Marie-Dominique Philippe

 

 

LETTRE A UN AMI

 

 

Itinéraire philosophique

Éditions Universitaires

Édition numérique, https://www.i-docteurangelique.fr/DocteurAngelique,

Les œuvres complètes de saint Thomas d'Aquin

 

 

INTRODUCTION_ 2

CHAPITRE PREMIER: POINT DE DÉPART DE LA RECHERCHE PHILOSOPHIQUE_ 5

CHAPITRE 2: L'INTERROGATION ET LES EXPÉRIENCES_ 8

CHAPITRE 3: PHILOSOPHIE DU TRAVAIL_ 13

CHAPITRE 4: PHILOSOPHIE DE L'AMOUR D'AMITIÉ_ 17

CHAPITRE 5: PHILOSOPHIE DE LA COMMUNAUTÉ_ 25

CHAPITRE 6: PHILOSOPHIE DE LA NATURE_ 30

CHAPITRE 7: PHILOSOPHIE DU VIVANT_ 34

La vie végétative_ 40

La vie sensible_ 43

Les sensations 43

Les représentations imaginatives 46

Les passions 48

La vie de l'esprit 53

La connaissance 54

La volonté 60

CHAPITRE 8: PREMIÈRE ÉTAPE DE LA PHILOSOPHIE PREMIÈRE (MÉTAPHYSIQUE) 64

Le jugement d'existence_ 64

La substance (L’ousia grecque) 67

La qualité, la quantité, la relation_ 70

L'acte_ 72

L’un_ 79

La personne humaine_ 81

CHAPITRE 9: DEUXIÈME ÉTAPE DE LA PHILOSOPHIE PREMIÈRE (SAGESSE) 82

La découverte de l'exister de l'Être premier 82

Manière d'être de l'Être premier 87

La causalité de l'Être premier 88

La Providence et le gouvernement divin_ 94

Jugement de sagesse_ 98

CHAPITRE 10: RÉFLEXION CRITIQUE_ 103

L'opération élémentaire de notre intelligence (L’appréhension) 105

L'opération parfaite (le jugement) 108

Le raisonnement 114

Connaissances imaginative et sensible_ 116

CHAPITRE 11: LOGIQUE_ 118

 

INTRODUCTION

 

 

De tout temps la recherche d'une sagesse de vie a été chose difficile et rare; parce que l'homme, en raison même de sa complexité et de sa richesse, risque toujours de se distraire, de se laisser prendre par les problèmes immédiats et d'oublier l'essentiel, d'oublier ce pour quoi il est fait, de perdre la signification profonde de sa vie d'homme.

A notre époque, cette recherche de la sagesse devient particulière­ment difficile, car le milieu culturel dans lequel vit l'homme d'au­jourd'hui ne favorise pas la recherche de cette sagesse, qui est considé­rée comme inutile, comme une nostalgie qui n'a plus de sens, étant complètement dépassée. Le milieu culturel en lequel vit l'homme d'au­jourd'hui est, en effet, tout entier orienté vers le développement des sciences et des techniques. On regarde avant tout l'efficacité, et l'hom­me, dans sa destinée profonde, risque souvent d'être oublié. Certes, ce développement des sciences et des techniques apporte à l'homme de nouvelles possibilités, et même des possibilités étonnantes dans la croissance de son pouvoir de transformation et d'utilisation de la ma­tière, dans sa domination sur l'univers physique et biologique. Mais ce développement, si prodigieux et si rapide, ne devient-il pas souvent pour l'homme, dans sa vie humaine, une sorte d'excroissance qui le déséquilibre, qui supprime son harmonie profonde? Ce développement, pour être vraiment assumé, « humanisé », réclamerait de l'homme (pour reprendre l'expression de Bergson) un «supplément d'âme», de nou­velles capacités d'aimer, de penser, de contempler. Ce développement pourrait alors être vraiment au service de la personne humaine, au lieu de l'asservir, de la matérialiser, comme cela, hélas! risque trop souvent d'arriver. Car il faut bien reconnaître que, lorsque ce développement devient la préoccupation dominante, primordiale (pour ne pas dire exclusive) de l'homme, il s'impose et l'homme en devient l'esclave. En

 

s'imposant comme l'essentiel de la vie humaine, n'engendre-t-il pas fatalement un certain scepticisme à l'égard de la philosophie, et spécialement de la philosophie première (philosophie de l'être, ou métaphysique)? En effet, grâce à ce développement, la « face extérieure » de notre univers se transforme si rapidement qu'on serait tenté de reprendre la grande affirmation d'Héraclite: tout change, tout est relatif. Dans ce climat de transformations incessantes et si tangibles, il est bien difficile de découvrir dans la réalité humaine autre chose que ce qui est soumis au changement, ce qui est relatif; il est bien difficile de discerner que l'intelligence humaine est faite, profondément, pour aller au-delà de ces connaissances scientifiques et techniques, qu'elle est faite pour découvrir une vérité d'un autre caractère. En un mot, il est bien difficile de discerner que l'intelligence humaine, en ce qui est le plus «elle-même», est faite pour atteindre ce-qni-est, le réel existant en toute sa profondeur; et que grâce à cela elle peut découvrir plus radicalement et d'une manière plus ultime ce qu'est l'homme: ce qu'il est comme esprit lié au corps, au monde sensible, et cependant capable de le transcender parce qu'il a une destinée personnelle qui lui est propre.

De plus, les idéologies du progrès, la dialectique hégélienne, la dialectique matérialiste du marxisme, la méthode psychanalytique freudienne, marquent la sensibilité et le milieu imaginatif de l'homme moderne d'une manière si directe et si forte que souvent toute recherche de vraie sagesse semble superflue et du reste impossible, condamnée dès le point de départ.

C'est une évidence pour tout le monde qu'aujourd'hui tout est secoué, remis en cause, et cela à tous les niveaux. On peut alors se poser la question: assistons-nous à la fin d'un monde et à la naissance d'un monde nouveau? Ou assistons-nous à la fin dernière de notre univers? On ne peut le savoir; mais ce qui semble certain, et dont beaucoup même sont persuadés, c'est que les diverses transformations que nous constatons aujourd'hui—transformations économiques liées aux transformations techniques, elles-mêmes enracinées dans un progrès accéléré des sciences — doivent nécessairement aboutir à une transformation du milieu sociologique en lequel l'homme vit et s'épanouit. Et dans ce climat, beaucoup, se voulant prophètes, affirment que nous assistons à la naissance d'un nouveau type d'homme, que nous sommes en présence d'une nouvelle manière de penser et de vivre. Bref, au nom des diverses transformations du conditionnement humain (transformations qui s'intensifient et se précipitent avec une si grande accélération), on déclare que l'homme n'est plus le même être aujourd'hui qu'au Moyen Âge, qu'au temps du Christ, qu'au temps d'Aristote ou de Socrate. On affirme que l'«homme moderne» doit être compris pour lui-même dans sa «modernité» — ce qui souvent revient à ne plus considérer l'homme que dans son conditionnement, à tous les niveaux, c'est-à-dire à tous les niveaux de son devenir: on ne le regarde plus que dans son devenir. Dans cette perspective, on élabore une anthropologie psychosociologique qui se veut exhaustive et qui se veut philosophique; L’homme, dans sa réalité propre, n'est plus considéré que sous ces aspects psychologique et sociologique. Ainsi; au nom d'une anthropologie psychosociologique, qui ne regarde en l'homme que sa situation existentielle et son comportement, on rejette toute philosophie du réel, et surtout on tient pour périmée la métaphysique de ce-qui-est considéré du point de vue de l'être. On oublie que cette philosophie de ce-qui-est nous permet de découvrir en l'homme ses divers niveaux de vie, sa complexité, sa véritable personne, son autonomie substantielle dans l'être et son orientation vers un bien personnel, sa dimension spirituelle, dimension qui demeure voilée tant que l'homme n'est considéré que dans son conditionnement et son comportement psychosociologique '.

Ne devrait-on pas distinguer ce qui relève des transformations économiques, politiques, scientifiques, techniques (transformations qui sont un fait que l'on doit reconnaître, et qui en elles-mêmes ne sont ni bonnes ni mauvaises) des diverses idéologies nées certes dans ce climat, mais distinctes de lui, car elles impliquent, elles, toute une conception de l'homme, de sa personne, de sa destinée?

Ne sommes-nous pas très souvent, aujourd'hui, en présence d'une terrible confusion entre le fait évident de la transformation économique, technique, scientifique de la communauté humaine, et un jugement de valeur porté sur l'homme et sa destinée, jugement impliquant toute une vision philosophique plus ou moins explicite'? De la transformation économique, scientifique, sociale, on passe à la transformation de tout l'homme, en ce qu'il a de plus profond; et par là on en arrive à faire de l'homme un robot, un rouage au sein d'un développement économique, d'une transformation cosmique...

Une telle confusion ne s'est certes pas réalisée subitement. N’Est-elle pas le fruit de toutes les philosophies idéalistes, de toutes les idéologies issues de la philosophie hégélienne'?

Si l'on s'inquiète aujourd'hui avec raison de la pollution de l'air, de la mer et bientôt de la terre, si l'on prend conscience de l'urgence de ce problème (car c'est vraiment la survie biologique de l'espèce humaine qui est en cause), on devrait, si l'on était un peu lucide, s'inquiéter encore beaucoup plus profondément de la pollution du milieu culturel en lequel les jeunes doivent développer leur esprit et leur cœur. Car

1. Ajoutons que ce qui est vrai aujourd’hui de la réflexion philosophique l'est également au niveau de la réflexion théologique. On voudrait souvent aujourd'hui, faire une nouvelle théologie en ne se servant plus que d une anthropologie psychosociologique. Là encore. on ne s’intéresse plus qu’à la «modernité» de l'homme, en oubliant de le considérer dans sa véritable dimension spirituelle, sa capacité de découvrir la Réalité transcendante.

9

 

si la pollution du milieu biologique peut favoriser l'éclosion de toute espèce de cancers, la pollution du milieu culturel peut favoriser l'éclosion de toutes sortes de fausses idéologies, mal encore plus effrayant au niveau du développement de l'intelligence et du cœur de l'homme.

Devant ce danger, on ne peut demeurer indifférent: il n'y a pas de neutralité possible, car la neutralité serait déjà une sorte de compromission. Notre intelligence n'est-elle pas faite pour la découverte de la vérité? Notre cœur n'est-il pas fait en premier lieu pour aimer une personne humaine, pour l'aimer comme un ami? Ne plus vouloir lutter pour la conquête de la vérité, en considérant qu'il est impossible d'atteindre la vérité, ne plus vouloir rechercher un véritable amour d'amitié entre les hommes, en considérant que l'amour d'amitié est impossible, serait le fait d'un grave scepticisme et d'un désespoir angoissé.

L'homme normal, en face d'un danger menaçant, cherche à se fortifier pour lutter, pour se sauver et sauver ceux qui sont proches de lui. Nous n'avons pas le droit de nous laisser enliser sans lutter de toutes nos forces pour sauver notre esprit, notre capacité d'atteindre la vérité et d'aimer, et pour sauver l'esprit, l’intelligence et le cœur de ceux qui nous suivent, qui sont nos «cadets» dans l'humanité.

Reconnaissons, du reste, que nous sommes dans une situation tout à fait privilégiée pour reprendre cette recherche de la vérité. Car nous sommes descendus très bas; et si nous sommes comme «au creux de la vague », nous ne pouvons guère descendre beaucoup plus bas! Quand on pense aux diverses idéologies qui sont nées depuis une centaine d'années, et quand on regarde la dernière d'entre elles, la philosophie analytique, on est bien obligé de reconnaître que la métaphysique y est réduite à néant, à tel point que non seulement l'existence de Dieu est rejetée, mais que l'homme lui-même, en ce qu'il est comme personne, au plus profond de son être, n'est plus considéré du tout. On ne peut guère aller plus loin dans l'abandon de la signification profonde de la philosophie. Celle-ci n'a-t-elle pas toujours été au service de l'homme, pour permettre à celui-ci de découvrir sa véritable finalité? Dans la philosophie analytique, où l'homme disparaît, on ne considère plus ses œuvres, ses effets, comme des effets de l'homme, mais en eux-mêmes, comme des faits, des donnés dont on saisit les conséquences et les antécédents.

Mais, pour reprendre les vers de Holderlin que Heidegger aimait à citer, «là où est le danger, là aussi croît ce qui sauve». Le moment où l'on touche la plus grande dégradation n'est-il pas proche d'un nouvel élan? Toute résurrection n'exige-t-elle pas un cadavre? Toutefois, pour que le cadavre ressuscite, il faut un esprit nouveau qui lui redonne une nouvelle vie. N'est-ce pas pour nous une obligation de tout faire pour donner ce nouvel esprit, pour redonner à l'intelligence humaine sa véritable vie, la reprendre en ce qu'elle a de plus profond, de plus radical—j'allais presque dire: dans son premier souffle?

On m'objectera, je le sais, que revenir à une métaphysique, c'est revenir à du passé, c'est se fixer dans l'immobilisme, s'isoler du monde moderne, s'installer en dehors de l'évolution, puisque la métaphysique nous établit tout de suite au-delà du constatable immédiat, du mesura­ble... Mais si on comprend ce qu'est une philosophie réaliste et, à son sommet, une métaphysique de ce-qui-est, ces objections tombent, puis­que, comme nous le verrons, le point de départ d'une philosophie réaliste est notre expérience du monde réel actuel, de l'homme tel qu'il est, selon toutes ses dimensions. Une véritable philosophie, et une véritable métaphysique, ne s'installent pas dans le domaine des idées, des principes immuables: elles cherchent à connaître le réel, l’homme existant, tel qu'il est dans sa complexité d'être vivant et dans son unité d'être et d'esprit. II est évident que la philosophie ne peut se contenter de décrire ce que nous voyons, ce que nous constatons; elle ne peut se contenter de mesurer le réel observable. Elle cherche—et c'est sa besogne propre—à analyser le réel expérimenté en le saisissant dans toutes ses dimensions, spécialement l'homme, qui ne peut être un « être unidimensionnel ». Voilà ce que je voudrais montrer, au-delà des objec­tions que je viens de mentionner et qui proviennent d'idéologies qui, ne voulant plus distinguer l'idée de la réalité, ne peuvent plus saisir le réel, l’homme existant, tel qu'il est: elles le relativisent en fonction d'un a priori.

 

 

CHAPITRE 1: POINT DE DÉPART DE LA RECHERCHE PHILOSOPHIQUE

 

 

Si la reprise de la recherche philosophique demande, à notre époque, de se faire d'une manière radicale, il ne suffit donc pas de faire du «replâtrage», de compléter une philosophie déjà existante en y inté­grant certains problèmes actuels. En effet, c'est l'esprit lui-même qui a été comme brisé. Le primat de la négation est allé si loin que l'intelli­gence, dans son fondement, dans sa relation même avec l'être, est véritablement brisée. Aussi est-il nécessaire de redécouvrir en premier lieu le point de départ de toute recherche philosophique, au-delà de cette rupture.

Or, précisément, en considérant les diverses philosophies occidenta­les, on constate que le point de départ n'est pas toujours le même. Pour certains philosophes, c’est l'expérience, L’expérience entendue en ce sens très précis: L’intelligence, présente aux activités sensibles, porte sur les réalités senties un jugement d'existence—«ceci existe», «ceci est». N’est-ce pas la position des premiers «physiciens» et même, en partie, d'un Héraclite et de tous ceux qui regardent avant tout l'univers (des «empiristes»)? C'est surtout la position d'Aristote et, à sa suite, de saint Thomas.

Pour d'autres, le point de départ est l'expérience intérieure de l'âme, de la connaissance que nous vivons actuellement. Cette expérience interne me fait découvrir mon intériorité, ma vie spirituelle. Cette position est en partie celle de Platon; elle est surtout celle de Plotin, de saint Augustin et de beaucoup de philosophes contemporains, dits « existentialistes ».

Pour d'autres encore, le point de départ est la conscience, la réflexion sur l'acte de notre propre pensée, sur le cogito. N'est-ce pas de cela que nous sommes le plus certains'? N'est-ce pas cela que nous saisissons de la manière la plus immédiate? II semble donc que ce soit à partir de là que doive s'élaborer toute la recherche philosophique... Cette position est celle d'Ockham, de Descartes et de tous les phénoménologues contemporains.

Pour d'autres encore, le point de départ de la recherche philosophique est l'inspiration, L’intuition poétique qui nous permet de découvrir l'invisible présent au-delà du visible. Le fruit d'une telle intuition poétique ne se concrétise-t-il pas dans ce qu'on a appelé les « idées innées», enracinées dans notre esprit et nous permettant de découvrir l'être au-delà du conditionnement du devenir? Parménide est peut-être le premier philosophe de l'intuition, qui prend chez lui le mode d'une « révélation»; chez Platon elle s'exprimera dans la réminiscence des Formes idéales et, chez Malebranche, dans les idées innées. On retrouvera l'intuition philosophique chez Bergson, mais sous un mode beaucoup plus subjectif; il ne sera plus question alors de «Formes idéales», ni d'«idées innées», mais de l'«intuition de la durée».

Pour d'autres enfin, la recherche philosophique part de l’opinion des autres: on accepte ce que les autres ont dit sur les diverses questions qui se posent, et on cherche à préciser leurs dires en confrontant entre elles leurs opinions diverses. Ne serait-ce pas une manière intéressante et habile de philosopher (une manière élégante et rhétorique), puisqu'on se sert des ébauches de ceux qui ont philosophé avant nous, ébauches qui demandent à être dépassées? De fait, c'est trop souvent, hélas! la philosophie des « professeurs » qui, faute d'intuition et d'expérience, s'appuient sur les opinions des autres...

II y a bien là comme cinq points de départ irréductibles l'un à l'autre, qui cependant sont parfois liés, ou au contraire s'opposent. Toutefois, il est évident que ces points de départ n'ont pas tous la même valeur; il est très important de le comprendre.

La première chose à faire, si nous voulons entreprendre une recherche philosophique, est donc de savoir lequel de ces points de départ nous allons prendre. On nous dira peut-être que l'acceptation de tel ou tel point de départ est un choix a priori, en ce sens que ce choix présuppose une position philosophique. Or la vraie philosophie ne doit-elle pas être sans aucun a priori? Le philosophe n'est-il pas celui qui, progressivement, rejette tous les a priori pour être de plus en plus capable de saisir tout ce qui peut le conduire à la vérité? Tout a priori n'est-il pas une limitation qui nous enferme en nous-mêmes et nous empêche d'écouter l'autre, de le comprendre en ce que, précisément, nous ne sommes pas?

Pour éviter tout a priori, il faut découvrir comme point de départ ce qu'il y a de plus radical et ce qui s'impose à notre connaissance comme excluant tout choix possible (tout choix, en effet, implique un aspect volontaire et, à ce titre, constitue un a priori pour notre connaissance). Autrement dit, le point de départ d'une philosophie réaliste— d'une philosophie qui refuse tout a priori—ne peut être que celui qui est plus radical que les autres et qui, par le fait même, ne peut être contenu par les autres. II faut donc que ce point de départ n'en présuppose aucun autre, sans pour autant les exclure, mais en les situant à leur place, selon leur valeur propre. Car le propre de la connaissance philosophique est d'être la plus radicale qui soit, la plus exhaustive, une connaissance primordiale et en même temps ultime, celle au-delà de laquelle on ne peut aller. Elle est donc ce qui correspond aux exigences les plus profondes de notre intelligence humaine, comme intelligence.

Si nous regardons dans cette lumière les divers points de départ de la philosophie occidentale, il semble évident que le point de départ de la philosophie ne peut être que l'expérience au sens le plus fondamental, celle qui est le fruit de l'alliance de notre intelligence et de nos sens externes. Une telle expérience implique le jugement d'existence, par où nous reconnaissons que telle réalité existe, qu'elle est, qu'elle s'impose à nous comme une véritable réalité existante, non seulement autre que notre intelligence, mais aussi autre que nous-mêmes dans notre propre existence. Notre intelligence, dans ce jugement d'existence, est capable de reconnaître cette réalité comme existante et comme pouvant lui apporter une nouvelle détermination.

Ce point de départ n'exclut pas l'expérience interne, mais il permet de comprendre que cette expérience, si intéressante qu'elle soit, n'est pas première au niveau de la recherche de la réalité. Car l'expérience interne peut seulement nous dévoiler une certaine manière d'exister, une manière d'exister toute relative, ayant un mode «intentionnel 2» —qu'il s'agisse de l'intentionnalité de la connaissance intellectuelle et sensible, ou de l'affectivité volontaire et passionnelle, ou encore de celle de l'imaginaire. Certes, L’expérience intérieure a le privilège de nous permettre de saisir immédiatement ce que nous vivons au niveau spirituel: notre amour libre (amour de choix) à l'égard de notre ami, notre connaissance intellectuelle. Elle nous livre donc bien quelque chose d'unique, elle nous donne un contact intime avec quelque chose de spirituel. C'est ce qui explique qu'elle puisse si facilement nous séduire et que, si facilement, nous la considérions comme l'expérience privilégiée qui nous introduira immédiatement dans le domaine de l'esprit, tandis que l'expérience qui se fait par le moyen des sens externes, et qui porte sur le monde sensible, demeure liée aux réalités matérielles. Mais si nous cherchons à connaître la réalité en ce qu'elle a de plus «elle-même», nous devons constater que seule l'expérience qui se réalise à l'aide des sens externes permet au jugement d'existence de découvrir une réalité existante autre que nous-mêmes, et de la saisir dans sa propre existence actuelle; tandis que le jugement d'existence présent dans notre expérience intérieure ne nous fait pas découvrir une réalité autre que nous: il nous met en présence de l'existence réelle de nos actes de connaissance et d'amour, actes qui n'existent que selon un mode intentionnel. Si intéressantes et révélatrices qu’elles soient, nos expériences internes ne peuvent être premières au sens fort, dans une recherche philosophique qui se veut radicale. Elles sont certes plus proches de « nous », de notre réflexion, mais non de la réalité existante.

Prendre l'expérience des réalités sensibles comme premier point de départ n'exclut pas non plus que l'on puisse s'intéresser à la « conscience » en ce qu'elle a de propre; mais celle-ci n'est plus regardée comme un point de départ. En effet, en toute expérience (qu'il s'agisse de l'expérience interne ou de l'expérience externe), notre conscience s'éveille et nous pouvons la regarder pour elle-même. Mais ce faisant, nous oublions sa source; car la conscience ne peut exister que si nous expérimentons les réalités existantes extérieures à nous, ou les réalités qui nous sont immanentes: nos propres activités. Nous prenons conscience de ce que nous vivons. Cette conscience que nous avons de nos diverses activités, si elle est essentielle à notre vie humaine, n'est cependant pas première, encore une fois; elle ne peut donc pas être le point de départ de notre recherche philosophique, bien qu'elle soit ce que nous saisissons avec le plus de clarté et le plus de lucidité. Si nous prenons la conscience comme point de départ, tout le contenu de nos expériences, en tant, précisément, qu'il nous dépasse, qu'il nous échappe, est laissé de côté. Nous nous enfermons dans ce qui nous est le plus connaturel, ce qui est le plus proche de nos activités humaines, nous demeurons dans l'immanence du vécu et nous ne pouvons plus en sortir, puisque ce qui est antérieur à cette conscience est comme oublié, laissé de côté.

Quant à l'inspiration et à l'intuition, elles ne sont pas rejetées, mais elles sont relativisées par rapport à nos expériences externes. Car si celles-ci nous mettent face à ce-qui-est, à ce qui s'impose à nous comme autre que nous, L’inspiration, provenant de nous, ne peut nous mettre en présence que de réalités «possibles», n'existant que d'une manière «intentionnelle». De même pour l'intuition, mais d'une manière différente; car l'intuition ne peut nous révéler qu'une nouvelle forme, une nouvelle relation: elle ne porte pas directement sur ce-qui-est. Elle ne peut donc être le point de départ d'une philosophie qui cherche à saisir la réalité en ce qu'elle a de plus fondamental. Si le point de départ de l'art est le possible, si l'art réalise tel ou tel possible en l'«incarnant», la philosophie, elle, part de ce-qui-est. On ne fait pas la philosophie du possible, mais de l'homme qui est, et de tout ce qui est relatif à l'homme.

De même, si les mathématiques envisagent en premier lieu les possibles, les rapports, les relations (ce qui permet de comprendre le lien qui existe entre les mathématiques et l'art), la philosophie, elle, ne peut considérer en premier lieu les possibles, les relations. Si elle les considère, c'est toujours relativement à ce-qui-est. à l'homme-existant considéré en lui-même.

On comprend alors qu’une philosophie qui s'appuie proprement sur l'inspiration et l'intuition, les considérant comme son point de départ, ne puisse jamais se distinguer nettement de l'art et des mathématiques; elle reste toujours une philosophie du primat du possible, du primat de la relation. N'est-ce pas précisément ce qui caractérise les philosophies idéalistes? L'idéalisme ne considère-t-il pas le possible comme le réel en ce qu’il a de premier (le concret existant n'étant qu'une modalité du possible, une réalisation limitant ce possible, en un mot une application, une «position»)?

Enfin, il est évident que les opinions des autres philosophes ne peuvent servir de point de départ à une véritable recherche philosophique de ce-qui-est. Car ces opinions ne sont pas ce qui existe, ce qui est en premier lieu; elles sont le fruit d'une réflexion humaine. Cependant ces opinions ne doivent pas être rejetées systématiquement comme inutiles; car le philosophe ne peut se désintéresser de ce que les autres philosophes et les autres hommes ont pu dire avant lui sur la réalité qu'il cherche à comprendre. En effet, ou bien ces hommes ont, avant lui, atteint la vérité, et il doit alors le reconnaître et s'en servir pour pouvoir lui-même, de nouveau, découvrir cette vérité et la confirmer grâce à leurs dires; ou bien ils se sont trompés et ont erré, et il est intéressant pour lui de saisir pourquoi ils n'ont pas pu atteindre la vérité; il doit alors se servir de ce qu'ils ont dit pour éviter de se tromper lui-même de la même manière, et pour les critiquer.

Les opinions des philosophes sur un sujet important à traiter (opinions qui, du reste, sont souvent très diverses) aident à «nouer» le problème en manifestant toute sa difficulté. Nous pouvons donc nous servir de ces opinions pour aiguiser notre intelligence et nous aider à mieux voir la complexité du problème posé.

En résumé, on peut dire que le point de départ d'une philosophie réaliste —celle qui rejette initialement tout a priori— ne peut être que l'expérience au sens le plus fort, impliquant un jugement d'existence sur une réalité existante autre que nous; mais que les autres sources de connaissance ne sont pas pour autant exclues: elles sont relativisées.

 

 

CHAPITRE 2: L'INTERROGATION ET LES EXPÉRIENCES

 

 

L'expérience est à l'origine de l'admiration. Elle nous met en effet en présence d'une réalité autre que nous, qui possède en elle-même quelque chose que notre intelligence ne saisit pas parfaitement; en ce sens on peut dire que cette réalité que nous découvrons a en elle-même quelque chose qui nous dépasse. C'est pourquoi, si nous saisissons bien quelque chose de cette réalité, nous ignorons aussi, profondément, ce qu'elle est. Sans doute sommes-nous capables de dire, par exemple, que cette réalité est un chien; mais nous savons aussi que ce chien splendide qui est devant nous, nous ne savons pas ce qu'il est profondé­ment. Ainsi la réalité expérimentée peut éveiller en nous un sentiment d'admiration qui nous maintient en éveil, qui nous empêche de passer notre chemin simplement en nous servant de cette réalité, en l'utilisant sans la regarder pour elle-même. L'admiration, en effet, non seulement maintient le regard de l'intelligence sur ce qui est expérimenté, mais aussi empêche l'intelligence de se limiter en se fixant au donné immédiat de l'expérience; car elle pressent, elle «devine», que ce donné immé­diat n'est pas la réalité en toute sa plénitude, et même que ce donné immédiat risque toujours de cacher ce qu'il y a de plus profond dans la réalité. On pourrait presque dire que l'intelligence, grâce à l'admira­tion, s'éveille d'une manière nouvelle, qu'elle a comme l'intuition que ce-qui-est, précisément en tant qu'il est, ne peut se ramener aux diverses données saisies immédiatement (et qui seront schématisées dans les «catégories»). Pour emprunter une image à Platon, on pourrait dire que l'admiration dresse notre intelligence face à la réalité expérimentée comme le chien de chasse en arrêt devant le gibier caché dans le fourré. C'est pourquoi l'admiration suscite normalement l'interrogation.

L'intelligence, en interrogeant, veut saisir ce qu'est la réalité expéri­mentée; elle veut connaître plus profondément. L'interrogation, c'est L’intelligence qui s'éloigne momentanément de la réalité expérimentée pour mieux la saisir, pour mieux la comprendre. C'est l'intelligence qui manifeste son désir, son appétit de savoir. Elle se tend comme un arc pour mieux saisir, pour envoyer sa flèche, son dard, son regard impitoyable qui veut démasquer la complexité de la réalité expérimentée, qui veut l'analyser pour mieux la saisir. Une intelligence qui n'interroge plus ne peut plus progresser: elle plafonne. Merleau-Ponty disait que l'idéaliste n'interroge plus. On pourrait dire qu'une intelligence dialectique n'interroge plus: elle veut ramener le réel à ce qu'elle en saisit, abandonnant du même coup ce qu'elle ne comprend pas. Au contraire, une intelligence qui interroge est en appétit de progrès, elle veut avancer, approfondir... rien ne l'arrête. Là encore elle est comme le chien de chasse qui, dressé devant le gibier caché, veut le faire surgir. L'interrogation est pour le philosophe ce que l'hypothèse est pour le savant. L'interrogation n'est-elle pas comme l'hypothèse radicale, fondamentale, L’hypothèse sous sa forme la plus élémentaire, exprimant simplement et exclusivement l'appétit naturel qu'a l'intelligence de pénétrer plus avant dans la réalité existante, sans la modalité « possible» qui caractérise l'hypothèse? On demeure dans un dialogue direct de l'intelligence et de la réalité existante.

Mais il y a, de fait, diverses interrogations fondamentales, qui indiquent les diverses voies de recherche de notre intelligence en appétit de découverte. A la suite de Socrate, le grand philosophe de l'interrogation, Aristote a précisé les diverses formes d'interrogation, leurs structures irréductibles. Dès qu'elle a reconnu que telle réalité existe, L’intelligence cherche immédiatement à savoir ce qu'elle est. Grâce à l'orientation de cette interrogation, elle découvre la détermination de la réalité, son intelligibilité propre, sa forme, sa différence, par où elle se distingue des autres réalités. Ensuite l'intelligence interroge pour savoir en quoi est cette réalité; par là elle cherche à découvrir la matière en laquelle se réalise cette forme. Ces interrogations sont très explicites quand on est en face d'une œuvre artistique, d'un outil, d'une machine: quelle est sa matière? bois, acier, nylon?...

L'intelligence se demande aussi d'où vient cette réalité: quelle est son origine, immédiate ou lointaine, quel est celui qui l'a faite. L'intelligence se demande enfin en vue de quoi existe cette réalité: est-ce un outil dont on se sert? est-ce quelque chose de naturel? est-ce une personne qu'on considère pour elle-même, qu'on cherche à connaître pour elle-même? L'intelligence peut encore se demander sur le modèle de quoi telle réalité a été faite: elle peut chercher son prototype, pour mieux la connaître, pour saisir sa forme d'une manière exemplaire.

Mais est-ce suffisant? L'intelligence, en effet, peut aussi se demander comment cette réalité est, comment elle a été faite, comment elle peut être conservée, comment elle peut se corrompre, comment elle peut être modifiée, complétée, utilisée, dominée... Cette question du comment, on le voit bien, est seconde par rapport aux précédentes, et on ne peut y répondre parfaitement qu'en présupposant les réponses à ces précédentes questions (or très souvent, il faut bien le reconnaître, nous voulons répondre immédiatement au comment, demeurant ainsi au niveau du conditionnement et du phénomène).

Dans l'ordre pratique de l'action prudentielle — de 1'« agir » (de l'agere) — et de la réalisation artistique et technique — en un mot, du «faire» (du facere) —, on doit encore préciser le lieu et le temps (situation et occasion): quand faut-il agir? Peut-on disposer de tel ou tel lieu pour agir? Est-on dans une situation adéquate? L'occasion est-elle favorable? Les circonstances de temps et de lieu, qu'on cherche ainsi à déterminer, sont capitales pour qu'une action humaine réussisse et soit parfaitement efficace. La question du nombre, celle de la grandeur, celle de la vitesse sont aussi très importantes (pensons, par exemple, à l'économie et à la défense), car le nombre peut transformer profondément le conditionnement d'une action, à tel point qu'il semble en modifier la nature; mais, du point de vue philosophique, ces questions sont évidemment secondaires (sauf bien sûr sans une perspective dialectique).

Profondément, dans la recherche philosophique, ce sont bien les cinq premières questions qui sont les plus importantes. Ce sont les plus fondamentales, celles qui se posent toujours quand on est en présence d'une réalité existante. L'ordre de ces questions varie, mais elles reviennent toujours, et on ne peut les éviter. La question du comment est également essentielle, mais elle se pose en second lieu, du moins dans l'ordre de la connaissance philosophique; car dans l'ordre des réalisations, de l'efficacité, le comment devient primordial — et peut-être aussi dans le développement des connaissances scientifiques. Nous touchons là un problème extrêmement important qu'il faudrait analyser pour mieux saisir en quoi diffèrent le cheminement du philosophe et celui du savant. Le philosophe n'est-il pas avant tout l'homme des cinq premières questions, L’homme du pourquoi? Le savant, lui, n'est-il pas avant tout l'homme du comment, surtout quand ses connaissances scientifiques sont utilisées à des fins techniques?

Étant donné l'importance de ce problème des interrogations pour le philosophe réaliste—puisqu'elles lui indiquent les voies à suivre—, nous devons pousser plus loin l'analyse. Pouvons-nous dire que ces cinq grandes interrogations s'imposent à nous (indépendamment de l'autorité d'Aristote) et que, par le fait même, il ne peut y en avoir d'autres et qu'elles doivent nécessairement être considérées toutes les cinq par celui qui se veut philosophe?

Notre intelligence n'atteint la réalité, en ce qu'elle a de plus elle-même, qu'à travers nos sensations, puisque tout jugement d'existence résulte d'une alliance de notre intelligence et de nos sensations externes.

Cela étant, nous pouvons comprendre que le contact de notre intelligence avec ce-qui-est peut se réaliser selon cinq modalités différentes —ce qui nous permet de saisir qu'il y a bien comme cinq déterminations fondamentales de notre intelligence (on pourrait dire: comme cinq « plis » fondamentaux), par où celle-ci peut interroger et, par là, retourner vers les réalités expérimentées pour découvrir en celles-ci autre chose que ce qui est immédiatement donné (passage de l'«existentiel» à 1'« existential »). Ces cinq déterminations fondamentales sont à la fois comme les orientations de notre intelligence et les possibilités qu'elle a de dépasser les données immédiates de nos expériences. Liée à la vision, L’intelligence cherche à préciser la détermination de la réalité vue: ce qu'elle est; liée au toucher, elle cherche à déceler ce qu'il y a de tout à fait fondamental dans la réalité touchée: en quoi elle est; liée à l’ouïe, elle cherche à saisir l'origine de cette réalité expérimentée par le son, le bruit: d 'où vient-elle? Liée à l'odorat, L’intelligence cherche à saisir en vue de quoi est cette réalité qui attire par son odeur; liée au goût, elle cherche à découvrir le modèle de cette réalité saisie dans sa saveur propre.

Certes, ce n'est pas de manière immédiate que nous discernons ces liens secrets et profonds, et cela parce que nous sommes très loin de nos expériences premières, toutes qualitatives. Nous réfléchissons plus à partir de nos représentations imaginatives qu'à partir de nos sensations. De celles-ci nous avons toujours un peu peur: ne peuvent-elles pas nous tromper? Elles le peuvent, c'est bien évident; mais ce n'est pas une raison pour ne pas s'en servir. La crainte est souvent mauvaise conseillère! Nous devons au contraire être d'autant plus vigilants et attentifs à l'originalité de ces alliances: alliance de l'intelligence et de la vision, de l'intelligence et du toucher... Nous découvrons alors ces orientations, ces appels qui se précisent en interrogations.

Cependant ces alliances impliquent aussi l'imagination. Celle-ci est-elle pas entre les sensations et l'intelligence? Par elle et en elle toutes les sensations s'unissent dans l'«image» représentant la réalité qui est expérimentée. Or cette image ramène la diversité des contacts à une certaine unité. N'est-ce pas ce qui explique que si facilement la diversité des interrogations se ramène à l'unique interrogation du comment? L'image, en effet, ne suscite en notre intelligence qu'une seule interrogation: celle du comment, celle de la composition ou de la division des divers éléments que l'image synthétise ou oppose. C'est pourquoi, dans la mesure où l'image se substitue aux diverses sensations, une seule interrogation demeure: celle du comment.

Interrogeant de ces diverses manières, L’intelligence revient à la réalité expérimentée, désirant découvrir dans cette réalité ce qu'elle cherchait. On est ici en présence d'une coopération très particulière de l'intelligence-interrogeante et de la réalité expérimentée. Cette coopération réalise ce qu'on appelle une «induction», c'est-à-dire la découverte d'un principe propre et d'une cause propre. A chacune des interrogations correspondra une induction spéciale, la découverte d'un principe propre. Par là se réalise la première analyse philosophique de la réalité expérimentée. En analysant de cette manière ce qu'il y a de plus profond dans la réalité expérimentée, L’intelligence saisit ce qu'elle est (sa détermination), en quoi elle est (sa matière), d'où elle vient (son origine), en vue de quoi elle est (sa fin). Ces inductions sont bien le passage du visible à l'invisible. C'est par elles que l'intelligence découvre son bien propre, ce qui la perfectionne. Aussi la vraie qualité d'une intelligence se découvre-t-elle dans sa capacité d'induire, de découvrir les principes propres de la réalité expérimentée, beaucoup plus que dans son aptitude à déduire.

Après la découverte des principes, L’intelligence revient à la réalité expérimentée en la considérant dans cette nouvelle lumière, celle de ses principes propres, afin de découvrir comment, en cette réalité, se réalisent ces principes, quelle est leur manière d'exister. C'est alors que l'intelligence peut déduire les propriétés de la réalité, connaître parfaitement, c'est-à-dire par et dans ses causes propres, la réalité expérimentée. C'est cette connaissance parfaite qu'Aristote appelait «science» et qui était pour lui la connaissance philosophique.

Voyons maintenant quelles sont les grandes expériences de l'homme nous permettant de découvrir ses principes et ses causes propres.

La première expérience, la plus proche de l'homme, celle à laquelle il revient toujours, est celle du travail; et, parallèlement à cette expérience, il y a celle de l'amour d'amitié. Telles sont bien les deux expériences les plus connaturelles à l'homme; celle qui lui permet de saisir combien il est partie de l'univers tout en étant capable de le modifier, et celle qui lui fait saisir combien il peut être proche de l'homme son semblable, L’aimer, comment il peut le connaître (comme un autre lui-même) et vivre avec lui.

Ces deux expériences conduisent normalement à une troisième expérience: celle de l'homme faisant partie d'une communauté, coopérant avec les autres, devenant source du bien commun tout en dépendant de celui-ci. Voilà les trois grandes expériences de la vie humaine sur lesquelles, nous le verrons, doit s'élaborer toute la philosophie humaine, la philosophie pratique. Là est vraiment la base de toute philosophie réaliste: L’homme présent à l'univers et le transformant, L’homme présent à l'homme et coopérant avec lui pour former un milieu humain. Suivant l'ordre de valeur que l'on reconnaît entre ces trois expériences, on a de l'homme des conceptions philosophiques différentes.

Mais cela ne suffit pas; nous ne pouvons pas en rester là, car ces trois expériences en supposent trois autres, plus fondamentales. L'expérience du travail implique celle de la matière (ce qui est capable d'être transformé); L’expérience de l'amour d'amitié implique celle du vivant (car l'ami peut mourir et mon amour pour lui ne peut être source de sa vie). Quant à l'expérience de la coopération qui édifie le «bien commun», elle nous fait poser une nouvelle question sur la finalité propre de l’homme: L’homme peut-il trouver sa fin, son plein épanouissement d'homme, dans la coopération? La personne de l'homme n’a-t-elle pas en elle-même quelque chose de plus grand, de plus noble, de plus spirituel que la coopération qui demeure toujours liée au bien commun? Qu'est cette personne humaine? Comment saisir sa noblesse? La personne humaine, en ce qu'elle a de plus «personnel», n’est-elle pas ordonnée à un autre bien, au-delà de la personne humaine, qui soit absolu'? Mais existe-t-il un Bien absolu? Le philosophe doit se poser la question, car il n'en a pas d'expérience immédiate. Même si les traditions religieuses en parlent, le philosophe, lui, ne peut accepter a priori ces traditions; il doit en chercher le bien-fondé. Le philosophe est donc obligé, à partir de l'expérience de la coopération, et en vertu de l'interrogation: «Qu'est-ce que l'homme?», de revenir à ce qui est commun à toutes nos expériences, à ce qui les fonde toutes radicalement, le jugement d'existence saisi en lui-même: «ceci est»; et, par là, de se poser le problème de l'être: qu'est-ce que l'être'?

Grâce à ces trois dernières expériences, nous pouvons mieux saisir ce qu'est l'homme: le saisir comme impliquant, par son corps, une matière capable de subir les influences de l'univers; le saisir comme le vivant par excellence jouissant d'une autonomie profonde, capable de s'organiser et de se développer; le saisir comme une personne capable de se poser la question: «Existe-t-il une Réalité transcendante?», et capable d'adorer cette Réalité et de la contempler.

Toute la philosophie ne cherche-t-elle pas à comprendre le plus parfaitement possible ce qu'est l'homme, et à discerner les diverses orientations qui lui sont possibles? A ces recherches s'ajoute la réflexion critique. Toute philosophie, en effet, demande d'être lucide sur elle-même dans toutes ses démarches. Elle doit les comparer avec celles des autres philosophies et justifier ses propres orientations. Cette ré

3. Nous voyons là toute la différence entre une position réaliste et la position de ceux qui prétendent que la grande question philosophique est celle-ci: «pourquoi y a-t-il de l'être et non pas rien?», ou selon la formulation de Leibniz: «pourquoi y a-t-il plutôt quelque chose que rien?» (n'oublions pas non plus l'alternative de Shakespeare: «To be or not to be, that is the question»). Cette question se comprend bien au niveau poétique, où le possible est premier; mais transposée au niveau philosophique, elle ne peut plus être première, du moins lorsqu'il s'agit d'une philosophie réaliste, où le possible ne peut se comprendre qu'à partir de l'acte. Dans une position réaliste, le jugement d’existence présent dans toutes nos expériences peut être dégagé à partir de celles-ci, mais il n'est jamais premier dans l'ordre de nos recherches. Dans une position plus ou moins dépendante (consciemment ou non) de l'idéalisme, la question «principielle» est: «Pourquoi y a-t-il de l'être et non pas rien? »

flexion critique implique également l'art de penser et de dire, avec rectitude et avec la plus grande justesse logique, ce qui permet une communication plus claire, plus nette. II y a manière et manière de dire ce que nous portons en nous, ce que nous pensons. Nous pouvons le dire en cherchant avant tout à faire saisir à l'autre le contenu conceptuel de notre pensée; et si cette pensée veut être le plus exacte possible, il faut que notre dire se serve de la logique pour être lui-même le plus exact possible. Si, au contraire, nous désirons communiquer avant tout nos impressions, ce que nous ressentons profondément, notre dire devra alors être poétique; il n'aura plus recours à la logique, mais à l'art poétique.

Examinons maintenant chacune de ces étapes de la recherche philosophique.

 

 

CHAPITRE 3: PHILOSOPHIE DU TRAVAIL

 

 

Inutile d'insister sur le fait de l'expérience du travail. Cette expé­rience est certainement celle que les hommes font le plus, et le plus souvent. C'est vraiment celle qui les marque le plus et qui leur fait le mieux saisir leur conditionnement: leur temporalité, leur dépendance à l'égard de l'univers, ainsi que leur capacité de le transformer. Cette expérience semble bien être la première, selon l'ordre génétique. Car si l'appétit naturel, c'est-à-dire l'appétit instinctif, sensible et passionnel du lait maternel est certes, du point de vue génétique, la première activité vitale manifeste de l'enfant, cet appétit instinctif et sensible n'est pas pleinement conscient pour celui qui le vit. On ne peut le considérer comme une véritable expérience. De plus, cet appétit impli­que-t-il un amour volontaire, spirituel, de l'enfant à l'égard de sa mère, ou même à l'égard de la Source propre de son être? C'est là une question à laquelle on ne peut répondre immédiatement; y répondre affirmativement ou négativement, sans une réflexion philosophique, serait un a priori. Par conséquent, à supposer que l'on réponde affirma­tivement, cette réponse ne serait pas le fruit d'une expérience immédia­te sensible. Aussi semble-t-il bien que l'expérience du travail, c’est-à-dire de la transformation de la matière (au sens très général), soit notre première expérience, génétiquement parlant; car cette expérience est vraiment consciente et implique un certain jugement d'existence. Quand le petit garçon s'amuse avec un jeu de construction, ou la petite fille avec une poupée, ni l'un ni l'autre n'a guère conscience de ce qu'il fait: ils jouent et, en jouant, ils demeurent dans un monde imaginaire, merveilleux. Dès que commence l'école, il faudra «travailler», se soumettre à certains règlements, et ce travail réclamera attention et réflexion, ce qui éveillera une certaine conscience.

4. Voir aussi notre étude de l'activité artistique (Philosophie de l'art, 2 vol., Éditions Universitaires, 1991 et 1992), où la philosophie du faire est traitée dans une perspective différente.

Si le travail est vraiment notre première expérience consciente, on comprend que cette expérience conditionne toutes nos autres expériences et que même, si nous n'y prenons pas garde, elle les détermine. Car, nous le savons, ce qui est premier dans un genre donné conditionne tout ce qui vient après lui; et même (le premier d'une série n'est-il pas chef de file?) tout ce qui vient après lui est relatif et dépend de lui. Ajoutons que, très souvent (c'est le phénomène de la «répétition »), tout ce qui vient après lui est déterminé par lui. Si on considère l'homme uniquement dans son devenir, dans sa relation au monde physique, le travail n'est plus seulement l'expérience génétiquement première: il devient l'expérience dominante, celle à laquelle il faut référer toutes les autres. N'est-ce pas ce qui arrive dans toute position philosophique politique, qui ne regarde que l'aspect collectif de l'homme, puisque, si on ne regarde plus que le conditionnement de l'homme, c'est nécessairement cette expérience qui est au centre?

L'expérience du travail permet de saisir comment l'homme domine la matière et comment il peut la transformer. Par le travail, L’homme acquiert une certaine connaissance de la matière, connaissance relative, du reste, à la transformation même qu'il réalise. L'œuvre n'est-elle pas le fruit du travail de l'homme sur la matière? La première fois que l'homme réalise une œuvre, et chaque fois qu'il en réalise une nouvelle, ne s'étonne-t-il pas de l'efficacité de son travail, de la résistance de la matière dont il se sert ou de sa mollesse? Cette œuvre réalisée par son travail, il peut l'admirer. Cet étonnement et cette admiration le conduisent à interroger pour savoir ce qu'est l'œuvre dont il est l'auteur.

Cette œuvre qui achève son travail est soit une œuvre utile, par exemple un outil, instrument qui permettra à l'homme-travailleur de travailler de nouveau avec une efficacité et une rapidité plus grandes, soit une œuvre d'art agréable à regarder. L'œuvre utile, ordonnée à un usage, possède une forme toute relative à celui qui s'en sert; tandis que l'œuvre d'art possède une forme d'expression capable d'attirer notre connaissance et de lui plaire. Dans l'œuvre d'art, la forme resplendit, elle est parfaitement elle-même; dans l'œuvre utile, au contraire, elle est une forme d'adaptation. On voit comment, en précisant ce qu'est la forme de l'œuvre réalisée par le travail de l'homme, on discerne en même temps ce en vue de quoi elle est réalisée. En effet, cette œuvre est soit en vue d'une connaissance artistique, soit en vue d'un usage, soit en vue d'une efficacité plus grande. On voit comment la découverte de la forme et celle de la fin sont simultanées.

Si c'est par sa forme qu'on précise ce qu'est l'œuvre, celle-ci se distingue encore par sa matière, laquelle joue un rôle très important, aussi bien dans l'œuvre utile que dans l'œuvre d'art. Elle constitue même une des qualités propres de telle ou telle œuvre: tel outil est d'acier, telle peinture d'huile, telle sculpture de bois, etc.

C'est de l'œuvre d'art que se prend la première distinction de la forme et de la matière, puisqu'en analysant l'œuvre d'art on découvre en premier lieu ce qu'est sa forme et ce qu'est sa matière. La forme est ce qui la détermine et lui donne son originalité, la matière est ce qui est capable d'être transformé et modifié, ce qui donne à l'œuvre d'art son fondement, son enracinement dans le monde physique: ce en quoi elle est faite.

Cependant, face à l'œuvre d'art, ce qu'il faut surtout découvrir, c'est sa source immédiate. Elle provient du travail de l'homme, cela est évident. Mais pour que le travail soit vraiment humain, quels sont les éléments qu'il doit impliquer? Le travail humain se réalise dans des conditions très diverses, qui le modifient parfois d'une manière telle qu’on peut se demander si ces conditions n'en changent pas la nature. II nous faut donc regarder le travail humain dans sa réalisation la plus simple et la plus manifeste: le travail de l'artisan; et à partir de là, nous chercherons à saisir toute la gamme des diverses formes de travail.

Le travail de l'artisan suppose toujours un certain choix, une certaine option. L'artisan réalise par son travail ce qu'il a voulu faire: telle paire de sabots, telle table, telle chaise. II a choisi le modèle sur lequel il désire réaliser son œuvre. En raison de ce qu'il désirait réaliser il a choisi telle matière plutôt que telle autre, il a choisi tel instrument et telle méthode, suivant ainsi un plan de réalisation. Et s'il est un véritable artiste et qu'il ait le temps et les capacités voulues, il inventera lui-même son modèle, il «créera» un nouveau type qu'il exécutera; voilà la causalité propre de l'activité artistique: la causalité exemplaire (ce sur le modèle de quoi se réalise l'œuvre).

Qu'est-ce qui est à l'origine de cette causalité exemplaire? Ici se posent le problème de l'inspiration et celui de la naissance de l'«idée» artistique, du «modèle ». Qu'est-ce que l'inspiration? D'où vient-elle? II est très important de bien saisir le caractère propre de l'inspiration, cette source spéciale d'un type particulier de connaissance. L'inspiration, en effet, est bien à l'origine d'une nouvelle connaissance portant sur des «possibles»: ce que l'artiste peut faire. En ce sens on peut dire que l'inspiration implique une sorte de révélation et d'illumination. N'est-elle pas pour l'artiste comme une nouvelle manière de regarder tout ce qui est autour de lui, tout ce qui est en lui? Tout, à partir de là, est vu dans une lumière nouvelle, comme «possible» au sens de «réalisable», susceptible d'être fait, exprimé.

Ce qui caractérise cette connaissance nouvelle provenant de la lumière de l'inspiration, c'est précisément de regarder les «possibles», ce qui peut être réalisé par l'homme, par l'artiste. L'objectivité d'une telle connaissance est donc toute différente de celle des autres connaissances dites « objectives », qui considèrent telle ou telle réalité existante; car l'inspiration elle-même est source de ces possibles. C'est donc bien l'intelligence inspirée de l'artiste qui se donne à elle-même sa propre détermination, sa propre spécification. C'est elle qui se donne la signification immédiate des possibles qu'elle connaît. N'est-ce pas ce que les idéalistes disent de toute connaissance philosophique? Autrement dit, si l'inspiration était le modèle de toute connaissance philosophique, les idéalistes auraient raison; mais comme l'inspiration est propre à la connaissance artistique, il faut reconnaître que les idéalistes ramènent toutes nos connaissances philosophiques à la connaissance poétique.

N'oublions pas que l'inspiration relève de l'alliance profonde de l'intelligence et de l'imagination. C'est pourquoi on a pu parler d'« imagination créatrice». En réalité, c'est l'intelligence présente au plus intime de nos activités imaginatives qui leur donne cette capacité nouvelle de «créativité» 5. Cela explique, du reste, que l'inspiration poétique soit à la naissance de l'«idée» artistique (idea).

Si le travail de l'artisan inventeur de son modèle implique une inspiration créatrice, le travail du simple artisan ne l'exige pas; il lui suffit d'un modèle qu'il cherche à reproduire en le copiant. Mais le travail d'un simple manœuvre, d'un ouvrier d'usine, de celui qui travaille à la chaîne, est-il encore un travail humain? II est évident que le travail humain demande de s'achever dans l'œuvre; s'il exige d'être efficace, L’efficacité n'a de sens que pour l'œuvre qu'elle réalise. L'efficacité, par elle-même et pour elle-même, n'a pas de signification. Si le travailleur n'est qu'un rouage dans une organisation complexe, impliquant une extrême division du travail en vue d'une efficacité plus grande, son travail n'a plus pour lui de sens profond. A la limite, on pourrait dire que l'homme, dans un tel travail, n'est plus qu'un instrument, un relais. Par conséquent, ce n'est plus seulement la phase d'inspiration et d'invention qui manque: il n'y a même plus de terme, de but précis. Le travailleur est téléguidé au nom d'un projet à réaliser et d'une œuvre dont il ignore la réalisation concrète. Un tel travail ne peut plus ennoblir l'homme: il ne peut plus que l'user.

II serait également intéressant de comprendre comment l'importance que prend l'outil modifie le travail humain: prenant progressivement une valeur qui s'impose de plus en plus, et exigeant un investissement

5. L'imagination créatrice, du reste, présuppose nécessairement toute une série d'expériences impliquant nos sens externes, expériences d'un type particulier qu'on peut appeler « expériences sensibles artistiques ». Les artistes ne sont-ils pas toujours considérés comme ayant une sensibilité spéciale et détectant dans les réalités qu'ils expérimentent certaines qualités que les «béotiens» ne saisissent guère? Pensons à la manière dont un peintre ou un musicien regarde tel paysage, écoute tel bruissement dans la forêt...considérable, L’outil va en effet modifier le travail humain jusqu'à un point-limite; car, à la limite, c'est le travailleur qui est vraiment mis au service de l'outil, de la machine, et non plus l'inverse. Là encore nous touchons à une destruction du travail humain. En effet, si l'homme-travailleur est mis au service de l'outil, de la machine, son travail est alors tout relatif à l'efficacité pure de la machine, il devient une condition sine qua non de cette efficacité, de la capacité d'exécution de la machine. II n'a plus rien d'humain; loin d'ennoblir il avilit, car l'homme est devenu dépendant de l'outil (sauf, évidemment, dans le cas où l'homme-travailleur est le surveillant de la machine; car, comme surveillant, il garde la maîtrise de l'exercice et il n'est donc plus totalement relatif à elle, bien que l'efficacité relève avant tout de la qualité de la machine). Ce travail peut devenir monstrueux, ne permettant plus à l'homme-travailleur d'expérimenter vraiment ce qu'est le travail de l'homme. II n'expérimente plus que son état de dépendance, d'esclavage dans l'ordre de l'efficacité.

De plus, ce travail qui est entièrement au rythme de la machine peut très facilement n'être plus une véritable coopération de l'homme avec la matière au moyen de l'outil, mais une exploitation de la matière, exploitation à laquelle l'homme-travailleur assiste en complice inconscient, puisqu'il n'est là que comme une condition sine qua non. Mais assister, fût-ce inconsciemment, à cette exploitation de la matière, ne peut être que source de tristesse, de brisure, de dégoût. Autant il est exaltant d'être source d'une grande œuvre impliquant une véritable coopération avec l'univers, autant il est dégradant d'être celui qui assiste, impuissant, à l'exploitation tyrannique de notre univers; car au lieu de «cultiver» notre univers, de l'achever, de l'accomplir, on l'exploite en le dégradant, en lui enlevant sa vraie grandeur.

Celui qui, aujourd'hui, fait la philosophie du travail, doit toujours se poser la question: jusqu'où le travail technique, dans notre monde, réalise-t-il encore une coopération de l'homme et de la matière? N’est-il plus qu'une exploitation tyrannique de la matière? L'homme rend-il le monde plus habitable? ou n'est-il pas, au contraire, en train de le rendre inhabitable? Permet-il à l'homme de s'épanouir dans un milieu de vie toujours plus humain? ou est-il en train de détruire le milieu vital de l'homme? II doit également se demander si le travail qui met l'homme dans une totale relativité à l'égard de l'instrument n'est pas un travail qui dégrade l'homme.

Si on ne regarde que l'efficacité du travail, on affirmera évidemment un progrès continu; mais si l'on considère le fruit du travail et la coopération de l'homme avec la matière, c'est différent.

La conception dialectique du travail, à la manière de la praxis marxiste, ne peut pas répondre à ce problème, ni même le saisir, car elle ne considère jamais l'œuvre comme le fruit du travail; elle ne regarde que L’efficacité du travail transformant la matière et transformant l’homme-travailleur. Tout demeure dans l'immanence de la praxis.

Quant au pur libéralisme économique, qui ne regarde, lui aussi, que l'efficacité du travail, il ne peut pas non plus considérer ce problème ni en saisir la signification. Pour cela il faut, au-delà du travail, regarder l'homme-travailleur.

La philosophie de l'homme-travailleur doit nous permettre de saisir une dimension réelle de l'homme: L’homme capable de dominer l'univers en le transformant, en l'utilisant au moyen des outils qu'il se fabrique (du silex à l'ordinateur). La philosophie de l'homme-travailleur nous révèle donc un type particulier d'homme, et un aspect très spécial de sa liberté. Car ce qui est très net, c'est que le travail—coopération de l'homme avec la matière (capacité d'être transformé)—développe chez l'homme un sens très aigu de son pouvoir, de sa supériorité sur tout ce qui est capable d'être transformé — ce qui lui donne une conscience de plus en plus aiguë de sa liberté et de sa dignité d'homo faber qui peut, s'il le veut, si bon lui semble, œuvrer ou ne pas œuvrer: le travail augmente le sens de son autonomie, de sa sécurité et de sa valorisation. En revanche, si l'homme-travailleur est réduit à n'être plus que l'esclave de l'outil, de la machine, un sentiment de frustration peut se développer en lui. N'y a-t-il pas là, en effet, une anomalie radicale? Le travail, qui devrait ennoblir l'homme, le dégrade, L’abîme. L'efficacité de son travail ne lui appartient plus, puisqu'il est lui-même tout relatif à l'efficacité de la machine. Et si la machine appartient à un autre, il est, par le fait même, comme doublement désapproprié de son propre travail. Le sentiment de frustration qui en découle peut conduire l'homme-travailleur à une sorte de destruction ou à une sorte de révolte; car il lui est intolérable de dépendre à la fois de la machine et de celui qui la possède.

