Marie-Dominique Philippe
LETTRE A UN
AMI
Itinéraire
philosophique
Éditions
Universitaires
Édition numérique, https://www.i-docteurangelique.fr/DocteurAngelique,
Les œuvres complètes de
saint Thomas d'Aquin
CHAPITRE PREMIER: POINT DE DÉPART DE LA RECHERCHE
PHILOSOPHIQUE
CHAPITRE 2: L'INTERROGATION ET LES EXPÉRIENCES
CHAPITRE 3: PHILOSOPHIE DU TRAVAIL
CHAPITRE 4: PHILOSOPHIE DE L'AMOUR D'AMITIÉ
CHAPITRE 5: PHILOSOPHIE DE LA COMMUNAUTÉ
CHAPITRE 6: PHILOSOPHIE DE LA NATURE
CHAPITRE 7: PHILOSOPHIE DU VIVANT
Les représentations imaginatives
CHAPITRE 8: PREMIÈRE ÉTAPE DE LA PHILOSOPHIE PREMIÈRE
(MÉTAPHYSIQUE)
La substance (L’ousia grecque)
La qualité, la quantité, la relation
CHAPITRE 9: DEUXIÈME ÉTAPE DE LA PHILOSOPHIE PREMIÈRE
(SAGESSE)
La découverte de l'exister de l'Être premier
Manière d'être de l'Être premier
La causalité de l'Être premier
La Providence et le gouvernement divin
CHAPITRE 10: RÉFLEXION CRITIQUE
L'opération élémentaire de notre intelligence
(L’appréhension)
L'opération parfaite (le jugement)
Connaissances imaginative et sensible
De
tout temps la recherche d'une sagesse de vie a été chose difficile et rare;
parce que l'homme, en raison même de sa complexité et de sa richesse, risque toujours
de se distraire, de se laisser prendre par les problèmes immédiats et d'oublier
l'essentiel, d'oublier ce pour quoi il est fait, de perdre la signification
profonde de sa vie d'homme.
A
notre époque, cette recherche de la sagesse devient particulièrement
difficile, car le milieu culturel dans lequel vit l'homme d'aujourd'hui ne
favorise pas la recherche de cette sagesse, qui est considérée comme inutile,
comme une nostalgie qui n'a plus de sens, étant complètement dépassée. Le
milieu culturel en lequel vit l'homme d'aujourd'hui est, en effet, tout entier
orienté vers le développement des sciences et des techniques. On regarde avant
tout l'efficacité, et l'homme, dans sa destinée profonde, risque souvent
d'être oublié. Certes, ce développement des sciences et des techniques apporte
à l'homme de nouvelles possibilités, et même des possibilités étonnantes dans
la croissance de son pouvoir de transformation et d'utilisation de la matière,
dans sa domination sur l'univers physique et biologique. Mais ce développement,
si prodigieux et si rapide, ne devient-il pas souvent pour l'homme, dans sa vie
humaine, une sorte d'excroissance qui le déséquilibre, qui supprime son
harmonie profonde? Ce développement, pour être vraiment assumé, « humanisé »,
réclamerait de l'homme (pour reprendre l'expression de Bergson) un «supplément
d'âme», de nouvelles capacités d'aimer, de penser, de contempler. Ce
développement pourrait alors être vraiment au service de la personne humaine,
au lieu de l'asservir, de la matérialiser, comme cela, hélas! risque trop
souvent d'arriver. Car il faut bien reconnaître que, lorsque ce développement
devient la préoccupation dominante, primordiale (pour ne pas dire exclusive) de
l'homme, il s'impose et l'homme en devient l'esclave. En
s'imposant
comme l'essentiel de la vie humaine, n'engendre-t-il pas fatalement un certain
scepticisme à l'égard de la philosophie, et spécialement de la philosophie
première (philosophie de l'être, ou métaphysique)? En effet, grâce à ce
développement, la « face extérieure » de notre univers se transforme si
rapidement qu'on serait tenté de reprendre la grande affirmation d'Héraclite:
tout change, tout est relatif. Dans ce climat de transformations incessantes et
si tangibles, il est bien difficile de découvrir dans la réalité humaine autre
chose que ce qui est soumis au changement, ce qui est relatif; il est bien
difficile de discerner que l'intelligence humaine est faite, profondément, pour
aller au-delà de ces connaissances scientifiques et techniques, qu'elle est
faite pour découvrir une vérité d'un autre caractère. En un mot, il est bien
difficile de discerner que l'intelligence humaine, en ce qui est le plus
«elle-même», est faite pour atteindre ce-qni-est,
le réel existant en toute sa
profondeur; et que grâce à cela elle peut découvrir plus radicalement et d'une
manière plus ultime ce qu'est l'homme: ce qu'il est comme esprit lié au corps,
au monde sensible, et cependant capable de le transcender parce qu'il a une
destinée personnelle qui lui est propre.
De
plus, les idéologies du progrès, la dialectique hégélienne, la dialectique
matérialiste du marxisme, la méthode psychanalytique freudienne, marquent la
sensibilité et le milieu imaginatif de l'homme moderne d'une manière si directe
et si forte que souvent toute recherche de vraie sagesse semble superflue et du
reste impossible, condamnée dès le point de départ.
C'est
une évidence pour tout le monde qu'aujourd'hui tout est secoué, remis en cause,
et cela à tous les niveaux. On peut alors se poser la question: assistons-nous
à la fin d'un monde et à la naissance d'un monde nouveau? Ou assistons-nous à
la fin dernière de notre univers? On ne peut le savoir; mais ce qui semble
certain, et dont beaucoup même sont persuadés, c'est que les diverses
transformations que nous constatons aujourd'hui—transformations économiques
liées aux transformations techniques, elles-mêmes enracinées dans un progrès
accéléré des sciences — doivent nécessairement aboutir à une transformation du
milieu sociologique en lequel l'homme vit et s'épanouit. Et dans ce climat,
beaucoup, se voulant prophètes, affirment que nous assistons à la naissance
d'un nouveau type d'homme, que nous sommes en présence d'une nouvelle manière
de penser et de vivre. Bref, au nom des diverses transformations du
conditionnement humain (transformations qui s'intensifient et se précipitent
avec une si grande accélération), on déclare que l'homme n'est plus le même
être aujourd'hui qu'au Moyen Âge, qu'au temps du Christ, qu'au temps d'Aristote
ou de Socrate. On affirme que l'«homme moderne» doit être compris pour lui-même
dans sa «modernité» — ce qui souvent revient à ne plus considérer l'homme que
dans son conditionnement, à tous les niveaux, c'est-à-dire à tous les niveaux
de son devenir: on ne le regarde plus que dans son devenir. Dans cette
perspective, on élabore une anthropologie psychosociologique qui se veut
exhaustive et qui se veut philosophique; L’homme, dans sa réalité propre, n'est
plus considéré que sous ces aspects psychologique et sociologique. Ainsi; au
nom d'une anthropologie psychosociologique, qui ne regarde en l'homme que sa
situation existentielle et son comportement, on rejette toute philosophie du
réel, et surtout on tient pour périmée la métaphysique de ce-qui-est considéré du point de vue de l'être. On oublie que cette philosophie de ce-qui-est nous permet de découvrir en l'homme ses divers niveaux
de vie, sa complexité, sa véritable personne, son autonomie substantielle dans
l'être et son orientation vers un bien personnel, sa dimension spirituelle,
dimension qui demeure voilée tant que l'homme n'est considéré que dans son
conditionnement et son comportement psychosociologique '.
Ne
devrait-on pas distinguer ce qui relève des transformations économiques,
politiques, scientifiques, techniques (transformations qui sont un fait que
l'on doit reconnaître, et qui en elles-mêmes ne sont ni bonnes ni mauvaises)
des diverses idéologies nées certes dans ce climat, mais distinctes de lui, car
elles impliquent, elles, toute une conception de l'homme, de sa personne, de sa
destinée?
Ne
sommes-nous pas très souvent, aujourd'hui, en présence d'une terrible confusion
entre le fait évident de la transformation économique, technique, scientifique
de la communauté humaine, et un jugement
de valeur porté sur l'homme et sa destinée, jugement impliquant toute une
vision philosophique plus ou moins explicite'? De la transformation économique,
scientifique, sociale, on passe à la transformation de tout l'homme, en ce
qu'il a de plus profond; et par là on en arrive à faire de l'homme un robot, un
rouage au sein d'un développement économique, d'une transformation cosmique...
Une
telle confusion ne s'est certes pas réalisée subitement. N’Est-elle pas le
fruit de toutes les philosophies idéalistes, de toutes les idéologies issues de
la philosophie hégélienne'?
Si
l'on s'inquiète aujourd'hui avec raison de la pollution de l'air, de la mer et
bientôt de la terre, si l'on prend conscience de l'urgence de ce problème (car
c'est vraiment la survie biologique de l'espèce humaine qui est en cause), on
devrait, si l'on était un peu lucide, s'inquiéter encore beaucoup plus
profondément de la pollution du milieu culturel en lequel les jeunes doivent
développer leur esprit et leur cœur. Car
1.
Ajoutons que ce qui est vrai aujourd’hui de la réflexion philosophique l'est
également au niveau de la réflexion théologique. On voudrait souvent
aujourd'hui, faire une nouvelle théologie en ne se servant plus que d une
anthropologie psychosociologique. Là encore. on ne s’intéresse plus qu’à la «modernité»
de l'homme, en oubliant de le considérer dans sa véritable dimension
spirituelle, sa capacité de découvrir la Réalité transcendante.
9
si
la pollution du milieu biologique peut favoriser l'éclosion de toute espèce de cancers,
la pollution du milieu culturel peut favoriser l'éclosion de toutes sortes de
fausses idéologies, mal encore plus effrayant au niveau du développement de
l'intelligence et du cœur de l'homme.
Devant
ce danger, on ne peut demeurer indifférent: il n'y a pas de neutralité
possible, car la neutralité serait déjà une sorte de compromission. Notre
intelligence n'est-elle pas faite pour la découverte de la vérité? Notre cœur
n'est-il pas fait en premier lieu pour aimer une personne humaine, pour l'aimer
comme un ami? Ne plus vouloir lutter pour la conquête de la vérité, en
considérant qu'il est impossible d'atteindre la vérité, ne plus vouloir
rechercher un véritable amour d'amitié entre les hommes, en considérant que
l'amour d'amitié est impossible, serait le fait d'un grave scepticisme et d'un
désespoir angoissé.
L'homme
normal, en face d'un danger menaçant, cherche à se fortifier pour lutter, pour
se sauver et sauver ceux qui sont proches de lui. Nous n'avons pas le droit de
nous laisser enliser sans lutter de toutes nos forces pour sauver notre esprit,
notre capacité d'atteindre la vérité et d'aimer, et pour sauver l'esprit,
l’intelligence et le cœur de ceux qui nous suivent, qui sont nos «cadets» dans
l'humanité.
Reconnaissons,
du reste, que nous sommes dans une situation tout à fait privilégiée pour
reprendre cette recherche de la vérité. Car nous sommes descendus très bas; et
si nous sommes comme «au creux de la vague », nous ne pouvons guère descendre
beaucoup plus bas! Quand on pense aux diverses idéologies qui sont nées depuis
une centaine d'années, et quand on regarde la dernière d'entre elles, la
philosophie analytique, on est bien obligé de reconnaître que la métaphysique y
est réduite à néant, à tel point que non seulement l'existence de Dieu est
rejetée, mais que l'homme lui-même, en ce qu'il est comme personne, au plus
profond de son être, n'est plus considéré du tout. On ne peut guère aller plus
loin dans l'abandon de la signification profonde de la philosophie. Celle-ci
n'a-t-elle pas toujours été au service de l'homme, pour permettre à celui-ci de
découvrir sa véritable finalité? Dans la philosophie analytique, où l'homme
disparaît, on ne considère plus ses œuvres, ses effets, comme des effets de
l'homme, mais en eux-mêmes, comme des faits, des donnés dont on saisit les
conséquences et les antécédents.
Mais,
pour reprendre les vers de Holderlin que Heidegger aimait à citer, «là où est
le danger, là aussi croît ce qui sauve». Le moment où l'on touche la plus
grande dégradation n'est-il pas proche d'un nouvel élan? Toute résurrection
n'exige-t-elle pas un cadavre? Toutefois, pour que le cadavre ressuscite, il
faut un esprit nouveau qui lui redonne une nouvelle vie. N'est-ce pas pour nous
une obligation de tout faire pour donner ce nouvel esprit, pour redonner à
l'intelligence humaine sa véritable vie, la reprendre en ce qu'elle a de plus
profond, de plus radical—j'allais presque dire: dans son premier souffle?
On
m'objectera, je le sais, que revenir à une métaphysique, c'est revenir à du
passé, c'est se fixer dans l'immobilisme, s'isoler du monde moderne,
s'installer en dehors de l'évolution, puisque la métaphysique nous établit tout
de suite au-delà du constatable immédiat, du mesurable... Mais si on comprend
ce qu'est une philosophie réaliste et, à son sommet, une métaphysique de ce-qui-est, ces objections tombent, puisque,
comme nous le verrons, le point de départ d'une philosophie réaliste est notre
expérience du monde réel actuel, de l'homme tel qu'il est, selon toutes ses
dimensions. Une véritable philosophie, et une véritable métaphysique, ne
s'installent pas dans le domaine des idées, des principes immuables: elles
cherchent à connaître le réel, l’homme existant, tel qu'il est dans sa
complexité d'être vivant et dans son unité d'être et d'esprit. II est évident
que la philosophie ne peut se contenter de décrire ce que nous voyons, ce que
nous constatons; elle ne peut se contenter de mesurer le réel observable. Elle
cherche—et c'est sa besogne propre—à analyser le réel expérimenté en le saisissant
dans toutes ses dimensions, spécialement l'homme, qui ne peut être un « être
unidimensionnel ». Voilà ce que je voudrais montrer, au-delà des objections
que je viens de mentionner et qui proviennent d'idéologies qui, ne voulant plus
distinguer l'idée de la réalité, ne peuvent plus saisir le réel,
l’homme existant, tel qu'il est: elles le relativisent en fonction d'un a priori.
Si
la reprise de la recherche philosophique demande, à notre époque, de se faire
d'une manière radicale, il ne suffit donc pas de faire du «replâtrage», de
compléter une philosophie déjà existante en y intégrant certains problèmes
actuels. En effet, c'est l'esprit lui-même qui a été comme brisé. Le primat de
la négation est allé si loin que l'intelligence, dans son fondement, dans sa
relation même avec l'être, est véritablement brisée. Aussi est-il nécessaire de
redécouvrir en premier lieu le point de départ de toute recherche
philosophique, au-delà de cette rupture.
Or,
précisément, en considérant les diverses philosophies occidentales, on
constate que le point de départ n'est pas toujours le même. Pour certains
philosophes, c’est l'expérience, L’expérience entendue en ce sens très précis:
L’intelligence, présente aux activités sensibles, porte sur les réalités
senties un jugement d'existence—«ceci existe», «ceci est». N’est-ce pas la
position des premiers «physiciens» et même, en partie, d'un Héraclite et de
tous ceux qui regardent avant tout l'univers (des «empiristes»)? C'est surtout
la position d'Aristote et, à sa suite, de saint Thomas.
Pour
d'autres, le point de départ est l'expérience intérieure de l'âme, de la
connaissance que nous vivons actuellement. Cette expérience interne me fait
découvrir mon intériorité, ma vie spirituelle. Cette position est en partie
celle de Platon; elle est surtout celle de Plotin, de saint Augustin et de
beaucoup de philosophes contemporains, dits « existentialistes ».
Pour
d'autres encore, le point de départ est la conscience, la réflexion sur l'acte
de notre propre pensée, sur le cogito. N'est-ce
pas de cela que nous sommes le plus certains'? N'est-ce pas cela que nous
saisissons de la manière la plus immédiate? II semble donc que ce soit à partir
de là que doive s'élaborer toute la recherche philosophique... Cette position
est celle d'Ockham, de Descartes et de tous les phénoménologues contemporains.
Pour
d'autres encore, le point de départ de la recherche philosophique est
l'inspiration, L’intuition poétique qui nous permet de découvrir l'invisible
présent au-delà du visible. Le fruit d'une telle intuition poétique ne se
concrétise-t-il pas dans ce qu'on a appelé les « idées innées», enracinées dans
notre esprit et nous permettant de découvrir l'être au-delà du conditionnement
du devenir? Parménide est peut-être le premier philosophe de l'intuition, qui
prend chez lui le mode d'une « révélation»; chez Platon elle s'exprimera dans
la réminiscence des Formes idéales et, chez Malebranche, dans les idées innées.
On retrouvera l'intuition philosophique chez Bergson, mais sous un mode
beaucoup plus subjectif; il ne sera plus question alors de «Formes idéales», ni
d'«idées innées», mais de l'«intuition de la durée».
Pour
d'autres enfin, la recherche philosophique part de l’opinion des autres: on
accepte ce que les autres ont dit sur les diverses questions qui se posent, et
on cherche à préciser leurs dires en confrontant entre elles leurs opinions
diverses. Ne serait-ce pas une manière intéressante et habile de philosopher
(une manière élégante et rhétorique), puisqu'on se sert des ébauches de ceux
qui ont philosophé avant nous, ébauches qui demandent à être dépassées? De
fait, c'est trop souvent, hélas! la philosophie des « professeurs » qui, faute
d'intuition et d'expérience, s'appuient sur les opinions des autres...
II
y a bien là comme cinq points de départ irréductibles l'un à l'autre, qui
cependant sont parfois liés, ou au contraire s'opposent. Toutefois, il est
évident que ces points de départ n'ont pas tous la même valeur; il est très important
de le comprendre.
La
première chose à faire, si nous voulons entreprendre une recherche
philosophique, est donc de savoir lequel de ces points de départ nous allons
prendre. On nous dira peut-être que l'acceptation de tel ou tel point de départ
est un choix a priori, en ce sens que
ce choix présuppose une position philosophique. Or la vraie philosophie ne
doit-elle pas être sans aucun a priori? Le
philosophe n'est-il pas celui qui, progressivement, rejette tous les a priori pour être de plus en plus
capable de saisir tout ce qui peut le conduire à la vérité? Tout a priori n'est-il pas une limitation qui
nous enferme en nous-mêmes et nous empêche d'écouter l'autre, de le comprendre
en ce que, précisément, nous ne sommes pas?
Pour
éviter tout a priori, il faut
découvrir comme point de départ ce qu'il y a de plus radical et ce qui s'impose
à notre connaissance comme excluant tout choix possible (tout choix, en effet,
implique un aspect volontaire et, à ce titre, constitue un a priori pour notre connaissance). Autrement dit, le point de
départ d'une philosophie réaliste— d'une philosophie qui refuse tout a priori—ne peut être que celui qui est
plus radical que les autres et qui, par le fait même, ne peut être contenu par
les autres. II faut donc que ce point de départ n'en présuppose aucun autre,
sans pour autant les exclure, mais en les situant à leur place, selon leur
valeur propre. Car le propre de la connaissance philosophique est d'être la
plus radicale qui soit, la plus exhaustive, une connaissance primordiale et en
même temps ultime, celle au-delà de laquelle on ne peut aller. Elle est donc ce
qui correspond aux exigences les plus profondes de notre intelligence humaine,
comme intelligence.
Si
nous regardons dans cette lumière les divers points de départ de la philosophie
occidentale, il semble évident que le point de départ de la philosophie ne peut
être que l'expérience au sens le plus fondamental, celle qui est le fruit de
l'alliance de notre intelligence et de nos sens externes. Une telle expérience
implique le jugement d'existence, par où nous reconnaissons que telle réalité
existe, qu'elle est, qu'elle s'impose
à nous comme une véritable réalité existante, non seulement autre que notre intelligence, mais aussi
autre que nous-mêmes dans notre propre existence. Notre intelligence, dans ce
jugement d'existence, est capable de reconnaître cette réalité comme existante
et comme pouvant lui apporter une nouvelle détermination.
Ce
point de départ n'exclut pas l'expérience interne, mais il permet de comprendre
que cette expérience, si intéressante qu'elle soit, n'est pas première au
niveau de la recherche de la réalité. Car l'expérience interne peut seulement
nous dévoiler une certaine manière d'exister, une manière d'exister toute
relative, ayant un mode «intentionnel 2» —qu'il s'agisse de l'intentionnalité
de la connaissance intellectuelle et sensible, ou de l'affectivité volontaire
et passionnelle, ou encore de celle de l'imaginaire. Certes, L’expérience
intérieure a le privilège de nous permettre de saisir immédiatement ce que nous
vivons au niveau spirituel: notre amour libre (amour de choix) à l'égard de
notre ami, notre connaissance intellectuelle. Elle nous livre donc bien quelque
chose d'unique, elle nous donne un contact intime avec quelque chose de
spirituel. C'est ce qui explique qu'elle puisse si facilement nous séduire et
que, si facilement, nous la considérions comme l'expérience privilégiée qui
nous introduira immédiatement dans le domaine de l'esprit, tandis que
l'expérience qui se fait par le moyen des sens externes, et qui porte sur le
monde sensible, demeure liée aux réalités matérielles. Mais si nous cherchons à
connaître la réalité en ce qu'elle a de plus «elle-même», nous devons constater
que seule l'expérience qui se réalise à l'aide des sens externes permet au
jugement d'existence de découvrir une réalité existante autre que nous-mêmes,
et de la saisir dans sa propre existence actuelle; tandis que le jugement
d'existence présent dans notre expérience intérieure ne nous fait pas découvrir
une réalité autre que nous: il nous met en présence de l'existence réelle de
nos actes de connaissance et d'amour, actes qui n'existent que selon un mode
intentionnel. Si intéressantes et révélatrices qu’elles soient, nos expériences
internes ne peuvent être premières au sens fort, dans une recherche
philosophique qui se veut radicale. Elles sont certes plus proches de « nous »,
de notre réflexion, mais non de la réalité existante.
Prendre
l'expérience des réalités sensibles comme premier point de départ n'exclut pas
non plus que l'on puisse s'intéresser à la « conscience » en ce qu'elle a de
propre; mais celle-ci n'est plus regardée comme un point de départ. En effet,
en toute expérience (qu'il s'agisse de l'expérience interne ou de l'expérience
externe), notre conscience s'éveille et nous pouvons la regarder pour
elle-même. Mais ce faisant, nous oublions sa source; car la conscience ne peut
exister que si nous expérimentons les réalités existantes extérieures à nous,
ou les réalités qui nous sont immanentes: nos propres activités. Nous prenons
conscience de ce que nous vivons. Cette conscience que nous avons de nos
diverses activités, si elle est essentielle à notre vie humaine, n'est
cependant pas première, encore une fois; elle ne peut donc pas être le point de
départ de notre recherche philosophique, bien qu'elle soit ce que nous
saisissons avec le plus de clarté et le plus de lucidité. Si nous prenons la
conscience comme point de départ, tout le contenu de nos expériences, en tant,
précisément, qu'il nous dépasse, qu'il nous échappe, est laissé de côté. Nous
nous enfermons dans ce qui nous est le plus connaturel, ce qui est le plus
proche de nos activités humaines, nous demeurons dans l'immanence du vécu et
nous ne pouvons plus en sortir, puisque ce qui est antérieur à cette conscience
est comme oublié, laissé de côté.
Quant
à l'inspiration et à l'intuition, elles ne sont pas rejetées, mais elles sont
relativisées par rapport à nos expériences externes. Car si celles-ci nous
mettent face à ce-qui-est, à ce qui
s'impose à nous comme autre que nous, L’inspiration, provenant de nous, ne peut
nous mettre en présence que de réalités «possibles», n'existant que d'une
manière «intentionnelle». De même pour l'intuition, mais d'une manière
différente; car l'intuition ne peut nous révéler qu'une nouvelle forme, une
nouvelle relation: elle ne porte pas directement sur ce-qui-est. Elle ne peut donc être le point de départ d'une
philosophie qui cherche à saisir la réalité en ce qu'elle a de plus
fondamental. Si le point de départ de l'art est le possible, si l'art réalise
tel ou tel possible en l'«incarnant», la philosophie, elle, part de ce-qui-est. On ne fait pas la
philosophie du possible, mais de l'homme qui
est, et de tout ce qui est relatif à l'homme.
De
même, si les mathématiques envisagent en premier lieu les possibles, les
rapports, les relations (ce qui permet de comprendre le lien qui existe entre
les mathématiques et l'art), la philosophie, elle, ne peut considérer en
premier lieu les possibles, les relations. Si elle les considère, c'est
toujours relativement à ce-qui-est. à
l'homme-existant considéré en lui-même.
On
comprend alors qu’une philosophie qui s'appuie proprement sur l'inspiration et
l'intuition, les considérant comme son point de départ, ne puisse jamais se
distinguer nettement de l'art et des mathématiques; elle reste toujours une
philosophie du primat du possible, du primat de la relation. N'est-ce pas
précisément ce qui caractérise les philosophies idéalistes? L'idéalisme ne
considère-t-il pas le possible comme le
réel en ce qu’il a de premier (le concret existant n'étant qu'une modalité
du possible, une réalisation limitant ce possible, en un mot une application,
une «position»)?
Enfin,
il est évident que les opinions des autres philosophes ne peuvent servir de
point de départ à une véritable recherche philosophique de ce-qui-est. Car ces opinions ne sont pas ce qui existe, ce qui est en premier lieu; elles sont le fruit d'une réflexion humaine.
Cependant ces opinions ne doivent pas être rejetées systématiquement comme
inutiles; car le philosophe ne peut se désintéresser de ce que les autres
philosophes et les autres hommes ont pu dire avant lui sur la réalité qu'il
cherche à comprendre. En effet, ou bien ces hommes ont, avant lui, atteint la
vérité, et il doit alors le reconnaître et s'en servir pour pouvoir lui-même,
de nouveau, découvrir cette vérité et la confirmer grâce à leurs dires; ou bien
ils se sont trompés et ont erré, et il est intéressant pour lui de saisir
pourquoi ils n'ont pas pu atteindre la vérité; il doit alors se servir de ce
qu'ils ont dit pour éviter de se tromper lui-même de la même manière, et pour
les critiquer.
Les
opinions des philosophes sur un sujet important à traiter (opinions qui, du
reste, sont souvent très diverses) aident à «nouer» le problème en manifestant
toute sa difficulté. Nous pouvons donc nous servir de ces opinions pour
aiguiser notre intelligence et nous aider à mieux voir la complexité du
problème posé.
En
résumé, on peut dire que le point de départ d'une philosophie réaliste —celle
qui rejette initialement tout a priori— ne
peut être que l'expérience au sens le plus fort, impliquant un jugement
d'existence sur une réalité existante autre que nous; mais que les autres
sources de connaissance ne sont pas pour autant exclues: elles sont
relativisées.
L'expérience
est à l'origine de l'admiration. Elle nous met en effet en présence d'une
réalité autre que nous, qui possède en elle-même quelque chose que notre
intelligence ne saisit pas parfaitement; en ce sens on peut dire que cette
réalité que nous découvrons a en elle-même quelque chose qui nous dépasse.
C'est pourquoi, si nous saisissons bien quelque chose de cette réalité, nous
ignorons aussi, profondément, ce qu'elle
est. Sans doute sommes-nous capables de dire, par exemple, que cette
réalité est un chien; mais nous savons aussi que ce chien splendide qui est
devant nous, nous ne savons pas ce qu'il
est profondément. Ainsi la réalité expérimentée peut éveiller en nous un
sentiment d'admiration qui nous maintient en éveil, qui nous empêche de passer
notre chemin simplement en nous servant de cette réalité, en l'utilisant sans
la regarder pour elle-même. L'admiration, en effet, non seulement maintient le
regard de l'intelligence sur ce qui est expérimenté, mais aussi empêche
l'intelligence de se limiter en se fixant au donné immédiat de l'expérience;
car elle pressent, elle «devine», que ce donné immédiat n'est pas la réalité
en toute sa plénitude, et même que ce donné immédiat risque toujours de cacher
ce qu'il y a de plus profond dans la réalité. On pourrait presque dire que
l'intelligence, grâce à l'admiration, s'éveille d'une manière nouvelle,
qu'elle a comme l'intuition que ce-qui-est, précisément en tant qu'il est, ne peut se ramener aux diverses
données saisies immédiatement (et qui seront schématisées dans les
«catégories»). Pour emprunter une image à Platon, on pourrait dire que
l'admiration dresse notre intelligence face à la réalité expérimentée comme le
chien de chasse en arrêt devant le gibier caché dans le fourré. C'est pourquoi
l'admiration suscite normalement l'interrogation.
L'intelligence,
en interrogeant, veut saisir ce qu'est la
réalité expérimentée; elle veut connaître plus profondément. L'interrogation,
c'est L’intelligence qui s'éloigne momentanément de la réalité expérimentée
pour mieux la saisir, pour mieux la comprendre. C'est l'intelligence qui
manifeste son désir, son appétit de savoir. Elle se tend comme un arc pour
mieux saisir, pour envoyer sa flèche, son dard, son regard impitoyable qui veut
démasquer la complexité de la réalité expérimentée, qui veut l'analyser pour
mieux la saisir. Une intelligence qui n'interroge plus ne peut plus progresser:
elle plafonne. Merleau-Ponty disait que l'idéaliste n'interroge plus. On
pourrait dire qu'une intelligence dialectique n'interroge plus: elle veut
ramener le réel à ce qu'elle en saisit, abandonnant du même coup ce qu'elle ne
comprend pas. Au contraire, une intelligence qui interroge est en appétit de
progrès, elle veut avancer, approfondir... rien ne l'arrête. Là encore elle est
comme le chien de chasse qui, dressé devant le gibier caché, veut le faire
surgir. L'interrogation est pour le philosophe ce que l'hypothèse est pour le savant.
L'interrogation n'est-elle pas comme l'hypothèse radicale, fondamentale,
L’hypothèse sous sa forme la plus élémentaire, exprimant simplement et
exclusivement l'appétit naturel qu'a l'intelligence de pénétrer plus avant dans
la réalité existante, sans la modalité « possible» qui caractérise l'hypothèse?
On demeure dans un dialogue direct de l'intelligence et de la réalité
existante.
Mais
il y a, de fait, diverses interrogations fondamentales, qui indiquent les
diverses voies de recherche de notre intelligence en appétit de découverte. A
la suite de Socrate, le grand philosophe de l'interrogation, Aristote a précisé
les diverses formes d'interrogation, leurs structures irréductibles. Dès
qu'elle a reconnu que telle réalité existe, L’intelligence cherche immédiatement
à savoir ce qu'elle est. Grâce à
l'orientation de cette interrogation, elle découvre la détermination de la
réalité, son intelligibilité propre, sa forme, sa différence, par où elle se
distingue des autres réalités. Ensuite l'intelligence interroge pour savoir en quoi est cette réalité; par là elle
cherche à découvrir la matière en laquelle se réalise cette forme. Ces
interrogations sont très explicites quand on est en face d'une œuvre
artistique, d'un outil, d'une machine: quelle est sa matière? bois, acier,
nylon?...
L'intelligence
se demande aussi d'où vient cette
réalité: quelle est son origine, immédiate ou lointaine, quel est celui qui l'a
faite. L'intelligence se demande enfin en
vue de quoi existe cette réalité: est-ce un outil dont on se sert? est-ce
quelque chose de naturel? est-ce une personne qu'on considère pour elle-même,
qu'on cherche à connaître pour elle-même? L'intelligence peut encore se
demander sur le modèle de quoi telle
réalité a été faite: elle peut chercher son prototype, pour mieux la connaître,
pour saisir sa forme d'une manière exemplaire.
