Dieu pouvait-il créer un meilleur univers ?
Martin Blais, 2011
Dans la Somme théologique (Ia, q. 25, a. 6), Thomas d’Aquin se demande si Dieu pourrait faire meilleures les choses qu’il fait : Utrum Deus possit meliora facere ea quae facit. La Genèse nous apprend que, le sixième jour, « Dieu fit les bêtes sauvages selon leur espèce, les bestiaux selon leur espèce et toutes les bestioles du sol selon leur espèce, et il vit que cela était bon ». Remarquez : c’était « bon ». Le même jour, Dieu dit : « Faisons l’homme à notre image, comme notre ressemblance », etc. En 1, 31 : « Dieu admira tout ce qu’il avait fait pendant ce sixième jour : c’était très bon. » L’homme n’avait pas en s’enorgueillir, car la Genèse ne précise pas si c’était à cause de l’homme ou à cause des bêtes sauvages, des bestiaux et des bestioles, créés le même jour, que la cote de la création était passée de « bonne » à « très bonne » !
Les quatre objections que Thomas d’Aquin apporte vont dans le sens du non, c’est-à-dire que Dieu ne peut pas faire meilleures les choses qu’il fait. J’ai retenu la première et la troisième ; pour moi, elles sont les plus intéressantes. Si ces objections sont insolubles, Dieu ne pourrait faire meilleures les choses qu’il fait. Voyons voir.
Les deux objections
Première objection. Tout ce que Dieu fait, il le fait avec la plus grande puissance, potentissime, et la plus grande sagesse, sapientissime. Or, quelque chose, aliquid, est d’autant meilleur, melius, qu’il est fait avec plus de puissance et de sagesse. Donc Dieu ne peut faire quelque chose meilleur, melius, qu’il le fait.
Troisième objection. Ce qui est souverainement, maxime, et pleinement bon, valde bonum, ne peut pas être fait meilleur, car rien n’est plus grand que le maximum, maximo nihil est majus. Or, Augustin affirme : « Les choses que Dieu fait sont “ bonnes ” quand on les considère séparément ; mais, prises ensemble, elles sont “ excellentes ”, car de leur ensemble résulte l’admirable beauté de l’univers. Donc le bien de l’univers ne peut être créé par Dieu meilleur qu’il ne l’est. » [La citation d’Augustin est tirée de l’Enchiridon, mais on trouve la même idée dans Les Confessions (XIII, XXXIV).]
À ces objections, Thomas d’Aquin oppose cette parole de saint Paul (Éphésiens 3, 20) : « Dieu peut faire infiniment au-delà de tout ce que nous pouvons demander ou concevoir. »
Avant de risquer un pas de plus, précisons le sens du mot bonté, bonitas. Le premier sens de bonitas en latin, dans mon dictionnaire latin-français de Bornecque et Cauët, c’est « la bonne qualité ». En ce sens, les Romains parlaient de la bonitas agrorum, « la bonté des champs ». En français, le mot bonté ne se dit jamais d’un champ. Dans mon 3e Rang de Saint-Michel-de-Bellechasse, je n’ai pas connu de cultivateur qui parlait de la « bonté » de sa terre ; il disait qu’il avait une « bonne » terre, si c’était le cas. C’est l’adjectif bon que l’on emploie couramment en ce premier sens du mot latin bonitas, au lieu du substantif bonté.
En français, la bonté, au sens courant du mot est, selon le Petit Robert, une « qualité morale qui porte à faire du bien aux autres », à se comporter envers eux comme on veut qu’ils se comportent envers soi. Et il renvoie à altruisme, bénignité, bienveillance, bonhomie, clémence, compassion, humanité, indulgence, magnanimité, mansuétude, miséricorde, pitié. C’est le deuxième sens de bonitas.
Si l’on va à bon, dans le Petit Robert, la distinction entre bonté et bon est claire ; il n’est plus question de qualité morale. Est bon, ce qui convient, c’est-à-dire « qui a les qualités utiles qu'on en attend, qui fonctionne bien ». Les exemples abondent dans le langage de tous les jours : un bon lit, une bonne table, un bon couteau, de bonnes chaussures, une bonne vue, un bon remède, un bon conseil, un bon placement, un bon joueur, un bon soldait, etc. Dans aucun de ces cas, l’adjectif bon n’a de connotation morale.
Mais, dans un premier sens, qualifié de rare, le Petit Robert rappelle que la bonté est une « qualité de ce qui est bon, bonne qualité ». En donnant comme exemples bonté d'une terre, bonté d'un vin, il rejoint le premier sens du latin bonitas. Le Petit Robert renvoie à excellence : « Degré éminent de perfection qu'une personne, une chose, a en son genre. L'excellence d'un vin. » Ici, on est tout près de la bonté qui convient à Dieu et sur laquelle s’interroge Thomas d’Aquin dans Ia, q. 6, a. 1[1].
Convient-il à Dieu d’être bon ?
Le thème de la présente recherche, quaestio de quaerere « chercher, rechercher », est intitulé : De bonitate Dei, « de la bonté de Dieu » (Ia, q. 6). Elle est divisée en quatre articles ; pour nous, ce sont ces articles qui sont des questions. La première que soulève Thomas d’Aquin s’énonce comme suit : Utrum esse bonum Deo conveniat, « si être bon convient à Dieu » (a. 1). Un lecteur non averti risque gros de se tromper sur le sens à donner aux mots bonitas et bonum, que nous venons d’employer, car il va les prendre au sens courant de qualité morale alors qu’il faut s’en garder. C’est au sens qualifié de rare par le Petit Robert qu’il faut entendre les mots bonté et bon dans la question : De bonitate Dei, et dans l’article : Utrum esse bonum Deo conveniat. Notre Dieu est un bon Dieu, pas un faux ; il est le bon Dieu, le vrai Dieu, n’en cherchez point d’autres. Les autres sont des faux dieux.
Ce sens de bonitas est clair dans Ia, q. 47, a. 2, sol. 1. Thomas d’Aquin emploie l’expression bonitas animalis, « la bonté de l’animal ». Cette bonté n’est manifestement pas une qualité morale : les bêtes en sont incapables. Leur bonté consiste dans leur perfection d’animal, perfection qui résulte du fait que chaque partie est en mesure de jouer son rôle dans le tout, et que le tout est excellent. Toute partie de l’animal ne peut pas avoir la dignité et la perfection de l’œil : il faut un humble anus.
