelles nous n’entendons pas que les actes notionnels diffèrent réellement des propriétés personnelles mais seulement selon le mode de penser. En effet de même que penser, en Dieu c’est Dieu lui-même qui pense, ainsi aussi la génération chez un père est identique au géniteur, le père, quoique de signification différente. De même, bien qu’une personne possède plusieurs notions, cependant il n’y a chez elle aucune composition. L’innascibilité étant une propriété négative il n’y a pas de composition possible. Quant aux deux relations, chez le Père, de paternité et de commune spiration, elles sont une et même chose dans le réel en tant qu’elles se rapportent à la personne du Père. Car de même que la paternité est le Père, ainsi la commune spiration est le Père en tant qu’elle est dans le Père et elle est le Fils en tant qu’elle est dans le Fils. Elles diffèrent entre elles sans doute dans la mesure où elles signifient une relation différente; car par la paternité le Père se trouve en relation avec le Fils et par la commune spiration avec le Saint-Esprit. Et semblablement le Fils par la filiation se rapporte au Père, par la commune spiration au Saint-Esprit. |
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Caput 66 [70089] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 66 tit. Quod
proprietates relativae sunt ipsa divina essentia
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Chapitre 66 — LES PROPRIÉTÈS RELATIVES SONT L’ESSENCE MÊME DE DIEU
Les propriétés qui définissent une relation constituent nécessairement la divine essence. Elles sont déjà identiques aux personnes subsistantes; or en Dieu une personne subsistante ne peut être autre que la divine essence (chapitre 10). La divine essence est Dieu lui-même. D’où il suit que les propriétés de relation sont en réalité identiques à Dieu. De même ce qui s’ajoute à l’essence de quelque chose est comme un accident; or en Dieu, comme on l’a vu, tout est son être (chapitre 23). Donc les propriétés relatives en Dieu ne sont pas autre chose que son essence. |
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Caput 67 [70091] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 67 tit. Quod relationes non sunt exterius affixae, ut Porretani
dixerunt
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Chapitre 67 — LES RELATIONS NE SONT PAS QUELQUE CHOSE AJOUTÉ DE
L’EXTÉRIEUR, COMME LE PRÉTENDENT LES DISCIPLES DE GILBERT DE LA PORRÉE
On ne peut pas dire que les dites propriétés n’existe pas dans les personnes divines mais elles leur seraient, extérieures, comme disent les disciples de Gilbert de la Porrée. En effet dans les choses qui sont en relation, 'relations doivent être réelles. Ce qui est manifeste dans créatures où les relations réelles en elles sont comme accidents dans leurs sujets. Or ces relations qui distinguent les personnes en Dieu sont des relations réelles comme on l’a vu (chapitre 53). Il faut donc qu’elles soient dans les personnes divines non comme des accidents; car les autres choses qui sont des accidents dans les créat transférées en Dieu perdent leur condition d’accidents, telles la sagesse, la justice et autres, comme on l’a montré. (chapitre 23). En outre, en Dieu il ne peut se trouver de distinction ce n’est au moyen des relations; car tout ce qui est absolument est commun aux trois personnes. Si donc les relations sont ajoutées de l’extérieur aux personnes, il ne restera rien qui distingue les personnes. Il y a donc des propriétés relatives dans les personnes et qui sont les personnes elles-mêmes, comme aussi la sagesse et la bonté sont en Dieu et sont Dieu lui-même et son essence, comme on l’a exposé. |
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B — Les oeuvres de Dieu — la Création (chapitre 68 à 94) |
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1° En général (chapitre 68 à 70) |
Caput 68 [70093] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 68 tit. De effectibus divinitatis, et primo de esse
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Chapitre 68 — L’ÊTRE, EFFET PREMIER DE LA DIVINITÉ
Après avoir étudié ce qui a trait à Dieu et à la Trinité des personnes il reste à traiter des oeuvres de la Trinité. La première oeuvre de Dieu dans les choses est l’être lui-même que toutes les autres oeuvres présupposent et sur lequel elles sont fondées. Il est nécessaire que ce qui est de quelque manière soit de Dieu. Dans les choses qui ont un ordre on trouve ceci communément que ce qui est premier et le plus parfait dans cet ordre, est la cause de ce qui en cet ordre vient après comme le feu, qui est très I chaud, cause la chaleur dans les autres corps chauds. Toujours en effet ce qui est imparfait a son origine en ce qui est parfait, telles les semences des animaux et des plantes. Or on a vu plus haut (chapitres 3, 18, 20 et 21) que Dieu est le premier être et le plus parfait; d’où il faut qu’il soit la cause de l’être de tout ce qui est. Encore : tout ce qui possède quelque chose par participation doit être ramené à ce qui est par essence, comme en son principe et sa cause, comme le fer en fusion partage sa propriété nouvelle à partir de ce qui est le feu par essence. Or on a montré plus haut (chapitre 11) que Dieu est l’être même et dont l’être est son essence tandis que toi le reste tient son être par participation. Car aucune essence des choses n’est leur être; l’être absolu et subsitant par lui-même ne peut être qu’un seul, comme on l'a vu (chapitre 15). Dieu est donc nécessairement la cause de tout ce qui est. |
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Caput 69 [70095] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 69 tit. Quod
Deus in creando res non praesupponit materiam
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Chapitre 69 — EN CRÉANT N’A PAS UTILISÉ DE MATIÈRE
Ceci nous fait admettre que Dieu comme créateur n'a pas été soumis à quelque matière préexistante pour en façonner quelque chose. Car aucun agent ne préexige pour son action ce qu’il produit par cette action, mais seulement ce qu’il ne peut produire par Son action. En effet un constructeur a besoin au préalable de pierre et de bois pour son travail parce qu’il ne petit lui-même i s produire. Il faut donc qu’aussi la matière soit produite par Dieu, puisque nous avons montré (chapitre 68) que tout ce qui est de quelque façon a Dieu comme cause de son existence. Il reste donc qu’en agissant Dieu n’a pas utilisé de matière. Encore : l’acte de sa nature est avant la puissance d’où lui revient d’abord d’être le principe. Et tout principe qui dans la création en suppose un autre n’a que par après d’être principe. Puisque Dieu est le principe des choses comme leur acte premier et la matière comme l’être en puissance, il ne convient pas que Dieu dans son action présuppose une matière. De même. Plus une cause est universelle, plus universel est son effet. Car les causes particulières adaptent à quel que chose de déterminé l’action des causes universelles; cette détermination est à l’effet universel comme l’acte à la puissance. Donc toute cause qui fait être quelque chose en acte, étant présupposé ce qui est en puissance à cet acte, est une cause particulière par rapport à une cause plus universelle. Ce qui ne peut être en Dieu puisqu’il est cause premières comme on l’a montré (chapitre 3 et 68). La matière donc ne préexiste pas à son action. A lui donc appartient de produire l’être du néant, ce qui est proprement créer. Et voilà pourquoi la foi catholique reconnaît qu’il est Créateur. |
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Caput 70 [70097] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 70 tit. Quod
creare soli Deo convenit
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Chapitre 70 — DIEU SEUL PEUT CRÉER
Ceci est aussi évident : Dieu seul a le pouvoir de créer. Car créer suppose chez son auteur qu’il n’est pas conditionné par une autre cause plus universelle. Et c’est ce qui se vérifie en Dieu, comme on vient de le voir. Il est donc seul créateur. De même. Plus une puissance est éloignée de l’acte, plus aussi doit être grand le pouvoir qui la réduit en acte. Mais quelque grande que soit la distance de la puissance à l’acte elle reste toujours plus grande si la puissance elle- même lui est soustraite. Donc créer quelque chose de rien requiert un pouvoir infini. Mais Dieu seul possède un pouvoir infini puisqu’il possède une essence infinie. Dieu seul donc peut créer. |
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2° Les choses matérielles (chapitre 71 à 74) |
Caput 71 [70099] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 71 tit. Quod materiae diversitas non est causa diversitatis in
rebus
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Chapitre 71 — LA DIVERSITÉ DE LA MATIÈRE N’EST PAS CAUSE DE LA
DIVERSITÉ DES CHOSES
Ce qui vient d’être dit montre à l’évidence que la cause de la diversité des choses n’est pas la diversité de la matière. On a montré en effet (chapitre 69) qu’aucune matière ne conditionne l’action divine qui produit l’être des choses. Mais la cause de la diversité des choses ne vient pas de la matière pour autant qu’elle est préexigée à leur production c’est-à-dire selon que par sa diversité des formes diverses seraient produites. Donc la matière n’est pas la cause de la diversité des choses que Dieu produit. Encore. Selon que les choses ont l’être ainsi ont-elles pluralité et unité, car toute chose selon qu’elle est un être, est aussi une. Mais les formes n’ont pas l’être à cause de la matière mais plutôt les matières à cause des formes; car l’acte vaut plus que la puissance et ce pourquoi quelque chose est doit prévaloir. Et donc les formes ne sont pas diverses pour convenir aux matières, mais les matières sont diverses pour convenir à des formes diverses. |
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Caput 72 [70101] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 72 tit. Quomodo Deus diversa produxit, et quomodo pluralitas rerum
causata est
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Chapitre 72 — COMMENT PRODUIT LES DIVERSES CHOSES ET QUELLE EST LA
CAUSE DE LEUR PLURALITÉ
Si les choses sont ainsi à l’unité et à la multitude comme elles sont à l’être, et comme tout être des choses dépend de Dieu, comme on l’a montré (chapitres 68 et 69), il faut aussi que la cause de cette pluralité vienne de Dieu. Ce qui peut se montrer comme suit : il est nécessaire en effet que tout agent produise quelque chose de semblable à soi-même autant que possible; or il n’était pas possible à Dieu de produire des choses qui reproduisent sa boni... selon la simplicité qui est en lui. Il fallut donc que celui qui est un et simple fut représenté dans les choses produites de diverses manières et différemment. Il fut donc nécessaire que la diversité existât dans les choses produites par Dieu pour qu’à leur manière elles imitent la perfection divine. De même : tout ce qui a une cause est fini; Dieu seul possède une essence infinie, comme on l’a vu (chapitre 18). Tout ce qui est fini peut grandir par ajout d’un autre. Il était donc plus opportun que parmi les choses créées intervienne la diversité pour qu’ainsi il y eut plusieurs biens plutôt qu’un seul genre de choses que Dieu aurait créées. Celui qui est le meilleur devait donc produire les meilleures choses. Il convenait donc que Dieu produisit la diversité des choses. |
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Caput 73 [70103] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 73 tit. De diversitate rerum, gradu et ordine
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Chapitre 73 — DE LA DIVERSITÉ, DU DEGRÉ, DE L’ORDRE DES CHOSES
La multiplicité des choses exigeait aussi qu’un ordre y fut instauré en sorte qu’il y en eut de plus excellentes. Il convient en effet à l’abondante bonté de Dieu de communiquer une ressemblance de sa bonté aux choses dont il est la cause, dans la mesure du possible. Dieu n’est pas seulement bon en lui-même, il dépasse infiniment les autres choses en bonté et il leur communique sa bonté. Pour rendre plus parfaite avec Dieu la ressemblance des choses créées, il était nécessaire que certaines soient mieux gratifiées et que d’aucunes agissent sur d’autres pour les amener à la perfection. La diversité fondamentale des choses consiste principalement dans la diversité des formes; ce qui donne les contraires. Le genre en effet se partage en espèces diverses par des différences contraires. Or dans ces contraires il faut un certain ordre, car un contraire est toujours plus parfait qu’un autre (voir chapitre 116, fin). Il a donc fallu que la diversité des choses soit établie par Dieu dans un certain ordre, c’est-à-dire que certaines soient placées au-dessus des autres. |
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Caput 74 [70105] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 74 tit. Quomodo res creatae quaedam plus habent de potentia, minus
de actu, quaedam e converso
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Chapitre 74 — PARMI LES CRÉATURES IL Y EN A QUI SONT PLUS EN
PUISANCE QU’EN ACTE, POUR D’AUTRES C’EST LE CONTRAIRE
Toute chose est d’autant plus noble et parfaite qui se rapproche davantage de la ressemblance divine. Or Dieu est l’acte pur sans mélange de potentialité. Il est donc nécessaire que les êtres suprêmes soient davantage en acte et moins en puissance tandis que les inférieurs sont davantage en puissance. Qu’entend-on par là ? Puisque Dieu est éternel et immuable en son être celles-là sont les moindres parmi les choses en tant qu’ayant moins de la ressemblance divine; elles sont sujettes à la génération et à la corruption; elles sont pour un temps puis ne sont plus. Et parce que l’être est en fonction de la forme, de telles choses existent quand elles ont leur forme et elles cessent d’être quand elles en sont privées. Il faut donc qu’il y ait en elles ce qui fait qu’elles puissent avoir une forme ou de ne pas en avoir et c’est ce que nous appelons la matière. Ces choses donc qui sont les moindres sont nécessairement composées de matière et de forme. Celles qui sont plus nobles se rapprochent au maximum de la ressemblance divine; d’où elles sont libres de toute possibilité de perdre leur existence; bien plus, de par leur création par Dieu elles ont obtenu une existence sans fin. Or ce qu’est la matière c’est d’être en puissance à l’être qui est par la forme; ces êtres donc qui ne sont pas en puissance à être ou ne pas être ne sont pas composés de matière ni de forme; bien plus, ce sont de pures formes qui dans leur être reçu de Dieu possèdent en elles mêmes leur subsistance. Il est nécessaire que ces substances incorporelles soient incorruptibles. Dans toutes les choses corruptibles en effet il y a possibilité au non-être. Or en celles-là la potentialité n’entre pas; elles sont donc incorruptibles. De même : rien ne se corrompt si ce n’est par séparation de sa forme; les substances dont il s’agit, étant d formes subsistantes par elles-mêmes, ne sont pas séparables de leur forme et ainsi ne peuvent perdre l’existence elles sont donc incorruptibles. Il y a d’ailleurs entre ces
deux degrés d’être des substances mixtes; dans lesquelles bien qu’il n’y ait
pas de puissance à l’être et au non être, il y a cependant en elles une possibilité
de lieu. Ce sont les corps célestes qui eux ne sont pas sujets à génération
ni corruption, parce qu’en eux on ne trouve pas de contraires, mais ils se
meuvent localement; ainsi en trouve-t-on qui ont mouvement et matière, car “le
mouvement est l’actuation d’une puissance en devenir”[24].
De tels corps ont une matière qui n’est pas sujette à la corruption comme à
la génération, mais seulement au changement local. |
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3° Les créatures spirituelles (chapitre 75 à 94) |
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a) Les anges
(chapitre 75 à 78)
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Caput 75 [70107] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 75 tit. Quod
quaedam sunt substantiae intellectuales, quae immateriales dicuntur
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Chapitre 75 — LES ÉTRES SUPÉRIEURS A LA MATIÈRE ONT EN PROPRE LA
CONNAISSANCE INTELLECTUELLE
Ces substances dont nous avons parlé et qui sont immatérielles sont nécessairement aussi intellectuelles. Est intellectuel en effet ce qui est exempt de matière; leur mode de penser le prouve. En effet l’intelligible en acte et l’intelligence en acte ne font qu’un. Il est manifeste que quelque chose est intelligible en acte du fait qu’il est séparé de la matière; car des choses matérielles nous en avons connaissance par abstraction de la matière (Comp. chapitre 83). Or on doit faire la même supposition pour l’intelligence c’est-à-dire ce qui est immatériel est aussi intelligent. De même : les êtres immatériels sont premiers et suprêmes parmi les êtres. Car l’acte est naturellement avant la potentialité. Or l’intelligence apparaît supérieure à toutes les choses; elle se sert en effet des choses corporelles comme d’instruments. Il faut donc que les substances immatérielles soient intellectuelles. Encore : plus une chose occupe
un rang élevé dans la série des êtres plus grande aussi est sa ressemblance
avec Dieu. Il y en a qui n’ont de ressemblance que par le fait : de leur
existence, comme les minéraux; d’autres parce qu’ils ont l’être et la vie,
comme les plantes; d’autres parce qu’ils sont sensibles, comme les animaux;
au sommet est la connaissance intellectuelle laquelle est suprêmement en
Dieu; donc les créatures les plus hautes sont intellectuelles en Dieu. Et
parce que parmi toutes les créatures celles-ci sont le plus semblables à
Dieu, nous sommes dits "créés à l’image de Dieu ". |
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Caput 76 [70109] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 76 tit. Quomodo
tales substantiae sunt arbitrio liberae
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Chapitre 76 — DE TELLES
SUBSTANCES SONT LIBRES D’ARBITRE
Par là on démontre qu’elles sont libres d’arbitre. L’intelligence en effet n’agit pas et ne désire pas sans jugement, comme les choses inanimées; et le jugement de l’intelligence ne vient pas d’une impulsion naturelle comme chez les brutes, mais par propre appréhension car l’intelligence connaît la fin et ce qui conduit à la fin et le rapport de l’une à l’autre; et donc elle peut être cause de son jugement par lequel elle désire et fait quel que chose pour une fin. Et nous appelons libre ce qui est sa propre cause. L’intelligence donc désire et agit d’un jugement libre et cela est être libre d’arbitre. Donc les substances suprêmes sont libres d’arbitre[25]. De plus, libre est ce qui n’est pas déterminé à quelque chose d’unique; or le désir de la substance intellectuelle n’est pas tenu à quelque bien déterminé, car il suit l’appréhension de l’intelligence qui perçoit le bien universellement. Donc le désir de la substance intelligente est libre comme se portant indifféremment vers tout ce qui est bon. |
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Caput 77 [70111] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 77 tit. Quod
in eis est ordo et gradus secundum perfectionem naturae
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Chapitre 77 — DANS CES SUBSTANCES EXISTE UN ORDRE ET DES DEGRÉS
SELON LA PERFECTION DE LEUR NATURE
De même que ces substances intellectuelles surpassent d’un certain degré les autres substances ainsi aussi ces mêmes substances entre elles doivent se distancer par quelques degrés. Elles ne peuvent en effet différer entre elles par une différence matérielle, comme elles sont exemptes de la matière. Donc s’il s’y trouve une pluralité cela vient nécessairement de leur distinction formelle qui constitue la diversité de l’espèce. Or n’importe où il y a diversité de l’espèce on doit y découvrir un ordre et des degrés; la raison en est que comme dans les nombres l’addition ou la soustraction d’une unité fait varier l’espèce, ainsi par l’addition et la soustraction de leur différence les choses naturelles se trouvent être différentes par l’espèce, comme ce qui est seulement animé diffère de ce qui est animé et sensible, et ce dernier de ce qui est au plus rationnel. Il est donc nécessaire que les dites substances immatérielles soient distinctes selon des degrés et des ordres. |
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Caput 78 [70113] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 78 tit. Qualiter est in eis ordo et gradus in intelligendo
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Chapitre 78 — COMMENT ENTENDRE ORDRE ET DEGRÉ DANS LEUR ACTE
INTELLIGENT ?
Et parce que le mode substantiel d’une chose détermine son mode d’opération il faut que celles qui sont supérieures pensent plus noblement comme ayant des formes intelligibles et des vertus plus universelles et plus unifiées (celles qui sont inférieures sont de pensée plus débile et elles ont des formes plus nombreuses et moins universelles). |
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b) Les hommes (chapitre 79-94) |
Caput 79 [70115] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 79 tit. Quod
substantia per quam homo intelligit, est infima in genere substantiarum
intellectualium
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Chapitre 79 — LA SUBSTANCE QUI FAIT L’HOMME INTELLIGENT EST LA
MOINDRE PARMI LES INTELLECTUELLES
Comme il n’existe nulle part de processus à l’infini, de même qu’on trouve des êtres qui approchent très près de Dieu, ainsi en trouve-t-on dans les êtres intellectuels qui se rapprochent très près de la matière. On peut s’en rendre compte de la façon suivante. Penser met l’homme au- dessus des autres animaux. Il est manifeste en effet que seul l’homme considère les choses universellement comme aussi leurs rapports et les choses immatérielles qui ne sont perçues que par la pensée. Or il est impossible que penser soit un acte exercé par un organe corporel, comme la vision qui se sert de l’oeil. Il est nécessaire en effet que tout instrument d’une vertu cognitive soit exempt de ce genre de choses par quoi il connaît, comme la pupille par nature n’est pas colorée. Ainsi en effet les couleurs sont connues en tant que leurs images sont reçues dans l’œil; ce qui perçoit doit être dépouillé des choses qu’il reçoit. Or l’intelligence connaît toutes les choses sensibles. Si donc elle connaissait par un organe corporel, il faudrait que cet organe soit dépouillé de toute nature sensible; Ce qui est impossible. De même, toute faculté de connaissance connaît selon que l’image de la chose connue est en elle car cette image est pour elle principe de connaissance. Or l’intelligence connaît les choses sans la matière, même celles qui de leur nature sont faites de matière, en abstrayant la forme universelle des conditions matérielles individuantes. Il est donc impossible que l’image de la chose connue soit matériellement dans l’intelligence. Donc elle n’est pas reçue dans un organe corporel, car tout organe cor est matériel. De même : les sens s’affaiblissent et se corrompent si leur objet est trop violent comme l’ouïe par des sons trop stridents ou la vue par des objets trop brillants; cela arrive parce que les éléments de l’organe sont atteints dans leur structure. Or l’intelligence se fortifie au contraire par l’excellence des choses intelligibles; car celui qui saisit des choses plus élevées n’est pas moins capable d’en comprendre d’autres, bien au contraire. Ainsi donc comme l’homme est intelligent et que penser pour lui ne se fait pas par un organe corporel il faut qu’il y ait une substance incorporelle par laquelle l’homme pense. Car ce qui peut opérer par soi-même sans un corps, sa substance aussi ne dépend pas du corps. En effet toutes les facultés et formes qui ne peuvent subsister par elles-mêmes sans un corps ne peuvent avoir d’opération sans un corps. En effet la chaleur ne chauffe pas en elle-même mais un corps qui est chaud donne de la chaleur. Donc cette substance incorporelle par laquelle l’homme pense est la plus humble dans le genre des substances intellectuelles et très proche de la matière. |
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Caput 80 [70117] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 80 tit. De differentia intellectus, et modo intelligendi
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Chapitre 80 — DIFFÉRENCE DANS L’INTELLECT ET LE MODE DE PENSER
Comme ce qui est intelligible est au-dessus de ce qui est sensible, tout comme l’intelligence est au-dessus des sens, ceux qui sont inférieurs parmi les êtres imitent autant que possible les êtres supérieurs, tels les corps engendrés et corruptibles qui en quelque sorte imitent le mouvement des corps célestes : il est donc nécessaire que ce qui est sensible soit à sa manière assimilé à ce qui est intelligible et ainsi par analogie nous pouvons des choses sensibles en arriver quelque peu à la connaissance des choses intelligibles. Or dans les choses sensibles il y a quelque chose quasi extrême qui est leur acte ou leur forme et quelque chose d’infime qui est uniquement potentialité soit la matière et il y a quelque chose de mixte soit le composé de matière et de forme. Ainsi aussi faut-il considérer l’être intelligible. Car l’intelligible suprême c’est Dieu qui est l’acte pur. Les autres substances intellectuelles selon l’être intelligible sont en possession d’acte et de potentialité; la plus humble des substances intelligibles, celle par quoi l’homme pense, est presque uniquement potentialité dans l’être intelligible. La preuve en est aussi que, au début, l’homme ne pense qu’en puissance seulement, et ensuite peu-à-peu il est amené à l’acte; de la vient que ce par quoi l’homme pense est appelé intellect possible. |
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Caput 81 [70119] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 81 tit. Quod intellectus possibilis in homine accipit formas
intelligibiles a rebus sensibilibus
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Chapitre 81 — L’INTELLECT POSSIBLE DE L’HOMME REÇOIT LES FORMES
INTELLIGIBLES A PARTIR DES CHOSES SENSIBLES
Parce que, comme on l’a vu (chapitre 76), plus une intelligence est élevée, plus universelles sont en elles les formes intelligibles, il s’en suit que l’intellect humain, que nous avons qualifié de possible, possédera parmi les autre substances intellectuelles des formes moins universelles, et de la vient qu’il reçoit les formes intelligibles à partir des choses sensibles. On peut aussi envisager la chose sous un autre aspect. Il faut en effet que la forme Soit proportionnée à ce qui la reçoit. De même donc que l’intellect possible de l’homme parmi toutes les substances intellectuelles se trouve plus proche de la matière corporelle, ainsi est-il nécessaire que ses formes intelligibles soient les plus proches des choses matérielles. |
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Caput 82 [70121] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 82 tit. Quod
homo indiget potentiis sensitivis ad intelligendum
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Chapitre 82 — L’HOMME A BESOIN POUR PENSER DE PUISSANCES
SENSITIVES
Il faut noter que les formes des choses corporelles sont particulières et ont un être matériel; mais dans l’intelligence elles sont universelles et immatérielles; c’est ce que démontre le mode de penser. Nous pensons en effet les choses universellement et immatériellement. Notre mode de penser doit nécessairement correspondre aux espèces intellectuelles par lesquelles nous pensons. Comme on ne passe d’un extrême à l’autre que par un milieu, il faut donc que les formes à partir des choses corporelles parviennent à l’intelligence par des intermédiaires. Or de cette nature sont les puissances sensitives qui reçoivent les formes des choses matérielles sans la matière; l’image de la pierre est dans l’oeil, mais non la matière; cependant les formes des choses sont reçues particulièrement dans les puissances sensitives; car par celles-ci nous connaissons seulement le particulier. Il fat donc nécessaire que l’homme pour penser ait aussi des sens. La preuve en est que celui qui est privé d’un de ses sens ne peut connaître les choses sensibles qui sont saisies par ce sens, comme l’aveugle-né ne peut avoir la science des couleurs. |
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Caput 83 [70123] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 83 tit. Quod
necesse est ponere intellectum agentem
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Chapitre 83 — IL EST NÉCESSAIRE D’ADMETTRE L’EXISTENCE D’UN
INTELLECT AGENT
De là ressort manifestement que la connaissance des choses dans notre intellect ne se fait pas par participation ou influx de quelques formes intelligibles en acte et subsistantes par elles-mêmes, comme les Platoniciens et leurs adeptes l’ont prétendu; mais cette connaissance l’intelligence l’acquiert à partir des choses sensibles par le moyen des sens; mais comme dans les puissances sensitives les formes des choses sont particulières, comme on l’a dit (chapitre 82) elles ne sont pas intelligibles en acte mais seulement en puissance. L’intelligence en effet ne pense que les choses universelles. Or ce qui est en puissance n’est amené à l’acte que par quelqu’agent qui fera que les images des facultés sensitives soient intelligibles en acte. C’est ce que ne peut faire l’intellect possible; lui en effet est plutôt en puissance aux intelligibles qu’actif à les rendre intelligibles. Il est donc nécessaire d’admettre un autre intellect qui fasse intelligibles en acte les espèces intelligibles en puissance, comme la lumière rend visibles en acte les couleurs visibles en puissance : et cet intellect nous l’appelons agent, qu’il ne faudrait pas poser, si les formes des choses étaient intelligibles en acte, comme le veulent les Platoniciens. Ainsi donc pour penser il faut d’abord un intellect possible capable de recevoir les espèces intelligibles, ensuite un intellect agent qui les fasse intelligibles en acte. Une fois l’intellect possible en possession des espèces intelligibles, on l’appelle intellect habituel, lorsqu’il possède les espèces ainsi qu’il puisse s’en servir quand il veut, tenant en quelque sorte le milieu entre la pure puissance et l’acte complet. C’est alors qu’il est appelé intellect en acte lorsqu’il possède les espèces complètement en acte... Ainsi en effet il pense les choses en acte quand l’image de la chose sera devenue la forme de l’intellect possible. C’est pourquoi on dit que l’intellect en acte est la pensée en acte. |
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Caput 84 [70125] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 84 tit. Quod anima humana est incorruptibilis
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Chapitre 84 — L’ÂME HUMAINE EST INCORRUPTIBLE
De ce qu’on vient de dire il est évident que l’intelligence par laquelle l’homme pense est incorruptible. Chaque agent en effet opère selon sa nature; or l’intelligence agit sans communication avec un corps comme on l’a vu (chapitre 79). C’est donc qu’elle agit par elle-même. Elle est donc une substance subsistant en son être. Or on a montré plus haut (chapitre 74) que les substances intellectuelles sont incorruptibles; donc l’intelligence par laquelle l’homme pense est incorruptible. De plus : le sujet propre de la génération et de a corruption est la matière; plus donc une chose est éloignée de la corruption, plus elle est éloignée de la matière; car ce qui est composé de matière et de forme est de soi corruptible; les formes matérielles sont corruptibles par acquis dent et non de soi; les formes immatérielles, qui excèdent la matière sont absolument incorruptibles. Or l’intelligence selon sa nature s’élève absolument au-dessus de la matière, comme son opération le montre. En effet nous ne pensons rien que nous ne le séparions de la matière; l’intelligence est donc de sa nature incorruptible. De même la corruption ne va pas
sans son contraire; rien en effet ne se corrompt que par ce qui lui est
contraire, d’où les corps célestes qui eux n’ont pas de contraires sont
incorruptibles (chapitre 74). Mais la contrariété est étran gère à la nature
de l’intelligence en tant que les choses qui sont de soi contraires ne le
sont pas dans l’intelligence. En effet il est de la nature des contraires de
ne se rapporter qu’à un seul concept, car l’un fait comprendre l’autre[26].
Il est donc impossible que l’intelligence soit corruptible. |
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Caput 85 [70127] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 85 tit. De unitate intellectus possibilis
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Chapitre 85 — N’Y A-T-IL QU’UN INTELLECT POSSIBLE ?
Quelqu’un dira peut-être que sans doute l’intelligence est incorruptible mais qu’elle est une pour tous les hommes. Et ce qui reste après la corruption de toute l’humanité ne peut être qu’une seule chose (une seule intelligence). Or qu’il n’y ait qu’un seul intellect pour tous peut être démontré de beaucoup de manières : on nous dira donc d’abord du côté de l’intelligible que si autre est mon intellect et autre le tien, il faudra que soit différente l’image intelligible chez toi et chez moi et par conséquent autre ma pensée et autre la tienne. Le contenu de pensée[27] sera donc multiplié selon le nombre des individus et ainsi il ne sera pas universel mais individuel. D’où il paraît que cette pensée n’est pas en acte mais en puissance; car les contenus individuels sont intelligibles en puissance, et non pas en acte. Ensuite, comme on l’a montré, l’intelligence est une substance subsistant en son être (chapitre 74 et 79); or les substances intellectuelles ne sont pas multiples dans une même espèce, comme on l’a montré plus haut (chapitre 77); il s’en suit que si autre est l’intelligence en moi, et autre en toi numériquement qu’elle est aussi d’une autre espèce et nous ne sommes donc pas de la même espèce. De même : comme dans une même nature spécifique tous les individus communiquent, il faut au-delà de cette nature poser quelque chose qui distingue les individus entre eux. Si donc chez tous les hommes il y a un seul intellect selon l’espèce et plusieurs numériquement[28], il faut admettre quelque chose qui fasse qu’un intellect diffère d’un autre; or cela ne peut se trouver dans la substance de l’intellect qui n’est pas composé de matière et de forme. D’où il suit que toute différence possible selon la substance est une différence formelle et diversifiant l’espèce. Il reste donc que l’intelligence d’un homme ne peut différer numériquement de l’intelligence d’un autre si ce n’est à cause dé la diversité des corps. Donc une fois corrompus il semble bien qu’il ne reste plus plusieurs intelligences, mais une seule. Que tout cela soit impossible c’est l’évidence même. Pour le montrer il faut procéder comme on le fait avec ceux qui nient les principes, en affirmant une chose qu’on ne peut absolument pas nier. Nous supposons donc que cet homme que voici, Socrate ou Platon, pense; ce que notre objectant ne peut nier que s’il admet la possibilité de mer. Donc tout en niant il admet; car affirmer et nier est le fait de celui qui pense. Si donc cet homme pense il faut que ce qu’il pense formellement soit sa forme, car rien n’agit qu’en étant en acte. Ce que donc l’agent fait est son acte, comme la chaleur est l’acte de ce qui produit la chaleur. Donc l’intelligence par laquelle l’homme pense est la forme de cet homme, comme aussi de l’autre. Or il est impossible que la même forme numériquement le soit de divers numériquement, car ces choses qui sont diverses numériquement n’ont pas le même être; chacune a son être par sa forme. Il est donc impossible que l’intelligence par laquelle l’homme pense soit la même et unique chez tous. Se rendant compte de la difficulté de pouvoir y répondre certains tentent d’y échapper. Ils disent en effet que l’intellect possible, dont on a traité plus haut (chapitre 81) entre en acte par les espèces intelligibles qu’il reçoit. Or ces espèces sont d’une certaine façon dans des phantasmes. En tant donc que l’image intelligible se trouve dans l’intellect possible, et dans les phantasmes qui sont en nous, par là même il y a un lien direct et une union entre l’intellect possible et nous, de sorte que par lui tous puis sent penser. Cette réponse est tout à fait nulle. D’abord parce que l’image intelligible selon qu’elle se trouve dans les phantasmes n’est pensée qu’en puissance; or selon qu’elle est dans l’intellect possible, elle est pensée en acte; elle n’est donc plus dans les phantasmes mais plutôt abstraite à partir de ceux-ci; il n’y a donc plus d’union de l’intellect possible avec nous. Ensuite, même s’il y avait quelqu’union elle ne serait pas capable de nous faire penser. Car de ce que l’image intelligible d’une chose se trouve dans l’intellect il ne s’en suit pas que cette chose se connaisse mais seulement qu’elle est connue; en effet la pierre ne pense pas, même si son image est dans l’intellect possible. Donc de ce que les images des phantasmes qui sont en nous soient aussi dans l’intellect possible il ne s’en suit pas que nous sommes pensant mais plutôt pensés, ou mieux encore, les phantasmes qui sont en nous. Cela devient encore plus évident si on considère la comparaison d’Aristote au livre 3 "de anima" que l’intellect est aux phantasmes comme la vue aux couleurs. Or il e manifeste de ce que les images des couleurs qui sont sur la muraille sont dans l’oeil que ce n’est pas la muraille qui voit mais qu’elle est plutôt vue. Donc aussi de ce que les images des phantasmes qui sont en nous se produisent dans l’intellect il ne s’en suit pas que nous sommes pensants mais que nous sommes pensés. De plus si nous pensons formellement par l’intelligence, il faut que la pensée même de l’intelligence soit la pensée de l’homme comme c’est la même chaleur du feu et de qui chauffe. Si donc l’intellect est le même en toi et moi numériquement il s’en suit nécessairement que par rapport au même intelligible ma pensée et la tienne soit la même, c’est-à-dire que nous pensons en même temps même chose; ce qui est impossible; en effet de divers agents il n’y a pas d’opération une et même numériquement. Il est donc impossible qu’il y ait un seul pour tous. On en conclut donc que si l’intellect est incorruptible, comme on l’a montré (chapitre 84), les corps étant détruits, il reste autant d’intellects numériquement qu’il y a d’hommes. Ce qu’on apporte de contraire est facilement réfutable. La première raison apportée est plus d’une fois déficiente. D’abord nous voulons bien admettre que tous les hommes pensent de même, j’entends par là l’objet de leur pensée : or cet objet de l’intellect n’est pas l’image intelligible mais la quiddité de la chose, c’est-à-dire ce qu’elle est. En effet toutes les connaissances intellectuelles ne sont pas des espèces intellectuelles, mais elles portent sur la nature des choses, comme aussi l’objet de la vue est la couleur (telle qu’elle existe) et non l’image de la couleur qui est dans l’oeil. Donc bien qu’il y ait plusieurs intellects de divers hommes, il n’y a cependant qu’une chose pensée chez tous, de même qu’il n’y a qu’une seule chose colorée que plusieurs observent. Ensuite parce qu’il n’est pas nécessaire, si quelque chose est individuel, qu’il soit pensé en puissance et non en acte, mais cela est vrai seulement pour ces choses qui sont individualisées par la matière; il faut en effet que ce qui est pensé en acte soit immatériel. C’est pourquoi les substances immatérielles bien qu’elles soient des individus existant en soi, sont cependant pensées en acte; d’où les images intelligibles aussi qui sont immatérielles, bien qu’elles soient autres numériquement en moi et en toi, n’en conservent pas moins leur intelligibilité en acte. Mais l’intellect qui par elles pense son objet fait retour sur lui- même pensant sa propre pensée et l’image par laquelle il pense. Ensuite qu’on y pense bien, même si l’on admet une seule intelligence pour tous les hommes, on est devant la même difficulté. Car la multitude des intellects demeure, puisqu’il y a plusieurs substances séparées qui pensent; et ainsi il s’en suivrait, selon leur raison, que les choses pensées seraient numériquement diverses et par conséquent individuelles et non pas pensées directement en acte. Il est donc clair que la raison invoquée si elle avait quelque nécessité enlèverait tout simplement la pluralité des intelligences et non seulement chez les hommes. Or une telle conclusion est fausse et donc une telle raison ne conclut nullement. La deuxième raison se résout facilement si l’on considère la différence entre l’âme intellectuelle et les substances séparées. En effet l’âme intellective par sa nature spécifique a d’être unie à un corps comme sa forme. D’où dans sa définition intervient le corps; et à cause de cela d’après leur relation à divers corps les âmes se diversifient numériquement; ce qui n’est pas le cas pour les substances séparées. De là doit se résoudre la troisième raison. En effet l’âme intellective de par sa nature spécifique ne fait pas partie avec le corps, mais lui est unie. D’où comme elle peut être unie à divers corps se diversifie-t-elle numériquement; ce qui aussi subsiste dans les âmes après la destruction des corps. Elles peuvent en effet s’unir à divers corps, bien que non unies en acte. |
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Caput 86 [70129] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 86 tit. De intellectu agente, quod non est unus in omnibus
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Chapitre 86 — L’INTELLECT AGENT N’EST PAS UNIQUE POUR TOUS
Il y en a qui tout en ne concédant pas un intellect possible unique pour tous les hommes admettent cependant un intellect agent unique pour tous. Cette opinion quoi que plus admissible que la précédente, peut cependant se réfuter par les mêmes arguments. En effet l’action de l’intellect possible est de recevoir les espèces intelligibles et de les comprendre; or l’activité de l’intellect agent est d’effectuer les espèces intelligibles en les abstrayant. L’une et l’autre chose conviennent à tel homme, soit Pla ton, soit Socrate; et il reçoit ce qui est compris, il l’abs trait et il comprend cette abstraction. Il faut donc que tant l’intellect possible que l’intellect agent deviennent la forme de cet homme et que tous deux soient multipliés numériquement pour le nombre d’hommes. De même. L’agent et le patient doivent se correspondre, comme la matière et la forme, car la matière est actuée par la forme; et de la vient que pour toute puissance passive correspond une puissance active du même genre. En effet l’acte et la puissance sont de même genre. L’intellect agent peut se comparer à l’intellect possible comme puissance active, comme on l’a montré (chapitre 83). Il faut donc que tous deux soient du même genre. Puis donc que l’intellect possible dans son être n’est pas séparé de nous, mais fait un avec nous comme forme, et est multiplié selon la multitude des hommes, comme on l’a montré (chapitre 85), il est aussi nécessaire que l’intellect agent nous soit formellement uni et qu’il le soi autant de fois qu’il y a d’hommes. |
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Caput 87 [70131] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 87 tit. Quod
intellectus possibilis et agens fundantur in essentia animae
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Chapitre 87 — L’INTELLECT POSSIBLE ET L’INTELLECT AGENT
S’ENRACINENT DANS L’ESSENCE DE L’ÂME
Puisque l’intellect agent et l’intellect possible nous sont formellement unis il faut dire qu’ils sont dans la seule et même essence de l’âme. En effet tout ce qui est formellement uni à un autre lui est uni comme forme substantielle ou comme forme accidentelle. Si c’est comme forme substantielle, comme il ne peut y avoir qu’une forme substantielle d’une chose, il est nécessaire de dire que les intellects possible et agent sont une seule essence formelle qui est l’âme. Si l’on supposait qu’ils sont unis à l’homme par mode de forme accidentelle il devient manifeste qu’aucun des deux ne peut être accident du corps; et de ce que leurs Opérations se font sans organe corporel, comme on l’a montré (chapitre 74) il s’en suit que l’un et l’autre est accident pour l’âme. Or il n’y a en tout homme qu’une âme. Il faut donc que les intellects agent et possible se rencontrent en la même essence de l’âme. De même. Toute action qui est propre à une espèce vient des principes consécutifs à la forme qui donne l’espèce. Or penser est une opération propre à l’espèce humaine. Il faut donc que les intellects agent et possible, qui sont les principes de cette opération (chapitres 79 et 83) soient consécutifs à l’âme humaine de laquelle l’homme tient son espèce. Mais ils ne lui sont pas consécutifs comme s’ils procédaient de l’âme dans le corps parce que comme on l’a vu (chapitre 79) cette opération se fait sans organe corporel. Or ce à quoi est la puissance, à cela aussi est l’action. Il reste donc que les deux intellects s’enracinent dans l’essence même de l’âme. |
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Caput 88 [70133] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 88 tit. Qualiter
istae duae potentiae conveniant in una essentia animae
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Chapitre 88 — COMMENT CES DEUX PUISSANCES SE TROUVENT DANS UNE
MÊME ESSENCE DE L’ÂME
Il reste donc à considérer comment cela peut se faire. Ici en effet une difficulté se soulève. L’intellect possible est en puissance à tous les intelligibles. Or l’intellect agent fait que les choses intelligibles en puissance soient intelligibles en acte et donc il faut qu’il soit à ces choses comme l’acte à la puissance. Or il ne paraît pas possible que le même soit en acte et en puissance par rapport au même. Ainsi donc il semble impossible que dans une même substance de l’âme se rencontrent intellect agent et intellect possible. Mais on résout facilement cette difficulté si l’on considère comment l’intellect possible est en puissance par rap port aux choses intelligibles et comment l’intellect agent Y les fait être en acte. En effet l’intellect possible n’a pas naturellement de forme déterminée des choses sensibles il est comme l’oeil qui est en puissance à toutes les couleurs. Pour autant donc que les phantasmes abstraits des choses sensibles sont des ressemblances de ces choses, ils sont à l’intellect possible comme l’acte à la puissance mais ces phantasmes sont en puissance à quelque chose que l’âme intellective a en acte, c’est-à-dire l’être abstrait des conditions matérielles. Et quant à cela l’âme intellective est à elle-même comme l’acte à la puissance. Or il n’y a pas d’inconvénient que le même par rapport au même soit en acte et en puissance selon la différence des points de vue; c’est pour cela en effet que les corps naturels agissent et pâtissent l’un sur l’autre parce que chacun des deux est en puissance par rapport à l’autre. Ainsi donc il n’y a pas d’inconvénient que la même âme intellective soit en puissance à tous les intelligibles, selon qu’on met en elle un intellect possible et qu’elle leur soit comparée comme acte, selon qu’on met en elle un intellect agent. Et cela apparaîtra plus manifeste par la manière dont l’intellect fait les intelligibles en acte. En effet l’intellect agent ne fait pas que les intelligibles soient en acte comme s’ils s’écoulaient de lui dans l’intellect possible. Alors en effet nous n’aurions pas besoin de phantasmes ni de sens pour connaître; mais il les rend intelligibles en acte par abstraction des phantasmes, comme la lumière fait en quelque sorte que les couleurs soient actuées, non comme si elle les avait auprès d’elle, mais en tant qu’elle leur donne en quelque sorte la visibilité. Ainsi donc faut-il admettre l’existence d’une âme intellective qui sans posséder en elle la nature des choses sensibles peut les recevoir par mode intelligible et qui rend les phantasmes intelligibles en abstrayant de ceux-ci les espèces intelligibles. D’où la puissance selon laquelle elle reçoit les espèces intelligibles est appelée intellect possible et la puissance selon laquelle elle abstrait les mêmes espèces de leurs phantasmes est appelée intellect agent, qui est comme une lumière intelligible à laquelle l’âme intellective participe en ressemblance des substances intellectuelles supérieures[29]. |
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Caput 89 [70135] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 89 tit. Quod
omnes potentiae in essentia animae radicantur
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Chapitre 89 — TOUTES LES PUISSANCES ONT LEUR RACINE DANS L’ÂME
Ce ne sont pas seulement les intellects agent et possible qui se rencontrent en la même essence de l’âme, mais encore toutes les autres puissances qui sont les principes de l’activité de l’âme. Toutes ces Puissances en effet sont comme enracinées dans l’âme; certaines comme les puissances de la partie végétative et sensitive, sont dans l’âme comme en leur principe, dans le composé comme en leur sujet parce que les opérations sont du composé et pas seulement de l’âme, car l’action appartient à la puissance Certaines puissances sont dans l’âme, et comme leur principe et comme leur sujet, parce que leur activité vient de l’âme sans organe corporel et ce sont les opérations de la partie intellective Or il ne peut y avoir Plusieurs âmes dans l’homme. Donc toutes les puissances de l’âme ressortissent à une même âme. |
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Caput 90 [70137] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 90 tit. Quod
unica est anima in uno corpore
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Chapitre 90 — UNE SEULE ÂME EN UN SEUL CORPS
Qu’il soit impossible qu’il y aient plusieurs âmes en un seul corps en Voici la preuve. Il est manifeste en effet que l’âme est la forme substantielle de celui qui a une âme, en ce que par l’âme ce qui est animé obtient genre et espèce. Or il est impossible qu’il y ait Plusieurs formes substantielles dans le même être d’une chose. En effet la forme substantielle diffère de la forme accidentelle en ce que la forme substantielle fait ce quelque chose simplement; et la forme accidentelle est adjointe à ce qui est déjà ce quelque chose : elle lui donne la qualité, la quantité ou toute autre qualification. Si donc une seule et même chose a plusieurs formes substantielles, la première fait ou ne fait pas ce quelque chose : si elle ne le fait pas, elle n’est pas la forme substantielle; si elle le fait, toutes les autres formes adviennent à ce qui est déjà ce quelque chose; aucune donc n’en sera forme substantielle mais accidentelle. Si cela est, appliquant la chose à l’âme il n’est pas possible qu’il y ait plusieurs âmes dans un seul et même être. Encore. Il est clair que l’homme est vivant en tant qu’ayant une âme végétative; il est animal selon son âme sensitive; il est homme selon son âme intellective. Si donc il y avait trois âmes en l’homme, c’est-à-dire végétative, sensitive et intellective il s’en suivrait que l’homme selon une âme serait dans le genre et que selon une autre âme il serait de l’espèce. Or cela est impossible; alors en effet il ne serait pas simplement par le genre et l’espèce, mais un par accident, ou comme un assemblage, comme musicien blanc, ce qui n’est pas être simplement. Il est donc nécessaire qu’il n’y ait qu’une seule âme en l’homme. |
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Caput 91 [70139] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 91 tit. Rationes
quae videntur probare quod in homine sunt plures animae
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Chapitre 91 — LES
RAISONS QUI SEMBLERAIENT INDIQUER QU’IL Y AURAIT PLUSIEURS ÂMES DANS L’HOMME
Certains motifs sembleraient s’opposer à cette sentence. 1° Parce que la différence est au genre comme la forme à la matière. Or l’animal est le genre chez l’homme, le rationnel est la différence qui le Constitue. Comme donc l’animal est un corps animé par une âme sensitive, il semble que le corps ainsi animé soit encore en puissance à l’âme rationnelle; et celle-ci serait donc autre que l’âme sensitive. 2° L’intelligence n’a pas d’organe corporel or les puissances sensitives et nutritives en ont. Il semble donc impossible que la même âme soit et intellective et sensitive; car elle ne peut pas en même temps être séparée d’un organe et le posséder en même temps. 3° L’âme rationnelle est incorruptible, on l’a montré plus haut (chapitre 84); or l’âme végétative et l’âme sensitive sont corruptibles parce qu’elles sont des actes d’organes corporels. Ce n’est donc pas la même âme végétative, et sensitive et rationnelle, puisqu’il est impossible qu’une même chose soit corruptible et incorruptible. 4° Dans la génération de l’homme apparaît la vie qui vient de l’âme végétative avant que ce qui est conçu apparaisse être animal par les sens et le mouvement et il se montre tel avant que d’être intellectif. Si donc c’est la même âme par laquelle ce qui est conçu vit d’abord de la vie de la plante, ensuite de la vie animale et enfin de la vie de l’homme, il s’en suivrait que la vie végétative, sensitive et rationnelle vient d’un principe extérieur ou que la vie intellective vient d’une vertu qui se trouve dans la semence; or ni l’un ni l’autre ne semble se justifier; car comme les actions de l’âme végétative et de l’âme sensitive ne sont pas sans le corps leurs principes non plus sont pas sans le corps; or l’opération de l’âme intellective se fait sans le corps; et ainsi il paraît impossible que sa cause se trouve dans une aptitude du corps. Il semble donc impossible que la même âme soit végétative, sensitive et rationnelle. |
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Caput 92 [70141] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 92 tit. Solutio
rationum praemissarum
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Chapitre 92 — SOLUTION DE CES DIFFICULTÈS
Donc pour lever ces doutes il faut considérer que comme dans les nombres leur espèce est différente selon qu’on y ajoute quelque chose, ainsi dans les choses matérielles une espèce excède l’autre en perfection. En effet tout ce qui est perfection dans le monde inanimé, les plantes l’ont et quelque chose en plus et de nouveau, ce que les plantes ont, les animaux l’ont et quelque chose de plus; et ainsi on en vient à l’homme qui est la plus par faite des créatures corporelles. Or tout ce qui est imparfait est comme la matière par rapport â ce qui est plus parfait. Et cela est manifeste en diverses choses. Car les éléments sont la matière de corps aux parties semblables; et de nouveau ces corps aux parties semblables sont matière par rapport aux animaux. Cela on peut aussi le considérer dans une et même chose. Dans les choses naturelles en effet ce qui atteint un plus haut degré de perfection possède par sa forme toute la perfection qui convient à la nature inférieure, et par la même forme il possède de quoi la perfectionner, telle la plante qui par son âme est une substance corporelle et de plus un corps animé. L’animal possède tout cela par son âme et de plus il sent; et l’homme en plus de tout cela de par son âme est intelligent. Si donc on considère dans une chose ce qui appartient à la perfection d’un grade inférieur ce sera comme la matière par rapport à ce qui appartient à la perfection d’un degré supérieur, par exemple dans l’animal qui possède la vie de la plante, laquelle est en quelque sorte la matière par rapport à ce qui appartient à la vie sensitive propre à l’animal. Mais le genre n’est pas matière, car il ne serait pas attribut du tout, mais il est quelque chose pris hors de la matière; la dénomination en effet d’une chose à partir de ce qui est matériel en elle est son genre, et de la même manière ce qui fait la différence vient de la forme Et à cause de cela le corps vivant ou anime est le genre animal, ce qui est sensible en constitue la différence; et semblablement ce qui est animal est le genre de l’homme et ce qui est rationnel en constitue la différence Puis donc que la forme d’un degré supérieur a en elle toutes les perfections du degré inférieur ce n’est pas une autre forme en réalité d’ou vient le genre et d’ou vient la différence. Ainsi, bien que l’animalité soit le genre pour l’homme et le rationnel sa différence constitutive, il est clair cependant qu’il ne faut pas en l’homme une âme sensitive et une autre intellective comme le prétendait la première objection. Pour les mêmes raisons est résolue la seconde difficulté. En effet on a dit que la forme d’une espèce supérieure comprend en elle toutes les perfections des degrés inférieurs. Or il faut noter que plus l’espèce matérielle est élevée d’autant moins est-elle soumise à la matière et ainsi il faut que, plus noble est une forme, plus élevée est-elle au- dessus de la matière. Donc l’âme humaine qui est la plus noble des formes matérielles atteint au plus haut degré d’élévation : c’est-à-dire que son activité ne communique pas avec la matière corporelle; cependant comme cette âme comprend aussi des perfections d’un degré inférieur elle a néanmoins des opérations où communique la matière corporelle. Il est manifeste que l’activité d’une chose en procède selon sa possibilité. Il faut donc que l’âme humaine ait des ressources ou des puissances qui soient des principes d’opérations exercées par le corps et qui doivent être les actes de certaines parties du corps, telles les puissances végétatives et sensitives. Elle a aussi des puissances qui sont les principes d’opérations exercées sans le corps telles les puissances de la partie intellective qui ne sont pas des actes organiques. Et par conséquent tant l’intellect possible que l’intellect agent sont dits séparés parce qu’ils n’ont pas d’organes dont sont des actes, comme la vue et l’ouïe, mais ils sont uniquement dans l’âme qui est la forme du corps. De ce que l’intellect est dit séparé et n’a pas d’organe corporel, contrairement aux sens, il ne faut pas conclure qu’autre est chez l’homme l’âme intellective et autre la sensitive. D’où il est clair aussi qu’il n’y a pas chez l’homme deux âmes, l’une intellective, l’autre sensitive, de ce que, comme le prétendait la troisième objection, l’une est incorruptible l’autre corruptible. En effet l’incorruptibilité est propre à la partie intellective en tant que séparée. De même donc que dans une même essence de l’âme s’enracinent des puissances séparées, comme on l’a vu (chapitre 89) et d’autres non séparées, ainsi rien n’empêche que des puissances de l’âme disparaissent avec le corps et que d’autres soient incorruptibles. Selon ces mêmes principes on a la réponse à la quatrième difficulté. Car tout mouvement naturel procède insensiblement de l’imparfait au parfait; cependant il en est autrement pour l’altération et la génération. Car une même qualité est susceptible de plus ou de moins; et donc l’altération qui est mouvement dans la qualité, demeurant semblable à elle-même de la puissance à l’acte, procède de l’imparfait au parfait. Mais la forme substantielle n’est pas susceptible de plus ou de moins; car tout être substantiel se tient dans l’indivisibilité. D’où la génération naturelle ne procède pas de façon continue et par nombre de degrés de l’imparfait au parfait; mais pour chaque degré nouveau de perfection une génération et une corruption nouvelles sont nécessaires. Ainsi donc dans la génération de l’homme ce qui est conçu vit d’abord de la vie végétative; ensuite cette première forme étant éliminée par corruption il acquiert par une autre génération une âme sensible pour vivre d’une vie animale; enfin l’âme sensible éliminée par corruption une dernière forme inter vient qui est complète, c’est-à-dire l’âme rationnelle comprenant en elle toutes les perfections des formes précédentes[30]. |
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Caput 93 [70143] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 93 tit. De productione animae rationalis, quod non sit ex
traductione
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Chapitre 93 — L’ÂME RATIONNELLE N’EST PAS PRODUITE PAR
TRANSMISSION NATURELLE
Cette dernière forme complète c’est-à-dire l’âme relationnelle n’arrive pas à l’existence par un pouvoir qui se trouverait dans la semence mais par un agent supérieur. Le pouvoir de la semence est celui d’un corps. Or l’âme rationnelle excède le pouvoir d’une nature corporelle puisque pour son activité intellectuelle aucun corps n’y peut atteindre. Comme donc rien n’agit au-delà de son espèce parce que l’agent est plus noble que le patient et celui qui fait, plus que ce qui est fait, aucun pouvoir corporel ne pourra produire une âme rationnelle; pas davantage non plus le pouvoir qui est dans la semence. De plus, selon que toute chose acquiert un nouvel être, ainsi lui arrive-t-il un nouveau devenir; car l’être est la raison du devenir; en effet quelque chose devient en vue d’exister. Aux choses donc qui par elles-mêmes ont l’existence le devenir leur est propre, comme c’est le cas pour les choses subsistantes. A celles qui par elles-mêmes n’ont pas l’être il ne leur appartient pas de devenir de par elles- mêmes, comme les accidents et les formes matérielles. Or l’âme rationnelle possède l’être par elle-même en ce sens que son opération lui est propre, comme on l’a dit (chapitre 84). Donc il appartient à l’âme rationnelle de devenir par elle-même. Or comme elle n’est pas composée de matière et de forme il s’ensuit qu’elle ne peut être amenée à l’existence que par création; Dieu seul peut créer; donc Dieu seul crée l’âme rationnelle en son être. Nous constatons cela aussi par analogie. Nous voyons en effet dans les métiers une sorte de hiérarchie : c’est le dernier artisan qui produit la forme ultime, les artisans inférieurs préparant la matière en vue de la dernière forme. Or il est manifeste que l’âme humaine est la forint la plus parfaite et ultime que peut atteindre la matière de ce qui est engendré ou qui se corrompt. Il est donc convenable que les agents naturels inférieurs préparent ce qui dispose à recevoir la dernière forme. L’agent suprême, c’est-à-dire Dieu est la cause de la dernière forme qui est l’âme rationnelle. |
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Caput 94 [70145] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 94 tit. Quod anima rationalis non est de substantia Dei
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Chapitre 94 — L’ÂME RATIONNELLE N’EST PAS DE SUBSTANCE DIVINE
Cependant il ne faut pas croire que l’âme rationnelle soit de substance divine, comme certains l’ont prétendu erronément. On a montré en effet (chapitre 9) que Dieu est simple et indivisible. Il n’unit donc pas l’âme au corps comme s’il la détachait de sa substance à lui. De même, on l’a vu plus haut (chapitre 17), il est impossible pour Dieu d’être la forme d’un corps. Or l’âme rationnelle est unie au corps en tant que sa forme. Elle n’est donc pas de la substance de Dieu. Et encore, on a montré plus haut (chapitre 4) que Dieu ne se meut ni par lui-même ni par accident; c’est ce qui se passe dans l’âme rationnelle; elle passe en effet de l’ignorance à la connaissance et du vice à la vertu. Elle n’est donc pas de la substance de Dieu. |
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C — Les créatures et leur relation à Dieu (chapitre 95 à 147) |
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1° En général (chapitre 95 à 104) |
Caput 95 [70147] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 95 tit. Quod
illa quae dicuntur inesse a virtute extrinseca, sunt immediate a Deo
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Chapitre 95 — DIEU EST L’AUTEUR IMMÉDIAT DE CES CHOSES QUI SONT
DITES EXISTER PAR UN POUVOIR EXTERNE
De ce qui a été dit au chapitre précédent, on en conclut nécessairement que ces choses qui ne peuvent arriver à l’existence sinon que par création, viennent directement de Dieu. Les corps célestes ne peuvent être produits que par création, c’est évident. En effet on ne peut pas dire qu’ils sont faits d’une matière préexistante; car alors ils seraient soumis au devenir et à la disparition et à leur contraire, ce qui ne leur convient pas comme leur mouvement le fait apparaître : ils se meuvent en circuit; or le mouvement circulaire n’a pas de contraire. Il reste donc que les corps célestes ont été produits en leur être immédiatement par Dieu. De même aussi les premiers éléments en leur entièreté ne viennent pas d’une matière préexistante; car ce qui préexisterait aurait une forme; et ainsi il faudrait qu’un corps autre que les éléments précède ceux-ci dans l’ordre de la cause matérielle. Si cependant la matière préexistant aux éléments avait une autre forme, il faudrait que l’un d’eux soit avant les autres dans le même ordre, à supposer que la matière ait une autre forme que la forme de l’élément qui doit suivre. Il faut donc qu’aussi les éléments eux-mêmes soient immédiatement produits par Dieu. Il est donc encore beaucoup plus impossible que les substances incorporelles et invisibles soient créées par quelqu’un d’autre; en effet ces substances sont toutes immatérielles. En effet il n’existe pas de matière sans dimension, laquelle fait la distinction de la matière; elles ne sont pas multiples selon la matière. Il est donc impossible qu’une matière préexistante en soit leur cause. Il reste donc que par création seulement Dieu leur a donné l’existence. Et c’est pour cela que la foi catholique con fesse que Dieu est"le créateur du ciel et de la terre, de toutes les choses visibles ", et aussi"des invisibles ". |
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Caput 96 [70149] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 96 tit. Quod
Deus non agit naturali necessitate, sed a voluntate
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Chapitre 96 — N’AGIT PAS PAR NÈCESSITÉ NATURELLE MAIS
VOLONTAIREMENT
De là on montre aussi que Dieu n’a pas produit les choses dans leur être par nécessité naturelle mais par volonté. En effet tout agent naturel ne peut produire dans l’immédiat qu’une seule chose; mais un agent volontaire peut en produire plusieurs; la raison en est que tout agent agit en vertu de sa forme. Or une forme naturelle par quoi quelque chose agit naturellement est uniforme en son action; les formes intellectives par lesquelles on agit volontairement ont plus d’un effet. Puis donc que Dieu produit plusieurs choses immédiatement dans leur être, il est évident qu’Il les produit dans leur être par sa volonté et non par nécessité naturelle. Encore : celui qui agit par intelligence et volonté vient avant celui qui agit pas nécessité naturelle dans l’ordre des agents; car il s’est proposé une fin pour laquelle il agit; mais l’agent naturel agit en vertu d’une fin qui lui est fournie par un autre. Or il est évident par ce qu’on a dit (chapitre 3) que Dieu est le premier moteur. Il agit donc par sa volonté et non par nécessité de nature. De même : on a montré plus haut (chapitre 19) que Dieu possède un Pouvoir infini. Il n’est donc pas déterminé à tel effet plutôt qu’à un autre, mais est indifférent à tout effet quelconque. Or il peut y être décide par un désir ou une détermination de sa volonté, comme quelqu’un qui peut aller se promener ou non selon qu’il le veut. Il faut donc que les oeuvres divines procèdent selon une détermination de la volonté de Dieu et non par nécessité naturelle. D’où la foi catholique dit que Dieu est tout-puissant, non seulement créateur mais aussi "facteur". Car faire est le propre de l’artisan qui opère par sa volonté. Et parce que l’agent volontaire agit selon la conception de son intelligence qui est dite son "verbe", comme on l’a montré plus haut (chapitre 38) et que le Verbe de Dieu est son Fils, la foi catholique confesse donc au sujet du Fils que "par lui tout a été fait ". |
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Caput 97 [70151] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 97 tit. Quod Deus in sua actione est immutabilis
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Chapitre 97 — DANS SON ACTION EST IMMUABLE
De ce que Dieu par sa volonté produit l’être des choses, il est manifeste qu’il peut produire sans changement en lui-même de nouvelles choses dans leur être. Telle est en effet la différence entre un agent naturel et un agent volontaire que l’agent naturel agit toujours de la même manière aussi longtemps qu’il est tel parce qu’étant tel, ainsi il agit; tandis que l’agent volontaire fait ce qu’il veut. Il peut lui arriver, sans qu’il change, de vouloir agir maintenant et qu’avant il ne le voulait pas. Rien n’empê che en effet que quelqu’un veuille faire quelque chose plus tard, même quand il ne le fait pas, sans pour cela qu’il y ait changement chez lui. Ainsi sans changement pour Dieu il peut arriver que Dieu, bien qu’éternel, ait produit l’être des choses non de toute éternité. |
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Caput 98 [70153] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 98 tit. Ratio probans motum ab aeterno fuisse, et solutio eius
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Chapitre 98 — MOTIF EN FAVEUR D’UN MOUVEMENT ÉTERNEL ET LA
SOLUTION
Il semble que si Dieu de volonté éternelle et immuable pouvait produire une nouvelle oeuvre celle-ci devrait être précédée de quelque mouvement. Nous ne voyons pas en effet que la volonté remette à plus tard ce qu’elle veut faire si ce n’est à cause de quelque chose qui est mainte nant et cessera par la suite, ou qui n’est pas encore et qu’on attend dans le futur, comme celui qui projette en été de se vêtir en hiver d’un vêtement qu’il ne mettra qu’en hiver parce que maintenant il fait suffisamment chaud. Si donc Dieu a voulu de toute éternité produire un effet, mais que de toute éternité il n’a pas produit, il semble que ou bien quelque chose était attendu qui n’était pas encore, ou bien une autre chose devait disparaître qui existait alors. Or ni l’un ni l’autre ne peut se faire sans mouvement. Il semble donc qu’avec une volonté précédente on ne puisse produire dans l’avenir sans quelque mouvement qui précède. Et ainsi si la volonté de Dieu fut éternelle de produire les choses, et les choses ne sont pas éternellement, il faut qu’un mouvement précède leur production et par conséquent elles sont mobiles. Si elles sont produites par Dieu mais non éternelles, de nouveau d’autres mouvements et des choses mobiles devront préexister indéfiniment. La réponse à cette objection est aisée si l’on veut bien faire la distinction entre un agent universel et un agent particulier. Car l’agent particulier règle et mesure son action selon les directives de l’agent universel, comme c’est le cas dans les affaires civiles. Car la loi que propose le législateur est comme la règle et la mesure que le juge particulier devra appliquer. Or le temps est la mesure des actions qui se font dans son écoulement. En effet l’agent particulier exerce une activité proportionnée au temps c’est-à-dire que c’est maintenant et non pas avant qu’il agit pour une raison déterminée. Quant à l’agent universel qu’est Dieu il est l’auteur de cette mesure qu’est le temps et il l’a voulu ainsi. Le temps est donc aussi une créature de Dieu. Etant donné la quantité et la mesure que Dieu a voulu attribuer à chaque chose ainsi en sera-t-il de la quantité de temps que Dieu aura voulu lui accorder; c’est-à-dire que le temps et ce qui y est indu commenceront quand Dieu l’aura voulu. L’objection présuppose le temps chez un agent qui agit dans le temps mais qui n’en est pas l’auteur. Quand donc on interroge Pourquoi la volonté éternelle produit tel effet maintenant et non pas avant on préjuge d’un temps préexistant, car le maintenant et l’avant sont des parties du temps. Au sujet donc de la production universelle des choses parmi lesquelles le temps vient en considération il ne faut pas chercher le pourquoi du maintenant et du plus tôt, mais pourquoi Dieu a voulu établir la mesure du temps; or comme telle est sa volonté il lui est indifférent d’assigner telle ou telle autre quantité au temps. Ce qui peut aussi très bien s’appliquer à la quantité mesurable du monde. On ne doit donc pas demander pourquoi Dieu a établi le monde des corps en telle position, que ce soit au-dessus ou en-bas ou toute autre position; car hors du monde il n’y a pas de lieu, mais c’est de la volonté de Dieu que provient la grandeur du monde des corps de sorte que rien ne soit en dchors de tel endroit, quelque différente que soit sa position. Bien qu’avant le monde le temps n’ait pas existé, ni hors du monde le lieu, nous usons cependant d’une telle manière de parler, comme de dire avant que le monde fût rien n’existait sinon Dieu, ou que hors du monde il n’y a pas de corps, nous n’entendons pas par avant et après, le temps ou le lieu si ce n’est seulement par l’imagination. |
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Caput 99 [70155] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 99 tit. Rationes
ostendentes quod est necessarium materiam ab aeterno creationem mundi
praecessisse, et solutiones earum
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Chapitre 99 — LA MATIÈRE AURAIT-ELLE EXISTÉ ETERNELLEMENT AVANT LA
CRÉATION DU MONDE ?