Mais
est-ce suffisant? L'intelligence, en effet, peut aussi se demander comment cette réalité est, comment elle
a été faite, comment elle peut être conservée, comment elle peut se corrompre,
comment elle peut être modifiée, complétée, utilisée, dominée... Cette question
du comment, on le voit bien, est
seconde par rapport aux précédentes, et on ne peut y répondre parfaitement
qu'en présupposant les réponses à ces précédentes questions (or très souvent,
il faut bien le reconnaître, nous voulons répondre immédiatement au comment, demeurant ainsi au niveau du
conditionnement et du phénomène).
Dans
l'ordre pratique de l'action prudentielle — de 1'« agir » (de l'agere) — et de la réalisation
artistique et technique — en un mot, du «faire» (du facere) —, on doit encore préciser le lieu et le temps (situation
et occasion): quand faut-il agir? Peut-on disposer de tel ou tel lieu pour
agir? Est-on dans une situation adéquate? L'occasion est-elle favorable? Les
circonstances de temps et de lieu, qu'on cherche ainsi à déterminer, sont
capitales pour qu'une action humaine réussisse et soit parfaitement efficace.
La question du nombre, celle de la grandeur, celle de la vitesse sont aussi
très importantes (pensons, par exemple, à l'économie et à la défense), car le
nombre peut transformer profondément le conditionnement d'une action, à tel
point qu'il semble en modifier la nature; mais, du point de vue philosophique,
ces questions sont évidemment secondaires (sauf bien sûr sans une perspective
dialectique).
Profondément,
dans la recherche philosophique, ce sont bien les cinq premières questions qui
sont les plus importantes. Ce sont les plus fondamentales, celles qui se posent
toujours quand on est en présence d'une réalité existante. L'ordre de ces
questions varie, mais elles reviennent toujours, et on ne peut les éviter. La
question du comment est également
essentielle, mais elle se pose en second lieu, du moins dans l'ordre de la connaissance
philosophique; car dans l'ordre des réalisations, de l'efficacité, le comment devient primordial — et
peut-être aussi dans le développement des connaissances scientifiques. Nous
touchons là un problème extrêmement important qu'il faudrait analyser pour
mieux saisir en quoi diffèrent le cheminement du philosophe et celui du savant.
Le philosophe n'est-il pas avant tout l'homme des cinq premières questions,
L’homme du pourquoi? Le savant, lui,
n'est-il pas avant tout l'homme du comment,
surtout quand ses connaissances scientifiques sont utilisées à des fins
techniques?
Étant
donné l'importance de ce problème des interrogations pour le philosophe
réaliste—puisqu'elles lui indiquent les voies à suivre—, nous devons pousser
plus loin l'analyse. Pouvons-nous dire que ces cinq grandes interrogations
s'imposent à nous (indépendamment de l'autorité d'Aristote) et que, par le fait
même, il ne peut y en avoir d'autres et qu'elles doivent nécessairement être
considérées toutes les cinq par celui qui se veut philosophe?
Notre
intelligence n'atteint la réalité, en ce qu'elle a de plus elle-même, qu'à
travers nos sensations, puisque tout jugement d'existence résulte d'une
alliance de notre intelligence et de nos sensations externes.
Cela
étant, nous pouvons comprendre que le contact de notre intelligence avec
ce-qui-est peut se réaliser selon cinq modalités différentes —ce qui nous
permet de saisir qu'il y a bien comme cinq déterminations fondamentales de
notre intelligence (on pourrait dire: comme cinq « plis » fondamentaux), par où
celle-ci peut interroger et, par là, retourner vers les réalités expérimentées
pour découvrir en celles-ci autre chose que ce qui est immédiatement donné
(passage de l'«existentiel» à 1'« existential »). Ces cinq déterminations
fondamentales sont à la fois comme les orientations de notre intelligence et
les possibilités qu'elle a de dépasser les données immédiates de nos
expériences. Liée à la vision, L’intelligence
cherche à préciser la détermination de la réalité vue: ce qu'elle est; liée au toucher,
elle cherche à déceler ce qu'il y a de tout à fait fondamental dans la
réalité touchée: en quoi elle est; liée
à l’ouïe, elle cherche à saisir l'origine de cette réalité expérimentée
par le son, le bruit: d 'où vient-elle? Liée
à l'odorat, L’intelligence cherche à
saisir en vue de quoi est cette
réalité qui attire par son odeur; liée au goût,
elle cherche à découvrir le modèle de
cette réalité saisie dans sa saveur propre.
Certes,
ce n'est pas de manière immédiate que nous discernons ces liens secrets et
profonds, et cela parce que nous sommes très loin de nos expériences premières,
toutes qualitatives. Nous réfléchissons plus à partir de nos représentations
imaginatives qu'à partir de nos sensations. De celles-ci nous avons toujours un
peu peur: ne peuvent-elles pas nous tromper? Elles le peuvent, c'est bien
évident; mais ce n'est pas une raison pour ne pas s'en servir. La crainte est
souvent mauvaise conseillère! Nous devons au contraire être d'autant plus
vigilants et attentifs à l'originalité de ces alliances: alliance de
l'intelligence et de la vision, de l'intelligence et du toucher... Nous
découvrons alors ces orientations, ces appels qui se précisent en
interrogations.
Cependant
ces alliances impliquent aussi l'imagination. Celle-ci est-elle pas entre les
sensations et l'intelligence? Par elle et en elle toutes les sensations
s'unissent dans l'«image» représentant la réalité qui est expérimentée. Or
cette image ramène la diversité des contacts à une certaine unité. N'est-ce pas
ce qui explique que si facilement la diversité des interrogations se ramène à
l'unique interrogation du comment? L'image,
en effet, ne suscite en notre intelligence qu'une seule interrogation: celle du
comment, celle de la composition ou
de la division des divers éléments que l'image synthétise ou oppose. C'est
pourquoi, dans la mesure où l'image se substitue aux diverses sensations, une
seule interrogation demeure: celle du comment.
Interrogeant
de ces diverses manières, L’intelligence revient à la réalité expérimentée,
désirant découvrir dans cette réalité ce qu'elle cherchait. On est ici en
présence d'une coopération très particulière de l'intelligence-interrogeante et
de la réalité expérimentée. Cette coopération réalise ce qu'on appelle une
«induction», c'est-à-dire la découverte d'un principe propre et d'une cause
propre. A chacune des interrogations correspondra une induction spéciale, la
découverte d'un principe propre. Par là se réalise la première analyse
philosophique de la réalité expérimentée. En analysant de cette manière ce
qu'il y a de plus profond dans la réalité expérimentée, L’intelligence saisit ce qu'elle est (sa détermination), en quoi elle est (sa matière), d'où elle vient (son origine), en vue de quoi elle est (sa fin). Ces
inductions sont bien le passage du visible à l'invisible. C'est par elles que
l'intelligence découvre son bien propre, ce qui la perfectionne. Aussi la vraie
qualité d'une intelligence se découvre-t-elle dans sa capacité d'induire, de
découvrir les principes propres de la réalité expérimentée, beaucoup plus que
dans son aptitude à déduire.
Après
la découverte des principes, L’intelligence revient à la réalité expérimentée
en la considérant dans cette nouvelle lumière, celle de ses principes propres,
afin de découvrir comment, en cette
réalité, se réalisent ces principes, quelle est leur manière d'exister. C'est
alors que l'intelligence peut déduire les propriétés de la réalité, connaître
parfaitement, c'est-à-dire par et dans ses causes propres, la réalité
expérimentée. C'est cette connaissance parfaite qu'Aristote appelait «science»
et qui était pour lui la connaissance philosophique.
Voyons
maintenant quelles sont les grandes expériences de l'homme nous permettant de
découvrir ses principes et ses causes propres.
La
première expérience, la plus proche de l'homme, celle à laquelle il revient
toujours, est celle du travail; et,
parallèlement à cette expérience, il y a celle de l'amour d'amitié. Telles sont bien les deux expériences les plus
connaturelles à l'homme; celle qui lui permet de saisir combien il est partie de l'univers tout en étant
capable de le modifier, et celle qui lui fait saisir combien il peut être
proche de l'homme son semblable, L’aimer, comment il peut le connaître (comme
un autre lui-même) et vivre avec lui.
Ces
deux expériences conduisent normalement à une troisième expérience: celle de
l'homme faisant partie d'une communauté, coopérant avec les autres, devenant
source du bien commun tout en dépendant de celui-ci. Voilà les trois grandes
expériences de la vie humaine sur lesquelles, nous le verrons, doit s'élaborer
toute la philosophie humaine, la philosophie pratique. Là est vraiment la base
de toute philosophie réaliste: L’homme présent à l'univers et le transformant,
L’homme présent à l'homme et coopérant avec lui pour former un milieu humain.
Suivant l'ordre de valeur que l'on reconnaît entre ces trois expériences, on a
de l'homme des conceptions philosophiques différentes.
Mais
cela ne suffit pas; nous ne pouvons pas en rester là, car ces trois expériences
en supposent trois autres, plus fondamentales. L'expérience du travail implique
celle de la matière (ce qui est capable d'être transformé); L’expérience de
l'amour d'amitié implique celle du vivant (car l'ami peut mourir et mon amour
pour lui ne peut être source de sa vie). Quant à l'expérience de la coopération
qui édifie le «bien commun», elle nous fait poser une nouvelle question sur la
finalité propre de l’homme: L’homme peut-il trouver sa fin, son plein
épanouissement d'homme, dans la coopération? La personne de l'homme n’a-t-elle
pas en elle-même quelque chose de plus grand, de plus noble, de plus spirituel
que la coopération qui demeure toujours liée au bien commun? Qu'est cette
personne humaine? Comment saisir sa noblesse? La personne humaine, en ce
qu'elle a de plus «personnel», n’est-elle pas ordonnée à un autre bien, au-delà
de la personne humaine, qui soit absolu'? Mais existe-t-il un Bien absolu? Le
philosophe doit se poser la question, car il n'en a pas d'expérience immédiate.
Même si les traditions religieuses en parlent, le philosophe, lui, ne peut
accepter a priori ces traditions; il
doit en chercher le bien-fondé. Le philosophe est donc obligé, à partir de
l'expérience de la coopération, et en vertu de l'interrogation: «Qu'est-ce que
l'homme?», de revenir à ce qui est commun à toutes nos expériences, à ce qui
les fonde toutes radicalement, le jugement d'existence saisi en lui-même: «ceci
est»; et, par là, de se poser le problème de l'être: qu'est-ce que l'être'?
Grâce
à ces trois dernières expériences, nous pouvons mieux saisir ce qu'est l'homme:
le saisir comme impliquant, par son corps, une matière capable de subir les influences de l'univers; le saisir
comme le vivant par excellence
jouissant d'une autonomie profonde, capable de s'organiser et de se développer;
le saisir comme une personne capable
de se poser la question: «Existe-t-il une Réalité transcendante?», et capable
d'adorer cette Réalité et de la contempler.
Toute
la philosophie ne cherche-t-elle pas à comprendre le plus parfaitement possible
ce qu'est l'homme, et à discerner les diverses orientations qui lui sont
possibles? A ces recherches s'ajoute la réflexion critique. Toute philosophie,
en effet, demande d'être lucide sur elle-même dans toutes ses démarches. Elle
doit les comparer avec celles des autres philosophies et justifier ses propres
orientations. Cette ré
flexion
critique implique également l'art de penser
et de dire, avec rectitude et
avec la plus grande justesse logique, ce qui permet une communication plus
claire, plus nette. II y a manière et manière de dire ce que nous portons en
nous, ce que nous pensons. Nous pouvons le dire en cherchant avant tout à faire
saisir à l'autre le contenu conceptuel de notre pensée; et si cette pensée veut
être le plus exacte possible, il faut que notre dire se serve de la logique pour être lui-même le plus exact
possible. Si, au contraire, nous désirons communiquer avant tout nos
impressions, ce que nous ressentons profondément, notre dire devra alors être poétique; il n'aura plus recours à la
logique, mais à l'art poétique.
Examinons
maintenant chacune de ces étapes de la recherche philosophique.
Inutile
d'insister sur le fait de l'expérience du travail. Cette expérience est
certainement celle que les hommes font le plus, et le plus souvent. C'est
vraiment celle qui les marque le plus et qui leur fait le mieux saisir leur
conditionnement: leur temporalité, leur dépendance à l'égard de l'univers,
ainsi que leur capacité de le transformer. Cette expérience semble bien être la
première, selon l'ordre génétique. Car si l'appétit naturel, c'est-à-dire
l'appétit instinctif, sensible et passionnel du lait maternel est certes, du
point de vue génétique, la première activité vitale manifeste de l'enfant, cet
appétit instinctif et sensible n'est pas pleinement conscient pour celui qui le
vit. On ne peut le considérer comme une véritable expérience. De plus, cet
appétit implique-t-il un amour volontaire, spirituel, de l'enfant à l'égard de
sa mère, ou même à l'égard de la Source propre de son être? C'est là une
question à laquelle on ne peut répondre immédiatement; y répondre
affirmativement ou négativement, sans une réflexion philosophique, serait un a priori. Par conséquent, à supposer que
l'on réponde affirmativement, cette réponse ne serait pas le fruit d'une
expérience immédiate sensible. Aussi semble-t-il bien que l'expérience du
travail, c’est-à-dire de la transformation de la matière (au sens très
général), soit notre première expérience, génétiquement parlant; car cette
expérience est vraiment consciente et implique un certain jugement d'existence.
Quand le petit garçon s'amuse avec un jeu de construction, ou la petite fille
avec une poupée, ni l'un ni l'autre n'a guère conscience de ce qu'il fait: ils
jouent et, en jouant, ils demeurent dans un monde imaginaire, merveilleux. Dès
que commence l'école, il faudra «travailler», se soumettre à certains
règlements, et ce travail réclamera attention et réflexion, ce qui éveillera
une certaine conscience.
Si
le travail est vraiment notre première expérience consciente, on comprend que cette
expérience conditionne toutes nos autres expériences et que même, si nous n'y
prenons pas garde, elle les détermine. Car, nous le savons, ce qui est premier
dans un genre donné conditionne tout ce qui vient après lui; et même (le
premier d'une série n'est-il pas chef de file?) tout ce qui vient après lui est
relatif et dépend de lui. Ajoutons que, très souvent (c'est le phénomène de la
«répétition »), tout ce qui vient après lui est déterminé par lui. Si on
considère l'homme uniquement dans son devenir, dans sa relation au monde
physique, le travail n'est plus seulement l'expérience génétiquement première:
il devient l'expérience dominante, celle à laquelle il faut référer toutes les
autres. N'est-ce pas ce qui arrive dans toute position philosophique politique,
qui ne regarde que l'aspect collectif de l'homme, puisque, si on ne regarde
plus que le conditionnement de l'homme, c'est nécessairement cette expérience
qui est au centre?
L'expérience
du travail permet de saisir comment l'homme domine la matière et comment il
peut la transformer. Par le travail, L’homme acquiert une certaine connaissance
de la matière, connaissance relative, du reste, à la transformation même qu'il
réalise. L'œuvre n'est-elle pas le fruit du travail de l'homme sur la matière?
La première fois que l'homme réalise une œuvre, et chaque fois qu'il en réalise
une nouvelle, ne s'étonne-t-il pas de l'efficacité de son travail, de la
résistance de la matière dont il se sert ou de sa mollesse? Cette œuvre
réalisée par son travail, il peut l'admirer. Cet étonnement et cette admiration
le conduisent à interroger pour savoir ce
qu'est l'œuvre dont il est l'auteur.
Cette
œuvre qui achève son travail est soit une œuvre utile, par exemple un outil,
instrument qui permettra à l'homme-travailleur de travailler de nouveau avec
une efficacité et une rapidité plus grandes, soit une œuvre d'art agréable à
regarder. L'œuvre utile, ordonnée à un usage, possède une forme toute relative
à celui qui s'en sert; tandis que l'œuvre d'art possède une forme d'expression
capable d'attirer notre connaissance et de lui plaire. Dans l'œuvre d'art, la
forme resplendit, elle est parfaitement elle-même; dans l'œuvre utile, au
contraire, elle est une forme d'adaptation. On voit comment, en précisant ce qu'est la forme de l'œuvre réalisée
par le travail de l'homme, on discerne en même temps ce en vue de quoi elle est réalisée. En effet, cette œuvre est soit
en vue d'une connaissance artistique, soit en vue d'un usage, soit en vue d'une
efficacité plus grande. On voit comment la découverte de la forme et celle de
la fin sont simultanées.
Si
c'est par sa forme qu'on précise ce qu'est l'œuvre, celle-ci se distingue
encore par sa matière, laquelle joue un rôle très important, aussi bien dans
l'œuvre utile que dans l'œuvre d'art. Elle constitue même une des qualités
propres de telle ou telle œuvre: tel outil est d'acier, telle peinture d'huile,
telle sculpture de bois, etc.
C'est
de l'œuvre d'art que se prend la première distinction de la forme et de la matière, puisqu'en analysant l'œuvre d'art on découvre en premier
lieu ce qu'est sa forme et ce qu'est sa matière. La forme est ce qui la
détermine et lui donne son originalité, la matière est ce qui est capable
d'être transformé et modifié, ce qui donne à l'œuvre d'art son fondement, son
enracinement dans le monde physique: ce en quoi elle est faite.
Cependant,
face à l'œuvre d'art, ce qu'il faut surtout découvrir, c'est sa source
immédiate. Elle provient du travail de l'homme, cela est évident. Mais pour que
le travail soit vraiment humain, quels sont les éléments qu'il doit impliquer?
Le travail humain se réalise dans des conditions très diverses, qui le
modifient parfois d'une manière telle qu’on peut se demander si ces conditions
n'en changent pas la nature. II nous faut donc regarder le travail humain dans
sa réalisation la plus simple et la plus manifeste: le travail de l'artisan; et
à partir de là, nous chercherons à saisir toute la gamme des diverses formes de
travail.
Le
travail de l'artisan suppose toujours un certain choix, une certaine option. L'artisan réalise par son travail ce
qu'il a voulu faire: telle paire de sabots, telle table, telle chaise. II a
choisi le modèle sur lequel il désire réaliser son œuvre. En raison de ce qu'il
désirait réaliser il a choisi telle matière plutôt que telle autre, il a choisi
tel instrument et telle méthode, suivant ainsi un plan de réalisation. Et s'il
est un véritable artiste et qu'il ait le temps et les capacités voulues, il
inventera lui-même son modèle, il «créera» un nouveau type qu'il exécutera;
voilà la causalité propre de l'activité artistique: la causalité exemplaire (ce
sur le modèle de quoi se réalise l'œuvre).
Qu'est-ce
qui est à l'origine de cette causalité exemplaire? Ici se posent le problème de
l'inspiration et celui de la naissance de l'«idée» artistique, du «modèle ».
Qu'est-ce que l'inspiration? D'où vient-elle? II est très important de bien
saisir le caractère propre de l'inspiration,
cette source spéciale d'un type particulier de connaissance. L'inspiration,
en effet, est bien à l'origine d'une nouvelle connaissance portant sur des
«possibles»: ce que l'artiste peut faire. En ce sens on peut dire que
l'inspiration implique une sorte de révélation et d'illumination. N'est-elle
pas pour l'artiste comme une nouvelle manière de regarder tout ce qui est
autour de lui, tout ce qui est en lui? Tout, à partir de là, est vu dans une
lumière nouvelle, comme «possible» au sens de «réalisable», susceptible d'être
fait, exprimé.
Ce
qui caractérise cette connaissance nouvelle provenant de la lumière de
l'inspiration, c'est précisément de regarder les «possibles», ce qui peut être
réalisé par l'homme, par l'artiste. L'objectivité d'une telle connaissance est
donc toute différente de celle des autres connaissances dites « objectives », qui
considèrent telle ou telle réalité existante; car l'inspiration elle-même est
source de ces possibles. C'est donc bien l'intelligence inspirée de l'artiste
qui se donne à elle-même sa propre détermination, sa propre spécification.
C'est elle qui se donne la signification immédiate des possibles qu'elle
connaît. N'est-ce pas ce que les idéalistes disent de toute connaissance
philosophique? Autrement dit, si l'inspiration était le modèle de toute
connaissance philosophique, les idéalistes auraient raison; mais comme
l'inspiration est propre à la connaissance artistique, il faut reconnaître que
les idéalistes ramènent toutes nos connaissances philosophiques à la
connaissance poétique.
N'oublions
pas que l'inspiration relève de l'alliance profonde de l'intelligence et de
l'imagination. C'est pourquoi on a pu parler d'« imagination créatrice». En
réalité, c'est l'intelligence présente au plus intime de nos activités
imaginatives qui leur donne cette capacité nouvelle de «créativité» 5. Cela
explique, du reste, que l'inspiration poétique soit à la naissance de l'«idée»
artistique (idea).
Si
le travail de l'artisan inventeur de son modèle implique une inspiration
créatrice, le travail du simple artisan ne l'exige pas; il lui suffit d'un
modèle qu'il cherche à reproduire en le copiant. Mais le travail d'un simple
manœuvre, d'un ouvrier d'usine, de celui qui travaille à la chaîne, est-il
encore un travail humain? II est évident que le travail humain demande de
s'achever dans l'œuvre; s'il exige d'être efficace, L’efficacité n'a de sens
que pour l'œuvre qu'elle réalise. L'efficacité, par elle-même et pour
elle-même, n'a pas de signification. Si le travailleur n'est qu'un rouage dans
une organisation complexe, impliquant une extrême division du travail en vue
d'une efficacité plus grande, son travail n'a plus pour lui de sens profond. A la limite, on pourrait
dire que l'homme, dans un tel travail, n'est plus qu'un instrument, un relais.
Par conséquent, ce n'est plus seulement la phase d'inspiration et d'invention
qui manque: il n'y a même plus de terme, de but précis. Le travailleur est
téléguidé au nom d'un projet à réaliser et d'une œuvre dont il ignore la
réalisation concrète. Un tel travail ne peut plus ennoblir l'homme: il ne peut
plus que l'user.
II
serait également intéressant de comprendre comment l'importance que prend
l'outil modifie le travail humain: prenant progressivement une valeur qui
s'impose de plus en plus, et exigeant un investissement
5.
L'imagination créatrice, du reste, présuppose nécessairement toute une série
d'expériences impliquant nos sens externes, expériences d'un type particulier
qu'on peut appeler « expériences sensibles artistiques ». Les artistes ne
sont-ils pas toujours considérés comme ayant une sensibilité spéciale et
détectant dans les réalités qu'ils expérimentent certaines qualités que les
«béotiens» ne saisissent guère? Pensons à la manière dont un peintre ou un
musicien regarde tel paysage, écoute tel bruissement dans la
forêt...considérable, L’outil va en effet modifier le travail humain jusqu'à un
point-limite; car, à la limite, c'est le travailleur qui est vraiment mis au
service de l'outil, de la machine, et non plus l'inverse. Là encore nous
touchons à une destruction du travail humain. En effet, si l'homme-travailleur
est mis au service de l'outil, de la machine, son travail est alors tout
relatif à l'efficacité pure de la machine, il devient une condition sine qua non de cette efficacité, de la
capacité d'exécution de la machine. II n'a plus rien d'humain; loin d'ennoblir
il avilit, car l'homme est devenu dépendant de l'outil (sauf, évidemment, dans
le cas où l'homme-travailleur est le surveillant de la machine; car, comme
surveillant, il garde la maîtrise de l'exercice et il n'est donc plus
totalement relatif à elle, bien que l'efficacité relève avant tout de la
qualité de la machine). Ce travail peut devenir monstrueux, ne permettant plus
à l'homme-travailleur d'expérimenter vraiment ce qu'est le travail de l'homme. II n'expérimente plus que
son état de dépendance, d'esclavage dans l'ordre de l'efficacité.
De
plus, ce travail qui est entièrement au rythme de la machine peut très
facilement n'être plus une véritable coopération de l'homme avec la matière au moyen
de l'outil, mais une exploitation de la matière, exploitation à laquelle
l'homme-travailleur assiste en complice inconscient, puisqu'il n'est là que
comme une condition sine qua non. Mais
assister, fût-ce inconsciemment, à cette exploitation de la matière, ne peut
être que source de tristesse, de brisure, de dégoût. Autant il est exaltant
d'être source d'une grande œuvre impliquant une véritable coopération avec
l'univers, autant il est dégradant d'être celui qui assiste, impuissant, à
l'exploitation tyrannique de notre univers; car au lieu de «cultiver» notre
univers, de l'achever, de l'accomplir, on l'exploite en le dégradant, en lui
enlevant sa vraie grandeur.
Celui
qui, aujourd'hui, fait la philosophie du travail, doit toujours se poser la
question: jusqu'où le travail technique, dans notre monde, réalise-t-il encore
une coopération de l'homme et de la matière? N’est-il plus qu'une exploitation
tyrannique de la matière? L'homme rend-il le monde plus habitable? ou n'est-il
pas, au contraire, en train de le rendre inhabitable? Permet-il à l'homme de
s'épanouir dans un milieu de vie toujours plus humain? ou est-il en train de
détruire le milieu vital de l'homme? II doit également se demander si le
travail qui met l'homme dans une totale relativité à l'égard de l'instrument
n'est pas un travail qui dégrade l'homme.
Si
on ne regarde que l'efficacité du travail, on affirmera évidemment un progrès
continu; mais si l'on considère le fruit du travail et la coopération de
l'homme avec la matière, c'est différent.
La
conception dialectique du travail, à la manière de la praxis marxiste, ne peut pas répondre à ce problème, ni même le
saisir, car elle ne considère jamais l'œuvre comme le fruit du travail; elle ne
regarde que L’efficacité du travail transformant la matière et transformant
l’homme-travailleur. Tout demeure dans l'immanence de la praxis.
Quant
au pur libéralisme économique, qui ne regarde, lui aussi, que l'efficacité du
travail, il ne peut pas non plus considérer ce problème ni en saisir la
signification. Pour cela il faut, au-delà du travail, regarder
l'homme-travailleur.
La
philosophie de l'homme-travailleur doit nous permettre de saisir une dimension
réelle de l'homme: L’homme capable de dominer l'univers en le transformant, en
l'utilisant au moyen des outils qu'il se fabrique (du silex à l'ordinateur). La
philosophie de l'homme-travailleur nous révèle donc un type particulier
d'homme, et un aspect très spécial de sa liberté. Car ce qui est très net,
c'est que le travail—coopération de l'homme avec la matière (capacité d'être
transformé)—développe chez l'homme un sens très aigu de son pouvoir, de sa
supériorité sur tout ce qui est capable d'être transformé — ce qui lui donne
une conscience de plus en plus aiguë de sa liberté et de sa dignité d'homo faber qui peut, s'il le veut, si
bon lui semble, œuvrer ou ne pas œuvrer: le travail augmente le sens de son
autonomie, de sa sécurité et de sa valorisation. En revanche, si
l'homme-travailleur est réduit à n'être plus que l'esclave de l'outil, de la
machine, un sentiment de frustration peut se développer en lui. N'y a-t-il pas
là, en effet, une anomalie radicale? Le travail, qui devrait ennoblir l'homme,
le dégrade, L’abîme. L'efficacité de son travail ne lui appartient plus,
puisqu'il est lui-même tout relatif à l'efficacité de la machine. Et si la
machine appartient à un autre, il est, par le fait même, comme doublement
désapproprié de son propre travail. Le sentiment de frustration qui en découle
peut conduire l'homme-travailleur à une sorte de destruction ou à une sorte de
révolte; car il lui est intolérable de dépendre à la fois de la machine et de
celui qui la possède.
N'oublions
pas que le travail, comme nous l'avons noté au point de départ, est notre
expérience fondamentale, radicale, celle qui nous marque le plus profondément
dans notre conditionnement humain, celle qui est la plus proche de notre
conscience psychologique. Elle est aussi celle qui nous donne le sens le plus
aigu du temps: tout le devenir du
travail peut être mesuré par le temps, même si son aspect qualitatif et son contenu essentiel échappent à cette
mensuration. Or ce devenir est essentiel au travail, il le caractérise en son
conditionnement propre; il n'est donc pas seulement un aspect secondaire. C'est
pourquoi, tant que le travail qualifie l’homme en l'ennoblissant, il
l'épanouit, il fait partie de sa croissance humaine et le maintient dans un
état d'euphorie; mais dès que le travail dégrade l'homme, dès qu'il l'étouffe,
il lui devient intolérable. L'homme le subit un temps, mais il ne peut
l'intégrer sans se détruire; aussi, très vite, le rejette-t-il en se révoltant.
Si
le travail, qui devrait ennoblir, dégrade, c'est qu'il y a eu à un moment donné
une erreur, une fausse orientation. II y a eu un détournement progressif. On
n'a plus regardé la vraie finalité du travail — L’oeuvre —, ce pour quoi le
travail devait être; on s’est replié sur l’efficacité pour elle-même, on n'a
plus regardé que l'outil dans son efficacité, en oubliant l’homme!
Si
important qu'il soit dans la vie humaine, le travail n'est pas la seule
expérience de l'homme. II y a une autre expérience capitale: celle de l'amour
d'amitié, qui permet à l'homme de découvrir non plus la matière, mais l'homme
lui-même, celui qui lui est semblable, celui qu'il peut regarder et aimer comme
un autre lui-même — ou, au contraire, celui qui peut devenir le rival et même
l'ennemi.
L'expérience
de l'amour d'amitié me révèle ce qu'est l'ami, celui qui est pour moi mon bien
personnel, celui qui est capable de me perfectionner, de m'achever, de me
révéler à moi-même qui je suis parce qu'il est mon ami, qu'il m'aime et que je
suis aussi pour lui son bien personnel.
Cette
expérience n'est pas au sens propre une expérience intérieure, et elle n'est
pas non plus une expérience impliquant l'alliance avec les sens externes. Cette
expérience n'a-t-elle pas pour caractéristique d'impliquer ces deux types
d'expérience: interne et externe? Car l'expérience de l'amour d'amitié n'est
pas seulement l'expérience de mon amour pour quelqu'un; elle est aussi
l'expérience de l'ami. Expérimenter que j'aime est une expérience intérieure:
j'ai conscience d'aimer; mais l'expérience de l'ami (expérimenter que l'autre
m'aime) exige aussi l'expérience externe. L'expérience de l'ami implique en
effet la conscience que j'ai d'aimer, mais elle ne s'arrête pas à cette
conscience, elle va plus loin, elle atteint l'autre qui m'aime, ce qui exige un
jugement d'existence.
Cette
expérience de mon amour d'amitié pour celui qui m'aime suscite en moi un
étonnement, une admiration. C'est merveilleux d'aimer et d'être aimé
précisément par quelqu'un que j'aime, par quelqu'un qui suscite en moi un
amour, car il est vraiment mon bien, il est celui qui est capable de m'apporter
un épanouissement personnel.
Je
peux évidemment décrire cet amour, me contenter de décrire ce qu'il m'apporte,
ce qu'il suscite en moi, décrire la manière dont il m'épanouit; mais je puis
aussi aller plus loin et me poser la question: qu'est-ce que cet amour? Qu'est-ce
que l'amour?