La double bonté des choses
Dans Ia, q. 25, a. 6, Thomas d’Aquin distingue une double bonté des choses. La première appartient à l’essence de la chose, comme « être raisonnable » pour l’être humain ; la deuxième bonté est en dehors de l’essence de la chose, comme « être musicien » est une bonté qui s’ajoute à l’essence d’un être humain.
Ici, il conviendrait d’évoquer une question un peu bizarre mais qui complète ce qui a été dit de la bonté de Dieu : La pluralité et la distinction des choses vient-elle de Dieu ? – Utrum multitudo et distinctio rerum sit a Deo (Ia, q. 47, a. 1). Oui, répond Thomas d’Aquin. La distinction et la multiplicité des choses de l’univers viennent de l’intention du premier agent, qui est Dieu. Il a fait le monde pour communiquer sa bonté aux choses et la représenter par elles. Et comme une seule créature n’aurait pu représenter suffisamment cette bonté, il a produit des créatures nombreuses et diverses ; ainsi, ce qui manque à l’une pour représenter la divine bonté est compensé par une autre, car la bonté, qui est simple et uniforme en Dieu, est multiple et diverse dans les créatures. Il s’ensuit que l’univers entier participe plus parfaitement à la divine bonté et la représente mieux que ne pourrait le faire n’importe quelle créature (Ia, q. 47, a. 1).
Le mot bonté, bonitas en latin, est employé quatre fois dans ce court texte. Pascal justifie cette répétition : « Quand dans un discours se trouvent des mots répétés, et qu’essayant de les corriger, on les trouve si propres qu’on gâterait le discours, il les faut laisser[2]. » Pour comprendre ce texte de Thomas d’Aquin, il ne faut pas se méprendre sur le sens à donner au mot bonté. Il ne s’agit pas, comme dit le Petit Robert, d’une qualité morale qui porte à faire le bien, à être bon pour les autres ; il s’agit de l’excellence de Dieu, de son éminence, de sa perfection.
Les considérations qui précèdent sur les mots bonté et bon constituent ce que Paul Valéry appelle « se frotter les yeux de l’esprit, qui sont les mots[3] ». Et l’on prend maintenant connaissance de la réponse de Thomas d’Aquin : Utrum esse bonum Deo conveniat. Mais vous ne pensez plus à bienveillant, généreux, compatissant, etc. Vous pensez à bon et à bonté au sens où l’on applique ces mots à un champ, à un vin, à un fonctionnaire, fût-il fonctionnaire de Dieu.
Réponse de Thomas d’Aquin (Ia, q. 6, a. 1)
Être bon, esse bonum, convient à Dieu particulièrement, spécialement, praecipue. En effet, une chose est bonne dans la mesure où elle est désirable, attirante. Or, toute chose tend vers sa perfection, son achèvement, et elle l’atteint si aucun obstacle ne vient contrarier l’élan que lui imprime sa nature. Un prunier qui ne rencontre pas d’obstacles se développe jusqu’à maturité et il produit des prunes. En effet, tout être aspire au bien qui lui convient, et il n’est apaisé que quand il le possède parfaitement. Et Thomas d’Aquin d’ajouter que ce n’est pas le cas seulement de l’être humain, mais de toute chose : Naturale est non solum homini, sed etiam unicuique rei, ut perfectionem in bono concupito desideret[4]. Tous les êtres, dit-il ailleurs à maintes reprises, désirent réaliser leur perfection (Ia-IIae, q. 1, a. 7 ; Ia, q. 6, a. 1).
Or, l’effet présente une certaine similitude de l’agent, puisque tout agent produit semblable à soi, sibi simile. La semence de chaque vivant (végétal, animal ou homme) produit un végétal, un animal ou un être humain. D’où il suit que tout effet désire son agent, qui, partant, a raison de bien pour lui, car seul le bien attire. Il est évident que le petit de tous les animaux, y compris de l’être humain – animal raisonnable – est attiré par ses géniteurs. C’est un argument que Thomas d’Aquin va invoquer contre la polyandrie : les enfants ont un ardent désir naturel de connaître leur père, ce qui était impossible en son temps si une femme s’accouplait avec plusieurs hommes[5]. Ce que l’engendré considère comme un bien, dans son géniteur, c’est sa ressemblance qu’il y découvre. Et il l’aimera d’autant plus que la ressemblance sera plus marquée. Il s’agit de la ressemblance au niveau de l’espèce et non de l’individu : si un bossu engendrait un bossu, le petit bossu ne serait pas fier de sa bosse.
Puisque Dieu est la cause efficiente première de toutes choses, il lui convient manifestement d’être bon et désirable. Maurice Zundel n’aime pas parler de Dieu comme « cause première », mais il faut bien admettre que le credo nous y incite : « Je crois en Dieu […], créateur du ciel et de la terre. » Aussi Denys attribue-t-il à Dieu d’être bon, comme à la première cause efficiente : « Dieu est dit bon comme étant ce par quoi toutes choses subsistent. »
Solution de la deuxième objection (Ia, q. 6, a. 1)
Solution de la deuxième objection de Ia, q. 6, a. 1. Voici d’abord l’objection. Le bien est ce que tous les êtres désirent. Or, tous les êtres ne désirent pas Dieu parce que certains ne le connaissent pas et qu’on ne désire que ce que l’on connaît. Donc la bonté ne convient pas à Dieu (Ia, q. 6, a. 1, obj. 2).
Toutes choses, répond Thomas d’Aquin, en désirant leurs propres perfections, désirent Dieu même, en tant que les perfections de toutes les choses sont des ressemblances de l’être divin (Ia, q. 4, a. 3). Or, parmi les créatures qui tendent vers Dieu, les unes le connaissent lui-même selon ce qu’il est, cognoscunt ipsum secundum seipsum, ce qui est le propre des créatures raisonnables. D’autres, par la connaissance sensible, connaissent certaines participations de sa bonté. Enfin, d’autres, dépourvues de connaissance, sont inclinées naturellement à leurs fins par un être supérieur doué de connaissance (Ia, q. 6, a. 1, sol. 2).