N'oublions pas que le travail, comme nous l'avons noté au point de départ, est notre expérience fondamentale, radicale, celle qui nous marque le plus profondément dans notre conditionnement humain, celle qui est la plus proche de notre conscience psychologique. Elle est aussi celle qui nous donne le sens le plus aigu du temps: tout le devenir du travail peut être mesuré par le temps, même si son aspect qualitatif et son contenu essentiel échappent à cette mensuration. Or ce devenir est essentiel au travail, il le caractérise en son conditionnement propre; il n'est donc pas seulement un aspect secondaire. C'est pourquoi, tant que le travail qualifie l’homme en l'ennoblissant, il l'épanouit, il fait partie de sa croissance humaine et le maintient dans un état d'euphorie; mais dès que le travail dégrade l'homme, dès qu'il l'étouffe, il lui devient intolérable. L'homme le subit un temps, mais il ne peut l'intégrer sans se détruire; aussi, très vite, le rejette-t-il en se révoltant.

Si le travail, qui devrait ennoblir, dégrade, c'est qu'il y a eu à un moment donné une erreur, une fausse orientation. II y a eu un détournement progressif. On n'a plus regardé la vraie finalité du travail — L’oeuvre —, ce pour quoi le travail devait être; on s’est replié sur l’efficacité pour elle-même, on n'a plus regardé que l'outil dans son efficacité, en oubliant l’homme!

 

 

CHAPITRE 4: PHILOSOPHIE DE L'AMOUR D'AMITIÉ

 

Si important qu'il soit dans la vie humaine, le travail n'est pas la seule expérience de l'homme. II y a une autre expérience capitale: celle de l'amour d'amitié, qui permet à l'homme de découvrir non plus la matière, mais l'homme lui-même, celui qui lui est semblable, celui qu'il peut regarder et aimer comme un autre lui-même — ou, au contraire, celui qui peut devenir le rival et même l'ennemi.

L'expérience de l'amour d'amitié me révèle ce qu'est l'ami, celui qui est pour moi mon bien personnel, celui qui est capable de me perfection­ner, de m'achever, de me révéler à moi-même qui je suis parce qu'il est mon ami, qu'il m'aime et que je suis aussi pour lui son bien person­nel.

Cette expérience n'est pas au sens propre une expérience intérieure, et elle n'est pas non plus une expérience impliquant l'alliance avec les sens externes. Cette expérience n'a-t-elle pas pour caractéristique d'impliquer ces deux types d'expérience: interne et externe? Car l'expé­rience de l'amour d'amitié n'est pas seulement l'expérience de mon amour pour quelqu'un; elle est aussi l'expérience de l'ami. Expérimen­ter que j'aime est une expérience intérieure: j'ai conscience d'aimer; mais l'expérience de l'ami (expérimenter que l'autre m'aime) exige aussi l'expérience externe. L'expérience de l'ami implique en effet la conscience que j'ai d'aimer, mais elle ne s'arrête pas à cette conscience, elle va plus loin, elle atteint l'autre qui m'aime, ce qui exige un jugement d'existence.

Cette expérience de mon amour d'amitié pour celui qui m'aime sus­cite en moi un étonnement, une admiration. C'est merveilleux d'aimer et d'être aimé précisément par quelqu'un que j'aime, par quelqu'un qui suscite en moi un amour, car il est vraiment mon bien, il est celui qui est capable de m'apporter un épanouissement personnel.

Je peux évidemment décrire cet amour, me contenter de décrire ce qu'il m'apporte, ce qu'il suscite en moi, décrire la manière dont il m'épanouit; mais je puis aussi aller plus loin et me poser la question: qu'est-ce que cet amour? Qu'est-ce que l'amour?

Pour répondre à cette question, je reviens à l'expérience que j'ai de cet amour d'amitié; car seule cette expérience peut me permettre de savoir ce qu'est l'amour au sens le plus fort, le plus intime, le plus personnel. En effet, je saisis tout de suite qu'il y a en moi diverses manières d'aimer. II y a un amour sensible, passionnel, qui porte sur le bien sensible immédiat: j'aime le bon vin, j'aime regarder tel paysa­ge... II y a un amour instinctif: quand j'ai soif, j'aime boire. Nous sommes là en présence d'un besoin biologique qui nous porte impérati­vement et aveuglément vers ce qui peut apaiser ce besoin, vers ce qui, une fois possédé, épanouit le vivant dans une certaine jouissance. Sou­vent ce besoin biologique, cet appétit instinctif, est lié à un amour passionnel, car il a éveillé en nous un appétit sensible (dont normale­ment nous avons conscience)... II y a aussi un amour imaginatif, «ro­mantique», qui nous oriente vers une sorte d'idéal que nous avons forgé en nous. Enfin il y a l'éveil, en nous, d'un amour volontaire, spirituel, portant sur un bien spirituel, personnel. Cet amour spirituel s'éveille en nous dans un désir; et si ce bien personnel est un ami qui nous aime, ce désir, grâce à cet amour réciproque, s'épanouit en un amour plus profond.

Cet amour spirituel personnel n'exclut pas les autres amours: il tend à les assumer, car l'ami peut être aimé sensiblement, instinctivement, et il peut même susciter une sorte de halo imaginaire, surtout si, après la présence, L’ami est absent. L'absence, en effet, favorise le développe­ment de l'imagination, qui idéalise facilement celui qu'on aime: on le porte aux nues, personne ne peut lui être semblable, il est l'unique! Si ces divers amours inférieurs s'accroissent trop violemment et exclusivement, ils peuvent devenir rivaux de l'amour spirituel et même I 'étouffer.

Cette diversité d'amours doit nous aider à saisir ce qu'est l'amour; car tous, de manières diverses, sont «amour». Tous portent sur un bien connu ou du moins estimé tel (sauf l'amour instinctif qui, lui, n'a pas besoin de connaissance antérieure: L’instinct suffit). C'est précisé­ment ce bien connu qui suscite en nous tel ou tel amour, un amour passionnel s'il s'agit d'un bien connu par la sensation, un amour imagi­natif s'il s'agit d'un bien atteint par l'imagination, un amour spirituel s'il s'agit d'un bien révélé par l'intelligence.

Mais si c'est la diversité de nos connaissances qui détermine la diversi­té de nos amours, devra-t-on dire que c'est la connaissance même du bien qui spécifie notre amour? On serait tenté de le dire, mais ce n'est pas exact, car en réalité c'est le bien connu qui spécifie vraiment notre amour; ce que nous aimons, c’est le bien et non la connaissance que nous en avons. La connaissance que nous en avons est une condition nécessaire à l’éclosion de notre amour, mais c'est le bien lui-même qui est source de l'amour, qui le suscite en attirant l'autre vers lui. On voit cela très nettement dans l'amour personnel d'amitié. L'ami, par sa bonté personnelle, attire à lui son ami en suscitant en lui un amour; par là, son ami lui sera uni en se connaturalisant à lui.

L'ami aime son ami pour lui-même, et non pas à cause de ses qualités. Certes, celles-ci ont pu être l'occasion de leur amour mutuel, mais ce n'est pas elles qui spécifient leur amour. L'amour est déterminé immédiatement par l'ami en sa bonté personnelle, et celle-ci est ce qu'est substantiellement l'ami, impliquant ses qualités propres et son amour actuel pour son ami, car cet amour le finalise et lui donne sa véritable bonté ultime. C'est l'ami, en sa bonté personnelle, qui est aimé pour lui-même comme ami.

L'amour d'amitié est donc ce qui incline l'ami vers son ami, ce qui lui permet de se dépasser lui-même pour être tout entier tendu vers l'autre, son bien. L'amour est ek-statique, il fait sortir de soi pour être tout ordonné vers le bien qui attire, qui finalise. Évidemment, cette extase ne se réalise pas au niveau métaphysique, substantiel; elle se réalise au niveau d'une opération vitale, selon un mode intentionnel.

Si l'amour est extatique, il implique en même temps une capacité d'accueil. Car l'ami, s'il est tout entier tendu vers son ami, est en même temps tout accueil pour lui, et il le reçoit au plus intime de son cœur. Quand on aime, si l'on est tout entier «vers» celui qu'on aime, celui qu'on aime est également au plus intime de celui qui l'aime. L'extase implique une nouvelle intériorité, une nouvelle capacité de porter celui qu'on aime.

En ce sens on peut dire aussi que l'amour donne un élan et une force indomptables. Celui qui aime ne sent plus sa fatigue, car il en est victorieux. Mais en même temps il est beaucoup plus vulnérable et beaucoup plus capable de pâtir, il sent avec plus d'acuité sa fragilité. On voit bien que l'intelligence et le langage humain ne peuvent dire vraiment ce qu'est l'amour, car celui-ci ne se laisse pas analyser; la seule chose qu'on puisse dire, c'est que l'amour est tout relatif au bien connu et qu'il nous unit à lui.

L'amour d'amitié, qui porte sur l'ami, se réalise dans un choix mutuel. Les amis se choisissent comme amis, et ils se choisissent dans un choix de préférence qui réclame que, de part et d'autre, on soit conscient. II faut que les deux sachent ce choix et y consentent librement; sinon ce ne serait plus un choix d'amour.

En s'aimant et en se choisissant dans leur amour, les amis ont l’intention de s'aimer de plus en plus. En effet, il n'y a pas de limites dans l'amour d'amitié, car nous aimons un bien spirituel qui nous attire, et ce bien spirituel est une personne humaine qui est un certain absolu, qui possède quelque chose d'infini. Cette intention de s'aimer de plus en plus permet qu'entre les amis il y ait une identité de vouloirs. Et pour que cette identité de vouloirs puisse être toujours plus parfaite, L’amour d'amitié réclame une vie commune et la réalisation d'une œuvre commune. Autrement, il risque de perdre son réalisme, de s'idéaliser.

Dès qu'on réfléchit sur cette expérience de l'amour d'amitié, on découvre les exigences propres de l'activité humaine, de l'activité morale. Cela se comprend très bien, puisque l'activité morale ne peut éclore que dans une relation personnelle et dans une responsabilité. Or c'est dans l'amour d'amitié que la relation personnelle et la responsabilité sont le plus parfaites et le plus conscientes. C'est donc bien là que l'on peut découvrir pleinement ce qu'est l'activité morale et quelles sont ses exigences propres. On peut donc préciser que l'activité éthique, à la différence de l'activité artistique, implique à sa naissance l'amour spirituel d'un bien personnel; tant qu'il n'y a pas cet amour spirituel, il ne peut y avoir d'activité morale.

Ce premier amour spirituel, cette inclination profonde de notre volonté attirée vers le bien, vers une personne humaine qui est notre bien spirituel, demeure quelque chose de très enfoui; quelque chose de capital certes, mais qui demande de s'expliciter et de se préciser. C'est comme le «duvet» de notre volonté, ce qui maintient la chaleur intérieure de notre cœur, mais qui demeure très caché, au-delà de notre conscience psychologique.

Ce premier amour spirituel demande de se déterminer dans une intention morale. Le bien personnel aimé devient alors notre fin: nous tendons vers elle pour l'atteindre et nous unir à elle, car nous savons que nous ne la possédons pas encore. Nous l'aimons, nous lui sommes unis affectivement, mais nous demeurons loin. C'est vraiment la fin que nous poursuivons: nous cherchons à faire que cette personne aimée soit notre ami.

II est très important de bien saisir le lien entre le bien connu qui suscite l'amour et la fin qui détermine notre intention. Le bien seul peut être une véritable fin, mais tout bien n'est pas fin. Pour qu'il puisse jouer auprès de nous le rôle de fin éveillant en nous une intention, il faut que ce bien soit capable d'être un principe polarisant toute une série d'autres biens secondaires qu'il relativise et ordonne. C'est à partir de l'amour de ce bien que va naître en nous l'intention regardant ce bien comme fin, comme principe d'ordre à l'égard de quantité d'autres biens. On sait l'importance de l'intention dans notre vie morale. Tant qu'il n'y a pas de véritable intention de vie, on demeure un être errant qui est capable de toutes les distractions, car il n'y a en lui aucun ordre. L'amour spirituel ne suffit donc pas. II faut qu'il s'organise et se fortifie; car s'il ne s'organise pas du dedans, il se transformera facilement en velléité, à cause de l'imagination. Si l'amour spirituel

 

n'est pas fortifié, ordonné par l'intelligence qui saisit dans le bien personnel notre fin, principe d'ordre pour toutes nos activités, cet amour spirituel se dégradera, perdra sa noblesse et ne sera plus qu'un appel velléitaire.

Dès que nous sommes décidés à poursuivre cette fin, à faire que la personne aimée soit l'ami, nous cherchons alors les moyens capables de nous permettre d'atteindre la fin voulue. Nous réfléchissons aux diverses possibilités, à tout ce qui pourrait nous venir en aide. II est bon alors de demander conseil à ceux qui ont plus d'expérience que nous, que nous connaissons bien et qui nous aiment. Nous pouvons par là augmenter notre information. II nous faut ensuite choisir, parmi les divers moyens découverts, celui qui est le plus apte à nous faire atteindre la fin désirée, voulue. Ce choix demeure libre, car les moyens ne s'imposent jamais d'une manière nécessaire. Ils sont souvent relatifs d'une double manière: en fonction de leur plus ou moins grande proximité à l'égard de la fin voulue et de leur plus ou moins grande proximité à l'égard de nos capacités. Nous pourrons toujours choisir le moyen qui est le plus proche de nous, celui qui nous est le plus adapté, ou choisir le moyen le plus efficace en vue d'atteindre la fin poursuivie. II peut se faire, évidemment, que dans certains cas un seul moyen se présente à nous et que, du fait même qu'il s'impose ainsi à nous, nous ne puissions plus le choisir librement.

Ce choix fait, il faut passer à l'exécution; et pour cela, il faut se commander à soi-même: «Fais ceci». II est temps, c'est le moment favorable. On se jette alors à l'eau, et on le fait le mieux possible, avec le plus d'application et d'ardeur possible.

II faudrait comparer ces divers moments de l'activité morale à ceux de l'activité artistique; car, de fait, dans notre vie humaine, ils se trouvent constamment liés, s'impliquant mutuellement. On voit alors comment les philosophes plus sensibles à l’efficacité artistique qu'à la finalité ramènent très souvent l'analyse philosophique de l'activité morale à celle de l'activité artistique.

Sans vouloir développer ici ce parallélisme, suggérons-le cependant en quelques mots. Si toute l'activité morale commence par l'amour et se noue dans l'intention, L’activité artistique commence par la connaissance—L’expérience sensible et une certaine contemplation artistique —pour rebondir, se renouveler totalement et se nouer dans l'inspiration. On peut dire que l'intention est à la vie morale ce que l'inspiration (source de tout projet) est à la vie artistique.

L'intention morale exige la phase de conseil, que réclame le choix, L’élection. Dans l'activité artistique, la phase de conseil n'est pas exigée; il n'y a que le choix créateur, qui s'impose: c'est le passage du possible au nécessaire, tandis que dans l'activité morale le choix demeure dans le contingent.

 

Le choix moral est suivi du commandement (L’imperium) à l'égard de l'exécution: la mise en œuvre, L’exercice de nos diverses puissances vitales sensibles et spirituelles. Si par là nous atteignons notre bien personnel, nous nous y reposons dans la joie. Dans l'activité artistique, le choix est suivi du travail, qui s'achève dans la réalisation de l’œuvre. On ne peut s’arrêter que lorsque l'{œuvre est terminée. Cette réalisation demande d'être constamment contrôlée par un jugement critique. Elle réclame en effet une autolucidité, pour vérifier si ce qui est exécuté correspond bien au projet initial. Car le travail, par lui-même et en lui-même, a une certaine opacité, L’opacité même de la matière; c'est pourquoi il réclame cette réflexion critique, qui n'existe pas dans le développement de l'exécution au niveau moral: L’acte de commandement initial suffit, car il est lui-même un acte d'intelligence pratique.

Le développement de ces deux activités forme la trame la plus immédiate de nos diverses activités humaines. Cependant en chacun d'entre nous, ordinairement, L’un de ces développements est plus explicite, plus actuel que l'autre, ce qui nous donne une attitude plus sensibilisée soit à l'efficacité immédiate, soit à la finalité. II faut en avoir conscience pour le comprendre chez les autres et pour se rectifier soi-même. N'estce pas précisément cela, se prendre en charge, assumer intelligemment ses diverses énergies, les ordonner? Car si le développement de l'une de ces activités en arrivait à l'emporter exclusivement au détriment de l'autre, il y aurait un complet déséquilibre de la vie humaine, quelque chose de monstrueux.

Quand l'homme est entièrement absorbé par l'homo fàber et qu'il ne ressent plus que l'exigence de l'efficacité, très vite la source de son amour se tarit. L'efficacité se substitue alors à la fécondité. La personne humaine n'est plus regardée que comme une matière capable d'être transformée, ou un outil dont on se sert: il n'y a plus aucun respect de la personne humaine. N'est-ce pas le danger numéro un de notre monde d’aujourd’hui’? La philosophie de Sartre et celle de Marx n'illustrent-elles pas ce primat de l'activité artistique, de deux manières totalement différentes et qui sont peut-être même deux extrêmes (mais comme deux contraires à l'intérieur d'un même genre)?

Si l'inverse (le primat exclusif de l'activité morale) est aujourd'hui très rare, il a pu arriver: c'est l'homme moral qui absorbe l'homo faher (une certaine dégradation de la morale chrétienne a pu engendrer de telles attitudes!). La finalité s'impose avec une force telle qu'elle veut rejeter tout problème d'efficacité: L’amour d'amitié suffit! Du point de vue de la vie humaine, il y a certes là quelque chose d'anormal; mais c'est moins monstrueux que l'exaltation exclusive de l'efficacité, car le respect de l'autre n'est pas détruit. La philosophie d'un Gabriel Marcel n'est-elle pas une illustration de cette tendance? Ses essais de dramaturge le confirment bien...

Avant de considérer la troisième expérience, celle de la coopération, notons que ces deux activités humaines, L’activité artistique et l'activité morale, qui se développent dans un certain devenir, ont l'une et l'autre leur propre fruit immanent, qui vient de l'intérieur qualifier, ennoblir l'homo faber ou l'homo amicus, leur permettant d'exercer leur activité propre avec plus de noblesse, de facilité, de rapidité. Ces fruits immanents s'enracinent très profondément dans nos puissances vitales, notre intelligence pratique, notre volonté et jusqu'à nos puissances sensibles. C'est ce qu'on a appelé les hahitus d'art et de vertu.

II y a là un fait qu'on ne peut nier: c'est en forgeant qu'on devient forgeron, c'est en dansant qu'on devient danseur. C'est par l'exercice même du travail que ces dispositions, ces déterminations vont naître en nous et croître lentement. Nous deviendrons par là ouvrier qualifié, maître forgeron...

II faudrait préciser ici les différents hahitus d'art qui peuvent naître en nous, venant sceller en quelque sorte les grandes alliances de notre intelligence pratique avec nos différents sens externes à travers l'imagination: L’alliance de intelligence et de la vue (art pictural), de l’intelligence et de l’ouïe (art musical), de l'intelligence et du toucher (arts de la sculpture et de la danse). de intelligence et du goût (art du viticulteur...), de l’intelligence et de l'odorat (art du parfum).

II y a encore d'autres habitus d'art: tous ceux, très divers, qui relèvent de l'art artisanal. Ceux-ci ne se prennent plus immédiatement des sens externes, mais des besoins de l'homme, de son épanouissement, de son développement, de son bien-être.

Quant à la technique, elle se caractérise par l'importance de plus en plus grande qu'y ont l'outil et la méthode, car ce que l'on recherche, ce n'est plus une oeuvre bien faite, belle et utile, mais une oeuvre rentable du point de vue économique. On passe de l'art artisanal à la virtuosité.

Distinguons en effet l'habitus d'art et sa disposition, de l'habileté et de la virtuosité, qui ne sont au sens précis qu’une certaine qualité acquise permettant une très grande souplesse dans l'exécution. Habileté et virtuosité relèvent plus de la méthode et de la qualité de l'instrument, en vue de l'efficacité, que de l'inspiration et du choix créateur. N’est-ce pas ce genre de qualité qui caractérise tout technicien?

Parallèlement au développement de l'activité artistique, le développement de l'activité morale implique l'acquisition des vertus, habitus «opératifs» qui permettent à l'intention morale de se développer et de croître au cours de son développement sans se laisser entamer par l'imaginaire, par la crainte de l'effort, de la lutte qu'il faut engager dès que commence l'exécution. Si le travail a ses luttes propres, la réalisation de l'activité morale connaît, elle aussi, ses luttes, qui ne sont pas les mêmes, qui sont plus intérieures.

Nous ne pouvons pas reprendre ici toute la genèse des diverses vertus, voir comment elles s'acquièrent à partir de nos diverses activités morales s'exerçant à travers ce qu'on a appelé le «concupiscible» et l'«irascible» 6 et impliquant toujours, non seulement la volonté, mais une rectification de nos intentions en vue de la fin poursuivie. Nous ne ferons qu'énumérer les diverses vertus morales acquises, selon l'ordre de leur noblesse.

La première vertu morale est la prudence, qui perfectionne notre intelligence pratique en lui permettant de se fixer dans l'intention de la fin recherchée et de regarder tout ce qu'il faut faire (immédiatement ou même médiatement) dans la lumière de cette intention. En ce sens on peut dire que la prudence rectifie la raison pratique en la constituant «raison droite». La prudence écarte donc l'imaginaire, qui risque toujours d'empêcher l'intention profonde qui nous lie à notre fin d'être tout à fait limpide, toute consciente de ses propres exigences. Plus explicitement encore, la prudence écarte l'imaginaire et les passions qui risqueraient de nous faire choisir les moyens les plus faciles, ceux qui sont le plus en connaturalité avec notre affectivité passionnelle. Elle donne une acuité intérieure permettant de poser au bon moment l'acte d'imperium, L’acte de commandement, malgré la crainte des échecs et les luttes possibles.

La vertu de justice détermine notre appétit volontaire dans son respect des droits de l'autre. II faut en effet lutter contre l’égoïsme naturel qui, étant très profondément enraciné en nous, nous replie constamment sur nous-mêmes, nous empêchant de respecter vraiment les droits de l'autre et, par là, nous empêchant de l'aimer.

La vertu de force vient ennoblir notre « irascible », c'est-à-dire l'appétit passionnel qui se porte vers les biens sensibles difficiles à acquérir. Elle lui permet de ne pas s'emporter inutilement devant certains obstacles qui semblent nous empêcher d'atteindre ces biens; autrement dit, elle nous permet de ne pas nous mettre en colère dès que nous sommes en face de ce qui nous paraît être un désordre. La vertu de force ennoblit notre irascible en le mettant au service de notre intelligence pratique perfectionnée par la prudence. Elle nous permet de nous servir de cet élan passionnel pour conquérir les biens sensibles difficiles à atteindre, elle nous permet d'être victorieux des luttes en nous soumettant à la «raison droite».

Si la vertu de force rectifie 1'« irascible », la vertu de tempérance ennoblit les passions du «concupiscible» (celles qui se portent vers le bien sensible immédiat), les empêchant de s'imposer à nous en raison

6. Le «concupiscible» et l'«irascible», ainsi que la volonté et l'intelligence, sont étudiés plus loin, en philosophie du vivant. Pour la définition du «concupiscible» et de l'«irascible», voir ci-dessous, pp..

même de leur véhémence et de leur extrême spontanéité, qui risquent toujours de nous devancer. La vertu de tempérance lutte spécialement contre l'imaginaire qui tend toujours à nous présenter le bien sensible immédiat comme indispensable, comme nécessaire (comme si nous ne pouvions nous en passer pour vivre). Cette vertu nous aide à prendre du recul à l'égard de l'attraction trop véhémente du bien sensible immédiat; elle nous aide à relativiser ce bien et à l'ordonner à un bien supérieur, spirituel. Cela est très manifeste dans l'amour d'amitié, car l'aspect passionnel de la présence sensible risque toujours de l'emporter: nous risquons toujours de ne plus rechercher l'autre par amour pour lui, mais pour notre propre jouissance, car sa présence sensible nous attire et excite en nous la passion, et peut exciter l'instinct sexuel. La véhémence du bien sensible, surtout lorsqu’il éveille en nous l'instinct sexuel, risque toujours d'étouffer le véritable amour spirituel, personnel. On voit donc pourquoi la vertu de tempérance est nécessaire pour garder vivant l'amour d'amitié. La force l'est aussi, pour ne pas décevoir l'ami dans l'appui qu'il peut attendre de nous aux moments difficiles, dans les luttes en lesquelles il est engagé, luttes qui, en raison de notre amour d'amitié, deviennent nos luttes et exigent notre coopération, notre effort.

Quant à la justice, on comprend sa nécessité: le respect des droits de l'ami est indispensable pour que l'amour d'amitié subsiste. Le manque de respect des droits de l'autre est ce qui est capable de briser l'amour d'amitié; car il montre bien que l'ami n'aime pas son ami pour lui-même, mais pour sa propre satisfaction.

Ces quatre vertus ont été appelées «cardinales» parce qu'elles sont comme les grands axes des autres vertus; toutes les autres vertus morales, en effet, s'appuient sur elles. Elles structurent profondément notre personnalité morale, permettant l'éclosion du véritable amour d'amitié, étant capables de le garder.

II serait intéressant de discerner maintenant les caractères très différents de la liberté morale et de la liberté artistique. Car trop souvent nous confondons ces deux types de liberté et nous attribuons à la liberté morale ce qui n'est vrai que de la liberté artistique. N'est-ce pas ce que fait Sartre quand il traite de la liberté?

La liberté de l'artiste est sans doute très fondamentale, puisqu'il peut vouloir réaliser, ou refuser de réaliser, telle œuvre demandée. II est libre de dire oui ou non: cela le regarde; en ce qui concerne l'œuvre qu'il est capable de réaliser, il est son propre maître. Certes il peut, pour d'autres motifs, être contraint d'accepter; s'il a besoin d'argent, il peut accepter une offre qui, en tant qu'artiste, ne l'intéresse pas! Mais c'est une autre question. Accepter ou ne pas accepter, car cela est conforme ou n'est pas conforme à son inspiration, à sa mentalité d'artiste, à ses préoccupations actuelles: voilà la norme à laquelle il se réfère pour juger et donner ou non son adhésion. C'est donc en définitive son inspiration actuelle, et tout ce qui y est impliqué, qui permet à l'artiste de juger, de discerner ce qu'il peut réaliser ou ne pas réaliser. Précisons encore que c'est à partir de ce qu'il estime pouvoir réaliser (le possible) qu'il va choisir la matière et les outils en vue de la réalisation de ce possible. Plus ce possible est original et lui est propre, plus l'artiste gagne en liberté à l'égard de tout ce qui lui est proposé. Or ce possible, né de l'inspiration, implique d'une certaine manière la négation de tout ce qui est actuellement. N'est-ce pas là la condition sine qua non du possible? Par le fait même, la «néantisation» de tout ce que l'artiste porte en lui, de tout son monde intérieur, de tout son « vécu », est nécessaire pour que ce possible apparaisse dans son originalité.

Une telle liberté, toute relative à l'inspiration de l'artiste, a donc un critère tout à fait subjectif. Seul l'artiste peut juger. II est son maître absolu; seul il sait, seul il voit.

La liberté de l'ami est toute différente. Elle s'exerce à partir de l'amour et elle se noue dans un choix. L'ami ne choisit-il pas librement son ami comme ami '? II le choisit parce qu'il lui apparaît comme le seul qui puisse lui permettre d'aimer parfaitement, d'être véritablement heureux. Et il le choisit parce qu'il l'aime. S'il le rejette, c'est parce qu'il ne l'aime plus ou pas assez. C'est l'amour qui lui permet de poser ce choix libre; en effet, c'est bien en fonction de l'amour qu'il pose ce choix. L'amour lui permet de choisir et le pousse à choisir librement, L’amour lui permet de rejeter et le pousse à rejeter librement ce choix. L'amour à l'égard du bien personnel, L’intention à l'égard de ce bien considéré comme la fin poursuivie, va servir de norme interne pour juger si cet ami est ce bien et cette fin, et par le fait même s'il est celui que je choisis librement ou, au contraire, s'il ne peut être ce bien et cette fin.

La liberté de choix apparaît également dans d'autres choix que je pose à la lumière de ma prudence en vue d'atteindre une fin que je ne possède pas encore. Par exemple, avant que mon ami ne m'ait choisi librement, je puis, moi, le désirer, tout faire pour qu'il me choisisse. Je choisis alors certains moyens qui me permettront de l'approcher: par exemple, je m'intéresse à ceux qui sont le plus proches de lui. Je peux choisir librement ce moyen plutôt que tel autre, si je le juge plus efficace. Cette liberté se fonde sur l'amour du bien-fin qu'on recherche, et elle implique le jugement qui exprime la relation existant entre ce moyen, ce bien relatif, et la fin recherchée comme bien absolu.

Ces deux types de liberté sont donc tout à fait différents, mais l'un et l'autre impliquent l'intelligence qui juge du rapport existant entre tel moyen, telle réalisation, et telle fin, tel idéal poursuivi. Ce rapport n'impliquant pas de lien de nécessité, notre volonté demeure libre de choisir tel moyen plutôt que tel autre; elle peut accepter de s'engager, ou refuser.

Pour mieux saisir le caractère propre de chacune de ces doux libertés, il faudrait considérer le problème de l'erreur et de la faute à l'intérieur de l'activité pratique de l'homme. L'une et l'autre ont leur source dans cette activité, et l'une comme l'autre vient la limiter, de deux façons tout à fait différentes. Car si la faute est toujours volontaire et consciente, L’erreur peut être consciente ou inconsciente. Quand l'erreur est consciente, L’artiste diminue volontairement le résultat (L’efficacité) de sa propre activité artistique; quand elle est inconsciente, le résultat en pâtit évidemment, mais surtout cette erreur manifeste les limites de l'art de celui qui agit.

L’erreur dont nous parlons ici se situe dans l’intelligence pratique; c’est pourquoi, lorsqu'elle est inconsciente, elle manifeste une faille dans l'intelligence pratique. La faute, elle, est toujours dans la volonté et n'implique pas nécessairement une faille dans intelligence, contrairement à ce que prétend la fameuse théorie platonicienne selon laquelle l'erreur est toujours dans l'ignorance. L’ignorance ne peut donc être la cause propre ni de la faute, ni de l'erreur; mais elle est très souvent un élément de la faute et de l'erreur.

L’activité artistique peut connaître certaines erreurs, certains échecs, qui peuvent soit provenir de circonstances extérieures à l'artiste (L’indétermination de la matière sur laquelle il opère, L’inadaptation des instruments utilisés, Le milieu, ceux avec qui il coopère, etc.), soit être voulus expressément par l’artiste.

D'autre part, dans l'activité morale, L’homme peut se détourner librement du bien spirituel qu'il considère comme sa fin et des moyens ordonnés à cette fin, pour choisir d'autres biens plus immédiats, plus proches de sa sensibilité ou plus propres à l'exalter. Voilà le problème philosophique de la faute, d’une activité volontaire morale qui n'est plus sous l'attraction du bien personnel, aimé comme fin, mais qui se laisse entraîner par un bien sensible plus immédiatement atteint et un amour de soi voulant s’exalter. N'est-ce pas ici qu'on découvre pour la première fois l'exaltation du sujet'? L'homme ne cherche plus ce qui le perfectionne, sa fin, bien réel qui le transcende, mais l'exaltation de son moi, ce qui implique l'exaltation de son jugement propre, de sa propre intuition.

Dans l'erreur voulue par l'artiste, ce n'est pas en premier lieu le sujet opérant, L’homme, qui est exalté, mais l'idée, le possible, ce qui peut être réalisé. C’est l'inspiration de l'artiste qui est exaltée, et non au sens propre l'homme qui opère, le sujet proprement dit. Dans l'erreur pratique de l’activité artistique, c'est la forme idéale qui est exaltée et qui s'impose à l'homme; dans la faute d'orgueil, L’homme s'exalte lui-même volontairement dans son autonomie, dans son propre jugement dont il devient la mesure immédiate.

 

CHAPITRE 5: PHILOSOPHIE DE LA COMMUNAUTÉ

 

 

La troisième expérience que nous faisons dans l’ordre pratique est celle d'une coopération en vue d'une réalisation commune, qui fera partie d'un bien commun. C'est l'expérience d'un engagement pratique où l'on n’est plus seul en cause, où l'on dépend de la volonté d'un autre ou de plusieurs autres. Cette expérience est donc plus complexe que les deux précédentes; elle implique des éléments du faire et des éléments de l'agir.

En effet, il ne s'agit plus ici de l'expérience de l'amour d'amitié dont nous avons déjà parlé. L'expérience de l'amour d'amitié implique bien que les amis réalisent ensemble une œuvre commune, mais c'est là une conséquence immédiate de leur amour, un «fruit commun » qui concré­tise leur amour; ce n'est pas au sens rigoureux une nouvelle expérience. Et pourtant, il faut que celui avec qui on coopère ait un minimum de confiance en nous, et que nous ayons nous-mêmes un minimum de confiance en lui; sinon, il n'y aura pas coopération, mais une simple juxtaposition, où la rivalité introduira très rapidement la lutte entre ceux qui sont censés travailler ensemble. Or la confiance mutuelle qu'exige la coopération implique un amour personnel réciproque, avec le désir de respecter pleinement la personnalité de chacun dans son originalité et son altérité. Cette confiance mutuelle permet un engage­ment réciproque: on s'engage à réaliser ensemble telle œuvre. Cet engagement implique une certaine responsabilité mutuelle: connaissant ses propres capacités et ses limites, et connaissant celles de l'autre, on veut s'aider, se servir mutuellement.

L'expérience de la coopération ne se ramène pas non plus à l'expé­rience que chacun a de son propre travail; car si l'on n'est pas attentif au travail de l'autre, il n'y a pas de coopération efficace. La coopération implique en effet un minimum d'efficacité: il s’agit de réaliser ensemble une œuvre. Peu importe qu'il s'agisse d'une œuvre utile ou d’une œuvre artistique; de toute façon il s'agit bien d'un engagement qui met en cause notre activité artistique, notre facere.

Précisons encore que l'expérience de la coopération au niveau de la communauté humaine, implique que l'on soit au moins trois. Si L’amour d'amitié se réalise entre deux personnes qui se sont choisies mutuellement et qui se finalisent mutuellement, la coopération au niveau communautaire réclame que l'on soit au moins trois, car deux au moins s'engagent à faire ensemble une œuvre commune en faveur d’une autre personne. C'est cotte œuvre commune qui détermine l'engagement mutuel des deux et qui est reçue par un troisième (nous voyons bien là toute la différence entre cette œuvre commune et l'ami qui. dans sa propre personne. est choisi par l'ami). La justice apparaît alors immédiatement, car il y a une œuvre réalisée par au moins doux personnes, et cette œuvre est susceptible être reçue et utilisée par une autre.

Cette œuvre est vraiment un «bien commun». en ce sens qu’elle est le bien des trois, et joue donc pour chacun le rôle d'une fin, qui finalise vraiment. Si, en effet, ce bien commun est un résultat, une œuvre. c’est l'œuvre commune d'au moins deux personnes, qui ne peut se ramener à une seule source. Et plus nombreux sont ceux qui ont contribue à réaliser cette œuvre, fruit de leur travail, plus cotte œuvre dépasse le fruit du travail de chacun pris isolément, et plus elle peut être considérée comme un bien commun capable de finaliser l’effort de diverses activités humaines. C'est pourquoi le bien commun est à la fois ce que chacun a réalisé et ce qui finalise chacun pour lui permettre de mieux vivre. Voilà la complexité propre au bien commun.

Dans la coopération, si simple soit-elle, il y en a toujours au moins un qui commande et un qui obéit. C'est pourquoi la coopération au niveau communautaire prend des modalités diverses: modalité particulière de celui qui commande, modalité de celui qui obéit, modalité de celui qui utilise le fruit commun. Pour vraiment comprendre le caractère propre de cette expérience de la coopération, il est bon d'avoir expérimenté ces diverses modalités, afin de saisir ce qu’elles ont de commun et ce que chacune a de propre.

Ne sommes-nous pas ici en présence de la première division du travail'? Cette première division du travail est essentielle. Vouloir la supprimer au nom d'un égalitarisme idéal entraîne la suppression même de toute coopération. Cela revient à vouloir que chacun travaille pour soi et ne considère que soi-même; mais cela, c'est la suppression même de toute communauté: il n'y a plus qu'un agrégat d'individus, chacun pour soi, sans aucun but commun.

Cette première division du travail, pour Aristote, est naturelle, en ce sens qu'elle est analogue à la distinction de l'âme et du corps. Dans toutes nos activités humaines d'ordre pratique sont en effet engagés notre âme spirituelle qui commande, ordonne, et notre corps qui obéit, exécute. En toute coopération humaine il pourra toujours y avoir quelqu'un de plus clairvoyant, de plus expérimenté, de plus capable du point de vue de la connaissance, et un autre qui pourra être plus vigoureux corporellement, plus capable d'exécuter. L'un étant plus développé intellectuellement et l'autre plus porté à l'efficacité immédiate, il est profitable pour l'un et l'autre de s'unir en respectant les qualités de chacun et en coopérant (chacun selon ses capacités propres) pour réaliser une œuvre commune—œuvre qui ne pourrait jamais se faire si chacun allait de son côté en rivalisant avec l'autre. Tout cela est évident: c'est pour nous expérience quotidienne.

Cependant cette coopération ne peut durer et croître que si vraiment elle est pour le bien commun de ceux qui forment cette communauté, et si les divers membres de la communauté en ont conscience et le reconnaissent. Car dès qu'elle ne profite plus à tous les membres, elle ne profite plus qu'à un seul; les autres sont lésés. La coopération, dès lors, ne peut plus durer. Pour qu'elle dure, il faudrait de l’héroïsme. car la justice élémentaire n'est plus respectée. En effet, les uns et les autres travaillent, ils se sacrifient et donnent de leurs forces, de leur temps: il est donc juste que tous puissent en profiter, ou du moins aient un véritable espoir d'en profiter. Car il peut se faire que, momentanément, L’un profite plus que l'autre; mais il faut alors une compensation, L’assurance que cela changera au profit de celui qui a peiné.

Si la coopération est pour le bien commun de tous les membres de la communauté, il est normal que les qualités des uns et des autres soient développées le plus parfaitement possible. Les uns et les autres pourront alors reconnaître plus facilement les qualités de leurs collaborateurs, jusqu'à être heureux de coopérer avec eux, profitant vraiment de leurs dons et s’efforçant de se compléter le mieux possible les uns les autres. N'est-ce pas là une concorde parfaite, telle qu'on la souhaite dans toute communauté véritablement humaine et qui peut, de fait, se réaliser momentanément et si le nombre des participants demeure restreint? Remarquons qu'ici le nombre est un élément constitutif. Dans les expériences précédentes, la quantité ne faisait que conditionner notre activité; ici, elle lui donne une nouvelle dimension.

Mais s'il y a là un «spectateur» qui a son plan, son idéologie, et qui regarde la coopération humaine avec l'intention de la détruire, il lui sera toujours facile de voir les petits côtés, les défauts des autres et de leur appliquer une étiquette qui les découragera, qui les mettra dans un état de révolte. De l'extérieur, en spectateur, on ne peut juger la véritable intersubjectivité qui est impliquée dans une coopération volontaire. En ce sens, ne pourrait-on pas dire que toute coopération devrait rejeter celui qui ne veut être que spectateur '? Car celui-ci reste à l'extérieur et ne peut porter vraiment un jugement pratique. N'est-ce pas toujours de cette manière qu'une coopération est sapée à sa base, détruite ou sabotée? Et cela, nécessairement, au détriment des uns et des autres.

Si le bien commun est le fruit de la coopération, il faut reconnaître qu'il y a diverses modalités de bien commun, ce qui permet de distinguer diverses communautés humaines spécifiées par ces divers biens communs.

Le premier bien commun, le plus foncier et le plus naturel, est celui de la famille. Celle-ci implique l'amour d'amitié de l'homme et de la femme, de l'époux et de l'épouse, elle se fonde sur leur choix libre réciproque. Capable de fécondité, cet amour est procréateur d'un troisième membre: L’enfant. A partir de là, il y a une communauté au sens fort. L'enfant est le fruit de l'amour réciproque de l'époux et de l'épouse, mais il est aussi une personne autre que ses parents, ayant ses droits propres. La communauté familiale doit respecter ces droits, d'autant plus que ces droits sont ceux d'un tout-petit qui ne peut par lui-même en avoir conscience et se défendre; il est sans armes. II faut donc prévenir et éveiller, ce qui ne peut se faire que par l'amour. Cette communauté ne peut exister que dans l'amour et à travers l'amour: L’amour d'amitié des époux entre eux et leur amour paternel et maternel à l'égard de l'enfant qu'il faut accueillir et porter. Cette communauté est au-delà de la justice.

Le bien commun de la famille permet à l'enfant de devenir une personne humaine ayant son autonomie, ayant la capacité de découvrir sa propre finalité et de s'orienter, dans un choix libre, vers cette finalité. Pour cela il faut créer un milieu familial impliquant un certain bien-être matériel et spirituel permettant cette éclosion et la favorisant.

Si le milieu familial dépend en premier lieu de l'amour des parents entre eux, toute fêlure à l'intérieur de cet amour entraîne, comme conséquence immédiate, que le milieu familial n'ait plus la chaleur humaine voulue. Mais le milieu familial dépend aussi de l'efficacité du travail des parents, et il dépend encore du milieu culturel en lequel se développe la famille.

Si donc elle se présente comme une communauté fondamentale, la famille, loin d'exclure d'autres communautés, les réclame. Ces autres communautés sont les communautés de travail et la communauté politique.

Les communautés de travail, qui de notre temps sont devenues si importantes, et qui le sont devenues à tel point qu'elles cherchent souvent à s'arroger les droits les plus absolus, ont un bien commun très précis: une production toujours plus efficace pour le profit de tous les membres. Avec le développement de la technique, la production a pris un essor considérable. Car il est évident que le bien commun de la communauté artisanale est tout différent du bien commun d'une usine moderne. On n'est plus seulement en présence de deux modalités complémentaires dans le travail commun: le travail de celui qui commande et le travail de celui qui obéit. Un troisième facteur est intervenu: celui de la machine, cet outil perfectionné qui, en raison même de son perfectionnement, réclame des investissements considérables. Or cet outil perfectionné, qui n'est qu'un outil et qui ne devrait que conditionner le travail, le transforme souvent très radicalement. Souvent, en effet, la machine n'appartient plus à ceux qui travaillent, mais à une puissance anonyme qui impose ses propres exigences. La machine a coûté «tant», il faut donc qu'elle rapporte «tant» à ceux qui l'ont achetée. Le prix des œuvres réalisées par le travail des ouvriers et par le travail de ceux dont ils dépendent et qui les commandent ne peut donc pas se référer seulement aux uns et aux autres: il doit tenir compte de l'investissement des machines. Là apparaît ce qu'on a appelé le «capital». Le problème de la coopération devient donc beaucoup plus complexe, car il doit tenir compte de ces divers éléments, qu'il faut hiérarchiser en jugeant de leurs valeurs diverses. C'est là que, très facilement, les idéologies interviennent et faussent le problème en l'idéalisant. Considérer l'intervention de l'investissement de la machine, sa valeur propre, comme étant nécessairement une puissance aliénante à laquelle il faut s'opposer au nom des droits du travailleur, conduit à considérer la lutte des classes comme un principe de base qui doit éclairer toute recherche de la justice; car si la machine appartient au «bourgeois capitaliste», elle exploite le travail du «prolétaire», elle l'aliène. Par la machine, le «bourgeois capitaliste» n'achète-t-il pas le travail de l'ouvrier? II faut donc briser cette injustice en s'y opposant le plus possible. Cette opposition, pour être efficace, doit passer par la puissance des syndicats qui prétendent rechercher le bien de l'ouvrier, mais qui, très souvent, ne sont que les organes exécutifs de certaines idéologies politiques.

II est évident qu'il y a dans notre monde industrialisé beaucoup d'injustices, et que facilement celui qui détient le pouvoir de l'argent se considère comme ayant tous les droits. Mais pour lutter contre une injustice, il ne faut pas se laisser mener par des idéologies dont la position est diamétralement opposée: elles aussi ne voient que le profit, sans regarder le bien de l'homme. La seule manière de lutter contre les injustices économiques n'est-elle pas de découvrir une économie vraiment humaine? C'est l'homme qui travaille, c'est l'homme qui investit ses richesses. II faudrait que les différents moyens, les pouvoirs divers, soient au service du bien de l'homme, de son épanouissement, et n'oublient jamais cette finalité. L'argent n'a de valeur que par rapport à l'homme. C'est un moyen très puissant, mais qui ne donne aucune autorité. II n'y a d'autorité que de celui qui pense, qui organise, qui ordonne les divers moyens en vue du bien de l'homme.

II faut toutefois reconnaître qu’il est difficile de prendre du recul; quand on est en pleine lutte, on est toujours tenté de prendre les armes de l'adversaire, d'adopter ses méthodes. C'est là une très mauvaise tactique, car la méthode de l'adversaire a été élaborée en vue d'un but différent, auquel elle est adaptée; si on veut s'en servir pour un autre but, auquel elle sera moins adaptée, elle sera nécessairement moins efficace, si bien qu'on est battu d'avance. II faut donc avoir le courage et l'intelligence de reprendre le problème à sa racine, dans ce qu'il a d'essentiel. Ce faisant, on revient toujours à déterminer quels sont les éléments essentiels d'une véritable coopération humaine, pour le bien de tous, une coopération respectant les droits de chacun et appréciant ces droits dans une vision saine de l'homme. C'est évidemment l'argent qui est au service de l'homme-travailleur, et non pas l'homme-travailleur au service de l'argent. Mais l'homme-travailleur doit comprendre que, dans le contexte historique d'aujourd'hui, des éléments divers interviennent et qu'il vaut mieux coopérer avec eux que les briser. L'argent en soi n'est pas mauvais: tout dépend de ce que l'on en fait; c'est son usage qui est bon ou mauvais. C'est donc contre l'usage mauvais, abusif, de l'argent, qu'il faut lutter, et non pas contre ceux qui possèdent l'argent. On voit ici l'importance du regard sur l'homme, regard que n'ont plus les idéologies, qu'elles soient de droite ou de gauche.

Au-delà des communautés de travailleurs, il y a la communauté politique. II est important de rappeler leur distinction; car l'homme ne peut se réduire à l'homme-travailleur. II a un enracinement familial qui lui est naturel, et il a besoin de tout un milieu de culture artistique, de recherches scientifiques et techniques, pour progresser et être capable de découvrir toutes les richesses de l'homme. En effet, le bien commun de la communauté politique est le « bien vivre » de l'homme, la concorde entre les citoyens, et il consiste à permettre l'épanouissement le plus profond de tout ce qui est humain dans l'homme. Celui qui gouverne doit donc avoir une certaine vision de l'homme—pour quoi est-il fait'? quel est son véritable bonheur?—, autrement il ne peut pas vraiment gouverner, c'est-à-dire aider les hommes à atteindre leur bonheur; il ne peut que chercher à équilibrer des forces opposées au niveau économique, ainsi qu'au niveau idéologique. Celui qui veut gouverner vraiment doit se servir du pouvoir qu'il détient pour susciter en ceux qui lui sont soumis un désir d'unité, de confiance humaine en vue de coopérer ensemble, d'éviter les divisions, les zizanies, les affrontements idéologiques stériles.

La communauté politique doit respecter la communauté familiale, puisque celle-ci a un fondement naturel qui est le plus immédiat et qu'elle permet à la communauté politique de survivre. La communauté politique doit aussi respecter la communauté des travailleurs, mais d'une manière très différente, car celle-ci n'atteint pas directement l'homme dans sa nature, dans sa vie, ni dans son éducation première, mais dans son besoin de s'épanouir et son besoin d'efficacité.

Ce qu'il ne faut jamais oublier, c'est que le bonheur de l'homme est personnel et qu'il ne peut provenir du bien commun. Celui-ci doit disposer au bonheur, mais il ne peut le donner directement, il ne peut en être la source immédiate. C'est la personne qui doit le découvrir elle-même, soit par l'éclosion de l'amour d'amitié, soit par l'adoration et la contemplation de l'Être premier découvert par la connaissance métaphysique ou reconnu par les traditions religieuses.

De même qu'elle doit respecter le bonheur de l'homme qu'elle ne peut lui donner, L’autorité politique doit respecter l’exigence de l'amour d'amitié des époux, et donc la fécondité de cet amour, la procréation. Elle peut dans ce domaine donner des conseils, mais elle ne peut intervenir avec un pouvoir de coercition

On pourrait croire que la philosophie qui recherche le bonheur de l'homme s'arrête, dans son analyse, à ces trois modalités de philosophie pratique. Pourtant, il est nécessaire qu'elle se développe dans trois nouvelles directions. C'est vraiment la recherche du bonheur de l'homme qui l’empêche de s’arrêter à ces trois philosophies pratiques, parce qu'elle n'a pas encore découvert si Celui dont les traditions religieuses parlent comme étant le Créateur, existe vraiment. Et cela est important; car s'il ne s'agit là que d'un mythe aidant l'homme à bien se conduire, à être juste et bon, la philosophie doit alors reconnaître que le bonheur humain réside uniquement dans l'amour d'amitié; mais si Dieu existe vraiment et si notre intelligence peut l'atteindre et le contempler, le bonheur ultime de l'homme est bien alors de l'adorer et de le contempler. Le mythe religieux est en attente d'une connaissance plus profonde, plus pure, celle que le philosophe peut avoir au terme de sa recherche.

Essayons de bien saisir la nécessité d'une connaissance intellectuelle dite « spéculative », c'est-à-dire tout ordonnée à la découverte de la vérité —à la différence de la connaissance pratique, qui est ordonnée soit à la réalisation d'une œuvre, soit à la rectitude de l'action morale. II s'agit de relever le défi de Marx: jusqu'ici les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde; il faut désormais le transformer, transformer le monde et l'homme. En réalité il n'y a pas à opposer connaître le monde et transformer le monde, car pour le transformer, il faut le connaître, et pour le connaître plus parfaitement il faut aussi le transformer.

 

 

CHAPITRE 6: PHILOSOPHIE DE LA NATURE

 

 

Si l'on est attentif à l'expérience du travail, on est obligé de reconnaî­tre que cette expérience en présuppose une autre: la connaissance de la matière. Le travail transforme la matière et, par là, nous donne une certaine connaissance de la matière: son aptitude à être transformée. On pourrait presque dire que ce que l'on connaît alors, c'est la matière comme énergie potentielle; mais la matière en elle-même (ce qu'elle est) est présupposée connue. Or il y a bien une certaine connaissance de la matière antérieure à sa transformation; car nous pouvons la toucher, la sentir, et nous pouvons la voir. Chez l'artisan, cela est manifeste: le menuisier regarde son bois avant de le travailler, et il choisit telle ou telle espèce de bois en vue de l'œuvre à réaliser. II y a donc une expérience de la matière qui est antérieure au travail.

De plus, en analysant philosophiquement l'activité artistique, nous avons précisé que l'inspiration était comme la «cause exemplaire». Mais l'inspiration ne présuppose-t-elle pas une certaine connaissance sensible des diverses qualités des réalités matérielles de l'univers? L'inspiration est certes principe pour la réalisation de l'œuvre artis­tique, mais elle n'est pas première au sens absolu. Car nous commençons toujours par connaître notre univers, par découvrir ses qualités, sa lumière, avant d'avoir cette illumination intérieure, cette inspiration, qui nous permet de dire et d'exprimer ce que nous éprou­vons.

Ces connaissances immédiates que nous avons des réalités phy­siques, sensibles, qui nous entourent, peuvent être ordonnées au tra­vail; elles peuvent être aussi ce contact direct avec les qualités sen­sibles considérées pour elles-mêmes, dans leur propre splendeur. On est alors en présence d'une certaine expérience artistique. Le peintre regarde la terre autrement que l'agriculteur qui veut la labou­rer. C’est bien la même terre, mais elle est considérée sous des aspects différents.

Mais on peut encore regarder ces réalités physiques, sensibles, pour elles-mêmes, en tant qu'elles existent comme réalités physiques. Ce regard est bien une certaine expérience relevant de l’alliance de notre intelligence avec les sens externes, et elle implique un jugement d'existence. Je considère alors la terre sur laquelle je marche, celle que je puis toucher, en cherchant à la connaître; et j'affirme qu'elle existe comme une réalité physique sensible, distincte de moi, qu'elle a existe avant moi et qu'elle existera vraisemblablement après moi. Cette terre implique des aspects très divers; elle fait partie de cet univers dans lequel j'existe. Une telle expérience peut susciter en moi une admiration, si je considère que cette réalité physique, je la découvre maintenant dans ce qu’elle a d'inédit. Sans doute l'ai-je déjà vue, et même souvent, mais je ne la regardais que d'une manière utilitaire, pour en user: je ne l'avais pas regardée pour elle-même, comme une réalité originale ayant son individualité. Je découvre maintenant qu'elle existe comme une réalité capable de se modifier, de se transformer, capable être mue, mais qu'elle existe tout de même réellement, avec sa propre existence distincte de ce que je suis. Cette réalité, dans son originalité, se distingue des œuvres artistiques, réalités fabriquées par les hommes, car elle a en propre le caractère d'être quelque chose de fondamental et de premier, quelque chose qui, en soi-même, s'impose comme antérieur à toutes les transformations que peut opérer l'homme.

A partir de cette admiration, nous interrogeons en nous demandant ce qu’est cette réalité physique en son caractère propre et fondamental. Cette réalité distincte de l'œuvre artistique est à la fois déterminée et susceptible d'être transformée par les autres réalités qui l'entourent, par le milieu (phénomène de l'érosion, de la désagrégation de tout ce que nous voyons et touchons), d'être transformée aussi par le travail des hommes qui la revêt alors d'une nouvelle forme, une forme d'expression ou une capacité d'utilisation; mais à partir de ce moment elle cesse d'être une réalité proprement physique. Cette dernière implique donc une matière capable d'être modifiée, capable de recevoir une nouvelle « figure ». Cette réalité possède quelque chose d’indivisible (certaines qualités que nous saisissons par nos sens externes: les « sensibles propres ») et quelque chose de divisible: cette capacité de modification, de transformation. Et pourtant les réalités physiques ont bien une certaine unité dans leur existence, unité qui apparaît surtout quand nous saisissons en elle ce qui est fondamental, au-delà de la complexité qui se manifeste en premier lieu. En interrogeant et en considérant cette unité fondamentale dans la diversité (les qualités propres et leur support divisible), notre intelligence découvre alors un principe fondamental immanent à chacune de ces réalités, leur donnant leur détermination propre, leurs caractères et leur capacité de transformation. Ce principe radical est ce que les Grecs appelaient la physis 7, la nature. On ne peut dire, dans les conditions ordinaires, que « tout est en tout», car il y a certaines déterminations qui s'imposent: L’eau n'est pas la terre, et celle-ci n'est pas l'air—bien qu'en leur faisant subir certaines transformations (par le feu, notamment), on puisse faire passer de l'eau en vapeur et que celle-ci puisse dégager une énergie semblable à celle que nous découvrons dans des réalités solides que nous appelons la terre. II faut donc bien saisir que ce principe immanent que nous appelons la « nature » possède lui-même une complexité. La nature possède sa propre détermination — on l'appellera nature-forme —, mais elle possède aussi sa propre indétermination — on l'appellera nature-matière. Par là s'explique à la fois que cette réalité que nous constatons ait bien certaines qualités uniques (elle est telle réalité: de l'eau), mais qu'elle puisse, sous l'influence du milieu et de tel ou tel agent, subir des transformations si profondes qu'elle semble bien se transformer en une autre réalité. La nature-matière est une indétermination si radicale qu'on ne peut lui fixer de limite. Cela se vérifie de plus en plus: il y a dans les réalités que nous expérimentons des capacités quasi infinies de transformation (pensons à la désagrégation de l'atome). Certes ce ne sont plus des transformations naturelles, ce sont des transformations artificielles; mais elles se servent de réalités naturelles comme «matière» à transformation. Le jour où l'on aboutit à quelque chose qui ne peut plus être transformé par un autre, en un autre, on aboutit à une limite dans l'ordre de ces transformations; mais on ne peut jamais savoir si cela est momentané ou si l'on touche à quelque chose d'irréversible, qui serait alors vraiment comme une fixation formelle de toutes les potentialités de cette matière, puisqu’elle ne pourrait plus être transformée: toute la potentialité serait comme évacuée. Mais est-ce possible dans notre univers? Ce n'est certes pas possible dans l'ordre des transformations naturelles; mais dans l'ordre des transformations artificielles, c'est différent. Ne peut-on pas séparer artificiellement telle forme de telle matière'? Or de telles séparations peuvent aller toujours plus loin, à mesure que les instruments se perfectionnent. On ne peut fixer de limites à de telles recherches. On aboutit donc à un corps artificiel qui, de fait, ne peut plus être modifié par un autre et qui échappe ainsi aux conditions de notre monde «sublunaire», comme disaient les anciens (le monde de la corruption).

A partir de là se pose une question très importante: celle de la finalité. Les réalités physiques que nous expérimentons ont-elles une fin propre? Et parallèlement à la question de la fin, il y a celle du

7. N'oublions pas que physis vient de phyonlal, croître, et natura de nasci, naître. Aussi les conceptions de mouvement et de dynamisme restent-elles toujours liées à celles de nature.

mer avec netteté. I1 y a dans toute réalité physique mue une détermination, une forme, une physis dira Aristote.

La très grande difficulté que nous avons à comprendre la physis, la nature, vient de ce que nous avons de la peine à avoir ce regard philosophique de connaissance contemplative dans ce qu'il a de tout à fait premier—et cela soit à cause de la culture scientifique moderne, soit en raison de l'influence de la dialectique hégélienne et de la dialectique matérialiste, soit enfin à cause de l'emprise de la phénoménologie, qui nous arrêtent dans cette découverte et nous empêchent de réaliser cette induction philosophique. Car cette induction qualitative (pourrions-nous dire pour la différencier de l'induction baconienne) ne peut se réaliser qu'à partir d'un jugement d'existence portant sur les qualités des réalités physiques mues et sur l'ordre propre de ces qualités qui, à l'intérieur même du devenir, exige un dépassement: la découverte d'un principe, d'une cause, source de ces qualités, source de ce devenir. La connaissance scientifique, sans rejeter le jugement d'existence ni l'existence des qualités propres, ne regarde que ce qui est susceptible d'être mesuré; c'est l'aspect quantitatif qui est mis en pleine lumière et qui devient premier. C'est pourquoi la nature, principe et cause, ne peut plus être découverte; on ne peut plus saisir que des lois, des rapports constants d'antériorité et de postériorité, des liens nécessaires à l'intérieur du comportement des réalités physiques. Quant à la dialectique hégélienne, elle ne peut plus saisir que la formalisation du devenir, elle ne saisit plus le réel physique, ni son acte, ni sa puissance fondamentale; elle ne saisit que l'opposition des contraires, formalisée dans une opposition de contradictoires, puisque les contraires sont regardés pour eux-mêmes, comme au-delà de leurs sujets propres. On découvre la synthèse même de ces contradictoires, L’explicitation de leur propre formalisation. Ce n'est plus la nature, principe radical de ce-qui-est-mû, qui est saisie, mais la formalisation des contraires impliqués dans tout mouvement.