Bien que la production des choses accomplie par Dieu ne soit pas depuis l’éternité il semble nécessaire que la matière soit éternelle. En effet tout ce qui a l’être après le non-être change du non-être à l’être. Si donc les choses créées, comme le ciel et la terre et le reste, ne furent pas depuis l’éternité, mais commencèrent d’être après n’avoir pas été il est nécessaire d’admettre qu’elles furent changées du non-être à l’être. Or tout changement ou mouvement se trouve en un sujet : le mouvement en effet est l’acte de ce qui est en puissance; or le sujet du changement par quoi une chose vient à être, n’est pas la chose elle-même produite, terme du mouvement; et le terme du mouvement n’est pas le même que le sujet; mais le sujet du dit changement est ce par quoi la chose est produite et qui s’appelle matière. Il semble donc, si les choses furent produites après n’avoir pas été, que la matière les a précédées; laquelle si elle est de nouveau produite après n’avoir pas été, il faut une autre matière précédente mais on ne peut pas remonter ainsi indéfiniment II reste donc qu’il faille en venir à une matière éternelle qui n’a pas été produite après n’avoir pas été. De même. Si le monde a commencé après n’avoir pas été, avant qu’il ne fût, ou bien il était possible qu’il soit ou devienne ou bien ce n’était pas possible. Or si ce n’était pas possible qu’il soit ou devienne cela veut dire équivalemment qu’il était impossible que le monde soit ou devienne. Or ce qui ne peut être nécessairement ne peut devenir. Il s’en suit donc nécessairement que le monde n’a pas été fait. Comme ceci est évidemment faux, il faut dire que si le monde a commencé après n’avoir pas été, qu’il était possible, avant qu’il ne fût, d’exister ou de devenir. Il y avait donc quelque chose en puissance au devenir et à l’existence du monde. Or ce qui est ainsi en puissance est la matière, comme le bois par rapport au banc. Ainsi donc il est nécessaire que la matière ait toujours été, même si le monde n’a pas toujours été. Mais puisqu’on a montré plus haut (chapitre 69) que la matière est aussi créée par Dieu, pour la même raison la foi catholique ne confesse pas que la matière est éternelle, comme aussi le monde. Il faut en effet exprimer la causalité divine de cette manière que les choses commencèrent d’être produites par Dieu après n’avoir pas été. Cela en effet montre à l’évidence et manifestement qu’elles n’ont pas été d’elles-mêmes mais par l’auteur éternel. Et nous ne sommes pas contraints par les raisons qu’on vient d’apporter d’admettre l’éternité de la matière; c effet la production universelle des choses n’est pas à proprement parler un changement. En nul changement en effet le sujet du changement n’est le produit du changement parce que le sujet du changement n’est pas le même que le terme, comme on l’a dit plus haut. Puis donc qu la production universelle des choses par Dieu, et s’appelle création, s’étend à tout ce qui existe, en une telle production ne peut proprement pas être changement, même si les choses créées sont proc après n’avoir pas été. Être en effet après n’avoir pas n’est pas la raison suffisante du changement, à moins supposer que le sujet se trouve actuellement sous privation et maintenant sous une forme; d’où en certaines choses on retrouve ceci après cela, bien que proprement la notion de changement ne s’y trouve pas, comme quand on dit que la nuit succède au jour. Ainsi donc quoique le monde ait commencé après n’avoir pas été il n’a pas fallu que cela se fit par une mutation, mais par création, qui en vérité n’est pas une mutation, mais une relation de la chose créée, dépendant de son créateur pour son être et par rapport à son non-être précédent. En effet en tout changement il y a nécessairement quelque chose d’identique se comportant tantôt ainsi tantôt autrement, en tant que maintenant il est sous un extrême et ensuite sous un autre; ce qui n’a pas lieu en réalité dans la création, mais selon notre imagination, d’après que nous imaginons une et même chose n’avoir pas d’abord été et par après être. Et ainsi selon une certaine ressemblance la création peut être dite un changement. De même aussi la seconde objection ne tient pas. En effet bien qu’on puisse dire qu’avant que le monde fût, il était possible qu’il soit ou devienne, ce ne doit pas être entendu d’une quelconque possibilité. En effet est dit possible dans le discours ce qui signifie un mode de la vérité comme quelque chose qui n’est ni nécessaire ni impossible; d’où un tel possible n’est pas entendu d’une quelconque possibilité, comme l’enseigne le philosophe au Livre des Métaphysiques (Liv. 4, chapitre 12). Quand on parle donc de possibilité pour l’être du monde on ne doit pas entendre nécessairement une possibilité passive, mais active, sorte que quand on dit que le monde était possible avant qu’il ne soit, on entend par là que Dieu peut produire l’être du monde avant même de le produire; d’où rien ne nous force à admettre que la matière ait préexisté au monde. Ainsi donc la foi catholique affirme que rien n’est coéternel à Dieu et pour cela elle confesse qu’il est "le créateur et l’auteur de toutes les choses visibles invisibles". |
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Caput 100 [70157] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 100 tit. Quod
Deus operatur omnia propter finem
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Chapitre 100 — DIEU FAIT TOUTES CHOSES POUR UNE FIN
Puisqu’on a montré (chapitre 96) que Dieu produit l’être des choses non par nécessité de nature mais avec intelligence et volonté et qu’un tel agent agit pour une fin — car l’opération intelligente a comme principe d’agir pour un fin — il faut donc que tout ce que Dieu fait soit fait pour une fin. De plus, la production des choses par Dieu est la meilleure qui soit; en effet c’est le propre du plus parfait de faire chaque chose au plus parfait. Or c’est mieux de faire quelque chose pour une fin que sans intention de la fin; car c’est de la fin que provient la bonté des choses qui sont faites. Les choses sont donc faites par Dieu en vue d’une fin. On en trouve aussi une preuve dans les choses que la nature produit dans lesquelles rien n’est inutile mais chacune ayant sa raison d’être. Or il ne convient pas qu’on dise que ce que fait la nature est mieux ordonné que l’institution même de cette nature par le premier agent, puis que tout l’ordre de la nature dérive de lui. Il est donc évident que les choses sont produites par Dieu en vue d’une fin. |
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Caput 101 [70159] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 101 tit. Quod ultimus finis omnium est divina bonitas
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Chapitre 101 — LA BONTÉ DIVINE EST LA FIN DERNIÈIŒ DE TOUTES LES
CHOSES
Or il faut que la fin dernière de toutes les choses soit la bonté divine. En effet des choses qu’un agent fait volontairement leur dernière fin est ce que l’agent veut d’abord et en soi, et c’est pour cela que l’agent fait ce qu’il fait. Or la première chose que veut la divine volonté c’est sa bonté, comme il est clair par ce qu’on a dit plus haut (chapitre 32). Il est donc nécessaire que de toutes les choses faites par Dieu la fin dernière soit la bonté divine. De même. La fin de la génération de toute chose engendrée est sa forme, laquelle une fois obtenue, la génération cesse. En effet tout ce qui est engendré soit artificiellement, soit naturellement ressemble en manière à son auteur, car tout agent produit en une certaine mesure quelque chose qui lui ressemble. En effet la maison matérielle provient du modèle qui est dans l’esprit de l’artisan. Dans les choses de la nature également, un homme engendre un homme; et si quelque chose est fait ou engendré selon la nature qui ne soit pas semblable â son auteur quant à l’espèce il ressemble cependant à auteurs comme l’imparfait au parfait. En effet il arrive que ce qui est engendré ne ressemble pas à ce qui engendre parce qu’il ne peut parvenir à sa ressemblance par faite, il y participe cependant imparfaitement, comme certains animaux ou plantes sous l’action du soleil. La fin de la génération ou de la perfection de toutes les choses qu se font est la forme de leur auteur ou de leur géniteur c’est-à-dire qu’elles puissent parvenir à sa ressemblance. Or la forme du premier agent, c’est-à-dire Dieu, n’est autre que sa bonté. A cause de cela donc toutes les choses ont été faites pour être assimilées à la divine bonté. |
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Caput 102 [70161] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 102 tit. Quod
divina assimilatio est causa diversitatis in rebus
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Chapitre 102 — LA DIVINE RESSEMBLANCE EST CAUSE DE LA DIVERSITÉ DES
CHOSES
De là vient la diversité et la distinction dans les choses. Car il était impossible que la divine bonté soit parfaitement représentée dans la créature infiniment distante de Dieu. Il était donc nécessaire qu’elle soit représentée en beaucoup de choses afin que ce qui manque à l’une soit suppléé par l’autre. Car dans les argumentations, quand par un terme moyen on ne peut arriver à conclure, il faut multiplier les termes pour pouvoir conclure, comme c’est le cas dans le syllogisme dialectique. Ni cependant toute l’universalité des choses ne parvient pas à égaler la divine bonté parfaitement mais selon une perfection relative. De même, ce qui se trouve simplement et de manière unique dans la cause universelle se retrouve dans ses effets d’une manière multiple et distincte; car une c se trouve plus noblement dans la cause que dans se effets. L’unique et simple bonté divine est le principe et h source de tout le bien qui se trouve dans les Donc il est nécessaire que les créatures soient assimilées à la bonté divine comme les choses multiples et indistincte le sont à l’unique et au simple. Ainsi donc la multiplicité et la distinction ne vient pas du hasard et fortuitement dans les choses comme aussi ne l’est leur production par le hasard et fortuitement mais en vertu d’une fin. Du même principe vient en effet l’être et l’unité et la multipicité dans les choses. Et en effet la distinction des choses n’a pas sa cause dans la matière; car leur première formation s’est produite par création laquelle ne requiert pas la matière. De même ce qui provient de la seule matiière, se produit au hasard. De même ni la multiplicité dans les choses n’est produite par succession d’agents intermédiaires, par exemple qu’à partir d’un être premier simple ne peut procéder immédiatement qu’un seul être, distant cependant en simplicité de sorte que de lui puisse désormais procéder la multitude et ainsi de suite, et plus on s’éloigne du premier qui est simple plus grande est la multiplicité, comme certains l’ont avancé. En effet on a déjà montré (chapitre 95) que le multiple peut, seulement par création, venir à l’existence; ce qui appartient uniquement à Dieu, comme on l’a vu (chapitre 70). D’où il ressort que c’est Dieu lui-même qui peut directement créer le multiple. Selon leur position, il est évident que la multitude des choses et leur distinction seraient l’oeuvre du hasard, n’étant pas voulues par leur premier auteur. Car cette multiplicité et cette distinction ont été conçues par l’intellect divin et réalisées dans les choses dans le but de représenter diversement la bonté divine; par leur création et par leur diversité elles y participent selon divers degrés. Et ainsi de l’ordonnance même des différentes choses il en résulte une beauté des choses qui met en valeur la Sagesse divine. |
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Caput 103 [70163] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 103 tit. Quod
non solum divina bonitas est causa rerum, sed etiam omnis motus et
operationis
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Chapitre 103 — EN
PLUS DE LA CAUSALITÉ DES CHOSES, LA BONTÉ DIVINE EST LA CAUSE DE LEUR
MOUVEMENT ET DE LEUR ACTIVITÉ
Non seulement la fin de la formation des choses est la bonté de Dieu, mais celle-ci est aussi le but de toute activité et mouvement de toutes les créatures. En effet tout ce qui est, agit selon la nature, comme ce qui est chaud produit de la chaleur. Or toute chose créée selon sa forme participe à une certaine ressemblance de la bonté de Dieu comme on l’a montré (chapitre 101). Donc toute action ou mouvement de n’importe quelle créature est ordonné au bien divin comme en vue d’une fin. En outre, tout mouvement ou activité de n’importe qu’elle chose tend vers quelque chose de parfait. Or qui est parfait a raison de bien, car la perfection de la chose est ce qui fait sa bonté. Donc tout mouvement ou action d’une chose tend vers le bien. Or tout bien est une ressemblance du bien suprême tout comme l’être est similitude de l’être premier. Donc le mouvement ou l’activité de n’importe quelle chose est ordonné à la bonté comme à sa fin. En outre, s’il y a beaucoup d’agents ordonnés entre eux, il est nécessaire que les actions et mouvements de tous les agents soient ordonnés au bien du premier agent comme vers leur fin dernière. Comme en effet un agent supérieur qui met en mouvement les agents inférieurs et que tout moteur meut vers sa propre fin, il faut que les actions et les mouvements des agents inférieurs tendent à la fin du premier agent, comme dans une armée les actions de tous ont comme dernier but la victoire qui est la fin par le chef. Or, on a montré plus haut (chapitre 3) que le premier moteur et auteur est Dieu; et sa fin n’est autre que sa bonté, comme on l’a montré (chapitres 32 et 101). Il est donc nécessaire que toutes les actions et mouvements de n’importe quelle créature se fassent en vue de la bonté divine, non pour la causer ou pour l’augmenter, mais pour l’acquérir selon leur manière comme une Participation à sa ressemblance. Diversement les choses créées par leur activité obtiennent-elles la ressemblance divine, comme diversement aussi selon leur être elles la représentent; en effet chaque chose opère selon ce qu’elle est. Parce que donc il est commun à toutes les créatures de représenter la bonté divine en tant qu’elles existent ainsi est-il commun à toutes d’arriver par leurs opérations à la divine ressemblance tant pour la conservation de leur être que pour le communiquer à d’autres. En effet toute créature dans son activité s’efforce d’abord de conserver son être aussi parfaitement que possible; en cela elle tend à sa manière de ressembler à la perpétuité divine; ensuite par son opération chaque créature s’efforce selon son mode de communiquer à une autre son être parfait selon sa manière et en cela elle tend à ressembler à la causalité divine. Quant à la créature rationnelle, elle tend par son opération à la ressemblance divine d’une façon singulière au-dessus des autres créatures, de même qu’au-dessus d’elles elle jouit d’une plus noble existence. En effet l’être des autres créatures étant restreint par la matière, il est fini de sorte qu’il ne possède l’infini ni en acte ni en puissance. Toute nature rationnelle au contraire possède cet infini soit en acte soit en puissance selon que l’intellect contient en soi les choses intelligibles. Chez nous donc la nature intelligible considérée dans son être premier est en puissance à ses intelligibles qui étant infinis possèdent l’infini au moins en puissance. D’où l’intelligence est représention d’images qui n’est pas déterminée à une seule image comme la pierre mais elle est capable de représenter toutes les images des choses. Mais la nature intellectuelle en Dieu est infinie en acte en tant qu’elle possède dans la perfection de tout l’être, comme on l’a montré haut (chapitre 21). Mais les autres créatures intellectuelles tiennent le milieu entre la puissance et l’acte La nature intellectuelle tend donc par son opération vers la ressemblance divine non seulement en ce qu’elle conserve son être ou qu’elle la multiplie à sa manière en le communiquant mais pour posséder en acte ce que par sa elle a en puissance. La fin donc de la créature intellectuelle, qu’elle obtient par son opération propre, est de faire que son intelligence réalise totalement en acte tous les intelligibles qu’elle a en puissance; c’est ainsi en effet qu’elle se rendra la plus semblable à Dieu. |
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Caput 104 [70165] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 104 tit. De duplici potentia, cui in rebus respondet duplex
intellectus, et quis sit finis intellectualis creaturae
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Chapitre 104 — IL Y A
DANS LES CHOSES UNE DOUBLE PUISSANCE A LAQUELLE CORRESPOND UN DOUBLE
INTELLECT ET DE LA FIN DE LA CRÉATURE INTELLECTUELLE
Quelque chose est en puissance de deux manières d’une part naturellement c’est-à-dire par rapport aux choses qu’un agent naturel peut réduire en acte; d’autre part quant aux choses qui ne peuvent pas être réduites en acte par un agent naturel mais par un autre; ce qui apparaît dans les choses naturelles. En effet qu’un enfant devienne un homme ou que d’une semence provienne un animal il s’agit d’une puissance naturelle. Mais que du bois devienne un banc ou qu’un aveugle Voie n’est pas dans la puissance naturelle. Or il en est ainsi de notre intellect. En effet notre intelligence est en puissance naturelle à des intelligibles qui peuvent être actués par l’intellect agent qui nous est un principe inné afin que par lui nous devenions intelligents en acte. Mais il est impossible que nous obtenions la fin dernière du fait que notre intellect est ainsi actué; car c’est le propre de l’intellect agent de faire.que les phantasme qui sont des intelligibles en puissance deviennent des intelligibles en acte, comme on l’a vu plus haut (chapitre 83). Or les phantasmes nous viennent des sens. Par l'intellect agent notre intelligence est réduite en acte par les seuls intelligibles venus des choses sensibles. Or il est impossible que dans une telle connaissance puisse consister la fin dernière de l’homme. Car la fin dernière étant atteinte, tout désir naturel vient à cesser. Or aussi loin que quelqu’un progresse dans l’intelligence des choses, selon ce mode de connaissance qui puise la science à partir des sens, le désir naturel de connaître d’autres choses demeure. En effet y a bien des choses que nos sens ne peuvent atteindre ou qui ne nous en donnent qu’une faible notion, comme peut-être de savoir qu’elles sont mais non pas ce qu’elles sont; car les quiddités des substances immatérielles sont autres que celles des choses sensibles et elles les dépassent presque sans comparaison possible. Quant à ces choses qui tombent sous les sens, il y en a beaucoup dont nous ne pouvons connaître la nature avec certitude; certaines ne sont nullement connues et d’autres faiblement. D’où le désir naturel demeure toujours d’une connaissance plus parfaite. Or il n’est pas possible que le désir naturel soit vain. Nous obtenons donc notre dernière fin en ce que notre intelligence passe à l’acte par un agent supérieur à celui qui nous est connaturel et qui fasse cesser en nous le désir naturel de connaître. Or tel est en nous le désir de con naître que connaissant un effet nous désirons en connaître la cause; et en toute chose, connaissant toutes les circonstances, notre désir ne cesse que nous n’ayons saisi son essence. Donc ce désir naturel de savoir ne peut être assouvi en nous que si nous connaissons la cause première, non pas n’importe comment mais par son essence. Or la cause première est Dieu, comme on l’a vu plus haut (chapitres 3 et 68). La fin dernière de la créature intellectuelle est donc de voir Dieu par essence. |
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2° La fin de l’homme (chapitre 105 à 110) |
Caput 105 [70167] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 105 tit. Quomodo
finis ultimus intellectualis creaturae est Deum per essentiam videre, et
quomodo hoc possit
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Chapitre 105 —
COMMENT LA FIN DERNIÈRE DE LA CRÉATURE INTELLECTUELLE EST DE VOIR PAR ESSENCE
ET COMMENT CELA EST POSSIBLE
Or il nous faut savoir comment cela est possible. Et comme il est manifeste que notre intelligence ne peut con naître une chose que par son espèce, il est impossible que l’espèce de l’une en fasse connaître une autre. Et plus l’espèce par laquelle l’intelligence connaît diffère de la chose connue, d’autant plus aussi notre intelligence connaîtra-t-elle imparfaitement l’essence de cette chose : par exemple savoir ce qu’est un boeuf sachant ce qu’est un âne, on en connaîtrait l’essence imparfaitement, c’est-à-dire quant à son genre seulement; et encore moins si elle ne connaît que l’espèce de la pierre qui est un genre encore plus éloigné. Si elle connaissait par l’espèce d’une chose qui n’aurait rien du boeuf en aucun genre, elle ne connaîtrait aucunement ce que peut être un boeuf. Il est évident par ce qu’on a dit plus haut (chapitres 12, 13 et 14) qu’aucune créature ne communique en genre avec Dieu. Aucune espèce créée, non seulement sensible mais intelligible, ne peut me faire connaître ce que Dieu est. Pour ce faire il faut alors que Dieu devienne forme de mon intelligence et qu’il lui soit uni non pour constituer une nature mais comme espèce intelligible en celui qui connaît. Lui-même en effet comme il est son être, est aussi sa vérité laquelle est la forme de l’intelligence. Or il faut pour tout ce qui
acquiert une forme qu’il y soit disposé. Or de par sa nature l’intelligence
n’est pas dans l’ultime disposition par rapport à cette forme qu’est la
vérité, car dès le début elle l’aurait atteinte. Il faut donc que pour
l’atteindre elle soit élevée par une nouvelle disposition et que nous
appelons lumière de gloire, par quoi Dieu parfait notre intelligence, lui
seul ayant naturellement cette forme qui lui est propre, tout comme la dis
position à la forme du feu ne peut Venir que du feu. Et de cette lumière il
est question au Ps 35 : "En ta lumière nous verrons la lumière" |
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Caput 106 [70169] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 106 tit. Quomodo
naturale desiderium quiescit ex divina visione per essentiam, in qua
beatitudo consistit
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Chapitre 106 — LE DÉSIR
NATUREL S’APAISE DANS LA VISION DIVINE PAR ESSENCE, EN QUOI CONSISTE LA
BÉATITUDE
Cette fin une fois atteinte il est nécessaire que le désir naturel soit au repos, car l’essence divine qui de cette façon est jointe à l’intelligence de celui qui voit Dieu est le principe suffisant de toute connaissance et la source de tout bien en sorte qu’il ne reste plus rien à désirer. Et c’est aussi le mode le plus parfait d’atteindre à la ressemblance divine c’est-à-dire que nous le connaissions de la même manière qu’il se connaît, soit par son essence, bien que nous ne le comprenions pas comme il se connaît. Non que nous en ignorerions une partie puisqu’il n’a pas de partie, mais parce que nous ne le connaissons pas aussi parfaitement qu’il est connaissable; car le pouvoir de notre intelligence dans son acte de penser ne peut égaler sa vérité selon qu’elle est connaissable; sa clarté ou sa verité est infinie et notre intelligence est finie. Or son intelligence est infinie comme aussi sa vérité et donc lui se connaît autant qu’il est connaissable. Comme celui qui comprend une conclusion démontrable parce qu’il en saisit la démonstration, mais non pas celui qui la connaît de manière plus imparfaite c’est-à-dire par une raison probable. Et parce que nous appelons béatitude la fin dernière de l’homme en cela consiste la félicité ou la béatitude de l’homme qu’il voit Dieu en son essence, bien que dans la perfection de la béatitude il soit très distant de Dieu. Cette béatitude, Dieu la possède naturellement et l’homme l’obtient par participation à la lumière divine. |
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Caput 107 [70171] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 107 tit. Quod
motus in Deum ad beatitudinem consequendam assimilatur motui naturali, et
quod beatitudo est in actu intellectus
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Chapitre 107 — QUE LE MOUVEMENT VERS POUR LA POSSESSION DE LA
BÉATITUDE S’APPARENTE AU MOUVEMENT NATUREL ET QUE LA BÉATITUDE CONSISTE PANS
UN ACTE DE L’INTELLIGENCE
Puisque passer de la puissance à l’acte est un mouvement, ou quelque chose de semblable, il faudra considérer le passage vers la béatitude comme quand il s’agit d’un mouvement ou d’un changement naturel. Dans celui-ci en effet ce qu’on considère d’abord est une propriété qui le proportionne ou l’incline vers telle fin, comme la gravité terrestre qui attire vers le bas. Quelque chose en effet ne se meut pas naturellement vers une fin s’il n’a pas de proportion à celle-ci. Ensuite on considère le mouvement lui-même vers la fin; en troisième lieu la forme elle-même ou l’endroit; enfin le repos dans la forme ou da l’endroit. Ainsi dans le mouvement intellectuel vers la fin on d’abord l’amour qui porte vers la fin; ensuite le désir qui est comme le mouvement vers la fin et les opérations proviennent d’un tel désir; en troisième lieu la forme que l’intelligence atteint; enfin la délectation conséquente qui n’est autre que le repos de la volonté dans la fin obtenue. De même donc que la forme est la fin de la naturelle et le lieu la fin du mouvement local, et non le repos dans la forme ou le lieu qui est la conséquence de la fin obtenue, et beaucoup moins encore le mouvement est une fin ou proportion à la fin : ainsi la fin de la créature intellectuelle est de voir Dieu et non de se délecter en lui, mais cela accompagnant la fin et comme le perfectionnant. Et beaucoup moins le désir ou l’amour être la fin dermère puisqu’ils ont lieu avant la fin. |
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Caput 108 [70173] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 108 tit. De
errore ponentium felicitatem in creaturis
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Chapitre 108 — DE L’ERREUR DE CEUX QUI METFENT LEUR FÉLICITÉ DANS
LES CRÉATURES
Il est donc manifeste que c’est à tort que c'est à tort que certains recherchent la félicité s’ils la recherchent en tout autre chose que Dieu : soit dans les plaisirs charnels qui leur sont communs avec les animaux; soit dans les richesses qui sont ordonnées à la conservation de ceux qui les possèdent, ce qui est la fin commune à tout ce qui est créa- turc; soit dans le pouvoir qui est ordonné à communiquer sa perfection aux autres, ce que nous avons aussi dit être commun à tous (chapitre 103); soit dans les honneurs ou la renommée que l’on doit à quelqu’un selon qu’il a déjà atteint sa fin ou qu’il y est bien disposé; ni même enfin dans la connaissance de choses fussent-elles au-dessus de l’homme, puisqu’aussi bien c’est dans la seule connaissance de Dieu que le désir de l’homme trouve son repos. |
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Caput 109 [70175] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 109 tit. Quod
solus Deus est bonus per essentiam, creaturae vero per participationem
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Chapitre 109 — QUE
SEUL EST BON ESSENTIELLEMENT ET LES CRÉATURES PAR PARTICIPATION
De ce que nous venons de dire, il apparaît donc que Dieu et les créatures se rapportent diversement à la bonté, selon le double mode de bonté que l’on peut considérer dans les créatures. Puisqu’en effet le bien a raison de perfection et de fin, selon une double perfection et fin qu'on peut noter dans la créature, double aussi est sa bonté. Car on peut considérer la perfection de la créature selon qu’elle persiste en sa nature qui est la fin de sa génération ou de sa production; l’autre perfection est celle qu’elle atteint par son propre mouvement ou opération et c’est la fin de son mouvement ou de son opération. Dans ces deux cas la créature se sépare de la bonté divine : car comme la forme et l’être d’une chose est son bien et sa perfection selon qu’elle est considérée dans sa nature, une substance composée n’est ni sa forme ni son être. Quant à une substance simple créée même si elle est sa propre forme, elle n’est cependant pas son propre être. Mais Dieu est son essence et son être, comme on l’a montré plus haut (chapitre 10 et 11). De même aussi toutes les créatures atteignent à leur bonté parfaite par une fin qui leur est extérieure. En effet la bonté parfaite consiste dans la fin dernière. Or celle-ci est extérieure à la créature et c’est la divine bonté qui elle n’est pas ordonnée à une fin ultérieure. Il reste donc que Dieu est sa propre bonté absolument il est essentiellement bon. Les créatures simples ne le sont pas et parce qu’elles ne sont pas leur être et parce qu’elles sont ordon nées à quelque chose d’extérieur comme à leur fin dernière. Quant aux créatures composées il est évident qu’elles ne sont en aucune façon leur propre bonté. Dieu seul donc est sa propre bonté, il est bon essentiellement; les autres choses sont dites bonnes par une certaine participation avec Lui. |
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Caput 110 [70177] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 110 tit. Quod
Deus non potest suam bonitatem amittere
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Chapitre 110 — DIEU
NE PEUT PAS PERDRE SA BONTÉ
D’où il ressort que Dieu ne peut en aucune façon perdre sa bonté. Car ce qui appartient à quelque chose essentiellement ne peut lui faire défaut, comme l’animalité ne peut être séparée de l’homme. Donc aussi il n’est pas possible que Dieu ne soit pas bon. Et pour nous servir d’un exemple encore plus adéquat, de même qu’un homme ne peut pas ne pas être homme ainsi il ne se peut que Dieu ne soit pas parfaitement bon. |
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3° Le mal dans les créatures (chapitre 111 à 122) |
Caput 111 [70179] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 111 tit. Quod
creatura possit deficere a sua bonitate
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Chapitre 111 — LA CRÉATURE PEUT PERDRE SA BONTÉ
Il faut maintenant considérer dans les créatures comment elles peuvent perdre leur bonté. Il est manifeste que quelque chose est inséparable de la créature de deux manières : d’une part de ce que la bonté est de son essence; d’autre part de ce qu’elle est déterminée à une chose. Donc de la première manière dans les substances simples la bonté même qui leur est forme en est inséparable puisqu’elles sont essentiellement des formes. De la seconde manière le bien qui est leur être elles ne peuvent le perdre. La forme en effet n’est pas comme la matière qui peut être ou ne pas être, mais la forme est conséquence de l’être, même si elle n’est pas l’être lui-même. D’où il est clair que les substances simples ne peuvent perdre le bien naturel en quoi elles subsistent mais elles s’y tiennent immuablement. Quant aux substances composées, comme elles ne sont pas à elles-mêmes leur forme ni leur être elles peuvent perdre le bien naturel, à l’exception de celles où la potentialité de la matière est déterminée à une seule forme comme à être ou ne pas être, comme cela est clair dans les corps célestes. |
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Caput 112 [70181] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 112 tit. Quomodo
deficiunt a bonitate secundum suas operationes
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Chapitre 112 — COMMENT LES CRÉATURES PERDENT LEUR BONTÉ PAR LEURS
OPÉRATIONS
Et parce que la bonté de la créature se trouve non seulement en ce qui constitue sa nature, mais en ce que la perfection de sa nature est d’être ordonnée à une fin et cela par son opération, il reste à savoir comment les créatures manquent à leur bonté selon leurs opérations qui les conduisent à leur fin. Ici il faut d’abord considérer qu’il en est des opérations comme de la nature qui est leur principe. Si donc leur nature ne peut faire défaut, pas davantage dans leurs opérations naturelles ne pourra-t-il se trouver quelque défection. D’où pour les substances incorruptibles, soit corporelles soit incorporelles, aucune défection ne sera possible dans leur action naturelle. En effet chez les anges, toujours leur pouvoir naturel est en mesure d’exercer ses opérations; de même pour les mouvements des corps célestes, ils suivent toujours leur trajectoire. Mais dans les corps inférieurs, on trouve nombre de défections dans leur action naturelle causées par les corruptions et les défections qui s’y produisent. Il arrive en effet par le défaut du principe naturel que des plantes soient stériles, que des monstres naissent chez les animaux et ainsi d’autres désordres. |
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Caput 113 [70183] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 113 tit. De duplici principio actionis, et quomodo aut in quibus
potest defectus esse
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Chapitre 113 — D’UN DOUBLE PRINCIPE D’ACTION ET COMMENT OU CHEZ QUI
IL PEUT Y AVOIR DÉFECTION
Or il y a des actions dont le principe n’est pas la nature mais la volonté dont l’objet est le bien et principalement la fin, secondairement ce qui se rapporte à la fin. Ainsi donc l’opération volontaire est au bien, comme l’opération naturelle est à la forme par laquelle une chose agit. De même donc qu’un défaut des actions naturelles dans ces choses qui ne subissent pas de défection dans leurs formes, mais seulement dans les choses corruptibles dont les formes peuvent faire défaut, ainsi les actions volontaires peuvent faire défaut dans ces choses où la volonté peut manquer à la fin. S’il se trouve une volonté qui ne peut faire défaut à la fin il est manifeste qu’il ne peut y avoir de défection dans l’action volontaire. Or la volonté ne peut faire défaut quant au bien qui fait partie de la nature de celui qui veut : car toute chose désire à sa manière la perfection de son être et qui est le bien de chaque être; quant au bien extérieur elle peut faire défection se contentant d’un bien connaturel. Si donc la nature de celui qui veut constitue la fin dernière de sa volonté il ne peut se rencontrer de défaut dans l’action volontaire. Or cela n’appartient qu’à Dieu : car sa bonté qui est la fin dernière des choses constitue sa nature. Mais la nature des autres êtres doués de volonté ne constitue pas la fin dernière de leur volonté; il peut donc se trouver chez eux un défaut d’action volontaire en ce que leur volonté se fixe en leur propre bien sans tendre ultérieurement vers le bien suprême qui est leur fin dernière. Chez toutes les substances intellectuelles créées peut donc se trouver quelque défection de la part de la volonté. |
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Caput 114 [70185] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 114 tit. Quid nomine boni vel mali intelligatur in rebus
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Chapitre 114 — QU’ENTEND-ON PAR BIEN OU MAL DANS LES CHOSES ?
Puisque sous l’appellation de bien on entend ce qui est parfait, sous l’appellation de mal on doit entendre toute privation en ce qui doit être parfait. Car dans le propre sens du terme la privation regarde ce qui est de la nature d’un être, le quand et le comment de cet être. Il est dont manifeste que quelque chose est un mal s’il n’atteint pas à la perfection qu’il doit avoir. Ainsi quand un homme ne voit pas c’est pour lui un mal, mais non pour une pierre parce que sa nature n'est pas de voir. |
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Caput 115 [70187] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 115 tit. Quod impossibile est esse aliquam naturam malum
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Chapitre 115 — IL EST IMPOSSIBLE QUE LE MAL CONSTITUE UNE NATURE
Il est impossible que le mal soit une nature. Car toute nature est soit acte ou puissance ou un compose des deux Ce qui est acte est perfection et a raison de bien, tandis que ce qui est en puissance désire naturellement son être en acte, et le bien est ce que tous désirent D’ou ce qui est composé d’acte et de puissance en tant qu’il participe à l’acte participe au bien. La puissance, en tant qu’ordon née à l’acte, possède la bonté, dont le signe est que plus la puissance est capable d’acte et de perfection, plus elle se valorise. Il reste donc qu’aucune nature n’est en elle-même un mal. De même. Tout être se complète selon qu’il est en acte, car l’acte est la perfection d’une chose. Or aucun opposé n’est achevé par mélange de l’autre opposé, mais est plu tôt détruit ou diminué et ainsi le mal ne se complète pas par participation du bien. Toute nature est achevée par ce qu’elle a d’être en acte; et ainsi comme toute chose veut être bonne, toute nature trouve son achèvement en participation au bien. Aucune nature donc n’est un mal. De plus. Toute nature désire conserver son être et elle fuit sa destruction autant qu’elle le peut. Comme le bien est ce que tout être désire et le mal au contraire ce qu’il fait, il est nécessaire de dire qu’il est bon en soi que soit toute nature et qu’il serait mal qu’elle ne soit pas. Or que doit-on entendre par bien sinon que ce qui est un mal ne peut être un bien, mais plutôt que n’être pas mal est compris dans la notion de bien. Donc aucune nature n’est mauvaise. |
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Caput 116 [70189] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 116 tit. Qualiter bonum et malum sunt differentiae entis, et
contraria, et genera contrariorum
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Chapitre 116 — COMMENT LE BIEN ET LE MAL SONT DES DIFFÉRENCES DE
L’ÊTRE, DES CONTRAIRES ET DES GENRES DE CONTRAIRES
Il faut maintenant considérer comment le bien et le mal sont dits contraires, des genres de contraires et des différences constituant des espèces c’est-à-dire les dispositions morales. En effet les contraires ont chacun leur nature. Le non-être en effet ne peut être ni genre ni différence puisque le genre est attribut de la chose qui est et la différence du comment elle est. Il faut donc savoir que comme les choses naturelles tiennent leur espèce de la forme, ainsi aussi les choses morales de leur fin qui est objet de la volonté et dont dépendent toutes les choses morales. Or de même que dans les choses naturelles à une forme donnée est adjointe la privation d’une autre forme comme par exemple le feu qui est accompagné d’une privation d’air, ainsi dans les choses morales à une fin donnée s’oppose la privation d’une autre fin[31]. Puisque la perte d’une perfection qui leur est due est un mal dans les choses naturelles, c’est un mal d’acquérir une forme à laquelle s’adjoint la perte d’une forme qui leur est due, non à cause de la forme mais à cause de la privation qui y est ajdointe, par exemple il est mauvais pour le bois de brûler. Et de même dans les choses morales adhérer à une fin à laquelle s’adjoint la perte d’une fin obligée est un mal, non à cause de cette fin mais à cause de la privation qui l’accompagne. Et ainsi deux actions morales qui sont ordonnées à des fins contraires diffèrent en bien ou en mal comme étant des différences qui sont contraires l’une à l’autre, non à cause de la privation qui qualifie le mal mais à cause de la fin à laquelle est jointe une privation. C’est dans ce sens aussi que
certains entendent ce que dit Aristote (Categ. c. 11) que le bien et
le mal sont des genres de contraires c’est-à-dire de choses morales. Mais à
bien faire attention, le bien et le mal dans le genre des choses morales sont
plutôt des différences[32]
que des espèces. D’où il vaut mieux dire que le bien et le mal sont des
genres, selon la position de Pythagore qui ramène toutes les choses au bien
et au mal en tant que genres premiers. Cette position a quelque chose de vrai
en tant que de tous les contraires l’un est parfait et l’autre diminué, comme
le blanc et le noir, le doux et l’amer et autres. Toujours ce qui est parfait
est bon, ce qui est moindre est mal[33]. |
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Caput 117 [70191] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 117 tit. Quod nihil potest esse essentialiter malum, vel summe, sed
est corruptio alicuius boni
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Chapitre 117 — RIEN N’EST ESSENTIELLEMENT MAUVAIS OU TRES
MAUVAIS MAIS EST UNE CORRUPTION DU BIEN
Si donc on admet que le mal est une privation d’une perfection nécessaire il devient manifeste dans quel sens le mal peut corrompre le bien c’est-à-dire en tant qu’il est sa privation, comme on dit que la cécité corrompt la vue parce qu’elle est la privation même de la vue. Cependant elle ne corrompt pas tout le bien; car on a dit plus haut (chapitre 115) que non seulement la forme est bonne, mais encore la puissance à la forme, et cette puissance est sujet de privation comme aussi de forme. D’où il faut que le sujet du mal soit un bien qui n’est pas l’opposé du mal mais qui est en puissance au mal. D’où aussi il ressort que ce n’est pas n’importe quel bien qui puisse être sujet du mal mais seulement le bien qui est en puissance par rapport à une perfection donnée et dont il peut être privé. D’où dans les choses qui ne sont qu’acte ou dans celles où l’acte ne peut être séparé de la puissance, pour elles il ne peut y avoir du mal. Il ressort aussi de cela que rien ne peut être essentiellement mauvais puisqu’il faut que toujours le mal ait un fondement dans un bien. Et par là rien n’est le mal suprême, au contraire du bien suprême qui est essentiellement bon. Pour la même raison, il est clair que le mal ne peut être désiré et qu’il ne fait rien qu’en vertu du bien qui lui est adjoint. Ce qui est désirable en effet sont la perfection et la fin; or la forme est le principe de l’action. Parce que à une perfection ou forme peut s’adjoindre la privation d’une autre perfection ou forme, il arrive accessoirement que cette privation ou ce mal sont désirés et deviennent principe d’une action non comme étant un mal mais à cause du bien qui accompagne, comme un musicien construit une maison non comme musicien mais comme constructeur. II ressort aussi de cela que le mal ne peut être le premier principe parce que le principe accidentel vient après celui qui l’est en soi. |
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Caput 118 [70193] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 118 tit. Quod
malum fundatur in bono sicut in subiecto
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Chapitre 118 — LE MAL S’APPUIE SUR LE BIEN COMME SON SUJET
Quelqu’un pourrait peut-être
objecter que le bien ne peut être sujet du mal et que de deux choses opposées
l’une ne peut de l’autre en être le sujet et qu’on ne trouvera jamais
ensemble les autres opposés’. Or on répond qu’en ce dernier cas les
oppositions sont dans un genre déterminé[34],
et que le bien et le mal sont pris en général[35].
Car tout être en tant que tel est bon; or toute privation en tant que telle
est mauvaise. De même donc que le sujet d’une privation est nécessairement
l’être, ainsi est-il bon, mais il n’est pas nécessaire que le sujet d’une
privation soit blanc, ou doux, ou voyant, parce que ce n’est pas dit de
l’être en tant que tel; c’est pourquoi le noir n’est pas dans le blanc, ni la
cécité dans le voyant; mais le mal est dans le bien comme la cécité est dans
le sujet de la vue; mais que le sujet de la vue ne soit pas dit voyant c’est
parce que voir n’est pas commun à tout être. |
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Caput 119 [70195] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 119 tit. De
duplici genere mali
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Chapitre 119 — IL Y A DEUX SORTES DE MAUX
Puis donc que le mal est privation et défaut il ressort de ce qu’on a dit (chapitres 111 à 112) qu’un défaut peut se trouver dans une chose non seulement selon qu’on la con sidère dans sa nature, mais aussi selon l’action qui la conduit à sa fin. La conséquence en est que nous avons ainsi deux sortes de maux, c’est-à-dire selon le défaut en la chose même d’après que la cécité est dite le mal de l’animal et selon un défaut dans l’action d’après que la claudication signifie une action défectueuse. Donc une action ordonnée à une fin si elle est mauvaise parce qu’elle n’est pas ordonnée convenablement à cette fin est dite faute, dans les choses de la volonté comme dans les choses naturelles. En effet un médecin est en faute s’il ne s’y prend pas bien en vue de la guérison; et la nature aussi est fautive si elle n’amène pas, dans son action, à la disposition et à la forme voulues la chose engendrée, comme quand dans la nature se produisent des monstres. |
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Caput 120 [70197] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 120 tit. De triplici genere actionis, et de malo culpae
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Chapitre 120 — DE TROIS SORTES D’ACTIONS ET DE LA CULPABILITÉ
Mais il faut savoir que parfois l’action est au pouvoir d’un agent, comme sont toutes les actions volontaires. Or je dis action volontaire celle dont le principe est dans un agent qui connaît ce en quoi son action consiste. Mais il a des actions qui ne sont pas volontaires, telles les actions violentes dont le principe est extérieur, et les actions naturelles ou celles qui se font par ignorance parce qu’elles ne proviennent pas d’un principe qui connaît. Si donc dans les actions non volontaires ordonnées à une fin se trouve une défection on n’a qu’une faute; s’il s’agit d’actions volontaires, non seulement il y a faute mais encore coulpe parce que l’agent volontaire étant maître de son acte est digne de reproche et d’une peine. S’il s’agit d’actions où le volontaire et l’involontaire sont mêlés, la culpabilité sera d’autant moindre qu’il y aura mêlé davantage d’involontaire. Comme une action naturelle est consécutive à la nature de la chose, il est évident que dans les choses incorruptibles, dont la nature ne peut être changée, il ne peut se produire de faute dans cette action naturelle. Or la volonté d’une créature intellectuelle peut souffrir défection dans son action volontaire, comme on l’a montré plus haut (chapitre 113). D’où il reste que si même il est commun à tout ce qui est incorruptible d’être exempt du mal naturel, cependant être exempt de par nécessité naturelle de culpabilité, ce dont seule la créature rationnelle est susceptible, on ne peut le trouver proprement qu’en Dieu. |
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Caput 121 [70199] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 121 tit. Quod aliquod malum habet rationem poenae, et non culpae
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Chapitre 121 — QU’UN MAL REVÊT UN CARACTÈRE DE PEINE NON DE FAUTE
De même qu’un défaut dans l’acte volontaire revêt un caractère de faute et de coulpe ainsi la privation d’un bien par suite d’une faute et imposé contre la volonté qui la subit revêt un caractère de peine. La peine en effet est appliquée comme remède pour une faute commise et elle en est comme son redressement. C’est un remède en ce que l’homme évite la faute à cause de la peine; et pour ne pas devoir subir ce qui contrarie sa volonté il abandonne un acte désordonné qui plairait à sa volonté. C’est aussi son redressement parce que par la faute l’homme transgresse les limites de l’ordre naturel attribuant à sa volonté plus qu’il ne faut. On revient ainsi à l’ordre de la justice par le moyen de la peine qui soustrait quelque chose à la volonté. Il est clair donc qu’une peine pour être proportionnée à la faute doit contrarier la volonté plus que le plaisir de la faute. |
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Caput 122 [70201] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 122 tit. Quod
non eodem modo omnis poena contrariatur voluntati
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Chapitre 122 — TOUTE PEINE NE CONTRARIE PAS LA VOLONTÉ DE LA MÊME
MANIÈRE
Toute peine n’est pas de la même manière contraire à la volonté. Il est une peine qui contrarie ce que l’homme veut actuellement et une telle peine est fortement ressentie. Il y a une autre peine qui ne contrarie pas la volonté actuelle mais habituelle comme quand quelqu’un est privé d’une chose, d’un fils par exemple, ou d’une possession, mais à son insu. D’où rien n’est fait actuellement contre la volonté, mais serait contraire s’il le savait. Mais j arrive que la peine contrarie la volonté selon la nature même de la volonté. En effet la volonté de par sa nature est ordonnée au bien; d’où si quelqu’un n’est pas vertueux, ou bien ce ne sera pas contraire à son vouloir actuel parce que peut-être il méprise la vertu, ou bien non plus contre sa volonté habituelle parce que peut-être dispositions habituelles le portent à agir contre la vertu; c’est cependant contraire à la rectitude de la volonté qu fait que l’homme naturellement recherche la vertu. D’où il est clair aussi que les degrés des peines peuvent se mesurer de deux manières : d’une part selon la quantité de bien dont nous prive la peine; d’autre part selon le plus ou moins grand déplaisir de la volonté. En effet la privation d’un bien plus grand contrarie plus que celle d’un moindre. |
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4° De la divine providence (chapitre 123 à 147) |
Caput 123 [70203] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 123 tit. Quod
omnia reguntur divina providentia
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Chapitre 123 — TOUT EST SOUMIS A LA PROVIDENCE DIVINE
De tout ce qui précède on peut se rendre compte que la divine providence gouverne toutes choses. En effet tout ce qu’un agent entreprend pour une fin il le dirige vers cette fin, comme tous ceux qui sont sous les armes sont organisés pour la fin du chef qui est la victoire et c’est par lui qu’ils y sont dirigés. Or on a montré plus haut (chapitre 103) que tous les êtres par leurs actes tendent à réaliser la divine bonté. Donc c’est par Dieu lui-même dont cette fin lui est propre que toutes choses sont dirigées vers cette fin; c’est ce qui s’appelle être régi et gouverné par la providence de quelqu’un. Toutes choses sont donc régies par la divine providence. Encore. Tout ce qui peut faire défection et qui n’est pas toujours stable doit être ordonné par ce qui est stable, comme les mouvements des corps inférieurs qui s défectibles reçoivent leur ordonnance selon le mouvement invariable des corps célestes. Or toutes les créatures changeantes et défectibles. Car dans les natures intellectuelles en tant que naturelles on peut y trouver une déficience de l’action volontaire; quant aux autres créatures, elles participent au changement soit par génération ou corruption, soit localement. Dieu seul est celui chez qui aucune déficience n’est possible. Il reste donc que tout le reste est ordonné par Lui. De même. Ce qui est par participation est ramené à ce qui est par essence comme en sa cause; en effet tout ce qui brûle a d’une certaine façon comme cause le feu. Comme donc Dieu seul est bon essentiellement et quE tout le reste reçoit par une certaine participation son complément de bonté, il est nécessaire que toutes choses reçoivent de Dieu leur complément de bonté. C’est cela être régi et gouverné. En effet cela est régi et gouverné qui est établi en vue du bien. Toutes les choses sont donc gouver nées et régies par Dieu. |
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Caput 124 [70205] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 124 tit. Quod
Deus per superiores creaturas regit inferiores
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Chapitre 124 — PAR LES CRÉATURES SUPÉRIEURES RÉGIT LES INFÉRIEURES
Or d’après cela il apparaît que les créatures inférieures sont régies de Dieu par les supérieures. En effet on peut dire que des créatures sont supérieures selon qu’elles sont d’une plus parfaite bonté; or les créatures obtiennent de Dieu leur ordonnance au bien en tant que Lui les régit. Ainsi donc les créatures supérieures ont une plus grande part au gouvernement divin que les inférieures. Or ce qui participe davantage à quelque perfection est comparable à ce qui y participe moins, comme l’acte à la puissance et comme l’agent au patient. Donc les créatures supérieures sont aux inférieures dans l’ordre de la divine providence comme l’agent l’est au patient. Donc les créatures supérieures gouvernent les inférieures. De même. C’est propre à la bonté divine de communiquer sa ressemblance à des créatures; c’est en effet ainsi que Dieu a fait toutes choses en vue de sa bonté, comme on l’a vu plus haut (chapitre 101). Or il importe à la perfection de la bonté divine et qu’Il soit bon en lui-même et qu’Il en amène d’autres à la bonté. Et donc il communique ces deux choses à la créature et d’être bonne en elle- même et que l’une conduise une autre au bien. Ainsi donc par certaines créatures il en conduit d’autres au bien; j faut donc que celles-là soient supérieures. Car ce qui participe à partir d’un agent en ressemblance de forme et d’action est plus parfait que de lui ressembler en sa f seulement, telle la lune, qui reçoit du soleil la lumière et qui illumine, est plus parfaite que les corps opaques qui reçoivent la lumière sans illuminer. Dieu gouverne donc les créatures inférieures par les supérieures. De plus. Le bien de beaucoup vaut mieux que le bien d’un seul et par suite il représente mieux la bonté divine qui est le bien de tout l’univers. Si la créature qui a une plus grande part à la bonté de Dieu ne coopérait pas bien des créatures inférieures leur abondance de bien demeurerait isolée; et cette abondance devient commune à beaucoup si elle est communiquée au bien de beaucoup. Il importe donc à la divine bonté que Dieu régisse les créatures inférieures par les supérieures. |
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Caput 125 [70207] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 125 tit. Quod
inferiores substantiae intellectuales reguntur per superiores
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Chapitre 125 — LES SUBSTANCES INTELLECTUELLES SUPÉRIEURES RÉGISSENT
LES INFÉRIEURES
Les créatures intellectuelles étant donc supérieures aux autres créatures, comme il est clair par ce qui précède (chapitres 74 et 75), il est évident que Dieu gouverne les autres créatures par les créatures intellectuelles. De même. Comme parmi les créatures intellectuelles certaines sont supérieures à d’autres Dieu gouverne les inférieures par les supérieures. D’où il se fait que les hommes, qui tiennent le bas de l’échelle dans l’ordre naturel des choses parmi les substances intellectuelles, sont gouvernés par les esprits supérieurs qui sont appelés anges, c’est-à-dire messagers parce qu’ils annoncent aux hommes les choses divines. Et ceux qui sont inférieurs parmi les anges sont régis par ceux qui sont supérieurs ainsi y a-t-il chez eux diverses hiérarchies c’est-à-dire des principats sacrés et ces hiérarchies se distinguent en divers ordres. |
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Caput 126 [70209] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 126 tit. De gradu et ordine Angelorum
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Chapitre 126 — DE LA HIÉRARCHIE CÉLESTE
Parce que toute opération intellectuelle en tant que telle procède de l’intelligence il faut qu’on trouve d’après le mode différent de connaissance une diversité d’opération, de prééminence et de rang parmi les substances intellectuelles. Plus une intelligence est élevée en dignité d’autant plus peut-elle considérer dans une cause plus élevée et plus universelle les raisons de ses effets. On a dit aussi plus haut (chapitre 78) qu’une intelligence supérieure a des idées plus universelles. Donc le premier mode de connaissance qui conviennent aux substances intellectuelles est de participer dans la cause première même, c’est-à-dire Dieu, à la raison de ses effets, et, en conséquence, de ses oeuvres puisque par elles Dieu dispense les effets inférieurs. Ce qui est propre à la premiere hiérarchie qui se divise en trois ordres selon les trois choses qui interviennent en toute activité artistique : la première chose est la fin qui justifie ces oeuvres; la seconde ce que ces oeuvres sont dans l’esprit de l’artisan; en troisième lieu les applications des oeuvres à leurs effets. Au premier ordre donc il appartient d’être instruit dans le bien suprême lui-même, en tant que fin dernière des choses, des effets; d’où ils sont appelés Séraphins à cause de leur ardent amour, c’est-à-dire brûlant et enflammant, en effet l’objet de l’amour est le bien. Il appartient au second ordre de contempler les oeuvres de Dieu dans les raisons intelligibles comme elles sont en Dieu; et ils sont appelés Chérubins à cause de la plénitude de leur science. Il appartient au troisième ordre de considérer en Dieu même comment les raisons intelligibles sont réparties aux créatures et réalisées; de ce qu’ils possèdent Dieu qui réside en eux ces anges sont appelés trônes. Le deuxième mode de connaissance est de considérer la raison des effets dans leurs causes universelles et c’est le propre de la seconde hiérarchie, qui est aussi divisée en trois ordres selon les trois causes universelles, principalement selon l’intelligence; de ces trois ordres le premier est de disposer d’avance ce qui doit être fait; d’où chez les artisans l’art suprême est préceptif ou architectonique; et dans cet ordre on a ceux qu’on appelle les Domi nations (ou Maîtrises) car le maître prescrit et préordonne. La deuxième chose qui se trouve dans les causes universelles est comme le premier moteur de l’oeuvre ou l’exécutant principal et ce second ordre est celui des Principautés, selon Grégoire le Grand (In Evang. 2, 34) ou des Vertus, selon Denys; (De cael. hier. c. 6); on veut par là faire entendre que pour les débuts d’une oeuvre il y faut une très grande vertu ou pouvoir. La troisième chose qui intervient dans les causes universelles est ce qui écarte les obstacles à l’exécution; d’où le troisième ordre dans cette hiérarchie est celui des Puissances dont l’office est d’aller à l’encontre de ce qui peut mettre obstacle à l’exécution de l’ordre divin et ce sont elles qui sont dites écarter les démons. Le troisième mode de connaissance considère les effets produits ou résultats de l’action divine; ce qui est le propre de la troisième hiérarchie à laquelle nous sommes directement soumis, nous qui des résultats en connaissons la cause. Cette hiérarchie compte aussi trois ordres, dont le plus inférieur sont les anges parce qu’ils annoncent aux hommes leur conduite à tenir et ils sont appelés nos anges gardiens. Au-dessus de cet ordre sont les archanges qui font savoir aux hommes ce qui est au-dessus de la raison, tels les mystères de la foi. L’ordre suprême de cette hiérarchie sont les vertus, selon Grégoire le Grand. Elles opèrent ce qui est au-dessus de la nature en preuve des choses qui nous sont annoncées dépassant la raison; et c’est aux vertus qu’on attribue le pouvoir des miracles. Mais selon Denys l’ordre suprême dans cette hiérarchie sont les Principautés, en entendant par Princes ceux qui président aux nations; par anges, ceux qui (veillent) sur chaque homme et par archanges, ceux qui à des particuliers annoncent ce qui a trait au salut en général. Et parce que la puissance inférieure agit en vertu de la puissance supérieure, l’ordre inférieur exécute les choses de l’ordre supérieur en tant qu’il agit par sa vertu. Ceux qui sont supérieurs possèdent plus excellemment ce qui est propre aux inférieurs. Bien que tout leur soit en quelque sorte commun, cependant ils ont des dénominations propres selon ce qui convient à chacun. Mais l’ordre inférieur garde pour lui le nom commun (ange) comme agissant en vertu de tous. Et parce que le supérieur agit sur l’inférieur et que l’action intellectuelle consiste à instruire et à enseigner, les Anges supérieurs en tant qu’ils instruisent les inférieurs sont dits les purifier, les illuminer et les perfectionner. Ils les purifient, en écartant d’eux l’ignorance; ils les illuminent en renforçant de leur lumière les intelligences des inférieurs pour saisir des choses plus élevées; ils les perfectionnent en les amenant à la perfection de la connaissance supérieure. Car ces trois choses, selon Denys, contribuent à l’acquisition de la science. Et il n’est pas question que les anges, même les moindres, soient exclus de la vision de Dieu. En effet bien que chacun des esprits bien heureux voie Dieu par essence, cependant l’un le voit plus parfaitement que l’autre, comme il peut ressortir de ce qu’on a dit plus haut (chapitre 106). Or plus on connaît parfaitement une cause plus on connaît les effets qui s’y trouvent. Donc quant aux effets divins que les anges supérieurs connaissent en Dieu de préférence aux autres, ils en instruisent les inférieurs, mais non pas l’essence divine que tous connaissent. |
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Caput 127 [70211] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 127 tit. Quod
per superiora corpora, inferiora, non autem intellectus humanus, disponuntur
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Chapitre 127 — LES CORPS SUPÉRIEURS AGISSENT SUR LES CORPS
INFÉRIEURS NON SUR L’INTELLIGENCE DE L’HOMME
De même donc que parmi les substances intellectuelles l’une gouverne l’autre en Dieu, c’est-à-dire l’inférieure par la supérieure, ainsi aussi en Dieu les corps supérieurs dis posent des corps inférieurs D’ou tout mouvement des corps inférieurs agit sous la motion des corps célestes et par la vertu des corps célestes ces corps inférieurs acquièrent leurs formes et leurs espèces tout comme les raisons intelligibles des choses sont transmises aux esprits inférieurs par les esprits supérieurs. Or comme dans l’ordre des choses la substance intellectuelle surpasse tous les corps il n’est pas juste selon l’ordre de la providence qu’une substance intellectuelle, quelle qu’elle soit, soit régie par Dieu au moyen d’une substance corporelle. Puisque l’âme humaine est une substance intellectuelle il est impossible selon qu’elle pense et veut, d’être disposée sous la motion des corps célestes. Donc les corps célestes ne peuvent agir directement ou impressionner, soit l’intelligence humaine, soit la volonté. De même. Tout corps n’agit que par mouvement; tout ce qui donc subit l’action d’un corps est mû par celui-ci. Or l’âme humaine selon sa partie intellective, où se trouve la volonté, ne peut être mue d’un mouvement corporel, puisque l’intellect n’est pas l’acte d’un organe corporel. Il est donc impossible que l’âme humaine selon l’intelligence ou la volonté ait quelque chose à subir de la part des corps célestes. De plus. Ce qui se produit dans les corps inférieurs sous l’influence des corps célestes est naturel. Si donc les opérations de l’intelligence et de la volonté provenaient de l’influence des corps célestes, elles procéderaient alors par instinct naturel et ainsi l’homme ne différerait pas, dans ses actes, des autres animaux qui par instinct naturel se meuvent vers leurs activités. Et il n’y aurait plus ni libre arbitre, ni conseil, ni élection et autres choses semblables qui distinguent l’homme des autres animaux. |
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Caput 128 [70213] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 128 tit. Quomodo
intellectus humanus perficitur mediantibus potentiis sensitivis, et sic
indirecte subditur corporibus caelestibus
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Chapitre 128 — LES PUISSANCES SENSITIVES QUI PERFECTIONNENT
INDIRECTEMENT L’INTELLECT HUMAIN FONT QUE CELUI-CI EST AUSSI INDIRECTEMENT
SOUMIS AUX CORPS CÉLESTES
Il faut savoir que les puissances sensitives sont à l’on gifle de nos connaissances; si donc la partie représentant les phantasmes, l’imagination ou la mémoire de l’âme vient à être troublée, troublée aussi sera la connaissance intellective; mais si elles sont en bon état la perception de l’intelligence sera aussi meilleure. De même aussi un changement dans l’appétit sensitif peut influencer la volonté qui est l’appétit de la raison, en ce sens que le bien appréhendé est objet de la volonté. En effet selon que nous sommes diversement disposés du côté de la concupiscence, la colère, la crainte et les autres passions, diversement aussi quelque chose nous paraîtra bon ou mauvais. Or toutes les puissances de la partie sensitive soit d’appréhension soit d’appétit sont des activités de parties corporelles et si celles-ci sont changées il est nécessaire par accident qu’il y ait un changement dans les puissances elles-mêmes. Donc comme le changement des corps inférieurs est soumis au mouvement céleste, à ce même mouvement seront soumises par accident les opérations des puissances sensitives; et ainsi indirectement le mouvement du ciel agit en quelque chose sur l’acte de l’intelligence et de la volonté humaines c’est-à-dire en tant que les passions ont une influence sur la volonté. Mais comme la volonté n’est pas soumise aux passions de telle sorte qu’elle suivrait nécessairement leur impulsion mais plutôt qu’il est en son pouvoir de les réprimer par le jugement de la raison il s’en suit que la volonté de l’homme n’est pas soumise aux influences des corps célestes mais qu’elle juge librement de les suivre ou d’y résister comme il semble bon, ce qui est seulement le fait des sages. Suivre les passions du corps et ses inclinations est le fait de beaucoup c’est-à-dire qui n’ont ni sagesse ni vertu. |
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Caput 129 [70215] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 129 tit. Quod
solus Deus movet voluntatem hominis, non res creata
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Chapitre 129 — SEUL MEUT LA VOLONTÉ DE L’HOMME ET NON LA CRÉATURE
Comme tout ce qui est changeant et varié se ramène à un être immobile et unique comme en sa cause et que l’intelligence et la volonté de l’homme sont changeantes et variables il est nécessaire qu’elles soient ramenées à lui cause supérieure immobile et uniforme. Et parce qu’elles, ne sont pas réductibles aux corps célestes comme causes il faut les ramener à des causes plus élevées. Mais il faut distinguer en cela l’intelligence de la volonté, car l’acte de l’intelligence fait que les choses connues sont dans l’intelligence; l’acte de la volonté consiste en une inclination de la volonté vers les choses voulues. L’intelligence s’achève donc naturellement en que chose qui lui est extérieur et auquel elle se rapporte comme en puissance. D’où l’homme pour l’acte d'intelligence peut être aidé par toute chose extérieure qui est plus parfaite dans l’ordre de la connaissance, non seulement par Dieu, mais aussi par un ange et aussi par un homme plus instruit, mais de manière différente. En effet un homme est aidé par un autre dans l’ordre de la connaissance qu’il n’avait pas, mais non dans ce sens que l’intelligence de l’un soit capable d’éclairer l’autre et la parfaire; leurs deux intelligences en effet sont de même espèce. Mais parce l’ange est de par sa nature éclairé supérieurement à l’homme il peut aider l’homme dans l’ordre de la connaissance non seulement du côté de l’objet qui est proposé par l’ange mais du côté de l’illumination qui est départie à l’ange et qui renforce celle de l’homme. Cependant l’illumination naturelle de l’homme ne lui vient pas de l’ange, puisque la nature rationnelle de l’âme, qui tient son être par création, a été constituée par Dieu seul. Or Dieu dans l’ordre de la con naissance aide l’homme non seulement du côté de l’objet que Dieu propose à l’homme en ajoutant à son illumination, mais encore en ce que l’illumination naturelle de l’homme par laquelle il est intelligent lui vient de Dieu et aussi en ce que lui-même est la vérité première de laquelle toute autre vérité tient sa certitude comme le sont les propositions secondes à partir des premières dans les sciences. Rien ne peut être certain à notre intelligence qu’en Dieu, comme ne peuvent être certaines les conclusions scientifiques qu’en vertu des premiers principes. Mais comme l’acte de la volonté est une inclination procédant de l’intérieur vers l’extérieur et qu’il est comparable aux inclinations naturelles, de même que les inclinations naturelles se trouvent seulement dans les choses naturelles en vertu de leur nature ainsi l’acte de la volonté vient de Dieu qui seul est la cause de la nature rationnelle volontaire. D’où sans porter atteinte au libre arbitre Dieu meut la volonté de l’homme, comme il n’est pas contraire à la nature que Dieu opère dans les choses naturelles; mais et l’inclination naturelle, et l’inclination volontaire sont de Dieu selon les conditions qui leurs sont propres; ainsi en effet Dieu meut les choses selon qu’il convient à leur nature. De ce qui a été dit (chapitres 127, 128 et 129) il est clair que les corps célestes peuvent influencer le corps humain et ses facultés corporelles, comme les autres corps, mais non l’intelligence, ce que peut faire la créature intellectuelle. Mais sur la volonté Dieu seul peut avoir une influence. |
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Caput 130 [70217] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 130 tit. Quod
Deus omnia gubernat, et quaedam movet mediantibus causis secundis
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Chapitre 130 — DIEU GOUVERNE TOUTES LES CHOSES ET IL EN MEUT
CERTAINES PAR LES CAUSES SECONDES
Comme les causes secondes n’agissent qu’en vertu de la cause première, ainsi que les instruments selon les règles de l’art, il est nécessaire que tous les agents qui remplis sent leur rôle assigné par Dieu agissent en vertu même de Dieu. Donc l’agir de chacun d’eux a sa cause en Dieu comme le mouvement d’un mobile en vertu de l’action du moteur. Or le mouvement et le moteur sont simultanés. Il faut donc que Dieu soit présent à tout agent comme agissant en lui en le poussant à agir. De plus. Non seulement l’action des agents subalternes vient de Dieu mais aussi leur être même comme on l’a montré (chapitre 68). Mais que Dieu cause l’être des choses ne doit pas être compris comme le constructeur est cause de la maison, laquelle subsiste après le constructeur. Celui-ci en effet n’est la cause de la maison qu’autant qu’il y a mis la main et par là il en est la cause directe; laquelle cesse avec le départ du constructeur. Or Dieu est essentiellement la cause de l’être et directement comme s’il communiquait l’être à tout, comme le soleil communique la lumière dans l’atmosphère et à tout ce qu’il illumine. Et de même que pour conserver la lumière est requise une continuelle illumination du soleil, ainsi pour que les choses gardent leur être est-il requis que Dieu accorde continuellement leur être aux choses. Et ainsi toutes choses en tant qu’elles sont, non seulement reçoivent leur commencement, mais encore pour leur conservation sont par rap port à Dieu comme ce qui est fait à ce qui le fait Or celui qui fait et ce qui est fait sont inséparables, comme le mouvement de son moteur. Il faut donc que Dieu préside à toutes choses dans leur être même. Or l’être est ce qu’il y a de plus intérieur aux choses. Il faut donc que Dieu soit en toutes les choses. De même. Quiconque fait exécuter ses desseins par des causes intermédiaires doit connaître et ordonner les effets de ces causes, autrement ils échapperaient à ce qu’il avait prévu. Et d’autant plus parfaite est la providence de celui qui gouverne que sa connaissance et son ordonnance s’étendent aux détails Car si quelque détail est soustrait à sa connaissance la détermination de ce détail s’écartera des prévisions. Or on a montré plus haut (chapitre 123) que tout doit être soumis à la divine providence et celle-ci est manifestement la plus parfaite qui soit, car tout ce qui est dit de Dieu lui convient souverainement. Il faut donc que les desseins de la divine providence s’étendent jusqu’aux moindres effets. |
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Caput 131 [70219] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 131 tit. Quod
Deus omnia disponit immediate, nec diminuit suam sapientiam
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Chapitre 131 — DIEU DISPOSE TOUT DIRECTEMENT SANS PRÉJUDICE DE SA
SAGESSE
Donc d’après cela bien que le gouvernement des choses se fasse par Dieu au moyen des causes secondes pour l’exécution de sa providence, cependant il est clair que la disposition même de l’ordination de la divine providence s’étend à tout directement. En effet, il n’ordonne pas du premier au dernier échelon de telle sorte que ce qui vient en dernier lieu et ce qui est du détail il le confierait à d’autres. Cela en effet se fait chez les hommes à cause de la pauvreté de leur connaissance qui ne peut tout embrasser à la fois. D’où les dirigeants supérieurs s’occupent-ils des choses importantes et confient à d’autres le soin des petites. Mais Dieu peut à la fois en connaître beaucoup, comme on l’a montré (chapitres 29 et 96), sans être empêché du soin des plus grandes tout en s’occupant des petites. |
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Caput 132 [70221] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 132 tit. Rationes quae videntur ostendere quod Deus non habet
providentiam de particularibus
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Chapitre 132 — RAISONS QUI PARAISSENT MONTRER QUE DIEU NE S’OCCUPE
PAS DES CHOSES PARTICULIÈRES
Quelqu’un pensera peut-être que Dieu ne s’occupe pas des choses en particulier. Personne en effet ne s’occupe que de ce qu’il connaît. Or il semble que la connaissance des choses en particulier lui fait défaut du fait que les choses particulières sont seulement connues des sens et non de l’intelligence. Or en Dieu qui est tout-à-fait incorporel ne peut exister qu’une connaissance intellective et non sensitive. Voilà pourquoi il pourrait sembler que les choses particulières ne tombent pas sous sa providence. De même. Comme les choses particulières sont en nombre infini qu’on ne peut connaître (car l’infini comme tel ne peut être connu) il semble que les choses particulières échappent à la connaissance et à la providence divines. De plus. Parmi les choses particulières beaucoup sont contingentes, dont on ne peut avoir une connaissance certaine. Puis donc que la science de Dieu doit être des plus certaines il semble qu’Il ne les connaît ni ne s’en occupe En outre. Les choses particulières n’existent pas toutes à la fois : les unes se succèdent, les autres se corrompent. Or il n’y a pas de science de choses qui ne sont pas. Si donc Dieu connaît les choses particulières il s’en suit qu’il commence à en connaître certaines et puis qu’il cesse de les connaître. Dieu serait donc changeant. Donc il ne semble pas qu’il connaisse et dispose des choses en particulier. |
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Caput 133 [70223] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 133 tit. Solutio
praedictarum rationum
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Chapitre 133 —
SOLUTION DE CES DIFFICULTÉS
Mais on y répond facilement si l’on veut bien considérer la réalité. En effet comme Dieu se connaît parfaitement, il doit connaître tout ce qui de quelque manière est en Lui. Or comme c’est de Lui qu’est toute essence et vertu de l’être créé — ce qui est de quelqu’un est en lui virtuellement — il est nécessaire que se connaissant lui- même il connaisse aussi l’essence de la créature et tout ce qui est virtuellement en elle. Et ainsi il connaît tous les particuliers qui sont virtuellement en lui et dans leurs autres causes. Et il n’en va pas de même de la connaissance de l’être divin et de la nôtre, comme l’avançait la première objection. Car notre intelligence prend connaissance des choses par des images abstraites, similitudes des formes et non de la matière ni des conditions matérielles qui sont principes d’individuation. D’où notre intelligence ne peut pas connaître les choses particulières mais seulement les universelles. Or l’intelligence divine connaît les choses par leur essence dans laquelle comme dans leur principe sont contenues virtuellement non seulement les formes mais aussi la matière et donc il connaît non seulement les choses universelles mais aussi les particulières. Semblablement rien n’empêche que Dieu connaisse les choses infinies, bien que notre intelligence ne puisse les connaître. Notre intelligence ne peut connaître à la fois et en acte plusieurs choses. Et ainsi si elle connaissait les choses infinies en les considérant elle devrait les énumérer une à une, ce qui est contraire à la définition de l’infini. Mais c’est virtuellement et en puissance que nous pouvons connaître l’infini; par exemple les nombres et les proportions en tant qu’en principe nous pouvons toujours y ajouter mais successivement. Or Dieu peut connaître tout en une fois, comme on l’a vu (chapitres 29 et 96); et ce par quoi il connaît toutes choses qui est son essence est le principe suffisant de sa connaissance non seulement de ce qui est mais de ce qui peut être. De même donc que nous pouvons connaître virtuellement et potentiellement l’infini des choses dont nous avons le principe de connaissance, ainsi, Dieu lui les connaît toutes actuellement. Il est évident aussi, malgré que toutes les choses particulières corporelles et temporelles ne soient pas toutes à la fois, que Dieu cependant en a la connaissance actuelle; il les connaît en effet selon son mode d’être qui est éternel et sans succession. De même donc qu’Il connaît immatériellement les choses matérielles, et toutes les choses en une seule, ainsi aussi connaît-Il d’un seul coup d’oeil toute la succession des choses. Et ainsi rien ne doit s’ajouter ou être retranché à ce qu’Il connaît puisqu’Il connaît tous les singuliers. D’où aussi il est évident que
des choses contingentes il en a une connaissance certaine; car même avant
qu’elles ne soient, Il les regarde, étant en acte dans son être et non
seulement en tant qu’elles seront et en vertu de leurs causes, comme nous qui
pouvons aussi connaître certaines choses à venir. Bien que les Contingents en
tant que virtuels dans leurs causes ne soient pas déterminés à telle chose
pour qu’on puisse en avoir une connaissance certaine, cependant en tant
qu’actuellement existant ils ont été déjà déterminés à cette chose et on peut
en avoir une connaissance certaine[36].
Car nous pouvons savoir de certitude de vision que Socrate est assis étant
assis maintenant. Et de même Dieu connaît tout avec certitude quoi que ce
soit à travers le cours du temps dans son éternité. Car celle-ci atteint
présentement tout le cours du temps et lui est transcendant. Et ainsi nous
pourrions imaginer Dieu dans son éternité connaissant le cours du temps comme
quelqu’un qui du haut d’un observatoire embrasse d’un regard tout le trafic
des passants. |
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Caput 134 [70225] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 134 tit. Quod Deus solus cognoscit singularia futura contingentia
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Chapitre 134 — SEUL CONNAIT EN PARTICULIER LES FUTURS CONTINGENTS
Connaître ainsi les futurs contingents d’après qu’ils sont actuellement dans leur être, ce qui est en avoir la certitude, c’est là ce qui est propre à Dieu seul. C’est à lui qu’appartient, en propre et vraiment, l’éternité. D’où la prédiction certaine des choses à venir est la marque certaine de la divinité, comme le dit Isaïe : "Annoncez-nous ce qui doit arriver dans l’avenir et nous saurons que vous êtes des dieux" (41, 23). D’autres peuvent connaître les choses à venir dans leurs causes ce qui ne constitue pas une certitude mais plutôt une conjecture, à moins d’une relation nécessaire de cause à effet : et de cette manière le médecin prédit la maladie et le marin les tempêtes. |
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Caput 135 [70227] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 135 tit. Quod Deus omnibus adest per potentiam, essentiam et
praesentiam, et omnia immediate disponit
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Chapitre 135 — SE TROUVE PARTOUT PAR SA PUISSANCE, SON ESSENCE ET
SA PRÉSENCE, IL DISPOSE DE TOUT DIRECTEMENT
Ainsi donc rien n’empêche que Dieu ait aussi connaissance des choses particulières et qu’Il en dispose directement, bien qu’il les fasse exécuter par des causes intermédiaires. Mais aussi dans l’exécution elle-même intervient-Il en quelque sorte immédiatement pour tous. les effets en tant que toutes les causes intermédiaires agissent sous l’influence de la cause première; d’une certaine façon on peut dire que lui-même agit en tout et toutes les oeuvres des causes secondes lui sont attribuables, comme à un artisan le travail de l’instrument; en effet il est plus juste de dire que le fabricant a fait le contenu plutôt que son marteau, Il est directement en rapport avec tout ce qui se fait en tant qu’Il est essentiellement cause de l’être et que tout garde son être de Lui. Et Dieu se trouve en toutes choses selon ces trois modes immédiats : par son essence, sa puissance et sa présence. Par son essence, en tant que l’être de quelque chose est une participation à l’être divin et ainsi l’essence divine se trouve en tout ce qui existe en tant qu’ayant l’être, comme la cause en son propre effet. Par sa puissance en tant que tout agit par sa vertu. Par sa présence en ce qu’Il ordonne et dispose tout immédiatement. |
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Caput 136 [70229] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 136 tit. Quod
soli Deo convenit miracula facere
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Chapitre 136 — IL EST JUSTE QUE FASSE DES MIRACLES
Puis donc que tout l’ordre des causes secondes et leur vertu vient de Dieu et que lui-même ne produit rien par nécessité mais librement comme on l’a montré plus haut (chapitre 96), il est clair qu’Il peut agir au-delà de ces causes, comme lorsqu’Il guérit ceux qui selon les lois naturelles ne peuvent être guéris ou opère d’autres prodiges de ce genre en dchors des causes naturelles. C’est cependant selon l’ordre de la providence divine, par cela même que parfois Dieu agit au-delà de l’ordre des causes naturelles en vue d’une fin. Quand de telles choses se produisent on dit que ce sont des miracles; car il est étrange de voir un effet sans en connaître la cause. Comme Dieu est la cause cachée par excellence si quelque chose se produit en- dchors des causes connues de nous on dit simplement qu’il y a miracle proprement dit. Si la cause n’est inconnue que de tel ou tel ce n’est plus à proprement parler un miracle, mais bien pour celui qui ignore la cause. D’où il arrive que quelque chose paraît étrange à l’un qui ne l’est pas pour un autre qui en connaît la cause. Agir ainsi en dchors de l’ordre des causes secondes appartient à Dieu seul qui est l’auteur de cet ordre auquel il n’est pas tenu. Mais tout le reste y est soumis; d’où faire des miracles appartient seulement à Dieu, comme le dit le Psalmiste : "Lui qui fait seul de grandes merveilles" (Ps 72, 18). Lors donc que des miracles sont apparemment faits par une créature, ou bien ce ne sont pas de vrais miracles parce qu’ils sont dûs à quelques causes naturelles qui nous sont cachées, comme les miracles des démons et qui sont de la magie; ou bien si ce sont de vrais miracles, ils ont été obtenus par quelqu’un qui les aura demandés à Dieu dans la prière. Donc comme les miracles ont Dieu seul comme auteur il est juste de les élever en arguments de la foi qui s’appuie sur Dieu seul. En effet si un homme avance quelque chose en s’appuyant sur l’autorité divine cela n’est jamais mieux prouvé que par des oeuvres que Dieu seul peut accomplir. Mais ces miracles bien qu’accomplis au-delà de l’ordre des causes secondes, on ne peut pas dire simplement qu’ils sont contre nature parce que l’ordre naturel lui- même veut que les choses inférieures soient soumises à l’action des êtres supérieurs. D’où ce qui advient aux corps inférieurs sous l’influence des corps célestes n’est pas simplement contre nature bien que peut-être ce soit parfois contraire à la nature particulière de telle ou telle chose comme le flux et le reflux de l’eau lors des marées et qui se produit sous l’action de la lune. Ainsi donc ce qui arrive aux créatures par l’action de Dieu, bien qu’apparemment contraire à l’ordre des causes secondes est cependant conforme à l’ordre universel naturel. Les miracles ne sont donc pas contraires à la nature. |
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Caput 137 [70231] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 137 tit. Quod dicantur esse aliqua casualia et fortuita
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Chapitre 137 — DES CHOSES QUI SONT FORTUITES OU ACCIDENTELLES
Bien que Dieu dispose de toutes choses même des moindres, comme on l’a montré (chapitres 123, 130, 131, 133-135), rien n’empêche cependant que certaines n’arrivent par hasard ou fortuitement. Il peut arriver que quel que chose soit fortuit ou accidentel par rapport à une cause inférieure lorsque quelque chose se fait au-delà de l’intention et qui n’est cependant pas fortuit ni accidentel pour la cause supérieure et donc n’échappe pas à ses vues, comme le maître qui envoie deux serviteurs au même endroit de telle façon que l’un ne sait rien de l’autre, leur rencontre est un hasard pour eux, non pour le maître. Ainsi donc lorsque des choses arrivent au-delà de l’ordre des causes secondes elles sont fortuites ou accidentelles par rapport à ces causes et on peut dire qu’elles sont dues au hasard simplement en se tenant aux causes les plus proches. Mais pour Dieu elles ne sont pas fortuites mais prévues. |
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Caput 138 [70233] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 138 tit. Utrum fatum sit aliqua natura, et quid sit
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Chapitre 138 — LE DESTIN EST-IL UNE NATURE ET QU’EST-IL ?
De ceci il ressort ce qu’est le destin. Comme en effet nombre d’effets proviennent accidentellement selon qu’on considère les causes secondes, d’aucuns ne veulent les ramener à aucune cause supérieure qui les ordonne et donc il faut bien qu’ils nient l’existence du destin. D’autres ont voulu ramener ces effets qui paraissent être du hasard et fortuits à une cause supérieure qui les ordonne; mais comme ils ne s’élevaient pas au-dessus de l’ordre corporel, ils attribuèrent cette ordination aux corps premiers, c’est-à-dire célestes, et ils dirent que le destin provenait du pouvoir qu’aurait la position des astres, d’où, disaient-ils, ces effets produits. Mais comme on a montré (chapitres 127-129) que l’intelligence et la volonté, principes propres des actes humains, ne sont pas proprement soumis aux corps célestes, on ne peut plus dire que ce qui paraît accidentel ou fortuit dans les choses humaines se ramène aux corps célestes comme cause qui les ordonne. Or le destin ne semble se produire que dans les choses humaines dans lesquelles est aussi le hasard. En effet il y en a qui s’interrogent à leur sujet et veulent connaître l’avenir et les devins ont coutume de donner une réponse; et c’est pourquoi on fait dériver le mot latin"fatum"du verbe"fan"qui signifie dire. Et donc entendre ainsi le destin est contraire à la foi. Mais comme les choses
naturelles et aussi humaines sont soumises à la divine providence, quand
quelque chose arrive fortuitement dans les choses humaines il faut les
ramener à une disposition de la divine providence dans ce sens ceux qui
admettent que tout est soumis à la divine providence doivent admettre le
destin. En effet le destin ainsi entendu est mis en rapport avec la divine
providence comme étant son effet propre; c’est une explication de la divine
providence appliquée aux choses, selon ce que dit Boèce (Consol. philos.
4, 6) que le destin est "une disposition" c’est-à-dire une
ordination "immobile inhérente aux choses mobiles". Mais
parce que, autant qu’il est possible, nous ne devons pas adopter un langage
commun avec les infidèles, pour ne pas donner l’occasion d’erreur aux
non-initiés, pour les fidèles il sera plus sûr d’éviter l’emploi de ce mot
qui convient mieux à la première acception qui est assez commune. D’où ce que
dit saint Augustin au cinquième livre de la Cité de Dieu (chapitre 1)
si quelqu’un entend le destin dans son second sens "qu’il retienne le
sens et en corrige l’expression". |
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Caput 139 [70235] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 139 tit. Quod non omnia sunt ex necessitate
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Chapitre 139 —
QU’EST-CE-QUE LA CONTINGENCE ?
