La vertu cardinale de
tempérance
Titrer
« La vertu cardinale de tempérance », c’est presque une provocation.
Les seuls mots de ce titre qui passent comme une lettre à la poste, c’est la et de ! L’expression passer comme une lettre à la poste s’employait à l’origine pour les aliments de
digestion facile. On l’évoque donc à bon droit au moment de parler, entre
autres, de la bouffe. Les trois autres mots du titre soulèvent des difficultés
et exigent des commentaires. Le premier fait sourire ; le second qualifie aussi
bien un point qu’un prélat ; le troisième joue les trouble-fêtes dans un
monde de l’excès. Voyons s’il est possible de reconnaître à chacun son droit de
cité.
Le
mot vertu est-il mort ?
Le mot vertu est un mot qui agace et que,
partant, on évite d’employer. Exagérant sans doute un peu, en 1934, Paul
Valéry, insérait ce paragraphe dans son « Rapport sur les prix de vertu »
à l’Académie française : « VERTU, Messieurs [il n’y avait pas encore
de femmes chez les Immortels], ce mot Vertu
est mort, ou du moins, il se meurt. Vertu
ne se dit plus qu’à peine. J’avoue ne l’avoir jamais entendu. Ou, plutôt, et
c’est plus grave, les rares fois où je l’ai entendu, il était ironiquement dit.
Je ne me souviens pas, non plus, de l’avoir lu dans les livres les plus lus et
les plus estimés de notre temps [1]. »
« Ironiquement
dit » ? En effet, un ironiste a lancé, un jour, avec un certain
sourire : elle a perdu sa vertu ! Ou encore : c’est une femme de
petite vertu ! Le contexte ne prêtait nullement à équivoque : il ne
s’agissait ni du courage ni de la justice, mais de la chasteté. Dans un monde
où ne régnait qu’un seul vice, l’impureté, il était normal que la chasteté
s’arroge le nom de vertu, qu’elle devienne LA vertu, la « sainte
vertu », comme dit Marc Oraison dans Le
Mystère humain de la sexualité [2].Toujours
attentifs au bon usage, les dictionnaires ont consigné ce sens nouveau du mot vertu. Le Petit Robert le fait en son quatrième sens : « Vieilli ou
plaisant. »
Paul
Valéry affirme que le mot vertu ne se
rencontre pas dans les livres les plus lus. D’accord, ce n’est pas dans les
livres de Georges Simenon ou d’Agatha Christie qu’on trouve des développements
sur les vertus, mais sous la plume des philosophes, des moralistes et des
théologiens. Les livres des moralistes ne figurent pas parmi les plus lus, mais
il y a des exceptions. Le Petit Traité
des grandes vertus d’André Comte-Sponville, publié aux PUF, en 1995, dans
Essais, Points 550, en
La notion cardinale de vertu
Mais
quel est la notion de vertu que l’on rencontre dans les vertus
cardinales ? Le mot vertu est
dérivé du latin virtus. On cherche le
mot dans un dictionnaire latin : Virtus
(vir). Avant de donner cinq sens de ce mot, mon dictionnaire latin (Bornecque)
prévient : Rarement « vertu ». Puis le premier sens : Force
physique. Vir est le mot qui désigne
le mâle de l’espèce humaine ; la femelle, c’est mulier ; homo englobe les
deux. Dans ses Satires, Juvénal met
cette déclaration dans la bouche d’une femme : Homo sum. Le mot vertu a
donc signifié d’abord la force physique du mâle humain. Il était vertueux de la
vertu du taureau.
Comme la force physique jouait un rôle important
à la guerre, le muscle y tenant lieu de poudre, et qu’on se battait
constamment, le bon soldat, le soldat efficace était dit vertueux. Cette vertu
avait nom courage. C’est le deuxième
sens du mot virtus dans mon
dictionnaire latin. On passait donc de la force physique à la valeur militaire
et au courage. De là, on comprend sans difficulté pourquoi le mot a été étendu jusqu’aux
remèdes. La vertu d’une potion, c’est la vaillance qu’elle déploie dans la
lutte contre la maladie. La vertu d’un remède, comme celle d’un soldat, se
mesure à son efficacité. « La vertu n’est qu’efficacité », conclut fort
justement Alain [3].
Pour passer à la vertu morale, il suffit de
regarder agir les humains et de se regarder agir. Dans quelque domaine que ce
soit de l’activité humaine, c’est par des exercices souvent et longtemps répétés
qu’on parvient à exécuter avec facilité, perfection et plaisir ce en quoi on
désire exceller. Le funambule n’a pas marché au premier essai sur la corde
raide ; le contorsionniste a mis du temps avant de réussir le geste de
rapiécer son pantalon sans le retirer.
Quand les exercices répétés portent sur une
inclination naturelle qu’on veut maîtriser, rendre docile à la raison, le
résultat est une disposition stable qui a nom vertu morale. La justice n’est
rien d’autre qu’une disposition stable, acquise par la répétition d’actes
appropriés, qui fait rendre à chacun ce qui lui est dû.
Dans chaque art, chaque difficulté nouvelle
doit être vaincue par des exercices spéciaux et souvent répétés. En devenant
pianiste, on ne devient pas violoniste par surcroît. Chacun de ces arts est
engendré par des exercices pertinents. Et il en est ainsi dans le domaine de la
morale. Les difficultés du boire diffèrent de celles du manger. Tel individu
mange raisonnablement qui boit comme un trou. Tel autre est plus facilement
généreux que chaste. Bref, chaque difficulté nouvelle doit être vaincue par des
exercices particuliers.
Le résultat en est une qualité stable qui rend l’action facile et agréable dans des domaines où elle était d’abord difficile et pénible. Dans son De Virtutibus in communi (q. unique, a. 1), Thomas d’Aquin indique pourquoi il est avantageux de développer des vertus morales. D’abord, pour atteindre l’uniformité dans l’opération : ut sit uniformitas in operatione. L’uniformité, c’est l’absence de changement. Ce n’est pas de cette uniformité que naquit l’ennui. En second lieu, nous avons besoin de développer des vertus morales pour que l’opération s’effectue sans hésitation, in promptu. Enfin, pour que l’opération soit agréable, ut delectabiliter operatio compleatur.
Les
quatre vertus premières ou cardinales
Les quatre vertus « premières ou
cardinales » ne dérivent pas de
Les chrétiens ont été initiés aux quatre
vertus par l’intermédiaire de Cicéron (~ 106 – ~ 43), parce qu’ils ne fréquentaient ni
Platon (~ 428 – ~ 348) ni Aristote (~ 384 – ~322), qui en ont beaucoup parlé, surtout
Aristote. Dans Le Banquet, Platon
parle des vertus du Dieu : justice, tempérance, courage et savoir (196 b –
197 a-b). Vertu intellectuelle, la prudence est un savoir. Dans La République, il mentionne les quatre
vertus de l’État : sagesse, courage, tempérance et justice (IV, 427 e).
Cette sagesse peut être identifiée à la prudence, car par elle on est de bon
conseil, et c’est la connaissance et non l’ignorance qui permet d’être de bon
conseil (ibid., 428 b). Dans son Éthique de Nicomaque, Aristote parle
longuement des quatre vertus. Du
courage et de la tempérance (livre III) ; de la justice (livre V) ; des
vertus intellectuelles, dont fait partie la prudence (livre VI).
Les quatre vertus « premières » des
stoïciens, Ambroise de Milan (~ 330-340 – 397) les a faites cardinales (Deman, p. 394). Quand Thomas
d’Aquin se demande si la tempérance est une vertu cardinale, il rappelle son origine stoïcienne en disant : virtus principalis seu cardinalis (IIa-IIae,
q. 141, a. 7). Mon dictionnaire latin prévient les traducteurs :
principalis, pas
« principal » mais premier.
L’adjectif cardinal vient du latin cardo,
qui signifie gond. Le mot gond s’emploie encore dans l’expression sortir de ses gonds, que l’on applique à quelqu’un qui
est hors de lui-même. Pour apprécier cette formule, il faut se rappeler qu’on
l’appliquait jadis aux portes. Les gonds, c’étaient les pièces de fer en forme
d’équerre sur lesquelles tournaient les pentures des portes et des fenêtres. La
technique s’est modifiée ; nos portes et nos fenêtres ne tournent plus sur
de tels gonds : le gond fait maintenant partie de la penture. Mais
l’expression vertu cardinale remonte à cette époque, et
elle a survécu à la disparition des gonds. Une porte à laquelle il manquait un
gond tournait mal ; elle tournait mal également si les gonds étaient en mauvais
état. Par analogie, une vertu cardinale est une vertu qui joue un rôle analogue
à celui d’un gond de porte. Sans ces vertus dites cardinales, ou si elles ne sont pas suffisamment développées, la
vie humaine ne tourne pas bien : elle grince.
Dans la lettre 120 à Lucilius, Sénèque (~ 4-65)
trace le portrait de l’homme de vertu parfaite : « … il était
toujours le même, et dans toute sa conduite, pareil à soi, bon non plus
seulement par dessein, mais entraîné par l’habitude non seulement il pouvait se
conduire correctement, mais, à moins que ce fût droit, il ne pouvait rien
faire. Nous avons compris qu’il possédait la vertu parfaite, que nous avons
divisée en parties : il fallait refréner les désirs, comprimer les
craintes, prévoir la conduite à tenir et distribuer à chacun son dû : nous
avons reconnu la tempérance, le courage, la prudence, la justice, et avons
confié à chacune son ministère. »
Saint Bernard (1091-1153) parle des vertus
cardinales dans son célèbre traité de La
Considération [5].
Il les présente dans l’ordre suivant : prudence, force, tempérance,
justice. Il dit peu de choses de la prudence ; il en sera ainsi en milieu
chrétien jusqu’à ce que l’Éthique de Nicomaque d’Aristote tombe
entre les mains des penseurs. Bernard présente la prudence comme mère de la
force (chap. 9, p. 59). Sa maternité s’étendra plus tard à toutes les vertus
quand on aura prouvé que la vertu morale requiert la prudence. Au sujet de la
tempérance, l’austère moine nous étonne et il corrige Alain, comme nous verrons
ci-dessous, quand il affirme : « Non, ce n’est pas seulement à
tailler dans les abus que consiste la tempérance ; son rôle est tout
autant de permettre ce qu’il faut » (chap. 9, p. 60).
Au chapitre 10, il aborde la justice en
citant Tobie 4, 15 : « La règle même de la justice consiste à ne
jamais faire aux autres ce que nous ne voudrions pas qu’on nous fît. » Mais
il ajoute : « Ne jamais leur refuser ce que nous voudrions qu’on nous
fît à nous-mêmes » (chap. 10, p. 60). Il s’approche ainsi de Matthieu 7,
12 : « Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous,
faites-le vous-mêmes pour eux : voilà la Loi et les Prophètes. »
Bernard poursuit : « Mais cette vertu [la justice] ne va pas seule.
Observe maintenant avec moi [il s’adresse à son fils spirituel devenu le pape Eugène
III] l’heureuse liaison, l’union étroite de la justice avec la tempérance, puis
de ces deux vertus avec celles dont nous avons parlé d’abord : la prudence
et la force » (chap. 10, p. 61).
Thomas d’Aquin (1224 ou 1225-1274) avait en
main l’Éthique de Nicomaque d’Aristote,
qu’il commentera longuement. De plus, il nous a livré, dans
Thomas d’Aquin justifie l’ordre dans lequel
il présente les vertus cardinales. À l’instar d’Aristote, il distingue
l’intellect spéculatif, orienté vers la conquête de la vérité, et l’intellect
pratique, orienté vers l’opération (l’agir et le faire). Puis il distingue
trois vertus de l’intellect spéculatif : l’habitus des principes, la
science et la sagesse, et deux vertus de l’intellect pratique : la
prudence (qui dirige l’action) et l’art (qui dirige le faire). La prudence
étant une vertu intellectuelle, il va de soi qu’elle détient la prééminence sur les trois autres, vertus
morales, ordonnées à la vie spéculative comme à leur fin [6].
Le prudent est « de bon conseil », aussi les détenteurs de responsabilités
s’entourent-ils de conseillers : conseillers politiques, militaires,
juridiques, etc.
L’ordre
des trois vertus morales cardinales
Il reste à hiérarchiser les trois vertus
morales cardinales : justice, courage et tempérance. Thomas d’Aquin se
demande donc si la justice détient la prééminence (IIa-IIae, q.
Si nous parlons de la justice légale, il est évident
qu’elle est la plus belle, præclarior,
des vertus morales du fait que le bien commun, en vue de quoi les lois sont
promulguées, est supérieur au bien particulier. C’est pourquoi Aristote déclare,
d’après les traductions latine et française : « La plus belle, præclarissima, de toutes les vertus,
c’est la justice ; ni l’étoile du soir, vesperus, ni celle du matin, lucifer,
ne sont à ce point admirables. » Thomas d’Aquin donne comme référence Éthique de Nicomaque, V, chap. 1, 15. Jean
Voilquin traduit : « Aussi, souvent, la justice semble-t-elle la plus
importante des vertus et plus admirable même que l’étoile du soir et que celle
du matin. » Traduire præclara
par « importante » ne me semble pas très heureux : præclara signifie brillante, d’où la
comparaison aux étoiles du soir et du matin. Mais le texte grec lui donne
raison : kratistos signifie le meilleur,
le plus important.
La justice occupe encore le premier rang des vertus
morales quand on considère la justice particulière. Voici la position d’Aristote
dans
Au sujet de la force (courage), Thomas d’Aquin soulève
la même question qu’au sujet de la justice. Comme il a répondu que la justice
l’emportait sur les deux autres vertus morales, on est certain qu’il ne dira
pas le contraire dans
La primauté de la force (courage) sur la
tempérance semble établie, mais Thomas d’Aquin se demande quand même si la
tempérance est la plus grande, maxima,
des vertus (IIa-IIae, q.
Les
quatre vertus chez Alain
On ne les rencontre pas toujours ni
peut-être souvent dans l’ordre que Thomas d’Aquin a justifié, mais les quatre
sont présentes. Chez Alain [12],
par exemple : « Les anciens enseignaient quatre vertus ; c’est
dire qu’ils apercevaient quatre ennemis de la possession de soi. Le plus
redoutable, c’est la peur, car elle fausse les actions et les pensées. Le
courage est le premier aspect de la vertu, le plus honoré ; si la justice
se présentait toujours sous l’apparence du courage, il y aurait plus de
justice. […]
« L’autre ennemi de l’homme, c’est le
plaisir ; ainsi la tempérance est la sœur du courage. Sœur moins honorée.
Et pourquoi ? » L’explication qu’il donne est déficiente. « C’est que
la tempérance, qui va toujours à refuser, peut venir de ne point désirer assez,
ou encore de craindre trop les suites. » J’ai mentionné plus haut qu’Alain
se montre ainsi plus austère que saint Bernard, qui signalait comme suit le
côté positif de la tempérance : « Non, ce n’est pas seulement à
tailler dans les abus que consiste la tempérance ; son rôle est tout
autant de permettre ce qu’il faut. » Thomas d’Aquin ne craint pas d’affirmer
que personne ne peut vivre sans quelque plaisir sensible et corporel (Ia-IIae,
q. 34, a. 1), et que la tempérance « ne va pas toujours à
refuser » car il considère l’insensibilité comme un vice (IIa-IIae, q.
« La richesse nous tient fort,
poursuit Alain. Nous l’envions, et nous voilà esclaves : si nous l’avons,
elle nous tient encore mieux. Nous voulons gagner sur tout, c’est-à-dire donner
moins ou recevoir plus. Et la vertu, ou puissance intime par laquelle nous
résistons à cet attrait de voler, c’est la justice. Non pas justice forcée par
gendarmes et juges, mais justice libre.
« À considérer ces trois vertus, on
s’aperçoit qu’elles sont comme des ombres portées par la quatrième, qui est la
sagesse. » Ici, Alain s’accorde avec Platon, qui faisait ci-dessus de la
sagesse la quatrième vertu, mais il diffère d’Aristote, qui distingue la
sagesse de la prudence [13].
Pour Aristote, la sagesse est une vertu de l’intellect spéculatif, orienté vers
la vérité ; la prudence, vertu de l’intellect pratique, dirige l’action ; elle
est recta ratio agibilium (Thomas
d’Aquin). Cependant, Alain a raison quand il voit les trois premières
« comme des ombres portées par la quatrième », si l’on entend par là,
comme le prouve Aristote, qu’il n’y a pas de vertu morale sans prudence. C’est
ainsi qu’on a pu dire que la prudence est la mère de toutes les vertus.
L’inverse est également vrai : il n’y
pas de prudence sans vertu morale.
Le
roc d’une éthique universelle
Je termine l’histoire des quatre vertus,
premières ou cardinales, par ce beau texte de E. F. Schumacher, tiré de Small is Beautiful : « Il
n’est guère vraisemblable enfin que l’homme du XXe
siècle soit appelé à découvrir une vérité qui n’a jamais été découverte
auparavant. Dans la tradition chrétienne comme dans toutes les traditions
authentiques de l’humanité, on a énoncé la vérité en termes religieux, langage
devenu presque incompréhensible à la majorité des hommes modernes. On peut
corriger le langage, et des auteurs contemporains l’ont fait, tout en laissant
la vérité intacte. Dans toute la tradition chrétienne, il n’y a peut-être pas
d’enseignement qui soit plus approprié et qui convienne mieux à la conjoncture
moderne que la doctrine merveilleusement subtile et réaliste des quatre vertus
cardinales : prudentia, justitia,
fortitudo et temperantia [14].
»
Je rappellerais que ce sont les vertus « premières »
des stoïciens et que la tradition chrétienne n’est pas la seule à les avoir
conservées. Je n’ai cité qu’Alain, mais il y en a d’autres. C’est pourquoi je
bâtirais une éthique universelle sur le roc des quatre vertus – cardinales ou
pas, si le mot agace – roc aussi solide
que celui de Gibraltar. Certains proposent ce qu’ils appellent « la règle
d’or », tirée de Tobie 4, 15 : « Ne fais à personne ce que tu ne
voudrais pas subir. » Mais nous avons vu que saint Bernard a jugé bon de
la compléter : « Ne jamais leur refuser ce que nous voudrions qu’on
nous fît à nous-mêmes. » Cependant, comme la justice entre en jeu dès qu’autrui
est concerné, la fameuse règle d’or nous situe dans le domaine de la justice.
La
vertu cardinale de tempérance
La nécessité de la tempérance n’a d’égal
que la difficulté de l’acquérir dans un monde de l’excès. Il faut insister sur
le fait que cette vertu règle l’inclination
au plaisir en la rendant docile à la raison. Et elle comporte un vice,
l’insensibilité
Nécessité et difficulté de la tempérance
L’élimination de la pauvreté et de toutes les autres
formes de l’injustice obligera à prendre des décisions courageuses, c’est
évident. De plus, il faudra éduquer à la tempérance. « On ne devient pas
tyran pour se garantir du froid et assouvir sa faim », avait constaté
Aristote [15]. En
commentant ce passage, Thomas d’Aquin précise que le tyran n’aspire pas aux
nécessités de la vie, mais aux plus grands honneurs et aux plus grandes
richesses (II, leçon 8, 267). Sans la tempérance, dit Xénophon (~ 430 – ~ 355), qui peut apprendre quelque chose de
bien et le mettre en pratique ? Elle est le fondement de la vertu [16].
Platon corrobore : « Il est bien certain que si l’on n’est pas
tempérant, il est impossible que naisse la justice » (Les Lois, III, 696 c). « On s’accorde à faire consister la
tempérance dans la maîtrise à l’égard des voluptés et les désirs » (Le Banquet, 196 c). On sait que les
voleurs à cravate ont des goûts très dispendieux.
Voltaire se trompe quand il déclare :
« Que m’importe que tu sois tempérant ? C’est un précepte de santé
que tu observes ; tu t’en porteras mieux, et je t’en félicite [17]. »
En son temps, il n’était peut-être pas inquiétant que le cocher ait pris un
verre de trop ; mais le risque est évident, de nos jours, quand c’est un conducteur
automobile ou un chirurgien qui a commis l’excès. La main d’un chirurgien
éméché ne mériterait pas les éloges que lui décerne Paul Valéry dans son Discours aux chirurgiens [18].
De la justice, on passe à la nécessité du courage, puis à celle de la
tempérance.
Dans Le
chien qui porte à son cou le diné [sic] de son maître, La Fontaine prétend que ce chien
était tempérant ; puis il pense aux hommes : « On apprend la
tempérance aux chiens, et l’on ne peut l’apprendre aux hommes [19]. »
Dans une autre fable, intitulée Rien de trop,
il affirme de nouveau son pessimisme : « Je ne vois point de
créatures se comporter modérément. » Il parle bien de toutes les créatures, et
il commence par décrire les excès que commet le blé, puis il passe à ceux de l’arbre,
puis à ceux des moutons, puis à ceux des loups et il aboutit aux humains :
« De tous les animaux, l’homme a le plus de pente à se porter dedans
l’excès [20]. »
La
tempérance chez Thomas d’Aquin
Le Petit Robert nous rappelle que le mot tempérance vient du latin temperantia. Cependant, à ce mot, dans
mon dictionnaire latin, on met d’abord en garde : « Pas tempérance. »
Suivent deux sens de temperantia :
« 1. Mesure, modération. 2. Sobriété. » Si je vais au verbe temperare, d’où dérive temperantia, je vois qu’il a neuf sens.
Le premier est particulièrement intéressant : « Mêler, en particulier
mêler de l’eau à un liquide pour l’adoucir, le réchauffer, c’est-à-dire
couper : Temperare vinum. Couper
d’eau le vin. Temperare acetum melle. Mêler
du vinaigre avec du miel. » On peut déjà pressentir que, la raison étant la
règle de moralité, la tempérance va enjoindre de couper de raison quelque chose
que Thomas d’Aquin va bientôt déterminer.
Selon
Thomas d’Aquin, la mesure et la modération doivent se rencontrer dans la
pratique de toutes les vertus, et Montaigne de s’indigner :
« Ceux qui disent qu’il n’y a jamais d’excès en
la vertu, d’autant que ce n’est plus vertu si l’excès y est, se jouent de
paroles : “ Le sage mériterait le nom d’insensé, le juste celui d’injuste,
s’il visait à la vertu même, au-delà de ce qui est suffisant [21]. ”
C’est une subtile considération de philosophie. On peut et trop aimer la vertu,
et se porter excessivement en une action juste [22]. »
Si la
modération se trouve dans toutes les vertus, quel peut bien être le rôle d’une
vertu spéciale, la tempérance ? L’antonomase détient la clef de l’énigme. Le
Petit Robert la définit ainsi :
« Trope qui consiste à désigner un
personnage par un nom commun ou une périphrase qui le caractérise, ou,
inversement, à désigner un individu par le personnage dont il rappelle le
caractère typique. » On a recours à un trope, figure de rhétorique, quand
on dit le Philosophe pour Aristote ; l’Apôtre pour saint Paul ; le Prophète
pour Mahomet ; la Ville pour Rome – les papes donnent une bénédiction Urbi et orbi : à la Ville, Rome, et
au monde – ; le docteur melliflu pour saint Bernard – ses adversaires le
qualifiait plutôt de grenouille criarde – ; le docteur subtil pour Duns
Scot ; le Roi soleil pour Louis XIV ; le Fléau de Dieu pour Attila, un don
Juan, un Tartuffe, un Apollon ; une poubelle – du nom de l’inventeur, Eugène
Poubelle –, etc. Bref, le langage courant est émaillé d’antonomases.