La méthode phénoménologique, elle, ne saisit plus du réel que son intelligibilité. On part de l'idée et on demeure dans l'idée; même si l'on prétend rejoindre le réel, c'est son idée qu'on saisit. Dans un regard phénoménologique, on n'atteint que l'intelligibilité de ce-qui-est-mû, L’intelligibilité de la réalité physique, sa forme et non sa potentialité. On ne peut donc atteindre la nature comme principe immanent de ce-qui-est-mû. L'être mobile, en tant qu'être mobile, n'est pas saisi.

Sans nous attarder ici à la diversité des mouvements physiques, relevons seulement que le devenir est multiple, qu'il possède en lui-même une certaine diversité. II y a le mouvement selon la qualité (mouvement d'altération), le mouvement selon la quantité (mouvement de croissance), le mouvement selon le lieu (mouvement local), le mouvement de génération, qui atteint ce qu'il y a de plus radical dans l'être physique (ce mouvement est manifeste surtout dans l'être vivant, avec la reproduction). L'être physique est donc mobile dans ses diverses dimensions, dans ses diverses qualités, en tout ce qu'il est.

Au problème du mouvement de la nature du corps physique se rattachent deux autres problèmes extrêmement importants pour notre vie humaine: celui du temps et celui du lieu, qui ont été depuis Kant regardés comme les deux grandes « catégories » (temps et espace) exprimant ce qu'il y a de fondamental dans notre comportement psychologique. Par le temps et le lieu nous nous situons fondamentalement par rapport à l'univers et à son développement historique.

Qu'est-ce que le temps? Qu'est-ce que le lieu? Y a-t-il du vide dans notre univers? Voilà des questions que les philosophes se sont toujours posées, précisément parce qu'elles relèvent de quelque chose qui est très fondamental dans notre comportement psychologique.

Le temps et le lieu ne peuvent être saisis que par rapport aux réalités physiques en tant que mues. Le temps, en effet, n'est compris qu'à partir de la succession de ce-qui-est-mû. C'est l'intelligence qui ordonne cette succession et lui donne son unité en la mesurant. Voilà comment le temps apparaît. N'est-il pas la « mesure du mouvement », ce qui rassemble la succession du mouvement et lui donne une certaine unité'? Le temps lui-même implique le passé, L’instant présent et l'avenir; et seul l'instant présent est car le passé n'est plus et l'avenir n'est pas encore. Seul l'instant présent est mesure de ce-qui-est-mû, tandis que l'avenir et le passé sont mesures de la succession du mouvement, qui n'existe qu'en fonction de ce-qui-est-mû. Par là nous est manifestée la fragilité de ce-qui-est-mû, c'est-à-dire de la réalité physique: celle-ci n'existe que dans l'instant présent. Mais notre intelligence peut, elle, parler du passé et du futur; car elle est au-delà du devenir et elle est capable de le mesurer. Le temps, comme mesure du mouvement, n'existe donc que dans notre intelligence humaine. Mais il a un fondement dans l'existence même de ce-qui-est-mû, de la réalité physique, grâce à l'instant présent, mesure de ce-qui-est-mû.

C'est peut-être le temps qui nous fait le mieux comprendre la position de l'idéalisme philosophique, pour qui l'intelligence humaine mesure tout le monde physique, tout le réel, tout l'être, et lui donne sa signification. Pour l'idéaliste, le réel, quand il n'est pas connu, n'a pas de signification: il n'est pas réellement. Cela se comprend si l'on réalise que notre expérience, liée au jugement d'existence, porte en premier lieu sur ce-qui-est-mû. Or ce-qui-est-mû est lié au temps, mesuré par l'instant présent. Aussi toute notre vie intellectuelle, tout le développement de notre intelligence est-il vraiment conditionné par le temps. De là il est facile de conclure, comme l'ont fait certains, que toute notre vie intellectuelle est déterminée par le temps et que, par le fait même, notre manière de connaître le temps détermine notre manière de connaître l'être, ce-qui-est. Ne sommes-nous pas là en présence de la confusion la plus profonde que notre intelligence puisse faire: confondre ce qui détermine le jugement d'existence et ce qui le conditionne? Ce qui le détermine, c'est ce-qui-est; ce qui le conditionne, c'est la manière dont ce-qui-esl existe. Or ce qui existe dans notre monde physique existe en tant que mû, il existe dans un devenir, et ce devenir est mesuré par le temps. Le temps est donc ce qui formalise le conditionnement de ce-qui-est.

Si ce-qui-est-mû est mesuré par l'instant présent, ce-qui-est-mû est également finalisé par le lieu. Le lieu n'est-il pas ce en quoi se repose ce qui est mû naturellement? Or, s'il y a un ordre dans notre univers physique, nécessairement le corps plus parfait finalise celui qui est moins parfait; il le finalise en l'attirant, ce qu'il ne peut réaliser qu'en demeurant en contact immédiat avec lui. Voilà comment le corps plus parfait est le lieu du corps moins parfait—si du moins le corps moins parfait est immédiatement en contact avec le corps plus parfait. Constatons bien le caractère tout à fait particulier et très imparfait de cette finalité, qui, comparativement à celle de l'esprit (le bonheur de l'homme), n'est qu'une ébauche. Cette réalité du lieu a été, dans la perspective de l'idéalisme, transformée en catégorie de l'espace; et l'on comprend comment. Si on ne regarde plus le dynamisme ordonné de la réalité mue, en mettant entre parenthèses sa fin propre, on ne regardera plus que son devenir; et on considérera que ce devenir a un double conditionnement, celui du temps et celui de l'espace; car il faut bien le situer en fonction de tout notre univers. Dans cette perspective, le temps et l'espace deviennent les «catégories» rendant intelligibles les réalités physiques.

Le philosophe réaliste ne peut abandonner l'analyse du monde physique, car son corps, capable d'être mû, transformé, fait de lui une partie de l'univers. L'homme, par son corps, est «partie» de l'univers, il est localisé et mesuré par le temps. II est capable de subir l'influence de ce tout qu'est l'univers, il est conditionné par lui et ne peut s'en abstraire. C'est pourquoi le philosophe ne peut, au sujet de l'univers, se contenter des connaissances des sciences physiques et astronomiques, si intéressantes soient-elles. II doit maintenir un regard philosophique réaliste sur la matière, la nature et le mouvement, le temps et le lieu, en montrant bien en quoi son regard philosophique se distingue de celui des sciences physiques. La signification de la matière est en effet tout autre pour le philosophe et pour le savant.

8. Nous pourrions établir cette analogie: le corps immédiatement supérieur est au corps inférieur ce que l’ami est à l'égard de son ami. L'ami n'est-il pas le «lieu» de son ami? La seule différence, c'est que le corps inférieur n'a pas choisi le corps supérieur!

 

CHAPITRE 7: PHILOSOPHIE DU VIVANT

 

Comme le problème du travail réclamait une connaissance nouvelle de la matière, antérieure au travail, ainsi le problème de l'amour d'amitié réclame une connaissance nouvelle du vivant, plus radicale que celle de l'amour d'amitié. L'ami n'est un ami que parce qu'il est d'abord un vivant.

C'est le problème de la mort, cette brisure fondamentale du vivant, qui, s'imposant à nous, nous oblige en premier lieu (selon l'ordre génétique) à dépasser la connaissance affective qui unit l'ami à son ami. Certes, nous n'avons pas d'expérience directe de la mort. C'est pour cela, du reste, qu'elle demeure toujours pour nous une inconnue qui nous effraie, qui nous angoisse, car nous ne pouvons la vaincre: nous l'ignorons. De plus, la mort est vraiment pour la connaissance philosophique une limite. Elle montre à l'homme ses limites; elle est là comme un mur qui se dresse devant lui et qu'il ne peut franchir. Qu'y a-t-il derrière? Même s'il peut progressivement comprendre qu'il y a dans l'homme quelque chose de distinct du corps, qui explique sa capacité d'intériorité, et que ce «quelque chose» sans doute ne peut disparaître avec la mort, le philosophe ne peut pas savoir comment ce «quelque chose» pourra demeurer, exister, vivre après la mort; cela reste vraiment pour lui une énigme.

S'il n'a pas d'expérience directe de la mort, le philosophe peut cependant en avoir comme une expérience indirecte quand, par exemple, il assiste à la mort d'un ami, d'une personne aimée. A ce moment la mort lui apparaît comme causant un vide terrible, une absence irrémédiable. Celui qui était là, présent, si présent jusque dans sa faiblesse et son agonie, subitement n'est plus là. II n'écoute plus, il ne voit plus, il ne répond plus. II n'y a plus aucun geste, il n'y a plus de respiration... L'ami n'est plus présent. Une brisure radicale s'est opérée, et devant cette brisure l’homme sent son impuissance: il ne peut rien pour la reprendre. Cette brisure est trop profonde, trop absolue, elle est comme un abîme qui sépare définitivement les deux amis; L’un demeure là, seul, et de l'autre on ne peut savoir où il est. Les traditions religieuses ont parlé de l'Hadès, du Royaume des ombres. pour voiler l'ignorance des hommes et montrer leur espérance... mais il est bien certain que notre intelligence ne peut rien savoir de ce qui se passe pour l'ami après la mort. Elle peut seulement affirmer la négation de sa vie antérieure, la rupture à l'égard d'un état de vie antérieur. Notre cœur d'ami ne peut que pâtir douloureusement en reconnaissant que la mort implique l'absence totale de celui que nous aimions. Notre sensibilité humaine ne peut que se taire devant le silence glacial de la mort. En face de la mort de l'ami nous sommes brisés, car nous portons en nous sa mort; et si nous laissions aller jusqu'au bout nos sentiments d'ami, nous n'aurions plus qu'à disparaître à la suite de notre ami. La mort n'appelle-t-elle pas la mort'?

La mort de l'ami montre que l'amour qui nous unissait à lui n'était pas substantiel: autrement notre ami ne serait pas mort, notre amour aurait empêché sa mort. C'est malgré et contre cet amour que nous lui portions, qu'il est mort. Ne touchons-nous pas là la limite de notre amour, son impuissance radicale? Par là nous pouvons découvrir la distinction profonde qui existe entre l'ami et le vivant, entre l'amour et la vie. Notre amour, si fort soit-il et bien qu'il aspire à ne jamais cesser, ne peut être victorieux de la mort; il doit céder malgré lui. Cela conduit donc à poser la question: qu'est-ce que le vivant'? et, pour y répondre, à réfléchir à l'expérience que nous avons du vivant.

En effet, si nous n'avons pas l'expérience de la mort, nous pouvons avoir l'expérience du vivant que nous sommes. Nous pouvons expérimenter que nous respirons, que nous mangeons, que nous voyons, que nous marchons, que nous pensons, que nous aimons... Toutes ces activités sont bien des opérations caractéristiques du vivant que nous sommes. Elles dépendent de nous, nous en sommes la source propre: nous nous mouvons vraiment dans ces diverses opérations, nous ne sommes pas simplement mus. C'est du reste pour cela que le vivant que nous expérimentons d'une manière toute privilégiée, c'est nous-mêmes. Nous ne pouvons expérimenter d'une manière privilégiée, comme opérations vitales, que nos propres opérations; par exemple le fait de marcher, de manger, de sentir, de penser, d'aimer. Nous saisissons ces opérations vitales comme des opérations qui dépendent intimement de nous, dont nous sommes l'origine immédiate: elles viennent de nous. Nous ne pouvons pas expérimenter de la même manière les opérations d'un autre, si semblable et si proche qu'il soit de nous, car nous ne pouvons les expérimenter que de l'extérieur, comme on expérimente les réalités physiques, celles qui sont mues; alors que nos propres opérations vitales, nous les expérimentons comme provenant de nous, nous les expérimentons de l'intérieur.

Ce n’est pas dans une attitude réflexive, au sens fort, que nous les saisissons, car nous avons une certaine auto-lucidité qui nous permet de les saisir dans leur originalité d'opérations vitales provenant d'un vivant qui vit, qui se meut. On comprend comment on a pu parler de l'intuition d'un «élan vital » pour exprimer ce qu'a d'unique cette expérience intime; mais il est facile de saisir le danger d'une telle expression. qui met plus en lumière l'aspect de la durée de l'opération vitale comme telle, que la manière spéciale d'exister de telle ou telle opération vitale. C'est pourquoi il nous semble préférable d'insister sur le caractère original de l’expérience que nous avons du fait de marcher, de penser. etc. Car c’est vraiment telle opération vitale, existant concrètement, que nous expérimentons, et non le caractère commun à toutes les opérations vitales. On n'expérimente pas l'élan vital, mais telle ou telle opération vitale.

En raison même de leur caractère propre et de leur diversité, ces opérations suscitent en nous un étonnement. Notre corps physique. partie de l'univers, possède en tant que vivant une autonomie qui se manifeste à travers ses diverses opérations, puisque ces opérations ont leur source dans le vivant, dans le corps vivant, et qu'elles lui sont ordonnées. Ne sont-elles pas pour son propre épanouissement de vivant'? Le vivant a un rythme de vie propre, tout en dépendant du milieu dans lequel il se trouve. II se sert de ce milieu, il en assimile certains éléments et, par là, il se crée tout un milieu de vie, de croissance, de rayonnement —on pourrait même dire: de «gloire». Cela se voit très manifestement quand on regarde certains grands vivants: un chêne ou un cèdre se créent dans une forêt tout un milieu de vie; un lion ou un éléphant s’en créent également un dans leur propre milieu; L’homme, s'il vit pleinement, réalise aussi pour lui, pour sa famille, un certain milieu: sa hutte, son jardin, son lieu de chasse... Par son milieu le vivant domine son petit coin de terre, et plus il est vivant, plus il y met son empreinte, plus il attire tout vers lui. Cette émergence du vivant par rapport au monde physique qu'il transforme en se l'appropriant, en se l'assimilant, est quelque chose de remarquable, d'étonnant. D'où l'interrogation: qu'est-ce que le vivant? Qu’est-ce qui lui permet d'exercer une telle domination?

Dans la perspective de cette interrogation, nous devons revenir à l'expérience que nous avons de nos opérations vitales, pour essayer de découvrir ce par quoi ces opérations vitales sont ce qu'elles sont en elles-mêmes, et en vue de quoi elles sont, autrement dit déceler leurs principes et leur causes propres.

Dans la lumière de cette interrogation, nous devons aussi nous demander ce que les traditions religieuses ont de vrai lorsqu'elles parlent de l'âme et du corps de ce vivant par excellence qu'est l'homme, et lorsqu'elles parlent de l'immortalité de l’âme, d'une vie au-delà de la mort. Ne doivent-elles être regardées que comme des mythes impliquant une dualité (âme-corps) que nous ne pouvons plus accepter aujourd'hui? Beaucoup de nos contemporains, en effet, refusent, en raison de leur position philosophique (soit positiviste, soit matérialiste, soit phénoménologique), la distinction de l'âme et du corps, la considérant comme complètement périmée. De fait, la méthode même de la science biologique ne permet à celle-ci de saisir que le conditionnement du vivant, ses diverses manières de réagir, tout ce en quoi le vivant est mesurable: son comportement et les effets de ses opérations vitales; la biologie ne peut saisir immédiatement ce qui caractérise qualitativement l'opération vitale en tant qu'elle se meut. La méthode scientifique du biologiste ne peut rien dire de l'âme; si celle-ci existe, il ne peut l’atteindre. Si donc, en raison d'une attitude positiviste, le biologiste, considère que sa connaissance scientifique est la seule qui soit objective, il conclura que l'âme n'existe pas, puisque sa méthode scientifique ne peut la déceler. Mais alors il oublie que la connaissance scientifique n'est qu'un type particulier de connaissance humaine, que l'objectivité de la connaissance humaine n'est pas uniquement l’objectivité de la connaissance scientifique! Le jugement d'existence est là pour l'attester.

On peut dire la même chose de la dialectique matérialiste qui, a priori, ne considère comme réel que ce qui est matériel, observable par la méthode scientifique.

Une philosophie phénoménologique ne peut pas davantage parler de l'âme dont parlent les traditions religieuses, puisqu'elle reste au niveau descriptif, au niveau de ce dont nous avons immédiatement conscience, et de ce qui est saisi par et dans une attitude réflexive. Or, précisément, la conscience que nous avons de nos opérations vitales nous fait découvrir une unité profonde, celle de notre «moi», qui demeure à travers toutes nos activités vitales. Celles-ci, certes, apparaissent comme complexes, mais aucune n'est saisie comme séparée de notre corps. C'est pourquoi le phénoménologue affirme nécessairement que si notre être vivant est complexe, il est aussi « un », et qu'il ne peut être que complexe dans son unité; et donc que l'on ne peut parler de distinction de l'âme et du corps, celle-ci ne correspondant pas à la conscience que nous avons de nos opérations vitales dans leur complexité et leur unité.

Voilà un point sur lequel il faut être très lucide (et la phénoménologie nous aide à l'être plus profondément): nous ne pouvons avoir conscience de la distinction de l'âme et du corps, et nous ne pouvons pas non plus la saisir par une méthode réflexive. Mais la méthode phénoménologique n'est pas la seule méthode philosophique; aussi devons-nous aller plus loin dans notre investigation.

Remarquons d'abord que, si nous réfléchissons sur nos opérations vitales, nous sommes obligés, grâce à ces opérations, en elles et par elles, de reconnaître qu'il y a au plus intime de nous-mêmes un phénomène d'intériorité que les autres, qui ne nous voient que de l'extérieur, ne peuvent saisir. Ensuite, nous devons nous demander ce que sont ces opérations vitales impliquant cette intériorité. Car si tout ce qui est vu de l'extérieur s'explique évidemment par notre corps organique vivant, L’intériorité de nos opérations vitales, elle, ne peut plus s'expliquer par notre corps organique. Mais alors, qu'est cette intériorité que nous portons en nous et qui se manifeste à notre conscience à travers nos opérations vitales? On parlera du « psychisme », de tout ce domaine complexe si subtil dont nous avons plus ou moins conscience et même qui implique un inconscient 9. Tout ce domaine existe réellement, d'une autre manière, certes, que notre vie biologique, mais très réellement, puisque notre psychisme peut être à l'origine de perturbations dans notre vie biologique. Qu'est ce domaine psychique que nous portons en nous? D'où vient-il? A l'origine de toute intériorité et de tout ce domaine psychique, n'y a-t-il pas en nous un amour intime de nous-mêmes, un amour de notre propre personne dont nous pouvons prendre conscience'? Cet amour ne peut se ramener à celui que nous éprouvons pour notre corps, car nous pouvons très bien faire un discernement (si du moins nous avons une certaine vie intérieure) entre l'amour sensible de notre propre corps, de sa beauté, de son harmonie, de sa souplesse, de sa puissance, et cet amour plus profond de nous-mêmes. Par là, nous pouvons avoir comme une certaine connaissance affective de «quelque chose» qui est en nous, au plus intime de nous, au-delà de tout le visible et même au-delà de tous les changements psychiques. Ce «quelque chose» est plus présent à nous-mêmes que tout le reste; c'est ce qu'il y a en nous de plus précieux, ce qui est source de tout le reste. N'est-ce pas précisément ce qu'on appelle (selon les traditions religieuses) L’âme, L’âme spirituelle, L’esprit, la source cachée, intime, de toute notre vie humaine, ce qui fait notre intériorité radicale? Nous ne savons pas ce qu'est cette « âme »; mais nous pouvons affirmer qu'il y a «quelque chose» qui nous semble distinct de notre corps, qui est plus présent à nous que notre propre corps, «quelque chose» qui est là, intimement présent, et qui est source en nous d'un sens intime de nous-mêmes.

II est évident que, pour le philosophe, une telle connaissance ne suffit pas, parce qu'elle est trop affective, incommunicable: elle reste une certaine expérience intérieure, très profonde sans doute, mais aussi très obscure, indicible. C'est le sentiment affectif d'une présence, d'une source cachée dont dépendent toutes nos opérations vitales.

Pour mieux découvrir cette source cachée qu'on appelle «L’âme», il nous faut revenir à nos diverses opérations vitales (celles de la respiration, de la nutrition, de la sensation, des passions, de la marche, de la course, de la pensée, de la volonté, etc.) en les interrogeant et en cherchant le pourquoi de leur diversité et de leur profonde unité.

9. Nous préciserons plus loin quelle signification philosophique nous donnons à ce terme.

Toutes proviennent de nous, s'enracinant en nous et manifestant chacune un aspect particulier de ce vivant que nous sommes: ce vivant respire, il se nourrit, il sent, il pâtit, il marche, il pense, il aime. Toutes ces opérations vitales apparaissent bien comme ayant une même source radicale. C'est toujours le même vivant qui se meut, selon des modalités diverses. Toutes apparaissent comme ayant une même finalité dernière: le développement propre du même vivant. Ne sont-elles pas toutes en vue de sa perfection et de son épanouissement'? Si nous pouvons distinguer ces diverses opérations vitales, nous ne pouvons pas les séparer, car elles ont une unité plus fondamentale encore que leur diversité. Toutes ces opérations ont donc nécessairement une source propre unique, radicale, au-delà de leur diversité. Cette source cachée est bien ce qu'on appelle l'âme. Cette source radicale d'unité demeure immanente à notre corps en l'informant; car nous sommes «un» dans nos opérations vitales et dans notre vie, et dans ces opérations vitales notre corps est lui-même engagé; il l'est de manières diverses, mais il est toujours engagé, toujours présent. II est évident qu’il est engagé d'une manière très spéciale dans la respiration, la nutrition et la sensation, mais il l'est encore quand je pense; car précisément, le «je» ne peut s'abstraire du corps. II y a donc, en nous, une source unique de vie qui, informant un corps organique, connaît, grâce à ce corps, une certaine complexité se traduisant dans une diversité d'opérations vitales.

Précisons que cette source cachée, que nous appelons l'âme, est vraiment un principe et une cause de vie pour le corps organique qu'elle informe et anime, car elle est découverte comme ce qui réalise l'unité à l'intérieur de nos opérations vitales: elle est donc bien ce principe indivisible et cette cause de notre vie. En ce sens, il y a une unité substantielle entre l'âme et le corps; leur distinction réelle, qui est le fruit d'une analyse, n'implique pas de séparation existentielle, mais une unité profonde d'être et de vie. L'homme, qui est composé d'une âme spirituelle et d'un corps, est un vivant substantiellement «un». II ne s'agit pas simplement d'une union, d'une relation réciproque entre deux réalités qui s'unissent et qui coopèrent —ce que Platon avait pensé. Pour lui, en effet, L’union de l'âme et du corps n'est qu'une union accidentelle; le corps est le « tombeau » de l'âme, et c'est en se séparant de lui que celle-ci peut, ainsi libérée, vivre pleinement sa vie propre, qui est une vie contemplative. Dans cette perspective de Platon, reprise en partie par Descartes, le corps est vraiment ce qui alourdit l'âme dans son élan spirituel contemplatif.

II y a quelque chose de juste dans ce regard philosophique; car il est évident que le corps est pour nous ce qui manifeste nos limites, ce qui nous conditionne dans nos activités vitales, et donc souvent ce qui arrête nos élans les plus intimes et les plus spirituels, ce qui dans notre travail est occasion de fatigue. Mais cela ne veut pas dire que notre corps ne soit uni à notre âme que d'une manière accidentelle. Car, comme nous l'avons souligne précédemment, toutes nos opérations vitales, si diverses soient-elles, impliquent une unité radicale de vie et d'être: c'est nous qui respirons, c'est nous qui nous nourrissons, c'est nous qui pensons. Le corps est donc comme la « cause matérielle » substantielle de notre être vivant, ce qui permet à notre âme, en tant qu’elle informe notre corps et fait subsister cet être vivant complexe, d'être visible, divisible, mesurable, de se manifester dans la complexité et d'impliquer diverses capacités de « se mouvoir ». Grâce à notre corps et par lui, les opérations vitales de notre âme peuvent être mesurées; elles possèdent une vie biologique susceptible d'être observée de l'extérieur; tandis que notre âme ne peut être saisie en elle-même que par l'intelligence, par voie inductive ou par voie affective, comme nous l'avons dit.

Par là nous comprenons que nous ne pouvons avoir une connaissance vraiment philosophique du vivant que lorsque nous avons découvert son principe radical: L’âme. Autrement, nous n'avons du vivant qu'une connaissance descriptive et extérieure, une connaissance qui risque toujours, lorsqu'elle prétend être l'unique connaissance du vivant, de le matérialiser en ne saisissant plus ce qu'il a de plus original. Cela est d'autant plus frappant que cette connaissance par mensuration s'est développée extraordinairement grâce au perfectionnement des instruments; elle nous fait découvrir l'extrême complexité du vivant, et aussi son étonnante unité organique. Devant ce merveilleux spectacle, qui nous manifeste un ordre admirable, une harmonie étonnante, nous sommes fascinés... tandis que la connaissance philosophique demeure toujours très pauvre. C'est une connaissance qui tend vers la contemplation, qui ne cherche jamais à dominer: elle ne peut engendrer un pouvoir; elle ne peut donc jamais tyranniser; c'est une connaissance toute qualitative, qui se veut à l'écoute du vivant. Aussi une telle connaissance demeure-t-elle toujours fragile. La connaissance de notre âme, au niveau philosophique, si qualitative qu'elle soit, demeure toujours pour nous, en raison même de sa difficulté, une connaissance que nous ne possédons pas parfaitement. Pour reprendre l'expression d'Aristote, notre intelligence demeure toujours, devant la saisie des réalités premières, et donc de notre âme, comme l’oiseau de nuit devant la lumière... Pourtant il faut maintenir que cette connaissance si fragile atteint réellement l'âme dans sa profondeur de principe de vie, tandis que la connaissance scientifique, si séduisante qu'elle soit, ne peut pénétrer jusqu'à l'âme comme principe de vie; elle en saisit les effets, les fruits, L’ordre, L’harmonie qu'elle réalise dans le corps; mais elle ne peut rien dire de ce qu'est l'âme en elle-même, principe et cause de vie: elle ne fait qu'en mesurer les effets, qu'elle ne peut même pas considérer comme effets; elle ne les saisit que comme manifestations de la vie.

Après avoir découvert l'âme comme principe radical de vie, le philosophe doit aussitôt reconnaître que l'âme humaine est source de divers degrés de vie. II est facile, en effet, de constater dans nos opérations vitales une très grande diversité, depuis la respiration et la nutrition jusqu'à la pensée, au cogito. Entre ces opérations nous pouvons discerner une hiérarchie, les unes étant plus dépendantes du corps, plus enracinées en lui, les autres plus libres; les unes étant plus liées au devenir physique et à la juxtaposition quantitative, les autres étant beaucoup plus immanentes et se libérant de plus en plus de cette juxtaposition.

Ce qui est sûr, c'est que toute opération vitale implique une immanence, comparativement au devenir physique. C'est même ce qui caractérise l'opération vitale; mais cette immanence est plus ou moins victorieuse de l'opacité de la matière, de l'extériorité et de la juxtaposition de la quantité. On peut par là discerner trois grands degrés de vie: la vie végétative, la vie sensitive et la vie de l'esprit. La vie végétative est celle qui reste le plus enracinée dans le corps organique. L'immanence des opérations de la vie végétative se manifeste dans l'assimilation, mode caractéristique du vivant; mais la vie végétative demeure soumise aux conditionnements de temps et de lieu. La vie sensitive est celle où apparaît le phénomène de la connaissance et celui des passions, mais elle demeure encore déterminée par le corps organique. L'immanence des opérations de la vie sensible se manifeste dans 1'« assimilation intentionnelle»: on «devient» L’autre sans le détruire, en le connaissant ~".

1(). Le mot «intentionnel» (ou «intentionnalité», formalisation de l intentionnel: ce par quoi l intentionnel est intentionnel), que nous employons plus loin à propos de la vie végétative (note 12). à propos de la sensation (pp. 77-78) et à propos de la connaissance intellectuelle (p. 95 et p. 164), est donc employé à chaque niveau de vie; sa signification varie selon les niveaux, mais chaque fois il intervient en raison de la distinction qu'il y a, dans toutes les réalités que nous expérimentons, entre l'être et la vie. Cette distinction entraîne que, dans certains cas, le vivant, en raison même de sa vie, est capable d'anticiper ce qu'il sera dans sa perfection de vivant, perfection où la distance entre vie et être sera comme résorbée. L'intentionnalité exprime cette anticipation. Ainsi la semence, le foetus, implique une anticipation du vivant parfaitement déterminé. L'intention morale est une anticipation, dans l'acte volontaire, de l'union de l'homme à sa fin. La forme intentionnelle sensible est une anticipation, dans la sensation, de la qualité sensible, elle-même ordonnée chez l'animal à la vie végétative et, chez l'être intelligent, ordonnée médiatement au jugement d'existence ou au jugement de contemplation. Quant à la forme intentionnelle intelligible, elle est une anticipation immédiate de l'adhésion de l'intelligence au réel existant. Cela montre bien qu'on ne peut s'arrêter à l'intentionnel; on peut et on doit le distinguer du réel, mais on ne peut l en séparer — si du moins on veut rester dans une perspective réaliste. L'intentionnalité nous montre la possibilité que nous avons de nous enfermer dans telle ou telle forme d'immanence de l'opération vitale en nous isolant ainsi du réel, possibilité qui est erronée puisque l'intentionnalité en elle-même est essentiellement ordonnée au réel.

II serait intéressant de voir le lien entre l'immanence de l'opération vitale et ce que nous avons appelé précédemment l'intériorité de nos opérations vitales. L'immanence fonde l'intériorité. Celle-ci exprime un degré particulier d'immanence qui apparaît avec la conscience.

Enfin, la vie de l'esprit est la plus immanente; elle n'est plus que conditionnée par le corps organique. L'immanence des opérations de la vie de l'esprit se manifeste dans l'auto-lucidité du jugement d'existence; on est capable de respecter l'autre en le nommant: il a sa signification propre.

Cette distinction de trois degrés de vie, qu'Aristote a faite avec beaucoup de précision et qui avait déjà été saisie au niveau pratique par les Pythagoriciens, semble importante à maintenir, car elle permet de discerner toute une structure dans le développement de la vie de l'homme. D'une part, une structure de base: la vie végétative, qui a sa propre finalité; cette vie, qui est commune à tous les vivants que nous expérimentons, est vraiment le fondement de notre vie d'homme. D'autre part, le sommet de notre vie d'homme: la vie de l'esprit, qui nous fait découvrir ce qu'il y a d'ultime dans la vie humaine, son développement tout à fait propre, unique parmi tous les vivants que nous expérimentons. Ce sommet possède lui aussi sa structure propre et organique. Le développement de cette vie ne peut s'isoler de sa base: il en dépend dans son exercice tout en ayant son indépendance dans sa propre spécification et sa finalité. Enfin, il y a entre la base et le sommet cette vie intermédiaire qu'est notre vie sensible (sensations, imagination, passions), qui fait le lien (lien réciproque) entre la vie végétative et instinctive d'une part, et la vie de l'esprit de l'autre, et qui explique la complexité de notre vie psychique, son influence sur nos organes biologiques et sur notre vie intellectuelle et affective. Cette « troisième force », si l'on peut dire, n'a pas de fin propre, elle est essentiellement anarchique; elle peut se développer de diverses manières, car elle peut être toute polarisée par nos instincts ou, au contraire, tout assumée par notre vie spirituelle intellectuelle, amicale et contemplative.

Analysons brièvement ces divers degrés de vie de l'homme.

 

La vie végétative

 

Cette vie a ceci de très particulier, qu’elle implique un développement parfait, une croissance homogène et très radicale, en ce sens qu'elle commence dès le premier moment de la conception et se poursuit jusqu'au moment où l'homme a atteint le sommet de sa vie biologique; puis il y a un arrêt, et ensuite une sorte d'affaissement, jusqu'à la mort.

Le premier développement, souterrain, caché, que la science génétique moderne a permis de découvrir d'une manière si remarquable, montre comment le vivant s'enracine dans le vivant, dans la mère, et se développe progressivement à partir de cette source maternelle, d'une manière sui generis, jusqu'au moment où il s'en détachera, étant capable d'avoir son autonomie vitale. Cette vie végétative est commune à l’homme et aux autres animaux, avec certes des modalités extrêmement diverses et des rythmes très différents (qu'on pense, par exemple, à la gestation de l'éléphant). Ce premier développement souterrain montre à quel point vie végétative et fécondité sont naturellement liées. II y a une continuité vitale impressionnante entre l'embryon et sa source maternelle, à tel point que, séparé de sa source, il ne peut plus se développer harmonieusement, et même il ne pourra plus vivre. II est bien en totale dépendance de son milieu vital, qui le nourrit et lui permet de vivre — il y a comme un rythme commun de vie — et cependant nous pouvons affirmer qu'il y a un être nouveau, distinct de sa source maternelle; le signe n'en est-il pas que, dès le premier moment de la conception, cet être nouveau, ce vivant, si petit et si fragile qu'il soit, est déjà porteur de son «chiffre» propre, distinct de celui de sa mère et de son père'? II a déjà en lui, virtuellement, tout le «programme» de son développement ". On peut dire qu'il est déjà, en «promesse », ce qu'il sera à sa naissance. Si, au cours de ce premier développement intra-utérin, le vivant est tout dépendant du rythme vital de son milieu, du milieu maternel, tout en possédant déjà son autonomie, sa structure propre, il connaît alors une fragilité unique, qui le rend extraordinairement vulnérable; il est dans un état de réceptivité unique.

A la naissance, une nouvelle étape du développement commence. Le vivant est désormais autonome dans sa vie. il commence à respirer par lui-même (il a besoin d'un nouveau milieu vital qui lui donne l'oxygène), et il commence à se nourrir du lait maternel; la mère continue donc d'être source de sa nourriture. Elle n'est plus source de vie d'une manière radicale (co-substantielle), mais elle le demeure d'une autre manière. par l'aliment; le lait maternel n'a-t-il pas une connaturalité unique avec le tout-petit?

Voilà la première opération du vivant, ce qui caractérise sa vie végétative: il respire et il se nourrit. II est capable d'assimiler l'aliment (L’oxygène et le lait maternel) en le transformant en sa propre vie biologique pour réparer les pertes d'énergie occasionnées par les luttes qu'il subit comme vivant et pour croître. Car si le milieu dans lequel il vit lui fournit son aliment, en même temps certaines influences nocives, certaines agressivités viennent, du dehors, s'opposer à lui. car ce milieu n’est pas parfaitement adapté à son individualité. II est donc à la fois instinctivement attiré vers ce milieu et en état d'opposition et de défense à son égard. II y a là un équilibre à chercher pour pouvoir vivre.

11. Nous ne pourrions affirmer d'une manière absolue qu’il y a un être nouveau que si nous pouvions affirmer que l'âme est créée dès la conceptions puisque l'âme est principe d'être. Or nous ne pouvons pas l'affirmer, car nous ne pouvons pas savoir à quel moment exact l’âme est créée. Nous n'avons donc ici qu’une démonstration par mode de signe. On connaît l'objection de certains: le fœtus n'est pas une personne humaine. A cela nous répondons que nous ne pouvons conclure ni dans un sens ni dans l'autre de façon catégorique, mais que le fœtus est, dans son être vivant, virtuellement, «intentionnellement», une personne humaine. II est, dans son être, tout entier ordonné, vitalement (réellement) à l homme, il n'a pas d’être parfait autre que celui de l'homme. En le détruisant, je détruis donc l'homme présent intentionnellement en lui.

 

De plus, en respirant et en se nourrissant, le vivant absorbe des éléments toxiques qu'il ne peut assimiler et qu’il rejette, ne transformant en lui que ceux qu'il peut assimiler. II y a donc également une lutte à ce niveau interne, car nécessairement s’opère une séparation entre ce qui est transformé en son corps organique et ce qui est rejeté. Dès son point de départ la vie biologique se développe dans la lutte, et cette lutte demeurera tout au long du développement de sa vie biologique, avec des moments d'épanouissement et des moments de crise, lorsque les opérations de respiration et de nutrition ne pourront plus se faire parfaitement; car ces opérations sont indispensables à la vie biologique. Le vivant de vie biologique ne peut durer, stil ne respire pas et ne se nourrit pas.

Ces opérations fondamentales vont permettre la croissance. Le petit enfant doit se développer conformément aux exigences de sa nature individuelle. Dans son rythme de croissance il pourra y avoir des arrêts, des obstacles; cela est normal, puisque la vie biologique se réalise dans la lutte. II y a dans ce développement un moment particulièrement important, celui de la puberté, puisque le vivant parfait est celui qui est capable d’engendrer de procréer. La puberté, précisément, marque le passage de l'état encore imparfait du vivant incapable de fécondité à l'état parfait, capable de fécondité; une mutation profonde du vivant s'opère alors, et l'instinct sexuel se développe et se manifeste.

Après avoir atteint son sommet et s'être maintenue durant un certain temps à ce niveau, la vie végétative de l'homme connaît une période de déclin, qui ira jusqu'à la mort. Certes le vivant n'est pas, en tant que vivant, ordonné à la mort; mais l'individu connaît un déclin, une vieillesse, où le poids de la matière l'emporte et où l'unité du vivant n'est plus aussi forte: la division pénètre dans le vivant, jusqu'à la division radicale que constitue la séparation de l'âme et du corps.

Mais avant de mourir, L’homme, comme vivant, a normalement procréé. L'acte de procréation, en vue de la survie de l'espèce humaine, ne peut se réaliser que dans une coopération de l'homme et de la femme; c'est cet acte qui donne sa signification profonde à la différence des sexes. Le vivant supérieur est trop imparfait pour être à lui seul source de vie, source de fécondité; il faut qu'il connaisse la coopération de l'autre, d'un autre adapté instinctivement et biologiquement à cette complémentarité, qui n'est pas seulement une complémentarité au niveau organique, mais aussi au niveau de l'appétit instinctif sexuel. Les deux sont instinctivement et biologiquement faits l'un pour l'autre, mâle et femelle, en vue de la fécondité, de la survie de l'espèce.

Si l'instinct de respiration et de nutrition est au niveau de l'individu et se traduit dans l’égoïsme radical du vivant qui lutte pour vivre, l'instinct sexuel, L’instinct de procréation, est au niveau de l'espèce et de sa survie. C'est pourquoi il est si profondément enraciné dans l'individu: car, d'une certaine manière, il le dépasse et s'impose à lui.

Si, en effet, on analyse philosophiquement le caractère spécifique de ces deux instincts (L’instinct de respiration et de nutrition, et l'instinct sexuel), on doit reconnaître leur distinction profonde, radicale, leurs finalités propres; tandis que si l'on ne considère que l'exercice de ces instincts, on ne peut plus distinguer leur caractère propre, et ils semblent alors se confondre, se compénétrer. Mais leur distinction n’empêche pas qu’il y ait un ordre entre eux. L'instinct individuel, au niveau de l'aliment, est ordonné à l'instinct sexuel, comme l'individu est ordonné à l'espèce; c'est vraiment la procréation qui finalise la vie végétative. Comme disaient les anciens, «seul celui qui est parfait peut engendrer». C'est donc bien la procréation qui donne à la vie biologique sa signification ultime. Si donc l'assimilation est le caractère fondamental du vivant de vie végétative, la fécondité est ce qui achève ce même vivant, ce qui l'accomplit. II s'accomplit en se dépassant, en laissant la place à un autre qui est son fruit et qui lui permet ainsi de survivre, non en lui-même, mais dans sa progéniture, de même espèce que lui. Certains philosophes grecs voyaient là comme une «imitation» de l'éternité. Y aurait-il donc dans l'espèce comme une intention d'éternité'? II y a sûrement dans l'espèce un au-delà du temps.

La procréation se termine à un nouveau vivant de même espèce. La mère met au monde un enfant, un fils de l'homme qui, malgré sa dépendance à l'égard de son milieu, est déjà métaphysiquement une personne humaine ayant son autonomie de vie et d'être. Ce petit de l'homme a une âme spirituelle. D'où vient-elle'? Lui est-elle communiquée par les parents? provient-elle du dehors? Au niveau de la vie végétative, nous ne pouvons répondre. Mais ce que nous pouvons dire, c'est que le vivant qui engendre transmet une vie semblable à celle qu'il possède. C'est pourquoi celui qui naît a la même vie que celui qui est source de sa vie. La procréation n'implique pas de dégradation de vie, de déperdition de vie. Cela est vrai de tous les vivants. Le grain de blé est source d'un autre grain de blé de même espèce, et il est même source d'une multitude de grains de blé. Dans cette reproduction, il a une surabondance de vie qui est merveilleuse. On retrouve quelque chose de semblable au niveau de la fécondité de l'homme: un seul spermatozoïde devient fécond à la rencontre de l'ovule, mais des millions d'autres auraient pu l'être. Pourquoi cette surabondance, qui semblerait à première vue être un luxe, un gaspillage, voire une inutilité pouvant faire croire qu'il y a à ce moment comme une suspension de finalité, tout étant laissé au hasard? N'est-ce pas, au contraire, pour permettre plus sûrement la survie de l'espèce et donc pour assurer plus parfaitement la finalité? Et cela pour mieux faire saisir le dépassement de la vie à l'égard de la matière? Engagée dans la matière, la vie est victorieuse de la matière; et cela se manifeste au moment même de son don. Si la vie se donne avec surabondance, la matière au contraire contracte, limite. N'est-elle pas source du hasard? Cette surabondance de la vie dans sa fécondité est donc pour que la vie soit victorieuse du hasard et impose sa propre finalité.

 

La vie sensible

 

Les sensations

 

Nous n'avons aucune conscience de la vie végétative en elle-même. Si nous en connaissons les effets, nous ne saisissons pas clairement ce que sont la respiration, la nutrition, la procréation. Nous pouvons découvrir les lois de leur conditionnement, mais ce qu'elles sont, profondément, nous échappe. Lorsque le père et la mère engendrent leur enfant, ils ne savent pas ce qu'est la procréation, cette opération naturelle si radicale, cette opération substantielle. S'ils peuvent désirer avoir un enfant, le souhaiter et, en vue de cela, faire tout ce que la nature demande pour que leur union produise son fruit, ils ne peuvent, au sens fort, choisir leur enfant dans son individualité propre, dans son sexe. En réalité, ils ne commandent pas à la nature. S'ils ont un pouvoir sur l'exercice de la procréation (leur union sexuelle), ils n'ont de pouvoir ni sur la détermination ni sur la finalité de cette opération vitale —pas plus, du reste, qu'ils n'en ont sur leur respiration et leur nutrition: ils peuvent modifier certaines conditions d'exercice (choix des aliments, rythme des repas, rythme de la respiration, dans une certaine mesure), mais ils ne peuvent modifier le caractère spécifique de ces opérations; elles sont naturellement déterminées.

En revanche, nous pouvons avoir, de l'exercice vital de nos sensations et de nos passions, une conscience plus profonde, grâce à l'intervention de notre attention volontaire. Je puis être attentif à regarder, à voir, à entendre; je puis me laisser emporter par telle ou telle passion. II y a là une intervention très nouvelle de la vie de notre esprit, qui assume l'activité vitale de la connaissance sensible et peut la vivre comme de l'intérieur: c'est bien ce que la psychologie appelle « perception ». Nous ne voulons pas ici décrire cette activité vitale, la décrire selon la conscience que nous en avons (ce que Merleau-Ponty a très bien fait); mais nous voudrions essayer de l'analyser, c'est-à-dire en discerner les divers éléments. Car s'il y a une conscience réflexive de telle ou telle sensation, cette conscience réflexive n'est pas telle sensation considérée en elle-même, puisque nous pouvons avoir une conscience réflexive d'une sensation tactile, d'une sensation auditive, d'un rêve, d'un état affectif, etc. II faut donc, au niveau de l'analyse philosophique, essayer de préciser l'originalité de chacune des sensations: vision, toucher, etc.

La conscience que j'ai de voir, d'entendre (conscience qui, du reste, me permet d'éprouver de la joie à voir tel spectacle, à entendre tel son harmonieux), n'est certes pas extérieure à la sensation, elle lui est immanente; mais elle ne la détermine pas, elle ne la spécifie pas. Elle ne nous révèle donc pas le caractère propre de la sensation; cependant elle nous permet de l'observer d'une manière tout à fait privilégiée, comme «du dedans», puisque nous ne sommes pas seulement un spectateur de choix: nous la vivons. Au niveau donc de l'exercice vital, il y a une unité profonde entre telle sensation et la conscience que nous en avons; c'est pour cela, précisément, qu'au niveau d'une réflexion phénoménologique on en reste à la description des perceptions.

Du point de vue philosophique, posons-nous la question: qu'est-ce que telle sensation? Qu'est-ce que ma vision de telle rose? N'est-ce pas l'opération vitale de connaissance la plus immédiate? Quand je vois un arbre, une rose, le ciel, je sens, j'ai un contact très particulier avec cette réalité sensible qui est là, face à moi. Ce contact a ceci de très particulier qu'il modifie celui qui sent, regarde, connaît, mais qu'il ne change rien à la réalité sentie, vue, connue. Celle-ci, apparemment, n'est modifiée en rien: que je sois seul à regarder une rose écarlate ou que dix personnes la regardent en même temps que moi, la rose n'est modifiée en rien. Mais si je la touche, et que dix personnes la touchent après moi, c'est différent: elle peut alors perdre son éclat et se flétrir. II y a donc, de ce point de vue, une grande différence entre ces deux types de connaissance sensible, la vue et le toucher: nous y reviendrons. Précisons d'abord ce qu'est la vision. Elle me modifie et ne modifie pas la réalité vue. Je suis donc ici en présence d'un phénomène qui n'est plus d'ordre purement physique, mais d'un autre ordre: celui de la connaissance sensible, celui de la vision. Cette connaissance demeure totalement dépendante de la présence réelle de la réalité vue; si cette réalité disparaît, notre vision cesse. Le vivant qui voit n'a donc pas d'autonomie dans l'ordre de la spécification, dans l'ordre de la détermination de la réalité vue; il n'a d'autonomie que dans l'ordre de l'exercice, en ce sens qu'il s'applique à voir et ne ferme pas les yeux. Ne sommes-nous pas ici en présence du premier moment du réalisme de notre connaissance? Celle-ci demeure toute dépendante, dans sa détermination, de ce qui est vu. Cela est vrai, du reste, de toute sensation. On peut donc dire que la vision nous permet de «devenir» (à un niveau très particulier) non au sens précis Les diverses réalités vues, mais leurs couleurs diverses, leur figure, leur mouvement: tout ce qui est immédiatement visible. Car lorsque nous disons ce qu'est la réalité vue, nous ne sommes plus au niveau de la vision: c'est une autre connaissance qui nous permet de le dire. La vision, elle, saisit immédiatement telle couleur, et même en premier lieu la lumière; comme l’ouïe saisit immédiatement tel son.

A ce propos, remarquons que certains «sensibles» sont saisis par des sensations diverses: le mouvement, par exemple, la grandeur, peuvent être saisis par la vue (nous voyons une réalité mue), par l'ouïe (nous entendons s'approcher une réalité mue), par le toucher... D'autres sensibles, au contraire, ne sont saisis que par un seul sens: la lumière, la couleur ne sont saisies que par la vision; le chaud, le froid ne sont saisis que par le toucher; le son, que par l'ouïe, etc. C'est ainsi qu'Aristote distingue les « sensibles propres » des « sensibles communs ». Cette distinction est très importante; mais, de fait, elle a été comprise de diverses manières. Pour Aristote, L’objectivité de nos sensations se fonde en dernier lieu sur les «sensibles propres»; pour lui, c'est là que le contact avec le réel existant est premier, du point de vue sensible. Pour Descartes au contraire, L’objectivité de nos sensations se fonde en dernier lieu sur les «sensibles communs», parce que, pour lui, seuls ces sensibles sont immédiatement mesurables, et donc objectifs, tandis que les sensibles propres ne sont que subjectifs, n'étant pas mesurables. On peut distinguer tout de suite, à partir de là. doux conceptions très différentes de l'objectivité de la vision. Pour Descartes, L’objectivité se ramène à ce qui est mesurable; pour Aristote, elle est en premier lieu qualitative: c'est ce qui est le plus déterminé, le plus actuel, qui spécifie en premier lieu notre vision.

Par la vision nous «devenons» donc, d’une manière immanente, au niveau de la connaissance sensible, les «sensibles propres» que sont la couleur, la lumière. Que signifie ce «devenir»? II n’est plus d'ordre physique, mais d'un ordre nouveau que l'on dit «intentionnel» (c’est-à-dire un ordre qui est tout relatif à un autre et qui pourtant existe en ayant sa propre détermination, sa structure propre, sa forme). En voyant je deviens intentionnellement, par la vision, les couleurs vues. II y a là un «au-delà» du monde physique, mesurable, un «au-delà» qui pourtant demeure immédiatement dépendant de ce monde physique existant.

Ce contact « intentionnel » avec le monde physique et cette dépendance à son égard sont particulièrement nets dans le cas du toucher. Celui-ci implique certes une connaissance sensible. Par le toucher je connais le chaud, le froid, je deviens donc intentionnellement ce chaud, ce froid; mais cette connaissance modifie aussi physiquement la réalité touchée. II y a une certaine réciprocité entre le domaine intentionnel et le domaine physique, à cause du contact immédiat avec la réalité sentie, réclamé par le toucher. II y a donc distinction, mais non séparation, entre ces deux domaines, physique et intentionnel puisqu'il peut y avoir interdépendance.

Essayons de préciser davantage ce qu'est ce devenir intentionnel. C'est un devenir, car un changement se produit en celui qui voit. II faut donc qu'il y ait en lui une capacité de pâtir à l'égard des « sensibles » (propres et communs). Tout devenir présuppose une potentialité; tout devenir vital présuppose une réceptivité vitale, une capacité d'être déterminé et en même temps de réagir vitalement, de s'exercer, d'opérer. 11 faut donc qu'il y ait une potentialité dans l'ordre intentionnel, une réceptivité et en même temps une capacité d'opérer, et cela selon l’ordre intentionnel sensible, puisque ce devenir est une opération immanente demeurant dans le vivant, dans celui qui voit. Cette capacité d'être déterminé et d'opérer est ce qu'on appelle une puissance (dynamis) vitale. Si j'analyse philosophiquement ce qu'est la vision, je puis dire qu'elle est une « assimilation intentionnelle » présupposant une réalité présente vue (c'est celle-ci, en tant que visible, qui spécifie la vision, la détermine) et présupposant aussi dans le vivant qui voit une puissance impliquant à la fois une réceptivité et une capacité de se mouvoir, capacité d'exercer d'une manière immanente une opération vitale.

On voit que l'immanence de l'opération vitale est ici beaucoup plus intime que dans le cas de la respiration et de la nutrition, car elle domine l'opacité du devenir physique et matériel. II y a une assimilation intentionnelle qui fait l'unité avec ce qui est vu (le sensible) sans le détruire, sans le ramener au vivant, mais en respectant ses déterminations propres. En regardant la rose je deviens sa couleur et je respecte sa qualité propre. Voilà le caractère propre de la connaissance sensible: elle ne se réalise plus dans la lutte, car elle est au-delà du devenir physique; elle implique une immanence beaucoup plus intime que celle de la nutrition; cette immanence est pour ainsi dire une pure immanence, qui peut être source de joie et qui n'a aucune limite, si ce n'est le conditionnement de l'organe physique qu'elle suppose et qui ne peut supporter certains sensibles extrêmes, trop intenses, qui risquent toujours de l'altérer. Ce conditionnement de l'organe physique empêche aussi nos sensations d'être toujours en exercice, car, précisément, L’organe physique se fatigue.

II faudrait ici examiner la diversité et le caractère propre des cinq sensations, en comprenant bien que la sensation du toucher est la plus fondamentale, celle qui est la plus réaliste et qui montre le mieux la continuité et la distinction du monde physique et de l'ordre intentionnel. Le toucher est le sens de la vie par excellence. Quant à la vision, c'est la sensation ultime, celle qui est le plus libre à l'égard du monde physique, celle qui permet d'embrasser l'horizon, le firmament dans son étendue. La vision est le sens de la lumière, qui est le sensible le plus spirituel, le plus qualitatif.

 

Les représentations imaginatives

 

Nos sensations se prolongent dans des représentations: le domaine des images. Si, après avoir regardé l'écarlate de la rose, je ferme les yeux, je forme au-dedans de moi une «image» représentant l'écarlate de cette rose. Voilà un nouveau type de connaissance, qui reste sensible et qui pourtant n'est pas la sensation de nos sens externes. Cette nouvelle connaissance sensible formant des images n'est plus une assimilation intentionnelle, mais elle est comme une croissance, une extension de nos sensations, et en même temps une sorte de synthèse de ce qui a été vu, de ce qui a été entendu, de ce qui a été touché, etc. Cette nouvelle connaissance sensible représentant ce qui a été vu, entendu, touché, le saisit d'une manière toute nouvelle, d'une manière qui lui est propre. Elle se crée des images représentatives de ce qui a été vu, entendu, touché. Ce qui est très curieux et étonnant, c'est que ces images intérieures, sensibles, impliquent encore à l'état vécu les sensibles propres et les sensibles communs, mais selon un ordre inverse: car les sensibles communs, dans l'image, sont ce qui est représenté en premier lieu, tandis que les sensibles propres ne le sont que d'une manière relative. Nous sommes donc en présence d'une synthèse qui représente d'une manière originale ce que nous avons senti antérieurement.

Si nous analysons philosophiquement les images, en nous demandant ce qu'elles sont et d'où elles proviennent, nous pouvons dire qu'elles sont des «formes intentionnelles» sensibles, capables de représenter. Elles sont les premières synthèses de notre connaissance—dans l'ordre sensible—synthèses qui ont leur source en nous. Aussi ne s'agit-il pas de synthèses proprement objectives, mais de synthèses premièrement subjectives, ayant cependant un fondement dans le réel. II faut donc poser une puissance particulière qui soit source de ces images: ce qu'on appelle l'imagination. Cette puissance ne peut s'exercer qu'à partir de nos sensations externes: elle est donc mue. Cependant elle se meut aussi, elle est source d'une nouvelle connaissance ayant pour fruit propre l'image.

Ce qui caractérise cette connaissance, indépendamment de son caractère synthétique, c'est aussi son autonomie; car elle n'est plus immédiatement dépendante de la réalité. Nous pouvons développer en nous un monde imaginaire qui par lui-même n'a pas de limites, qui est infini en potentialité et en développement.

Cette connaissance, précisément parce qu'elle est sans limite dans son développement, n'a pas de finalité propre: elle peut être utilisée de diverses manières. Elle est essentiellement comme le carrefour d'une très grande diversité d'opérations vitales. L'intelligence et la volonté peuvent s’en servir de multiples manières, nos passions peuvent s'en servir également, et nos instincts aussi peuvent s'allier avec elle. En réalité, les images utilisées par notre intelligence et notre volonté, par nos passions et nos instincts forment le tissu de notre psychisme; et dans ce tissu si complexe on devrait distinguer différents niveaux. N'y a-t-il pas en nous un psychisme conscient, se nouant autour d'images claires, au service de nos diverses activités intellectuelles, volontaires et passionnelles? N'y a-t-il pas un psychisme préconscient et, se fondant sur des images vagues, encore mal formées, le psychisme de nos appétits naturels, de nos aspirations très fondamentales, qui nous inclinent vers certains buts encore imprécis'? Ce psychisme préconscient implique des zones très différentes; et il faudrait sans doute discerner une zone très fondamentale, non consciente, qui relèverait de la potentialité très radicale de nos instincts, et des zones déjà plus déterminées (car il y a déjà eu certaines déterminations dans un sens donné), mais qui demeurent inconscientes relativement à la conscience claire. C'est toute la zone de nos dispositions habituelles, de nos orientations déjà prises. toutes nos habitudes, tous nos réflexes conditionnés.

Enfin, il faudrait discerner une zone provenant de nos refoulements, de toutes les incompréhensions dont nous avons été victimes, de toutes les violences provenant du milieu extérieur en lequel nous avons vécu, tout ce qui nous a contrariés, tout ce qui a arrêté nos élans affectifs les plus naturels, tout ce qui a provoqué des remous intérieurs, des amertumes, tout ce qui nous a repliés sur nous-mêmes en nous empêchant d'exprimer nos désirs et nos aspirations. C'est là qu'il faudrait reconnaître ce qu'il peut y avoir d'exact dans ce que Freud dit de l'inconscient. II peut certes y avoir là des zones profondes d'inconscient, surtout si les refoulements proviennent des premiers moments de notre jeunesse; il peut y avoir là une zone qui ne soit plus du « préconscient », car elle provient du conscient violenté, retombant à un niveau non conscient et attendant le moment propice pour se manifester, éclater —comme une charge de dynamite présente en nous, et dont nous ne sommes plus conscients. Cependant, du point de vue philosophique, il faut reconnaître que cette zone d'inconscient n'est jamais première: elle est toujours quelque chose de second, elle est le résultat de certains refoulements, et elle est toujours au niveau du conditionnement. On ne peut donc, à partir de cet inconscient, expliquer ce qu'est l’homme. N'est-ce pas là l'erreur philosophique de Freud'?

On voit donc l'importance, et aussi la difficulté, d'un examen philosophique du domaine des images, qui nous met en présence d'une nouvelle immanence de nos opérations vitales, car notre imagination se crée des images au-dedans d'elle-même, elle se crée ses propres synthèses imaginatives, indépendamment des réalités du monde physique. Par là, L’homme peut prendre ses distances à l'égard de ce monde physique: il devient capable de se refermer sur lui-même et de s'isoler en se construisant, au-dedans de lui-même, un nouvel univers. purement imaginatif. N'est-ce pas là la gloire propre de l'imagination, et en même temps son pouvoir redoutable? Car elle est capable de nous détourner des réalités existantes de notre univers et de faire miroiter à nos yeux un nouvel univers dont elle est la source propre.

En continuité avec l'imagination, et demeurant encore dans le domaine des images, il y a la mémoire. Le vivant de vie sensible ne se contente pas de sentir, d'imaginer: il garde les images qu'il a formées pour s'en servir lorsque cela lui sera utile. La mémoire est quelque chose de prodigieux chez le vivant de vie sensible, car elle lui permet d'émerger au-delà de la succession du temps et d'avoir une certaine durée intérieure. Si la procréation manifeste que l’espèce du vivant est au-delà du temps, la mémoire du vivant de vie sensible montre comment l'individu cherche à dépasser le morcellement du temps. Provenant de l'imagination, la mémoire peut aider l'imagination à se développer. puisqu'elle thésaurise les images passées: mais elle les thésaurise pour qu’elles puissent de nouveau être actuées et associées à d'autres images nouvelles. On pourrait dire que si l'imagination innove toujours, la mémoire garde et conserve. On voit donc ici, au niveau de la connaissance sensible, apparaître les deux tendances opposées du vivant: garder, conserver, et renouveler, innover. Au niveau des sensations externes, ces deux tendances n’apparaissent pas, car le vivant est tout relatif à la présence actuelle des réalités existantes de notre univers. Ce n'est que grâce à l'imagination qu'il commence à réaliser une certaine synthèse dans une immanence et une autonomie plus profondes, et par là à acquérir une plus grande indépendance à l’égard des autres et un sens plus aigu de sa distinction. Mais alors il a besoin de plus de richesses intérieures et de posséder en lui tout le passé vécu.