Bien que l’ordre assigné aux choses par la divine providence soit certain, en raison de quoi Boèce disait : "Le destin est une disposition immobile attachée aux choses mobiles", cependant on ne peut dire que tout arrive nécessairement. Car les effets nécessaires ou contingents le sont en raison des causes prochaines. Il est manifeste en effet que si une première cause est nécessaire et la suivante contingente, l’effet sera contingent; si par exemple on attribue la génération des corps inférieurs à l’action des corps célestes qui se produit nécessairement, cependant la génération et la corruption des choses inférieures se produira ou non parce que les causes secondes ou inférieures sont contingentes et peuvent faire défaut. Or on a montré (chapitres 124 à 130) que Dieu exécute l’ordre de sa providence au moyen des causes inférieures. Il y aura donc des effets de la divine providence contingents selon la condition des causes inférieures ou secondes. |
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Caput 140 [70237] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 140 tit. Quod
divina providentia manente, multa sunt contingentia
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Chapitre 140 — LA DIVINE PROVIDENCE ÉTANT MAINTENUE BEAUCOUP DE
CHOSES SONT CONTINGENTES
Cependant la contingence des causes et de leurs effets ne peut perturber la certitude de la providence divine. Il y a en effet trois choses qui contribuent à cette certitude l’infaillibilité de la prescience de Dieu, l’efficacité de sa volonté, et la sagesse de ses dispositions qui trouve les voies suffisantes pour atteindre le résultat; aucune de ces trois choses ne répugne à la contingence des choses. Car la science de Dieu quant aux futurs contingents est infaillible en tant qu’Il les voit futurs dans son éternité, étant en acte en son être à lui, comme on l’a vu (chapitre 133). De même la volonté de Dieu étant la cause universelle des choses ne fait pas seulement que quelque chose soit mais aussi qu’elle soit ainsi. Cela donc appartient à l’efficacité de sa volonté que non seulement se fasse ce que Dieu veut mais de telle manière qu’il veut. Il veut que des choses soient nécessaires et d’autres contingentes parce que l’une et l’autre sont nécessaires à l’achèvement de l’univers. Donc pour que de ces deux manières puissent se produire les choses, à certaines il adapte des causes nécessaires, à d’autres des causes contingentes; la présence d’effets nécessaires et d’effets contingents permet à la volonté de Dieu d’être efficace. Il est manifeste aussi que la sagesse des dispositions divines assure la certitude de sa providence, la contingence des choses étant sauve. Car si l’homme par sa pré voyance peut corriger la défaillance des causes pour qu’elles obtiennent éventuellement leurs effets comme chez le médecin qui guérit et chez le vigneron qui remédie à la stérilité de sa vigne, combien à plus forte raison arrive-t-il de par la sagesse de Dieu que même si les causes contingentes viennent à faire défaut quant à leurs effets cependant par l’emploi de correctifs elles obtiennent leurs effets, leur contingence restant sauve. Ainsi donc il est clair que la contingence des choses n’exclut pas la certitude providentielle de Dieu. |
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Caput 141 [70239] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 141 tit. Quod
divinae providentiae certitudo non excludit mala a rebus
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Chapitre 141 — CETFE CERTITUDE N’EXCLUT PAS LE MAL
De la même manière on peut se rendre compte qu’étant sauve la divine providence, des maux peuvent se produire dans le monde à cause de la déficience des causes secondes. Nous constatons en effet dans l’ordre des causes qu’un mauvais effet vient d’un défaut de l’ordre d’une cause prochaine, défaut qui n’est nullement produit par une première cause, par exemple la claudication produite par une courbature de la jambe n’a pas sa cause dans la vertu motrice de l’âme. D’où le mouvement qui accompagne la claudication vient sans doute de la vertu motrice mais ce qui s’y trouve de travers vient d’une mauvaise courbure de la jambe. Et c’est pourquoi tout mal qui arrive dans les choses, quant à ce qui s’y trouve d’être, d’espèce ou de nature doit être attribué à Dieu comme en leur cause; car le mal ne peut être que si le bien existe, comme on l’a vu (chapitre 118). Quant à ce qui s’y trouve de déficience ce doit être ramené à une cause inférieure déficiente. Et ainsi bien qu’Il soit la cause universelle de toutes choses Dieu n’est cependant pas la cause des maux comme tels, mais ce qui s’y trouve de bien a sa cause en Dieu. |
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Caput 142 [70241] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 142 tit. Quod non derogat bonitati Dei, quod mala permittat
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Chapitre 142 — SI DIEU PERMET LE MAL, AUCUNE ATFEINTE N’EST FAITE A
SA BONTÉ
Cependant il ne répugne pas à la bonté divine qu’elle permette le mal dans les choses qu’elle gouverne. D’abord parce que ce n’est pas son rôle de laisser périr la nature des choses qu’elle gouverne, mais de la sauver. Or il est requis à la perfection de l’univers qu’il y ait des choses où le mal ne peut arriver et d’autres qui puissent souffrir une déficience du mal selon leur nature. Si donc le mal était totalement exclu, les choses ne seraient plus régies selon leur nature par la providence divine; ce qui constituerait un plus grand défaut que de supprimer chaque défaut. Ensuite parce que le bien de l’un ne va pas sans le mal de l’autre, comme nous voyons que la génération de l’un n’est pas sans que l’autre se corrompe; et la nourriture du lion sans la mort d’un autre animal; et la patience du juste sans la persécution de l’injuste. Si donc le mal était totalement exclu, beaucoup de bien serait aussi supprimé. Ce n’est donc pas le rôle de la divine providence que le mal soit totalement exclu des choses mais que les maux qui arrivent soient ordonnés à un bien. Enfin les maux particuliers rendent les biens plus valables par comparaison comme l’obscurité fait ressortir la lumière. Et ainsi parce qu’elle permet que des maux existent dans le monde la divine bonté éclate davantage dans les biens, et sa sagesse qui ordonne les maux vers le bien. |
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Caput 143 [70243] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 143 tit. Quod
Deus specialiter homini providet per gratiam
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Chapitre 143 — C’EST PAR SA GRACE QUE DIEU EXERCE SA PROVIDENCE
ENVERS L’HOMME
Étant donné que la divine providence pourvoit à chaque chose selon son mode et que la créature rationnelle est maîtresse de ses actes par le libre arbitre, ce dont ne jouissent pas les autres créatures, il est nécessaire qu’elle y pourvoie d’une façon singulière à deux choses : d’abord pour l’aide que Dieu lui accorde en ses actes; ensuite pour ce qui lui est rétribué pour ses oeuvres. En effet aux créatures irrationnelles, seuls sont accordés des secours par Dieu qui les meuvent dans leur agir naturel; aux créatures rationnelles sont donnés des enseignements et des préceptes de vie. En effet on ne donne de préceptes qu’à celui qui est maître de ses actes, bien que par analogie Dieu est dit donner des préceptes aux créatures irrationnelles, selon le Psaume 148 : "Il a commandé (à la mer) et elle ne débordera pas." Un tel précepte n’est autre qu’une disposition de la divine providence qui meut les agents naturels dans leur propre domaine. De même les actions des créatures rationnelles leur sont imputées à leur louange ou comme faute du fait qu’elles sont responsables de leurs actes non seulement dans le gouvernement des hommes entre eux, mais aussi de Dieu; 1, les hommes en effet sont régis par l’homme et aussi par Dieu. A quelque régime que l’on appartienne on lui est rendu redevable de ce qu’on fait de louable et de répréhensible. Et comme pour les bonnes actions une récompense est due et pour les fautes une peine, comme on l’a dit plus haut (chapitre 121) selon la justice divine les créatures rationnelles sont punies pour le mal et récompensées pour le bien. Chez les créatures irrationnelles il ne peut être question ni de peine ni de récompense, comme non plus d’être louées ou d’être inculpées. Mais parce que la fin dernière de la créature rationnelle excède le pouvoir de sa nature et que les choses qui sont pour la fin doivent être proportionnées à cette fin, selon une juste disposition de la providence, il s’en suit que pour la créature rationnelle aussi des secours lui sont accordés en plus de ceux qui sont proportionnés à sa nature, et donc qui excèdent son pouvoir naturel. D’où au-dessus de la faculté naturelle de la raison est accordée par Dieu la lumière de la grâce qui perfectionne l’homme intérieur en vue de la vertu; quant à la connaissance lors- que l’esprit de l’homme est élevé aux choses qui excèdent la raison; quant à l’action et aux affections, lorsque l’affection de l’homme se porte par cette lumière au- dessus de toutes les créatures par amour de Dieu, pour espérer en lui et accomplir ce qu’un tel amour demande. Ces dons ou secours surnaturels sont dits gratuits pour une double raison. D’abord parce que Dieu nous les donne gratuitement. Car on ne peut rien trouver en l’homme qui lui mérite strictement en justice ces secours puisqu’ils excèdent le pouvoir de l’humaine nature. Ensuite parce que d’une manière spéciale l’homme par de tels dons est rendu agréable à Dieu. Puisqu’en effet l’amour de Dieu est cause de la bonté des choses, amour que n’a pas pu provoquer une bonté préalable — comme quand nous aimons — il est nécessaire, pour ceux qui jouissent de- preuves spéciales de cette bonté, d’admettre de la part de Dieu un amour de prédilection. D’où ceux-là sont-ils surtout et simplement aimés auxquels sont faites de telles largesses qui les conduisent à leur fin dernière qui est Dieu lui-même, source de la bonté. |
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Caput 144 [70245] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 144 tit. Quod
Deus per dona gratuita remittit peccata, quae etiam gratiam interimunt
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Chapitre 144 — DIEU PAR DES DONS GRATUITS REMET LES PÉCHÉS MÊME
CEUX QUI TUENT LA GRÂCE
Et comme le péché consiste en ce que les actions s’écartent de l’ordre dû à la fin et comme l’homme est ordonné à la fin non seulement par des secours naturels mais aussi gratuits, il est nécessaire qu’aux péchés des hommes soient opposés des secours non seulement naturels mais aussi gratuits. Or les contraires s’excluent. Si donc les péchés enlèvent à l’homme ces secours gratuits il faut aussi qu’ils puissent être restitués par des dons gratuits; sinon la malice de l’homme qui pèche en rejetant la grâce pourrait plus que la bonté divine qui écarte le péché par le don de sa grâce. De même. Dieu pourvoit aux choses selon leur nature. Or telle est la nature des choses changeantes que les contraires peuvent y alterner comme la génération et la corruption dans la matière corporelle, le blanc et le noir dans les corps colorés. Or l’homme est changeant en sa volonté aussi longtemps qu’il est en cette vie. Ainsi donc Dieu fait à l’homme des dons gratuits qu’il peut perdre par le péché et ainsi l’homme commet des pêches que Dieu remet par des dons gratuits. En outre dans les choses qui sont au-dessus de la nature, ce qui est possible ou impossible dépend de la puissance divine et non de la puissance de la nature. Qu’un aveugle puisse voir ou qu’un mort ressuscite ce n’est pas de puissance naturelle mais divine. Or les dons gratuits sont surnaturels. Que l’on puisse les obtenir cela dépend de la puissance divine. Dire qu’après le péché on ne puisse obtenir des dons gratuits c’est déroger à la puissance divine. Cependant les dons gratuits ne peuvent exister en même temps que le péché puisque par eux l’homme est ordonné à la fin dont il se détourne par le péché. Dire que les péchés sont irrémissibles est donc contraire à la puissance de Dieu. |
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Caput 145 [70247] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 145 tit. Quod
peccata non sunt irremissibilia
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Chapitre 145 — LES PÉCHÉS SONT RÉMISSIBLES
Si quelqu’un prétend que les péchés ne peuvent être pardonnés, sans toutefois mettre en cause la puissance divine, mais parce que la justice divine veut que celui qui succombe au péché ne puisse plus rentrer en grâce c’est évidemment faux. En effet l’ordre de la justice divine n’est pas qu’aussi longtemps qu’on est voyageur on doive en même temps recevoir ce qui regarde le terme du voyage. Or ne plus changer dans le bien ou dans le mal regarde le terme du voyage; en effet l’immobilité ou le repos sont termes du mouvement et toute notre vie est un voyage; ce que montre bien le changement de l’homme et quant au corps et quant à son âme. Ce n’est donc pas selon la justice divine que l’homme après le péché demeure immobile dans son péché. Encore. Les bienfaits divins, surtout s’ils sont très grands, ne sont pas un danger pour l’homme. Or il serait dangereux pour l’homme en cette vie changeante de recevoir la grâce et qu’après la grâce, ayant péché, il ne puisse de nouveau rentrer en grâce, surtout si l’on considère que les péchés commis avant la grâce et remis par elle sont parfois plus grands que ceux commis après avoir reçu la grâce. On ne peut donc dire que les péchés de l’homme sont irrémissibles, qu’ils aient été commis avant ou après. |
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Caput 146 [70249] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 146 tit. Quod
solus Deus potest remittere peccata
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Chapitre 146 — DIEU
SEUL PEUT REMETFRE LES PÉCHÉS
Dieu seul peut remettre les péchés. La faute en effet commise contre quelqu’un ne peut être remise que par lui. En effet les péchés sont imputés à l’homme comme faute, non seulement par l’homme mais aussi par Dieu, comme on l’a montré plus haut (chapitre 143). C’est en ce sens qu’il s’agit ici de péchés selon qu’ils sont imputés à l’homme par Dieu. Donc Dieu seul peut remettre les péchés. Encore. Comme par le péché l’homme n’est plus ordonné à sa fin dernière, le péché ne sera pardonné que si l’homme est de nouveau ordonné à sa fin. Ce que font les dons gratuits qui viennent uniquement de Dieu puisqu’ils excèdent notre faculté naturelle. De même. Le péché est imputé à l’homme comme faute en tant que volontaire. Or Dieu seul peut changer la volonté; donc aussi remettre seul les péchés. |
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Caput 147 [70251] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 147 tit. De quibusdam articulis fidei qui sumuntur penes effectus
divinae gubernationis
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Chapitre 147 — ARTICLES DE FOI QUI TRAITENT DES EFFETS DU
GOUVERNEMENT DIVIN
Le gouvernement des choses est donc le second effet de Dieu et spécialement quant aux créatures rationnelles aux quelles il accorde sa grâce et remet les péchés. Ces effets sont contenus dans le Symbole de la foi : et quant à tout ce qui est ordonné en vue de la bonté divine, en professant que le Saint-Esprit est Dieu : car c’est le propre d Dieu d’ordonner ses sujets à leur fin; et quant à ce qu’il meut en disant : "Et qui vivifie." De même en effet que l’âme donne le mouvement au corps et est sa vie, de même le mouvement par lequel Dieu meut tout l’univers est comme la vie de l’univers. Et parce que toute la rai- son du gouvernement divin vient de la bonté divine qui est approprié à l’Esprit Saint, qui procède comme amour, il est juste que les effets de la divine providence soient attribués à la personne de l’Esprit Saint. Quant à la connaissance surnaturelle que Dieu nous donne par la foi, il est dit : "La Sainte Eglise catholique" : car l’Église est le rassemblement de ceux qui croient, des fidèles. Quant à la grâce que Dieu communique aux hommes il est dit : "La communion des saints ". Quant à la rémission des péchés
il est dit : "La rémission des péchés". |
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D — La consommation des siècles (chapitre 148 à 162) |
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1° L’homme est la fin des êtres (chapitre 148 à 153) |
Caput 148 [70253] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 148 tit. Quod
omnia sunt facta propter hominem
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Chapitre 148 — TOUT A ÈTÉ FAIT POUR L’HOMME
Puisque toutes choses sont ordonnées à la bonté divine (chapitre 101) comme vers leur fin et que, parmi celles qui sont ordonnées à la fin, certaines sont plus proches de cette fin en ce qu’elles participent plus pleinement de la bonté divine, il s’en suit que ce qui est inférieur parmi les choses créées et qui participe moins de la bonté divine ait en quelque sorte comme fin les êtres supérieurs. En effet dans l’ordre des fins ce qui est plus proche de la fin dernière est aussi fin pour ce qui est plus éloigné de la fin, comme par exemple une potion médicinale sert à purger, la purge fait maigrir; et maigrir, donne la santé : et ainsi la maigreur est la fin de la purge, et celle-ci de la potion. Ce qui est bien compréhensible. De même en effet que dans l’ordre des causes agissantes la vertu du premier agissant parvient aux derniers effets par les causes intermédiaires, ainsi dans l’ordre des fins ce qui en est le plus éloigné atteint la dernière fin par ce qui en est le plus proche, comme la potion médicinale n’est ordonnée à la santé que par la purge. Ainsi dans l’ordre universel des choses inférieures atteignent principalement la fin ultime parce qu’elles sont ordonnées aux supérieures. Cela devient évident à qui considère l’ordre même des choses. Puisqu’en effet ces choses, qui se font naturellement, agissent d’après ce qu’elles sont, nous voyons les plus imparfaites servirent les plus nobles, comme les plan tes que la terre nourrit; comme les animaux que les plan tes nourrissent, et ces choses sont au profit de l’homme. En conséquence les choses inanimées sont pour les choses animées, et les plantes pour les animaux et ceux-ci pour l’homme. Puisqu’on a montré (chapitre 74) que la nature intellectuelle est supérieure et la nature corporelle, il s’en suit que celle-ci toute entière est ordonnée au bien de la première. Parmi les natures intellectuelles celle qui est la plus proche du corps est l’âme rationnelle qui est la forme de l’homme. C’est donc en quelque sorte à cause de l’homme, en tant qu’animal rationnel, que toute la créature corporelle existe. C’est donc dans la perfection de l’homme que toute la nature corporelle trouve en quelque sorte sa perfection. |
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Caput 149 [70255] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 149 tit. Quis
est ultimus finis hominis
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Chapitre 149 — QUELLE EST LA FIN DERNIÈRE DE L’HOMME ?
Or la perfection de l’homme est l’obtention de la fin dernière qui est la parfaite béatitude ou félicité et qui consiste dans la vision de Dieu, comme on l’a montré (chapitres 105 et 107). Et l’immutabilité de l’intelligence et de la volonté est la conséquence de cette vision. De l’intelligence, car une fois parvenue à la première cause où tout peut être connu, la recherche intellectuelle cesse. La mobilité de la volonté cesse aussi, car la fin dernière atteinte, où se trouve la bonté en sa plénitude, il ne reste plus rien à désirer. Si la volonté est mobile c’est parce qu’elle désire ce quelque chose qu’elle cherche. Il est donc manifeste que l’ultime accomplissement de l’homme consiste dans la parfaite quiétude et immobilité de l’intelligence et de la volonté. |
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Caput 150 [70257] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 150 tit. Quomodo
homo ad aeternitatem pervenit ut ad consummationem
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Chapitre 150 — COMMENT L’HOMME PARVIENT-IL A L’ÉTERNITÉ COMME EN
SON ACHÈVEMENT ?
Comme on l’a montré plus haut (chapitre 5 et 8), la nature de l’éternité consiste en son Immobilité. De même que le mouvement cause le temps où se trouve une succession d’avant et d’après, ainsi faut-il qu’en écartant le mouvement cessent l’avant et l’après; ainsi reste-il cette notion de l’éternité qui se définit toute entière en même temps. Donc dans son ultime achèvement l’homme obtient la vie éternelle non seulement quant à ce qu’il ne meurt plus en son âme, ce qui est déjà l’état de l’âme rationnelle, comme on l’a montré (chapitre 84), mais encore il est amené à la parfaite immobilité. |
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Caput 151 [70259] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 151 tit. Quomodo
ad perfectam beatitudinem animae rationalis oportet eam corpori reuniri
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Chapitre 151 — POUR JOUIR DE LA PARFAITE BÉATITUDE L’ÂME DOIT ÈTRE
UNIE AU CORPS
Or il faut savoir qu’une parfaite immobilité de la volonté ne peut exister sans que soit totalement rempli un désir naturel. Or tout ce qui est fait pour l’union selon sa nature désire cette union naturellement. En effet chaque chose désire ce qui convient à sa nature. Puis donc que l’âme humaine est naturellement unie au corps, comme on l’a montré (chapitre 85), il y a en elle un désir naturel d’union avec le corps. Il ne pourra donc pas y avoir de parfait repos pour la volonté que si elle n’est de nouveau réunie au corps ce qui est pour l’homme ressusciter de la mort. De même. La perfection finale requiert ta première perfection. Or la première perfection d’une chose consiste en celle de sa nature et la perfection finale en l’acquisition de la fin dernière. Donc pour que l’âme humaine obtienne sa fin parfaite il faut qu’elle soit parfaite en sa nature, ce qui ne peut se faire à moins d’être unie au corps. En effet la nature de l’âme est d’être unie au corps comme sa forme; et aucune partie n’est parfaite en sa nature à moins d’être unie au tout. Il est donc requis pour l’ultime béatitude de l’homme que l’âme soit à nouveau unie au corps. Encore. Ce qui est accidentel et contre nature ne peut être perpétuel. Or la séparation de l’âme et du corps est nécessairement accidentelle et contre nature étant donné qu’il va de soi que l’âme est unie au corps et cela naturellement. L’âme ne sera donc pas pour toujours séparée du corps. Et comme elle est une substance incorruptible, comme on l’a montré (chapitre 84), il reste qu’elle doit être de nouveau unie au corps. |
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Caput 152 [70261] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 152 tit. Quomodo
separatio animae a corpore sit secundum naturam, et quomodo contra naturam
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Chapitre 152 — CETTE
SÉPARATION EST EN PARTIE NATURELLE ET EN PARTIE CONTRE NATURE
Il semblerait que l’âme n’est pas séparée du corps accidentellement mais conformément à sa nature. En effet le corps de l’homme est composé de contraires; Tout ce qui est de ce genre est naturellement corruptible. Donc le corps humain est de nature corruptible. Le corps une fois corrompu l’âme demeure nécessairement séparée du corps puisqu’elle est immortelle (chapitre 84). Il semble donc que l’âme soit naturellement séparable du corps. Il faudra donc maintenant considérer ce qu’on entend par : selon ou contre la nature. Or on a montré plus haut (chapitres 79 et 92) que l’âme rationnelle contrairement aux autres formes excède le pouvoir de toute la matière corporelle, ce que son activité intellectuelle démontre qu’elle exerce sans le corps. Donc pour que la matière corporelle lui soit convenablement adaptée il a été nécessaire qu’une disposition soit surajoutée au corps qui fasse que la matière convienne à une telle forme. Et de même que cette forme vient de Dieu seul par création, ainsi aussi cette disposition qui surpasse la nature corporelle fut attribuée au corps humain par Dieu seul, disposition qui conserverait au corps d’être pour toujours incorruptible pour qu’ainsi il convienne à la perpétuité de l’âme. Et cette disposition demeura dans le corps de l’homme aussi longtemps que l’âme de l’homme adhéra à Dieu. S’étant détournée de Lui par le péché il était juste que le corps humain perdit cette disposition surnaturelle qui le soumet tait inébranlablement à l’âme et ainsi l’homme nécessairement encourut-il la mort. Si donc on regarde la nature du corps, la mort est naturelle; s’il s’agit de l’âme et de sa disposition qui dès le principe fut surnaturellement imprimée au corps, la mort est un accident et contre nature puisqu’il est naturel que l’âme soit unie au corps. |
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Caput 153 [70263] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 153 tit. Quod anima omnino idem corpus resumet, et non alterius
naturae
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Chapitre 153 — L’ÂME REPRENDRA ABSOLUMENT LE MÊME CORPS ET NON
D’UNE AUTRE NATURE
Puisque l’âme est unie au corps comme la forme et qu’à chaque forme répond une matière propre il est nécessaire que le corps auquel l’âme est de nouveau unie soit de même nature et espèce que le corps qu’elle dépose à la mort. L’âme en effet ne reprendra pas à la résurrection un corps céleste, ou aérien ou d’un autre animal, corne certains ont divagué, mais un corps humain composé de chair et d’os, organique avec les mêmes organes dont il est fait maintenant. De plus. De même qu’à la même forme spécifique revient la même matière spécifique, ainsi à la même forme identique revient la même matière identique; de même en effet que l’âme d’un boeuf ne peut pas être celle du corps d’un cheval, ainsi l’âme de ce boeuf ne peut être l’âme d’un autre boeuf. Il faut donc que l’âme rationnelle restant identique, un corps identique lui soit de nouveau uni à la résurrection. |
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2° Notre résurrection (chapitre 154 à 162) |
Caput 154 [70265] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 154 tit. Quod
resumet idem numero corpus sola Dei virtute
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Chapitre 154 — PAR LA SEULE VERTU DIVINE, L’ÂME REPRENDRA UN MÊME
CORPS IDENTIQUE
Les choses qui selon leur substance sont corruptibles ne se répètent pas identiquement selon l’activité naturelle mais selon l’espèce seulement. Ce n’est pas en effet le même nuage d’où est venue la pluie qui, tombée et évaporée, sera de nouveau là. Comme donc le corps humain se corrompt substantiellement par la mort, il ne peut revenir identique par une opération naturelle. Mais la nature même de la résurrection l’exige, comme on vient de le voir. En conséquence la résurrection des hommes ne se fera pas par une opération naturelle, comme certains l’ont prétendu : après de nombreux circuits d’années les corps revenant au même état et de nouveau identiques; mais le rétablissement des ressuscités se fera par la seule vertu divine. De même. Il est manifeste que des sens une fois perdus ne peuvent nous être restitués par une opération naturelle, ni rien de ce que l’on a reçu par la génération, parce qu’il n’est pas possible que la même chose identique se reproduise. Si quelque chose de ce genre est restitué à quelqu’un, par exemple un oeil arraché ou une main amputée, c’est en vertu de l’intervention de Dieu qui peut opérer au-delà de la nature, comme on l’a montré (chapitre 136). Puis donc que par la mort tous les sens et tous les membres de l’homme périssent il est impossible qu’un mort revienne à la vie si ce n’est par une opération divine. Du fait que nous posons que la résurrection se fera par la vertu divine on peut facilement voir comment le corps identiquement sera restitué. Comme en effet il a été démontré (chapitres 123, 130, 131, 133 et 135) que toutes choses, même les moindres, sont constituées sous la providence divine, il est manifeste que la matière de ce corps humain quelle que soit la forme qu’il puisse obtenir après la mort, n’échappe ni au pouvoir ni à la connaissance de Dieu. Et cette matière reste la même identiquement en tant qu’elle existe sous des dimensions qui font qu’elle est cette matière et qu’elle est le principe d’individuation. Donc cette même matière demeurant, et d’elle, par la vertu divine, le corps humain étant réparé, comme aussi l’âme rationnelle qui étant incorruptible demeure la même unie au même corps, il s’en suit que c’est le même homme individuel qui est réparé à la vie. Et cette identité individuelle n’a pas d’empêchement, comme certains objectent, parce que ce n’est pas la même humanité individuelle. Car l’humanité qui est la forme du tout n’est autre selon eux que la forme d’une partie, qui est l’âme et qui est la forme du corps selon qu’elle donne l’espèce au tout. S’il en est ainsi il est manifeste que la même humanité individuelle demeure, puisque l’âme rationnelle demeure individuellement la même. Mais comme l’humanité est la définition de l’homme tout comme l’essence d’une chose est sa définition; comme cette définition de l’homme non seulement signifie la forme mais aussi la matière celle-ci fait partie de la définition des choses matérielles — il est plus juste de dire avec d’autres que la notion d’humanité inclut l’âme et le corps, autrement cependant que dans la définition de l’homme. Car dans la notion d’humanité sont inclus les seuls principes essentiels de l’homme en excluant les autres. Comme en effet par humanité on dit que l’homme est homme il est évident que tout ce qui n’est pas dit vraiment de l’homme comme tel est exclu de l’humanité. Quand on dit "homme" celui qui possède l’humanité, cela n’exclut pas qu’il n’ait pas d’autres choses par exemple la blancheur et autre. Ce mot "homme" signifie ses principes essentiels sans cependant exclure les autres qui ne sont inclus qu’en puissance et non en acte dans sa notion. D’où "homme" signifie un tout, et "humanité" une partie, et elle n’est pas attribut du mot "homme". Chez Socrate ou chez Platon sont incluses cette matière et cette forme; de même qu’on définit l’homme composé d’une âme et d’un corps, ainsi pour définir Socrate on dira qu’il est composé de ces chairs et de ces os et de cette âme. Comme donc l’humanité n’est pas une autre forme que l’âme et le corps mais est composée des deux, il est manifeste que le même corps étant restitué et la même âme subsistant on aura la même humanité individuelle. Il n’y a pas non plus d’empêchement à cette identité individuelle du fait que la corporéité ne soit plus identiquement la même puisqu’elle a disparu avec le corps. Car si par corporéité on entend la forme substantielle par quoi quelque chose entre dans le genre de substance corporelle et puisque d’une seule chose il n’y a qu’une forme substantielle, cette corporéité n’est autre que l’âme. Car cet animal n’est pas uniquement animal par cette âme, mais un corps animé, et un corps, et aussi ce quelque chose existant dans le genre substance, autrement l’âme adviendrait à un corps existant en acte et ainsi elle serait une forme accidentelle. En effet le sujet d’une forme substantielle n’est pas ce quelque chose en acte mais seulement en puissance; d’où lorsqu’il reçoit la forme substantielle on ne dit pas qu’il est engendré seulement selon ceci ou cela comme pour les formes accidentelles, mais simplement qu’il est engendré, comme recevant simplement l’être et ainsi la corporéité reçue demeure la même individuellement l’âme rationnelle étant restée la même. Si par corporéité on entend une forme d’où le corps prend son nom et qui se trouve dans le genre de la quantité, elle est alors une forme accidentelle qui ne signifie rien d’autre que la triple dimension. D’où si elle ne redevient pas identiquement la même, l’identité du sujet n’en souffre pas auquel suffit l’unité des principes essentiels. Il en est de même pour tous les accidents qui en changeant n’affectent pas l’identité individuelle. D’où comme l’union est une relation, et par là un accident, sa diversité générique n’enlève pas l’identité au sujet. Semblablement ni la diversité individuelle de l’âme sensitive et végétative, si on suppose qu’elles se corrompent; en effet les puissances naturelles du composé se situent dans le genre accident et le sensible qui est la différence constitutive de l’animal n’est pas prise à partir des sens mais de la substance même de l’âme sensitive qui chez l’homme est substantiellement la même que l’âme rationnelle. |
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Caput 155 [70267] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 155 tit. Quod
non resurgemus ad eundem modum vivendi
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Chapitre 155 — NOUS NE RESSUSCITERONS PAS AU MÊME MODE DE VIE
Bien que les hommes ressusciteront identiques à eux-mêmes ils n’auront cependant pas le même mode de vie. Maintenant en effet ils ont une vie corruptible, alors elle sera incorruptible. Si en effet la nature dans la génération humaine tend à se perpétuer à plus forte raison Dieu le fera-t-il pour sa restauration. En effet que la nature tende à se perpétuer, elle le tient de ce qu’elle y est mue par Dieu. Or dans la restauration de l’homme ressuscité il ne s’agit pas de perpétuer l’espèce, ce qui peut être obtenu par la continuité de la génération. Il reste donc qu’il s’agit de perpétuer l’individu. Les hommes donc par la résurrection vivront pour toujours. En outre. Si les hommes qui ressuscitent doivent encore mourir, leurs âmes ne resteront pas pour toujours séparées du corps puisque la nature de l’âme s’y oppose, comme on l’a vu (chapitres 151 et 152). Il faudra donc une nouvelle résurrection et ainsi indéfiniment pour un même homme. Cela n’a pas de sens. Il est donc plus convenable que dès la résurrection les hommes ressuscitent immortels. La suppression de la mortalité n’apportera pas de changement spécifique ni individuel. Être mortel, en effet à proprement parler ne peut constituer une différence spécifique de l’homme, car il s’agit là d’une passion, mais tient lieu de différence de l’homme en ce que par là est désignée la nature de l’homme c’est-à-dire un composé de contraires, comme"être rationnel" désigne sa propre forme. En effet les choses matérielles ne peuvent se définir sans la matière. Or on n’enlève pas la mortalité par la suppression de sa propre matière; en effet l’âme ne reprendra pas un corps céleste ou aérien, comme on l’a vu (chapitre 153), mais un corps humain composé de contraires. Cependant l’incorruptibilité lui viendra de la vertu divine par laquelle l’âme dominera le corps au point qu’il ne puisse se corrompre. Car une chose conserve son être aussi longtemps que la forme domine sur la matière. |
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Caput 156 [70269] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 156 tit. Quod
post resurrectionem usus cibi et generationis cessabunt
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Chapitre 156 — APRÈS LA RÉSURRECTION L’USAGE DE LA NOURRITURE ET DE
LA GÉNÉRATION CESSERA
Parce que la fin étant supprimée ce qui y conduisait n’a pas raison d’exister, et la mortalité étant écartée de ceux qui ressuscitent, doivent aussi être soustraites ces choses qui sont ordonnées à l’état de la vie mortelle : telles la nourriture et la boisson qui sont nécessaires à la sustentation de la vie mortelle en restituant par la nourriture ce que fait perdre la chaleur naturelle. Donc après la résurrection disparaîtra l’usage de la nourriture et de la bois son. De même pour les vêtements : ceux-ci sont nécessaire à l’homme en protégeant le corps contre la chaleur ou le froid. Semblablement l’usage des choses de la chair ces sera puisqu’elles sont destinées à la génération des animaux; or la génération se limite à la vie mortelle afin que ce qui ne peut être conservé chez l’individu le soit au moins dans l’espèce. Comme donc les hommes seront conservés chacun dans son identité pour toujours il n’y aura plus de génération et donc plus d’usage de l’oeuvre de chair. De plus. Comme la semence est un excèdent des aliments, l’usage des aliments cessant, celui de la chair ces sera aussi. Or on ne peut dire décemment que la délectation justifie l’usage des aliments et des choses de la chair. Rien en effet de désordonné n’existera en ce stade final, car alors toutes choses auront atteint à leur manière leur perfection. Or le désordre s’oppose à la perfection. Et comme la restauration des hommes par la résurrection vient directement de Dieu, il n’y aura en cet état aucune place pour quelconque désordre, car "les choses de Dieu sont ordon nées" (Rom 13, 1). Or il y a désordre si l’on cherche la délectation dans l’usage des choses vénériennes ou des aliments. Ce que d’ailleurs les hommes jugent être vicieux. Il n’y aura donc aucune place pour le plaisir chez ceux qui ressuscitent, plaisir de la table ou plaisir de la chair. |
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Caput 157 [70271] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 157 tit. Quod
tamen omnia membra resurgent
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Chapitre 157 — CEPENDANT TOUS NOS MEMBRES RESSUSCITERONT
Bien que l’usage de telles chose fera défaut chez ceux qui ressuscitent cela n’entraînera cependant pas la perte des membres correspondant à ces usages; car sans eux le corps du ressuscité ne serait plus complet. Or il convient dans la restauration du ressuscité laquelle vient directement de Dieu, dont les oeuvres sont parfaites, que sa nature soit complètement restaurée. Donc ces membres chez les ressuscités demeureront pour conserver intacte leur nature et non pour les actes auxquels ils étaient destinés. De même. Si sans cet état les hommes obtiennent récompense ou châtiment pour les actes qu’ils posent maintenant — comme on le verra plus loin il est juste qu’ils aient les mêmes membres par lesquels ils ont servi la justice ou le péché en cette vie et qu’ils soient punis ou récompensés dans ces choses où ils ont péché ou mérité. |
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Caput 158 [70273] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 158 tit. Quod
non resurgent cum aliquo defectu
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Chapitre 158 — NOUS RESSUSCITERONS SANS AUCUN DÉFAUT LA
CONSOMMATION DES SIÈCLES
Semblablement convient-il que tous les défauts naturels disparaissent dans les corps des ressuscités. En effet par tous ces défauts il est fait dommage à l’intégrité naturelle. Si donc il est juste que dans la résurrection la nature de l’homme soit restaurée intégralement par Dieu, il s’en suit que de tels défauts seront aussi enlevés. De plus. Ces défauts sont dus à une déficience naturelle qui fut au principe de la génération humaine. Or à la résurrection il n’y aura d’autre pouvoir agissant que de Dieu chez qui il ne peut y avoir de déficience. Donc ces défauts qui existent chez les hommes engendrés n’existeront plus chez ceux qui auront été restaurés par la résurrection. |
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Caput 159 [70275] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 159 tit. Quod
resurgent solum quae sunt de veritate naturae
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Chapitre 159 — L’HOMME RESSUSCITERA DANS LA SEULE VÉRITÉ DE SA
NATURE
Ce qui a été dit de l’intégrité des ressuscités doit s’entendre en relation avec la vérité de la nature humaine. Car ce qui ne lui appartient pas ne peut être repris chez les ressuscités, (si par hasard on s’imaginait que tout ce qu’ils ont converti en chair en fait de nourriture au cours de leur vie ils le reprendraient). Ce qu’on entend par vérité d’une nature est ce qui la fait telle selon son espèce et sa forme. Selon ces deux choses, ce qu’on entend par parties chez les ressuscités et qui seront intégralement rendues, ce ne sont pas seulement leurs membres mais ce qui les com pose comme la chair, les nerfs et autres matières. Mais non tout ce qui se trouvait naturellement en ces membres ou parties sera repris, mais seulement dans la mesure suffisante quant à l’intégrité spécifique de ces parties. Ce qui cependant n’empêchera pas l’homme d’être le même identiquement et intégralement même si tout ce qui fut en lui matériellement ne ressuscite pas. Il est évident en effet que dans l’état de cette vie l’homme reste identique à lui-même depuis sa naissance jusqu’à sa mort, cependant que ce qui est matériel en lui sous l’aspect des parties qui le composent ne reste pas le mime, mais insensiblement se transforme; tout comme un feu qui se maintient tandis que du bois se consume et qu’on y apporte du nouveau, ainsi l’homme est conservé intact quand il garde sa nature et ce qui appartient à celle-ci. |
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Caput 160 [70277] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 160 tit. Quod
Deus omnia supplebit in corpore reformato, aut quidquid deficiet de materia
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Chapitre 160 — DIEU SUPPLÉERA TOUT DANS LE CORPS AINSI RÉFORMÉ ET
TOUT CE QUI MANQUE A LA MATIÈRE
De même que Dieu ne reprendra pas pour le corps de l’homme tout ce qui y fut matériellement pour la restauration du ressuscité, ainsi aussi ce qui lui manqua matériellement Dieu y suppléera. Si en effet par l’action de la nature l’enfant acquiert son développement par une matière extérieure grâce à l’absorption d’aliments et par vient à sa perfection physique et ne cesse pas pour cela d’être lui-même, bien davantage Dieu pourra-t-il suppléer à la déficience matérielle chez ceux qui en ont souffert en leur vie quant à l’intégrité de leur corps. Ainsi donc si certains eurent une conformation défectueuse ou ne sont pas arrivés à l’âge adulte au jour de leur mort ils obtiendront par la vertu divine la perfection et de leurs membres et de leur stature. |
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Caput 161 [70279] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 161 tit. Solutio
ad quaedam quae obiici possunt
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Chapitre 161 — SOLUTION DE QUELQUES OBJECTIONS
Par là on peut résoudre ce que d’aucuns objectent contre cette résurrection[37]. Ils supposent en effet qu’un homme se nourrisse de chair humaine et que plus tard ainsi nourri il engendre un fils qui utilise la même nourriture. Si donc la nourriture est convertie en substance de chair il paraît bien qu’il soit impossible que l’un et l’autre ressuscitent intégralement puisque les chairs de l’un sont changées en chairs de l’autre; et ce qui, semble-t-il, est plus difficile — si comme disent les philosophes la semence est le surplus de la nourriture, — il suit que la semence d’où est né le fils est prise des chairs de l’autre et ainsi il paraît impossible que le fils engendré de cette semence ressuscite si les hommes dont son père et lui- même ont mangé les chairs, ressuscitent intégralement. Mais ceci ne répugne pas à la commune résurrection. On a dit en effet (chapitre 159) qu’il n’est pas nécessaire que soit repris dans celui qui ressuscite tout ce qui fut matériellement en lui, mais seulement autant qu’il suffit à la mesure de la quantité convenable. On a dit aussi (chapitre 160) que si quelque chose manquait à la parfaite quantité la vertu divine y suppléerait. Il faut de plus bien savoir que ce qui existe matériellement dans le corps de l’homme appartient à divers degrés à la vérité de la nature humaine. Car ce qui est premier et principal vient des parents et est formé comme ce qu’il y a de plus pur dans l’espèce humaine. En second lieu il y a ce qui provient de la nourriture et qui est nécessaire à la formation du corps; or tout mélange extérieur affaiblit le pouvoir d’une chose pour finalement aboutir à la décadence, au vieillissement et à la dissolution, comme aussi le vin par addition d’eau finit par être presque de l’eau[38]. Ultérieurement il y a le surplus de nourriture qui produit soit la semence pour la génération, soit les cheveux qui nous protègent ou servent de parure. Certaines choses ne servent vraiment à rien et sont rejetées en sueur et autres évacuations ou sont retenues et sont une charge à la nature. Ceci donc sera pris en
considération par la divine providence lors de la résurrection générale que
ce qui se trouvait être le même matériellement en divers hommes, ressuscitera
chez celui qui possédait le degré supérieur (reçu des parents); ce qui se
trouvait d’une et même manière en (nos) deux hommes ressuscitera chez celui
en qui cela se trouvait d’abord et dans l’autre la vertu divine y suppléera.
Et ainsi il est clair que les chairs humaines que quelqu’un aura mangées ne
ressusciteront pas chez lui; mais chez celui qui les avait d’abord; cependant
elles ressusciteront chez celui que cette semence aura engendré quant à ce
qui était comme leur nourriture humide[39],
le reste ressuscitera chez le premier et Dieu suppléant à chacun ce qui
manque. |
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Caput 162 [70281] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 162 tit. Quod
resurrectio mortuorum in articulis fidei exprimitur
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Chapitre 162 — L’ARTICLE DU SYMBOLE CONCERNANT LA RÉSURRECTION DES
MORTS
Pour confesser la foi en la
résurrection on a dans le symbole des Apôtres : "la résurrection de
la chair". Et ce n’est pas sans raison qu’on ajoute "de la
chair"; car il s’en est trouvé, même du temps des Apôtres, qui niaient
la résurrection de la chair, ne confessant que la seule résurrection
spirituelle par laquelle l’homme ressuscitera de la mort du péché. Ce qui
fait dire à l’Apôtre que certains ont failli à la vérité disant que la
résurrection était déjà accomplie et ils ébranlèrent la foi de plusieurs (2
Tim 2, 18). Et pour écarter leur erreur et pour qu’on croie à la résurrection
future, il est dit dans le Symbole des Pères (de Nicée) "J’attends la
résurrection des morts". |
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E — La vie future (chapitre 163 à 184) |
Caput 163 [70283] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 163 tit. Qualis
erit resurgentium operatio
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Chapitre 163 — QUELLE SERA L’ACTIVITÉ DES RESSUSCITÉS
Il faut aller de l’avant et nous demander quelle sera l’activité des ressuscités. En effet tout vivant doit avoir une activité principale, en quoi sa vie consiste, comme ceux qui principalement s’adonnent aux plaisirs voluptueux ont une vie voluptueuse; ceux qui s’adonnent à la contemplation, une vie contemplative; ceux qui s’occupent de gouverner la cité, une vie civile. Or on a vu (chapitre 156) que ceux qui ressusciteront ne feront pas usage de nourriture, ni des choses de la chair; ce en quoi est ordonnée l’activité corporelle; celles-là étant abolies, restent les opérations spirituelles dans lesquelles consiste la fin dernière de l’homme, comme nous l’avons vu (chapitres 104 à 107). L’obtention de cette fin convient aux ressuscités, eux qui ont été libérés de l’état de corruption et de changement, comme on l’a montré (chapitre 155). Mais ce n’est pas en n’importe quelle activité spirituelle que la fin de l’homme consiste, mais en ce que Dieu soit vu en son essence (chapitres 104 à 107). Or Dieu est éternel; il faut donc que l’intelligence s’unisse à l’éternité. De même donc que ceux qui s’adonnent à la volupté sont dits mener une vie voluptueuse, ainsi ceux qui jouissent de la vision divine obtiennent la vie éternelle, selon ce que dit saint Jean : "Ceci est la vie éternelle qu’ils te connaissent toi, le vrai Dieu et celui que tu as envoyé Jésus-Christ" (17, 3). |
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Caput
164 Quod
Deus per essentiam videbitur, non per similitudinem
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Chapitre 164 — SERA VU DANS SON ESSENCE ET NON PAR SIMILITUDE
L’intelligence créée verra Dieu en son essence, non par une similitude de lui-même, comme est présente à l’intelligence une chose pensée distante de celle-ci, comme la pierre qui a sa ressemblance dans notre oeil, mais absente quant à sa substance; mais comme on l’a montré (chapitre 105) l’essence même de Dieu est en quelque sorte unie à l’intelligence créée de sorte que Dieu puisse être vu en son essence. De même donc que dans la fin dernière on verra ce qu’on avait cru de Dieu auparavant, ainsi ce qu’on espérait comme distant, on le tiendra comme actuel, et c’est ce qu’on entend par "saisie", selon ce que dit l’Apôtre : "Je poursuis pour tâcher de le saisir." (Phil. 3, 12). Ce qui ne veut pas dire un accaparement mais une présence intime et une possession, selon le sens du verbe saisir. |
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Caput 165 [70287] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 165 tit. Quod videre Deum est summa perfectio et delectatio
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Chapitre 165 — VOIR DIEU EST LA SUPRÊME PERFECTION ET JOUISSANCE
Considérons en outre que de l’appréhension de ce qui convient naît une jouissance, comme la vue jouit de belles couleurs et le goût de saveurs délicieuses. Mais cette jouissance des sens peut être empêchée si les organes sont indisposés; car aux yeux malades la lumière est insupportable qui est douce aux yeux sains. Mais comme l’intelligence ne pense pas par des organes corporels (chapitre 79) nulle tristesse ne peut contrarier la jouissance que procure la considération de la vérité. Accidentellement une tristesse cependant peut se produire si ce qu’on comprend est saisi comme étant nuisible; mais alors la tristesse est dans la volonté et non dans la chose connue. Or Dieu par cela même qu’Il est, est la vérité. Donc l’intelligence qui voit Dieu ne peut pas ne pas jouir de sa vision. De plus. Dieu est la bonté même qui est cause de l’amour. D’où il est nécessaire qu’elle soit aimée de tous ceux qui la saisissent. Bien qu’en effet ce qui est bon puisse ne pas être aimé et même être haï ce n’est pas en tant qu’il est saisi comme bon mais en tant que nuisible. Donc dans la vision de Dieu qui est la bonté et la vérité même, aussi bien que la compréhension, il faut y trouver l’amour ou la jouissance délectable, selon ce que dit le prophète Isaïe : "Vous verrez et votre coeur se réjouira." (66, 14). |
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Caput 166 [70289] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 166 tit. Quod
omnia videntia Deum confirmata sunt in bono
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Chapitre 166 — QUE TOUT CE QUI VOIT EST CONFIRMÉ DANS LE BIEN
Il s’en suit que l’âme qui voit Dieu, ou toute autre créature spirituelle, a sa volonté confirmée en Lui de sorte qu’elle ne puisse plus se tourner vers ce qui est contraire. En effet comme l’objet de la volonté est le bien, elle ne peut se tourner vers autre chose que sous le mobile du bien. Mais en tout bien particulier peut se trouver une déficience qui conduit celui qui s’en rend compte à chercher autre chose. D’où il n’est pas nécessaire que la volonté de celui qui aperçoit un bien particulier s’y arrête exclusivement de sorte qu’il ne cherche pas ailleurs. Mais en Dieu qui est le bien universel et la bonté même aucun bien ne manque qu’on pourrait trouver ailleurs, comme on l’a montré (chapitres 21 et 106). Quiconque donc voit Dieu en son essence ne peut en détourner sa volonté de sorte qu’en tout il y tende selon cette raison même. On peut aussi le constater par analogie avec nos propres pensées. Notre intelligence en effet peut dans le doute se tourner ici ou là jusqu’à ce qu’elle parvienne au premier principe qui lui donne fermeté. Comme donc la fin dans les choses qu’on désire est comme le principe dans les choses que nous pensons, la volonté peut aussi se porter vers des contraires jusqu’à ce qu’elle parvienne à la jouissance ou la connaissance de la fin dernière en laquelle aussi elle est nécessairement affermie. Ce serait aussi contraire à la notion de la parfaite félicité que l’homme puisse se tourner vers son contraire; en effet la crainte de la perdre ne serait pas totalement exclue et par là le désir ne serait pas totalement apaisé. Et l’Apocalypse dit du bienheureux : "Il ne sortira plus au dchors." (3, 12). |
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Caput 167 [70291] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 167 tit. Quod
corpora erunt omnino obedientia animae
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Chapitre 167 — LE CORPS SERA ENTIÈREMENT SOUMIS A L’ÂME
Puisque le corps est pour l’âme comme la matière pour la forme et l’instrument pour l’artisan, à l’âme qui aura atteint cette vie un corps lui sera uni divinement qui con vienne à la béatitude de l’âme. En effet ce qui est pour une fin doit pouvoir satisfaire à l’exigence de cette fin. Pour l’âme parvenue au sommet de son activité intellectuelle il convient que son corps ne puisse l’en empêcher ou la retarder en quoi que ce soit. Or le corps humain de par sa corruptibilité empêche l’âme et la retarde de sorte qu’elle ne peut persister en une continuelle contemplation ni atteindre au sommet de la contemplation. C’est en se soustrayant aux sensations du corps que les hommes se rendent plus aptes à saisir les choses divines. Car les révélations prophétiques se manifestent à ceux qui dorment ou dans une extase, selon ce que disent les Nombres : "S’il y a parmi vous quelque prophète du Seigneur, je lui apparaîtrai en vision ou je lui parlerai en songe" (12, 6). Les corps des bienheureux ressuscités seront incorruptibles et ne retarderont pas les âmes, comme actuellement; totalement soumis à l’âme ils ne lui résisteront en rien |
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Caput 168 [70293] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 168 tit. De
dotibus corporum glorificatorum
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Chapitre 168 — DES PRIVILÈGES ACCORDÉS AUX CORPS GLORIFIÉS
Ceci permet de percevoir quelle disposition auront les corps des bienheureux. L’âme en effet est la forme et le moteur du corps. En tant que forme non seulement elle est principe du corps quant à son être substantiel mais encore quant aux accidents qui lui sont propres et qui sont causés dans le sujet par l’union de la forme à la matière. Or plus une forme aura été puissante moins aussi un agent extérieur pourra-t-il empêcher l’action de la forme sur la matière, comme il apparaît dans le feu dont la forme, qu’on dit la plus noble parmi les formes élémentaires, fait que le feu ne peut être facilement transformé de sa disposition naturelle sous l’action d’un agent. Comme donc l’âme bienheureuse se trouvera au sommet de sa noblesse et de son pouvoir parce qu’unie au premier principe des choses, elle apportera au corps, qui lui est divinement uni, d’abord son être substantiel de façon la plus noble, le possédant sous elle totalement, ce qui le rendra subtil et spirituel; ensuite elle lui donnera la qualité la plus noble c’est-à-dire la clarté de la gloire; et à cause de son pouvoir l’âme l’empêchera d’être changé par aucun agent et c’est l’impassibilité; et comme il obéira à l’âme totalement, comme l’instrument dans (les mains) de celui qui le meut, il sera agile. Telles seront donc les quatre conditions des corps des bienheureux subtilité, clarté, impassibilité et agilité. D’où ce que dit l’Apôtre en la 1re aux Corinthiens : "Semé dans la corruption (par la mort) le corps surgira incorruptible" c’est l’impassibilité; "semé dans l’ignominie, il surgira dans la gloire" c’est la clarté; "semé dans l’infirmité, il surgira dans la puissance" c’est l’agilité; "semé corps animal, il surgira corps spirituel", c’est la subtilité. |
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Caput 169 [70295] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 169 tit. Quod homo tunc innovabitur, et omnis creatura corporalis
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Chapitre 169 — L’HOMME SERA ALORS RENOUVELÉ ET TOUTE LA CRÉATURE
CORPORELLE
Il est manifeste que les choses qui sont pour une fin sont disposées selon l’exigence de cette fin; d’où si la fin est plus ou moins parfaite, ce qui y est ordonné l’est aussi, par exemple la nourriture et le vêtement ne sont pas les mêmes pour un enfant ou pour un adulte. Or on a vu plus haut (chapitre 148) que la créature corporelle est faite pour la nature raisonnable comme vers sa fin. Il faut donc que l’homme recevant son ultime perfection par la résurrection, la créature corporelle reçoive un statut différent; et c’est ainsi que le monde est dit renouvelé lors de la résurrection de l’homme, selon ce que dit l’Apocalypse "Je vis un ciel nouveau et une terre nouvelle" (21, 1) et Isaïe : "Voici que je crée des cieux nouveaux et une terre nouvelle" (65, 17). |
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Caput 170 [70297] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 170 tit. Quae creaturae innovabuntur, et quae manebunt
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Chapitre 170 — QUELLES CRÉATURES SERONT RENOUVELÉES ET QUELLES
CRÉATURES DEMEURERONT ?
Cependant il faut savoir que divers genres de créatures corporelles sont ordonnés à l’homme différemment. Il est manifeste en effet que les plantes et les animaux sont au service de l’homme comme une aide à sa faiblesse, comme la nourriture, le vêtement, les transports, que lui procurent ces créatures. Cependant en son ultime état grâce à la résurrection cette faiblesse disparaîtra. En effet les hommes n’auront plus besoin d’aliments, étant incorruptibles, comme on l’a vu (chapitre 155); ni de vêtements, la clarté de la gloire les revêtira; ni d’animaux pour les transporter leur agilité y pourvoyant; ni de remèdes pour conserver leur santé, car ils seront impassibles. Donc pour ces créatures corporelles : plantes, animaux et le reste des corps mixtes, en cet état de l’ultime consommation, il est juste qu’elles ne subsistent plus. Quant aux quatre éléments c’est-à-dire le feu, l’air, l’eau et la terre, ils ne sont pas destinés seulement à l’usage de la vie corporelle mais aussi à la constitution du corps; car le corps humain est fait de ces éléments. Ainsi donc ils ont un rapport essentiel avec le corps humain. L’homme une fois achevé en son corps et en son âme il est juste que ces éléments subsistent, mais changés en une disposition meilleure. Les corps célestes quant à leur substance, s’ils ne sont d’aucun usage pour la vie corruptible de l’homme, ni n’entrent dans la substance du corps humain, servent l’homme par leur beauté et leur grandeur en lui montrant l’excellence de son créateur; d’où fréquemment l’Écriture provoque l’homme à la considération des astres pour être ainsi amené à témoigner son respect à Dieu, comme il est clair par le prophète Isaïe : "Levez en haut vos yeux et demandez-vous qui les a créés" (40, 26). Et bien que dans cet état de perfection l’homme ne soit pas amené des créatures sensibles à la connaissance de Dieu qui est vu en lui-même, cependant il est agréable et délectable d’en con naître la cause, de considérer comment sa ressemblance se fait sentir dans ses effets; d’où pour les saints c’est une joie de considérer le reflet de sa divine bonté principalement dans les corps célestes qui ont la prééminence sur les autres. Les corps célestes ont aussi une relation en quel que sorte essentielle avec le corps humain en raison de cause active, comme les éléments en raison de cause matérielle. L’homme en effet engendre l’homme, (sous l’action) du soleil. D’où et de cette manière convient-il que les astres subsistent. Non seulement la même constatation peut être faite par rapport à l’homme mais aussi quant à la nature des créatures corporelles. Ce qui en effet n’a rien qui soit incorruptible ne peut demeurer dans cet état d’incorruption[40]. Les corps célestes sont incorruptibles selon leur tout ou leur partie; les éléments selon le tout non selon leur partie; l’homme selon une partie, l’âme rationnelle mais non selon le tout parce que le composé est dissout par la mort; les animaux et les plantes et les autres corps mixtes ne sont incorruptibles ni selon le tout, ni selon la partie. Resteront donc à juste titre en cet ultime état d’incorruption les hommes, les astres et les éléments, mais non les autres animaux, ni les plantes ou les corps mixtes. Si l’on considère les choses
sans leur universalité il en doit être ainsi. Comme en effet l’homme fait
partie de l’univers corporel dans son ultime achèvement il est nécessaire que
tout ce qui est corporel demeure; en effet la partie n’est parfaite que dans
le tout. Or l’univers corporel ne peut demeurer sans ses parties
essentielles. Or celles-ci sont les corps célestes et les éléments dont est
faite ‘toute la machine du monde; le reste n’appartient pas, semble-t-il, à
l’intégrité du corps universel, mais plu tôt à son ornement et à sa beauté.
C’est là une situation de changement selon que d’un corps céleste comme agent
et des éléments comme matière sont engendrés des animaux, des plantes et des
minéraux. Dans le statut de l’ultime consommation les éléments auront une
autre parure correspondant à l’état d’incorruption. Demeureront donc en cet
état, les hommes, les éléments et les corps célestes, mais pas les animaux,
les plantes et les minéraux. |
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Caput 171 [70299] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 171 tit. Quod
corpora caelestia cessabunt a motu
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Chapitre 171 — LES
CORPS CÉLESTES CESSERONT LEUR MOUVEMENT
Comme les astres se meuvent continuellement, on pourrait penser qu’alors leur substance demeurant, ils continueraient leur mouvement en ce stade d’achèvement Et à la vérité si le mouvement des astres est assimilé à celui des éléments cette position serait juste. En effet le mouvement des éléments est lourd ou léger en fonction de leur perfection. Ils tendent par leur mouvement naturel vers l’endroit qui leur convient pour leur meilleur être. D’où dans cet ultime stade d’achèvement chaque élément et chacune de ses parties aura son endroit propre. Mais on ne peut en dire autant des astres puisque le corps céleste ne peut reposer où que ce soit; mais de même qu’il a son mouvement naturel pour tout endroit, ainsi s’en écarte-t-il naturellement Comme le mouvement ne fait pas partie de leur perfection il peut leur être enlevé et donc rien n’est perdu chez eux. Il est ridicule aussi de dire que de même qu’un corps léger se meut vers le haut de par sa nature, ainsi le corps céleste de par sa nature se meut circulairement comme par un principe actif. Il est manifeste en effet que la nature tend vers l’unité; d’où ce qui par définition répugne à l’unité ne peut être la fin dernière de la nature. Or c’est ce qui se produit dans le mouvement qui n’est jamais dans le même état. Donc la nature ne produit pas le mouvement pour lui-même mais elle le cause pour arriver au terme du mouvement, comme ce qui est léger tend vers le haut et ainsi du reste. Comme donc le mouvement circulaire d’un astre n’a pas de destination déterminée on ne peut dire que le principe actif du mouvement circulaire d’un corps soit sa nature comme il l’est du mouvement d’attraction des lourds et des légers. D’où leur nature demeurant rien n’empêche que les corps célestes cessent leur mouvement, bien que le feu tout en gardant sa nature ne puisse trouver du repos en dchors de son propre lieu. Cependant le mouvement d’un astre est dit naturel non qu’il ait en lui-même le principe de son mouvement, mais à cause du mobile lui-même qui est apte à un tel mouvement. Il reste donc qu’il faut attribuer son mouvement à une intelligence. Mais comme l’intelligence ne meut qu’en vue d’une fin il faut chercher à savoir quelle est la fin du mouvement des astres. Or on ne peut pas dire que le mouvement lui-même soit une fin; le mouvement en effet étant une voie vers la perfection, il n’est pas une fin mais en vue d’une fin. Semblablement on ne peut dire que le changement de position est la fin du corps céleste, c’est-à-dire que son mouvement consisterait à être partout en acte où il est en puissance parce que cela est infini et- que l’infini ne peut être une fin. On est donc amené à considérer la fin du mouvement céleste. En effet il est manifeste que tout corps mû par une intelligence est l’instrument de celle-ci. Or la fin du mouvement de l’instrument est la forme que conçoit l’agent et qui par le mouvement de l’instrument est réduite en acte. Or la fin que l’intelligence divine poursuit par le mouvement du ciel est la perfection des choses par génération et corruption; et l’ultime fin de cela est la plus noble des formes qui est l’âme humaine et dont la fin dernière est la vie éternelle, comme on l’a vu (chapitres 149 et 150). L Donc la fin ultime du mouvement céleste est la multiplication des hommes pour la vie éternelle. Or cette multitude ne peut être infinie; car l’intention de toute intelligence s’arrête en quelque chose de fini. Une fois donc complet le nombre des hommes qui auront été produits pour la vie éternelle, et ceux-ci y étant établis, le mouvement céleste cessera, comme cesse le mouvement de tout instrument une fois l’oeuvre achevée. Le mouvement du ciel cessant cessera en conséquence le mouvement des corps inférieurs, seul excepté chez l’homme le mouvement à partir de l’âme. Et ainsi tout l’univers corporel aura une autre disposition et une autre forme, selon la ire aux Corinthiens : "La figure de ce monde passe" (7, 31). |
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La rétribution (chapitres 172-183) |
Caput 172 [70301] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 172 tit. De
praemio hominis secundum eius opera, vel miseria
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Chapitre 172 — DE LA
RÉCOMPENSE OU DU MALHEUR DE L’HOMME SELON SES ŒUVRES
Nous considérons maintenant que si pour parvenir à une fin on doit suivre une voie déterminée ceux-là ne l’obtiendront pas qui marchent par une autre voie ou qui est contraire. En effet le malade ne guérit pas s’il utilise des moyens contraires et que le médecin défend ou ce sera alors fortuitement. Or il y a une voie déterminée pour parvenir à la béatitude et c’est la vertu. En effet rien n’aboutit à la fin qu’en accomplissant bien ce qui lui est propre. En effet la plante ne portera du fruit que si le mode de son opération naturelle se conserve en elle; ni le coureur ne parvient à conquérir la palme ou le soldat la victoire que si tous deux accomplissent leur tâche. Or l’homme remplit correctement son devoir s’il agit selon la vertu; car la vertu d’une chose est ce qui la rend bonne de même que son oeuvre, comme le dit Aristote (2 Eth. 6, 2). La vie éternelle étant la fin dernière de l’homme tous n’y parviennent que ceux qui pratiquent la vertu. De plus on a montré (chapitres 123 à 135) que non seulement les choses naturelles sont sous la divine providence mais aussi les humaines et en général et en particulier. Or il appartient à celui qui prend soin de chacun de nous en particulier de récompenser la vertu et de punir le péché; car la peine est le remède de la faute et son expiation, comme on l’a vu (chapitre 121). Or la récompense de la vertu est la félicité que Dieu dans sa bonté accorde à l’homme. Il appartient donc à Dieu de rendre à ceux qui agissent contrairement à la vertu non pas la fidélité mais au con traire le châtiment c’est-à-dire le malheur extrême. |
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Caput 173 [70303] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 173 tit. Quod
praemium hominis est post hanc vitam, et similiter miseria
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Chapitre 173 — LA RÉCOMPENSE ET LE CHÂTIMENT VIENNENT DANS L’AUTRE
VIE
Posons en principe que des contraires ont des effets contraires. Or à l’action vertueuse s’oppose celle qui est malicieuse. Il faut donc que le châtiment auquel conduit l’action malicieuse soit le contraire de la félicité que mérite l’action vertueuse. Or les contraires ressortissent au même genre. Comme donc l’ultime bonheur qu’on obtient par une conduite vertueuse n’est pas un bien de la vie présente, mais vient après comme on l'a dit (chapitre 108) il s’en suit que l’ultime malheur auquel aboutit la malice est un châtiment dans l’autre vie. En outre. On doit bien constater que tous les biens et tous les maux de cette vie ont une destination. Car les biens extérieurs et ceux mêmes du corps sont au service de la vertu qui est la voie directe vers la béatitude pour ceux qui font bon usage de ces choses; de même pour ceux qui en font mauvais usage, ils sont des instruments de leur malice qui conduit au malheur; et semblablement les maux qui sont à l’opposé, comme l’infirmité, la pauvreté et autres choses de ce genre pour certains profitent à la vertu, pour d’autres ils augmentent leur malice, selon la manière différente de les utiliser. Or ce qui est destiné à une autre chose ne peut être la fin dernière qui suppose la dernière récompense et la dernière peine. Et donc les biens et les maux de cette vie ne sont ni l’ultime félicité ni le dernier châtiment. |
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Caput 174 [70305] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 174 tit. In
quo est miseria hominis quantum ad poenam damni
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Chapitre 174 — LE CHÂTIMENT DE L’HOMME QUANT A LA PEINE DU DAM
Puisque le châtiment auquel conduit la malice est con traire à la félicité auquel conduit la vertu, on doit juger du châtiment par opposition à ce qui est dit de la félicité. Or on a vu (chapitres 104 à 107, 149, 164 à 166) que l’ultime bonheur de l’homme, en ce qui concerne l’intelligence consiste dans la pleine vision de Dieu, en ce qui concerne son affection dans la fermeté et l’immobilité de la volonté de l’homme en la bonté première. Donc le plus grand malheur de l’homme est que son intelligence sera totalement privée de la lumière divine et son affection obstinément détournée de la bonté divine; là est le malheur essentiel des damnés et qu’on appelle la peine du dam. Cependant il faut considérer, comme on l’a vu (chapitre 118) que le mal n’exclut pas le bien totalement puisque tout mal a son fondement en quelque bien. Donc le mal heur bien qu’opposé au bonheur, exempt lui de tout mal, a son fondement en un bien naturel. Or le bien de la nature intellectuelle consiste en ce que l’intelligence regarde le vrai et que la volonté tende au bien. D’où il faut que l’intelligence de l’homme qui se trouve dans ce malheur extrême ait quelque connaissance et quelqu’amour de Dieu en tant qu’Il est le principe des perfections naturelles, ce qui est l’amour naturel, mais non selon qu’il est en lui-même, ni selon qu’Il est le principe des vertus ou encore des grâces et de tous les autres biens par lesquels la créature intellectuelle est par lui amenée à la perfection (et) qui est la perfection de la vertu et de la gloire. On ne peut pas dire non plus que ces malheureux sont privés de liberté, même si leur volonté est inébranlablement affermie dans le mal, comme c’est le cas des bienheureux qui sont affermis dans le bien. Car la liberté s’étend proprement à l’élection de ce qui regarde la fin. Or la fin dernière est naturellement désirée de tous; d’où tous les hommes du fait qu’ils sont intelligents désirent naturellement le bonheur comme leur fin dernière, à ce point que personne ne peut vouloir être malheureux. Et cela ne répugne pas au libre arbitre qui s’étend seulement à ce qui conduit à la fin. Qu’un tel mette son bonheur en tel bien particulier, tel autre en tel autre bien, cela ne leur vient pas en tant qu’hommes car dans telle estimation ou appétit les hommes sont différents, mais en ce que chacun est ainsi disposé c’est-à-dire selon quelque passion ou habitude. Que s’il vient à changer, une autre chose lui paraîtra bien meilleure. C’est ce qui apparaît surtout chez ceux qui par passion veulent quelque chose de meilleur; la passion ces sont, par exemple la colère ou la concupiscence, ils ne jugent plus de la même manière ce bien comme avant. Les habitus[41] sont plus tenaces et l’on persévère plus fermement dans ces choses qu’on recherche par habitus. Cependant aussi longtemps qu’un habitus peut changer, l’appétit et l’appréciation de l’homme pour la fin dernière peuvent aussi changer. Or ceci ne peut arriver aux
hommes qu’en cette vie où ils sont en état de changement; en effet après
cette vie l’âme ne peut plus changer et prendre un autre parti parce qu’un
tel changement n’est possible qu’incidemment selon un certain changement
concernant le corps. Mais après avoir repris le corps le changement même du
corps ne suivra pas mais plutôt le contraire. Maintenant en effet l’âme est
infusée à un corps en croissance et donc elle s’adapte aux changements du
corps. Alors le corps sera uni à l’âme préexistante; d’où il suivra
totalement ses conditions. Donc l’âme selon qu’il lui sera proposé telle ou
telle fin au moment de la mort y demeurera à jamais, la désirant comme ce
qu’il y a de mieux, soit bonne soit mauvaise, selon ce que dit l’Ecclésiaste
: "Si l’arbre tombe au sud ou au nord, ou quelqu’autre lieu, il y
sera" (11, 3). Ainsi donc après cette vie ceux qui seront trouvés
bons dans la mort auront pour toujours leur volonté confirmée dans le bien,
ceux qui seront trouvés mauvais seront pour toujours obstinés dans le mal. |
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Caput 175 [70307] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 175 tit. Quod
peccata mortalia non dimittuntur post hanc vitam, sed bene venialia
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Chapitre 175 — LES PÉCHÉS MORTELS NE SONT PAS REMIS APRÈS CE VIE,
MAIS BIEN LES VÉNIELS
Les péchés mortels sont une aversion de la fin dernière à l’endroit de laquelle l’homme est affermi inébranlablement après la mort comme on l’a dit (chapitres 166 et 174); or les péchés véniels n’ont pas trait à la fin dernière mais à ce qui mène à la fin. Mais si la volonté des méchants est affermie obstinément dans le mal après la mort, ils désireront toujours comme le meilleur ce qu’ils auront recherché. Ils ne regretteront pas d’avoir péché; car personne ne regrette avoir recherché ce qu’il estime être le meilleur. Mais il faut bien savoir que ceux qui sont condamnés à l’extrême malheur n’obtiendront pas après la mort ce qu’ils ont désiré comme le meilleur : il ne sera pas donné aux luxurieux de pouvoir l’être encore, aux envieux le pouvoir de blesser et d’entraver les autres et ainsi des autres vices. Mais ils sauront que ceux qui ont vécu selon la vertu ont obtenu ce qu’ils désiraient comme le meilleur. Les méchants regretteront donc d’avoir péché non que leurs péchés leur déplaisent — car même alors ils préfèreraient commettre ces péchés s’ils le pouvaient que de posséder Dieu — mais parce qu’ils ne peuvent avoir ce qu’ils ont choisi et qu’ils auraient pu avoir ce qu’ils ont rejeté. Ainsi donc leur volonté demeurera toujours obstinée dans le mal et cependant ils regretteront extrêmement les fautes commises et d’avoir perdu la gloire. Et cette douleur est appelée remords de la conscience, qui métaphoriquement est appelé ver, selon ce que dit Isaïe : "Leur ver ne mourra pas." |
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Caput 176 [70309] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 176 tit. Quod corpora damnatorum erunt passibilia et tamen integra,
et sine dotibus
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Chapitre 176 — LES CORPS DES DAMNÉS SOUFFRIRONT ET DEMEURERONT
INTACTS SANS LES DONS
De même que chez les saints la béatitude de l’âme rebondit en quelque sorte sur le corps, comme on l’a dit (chapitre 168), ainsi aussi la misère de l’âme retombe sur les corps des damnés tout en observant qu’elle n’exclut pas le bien naturel de l’âme et de même pour le corps. Donc les corps des damnés seront intacts naturellement mais ne jouiront pas des privilèges qui sont attachés à la gloire des bienheureux; ils ne seront ni subtils ni impassibles mais garderont leur lourdeur et leur souffrance qui seront aggravées; ils ne seront pas agiles mais à peine supportables à l’âme; ils seront sans clarté mais obscurs comme pour manifester dans leurs corps l’obscurité où se trouve l’âme selon ce que dit Isaïe "Faces brûlées que leur visages" (13, 8). |
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Caput 177 [70311] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 177 tit. Quod
corpora damnatorum, licet passibilia, erunt tamen incorruptibilia
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Chapitre 177 — LES CORPS DES DAMNÉS QUOIQUE SOUFFRANT DEMEURERONT
INCORRUPTIBLES
Cela semble contredire ce que nous expérimentons actuellement car "plus la souffrance augmente plus le sujet diminue"[42]. Il y aura cependant alors une double raison à ce que la souffrance continue et perpétuelle ne corrompra pas les corps. La première est que le mouvement du ciel cessant, comme on l’a vu (chapitre 171) toute mutation naturelle ces sera. Il n’y aura donc plus d’altération naturelle mais seulement de l’âme. Altération naturelle s’entend par exemple le passage du chaud au froid ou ce qui de quelque façon varie selon sa qualité naturelle. Altération de l’âme s’entend quand quelque chose acquiert une qualité non pas dans son état naturel mais immatérialisé, comme la pupille de l’oeil qui ne reçoit pas la couleur comme telle mais en est impressionnée. Ainsi donc les corps des dam nés souffrirons du feu ou de tout autre élément corporel, non qu’ils soient changés en l’espèce ou qualité du feu mais ils seront impressionnés par l’excellence de ses qualités et là sera leur affliction en tant que cette excellence contrariera l’harmonie dont est fait le plaisir sensible. Cependant il n’y aura aucune corruption car l’impression immatérielle des formes ne transforme pas la nature corporelle autrement qu’accidentelle". La seconde raison se trouve du
côté de l’âme dont l’immortalité sera transmise au corps par un effet divin.
D’où l’âme en tant que forme et nature de tel corps lui conférera un être
perpétuel; cependant elle ne pourra pas l’empêcher de souffrir n’en ayant pas
la faculté. Ainsi donc ces corps souffriront éternellement sans cependant se
corrompre. |
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Caput 178 [70313] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 178 tit. Quod
poena damnatorum est in malis ante resurrectionem
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Chapitre 178 — LE CHÂTIMENT DES DAMNÉS EXISTE AVANT MÊME LA
RÉSURRECTION
Ainsi donc selon ce qu’on vient de voir il est clair que la félicité ou le châtiment consistent principalement dans l’âme; accessoirement et par une sorte de dérivation dans le corps. Donc le bonheur ou le malheur de l’âme ne dépendent pas du corps heureux ou malheureux mais plu tôt à l’inverse. Comme donc après la mort les âmes subsistent avant de reprendre leur corps, les unes avec la béatitude comme récompense, les autres avec le malheur comme châtiment, il est manifeste qu’avant même d’avoir repris le corps, les âmes des uns jouiront de la dite féli cité, selon l’Apôtre : "Nous savons que si notre demeure terrestre où nous habitons se dissout, nous avons de Dieu un édifice, une maison non faite de mains d’homme mais éternelle dans le ciel" (2 Cor 5, 1) et il continue : "Nous avons la hardiesse et une bonne raison de préférer sortir du corps pour être présents au Seigneur". D’autres âmes vivront malheureuses, selon Luc "Le riche mourut et fut enseveli en enfer" (16, 22). |
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Caput 179 [70315] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 179 tit. Quod
poena damnatorum est in malis tam spiritualibus, quam corporalibus
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Chapitre 179 — LA PEINE DES DAMNÉS EST CORPORELLE ET SPIRITUELLE
Il faut cependant savoir que le bonheur des âmes sain tes consiste en choses spirituelles; mais la peine des dam nés avant la résurrection ne sera pas seulement spirituelle, comme certains l’ont pensé, mais ils auront aussi à subir des peines corporelles. La raison de cette différence est que les âmes des saints tant qu’elles furent en ce monde unies au corps ont observé l’ordre en ne se soumettant pas aux appétits du corps, mais à Dieu seul dont la jouissance est cause de toute félicité et non dans des biens du corps; les âmes des méchants n’ayant pas observé l’ordre naturel se sont attachées aux choses corporelles tout en méprisant les choses divines et spirituelles. D’où la conséquence qu’elles sont punies non seulement en la privation des biens spirituels mais aussi en étant assujetties aux choses corporelles. Si donc il se trouve dans les Saintes Écritures des promesses de biens corporels comme rétribution des âmes saintes elles doivent être exposées au sens mystique selon que dans ces textes les choses spirituelles sont habituellement comparées aux choses corporelles. Mais ce qu’elles prédisent des peines corporelles infligées aux âmes des damnés, comme d’être tourmentées du feu de l’enfer, cela doit être interprété littéralement. |
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Caput 180 [70317] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 180 tit. Utrum
anima possit pati ab igne corporeo
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Chapitre 180 — L’ÂME PEUT-ELLE SOUFFRIR DU FEU ?
Pour qu’on ne puisse pas trouver absurde que l’âme séparée du corps souffre du feu il faut considérer qu’il n’y a rien de contraire à ce qu’une nature spirituelle soit liée à un corps. En effet cela se fait aussi par nature, comme il appert dans l’union de l’âme et du corps; et par la magie par laquelle un esprit est attaché à des statues, des anneaux ou autres choses. Cela donc peut aussi se produire par la vertu divine que des substances spirituelles, bien que selon leur nature elles soient élevées au- dessus de tous les êtres corporels, puissent être liées à des corps, par exemple au feu infernal non qu’elles l’animent mais parce qu’elles lui sont en quelque sorte astreintes. Et d’être ainsi soumise en quelque sorte à une nature inférieure, c’est une affliction pour une substance spirituelle. En tant donc qu’une telle appréhension est afflictive pour une substance spirituelle se vérifie ce qu’on dit que l’âme brûle du fait même qu’elle se voit brûler; et de plus ce feu est spirituel, car il afflige directement, le feu, qui est saisi comme si on y était attaché. En tant que le feu, auquel elle est liée, est corporel, se vérifie ce que dit Grégoire (Dial. 4, 29) que l’âme non seulement en le voyant mais aussi en l’expérimentant souffre du feu. Et parce que ce feu, non de sa nature mais par la vertu divine, peut s’attaquer à une substance spirituelle, d’aucuns disent justement, que ce feu agit sur l’âme comme instrument de vengeance de la divine justice; mais il n’agit pas sur la substance spirituelle comme sur les corps en les échauffant, les séchant, les dissolvant mais en s’y attachant comme on vient de le dire. Et parce que ce qui afflige le plus une substance spirituelle est l’appréhension d’un feu qui se l’attache pour la châtier on peut alors se rendre compte que son affliction ne cesse pas, même si pour un moment elle en était dispensée, comme celui qui serait condamné à la prison perpétuelle n’en sentirait pas moins une souffrance continue même si pour un instant il était mis en liberté. |
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Caput 181 [70319] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 181 tit. Quod
post hanc vitam sunt quaedam purgatoriae poenae non aeternae, ad implendas
poenitentias de mortalibus non impletas in vita
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Chapitre 181 — APRÈS CETTE VIE IL Y A DES PEINES PURIFICATRICES NON
ÉTERNELLES POUR EXPIER LES PEINES DUES AUX PÉCHÉS MORTELS NON SATISFAITES EN
CETFE VIE
Bien qu’il se trouve des âmes qui aussitôt libérées de leur corps obtiennent la béatitude éternelle, comme on l’a vu (chapitre 178), cependant d’aucunes sont retardées pour un temps. Il arrive en effet que certains pour des péchés commis, dont ils se sont enfin repentis, n’ont pas fait pénitence en cette vie. Et parce que l’ordre de la justice divine veut que pour les fautes il y ait une peine, il faut bien qu’après cette vie leurs âmes expient la peine qu’ils n’ont pas satisfaite en ce monde. Mais elles ne sont pas réduites à l’extrême misère des damnés puisque par la pénitence elles ont été ramenées à l’état de charité par quoi elles adhérèrent à Dieu comme à leur fin dernière et méritèrent la vie éternelle. D’où il reste après cette vie des peines purificatrices pour satisfaire aux peines non expiées. |
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Caput 182 [70321] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 182 tit. Quod
sunt aliquae poenae purgatoriae etiam venialium
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Chapitre 182 — LES PÉCHÉS VÉNIELS DOIVENT AUSSI AVOIR LEUR
PURIFICATION
Semblablement il arrive aussi que d’aucuns soient décédés de cette vie sans péché mortel mais cependant avec quelque péché véniel qui ne les détourne pas de leur fin dernière bien que ce soit sur ce qui mène à la fin par un attachement coupable. Ces péchés à la vérité chez quelques saints personnages ont été effacés par la ferveur de leur charité. Mais chez les autres ils doivent purger ces péchés par quelque, peine car on ne parvient à obtenir la vie éternelle que si l’on est exempt de tout péché et défaut. Il faut donc admettre des peines purificatrices après cette vie. Mais ces peines ont leur effet de purification selon la condition de ceux qui les subissent; or ils ont la charité par laquelle ils sont conformes à la volonté de Dieu et par la vertu de cette charité les peines qu’ils endurent leur sont utiles pour les purifier. D’où ceux qui n’ont pas la charité, comme sont les damnés, les peines ne les purifient pas, mais l’imperfection du péché demeure et donc la peine dure toujours. |
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Caput 183 [70323] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 183 tit. Utrum
aeternam poenam pati repugnet iustitiae divinae, cum culpa fuerit temporalis
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Chapitre 183 — POUR UNE FAUTE TEMPORELLE, RÉPUGNE-T-IL A LA JUSTICE
DIVINE QU’ON SUBISSE UNE PEINE ÉTERNELLE ?