On trouve la même doctrine dans le commentaire de l’Éthique à Nicomaque. Dès le premier paragraphe, Aristote avait dit : « C’est avec raison qu’on a défini le bien : ce à quoi toutes choses tendent. » Thomas d’Aquin va commenter comme suit cette affirmation. Quand Aristote dit que le bien est ce que toutes choses désirent, il ne faut pas entendre par là les seuls êtres doués de connaissance – connaissance intellectuelle et connaissance sensible –, qui appréhendent le bien, mais également des choses dépourvues de connaissance qui, par une inclination naturelle, tendent au bien non par parce qu’elles le connaissent, mais parce qu’un être connaissant les meut vers le bien, c’est-à-dire qu’elles sont ordonnées au bien par l’intellect divin, ex ordinatione divini intellectus, à la façon dont la flèche tend vers la cible par la direction que lui imprime le sagittaire. Or, tendre au bien, c’est désirer le bien, tendere in bonum, est appetere bonum. Il s’ensuit que toutes choses sont dites désirer le bien en tant qu’elles tendent au bien (I, leçon 1, n. 11).
À l’article suivant (Ia, q. 6, a. 2), Thomas d’Aquin se demande si Dieu est le souverain bien : Utrum Deus sit summum bonum. Summum est la forme neutre de summus, qui signifie « le plus haut, le plus élevé, qui est au sommet, le plus grand ». Dieu serait donc le bien le plus attirant, le plus désiré, le plus aimé, puisque, répétons-le, « le bien est ce que toutes choses désirent », même la pierre.
Voltaire s’est moqué, à tort, de l’expression souverain bien. « L’antiquité a beaucoup disputé sur le souverain bien. Autant aurait-il valu demander ce que c’est que le souverain bleu, ou le souverain ragoût, le souverain marcher, le souverain lire, » etc.[6]. On voit bien qu’au temps de Voltaire aucun organisme n’était dévoué à la protection du consommateur. De nos jours, des gens, dans tous les domaines, cherchent quel est le meilleur produit : la meilleure voiture, le meilleur grille-pain, les meilleures fèves au lard, le meilleur ragoût, etc. On cherche et, avec de la chance et de l’habileté, on trouve le summum en tout.
Voyons d’abord quels sont les emplois de l’adjectif souverain en français. Selon mon Petit Robert, il aurait été fabriqué au Moyen Âge (vers 1050), du latin superanus, « supérieur ». Il a trois sens : 1) Qui est au-dessus des autres, dans son genre. La partie supérieure d'un objet. Les étages supérieurs d'un immeuble. Le pont supérieur d'un navire. La mâchoire supérieure, la lèvre supérieure. Les membres supérieurs : les bras. Le souverain bien. 2) Qui, dans son domaine, n'est subordonné à personne. La puissance souveraine : la souveraineté. Le souverain pontife : le pape. 3) Qui manifeste, par son caractère absolu, un sentiment de supériorité extrême. Un souverain mépris.
Prouver que Dieu est le souverain bien, ou le bien suprême, ou le bien qui l’emporte sur tous les autres, c’est prouver qu’il est le bien le plus désirable qui soit, puisque le bien, comme il a été dit et répété, est ce que toutes choses désirent : Bonum est quod omnia appetunt. Certains recherchent le plaisir, d’autres la richesse, d’autres les honneurs ; rien de tout cela ne les comble, car il y a mieux à rechercher : Dieu, le souverain bien, le bien qui l’emporte sur tous les autres, le bien qui ne déçoit pas.
Selon Thomas d’Aquin, Dieu est le souverain bien non pas dans un genre particulier, et il donne l’exemple du summum calidum, du chaud suprême – si Voltaire avait su, il n’aurait pas pensé être drôle en parlant du « souverain ragoût » –, ni dans une hiérarchie, mais il l’est absolument, sans restriction.
En effet, ainsi qu’on l’a vu (Ia, q. 6, a. 1), toutes les perfections désirables par tous les êtres découlent de Dieu comme de leur cause première. Il a été prouvé également (Ia, q. 4, a. 3) que ces perfections ne découlent pas de lui comme d’un agent univoque. Un mot d’explication est ici nécessaire. L’épithète univoque est bien connue. Un mot est dit univoque quand il répond toujours à la même définition, quel que soit le sujet dont on le dit. On dira univoque l’agent qui produit un effet de même espèce que lui : l’homme engendre l’homme, la truite engendre la truite, la citrouille engendre la citrouille. Ce sont des exemples de causes univoques (Ia, q. 4, a. 3). Dieu n’est pas une cause univoque : la Genèse nous apprend qu’il a produit tous les êtres qui peuplent le ciel, la terre et les eaux. Aucune de ces créatures n’est de même espèce que Lui. La ressemblance qu’elles ont avec lui, leur cause, est donc plus éloignée ; elle se situe au niveau de l’être : Dieu est l’être par essence, il est le principe universel et premier de tout être, qui, conséquemment, lui ressemble en tant qu’être : une pierre est un être, tout comme un végétal, un animal ou un être humain. En tant qu’être tous ressemblent à Dieu et tendent vers lui. Cependant, tous les êtres ne tendent pas à Dieu de la même manière, comme il a été dit.
Tout dans la nature est ordonné avec une grande sagesse. Le « fabricateur souverain », ainsi que La Fontaine désigne le Créateur dans « La besace », fait bien ce qu’il fait. Il en voit la preuve dans les citrouilles : « Le gland et la citrouille ». Autant citer la fable en entier.
Dieu fait bien ce qu’il fait. Sans en chercher la preuve
En tout cet univers, et l’aller parcourant
Dans les citrouilles je la trouve.
Un Villageois, considérant
Combien ce fruit est gros et sa tige menue :
« À quoi songeait, dit-il, l’auteur de tout cela ?
Il a bien mal placé cette citrouille-là !
Hé parbleu ! je l’aurais pendue
À l’un de ces chênes que voilà ;
C’eût été justement l’affaire :
Tel fruit, tel arbre, pour bien faire.
C’est dommage, Garo, que tu n’es point entré
Au conseil de celui que prêche ton curé :
Tout en eût été mieux ; c’est pourquoi, par exemple,
Le Gland, qui n’est pas gros comme mon petit doigt,
Ne pend-il pas en cet endroit ?
Dieu s’est mépris : plus je contemple
Ces fruits ainsi placés, plus il semble à Garo
Que l’on a fait un quiproquo. »
Cette réflexion embarrassant notre homme :
« On ne dort pas quand on a tant d’esprit. »
Sous un chêne aussitôt il va prendre son somme.
Un Gland tombe : le nez du dormeur en pâtit.
Il s’éveille ; et, portant la main sur son visage,
Il trouve encor le Gland pris au poil du menton.
Son nez meurtri le force à changer de langage.
« Oh ! Oh ! dit-il, je saigne ! et que serait-ce donc
S’il fût tombé de l’arbre une masse plus lourde,
Et que ce Gland eût été gourde ?