Comment l’antonomase
intervient-elle dans la tempérance ? Quand on entend parler d’un crime
passionnel, tout le monde pense qu’il a été inspiré par un amour déçu ;
personne ne pense qu’un humoriste a fait mourir de rire un de ses auditeurs. Quand
Cicéron rapporte cette opinion d’Archytas : « … nul présent plus
funeste, plus ruineux que le plaisir n’a été fait aux hommes, le plaisir, à la
conquête duquel l’appétit se porte sans mesure et sans réflexion [23] »,
personne ne pense au plaisir d’écouter chanter les petits oiseaux, de humer le
parfum des roses, de contempler des couchers de soleil. Tout le monde pense aux
plaisirs les plus véhéments qui soient, plaisirs attachés à la conservation de
l’individu (par le manger et le boire), plaisirs attachés à la propagation de
l’espèce (par l’union des sexes). C’est par antonomase que le mot plaisir évoque ces plaisirs-là.
Dans son
traité de la tempérance, Thomas d’Aquin se demande d’abord si la tempérance est
une vertu : Utrum temperantia sit
virtus [24].
Il est essentiel à la vertu d’incliner l’homme au bien (Ia-IIae, q.
Il se demande
ensuite si elle est une vertu spéciale : Utrum temperantia sit specialis virtus (ibid., a. 2). En français, spécial s’oppose à général,
et le mot vient du latin species, espèce.
[Le marteau est une espèce d’outil ; le saumon, une espèce de poisson.] Bref,
la tempérance est-elle une espèce de vertu, à côté de la justice et du courage,
ou quelque chose de commun à toute vertu ? C’est dans la réponse à cette
question que nous allons rencontrer l’antonomase.
Selon
l’usage, Le bon usage, comme dit
Grevisse, certains noms communs sont restreints pour signifier ce qu’il y a de
principal parmi ce qu’ils désignent. Par exemple, comme il a été dit, le nom
commun ville se disait à l’époque
pour Rome. La Ville, c’était Rome. C’est l’emploi d’un nom commun par
antonomase. Et selon Thomas d’Aquin, le nom tempérance
s’emploie comme nom commun et aussi par antonomase. Comme nom commun, il ne
désigne pas une vertu spéciale, mais une vertu générale, parce qu’il signifie
alors une certaine modération ou mesure que la raison introduit dans les
opérations et les passions, ce qui est commun à toute vertu morale. En un
deuxième sens, le mot tempérance est employé
par antonomase ; il désigne alors une vertu qui réfrène ou maîtrise la
convoitise des plaisirs qui séduisent le plus les humains. En ce sens, la
tempérance est une vertu spéciale puisqu’elle a une matière spéciale :
l’inclination aux plaisirs les plus véhéments, qu’elle doit couper de raison.
L’insensibilité, vice opposé à la
tempérance
À propos de
l’inclination aux plaisirs les plus véhéments, que contrôle la tempérance,
Thomas d’Aquin fait remarquer que cette vertu utilise les freins quand
l’inclination est excessive, mais elle ne l’est pas toujours : parfois,
elle est normale, et la tempérance n’a pas à la freiner ; parfois, elle est
trop faible, et la tempérance doit la stimuler. C’est pourquoi il fait de
l’insensibilité un vice opposé, par défaut, au juste milieu de la tempérance.
Tout ce qui va à l’encontre de l’ordre
naturel est un vice. Or, la nature a joint le plaisir, delectatio, aux opérations nécessaires à la vie de l’homme. L’ordre
naturel requiert donc de l’homme qu’il use de ces plaisirs dans la mesure où
ils sont nécessaires à la conservation de l’individu et à la propagation de
l’espèce. Si quelqu’un se détournait de ces plaisirs au détriment de l’ordre
naturel, il commettrait une faute (IIa-IIae, q.
L’insensibilité, c’est donc l’état
d’une personne en qui les plaisirs naturels ne jouent pas leur rôle. Pour certaines
personnes, le plaisir de manger est inefficace : elles sont
anorexiques ; pour d’autres, c’est l’inclination à l’union du mâle et de
la femelle qui est absente (Ia-IIae, q.
Cependant, le renoncement aux plaisirs
qui forment la matière de la tempérance peut être volontaire et recommandable
dans certains cas. Pour conserver ou recouvrer la santé de leur corps, il
arrive que des personnes doivent s’abstenir de certains plaisirs du manger, du
boire et du sexe. Il en est ainsi pour certaines professions. Thomas d’Aquin
donne l’exemple des athlètes et des soldats, qui doivent couper dans les
plaisirs, pour performer, dans le cas des athlètes [pas d’obèses sur les podiums],
pour combattre loin de leurs épouses, dans le cas des soldats. Thomas d’Aquin
donne ensuite l’exemple des pénitents qui le font pour recouvrer la santé de
leur âme. Enfin, les contemplatifs doivent, pour vaquer aux choses de Dieu, se
priver plus que les autres des plaisirs charnels. On pourrait ajouter certains
scientifiques qui doivent s’éloigner, pendant des mois, de leur foyer, voire
de la terre, comme les astronautes, pour faire progresser les connaissances de
leur spécialité. Aucun de ces comportements ne doit être rapporté à
l’insensibilité puisqu’ils sont justifiables devant la raison, règle de moralité.
Quelques questions quodlibétiques
Des
questions quodlibétiques ? Décidons
de ce terme, dirait Paul Valéry. Ce mot évoque une activité scolaire du Moyen
Âge qui avait nom Question disputée. Au sens vieux ou littéraire, disputer signifie « Avoir une
discussion. Disputer d'un sujet, sur
un sujet avec quelqu’un. Disputer d'une question. Proverbe : Des goûts
et des couleurs, il ne faut pas disputer. » Vieux également : « Engager
une lutte violente de paroles avec quelqu’un. “ Au lieu de disputer, discutons ” (Buffon). »
Au
Moyen Âge, il y avait deux sortes de « dispute » ou de débat : l’un
qualifié d’ordinaire ; l’autre que l’on disait de quolibet (quidlibet
signifie n’importe quoi), parce qu’il s’alimentait de
n’importe quelle question venant de l’auditoire, tandis que le débat
« ordinaire » portait sur une question choisie par le maître qui en était
responsable ; le jour et l’heure étaient annoncés à l’avance pour que les personnes
intéressées puissent s’y préparer, c’est-à-dire, dans bien des cas, chercher
des colles, car les esprits forts espéraient piéger le maître. Les cours
étaient suspendus dans toute la faculté quand un des maîtres tenait un débat,
afin de permettre aux professeurs et aux étudiants intéressés d’y assister. Se
joignaient à eux des membres du clergé parisien et des ecclésiastiques de
passage. La dispute universitaire était, en quelque sorte, la corrida des
clercs.
Dans
le débat « sur n’importe quoi », de
quolibet, l’initiative venait de l’assistance, et des questions saugrenues
pouvaient être posées au maître qui s’y risquait, car cet exercice n’était pas
compris dans la charge normale d’un maître alors que le débat ordinaire
l’était. Ce genre de débat se tenait deux fois par année : vers Noël et
vers Pâques. Thomas d’Aquin est un des maîtres qui ont le plus pratiqué cette
activité périlleuse. Il a laissé douze questions quodlibétiques (Éditions
Marietti, 1949, texte latin, 269 pages de
Quelques
exemples de questions posées lors d’un débat de quolibet, « sur n’importe quoi ». « Est-ce qu’un
homme peut partir en croisade s’il craint l’incontinence de sa femme incapable
de l’accompagner ? » (Quodlibet
4, q.
La
première : « Est-ce qu’un homme peut partir en croisade s’il craint
l’incontinence de sa femme incapable de l’accompagner ? » (Quod. 4, q. 7, a. 2). Thomas
d’Aquin n’hésite pas ; sa réponse, c’est « non ». Il convoque
Augustin : « Si tu t’abstiens [de relations sexuelles] sans le
consentement de ton épouse, tu lui donnes l’occasion de commettre la
fornication [plus précisément l’adultère], et sa faute sera imputée à ton
abstinence. » Or, en se faisant croisé, accipiendo crucem, un homme est empêché de rendre le dû, reddere debitum. Il semble donc que le
péché de l’épouse lui serait imputé s’il partait quand même.
Et Thomas
d’Aquin justifie cette position. Les choses qui sont de nécessité ne doivent
pas être omises pour vaquer à celles qui découlent de la volonté propre. Il
cite Matthieu 15, 1- 6, où Jésus reproche aux pharisiens de transgresser le
commandement de Dieu au nom de leur tradition. Dieu a dit : « Honore
ton père et ta mère, et que celui qui maudit son père ou sa mère soit puni de
mort. » Mais vous, vous dites : « Quiconque dira à son père ou à
sa mère : “ Les biens dont j’aurais pu
t’assister, je les consacre, celui-là sera quitte de ses devoirs envers son
père et sa mère. ” » Au commandement de Dieu, les
pharisiens substituaient donc des oblations volontaires.
Partir en croisade, c’est une action
volontaire ; personne n’y est obligé. Mais s’occuper de son épouse, c’est une
nécessité. Il s’ensuit que, si une épouse ne peut suivre son mari par suite
d’un empêchement légitime, et que celui-ci craint qu’en son absence elle cède à
l’incontinence, il ne doit pas se croiser et la quitter. Mais il en est
autrement si l’épouse accepte d’observer la continence ou si elle peut et veut accompagner
son époux.
Deuxième
question : « Est-ce que la frigidité empêche le mariage ? » Utrum frigiditas impediat matrimonium (Quod.
À ce qu’il
a dit en réponse à l’objection que les vieillards sont incapables d’union
charnelle, il ajoute : Les vieillards sont impuissants non pas quant à
l’acte de la génération, mais quant à la génération. C’est pourquoi le mariage
de ceux qui peuvent s’unir charnellement n’est pas dissous ; par contre, il est
dissous dans le cas de ceux qui sont incapables d’une union charnelle. [Quand
Thomas d’Aquin parle des « vieillards », il utile de savoir qu’à son
époque 11 % des adultes atteignaient 60 ans alors qu’en l’an 2000, c’est 96 %.]
L’importance que Thomas d’Aquin attache à l’union charnelle dans le mariage
peut en étonner quelques-uns. L’argument qui suit va ajouter à leur étonnement.
Dans la Somme contre les Gentils (III, chap.
124), il prouve que le mariage doit unir un homme et une femme, matrimonium debeat esse unius ad unam.
Le premier argument qu’il apporte n’était pas dans mon manuel de philosophie.
Le voici dans toute sa verdeur. Il semble inné dans l’âme de tous les animaux
[l’être humain en est un] qui pratiquent le coït de ne pas souffrir la présence
d’un égal ou d’un rival. C’est pourquoi, à cause du coït, les animaux se
livrent à de violents combats. Et il n’y a certes à cela qu’une seule raison,
commune à tous les animaux : tout animal désire jouir librement du plaisir
du coït comme du plaisir de la nourriture. Or, cette liberté est contrariée si
plusieurs hommes ont accès à une seule femme, ou plusieurs femmes à un seul
homme, comme le serait la liberté de jouir du plaisir de la nourriture si un
animal risquait de se faire dérober par un autre la nourriture qu’il désire
prendre. C’est pourquoi les animaux se battent pour la nourriture et pour le
coït.
Les
espèces de la tempérance
Quand Thomas d’Aquin distingue des
espèces de tempérance, il est bon de se rappeler l’objet de cette vertu ;
il a été identifié ci-dessus par antonomase. C’est par antonomase, en effet, que
le mot plaisir évoque les plaisirs les
plus véhéments, plaisirs attachés à la conservation de l’individu (par le
manger et le boire), plaisirs attachés à la propagation de l’espèce (par
l’union des sexes). Thomas d’Aquin distingue d’abord les vertus qui ont pour
objet les plaisirs attachés à la conservation de l’individu ; ce sont les
plaisirs de la nourriture, delectationes
ciborum. Deux vertus contrôlent les inclinations à ces plaisirs :
l’abstinence, qui a pour objet le manger et le boire [l’eau, le café, le lait,
etc.], et la sobriété, qui a pour objet les boissons enivrantes (IIa-IIae,
q. 146, Avant-propos). En second lieu, il distingue la chasteté, qui
contrôle l’inclination aux plaisirs attachés à la propagation de l’espèce ;
ce sont les plaisirs vénériens ou sexuels, delectationes
venereorum.
L’abstinence
Le mot abstinence vient du latin abstinere,
qui signifie, au sens transitif du verbe, écarter,
s’abstenir. Quelque peu
étonnant : quand il s’agit de nourriture, la tempérance exigerait que l’on
s’abstienne ? Au sens courant du terme, s’abstenir évoque un sacrifice.
Pourtant, manger raisonnablement finit par être agréable. Mais, de nos jours,
Thomas d’Aquin est on ne peut plus d’actualité, car la liste est longue des
aliments et des boissons dont il faut s’abstenir, non seulement pour prévenir
l’obésité, mais pour conserver son poids santé. Qu’en était-il au XIIIe siècle ?
Il semble que l’abstinence n’est pas une
vertu
Thomas
d’Aquin se demande d’abord si l’abstinence est une vertu : Utrum abstinentia sit virtus (IIa-IIæ,
q.
– Quatre objections
La première. Le royaume de Dieu ne consiste
pas dans l’abstinence, car l’Apôtre dit (Rom 14, 17) : « Le
royaume de Dieu n’est pas le manger et le boire. » À cet endroit, la Glose
[25] note
que « la justice ne consiste ni à s’abstenir ni à manger ». L’abstinence
n’est donc pas une vertu. [Dans sa traduction, le père Folghera, o.p., y va avec
« saint Paul », alors que Thomas d’Aquin emploie l’antonomase,
l’Apôtre [26].]
La deuxième
objection est suggérée par Augustin parlant à Dieu dans ses Confessions (X, chap. XXXI) :
« Vous m’avez appris à ne prendre les aliments que comme des remèdes. »
Or, ce n’est pas à la vertu, mais à l’art médical qu’il appartient de
déterminer la modération dans les médicaments. Il s’ensuit que la modération
dans l’usage des aliments ne relève pas de l’abstinence mais de l’art.
Troisième objection : « Toute
vertu consiste dans un milieu » (ni trop, ni trop peu), comme dit le
Philosophe [27].
Or, l’abstinence ne semble pas se tenir dans un milieu, mais dans un manque, in defectu, puisqu’elle a été nommée à
partir d’une soustraction, ex
substractione nominetur. Donc l’abstinence n’est pas une vertu.
Enfin, quatrième objection. Aucune
vertu n’en exclut une autre. Or, l’abstinence exclut la patience. Grégoire le
Grand (pape de 590 à 604) affirme en effet (Pastorales,
III, 30) que « par l’impatience, les esprits des abstinents sont, la
plupart du temps, plerumque, exclus
de l’asile de la tranquillité, a sinu tranquillitatis ».
Au même endroit, il ajoute que « la faute d’orgueil transperce, transfigit, parfois, nonnunquam, les pensées des
abstinents » et ainsi exclut l’humilité. Donc l’abstinence n’est pas une
vertu.
À ces objections, Thomas d’Aquin oppose
un texte de Pierre (2, 1, 5), que la Bible de Jérusalem traduit ainsi : « Apportez
tout votre zèle à joindre à votre foi la vertu, à la vertu la connaissance, à
la connaissance la tempérance. » [Il n’y est pas question de l’abstinence.]
Je consulte une autre Bible (Paris, Bayard ; Montréal, Médiaspaul) :
« Enrichissez votre foi par la force d’âme, la force d’âme par la
connaissance, la connaissance par la maîtrise de soi. » Aucune des quatre
traductions dont je dispose ne parle d’abstinence. Cependant, le texte latin
que Thomas d’Aquin avait sous les yeux affichait bien le mot abstinenta. Voyons comment il en fait
une vertu (IIa-IIae, q.
Selon
Thomas d’Aquin, l’abstinence est une vertu.
L’abstinence, comme son nom l’indique comporte
une soustraction d’aliments, importat subtractionem
ciborum. [Subtractio vient du
verbe subtrahere, qui signifie retirer, enlever.] Le nom d’abstinence peut donc être pris en un double
sens. D’abord, selon qu’il signifie une suppression complète d’aliments. Le mot
abstinence ne signifie alors ni une
vertu ni un acte de vertu, mais quelque chose d’indifférent. [Tout dépend du
motif : on peut se priver d’aliments pendant quelques jours pour recouvrer
la santé, s’en priver pour maigrir, s’en priver pour faire une grève de la
faim, s’en priver par pénitence, s’en priver pour mourir de faim.]
Le mot abstinence peut ensuite être entendu au sens où il signifie un
comportement réglé par la raison. C’est nouveau pour nous. Le mot signifie
alors ou une vertu ou un acte de vertu. Et c’est ce qui est signifié ci-dessus
en invoquant l’autorité de Pierre quand il dit que l’abstinence doit être au
service de la connaissance, c’est-à-dire qu’on doit être disposé à s’abstenir
de certains aliments à cause des personnes avec lesquelles on vit, à cause de
sa propre personne [son rang] ou à cause de sa santé. [Quand on invite à sa table
des juifs et des musulmans, la politesse demande de ne pas leur servir de porc
ni d’en manger sous leur nez. Mais en échange, elle leur demande de s’adapter
aux mœurs de leurs pays d’accueil. Au nom de sa religion, on ne peut pas exiger
n’importe quoi. Il y a quatre choses à distinguer : les croyances, le
culte intérieur, le culte extérieur et la morale. Les deux premières échappent
à toute contrainte. Mais le culte extérieur doit être soumis à la morale. On ne
peut pas, en invoquant sa religion, revendiquer la polygamie, car la polygamie
est un problème de morale. Il en est ainsi du crime d’honneur, et de bien
d’autres comportements.]
Solutions
des objections
Solution de la première objection.
Considérés en eux-mêmes, l’usage des aliments et leur abstention sont sans rapport
avec le royaume de Dieu. L’Apôtre dit en effet (I Cor 8, 8) : « Ce
n’est pas un aliment, certes, qui nous rapprochera de Dieu [28].
Si nous n’en mangeons pas, nous n’avons rien de moins ; si nous en mangeons,
nous n’avons rien de plus », sur le plan spirituel, s’entend. Mais l’un et
l’autre, l’usage et l’abstention, quand ils sont accomplis raisonnablement, par
la foi et l’amour de Dieu, concernent le royaume de Dieu.
Solution de la deuxième objection. La
modération dans les aliments, quant à la quantité et à la qualité, relève de
l’art médical lorsqu’il s’agit de la
santé du corps. [Aujourd’hui, nous dirions de la diététique : « ensemble
des règles à suivre pour équilibrer l’alimentation et l’adapter aux besoins
individuels » (Petit Robert)]. Mais,
du point de vue des inclinations intérieures, la quantité et la qualité des
aliments relèvent de l’abstinence, qui les rend conformes à la raison.
[L’abstinence incite les anorexiques, les grévistes de la faim et les
suicidaires à manger ; les pénitents et les gens à la diète à persévérer.]
D’où cette réflexion d’Augustin, dans ses Questions
sur l’Évangile, « C’est tout à fait sans intérêt », c’est-à-dire pour
la vertu, « quel aliment et en quelle quantité quelqu’un les prend, du
moment qu’il le fait en tenant compte des gens avec lesquels il vit, à cause de
sa propre personne [de son rang] ou à cause de sa santé. »
Solution de la troisième objection,
qui rappelait que toute vertu, selon Aristote, consiste en un juste milieu :
« Tout homme averti fuit l’excès et le défaut, recherche la bonne moyenne
et lui donne la préférence, moyenne établie non relativement à l’objet [la
bouteille], mais par rapport à nous [29]. »
La sobriété ne règle pas le plaisir, mais l’inclination au plaisir. Ce que l’on
mange raisonnablement, l’abstinence permet que ce soit raisonnablement agréable
au goût. Pourtant, le mot abstinence
n’évoque pas un milieu mais une privation. Voici, la tempérance, dont
l’abstinence est une espèce, règle les inclinations aux plaisirs les plus
véhéments. Comme en ce domaine, il faut plus souvent freiner que stimuler, la
droite raison dans le manger et le boire exige plus souvent le frein que
l’apéritif. Mais l’abstinence consiste en un milieu puisque c’est la droite
raison qui en est la règle.
Solution de la quatrième objection,
qui soutient qu’une vertu ne peut pas exclure d’autres vertus. Thomas d’Aquin
répond que les vices que l’abstinence semble faire commettre – l’impatience et
les mouvements d’orgueil – ne proviennent pas de l’abstinence pratiquée selon
la droite raison. La droite raison exige que l’on s’abstienne comme il importe
de le faire, sicut oportet, c’est-à-dire
avec un esprit joyeux, cum hilaritate
mentis, et pour le bon motif, propter
quod oportet, c’est-à-dire pour la gloire de Dieu et non pour sa gloire
personnelle.
L’abstinence,
vertu spéciale
Thomas d’Aquin se demande si
l’abstinence est une vertu spéciale (IIa-IIae, q.
Pour conserver leur vie, des humains
ont parfois mangé de la chair humaine. On a rapporté le cas des rescapés d’un
avion qui s’était écrasé dans les Alpes. Selon Jeanne Bourin, certains croisés auraient
mangé du Turc passé à la broche. Dans ces cas extrêmes, il ne faut parler ni de
cannibalisme ni d’anthropophagie. Les anthropophages mangent de la chair
humaine non pas par nécessité mais par goût. Quant au mot cannibalisme, il se dit aussi bien des animaux qui mangent des
individus de leur espèce que des humains. Dans ce dernier cas, il est
préférable de parler d’anthropophagie que de cannibalisme.
La
gourmandise, un des sept péchés capitaux
Thomas d’Aquin distingue le péché de
la faute. Quant au péché dit capital,
il est intéressant d’en rencontrer l’ancêtre, d’en résumer l’histoire, de voir
dans quel ordre les sept nous ont été présentés, puis d’admirer l’ordre rigoureux que Thomas d’Aquin y a introduit et
de s’étonner des différences entre ses péchés capitaux et ceux des catéchismes.
Retour
sur la notion de péché
Il faut peut-être se garder de passer
immédiatement à capital, car l’histoire
du mot péché ne manque pas d’intérêt.
En latin, le substantif péché se dit peccatum ; le verbe pécher, peccare. Des auteurs latins étrangers au
christianisme employaient couramment ces mots. À l’époque de Cicéron, de Virgile,
de Tacite, d’Horace et de bien d’autres, on vivait littéralement dans le
péché : c’était un péché pour le cheval de trébucher, pour l’athlète aussi
; pour l’écrivain de violer les règles de la grammaire ; pour l’orateur d’avoir
un trou de mémoire, etc. Bref, toute faute et toute erreur était un péché.
On parle encore de péchés contre la
bienséance, contre les règles d’un art, mais le mot péché est avant tout un mot du vocabulaire religieux. Dans les autres
domaines, on parle surtout de fautes. Dans les épreuves sportives, les juges
comptent les fautes des concurrents ; les enseignants soulignent les fautes
quand ils corrigent des copies ; les dactylos font des fautes de frappe. Dans
tous ces cas et dans bien d’autres que l’on pourrait évoquer, l’usage n’admet
pas que l’on parle de péchés.