Pour
répondre à cette question, je reviens à l'expérience que j'ai de cet amour
d'amitié; car seule cette expérience peut me permettre de savoir ce qu'est
l'amour au sens le plus fort, le plus intime, le plus personnel. En effet, je
saisis tout de suite qu'il y a en moi diverses manières d'aimer. II y a un
amour sensible, passionnel, qui porte sur le bien sensible immédiat: j'aime le
bon vin, j'aime regarder tel paysage... II y a un amour instinctif: quand j'ai
soif, j'aime boire. Nous sommes là en présence d'un besoin biologique qui nous
porte impérativement et aveuglément vers ce qui peut apaiser ce besoin, vers
ce qui, une fois possédé, épanouit le vivant dans une certaine jouissance. Souvent
ce besoin biologique, cet appétit instinctif, est lié à un amour passionnel,
car il a éveillé en nous un appétit sensible (dont normalement nous avons
conscience)... II y a aussi un amour imaginatif, «romantique», qui nous
oriente vers une sorte d'idéal que nous avons forgé en nous. Enfin il y a
l'éveil, en nous, d'un amour volontaire, spirituel, portant sur un bien
spirituel, personnel. Cet amour spirituel s'éveille en nous dans un désir; et
si ce bien personnel est un ami qui nous aime, ce désir, grâce à cet amour
réciproque, s'épanouit en un amour plus profond.
Cet
amour spirituel personnel n'exclut pas les autres amours: il tend à les
assumer, car l'ami peut être aimé sensiblement, instinctivement, et il peut
même susciter une sorte de halo imaginaire, surtout si, après la présence,
L’ami est absent. L'absence, en effet, favorise le développement de
l'imagination, qui idéalise facilement celui qu'on aime: on le porte aux nues,
personne ne peut lui être semblable, il est l'unique! Si ces divers amours
inférieurs s'accroissent trop violemment et exclusivement, ils peuvent devenir
rivaux de l'amour spirituel et même I 'étouffer.
Cette
diversité d'amours doit nous aider à saisir ce qu'est l'amour; car tous, de
manières diverses, sont «amour». Tous portent sur un bien connu ou du moins
estimé tel (sauf l'amour instinctif qui, lui, n'a pas besoin de connaissance
antérieure: L’instinct suffit). C'est précisément ce bien connu qui suscite en
nous tel ou tel amour, un amour passionnel s'il s'agit d'un bien connu par la
sensation, un amour imaginatif s'il s'agit d'un bien atteint par
l'imagination, un amour spirituel s'il s'agit d'un bien révélé par
l'intelligence.
Mais
si c'est la diversité de nos connaissances qui détermine la diversité de nos
amours, devra-t-on dire que c'est la connaissance même du bien qui spécifie
notre amour? On serait tenté de le dire, mais ce n'est pas exact, car en
réalité c'est le bien connu qui
spécifie vraiment notre amour; ce que nous aimons, c’est le bien et non la
connaissance que nous en avons. La connaissance que nous en avons est une
condition nécessaire à l’éclosion de notre amour, mais c'est le bien lui-même
qui est source de l'amour, qui le suscite en attirant l'autre vers lui. On voit
cela très nettement dans l'amour personnel d'amitié. L'ami, par sa bonté personnelle,
attire à lui son ami en suscitant en lui un amour; par là, son ami lui sera uni
en se connaturalisant à lui.
L'ami
aime son ami pour lui-même, et non pas à cause de ses qualités. Certes,
celles-ci ont pu être l'occasion de leur amour mutuel, mais ce n'est pas elles
qui spécifient leur amour. L'amour est déterminé immédiatement par l'ami en sa
bonté personnelle, et celle-ci est ce qu'est substantiellement l'ami,
impliquant ses qualités propres et son amour actuel pour son ami, car cet amour
le finalise et lui donne sa véritable bonté ultime. C'est l'ami, en sa bonté
personnelle, qui est aimé pour lui-même comme ami.
L'amour
d'amitié est donc ce qui incline l'ami vers son ami, ce qui lui permet de se
dépasser lui-même pour être tout entier tendu vers l'autre, son bien. L'amour
est ek-statique, il fait sortir de soi pour être tout ordonné vers le bien qui
attire, qui finalise. Évidemment, cette extase ne se réalise pas au niveau
métaphysique, substantiel; elle se réalise au niveau d'une opération vitale, selon
un mode intentionnel.
Si
l'amour est extatique, il implique en même temps une capacité d'accueil. Car
l'ami, s'il est tout entier tendu vers son ami, est en même temps tout accueil
pour lui, et il le reçoit au plus intime de son cœur. Quand on aime, si l'on
est tout entier «vers» celui qu'on aime, celui qu'on aime est également au plus
intime de celui qui l'aime. L'extase implique une nouvelle intériorité, une
nouvelle capacité de porter celui qu'on aime.
En
ce sens on peut dire aussi que l'amour donne un élan et une force indomptables.
Celui qui aime ne sent plus sa fatigue, car il en est victorieux. Mais en même
temps il est beaucoup plus vulnérable et beaucoup plus capable de pâtir, il
sent avec plus d'acuité sa fragilité. On voit bien que l'intelligence et le
langage humain ne peuvent dire vraiment ce qu'est l'amour, car celui-ci ne se
laisse pas analyser; la seule chose qu'on puisse dire, c'est que l'amour est
tout relatif au bien connu et qu'il nous unit à lui.
L'amour
d'amitié, qui porte sur l'ami, se réalise dans un choix mutuel. Les amis se choisissent comme amis, et ils se
choisissent dans un choix de préférence qui réclame que, de part et d'autre, on
soit conscient. II faut que les deux sachent ce choix et y consentent
librement; sinon ce ne serait plus un choix d'amour.
En
s'aimant et en se choisissant dans leur amour, les amis ont l’intention de s'aimer de plus en plus.
En effet, il n'y a pas de limites dans l'amour d'amitié, car nous aimons un
bien spirituel qui nous attire, et ce bien spirituel est une personne humaine
qui est un certain absolu, qui possède quelque chose d'infini. Cette intention
de s'aimer de plus en plus permet qu'entre les amis il y ait une identité de
vouloirs. Et pour que cette identité de vouloirs puisse être toujours plus
parfaite, L’amour d'amitié réclame une vie commune et la réalisation d'une
œuvre commune. Autrement, il risque de perdre son réalisme, de s'idéaliser.
Dès
qu'on réfléchit sur cette expérience de l'amour d'amitié, on découvre les exigences
propres de l'activité humaine, de l'activité morale. Cela se comprend très
bien, puisque l'activité morale ne peut éclore que dans une relation
personnelle et dans une responsabilité. Or c'est dans l'amour d'amitié que la
relation personnelle et la responsabilité sont le plus parfaites et le plus
conscientes. C'est donc bien là que l'on peut découvrir pleinement ce qu'est
l'activité morale et quelles sont ses exigences propres. On peut donc préciser
que l'activité éthique, à la différence de l'activité artistique, implique à sa
naissance l'amour spirituel d'un bien personnel; tant qu'il n'y a pas cet amour
spirituel, il ne peut y avoir d'activité morale.
Ce
premier amour spirituel, cette inclination profonde de notre volonté attirée
vers le bien, vers une personne humaine qui est notre bien spirituel, demeure
quelque chose de très enfoui; quelque chose de capital certes, mais qui demande
de s'expliciter et de se préciser. C'est comme le «duvet» de notre volonté, ce
qui maintient la chaleur intérieure de notre cœur, mais qui demeure très caché,
au-delà de notre conscience psychologique.
Ce
premier amour spirituel demande de se déterminer dans une intention morale. Le bien personnel aimé devient alors notre fin:
nous tendons vers elle pour l'atteindre et nous unir à elle, car nous savons
que nous ne la possédons pas encore. Nous l'aimons, nous lui sommes unis
affectivement, mais nous demeurons loin. C'est vraiment la fin que nous
poursuivons: nous cherchons à faire que cette personne aimée soit notre ami.
II
est très important de bien saisir le lien entre le bien connu qui suscite l'amour et la fin qui détermine notre intention. Le bien seul peut être une
véritable fin, mais tout bien n'est pas fin. Pour qu'il puisse jouer auprès de
nous le rôle de fin éveillant en nous une intention, il faut que ce bien soit
capable d'être un principe polarisant toute une série d'autres biens
secondaires qu'il relativise et ordonne. C'est à partir de l'amour de ce bien
que va naître en nous l'intention regardant ce bien comme fin, comme principe
d'ordre à l'égard de quantité d'autres biens. On sait l'importance de
l'intention dans notre vie morale. Tant qu'il n'y a pas de véritable intention
de vie, on demeure un être errant qui est capable de toutes les distractions, car
il n'y a en lui aucun ordre. L'amour spirituel ne suffit donc pas. II faut
qu'il s'organise et se fortifie; car s'il ne s'organise pas du dedans, il se
transformera facilement en velléité, à cause de l'imagination. Si l'amour
spirituel
n'est
pas fortifié, ordonné par l'intelligence qui saisit dans le bien personnel
notre fin, principe d'ordre pour toutes nos activités, cet amour spirituel se
dégradera, perdra sa noblesse et ne sera plus qu'un appel velléitaire.
Dès
que nous sommes décidés à poursuivre cette fin, à faire que la personne aimée
soit l'ami, nous cherchons alors les moyens capables de nous permettre
d'atteindre la fin voulue. Nous réfléchissons aux diverses possibilités, à tout
ce qui pourrait nous venir en aide. II est bon alors de demander conseil à ceux qui ont plus d'expérience
que nous, que nous connaissons bien et qui nous aiment. Nous pouvons par là
augmenter notre information. II nous faut ensuite choisir, parmi les divers moyens découverts, celui qui est le plus
apte à nous faire atteindre la fin désirée, voulue. Ce choix demeure libre, car
les moyens ne s'imposent jamais d'une manière nécessaire. Ils sont souvent
relatifs d'une double manière: en fonction de leur plus ou moins grande
proximité à l'égard de la fin voulue et de leur plus ou moins grande proximité
à l'égard de nos capacités. Nous pourrons toujours choisir le moyen qui est le
plus proche de nous, celui qui nous est le plus adapté, ou choisir le moyen le
plus efficace en vue d'atteindre la fin poursuivie. II peut se faire, évidemment,
que dans certains cas un seul moyen se présente à nous et que, du fait même
qu'il s'impose ainsi à nous, nous ne puissions plus le choisir librement.
Ce
choix fait, il faut passer à l'exécution;
et pour cela, il faut se commander à
soi-même: «Fais ceci». II est temps, c'est le moment favorable. On se jette
alors à l'eau, et on le fait le mieux possible, avec le plus d'application et
d'ardeur possible.
II
faudrait comparer ces divers moments de l'activité morale à ceux de l'activité
artistique; car, de fait, dans notre vie humaine, ils se trouvent constamment
liés, s'impliquant mutuellement. On voit alors comment les philosophes plus
sensibles à l’efficacité artistique qu'à la finalité ramènent très souvent
l'analyse philosophique de l'activité morale à celle de l'activité artistique.
Sans
vouloir développer ici ce parallélisme, suggérons-le cependant en quelques
mots. Si toute l'activité morale commence par l'amour et se noue dans
l'intention, L’activité artistique commence par la connaissance—L’expérience
sensible et une certaine contemplation artistique —pour rebondir, se renouveler
totalement et se nouer dans l'inspiration. On peut dire que l'intention est à la vie morale ce que l'inspiration (source de tout projet) est à la vie artistique.
L'intention
morale exige la phase de conseil, que
réclame le choix, L’élection. Dans
l'activité artistique, la phase de conseil n'est pas exigée; il n'y a que le choix créateur, qui s'impose: c'est le
passage du possible au nécessaire, tandis que dans l'activité morale le choix
demeure dans le contingent.
Le
choix moral est suivi du commandement (L’imperium)
à l'égard de l'exécution: la mise
en œuvre, L’exercice de nos diverses puissances vitales sensibles et
spirituelles. Si par là nous atteignons notre bien personnel, nous nous y
reposons dans la joie. Dans
l'activité artistique, le choix est suivi du travail, qui s'achève dans la réalisation de l’œuvre. On ne peut s’arrêter que lorsque l'{œuvre est terminée.
Cette réalisation demande d'être constamment contrôlée par un jugement
critique. Elle réclame en effet une autolucidité, pour vérifier si ce qui est
exécuté correspond bien au projet initial. Car le travail, par lui-même et en
lui-même, a une certaine opacité, L’opacité même de la matière; c'est pourquoi il
réclame cette réflexion critique, qui n'existe pas dans le développement de
l'exécution au niveau moral: L’acte de commandement initial suffit, car il est
lui-même un acte d'intelligence pratique.
Le
développement de ces deux activités forme la trame la plus immédiate de nos
diverses activités humaines. Cependant en chacun d'entre nous, ordinairement,
L’un de ces développements est plus explicite, plus actuel que l'autre, ce qui
nous donne une attitude plus sensibilisée soit à l'efficacité immédiate, soit à
la finalité. II faut en avoir conscience pour le comprendre chez les autres et
pour se rectifier soi-même. N'estce pas précisément cela, se prendre en charge,
assumer intelligemment ses diverses énergies, les ordonner? Car si le
développement de l'une de ces activités en arrivait à l'emporter exclusivement
au détriment de l'autre, il y aurait un complet déséquilibre de la vie humaine,
quelque chose de monstrueux.
Quand
l'homme est entièrement absorbé par l'homo
fàber et qu'il ne ressent plus que l'exigence de l'efficacité, très vite la
source de son amour se tarit. L'efficacité se substitue alors à la fécondité.
La personne humaine n'est plus regardée que comme une matière capable d'être
transformée, ou un outil dont on se sert: il n'y a plus aucun respect de la
personne humaine. N'est-ce pas le danger numéro un de notre monde
d’aujourd’hui’? La philosophie de Sartre et celle de Marx n'illustrent-elles
pas ce primat de l'activité artistique, de deux manières totalement différentes
et qui sont peut-être même deux extrêmes (mais comme deux contraires à
l'intérieur d'un même genre)?
Si
l'inverse (le primat exclusif de l'activité morale) est aujourd'hui très rare,
il a pu arriver: c'est l'homme moral qui absorbe l'homo faher (une certaine dégradation de la morale chrétienne a pu
engendrer de telles attitudes!). La finalité s'impose avec une force telle
qu'elle veut rejeter tout problème d'efficacité: L’amour d'amitié suffit! Du
point de vue de la vie humaine, il y a certes là quelque chose d'anormal; mais
c'est moins monstrueux que l'exaltation exclusive de l'efficacité, car le
respect de l'autre n'est pas détruit. La philosophie d'un Gabriel Marcel
n'est-elle pas une illustration de cette tendance? Ses essais de dramaturge le
confirment bien...
Avant
de considérer la troisième expérience, celle de la coopération, notons que ces
deux activités humaines, L’activité artistique et l'activité morale, qui se
développent dans un certain devenir, ont l'une et l'autre leur propre fruit
immanent, qui vient de l'intérieur qualifier, ennoblir l'homo faber ou l'homo amicus, leur permettant d'exercer leur
activité propre avec plus de noblesse, de facilité, de rapidité. Ces fruits
immanents s'enracinent très profondément dans nos puissances vitales, notre intelligence
pratique, notre volonté et jusqu'à nos puissances sensibles. C'est ce qu'on a
appelé les hahitus d'art et de vertu.
II
y a là un fait qu'on ne peut nier: c'est en forgeant qu'on devient forgeron,
c'est en dansant qu'on devient danseur. C'est par l'exercice même du travail
que ces dispositions, ces déterminations vont naître en nous et croître
lentement. Nous deviendrons par là ouvrier qualifié, maître forgeron...
II
faudrait préciser ici les différents hahitus
d'art qui peuvent naître en nous, venant sceller en quelque sorte les
grandes alliances de notre intelligence pratique avec nos différents sens
externes à travers l'imagination: L’alliance de intelligence et de la vue (art
pictural), de l’intelligence et de l’ouïe (art musical), de l'intelligence et
du toucher (arts de la sculpture et de la danse). de intelligence et du goût
(art du viticulteur...), de l’intelligence et de l'odorat (art du parfum).
II
y a encore d'autres habitus d'art:
tous ceux, très divers, qui relèvent de l'art artisanal. Ceux-ci ne se prennent
plus immédiatement des sens externes, mais des besoins de l'homme, de son
épanouissement, de son développement, de son bien-être.
Quant
à la technique, elle se caractérise par l'importance de plus en plus grande
qu'y ont l'outil et la méthode, car ce que l'on recherche, ce n'est plus une
oeuvre bien faite, belle et utile, mais une oeuvre rentable du point de vue
économique. On passe de l'art artisanal à la virtuosité.
Distinguons
en effet l'habitus d'art et sa disposition, de l'habileté et de la
virtuosité, qui ne sont au sens précis qu’une certaine qualité acquise
permettant une très grande souplesse dans l'exécution. Habileté et virtuosité
relèvent plus de la méthode et de la qualité de l'instrument, en vue de
l'efficacité, que de l'inspiration et du choix créateur. N’est-ce pas ce genre
de qualité qui caractérise tout technicien?
Parallèlement
au développement de l'activité artistique, le développement de l'activité
morale implique l'acquisition des vertus, habitus
«opératifs» qui permettent à l'intention morale de se développer et de
croître au cours de son développement sans se laisser entamer par l'imaginaire,
par la crainte de l'effort, de la lutte qu'il faut engager dès que commence
l'exécution. Si le travail a ses luttes propres, la réalisation de l'activité
morale connaît, elle aussi, ses luttes, qui ne sont pas les mêmes, qui sont
plus intérieures.
Nous
ne pouvons pas reprendre ici toute la genèse des diverses vertus, voir comment
elles s'acquièrent à partir de nos diverses activités morales s'exerçant à
travers ce qu'on a appelé le «concupiscible» et l'«irascible» 6 et impliquant
toujours, non seulement la volonté, mais une rectification de nos intentions en
vue de la fin poursuivie. Nous ne ferons qu'énumérer les diverses vertus
morales acquises, selon l'ordre de leur noblesse.
La
première vertu morale est la prudence, qui perfectionne notre intelligence
pratique en lui permettant de se fixer dans l'intention de la fin recherchée et
de regarder tout ce qu'il faut faire (immédiatement ou même médiatement) dans
la lumière de cette intention. En ce sens on peut dire que la prudence rectifie
la raison pratique en la constituant «raison droite». La prudence écarte donc
l'imaginaire, qui risque toujours d'empêcher l'intention profonde qui nous lie
à notre fin d'être tout à fait limpide, toute consciente de ses propres
exigences. Plus explicitement encore, la prudence écarte l'imaginaire et les
passions qui risqueraient de nous faire choisir les moyens les plus faciles,
ceux qui sont le plus en connaturalité avec notre affectivité passionnelle.
Elle donne une acuité intérieure permettant de poser au bon moment l'acte d'imperium, L’acte de commandement,
malgré la crainte des échecs et les luttes possibles.
La
vertu de justice détermine notre appétit volontaire dans son respect des droits
de l'autre. II faut en effet lutter contre l’égoïsme naturel qui, étant très
profondément enraciné en nous, nous replie constamment sur nous-mêmes, nous
empêchant de respecter vraiment les droits de l'autre et, par là, nous
empêchant de l'aimer.
La
vertu de force vient ennoblir notre « irascible », c'est-à-dire l'appétit
passionnel qui se porte vers les biens sensibles difficiles à acquérir. Elle
lui permet de ne pas s'emporter inutilement devant certains obstacles qui
semblent nous empêcher d'atteindre ces biens; autrement dit, elle nous permet
de ne pas nous mettre en colère dès que nous sommes en face de ce qui nous
paraît être un désordre. La vertu de force ennoblit notre irascible en le
mettant au service de notre intelligence pratique perfectionnée par la
prudence. Elle nous permet de nous servir de cet élan passionnel pour conquérir
les biens sensibles difficiles à atteindre, elle nous permet d'être victorieux
des luttes en nous soumettant à la «raison droite».
Si
la vertu de force rectifie 1'« irascible », la vertu de tempérance ennoblit les
passions du «concupiscible» (celles qui se portent vers le bien sensible
immédiat), les empêchant de s'imposer à nous en raison
même
de leur véhémence et de leur extrême spontanéité, qui risquent toujours de nous
devancer. La vertu de tempérance lutte spécialement contre l'imaginaire qui
tend toujours à nous présenter le bien sensible immédiat comme indispensable,
comme nécessaire (comme si nous ne pouvions nous en passer pour vivre). Cette
vertu nous aide à prendre du recul à l'égard de l'attraction trop véhémente du
bien sensible immédiat; elle nous aide à relativiser ce bien et à l'ordonner à
un bien supérieur, spirituel. Cela est très manifeste dans l'amour d'amitié, car
l'aspect passionnel de la présence sensible risque toujours de l'emporter: nous
risquons toujours de ne plus rechercher l'autre par amour pour lui, mais pour
notre propre jouissance, car sa présence sensible nous attire et excite en nous
la passion, et peut exciter l'instinct sexuel. La véhémence du bien sensible,
surtout lorsqu’il éveille en nous l'instinct sexuel, risque toujours d'étouffer
le véritable amour spirituel, personnel. On voit donc pourquoi la vertu de
tempérance est nécessaire pour garder vivant l'amour d'amitié. La force l'est
aussi, pour ne pas décevoir l'ami dans l'appui qu'il peut attendre de nous aux
moments difficiles, dans les luttes en lesquelles il est engagé, luttes qui, en
raison de notre amour d'amitié, deviennent nos luttes et exigent notre
coopération, notre effort.
Quant
à la justice, on comprend sa nécessité: le respect des droits de l'ami est
indispensable pour que l'amour d'amitié subsiste. Le manque de respect des
droits de l'autre est ce qui est capable de briser l'amour d'amitié; car il
montre bien que l'ami n'aime pas son ami pour lui-même, mais pour sa propre
satisfaction.
Ces
quatre vertus ont été appelées «cardinales» parce qu'elles sont comme les
grands axes des autres vertus; toutes les autres vertus morales, en effet,
s'appuient sur elles. Elles structurent profondément notre personnalité morale,
permettant l'éclosion du véritable amour d'amitié, étant capables de le garder.
II
serait intéressant de discerner maintenant les caractères très différents de la
liberté morale et de la liberté artistique. Car trop souvent nous confondons
ces deux types de liberté et nous attribuons à la liberté morale ce qui n'est
vrai que de la liberté artistique. N'est-ce pas ce que fait Sartre quand il
traite de la liberté?
La
liberté de l'artiste est sans doute très fondamentale, puisqu'il peut vouloir
réaliser, ou refuser de réaliser, telle œuvre demandée. II est libre de dire
oui ou non: cela le regarde; en ce qui concerne l'œuvre qu'il est capable de
réaliser, il est son propre maître. Certes il peut, pour d'autres motifs, être
contraint d'accepter; s'il a besoin d'argent, il peut accepter une offre qui,
en tant qu'artiste, ne l'intéresse pas! Mais c'est une autre question. Accepter
ou ne pas accepter, car cela est conforme ou n'est pas conforme à son
inspiration, à sa mentalité d'artiste, à ses préoccupations actuelles: voilà la
norme à laquelle il se réfère pour juger et donner ou non son adhésion. C'est
donc en définitive son inspiration actuelle, et tout ce qui y est impliqué, qui
permet à l'artiste de juger, de discerner ce qu'il peut réaliser ou ne pas
réaliser. Précisons encore que c'est à partir de ce qu'il estime pouvoir
réaliser (le possible) qu'il va choisir la matière et les outils en vue de la
réalisation de ce possible. Plus ce possible est original et lui est propre,
plus l'artiste gagne en liberté à l'égard de tout ce qui lui est proposé. Or ce
possible, né de l'inspiration, implique d'une certaine manière la négation de tout ce qui est actuellement. N'est-ce pas là la
condition sine qua non du possible?
Par le fait même, la «néantisation» de tout ce que l'artiste porte en lui, de
tout son monde intérieur, de tout son « vécu », est nécessaire pour que ce
possible apparaisse dans son originalité.
Une
telle liberté, toute relative à l'inspiration de l'artiste, a donc un critère
tout à fait subjectif. Seul l'artiste peut juger. II est son maître absolu;
seul il sait, seul il voit.
La
liberté de l'ami est toute différente. Elle s'exerce à partir de l'amour et
elle se noue dans un choix. L'ami ne choisit-il pas librement son ami comme ami
'? II le choisit parce qu'il lui apparaît comme le seul qui puisse lui
permettre d'aimer parfaitement, d'être véritablement heureux. Et il le choisit
parce qu'il l'aime. S'il le rejette, c'est parce qu'il ne l'aime plus ou pas
assez. C'est l'amour qui lui permet de poser ce choix libre; en effet, c'est
bien en fonction de l'amour qu'il pose ce choix. L'amour lui permet de choisir
et le pousse à choisir librement, L’amour lui permet de rejeter et le pousse à
rejeter librement ce choix. L'amour à l'égard du bien personnel, L’intention à
l'égard de ce bien considéré comme la fin poursuivie, va servir de norme
interne pour juger si cet ami est ce bien et cette fin, et par le fait même
s'il est celui que je choisis librement ou, au contraire, s'il ne peut être ce
bien et cette fin.
La
liberté de choix apparaît également dans d'autres choix que je pose à la
lumière de ma prudence en vue d'atteindre une fin que je ne possède pas encore.
Par exemple, avant que mon ami ne m'ait choisi librement, je puis, moi, le
désirer, tout faire pour qu'il me choisisse. Je choisis alors certains moyens
qui me permettront de l'approcher: par exemple, je m'intéresse à ceux qui sont
le plus proches de lui. Je peux choisir librement ce moyen plutôt que tel
autre, si je le juge plus efficace. Cette liberté se fonde sur l'amour du
bien-fin qu'on recherche, et elle implique le jugement qui exprime la relation
existant entre ce moyen, ce bien relatif, et la fin recherchée comme bien absolu.
Ces
deux types de liberté sont donc tout à fait différents, mais l'un et l'autre
impliquent l'intelligence qui juge du rapport existant entre tel moyen, telle
réalisation, et telle fin, tel idéal poursuivi. Ce rapport n'impliquant pas de
lien de nécessité, notre volonté demeure libre de choisir tel moyen plutôt que
tel autre; elle peut accepter de s'engager, ou refuser.
Pour
mieux saisir le caractère propre de chacune de ces doux libertés, il faudrait
considérer le problème de l'erreur et de la faute à l'intérieur de l'activité
pratique de l'homme. L'une et l'autre ont leur source dans cette activité, et
l'une comme l'autre vient la limiter, de deux façons tout à fait différentes.
Car si la faute est toujours volontaire et consciente, L’erreur peut être
consciente ou inconsciente. Quand l'erreur est consciente, L’artiste diminue
volontairement le résultat (L’efficacité) de sa propre activité artistique;
quand elle est inconsciente, le résultat en pâtit évidemment, mais surtout
cette erreur manifeste les limites de l'art de celui qui agit.
L’erreur
dont nous parlons ici se situe dans l’intelligence pratique; c’est pourquoi,
lorsqu'elle est inconsciente, elle manifeste une faille dans l'intelligence
pratique. La faute, elle, est toujours dans la volonté et n'implique pas
nécessairement une faille dans intelligence, contrairement à ce que prétend la
fameuse théorie platonicienne selon laquelle l'erreur est toujours dans
l'ignorance. L’ignorance ne peut donc être la cause propre ni de la faute, ni
de l'erreur; mais elle est très souvent un élément de la faute et de l'erreur.
L’activité
artistique peut connaître certaines erreurs, certains échecs, qui peuvent soit
provenir de circonstances extérieures à l'artiste (L’indétermination de la
matière sur laquelle il opère, L’inadaptation des instruments utilisés, Le
milieu, ceux avec qui il coopère, etc.), soit être voulus expressément par
l’artiste.
D'autre
part, dans l'activité morale, L’homme peut se détourner librement du bien
spirituel qu'il considère comme sa fin et des moyens ordonnés à cette fin, pour
choisir d'autres biens plus immédiats, plus proches de sa sensibilité ou plus
propres à l'exalter. Voilà le problème philosophique de la faute, d’une
activité volontaire morale qui n'est plus sous l'attraction du bien personnel,
aimé comme fin, mais qui se laisse entraîner par un bien sensible plus
immédiatement atteint et un amour de soi voulant s’exalter. N'est-ce pas ici
qu'on découvre pour la première fois l'exaltation du sujet'? L'homme ne cherche
plus ce qui le perfectionne, sa fin, bien réel qui le transcende, mais
l'exaltation de son moi, ce qui implique l'exaltation de son jugement propre,
de sa propre intuition.
Dans
l'erreur voulue par l'artiste, ce n'est pas en premier lieu le sujet opérant,
L’homme, qui est exalté, mais l'idée, le possible, ce qui peut être réalisé.
C’est l'inspiration de l'artiste qui est exaltée, et non au sens propre l'homme
qui opère, le sujet proprement dit. Dans l'erreur pratique de l’activité
artistique, c'est la forme idéale qui est exaltée et qui s'impose à l'homme;
dans la faute d'orgueil, L’homme s'exalte lui-même volontairement dans son
autonomie, dans son propre jugement dont il devient la mesure immédiate.
La
troisième expérience que nous faisons dans l’ordre pratique est celle d'une
coopération en vue d'une réalisation commune, qui fera partie d'un bien commun.
C'est l'expérience d'un engagement pratique où l'on n’est plus seul en cause,
où l'on dépend de la volonté d'un autre ou de plusieurs autres. Cette
expérience est donc plus complexe que les deux précédentes; elle implique des
éléments du faire et des éléments de l'agir.
En
effet, il ne s'agit plus ici de l'expérience de l'amour d'amitié dont nous
avons déjà parlé. L'expérience de l'amour d'amitié implique bien que les amis
réalisent ensemble une œuvre commune, mais c'est là une conséquence immédiate
de leur amour, un «fruit commun » qui concrétise leur amour; ce n'est pas au
sens rigoureux une nouvelle expérience. Et pourtant, il faut que celui avec qui
on coopère ait un minimum de confiance en nous, et que nous ayons nous-mêmes un
minimum de confiance en lui; sinon, il n'y aura pas coopération, mais une
simple juxtaposition, où la rivalité introduira très rapidement la lutte entre
ceux qui sont censés travailler ensemble. Or la confiance mutuelle qu'exige la
coopération implique un amour personnel réciproque, avec le désir de respecter
pleinement la personnalité de chacun dans son originalité et son altérité.
Cette confiance mutuelle permet un engagement réciproque: on s'engage à
réaliser ensemble telle œuvre. Cet engagement implique une certaine
responsabilité mutuelle: connaissant ses propres capacités et ses limites, et
connaissant celles de l'autre, on veut s'aider, se servir mutuellement.
L'expérience
de la coopération ne se ramène pas non plus à l'expérience que chacun a de son
propre travail; car si l'on n'est pas attentif au travail de l'autre, il n'y a
pas de coopération efficace. La coopération implique en effet un minimum
d'efficacité: il s’agit de réaliser ensemble une œuvre. Peu importe qu'il
s'agisse d'une œuvre utile ou d’une œuvre artistique; de toute façon il s'agit
bien d'un engagement qui met en cause notre activité artistique, notre facere.