Dieu ne l’a pas voulu : sans doute il eut raison ;
J’en vois bien à présent la cause. »
En louant Dieu de toute chose,
Garo retourne à la maison[7].
Marc Aurèle a un paragraphe de la même veine : « Ce concombre est amer ; jette-le. Il y a des ronces dans le chemin ; évite-les. N’ajoute pas : " Pourquoi cela existe-il dans la nature ? " Tu prêterais à rire à l’homme qui étudie la nature, comme tu prêterais à rire au menuisier et au cordonnier si tu leur reprochais que tu vois dans leurs boutiques des copeaux et des rognures tombées de leurs ouvrages. Toutefois, ces artisans ont un réduit où les jeter ; la nature universelle n’a rien en dehors d’elle. Mais l’admirable de son industrie, c’est que, s’étant circonscrite en elle-même, elle transforme en elle-même tout ce qui en elle semble se corrompre, vieillir, devenir inutile, et que, de cela même, elle fait derechef d’autres choses nouvelles. De cette sorte, elle ne se sert point de matière étrangère, et n’a pas besoin de réduit où jeter ses détritus. Elle se contente du lieu qu’elle a, de la matière qui est sienne, et de l’art qui lui est propre[8]. »
Et le souverain bien ? Les biens sont nombreux, et on peut les hiérarchiser. La vie est un bien, de même que la santé, la beauté, le plaisir, l’argent, l’honneur, toute vertu morale ou intellectuelle est un bien, etc. Se demander quel est le souverain bien, c’est s’obliger à hiérarchiser les biens et à placer en tête le bien suprême. Dans son traité De la vie heureuse, Sénèque en donne quelques définitions. Par exemple : « Le souverain bien, c’est l’âme qui méprise les coups de la fortune et se plaît dans la vertu » (IV, 2). Pour Augustin, Boèce, Thomas d’Aquin et bien d’autres, le souverain bien, c’est Dieu.
Pour Aristote, il n’existe pas de bien commun plus élevé que le bien commun naturel, fin de la société civile, et le bonheur parfait du citoyen (dans la mesure où il est possible ici-bas) consiste dans la possession et la jouissance de ce bien, composé des éléments qu’il énumère dans sa Rhétorique (I, 5). Pour Thomas d’Aquin, il existe un bien plus élevé, c’est Dieu lui-même, que l’homme possédera dans la patrie, moyennant le secours de la grâce (Ia-IIae, q. 109, a. 3). Le bonheur parfait d’Aristote devient, dans la perspective thomiste, le bonheur imparfait d’ici-bas, par opposition au bonheur parfait réservé pour l’au-delà.
Le bien commun, fin de la société civile, se transforme ainsi en une fin intermédiaire. Et la contemplation imparfaite, qui en est tout de même l’élément principal, devient une préparation à la contemplation parfaite de l’au-delà, contemplation qui, alors, constituera à elle seule le bonheur de l’homme, contrairement à ce qui a lieu ici-bas : le contemplatif d’ici-bas a besoin de nourriture, de vêtement, d’un abri, d’amis, etc. Le bien dont l’homme est capable, avec le secours de la grâce, c’est Dieu lui-même, souverain bien, summum bonum, que l’on peut désigner du nom de bien commun de l’humanité. C’est ce qu’affirme Thomas d’Aquin dans la Somme théologique (Ia-IIae, q. 109, a. 3).
Tel est le sens de la vie pour Thomas d’Aquin : l’être humain vient de Dieu par la création et il doit retourner à lui pour son bonheur éternel ; Dieu est le principe et la fin, l’alpha et l’oméga (Apocalypse I, 8). Beaucoup d’autres théologiens avant lui avaient tenu des propos semblables. On a entendu bien des fois le mot de saint Augustin : « Vous nous avez créés pour vous, et notre cœur est inquiet jusqu’à ce qu’il repose en vous[9]. » Plus loin : « De quelque côté que se tourne l’âme humaine, c’est pour souffrir qu’elle s’établit ailleurs qu’en vous » (Ibid., IV, chap. 10).
Enfin, est-ce que la bonté convient à Dieu ?
Nous avons été tellement habitués à parler du « bon » Dieu que la question de Thomas d’Aquin nous étonne : Utrum esse bonum Deo conveniat (Ia, q. 6, a. 1). Bon, dit de Dieu, est alors pris au sens qu’il revêt dans bonne terre, bon couteau, bon vêtement. Être bon convient à Dieu, comme il convient aux choses données ci-dessus en exemple. Le nom bonté est d’un emploi rare en ce sens, dit le Petit Robert. On dit facilement un bon vin, une bonne terre, mais on entend rarement sinon jamais parler de la bonté d’une terre ou d’un vin. Quand Thomas d’Aquin parle dans cet article de la double bonté des choses, il ne s’agit pas d’une qualité morale. Nous le voyons à l’instant.
Dieu pourrait-il faire les choses meilleures qu’il ne les fait ? (Ia, q. 25, a. 6)
Voici comment Thomas d’Aquin prouve que Dieu pourrait faire meilleures les choses qu’il fait. La bonté d’une chose est double, bonitas alicujus rei est duplex. Il y a d’abord la bonté qui découle de l’essence des choses, comme « être doué de raison » est de l’essence de l’homme. Du point de vue de cette bonté essentielle, Dieu ne peut pas faire une chose meilleure qu’elle n’est, mais il peut faire une autre chose meilleure que la première. Autrement dit, Dieu peut faire mieux qu’un animal raisonnable, mais il ne peut pas faire l’animal raisonnable mieux qu’il n’est essentiellement ou par définition. Thomas d’Aquin apporte l’exemple suivant. Dieu ne peut pas rendre le nombre quatre plus grand qu’il n’est sans en changer l’essence ; en ajoutant une unité à quatre, on obtient un autre nombre, soit cinq. Selon Aristote[10], l’addition d’une différence substantielle dans les définitions est comme l’addition de l’unité à des nombres. Le pentagone est un polygone qui a cinq angles et cinq côtés. C’est son essence, sa définition. Si l’on ajoute un côté, on a un hexagone ; si l’on en retranche un, on a un quadrilatère. Voilà pour la bonté qui tient à l’essence des choses, quae est de essentia rei.