Le mot péché appartient au vocabulaire religieux, et la religion
présuppose l’existence de Dieu (ou de dieux). L’un des sens du mot latin religio est le culte des dieux.
Le péché est donc une faute, mais une faute spéciale : celle que l’homme
commet dans ses rapports avec Dieu. Il s’ensuit que les athées ne commettent
pas de péchés : ils ne commettent que des fautes contre les exigences de
la morale. À ce sujet, Thomas d’Aquin dit clairement que, pour les moralistes, le
péché est d’agir contre la raison ; tandis que, pour les théologiens, le
péché est principalement, præcipue, une offense contre Dieu (Ia-IIae,
q. 71, a. 6, obj. 5 et sol. ).
Le
péché capital
L’adjectif capital vient du latin caput,
qui signifie tête. Or, la tête, au
sens propre, est un membre de l’animal qui est principe et directeur de tout
l’animal. De là, métaphoriquement, le nom de tête est donné à tout ce qui est principe et exerce une direction.
Ainsi, les hommes qui dirigent et gouvernent les autres sont dits « têtes
des autres », capita aliorum. On
parle aussi de vice capital au sens propre du mot, quand il s’agit d’une faute qui
encourt la peine capitale, c’est-à-dire la peine de mort. Mais ce n’est pas en
ce sens qu’on parle des péchés capitaux. Le mot est alors pris au sens figuré
et désigne une faute qui est à l’origine d’autres fautes, principalement en
tant que cause finale. [L’avare poursuit la richesse comme une fin ; le
gourmand, le plaisir du manger et du boire, etc.] C’est pourquoi le vice
capital n’est pas seulement le principe d’autres vices, mais il les dirige en
quelque sorte. C’est pourquoi Grégoire le Grand compare les vices capitaux à
des chefs d’armées (Morales,
XXXI).
L’ancêtre
des péchés capitaux
Il est normal de demander à ceux qui
perpétuent la doctrine des péchés capitaux si l’inventeur est connu. On le
pense : il s’agirait d’un moine du IVe siècle, Évagre le Pontique (345-399).
« Le Pontique » parce que originaire du Pont, pays du nord-est de l’Asie
Mineure, en bordure du Pont-Euxin, nom grec de la mer Noire. Très tôt, Évagre
entre en relation avec des savants comme Basile le Grand et Grégoire de Nazianze.
En 380, il accompagne ce dernier à Constantinople. Après une aventure
romanesque avec la femme d’un haut fonctionnaire, il s’embarque pour Jérusalem.
En 383, il gagne l’Égypte, où il s’établit définitivement comme moine.
Il est le premier à avoir dressé une
liste de huit « symptômes d’une maladie de l’esprit » qui se
traduisent en actions mauvaises ; ce sont les ancêtres de nos péchés
capitaux : la gourmandise, l’avarice, la luxure, la colère, la tristesse,
la mélancolie, la vanité et l’orgueil. Grégoire le Grand modifia quelque peu
cette liste (Morales, chap.
45) : « Quand l’orgueil, qui est le roi des vices, a pleinement
soumis un cœur, il le donne à dévaster à sept vices principaux, qui sont comme
ses capitaines. La racine de tout mal est l’orgueil (Ia-IIae, q. 84,
a. 2) ; de cette racine vénéneuse sortent sept rejetons : la
vaine gloire, l’envie, la colère, la tristesse (ou l’acédie), la gourmandise,
la luxure, l’avarice. »
Thomas
d’Aquin va mettre de l’ordre dans les péchés capitaux
Voyons maintenant avec quelle rigueur
Thomas d’Aquin distingue les sept péchés capitaux (Ia-IIae, q.
Or, le bien de l’homme est triple :
bien de l’âme, bien du corps, bien extérieur. Il existe un certain bien de l’âme,
comme les louanges et les honneurs, qui sont recherchés de façon désordonnée
par la vaine gloire, inanis gloria. Pour
Thomas d’Aquin, comme pour le pape Grégoire, c’est la vaine gloire et non
l’orgueil qui est le premier des péchés capitaux.
L’autre bien de l’homme, c’est le bien
du corps. L’homme y poursuit deux fins. La première, c’est la conservation de
l’individu par le manger et le boire. Ce bien peut être poursuivi de façon
désordonnée par la gourmandise, gula
en latin, qui a donné gueule et gueuleton. L’autre fin que l’homme poursuit,
c’est la conservation de l’espèce par le coït. Le désordre ici, c’est la
luxure, vice opposé à la chasteté (IIa-IIae, q. 153) et non l’impureté.
Le troisième bien de l’homme, ce sont
les richesses. Le vice qui les prend pour fin a nom avarice. Et nous avons les quatre premiers péchés capitaux dans
l’ordre justifié par Thomas d’Aquin : vaine gloire, gourmandise, luxure et
avarice. Comparons-les aux quatre premiers du Catéchisme de l’Église catholique : l’orgueil, l’avarice,
l’envie, la colère. Seule l’avarice est dans les quatre premiers de Thomas
d’Aquin. Il en est ainsi dans le petit Catéchisme
de mon enfance : l’orgueil, l’avarice, l’impureté, l’envie.
Quand le bien meut l’appétit
directement, nous avons trois sortes de biens que l’homme poursuit et quatre
vices capitaux qu’ils présentent l’occasion de commettre. Voyons maintenant le
deuxième cas : quand le bien meut l’appétit indirectement, on se détourne
d’un bien à cause du mal qui lui est uni, propter
aliquod malum conjunctum. Cela se produit de deux manières. Le bien dont on
se détourne peut être le bien propre qui engendre la tristesse à cause des
efforts qu’il exige. Ce vice, c’est l’acédie, une des espèces de tristesse que
distingue Thomas d’Aquin.
Cette évocation du « bien
propre » de l’homme appelle des précisions. Pour Thomas d’Aquin, l’homme
est classé dans une espèce particulière à cause de son intelligence (IIa-IIae,
q.
Mais cette vie spéculative exige des
efforts, car elle est meilleure qu’une vie selon la nature de l’homme, melior quam vita quae est secundum hominem [34].
En effet, l’homme est composé d’un corps et d’une âme ; vivre comme
s’il n’était qu’une intelligence ne lui est donc pas naturel. Une telle vie est
au-dessus de l’homme, supra hominem (IIa-IIae,
q.
C’est pourquoi Thomas d’Aquin place l’acédie dans
le genre de la tristesse (Ia-IIae, q.
Enfin, la tristesse peut être causée
par le bien du prochain. C’est alors l’envie chez celui qui y voit un obstacle
à sa propre excellence. [La vedette d’hier a été éclipsée par une nouvelle
venue, et elle ronge son frein.] Si l’envie comporte un désir de vengeance, ce
qui est fréquent, c’est la colère, appetitus vindictæ
(Ia, q.
–
La gourmandise est-elle un péché ?
Thomas
d’Aquin se demande d’abord si la gourmandise est un péché (IIa-IIae,
q. 148, a. 1). Le mot gourmandise
ne signifie pas le simple désir de manger et de boire, mais un désir
désordonné, c’est-â-dire non conforme à la raison, règle de moralité. C’est en
ce sens que la gourmandise est un péché, pour les théologiens ; une faute
pour les moralistes, comme il a été dit ci-dessus.
Il se demande ensuite si elle est le
plus grand des péchés (ibid., a. 3).
La gravité d’un péché peut être envisagée d’un triple point de vue. Primo du
point de vue de la matière du péché, et c’est le principal : les péchés
les plus graves sont ceux qui portent sur les choses divines. La gourmandise n’est
donc pas le plus grand puisqu’elle porte sur les choses qui concernent la
sustentation du corps. Secundo du point de vue de celui qui pèche. De ce point
de vue, le péché de gourmandise est plutôt diminué qu’aggravé, tant à cause de
la nécessité de se nourrir que de la difficulté d’y garder la mesure. Tertio du
point de vue des effets qui s’ensuivent. De ce point de vue, la gourmandise
comporte une certaine grandeur [au sens vieilli du terme : grande taille,
grande dimension], quamdam magnitudinem, du
fait qu’elle occasionne divers péchés, diversa
peccata.
Thomas d’Aquin va en étonner plus d’un
en distinguant des espèces de gourmandise (ibid.,
a. 4). Comme il a été dit ci-dessus, la gourmandise est un désir
désordonné de manger. Le désordre peut provenir de la nourriture même que l’on
consomme et de sa manducation. En ce qui concerne la nourriture consommée, l’excès
peut provenir de la sorte d’aliments, s’ils sont recherchés, c’est-à-dire
coûteux ; du point de vue de la qualité, s’ils sont préparés avec trop de
raffinement ; du point de vue de la quantité, s’ils sont consommés en
surabondance. Du point de vue de la manducation, le désordre peut venir du fait
que l’on devance l’heure raisonnable de manger ou que l’on ne respecte pas la
manière convenable de le faire : par exemple, si l’on mange avec avidité.
Isidore de Séville fusionne les deux premières circonstances et impute au gourmand
quatre excès : selon la substance, c’est-à-dire
selon la qualité de la nourriture, puis selon la quantité, la manière et le
temps.
La
gourmandise est-elle un vice capital ?
Enfin, Thomas d’Aquin se demande si la
gourmandise est un vice capital (IIa-IIae,
q.
Deux
objections
Première objection. Il semble que la
gourmandise n’est pas un vice capital. En effet, les vices sont dits capitaux
quand d’autres vices trouvent en eux leur origine en les prenant comme fin. Mais
la nourriture, objet de la gourmandise, n’est pas une fin. En effet, on ne la
recherche pas pour elle-même mais pour nourrir le corps. La gourmandise n’est donc
pas un vice capital. « Il faut manger pour vivre, et non vivre pour
manger », déclare Valère, dans L’Avare de Molière (acte III, scène
première). Rares, sans doute, les gloutons qui vivent pour manger.
Deuxième objection. Il semble qu’un vice
capital doit avoir une certaine primauté parmi les péchés. Mais cela ne
convient pas à la gourmandise, qui semble être le moindre des péchés, en tant
qu’elle est plus rapprochée de ce qui est naturel. [En effet, quoi de plus
naturel que de manger pour vivre ?]
À ces objections, Thomas d’Aquin
oppose le témoignage du pape Grégoire le Grand, qui place la gourmandise parmi
les péchés capitaux (Morales, chap.
45). Le texte mérite d’être cité : « Quand l’orgueil, qui est le roi des
vices, a pleinement soumis un cœur, il le donne à dévaster à sept vices
principaux, qui sont comme ses capitaines. La racine de tout mal est
l’orgueil ; mais de cette racine vénéneuse sortent sept rejetons : la
vaine gloire, l’envie, la colère, la tristesse (ou l’acédie), la gourmandise,
la luxure et l’avarice. »
La
gourmandise est un vice capital
Thomas d’Aquin répond à sa question. Un
péché est qualifié de capital quand il donne naissance à d’autres qui prennent
son objet pour fin [pour la luxure, ce sont les plaisirs sexuels ; pour la
gourmandise, les plaisirs du manger.] Comme
le vice capital poursuit une fin très désirable, les hommes sont exposés, par
le désir de cette fin, à multiplier les fautes. [Pour goûter le plaisir sexuel,
ils commettent la fornication, l’adultère, l’inceste, l’onanisme, la sodomie,
la bestialité, etc.] Or, ce qui rend une fin très désirable, c’est qu’elle
contient quelque chose des conditions du bonheur, que tout être humain désire naturellement.
Tel est le cas du plaisir : il appartient à la notion de bonheur, comme il
est évident, selon le Philosophe [35]. [Personne ne peut vivre sans plaisir sensible
et corporel (Ia-IIae, q. 34, a. 1).] C’est pourquoi il convient de placer le vice de gourmandise, qui porte
sur les plaisirs du toucher, premiers de tous, parmi les péchés capitaux. [Les
fautes que le désir des plaisirs du manger occasionne sont moins connues que
celles que suscite le désir des plaisirs sexuels. Aux excès déjà mentionnés, on
peut ajouter que certains gloutons allaient vomir pour recommencer à manger ;
que d’autres, pensant que le plaisir était proportionnel à la longueur du cou,
enviaient les girafes.]
Solutions
des objections
Solution de la première objection
retenue. Les aliments sont les moyens de conserver la vie, et la vie est au
plus haut point désirable, maxime
appetibilis. C’est le but de presque tout (fere totus) le labeur humain. Il cite ici, après l’avoir atténué
par un « presque », fere,
l’affirmation de L’Ecclésiaste 6, 7 : « Toute la peine que prend
l’homme est pour sa bouche. » [C’est de moins en moins vrai.] Cependant,
la gourmandise porte davantage sur les plaisirs des aliments que sur les
aliments. D’où ces propos d’Augustin : « Ceux qui se soucient peu de
la santé de leur corps aiment mieux manger, à cause du plaisir qu’ils y
prennent, que pour assouvir leur faim. Pourtant, le but de ce plaisir, c’est de
n’avoir plus ni faim ni soif » (De
la vraie religion, chap. 53).
Solution de la deuxième objection. La
fin du péché se prend de ce vers quoi il tourne, ex parte conversationis ; sa gravité, de ce dont il éloigne, ex parte aversionis. C’est pourquoi il
ne faut pas conclure qu’un vice capital dont la fin est au plus haut point
désirable, maxime appetibilem, ait nécessairement
une grande gravité. [Rappelons que ce n’est pas la gravité qui caractérise les
péchés capitaux, mais le fait qu’ils donnent naissance à plusieurs fautes ; ce
sont des péchés prolifiques.]
Les
huit péchés capitaux de notre civilisation
Peu convaincu de la pertinence de nos
sept péchés capitaux traditionnels, Konrad Lorenz (1903-1989), biologiste et
zoologiste autrichien, en a proposé huit, qu’il pense mieux adaptés à notre
civilisation. Mais d’abord, qu’elle influence ont encore les anciens ?
-–
Que sont les anciens devenus ?
Avant d’aborder Les huit péchés capitaux de notre civilisation, selon Konrad Lorenz,
voyons ce qui nous touche encore des sept anciens. Mentionner la vaine gloire fait
hausser les épaules. La gourmandise ? L’obésité en forte croissance, même
chez les enfants, et la malbouffe sont des problèmes graves, mais les chiffres
suivants impressionnent davantage : un milliard d’êtres humains souffrent
de la faim, de ce nombre 250 000 000 d’enfants. Jean Zigler disait
récemment à la télévision qu’un enfant meurt de faim toutes les huit secondes. Pendant
ce temps, les budgets de la défense des pays de la planète se sont élevés à
1738 milliards de dollars en 2011, soit une moyenne de 4,76 milliards par jour,
c’est scandaleux. Les États-Unis se signalent avec un budget militaire de 700
milliards
La luxure ? Quand elle évoque la
pédophilie, elle préoccupe. L’avarice ? « Attachement excessif à
l’argent, passion d’accumuler, de retenir des richesses » (Petit Robert). Quand l’écart entre les riches et les pauvres ne cesse de croître,
personne ne qualifie les riches d’avares, mais la définition donnée leur
convient.
L’acédie ? Personne ne sait de
quoi il s’agit. Nous la retrouverons chez Lorenz, mais sans le mot.
L’envie ? Nous avons vu ci-dessus que Thomas d’Aquin considérait l’envie
comme une espèce de tristesse, tout comme l’acédie (Ia-IIae, q.
La colère ? On n’a pas à
présenter la colère, car elle est bien connue : tout un chacun a vu un
jour son hideux visage. Sans conteste, elle cause depuis toujours de terribles ravages.
Massacres pendant les guerres, violence physique, qui entraîne parfois la mort
de personnes âgées, de femmes ou d’enfants ; violence contre les animaux,
voire contre les choses ; violence verbale ; vandalisme. Pour le stoïcien
Sénèque (4 avant J.-C. -65), la colère est le pire de tous les vices.
–
Les nouveaux péchés capitaux
Konrad Lorenz publia, en 1973, Les huit péchés capitaux de notre
civilisation[36].
Les quelques bribes qui suivent sont présentées modestement comme une
incitation à lire le livre, si ce n’est pas déjà fait, et non comme la
quintessence de l’ouvrage. Voici ces huit nouveaux péchés capitaux.
1.
Le surpeuplement
Le lecteur pense spontanément que le
surpeuplement entraînera la famine. Le très optimiste Pierre Teilhard de
Chardin s’en inquiétait en voyant que « la population du globe monte
verticalement et que la terre arable se détruit sans précautions sur tous les
continents [37] ».
Lorenz voyait plutôt les humains s’abriter de la profusion des contacts sociaux
d’une manière foncièrement inhumaine, et l’entassement de nombreux individus
dans un espace restreint – les mégavilles – provoque inévitablement
l’agressivité.
2.
La dévastation de l’environnement
Cette dévastation, en ravageant le
monde extérieur, détruit en l’homme le respect de la beauté et de la grandeur de
la nature : la population mondiale est urbanisée à 80 %, tous
gens qui ont perdu contact avec la nature. Or, quand on n’apprécie plus le
beau, le jour se lève où l’on n’appréciera plus le bon : kalos kagathos, forme abrégée de kalos kai agathos, « beau et bon »,
l’un n’allant pas sans l’autre, selon les anciens Grecs.
3.
La course contre soi-même
« La course de l’humanité avec
elle-même, qui, pour notre malheur, devient toujours plus rapide avec le
développement de la technologie. Cette contrainte du dépassement rend les
hommes aveugles aux valeurs véritables et les prive du temps de réflexion,
activité indispensable et proprement humaine. » La génération du
cellulaire vissé à l’oreille, des écouteurs sur ou dans les oreilles et du iPad
sur les genoux se demande de quelle maladie mentale souffre le penseur de
Rodin. Pourtant il se livre à l’activité qui, selon Pascal, fait la grandeur et
la dignité de l’homme [38]. Dans
la société dont rêve Albert Jacquard, il n’y aurait plus de compétition ; cela
commencerait dans les écoles, où l’on supprimerait les palmarès [39].
4.
Une tiédeur mortelle
Les progrès de la technologie et de la
pharmacologie ont engendré une intolérance croissante à tout ce qui peut
entraîner le moindre déplaisir. D’où l’incapacité d’éprouver une joie à
laquelle on ne parvient qu’au prix d’un dur effort. « Le rythme,
voulu par la nature, de contrastes balancés entre le flux et le reflux des
souffrances et des peines, s’atténue en une imperceptible oscillation, ce qui
engendre un ennui mortel » (op.
cit., p. 164). Ces propos de Lorenz rappellent singulièrement les brèves
considérations de Thomas d’Aquin sur l’acédie, et ils rejoignent cette
affirmation de Pierre Teilhard de Chardin : « Le grand ennemi,
l’ennemi no
1 du monde moderne, c’est l’ennui [40]. »
5.
La dégradation génétique
« L’exigence de satisfaire
immédiatement un instinct, la carence du sentiment des responsabilités et le
manque de considération pour les autres sont des caractéristiques des petits
enfants, facilement pardonnables vu leur âge. Le travail patient en perspective
d’atteindre un but éloigné, la prise des responsabilités et les égards envers
autrui sont des caractéristiques du comportement d’un homme mûr » (op. cit., p. 97). « Il n’est pas
impossible que beaucoup d’infantilismes, qui transforment une grande partie de
la jeunesse d’aujourd’hui en parasites sociaux, soient vraisemblablement
d’origine génétique » (op. cit., p.
164).
6.
La rupture de la tradition
Elle résulte du fait que nous avons
atteint un point critique où les jeunes générations n’arrivent plus à
s’entendre culturellement avec les anciennes, encore moins à s’identifier avec
elles. Elles les traitent alors comme un groupe étranger et les affrontent avec
une haine nationale. Les raisons de ce trouble de l’identification viennent
avant tout du manque de contact entre parents et enfants, ce qui déjà chez le
nourrisson entraîne des suites pathologiques.
7.
La contagion de l’endoctrinement
L’extrême perfectionnement des moyens
techniques conduit à des possibilités jamais atteintes dans l’histoire humaine
d’influencer l’opinion publique et de créer l’uniformité des vues. Dès
maintenant, en certains lieux, un individu qui se soustrait délibérément à
l’influence des médias de masse, par exemple, à la télévision, passe pour un
cas pathologique. Les effets dépersonnalisants de ces moyens sont accueillis
avec plaisir par tous ceux qui veulent manipuler les foules.
8.
Les armes nucléaires
Selon Lorenz, les armes nucléaires
font peser sur l’humanité un danger plus facile à éviter que les sept menaces
précédentes. « Il suffit de ne pas les fabriquer ou de ne pas les lancer », mais il ajoute : « Étant
donné l’incroyable bêtise collective de l’humanité, c’est déjà un but difficile
à atteindre » (op. cit., p.
159). Quand des pays possèdent l’arme nucléaire, il semble un peu bizarre
qu’ils veuillent empêcher un autre pays de la développer.
La sobriété
La sobriété
est la deuxième espèce de tempérance que Thomas d’Aquin à distinguée. Il s’interroge
d’abord sur la matière de la sobriété. Le
mot vient de mesure. En effet,
quelqu’un est dit sobre, sobrius,
parce qu’il garde la mesure. C’est pourquoi la sobriété aura pour matière
spéciale la boisson dont la consommation avec mesure est le plus difficile et
partant le plus louable. Or, c’est la boisson enivrante, parce que la consommer
avec mesure apporte beaucoup, multum
confert ; par contre, un petit excès nuit beaucoup, multum lædit, parce qu’il empêche l’usage de la raison plus que l’excès
de nourriture.
[Le père Folghera a traduit multum confert par est utile. Si Thomas d’Aquin
avait voulu dire que l’usage modéré de la boisson enivrante est simplement utile,
il aurait employé utilis et non multum confert. Thomas d’Aquin ajoute : modicus excessus multum lædit ; Folghera traduit : « L’excès en est nuisible. »
Il n’a pas vu modicus, ni multum lædit.
Thomas d’Aquin dit qu’un excès modéré
de boisson enivrante nuit beaucoup. Pourquoi ? quia
impedit usum rationis. Folghera traduit : « Parce qu’il obnubile la
raison. » Thomas d’Aquin ne dit pas la raison mais « l’usage de la
raison ».
La sobriété
est-elle une vertu spéciale ? (IIa-IIae, q.
L’usage du
vin est-il totalement illicite ? (IIa-IIae, q. 149, a. 3). Si la
sobriété est une vertu qui rend conforme à la raison l’usage des boissons
enivrantes, il s’ensuit que l’usage du vin ne peut pas être totalement
illicite. L’Ecclésiastique (31, 27-28) l’affirme sans équivoque :
« Le vin, c’est la vie pour l’homme, quand on en boit modérément. Quelle
vie mène-t-on privé de vin ? Il a été créé pour la joie des hommes. Gaîté
du cœur et joie de l’âme, voilà le vin qu’on boit quand il faut et à sa
suffisance. » Il cite également l’Apôtre donnant ce conseil à Timothée (1
5, 23) : « Cesse de ne boire que de l’eau ; bois du vin modérément à
cause de ton estomac et de tes fréquents malaises. » Il aurait pu citer
Les Proverbes (31, 6-7) : « Procure des boissons fortes à qui va
mourir, du vin à qui est rempli d’amertume : qu’il boive, qu’il oublie sa
misère, qu’il ne se souvienne plus de son malheur. »
Bref aucun
aliment n’est en lui-même interdit, ni aucune boisson. Le Seigneur s’est
prononcé clairement à ce sujet : « Ce n’est pas ce qui entre dans la
bouche qui souille l’homme ; mais ce qui sort de sa bouche, voilà ce qui
souille l’homme » (Matthieu 15, 11). C’est pourquoi boire du vin n’est
pas, en soi, illicite. Cependant cela peut le devenir dans certains cas.