Précisons
encore que l'expérience de la coopération au niveau de la communauté humaine,
implique que l'on soit au moins trois. Si L’amour d'amitié se réalise entre
deux personnes qui se sont choisies mutuellement et qui se finalisent
mutuellement, la coopération au niveau communautaire réclame que l'on soit au
moins trois, car deux au moins s'engagent à faire ensemble une œuvre commune en
faveur d’une autre personne. C'est cotte œuvre commune qui détermine
l'engagement mutuel des deux et qui est reçue par un troisième (nous voyons
bien là toute la différence entre cette œuvre commune et l'ami qui. dans sa
propre personne. est choisi par l'ami). La justice apparaît alors
immédiatement, car il y a une œuvre réalisée par au moins doux personnes, et
cette œuvre est susceptible être reçue et utilisée par une autre.
Cette
œuvre est vraiment un «bien commun». en ce sens qu’elle est le bien des trois,
et joue donc pour chacun le rôle d'une fin,
qui finalise vraiment. Si, en effet, ce bien commun est un résultat, une
œuvre. c’est l'œuvre commune d'au moins deux personnes, qui ne peut se ramener
à une seule source. Et plus nombreux sont ceux qui ont contribue à réaliser
cette œuvre, fruit de leur travail, plus cotte œuvre dépasse le fruit du
travail de chacun pris isolément, et plus elle peut être considérée comme un
bien commun capable de finaliser l’effort de diverses activités humaines. C'est
pourquoi le bien commun est à la fois ce que chacun a réalisé et ce qui
finalise chacun pour lui permettre de mieux vivre. Voilà la complexité propre
au bien commun.
Dans
la coopération, si simple soit-elle, il y en a toujours au moins un qui
commande et un qui obéit. C'est pourquoi la coopération au niveau communautaire
prend des modalités diverses: modalité particulière de celui qui commande,
modalité de celui qui obéit, modalité de celui qui utilise le fruit commun.
Pour vraiment comprendre le caractère propre de cette expérience de la
coopération, il est bon d'avoir expérimenté ces diverses modalités, afin de
saisir ce qu’elles ont de commun et ce que chacune a de propre.
Ne
sommes-nous pas ici en présence de la première division du travail'? Cette
première division du travail est essentielle. Vouloir la supprimer au nom d'un
égalitarisme idéal entraîne la suppression même de toute coopération. Cela
revient à vouloir que chacun travaille pour soi et ne considère que soi-même;
mais cela, c'est la suppression même de toute communauté: il n'y a plus qu'un
agrégat d'individus, chacun pour soi, sans aucun but commun.
Cette
première division du travail, pour Aristote, est naturelle, en ce sens qu'elle
est analogue à la distinction de l'âme et du corps. Dans toutes nos activités
humaines d'ordre pratique sont en effet engagés notre âme spirituelle qui
commande, ordonne, et notre corps qui obéit, exécute. En toute coopération
humaine il pourra toujours y avoir quelqu'un de plus clairvoyant, de plus
expérimenté, de plus capable du point de vue de la connaissance, et un autre
qui pourra être plus vigoureux corporellement, plus capable d'exécuter. L'un
étant plus développé intellectuellement et l'autre plus porté à l'efficacité
immédiate, il est profitable pour l'un et l'autre de s'unir en respectant les
qualités de chacun et en coopérant (chacun selon ses capacités propres) pour réaliser
une œuvre commune—œuvre qui ne pourrait jamais se faire si chacun allait de son
côté en rivalisant avec l'autre. Tout cela est évident: c'est pour nous
expérience quotidienne.
Cependant
cette coopération ne peut durer et croître que si vraiment elle est pour le
bien commun de ceux qui forment cette communauté, et si les divers membres de
la communauté en ont conscience et le reconnaissent. Car dès qu'elle ne profite
plus à tous les membres, elle ne profite plus qu'à un seul; les autres sont
lésés. La coopération, dès lors, ne peut plus durer. Pour qu'elle dure, il
faudrait de l’héroïsme. car la justice élémentaire n'est plus respectée. En
effet, les uns et les autres travaillent, ils se sacrifient et donnent de leurs
forces, de leur temps: il est donc juste que tous puissent en profiter, ou du
moins aient un véritable espoir d'en profiter. Car il peut se faire que,
momentanément, L’un profite plus que l'autre; mais il faut alors une
compensation, L’assurance que cela changera au profit de celui qui a peiné.
Si
la coopération est pour le bien commun de tous les membres de la communauté, il
est normal que les qualités des uns et des autres soient développées le plus
parfaitement possible. Les uns et les autres pourront alors reconnaître plus
facilement les qualités de leurs collaborateurs, jusqu'à être heureux de
coopérer avec eux, profitant vraiment de leurs dons et s’efforçant de se
compléter le mieux possible les uns les autres. N'est-ce pas là une concorde parfaite, telle qu'on la
souhaite dans toute communauté véritablement humaine et qui peut, de fait, se
réaliser momentanément et si le nombre des participants demeure restreint?
Remarquons qu'ici le nombre est un
élément constitutif. Dans les expériences précédentes, la quantité ne faisait
que conditionner notre activité; ici, elle lui donne une nouvelle dimension.
Mais
s'il y a là un «spectateur» qui a son plan, son idéologie, et qui regarde la
coopération humaine avec l'intention de la détruire, il lui sera toujours
facile de voir les petits côtés, les défauts des autres et de leur appliquer
une étiquette qui les découragera, qui les mettra dans un état de révolte. De
l'extérieur, en spectateur, on ne peut juger la véritable intersubjectivité qui
est impliquée dans une coopération volontaire. En ce sens, ne pourrait-on pas
dire que toute coopération devrait rejeter celui qui ne veut être que
spectateur '? Car celui-ci reste à l'extérieur et ne peut porter vraiment un
jugement pratique. N'est-ce pas toujours de cette manière qu'une coopération
est sapée à sa base, détruite ou sabotée? Et cela, nécessairement, au détriment
des uns et des autres.
Si
le bien commun est le fruit de la coopération, il faut reconnaître qu'il y a
diverses modalités de bien commun, ce qui permet de distinguer diverses
communautés humaines spécifiées par ces divers biens communs.
Le
premier bien commun, le plus foncier et le plus naturel, est celui de la
famille. Celle-ci implique l'amour d'amitié de l'homme et de la femme, de
l'époux et de l'épouse, elle se fonde sur leur choix libre réciproque. Capable
de fécondité, cet amour est procréateur d'un troisième membre: L’enfant. A
partir de là, il y a une communauté au sens fort. L'enfant est le fruit de
l'amour réciproque de l'époux et de l'épouse, mais il est aussi une personne autre que ses parents, ayant ses droits
propres. La communauté familiale doit respecter ces droits, d'autant plus que
ces droits sont ceux d'un tout-petit qui ne peut par lui-même en avoir
conscience et se défendre; il est sans armes. II faut donc prévenir et éveiller,
ce qui ne peut se faire que par l'amour. Cette communauté ne peut exister que
dans l'amour et à travers l'amour: L’amour d'amitié des époux entre eux et leur
amour paternel et maternel à l'égard de l'enfant qu'il faut accueillir et
porter. Cette communauté est au-delà de la justice.
Le
bien commun de la famille permet à l'enfant de devenir une personne humaine
ayant son autonomie, ayant la capacité de découvrir sa propre finalité et de
s'orienter, dans un choix libre, vers cette finalité. Pour cela il faut créer
un milieu familial impliquant un certain bien-être matériel et spirituel
permettant cette éclosion et la favorisant.
Si
le milieu familial dépend en premier lieu de l'amour des parents entre eux,
toute fêlure à l'intérieur de cet amour entraîne, comme conséquence immédiate,
que le milieu familial n'ait plus la chaleur humaine voulue. Mais le milieu
familial dépend aussi de l'efficacité du travail des parents, et il dépend
encore du milieu culturel en lequel se développe la famille.
Si
donc elle se présente comme une communauté fondamentale, la famille, loin
d'exclure d'autres communautés, les réclame. Ces autres communautés sont les
communautés de travail et la communauté politique.
Les
communautés de travail, qui de notre temps sont devenues si importantes, et qui
le sont devenues à tel point qu'elles cherchent souvent à s'arroger les droits
les plus absolus, ont un bien commun très précis: une production toujours plus
efficace pour le profit de tous les membres. Avec le développement de la technique,
la production a pris un essor considérable. Car il est évident que le bien
commun de la communauté artisanale est tout différent du bien commun d'une
usine moderne. On n'est plus seulement en présence de deux modalités
complémentaires dans le travail commun: le travail de celui qui commande et le
travail de celui qui obéit. Un troisième facteur est intervenu: celui de la
machine, cet outil perfectionné qui, en raison même de son perfectionnement,
réclame des investissements considérables. Or cet outil perfectionné, qui n'est
qu'un outil et qui ne devrait que conditionner
le travail, le transforme souvent très radicalement. Souvent, en effet, la
machine n'appartient plus à ceux qui travaillent, mais à une puissance anonyme
qui impose ses propres exigences. La machine a coûté «tant», il faut donc
qu'elle rapporte «tant» à ceux qui l'ont achetée. Le prix des œuvres réalisées
par le travail des ouvriers et par le travail de ceux dont ils dépendent et qui
les commandent ne peut donc pas se référer seulement aux uns et aux autres: il
doit tenir compte de l'investissement des machines. Là apparaît ce qu'on a
appelé le «capital». Le problème de la coopération devient donc beaucoup plus
complexe, car il doit tenir compte de ces divers éléments, qu'il faut hiérarchiser
en jugeant de leurs valeurs diverses. C'est là que, très facilement, les
idéologies interviennent et faussent le problème en l'idéalisant. Considérer
l'intervention de l'investissement de la machine, sa valeur propre, comme étant
nécessairement une puissance aliénante à laquelle il faut s'opposer au nom des
droits du travailleur, conduit à considérer la lutte des classes comme un
principe de base qui doit éclairer toute recherche de la justice; car si la
machine appartient au «bourgeois capitaliste», elle exploite le travail du
«prolétaire», elle l'aliène. Par la machine, le «bourgeois capitaliste»
n'achète-t-il pas le travail de l'ouvrier? II faut donc briser cette injustice
en s'y opposant le plus possible. Cette opposition, pour être efficace, doit
passer par la puissance des syndicats qui prétendent rechercher le bien de
l'ouvrier, mais qui, très souvent, ne sont que les organes exécutifs de
certaines idéologies politiques.
II
est évident qu'il y a dans notre monde industrialisé beaucoup d'injustices, et
que facilement celui qui détient le pouvoir de l'argent se considère comme
ayant tous les droits. Mais pour lutter contre une injustice, il ne faut pas se
laisser mener par des idéologies dont la position est diamétralement opposée:
elles aussi ne voient que le profit, sans regarder le bien de l'homme. La seule
manière de lutter contre les injustices économiques n'est-elle pas de découvrir
une économie vraiment humaine? C'est l'homme qui travaille, c'est l'homme qui
investit ses richesses. II faudrait que les différents moyens, les pouvoirs
divers, soient au service du bien de l'homme, de son épanouissement, et
n'oublient jamais cette finalité. L'argent n'a de valeur que par rapport à
l'homme. C'est un moyen très puissant, mais qui ne donne aucune autorité. II
n'y a d'autorité que de celui qui pense, qui organise, qui ordonne les divers
moyens en vue du bien de l'homme.
II
faut toutefois reconnaître qu’il est difficile de prendre du recul; quand on
est en pleine lutte, on est toujours tenté de prendre les armes de
l'adversaire, d'adopter ses méthodes. C'est là une très mauvaise tactique, car
la méthode de l'adversaire a été élaborée en vue d'un but différent, auquel
elle est adaptée; si on veut s'en servir pour un autre but, auquel elle sera
moins adaptée, elle sera nécessairement moins efficace, si bien qu'on est battu
d'avance. II faut donc avoir le courage et l'intelligence de reprendre le
problème à sa racine, dans ce qu'il a d'essentiel. Ce faisant, on revient
toujours à déterminer quels sont les éléments essentiels d'une véritable
coopération humaine, pour le bien de tous, une coopération respectant les
droits de chacun et appréciant ces droits dans une vision saine de l'homme.
C'est évidemment l'argent qui est au service de l'homme-travailleur, et non pas
l'homme-travailleur au service de l'argent. Mais l'homme-travailleur doit
comprendre que, dans le contexte historique d'aujourd'hui, des éléments divers
interviennent et qu'il vaut mieux coopérer avec eux que les briser. L'argent en
soi n'est pas mauvais: tout dépend de ce que l'on en fait; c'est son usage qui
est bon ou mauvais. C'est donc contre l'usage mauvais, abusif, de l'argent,
qu'il faut lutter, et non pas contre ceux qui possèdent l'argent. On voit ici
l'importance du regard sur l'homme, regard que n'ont plus les idéologies,
qu'elles soient de droite ou de gauche.
Au-delà
des communautés de travailleurs, il y a
la communauté politique. II est
important de rappeler leur distinction; car l'homme ne peut se réduire à
l'homme-travailleur. II a un enracinement familial qui lui est naturel, et il a
besoin de tout un milieu de culture artistique, de recherches scientifiques et
techniques, pour progresser et être capable de découvrir toutes les richesses
de l'homme. En effet, le bien commun de la communauté politique est le « bien
vivre » de l'homme, la concorde entre les citoyens, et il consiste à permettre
l'épanouissement le plus profond de tout ce qui est humain dans l'homme. Celui
qui gouverne doit donc avoir une certaine vision de l'homme—pour quoi est-il
fait'? quel est son véritable bonheur?—, autrement il ne peut pas vraiment
gouverner, c'est-à-dire aider les hommes à atteindre leur bonheur; il ne peut
que chercher à équilibrer des forces opposées au niveau économique, ainsi qu'au
niveau idéologique. Celui qui veut gouverner vraiment doit se servir du pouvoir
qu'il détient pour susciter en ceux qui lui sont soumis un désir d'unité, de
confiance humaine en vue de coopérer ensemble, d'éviter les divisions, les
zizanies, les affrontements idéologiques stériles.
La
communauté politique doit respecter la communauté familiale, puisque celle-ci a
un fondement naturel qui est le plus immédiat et qu'elle permet à la communauté
politique de survivre. La communauté politique doit aussi respecter la communauté
des travailleurs, mais d'une manière très différente, car celle-ci n'atteint
pas directement l'homme dans sa nature, dans sa vie, ni dans son éducation
première, mais dans son besoin de s'épanouir et son besoin d'efficacité.
Ce
qu'il ne faut jamais oublier, c'est que le bonheur de l'homme est personnel et
qu'il ne peut provenir du bien commun. Celui-ci doit disposer au bonheur, mais
il ne peut le donner directement, il ne peut en être la source immédiate. C'est
la personne qui doit le découvrir elle-même, soit par l'éclosion de l'amour
d'amitié, soit par l'adoration et la contemplation de l'Être premier découvert
par la connaissance métaphysique ou reconnu par les traditions religieuses.
De
même qu'elle doit respecter le bonheur de l'homme qu'elle ne peut lui donner,
L’autorité politique doit respecter l’exigence de l'amour d'amitié des époux,
et donc la fécondité de cet amour, la procréation. Elle peut dans ce domaine
donner des conseils, mais elle ne peut intervenir avec un pouvoir de coercition
On
pourrait croire que la philosophie qui recherche le bonheur de l'homme
s'arrête, dans son analyse, à ces trois modalités de philosophie pratique.
Pourtant, il est nécessaire qu'elle se développe dans trois nouvelles
directions. C'est vraiment la recherche du bonheur de l'homme qui l’empêche de
s’arrêter à ces trois philosophies pratiques, parce qu'elle n'a pas encore
découvert si Celui dont les traditions religieuses parlent comme étant le
Créateur, existe vraiment. Et cela est important; car s'il ne s'agit là que
d'un mythe aidant l'homme à bien se conduire, à être juste et bon, la
philosophie doit alors reconnaître que le bonheur humain réside uniquement dans
l'amour d'amitié; mais si Dieu existe vraiment et si notre intelligence peut
l'atteindre et le contempler, le bonheur ultime de l'homme est bien alors de
l'adorer et de le contempler. Le mythe religieux est en attente d'une
connaissance plus profonde, plus pure, celle que le philosophe peut avoir au
terme de sa recherche.
Essayons
de bien saisir la nécessité d'une connaissance intellectuelle dite «
spéculative », c'est-à-dire tout ordonnée à la découverte de la vérité —à la
différence de la connaissance pratique, qui est ordonnée soit à la réalisation
d'une œuvre, soit à la rectitude de l'action morale. II s'agit de relever le
défi de Marx: jusqu'ici les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde; il
faut désormais le transformer, transformer le monde et l'homme. En réalité il
n'y a pas à opposer connaître le
monde et transformer le monde, car
pour le transformer, il faut le connaître, et pour le connaître plus
parfaitement il faut aussi le transformer.
Si
l'on est attentif à l'expérience du travail, on est obligé de reconnaître que
cette expérience en présuppose une autre: la connaissance de la matière. Le
travail transforme la matière et, par là, nous donne une certaine connaissance
de la matière: son aptitude à être transformée. On pourrait presque dire que ce
que l'on connaît alors, c'est la matière comme énergie potentielle; mais la
matière en elle-même (ce qu'elle est) est présupposée connue. Or il y a bien
une certaine connaissance de la matière antérieure à sa transformation; car
nous pouvons la toucher, la sentir, et nous pouvons la voir. Chez l'artisan,
cela est manifeste: le menuisier regarde son bois avant de le travailler, et il
choisit telle ou telle espèce de bois en vue de l'œuvre à réaliser. II y a donc
une expérience de la matière qui est antérieure au travail.
De
plus, en analysant philosophiquement l'activité artistique, nous avons précisé
que l'inspiration était comme la «cause exemplaire». Mais l'inspiration ne
présuppose-t-elle pas une certaine connaissance sensible des diverses qualités
des réalités matérielles de l'univers? L'inspiration est certes principe pour
la réalisation de l'œuvre artistique, mais elle n'est pas première au sens
absolu. Car nous commençons toujours par connaître notre univers, par découvrir
ses qualités, sa lumière, avant d'avoir cette illumination intérieure, cette
inspiration, qui nous permet de dire et
d'exprimer ce que nous éprouvons.
Ces
connaissances immédiates que nous avons des réalités physiques, sensibles, qui
nous entourent, peuvent être ordonnées au travail; elles peuvent être aussi ce
contact direct avec les qualités sensibles considérées pour elles-mêmes, dans
leur propre splendeur. On est alors en présence d'une certaine expérience
artistique. Le peintre regarde la terre autrement que l'agriculteur qui veut la
labourer. C’est bien la même terre, mais elle est considérée sous des aspects
différents.
Mais
on peut encore regarder ces réalités physiques, sensibles, pour elles-mêmes, en
tant qu'elles existent comme réalités physiques. Ce regard est bien une
certaine expérience relevant de l’alliance de notre intelligence avec les sens
externes, et elle implique un jugement d'existence. Je considère alors la terre
sur laquelle je marche, celle que je puis toucher, en cherchant à la connaître;
et j'affirme qu'elle existe comme une réalité physique sensible, distincte de
moi, qu'elle a existe avant moi et qu'elle existera vraisemblablement après
moi. Cette terre implique des aspects très divers; elle fait partie de cet
univers dans lequel j'existe. Une telle expérience peut susciter en moi une
admiration, si je considère que cette réalité physique, je la découvre
maintenant dans ce qu’elle a d'inédit. Sans doute l'ai-je déjà vue, et même
souvent, mais je ne la regardais que d'une manière utilitaire, pour en user: je
ne l'avais pas regardée pour elle-même, comme une réalité originale ayant son
individualité. Je découvre maintenant qu'elle existe comme une réalité capable
de se modifier, de se transformer, capable être mue, mais qu'elle existe tout
de même réellement, avec sa propre existence distincte de ce que je suis. Cette
réalité, dans son originalité, se distingue des œuvres artistiques, réalités
fabriquées par les hommes, car elle a en propre le caractère d'être quelque
chose de fondamental et de premier, quelque chose qui, en soi-même, s'impose
comme antérieur à toutes les transformations que peut opérer l'homme.
A
partir de cette admiration, nous interrogeons en nous demandant ce qu’est cette réalité physique en son
caractère propre et fondamental. Cette réalité distincte de l'œuvre artistique est
à la fois déterminée et susceptible d'être transformée par les autres réalités
qui l'entourent, par le milieu (phénomène de l'érosion, de la désagrégation de
tout ce que nous voyons et touchons), d'être transformée aussi par le travail
des hommes qui la revêt alors d'une nouvelle forme, une forme d'expression ou
une capacité d'utilisation; mais à partir de ce moment elle cesse d'être une
réalité proprement physique. Cette dernière implique donc une matière capable
d'être modifiée, capable de recevoir une nouvelle « figure ». Cette réalité
possède quelque chose d’indivisible (certaines qualités que nous saisissons par
nos sens externes: les « sensibles propres ») et quelque chose de divisible:
cette capacité de modification, de transformation. Et pourtant les réalités
physiques ont bien une certaine unité dans leur existence, unité qui apparaît
surtout quand nous saisissons en elle ce qui est fondamental, au-delà de la
complexité qui se manifeste en premier lieu. En interrogeant et en considérant
cette unité fondamentale dans la diversité (les qualités propres et leur
support divisible), notre intelligence découvre alors un principe fondamental
immanent à chacune de ces réalités, leur donnant leur détermination propre,
leurs caractères et leur capacité de transformation. Ce principe radical est ce
que les Grecs appelaient la physis 7,
la nature. On ne peut dire, dans les conditions ordinaires, que « tout est en
tout», car il y a certaines déterminations qui s'imposent: L’eau n'est pas la
terre, et celle-ci n'est pas l'air—bien qu'en leur faisant subir certaines
transformations (par le feu, notamment), on puisse faire passer de l'eau en
vapeur et que celle-ci puisse dégager une énergie semblable à celle que nous
découvrons dans des réalités solides que nous appelons la terre. II faut donc
bien saisir que ce principe immanent que nous appelons la « nature » possède
lui-même une complexité. La nature possède sa propre détermination — on
l'appellera nature-forme —, mais elle possède aussi sa propre indétermination —
on l'appellera nature-matière. Par là s'explique à la fois que cette réalité
que nous constatons ait bien certaines qualités uniques (elle est telle
réalité: de l'eau), mais qu'elle puisse, sous l'influence du milieu et de tel
ou tel agent, subir des transformations si profondes qu'elle semble bien se
transformer en une autre réalité. La nature-matière est une indétermination si
radicale qu'on ne peut lui fixer de limite. Cela se vérifie de plus en plus: il
y a dans les réalités que nous expérimentons des capacités quasi infinies de
transformation (pensons à la désagrégation de l'atome). Certes ce ne sont plus
des transformations naturelles, ce sont des transformations artificielles; mais
elles se servent de réalités naturelles comme «matière» à transformation. Le
jour où l'on aboutit à quelque chose qui ne peut plus être transformé par un
autre, en un autre, on aboutit à une limite dans l'ordre de ces
transformations; mais on ne peut jamais savoir si cela est momentané ou si l'on
touche à quelque chose d'irréversible, qui serait alors vraiment comme une
fixation formelle de toutes les potentialités de cette matière, puisqu’elle ne
pourrait plus être transformée: toute la potentialité serait comme évacuée.
Mais est-ce possible dans notre univers? Ce n'est certes pas possible dans
l'ordre des transformations naturelles; mais dans l'ordre des transformations
artificielles, c'est différent. Ne peut-on pas séparer artificiellement telle
forme de telle matière'? Or de telles séparations peuvent aller toujours plus
loin, à mesure que les instruments se perfectionnent. On ne peut fixer de
limites à de telles recherches. On aboutit donc à un corps artificiel qui, de
fait, ne peut plus être modifié par un autre et qui échappe ainsi aux
conditions de notre monde «sublunaire», comme disaient les anciens (le monde de
la corruption).
A
partir de là se pose une question très importante: celle de la finalité. Les
réalités physiques que nous expérimentons ont-elles une fin propre? Et
parallèlement à la question de la fin, il y a celle du
7.
N'oublions pas que physis vient de phyonlal, croître, et natura de nasci, naître. Aussi les conceptions de mouvement et de dynamisme
restent-elles toujours liées à celles de nature.
mer
avec netteté. I1 y a dans toute réalité physique mue une détermination, une
forme, une physis dira Aristote.
La
très grande difficulté que nous avons à comprendre la physis, la nature, vient de ce que nous avons de la peine à avoir
ce regard philosophique de connaissance contemplative dans ce qu'il a de tout à
fait premier—et cela soit à cause de la culture scientifique moderne, soit en
raison de l'influence de la dialectique hégélienne et de la dialectique
matérialiste, soit enfin à cause de l'emprise de la phénoménologie, qui nous
arrêtent dans cette découverte et nous empêchent de réaliser cette induction
philosophique. Car cette induction qualitative (pourrions-nous dire pour la
différencier de l'induction baconienne) ne peut se réaliser qu'à partir d'un
jugement d'existence portant sur les qualités des réalités physiques mues et
sur l'ordre propre de ces qualités qui, à l'intérieur même du devenir, exige un
dépassement: la découverte d'un principe, d'une cause, source de ces qualités,
source de ce devenir. La connaissance scientifique, sans rejeter le jugement
d'existence ni l'existence des qualités propres, ne regarde que ce qui est
susceptible d'être mesuré; c'est l'aspect quantitatif qui est mis en pleine
lumière et qui devient premier. C'est pourquoi la nature, principe et cause, ne
peut plus être découverte; on ne peut plus saisir que des lois, des rapports
constants d'antériorité et de postériorité, des liens nécessaires à l'intérieur
du comportement des réalités physiques. Quant à la dialectique hégélienne, elle
ne peut plus saisir que la formalisation du devenir, elle ne saisit plus le
réel physique, ni son acte, ni sa puissance fondamentale; elle ne saisit que
l'opposition des contraires, formalisée dans une opposition de contradictoires,
puisque les contraires sont regardés pour eux-mêmes, comme au-delà de leurs
sujets propres. On découvre la synthèse même de ces contradictoires,
L’explicitation de leur propre formalisation. Ce n'est plus la nature, principe
radical de ce-qui-est-mû, qui est saisie, mais la formalisation des contraires
impliqués dans tout mouvement.
La
méthode phénoménologique, elle, ne saisit plus du réel que son intelligibilité.
On part de l'idée et on demeure dans l'idée; même si l'on prétend rejoindre le
réel, c'est son idée qu'on saisit. Dans un regard phénoménologique, on n'atteint
que l'intelligibilité de ce-qui-est-mû, L’intelligibilité de la réalité
physique, sa forme et non sa potentialité. On ne peut donc atteindre la nature
comme principe immanent de ce-qui-est-mû. L'être mobile, en tant qu'être
mobile, n'est pas saisi.
Sans
nous attarder ici à la diversité des mouvements physiques, relevons seulement
que le devenir est multiple, qu'il possède en lui-même une certaine diversité.
II y a le mouvement selon la qualité (mouvement d'altération), le mouvement
selon la quantité (mouvement de croissance), le mouvement selon le lieu
(mouvement local), le mouvement de génération, qui atteint ce qu'il y a de plus
radical dans l'être physique (ce mouvement est manifeste surtout dans l'être
vivant, avec la reproduction). L'être physique est donc mobile dans ses
diverses dimensions, dans ses diverses qualités, en tout ce qu'il est.
Au
problème du mouvement de la nature du corps physique se rattachent deux autres
problèmes extrêmement importants pour notre vie humaine: celui du temps et celui du lieu, qui ont été depuis Kant regardés comme les deux grandes «
catégories » (temps et espace) exprimant ce qu'il y a de fondamental dans notre
comportement psychologique. Par le temps et le lieu nous nous situons
fondamentalement par rapport à l'univers et à son développement historique.
Qu'est-ce
que le temps? Qu'est-ce que le lieu? Y a-t-il du vide dans notre univers? Voilà
des questions que les philosophes se sont toujours posées, précisément parce
qu'elles relèvent de quelque chose qui est très fondamental dans notre
comportement psychologique.
Le
temps et le lieu ne peuvent être saisis que par rapport aux réalités physiques
en tant que mues. Le temps, en effet, n'est compris qu'à partir de la
succession de ce-qui-est-mû. C'est l'intelligence qui ordonne cette succession
et lui donne son unité en la mesurant. Voilà comment le temps apparaît.
N'est-il pas la « mesure du mouvement », ce qui rassemble la succession du
mouvement et lui donne une certaine unité'? Le temps lui-même implique le
passé, L’instant présent et l'avenir; et seul l'instant présent est car le passé n'est plus et l'avenir
n'est pas encore. Seul l'instant présent est mesure de ce-qui-est-mû, tandis
que l'avenir et le passé sont mesures de la succession du mouvement, qui
n'existe qu'en fonction de ce-qui-est-mû. Par là nous est manifestée la
fragilité de ce-qui-est-mû, c'est-à-dire de la réalité physique: celle-ci
n'existe que dans l'instant présent. Mais notre intelligence peut, elle, parler
du passé et du futur; car elle est au-delà du devenir et elle est capable de le
mesurer. Le temps, comme mesure du mouvement, n'existe donc que dans notre
intelligence humaine. Mais il a un fondement dans l'existence même de
ce-qui-est-mû, de la réalité physique, grâce à l'instant présent, mesure de
ce-qui-est-mû.
C'est
peut-être le temps qui nous fait le mieux comprendre la position de l'idéalisme
philosophique, pour qui l'intelligence humaine mesure tout le monde physique,
tout le réel, tout l'être, et lui donne sa signification. Pour l'idéaliste, le
réel, quand il n'est pas connu, n'a pas de signification: il n'est pas
réellement. Cela se comprend si l'on réalise que notre expérience, liée au
jugement d'existence, porte en premier lieu sur ce-qui-est-mû. Or ce-qui-est-mû
est lié au temps, mesuré par l'instant présent. Aussi toute notre vie
intellectuelle, tout le développement de notre intelligence est-il vraiment
conditionné par le temps. De là il est facile de conclure, comme l'ont fait
certains, que toute notre vie intellectuelle est déterminée par le temps et
que, par le fait même, notre manière de connaître le temps détermine notre
manière de connaître l'être, ce-qui-est. Ne sommes-nous pas là en présence de
la confusion la plus profonde que notre intelligence puisse faire: confondre ce
qui détermine le jugement d'existence et ce qui le conditionne? Ce qui le
détermine, c'est ce-qui-est; ce qui le conditionne, c'est la manière dont ce-qui-esl existe. Or ce qui existe dans
notre monde physique existe en tant que mû, il existe dans un devenir, et ce
devenir est mesuré par le temps. Le temps est donc ce qui formalise le
conditionnement de ce-qui-est.
Si
ce-qui-est-mû est mesuré par
l'instant présent, ce-qui-est-mû est également finalisé par le lieu. Le lieu
n'est-il pas ce en quoi se repose ce qui est mû naturellement? Or, s'il y a un
ordre dans notre univers physique, nécessairement le corps plus parfait
finalise celui qui est moins parfait; il le finalise en l'attirant, ce qu'il ne
peut réaliser qu'en demeurant en contact immédiat avec lui. Voilà comment le
corps plus parfait est le lieu du
corps moins parfait—si du moins le corps moins parfait est immédiatement en
contact avec le corps plus parfait. Constatons bien le caractère tout à fait
particulier et très imparfait de cette finalité, qui, comparativement à celle
de l'esprit (le bonheur de l'homme), n'est qu'une ébauche. Cette réalité du
lieu a été, dans la perspective de l'idéalisme, transformée en catégorie de
l'espace; et l'on comprend comment. Si on ne regarde plus le dynamisme ordonné
de la réalité mue, en mettant entre parenthèses sa fin propre, on ne regardera
plus que son devenir; et on considérera que ce devenir a un double
conditionnement, celui du temps et celui de l'espace; car il faut bien le
situer en fonction de tout notre univers. Dans cette perspective, le temps et
l'espace deviennent les «catégories» rendant intelligibles les réalités
physiques.