II serait intéressant d'analyser ici ce que sont les rêves (ceux qui se présentent dans l’état de sommeil). Philosophiquement parlant, ils sont de pures images, de pures représentations qui, tout en demeurant conditionnées par le milieu, sont comme séparées de leur source (les sensations) et ne sont plus utilisées par l'intelligence, échappant ainsi à la conscience intellectuelle du jugement. Cela leur donne une mobilité très particulière qui leur permet de se développer spontanément dans de multiples directions dont, en réalité, nous ignorons l'ordre — ce qui laisse le champ libre à de multiples interprétations.

Les rêves sont-ils issus de notre inconscient'? Sont-ils issus de nos diverses sensations, de l'affectivité qui a été vécue durant la journée'? Annoncent-ils ce qui doit arriver? Y a-t-il des rêves prémonitoires, prophétiques'? Si on s’intéresse beaucoup aux rêves aujourd’hui, on les analyse peut-être trop d’une manière purement psychanalytique. Ne devrait-on pas les analyser aussi dans une perspective philosophique, en vue de mieux connaître toute la complexité de l'homme'? II est évident que, dans une perspective cartésienne, cela devient très difficile, puisque les rêves ne peuvent plus être considérés que comme «déchets »,. La position de Freud n’est-elle pas diamétralement opposée, puisque, pour lui, les rêves révèlent l'inconscient, et l'inconscient détermine le psychisme'!

 

Les passions

 

Parallèlement aux diverses connaissances sensibles, il y a nos divers appétits sensibles, nos tendances passionnelles, que nous pouvons facilement expérimenter et dont nous avons conscience. Nous vivons par moments des élans affectifs qui nous portent vers certaines réalités sensibles qui nous attirent, nous allèchent. Ces attractions peuvent être parfois très véhémentes et nous détourner de ce que nous considérons comme notre devoir. Et il n'y a pas que des attractions, il y a aussi des répulsions, des oppositions, des haines qui nous écartent affectivement et nous poussent à nous éloigner le plus possible de certains maux sensibles. Nous pouvons aussi, dans certaines circonstances, éprouver de violentes colères qui nous donnent envie de tout briser, de tout détruire, car nous ne pouvons supporter tel ou tel désordre apparent, qui nous blesse dans notre affectivité sensible, dans nos appétits. Ces colères peuvent s'emparer de nous d'une manière telle que tout le reste semble momentanément disparaître. Traitant de la colère, Sénèque compare l’homme en colère à certains animaux en furie qui se jettent sur ce qui les irrite pour le détruire. Cela est très juste; car ces sentiments d'élan, de répulsion, de colère, nous apparaissent très semblables à ceux que nous voyons chez d'autres animaux. L'avantage de l'animal, c'est que chez lui ces états affectifs se manifestent ordinairement d'une manière instinctive, tandis que chez l’homme adulte ils peuvent être dominés à tel point qu'on ne s’aperçoive plus de rien à l’extérieur.

II peut y avoir aussi certaines exaltations de puissance qui nous mettent dans un état euphorique, et au contraire des états de dépression, de tristesse qui nous replient entièrement sur nous-mêmes. Tous ces états affectifs font partie de la complexité de notre psychisme et sont souvent très liés à nos connaissances imaginatives, comme nous l'avons signalé.

Que sont ces états affectifs, ces tendances passionnelles? Les psychologues les connaissent bien et nous en donnent d'excellentes descriptions, très intéressantes et très fines; mais ils ne les analysent pas philosophiquement. C'est pourquoi ils ne peuvent pas saisir vraiment ce que sont ces tendances passionnelles, ni leur diversité spécifique; ils ne peuvent nous montrer que leurs effets et leurs réactions mutuelles: comment tel état affectif est provoqué par tel autre, et comment ils peuvent se neutraliser ou, au contraire, s’amplifier mutuellement.

Si nous voulons savoir ce que sont ces tendances passionnelles, il nous faut les analyser. Elles sont certes quelque chose de réel et nous ne pouvons douter de leur existence: nous en avons l'expérience vécue chaque jour. Cependant il s'agit d'un réel très particulier, car il se situe au niveau intentionnel sensible affectif. Ces tendances passionnelles proviennent de nous et demeurent en nous, mais elles sont capables de modifier notre vie biologique à tel point qu'elles peuvent la troubler, y provoquer de graves perturbations.

A la différence de l'intentionnalité sensible imaginative, qui est de l'ordre de la connaissance et de la représentation, L’intentionnalité sensible affective est un élan, une inclination qui porte vers l'autre, vers le bien sensible représenté qui nous attire, qui peut exercer sur nous une force d'attraction irrésistible. Cette intentionnalité affective est une force dynamique qui nous fait sortir de nous, ce que ne fait pas l'intentionnalité sensible imaginative, qui demeure au-dedans de nous, comme nous l'avons vu.

L'élan passionnel est toujours le fruit de l'attraction du bien sensible représenté sensiblement; mais il est vécu sous deux formes différentes, en ce sens qu'il est soit, simplement, le fruit de l'attraction du bien sensible, soit le fruit de l'attraction d'un bien sensible difficile à acquérir, un bien sensible « ardu ». Dans ce second cas, L’élan passionnel implique une lutte; L’attraction n'est plus immédiate, elle suppose une lutte difficile. C'est en ce sens qu'on distingue, au niveau des passions, celles qui relèvent du «concupiscible» et celles qui relèvent de l'«irascible», les premières étant spécifiées immédiatement par l'attraction du bien sensible, les secondes par l'attraction, dans la lutte, d'un bien sensible difficile et ardu.

La première passion du concupiscible est l'amour, et avec elle naissent le désir et la jouissance. L'amour, en effet, est la passion fondamentale, celle qui porte immédiatement sur l'attraction propre du bien sensible connu. C'est ce bien qui, étant connu, suscite une attraction, un appel, un élan. Cette attraction connaturalise affectivement celui qui aime avec le bien qu'il aime; elle le proportionne et l'unit affectivement à ce bien, d'une unité qui se réalise au niveau intentionnel, sensible, affectif. Cet amour passionnel attire vers le bien sensible connu. 11 fait sortir celui qui le vit vers quelque chose qui n'est pas lui, vers l'autre en tant que cet autre est son bien; en ce sens, cet amour passionnel est « ek-statique ». En même temps, cet amour creuse en celui qui le vit une capacité d'accueil, de réceptivité à l'égard du bien aimé. En nous connaturalisant au bien aimé, L’amour passionnel nous le rend présent: nous le portons en nous, il est ce qui nous donne un nouvel élan de vie, une nouvelle force, et aussi une nouvelle capacité de pâtir, car nous devenons vulnérables à tout ce qui touche à ce bien.

Puisque ce bien sensible suscite en nous cet amour-passion, il est nécessaire que nous connaissions sensiblement ce bien. Cependant cette connaissance sensible du bien n'est pas ce qui détermine notre passion: celle-ci est vraiment spécifiée par le bien sensible. La connaissance est une condition nécessaire, elle est au service du bien qui attire et qui suscite cet amour.

Lorsque le bien sensible aimé n'est pas possédé, L’amour qu'il suscite demeure imparfait: c'est un désir, un appel. La passion-désir n'est autre qu'un amour inchoatif, à l'égard d'un bien sensible non possédé. Si l'amour-passion est une union affective, une connaturalisation de celui qui aime avec ce qu'il aime, le désir-passion est un élan affectif, une inclination, une soif, un appel: nous sommes tout tendus affectivement vers ce bien que nous aimons, mais qui nous échappe, que nous ne possédons pas encore. Cette tension affective est capable de mobiliser toutes nos énergies en vue de la possession de ce bien. Un désir passionnel peut être si véhément qu'il capte tout notre être sensible en l'orientant vers ce que nous cherchons à posséder.

Quand le bien est possédé, nous nous reposons affectivement en lui. nous en jouissons. La jouissance est ce repos passionnel épanouissant notre affectivité sensible dans le bien possédé.

II y a un lien très fort entre ces trois passions: amour. désir et jouissance: c'est pourquoi, si l'on ne regarde que l’exercice de nos opérations vitales, on ne peut plus les distinguer. Car l'amour est comme la source propre de tout désir, et le désir s'achève en jouissance. Si on les analyse philosophiquement, on ne peut plus dire qu'il s'agit simplement de trois moments dans le développement d'une même passion. Car lorsqu'il s'agit du bien sensible connu, sa possession ou sa non-possession modifie essentiellement le rapport de ce bien sensible à notre égard; car ce bien sensible réclame la présence physique, le contact physique, il ne peut s'en abstraire. C'est pourquoi la non-possession est une privation. Le bien sensible n'est pleinement lui-même que possédé. C'est ce qui explique que la passion-amour, en elle-même, soit captative, qu'elle demande de posséder le bien sensible, et donc de s'achever en jouissance.

Parallèlement à ces trois passions à l'égard du bien sensible, on peut dire qu'il y a trois passions à l'égard du mal sensible, trois « anti-amours». En effet en présence de ce qui nous blesse du point de vue sensible, de ce qui peut nous faire mal, de ce qui empêche l'épanouissement de notre affectivité sensible —ce que nous pouvons appeler le mal sensible —, nous avons une réaction violente d'opposition, nous fuyons affectivement, nous nous écartons, ou nous sombrons dans la tristesse, si ce mal domine et semble victorieux.

Si nous analysons ces diverses passions «négatives»» nous pouvons en distinguer trois: la haine, la fuite, la tristesse.

La haine est la passion suscitée en nous par le mal sensible, ce qui est capable de nous blesser affectivement. La haine n'est pas une passion fondamentale et première: elle présuppose toujours un amour passionnel qui, n'ayant pu s'épanouir, se transforme en haine. Et cela se comprend bien, car jamais le mal n'est premier et fondamental, il est toujours privation d'un bien: il est donc toujours relatif à un bien; il n'est connu et atteint que dans sa référence au bien. En elle-même, la passion de haine est «anti-amour», elle est négation et rejet absolu de ce qui nous apparaît comme nocif et capable de nous meurtrir: elle est une sorte d'annihilation affective au niveau sensible. La haine-passion nous met dans un état d'inimitié, d'opposition affective sensible à l'égard de ce qui se présente à nous comme notre ennemi, de ce qui est capable de nous nuire. Elle nous met dans un état affectif de refus, de négation, à la différence de l'amour-passion qui nous connaturalise au bien en nous mettant dans un état affectif d'accueil.

Si le mal nous apparaît comme proche, mais non présent, s'il est imaginé comme imminent mais qu'il ne soit pas encore là, la haine sera alors source d'une fuite passionnelle, qui affectivement nous met le plus loin possible, nous détourne de ce mal imminent: nous cherchons à nous en éloigner affectivement le plus possible. N'est-ce pas là une sorte d'antithèse du désir'? Cette passion de fuite est bien un élan à rebours: on tourne le dos au mal sensible imminent. Cette passion de fuite nous inhibe affectivement, elle nous fait nous cacher en nous-mêmes pour trouver un abri, un refuge loin du mal qui pourrait arriver.

Si le mal sensible est présent et que nous ayons l'impression qu'il nous terrasse, qu'il peut nous écraser, nous vaincre dans tout notre être sensible, la tristesse alors nous étreint, nous saisit et nous enveloppe; et plus le mal sensible nous apparaît comme victorieux, plus la tristesse s'empare de nous et nous opprime. A l'inverse de la jouissance, qui nous dilate, la tristesse nous prend à la gorge et nous replie sur nous-mêmes, supprimant affectivement tout épanouissement. Enlevant tout essor, non seulement elle nous met affectivement «à plat», mais elle nous laisse exténués, comme annihilés, quand elle s'enracine profondément dans notre affectivité sensible. Car le mal est alors vainqueur et il n'y a plus d'issue. La mort d'un ami que l'on aimait exclusivement du point de vue de la jouissance passionnelle peut provoquer une telle tristesse: il n'y a plus d'issue pour l'ami qui reste seul; il demeure dans sa tristesse comme un animal traqué.

Si la passion de haine suppose la passion d'amour, il faut donc reconnaître qu'il peut y avoir un passage de la passion-amour à la passion-haine. Faut-il donc admettre que la passion-amour implique en elle-même une certaine ambivalence, comme le prétendent certains psychologues'? Au niveau de l'exercice et du conditionnement des passions, cela semble exact, car le bien sensible n'est pas absolu, il implique des limites, et le passage de la limite à la privation n'est pas impossible. Au niveau philosophique, il faut reconnaître que la passion-amour n'implique aucun ordre vers la passion-haine, mais que cette dernière présuppose la passion-amour, à la manière dont le mal présuppose le bien. II y a ambivalence au sens où le mal suppose le bien, mais non pas au sens où le bien et le mal seraient corrélatifs et s'appelleraient l'un l'autre.

Si la passion-haine suppose celle de l'amour, peut-on dire que la passion de fuite également présuppose celle du désir, et que la tristesse suppose la jouissance? En réalité, on ne peut pas faire ce parallélisme, car il n'y a pas de parallélisme rigoureux entre la présence et l'absence du bien et la présence et l'absence du mal. Du reste, il est facile de comprendre que si le mal présuppose le bien, la proximité du mal ne présuppose pas nécessairement celle du bien. Cela est tout à fait évident si l'on considère que l'éveil de telle passion, celle de la fuite, présuppose la conscience de cette présence du mal; car je puis très bien avoir conscience d'un mal imminent sans avoir conscience de l'imminence du bien que ce mal présuppose. De sorte que la passion de fuite présuppose la passion-amour, mais non pas nécessairement celle du désir. On pourrait faire la même analyse en ce qui concerne la passion-tristesse relativement à la passion-jouissance: si, de fait, la jouissance a existé avant la tristesse, cela donnera normalement une conscience plus aiguë de la passion-tristesse, mais la passion-tristesse, si elle présuppose nécessairement celle de l'amour, ne présuppose pas nécessairement celle de la jouissance.

Quant aux passions de l'irascible, on les analyse de la même manière. C'est le bien sensible ardu, connu par les sensations et l'imagination, qui suscite en nous la passion de l'audace. Nous aspirons à être unis à ce bien difficile, nous nous y précipitons en mobilisant toutes nos forces sensibles. Cette passion présuppose un amour à l'égard de ce bien sensible; mais comme ce bien est difficile, ardu, L’amour-passion ne suffit pas: il se transforme en la passion d'audace.

Si le bien sensible difficile est absent, il suscitera en nous une passion d'espoir qui, à la différence de la passion-désir, n’est plus seulement un élan, un appel, mais une force de conquête: nous n'hésitons pas à orienter toutes nos énergies vitales vers ce bien sensible difficile-non-possédé. Et quand ce bien sensible difficile est possédé, nous en jouissons. La passion-amour du concupiscible est donc à la source de ces deux passions de l'irascible, et la passion de jouissance est à leur terme. L'irascible est porté par l'amour-passion et il s'achève dans la passion-jouissance; il est donc enveloppé par le concupiscible.

Lorsqu'il s'agit d'un mal difficile à vaincre, qui nous apparaît tel, la passion de l'audace se transforme en passion de crainte: nous avons peur de ce mal violent, de ce mal qui apparaît comme puissant. On sait comment la peur, la crainte, se distingue de l'angoisse: la première implique un mal sensible déterminé qui est capable de nous attaquer (on a peur du gros chien qui a déjà attaqué), tandis que l'angoisse est une inhibition affective qui nous plonge en nous-mêmes d'une manière radicale et totale. Elle n'a plus de motif précis et déterminé. N'implique-t-elle pas comme l'oubli de l'expérience initiale qui a suscité en nous une peur, une crainte? C'est l'imaginaire qui s'est alors emparé de cet état affectif de retour sur soi.

S'il s'agit d'un mal difficile à vaincre et qui est imminent, ce mal éveille en nous une passion de désespoir qui nous enlève toute force. Cette passion détruit toute la passion de l'espoir. Elle implique un repliement affectif qui, à la différence de celui de la fuite, est un repliement beaucoup plus profond et radical qui nous désarme totalement et nous rend capables de nous livrer affectivement, sensiblement, au mal, à l'ennemi: celui-ci est là, il est inutile de lutter, d'avance il nous a battus.

Enfin, quand un mal sensible présent brise violemment quelqu'un que nous aimons, et que nous nous estimons capable d'écarter ce mal sensible, de le rejeter, nous nous mettons en colère. La passion de colère est une passion complexe. C'est la passion la plus noble, la plus proche de notre intelligence. En effet, ce qui suscite en nous la colère, c'est le mal présent, mais un mal qu'on veut rejeter pour rétablir le bien qu'il brisait; et ce bien, quand la colère est vraiment profonde, est un certain ordre de justice, un ordre visible et sensible, L’harmonie dans les réalités et les personnes qui nous entourent, qui forment notre milieu. La colère cherche à briser le désordre et à rétablir l'ordre premier—ou du moins ce qui apparaît, à notre connaissance sensible et imaginative, reliée à notre intelligence pratique, comme étant un désordre, comparativement à un ordre antérieur que nous aimions, un ordre que nous avions réalisé nous-mêmes ou que ceux que nous aimons avaient réalisé. Cet ordre et cette harmonie première que nous aimons, nous voulons les défendre; et quand il nous semble qu'on est en train de les détruire, nous nous précipitons pour les rétablir, pour empêcher qu'on ne les abîme. La colère a une violence affective sensible unique; elle peut décupler nos forces, car subitement toute notre affectivité se trouve comme dans un état d'ébullition qui éclate et qui ne peut plus être contenu dans les limites habituelles de notre conditionnement ordinaire, celui de nos rapports quotidiens au niveau de la vie commune. C'est pourquoi la colère brise avec une telle violence et d'une manière si subite ce qui nous apparaît comme engendrant le désordre. Après avoir parfois été contenue pendant un certain temps, la passion-colère éclate avec d'autant plus de force, comme l'éclair au sein de l'obscurité lourde et sombre des nuages. L'homme qui est en colère ne se maîtrise plus, il est tout entier pris par cette force qui veut sauver le bien sensible présent en train de sombrer, d'être détruit sous ses yeux. Mais la colère peut aussi être un cri de détresse, le cri de celui qui une dernière fois met tout en cause pour ne pas laisser plus longtemps se détruire le bien qu'il aime.

Les colères politiques peuvent donner naissance à l'esprit révolutionnaire, tandis que la haine et le désespoir sont davantage à l'origine de l'esprit anarchique, qui détruit pour détruire. La colère détruit avec l'espoir de libérer l'homme aliéné par le tyran.

Avec les passions, on demeure dans un devenir affectif intentionnel sensible, un devenir qui, d'une certaine manière, n'a pas de finalité propre qui s'impose, car les passions s'appellent les unes les autres et s'opposent également les unes aux autres. En effet, si la passion est bien un «pâtir», elle est aussi une réaction; et tout cela se passe au-dedans de notre psychisme, dans l'immanence de nos opérations passionnelles; et dans certaines passions le «pâtir» sensible domine, tandis que dans d’autres c'est la réaction (pensons, par exemple, à l'amour et à la colère). Nous nous trouvons alors comme dans une tempête de lac, avec les tourbillons de nos diverses passions. Celles-ci ne cessent d'être dans l'agitation. Cependant, dans ce tourbillon incessant de nos passions, on peut discerner comme des sommets qui ne sont pas, en réalité, des fins au sens précis, car les passions, par elles-mêmes, si elles sont bien spécifiées par les biens sensibles, ne sont pas finalisées par ces biens. L'homme, par ses passions, aime le bien sensible pour lui. C'est au fond lui-même qui est le terme ultime de ses amours passionnels. Mais les passions ne lui donnent aucun véritable repos: elles le maintiennent dans l'agitation.

La passion de colère est bien l'un de ces sommets, elle est le sommet de toutes les passions de l'irascible. Elle peut donner un sens ultime à toutes les passions de l'irascible. En revanche, la jouissance et la tristesse sont comme les termes des passions de concupiscible: tout s'achève soit dans la jouissance, soit dans la tristesse. Si l'amour-passion est une source cachée, la haine est 1'« anti-source », elle peut empoisonner toute notre affectivité en la repliant sur elle-même.

On voit comment l'imagination, avec ses multiples replis, peut nourrir nos états affectifs passionnels, en nous faisant passer successivement d'une passion à l'autre et en maintenant en nous un état «tragique» si notre irascible est très développé, ou un état dépressif de tristesse et de désespoir si notre irascible est vaincu.

Ajoutons que le vivant de vie sensible qu'est l'homme est capable de se mouvoir, de se déplacer. II a ce pouvoir vital par où il domine le conditionnement du lieu où il se trouve. S'il se meut, c'est avant tout pour se nourrir, trouver le milieu vital où il pourra le mieux se développer, et pour éviter ce qui pourrait lui nuire. Les passions de désir, de fuite, de colère et de haine motivent et colorent la plupart du temps ses déplacements. Et dans sa manière de se mouvoir se manifesteront ses diverses passions: évidemment, L’homme qui est mû par le désir de bien se nourrir ne se meut pas de la même manières que celui qui est mû par la crainte, par la passion-fuite, pour éviter un animal nocif. L'homme qui est mû par la colère ne se comporte pas de la même manière que celui qui est possédé par la haine...

Dans la démarche et le comportement de l'homme les passions s'incarnent 12,

 

La vie de l'esprit

 

Au-delà de la vie végétative et de la vie sensible, il y a la vie de l'esprit, celle de l'intelligence et de la volonté. Nous pouvons expérimenter dans notre vie d'homme, parce que nous en avons conscience, qu’à certains moments nous pensons, nous réfléchissons, nous cessons de travailler manuellement pour méditer. Nous pouvons aussi juger, critiquer ce que nous faisons, ce que nous voyons autour de nous. Nous pouvons prendre des décisions, vouloir transformer notre vie, vouloir réaliser telle ou telle oeuvre. Au-delà de notre travail et de nos décisions pratiques, il y a un appétit spirituel, une volonté, qui est à leur source.

Analysons philosophiquement ces diverses activités. Ce qui les caractérise en premier lieu, c'est leur dépassement par rapport au corps, au domaine sensible immédiat, aux représentations imaginatives, et enfin aux passions. Ces activités nous permettent de pénétrer dans un domaine nouveau, celui de la connaissance intime de la réalité, de sa signification. Nous «lisons» à l'intérieur de la réalité (intelligere= intus legere). Nous saisissons alors ce qu'est telle ou telle réalité expérimentée, et nous pouvons réfléchir sur cette signification considérée en elle-même, au-delà des circonstances de temps et de lieu en lesquelles existent les réalités sensibles, au-delà de l'hic et nunc. Nous sommes capables d'affirmer l'existence de telle réalité expérimentée, sentie comme au-delà de nous, indépendante de nous. Nous pouvons découvrir des principes propres, établir des lois (rapports constants d'antériorité et de postériorité entre des faits). II y a là un dépassement à l'égard du devenir: nous sommes capables d'atteindre ce-qui-est. N'est-ce pas là que nous saisissons ce qui caractérise vraiment pour nous la vie de l'esprit?

Quant à nos actes volontaires, ils sont capables d'atteindre un bien spirituel; la personne humaine, L’ami, comme ce qui est capable de susciter en nous un amour.

Ces opérations vitales ont donc, à l'égard de notre corps, une indépendance beaucoup plus grande que les sensations et les passions. Car

12. Les sciences biologiques et la psychologie expérimentale ont beaucoup analysé la causalité matérielle et les dispositions du mouvement vital de locomotion et d'action et réaction au milieu vital dans lequel l'homme se trouve. Si nous voulions pousser plus loin cette étude philosophique. nous devrions en les situant à leur niveau de recherche du comment, tenir compte de ces analyses, qui nous aideraient à mieux comprendre comment l'homme, vivant de vie sensible, se meut localement et réagit à son milieu, ce qui les détermine n'est plus une réalité physique, sensible, mais quelque chose de réel qui est au-delà du sensible: ce-qui-est, les principes, les lois, le bien spirituel. Ces opérations vitales ont donc une autonomie et une immanence plus profondes que les opérations vitales au niveau sensible, car non seulement elles émanent du vivant comme toutes les opérations vitales, et possèdent leurs formes propres au niveau intentionnel, comme les sensations et les passions, mais elles possèdent une finalité propre. Si la vie sensible est anarchique de par sa nature même, car elle n'a pas de fin propre, la vie de l'esprit, au contraire, a sa fin propre. A la différence de la vie végétative qui, elle aussi, a d'une certaine manière sa fin propre, mais dans la survie de l'espèce par l'intermédiaire d'un nouveau vivant dont elle est la source, la vie de l'esprit permet à l'homme, dans son individualité propre d'homme, d'atteindre un bien spirituel capable de le finaliser, et par là de rendre l'homme heureux grâce à l'épanouissement plénier de sa propre personnalité. Nous découvrons ici la noblesse propre, la perfection unique de la vie de l'esprit. Certes, comme nous le verrons, cette vie de l'esprit, en l'homme, dépend radicalement de sa vie végétative et, d'une manière plus immédiate, de sa vie sensible; mais en elle-même elle possède son autonomie, son indépendance, ayant en elle-même sa propre fin.

Pour bien comprendre cela, il faut toujours distinguer, dans ces diverses opérations de notre vie spirituelle, celles qui sont de l’ordre de la connaissance et celles qui sont de l'ordre de l'affectivité volontaire.

 

La connaissance

 

L'opération vitale de l'esprit (au niveau de la connaissance) qui se manifeste à nous de la manière la plus immédiate est la réflexion que nous pouvons faire sur nos raisonnements, qui, du reste, prennent des formes très diverses. Ces raisonnements impliquent un certain devenir vital immanent; car c'est vraiment en nous-mêmes, en notre esprit, qu'ils se réalisent. Nous cherchons alors à saisir les diverses relations que nous pouvons établir entre les diverses connaissances antérieures; par là se réalise un certain mouvement intérieur, véritable devenir spirituel dont nous sommes la source immédiate. Nous découvrons par là la vitalité de notre esprit, de notre raison. Celle-ci est capable de se mouvoir elle-même et de progresser, car ces raisonnements sont en vue de l'acquisition de nouvelles connaissances. A la différence du mouvement physique, de la croissance des vivants, et même du devenir au niveau des images, ce «devenir rationnel» ne se réalise pas dans la juxtaposition et l'extériorité quantitative, mais dans l'immanence d'une connaissance spirituelle. Cependant cette immanence ne supprime pas un véritable devenir, un véritable progrès. Ce devenir présuppose-t-il, comme tout devenir, des contraires et un sujet? II est certain que ce devenir nous révèle la potentialité radicale de notre raison, sa capacité de s'achever, de se déterminer. Et cette détermination se fait de l'intérieur: L’esprit qui raisonne s'actue en se servant de ce qu'il possède déjà en lui-même. II est à la fois le sujet de ce devenir (par là il implique nécessairement une certaine potentialité) et sa source immanente. L'esprit en raisonnant saisit que certaines oppositions aident à découvrir quelque chose de nouveau qui, dans nos connaissances antérieures, demeurait encore caché, voilé.

De fait, ce dévoilement se réalise dans un raisonnement impliquant un syllogisme, c'est-à-dire que deux propositions sont unies, conjointes, en vue d'une œuvre commune qui est précisément l'inférence d'une conclusion. II y a là un véritable dévoilement comparativement aux propositions premières. Par exemple: L’âme est principe de vie du vivant. Or tout principe de vie est antérieur à ce qui provient de lui (les opérations vitales, L’information du corps organique). Donc l'âme est antérieure...

Mais ce développement peut se faire aussi selon un mode inductif. Partant de réalités diverses, multiples, qui impliquent cependant quelque chose de commun, on peut découvrir ce qui est à la source de cette unité dans la diversité. Le dévoilement est tout autre que précédemment, car il est la découverte de la source, et non d'une propriété, d'une réalité secondaire.

Enfin, il y a encore un dévoilement qui se fait selon un procédé d'opposition. On nie ce qui a été affirmé en premier lieu, pour découvrir ce qui est radicalement commun au-delà de l'opposition. C'est une démarche dialectique, telle qu'on la rencontre constamment aujourd'hui. C'est un procédé très ancien, mais qui était utilisé anciennement au niveau artistique, spécialement au niveau de la rhétorique. Depuis Fichte, Schelling et Hegel, cette méthode a pénétré au cœur du développement philosophique.

On voit donc que la croissance de notre vie intellectuelle peut s'accomplir selon trois directions différentes: selon une sorte de continuité dans une extension homogène; selon une certaine rupture de saut, de dépassement du multiple, permettant de rejoindre l'unité, sa source; selon une tension d'opposition de plus en plus forte, visant à faire surgir quelque chose de nouveau, comme une étincelle jaillit de la violence d'un choc.

Ces trois directions sont, qualitativement, très différentes, et elles apportent à notre esprit des enrichissements très divers: un enrichissement quantitatif de l'ordre de l'extension; un enrichissement qualitatif de pénétration, de découverte de ce qui est premier; un enrichissement plus artistique qui prétend atteindre une harmonie supérieure dans une synthèse, qui est comme une œuvre que l'intelligence artistique élabore.

Ne sommes-nous pas là en présence de trois dimensions du devenir de notre intelligence: une dimension d'extension (notre intelligence cherche à expliciter toutes les richesses qu'elle possède); une dimension de pénétration (notre intelligence cherche à creuser toujours plus profondément); une dimension d'efficacité artistique (notre esprit est capable de s'édifier lui-même, de se développer lui-même)?

Ces trois devenirs de l'intelligence ont bien, comme tout devenir, un point de départ et un terme. Et le terme est ce qui détermine le devenir, ce qui lui donne sa signification propre. L'un de ces devenirs est ordonné à une conséquence, un fruit, une conclusion; L’autre est ordonné à la découverte de ce qui est antérieur, d'un principe, d'une cause; le troisième est ordonné à une synthèse, une œuvre.

Le devenir de l'esprit, s'il est parfait, se réalise dans une réflexion, un recueillement de l'esprit en lui-même. On entre dans une sorte de «ruminement» de l'esprit, de méditation. Mais l’esprit peut être tenté de se replier sur lui-même pour être plus lui-même; il demeure alors dans cette attitude de repliement pour se découvrir lui-même en ce qu'il a de plus profond, de plus « lui-même ». N'est-ce pas alors le vivant qui se réjouit de son autonomie, qui prétend trouver en lui-même sa propre finalité?

II faut cependant reconnaître que ce devenir vital, s'il prétend se finaliser en lui-même, n'est peut-être pas ce qu'il y a de plus parfait dans la vie de l'intelligence. Celle-ci n'est-elle pas capable de se dépasser et de découvrir l autre, de découvrir ce qui n'est pas elle-même et qui pourrait lui apporter un air nouveau et lui permettre de s'ouvrir, de se laisser déterminer, finaliser par quelque chose, par quelqu'un qu'elle n'a pas en elle-même et qu'elle est capable de découvrir?

En effet, L’opération intellectuelle la plus caractéristique n'est pas le devenir de l'esprit (bien que ce soit lui qui se manifeste le plus, qui se montre le plus), mais le jugement. II est du reste facile de reconnaître qu'aucun raisonnement, comme aucun devenir, n'est premier: il est toujours relatif à quelque chose d'autre et présuppose quelque chose d'autre. On peut évidemment l'ignorer et l'oublier, mais si on veut être parfaitement lucide, on est obligé de le reconnaître. Ne pourrait-on pas dire que tout raisonnement présuppose le jugement comme tout devenir présuppose l'être, que tout raisonnement s'achève dans un jugement comme tout devenir aboutit à ce-qui-est?

Le jugement apparaît donc bien comme l'opération de connaissance intellectuelle la plus parfaite, puisqu'il fonde tous nos raisonnements et les finalise. Ce qui caractérise le jugement, c'est qu'il possède en lui-même une parfaite conscience. Nos jugements ont en effet ceci de tout à fait propre, qu'ils possèdent une auto-lucidité. J'ai conscience de penser à quelqu'un, de réfléchir et de juger de la qualité même de mes jugements: sont-ils exacts? sont-ils erronés? Cette lucidité provient du fait que la connaissance intellectuelle s'exerce au-delà du monde physique: il n'y a plus de juxtaposition, mais au contraire une immanence parfaite.

 

Cette conscience n’est pas ce qu'il y a de principal dans le jugement, mais elle en est comme la propriété du côté du sujet connaissant: j'ai conscience de réfléchir. C'est comme l'avoir premier du sujet connaissant. On pourrait ajouter que, comme le raisonnement, pour être parfaitement lui-même, réclame la réflexion, le jugement réclame la conscience pour être parfaitement lui-même. Cette conscience aura, du reste, des degrés différents d'intensité, depuis la conscience très claire de certaines intuitions jusqu'à une conscience plus opaque, plus difficile à discerner, de certains jugements pratiques.

Si la conscience n'est qu'une propriété du jugement, il ne faut pas s'arrêter à elle, mais, par elle, découvrir ce qu'est le jugement en lui-même. Le jugement est l'acte de connaissance intellectuelle par excellence, car il nous permet d'affirmer ou de nier que telle réalité connue existe. II nous permet de saisir tel principe philosophique, par exemple: le bonheur est la fin de l'homme. II nous permet d'énoncer telle loi scientifique. II nous permet d'affirmer telle conclusion scientifique. Dans tous ces cas, il s'agit toujours d'un jugement, mais selon des modalités différentes. Car, il faut bien le reconnaître, nos jugements se réalisent avec une très grande diversité, depuis le jugement d'existence («ceci est», «ceci n'est pas») jusqu'au jugement exprimant la conclusion d'un raisonnement: « La passion de colère est la passion la plus violente. » Cependant, si divers qu'ils soient, tous ces jugements impliquent la composition ou division que nous réalisons lorsque nous affirmons ou nions. Car c'est bien au-dedans de nous, au plus intime de notre vie intellectuelle, que se réalise cette composition: «Ceci est», ou cette division: «Ceci n'est pas»; «Pierre marche», ou «Pierre ne marche pas. » Cette composition ou cette division se réalisant au niveau intentionnel a une signification, elle exprime quelque chose qui existe dans la réalité, ou peut exister dans la réalité. Voilà ce qui la détermine, ce qui spécifie cette opération vitale de connaissance. Par cette composition ou cette division le vivant de vie spirituelle affirme ou nie. En affirmant il s'engage, il adhère à ce qu'il dit; en niant il s'engage encore, mais d'une manière inverse: il refuse d'adhérer. Nous touchons là ce qui caractérise le mode particulier de cette opération vitale. Elle se réalise dans un engagement ou une suspension d'engagement.

La suspension du jugement peut conduire à un dilettantisme intellectuel qui conduira lui-même à une «cérébralisation», comme disent les psychologues, c'est-à-dire à une vie intellectuelle qui n'a plus de contenu réel, qui se contente d'un jeu, d'une considération des «possibles». L'intelligence n'est pas faite premièrement pour cela; c'est, en fait, une «distraction» à l'égard de la véritable vie de l'intelligence. Celle-ci est faite pour une adhésion, un engagement à l'égard du réel qu'elle reconnaît et qu'elle cherche toujours à connaître davantage.

Grâce à ce mode d'adhésion ou de refus d'adhérer, notre connaissance intellectuelle affirme ou nie; elle affirme pleinement en déclarant que «ceci est vrai », et elle nie pleinement en déclarant que «ceci n'est pas vrai ». Lorsque l'intelligence affirme que « ceci est vrai », elle s'engage pleinement et en porte toute la responsabilité. Elle reconnaît alors que ce qu'elle dit, ce qu'elle énonce, est conforme à la réalité, à la vie, que ce n'est pas elle qui invente, qui se laisse aller à la rêverie, à l'imagination, qu'elle n'est plus dans le domaine du possible, mais qu'elle atteint vraiment ce qui existe, ce-qui-est.

II peut très bien se faire que l'intelligence perde cette «virilité» qui lui est propre et qu'elle devienne incapable d'affirmer que ce qu'elle énonce est vrai; et même qu'elle en vienne à dire que l'intelligence humaine est incapable par elle-même de le dire. A ce moment, elle affirme non ce-qui-est, mais son incapacité, elle affirme quelque chose tout en reconnaissant qu'elle ne peut rien affirmer de vrai. Elle se met donc elle-même dans une position inacceptable, car son affirmation n'est plus une véritable affirmation. Elle se replie sur elle-même pour demeurer dans un domaine de pures hypothèses.

Quand elle affirme: «ceci est vrai», L’intelligence reconnaît à la fois sa noblesse et sa dépendance. Elle est capable de saisir telle ou telle réalité qui se présente à elle, de saisir tel ou tel principe et de savoir que ce qu'elle saisit est vrai, conforme à ce-qui-est. Voilà la noblesse de l'intelligence capable de connaître le réel tel qu'il est, en ce qu'il a de plus profond. Mais ce réel, L’intelligence ne peut le connaître qu'en acceptant d'être dépendante de lui, toute relative à lui, de recevoir de lui sa propre détermination. Car elle reconnaît que ce qu'elle saisit est bien ce-qui-est, parce que, précisément, ce qu'elle saisit provient de ce-qui-est. Ce n'est pas elle qui l'a fait — sauf quand il s'agit d'une œuvre artistique qu'elle-même a réalisée, qu'elle a faite; elle peut alors juger de la vérité d'une manière inverse, puisqu'elle est source de cette réalité nouvelle. L'intelligence, du reste, est capable de faire ce discernement, de saisir sa double orientation pratique et spéculative, comme nous l'avons déjà dit. Ce qui est important à signaler ici, c'est que la vérité, perfection de l'intelligence, peut, de fait, se réaliser de diverses manières. Nous reviendrons sur ce sujet dans la réflexion critique.

II faut encore comprendre que cette opération parfaite qu'est le jugement, se réalisant selon un mode de composition ou de division, n'est pas simple, mais complexe. Par le fait même, elle ne peut être l'opération élémentaire, elle en présuppose une autre en ce sens qu'elle en inclut une autre: une opération d'appréhension, de saisie. Nous pouvons, du reste, grâce à la conscience que nous avons du jugement, nous en apercevoir. Car le jugement le plus simple, celui qui affirme: « ceci est », implique une certaine saisie du « ceci » antérieure à l'affirmation elle-même: «ceci est. » Autrement, cette affirmation porterait sur une inconnue. II faut donc qu'il y ait une certaine saisie, au moins confuse, du « ceci » dans sa détermination. Cette saisie confuse demande de se préciser, car il y a en nous une recherche de clarté: nous ne pouvons nous contenter d'une vision vague de la réalité, nous cherchons par tous les moyens à arriver à une connaissance plus précise; nous voulons définir. N'était-ce pas déjà le désir de Socrate? Et sa méthode d'ironie décelait que, la plupart du temps, les hommes ne savent pas la signification profonde de ce dont ils parlent: ils ne connaissent que les noms, et s'y arrêtent comme à des choses, ne les considérant plus comme des signes (ce que les Grecs appelaient symbola) de ce que nous concevons de la réalité. N'y a-t-il pas alors un oubli radical de ce pour quoi l'intelligence est faite? Notre intelligence, en effet, en son appétit premier, veut savoir ce qu'est la réalité. Aussi sa première démarche est-elle de connaître l'aspect générique de cette réalité, ce qu'elle a de commun avec beaucoup d'autres, pour déterminer ensuite son aspect propre et spécifique, ce qui la distingue des autres.

Cette première connaissance fondamentale a ceci de tout à fait particulier, qu'elle possède un mode d'« assimilation intentionnelle ». En saisissant ce qu'est la réalité, on la «devient», non pas réellement, mais intentionnellement, en ce sens que la «forme» de cette réalité, sa détermination propre, est présente à notre pensée, non comme elle existe dans la réalité, mais d'une autre manière, d'une manière abstraite de quantité de détails individuels, matériels, qui sont présents, certes, dans la représentation imaginative, mais qui sont laissés de côté dès qu'on veut saisir la signification essentielle de la réalité. C'est toute la différence qui existe entre se représenter une réalité existante, par exemple tel chien, et saisir sa signification propre: ce qu'est le chien. C'est bien à ce niveau que se situe la saisie de l'intelligence cherchant à définir ce qu'est la réalité, à appréhender sa signification profonde. Cette forme présente à notre pensée d'une manière abstraite «existe », dans notre pensée, selon un mode intentionnel, en ce sens que cette forme est là, présente, toute relative à la réalité existante dont elle provient. Elle est là pour elle, pour tenir sa place et permettre à notre intelligence d'appréhender telle réalité, de «devenir» intentionnellement cette réalité. Celle-ci n'est pas modifiée du fait que je la pense, mais elle détermine ma connaissance, la spécifie, la rend « signifiante ». Pour préciser davantage, on dira que cette réalité, par et dans sa forme, est l'objet propre de ma saisie, opération élémentaire de mon intelligence. De cette forme, en tant qu'elle est dans mon intelligence en la déterminant, on dira qu'elle est une forme «intentionnelle», c’est-à-dire toute relative à une autre, tenant sa place. On précisera, du point de vue critique, que cette saisie de l'intelligence a comme fruit immanent le «concept», dont la signification s'exprime par les mots dont nous nous servons pour parler, pour communiquer à un autre ce que nous pensons. Les mots sont donc bien les «symboles», les signes conventionnels de nos concepts. Ils ne sont pas le lieu propre de la signification; celui-ci est nos concepts.

II est très important de bien ordonner, de bien structurer ces trois opérations caractéristiques de notre connaissance intellectuelle, de notre vie au niveau de l'esprit. En effet, dans son opération la plus élémentaire, la saisie des réalités, cette vie possède le mode vital le plus fondamental, celui de l'assimilation. L'analogie entre la nutrition, la respiration, acte fondamental de la vie végétative, et la saisie, acte élémentaire de la vie de l’esprit, est facile à faire; mais il faut respecter l'analogie, c'est-à-dire la diversité absolue de ces deux opérations vitales. Autrement, on n'évitera pas les critiques d'un Sartre à propos de cette conception «végétative» de la connaissance intellectuelle. Certes, il s'agit dans les deux cas d'une assimilation, mais à des niveaux totalement différents. II s'agit donc de deux assimilations tout autres. On peut donc dire que l'aliment est à la vie végétative ce que l'objet est à la vie de la pensée, si on respecte bien l'analogie: sinon on aboutira à de lourdes confusions. Car dans la vie végétative, L’aliment ne détermine pas l'assimilation: il n'est que la matière assimilable. C'est la puissance vitale de vie végétative qui détermine cette assimilation; elle varie selon les vivants. Au contraire, dans la vie de l'esprit, L’objet au sens précis -c’est-à-dire ce qui n'est pas la réalité existante dans son individualité, mais ce qui détermine essentiellement cette réalité, sa forme 13-, L’objet spécifie, détermine ma saisie, ma pensée. La puissance vitale capable de connaître au niveau de l'esprit, L’intelligence (ce que les Grecs appelaient le noûs), est une puissance réceptive du point de vue de la détermination, de la forme, bien qu'elle soit en acte du point de vue de l'exercice vital.

L'opération parfaite de jugement a un mode d'adhésion, d'engagement, qui lui permet de s'affronter au réel existant et de se distinguer de celui-ci tout en lui reconnaissant une antériorité, puisqu'elle se reconnaît vraie dans la mesure où elle lui est conforme.

13. Aristote avait pour cela inventé une expression -to ti èn einai- qu’on a traduite en latin par quod quid erat esse et qu’on a simplifiée ensuite en disant quidditas. II faut retrouver le sens de l'expression grecque: dans le fait d'exister ce qui est l'essentiel. Voilà ce qui est immédiatement intelligible.

Enfin, L’opération de raisonnement qui est le devenir même de notre vie intellectuelle relève de ce que nous pouvons appeler la «raison», notre intelligence rationnelle. Le mode propre du devenir intellectuel n'est ni celui de l'assimilation, ni celui de l'adhésion, mais celui d'une certaine croissance vitale (de l'intérieur il y a comme un progrès, un développement), on pourrait même dire d'une sorte de fécondité, dans la mesure où la conclusion est comme un «fruit». En ce sens on peut dire qu'à l'égard de ce devenir notre raison est comme une source vitale, source de ce progrès, de cette extension de son champ de connaissance, de ses découvertes. Elle ne reçoit pas de l'extérieur une nouvelle spécification, c'est elle-même qui, de ses propres richesses, tire (explicite) une nouvelle connaissance. C'est pourquoi cette opération est celle où l'aspect vital de l'intelligence (le «se mouvoir» et la fécondité) est le plus manifeste. L'intelligence découvre alors quelque chose de nouveau; elle le découvre soit à partir de ses connaissances antérieures, soit à partir de son propre exercice.

On voit tout de suite que si on ramène toute la vie de l'intelligence à ce devenir, on sera alors en présence d'un idéalisme dialectique. En revanche, si on ramène toute la vie de l'intelligence à la première saisie, on sera en présence d'un idéalisme idéologique: le primat de l'idée sur le réel existant s'imposera. En réalité, seule la reconnaissance de l'opération du jugement comme opération intellectuelle parfaite permet de sauver le réalisme, en affirmant le primat de la réalité existante sur toute notre vie intellectuelle—tout en reconnaissant que notre intelligence, en son activité de saisie première, s’assimile ce qui est immédiatement intelligible dans la réalité existante; à ce niveau élémentaire de la vie intellectuelle, il y a bien une sorte d'unité formelle (intentionnelle) entre l'objet et l'intelligence.

Étant donné la très grande diversité de ces trois opérations dans leur manière de s'exercer, et étant donné aussi, à l'intérieur de ces trois opérations, la très grande souplesse de chacune, on peut se demander si toutes relèvent bien de la même puissance vitale spirituelle.

Toutes ont la même source radicale de vie, L’âme spirituelle, qui elle-même ne fait qu'un avec l'âme qui informe notre corps. Mais on peut encore préciser que toutes ont la même source propre, immédiate: L’intelligence, le noûs, car ces diverses opérations, si diverses dans leur exercice, ont cependant quelque chose de commun, au-delà de leur détermination, de leur spécification propre. Ce «quelque chose» de commun, c’est ce-qui-est. En effet, la saisie est spécifiée par la forme; le jugement affirme l'exister même de ce-qui-est, comme exister; et le devenir de notre intelligence est spécifié par la relation. Or la forme, L’acte d'être et la relation sont bien trois modalités de ce-qui-est. Ce-qui-est est présent en ces trois modalités, seul il les unifie, et seul il peut les unifier. On comprend alors la signification profonde de l'affirmation de saint Thomas, qui reprend une affirmation d'Avicenne, mais en lui donnant une nouvelle signification: primo in intellectu cadit ens, ce qui «tombe» en premier lieu dans l'intelligence, c'est ce-qui-est, L’être. C'est donc bien l'intelligence comme puissance spirituelle de connaissance qui, progressivement, successivement, pénètre de plus en plus en ce-qui-est pour le connaître, pour saisir en lui tout ce qui est intelligible. Elle le saisit d'abord en assimilant ce qu'elle peut assimiler (sa forme); elle connaît ensuite ce-qui-est en y adhérant, en se laissant mesurer par lui: elle se sert enfin de la relation pour mieux comprendre l'unité entre la forme et l'acte d'être, L’esse; non pas pour en faire la synthèse, mais pour saisir l'unité tout en respectant la distinction.

Notons, de plus, la distinction que fait saint Thomas à la suite d'Aristote entre intellectus et ratio. II s'agit pour lui de la même puissance de connaissance, selon des fonctions toutes différentes: celle du jugement et de l'appréhension (intellectus), et celle du raisonnement (ratio).

 

La volonté

 

Parallèlement au développement de la connaissance, notre vie, au niveau de l'esprit, implique un développement affectif volontaire: nos actes d'amour à l'égard d'un bien spirituel, nos actes d'intention à l'égard de la fin: tout ce que nous avons analysé au niveau de la philosophie éthique. Tous ces actes sont volontaires, ils relèvent d'un appétit spirituel, d'une puissance affective capable d'aimer un bien spirituel, et capable de mobiliser toutes nos énergies pour l'acquérir. Cette puissance est ce que nous appelons la volonté. Cette puissance regarde en premier lieu tout ce qui est bon en tant que cela est bon; mais elle ne peut s'arrêter, se finaliser que dans le bien spirituel: la personne. Cela apparaît très nettement dès que nous analysons les actes d'appétit spirituel les plus caractéristiques. Pensons à l'amour d'amitié, que nous avons analysé. L'acte le plus caractéristique de notre appétit spirituel est bien, en effet, un acte d'amour. Voilà l'éveil le plus profond, le plus radical de notre volonté. Celle-ci est faite pour aimer, pour rejoindre son bien spirituel, ce qui est capable de perfectionner le vivant spirituel, de le finaliser. Car ce qui est propre à la volonté, c'est d'être l'appétit spirituel du vivant dans sa plus profonde originalité; la volonté est la puissance affective de la personne. Par la volonté, c'est la personne elle-même qui aime, qui se laisse attirer par le bien spirituel, c'est-à-dire par une autre personne capable de la perfectionner, de la finaliser. II est capital de comprendre que notre volonté est en premier lieu une capacité d'amour spirituel, personnel, et non en premier lieu une puissance d'efficacité, comme l'affirme Descartes. Par la volonté, la personne n'est pas en premier lieu un être capable de dominer, capable de commander, de donner des ordres, de dire: « Fais ceci »; mais en premier lieu un être capable d'aimer, de recevoir l'influence immédiate du bien spirituel, de se laisser attirer par lui et de répondre en se donnant et en l'accueillant affectivement, spirituellement. Voilà le «cœur spirituel», qui n'est autre que la volonté en ce qu'elle a de plus profond. Le « cœur spirituel », la volonté, est en premier lieu une puissance de réceptivité à l'égard du bien spirituel; mais pour que ce bien puisse l'attirer, il faut que le bien spirituel soit connu comme bien spirituel par l'intelligence, qu'il soit connu non pas d'une manière abstraite et universelle, mais d'une manière concrète, dans sa propre existence. Le bien, dans ce qu'il est, implique en effet l'acte d'être, L’exister (le bien idéal n'est pas le bien proprement dit, et le bien sensible, en tant que connu comme bien sensible, n'est pas atteint dans son exister, mais seulement dans son apparaître, son phénomène; il n'est donc pas atteint vraiment comme bien). II faut donc que le bien soit atteint dans un jugement d'existence. Ce jugement qui dévoile l'exister de ce bien spirituel permet à ce bien de se dévoiler lui-même comme bien, c'est-à-dire en suscitant au plus intime de la volonté un amour; et à partir de là il y a une nouvelle connaissance de ce bien, une connaissance affective, car je puis le connaître de l'intérieur, en tant qu'il est mon bien. C'est le bien-existant lui-même qui détermine mon amour, qui le finalise. La connaissance de l'intelligence permet le contact indispensable, mais elle n'est pas ce qui détermine mon appétit spirituel, ma volonté. Nous l'avons déjà vu au niveau de l'amitié et au niveau de la passion; nous le signalons ici au niveau même de l'éclosion du premier amour spirituel.

Ce premier amour spirituel n'est pas, en lui-même et par lui-même, conscient; il ne le sera que dans l'amour d'amitié, dans l'intention et le choix 14. Mais le philosophe découvre son existence comme fondamentale par rapport à tout le développement de nos opérations volontaires. Ce premier amour est vraiment à la racine de toute notre vie affective spirituelle. II ne cesse du reste de croître; car nous avons en nous, au niveau spirituel, une capacité infinie d'aimer le bien spirituel. II n'y a pas de limites, si ce n'est les nécessités de la vie pratique, qui arrêtent l'élan profond de notre cœur spirituel. Cette source souterraine qui est en nous ne demande qu'à s'épanouir, à jaillir, à aimer celui qui est notre bien, que nous avons découvert profondément comme notre bien et qui nous attire si radicalement, d'une manière «sauvage » pourrait-on dire, au-delà de tout conditionnement. N'est-ce pas le propre de l'amour'?

On pourrait, en analysant cet amour spirituel, découvrir en lui les deux grands aspects de l'amour, que nous avons déjà mentionnés à propos de l'amour-passion. Cet amour spirituel est vraiment un élan extatique du cœur vers le bien aimé, c'est-à-dire vers la personne qui est aimée. C'est un don de soi, de ce qu'on a de plus profond, de plus intime, de plus vivant, mais selon un mode intentionnel et non pas selon un mode substantiel. Car notre être-vivant en ce qu'il a de plus radical et de plus substantiel ne peut devenir amour spirituel, don à l'autre. Notre être-vivant, en lui-même, n'est pas notre amour, bien qu'il soit la source radicale de cet amour. Précisons encore que si notre âme est principe substantiel d'être en nous, principe d'autonomie, elle n'est pas substantiellement notre amour extatique vers l'autre. Si elle

14. Cf. ci-dessus, p. 37 sq.

est immédiatement ce qui structure le vivant en lui-même, elle n'est que médiatement source de l'amour spirituel; toutefois, elle est bien ce qui permet au vivant spirituel d'aimer et de se donner. C'est pourquoi l'amour spirituel nous permet de découvrir ce qu'il y a de radical en notre âme: elle est radicalement amour, capacité de don. On voit combien il est facile de confondre être et amour au niveau de notre vie spirituelle.

Si l'amour spirituel est premièrement élan extatique, il est en même temps accueil de l'autre, accueil du bien aimé. II nous donne une réceptivité nouvelle à l'égard de l'autre, toujours selon un mode intentionnel. C'est ce qui explique qu'au niveau de l'amour spirituel cet amour fondamental demande de s'épanouir en amour réciproque, en amour d'amitié, pour être pleinement lui-même. Car on ne peut accueillir le bien aimé que s'il se donne; et il ne peut nous accueillir que s'il nous aime. L'amour qui porte sur le bien spirituel connu, qui est le fruit propre du bien en nous, demande que ce bien spirituel se transforme lui-même en amour spirituel pour celui qui l’aime, pour permettre ainsi à l'amour d'être parfait, d'être pleinement lui-même.

Si le premier acte de notre volonté est bien d'aimer, cet acte n'est pas le seul. Cet amour se transforme en «décision»; et, à partir de ce moment, notre volonté devient vraiment source d'efficacité; car une décision, pour être vraie, demande une certaine efficacité. La décision ultime ne regarde-t-elle pas l'exécution qu'elle ordonne? A ce moment, dans cette ultime décision, la volonté laisse l'intelligence passer devant. Sommes-nous alors en présence d'un effacement de l'amour, d'une sorte de mort de l'amour, pour que la décision ultime, celle du commandement, se réalise parfaitement— puisque cette décision est l'œuvre de l'intelligence à l'intérieur d'une volonté d'intention et de choix'? II est certain que lorsque l'efficacité doit être pleinement elle-même, c'est L’intelligence qui peut seule l'ordonner; mais sa source profonde demeure la volonté. L'amour par lui-même et en lui-même réclame la fécondité; mais la volonté d'intention, se servant de l'intelligence en vue d'une efficacité plus immédiate, peut très bien devenir rivale de l'amour. Normalement il ne devrait pas y avoir de rivalité, mais une coopération, car fécondité et efficacité se situent à deux niveaux différents. La fécondité implique une communication de vie, L’efficacité implique qu'on domine sur la matière en la transformant, ou encore qu'on use de ses diverses facultés. Cependant il y a souvent, étant donné que notre capital de vie est limité, une sorte de rivalité entre la fécondité et l'efficacité. C'est pourquoi on oppose si facilement les hommes de cœur et les hommes d'efficacité. Chez ces derniers l'intelligence l'emporte sur l'amour spirituel, qui risquera toujours d'être étouffé. N'est-ce pas le grand drame d'une civilisation technique'?

II y a encore un autre acte volontaire qui est particulièrement significatif: c'est celui du choix. On est ici en présence d'un acte spirituel où la coopération de l'intelligence et de l'amour spirituel est parfaite. Le choix est vraiment l'opération de ces deux puissances en vue de réaliser un acte spirituel qui demeure un acte d'amour—en choisissant, on déclare à celui qu'on a choisi qu'on l'aime—, mais qui implique aussi un ordre, une préférence, un jugement d'estimation, et qui implique donc un acte de jugement de l'intelligence. Celle-ci doit alors être tout ordonnée à l'amour, pour permettre à celui-ci d'être un amour de prédilection. C'est évidemment lorsqu'il s'agit du choix de l'ami que cela est le plus manifeste, mais c'est vrai de tout choix.

II est curieux de retrouver ici les deux modalités de l'acte volontaire libre que nous avions déjà signalées à propos de l'activité artistique et de l'activité éthique. II y a, en effet, une modalité de l'acte volontaire libre au niveau de l'exercice et de l'efficacité, et une autre au niveau du choix, car on peut exercer ou ne pas exercer telle ou telle activité vitale et on peut choisir tel ou tel ami, tel ou tel moyen en vue d'acquérir ce qu'on désire. Selon la première modalité de l'acte libre, L’intelligence semble dominer; selon la seconde, c'est l'amour spirituel. Ce qui est sûr, c'est que l'acte libre suppose à la fois l'intelligence du rapport entre un bien-fin, considéré comme un absolu, et le bien-moyen, considéré comme relatif, et la volonté aimante de ce bien-fin et de ce bien-moyen conforme ou non à la fin aimée. La fin aimée est en dernier lieu soit l'ami, soit le Dieu-Créateur dont nous parlent les traditions religieuses, soit enfin nous-mêmes, le vivant qui est source de ces opérations et que nous regardons, dans un amour égoïste, comme ce qu'il y a de meilleur. Nous sommes en effet capables de nous regarder comme la fin de toutes nos activités humaines, et de relativiser en notre faveur tous les autres biens que nous choisissons pour nous exalter. Cette liberté est sans doute moralement mauvaise, mais elle existe, et elle implique l'amour d'un bien considéré comme fin et le jugement ordonnant divers moyens à l'exaltation de cette fin.

II serait intéressant de préciser comment notre volonté peut dominer sur ce vivant parfait que nous sommes, c'est-à-dire de préciser les modalités diverses de ce pouvoir de commandement de notre volonté sur les opérations de notre vie végétative, sur celles de notre vie sensible, sur celles de notre vie intellectuelle. Comment et jusqu'où la volonté peut-elle prendre en charge la complexité de ce vivant parfait qu'est l'homme?

Sur les opérations de notre vie végétative, notre volonté n'a aucun pouvoir direct; elle n'a qu'un pouvoir indirect d'application, d'exercice: je puis certes m'appliquer volontairement à respirer, à manger, mais je ne puis en rien commander directement à ma digestion, à mon sommeil. Sans doute puis-je arriver, par certains mouvements musculaires, par une gymnastique, à me détendre (ou au contraire à me tendre), ce qui pourra favoriser ma digestion, ce qui pourra m'aider à m'endormir; je puis éviter certaines occasions où je sais que mon instinct sexuel sera excité et risquera de s'éveiller avec véhémence. Mais il y a des cas où ce pouvoir se restreint de plus en plus, jusqu'à ce que, à la limite, nous n'ayons plus aucune maîtrise sur l'exercice de nos instincts. En face d'un danger imminent de mort, mon pouvoir volontaire peut être comme annihilé; par exemple, je ne puis plus exercer volontairement ma respiration, et la mort s'ensuit.