Parfois, celui qui en boit le supporte mal ou s’est obligé par vœu à s’en
abstenir. Parfois, quand il est bu outre mesure. Parfois, en boire devient
illicite à cause des autres qui seraient scandalisés.
Le Coran et le vin
Le Coran
interdit le vin : « Ils t’interrogent sur le vin et le jeu.
Dis-leur : L’un et l’autre sont un mal. Les hommes y cherchent des avantages,
mais le mal est plus grave que l’avantage n’est grand » (Sourate II, 216).
On s’étonne cependant de lire : « Ô croyants ! ne priez point
lorsque vous êtes ivres » (Sourate IV, 46). « Ô croyants ! le
vin et le jeu de hasard […] sont une abomination inventée par Satan ;
abstenez-vous-en et vous serez heureux. Satan désire exciter la haine et
l’inimitié entre vous par le vin et le jeu » (Sourate V, 92, 93). On
s’étonne de nouveau : « Parmi les fruits, vous avez le palmier et la
vigne, d’où vous retirez une boisson enivrante et une nourriture
agréable » (Sourate XVI, 69). Pierre Damien (1007-1072), docteur de
l’Église, avait ajouté la philosophie, comme invention du diable.
Mais au
paradis, le vin coulera à flots (Sourate XLVII, 16) : « Voici le
tableau du paradis qui a été promis aux hommes pieux : des fleuves d’eau
qui ne se gâte jamais, des fleuves de lait dont le goût ne s’altérera jamais,
des fleuves de vin doux à boire. »
Qui connaît le moindrement l’Évangile se rappelle forcément les paroles
de Jésus à la dernière cène : « Je ne boirai plus désormais de ce
produit de la vigne jusqu’au jour où je le boirai, nouveau, dans le Royaume de
mon Père » (Matthieu 26, 29, Bible de Jérusalem). La traduction de la
Bible de Bayard, Médiaspaul diffère quelque peu : « Désormais, je ne
boirai plus du produit de la vigne, jusqu’au moment de le boire avec vous, dans
le règne de mon Père. »
L’ivrognerie
Après avoir traité de la sobriété,
Thomas d’Aquin passe au vice qui lui est opposé. En latin, il emploie le mot ebrietas (IIa-IIae, q.
La vertu est une disposition stable.
La personne qui, par la répétition d’actes appropriés, a acquis la sobriété à
l’état de vertu, maîtrise son inclination au plaisir de consommer des boissons
enivrantes. Un acte contraire ne détruit pas l’habitude ancrée. Le vice opposé
à la sobriété est, lui aussi, une disposition stable, engendrée par la
répétition d’actes contraires à la vertu. La personne qui a développé ce vice
est devenue incapable de contrôler son inclination au plaisir de consommer des
boissons enivrantes. Elle peut, à l’occasion, conformer sa conduite à la
raison, mais elle ne possède pas la sobriété à si bon compte : « Une
hirondelle ne fait pas le printemps. » De même, un acte de sobriété ne
rend pas sobre. Voltaire se trompe quand il affirme : « Néron, le
pape Alexandre VI, et d’autres monstres de cette espèce, ont répandu des
bienfaits ; je réponds hardiment qu’ils furent vertueux ces jours-là [41]. »
Il semble que l’ivrognerie n’est pas
un péché, car tout péché a un péché qui lui est contraire. Par exemple, à la
lâcheté s’oppose l’audace, à la pusillanimité la présomption, à la douceur la
cruauté. Or, aucun péché ne s’oppose à l’ivrognerie. Il semble donc qu’elle
n’est pas un péché. Thomas d’Aquin n’ignore pas que le vice opposé à
l’ivrognerie – il parle bien de vice, vitium
– n’a pas de nom, cependant il affirme que celui qui s’abstiendrait sciemment
de vin au point de nuire gravement à sa santé ne serait pas exempt de faute.
Au sujet de la relation entre le vin
et la santé, on peut se rappeler le conseil, cité ci-dessus, de Paul à Timothée :
« Cesse de ne boire que de l’eau. Prends un peu de vin à cause de ton
estomac et de tes fréquents malaises » (1 Tim 5, v. 23). Thomas d’Aquin
trouve que le pain et le vin sont la matière convenable pour l’eucharistie
parce que ce sont les aliments que les hommes [des pays qu’il connaissait] consomment
communément (IIIa, q.
Le témoignage
de Pascal en faveur du vin est bien connu : « Trop et trop peu de
vin : ne lui en donnez pas, il ne peut trouver la vérité ; donnez-lui
en trop, de même [42]. »
Horace (- 65 - -8) rapporte une opinion qui s’apparente à celle de
Pascal : « Des vers ne peuvent durer et plaire longtemps, s’ils ont été
écrits par des buveurs d’eau [43]. »
Il ne s’agit pas seulement de procurer de la joie, mais de permettre à l’être humain
d’atteindre son bien propre, la vérité. Rappelons que le trop et le trop peu se
déterminent par rapport au sujet et non à la bouteille ; trop pour l’un peut
être juste assez pour l’autre.
La chasteté
Enfin, la chasteté, troisième espèce
de tempérance – les deux premières étant, simple rappel, l’abstinence et la
sobriété. Thomas d’Aquin se demande d’abord si la chasteté est une vertu
(IIa-IIae, q.
Les stoïciens fixaient comme idéal de
supprimer les passions. Pour eux, elles étaient des maladies de l’âme, et ils
ne voyaient pas comment une maladie, même peu grave, pouvait être utile. Augustin
a protesté : « Sans passions, nous ne pouvons pas vivre correctement,
non recte vivimus [44].
» Les choses sans lesquelles on ne peut vivre correctement, on les traite
avec respect. Thomas d’Aquin demande qu’on s’en fasse de bons instruments en
les rendant dociles à la raison par des actes répétés de la vertu concernée.
Solution
d’une objection
La première objection refusait à la chasteté
le nom de vertu. Nous parlons de vertu de l’âme. Mais la chasteté semble
appartenir au corps : on dit, en effet, de quelqu’un qu’il est chaste
selon la manière dont il se comporte dans l’usage de certaines parties du
corps. Il s’ensuit que la chasteté n’est pas une vertu.
La chasteté est dans l’âme comme dans
son sujet, répond Thomas d’Aquin, mais sa matière est dans le corps [comme la
sobriété a sa matière dans les boissons enivrantes]. Il appartient, en effet, à
la chasteté que, selon le jugement de la raison et le choix de la volonté, on
use avec mesure, moderate, de certains
membres du corps. Folghera traduit ainsi : « La chasteté réside dans
l’âme, mais sa matière, c’est le corps. » Pas le corps, mais des membres
du corps. Par la chasteté, dit Thomas d’Aquin, on peut faire un usage
raisonnable non pas du corps, mais de membres du corps, moderate utatur corporalibus membris et non moderate utatur corpore.
La
chasteté est-elle distincte de l’abstinence ?
Après ce qui a été dit ci-dessus, on croyait
savoir que l’abstinence et la chasteté sont deux vertus distinctes, mais Thomas
d’Aquin remet en question cette distinction (IIa-IIae, q.
Folghera traduit ainsi :
« La tempérance a pour objet propre les plaisirs du toucher. » Non ;
Thomas d’Aquin dit que la tempérance est circa
concupiscencias delectationum tactus. Folghera a escamoté concupiscencias, du verbe concupiscere, qui signifie désirer vivement. Pourtant, il avait bien dit, en Ia-IIae, q. 146, a.
2, que la vertu morale défend le bien de la raison contre les assauts des
passions. C’est le désir du plaisir que la tempérance contrôle et non le
plaisir. Le désir du plaisir sexuel est mauvais quand il conduit à le
rechercher dans l’adultère, l’inceste, la pédophilie et les autres déviations.
Quand il est conforme à la raison, par
exemple, lors de relations sexuelles entre époux, il peut faire poser des actes
qui suspendent momentanément l’usage de la raison. Selon Démocrite (~
460 - ~ 370) : « L’acte sexuel est une courte apoplexie [45]. » À ce sujet, Thomas d’Aquin affirme :
« Il n’est pas contraire à la vertu que l’acte de la raison soit parfois
interrompu en posant un acte conforme à la raison » (IIa-IIae, q.
Ces points capitaux étant clarifiés,
voyons comment Thomas d’Aquin prouve que la chasteté est une vertu distincte de
l’abstinence. La tempérance porte donc sur les désirs des plaisirs du toucher.
C’est pourquoi où se rencontrent diverses sortes de plaisir, des vertus diverses,
comprises sous la tempérance, sont requises. Or, les plaisirs sont
proportionnés aux opérations, dont ils sont les perfections, comme il est dit
dans l’Éthique de Nicomaque (X, chap.
4, 4) : « Le plaisir appartient à l’ordre des choses complètes et
achevées. » [Folghera n’a pas
traduit : quarum sunt perfectiones ;
dont [les plaisirs] sont les perfections [ou les achèvements]. « Toute
activité trouve son achèvement dans le plaisir » (ibid., v. 11).
Or, il est évident que sont d’un autre
genre les opérations qui concernent l’usage des aliments, qui assurent la
conservation de l’individu, et les opérations qui concernent l’usage des choses
vénériennes, usum venereorum, par
lesquelles l’espèce est propagée. C’est pourquoi la chasteté, qui concerne le
désir des plaisirs vénériens, est une vertu distincte de l’abstinence, qui
concerne le désir des plaisirs des aliments.
La
luxure, vice opposé à la chasteté
Thomas d’Aquin va traiter de la luxure
en général, puis de ses espèces. Au sujet de la luxure en général, il se
demande d’abord quelle est sa matière ; puis si un acte vénérien peut être sans
péché ; enfin si la luxure est un péché capital.
La
luxure en général
Le mot luxure vient du latin luxuria.
Mon dictionnaire latin prévient les traducteurs : « Très rarement “ luxure ” », mais : « 1) Surabondance. 2) Luxe. 3) Mollesse,
débauche. » Quand Thomas d’Aquin fait de la luxure le vice opposé à la
chasteté, il est évident qu’il s’agit du troisième sens du mot, mais il ne
s’agit pas d’un emploi équivoque. Il y a un élément commun entre ce sens et les
autres : c’est la notion de surabondance. Dans le cas des péchés de
luxure, il s’agit de la surabondance du plaisir sensible.
Thomas d’Aquin se demande d’abord si
la luxure a pour matière les seuls désirs et plaisirs…venereæ. Folghera rend ce dernier mot par de la volupté. Je consulte mon Petit Robert. Au sens vieilli, le mot volupté signifie : « Goût,
recherche des plaisirs des sens ou des plaisirs sexuels. » C’est
décidément trop large ; il faudrait ne retenir que les « plaisirs sexuels ».
Si l’on va au latin venerius, on voit
que le mot vient de Vénus, la déesse de l’amour. Venerius a donné vénérien.
L’expression maladies vénériennes a pris un coup de vieux,
elle aussi : on parle maintenant de MTS et de ITSS. Il semble donc que sexuels serait une bonne traduction de venereæ. Et Thomas d’Aquin se demanderait si la luxure a pour
matière les seuls désirs et plaisirs sexuels (IIa-IIae, q.
À cause de l’idée de surabondance
qu’il évoque, le mot luxure pourrait
s’appliquer à tous les débordements, à tous les excès, mais, comme il s’y
ajoute une sorte de dissolution de l’âme dans le plaisir, le mot est employé
par antonomase pour désigner les débordements sexuels.
Thomas d’Aquin se demande ensuite si
un acte vénérien peut être sans péché (q.
Faire de la génération humaine la fin
du mariage n’est pas une invention de saint Augustin. Des païens avaient
affirmé avant lui que seul le souci de s’assurer une descendance justifiait
l’activité sexuelle. Rien d’étonnant qu’un chrétien comme Philon d’Alexandrie (~ 12 avant J.-C. - ~ 54 après J.-C.) l’ait fait sienne. Dans La
Tyrannie du plaisir, Jean-Claude Guillebaud rapporte quelques-unes de ses
opinions. D’abord, pour lui la procréation est le but unique du mariage. Plus
sévère que les Grecs, il condamne les rapports avec une femme que l’on sait
stérile, parce qu’ils seraient inspirés par la recherche du plaisir. Il
interdit la contraception et condamne l’homosexualité en des termes d’une
incroyable sévérité : il recommande de « tuer sans hésitation […]
l’homme efféminé qui défigure l’œuvre de la nature et […] contribue à la
désertification et au dépeuplement des villes en laissant perdre sa semence » (op. cit., p. 215).
Heureusement,
ce n’est pas de lui que l’Église romaine a suivi et gardé la doctrine, mais d’abord
d’Augustin, comme disait, en 534, le pape Jean II. Augustin sera le docteur
commun de l’Église romaine jusqu’à ce que Thomas d’Aquin le supplante. Augustin
était plus humain que Philon, Thomas d’Aquin le sera davantage qu’Augustin.
Les
fins du mariage
Quand saint Paul dit aux Corinthiens
(1, 10, 31) : « Tout ce que vous faites : manger, boire, ou
n’importe quoi d’autre, faites-le pour la gloire de Dieu », cela n’exclut
pas que ses auditeurs entendaient bien atteindre d’autres fins : manger
pour la gloire de Dieu, soit, mais en même temps, manger pour vivre. Que la fin
du mariage soit la génération humaine n’exclut pas qu’il ait d’autres fins,
comme nous verrons à l’instant chez Thomas d’Aquin.
Dans IIIa, q. 29, a. 2, Thomas d’Aquin
assignait comme fin du mariage engendrer et élever des enfants, finis matrimonium est proles generanda et
educanda. Mais, dans la Somme contre
les Gentils (III, chap. 123), il signale d’autres avantages au
mariage. D’abord, entre un mari et son épouse semble régner la plus grande
amitié, maxima amicitia. En effet,
ils s’unissent non seulement dans l’acte de la copulation charnelle, in actu carnalis copulæ, qui, même chez
les bêtes, forme une société agréable, suavem
societatem, mais encore dans le partage de toute la vie domestique.
Quand on reconnaît l’importance de l’amitié :
« L’amitié est absolument indispensable à la vie ; sans amis, nul ne voudrait
vivre, même en étant comblé de tous les autres biens [46] »
; quand on sait que la vie en couple est le lieu de la plus grande amitié, maxima amicitia, on ne s’étonne pas de
voir les gens vivre en couple. Le Phèdre de
Platon se termine ainsi : « … entre amis tout est commun. » Or,
c’est dans le mariage ou dans la vie en couple que la communauté est le plus
large : même lit, même table, mêmes joies, mêmes peines, mêmes problèmes ;
l’ennui n’a pas sa place.
Dans les années 1950, Charles De Koninck –
père de douze enfants – disait à ses étudiants – j’en étais alors – qu’il ne
fallait pas hiérarchiser les fins du mariage et considérer les fins qualifiées
de « secondaires » comme moins importantes. Vatican II a donné raison
à mon éminent professeur : « Le mariage et l’amour conjugal sont
d’eux-mêmes ordonnés à la procréation et à l’éducation. D’ailleurs, les enfants
sont le don le plus excellent du mariage et ils contribuent grandement au bien
des parents eux-mêmes. » Mais le Concile d’ajouter : « sans
sous-estimer pour autant les autres fins du mariage [47].
»
L’expression sans sous-estimer m’intriguait ; tout
traducteur est parfois traître : Traduttore, traditore. Je suis donc allé au latin du texte
conciliaire. Le verbe qui a été traduit par sous-estimer, c’est posthabere, qui
signifie placer en second rang, faire
passer après. À sous-estimer, les traducteurs auraient dû préférer sans mettre en second rang ou sans faire passer après les autres fins du mariage. Ils auraient ainsi éliminé la catégorie des fins « secondaires ».
Dans 50, 3, Vatican II ajoute : « Le mariage n’est pas institué en
vue de la seule procréation. » On peut donc se marier pour d’autres raisons.
Et c’est pourquoi l’Église catholique romaine bénit des mariages de personnes
âgées, de personnes handicapées, de couples stériles. Sans possibilité d’avoir
des enfants, sans concupiscence à apaiser, on peut se marier pour s’offrir des
secours réciproques. « Mon joug est doux et mon fardeau léger », a dit le
Christ (Matthieu 11, 30). Encore plus léger quand on le porte à deux dans le
mariage.
La procréation des enfants a été considérée
jadis comme la fin première et unique du mariage. Il fut un temps où « le
célibat était une chose mauvaise et punissable [48]. »
« Le mariage était donc obligatoire. Il n’avait pas pour but le plaisir,
son objet principal n’était pas l’union de deux êtres qui se convenaient et qui
voulaient s’associer pour le bonheur et pour les peines de la vie » (ibid., p. 52). Platon apporte sa
caution : « Le mariage utile à l’État, voilà en fait, dans
chaque cas, celui auquel on doit être prétendant, et non pas celui qui nous
plaît le plus à nous-mêmes. […] S’il arrive qu’à trente-cinq ans, on ne soit
pas encore marié, on paiera une amende annuelle [49]. »
Dans son traité Des Lois, Cicéron énumère les tâches des censeurs,
c’est-à-dire de ces magistrats chargés, chez les Romains, d’établir le cens [dénombrement
des citoyens et évaluation de leur fortune] et qui avaient le droit de
contrôler les mœurs. L’une de ces responsabilités : « Ils ne
permettront pas le célibat » (III, chap. III). Les Juifs avaient une
prescription semblable : « Il n’y aura pas de stérile chez toi, de
l’un et l’autre sexe » (Deutéronome 7, 14). Marie connaissait cette
prescription, elle en savait les exigences, et Thomas d’Aquin ne doute pas
qu’elle était disposée à les assumer si Dieu le voulait, si Deo placeret (IIIa, q. 28, a. 4, sol. 1).
Deuxième
objection et solution
Partout où il y a quelque chose
d’excessif qui éloigne du bien de la raison, il y a quelque chose de vicieux,
car la vertu est détruite par le trop et le trop peu, per superfluum et diminutum. Mais tout acte charnel comporte une
surabondance de plaisir qui absorbe la raison au point où personne ne pourrait
penser au moment où il l’éprouve [50].
Et saint Jérôme d’ajouter que, pendant cet acte, l’esprit de prophétie ne
touchait pas le cœur des prophètes. Il semble donc qu’aucune union charnelle ne
peut être sans péché.
Voici la réponse de Thomas d’Aquin.
Comme nous l’avons dit plus haut (q.
La
luxure, vice capital
Thomas d’Aquin se demande enfin si la
luxure est un vice capital (q. 153, a. 4). On qualifie de capital un vice
qui a une fin très désirable de sorte que la poursuite de cette fin amène à
commettre beaucoup d’autres fautes. Or, la fin de la luxure est le plaisir
sexuel, qui est le plus intense des plaisirs. C’est pourquoi ce plaisir est au
plus haut point désirable, selon l’appétit sensible, tant à cause de la
véhémence du plaisir qu’à cause du caractère connaturel de ce désir. Il est
donc évident que la luxure est un vice capital. En distinguant les espèces de
luxure, il énumérera quelques-unes des fautes que fait commettre le désir du plaisir
sexuel. Il importe de remarquer qu’il a dit « selon l’appétit
sensible », car il place au-dessus des plaisirs sensibles les plaisirs
intellectuels et spirituels (Ia-IIae, q.
Les
espèces de luxure
La luxure a été définie comme le vice
opposé à la chasteté, et le premier venu connaît au moins deux ou trois
manières de manquer à la chasteté. Le père Sertillanges la présente comme
« un chef de vices haut gradé ». Thomas d’Aquin va nous en parler sous
le titre « parties » ou « espèces » de luxure. En note, le
père Folghera s’excuse auprès de ses lecteurs de langue française :
« On comprendra qu’en raison des délicates matières traitées en cette
question 154, nous n’en donnions pas la traduction française. » « On
comprendra » ? Je ne dois pas être le seul à ne pas comprendre : quand
Thomas d’Aquin a abordé cette question, il n’a pas changé de langue.
Considérations
sur chacune des espèces de luxure
Thomas d’Aquin distingue six espèces
de luxure ou de fautes contre la chasteté : la fornication, l’adultère,
l’inceste, le stupre, le rapt et le sacrilège. Il s’attarde sur la première, la
fornication, la moins grave de toutes, mais sans doute la plus répandue
La fornication simple est-elle une
faute grave ?
D’abord, quelle est l’origine de ce
mot bizarre fornication ?
Comment peut-on la qualifier de simple ?
Quelle est la gravité de cette faute ?
– Origine du
mot fornication
Les amateurs d’étymologie se demandent d’où vient ce
mot étrange, fornication. Le Petit Robert nous apprend qu’il remonte
au début du XIIe siècle ;
en latin ecclésiastique, fornicatio, de fornix
« voûte », parce que les prostituées habitaient à Rome des chambres
voûtées. On appelait fornication
les relations éphémères qui se nouaient dans ces chambres voûtées. C’est un de
ces cas où l’étymologie d’un mot ne nous apprend rien de sa signification, car
ces chambres voûtées auraient pu servir à bien d’autres usages.
Le père Sertillanges trouve que « la fornication
simple n’a de simple que le nom [51] ».
En latin, simplex ne doit pas être
nécessairement traduit par simple ;
il peut être plus clair de le traduire par non composé, c’est-a-dire
qui n’est pas composé d’éléments. Le cuivre est un corps simple ; le bronze est
un alliage de cuivre et d’étain. La fornication
qualifiée de simple est une
relation sexuelle entre une femme et un homme libres et consentants ; cette relation ne
comporte pas un élément qui en ferait un adultère, un inceste, un stupre, un
rapt ou un sacrilège. Voici comment Thomas d’Aquin prouve que la fornication
simple est, selon lui, une faute grave.
– La fornication
simple, une faute grave
Est grave toute faute commise directement contre la
vie de l’homme. Or, la fornication simple comporte un désordre qui tourne au
détriment de l’enfant qui naîtrait de cette relation sexuelle. [L’argument de
Thomas d’Aquin est moins convaincant de nos jours, car les moyens d’éviter
l’enfant sont disponibles.] Nous voyons, en effet, chez tous les animaux où les
soins du mâle et de la femelle sont requis pour l’éducation des petits, qu’il
n’y a pas chez eux d’accouplement au hasard des rencontres, mais accouplement du
mâle avec une femelle déterminée, qu’elle soit unique ou multiple – il a prouvé
plus haut, qu’elle ne doit pas être multiple [52] – ;
c’est évident chez les oiseaux. Il n’en est pas ainsi chez les animaux quand la
femelle suffit à élever seule la progéniture. L’accouplement a alors lieu au
hasard des rencontres, comme on le voit chez les chiens et chez d’autres
animaux.
Or, il est manifeste que, pour l’éducation d’un être
humain, non seulement sont requis les soins de la mère qui le nourrit de son
lait, mais aussi, et bien plus encore [nous y reviendrons], les soins du père,
qui doit l’instruire, le défendre et le faire progresser dans les biens tant
intérieurs qu’extérieurs. Et c’est pourquoi il est contraire à la nature de
l’homme de s’accoupler au hasard des rencontres ; il faut que cela se fasse
entre un mâle et une femelle déterminée, avec laquelle il demeure longtemps, voire
pendant toute la vie.