Le
philosophe réaliste ne peut abandonner l'analyse du monde physique, car son
corps, capable d'être mû, transformé, fait de lui une partie de l'univers.
L'homme, par son corps, est «partie» de l'univers, il est localisé et mesuré
par le temps. II est capable de subir l'influence de ce tout qu'est l'univers,
il est conditionné par lui et ne peut s'en abstraire. C'est pourquoi le
philosophe ne peut, au sujet de l'univers, se contenter des connaissances des
sciences physiques et astronomiques, si intéressantes soient-elles. II doit
maintenir un regard philosophique réaliste sur la matière, la nature et le
mouvement, le temps et le lieu, en montrant bien en quoi son regard
philosophique se distingue de celui des sciences physiques. La signification de
la matière est en effet tout autre pour le philosophe et pour le savant.
8.
Nous pourrions établir cette analogie: le corps immédiatement supérieur est au
corps inférieur ce que l’ami est à l'égard de son ami. L'ami n'est-il pas le
«lieu» de son ami? La seule différence, c'est que le corps inférieur n'a pas
choisi le corps supérieur!
Comme
le problème du travail réclamait une connaissance nouvelle de la matière,
antérieure au travail, ainsi le problème de l'amour d'amitié réclame une
connaissance nouvelle du vivant, plus radicale que celle de l'amour d'amitié.
L'ami n'est un ami que parce qu'il est d'abord un vivant.
C'est
le problème de la mort, cette brisure fondamentale du vivant, qui, s'imposant à
nous, nous oblige en premier lieu (selon l'ordre génétique) à dépasser la
connaissance affective qui unit l'ami à son ami. Certes, nous n'avons pas
d'expérience directe de la mort. C'est pour cela, du reste, qu'elle demeure
toujours pour nous une inconnue qui nous effraie, qui nous angoisse, car nous
ne pouvons la vaincre: nous l'ignorons. De plus, la mort est vraiment pour la
connaissance philosophique une limite. Elle montre à l'homme ses limites; elle
est là comme un mur qui se dresse devant lui et qu'il ne peut franchir. Qu'y
a-t-il derrière? Même s'il peut progressivement comprendre qu'il y a dans
l'homme quelque chose de distinct du corps, qui explique sa capacité
d'intériorité, et que ce «quelque chose» sans doute ne peut disparaître avec la
mort, le philosophe ne peut pas savoir comment ce «quelque chose» pourra
demeurer, exister, vivre après la mort; cela reste vraiment pour lui une
énigme.
S'il
n'a pas d'expérience directe de la mort, le philosophe peut cependant en avoir
comme une expérience indirecte quand, par exemple, il assiste à la mort d'un
ami, d'une personne aimée. A ce moment la mort lui apparaît comme causant un
vide terrible, une absence irrémédiable. Celui qui était là, présent, si
présent jusque dans sa faiblesse et son agonie, subitement n'est plus là. II
n'écoute plus, il ne voit plus, il ne répond plus. II n'y a plus aucun geste,
il n'y a plus de respiration... L'ami n'est plus présent. Une brisure radicale
s'est opérée, et devant cette brisure l’homme sent son impuissance: il ne peut
rien pour la reprendre. Cette brisure est trop profonde, trop absolue, elle est
comme un abîme qui sépare définitivement les deux amis; L’un demeure là, seul,
et de l'autre on ne peut savoir où il est. Les traditions religieuses ont parlé
de l'Hadès, du Royaume des ombres. pour voiler l'ignorance des hommes et
montrer leur espérance... mais il est bien certain que notre intelligence ne
peut rien savoir de ce qui se passe pour l'ami après la mort. Elle peut
seulement affirmer la négation de sa vie antérieure, la rupture à l'égard d'un
état de vie antérieur. Notre cœur d'ami ne peut que pâtir douloureusement en
reconnaissant que la mort implique l'absence totale de celui que nous aimions.
Notre sensibilité humaine ne peut que se taire devant le silence glacial de la
mort. En face de la mort de l'ami nous sommes brisés, car nous portons en nous
sa mort; et si nous laissions aller jusqu'au bout nos sentiments d'ami, nous n'aurions
plus qu'à disparaître à la suite de notre ami. La mort n'appelle-t-elle pas la
mort'?
La
mort de l'ami montre que l'amour qui nous unissait à lui n'était pas
substantiel: autrement notre ami ne serait pas mort, notre amour aurait empêché
sa mort. C'est malgré et contre cet amour que nous lui portions, qu'il est
mort. Ne touchons-nous pas là la limite de notre amour, son impuissance
radicale? Par là nous pouvons découvrir la distinction profonde qui existe
entre l'ami et le vivant, entre l'amour et la vie. Notre amour, si fort soit-il
et bien qu'il aspire à ne jamais cesser, ne peut être victorieux de la mort; il
doit céder malgré lui. Cela conduit donc à poser la question: qu'est-ce que le
vivant'? et, pour y répondre, à réfléchir à l'expérience que nous avons du
vivant.
En
effet, si nous n'avons pas l'expérience de la mort, nous pouvons avoir
l'expérience du vivant que nous sommes. Nous pouvons expérimenter que nous
respirons, que nous mangeons, que nous voyons, que nous marchons, que nous
pensons, que nous aimons... Toutes ces activités sont bien des opérations
caractéristiques du vivant que nous sommes. Elles dépendent de nous, nous en
sommes la source propre: nous nous mouvons vraiment dans ces diverses
opérations, nous ne sommes pas simplement mus. C'est du reste pour cela que le
vivant que nous expérimentons d'une manière toute privilégiée, c'est
nous-mêmes. Nous ne pouvons expérimenter d'une manière privilégiée, comme
opérations vitales, que nos propres opérations; par exemple le fait de marcher,
de manger, de sentir, de penser, d'aimer. Nous saisissons ces opérations
vitales comme des opérations qui dépendent intimement de nous, dont nous sommes
l'origine immédiate: elles viennent de nous. Nous ne pouvons pas expérimenter
de la même manière les opérations d'un autre, si semblable et si proche qu'il
soit de nous, car nous ne pouvons les expérimenter que de l'extérieur, comme on
expérimente les réalités physiques, celles qui sont mues; alors que nos propres
opérations vitales, nous les expérimentons comme provenant de nous, nous les
expérimentons de l'intérieur.
Ce
n’est pas dans une attitude réflexive, au sens fort, que nous les saisissons,
car nous avons une certaine auto-lucidité qui nous permet de les saisir dans
leur originalité d'opérations vitales provenant d'un vivant qui vit, qui se
meut. On comprend comment on a pu parler de l'intuition d'un «élan vital » pour
exprimer ce qu'a d'unique cette expérience intime; mais il est facile de saisir
le danger d'une telle expression. qui met plus en lumière l'aspect de la durée de l'opération vitale comme telle,
que la manière spéciale d'exister de telle ou telle opération vitale. C'est
pourquoi il nous semble préférable d'insister sur le caractère original de
l’expérience que nous avons du fait de marcher, de penser. etc. Car c’est
vraiment telle opération vitale,
existant concrètement, que nous expérimentons, et non le caractère commun à
toutes les opérations vitales. On n'expérimente pas l'élan vital, mais telle ou
telle opération vitale.
En
raison même de leur caractère propre et de leur diversité, ces opérations
suscitent en nous un étonnement. Notre corps physique. partie de l'univers,
possède en tant que vivant une autonomie qui se manifeste à travers ses
diverses opérations, puisque ces opérations ont leur source dans le vivant,
dans le corps vivant, et qu'elles lui sont ordonnées. Ne sont-elles pas pour
son propre épanouissement de vivant'? Le vivant a un rythme de vie propre, tout
en dépendant du milieu dans lequel il se trouve. II se sert de ce milieu, il en
assimile certains éléments et, par là, il se crée tout un milieu de vie, de
croissance, de rayonnement —on pourrait même dire: de «gloire». Cela se voit
très manifestement quand on regarde certains grands vivants: un chêne ou un
cèdre se créent dans une forêt tout un milieu de vie; un lion ou un éléphant
s’en créent également un dans leur propre milieu; L’homme, s'il vit pleinement,
réalise aussi pour lui, pour sa famille, un certain milieu: sa hutte, son
jardin, son lieu de chasse... Par son milieu le vivant domine son petit coin de
terre, et plus il est vivant, plus il y met son empreinte, plus il attire tout
vers lui. Cette émergence du vivant par rapport au monde physique qu'il
transforme en se l'appropriant, en se l'assimilant, est quelque chose de
remarquable, d'étonnant. D'où l'interrogation: qu'est-ce que le vivant?
Qu’est-ce qui lui permet d'exercer une telle domination?
Dans
la perspective de cette interrogation, nous devons revenir à l'expérience que
nous avons de nos opérations vitales, pour essayer de découvrir ce par quoi ces opérations vitales sont
ce qu'elles sont en elles-mêmes, et en
vue de quoi elles sont, autrement dit déceler leurs principes et leur
causes propres.
Dans
la lumière de cette interrogation, nous devons aussi nous demander ce que les
traditions religieuses ont de vrai lorsqu'elles parlent de l'âme et du corps de
ce vivant par excellence qu'est l'homme, et lorsqu'elles parlent de
l'immortalité de l’âme, d'une vie au-delà de la mort. Ne doivent-elles être
regardées que comme des mythes impliquant une dualité (âme-corps) que nous ne
pouvons plus accepter aujourd'hui? Beaucoup de nos contemporains, en effet,
refusent, en raison de leur position philosophique (soit positiviste, soit
matérialiste, soit phénoménologique), la distinction de l'âme et du corps, la
considérant comme complètement périmée. De fait, la méthode même de la science
biologique ne permet à celle-ci de saisir que le conditionnement du vivant, ses
diverses manières de réagir, tout ce en quoi le vivant est mesurable: son
comportement et les effets de ses opérations vitales; la biologie ne peut
saisir immédiatement ce qui caractérise qualitativement l'opération vitale en
tant qu'elle se meut. La méthode scientifique du biologiste ne peut rien dire
de l'âme; si celle-ci existe, il ne peut l’atteindre. Si donc, en raison d'une
attitude positiviste, le biologiste, considère que sa connaissance scientifique
est la seule qui soit objective, il conclura que l'âme n'existe pas, puisque sa
méthode scientifique ne peut la déceler. Mais alors il oublie que la
connaissance scientifique n'est qu'un type particulier de connaissance humaine,
que l'objectivité de la connaissance humaine n'est pas uniquement l’objectivité
de la connaissance scientifique! Le jugement d'existence est là pour
l'attester.
On
peut dire la même chose de la dialectique matérialiste qui, a priori, ne considère comme réel que ce
qui est matériel, observable par la méthode scientifique.
Une
philosophie phénoménologique ne peut pas davantage parler de l'âme dont parlent
les traditions religieuses, puisqu'elle reste au niveau descriptif, au niveau
de ce dont nous avons immédiatement conscience, et de ce qui est saisi par et
dans une attitude réflexive. Or, précisément, la conscience que nous avons de
nos opérations vitales nous fait découvrir une unité profonde, celle de notre
«moi», qui demeure à travers toutes nos activités vitales. Celles-ci, certes,
apparaissent comme complexes, mais aucune n'est saisie comme séparée de notre
corps. C'est pourquoi le phénoménologue affirme nécessairement que si notre
être vivant est complexe, il est aussi « un », et qu'il ne peut être que
complexe dans son unité; et donc que l'on ne peut parler de distinction de
l'âme et du corps, celle-ci ne correspondant pas à la conscience que nous avons
de nos opérations vitales dans leur complexité et leur unité.
Voilà
un point sur lequel il faut être très lucide (et la phénoménologie nous aide à
l'être plus profondément): nous ne pouvons avoir conscience de la distinction
de l'âme et du corps, et nous ne pouvons pas non plus la saisir par une méthode
réflexive. Mais la méthode phénoménologique n'est pas la seule méthode
philosophique; aussi devons-nous aller plus loin dans notre investigation.
Remarquons
d'abord que, si nous réfléchissons sur nos opérations vitales, nous sommes
obligés, grâce à ces opérations, en elles et par elles, de reconnaître qu'il y
a au plus intime de nous-mêmes un phénomène d'intériorité que les autres, qui
ne nous voient que de l'extérieur, ne peuvent saisir. Ensuite, nous devons nous
demander ce que sont ces opérations vitales impliquant cette intériorité. Car
si tout ce qui est vu de l'extérieur s'explique évidemment par notre corps
organique vivant, L’intériorité de nos opérations vitales, elle, ne peut plus
s'expliquer par notre corps organique. Mais alors, qu'est cette intériorité que
nous portons en nous et qui se manifeste à notre conscience à travers nos
opérations vitales? On parlera du « psychisme », de tout ce domaine complexe si
subtil dont nous avons plus ou moins conscience et même qui implique un
inconscient 9. Tout ce domaine existe réellement, d'une autre manière, certes,
que notre vie biologique, mais très réellement, puisque notre psychisme peut
être à l'origine de perturbations dans notre vie biologique. Qu'est ce domaine
psychique que nous portons en nous? D'où vient-il? A l'origine de toute
intériorité et de tout ce domaine psychique, n'y a-t-il pas en nous un amour
intime de nous-mêmes, un amour de notre propre personne dont nous pouvons
prendre conscience'? Cet amour ne peut se ramener à celui que nous éprouvons
pour notre corps, car nous pouvons très bien faire un discernement (si du moins
nous avons une certaine vie intérieure) entre l'amour sensible de notre propre
corps, de sa beauté, de son harmonie, de sa souplesse, de sa puissance, et cet
amour plus profond de nous-mêmes. Par là, nous pouvons avoir comme une certaine
connaissance affective de «quelque chose» qui est en nous, au plus intime de
nous, au-delà de tout le visible et même au-delà de tous les changements
psychiques. Ce «quelque chose» est plus présent à nous-mêmes que tout le reste;
c'est ce qu'il y a en nous de plus précieux, ce qui est source de tout le
reste. N'est-ce pas précisément ce qu'on appelle (selon les traditions
religieuses) L’âme, L’âme spirituelle, L’esprit, la source cachée, intime, de
toute notre vie humaine, ce qui fait notre intériorité radicale? Nous ne savons
pas ce qu'est cette « âme »; mais nous pouvons affirmer qu'il y a «quelque
chose» qui nous semble distinct de notre corps, qui est plus présent à nous que
notre propre corps, «quelque chose» qui est là, intimement présent, et qui est
source en nous d'un sens intime de nous-mêmes.
II
est évident que, pour le philosophe, une telle connaissance ne suffit pas,
parce qu'elle est trop affective, incommunicable: elle reste une certaine
expérience intérieure, très profonde sans doute, mais aussi très obscure,
indicible. C'est le sentiment affectif d'une présence, d'une source cachée dont
dépendent toutes nos opérations vitales.
Pour
mieux découvrir cette source cachée qu'on appelle «L’âme», il nous faut revenir
à nos diverses opérations vitales (celles de la respiration, de la nutrition,
de la sensation, des passions, de la marche, de la course, de la pensée, de la
volonté, etc.) en les interrogeant et en cherchant le pourquoi de leur diversité et de leur profonde unité.
Toutes
proviennent de nous, s'enracinant en nous et manifestant chacune un aspect
particulier de ce vivant que nous sommes: ce vivant respire, il se nourrit, il
sent, il pâtit, il marche, il pense, il aime. Toutes ces opérations vitales
apparaissent bien comme ayant une même source radicale. C'est toujours le même
vivant qui se meut, selon des modalités diverses. Toutes apparaissent comme
ayant une même finalité dernière: le développement propre du même vivant. Ne
sont-elles pas toutes en vue de sa perfection et de son épanouissement'? Si
nous pouvons distinguer ces diverses opérations vitales, nous ne pouvons pas
les séparer, car elles ont une unité plus fondamentale encore que leur
diversité. Toutes ces opérations ont donc nécessairement une source propre
unique, radicale, au-delà de leur diversité. Cette source cachée est bien ce
qu'on appelle l'âme. Cette source radicale d'unité demeure immanente à notre
corps en l'informant; car nous sommes «un» dans nos opérations vitales et dans
notre vie, et dans ces opérations vitales notre corps est lui-même engagé; il
l'est de manières diverses, mais il est toujours engagé, toujours présent. II
est évident qu’il est engagé d'une manière très spéciale dans la respiration,
la nutrition et la sensation, mais il l'est encore quand je pense; car
précisément, le «je» ne peut s'abstraire du corps. II y a donc, en nous, une
source unique de vie qui, informant un corps organique, connaît, grâce à ce
corps, une certaine complexité se traduisant dans une diversité d'opérations
vitales.
Précisons
que cette source cachée, que nous appelons l'âme, est vraiment un principe et
une cause de vie pour le corps organique qu'elle informe et anime, car elle est
découverte comme ce qui réalise l'unité à l'intérieur de nos opérations
vitales: elle est donc bien ce principe indivisible et cette cause de notre
vie. En ce sens, il y a une unité substantielle entre l'âme et le corps; leur
distinction réelle, qui est le fruit d'une analyse, n'implique pas de
séparation existentielle, mais une unité profonde d'être et de vie. L'homme,
qui est composé d'une âme spirituelle et d'un corps, est un vivant
substantiellement «un». II ne s'agit pas simplement d'une union, d'une relation
réciproque entre deux réalités qui s'unissent et qui coopèrent —ce que Platon
avait pensé. Pour lui, en effet, L’union de l'âme et du corps n'est qu'une
union accidentelle; le corps est le « tombeau » de l'âme, et c'est en se
séparant de lui que celle-ci peut, ainsi libérée, vivre pleinement sa vie
propre, qui est une vie contemplative. Dans cette perspective de Platon,
reprise en partie par Descartes, le corps est vraiment ce qui alourdit l'âme
dans son élan spirituel contemplatif.
II
y a quelque chose de juste dans ce regard philosophique; car il est évident que
le corps est pour nous ce qui manifeste nos limites, ce qui nous conditionne
dans nos activités vitales, et donc souvent ce qui arrête nos élans les plus
intimes et les plus spirituels, ce qui dans notre travail est occasion de
fatigue. Mais cela ne veut pas dire que notre corps ne soit uni à notre âme que
d'une manière accidentelle. Car, comme nous l'avons souligne précédemment,
toutes nos opérations vitales, si diverses soient-elles, impliquent une unité
radicale de vie et d'être: c'est nous qui respirons, c'est nous qui nous
nourrissons, c'est nous qui pensons. Le corps est donc comme la « cause
matérielle » substantielle de notre être vivant, ce qui permet à notre âme, en
tant qu’elle informe notre corps et fait subsister cet être vivant complexe,
d'être visible, divisible, mesurable, de se manifester dans la complexité et
d'impliquer diverses capacités de « se mouvoir ». Grâce à notre corps et par
lui, les opérations vitales de notre âme peuvent être mesurées; elles possèdent
une vie biologique susceptible d'être observée de l'extérieur; tandis que notre
âme ne peut être saisie en elle-même que par l'intelligence, par voie inductive
ou par voie affective, comme nous l'avons dit.
Par
là nous comprenons que nous ne pouvons avoir une connaissance vraiment philosophique
du vivant que lorsque nous avons découvert son principe radical: L’âme.
Autrement, nous n'avons du vivant qu'une connaissance descriptive et
extérieure, une connaissance qui risque toujours, lorsqu'elle prétend être
l'unique connaissance du vivant, de le matérialiser en ne saisissant plus ce
qu'il a de plus original. Cela est d'autant plus frappant que cette
connaissance par mensuration s'est développée extraordinairement grâce au
perfectionnement des instruments; elle nous fait découvrir l'extrême complexité
du vivant, et aussi son étonnante unité organique. Devant ce merveilleux
spectacle, qui nous manifeste un ordre admirable, une harmonie étonnante, nous
sommes fascinés... tandis que la connaissance philosophique demeure toujours
très pauvre. C'est une connaissance qui tend vers la contemplation, qui ne
cherche jamais à dominer: elle ne peut engendrer un pouvoir; elle ne peut donc
jamais tyranniser; c'est une connaissance toute qualitative, qui se veut à
l'écoute du vivant. Aussi une telle connaissance demeure-t-elle toujours
fragile. La connaissance de notre âme, au niveau philosophique, si qualitative
qu'elle soit, demeure toujours pour nous, en raison même de sa difficulté, une
connaissance que nous ne possédons pas parfaitement. Pour reprendre
l'expression d'Aristote, notre intelligence demeure toujours, devant la saisie
des réalités premières, et donc de notre âme, comme l’oiseau de nuit devant la
lumière... Pourtant il faut maintenir que cette connaissance si fragile atteint
réellement l'âme dans sa profondeur de principe de vie, tandis que la
connaissance scientifique, si séduisante qu'elle soit, ne peut pénétrer jusqu'à
l'âme comme principe de vie; elle en saisit les effets, les fruits, L’ordre,
L’harmonie qu'elle réalise dans le corps; mais elle ne peut rien dire de ce qu'est l'âme en elle-même, principe
et cause de vie: elle ne fait qu'en mesurer les effets, qu'elle ne peut même
pas considérer comme effets; elle ne
les saisit que comme manifestations de la vie.
Après
avoir découvert l'âme comme principe radical de vie, le philosophe doit
aussitôt reconnaître que l'âme humaine est source de divers degrés de vie. II
est facile, en effet, de constater dans nos opérations vitales une très grande
diversité, depuis la respiration et la nutrition jusqu'à la pensée, au cogito. Entre ces opérations nous
pouvons discerner une hiérarchie, les unes étant plus dépendantes du corps,
plus enracinées en lui, les autres plus libres; les unes étant plus liées au
devenir physique et à la juxtaposition quantitative, les autres étant beaucoup
plus immanentes et se libérant de plus en plus de cette juxtaposition.
Ce
qui est sûr, c'est que toute opération vitale implique une immanence,
comparativement au devenir physique. C'est même ce qui caractérise l'opération
vitale; mais cette immanence est plus ou moins victorieuse de l'opacité de la
matière, de l'extériorité et de la juxtaposition de la quantité. On peut par là
discerner trois grands degrés de vie: la vie végétative, la vie sensitive et
la vie de l'esprit. La vie végétative
est celle qui reste le plus enracinée dans le corps organique. L'immanence des
opérations de la vie végétative se manifeste dans l'assimilation, mode caractéristique du vivant; mais la vie
végétative demeure soumise aux conditionnements de temps et de lieu. La vie
sensitive est celle où apparaît le phénomène de la connaissance et celui des
passions, mais elle demeure encore déterminée
par le corps organique. L'immanence des opérations de la vie sensible se
manifeste dans 1'« assimilation intentionnelle»: on «devient» L’autre sans le
détruire, en le connaissant ~".
1().
Le mot «intentionnel» (ou «intentionnalité», formalisation de l intentionnel:
ce par quoi l intentionnel est intentionnel), que nous employons plus loin à
propos de la vie végétative (note 12). à propos de la sensation (pp. 77-78) et
à propos de la connaissance intellectuelle (p. 95 et p. 164), est donc employé
à chaque niveau de vie; sa signification varie selon les niveaux, mais chaque
fois il intervient en raison de la distinction qu'il y a, dans toutes les
réalités que nous expérimentons, entre l'être et la vie. Cette distinction
entraîne que, dans certains cas, le vivant, en raison même de sa vie, est
capable d'anticiper ce qu'il sera
dans sa perfection de vivant, perfection où la distance entre vie et être sera
comme résorbée. L'intentionnalité exprime cette anticipation. Ainsi la semence,
le foetus, implique une anticipation du vivant parfaitement déterminé.
L'intention morale est une anticipation, dans l'acte volontaire, de l'union de
l'homme à sa fin. La forme intentionnelle sensible est une anticipation, dans
la sensation, de la qualité sensible, elle-même ordonnée chez l'animal à la vie
végétative et, chez l'être intelligent, ordonnée médiatement au jugement
d'existence ou au jugement de contemplation. Quant à la forme intentionnelle
intelligible, elle est une anticipation immédiate de l'adhésion de
l'intelligence au réel existant. Cela montre bien qu'on ne peut s'arrêter à
l'intentionnel; on peut et on doit le distinguer du réel, mais on ne peut l en
séparer — si du moins on veut rester dans une perspective réaliste.
L'intentionnalité nous montre la possibilité que nous avons de nous enfermer
dans telle ou telle forme d'immanence de l'opération vitale en nous isolant ainsi
du réel, possibilité qui est erronée puisque l'intentionnalité en elle-même est
essentiellement ordonnée au réel.
II
serait intéressant de voir le lien entre l'immanence de l'opération vitale et
ce que nous avons appelé précédemment l'intériorité de nos opérations vitales.
L'immanence fonde l'intériorité. Celle-ci exprime un degré particulier
d'immanence qui apparaît avec la conscience.
Enfin,
la vie de l'esprit est la plus immanente; elle n'est plus que conditionnée par le corps organique.
L'immanence des opérations de la vie de l'esprit se manifeste dans
l'auto-lucidité du jugement d'existence; on est capable de respecter l'autre en
le nommant: il a sa signification propre.
Cette
distinction de trois degrés de vie, qu'Aristote a faite avec beaucoup de précision
et qui avait déjà été saisie au niveau pratique par les Pythagoriciens, semble
importante à maintenir, car elle permet de discerner toute une structure dans
le développement de la vie de l'homme. D'une part, une structure de base: la
vie végétative, qui a sa propre finalité; cette vie, qui est commune à tous les
vivants que nous expérimentons, est vraiment le fondement de notre vie d'homme. D'autre part, le sommet de notre
vie d'homme: la vie de l'esprit, qui nous fait découvrir ce qu'il y a d'ultime
dans la vie humaine, son développement tout à fait propre, unique parmi tous
les vivants que nous expérimentons. Ce sommet possède lui aussi sa structure
propre et organique. Le développement de cette vie ne peut s'isoler de sa base:
il en dépend dans son exercice tout en ayant son indépendance dans sa propre
spécification et sa finalité. Enfin, il y a entre la base et le sommet cette
vie intermédiaire qu'est notre vie sensible (sensations, imagination,
passions), qui fait le lien (lien réciproque) entre la vie végétative et
instinctive d'une part, et la vie de l'esprit de l'autre, et qui explique la
complexité de notre vie psychique, son influence sur nos organes biologiques et
sur notre vie intellectuelle et affective. Cette « troisième force », si l'on
peut dire, n'a pas de fin propre, elle est essentiellement anarchique; elle
peut se développer de diverses manières, car elle peut être toute polarisée par
nos instincts ou, au contraire, tout assumée par notre vie spirituelle
intellectuelle, amicale et contemplative.
Analysons
brièvement ces divers degrés de vie de l'homme.
Cette
vie a ceci de très particulier, qu’elle implique un développement parfait, une
croissance homogène et très radicale, en ce sens qu'elle commence dès le premier
moment de la conception et se poursuit jusqu'au moment où l'homme a atteint le
sommet de sa vie biologique; puis il y a un arrêt, et ensuite une sorte
d'affaissement, jusqu'à la mort.
Le
premier développement, souterrain, caché, que la science génétique moderne a
permis de découvrir d'une manière si remarquable, montre comment le vivant
s'enracine dans le vivant, dans la mère, et se développe progressivement à
partir de cette source maternelle, d'une manière sui generis, jusqu'au moment où il s'en détachera, étant capable
d'avoir son autonomie vitale. Cette vie végétative est commune à l’homme et aux
autres animaux, avec certes des modalités extrêmement diverses et des rythmes
très différents (qu'on pense, par exemple, à la gestation de l'éléphant). Ce premier
développement souterrain montre à quel point vie végétative et fécondité sont
naturellement liées. II y a une continuité vitale impressionnante entre
l'embryon et sa source maternelle, à tel point que, séparé de sa source, il ne
peut plus se développer harmonieusement, et même il ne pourra plus vivre. II
est bien en totale dépendance de son milieu vital, qui le nourrit et lui permet
de vivre — il y a comme un rythme commun de vie — et cependant nous pouvons
affirmer qu'il y a un être nouveau,
distinct de sa source maternelle; le signe n'en est-il pas que, dès le premier
moment de la conception, cet être nouveau, ce vivant, si petit et si fragile
qu'il soit, est déjà porteur de son «chiffre» propre, distinct de celui de sa
mère et de son père'? II a déjà en lui, virtuellement, tout le «programme» de
son développement ". On peut dire qu'il est déjà, en «promesse », ce qu'il
sera à sa naissance. Si, au cours de ce premier développement intra-utérin, le
vivant est tout dépendant du rythme vital de son milieu, du milieu maternel,
tout en possédant déjà son autonomie, sa structure propre, il connaît alors une
fragilité unique, qui le rend extraordinairement vulnérable; il est dans un
état de réceptivité unique.
A
la naissance, une nouvelle étape du développement commence. Le vivant est
désormais autonome dans sa vie. il commence à respirer par lui-même (il a
besoin d'un nouveau milieu vital qui lui donne l'oxygène), et il commence à se
nourrir du lait maternel; la mère continue donc d'être source de sa nourriture.
Elle n'est plus source de vie d'une manière radicale (co-substantielle), mais
elle le demeure d'une autre manière. par l'aliment; le lait maternel n'a-t-il
pas une connaturalité unique avec le tout-petit?
Voilà
la première opération du vivant, ce qui caractérise sa vie végétative: il
respire et il se nourrit. II est capable d'assimiler l'aliment (L’oxygène et le
lait maternel) en le transformant en sa propre vie biologique pour réparer les
pertes d'énergie occasionnées par les luttes qu'il subit comme vivant et pour
croître. Car si le milieu dans lequel il vit lui fournit son aliment, en même
temps certaines influences nocives, certaines agressivités viennent, du dehors,
s'opposer à lui. car ce milieu n’est pas parfaitement adapté à son
individualité. II est donc à la fois instinctivement attiré vers ce milieu et
en état d'opposition et de défense à son égard. II y a là un équilibre à
chercher pour pouvoir vivre.
De
plus, en respirant et en se nourrissant, le vivant absorbe des éléments
toxiques qu'il ne peut assimiler et qu’il rejette, ne transformant en lui que
ceux qu'il peut assimiler. II y a donc également une lutte à ce niveau interne,
car nécessairement s’opère une séparation entre ce qui est transformé en son
corps organique et ce qui est rejeté. Dès son point de départ la vie biologique
se développe dans la lutte, et cette lutte demeurera tout au long du
développement de sa vie biologique, avec des moments d'épanouissement et des
moments de crise, lorsque les opérations de respiration et de nutrition ne
pourront plus se faire parfaitement; car ces opérations sont indispensables à
la vie biologique. Le vivant de vie biologique ne peut durer, stil ne respire
pas et ne se nourrit pas.
Ces
opérations fondamentales vont permettre la croissance. Le petit enfant doit se
développer conformément aux exigences de sa nature individuelle. Dans son
rythme de croissance il pourra y avoir des arrêts, des obstacles; cela est normal,
puisque la vie biologique se réalise dans la lutte. II y a dans ce
développement un moment particulièrement important, celui de la puberté,
puisque le vivant parfait est celui qui est capable d’engendrer de procréer. La
puberté, précisément, marque le passage de l'état encore imparfait du vivant
incapable de fécondité à l'état parfait, capable de fécondité; une mutation
profonde du vivant s'opère alors, et l'instinct sexuel se développe et se
manifeste.