Sur notre vie sensible, notre volonté peut agir en nous appliquant, par exemple, à regarder, à toucher, ou au contraire à fermer les yeux... Ici, la volonté peut régner immédiatement, directement sur l'exercice de ces puissances externes: elle est libre d'une liberté d'usage, d'exercice (et non de choix, car la spécification de nos sensations externes ne dépend pas de nous). A l'égard de notre imagination et de nos passions, notre volonté n'a plus de pouvoir direct, immédiat, qui lui permettrait de faire cesser, de suspendre le déroulement imaginatif ou passionnel; mais elle a un pouvoir indirect, «politique», en ce sens que si nous sommes très attentifs, très appliqués à quelque chose, nécessairement nous sommes moins attentifs à d'autres occupations, qui diminuent alors de vitalité et, par là, s'apaisent. Ainsi, s'appliquer à travailler avec beaucoup d'attention à un labeur manuel (ou à un labeur intellectuel, au moins pour certains), apaise les agitations de notre imagination et de nos passions.

Sur nos déplacements et notre comportement, notre volonté peut avoir un pouvoir direct d'exécution. Nous pouvons nous redresser, nous lever, nous coucher, marcher, courir comme nous le voulons. Là encore il y a une liberté d'exercice, mais aussi une liberté de choix, dans une certaine mesure. Tout dépend de la souplesse de notre corps, de nos muscles, de leur résistance. II y a un seuil qu'on ne peut dépasser et qui varie du reste avec l'âge; et certaines maladies (des paralysies, par exemple) peuvent évidemment supprimer ce dominium de la volonté.

En ce qui concerne notre intelligence, notre volonté peut nous appliquer à réfléchir, à penser, à exercer notre intelligence. Mais elle ne peut nous rendre plus intelligents que nous ne le sommes. Par l'exercice elle peut nous permettre d'acquérir des habitus, et donc augmenter nos capacités de compréhension, de pénétration, d'extension. Mais elle n'a pas, au sens précis, de liberté de choix. Cette liberté ne s'exerce qu'au sein même du développement de nos activités volontaires; elle a donc un champ beaucoup plus restreint que celui de la liberté d'exercice.

On voit comment, d'une certaine façon, toute la vie de l'homme peut être sous l'emprise de sa volonté, mais on voit aussi que ce pouvoir est limité et qu'il n'y a qu'un champ intérieur relativement restreint où la volonté puisse vraiment réaliser un choix libre. On voit donc quel manque de réalisme il y a à définir l'homme par la liberté; mais on comprend aussi que cela puisse être séduisant, et qu'il y ait là une part de vérité, puisque la liberté d'exercice, indirectement, peut s'étendre à toute notre vie d'homme et l'enveloppe.

En analysant ces diverses opérations de notre vie au niveau de l'esprit, on découvre ce que représente l'immanence propre de cette vie, son intériorité véritable. On saisit alors que l'immanence de la vie sensible imaginaire demeure très «périphérique» comparativement à l'immanence de la vie de l'esprit; car elle nous fait sortir de la véritable intériorité de la pensée et de l'amour spirituel, en nous mettant dans un état de distraction. L'image représentative ne nous permet pas d'entrer dans une véritable intériorité.

La question que le philosophe se pose, après avoir analysé ces divers degrés de vie, est celle-ci: la mort, qui divise en séparant l'âme du corps, libère-t-elle l'âme spirituelle de son lien avec le corps, à la manière dont le concevait Platon ou Plotin, ou au contraire la mort, par cette division de l'âme et du corps, entraîne-t-elle la destruction de l'un et de l'autre? La question se pose, car nous n'avons pas l'expérience d'une âme séparée; nous n'avons l'expérience que du fait de la destruction de ce qu'était le corps, dans le cadavre. Autrement dit, L’âme spirituelle peut-elle survivre à la mort'? peut-elle exister encore après la mort'? peut-elle exister séparée'?

La seule analyse des diverses opérations de la vie de l'esprit ne permet pas de conclure d'une manière absolue. Elle peut seulement révéler que les opérations de l'intelligence, qui atteignent l'universel et les principes propres, des lois universelles et nécessaires, sont, dans leur structure propre, immatérielles, et donc semblent indiquer que leur source, L’âme spirituelle, est également immatérielle, au-delà du devenir du monde physique, qu'elle possède en elle-même une intériorité profonde, puisque l'intériorité de l'amour spirituel et de la pensée est le fruit propre de cette âme spirituelle. Cette intériorité semble bien indiquer que l'âme spirituelle est capable d'une vie autonome, personnelle, dont on ne voit pas les limites, les frontières'? N'y a-t-il pas en elle comme une capacité d'infini, une ouverture vers l’infini’?

Cependant nous ne pouvons pas affirmer d'une manière absolue que notre âme spirituelle subsiste en elle-même, séparée du corps; car ses opérations vitales affectives et intellectuelles ont un mode intentionnel. L'universel n'est pas une réalité substantielle mais un « être de raison ». C'est pourquoi nous ne pouvons pas affirmer immédiatement que notre âme spirituelle est capable de subsister en elle-même, séparée du corps, après la mort. Mais nous pouvons dire que tout le développement de notre vie spirituelle, tant du point de vue affectif que du point de vue de la pensée, semble l'indiquer et même l'exiger. Le problème est posé avec netteté, mais nous ne pouvons pas encore le résoudre au niveau de la philosophie du vivant; seule la philosophie première, dans son ultime épanouissement, permet de le résoudre vraiment.

 

 

CHAPITRE 8: PREMIÈRE ÉTAPE DE LA PHILOSOPHIE PREMIÈRE (MÉTAPHYSIQUE)

 

Le jugement d'existence

 

Nous ne pouvons arrêter ici notre analyse philosophique, puisque les quatre grandes expériences sur lesquelles nous avons fondé ces quatre grandes recherches philosophiques (le travail, L’amour d'amitié, ce qui est mû et ce qui se meut), si elles sont bien quatre expériences irréductibles, ont cependant quelque chose de commun. Le travail est celui de l'homme, L’amour d'amitié est celui de l'homme; ce qui est mû est aussi, en premier lieu, L’homme, et le vivant est bien encore l’homme. C'est donc l'homme qui est présent dans ces quatre expé­riences et qui leur donne une unité foncière. II faudrait donc maintenant nous poser la question: qu’est-ce que l'homme? Mais l'homme, nous ne pouvons le connaître que par l'expérience que nous pouvons en avoir. Or il y a une expérience fondamentale de nous-mêmes que nous n'avons pas encore considérée, celle où nous affirmons: « je suis », «j'existe ». En effet, L’homme, par son travail, expérimente qu'il existe; L’homme, en aimant son ami, expérimente qu'il existe; en étant mû, il expérimente qu'il existe; en vivant il expérimente qu'il existe. Si donc l'homme expérimente qu'il existe selon ces diverses modalités, il peut considérer ce que celles-ci ont de commun, et chercher à expliciter le fondement commun de toutes ces expériences. II peut alors affirmer: «j'existe», « je suis», et reconnaître qu'il existe comme toutes les autres réalités qui sont autour de lui. Dans le jugement d'existence où j'affir­me: «j'existe», je puis mettre l’accent sur le«je» ou sur «existe». Si je mets l'accent sur le « je», il ne s'agit plus à proprement parler d'un jugement d'existence, mais je m'affirme comme existant; c'est «moi» avant tout que je regarde. Insensiblement, on est orienté vers l'affirma­tion de Descartes: «Je pense, je suis.» En affirmant, en effet, que je pense, je saisis que j’existe; en affirmant que j'aime, je saisis que j'existe. On pourrait dire aussi: en affirmant que je travaille, je saisis que j'existe.

15. Nous nous permettons ici de renvoyer à notre ouvrage sur L'être. Recherche d’une philosophie première. 2 tomes (le second en 2 volumes). Téqui 1972-1974.

Je puis aussi mettre l'accent sur «existe», sans supprimer le «je», mais en le relativisant, car c'est le fait d'exister que je regarde avant tout. Le jugement d’existence apparaît alors dans toute sa force, et peu importe que je dise: «je suis" ou «ceci est». La seule différence, c’est qu'en affirmant: «ceci est», je fais appel à une expérience impli­quant les sensations externes, spécialement celle du toucher, tandis que je puis dire: «j’existe », simplement en pensant; mais le danger est alors que le «je» soit trop présent et voile l'exister. C'est pourquoi il est bon d’exprimer mon jugement d'existence de ces deux manières, afin de n’être pas tenté de demeurer dans le « moi » et que « existe » apparais­se dans son acte d’être.

On voit sans peine pourquoi nous ne pouvons être d'accord avec Descartes; car, dans le cogito, le «j'existe» n'est plus expérimenté en premier lieu, mais à travers une activité vitale: celle de la pensée ou celle de l'amour. C'est donc soit par un contenu intentionnel, soit par une réflexion sur l'exercice de l'activité volontaire, que je saisis que je suis; autrement dit, c'est à travers une modalité de l’être que j'affirme que je suis. II faut au contraire être tout attentif au jugement d'existence le plus simple qui soit, le plus direct qui soit et qui affirme: «ceci est» ou «Je SUIS».

On pourra objecter que le jugement d'existence se réalise toujours dans une expérience, et donc qu’on affirme l'existence de quelque chose. C'est toujours à travers une détermination, « ceci », qu'est affirmé «est». Que cette détermination soit «ceci» ou qu'elle soit la forme intentionnelle, ou l'exercice même de l'activité vitale, c'est toujours par le moyen d'une détermination que l'exister est atteint. Ne vaut-il pas mieux alors choisir une détermination plus spirituelle, celle du cogites, celle de la pensée, que celle d'une réalité physique?

II est tout à fait exact de dire — le langage est là pour le mani­fester—que le jugement d'existence: «ceci est» se réalise toujours à travers un « ceci ». Mais dans le jugement d'existence, ce qui est affirmé en premier lieu, ce n'est pas «ceci», mais «est»; tout l'accent est mis sur est. C'est toute la différence qui existe entre «Je pense, j’existe» et «ceci est». Car dans l'affirmation: «Je pense, j'existe», c'est bien la pensée qui est considérée, expérimentée en premier lieu, et je décou­vre qu'en elle est impliquée l'existence («je suis»); tandis que quand j'affirme: «ceci est», c'est la réalité existante, saisie par mon intelli­gence (liée à mes sens, à mon toucher) qui est atteinte, qui est expéri­mentée; certes j'affirme de telle réalité qu'elle existe, mais c'est son exister, son acte d'être, qui est mis en pleine lumière.

C'est pourquoi il faut souligner la différence de ces deux affirmations: «je pense, je suis» (ou «j'aime, je suis») et «ceci est». Car vraiment, dans le premier cas, c'est par une modalité de ce-qui-est, si noble soit-elle («je pense») que je découvre l'exister; tandis que dans le second cas, c'est l'exister lui-même, comme acte d'être, qui est immédiatement atteint. Certes il n'est pas atteint dans toute sa pureté (autrement on aurait l'intuition de l'être), il est atteint dans le « ceci », dans telle réalité; mais c'est lui qui est atteint directement, explicitement. Ce n'est donc plus par une forme, par une manière d'exister, qu'il est atteint, mais à travers telle détermination et au-delà de celle-ci (sans que celle-ci soit séparée de lui); il est saisi directement, explicitement. L’intelligence est capable de le mettre en pleine lumière: «ceci est».

II y a là comme une nouvelle expérience, une expérience fondamenta­le—on pourrait dire: une méta-expérience—, présente implicitement dans toutes les autres, mais qui demande à être considérée pour elle-même. Le philosophe n'a pas le droit de la négliger en prétendant que cela ne l'intéresse pas. Ce serait un a priori, et le plus terrible de tous, car il porterait sur ce qu'il y a de plus fondamental et ce qui est premier. Le philosophe doit donc être attentif à cette expérience première. Et dès qu'il y est attentif, il s'étonne qu'on la néglige si souvent, qu'on l'oublie si facilement, qu'on s’intéresse aux déterminations, aux formes à telle ou telle réalité, en oubliant de regarder ce qui est en tant, précisément, qu'il est ~6. D'où vient cet oubli '? Comment l'homme reste-t-il si superficiel'? N'est-ce pas à cause du conditionnement de sa vie d'homme et, d'une manière plus précise, du conditionnement de la vie de son esprit, de son intelligence'? Celle-ci s'éveille à partir des sensa­tions, de l'imagination. Or les sensations regardent en premier lieu les qualités, les formes; quant à l'imagination, c'est le domaine de la quantité. L'intelligence, s'éveillant après les sens et l'imagination, a toujours beaucoup de peine à être vraiment elle-même. Très souvent elle demeure paresseusement dans le prolongement des premières connaissances sensibles imaginatives. Elle est alors comme inhibée, enfermée dans les premières connaissances sensibles, sans dépasser le domaine des formes, sans être capable de découvrir son véritable do­maine, ce pour quoi elle est faite en premier lieu: ce qui est en tant qu'il est.

16. Heidegger a dénoncé l'oubli de l'être par la philosophie occidentale. depuis Parmé­nide. Ne serait-il pas plus exact de dire qu'en réalité c’est le jugement d'existence: «ceci est», qui a été oublié depuis Oekham... et que Heidegger lui-même l'a oublié'? Car l'être dont parle Heidegger. c'est l'être qui apparaît dans la pensée, inséparablement lié à la pensée; ce n'est pas ce-qui-est. Pour Heidegger, en effet, ce-qui-est, c'est l'étant. L'être n'est pas en lui-même, il est pensé. Heidegger reste trop lié à Kant et à Hegel et n'arrive pas à redécouvrir ce-qui-est comme être (puisque pour lui il faut nier ce-qui-est, L’étant, pour qu'apparaisse l’être dans la pensée). Nous nous permettons de renvoyer ici à Une philosophie de l'être est-elle encore possible?, fascicule 11, p.287. et fascicule IV, pp.237 ss. (Téqui, Paris 1971;).

S'il s'étonne qu'on oublie si facilement une telle expérience, le philo­sophe, lui, ne veut pas l'oublier, et il s'y arrête. Cette expérience provoque alors en lui une profonde admiration: tout ce qu'il voit dans l'univers, tout ce qui existe auprès de lui, tous les hommes qu'il aime, tous sont, tous existent. N'est-ce pas ce qui est commun à tous, et ce qui en même temps est le plus propre à chacun'? Tous sont, tous existent (s'ils n’existaient pas, ils ne seraient rien), et pourtant chacun, en ce qu'il est lui-même (on aimerait dire: en ce qui est le noyau le plus intime de lui-même), existe: il est. De plus, ce qui s'oppose à « ceci est » constitue bien l'opposition la plus radicale: « ceci n'est pas »; on ne peut aller plus loin. Car face à ce qui n'est pas, L’intelligence et la volonté ne peuvent rien dire, ni rien vouloir. Ce qui n'est pas n'a pas de forme, n'a pas d'être, n'est pas intelligible et n'est pas aimable. On pourrait croire alors qu'il est inutile d'en parler, que cela ne sert à rien. Non, cela sert à quelque chose, étant donné le conditionnement de notre intelligence (celle-ci n'a pas l'intuition de l'être); car cette opposition radicale: «ceci n'est pas» nous manifeste admirablement la primauté de «ce-qui-est» et, de ce point de vue, elle n'est pas négligea­ble; L’ombre aide à saisir la lumière! Notre intelligence, étant donné sa faiblesse et le risque qu'elle court de demeurer dans les «formes», se sert de cette opposition radicale pour devenir elle-même, être tout entière en présence de ce-qui-est, dans l'émerveillement de cette ren­contre avec ce-qui-est. Car ce-qui-est actué mon intelligence, la fait vraiment être intelligente en acte. En affirmant «ceci est», mon intelli­gence pense parfaitement. Elle s'éveille à sa propre vie d'intelligence, puisque c'est vraiment à partir de cette affirmation «ceci est», qu'elle interroge: qu'est-ce que l'être '? Qu'est-ce que le non-être? Qu'est cette opposition dont l'intelligence est la source et qui est si radicale'? Pour­quoi l'intelligence est-elle capable d'affirmer le non-être? Voilà les grandes interrogations qui nous font entrer dans ce domaine nouveau, à la fois si familier et si étrange, toujours si proche et toujours transcen­dant: celui de l’être. En effet cette interrogation, provenant de l'expé­rience la plus radicale (L’intelligence liée au toucher), dans le jugement d'existence «ceci est», nous fait découvrir immédiatement, à la fois notre proximité la plus grande avec ce-qui-est et notre séparation à l'égard d'un autre existant. En effet, je découvre ce-qui-est comme ce qui existe, comme moi-même j'existe: il n'y a alors plus de distinction entre ce qui est objet et ce qui est le sujet connaissant, car l'un et l'autre existent; en tant qu'ils sont, ils sont donc un. Et je découvre aussi que ce-qui-est n'est pas moi, qu'il est l'autre, qu'il est ce qui ne sera jamais moi, précisément en tant qu'il est. Par le fait même, cette interrogation «qu'est-ce que l'être?» nous manifeste l'appétit le plus profond de notre intelligence qui ne peut s'arrêter aux formes, à l’exercice de nos activités, qui veut atteindre ce qu'il y a d'ultime dans la réalité existante.

C'est du reste dans cette interrogation, et il est important de le remarquer, que l'intelligence atteint pour la première fois l'être. Dans le jugement d'existence, en effet, elle affirme «ce qui est»; en interro­geant, elle précise: «qu'est-ce que l'être'?» Ce passage du «ce qui est» à l'être est très significatif; car il montre bien que c'est par ce qui est, saisi dans le jugement d'existence, que l'intelligence, en interrogeant, s'approche de l'être. On voit toute la différence qui sépare cette position de celle de Heidegger, puisque pour lui ce qui est, c'est l'étant, et que l'étant ne conduit pas à l’Être: il doit au contraire être rejeté et c'est à partir du Néant que l'Être apparaît. N'est-ce pas en raison d'une certaine influence de la dialectique hégélienne que Heidegger en arrive à affirmer cela'? Car si le néant peut manifester l'être, c'est uniquement à partir de la saisie de l'être, et non l'inverse (du moins dans une position réaliste); mais dans la position dialectique d'un idéalisme l'inverse peut être soutenu, puisque la négation et l'affirmation sont corrélatives et s'appellent réciproquement; on peut donc affirmer que c'est à partir du néant que l'être doit apparaître. De plus, ce-qui-est est concrètement en acte d'être, il est, tandis que l'être est une certaine formalisation: L’être comme tel n’existe pas. C'est pourquoi, si on com­mence la recherche métaphysique par l'être, on risque toujours d'idéali­ser; et en réalité, on commence la recherche par l'idée d'être. Cela, Heidegger ne le veut absolument pas, il s'y oppose de toute sa vigueur. Aussi veut-il partir du néant, puisque pour lui ce qui est n'est saisi que sous la modalité particulière d'un étant. Mais à partir du néant, n’est-ce pas encore partir d'une construction de l'intelligence, d'un être de raison, encore plus loin du réel que l'idée d'être? L'intention de Heideg­ger est sans doute excellente, mais il reste trop dépendant de la dialecti­que hégélienne. Pour répondre à son intention, il faut aller beaucoup plus loin dans le réalisme et redécouvrir la force du jugement d'existence: ceci est.

 

La substance (L’ousia grecque)

 

Pour répondre à l'interrogation: « Qu’est-ce que l'être? », il faut revenir à l'expérience de ce-qui-est et chercher à saisir en ce-qui-est ce qui est premièrement, ce qui est d’une manière absolue; il faut chercher à déceler ce qui est le noyau fondamental de son être. Car l'interroga­tion du « qu'est-ce? » cherche, comme nous l'avons déjà montré, à découvrir le principe et la cause dans l'ordre de la détermination; et dans la perspective où nous nous plaçons actuellement, celle de l'inter­rogation sur l'être, la question «Qu'est-ce'?» cherche à saisir quel est le principe et la cause, dans l'ordre de la détermination, de ce-qui-est considéré du point de vue de l'être. C'est ce qu'Aristote appelait l'ousia (mot traduit très maladroitement en latin par substantia, substance) et que Platon avait déjà reconnu comme ce qui est au-delà du devenir (ce que les Grecs appelaient la génésis), comme ce qui demeure 17.

Au cours de l'histoire de la philosophie occidentale, la «substance» a pris de multiples significations: le sujet, la forme, L’âme, etc.; et au cours du développement de la philosophie post-hégélienne, on a rejeté progressivement la substance. C'est la relation qui a pris sa place, et on en est arrivé à affirmer que l'être est un tissu de relations. Le développement des sciences physiques, notamment la théorie de la relativité absolue, a certainement eu une grande influence sur cette manière de ramener l'être à la relation en rejetant la substance. II est donc très important aujourd'hui, pour la philosophie de l'être, de re­prendre très à fond ce problème de la substance, pour voir si, de fait, c'est un problème réel ou un pseudo-problème.

Etant donné la difficulté que nous avons à analyser vraiment ce-qui-est du point de vue de l'être, et donc à répondre à la question: «Quel est le principe et la cause, dans l'ordre de la détermination, de ce-qui-est, considéré du point de vue de l'être '? », il nous faut revenir à l'expé­rience de la réalité que nous connaissons le mieux: L’homme, et nous servir de tout ce que nous avons déjà analysé à son sujet; car, en définitive, c'est vraiment l'homme que la philosophie cherche toujours à connaître; même si elle cherche ce qu'est l'être, elle cherche encore à connaître l'homme, car si elle ne sait pas ce qu'est l'être, L’homme lui échappera en ce qu’il y a de plus important en lui: qu’il est. Dans cette recherche, précisément, nous ne considérons plus l'homme comme le vivant parfait, mais comme celui qui existe, qui est parmi toutes les autres réalités qui existent comme lui.

La question qui se pose immédiatement à nous est celle-ci: L’âme que nous avons découverte à partir des opérations vitales ne suffit-elle pas à affirmer l’existence de la substance? L'âme n'est-elle pas vraiment la substance de l'homme, le principe, la cause, dans l'ordre de la détermination, de ce-qui-est'? II semble évident, à première vue, qu'en effet la substance de l'homme est bien son âme, puisque celle-ci est principe et cause non seulement de sa vie et de son unité, mais aussi de son être.

Toutefois, si l'âme est bien substance, on ne peut pas dire pour autant que la substance, c'est-à-dire le principe et la cause, dans l'ordre de la détermination, de ce-qui-est, soit l'âme; car alors, tout ce qui n'a pas d'âme n'existe pas. Or beaucoup de réalités existent, qui n'ont pas d'âme. Ne ramenons pas la philosophie première à une anthropolo­gie ou à une philosophie du vivant. Heidegger a insisté sur ce point. Si le problème de l'être se pose d'une manière privilégiée à l'égard de l'homme et même du vivant en général, il ne faut pas pour autant ramener la philosophie de l'être à une anthropologie ou à une philoso­phie du vivant.

17. Cf. L’étymologie que Platon donne du mot ousia dans le Cratyle (4()1 c-e): il le rattache à Hestia, la déesse qui « reste à la maison des dieux, toute seule » (Phèdre, 247a).

De plus, si la substance, principe et cause (dans l'ordre de la détermi­nation) de ce-qui-est, est l'âme, ne devra-t-on pas considérer le corps de l’homme comme un accident'? Or le corps de l'homme fait essentiel­lement partie de l’être humain, il n'est pas étranger à sa substance. On ne peut donc identifier la découverte de l'âme et celle de la substance. On ne peut ramener le problème de l'être à celui de la vie. C’est la tentation permanente de toute philosophie qui ne va plus assez loin dans le réalisme. L'idéalisme, parce qu'il commence sa réflexion philo­sophique par la pensée, et que celle-ci mesure l'être au lieu d'être mesurée par lui, ne peut plus distinguer avec assez de netteté la vie de l'être, L’âme de la substance. Souvent, du reste, il acceptera encore de parler de l'âme, mais non plus de la substance.

II nous faut donc reprendre la démarche inductive à partir de nos expériences de ce-qui-est, de l'homme en tant qu'il est. L'homme, dans son être, apparaît très complexe et multiple. Ses qualités, sa quantité, ses relations, ses possibilités d'action, son action, sa capacité de pâtir, tout cela fait partie de ce qu'il est à des degrés divers, car il se peut que certaines de ces déterminations (notamment les relations, la capaci­té d'agir et de pâtir) disparaissent, et que l'homme demeure dans ce qu'il est. Si, au milieu de ces diverses transformations, L’homme de­meure lui-même dans ce qu'il est, c'est qu'il y a en lui quelque chose de plus radical qui lui donne son unité d'être en ce qu'il a d'essentiel.

Du reste, au sein de cette multiplicité si facile à constater, on ne peut nier qu'il y a dans l'homme-existant une unité radicale et fonda­mentale au niveau même de ce qu'il est, en ce qu'il est, au-delà de son devenir, au-delà de sa multiplicité. Toutefois son devenir, sa multiplici­té, son unité sont bien ce qu'il est, dans son être en acte. Mais qu’est-ce qui réalise cette unité dans cette multiplicité et à travers ces transfor­mations parfois anarchiques? II y a nécessairement un principe, une source au niveau de ce qu'il est, qui, à travers cette multiplicité de déterminations, de formes, maintient une unité d'être plus radicale; et cette source est également à l'origine d'une diversité de qualités essen­tielles à l'homme: ses puissances affectives et cognitives au niveau de l'esprit et du sensible. Cette source au niveau de ce qu'il est, ce principe, est ce qu'on appelle la substance. Elle est ce noyau radical dans l'ordre de ce-qui-est, qui donne, à tout ce qu’est l'homme dans son être, son autonomie: il est un être distinct des autres et ayant en lui-même son unité d'être, son originalité d'être irremplaçable. Aucun être existant ne peut être identique à lui à ce niveau même de ce qu’il est.

Seule l'intelligence, dans cet effort de compréhension, peut atteindre la substance comme principe et cause de ce-qui-est dans l'ordre de la détermination. Et c'est vraiment en raison de la diversité de détermi­nations au sein de cette unité d'être que l'intelligence découvre en l'homme existant cette source immanente à son être, à ce qu'il est, source qui rayonne dans tout ce qu'il est. La substance, comme principe et cause de ce-qui-est, est donc au-delà de la distinction de l’âme et du corps, de la nature-forme et de la nature-matière; car l'âme et le corps constituent le vivant qui, dans son être, est un; de même la nature-forme et la nature-matière constituent l'être mobile qui, dans son existence, possède une certaine unité. C'est à partir de cette unité au sein de la diversité qu'il faut découvrir la substance, cette source cachée de ce-qui-est comme être.

On comprend alors comment la substance, principe dans l'ordre de l'être, risque toujours d'être identifiée à ce qui est premier dans l'ordre de l'intelligibilité (la quiddité), dans l’ordre de la vie (L’âme), dans l'ordre du devenir (le sujet), dans l'ordre de la logique (L’universel), dans l'ordre de l'activité artistique (la forme), dans l'ordre de l'activité morale (le bien). Tous ceux-ci sont premiers dans leur ordre propre. Si on ne respecte plus la diversité de ces ordres, si on ne les distingue plus avec suffisamment de netteté, on risquera toujours de ramener la substance à l'un de ces autres «premiers». Par là, du reste, on peut juger tout de suite le niveau de compréhension atteint par telle ou telle philosophie.

La découverte de la substance permet de saisir immédiatement la première division de ce-qui-est considéré du point de vue de l'être: la division de la substance et des autres déterminations de l'être, de tout ce qui est relatif à la substance et qui n'existe que par elle (ce qu'on a appelé, d'une manière un peu équivoque, les «accidents»). La sub­stance est source de toutes ces déterminations; par le fait même, chacu­ne de ces déterminations nous manifeste quelque chose de la richesse de la source—comme toutes les opérations du vivant nous manifestent quelque chose de la richesse de leur source cachée: L’âme.

 

La qualité, la quantité, la relation

 

II faudrait ici, pour mieux saisir la substance, source de toutes les déterminations de ce-qui-est, analyser successivement ce qu'est la quali­té, la quantité. la relation, etc. Sans pouvoir le faire ici comme il le faudrait, notons seulement quelques points importants.

La qualité, en premier lieu, est une forme, une détermination qui ennoblit ce-qui-est, qui lui donne son caractère propre, sa physionomie particulière. La qualité détermine ce-qui-est en lui permettant d'être parfait et en lui donnant la possibilité d'atteindre sa fin propre. Ce qui est essentiel dans la qualité, c'est de déterminer en ennoblissant, de déterminer en ordonnant vers la fin propre. Comme les qualités sont diverses, certaines ordonneront davantage vers la fin, d'autres ennobli­ront davantage les réalités qu'elles déterminent.

Les qualités les plus visibles et les plus manifestes sont celles que, précisément, nous pouvons découvrir en les voyant. La couleur et la lumière d'un corps ne sont pas indifférentes à l'originalité de ce corps, elles le qualifient; de même l'harmonie de ses couleurs, enfin sa physio­nomie, son style spécial. Et cela particulièrement en ce qui concerne le corps de l'homme (pensons à la lumière de ses yeux, qui l'ennoblit d'une manière unique).

II y a aussi les dispositions naturelles, qui sont ordonnées à un achève­ment plus profond de nous-mêmes. II y a les puissances capables d'agir, et la capacité de pâtir, tant au niveau sensible qu'au niveau spirituel. II y a enfin les perfections acquises, qui viennent s'ajouter à nos puissan­ces spirituelles de connaissance et d'amour, et aussi aux puissances affectives sensibles. On les appelle des habitus. Au niveau de la volonté et des puissances affectives sensibles, il s'agit de vertus; au niveau de l'intelligence, d’habitus intellectuels. La qualité ultime, dernière, est l'habitus de sagesse, celui qui permet de contempler.

Si nous voulons préciser ce qu'est la qualité du point de vue de l'être, nous devons la regarder relativement à la substance. Qu'apporte-t-elle à la substance? Elle permet à la substance, principe d'autonomie dans l'ordre de l'être, de dépasser la solitude de son autonomie en s'orientant vers sa fin. En ce sens, on peut dire qu'elle est «disposition » de la sub­stance.

Quant à la quantité, considérée du point de vue de l'être, elle est bien une certaine détermination de ce-qui-est; mais en même temps elle implique une potentialité, une potentialité non pas radicale, mais secondaire: celle du divisible. On peut donc dire qu'elle est une certaine «forme divisible» qui, par le fait même, fait appel à quelque chose qui soit capable de l'actuer: la mesure. Le divisible est essentiellement mesurable, et c'est en le mesurant qu'on l'actue et qu'on le connaît. On ne peut connaître autrement la réalité quantifiée, puisque par elle-même elle n'est pas sensible immédiatement (ce n'est pas un «sensible propre») et qu’elle demeure en puissance et donc, comme telle, n'est pas immédiatement intelligible.

Cette forme divisible se réalise selon diverses modalités. On dit d'un homme qu'il a telle grandeur, tel poids... On peut aussi compter les parties de son corps; on peut considérer qu'il est seul ou qu'il est au milieu de beaucoup d'autres. Dès qu'il y a quantité, on peut diviser et additionner. Ces diverses modalités de la quantité se ramènent à deux principales. L'une implique des parties, des dimensions; c'est la gran­deur (on parle de quantité «continue»): il s'agit de la ligne, de la surface, du volume; la mesure de cette quantité continue est le point. L'autre modalité de quantité n'implique pas ces parties, ces dimensions: c'est le nombre (quantité «discrète»), dont la mesure est l'unité. Si la quantité continue est plus fondamentale, la quantité discrète est plus abstraite, puisqu'elle est au-delà de toute situation, au-delà des parties, des dimensions.

Pour mieux saisir ces deux modalités de la quantité, il suffirait de comparer leurs mesures respectives: le point et l'unité. On voit immé­diatement que l'une est plus concrète et l'autre plus formelle; car le point implique l'unité, il est quelque chose d'indivisible (L’indivisible dans le continu), tandis que l'unité n'implique pas le point, elle n'est que l'indivisible dans le nombre. On ne peut plus diviser l'unité; mais on peut lui ajouter une autre unité. L'unité est donc bien indivisible, mais un indivisible auquel on peut ajouter quelque chose et qui peut s'ajouter à un autre. Ce n'est pas l'indivisible absolu.

La quantité permet au monde physique d'être un continu ayant des parties, capable d'être divisible et mesuré. Elle permet aux vivants de s'étendre et de croître, de grossir et de diminuer. Par la quantité, L’homme est une partie de l'univers, il est capable d'être retranché des autres parties et de s'y ajouter. Par la quantité, il fait «nombre» avec les autres parties de l'univers et les autres hommes.

Relativement à l'être, la quantité est ce qui permet à l'indivisibilité de la substance d'être mesurée. Elle est donc mesure de la substance.

Enfin, la relation est, du point de vue de l'être, ce qu'il y a de plus « débile », comme le disait Aristote. Sans doute, du point de vue psycho­logique, joue-t-elle un rôle extrêmement important, car elle montre tout le rayonnement de l'homme sur son milieu, sur ses semblables. Avoir de nombreuses relations et des relations importantes, n'est-ce pas souvent pour un homme ce qu'il y a d'essentiel? Par là ne peut-­on pas juger de son importance, de son influence, de son pouvoir'? Mais, du point de vue de ce-qui-est, la relation demeure très difficile à bien saisir. C'est pourquoi il faut d'abord reconnaître qu'elle est un mode véritable de ce qui est, qu'elle n'est pas seulement quelque chose d'extérieur, qui affecterait de l'extérieur la réalité existante. Par exem­ple, L’amitié est une relation réelle entre deux personnes humaines, elle les détermine réellement. II est évident que si l'un des amis disparaît et que, de ce fait, la relation d'amitié, dans son réalisme concret, disparaisse, L’autre ami n'est en rien modifié dans ses qualités propres, ni dans sa quantité... et pourtant il a perdu cette amitié, il a perdu la présence de son ami. II faut donc reconnaître que la relation est quelque chose de réel, d'une manière toute différente de la qualité; car la qualité ennoblit directement l'homme qu'elle affecte, tandis que la relation fait regarder l'autre en premier lieu, elle nous projette vers l'autre. Elle est tournée vers l'autre (le pros grec) avant d'être tournée vers celui qui la possède, car elle est tout regard vers l'autre avant de déterminer la personne qu’elle affecte.

Si on veut analyser la relation, on doit préciser que, à la différence des autres déterminations secondaires de l’être, elle ne peut s'exercer qu'entre deux réalités existantes qu'elle unit ou qu'elle oppose. Les termes corrélatifs exerçant telle relation affectent toujours au moins deux personnes, et ces termes ne peuvent se séparer, ils s'appellent l'un l'autre en s'unissant ou en s'opposant. Si la substance donne à ce-qui-est son autonomie, la relation, par ses termes corrélatifs, le fait sortir de sa solitude et le rend solidaire de l'autre: il ne peut plus s'en passer.

Les deux termes corrélatifs impliquent un fondement qui les enracine dans une réalité existante, quand il s'agit de relations réelles. Ce fonde­ment est soit une qualité (quand il s'agit d'une relation de similitude ou de dissimilitude: par exemple, Pierre et Paul sont semblables par leur courage), soit une quantité (relation d'égalité: Pierre et Paul sont égaux, ils ont la même taille, le même poids...), soit l'action ou la passion (dans le cas, par exemple, de la relation de maître à esclave, ou encore de maître à disciple: L’un agit, L’autre pâtit). Le fondement permet de spécifier le caractère propre de telle relation; c'est vraiment le fondement qui nous permet de la déterminer, tandis que les termes corrélatifs sont au niveau de l'exercice de la relation: ils expriment son caractère existentiel.

La relation, en raison même de son caractère très débile, est par elle-même en dehors de l’ordre de la perfection. C'est son fondement qui qualifie; elle-même, dans son exercice propre, n'est ni bonne ni mauvaise. Peut-on dire alors qu’elle est neutre'? On touche là son caractère si différent de la qualité. Celle-ci répugne à la neutralité, car elle est ordonnée au bien, ou opposée à cet ordre; tandis que la relation ne dit pas «ordre au bien». Dans un monde qui perd le sens de la finalité, la relation règne, on la multiplie de plus en plus. La socialisa­tion, au niveau humain, tend à tout réduire à un tissu de relations humaines. On demeure dans l'ordre de l'exercice, de l'efficacité, sans aucune référence au bien, à la finalité.

 

L'acte

 

Nous nous sommes posé la question du «qu'est-ce que...?» (le ti esti grec) par rapport à ce-qui-est, considéré comme être. II nous reste maintenant à nous poser la question «en vue de quoi est ce-qui-est considéré comme être? » Car ni la question «en quoi?» ni la question « d'où vient? » ne peuvent nous permettre de découvrir les causes pro­pres de ce-qui-est du point de vue de l'être—ce qui nous montre bien que la philosophie première, la philosophie de ce-qui-est considéré en tant qu'être, ne peut s'allier à une dialectique matérialiste ni à un évolutionnisme absolu. L'être, en ce qu'il est lui-même, au plus intime de lui-même, est au-delà de la matière et du devenir, et ses principes propres ne peuvent être à ce niveau. En effet, la question «en quoi’?» nous conduit à la découverte de la matière; or, nous l'avons vu précé­demment, L’être est en premier lieu la substance, source des détermina­tions; par conséquent l'être ne peut être radicalement matière, celle-ci étant indétermination. Nous voyons tout de suite, par là, la différence entre l'analyse philosophique de ce-qui-est-mû (philosophie de la na­ture) et celle de ce-qui-est en tant qu'être (philosophie première). Car la première division de ce-qui-est-mû, en tant qu'il est mû est la division de la nature-forme et de la nature-matière (la nature-matière est bien un principe propre de ce-qui-est-mû comme tel); tandis que la première division de ce-qui-est considéré comme être est la division de la substan­ce et des déterminations secondaires (accidents). On voit l'erreur de ceux qui prétendent que la distinction de la matière et de la forme est la distinction essentielle de la philosophie réaliste! Car il faut préciser que c'est la distinction fondamentale de ce-qui-est-mû, mais non pas de ce-qui-est considéré comme être. Ce-qui-est ne se divise pas immédia­tement, directement, en matière et forme, mais en substance et qualité.

Certes il ne faut pas opposer substance (ousia) et matière; il faut les distinguer. Car il faut reconnaître — L’exemple de l'homme et de tous les autres vivants est suffisamment éloquent — que les réalités composées que nous expérimentons (y compris nous-mêmes) existent comme des réalités à la fois substantielles et matérielles.

Distinguons bien le problème de la substance, découverte comme principe et cause, dans l'ordre des déterminations, de ce-qui-est, et le problème de la manière dont la substance peut se réaliser et dont elle peut exister. Autrement dit, distinguons bien ce qu’est la substance et le comment de la substance. Le comment de la substance, c'est tout le problème de l'individuation, de la substance concrète et individuelle. De fait la substance, dans notre monde physique, se trouve réalisée en impliquant la matière, qui coopère avec elle pour constituer la substance individuelle. Et comme la matière, dans cette coopération, n'est pas la matière première prise en elle-même, dans sa pure potentia­lité, mais la matière première liée à la quantité, on a pu dire que c'est la quantité impliquant la matière qui est principe d'individuation — principe au sens de ce qui premièrement explique l'individuation, et non pas principe au sens fort (ce au-delà de quoi on ne peut remonter), car en ce sens la quantité, liée à la matière, ne peut être principe. Si l'individu est celui qui est distinct des autres et qui en lui-même n'est pas divisé, on comprend comment la quantité, qui par elle-même appor­te la divisibilité, permet de parler vraiment de substance individuée. La substance, en soi, est indivisible; par la matière quantifiée elle s’intègre dans un tout en se distinguant des autres parties, tout en demeurant indivisible en elle-même. Voilà sa manière d'exister dans le monde physique. On voit par là comment la philosophie première, tout en se séparant de la matière, ne s'y oppose pas: elle l'intègre à sa place, non comme principe propre constitutif de ce-qui-est, considéré comme être, mais comme co-principe constitutif de l'être concret, indivi­duel, de ce-qui-est-mobile.

Pas plus que la question « en quoi est l'être? », la question de l’origine de ce-qui-est comme être («d'où vient l'être'?»), ne peut recevoir de réponse immédiate. Car ce-qui-est, considéré en tant qu'être, est au-delà du devenir et de sa manière d'exister. Ce qu'on cherche alors à déceler, ce sont ses principes propres. Or la cause efficiente, que nous découvrons à partir de l'interrogation «d'où vient telle réalité?», est pour nous une cause qui est toujours découverte à partir du devenir et liée au devenir. C'est une cause qui demeure extrinsèque à la réalité dans son propre exister. Cela, du reste, n'empêche pas qu'il y ait un problème de la cause efficiente au niveau de ce-qui-est, considéré comme être. N'est-ce pas précisément le problème de la Création? Mais il se pose d'une manière toute différente, comme nous le verrons.

Mais ne pourrait-on pas dire la même chose de la cause finale? Cette causalité n'est-elle pas, elle aussi, extrinsèque? Par conséquent, on ne peut pas se poser la question de la cause finale de ce-qui-est, considéré comme être...

A cette objection, répondons que la causalité finale est bien, pour l'activité de l'homme, une causalité extrinsèque; mais que cette causali­té n'est pas liée au devenir, car elle cause en attirant, et non par contact immédiat. Et, précisément parce qu'elle n'est pas liée au devenir, elle peut immédiatement s'intégrer au niveau de ce-qui-est, considéré comme être. Pour l'être elle demeure une causalité ultime, mais non extérieure à l'être. Aussi, pour saisir parfaitement ce-qui-est, considéré comme être, faut-il encore dévoiler ce qu'est la fin de l'être. Tant qu'on ne l'a pas découverte, on ne saisit pas pleinement ce qu'est l'être comme tel. Notons qu'il s'agit d'un problème ultime qui, de fait, a été très souvent oublié. Cela fait comprendre que la philosophie première soit demeurée si souvent stérile, qu'elle se soit repliée sur elle-même en se transformant en logique ou en métapsychologie, ayant perdu sa signifi­cation ultime; car pour ce qui est ultime, perdre ce pour quoi il est fait, n'est-ce pas perdre ce qu’il est? Or, précisément, la philosophie première est la philosophie ultime; elle n'est parfaitement elle-même qu'en se posant la question ultime: «en vue de quoi est ce-qui-est, considéré comme être?» et en cherchant toujours à y répondre, en sachant la difficulté de cette réponse.

A cause de cette difficulté, comprenons bien la question: quelle est la fin de ce-qui-est en tant qu'être? En vue de quoi ce-qui-est, est-il? II s'agit de découvrir ce qui donne à ce-qui-est, considéré comme être, son ultime signification; il s'agit de préciser ce pour quoi ce-qui-est, en tant qu'être, est, ce qu’il y a en lui d'ultime, au-delà de quoi il n'y a rien. S'il ne peut rien y avoir en dehors de l'être, poser un «sur­être» qui finaliserait l'être ne signifie rien; car ce «sur-être» ne peut être autre que l'être: autrement il n’est rien. C'est donc en l'être lui-même qu'il faut découvrir, non plus son fondement, son noyau de base, mais ce qui est ultime, ce qui l'achève, ce qui est son bien propre, ce qui lui donne son parfait développement et qui, par le fait même, lui est encore plus intime que son fondement: en un mot son acte, principe propre ultime de ce-qui-est.

Aristote est le premier qui se soit posé cette question, face à Platon qui posait, au-delà de l'être, L’Un et le Bien. Platon, du reste, n'est pas le seul: Plotin et tout le courant néoplatonicien firent de même. Au fond, pour eux, L’Un et le Bien sont comme un «sur-être»; mais alors, L’être n'est plus présent dans l'Un et le Bien. L'être, en définitive, s'identifie à l'intelligibilité (au to ti èn einai) et il est multiple; L’être, c'est la forme, L’idée; ce n'est plus ce-qui-est.

Pour Aristote au contraire, l’Un, comme nous le verrons, est propriété de l'être et le bien est une modalité de l'acte, qui lui-même est fin de l'être. C'est sans doute la grande découverte d'Aristote, découverte qui a été très vite perdue après lui, puis qui a été reprise par saint Thomas et, de nouveau, très vite reperdue après lui. C'est une décou­verte que nous devons tous refaire personnellement, si nous voulons que notre intelligence soit vraiment ce qu'elle doit être, si nous désirons qu'elle s'épanouisse en sagesse, en contemplation.

Sans reprendre ici textuellement la manière dont Aristote expose cette découverte de l'acte, essayons de nous mettre à son école pour faire à notre tour cette découverte.

Précisons d'abord que les qualités que nous avons étudiées—spécia­lement les habitus opératifs et surtout l’habitus de sagesse—orientent l'homme vers sa fin ultime, mais que ces habitus ne peuvent être sa fin ultime: ils permettent seulement de l’atteindre avec plus de facilité et de joie. II faut donc dépasser ce domaine de la qualité pour découvrir ce qu'est la fin propre de l'homme, et donc il faut a fortiori dépasser ce domaine des qualités pour découvrir la fin de ce-qui-est comme être. Cette fin, étant la cause des causes, ne peut être découverte que par induction; et, étant donné son caractère ultime, si difficile pour nous à découvrir, il faut une induction particulièrement qualitative, c’est-à-dire une induction qui se sert d'expériences diverses et cependant paral­lèles, ayant toutes quelque chose de semblable.

Au niveau de notre vie végétative, il est facile pour nous de constater que nous sommes tantôt éveillés, tantôt endormis et que, bien que ces états soient tout à fait différents, c'est bien cependant la même réalité substantielle qui vit ces deux états successivement. Et entre ces deux états il y a un ordre: L’état de sommeil est (normalement!) ordonné à l'état de veille.

Au niveau de notre vie sensible, nous avons la capacité de voir et nous voyons en acte: c'est la même puissance qui se trouve dans ces deux modalités, et il est évident que la capacité de voir est ordonnée à la vision.

Au niveau de la vie de notre esprit, nous avons une intelligence capable de juger et d'atteindre la vérité, et nous l’exerçons en jugeant et en affirmant: «ceci est vrai». C'est bien encore la même puissance qui, de fait, se trouve dans deux modalités différentes; et il est égale­ment évident que la puissance de l'intelligence est ordonnée à la saisie de la vérité, qui est sa perfection propre. On pourrait faire des remar­ques semblables à l'égard de la volonté. Celle-ci est capable de tendre vers le bien, de subir son attraction, et elle peut être unie à ce bien, sa fin propre; voilà encore deux modalités de la même puissance, dont l'une est ordonnée à l'autre.

Au niveau de notre vie artistique, nous pouvons faire une constata­tion analogue. Celui qui possède l'art de construire, s'il est capable de construire, ne le fait pas nécessairement; s'il construit, il réalise une œuvre. II y a encore ici deux manières d'être du même habitus (L’habitus d'art), de la même qualité. La capacité artistique est bien ordonnée à la réalisation de l'œuvre. Et, à propos de l'œuvre, on peut facilement reconnaître que ce qui est inachevé est en attente de son achèvement, qu'il est ordonné à cela.

Au niveau de nos opérations morales, il est facile de constater que ceux qui possèdent l'habitus de sagesse sont capables de contempler, mais qu'ils ne contemplent pas nécessairement tout le temps; et que lorsqu'ils contemplent, ils exercent leur habitus de sagesse. Nous som­mes là en présence de la même qualité qui, de fait, se trouve réalisée en deux états différents, dont l'un est ordonné à l'autre.

Au niveau de la réalité physique, dans la découverte que nous avons faite de la nature-matière et de la nature-forme, nous avons constaté que l'une était tout ordonnée à l'autre: la nature-matière est tout ordonnée à la nature-forme, comme l'imparfait au parfait.

Enfin, au niveau de la philosophie première, on peut également noter que ce qui est en acte, par exemple tel homme, pourrait ne pas exister, puisqu'il est dans le devenir, un devenir qui implique la corruption: en effet, si la substance de l'homme est principe indivisible dans l'ordre de l’être, sa manière d'exister (son «comment») implique la matière qui la rend corruptible, et donc elle pourrait ne pas exister. Elle connaît par là une fragilité. On peut donc encore saisir ici que ce qui existe en acte implique la possibilité d'exister et que cette possibilité d'exister est nécessairement ordonnée à l'acte.

II est curieux de remarquer que toutes les recherches philosophiques que nous avons déjà faites à ces divers niveaux — celui du devenir, celui de la vie, celui des opérations artistique et morale, celui de ce-qui-est — peuvent être reprises de cette nouvelle manière en nous montrant qu'il y a en toutes les réalités que nous expérimentons (et en nous-mêmes) comme deux états ou deux pôles: L’un pleinement positif, dernier, ultime; L’autre en attente, impliquant comme une priva­tion, étant imparfait; et qu'entre ces deux états ou ces deux pôles il y a un ordre nécessaire à l'intérieur d'une même réalité.

Au sein de ces diverses réalités expérimentées à ces cinq niveaux, et au-delà d'elles, il y a quelque chose de commun, une certaine unité proportionnelle (analogique), manifestée par l'ordre, unité qui ne peut être qu'au niveau de l'être (puisque c'est le seul niveau commun). Ce «quelque chose de commun» permet à notre intelligence de découvrir, grâce à l'interrogation «en vue de quoi est l'être?», le principe et la cause ultime de cette unité dans la diversité, principe et cause qui est présent dans ces réalités mais comme voilé: L’être-en-acte.

II s'agit ici d'une induction synthétique et analogique, puisque, dans un effort ultime de l'intelligence voulant saisir la fin de ce-qui-est, cette induction recueille dans l'unité la plus grande diversité des états des réalités que nous pouvons expérimenter.

L'être-en-acte est fin au sens le plus fort, car l'être en puissance lui est totalement, essentiellement ordonné. II ne s'agit pas seulement de deux états de l'être, comme quand on considère deux états d'une même personne, un état où elle est capable de voir et un autre où elle voit. Très facilement nous projetons sur l'être nos expériences au niveau de la vie. Mais alors nous n'atteignons pas ce qui est propre à ce-qui-est considéré comme être; car au lieu de poursuivre notre analyse au niveau de ce-qui-est, en tant, précisément, qu'il est, nous la maintenons au niveau de telle manière d'être, de telle forme, de telle qualité. Sans doute est-ce très intéressant; mais nous n'atteignons plus, intellectuelle­ment, ce-qui-est comme être; nous en restons à un aspect descriptif, à ce qui est vécu intentionnellement ou affectivement. Or, précisément, ce-qui-est, considéré comme tel, n'est jamais le vécu il est au-delà. Certes, il demeure présent dans le vécu, cependant non pas comme vécu, mais comme être. Car ce vécu est de l'être, sous une modalité particulière, la modalité « intentionnelle ». II faut donc être très attentif à opérer le dépassement qui seul permet d'entrer dans une véritable analyse métaphysique; et ici, c'est particulièrement important.

A travers l’expérience de la vision et de la capacité de voir, de l'œuvre achevée et de son inachèvement, etc., il faut donc saisir, au niveau de l'être, par le jugement d'existence, la division de l'être en acte et de l'être en puissance. II ne s’agit pas, nous l'avons dit, de deux états de l'être (car on demeurerait dans une sorte de devenir de l'être, d'évolution de l'être), mais il s'agit bien de l'être atteint comme acte-fin, ce en vue de quoi ce-qui-est est, et de l'être atteint comme puissance, c'est-à-dire ce qui, dans ce-qui-est, est ordonné à l'autre, à l'acte. II s'agit là d'une division ultime de l’être. C'est bien en effet dans une division (ce qui implique une séparation) que nous saisissons l’être-en-acte, car nous n'en avons pas l'intuition. L'être-en-acte ne nous est jamais donné immédiatement dans toute sa pureté d'être-en-acte. Ce que nous expérimentons, ce que nous atteignons par le jugement d'exis­tence, c'est certes l'acte d'être, mais à travers et dans le «ceci»; nous le saisissons en ce qu'il est, mais dans et à travers une gangue: telle manière d'être qui, elle, n'est pas l'être en acte. On comprend qu'il faille déceler, dévoiler cet acte d'être et que, pour cela, il faille le diviser, le séparer de ce qui n'est pas lui: L’être-en-puissance. Cette division explicite donc pour nous l'être-en-acte, perfection ultime et fin de l'être, et l'être-en-puissance, comme une sorte d'attente de l'être toute tendue vers l'être-en-acte, sa fin.

Voilà la deuxième division de l'être, qui, on le voit sans peine, est toute différente de la première (substance-qualité). Car l'être-en-acte peut se réaliser selon des modalités diverses au niveau de la substance et au niveau des opérations vitales. La contemplation de l'homme n'est pas sa substance, elle est une action immanente qui le qualifie et l'enno­blit. Cette contemplation est bien pour lui son acte, et même son acte ultime. On voit bien par là que la division de l'être-en-acte et de l’être-en-puissance n'est pas au même niveau que celle de la substance et des déterminations relatives. De fait, cette division est ultime, elle va plus loin et par le fait même elle enveloppe la précédente, qu'elle suppose et qu'elle ne détruit pas. Cela nous fait saisir ce qu'est la connaissance analogique de l'être; car nous avons! sur ce-qui-est consi­déré comme être, divers regards, dont chacun est irréductible aux au­tres, et tous pourtant regardent ce-qui-est comme être. Nous n’avons pas sur l'être un regard intuitif unique, mais deux regards divers qui saisissent l'être-substance et l'être-acte; et à ces deux regards s'ajoutent deux autres regards relatifs, secondaires, qui saisissent l'être-qualité, l’être-relation et l'être-puissance.

L'être saisi comme acte, c'est l'être-fin, c'est l'être-principe ultime. Ce n'est pas la forme, la détermination de ce-qui-est (la substance, source de toutes les déterminations); ce n'est pas l'exercice de l'opéra­tion vitale, si parfaite que soit cette opération; c'est l'être en ce qu'il a d'ultime, c'est l'être parfaitement être, auquel rien ne peut s'ajouter.

Cette saisie de l'être-en-acte est tellement ultime que nous ne pou­vons pas avoir de l'être-en-acte une saisie quidditative (nous ne pouvons pas saisir la «raison» d'acte), et que nous ne pouvons pas davantage le saisir en lui-même et pour lui-même dans un jugement d'existence portant sur ce-qui-est, ce qui nous est donné immédiatement. Car en adhérant à ce-qui-est, nous saisissons l'acte d'être dans sa réalisation existentielle; ce que nous saisissons alors, c'est cette réalité qui existe, ce n'est pas l'être-en-acte. Certes, par là, nous atteignons bien l'acte d'être, mais nous ne l'atteignons pas séparé du mode particulier en lequel il existe. Ce n'est qu'au terme d'une induction que notre intelli­gence peut saisir l'être-en-acte, dans un jugement qui n'est plus le jugement d'existence, mais un jugement parfait, ultime opération de notre intelligence désirant pénétrer ce-qui-est en ce qu'il a d'ultime: son acte d'être en toute sa pureté, en toute sa limpidité d'être-en-acte. Cet être-en-acte est saisi d'une manière analogique, de manière telle que nous ne pouvons l'exprimer parfaitement qu'en l'opposant à l’être-en-puissance. Certes, nous le saisissons bien en lui-même et par lui-même, indépendamment de l'être-en-puissance et antérieurement à celui-ci, et c'est pourquoi nous pouvons dire que l'être-en-puissance lui est totalement relatif, mais nous ne pouvons exprimer parfaitement l'être-en-acte qu'en le divisant de l'être-en-puissance, et même en le lui opposant, car le «dire» parfaitement en lui-même exigerait une saisie quidditative.

Précisons que l'être-en-acte est antérieur à l'être-en-puissance de diverses manières. II est antérieur selon l'ordre de perfection: cela est évident, puisque l'acte est la fin de l'être et qu'il est donc perfection de ce-qui-est, tandis que l'être-en-puissance est totalement relatif à l'être-en-acte (et est donc second).

L'être-en-acte est encore antérieur à l'être-en-puissance du point de vue de l'intelligibilité et de la connaissance, en ce sens que l’être-en-puissance ne peut être atteint par l'intelligence que relativement à l’être-en-acte; tandis que celui-ci est saisi par lui-même — bien que nous ne puissions le dire parfaitement qu'en l'opposant à l'être en puis­sance.

Selon l'ordre du temps, L’ordre génétique, il faut reconnaître que l'être-en-puissance est antérieur à l'être-en-acte dans le même individu — autrement il n'y aurait plus de devenir individuel et il n'y aurait plus de croissance; car une fois que l'être a atteint son état de perfec­tion, donc lorsqu'il est pleinement en acte, il se repose et n'a plus de devenir. Mais si on considère le devenir au niveau de l'espèce, c'est différent: il faut alors poser ce qui est parfait en premier lieu.

Étant donné la très grande difficulté que nous avons à saisir l’être-en-acte et l'être-en-puissance, il nous faut tout de suite regarder leurs diverses modalités. Cela nous aide à mieux saisir la profondeur de cette division et son caractère original; car on pourrait dire que, de même que toutes les déterminations secondaires de l'être nous aident à saisir la substance, source de toutes ces déterminations, de même (mais d'une manière très différente) les diverses modalités de l’être-en-acte nous aident à comprendre l'être-en-acte dans toute sa limpidité.

La première modalité de l'être-en-acte est celle de l'exister, de l'esse; elle est au niveau de ce qui existe d'une manière substantielle. Ne pensons pas pour autant que la substance au sens précis, comme principe et cause, dans l'ordre de la détermination, de ce-qui-est, soit en puissance à l'égard de l'esse; car tout principe dans l'ordre de l'être est un certain absolu, est premier; il n'est donc pas en puissance à l'égard de l'être-en-acte. Mais nous disons que l'esse, comme première modalité de l'être-en-acte, donc comme être-en-acte au sens le plus fort, actue la première modalité de l'être-en-puissance, la potentialité substantielle, radicale. Celle-ci n'est-elle pas l'essence même de la réalité existante? En effet l'essence, au sens précis, ne peut jamais être par elle-même. Car, précisément, elle est comme une capacité d'être; elle implique telle détermination, mais cette détermination n'existe pas en elle-même et par elle-même, elle demeure en puissance, elle ne peut exister que par tel acte d'être. De plus, si elle a en elle-même une certaine intelligibilité, nous ne pouvons saisir cette intelligibilité qu'à partir de l'acte d'être de la réalité. II faut d'abord saisir que la réalité existe avant de savoir ce qu'elle est. Cela est normal, car l'intelligibilité de la réalité n'est pas ultime, elle demeure tout ordonnée à son acte, à son esse. On voit comment la fameuse distinction de l'essence et de l'esse ne peut être comprise au niveau métaphysique que dans la lumière de cette division plus radicale: celle de l'être-en-puissance et de l’être-en-acte.

La deuxième modalité de l'être-en-acte est celle du bien, qui est pleinement réalisée au niveau de l'esprit; car le bien spirituel est plus parfait que tous les autres biens (par exemple la santé, la gloire, la richesse...). A cette seconde modalité de l'être-en-acte correspond la seconde modalité de l'être-en-puissance: la puissance affective capable d'aimer ce bien, capable de subir son attraction et de se laisser attirer par lui. Cette seconde modalité de l'être en puissance se réalise le plus parfaitement au niveau de la vie de l'esprit, au niveau de la puissance affective spirituelle (la volonté). Cette puissance affective s'actue en aimant ce bien, elle est actuée par lui. En elle-même, elle est en attente, et elle ne peut se comprendre qu'en fonction de son ordre essentiel au bien spirituel qui la finalise.