Mais il y a une deuxième bonté, celle qui s’ajoute à l’essence de la chose, quae est extra essentia rei. Par exemple, être juste ou courageux pour un être humain, c’est une bonté qui s’ajoute à son essence, laquelle consiste à être un animal raisonnable. De ce point de vue, dit Thomas d’Aquin, Dieu peut rendre meilleures les choses qu’il fait. Quand on voit comment va le monde, on se demande pourquoi Dieu ne les a pas rendus meilleurs ou ne les rend pas meilleurs qu’ils sont. Descartes a beau dire que « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée[11] », on en doute en voyant comment les humains se comportent. Le partage du bon sens n’aurait-il pas pu être aussi équitablement fait en investissant une somme plus importante à partager ?
Réponse de Thomas d’Aquin aux deux objections retenues
Thomas d’Aquin répond ensuite aux deux objections retenues (Ia, q. 25, a. 6). Les traducteurs du Cerf apportent une précision concernant melius. En latin, ce mot traduit l’adverbe mieux, et il traduit le substantif meilleur, du moins au neutre singulier. Cette distinction ne peut être rendue parfaitement en français, disent-ils. Rappelons la première objection, puis la réponse qu’apporte Thomas d’Aquin.
Première objection. Tout ce que Dieu fait, il le fait avec la plus grande puissance, potentissime, et la plus grande sagesse, sapientissime. Or, quelque chose, aliquid, est d’autant meilleur, melius, qu’il est fait avec plus de puissance et de sagesse. Donc Dieu ne peut faire quelque chose meilleur, melius, qu’il fait.
Réponse de Thomas d’Aquin. Quand on dit : « Dieu peut faire quelque chose mieux qu’il le fait, Deum posse aliquid facere melius quam facit », melius peut être pris comme un nom ou comme un adverbe. Si l’on prend melius comme un nom, au sens d’objet meilleur, la proposition est vraie : chaque fois que Dieu fait une chose, il pourrait en faire une meilleure. Mais la chose qu’il fait, il ne peut la rendre meilleure essentiellement, comme il a été dit ; cependant, il peut la rendre meilleure par quelque chose d’ajouté à l’essence, comme le courage chez l’être humain. L’homme courageux est essentiellement un homme comme le pleutre.
Maintenant, si l’on prend melius comme un adverbe, au sens de faire d’une manière plus parfaite, melius se rapporte ou bien à l’agent ou bien aux choses faites. Dans le premier cas, Dieu ne saurait faire mieux qu’il ne fait, car il ne saurait opérer avec plus de sagesse ni plus de puissance ; mais si melius se rapporte au mode d’être de l’effet, alors Dieu peut toujours faire mieux, car il est en son pouvoir d’améliorer les choses, sinon dans leur essence, du moins dans leurs attributs accidentels. Dieu pourrait rendre les hommes moins violents ; il pourrait raccourcir le cou de la girafe ou rendre plus spacieuse la poche marsupiale.
Troisième objection. Je la rappelle. Ce qui est souverainement, maxime, et pleinement bon, valde bonum, ne peut pas être fait meilleur, car il n’est rien de plus grand que le maximum, maximo nihil est majus. Or, Augustin affirme : « Les choses que Dieu fait sont bonnes quand on les considère séparément ; mais, prises ensemble, elles sont excellentes, car de leur ensemble résulte l’admirable beauté de l’univers. Donc le bien de l’univers ne peut être créé par Dieu meilleur qu’il ne l’est. » [La citation d’Augustin est tirée de l’Enchiridon, mais on trouve la même idée dans Les Confessions, XIII, XXXIV.]
Réponse de Thomas d’Aquin. Les êtres actuels étant donnés, suppositis istis rebus, l’univers ne peut pas être meilleur à cause de l’ordre on ne peut plus convenable, decentissimum, attribué aux choses par Dieu, et c’est cet ordre qui constitue le bien de l’univers. Si l’une de ces choses était meilleure, l’ordre de l’univers serait perturbé comme serait détruit l’accord de la lyre si l’on en tendait plus qu’il ne faut une de ses cordes. Cependant, Dieu pourrait faire d’autres choses que celles qui existent ou améliorer celles qui existent en leur ajoutant des qualités. On aurait alors un autre univers et un meilleur, esset aliud universum et melius.
La position de saint Augustin (354-430)
L’idée rapportée par Thomas d’Aquin revient à quelques reprises dans Les Confessions. Saint Augustin y insiste sur l’importance de considérer l’ensemble de l’univers, de ne pas s’arrêter à certaines parties, qui peuvent sembler inutiles sinon nuisibles, du moins laides. En III, VIII, Augustin note : « C’est laid un élément qui ne s’accorde pas au tout. » On peut penser à la remarque de Pascal : « Le nez de Cléopâtre : s’il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé[12]. »
Thomas d’Aquin donne quelques conseils aux personnes qui exercent le pouvoir. D’abord un conseil général pour tout genre d’infraction : savoir tolérer. Dieu, quoiqu’il soit tout-puissant et infiniment bon, laisse se produire dans le monde des maux qu’il pourrait empêcher de peur que leur suppression ne prive de biens plus grands que les maux écartés ou ne déclenche des maux encore plus graves. Le chef humain doit imiter Dieu sur ce point. Et Thomas d’Aquin renvoie son lecteur au traité De l’Ordre de saint Augustin, où ce dernier montre qu’un désordre apparent peut rentrer dans un ordre plus large (II, chap. 4). Qui n’a jamais vu faire d’omelette pleure les œufs cassés.
Quelques exemples d’Augustin. D’abord le bourreau. Quoi de plus hideux ? Quoi de plus farouche et de plus dur ? Cependant, il remplit une fonction nécessaire dans une société bien réglée. Considéré isolément, le bourreau est répugnant ; envisagé comme une pièce du système judiciaire, sa vue est tolérable. Deuxième exemple, les prostituées. Supprimez-les, et les passions vont semer le désordre partout. Cette idée, souvent attribuée à Augustin, se trouve dans les Satires d’Horace (~ - 65 – ~ - 8). « Un homme connu sortait un jour d’un lupanar. " Courage ! lui dit le divin Caton ; quand un jeune homme a les veines gonflées par un violent désir, c’est là qu’il doit aller, plutôt que de prendre les femmes d’autrui » (Op. cit., I, II). Troisième exemple. Certains membres des animaux n’ont rien d’éclatant pour l’œil. Mais, parce qu’ils constituaient une pièce indispensable à l’équilibre du tout, la nature n’a pas hésité à les y insérer ; cependant, parce qu’ils étaient plutôt laids, elle s’est gardée de les mettre en évidence. Les Cyclopes n’avaient qu’un œil et ils l’avaient au milieu du front ; on n’imagine pas l’anus à ce noble endroit ; la nature l’a enfoui dans la crevasse la plus profonde du corps humain. Mais, depuis la publicité qui lui a été faite, on y accepterait le nombril. Quatrième exemple d’Augustin, les combats de coqs. Thomas d’Aquin ne l’a pas retenu.