Après
avoir atteint son sommet et s'être maintenue durant un certain temps à ce
niveau, la vie végétative de l'homme connaît une période de déclin, qui ira
jusqu'à la mort. Certes le vivant n'est pas, en tant que vivant, ordonné à la
mort; mais l'individu connaît un déclin, une vieillesse, où le poids de la
matière l'emporte et où l'unité du vivant n'est plus aussi forte: la division
pénètre dans le vivant, jusqu'à la division radicale que constitue la
séparation de l'âme et du corps.
Mais
avant de mourir, L’homme, comme vivant, a normalement procréé. L'acte de
procréation, en vue de la survie de l'espèce humaine, ne peut se réaliser que
dans une coopération de l'homme et de la femme; c'est cet acte qui donne sa
signification profonde à la différence des sexes. Le vivant supérieur est trop
imparfait pour être à lui seul source de vie, source de fécondité; il faut
qu'il connaisse la coopération de l'autre, d'un autre adapté instinctivement et
biologiquement à cette complémentarité, qui n'est pas seulement une
complémentarité au niveau organique, mais aussi au niveau de l'appétit
instinctif sexuel. Les deux sont instinctivement et biologiquement faits l'un
pour l'autre, mâle et femelle, en vue de la fécondité, de la survie de
l'espèce.
Si
l'instinct de respiration et de nutrition est au niveau de l'individu et se
traduit dans l’égoïsme radical du vivant qui lutte pour vivre, l'instinct
sexuel, L’instinct de procréation, est au niveau de l'espèce et de sa survie.
C'est pourquoi il est si profondément enraciné dans l'individu: car, d'une
certaine manière, il le dépasse et s'impose à lui.
Si,
en effet, on analyse philosophiquement le caractère spécifique de ces deux
instincts (L’instinct de respiration et de nutrition, et l'instinct sexuel), on
doit reconnaître leur distinction profonde, radicale, leurs finalités propres;
tandis que si l'on ne considère que l'exercice de ces instincts, on ne peut
plus distinguer leur caractère propre, et ils semblent alors se confondre, se
compénétrer. Mais leur distinction n’empêche pas qu’il y ait un ordre entre
eux. L'instinct individuel, au niveau de l'aliment, est ordonné à l'instinct
sexuel, comme l'individu est ordonné à l'espèce; c'est vraiment la procréation
qui finalise la vie végétative. Comme disaient les anciens, «seul celui qui est
parfait peut engendrer». C'est donc bien la procréation qui donne à la vie
biologique sa signification ultime. Si donc l'assimilation est le caractère
fondamental du vivant de vie végétative, la fécondité est ce qui achève ce même
vivant, ce qui l'accomplit. II s'accomplit en se dépassant, en laissant la
place à un autre qui est son fruit et qui lui permet ainsi de survivre, non en
lui-même, mais dans sa progéniture, de même espèce que lui. Certains
philosophes grecs voyaient là comme une «imitation» de l'éternité. Y aurait-il
donc dans l'espèce comme une intention d'éternité'? II y a sûrement dans
l'espèce un au-delà du temps.
La
procréation se termine à un nouveau vivant de même espèce. La mère met au monde
un enfant, un fils de l'homme qui, malgré sa dépendance à l'égard de son
milieu, est déjà métaphysiquement une personne humaine ayant son autonomie de
vie et d'être. Ce petit de l'homme a une âme spirituelle. D'où vient-elle'? Lui
est-elle communiquée par les parents? provient-elle du dehors? Au niveau de la
vie végétative, nous ne pouvons répondre. Mais ce que nous pouvons dire, c'est
que le vivant qui engendre transmet une vie semblable à celle qu'il possède.
C'est pourquoi celui qui naît a la même vie que celui qui est source de sa vie.
La procréation n'implique pas de dégradation de vie, de déperdition de vie.
Cela est vrai de tous les vivants. Le grain de blé est source d'un autre grain
de blé de même espèce, et il est même source d'une multitude de grains de blé.
Dans cette reproduction, il a une surabondance de vie qui est merveilleuse. On
retrouve quelque chose de semblable au niveau de la fécondité de l'homme: un
seul spermatozoïde devient fécond à la rencontre de l'ovule, mais des millions
d'autres auraient pu l'être. Pourquoi cette surabondance, qui semblerait à
première vue être un luxe, un gaspillage, voire une inutilité pouvant faire
croire qu'il y a à ce moment comme une suspension de finalité, tout étant
laissé au hasard? N'est-ce pas, au contraire, pour permettre plus sûrement la
survie de l'espèce et donc pour assurer plus parfaitement la finalité? Et cela
pour mieux faire saisir le dépassement de la vie à l'égard de la matière?
Engagée dans la matière, la vie est victorieuse de la matière; et cela se
manifeste au moment même de son don. Si la vie se donne avec surabondance, la
matière au contraire contracte, limite. N'est-elle pas source du hasard? Cette
surabondance de la vie dans sa fécondité est donc pour que la vie soit
victorieuse du hasard et impose sa propre finalité.
Nous
n'avons aucune conscience de la vie végétative en elle-même. Si nous en
connaissons les effets, nous ne saisissons pas clairement ce que sont la
respiration, la nutrition, la procréation. Nous pouvons découvrir les lois de
leur conditionnement, mais ce qu'elles sont, profondément, nous échappe.
Lorsque le père et la mère engendrent leur enfant, ils ne savent pas ce qu'est
la procréation, cette opération naturelle si radicale, cette opération
substantielle. S'ils peuvent désirer avoir un enfant, le souhaiter et, en vue de
cela, faire tout ce que la nature demande pour que leur union produise son
fruit, ils ne peuvent, au sens fort, choisir leur enfant dans son individualité
propre, dans son sexe. En réalité, ils ne commandent pas à la nature. S'ils ont
un pouvoir sur l'exercice de la procréation (leur union sexuelle), ils n'ont de
pouvoir ni sur la détermination ni sur la finalité de cette opération vitale
—pas plus, du reste, qu'ils n'en ont sur leur respiration et leur nutrition:
ils peuvent modifier certaines conditions d'exercice (choix des aliments,
rythme des repas, rythme de la respiration, dans une certaine mesure), mais ils
ne peuvent modifier le caractère spécifique de ces opérations; elles sont
naturellement déterminées.
En
revanche, nous pouvons avoir, de l'exercice vital de nos sensations et de nos
passions, une conscience plus profonde, grâce à l'intervention de notre
attention volontaire. Je puis être attentif à regarder, à voir, à entendre; je
puis me laisser emporter par telle ou telle passion. II y a là une intervention
très nouvelle de la vie de notre esprit, qui assume l'activité vitale de la
connaissance sensible et peut la vivre comme de l'intérieur: c'est bien ce que
la psychologie appelle « perception ». Nous ne voulons pas ici décrire cette
activité vitale, la décrire selon la conscience que nous en avons (ce que
Merleau-Ponty a très bien fait); mais nous voudrions essayer de l'analyser,
c'est-à-dire en discerner les divers éléments. Car s'il y a une conscience
réflexive de telle ou telle sensation, cette conscience réflexive n'est pas
telle sensation considérée en elle-même, puisque nous pouvons avoir une
conscience réflexive d'une sensation tactile, d'une sensation auditive, d'un
rêve, d'un état affectif, etc. II faut donc, au niveau de l'analyse philosophique,
essayer de préciser l'originalité de chacune des sensations: vision, toucher,
etc.
La
conscience que j'ai de voir, d'entendre (conscience qui, du reste, me permet
d'éprouver de la joie à voir tel spectacle, à entendre tel son harmonieux),
n'est certes pas extérieure à la sensation, elle lui est immanente; mais elle
ne la détermine pas, elle ne la spécifie pas. Elle ne nous révèle donc pas le
caractère propre de la sensation; cependant elle nous permet de l'observer
d'une manière tout à fait privilégiée, comme «du dedans», puisque nous ne
sommes pas seulement un spectateur de choix: nous la vivons. Au niveau donc de
l'exercice vital, il y a une unité profonde entre telle sensation et la
conscience que nous en avons; c'est pour cela, précisément, qu'au niveau d'une
réflexion phénoménologique on en reste à la description des perceptions.
Du
point de vue philosophique, posons-nous la question: qu'est-ce que telle sensation? Qu'est-ce que ma vision
de telle rose? N'est-ce pas
l'opération vitale de connaissance la plus immédiate? Quand je vois un arbre,
une rose, le ciel, je sens, j'ai un contact très particulier avec cette réalité
sensible qui est là, face à moi. Ce contact a ceci de très particulier qu'il
modifie celui qui sent, regarde, connaît, mais qu'il ne change rien à la
réalité sentie, vue, connue. Celle-ci, apparemment, n'est modifiée en rien: que
je sois seul à regarder une rose écarlate ou que dix personnes la regardent en
même temps que moi, la rose n'est modifiée en rien. Mais si je la touche, et
que dix personnes la touchent après moi, c'est différent: elle peut alors
perdre son éclat et se flétrir. II y a donc, de ce point de vue, une grande
différence entre ces deux types de connaissance sensible, la vue et le toucher:
nous y reviendrons. Précisons d'abord ce qu'est la vision. Elle me modifie et
ne modifie pas la réalité vue. Je suis donc ici en présence d'un phénomène qui
n'est plus d'ordre purement physique, mais d'un autre ordre: celui de la
connaissance sensible, celui de la vision. Cette connaissance demeure
totalement dépendante de la présence réelle de la réalité vue; si cette réalité
disparaît, notre vision cesse. Le vivant qui voit n'a donc pas d'autonomie dans
l'ordre de la spécification, dans l'ordre de la détermination de la réalité
vue; il n'a d'autonomie que dans l'ordre de l'exercice, en ce sens qu'il
s'applique à voir et ne ferme pas les yeux. Ne sommes-nous pas ici en présence
du premier moment du réalisme de notre connaissance? Celle-ci demeure toute
dépendante, dans sa détermination, de ce qui est vu. Cela est vrai, du reste,
de toute sensation. On peut donc dire que la vision nous permet de «devenir» (à
un niveau très particulier) non au sens précis Les diverses réalités vues, mais
leurs couleurs diverses, leur figure, leur mouvement: tout ce qui est
immédiatement visible. Car lorsque nous disons ce qu'est la réalité vue, nous
ne sommes plus au niveau de la vision: c'est une autre connaissance qui nous
permet de le dire. La vision, elle, saisit immédiatement telle couleur, et même
en premier lieu la lumière; comme l’ouïe saisit immédiatement tel son.
A
ce propos, remarquons que certains «sensibles» sont saisis par des sensations
diverses: le mouvement, par exemple, la grandeur, peuvent être saisis par la
vue (nous voyons une réalité mue), par l'ouïe (nous entendons s'approcher une
réalité mue), par le toucher... D'autres sensibles, au contraire, ne sont
saisis que par un seul sens: la lumière, la couleur ne sont saisies que par la
vision; le chaud, le froid ne sont saisis que par le toucher; le son, que par
l'ouïe, etc. C'est ainsi qu'Aristote distingue les « sensibles propres » des «
sensibles communs ». Cette distinction est très importante; mais, de fait, elle
a été comprise de diverses manières. Pour Aristote, L’objectivité de nos
sensations se fonde en dernier lieu sur les «sensibles propres»; pour lui,
c'est là que le contact avec le réel existant est premier, du point de vue
sensible. Pour Descartes au contraire, L’objectivité de nos sensations se fonde
en dernier lieu sur les «sensibles communs», parce que, pour lui, seuls ces
sensibles sont immédiatement mesurables, et donc objectifs, tandis que les
sensibles propres ne sont que subjectifs, n'étant pas mesurables. On peut
distinguer tout de suite, à partir de là. doux conceptions très différentes de
l'objectivité de la vision. Pour Descartes, L’objectivité se ramène à ce qui
est mesurable; pour Aristote, elle est en premier lieu qualitative: c'est ce
qui est le plus déterminé, le plus actuel, qui spécifie en premier lieu notre
vision.
Par
la vision nous «devenons» donc, d’une manière immanente, au niveau de la
connaissance sensible, les «sensibles propres» que sont la couleur, la lumière.
Que signifie ce «devenir»? II n’est plus d'ordre physique, mais d'un ordre
nouveau que l'on dit «intentionnel» (c’est-à-dire un ordre qui est tout relatif
à un autre et qui pourtant existe en ayant sa propre détermination, sa
structure propre, sa forme). En voyant je deviens intentionnellement, par la vision, les couleurs vues. II y a là un
«au-delà» du monde physique, mesurable, un «au-delà» qui pourtant demeure
immédiatement dépendant de ce monde physique existant.
Ce
contact « intentionnel » avec le monde physique et cette dépendance à son égard
sont particulièrement nets dans le cas du toucher. Celui-ci implique certes une
connaissance sensible. Par le toucher je connais le chaud, le froid, je deviens
donc intentionnellement ce chaud, ce froid; mais cette connaissance modifie
aussi physiquement la réalité touchée. II y a une certaine réciprocité entre le
domaine intentionnel et le domaine physique, à cause du contact immédiat avec
la réalité sentie, réclamé par le toucher. II y a donc distinction, mais non
séparation, entre ces deux domaines, physique et intentionnel puisqu'il peut y
avoir interdépendance.
Essayons
de préciser davantage ce qu'est ce devenir intentionnel. C'est un devenir, car
un changement se produit en celui qui voit. II faut donc qu'il y ait en lui une
capacité de pâtir à l'égard des « sensibles » (propres et communs). Tout
devenir présuppose une potentialité; tout devenir vital présuppose une
réceptivité vitale, une capacité d'être déterminé et en même temps de réagir
vitalement, de s'exercer, d'opérer. 11 faut donc qu'il y ait une potentialité
dans l'ordre intentionnel, une réceptivité et en même temps une capacité
d'opérer, et cela selon l’ordre intentionnel sensible, puisque ce devenir est
une opération immanente demeurant dans le vivant, dans celui qui voit. Cette
capacité d'être déterminé et d'opérer est ce qu'on appelle une puissance (dynamis) vitale. Si j'analyse
philosophiquement ce qu'est la vision, je puis dire qu'elle est une «
assimilation intentionnelle » présupposant une réalité présente vue (c'est
celle-ci, en tant que visible, qui spécifie la vision, la détermine) et
présupposant aussi dans le vivant qui voit une puissance impliquant à la fois
une réceptivité et une capacité de se mouvoir, capacité d'exercer d'une manière
immanente une opération vitale.
On
voit que l'immanence de l'opération vitale est ici beaucoup plus intime que
dans le cas de la respiration et de la nutrition, car elle domine l'opacité du
devenir physique et matériel. II y a une assimilation intentionnelle qui fait
l'unité avec ce qui est vu (le sensible) sans le détruire, sans le ramener au
vivant, mais en respectant ses déterminations propres. En regardant la rose je
deviens sa couleur et je respecte sa qualité propre. Voilà le caractère propre
de la connaissance sensible: elle ne se réalise plus dans la lutte, car elle
est au-delà du devenir physique; elle implique une immanence beaucoup plus
intime que celle de la nutrition; cette immanence est pour ainsi dire une pure
immanence, qui peut être source de joie et qui n'a aucune limite, si ce n'est
le conditionnement de l'organe physique qu'elle suppose et qui ne peut
supporter certains sensibles extrêmes, trop intenses, qui risquent toujours de
l'altérer. Ce conditionnement de l'organe physique empêche aussi nos sensations
d'être toujours en exercice, car, précisément, L’organe physique se fatigue.
II
faudrait ici examiner la diversité et le caractère propre des cinq sensations,
en comprenant bien que la sensation du toucher est la plus fondamentale, celle
qui est la plus réaliste et qui montre le mieux la continuité et la distinction
du monde physique et de l'ordre intentionnel. Le toucher est le sens de la vie
par excellence. Quant à la vision, c'est la sensation ultime, celle qui est le
plus libre à l'égard du monde physique, celle qui permet d'embrasser l'horizon,
le firmament dans son étendue. La vision est le sens de la lumière, qui est le
sensible le plus spirituel, le plus qualitatif.
Nos
sensations se prolongent dans des représentations: le domaine des images. Si,
après avoir regardé l'écarlate de la rose, je ferme les yeux, je forme
au-dedans de moi une «image» représentant l'écarlate de cette rose. Voilà un
nouveau type de connaissance, qui reste sensible et qui pourtant n'est pas la
sensation de nos sens externes. Cette nouvelle connaissance sensible formant
des images n'est plus une assimilation intentionnelle, mais elle est comme une
croissance, une extension de nos sensations, et en même temps une sorte de
synthèse de ce qui a été vu, de ce qui a été entendu, de ce qui a été touché,
etc. Cette nouvelle connaissance sensible représentant ce qui a été vu,
entendu, touché, le saisit d'une manière toute nouvelle, d'une manière qui lui
est propre. Elle se crée des images représentatives de ce qui a été vu,
entendu, touché. Ce qui est très curieux et étonnant, c'est que ces images
intérieures, sensibles, impliquent encore à l'état vécu les sensibles propres
et les sensibles communs, mais selon un ordre inverse: car les sensibles
communs, dans l'image, sont ce qui est représenté en premier lieu, tandis que
les sensibles propres ne le sont que d'une manière relative. Nous sommes donc
en présence d'une synthèse qui représente d'une manière originale ce que nous
avons senti antérieurement.
Si
nous analysons philosophiquement les images, en nous demandant ce qu'elles sont
et d'où elles proviennent, nous pouvons dire qu'elles sont des «formes
intentionnelles» sensibles, capables de représenter. Elles sont les premières
synthèses de notre connaissance—dans l'ordre sensible—synthèses qui ont leur
source en nous. Aussi ne s'agit-il pas de synthèses proprement objectives, mais
de synthèses premièrement subjectives, ayant cependant un fondement dans le
réel. II faut donc poser une puissance particulière qui soit source de ces
images: ce qu'on appelle l'imagination. Cette puissance ne peut s'exercer qu'à
partir de nos sensations externes: elle est donc mue. Cependant elle se meut
aussi, elle est source d'une nouvelle connaissance ayant pour fruit propre
l'image.
Ce
qui caractérise cette connaissance, indépendamment de son caractère
synthétique, c'est aussi son autonomie; car elle n'est plus immédiatement
dépendante de la réalité. Nous pouvons développer en nous un monde imaginaire
qui par lui-même n'a pas de limites, qui est infini en potentialité et en
développement.
Cette
connaissance, précisément parce qu'elle est sans limite dans son développement,
n'a pas de finalité propre: elle peut être utilisée de diverses manières. Elle
est essentiellement comme le carrefour d'une très grande diversité d'opérations
vitales. L'intelligence et la volonté peuvent s’en servir de multiples
manières, nos passions peuvent s'en servir également, et nos instincts aussi
peuvent s'allier avec elle. En réalité, les images utilisées par notre
intelligence et notre volonté, par nos passions et nos instincts forment le
tissu de notre psychisme; et dans ce tissu si complexe on devrait distinguer
différents niveaux. N'y a-t-il pas en nous un psychisme conscient, se nouant
autour d'images claires, au service de nos diverses activités intellectuelles,
volontaires et passionnelles? N'y a-t-il pas un psychisme préconscient et, se
fondant sur des images vagues, encore mal formées, le psychisme de nos appétits
naturels, de nos aspirations très fondamentales, qui nous inclinent vers
certains buts encore imprécis'? Ce psychisme préconscient implique des zones
très différentes; et il faudrait sans doute discerner une zone très
fondamentale, non consciente, qui relèverait de la potentialité très radicale
de nos instincts, et des zones déjà plus déterminées (car il y a déjà eu
certaines déterminations dans un sens donné), mais qui demeurent inconscientes
relativement à la conscience claire. C'est toute la zone de nos dispositions
habituelles, de nos orientations déjà prises. toutes nos habitudes, tous nos réflexes
conditionnés.
Enfin,
il faudrait discerner une zone provenant de nos refoulements, de toutes les
incompréhensions dont nous avons été victimes, de toutes les violences
provenant du milieu extérieur en lequel nous avons vécu, tout ce qui nous a
contrariés, tout ce qui a arrêté nos élans affectifs les plus naturels, tout ce
qui a provoqué des remous intérieurs, des amertumes, tout ce qui nous a repliés
sur nous-mêmes en nous empêchant d'exprimer nos désirs et nos aspirations.
C'est là qu'il faudrait reconnaître ce qu'il peut y avoir d'exact dans ce que
Freud dit de l'inconscient. II peut certes y avoir là des zones profondes
d'inconscient, surtout si les refoulements proviennent des premiers moments de
notre jeunesse; il peut y avoir là une zone qui ne soit plus du « préconscient
», car elle provient du conscient violenté, retombant à un niveau non conscient
et attendant le moment propice pour se manifester, éclater —comme une charge de
dynamite présente en nous, et dont nous ne sommes plus conscients. Cependant,
du point de vue philosophique, il faut reconnaître que cette zone d'inconscient
n'est jamais première: elle est toujours quelque chose de second, elle est le
résultat de certains refoulements, et elle est toujours au niveau du
conditionnement. On ne peut donc, à partir de cet inconscient, expliquer ce
qu'est l’homme. N'est-ce pas là l'erreur philosophique de Freud'?
On
voit donc l'importance, et aussi la difficulté, d'un examen philosophique du
domaine des images, qui nous met en présence d'une nouvelle immanence de nos
opérations vitales, car notre imagination se crée des images au-dedans
d'elle-même, elle se crée ses propres synthèses imaginatives, indépendamment
des réalités du monde physique. Par là, L’homme peut prendre ses distances à
l'égard de ce monde physique: il devient capable de se refermer sur lui-même et
de s'isoler en se construisant, au-dedans de lui-même, un nouvel univers.
purement imaginatif. N'est-ce pas là la gloire propre de l'imagination, et en
même temps son pouvoir redoutable? Car elle est capable de nous détourner des
réalités existantes de notre univers et de faire miroiter à nos yeux un nouvel
univers dont elle est la source propre.
En
continuité avec l'imagination, et demeurant encore dans le domaine des images,
il y a la mémoire. Le vivant de vie
sensible ne se contente pas de sentir, d'imaginer: il garde les images qu'il a
formées pour s'en servir lorsque cela lui sera utile. La mémoire est quelque
chose de prodigieux chez le vivant de vie sensible, car elle lui permet d'émerger
au-delà de la succession du temps et d'avoir une certaine durée intérieure. Si
la procréation manifeste que l’espèce du vivant est au-delà du temps, la
mémoire du vivant de vie sensible montre comment l'individu cherche à dépasser
le morcellement du temps. Provenant de l'imagination, la mémoire peut aider
l'imagination à se développer. puisqu'elle thésaurise les images passées: mais
elle les thésaurise pour qu’elles puissent de nouveau être actuées et associées
à d'autres images nouvelles. On pourrait dire que si l'imagination innove
toujours, la mémoire garde et conserve. On voit donc ici, au niveau de la
connaissance sensible, apparaître les deux tendances opposées du vivant:
garder, conserver, et renouveler, innover. Au niveau des sensations externes,
ces deux tendances n’apparaissent pas, car le vivant est tout relatif à la
présence actuelle des réalités existantes de notre univers. Ce n'est que grâce
à l'imagination qu'il commence à réaliser une certaine synthèse dans une
immanence et une autonomie plus profondes, et par là à acquérir une plus grande
indépendance à l’égard des autres et un sens plus aigu de sa distinction. Mais
alors il a besoin de plus de richesses intérieures et de posséder en lui tout
le passé vécu.
II
serait intéressant d'analyser ici ce que sont les rêves (ceux qui se présentent
dans l’état de sommeil). Philosophiquement parlant, ils sont de pures images,
de pures représentations qui, tout en demeurant conditionnées par le milieu,
sont comme séparées de leur source (les sensations) et ne sont plus utilisées
par l'intelligence, échappant ainsi à la conscience intellectuelle du jugement.
Cela leur donne une mobilité très particulière qui leur permet de se développer
spontanément dans de multiples directions dont, en réalité, nous ignorons
l'ordre — ce qui laisse le champ libre à de multiples interprétations.
Les
rêves sont-ils issus de notre inconscient'? Sont-ils issus de nos diverses
sensations, de l'affectivité qui a été vécue durant la journée'? Annoncent-ils
ce qui doit arriver? Y a-t-il des rêves prémonitoires, prophétiques'? Si on
s’intéresse beaucoup aux rêves aujourd’hui, on les analyse peut-être trop d’une
manière purement psychanalytique. Ne devrait-on pas les analyser aussi dans une
perspective philosophique, en vue de mieux connaître toute la complexité de
l'homme'? II est évident que, dans une perspective cartésienne, cela devient
très difficile, puisque les rêves ne peuvent plus être considérés que comme
«déchets »,. La position de Freud n’est-elle pas diamétralement opposée,
puisque, pour lui, les rêves révèlent l'inconscient, et l'inconscient détermine
le psychisme'!
Parallèlement
aux diverses connaissances sensibles, il y a nos divers appétits sensibles, nos
tendances passionnelles, que nous pouvons facilement expérimenter et dont nous
avons conscience. Nous vivons par moments des élans affectifs qui nous portent
vers certaines réalités sensibles qui nous attirent, nous allèchent. Ces
attractions peuvent être parfois très véhémentes et nous détourner de ce que
nous considérons comme notre devoir. Et il n'y a pas que des attractions, il y
a aussi des répulsions, des oppositions, des haines qui nous écartent
affectivement et nous poussent à nous éloigner le plus possible de certains
maux sensibles. Nous pouvons aussi, dans certaines circonstances, éprouver de
violentes colères qui nous donnent envie de tout briser, de tout détruire, car
nous ne pouvons supporter tel ou tel désordre apparent, qui nous blesse dans
notre affectivité sensible, dans nos appétits. Ces colères peuvent s'emparer de
nous d'une manière telle que tout le reste semble momentanément disparaître.
Traitant de la colère, Sénèque compare l’homme en colère à certains animaux en
furie qui se jettent sur ce qui les irrite pour le détruire. Cela est très
juste; car ces sentiments d'élan, de répulsion, de colère, nous apparaissent
très semblables à ceux que nous voyons chez d'autres animaux. L'avantage de
l'animal, c'est que chez lui ces états affectifs se manifestent ordinairement
d'une manière instinctive, tandis que chez l’homme adulte ils peuvent être
dominés à tel point qu'on ne s’aperçoive plus de rien à l’extérieur.
II
peut y avoir aussi certaines exaltations de puissance qui nous mettent dans un
état euphorique, et au contraire des états de dépression, de tristesse qui nous
replient entièrement sur nous-mêmes. Tous ces états affectifs font partie de la
complexité de notre psychisme et sont souvent très liés à nos connaissances
imaginatives, comme nous l'avons signalé.
Que
sont ces états affectifs, ces tendances passionnelles? Les psychologues les
connaissent bien et nous en donnent d'excellentes descriptions, très
intéressantes et très fines; mais ils ne les analysent pas philosophiquement.
C'est pourquoi ils ne peuvent pas saisir vraiment ce que sont ces tendances passionnelles, ni leur diversité
spécifique; ils ne peuvent nous montrer que leurs effets et leurs réactions
mutuelles: comment tel état affectif est provoqué par tel autre, et comment ils
peuvent se neutraliser ou, au contraire, s’amplifier mutuellement.
Si
nous voulons savoir ce que sont ces
tendances passionnelles, il nous faut les analyser. Elles sont certes quelque
chose de réel et nous ne pouvons douter de leur existence: nous en avons
l'expérience vécue chaque jour. Cependant il s'agit d'un réel très particulier,
car il se situe au niveau intentionnel sensible affectif. Ces tendances
passionnelles proviennent de nous et demeurent en nous, mais elles sont
capables de modifier notre vie biologique à tel point qu'elles peuvent la
troubler, y provoquer de graves perturbations.
A
la différence de l'intentionnalité sensible imaginative, qui est de l'ordre de
la connaissance et de la représentation, L’intentionnalité sensible affective
est un élan, une inclination qui porte vers l'autre, vers le bien sensible
représenté qui nous attire, qui peut exercer sur nous une force d'attraction
irrésistible. Cette intentionnalité affective est une force dynamique qui nous
fait sortir de nous, ce que ne fait pas l'intentionnalité sensible imaginative,
qui demeure au-dedans de nous, comme nous l'avons vu.
L'élan
passionnel est toujours le fruit de l'attraction du bien sensible représenté
sensiblement; mais il est vécu sous deux formes différentes, en ce sens qu'il
est soit, simplement, le fruit de l'attraction du bien sensible, soit le fruit
de l'attraction d'un bien sensible difficile à acquérir, un bien sensible «
ardu ». Dans ce second cas, L’élan passionnel implique une lutte; L’attraction
n'est plus immédiate, elle suppose une lutte difficile. C'est en ce sens qu'on
distingue, au niveau des passions, celles qui relèvent du «concupiscible» et
celles qui relèvent de l'«irascible», les premières étant spécifiées
immédiatement par l'attraction du bien sensible, les secondes par l'attraction,
dans la lutte, d'un bien sensible difficile et ardu.
La
première passion du concupiscible est l'amour, et avec elle naissent le désir
et la jouissance. L'amour, en effet, est la passion fondamentale, celle qui
porte immédiatement sur l'attraction propre du bien sensible connu. C'est ce
bien qui, étant connu, suscite une attraction, un appel, un élan. Cette
attraction connaturalise affectivement celui qui aime avec le bien qu'il aime;
elle le proportionne et l'unit affectivement à ce bien, d'une unité qui se réalise
au niveau intentionnel, sensible, affectif. Cet amour passionnel attire vers le
bien sensible connu. 11 fait sortir celui qui le vit vers quelque chose qui
n'est pas lui, vers l'autre en tant que cet autre est son bien; en ce sens, cet
amour passionnel est « ek-statique ». En même temps, cet amour creuse en celui
qui le vit une capacité d'accueil, de réceptivité à l'égard du bien aimé. En
nous connaturalisant au bien aimé, L’amour passionnel nous le rend présent:
nous le portons en nous, il est ce qui nous donne un nouvel élan de vie, une
nouvelle force, et aussi une nouvelle capacité de pâtir, car nous devenons
vulnérables à tout ce qui touche à ce bien.
Puisque
ce bien sensible suscite en nous cet amour-passion, il est nécessaire que nous
connaissions sensiblement ce bien. Cependant cette connaissance sensible du
bien n'est pas ce qui détermine notre passion: celle-ci est vraiment spécifiée
par le bien sensible. La connaissance est une condition nécessaire, elle est au
service du bien qui attire et qui suscite cet amour.
Lorsque
le bien sensible aimé n'est pas possédé, L’amour qu'il suscite demeure
imparfait: c'est un désir, un appel. La passion-désir n'est autre qu'un amour
inchoatif, à l'égard d'un bien sensible non possédé. Si l'amour-passion est une
union affective, une connaturalisation de celui qui aime avec ce qu'il aime, le
désir-passion est un élan affectif, une inclination, une soif, un appel: nous
sommes tout tendus affectivement vers ce bien que nous aimons, mais qui nous
échappe, que nous ne possédons pas encore. Cette tension affective est capable
de mobiliser toutes nos énergies en vue de la possession de ce bien. Un désir
passionnel peut être si véhément qu'il capte tout notre être sensible en
l'orientant vers ce que nous cherchons à posséder.
Quand
le bien est possédé, nous nous reposons affectivement en lui. nous en
jouissons. La jouissance est ce repos passionnel épanouissant notre affectivité
sensible dans le bien possédé.