Dans un individu particulier (tel homme), il est évident que la volonté est antérieure à l'opération d'amour; mais c'est celle-ci qui lui donne sa véritable signification. Cette puissance est faite pour cela.

La troisième modalité de l'être-en-acte est celle de la vérité. Cette modalité, comme la précédente, n'est réalisée qu'au niveau de l'esprit, car la vérité est la fin de l'intelligence, elle est son bien propre, elle est ce vers quoi l'intelligence en ce qu’elle a de plus elle-même, tend. A cette troisième modalité de l'acte correspond la puissance intellec­tuelle capable d'atteindre la vérité et capable d'en vivre. Cette puissance intellectuelle, en elle-même, est tout ordonnée à la vérité qui l'actue, la perfectionne, lui permet d'être pleinement elle-même. Là encore il est facile de comprendre qu'en tout homme pris individuellement l'intel­ligence, la capacité d'atteindre la vérité, donc la puissance, est anté­rieure à la vérité, qui n'est en acte que dans son jugement parfait.

La quatrième modalité de l'être-en-acte est l'opération vitale. Cette modalité ne se trouve réalisée que chez le vivant, et elle y est réalisée de diverses manières (pensons aux trois degrés de vie que nous avons distingués dans l'homme). A cette quatrième modalité de l'être-en-acte correspondent les diverses puissances vitales des divers degrés de vie. Ces puissances vitales sont tout ordonnées à leurs opérations, qui les actuent, les achèvent et leur donnent leur signification plénière. Là encore, dans l'homme existant, les puissances vitales sont antérieures à leurs opérations.

Enfin, la cinquième modalité de l'être-en-acte est le mouvement. C'est la modalité la plus imparfaite, car le mouvement n'est acte que de ce-qui-est-en-puissance en tant qu'il est en puissance. Cette dernière modalité de l'acte est donc inséparable de la dernière modalité de la puissance: L’être mobile. II y a une dépendance réciproque entre ces deux modalités, dépendance qui est tout à fait propre à l'être physique, qui n'existe que dans le devenir. Par conséquent, ici, L’antériorité de l'être mobile sur son mouvement peut se comprendre par l'intelligence, mais cet être mobile ne peut pas exister par lui-même et en lui-même (de même que l'essence à l'égard de l'esse, mais d'une manière tout autre).

On voit donc que la distinction de l’être-en-acte et de l’être-en-puissance reprend toutes les grandes parties de la philosophie (philoso­phie première, philosophie de l'esprit, philosophie du vivant et philoso­phie de la nature).

Dès qu'on a saisi l'antériorité de l'être-en-acte sur l'être-en-puissance, on peut immédiatement conclure que tout ce qui est en puissance est ordonné à l'être en acte et dépend, dans son être, de l'être en acte. N'est-ce pas là le principe de causalité finale au niveau de ce-qui-est considéré du point de vue de l'être? Ce principe ne peut se saisir que comme la cause des causes, au niveau de l'être-en-acte. Par conséquent, une philosophie qui n'atteint pas l'être-en-acte distinct de l’être-en-puissance ne peut pas atteindre le principe de causalité finale en ce qu'il a d'ultime.

Puisqu'il y a cinq modalités de l'être-en-acte et de l'être-en-puissance, on peut exprimer le principe de finalité de cinq manières, dans une lumière métaphysique: toute essence est ordonnée à l'esse et dépend de l'esse; tout appétit naturel est ordonné au bien et dépend du bien; toute puissance de connaissance intellectuelle est ordonnée à la vérité; toute puissance vitale est ordonnée à l'opération vitale; tout être mobile est ordonné au mouvement—ce qui peut s'exprimer également de la manière suivante (dans l’ordre inverse): tout ce qui est mû est mû par un autre; tout ce qui se meut ou se fait se meut ou se fait par un autre; tout jugement dépend de la vérité; tout appétit est ordonné au bien; toute essence possible est ordonnée à l'esse.

 

L’un

 

Après avoir découvert le principe propre, dans l’ordre de la détermi­nation, de ce-qui-est (la substance) et sa fin propre (L’être-en-acte), le philosophe doit préciser ce qu'est l'un et ce qu’est le multiple, considé­rés du point de vue de l'être. Ce problème de l'un et du multiple a eu une très grande importance dans toute la philosophie grecque, et il continue d'être un problème particulièrement important, qui se pré­sente du reste sous des aspects divers. Dans une certaine perspective philosophique, ce problème est même considéré comme le problème central, celui dont tous les autres dépendent. Pour Platon (nous l'avons déjà dit), au-delà de l'être-substance il y a le Bien-en-soi et l'Un; de même pour Plotin et tout le néoplatonisme; et n'est-il pas encore le problème fondamental de la philosophie hégélienne et néo-hégélienne? Pour Aristote, au contraire, le problème de l'un et du multiple, tout en demeurant essentiel, n'est plus premier. L’Un est considéré comme l’« acolyte» de l'être, comme ce qui accompagne l'être, ce qui le mani­feste aussi. Le multiple est la conséquence de telle modalité de l'être: L’être-en-puissance. Ces deux manières toutes différentes de concevoir le rapport de l'un à l'être sont très significatives. Car si on identifie l'être et l'intelligibilité de l'être, L’être est nécessairement multiple; il faut donc qu'avant l'être il y ait l'un, puisque le multiple ne peut être premier; L’être devient donc relatif à l'un. Si au contraire on reconnaît que l'intelligibilité de l'être ne s'identifie pas à l'être, alors rien n'empê­che que l'être puisse être avant le multiple, et donc qu'il puisse être un, et même que l'un soit relatif à l'être.

Reprenons le problème à partir de nos expériences et essayons de discerner le lien qui existe entre ce-qui-est et l'un, entre ce-qui-est et le multiple. II est bien certain que nous avons en premier lieu l'expé­rience du multiple. Toutes les réalités que nous voyons, que nous sentons, sont diverses et multiples. Nous-mêmes sommes une réalité très complexe, une «cathédrale de molécules», dira le biologiste. Nos qualités, nos déterminations, sont multiples; nous ne sommes pas, selon les apparences, une réalité simple, indivisible, une.

Cependant, au-delà de ces apparences multiples, nous découvrons une certaine unité profonde. Toute réalité existante n'est-elle pas « une » dans son existence propre'? N'a-t-elle pas une originalité qui la rend irréductible à toutes les autres réalités? Cela n'est pas quelque chose d'accidentel; c'est beaucoup plus profond, c'est ce qui fait que cette réalité est telle.

On pourrait donc dire que notre expérience des réalités, en tant qu'elle atteint des réalités sensibles, faisant partie de notre univers, nous manifeste avant tout la multiplicité de leurs déterminations et leur nombre, mais que notre expérience, en tant qu'elle implique un juge­ment d'existence — «ceci est» — et qu'elle atteint les réalités dans leur être propre, nous révèle alors leur unité plus profonde au-delà de leur nombre et de leur complexité. Cela, nous l'avons constaté lors de l'induction de la substance, et lors de l'induction de l'acte: c'était l'unité dans la diversité qui nous obligeait à aller plus loin, jusqu'à découvrir un principe, une cause, qui sont indivisibles et source de cette unité immanente à la diversité. Cela nous indique bien que l'expérience de la multiplicité, du nombre et même de l'unité des réalités, n'est jamais quelque chose d'ultime, en ce sens que quand nous atteignons la multi­plicité de leurs déterminations, de leur nombre, et aussi leur unité existentielle et vitale, nous ne pouvons nous y arrêter: nous devons aller plus loin pour découvrir ce qui est au-delà de cette unité existen­tielle et vitale immanente à la diversité des déterminations. Et même la découverte de la multiplicité n'est pas première (au sens génétique); car ce qu'on atteint en premier lieu, c'est telle ou telle forme, telle ou telle qualité: voilà ce qui détermine en premier lieu notre connaissance. L'affirmation de la multiplicité et de l'unité vient en second lieu; elle est sans doute très importante, mais elle n'est ni première, ni ultime. Du reste, ce-qui-est peut, de fait, exister dans l'unité, L’individualité ou, au contraire, dans la multiplicité. II y a des réalités simples et des réalités complexes. N'est-ce pas là deux manières différentes d'exister'? De même il y a un style de vie qui tend vers la simplicité et un autre qui accepte une grande complexité... Le langage le manifeste bien. On affirme d'abord «ceci est» et ensuite «ceci est un» ou «ceci est multi­ple ».

L'un et le multiple apparaissent donc bien comme affectant la réalité existante, comme nous manifestant sa manière d'être, mais ils ne nous disent pas ce qu'est la réalité en elle-même, en sa propre originalité.

Précisons encore, en analysant l'un et le multiple en eux-mêmes, le rapport de l'un et du multiple avec ce-qui-est considéré du point de vue de l'être. L’Un est ce qui n'est pas divisé, et aussi ce qui n'est pas divisible. On explicite ce qu'est l'un par la négation de la division: c'est ce qui est «au-delà» de la division, ce qui échappe à la division. Quant au divisible et à ce qui est divisé, c'est le multiple; et c'est bien ce que, selon l'ordre génétique, nous saisissons avant l'un; car c'est bien ce qui est le plus proche de notre conditionnement, de notre connaissance sensible. N'est-ce pas ce qui est impliqué dans le devenir'?

Celui-ci, en effet, n'est jamais simple; par nature il est multiple (L’acte de ce-qui-est-en-puissance en tant qu'il est en puissance). Mais évidem­ment, selon l'ordre de perfection, L’Un est avant le multiple; car celui-ci le suppose, et non l'inverse. L’Un affecte immédiatement l'être et l'accompagne en manifestant son privilège d'être indivis, de n'être pas soumis immédiatement à la division: L’être, en lui-même, échappe à la division. Aussi n'est-il pas étonnant que, pour bien saisir ce qu'est l'un, tout relatif à l'être, il faille le regarder par rapport à la substance, principe et cause (dans l'ordre des déterminations) de ce-qui-est.

L'un manifeste que la substance est au-delà de la multiplicité des déterminations, des formes. II proclame son indépendance, son autar­cie. La substance est indivise, elle ne peut être divisée. Mais la forme aussi est indivise, car elle est détermination. Quelle différence y a-t-il entre l'unité de la forme et celle de la substance'? Tout dépend de quelle forme il s'agit; car quand il s'agit de la forme divisible de la quantité, il est facile de répondre. Cette forme, étant divisible, n'est pas parfaitement «une», elle ne l'est qu'en puissance, tandis que la substance, comme principe et cause (dans l'ordre des déterminations) de ce-qui-est, est parfaitement « une », elle est « une » en acte. S'il s'agit de la forme de la qualité, c'est autre chose, car une telle forme n'est pas divisible; mais elle demeure relative à la substance, elle est « disposi­tion » de la substance; son unité aussi demeure relative à la substance, tandis que l'unité de la substance est absolue. Pour bien comprendre ce caractère relatif de l'unité de la forme, il faut nécessairement com­prendre que cette unité n'exclut pas la multiplicité, alors que l'unité de la substance l'exclut. En effet, les formes-qualités sont multiples, tandis que la substance est une, dans la même réalité existante. C'est pourquoi l'unité au niveau de la substance n'est pas une simple unité formelle, c'est une unité d'être; tandis que celle de la forme demeure au niveau de la forme, elle n'est pas au niveau de l'être.

Par rapport à l'être-en-acte, l’Un est ce qui manifeste ce que l’être-en-acte a d'ultime; car en tant qu'acte, il est séparé de tout ce qui n'est pas lui et il est en lui-même indivis: il est un. Au contraire, L’être-en-puissance est capable d'être divisé, il fonde toutes les multiplicités.

Quelle différence y a-t-il entre ces deux types d'unité, celle de la substance et celle de l'acte? L'une est fondamentale, L’autre est ultime. L'une est au-delà de toute multiplicité formelle, L’autre est au-delà de toute potentialité. C'est par l'aspect négatif qu'on peut avant tout expri­mer leur distinction. On peut aussi analogiquement affirmer que, comme la substance est distincte de l'acte, L’unité de la substance se distingue de l'unité de l'acte. On peut donc affirmer que l'un est proprié­té de ce-qui-est considéré en tant qu'être, c'est-à-dire qu'il lui est totale­ment relatif, mais qu'en même temps il le manifeste, et qu'il est, pour nous, ce qui conduit à la découverte propre de ce-qui-est, à la découver­te de ses principes propres. La propriété en effet manifeste l'originalité d'une réalité tout en lui étant totalement relative. « Acolyte » de l'être, L’un l'annonce et lui est relatif.

Enfin, soulignons que c'est bien l'être-en-puissance qui fonde toute multiplicité; car l'être-en-puissance est capable d'être divisé, il est source de toutes les «fêlures», de toutes les brisures au niveau de l'être. de la vie et du devenir.

 

La personne humaine

 

Toutes ces analyses de ce-qui-est considéré du point de vue de l’être doivent nous aider à saisir le comment de l'être le plus parfait que nous puissions expérimenter, L’homme, et par là à comprendre sa manière d'être: sa personne.

La personne humaine, en effet, est une substance complexe indivi­duée, composée d'une âme spirituelle et d'un corps organique. Cela nous fait comprendre son autonomie dans l'ordre de l'être et son unité individuelle. Elle existe en elle-même et sa complexité si grande se réalise dans une profonde unité. Elle possède aussi de nombreuses qualités qui manifestent sa richesse, sa perfection. On juge souvent de la valeur d'une personne en fonction de ses qualités; c'est par ses qualités qu’une personne montre son originalité, sa «personnalité». Si toute personne humaine a son autonomie substantielle, chaque person­ne individuelle possède des qualités diverses et une harmonie spéciale entre ces diverses qualités, ce qui lui donne son caractère propre, sa physionomie propre—surtout si l'on regarde les habitus acquis progres­sivement et au cours des luttes.

Toute personne humaine est également le lieu de nombreuses rela­tions: relations à l'égard du milieu physique, vital et humain. Là encore on juge souvent de la valeur d'une personne humaine en fonction de ses relations, et surtout de son pouvoir d'efficacité et de rayonnement (on pourrait dire: de sa «gloire»). C'est pourquoi on est si souvent tenté de regarder la personne humaine en premier lieu en fonction de ses relations, de son pouvoir de se communiquer. II est évident que c’est ce qui se voit le plus, ce qui se manifeste en premier lieu. On aime de se définir en fonction de ses amis, surtout s'ils sont illustres, s'ils ont une grande notoriété. Mais si l'on veut regarder plus profondé­ment, on comprend que les relations ne peuvent se spécifier que par leur fondement, donc par les qualités et les actions qu'on est capable de réaliser; et, plus profondément encore, il faut en arriver à l'autono­mie substantielle dans l'ordre de l’être.

Ce que nous venons de dire exprime la structure profonde de la personne humaine. C'est un aspect qui est très important et qui nous permet de mieux saisir ce que les psychologues disent de la personne humaine, en particulier des trois « sentiments » du moi: autonomie valorisation et sécurité. II est facile de comprendre que l'autonomie du moi se fonde sur l'autonomie radicale de la substance dans l'ordre de l'être, et que les sentiments de valorisation et de sécurité se fondent sur les qualités naturelles et acquises et sur les relations.

Cependant, cet aspect de la structure de la personne humaine ne suffit pas à nous faire comprendre ce qu'est la personne; il faut le compléter par la métaphysique de l'acte; car, précisément, la personne n'est parfaite­ment elle-même que si elle est finalisée, que si elle se finalise elle-même. La personne humaine n'est finalisée qu'en aimant une personne, la per­sonne humaine choisie comme ami dans un amour réciproque. Mais cet amour spirituel réclame la connaissance de l'ami: L’amour spirituel ne peut s’épanouir que s'il y a connaissance du bien aimé. Toute erreur ac­ceptée diminue l'amour et l'entrave dans son développement. La person­ne humaine ne peut vraiment être finalisée sans chercher la vérité, sans avoir un désir de vérité; et cette recherche de la vérité doit toujours être avivée, car elle n'a pas de limites: on peut toujours aller plus loin.

Voilà ce qui nous montre comment la personne humaine ne peut être refermée sur elle-même. Elle implique l'accueil à l'égard de l'autre et le don; par là se réalise une véritable communication, et celle-ci réclame une recherche incessante de vérité.

Mais l'amour d'amitié assume toutes nos opérations vitales, et il impli­que un progrès, un développement, un devenir. Cela nous fait saisir com­ment la personne humaine implique un développement, une croissance. Si, dans son autonomie, elle implique un absolu, une détermination, dans son aspiration à aimer et à chercher la vérité elle implique un élan, un dynamisme sans limite; et cet élan et ce dynamisme se réalisent dans un développement ayant un rythme de croissance propre.

Ainsi nous voyons ce que la philosophie apporte à la recherche de la personne humaine, au-delà de ce que les psychologues peuvent en dire. Ceux-ci, dans leurs analyses, montrent avant tout le développe­ment génétique du comportement de la personne humaine; ils ne peu­vent dire ce qu'est la finalité de la personne humaine, ni son autonomie dans l'ordre de l'être. Or c'est grâce à cette découverte de la finalité qu'on peut expliquer le besoin de valorisation et de sécurité: un esprit finalisé se valorise, parce qu'il aime, et il acquiert une sécurité quand il atteint la vérité; c'est la vérité qui libère et qui sécurise en profondeur. Mais le philosophe sait bien que la finalité n'est pas chose acquise une fois pour toutes, qu'elle est ce vers quoi l'on tend, ce qui nous attire et qui se dévoile à chaque instant; elle est ce qui nous saisit de plus en plus profondément. Et durant toute notre existence, nous sommes dans la lutte et il peut y avoir des échecs. La personne humaine demeure vulnérable, et même, plus elle se développe, plus à la fois elle se fortifie et devient vulnérable. Elle comprend mieux ses fissures possibles, ce qui la limite dans son appétit d'infini.

 

CHAPITRE 9: DEUXIÈME ÉTAPE DE LA PHILOSOPHIE PREMIÈRE (SAGESSE)

 

La découverte de l'exister de l'Être premier

 

Si merveilleuse que soit la découverte de la personne humaine, le philosophe ne peut s'arrêter là. II est obligé, pour rester fidèle à sa recherche de la vérité et pour ne pas s'exposer à rester dans un a priori (ce qui le ferait sombrer dans la paresse intellectuelle), de se poser une nouvelle question, la grande question à laquelle toutes les autres sont ordonnées: la personne humaine est-elle la Réalité suprême? Y a-t-il une autre réalité, antérieure à la personne humaine et à notre univers? Cette interrogation rejoint celle que le philosophe doit se poser en face des traditions religieuses les plus anciennes, et en face des affirmations des croyants: y a-t-il vraiment une réalité qui gouverne notre univers et nous-mêmes? Le Dieu des traditions religieuses et des croyants est-il une réalité que notre intelligence humaine puisse décou­vrir? Ou est-il un mythe que le philosophe doit dénoncer et dépasser, car l'homme ne peut pas vivre au niveau des mythes'?

On voit l'importance de cette interrogation, puisque la manière dont on y répond modifie profondément notre regard sur la destinée de la personne humaine. Du point de vue pratique de l'orientation de notre vie humaine, cette question est capitale.

Cependant il faut reconnaître aussi les difficultés que l'on rencontre à y répondre. Car nous ne pouvons pas avoir une expérience humaine immédiate de l'existence de cette Réalité suprême, si elle existe. En effet, si elle existe, elle nous échappe, elle ne peut être de notre univers.

Mais ne pourrait-on pas dire que nous pouvons en avoir une expé­rience intérieure? Dieu, s'il existe, n’est-il pas notre Créateur? Et donc n'est-il pas plus présent à nous que nous ne sommes présents à nous-mêmes?

18. Voir notre étude De l'être à Dieu. De la philosophie première à la sagesse. Éditions Universitaires 1992.

En réalité, si nous pouvons avoir une certaine expérience intérieure de notre âme — par nos opérations vitales les plus intimes: L’amour spirituel, la volonté d'aimer, la conscience de notre pensée, de notre réflexion—, nous ne pouvons pas, par là, découvrir la présence immé­diate d'un Dieu-Créateur. Car cette expérience intérieure de nos opéra­tions vitales, cette réflexion sur elles, nous fait découvrir quelque chose de vécu, quelque chose qui demeure dans l'immanence de notre vie spirituelle. Peut-on, par et dans cette expérience intérieure, dépasser vraiment l'intentionnalité spirituelle de ces opérations? Certes, par la forme intentionnelle de ces opérations, nous atteignons bien leur exis­tence spirituelle, mais nous ne pouvons pas prétendre découvrir, par là, la présence immédiate du Créateur, car nous demeurons en ce qui est le fruit propre de notre vie au niveau de l'esprit.

Si, en nous appuyant sur les traditions religieuses, nous pouvons adorer ce Créateur, nous pouvons alors avoir conscience de cet acte d'adoration et, par là, affirmer que cet acte s’adresse intentionnellement à une Réalité transcendante à laquelle nous croyons. Cela est vrai; mais, en réalité, c'est la croyance en un Dieu-Créateur que nous recon­naissons, ce n'est pas la découverte intellectuelle de l'existence du Dieu-Créateur. L'acte d'adoration présuppose la reconnaissance du Dieu-Créateur, mais il ne le révèle pas.

Étant donné les critiques si vives qui ont été faites aux voies philoso­phiques par lesquelles l'intelligence recherche l'existence d'un Être pre­mier, étant donné aussi les positions des diverses idéologies athées qui se sont développées depuis un peu plus d'un siècle, nous devons être particulièrement attentifs à ce problème capital.

Commençons par préciser, dans une réflexion critique, qu'on ne peut pas, a priori, refuser la possibilité, pour notre intelligence, de découvrir l'existence d'un Être premier que les traditions religieuses appellent «Dieu». Car nous ne pouvons pas, a priori, fixer des limites à notre recherche philosophique. En effet, si notre intelligence est vraiment ordonnée à ce-qui-est considéré du point de vue de l'être, tout ce-qui-est, dans ses multiples et diverses réalisations, peut être atteint par notre intelligence, soit directement, soit indirectement. On pourra igno­rer l'Être premier, ignorer ce qu'il est en ce qui lui est le plus propre, mais on pourra peut-être l'atteindre du point de vue de son être, de son exister. Car s'il s'agit de l'Être premier que les traditions religieuses appellent le Créateur, cet Être premier, si transcendant qu'il soit, n'est pas totalement indifférent à ce que nous sommes. II est source de notre être; il doit donc y avoir une relation de dépendance que nous pouvons peut-être saisir entre nous et lui. Dire a priori que notre intelligence est incapable de découvrir l'exister de cet Être premier, c'est limiter a priori le champ de recherche de notre intelligence, c'est l'enfermer dans telle catégorie d'être, dans telle forme d'être, c'est ne plus regarder sa relation fondamentale à ce-qui-est comme être; c'est donc refuser la philosophie première!

N'oublions pas, du reste, que notre intelligence s'actue non par elle-même, mais en connaissant telle ou telle réalité; c'est la réalité qui la conduit, et non elle-même qui s'oriente, qui se détermine. On ne peut donc pas fixer a priori la limite de son champ d'investigation; tout ce que l'on peut dire, c'est: actuellement, mon intelligence n'a pas encore découvert l'exister d'une Réalité transcendante, celle que les traditions religieuses appellent le Dieu-Créateur.

Précisons en second lieu que les grandes idéologies athées qui rejet­tent la possibilité de l'exister d'un Être premier Créateur, sous prétexte de libérer l'homme, regardent toutes Dieu comme un rival de l'homme, comme l'antithèse de sa liberté, du développement de sa vie, de sa créativité, de sa raison. Toutes ces idéologies se font de Dieu une idée qui ne peut correspondre au Dieu-Créateur, source d'amour, de vie et d'être pour l'homme, tel que l'affirment les traditions religieuses les plus pures. Le refus de cette idée que l'on se fait ainsi de Dieu pourrait n'être qu'un refus nominal du vrai Dieu qu'on ignore; mais il peut être aussi le refus catégorique de toute Réalité transcendante; le rejet qu'impliquent ces idéologies est alors réellement le rejet du vrai Dieu, sans qu'elles aient de lui une connaissance précise.

Notons enfin que, si Dieu existe, comme le disent les traditions religieuses les plus pures, il ne peut être que le Créateur, L’Être premier, L’Acte pur, Celui qui à partir de rien a communiqué l'être à tout ce qui existe en dehors de lui. Voilà ce qu'on pourrait considérer comme une hypothèse philosophique: ce Dieu existe-t-il vraiment? Puis-je prouver qu'il existe'? Les réalités que je constate, et moi-même, corres­pondent-elles à cette «hypothèse » '?

Selon cette hypothèse, je puis préciser que le lien qui existe entre le Dieu-Créateur et les créatures que nous sommes ne peut se situer qu'au niveau de l'être, c'est-à-dire au niveau de l'acte d'être (L’esse), et non au niveau des déterminations, des formes, des qualités que nous constatons en nous ou dans les autres personnes humaines, ou chez les autres vivants.

A cela on pourrait objecter que notre intelligence, notre cogito, notre liberté, qui sont des qualités spirituelles, nous permettent d'être plus proches de Dieu-Esprit que la simple saisie de l'acte d'être qui est commun à toutes les réalités existantes; et donc, que ce n'est pas par l'acte d'être, mais par l'esprit, qu’on doit pouvoir remonter au Dieu-Créateur de la manière la plus directe. N'est-ce pas l'intuition profonde de Descartes, reprise ensuite par Hegel'? Cela certes est très séduisant; mais est-ce possible? Notre esprit, en effet, nous ne pouvons pas le saisir directement comme substance spirituelle, nous ne le saisissons qu'à partir de nos opérations spirituelles de pensée et de volonté; or, précisément, celles-ci ne sont saisies réflexivement que selon leur mode vital intentionnel, c'est-à-dire selon leur mode propre de créatures, par où elles sont toutes différentes de Dieu. Dieu, Être premier en qui vie et être sont identiques, est au-delà de ce mode intentionnel. C'est pourquoi nous sommes obligés de reconnaître que c'est seulement par l'acte d'être, commun à tout ce qui est, que nous pouvons rejoindre l'Être premier, Créateur—s'il existe.

Mais à ce niveau de l'acte d'être, il ne peut y avoir de relation réciproque entre le Dieu-Créateur et ses créatures; car celles-ci reçoi­vent tout de lui, et lui ne peut être perfectionné par elles, et par le fait même on ne pourra remonter jusqu'à Dieu qu'en se servant du principe de causalité finale.

C'est donc seulement au niveau de l'acte d'être en ce qu'il a de plus propre, L’être-en-acte, atteint par le moyen du jugement d'existence, et au-delà de ce jugement, grâce à l'induction, que nous pouvons cher­cher à atteindre l’Être premier.

Nous ne pouvons pas prétendre découvrir l'Être premier immédiate­ment en saisissant l'esse participé de la créature. Certes, L’acte d'être, en tant qu'il est dans la créature, est bien ce qu'on appelle «L’esse participé »; mais si nous touchons cet acte d'être dans le jugement d'existence, nous ne l'atteignons cependant pas comme «esse partici­pé », car nous ne pouvons atteindre l'esse participé qu'à partir de celui qui est l'lpsum esse subsistens, comme nous ne pouvons dire qu'une réalité est «créée », la dénommer telle, qu'à partir du Créateur et dans la lumière de l'acte créateur. Nous ne pouvons donc pas prétendre découvrir l'exister de l'Être premier par l'esse participé: ce serait une pétition de principe.

De même, on ne peut découvrir l'exister de l'Être premier Créateur par la causalité efficiente, puisque dans les réalités existantes que nous expérimentons, nous ne saisissons pas l'exister comme un effet, mais comme un fait qui s'impose à nous. Mais nous pouvons nous poser la question: «D'où vient leur acte d'être'?» Selon l'hypothèse que nous avons acceptée, nous pourrons répondre: du Créateur, par l'acte de création. Mais cet acte de création, nous ne pouvons pas le saisir à partir de son effet propre (L’acte d'être), puisque ce-qui-est, considéré comme être, n'a pas de principe propre selon la cause efficiente, comme nous l'avons vu. Et cela est facile à comprendre; car ce-qui-est, en tant qu'il est, ne devient pas, et donc, en tant qu'il est, il est au-delà de la causalité efficiente. D'autre part, L’acte de création, c'est Dieu lui-même; entre cet acte et son effet, il n'y a pas de continuité.

L'exister de l’Être premier ne pourra donc être découvert que par la causalité finale au niveau de l'être (cette causalité finale impliquant du reste la causalité efficiente).

Ajoutons encore que, selon l'hypothèse admise, si Dieu existe, notre intelligence ne peut découvrir son existence ni par les sciences mathéma­tiques, ni par les sciences physiques, ni par les sciences biologiques, parce que ces sciences, demeurant soit dans le possible, soit dans la recherche de relations d'antériorité et de postériorité, ne se situent pas au niveau de l'acte d'être saisi par le jugement d'existence. Aussi ces sciences ne peuvent-elles ni affirmer que Dieu existe, ni dire qu'il n'existe pas. Elles ne peuvent qu'indiquer des pistes. Elles disposent, elles préparent, mais elles ne peuvent pas nous faire découvrir l'exister de l’Être premier. II est sûr que plus on voit la complexité ordonnée du monde physique, et surtout du monde des vivants, plus on est porté à affirmer que cette complexité ordonnée ne peut avoir sa source dans le « hasard », et donc qu'il doit y avoir une Pensée organisatrice, source de cette complexité ordonnée. Mais il ne s'agit pas d'une argumentation proprement dite, car les sciences, par elles-mêmes et en elles-mêmes, ne la réclament pas. Elles restent au niveau du conditionnement. Hei­degger disait: elles sont au niveau des étants, et non de l'être; disons plutôt: elles sont au niveau du conditionnement, et non de ce-qui-est.

On pourrait faire des remarques analogues pour toutes les réflexions philosophiques idéalistes dialectiques, phénoménologiques, qui mettent entre parenthèses le jugement d'existence. De telles réflexions restent au niveau des idées, du devenir de notre vie intellectuelle, du vécu de notre pensée, et donc toujours au niveau de l'intentionnalité. Par le fait même, elles ne peuvent découvrir l’existence de l'Être premier. Seule une métaphysique réaliste partant du jugement d'existence — « ceci est »—et ayant découvert l'antériorité de l'être-en-acte sur l'être en puissance, sera capable d'entreprendre une telle recherche. Voilà ce que nous pouvons dire à partir de l'hypothèse acceptée.

Après ces remarques critiques, voyons maintenant comment on peut répondre à l'interrogation posée; existe-t-il une Réalité au-delà de la personne de l'homme'? Et voyons pourquoi l'intelligence humaine, si elle se situe au niveau de la recherche de ce-qui-est considéré du point de vue de l'être, est obligée de poser l'existence d'un Être premier que les traditions religieuses et les croyants appellent «Dieu».

Puisqu'il s'agit d'un effort dernier de notre intelligence interrogeant la réalité existante pour se demander, à partir d'elle, s'il existe vraiment quelqu'un qui soit la source radicale et la fin ultime de son être, il nous faut revenir aux diverses expériences que nous avons de nous-mêmes (expériences qui avaient exigé le développement des diverses parties de la philosophie) en les reconsidérant du point de vue de la limite et de l'actualité de leur être. Cela pour saisir les grandes limites, les grandes «fêlures» métaphysiques de l'être de l'homme et, en même temps, son acte d'être; et par là comprendre qu'il n'est pas l'Être au sens absolu, mais qu'il exige de notre intelligence métaphysique de poser l'existence d'un Être antérieur, d'un Être ultime.

Pour que notre intelligence puisse dépasser l'être de l'homme et découvrir Celui qui est l’Être premier au-delà de l'homme, il faut qu'elle soit illuminée par la saisie de l'être-en-acte et de son antériorité sur l'être en puissance. Dans cette lumière, L’intelligence pénètre dans notre être et elle voit ses limites au niveau de l'être, sa potentialité. C'est à la lumière de l'être-en-acte que nous pouvons discerner ce qu'il y a de potentialité en notre être, et donc déterminer ses limites.

J'existe en tant que travaillant, capable de transformer le monde physique, la matière. Cette transformation de la matière montre ma supériorité à son égard: je la domine. Et, en même temps, je dépends d'elle; elle me «transcende», car elle s'impose à moi de l'extérieur comme une réalité existante, indépendante de moi. Par là je vois bien que je ne suis pas premier dans mon être, puisque l'être du monde physique est autre et ne dépend pas de moi, qu'il s'impose à moi. Par ma capacité d'avoir des « idées », portant en moi des « formes », je domine cet univers, je puis le transformer; mais il est aussi indépendant de moi, il existe en lui-même. II est donc nécessaire qu'existe une Réalité au-delà de mon être et de celui de la matière, car cette dualité réclame une unité qui transcende l'univers et moi-même.

J'existe en tant qu'ami, capable d'aimer un ami et d'être aimé de lui. Cet amour réciproque, dont la réciprocité même permet à l'amour de se développer pleinement, manifeste l'amour naturel qui est inscrit au plus intime de mon être, ce premier amour qui me porte naturelle­ment vers le bien, vers ce qui est capable de me perfectionner, de m'achever. Par là je saisis la limite profonde de mon être, qui n'a pas en lui sa propre fin, qui ne possède pas en lui sa plénitude et qui a besoin de s'ordonner vers un autre dont il dépend, qui est capable de l'attirer. Et en même temps, je saisis ce qu'il y a en moi de plus actuel: cet amour naturel et cet amour ultime qui m'unit à mon ami. II est donc évident que, dans ma personne humaine, je ne suis pas l'Être premier; et puisque l'ami aimé qui m'attire ne peut pas être source de mon être (car dans mon être je suis autonome comme lui), il est nécessaire qu'existe une Réalité Autre, au-delà de toute personne hu­maine, qui soit une Bonté personnelle, un Esprit pur, en qui être et amour s'identifient.

J'existe en tant que capable de mourir, capable d'être corrompu, ayant eu un commencement dans le temps—ce qui indique que mon être n'est pas acte pur, qu'il implique un être en puissance, qui peut être ou ne pas être. II ne peut donc pas être premier. Mais puisqu'il est maintenant en acte, il dépend donc d'un autre Être qui, lui, est Acte pur, car s'il ne l'était pas, il dépendrait à son tour d'un autre; et comme on ne peut remonter à l'infini dans la dépendance actuelle dans l'ordre de l'être, il faut nécessairement que cet Autre soit l'Acte pur, un Être nécessaire au-delà de toute potentialité 19.

J'existe en tant que vivant, ayant en moi une autonomie vitale, une organisation extrêmement complexe et pourtant «une», indépendante des autres vivants et cependant dépendante du milieu en lequel je vis, ce qui indique qu'il y a dans mon être-vivant des limites, mais aussi que je vis, que je suis en acte dans mes diverses opérations vitales. Cet acte qui est en moi dépend donc d'un Autre Vivant en qui vie et être ne font qu'un.

Enfin, j'existe en tant que partie de l'univers et être mû, capable de transformations, de modifications dans le bien comme dans le mal. Je ne suis donc pas premier. je dépends d'un autre qui m'actue. Certes, je suis un vivant capable de me mouvoir, mais dans mon être profond, intime, je ne suis pas cause de mon être, car je suis dépendant, dans mon devenir, de tout l'univers. II est donc nécessaire de poser, au-delà de notre univers et de nous-mêmes, un Être Autre qui, lui, soit au-delà du mouvement.

C'est toujours la même considération qui est reprise, selon cinq moda­lités diverses: ce qui implique à la fois acte et puissance dans un être ne peut être premier dans l'ordre de l'être, il dépend nécessairement d'un Autre qui, lui, ne peut être qu'un Être au-delà de toutes les réalités mues, de toute potentialité; qui est pour tous les autres qui sont mus et qui sont en puissance Celui qui les attire, Celui vers qui ils tendent tous.

 

Manière d'être de l'Être premier

 

Nous pouvons préciser que cet Être-Acte, qui est Acte pur, Esprit, Personne, n'est autre que le Dieu-Créateur des traditions religieuses; car il est Celui en qui il n'y a aucune potentialité, aucune dépendance, et tout ce qui n'est pas lui est attiré par lui.

Prétendre que Celui qui est atteint de cette manière ne peut être le Dieu unique Créateur, qu'il y a un abîme entre le Dieu des philosophes et le Dieu des chrétiens, c'est avouer que l'intelligence humaine ne peut atteindre vraiment l'Absolu dans l'ordre de l'être, du bien, de la vie. Mais, comme nous l'avons vu, on ne peut prétendre cela a priori. Si, évidemment, Celui qu'on découvre est l'«idée d'infini », ce ne peut être Dieu; car Dieu est une Réalité spirituelle plus réelle que toutes les autres réalités; il n'est pas une idée, celle-ci étant toujours relative à ce qui est avant elle ou après elle, et ne pouvant donc être première dans l'ordre de l'être.

19. Cette impossibilité de remonter à l'infini dans la dépendance actuelle dans l'ordre de l'être ne peut être prouvée; mais on peut démontrer que si on la rejette on est acculé à la contradiction: car il faut affirmer en même temps, si l'on prétend remonter à l`infini, le caractère actuel de cette dépendance et son caractère possible.

Celui qui est découvert comme Acte pur, Être nécessaire, ne peut être qu'une Personne, un Esprit absolument simple; cela, nous pouvons l'affirmer immédiatement. Car en lui il ne peut y avoir de potentialité (ce que la matière implique toujours en elle-même). II est donc séparé et simple; il n'y a en lui aucune composition, puisqu'il est premier. L'apanage du Premier est d'être simple, sans référence à un autre: il est lui-même.

Cette simplicité ne s'oppose en rien à la perfection ni à la bonté, car c'est la simplicité de Celui qui est l'Être premier, et non une simplicité abstraite, purement formelle. C'est la simplicité d'une Réalité existante, c'est la simplicité même de l'Être. Une telle simplicité est la perfection même de l'Être; car un tel Être n'est pas reçu dans un autre, il est par lui-même et possède toutes les perfections de l'Être, de l'Acte pur, et même de l'Esprit.

L’Être premier, Acte pur, n’a pas de limites. Dans sa perfection et sa simplicité, il ne peut être qu’infini, en ce sens que son être, tout en étant parfaitement déterminé (étant Acte pur) est au-delà de toute frontière. II ne s'oppose à rien, il est infini en lui-même. C'est un abîme de perfection et de simplicité.

L'Être premier est au-delà du temps, il est éternel. En lui aucun devenir, aucune succession, puisqu'il est Acte pur. Aussi tout en lui est-il en un Instant substantiel, sans futur ni passé, dans la limpidité du présent.

L’Être premier est vivant, car être vivant est une perfection de l'être, et non quelque chose de secondaire, d'accidentel par rapport à l'être. L’Être premier est donc nécessairement un vivant, ou plutôt il est la Vie comme il est l'Être. Sa Vie est celle d'un Esprit pur, la Vie simple de l'Esprit sans composition, sans lien avec un corps. C'est la Vie parfaite de l'intelligence et de la volonté, la contemplation et l'amour.

Cet Esprit premier, Acte pur, ne peut avoir d'objet de contemplation autre que lui-même—autrement il ne serait plus premier. Si la primau­té de l'être exige la simplicité, la primauté de l'esprit réclame la contem­plation immédiate de son propre être, de sa propre bonté. C'est lui-même qui se pense et se contemple. C'est lui-même qui s'aime en se contemplant. Contemplation et amour ne font qu'un substantiellement en l’Être premier. L'Esprit en son origine, en sa source, en ce qu'il est lui-même, est lumière et amour, indissolublement «un».

Et c'est en lui-même qu'il connaît les autres et qu'il les aime. Tout est vu dans la limpidité même de sa contemplation, et tout est aimé en la profondeur de son amour substantiel.

 

La causalité de l'Être premier

 

II nous faut maintenant préciser la relation qui existe entre l'univers physique, spécialement nous-mêmes, et l'Être premier, Acte pur. C'est le problème de ce que les traditions religieuses et la révélation judéo-chrétienne ont appelé la « Création », L’action créatrice de Dieu opérant à partir de rien, ex nihilo.

Si nous essayons de comparer l'Être premier et les réalités existantes que nous expérimentons (y compris nous-mêmes en tant que nous existons), nous pouvons facilement préciser que toutes ces réalités que nous expérimentons ne peuvent être, à l'égard de l'Être premier, que dans une relation de totale dépendance dans tout leur être propre. En effet, L’Être premier est absolument simple dans son être, il est Acte pur subsistant en son Acte même d'être, absolument autonome dans son Être propre; et il est unique dans l'Absolu même de son Acte d'être. Aussi tous les autres êtres, comparativement à lui, sont-ils com­posés dans leur être, et ils ne peuvent que participer l'acte d'être, car ils ne sont pas premiers. Nous l'avions souligné au point de départ de notre recherche: nous sommes limités et complexes dans notre être. Comparativement à l'Être premier, nous pouvons affirmer que nous participons l'acte d'être. Car l'Être premier étant nécessairement uni­que, tous ceux qui viennent après lui sont relatifs à lui et participent de son Être. Autrement, il faudrait affirmer qu'un être peut se limiter par lui-même dans son être. Certes un être spirituel peut, dans le développement de sa vie, se limiter lui-même: il peut refuser l'amour, il peut refuser de se dépasser pour rejoindre celui qui est son bien, sa fin, son achèvement. Cela, c'est le problème propre de l'esprit dans sa liberté: il peut se replier sur lui-même, refuser d'aller plus loin. Mais au niveau de son être substantiel, peut-on dire qu'il est capable de se limiter lui-même? II faudrait pour cela affirmer qu’il se donne à lui-même sa propre substance, son être propre, qu'il peut l'augmenter ou le diminuer comme il le veut. Ne retrouvons-nous pas ici, d'une autre manière, le problème déjà posé à propos de la distinction de notre connaissance pratique et de notre connaissance théorétique? Le problème de la liberté ne se situe pas au niveau de notre substance et de notre être, mais au niveau de nos activités humaines. Notre être est pour nous un donné qui s'impose et que nous ne nous sommes pas donné à nous-mêmes; nous ne sommes pas cause de nous-mêmes — causa sui—au niveau de notre substance et de notre exister. Évidemment, si on ne veut plus admettre cette distinction, on considérera que par la liberté nous nous limitons dans notre être, et que la liberté est causa sui, et qu'elle s'oppose donc à la dépendance radicale dans l'ordre de l'être. N'est-ce pas le problème de Sartre? Mais si notre liberté est liberté d'être, pourquoi sommes-nous encore soumis à la mort, à la souffrance? Et si notre liberté est liberté d'être, celui qui est proche de nous, L’autre, est également liberté d'être. Or peut-il y en avoir deux qui aient une telle liberté? Car une telle liberté ne peut accepter aucune autre liberté; L’autre n'est-il pas ce qui m'empêche d'être l'uni­que? Ne faut-il pas alors le «néantiser»?

Si nous reconnaissons une limite dans notre être, et que cette limite s'impose à nous, qu'elle ne vienne pas de nous, nous devons affirmer que cette limite vient d'un autre, car l'être comme tel est acte en premier lieu, il n'implique pas par lui-même de limite.

Mais on pourrait prétendre que cette limite est la trace du non-être qui est en nous, et que ce non-être est par lui-même source de limite. Notre être, qui implique le non-être, est donc nécessairement limité: cette limite ne vient donc pas d'un autre. Répondons qu'il est vrai que notre être, parce qu'il est limité, implique fondamentalement un non-être, parce qu'il n'est pas l'être pur, L’acte pur. Mais pourquoi notre être implique-t-il fondamentalement ce non-être? Parce qu'il est un être limité (toute limite implique une négation) 2(~, Au contraire, L’acte d'être, pleinement déterminé par lui-même, n'implique pas le non-être. II faut donc qu'un être qui est limité, et donc composé d'être et de non-être, dépende d'un autre dans son être propre, autrement dit qu'en lui l'être soit participé, qu'il dépende donc de l'Être premier qui, lui, est Acte pur sans non-être, sans limite.

Dans une démarche dialectique, le non-être se résorbe dans l'être par le devenir, et donc d'une manière tout immanente. Dans une telle perspective, on n'aura donc pas besoin de dire que le non-être présent dans l'être exige la dépendance à l'égard d'un autre. Mais est-il exact de dire que le non-être se résorbe dans l'être par le devenir? Si, génétiquement, le devenir est avant l'être, selon l'ordre de perfection et de finalité l'être est avant le devenir, et donc le devenir ne peut expliquer la présence, en nous, du non-être dans l'être.

Si donc toutes les réalités que nous expérimentons sont limitées, elles participent de l'Être premier—ce qui nous permet de dire immédiate­ment qu'elles reçoivent de lui leur être. Elles sont donc radicalement causées par lui, c'est-à-dire créées; car la participation dans l'ordre de l'être implique la causalité, puisque participer veut dire «recevoir en partie», en dépendance d'un autre, et que, lorsqu'il s'agit de l'être, cette dépendance est le propre de la causalité.

20. Si on confond limite et détermination, on affirmera que toute détermination implique une négation, est une négation; et, par le fait même, on ne pourra plus distinguer l'être créé de l'être incréé. N’est-ce pas là l'erreur fondamentale de tout panthéisme?

Cette causalité première, celle qui vient de l'Être premier, est évi­demment unique. Elle est totalement différente de toutes les autres causalités, mais elle les contient toutes éminemment, sans leur caractère limité; car, précisément, cette causalité première n'a pas de limite, elle ne peut être limitée et ne peut connaître aucune rivalité, puisque ce qui est autre que le Créateur vient du Créateur et donc provient de cette causalité et dépend d'elle, et par conséquent ne peut s'opposer à elle ni la limiter. Et du côté de Dieu qui est sa source, elle est infinie.

C'est pourquoi on dira que cette causalité s'exerce ex nihilo, c’est-à-dire qu'à la différence de toutes les autres causalités que nous pouvons expérimenter, elle ne coopère pas avec une matière préexistante; car rien ne peut préexister à cette causalité, puisqu'elle est première. Une telle causalité, comme nous l'avons dit, n'est donc pas limitée par une matière préexistante. Elle n'est donc plus un «travail», mais un pur don, elle n'implique rien de laborieux, car rien ne peut lui résister, elle n'implique aucune lutte. C'est une causalité au niveau de l'être et non plus au niveau de la forme. C'est une causalité qui est un pur don de l'être, puisque par cette causalité tout est donné.

Cette causalité est en effet absolument libre et gratuite, car elle ne peut rien ajouter au Créateur, à l'Être premier. Celui-ci est infiniment parfait, il n'a pas besoin de créer pour se perfectionner, pour s'achever. Ici encore nous entrevoyons l'abîme qui sépare cette causalité première des causalités dont nous avons l'expérience, qui toutes perfectionnent leurs agents, Leurs causes, car elles les actuent et leur permettent un dépassement. Même lorsque nous prétendons aimer gratuitement, tra­vailler gratuitement, réaliser un acte tout à fait gratuit, nous n'en avons jamais que l'intention. Sans doute, en effet, en avons-nous l'intention, en ce sens que nous n'attendons rien de celui à qui nous donnons, pour qui nous travaillons: nous faisons cela par pur don, gratuitement. Mais si cela est vrai au niveau du motif de notre activité, cette activité elle-même nous perfectionne, nous achève, elle nous apporte quelque chose de nouveau qui nous permet d'être plus nous-mêmes et par là cette activité, gratuite du point de vue de la finalité, ne l'est pas du point de vue de l'efficience et de l'exercice. Au contraire, L’activité créatrice est absolument gratuite, aussi bien du côté de l'efficience que du côté de la finalité. Si l'Être premier crée, ce n'est pas pour se perfectionner, c’est par pur amour, par pure bonté. II s'aime et, en s'aimant, il veut communiquer librement ce qu'il possède à d'autres qu'il crée, qu'il pose dans l'être, à qui il donne d'exister. Et son activité même de Créateur ne modifie en rien ce qu'il est, n'actue en rien son Être propre. C'est donc bien une activité de surabondance, une activité de pur don.

Une telle activité se réalise donc au niveau d'une bonté substantielle, d'un amour substantiel, qui ne peut se communiquer que gratuitement; car l'autre n'existe que par lui et reçoit tout de lui. Et cependant cet autre est aimé pour lui-même et uniquement pour lui, car il ne peut rien ajouter à la perfection de Celui qui est sa source.

On voit là l'erreur de tous ceux qui prétendent que l'Être premier crée nécessairement et que ce qu'il réalise constitue son propre achève­ment. La causalité première est alors considérée comme une émanation nécessaire, parce que celui qui est parfait est nécessairement source de communication: il engendre nécessairement, c'est sa gloire d'engendrer et de communiquer. N'est-ce pas au fond la vision des stoïciens, celle de Plotin et même de Bergson? Une telle vision se comprend. N'est-­elle pas une projection, sur l'Être premier, de ce que nous expérimen­tons dans notre vie humaine, tant au niveau de la procréation qu'au niveau artistique'? Mais alors, on ne voit plus ce qui est propre à l'Être premier, qui, précisément parce qu'il est l'Être premier, est infini et possède en lui-même sa propre perfection. Prétendre que l'Être premier crée nécessairement, n'est-ce pas oublier qu'en lui être et esprit ne font qu’un, et qu'il ne peut plus y avoir de nécessité instinctive, biologi­que, et que si l'on parle de « nécessité », ce ne peut être qu'une nécessité de surabondance, provenant d'un acte souverainement libre'?

D'autre part, il faut bien saisir que lorsqu'on affirme que la causalité créatrice ne peut en rien achever, perfectionner l'Être premier, que cette causalité est purement gratuite, il ne faut pas pour autant com­prendre cette causalité comme celle d'un dilettante, de quelqu'un qui joue en s'abandonnant au hasard. En considérant la causalité créatrice dans son exercice absolument libre, on pourrait dire que Dieu, parce qu'il est Dieu, crée dans une liberté absolue tout ce qu'il veut, comme il le veut, et donc qu'il crée au gré de ses «fantaisies». Cette conclusion n'est pas juste. II faut au contraire préciser: Dieu crée tout ce qu'il veut comme il le veut, selon sa sagesse; autrement, ce ne serait plus une activité divine. Le dilettantisme et les fantaisies sont propres à l'homme, elles sont propres à l'homme fatigué d'un devoir trop fasti­dieux, d'un moralisme trop sérieux, et qui a besoin de détente. Ils ne peuvent être le propre de l'Être premier, dont l'activité personnelle est de se contempler et de s'aimer, et qui ne peut agir qu'en se contem­plant et en s'aimant. Un Dieu dilettante et fantaisiste n'est plus un Dieu-Esprit. C'est tout simplement une imagination divinisée, une pro­jection de notre propre imagination. Si l'on peut dire que Dieu «joue» en créant, ce jeu est celui de sa sagesse, de la liberté souveraine de sa sagesse, mais bien de sa sagesse.

L'Être premier, Esprit pur, se contemple et s'aime lui-même éternel­lement, et c'est en se contemplant et en s'aimant qu'il décide de créer. Cette décision est une décision qui est le fruit de sa lumière et de son amour; c'est une décision lumineuse et aimante. Elle est tout à fait libre, car elle ne dépend que de lui, sans autre motif que son amour; mais elle est en même temps souverainement sage, car elle est le fruit de sa contemplation, elle demeure dans la lumière même de sa contem­plation. Aussi tout ce qui est voulu et décidé dans cet acte créateur est-il éternel et ne fait-il pas nombre avec l'Être premier, Esprit pur.

Nous sommes là en présence du premier acte libre, fruit de cet amour et de cette contemplation substantiels de Dieu lui-même. Ce premier acte libre est Dieu lui-même comme Créateur.

Précisons encore que cette décision libre de Dieu-Créateur, fruit de sa contemplation, absolument simple en Dieu, est source de tout l'ordre de la création; car si Dieu est simple et unique, la création ne peut être que multiple; et le reflet de l'unité de sa source, en elle, ne peut être qu'un ordre, une harmonie, un rythme merveilleux.

Le passage de l'Un au multiple, de la Source unique et simple à ses effets multiples et complexes, était considéré par Plotin comme le pro­blème le plus difficile de toute la philosophie. On comprend bien ce qu'il veut dire. Pourquoi Celui qui est Un, absolument simple, Celui-qui-Est, a-t-il décidé de créer, sachant bien que par là l'Un devrait accepter la multiplicité, que l'Un ne serait plus seul, que le multiple apparaîtrait? Par l'acte créateur, n'allait-il pas briser l'unité, la perfec­tion, n'allait-il pas accepter nécessairement le multiple, ce qui est impar­fait, et donc, en fin de compte, le mal'? Cet acte créateur qui réalise le passage de l'Un au multiple, de la lumière à l'opacité de la matière, n'implique-t-il pas une certaine complicité avec le mal'? Un tel acte peut-il vraiment être le fruit d'un amour libre et donc bon? N'est-il pas plutôt une nécessité qui s'impose: Dieu ne peut rester l'Unique, et comme il ne peut créer d'autres dieux, nécessairement il crée des esprits limités, capables de se révolter, capables de refuser l'amour? Nécessairement il crée la matière, source de toute opacité et de toute limite?

On ne peut éviter de poser ce problème qui, pour le philosophe, reste un mystère. Le mal semble l'emporter sur le bien parmi les créatures, les créatures spirituelles semblent ignorer leur Source créa­trice et même se révoltent contre elle et deviennent tyranniques à L’égard de leurs semblables... et le Dieu-Créateur garde le silence en face de tant d'injustices! S'il est un Dieu d'amour qui a créé tout par amour, comment peut-il tolérer ce qui pour nous est intolérable? Ainsi se pose le problème du mal. Dieu, en créant, n'a-t-il pas été complice du mal? II savait bien, en créant des esprits, que ces esprits étaient à la fois trop grands et trop petits — infinis comme esprits et limités comme créatures — et qu'ils se révolteraient contre l'Amour, contre leur Créateur, et que par mauvaise conscience ils deviendraient des ty­rans!

Pour répondre parfaitement à ce problème, il faudrait entrer directe­ment dans les secrets du Dieu-Créateur. Le philosophe ne peut le faire; il ne peut que constater ce qui existe et dont il a l'expérience. Par là il peut reconnaître la nécessité de poser un Être premier, Esprit pur, et reconnaître que cet Être premier est bien le Créateur. II peut encore reconnaître, nous l'avons vu, que son acte créateur est absolument libre, et qu'il ne peut être décidé que par amour et dans l'amour, dans un amour lumineux. Le philosophe peut, par là, essayer d'enlever le scandale et de répondre à Plotin. L'intention première de Celui qui crée par amour et dans la lumière de sa contemplation n'est pas de briser l'unité, elle n'est pas de regarder la multiplicité, mais de commu­niquer son amour, sa bonté en communiquant l'être gratuitement. Créer, c'est communiquer l'être; la Création est le don de l'être. Cet être aura des degrés divers de perfection: esse, vivere, intelligere, comme disaient les néoplatoniciens eux-mêmes. Ce qui est important à souligner, c'est l'intention première, qui est une intention d'amour. Mais évidemment, la créature est limitée dans son être participé et, par le fait même, la complexité et la multiplicité apparaissent. Elles sont comme une condition sine qua non de l'être participé, communi­qué, mais elles ne sont pas voulues en premier lieu. Si on les regarde en premier lieu, on s'enferme dans une dialectique d'opposition; mais si on les remet à leur place, c'est différent: elles apparaissent comme la condition nécessaire de la créature. Le mal n'est donc pas voulu immédiatement, mais il peut arriver. Si Dieu crée des esprits, il les crée libres dans son amour, et ils peuvent se révolter et refuser l'amour; mais ce n'est pas voulu directement par le Créateur: lui ne veut que communiquer l'amour.

A cela on pourrait objecter: Dieu, dans sa lumière, connaît la fragilité de ses créatures spirituelles, il sait qu'elles n'auront pas assez d'amour pour ne pas se révolter; il aurait donc dû ne pas les créer, car créer des chefs-d'œuvre pour qu'ils se détruisent, n'est-ce pas un manque de prudence '?

Dieu ne crée pas les créatures spirituelles pour qu'elles se détruisent: il les crée pour qu’elles aiment et soient fidèles, et que par là elles soient parfaitement elles-mêmes et glorifient leur Créateur; mais il les laisse li­bres, permettant ainsi qu'elles s'égarent. N'est-ce pas là une magnanimité merveilleuse, plutôt qu'un manque de prudence? Toute la question est de savoir si l'amour n'a pas plus de prix que tout le reste. On comprend alors le risque merveilleux de l'amour qui appelle l'amour; cet amour lucide sait que s'il y a un risque de brisure, ce risque est entièrement assumé dans l'amour et par l'amour. En définitive, c'est l'amour seul qui permet de dépasser le scandale que nous pouvons éprouver quand nous avons l'impression que le mal, dans les créatures spirituelles, domine et met le bien en échec. Cela est sans doute vrai quantitativement (au niveau de ce que nous pouvons mesurer), mais ce n'est pas vrai qualitativement, puis­que le Créateur permet le mal pour sauvegarder la liberté et donc pour permettre qu'un acte d'amour puisse avoir lieu. Cela nous montre bien le prix inestimable de l'amour aux yeux de la sagesse de Dieu. Mais évidem­ment, nous avons de la peine à conformer notre jugement à ce jugement, car nous jugeons de l'extérieur, et nous voyons avant tout les consé­quences des opérations humaines, parce que nous ne regardons pas, comme Dieu, de l'intérieur.

Nous pouvons donc dire que la causalité créatrice est bien le fruit d'une contemplation et d'un amour, et qu'elle atteint gratuitement et immédiatement l'être de tout ce qui est, réalisant en tout ce qu'elle fait un ordre de sagesse.

Cette causalité s'exerce sans aucun devenir et sans aucun intermé­diaire: elle est immédiate. C'est pourquoi tout ce qui est autre que le Créateur dépend totalement de lui dans son être même. C'est bien cela qu'on veut dire quand on le dénomme «créature». On exprime par là que si ce-qui-est existe, s'il possède une certaine autonomie dans son être substantiel — il est telle réalité ayant telle détermination, telle intelligibilité propre —, cependant, dans son acte d'être, son exister, il demeure totalement dépendant de l'acte créateur. Certes, il ne se définit pas par cet acte, mais dans son exister il en est tout dépendant. II faut éviter ici deux positions extrêmes:

I" Celle qui consiste à dire que l'être de la créature ne peut se comprendre que relativement à l'être du Créateur (position de l'ontolo­gisme de Malebranche). Cette position est insoutenable, elle est contraire à l'expérience; car ce n'est pas à partir de Dieu, que j'ignore, que je puis saisir et connaître les diverses réalités physiques et moi-même. Dans cette perspective, la créature n'a plus d'intelligibilité pro­pre, elle n'a plus aucune autonomie. Le seul être autonome est l’Être divin. L'être se divise alors immédiatement en fini et infini, et l'être fini est tout relatif à l'infini, et il n'est intelligible que par lui. La métaphysique se résorbe en théologie.

2" La position qui consiste à dire que l'esse participé de la créature lui est accidentel, qu'il advient accidentellement à son essence, à son être, lequel peut se concevoir parfaitement sans son esse. Par consé­quent, on doit d'abord concevoir l'essence des réalités, en avoir une idée, pour se demander ensuite si elles existent. On sépare l'essence des réalités créées de leur esse participé, qui leur devient comme un revêtement extérieur (positions d'Avicenne, d'Ockham, de Descartes, de Kant). La métaphysique devient métaphysique des essences, du possible (elle n'est plus celle de ce-qui-est).