Il s’ensuit qu’il est naturel aux mâles de l’espèce
humaine de chercher à être certains de leurs enfants, parce que l’éducation de ces
derniers leur incombe. Or, cette certitude serait impossible s’il y avait
accouplement au hasard. Ce choix d’une femme déterminée s’appelle mariage.
C’est pourquoi on dit qu’il est de droit naturel.
Mais parce que le mariage est ordonné au bien commun
du genre humain tout entier, et que les lois sont promulguées en vue du bien
commun (Ia-IIae, q.
Cette conclusion conserve sa valeur même si le
fornicateur pourvoit suffisamment à l’éducation de l’enfant, car ce qui tombe
sous la détermination de la loi est jugé selon ce qui arrive communément, et
non ce qui peut arriver dans tel cas particulier.
Dans la Somme contre les Gentils,Thomas d’Aquin revient
sur la fornication et il apporte des éléments nouveaux quand il se demande pour
quelle raison la fornication simple est un péché, selon la loi divine, alors
que le mariage [qui comporte une union charnelle semblable] est naturel (III,
chap. 122).
Il apparaît
comme vain, aux yeux de Thomas d’Aquin, le raisonnement de ceux pour qui la
simple fornication n’est pas une faute. Ils disent, en effet : « Soit
une femme non mariée, qui n’est sous le pouvoir de personne, ni de son père ni d’aucun
autre. Si quelqu’un s’en approche, alors qu’elle y consent, il ne lui cause
aucun tort puisque cela lui plaît et qu’elle a pouvoir sur son corps. Il ne
fait de tort à personne d’autre puisque cette femme n’est sous le pouvoir de
personne. » Il ne semble donc pas qu’il y ait faute.
Il ne semble
pas, non plus, que ce serait une réponse suffisante si quelqu’un disait que cet
acte est une offense à Dieu. Car nous n’offensons Dieu qu’en tant que nous
agissons contre notre bien : Non
Deus a nobis offenditur nisi ex eo quod contra nostrum bonum agimus (III,
chap. 122) et l’acte en cause ne semble pas contraire à notre bien. Ainsi, il
ne saurait être une injure à Dieu. [Cette phrase de Thomas d’Aquin constitue
une exigence redoutable pour ceux qui enseignent la morale. Il ne leur suffit
pas de dire que telle manière de se comporter est à éviter : il faut qu’ils
prouvent à ceux qui l’ont adoptée ou qui voudraient l’adopter qu’ils SE nuisent
ou Se nuiraient. Faire le bien, c’est,
pour Thomas d’Aquin, se faire du bien.]
De même
encore il ne semble pas suffisant de répondre qu’en raison du scandale cet acte
est une offense au prochain. Il arrive, en effet, que quelqu’un se scandalise
d’un acte qui de soi n’est pas peccamineux ; dans un tel cas, l’acte n’est
qu’accidentellement une offense au prochain. Or, ici la question est de savoir
si la fornication est une faute en elle-même et non en raison de circonstances.
Il faut chercher la solution dans les principes énoncés antérieurement (Somme contre les Gentils, III, chap. 112
et suivants).
– Le fornicateur agit contre son bien
Comme il a
été dit, en parlant de la Providence (Ia, q. 22), Dieu pourvoit à chaque être en
vue de son bien. Or, le bien d’un être, c’est qu’il atteigne sa fin [que le
prunier produise des prunes, le cerisier des cerises] ; le mal, qu’il en soit
détourné. Et il en est des parties comme du tout. Chaque partie de l’homme et
chacun de ses actes doivent atteindre leur fin. Or, si elle est superflue pour
la conservation de l’individu, la semence est nécessaire à la propagation de
l’espèce. Les autres superfluités, telles les éjections, l’urine, la sueur et
autres choses semblables, ne sont à rien nécessaires : le bien de l’homme
est uniquement de les rejeter.
Or, ce
n’est pas seulement ce que l’on veut de la semence – la rejeter – mais qu’elle
soit émise pour l’utilité de la génération, à laquelle le coït est ordonné. Toutefois
la génération de l’homme serait vaine si ne lui était assurée la nourriture
adéquate, debita nutritio, sans
laquelle il ne pourrait survivre. [Thomas d’Aquin désapprouve ainsi ceux qui
mettent des enfants au monde quand ils n’ont pas de quoi les nourrir et les
éduquer.] Ainsi donc l’émission de la
semence doit être ordonnée pour que puisse s’ensuivre la génération et
l’éducation de l’engendré, et geniti
educatio.
Ainsi il
est évident que toute éjaculation de semence produite de telle manière que la
génération ne peut suivre est contre le bien de l’homme. La provoquer
délibérément est donc une faute. Il est question d’une manière [d’émettre la
semence] qui, de soi, rend la génération impossible, comme toute émission de
semence sans union naturelle du mâle et de la femelle. C’est pourquoi ces fautes
sont dites contre nature. Mais si, par accident, la génération ne peut suivre
d’une union du mâle et de la femelle, ce ne serait pas contre nature ni ne
serait une faute ; tel est le cas d’une femme stérile. [On ignorait l’époque
qu’un homme pouvait être stérile.] De même encore, il serait contraire au bien
de l’homme que l’émission de la semence soit telle que la génération suive,
mais qu’une éducation convenable ne soit pas possible. [C’est le cas, comme
j’ai dit, de ceux qui font des enfants sans avoir de quoi les nourrir et les
éduquer.]
[Thomas
d’Aquin évoque, comme dans la Somme
théologique, la conduite des animaux ; il le fait avec les
connaissances qu’il en possédait.] Quand la femelle suffit seule à assurer l’éducation
des rejetons, le mâle et la femelle ne cohabitent plus après le coït, c’est
évident chez le chien. Par contre, chez certains animaux, la femelle ne peut
assumer seule cette tâche ; après le coït, le mâle et la femelle demeurent
alors ensemble autant qu’il est nécessaire. Il en est ainsi chez les oiseaux,
car les oisillons ne peuvent dès leur naissance aller chercher leur nourriture.
En plus, il faut les couver pour les réchauffer. La femelle seule ne saurait
suffire. Aussi, sous l’impulsion de la divine Providence [nous dirions de
l’instinct], le mâle reste-t-il naturellement avec la femelle.
Dans
l’espèce humaine, il est évident que la femme ne pourrait pas seule assurer
l’éducation des enfants, puisque les nécessités de la vie humaine requièrent
beaucoup de choses qu’un seul ne peut fournir. Il est donc conforme à la nature
humaine qu’après le coït l’homme demeure avec la femme, et ne la quitte pas aussitôt
pour aller indifféremment vers quelque autre, comme c’est le cas des
fornicateurs.
On
remarquera en outre que, dans l’espèce humaine, les enfants n’ont pas seulement
besoin de nourriture pour leur corps, comme les autres animaux, mais encore d’éducation
pour leur âme – la santé, la vigueur et la beauté sont des qualités du corps ;
les sciences, les arts et les vertus morales sont des qualités de l’âme. Les autres
animaux ont naturellement leurs arts, suas
prudentias, par lesquels ils peuvent pourvoir à leurs besoins, tandis que l’être
humain est guidé par sa raison et, pour acquérir sa prudence, il a besoin d’une
longue expérience. D’où il est nécessaire que des parents déjà expérimentés
instruisent leurs enfants quand ils sont parvenus à l’âge de discrétion. Cette
formation nécessite beaucoup de temps. Enfin, à cause de la poussée des
passions qui corrompent le jugement prudentiel, les enfants ont besoin non
seulement d’enseignement mais encore de réprimande. À cela la femme seule est
impuissante ; s’impose l’intervention de l’homme en qui la raison est plus
parfaite pour instruire, ad instruendum,
et la force plus grande pour corriger, ad
castigandum. [J’y reviendrai dans quelques instants.]
Ainsi, dans
l’espèce humaine, il ne suffit pas, comme chez les oiseaux, d’un temps réduit
pour assurer la croissance de l’enfant : une longue période de vie est
requise. Puisque la cohabitation du mâle et de la femelle est nécessaire chez
tous les animaux, tant que la formation de la progéniture appelle l’intervention
paternelle, il est donc naturel que l’homme s’établisse en société avec une
femme déterminée, non pour une courte mais pour une longue durée. Nous donnons
à cette société le nom de mariage. Le
mariage est donc naturel à l’homme, et l’union par la fornication, réalisée en
dehors du mariage, est contre le bien de l’homme. À cause de cela, elle est nécessairement une faute.
– Gravité de la faute
Cependant,
il ne faut pas considérer comme une faute légère l’émission de la semence sans
qu’elle ait pour fin la génération et l’éducation en arguant que c’est une
faute légère ou qu’il n’y ait aucune faute à se servir de quelque organe du
corps pour un but autre que celui auquel la nature le destine, par exemple,
marcher sur les mains ou faire avec les pieds ce qui normalement se fait avec
les mains, parce que ces usages désordonnés s’opposent peu au bien de l’homme. La
perte désordonnée de la semence est incompatible avec le bien de la nature
qu’est la conservation de l’espèce. Aussi après le péché d’homicide, qui
détruit la nature humaine en acte de vie, ce genre de péché semble-t-il tenir
le second rang : il empêche la nature humaine d’apparaître à la vie.
[Thomas
d’Aquin ignorait qu’une éjaculation contient deux cent cinquante millions de
spermatozoïdes – Albert Jacquard en a compté plusieurs centaines de millions –
et qu’un seul fera démarrer le processus vital s’il rencontre un ovule. La
nature a donc peu de respect pour les spermatozoïdes : elle les laisse
mourir par milliards.]
Thomas
d’Aquin prend appui sur l’autorité divine de la Bible. Il y trouve l’évidence qu’est illicite l’émission
de semence à laquelle ne peut suivre la génération. Il est dit dans Le Lévitique (18,
22-23) : « Tu ne coucheras pas avec un homme comme on couche avec une
femme. Tu ne donneras ta couche à aucune bête. » Dans I Cor 6, 10 :
« Ni les impudiques, ni ceux qui se livrent à la sodomie ne posséderont le
royaume de Dieu. » Dans Le Deutéronome (23, 18) : « Il n’y
aura pas de prostituée sacrée parmi les filles d’Israël, ni de prostitué sacré parmi
les fils d’Israël. » Enfin dans I Cor 6, 18: « Fuyez la
fornication. » Ainsi est écartée l’erreur de ceux qui prétendent que l’émission
de la semence n’est pas une faute plus grande que la perte des autres humeurs
et que la fornication n’est pas une faute.
L’insistance
sur l’émission de la semence en vue de la procréation n’est pas une invention
chrétienne. Dans La Tyrannie du plaisir,
on lit cet étonnant passage de Jean-Claude Guillebaud, parlant de l’Antiquité :
« La fidélité exigée d’une femme mariée n’est pas le fruit d’un quelconque
sentiment mais une pure affaire de procréation. Une femme adultère est absoute
lorsqu’il est avéré qu’elle était stérile ou déjà enceinte au moment de l’acte
[…] Une femme mariée violée doit prendre sur elle de se suicider
aussitôt » (op. cit., p 189-190).
À la page suivante, Guillebaud tire cette conclusion : « La morale
sexuelle répressive n’est donc pas d’origine chrétienne. »
–Quelques affirmations précédentes
exigent des commentaires
Premier commentaire. « La
raison de l’homme est plus parfaite, perfectior,
que celle de la femme. » Chez Thomas d’Aquin, la raison et l’intelligence
ne sont pas deux facultés différentes (Ia, q.
Comment Thomas d’Aquin
pouvait-il affirmer que la raison est plus parfaite chez l’homme que chez la
femme ? Il n’avait jamais enseigné à des femmes. L’accès des femmes dans
les universités, au début du XXe siècle, a
commencé à bouleverser bien des préjugés, dont l’ordre prétendument naturel
d’aptitude des hommes, viri, au
commandement. En France, en 1861, une Française est reçue bachelière à la
Faculté des lettres de Lyon, celle de Paris lui avait fermé ses portes. Jusqu’au
tournant du XXe siècle, la présence féminine dans les
universités françaises ne dépasse pas 3 % ; vers la fin de la décennie 1900,
leur présence se rapproche de 10 %. Dans la plupart des pays, c’est au XXe siècle que les femmes entrent en nombre à l’université.
« Sur les bancs de la plupart des universités, en Iran, [les femmes]
représentent jusqu’à 60 % des effectifs [53]. »
Partout elles y ont administré la preuve de leur capacité de raisonner aussi
facilement sinon mieux que les hommes.
Sur le plan de la conduite
humaine, il ne semble pas que la femme soit inférieure à l’homme. Bien au
contraire. La raison est la règle de moralité. Or, il semble évident que les
crimes qui se commettent dans le monde le sont en majorité par des hommes. La
population des prisons en est un signe. En France, on compte sur les femmes
pour ralentir les messieurs au volant.
« Lorsque nous parlons
de l’homme et de la femme, écrit Jean Rostand, il ne faut jamais oublier que
nous comparons non pas deux types naturels et biologiques, mais deux types
artificiels et sociaux, dont la divergence relève certainement, en partie, de
facteurs éducatifs [54]. »
Aristote (~384 - ~322) avait exprimé une opinion encore plus
forte : « L’homme est naturellement [sic] plus apte au commandement que la femme, mais cet ordre peut
être inversé dans certains cas et dans certains lieux. Dans certains cas :
la nature produit assez souvent des hommes efféminés et des femmes viriles.
Dans certains lieux : les coutumes de certains pays, l’éducation que les
femmes y reçoivent peuvent combler l’écart et même renverser l’ordre naturel
d’aptitude au commandement qui existe entre les sexes [55]. »
Pascal opine du bonnet : « Il n’y a rien qu’on ne rende
naturel ; il n’y a naturel qu’on ne fasse perdre [56]. »
Le deuxième commentaire porte sur l’affirmation suivante : « La perte désordonnée de la semence [il en est ainsi quand elle n’est pas déposée où la nature veut qu’elle le soit] est incompatible avec le bien de la nature humaine qu’est la conservation de l’espèce. Aussi après le péché d’homicide, qui détruit la nature humaine en acte de vie, ce genre de péché semble-t-il tenir le second rang : il empêche la nature humaine d’apparaître à la vie », affirme Thomas d’Aquin.
Le
second rang après l’homicide ? Pour s’accorder quelque chance de comprendre, il
faut situer les propos de Thomas d’Aquin dans leur époque. Dans La Tyrannie
du plaisir, Jean-Claude Guillebaud écrit, en se fondant sur l’Encyclopædia
universalis, qu’au Moyen Âge et jusqu’à la Renaissance, on suivait le médecin
grec Galien (né en 129 ou 131, décédé en 201 ou 216). Galien soutenait,
contrairement à Aristote, que la procréation nécessitait la coopération de la
semence masculine et de la semence féminine, et que cette dernière était
produite au moment de l’orgasme. Sans orgasme, pas de procréation (op.cit., p.
256).
Comme
Thomas d’Aquin connaissait le traité De la génération des animaux d’Aristote,
on ne s’étonne pas qu’il ait opté pour la position du Philosophe de préférence
à celle de Galien. À l’instar du médecin grec, Thomas d’Aquin parle de semence
féminine, mais il pense, comme Aristote, qu’elle n’est pas nécessairement requise pour
la conception, tale semen non est materia quæ de necessitate requiritur ad
conceptum (IIIa, q.
Pour
décrire la notion qu’on avait jusqu’au XIXe siècle de la
semence masculine, Albert Jacquard (1925- …) utilise cette
métaphore : « Pour les Grecs, l’homme qui procrée un enfant est
semblable au boulanger qui met un pain dans le four ; la mère n’est qu’un
réceptacle, utile mais passif ; pour l’essentiel, l’enfant vient du père,
uniquement du père. » Les choses se sont précisées quand Anton van
Leuwenhoek (1632-1723) a inventé le microscope, il y a trois siècles. « Son
premier soin a été d’examiner non seulement le contenu de l’eau puisée dans un
marécage […], mais aussi le contenu du sperme masculin : il a découvert
des êtres curieux, animés de mouvements vifs, que nous appelons maintenant
spermatozoïdes, et qu’il qualifia d’“ homoncules ”. [Diminutif de homo, « homme » ; petit être vivant à forme humaine.] Il
avait cru voir, dans la tête enflée de ces spermatozoïdes, un bébé tout
fait ; le rôle de la mère, pendant neuf mois, était simplement de nourrir
et faire grandir ce bébé préfabriqué par le père [57]. »
On peut comprendre qu’après l’homicide Thomas d’Aquin ait placé la faute contre
nature, qui consiste à détruire l’homoncule, un être humain en puissance [58].
On n’est pas encore au temps des spermatozoïdes que la nature détruit elle-même
par milliards.
Pour Thomas d’Aquin, déposer
la semence humaine où elle ne peut se développer, c’était comme déposer le
grain de blé sur une pierre. C’était donc compromettre le devenir d’un être
humain. « La théorie inverse avait été proposée, poursuit Jacquard,
lorsque l’on a découvert dans l’organisme féminin cette cellule
particulièrement grosse qu’est l’ovule : il parait d’ailleurs plus
raisonnable d’imaginer qu’un bébé tout préparé y est présent, car elle est
80 000 fois plus volumineuse qu’un spermatozoïde. C’est alors au père
qu’est attribué un rôle bien secondaire » (op. cit., p. 17).
Jacquard de nouveau : « La
querelle entre “ ovistes ” et “ spermatistes ” reste celle du sens
commun et est perpétuée par le langage. Nous ne réagissons pas lorsque nous
lisons dans les livres d’éducation sexuelle destinés aux enfants :
“ Pour que tu naisses, il a fallu que ton papa dépose une graine dans le
ventre de ta maman ” ; cette présentation qui attribue au père le
rôle essentiel de la semence, et à la mère le rôle passif du terrain, est
parfaitement contraire à la réalité » (op.
cit., p. 17).
–Une porte de sortie pour les récalcitrants
Les arguments de Thomas d’Aquin contre la fornication n’ont
pas convaincu tous ses lecteurs, tant s’en faut. Les fornicateurs ne pensent
pas tous qu’ils commettent une faute grave quand ils satisfont leur désir
sexuel. Pour découvrir la porte de sortie que Thomas d’Aquin leur ménage, il
faut lire Ia-IIae, q.
L’objet de la volonté, c’est le bien tel qu’il lui est
proposé par la raison. Or, ce qui est bien peut être considéré comme mauvais
par la raison ; ce qui est mauvais peut être considéré comme bon. Par
exemple, s’abstenir de la fornication, c’est bien, selon Thomas d’Aquin, mais
la volonté n’y tend que si la raison lui présente comme un bien de s’en
abstenir. Si une raison errante lui présente comme un mal de s’abstenir de la
fornication, la volonté qui tendrait quand même à s’abstenir de la fornication
serait mauvaise.
Si Thomas d’Aquin avait pris comme exemple une raison
qui considère la fornication comme un bien, la volonté y tendrait, mais aucun
individu ne serait obligé de forniquer, car on ne peut ni ne doit faire tout ce
qui est bien. C’est pourquoi il a employé l’exemple de s’abstenir de la
fornication. Si s’abstenir de la fornication est présenté comme un mal, tous
ceux qui pensent ainsi n’ont pas le choix : ils doivent forniquer, raisonnablement, car la raison est la règle
de moralité.
Y a-t-il des gens qui pensent que s’abstenir de la
fornication est mal ? Ne me vient à l’esprit que l’exemple de Zorba le
Grec, mais il n’en manque sûrement pas pour penser que la fornication ou amour
libre n’est pas une faute. Étienne Tempier, évêque de Paris de 1268 à 1279, mis
au courant des enseignements peu catholiques qui se dispensaient à la Faculté
des arts, institua une enquête. 219 propositions furent condamnées. La 183 est
ainsi formulée : « La fornication simple, c’est-à-dire d’une personne
libre avec une personne libre, n’est pas un péché. » Cette opinion n’était
pas une tache d’huile dans l’enseignement ; il s’en enseignait bien d’autres
fort étonnantes. Par exemple, 152 : « Les propos des théologiens sont
fondés sur des fables. » 153 : « On ne sait rien de plus quand on
sait la théologie. » 174 : « Il y a des fables et des erreurs dans
la loi chrétienne comme dans les autres. » 175 : « La loi
chrétienne empêche d’apprendre. » Selon Étienne Gilson, c’est du Voltaire
à son meilleur.
Voici le deuxième exemple que donne Thomas d’Aquin. Croire
au Christ, c’est bon. Mais, si une raison présente la foi au Christ comme
mauvaise, la volonté doit s’en détourner. Dans Entrez dans l’espérance, Jean-Paul
II évoque le texte de Thomas d’Aquin concernant la foi au Christ :
« La position de saint Thomas est on ne peut plus nette : il est à
tel point favorable au respect inconditionnel de la conscience qu’il soutient
que l’acte de foi au Christ serait indigne de l’homme au cas où, par
extraordinaire, ce dernier serait en conscience convaincu de mal agir en
accomplissant un tel acte. L’homme est toujours tenu d’écouter et de suivre un
appel, même erroné, de sa conscience qui lui paraît évident. Il ne faut
toutefois pas en conclure qu’il peut persévérer impunément dans l’erreur, sans
chercher à atteindre la vérité [59]. »
Ce texte soulève quelques difficultés.
D’abord, dans le cas de « l’acte de foi au Christ », on ne peut pas parler
d’évidence : personne n’a l’évidence qu’il doit rejeter la foi au Christ
ni l’évidence qu’il doit l’accepter. On adhère à un objet de foi non pas parce
qu’il est vu, mais parce qu’il
plaît : non quia visum sed quia placet. De plus, l’expression par extraordinaire
semble ignorer le milliard de musulmans qui croient aussi fermement, sinon
davantage, au Coran que les chrétiens à l’Évangile. Et voici ce que le Coran
leur apprend : « Ils [les chrétiens] disent : Dieu a un
fils : loin de nous ce blasphème » (Sourate X, 69). « Dieu ne
peut pas avoir d’enfant. Loin de sa gloire ce blasphème » (Sourate XIX,
36). « Dieu n’a point de fils, et
il n’y a point d’autre Dieu à côté de lui » (Sourate XXIII, 92). Pour eux,
leur attitude n’est pas une erreur, et ils peuvent la maintenir
« impunément ». Comment pourraient-ils « chercher à atteindre la
vérité » quand ils sont convaincus, autant que Jean-Paul II, de la
détenir ?
Ces sourates soulèvent un énorme litige de
langage. La clef est dans Sourate VI, 101 : « Créateur du ciel et de
la terre, comment aurait-il des enfants, lui qui n’a point de compagne ? » Le
Fils de Dieu dont parlent les chrétiens n’est pas engendré avec une
compagne : il est produit par un acte de l’intelligence. Tout musulman
croit que Dieu se connaît et qu’il s’aime. C’est la base de la doctrine sur la
Trinité (Ia, q.
–La
fornication est-elle la plus grave des fautes ?
On pourrait penser que la question porte
sur les six espèces de faute contre la chasteté – fornication simple, adultère,
inceste, stupre, sacrilège et péchés contre nature – et que Thomas d’Aquin se
demande si la fornication est la faute la plus grave de ces fautes. Mais non ;
il se demande étonnamment si la fornication est la plus grave des fautes qu’on
puisse commettre (IIa-IIae, q. 154, a. 3). On imagine bien qu’il va
dire « non », mais voyons quand même.