Ce n’est pas contraire à la justice divine que quelqu’un subisse une peine éternelle, car même les lois humaines ne font pas dépendre une peine en la mesurant au temps. En effet pour le péché d’adultère ou d’homicide commis en un court moment, la loi humaine fait encourir parfois l’exil ou même la mort; ce qui sépare pour toujours de la société civile; que si cet exil ne dure pas pour toujours c’est accidentel puisque la vie humaine n’est pas perpétuelle, mais l’intention du juge semble bien tendre, autant que possible, à punir pour toujours. D’où il n’y a rien d’injuste si pour un péché momentané et temporel Dieu décide une peine éternelle. Semblablement il faut admettre que la peine est infligée au pécheur qui ne se repent pas de son péché et qui donc perdure en lui jusqu’à la mort. Et comme il pèche dans son être éternel il est rationnel que Dieu le punisse éternellement. Tout péché commis contre Dieu revêt une sorte d’infinité par rapport à Dieu. Il est manifeste en effet que la personne offensée plus elle est importante plus aussi l’offense est grave : celui qui gifle un soldat est plus gravement coupable que s’il donne ce soufflet à un rustre; et encore davantage s’il s’agit d’un prince ou d’un roi. Or comme Dieu est infiniment plus grand, l’offense commise contre Lui est en quelque sorte infinie, d’où une peine en somme infinie lui est-elle due. Mais la peine n’est pas infinie en intensité parce que rien de créé ne peut être infini. D’où il reste qu’une peine de durée infinie est due pour le péché mortel. De même. A celui qui peut être corrigé on inflige une peine temporelle pour sa correction ou amendement. Si, donc quelqu’un ne peut être corrigé, mais que sa volonté reste obstinément affermie dans le péché, comme on l’a dit des damnés (chapitre 174 et 175), sa peine ne peut avoir de terme final. |
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Caput 184 [70325] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 184 tit. Quod
praedicta conveniunt etiam aliis spiritualibus substantiis, sicut animabus
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Chapitre 184 — CE QU’ON A DIT PRÉCÉDEMMENT CONVIENT AUSSI AUX
AUTRES SUBSTANCES SPIRITUELLES COMME AUX ÂMES
Comme l’homme en sa qualité de nature spirituelle est comparable à l’ange chez qui peut aussi se trouver le péché comme aussi chez les hommes, comme on l’a vu (chapitre 112 et 120), tout ce qui est dit de la peine ou 4e la gloire des âmes doit être entendu de la gloire des bons et de la peine des mauvais anges. Cependant il y a cette différence entre les hommes et les anges que la confirmation de la volonté dans le bien et l’obstination dans le mal de l’âme humaine a lieu lorsqu’elle se sépare du corps, comme on l’a vu (chapitre 174) tandis que les anges aussitôt que de volonté délibérée ils ont fixé leur fin en Dieu ou dans le créé, dès ce moment ils sont bons ou mauvais, bienheureux ou malheureux. En effet dans l’âme humaine le changement est possible non seulement selon la liberté volontaire, mais de par la mutation corporelle; chez les anges seul le libre arbitre décide. Et donc chez eux dès le premier choix sont-ils immuablement fixés tandis que nos âmes le sont seulement après leur séparation du corps. Donc c’est pour exprimer la récompense des bons qu’il est dit dans le Symbole de la Foi : "La vie éternelle". Cette vie, ne doit pas être seulement comprise quant à sa durée mais plutôt à cause de la jouissance éternelle. Mais comme à ce propos beaucoup d’autres choses sont à croire, et qu’on a dites au sujet des peines des damnés et de la fin du monde, pour résumer tout cela il est dit au Symbole des Pères : "La vie du siècle futur". Car le siècle futur comprend toutes ces choses. |
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liber I a capite CLXXXV ad CCXLVI |
SECOND TRAITÉ — L'HUMANITE DU CHRIST |
Caput 185 [70327] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 185 tit. De
fide ad humanitatem Christi
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Chapitre 185 — DE LA FOI DANS L’HUMANITÈ DU CHRIST
Comme on l’a dit au commencement, la foi chrétienne s’occupe principalement de deux choses : c’est-à-dire de la divine trinité et de l’humanité du Christ. Après avoir traité de la divinité et de ses effets, il reste à considérer ce qui a trait à l’humanité du Christ. Et comme l’Apôtre dit que le Christ est venu en ce monde pour sauver les pécheurs (1 Tim 1, 15) il faut au préalable considérer ce que fut la chute du genre humain dans le péché afin que soit connu ‘avec plus d’évidence comment l’humanité du Christ a délivré les hommes de leurs péchés. |
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A — Le régne du péché (chapitre 186 à 198) |
Caput 186 [70329] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 186 tit. De praeceptis datis primo homini, et eius perfectione in
primo statu
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Chapitre 186 — DES PRÉCEPTES DONNÉS AU PREMIER HOMME ET DE LA
PERFECTION DE CELUI-CI EN SON PREMIER ÉTAT
Comme nous l’avons dit plus haut (chapitre 152), l’homme fut constitué par Dieu dans une condition telle que le corps soit entièrement soumis à l’âme; en outre, parmi les parties de l’âme, les forces inférieures devaient être soumises sans répugnance à la raison et la raison elle-même à Dieu. Or de ce que le corps était soumis à l’âme il se faisait qu’aucune passion du corps ne pouvait se produire qui répugnerait à la domination de l’âme sur le corps. D’où ni la mort, ni l’infirmité n’avaient place en l’homme. Et par la soumission des forces intérieures à la raison régnait dans l’homme une parfaite tranquillité d’esprit parce que la raison humaine n’était troublée par aucune passion désordonnée. De ce que la volonté de l’homme était soumise à Dieu, l’homme rapportait tout à Dieu comme à sa fin dernière; ce en quoi consistaient sa justice et son innocence. De ces trois (le corps, l’âme et Dieu), le dernier était cause par rapport aux deux autres. En effet ce n’était pas de la nature du corps, si l’on considère ses composants, qu’en lui n’ait pas lieu la dissolution ou tout autre passion qui répugne à la vie puisqu’il était composé d’éléments contraires. Semblablement il n’était pas dans la nature de l’âme que les forces même sensibles soient sou mises à la raison sans aucune répugnance puisque ces for ces sensibles se meuvent naturellement vers ce qui est délectable aux sens et qui répugne en bien des manières à la droite raison. Cela donc venait d’une vertu supérieure, c’est-à-dire de Dieu. De même qu’il avait uni au corps une âme raisonnable, laquelle excède toute proportion du corps et des forces corporelles, comme sont les facultés sensibles, ainsi Il a donné à l’âme rationnelle la vertu nécessaire pour maintenir le corps au-dessus de sa condition, et comme aussi des forces sensibles, comme il con venait à une âme rationnelle. Afin donc que la raison maintienne les choses inférieures fermement sous elle il fallait qu’elle-même se main tienne fermement sous Dieu dont elle tenait la vertu précitée, supérieure à sa condition naturelle. Donc l’homme fut ainsi constitué qu’à moins que sa raison ne se soustraie à Dieu, ni son corps ne pouvait se Soustraire à un ordre de l’âme, ni les forces sensibles à la rectitude de la raison : d’où une vie immortelle et impassible, c’est-à-dire qu’il ne pouvait mourir ni souffrir s’il ne péchait pas. Mais il pouvait pécher tant que sa volonté n’était pas encore confirmée en l’adoption de la fin dernière et dans cette éventualité il pouvait souffrir et mourir. Et en cela diffèrent l’impassibilité et l’immortalité du premier homme de celle que les saints auront à la résurrection qui jamais ne pourront ni souffrir ni mourir, leur volonté étant complètement confirmée en Dieu, comme on l’a dit plus haut (chapitre 166). Une autre différence aussi existait, car après la résurrection, les hommes n’useront plus ni de la nourriture ni des choses de la chair; or le premier homme de celles que les saints auront à la résurrection qui jamais ne pourront ni souffrir ni mourir, leur d’assurer la race, le genre humain se multipliant à partir d’un seul. D’où il reçut deux préceptes pour sa condition : pour la première il lui fut dit : "De tout arbre qui est dans le paradis tu mangeras"; pour la seconde il lui fut dit : "Croissez et multipliez-vous et remplissez la terre." |
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Caput 187 [70331] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 187 tit. Quod ille perfectus status nominabatur originalis
iustitia, et de loco in quo homo positus est
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Chapitre 187 — CE PARFAIT ÉTAT AVAIT NOM : JUSTICE ORIGINELLE,
ET DE L’ENDROIT OÙ L’HOMME FUT PLACÉ
Cet état de l’homme si bien ordonné s’appelle justice originelle, par laquelle il était soumis à son supérieur et les choses inférieures lui étaient soumises selon ce qui est dit : "Qu’il préside aux poissons de la mer et aux oiseaux du ciel." Et parmi ses parties l’inférieure aussi était soumise sans répugnance à la supérieure. Cet état fut à la vérité concédé au premier homme non comme à une personne singulière mais comme au principe de la nature humaine, de sorte que par lui il serait transmis avec la nature humaine à ses descendants. Et parce qu’à chacun est dû un endroit à la convenance de sa condition, l’homme ainsi réglé, fut placé dans un lieu le plus tempéré et délicieux pour que toute vexation lui soit épargnée non seulement quant aux peines intérieures mais aussi de toutes autres extérieures. |
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Caput 188 [70333] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 188 tit. De ligno scientiae boni et mali, et primo hominis
praecepto
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Chapitre 188 — DE L’ARBRE DE LA SCIENCE DU BIEN ET DU MAL ET DU
PREMIER PRÉCEPTE DONNÉ A L’HOMME
Parce que cet état de l’homme dépendait de la soumission de la volonté humaine à Dieu, pour que l’homme dès le commencement s’habituât à suivre la volonté de Dieu, celui-ci lui proposa des préceptes c’est-à-dire qu’il pût manger de tous les arbres du paradis, lui défendant sous menace de mort de manger de l’arbre de la science du bien et du mal; manger de ce fruit était défendu non qu’il fût en soi mauvais mais pour que l’homme au moins en ce peu de choses obéisse pour l’unique raison que c’était défendu par Dieu : d’où le fait de manger de cet arbre devint mauvais parce que défendu. Cet arbre de la science du bien et du mal était ainsi appelé non qu’il aurait été cause de connaissance mais par ce qui s’en sui vit c’est-à-dire que l’homme en le mangeant apprit par expérience la différence entre le bien de l’obéissance et le mal de la désobéissance. |
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Caput 189 [70335] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 189 tit. De seductione Diaboli ad Evam
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Chapitre 189 — LE DIABLE SÉDUIT ÉVE
Le diable donc qui avait déjà péché, voyant l’homme ainsi constitué qu’il pouvait parvenir à l’éternelle félicité, d’où lui était tombé, et néanmoins qu’il pourrait pécher, entreprit de le détourner de la droite justice, attaquant l’homme par le côté le plus faible, tentant la femme chez qui régnait moins le don ou la lumière de la sagesse; et afin de l’entraîner plus facilement dans la transgression du précepte, il exclut frauduleusement la crainte de la mort et il lui propose ce à quoi l’homme tend naturellement : éviter l’ignorance, lui disant : "Vos yeux s’ouvriront" et l’excellence de leur condition. "Vous serez comme des dieux" et la perfection de la connaissance "Sachant le bien et le mal". L’homme en effet du côté de l’intelligence fuit naturellement l’ignorance et désire la science; du côté de la volonté, qui naturellement est libre, il aspire à l’élévation et à la perfection pour n’être soumis à personne ou aux moins d’hommes possible. |
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Caput 190 [70337] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 190 tit. Quid
fuit inductivum mulieris
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Chapitre 190 — QU’EST-CE QUI A SÉDUIT LA FEMME
La femme convoita donc l’élévation promise et en même temps la perfection de la science. A cela s’ajoute la beauté et la suavité du fruit appétissant et ainsi, méprisant la crainte de la mort, elle transgressa le précepte divin en mangeant du fruit défendu; et ainsi son péché s’est trouvé être multiple : d’abord la superbe qui aspire à une excellence désordonnée; en second lieu la curiosité en désirant une science au-delà des limites prescrites; en troisième lieu la gourmandise que la suavité du fruit poussa à manger; en quatrième lieu l’infidélité par une fausse estimation de Dieu, croyant aux paroles du diable contrairement à celles de Dieu; cinquièmement, la désobéissance en transgressant le précepte divin. |
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Caput 191 [70339] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 191 tit. Quomodo
pervenit peccatum ad virum
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Chapitre 191 — COMMENT LE PÉCHÉ PARVINT JUSQU’A L’HOMME
C’est par la persuasion de la femme que le péché par vient jusqu’à l’homme qui cependant, comme le dit l’Apôtre, ne fut pas séduit comme la femme (1 Tim 2, 14) c’est-à-dire en ce qu’il aurait cru aux paroles du diable qui contredisait Dieu. En effet il ne pouvait lui venir à l’idée que Dieu avait menacé par quelqu’astuce et défendu inutilement une chose utile. Cependant il fut alléché par la promesse du diable en désirant indûment l’excellence et la science. Par là sa volonté s’éloignait de la droite justice et voulant plaire à sa femme, il la suivit dans la transgression du précepte divin en mangeant du fruit de l’arbre défendu. |
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Caput 192 [70341] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 192 tit. De
effectu sequente culpam quantum ad rebellionem virium inferiorum rationi
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Chapitre 192 — CONSÉQUENCE DE LA FAUTE — RÉBELLION DES FORCES
INFÉRIEURES A LA. RAISON
Comme donc de cet état si parfaitement ordonné toute l’intégrité dépendait de la soumission de la volonté humaine à Dieu, la conséquence fut que une fois soustraite à la soumission à Dieu, dépérisse en même temps la soumission des forces inférieures à la raison et du corps à l’âme. D’où la conséquence que l’homme sentît dans l’appétit sensible inférieur les mouvements désordonnés de la concupiscence, de la colère et des autres passions non selon l’ordre de la raison, mais plutôt lui résistant et le plus souvent l’obnubilant et comme la perturbant; c’est la résistance de la chair contre l’esprit dont parle l’Ecriture (Rom 7, 14-25; Gal 5, 16-26). Car comme l’appétit sensitif ainsi que les autres forces sensitives, opèrent par un instrument corporel, la raison de son côté sans aucun organe corporel, il est juste que ce qui appartient à l’appétit sensitif soit imputé à la chair et ce qui appartient à la raison imputé à l’esprit pour autant que les substances spirituelles sont dites celles qui sont séparées des corps. |
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Caput 193 [70343] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 193 tit. Quomodo
fuit poena illata quantum ad necessitatem moriendi
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Chapitre 193 — DE LA PEINE PORTÉE QUANT A LA NÉCESSITÉ DE MOURIR
Il s’en suivit aussi que le corps serait affecté de la corruption et que par là l’homme encourrait nécessairement la mort, l’âme n’étant plus en quelque sorte capable de contenir le corps pour toujours en lui fournissant la vie. D’où l’homme en est devenu passible et mortel, non seulement comme pouvant souffrir et mourir comme auparavant mais comme condamné à la souffrance et à la mort. |
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Caput 194 [70345] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 194 tit. De aliis defectibus qui consequuntur in intellectu et
voluntate
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Chapitre 194 — DES AUTRES DÉFAUTS CONSÉCUTIFS DANS L’INTELLIGENCE
ET LA VOLONTÉ
Par voie de conséquence s’en suivirent dans l’homme beaucoup d’autres défauts. En effet dans l’appétit inférieur abonda le désordre des moeurs; en même temps aussi dans la raison s’éteignit la lumière de la sagesse par laquelle Dieu l’éclairait tandis que la volonté lui était sou mise; en conséquence il assujettit son coeur aux choses sensibles qui l’éloignèrent de Dieu l’entraînant dans de nombreux péchés. Progressivement il se fit l’esclave des esprits impurs croyant trouver chez eux une aide pour sa conduite dans l’acquisition de ces choses. Et ainsi dans le genre humain l’idolâtrie et toutes sortes de péchés firent leurs ravages et plus en cela l’homme se corrompait plus il s’éloignait de la connaissance et du désir des biens spirituels et divins. |
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Caput 195 [70347] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 195 tit. Quomodo
isti defectus derivati sunt ad posteros
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Chapitre 195 — COMMENT CES DÉFAUTS SE SONT TRANSMIS A LA POSTÉRITÉ
Ce bienfait de la justice originelle attribué divinement au genre humain en la personne du premier père devait être par celui-ci transmis à ses descendants. Or la cause étant écartée il en fut de même pour ses effets de sortes que le premier homme privé par son propre péché de ce bienfait tous les descendants en étaient privés et ainsi du reste c’est-à-dire qu’après le péché du premier parent tous sont nés sans la justice originelle et avec tous les défauts qui en résultent. Et ce n’est pas contraire à l’ordre de la justice comme si Dieu punissait dans les fils ce que le premier père a commis; car cette peine n’est que la soustraction de ce qui fut concédé divinement au premier homme dans l’ordre surnaturel et par lui devait être transmis à d’autres Donc ce n’etait dû à d’autres qu’à la condition de leur être transmis par leur premier père. C’est comme un roi qui gratifie un soldat d’un fief pour être transmis par lui à ses héritiers; que s’il pèche contre le roi il mérite de perdre ce fief qui ne pourra pas être par après transmis aux héritiers; d’où les descendants sont justement privés par la faute du père |
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Caput 196 [70349] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 196 tit. Utrum
defectus originalis iustitiae habeat rationem culpae in posteris
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Chapitre 196 — LA PRIVATION DE LA JUSTICE ORIGINELLE ENTRAÎNE T
ELLE UNE CULPABILITÉ CHEZ LES DESCENDANTS ?
Mais une question plus pressante se pose : est-ce que la privation de la justice originelle chez ceux qui sont nés du premier père peut revêtir un caractère de culpabilité. Ce caractère consiste en ce que, comme on l’a dit plus haut (chapitre 120), le mal est imputable s’il est au pouvoir de celui à qui la faute est imputée. En effet personne n’est rendu coupable de ce qui n’est pas en lui de faire ou de ne pas faire. Or il n’est pas au pouvoir de celui qui naît de naître avec ou sans la justice originelle; d’où il semble bien qu’une telle privation ne puisse avoir un caractère de culpabilité. Mais ce problème se résout facilement si l’on distingue entre la personne et la nature. De même en effet que dans une seule personne il y a beaucoup de membres ainsi dans la seule nature humaine il y a beaucoup de personnes de sorte que par participation à l’espèce beaucoup d’hommes sont regardés comme étant un seul homme, comme le dit Porphyre (Isag. 2 c De specie). Or il faut savoir au sujet du péché d’un homme que des membres différents commettent différents péchés et il n’est pas requis à la culpabilité que chacun des péchés soit voulu de la volonté des membres qui les commettent mais de la volonté de ce qui est principal en l’homme c’est-à-dire la partie intellective. En effet la main ne peut pas ne pas frapper, ni le pied ne pas marcher quand la volonté l’ordonne. De cette manière donc la privation de la justice originelle est un péché de nature en tant qu’il provient de la volonté désordonnée du premier principe de la nature humaine, à savoir du premier père, et ainsi il est volontaire en regard de la nature, c’est-à-dire de par la volonté du premier principe de la nature et ainsi il passe en tous ceux qui reçoivent de lui la nature humaine comme s’étendant à ses membres. Et à cause de cela il est appelé péché d’origine car par origine il est descendu du premier père dans ses descendants. Comme donc les autres péchés c’est-à-dire actuels se rapportent directement à la personne qui pèche, celui-ci se rapporte directement à la nature. Car le premier père par son péché a porté atteinte à la nature et celle-ci affectée affecte la personne des fils qui l’ont reçue. |
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Caput 197 [70351] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 197 tit. Quod non omnia peccata traducuntur in posteros
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Chapitre 197 — TOUS LES PÉCHÉS NE SONT PAS TRANSMIS AUX DESCENDANTS
Néanmoins tous les autres péchés, soit du premier père, soit aussi des autres ne sont pas transmis aux descendants; car le premier péché du premier père enleva tout le don conféré surnaturellement pour la nature humaine en la personne du premier père et ainsi est-il dit avoir corrompu ou infecté la nature. D’où les péchés qui ont suivi n’ont rien qu’ils puissent soustraire à toute la nature humaine mais ils enlèvent ou diminuent un bien particulier c’est-à-dire personnel, ni ne corrompent la nature si ce n’est en ce qui regarde telle ou telle personne. Or l’homme n’engendre pas son semblable en personne mais en nature; et c’est pourquoi n’est pas transmis par le père en ses descendants ce qui vicie la personne mais le premier péché qui a vicié la nature. |
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Caput 198 [70353] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 198 tit. Quod
meritum Adae non profuit posteris ad reparationem
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Chapitre 198 — LE MÉRITE D’ADAM NE FUT PAS UTILE A SES DESCENDANTS
POUR LA RÉPARATION
Bien que le péché du premier père ait infecté toute la nature humaine cependant toute la nature ne put être réparée par sa pénitence ou quelqu’autre mérite. Il est en effet évident que la pénitence d’Adam ou tout autre mérite fut l’acte d’un particulier; or l’acte d’un individu n’a aucune influence sur toute la nature de l’espèce. En effet les causes qui ont une telle influence sont des causes équivoques et non univoques. Le soleil en effet est la cause de la génération dans toute l’espèce humain&, mais l’homme est la cause de la génération de cet homme Donc le mérite particulier d’Adam ou de tout autre homme ne pouvait suffire à la réintégration de toute la nature. Que par un acte singulier du premier homme toute la nature ait été viciée c’est une conséquence accidentelle en tant que privé de l’état d’innocence il ne put le transmettre à d’autres. Et bien que par la pénitence il soit rentré en grâce, il ne put cependant revenir à sa première innocence à laquelle avait été concédé par Dieu le don de la justice originelle. Semblablement il est évident que cet état de justice originelle fut un don spécial de la grâce; la grâce ne s’acquiert pas par mérite mais est gratuitement conférée par Dieu. Donc de même que le premier homme n’a pas mérité dès le commencement la justice originelle mais de par un don de Dieu, ainsi aussi et beaucoup moins encore pouvait-il la mériter par la pénitence ou quelqu’autre oeuvre. |
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B — Le mystère de l’incarnation (chapitre 199 à 220) |
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1° Les motifs (chapitre 199 à 201) |
Caput 199 [70355] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 199 tit. De
reparatione humanae naturae per Christum
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Chapitre 199 — LA RÉPARATION DE LA NATURE HUMAINE PAR LE CHRIST
Or il fallait que la nature humaine ainsi infectée soit réparée par la providence divine. Elle ne pouvait parvenir à la béatitude parfaite que si cette infection était écartée, parce que la béatitude étant le bien parfait ne tolère aucune déficience et surtout pas le péché lequel en quel que sorte s’oppose à la vertu qui est le chemin qui con duit à Dieu, comme on l’a vu (chapitre 172). Et ainsi comme l’homme est fait pour la béatitude parce qu’elle est sa fin dernière, il s’en suivrait que l’oeuvre de Dieu serait frustrée dans une si noble créature; ce que le Psalmiste juge inconvenant en disant : "Est-ce donc en vain que tu as créé les enfants des hommes ?" (Ps 88, 48). Il fallait donc que la nature humaine soit réparée. En outre la bonté divine excède le pouvoir de la créature pour le bien. Or il est clair par ce qu’on a dit (chapitres 144, 145 et 174) que telle est la condition de l’homme aussi longtemps qu’il est en cette vie mortelle de même qu’il n’est pas confirmé inébranlablement dans le bien ainsi, aussi ne l’est-il pas dans le mal. Il est donc propre à la condition humaine de pouvoir être purifiée de l’infection du péché. Il ne fut donc pas convenable que la bonté divine laissât totalement vaine sa puissance, ce qui aurait eu lieu si elle ne lui eut pas procuré un remède pour sa réparation. |
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Caput 200 [70357] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 200 tit. Quod
per solum Deum incarnatum debuit natura reparari
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Chapitre 200 — C’EST PAR SEUL INCARNÉ QUE LA NATURE A DÛ ÊTRE
RÉPAREE
On a montré (chapitre 198) que ni Adam ni quelqu’autre homme aussi pur soit-il (selon le texte latin : "pur" veut dire "simple" comme on dit : un simple mortel, surtout que le mot revient trois lignes plus bas : un pur homme) ne pouvaient nous racheter, soit parce que nul homme particulier n’avait prééminence sur toute la nature, soit que nul pur homme ne puisse être cause de la grâce. Par la même raison donc aucun ange ne pouvait réparer, parce que l’ange ne peut être cause de la grâce ni la récompense de l’homme quant à la parfaite et dernière béatitude à laquelle l’homme devait être ramené, car en cela ils sont égaux[43]. Il reste donc que Dieu seul pouvait opérer cette réparation. Mais si Dieu eut réparé l’homme par sa seule volonté et puissance, l’ordre de la divine justice n’aurait pas été sauf qui veut que satisfaction soit faite pour le péché. Or Dieu n’est pas susceptible de satisfaire ou de mériter car cela est affaire de subalterne. Ainsi donc il n’était pas de la compétence de Dieu de satisfaire pour le péché, ni un pur homme ne le pouvait (chapitre 198). Il fut donc juste que Dieu se fit homme afin qu’ainsi ce soit le même qui puisse et réparer et satisfaire; et cette cause de l’incarnation divine l’Apôtre l’indique : "Le Christ Jésus est venu dans le monde pour sauver les pécheurs" (1 Tim 1, 13). |
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Caput 201 [70359] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 201 tit. De aliis causis incarnationis filii Dei
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Chapitre 201 — DES AUTRES MOTIFS DE L’INCARNATION DU FILS DE DIEU
Il y a cependant d’autres causes de l’incarnation divine. Parce qu’en effet l’homme s’était éloigné des choses spirituelles pour se livrer tout entier aux choses corporelles, en raison de quoi il ne pouvait par lui-même retourner vers Dieu, la divine sagesse, qui avait fait l’homme, assuma la nature corporelle et visita l’homme gisant dans les choses corporelles afin de le rappeler par le mystère de son corps aux choses spirituelles. De même il fut nécessaire au genre humain qu’en devenant homme Dieu fasse ressortir la dignité de l’homme afin qu’ainsi il ne soit pas l’esclave des démons ni des choses corporelles. En même temps aussi en voulant se faire homme, Dieu fit montre de l’immensité de son amour pour que par là les hommes ne se soumettent pas à Dieu par crainte de la mort que le premier homme avait méprisée mais par attachement de charité. Par là aussi nous est donné un exemple de cette union bienheureuse par laquelle l’intelligence créée sera pour la connaissance unifiée à l’esprit incréé. En effet il n’y a rien d’incroyable à ce que l’intelligence d’une créature puisse être unie à Dieu en voyant son essence puisque Dieu s’est uni à l’homme en prenant sa nature. Par là aussi s’achève l’oeuvre divine toute entière en ce que l’homme qui avait été créé le dernier, comme par un cercle revient à son principe, uni au principe même des choses par l’oeuvre de l’incarnation. |
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2° Les erreurs théologiques (chapitre 202 â 208) |
Caput 202 [70361] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 202 tit. De errore Photini circa incarnationem filii Dei
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Chapitre 202 — DE L’ERREUR DE PHOTIN AU SUJET DE L’INCARNATION
Ce mystère de l’incarnation divine Photin pour sa part a tenté de le rejeter. Car à la suite d’Ebion de Cerinthe et de Paul de Samosate, il affirma que le Seigneur Jésus n’avait été qu’un pur homme, qu’il n’avait pas existé avant la Vierge Marie, mais que par le mérite d’une sainte vie et la patience dans la mort il avait mérité la gloire de la divinité de sorte qu’il est dit Dieu non par nature mais par la grâce de l’adoption. Ainsi donc il n’y aurait pas eu d’union de Dieu et de l’homme mais il y aurait un homme déifié par grâce, ce qui n’est pas particulier au Christ mais commun à tous les saints bien qu’en cette grâce certains soient tenus pour plus excellents que les autres. Cette erreur est contraire à l’autorité de l’Ecriture. Il est dit en effet chez Jean que : "Au commencement était le Verbe" et ensuite : "Le Verbe s’est fait chair." Donc le Verbe qui était depuis toujours auprès de Dieu a pris chair et non un homme qui était auparavant déifié par grâce d’adoption. De même en saint Jean, le Seigneur dit : "Je suis descendu du ciel non pour faire ma volonté, mais la volonté de celui qui m’a envoyé" (6, 38). Or selon l’erreur de Photin, il ne convenait pas au Christ d’être descendu mais seulement d’être monté, alors que cependant l’Apôtre dit : "Qu’Il est monté, qu’est-ce sinon qu’il est descendu d’abord dans les parties inférieures de la terre" (Eph 4, 9). De cela il devient évident que dans le Christ l’ascension n’aurait pas eu lieu si sa descente n’avait pas précédé. |
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Caput 203 [70363] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 203 tit. Error Nestorii circa incarnationem et eius improbatio
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Chapitre 203 — L’ERREUR DE NESTORIUS AU SUJET DE L’INCARNATION ET
SA RÉPROBATION
Ce que voulant éviter, Nestorius se sépara en partie de l’erreur de Photin, car il confesse le Christ fils de Dieu non seulement par adoption de grâce mais de nature divine en laquelle Il existe coéternel au Père; en partie il est d’accord avec Photin en disant : Le Fils de Dieu n’est pas ainsi uni à un homme pour devenir une personne divine et humaine mais par la seule inhabitation en lui; et ainsi cet homme-là, de même que selon Photin était dit Dieu par la seule grâce, ainsi aussi selon Nestorius, il est dit Fils de Dieu non pas parce que il est vraiment Dieu mais à cause de l’inhabitation du Fils de Dieu en lui, laquelle se fit par grâce. Or cette erreur répugne à
l’autorité de la sainte Écriture. En effet cette union de Dieu et de l’homme,
l’Apôtre l’appelle un anéantissement en disant du Fils de Dieu : "Lui
qui était en forme divine il n’a pas jugé une rapine d’être l’égal de Dieu[44]
mais il s’est anéanti lui-même prenant
forme d’esclave" (Phil 2, 6). Or ce n’est pas un anéantissement pour
Dieu d’habiter la créature rationnelle par la grâce; autrement le Père et
l’Esprit Saint s’anéantiraient, car eux aussi habitent la créature
rationnelle par grâce, le Seigneur disant de lui-même et du Père : "Nous
viendrons en lui et nous y ferons notre demeure" (Jean 14, 23), et
l’Apôtre dit de l’Esprit Saint : "L’Esprit de Dieu habite en
vous" (1 Cor 3, 16). De même il ne conviendrait pas que cet homme
émette des mots divins s’il n’était pas Dieu personnellement. C’est donc très
présomptueusement qu’il aurait dit : "Moi et le Père nous sommes
un" (Jean 10, 30) et "Avant qu’Abraham fut j’étais"
(ib. 8, 58). Le mot "je" dénote en effet la personne qui
parle; or c’était un homme qui parlait; c’est donc une même personne divine
et humaine. Donc pour exclure ces erreurs est-il dit dans le Symbole des
Apôtres et des Pères en faisant mention de la personne du Fils "Qui a
été conçu du Saint-Esprit, est né, a souffert, est mort et ressuscité."
En effet ce qui est de l’homme ne serait pas attribué au Fils de Dieu si ce
n’était pas la même personne du Fils de Dieu et de l’homme; car ce qui
convient à une personne n’est pas de ce fait attribuable à une autre. Comme
ce qui convient à Paul n’est pas pour cela attribuable à Pierre. |
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Caput 204 [70365] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 204 tit. De errore Arii circa incarnationem et improbatio eius
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Chapitre 204 — L’ERREUR D’ARIUS AU SUJET DE L’INCARNATION ET SA
RÉFUTATION
Donc pour confesser l’unité de Dieu et de l’homme, des hérétiques prirent un parti contraire en disant : de Dieu et de l’homme il n’y a pas seulement une personne mais aussi une nature. Le principe de cette erreur vient d’Arius. Celui-ci afin que ce qui est dit du Christ dans les Ecritures, par quoi il est dit moindre que le Père, ne puisse être rapporté au Fils de Dieu que selon sa nature assumante, a énoncé que dans le Christ il n’y a pas d’autre âme que le Verbe de Dieu. Et ainsi lorsque le Christ dit : "Mon Père est plus grand que moi", ou comme on dit qu’il a prié ou qu’il a été contristé, cela doit être rapporté à la nature même du Fils de Dieu. Cela posé il s’en suit que l’union du Fils de Dieu avec l’homme s’est faite non seulement en la personne mais aussi en la nature. En effet il est manifeste que de l’âme et du corps est constituée l’unité de l’humaine nature. La fausseté d’une telle position qui affirme que le Fils est moindre que le Père on l’a montrée plus haut (chapitres 41 à 43) où nous avons dit que le Fils est égal au Père. Quant à ce que le Verbe de Dieu, selon lui, était comme l’âme du Christ, on peut en démontrer la fausseté par ce qui a été dit auparavant. En effet on a montré (chapitres 85 et 90) que l’âme est unie au corps comme sa forme; or il est impossible que Dieu soit la forme d’un corps (chapitre 17). Et pour que peut-être Arius ne dise pas cela du Père Dieu Suprême, la même chose peut être montrée au sujet des anges qui selon leur nature ne peuvent être unis à un corps par manière de forme puisque selon leur nature ils sont séparés des corps. A fortiori donc le Fils de Dieu qui a créé ces anges, ce qu’admet Arius, ne peut être la forme d’un corps En outre le Fils de Dieu même s’il était créature, comme Arius ose le dire, cependant selon lui il dépasse dans la béatitude tous les esprits créés. Or la béatitude des anges est si grande qu’ils ne peuvent être tristes. En effet il n’y aurait pas de vraie et entière félicité si quelque chose manquait à leurs désirs. Or la béatitude est par définition le bien final et parfait et le repos du désir. A bien plus forte raison le Fils de Dieu ne peut-il être attristé ou craindre selon sa nature. Mais on dit qu’il fut contristé : "Jésus fut pris de peur, de dégoût et de tristesse" (Mc 14, 33). Et lui-même avoue sa tristesse en disant : "Mon âme est triste jusqu’à en mourir" (Ib. 34). Il est manifeste que cette tristesse n’était pas du corps mais d’une substance appréhensive. Il faut donc en plus du Verbe et du corps dans le Christ qu’il y eut une autre substance qui puisse souffrir la tristesse et que nous appelons l’âme. De plus, si le Christ a pris ce qui est nôtre pour nous purifier du péché il nous était encore plus nécessaire d’être purifiés selon l’âme où le péché a son origine et qui est sujet du péché : Il n’a donc pas pris un corps sans âme mais avant tout une âme, aussi donc un corps avec une âme. |
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Caput 205 [70367] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 205 tit. De errore Apollinaris circa incarnationem et improbatio
eius
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Chapitre 205 — DE L’ERREUR D’APOLLINAIRE ET SA RÉFUTATION AU SUJET
DE L’INCARNATION
Par là aussi on exclut l’erreur d’Apollinaire qui suivit d’abord Arius ne mettant dans le Christ une autre âme que le Verbe de Dieu. Mais il ne suivait pas Arius en ce qu’il faisait du Fils de Dieu une créature; or comme beaucoup de choses sont dites du Christ qui ne peuvent pas être attribuées au corps ni convenir au créateur, telles la tristesse, la crainte et autres, il fut enfin contraint de mettre une âme au Christ pour sanctifier son corps et pouvoir être le sujet de ces passions mais qui n’avait cependant ni raison ni intelligence; mais le Verbe tenait lieu au Christ-homme d’intelligence et de raison. Or cela est faux de beaucoup de
manières. D’abord parce que c’est contraire à la nature des choses qu’une âme
irrationnelle puisse être forme pour l’homme même s’il pouvait avoir la
figure d’un corps. Or on ne peut rien admettre de monstrueux et contre nature
dans l’incarnation du Christ. Ensuite c’eut été contraire au but de
l’incarnation qui est de réparer l’humaine nature principalement quant à la
partie intellective qui est susceptible de péché. D’où il convenait
principalement qu’Il assumât la partie intellective de l’homme. On dit aussi
que le Christ s’est étonné (Mt 8, 10)[45].
Or l'étonnement est seulement dans l’âme rationnelle et ne peut aucunement
convenir à Dieu. De même donc que la tristesse nous oblige à admettre dans le
Christ une âme sensitive, de même aussi l’étonnement oblige à admettre dans
le Christ une partie intellectuelle de l’âme. |
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Caput 206 [70369] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 206 tit. De
errore Eutychetis ponentis unionem in natura
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Chapitre 206 — DE L’ERREUR D’EUTYCHÈS QUI POSE UNE UNION DE NATURE
Eutychès les a suivis en quelque chose. Il avance en effet qu’il y eut une seule nature de Dieu et de l’homme après l’incarnation; mais il n’avance pas qu’il manquait au Christ soit l’intelligence soit l’âme soit quelque chose de ce genre qui regarde l’intégrité de la nature. Mais la fausseté de cette opinion apparaît manifeste. En effet la nature divine est en elle-même parfaite en soi et immuable. La nature qui est parfaite en soi ne peut faire avec une autre une seule nature sans se changer en l’autre comme la nourriture en celui qui se nourrit ou que l’autre se change en elle comme le bois en feu ou que l’une et l’autre ne se transforment en une troisième comme les éléments en corps composé; or tout cela la divine immutabilité les rejette. Ce qui se change en un autre n’est pas immuable, ni ce qui peut être changé. Comme la nature divine est parfaite en elle-même il ne peut être question qu’elle se rencontre en une autre une seule nature. De plus si on considère l’ordre des choses, l’ajout d’une plus grande perfection change la nature de l’espèce; autre en effet est l’espèce de ce qui est et vit seulement, telle la plante, que ce qui est seulement; et ce qui est, vit et sent, tel l’animal, que ce qui est vit seulement, telle la plante. De même ce qui est, vit, sent et pense tel l’homme, est d’une autre espèce que ce qui est vit et sent seulement comme l’animal brut. Si donc cette unique nature qu’on donne au Christ, en plus de toutes ces choses posséda ce qui est divin, il s’en suit que cette autre nature fut d’une autre espèce que la nature humaine comme celle-ci est autre que l’animal brut. Et donc le Christ ne fut pas un homme de la même espèce; ce qui se prouve être faux commencement de son Evangile en disant : "Livre de la génération de Jésus-Christ, Fils de David, Fils d’Abraham" (1, 1). |
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Caput 207 [70371] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 207 tit. Contra
errorem Manichaei dicentis, Christum non habuisse verum corpus, sed
phantasticum
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Chapitre 207 — CONTRE L’ERREUR MANICHÉENNE QUI DIT QUE LE CHRIST
N’EUT PAS DE CORPS MAIS SEULEMENT UNE APPARENCE
De même que Photin avait évacué le mystère de l’Incarnation en enlevant au Christ la nature divine, ainsi Mani le fit en lui enlevant la nature humaine. Comme il prétendait en effet que toute la nature corporelle avait été créée par le diable et qu’il ne convenait pas que le Fils du Dieu bon assumât une créature du diable il mit donc en avant que le Christ n’avait pas une vraie chair mais seulement une apparence; et tout ce qui est raconté dans les Evangiles au sujet du Christ appartenant à sa nature humaine il affirmait que tout cela s’était passé en apparence et non en réalité. Une telle position contredit manifestement la Sainte Écriture qui affirme que le Christ est né d’une vierge, fut circoncis, ayant eu faim, ayant mangé et enduré tout ce qui appartient à la nature de l’humaine chair. Ce que disent les Evangiles serait donc faux qui racontent cela du Christ ? De nouveau, le Christ dit de lui-même : "Je suis né et je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité" (Jean 18, 37). Il n’eut pas été témoin de la vérité, mais de la fausseté s’il avait fait voir en lui ce qu’il n’était pas, surtout après avoir prédit qu’il souffrirait des choses qu’on ne peut souffrir sans une vraie chair : qu’il serait livré aux mains des hommes, conspué, flagellé, crucifié. Dire donc que le Christ n’a pas eu de vraie chair ni d’avoir supporté rien de ce genre en vérité mais en imagination c’est faire du Christ un imposteur. En outre détromper les hommes dans leur persuasion la plus intime c’est le fait d’un fourbe or le Christ a détrompé ses disciples dans une telle persuasion. En effet lorsqu’après sa résurrection il apparut à ses disciples qui croyaient voir en lui un esprit ou quelque fantôme il dit : "Touchez et vous verrez qu’un esprit n’a ni chair ni os comme vous voyez que j’en ai" (Lc 24, 39). Et dans un autre endroit comme Il marchait sur la mer, ses disciples estimant que c’était un fantôme et à cause de cela étant dans la crainte, le Seigneur de leur dire : "C’est bien moi, ne craignez pas" (Mt 14, 27; Mc 6, 50; Jean 6, 20). Si donc l’opinion des disciples est vraie, il est nécessaire de dire que le Christ fut un imposteur; or le Christ est la vérité comme il le dit de lui-même (Jean 14, 6). Donc une telle opinion est fausse. |
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Caput 208 [70373] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 208 tit. Quod Christus verum corpus habuit, non de caelo, contra
Valentinum
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Chapitre 208 — CONTRE VALENTIN — LE CHRIST EUT UN VRAI CORPS QUI
N’ÉTAIT PAS DU CIEL
Valentin admet bien que le corps du Christ était réel; mais il disait qu’Il n’avait pas pris chair de la Vierge, mais qu’Il avait apporté du ciel un corps formé qui traversa la Vierge, comme l’eau traverse le canal, et qu’Il n’en a rien reçu. Cela est aussi contraire à la vérité de l’Ecriture. L’Apôtre dit en effet : "Qui a été fait de la semence de David selon la chair" (Rom 1, 3) et "Dieu envoya son Fils unique fait de la femme" (Gal 4, 4). Et Mathieu dit aussi : "Et Jacob engendra Joseph l’époux de Marie de laquelle est né Jésus, qu’on appelle le Christ" (1, 16) et ensuite il la nomme sa mère : "Comme sa mère Marie était fiancée à Joseph" (ib. 18). Ces affirmations seraient fausses si le Christ n’avait pas pris chair de la Vierge. Il est donc faux qu’il ait apporté un corps céleste. Mais ce que l’Apôtre dit : "Le second homme est céleste venu du ciel" (1 Cor 15, 47) doit être compris qu’il descendit du ciel selon la divinité non selon la substance du corps. Encore, il n’y aurait aucun motif pourquoi Il eût apporté un corps du ciel et fût entré dans le sein de la Vierge s’il n’en avait rien pris. Mais il y aurait quelque feinte de laisser voir, en sortant du sein de la Vierge, qu’Il en reçût une chair sans l’avoir reçue. Comme donc toute fausseté est étrangère au Christ il faut simplement admettre que le Christ vint aussi du sein de la Vierge dont Il en a reçu sa chair. |
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3° Qu’est-ce que l’Incarnation ? (chapitres 209 à 212) |
Caput 209 [70375] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 209 tit. Quae sit sententia fidei circa incarnationem
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Chapitre 209 — QUE DIT AU SUJET DE L’INCARNATION ?
De ce qu’on a dit jusqu’à présent on peut conclure selon la vérité de la foi catholique que le Christ eut un vrai corps de notre nature, une âme rationnelle, en même temps et avec cela une parfaite divinité. Or ces trois substances se rencontrent dans une seule personne mais non dans une seule nature. Pour exposer cette vérité certains se sont engagés dans des voies erronées. Certains en effet considérèrent que tout ce qui advient à quelqu’un après son être complet lui est ajouté accidentellement, tel un vêtement; ainsi, disent- ils, par une union accidentelle l’humanité a été unie à la divinité dans la personne du Fils de sorte que la nature assumée se rapporterait à la personne du Fils de Dieu comme le vêtement à l’homme. En confirmation de cela ils citent ce que dit l’Apôtre au sujet du Christ : "Et on le tenait extérieurement pour un homme" (Ph 2, 7). De nouveau ils considéraient que de l’union de l’âme et du corps résulte un individu de nature rationnelle qu’on appelle "personne". Si donc l’âme dans le Christ eut été unie au corps ils ne pouvaient pas s’apercevoir qu’au con traire une telle union constituait une personne. Il y aurait donc deux personnes dans le Christ c’est-à-dire celle qui assume et l’autre assumée; en effet dans l’homme qui est vêtu il n’y a pas deux personnes, car le vêtement n’est pas une personne. Or si le vêtement était une personne, il s’en suivrait que dans un homme vêtu il y a deux personnes. Afin d’éviter cela d’autres ont dit que l’âme du Christ ne fut jamais unie au corps, mais que la personne du Fils de Dieu a pris séparément l’âme et le corps. Mais cette opinion en voulant éviter un inconvénient est tombée dans un plus grave. Il s’en suit en effet nécessairement que le Christ n’a pas été un vrai homme. En effet la vérité de la nature humaine exige l’union de l’âme et du corps; car est homme celui qui est composé des deux. Il s’en suivrait aussi que le Christ ne fut pas une vraie chair et qu’aucun de ses membres ne fut réel. Sans âme en effet il n’y a ni oeil, ni chair, ni os sinon que d’une manière équivoque comme quelque chose en peinture ou en sculpture. Il s’en suivrait aussi que le Christ ne fut pas réellement mort : car la mort est privation de la vie. Il est en effet manifeste que la vie divine ne peut être supprimée par la mort; et le corps n’a pu être vivant s’il n’a été uni à une âme. Il s’en suivrait de plus que le corps du Christ n’a pu avoir de sensation, car le corps n’a pas de sensation s’il n’est uni à une âme. Encore : cette opinion retombe dans l’erreur de Nestorius tout en voulant l’éviter. En ceci en effet consiste l’erreur de Nestorius quand il avance que le Verbe de Dieu fut uni au Christ homme selon l’habitation de la grâce de sorte que le Verbe de Dieu a été dans cet homme comme dans son temple. Il n’importe guère qu’ils disent à ce sujet que le Verbe est en l’homme comme dans un temple et que la nature humaine advient au Verbe comme un vêtement, si ce n’est que cette dernière opinion est pire, car elle ne peut confesser que le Christ est un vrai homme. Elle a donc été justement condamnée. Encore : un homme vêtu ne peut être personne d’un habit ou d’un vêtement et on ne peut dire qu’il est de l’espèce vêtement. Si donc le Fils de Dieu a pris la nature humaine comme vêtement il ne peut aucunement être une personne de nature humaine ni aussi de même espèce que les autres hommes. Et cependant l’Apôtre dit de Lui qu’il "fut comme les autres hommes" (Ph 2, 7). D’où il ressort que cette opinion est à rejeter totalement. |
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Caput 210 [70377] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 210 tit. Quod
in ipso non sunt duo supposita
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Chapitre 210 — IL N’Y A PAS EN LUI DEUX HYPOSTASES
D’autres ont voulu éviter ces inconvénients et ils ont dit que dans le Christ l’âme fut unie à un corps et que d’une telle union un homme s’est constitué qu’ils disent assumé par le Fils de Dieu en l’unité d’une personne en raison de quoi, disent-ils, cet homme est Fils de Dieu et le Fils de Dieu est cet homme. Et parce que cette"assomption"se termine, disent-ils, en l’unité de la personne ils confesseraient à la vérité dans le Christ une seule personne de Dieu et de l’homme; mais parce que cet homme qu’ils disent constitué d’une âme et d’un corps est un sùppôt ou hypostase d’humaine nature ils posent dans le Christ deux suppôts et deux hypostases, l’une de nature humaine créée et temporelle, l’autre de nature divine incréée et éternelle. Or cette position quoique verbalement différente de celle de Nestorius, cependant examinée à fond de l’intérieur revient à celle de Nestorius. Il est manifeste en effet que la personne n’est rien autre que la substance individuelle de nature rationnelle; or l’âme humaine est rationnelle. Et de cela même qu’on pose dans le Christ une hypostase ou suppôt de nature humaine, temporel et créé, on pose aussi dans le Christ une personne temporelle, créée; c’est en effet ce que signifie le mot "suppôt" ou "hypostase" c’est-à-dire une substance individuelle. Met tant donc dans le Christ deux suppôts ou deux hypostases, s’ils comprennent ce qu’ils disent, ils doivent admettre qu’il y a deux personnes. De même ce qui diffère comme suppôt fait que ce qui est propre à l’un ne peut convenir à un autre. Si donc ce n’est pas le même suppôt que le Fils de Dieu et le fils de l’homme il suit que ce qui est du fils de l’homme ne peut être attribué au Fils de Dieu ni inversement. On ne pourra donc pas dire qu’un Dieu a été crucifié ou né de la Vierge Marie, ce qui est l’impiété nestorienne. Si quelqu’un voulait dire à cela que ce qui est de cet homme est attribué au Fils de Dieu et inversement à cause de l’unité de la personne, bien qu’il y ait des suppôts divers, cela ne peut pas tenir. Il est manifeste en effet que le suppôt éternel du Fils de Dieu n’est pas autre que sa personne même. Donc tout ce qui est dit du Fils de Dieu en raison de sa personne se dirait également de lui en rai son même de son suppôt; mais ce qui est de l’homme n’est pas dit de Lui en raison de son suppôt parce qu’on pose que le Fils de Dieu diffère du fils de l’homme comme suppôt. Ni donc ne pourront être dits de la personne du Fils de Dieu les choses qui sont propres du fils de l’homme, comme naître de la Vierge, mourir et autres choses semblables. Encore, si au sujet d’un suppôt temporel quelconque on lui attribue le nom divin, c’est du récent et du nouveau’. Mais tout ce qui est récent et nouveau et qu’on applique à Dieu ce n’est pas Dieu sinon qu’on le fait Dieu; or ce qu’on a fait Dieu n’est pas Dieu naturellement mais par adoption seulement. Il s’en suit donc que cet homme n’aura pas été Dieu vraiment et naturellement, mais seulement par adoption, ce qui revient à l’erreur de Nestorius (chapitre 203). |
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Caput 211 [70379] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 211 tit. Quod
in Christo est unum tantum suppositum et est una tantum persona
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Chapitre 211 — DANS LE CHRIST IL N’Y A QU’UN SUPPÔT ET QU’UNE
PERSONNE
Ainsi donc il faut dire que dans le Christ non seulement il y a une seule personne divine et humaine, mais aussi un seul suppôt et une seule hypostase; non pas une nature mais deux. Pour en faire l’évidence il faut considérer que ces trois noms : personne, hypostase et suppôt désignent une certaine entièreté (intégrité). En effet on ne peut pas dire que la main ou la chair ou toute autre partie soit une personne ou une hypostase ou un suppôt mais ce tout qui est cet homme. Mais les noms qui sont communs aux individus, substances et accidents, peuvent s’appliquer au tout ou aux parties, comme "individu" et "singulier". Car les parties ont quelque chose de commun avec les accidents c’est-à-dire qu’elles ne sont pas par elles-mêmes mais sont dans les autres, bien que de manière différente. On peut donc dire que la main de Socrate ou de Platon est quelque chose d’individuel ou de singulier, bien qu’elle ne soit ni hypostase, ni suppôt, ni personne. De plus il faut aussi savoir que des choses réunies, con sidérées en elles-mêmes constituent parfois une entièreté, mais que réunies autrement où s’ajoute quelque chose d’autre il n’y a plus cette entièreté ainsi dans la pierre la rencontre des quatre éléments fait un tout; d’où ce qui est composé des éléments peut être dit suppôt dans la pierre ou l’hypostase qu’est cette pierre, mais non pas personne parce que ce n’est pas une hypostase de nature rationnelle. Quant à la composition des éléments dans l’animal, elle ne constitue pas un tout mais une partie, c’est-à-dire le corps, car il est nécessaire que quelque chose d’autre advienne pour l’animai complet c’est-à-dire l’âme; d’où l’ensemble des éléments ne constitue pas chez lui un suppôt ou une hypostase, mais c’est tout l’animal qui est hypostase ou suppôt. Cependant ce n’est pas que l’ensemble des éléments dans l’animal soit moins efficace que dans la pierre mais bien davantage parce qu’ordonné à une chose meilleure. Ainsi donc chez les hommes l’union de l’âme et du corps constitue l’hypostase et le suppôt car rien d’autre n’est au-delà de ces deux. Dans le Seigneur Jésus en plus de l’âme et du corps advient une troisième substance c’est-à-dire la divinité. Il n’y a donc pas mis à part le suppôt, l’hypostase, comme non plus la personne dans ce qui est constitué de l’âme et du corps; mais le suppôt ou hypostase ou la personne est ce qui subsiste des trois c’est-à-dire le corps, l’âme et la divinité; et ainsi dans le Christ, de même qu’il n’y a qu’une seule personne ainsi aussi un suppôt et une hypostase, Mais l’âme advient au corps d’une autre manière que la divinité à ces deux. Car l’âme advient au corps comme forme existante du corps; d’où de ces deux se constitue une nature qu’on appelle la nature humaine. Mais la divinité n’advient pas à l’âme et au corps comme leur forme ni comme une partie; en effet cela est contraire à la perfection divine. D’où de la divinité, de l’âme et du corps ne se constitue pas une seule nature; mais la nature divine elle-même entièrement elle-même et sans mélange s’est assumée d’une manière incompréhensible et ineffable la nature humaine constituée de corps et d’âme; et cela provient de son infinie vertu. Nous constatons en effet que plus la vertu d’un agent est grande d’autant mieux s’adjoint-il un instrument pour accomplir son oeuvre. De même donc que la vertu divine est de sa nature infinie et incompréhensible : ainsi le mode par lequel le Christ s’est uni la nature humaine comme un instrument ordonné au salut de l’homme est pour nous ineffable et dépassant toute autre union de Dieu et de la créature. Et parce que, comme nous l’avons déjà dit, la personne, l’hypostase et le suppôt désignent quelque chose d’entier, si la nature divine dans le Christ est une part et non un tout comme l’âme dans la composition de l’homme, l’unique personne du Christ ne se tiendrait pas seulement du côté de la nature divine mais serait constituée des trois comme aussi dans l’homme la personne, I’hypostase et le suppôt est ce qui est constitué de l’âme et du corps. Mais parce ce que la nature divine est un tout qui assume la nature humaine en une union ineffable, la personne se tient du côté de la divine nature de même que l’hypostase et le suppôt. L’âme et le corps sont attirés vers la personnalité de la personne divine pour que soit la personne du Fils de Dieu comme aussi la personne du fils de l’homme, comme l’hypostase et le suppôt. On peut aussi trouver dans les créatures quelque chose de semblable. En effet le sujet et l’accident ne sont pas ainsi unis qu’ils constituent une troisième chose. Le sujet dans cette union n’est pas une partie mais comme un tout qui est la personne, l’hypostase et le suppôt. Mais l’accident est attiré à la personnalité du sujet pour que soit de la même personne l’homme et sa blancheur, et semblablement même hypostase et même suppôt. Ainsi donc selon une certaine ressemblance la personne, l’hypostase et le suppôt du Fils de Dieu sont personne, hypostase et suppôt de l’humaine nature dans le Christ. D’où certains à cause de cette ressemblance ont osé dire que l’humaine nature dans le Christ dégénère en accident et qu’elle serait unie accidentellement au Fils de Dieu, ne distinguant pas la vérité de la ressemblance. Il est donc clair par ce qui précède qu’il n’y a pas dans le Christ d’autre personne que l’éternelle, qui est la personne du Fils de Dieu, ni d’autre hypostase ou suppôt; d’où lorsqu‘on dit "cet homme" en désignant le Christ on y inclut le suppôt éternel. Ni cependant en suite de cela il n’y a pas d’équivoque en ce mot "homme" dit du Christ et des autres hommes; car l’équivoque ne vient pas de la diversité de ce qui est posé mais de ce qui est signifié. Le mot "homme" attribut de Pierre et du Christ signifie la même chose c’est-à-dire leur nature humaine mais ne pose pas une même chose, car ici il s’agit du suppôt éternel et là du suppôt créé. Mais parce que de tout suppôt d’une nature donnée on peut dire ce qui se rapporte à cette nature dont est le suppôt, le suppôt étant le même dans le Christ pour sa nature divine et humaine, il est évident que de ce suppôt de deux natures, soit que le nom suppose la divine nature ou la personne, ou l’humaine nature, on peut dire indifféremment ce qui est de la nature divine et ce qui est de la nature humaine : par exemple si nous disons que le Fils de Dieu est éternel et que le Fils de Dieu est né de la Vierge; et de même nous pouvons dire que cet homme est Dieu et qu’Il a créé les étoiles et qu’Il est né, mort et ressuscité. Ce qui est attribué à un suppôt est attribut selon une forme ou une manière comme Socrate est blanc selon la blancheur et est rationnel selon l’âme. Or on a dit plus haut (chapitres 209 à 211) qu’il y a deux natures dans le Christ et un suppôt. Si donc on se réfère au suppôt il est indifférent d’attribuer au Christ l’humain ou le divin. Il faut cependant distinguer selon quoi l’un et l’autre sont attribués, car les choses divines sont dites du Christ selon la nature divine et les choses humaines selon la nature humaine, |
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Caput 212 [70381] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 212 tit. De
his quae dicuntur in Christo unum vel multa
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Chapitre 212 — DE CE QUI EST DIT DANS LE CHRIST UN OU MULTIPLE
Comme dans le Christ il y a une personne et deux natures il faut considérer â partir de leur convenance ce qui doit être dit un dans le Christ et ce qui est multiple. En effet tout ce qui est multiplié selon la différence de nature doit être dans le Christ reconnu multiple. Quant à cela il faut d’abord considérer : comme la nature est acquise par génération ou naissance, il est nécessaire que comme dans le Christ il y a deux natures il y ait aussi deux générations ou naissances : une éternelle selon laquelle il acquiert la nature divine du Père, l’autre temporelle selon laquelle il acquiert la nature humaine de sa mère. Semblablement aussi tout ce qui est légitimement attribué à Dieu et à l’homme concernant la nature il est nécessaire qu’ils soient dits multiples dans le Christ. Or on attribue à Dieu l’intelligence et la volonté et leurs perfections, par exemple la science ou sagesse, la charité ou justice, choses qui sont aussi attribuées à l’homme (comme) appartenant à la nature humaine. Car la volonté et l’intelligence sont des parties de l’âme et leurs perfections sont sagesse, justice et autres. Il faut donc mettre dans le Christ deux intelligences c’est-à-dire humaine et divine et également deux volontés; aussi une double science ou (aussi) charité, créée et incréée. Quant au suppôt ou hypostase, il faut n’en admettre qu’un seul dans le Christ; d’où si on entend par l’être d’un unique suppôt on dira que dans le Christ il n’y a qu’un être. Il est en effet évident que des parties séparées ont chacune leur propre être; mais selon qu’elles sont considérées dans leur tout elles n’ont pas leur être mais elles sont toutes par l’être du tout. Si donc nous considérons le Christ lui-même comme un tout, suppôt de deux natures, il n’aura qu’un être, de même qu’un seul suppôt. Et comme les actions sont celles des suppôts il a semblé à certains que de même que dans le Christ il n’y a qu’un suppôt il n’y aurait aussi qu’une opération. Mais ils se trompent; car en tout individu il y a beaucoup d’opérations, s’il se trouve plusieurs principes de ces opérations, comme dans l’homme autre est l’opération de penser et autre celle de sentir à cause de la différence du sens avec l’intelligence; comme dans le feu il y a une différence entre sa chaleur et son ascension selon ce qu’il y a de chaud et de léger. Or la nature est comparée à l’opération comme son principe. Il n’y a donc pas une seule opération dans le Christ à cause d’un seul suppôt, mais deux à cause des deux natures, comme inversement dans la Trinité il y a une opération de trois personnes à cause d’une nature. Cependant l’opération humaine dans le Christ a quel que part à l’opération de la vertu divine. En effet de tout ce qui se rencontre dans un suppôt lui vient en aide ce qui est principal, le reste comme instrument, comme les autres parties de l’homme sont instruments de l’intelligence. Ainsi donc dans le Christ son humanité peut être regardée comme organe de la divinité. Or il est clair que l’instrument agit en vertu de l’agent principal. D’où dans l’action de l’instrument n’intervient pas seulement la vertu de l’instrument mais aussi celle de l’agent principal, comme on fait un coffre au moyen d’une hache en tant qu’elle est sous la direction de l’artisan. Ainsi donc aussi l’activité humaine du Christ recevait une impulsion divine par delà la vertu de l’homme. En effet en touchant un lépreux il y avait activité humaine, mais que cet attouchement guérît venait du pouvoir divin. Et de cette manière toutes ses actions et passions humaines furent salutaires de par la vertu divine. C’est pourquoi Denys appelle théandrique l’activité humaine du Christ c’est-à-dire humano-divine parce qu’elle procédait ainsi de son humanité cependant que s’exerçait la vertu divine. Certains aussi jettent un doute sur sa filiation, si elle est unique dans le Christ à cause de l’unité du suppôt ou double à cause de la dualité de sa naissance. Il semble bien qu’il y en ait deux, car la cause étant multiple les effets sont multiples : or la naissance est cause de la filiation. Comme donc il y a deux naissances dans le Christ il suit semble-t-il qu’il y ait deux filiations. Rien n’empêche que la filiation soit une relation personnelle c’est-à-dire constituant une personne : ce qui est vrai en effet de la filiation divine. Sa filiation humaine ne constitue pas une personne mais vient s’ajouter à une personne constituée. De même aussi rien n’empêche qu’un homme par une unique filiation se rapporte à un père et à une mère parce que c’est de la même naissance qu’il naît du père et de la mère. Or où est la même cause de relation là aussi la relation est une réellement, bien que les rapports soient multiples. En effet rien ne s’oppose que quelque chose ait rapport à une autre sans que réellement existe en elle une relation comme ce qui est connaissable se rapporte à la connaissance sans relation en lui : ainsi aussi rien n’empêche qu’une même relation réelle ait plusieurs rapports. Car de même qu’une relation en sa cause est une chose, ainsi aussi elle est une ou multiple et de même comme le Christ n’est pas né de la même naissance de père et de mère il semble que deux relations réelles soient en lui à cause des deux naissances. Mais autre chose s’oppose à ce qu’il y ait plusieurs filiations réelles dans le Christ. En effet tout ce qui naît d’un autre n’est pas pour cela son fils mais seulement le suppôt complet. En effet la main n’est pas fille de quelqu’un, ni le pied son fils, mais bien le tout singulier qui est Pierre ou Jean. Donc le propre sujet de la filiation est le suppôt. Or on a montré plus haut (chapitres 210 et 211) que dans le Christ il n’est pas d’autre suppôt que l’incréé auquel dans le temps ne peut advenir une relation réelle mais comme nous l’avons dit (chapitre 99) toute relation de Dieu à la créature est seulement de raison. Il faut donc que la filiation par laquelle le suppôt éternel du Fils se rapporte à la Vierge sa mère ne soit pas une relation réelle mais seulement un rapport de raison; ce qui n’empêche pas que le Christ soit vraiment et réellement le Fils de la Vierge sa mère parce qu’Il est réellement né d’elle. De même aussi Dieu est vraiment et réellement le Seigneur de la créature parce qu’il possède le pouvoir réel de maîtriser la créature et cependant la relation de maîtrise n’est attribuée que selon la raison. Mais s’il y avait dans le Christ plusieurs suppôts, comme certains l’ont avancé, rien n’empêcherait de mettre dans le Christ deux filiations parce que à la filiation temporelle serait sous-jacent le suppôt créé. |
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4° La grâce du Christ (chapitre 213 à 216) |
Caput 213 [70383] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 213 tit. Quod
oportuit Christum esse perfectum in gratia et sapientia veritatis
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Chapitre 213 — IL FALLAIT QUE LE CHRIST FÛT PARFAIT EN GRÂCE ET EN
SAGESSE DE VÉRITÉ
Comme on vient de le voir l’humanité du Christ est pour sa divinité comme son organe; or la disposition et la qualité des organes s’apprécient surtout à partir de la fin et aussi de l’aptitude de celui qui utilise un instrument; d’après cela nous pouvons considérer quelle fut la qualité de la nature humaine que le Verbe de Dieu a assumée. Or la fin pour laquelle le Verbe de Dieu a revêtu la nature humaine est le salut et la réparation de l’humaine nature. Il a donc fallu que le Christ, selon la nature humaine, soit tel qu’Il puisse être, conformément à elle, auteur de notre salut. Or le salut consiste dans la jouissance divine qui rend l’homme bienheureux; et c’est pourquoi il a fallu que le Christ selon la nature humaine jouisse parfaitement de Dieu. En effet un principe en quelque genre que ce soit doit être parfait. Or la jouissance divine est faite de deux choses, selon la volonté et selon l’intelligence : selon la volonté en adhérant à Dieu parfaitement par amour, selon l’intelligence en connaissant Dieu parfaitement. Or la parfaite adhésion de la volonté à Dieu par amour c’est la grâce par laquelle l’homme est justifié, selon la lettre aux Romains : "Justifiés par grâce gratuitement" (3, 24). De là en effet vient que l’homme est juste en ce qu’il s’attache à Dieu par la grâce. La parfaite connaissance de Dieu se fait par la lumière de la sagesse qui est connaissance de la vérité divine. Il a donc fallu que le Verbe de Dieu incarné soit parfait en grâce et en la sagesse véritable. D’où il est dit : "Le Verbe s’est fait chair, et il a habité parmi nous, et nous avons vu sa gloire, gloire comme Fils unique du Père, plein de grâce et de vérité" (Jean 1, 14). |
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Caput 214 [70385] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 214 tit. De plenitudine gratiae Christi
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Chapitre 214 — LA PLÉNITUDE DE GRÂCE DU CHRIST
On doit d’abord traiter de la plénitude de sa grâce. A ce sujet il faut savoir que le mot "grâce" peut s’entendre de deux façons : d’une façon qui est d’être agréable; nous disons en effet que quelqu’un a la grâce de quelqu’un parce qu’il lui est agréable. D’une autre façon de ce qui est donné gratuitement. On dit en effet que l’un fait une grâce à l’autre lorsqu’il lui accorde gratuitement un bienfait; et ces deux acceptions de la grâce ne sont pas totalement distinctes. En effet on donne quelque chose gratuitement à un autre parce que celui à qui l’on donne est agréable à celui qui donne, soit absolument soit à un certain égard. Absolument, quand le bénéficiaire agrée au bienfaiteur qui se l’attache d’une certaine manière. En effet ceux qui nous agréent, nous nous les attirons autant que nous le pouvons dans la mesure et de la façon qu’ils nous sont agréables. A un certain égard, quand le bénéficiaire agrée au bienfaiteur pour en recevoir quelque chose mais non jusqu’à se l’attacher. D’où il ressort que quiconque possède ce qui lui est donné gratuitement n’est pas pour cela agréé par le bienfaiteur. Et donc on distingue habituellement une double grâce, l’une qui est simplement grâce donnée gratuitement, l’autre qui aussi rend agréable. Est donné gratuitement ce qui n’est dû en aucune manière. Quelque chose est dû de deux manières : d’une part selon la nature, d’autre part selon l’opération. Selon la nature est dû à une chose ce que l’ordre naturel de cette chose exige, ainsi il est dû à l’homme qu’il ait une raison, des mains et des pieds. Selon l’opération comme la rémunération à celui qui travaille. Ces dons-là sont donc donnés gratuitement aux hommes par Dieu, et qui excèdent l’ordre de la nature, et qui ne sont pas acquis méritoirement bien qu’aussi ce qui est donné par Dieu pour des mérites parfois ne perde pas son nom ou sa raison de grâce, soit que le principe du mérite vient de la grâce, soit aussi que soit donné en surabondance ce que ne requièrent pas les mérites de l’homme, comme il est dit : "La grâce de Dieu, c’est la vie éternelle" (Rom 6, 23). Parmi ces dons il y en a qui excèdent les possibilités de l’humaine nature et ne sont pas une rétribution pour des mérites, ils ne rendent pas non plus agréable à Dieu celui qui les a, comme les dons de prophéties, de faire des mi racles, de science et de doctrine ou quelqu’autre chose accordée par Dieu. Par eux en effet on n’est pas uni à Dieu sinon peut-être par une certaine similitude nous faisant participer à sa bonté et de cette manière tout peut nous assimiler à Dieu. Certains dons rendent l’homme agréable à Dieu et unissent à Lui. Et non seulement on les appelle grâces en ce qu’ils sont donnés gratuitement mais aussi en ce qu’ils rendent l’homme agréable à Dieu. Or double est l’union avec Dieu : l’une par l’affection et c’est la charité qui en quelque sorte par l’affection fait que l’homme est un avec Dieu, comme il est écrit "Celui qui adhère à Dieu est une seule âme (avec Lui)" (I Cor 65, 17). Par elle aussi Dieu habite en l’homme : "Si quelqu’un m’aime il gardera ma parole, et mon Père l’aimera, et nous viendrons à lui et nous ferons en lui notre demeure" (Jean 14, 23). Elle fait aussi que l’homme habite en Dieu : "Celui qui demeure dans la charité demeure en Dieu et Dieu en lui" (Jean 4, 16). Celui-là donc par le don gratuit reçu est rendu agréable à Dieu et est conduit jusqu’à devenir un esprit avec lui par l’amour de charité de sorte que lui-même soit en Dieu et Dieu en lui. D’où l’Apôtre dit que sans la charité les autres ne sont pas d’utilité pour les hommes, parce qu’ils ne peu vent rendre agréable à Dieu si la charité ne s’y trouve pas (l Cor 13, 1 sq). Mais cette grâce est commune à tous les saints. D’où le Christ-homme la demande pour ses disciples en priant : "Pour qu’ils soient un" (Jean 17, 22) c’est-à-dire par le lien de l’amour "Comme nous aussi sommes un". Il y a cette autre union de l’homme avec Dieu non seulement par l’affection ou l’inhabitation mais encore par l’unité hypostatique ou de la personne c’est-à-dire qu’une et même hypostase est Dieu et homme. Cette union -est propre au Christ dont on a déjà dit plusieurs choses (chapitres 202 à 212). C’est aussi une grâce singulière de l’homme Christ d’être uni à Dieu dans l’unité de la personne; et c’est un don gratuit car il excède la faculté naturelle et aucun mérite ne le précède. Mais il le rend infiniment agréable à Dieu de sorte qu’il est dit de lui singulièrement : "Celui-ci est mon Fils bien-aimé en qui je me suis complu" (Mat 3, 17 et 17, 5). II y a cependant cette différence entre l’une et l’autre grâces que la grâce qui unit l’homme à Dieu par l’affection est quelque chose d’habituel dans l’âme; car comme cette union se fait par acte d’amour, et les actes parfaits procèdent par habitus, il faut à cette très parfaite disposition par laquelle l’âme est unie à Dieu par l’amour qu’une grâce habituelle soit infusée dans l’âme. Mais l’être personnel ou hypostatique ne vient pas d’une disposition (habitus) mais des natures dont sont les hypostases ou les personnes. Donc l’union de la nature humaine avec Dieu en l’unité de la personne ne se fait pas au moyen d’une grâce habituelle mais par la réunion des natures elles-mêmes en une seule personne. Dans la mesure où une créature s’approche plus près de Dieu dans la même mesure participe-t-elle davantage de la bonté divine et est-elle remplie sous son influence de dons plus abondants, comme participe plus à la chaleur du feu celui qui s’en approche davantage. Or aucune manière de s’approcher davantage de Dieu pour une créature n’existe ni ne peut être imaginée que de lui être unie dans l’unité de la personne. Donc de par l’union elle-même de la nature humaine à Dieu dans l’unité de la personne il s’en suit que l’âme du Christ fut plus que toutes les autres remplie des dons habituels de la grâce. Et ainsi la grâce habituelle du Christ ne dispose pas à l’union mais plutôt elle est l’effet de cette union; ce qui devient manifeste par la manière même de s’exprimer de 1'Evangéliste dans les paroles déjà citées : "Nous l’avons vu comme le Fils unique du Père, plein de grâce et de vérité" (Jean 1, 14). Or cet homme le Christ est le Fils unique du Père en tant que le Verbe s’est fait chair. De ce que donc le Verbe s’est fait chair il en est résulté qu’il est plein de grâce et de vérité. Où se trouve une grande plénitude de bonté et de perfection, en est plus rempli ce qui déborde sur les autres choses, comme brille davantage ce qui illumine les autres. Donc comme cet homme le Christ avait obtenu la plénitude suprême de la grâce comme Fils unique du Père, il s’en est suivi qu’elle débordait de lui sur les autres, de sorte que le Fils de Dieu fait homme fit des hommes des Dieux et des Fils de Dieu, selon l’Apôtre "Dieu envoya son Fils fait de la femme né sous la loi, pour racheter ceux qui étaient sous la loi pour que nous recevions l’adoption des fils" (Gal 4,4 sq). De ce que du Christ la grâce et la vérité dérivent en d’autres il est juste qu’Il soit la tête de l’Eglise. Car c’est de la tête aux membres, qui lui sont naturellement conformes, que d’une certaine façon les sensations et les mouvements dérivent De même c’est du Christ que la grâce et la vente dérivent chez les autres hommes. D’ou aux Ephésiens "Et Il l’a donné comme tête sur toute l’Eglise qui est son corps" (Eph 1, 22 sq). Il peut aussi être dit la tête non seulement des hommes, mais aussi des anges quant à l’influence et à l’excellence quoique non quant à une conformité de nature selon la même espèce. D’ou avant les paroles précitées l’Apôtre dit que Dieu l’a constitue, c’est-à-dire le Christ, à sa droite dans les cieux au-dessus de toute principauté, puissance, et vertu et domination. Ainsi donc d’après ce qui précède on attribue habituellement au Christ trois grâces : d’abord la grâce d’union selon laquelle la nature humaine, sans aucun mérite précédent, a reçu le don d’être unie au Fils de Dieu en personne; ensuite une grâce singulière par laquelle l’âme du Christ plus que toutes les autres fut remplie de grâce et de vérité; enfin la grâce capitale selon laquelle la grâce déborde de Lui sur d’autres. Ces trois choses l’Evangéliste les fait se succéder dans l’ordre : quant à la grâce d’union il dit : "Le Verbe s’est fait chair"; quant à la grâce singulière : "Nous l’avons vu comme un Fils unique du Père plein de grâce et de vérité." Quant à la grâce capitale il ajoute : "Et de sa plénitude nous avons tous reçu" (Jean 1, 14 et 16). |
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Caput 215 [70387] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 215 tit. De
infinitate gratiae Christi
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Chapitre 215 — LA GRÂCE DU CHRIST EST INFINIE
Il est propre au Christ que sa grâce soit infinie, car au témoignage de saint Jean-Baptiste, Dieu n’a pas mesuré son Esprit au Christ-homme comme il est dit en Jean chapitre trois (verset 34)[46]. Aux autres, l’Esprit est donné avec mesure : "A chacun de nous la grâce est donnée selon la mesure du don du Christ" (Eph 4, 7). Si on rapporte cela à la grâce d’union il n’y a aucun doute sur ce qui en est dit. Car aux autres saints il est donné d’être des dieux ou fils de Dieu par participation à partir de l’infusion d’un don qui étant créé est nécessairement fini comme les autres créatures. Mais il est donné au Christ selon la nature humaine d’être Fils de Dieu par nature et non par participation. Or de sa nature la divinité est infinie. De par l’union elle-même il a reçu un don infini; d’où il n’y a aucun doute à ce que la grâce d’union soit infinie. Mais au sujet de la grâce habituelle on peut douter qu’elle soit infinie; comme en effet cette grâce est un don créé il faut admettre qu’elle est finie en son essence. Mais elle peut être dite infinie pour une triple raison. D’abord de la part de celui qui la reçoit. En effet il est manifeste que la capacité de n’importe quelle nature créée est finie parce que bien qu’elle puisse recevoir un bien infini par la connaissance et la jouissance cependant elle ne peut le recevoir infiniment. Il y a donc pour toute créature selon son espèce ou sa nature une mesure déterminée selon sa capacité; ce qui cependant n’empêche pas la divine puissance de pouvoir faire une autre créature de capacité plus grande. Mais elle ne serait plus de la même nature spécifique, comme quand on ajoute l’unité au nombre trois n a une autre sorte de nombre. Quand donc on ne donne pas à quelqu’un autant de la bonté divine qu’il en est capable selon son espèce naturelle, cela lui est donné selon une certaine mesure. Mais quand la capacité naturelle est remplie, ce ne lui est plus donné selon une mesure car s’il y a une limite chez celui qui reçoit, il n’y en a pas chez celui qui donne, qui est disposé à tout donner, comme celui qui portant un vase va à la rivière trouve de l’eau à sa disposition et à volonté bien qu’il la reçoive avec mesure à cause de la quantité déterminée du vase. Ainsi donc la grâce habituelle du Christ est finie selon l’essence et elle est dite donnée infiniment et non selon une mesure parce qu’elle est donnée selon qu’en est capable sa nature créée. Ensuite elle est infinie du côté même du don reçu. Rien n’empêche en effet que quelque chose soit fini selon son essence qui cependant en raison d’une certaine forme est infini. En effet l’infini selon l’essence est ce qui a toute la plénitude de l’être; ce qui n’appartient qu’à Dieu qui est l’être même. Mais si l’on suppose une forme spéciale n’existant pas dans un sujet, comme la blancheur et la chaleur, elle n’aurait pas une essence infinie parce que limitée à un genre ou une espèce, mais elle posséderait toute la plénitude de l’espèce d’où à raison de l’espèce elle serait sans limite ni mesure ayant tout ce qui peut appartenir à cette espèce. Mais si la blancheur ou la chaleur sont reçues dans un sujet elles n’ont pas toujours tout ce qui est de la raison de cette forme, toujours et nécessairement, mais seulement quand elles ont toute la perfection possible c’est-à-dire que la manière de posséder égale la possibilité de ce qui est reçu. Ainsi donc la grâce habituelle du Christ fut finie selon l’essence cependant elle est dite sans limite ni mesure parce que tout ce qui pouvait être en raison de la grâce le Christ l’a entièrement reçu. Les autres ne reçoivent pas tout, mais l’un ainsi, l’autre autrement. En effet il y a des partages de grâces, comme il est dit aux Corinthiens (1 Cor 12, 4). Enfin du côté de sa cause la grâce du Christ peut être infinie : car l’effet se trouve en une certaine manière dans la cause. Quiconque dispose d’une cause au pouvoir infini d’action a de quoi agir sans mesure et d’une certaine façon infiniment; comme quelqu’un qui disposerait d’une source d’où l’eau s’écoule continuellement on dirait de lui qu’il a de l’eau sans mesure et en quelque manière infiniment. Ainsi donc l’âme du Christ possède une grâce infinie et sans mesure par cela qu’Il possède le Verbe qui Lui est uni et qui est le principe intarissable et infini de toute la production des créatures. De ce que la grâce singulière de l’âme du Christ est infinie, de la manière qu’on a vu, on en conclut à l’évidence que sa grâce est aussi infinie selon qu’il est la tête de 1’Eglise. En effet Il déverse de ce qu’Il a. D’où comme Il a reçu sans mesure les dons de l’Esprit il a le pouvoir de les déverser sans mesure, ce qui appartient à sa grâce de chef; c’est-à-dire que sa grâce suffit non seulement au salut de quelques hommes mais aussi du inonde entier, selon Jean : "Et lui-même est propitiation pour nos péchés et non seulement pour les nôtres mais aussi pour ceux du monde entier" (1 Jean 2, 2). On pourrait aussi ajouter de plusieurs mondes s’ils existaient. |
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Caput 216 [70389] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 216 tit. De
plenitudine sapientiae Christi
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Chapitre 216 — DE LA
PLÉNITUDE DE LA SAGESSE DU CHRIST
1. Il faut ensuite parler de la
plénitude de la sagesse du Christ. En quoi vient d’abord en considération,
qu’étant donné qu’en Lui il y a deux natures divine et humaine, tout ce qui
appartient aux deux natures doit nécessairement se dédoubler dans le Christ,
comme on l’a dit plus haut (chapitre 212). Or la sagesse convient à la nature
divine et à l’humaine. Il est en effet dit de Dieu : "Il est sage en
son coeur et fort en puissance" (Job 9, 4). Mais les hommes sont
aussi sages selon l’Ecriture, soit selon la sagesse mondaine : "Que
le sage ne se glorifie pas de sa sagesse mondaine" (Jer 9, 23); soit
selon la sagesse divine : "Voici que je vous envoie des prophètes, des
sages et des scribes" (Mt 23, 34). Il faut donc admettre deux
sagesses dans le Christ selon ses deux natures : la sagesse incréée comme
Dieu et la sagesse créée comme homme. Et selon qu’Il est Dieu et Verbe de
Dieu il est la sagesse engendrée du Père : "Le Christ vertu de Dieu
est sagesse de Dieu" (1 Cor 1, 24). En effet le verbe intérieur de
tout être qui pense n’est autre que sa sagesse. Et parce que le Verbe de
Dieu, nous l’avons dit (chapitre 41 à 44) est parfait et Lui est uni, il est
nécessaire que le Verbe de Dieu soit le parfait concept de la sagesse du
Père, c’est-à-dire que tout ce qui est contenu dans la sagesse du Père de
façon non engendrée est tout entier contenu dans le Verbe de façon engendrée
et conçue. Et de là vient ce qui est dit du Christ : "En Lui sont
cachés tous les trésors de la sagesse et de la science" (Col 2, 3). 2. Quant au Christ-homme il
possède une double connaissance : une[47]
qui est déiforme selon qu’Il voit Dieu par essence et les autres choses en
Dieu ainsi que Dieu lui- même se pensant pense toutes choses; par cette
vision, Dieu lui-même est bienheureux ainsi que toute créature rationnelle
jouissant parfaitement de Dieu. Or comme nous disons que le Christ est
l’auteur du salut de l’homme, il est nécessaire de dire qu’une telle
connaissance convient ainsi à l’âme du Christ comme il sied à l’auteur (du
salut). Or un principe devrait être immobile et de vertu excellente entre
toutes. Il fut donc juste que cette vision de Dieu, en laquelle la béatitude
des hommes et le salut éternel consistent, convienne au Christ plus
excellemment que chez d’autres et en tant que principe immobile. 3. Or il y a cette différence
entre les choses mobiles et immobiles que les premières n’ont pas leur
perfection en commençant mais qu’elles y arrivent par succession de temps;
les choses immobiles obtiennent leur perfection dès qu’elles commencent à
exister. Donc le Christ auteur du salut de l’homme dès le commencement de son
incarnation a possédé la pleine vision de Dieu, n’y étant pas parvenu par succession
de temps comme les autres saints y parviennent. 4. Il était donc juste qu’à
l’encontre des autres créatures cette âme soit béatifiée en la vision divine,
elle qui était de plus près urne à Dieu; dans cette vision on note une
gradation selon que les uns voient Dieu plus clairement que les autres, Lui
qui est la cause de toutes choses. Or plus une cause est pleinement connue
plus on peut y percevoir d’effets. Une cause en effet n’est mieux connue que
quand son pouvoir est plus pleinement connu et cette connaissance ne peut
venir que de la connaissance de ses effets. Car la quantité d’un pouvoir se
mesure habituellement par ses effets. De là vient que parmi ceux qui voient
l’essence de Dieu certains perçoivent en Dieu même plus d’effets ou de
raisons des oeuvres divines que d’autres qui voient moins clairement; et
d’après cela les anges supé rieurs instruisent les inférieurs, comme nous
l’avons dit plus haut (chapitre 126). Donc l’âme du Christ qui possède la
suprême perfection de la vision divine parmi les autres créatures contemple
en Dieu même pleinement toutes les oeuvres divines et leurs raisons quelles
qu’elles soient, seront ou ont été; et elle illumine non seulement les hommes
mais aussi les anges les plus élevés; ce qui fait dire à l’Apôtre : "En
Lui sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la science"
(Col 2, 5) et "Tout est à nu et à découvert à ses yeux"
(Hébreux 4, 13). 5. Cependant l’âme du Christ ne peut atteindre à comprendre la divinité. Car comme on l’a dit plus haut (chapitre 106) comprendre c’est connaître une chose autant qu’elle est connaissable et tout est connaissable en tant qu’être et vrai; or l’être divin est infini comme aussi sa vérité. Dieu est donc infiniment
connaissable. Or aucune créature ne peut connaître infiniment quoique ce
qu’elle connaisse soit infini. Donc aucune créature en voyant Dieu ne le
comprend. Et l’âme du Christ est une créature et tout ce qui dans le Christ
se rapporte seulement à la nature humaine est créé, autrement dans le Christ
sa nature humaine ne différerait pas de sa nature divine qui seule est
incréée. Mais l’hypostase du Verbe de Dieu, ou la personne, est incréée qui
est une en deux natures; c’est pour cela que nous ne disons pas que le Christ
est une créature, simplement parlant, parce que par le nom de Christ on
entend l’hypostase; cependant nous disons que l’âme ou le corps du Christ
sont des créatures. Donc l’âme du Christ ne comprend pas Dieu mais le Christ
Dieu comprend Dieu dans sa sagesse incréée; c’est dans ce sens que le
Seigneur dit : "Personne ne connaît le Père si ce n’est le Fils"
(Mt 11, 27) indiquant par là sa connaissance de compréhension. 6. Or il faut savoir que c’est une même chose de comprendre l’essence d’une chose et sa vertu. En effet rien ne peut agir que s’il est en acte. Si donc l’âme du Christ n’est pas en mesure de comprendre l’essence divine, comme on l’a montré, il est impossible qu’elle connaisse la vertu divine; elle la comprendrait si elle connaissait tout ce que Dieu peut faire et par quelles voies Il peut produire ses oeuvres; or cela est impossible. Donc l’âme du Christ ne connaît pas tout ce que Dieu peut faire, ou par quelles raisons il peut agir. Mais parce que le Christ selon
qu’Il est homme est par Dieu le Père préposé à toute la créature il est juste
que de tout ce que Dieu a fait en quelque manière le Christ en ait la pleine
connaissance dans la vision de l’essence divine, même. Et d’après cela l’âme
du Christ est dite omnisciente parce qu’elle a la connaissance de toutes les
choses présentes, passées ou futures. Parmi les autres créatures qui voient
Dieu, d’aucunes plus pleinement, d’autres moins pleinement, perçoivent les
effets susdits dans la vision même de Dieu. 7. En plus de cette vision par
laquelle l’intelligence créée a connaissance des choses créées, dans la
vision de la divine essence sont d’autres modes de connaissance pour la
connaissance des choses. Car les anges outre la connaissance matinale par
laquelle ils connaissent les choses dans le Verbe, possèdent la connaissance
vespérale par laquelle ils connaissent les choses en leurs propres natures.