On pourrait dire que, dans la première position, on identifie l'ultime jugement de la métaphysique, qui se fait à partir de l'acte créateur et dans sa lumière (jugement de sagesse), et le jugement d'existence qui est au point de départ de la recherche métaphysique; tandis que dans la seconde position, notre intelligence demeure comme enfermée dans son propre conditionnement (L’abstraction des essences) et que ce-qui-est est saisi à partir de là.

On voit ici la difficulté que nous avons à préciser quel rapport il y a exactement entre notre connaissance intellectuelle qui atteint en pre­mier lieu ce-qui-est dans son acte d'être, et celle qui atteint en dernier lieu l'exister de l'Être premier, Créateur de cette même réalité. La même réalité existante demande d'être considérée sous deux aspects différents: en elle-même, telle qu'elle est atteinte par notre intelligence, et dans sa dépendance à l'égard de l'acte créateur, du Créateur, en tant qu'elle possède un esse participé.

L'acte créateur, source de l'esse participé, atteint tout ce-qui-est, en dehors de l'Être premier, immédiatement en son être le plus intime, le plus profond. II faut donc bien distinguer le problème de la Création de celui de l'évolution biologique. Sans porter ici de jugement sur le caractère propre de l'évolution biologique, sur la manière de la conce­voir, notons que prétendre que l'évolution s'oppose à la Création, c'est confondre l'être en ce qu'il a de plus propre et la manière dont la vie biologique se développe. Comprenons bien que l'acte créateur regarde immédiatement l'esse participé, et non la vie, a fortiori la vie telle que la considère le biologiste, c'est-à-dire dans son conditionnement. Dans un langage précis, il faudrait dire que l'acte créateur de Dieu regarde l'esse participé en toutes les réalités créées et que, parmi celles-ci, il y en a de plus parfaites que d'autres auxquelles le Créateur a communiqué la vie sous diverses modalités 21. Les néoplatoniciens distinguaient déjà Dieu-Créateur qui donne l'esse et Dieu-Père qui communique la vie. Même si, pour le vivant, concrètement, vivre c'est être, il reste vrai que notre intelligence, au niveau philosophique, distingue dans le vivant l'esse du vivere. De plus, il faudrait préciser que l'évolution, qui se situe au niveau du conditionnement de la vie biologique, n'est pas adéquate à la vie considérée dans sa qualité propre de vie, qui elle-même ne peut être réduite à l'esse. II pourrait donc y avoir évolution biologique et Création: il n'y a là aucune contradiction.

 

La Providence et le gouvernement divin

 

Au problème de la Création se rattache le problème de la Providence et du gouvernement de l'Être premier. Ce problème a commencé à être développé par les stoïciens et les néoplatoniciens, mais il a pris une importance majeure chez les Pères de l’Église et les théologiens. On le retrouve ensuite chez Leibniz; et la philosophie de l'histoire de Hegel n'est-elle pas, en définitive, une sorte de laïcisation de ce problè­me théologique?

21. Quand nous parlons ici de l acte créateur de Dieu qui regarde l'esse, nous prenons l'acte créateur au sens propre, qui est de produire ex nihilo, et donc de ne pouvoir se servir d'instruments. Quand nous parlons de Dieu-Père qui communique la vie, nous parlons d’un acte de Dieu qui peut se servir d'instruments, puisqu'il n'est pas premier: il présuppose toujours la création de l'esse.

Ce problème peut être développé en philosophie à deux niveaux différents: au niveau de l'univers physique considéré dans sa totalité, et au niveau de l'homme, créature spirituelle douée de liberté. Dieu a pensé l'univers en le créant, il l'a pensé dans sa sagesse en l'ordonnant, en réalisant en lui un ordre de causalités réciproques, un ordre hiérar­chique de perfection dans les diverses créatures physiques, inanimées ou animées. L'ordre que les sciences physiques et biologiques ne cessent de rechercher dans les réalités physiques et biologiques est comme un écho, un reflet de l'ordre profond de la sagesse divine; L’ordre que le philosophe recherche lui aussi dans la considération de l'univers et du vivant est l'effet propre de la Sagesse divine; c'est précisément parce que l'univers a été créé par et dans la sagesse de Dieu qu'il possède en lui une intelligibilité si profonde, si harmonieuse.

L'ayant créé dans sa sagesse, Dieu garde l'univers et le gouverne. Dans la vision du Dieu-Créateur, conservateur, tout est intelligible dans cet univers. La matière elle-même, pour Dieu, n'a pas d’opacité car elle est le fruit de sa pensée. Cependant, ce n'est pas parce qu'il est pensé par Dieu que notre univers est parfaitement déterminé, et qu'il ne peut pas y avoir en lui de monstres, d'accidents, de fêlures. Car Dieu a voulu le créer avec sa matière, et celle-ci est source d'indétermi­nation, de potentialité. Dieu l'a voulu ainsi. Si, pour Dieu, il n'y a pas de hasard (car il connaît tous les «ratés» de la matière), pour nous il y aura toujours quelque chose qui échappera à nos connaissances scien­tifiques, techniques, les plus poussées; car nous ne pourrons jamais éliminer cet élément radical d'indétermination qu'est la matière, voulue et créée par Dieu avec notre univers.

Affirmer que Dieu prévoit tout dans notre univers et le gouverne ne veut pas dire que tout doive être déterminé, parfaitement, totale­ment, sans aucune monstruosité, sans aucune fissure. Ce qu'il faut comprendre, c'est que les monstruosités, les fissures sont connues, permises en vue d'un équilibre supérieur, d'un ordre plus élevé, celui de l'univers dans son ensemble, et, en définitive, en vue de l'homme 22 C'est pourquoi ce que nous appelons le mal physique, le désordre physique, la privation d'un ordre, d'une forme particulière, est, dans le regard de la sagesse de Dieu, ordonné à un ordre plus éminent qui nous échappe, car nous ne pouvons pas saisir en sa totalité l'ordre de l'univers.

Dieu aurait-il pu créer un univers physique plus parfait'? On ne peut répondre négativement, puisqu'il l'a créé librement, selon sa sagesse; mais on peut dire qu'il le gouverne avec une intelligence unique; on ne peut pas dire qu'il pourrait le gouverner avec plus d'intelligence et plus de sagesse.

22. La théologie chrétienne dira: en vue du salut de l'homme.

Lorsqu'il s'agit de l'homme, créature spirituelle, on peut dire que Dieu le regarde dans sa sagesse et le gouverne, non pas en premier lieu comme une partie de l'univers, comme il le fait pour les parties matérielles de cet univers, mais pour lui-même (de même qu’il le regar­de pour lui-même). Car l'homme a une finalité personnelle voulue par Dieu; il possède un esprit, et par cet esprit il n'est plus partie d'un tout, mais il est en lui-même un «tout». On peut dire aussi que Dieu a créé l'univers physique et qu'il le gouverne en vue de l'homme et pour l'homme. L'univers physique n'a pas d'autre finalité que sa partie la plus éminente, L’homme qui possède un esprit. Selon la sagesse de Dieu, la matière ne peut être que pour l'esprit, comme le devenir pour l'être. Considérer l'homme seulement comme un moment de l'évolution de notre univers, un moment qui doit donc disparaître, c'est oublier que la matière n'est pas principe propre constitutif de l'être, mais du devenir, et que l'esprit se définit essentiellement comme relatif à l'être, et non au devenir.

Si tout l'univers physique est ordonné à l'homme, on peut dire que l'homme est vraiment le chef-d'œuvre du Dieu-Créateur, et qu'il est d'une manière unique l'objet de sa Providence et de son gouvernement. En effet, ayant une âme spirituelle, un esprit, L’homme reçoit de Dieu la capacité de penser et d'aimer, de s'organiser lui-même et de s'orien­ter. Dieu est pour lui un Père au sens très fort, car il lui communique une vie spirituelle: une vie de lumière et d'amour. Et comme cette communication se fait dans l'amour, Dieu respecte infiniment cette âme spirituelle, cet esprit créé par lui, il l'aime comme il s'aime, il l'oriente, il l'attire, il l'inspire, il l'illumine, en respectant sa manière propre de s'exercer: ses lois biologiques et son conditionnement spiri­tuel. Et il le laisse libre dans ses choix. II accepte donc que librement l'homme se détourne de lui, qu'il l'oublie pour ne regarder que ce qui est immédiat, ce qui est sensible, plus proche de son conditionnement. La Providence du Créateur et son gouvernement ne s'imposent pas à l'homme tyranniquement, selon une nécessité impérieuse, puisqu'il le gouverne comme on gouverne avec amour un être intelligent capable de s'orienter lui-même. Dieu permet donc que cet être s'enferme dans son orgueil, il permet la faute. Mais on pourrait se demander si c'est vraiment une bonne manière d'aimer. Ne serait-ce pas, en réalité, une mauvaise manière d'aimer, une faiblesse'? Par sa faute, L’homme, en effet, se détruit, se détourne de son vrai bonheur. Dieu, qui l'aime, ne devrait pas permettre cela! N'y a-t-il pas dans cette permission une certaine complicité tacite de Dieu, et donc un manque d'amour?

On ne peut pas dire cela, car c'est oublier que Dieu, ayant voulu créer un esprit capable de penser et d'aimer, ne peut Fe forcer à aimer. Ce n'est donc pas une faiblesse que de permettre la faute, c'est le respect le plus radical à l'égard d'un esprit, c'est l'exigence même de l'amour créateur d'un esprit. Forcer un esprit à aimer, c'est le détruire comme esprit, c'est le violenter. Dieu, créant un esprit, respecte ce qu'il est. II le gouverne en esprit, et donc il s'engage à son égard et lui laisse la possibilité de se détourner de lui. Agir autrement serait trahir son œuvre propre.

Prétendre que permettre le mal qu'on pourrait empêcher, c’est être complice de ce mal, et que par conséquent Dieu, qui permet la faute alors qu'il pourrait l'empêcher, est complice de cette faute, c'est ne pas comprendre la situation toute différente du Dieu-Créateur à l'égard de l'esprit créé, comparativement à la situation de notre volonté à l'égard du mal que nous constatons. Nous agissons toujours de l'exté­rieur; Dieu agit de l'intérieur, directement et intimement, sur tout esprit créé. Si donc nous pouvons arrêter le mal, nous devons tout faire pour l'arrêter, sachant que nous en serons responsables si, pouvant l'arrêter, nous le laissons faire par négligence ou par une fausse concep­tion de la liberté. Mais Dieu, lui, ne peut pas empêcher la faute sans détruire la liberté de l'homme. II est étonnant de voir que Celui qui agit dans l'amour d'une manière si intime est, par le fait même, Celui qui respecte le plus l'autre et qui, à cause de son amour pour lui, ne peut l’empêcher de mal agir. On pressent un peu cette situation de Dieu quand on est très lié, dans l'amour, à un ami, et que cet ami commence à « faire des bêtises »... Quelqu'un de moins lié dans l'amour pourrait lui faire plus facilement certaines remontrances. Et si l'ami sent qu'il doit se taire, ce n'est pas par faiblesse, mais pour sauvegarder un plus grand bien. Évidemment, ce n'est là qu'une approche; car lorsqu'il s'agit du Dieu-Créateur, c'est infiniment plus profond, car son amour est premier, substantiel, unique; ainsi Dieu est comme «lié» à sa créature spirituelle, et il ne peut l'empêcher de mal faire, parce qu'il l'aime et qu'il respecte infiniment sa liberté. II peut l'avertir, L’éduquer, mais il ne peut lui enlever sa liberté d'agir contre lui, de lui désobéir, de s'exalter faussement dans l'orgueil.

Lorsque le philosophe considère l'acte créateur de Dieu, le regard de Dieu-Providence et l'attention de son gouvernement à l'égard de l'homme, son chef-d'œuvre, il comprend que la seule véritable réponse de la créature spirituelle est de reconnaître librement et avec amour sa dépendance, d'adorer son Dieu, son Père. En effet, si l'acte créateur nous atteint si profondément dans tout ce que nous sommes, si tout notre être est effet du Dieu-Créateur, si notre âme spirituelle est immé­diatement créée par Dieu, le Dieu-Créateur est intimement présent à ce que nous sommes. Entre lui et nous il n'y a pas de distance, il y a un contact unique, substantiel, intime. Dieu-Créateur, source immédia­te de tout mon être, de toute ma vie spirituelle de lumière et d'amour, est plus présent à moi que je ne suis présent à moi-même. Précisons: si j'ai conscience d'être présent à moi-même, je ne le suis que dans une réflexion sur mes propres activités de pensée et d'amour; c'est pourquoi je ne suis présent à moi-même que dans une conscience qui ne peut être qu'intentionnelle; mais, certes, cette présence s'enracine dans une intériorité substantielle au-delà de toute intentionnalité. C'est pour­quoi je cherche toujours à dépasser ce mode intentionnel pour saisir mon esprit en ce qu'il a de plus profond. Je puis, en effet, au-delà de tout acte de pensée et de tout acte libre d'amour, essayer, dans une réflexion silen­cieuse, de saisir cette source intime et cachée de mes activités. Mais je ne pourrai jamais, de cette manière, la saisir parfaitement et immédiatement dans son être, dans son être substantiel, au-delà de tous ses effets. Certes je puis, dans cette réflexion, vouloir dépasser ces effets, mais ils demeu­rent toujours là, présents, car c'est bien en les dépassant, donc encore en eux, que j'arrive à ce silence profond intérieur qui me met en présence de ce que je suis comme esprit. Au contraire, Dieu-Créateur est présent comme la source première, substantielle, comme la source aimante qui ne cesse de se donner, de porter ce qui provient d'elle. Rien n'est en dehors de lui, rien n'est regardé par lui de l'extérieur, tout est saisi en lui et par lui, dans sa lumière et son amour. Mais cette présence, je ne puis l'expéri­menter; si je l'affirme, c'est dans un jugement de sagesse. Et, normale­ment, je cherche à y être le plus attentif possible. C'est par l'acte d'adora­tion, acte d'amour volontaire, que je me dispose à être le plus attentif possible à cette présence, et que je fais en moi-même le silence. C'est un silence tout différent de celui qui me rend attentif à moi-même; car ce dernier se réalise dans une réflexion, par le dépassement de mes actes, afin d'être attentif à leur source immanente; tandis que le silence de l'ado­ration est un acte d'amour, de reconnaissance à l'égard de Celui qui me donne tout et me garde. Cet acte volontaire d'amour me prend en tout ce que je suis, pour m'offrir actuellement à Celui qui est la source de mon être, de ma vie, de ma lumière et de mon amour. Par là je découvre une nouvelle dimension dans mon être d'homme, la dimension de l'homme religieux: celui qui reconnaît qu'il est aimé d'un amour unique, éternel, et qui répond à cet amour en s'offrant; celui qui reconnaît que Dieu-Créa­teur est premier, et qu'il reçoit tout de lui.

Cette dimension religieuse n'est pas, comme on a pu le dire, quelque chose qui aliène l'homme, qui le diminue et le met dans un état d'infé­riorité, de dépendance, d'esclavage. La reconnaissance d'une dépen­dance n'est pas forcément une aliénation. Si, en effet, dépendre d'une réalité inférieure à nous constitue une véritable aliénation, un véritable esclavage, en revanche, reconnaître notre dépendance à l'égard de Celui qui est source de notre être, de notre vie et de notre esprit, n'est pas une aliénation mais une véritable libération; car c'est un retour à la source, ce qui est toujours bienfaisant, surtout quand cette source est source d'amour et de lumière. Si Dieu était un rival, il est évident que l'adorer, se mettre en dépendance de lui, serait se détruire. Mais le véritable Dieu ne peut être un rival, il est la source unique de tout notre être. Aussi le retour radical vers lui dans l'amour et la liberté, par l'adora­tion, nous met dans la vérité pratique la plus fondamentale: nous avons tout reçu de lui et nous ne dépendons radicalement que de lui.

Notre réponse à l'acte créateur de Dieu ne doit pas être seulement l'adoration? mais aussi la contemplation, dans la mesure où elle nous est possible. Certes, nous ne voyons pas notre Créateur; mais il est présent pour nous, il se donne à nous. Par ses effets propres nous pouvons chercher à mieux saisir sa bonté, son amour, et nous élever jusqu'à lui. Cette contemplation est toujours médiatisée par les réalités que nous connaissons et que nous regardons comme des « reflets » actuels de sa puissance, de sa sagesse et de sa bonté. Ces réalités qui sont ses créatures le voilent à nos yeux, et en même temps le rendent présent, le manifestent. II nous faut alors choisir parmi les créatures celles qui peuvent le mieux le manifester. C'est en premier lieu l'ordre de l'univers, qu'il s’agisse de l'ordre infiniment grand des étoiles, des galaxies, ou de l'ordre des vivants proches de nous, faisant partie de notre univers terrestre. C'est aussi l'ordre de la vie de notre esprit, de notre intelligence et de notre volonté aimante, ce que nous découvrons dans les recherches constantes de la vérité. Notre intelligence, en ce qu'elle a de plus profond, est tout ordonnée à sa source, elle l'appelle sans savoir son nom, mais elle lui est tout attentive. N'y a-t-il pas en elle un appétit naturel de l'être, et donc de la source cachée de tout ce qui est? Notre volonté cherche à aimer. Lorsqu'elle aime un ami, cet amour qui se noue avec l'amour de l'ami est vraiment quelque chose de très grand qui doit nous aider à saisir la présence de Celui qui nous a créés dans l'amour et qui nous a donné cette capacité d'aimer. Découvrir la grandeur de la personne humaine dans l'amour est un reflet plus proche du Dieu-Créateur que tout ce que nous pou­vons découvrir dans l'ordre de l'univers. On peut dire que c'est une image vivante de notre Dieu-Créateur. Car à travers cette présence amie nous sommes proches de Celui qui est en premier lieu la Personne-amie. Certes, L’amour du Dieu-Créateur est si radical—il est premier— qu'il enveloppe tout autre amour, et s'il ne peut être réciproque (en ce sens qu'il ne peut y avoir d'amour d'amitié naturel entre l'homme et son Créateur), pourtant il attend notre réponse. La présence silen­cieuse du Dieu-Créateur est si active et si « présente » 23 qu'elle se sert de tout ce qui vient de lui pour nous rappeler silencieusement qu'il est là; et pourtant elle est diamétralement opposée à une présence envahis­sante, étouffante, car précisément elle demeure voilée, fondant radica­lement notre autonomie et notre liberté.

23. Si nous sommes attentifs à cette expression de la philosophie contemporaine: «le Néant néantise », qui exprime comme une emprise active du Néant sur l`étant (autrement dit, dans une vision de sagesse, sur l'être limité, créé), n'y découvrons-nous pas l'antithèse dialectique de la présence créatrice de Dieu? La présence créatrice de Dieu se « présente ", se réalise elle-même comme présence, c'est-à-dire qu'elle ne fait qu'un avec l'action créatrice de Dieu qui la fonde, à la différence de toutes les autres présences, pour lesquelles l'action n'est que le fondement de la présence, dont elle est toujours. par conséquent, réellement et formellement distincte.

L'homme ne doit donc pas se contenter d'attendre passivement, en «pensant l'Être», que Dieu, s'il existe, vienne à sa rencontre; il doit, ayant découvert qu'il existe, L’adorer et chercher à être le plus proche possible de lui, en le contemplant à travers ses effets et ses images.

 

Jugement de sagesse

 

Grâce à cette contemplation, le philosophe pourra avoir un nouveau regard sur lui-même et sur tout ce qu’il cherche à connaître. Ce regard est vraiment un regard «de sagesse», car il se fait dans la lumière même du Dieu-Créateur. C'est par là que le philosophe peut rejoindre ce qu'il y a de juste dans la vision de l'ontologisme et celle de l'existen­tialisme. Car ce nouveau regard de sagesse regarde l'homme comme créature, dans son existence même de créature, et à travers l'amour actuel du Créateur pour lui.

l. L'homme contemplatif peut alors saisir qu'il y a en lui-même, comme créature, une «fêlure » profonde, radicale, dans son être même —puisque son acte d'être est reçu, qu'il est réellement distinct de ce qu'il est en lui-même, dans son essence. II y a donc en lui une potentiali­té radicale à l'égard de son acte d'être, qui fait qu'il pourrait ne pas être. En lui, d'une certaine manière, le non-être est avant l'acte d'être. S'il ne regardait pas l'acte créateur, il tomberait immédiatement dans une angoisse terrible, puisqu'en lui il y a cette possibilité de ne pas être. S'il ne se voyait pas comme dépendant de l'acte créateur, cette possibilité de non-être serait source d'un vertige, le vertige du néant. On voit comment l'oubli de ce regard contemplatif peut aboutir à cette angoisse du néant nous saisissant en tout ce que nous sommes.

2. Le philosophe contemplatif peut saisir, dans la lumière de l'acte créateur, la profondeur de son esprit créé, capable de remonter, par son intelligence, jusqu'à son Créateur, et capable de l'aimer en l'ado­rant, capable de le contempler. Il y a dans l'esprit créé un appétit infini de connaître la vérité et d'aimer, appétit que rien en dehors de Dieu ne peut satisfaire. En ce sens, on peut dire qu’il y a dans l'intelligence humaine une capacité infinie, ordonnée à l'Être premier, Dieu, et dans notre volonté un appétit spirituel ordonné au Bien ultime, Dieu. C'est ce qui explique la liberté si profondément inscrite au plus intime de notre volonté. Ce n'est pas cette liberté qui met notre volonté le plus proche de Dieu; mais c'est au contraire notre appétit spirituel d'aimer.

Cependant cette liberté qui est inscrite en notre volonté, si elle peut se mettre au service de l'amour spirituel de Dieu, peut aussi se mettre en opposition, dans une attitude de refus. Nous sommes capables de nous exalter nous-mêmes dans notre capacité de penser, dans notre autonomie radicale et, en nous enfermant dans l’exaltation de nous-mêmes, de nous écarter du Dieu-Créateur. II y aura toujours dans notre esprit cette capacité de refus, d'ériger la négation de l'amour en absolu pour nous exalter nous-mêmes au-dessus de tout.

3. Nous pouvons aussi, dans la lumière de l'acte créateur, saisir que notre âme spirituelle ne peut disparaître après la mort, qu'elle a en elle quelque chose d'immortel. Cela peut se comprendre, du fait que notre intelligence est capable d'adorer le Dieu-Créateur et de le contem­pler; car cela montre bien qu'il y a un «ordre » essentiel de notre esprit à l'égard de Dieu et que, par le fait même notre âme spirituelle peut exister au-delà de notre conditionnement corporel. Certes, notre âme est bien forme du corps, mais elle a en elle-même une profondeur d'être qui lui permet d'émerger au-delà du corps organique. Notre âme n'est donc pas seulement la forme de notre corps, mais elle a en elle-même un «ordre» naturel, fondamental, vers une fin ultime spirituelle qui est Dieu. II ne s'agit plus seulement ici d'un ordre intentionnel au niveau des opérations vitales, mais vraiment d'un ordre substantiel, qui permet d'affirmer que notre âme, parce qu'elle est spirituelle, ne peut disparaître avec la mort. Quelle sera sa manière d'être et de vivre après la mort'? De cela le philosophe ne peut rien dire; mais il peut affirmer que l'âme de l'homme, en sa propre substance, ne disparaît pas après la mort, et donc qu'elle est immortelle.

Si elle est immortelle, L’âme, nécessairement, est créée immédiatement par Dieu; elle est créée pour informer le corps qui a été conçu biologique­ment. Car précisément, si elle est immortelle, L’âme, nécessairement, dé­pend immédiatement d'un acte créateur de Dieu. Certes, Dieu ne prend pas l'initiative, mais il répond à celle des parents, il coopère avec l'homme et la femme dans l'œuvre de la procréation. Nous ne pouvons pas dire avec précision, au niveau de notre réflexion philosophique, à quel moment l'âme de l'homme est créée par Dieu pour informer le corps qui a été conçu biologiquement et qui se développe dans le sein maternel; sans doute est-ce dès la conception? Mais ce que nous pouvons affirmer, c'est que, dès qu'il y a conception au niveau biologique, la Sagesse créatrice de Dieu est comme engagée, pour créer, lorsque ce sera le temps décidé par Dieu, une âme spirituelle qui informera et assumera le nouveau vivant, lui permettant de devenir progressivement une véritable personne humaine. C'est pourquoi dès la conception l'être humain est présent, il est présent biologiquement avec tout son « programme », il est présent avec son âme spirituelle, soit en acte, soit en attente réelle, selon l'intention propre de la Sagesse divine.

4. Dans la lumière de l'acte créateur, nous pouvons mieux saisir comment le travail, si noble qu'il soit, ne peut finaliser l'homme; car la fin ultime de l'homme ne peut être que Dieu. De plus, le travail ne peut être dit, au sens précis, coopération à l'œuvre du Créateur; mais il peut être considéré comme un achèvement apporté à l'œuvre du Créateur, L’homme ayant, par son intelligence, la capacité de dominer l'univers physique et de le transformer. Jusqu'où l'homme pourra-t-il aller dans cette transformation? II peut modifier la «figure» de ce monde, modifier ses formes; mais il ne peut atteindre son être profond, que seul l'acte créateur de Dieu peut atteindre. L'homme travaille toujours sur une matière préexistante; il la transforme de l'extérieur, mais ne peut la supprimer. Prenons garde ici aux significations différen­tes du mot « matière » en philosophie et dans les sciences. Nous parlons ici de la matière au sens philosophique, et non au sens scientifique. Ce qui est sûr, c'est que l'homme, créature spirituelle et religieuse, peut, par son activité artistique, glorifier son Créateur; il met alors au service de son activité religieuse son travail d'artiste. Voilà comment naît l'art liturgique.

5. Dans la lumière de l'acte créateur, nous pouvons mieux saisir comment l'amour d'amitié n'est pas la fin ultime de l'activité humaine, mais une fin intermédiaire, et surtout comment l'homme doit dévelop­per en lui toute une dimension religieuse qui donne à son activité éthique une intensité nouvelle et tout un champ nouveau d'extension. Car l'activité religieuse de l'adoration, dont le fruit en notre volonté est la vertu de religion, est une activité fondamentale qui rayonne sur toutes les autres activités humaines, jusque dans l'amour d'amitié; L’ami, en effet, est respecté non plus seulement pour lui-même parce qu'il est aimé, mais encore comme aimé de Dieu d'un amour personnel et respecté par Dieu d'une manière unique. La vertu de tempérance peut connaître une nouvelle exigence qui pourra aller jusqu'à la consé­cration totale de tout nous-mêmes à Dieu (L’esprit de virginité), cela pour être plus libre à l'égard de la contemplation. La vertu de force pourra elle aussi connaître une nouvelle intensité qui pourra aller jus­qu'à l'offrande de notre vie pour être fidèles à l'adoration du seul vrai Dieu; la force du martyre s'enracine dans la vertu de religion. La vertu de justice, approfondie par le sens de notre relation de dépendance à l'égard de Dieu, se développera d'une part jusqu'à un effacement dans l'humilité en présence de l'autre, qui possède toujours des qualités que nous n'avons pas, et, d'autre part, dans un sens de réparation à l'égard de l'injustice commise envers Dieu par nos fautes d'orgueil. La vertu de pénitence ne peut naître que sous l'influence de la vertu de religion. Quant à la prudence, elle se verra relativisée par l'exigence propre de l'adoration et par celle de la sagesse contemplative.

C'est donc toute l'harmonie de la vie humaine qui est transformée par l'activité d'adoration et de contemplation. On découvre alors une nouvelle dimension de l'anthropologie, celle de l'homme religieux re­connaissant sa dépendance de créature à l'égard de son Créateur. Cette anthropologie considère l'homme religieux, L’homme qui adore et l'homme contemplatif, L’homme capable de se dépasser et d'offrir sa vie pour glorifier son Créateur, pour témoigner de son amour unique. Cette nouvelle profondeur du cœur de l'homme (sa capacité religieuse et contemplative, sa capacité d'aimer son Créateur en l'adorant et en le contemplant) est une réponse à son amour gratuit et premier, recon­naissant par là une alliance fondamentale avec son Dieu.

6. Dans la lumière de l'acte créateur, nous pouvons mieux relativiser la dimension de l'homme politique, tout en affirmant sa noblesse. Nous comprenons mieux le danger du primat du politique, du primat absolu de la communauté sur la personne. Car, si l'alliance première est bien celle de l'homme avec son Créateur, vient ensuite celle de l'homme avec l'homme dans l'amour d'amitié. Pour découvrir ces deux alliances et les vivre, L’homme doit accepter sa condition d'homme, qui implique un devenir, une vie commune en laquelle il peut être éduqué et épanouir toutes ses qualités humaines. L'homme doit donc reconnaître les exi­gences de la famille et des diverses communautés de vie, et en dernier lieu de la communauté politique. Par là, il reconnaît que le bien com­mun de la famille et celui de la communauté politique demandent d'être dépassés de ces deux manières: par l'adoration (et toute activité reli­gieuse comme telle) et par l'amour d'amitié. Les communautés familiale et politique doivent respecter toutes les exigences religieuses de l'hom­me et ses exigences les plus personnelles. Ce n'est pas à elles de les réglementer et de les ordonner, car ces exigences les dépassent; mais elles doivent les reconnaître en les respectant.

Le développement de l'activité religieuse (adoration et contempla­tion) donne un sens plus aigu de la grandeur de la personne humaine et de son autonomie radicale. Par son âme spirituelle, L’homme ne dépend que du Créateur et il peut lui être personnellement relié. Cela s'oppose à toute socialisation politique. C'est en ce sens qu'on doit affirmer qu'il ne peut y avoir de politique formellement religieuse, tandis que la famille est directement transformée par cette alliance religieuse de l'homme avec Dieu. Car le problème de la procréation n'est plus considéré de la même manière si l'on pense que l'âme spiri­tuelle est immédiatement créée par Dieu. Cela donne à la famille une autonomie plus fondamentale, fondée sur cette alliance première de l'homme avec son Dieu.

7. Enfin, dans la lumière de l'acte créateur, on peut considérer que tout l'univers physique est créé par Dieu, qu’il a donc une unité voulue par la sagesse de Dieu. Cet univers dépendant radicalement de Dieu a-t-il été créé de toute éternité ou dans le temps'? Le philosophe ne peut le dire. II peut seulement émettre une suggestion, dire qu'il lui semble plus convenable que l'univers ait été créé dans le temps, car il lui semble bien que l'univers possède en lui-même comme un rythme propre... mais il ne peut l'affirmer d'une manière absolue, comme une vérité d'ordre métaphysique ou relevant d'un jugement de sagesse.

Face au problème de l'Être premier éternel, on peut mieux saisir la signification propre du temps, reflet de l'éternité dans l'univers physi­que. La vision platonicienne et néoplatonicienne du temps «image de l’éternité » doit être gardée dans une vision de sagesse. De même pour le mouvement physique, acte de ce-qui-est-en-puissance en tant qu'il est en puissance: n'est-il pas comme un vestige, dans le monde physi­que, du repos et du silence de la contemplation divine?

Dans la lumière de l'acte créateur de l’Être premier, on peut porter un ultime jugement sur la signification de la matière. Si Dieu a voulu créer un monde matériel, n'est-ce pas pour aller plus loin dans la communication de l'amour? Si l'acte créateur n'était qu’un acte de lumière, d'intelligence, Dieu n'aurait créé que de purs esprits; mais puisque cet acte est avant tout un acte d'amour gratuit, on comprend comment cette pure potentialité qu'est la matière permet à l'amour de manifester sa gratuité pure. La matière n'est-elle pas comme le grand symbole de la pauvreté de la créature, pure réceptivité en présence de son Créateur et Père'? Ce qu'il y a de plus grand dans la créature, c'est bien cette potentialité radicale, substantielle, cette capacité d'at­tente (elle est tout attente de son Créateur), attente pacifique, car remise entre les mains du Père. La matière, en ce qu'elle a de plus radical, n'est-elle pas le fondement de toute attente, de tout désir, de toute espérance, qui est peut-être ce qui caractérise le mieux la créature comme telle (tandis que la fidélité caractérise l'esprit créé)?

8. Dans cette même lumière on peut mieux saisir la grandeur de la vie. Dieu seul en est la source cachée; c'est pourquoi cette vie a commencé de surgir dans notre univers physique d'une manière si cachée, si voilée, imperceptible à nos yeux, à nos investigations scientifi­ques. L'origine de la vie demeure toujours cachée à notre regard hu­main. Comme si Dieu voulait nous montrer par là la tendresse infinie de son amour, la communication d'un don si grand se fait sans éclat, sans histoire, sans aucune tension. Cette communication est voilée, cachée par la matière; elle se fait à travers ce monde matériel qui la garde et lui permet de se développer de cette manière si extraordinaire. Ce n'est pas l'être qui est voilé, mais bien la vie. Elle est voilée par la matière, par ce qui n'est pas (en soi-même) la vie. Celle-ci ne sera dévoilée que par et dans l'esprit, où elle devient consciente. L'homme, par son esprit, est bien le gardien de la vie, le «berger de la vie». La vie qui, dans son origine, se communique d'une manière si cachée, se développe magnifiquement jusqu'à la création de l'âme spirituelle. Et celle-ci, elle aussi, est voilée à son origine, mais elle est capable de proclamer la grandeur de la vie. Avec l'esprit, la vie peut être manifes­tée, dévoilée avec éclat.

Mais le vivant n'est-il pas nécessairement par lui-même source de vie? Oui, le vivant de vie biologique implique cette alliance de la vie et de la matière. Celle-ci permet à la vie créée d'être féconde, et cette fécondité permet à Dieu, Père de la vie, d'être encore plus caché, car le vivant apparaît alors comme source propre de vie; et il est vraiment source propre de vie dans sa fécondité, mais il n'est pas source première et source ultime. C'est pour cette raison, du reste, que la philosophie du vivant ne peut pas nous permettre de découvrir immédiatement l'existence de Dieu. Car le vivant, source propre de vie, cache l'exis­tence de la source première. De nouveau, on découvre comment la matière permet à l'amour de se communiquer plus; car elle permet à l'amour de se communiquer comme source de vie, source de fécondité. La découverte de cette fécondité, si elle ne nous permet pas de décou­vrir l'existence de sa source première, nous met dans un état d'admira­tion et d'attente; car le hasard ne peut être source de fécondité: seul l'amour peut l'être. Cette fécondité révèle l'amour premier du Créateur en le voilant. Elle donne sa présence sans manifester ce qu'il est, sans le dire; en effet, la fécondité de la vie est au-delà du dire, au-delà du logos, car elle est source jaillissante non canalisée.

Si Dieu est source première, cachée, de la vie, il est aussi le Maître de la mort, du moins lorsqu'il s'agit de la vie de l'homme, car il a remis à l'homme le pouvoir terrible de tuer. L'homme peut tuer les vivants qui lui sont inférieurs et soumis (les animaux et les plantes), et il peut les tyranniser en les brisant. Mais ce pouvoir ne peut s'étendre légitimement à l'homme qui est son semblable, sauf en cas de légitime défense. Car tout homme a la même dignité que lui, son âme ayant été créée directement par Dieu et étant donc directement remise à Dieu. L'homme doit respecter la vie de l'homme, qui ne lui appartient pas; elle n'appartient qu'à Dieu, tandis que la vie des vivants inférieurs se transmet par des causes secondes, sans intervention spéciale du Dieu-Créateur. Dieu a voulu qu'il y ait ces « relais », laissant par là à l'homme le pouvoir d'intervenir et de modifier le rythme de la vie de ces vivants inférieurs.

On comprend que l'homme puisse éprouver comme un tremblement sacré en face de ce pouvoir de briser la vie de ses inférieurs, et qu'il puisse avoir horreur de briser ce qui est plus petit que lui. Ce sentiment est noble, mais il manque de réalisme; car si Dieu a donné à l'homme ce pouvoir, c'est pour qu'il comprenne mieux que seule la vie liée à l'esprit est sacrée, que seule la vie de l'homme est sacrée. Mais il ne faut pas que ce pouvoir aveugle l'homme au point qu'il pense que les progrès de la science et des techniques lui donnent un droit de juger lui-même de l'extension de son pouvoir à la vie et à la mort de ses semblables—comme s'il était lui-même juge et maître de sa vie, de sa mort et de celles de ses semblables. S'il se croit ainsi juge et maître, il usurpe la place du Créateur. II peut le faire inconsciemment, n'ayant pas découvert l'existence de l'Être premier, du Créateur; mais ce n'en est pas moins le geste de la plus grande insolence, car l'homme devrait au moins respecter ce qui le dépasse, ce qu'il ne connaît pas, ce qu'il ignore. Or, s'il est loyal avec lui-même, il doit discerner ce qui est hypothèse dans ses recherches, et ce qui est découverte scientifique ou philosophique. L'origine de la vie, L’origine de l'homme, ne reste-t-elle pas une hypothèse? L'homme n'a pas le droit d'éluder le problème, il doit le regarder en face, en comprenant que la vie, en ce qu'elle a de plus profond, lui échappe, que l'esprit lui échappe; et donc il doit suspendre son jugement, attendre. Car lui-même, en ce qu'il a de plus fondamental, lui reste inconnu: sa propre origine, les premiers moments de sa vie, son état d'extrême faiblesse au premier moment de sa concep­tion, lui échappent. II doit donc respecter cet état chez ses semblables, autrement il se détruit à ses propres yeux, car il est incapable de s'assumer pleinement.

Ce qui est vrai du premier moment de la vie, de ce premier moment embryonnaire si caché, est vrai du dernier moment, de l'ultime moment, celui de la mort. Celui-ci aussi demeure caché, puisque nous parlons de « mort apparente » et de « mort réelle ». L'homme doit respecter ce moment de la rupture de l'âme et du corps; cette rupture ne lui appar­tient pas, il la subit. Sans doute l'homme doit tout faire pour maintenir l'homme dans la santé, dans l'épanouissement de sa vie humaine; mais il doit respecter cet ultime moment, qui reste énigmatique pour celui qui le regarde de l'extérieur, et qui, pour le philosophe contemplatif, est le moment où l'âme spirituelle retourne à sa source, à son Père. N'est-ce pas le plus grand moment de la vie humaine? Le moment où l'âme spirituelle se sépare du corps pour être seule en présence de Celui qui est son Créateur? Ce passage du milieu «mondain» à cette relation purement personnelle, purement spirituelle, est vraiment ce qu'il y a de plus étonnant, de plus grand. Beaucoup d'hommes aujour­d'hui, influencés par l'esprit positiviste, ne regardent plus la mort que d'une manière tout extérieure et ne savent plus la respecter. S'ils ont une très grande admiration pour le progrès des sciences et des techni­ques, il semble que leur capacité d'admiration s'arrête là; et ils semblent souvent en avoir beaucoup moins pour celui par qui ces techniques ont été inventées. N'y a-t-il pas là une sorte d'idolâtrie? Après avoir rejeté Dieu de leur conscience, ils oublient la dignité de l'homme et n'admirent plus que l'œuvre visible qu'il a réalisée (que cette œuvre soit une œuvre d'art ou un outil, peu importe). Voilà le drame de notre culture occiden­tale. L'efficacité est devenue si étonnante qu'elle veut tout dominer.

L'homme «moderne» n'est-il pas en train d'opter aveuglément pour l'efficacité, quelle qu'elle soit, oubliant ce qu'est la fécondité ou même la rejetant? Si la femme est source de vie par sa maternité, elle est bien le grand symbole de la fécondité; et si le «dragon » est symbole de la puissance et de l'efficacité, on comprend la grande vision de l’Apocalypse: la Femme en train d'enfanter, et le Dragon face à elle, en arrêt devant elle, cherchant à dévorer sa progéniture 24 Cela a toujours été l'enjeu profond de la lutte dans toutes les cultures, mais dans le monde occidental d'aujourd'hui, cela prend une dimension unique et cela se manifeste avec éclat. L'amour, dans ce qu'il a de plus profond, de plus spirituel, est oublié. L'amour n'est-il pas ce que les philosophes ont le plus «oublié» de regarder avec attention? C'est pour cela que la philosophie, progressivement, se ramène à une techni­que: une logique formelle ou une analyse du langage. L'homme, dans sa vraie dimension d'être capable d'aimer, d'adorer, de contempler, n'est plus reconnu, il n'a plus droit de cité; car il est au-delà de la logique formelle et de l'analyse du langage. Sans doute logique formelle et philosophie analytique ont-elles leur valeur propre d'instruments, mais ce sont des instruments au service de la pensée et de la contempla­tion. Le jour où on les regarde pour eux-mêmes comme l'unique réalité, c'est l'exaltation de l'outil, de l'instrument pour eux-mêmes, et c'est l'homme, source de l'instrument, qui est oublié. L'oubli de l'amour conduit à l’oubli de l'homme et à l'exaltation de l'outil; et l'exaltation de l'outil conduit à celle de l'efficience pure.

N'est-ce pas le rôle du philosophe, de rappeler à l'homme qu'il vit au­jourd'hui un combat extrême, parce que c'est lui-même, en sa dignité pro­pre d'homme, qui en est l'enjeu? C'est toujours au moment où le combat atteint son paroxysme que l'espérance est la plus grande et la plus intense. Car l'homme, en ce qu'il a de plus profond, ne peut être détruit par l'hom­me. Si l'homme peut rendre captif son semblable, L’aliéner jusqu'à suppri­mer tout exercice visible de sa liberté, s'il peut mettre sa vie d'homme en péril et même la supprimer, ce qu'il y a en lui de plus digne, son âme spiri­tuelle, lui échappe; elle pourra même, dans certaines circonstances, connaître, durant ces moments, la plus grande liberté pour adorer, contempler et aussi aimer ses semblables intérieurement, puisque toutes les autres activités lui sont alors rendues impossibles. C'est à ces moments de crise aiguë, sous le poids de la plus grande tyrannie, que l'homme peut découvrir ce qui, en lui, est le plus profond, et qu'il peut même s'offrir pour tous ceux qui le rejettent. On pense à Socrate et, dans un autre ordre, au Christ; et, à leur suite, à tous ceux qui, fidèles à une recherche de vérité et d'amour, ont accepté d'être mis en prison, de mourir pour rester fidèles jusqu'au bout à ce qu'il y a de plus grand en l'homme: cette recherche de vérité et d'amour.

24. Apocalypse 12, 1-4.

 

CHAPITRE 10: RÉFLEXION CRITIQUE

 

Nous avons parcouru tous les grands moments de la recherche philo­sophique, volontairement sans nous y arrêter, mais simplement en les situant, depuis l'expérience impliquant le jugement d'existence jusqu'à ce regard contemplatif qui reprend tout dans une nouvelle lumière et qui exige de revenir à tout ce qui avait déjà été considéré pour l'appro­fondir davantage—ce qui montre bien qu'une philosophie qui s'achève en contemplation ne peut être ni systématique ni dialectique, car elle proclame le primat de l'amour spirituel et elle est tout ordonnée au bonheur de l'homme. II nous faut maintenant montrer comment la philosophie doit avoir sur son propre développement un regard réflexif et critique. Toute philosophie de ce-qui-est considéré du point de vue de l'être, du devenir, de la vie, doit aussi comporter une réflexion sur le développement propre de notre intelligence. Cette attitude réflexive, si elle est seconde, est cependant essentielle; et elle doit nous aider à mieux comprendre la fragilité de notre esprit, son conditionnement si complexe — ce qui explique pourquoi il y a une telle diversité de cheminements philosophiques — et en même temps sa noblesse, sa capacité d'atteindre la vérité. Cette partie de la philosophie doit pouvoir assumer ce qu'il y a de vrai dans l'orientation philosophique qui s'est appelée «philosophie de l'esprit», affirmant le primat de la conscience de notre pensée.

Dès que nous nous mettons à réfléchir sur nos propres démarches intellectuelles, nous nous apercevons de leur extrême diversité. Le vécu de nos connaissances est extrêmement varié, et souvent même com­plexe. Voilà la première constatation à faire. Cette constatation, per­sonne ne la nie; mais là où les positions philosophiques varient, c'est à propos de l'ordre hiérarchique qu'on découvre dans ce vécu.

Dans le vécu de nos connaissances, nous pouvons immédiatement découvrir diverses zones de réflexion. N'y a-t-il pas ce qui est atteint par nos diverses sensations, ce qui est atteint par notre imagination, par nos souvenirs, par notre capacité de réflexion, de méditation, par nos connaissances affectives, nos connaissances poétiques et artistiques, et par le discernement même que nous faisons de cette diversité? Notre réflexion est capable de s'arrêter aux sensations du toucher, de la vue, de l'ouïe... J'entends telle voix et je puis n'être attentif qu'à la voix, je vois telle couleur et je puis n'être attentif qu'à elle... Notre réflexion est capable de se laisser prendre par le jeu de nos images représenta­tives: nous pouvons vivre dans un monde imaginaire très riche, très souple, et que nous pouvons aussi constamment enrichir de tous nos souvenirs... Notre réflexion peut dépasser ce monde de la représenta­tion imaginative et chercher à découvrir notre connaissance affective et s'y arrêter; nous pouvons connaître en aimant et aimer en connais­sant; c'est ce qui arrive quand nous sommes en présence d'une personne que nous aimons et qui nous aime et qui nous parle. Notre réflexion peut découvrir, au sein de nos représentations imaginatives, un type particulier de connaissance: les connaissances poétiques et artistiques. Ces connaissances, en effet, inclinent à réaliser, à exprimer, à dire ce qu'elles portent en elles-mêmes. Notre réflexion peut analyser aussi le développement de notre intelligence dans les diverses sciences, dans les mathématiques et dans la philosophie. II y a alors quelque chose de nouveau: on dépasse le domaine de la représentation imaginative pour entrer dans celui de la signification et de la vérité recherchée pour elle-même.

Cette dernière zone de réflexion possède une lucidité beaucoup plus grande que les précédentes, parce qu'elle porte sur le développement de la vie de notre intelligence pour elle-même, et que les autres zones de réflexion ne sont possibles que grâce à cette dernière. On pourrait dire que la vie de l'intelligence implique par elle-même conscience et auto-lucidité, tandis que les sensations ne l'impliquent pas par elles-mêmes: c'est grâce à l'emprise de l'intelligence sur nos sensations que celles-ci sont conscientes et que nous pouvons réfléchir sur elles. Cela est vrai aussi de l'imagination et, d'une manière toute différente, des connaissances affectives et poétiques, car ces connaissances impliquent en elles-mêmes l'intelligence. On pourrait dire que nous sommes ici en présence de toutes les alliances possibles de notre intelligence avec nos diverses puissances en vue de l'épanouissement plénier de notre vie d'homme. Notre intelligence est capable de rayonner sur toutes ces connaissances et sur notre appétit sensible et spirituel.

Dans une attitude réflexive critique, il faut donc commencer par réfléchir sur le noyau de notre vie intellectuelle, ce par quoi tous les autres domaines de notre vie d'homme peuvent être lucides et conscients.

Ce noyau de notre vie intellectuelle implique lui-même une certaine diversité. On peut cependant assez vite l'analyser, et chercher à y découvrir ce qui y est le plus central. Car les développements scientifi­ques, si importants soient-ils, ne sont évidemment pas ce qu'il y a d'essentiel et de premier dans notre vie intellectuelle; il s'agit certes d'enrichissements considérables, mais qui sont bien des enrichisse­ments: ce n'est pas la source primordiale, puisque tous ces développe­ments ne sont autres que des raisonnements, des recherches à des niveaux très divers. Or ces raisonnements, si essentiels qu'ils soient à notre vie intellectuelle, sont eux-mêmes complexes, ils ne peuvent pas être le noyau même de la vie de notre intelligence. Au point de départ et au terme de ces raisonnements il y a, en effet, des jugements, qui s'expriment en propositions. Voilà ce qui pourrait être le noyau de notre vie intellectuelle. Certes, ces jugements sont très divers, mais ils ont en eux-mêmes une certaine unité, une certaine indivisibilité. Ils sont bien le premier moment où notre intelligence pense en affirmant ou en niant. N'est-ce pas le premier moment de l'auto-lucidité de notre intelligence'? C'est donc bien le noyau auquel il faut toujours revenir. C'est sur cela que notre réflexion critique doit en premier lieu faire porter toute son attention. Mais il faut en même temps être attentif au fait que ce noyau n'est peut-être pas ce qu'il y a de plus primitif dans la vie de notre intelligence, parce que nos jugements se diversifient immédiatement en jugements affirmatifs et jugements négatifs. II y a donc une dualité dans ce noyau, ce qui indique qu'il y a quelque chose de plus simple que lui, qui est le premier moment caché, enveloppé, de la vie de notre intelligence, le moment embryonnaire, qui ne peut être que la saisie des formes, des déterminations. L'intelligence, dans le premier moment de sa vie, appréhende ce qui est immédiatement son bien, ce qu'elle est capable d'assimiler.

Du reste, notons-le bien, le langage nous l'indique; car le jugement le plus simple qui soit est le jugement d'existence affirmant: « ceci est ». Or ce jugement s'énonce dans une composition. II n'est donc pas absolu­ment simple. II fait l'unité de deux éléments qui préexistent dans notre intelligence: le «ceci» et le «est»; le nom qui indique quelque chose («ceci») et le verbe («est») qui indique le fait d'exister.

 

L'opération élémentaire de notre intelligence (L’appréhension)

 

Si nous devons déceler le premier moment caché de la vie de notre intelligence, nous devons donc réfléchir sur cet acte intellectuel d'appré­hension de la forme (du to ti èn einai) de la réalité 2s Cet acte n'existe jamais seul, séparé, à l'état pur: il n'existe que dans un jugement, comme l'élément n’existe jamais à l'état pur sans le mixte, comme l'amour du bien n’existe jamais sans le désir, sans l'intention. Cependant il a sa propre spécification, sa propre structure, qu'il faut analyser si nous voulons vraiment pénétrer dans la vie même de notre intelligence. Si nous ne l'analysons pas, nous mettrons très souvent à sa place une intuition intellectuelle à la manière d'Ockham, et nous ne compren­drons plus ce qu'est le jugement d'existence dans toute sa pureté. N'oublions pas, en effet, que la moindre déviation à la source a d'im­menses conséquences dans les conclusions 26.

Cette opération élémentaire de notre intelligence appréhende, saisit les déterminations de la réalité. Notre intelligence, en les saisissant, se les assimile, elle les porte en elle en les concevant. Dans cette assimila­tion l'intelligence est réceptive à l'égard de ces formes, elle est détermi­née, spécifiée par elles, et en même temps elle est active à leur égard puisque, en les assimilant, elle les transforme, elle leur donne un mode d'être nouveau qu'on appelle «intentionnel » en ce sens que, en assimi­lant ces déterminations des réalités, L’intelligence ne détruit rien des réalités, mais est déterminée par ces formes et, en les concevant, se détermine. A la différence de l'assimilation de la vie végétative, où l'aliment est détruit pour être assimilé, ici l'assimilation de la forme de la réalité existante n'implique pas la destruction de cette réalité. C'est pour cela qu'on appelle cette assimilation «intentionnelle», pour bien montrer qu'elle se fait tout en dépendance de la forme de la réalité connue, sans l'altérer existentiellement. Une nouvelle forme du réel apparaît avec la connaissance, et surtout avec la connaissance intellec­tuelle.

Pour expliquer comment se réalise cette assimilation intentionnelle, on est obligé de poser une « forme intentionnelle » à son point de départ et une autre « forme intentionnelle » à son terme. En effet, cette assimi­lation intentionnelle, qui se réalise au plus intime de notre intelligence, exige que l'intelligence soit déterminée au point de départ par une forme intentionnelle qui lui permette d'assimiler cette forme (elle la «devient» intentionnellement). En ce sens on peut dire que l'intelli­gence porte en elle-même cette première forme (nous préciserons plus loin d'où cette forme peut venir: est-elle innée ou provient-elle de nos expériences'?) et que, réagissant vitalement, intellectuellement, elle s'assimile cette forme en la concevant. La forme intelligée assimilée est ce qu'on appelle le « concept » (le « verbe », comme disait la scolasti­que du Moyen Âge). Ce concept a une signification; il signifie la forme de la réalité en tant qu'intelligée. II est important de souligner que nous sommes en présence du premier moment du problème de la signification 27. C'est le premier éveil de la vie de l'intelligence, son premier «fruit». Mais pour expliquer ce «concept», fruit d'un acte d'assimilation intentionnelle réalisée au plus intime de la vie de notre intelligence, il faut que celle-ci ait été déterminée, spécifiée antérieure­ment par une forme intentionnelle. Or l'image de la réalité expérimen­tée, formée dans notre imagination, ne peut remplir cet office, car elle demeure au niveau de l'intentionnalité sensible; c'est une image repré­sentative de la réalité sentie, mais ce n'est pas la forme de la réalité intelligée. 11 faut donc poser dans notre intelligence une pure lumière active, capable d'illuminer l'image sensible (le « phantasme ») et d'extraire de lui une forme intentionnelle. Tout acte d'intelligence pré­suppose donc une illumination interne transformant le «phantasme» en «forme intentionnelle». De cela nous n'avons aucune conscience directe, mais nous le posons pour expliquer cette transformation du phantasme, transformation qui lui permet de coopérer à notre vie intel­lectuelle, dont le terme est cette assimilation, cette «conception inten­tionnelle ». Cette « illumination » est l'œuvre de ce qu'on appelle «L’intellect agent» qui est comme une lumière, au dire d'Aristote.

Par là on cherche à préciser le rôle vital de l'intelligence, sa supériori­té d'esprit sur l'imagination et les sens, et en même temps sa réceptivité à l'égard des déterminations des réalités qu'elle connaît. L'intelligence, en connaissant le réel physique, est transformée par lui et elle transfor­me sa forme, sa détermination en l'assimilant. Elle transforme cette forme en lui donnant une nouvelle manière d'exister, en l'illuminant intérieurement à partir des images, et elle est transformée par cette forme en étant déterminée par elle, en la portant au plus intime d’elle-même, en la concevant.

Cette action de l'intellect agent, cette illumination, se réalise dans une certaine abstraction. Toute illumination spirituelle n'implique-t­elle pas, en effet, une abstraction? Car si elle illumine certaines détermi­nations essentielles, elle laisse dans l'ombre d'autres aspects; elle met en lumière et met dans l'ombre. On pourrait également voir une analo­gie avec l'assimilation nutritive; car elle aussi se réalise en opérant une sélection, en rejetant certains éléments toxiques ou inassimilables.

27. En effet, notre langage, nos mots n'ont de signification que dans la mesure où ils se réfèrent « symboliquement » à nos concepts. On voit là toute la différence entre cette position et certains systèmes modernes (nous pensons à la philosophie analytique) qui, du reste, sont directement en dépendance d'une philosophie positiviste. Toute attitude positiviste, en effet, refusant de remonter de l'effet à la véritable cause, confondant la cause et la condition sine qua non, en arrive à considérer l'effet non plus comme effet, mais comme une réalité prise en elle-même et relative uniquement à sa condition sine qua non (L’antécédent). Dans le cas présent, elle ne considère plus le mot relativement à sa cause (le concept-signifiant), mais seulement dans sa fonction à l'intérieur de la phra­se.

Voilà comment on peut découvrir le noyau embryonnaire de notre vie intellectuelle, qui est source de ce fruit intime: le concept. Ce concept est donc inséparable de notre vie intellectuelle; il «colle» à elle tout en se distinguant d'elle, comme la perle au coquillage. Le concept exprime ce premier moment où notre intelligence est «une» intentionnellement avec ce qu'elle connaît. Ne confondons surtout pas ce concept avec ce que Descartes appelle l'«idée». Car cette idée est connue par elle-même et en elle-même; L’idée est de l'ordre du possible (en réalité, elle est le fruit d'une inspiration, d'une intuition); tandis que le concept n'est pas connu par lui-même et en lui-même; il est ce que nous décelons en analysant le premier moment de notre vie intellec­tuelle; mais nous n'en avons pas directement conscience: il est précon­scientiel. De sorte que lorsqu'on parle aujourd'hui, avec Heidegger, d'une connaissance « préconceptuelle », il s'agit en réalité d'une connais­sance «préconscientielle», et non pas d'une connaissance antérieure au concept, fruit intime et caché de notre vie intellectuelle. Avec Des­cartes, le concept fondamental de l'appréhension s'est transformé en « idée », fruit d'une intuition, puisque l'intuition du cogito est première.

Ce premier moment de la vie de l'intelligence, s'il est simple, n'est pas toujours le même. Car il est décelé à partir de nos jugements, qui sont divers: ils sont affirmatifs ou négatifs, et ils sont jugement d'exis­tence, ou jugement énonçant un principe, ou jugement hypothétique, jugement scientifique, etc. L'appréhension se réalise donc à des niveaux très divers. On peut souligner deux niveaux extrêmes, correspondant d'une part à un premier jugement très imprécis, très vague, et, d'autre part, à un jugement découvrant le principe ultime de la métaphysique: L’être-en-acte. On pourra préciser alors que la première appréhension selon l'ordre génétique porte sur le tout confus, et que l'ultime porte sur l'acte, dans la mesure où nous pouvons saisir son contenu intelligi­ble, contenu qui, du reste, est vraiment au-delà de toute quiddité. Tels sont la première forme saisie et l'ultime contenu intelligible; entre les deux il y a toutes les autres formes (ce qu'on a appelé les «catégories»).

Mais comprenons bien que ces formes, ces déterminations, sont sai­sies d'une manière tout autre que les formes de Kant. Pour ce dernier, il s'agit de formes a priori que l'entendement peut considérer en elles-mêmes, indépendamment du réel existant. N'est-ce pas là le fondement critique des idées de Descartes? Ces formes a priori innées déterminent notre entendement avant toute autre connaissance. N'est-ce pas là le primat du sujet connaissant, mesure formelle de nos connaissances, qui est affirmé avec force? Dans cette perspective, il ne peut plus y avoir de véritable connaissance objective. La critique de Kant à l'égard de la connaissance spéculative ne va pas assez loin; car il ne distingue plus la primauté spirituelle de l'esprit, dans son exercice d'illumination, et sa réceptivité à l'égard des déterminations objectives de la réalité connue. Et ce manque de distinction l'oblige, pour sauvegarder le primat de l'esprit, à poser des formes a priori et, en définitive, une subjectivité transcendantale; par le fait même, L’objet ne peut plus être en premier lieu ce qui spécifie notre acte d'appréhension; il ne peut plus être que la réalité expérimentée, la réalité connue. II y a là une matérialisation du rôle propre de l’objet. On analyse la connaissance intellectuelle comme on analyse le devenir physique ou une œuvre artistique, en y distinguant matière et forme—alors que l'analyse de la connaissance intellectuelle ne peut se faire qu'au niveau de l'être, en distinguant ce-qui-est en acte d'être et sa quiddité.

De cette analyse critique de l'appréhension on ne peut rien déduire; car cette analyse est vraiment une démarche réductive dont le but était de dévoiler l'élément de notre vie intellectuelle. I1 faut donc maintenant regarder le jugement, L’acte parfait de notre vie intellectuelle, L’opéra­tion dont nous avons conscience. Nous comparerons ensuite ces deux opérations pour saisir leurs liens profonds.