En VII, XIII de ses Confessions, Augustin considère tous les éléments de la création. « À les voir séparément, je les désirerais meilleurs. » Mais, « en considérant le tout, les éléments supérieurs m’en paraissaient sans doute valoir mieux que les éléments inférieurs », les anges plus que les reptiles. Cependant, « un jugement plus sain me faisait estimer le tout meilleur que les éléments supérieurs mis à part ». Enfin, en XIII, XXXIV, il tire une sorte de conclusion : « Vos œuvres, considérées séparément, sont bonnes, et dans leur ensemble, excellentes. »
L’optimisme de Wilhelm Gottfried Leibniz (1646-1716)
L’optimisme – mot qui vient du latin optimus, superlatif de bonus, le comparatif étant melior – est une doctrine selon laquelle le monde est le meilleur et le plus heureux possible. Son principal représentant est, sans conteste, le philosophe allemand Wilhelm Gottfried Leibniz. En VIII de ses Essais de théodicée, il écrit : « La suprême sagesse n’a pu manquer de choisir le meilleur » [optimus et non seulement le bon, bonus]. Au service d’une toute-puissance, pourquoi n’aurait-elle pas fait ce qu’il y a de meilleur ?
Quand Leibniz soutient que Dieu n’aurait pu faire un monde meilleur que celui que nous connaissons, sans mettre en cause sa puissance et sa sagesse, on sait déjà qu’il va à l’encontre de la position de Thomas d’Aquin. Nous verrons que Voltaire (1694-1778) se range, à son insu sans doute, du côté du dominicain et combat l’optimisme, à sa façon tout à fait spéciale[13].
Exemples innombrables à l’appui, Voltaire va montrer, dans son Candide, que le monde n’est sûrement pas le meilleur possible. Candide (du latin candidus, qui signifie blanc, joyeux, heureux, ingénu, innocent, naïf) vivait paisible et innocent dans le château du baron de Thunder-ten-tronckh, en Westphalie. Le précepteur Pangloss (« qui discourt de tout ») – représentation de Leibniz –, y professait un optimisme à tout crin.
Professeur de métaphysico-théologo-cosmolonigologie, Pangloss était l’oracle du château, et le petit Candide vivait pendu à ses lèvres. « Il est démontré, pontifiait Pangloss, que tout a été fait pour une fin » : le nez pour porter des lunettes, et c’est là que nous les portons ; les jambes pour marcher, et c’est sur elles que nous marchons et non sur les mains ; les cochons pour être mangés, et nous en mangeons toute l’année ; l’anus pour éliminer les déchets, et nous l’utilisons chaque jour, etc. Puisque c’est un Dieu tout-puissant et infiniment sage qui a fait toutes choses pour une fin, il a dû les faire pour la meilleure fin. Candide succombait à ces propos inattaquables. La vie de délices qu’il menait dans le château du baron semblait confirmer d’autant plus les propos de Pangloss qu’il était amoureux de Cunégonde, la fille du baron.
Survint la catastrophe. Un jour, le baron surprend leurs amours et chasse Candide « à grands coups de pied dans le derrière ». On pense à Héloïse et Abélard, surpris par Fulbert. Chassé du paradis terrestre, Candide ne vivra plus qu’une suite de malheurs inimaginables, et il en viendra à douter des principes de Pangloss.
D’abord, il est enrôlé de force dans l’armée bulgare (chap. 2, p. 44). Un jour, s’étant éloigné d’environ deux lieues, il est rattrapé et condamné, comme fuyard, à être fustigé trente-six fois par le régiment de deux mille hommes ou à recevoir à la fois douze balles de plomb dans la cervelle. On lui demanda ce qu’il préférait. Ni l’un ni l’autre, aurait-il répondu, mais on l’obligeait à choisir. Il opta pour la fustigation [mot qui vient de fustis, bâton], mais, après deux promenades du régiment, soit quatre mille coups de baguette, il a les muscles et les nerfs découverts depuis « la nuque du cou jusqu’au cul ». Il modifie alors son choix : « Assez ! douze balles de plomb dans la cervelle. » Il est à genoux, prêt à recevoir les plombs, quand passe le roi des Bulgares, qui par pitié le délivre.
Candide assiste ensuite à une horrible bataille entre le roi des Bulgares et celui des Abares. « Les canons renversèrent d’abord à peu près six mille hommes de chaque côté ; ensuite, la mousqueterie ôta du meilleur des mondes environ neuf à dix mille coquins qui en infectaient la surface. La baïonnette fut aussi la raison suffisante de la mort de quelques milliers d’hommes. Le tout pouvait bien se monter à une trentaine de mille âmes. Candide, qui tremblait comme un philosophe, se cacha du mieux qu’il put pendant cette boucherie héroïque » (p. 48). Puis il déserta.
Arrivé en Hollande, pays voisin de la Westphalie, les provisions lui manquent. Mais, ayant entendu dire que tout le monde y était riche et chrétien, il ne douta pas qu’il y goûterait le meilleur des mondes, comme dans le château du baron. Il demanda en vain l’aumône à plusieurs graves personnages qui lui dirent que, s’il continuait à faire ce métier, on l’enfermerait dans une maison de correction pour lui apprendre à vivre. « Des gens riches et chrétiens ! » pensait Candide, consterné. Il tenta une dernière fois sa chance auprès d’un orateur qui venait de parler de la charité, une heure de suite, dans une grande assemblée. Cet orateur, le regardant de travers, lui dit : « Que venez-vous faire ici ? y êtes-vous pour la bonne cause ? – Il n’y a pas d’effet sans cause, répondit modestement Candide, en s’inspirant de Pangloss ; tout est enchaîné nécessairement, et arrangé pour le mieux. » Ne voulant pas en entendre davantage, le prédicateur de la charité le congédie brutalement.