Cette connaissance est autre chez les hommes selon sa nature que chez les
anges Car selon l’ordre naturel, les hommes recueillent la vérité
intelligible des choses à partir des sens, au dire de Denys (De div. nom.
c. 7) c’est-à-dire que les espèces intelligibles en leurs intellects sont
abstraites des phantasmes par l’intellect agent. Mais sous l’influence de la
lumière divine les anges acquièrent la connaissance des choses, c’est-à-dire
que de même que les choses arrivent à l’être par Dieu ainsi aussi dans
l’esprit angélique sont imprimées par Dieu les natures des choses ou leurs
similitudes. Outre cette connaissance des choses selon leur nature on trouve
chez les hommes aussi bien que chez les anges une connaissance surnaturelle
des mystères divins sur lesquels les anges sont éclairés par d’autres anges
et les hommes aussi sont instruits par la révélation prophétique. 8. Et parce qu’aucune perfection
accordée aux créatures ne doit être refusée à l’âme du Christ qui est de
toutes les créatures la plus excellente, il est juste de lui attribuer une
connaissance en plus de la connaissance par laquelle Il voit l’essence divine
et toutes choses en elle et cette connaissance est triple. Une qui est
expérimentale comme pour les autres hommes en tant qu’Il connut certaines
choses par ses sens comme il appartient à la nature humaine. 9. Une seconde qui est divinement
infuse pour connaître toutes ces choses auxquelles la connaissance naturelle
de l’homme s’étend ou peut s’étendre. Il convenait en effet qu’à la nature
humaine assumée par le Verbe de Dieu aucune perfection ne fît défaut
puisqu’elle devait restaurer toute la nature humaine. Or est imparfait ce qui
existe en puissance avant d’être réduit en acte. Et l’intelligence humaine
est en puissance aux intelligibles que l’homme peut naturellement connaître.
De toutes ces choses l’âme du Christ reçut la science divinement par des
espèces infuses par cela que toute la puissance de l’intellect humain fut
réduite en acte. 10. Mais parce que le Christ
selon la nature humaine ne fut pas seulement le réparateur de cet nature mais
encore le propagateur de la grâce, une troisième connaissance lui fut
adjointe par laquelle il connut en toute sa plénitude ce qui concernait les
mystères de la grâce qui excèdent la connaissance naturelle de l’homme;
cependant qu’ils nous sont connus par le don de sagesse ou par l’esprit de
prophétie. Car pour les connaître l’intelligence humaine est en puissance
bien qu’elle soit réduite en acte par un agent plus élevé; ce qu’elle obtient
par la lumière divine. 11. De tout ce qui précède il
ressort clairement que l’âme du Christ obtint le plus haut degré de
connaissance entre toutes les autres créatures quant à la vision de Dieu qui
fait voir l’essence divine et en elle toutes les autres choses. Et
semblablement aussi quant à la connaissance des mystères de la grâce comme
quant à la connaissance des choses naturelles connaissables. En aucune de ces
trois connaissances le Christ ne put progresser. Mais il est manifeste qu’au
cours du temps il connut toujours davantage les choses sensibles par
l’expérience des sens; et donc seulement le Christ put progresser en la
science expérimentale, comme saint Luc le dit : "L’enfant avançait en
âge et en sagesse" (2, 52). Bien qu’on puisse l’entendre autrement de
sorte que le progrès de la sagesse du Christ est dit non de ce qu’Il devenait
plus sage mais de ce que la sagesse progressait chez les autres, c’est-à-dire
que par sa sagesse ils étaient de mieux en mieux instruits. Ce qui s’est fait
intentionnellement pour qu’Il se montrât semblable aux autres hommes de peur
que si en son jeune âge il eut fait montre d’une science parfaite le mystère
de son incarnation ne parût illusoire. |
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5° La nature humaine du Christ et sa conception (chapitre 217 à 226) |
Caput 217 [70391] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 217 tit. De materia corporis Christi
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Chapitre 217 — DE LA MATIÈRE DU CORPS DU CHRIST
Selon les prémisses il apparaît donc avec évidence ce que dut être la formation du corps du Christ. En vérité Dieu pouvait le former du limon terrestre ou de quelqu’autre matière, comme Il avait formé le corps du premier père. Ce qui toutefois ne s’accordait pas avec la restauration de l’homme pour laquelle le Fils de l’homme, comme nous l’avons dit (chapitre 200) assuma la chair. En effet la nature du genre humain dérivée du premier père et qui devait être guérie n’eut pas été suffisamment restaurée dans sa première noblesse si pour vaincre le diable et triompher de la mort lesquels tenaient captifs le genre humain à cause du péché du premier père Il avait pris d’ailleurs son corps. Or les oeuvres de Dieu sont parfaites et Il mène à la perfection ce qu’Il veut restaurer pour ainsi surajouter à ce qui avait été soustrait, selon ce que dit l’Apôtre : "La grâce de Dieu par le Christ a surabondé" (Rom 5, 20), au-delà du délit d’Adam. Il était donc juste que le Fils de Dieu prît un corps propagé naturellement d’Adam. De plus le mystère de l’incarnation est rendu profitable aux hommes par la foi. En effet les hommes ne pour raient suivre l’auteur de leur salut qu’en croyant Fils de Dieu celui qui leur apparaissait comme homme; ce que ne firent pas les Juifs qui du mystère de l’incarnation à cause de leur incrédulité ont encouru la damnation plutôt que le salut. Donc pour que l’on croie plus facilement au mystère ineffable de l’incarnation le Fils de Dieu disposa toutes choses de façon à montrer qu’Il était véritablement homme; ce qui n’eut pas été aussi évident s’il avait pris la nature de son corps ailleurs que de la nature de l’homme. Il était donc juste qu’Il prit un corps propagé à partir du premier homme. De même le Fils de Dieu apporta le salut au genre humain non seulement en y apportant le remède de la grâce mais aussi en lui offrant un exemple qu’on ne pouvait répudier. D’un autre homme en effet et la doctrine et la vie peuvent susciter des doutes à cause du manque de connaissance ou de vertu de l’homme. Mais de même quon croit indubitablement vrai ce que le Fils de Dieu enseeigne, ainsi croit-on indubitablement bon ce qu’Il fait. Or il fallait qu’en Lui nous trouvions un modèle et de la gloire que nous espérons et de la vertu qui nous la mérite. En effet, l’un et l’autre exemple eussent été moins efficaces s’Il avait pris la nature de son corps ailleurs que chez les autres hommes. Si en effet on persuadait quelqu’un de supporter les souffrances comme le Christ, d’espérer ressusciter comme le Christ, il pourrait trouver excuse dans la condition diverse du corps. Donc pour que l’exemple du Christ fût plus efficace il convenait qu’Il n’assumât pas un corps ailleurs que de la nature propagée à partir du premier père. |
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Caput 218 [70393] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 218 tit. De formatione corporis Christi, quae non est ex semine
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Chapitre 218 — LA FORMATION DU CORPS DU CHRIST N’EST PAS SÉMINALE
Il ne convenait cependant pas que le corps du Christ fût formé en la nature humaine comme sont formés les corps des autres hommes. Comme en effet, il prenait cette nature pour la purifier du péché Il devait l’assumer de telle façon qu’Il n’encourrait aucune contagion du péché. Or les hommes encourent le péché originel étant engendrés par la vertu active humaine qui est en la semence virile, laquelle a préexisté selon la raison séminale en Adam pécheur. En effet de même que le premier homme eut pu transmettre la justice originelle à ses descendants avec la transfusion de la nature, ainsi aussi a-t-il transmis la faute originelle en transfusant la nature, ce qui se fait par la vertu active de la semence virile. Il a donc fallu qu le corps du Christ soit formé sans semence virile. De même : la vertu active de la
semence virile agit naturellement et donc l’homme qui est engendré de la
semence virile n’est pas aussitôt amené à l’état parfait, mais
progressivement. En effet toutes les choses naturelles parviennent à une fin
déterminée par des intermédiaires déterminés. Or il fallait que le corps du
Christ soit par fait, dès le début informé d’une âme rationnelle[48];
car le corps put être assumé par le Verbe de Dieu en tant qu’il est uni à une
âme rationnelle sans pour cela être parfait selon la quantité voulue. Le
corps du Christ donc ne devait pas être formé par la vertu d’une semence
virile. |
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Caput 219 [70395] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 219 tit. De
causa formationis corporis Christi
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Chapitre 219 — QU’EST-CE QUI A FORMÉ LE CORPS DU CHRIST ?
Comme le corps humain est naturellement formé à partir de la semence virile, de quelque autre façon que le corps du Christ ait été formé une telle formation- fut au- dessus de la nature. Or Dieu seul a institué la nature, Lui qui opère surnaturellement dans les choses naturelles, comme on l’a dit plus haut (chapitre 136). D’où il reste que Dieu seul a formé miraculeusement ce -corps à partir d’une matière de l’humaine nature. Mais comme toute opération divine dans la créature est commune aux trois personnes, toutefois en raison d’une certaine convenance la formation du corps du Christ est attribuée au Saint- Esprit. En effet l’Esprit Saint est l’amour du Père et du Fils par lequel ils s’aiment et nous aussi."Dieu à cause de la très grande charité par laquelle Il nous a aimés" (Eph 2, 4) décida que son Fils s’incarnerait. C’est donc -- juste titre que la formation de la chair est attribuée à l’Esprit Saint. De même l’Esprit Saint est l’auteur de toutes les grâces puisqu’Il est le premier en qui tous les dons sont donnés gratuitement; or ce fut une grâce surabondante qu’une autre nature humaine soit assumée dans l’unité d’une personne divine, comme il ressort de ce qui a été dit plus haut (chapitre 214). Donc pour indiquer ce qu’est cette grâce, la formation du corps du Christ est attribuée à l’Esprit Saint. Ce qui est aussi justement dit
par ressemblance du verbe humain et du souffle humain. En effet le verbe
humain existant dans le coeur a une ressemblance avec le Verbe éternel :
qu’Il existe dans le Père. Or de même que le verbe humain prend une voix pour
se faire connaître sensiblement aux hommes ainsi aussi le Verbe de Dieu a
pris une chair pour apparaître visiblement aux hommes. Or la voix humaine est
formée par le souffle de l’homme; d’où aussi la chair du Verbe de Dieu devait
être formée par l’Esprit[49]
du Verbe. |
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Caput 220 [70397] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 220 tit. Expositio articuli in symbolo positi de conceptione et
nativitate Christi
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Chapitre 220 — EXPOSITION DE L’ARTICLE DU SYMBOLE SUR LA CONCEPTION
ET LA NAISSANCE DU CHRIST
Pour rejeter l’erreur d’Ebion et de Cérinthe qui dirent que le corps du Christ fut formé d’une semence virile, le Symbole des Apôtres affirme qu’il a été conçu du Saint- Esprit. Au Symbole des Pères (Nicée) au lieu de ces mots on trouve : "Et Il s’est incarné de l’Esprit Saint" pour qu’on ne voie pas qu’Il a pris un corps imaginaire selon les Manichéens mais une vraie chair. Dans ce même Symbole des Pères on ajoute : "Pour nous les hommes" pour exclure l’erreur d’Origène qui enseigne que les démons aussi pouvaient être libérés par la passion du Christ. Dans le même (Symbole) on ajoute : "Pour notre salut" afin de montrer que le mystère de l’incarnation suffit au salut des hommes contre l’hérésie des Nazaréens qui jugeaient que la foi au Christ sans les oeuvres de la loi ne pouvait suffire au salut des hommes. On ajoute : "Il descendit du ciel" pour rejeter l’erreur de Photin (chapitre 202) qui affirmait que le Christ était un pur homme, disant qu’Il avait pris en Marie son commencement pour que par le mérite d’une bonne vie ayant commencé sur terre il monte au ciel plutôt que, d’origine céleste, prenant chair, Il soit descendu sur terre. On ajoute aussi : "Et Il s’est fait homme" pour rejeter l’erreur de Nestorius (chapitre 203) qui affirmait que le Fils de Dieu, dont parle le Symbole, avait habité un homme plutôt que d’être lui- même un homme. |
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Caput 221 [70399] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 221 tit. Quod conveniens fuit Christum nasci ex virgine
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Chapitre 221 — IL CONVENAIT QUE LE CHRIST NAQUIT D’UNE VIERGE
Il a été dit (chapitre 217) qu’il était juste que le Fils de Dieu prenne chair de la matière de la nature humaine; or c’est la femme qui fournit la matière de la génération humaine; il était donc juste que le Christ prît chair d’une femme selon ce que dit l’Apôtre : "Dieu envoya son Fils fait de la femme" (Gal 4, 4). Or la femme a besoin de s’unir à son mari pour que la matière qu’elle fournit soit formée en un corps humain. Or la formation du corps du Christ ne devait pas se faire par la vertu de la semence virile, comme déjà on l’a montré (chapitre 218). D’où sans l’intervention de semence virile cette femme a conçu, de laquelle le Fils de Dieu a pris chair. On est d’autant plus rempli de dons spirituels qu’on est plus détaché des choses de la chair. Car par l’esprit l’homme est attiré en haut, par la chair il est tiré vers le bas. Or comme la formation du corps du Christ devait se faire par l’Esprit Saint il a fallu que cette femme de laquelle le Christ a pris un corps soit au maximum rem plie des dons spirituels pour que par l’Esprit Saint non seulement l’âme soit féconde en vertus, mais aussi son sein en lignée divine. D’où il fallait que non seulement son esprit soit exempt du péché mais qu’aussi son corps soit étranger à toute corruption de la concupiscence charnelle. D’où non seulement pour la conception du Christ n’a-t-elle pas connu l’union maritale mais encore ni avant ni après. Cela convenait aussi à celui qui naîtrait d’elle. En effet le Fils de Dieu venait en ce monde prenant chair pour nous élever à l’état de ressuscités, dans lequel "on ne se marie, ni n’est marié, où les hommes seront comme des anges dans le ciel" (Mt 22, 30). D’où aussi son enseignement sur la continence et la virginité pour que la vie des fidèles resplendisse à l’image en quelque sorte de la gloire future. Il convenait donc qu’aussi en son origine il recommande cette vie virginale en naissant d’une vierge. Et c’est pourquoi il est dit dans le Symbole : "Né de la Vierge Marie." Dans le Symbole de Nicée on dit qu’Il "s’est incarné de la Vierge Marie"; par quoi on exclut l’erreur de Valentin et d’autres qui dirent que le corps du Christ était tel un fantôme ou d’une autre nature (chapitre 207) et non pris du corps de la Vierge, ni formé en elle. |
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Caput 222 [70401] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 222 tit. Quod
beata virgo sit mater Christi
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Chapitre 222 — LA BIENHEUREUSE VIERGE EST LA MÈRE DU CHRIST
Par là est exclue l’erreur de Nestorius qui refusait d’admettre que la Bienheureuse Vierge Marie était Mère de Dieu. Or les deux Symboles ont affirmé que le Fils de Dieu est né ou incarné de la Vierge Marie. La femme dont quelqu’un est né est dite sa mère en ce qu’elle four nit la matière de la conception. D’où la Bienheureuse Vierge Marie qui a fourni la matière à la conception du Fils de Dieu doit être dite la vraie mère du Fils de Dieu. En effet il n’importe pas à la maternité par quelle vertu est informée la matière de la mère. Elle n’est donc pas moins mère celle qui fournit la matière que l’Esprit Saint informe, que celle que la semence virile informe. Si quelqu’un voulait dire que la Bienheureuse Vierge ne doit pas être dite la mère de Dieu parce que la divinité n’en a pas été prise mais la chair seulement, comme le disait Nestorius, celui-là ne sait pas ce qu’il dit. En effet on n’est pas mère de quelqu’un parce que tout ce qu’on a en a été pris. Car l’homme est fait d’une âme et d’un corps et on est plus homme par l’âme que par ce qui est du corps. Or l’âme d’un homme ne vient pas de la mère mais ou bien elle est créée immédiatement par Dieu comme. il est certain, ou bien elle serait transmise, comme certains l’ont avancé, et alors elle viendrait plutôt du père que de la mère parce que dans la génération des animaux, selon la doctrine des philosophes, le mâle donne l’âme et la femelle le corps[50]. Donc de même que la mère de tout homme est cette femme dont il a eut son corps, ainsi la Vierge Marie est-elle Mère de Dieu si d’elle a été pris le corps de Dieu. Il faut dire que c’est le corps de Dieu s’il a été assumé en l’unité de la personne du Fils de Dieu qui est véritablement Dieu. Pour ceux donc qui confessent que la nature humaine a été assumée par le Fils de Dieu dans l’unité de la personne il faut nécessairement dire que la Vierge Marie est mère de Dieu. Mais parce que Nestorius niait l’unité de la personne en Dieu et en l’homme Jésus-Christ il devait en conséquence nier que la Vierge Marie était Mère de Dieu. |
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Caput 223 [70403] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 223 tit. Quod spiritus sanctus non sit pater Christi
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Chapitre 223 — L’ESPRIT SAINT N’EST PAS LE PÈRE DU CHRIST
D’abord parce que dans la bienheureuse Vierge Marie se trouve tout ce qui fait la maternité. En effet elle a fourni la matière pour la conception du Christ pour être informée par l’Esprit Saint, comme le requiert la maternité mais du côté de l’Esprit Saint ne se trouve pas tout ce qui fait la paternité. La paternité en effet veut que le père produise de sa nature un fils qui lui est connaturel. D’où si quelqu’agent fait quelque chose non pas de sa substance, ni ne la produit en ressemblance de sa propre nature, on ne peut pas dire qu’il en est le Père. Nous ne disons pas en effet que l’homme est le père des choses qu’il fait comme artisan, sinon que métaphoriquement. L’Esprit Saint est en vérité connaturel au Christ selon la nature divine selon laquelle Il n’est pas le père du Christ mais plutôt Il en procède. Et selon la nature humaine Il n’est pas connaturel au Christ. Car la nature humaine dans le Christ est autre que la nature divine, comme on l’a dit (chapitres 206, 209, 211). Rien non plus en la nature humaine n’a été communiqué de la nature divine, comme on l’a dit (chapitre 206). Il reste donc que l’Esprit Saint ne peut être dit le père du Christ De même en tout fils, ce qu’il y a de principal vient du père, et de la mère ce qui est secondaire. En effet chez les autres animaux l’âme est du père et le corps est de la mère. Or dans l’homme quoique l’âme rationnelle ne soit pas du père mais créée par Dieu, cependant la vertu séminale du père opère dispositivement à la forme. Or ce qu’il y a de principal dans le Christ c’est la personne du Verbe qui d’aucune façon n’est de l’Esprit Saint. Il reste donc que l’Esprit Saint ne peut être dit le père du Christ. |
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Caput 224 [70405] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 224 tit. De sanctificatione matris Christi
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Chapitre 224 — DE LA SANCTIFICATION DE LA MÈRE DU CHRIST
Puisque, comme il ressort des prémisses (chapitres 221, 222) la Bienheureuse Vierge Marie est devenue la mère du Fils de Dieu en concevant de l’Esprit Saint, il fallait qu’elle fût ornée d’une pureté-éminente qui s’accordât à un tel Fils. Et donc on doit admettre qu’elle a été exempte de toute tache de péché actuel, non seulement mortel mais aussi véniel; ce qui ne peut arriver à aucun saint après le Christ, puisqu’il est dit en saint Jean : "Si nous disons que nous n’avons pas de péché, nous nous illusionnons, et la vérité n’est pas en nous" (1 Jean 1, 8). Mais au sujet de la Mère de Dieu on peut entendre ce que dit le Cantique des Cantiques : "Tu es toute belle, mon amie, et il n’y a pas de tache en toi" (4, 7). Non seulement elle fut exempte de tout péché actuel mais aussi originel, purifiée par un privilège spécial. A la vérité il fallait qu’elle soit conçue avec le péché originel, puisque sa conception s’est faite par l’union des deux sexes. En effet ce privilège que vierge elle conçoive le Fils de Dieu lui était réservé et à elle seulement. Mais l’union des deux sexes qui ne va pas sans la concupiscence depuis le péché du premier père transmet à la lignée le péché originel. De même si Elle avait été exempte du péché originel dans sa conception elle n’aurait pas eu besoin de la rédemption par le Christ et ainsi le Christ ne serait pas le rédempteur universel des hommes; ce qui porte atteinte à la dignité du Christ. Il faut donc tenir qu’elle fut conçue avec le péché originel mais purifiée par Lui d’une façon particulière. Il y en a en effet qui sont purifiés du péché originel après la naissance comme ceux qui sont sanctifiés par le baptème. Il y en a qui par un privilège de la grâce furent sanctifiés dans le sein maternel comme il est dit de Jérémie : "Avant que je te forme dans le sein je t’ai connu, avant que tu sortes du giron je t’ai sanctifié" (Jer 1, 5) et de Jean-Baptiste l’ange dit : "Il sera rempli de l’Esprit Saint dès le sein de sa mère" (Lc 1, 15). Ce qui fut accordé au précurseur du Christ et au prophète on ne doit pas croire que ce fut refusé à sa mère. Aussi croit-on qu’elle fût sanctifiée dans le sein maternel c’est-à-dire avant sa naissance. Cette sanctification n’a pas précédé l’infusion de l’âme[51]. Ainsi en effet elle n’aurait pas été sujet du péché originel et elle n’aurait pas eu besoin de rédemption. En effet ne peut être sujet du péché originel que la créature rationnelle. Egalement la grâce sanctifiante a d’abord sa racine dans l’âme et elle ne parvient au corps que par l’âme. D’où on doit croire qu’elle fut sanctifiée après l’infusion de l’âme. Mais sa sanctification a été plus totale que pour les autres sanctifiés dans le sein. Car s’ils ont été purifiés du péché originel, cependant il ne leur fut pas donné de ne pouvoir pécher dans la suite au moins véniellement. Mais la Bienheureuse Vierge Marie fut sanctifiée d’une telle abondance de grâce que par la suite elle fut gardée exempte de tout péché non seulement mortel mais aussi véniel. Et parce que le péché véniel se contracte parfois par surprise, comme par exemple lorsque s’élève quelque mouvement de la concupiscence ou d’une autre passion qui prévient la raison, et que pour cela les premiers mouvements sont appelés péchés, il s’en suit que la Bienheureuse Vierge Marie n’a pas péché véniellement parce qu’elle n’a pas connu les mouvements désordonnés des passions. Or ces mouvements désordonnés se produisent en ce que l’appétit sensitif, qui est le sujet de ces passions, n’est pas tellement soumis à la raison qu’il ne soit parfois mû vers quelqu’objet au-delà des limites de la raison, et parfois contrairement à la raison, ce en quoi consiste le mouvement du péché. Ainsi donc il y eut dans la Bienheureuse Vierge un appétit sensible soumis à la raison par la vertu de la grâce qui la sanctifiait ne pouvant jamais être mû contre la raison mais selon la raison. Cependant il pouvait se produire des mouvements subits étrangers à la raison. Mais il y eut quelque chose de plus total encore en Notre Seigneur Jésus-Christ. En lui l’appétit inférieur était ainsi soumis à la raison qu’il n’était mû à rien si ce n’est selon l’ordre de la raison, c’est-à-dire que la raison ordonnait ou permettait que l’appétit inférieur se meuve de son propre mouvement. Or cela semble bien avoir appartenu à l’intégrité de l’état primitif que les forces inférieures soient totalement soumises à la raison. Cette soumission a disparu par le péché du premier père non seulement pour lui-même mais aussi chez les autres qui contractent de lui le péché d’origine. Chez eux aussi après avoir été purifiés du péché par la grâce du sacrement subsiste la rébellion ou la désobéissance des forces inférieures à la raison, ce qu’on appelle ferment[52] ou (source) du péché. Et cela ne s’est jamais présenté dans le Christ, comme on l’a dit. Mais comme dans la Bienheureuse Vierge Marie les for ces inférieures n’étaient pas totalement soumises à la raison de sorte qu’elles n’auraient eu aucun mouvement qui ne fût ordonné par la raison, cependant elles étaient retenues par la vertu de la grâce de telle manière qu’elles ne s’opposaient d’aucune façon à la raison; à cause de cela on dit communément qu’en la Bienheureuse Vierge après sa sanctification demeurait la source du péché selon la substance, mais était liée. |
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Caput 225 [70407] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 225 tit. De
perpetua virginitate matris Christi
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Chapitre 225 — DE LA PERPÉTUELLE VIRGINITÉ DE LA MÈRE DE DIEU
Si par la première sanctification elle fut ainsi garantie contre tout mouvement du péché, bien davantage encore la grâce agit-elle en elle, et le ferment du péché fut affaibli et même totalement détruit, le Saint-Esprit survenant en elle selon la parole de l’Ange pour que d’elle soit formé le corps du Christ (Lc 1, 35). C’est pourquoi lorsqu’elle fut devenue le sanctuaire de l’Esprit Saint et l’habitacle du Fils de Dieu il n’est pas permis de croire que non seulement il y eut en elle quelque mouvement du péché mais encore qu’elle n’a pas connu la délectation de la concupiscence charnelle. C’est donc une abomination l’erreur d’Helvidius qui, même s’il affirme que le Christ est né de la Vierge, cependant dit qu’elle engendra d’autres fils à Joseph. Et on ne peut pas apporter en faveur de cette erreur ce que dit Matthieu "Joseph ne la connut pas (Marie) jusqu’à ce qu’elle ait mis au monde son premier né" (---, 25), comme si après avoir engendré le Christ il l’ait con nue; car le mot "jusqu’à" ne signifie pas ici un temps fini mais indéterminé. C’est en effet habituel à la Sainte Ecriture de présenter une chose comme faite ou non jusqu’au moment où il peut subsister un doute (à son sujet), comme par exemple au Psaume 109 il est dit : "Assieds-toi à ma droite jusqu’à ce que je fasse de tes ennemis l’escabeau de tes pieds." On pouvait en effet douter si le Christ s’assiérait à la droite de Dieu aussi longtemps qu’on ne voyait pas ses ennemis lui être sou mis; ce qu’étant arrivé aucun doute ne subsistait. Un doute semblable pouvait venir si avant la naissance du Fils de Dieu Joseph avait connu Marie[53]. C’est ce que 1’Evangéliste a eut soin d’écarter ne laissant planer aucun doute qu’après la naissance Joseph ne l’a pas connue. Et on ne peut pas davantage argumenter que le Christ est dit premier-né (Mt 1, 25; Lc 2, 7) comme si par après sa mère aurait engendré d’autres fils. La Sainte Écriture en effet parle de premier-né avant lequel aucun n’est né même si après lui aucun autre ne suit, comme il ressort des premiers-nés qui selon la loi sont offerts au Seigneur et présentés aux prêtres (Nm 18, 15-19). Aucun argument non plus que dans l’Évangile il est question des frères du Seigneur (Mt 13, 55; Jean 2, 12; Gal 1, 19), comme si sa mère avait eu d’autres fils. En effet l’Écriture a l’habitude d’appeler frères tous ceux qui sont de la même parenté, comme Abraham appela Loth son frère quoiqu’il fût son neveu (Gn 13, 8; 11, 27; 12, 15; 14, 12). Et d’après cela les neveux de Marie et aussi les consanguins de Joseph qui était regardé comme père du Christ sont appelés frères du Christ. Et donc il est dit dans le
Symbole : "Qui est né de la Vierge Marie" laquelle est dite
vierge absolument, elle qui demeure vierge et avant la naissance, et lors de
la naissance et après. Et qu’il ne fut pas porté préjudice à sa virginité
avant ni après la naissance on en a dit assez. Mais non plus au moment de la
naissance sa virginité ne fut violée. En effet le corps du Christ qui entra
chez les disciples les portes étant closes pouvait aussi par la même
puissance sortir du sein fermé de sa mère. En effet il ne convenait pas qu’en
naissant Il portât atteinte à cette intégrité, lui qui voulait naître pour
rétablir dans son intégrité ce qui était corrompu. |
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C- La passion du Christ (Ch
226-235)
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Caput 226 [70409] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 226 tit. De
defectibus assumptis a Christo
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Chapitre 226 — DES
DÉFECTUOSITÉS DU CHRIST
1. De même qu’il convenait que le
Fils de Dieu en assumant la nature humaine pour le salut de l’homme montrât,
dans cette nature qu’Il assumait, que le but de ce salut était la perfection
de la grâce et de la sagesse (chapitre 213 sq), ainsi aussi convenait-il que
dans la nature humaine assumée par le Verbe de Dieu certaines conditions
existent les plus conformes possibles à la délivrance du genre humain. Or le
mode éminemment le plus apte était que l’homme qui avait péri par son
injustice soit réparé par la justice. 2. Et l’ordre de la justice
exigeait que celui qui s’est rendu débiteur d’une peine en péchant soit
libéré en s’acquittant de sa dette. Ce que nous faisons ou subissons par des
amis c’est un peu comme si nous le faisions ou subissions nous-mêmes en ce
que l’amour est une vertu réciproque qui en quelque sorte de deux qui
s’aiment n’en fait plus qu’un; et donc il n’est pas contraire à l’ordre de la
justice si quelqu’un est libéré par son ami satisfaisant pour lui. Or par le
péché de notre premier père, le genre humain tout entier allait à sa
perdition et la peine d’un homme ne pouvait suffire à libérer tout le genre
humain. En effet ce n’était pas satisfaire dignement et équivalemment que
tous les hommes puissent être libérés par la satisfaction d’un simple mortel.
Semblablement ce n’était pas suffisant à la justice si un ange par amour des
hommes satisfaisait pour eux. Car l’ange ne possède pas une dignité infinie
pour que sa satisfaction puisse égaler l’immensité des péchés d’une foule
immense de pécheurs. Or Dieu seul est d’une infinie dignité qui en prenant
chair pouvait satisfaire suffisamment comme nous l’avons déjà dit plus haut
(chapitre 200). Il fallut donc qu’Il assumât une telle nature humaine en
laquelle II pût souffrir pour l’homme ce que l’homme par le péché méritait
afin que ses souffrances pussent satisfaire pour l’homme. 3. Or ce n’est pas toute peine
encourue par le péché de l’homme qui est apte à satisfaire. En effet le péché
de l’homme provient de ce qu’il se détourne de Dieu en se tournant vers des
biens passagers. Or l’homme est puni pour le péché par rapport à ces deux
choses. Car il s’est privé de la grâce et des autres dons qui l’unissaient à
Dieu; il mérite aussi de souffrir labeur et privation en ces choses par
lesquelles il s’est détourné de Dieu. L’ordre donc de la satisfaction
requiert que par les peines qu’il souffre dans les biens périssables, il
revienne vers Dieu. Or sont contraires à ce retour ces peines qui séparent
l’homme de Dieu. Personne donc ne satisfait à Dieu s’il est privé de la grâce,
ou s’il ignore Dieu, ou si son âme est livrée au désordre bien que ce soit là
des peines du péché, mais s’il éprouve en lui quelque regret et un dom mage
dans les biens extérieurs. 4. Le Christ n’a donc pas dû
prendre sur lui les défauts qui nous séparent de Dieu, même si ce sont les
peines du péché, telle la privation de la grâce, l’ignorance et autres choses
semblables. Par là en effet il se rendait moins apte à la satisfaction. Bien
au contraire pour être l’auteur de notre salut il était requis qu’Il possédât
la grâce et la sagesse comme on l’a déjà dit (chapitres 213 à 216). Mais
parce que l’homme par suite du péché devait mourir et souffrir dans son corps
et dans son âme, le Christ a voulu prendre sur lui ces misères pour qu’en
subissant la mort pour les hommes Il puisse racheter le genre humain. 5. Il faut cependant savoir que
ces misères si elles nous sont communes avec le Christ elles ne le sont pas
au même titre. En effet ces misères, comme on l’a dit (chapitre 193) sont la
peine du premier péché. Parce que donc par une origine viciée nous avons
contracté la faute originelle, en conséquence nous disons l’avoir contractée;
mais le Christ en son origine n’avait contracté aucune tache de péché; d’où
Il n’est pas dit avoir contracté ces misères mais plutôt les avoir assumées :
c’est volontairement qu’Il les a acceptées. Contracter en effet veut dire ce
qu’on traîne (ou tire) nécessairement avec un autre. Or le Christ pouvait
assumer la nature humaine sans ces misères tout comme Il l’a assumée sans la laideur
de la faute. Et l’ordre rationnel semblait demander que celui qui était
exempt de faute le soit aussi de la peine. Et ainsi il ressort qu’aucune
nécessité ni d’origine viciée ni de justice ne les Lui ont imposées; d’où il
reste qu’elles n’ont pas été contractées mais assumées en lui. 6. Mais parce que notre corps est
soumis à ces misères comme peine du péché — car avant le péché nous en étions
exempts — il convient de dire que le Christ a pris l’apparence de péché en
tant qu’Il a assumé ces misères en sa chair selon ce que dit l’Apôtre : "Dieu
a envoyé son Fils en l’apparence de la chair de péché" (Rom. 8, 3).
D’où la passibilité même du Christ ou sa passion appelée péché par l’Apôtre
lorsqu’il ajoute : "Et à cause du péché il a condamné en sa chair le
péché" (ibid.). Et encore : "Par sa mort il est mort au péché
une fois pour toute" (Rom 6, 10). Et plus admirablement encore pour la
même raison l’Apôtre dit : "Il s’est fait pour nous malédiction"
(Gal 3, 13). Pour cette raison aussi Il est dit avoir assumé pour nous la
simple nécessité de la peine pour consumer notre double nécessité de la faute
et de la peine. 7. Il faut considérer
ultérieurement que les misères pénales sont de deux sortes pour le corps.
Certaines sont communes à tous, comme la faim, la soif, la fatigue après le
travail, la douleur, la mort et le reste; certaines ne sont pas communes à
tous mais propres à quelques uns comme la cécité, la lèpre, la fièvre, la
mutilation des membres et le reste. De ces misères la différence est que les
premières nous viennent d’un autre, à savoir de notre premier père qui les a
encourues pour le péché; quant aux secondes, elles naissent en des
particuliers pour des causes spéciales. 8. Or dans le Christ l’existence
d’aucune misère ne se motivait, ni par son âme qui était remplie de grâce et
de sagesse et unie au Verbe de Dieu, ni par son corps qui était parfaitement
organisé et disposé, formé qu’il était par la toute puissance de l’Esprit
Saint; mais Il fit volontairement exception en vue de nous procurer le salut
et il accueillit certaines de nos misères. Il dut donc accueillir celles qui
dérivent des autres et qui nous sont communes à tous non pas celles qui sont
propres à quelques uns et qui naissent de causes particulières. Pareillement
aussi parce qu’il était venu principalement pour restaurer la nature humaine,
il dut accepter ces misères qui se trouvaient dans toute la nature. 9. Il est clair aussi, selon ce qui précède et au dire de saint Jean Damascène, que le Christ a pris des misères non-infamantes, c’est dont on ne peut en faire un reproche. Si en effet Il eut accueilli le défaut de science ou de grâce, ou même la lèpre, ou la cécité ou autre chose en ce genre c’eut été au préjudice de sa dignité et eut donné l’occasion aux hommes d’en dire du mal, ce qui n’a pas lieu pour les misères qui se trouvent partout dans la nature. |
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Caput 227 [70411] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 227 tit. Quare
Christus mori voluit
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Chapitre 227 —
POURQUOI LE CHRIST A-T-IL VOULU MOURIR ?
1. Il est évident d’après ce qui
vient d’être dit que le Christ a pris certaines misères non par nécessité
mais en vue d’une fin c’est-à-dire à cause de notre salut. Or tout pouvoir ou
disposition ou habileté est ordonnée à l’action comme vers une fin; d’où la
passibilité en vue de satisfaire ou mériter ne peut suffire sans une
souffrance actuelle. En effet on ne dit pas de quelqu’un qu’il est bon ou
mauvais de ce qu’il peut agir en ce sens, mais de ce qu’il agit en réalité;
ni la louange ou le blâme ne sont dûs à l’aptitude mais à l’action; d’où
aussi le Christ ne prit pas seulement notre passibilité pour nous sauver mais
encore Il voulut souffrir en satisfaction de nos péchés. 2. Il a donc souffert pour nous
ce que nous devions souffrir pour le péché du premier père et principalement
la mort à laquelle toutes les autres souffrances humaines sont ordonnées
comme étant la dernière. "Car le salaire du péché c’est la mort"
au dire de l’Apôtre aux Romains (6, 23). D’où le Christ lui aussi a-t-Il
voulu souffrir la mort pour nos péchés afin qu’en acceptant sans faute de sa
part la peine qui nous était due Il nous délivrerait du châtiment de la mort,
comme celui qui serait libéré de la dette d’une peine qu’un autre subit à sa
place. 3. Il voulut aussi mourir non
seulement pour que sa mort soit un remède satisfactoire mais encore le
sacrement de notre salut pour qu’en ressemblance de sa mort nous mourrions à
la vie charnelle en passant à une vie spirituelle selon ce que dit saint
Pierre : "Le Christ est mort une fois pour nos péchés, juste pour des
injustes, en offrande à Dieu : mort à la chair et vivifié en l’esprit"
(1 Petr 3, 18). 4. Il voulut aussi mourir pour que sa mort soit pour nous le modèle de la vertu parfaite. Quant à la charité d’abord, parce que "Personne n’a de plus grand amour qu’en donnant sa vie pour ses amis" (Jean 15, 13). En effet on montre d’autant plus son amour qu’on ne recule pas devant des souffrances répétées et pénibles pour son ami. Or de tous les maux de l’homme la mort est le plus pénible qui nous enlève la vie humaine; d’où il n’y a pas de plus grand signe d’amour que si un homme expose sa vie pour un ami véritable. Quant au courage ensuite qui reste fidèle au devoir malgré l’adversité car c’est surtout le fait du courage que quelqu’un même sous menace de mort ne s’écarte pas de la vertu. D’où ce que dit l’Apôtre parlant de la passion du Christ "Pour que par sa mort Il détruisît celui qui avait l’empire de la mort, c’est-à-dire le diable; et qu’Il délivrât ceux qui par crainte de la mort pour toute la vie étaient soumis à l’esclavage" (Hébreux 2, 14 sq). En effet en ne refusant pas de mourir pour la vérité il bannit la crainte de la mort à cause de laquelle les hommes très souvent se soumettent à l’esclavage du péché. Quant à la patience qui dans l’adversité ne laisse pas la tristesse s’emparer de l’homme, mais plus sont grandes les traverses plus resplendit la vertu de patience. D’où dans le plus grand des maux qu’est la mort on donne un exemple de parfaite patience si on l’endure sans trouble de l’esprit. C’est ce que le Prophète prédit du Christ : "Comme l’agneau qui se tait devant le tondeur Lui aussi n’ouvrit pas la bouche" (Is 53, 7). Quant à l’obéissance qui est d’autant plus louable que l’on obéit dans les choses plus difficiles; or le plus difficile entre tout est la mort; d’où pour recommander la parfaite obéissance du Christ l’Apôtre dit : "Il s’est fait obéissant" à son Père "jusqu’à la mort" (Ph 2, 8). |
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Caput 228 [70413] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 228 tit. De morte crucis
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Chapitre 228 — DE LA
MORT DE LA CROIX
Pour les mêmes raisons on voit pourquoi le Christ a voulu souffrir la mort de la croix. D’abord parce qu’elle convient comme remède satisfactoire. Il est juste en effet que l’homme soit puni en ces choses où il a péché : "On est puni par quoi on a péché" (Sag 11, 17). Le premier péché de l’homme fut d’avoir mangé le fruit de l’arbre de la science du bien et du contrairement au précepte de Dieu; à sa place le Christ s’est laissé attacher à la croix pour payer ce qu’Il n’avait pas pris comme il est dit au Psaume (68, 5)[54]. Ce qui se justifie aussi quant au sacrement. En effet le Christ a voulu montrer par sa mort que nous devions mourir à la vie charnelle pour que notre coeur s’élève vers les choses d’en haut. D’où Lui-même nous dit : "Quand je serai élevé de terre j’attirerai tout à moi" (Jean 12, 32). Cela s’accorde aussi avec
l’exemple d’une vertu par faite. Il arrive en effet que les hommes ne
redoutent pas moins une mort ignominieuse que les affres de la mort, d’où il
semble bien que pour la perfection de la vertu en vue du bien de la vertu on
ne redoute pas de subir une mort ignominieuse. D’où pour recommander la
parfaite obéissance du Christ, après avoir dit de Lui qu’Il s’était fait
obéissant jusqu’à la mort l’apôtre ajoute : "La mort, oui, de la
croix" (Ph 2, 8). Cette mort était considérée comme la plus ignominieuse
selon la Sagesse; "Condamnons-le de la mort la plus honteuse"
(Sap 2, 20). |
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Caput 229 [70415] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 229 tit. De
morte Christi
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Chapitre 229 — LA MORT DU CHRIST
Dans le Christ sont réunies trois substances : son corps, son âme et la divinité[55] du Verbe, dont deux, l’âme et le corps sont unies en une seule nature, séparées cependant à la mort. Autrement le corps ne serait pas réellement mort puisque la mort pour le corps est sa séparation d’avec l’âme; cependant ni l’un ni l’autre ne furent pas séparés du Verbe de Dieu dans l’union de la personne. De l’union de l’âme et du corps résulte l’humanité; l’âme étant donc séparée du corps du Christ par la mort il n’y eut pas d’homme pendant les trois jours de sa mort. Or on a dit plus haut (chapitres 203 et 211) à cause de l’union en la personne de l’humaine nature au Verbe de Dieu que tout ce qui est dit du Christ-homme peut correctement être attribué au Fils de Dieu. Or comme dans sa mort subsistait l’union personnelle du Fils de Dieu à l’âme et au corps du Christ, tout ce qui est dit des deux peut être attribué au Fils de Dieu. D’où dans le Symbole est-il dit du Fils de Dieu qu’"Il a été enseveli"parce que le corps qui lui était uni reposa dans le tombeau et qu’Il descendit aux enfers", son âme y descendant. Il faut aussi savoir que le genre masculin désigne la personne et le neutre la nature : d’où nous disons dans la Trinité que le Fils est autre que le Père, mais non quelque chose d’autre. D’après cela dans les trois jours de sa mort le Christ fut tout entier dans le tombeau, tout entier en enfer, tout entier au ciel, à cause de la personne qui était unie et à la chair gisant dans le tombeau, et à son âme qui dépouillait les enfers, et il subsistait en la nature divine en régnant au ciel. Mais on ne peut pas dire qu’Il se trouva entièrement dans le tombeau ou en enfer, parce que ce n’est pas toute la nature humaine, mais une partie qui fut dans le tombeau ou en enfer. |
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Caput 230 [70417] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 230 tit. Quod
mors Christi fuit voluntaria
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Chapitre 230 — LA
MORT DU CHRIST A ÉTÉ VOLONTAIRE
Donc la mort du Christ a été conforme à la nôtre quant à ce qui regarde la nature de la mort et qui est la séparation de l’âme avec le corps, mais la mort du Christ fut différente de la nôtre à un certain point de vue. Nous mourons comme soumis à la mort par nécessité ou naturelle ou d’une violence qui nous est faite. Or le Christ est mort non par nécessité mais par sa puissance et sa propre volonté. Et lui-même dit : "J’ai le pouvoir de disposer de ma vie et de la reprendre de nouveau" (Jean 10, 18). La raison de cette différence est que les choses naturel les ne sont pas au pouvoir de notre volonté; or l’union de l’âme et du corps est naturelle et donc il n’est pas au pouvoir de notre volonté que l’âme reste attachée au corps ou qu’elle en soit séparée; mais cela dépend de la vertu d’un agent. Or tout ce qui était dans le Christ selon la nature humaine était naturel et tout entier soumis à la volonté à cause de la vertu divine à laquelle est soumise toute la nature. Il était donc au pouvoir du Christ qu’aussi longtemps qu’Il le voulait, son âme reste unie au corps et aussitôt qu’Il le voulait, elle en soit séparée. Or un signe de ce pouvoir divin le centurion le comprit qui se tenait debout près de la croix du Christ le voyant expirer dans un grand cri; ce qui montrait à l’évidence qu’Il ne mourait pas d’un défaut naturel comme les autres hommes. En effet ceux-ci ne peuvent pas rendre l’âme en criant puisqu’à l’article de la mort ils peuvent à peine mouvoir et agiter la langue. D’où parce que le Christ expira dans un cri Il manifesta son pouvoir divin et à cause de cela le centurion dit : "Vraiment Il était le Fils de Dieu" (Mt. 27, 54). Cependant on ne peut pas dire que les Juifs n’ont pas fait mourir le Christ ou que Lui-même s’est donné la mort. Celui-là tue quelqu’un qui est la cause de sa mort; cependant il n’y aura pas de mort à moins que ce qui cause la mort l’emporte sur ce qui conserve la vie. 0r il était au pouvoir du Christ de céder devant la cause qui le détruisait ou de lui résister aussi longtemps qu’Il le voulait. Et donc le Christ est mort volontairement et cependant les Juifs l’ont fait mourir. |
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Caput 231 [70419] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 231 tit. De
passione Christi quantum ad corpus
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Chapitre 231 — DE LA PASSION DU CHRIST QUANT A SON CORPS
Or non seulement le Christ a voulu souffrir la mort mais aussi les autres choses qui proviennent dans les descendants par le péché du premier père afin qu’en acceptant intégralement la peine du péché Il nous libérerait parfaitement, par sa satisfaction, de nos péchés. On distingue ce qu’Il a souffert avant sa mort et après sa mort. Précédèrent la mort du corps les souffrances tant naturelles, comme la faim, la soif, la lassitude et d’autres choses de ce genre, que les violentes, comme les blessures, la flagellation et autres choses semblables que toutes le Christ a voulu souffrir comme provenant du péché. En effet si l’homme n’avait pas péché. Il n’eut pas ressenti la faim ou la soif ou la lassitude ou le froid ni souffert la violence extérieure. Cependant le Christ supporta ces souffrances d’une autre manière que les hommes. En effet chez les autres hommes rien ne fait obstacle à la souffrance. Dans le Christ non seulement la vertu divine pouvait résister à ses souffrances, mais aussi la béatitude de son âme dont la force était telle au dire de saint Augustin qu’elle débordait sur le corps (Ep. ad Diosc. c. 3). Et donc après la résurrection par là même que l’âme sera glorifiée par la vision divine et par une pleine et entière jouissance, le corps uni à la gloire de l’âme deviendra glorieux, impassible et immortel. Donc comme l’âme du Christ jouissait de la parfaite vision divine, autant qu’il se peut, il s’en suivait que le corps devenait impassible et immortel par ce débordement de la gloire de l’âme sur son corps. Mais il y fut fait exception de sorte que l’âme jouissant de la vision divine, le corps en même temps souffrirait sans aucun débordement de la gloire de l’âme sur le corps. En effet comme on l’a dit (chapitre 230), ce qui était naturel dans le Christ était soumis selon la nature humaine à sa volonté. Il pouvait donc à sa guise empêcher le débordement naturel des parties supérieures sur les inférieures et laisser chaque partie souffrir ou agir ce qu’il lui était propre sans l’intervention de l’autre partie; ce qui ne peut avoir lieu chez les autres hommes. D’où vient aussi que le Christ souffrit une douleur extrême parce que la douleur corporelle n’était en rien adoucie par la partie supérieure de la raison, comme en revanche la douleur corporelle n’empêchait pas la joie de sa raison. De là aussi il appert que le Christ fut à la fois voyageur et voyant. En effet il jouissait de la vision divine, ce qui est propre au voyant, de telle manière cependant que son corps restait sujet aux souffrances, ce qui appartient au voyageur. Et comme c’est le propre du voyageur de mériter pour soi ou pour les autres par le bien qu’il fait par charité, de là vient que le Christ, quoique bienheureux, mérita cependant par ses actions et pour Lui et pour nous. Pour Lui non pas la gloire de l’âme qu’Il avait depuis le début de sa conception, mais la gloire du corps à laquelle Il parvint par sa passion. A nous aussi chacune de ses souffrances et actions furent profitables à notre salut, non seulement comme exemples, mais aussi comme mérites, parce que par l’abondance de sa charité et de sa grâce. Il put nous mériter la grâce, pour qu’ainsi les membres reçoivent de la plénitude de la tête. Chacune de ses souffrances si petites qu’elles fussent suffisait à racheter le genre humain si on considère la dignité du patient. Plus en effet est digne la personne à laquelle on inflige une souffrance plus aussi est grande l’injure, comme par exemple de frapper le prince que de frapper quelqu’un du peuple. Comme le Christ est d’une infinie dignité toute souffrance chez Lui a un prix infini qui suffirait à abolir une infinité de péchés. Cependant la rédemption du genre humain ne fut pas achevée par n’importe quelle souffrance mais par la mort que pour les raisons apportées plus haut (chapitres 227 et 228) Il a voulu subir pour racheter le genre humain du péché. Dans tout achat en effet est requis non seulement l’appréciation juste mais aussi le versement fait à l’achat. |
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Caput 232 [70421] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 232 tit. De passibilitate animae Christi
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Chapitre 232 — L’ÂME SOUFFRANTE DU CHRIST
1. L’âme étant la forme du corps
il s’en suit que si le corps souffre, l’âme souffre aussi d’une certaine
façon d’où selon la condition passible du corps le Christ souffrit aussi en
son âme. Il faut considérer qu’il y a une double souffrance de l’âme : l’une
du côté du corps l’autre du côté de l’objet : ce qu’on peut considérer en
quelqu’une des puissances. En effet comme l’âme est au corps, ainsi une
partie de l’âme est à une partie du corps. Or la puissance visuelle est
affectée par son objet, comme lorsque la vue est offusquée par un trop grand
éclat; du côté de l’organe, comme lorsque la pupille étant lésée, la vue en
est émoussée. 2. Si donc on considère la
souffrance de l’âme du Christ à partir du corps ainsi toute l’âme souffrait,
le corps souffrant. L’âme est en effet la forme du corps selon son essence;
or dans cette essence toutes les puissances s’enracinent; d’où il reste que
si le corps souffre, chacune des puissances de l’âme souffre d’une certaine
façon. Si l’on considère la souffrance de l’âme du côté de l’objet, toute
puissance de l’âme ne souffrait pas, selon que souffrir à proprement parler
suppose un dommage. En effet du côté de l’objet tout n’était pas nocif en
chacune des puissances de l’âme. 3. Déjà en effet il a été dit
plus haut (chapitres 216 et 231) que l’âme du Christ jouissait de la parfaite
vision de Dieu. Donc la raison supérieure[56]
de l’âme, qui chez le Christ s’attache à la contemplation et à l’ordonnance
des choses éternelles, n’offrait rien de contraire ou d’incompatible qui
puisse donner lieu à subir du dommage. Quant aux puissances sensitives dont
les objets sont des choses corporelles elles subirent le contre coup des
souffrances du corps; d’où son corps souffrant, le Christ en ressentit une
douleur sensible. Et parce que la lésion corporelle, de même qu’elle est
ressentie dommageable et qu’ainsi aussi l’imagination intérieure l’appréhende
comme nocive, il s’en suit une douleur intérieure, même si elle n’est pas
ressentie dans le corps; et nous disons que cette passion de la tristesse a
été dans l’âme du Christ. Et non seulement l’imagination, mais aussi la
raison inférieure saisit aussi ce qui nuit au corps. Et donc aussi
l’appréhension de la raison inférieure qui est des choses temporelles pouvait
donner lieu à la passion de la tristesse dans le Christ c’est-à-dire en tant
que la raison inférieure appréhendait la mort ou autre lésion du corps comme
nocives et contraires à l’appétit naturel. 4. De l’amour qui de deux hommes
ne fait qu’un en quelque sorte, il arrive que l’on éprouve de la tristesse de
choses que l’imagination ou la raison inférieure appréhendent comme nocives
non seulement pour soi mais aussi pour ceux qu’on aime. Là aussi le Christ
éprouvait de la tristesse de ce qu’Il connaissait le danger de la faute ou de
la peine qui menaçait ceux qu’Il aimait d’un amour de charité. D’où son
affliction non seulement pour lui-même mais aussi pour nous. Mais bien que
c’est à la raison supérieure que se rapporte l’amour du prochain, en tant
qu’on l’aime par charité pour Dieu, cependant dans le Christ la raison
supérieure ne pouvait s’attrister au sujet des défauts du prochain comme il
arrive chez nous. Parce qu’en effet la raison supérieure du Christ jouissait
de la pleine vision de Dieu, elle appréhendait ces défauts comme ils sont
contenus dans la sagesse divine qui a prévu et permis un tel péché et qu’il
en soit puni. Et donc ni l’âme du Christ, ni le bienheureux qui voit Dieu, ne
peuvent concevoir de la tristesse des défauts du prochain. 5. Il en va autrement chez les
vivants qui n’atteignent pas à la vision de la sagesse. Ils s’attristent en
effet aussi selon la raison supérieure des défauts d’autrui pendant qu’ils
considèrent pour l’honneur de Dieu et l’exaltation de la foi que certains
soient sauvés qui cependant sont damnés. Ainsi donc Lui qui souffrait selon
les sens, l’imagination et la raison inférieure, de ces mêmes choses Il s’en
réjouissait selon la raison supérieure en tant qu’Il les rapportait à
l’ordonnance de la divine sagesse. Or il est propre à la raison de savoir
comparer les choses l’une à l’autre et donc on dit ordinairement que la
raison du Christ repoussait la mort considérée en elle-même c’est-à-dire
qu’elle est naturellement haïssable; cependant Il voulait la souffrir
considérée en son motif. 6. De même que le Christ s’est
attristé ainsi aussi a-t-il connu les passions qui naissent de la tristesse
comme la peur, la colère, etc. Ce qui en effet peut par sa présence causer la
tristesse est aussi la cause de la crainte par l’appréhension des maux futurs
et si quelqu’un nous lésant provoque la tristesse nous nous irritons contre
lui. Cependant ces passions n’étaient pas les mêmes qu’en nous. Chez nous en
effet elles préviennent le plus souvent le jugement de la raison, parfois
elles outrepassent la mesure de la raison. Dans le Christ elles ne
prévenaient jamais le jugement de la raison ni n’excédaient jamais la mesure
fixée par la raison; mais l’appétit inférieur seul était mû, qui est sujet de
passion, autant que la raison l’avait décidé. Il pouvait donc se faire que
selon la partie inférieure l’âme du Christ refuse ce que d’autre part elle
désirait selon la partie supérieure. Cependant une contrariété d’appétit
n’existait pas chez Lui, ou la rébellion de la chair contre l’esprit, choses
qui arrivent chez nous parce que l’appétit inférieur surmonte Je jugement et
la mesure raisonnable. Mais le Christ était mû selon la raison permettant à
chacune des forces inférieures de se mouvoir de leur propre mouvement selon
qu’il convenait. 7. D’après ces considérations il
est manifeste que la rai son supérieure du Christ par rapport à son objet se
réjouissait toute entière (car rien ne pouvait se présenter de ce côté qui
fût cause de tristesse) mais elle souffrait aussi toute entière du côté du
sujet comme on l’a vu (chapitre 232). Et ni la jouissance ne diminuait la
souffrance, ni celle-ci n’empêchait la jouissance, puisqu’il n’y avait pas
débordement de l’une à l’autre; mais il était laissé à chacune des puissances
d’agir en propre comme il a été dit (chapitre 231). |
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Caput 233 [70423] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 233 tit. De
oratione Christi
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Chapitre 233 — LA PRIÈRE DU CHRIST A L’AGONIE
Comme la prière expose un désir, de la diversité des appétits il est possible de se faire une idée de ce que fut la prière du Christ à l’imminence de sa passion : "Mon Père, s’il est possible, que ce calice s’éloigne de moi : ce pendant que ta volonté soit faite et non la mienne" (Mt 26, 39). En effet en disant : "Que ce calice s’éloigne de moi" Il désigne le mouvement de l’appétit inférieur et du désir naturel par quoi chacun repousse la mort naturellement et désire vivre. En disant : "Cependant non pas comme je veux mais comme tu le veux" Il exprime le mouvement de la raison supérieure qui considère tout dans l’ordre de la divine sagesse. A cela se rapporte aussi : "Si ce n’est pas possible" qui démontre que cela seul peut se faire qui procède selon l’ordre de la divine volonté. Et bien que le calice de la passion ne se soit pas éloigné sans qu’Il le boive, on ne peut pas dire que sa prière n’a pas été exaucée. Car selon l’Apôtre : "Il a été exaucé en tout à cause de sa piété" (Hébreux 5, 7). Puisque la prière expose un désir, comme on vient de le dire, nous demandons simplement ce que nous désirons simplement; d’où le désir des justes obtient d’être exaucé auprès de Dieu, selon ce que dit le Psaume : "Le Seigneur a exaucé le désir des pauvres" (Ps 9, 17). Or nous désirons simplement quand nous désirons selon la raison supérieure qui seule donne le consentement à l’acte. Or le Christ a simplement demandé que la volonté du Père se fasse parce c’est elle qu’Il a voulu simplement et non que le calice s’éloigne de Lui : ce qu’il ne voulait pas simplement, mais selon la raison inférieure, comme on l’a dit (chapitre 232). |
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Caput 234 [70425] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 234 tit. De sepultura Christi
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Chapitre 234 — LA SÉPULTURE DU CHRIST
Le péché avait entraîné après la mort d’autres misères et du côté du corps et du côté de l’âme. Du côté du corps, il serait rendu à la terre d’où il est pris. Or pour le corps il y a deux sortes de misères : selon la position et selon la décomposition, car le cadavre est placé sous terre dans un tombeau et il se décompose en éléments dont le corps est fait. Le Christ a voulu subir la première c’est-à-dire que son corps soit placé sous terre. L’autre il ne l’a pas subie c’est-à-dire que son corps aurait été décomposé. D’où il est écrit : "Tu ne permettras pas que ton saint connaisse la corruption" (Ps 15, 10) c’est-à-dire la putréfaction. La raison en est que le corps du Christ prit la matière à par tir de la nature humaine, mais sa formation ne fut pas par un pouvoir humain mais par la vertu de l’Esprit Saint. Et donc à cause de la substance matérielle, Il a voulu endurer un endroit souterrain qu’on a l’habitude d’accorder aux morts. En effet est dû aux corps le lieu de l’élément prédominant. Mais Il n’a pas voulu souffrir la dissolution d’un corps oeuvre de l’Esprit Saint; car c’est en cela qu’Il différait des autres hommes. |
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Caput 235 [70427] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 235 tit. De
descensu Christi ad Inferos
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Chapitre 235 — LA DESCENTE DU CHRIST AUX ENFERS
Du côté de l’âme, il y a chez l’homme après la mort en suite du péché, la descente aux enfers, non seulement quant au lieu mais aussi quant à la peine. De même que le Christ fut sous terre selon le lieu mais ne fut pas décomposé, ainsi l’âme du Christ descendit aux enfers quant au lieu mais n’y subit pas la peine, mais plutôt pour en délivrer ceux qui à cause du premier péché y étaient détenus et pour lequel il avait déjà pleinement satisfait en souffrant la mort. D’où après la mort il ne restait plus rien à souffrir, mais sans souffrance pénale. Il descendit localement aux enfers pour se montrer en libé rateur des vivants et des morts. De là aussi on dit qu’Il est le seul "parmi les morts à avoir été libre" (Ps 87, 6), parce que l’âme n’a pas connu la peine de l’enfer, ni son corps la corruption du tombeau. Quoique le Christ descandant
aux enfers délivrât ceux qui pour le péché du premier père y étaient détenu,
cependant, il y laissa ceux qui pour leurs péchés personnels s’y trouvaient
condamnés. Et c’est pour cela qu’il est dit de lui : "il a mordu
l’enfer"[57]
mais Il ne l’a pas absorbé, parce qu’il libéra une partie et y laissa
l’autre. Aux déficiences du Christ le Symbole de foi fait allusion : "A
souffert sous Ponce Pilate, a été crucifié, est mort, a été enseveli, est
descendu aux enfers." |
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D- La résurrection et l’ascension (chapitre 236 à 240) |
Caput 236 [70429] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 236 tit. De resurrectione et tempore resurrectionis Christi
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Chapitre 236 — LA RÉSURRECTION ET LE TEMPS DE LA RÉSURRECTION DU
CHRIST
1. Puisque le Christ a délivré le
genre humain de ses maux causés par le péché du premier père, il fallait que
de même qu’Il avait supporté nos maux pour nous en délivrer, qu’ainsi aussi
apparaîtraient en lui les prémices de la réparation de l’homme accomplie par
lui. Par ces deux choses le Christ nous est proposé comme signe de notre
salut quand dans sa passion nous considérons ce que nous avons encouru pour
le péché et ce que nous devions souffrir pour en être délivré, et quand nous
con sidérons par son exaltation ce que nous devons espérer par lui. 2. Donc ayant vaincu la mort
causée par le premier péché Il est le premier ressuscité à la vie immortelle
: afin que de même qu’en Adam péchant, pour la première fois apparut la vie
mortelle, ainsi dans le Christ satisfaisant pour le péché, pour la première
fois la vie immortelle apparaîtrait dans le Christ. D’autres étalent revenus
à la vie avant le Christ ressuscités par Lui ou par les Prophètes mais qui
mourraient de nouveau, tandis que le Christ ressuscité des morts ne meurt
plus (Rom 6, 9). D’où ayant échappé le premier à la nécessité de mourir Il
est appelé le premier d’entre les morts, les prémices de ceux qui dorment
(Act 26, 23; Col 1, 18; 1 Cor 15, 20), c’est-à-dire qu’Il est le premier
sorti du sommeil de la mort en secouant le joug de la mort. 3. La résurrection ne devait pas
être retardée ni avoir lieu aussitôt après la mort. Si en effet il était
revenu à la vie aussitôt après la mort la réalité de cette mort n’était pas
prouvée. Si la résurrection était trop longtemps retardée il n’y avait pas de
preuve de sa victoire sur la mort, ni aucun espoir n’était donné aux hommes
d’être délivrés par Lui de la mort. D’où il remit sa résurrection jusqu’au
troisième jour, car ce temps était suffisant pour prouver la réalité de sa
mort ni trop long pour enlever l’espoir de la délivrance. On l’a bien vu chez
les disciples d’Emmaüs dont l’espoir s’estompait, et qui disaient, le
troisième jour : "Nous espérions qu’Il sauverait Israël" (Lc
24, 21). 4. Cependant le Christ n’est pas
demeuré trois jours entiers dans le tombeau. Il est cependant dit qu’Il resta
trois jours et trois nuits dans le sein de la terre selon qu’on prend la
partie pour le tout. Comme en effet le jour naturel est fait du jour et de la
nuit que le Christ fut dans la mort Il est dit avoir été dans la mort tout ce
jour-là. Et l’Ecriture a coutume de compter la nuit avec le jour suivant
parce que les Hébreux comptent le temps d’après la lune qui fait son
apparition le soir. Or le Christ a été dans le tombeau à la fin du sixième
jour qui compte avec la nuit qui le précède donnera environ un jour naturel;
la nuit suivant le sixième jour avec le sabbat entier Il fut dans le tombeau
et ainsi on obtient deux journées. Il gît encore dans la mort la nuit
suivante, qui précède le jour du Seigneur où Il est ressuscité, soit à minuit
selon saint Grégoire (In Ev. 2,21) soit dès l’aube selon d’autres.
D’où si l’on compte toute la nuit ou une partie avec le jour du Seigneur
suivant on aura le troisième jour naturel. 5. Qu’Il ait voulu ressusciter le
troisième jour, il y a là un mystère afin de montrer qu’Il est ressuscité par
la vertu de toute la Trinité. D’où on dit tantôt que le Père l’a ressuscité,
tantôt que c’est de lui-même; ce qui est aussi vrai comme c’est la même vertu
du Père et du Fils et de l’Esprit Saint. C’est aussi pour montrer que la
restauration de la vie n’a pas été faite le premier jour du siècle à savoir
sous la loi naturelle, ni le second à savoir sous la loi mosaïque, mais le
troisième à savoir au temps de la grâce. 6. Il y a aussi une raison à ce que le Christ est resté un jour entier et deux nuits entières dans le tombeau parce que par l’unique vétusté qu’Il a prise, c’est-à-dire de la peine, Il a absorbé nos deux vétustés, de la faute et de la peine, qui sont signifiées par les deux nuits. |
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Caput 237 [70431] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 237 tit. De
qualitate Christi resurgentis
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Chapitre 237 — DE LA QUALITÉ DU CHRIST RESSUSCITÉ
Non seulement le Christ a récupéré pour le genre humain ce qu’Adam avait perdu en péchant mais aussi ce à quoi Adam aurait pu parvenir par ses mérites. Car beaucoup plus grande fut l’efficacité du Christ pour le mérite que celle de l’homme avant le péché. En effet par le péché, Adam encourut la mort ayant perdu le privilège de ne pas devoir mourir s’il ne péchait pas. Quant au Christ non seulement cette nécessité de la mort est exclue, mais encore il acquit la nécessité de ne pas mourir. D’où le corps du Christ après la résurrection est devenu impassible et immortel non comme le premier homme qui pouvait ne pas mourir mais absolument, ne pouvant plus mourir; ce que dans l’avenir nous attendons pour nous- mêmes. Et parce que l’âme du Christ avant sa mort pouvait souffrir selon que le corps souffrait il s’en suit qu’avec l’impassibilité du corps l’âme aussi devenait impassible. Maintenant que le mystère de la rédemption de l’homme est accompli, à cause que par exception la jouissance de la gloire avait été contenue en la partie supérieure ne pouvant déborder sur la partie inférieure et jusqu’au corps mais qu’il fut permis à chaque partie d’agir ou de souffrir ce qui lui était propre, il s’en est suivi désormais par le débordement de la gloire à partir de l’âme supérieure que le corps était glorifié totalement ainsi que les forces inférieures. Et de la vient qu’ayant été voyant avant sa passion à cause de la jouissance de l’âme et voyageur à cause de la passibilité du corps, Il ne fut plus désormais voyageur après le résurrection mais uniquement voyant. |
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Caput 238 [70433] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 238 tit. Quomodo
convenientibus argumentis Christi resurrectio demonstratur
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Chapitre 238 — Y A-T-IL DES PREUVES CONVAINCANTES DE LA
RÉSURRECTION DU CHRIST ?
Comme on l’a dit (chapitre 236) le Christ a anticipé sa résurrection pour qu’elle fût pour nous un motif d’espérance et que nous puissions aussi ressusciter. Pour cela il fallait que sa résurrection et le privilège du ressuscité se manifestent par des preuves convaincantes. Ce n’est pas à tous indifféremment qu’Il a manifesté sa résurrection, comme Il l’avait fait pour son humanité et sa passion, mais seulement à des témoins prédestinés par Dieu (Act 10, 41), c’est-à-dire ses disciples qu’Il avait choisis pour procurer aux hommes le salut. Or l’état de résurrection appartient à la gloire du voyant dont la connaissance n’est pas due à tous mais à ceux qui s’en rendent dignes. Le Christ leur manifesta et la vérité de la résurrection et la gloire du ressuscité : pour la première en leur montrant que c’était bien le même qui était mort et ressuscité quant à sa nature et quant à son personnage : quant à la nature car Il montra qu’Il avait un corps humain véritable en se présentant au toucher et à la vue des disciples auxquels Il dit : "Touchez et voyez car un esprit n’a ni chair ni os comme vous voyez que j’en ai" (Lc 24, 39). Il se manifesta aussi en mangeant et buvant avec eux, actions qui conviennent à la nature humaine, et en parlant et marchant en leur compagnie qui sont des actes d’un homme vivant. Cependant se nourrir n’était plus une nécessité; en effet les corps des ressuscités sont incorruptibles et n’ont plus besoin de nourriture puisqu’en eux il n’y a aucune déperdition à restaurer; d’où la nourriture prise par le Christ ne servit pas d’aliment pour son corps mais elle revint à la matière précédente. Néanmoins de cela même qu’Il mangea et but Il montra qu’Il était homme. Quant au personnage Il prouva qu’Il était le même qui avait été mort en laissant voir les traces de sa mort en son corps c’est-à-dire les cicatrices des blessures. D'où Il dit à Thomas "Mets ton doigt ici et regarde mes mains et approche ta main et mets-la dans mon côté" (Jean 20, 27). Et encore : "Voyez mes mains et mes pieds, c’est bien moi" (Lc 24, 38). Et c’était exceptionnellement qu’Il avait gardé les cicatrices de ses blessures en son corps pour prouver la réalité de sa résurrection; en effet le corps incorruptible d’un ressuscité doit avoir toute son intégrité; on peut cependant admettre que chez les martyrs des marques de précédentes blessures apparaîtront avec une certaine beauté en témoignage de leur vertu. Il montra également qu’Il était le même personnage à sa façon de s’exprimer et autres manières d’agir qui font reconnaître les hommes. D’où ces disciples le reconnurent à la fraction du pain (Lc 24, 30 et 35). Et lui-même se montra ouvertement en Galilée où il avait eu l’habitude d’être avec eux. Il manifesta la gloire du ressuscité en entrant chez eux les portes étant fermées (Jean 24, 31). En effet il appartient à la gloire d’un ressuscité de pouvoir apparaître à un regard non glorieux quand il le veut ou de disparaître à son gré. Cependant comme la foi en la résurrection faisait difficulté c’est par plusieurs indices qu’Il démontra tant la réalité de sa résurrection que la gloire de son corps ressuscité. Car s’Il avait totalement découvert l’exceptionnelle condition d’un corps glorifié Il eut causé préjudice à la foi en la résurrection car l’immensité de sa gloire aurait enlevé jusqu’à la vraisemblance de son identité. Il donna aussi des preuves non seulement par des signes visibles mais encore par des preuves intellectuelles en leur faisant comprendre le sens des Ecritures; et par les écrits prophétiques Il montra qu’Il devait ressusciter. |
Caput 239 [70435] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 239 tit. De
duplici vita reparata in homine per Christum
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Chapitre 239 — DES DEUX VIES RESTAURÉES EN L’HOMME PAR LE CHRIST
De même que le Christ par sa mort a détruit notre mort ainsi par sa résurrection il a réparé notre vie. Or il y a en l’homme une double mort et une double vie : une mort selon le corps par sa séparation d’avec l’âme, l’autre par sa séparation d’avec Dieu. Or le Christ chez qui la deuxième mort n’a pas eu lieu, en souffrant la première, c’est-à-dire corporelle, détruisit en nous l’une et l’autre. Semblablement aussi à l’opposé on trouve une double vie : celle du corps par l’âme et qui s’appelle vie naturelle et l’autre qui vient de Dieu et qu’on appelle vie de justice ou vie de la grâce; et elle vient par la foi par laquelle Dieu habite en nous : "Mon juste vivra de sa foi" (Hab 2, 4; Rom 1, 1.7). Et d’après cela il y a une double résurrection, l’une corporelle par laquelle l’âme est réunie au corps, l’autre spirituelle par laquelle elle est de nouveau unie à Dieu. Et cette seconde résurrection n’eut pas lieu dans le Christ parce que son âme ne fut jamais séparée de Dieu par le péché. Donc par sa résurrection Il est cause de l’une et de l’autre c’est-à-dire corporelle et spirituelle. Il faut cependant remarquer que comme le dit saint Augustin (Tract. super Joan. 19) "Le Verbe de Dieu ressuscite les âmes mais le Verbe fait chair ressuscite les corps ". Donner la vie à l’âme n’appartient qu’à Dieu. Mais parce que sa chair est instrument de la divinité et que l’instrument agit en vertu de la cause principale notre double résurrection et corporelle et spirituelle se rapporte à la résurrection corporelle du Christ comme en sa cause. En effet tout ce qui s’est passé dans la chair du Christ nous a été salutaire en vertu de son union à la divinité; de notre résurrection spirituelle dit : "Il a été livré à cause de nos délits et Il est ressuscité pour notre justification" (Rom 4, 25); et de notre résurrection corporelle, il dit : "Si on annonce le Christ ressuscité comment d’aucuns disent-ils parmi vous qu’il n’y a pas de résurrection des morts ?" (1 Cor 15, 12). Excellemment l’Apôtre attribue la rémission des péchés à la mort du Christ et notre justification à sa résurrection, pour désigner la conformité et la ressemblance de l’effet avec la cause. Car de même qu’on dépose le péché qui est remis, ainsi le Christ en mourant a déposé sa vie passible en laquelle se trouvait la ressemblance du péché. Et lorsqu’on est justifié, on acquiert une nouvelle vie; ainsi le Christ par sa résurrection obtint la nouveauté de la gloire. Ainsi donc la mort du Christ est cause de la rémission de notre péché, et effective instrumentalement, et exemplaire sacramentellement, et méritoire; il en est de même de sa résurrection effective et exemplaire, quoique non méritoire : et parce qu’il n’était plus voyageur et parce que la gloire de sa résurrection fut la récompense de sa passion, comme il ressort de la lettre aux Philippiens (2, 8). Ainsi donc il est évident que le Christ doit être appelé le premier-né de ceux qui ressuscitent d’entre les morts, non seulement selon l’ordre du temps puisqu’Il est le premier qui est ressuscité (chapitre 236), mais aussi dans l’ordre de la cause parce que sa résurrection est cause de la nôtre, et dans l’ordre de dignité parce que plus glorieuse. Cette foi dans le résurrection du Christ se trouve au Symbole de la foi à ces mots : "Le troisième jour Il est ressuscité des morts." |
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Caput 240 [70437] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 240 tit. De duplici praemio humiliationis, scilicet resurrectione
et ascensione
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Chapitre 240 — DE LA DOUBLE RÉCOMPENSE DE L’HUMILIATION DU CHRIST,
C’EST-A-DIRE LA RÉSURRECTION ET L’ASCENSION
1. Selon l’Apôtre l’exaltation du
Christ a été la récompense de son humiliation. Il suit de là qu’à sa double
humiliation répond une double exaltation. Car Il s’est humilié d’abord en
souffrant la mort dans une chair passible qu’Il avait assumée, ensuite quant
au lieu : son corps déposé dans un tombeau et son âme descendant en enfer. A
la première humiliation répond l’exaltation de la résurrection dans laquelle
de la mort Il revint à la vie immortelle; à la seconde humiliation répond
l’exaltation de l’ascension. D’où l’Apôtre dit : "Celui qui est
descendu est le même qui est monté au-dessus des cieux" (Eph 4, 10). 2. De même qu’on dit du Fils de
Dieu qu’Il est né, a souffert, a été enseveli et qu’Il est ressuscité non pas
cependant selon la nature divine mais humaine, ainsi on dit du Fils de Dieu
qu’Il est monté au ciel non pas cependant selon la nature divine mais
humaine. Car selon la nature divine Il n’a jamais quitté le ciel, se trouvant
par tout et toujours; d’où en saint Jean Il dit : "Personne ne monte
au ciel sinon celui qui descend du ciel, le Fils de l’homme qui est au
ciel" (Jean 3, 13). Par quoi on nous donne à entendre qu’Il est
ainsi descendu du ciel assumant la nature humaine tout en demeurant toujours
au ciel. 3. D’où il faut aussi savoir que
seul le Christ de son propre pouvoir est monté au ciel. Cet endroit en effet
était dû à celui qui était descendu en raison de son origine. Les autres ne
peuvent y monter par eux-mêmes mais par la vertu du Christ étant devenus ses
membres. Et de même que monter au ciel convient au Fils de Dieu selon la
nature humaine ainsi vient s’ajouter autre chose qui lui convient selon la
nature divine, c’est-à-dire de s’asseoir à la droite du Père. En effet il ne
s’agit pas d’une droite ni d’une session corporelle. Mais comme la droite est
pour l’homme la place d’honneur on veut faire comprendre que le Fils est égal
au Père n’ayant rien perdu selon sa nature divine mais se trouvant en une
parfaite égalité avec lui. 4. Cependant on peut attribuer
cela même au Fils de Dieu selon sa nature humaine de sorte que selon la
divine nature nous entendions que le Fils est dans le Père en unité d’essence
avec qui Il partage le siège de la royauté c’est-à-dire la même puissance.