II
y a un lien très fort entre ces trois passions: amour. désir et jouissance:
c'est pourquoi, si l'on ne regarde que l’exercice de nos opérations vitales, on
ne peut plus les distinguer. Car l'amour est comme la source propre de tout
désir, et le désir s'achève en jouissance. Si on les analyse philosophiquement,
on ne peut plus dire qu'il s'agit simplement de trois moments dans le
développement d'une même passion. Car lorsqu'il s'agit du bien sensible connu, sa possession ou sa non-possession modifie
essentiellement le rapport de ce bien sensible à notre égard; car ce bien
sensible réclame la présence physique, le contact physique, il ne peut s'en
abstraire. C'est pourquoi la non-possession est une privation. Le bien sensible
n'est pleinement lui-même que possédé. C'est ce qui explique que la
passion-amour, en elle-même, soit captative, qu'elle demande de posséder le
bien sensible, et donc de s'achever en jouissance.
Parallèlement
à ces trois passions à l'égard du bien sensible, on peut dire qu'il y a trois
passions à l'égard du mal sensible, trois « anti-amours». En effet en présence
de ce qui nous blesse du point de vue sensible, de ce qui peut nous faire mal,
de ce qui empêche l'épanouissement de notre affectivité sensible —ce que nous
pouvons appeler le mal sensible —, nous avons une réaction violente
d'opposition, nous fuyons affectivement, nous nous écartons, ou nous sombrons
dans la tristesse, si ce mal domine et semble victorieux.
Si
nous analysons ces diverses passions «négatives»» nous pouvons en distinguer
trois: la haine, la fuite, la tristesse.
La
haine est la passion suscitée en nous par le mal sensible, ce qui est capable
de nous blesser affectivement. La haine n'est pas une passion fondamentale et
première: elle présuppose toujours un amour passionnel qui, n'ayant pu
s'épanouir, se transforme en haine. Et cela se comprend bien, car jamais le mal
n'est premier et fondamental, il est toujours privation d'un bien: il est donc
toujours relatif à un bien; il n'est connu et atteint que dans sa référence au
bien. En elle-même, la passion de haine est «anti-amour», elle est négation et
rejet absolu de ce qui nous apparaît comme nocif et capable de nous meurtrir:
elle est une sorte d'annihilation affective au niveau sensible. La
haine-passion nous met dans un état d'inimitié, d'opposition affective sensible
à l'égard de ce qui se présente à nous comme notre ennemi, de ce qui est
capable de nous nuire. Elle nous met dans un état affectif de refus, de
négation, à la différence de l'amour-passion qui nous connaturalise au bien en
nous mettant dans un état affectif d'accueil.
Si
le mal nous apparaît comme proche, mais non présent, s'il est imaginé comme
imminent mais qu'il ne soit pas encore là, la haine sera alors source d'une
fuite passionnelle, qui affectivement nous met le plus loin possible, nous
détourne de ce mal imminent: nous cherchons à nous en éloigner affectivement le
plus possible. N'est-ce pas là une sorte d'antithèse du désir'? Cette passion
de fuite est bien un élan à rebours: on tourne le dos au mal sensible imminent.
Cette passion de fuite nous inhibe affectivement, elle nous fait nous cacher en
nous-mêmes pour trouver un abri, un refuge loin du mal qui pourrait arriver.
Si
le mal sensible est présent et que nous ayons l'impression qu'il nous terrasse,
qu'il peut nous écraser, nous vaincre dans tout notre être sensible, la
tristesse alors nous étreint, nous saisit et nous enveloppe; et plus le mal
sensible nous apparaît comme victorieux, plus la tristesse s'empare de nous et
nous opprime. A l'inverse de la jouissance, qui nous dilate, la tristesse nous
prend à la gorge et nous replie sur nous-mêmes, supprimant affectivement tout
épanouissement. Enlevant tout essor, non seulement elle nous met affectivement
«à plat», mais elle nous laisse exténués, comme annihilés, quand elle
s'enracine profondément dans notre affectivité sensible. Car le mal est alors
vainqueur et il n'y a plus d'issue. La mort d'un ami que l'on aimait
exclusivement du point de vue de la jouissance passionnelle peut provoquer une
telle tristesse: il n'y a plus d'issue pour l'ami qui reste seul; il demeure
dans sa tristesse comme un animal traqué.
Si
la passion de haine suppose la passion d'amour, il faut donc reconnaître qu'il
peut y avoir un passage de la passion-amour à la passion-haine. Faut-il donc
admettre que la passion-amour implique en elle-même une certaine ambivalence,
comme le prétendent certains psychologues'? Au niveau de l'exercice et du
conditionnement des passions, cela semble exact, car le bien sensible n'est pas
absolu, il implique des limites, et le passage de la limite à la privation
n'est pas impossible. Au niveau philosophique, il faut reconnaître que la
passion-amour n'implique aucun ordre vers la passion-haine, mais que cette
dernière présuppose la passion-amour, à la manière dont le mal présuppose le
bien. II y a ambivalence au sens où le mal suppose le bien, mais non pas au
sens où le bien et le mal seraient corrélatifs et s'appelleraient l'un l'autre.
Si
la passion-haine suppose celle de l'amour, peut-on dire que la passion de fuite
également présuppose celle du désir, et que la tristesse suppose la jouissance?
En réalité, on ne peut pas faire ce parallélisme, car il n'y a pas de
parallélisme rigoureux entre la présence et l'absence du bien et la présence et
l'absence du mal. Du reste, il est facile de comprendre que si le mal
présuppose le bien, la proximité du mal ne présuppose pas nécessairement celle
du bien. Cela est tout à fait évident si l'on considère que l'éveil de telle
passion, celle de la fuite, présuppose la conscience de cette présence du mal;
car je puis très bien avoir conscience d'un mal imminent sans avoir conscience
de l'imminence du bien que ce mal présuppose. De sorte que la passion de fuite
présuppose la passion-amour, mais non pas nécessairement celle du désir. On
pourrait faire la même analyse en ce qui concerne la passion-tristesse
relativement à la passion-jouissance: si, de fait, la jouissance a existé avant
la tristesse, cela donnera normalement une conscience plus aiguë de la
passion-tristesse, mais la passion-tristesse, si elle présuppose nécessairement
celle de l'amour, ne présuppose pas nécessairement celle de la jouissance.
Quant
aux passions de l'irascible, on les analyse de la même manière. C'est le bien
sensible ardu, connu par les sensations et l'imagination, qui suscite en nous
la passion de l'audace. Nous aspirons à être unis à ce bien difficile, nous
nous y précipitons en mobilisant toutes nos forces sensibles. Cette passion
présuppose un amour à l'égard de ce bien sensible; mais comme ce bien est
difficile, ardu, L’amour-passion ne suffit pas: il se transforme en la passion
d'audace.
Si
le bien sensible difficile est absent, il suscitera en nous une passion
d'espoir qui, à la différence de la passion-désir, n’est plus seulement un élan,
un appel, mais une force de conquête: nous n'hésitons pas à orienter toutes nos
énergies vitales vers ce bien sensible difficile-non-possédé. Et quand ce bien
sensible difficile est possédé, nous en jouissons. La passion-amour du
concupiscible est donc à la source de ces deux passions de l'irascible, et la
passion de jouissance est à leur terme. L'irascible est porté par
l'amour-passion et il s'achève dans la passion-jouissance; il est donc
enveloppé par le concupiscible.
Lorsqu'il
s'agit d'un mal difficile à vaincre, qui nous apparaît tel, la passion de
l'audace se transforme en passion de crainte: nous avons peur de ce mal
violent, de ce mal qui apparaît comme puissant. On sait comment la peur, la
crainte, se distingue de l'angoisse: la première implique un mal sensible
déterminé qui est capable de nous attaquer (on a peur du gros chien qui a déjà
attaqué), tandis que l'angoisse est une inhibition affective qui nous plonge en
nous-mêmes d'une manière radicale et totale. Elle n'a plus de motif précis et
déterminé. N'implique-t-elle pas comme l'oubli de l'expérience initiale qui a
suscité en nous une peur, une crainte? C'est l'imaginaire qui s'est alors
emparé de cet état affectif de retour sur soi.
S'il
s'agit d'un mal difficile à vaincre et qui est imminent, ce mal éveille en nous
une passion de désespoir qui nous enlève toute force. Cette passion détruit
toute la passion de l'espoir. Elle implique un repliement affectif qui, à la
différence de celui de la fuite, est un repliement beaucoup plus profond et
radical qui nous désarme totalement et nous rend capables de nous livrer
affectivement, sensiblement, au mal, à l'ennemi: celui-ci est là, il est
inutile de lutter, d'avance il nous a battus.
Enfin,
quand un mal sensible présent brise violemment quelqu'un que nous aimons, et
que nous nous estimons capable d'écarter ce mal sensible, de le rejeter, nous
nous mettons en colère. La passion de colère est une passion complexe. C'est la
passion la plus noble, la plus proche de notre intelligence. En effet, ce qui
suscite en nous la colère, c'est le mal présent, mais un mal qu'on veut rejeter
pour rétablir le bien qu'il brisait; et ce bien, quand la colère est vraiment
profonde, est un certain ordre de justice, un ordre visible et sensible,
L’harmonie dans les réalités et les personnes qui nous entourent, qui forment
notre milieu. La colère cherche à briser le désordre et à rétablir l'ordre
premier—ou du moins ce qui apparaît, à notre connaissance sensible et
imaginative, reliée à notre intelligence pratique, comme étant un désordre,
comparativement à un ordre antérieur que nous aimions, un ordre que nous avions
réalisé nous-mêmes ou que ceux que nous aimons avaient réalisé. Cet ordre et
cette harmonie première que nous aimons, nous voulons les défendre; et quand il
nous semble qu'on est en train de les détruire, nous nous précipitons pour les
rétablir, pour empêcher qu'on ne les abîme. La colère a une violence affective
sensible unique; elle peut décupler nos forces, car subitement toute notre
affectivité se trouve comme dans un état d'ébullition qui éclate et qui ne peut
plus être contenu dans les limites habituelles de notre conditionnement
ordinaire, celui de nos rapports quotidiens au niveau de la vie commune. C'est
pourquoi la colère brise avec une telle violence et d'une manière si subite ce
qui nous apparaît comme engendrant le désordre. Après avoir parfois été
contenue pendant un certain temps, la passion-colère éclate avec d'autant plus
de force, comme l'éclair au sein de l'obscurité lourde et sombre des nuages.
L'homme qui est en colère ne se maîtrise plus, il est tout entier pris par
cette force qui veut sauver le bien sensible présent en train de sombrer,
d'être détruit sous ses yeux. Mais la colère peut aussi être un cri de
détresse, le cri de celui qui une dernière fois met tout en cause pour ne pas
laisser plus longtemps se détruire le bien qu'il aime.
Les
colères politiques peuvent donner naissance à l'esprit révolutionnaire, tandis
que la haine et le désespoir sont davantage à l'origine de l'esprit anarchique,
qui détruit pour détruire. La colère détruit avec l'espoir de libérer l'homme
aliéné par le tyran.
Avec
les passions, on demeure dans un devenir affectif
intentionnel sensible, un devenir qui, d'une certaine manière, n'a pas de
finalité propre qui s'impose, car les passions s'appellent les unes les autres
et s'opposent également les unes aux autres. En effet, si la passion est bien
un «pâtir», elle est aussi une réaction; et tout cela se passe au-dedans de
notre psychisme, dans l'immanence de nos opérations passionnelles; et dans
certaines passions le «pâtir» sensible domine, tandis que dans d’autres c'est
la réaction (pensons, par exemple, à l'amour et à la colère). Nous nous
trouvons alors comme dans une tempête de lac, avec les tourbillons de nos
diverses passions. Celles-ci ne cessent d'être dans l'agitation. Cependant,
dans ce tourbillon incessant de nos passions, on peut discerner comme des
sommets qui ne sont pas, en réalité, des fins au sens précis, car les passions,
par elles-mêmes, si elles sont bien spécifiées par les biens sensibles, ne sont
pas finalisées par ces biens. L'homme, par ses passions, aime le bien sensible
pour lui. C'est au fond lui-même qui est le terme ultime de ses amours
passionnels. Mais les passions ne lui donnent aucun véritable repos: elles le
maintiennent dans l'agitation.
La
passion de colère est bien l'un de ces sommets, elle est le sommet de toutes
les passions de l'irascible. Elle peut donner un sens ultime à toutes les
passions de l'irascible. En revanche, la jouissance et la tristesse sont comme
les termes des passions de concupiscible: tout s'achève soit dans la
jouissance, soit dans la tristesse. Si l'amour-passion est une source cachée,
la haine est 1'« anti-source », elle peut empoisonner toute notre affectivité
en la repliant sur elle-même.
On
voit comment l'imagination, avec ses multiples replis, peut nourrir nos états
affectifs passionnels, en nous faisant passer successivement d'une passion à
l'autre et en maintenant en nous un état «tragique» si notre irascible est très
développé, ou un état dépressif de tristesse et de désespoir si notre irascible
est vaincu.
Ajoutons
que le vivant de vie sensible qu'est l'homme est capable de se mouvoir, de se
déplacer. II a ce pouvoir vital par où il domine le conditionnement du lieu où
il se trouve. S'il se meut, c'est avant tout pour se nourrir, trouver le milieu
vital où il pourra le mieux se développer, et pour éviter ce qui pourrait lui
nuire. Les passions de désir, de fuite, de colère et de haine motivent et colorent
la plupart du temps ses déplacements. Et dans sa manière de se mouvoir se
manifesteront ses diverses passions: évidemment, L’homme qui est mû par le
désir de bien se nourrir ne se meut pas de la même manières que celui qui est
mû par la crainte, par la passion-fuite, pour éviter un animal nocif. L'homme
qui est mû par la colère ne se comporte pas de la même manière que celui qui
est possédé par la haine...
Dans
la démarche et le comportement de l'homme les passions s'incarnent 12,
Au-delà
de la vie végétative et de la vie sensible, il y a la vie de l'esprit, celle de
l'intelligence et de la volonté. Nous pouvons expérimenter dans notre vie
d'homme, parce que nous en avons conscience, qu’à certains moments nous
pensons, nous réfléchissons, nous cessons de travailler manuellement pour
méditer. Nous pouvons aussi juger, critiquer ce que nous faisons, ce que nous
voyons autour de nous. Nous pouvons prendre des décisions, vouloir transformer
notre vie, vouloir réaliser telle ou telle oeuvre. Au-delà de notre travail et
de nos décisions pratiques, il y a un appétit spirituel, une volonté, qui est à
leur source.
Analysons
philosophiquement ces diverses activités. Ce qui les caractérise en premier
lieu, c'est leur dépassement par rapport au corps, au domaine sensible
immédiat, aux représentations imaginatives, et enfin aux passions. Ces
activités nous permettent de pénétrer dans un domaine nouveau, celui de la
connaissance intime de la réalité, de sa signification. Nous «lisons» à
l'intérieur de la réalité (intelligere=
intus legere). Nous saisissons alors ce qu'est telle ou telle réalité
expérimentée, et nous pouvons réfléchir sur cette signification considérée en
elle-même, au-delà des circonstances de temps et de lieu en lesquelles existent
les réalités sensibles, au-delà de l'hic
et nunc. Nous sommes capables d'affirmer l'existence de telle réalité
expérimentée, sentie comme au-delà de nous, indépendante de nous. Nous pouvons
découvrir des principes propres, établir des lois (rapports constants
d'antériorité et de postériorité entre des faits). II y a là un dépassement à
l'égard du devenir: nous sommes capables d'atteindre ce-qui-est. N'est-ce pas
là que nous saisissons ce qui caractérise vraiment pour nous la vie de
l'esprit?
Quant
à nos actes volontaires, ils sont capables d'atteindre un bien spirituel; la
personne humaine, L’ami, comme ce qui est capable de susciter en nous un amour.
Ces
opérations vitales ont donc, à l'égard de notre corps, une indépendance
beaucoup plus grande que les sensations et les passions. Car
12.
Les sciences biologiques et la psychologie expérimentale ont beaucoup analysé
la causalité matérielle et les dispositions du mouvement vital de locomotion et
d'action et réaction au milieu vital dans lequel l'homme se trouve. Si nous
voulions pousser plus loin cette étude philosophique. nous devrions en les
situant à leur niveau de recherche du comment,
tenir compte de ces analyses, qui nous aideraient à mieux comprendre
comment l'homme, vivant de vie sensible, se
meut localement et réagit à son milieu, ce qui les détermine n'est plus une
réalité physique, sensible, mais quelque chose de réel qui est au-delà du
sensible: ce-qui-est, les principes, les lois, le bien spirituel. Ces
opérations vitales ont donc une autonomie et une immanence plus profondes que
les opérations vitales au niveau sensible, car non seulement elles émanent du
vivant comme toutes les opérations vitales, et possèdent leurs formes propres
au niveau intentionnel, comme les sensations et les passions, mais elles
possèdent une finalité propre. Si la
vie sensible est anarchique de par sa nature même, car elle n'a pas de fin
propre, la vie de l'esprit, au contraire, a sa fin propre. A la différence de
la vie végétative qui, elle aussi, a d'une certaine manière sa fin propre, mais
dans la survie de l'espèce par l'intermédiaire d'un nouveau vivant dont elle
est la source, la vie de l'esprit permet à l'homme, dans son individualité
propre d'homme, d'atteindre un bien spirituel capable de le finaliser, et par
là de rendre l'homme heureux grâce à l'épanouissement plénier de sa propre
personnalité. Nous découvrons ici la noblesse propre, la perfection unique de
la vie de l'esprit. Certes, comme nous le verrons, cette vie de l'esprit, en
l'homme, dépend radicalement de sa vie végétative et, d'une manière plus
immédiate, de sa vie sensible; mais en elle-même elle possède son autonomie,
son indépendance, ayant en elle-même sa propre fin.
Pour
bien comprendre cela, il faut toujours distinguer, dans ces diverses opérations
de notre vie spirituelle, celles qui sont de l’ordre de la connaissance et
celles qui sont de l'ordre de l'affectivité volontaire.
L'opération
vitale de l'esprit (au niveau de la connaissance) qui se manifeste à nous de la
manière la plus immédiate est la réflexion que nous pouvons faire sur nos
raisonnements, qui, du reste, prennent des formes très diverses. Ces
raisonnements impliquent un certain devenir vital immanent; car c'est vraiment
en nous-mêmes, en notre esprit, qu'ils se réalisent. Nous cherchons alors à
saisir les diverses relations que nous pouvons établir entre les diverses
connaissances antérieures; par là se réalise un certain mouvement intérieur,
véritable devenir spirituel dont nous sommes la source immédiate. Nous
découvrons par là la vitalité de notre esprit, de notre raison. Celle-ci est
capable de se mouvoir elle-même et de progresser, car ces raisonnements sont en
vue de l'acquisition de nouvelles connaissances. A la différence du mouvement
physique, de la croissance des vivants, et même du devenir au niveau des
images, ce «devenir rationnel» ne se réalise pas dans la juxtaposition et
l'extériorité quantitative, mais dans l'immanence d'une connaissance
spirituelle. Cependant cette immanence ne supprime pas un véritable devenir, un
véritable progrès. Ce devenir présuppose-t-il, comme tout devenir, des
contraires et un sujet? II est certain que ce devenir nous révèle la
potentialité radicale de notre raison, sa capacité de s'achever, de se
déterminer. Et cette détermination se fait de l'intérieur: L’esprit qui
raisonne s'actue en se servant de ce qu'il possède déjà en lui-même. II est à
la fois le sujet de ce devenir (par là il implique nécessairement une certaine
potentialité) et sa source immanente. L'esprit en raisonnant saisit que
certaines oppositions aident à découvrir quelque chose de nouveau qui, dans nos
connaissances antérieures, demeurait encore caché, voilé.
De
fait, ce dévoilement se réalise dans un raisonnement impliquant un syllogisme,
c'est-à-dire que deux propositions sont unies, conjointes, en vue d'une œuvre
commune qui est précisément l'inférence d'une conclusion. II y a là un
véritable dévoilement comparativement aux propositions premières. Par exemple:
L’âme est principe de vie du vivant. Or tout principe de vie est antérieur à ce
qui provient de lui (les opérations vitales, L’information du corps organique).
Donc l'âme est antérieure...
Mais
ce développement peut se faire aussi selon un mode inductif. Partant de
réalités diverses, multiples, qui impliquent cependant quelque chose de commun,
on peut découvrir ce qui est à la source de cette unité dans la diversité. Le
dévoilement est tout autre que précédemment, car il est la découverte de la
source, et non d'une propriété, d'une réalité secondaire.
Enfin,
il y a encore un dévoilement qui se fait selon un procédé d'opposition. On nie
ce qui a été affirmé en premier lieu, pour découvrir ce qui est radicalement
commun au-delà de l'opposition. C'est une démarche dialectique, telle qu'on la
rencontre constamment aujourd'hui. C'est un procédé très ancien, mais qui était
utilisé anciennement au niveau artistique, spécialement au niveau de la
rhétorique. Depuis Fichte, Schelling et Hegel, cette méthode a pénétré au cœur
du développement philosophique.
On
voit donc que la croissance de notre vie intellectuelle peut s'accomplir selon
trois directions différentes: selon une sorte de continuité dans une extension
homogène; selon une certaine rupture de saut, de dépassement du multiple,
permettant de rejoindre l'unité, sa source; selon une tension d'opposition de
plus en plus forte, visant à faire surgir quelque chose de nouveau, comme une
étincelle jaillit de la violence d'un choc.
Ces
trois directions sont, qualitativement, très différentes, et elles apportent à
notre esprit des enrichissements très divers: un enrichissement quantitatif de
l'ordre de l'extension; un enrichissement qualitatif de pénétration, de
découverte de ce qui est premier; un enrichissement plus artistique qui prétend
atteindre une harmonie supérieure dans une synthèse, qui est comme une œuvre
que l'intelligence artistique élabore.
Ne
sommes-nous pas là en présence de trois dimensions du devenir de notre
intelligence: une dimension d'extension (notre intelligence cherche à
expliciter toutes les richesses qu'elle possède); une dimension de pénétration
(notre intelligence cherche à creuser toujours plus profondément); une
dimension d'efficacité artistique (notre esprit est capable de s'édifier
lui-même, de se développer lui-même)?
Ces
trois devenirs de l'intelligence ont bien, comme tout devenir, un point de
départ et un terme. Et le terme est ce qui détermine le devenir, ce qui lui
donne sa signification propre. L'un de ces devenirs est ordonné à une
conséquence, un fruit, une conclusion; L’autre est ordonné à la découverte de
ce qui est antérieur, d'un principe, d'une cause; le troisième est ordonné à
une synthèse, une œuvre.
Le
devenir de l'esprit, s'il est parfait, se réalise dans une réflexion, un
recueillement de l'esprit en lui-même. On entre dans une sorte de «ruminement»
de l'esprit, de méditation. Mais l’esprit peut être tenté de se replier sur
lui-même pour être plus lui-même; il demeure alors dans cette attitude de
repliement pour se découvrir lui-même en ce qu'il a de plus profond, de plus «
lui-même ». N'est-ce pas alors le vivant qui se réjouit de son autonomie, qui
prétend trouver en lui-même sa propre finalité?
II
faut cependant reconnaître que ce devenir vital, s'il prétend se finaliser en
lui-même, n'est peut-être pas ce qu'il y a de plus parfait dans la vie de
l'intelligence. Celle-ci n'est-elle pas capable de se dépasser et de découvrir l autre, de découvrir ce qui n'est pas
elle-même et qui pourrait lui apporter un air nouveau et lui permettre de
s'ouvrir, de se laisser déterminer, finaliser par quelque chose, par quelqu'un
qu'elle n'a pas en elle-même et qu'elle est capable de découvrir?
En
effet, L’opération intellectuelle la plus caractéristique n'est pas le devenir
de l'esprit (bien que ce soit lui qui se manifeste le plus, qui se montre le
plus), mais le jugement. II est du reste facile de reconnaître qu'aucun
raisonnement, comme aucun devenir, n'est premier: il est toujours relatif à
quelque chose d'autre et présuppose quelque chose d'autre. On peut évidemment
l'ignorer et l'oublier, mais si on veut être parfaitement lucide, on est obligé
de le reconnaître. Ne pourrait-on pas dire que tout raisonnement présuppose le
jugement comme tout devenir présuppose l'être, que tout raisonnement s'achève
dans un jugement comme tout devenir aboutit à ce-qui-est?
Le
jugement apparaît donc bien comme l'opération de connaissance intellectuelle la
plus parfaite, puisqu'il fonde tous nos raisonnements et les finalise. Ce qui
caractérise le jugement, c'est qu'il possède en lui-même une parfaite
conscience. Nos jugements ont en effet ceci de tout à fait propre, qu'ils
possèdent une auto-lucidité. J'ai conscience de penser à quelqu'un, de
réfléchir et de juger de la qualité même de mes jugements: sont-ils exacts?
sont-ils erronés? Cette lucidité provient du fait que la connaissance
intellectuelle s'exerce au-delà du monde physique: il n'y a plus de
juxtaposition, mais au contraire une immanence parfaite.
Cette
conscience n’est pas ce qu'il y a de principal dans le jugement, mais elle en
est comme la propriété du côté du sujet connaissant: j'ai conscience de
réfléchir. C'est comme l'avoir premier du sujet connaissant. On pourrait
ajouter que, comme le raisonnement, pour être parfaitement lui-même, réclame la
réflexion, le jugement réclame la conscience pour être parfaitement lui-même.
Cette conscience aura, du reste, des degrés différents d'intensité, depuis la
conscience très claire de certaines intuitions jusqu'à une conscience plus
opaque, plus difficile à discerner, de certains jugements pratiques.
Si
la conscience n'est qu'une propriété du jugement, il ne faut pas s'arrêter à
elle, mais, par elle, découvrir ce qu'est le jugement en lui-même. Le jugement
est l'acte de connaissance intellectuelle par excellence, car il nous permet
d'affirmer ou de nier que telle réalité connue existe. II nous permet de saisir
tel principe philosophique, par exemple: le bonheur est la fin de l'homme. II
nous permet d'énoncer telle loi scientifique. II nous permet d'affirmer telle
conclusion scientifique. Dans tous ces cas, il s'agit toujours d'un jugement,
mais selon des modalités différentes. Car, il faut bien le reconnaître, nos
jugements se réalisent avec une très grande diversité, depuis le jugement
d'existence («ceci est», «ceci n'est pas») jusqu'au jugement exprimant la
conclusion d'un raisonnement: « La passion de colère est la passion la plus
violente. » Cependant, si divers qu'ils soient, tous ces jugements impliquent
la composition ou division que nous réalisons lorsque nous affirmons ou nions.
Car c'est bien au-dedans de nous, au plus intime de notre vie intellectuelle,
que se réalise cette composition: «Ceci est», ou cette division: «Ceci n'est
pas»; «Pierre marche», ou «Pierre ne marche pas. » Cette composition ou cette
division se réalisant au niveau intentionnel a une signification, elle exprime
quelque chose qui existe dans la réalité, ou peut exister dans la réalité.
Voilà ce qui la détermine, ce qui spécifie cette opération vitale de
connaissance. Par cette composition ou cette division le vivant de vie
spirituelle affirme ou nie. En affirmant il s'engage, il adhère à ce qu'il dit;
en niant il s'engage encore, mais d'une manière inverse: il refuse d'adhérer.
Nous touchons là ce qui caractérise le mode particulier de cette opération
vitale. Elle se réalise dans un engagement ou une suspension d'engagement.
La
suspension du jugement peut conduire à un dilettantisme intellectuel qui
conduira lui-même à une «cérébralisation», comme disent les psychologues,
c'est-à-dire à une vie intellectuelle qui n'a plus de contenu réel, qui se
contente d'un jeu, d'une considération des «possibles». L'intelligence n'est
pas faite premièrement pour cela; c'est, en fait, une «distraction» à l'égard de
la véritable vie de l'intelligence. Celle-ci est faite pour une adhésion, un
engagement à l'égard du réel qu'elle reconnaît et qu'elle cherche toujours à
connaître davantage.
Grâce
à ce mode d'adhésion ou de refus d'adhérer, notre connaissance intellectuelle
affirme ou nie; elle affirme pleinement en déclarant que «ceci est vrai », et
elle nie pleinement en déclarant que «ceci n'est pas vrai ». Lorsque
l'intelligence affirme que « ceci est vrai », elle s'engage pleinement et en
porte toute la responsabilité. Elle reconnaît alors que ce qu'elle dit, ce
qu'elle énonce, est conforme à la réalité, à la vie, que ce n'est pas elle qui
invente, qui se laisse aller à la rêverie, à l'imagination, qu'elle n'est plus
dans le domaine du possible, mais qu'elle atteint vraiment ce qui existe,
ce-qui-est.
II
peut très bien se faire que l'intelligence perde cette «virilité» qui lui est
propre et qu'elle devienne incapable d'affirmer que ce qu'elle énonce est vrai;
et même qu'elle en vienne à dire que l'intelligence humaine est incapable par
elle-même de le dire. A ce moment, elle affirme non ce-qui-est, mais son
incapacité, elle affirme quelque chose tout en reconnaissant qu'elle ne peut
rien affirmer de vrai. Elle se met donc elle-même dans une position
inacceptable, car son affirmation n'est plus une véritable affirmation. Elle se
replie sur elle-même pour demeurer dans un domaine de pures hypothèses.
Quand
elle affirme: «ceci est vrai», L’intelligence reconnaît à la fois sa noblesse
et sa dépendance. Elle est capable de saisir telle ou telle réalité qui se
présente à elle, de saisir tel ou tel principe et de savoir que ce qu'elle
saisit est vrai, conforme à ce-qui-est. Voilà la noblesse de l'intelligence
capable de connaître le réel tel qu'il est,
en ce qu'il a de plus profond. Mais ce réel, L’intelligence ne peut le
connaître qu'en acceptant d'être dépendante de lui, toute relative à lui, de
recevoir de lui sa propre détermination. Car elle reconnaît que ce qu'elle
saisit est bien ce-qui-est, parce que, précisément, ce qu'elle saisit provient
de ce-qui-est. Ce n'est pas elle qui l'a fait — sauf quand il s'agit d'une
œuvre artistique qu'elle-même a réalisée, qu'elle a faite; elle peut alors
juger de la vérité d'une manière inverse, puisqu'elle est source de cette
réalité nouvelle. L'intelligence, du reste, est capable de faire ce
discernement, de saisir sa double orientation pratique et spéculative, comme
nous l'avons déjà dit. Ce qui est important à signaler ici, c'est que la
vérité, perfection de l'intelligence, peut, de fait, se réaliser de diverses
manières. Nous reviendrons sur ce sujet dans la réflexion critique.