La suite semble inspirée de la parabole du bon Samaritain (p. 50). Un homme qui n’avait pas été baptisé, un bon anabaptiste, nommé Jacques, vit la manière cruelle et ignominieuse dont les baptisés traitaient un des ses frères, un être à deux pieds, sans plumes, qui avait une âme ; il l’emmena chez lui, le nettoya, lui donna du pain et de la bière, lui fit présent de deux florins, monnaie en usage dans les Pays-Bas et les Provinces-Unies, et voulut même lui apprendre à travailler dans ses manufactures aux étoffes de Perse, qu’on fabriquait en Hollande ! Candide, se prosternant presque devant Jacques, s’écriait : « Maître Pangloss me l’avait bien dit que tout est au mieux dans ce monde. »
« Le lendemain, en se promenant, il rencontra un gueux tout couvert de pustules, les yeux morts, le bout du nez rongé, la bouche de travers, les dents noires, et parlant de la gorge, tourmenté d’une toux violente, et crachant une dent à chaque effort. » Candide, plus ému de compassion que d’horreur, donna à ce gueux repoussant les deux florins qu’il avait reçus de son charitable anabaptiste. Le fantôme le regarda fixement, versa des larmes et lui sauta au cou. Candide, effrayé, recule : « Hélas ! dit le misérable, ne reconnaissez-vous plus votre cher Pangloss ? – Qu’entends-je ? Vous, mon cher maître ! Vous, dans cet état horrible ! Quel malheur vous est-il donc arrivé ? » Pangloss lui en fait le récit. En apprenant que Cunégonde serait morte, Candide s’écrie : « Ah ! meilleur des mondes, où êtes-vous ? »
L’anabaptiste Jacques fit de Candide son teneur de livres. Au bout de deux mois, étant obligé d’aller à Lisbonne pour les affaires de son commerce, il amena dans son vaisseau les deux philosophes. Pangloss lui expliqua que tout était on ne peut mieux. Jacques n’était pas de cet avis. « Il faut bien, disait-il, que les hommes aient un peu corrompu la nature, car ils ne sont point nés loups, et ils sont devenus loups. Dieu ne leur a donné ni canons de vingt-quatre [tirant des boulets de vingt-quatre livres], ni baïonnettes ; et ils ont fait des baïonnettes et des canons pour se détruire », etc. « Tout cela était indispensable, répliquait le docteur borgne, et les malheurs particuliers font le bien général ; de sorte que plus il y a de malheurs particuliers, et plus tout est bien. » Jacques n’eut pas le temps de répondre : le vaisseau fut assailli par la plus horrible tempête, à la vue du port de Lisbonne. La tempête était provoquée par le tremblement de terre du 1er novembre 1755.
Le navire fait naufrage, leur bienfaiteur anabaptiste est noyé : la Providence n’épargne qu’un criminel, le cruel matelot qui ne l’avait pas secouru. Candide et Pangloss errent parmi les cadavres et les décombres de la ville ; une parole imprudente sur le péché originel (p. 59) les fait condamner par l’Inquisition. Pangloss est pendu – il ne devait pas en mourir : on le retrouvera au chapitre 27 (p. 169). Et Candide de se dire : « Si c’est ici le meilleur des mondes possibles, que sont donc les autres ? » Quant à lui, Candide, il en sera quitte pour être seulement « prêché, fessé, absous et béni ». Une vieille, que l’on retrouvera à la fin l’aborde et lui dit : « Mon fils, prenez courage, suivez-moi » (p. 62).
Elle prend soin de lui, et chez elle il retrouve Cunégonde, qui a miraculeusement échappé au massacre de sa famille lors de l’invasion des Bulgares. Il est alors amené à tuer le grand Inquisiteur et un Juif, qui se partageaient sa chère Cunégonde comme prostituée, et les trois – Candide, Cunégonde et la vieille – s’enfuient en Amérique. Pendant toute la traversée, ils raisonnèrent beaucoup sur la philosophie du pauvre Pangloss. « Nous allons dans un autre univers, disait Candide ; c’est dans celui-là, sans doute, que tout est bien, car il faut avouer qu’on pourrait gémir un peu de ce qui se passe dans le nôtre en physique et en morale » (p. 76).
Les chapitres 11 et 12 racontent les malheurs de la vieille, fille du pape Urbain X – qui n’avait pas existé – et de la princesse de Palestrine. On avait suivi les trois fuyards jusqu’à Cadix, où ils s’étaient embarqués pour l’Amérique, et de là un bateau, lancé à leur poursuite, était déjà dans le port de Buenos-Aires. Candide doit abandonner Cunégonde et, accompagné de Cacambo, son vieil ami, il se réfugie auprès des Jésuites du Paraguay, dont le colonel n’est autre que le frère de Cunégonde, lui aussi survivant. Hélas ! une dispute s’élève entre lui et Candide, qui, pour la troisième fois meurtrier, pourfend son adversaire (chap. 15, p. 94).
Il échappe de justesse aux sauvages Oreillons (p. 96), puis il séjourne au merveilleux pays d’Eldorado où les cailloux sont des diamants. Il en repart comblé de trésors, qu’il perdra en grande partie durant son périple pour rejoindre Surinam [les Antilles] où il rencontre un pauvre esclave noir à qui il manquait la jambe gauche [parce qu’il avait tenté de s’enfuir] et la main droite [parce qu’il s’était pris distraitement les doigts dans la meule d’une sucrerie]. Candide organise une sorte de « casting », une vingtaine de personnes, pour sélectionner l’homme « le plus malheureux de la province » (p. 121). Chacun fait le récit de ses malheurs. À chaque aventure qu’on lui racontait, Candide songeait à Pangloss : « Ce Pangloss, se disait-il, serait bien embarrassé à démontrer son système. Je voudrais qu’il fût ici. Certainement si tout va bien, c’est dans l’Eldorado, et non pas dans le reste de la terre. »
Après les avoir tous entendus, Candide se détermina en faveur d’un pauvre savant qui avait travaillé pendant dix ans pour des libraires, à Amsterdam. Il jugea qu’il n’y avait pas de métier au monde dont on dût être plus dégoûté, à cause de l’arrogance des libraires hollandais. Mais il le choisissait surtout dans l’espoir que ce savant le désennuierait dans ses voyages. Tous les rivaux du libraire trouvèrent que Candide leur faisait une grande injustice, mais il les apaisa en leur donnant à chacun cent piastres (p. 122).
Le vieux savant libraire s’appelait Martin ; il était l’exact opposé de Pangloss dans sa pensée. Après bien d’autres mésaventures (chapitres 20, 21, 22, 23), Candide arrive à Venise (chap. 24, 25, 26) où il dîne avec six rois détrônés, venus au Carnaval pour oublier leurs déboires. Il retrouve son vieil ami Cacambo, devenu esclave. Ce dernier lui apprend que Cunégonde est à Constantinople (p. 163). Le fidèle Cacambo avait obtenu de son patron turc, qui allait reconduire le sultan Achmet à Constantinople, de prendre Candide et Martin à son bord. Cacambo apprend à Candide que la jadis très belle Cunégonde lave les écuelles chez un prince, sur le rivage de la Propontide. Ils s’embarquent donc tous les trois, Candide, Martin et Cacambo, sur une galère qui les mènera auprès de Cunégonde.