Mais comme de coutume le roi a des assistants qui participent en quelque
chose à la puissance royale, celui-là est le plus puissant que le roi met à
sa droite, à juste titre donc le Fils de Dieu même selon la nature humaine
est dit être assis à la droite du Père, comme étant élévé au-dessus de toute
créature en la dignité du royaume céleste. 5. De deux manières donc s’asseoir à la droite est propre au Christ. D’où l’Apôtre dit : "Auquel des anges a-t-il jamais été dit : Assieds-toi à ma droite ?" (Heb 1, 13). Cette ascension du Christ nous la confessons dans le Symbole en disant : "Il est monté au ciel; Il est assis à la droite de Dieu le Père". |
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E — Le jugement (chapitre 241
à 245)
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Caput 241 [70439] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 241 tit. Quod
Christus secundum naturam humanam iudicabit
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Chapitre 241 — LE CHRIST JUGERA SELON SA NATURE HUMAINE
De ce qu’on a dit (chapitre 226 sq. 231 et 239) on peut conclure que par la passion et la mort du Christ, par la gloire de la résurrection et de son ascension nous avons été libérés du péché et de la mort et avons obtenu la justice et la gloire de l’immortalité, celle-là en réalité, l’autre en espérance. La passion, la mort, la résurrection et aussi l’ascension ont été accomplies dans le Christ en sa nature humaine. En conséquence il faut dire que relativement à ce que le Christ a souffert ou fait en sa nature humaine nous délivrant des maux tant spirituels que corporels Il nous a par là promus aux biens spirituels et éternels. Or il va de soi que celui qui acquiert certains biens en faveur d’autres il les leur dispense. Cette dispensation faite à un grand nombre demande un jugement pour que chacun reçoive selon ce qui lui est dû. Il est donc juste que le Christ, selon la nature humaine selon laquelle Il accompli les mystères du salut des hommes, soit constitué par Dieu juge des hommes qu’Il a sauvés. D’où en saint Jean est-il écrit : "Il lui a donné la puissance de faire le jugement, parce qu’Il est le Fils de l’homme" (5, 27). On peut aussi en donner une autre raison il est juste en effet que ceux qui doivent être jugés voient leur juge. Mais voir Dieu en sa nature lui qui a l’autorité pour le jugement est une récompense qui lui est rendue par le jugement. Il faut donc que Dieu comme juge soit vu des hommes, qui doivent être jugés, les bons comme les mauvais, non en sa nature propre mais en la nature qu’Il a assumée. Car si les mauvais voyaient Dieu dans sa divinité ils seraient récompensés; ce dont ils sont indignes. C’est aussi une juste récompense pour son humiliation que cette exaltation du Christ lui qui fut injustement jugé par un juge humain. Pour exprimer cette exaltation, est significatif ce que nous confessons dans le Symbole qu’il a souffert sous Ponce Pilate. Donc cette exaltation de juge selon qu’Il est homme lui était due par Dieu pour juger tous les hommes les morts aussi bien que les vivants : "Ta cause fut celle d’un impie, tu recevras en retour la cause et le jugement" (Job 36, 17). Et parce que cette puissance judiciaire fait partie de son exaltation tout comme la gloire de la résurrection, le Christ au jugement apparaîtra non en le mérite de son humilité mais dans sa forme glorieuse qui est sa récompense. D’où l’Évangéliste dit : "On verra le Fils de l’homme venant dans la nuée avec une grande puissance et une grande majesté" (Lc 21, 27). La vision de sa gloire sera une joie pour les élus qui l’auront aimé et aux quels est promis qu’ils verront le roi en sa splendeur (Is 33, 17). Pour les impies elle sera un sujet de confusion et de tristesse parce que la gloire et la puissance de celui qui juge entraînera pour eux, qui s’attendent à leur damnation, la tristesse et la peur "Qu’ils contemplent et qu’ils soient confondus ces peuples jaloux et que le feu dévore tes ennemis" (Is 26, 11). Et quoique Il se montre dans sa
gloire cependant apparaîtront en Lui les marques de sa passion non comme des
déficiences, mais glorieuses et honorables, pour qu’à leur vue les élus en
conçoivent de la joie et les damnés de la tristesse d’avoir négligé un si
grand bienfait. D’où dans l’Apocalypse : "Tout oeil le verra, ceux
aussi qui le crucifièrent et toutes les tribus de la terre gémiront sur
Lui." |
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Caput 242 [70441] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 242 tit. Quod
ipse omne iudicium dedit filio suo, qui horam scit iudicii
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Chapitre 242 — CELUI QUI CONNAÎT L’HEURE A REMIS LE JUGEMENT AU
FILS
"Le Père a donné tout jugement au Fils," dit saint Jean (5, 22). Or maintenant, selon ce que dit Abraham, la vie humaine est soumise au juste jugement de Dieu "Lui-même est celui qui juge toute la terre" (Gen 18, 25). Il n’y a aucun doute aussi que ce jugement, par lequel Dieu gouverne les hommes dans le monde appartient à la puissance judiciaire du Christ. D’où ces paroles que le Père Lui adresse au Psaume 109 : "Assieds-toi à ma droite jusqu’à ce que je fasse de tes ennemis l’escabeau de tes pieds". Il s’assied en effet à la droite de Dieu selon sa nature humaine en tant que du Père Il reçoit le pouvoir de juger. Ce pouvoir Il l’exerce maintenant avant même qu’apparaisse que ses ennemis sont soumis sous ses pieds. D’où Il dit aussitôt après sa résurrection : "Toute puissance m’a été donnée au ciel et sur la terre" (Mt 28, 18). Il y a un autre jugement de Dieu au sortir de cette vie quand chacun reçoit la rétribution selon l’âme et d’après ses mérites. Les justes libérés de leur corps demeurent avec le Christ selon le désir de saint Paul (Ph 1, 23)[58]; les pécheurs à leur mort sont ensevelis en enfer (Lc 16, 22). Cette discrimination ne se fait pas sans un jugement qui appartient à la puissance judiciaire du Christ; surtout qu’Il le dit à ses disciples : "Si je m’en vais et vous pré pare une place, je reviendrai et je vous prendrai près de moi afin que où je suis vous y soyez aussi" (Jean 14,3). Être enlevé (dans le langage du Christ) n’est pas autre chose qu’être dissout (ou libéré) pour que nous puissions être avec le Christ; parce que "Aussi longtemps que nous sommes en ce corps nous marchons loin du Seigneur" (2 Cor 5,6). Mais parce que la rétribution de l’homme consiste non seulement dans les biens de l’âme mais aussi dans les biens du corps que l’âme devra de nouveau revêtir après la résurrection et comme toute rétribution requiert un jugement, il faut donc un second jugement où les hommes seront rétribués selon ce qu’ils auront fait non seulement dans l’âme mais aussi en leur corps. Et ce jugement appartient au Christ; car de même qu’Il est mort pour nous, est ressuscité en gloire et est monté aux cieux, ainsi aussi Il ressuscitera nos humbles dépouilles pour nous con figurer à son corps glorieux et nous transférer au ciel où il nous a précédé à son ascension, ouvrant la route devant nous comme le prophète Michée[59] l’avait prédit (2, 13). La résurrection de tous les hommes aura lieu à la fin des siècles, comme on l’a dit plus haut (chapitre 162). Ce jugement sera donc général et final et pour cela nous croyons que le Christ "viendra dans la gloire" une seconde fois. Mais comme au psaume 35, 7 on dit que "Les jugements de Dieu sont un abîme profond" et l’Apôtre aux Romains : "Incompréhensibles sont ses jugements" (11, 33), dans chacun de ces jugements il y a quelque chose de profond et d’incompréhensible à notre humaine connaissance. En effet dans le premier jugement de Dieu, pour lequel la vie présente nous est donnée, lé temps de ce jugement est manifeste, mais le sens des rétributions nous est caché, parce que surtout les maux en ce monde adviennent aux bons et aux méchants les joies. Mais dans les deux autres jugements de Dieu ce que sera la rétribution nous le savons, mais nous en ignorons le temps, tel le moment de la mort : "L’homme ne connaît pas sa fin" (Qoh 9, 12); quant à la fin des siècles personne ne peut la connaître. En effet nous ne savons pas d’avance les choses à venir dont nous ne connaissons pas les causes. Or Dieu est la cause de la fin du monde et sa volonté nous est inconnue; d’où la fin du monde ne peut être connue d’aucune créature mais de Dieu seul selon ce que dit saint Matthieu : "Le jour et l’heure personne ne le sait, ni les anges au ciel mais seulement le Père" (24,36). Mais comme dans saint Marc (13,32) on lit : "Ni le Fils" certains y ont trouvé matière à erreur pour dire que le Fils est moindre que le Père, parce qu’Il ignore ce que fait le Père. On pourrait éviter cela en disant peut-être que cette ignorance se rapporte à sa nature humaine assumée, non à sa divinité selon laquelle Il possède la même Sagesse que son Père; ou plus précisément, on dira qu’Il est la Sagesse même conçue dans le sein du Père. Mais il ne semble pas convenable que le Fils, même selon la nature assumée, ignore le jugement de Dieu puisque son âme, au témoignage de l’Evangile, est pleine de grâce et de vérité, comme on l’a vu plus haut (chapitres 213-216). Il n’est pas non plus vraisemblable que le Christ reçoive la puissance de juger parce qu’Il est fils de l’homme et qu’Il ignore le temps de son jugement selon la nature humaine. En effet le Père ne Lui aurait pas donné tout jugement s’il lui était ôté la décision de déterminer le temps de son avènement. Il faut donc comprendre cela selon la manière dont use l’Ecriture habituellement quand elle dit que Dieu sait quelque chose au moment où Il donne connaissance de cette chose, comme Il dit à Abraham : "Maintenant je sais que tu crains le Seigneur" (Gen 22, 12) non qu’Il commencerait alors de connaître Lui qui connaît tout depuis toujours, mais parce qu’Abraham avait montré par cet acte sa soumission. Ainsi donc le Fils ignore le jour du jugement parce qu’Il n’en a pas donné connaissance à ses disciples, mais il a répondu : "Il ne vous appartient pas de connaître les temps ni les moments que le Père a décidés en sa puissance" (Act 1, 7). Et dans ce sens donc le Père n’ignore pas qu’Il a au moins donné au Fils la connaissance de cette chose par éternelle génération. Certains cependant s’en tirent plus brièvement en disant qu’il faut l’entendre du fils adoptif. Et donc le Seigneur a voulu que le temps du futur jugement soit caché pour que les hommes soient plus vigilants de peur que le temps du futur jugement ne les prenne au dépourvu. C’est aussi la raison pour laquelle Il a voulu que l’heure de notre mort soit ignorée. Chacun en effet comparaîtra tel au jugement qu’il s’en est allé dans la mort. D’où le Seigneur dit : "Veillez parce que vous ne savez pas à quelle heure votre maître viendra" (Mt 24, 42). |
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Caput 243 [70443] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 243 tit. Utrum
omnes iudicabuntur, an non
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Chapitre 243 — TOUS
SERONT-ILS JUGÉS ?
Ainsi il ressort de ce qui a été dit (chapitre 241) que le Christ a le pouvoir de juger les vivants et les morts. Il exerce en effet le jugement et sur ceux qui vivent en ce monde présent et sur ceux qui quittent ce monde par la mort. Mais au jugement final Il jugera ensemble les vivants et les morts soit qu’on entende par vivants les jus tes qui vivent de la grâce et par morts les pécheurs qui ont perdu la grâce; soit qu’on entende par vivants ceux qui à l’avènement du Seigneur seront trouvés en vie et les morts ceux qui décédèrent avant. Par là on ne doit pas comprendre que d’aucuns seront ainsi jugés vivants sans avoir connu la mort corporelle, comme certains l’ont avancé. En effet l’Apôtre dit clairement : "Tous nous ressusciterons" (1 Cor 15, 51); et une variante dit : "Tous nous dormirons", c’est-à-dire nous mourrons; soit comme on trouve en certains livres : "Non pas tous nous dormirons" ainsi que l’écrit saint Jérôme à Minerius à propos de la résurrection de la chair, ce qui n’infirme pas la sentence précédente. Car peu avant l’Apôtre avait dit : "De même qu’en Adam tous meurent, ainsi dans le Christ tous ont la vie." Et ainsi ce qu’on dit là "Non pas tous nous dormirons" ne se rap porte pas à la mort du corps qui est passée à tous par le péché du premier père (Rom 5, 12-2 1) mais doit être exposé du sommeil du péché dont il est dit aux Éphésiens : "Lève-toi, toi qui dors; lève-toi d’entre les morts et le Christ t’illuminera" (5, 14). Seront donc distingués ceux qui à l’avènement du Seigneur seront trouvés en vie, de ceux qui décédèrent avant, non qu’ils ne mourront pas mais parce que dans le fait d’être enlevés ils mourront en allant dans les airs rencontrer le Christ et aussitôt ressusciteront, comme le dit saint Augustin. Il faut cependant considérer que trois choses concourent au jugement : premièrement que quelqu’un est présenté au juge; deuxièmement que ses mérites sont discutés; troisièmement qu’il reçoit sa sentence. Quant au premier point, tous bons et méchants, depuis le premier homme jusqu’au dernier, seront soumis au jugement du Christ, car il est dit : "Tous nous devons comparaître devant le tribunal du Christ" (2 Cor 5, 10) et aussi tous les petits enfants qui décédèrent avec ou sans baptême, comme le dit la Glose au même endroit. Quant à la discussion des mérites tous ne seront pas jugés ni les bons ni les méchants. En effet la discussion d’un jugement n’est pas nécessaire à moins que le bien ne soit mêlé au mal. Mais lorsque le bien est sans mélange de mal ou inversement alors la discussion n’a pas lieu. Parmi les bons donc il y en a qui ont totalement méprisé les biens temporels ne vaquant qu’à Dieu seul et aux choses de Dieu. Comme donc il y a péché en ce qu’on méprise le bien immuable pour adhérer aux biens passagers, il n’y a pas chez eux mélange de bien et de mal, non qu’ils vivent à l’abri du péché, comme en leur personne il est écrit : "Si nous disions que nous n’avons pas péché, nous nous séduirions nous-mêmes" (1 Jean 1, 8), mais parce que chez eux les quelques péchés légers sont en quelque sorte consumés par la ferveur de la charité, de sorte qu’ils sont comme n’existant pas, ils ne seront donc pas jugés quant à la discussion de leurs mérites. Mais ceux qui vivent leur vie de la terre s’attachant aux affaires du siècle s’en servant non contre Dieu mais y adhérant plus que de juste, ils ont mêlé du mal au bien de la foi et de la charité dans une mesure assez notable et il n’est pas facile de discerner ce qui prévaut; d’où ils seront jugés après discussion de leurs mérites. De même quant aux méchants, il faut noter que le principe d’accession à Dieu est la foi : "Celui qui veut s’approcher de Dieu doit croire qu’il existe" (Heb 11, 6). Celui donc qui n’a pas la foi n’a rien de bon en lui qui puisse se mêler à ce qu’il y a de mal et rendre douteuse sa condamnation; et donc il sera condamné sans discussion sur ses mérites. Quant à celui qui a la foi sans la charité et les bonnes oeuvres il a quelque chose qui l’unit à Dieu; d’où une nécessaire discussion des mérites pour faire paraître clairement ce qui pèse le plus, le bien ou le mal; d’où un tel sera damné avec discussion des mérites. Comme le roi terrestre condamne un citoyen fau tif après l’avoir entendu, mais l’ennemi, sans aucune forme de procès, il le punit. Quant à la promulgation de la sentence, tous seront jugés parce que tous selon cette sentence du Christ obtiendront ou la gloire ou le châtiment, comme il est écrit que "chacun emportera son salaire pour ce qu’il a fait en sa vie soit le bien soit le mal" (2 Cor 5, 10). |
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Caput 244 [70445] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 244 tit. Quod non erit examinatio in iudicio quia ignoret, et de
modo et loco
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Chapitre 244 — L’EXAMEN LORS DU JUGEMENT NE VIENT PAS DE CE QUE LE
CHRIST DEVRAIT ÊTRE INFORMÉ. LA MANIÈRE ET LE LIEU DU JUGEMENT
Il ne faut pas s’imaginer que la discussion sera nécessaire au jugement pour que le juge soit informé, comme c’est le cas dans le jugement des hommes, puisque tout est à nu et à découvert à ses yeux (Hébreux 4, 13); mais elle est nécessaire pour que chacun connaisse pour soi-même et pour les autres de quelle peine ou de quelle gloire chacun est digne, ainsi les bons se réjouiront en tout de la justice de Dieu et les méchants s’irriteront contre eux- mêmes. Et il ne faut pas penser que cette discussion se fera de vive voix. Il faudrait un temps infini pour dénombrer les pensées, les paroles et les actes, bons ou mauvais de chacun. C’est en quoi Lactance s’est trompé en avançant mille ans pour le jour du jugement; et même ce temps serait insuffisant puisque pour le jugement d’un seul homme il faudrait dans cette hypothèse plusieurs jours. Donc par la vertu divine en un instant tout le bien et tout le mal que chacun aura fait apparaîtront et pour lesquels il doit être récompensé ou puni; et non seulement pour un chacun en ce qui le regarde mais aussi pour ce qui regarde les autres. Où donc le bien est grand à ce point que le mal apparaisse sans signification ou inversement, il n’y aura aucune concertation des biens d’avec les maux selon l’estimation humaine et pour cela on peut dire qu’ils sont sans discussion récompensés ou punis. Dans ce jugement bien que tous seront présents au Christ, les bons différeront des méchants non seulement quant à la cause du mérite mais ils en seront mis à part localement. Car les méchants qui aiment les choses de la terre et se sont éloignés du Christ demeureront sur la terre; mais les bons qui adhérèrent au Christ iront à la rencontre du Christ élevés dans les airs (1 Thes 4, 17) pour Lui être conformes non seulement configurés à sa glorieuse clarté mais associés localement selon ce que dit saint Mathieu : "Partout où sera le corps là se rassembleront les aigles" (24, 28) lesquels représentent les saints. Il est significatif qu’au lieu de "corps" en Hébreu on a "joathan"[60] selon saint Jérôme, ce qui veut dire cadavre, pour rappeler la passion du Christ, par laquelle Il a mérité son pouvoir de juger et ceux qui auront été conformés à sa passion seront associés à sa gloire, selon ce que dit l’Apôtre : "Si nous souffrons avec Lui, nous régnerons avec Lui" (2 Tim 2, 12; Rom 6, 8). Et de là on croit que le Christ
descendra pour le jugement au lieu de sa passion selon ce que dit Joël : "Je
rassemblerai toutes les nations et je les conduirai à la vallée de Josaphat
et je ferai avec elles le jugement" (3, 2); ce lieu est situé au
pied du Mont des Oliviers, d’où le Christ est monté au ciel. C’est pour cela
aussi que le Seigneur venant juger le monde, le signe de la croix et les
autres indices de sa passion apparaîtront, selon saint Matthieu : "Et
alors apparaîtra le signe du Fils de l’homme dans le ciel" (Mt 24,
30), afin que les impies voyant celui qu’ils crucifièrent soient pénétrés de
regret et de douleur et les rachetés se réjouissent de la gloire du Rédempteur.
Et de même que le Christ est assis à la droite de Dieu selon son humanité
comme élevé aux biens les plus excellents du Père ainsi les justes au
jugement se tiendront à sa droite occupant en quelque sorte auprès de Lui la
place la plus honorable. |
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Caput 245 [70447] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 245 tit. Quod
sancti iudicabunt
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Chapitre 245 — LES SAINTS JUGERONT
En ce jugement le Christ ne sera pas seul juge mais aussi d’autres, dont certains jugeront rien qu’en confrontation : bons, confrontés avec moins bons, méchants confrontés aux plus mauvais, comme le dit saint Matthieu : "Les hommes de Ninive se lèveront lors du jugement avec cette génération et ils la condamneront" (12, 41). D’aucuns jugeront en approuvant la sentence et ainsi tous les justes seront juges, selon ce que dit le livre de la Sagesse : "Les saints jugeront les peuples" (3, 8). 1 D’aucuns jugeront comme ayant reçu du Christ le pou voir de juger : "Des glaives à double tranchant en leurs mains" (Ps 149, 6). Cette dernière puissance judiciaire le Christ l’a promise aux Apôtres : "Vous qui m’avez suivi, lors du renouveau, lorsque le Fils de l’homme siégera dans sa majesté, vous aussi siégerez sur douze trônes pour juger les douze tribus d’Israël" (Mt 19, 28). Mais il ne faut pas penser que les seuls Juifs appartenant aux douze tribus d’Israël seront jugés par les Apôtres, mais dans les douze tribus d’Israël, sont compris tous les fidèles qui ont hérité de la foi des patriarches. Car les infidèles furent déjà jugés. Semblablement aussi ce ne sont pas les douze d’alors qui jugeront avec le Christ. Car Judas ne jugera pas; mais Paul qui plus que tous les autres a travaillé ne sera pas privé du pouvoir de juger Surtout comme lui-même le dit : "Ignorez-vous que nous jugerons les anges ?" (1 Cor 6, 3). Mais aussi cette dignité appartient à ceux qui ayant tout quitté ont suivi le Christ; en effet cela fut promis à Pierre qui s’enquérait en disant : "Voici que nous avons tout quitté et nous t’avons suivi, qu’en sera-t-il de nous ?" (Mt 19, 27) et Job dit : "Il a donné aux pauvres le jugement" (36, 6). Et c’est à juste titre, comme on l’a dit en effet (chapitre 243), il sera discuté des actes des hommes qui auront bien ou mal usé des choses terrestres. Or pour un jugement droit il est requis que le juge soit libre à l’égard des choses qu’il doit juger et donc de ce que d’aucuns ont le coeur totalement détaché des choses de la terre ils mériteront de pouvoir exercer le jugement. Contribue aussi au mérite de cette dignité le fait d’avoir annoncé les préceptes divins; d’où le Christ viendra avec ses anges pour le jugement (Mt 25, 31) : il s’agit des prédicateurs, au dire de saint Augustin, au Livre De poenitentia (Sermon 351, 4) : "Il convient en effet que ceux-là discutent les actes des hommes au sujet de l’observance des préceptes divins qui ont annoncé les préceptes de vie. Ils jugeront en tant qu’ils coopéreront à ce qu’apparaisse à chacun le motif du salut et de la damnation tant de soi que des autres, de la même manière que les anges supérieurs éclairent les inférieurs ou aussi les hommes." Ce pouvoir judiciaire donc nous le confessons dans le Christ, au Symbole des Apôtres en disant : "D’où Il viendra juger les vivants et les morts." |
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F — Répartition des articles du symbole (chapitre 246) |
Caput 246 [70449] Compendium theologiae, lib. 1 cap. 246 tit. Quomodo
distinguuntur articuli de praedictis
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Chapitre 246 — COMMENT SE RÉPARTISSENT LES ARTICLES DU SYMBOLE
D’APRÈS CE QUI A ÉTÉ DIT PLUS HAUT
Ayant donc considéré ce qui a trait à la vraie foi chrétienne il faut savoir que tout ce qui a été dit peut se ramener à quelques articles : selon certains à douze, selon d’autres à quatorze. Comme la foi s’occupe de choses qui sont incompréhensibles à la raison, si quelque vérité nouvelle se présente incompréhensible à la raison, s’ajoutera donc un nouvel article. Il y a donc un article se rapportant à l’unité en Dieu. Bien que la raison puisse prouver que Dieu est un, cependant il revient à la foi de dire qu’Il préside ainsi immédiatement à toutes choses, ou qu’Il doit être honoré ainsi singulièrement. Au sujet des trois personnes il y a trois articles. Pour les trois oeuvres divines, c’est-à-dire la création qui regarde la nature, la justification qui regarde la grâce, la rémunération qui regarde la gloire, il y a trois autres articles; et ainsi pour la divinité il y a en tout sept articles. Quant à l’humanité du Christ on compte sept autres articles : le premier traite de l’incarnation et de la conception; le second, de la naissance qui offre une difficulté spéciale par suite de sa sortie du sein inviolé de la Vierge; le troisième, de la mort, de la passion et de la sépulture; le quatrième, de la descente aux enfers; le cinquième, de la résurrection; le sixième, de l’ascension; le septième, de la venue au jugement; et ainsi on a quatorze articles. D’autres assez rationnellement enferment la foi en trois personnes sous un article en ce que on ne peut croire au Père sans croire au Fils et à l’amour qui les relie et qui est l’Esprit Saint. Mais ils distinguent l’article de la résurrection de l’article de la rémunération; et ainsi il y a deux articles sur Dieu : un de l’unité et un de la trinité et quatre sur les oeuvres : la création, la justification, la résurrection générale, la rémunération. Et il en va de même au sujet de la foi en l’humanité du Christ : la conception et la nativité sont comprises sous un seul article comme aussi la passion et la mort. Ainsi donc en tout, selon ce compte, il y a douze articles. Et cela suffit pour ce qui est de la foi. |
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Liber
2 |
DEUXIÈME PARTIE — L’ESPÉRANCE
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Caput
1 |
A — En général (chapitre 1 à 4) |
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[70451] Compendium theologiae, lib. 2 cap. 1
Quia secundum principis
apostolorum sententiam admonemur ut non solum rationem reddamus de fide, sed
etiam de ea quae in nobis est spe, post praemissa, in quibus fidei
Christianae sententiam breviter prosecuti sumus, restat ut de iis quae ad
spem pertinent, compendiosam tibi expositionem faciamus. Est autem considerandum,
quod in aliqua cognitione desiderium hominis requiescere potest, cum homo
naturaliter scire desideret veritatem, qua cognita eius desiderium quietatur.
Sed in cognitione fidei desiderium hominis non quiescit: fides enim
imperfecta est cognitio, ea enim creduntur quae non videntur, unde apostolus
eam vocat argumentum non apparentium, ad Hebr. XI, 1. Habita igitur
fide, adhuc remanet animae motus ad aliud, scilicet ad videndum perfecte
veritatem quam credit et assequendum ea per quae ad veritatem huiusmodi
poterit introduci. Sed quia inter cetera fidei documenta unum esse diximus ut
credatur Deus providentiam de rebus humanis habere, insurgit ex hoc in animo
credentis motus spei, ut scilicet bona quae naturaliter desiderat, ut edoctus
ex fide, per eius auxilium consequatur. Unde post fidem ad perfectionem
Christianae vitae spes necessaria est, sicut supra iam diximus. |
Chapitre 1 — LA VERTU D’ESPÉRANCE EST NÉCESSAIRE À LA PERFECTION
DE LA VIE CHRÉTIENNE
1. Comme selon la sentence du
Prince des Apôtres (1 P 3, 15) nous sommes avertis d’avoir à rendre compte de
notre foi et aussi de cette espérance qui est en nous, après avoir traité
brièvement de l’objet de notre foi chrétienne il reste à exposer pour toi
(Réginald), et en un raccourci, ce qui concerne l’espérance. 2. Il faut considérer que le désir de l’homme trouve son repos dans la connaissance; car son désir naturel le porte à connaître le vrai. C’est dans cette connaissance une fois possédée qu’il se sent en sureté. Or dans la con naissance de foi l’homme ne trouve pas ce repos; en effet ce qu’on croit, on ne le voit pas; c’est pourquoi l’Apôtre définit "La foi : un argument de choses qu’on ne voit pas" (Hébreux 11, 1). En possession de la foi, l’âme aspire à autre chose, c’est-à-dire à la parfaite vision de cette vérité qu’elle croit et au moyen d’y accéder. Mais comme parmi ces arguments de foi nous disions qu’il fallait croire que Dieu exerce sa providence sur les choses humaines, alors s’éveille au coeur du croyant un élan d’espérance, enseigné qu’il est par la foi des biens qu’il désire naturellement et qu’il peut atteindre par son secours. Ainsi donc après la foi, pour la perfection de la vie chrétienne, l’espérance est nécessaire, comme nous l’avons dit plus haut (I, chapitre 1). |
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Caput 2 [70452] Compendium theologiae, lib. 2 cap. 2 tit. Quod
hominibus convenienter indicitur oratio, per quam obtineant quae a Deo
sperant, et de diversitate orationis ad Deum et ad hominem
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Chapitre 2 — C’EST AVEC RAISON QU’UNE PRIÈRE A ÉTÉ PRESCRITE QUI
NOUS FAIT OBTENIR CE QUE NOUS ESPÉRONS DE DIFFÉRENCE ENTRE LA PRIÈRE ADRESSÉE
A ET AUX HOMMES
1. Selon une disposition de la
divine providence, à chaque être est attribué le mode de parvenir à sa fin
selon ce qui convient à sa nature; aux hommes est aussi concédé un mode
convenable d’obtenir de Dieu ce qu’ils en espèrent selon ce que l’exige la
condition humaine. En effet la condition humaine veut que l’on interpose une
supplique pour obtenir de quelqu’un, surtout un supérieur, ce que par lui on
espère acquérir. Et pour cela la prière est prescrite aux hommes par laquelle
ils obtiennent de Dieu ce que par Lui ils espèrent obtenir. 2. Autrement cependant nécessaire
est la prière pour obtenir quelque chose de l’homme, autrement de Dieu. Chez
l’homme en effet elle intervient d’abord comme un désir de celui qui demande
et pour exprimer une nécessité; ensuite pour fléchir le coeur de celui qu’on
supplie pour qu’il concède. Ce qui n’a pas lieu dans la prière adressée à Dieu.
Nous ne cherchons pas en effet dans la prière à manifester nos nécessités ou
nos désirs à Dieu qui connaît tout. D’où cette parole du psaume : "Seigneur,
tu connais mon désir" (37, 10). Et il est dit dans l’Évangile : "Votre
Père sait que vous avez besoin de tout cela" (Mt 6, 32). Et aussi la
divine volonté n’est pas infléchie par des paroles humaines à vouloir ce
qu’elle ne voulait pas d’abord. Car il est écrit : "Dieu n’est pas comme
l’homme qui trompe, ni comme un enfant des hommes qui change" (Num 23, 19)
"Il n’a rien à regret ter pour devoir changer d’avis" (1 Sam
15, 29). Mais la prière est nécessaire à l’homme pour obtenir de Dieu, à
cause de celui-là même qui prie, c’est-à-dire pour connaître en soi-même sa
pauvreté et pour plier son coeur à désirer fervemment et pieusement ce qu’il
désire obtenir en priant; ainsi se rend-il apte à être exaucé. 3. Autre différence entre la
prière faite à Dieu ou faite à l’homme; pour celle-ci en effet il faut
auparavant être familiarisé avec cet homme pour pouvoir introduire une
demande. Mais la prière qui s’adresse à Dieu nous le rend familier quand
notre coeur s’élève vers Dieu et que nous Lui parlons avec amour spirituel,
l’adorant en esprit et en vérité, et ainsi rendus familiers par la prière on
se crée une ouverture pour prier de nouveau avec plus de confiance. D’où il
est écrit : "J’ai crié", c’est-à-dire dans une prière
confiante, "car tu m’as exaucé, mon Dieu" (Ps 16, 6), reçu
en quelque sorte en sa familiarité par une première prière il crie ensuite
avec une plus grande con fiance. Et voilà pourquoi l’assiduité à la prière
faite à Dieu, la fréquence même de nos demandes ne l’importunent pas; mais
cette prière Dieu l’estime et l’accepte. D'où, en effet, "toujours
prier et ne jamais se lasser." |
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Caput 3 [70454] Compendium theologiae, lib. 2 cap. 3 tit. Quod
conveniens fuit ad consummationem spei, ut nobis forma orandi traderetur a
Christo
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Chapitre 3 — POUR LA
PERFECTION DE NOTRE ESPÉRANCE, IL CONVENAIT QUE LE CHRIST NOUS APPRENNE LA
MANIÈRE DE PRIER
1. Pour faire notre salut
l’espérance est aussi nécessaire que la foi. De même que notre Sauveur est
l’auteur et le consommateur de la foi qui, elle, renferme les secrets des
cieux, ainsi fut-il nécessaire qu’Il nous conduise à une vivante espérance en
nous enseignant une manière de prière qui excite extrêmement notre espérance
en Dieu tandis que c’est Dieu lui-même qui nous enseigne ce que nous devons
lui demander. En effet Il ne nous inviterait pas à le prier s’Il ne se
proposait de nous exaucer et personne ne fait une demande à un autre sinon de
qui il espère et il lui demande les choses qu’il en espère. Ainsi donc en
nous apprenant à demander certaines choses à Dieu Il nous engage à espérer en
Dieu; et ce que nous devons espérer de Lui il le montre par les choses qu’Il
indique à demander. 2. Ainsi donc en nous attachant à ce qui est contenu dans l’oraison dominicale nous démontrerons tout ce qui peut être l’objet de l’espérance chrétienne c’est-à-dire en qui nous devons mettre notre espérance, et pour quel motif, et les choses que nous devons espérer de lui. C’est en Dieu qu’il faut espérer et que nous devons aussi prier selon le psaume : "Espérez en lui, c’est-à-dire en Dieu, vous toute l’assemblée du peuple, répandez devant Lui vos coeurs, c’est-à-dire par la prière" (Ps 61, 9). |
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Caput 4 [70456] Compendium theologiae, lib. 2 cap. 4 tit. Causa
quare quae speramus, debemus ab ipso Deo orando petere
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Chapitre 4 — POURQUOI CE QUE NOUS ESPÉRONS NOUS DEVONS LE
DEMANDER A DANS LA PRIÈRE
1. La cause pour laquelle nous
devons espérer vient en premier lieu de ce que nous appartenons à Lui comme
l’effet à la cause. Or rien n’agit inutilement mais pour une fin déterminée.
Il appartient donc à tout agent de produire son effet de telle sorte que rien
ne lui manque pour pouvoir arriver à sa fin; de là vient que dans ce que les
agents naturels font, la nature ne fait pas défaut dans les choses
nécessaires mais elle fournit à tout ce qu’elle engendre ce qui Constitue son
être et lui permet d’agir et d’arriver à sa fin, à moins que peut-être il n’y
ait empêchement par défaut de l’agent qui ne soit pas en mesure de procurer
ces choses. 2. Or un agent doué
d’intelligence, non seulement en produisant son effet lui apporte ce qu’il
faut pour le but visé, mais encore, une fois l’oeuvre achevée, il l’emploie à
son usage qui est la fin de l’ouvrage. Non seulement l’ouvrier fabrique un
couteau mais il en dispose pour couper. Or l’homme a été produit par Dieu
tout comme l’objet frabriqué par l’artisan. D’où il est dit en Isaïe : "Et
maintenant, Seigneur, tu es notre potier et nous sommes l’argile" (64,
8). Et c’est pourquoi de même que le vase d’argile s’il avait la connaissance
pourrait espérer du potier de servir à bon usage, ainsi aussi l’homme doit-il
avoir l’espoir que Dieu le gouverne sagement. D’où il est écrit : "Comme
la glaise dans les mains du potier ainsi vous, maison d’Israël, êtes-vous dans
mes mains" (Jer 18, 6). 3. Or cette confiance que l’homme
a en Dieu doit être des plus sûres. On a dit en effet (I, chapitre 112) qu’un
agent parvient à réaliser son oeuvre à moins que quelque défaut ne l’en rende
incapable. Or en Dieu ne se trouve aucun défaut, ni ignorance, chez Lui "Tout
est à nu et à découvert à ses yeux" (Hébreux 4, 13); ni impuissance
car "sa main n’est pas si courte qu’elle ne puisse nous sauver"
(Is 59, 1), ni mauvaise volonté, car "Dieu est bon pour ceux qui
espèrent en Lui, pour l’âme qui le cherche" (Thren 3, 25). Et donc
l’espérance par laquelle quelqu’un se confie en Dieu "ne confond pas
celui qui espère" (Rom 5, 5). 4. En outre il faut savoir que si
la Providence veille sur toutes ses créatures, d’une façon spéciale cependant
elle prend soin des créatures rationnelles c’est-à-dire marquées de la
dignité de son image et qui sont capables de le con naître et de l’aimer, et
qui ont le domaine de leurs actions pour juger du bien et du mal. D’où il
leur faut espérer en Dieu non seulement pour conserver leur être selon
l’exigence de leur nature comme il en est des autres créatures, mais aussi
pour pratiquer le bien et rejeter le mal et ainsi mériter aux yeux de Dieu.
D’où il est dit : "Tu sauves les hommes et les bêtes" (Ps
35, 7), en tant qu’Il accordé aux hommes en même temps qu’aux êtres sans
raison ce qui soutient leur vie. Mais le psaume ajoute : "Les fils
des hommes espéreront sous la garde de tes ailes" (ib. 8) comme
protégés d’un soin spécial de sa part. 5. Il faut de plus considérer qu’une perfection qui s’ajoute donne une possibilité nouvelle d’action ou d’acquisition, par exemple l’air illuminé par le soleil fait qu’on voit; l’eau que la chaleur fait bouillir a la propriété de cuire; ce que ces éléments pourraient espérer s’ils avaient la sensibilité. Or à l’âme naturelle de l’homme vient s’ajouter la perfection de la grâce par laquelle "elle participe à la divine nature" (2 P 1, 4); d’où et d’après cela nous sommes dits régénérés en fils de Dieu, selon Jean : "Il leur a donné le pouvoir de devenir des fils de Dieu" (1, 12). Devenus fils de Dieu ils peu vent espérer l’héritage "S’ils sont fils, ils sont héritiers" (Rom 8, 17). Et donc selon cette régénération spirituelle l’homme est en mesure de mettre en Dieu assez haute son espérance qui est d’atteindre l’héritage éternel : "Il nous a régénérés pour une vivante espérance grâce à la résurrection de Jésus-Christ d’entre les morts, pour un héritage incorruptible, sans tache et inflétrissable et mis en sûreté au ciel" (1 P 1, 3-4). Et parce que l’Esprit
d’adoption que nous avons reçu nous fait crier : "Abba, Père" (Rom
8, 15), alors pour nous montrer que c’est à partir de cette espérance qu’il
nous faut prier, le Seigneur a fait commencer sa prière en invoquant son Père
par le mot de "Père". Et de même qu’il dit Père, le coeur de
l’homme se dispose à prier dans la pureté du coeur pour obtenir ce qu’il
espère. 7. Les enfants doivent aussi imiter leurs parents; celui donc qui confesse que Dieu est Père doit s’efforcer d ‘imiter Dieu en évitant ce qui le rend dissemblable à Dieu et en s’attachant à ce qui nous fait ressembler à Dieu. D’où il est écrit : "Tu m’appelleras Père et tu ne cesseras pas de me suivre" (Jer 3, 19). "Si donc, dit Grégoire de Nysse, tu diriges ton regard vers les choses mondaines ou situ cherches la gloire humaine, comment toi qui vis une vie de corruption appelles-tu Père l’auteur de l’incorruptibilité ?" (De or. dom. 2). |
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B — La prière du pater (chapitre 5 à 10) |
Caput 5 [70458] Compendium theologiae, lib. 2 cap. 5 tit. Quod Deus, a quo orando sperata petimus, debet vocari ab
orante pater noster, et non meus
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Chapitre 5 — A QUI NOUS DEMANDONS CE QUE NOUS ESPÉRONS EN PRIANT
DOIT ÊTRE APPELÉ PAR CELUI QUI PRIE — "NOTRE PERE" ET NON PAS MON
PERE
1. Entre autres choses ce qui
compte surtout pour celui qui se reconnaît fils de Dieu c’est d’imiter Dieu
dans sa charité : "Soyez des imitateurs de Dieu comme des fils très
chers et marchez dans la dilection" (Eph 5, 1). Or en Dieu la
dilection n’est pas quelque chose de privé mais elle s’étend à tous. Il aime
en effet tout ce qui est, dit la Sagesse (11, 25) et spécialement les hommes
: "II a aimé les peuples" (Deut 33, 3). Et donc saint
Cyprien de dire "La prière est chez nous publique et commune; et quand
nous prions ce n’est pas seulement pour un seul mais pour tout le peuple,
parce que nous sommes un, tout un peuple" (Or. dom. 8). Saint Jean
Chrysostome dit : "Prier pour soi, la nécessité nous y pousse; prier
pour un autre la charité fraternelle nous y invite" (In Matt. Hom.
19, 4). Et donc nous ne disons pas "mon Père", mais "Notre
Père". 2. Il faut aussi considérer que
même si notre espérance s’appuie principalement sur l’aide de Dieu, cependant
nous nous aidons les uns les autres afin d’obtenir plus facilement ce que
nous demandons : "Il nous délivrera lorsque vous nous secourez de
votre prière" (2 Cor I, 11). D’où chez saint Jacques : "Priez
les uns pour les autres pour être sauvés" (5, 16). Comme en effet le dit
saint Ambroise : "Beaucoup de petits sont grands, qui s’assemblent et
ne font qu’un seul coeur". Les prières d’un grand nombre ne
manqueront pas d’être exaucées, selon ce que dit saint Matthieu : "Si
deux ou trois parmi vous sur la terre unissent leur voix pour demander quoi
que ce soit, cela leur sera accordé par mon Père qui est dans les cieux"
(18, 18). Et donc nous n’élevons pas chacun pour soi notre prière vers Dieu
mais dans un commun accord nous disons "Notre Père ". 3. Il faut encore savoir que notre espérance en Dieu repose sur le Christ : "Justifiés par la foi, nous sommes en paix avec Dieu grâce à Notre Seigneur Jésus-Christ, lui qui nous a donné d’avoir accès par la foi en cette grâce en laquelle nous sommes affermis et nous nous glorifions dans l’espérance de la gloire de Dieu" (Rom 5, 2). Par Lui en effet qui est le Fils de Dieu par nature nous devenons des fils d’adoption, car il est écrit : "Dieu a envoyé son Fils pour que nous recevions l’adoption des fils" (Gal 4, 5). C’est dans ce sens que nous devons confesser Dieu comme Père pour ne pas déroger au privilège du fils unique. D’où saint Augustin : "Ne revendique rien pour toi spécialement. Du Christ seul (Dieu) est Père spécialement; de nous tous en commun il est Père, parce que il a engendré celui-là seul, tandis qu’Il nous a créés. Et donc on dit Notre Père" (Serm. 84 apocr.). |
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Caput 6 [70460] Compendium theologiae, lib. 2 cap. 6 tit. Ubi ostenditur
Dei patris nostri, quem oramus, potestas ad sperata concedendum, per hoc quod
dicitur, qui es in caelis
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Chapitre 6 — QUE NOTRE PÈRE QUE NOUS PRIONS PUISSE NOUS ACCORDER
CE QUE NOUS ESPÉRONS C’EST CE QUE DISENT LES MOTS : QUI ES AUX CIEUX
1. Le défaut d’espérance arrive
habituellement de l’impuissance de celui dont on espère le secours. Il ne
suffit pas en effet pour une espérance confiante que celui sur lequel
s’appuie notre espoir veuille nous aider il faut encore qu’il en ait le
pouvoir. En professant que Dieu est père, est exprimée à suffisance la
promptitude de la volonté divine à nous aider; mais pour que l’on ne doute
pas de l’excellence de son pouvoir on ajoute : "Qui es aux
cieux". En effet on ne dit pas cela simplement comme étant contenu
aux cieux mais comme embrassant les cieux de son pouvoir, selon le Siracide :
"Seule, dit la Sagesse, j ‘ai fait le tour des cieux" (24,
8). Bien plus c’est au-dessus de toute la grandeur des cieux que son pouvoir
est élevé, au Psaume 8, 2 : "Élevée est ta grandeur au-dessus des
cieux." Et donc pour affermir un confiant espoir nous professons son
pouvoir qui soutient les cieux et les transcende. 2. Par là aussi on exclut tout
obstacle à la prière. Car il s’en trouve qui soumettent les choses humaines à
la fatale nécessité des astres, contrairement à ce qui est écrit : "Ne
craignez pas les signes du ciel même si les païens en éprouvent de la
terreur" (Jer 10, 2). Selon cette erreur le fruit de la prière est
perdu; car si la vie était soumise à la fatalité des astres rien ne pourrait
être changé. En vain demandons-nous des bienfaits à la prière ou la
délivrance de nos maux. Donc pour enlever tout obstacle à la confiance chez
ceux qui prient, nous disons : "Qui es aux cieux" c’est-à-dire
comme le moteur et le modérateur des cieux. Et ainsi le pouvoir des corps
célestes ne peut mettre osbstacle au secours que nous espérons de la part de
Dieu. 3. Mais pour que la prière soit
efficace auprès de Dieu, l’homme doit demander à Dieu ce qui est digne de
Lui. Il est dit en effet : "Vous demandez et vous ne recevez pas
parce que vous demandez indûment" (Jac 4, 3). En effet sont indûment
demandées les choses que la sagesse terrestre suggère. Et donc saint Jean
Chrysostome enseigne : "En disant “qui es aux cieux” nous
n’y enfermons pas Dieu; mais le coeur de celui qui prie s’arrache à la terre
pour s’attacher aux régions célestes" (Hom. in Mt 19, 4). 4. Il est encore un autre
obstacle à la prière ou à la confiance que celui qui prie a au sujet de Dieu
: c’est-à-dire si l’on pense que la vie humaine est soustraite à la divine
providence, comme disent les impies : "Il se cache dans les nuées et
Il ne prend pas nos affaires en considération, mais Il voyage dans les
sphères célestes" (Job 22, 14); et encore : "Le Seigneur ne
voit pas, Il a délaissé la terre" (Ez 8, 12). L’Apôtre saint Paul
affirme le con traire, prêchant aux Athéniens il dit : "Il n’est pas
loin de chacun de nous; en Lui en effet nous vivons, nous nous mouvons et
nous sommes" (Act 17, 27, 28). Car Il nous conserve l’être, gouverne
notre vie, dirige notre con duite. Et la Sagesse : "Père, ta
providence gouverne toutes choses depuis toujours" (14, 3),
jusqu’aux moindres animaux qui ne sont pas soustraits à sa providence : "Est-ce
que deux passereaux ne se vendent pas un sous et l’un d’eux ne tombe pas sur
terre sans votre père ? Vos cheveux de la tête, tous sont comptés" (Mt
10, 29). 5. Cependant les hommes sont sous
la garde de Dieu de façon si excellente que l’apôtre en comparaison dit que des
boeufs Dieu n’en a pas la garde (1 Cor 9, 9) non qu’il n’ait nullement soin
d’eux mais pas comme Il l’a des hommes qu’Il punit ou rémunère selon le mal
ou le; bien et qu’Il prédestine à l’éternité. D’où le Seigneur ajoute à ce
qu’Il vient de dire : "Vos cheveux sont tous comptés" en
tant que tout sera réparé à la résurrection et par là que toute défiance de
notre part doit être exclue, d’où il ajoute au même endroit : "Ne
craignez pas, vous êtes plus que beaucoup de passereaux" (ib. 30).
Et à cause de cela comme on l’a déjà dit : "Les fils des hommes
espéreront protégés sous tes ailes" (Ps 35, 8). 6. Et bien que Dieu soit dit proche des hommes par le soin particulier qu’Il en a, plus particulièrement est-Il proche des bons, eux qui s’efforcent de s’approcher de Lui par la foi et l’amour : "Approchez-vous de Dieu et Il s’approchera de vous" (Jac 4, 8). Non seulement Il s’en approche
mais Il y habite par sa grâce : "Tu es en nous, Seigneur"
(Jer 14, 9). Et donc pour augmenter l’espérance des saints on dit : "Qui
es aux cieux" c’est-à-dire dans les saints, selon saint Augustin,
qui dit "qu’il y a autant de distance spirituelle entre les pécheurs
et les justes qu’entre la terre et le ciel corporellement". Pour
signifier cela nous nous tournons dans la prière vers l’Orient d’où s’élève
le ciel’. Ce qui augmente encore l’espérance des saints outre leur proximité
de Dieu c’est la dignité qu’ils ont obtenue de Dieu qui en a fait des cieux
par le Christ, selon Isaïe : "Afin de tendre les cieux et d’affermir
la terre" (51, 16). En effet celui qui a fait d’eux des cieux, ne
leur refusera pas les biens célestes. 1. Mouvement du firmament. |
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Caput 7 [70462] Compendium theologiae, lib. 2 cap. 7 tit. Qualia sint quae sunt a Deo speranda, et de ratione spei
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Chapitre 7 — DES CHOSES QU’IL FAUT ESPÉRER DE ET DE LA NATURE DE
L’ESPÉRANCE
1. Après avoir vu ce qui peut
faire naître l’espérance chez l’homme, il faut considérer quelles sont les
choses que nous devons espérer de la part de Dieu. Or on considère que
l’espérance présuppose le désir; donc pour que quelque chose Soit espéré il
est requis qu’il soit désirable. Ce qui n’est pas désiré, on ne le dit pas
espéré mais craint et même méprisé. Ensuite il faut que ce qui est espéré
soit tenu pour possible à atteindre et cela fait que l’espérance s’ajoute au
désir. L’homme en effet peut toujours désirer même s’il sait ne pouvoir
obtenir mais en cela il n’est pas question d’espérance. En outre ce qu’on
espère doit être ardu; car ce qui est de peu d’importance nous le méprisons
plus que nous l’espérons, ou si nous le désirons comme presque en notre
possession nous ne l’espérons pas comme futur, mais nous le tenons comme présent. 2. Il y a aussi à considérer que
parmi les choses ardues que l’on espère acquérir certaines le sont par
l’entremise d’un autre, d’autres par soi-même. Mais il y a cette différence
que dans ce dernier cas on s’appuie sur son propre pouvoir et dans l’autre on
fait intervenir une demande; s’il s’agit d’un homme c’est une simple demande;
si on espère de la part de Dieu c’est proprement la prière qui comme le dit
saint Jean Damascène est une demande de choses décentes faite à Dieu (De
Fide orth. 3, 24). 3. Mais on ne parle pas d’espérance quand on s’appuie sur soi-même ou sur autrui, mais seulement sur Dieu. D’où il est dit : "Maudit soit l’homme qui se confie en l’homme et qui met son secours dans la chair" (Jer 17, 5) et on ajoute : "Béni soit l’homme qui se confie dans le Seigneur et dont Jahvé est l’espérance" (ib. 7). Ainsi donc ce que le Seigneur nous a enseigné dans la prière nous apparaît comme possible mais ardu, de sorte que nous y parvenons non par notre pouvoir d’homme mais par le secours divin. |
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Caput 8 [70464] Compendium theologiae, lib. 2 cap. 8 tit. De prima petitione, in qua docemur desiderare quod
cognitio Dei quae est in nobis inchoata, perficiatur, et quod hoc sit
possibile
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Chapitre 8 — DE LA PREMIÈRE DEMANDE OÙ NOUS DÉSIRONS QUE LA
CONNAISSANCE DE COMMENCÉE EN NOUS SE PERFECTIONNE ET DE SA POSSIBILITÉ
1. Il faudra donc considérer dans
quel ordre le désir provient de la charité pour que d’après cela on puisse
saisir l’ordre des choses que nous devons espérer et demander de la part de
Dieu. Or l’ordre de la charité veut que Dieu soit aimé par dessus tout. Et
donc la charité meut notre premier désir pour les choses divines. Or comme
tout désir est d’un bien à venir tandis que Dieu pris en lui-même ne connaît
pas de futur mais demeure éternellement le même, notre désir ne peut se
porter sur ce qui est divin en soi comme pour que Dieu obtienne des biens
qu’Il n’a pas. Mais notre dilection se porte ainsi sur eux de sorte que nous
les aimions comme existants. 2. Au sujet de Dieu on peut
cependant désirer qu’Il grandisse dans l’estime et le respect de tout le
monde lui qui lui-même est toujours grand. Or cela ne doit pas être estimé
impossible. Comme en effet l’homme est destiné à la connaissance de la
grandeur de Dieu, si d’autre part il ne pouvait y parvenir il semblerait
exister en vain. Or il est dit : "Est-ce donc vainement que tu as créé
les fils des hommes ?" (Ps 88, 48). 3. Vain aussi serait le désir de
la nature par lequel tous désirent naturellement avoir quelque connaissance
des choses divines; personne donc n’est privé totalement de cette
connaissance, selon Job : "Tous les hommes le voient" (36,
25). Mais c’est une chose ardue qui dépasse toute faculté humaine : "Dieu
est si grand qu’Il dépasse notre savoir" (ib. 26). Et donc la
connaissance de la grandeur divine et de sa bonté ne peut parvenir aux hommes
sans la grâce de la révélation divine selon ce qui est dit : "Nul ne
connaît le Fils si ce n’est le Père, ni personne ne connaît le Père si ce
n’est le Fils et celui à qui le Fils l’aura révélé" (Mt 11, 27).
D’où saint Augustin : "Nul ne connaît Dieu si Lui qui se connaît ne
se montre lui-même" (Tract. 3 in Joan). 4. Dieu en effet donne aux hommes une certaine con naissance naturelle en infusant aux hommes la lumière de la raison et par les créatures visibles en lesquelles resplendissent les traces de sa bonté et de sa sagesse : "Ce qu’on peut connaître de Dieu", par la raison naturelle, "leur est manifeste", c’est-à-dire aux gentils : "Dieu en effet le leur a révélé", par la lumière de la raison, aussi par les créatures qu’Il a faites. D’où l’Apôtre ajoute "Les choses invisibles en Dieu depuis la création du monde se laissent voir à l’intelligence à travers ses oeuvres : son éternelle puissance et sa divinité" (Rom 1, 19-20). Cependant cette connaissance est imparfaite; car même la créature nous est imparfaitement connue et elle ne représente Dieu que très imparfaitement; car la vertu de cette cause dépasse à l’infini son effet. D’où Job "Peut-être connaîtras-tu quelque vestige de Dieu; mais connaîtras-tu jamais le Tout-puissant ?" (11, 7). Et après avoir dit que tous les hommes le verront (36, 25), il ajoute : "Chacun le voit de loin." 5. De cette connaissance
imparfaite il s’en est suivi que les hommes s’écartant de la vérité ont
diversement erré au sujet de Dieu à tel point que l’Apôtre dit : "Dans
leurs raisonnements ils ont perdu le sens et leur coeur inintelligent s’est
obscurci. Ils se prétendaient sages et ils sont devenus fous; ils ont échangé
la gloire d’un Dieu incorruptible en l’image d’hommes corruptibles,
d’oiseaux, de quadrupèdes, de reptiles" (Rom 1, 21). Et donc pour
les arracher à ces erreurs Dieu a donné d’une façon plus précise aux hommes
la connaissance de l’Ancienne Loi par laquelle les hommes sont ramenés au
culte d’un seul Dieu : "Ecoute Israël le Seigneur ton Dieu est
unique" (Deut 6, 4). Mais cette connaissance de Dieu était
enveloppée dans l’obscurité des figures et réservée au seul peuple juif : "Dieu
est connu en Judée, en Israël son nom est grand" (Ps 75, 1). 6. Donc pour que la vraie
connaissance de Dieu par vienne à tout le genre humain, Dieu le Père envoya
dans le monde sa parole toute puissante, son Fils unique, pour que par lui le
monde entier parvienne à la vraie connaissance du nom divin. Ce que le
Seigneur lui-même commença de faire chez ses disciples : "J’ai
manifesté ton nom aux hommes que tu m’as donnés, que tu avais retirés du
monde" (Jean 17, 16). Et son intention ne s’arrêtait pas aux seuls
disciples, afin qu’ils aient la connaissance de la divinité mais que par eux
elle soit divulguée dans tout l’univers. D’où il ajoute : "Afin que
le monde croie que tu m’as envoyé" (ib. 21 c). Il continue d’agir
ainsi par les Apôtres et leurs successeurs tandis qu’ils amènent les hommes à
la connaissance de Dieu jusqu’à ce que tout le monde entier sanctifie et
célèbre le nom de Dieu, comme le prédit Malachie : "Du lever du
soleil jusqu’à son cou chant grand est son nom parmi les Gentils et en tout
lieu on offre un sacrifice à mon nom comme une offrande pure" (1,
11). 7. Donc pour que ce qui a
commencé parvienne à son achèvement nous demandons et disons : "Que
ton nom soit sanctifié." Et saint Augustin explique : "On ne
fait pas cette demande comme si le nom de Dieu n’était pas saint mais pour
qu’il soit reconnu tel par tous et que Dieu se fasse ainsi connaître que rien
d’autre ne soit tenu plus saint" (Serm. in mont. 2, 5). Parmi
les signes qui manifestent la sainteté de Dieu aux hommes, le plus évident
est la sainteté des hommes sanctifiés par l’inhabitation divine. En effet
saint Grégoire de Nysse dit : "Qui est à ce point stupide qui voyant
chez les croyants leur pureté de vie ne glorifierait pas le nom qu’on invoque
dans une telle vie" selon le dire de l’Apôtre aux Corinthiens "Si
tous prophétisent et qu’entre un infidèle ou un étranger il est convaincu par
tous, alors tombant la face contre terre il adorera Dieu, annonçant que Dieu
est vraiment parmi vous" (1 Cor 14, 24 — Or. dom. 3). Et
c’est pourquoi selon saint Jean Chrysostome : "En disant “Que ton nom
soit sanctifié” il ordonne aussi que l’orant demande qu’Il soit glorifié par
notre vie, comme s’il disait : Fais nous vivre ainsi que, par nous, tous les hommes
te glorifient" (In Matt. Hom. 19, 4). 8. Or nous sanctifions Dieu dans
l’esprit des autres en tant que Lui nous sanctifie; d’où, en disant "Que
ton nom soit sanctifié", "Nous désirons, dit saint
Cyprien, que son nom soit sanctifié en nous" (Or. dom. 12). En
effet étant donné que le Christ dit : "Soyez saints parce que je suis
saint", nous demandons qu’ayant été sanctifiés dans le baptême nous
persévérions en ce que nous avons commencé d’être. Nous demandons aussi
chaque jour notre sanctification nous qui péchons chaque jour pour que cette
sanctification continuelle nous purifie de nos délits. La raison pour
laquelle cette demande vient en premier lieu, dit saint Jean Chrysostome, est
que : "Digne est la prière de celui qui implore Dieu parce qu’il ne demande
rien avant la gloire du Père mais fait passer sa louange avant tout"
(In Matt. Hom. 19, 4). 1. Emprunté au Lev 11, 44; ne se trouve par littéralement dans l’Évangile; mais a son équivalent en Mt 5. 48 : "Vous donc soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait." |
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Caput 9 [70466] Compendium theologiae, lib. 2 cap. 9 tit. Secunda petitio, ut participes gloriae nos faciat
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Chapitre 9 — LA SECONDE DEMANDE EST QUE NOUS FASSE PARTICIPER A
LA GLOIRE
1. Après le désir et la demande de la gloire divine il est conséquent pour l’homme de désirer et de rechercher la participation à la gloire divine. Et c’est pourquoi vient la seconde demande : "Que ton règne vienne." A ce propos, comme d’ailleurs pour la première demande il faut considérer 1° qu’il est juste de désirer le règne de Dieu; 2° que l’homme puisse parvenir à l’atteindre; 3° qu’il ne peut l’obtenir par sa propre vertu mais par le seul secours de la grâce; 4° comment arrive le règne de Dieu. 5° Saint Thomas ne développera
que le premier point et n’amorcera que le second au chap. 10. 2. Donc pour le premier point il faut considérer que toute chose désire naturellement son propre bien : d’où on définit convenablement le bien : ce que tous désirent. Or le bien propre de chaque
chose est ce par quoi cette chose est parfaite. En effet nous disons bonne
n’importe quelle chose en ce qu’elle atteint sa propre perfection. Et elle
manque d’autant à la bonté dans la mesure où elle manque de sa propre
perfection. Donc toute chose aspire à sa perfection et donc l’homme aspire
naturellement à être parfait. Et comme nombreux sont les degrés de la
perfection humaine cela vient en premier lieu et principalement en son
appétit naturel ce qui concerne son ultime perfection. Or ce bien se
reconnaît à ce signe que le désir de l’homme y trouve son repos. En effet
comme le désir naturel de l’homme ne tend qu’à son propre bien, et qui
consiste en une certaine perfection, il est conséquent qu’aussi longtemps que
quelque chose reste à désirer, il n’est pas encore parvenu à son ultime
perfection. 3. Or c’est de deux manières
qu’il reste quelque chose â désirer. La première quand ce qu’on désire on le
recherche pour autre chose; d’où il faut bien que l’ayant satisfait on ne
puisse s’y reposer mais qu’on se porte vers l’autre. La seconde quand il y a
insuffisance pour obtenir ce que l’homme désire, comme une nourriture
insuffisante au soutien de la nature; d’où l’appétit naturel n’est pas
satisfait. Donc ce bien que l’homme désire en premier et principalement doit
être tel qu’il n’est pas cherché en vue d’un autre et qu’il suffise â
l’homme. Et ce bien on l’appelle communément félicité en tant que bien
principal de l’homme. Nous disons en effet que certains sont heureux parce
que nous estimons qu’ils se trouvent bien. On l’appelle aussi béatitude en
tant qu’il signifie une certaine excellence. On peut aussi l’appeler paix en
tant que l’appétit est en repos. Car le repos de l’appétit procure la paix
intérieure; d’où au psaume il est dit : "Qui a mis la paix à tes
frontières" (147, 14). 4. Ainsi donc il apparaît que
l’homme ne peut trouver son bonheur ni sa béatitude dans les biens du corps.
D’abord parce qu’ils ne sont pas recherchés pour eux- mêmes mais qu’on les
désire naturellement pour autre chose; ils conviennent en effet à l’homme en
raison de son corps. Or le corps de l’homme est ordonné à l’âme comme vers sa
fin; car d’une part le corps est instrument de l’âme qui le meut; or tout
instrument est à l’usage d’un art ou métier; d’autre part le corps est à
l’âme comme la matière à la forme. Celle-ci est la fin de la matière comme
l’acte l’est de la puissance. D’où il suit que ni dans les richesses, ni dans
les honneurs, ni dans la santé ou la beauté, ni en quelqu’autre chose ne peut
consister l’ultime félicité de l’homme. 5. Ensuite il est impossible que
les biens du corps suffisent à l’homme : ce qui apparaît de plusieurs
manières. D’abord parce qu’il y a dans l’homme une double tendance
intellectuelle et sensitive et donc une double aspiration. Celle-là tend
principalement aux biens de l’intelligence que d’autre part les biens
corporels ne peuvent satisfaire. Ensuite parce que les biens du corps étant
inférieurs dans l’ordre des choses par leur diversité ne procurent pas une
bonté totale mais dispersée : une chose en effet possède telle bonté, par
exemple le plaisir; une autre, par exemple la bonne hygiène du corps et ainsi
du reste. D’où en rien de cela l’appétit humain qui naturellement cherche le
bien universel ne peut être satisfait même si ces biens sont nombreux et
variés parce que l’infini du bien universel leur fait défaut. D’où il est
écrit : "L’argent ne peut rassasier l’avare" (Qoh 5, 9). 6. Enfin l’intelligence humaine
saisit le bien universel qui n’est circonscrit ni localement ni dans le
temps. Il s’en suit que l’appétit humain désire le bien selon qu’il s’accorde
à la saisie de l’intelligence qui n’est pas circonscrite par le temps.
L’homme cherche donc une perpétuelle stabilité qui ne se trouve pas dans les
choses du corps soumises qu’elles sont à la corruption et à de multiples
changements. D’où il est naturel que le désir de l’homme ne trouve pas à se
satisfaire dans les biens corporels. Il ne peut donc y avoir en eux pour
l’homme de félicité ultime. 7. Quant aux puissances
sensitives, comme leurs opérations corporelles s’effectuent par des organes
corporels sur des choses corporelles, il est conséquent que dans les
opérations de la partie sensitive on ne trouve non plus l’ultime félicité de
l’homme, par exemple dans les plaisirs charnels. 8. L’intelligence humaine
s’exerce aussi sur des choses corporelles par la connaissance spéculative des
corps et en disposant d’eux par l’intelligence pratique. Et ainsi il se fait
que l’homme même en sa propre activité spéculative ou pratique mais qui
s’adresse aux choses matérielles ne puisse trouver sa perfection et son
ultime félicitée. 9. Pas d’avantage non plus quand
l’âme dans l’activité intellectuelle réfléchit sur elle-même. Et pour un
double motif : d’abord parce que l’âme considérée en elle-même n’est pas
heureuse sans quoi elle ne devrait pas s’évertuer à la recherche du bonheur.
Elle n’obtient donc pas la béatitude par cela seul qu’elle se tourne vers
soi. Ensuite parce que la béatitude est l’ultime perfection de l’homme, comme
on l’a vu plus haut. Or comme la perfection de l’âme consiste en sa propre
opération il est conséquent que son ultime perfection soit celle de sa
meilleure activité selon son meilleur objet puisque les opérations se
spécifient par leur objet. Or l’âme n’est pas le meilleur vers quoi son
opération peut tendre. Elle saisit en effet qu’autre chose est meilleur
qu’elle. D’où il est impossible que l’ultime béatitude de l’homme consiste en
une activité où il se tourne vers soi, ou en quelqu’autres substances
supérieures dès qu’il y a quelque chose de meilleur qu’elles, vers quoi
l’opération de l’âme humaine puisse tendre. Or l’activité de l’homme tend
vers n’importe quel bien parce que le bien universel est ce que l’homme
désire puisque c’est par l’intelligence qu’il appréhende le bien universel.
D’où à quelque degré que puisse s’étendre un bien, s’y porte en quelque
manière l’activité de l’intelligence et donc aussi de la volonté. Or le bien
suprême se trouve en Dieu parce que par son essence il est bon et le principe
de toute bonté. D’où il s’en suit que l’ultime perfection de l’homme et son
bien final est en ce qu’il adhère à Dieu : "Il m’est bon d’adhérer à
Dieu" (Ps 72, 28). 10. Ce qui apparaît aussi
manifeste si l’on examine la participation de toutes choses. Chaque homme en
effet est en vérité ce qu’il est par cela même qu’il participe à l’essence de
son espèce et non parce qu’il ressemble à un autre homme; et il participe à
l’essence de l’espèce en ce qu’il est engendré par un autre : le père
engendre un fils. Or la béatitude ou félicité n’est rien d’autre que le bien
parfait. Ce sera donc en participant à l’unique bonté divine qui est
l’essentielle bonté de l’homme que tous ceux qui participent à cette
béatitude seront heureux, bien que l’un aide l’autre pour y atteindre. D’où
saint Augustin : "Ce n’est pas la vue des anges qui nous rend heureux
mais en voyant la vérité par laquelle nous les aimons et que nous nous en
réjouissons ensemble" (De vera reig. 55). 11. Or l’esprit de l’homme se
porte vers Dieu de deux manières : en lui-même ou par un autre. En lui-même,
quand Il est vu lui-même et aimé par lui-même. Par un autre, lorsque depuis
ses créatures notre coeur s’élève vers Dieu : "Les choses invisibles
de Dieu par ses oeuvres nous deviennent intelligibles" (Rom 1, 20).
Or il n’est pas possible que la parfaite béatitude consiste en ce qu’on tende
vers Dieu par une autre chose. D’abord parce que la béatitude qui signifie la
fin de tous les actes humains n’est la vraie et parfaite béatitude qu’en
raison du terme mais non en raison plutôt du mouvement vers cette fin. Or que
Dieu soit connu et aimé par autre chose c’est agir en un certain mouvement de
l’esprit humain qui d’une chose parvient à une autre. Il n’y a donc pas en
cela de vraie et parfaite béatitude. 12. En second lieu parce que si
la béatitude consiste en l’adhésion de l’esprit humain à Dieu il s’en suit
que la parfaite béatitude requerra que cette adhésion soit par faite. Et il
n’est pas possible que l’esprit humain adhère parfaitement à Dieu au moyen
d’une créature connue ou aimée. En effet toute forme créée quelle qu’elle
soit est infiniment déficiente à représenter la divine essence. De même donc
qu’il n’est pas possible par la connaissance des choses inférieures d’arriver
à connaître celles d’un ordre supérieur, par exemple la substance spirituelle
par le corps ou le corps céleste par un élément, ainsi a fortiori n’est-il
pas possible de connaître l’essence divine par le moyen d’une forme créée.
Mais de même que par la con sidération des corps inférieurs on peut percevoir
la nature des corps supérieurs négativement, par exemple que ceux-ci ne sont
ni lourds ni légers, et par nos corps nous concevons négativement des anges
qu’ils sont immatériels et incorporels, ainsi aussi par les créatures nous ne
savons pas au sujet de Dieu ce qu’Il est mais plutôt ce qu’Il n’est pas.
Également la bonté d’une créature quelle qu’elle soit est bien minime en
regard de la bonté divine qui est infinie : d’où les bontés des choses qui
proviennent de Dieu, qui sont des bienfaits de Dieu ne peuvent soulever
l’esprit jusqu’au parfait amour de Dieu. Il n’est donc pas possible que la
vraie et parfaite béatitude consiste en ce que l’esprit adhère à Dieu
autrement que par Lui. 13. Enfin l’ordre des choses veut
que le moins connu nous vienne par le plus connu et semblablement que ce qui
est moins bon nous fasse aimer ce qui est meilleur. Puis donc que Dieu est la
première vérité et la bonté suprême, en lui-même le plus connaissable et le
plus aimable, l’ordre naturel veut que tout soit connu et aimé par Lui. Si
donc l’esprit ne peut parvenir à connaître Dieu et à l’aimer que par le moyen
des créatures cela tient à son imperfection. Il n’est donc pas encore parvenu
à la parfaite béatitude qui exclut toute imperfection. 14. Il reste donc que la parfaite
béatitude est pour l’esprit d’adhérer à Dieu par Lui aimé et connu. Et de
même que le roi conduit et gouverne ses sujets, ce qui règnera chez l’homme
dépendra de ce qui le conduira en toutes choses. D’où l’avertissement de
l’Apôtre : "Que le péché ne règne pas dans votre corps mortel"
(Rom 6, 12). Puis donc que la parfaite béatitude veut que Dieu lui-même soit
connu et aimé par lui-même pour que par Lui le coeur se porte aux choses
d’En-Haut c’est chez les bons que Dieu règne vraiment et parfaitement. D’où
cette parole : "Le Dieu de miséricorde les régira et les abreuvera
aux fontaines des eaux" (Is 49, 10), c’est-à-dire que par Lui ils
seront restaurés dans les plus grands des biens. 15. Il faut en effet savoir que
de même que l’intelligence saisit tout ce qu’elle connaît par quelque forme
ou espèce, comme également la vue extérieure voit la pierre par la forme de
la pierre, il n’est pas possible que l’intelligence voit Dieu en son essence
par quelque forme ou espèce créée qui représenterait la divine essence. Nous
constatons en effet que l’espèce d’un ordre inférieur des choses ne peut
représenter une chose d’un ordre supérieur selon son essence; d’où aucune
espèce corporelle ne peut faire comprendre une substance spirituelle quant à
son essence. Puis donc que Dieu surpasse tout l’ordre de la création, bien
davantage encore que ne le fait la substance spirituelle dans l’ordre des
choses matérielles, il n’est pas possible qu’une espèce matérielle fasse voir
Dieu en son essence. 16. Cela aussi est manifeste si
l’on considère ce que signifie voir quelque chose par son essence. On ne voit
pas en effet l’essence de l’homme quand on ne saisit pas ce qui est essentiel
en l’homme, comme celui qui ne le connaîtrait que dans son animalité. Or tout
ce qui est dit de Dieu lui convient essentiellement et il n’est pas possible
qu’une seule espèce créée représente Dieu quant à toutes les choses qu’on dit
de Dieu. Car dans notre intelligence créée autre est la notion qui saisit la
vie, et la sagesse et la justice et tout ce qui est encore de l’essence
divine. Il n’est pas possible que l’intelligence créée soit informée par une
unique notion qui représente l’essence divine de sorte que Dieu puisse être
vu en elle par son essence. Et s’Il l’était par un grand nombre d’espèces il
y manquerait encore l’unité qui est identiquement son essence. Il est donc
impossible que l’intelligence créée soit élevée à la vision de Dieu en
lui-même soit par une notion créée soit par plusieurs. 17. Il reste donc, pour qu’on voie Dieu en son essence, que celle-ci soit vue par elle-même et non par une autre notion et cela s’opère par l’union avec Dieu de l’intelligence créée. C’est ce que dit Denys (Div. nom. chapitre 1) : "Quand nous aurons atteint notre très bienheureuse fin par l’apparition de Dieu nous serons remplis d’une con naissance de Dieu au-dessus même de l’intelligence." 18. Or il est particulier à
l’essence divine que l’intelligence puisse lui être unie sans le secours
d’aucune ressemblance parce que l’essence divine est son être, ce qui ne
s’accorde en rien avec aucune autre forme. D’où il faut que toute forme soit
dans notre intelligence. Et donc une forme qui existant par elle-même ne peut
informer l’intelligence, comme la substance angélique, si elle doit être
connue d’une autre intelligence, il faut que cela se fasse : par quelque
ressemblance qui informe l’intelligence; ce qui n’est pas requis dans la
divine essence qui est son être. 19. Ainsi donc par la vision même
de Dieu l’âme bienheureuse en le saisissant devient une même chose avec Dieu.
Il faut donc que ce qui est saisi et ce qui saisit soient en quelque sorte un
: et donc Dieu régnant dans les saints ceux-ci aussi régneront avec Lui. Et
c’est de leur personne qu’il est écrit : "Tu nous a faits pour notre
Dieu un royaume de prêtres et nous régnerons sur la terre" (Apoc 5,
10). En effet ce royaume par lequel Dieu règne dans les saints et les saints
avec Lui est appelé le royaume des cieux : "Faites pénitence, le
royaume des cieux est proche" (Mt 3, 2) de la manière dont on dit
que Dieu est au ciel, non qu’Il soit contenu dans des cieux matériels mais
pour désigner ainsi l’éminence divine au-dessus de toute la création, comme
les cieux planent sur toute la créature matérielle : "Le Seigneur est
élevé au-dessus de toutes les nations et sa gloire est au-dessus des
cieux" (Ps 112, 4). Ainsi donc aussi la béatitude des saints est
dite royaume des cieux non que leur récompense se trouve dans des cieux
corporels, mais dans la contemplation de la nature supra céleste. D’où des
anges est-il écrit : "Leurs anges (des enfants) dans le ciel voient
la face de mon Père qui est dans le ciel" (Mt 18, 10). Ce qui fait
dire à saint Augustin, exposant s. Matthieu "Votre récompense est
grande dans les cieux" : "Je ne pense pas que les cieux ici
soient dits les parties supérieures de ce monde visible. Notre récompense en
effet n’es pas à placer dans les choses inconstantes mais dans 1e firmaments
spirituels où habite l’éternelle justice" (Serm in monte 1,
5). 20. Ce bien final qui consiste en
Dieu est aussi appelé vie éternelle comme on dit que l’action de l’âme
vivifiante est vie. D’où on distingue autant de modes de vie qu’il a de
genres d’actions de l’âme parmi lesquelles est l’opération de l’intelligence
et selon le Philosophe l’action de l’intelligence est vie. Et parce que
l’acte est déterminé par son objet, de là vient que la vision divine est
appelée vie éternelle, comme il est écrit : "Ceci est la vie
éternelle qu’ils te connaissent toi le seul vrai Dieu". (Jean 17,
3). 21. Ce bien final est aussi
appelé "compréhension" selon la lettre aux Philippiens : "Je
cours après pour, si possible, le comprendre" (3, 12). Ce qui ne
veut pas dire que la compréhension soit une inclusion. En effet ce qui est
inclus par quelque chose est totalement contenu en lui. Or il n’est pas
possible que l’intelligence créée voie totalement l’essence divine de sorte
qu’elle atteigne d’une manière parfaite et complète à la vision de Dieu et
qu’elle voie Dieu autant qu’Il est visible. Dieu est en effet visible selon
la splendeur de sa vérité qui est infinie; Il est donc infiniment visible, ce
qui ne peut s’accorder avec une intelligence créée dont le pouvoir de saisir
est fini. Dieu seul donc qui par l’infinie puissance de son intelligence se
saisit infiniment, se comprend lui-même en se saisissant totalement. Si la
compréhension est promise aux saints c’est dans le sens d’une appréhension.