La gravité d’une faute peut s’entendre de
deux manières : en elle-même et par accident. Quand on la considère en elle-même,
une faute est plus ou moins grave selon le bien auquel elle s’oppose. Or, la
fornication s’oppose au bien de l’enfant à naître. C’est pourquoi elle est plus
grave, selon son espèce, que les fautes qui s’opposent aux biens extérieurs,
comme le vol et les autres fautes du même genre. Mais elle est moins grave que
les fautes contre Dieu et moins grave que la faute contre la vie de l’homme
déjà né, comme l’homicide.
La première objection avançait que la
fornication semble la plus grave des fautes parce qu’une faute semble d’autant
plus grave qu’elle découle d’un plus vif désir, libido. Or, c’est à l’origine de la fornication qu’on trouve le
plus vif désir. La fornication semble donc la faute la plus grave. Thomas
d’Aquin répond que le désir qui aggrave la faute, c’est celui qui consiste dans l’inclination de la volonté
[car il n’y a pas de passions dans la volonté] ; donc plus l’inclination de la
volonté est forte, plus la faute est grave, tandis que la passion qui [au sens
strict] est [un mouvement de l’appétit sensitif ] diminue la faute. En effet, plus
est grande l’impulsion de la passion, plus la faute est légère. Or, dans la
fornication, la passion atteint son apogée [la liberté de la volonté est
diminuée d’autant et d’autant la gravité de la faute]. C’est pourquoi Augustin
dit que de tous les combats des chrétiens les plus rudes sont ceux de la
chasteté, la lutte y est de tous les jours et rare la victoire.
Dans la IIa-IIae, q.
L’adultère
Après s’être attardé à la fornication,
Thomas d’Aquin émet quelques considérations sur le stupre et le rapt. Je vais
d’abord à l’adultère, mieux connu que ces derniers (IIa-IIae, q. 154, a.
8). Thomas d’Aquin se demande si l’adultère est une espèce particulière de
luxure.
Selon son habitude, il donne ce qui lui
semble l’étymologie du mot adultère, adulterium en latin. Il aurait été formé
de trois mots latins : ad
« vers », alienum
« d’autrui », torum «
lit ». L’adultère conduit au lit d’autrui, par opposition au lit conjugal.
Cette démarche est entachée d’une double faute : une contre la chasteté,
l’autre contre le bien de l’enfant qui naîtrait éventuellement. D’abord en tant
qu’il s’approche d’une femme qui ne lui est pas unie par le mariage, l’adultère
viole la foi conjugale, la promesse de fidélité. Le mariage ayant été institué
dans l’intérêt de l’enfant, si un enfant naît d’une relation adultère, il n’est
pas protégé par le mariage ; si le coupable use d’une femme mariée à un autre,
un nouvel enfant nuirait aux enfants de cet autre. Thomas d’Aquin ne mentionne
pas ici que l’adultère comprend également une faute contre la justice. Il le
fera en commentant l’Éthique de Nicomaque
(V, chap. VI).
C’est pourquoi L’Ecclésiastique – Vulgate –
stipule (23, 32)) : « Ainsi périra encore toute femme qui abandonne son
mari. » Primo elle désobéit à la loi du Très-Haut qui prescrit :
« Tu ne commettras pas d’adultère. » Secundo elle manque à son devoir
envers son mari parce qu’elle lui enlève la certitude au sujet de ses enfants.
Tertio elle s’est souillée par l’adultère et a conçu des enfants d’un étranger,
ce qui compromet le bien de ses propres enfants.
La première infraction – désobéir à la loi
de Dieu – est commune à toutes les fautes graves. Les deux autres concernent
spécialement l’adultère en tant qu’il constitue une dérogation à l’ordre
naturel. D’où il est manifeste que l’adultère est une espèce déterminée de
luxure, car il représente une façon particulière d’enfreindre la chasteté.
Aristote stigmatise l’infidélité : « Quant
aux rapports intimes avec une autre ou avec un autre, que ce soit, en règle
absolue, un déshonneur d’avoir ouvertement ces relations, quelles que puissent
être les circonstances, tant qu’on est un époux et qu’on en porte le nom. Et
si, pendant toute la période de procréation, quelqu’un est surpris en flagrant
délit pour un acte de ce genre, qu’il soit frappé d’une peine déshonorante, atimie proportionnée à sa faute [60]. »
Aristote insiste sur le « période de procréation » parce que, si un
enfant naissait d’une telle relation, son éducation serait gravement
hypothéquée. De nos jours, les risques d’engendrer dans une relation adultère
sont quasi inexistants.
Dans son Éthique de Nicomaque, Aristote va placer l’adultère avec les fautes
contre la justice (V, chap. VI). En effet, chaque fois qu’autrui est concerné, on
est dans le domaine de la justice. Or, dans l’adultère, il faut au moins que
l’un des partenaires soit marié ; si les
deux le sont, on a une double injustice : les deux conjoints trompés sont
blessés.
Dans ses Satires, Horace a des pages percutantes sur l’adultère [61].
Un homme connu sortait d’un lupanar : « Courage, lui dit le divin
Caton ; quand un jeune homme a les veines gonflées par un violent désir,
c’est là qu’il doit aller, plutôt que de prendre les femmes d’autrui. »
C’est cette idée qu’on attribue généralement à saint Augustin quand il écrit
dans son traité De l’Ordre (II, chap.
4) : « Enlève les courtisanes des choses humaines, tu auras semé le
désordre partout par les passions. »
Dans l’Ancien Testament, les personnes
coupables d’adultère encouraient la peine de mort. Le Lévitique (20, 10)
est formel : « L’homme qui commet l’adultère avec la femme de son
prochain devra mourir, lui et sa complice. » Nous avons vu, plus tôt, que,
dans l’Antiquité, une femme mariée violée devait prendre sur elle de se
suicider aussitôt. Le Coran ne mentionne pas la peine de mort comme châtiment
de l’adultère mais le fouet : « Vous infligerez à l’homme et à la
femme adultères cent coups de fouet à chacun » (Sourate XXIV, 2). Cependant,
les meilleurs interprètes du texte sacré disent qu’il est bien difficile de
prouver l’adultère ; il ne suffit pas, dit l’un d’eux, de trouver une femme et
un homme nus dans un lit pour conclure à l’adultère.
L’inceste
Le mot inceste
vient du latin incestum, lui-même
formé du préfixe privatif in et de castus, chaste. Selon l’étymologie du
mot, toute faute contre la chasteté est un inceste. Mais l’usage l’a affecté
aux relations sexuelles entre personnes liées par consanguinité ou affinité.
[En latin, affinitas signifie parenté par alliance. ] De telles
relations ont été interdites, bien avant le christianisme, pour une triple
raison.
Primo parce que l’homme doit
naturellement un certain respect à ses parents et, par conséquent, aux autres
consanguins, car il tire d’eux, de façon proche, son origine. À tel point que,
dans l’Antiquité, rapporte Valère Maxime, il n’était pas permis à un fils de se
baigner en compagnie de son père, pour qu’ils ne se voient pas nus. [Les
costumes de bain n’étaient pas encore inventés.] Or, il est évident, d’après ce
qui a été dit, que ce sont les actes vénériens qui comportent le plus, maxime, une certaine honte, quædam turpitudo, contraire au respect.
Il s’ensuit que ces actes inspirent du respect aux hommes [verecundantur, de verecundari,
avoir de la retenue, de la discrétion, du
respect.] C’est pourquoi il ne convient pas que l’union charnelle se pratique entre ces personnes. Cette
raison semble exprimée dans Le Lévitique (18, 7) : « C’est ta mère, tu ne découvriras
pas sa nudité. » Et la même interdiction est ensuite étendue aux autres
consanguins.
Thomas d’Aquin ne nomme pas
les autres ; de plus, il ne commence pas par le premier du Lévitique, qui est
le père. Voici les autres parents dont il ne faut pas découvrir la nudité (6,
17) : « Aucun de vous ne s’approchera de sa proche parente pour en
découvrir la nudité. Tu ne découvriras
pas la nudité de ton père ni de ta mère, de la femme de ton père, de ta sœur,
de la fille de ton fils ou de ta fille, de la fille de la femme de ton père,
née de ton père, de la sœur de ton père ou de ta mère, du frère de ton père ni
de son épouse, ni de ta belle-fille, de la femme de ton frère, d’une femme et
celle de sa fille, la fille de son fils ni la fille de sa fille, ce serait un
inceste. » Selon Le Lévitique, la parenté est épuisée.
Le
Code criminel du Canada (art. 155), stipule (1) : « Commet un inceste
quiconque, sachant qu’une autre personne est, par les liens du sang, son père
ou sa mère, son enfant, son frère, sa sœur, son grand-père, sa grand-mère, son
petit-fils, sa petite-fille, selon le cas, a des rapports sexuels avec cette
personne. (2) Quiconque commet un inceste est coupable d’un acte criminel et
passible d’un emprisonnement maximal de quatorze ans. (3) Nul ne doit être
déclaré coupable d’une infraction au présent article si, au moment où les
rapports sexuels ont eu lieu, il a agi par contrainte, violence ou crainte
émanant de la personne avec qui il a eu ces rapports sexuels. (4) Au présent
article, “ frère ” et “ sœur ” s’entendent notamment d’un
demi-frère et d’une demi-sœur. » L’énumération de (1) est presque la copie
du Lévitique 18, 7-16.
Au
temps de Thomas d’Aquin, la notion d’inceste englobait beaucoup plus de
personnes. Écoutons l’éminente médiéviste Régine Pernoud : « Pour
nous, le mot désigne des relations entre membres de la famille au sens étroit
du terme, le seul que nous connaissions aujourd’hui : père, mère, enfant.
À l’époque franque, comme à l’époque impériale et plus tard aux temps féodaux,
il s’agit de relations conjugales entre cousins ou parents que nous considérons
aujourd’hui comme extrêmement éloignés [62]. » Puis elle
procède à une énumération qui va beaucoup plus loin que Le Lévitique : la
veuve de son frère, la sœur de sa femme décédée, sa belle-mère, sa cousine
germaine, une cousine issue d’un germain, la veuve de son oncle du côté
paternel ou maternel, sa belle-fille ou la fille de celle-ci, la tante
paternelle ou maternelle. L’interdiction s’étendra jusqu’au septième degré de
parenté, mais le concile de Latran, en 1215, la ramènera aux quatre premiers
degrés. Ce n’est pas tout : « Ajoutons que l’on assimile à l’inceste
le mariage entre personnes unies par des liens spirituels, ceux qu’ont créés
les sacrements de mariage et de confirmation : ainsi un parrain qui
épouserait sa filleule tomberait-il sous le coup des sanctions qui frappe
l’inceste » (op. cit., p. 176).
Secundo, poursuit Thomas d’Aquin, il est
nécessaire aux personnes liées par le sang de vivre ensemble. C’est pourquoi,
si elles n’étaient pas empêchées de s’unir charnellement, une trop grande
occasion de le faire leur serait offerte et ainsi leurs âmes s’amolliraient par
la luxure. C’est pourquoi, dans la loi ancienne, les personnes obligées de
vivre ensemble ont été, semble-t-il, l’objet de cette prohibition de manière
spéciale.
De nouveau, Régine Pernoud nous éclaire.
« Ces prescriptions obstinément répétées ne se comprennent que si l’on
tient compte des circonstances concrètes de la vie durant cette même période [époque
franque, époque impériale et temps féodaux]. La famille, c’est l’ensemble des
gens vivant à un même foyer, “ taillant au même chanteau (la même miche de
pain), buvant au même pot ” ; autrement dit, la famille
“ coutumière ”, qui persiste durant les temps féodaux et médiévaux,
et encore par-delà, beaucoup plus tard que nous ne serions portés à le croire,
dans nos campagnes. […] Dans ces conditions, la dignité de la vie de famille
exigeait que l’on se montrât sévère envers toute relation entre cousins, même
éloignés » (ibid., p. 176-177).
Tertio permettre l’inceste empêcherait la
multiplication des amis. En effet, quand l’homme prend une épouse en dehors de
sa parenté, tous les consanguins de cette épouse se lient à lui par une amitié
spéciale, comme s’ils étaient ses propres consanguins. Conscient de cet
avantage, Augustin a écrit, dans la Cité
de Dieu (XV, chap. 16) : « Une très juste raison de charité
invite les hommes, pour qui la concorde est utile et honorable, à multiplier
leurs liens de parenté. » Régine Pernoud ajoute : « Ces mesures
prises par l’Église incitaient aussi les groupes familiaux à s’ouvrir, à
s’étendre avec chaque mariage, ce qui étendait aussi le cercle de la solidarité
familiale » (ibid., p. 177).
Aristote ajoute une quatrième raison
d’interdire l’inceste. L’homme aime naturellement les personnes qui sont de
même sang. Si à cet amour on ajoutait celui qui vient de l’union charnelle,
l’ardeur de l’amour deviendrait trop grande, et l’on atteindrait le comble de
l’impudeur [63].
Pour ces raisons, il est évident que l’inceste est une espèce déterminée de la
luxure.
L’inceste
au début de l’humanité
Au sujet de l’inceste, le père Sertillanges
a commis cet étonnant paragraphe : « Il est évident qu’au début de
l’humanité, il fallut bien marier les frères et les sœurs, et alors, les fautes
mêmes, puisqu’elles étaient commises entre personnes aptes au mariage,
n’étaient pas des incestes. Plus tard, la nécessité disparaissant et les
raisons fournies à l’instant [plus haut dans son texte] reprenant ou
multipliant leur empire, on dut revenir aux unions normales [64]. »
–
Inceste et fixisme ou créationnisme
Quand il parle du « début de
l’humanité », on peut envisager deux hypothèses : 1) le fixisme ou
créationnisme ; 2) l’évolutionnisme. Selon la première hypothèse, Dieu fabrique
le premier homme avec la glaise du sol (Genèse 2, 7) et il lui fait une aide
assortie (ibid., 18). Selon Thomas
d’Aquin, même dans le paradis terrestre, la race humaine se serait propagée par
l’union des sexes. L’inclination à cette union y était donc présente. Les
enfants mâles d’Adam et Ève étaient naturellement inclinés à s’unir
sexuellement à leurs enfants femelles (Ia-IIae, q. 94, a. 2). Les garçons
ne pouvaient pas aller vers les filles du voisin, car il n’y avait pas de
voisin. Quand Sertillanges écrit : « il fallut bien marier les frères
et les sœurs », il tient des propos anachroniques : il n’y eut pas de
contrainte ; les unions sexuelles entre frères et sœurs se firent
naturellement. Je ne comprends pas qu’il ajoute : « les fautes
mêmes » car il n’y avait pas de fautes. L’inceste n’était pas encore entré
dans les bonnes mœurs.
– Inceste
et évolutionnisme
Les choses se présentent fort différemment
dans l’hypothèse de l’évolutionnisme. L’origine du monde remonte alors à
quelque quatorze milliards d’années ; c’est le moment du Big Bang. L’évolution
suit ensuite son cours, abandonné au hasard selon certains scientifiques, mais non
selon d’autres. Agnostique, Jean Rostand affirmait qu’une grenouille n’est pas
le produit du hasard, à plus forte raison l’être humain ; selon d’autres scientifiques,
l’évolution est orientée vers l’être humain par une cause supérieure. Il y a
deux millions d’années, environ, le moment de l’hominisation est venu :
une âme humaine, créée par Dieu, a été introduite dans le produit le plus
parfait de l’évolution. On a souvent dit que c’était le singe ; mais non,
affirme Albert Jacquard : « Les hommes et les singes descendent d’un
ancêtre commun [le Bonobo, peut-être], ce qui est tout différent [65]. »
Agnostique, le même Jacquard ne voit pas ainsi le passage à l’humain :
« C’est la conscience de la mère qui donne l’humanité [66]. »
Le cadeau de l’âme spirituelle, qui donnait
naissance à l’espèce humaine, a-t-il été offert à un primate adulte ? Il
me semble que Thomas d’Aquin, s’il avait vécu au temps de l’évolution, aurait répondu
non. Car il affirme que ce n’est pas le corps qui contient l’âme, mais l’âme
qui contient le corps (Ia, q.
Personne ne sait avec certitude où cela
s’est produit, mais il est de plus en plus question de l’Afrique. Les primates
– on imagine un mâle et une femelle –
qui avaient reçu une âme humaine n’en savaient rien. Ils ont continué de
vivre nus – le vêtement n’est pas l’objet d’une inclination naturelle, dit
Thomas d’Aquin, mais un produit de l’art : les ours blancs, les pingouins
et les manchots vivent nus, les esquimaux sont vêtus –, ils ont continué de
grimper dans les arbres pendant longtemps avant de grimper dans les rideaux.
Lentement leur raison, servie par quatre mains, leur a fait inventer des arts
de plus en plus sophistiqués, et des bribes de langage.
Selon les scientifiques, le Big Bang,
qui a déclenché l’évolution, remonte à 13 700 000 000 d’années.
L’hominisation aurait été réalisée après 13 698 000 000
d’années, soit il y a 2 000 000 d’années. Comme les nombres
astronomiques sont inimaginables, transposons-les sur une échelle à mesure
humaine, soit une année de 365 jours. Le Big
Bang aurait retenti… non, il n’a pas
retenti faute d’air pour véhiculer les ondes ; on le situerait tout au début de
la première seconde de janvier ; l’hominisation aurait alors lieu le 31
décembre à 22 h 45. J’ai arrondi à 14 milliards pour la rapidité du calcul.
L’humanité est donc très jeune ; non
seulement jeune, disait le théologien suisse Maurice Zundel, mais « elle n’est pas encore née [68] ».
Zundel regarde dans tous les secteurs de l’activité humaine et hoche la tête de
droite à gauche : « Il n’y a personne. » Il ne voit que des êtres
prisonniers, d’abord du hasard qui les a
fait naître de tels parents, dans tel pays, dans tel milieu. Le primate dont il
descend le retient, l’empêchant de naître à l’humanité. Les propos de Zundel
nous rappellent un personnage célèbre, Diogène le Cynique (né ~ 404 ou 413 - ~ 323 ou 327), qui logeait dans un tonneau.
Il lui arrivait de se promener, sous le soleil du midi, un fanal allumé à la
main. Aux curieux qui le pensaient un peu dingue, il répondait : « Je
cherche un homme. »
Dans son Entretien sur la foi, avec Vittorio Messori, le cardinal Joseph
Ratzinger admet que, dans l’hypothèse évolutionniste à la Teilhard de Chardin,
il n’y a de place pour aucun péché originel. Il s’ensuit qu’il n’y a pas eu
rédemption puisqu’il n’y avait aucun péché à rédimer [69].
Rédimer signifie racheter. Mais les
évolutionnistes répliqueraient que leur humanité, si elle n’a pas besoin d’être
rachetée, a besoin d’être sauvée : elle n’a pas besoin d’un rédempteur
mais d’un sauveur. Et ils invoqueraient Thomas d’Aquin.
Thomas d’Aquin distingue soigneusement, en effet,
le bonheur imparfait d’ici-bas et le bonheur parfait de l’au-delà (Ia-IIae, q.
Les premiers chrétiens étaient familiers
avec l’appellation de Sauveur. Le grec a été la langue liturgique jusque vers
le milieu du IIIe siècle. Il faut le savoir pour comprendre que
les premiers chrétiens aient marqué leur présence en dessinant un poisson, ichthus, en grec, acronyme de Iesous Kristos Theou Uios Soter, « Jésus Christ, fils de Dieu et Sauveur. » Jusqu’à tout récemment,
on lisait sur les vêtements sacerdotaux : IHS, Iesus Hominum Salvator, » « Jésus, Sauveur des hommes ».
Cependant, le Samedi saint, le célébrant chantait :
O certe necessarium Adæ peccatum : Ô péché d’Adam,
assurément nécessaire. Puis il renchérissait : O felix culpa quæ talem
ac tantum meruit habere Redemptorem : Ô heureuse faute, qui nous a
mérité d’avoir un tel et si grand Rédempteur ! Quand Vittorio Messori
demande au cardinal Ratzinger : « Adam, Ève, la pomme, le
serpent… Que faut-il en penser ? », le cardinal répond : « Le
récit de l’Écriture sainte sur les origines ne parle pas à la manière
historiographique moderne, mais s’exprime au moyen d’images » (ibid., p. 94). Il avait dit plus
tôt : « Je concède […] que peuvent être modifiables des expressions
comme “ péché originel ” » (ibid.,
p. 92).
Le
stupre, le rapt, le sacrilège
Certains lecteurs vont se
demander si je parle toujours des espèces de luxure en titrant : Le
stupre, le rapt, le sacrilège. Tout le monde connaît des crimes familiers, au
moins la pédophilie. Voyons ce qu’il en est pour Thomas d’Aquin de ces trois nouveaux
venus.
Le stupre
Si vous ouvrez votre Petit Robert, vous
lirez : « Rare et littéraire. Débauche honteuse, humiliante. »
Une citation d’André Gide à l’appui. Ce n’est pas en ce sens que Thomas d’Aquin
emploie le mot. Chez lui, le stupre est le viol d’une vierge sous la garde de
son père. Il se demande donc s’il s’agit là d’une espèce particulière de luxure
(IIa-IIae, q.
Le
rapt
Le mot rapt vient du latin rapere, qui signifie emporter,
emmener, entraîner vivement ou violemment ; enlever. Le substantif latin
est raptus, qui a donné rapt en français. Le Petit Robert le définit ainsi : « Enlèvement
illégal (d'une personne). Rapt d'un
enfant. » Il renvoie à kidnapping, anglicisme : « Enlèvement (d'une personne) en
vue d'obtenir une rançon. » Les auteurs d’un enlèvement sont des
ravisseurs. Le rapt, au sens où l’entend
Thomas d’Aquin, est une espèce de luxure. Parfois, le rapt rejoint le
stupre ; parfois le rapt se trouve sans le stupre, et parfois le stupre sans
le rapt. Il apporte des exemples pour illustrer chaque cas.
Le
rapt et le stupre se rejoignent quand quelqu’un fait violence à une vierge pour
la déflorer. Cette violence est parfois commise tant à l’égard de la vierge
elle-même qu’à l’égard du père ; parfois elle est commise à l’égard du père,
mais non à l’égard de la vierge, par exemple lorsque celle-ci consent à être enlevée
par violence de la maison paternelle. La violence du rapt diffère encore d’une
autre façon, car parfois la jeune fille est enlevée de force de la maison
paternelle et violée contre son gré, mais parfois, même si elle est enlevée de
force, c’est de son plein gré qu’elle a des relations sexuelles avec son
ravisseur, que ce soit dans la fornication ou dans le mariage [si elle épouse
son ravisseur]. Quelle que soit la manière dont la violence se présente, la
notion de rapt est toujours vérifiée. Mais on rencontre aussi le rapt sans le
stupre si le ravisseur enlève une veuve ou une fille qui n’est plus vierge. Enfin,
le stupre n’est pas aggravé d’un rapt quand quelqu’un déflore illicitement une
vierge sans avoir usé de violence.