Deux galériens attirent son attention. Il s’adresse à Cacambo : « En vérité, si je n’avais pas vu pendre maître Pangloss, et si je n’avais pas eu le malheur de tuer le baron, je croirais que ce sont eux qui rament dans cette galère. » Ce baron, c’est le jésuite, frère de Cunégonde, que Candide pensait avoir tué au Paraguay. En entendant les mots de baron et de Pangloss, les deux forçats poussent un grand cri. Ils pensent rêver, mais ils ne rêvent pas. Candide les rachète, et les cinq s’embarquent dans une autre galère pour aller délivrer Cunégonde (p. 173).
Ils abordèrent sur le rivage de la Propontide, à la maison du prince de Transylvanie, où travaillait Cunégonde et la vieille qui avait sauvé Candide. Ce dernier racheta Cunégonde et la vieille. Il y avait une petite métairie dans le voisinage. La vieille proposa de s’en accommoder en attendant que toute la troupe eût une meilleure destinée (p. 177-178).
Cunégonde voulut épouser Candide, qui n’en avait plus aucune envie, tant elle était devenue laide : mais l’impertinence extrême du baron le déterminait à conclure le mariage, et Cunégonde le pressait si vivement qu’il ne pouvait s’en dédire. Candide consulta Pangloss, Martin et le fidèle Cacambo. Ce dernier proposa qu’on remette le baron aux galères, après quoi on l’enverrait à Rome, au père général des jésuites. L’avis fut trouvé fort bon ; la vieille l’approuva ; on n’en dit rien à Cunégonde, sœur du baron ; la chose fut exécutée pour un peu d’argent, et on eut le plaisir d’attraper un jésuite et de punir l’orgueil d’un baron allemand (p. 179). Au terme de la lecture d’un récit tellement abracadabrant, on se demande quelle conclusion Voltaire va tirer. Il nous la livre au dernier chapitre, le trentième.
« Il était tout naturel d’imaginer qu’après tant de désastres Candide, marié avec sa maîtresse et vivant avec le philosophe Pangloss, le philosophe Martin, le prudent Cacambo, et la vieille, ayant d’ailleurs rapporté tant de diamants de la patrie des anciens Incas, mènerait la vie du monde la plus agréable ; mais il fut tant friponné par les juifs qu’il ne lui resta plus rien que sa petite métairie ; sa femme, devenant tous les jours plus laide, devint acariâtre et insupportable ; la vieille était infirme, et fut encore de plus mauvaise humeur que Cunégonde. Cacambo, qui travaillait au jardin, et qui allait vendre les légumes à Constantinople, était excédé de travail, et maudissait sa destinée. Pangloss était au désespoir de ne pas briller dans quelque université d’Allemagne. Pour Martin, il était fermement persuadé qu’on est également mal partout ; il prenait les choses en patience. »
Candide, Martin et Pangloss disputaient parfois de métaphysique et de morale. À un moment donné, Martin « conclut que l’homme était né pour vivre dans les convulsions de l’inquiétude, ou dans la léthargie de l’ennui. Candide n’en convenait pas, mais il n’assurait rien. Pangloss avouait qu’il avait horriblement souffert ; mais ayant soutenu une fois que tout allait à merveille, il soutenait toujours, mais n’en croyait rien. » Je termine par cette réflexion de Martin, mon homonyme, même si je ne la partage pas : « Travaillons sans raisonner ; c’est la seule façon de rendre la vie supportable. »
Conclusion
Quand Leibniz soutient, dans ses Essais de théodicée, que Dieu n’aurait pu, sans mettre en cause sa puissance et sa sagesse, faire un monde meilleur que celui dans lequel nous vivons, on sait qu’il va à l’encontre de la position de Thomas d’Aquin. Nous avons vu également que Voltaire (1694-1778) se range, à son insu peut-être, du côté du dominicain et combat l’optimisme, à sa façon tout à fait spéciale, dans son Candide ou l’Optimisme.
Rappelons brièvement en quel sens Dieu aurait pu faire meilleures les choses qu’il fait et meilleur notre pauvre monde. Thomas d’Aquin distingue une double bonté dans les choses. La première appartient à l’essence de la chose, comme « être raisonnable » pour l’être humain. La deuxième bonté est en dehors de l’essence de la chose, comme « être musicien » est une bonté qui s’ajoute à l’essence d’un être humain. C’est cette deuxième bonté qu’il aurait pu améliorer : faire des hommes moins violents, plus courageux, plus tempérants.
La question alors : pourquoi ne les a-t-il pas faits meilleurs ? C’est le mystère total. Mon Dieu – pourquoi ? crie l’Abbé Pierre dans une plaquette sur la violence insupportable qui sévit dans le monde. Habacuc nous en donne peut-être l’explication quand le Seigneur lui dit : « Tu vas mettre par écrit la vision, bien clairement sur des tablettes, pour qu’on puisse la lire couramment. Cette vision se réalisera, mais seulement au temps fixé ; elle tend vers son accomplissement, elle ne décevra pas. Si elle paraît tarder, attends-la : elle viendra certainement à son heure » (2, 3). Comme cette heure n’a pas encore sonné pour nous, nous ne comprenons pas ce qui se fabrique dans le monde, sous nos yeux horrifiés.
[1] Les divisions de la Somme théologique, qu’on appellerait plus correctement Somme de théologie, étant bien connues, je ne répéterai pas chaque fois le titre de cet ouvrage.
[2] Pensées, Paris, Nelson, 1949, Section I, 48.
[3] Œuvres, Paris, Gallimard, Pléiade, I, p. 1040.
[4] De Malo, q. 8, a. 2.
[5] Somme contre les Gentils, 3, chap. 124.
[6] Dictionnaire philosophique, Paris, GF 38, 1964, p. 66.
[7] La Fontaine, Fables, Paris, Hachette, 1961, IX, IV.
[8] Pensées pour moi-même, Paris, Garnier, VIII, L.
[9] Les Confessions, I, chap. 1.
[10] Métaphysique, 1044, 1.
[11] Discours de la Méthode, Première partie, Début.
[12] Pensées, Paris, Nelson, 1949, 162.
[13] Voltaire, Camdide ou l’Optimisme, Bordas, Classiques, 114, Paris, Montréal, 1971.