Lorsqu’en effet quelqu’un poursuit un autre on dit qu’il l’appréhende quand
il a mis la main sur lui. Ainsi donc"aussi long temps que nous sommes
dans le corps nous marchons loin du Seigneur. En effet nous avançons dans la
foi et non dans la vision" (2 Cor 5, 6). Et ainsi nous tendons vers
Lui comme en quelque chose de distant. Mais quand nous le verrons par
actuelle vision nous le tiendrons pré sent en nous-mêmes. D’où aux cantiques,
"l’épouse qui cherche celui que son âme aime" l’ayant enfin
trouvé dit : "Je le tiens et ne le lâcherai plus" (3, 4). 22. Ce bien final nous comble
d’une joie continuelle et totale. D’où la parole du Seigneur : "Demandez
et vous recevrez afin que votre joie soit parfaite" (Jean 16, 24).
Or aucune créature ne peut donner une joie entière mais Dieu seulement chez
qui est la plénitude de la bonté. D’où le Seigneur au serviteur fidèle : "Entre
dans la joie de ton maître" (Mt 25, 21) c’est-à-dire pour que tu te
réjouisses de ton maître; selon ce que dit Job : "Tu seras inondé de
délices auprès du Tout-Puissant" (22, 26). Et parce que Dieu trouve
sa joie principalement en lui-même, le serviteur fidèle entre dans la joie de
son maître en tant qu’il entre dans la joie même de Dieu, comme le promet
ailleurs le Seigneur à ses disciples : "Je dispose pour vous du
royaume comme mon Père me l’a donné pour que vous buviez et mangiez à ma
table dans mon royaume" (Lc 22, 29). Non que dans ce bien final les
saints fassent usage de nourritures corporelles eux qui sont déjà
incorruptibles; mais la table signifie la nourriture que fournit la joie,
celle que Dieu lui-même - et les saints par lui. 23. Il faut donc considérer la
plénitude de la joie non seulement dans la chose dont on jouit mais selon la
dis- position de celui qui se réjouit c’est-à-dire que la chose dont il se
réjouit il l’a présente et que toute son affection se porte vers la cause de
sa joie. Or nous venons de voir que par la vision de la divine essence
l’esprit créé saisit Dieu comme présent; la vision elle-même enflamme
totalement l’affection pour le divin amour. Si en effet toute chose est
aimable en vertu de sa beauté et de sa bonté, au dire de Denys : "Il
est impossible que Dieu qui est essentiellement beauté et bonté puisse être
vu sans qu’on l’aime" (De div. nom. chapitre 4). Et donc de la
parfaite vision de Dieu naît le parfait amour. D’où saint Grégoire dit : "Le
feu de l’amour qui ici-bas commence à s’enflammer, quand il aura vu celui
qu’il aime brûlera toujours davantage en son amour" (Super Eze.
chapitre 2, 9). Or la joie qu’on éprouve de la présence d’un être qu’on aime
est d’autant plus grande qu’on l’aime davantage; d’où il suit que cette joie
est pleine non seulement de la part de son objet mais aussi de la part de
celui qui en jouit : elle porte à son comble la béatitude humaine. D’où saint
Augustin dit que : "La béatitude est la joie de la vérité" (Conf.
10, 23). 24. Il faut en outre considérer
que Dieu étant la bonté essentielle il s’en suit que Lui-même est le bien de
tout bien; d’où en le voyant on voit tout le bien, selon la parole du
Seigneur : "Je te montrerai tout bien" (Ex 33, 19). Par
conséquent une fois possédé on a aussi tout bien : "Tous les biens me
sont venus avec elle (la sagesse divine)" (Sap 7, 11). Ainsi donc en
voyant Dieu en ce bien final, nous posséderons en pleine suffisance tous les
biens. D’où le Seigneur promet au serviteur fidèle qu’Il le placera à la tête
de tous ses biens (Mt 24, 47). 25. Mais comme le mal s’oppose au
bien il faut nécessairement qu’en présence de tout bien le mal soit
totalement exclu. Car "Il n’y a pas de participation possible de la
justice avec l’iniquité, ni de la lumière avec les ténèbres" (2 Cor
6, 14). Ainsi donc en ce bien final on ne trouvera pas seulement le parfait
contentement mais aussi le plein repos et la sécurité dans l’immunité de tout
mal : "Celui qui m’écoutera reposera sans terreur et jouira dans
l’abondance, toute crainte enlevée" (Prov 1, 33). 26. En outre ce sera la paix
absolue. En effet ce qui empêche la paix chez l’homme c’est l’inquiétude des
désirs intérieurs tandis qu’il désire ce qu’il ne possède pas ou aussi le
chagrin causé par la souffrance subie ou appréhendée; et là rien n’est à craindre.
Car l’inquiétude du désir cessera par la plénitude de tout bien. La
souffrance externe disparaîtra, car tout mal en sera absent. Il y aura donc
là une parfaite paix et tranquillité : "Mon peuple prendra place dans
la beauté de la paix" (Is 32, 18) c’est-à-dire la paix parfaite. Et
la cause de cette paix ? "Et la sécurité dans tes tentes" c’est-à-dire
qu'aucun mal n’est à craindre; "dans l’abondance du repos" c’est-à-dire
l’affluence de tout bien (ib.). 27. La perfection de ce bien final n’aura pas de fin. En effet les biens dont l’homme jouira ne feront jamais défaut puisqu’ils sont éternels et incorruptibles : "Tu verras Jérusalem la cité opulente et son temple qui ne sera jamais plus déplacé" (Is 33, 20). Et la cause en est que "Il n’y aura là que la magnificence du Seigneur notre Dieu" (ib.). Toute la perfection en effet de cet état consistera en la jouissance de l’éternité de Dieu. 27 bis. Pour la même raison cet
état ne cessera pas suite à la corruption de ceux qui y sont : car ou bien
ils sont naturellement incorruptibles comme les anges ou bien ils seront
transférés dans l’incorruption; tels seront les hommes : "Car il faut
que ce corps corruptible revête l’incorruptibilité" (1 Cor 15, 53).
D’où il est dit dans l’Apocalypse : "Celui qui aura vaincu, j’en
ferai une colonne dans le temple de mon Dieu et il n’en sortira plus"
(3, 12). 28. Cet état durera : car la
volonté de l’homme ne s’en détournera pas par lassitude. Car plus Dieu est
contemplé, qui est la bonté par essence, d’autant en est-Il aimé et sa
jouissance toujours plus désirée : "Ceux qui me mangent auront encore
faim, ceux qui me boivent auront encore soif" (Sir. 24, 29). Ce qui
fait qu’au sujet des anges qui voient Dieu il est écrit : "Celui que
les anges désirent contempler" (1 P 1, 12). 29. Cet état ne subira pas
l’attaque de quelqu’ennemi parce que là cessera toute atteinte du mal selon
ce que dit Isaïe "Il n’y aura pas de lion", à savoir les
attaques du diable, "et la méchante bête", à savoir l’homme
méchant, "n’y montera pas, ni ne s’y trouvera" (Is 35, 9).
D’où ce que dit le Seigneur de ses brebis qu’elles ne périront jamais et que
personne ne les arrachera de sa main (Jean 10, 28). 30. Cet état n’aura pas de fin en
ce sens que Dieu pourrait en exclure certains. En effet personne n’en sera
rejeté à cause d’une faute, qui ne sera aucunement où tout ce qui est mal est
absent : d’où ce que dit Isaïe "Ton peuple, ce sont tous les
justes" (Is 60, 21); ni en vue d’un bien meilleur comme il arrive
qu’en ce monde Dieu enlève même aux justes les consolations spirituelles et
ses autres bienfaits pour qu’ils le recherchent plus avidement et
reconnaissent leurs limites. Car cet état n’est pas celui de l’amendement et
du progrès mais bien de la perfection finale. Et c’est pourquoi le Seigneur dit
: "Celui qui vient à moi je ne le jetterai pas dchors" (Jean
6, 37). En cet état se trouvera donc la pérennité de tous ces biens : "Ils
exulteront pour toujours et tu habiteras parmi eux" dit le Psaume
(Ps 5, 12). 31. Ce règne est donc la béatitude parfaite en tant qu’on y trouve tout en suffisance et sans aucun changement. Et parce que les hommes désirent naturellement la béatitude il est conséquent que tous désirent le règne de Dieu. |
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Caput 10 [70468] Compendium theologiae, lib. 2 cap. 10 tit. Quod
regnum obtinere est possibile
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Chapitre 10 — IL EST
POSSIBLE D’OBTENIR LE RÊGNE : LA VISION DE DIEU
1. Il faut ensuite[61] que l’homme puisse parvenir à ce royaume afin que ce ne soit pas là une simple espérance et une vaine demande. Or cela est possible de par la promesse divine. En effet le Seigneur nous dit : "Ne craignez pas, petit troupeau, car il a plu à votre Père de vous donner le royaume" (Lc 12, 32). Or, le bon plaisir divin est capable de réaliser ce qu’il a une fois comme il est écrit : "Mon conseil tiendra toutes m volontés se feront" (Is 46, 20). Et encore : "Qui résiste à ma volonté ?" (Rom 9, 19). |
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Ici s'achève le Compendium. Suite à une extase pendant la messe, le frère Thomas s'est refusé à poursuivre sa dictée, disant — "Face à ce que j'ai vu, tout ce que j'ai écrit est paille." La suite est une compilation de Frère Réginald. |
[53142] De veritate, q. 8 a. 1 co. Et
huius exemplum aliquale in naturalibus inveniri potest. Res enim per se
subsistens non potest esse alicuius materiae forma, si in ea aliquid de
materia inveniatur, sicut lapis non potest esse alicuius materiae forma; sed
res per se subsistens quae materia caret, potest esse forma materiae, sicut
de anima patet. Et similiter quodammodo essentia divina, quae est actus
purus, quamvis habeat esse omnino distinctum ab intellectu, efficitur tamen
ei ut forma in intelligendo. Et ideo dicit Magister in II, dist. 2,
sententiarum, quod unio corporis ad animam rationalem est quoddam exemplum
beatae unionis rationalis spiritus ad Deum. [53142] De
veritate, q. 8 a. 1 co. Constat enim quod cuiuslibet intellectualis
creaturae beatitudo consistit in sua perfectissima operatione. Illud autem quod est supremum in qualibet creatura
rationali, est intellectus. Unde oportet quod beatitudo cuiuslibet creaturae
rationalis in nobilissima visione intellectus consistat. Nobilitas autem
intellectivae visionis est ex nobilitate intellecti; sicut etiam dicit philosophus
in X Ethicorum, quod perfectissima operatio visus, est visus bene
dispositi ad pulcherrimum eorum quae cadunt sub visu. Si ergo creatura
rationalis in sua perfectissima visione non perveniret ad videndum divinam
essentiam, beatitudo eius non esset ipse Deus, sed aliquid sub Deo; quod esse
non potest: quia ultima perfectio cuiuslibet rei est, quando pertingit ad
suum principium. Ipse autem Deus immediate omnes creaturas rationales
condidit, ut fides vera tenet. Unde oportet secundum fidem, ut omnis creatura
rationalis quae ad beatitudinem pervenit, per essentiam Deum videat. Quo ad visionem autem divinae
essentiae, oportet tria attendere. Primo,
quia numquam videbitur oculo corporali, vel aliquo sensu, vel imaginatione,
cum per sensus non percipiantur nisi sensata corporea; Deus autem incorporeus
est; infra IV, v. 24: Deus spiritus est. Secundo, quia intellectus
humanus quamdiu corpori est coniunctus, Deum videre non potest, quia
aggravatur a corruptibili corpore, ne possit ad summum contemplationis pertingere.
Et inde est quod anima quanto magis est a passionibus libera, et purgata ab
affectibus terrenorum, tanto amplius in contemplationem veritatis ascendit,
et gustat quam suavis est dominus. Summus gradus autem contemplationis est
videre Deum per essentiam; et ideo quamdiu homo in corpore subiecto ex
necessitate passionibus multis vivit, Deum non potest per essentiam videre.
Ex. c. XXXIII, 20: non videbit me homo et vivet. Ad hoc ergo quod
intellectus humanus divinam essentiam videat, necesse est ut totaliter
deserat corpus; vel per mortem, sicut apostolus dicit II Cor. V, 8: audemus,
et bonam voluntatem habemus magis peregrinari a corpore, et praesentes esse
ad dominum; vel quod totaliter abstrahatur per raptum a corporis
sensibus, sicut de Paulo legitur II Cor. c. XII, 3. [53142]
De veritate, q. 8 a. 1 co. Sed
oportet nunc considerare et intelligere quis sit modus videndi Deum per
essentiam. In omni siquidem visione oportet ponere aliquid quo videns visum
videat; et hoc est vel essentia ipsius visi, sicut cum Deus cognoscit
seipsum; vel aliqua similitudo eius, sicut homo videt lapidem. Et hoc ideo,
quia ex intelligente et intelligibili oportet aliquo modo in intelligendo
unum fieri. Non autem potest dici quod essentia Dei videatur ab intellectu
creato per aliquam similitudinem. In omni enim cognitione quae est per
similitudinem, modus cognitionis est secundum convenientiam similitudinis ad
id cuius est similitudo; et dico convenientiam secundum repraesentationem,
sicut species in anima convenit cum re quae est extra animam, non secundum
esse naturale. Et ideo, si similitudo deficiat a repraesentatione speciei,
non autem a repraesentatione generis, cognoscetur res illa secundum rationem
generis, non secundum rationem speciei. Si vero deficeret etiam a repraesentatione
generis, repraesentaret autem secundum convenientiam analogiae tantum; tunc
nec etiam secundum rationem generis cognosceretur, sicut si cognoscerem
substantiam per similitudinem accidentis. Omnis autem similitudo divinae
essentiae in intellectu creato recepta, non potest habere aliquam
convenientiam cum essentia divina nisi analogiae tantum. Et ideo cognitio
quae esset per talem similitudinem non esset ipsius Dei per essentiam, sed
multo imperfectior quam si cognosceretur substantia per similitudinem
accidentis. Et ideo illi qui dicebant quod Deus per essentiam non videtur,
dicebant quod videbitur quidam fulgor divinae essentiae, intelligentes per
fulgorem illam similitudinem lucis increatae, per quam Deum videri ponebant,
deficientem tamen a repraesentatione divinae essentiae, sicut deficit lux
recepta in pupilla a claritate quae est in sole; unde non potest defigi acies
videntis in ipsam solis claritatem, sed videt inspiciens quosdam fulgores. Restat ergo ut illud quo intellectus creatus Deum per
essentiam videt, sit ipsa divina essentia. Non autem oportet quod ipsa
essentia divina fiat forma ipsius intellectus, sed quod se habeat ad ipsum ut
forma; ut sicut ex forma, quae est pars rei, et materia efficitur unum ens
actu, ita licet dissimili modo, ex essentia divina et intellectu creato fit
unum in intelligendo, dum intellectus intelligit, et essentia per seipsam
intelligitur. Qualiter autem essentia separata possit coniungi intellectui ut
forma, sic ostendit Commentator in III de anima. Quandocumque in aliquo
receptibili recipiuntur duo quorum unum est altero perfectius, proportio
perfectioris ad minus perfectum, est sicut proportio formae ad suum
perfectibile; sicut lux est perfectio coloris, cum ambo recipiuntur in
diaphano. Et ideo, cum intellectus creatus, qui inest substantiae creatae,
sit imperfectior divina essentia in eo existente, comparabitur divina
essentia ad illum intellectum quodammodo ut forma. Et huius exemplum aliquale
in naturalibus inveniri potest. Res enim per se subsistens non potest esse
alicuius materiae forma, si in ea aliquid de materia inveniatur, sicut lapis
non potest esse alicuius materiae forma; sed res per se subsistens quae
materia caret, potest esse forma materiae, sicut de anima patet. Et similiter
quodammodo essentia divina, quae est actus purus, quamvis habeat esse omnino
distinctum ab intellectu, efficitur tamen ei ut forma in intelligendo. Et
ideo dicit Magister in II, dist. 2, sententiarum, quod unio corporis ad
animam rationalem est quoddam exemplum beatae unionis rationalis spiritus ad
Deum. [28712] Iª q. 12 a. 4 co. Unde
secundum intellectum possumus cognoscere huiusmodi res in universali, quod
est supra facultatem sensus. Intellectui autem angelico connaturale est
cognoscere naturas non in materia existentes. Quod est supra naturalem
facultatem intellectus animae humanae, secundum statum praesentis vitae, quo
corpori unitur. Relinquitur ergo quod cognoscere ipsum esse subsistens, sit
connaturale soli intellectui divino, et quod sit supra facultatem naturalem
cuiuslibet intellectus creati, quia nulla creatura est suum esse, sed habet
esse participatum. Non igitur potest intellectus creatus Deum per essentiam
videre, nisi inquantum Deus per suam gratiam se intellectui creato coniungit,
ut intelligibile ab ipso. [28715] Iª q. 12 a. 4
ad 3 Sed intellectus noster vel angelicus, quia secundum naturam a
materia aliqualiter elevatus est, potest ultra suam naturam per gratiam ad
aliquid altius elevari. Et huius signum est, quia visus nullo modo potest in
abstractione cognoscere id quod in concretione cognoscit, nullo enim modo
potest percipere naturam, nisi ut hanc. Sed intellectus noster potest in
abstractione considerare quod in concretione cognoscit. Etsi enim cognoscat
res habentes formam in materia, tamen resolvit compositum in utrumque, et
considerat ipsam formam per se. Et similiter
intellectus Angeli, licet connaturale sit ei cognoscere esse concretum in
aliqua natura, tamen potest ipsum esse secernere per intellectum, dum
cognoscit quod aliud est ipse, et aliud est suum esse. Et ideo, cum
intellectus creatus per suam naturam natus sit apprehendere formam concretam
et esse concretum in abstractione, per modum resolutionis cuiusdam, potest
per gratiam elevari ut cognoscat substantiam separatam subsistentem, et esse
separatum subsistens. [28720] Iª q. 12 a. 5 co.
Omne quod elevatur ad aliquid quod excedit suam naturam, oportet
quod disponatur aliqua dispositione quae sit supra suam naturam, sicut, si
aer debeat accipere formam ignis, oportet quod disponatur aliqua dispositione
ad talem formam. Cum autem aliquis intellectus creatus videt Deum per
essentiam, ipsa essentia Dei fit forma intelligibilis intellectus. Unde oportet quod
aliqua dispositio supernaturalis ei superaddatur, ad hoc quod elevetur in
tantam sublimitatem. Cum igitur virtus
naturalis intellectus creati non sufficiat ad Dei essentiam videndam, ut
ostensum est, oportet quod ex divina gratia superaccrescat ei virtus
intelligendi. Et hoc augmentum virtutis intellectivae illuminationem
intellectus vocamus; sicut et ipsum intelligibile vocatur lumen vel lux. Et
istud est lumen de quo dicitur Apoc. XXI, quod claritas Dei illuminabit
eam, scilicet societatem beatorum Deum videntium. Et secundum hoc lumen
efficiuntur deiformes, idest Deo similes; secundum illud I Ioan. III, cum
apparuerit, similes ei erimus, et videbimus eum sicuti est. [33626] Iª-IIae q. 4 a. 3 co. Cum beatitudo consistat in
consecutione ultimi finis, ea quae requiruntur ad beatitudinem sunt
consideranda ex ipso ordine hominis ad finem. Ad finem autem intelligibilem
ordinatur homo partim quidem per intellectum, partim autem per voluntatem.
Per intellectum quidem, inquantum in intellectu praeexistit aliqua cognitio
finis imperfecta. Per voluntatem autem, primo quidem per amorem, qui est
primus motus voluntatis in aliquid, secundo autem, per realem habitudinem
amantis ad amatum, quae quidem potest esse triplex. Quandoque enim amatum est praesens amanti, et tunc iam non
quaeritur. Quandoque autem non est praesens, sed impossibile est ipsum
adipisci, et tunc etiam non quaeritur. Quandoque autem possibile est ipsum
adipisci, sed est elevatum supra facultatem adipiscentis, ita ut statim
haberi non possit, et haec est habitudo sperantis ad speratum, quae sola
habitudo facit finis inquisitionem. Et istis tribus respondent aliqua in ipsa
beatitudine. Nam perfecta cognitio finis respondet imperfectae; praesentia
vero ipsius finis respondet habitudini spei; sed delectatio in fine iam
praesenti consequitur dilectionem, ut supra dictum est. [33616] Iª-IIae q. 4 a. 2 arg. 3 (Si
dicitur) quod visio respondet fidei, delectatio autem, sive fruitio,
caritati. Sed caritas est maior fide, ut dicit apostolus I ad Cor. XIII. Ergo delectatio,
sive fruitio, est potior visione. [33621]
Iª-IIae q. 4 a. 2 ad 3 Quod caritas non quaerit bonum dilectum
propter delectationem, sed hoc est ei consequens, ut delectetur in bono
adepto quod amat. Et sic delectatio non respondet ei ut finis, sed magis
visio, per quam primo finis fit ei praesens. [33610]
Iª-IIae q. 4 a. 1 co. Ut si dicamus quod calor requiritur ad
ignem. Et hoc modo delectatio requiritur ad beatitudinem. Delectatio enim
causatur ex hoc quod appetitus requiescit in bono adepto. Unde, cum beatitudo
nihil aliud sit quam adeptio summi boni, non potest esse beatitudo sine delectatione
concomitante. [33626] Iª-IIae q. 4 a. 3 co. Et ideo
necesse est ad beatitudinem ista tria concurrere, scilicet visionem, quae est
cognitio perfecta intelligibilis finis; comprehensionem, quae importat
praesentiam finis; delectationem, vel fruitionem, quae importat quietationem
rei amantis in amato. |
2. On peut aussi le montrer par
un exemple évident qu’on trouve dans les choses habituelles. En effet une
chose subsistante par elle-même ne peut être forme d’une matière si en elle
se trouve de la matière; comme une pierre ne peut informer de la matière;
mais si une chose est exempte de matière elle peut informer la matière, telle
notre âme. Et semblablement en quelque sorte l’essence divine qui est l’acte
pur, bien que son être soit absolument distant de l’intellect, lui devient
cependant comme forme dans l’acte de l’intelligence. Et donc Pierre Lombard
dit que l’union du corps à l’âme rationnelle est un exemple de la
bienheureuse union de l’esprit rationnel avec Dieu[62]. 3. Il est patent en effet que le bonheur
de toute créature consiste en sa plus parfaite opération. Or ce qui est
suprême en la créature rationnelle est son intelligence d’où il faut que son
bonheur consiste en la vision la plus noble de l’intelligence; or la noblesse
de la vision intellective vient de la noblesse de ce qu’elle saisit; en effet
Aristote dit que la vision atteint le plus haut degré de son opération quand
au mieux de sa perfection elle peut voir ce qu’il y a de plus beau (Eth. 10,
9). Si donc la nature rationnelle ne parvenait pas à voir la divine essence,
son bonheur ne serait pas Dieu mais quelque chose en dessous de Dieu. Ce qui
est impossible parce que l’ultime perfection de toutes choses est d’atteindre
à leur principe. Or c’est Dieu lui-même qui a créé immédiatement toutes les
natures rationnelles, comme le dit notre foi. D’où il faut, selon la foi, que
toute créature rationnelle qui parvient à la béatitude voie Dieu par essence. 4. En ce qui concerne la vision
de la divine essence il faut considérer qu’elle ne sera jamais vue d’un oeil
corporel ou de quelque sens ou de l’imagination, puisque les sens ne
perçoivent que des sensations corporelles. Or Dieu n’est pas un
corps"Dieu est esprit" (Jean 4, 22) dit Jésus à la Samaritaine.
Ensuite l’intellect humain aussi longtemps qu’il est uni au corps ne peut
voir Dieu, alourdi qu’il est d’un corps corruptible, de sorte qu’il ne peut
parvenir au sommet de la contemplation. De là vient que plus l’âme est
libérée des passions et purifiée de l’attachement aux choses terrestres, elle
s’élève d’autant plus amplement en la contemplation de la vérité et goûte
combien le Seigneur est bon (Ps 33, 8). Or le sommet de la contemplation est
la vision de Dieu par essence; et donc aussi longtemps que l’homme vit dans
un corps, lequel est soumis nécessairement à bien des passions il ne peut
voir Dieu, selon qu’il est écrit : "L’homme ne me verra pas et
vivra" (Ex 33, 20). Donc pour que son intellect voie l’essence
divine il faut qu’il soit séparément de son corps, ou par la mort comme le
souhaite l’Apôtre : "Nous aimons mieux quitter notre corps pour
habiter auprès du Seigneur" (2 Cor 5, 8) ou bien qu’il soit
entièrement soustrait aux sens par le rapt comme saint Paul : "Je
connais un homme dans le Christ, ravi jusqu’au troisième ciel, dans son corps
ou sans son corps, je ne sais pas" (2 Cor 12, 2). 5. Mais il faut considérer et
voir comment on connaît Dieu par essence. Puisqu’en toute vision il faut
quelque chose qui fasse voir ce qui est vu, ou bien ce sera l’essence même de
ce qui est vu, comme Dieu qui se con naît lui-même, ou bien une ressemblance
comme quand on voit une pierre. Et cela parce que de celui qui connaît et de
ce qui est saisi il faut que d’une certaine manière se produise une seule
chose. 6. Or on ne peut pas dire qu’un intellect créé voie l’essence
divine par quelque ressemblance. En effet en toute connaissance par
ressemblance le mode de connaissance est une conformité de ressemblance avec
ce qu’elle représente; et je dis conformité de représentation, comme l’image
en notre âme qui est conforme avec la chose extérieure non selon son être
naturel. Et donc si la ressemblance n’est pas selon l’espèce, mais selon le
genre la chose sera connue génériquement mais non spécifiquement. Si l’image
reçue ne représente même pas le genre, elle représenterait la chose selon une
convenance analogique seulement; alors elle ne serait même pas connue sous la
raison de genre, comme si la substance serait connue par ressemblance
d’accident[63]. 7. Et donc ceux qui disaient que
Dieu n’est pas vu son essence, disaient que se verra un éclat de la divine
essence, entendant par éclat cette ressemblance lumière incréée par laquelle
Dieu est vu, déficiente cependant à représenter la divine essence, comme fait
défaut lumière reçue dans la pupille de l’oeil, de la clarté qui est dans le
soleil, le regard ne pouvant se fixer sur la clarté du soleil ne le voyant
que par son éclairage. 8. Il reste donc que ce par quoi l’intellect créé voit Dieu par son essence est son essence même[64]. Or ce n'est pas l’essence divine qui devient la forme de l’intellect mais elle y est comme une forme, pour que de même que de la forme qui fait partie d’une chose et de sa matière s’effectue un seul être en acte, de même bien que différemment, de l’essence divine et de l’intellect créé se produit une seule chose dans la saisie même de sorte que l’essence divine est saisie en elle-même. 8 bis. Comment maintenant une
essence séparée peut se joindre comme une forme à l’intellect, voici comment
le montre le Commentateur au 3 Livre de l’âme (comm. 5 et 6) : "Chaque
fois que deux choses se reçoivent mutuellement dans un milieu et dont l’une
est plus parfaite, le rapport de celle-ci à la moins parfaite est comme le
rapport de la forme à ce qu’elle perfectionne," comme la lumière est
perfection de la couleur quand toutes deux sont reçues dans un milieu
diaphane[65]. Et
comme l’intellect créé dans une substance créée est plus imparfait que la
divine essence existant en lui, cette dernière se comparera à cet intellect
d’une certaine manière comme sa forme. 9. Quelque chose de ce genre peut
se rencontrer dans les choses naturelles. En effet une chose subsistant par
soi ne peut être forme d’une matière si en elle se trouve quel que chose de
la matière, comme une pierre qui ne peut être forme d’une matière; mais une
chose existant par soi et qui n’a pas de matière peut informer une matière,
comme il en est de l’âme. Et donc d’une certaine manière l’essence divine qui
est l’acte pur bien qu’elle soit l’être tout à fait distinct de l’intellect
lui devient cependant forme dans la saisie même qui se produit dans
l’intellect. Et c’est pourquoi Pierre Lombard dit que l’union du corps à
l’âme rationnelle est un exemple de la bienheureuse union de l’esprit
rationnel avec Dieu (2 Sent. Dist. 2). 10. Ou bien autrement. Selon
l’intelligence nous pouvons connaître les choses en général, ce dont notre
pou voir sensoriel n’est pas capable. Si d’autre part il est connaturel à
l’ange de connaître les natures immatérielles, cela est au-dessus de la
faculté naturelle de l’âme humaine en l’état de la vie présente par laquelle
nous sommes unis à un corps. Quant à connaître l’être même subsistant cela
est connaturel au seul intellect divin. Voir Dieu comme lui-même se connaît
est donc au-dessus de la vertu naturelle d’un être créé parce qu’aucune
créature n’est son être mais possède un être participé. Donc l’intellect créé
ne peut voir Dieu en son essence que si Dieu par sa grâce se joint à lui
comme se rendant intelligible à l’âme. Or notre intelligence, comme
d’ailleurs celle de l’ange, étant naturellement élevée au-dessus de la
matière peut être haussée en quelque sorte au-dessus de sa nature par un
effet de la grâce. 11. Et l’indice de ceci est que
la vue ne peut connaître abstraitement ce qu’elle connaît concrètement, elle
ne peut percevoir une nature uniquement que comme celle-là. Mais notre
intelligence peut connaître abstraitement le concret. Car bien qu’elle
connaisse les choses ayant leur forme dans la matière elle fait cependant le
départ des deux dans le composé pour ne considérer que la forme elle-même en
soi. Et l’intellect de l’ange semblablement bien qu’il lui soit connaturel dé
connaître l’être concret en une certaine nature peut cependant faire le
départ de l’être même tandis qu’il connaît qu’autre il est lui et autre est son
être. Et donc puisque l’intellect créé est à même par sa nature de saisir une
forme concrète et l’être concret dans l’abstraction comme par méthode
d’analyse, il peut par la grâce s’élever afin de connaître une substance
séparée subsistante et l’être séparé subsistant (Dieu). 12. Enfin tout ce qui est élevé à
ce qui dépasse sa nature doit y être disposé par quelque chose qui soit au-
dessus de sa nature... Or lorsqu’un intellect créé voit Dieu par son essence
celle-ci devient forme intelligible de l’intellect. Il faut donc qu’une
disposition surnaturelle lui soit ajoutée pour être élevée à une telle
sublimité. Puis donc que la vertu naturelle de l’intellect créé ne suffit pas
pour la vision de l’essence divine il faut de par la grâce divine que lui soit
ajouté le pouvoir de saisir l’essence divine. C’est cette augmentation du
pouvoir intellectif que nous appelons illumination de l’intellect, comme
aussi l’intelligible lui-même est appelé lumière. Et de cette lumière il est
écrit : "La clarté de Dieu l’illuminera" (Apoc 21, 23) c’est-à-dire
la société des bienheureux voyant Dieu. Et de cette lumière, ils sont faits
déiformes c’est-à-dire semblables à Dieu, selon ce qui est écrit "Lorsqu’il
apparaîtra nous lui serons semblables et nous le verrons comme il est"
(1 Jean 3, 2). 13.[66]
Puisque la béatitude consiste en l’obtention de la fin dernière, les choses
qui sont requises pour la béatitude doivent être considérées à partir du
rapport même de l’homme à la fin. Or vers une fin intelligible l’homme est
ordonné en partie par l’intellect, en partie par la volonté; par l’intellect
en tant que dans celui-ci préexiste une certaine connaissance imparfaite de
la fin; par la volonté : d’abord par l’amour qui est le premier mouvement de
la volonté vers quelque chose, ensuite par le rapport réel de l’amant pour
l’aimé. Or ce rapport est triple : parfois en effet l’aimé est présent à
l’amant et alors il n’est plus cherché; parfois il n’est pas présent mais il
y a impossibilité de l’atteindre et alors aussi il n’est plus cherché;
parfois il y a possibilité de l’obtenir mais il est au-dessus du pouvoir de
l’amant en sorte qu’il ne peut être possédé tout de suite et ceci est le
rapport de celui qui espère à ce qu’il espère et ce seul rapport est cause de
la recherche de la fin. Et à ces trois choses répondent certaines dans la
béatitude même. Car la parfaite connaissance répond à l’imparfaite; la
présence de la fin répond au rapport de l’espoir. Mais la délectation en la
fin déjà pré sente est le résultat de la dilection[67].
(Si l’on objecte que) puisque la vision correspond à la foi, la délectation
ou la jouissance à la charité et que celle-ci est plus grande que la foi,
donc que la délectation ou la jouissance est plus que la vision, (on répond
que) la charité, en effet, ne cherche pas le bien aimé pour la délectation
mais c’en est une conséquence que de se plaire dans le bien aimé et possédé;
ce n’est donc pas la délectation qui lui répond comme fin mais plutôt la
vision de Dieu qui d’abord lui a rendu la fin présente (I-II 4, 2 ad 3). De
la même manière que la chaleur est inséparable du feu ainsi la délectation
est inséparable de la béatitude. En effet elle est causée par le repos dans
le bien obtenu. Et donc comme la béatitude n’est rien autre que l’obtention
du bien suprême il n’est pas possible qu’il y ait béatitude sans le plaisir
qui l’accompagne (ib. I C). 14. Et donc pour la béatitude ces trois choses doivent concourir : c’est-à-dire la vision qui est la connaissance parfaite de la fin intelligible; la compréhension qui comporte la présence de la fin; la délectation, ou jouissance, qui comporte le repos de la chose aimante dans l’aimé. Ces trois choses correspondent aux trois vertus théologales : la vision à la foi, la compréhension à l’espérance, la délectation à la charité (suppl. 95, 5). |
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A
partir de là, « Question disputée
sur la charité » de saint Thomas d’Aquin, uniquement les
« respondeo ». |
TROISIÈME PARTIE — LA CHARITÉ |
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Articulus 1 [65945] De
virtutibus, q. 2 a. 1 tit. 1 Et primo quaeritur utrum caritas sit
aliquid creatum in anima vel sit ipse spiritus sanctus [65971] De virtutibus, q. 2 a. 1 s. c. Sed contra, omne
quod recipitur in aliquo, recipitur in eo per modum recipientis. Si ergo
caritas recipitur in nobis a Deo, oportet quod recipiatur a nobis finite secundum
modum nostrum. Omne autem finitum est creatum. Ergo caritas est aliquid
creatum in nobis. [65972] De virtutibus, q. 2
a. 1 co. Respondeo. Dicendum, quod quidam posuerunt, quod caritas
in nobis, qua diligimus Deum et proximum, non sit aliud quam spiritus
sanctus, ut patet per Magistrum in 17 dist. I Sent. Et ut huius opinionis
intellectus plenius habeatur, sciendum est, quod actum dilectionis quo Deum
et proximum diligimus, Magister posuit quoddam creatum in nobis, sicut et
actus ceterarum virtutum; sed ponebat differentiam inter actus caritatis et
actus aliarum virtutum: quod spiritus sanctus ad actus aliarum virtutum movet
animam mediantibus quibusdam habitibus, qui virtutes dicuntur; sed ad actum
dilectionis movet voluntatem immediate per seipsum absque aliquo habitu, ut
patet in 17 dist. I Lib. Et ad hoc ponendum movet ipsum excellentia
caritatis, et verba Augustini in obiiciendo inducta, et quaedam similia.
Ridiculum autem fuisset dicere, quod ipse actus dilectionis, quem experimur
dum diligimus Deum et proximum, sit ipse spiritus sanctus. Sed haec opinio
omnino stare non potest. Sicut enim naturales actiones et motus a quodam
principio intrinseco procedunt, quod est natura; ita et actiones voluntariae
oportet quod a principio intrinseco procedant. Nam sicut inclinatio naturalis
in rebus naturalibus appetitus naturalis nominatur, ita in rationalibus
inclinatio apprehensionem intellectus sequens, actus voluntatis est.
Possibile autem est quod res naturalis ab aliquo exteriori agente ad aliquid
moveatur non a principio intrinseco, puta cum lapis proiicitur sursum. Sed
quod talis motus vel actio non a principio intrinseco procedens, naturalis
sit, hoc omnino est impossibile, quia in se contradictionem implicat. Unde,
cum contradictoria esse simul non subsit divinae potentiae; nec hoc a Deo
fieri potest, ut motus lapidis sursum, qui non est a principio intrinseco,
sit ei naturalis. Potest quidem lapidi dare virtutem, ex qua sicut ex
principio extrinseco sursum naturaliter moveatur; non autem ut motus iste sit
ei naturalis, nisi ei alia natura detur. Et similiter non potest hoc
divinitus fieri ut aliquis motus hominis vel interior vel exterior qui sit a
principio extrinseco, sit voluntarius; unde omnes actus voluntatis
reducuntur, sicut in primam radicem, in id quod homo naturaliter vult, quod
est ultimus finis. Quae enim sunt ad finem, propter finem volumus. Actus
igitur qui excedit totam facultatem naturae humanae, non potest esse homini
voluntarius, nisi superaddatur naturae humanae aliquid intrinsecum voluntatem
perficiens, ut talis actus a principio intrinseco proveniat. Si igitur actus
caritatis in homine non ex aliquo habitu interiori procedat naturali
potentiae superaddito, sed ex motione spiritus sancti, sequetur alterum
duorum: vel quod actus caritatis non sit voluntarius; quod est impossibile,
quia hoc ipsum diligere est quoddam velle; aut quod non excedat facultatem
naturae, et hoc est haereticum. Hoc igitur remoto, sequetur primo quidem,
quod actus caritatis sit actus voluntatis; secundo, dato quod actus
voluntatis possit esse totaliter ab extrinseco, sicut actus manus vel pedis,
sequetur etiam, si actus caritatis est solum a principio exteriori movente,
quod non sit meritorius. Omne enim agens quod non agit secundum formam
propriam, sed solum secundum quod est motum ab altero, est agens
instrumentaliter tantum; sicut securis agit prout est mota ab artifice. Sic
igitur si anima non agit actum caritatis per aliquam formam propriam, sed
solum secundum quod est mota ab exteriori agente, scilicet spiritu sancto;
sequetur quod ad hunc actum se habeat sicut instrumentum tantum. Non ergo in
homine est hunc actum agere vel non agere; et ita non poterit esse
meritorius. Haec
enim solum meritoria sunt quae in nobis aliquo modo sunt; et sic totaliter
tollitur meritum humanum, cum dilectio sit radix merendi. Tertium inconveniens est, quia sequeretur quod homo qui
est in caritate, ad actum caritatis non sit promptus, neque ipsum
delectabiliter agat. Ex hoc enim actus virtutum sunt nobis delectabiles, quod
secundum habitus conformamur ad illos, et inclinamur in illos per modum
inclinationis naturalis. Et tamen actus caritatis est maxime delectabilis et
maxime promptus existenti in caritate; et per eumdem omnia quae agimus vel
patimur, delectabilia redduntur. Relinquitur igitur quod oporteat esse
quemdam habitum caritatis in nobis creatum, qui sit formale principium actus
dilectionis. Nec tamen per hoc excluditur quin spiritus sanctus, qui est
caritas increata, sit in homine caritatem creatam habente, movens animam ad actum
dilectionis, sicut Deus movet omnia ad suas actiones, ad quas tamen
inclinantur ex propriis formis. Et inde est quod omnia disponit suaviter,
quia omnibus dat formas et virtutes inclinantes in id ad quod ipse movet, ut
in illud tendant non coacte, sed quasi sponte. |
Article 1 — EST-ELLE
QUELQUE CHOSE DE CRÉÉ DANS L'AME ?
1. Tout ce qui est reçu l’est à
la mesure de ce qui reçoit. Si donc la charité est reçue en nous depuis Dieu
il faut qu’elle le soit d’une manière finie, à notre mesure. Or ce qui est fini
est créé. La charité est donc en nous quelque chose de créé. 2. Certains ont posé qu’en nous
la charité par laquelle nous aimons Dieu et le prochain n’est autre que
l’Esprit Saint comme il ressort de Pierre Lombard au premier livre des
sentences dist. 17 I lib. Pour en avoir une idée plus complète il faut savoir
que l’acte de dilection pour Dieu et le prochain, selon Pierre Lombard, est
quelque chose de créé en nous comme aussi les actes des autres vertus; mais
il posait la différence entre l’acte de charité et ceux des autres vertus en
ce que l’Esprit Saint, pour ce qui est des actes des autres vertus, meut
l’âme par l’intermédiaire de certains habitus qu’on appelle vertus mais il
meut à l’acte de dilection immédiatement par lui-même sans aucun habitus. Et
il y est amené à cause de l’excellence de la charité et de l’autorité de
saint Augustin[68]. Or
il eut été ridicule de dire que l’acte même de dilection que, nous
expérimentons tandis que nous aimons Dieu et le prochain soit l’Esprit Saint.
Mais cette opinion ne peut absolument pas tenir. De même en effet que les
actions naturelles et les mouvements procèdent de quelque principe interne
qui est la nature, ainsi aussi les actions volontaires doivent procéder d’un
principe intérieur. Car de même que l’inclination naturelle dans les choses
naturelles se nomme appétit naturel ainsi dans les choses rationnelles
l’inclination qui suit l’appréhension de l’intellect est l’acte de la
volonté. 3. Il est possible qu’une chose
naturelle soit mise en mouvement par un agent extérieur non par un principe
intérieur par exemple quand une pierre est projetée vers le haut. Mais qu’un
tel mouvement ou action ne procédant pas d’un principe intérieur soit naturel
c’est tout à fait impossible parce qu’en soi il implique une contradiction.
D’où comme il n’est pas dans la puissance divine que les contradictoires
soient également vrais, Dieu ne peut faire que le mouvement de la pierre vers
le haut, qui ne vient pas d’un principe interne, soit naturel. Il peut donner
à la pierre un pouvoir par lequel comme par un principe externe elle s’élève
naturellement mais non que ce mouvement lui soit naturel s’il n’est pas donné
par la nature. Et de même il ne peut pas se faire divinement qu’un mouvement
de l’homme, ou interne ou externe, venant d’un principe externe, puisse être
volontaire; d’où tous les actes de la volonté se ramènent comme en leur
première racine à ce que l’homme veut naturellement et qui est la fin
dernière. Les choses qui sont pour la fin nous les voulons à cause de la fin. 4. Donc un acte qui excède toute
la faculté de la nature humaine ne peut être volontaire pour l’homme que si
est surajouté à la nature humaine quelque chose d’intrinsèque qui parfait la
volonté pour qu’un tel acte provienne d’un principe interne. Si donc l’acte
de charité dans l’homme ne procède pas d’un principe interne surajouté à la
puissance naturelle mais par la motion de l’Esprit Saint il s’en suit de deux
choses l’une ou que l’acte de charité n’est pas volontaire, ce qui est
impossible parce que cela même qui est d’aimer est un vouloir; ou bien qu’il
n’excède pas la faculté de la nature et cela est hérétique. 5. Ceci étant écarté il s’en
suivra d’abord que l’acte de charité est volontaire. Ensuite si l’on admet
que l’acte de la volonté puisse être totalement de l’extérieur, comme l’est
l’acte de la main ou du pied, il s’en suivra aussi, si l’acte de charité est
seulement à partir d’un principe extérieur qui meut, qu’il n’est pas
méritoire. En effet tout agent qui n’agit pas selon sa forme propre mais seulement
selon qu’il est mû par un autre est agent instrumental seulement comme la
hache que meut l’artisan. 6. Ainsi donc, si l’âme n’agit
pas l’acte de charité par une forme propre mais selon qu’elle est mue par un
agent extérieur, c’est-à-dire l’Esprit Saint, il s’en suivra qu’elle ne sera
qu’un instrument. Il n’est donc pas dans l’homme de faire cet acte ou de ne
le faire pas et ainsi il ne pourra être méritoire. Cela en effet est
seulement méritoire qui est en quelque manière en nous; et ainsi est enlevé
totalement le mérite humain puisque la dilection est la racine du mérite.
Enfin l’inconvénient est que l’homme qui a la charité ne soit pas prompt à
l’acte de charité ni ne le pose avec plaisir. En effet les actes des vertus
nous sont délectables en ce que l’habitus nous les rend conformes et que nous
y sommes inclinés naturellement. Et cependant l’acte de charité est des plus
délectables et des plus prompts pour celui qui a la charité et par elle tout
ce que nous faisons ou souffrons nous devient délectable. Il reste donc qu’il
faut que soit en nous un habitus de charité créé qui soit principe formel de
l’acte de dilection. 7. Par-là il n’est cependant pas
exclu que l’Esprit Saint qui est la charité incréée ne soit dans l’homme qui
a la charité créée, amenant l’homme à l’acte de dilection de même que Dieu
meut toutes les choses à leurs actes aux quels cependant elles sont enclines
de par leurs propres formes. Et de là vient qu’il dispose tout suavement par
ce qu’il donne à toutes, les formes et les vertus qui les inclinent à ce à
quoi il meut pour qu’elles y tendent non for cément mais spontanément. |
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Articulus 2 [65997] De virtutibus, q. 2 a.
2 tit. 1 Secundo quaeritur utrum
caritas sit virtus [66016] De virtutibus, q. 2
a. 2 s. c. Sed contra, praecepta legis sunt de actibus virtutum.
Sed actus caritatis praecipitur in lege; dicitur enim Matth. XXII, 37, quod
primum et maximum mandatum est: dilige dominum Deum tuum. Ergo caritas
est virtus. [66017] De virtutibus, q. 2 a. 2
co. Respondeo. Dicendum, quod caritas absque dubio virtus est. Cum
enim virtus sit quae bonum facit habentem, et opus eius bonum reddit;
manifestum est quod secundum propriam virtutem homo ordinatur ad proprium
bonum. Proprium autem bonum hominis oportet diversimode accipi, secundum quod
homo diversimode accipitur. Nam proprium bonum hominis in quantum homo, est
bonum rationis, eo quod homini esse est rationale esse. Bonum autem hominis
secundum quod est artifex, est bonum artis; et sic etiam secundum quod est
politicus, est bonum eius bonum commune civitatis. Cum ergo virtus operetur ad bonum;
ad virtutem cuiuslibet requiritur quod sic se habeat quod ad bonum bene
operetur, id est voluntarie et prompte et delectabiliter, et etiam firmiter:
hae enim sunt conditiones operationis virtuosae, quae non possunt convenire
alicui operationi, nisi operans amet bonum propter quod operatur, eo quod
amor est principium omnium voluntariarum affectionum. Quod enim amatur,
desideratur dum non habetur, et delectationem infert quando habetur et
tristitiam ingerunt ea quae ad habendo amatum impediunt. Ea etiam quae ex amore fiunt, et firmiter et prompte et
delectabiliter fiunt. Ad virtutem igitur requiritur amor boni ad quod virtus operatur. Bonum
autem ad quod operatur virtus quae est hominis in quantum homo, est homini
connaturale; unde voluntati eius naturaliter inest huius boni amor, quod est
bonum rationis. Sed si accipiamus virtutem hominis secundum aliquam aliam
considerationem non naturalem homini, oportebit ad huiusmodi virtutem amorem
illius boni, ad quod talis virtus ordinatur, esse aliquid superadditum circa
naturalem voluntatem. Non enim artifex bene operatur nisi superveniat ei amor
boni quod per operationem artis intenditur; unde philosophus dicit in VIII
Polit., quod ad hoc quod aliquis sit bonus politicus, requiritur quod amet
bonum civitatis. Si autem homo, in quantum admittitur ad participandum bonum
alicuius civitatis, et efficitur civis illius civitatis; competunt ei
virtutes quaedam ad operandum ea quae sunt civium, et ad amandum bonum civitatis;
ita cum homo per divinam gratiam admittatur in participationem caelestis
beatitudinis, quae in visione et fruitione Dei consistit, fit quasi civis et
socius illius beatae societatis, quae vocatur caelestis Ierusalem secundum
illud, Ephes. II, 19: estis cives sanctorum et domestici Dei. Unde
homini sic ad caelestia adscripto competunt quaedam virtutes gratuitae, quae
sunt virtutes infusae; ad quarum debitam operationem praeexigitur amor boni
communis toti societati, quod est bonum divinum, prout est beatitudinis
obiectum. Amare autem bonum alicuius civitatis contingit dupliciter: uno modo
ut habeatur; alio modo ut conservetur. Amare autem bonum alicuius civitatis
ut habeatur et possideatur, non facit bonum politicum; quia sic etiam aliquis
tyrannus amat bonum alicuius civitatis ut ei dominetur: quod est amare
seipsum magis quam civitatem; sibi enim ipsi hoc bonum concupiscit, non
civitati. Sed amare bonum civitatis ut conservetur et defendatur, hoc est
vere amare civitatem; quod bonum politicum facit: in tantum quod aliqui
propter bonum civitatis conservandum vel ampliandum, se periculis mortis
exponant et negligant privatum bonum. Sic igitur amare bonum quod a beatis
participatur ut habeatur vel possideatur, non facit hominem bene se habentem
ad beatitudinem, quia etiam mali illud bonum concupiscunt; sed amare illud
bonum secundum se, ut permaneat et diffundatur, et ut nihil contra illud
bonum agatur, hoc facit hominem bene se habentem ad illam societatem
beatorum. Et haec est caritas, quae Deum per
se diligit, et proximos qui sunt capaces beatitudinis, sicut seipsos; et quae
repugnat omnibus impedimentis et in se et in aliis; unde nunquam potest esse
cum peccato mortali, quod est beatitudinis impedimentum. Sic igitur patet
quod caritas non solum est virtus, sed potissima virtutum. |
Article 2 — LA
CHARITÉ EST-ELLE UNE VERTU ?
1. Les préceptes de la loi ont
trait à des actes de vertu. Mais l’acte de charité est ordonné dans la loi;
dans Mt 22, 37, il est dit qu’il est le premier et le plus grand des commandements
: Tu aimeras le Seigneur ton Dieu. Donc la charité est une vertu. 2. A cela il n’y a aucun doute.
En effet comme la vertu fait bon celui qui l’a et rend son oeuvre bonne, il
est manifeste que c’est par une vertu appropriée que l’homme est ordonné à son
propre bien. Or le propre bien de l’homme doit être entendu diversement selon
que l’homme s’entend de diverses manières. Car le propre bien de l’homme
comme tel est le bien de la raison, du fait que l’être de l’homme est d’être
rationnel. Le bien de l’homme selon qu’il est artisan est le bien de son art;
et ainsi aussi selon qu’il est politique son bien est le bien commun de la
cité. Puis donc que la vertu opère pour le bien il est requis quant à la
vertu de chacun d’être ainsi qu’il opère bien en vue du bien c’est-à-dire
volontiers et promptement et joyeusement et aussi avec fermeté. Ce sont en
effet là les conditions de l’action vertueuse qui ne peuvent s’accorder à
quelqu’action que si l’acteur aime le bien pour lequel il agit parce que
l’amour est le principe de toutes les affections volontaires. En effet ce
qu’on aime on le désire quand on ne l’a pas et il apporte la joie quand on
l’a et ce qui empêche la possession de ce qu’on aime est cause de tristesse.
Aussi ces choses qu’on fait par amour se font avec fermeté, promptitude et
joie. 3. Pour la vertu donc est requis
l’amour du bien pour quoi la vertu agit. Or le bien pour quoi la vertu agit
et qui est humaine est connaturel à l’homme; donc l’amour de ce bien existe
naturellement dans sa volonté et c’est le bien de la raison. Mais si nous
prenons la vertu de l’homme selon une autre considération non naturelle[69]
à l’homme il faudra pour cette vertu que l’amour de ce bien auquel cette
vertu est ordonnée soit quelque chose de surajouté à la volonté naturelle. En
effet l’artisan n’opère bien que si lui survient l’amour du bien qu’il
poursuit par l’action de son art. D’où Aristote dit que pour être un bon
politique il est requis qu’on aime le bien de la cité. Si donc l’homme en
tant qu’il est admis à prendre part au bien d’une cité, est fait citoyen de
cette cité, des vertus lui incombent pour accomplir ce qui est du citoyen et
pour aimer le bien de la cité. Ainsi lorsque l’homme par la grâce divine est
admis à participer à la béatitude céleste qui consiste en la vision et en la
jouissance de Dieu il devient comme le citoyen et le compagnon de cette
bienheureuse société qui est appelée la Jérusalem céleste selon ce qui est
écrit aux Ephésiens 2, 19 : "Vous êtes les citoyens des saints
faisant partie de la maison de Dieu." 4. D’où à l’Homme inscrit de la
sorte pour les choses célestes lui sont propres des vertus gratuites qui sont
des vertus infuses; pour bien s’en acquitter est pré exigé l’amour du bien
commun à toute la société, qui est le bien divin d’après qu’il est l’objet de
la béatitude. 5. Or aimer le bien d’une cité se réalise en deux choses : d’une part pour qu’il soit, d’autre part qu’il se conserve. Aimer le bien de la cité pour qu’il soit et pour le posséder ne fait pas le bien politique parce qu’ainsi aussi le tyran aime le bien de la cité pour y dominer; ce qui est s’aimer soi-même plus que la cité; c’est pour soi en effet qu’il convoite ce bien et non celui de la Cité. Mais aimer le bien de la cité pour le conserver et le défendre c’est là vraiment aimer la cité; ce que fait le bon politique jusqu’à savoir s’exposer aux périls de la mort et négliger son bien privé pour le conserver et l’amplifie. Ainsi donc aimer le bien auquel les bienheureux participent pour l’avoir et le posséder ne fait pas l’homme bien disposé pour la béatitude parce que les méchants aussi convoitent ce bien; mais l’aimer selon ce qu’il est, pour qu’il demeure et soit répandu, et pour que rien ne soit fait contre lui c’est ce qui fait l’homme bien disposé pour cette société des bienheureux. Et telle est la charité qui aime Dieu en soi et les prochains, qui sont capables de la béatitude, pour eux-mêmes; et elle répugne à tous les obstacles et en soi-même et dans les autres. D’où elle ne peut jamais exister avec le péché mortel qui est l’obstacle à la béatitude. Ainsi donc la charité est non seulement une vertu mais la plus grande des vertus. |
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Articulus 3 [66035] De
virtutibus, q. 2 a. 3 tit. 1 Tertio quaeritur utrum caritas sit
forma virtutum [66056] De virtutibus, q. 2 a. 3
s. c. Sed contra, est quod Ambrosius dicit, quod caritas est forma
et mater virtutum. [66057] De virtutibus, q. 2
a. 3 co. Respondeo. Dicendum, quod caritas est forma virtutum,
motor et radix. Ad cuius evidentiam sciendum est, quod de habitibus oportet
nos secundum actus iudicare; unde quando id quod est unius habitus, est ut
formale in actu alterius habitus, oportet quod unus habitus se habeat ad
alium ut forma. In omnibus autem actibus voluntariis id quod est ex parte
finis, est formale: quod ideo est, quia unusquisque actus formam et speciem
recipit secundum formam agentis, ut calefactio secundum calorem. Forma autem
voluntatis est obiectum ipsius, quod est bonum et finis, sicut intelligibile
est forma intellectus; unde oportet quod id quod est ex parte finis, sit
formale in actu voluntatis. Unde idem specie actus, secundum quod ordinatur
ad unum finem, cadit sub forma virtutis; et secundum quod ordinatur ad alium
finem, cadit sub forma vitii; ut patet de eo qui dat eleemosynam vel propter
Deum, vel propter inanem gloriam. Actus enim unius vitii, secundum quod
ordinatur ad finem alterius vitii, recipit formam eius; utpote qui furatur ut
fornicetur, materialiter quidem fur est, formaliter vero intemperatus.
Manifestum est autem quod actus omnium aliarum virtutum ordinatur ad finem
proprium caritatis, quod est eius obiectum, scilicet summum bonum. Et de
virtutibus quidem moralibus manifestum est: nam huiusmodi virtutes sunt circa
quaedam bona creata quae ordinantur ad bonum increatum sicut ad ultimum
finem. Sed de virtutibus aliis theologicis idem manifestum est: nam ens
increatum est quidem obiectum fidei, ut verum; et in quantum est appetibile,
habet rationem boni. Et sic tendit fides in ipsum, in quantum est appetibile,
cum nullus credat nisi volens. Spei autem obiectum licet sit ens increatum,
in quantum est bonum, tamen dependet ab obiecto caritatis: est enim bonum,
obiectum spei, in quantum est desiderabile et consequibile: nullus enim
desiderat consequi aliquod bonum nisi per hoc quod amat ipsum. Unde manifestum
est quod in actibus omnium virtutum est formale id quod est ex parte
caritatis; et pro tanto dicitur forma omnium virtutum, in quantum scilicet
omnes actus omnium virtutum ordinantur in summum bonum amatum, ut ostensum
est. Et quia praecepta legis sunt de actibus virtutum; inde est quod
apostolus dicit, I Timoth. cap. I, 5, quod finis praecepti est caritas.
Et hinc
etiam apparet, quomodo caritas sit motor omnium virtutum; in quantum scilicet
importat actus omnium aliarum virtutum. Omnis enim virtus vel potentia
superior dicitur movere per imperium inferiorem, ex eo quod actus inferioris
ordinatur ad finem superioris; sicut aedificativa imperat caementariae, eo
quod actus caementariae artis ordinatur ad formam domus, quae est finis
aedificativae. Unde cum omnes aliae virtutes ordinentur ad finem caritatis,
ipsa imperat actus omnium virtutum, et ex hoc dicitur motor earum. Et quia mater dicitur quae in se accipit et concipit; ideo
dicitur caritas mater omnium virtutum, in quantum ex conceptione sui finis producitur
actus omnium virtutum; et eadem etiam ratione dicitur radix virtutum. |
Article 3 — LA
CHARITÉ EST-ELLE FORME DES VERTUS ?
1. Elle est la forme[70] et la mère des vertus. Elle en est en plus le moteur et la racine. Pour en avoir l’évidence il
faut juger des habitus selon leurs actes; d’où lorsque ce qui est d’un
habitus est comme formel dans l’acte d’un autre habitus, qu’il soit à l’autre
habitus comme sa forme. Or dans tous les actes volontaires ce qui est du côté
de la fin est formel; la rai son en est que tout acte reçoit sa forme et son
espèce selon la forme de l’agent, comme le fait de chauffer vient de la
chaleur[71]. 2. Or la forme de la volonté est
son objet qui est le bien et la fin, comme l’intelligible est forme de
l’intellect. D’où il faut que ce qui est de la fin soit formel dans l’acte de
la volonté. D’où ce qui est même acte spécifiquement selon qu’il est ordonné
à une telle fin tombe sous la forme vertu; et selon qu’il est ordonné à une
autre fin tombe sous la forme vice, comme il ressort de celui qui fait
l’aumône ou pour Dieu ou par vaine gloire. L’acte d’un vice selon qu’il est
ordonné à la fin d’un autre vice endosse sa forme; par exemple celui qui vole
pour forniquer est formellement intempérant et matériellement voleur. 3. Or il est manifeste que les
actes de toutes les autres vertus sont ordonnés à la fin propre de la charité
qui est son objet c’est-à-dire le bien suprême. Et des vertus morales cela
est manifeste; car ces vertus ont trait à des biens créés qui sont ordonnés
au bien incréé comme à leur fin dernière. Mais des autres vertus théologales
la même chose est manifeste; car l’être incréé est l’objet de la foi comme
vrai et en tant qu’il est désirable il a raison de bien. Et ainsi la foi tend
vers lui en tant que désirable puisque personne ne croit que s’il veut
l’objet de l’espérance, bien qu’il soit l’être incréé en tant qu’il est bon,
cela dépend cependant de l’objet de la charité; en effet le bien est objet
d’espérance en tant que désirable et obtenable; personne en effet ne désire
obtenir quelque bien que parce qu’il l’aime. 4. D’où il est manifeste que dans
les actes de toutes les vertus est formel ce qui est de la part de la charité
et pour autant elle est dite la forme de toutes les vertus c’est-à-dire que
tous les actes de toutes les vertus sont ordonnés vers le bien suprême aimé,
comme on l’a mon ré. Et parce que les préceptes de la loi ont trait aux actes
des vertus de là vient ce que dit l’Apôtre 1 Tim 1, 5 : "La fin du
précepte est la charité." 5. Et de là aussi il apparaît
comment la charité est le moteur de toutes les vertus en tant qu’elle en
suscite les actes. En effet toute vertu ou puissance supérieure est dite
mouvoir par commandement une puissance inférieure du fait que les actes de
celle-ci sont ordonnées à la fin de celle-là; comme le bâtisseur commande au
maçon parce que l’art du maçon est pour la forme de la maison qui est le but
du bâtisseur. D’où comme toutes les autres vertus sont ordonnées la fin de la
charité celle-ci commande les actes de toutes les vertus et de là elle est
dite leur moteur. 6. Et parce qu’une mère reçoit et
conçoit, ainsi la charité est dite mère de toutes les vertus, en tant
qu’ayant conçu sa fin elle produit les actes de ces vertus; et pour la même
raison elle est la racine des vertus. |
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Articulus 4 [66077] De
virtutibus, q. 2 a. 4 tit. 1 Quarto quaeritur utrum caritas sit
una virtus [66091] De virtutibus, q. 2 a. 4 s.
c. 1 Sed contra. Quaecumque ita se habent quod unum intelligitur
in alio, illa sunt unum. Sed in dilectione proximi intelligitur dilectio Dei,
et e converso, ut dicit Augustinus, VII de Trinit. Ergo est eadem caritas qua
diligimus Deum et proximum. [66092] De
virtutibus, q. 2 a. 4 s. c. 2 Praeterea, in quolibet genere est
unum primum movens. Sed caritas est motor omnium virtutum. Ergo est una. [66093] De virtutibus, q. 2 a. 4 co. Respondeo.
Dicendum, quod caritas est una virtus. Ad cuius evidentiam sciendum est, quod
unitas cuiuslibet potentiae vel habitus ex obiecto consideranda est; et hoc
ideo, quia potentia hoc ipsum quod est, dicitur in ordine ad possibile, quod
est obiectum. Et sic ratio et species potentiae ex obiecto accipitur; et
similiter est de habitu, qui nihil est aliud quam dispositio potentiae
perfectae ad suum obiectum. Sed in obiecto consideratur aliquid ut formale et
aliquid ut materiale. Formale autem in obiecto est id secundum quod obiectum
refertur ad potentiam vel habitum; materiale autem id in quo hoc fundatur: ut
si loquamur de obiecto potentiae visivae, obiectum eius formale est color,
vel aliquid huiusmodi, in quantum enim aliquid coloratum est, in tantum
visibile est; sed materiale in obiecto est corpus cui accidit color. Ex quo patet quod
potentia vel habitus refertur ad formalem rationem obiecti per se; ad id
autem quod est materiale in obiecto, per accidens. Et ea quae sunt per
accidens non variant rem, sed solum ea quae sunt per se: ideo materialis
diversitas obiecti non diversificat potentiam vel habitum, sed solum
formalis. Una est enim potentia visiva, qua
videmus et lapides et homines et caelum, quia ista diversitas obiectorum est
materialis, et non secundum formalem rationem visibilis. Sed gustus differt
ab olfactu secundum differentiam saporis et odoris, quae sunt per se
sensibilia. Et hoc etiam oportet in caritate considerare. Manifestum est enim
quod aliquem possumus diligere dupliciter: uno modo ratione sui ipsius, alio
modo ratione alterius. Ratione autem sui ipsius aliquem diligimus, quando cum
ratione boni proprii diligimus, utpote quia est in se honestus, vel nobis
delectabilis, aut utilis. Ratione autem alterius diligimus aliquem quando
diligimus ipsum quia attinet alii quem diligimus. Ex hoc enim ipso quod
diligimus aliquem secundum se, diligimus omnes et familiares et consanguineos
et amicos ipsius, in quantum ei attinent; sed tamen in omnibus illis est una
ratio formalis dilectionis, scilicet bonum illius, quem ratione sui
diligimus, et ipsum quodammodo in omnibus aliis diligimus. Sic igitur
dicendum, quod caritas diligit Deum ratione sui ipsius; et ratione eius
diligit omnes alios in quantum ordinantur ad Deum: unde quodammodo Deum
diligit in omnibus proximis; sic enim proximus caritate diligitur, quia in eo
est Deus, vel ut in eo sit Deus. Unde manifestum est quod est idem habitus
caritatis quo Deum et proximum diligimus. Sed si diligeremus proximum
ratione sui ipsius, et non ratione Dei, hoc ad aliam dilectionem pertineret:
puta ad dilectionem naturalem, vel politicam, vel ad aliquam aliarum quas
philosophus tangit in VIII Ethic. |
Article 4 — LA
CHARITÉ EST-ELLE UNE UNIQUE VERTU ?
1. Rien qu’ayant Dieu et le prochain pour objet la charité est une; car quand des choses sont ainsi que l’une se trouve, en l’autre, elles sont une. Or dans l’amour du prochain on embrasse l’amour de Dieu et inversement. C’est donc la même charité par laquelle nous aimons Dieu et le prochain. De plus en n’importe quel genre
il y a un seul premier moteur. Mais la charité est le moteur de toutes les
vertus. Donc elle est une. 2. L’unité de n’importe quelle
puissance ou habitus doit se prendre du côté de son objet; et cela parce que
ce qui fait une puissance c’est sa relation avec ce qui est possible, est
l’objet. Et ainsi la raison et l’espèce de la puissance a son sens dans
l’objet et semblablement pour un habitus qui n’est rien autre qu’une
disposition d’une puissance complétée par son objet. 3. Or dans un objet on considère
quelque chose de formel et quelque chose de matériel. Or le formel dans
l’objet est selon quoi l’objet se rapporte à la puissance ou habitus;
matériel est ce sur quoi cela se fonde. Prenons comme exemple l’objet de la
puissance visuelle : l’objet formel est la couleur ou quelque chose de
semblable, en tant en effet que quelque chose est coloré il est visible; mais
ce qui est matériel c’est le corps qui a la couleur. 4. D’où il ressort que la puissance
ou l’habitus se rapporte à la raison formelle de l’objet, par soi, à ce qui
est matériel dans l’objet, par accident. Et ce qui est par accident ne varie
pas la chose mais seulement ce qui y est par soi. Donc la diversité
matérielle de l’objet ne diversifie pas la puissance ou l’habitus mais la
diversité formelle. Une est en effet la puissance visuelle par laquelle nous
voyons et les pierres et les hommes et le ciel parce que cette diversité est
matérielle et non selon la raison formelle du visible. Mais le goût diffère
de l’odorat selon la différence qu’il y a dans la saveur et dans l’odeur qui
: sont des sensibles en soi. 5. Et cela aussi doit entrer en
ligne de compte dans la charité. Il est évident en effet que nous pouvons
aimer quelqu’un de deux manières : ou en raison de lui-même ou d’un autre.
Nous aimons quelqu’un en raison de lui-même quand nous l’aimons en raison de
son propre bien d’après qu’il est en soi honnête, ou pour nous désirable ou
utile. Nous aimons quelqu’un en raison d’un autre parce qu’il tient à un
autre que nous aimons De ce qu’en effet nous aimons quelqu’un en lui-même
nous aime tous ses familiers, ses consanguins et ses amis en tant qu’ils
tiennent à lui. Cependant en tous ceux-là il n'y a qu’une seule raison de
dilection c’est son propre bien que nous aimons en raison de lui-même et en
quelque sorte nous l’aimons en tous les autres. 6. Il faut donc dire que la
charité aime Dieu en raison de lui-même et les autres en raison de lui en
tant qu’ils sont ordonnés à Dieu; d’où en quelque sorte elle aime Dieu dans
tous ses proches; ainsi en effet nous aimons le prochain par charité parce
qu’en lui est Dieu ou pour que Dieu soit en lui. D’où il est évident que
c’est le même habitus de charité par lequel nous aimons Dieu et le prochain. 7. Mais si nous aimions le prochain en raison de lui- même et non en raison de Dieu cela ressortirait à une autre dilection par exemple une dilection politique ou naturelle ou à quelqu’autre qu’Aristote touche au chapitre 8 du 8° Livre des Ethiques. |
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Articulus 5 [66106] De
virtutibus, q. 2 a. 5 tit. 1 Quinto quaeritur utrum caritas sit
virtus specialis distincta ab aliis virtutibus vel non [66119] De virtutibus, q. 2 a. 5 s. c. Sed contra, est
quod apostolus, I ad Cor., cap. XIII, 13, condividit eam aliis virtutibus,
dicens: nunc autem manent fides, spes, caritas, tria haec. [66120] De virtutibus, q. 2 a. 5 co. Respondeo.
Dicendum, quod caritas est quaedam virtus specialis, distincta ab aliis
virtutibus. Ad cuius evidentiam considerandum est, quod quandocumque aliquis
actus dependet a pluribus principiis, secundum ordinem se habentibus, ad
perfectionem illius actus requiritur quod quodlibet illorum principiorum sit
perfectum. Si
enim sit imperfectio in primo, sive in medio, vel in ultimo, sequitur actus
imperfectus; sicut, si desit peritia artis artifici, sive recta dispositio in
instrumento, opus sequitur imperfectum. Et hoc etiam in ipsis potentiis
animae considerari potest. Si enim sit recta ratio, quae est motiva
inferiorum potentiarum, et concupiscibilis sit indisposita, operabitur quidem
aliquis secundum rationem, sed operatio erit imperfecta, quia habebit
impedimentum ex concupiscibili indisposita ad contrarium trahente; sicut
circa continentem apparet: et ideo praeter prudentiam, quae perficit rationem,
necesse est, ad hoc quod homo recte se habeat circa concupiscibilia, quod
habeat temperantiam, ad hoc quod prompte operetur et sine impedimento. Et
sicut est in diversis potentiis, quarum una movet aliam; idem est etiam
considerare secundum diversa obiecta quorum unum ordinatur ad alterum sicut
ad finem: una enim et eadem potentia, secundum quod est finis, non solum
aliam potentiam, sed etiam seipsam, movet in ea quae sunt ad finem. Et ideo
ad rectam operationem, aliquem non solum oportet bene dispositum esse ad
finem, sed etiam bene dispositum ad ea quae sunt ad finem: alias sequitur
operatio impedita; ut patet in eo qui bene est dispositus ad bene appetendam
sanitatem, sed male est dispositus ad sumendum ea quae sunt sanativa. Et sic
manifestum est quod, cum per caritatem homo disponatur ut bene se habeat ad
ultimum finem, necesse est ut habeat alias virtutes, quibus bene disponatur
ad ea quae sunt ad finem. Est ergo caritas alia ab his quae ordinantur ad ea
quae sunt ad finem, licet illa quae ordinatur ad finem, sit principalior, et
architectonica, respectu earum quae ordinantur in ea quae sunt ad finem;
sicut medicinalis respectu pigmentariae, et militaris respectu equestris.
Unde manifestum fit quod necesse est caritatem esse quamdam virtutem specialem
distinctam ab aliis virtutibus, sed principalem et motivam respectu earum. |
Article 5 — LA
CHARITÉ EST-ELLE UNE VERTU SPÉCIALE DISTINCTE DES AUTRES ?
1. L’Apôtre la distingue d’avec d’autres vertus : "Maintenant demeurent la foi, l’espérance et la charité, ces trois choses" (1 Cor 13, 13). La charité est une vertu
distincte des autres vertus pour en avoir l’évidence considérons que toutes
les fois qu’un acte dépend de plusieurs principes qui ont un ordre entre eux
il est requis pour la perfection de cet acte que chacun de ces principes soit
parfait. Si en effet l’imperfection se trouve dans le premier ou dans le
moyen ou dans le dernier l’acte est imparfait, comme quand l’artisan n’est
pas capable ou l’instrument défectueux, l’oeuvre en est imparfaite. 2. Et cela peut aussi entrer en
considération pour les puissances mêmes de l’âme. En effet si droite est la
raison qui meut les puissances inférieures, et que le concupiscible est
indisposé, on opérera selon la raison mais l’action sera imparfaite parce qu’il
y aura un obstacle, indisposée qu’elle est par le concupiscible qui
l’entraîne vers l’opposé, comme il apparaît chez le continent; et donc en
pour qu’on soit bon dans le concupiscible qu’on soit tempérant afin d’agir
promptement et sans empêchement. 3. Et de même qu’il en est pour
les diverses puissances où l’une meut l’autre, la même considération doit
être faite pour les divers objets dont l’un est ordonné à un autre comme à sa
fin. En effet une et même puissance selon qu’elle est une fin meut, en ce qui
est pour la fin, non seulement l’autre puissance mais elle-même. Et donc pour
une action droite doit-on être bien disposé non seulement pour la fin mais
aussi pour ce qui est à la fin autrement suit une action défectueuse; comme
il en est de celui qui veut la santé mais ne prend pas les remèdes
nécessaires. 4. Et ainsi il est manifeste que puisque la charité dispose correctement aux choses qui sont pour la fin dernière ainsi faut-il d’autres vertus qui disposent correctement à la fin. La charité est donc autre que celles qui sont pour la fin, bien qu’elle soit plus principale et constructrice par rapport aux autres qui sont ordonnées à ces choses qui sont pour la fin; comme par exemple la médecine par rapport à la pharmacie et l’art militaire par rap port à la cavalerie. Etant vertu spéciale distincte des autres vertus elle est la principale et meut les autres. |
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Articulus 6 [66132] De
virtutibus, q. 2 a. 6 tit. 1 Sexto quaeritur utrum caritas possit
esse cum peccato mortali [66150] De virtutibus,
q. 2 a. 6 s. c. 1 Sed contra. Est quod dicitur Sap., I, 5: spiritus
sanctus disciplinae effugiet fictum, et avertet se a cogitationibus quae sunt
sine intellectu, et corripietur, id est expelletur, a superveniente
iniquitate. Sed spiritus sanctus est in homine quamdiu habet caritatem;
quia per caritatem habitat in nobis spiritus Dei. Ergo a superveniente
iniquitate expellitur caritas; et sic non potest esse simul cum peccato
mortali. [66151] De virtutibus, q. 2 a. 6 s. c.
2 Praeterea, quicumque habet caritatem, dignus est vita aeterna,
secundum illud apostoli, II Tim., IV, 8: in reliquo reposita est mihi
corona iustitiae, quam reddet mihi dominus in illa die, iustus iudex; non
solum autem mihi, sed et his qui diligunt adventum eius. Quicumque autem
peccat mortaliter, dignus est poena aeterna, secundum illud Rom., cap. VI,
23. Stipendia peccati mors. Sed aliquis non potest esse simul dignus
vita aeterna et poena aeterna. Ergo non potest simul caritas cum peccato
mortali haberi. [66152] De virtutibus, q. 2 a.
6 co. Respondeo. Dicendum, quod caritas nullo modo potest simul
esse cum peccato mortali. Ad cuius evidentiam primo considerandum est, quod
omne peccatum mortale directe opponitur caritati. Quicumque enim praeeligit
aliquid alteri, illud quod praeeligit, magis amat; unde quia homo magis amat
propriam vitam et sui consistentiam quam voluptatem, quantumcumque sit magna
voluptas, homo retraheretur ab ea, si eam existimaret esse suae vitae
infallibiliter peremptivam; propter quod dicit Augustinus in Lib. LXXXIII quaestionum,
quod nemo est qui non magis dolorem metuat quam appetat voluptatem;
quandoquidem videmus etiam immanissimas bestias a maximis voluptatibus
abstinere dolorum metu. Ex hoc autem aliquis mortaliter peccat quod aliquid
magis eligit quam vivere secundum Deum, et ei inhaerere. Unde manifestum est
quod quicumque mortaliter peccat, ex hoc ipso magis amat aliud bonum quam
Deum. Si enim amaret magis Deum, praeeligeret vivere secundum Deum quam
quocumque temporali bono potiri. Hoc autem est de ratione caritatis quod Deus
super omnia diligatur, ut ex superioribus patet; unde omne peccatum mortale
caritati contrariatur. Caritas enim hominibus a Deo infunditur. Quae autem ex
infusione divina causantur, non solum indigent actione divina in sui
principio, ut esse incipiant, sed in tota sui duratione, ut conserventur in
esse; sicut illuminatio aeris indiget praesentia solis, non solum cum primo
aer illuminatur, sed quamdiu illuminatus manet: et propter hoc, si aliquod
obstaculum interponatur intercipiens directum aspectum ad solem, desinit esse
lumen in aere; et similiter quando peccatum mortale advenit, quod impedit
directum aspectum animae ad Deum, per hoc quod aliquid aliud praefert Deo,
intercipitur influxus caritatis, et desinit esse caritas in homine, secundum
illud Is., LIX, 2: peccata nostra diviserunt inter nos et Deum nostrum.