Le
sacrilège
Thomas d’Aquin se demande si le
sacrilège peut être une espèce de luxure (IIa-IIae, q. 154,
a. 10). Certains pensent, sans doute, que sa question aurait été mieux
comprise s’il s’était demandé si une faute contre la chasteté peut être un
sacrilège. Nous verrons qu’il faut y penser à deux fois avant d’améliorer les
questions de Thomas d’Aquin. Mais d’abord, qu’est-ce qu’un sacrilège ?
Le mot sacrilège vient
du latin sacrilegium, qui signifie vol dans un temple, vol d’objets sacrés.
Aristote donne l’exemple d’un fiancé qui se rendit chez sa promise et repartit
sans l’emmener. Outragés, les parents glissèrent des objets sacrés dans ses bagages,
puis ils le firent mettre à mort comme voleur d’objets sacrés [71].
Cependant, le mot sacrilège a une
autre signification : « Profanation
du sacré, acte d'irrévérence grave envers les objets, les lieux, les personnes
revêtus d'un caractère sacré » (Petit
Robert). Il est bon d’aller voir ce que Thomas d’Aquin dit du sacrilège
dans la Somme théologique (IIa-IIae,
q.
Avant
de réponde à sa question, Thomas d’Aquin nous renvoie à IIa-IIae, q.
Dans
La Tyrannie du plaisir, Jean-Claude
Guillebaud rapporte que, sur les tablettes découvertes en Mésopotamie et datant
de 3000 ans avant J.-C., des textes médicaux faisaient état de relations
amoureuses qualifiées de sacrilèges
avec des femmes réservées aux dieux (p. 281). Thomas d’Aquin n’inventait donc
pas quand il parlait de relations sacrilèges quand elles étaient commises avec
des personnes qui avaient fait vœu de chasteté pour être entièrement à Dieu.
Ceux qui pensaient que Thomas d’Aquin aurait
été mieux compris en se demandant si une faute contre la chasteté peut être un
sacrilège, soulevaient un tout autre
problème. Une faute contre la chasteté serait un sacrilège si elle devenait un
moyen de commettre un vol d’objet sacré. Par exemple, satisfaire, comme dirait
Freud, les « désirs pulsionnels grossiers et primaires [73] » d’un sacristain
homosexuel pour avoir accès à la sacristie et en profiter pour subtiliser un
vase sacré. Dans la question de Thomas d’Aquin, le sacrilège était le moyen
d’éprouver le plaisir de l’union charnelle ; maintenant, il est le moyen de
commettre un sacrilège.
Considérations sur les vices contre nature
Après avoir
traité des six espèces de luxure qu’il a distinguées (q.
Le vice contre nature est-il une espèce de
luxure ?
On examine ce qu’ont en commun, les six
premiers, qui ne sont pas contre nature, selon Thomas d’Aquin, ce qui ne
signifie pas qu’ils sont conformes à la raison, règle de moralité. On peut
procéder par élimination. Il n’y a pas adultère dans les six, ni inceste, ni
stupre, ni rapt, ni sacrilège, mais il y a coït, c’est-à-dire accouplement du
mâle avec la femelle, ce qui n’est pas contre nature, même si c’est contraire à
la raison. Il dira que ces six espèces de vice ne sont pas en désaccord avec la
nature humaine, non repugnant humanæ
naturæ (q.
– Rappel du fondement de la
loi naturelle
Pour le voir, il faut se rappeler ce qu’il dit
de la loi naturelle : contient-elle un seul précepte ou plusieurs (Ia-IIae,
q.
Il dégage
d’abord le premier précepte de
la loi naturelle à partir de l’inclination fondamentale au bien, chez tous les
êtres, et de la répulsion face au mal ; le bien étant défini comme ce qui convient ; le mal, comme ce qui ne
convient pas, et qui tournerait au détriment de l’être incapable de le
repousser. Cette inclination ne fait
pas partie de la loi naturelle, mais elle amène à en dégager le premier précepte :
il est avantageux de faire le bien et d’éviter le mal (Ia-IIae, q.
Armé du seul précepte : « Il faut
faire le bien et éviter le mal », l’être humain se sentirait souvent
démuni face aux situations infiniment variées de la vie quotidienne. Il
sollicite donc plus de précision. Thomas d’Aquin va en fournir. Comment va-t-il
procéder ? Trois mots à retenir de la manière dont il a dégagé le premier
précepte : nature, inclination, précepte. Comme la raison procède du
commun au particulier, il va appliquer ce principe à la considération de l’être
humain en le voyant d’abord comme une substance, puis comme un animal et enfin
comme un être doué de raison. Il va nous montrer par là ce que signifie
« faire le bien et éviter le mal » quand on considère l’être humain
de chacun de ces trois points de vue.
D’abord, il y a dans l’homme une
inclination selon la nature qu’il partage avec toutes les substances : chacune
tend à la conservation de son être selon la nature qui lui est propre. Tout d’abord, l’être humain ressent une
puissante inclination à conserver sa vie. Cette inclination ne fait pas partie
de la loi naturelle, mais en font partie les règles de conduite que la raison
humaine va dégager pour que cette inclination atteigne son but : règles concernant
le boire, le manger, le sommeil, le vêtement, l’habitation, le travail, le jeu…
L’être humain y parvient pendant un certain nombre d’années, de même que
le chien ou le chêne. La survie de l’individu en dépend.
En second lieu, il y a dans l’homme une
inclination à rechercher certains biens spéciaux, conformes à la nature qu’il
partage avec les autres animaux : l’inclination
à l’union du mâle et de la femelle, commixtio maris et fœminæ, et à
l’éducation des enfants (Ia-IIae, q
En troisième lieu, il y a dans l’homme une
inclination au bien conforme à sa nature d’être raisonnable, qui lui est propre ; ainsi a-t-il une inclination naturelle
à connaître la vérité sur Dieu et à vivre en société. Que Thomas d’Aquin parle
d’une inclination naturelle à connaître la vérité sur Dieu, il n’y a là rien
d’étonnant. Au Moyen Âge, l’université – pour les Médiévaux, c’était le studium generale – comprenait quatre facultés : les arts, la médecine,
le droit (civil et canonique) et la théologie. C’était une honte de blanchir à
la Faculté des arts. La faculté prestigieuse, c’étai la Faculté de théologie.
Savoir un peu de théologie était plus valorisant que d’exceller en grammaire.
Dans son Éthique de Nicomaque, Aristote
avait dit que la source principale du bonheur de l’homme consistait, dans la
contemplation de la vérité, activité de sa faculté la plus noble,
l’intelligence. « Aussi, affirmait-il, l’activité de Dieu, qui l’emporte
par sa félicité, ne peut-elle être que contemplative » (X, chap. 8, 7).
Ce rappel permet de mieux comprendre la
réponse que Thomas d’Aquin va apporter à sa question sur le vice contre nature.
La voici. Comme il a été dit (q.
Cela peut se produire de plusieurs
manières. Primo lorsque le plaisir sexuel est obtenu sans union ; c’est la
masturbation, que certains appelaient en latin mollities. Secundo quand l’union charnelle est accomplie avec un
être qui n’est pas de même espèce ; c’est la bestialité. Tertio quand les
rapports sexuels ont lieu entre personnes du même sexe : un homme avec un
homme, une femme avec une femme ; c’est ce que l’Apôtre appelle le vice
sodomitique, sodomiticum vitium (Rom,
1, 26). Quarto quand le mode naturel de l’accouplement n’est pas observé, soit
en n’utilisant pas l’organe destiné à cette fin, soit en employant des manières
monstrueuses et bestiales de s’accoupler.
Après cette énumération des vices contre
nature, le père Sertillanges émet la remarque suivante : « Il est
certain, quoi qu’en pensent ceux qui ne réfléchissent pas, que toutes ces déviations, même la première
[la masturbation], sont plus graves, à juger les choses en soi, qu’aucune de
celles qu’on a précédemment nommées [74]. »
Les six précédemment nommées sont la fornication, l’adultère, l’inceste, le
rapt, le stupre et le sacrilège. Mais Sertillanges dit bien « à juger les
choses en soi » et non dans un contexte de circonstances aggravantes.
Thomas d’Aquin vient d’appeler vice
sodomitique les rapports sexuels entre
personnes de même sexe. Il ne disposait pas du mot homosexualité, qui a été fabriqué en 1869. C’est pourquoi le Petit Robert nous réserve des surprises au
mot sodomie : « Pour un homme, pratique du coït anal avec un homme
ou avec une femme. » Comme il n’y a
pas de coït anal en homosexualité féminine, une lesbienne ne peut pas sodomiser
sa compagne. Il ne faut donc pas prendre les deux mots comme synonymes. Le coït
anal est à l’homosexualité ce que le coït vaginal est au mariage : il n’en
découle pas comme une propriété géométrique. À homosexualité : « Tendance,
conduite des homosexuels. Homosexualité
masculine. Homosexualité féminine. »
– Nature de l’espèce et nature de l’individu
Thomas d’Aquin
place l’homosexualité avec les fautes contre nature, parce qu’elle exclut
l’union du mâle et de la femelle. Cependant, il fait à maintes reprises la
distinction entre nature de l’espèce et nature particulière ou de l’individu :
Ia-IIae, q.
L’opinion d’Aristote
est à considérer : « Les uns se livrent à ces pratiques
dépravées [les habitudes homosexuelles] sous l’impulsion de la nature,
d’autres par l’effet de l’habitude, comme c’est le cas pour ceux qui sont
l’objet de violence dès leur enfance. Tous ceux en qui la nature est
responsable de ces habitudes ne sauraient être accusés de manquer d’emprise sur
eux-mêmes [75] »
ou d’incontinence.
Voici le
commentaire qu’en fait Thomas d’Aquin.
Chez certains, [l’homosexualité] provient de la nature d’une complexion corporelle,
ex natura corporalis complexionis, qu’ils ont reçue dès le début, a
principio. Chez d’autres, par contre, [elle] découle de l’habitude, parce
que, par exemple, ils se sont habitués à de tels comportements depuis leur
enfance, a pueritia. Il en va de même chez ceux qui y aboutissent à
cause d’une maladie corporelle [76].
Aristote parle
de violence parce qu’il s’agit de pratiques non naturelles ; Thomas d’Aquin
parle d’habitudes acquises, parce qu’il ne travaillait pas sur le texte grec,
mais sur une traduction latine qui employait le verbe assuefacere, qui
signifie accoutumer, habituer. Le point important, c’est que les
deux parlent d’inclination naturelle dans certains cas d’homosexualité.
– L’homosexualité dans le Catéchisme de l’Église
catholique
Après avoir
défini l’homosexualité, le Catéchisme de l’Église catholique poursuit :
« Sa genèse psychique reste largement inexpliquée. S’appuyant sur la
Sainte Écriture, qui présente [les relations homosexuelles] comme des
dépravations graves, la Tradition a toujours déclaré que “ les actes
d’homosexualité sont intrinsèquement désordonnés ”. Ils sont contraires à
la loi naturelle. Ils ferment l’acte sexuel au don de la vie. Ils ne procèdent
pas d’une complémentarité affective et sexuelle véritable. Ils ne sauraient
recevoir d’approbation en aucun cas [77]. »
Ces affirmations
suscitent quelques commentaires. La psychologie peut identifier l’homosexualité
non naturelle, mais elle est incapable d’identifier l’homosexualité qu’Aristote
et Thomas d’Aquin qualifient de naturelle. Ce dernier parle d’une homosexualité
de naissance, a principio, à cause de la complexion naturelle du corps, ex
natura corporalis complexionis. C’est la biologie qui pourra identifier un
jour des gênes qui expliqueraient le phénomène. La Sainte Écriture n’est pas un
traité de biologie ni un traité d’astronomie – l’affaire Galilée l’a imposé
de façon péremptoire.
Pour que les
actes d’homosexualité « ferment l’acte sexuel au don de la vie », il
faudrait que les homosexuels soient en mesure de le poser. Deux hommes ne le
peuvent pas ni deux femmes, car l’acte sexuel qui donne la vie, c’est le coït,
union d’un mâle et d’une femelle. Le CEC ajoute : « Les actes
d’homosexualité sont contraires à la loi naturelle. » En prenant appui sur
Thomas d’Aquin, on peut nuancer : l’homosexualité est contraire à
l’inclination naturelle de l’espèce, mais il n’est pas prouvé qu’elle soit contraire
à l’inclination naturelle d’une « quantité non négligeable » d’individus. L’Abbé
Pierre s’indigne : « Cette formule m’a fait sauter au plafond :
à partir de quel nombre des hommes deviennent-ils quantité non
négligeable [78] ? »
La première
référence à la Sainte Écriture que donne le CEC pour condamner la sodomie,
c’est Genèse 19, 1-29. Lot héberge deux étrangers pour la nuit. Les Sodomites
l’apprennent et ils encerclent la maison, depuis les jeunes jusqu’aux vieux,
tout le peuple sans exception. Ils appellent Lot et lui disent : « Où
sont les hommes qui sont venus chez toi cette nuit ? Fais-les sortir, nous
allons les violer. » La réponse de Lot laisse pantois : « Je vous en
supplie, mes frères, ne commettez pas le mal. Écoutez, j’ai deux filles qui n’ont
pas connu d’hommes, je les fais sortir et faites-leur ce que vous voulez. Mais
ne touchez pas à ces hommes : ils sont sous la protection de mon toit »
(op. cit., 19, 1-8). Le CEC aurait pu nous épargner ce texte. « Ne
commettez pas le mal » en sodomisant les deux hommes qui sont sous mon
toit, mais « faites ce que vous voulez avec mes deux filles
vierges ». Pantois, en effet, on a le souffle coupé.
Il y a d’autres
actes homosexuels dont on peut douter qu’ils soient intrinsèquement mauvais.
Deux personnes hétérosexuelles mariées n’entretiennent pas leur amour que par
le coït : ce n’est pas tout ou rien, écrit le cardinal Suenens. « La
traduction physique de l’amour est nécessaire aux époux, même s’ils sont
obligés de s’abstenir de l’acte final [79]. » L’amour s’alimente
de mille petits gestes : sourires, paroles aimables, compliments, cadeaux,
baisers, caresses, étreintes… Deux personnes homosexuelles – hommes ou femmes –
vivant ensemble peuvent poser ces gestes. Dans sa lettre aux Romains (1, 26),
saint Paul dénonce « les femmes qui ont échangé les rapports naturels pour
des rapports contre nature ; pareillement les hommes, délaissant l’usage
naturel de la femme, ont brûlé de désir les uns pour les autres, perpétrant
l’infamie d’homme à homme. » Il ne s’agit évidemment pas là de petits
gestes amoureux. Aux Corinthiens (1, 6, 9-10) : « Ni impudiques, ni
idolâtres, ni adultères, ni dépravés, [etc.] n’entreront dans le Royaume de
Dieu. » Les dépravés, ce sont les hommes et les femmes nommés dans Romains 1,
26. Dans sa première lettre à Timothée, il nomme les homosexuels (1, 10).
Le CEC poursuit
(§ 2358) : « Un nombre non négligeable [80] d’hommes et de femmes
présentent des tendances homosexuelles foncières. Ils [en grammaire, le
masculin l’emporte toujours sur le féminin ; de moins en moins dans la
réalité] ne choisissent pas leur condition homosexuelle, elle constitue pour la
plupart d’entre eux une épreuve. Ils doivent être accueillis avec respect,
compassion et délicatesse. On évitera à leur égard toute marque de
discrimination injuste. »
Si les auteurs
du CEC avait tenu compte de la position de Thomas d’Aquin, ils auraient été justifiés
de parler d’une homosexualité découlant de la nature de la complexion
corporelle de certaines personnes, ex natura corporalis complexionis, comme
il a été dit ci-dessus. Leur condition est une « épreuve » dans un
monde qui ignore qu’on naît homosexuel comme on naît prédestiné à l’obésité, à
cause d’un gène qui vient d’être découvert. Le CEC veut qu’on les traite
« avec respect, compassion et délicatesse ». Avec respect et
délicatesse, comme on doit traiter tout le monde ; compassion ? Non, car la
compassion est « un sentiment
qui porte à plaindre et partager les maux d'autrui ». Les homosexuels
veulent être compris et non plaints. Le CEC ajoute : « On évitera à
leur égard toute marque de discrimination injuste. » Bref, on s’en tiendra
à la discrimination juste ! Difficile de ne pas tiquer.
Enfin (CEC, 2359) : « Les
personnes homosexuelles sont appelées à la chasteté. […] … elles peuvent et doivent se rapprocher
graduellement et résolument de la perfection chrétienne. » Tout le monde
doit pratiquer la chasteté, c’est-à-dire maîtriser son inclination aux plaisirs
sexuels, mais chacun doit le faire selon son état. Cependant, pour les auteurs
du CEC, il n’y a qu’une morale, la morale catholique romaine hétérosexuelle. On
veut donc l’imposer aux homosexuels. Depuis saint Paul, la psychologie et la
biologie ont fait des progrès. Au lieu
de répéter de siècle en siècle les mêmes interdictions, il faudrait peut-être
repenser certaines positions.
– Le vice contre nature est la plus grave des
fautes contre la chasteté
Thomas d’Aquin vient de prouver (q.
Thomas
d’Aquin se demande maintenant si le vice contre nature est le plus grand péché
parmi les espèces de luxure (q.
Or,
les principes de la raison sont les énoncés conformes à la nature, ea quæ
sunt secundum naturam. Car, étant présupposées les choses qui sont déterminées
par la nature, la raison dispose les autres choses selon ce qui convient. [La
nature incline à manger ; la raison cherche la manière de manger pour que cette
inclination concoure à la santé de l’individu et à sa survie.] Cela est évident
tant dans le domaine spéculatif que dans le domaine pratique. C’est pourquoi de
même que, dans le domaine spéculatif, l’erreur au sujet des principes dont la
connaissance est naturelle à l’homme est la plus grave et la plus
honteuse ; de même, dans le domaine de l’action, agir contre ce qui est
déterminé par la nature est le plus grave et le plus honteux, gravissimum et
turpissimum. Or, l’être humain transgresse, dans les vices contre nature,
ce qui est déterminé par la nature au sujet de l’usage des choses sexuelles, car
il « recherche le plaisir en dehors de l’union des sexes [81] ». Il s’ensuit donc
que le péché y est le plus grave.
Après
le vice contre nature vient l’inceste, qui, comme il a été dit, est conforme à
l’inclination fondamentale de la nature humaine, mais viole le respect naturel
que nous devons aux personnes conjointes. Indignée, Uta Ranke-Heinemann explose :
« L’onanisme est un vice plus grave, selon Thomas d’Aquin, que l’inceste
avec sa propre mère [82]. » Dans la
référence qu’elle donne (IIa-IIae, q. 154, a. 11 et 12), on ne trouve pas
cette affirmation. Au contraire, en citant Le Lévitique (18, 7), Thomas d’Aquin
a nommément condamné cette forme d’inceste : « C’est ta mère, tu ne
découvriras pas sa nudité. »
Dans
les six autres espèces de luxure, les principes naturels sont respectés, c’est-à-dire qu’il y a union des
sexes, commixtio maris et fœminæ (Ia-IIae, q.
L’eutrapélie !
Après
avoir longuement disserté sur les vertus et les vices qui portent sur les
plaisirs véhéments qui accompagnent la conservation de l’individu par le boire
et le manger et la propagation de l’espèce par l’union charnelle, Thomas d’Aquin
traite de certaines vertus secondaires, qui portent sur des plaisirs moindres
que les précédents (IIa-IIae, q.
Ne
cherchez pas le mot eutrapélie dans le Petit Robert, ni dans le “ Grand ”,
mais dans un dictionnaire grec. Le nom eutrapelia signifie souplesse d’esprit ; enjouement,
fine raillerie. L’adjectif eutrapelos signifie souple d’humeur ou d’esprit ; enjoué. Ces
deux mots sont formés du préfixe eu « bien » et du verbe trepô « tourner ».
Jupiter tourne ses traits vers l’ennemi, la personne enjouée tourne des traits
d’esprit vers ses auditeurs pour les dérider.
L’eutrapélie, vertu dans
les jeux
Thomas
d’Aquin se demande d’abord si les jeux peuvent être l’objet d’une vertu : Utrum
in ludis possit esse aliqua virtus (IIa-IIae, q.
Des
objections apportées, je e ne retiens que la première. Il ne semble pas que le
jeu puisse faire l’objet d’une vertu. En effet, Ambroise rapporte la parole du
Seigneur : « Malheur à vous qui riez, car vous pleurerez. » Je
crois donc qu’il faut éviter non seulement les excès, mais tous les jeux. Or,
ce qui peut se pratiquer vertueusement n’est pas totalement à éviter. Il ne
peut donc pas y avoir de vertu dans les jeux.
À
ceux qui soutenaient que le jeu ne pouvait être l’objet d’une vertu, Thomas
d’Aquin opposait cette recommandation d’Augustin : « Je veux que tu
te ménages, car le sage doit, de temps en temps, relâcher son application au
devoir. » Or, cette détente de l’esprit par rapport au devoir s’obtient
par les paroles et les exercices. Il est donc normal que le sage et le vertueux
en fassent parfois usage. D’ailleurs Aristote pose dans les jeux une vertu
qu’il appelle eutrapelia, que nous pourrions rendre par enjouement,
amabilité, jucunditas.
Réponse de Thomas d’Aquin
De
même que l’homme a besoin de repos physique pour refaire les forces de son
corps, qui ne peut travailler sans arrêt, car il possède une vigueur limitée,
proportionnée à des travaux déterminés ; de même l’esprit, dont la vigueur
est elle aussi limitée, proportionnée à des activités déterminées, a besoin de
repos. C’est pourquoi, quand l’esprit se livre à l’activité en dépassant la
mesure, il se fatigue ; d’autant plus que, dans les œuvres de l’esprit, le
corps travaille en même temps, puisque l’esprit se sert de facultés qui
agissent par les organes du corps. Or, les biens connaturels à l’homme, ce sont
les biens sensibles. [L’être humain ne fait aucun effort pour écouter le chant
des oiseaux, pour humer le parfum des fleurs ou admirer un coucher de
soleil.] C’est pourquoi, quand l’esprit s’élève
au-dessus des réalités sensibles pour s’appliquer aux œuvres de la raison,
qu’il s’agisse de la raison pratique ou de la raison spéculative, il en résulte
une fatigue psychique. La fatigue est encore plus grande quand il s’applique
aux activités de la contemplation, car il s’élève alors davantage au-dessus des
choses sensibles, quoique, dans les activités extérieures de la raison
pratique, il puisse y avoir une plus grande fatigue physique. Dans les deux cas
cependant, on se fatigue d’autant plus qu’on s’applique plus intensément aux activités
de la raison. Or, de même que la fatigue corporelle s’élimine par le repos du
corps, de même la fatigue de l’esprit s’élimine par le repos de l’esprit, qui
est le plaisir. Le plaisir !
C’est
pourquoi il faut remédier à la fatigue de l’esprit en s’accordant quelque
plaisir, qui interrompe l’effort de la raison. Dans les Conférences des
Pères, on lit que saint Jean l’Évangéliste, devant certains qui s’étaient
scandalisés de le trouver en train de jouer avec ses disciples, demanda à l’un
d’eux, qui portait un arc, de tirer une flèche. Quand il se fut exécuté à plusieurs
reprises, Jean lui demanda s’il pourrait continuer sans arrêt. L’archer
répondit que, s’il continuait toujours, l’arc se briserait. Jean fit alors
remarquer que l’esprit de l’homme se briserait de même s’il ne se relâchait
jamais de son application.