 

L'opération parfaite (le jugement)

 

Le jugement premier, fondamental, est celui qui porte sur la réalité existante et qui répond à l'interrogation: « ceci existe-t-il? » Notre intel­ligence répond alors: «ceci est». Ce jugement affirmatif est premier, il est antérieur au jugement négatif: «ceci n'est pas». Un signe très simple de cette antériorité nous est donné dans le langage: la négation ajoute quelque chose à l'affirmation, elle la présuppose donc. Mais, au-delà du signe, nous devons préciser que le jugement affirmatif est bien premier, parce qu'il est le plus simple et le plus parfait de tous nos jugements, et que le jugement négatif le présuppose réellement. Le jugement négatif ne pourrait se comprendre s'il était premier; il est toujours en référence au jugement affirmatif. En effet, le jugement affirmatif est un acte de l'intelligence qui adhère à ce-qui-est, qui recon­naît ce-qui-est. Cet acte est conscient, il implique une auto-lucidité, un discernement. Cet acte peut affirmer qu'il est vrai, c'est-à-dire conforme à ce-qui-est: voilà sa perfection. Nous pouvons affirmer: «ce que je dis est vrai». En affirmant cela, nous sommes capables de discerner que ce que nous avons saisi de la réalité existante, ce que nous avons conçu intellectuellement au plus intime de notre intelligence, corres­pond bien à la réalité existante, que c'est bien comme cela, que la réalité existe comme on l'a énoncée. C'est évidemment dans l'affirma­tion, et l'affirmation la plus simple («ceci est») que nous découvrons le plus immédiatement ces divers éléments; tandis que dans la négation («ceci n’est pas»), il n'y a plus adhésion, et il peut encore y avoir vérité; car je peux dire: «il est vrai que ceci n'est pas. » Cette vérité consiste à affirmer que «ceci» (c'est-à-dire le contenu de nos connais­sances à l'égard de telle ou telle réalité) n'existe pas, et donc à le rejeter. La négation, pour montrer sa vérité, se sert de l'affirmation.

Notons toutefois que la négation a ceci de très particulier, qu'elle est le fruit pur de notre intelligence; car elle n'existe pas dans la réalité. Donc, par la négation, je saisis d'une manière très particulière la supé­riorité de mon intelligence, sa capacité de s'écarter, de s'éloigner, de se replier sur elle-même. L'imagination, la sensation ne nient pas; elles peuvent suspendre leur exercice, mais elles ne peuvent nier. Ce pouvoir est propre à l'intelligence; c'est pourquoi dans la négation est exprimée en premier lieu la supériorité transcendantale du sujet pensant; c'est du reste la seule chose qui soit exprimée positivement, puisqu’on recon­naît, dans la négation absolue — «ceci n'est pas» — que la réalité n'existe pas. On voit comment on peut facilement considérer que la négation libère notre intelligence de sa dépendance à l'égard de la réalité existante, et lui permet d'être parfaitement elle-même. N’est-ce pas à cause de cela que, dans la mesure où on considère le primat du sujet pensant sur la réalité connue, on affirme progressivement le primat de la négation sur l'affirmation'? Pour libérer l'intelligence de sa dépendance à l'égard de ce qui est connu, on affirme le primat de la négation. Tout doit donc commencer par la négation. N'est-ce pas elle qui nous permet de vivre dialectiquement, de vivre le devenir profond de l'esprit? N'est-ce pas elle qui nous permet de découvrir l'être'? Certes, Heidegger refuse d'identifier la négation et le Néant qui permet de dévoiler l’Être, de le rendre présent; mais en réalité le «Néant» ne peut avoir une action positive et dévoiler l’Être que s'il est identique à la négation, comme dans la dialectique hégélienne. Heidegger voudrait s'en dégager et retrouver une ontologie « fondamen­tale» par le Néant distinct de la négation; mais n'est-ce pas là l'ultime aspect de la subjectivité transcendantale: au-delà de la négation, il y a le Néant ontique qui rend présent l'Être?

Le jugement le plus simple est bien le jugement affirmatif, qui est aussi le plus parfait. Et parmi les jugements affirmatifs, le plus simple est le jugement d'existence, celui qui énonce: « ceci est ». Par là l'intelli­gence reconnaît le primat de ce-qui-est sur ce qui est énoncé par elle, puisque ce-qui-est est mesure de ce qu'elle énonce. Pour pouvoir recon­naître le primat de ce-qui-est sur ce qui est énoncé, L’intelligence doit atteindre vraiment ce-qui-est comme ce qui est au-delà de ce qu'elle possède au plus intime d'elle-même, son énonciation, le «concept complexe » qu'elle a formé en elle-même en jugeant, et qui s'exprime par les termes: «ceci est.» C'est par là que nous pouvons découvrir le réalisme fondamental de l'intelligence, et ce qui fonde toute la philoso­phie réaliste. Car si l'intelligence, en son jugement fondamental, de­meurait au niveau du «concept complexe», de l'énonciation, sans at­teindre vraiment la réalité existante, distincte de son jugement, toute la connaissance demeurerait au niveau de l'intentionnalité; elle ne la dépasserait jamais. Toute la philosophie serait donc elle aussi à ce niveau, elle ne pourrait jamais atteindre le réel existant au sens fort.

Elle ne pourrait atteindre que des «formes intentionnelles» et détermi­ner, à ce niveau, leurs diverses relations. Elle demeurerait ainsi à un niveau dialectique.

L'intelligence, en affirmant: «ceci est», et en précisant même: «il est vrai que ceci est» touche alors ce-qui-est, elle atteint l'acte d'être du «ceci». Elle le reconnaît, elle en a conscience. Et en même temps, elle reconnaît qu'elle ne peut se l'assimiler, qu'elle ne peut l'appréhen­der: c’est un au-delà de ce qu'elle appréhende. Ce-qui-est transcende toutes les formes quidditatives, toutes nos catégories. L'intelligence, en jugeant, en affirmant, a un mode de connaissance qui n'est plus le mode élémentaire de l'assimilation; elle adhère, elle touche ce-qui-est, en reconnaissant qu'il est «autre» que ce qu’elle en connaît, que ce qu'elle en a saisi; et en même temps elle reconnaît que ce qu'elle en a saisi est vrai, que c'est conforme à la réalité existante, que sa connais­sance n'est donc pas loin du réel existant, au sens fort (sans s'identifier à lui), que sa connaissance ne défigure pas ce réel existant, sans pourtant s'y ramener totalement. Sa connaissance n'est pas le réel existant au sens fort, elle lui est relative, mais elle est capable de le dire tel qu'il est.

Ce « toucher » à l'égard du réel existant est vraiment ce qui caractérise le jugement d'existence, et montre toute la différence qui le sépare de L’appréhension. Si celle-ci nous fait découvrir l'objet spécificateur de notre vie intellectuelle en son premier moment embryonnaire, le juge­ment d'existence nous dévoile que notre intelligence est capable d'at­teindre ce-qui-est, qu'elle est tout ordonnée à l'être en ce qu'il a de plus lui-même: son acte d'être; et qu'elle n'est pas enfermée dans la forme, la quiddité de la réalité existante. Peut-on dire alors que l'intelli­gence, par le jugement d'existence, découvre que son objet ultime n'est pas la forme (la quiddité de la réalité existante), mais ce-qui-est, L’acte d'être? Ne vaut-il pas mieux dire que l'objet au sens précis, ce qui détermine, ce qui spécifie notre intelligence, est vraiment la forme, la quiddité, mais que ce-qui-est, atteint dans le jugement d'existence, est ce qui mesure le contenu de notre jugement? Ce à quoi l'intelligence est tout ordonnée, ce n'est plus l'objet au sens précis, mais la réalité existante qui nous transcende. Mais pour l'atteindre vraiment il a fallu que l'intelligence ne demeure pas seulement dans les formes appréhen­dées, il a fallu qu'elle appréhende autant qu'elle le peut l'acte d’être, L’ultime moment de notre appréhension. Par là elle a bien un concept d'être, mais ce concept demeure analogique et très imparfait; de plus il demande toujours à être dépassé dans le jugement d'existence qui affirme ce qui est et atteint vraiment le réel existant.

Cela est très important à souligner. Car la métaphysique de Suarez, qui a joué un rôle si important dans la scolastique, jusqu'à Wolff et même après lui, a, de fait, transformé la philosophie première d'Aristo­te, qui était la philosophie de ce-qui-est en tant qu'être, en une métaphy­sique du concept d'être (ce que l'on trouve déjà chez Ockham). On regarde alors le concept d'être pour lui-même et on veut, à partir de lui, distinguer les divers modes de l'être: le mode fini et le mode infini, la substance, L’acte et les « transcendantaux ».

Ce que Ockham et Suarez affirment implique quelque chose de vrai: il y a vraiment un concept d'être. Mais ce concept n'est pas premier, et la philosophie première, dans sa propre recherche, ne s'arrête jamais à ce concept, elle s'appuie toujours immédiatement sur le jugement d'existence, et, du reste, L’implique toujours en acte. Ce n'est que du point de vue critique que, cherchant à préciser ce concept, on le consi­dère pour lui-même. On affirme alors qu'il y a bien un concept de l'être et que ce concept n'est pas univoque, mais analogique 2x, et qu'on ne peut donc jamais déterminer avec précision son contenu. Ce concept est celui qui, en dernier lieu, nous aide à saisir d'un point de vue critique l'unité de la philosophie et toute sa richesse. II semble néces­saire d'affirmer que ce concept d'être implique en lui-même, en acte, d'une manière implicite, tous les concepts premiers qu'on a nommés «transcendantaux», exprimant par là leur dépassement à l'égard des modes particuliers de l'être (catégories) et leur convertibilité avec le concept d'être (ce qui signifie qu’ils ont même extension et même com­préhension) 29),

28. C'est pourquoi la division première de ce concept ne peut être la division fini-infini.

29. Ne confondons pas cette signification du terme « transcendantal » avec celle du « trans­cendantal » kantien, qui désigne une détermination a prion dans l'ordre de la connaissan­ce, antérieure à tout ce qui peut provenir de l’expérience. Le terme «transcendantal» a donc chez Kant une signification toute nouvelle. Dans la perspective de saint Thomas, il exprime un mode d'universalité: la notion de bien, la notion de vrai, etc., possèdent un mode d'universalité tel qu'on les dit «transcendantales». Ce mode transcendantal n'a donc en lui-même aucune signification. Dans un langage précis, on le qualifiera d'«être de raison» logique. Dans la perspective de Kant, le transcendantal détermine le «Je pense» (Ich denke), qui est ce qui rend possible le transcendantal, et qui en est donc comme la condition sine qua non, puisque le transcendantal, précisément, n'existe­rait pas sans le «Je pense». II y a bien là un primat absolu du sujet connaissant sur toute spécification provenant des réalités expérimentées, et, de ce fait, une signification toute nouvelle de l’objet, qui se réduit alors nécessairement à la réalité expérimentée. D'autre part, nous voyons bien la différence de position, ainsi que la parenté. entre Ockham et Kant. Le «Je pense» d'Ockham se retrouve ici, mais il est amenuisé par l'esprit critique de Kant jusqu'à être réduit à une pure capacité de connaissance; toute détermination viendra de la forme a priori, du transcendantal. Mais d'où vient cette forme a priori? Elle est innée. Le «Je pense» lui permet d'émerger à la conscience. Chez Ockham, il y a un primat de l'exercice de la pensée, qui est lumineux, intuitif; chez Kant il y a un primat du possible dans l'exercice. Mais comment comprendre le possible dans le «Je pense»'? N'est-ce pas à partir de la structure fondamentale de la pensée scientifique physique que nous pourrions le comprendre? N'est-il pas analogue à l’hypothèse, qui demeure une possibilité dans la pensée et qui est bien le fondement de la recherche scientifique? Les formes a priori, elles, seraient analogues aux axiomes mathématiques. On comprend mieux, alors, L’intention profonde de Kant: faire la critique de la connaissance métaphysique sur le modèle de la connaissance scientifique (sans doute faudrait-il dire, plus profondément encore: sur le modèle de la connais­sance artistique). Mais Kant a-t-il vraiment atteint la connaissance spéculative qu'il veut critiquer?

II serait intéressant aussi de noter comment le jugement d'existence a été transformé dans la philosophie d'Ockham. Celui-ci, en effet, considère qu'au-delà de tout jugement et de toute appréhension il y a une connaissance intuitive intellectuelle qui porte sur les intelligibles purs. Cette connaissance intuitive affirme: «j'intellige» ou «j'aime So­crate». Elle peut, grâce aux sensations, rejoindre la réalité existante et affirmer alors que telle réalité existe. Ockham précise, du reste, que dans cette affirmation l'intelligence atteint la réalité existante comme nos sensations l'atteignent. En réalité, L’intelligence, par nos sensations, reconnaît que cette réalité existante est présente, qu'elle est là. Par le fait même, dans le jugement d'existence, mon intelligence ne touche plus ce-qui-est; elle reconnaît que cette réalité est là présente, qu'elle existe pour moi. Le jugement d'existence s'exprime alors de la manière suivante: «il y a /à telle réalité»; et non plus: «cette réalité existe». On voit comment l'intelligence, au lieu de se servir des sensations en les dépassant pour atteindre ce-qui-est et affirmer qu'il existe, coopère avec les sensations sans les dépasser, en affirmant précisément ce que celles-ci saisissent. II n'y a plus alors pour l'intelligence de véritable «toucher» de ce-qui-est.

Étant donné l'importance du jugement d'existence pour la philoso­phie réaliste, on comprend comment, dès qu'on met entre parenthèses le jugement (comme dans la phénoménologie ou dans les connaissances des sciences physiques, biologiques, ou des sciences humaines), on demeure immanquablement enfermé dans le domaine de l'intentionnali­té, et on ne peut plus rejoindre ce-qui-est. Un tel développement intel­lectuel peut être très intéressant, très fructueux, mais il ne nous permet­tra jamais de rejoindre la réalité existante, ce-qui-est. Car on ne peut le saisir, L’analyser, que s'il est au point de départ; autrement, on ne peut jamais le rejoindre; en effet, le réel existant, ce-qui-est, ne peut être rejoint par l'intentionnel, si spirituel qu'il soit; car si l'intentionnel vient du réel existant et lui est totalement relatif, cependant, dès qu'on le regarde pour lui-même, il voile le réel et ne peut plus nous y conduire, puisqu'il n'est pas du même ordre. C'est le drame de toute phénoméno­logie qui veut redécouvrir le réel. Partant de formes intentionnelles, d'idées, elle ne pourra jamais rejoindre le réel oublié.

On ne peut s'arrêter au jugement d'existence; il est un point de départ. Vient ensuite le jugement énonçant tel ou tel principe propre de la philosophie; par exemple, le jugement qui affirme: « La substance est le principe et la cause, dans l'ordre des déterminations, de ce-qui-est. » Si ce jugement implique encore une adhésion à ce-qui-est, il est avant tout la connaissance intellectuelle, à partir d'une induction, d'un principe propre de ce-qui-est. Un tel jugement possède une unité essen­tielle, puisqu'il saisit un principe indivisible, une cause propre de ce-qui-est. Aussi a-t-il un caractère de nécessité, car ce qui est saisi (le lien entre le prédicat et le sujet) s'impose avec évidence. Un tel juge­ment peut être vrai et posséder la conscience de la vérité. Mais ici, ce qui mesure le contenu de l'affirmation intellectuelle, ce n'est plus immé­diatement la réalité existante, mais, dans cette réalité existante, ce qui a été atteint par l'intelligence grâce à l'induction. Cela ne peut plus se montrer du doigt; il n'y a donc plus de vérification immédiate. C'est ce qui fait le caractère si particulier de ce jugement: il s'impose à l'intelligence de celui qui l'a découvert, et il ne peut s'imposer directe­ment, immédiatement, à celui qui l'entend énoncer; il faut que celui-ci fasse lui-même, à son tour, la même découverte inductive: autrement il recevra ce principe par mode d'autorité, donc comme une opinion.

Ce principe demeure donc voilé par la réalité existante; il est bien en cette réalité radicalement, mais il n'est formellement, comme prin­cipe, que dans l'intelligence de celui qui l'a découvert. On saisit là toute la difficulté que présente l'enseignement de la philosophie; et comment cet enseignement risque toujours de transformer la philoso­phie en dialectique, car la découverte même des principes propres ne peut être que personnelle: elle ne peut se transmettre.

N'oublions jamais que la saisie des principes propres, dans ce juge­ment particulier, reste toujours en continuité avec le jugement d'exis­tence. Celui-ci n'est pas mis entre parenthèses, il est présent. Car cette saisie est le fruit d'une induction qui s'appuie directement sur nos expériences impliquant un jugement d'existence, un contact direct avec ce-qui-est. Cependant le jugement nouveau, impliquant cette saisie, pénètre au cœur de ce-qui-est en l'analysant, en cherchant à saisir ses causes propres, ce qui en lui est essentiel, premier (du point de vue de sa détermination, de sa fin, de son origine et de sa matière). Par là, ce jugement nous fait entrer dans la connaissance proprement philo­sophique, le jugement d'existence n'étant qu'au seuil. Car la connaissan­ce proprement philosophique ne peut s'arrêter à la simple description de ce-qui-est, si utile et si passionnante soit-elle; il doit analyser ce-qui-est (en définitive, L’homme existant) de la manière la plus pénétran­te qui soit, pour découvrir ses principes et ses causes propres; et cela à partir de nos diverses expériences (le travail, L’amour d'amitié, la coopération, L’expérience de ce-qui-est-mû, du vivant, de ce-qui-est).

II serait intéressant d'examiner ici ce qui différencie ce jugement philosophique saisissant les principes propres de ce-qui-est, du jugement du mathématicien et du jugement du savant, qui énoncent des axiomes, des hypothèses, des lois. Notons seulement que ce jugement philosophi­que ne peut s'abstraire du jugement d'existence, tandis que celui du mathématicien et du savant demeure dans une relation, dans un rap­port; ce qu'on cherche, c'est une relation constante entre le conséquent et l'antécédent. Certes, celle-ci se fonde sur un principe, une cause, mais ce n'est pas ce principe, cette cause, qui est explicitement saisi par le savant, c'est seulement une de ses conséquences — sans que l'on précise, du reste, si cette constante relèvera de telle causalité ou de telle autre (une telle précision n'a pas de sens pour le savant: ce n'est pas cela qu'il cherche). C'est ce qui explique le caractère de nécessaire relativité qui enveloppe toutes les recherches scientifiques: on peut toujours aller plus loin. La nécessité est propre à tel moment de la recherche; mais elle peut être remise en question.

Cette saisie du principe propre doit permettre de porter un jugement scientifique (philosophique) affirmant un lien de nécessité entre telle qualité et telle réalité. On reconnaît alors que cette qualité est propriété de cette réalité; que cette réalité ne peut être sans cette qualité. Par exemple, quand le philosophe déclare que l'un est propriété de ce-qui-est, on est bien en présence d'un jugement scientifique, dont le contenu est une conclusion scientifique. La vérité de ce jugement est sa confor­mité avec les principes propres dont il dépend. Cette vérité n'est donc pas immédiatement mesurée par ce-qui-est, mais elle l'est médiatement, car ce jugement ne s'abstrait pas de ce-qui-est. Cependant il faut bien saisir que la conclusion scientifique est le fruit de la démonstration et que cette démonstration suppose la saisie des principes propres. On pourrait, si on voulait, comparer la conclusion philosophique aux conclusions des sciences mathématiques, faire ici des remarques analo­gues à celles que nous avons faites précédemment au sujet des principes propres et des hypothèses scientifiques.

II faudrait encore analyser la différence entre le jugement scientifique (philosophique) et le jugement de sagesse qui se réalise dans la lumière de la découverte de la causalité première, créatrice. Le jugement de sagesse est théologique, et il est tout à fait propre à la philosophie dans son ultime recherche. Ce jugement de sagesse implique explicite­ment un nouveau jugement d'existence, car on ne peut parler de l'Être premier qu'en affirmant qu'il existe, puisque nous n'avons aucune «idée» de lui, aucun «concept» qui lui soit propre; nous ne pouvons qu'affirmer son existence et, par là, découvrir négativement sa manière d'exister: il est sans composition, absolument simple; il est sans poten­tialité, absolument parfait, Acte pur. On saisit immédiatement que si le premier jugement d'existence («ceci est») a été transformé en l'affir­mation: « il y a là une réalité présente», et, par le fait même, si «est» n’est plus atteint directement, et que «être-là» ne signifie plus que ce qui est « situé-là », au-delà de ma connaissance, dans ces conditions on ne pourra plus découvrir l'existence d'un Être premier, puisque pour dire qu'il y a /à un «être», un «exister», il faut que nos sensations le détectent et le touchent, ce que nos sens ne peuvent faire pour l'exister de l’Être premier, tout le contenu philosophique se ramenant alors à un contenu quidditatif, celui des idées (des concepts-idées), qui ne peuvent rien nous dire de l'Être premier.

Si l'intelligence peut découvrir l'exister de l'Être premier et découvrir le lien de causalité entre l'Être premier et toutes les autres réalités existantes (y compris nous-mêmes), le jugement de sagesse se réalise dans la lumière de ce lien de causalité «existentiel». Ce jugement de sagesse implique donc immédiatement et d'une manière éminente un jugement d'existence. Ce jugement d'existence est évidemment tout autre que le premier, qui affirmait: «ceci est»; mais tout se fonde sur ce premier jugement: s'il est dévié, s'il est mis entre parenthèses, on ne peut plus découvrir l'exister de l'Être premier; et, a fortiori, le jugement de sagesse n'a plus aucun sens. La philosophie analytique ayant réduit le jugement d'existence à « 11 y a là une réalité existante présente» est logique avec elle-même quand elle prétend que le juge­ment qui découvre l'exister de l'Être premier est totalement dépourvu de signification. La philosophie analytique est dépendante du nominalis­me d'Ockham, elle ne va pas assez loin dans sa critique, elle n'a pas redécouvert le vrai sens du jugement d'existence: «ceci est. » C'est sur ce point que doit porter en premier lieu la critique que nous pouvons lui adresser.

Notre jugement peut encore prendre une autre forme, quand il s'exprime sous forme d'hypothèse. C'est alors le possible qui devance ce-qui-est, L’acte d'être. Du point de vue philosophique, il faudrait discerner dans le jugement hypothétique deux niveaux différents: 1" Celui où le possible devance simplement ce-qui-est sans l'exclure; ce-qui-est n'est pas alors considéré directement. 2° Celui où le possible est vraiment considéré pour lui-même, et où il y a une véritable mise entre parenthèses de ce-qui-est; le possible, alors, ne devance pas seulement ce-qui-est, il le remplace.

Le premier de ces deux jugements hypothétiques peut avoir sa place dans une philosophie réaliste, à titre de recherche; tandis que le second est vraiment en dehors d'une philosophie réaliste. Or il faut bien recon­naître que notre intelligence peut facilement demeurer à ce dernier niveau et s'y complaire, car elle se trouve en présence de purs intelligi­bles qui sont en connaturalité avec sa manière propre de connaître. De tels jugements restent, en effet, dans une sorte de prolongement de nos appréhensions, transformées en « intuition » à la manière d'Ockham; et on est en présence d'un jeu de relations d'opposition ou de synthèse de nos propres «idées».

A ce niveau, la vérité n'est plus affaire que de cohérence interne, de pures relations qui se correspondent ou qui s'opposent. On ne peut même plus parler de contradiction, car on est dans un domaine où la contradiction ne pénètre pas (L’opposition majeure est celle de la contra­riété). La contradiction, en effet, atteint ce-qui-est: or on est ici dans le domaine des purs possibles.

II faudrait distinguer ici les divers niveaux de possibles: les possibles logiques et mathématiques, les possibles au niveau de l'inspiration artis­tique, les possibles au niveau métaphysique. Les possibles logiques et mathématiques sont les seuls à pouvoir être considérés pour eux-mêmes et en eux-mêmes.

Mentionnons enfin ici (simplement pour les situer) le jugement affec­tif et le jugement prudentiel, le jugement poétique et le jugement artistique. Chacun de ces jugements à un caractère irréductible aux autres, montrant l'alliance de l'intelligence avec l'appétit spirituel, L’amour spirituel, avec l'imagination créatrice, L’inspiration, avec l'habi­tus de prudence et celui de l'art. Chaque fois le problème de la vérité se présente sous une modalité différente.

Notons que lorsqu'il s'agit du jugement affectif, c'est l'amour qui spécifie et détermine notre connaissance intellectuelle. Ne prétendons pas qu'on est alors dans un subjectivisme absolu. Précisons plutôt que l'amour spirituel nous permet d'avoir une nouvelle connaissance de celui que nous aimons. Nous ne le connaissons plus de l'extérieur, comme « L’autre », mais de l'intérieur. Ce regard est objectif, mais d'une objectivité tout autre que celle du regard métaphysique. Pour connaître vraiment une personne humaine en ce qu’elle a de plus profond, une telle connaissance affective semble bien nous permettre d'aller plus loin que nos connaissances dites scientifiques et objectives, car elle nous permet de saisir la personne humaine dans sa capacité d'aimer une autre personne humaine et d'être finalisée par elle. Cependant, puisqu'il y a dans la personne humaine, une capacité de dépassement telle qu'elle peut être finalisée non seulement par une personne humaine, L’ami, mais aussi par la contemplation de son Dieu, de son Créateur, la connaissance affective n'est pas ce qu'il y a d'ultime; elle est dépassée par la connaissance métaphysique de sagesse qui seule permet d'attein­dre la personne humaine dans son ultime dignité: sa capacité de s'ordonner au Dieu-Créateur.

N'est-ce pas là un aspect de la grandeur de la philosophie réaliste, de pouvoir reconnaître le caractère unique de la connaissance affective et de la connaissance de sagesse? Car on ne peut s'approcher de la personne humaine, pour la connaître vraiment, de la même manière que pour connaître une réalité matérielle. L'esprit ne peut être saisi de l'extérieur, comme le monde physique; si on veut saisir ce qu'il a de propre, il faut le saisir de l'intérieur, par l'amour. Prétendre être objectif quand on connaît la personne humaine à la manière de la réalité physique, ce n'est pas une véritable objectivité; car c'est oublier qu'on ne regarde pas de la même manière une réalité physique et une personne humaine. Pour pouvoir dire cela, il faut comprendre que la connaissance de ce-qui-est comme être est au-delà de la distinction du sensible et du spirituel; autrement, on oppose l'un à l'autre, ou bien on réduit le second au premier.

On pourrait dire quelque chose de semblable en ce qui concerne le jugement poétique, qui nous fait regarder le monde physique d'une manière toute différente de celle du savant. Ici encore, L’objectivité de ce dernier jugement ne doit pas exclure la manière toute différente de regarder, d'estimer, qui est celle du poète.

 

Le raisonnement

 

Après avoir réfléchi sur la richesse du jugement, acte parfait de l'intelligence, il faudrait considérer le domaine si vaste du raisonne­ment, où nous saisissons le devenir de notre vie intellectuelle.

Si le jugement nous met en présence (avec le jugement d'existence) de ce-qui-est, et nous fait comprendre que notre intelligence est tout ordonnée à l'être et, par le fait même, à la contemplation de Celui qui est parfaitement l'Être, L’Acte pur, le raisonnement sous toutes ses formes nous permet de découvrir que notre intelligence a une capacité étonnante de progresser, de croître: elle a une possibilité de développe­ment. Le devenir ne lui est donc pas étranger, et ce devenir lui donne une certaine efficacité et une sorte de fécondité.

Nous pouvons tout de suite comprendre que la relation qu'on établit entre le jugement et le raisonnement aura d'immenses conséquences sur notre vision philosophique. Cette relation n'est-elle pas analogue à celle qu'on établit entre l'être et le devenir? Dans une philosophie réaliste, le devenir est considéré en dépendance de l'être—ce-qui-est mû implique ce-qui-est — et la finalité véritable est toujours au-delà du devenir. Le devenir est une modalité de ce-qui-est. Par conséquent, le jugement, qui nous fait atteindre ce-qui-est, qui nous fait découvrir la finalité, qui nous permet de découvrir l'Être premier et de le contem­pler, est nécessairement ce qu'il y a de plus parfait, et tous nos raisonne­ments sont au service de nos jugements.

Au contraire, dans une philosophie qui affirme le primat et la trans­cendance du sujet pensant à l'égard de ce-qui-est, le devenir, progressi­vement, L’emporte sur l'être; et l'activité du raisonnement en vient à être regardée comme donnant un sens à tous nos jugements. Du reste, du point de vue de la causalité efficiente, il faut bien reconnaître que nos jugements portant sur les principes propres de ce-qui-est sont le fruit de l'induction, que nos jugements scientifiques sont le fruit d'une démonstration. Seul le jugement d'existence est antérieur, mais comme il est pré-philosophique, certains pourront prétendre que la philosophie, dans ce qu'elle a d'essentiel et de propre, doit reconnaître la primauté du raisonnement sur le jugement. C'est ce qui nous fait comprendre comment la dialectique peut définir la philosophie; le primat de la causalité efficiente conduit nécessairement à cette affirmation. Seule la causalité finale saisie au niveau de l'être nous empêche d'affirmer ce primat de la dialectique, et nous permet de rétablir l'importance du jugement d'existence. Car s'il est pré-philosophique, il demeure présent à toute la philosophie; et la finalité, elle, au niveau de ce-qui-est, ne peut être saisie sans la présence actuelle du jugement d'existence.

Dès qu'on met entre parenthèses le jugement d'existence, ou qu'on le transforme en lui enlevant son caractère original, et qu'on met avant lui 1'« intuition » du je pense, du j'aime, à la manière d'Ockham, on est conduit fatalement à l'exaltation d'une pensée dialectique de type hégé­lien. Car on reconnaît le primat de l'intelligible, du possible, sur ce-qui-est. C'est le devenir alors qui absorbe l’être. L'être n'est pas oublié, mais il est absorbé par le devenir. Et si on veut le mettre en lumière, sans comprendre qu'il faut le découvrir dans son originalité à partir du jugement d'existence, notre intelligence demeurant encore esclave de la méthode dialectique et de son intuition première («j'intellige»), on n'aura pas d'autre issue que de se servir du «néant» pour se recréer l’être et prétendre le penser dans son état natif. Mais évidemment cet être n’est pas celui qu'on découvre à partir de ce-qui-est, c'est l'Être né de notre intuition poétique. N'est-ce pas le «Nom» de l'Être qui est proclamé, plus que la découverte de ce-qui-est et de l'acte d'être à partir des réalités existantes?

La grande séduction de la dialectique hégélienne ne provient-elle pas de ce qu'elle apparaît spirituelle, et de ce qu'elle semble impliquer une sorte de fécondité spirituelle qui nous met comme au-delà du monde physique, sans le méconnaître mais en l'absorbant? En réalité, ce n'est pas le vrai «spirituel» que la dialectique hégélienne atteint, c’est l'intentionnalité spirituelle du vécu de notre esprit réfléchissant sur lui-même, affirmant et niant. En réalité, ce n'est pas la véritable fécondité spirituelle qui est présente dans cette dialectique, mais une sorte d'efficacité au niveau de l'intentionnalité; la véritable fécondité provient toujours de l'amour. Ce qu'il y a de plus terrible dans cette dialectique, c'est que notre esprit devient esclave de lui-même en s'exal­tant, puisqu'il demeure dans sa propre immanence. Et dès qu'on accepte d'entrer dans cette dialectique, on ne peut plus en sortir: il n'y a plus d'issue, tellement le jeu de relations est fort, et intensément vécu.

Si nous revenons à une philosophie réaliste, nous reconnaissons que notre activité intellectuelle, au niveau du devenir, a deux grands déve­loppements: celui de l'induction et celui de la déduction. La démarche inductive est une découverte de principes propres, à partir de nos expériences et à la lumière de nos interrogations (dès qu’on n'interroge plus, L’intelligence s'arrête, L’arc se détend). Cette démarche inductive fait progresser notre intelligence et lui permet de découvrir son bien propre, ce qui la structure et lui donne sa rigueur.

La démarche déductive est une manière d'expliciter toutes les riches­ses saisies dans les principes. Ce n'est plus une découverte au sens propre; c'est vraiment un déploiement ordonné, organique, pourrait-on dire, de tout ce qui est déjà possédé. C'est pourquoi l'intelligence est tellement à l'aise dans ce domaine: car elle prend conscience de tout ce qu'elle possède, et de toute la richesse de ce qu'elle possède.

Ce type de démarche déductive est extrêmement varié: depuis la démarche de la philosophie première jusqu'à celle du rhéteur, de l'apo­logète (démarche tout ordonnée à la persuasion), en passant par celle du mathématicien, qui est si formelle et si rigoureuse.

Mais on ne peut s'arrêter à ces conclusions scientifiques. Elles sont un effet, un fruit de notre vie intellectuelle, et non une fin. Car on ne contemple pas des conclusions scientifiques; c'est un palier qui nous permet d'aller plus loin, un palier qui est, du reste, tout différent en philosophie et dans les sciences modernes. Pour la philosophie c'est un palier en vue de la découverte et de la contemplation de l’Être premier; pour le savant, c'est un palier en vue d'aller plus loin dans la recherche scientifique, qui n'a pas d'autre finalité dernière que d'aller toujours plus loin.

A côté de ces deux grandes démarches, il faudrait en signaler d'au­tres, en particulier celle qui nous permet de découvrir l'Être premier. II s'agit d'une démonstration d'un type unique, car elle n'aboutit pas strictement à une conclusion, mais à l'exister de Celui qui est Premier. Et ce n'est pas une induction, car on aboutit non à un principe propre, mais à une Réalité ultime et première. Cependant cette démarche a bien quelque chose de ces deux démarches élémentaires; elle est beau­coup plus complexe et exige un effort ultime de l'intelligence.

II y a aussi la démarche réductive de l'intelligence. Ce n'est plus la recherche d'un principe, d'une propriété, ni de la Réalité ultime, mais de ce qu'il y a d'élémentaire. C'est la découverte de l'élément de notre vie intellectuelle ou de notre univers physique. On est alors dans l'ordre du comment.

 

Connaissances imaginative et sensible

 

Après la réflexion critique sur la structure profonde de notre vie intellectuelle, il faut examiner les liens et les distinctions qui existent entre notre connaissance intellectuelle et notre connaissance imagina­tive, ainsi que notre connaissance sensible; puisque, de fait, le jugement d'existence implique le concours de ces trois types de connaissance.

La connaissance imaginative demeure au niveau des images sensibles (des «icônes») qui représentent en nous le monde physique. Ce qui caractérise ce domaine des images représentatives, ce domaine de l'intentionnalité sensible imaginaire, c'est d'être dans un perpétuel de­venir. Cette intentionnalité sensible imaginative provient des sensations et se développe selon ses exigences propres, selon des associations infinies. Rien ne peut arrêter ni limiter l'extension de ces associations, qui n'ont pas d'autre finalité que leur propre développement. C'est pourquoi ce domaine est essentiellement relatif et dans un devenir qui ne s'arrête jamais.

L'intelligence peut se servir de ces images de diverses manières. Elle s'en sert en vue de son propre développement: c'est l'intellect agent qui les illumine et leur permet d'être à l'origine des formes intention­nelles intelligibles. Elle peut s'en servir d'une autre manière en les illuminant sans extraire d'elles des formes intelligibles, mais en demeu­rant en elles et en transformant ces images, en les formalisant d'une manière très particulière. Voilà ce qui caractérise le développement de l'intelligence mathématique. A partir des images naissent les possibles mathématiques. L'intelligence se sert encore de ces images en considé­rant leurs liens avec les passions et les sensations. N'est-ce pas ainsi que se réalise le développement propre de l'imagination poétique? On est alors en présence du « possible » des idées artistiques, des symboles. On voit donc comment, à partir des images, naissent trois types de « possible » intelligible.

II serait intéressant aussi de voir le rôle que jouent les images au niveau des connaissances affectives, spirituelles et sensibles (les pas­sions).

L'imaginaire est comme une « plaque tournante », la « gare de triage » de notre développement psychique, qui nous relie à la fois à nos instincts (par les passions) et à notre intelligence (par les formes intentionnelles).

Dans le prolongement de l'imagination, il faut considérer la mémoire qui garde les images sensibles en les organisant. Par la mémoire et l'imagination, notre vie de connaissance sensible possède une grande autonomie et une grande richesse. C'est tout un monde d'images inté­rieures que nous portons et qui se développe en nous. Ce monde d'images peut être enveloppant au point de nous envahir, de nous enfermer en lui et de nous empêcher d'aller plus loin. Ce qui devrait être au service de notre vie intellectuelle, comme une « matière » capa­ble d'être transformée en formes intentionnelles intelligibles sous l'action illuminatrice de l'intellect agent, peut s'imposer à nous et arrê­ter notre regard. Nous devenons alors esclaves du miroitement incessant de nos images et nous demeurons dans une agitation fébrile excitant nos passions. L'imagination et la mémoire peuvent devenir les pires ennemies de notre vie intellectuelle et de notre vraie vie spirituelle, alors qu'elles devraient être à leur service.

Quant à nos diverses sensations—notre connaissance en ce qu'elle a de plus fondamental, de plus primitif—elles nous mettent en contact direct, immédiat, avec le monde physique, avec les réalités qui nous entourent et que nous expérimentons. Certes, la sensation est une connaissance qui, tout en restant en contact avec le monde physique, a quelque chose qui le dépasse et qui lui est propre. En voyant, en effet, nous «devenons» certaines qualités sensibles (les couleurs, la lumière) sans les modifier pour autant, mais en étant nous-mêmes, dans nos sensations, modifiés par elles. Nous les «devenons» intention­nellement, nous les portons intentionnellement en nous. L'organe phy­sique peut connaître certaines perturbations si ces qualités sensibles sont trop violentes; ces perturbations sont certes accidentelles, mais elles conditionnent nos sensations et elles peuvent, quand elles sont trop violentes, arriver même à empêcher nos sensations. Ce qui est sûr, c'est qu'au niveau de nos sensations, nous dépendons de la présence des réalités physiques affectées de ces qualités. Si cette présence dispa­raît, nos sensations aussi disparaissent, elles ne peuvent demeurer que dans notre imagination et nos souvenirs. Nos sensations sont donc toutes relatives aux qualités des réalités physiques et elles doivent de­meurer en contact avec celles-ci pour exister et se conserver.

De plus, chacun de nos sens externes a quelque chose d'unique. Chacun est capable de connaître certains «sensibles propres», que les autres ne peuvent sentir— alors qu'il y a d'autres sensibles qui sont communs à plusieurs sens. Cela est important à préciser pour compren­dre l'originalité de chaque sens et son contact privilégié avec les réalités physiques qui nous entourent, contact qui ne peut être remplacé par un autre sens. C'est ainsi que la vue connaît la lumière et la couleur, que l'ouïe connaît les sons, que le toucher connaît le chaud et le froid, le sec et l'humide... En revanche, la grandeur, le mouvement, le nom­bre, la figure peuvent être saisis par la vision ou par toute ou par le toucher. Ces « sensibles communs » sont mesurables, alors que les « sen­sibles propres » sont indivisibles et échappent, en ce qu'ils ont de propre, à toute mesure. C'est donc bien par les sensibles propres que nous pouvons le mieux saisir ce que sont nos sensations. C'est vraiment en connaissant par nos sensations ces sensibles propres que nous décou­vrons en premier lieu les qualités des réalités physiques existantes; par nos sensations nous sommes en contact direct avec ces réalités. C'est grâce à ce contact qualitatif sensible que notre intelligence peut affirmer que cette réalité existe. Notre jugement d'existence est le fruit de l'alliance de notre intelligence et de nos sens externes, spécialement du toucher; car parmi les sensations, le toucher est la sensation la plus fondamentale, celle qui peut se séparer des autres, mais que les autres impliquent toujours. Notre jugement d'existence est le fruit par excel­lence de notre intelligence se servant du toucher, affirmant alors: « ceci est», «cette réalité chaude existe». Par ce jugement notre intelligence saisit autre chose que ce que le toucher pris en lui-même atteint, car elle affirme: «ceci est», elle «touche» L’exister dans le «ceci»; elle se sert donc du toucher pour avoir ce contact immédiat qualitatif, ce contact actuel, avec le «ceci» qui est. Si on met entre parenthèses les sensibles propres, prétendant qu'ils ne sont pas objectifs (comme le fait Descartes) et qu'on n’accepte plus que les «sensibles communs», notre intelligence ne peut plus alors avoir ce contact immédiat avec ce-qui-est. Car les «sensibles communs» relèvent du domaine du mesurable, de la quantité, du divisible; ce n'est plus ce qu'il y a d'ultime, ce qui est en acte dans la réalité physique existante. L'intelligence alors ne peut plus affirmer: «Ceci est», «ceci est en acte d'être»; elle doit simplement reconnaître qu'il y a un donné existant, extérieur à elle, situé au-delà d'elle, et qui lui est présent. Car ces sensibles communs ne manifestent pas au niveau sensible l'acte d'être. Ils manifestent le lien, le rapport qui existe entre telle réalité individuelle et le tout; s'ils manifestent le caractère individuel de telle réalité physique, distincte et séparée des autres, ils ne manifestent plus ce qu'il y a en elle de plus actuel, ses qualités propres, et donc ils ne peuvent manifester son acte d'être.

II serait intéressant de saisir les rapports qui existent entre les cinq contacts que nous avons avec la réalité physique par nos diverses sensa­tions et les cinq interrogations fondamentales de notre vie intellectuelle. Car ces cinq interrogations ne peuvent être données d'une manière a priori; elles doivent nécessairement provenir de nos expériences. Notre intelligence, en effet, ne peut être déterminée que par nos expériences; et les déterminations fondamentales, premières, celles qui sont comme les premiers «plis» de notre vie intellectuelle, ne peuvent provenir que de nos expériences les plus caractéristiques. Examiner les liens entre nos sensations présentes dans nos divers jugements d'existence et nos interrogations, nous aiderait à comprendre que nos interrogations nous révèlent bien ce qui est le propre d'un esprit lié à un corps ou, si l'on préfère, d'une intelligence dépendante des sensations.

Certains de ces liens sont nets, d'autres sont plus difficiles à détecter. Que notre expérience fondamentale du monde physique se réalise par l'intermédiaire du toucher et grâce au toucher, cela est certain; et par là l'intelligence se trouve conditionnée d'une manière fondamentale. Elle se pose alors la question: « En quoi? » — ce qui conduit à la découverte de la cause matérielle. Par la vision, L’intelligence a un contact tout autre avec la réalité physique, et elle se trouve conditionnée d'une manière toute différente — ce qui la conduit à une nouvelle interrogation: «Qu'est-ce?» Par l'ouïe, L’intelligence est conditionnée d'une autre manière encore, qui la conduit à l'interrogation: «D'où vient cela?» Nous ne pouvons faire ici que des suggestions, mais en soulignant qu'il y a là un problème très important, car il nous aide à saisir la structure du conditionnement de notre vie intellectuelle.

Notons d'autre part que l'intelligence, en tant qu'elle est conditionnée par l'image dans son propre développement, est conduite à se poser la question du «comment». Mais nous ne pouvons ici que poser ces problèmes, en cherchant à indiquer une solution vraie.

 

­

CHAPITRE 11: LOGIQUE

 

Proche de cette réflexion critique, et pourtant distinct d'elle, il y a le problème spécial de la logique. Celle-ci est née, avec Aristote, pour être un organon, un instrument de notre connaissance philosophique. On sait que progressivement (déjà chez Ockham) cet instrument a pris la place de la pensée métaphysique, qu'il s'est intégré comme une partie de la philosophie, une partie normative; et on sait qu’aujourd’hui la logique formelle, pour beaucoup de logiciens, constitue la vraie philoso­phie, tout ce qui est en dehors de la logique formelle étant considéré comme du «sentiment».

Nous ne pouvons pas étudier ici cette évolution de la logique, si intéressante qu'elle soit. II faut simplement signaler ce problème, comme un des problèmes importants pour le philosophe du XXe siècle. Mais ce problème ne peut être vraiment analysé que si l'on regarde les rapports qui existent entre la pensée philosophique et les mathémati­ques, d'une part, la logique d'Aristote et la logique formelle mathémati­que, d'autre part. En examinant ces rapports on s'apercevrait que si le jugement d'existence fonde la philosophie d'Aristote et, par là, sa logique (puisque sa philosophie fonde sa logique), ce jugement d'exis­tence est mis entre parenthèses dans les mathématiques et la logique formelle moderne. On n'est plus en référence immédiate ou médiate avec ce-qui-est, on est vraiment dans le domaine des possibles ou, plus exactement, des relations possibles considérées pour elles-mêmes.

Le propre de la réflexion logique, si du moins il s'agit de la logique d'inspiration aristotélicienne, est de considérer le mode particulier que la réalité connue possède dans mon intelligence, du fait même qu'elle est connue; par exemple, du fait même que je connais la nature de Pierre, que je connais ses qualités, que j'affirme qu'il existe, cette nature, ces qualités, son être possèdent en mon intelligence qui saisit cette nature, ces qualités, et qui affirme qu'il existe, une manière parti­culière d'exister. Cette nature, ces qualités, existent en ma connaissance sous un mode universel, et cet être affirmé existe dans mon jugement selon un mode nouveau: il est «attribué», comme un verbe. L'univer­sel, L’attribution n'existent pas dans la réalité existante que j'expérimen­te, que je touche. Ils n'existent que dans ma connaissance intellectuelle, et je ne les considère qu'en réfléchissant sur mes propres connaissances de saisie et de jugement. Nous pourrions faire des remarques semblables au sujet de nos raisonnements (inductif, démonstratif). L'inférence qui s'exerce dans nos raisonnements n'existe pas dans les réalités physiques que nous expérimentons, elle n'existe que dans notre intelligence qui raisonne. Des réalités physiques existantes à notre propre connaissance intellectuelle, il y a une sorte de «transposition», que nous pouvons analyser dès que nous réfléchissons sur notre manière de saisir. de juger, de raisonner, sur la manière dont la réalité, en tant que saisie, jugée, se trouve dans nos connaissances intellectuelles. Saint Thomas, à la suite d'Aristote et d'Avicenne, précise qu'il s'agit alors d'«inten­tions secondes», de l'«être de raison», objet propre de la logique.

Cet «être de raison» est donc un être qui est comme «sécrété » par notre connaissance intellectuelle. II n'est pas «naturel» au sens où il ferait partie de notre univers physique, mais il est « naturel » en ce sens qu'il n'est pas artificiel, produit par l'art. II n'est pas au sens propre l'effet d'un acte volontaire, d'une production artistique. N'est-il pas le «fruit», la conséquence d'une opération vitale spirituelle qui, elle, est profondément naturelle? Que je le veuille ou ne le veuille pas, mon intelligence, en connaissant, abstrait et, par le fait même, connaît selon un mode universel. Évidemment, je puis ne pas m'arrêter à cette ma­nière propre de connaître; je puis la négliger et chercher une connais­sance intuitive première au-delà de ce mode abstrait (à la manière d'Ockham ou de Bergson); mais même si je la néglige, ce mode abstrait de connaissance demeure. Mon langage en est un signe manifeste, puisque les mots concrets que j'emploie ont cette capacité d'envelopper une multitude d'individus; mais je me sers aussi de mots abstraits, élaborés par ma raison à partir des mots concrets (blancheur, provenant de blanc; esse, provenant de ens), et ces mots abstraits possèdent une signification plus précise, ayant abandonné certains éléments matériels de la signification des mots concrets.

Cet «être de raison», comme l'universel, L’attribution, L’inférence, est vraiment une relation de raison; car il ne peut être ni une substance, ni un acte, ni une qualité; il ne peut y avoir de «substances de raison», ni d'actes de raison, ni de qualités de raison. Seule la relation, à cause de sa faiblesse même, peut être « de raison », c'est-à-dire peut être une relation qui se fonde directement sur mon activité intellectuelle, et non pas dans le réel existant hors de mon intelligence.

C'est pourquoi, si cette réflexion a bien un objet propre (L’être de raison) qui spécifie une connaissance d'un type spécial, cette connais­sance n'est pas une pure connaissance spéculative, elle est aussi une connaissance artistique, ordonnée à réaliser une œuvre. Car l'être de raison implique toujours diverses relations de raison pouvant s'unir de diverses manières, en diverses synthèses, pouvant aussi s'opposer et se diviser. On peut donc saisir les règles de ces diverses synthèses et de ces divisions. C'est en ce sens que saint Thomas dira que la logique est « L’art des arts », car elle est capable de diriger notre manière de pen­ser.

Par là on voit bien la différence entre la logique, la critique et la philosophie. La philosophie réaliste se fonde toujours sur la réalité existante, sur le jugement d'existence. La critique cherche à explorer tout le domaine des «formes intentionnelles», elle précise ce que nous saisissons des réalités intelligées ou senties. Quant à la logique, elle considère 1'« être de raison », la manière dont nous connaissons les réalités existantes. Dès qu'on a vraiment saisi ce qu'est 1'« être de raison », on ne peut plus accepter la dialectique comme méthode philo­sophique (qu'il s'agisse de la dialectique de Platon ou de celle de Hegel); car, précisément, cette méthode ne distingue plus la réalité en tant que connue, saisie par notre intelligence, de la réalité selon sa manière propre d'exister. C'est pourquoi la dialectique qui développe le devenir de notre raison est considérée comme ce qui nous permet de découvrir le devenir même du réel existant d'une manière absolue. Mais ce devenir du réel, et celui du vivant, est-il dialectique? II ne semble pas qu'il le soit, puisqu'il se réalise dans une matière quantita­tive, impliquant une certaine juxtaposition, une certaine extériorité, même s'il y a une immanence du vivant; or la dialectique prétend réaliser l'unité au-delà de toute opposition.

Si on découvre ce qu'est l'être de raison, il est facile alors de compren­dre que la logique va impliquer une logique de l'universel, correspon­dant à la saisie embryonnaire de notre vie intellectuelle, une logique de l'attribution, se fondant sur l'activité judicative de notre intelligence, et enfin une logique de l'inférence, fondée sur l'activité raisonnante de notre intelligence.

La logique de l'universel doit étudier le problème classique des « pré­dicables» (genre, différence spécifique, propre, accident) et montrer comment nous pouvons définir ce que nous saisissons. Ce besoin de définir correspond à l'appétit de clarté de notre intelligence qui veut éviter toute confusion. Et pour définir, notre intelligence se sert de la division, car celle-ci, précisément, enlève toute confusion. Mais nous ne pouvons nous arrêter à ce premier type de connaissance, qui est très embryonnaire, tout en étant nécessaire.

La logique de l'attribution est celle qui considère comment nos énon­ciations, fruits de nos jugements, impliquent l'unité au-delà de la com­position du nom et du verbe. Cette unité exprime l'unité radicale de ce-qui-est. Le jugement d'existence fonde, en effet, toute la logique de l'attribution. Pour comprendre ce qu'est l'attribution, il faut étudier ce qu'est le nom, quelle est sa fonction propre de nom dans l'énoncia­tion, ce qui conduit au fameux problème de la «supposition ». Le nom tient la place de la réalité substantielle au niveau de la communication de notre pensée, au niveau du dire; c'est lui qui est capable de recevoir certaines attributions. II faut aussi étudier ce qu'est le verbe, quel est son rôle propre; le verbe exprime l'action, il est par excellence ce qui est attribué, ce qui suppose un sujet (le nom) auquel il s'identifie. Au problème de la composition et de la division se joint celui des opposi­tions des diverses énonciations, ainsi que le problème des diverses manières dont se réalisent les attributions (attribution catégorique, hy­pothétique et modale).

Enfin, la logique de l'inférence examine comment notre intelligence est capable de passer de la diversité des expériences sensibles à la découverte d'un principe propre intelligible, d'une cause, qui ne peut être atteint que par l'intelligence. Ce passage est ce qu'on appelle l'induction. Mais il faut bien distinguer ce type d'induction de ce que Bacon appelle «induction». Cette dernière, en effet, est typiquement quantitative, elle est une sorte de généralisation, tandis que l'induction dont nous avons parlé est d'un type tout à fait qualitatif, car elle implique le passage du sensible multiple au principe propre, indivisible. Ce passage est possible parce que l'intelligence, ayant saisi dans une diversité de déterminations, de qualités, une certaine unité, interroge pour savoir ce qu'est cette unité de déterminations, d'orientations, dans cette diversité de qualités. L'un dans le divers implique un ordre, qui lui-même exige un principe. Étant une remontée à la source, au prin­cipe, L’induction reste toujours difficile et très facilement on en fait l'économie, en se contentant de décrire; alors que seule la découverte du principe propre et de la cause permet à l'intelligence d'aller plus loin et de saisir ce qui est son bien propre, ce qui la spécifie véritablement. C'est à partir de la saisie des principes propres et des causes propres que l'intelligence devient philosophique.

La logique de l'inférence, d'autre part, examine comment notre intel­ligence est capable de déduire de prémisses (c'est-à-dire de propositions immédiates) certaines conclusions. C'est le problème du syllogisme déductif, dont il faut considérer les diverses modalités. On comprend par là comment l'intelligence possède une certaine efficacité.

Quand le raisonnement déductif s'exerce en matière nécessaire (c’est-à-dire à partir de prémisses qui sont des principes propres, premiers et vrais), il s'agit d'une démonstration, source d'une connaissance scien­tifique. Quand le raisonnement se réalise en matière «opinable», on est en présence d'une connaissance qui demeure dans l'opinion, d'une pensée dialectique au sens qu'Aristote donnait à ce terme. II est très important de bien distinguer ces divers types de raisonnements.

Nous ne pouvons pas nous attarder ici à toute la découverte des règles logiques de la démonstration et du syllogisme; mais il était nécessaire de situer la logique comme instrument de notre pensée philo­sophique, pour mieux saisir comment notre pensée, qui commence par une assimilation intentionnelle, réalisant ainsi une unité formelle avec les réalités existantes grâce au concept et par l'abstraction, prend de plus en plus conscience de son autonomie et de son originalité. Le développement de notre intelligence se réalise selon un rythme et des lois qui lui sont propres, qui ne sont pas celles de la croissance du vivant de vie végétative, mais qui lui demeurent pourtant analogues, car des deux côtés il y a une croissance, un développement impliquant un devenir dans une certaine immanence. L'un de ces développements ne peut être parfait, à cause de la quantité; L’autre peut être parfait parce qu'il se réalise au-delà de la quantité; L’un est substantiel, L’autre intentionnel.

L'intelligence, grâce à sa lucidité, doit découvrir qu'elle ne peut devenir comme la réalité physique (en elle-même elle est au-delà du conditionnement quantitatif, de la juxtaposition) ni se développer selon le rythme de la vie végétative, et que cependant elle ne peut se dévelop­per, progresser, dans une autonomie totale, car dans son exercice vital elle demeure toujours dépendante de la réalité existante. II y a donc un affrontement incessant entre l'exercice propre de notre vie intellec­tuelle et le devenir des réalités physiques et la croissance ou le déclin des réalités vivantes.

C'est dans le jugement d'existence que cet affrontement est le plus fort; L’intelligence reconnaît alors à la fois son indépendance et sa dépendance. C'est le point crucial où nous saisissons l'unité intention­nelle réalisée au sein de la vie de l'esprit et sa relation de dépendance à l'égard de la réalité existante. Dans le raisonnement, elle se découvre avant tout comme autonome, indépendante, comme source, capable de se développer de manière propre; mais elle reconnaît en même temps dans la démonstration (le raisonnement le plus parfait) que sa véritable autonomie ne peut jamais se séparer de la réalité existante, et donc du jugement d'existence. La grande tentation n'est-elle pas de se replier sur son autonomie et de se développer exclusivement dans le sens de son autonomie? N'est-ce pas là le propre de la dialectique platonicienne et hégélienne?

La recherche logique et la recherche critique demeurent des recher­ches réflexives. Le philosophe ne peut s'y arrêter ni s'y reposer, car elles n'ont pas d'autre finalité que de l'aider à être plus lucide et à avoir un discours qui soit plus limpide, moins confus, qui exprime mieux ce que le philosophe a saisi de la réalité.

Ces deux recherches ont cependant une priorité dans l'ordre de la conscience et de la communication. C'est pourquoi, si l'on exalte la conscience et la communication, il est normal de ramener toute l'enquê­te philosophique à ces recherches réflexives. L'exigence de vérité, ainsi que l'exigence de contemplation, tendent alors à disparaître.

 

 

 

* *

 

 

Au terme de cet itinéraire philosophique, il est facile de constater la richesse propre de la philosophie réaliste. Celle-ci est vraiment au service du développement plénier de l'homme, elle doit permettre à l'homme de découvrir ce pour quoi il est, ce pour quoi il vit, la profon­deur de son esprit; sa capacité d'aimer et de choisir une autre personne humaine comme ami, et plus profondément encore sa capacité de dé­couvrir, d'adorer et de contempler Celui qui est son Créateur. Voilà les deux grandes orientations de sa volonté, de son cœur et de son intelligence; voilà son véritable bonheur, sa finalité personnelle. Mais cette finalité ne peut se réaliser immédiatement. La personne humaine, avant d'atteindre sa fin, implique un devenir, qui se réalise dans un conditionnement: les communautés familiale et politique, unies et re­liées par la communauté de travail.

On voit toute la difficulté du problème philosophique: comment harmoniser, en l'homme, ses finalités et son devenir? En effet, il arrive facilement qu'en voulant exalter la finalité on oublie le devenir, et qu'en ne voyant plus que le devenir on ne découvre plus la finalité: on idéalise ou on matérialise, on ne parvient pas à dépasser cette distinction si radicale de la forme et de la matière. Ce dépassement ne peut se faire que si on découvre ce-qui-est et qu'on le considère du point de vue de l'être. Aussi n'est-il pas étonnant que toute philosophie idéaliste, ainsi que toute philosophie matérialiste, refuse la métaphysi­que; car elle seule peut les relativiser et montrer leur erreur.

Mais pour découvrir cette philosophie métaphysique, la philosophie qui considère ce-qui-est du point de vue de l'être, il faut avoir découvert l'originalité du jugement d'existence «ceci est», présent dans toutes nos expériences. Or ce jugement est précisément ce qui a été le plus long à découvrir (pensons à la grande montée philosophique qui précède Aristote 30) et ce que l'on a le plus vite oublié, méconnu et rejeté.

30. On retrouverait, du côté de la philosophie mise au service de la foi chez les Pères de l’Église et les théologiens, quelque chose d'analogue à la grande découverte philosophique des Grecs: il faut vraiment attendre la pensée théologique de saint Thomas pour que le juge­ment d'existence soit parfaitement explicité; et on est bien obligé de reconnaître qu'immé­diatement après saint Thomas, chez Henri de Gand, puis chez Duns Scot, Ockham, et dans toute la scolastique décadente, le jugement d'existence n'est plus compris. Quant au renou­veau thomiste, L’a-t-il véritablement redécouvert?

C’est vraiment sur la découverte de ce jugement d'existence que nous devons faire porter tous nos efforts si nous voulons redécouvrir l'au-delà de l'opposition de l'idéalisme et du matérialisme, si nous voulons redé­couvrir la vraie finalité de l'homme au-delà de son devenir, sans mépriser ce dernier.