Sed cum rursus mens hominis redit ut recte in Deum aspiciat, eum super omnia
diligendo (quod tamen sine divina gratia esse non potest), iterato ad statum
caritatis redit. |
Article 6 — LA
CHARITÉ PEUT-ELLE EXISTER AVEC LE PÉCHÉ MORTEL ?
1. Au Livre de la Sagesse (1, 5)
on lit : "L’Esprit Saint qui nous éduque fuit la duplicité et il
s’écarte des pensées qui sont sans intelligence et il sera rejeté par
l’iniquité qui survient." Mais l’Esprit Saint est dans l’homme aussi
longtemps qu’il a la charité; car il habite en nous par la charité. Donc
l’iniquité qui survient rejette la charité et ainsi elle ne peut être en même
temps que le péché mortel. 2. De plus, quiconque a la
charité est digne de la vie éternelle, selon ce que dit l’Apôtre à Timothée
II 4, 8 : "Il ne me reste plus qu’à recevoir la couronne de gloire
qui m’est réservée; le Seigneur le juste juge me la donnera en ce jour-là,
non seulement à moi mais à tous ceux qui auront aimé son avènement."
Or quiconque pèche mortellement est digne de la peine éternelle : Rom 6, 23 :
"Le salaire du péché est la mort." Mais on ne peut être en
même temps digne de la vie éternelle et de la peine éternelle. Donc la
charité ne peut pas être en même temps que le péché mortel. 3. Il faut d’abord considérer que
le péché mortel est directement opposé à la charité. Quiconque en effet met
en avant une chose de préférence à une autre, celle qu’il met en avant il
l’aime davantage : sa propre vie et son existence que la volupté; quelle que
grande que soit celle-ci, il s’en abstiendra s’il l’estime être
infailliblement dommageable à sa vie. A cause de cela saint Augustin dit au
L. 83 des Questions : "La crainte de la douleur est plus
grande que le désir de la volupté puisque nous voyons les animaux les plus
sauvages s’abstenir des plus grandes voluptés par crainte de la
douleur." 4. On pèche mortellement en ce
qu’on choisit plutôt une chose que de vivre selon Dieu et de lui adhérer. Il
est donc évident que quiconque pèche mortellement du fait même qu’il aime un
autre bien que Dieu. Si en effet il aimait Dieu davantage il mettrait en
avant de vivre selon Dieu plutôt que de posséder quelqu’avantage temporel. Or
il est dans la nature de la charité que l’on aime Dieu au-dessus de tout,
comme il ressort de ce qu’on a dit plus haut; d’où tout péché mortel va à
l’encontre de la charité. 5. En effet la charité est répandue par Dieu en l’homme. Or ce que Dieu cause par-là, non seulement a besoin de l’action divine dans son principe pour commencer à être, mais en toute sa durée pour sa conservation, tout comme l’illumination de l’air a besoin de la présence du soleil non seulement lorsque l’air vient d’être éclairé mais aussi longtemps qu’il demeure éclairé. Et voilà pour quoi si un obstacle s’interpose interceptant l’action directe du soleil la lumière cesse dans l’air; et semblablement quand le péché mortel advient qui empêche le regard direct de l’âme vers Dieu, par cela qu’elle préfère autre chose à Dieu, l’influx de la charité est interrompu et la charité cesse d’exister en l’homme selon ce que dit Isaïe "Nos péchés nous ont divisés entre nous et notre Dieu" (69, 2). Mais lorsque de nouveau l’esprit de l’homme revient pour porter ses regards vers Dieu, en l’aimant par dessus tout (ce qui ne se fait pas sans la grâce) il revient de nouveau à l’état de charité. |
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Articulus 7 [66169] De
virtutibus, q. 2 a. 7 tit. 1 Septimo quaeritur utrum obiectum
diligibile ex caritate sit rationalis natura [66190]
De virtutibus, q. 2 a. 7 s. c. Sed contra, est quod dicitur
Levit., XIX, 18: diliges proximum tuum sicut teipsum. Glossa: proximum
non tantum propinquitate sanguinis, sed societate rationis. Ergo secundum
quod aliquid habet societatem nobiscum in natura rationali, sic est
diligibile ex caritate. Natura ergo rationalis est obiectum caritatis. [66191] De virtutibus, q. 2 a. 7 co. Respondeo.
Dicendum, quod cum quaeritur de his quae subiiciuntur actui alicuius
potentiae vel habitus, oportet considerare formalem rationem obiecti illius
potentiae vel habitus. Secundum enim quod aliqua se habent ad illam rationem,
sic se habent ad hoc quod subiiciantur illi potentiae vel habitui: sicut
visibilia secundum quod se habent ad rationem visibilis, secundum eamdem
rationem habent visibilia quod sint visibilia per se vel per accidens. Cum
autem amoris universaliter sumpti obiectum sit bonum communiter sumptum,
necesse est quod cuiuslibet specialis amoris sit aliquod speciale bonum
obiectum: sicut amicitiae naturalis, quae est ad consanguineos, proprium
obiectum est bonum naturale, secundum quod trahitur a parentibus; in amicitia
autem politica obiectum est bonum civitatis. Unde et caritas habet quoddam
speciale bonum ut proprium obiectum, scilicet bonum beatitudinis divinae, ut
supra, art. 4 huius quaest., dictum est. Secundum igitur quod aliqua se
habent ad hoc bonum, sic se habent ad hoc quod sint diligibilia ex caritate.
Sed considerandum est, quod cum amare sit velle bonum alicui, dupliciter
dicitur aliquid amari: aut sicut id cui volumus bonum, aut sicut bonum quod
volumus alicui. Primo ergo modo illa tantum possunt ex caritate amari quibus
possumus velle bonum beatitudinis aeternae; haec autem sunt quae nata sunt
huiusmodi bonum habere. Unde, cum sola intellectualis natura sit nata habere
bonum beatitudinis aeternae; sola intellectualis natura est ex caritate
diligibilis, secundum quod diligi dicuntur ea quibus volumus bonum. Et
propter hoc, secundum quod diversimode aliqua possunt habere beatitudinem
aeternam, secundum hoc distinguuntur ab Augustino quatuor diligenda ex
caritate. Est enim aliquid habens beatitudinem aeternam per suam essentiam,
et hoc est Deus; et aliquid habens per participationem, et hoc est creatura
rationalis; tam illa quae diligit, quam aliae creaturae, quae ei associari
possunt in participatione beatitudinis. Aliquid autem est ad quod pertinet
habere beatitudinem aeternam per solam redundantiam quamdam, sicut corpus
nostrum, quod glorificatur per redundantiam gloriae ab anima in ipsum. Unde
diligendus est ex caritate Deus ut radix beatitudinis; quilibet autem homo
debet seipsum ex caritate diligere, ut participet beatitudinem; proximum
autem ut socium in participatione beatitudinis; corpus autem proprium
secundum quod ad ipsum redundat beatitudo. Secundo vero modo, prout scilicet
dicuntur diligi illa bona quae volumus aliis, diligi possunt ex caritate
omnia bona, in quantum sunt quaedam bona eorum qui possunt habere
beatitudinem. Omnes enim creaturae sunt homini via ad tendendum in
beatitudinem; et iterum omnes creaturae ordinantur ad gloriam Dei, in quantum
in eis divina bonitas manifestatur. Nunc igitur omnia ex caritate diligere
possumus, ordinando tamen ea in illa quae beatitudinem habent, vel habere
possunt. Considerandum etiam est, quod sic se habent dilectiones ad invicem, sicut
et bona quae sunt earum obiecta. Unde, cum omnia bona humana ordinentur in
beatitudinem aeternam sicut in ultimum finem, dilectio caritatis sub se
comprehendit omnes dilectiones humanas, nisi tantum illas quae fundantur
super peccatum, quod non est ordinabile in beatitudinem. Unde quod aliqui consanguinei diligant se invicem, vel
aliqui concives, vel simul peregrinantes, vel quicumque tales, potest esse
meritorium et ex caritate; sed quod aliqui ament se invicem propter
communicationem in rapina vel adulterio, hoc non potest esse meritorium neque
ex caritate. |
Article 7 — LA NATURE
RATIONNELLE PEUT-ELLE ÊTRE AIMÉE PAR CHARITÉ ?
1. Au Lévitique (18, 18) on dit :
"Tu aimeras ton prochain comme toi-même" et la Glose dit : "Prochain
non seulement par la proximité du sang mais par la société de la raison
". Donc selon que quelque chose est en société avec nous par la
nature raisonnable ainsi est-il diligible par charité. La nature raisonnable
est donc objet de charité. 2. Lorsqu’on s’informe de ces choses qui sont soumises à une puissance ou habitus il faut considérer la raison formelle d’objet de cette puissance ou habitus. En effet selon que certaines choses ont rapport à cette raison ainsi sont-elles soumises à cette puissance ou habitus; de même que les choses visibles selon qu’elles se rapportent à la nature visuelle, selon cette même raison sont visibles en soi ou accidentellement. Or comme l’objet de l’amour pris en général est le bien pris communément il est nécessaire que de chaque amour spécial il y ait un objet bon spécial : comme de l’amitié naturelle qui va aux consanguins son objet propre est le bien naturel selon qu’il est tiré des parents; dans l’amitié politique l’objet est le bien de la cité. D’où la charité a un certain bien spécial comme son propre objet, c’est-à-dire le bien de la béatitude divine, comme on l’a vu à l’art. 4. Selon donc que certaines choses
ont un rapport à ce bien ainsi sont-elles diligibles par charité. 3. Puisqu’aimer est vouloir du bien à quelqu’un, une chose peut être aimée doublement : ou bien comme ce à quoi nous voulons du bien ou comme le bien que nous lui voulons. De la première manière ces choses-là seules peu vent être aimées auxquelles nous pouvons vouloir le bien de la béatitude éternelle et qui sont à même d’avoir ce bonheur. D’où comme la seule nature intellectuelle est à même d’avoir la béatitude éternelle, elle seule doit être aimée par charité comme on aime ces choses auxquelles nous voulons du bien. Selon que certaines choses
peuvent avoir diversement la béatitude éternelle, saint Augustin en distingue
quatre qu’on doit aimer par charité[72]’.
Il y a en effet ce qui a la béatitude éternelle par essence et c’est Dieu; et
ce qui l’a par participation et c’est la nature rationnelle tant celle qui
aime que celles qui peuvent lui être associées dans la participation à la
béatitude. Enfin il y a ce à quoi revient la béatitude par une sorte de
retombée comme notre corps qui est glorifié par retombée de la grâce depuis
l’âme jusqu’à lui. D’où, Dieu doit être aimé par charité comme racine de la
béatitude; tout homme doit s’aimer par charité afin de participer à la
béatitude; le prochain comme compagnon dans cette participation; notre propre
corps qui est glorifié selon que retombe sur lui la béatitude. 4. D’après les biens que nous
voulons aux autres, tous les biens peuvent être aimés en tant qu’ils sont les
biens de ceux qui peuvent avoir la béatitude. Toutes les créatures en effet
sont pour l’homme une voie vers la béatitude et de plus toutes sont ordonnées
à la gloire de Dieu en tant qu’en elles se manifeste la divine bonté.
Maintenant donc nous pouvons tout aimer par charité en l’ordonnant cependant
à ces choses qui ont la béatitude ou peuvent l’avoir. 5. Les dilections sont entre
elles comme aussi les biens qui sont leurs objets. D’où comme tous les biens
humains sont ordonnés à la béatitude éternelle comme en la fin dernière, la
dilection de charité comprend sous elle toutes les dilections humaines à
l’exception de celles qui se fon dent sur le péché lequel n’est pas destiné à
la béatitude. D’où si des consanguins s’aiment mutuellement ou certains
concitoyens, ou ceux qui voyagent ensemble ou tous autres que ce soit, cela
peut avoir du mérite aussi par charité; mais que d’aucuns s’aiment pour leur
communication dans la rapine ou l’adultère cela ne peut être méritoire ni par
charité. |
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Articulus 8 [66211] De
virtutibus, q. 2 a. 8 tit. 1 Octavo quaeritur utrum diligere
inimicos sit de perfectione consilii [66232] De
virtutibus, q. 2 a. 8 s. c. Sed contra, est quod Augustinus dicit
in Enchir.: perfectorum filiorum Dei est diligere inimicos: in quo quidem
se quilibet debet fidelem ostendere. [66233]
De virtutibus, q. 2 a. 8 co. Respondeo. Dicendum, quod diligere
inimicos aliquo modo cadit sub necessitate praecepti, et aliquo modo sub
consilii perfectione. Ad cuius evidentiam sciendum est, quod sicut supra,
art. 4 huius quaest., dictum est, proprium et per se obiectum caritatis est
Deus; et quidquid ex caritate diligitur, ea ratione diligitur qua ad Deum
pertinet, sicut si diligimus aliquem hominem, diligimus per consequens omnes
ei attinentes, etiam si sint nobis inimici. Constat autem quod omnes homines
ad Deum pertinent, in quantum sunt ab ipso creati, et capaces beatitudinis,
quae in fruitione ipsius consistit. Manifestum est ergo, quod ista ratio
dilectionis quam respicit caritas, in omnibus hominibus invenitur. Sic ergo,
in eo qui contra nos inimicitiam exercet, est duo invenire: unum quod est
ratio dilectionis, scilicet quod ad Deum pertinet; et aliud quod est ratio
odii, scilicet quod nobis adversatur. In quocumque autem invenitur ratio
dilectionis et ratio odii si praetermissa dilectione in odium convertamur,
manifestum est quod id quod est ratio odii praeponderat in corde nostro ei
quod est ratio dilectionis. Sic ergo, si aliquis inimicum suum odio habeat,
inimicitia illius praeponderat in corde suo amori divino. Magis ergo odit
amicitiam illius quam diligat Deum. Tantum autem odimus aliquid, quantum
diligimus bonum quod nobis per inimicum subtrahitur. Relinquitur ergo quod
quicumque inimicum odit, aliquod bonum creatum diligit plus quam Deum; quod
est contra praeceptum caritatis. Habere igitur odio inimicum est contrarium
caritati; unde necesse est quod si ex praecepto caritatis tenemur quod
dilectio Dei praeponderet in nobis dilectioni cuiuslibet alterius rei, et per
consequens odio contrarii. Sequitur ergo quod ex necessitate praecepti
teneamur diligere inimicos. Sed tunc considerandum, quod cum ex praecepto
caritatis teneamur proximos diligere, non se extendit ad hoc praeceptum quod
quemlibet proximum actu diligamus in speciali, aut unicuique specialiter bene
faciamus: quia nullus sufficeret ad cogitandum de omnibus hominibus, ut
specialiter unumquemque actu diligeret; nec etiam aliquis sufficeret ad
benefaciendum vel serviendum singulariter unicuique. Tenemur tamen etiam in
speciali aliquos diligere, et eis prodesse, qui nobis aliqua alia amicitiae
ratione coniuncti sunt: nam omnes aliae licitae dilectiones sub caritate
comprehenduntur, ut supra dictum est; unde dicit Augustinus: cum omnibus
prodesse non possis; his potissimum consulendum est, qui pro locorum et
temporum vel quarumlibet rerum opportunitatibus constrictius tibi quasi
quadam sorte iunguntur; pro sorte enim habendum est prout quisque tibi
temporaliter colligatius adhaeret, ex quo eligis potius illi dandum esse.
Ex quo patet quod non tenemur ex caritatis praecepto ut dilectionis affectu
vel operis effectu moveamur in speciali ad eum qui nulla alia constrictione
nobis coniungitur, nisi forte pro loco et tempore; utpote si videremus eum in
aliqua necessitate per quam sine nobis ei succurri non posset. Tenemur tamen
affectu et effectu caritatis, quo omnes proximos diligimus, et pro omnibus
oramus, non excludere etiam illos qui nulla nobis speciali constrictione coniunguntur,
ut puta illos qui sunt in India vel in Aethiopia. Cum etiam ad inimicum nulla
alia unio nobis remaneat nisi sola unio caritatis; ex necessitate praecepti
teneremur diligere eos in communi, et affectu et effectu, et in speciali,
quando necessitatis articulus immineret; sed quod homo specialem affectum et
effectum dilectionis, quem ad alios sibi coniunctos impendit, inimicis
exhibeat propter Deum, hoc perfectae caritatis est, et sub consilio cadit. Ex
perfectione enim caritatis procedit quod sola caritas sic moveat ad inimicum,
sicut ad amicum movet et caritas et specialis dilectio. Manifestum est autem
quod ex perfectione activae virtutis procedit quod actio agentis ad remota
procedat. Perfectior enim est ignis virtus per quam non solum propinqua sed
remota calefiunt. Ita et perfectior est caritas, per quam non solum ad
propinquos, sed etiam ad extraneos, et ulterius ad inimicos, non solum
generaliter, sed etiam specialiter, et diligendo et benefaciendo movetur. |
Article 8 — L’AMOUR
DES ENNEMIS EST-IL DE LA PERFECTION DE CONSEIL ?
1. Saint Augustin dans 1’Enchiridion chapitre 73 dit : "Il est de la perfection des fils de Dieu d’aimer leurs ennemis : en cela chacun doit se montrer fidèle." 2. Aimer ses ennemis, d’une
certaine manière tombe sous la nécessité de précepte et d’une certaine
manière sous la perfection de conseil. Il faut en effet remarquer comme on
l’a vu à l’art. 4 que l’objet propre et par soi de la charité est Dieu; et
tout ce qu’on aime par charité est aimé en raison de son appartenance à Dieu,
comme lorsque nous aimons quelqu’un nous aimons par conséquent tous ceux qui
lui sont attenants même s’ils sont nos ennemis. Or il est constant que tous
les hommes appartiennent à Dieu en tant qu’il les a créés et sont capables de
la béatitude qui consiste en sa jouissance. Il est donc manifeste que ce
motif de dilection que considère la charité se trouve chez tous les hommes. 3. Ainsi donc chez celui qui
exerce son inimitié contre nous trouve-t-on deux choses : l’une qui est la
raison de la dilection c’est-à-dire son appartenance à Dieu et l’autre qui
est la raison de la haine c’est-à-dire qu’il est notre adversaire. Or partout
où se rencontrent ces deux choses la dilection et la haine si, passant outre
à la dilection nous nous tournons vers la haine il est manifeste que ce qui
est raison de haine a le dessus en notre coeur sur ce qui est raison de
dilection. Si donc quelqu’un hait son ennemi l’inimitié qu’il a pour lui a le
dessus sur l’amitié divine. Il hait donc l’amitié de celui-là plus que d’aimer
Dieu. Or nous haïssons quelque chose dans la mesure où nous aimons le bien
que l’ennemi nous soustrait. Il reste donc que quiconque hait son ennemi aime
un certain bien créé plutôt que Dieu; ce qui est contraire au précepte de la
charité. Donc haïr son ennemi est contraire à la charité; d’où il est
nécessaire que si le précepte de la charité nous oblige à ce que la dilection
de Dieu l’emporte en nous sur la dilection de n’importe quelle chose et par
con séquent sur la haine de son contraire il s’en suit donc que de nécessité
de précepte nous sommes tenus d’aimer les ennemis. 4. Mais il faut remarquer que
quand nous sommes tenus d’aimer le prochain le précepte ne s’étend pas à ce
que nous aimions actuellement tout prochain en particulier ou que nous fassions
le bien à chacun d’une façon spéciale; car personne n’arriverait à penser à
tous les hommes de sorte qu’on aimerait spécialement chacun actuellement; ni
aussi on n’arriverait pas à faire le bien ou à servir chacun en particulier. 5. Nous sommes cependant tenus en
particulier d’aimer certains et de leur être utile qui nous sont conjoints
par quelqu’autre raison d’amitié, car toutes les autres dilections permises
sont comprises dans la charité, comme on l’a vu plus haut; d’où ce que dit
saint Augustin : "Comme tu ne peux être utile à tous, tu dois surtout
t’occuper de ceux qui selon les lieux et les temps ou toutes autres
opportunités des choses te sont plus étroitement unis par le sort; par sort
en effet il faut entendre quiconque t’est lié temporellement et qui adhère à
toi, ce qui fait que tu choisis de l’avantager" (Doctr. chrét.). 6. D’où il ressort qu’en vertu du
précepte de la charité nous ne sommes pas tenus d’être poussés par affection
de dilection ou effectivement en particulier pour celui qui ne nous est uni
par aucun autre lien si ce n’est peut-être selon le temps ou le lieu, parce
que nous le Voyons en quelque nécessité d’où il ne pourrait être secouru sans
nous[73].
Nous sommes tenus cependant par affection et effet de charité par quoi nous
aimons tous les prochains et prions pour tous, de ne pas exclure même ceux-là
qui ne nous sont unis par aucun lien spécial comme par exemple ceux qui
habitent les Indes ou l’Ethiopie. 7. Puisque aussi nulle autre union avec notre ennemi ne reste que l’union de la charité nous serions tenus de nécessité de précepte de les aimer en général, effectivement et affectueusement et en particulier dans un cas de nécessité imminent. Mais que l’homme témoigne une spéciale affection et une effective dilection qu’il a pour ceux qui lui sont unis, aussi pour ses ennemis à cause de Dieu, c’est de la perfection de la charité et tombe sous le conseil. En effet de la perfection de la charité procède que la seule charité pousse ainsi vers l’ennemi comme pousse vers l’ami la charité et une dilection spéciale. Or il est manifeste que de la perfection d’une vertu active procède que l’action de l’agent s’étende à ce qui est loin. Plus parfaite en effet est la vertu du feu par laquelle non seulement il réchauffe ce qui est près mais ce qui est loin, ainsi est plus parfaite la charité par laquelle on est poussé non seulement vers ceux qui nous sont proches mais aussi vers les étrangers et plus loin vers nos ennemis, non seulement en général mais aussi en particulier en les aimant et en leur faisant du bien. |
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Articulus 9 [66252] De
virtutibus, q. 2 a. 9 tit. 1 Nono quaeritur utrum ordo aliquis sit
in caritate [66272] De virtutibus, q. 2 a. 9 s.
c. Sed contra, est quod dicitur Cantic. II, v. 4: introduxit me
rex in cellam vinariam, ordinavit in me caritatem. [66273] De virtutibus, q. 2 a. 9 co. Respondeo. Dicendum,
quod secundum omnem sententiam et auctoritatem Scripturae, indubitanter iste
ordo in caritate significandus est, ut Deus affectu et effectu super omnia
diligatur. Sed quantum ad dilectionem proximorum, fuit quorumdam opinio, ut
ordo caritatis attendatur secundum effectum, et non secundum affectum; et
fuerunt moti ex dicto Augustini, qui dicit, quod omnes homines aeque
diligendi sunt; sed cum omnibus prodesse non possis, his potissime
consulendum est qui pro locorum et temporum vel quarumlibet rerum
opportunitatibus constrictius tibi quasi quadam sorte coniunguntur. Sed
ista positio irrationabilis videtur. Sic enim Deus providet unicuique
secundum quod conditio eius requirit; unde tendentibus in finem naturae
imprimitur a Deo amor et appetitus finis, secundum quod exigit sua conditio
ut tendat in finem; unde quorum est vehementior motus secundum naturam in
aliquem finem, eorum etiam est maior inclinatio in illum, quae est appetitus
naturalis, ut patet in gravibus et levibus. Sicut autem appetitus vel amor
naturalis est inclinatio quaedam, indita rebus naturalibus ad fines
connaturales, ita dilectio caritatis est inclinatio quaedam infusa rationali
naturae ad tendendum in Deum. Secundum igitur quod necesse est alicui tendere
in Deum, secundum hoc ex caritate inclinatur. Tendituris autem in Deum sicut
in finem, id quod maxime necessarium est, divinum auxilium est; secundo autem
auxilium quod est a seipso; tertio autem cooperatio, quae est a proximo: et
in hoc est gradus. Nam quidam cooperantur tantum in generali; alii vero, qui
sunt magis coniuncti, in speciali; non enim omnes omnibus in specialibus
cooperari possent. Coadiuvat nos etiam, instrumentaliter tantum, corpus
nostrum, et etiam quae corpori necessaria sunt. Unde sic inclinari oportet
affectum hominis per caritatem, ut primo et principaliter aliquis diligat
Deum; secundo autem seipsum; tertio proximum: et inter proximos, magis illos
qui sunt magis coniuncti, et magis nati sunt coadiuvare. Qui autem impediunt,
in quantum huiusmodi, sunt odiendi, quicumque sunt; unde dominus dicit, Luc.,
XIV, 26: si quis venit ad me, et non odit patrem suum et matrem (...) non
potest esse meus discipulus. Ultimo autem diligendum est corpus nostrum.
Sic etiam secundum actum quem caritas elicit, attendendus est ordo secundum
affectum in dilectione proximorum. Sed etiam considerandum est, quod sicut
supra, art. 7 et 8, diximus, etiam aliae dilectiones licitae et honestae,
quae sunt ex aliquibus aliis causis, ordinari possunt ad caritatem; et sic
caritas illarum dilectionum actus imperare potest; et sic quod magis secundum
aliquam illarum dilectionum diligitur, magis diligitur ex caritate imperante.
Manifestum est autem quod secundum dilectionem naturalem propinqui plus
diliguntur etiam secundum affectum, et secundum dilectionem socialem plus
coniuncti, et sic de aliis dilectionibus. Unde manifestum fit, quod etiam
secundum affectum unus proximorum magis est diligendus quam alius, et ex
caritate imperante actus aliarum amicitiarum licitarum. |
Article 9 — Y A-T-IL
UN CERTAIN ORDRE DANS LA CHARITÉ ?
1. Au Cantique des cantiques il
est dit : "Le roi m’a introduit dans la cave à vin, il a disposé en
moi la charité" (2, 4). Selon toute sentence et autorité de l’Ecriture
il faut tenir de façon indubitable pour cet ordre de la charité que Dieu soit
aimé par-dessus tout en affection et en fait. Mais en ce qui regarde la
dilection des prochains il y eut une opinion que l’ordre de la charité se
prenne selon le fait et non selon l’affection; on y fut poussé par ce que dit
saint Augustin au L. I de la Doctrine chrétienne chapitre 28, que tous les
hommes doivent être aimés également "mais comme tu ne peux être utile
à tous, tu dois surtout t’occuper de ceux qui selon les temps et les lieux ou
toutes autres opportunités te sont plus étroitement unis comme par un certain
sort". 2. Mais cette position ne semble
pas rationnelle. En effet Dieu pourvoit à chacun selon que le veut sa
condition : d’où à ces choses qui tendent à la fin naturelle leur sont
imprimés l’amour et l’appétit de la fin selon que l’exige leur condition pour
tendre à la fin; d’où celles dont le mouvement est plus véhément selon la
nature vers une fin donnée, plus grande aussi est l’inclination vers elle;
mais on a alors l’appétit naturel, comme il est clair dans les choses lourdes
et légères. De même en est-il dans la dilection de charité qui est une
inclination répandue dans la nature rationnelle afin de tendre vers Dieu.
Selon donc qu’il est nécessaire à quelqu’un de tendre vers Dieu d’après cela
y est-il incliné par charité. 3. Or à ceux-là qui tendront vers
Dieu comme à leur fin ce qui leur est le plus nécessaire avant tout est le
secours divin; deuxièmement ce qui vient de soi; enfin la coopération qui
vient du prochain : et en cela il y a gradation. Car certains coopèrent
seulement en général; d’autres qui sont plus proches, en particulier; tous en
effet ne peuvent coopérer pour tous dans les choses particulières. Ce qui
nous vient en aide aussi comme instrument c’est le corps et également ce qui
est nécessaire au corps. 4. D’où il faut que l’affection
de l’homme soit ainsi ordonnée par la charité que d’abord et principalement
il aime Dieu; ensuite soi-même; enfin le prochain et parmi les prochains
davantage ceux qui sont plus proches et plus à même de nous aider. Pour ceux
qui sont un obstacle en tant que tels on doit les avoir en aversion quels
qu’ils soient; d’où ce que dit le Seigneur en Luc 14, 26 : "Si
quelqu’un vient à moi et n’a pas son père ou sa mère en aversion... il ne
peut être mon disciple." Notre corps enfin lui aussi doit être aimé.
Ainsi également selon l’ordre d’affection devons-nous exercer la charité dans
nos actes. 5. Mais comme on l’a vu plus haut aux Articles 7 et 8, il y a encore d’autres dilections licites et honnêtes qui viennent d’autres causes et qui peuvent être ordonnées à la charité; et ainsi la charité peut commander les actes de ces dilections; et ainsi ce qui est plus aimé selon une d’elles, l’est davantage sur ordre de la charité. Or il est manifeste que selon la dilection naturelle on doit aimer davantage les proches aussi selon l’affection, et selon la dilection sociale davantage les associés et ainsi des autres dilections. D’où il est manifeste que même selon l’affection, l’un des prochains doit être aimé plus qu’un autre et en tant que vertu qui commande les actes des autres amitiés licites. |
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Articulus 10 [66292] De
virtutibus, q. 2 a. 10 tit. 1 Decimo quaeritur utrum possibile sit
caritatem esse perfectam in hac vita [66303] De
virtutibus, q. 2 a. 10 s. c. 1 Sed contra. Cum caritati repugnet
omne peccatum, ut dictum est, perfectio caritatis requirit quod homo sit
omnino absque peccato. Sed hoc non potest esse in hac vita, secundum illud I
Ioan., I, 8: si dixerimus quia peccatum non habemus, nos ipsos seducimus.
Ergo perfecta caritas in hac vita haberi non potest. [66304] De virtutibus, q. 2 a. 10 s. c. 2 Praeterea,
nihil diligitur nisi cognitum, ut Augustinus dicit in Lib. de Trinit. Sed in
hac vita Deus perfecte non potest cognosci, secundum illud I Cor., XIII, 9: nunc
ex parte cognoscimus. Ergo nec etiam potest perfecte diligi. [66305] De virtutibus, q. 2 a. 10 s. c. 3 Praeterea,
illud quod semper potest proficere, non est perfectum. Sed caritas in hac vita
semper potest proficere, ut dicitur in sermone. Ergo caritas in hac vita semper perfecta esse non potest.
[66306] De virtutibus, q. 2 a. 10 s. c. 4 Praeterea,
perfecta caritas foras mittit timorem, ut dicitur I Ioan., IV, 18. Sed
in hac vita non potest homo esse sine timore. Ergo non potest aliquis habere
caritatem perfectam. [66307] De virtutibus, q.
2 a. 10 co. Respondeo. Dicendum, quod perfectum tripliciter dicitur. Uno modo
perfectum simpliciter: alio modo perfectum secundum naturam; tertio modo
secundum tempus. Perfectum quidem dicitur
simpliciter quod omnibus modis perfectum est, et cui nulla perfectio deest.
Perfectum autem secundum naturam dicitur, cui non deest aliquid eorum quae
nata sunt haberi a natura illa: sicut intellectum hominis dicimus perfectum,
non quod nihil ei intelligibilium desit, sed quia nihil ei deest eorum per
quae homo natus est intelligere. Perfectum secundum tempus dicimus quando
nihil deest alicui eorum quae natum est habere secundum tempus illud: sicut
dicimus puerum perfectum, quia habet ea quae requiruntur ad hominem secundum
aetatem illam. Sic igitur dicendum, quod caritas perfecta simpliciter a solo
Deo habetur. Caritas autem perfecta secundum naturam haberi quidem potest ab
homine, sed non in hac vita. Caritas autem perfecta secundum tempus, etiam in
hac vita haberi potest. Ad cuius evidentiam sciendum est, quod cum actus et
habitus speciem habeant ex obiecto, oportet quod ex eodem ratio perfectionis
ipsius sumatur. Obiectum autem caritatis est summum bonum. Caritas ergo est
perfecta simpliciter quae in summum bonum fertur in tantum quantum diligibile
est. Summum autem bonum diligibile est in infinitum, cum sit bonum infinitum.
Unde nulla caritas creaturae, cum sit finita, potest esse simpliciter
perfecta, sed sic perfecta dici potest sola caritas Dei, qua diligit seipsum.
Sed tunc secundum naturam rationalis creaturae, caritas dicitur esse
perfecta, quando rationalis creatura secundum suum posse ad Deum diligendum
convertitur. Impeditur autem homo in hac vita, ne totaliter mens eius in Deum
feratur, ex tribus. Primo quidem ex contraria inclinatione mentis; quando
scilicet mens per peccatum conversa ad commutabile bonum sicut ad finem,
avertitur ab incommutabili bono. Secundo per occupationem saecularium rerum;
quia, ut dicit apostolus, I ad Cor., VII, 33: qui cum uxore est,
sollicitus est quae sunt mundi quomodo placeat uxori, et divisus est; id
est, cor eius non movetur tantum in Deum. Tertio vero ex infirmitate
praesentis vitae, cuius necessitatibus oportet aliquatenus hominem occupari,
et retrahi, ne actualiter mens feratur in Deum; dormiendo, comedendo, et alia
huiusmodi faciendo, sine quibus praesens vita duci non potest: et ulterius ex
ipsa corporis gravitate anima deprimitur, ne divinam lucem in sui essentia
videre possit, ut ex tali visione caritas perficiatur; secundum illud
apostoli, II ad Cor., V, 6: quamdiu sumus in corpore, peregrinamur a
domino; per fidem enim ambulamus, et non per speciem. Homo autem in hac
vita potest esse sine peccato mortali avertente ipsum a Deo; et iterum potest
esse sine occupatione temporalium rerum, sicut apostolus dicit, I ad Cor., c.
VII, 33: qui sine uxore est, sollicitus est de his quae sunt domini,
quomodo placeat Deo. Sed ab onere corruptibilis carnis in hac vita liber
esse non potest. Unde quantum ad remotionem primorum duorum impedimentorum,
caritas potest esse perfecta in hac vita; non autem quantum ad remotionem
tertii impedimenti; et ideo illam perfectionem caritatis quae erit post hanc
vitam, nullus in hac vita habere potest, nisi sit viator et comprehensor
simul; quod est proprium Christi. |
Article 10 — LA
CHARITÉ PEUT-ELLE ÊTRE PARFAITE EN CETTE VIE ?
1. Puisque tout péché répugne à
la charité, la perfection de la charité requiert que l’homme soit absolument
sans péché. Mais cela est impossible en cette vie selon ce que dit I Jean 1,
8 : "Si nous disons que nous n’avons pas de péché nous nous trompons
nous-mêmes." Rien n’est aimé s’il n’est connu. Mais en cette vie Dieu ne peut être parfaitement connu selon 1 Cor 13, 9 : "Maintenant nous connaissons partiellement." Donc aussi il ne peut être parfaitement aimé. Ce qui peut toujours progresser n’est pas parfait. Mais la charité en cette vie peut toujours progresser comme il est dit au sermon sur la Montagne (Mt 5, 48)[74]. Donc la charité en cette vie ne peut pas toujours être parfaite en cette vie. La charité parfaite met dehors
la crainte : (1 Jean 4, 18). Mais en cette vie l’homme ne peut pas être sans
crainte. 2. Il y a trois sortes de
perfections : ce qui l’est simplement; ce qui est parfait selon sa nature; ce
qui est par fait selon le temps. Est parfait simplement ce qui en tous points
est parfait et à quoi rien ne manque. Est parfait naturellement ce à quoi
rien ne manque de ce qui est dû à cette nature, comme est parfaite
l’intelligence de l’homme non qu’il possède la connaissance de tous les
intelligibles mais parce que rien ne manque de ce qui le rend à même de
comprendre. Est parfait selon le temps quand rien ne manque de ce qu’on est à
même d’avoir selon le temps, comme nous disons un enfant parfait parce qu’il
a ce qui est requis à l’homme selon cette âge-là. 3. Ainsi on doit donc dire que la
charité parfaite est en Dieu uniquement. La charité parfaite selon sa nature
peut être chez l’homme non en cette vie. Celle qui est selon le temps, même
en cette vie peut exister. 4. Puisque l’acte et l’habitus
ont leur espèce de par leur objet c’est de là qu’il faut prendre la raison de
perfection. Or l’objet de la charité est le souverain bien; la charité est
donc parfaite simplement qui se porte vers le bien souverain autant qu’il est
aimable. Or le souverain bien est infiniment aimable puisqu’il est le bien
infini. D’où aucune charité de la créature qui est finie ne peut être
simplement parfaite mais ainsi peut être dite parfaite la seule charité de Dieu
par laquelle il s’aime lui-même. 5. Mais alors selon la nature de
la créature rationnelle la charité est dite parfaite lorsque selon son
pouvoir elle se tourne à aimer Dieu. Or trois choses empêchent l’esprit de
l’homme en cette vie de se porter totalement vers Dieu. D’abord l’inclination
contraire de son esprit, c’est-à-dire quand celui-ci se tourne par le péché
vers un bien changeant comme à une fin pour se détourner du bien immuable.
Ensuite à cause de l’occupation des choses séculières, car comme le dit
l’Apôtre : "Celui qui est avec l’épouse est soucieux des choses du
monde et comment il plaira à l’épouse et il est divisé." (1 Cor 7,
33) son coeur donc ne se meut pas seulement vers Dieu. Enfin il y a
l’infirmité de la vie présente qui nécessairement par ses nécessités l’occupe
et le retient de se porter actuellement vers Dieu, tels sont le sommeil, les
repas et autres choses de ce genre, sans lesquelles la vie présente ne peut
exister. Et de plus de par la lourdeur du corps l’âme est rabaissée et ne peut
ainsi voir la divine lumière en son essence, selon ce que dit l’Apôtre : "Aussi
longtemps que nous sommes dans le corps nous marchons loin du Seigneur nous
avançons en effet dans la foi et non par la vue" (2 Cor 5, 6). 6. Or l’homme en cette vie peut vivre dans le péché mortel qui le détourne de Dieu et en plus sans occupation de choses temporelles comme saint Paul dit : "Celui qui n’a pas d’épouse se soucie des choses de Dieu et comment il lui plaira" (1 Cor 7, 33). Mais du fardeau de la chair corruptible il ne peut être déchargé en cette vie. D’où la charité peut être parfaite en cette vie par l’élimination des deux premiers obstacles mais non du troisième. Et donc cette perfection de la charité qui sera après cette vie personne ne peut l’avoir s’il n’est en même temps voyageur et contemplatif, ce qui fut le propre du Christ. |
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Articulus 11 [66321] De
virtutibus, q. 2 a. 11 tit. 1 Undecimo quaeritur utrum omnes
teneantur ad perfectam caritatem habendam [66335]
De virtutibus, q. 2 a. 11 s. c. Sed contra, est quod nullus
tenetur ad id quod non est in ipso. Sed habere perfectam caritatem non est a
nobis, sed a Deo. Non ergo potest esse in praecepto. [66336] De virtutibus, q. 2 a. 11 co. Respondeo.
Dicendum, quod huius quaestionis solutio ex praemissis accipi potest.
Ostensum est enim supra, quod aliqua perfectio est quae ipsam speciem
caritatis consequitur, utpote quae consistit in remotione cuiuslibet
inclinationis in contrarium caritatis. Quaedam autem perfectio est, sine qua
caritas esse potest, quae pertinet ad bene esse caritatis; quae scilicet
consistit in remotione occupationum saecularium, quibus affectus humanus
retardatur ne libere progrediatur in Deum. Est autem et quaedam alia
perfectio caritatis, quae non est possibilis homini in hac vita, et quaedam
ad quam nulla natura creata pertingere potest; ut ex supradictis apparet.
Manifestum est autem, quod ad illud omnes teneri dicuntur, sine quo salutem
consequi non possunt. Sine caritate autem nullus potest salutem aeternam
consequi, et ea habita ad salutem aeternam pervenitur. Unde ad primam
perfectionem caritatis omnes tenentur sicut ad ipsam caritatem. Ad secundam
vero perfectionem, sine qua caritas esse potest, homines non tenentur, cum
quaelibet caritas sufficiat ad salutem. Multo etiam minus tenentur ad tertiam
vel quartam perfectionem, cum nullus ad impossibile teneatur. |
Article 11 — TOUT LE
MONDE EST-IL TENU A LA CHARITÉ PARFAITE ?
1. Personne n’est tenu à ce qui
n’est pas en lui. Mais avoir la charité parfaite ne vient pas de nous mais de
Dieu. Donc elle ne peut pas être de précepte. 2. La solution dépend des
prémisses. On a en effet montré qu’il existe une certaine perfection qui est
inséparable de la nature de la charité, celle qui écarte toute inclination
contraire à la charité. Or il y a une perfection qui n’exige pas la charité
et qui est du bien-être de la charité; c’est-à-dire qui consiste en
l’éloignement des occupations séculières qui retardent l’affection de l’homme
pour qu’il ne puisse progresser librement vers Dieu. Et il y a cette autre
perfection de la charité qui n’est pas possible en cette vie. Et il y en a
une à laquelle aucune nature ne peut atteindre, comme on l’a vu plus haut. 3. Il est manifeste que tous sont
tenus à ce sans quoi le salut ne peut être obtenu. Or sans la charité
personne ne peut obtenir le salut éternel et une fois qu’on l’a on obtient le
salut éternel. 4. D’où tous sont tenus à la première perfection de la charité comme à la charité elle-même. A la seconde perfection sans laquelle la charité peut exister les hommes n’y sont pas tenus puisque toute charité suffit au salut. Encore beaucoup moins sont-ils tenus à la troisième et quatrième perfection comme personne n’est tenu à l’impossible. |
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Articulus 12 [66349] De
virtutibus, q. 2 a. 12 tit. 1 Duodecimo quaeritur utrum caritas
semel habita possit amitti [66375] De
virtutibus, q. 2 a. 12 s. c. 1 Sed contra. Est quod dicitur Apoc.
II, v. 4: habeo adversus te pauca, quod caritatem tuam primam reliquisti.
[66376] De virtutibus, q. 2 a. 12 s. c. 2 Praeterea,
Gregorius dicit in homilia: in quorumdam corda venit Deus, et mansionem
non facit; quia per compunctionem respectum Dei percipiunt, sed tentationis
tempore sic ad perpetranda peccata redeunt, ac si haec minime planxissent.
Sed Deus non venit in corda fidelium nisi per caritatem. Ergo aliquis post
habitam caritatem potest eam amittere per sequens peccatum. [66377] De virtutibus, q. 2 a. 12 s. c. 3 Praeterea, I
Reg., XVI, dicitur de David, quod dominus erat cum eo. Sed postmodum
peccavit, faciendo adulterium et homicidium. Deus autem est in homine per
caritatem. Ergo post habitam caritatem aliquis potest eam amittere peccando
mortaliter. [66378] De virtutibus, q. 2 a. 12
s. c. 4 Praeterea, caritas est vita animae, secundum illud I Ioan.
III, 14: nos scimus quoniam translati sumus de morte ad vitam, quoniam
diligimus fratres. Sed vita naturalis potest amitti per mortem naturalem.
Ergo et vita caritatis per mortem peccati mortalis. [66379] De virtutibus, q. 2 a. 12 co. Respondeo.
Dicendum, quod Magister in 17 dist., I Lib., posuit, quod caritas in nobis
sit spiritus sanctus. Non autem fuit sua intentio dicere, quod ipse actus
dilectionis nostrae sit spiritus sanctus; sed quod spiritus sanctus movet
animam nostram ad diligendum Deum et proximum, sicut etiam ad actus aliarum
virtutum: sed ad actus aliarum virtutum movet animam per quosdam habitus
virtutum infusarum; ad actum autem dilectionis Dei et proximi movet absque
alio habitu mediante. Unde eius opinio vera fuit quidem quantum ad hoc quod posuit animam
moveri a spiritu sancto ad diligendum Deum et proximum; sed imperfecta fuit
quantum ad hoc, quia non posuit in nobis habitum, quid creatum, quo
perficeretur voluntas humana ad huiusmodi dilectionis actum. Oportet enim huiusmodi habitum in anima poni, ut supra,
art. 1 huius quaest., habitum est. Potest igitur quadruplex consideratio de
caritate haberi. Prima quidem ex parte spiritus sancti moventis animam ad
dilectionem Dei et proximi; et quantum ad hoc, necesse est dicere, quod motio
spiritus sancti semper est efficax secundum suam intentionem. Operatur enim
in anima spiritus sanctus dividens singulis prout vult, ut dicitur I
Cor., XII; et ideo quibus spiritus sanctus pro suo arbitrio vult dare
perseverantem divinae dilectionis motum, in his peccatum caritatem excludens
esse non potest. Dico non posse ex parte virtutis motivae, quamvis possit ex
parte vertibilitatis liberi arbitrii. Ista enim sunt beneficia Dei, quibus
certissime liberantur, quicumque liberantur, ut Augustinus dicit in Lib. de
Praedest. Sanctor. Quibusdam autem spiritus sanctus, pro suo arbitrio, dat
quidem ut ad tempus moveantur motu dilectionis in Deum, non autem dat eis ut
in hoc perseverent usque in finem, ut patet per Augustinum in Lib. de
Corrept. et gratia. Secunda consideratio est de caritate secundum potestatem
ipsius caritatis; et quantum ad hoc, nullus habens caritatem potest peccare,
quantum est ex vi ipsius caritatis, sicut neque aliquis habens aliquam
formam, ex vi illius formae potest operari contra formam illam; sicut calidum
ex vi calidi non potest infrigidare, vel frigidum esse; potest tamen amittere
calorem et infrigidari. Et secundum hoc loquitur Augustinus in Lib. de
sermone domini in monte, exponens illud quod habetur Matth., VII, 18: non
potest arbor bona fructus malos facere. Dicit enim, quod sicut potest
fieri ut quod fuit nix, non sit, non autem ut nix sit calida; sic potest
fieri ut qui malus fuit non sit malus, non tamen fieri potest ut malus bene
faciat: et eadem ratio est de bono secundum quamcumque virtutem, quia nulla
virtute aliquis male utitur. Tertia consideratio est de caritate ex parte
voluntatis, in quantum ei subiicitur ut materia formae. Ubi attendendum est,
quod quando forma implet totam potentialitatem materiae, non potest remanere
in materia potentia ad aliam formam; unde illam formam inamissibiliter habet,
sicut patet de materia caelesti. Quaedam vero forma est quae non replet totam
potentialitatem materiae, sed remanet potentia ad aliam formam; et tunc illa
forma amissibiliter habetur ex parte materiae vel subiecti, sicut patet in
formis elementarium corporum. Caritas autem implet potentialitatem sui
subiecti, secundum quod suum subiectum reducit in actum dilectionis: et ideo
in patria, ubi actu creatura rationalis diligit Deum ex toto corde suo, et
nihil aliud diligit nisi actualiter referendo in Deum, caritas
inamissibiliter habetur; in statu autem viae caritas non implet totam
potentialitatem animae, quae non semper actualiter movetur in Deum, omnia in
ipsum actuali intentione referens; et ideo caritas viae amissibiliter
habetur, quantum est ex parte subiecti. Quarta consideratio est de caritate
ex parte subiecti, prout comparatur specialiter ad ipsam caritatem sicut
potentia ad habitum. Ubi considerandum est, quod habitus virtutis inclinat
hominem ad recte agendum, secundum quod per ipsam homo habet rectam
aestimationem de fine; quia, ut dicitur in III Ethic., qualis unusquisque
est, talis et finis videtur ei. Sicut enim gustus iudicat de sapore, secundum
quod est affectus aliqua bona vel mala dispositione, ita id quod est
conveniens homini secundum habitualem dispositionem sibi inhaerentem, bonam
vel malam, aestimatur ab eo ut bonum; quod autem ab hoc discordat, aestimatur
ut malum et repugnans; unde et apostolus dicit, I ad Cor., cap. II, 14, quod animalis
homo non percipit ea quae sunt spiritus Dei. Contingit tamen quandoque,
quod id quod videtur alicui secundum inclinationem habitus, non videatur ei
secundum aliquid aliud; sicut luxurioso secundum inclinationem proprii
habitus videtur bonum delectatio carnis, sed secundum rationis
deliberationem, vel auctoritatem Scripturae, videtur ei contrarium; et ideo
habens habitum luxuriae, ex hac aestimatione contra habitum quandoque agit,
et similiter habens habitum virtutis quandoque agit contra inclinationem
proprii habitus; quia aliquid ei aliter videtur secundum aliquem alium modum,
puta per passionem, vel aliquam seductionem. Tunc ergo contra habitum
caritatis nullus agere poterit, quia nullus potest habere aliam aestimationem
de fine et obiecto caritatis quam secundum inclinationem caritatis; hoc autem
erit in patria, ubi ipsa Dei essentia videbitur, quae est ipsa essentia
bonitatis. Unde sicut nunc nullus potest aliquid velle nisi sub communi
ratione boni, nec bonum sub ratione boni potest non amari, ita et tunc hoc bonum,
quod est Deus, nullus poterit non amare. Et propter hoc, nullus videns Deum
per essentiam, potest contra caritatem agere. Et inde est quod caritas
patriae est inamissibilis. Sed nunc mens nostra non videt ipsam essentiam
bonitatis divinae, sed aliquem effectum eius, qui potest videri bonus et non
bonus, secundum diversas considerationes; sicut bonum spirituale aliquibus
videtur non bonum, in quantum contrariatur delectationi carnali, in cuius
concupiscentia sunt. Ideo caritas viae potest amitti per peccatum mortale. |
Article 12 — LA
CHARITÉ UNE FOIS ACQUISE PEUT-ELLE SE PERDRE ?
On lit dans l’Apocalypse 2, 4 : "J’ai contre toi que tu t’es relâché de ton premier amour. Rappelle-toi donc d’où tu es tombé, et repens-toi et pratique tes premières oeuvres." - Saint Grégoire le Grand dit dans une homélie (30 in Evang.) "Dans les coeurs de certains Dieu vient mais n’y fait pas sa demeure parce que par la componction ils conçoivent du respect pour Dieu mais dans la tentation ils retournent ainsi aux péchés comme s’ils ne les avaient pas pleurés." Au premier livre des Rois 16, 13 on dit de David que le Seigneur était avec lui. Mais par la suite il pécha commet tant l’adultère et l’homicide. Or Dieu est dans l’homme par la charité. Donc après avoir reçu la charité on peut la perdre en péchant mortellement. La charité est la vie de l’âme
selon ce que dit 1 Jean 3, 14 : "Nous savons que nous avons été
transférés de la mort à la vie parce que nous aimons nos frères."
Mais la vie naturelle peut se perdre par la mort naturelle; donc aussi la vie
de charité par la mort du péché mortel. 1. Pierre Lombard a posé que la
charité en nous est l’Esprit Saint. Or ce n’était pas son intention de dire
que notre acte de dilection soit l’Esprit Saint, mais que l’Esprit Saint
pousse notre âme à aimer Dieu et le prochain, comme aussi pour les autres
vertus; mais aux actes des autres vertus il meut l’âme par des habitus de
vertus infuses; pour les actes de dilection de Dieu et du prochain il meut
sans aucun autre habitus intermédiaire. D’où son opinion était vraie en ce
que l’Esprit Saint meut l’âme à aimer Dieu et le prochain; mais elle était
imparfaite en ce qu’il ne mettait pas en nous un habitus créé par lequel la
volonté humaine serait perfectionnée en vue d’un tel acte de dilection. Il
faut en effet mettre dans l’âme un tel habitus, comme on l’a vu au premier
article. 2. On peut considérer la charité
sous quatre aspects. D’abord du côté de l’Esprit Saint qui meut l’âme et
quant à cela il faut dire nécessairement que la motion de l’Esprit Saint est
toujours efficace selon son intention. En effet il opère dans l’âme
distribuant à chacun comme il le veut, comme il est dit 1 Cor 12, 11; et donc
à ceux aux quels selon son bon plaisir il veut donner le mouvement de
persévérance dans la divine charité il ne peut y avoir chez eux de péché
excluant la charité. Je dis qu’il ne peut du côté de la vertu motrice bien
que ce soit possible de la part de la versatilité du libre arbitre. Ce sont
là en effet des bienfaits de Dieu par lesquels sont le plus certainement
libérés tous ceux qui sont libérés, comme saint Augustin le dit au Livre de
la Prédestination des saints. Or à certains l’Esprit Saint selon son bon
plaisir donne d’être mûs pour un temps du mouvement de dilection de Dieu non
qu’ils persévèrent en cela jusqu’à la fin, comme le dit saint Augustin au Livre
de la Correction et de la Grâce. 3. En second lieu on peut
considérer la charité du côté du pouvoir de la charité et quant à cela
quiconque a la charité ne peut pécher en vertu même de la force de la
charité, comme celui qui a une certaine forme ne peut opérer contre cette
forme en vertu de cette même forme comme ce qui est chaud par la force de ce
qu’il est ne peut pas refroidir ou être froid, il peut cependant perdre sa
chaleur et se refroidir. Et d’après cela saint Augustin expose ce qui est dit
en Mt 7, 18 : "Un bon arbre ne peut pas porter de mauvais fruits."
Il dit en effet que de même qu’il peut se faire que ce qui fut neige ne le
soit plus, non que la neige soit chaude, ainsi il peut se faire que celui qui
fut mauvais ne le soit plus, non cependant que le mauvais fasse bien; et il
en est de même du bien selon n’importe quelle vertu, parce qu’on ne se sert
mal d’aucune vertu. 4. En troisième lieu on peut
considérer la charité du côté de la volonté en tant que celle-ci lui est
soumise comme la matière à la forme. Où il faut remarquer que quand la forme
remplit toute la potentialité de la matière, il ne peut plus y avoir de place
dans la matière pour une autre forme; d’où elle a cette forme inamissiblement
comme il ressort dans la matière céleste. Il y a une forme qui ne remplit pas
toute la potentialité de la matière mais il y a place pour une autre forme et
donc cette forme est amissible du côté de la matière ou du sujet comme il
ressort dans les formes des corps élémentaires. Or la charité comble la
potentialité de son sujet en le ramenant à l’acte de dilection et donc c’est
dans la patrie où la créature rationnelle aime Dieu de tout son coeur et
actuellement et n’aime rien d’autre sinon qu’en le rapportant actuellement à
Dieu c’est là que la charité est possédée inamissiblement. Dans l’état de
voie la charité ne comble pas toute la potentialité de l’âme qui n’est pas
constamment et actuellement tournée vers Dieu, rapportant tout à lui par intention
actuelle, et donc la charité de la voie est amissible du côté du sujet. 5. Enfin on peut considérer la
charité du côté du sujet d’après qu’on le compare spécialement à la charité
elle-même comme la puissance à l’habitus. Il faut ici considérer que l’habitus
de la vertu incline l’homme à agir droitement selon que par elle l’homme a
une juste estimation de la fin; car comme il est dit au L. des Éthiques 3,
com. 5) : "Selon ce qu’on est telle apparaît la fin."De même en
effet que le goût juge des saveurs selon qu’il est affecté d’une bonne ou
mauvaise disposition ainsi ce qui convient à l’homme selon la disposition
habituelle lui adhérente, bonne ou mauvaise, est estimé par lui bon; ce qui
ne convient pas est estimé mauvais et répugnant; d’où ce que dit l’Apôtre 1
Cor 2, 14 : "l’homme animal ne perçoit pas les choses qui sont de
l’Esprit de Dieu". 6. Il arrive parfois cependant
que ce qui paraît être selon l’inclination de l’habitus ne le soit pas selon
autre chose; comme au luxurieux selon l’inclination de son propre habitus lui
paraît bonne l’inclination de la chair mais selon la délibération de la
raison ou l’autorité de l’Ecriture elle lui paraît contraire. Et donc celui
qui est habitué à la luxure agit parfois selon cette estimation con traire à
son habitus, et semblablement le vertueux agit parfois contrairement à son
habitus parce que quelque chose d’autre lui paraît autrement, par exemple par
passion ou une autre séduction. 7. Alors donc personne ne pourra
agir contre l’habitus de la charité parce que personne ne peut avoir une
autre estimation de la fin et de l’objet de la charité que selon
l’inclination de la charité que lorsqu’il sera dans la patrie où l’essence
même de Dieu sera contemplée et qui est l’essence même de la bonté. De même
donc que maintenant personne ne peut vouloir une chose que sous la commune
raison de bien, ni que le bien sous sa raison de bien ne peut ne pas être
aimé ainsi aussi alors ce bien qui est Dieu personne ne pourra pas ne pas
l’aimer. Et à cause de cela personne voyant Dieu par essence ne peut agir
contrairement à la charité. Et de là vient que la charité de la patrie est
inamissible. 8. Mais maintenant notre entendement ne contemple pas l’essence de la divine bonté mais un certain effet qui peut paraître bon et non bon selon des considérations différentes; comme le bien spirituel paraît n’être pas bon en tant qu’en est contrariée la délectation charnelle chez ceux qui en sont victimes. Et donc la charité de la voie peut se perdre par le péché mortel. |
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Articulus 13 [66404] De
virtutibus, q. 2 a. 13 tit. 1 Decimotertio quaeritur utrum per
unum actum peccati mortalis caritas amittatur [66412]
De virtutibus, q. 2 a. 13 s. c. Sed contra, est quod dicitur I
Ioan. III, v. 17: qui habuerit substantiam huius mundi, et viderit fratrem
suum necessitatem habentem, et clauserit viscera sua ab eo: quomodo caritas
Dei manet in eo? Et sic videtur quod per peccatum omissionis aliquis
caritatem amittat. Sed peccatum transgressionis non est minus quam peccatum
omissionis. Ergo per quodcumque peccatum caritas tollitur. [66413] De virtutibus, q. 2 a. 13 co. Respondeo.
Dicendum, quod absque omni dubio per quemlibet actum peccati mortalis habitus
caritatis subtrahitur; non enim dicitur peccatum mortale, nisi quia per ipsum
homo spiritualiter moritur, quod esse non potest praesente caritate, quae est
animae vita. Similiter etiam per peccatum mortale fit homo dignus morte
aeterna, secundum illud Rom. cap. VI, 23: stipendia peccati mors.
Quicumque autem habet caritatem, habet meritum vitae aeternae: dominus enim
dilectori suo promittit manifestationem sui ipsius, in quo vita aeterna
consistit. Unde necesse est dicere, quod per quemlibet actum peccati mortalis
homo caritatem amittit. Manifestum est enim quod in quolibet actu peccati
mortalis fit aversio ab incommutabili bono, cui caritas unit; cui actus
peccati mortalis opponitur. Sed quia actus non directe contrariatur habitui,
sed actui, posset alicui videri quod per actum peccati mortalis impediretur
quidam oppositus caritatis actus, ita tamen quod non tolleretur habitus,
sicut contingit in habitibus acquisitis; non enim aliquis amittit habitum
virtutis gratuitae, si contra virtutem gratuitam agat. Sed de habitibus
caritatis est aliter. Habitus enim caritatis non habet causam in subiecto,
sed totaliter dependet a causa extrinseca: caritas enim infunditur in
cordibus nostris per spiritum sanctum, qui datus est nobis, ut dicitur ad
Rom. V, 5. Non autem sic Deus causat caritatem in anima, ut sit causa eius
solum quantum ad fieri, et non quantum ad conservationem ipsius, sicut
aedificator est causa domus solum quantum ad fieri, unde eo subtracto adhuc
remanet domus; sed Deus est causa caritatis et gratiae in anima, et quantum
ad fieri, et quantum ad conservationem, sicut sol est causa luminis in aere.
Et ideo, sicut statim cessaret lumen in aere, si interponeretur aliquod
obstaculum; ita statim cessat habitus caritatis in anima, quando anima se
avertit a Deo per peccatum. Et hoc est quod Augustinus dicit, VIII super Gen.
ad litteram: non ita Deus operatur hominem iustum, id est iustificando
eum, ut si abscesserit, maneat in absente quod fecit; sed potius, sicut
aer praesente lumine non factus est lucidus, sed fit; sic homo Deo sibi
praesente illuminatur, absente autem continuo obtenebratur. |
Article 13 — LA
CHARITÉ SE PERD-ELLE PAR UN SEUL PÉCHÉ MORTEL ?
1. Saint Jean dit (I Jean 3, 17) "Celui
qui possède les biens de ce monde et voit son frère dans la nécessité, lui
ferme ses entrailles, comment l’amour de Dieu demeure- t-il en lui ?"
Et il semble bien que par le péché d’omission on perde la charité. Mais le
péché de transgression n’est pas moindre que le péché d’omission. Donc par
tout péché (grave) se perd la charité. 2. Sans aucun doute par tout acte
de péché mortel l’habitus de la charité est retiré; en effet s’il est dit
péché mortel c’est parce que par lui l’homme meurt spirituellement, ce qui ne
peut être si la charité est présente qui est la vie de l’âme. Semblablement
aussi par le péché mortel l’homme devient digne de la mort éternelle, selon
ce qui est dit aux Romains 6, 23 : "Le salaire du péché c’est la
mort." Or quiconque a la charité mérite la vie éternelle en effet le
Seigneur promet à celui qui l’aime de se manifester à lui; ce en quoi
consiste la vie éternelle. D’où il est nécessaire de dire que par tout acte
de péché mortel l’homme perd la charité. Il est en effet manifeste que en
tout acte de péché mortel se produit l’aversion du bien qu’on ne peut
échanger en rien d’autre et auquel nous unit la charité à laquelle le péché
mortel s’oppose. 3. Mais comme l’acte ne contrarie pas directement l’habitus mais l’acte, on pourrait penser que l’acte du péché mortel empêcherait un acte de charité opposé sans que soit enlevé l’habitus comme il en est dans les habitus acquis; en effet on ne perd pas l’habitus d’une vertu infuse si on agit contre cette vertu. Mais il en va autrement de l’habitus de charité. L’habitus de charité n’a pas sa cause dans le sujet mais dépend totalement d’une cause extrinsèque; la charité en effet est répandue en nos coeurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné (Rom 5, 5). Or Dieu ne cause pas ainsi la charité dans l’âme qu’il n’en soit que la cause de son devenir et non quant à sa conservation, comme le bâtisseur est cause de la maison seulement pour son devenir, d’où s’il disparaît la maison subsiste. Mais Dieu est cause de la charité et de la grâce dans l’âme et quant à leur devenir et quant à leur conservation; comme le soleil est cause de la lumière dans l’atmosphère. Et donc de même que la lumière cesserait dans l’air si intervenait un obstacle, ainsi l’habitus de charité cesse aussitôt quand l’âme se détourne de Dieu par le péché. Et c’est ce que saint Augustin dit au L. 8 de la Genèse ad litteram chapitre 12 : "Dieu ne justifie pas le juste de sorte que s’il se retire, ce qu’il a fait demeure, lui absent; mais plutôt de même que l’air en présence de la lumière n’a pas été fait lumineux mais le devient, ainsi l’homme, Dieu lui étant présent, est illuminé, absent aussitôt il est obscurcit." |
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[1] Cf André Clément, La sagesse de Thomas d’Aquin, Nouvelles Éditions
Latines, 1985, page 105.
[2] Traduction de Francesa Farina paru dans
« La Sagesse de Thomas d'Aquin» (op. cil.,) page 351.
[3] Le Credo.
Commentaire de saint Thomas et traduction par un moine de Fontgombault,
collection Docteur Commun.
[4] Le Pater
et l'Ave. Idem.
[5] Les Commandements. Idem.
[6] Transmission de la foi et sources de la
foi. Téqui, page 34.
[7] Jean Paul II, Catéchèse du Mercredi,
audience du 20 mars 1985, ORF, 26/03/85.
[8] Thomas
von Aquin, COMPENDIUM THEOLOGIAE. Grundriss der G1aubenslehre
deutsch-Iateinisch. Ubersetzt von Hans Louis Flih. Herausgege ben von
Rudolf Tannhof - Heidelberg: Kerle Verlag. 1962.
[9] Par exemple ce qui est dit inanimé n’est
pas quelque chose; c’est un concept qui veut exprimer le contraire de ce qui
est animé.
[10] Vertu = pouvoir, faculté.
[11] La matière n’est pas infinie elle est, dit
s. Jean Damascène, limitée (donc privée) par le lieu et le temps ou ce qu’on
peut lui attribuer, tandis que Dieu est infini par ce qu’on ne peut pas le
limiter (négativement) ni quant au temps, ni quant au lieu, ni quant à toute
autre qualité ou propriété comme sa puissance, sa sagesse, etc.
[12] L’infini, qui est dans les quantités,
signifie le désir insatisfait de la matière vers sa détermination.
[13] Par
exemple, être sage pour l’homme a quelque rapport avec la sagesse en Dieu.
[14] On doit l’entendre de l’action solaire non
sur la génération, mais comme une condition de la vie animale (2 Th I, 91, 2 ad
2).
[15] Ressemblance principale c’est-à-dire du
père et du fils, en opposition à la ressemblance éloignée qui existe entre la
pensée d’une oeuvre et son exécution, par exemple le plan d’une maison et sa
réalisation.
[16] Gen ad litt. 12, 6.
[17] En bref, la partie intellectuelle et la
partie sensible, d’une part chez l’homme, d’autre part dans l’animal, ne se
multiplient pas à l’instar de la partie corporelle.
[18] Les formes de connaissance et de désir
chez les créatures, formes fondant la distinction de ce qui engendre et de ce
qui est engendré : du côté du premier est l’être de la substance; du côté du
second l’être de ce qui est connu et désiré. Mais ce dernier dans les créatures
est présent d’une existence accidentelle. Il n’y a donc pas distinction de
choses subsistantes.
[19] Hypo : en dessous; stase : ce qui est
debout; ce qui se tient en dessous.
[20] Les relations sont constituées par une
opposition. Le Père, le Fils, le Saint-Esprit forment trois réalités distinctes
entre elles à cause de la relation de chacune avec les autres. Bien que
paternité et filiation soient une même chose en réalité avec l’essence divine,
cependant la paternité et la filiation impliquent dans leurs raisons propres,
des rapports qui s’opposent. C’est pourquoi elles se distinguent l’une de
l’autre. Il y a quatre relations, deux pour chaque procession : Paternité et
Filiation pour la procession de l’intelligence; Spiration et Procession pour la
procession de la volonté.
[21] Il y a deux sortes d’abstraction : la
formelle dégage une détermination d’un être de ce qu’il est : par exemple la
blancheur du mur blanc, ou la mobilité du corps en mouvement (cf. chapitre 61);
la totale dégage l’universel du singulier, où demeure un tout après
l’abstraction, qu’est (ce tout) composé d’un sujet et d’une forme : par exemple
si je fais abstraction chez Socrate de la matière constituante, il reste
"l’homme" (être vivant doué de raison); si je dégage de l’homme la
différence spécifique "doué de raison", il reste "le
vivant". Si l’abstraction appauvrit le contenu il y a compensation par une
plus grande profondeur de la connaissance : l’essentiel est rendu visible et
dégage du concret.
[22] En d’autres termes, Dieu est
intrinsèquement "un", c’est-à-dire qu’il n’y a pas trois Dieu, mais
un seul.
[23] La relation comme telle n’a pas de quoi
subsister ou faire subsister; cela en effet ressortit à la substance seule. Les
relations distinguent comme relations : ainsi comportent-elles une apposition.
Donc la paternité en tant qu’elle constitue la personne du Père — ce qu’il a en
tant qu’il est la même que la substance divine —, est antécédente à la
génération; selon qu’elle distingue, la génération est antécédente à la
paternité (Pot 8, 3 ad 7).
[24] Aristote : Phys 3. 1 [a 10-15].
[25] Libres de leur décision.
[26] Dans l’âme intellective il ne peut y avoir
de contrariété : elle reçoit en effet selon son mode d’être. Ces choses qu’elle
reçoit sont sans contrariété parce que les natures mêmes des contraires dans
l’intelligence ne sont pas contraires, mais il n’y a qu’une science des
contraires (2 Th I 75, 6).
[27] Traduction de l’expression :
"Intentio intellecta" que saint Thomas définissait : "ce que
l’intellect conçoit en lui-même de la chose saisie". Laquelle n’est pas en
nous la chose elle-même qu’on saisit, ou la substance de l’intellect mais une
ressemblance conçue par l’intellect de la chose saisie et que les paroles
extérieures signifient d’où "l’intention est appelée le verbe intérieur
qui est signifié par le verbe extérieur ". (Conttra Gentilles 4. 11 : cf.
Schultz : Thomas Lexikon, p. 422.)
[28] Comme sont différents les nombres.
[29] C’est-à-dire les anges.
[30] Telle fut la position d’Aristote et des
anciens scholastiques. Ce qui semble assez étrange si l’on tient compte qu’une
forme substantielle possède en elle toute la vertu spécifique de ce qu’elle
informe (voir chapitre 93, § 4). Ce n’est, semble-t-il, que par un jeu de
l’imagination que l’on distingue des étapes dans une forme métaphysiquement
parfaite par définition. Il n’est même pas besoin de recourir aux découvertes
de la biologie pour apprendre qu’il en est bien ainsi; ces découvertes servent
de confirmation, mais non de preuve philosophique.
[31] Pour qu’une chose puisse opérer il lui
faut certaines autres : donc la forme de la première dépend de la forme des
autres, comme pour le feu il lui faut de l’air (ou de l’oxygène). Donc de même
en ce qui est moralité, il y a des conditions définies qui sont des fins, si
une de ces fins est absente, l’acte est mauvais.
[32] Différence est synonyme de diversité et le
contraire de similitude. Des choses différentes ont quelque chose où elles
conviennent; elle consiste en une distinction dans la forme (cf. Schulz, p.
228).
[33] D’où l’adage : "Bonum ex integra
causa, malum ex quocumque defectu."
[34] Les opposés relèvent de genres déterminés
comme de leurs espèces par exemple le blanc et le noir relèvent du genre couleur,
de même les opposés de relation, les contradictoires, de l’affirmation (non
homme, être homme). Avoir ou être privé, relèvent de l’avoir (la cécité par
rapport à la vue) (id.).
3. Tout ce qui est, est comme tel bon; contrairement, ce qui
est mauvais n’est pas général, comme si tout ce qui est, serait mauvais; mais
parce qu’il peut se classer sous tout genre, mais toujours privation d’un être
(Id.).
[35] L’opposition embrasse en dehors des
contraires (blanc-noir; doux-amer, etc.) aussi la contradiction (homme-non
homme; blanc-pas blanc) l’avoir et ta privation (la vue-la cécité) et les
opposés par relation (le maître-le serviteur). L’un des opposés n’est pas
porteur de l’autre le noir n’est jamais blanc; la vue n’est jamais aveugle,
etc. Quant aux autres opposés (à l’exception de bon et mauvais), ils ne vont
jamais ensemble dans le même sujet. Un corps n’est jamais en même temps blanc
et noir; blanc ou non blanc, personne n’est capable de voir et d’être aveugle
en même temps.
[36] Le futur contingent n’est pas encore parce
que la cause doit en être posée, mais il existe déjà dans sa future
particularité et c’est ainsi que Dieu le connaît parce qu’il en connaît la
cause.
[37] Cf. saint Augustin, De civit. Dei 22,
12 P.L. 41, 775 sq.
[38] Cf.
Sum. Th. I, 119, 1 C et ad 4.
[39] Saint Thomas distingue dans le corps deux
parties qu’il appelle humides : la partie humide radicale et la partie humide
nourricière. A la première appartient ce qui constitue l’espèce et qui ne peut
être enlevé ni être restitué, par exemple une main ou un pied amputés. La
seconde (nourricière) c’est ce qui n’est pas encore transformé en la première,
comme le sang; cela peut être enlevé sans que le pouvoir de l’espèce en souffre
(Th I 119, 1).
Remarque : En termes de biologie moderne, on qualifierait de
tissu cellulaire la partie humide radicale et de globules sanguins, la seconde,
qui est nourricière destinée à remplacer ou à nourrir les cellules constituées.
[40] Nous dirions plus simplement : "ce
qui n’a rien en soi d’incorruptible finira un jour". La formulation de
saint Thomas est apparemment étriquée, tautologique même, à cause de son
induction qui fait plusieurs fois mention de l’incorruption.
[41] Il faut distinguer l’habitude de
l’"habitus". Dans le langage courant l’habitude signifie ce que l’on
fait souvent, habituellement sans que cela entraîne une propension à agir de
telle façon plutôt que d’une autre. L’"habitus" ajoute à la
répétition des actes quelque chose d’acquis dans la faculté de l’homme, comme
nous disons aussi "un pli" : avoir pris un bon ou un mauvais pli,
soit une vertu soit un vice.
[42] Sum. Th. I-II, 22, 2 ad 3 : "Un
organe est affecté dans sa constitution naturelle comme quand il se refroidit
ou s’échauffe. Ce changement est accidentel."
[43] I. 3d 1 : 1, 2.
[44] Allusion historique à ce que dit le Christ
devant le grand prêtre.
[45] Guérison du fils du centurion.
[46] "Celui que Dieu a envoyé, dit les
paroles de Dieu parce que Dieu ne lui a pas donné son esprit avec mesure."
[47] La seconde vient plus loin et sera
subdivisée en trois parties.
[48] Cf. ce qui a été dit : note du chapitre
92.
[49] Même formule en saint Jean, dans le
dialogue avec Nicodème : "l’esprit souffle où il veut" (3, 8).
[50] Aristote : Gen. anim. 1. 2 (716 a 5).
[51] Saint Thomas ne connaît pas encore la
doctrine de l’immaculée conception de Marie qui, proclamée en 1853, montre que
Marie n’a pas été purifiée. Elle a été, grâce à la future rédemption opérée par
son Fils, préservée de toute souillure et conçue immaculée.
[52] Le mot latin "fomes" qui veut
dire excitant, aliment trouve aussi sa valeur dans le mot ferment. Mais le
verbe français "fomenter" a ici sa racine et même sens.
[53] Avant la naissance du Christ, nous savons
par saint Matthieu 1, 18 que Marie n’a pas connu Joseph et que celui-ci a voulu
la renvoyer parce qu’elle était enceinte. Et l’ange apparaît à Joseph pour lui
dire que ce que Marie porte en elle, elle l’a de l’Esprit Saint.
[54] Ce que je n’ai pas dérobé, je le rendais
"Quae non rapuj tunc exsolvebam".
[55] A rapprocher du chapitre 186, peu après le
début : "de ces trois choses" (le corps, l’âme
et Dieu).
[56] La raison supérieure est celle qui
s’occupe des choses éternelles en elles- mêmes ou dans leurs applications : en
elles-mêmes en les méditant et dans leurs applications à notre conduite (2 Th I
79, 9 C).
[57] Ero mors tua, o mors; morsus tuus ero
inferne (Os 13, 14).
[58] "Je désire ma libération pour être
avec le Christ, ce qui serait le meilleur."
[59] ."II montera ouvrant le chemin devant
eux; Il brise et eux traversent la porte et leur roi marche devant et le
Seigneur est à leur tête."
[60] Ce mot n’existe pas en hébreu. Selon de
Rubeis (Dissert. 17 in s. Tho mam 4. 4), il y a faute de copiste. En grec : le
mot "ptoma" signifie "cadavre ", saint Luc
donne"soma" = corps.
[61] Voir division au début du chapitre 9.
[62] De Veritate 8, 1 c.
[63] L’aveugle de Bethsaïde ne distinguant pas
tout de suite répond à Jésus : Je vois des hommes qui marchent semblables à des
arbres. Mc 8, 24.
[64] Comme l’exprime le Ps 35. 10 : "En la
lumière nous verrons la lumière."
[65] L’eau est diaphane."Est diaphane ce
qui est transparent ou ce qui n’a pas sa propre couleur pour qu’il puisse être
vu en lui-même mais peut recevoir une couleur externe selon laquelle il est
visible" (2 De anima 14 b et 15 e).
[66] I-II 4, 3c.
[67] En termes équivalents, le P. Pègne dans sa
traduction de la Somme écrit : La triple manière dont l’homme peut se trouver
ordonné à la fin dernière qui est la béatitude est d’abord la connaissance
imparfaite de cette fin, puis la volonté qui aime cette fin et qui espérant
l’obtenir est en mouvement vers elle.
Et alors saint Thomas dit : "à ces trois modes se
trouve quelque chose de correspondant dans la béatitude même". Car la
connaissance parfaite de la fin (vision) correspond à la connaissance
imparfaite. La présence de la fin constituée précisément par le fait de la
vision "correspond au rapport qui était dans l’espérance". Et la
délectation de la fin présente (par ce même acte de la vision) sera la suite de
la dilection (cf. a 2 ad 3).
[68] 5 Trin. 17 "Nous ne dirons pas que la
charité est dite Dieu non pas à cause que la charité est la substance qui est
digne de Dieu, mais parce qu’elle est le don de Dieu, comme on dit de lui “Tu
es ma patience” parce qu’elle est en nous par lin. Or on ne dit pas “Seigneur
tu es ma charité, mais Dieu est charité” comme on dit : “Dieu est
esprit”."
[69] Saint Thomas entendra d’abord par naturel
l’homme comme tel : sera non naturel ce qui de quelque manière s’ajoute à
l’homme : l’artisan, le citoyen; pour en venir ensuite à ce qui s’ajoute Comme
être surnaturel.
[70] La forme en philosophie est la nature
d’une chose, ce qui fait ce qu’elle est. D’où dans le langage courant la forme
est ce qui traduit à l’extérieur ce qu’une chose est : je reconnais une chose à
sa forme.
[71] La nature (forme) de la chaleur est pour
chauffer, comme le fait de vêtir explique le vêtement, sa forme est pour
revêtir un corps; au fond ce qui est formel vient de la fin : celle-ci
explique, fait connaître la nature (forme) d’une chose et l’action de l’agent
(cf. a 7 ad 17 fin).
[72] De Doctrina christ. L. 1 chapitre 23.
[73] Ce qui s’est présenté pour le bon
Samaritain.
[74] "Soyez parfaits comme votre Père
céleste est parfait". (Saint Thomas ou l’éditeur ne donnent aucune
référence. On l’a donc ici supposée).