Ces
paroles et actions dans lesquelles on recherche le repos de l’âme s’appellent
divertissements ou récréations, Il est donc nécessaire d’en user de temps et
temps comme moyens de donner à l’esprit un certain repos. C’est ce que dit
Aristote quand il déclare : « L’homme qui fait un travail pénible a
besoin de délassement, et le jeu a pour but de délasser ; il faut donc recourir
au jeu, au moment opportun, comme s’il s’agissait d’un remède [83]. »
À
ce sujet, il y a trois défauts à éviter. Le premier et le principal, c’est de
ne pas chercher le plaisir dont on vient de parler dans des actions ou paroles
honteuses ou nocives. C’est pourquoi Cicéron avertit : « Il y a deux
façons de se divertir, l’une grossière, effrontée, obscène, visant au scandale
; l’autre élégante, courtoise, fine et spirituelle [84]. » En second lieu,
il faut aussi veiller à ce que la gravité de l’âme ne se dissipe pas totalement.
Ambroise avertit à son tour : « Prenons garde, en voulant détendre
notre esprit, de ne pas perdre toute harmonie, qui est comme l’accord des
bonnes actions. » Au même endroit, Cicéron venait de dire : « Nous
ne laissons pas à nos enfants pleine licence dans leurs jeux, nous leur laissons
une liberté qui n’exclut pas l’observation des règles morales, de même il
convient que nos récréations même s’éclairent d’un peu de lumière honnête. »
Enfin, il faut encore veiller, comme dans toutes les actions humaines, à ce que
le jeu convienne aux personnes, aux temps et aux lieux, et qu’il soit bien
ordonné selon les autres circonstances, c’est-à-dire qu’il soit « digne du
moment et de l’homme », comme dit Cicéron.
Tout
cela est ordonné selon la règle de la raison. Or, l’habitus [disposition stable]
qui opère selon la raison est une vertu morale. C’est pourquoi, en ce qui
concerne les jeux, il peut y avoir une vertu, qu’Aristote appelle
« eutrapélie » (enjouement). Et l’on dit que quelqu’un est enjoué, eutrapelos,
quand il transforme facilement les paroles et les actes en délassement.
Solution de l’objection
retenue
Les
plaisanteries, comme il a été dit, doivent être en harmonie avec les occupations
et avec les personnes. Selon Cicéron, quand les auditeurs sont fatigués, il
n’est pas inutile que l’orateur aborde quelque chose de nouveau ou qui prête à
rire, à moins que le sérieux de la question l’interdise. Or, la doctrine sacrée
se rapporte aux choses les plus hautes (Proverbes 8, 6) : « Écoutez,
car j’ai à vous parler de grandes choses. » C’est pourquoi Ambroise
n’exclut pas totalement la plaisanterie de la vie humaine, mais il est
intransigeant quand il s’agit de l’enseignement sacré. Il avait dit, avant le
texte cité par l’objection : « Quoique les plaisanteries soient
parfois honnêtes et agréables, elles sont incompatibles avec l’enseignement de
l’Église ; comment pourrions-nous employer ce que nous ne trouvons pas dans les
Saintes Écritures ? » [Ceux qui ont lu des encycliques n’y ont jamais
trouvé de drôleries. Mais les homélies ne sont pas des encycliques. J’ai
assisté à la messe de Jean XXIII, à Saint-Pierre de Rome, lors de son 80e
anniversaire. Il a fait rire l’assistance deux ou trois fois, plutôt trois que
deux. On rapporte que saint Césaire d’Arles (~470-542) était tellement “ intéressant ” qu’il faisait barrer
les portes de sa cathédrale pendant ses sermons pour empêcher les assistants de
sortir.]
L’excès de jeu peut-il être
une faute ?
Comme
la vertu se situe dans un milieu entre le trop et le trop peu, Thomas d’Aquin
se demande d’abord s’il peut y avoir une faute par excès de jeu : Utrum
in superfluitate ludi possit esse peccatum (IIa-IIae, q. 168, a. 3) Sa
réponse n’étonnera personne.
Dans
tout ce qui peut être dirigé par la raison, l’excès, superfluum,
consiste à dépasser la règle imposée par la raison, le défaut, diminutum,
consiste à rester au-dessous des exigences de la raison. Or, il a été dit que
les jeux ou les plaisanteries, en paroles ou en actes, peuvent être dirigés par
la raison. C’est pourquoi l’excès dans le jeu s’entend de ce qui excède la
règle de raison, ce qui peut se produire de deux manières. D’une première
manière, par la nature des actions distrayantes. C’est le genre de plaisanterie
que Cicéron a qualifié ci-dessus de « grossier, insolent, déshonorant
et obscène », ce qui a lieu quand
on emploie des paroles ou des actions honteuses, ou qui nuisent au prochain.
De
la seconde manière, il peut y avoir excès dans le jeu quand font défaut les
circonstances requises. Par exemple, lorsqu’on se livre au jeu à des moments –
sur le temps de travail, par exemple – ou en des lieux prohibés, ou encore
d’une façon qui ne convient pas à l’occupation ou à la personne.
Le défaut de jeu peut-il
être une faute ?
Thomas
d’Aquin se demande maintenant si l’on peut pécher par défaut de jeu : Utrum
in defectu ludi consistat aliquod peccatum (IIa-IIae, q. 168, a. 3).
La réponse est moins prévisible. Dans les actions humaines, tout ce qui
s’oppose à la raison est vicieux. Or, il est contraire à la raison de constituer
un poids pour les autres, par exemple, en n’offrant rien d’agréable [au regard,
à l’ouïe, voire à l’odorat] ou encore en empêchant les autres de se réjouir.
C’est pourquoi Sénèque avertit : « Conduis-toi sagement de façon que
personne ne te tienne pour désagréable, ni ne te méprise comme vulgaire. »
Or, ceux qui refusent le jeu « ne disent jamais de drôleries et gênent ceux
qui en disent, parce qu’ils n’acceptent pas les jeux même modérés des autres. Aristote
ne nous étonne pas quand il parle de l’agrément que l’on trouve en compagnie
des gens d’esprit et que, par contre, personne ne recherche l’amitié des gens
moroses [85].
Mais,
parce que le jeu est utile en vue du plaisir et du repos, comme aussi le
plaisir et le repos ne sont pas recherchés pour eux-mêmes, mais qu’ils sont au
service de l’activité, il s’ensuit que le défaut de jeu est moins grave que
l’excès. C’est ainsi qu’en parlant de l’amitié fondée sur le plaisir, Aristote
est restrictif : « Peu d’amis suffisent, de même que dans les aliments il faut peu de
condiments [86]. »
Ceux
qui considèrent le Moyen Âge comme une époque bien austère ne le connaissent
pas. Thomas d’Aquin n’exemptait pas de faute non seulement ceux qui ne disaient
rien de drôle, mais également ceux qui par leur mine renfrognée paralysaient
les esprits enjoués.
Conclusion
Pour se réconcilier avec la notion de
vertu, il suffit de prendre conscience que, dans chaque art, chaque difficulté
nouvelle doit être vaincue par des exercices particuliers et répétés : en
devenant pianiste, on ne devient pas violoniste par surcroît. Et il en est
ainsi dans le domaine de la morale. Les difficultés du boire diffèrent de
celles du manger. Tel individu mange raisonnablement qui boit comme un trou.
Tel autre est plus facilement généreux que chaste. Bref, chaque difficulté
nouvelle doit être vaincue par des exercices particuliers.
Le résultat en est une qualité stable, qui rend l’action facile et agréable dans des domaines où elle était d’abord difficile et pénible. Dans De Virtutibus in communi, (q. unique, a. 1), Thomas d’Aquin souligne trois avantages à développer des vertus morales. D’abord, pour atteindre l’uniformité dans l’opération : ut sit uniformitas in operatione. En second lieu, pour que l’opération s’effectue sans hésitation, in promptu. Enfin, pour que l’opération soit agréable, ut delectabiliter operatio compleatur.
Les chrétiens ont reçu les quatre
vertus – prudence, justice, force
(courage) et tempérance (modération) – par l’intermédiaire de Cicéron, parce
qu’ils ne fréquentaient ni Platon ni Aristote, qui en ont beaucoup parlé,
surtout Aristote, dans son Éthique de
Nicomaque. Les quatre vertus premières
des stoïciens, Ambroise de Milan les a faites cardinales. Quand Thomas d’Aquin se demande si la tempérance est
une vertu cardinale, il rappelle leur origine stoïcienne en disant : virtus principalis seu cardinalis (IIa-IIae,
q. 141, a. 7). Mon Bornecque prévient les traducteurs : principalis, ce n’est pas principal mais premier.
La tempérance est la moins prestigieuse des
vertus cardinales : c’est la prudence qui vient en tête. Vertu
intellectuelle, elle jouit du prestige de l’intelligence dans laquelle elle se
développe. Comme la personne prudente est de bon conseil, on retrouve
partout la prudence dans les conseillers politiques, militaires, financiers,
juridiques, etc. La justice suit de près, car nos vertus les plus grandes sont les
plus utiles aux autres, et partout on réclame justice, à cor et à cri. Enfin,
comme on fuit plus la douleur qu’on ne recherche le plaisir, le courage, qui
protège contre la peur, l’emporte sur la tempérance, qui règle l’inclination au
plaisir.
La tempérance est une vertu qui, par des actes répétés, rend docile à la
raison l’inclination aux plaisirs les plus véhéments, : plaisirs attachés
à la conservation de l’individu, par le manger et le boire ; plaisirs
attachés à la conservation de l’espèce, par l’union des sexes. Un vice y est
opposé, c’est l’insensibilité, c’est-à-dire l’état d’une personne chez qui les
plaisirs naturels ne jouent pas leur rôle. Chez certaines personnes, le plaisir
de manger est inefficace ; chez d’autres, c’est l’inclination à l’union du
mâle et de la femelle qui est absente (Ia-IIae, q.
Thomas d’Aquin distingue d’abord les
vertus qui ont pour objet les plaisirs attachés à la conservation de
l’individu, ce sont les plaisirs de la nourriture, delectationes ciborum. En second lieu, les plaisirs attachés à la
propagation de l’espèce, ce sont les plaisirs sexuels ou vénériens, delectationes venereorum, objet de la
chasteté. Deux vertus contrôlent les
inclinations aux plaisirs liés à la conservation de l’individu :
l’abstinence, qui a pour objet le manger et le boire [l’eau, le café, le lait,
etc.], et la sobriété, qui a pour objet les boissons enivrantes (IIa-IIae,
q. 146, Avant-propos).
Le mot abstinence
pour désigner la vertu à pratiquer à la table ne manque pas de nous étonner.
Mais, au XIIIe
siècle, le verbe abstinere pouvait
signifier la privation d’un aliment ou bien un comportement réglé par la
raison. Le vice opposé à l’abstinence,
c’est la gourmandise. Thomas d’Aquin en a distingué quatre espèces, comme il a
été dit ci-dessus.
Après avoir traité de l’abstinence et
du vice opposé, la gourmandise, Thomas d’Aquin aborde l’autre vertu qui règle
l’inclination au plaisir lié à la conservation de l’individu, la sobriété, qui
a pour objet la boisson enivrante En consommer avec mesure apporte beaucoup, multum confert ; par contre, un petit
excès nuit beaucoup, multum laedit, parce
qu’il perturbe l’usage de la raison plus que l’excès de nourriture. Le vice
opposé à la sobriété est l’ivrognerie. La personne qui a développé ce vice est
devenue incapable de contrôler son inclination au plaisir de consommer des
boissons enivrantes. Thomas d’Aquin n’ignore pas que le vice opposé à
l’ivrognerie n’a pas de nom, cependant il affirme que s’abstenir sciemment de
vin au point de nuire gravement à sa santé ne serait pas exempt de faute.
Enfin, la troisième espèce de
tempérance, la chasteté. Elle est une vertu qui, par des actes répétés, rend
docile à la raison l’une des inclinations les plus fortes de l’être humain. En
parlant des vertus cardinales, Thomas d’Aquin avait justifié l’ordre
suivant : prudence, justice, force (courage) et tempérance (modération).
Il ne compare pas les trois espèces de tempérance – abstinence, sobriété et
chasteté – pour y découvrir un ordre et le justifier. Mais il semble évident,
d’après ce qui a été dit, que c’est la chasteté qui viendrait en tête, à cause
des fautes que la luxure fait commettre au détriment de la famille, cellule de
la société.
Dans la liste de nos péchés capitaux,
nous disions moins bien l’impureté. Le premier venu connaît au moins deux ou
trois manières de violer la chasteté. Le père Sertillanges présente la luxure
comme « un chef de vices haut gradé ». Thomas d’Aquin distingue six
espèces de luxure : la fornication, l’adultère, l’inceste, le stupre, le
rapt et le sacrilège. Certains lecteurs peuvent s’étonner, par exemple, que la
masturbation n’en fasse pas partie. La distinction entre ces six manquements à
la chasteté et les vices contre nature va en fournir la réponse.
Après avoir
traité des six espèces de luxure qu’il a distinguées, Thomas d’Aquin se demande
si le vice contre nature est une espèce de luxure : Utrum vitium contra
naturam sit species luxuræ (IIa-IIae, q.
Qu’ils ne soient pas contre nature ne
signifie pas qu’ils sont conformes à la raison, règle de moralité. Dans les
six, il y a coït, c’est-à-dire accouplement du mâle et de la femelle, ce qui
n’est pas contre nature, même si c’est contraire à la raison. Il dira que ces
six espèces de vice ne sont pas en désaccord avec la nature humaine, non repugnant humanæ naturæ (q.
Il y a une espèce déterminée de luxure chaque fois que se rencontre une
déviation qui rend l’acte sexuel indécent. Par exemple, quand l’acte est incompatible
avec la droite raison, ce qui est commun à tout vice de luxure ; ou encore, quand,
en plus d’être incompatible avec la droite raison, l’acte est incompatible avec
l’ordre naturel de l’acte sexuel. Quand cet ordre naturel est enfreint, on
parle de vice contre nature.
Cela peut se produire de plusieurs
manières. Primo lorsqu’on se procure le plaisir sexuel sans union charnelle ;
c’est la masturbation, que certains appelaient en latin mollities. Secundo quand l’union charnelle est réalisée avec un être
qui n’est pas de même espèce ; c’est la bestialité. Tertio quand les
rapports sexuels ont lieu entre personnes du même sexe : un homme avec un
homme, une femme avec une femme. Quarto quand la manière naturelle de s’accoupler
n’est pas observée, soit en n’utilisant pas l’organe approprié, soit par
des manières monstrueuses et bestiales de le faire.
Dans
les six autres espèces de luxure, les principes naturels sont sauvegardés, mais ne l’est pas ce qui est
déterminé et prescrit par la raison droite. Or, quelqu’un contrarie davantage
la raison quand il use des choses vénériennes non seulement contre ce qui
convient à la génération d’enfants, mais encore en causant une injustice à
autrui. C’est pourquoi la fornication simple, qui se pratique entre personnes
consentantes, sans en blesser une autre, est la moindre des espèces de luxure.
Une
note joyeuse pour terminer, l’eutrapélie. Si vous imaginiez le Moyen Âge comme
un millénaire bien austère, parce qu’il a inventé le Dies irae, vous ne le
connaissiez pas vraiment. Thomas d’Aquin n’exemptait pas de faute non seulement
ceux qui ne disaient rien de drôle, mais également ceux qui, par leur mine
renfrognée, paralysaient les esprits enjoués. Dans cette veine bien chrétienne,
Thérèse d’Avila prévenait ses religieuses : « Nous sommes assez
sottes par nature, mes sœurs, ne le soyons pas davantage par grâce. »
[1] Paul Valéry, Œuvres, Paris, Gallimard, Pléiade, tome I, p. 939-940.
[2] Op. cit., Paris, Seuil, 1966, p. 46.
[3] Alain, Philosophie, tome second, PUF, 1955, p. 35.
[4] Th. Deman, o.p., La Prudence,
Éditions de
[5] Op. cit., Montréal, Valiquette, I, 8-11, p. 58-64.
[6] In III Sent., d. 35, q.
[7] Cicéron, Des Devoirs, Paris, Garnier-Flammarion, GF 156, 1967, I, chap. 7, p. 119.
[8] Aristote, Rhétorique, Paris, « Les Belles Lettres », 1932, chap. 9, 1366 b, p. 108.
[9] Voltaire, Dictionnaire philosophique, Paris, Garnier-Flammarion, GF 28, 1964, p. 373.
[10] Aristote, Éthique de Nicomaque, trad. Voilquin, III, chap. 9, 2.
[11] Commentaire de l’Éthique de Nicomaque, III, leçon 18, 585.
[12] Philosophie, tome second, Paris, PUF, 1955, p. 38-39.
[13] Éthique de Nicomaque, VI, chap. 4.
[14] Op. cit., Contretemps/Le Seuil, 1978, p. 306.
[15] Aristote,
[16] Xénophon, Œuvres complètes, Paris, Garnier-Flammarion, tome 3, GF 152, 1967, p. 307-308.
[17] Voltaire, Dictionnaire philosophique, Paris, Garnier-Flammarion, GF 28, 1964, p. 373.
[18] Paul Valéry, Œuvres,
Paris, Gallimard,
[19] La Fontaine, Fables, livre VIII, VII.
[20] Ibid., livre IX, XI.
[21] Horace Épîtres, livre I, VI.
[22] Montaigne, Les Essais, Le Livre de Poche, tome I, p. 253.
[23] De la vieillesse, Paris, Garnier-Flammarion, GF 156, 1967, p. 32.
[24] Somme théologique, IIa-IIae, q.
[25] La Glose, ce sont les commentaires écrit en marge ou entre les lignes.
[26] J.-D. Folghera, o.p., Somme théologique, La Tempérance, Éditions de la Revue des Jeunes, 1928, p. 103.
[27] Aristote, Éthique de Nicomaque, Paris, Classiques Garnier, II, chap. 6, 8.
[28] La Bible de Jérusalem donne cette autre traduction : « Ce n’est pas un aliment, certes, qui nous fera comparaître en jugement devant Dieu. »
[29] Aristote, Éthique de Nicomaque, II, chap. 6, 8.
[30] Teilhard de Chardin, Le Phénomène humain, Paris, Seuil, 1955, p. 182.
[31] Commentaire de l’Éthique de Nicomaque, X, leçon 4, 1807.
[32] Ibid., leçon 10, 2080.
[33] Somme contre les Gentils, III, chap. 27.
[34] Commentaire de l’Éthique de Nicomaque, X, leçon 11, 2105.
[35] Éthique de Nicomaque, I, chap. 8 ; X, chap. 7.
[36] Op. cit., traduit de l’allemand par Élizabeth de Miribel, Paris, Flammarion, 1973, 169 pages.
[37] L’Avenir de l’homme, Paris, Seuil, 1959, p. 300.
[38] Pascal, Pensées, Paris, Nelson, 1949, p. 194, 346, 347
[39] Le Monde s’est-il créé tout seul ? Albin Michel, Le Livre de Poche 31748, 2008, p. 127.
[40] L’Avenir de l’homme, Paris, Seuil, 1959, p. 184.
[41] Dictionnaire philosophique, Paris, Garnier-Flammarion, GF 28, p. 373.
[42] Pascal, Pensées, section II, 71.
[43] Épîtres, livre I, XIX.
[44] La Cité de Dieu, livre XIV, IX.
[45] Les Penseurs grecs avant Socrate, Paris, Garnier-Flammarion, GF 31, p. 171.
[46] Aristote, Éthique de Nicomaque, Paris, Garnier, 1961, VIII, chap. premier, 1.
[47] L’Église dans le monde de ce temps, Deuxième partie, chap. 1, Dignité du mariage et de la famille, 50, 1.
[48] Fustel de Coulanges, La Cité antique, Paris, Hachette, p. 51.
[49] Platon, Les Lois, VI, 772, 773, 774.
[50] Aristote, Éthique de Nicomaque, VII, chap. 11, 4
[51] A.-D. Sertillanges, o.p., La Philosophie morale de saint Thomas d’Aquin, Paris, Aubier, 1946, p. 346.
[52] Somme contre les Gentils, III, chap. 124.
[53] Jean-Claude Guillebaud, Le Commencement d’un monde, Paris, Seuil, Points 646, 2008, p. 313.
[54] Jean Rostand, L’Homme, Paris, Gallimard, 1962, Idées 5, p. 98.
[55] Aristote, Politique, Québec, PUL, 1951, I, chap. 5, 1.
[56] Pascal, Pensées, section II, 94.
[57] Albert Jacquard, Moi et les autres, Paris, Seuil, Inédit Virgule, V 17, 1983, p. 14-15.
[58] Somme contre les Gentils, III, chap. 122.
[59] Op. cit., Plon/Mame, 1994, p. 279-280.
[60] Politique, Paris, Gallimard, Tel 221, VII, chap. 16, 18.
[61] Horace, Satires, Paris, Garnier, 1967, GF 159, p. 151- 153.
[62] Régine Pernoud, La Femme au temps des cathédrales, Stock, 1980, p. 175.
[63] Aristote, Politique, Paris, Gallimard, Tel 221, II, chap. 4, 2-3.
[64] La Philosophie morale de saint Thomas d’Aquin, Paris, Aubier, 1946, p. 349.
[65] Albert Jacquard, Moi et les autres, Paris, Seuil, Points, Inédit Virgule 17, 1983, p. 76.
[66] Le Monde s’est-il créé tout seul ? Albin Michel, Le Livre de Poche, 31748, p. 122.
[67] Pensées, section III, 233.
[68] Gilbert Géraud, Maurice Zundel, ses pierres de fondation, Québec, Anne Sigier, 2005, p. 12-16.
[69] Op. cit., Paris, Fayard, 1985, p. 92.
[70] Rhétorique, I,
[71] Aristote, Politique, Paris, Gallimard, Tel 221, V, chap. 4, 5, p. 163.
[72] Saint Augustin, De la Virginité, chap. 8.
[73] Freud, Malaise dans la civilisation, PUF, 1971, p. 25.
[74] A. D. Sertillanges, o.p., La Philosophie morale de saint Thomas d’Aquin, Paris, Aubier, 1946, p. 350.
[75] Aristote, Éthique de Nicomaque, Paris, Garnier, 1961, VII, chap. 5, 3-4.
[76] Thomas d’Aquin, Commentaire de l’Éthique de Nicomaque, VII, leçon 5, 1374.
[77] O.p., paragraphe 2357.
[78] Testament, p. 22.
[79] Léon-Joseph Suenens, Amour et Maîtrise de soi, Desclée de Brouwer, 1960, p. 92-93
[80] Abbé Pierre, Testament, Paris, Bayard Éditions, 1994, p. 22.
[81] A. D. Sertillanges, La Philosophie morale de saint Thomas d’Aquin, p. 349.
[82] Uta Ranke-Heinemann, Des Eunuques pour le royaume des cieux, Paris, Robert Laffont, 1990, p. 354.
[83] Aristote, Politique, Paris, Gallimard, Tel 221, VIII, chap. 3, 4.
[84] Cicéron, Des Devoirs, I, XXIX.
[85] Éthique de Nicomaque, VIII, chap. 3, 1 ; chap. 5, 2.
[86] Éthique de Nicomaque, IX, chap. 10, 2.