II
faut encore comprendre que cette opération parfaite qu'est le jugement, se
réalisant selon un mode de composition ou de division, n'est pas simple, mais
complexe. Par le fait même, elle ne peut être l'opération élémentaire, elle en
présuppose une autre en ce sens qu'elle en inclut une autre: une opération
d'appréhension, de saisie. Nous pouvons, du reste, grâce à la conscience que
nous avons du jugement, nous en apercevoir. Car le jugement le plus simple,
celui qui affirme: « ceci est », implique une certaine saisie du « ceci »
antérieure à l'affirmation elle-même: «ceci est. » Autrement, cette affirmation
porterait sur une inconnue. II faut donc qu'il y ait une certaine saisie, au
moins confuse, du « ceci » dans sa détermination. Cette saisie confuse demande
de se préciser, car il y a en nous une recherche de clarté: nous ne pouvons
nous contenter d'une vision vague de la réalité, nous cherchons par tous les moyens
à arriver à une connaissance plus précise; nous voulons définir. N'était-ce pas
déjà le désir de Socrate? Et sa méthode d'ironie décelait que, la plupart du
temps, les hommes ne savent pas la signification profonde de ce dont ils
parlent: ils ne connaissent que les noms, et s'y arrêtent comme à des choses,
ne les considérant plus comme des signes (ce que les Grecs appelaient symbola) de ce que nous concevons de la
réalité. N'y a-t-il pas alors un oubli radical de ce pour quoi l'intelligence
est faite? Notre intelligence, en effet, en son appétit premier, veut savoir ce qu'est la réalité. Aussi sa première
démarche est-elle de connaître l'aspect générique de cette réalité, ce qu'elle
a de commun avec beaucoup d'autres, pour déterminer ensuite son aspect propre
et spécifique, ce qui la distingue des autres.
Cette
première connaissance fondamentale a ceci de tout à fait particulier, qu'elle
possède un mode d'« assimilation intentionnelle ». En saisissant ce qu'est la
réalité, on la «devient», non pas réellement, mais intentionnellement, en ce
sens que la «forme» de cette réalité, sa détermination propre, est présente à
notre pensée, non comme elle existe dans la réalité, mais d'une autre manière,
d'une manière abstraite de quantité de détails individuels, matériels, qui sont
présents, certes, dans la représentation imaginative, mais qui sont laissés de
côté dès qu'on veut saisir la signification essentielle de la réalité. C'est
toute la différence qui existe entre se représenter une réalité existante, par
exemple tel chien, et saisir sa signification propre: ce qu'est le chien. C'est bien à ce niveau que se situe la saisie
de l'intelligence cherchant à définir ce
qu'est la réalité, à appréhender sa signification profonde. Cette forme
présente à notre pensée d'une manière abstraite «existe », dans notre pensée,
selon un mode intentionnel, en ce sens que cette forme est là, présente, toute
relative à la réalité existante dont elle provient. Elle est là pour elle, pour
tenir sa place et permettre à notre intelligence d'appréhender telle réalité,
de «devenir» intentionnellement cette réalité. Celle-ci n'est pas modifiée du
fait que je la pense, mais elle détermine ma connaissance, la spécifie, la rend
« signifiante ». Pour préciser davantage, on dira que cette réalité, par et
dans sa forme, est l'objet propre de ma saisie, opération élémentaire de mon
intelligence. De cette forme, en tant qu'elle est dans mon intelligence en la
déterminant, on dira qu'elle est une forme «intentionnelle», c’est-à-dire toute
relative à une autre, tenant sa place. On précisera, du point de vue critique,
que cette saisie de l'intelligence a comme fruit immanent le «concept», dont la
signification s'exprime par les mots dont nous nous servons pour parler, pour
communiquer à un autre ce que nous pensons. Les mots sont donc bien les
«symboles», les signes conventionnels de nos concepts. Ils ne sont pas le lieu
propre de la signification; celui-ci est nos concepts.
II
est très important de bien ordonner, de bien structurer ces trois opérations
caractéristiques de notre connaissance intellectuelle, de notre vie au niveau
de l'esprit. En effet, dans son opération la plus élémentaire, la saisie des
réalités, cette vie possède le mode vital le plus fondamental, celui de
l'assimilation. L'analogie entre la nutrition, la respiration, acte fondamental
de la vie végétative, et la saisie, acte élémentaire de la vie de l’esprit, est
facile à faire; mais il faut respecter l'analogie, c'est-à-dire la diversité
absolue de ces deux opérations vitales. Autrement, on n'évitera pas les
critiques d'un Sartre à propos de cette conception «végétative» de la
connaissance intellectuelle. Certes, il s'agit dans les deux cas d'une assimilation, mais à des niveaux
totalement différents. II s'agit donc de deux assimilations tout autres. On
peut donc dire que l'aliment est à la vie végétative ce que l'objet est à la
vie de la pensée, si on respecte bien l'analogie: sinon on aboutira à de
lourdes confusions. Car dans la vie végétative, L’aliment ne détermine pas
l'assimilation: il n'est que la matière assimilable. C'est la puissance vitale
de vie végétative qui détermine cette assimilation; elle varie selon les
vivants. Au contraire, dans la vie de l'esprit, L’objet au sens précis -c’est-à-dire ce qui n'est pas la réalité
existante dans son individualité, mais ce qui détermine essentiellement cette
réalité, sa forme 13-, L’objet spécifie, détermine ma saisie, ma pensée. La
puissance vitale capable de connaître au niveau de l'esprit, L’intelligence (ce
que les Grecs appelaient le noûs), est
une puissance réceptive du point de vue de la détermination, de la forme, bien
qu'elle soit en acte du point de vue de l'exercice vital.
Enfin,
L’opération de raisonnement qui est le devenir même de notre vie intellectuelle
relève de ce que nous pouvons appeler la «raison», notre intelligence
rationnelle. Le mode propre du devenir intellectuel n'est ni celui de
l'assimilation, ni celui de l'adhésion, mais celui d'une certaine croissance
vitale (de l'intérieur il y a comme un progrès, un développement), on pourrait
même dire d'une sorte de fécondité, dans la mesure où la conclusion est comme
un «fruit». En ce sens on peut dire qu'à l'égard de ce devenir notre raison est
comme une source vitale, source de ce progrès, de cette extension de son champ
de connaissance, de ses découvertes. Elle ne reçoit pas de l'extérieur une
nouvelle spécification, c'est elle-même qui, de ses propres richesses, tire
(explicite) une nouvelle connaissance. C'est pourquoi cette opération est celle
où l'aspect vital de l'intelligence (le «se mouvoir» et la fécondité) est le
plus manifeste. L'intelligence découvre alors quelque chose de nouveau; elle le
découvre soit à partir de ses connaissances antérieures, soit à partir de son
propre exercice.
On
voit tout de suite que si on ramène toute la vie de l'intelligence à ce
devenir, on sera alors en présence d'un idéalisme dialectique. En revanche, si
on ramène toute la vie de l'intelligence à la première saisie, on sera en
présence d'un idéalisme idéologique: le primat de l'idée sur le réel existant
s'imposera. En réalité, seule la reconnaissance de l'opération du jugement
comme opération intellectuelle parfaite permet de sauver le réalisme, en
affirmant le primat de la réalité existante sur toute notre vie
intellectuelle—tout en reconnaissant que notre intelligence, en son activité de
saisie première, s’assimile ce qui est immédiatement intelligible dans la
réalité existante; à ce niveau élémentaire de la vie intellectuelle, il y a
bien une sorte d'unité formelle (intentionnelle) entre l'objet et
l'intelligence.
Étant
donné la très grande diversité de ces trois opérations dans leur manière de
s'exercer, et étant donné aussi, à l'intérieur de ces trois opérations, la très
grande souplesse de chacune, on peut se demander si toutes relèvent bien de la
même puissance vitale spirituelle.
Toutes
ont la même source radicale de vie, L’âme spirituelle, qui elle-même ne fait
qu'un avec l'âme qui informe notre corps. Mais on peut encore préciser que
toutes ont la même source propre, immédiate: L’intelligence, le noûs, car ces diverses opérations, si
diverses dans leur exercice, ont cependant quelque chose de commun, au-delà de
leur détermination, de leur spécification propre. Ce «quelque chose» de commun,
c’est ce-qui-est. En effet, la saisie
est spécifiée par la forme; le jugement affirme l'exister même de ce-qui-est, comme exister; et le devenir
de notre intelligence est spécifié par la relation. Or la forme, L’acte d'être
et la relation sont bien trois modalités de ce-qui-est. Ce-qui-est est présent en ces trois modalités, seul il les unifie,
et seul il peut les unifier. On comprend alors la signification profonde de
l'affirmation de saint Thomas, qui reprend une affirmation d'Avicenne, mais en
lui donnant une nouvelle signification: primo
in intellectu cadit ens, ce qui «tombe» en premier lieu dans
l'intelligence, c'est ce-qui-est, L’être.
C'est donc bien l'intelligence comme puissance spirituelle de connaissance qui,
progressivement, successivement, pénètre de plus en plus en ce-qui-est pour le connaître, pour
saisir en lui tout ce qui est intelligible. Elle le saisit d'abord en
assimilant ce qu'elle peut assimiler (sa forme); elle connaît ensuite ce-qui-est en y adhérant, en se laissant
mesurer par lui: elle se sert enfin de la relation pour mieux comprendre
l'unité entre la forme et l'acte d'être, L’esse;
non pas pour en faire la synthèse, mais pour saisir l'unité tout en
respectant la distinction.
Notons,
de plus, la distinction que fait saint Thomas à la suite d'Aristote entre intellectus et ratio. II s'agit pour lui de la même puissance de connaissance,
selon des fonctions toutes différentes: celle du jugement et de l'appréhension (intellectus), et celle du raisonnement (ratio).
Parallèlement
au développement de la connaissance, notre vie, au niveau de l'esprit, implique
un développement affectif volontaire: nos actes d'amour à l'égard d'un bien spirituel,
nos actes d'intention à l'égard de la fin: tout ce que nous avons analysé au
niveau de la philosophie éthique. Tous ces actes sont volontaires, ils relèvent
d'un appétit spirituel, d'une puissance affective capable d'aimer un bien
spirituel, et capable de mobiliser toutes nos énergies pour l'acquérir. Cette
puissance est ce que nous appelons la volonté. Cette puissance regarde en
premier lieu tout ce qui est bon en tant que cela est bon; mais elle ne peut
s'arrêter, se finaliser que dans le bien spirituel:
la personne. Cela apparaît très nettement dès que nous analysons les actes
d'appétit spirituel les plus caractéristiques. Pensons à l'amour d'amitié, que
nous avons analysé. L'acte le plus caractéristique de notre appétit spirituel
est bien, en effet, un acte d'amour. Voilà l'éveil le plus profond, le plus
radical de notre volonté. Celle-ci est faite pour aimer, pour rejoindre son
bien spirituel, ce qui est capable de perfectionner le vivant spirituel, de le
finaliser. Car ce qui est propre à la volonté, c'est d'être l'appétit spirituel
du vivant dans sa plus profonde originalité; la volonté est la puissance
affective de la personne. Par la volonté, c'est la personne elle-même qui aime,
qui se laisse attirer par le bien spirituel, c'est-à-dire par une autre
personne capable de la perfectionner, de la finaliser. II est capital de
comprendre que notre volonté est en premier lieu une capacité d'amour
spirituel, personnel, et non en premier lieu une puissance d'efficacité, comme
l'affirme Descartes. Par la volonté, la personne n'est pas en premier lieu un
être capable de dominer, capable de commander, de donner des ordres, de dire: «
Fais ceci »; mais en premier lieu un être capable d'aimer, de recevoir
l'influence immédiate du bien spirituel, de se laisser attirer par lui et de
répondre en se donnant et en l'accueillant affectivement, spirituellement.
Voilà le «cœur spirituel», qui n'est autre que la volonté en ce qu'elle a de
plus profond. Le « cœur spirituel », la volonté, est en premier lieu une puissance
de réceptivité à l'égard du bien spirituel; mais pour que ce bien puisse
l'attirer, il faut que le bien spirituel soit connu comme bien spirituel par
l'intelligence, qu'il soit connu non pas d'une manière abstraite et
universelle, mais d'une manière concrète, dans sa propre existence. Le bien,
dans ce qu'il est, implique en effet l'acte d'être, L’exister (le bien idéal
n'est pas le bien proprement dit, et le bien sensible, en tant que connu comme
bien sensible, n'est pas atteint dans son exister, mais seulement dans son
apparaître, son phénomène; il n'est donc pas atteint vraiment comme bien). II faut donc que le bien
soit atteint dans un jugement d'existence. Ce jugement qui dévoile l'exister de
ce bien spirituel permet à ce bien de se dévoiler lui-même comme bien,
c'est-à-dire en suscitant au plus intime de la volonté un amour; et à partir de
là il y a une nouvelle connaissance de ce bien, une connaissance affective, car
je puis le connaître de l'intérieur, en tant qu'il est mon bien. C'est le bien-existant
lui-même qui détermine mon amour, qui le finalise. La connaissance de
l'intelligence permet le contact indispensable, mais elle n'est pas ce qui
détermine mon appétit spirituel, ma volonté. Nous l'avons déjà vu au niveau de
l'amitié et au niveau de la passion; nous le signalons ici au niveau même de
l'éclosion du premier amour spirituel.
Ce
premier amour spirituel n'est pas, en lui-même et par lui-même, conscient; il
ne le sera que dans l'amour d'amitié, dans l'intention et le choix 14. Mais le
philosophe découvre son existence comme fondamentale par rapport à tout le
développement de nos opérations volontaires. Ce premier amour est vraiment à la
racine de toute notre vie affective spirituelle. II ne cesse du reste de
croître; car nous avons en nous, au niveau spirituel, une capacité infinie
d'aimer le bien spirituel. II n'y a pas de limites, si ce n'est les nécessités
de la vie pratique, qui arrêtent l'élan profond de notre cœur spirituel. Cette
source souterraine qui est en nous ne demande qu'à s'épanouir, à jaillir, à
aimer celui qui est notre bien, que nous avons découvert profondément comme
notre bien et qui nous attire si radicalement, d'une manière «sauvage »
pourrait-on dire, au-delà de tout conditionnement. N'est-ce pas le propre de
l'amour'?
On
pourrait, en analysant cet amour spirituel, découvrir en lui les deux grands
aspects de l'amour, que nous avons déjà mentionnés à propos de l'amour-passion.
Cet amour spirituel est vraiment un élan extatique du cœur vers le bien aimé,
c'est-à-dire vers la personne qui est aimée. C'est un don de soi, de ce qu'on a
de plus profond, de plus intime, de plus vivant, mais selon un mode
intentionnel et non pas selon un mode substantiel. Car notre être-vivant en ce
qu'il a de plus radical et de plus substantiel ne peut devenir amour spirituel,
don à l'autre. Notre être-vivant, en lui-même, n'est pas notre amour, bien
qu'il soit la source radicale de cet amour. Précisons encore que si notre âme
est principe substantiel d'être en nous, principe d'autonomie, elle n'est pas
substantiellement notre amour extatique vers l'autre. Si elle
est
immédiatement ce qui structure le vivant en lui-même, elle n'est que
médiatement source de l'amour spirituel; toutefois, elle est bien ce qui permet
au vivant spirituel d'aimer et de se donner. C'est pourquoi l'amour spirituel
nous permet de découvrir ce qu'il y a de radical en notre âme: elle est
radicalement amour, capacité de don. On voit combien il est facile de confondre
être et amour au niveau de notre vie spirituelle.
Si
l'amour spirituel est premièrement élan extatique, il est en même temps accueil
de l'autre, accueil du bien aimé. II nous donne une réceptivité nouvelle à
l'égard de l'autre, toujours selon un mode intentionnel. C'est ce qui explique qu'au
niveau de l'amour spirituel cet amour fondamental demande de s'épanouir en
amour réciproque, en amour d'amitié, pour être pleinement lui-même. Car on ne
peut accueillir le bien aimé que s'il se donne; et il ne peut nous accueillir
que s'il nous aime. L'amour qui porte sur le bien spirituel connu, qui est le
fruit propre du bien en nous, demande que ce bien spirituel se transforme
lui-même en amour spirituel pour celui qui l’aime, pour permettre ainsi à
l'amour d'être parfait, d'être pleinement lui-même.
Si
le premier acte de notre volonté est bien d'aimer, cet acte n'est pas le seul.
Cet amour se transforme en «décision»; et, à partir de ce moment, notre volonté
devient vraiment source d'efficacité; car une décision, pour être vraie,
demande une certaine efficacité. La décision ultime ne regarde-t-elle pas
l'exécution qu'elle ordonne? A ce moment, dans cette ultime décision, la
volonté laisse l'intelligence passer devant. Sommes-nous alors en présence d'un
effacement de l'amour, d'une sorte de mort de l'amour, pour que la décision
ultime, celle du commandement, se réalise parfaitement— puisque cette décision
est l'œuvre de l'intelligence à l'intérieur d'une volonté d'intention et de
choix'? II est certain que lorsque l'efficacité doit être pleinement elle-même,
c'est L’intelligence qui peut seule l'ordonner; mais sa source profonde demeure
la volonté. L'amour par lui-même et en lui-même réclame la fécondité; mais la
volonté d'intention, se servant de l'intelligence en vue d'une efficacité plus
immédiate, peut très bien devenir rivale de l'amour. Normalement il ne devrait
pas y avoir de rivalité, mais une coopération, car fécondité et efficacité se
situent à deux niveaux différents. La fécondité implique une communication de
vie, L’efficacité implique qu'on domine sur
la matière en la transformant, ou encore qu'on use de ses diverses facultés. Cependant il y a souvent, étant donné
que notre capital de vie est limité, une sorte de rivalité entre la fécondité
et l'efficacité. C'est pourquoi on oppose si facilement les hommes de cœur et
les hommes d'efficacité. Chez ces derniers l'intelligence l'emporte sur l'amour
spirituel, qui risquera toujours d'être étouffé. N'est-ce pas le grand drame
d'une civilisation technique'?
II
y a encore un autre acte volontaire qui est particulièrement significatif:
c'est celui du choix. On est ici en présence d'un acte spirituel où la
coopération de l'intelligence et de l'amour spirituel est parfaite. Le choix
est vraiment l'opération de ces deux puissances en vue de réaliser un acte
spirituel qui demeure un acte d'amour—en choisissant, on déclare à celui qu'on
a choisi qu'on l'aime—, mais qui implique aussi un ordre, une préférence, un
jugement d'estimation, et qui implique donc un acte de jugement de
l'intelligence. Celle-ci doit alors être tout ordonnée à l'amour, pour
permettre à celui-ci d'être un amour de prédilection. C'est évidemment
lorsqu'il s'agit du choix de l'ami que cela est le plus manifeste, mais c'est
vrai de tout choix.
II
est curieux de retrouver ici les deux modalités de l'acte volontaire libre que
nous avions déjà signalées à propos de l'activité artistique et de l'activité
éthique. II y a, en effet, une modalité de l'acte volontaire libre au niveau de
l'exercice et de l'efficacité, et une autre au niveau du choix, car on peut
exercer ou ne pas exercer telle ou telle activité vitale et on peut choisir tel
ou tel ami, tel ou tel moyen en vue d'acquérir ce qu'on désire. Selon la
première modalité de l'acte libre, L’intelligence semble dominer; selon la
seconde, c'est l'amour spirituel. Ce qui est sûr, c'est que l'acte libre
suppose à la fois l'intelligence du rapport entre un bien-fin, considéré comme
un absolu, et le bien-moyen, considéré comme relatif, et la volonté aimante de
ce bien-fin et de ce bien-moyen conforme ou non à la fin aimée. La fin aimée
est en dernier lieu soit l'ami, soit le Dieu-Créateur dont nous parlent les
traditions religieuses, soit enfin nous-mêmes, le vivant qui est source de ces
opérations et que nous regardons, dans un amour égoïste, comme ce qu'il y a de
meilleur. Nous sommes en effet capables de nous regarder comme la fin de toutes
nos activités humaines, et de relativiser en notre faveur tous les autres biens
que nous choisissons pour nous exalter. Cette liberté est sans doute moralement
mauvaise, mais elle existe, et elle implique l'amour d'un bien considéré comme
fin et le jugement ordonnant divers moyens à l'exaltation de cette fin.
II
serait intéressant de préciser comment notre volonté peut dominer sur ce vivant
parfait que nous sommes, c'est-à-dire de préciser les modalités diverses de ce
pouvoir de commandement de notre volonté sur les opérations de notre vie
végétative, sur celles de notre vie sensible, sur celles de notre vie
intellectuelle. Comment et jusqu'où la volonté peut-elle prendre en charge la
complexité de ce vivant parfait qu'est l'homme?
Sur
les opérations de notre vie végétative, notre volonté n'a aucun pouvoir direct;
elle n'a qu'un pouvoir indirect d'application, d'exercice: je puis certes
m'appliquer volontairement à respirer, à manger, mais je ne puis en rien
commander directement à ma digestion, à mon sommeil. Sans doute puis-je
arriver, par certains mouvements musculaires, par une gymnastique, à me
détendre (ou au contraire à me tendre), ce qui pourra favoriser ma digestion,
ce qui pourra m'aider à m'endormir; je puis éviter certaines occasions où je
sais que mon instinct sexuel sera excité et risquera de s'éveiller avec
véhémence. Mais il y a des cas où ce pouvoir se restreint de plus en plus,
jusqu'à ce que, à la limite, nous n'ayons plus aucune maîtrise sur l'exercice
de nos instincts. En face d'un danger imminent de mort, mon pouvoir volontaire
peut être comme annihilé; par exemple, je ne puis plus exercer volontairement
ma respiration, et la mort s'ensuit.
Sur
notre vie sensible, notre volonté peut agir en nous appliquant, par exemple, à
regarder, à toucher, ou au contraire à fermer les yeux... Ici, la volonté peut
régner immédiatement, directement sur l'exercice de ces puissances externes:
elle est libre d'une liberté d'usage, d'exercice (et non de choix, car la
spécification de nos sensations externes ne dépend pas de nous). A l'égard de
notre imagination et de nos passions, notre volonté n'a plus de pouvoir direct,
immédiat, qui lui permettrait de faire cesser, de suspendre le déroulement
imaginatif ou passionnel; mais elle a un pouvoir indirect, «politique», en ce
sens que si nous sommes très attentifs, très appliqués à quelque chose,
nécessairement nous sommes moins attentifs à d'autres occupations, qui diminuent
alors de vitalité et, par là, s'apaisent. Ainsi, s'appliquer à travailler avec
beaucoup d'attention à un labeur manuel (ou à un labeur intellectuel, au moins
pour certains), apaise les agitations de notre imagination et de nos passions.
Sur
nos déplacements et notre comportement, notre volonté peut avoir un pouvoir
direct d'exécution. Nous pouvons nous redresser, nous lever, nous coucher,
marcher, courir comme nous le voulons. Là encore il y a une liberté d'exercice,
mais aussi une liberté de choix, dans une certaine mesure. Tout dépend de la
souplesse de notre corps, de nos muscles, de leur résistance. II y a un seuil
qu'on ne peut dépasser et qui varie du reste avec l'âge; et certaines maladies
(des paralysies, par exemple) peuvent évidemment supprimer ce dominium de la volonté.
En
ce qui concerne notre intelligence, notre volonté peut nous appliquer à
réfléchir, à penser, à exercer notre intelligence. Mais elle ne peut nous
rendre plus intelligents que nous ne le sommes. Par l'exercice elle peut nous permettre
d'acquérir des habitus, et donc
augmenter nos capacités de compréhension, de pénétration, d'extension. Mais
elle n'a pas, au sens précis, de liberté de choix. Cette liberté ne s'exerce
qu'au sein même du développement de nos activités volontaires; elle a donc un
champ beaucoup plus restreint que celui de la liberté d'exercice.
On
voit comment, d'une certaine façon, toute la vie de l'homme peut être sous
l'emprise de sa volonté, mais on voit aussi que ce pouvoir est limité et qu'il
n'y a qu'un champ intérieur relativement restreint où la volonté puisse
vraiment réaliser un choix libre. On voit donc quel manque de réalisme il y a à
définir l'homme par la liberté; mais on comprend aussi que cela puisse être
séduisant, et qu'il y ait là une part de vérité, puisque la liberté d'exercice,
indirectement, peut s'étendre à toute notre vie d'homme et l'enveloppe.
En
analysant ces diverses opérations de notre vie au niveau de l'esprit, on
découvre ce que représente l'immanence propre de cette vie, son intériorité
véritable. On saisit alors que l'immanence de la vie sensible imaginaire
demeure très «périphérique» comparativement à l'immanence de la vie de
l'esprit; car elle nous fait sortir de la véritable intériorité de la pensée et
de l'amour spirituel, en nous mettant dans un état de distraction. L'image
représentative ne nous permet pas d'entrer dans une véritable intériorité.
La
question que le philosophe se pose, après avoir analysé ces divers degrés de
vie, est celle-ci: la mort, qui divise en séparant l'âme du corps,
libère-t-elle l'âme spirituelle de son lien avec le corps, à la manière dont le
concevait Platon ou Plotin, ou au contraire la mort, par cette division de
l'âme et du corps, entraîne-t-elle la destruction de l'un et de l'autre? La
question se pose, car nous n'avons pas l'expérience d'une âme séparée; nous
n'avons l'expérience que du fait de la destruction de ce qu'était le corps,
dans le cadavre. Autrement dit, L’âme spirituelle peut-elle survivre à la
mort'? peut-elle exister encore après la mort'? peut-elle exister séparée'?
La
seule analyse des diverses opérations de la vie de l'esprit ne permet pas de
conclure d'une manière absolue. Elle peut seulement révéler que les opérations
de l'intelligence, qui atteignent l'universel et les principes propres, des
lois universelles et nécessaires, sont, dans leur structure propre,
immatérielles, et donc semblent indiquer que leur source, L’âme spirituelle,
est également immatérielle, au-delà du devenir du monde physique, qu'elle
possède en elle-même une intériorité profonde, puisque l'intériorité de l'amour
spirituel et de la pensée est le fruit propre de cette âme spirituelle. Cette
intériorité semble bien indiquer que l'âme spirituelle est capable d'une vie
autonome, personnelle, dont on ne voit pas les limites, les frontières'? N'y
a-t-il pas en elle comme une capacité d'infini, une ouverture vers l’infini’?
Cependant
nous ne pouvons pas affirmer d'une manière absolue que notre âme spirituelle
subsiste en elle-même, séparée du corps; car ses opérations vitales affectives
et intellectuelles ont un mode intentionnel. L'universel n'est pas une réalité
substantielle mais un « être de raison ». C'est pourquoi nous ne pouvons pas
affirmer immédiatement que notre âme spirituelle est capable de subsister en elle-même,
séparée du corps, après la mort. Mais nous pouvons dire que tout le
développement de notre vie spirituelle, tant du point de vue affectif que du
point de vue de la pensée, semble l'indiquer et même l'exiger. Le problème est
posé avec netteté, mais nous ne pouvons pas encore le résoudre au niveau de la
philosophie du vivant; seule la philosophie première, dans son ultime
épanouissement, permet de le résoudre vraiment.
Nous
ne pouvons arrêter ici notre analyse philosophique, puisque les quatre grandes
expériences sur lesquelles nous avons fondé ces quatre grandes recherches
philosophiques (le travail, L’amour d'amitié, ce qui est mû et ce qui se meut),
si elles sont bien quatre expériences irréductibles, ont cependant quelque
chose de commun. Le travail est celui de l'homme, L’amour d'amitié est celui de
l'homme; ce qui est mû est aussi, en premier lieu, L’homme, et le vivant est
bien encore l’homme. C'est donc l'homme qui est présent dans ces quatre expériences
et qui leur donne une unité foncière. II faudrait donc maintenant nous poser la
question: qu’est-ce que l'homme? Mais l'homme, nous ne pouvons le connaître que
par l'expérience que nous pouvons en avoir. Or il y a une expérience
fondamentale de nous-mêmes que nous n'avons pas encore considérée, celle où
nous affirmons: « je suis », «j'existe ». En effet, L’homme, par son travail,
expérimente qu'il existe; L’homme, en aimant son ami, expérimente qu'il existe;
en étant mû, il expérimente qu'il existe; en vivant il expérimente qu'il
existe. Si donc l'homme expérimente qu'il existe selon ces diverses modalités,
il peut considérer ce que celles-ci ont de commun, et chercher à expliciter le
fondement commun de toutes ces expériences. II peut alors affirmer: «j'existe»,
« je suis», et reconnaître qu'il existe comme toutes les autres réalités qui
sont autour de lui. Dans le jugement d'existence où j'affirme: «j'existe», je
puis mettre l’accent sur le«je» ou sur «existe». Si je mets l'accent sur le «
je», il ne s'agit plus à proprement parler d'un jugement d'existence, mais je
m'affirme comme existant; c'est «moi» avant tout que je regarde.
Insensiblement, on est orienté vers l'affirmation de Descartes: «Je pense, je
suis.» En affirmant, en effet, que je pense, je saisis que j’existe; en
affirmant que j'aime, je saisis que j'existe. On pourrait dire aussi: en
affirmant que je travaille, je saisis que j'existe.
Je
puis aussi mettre l'accent sur «existe», sans supprimer le «je», mais en le
relativisant, car c'est le fait d'exister que je regarde avant tout. Le
jugement d’existence apparaît alors dans toute sa force, et peu importe que je
dise: «je suis" ou «ceci est». La seule différence, c’est qu'en affirmant:
«ceci est», je fais appel à une expérience impliquant les sensations externes,
spécialement celle du toucher, tandis que je puis dire: «j’existe »,
simplement en pensant; mais le danger est alors que le «je» soit trop présent
et voile l'exister. C'est pourquoi il est bon d’exprimer mon jugement d'existence
de ces deux manières, afin de n’être pas tenté de demeurer dans le « moi » et
que « existe » apparaisse dans son acte
d’être.
On
voit sans peine pourquoi nous ne pouvons être d'accord avec Descartes; car,
dans le cogito, le «j'existe» n'est
plus expérimenté en premier lieu, mais à travers une activité vitale: celle de
la pensée ou celle de l'amour. C'est donc soit par un contenu intentionnel,
soit par une réflexion sur l'exercice de l'activité volontaire, que je saisis
que je suis; autrement dit, c'est à travers une modalité de l’être que
j'affirme que je suis. II faut au contraire être tout attentif au jugement
d'existence le plus simple qui soit, le plus direct qui soit et qui affirme:
«ceci est» ou «Je SUIS».
On
pourra objecter que le jugement d'existence se réalise toujours dans une
expérience, et donc qu’on affirme l'existence de quelque chose. C'est toujours à travers une détermination, « ceci
», qu'est affirmé «est». Que cette détermination soit «ceci» ou qu'elle soit la
forme intentionnelle, ou l'exercice même de l'activité vitale, c'est toujours
par le moyen d'une détermination que l'exister est atteint. Ne vaut-il pas
mieux alors choisir une détermination plus spirituelle, celle du cogites, celle de la pensée, que celle
d'une réalité physique?
II
est tout à fait exact de dire — le langage est là pour le manifester—que le
jugement d'existence: «ceci est» se réalise toujours à travers un « ceci ».
Mais dans le jugement d'existence, ce qui est affirmé en premier lieu, ce n'est
pas «ceci», mais «est»; tout l'accent est mis sur est. C'est toute la
différence qui existe entre «Je pense, j’existe» et «ceci est». Car dans
l'affirmation: «Je pense, j'existe», c'est bien la pensée qui est considérée,
expérimentée en premier lieu, et je découvre qu'en elle est impliquée
l'existence («je suis»); tandis que quand j'affirme: «ceci est», c'est la
réalité existante, saisie par mon intelligence (liée à mes sens, à mon
toucher) qui est atteinte, qui est expérimentée; certes j'affirme de telle réalité qu'elle existe, mais c'est
son exister, son acte d'être, qui est mis en pleine lumière.
C'est
pourquoi il faut souligner la différence de ces deux affirmations: «je pense,
je suis» (ou «j'aime, je suis») et «ceci est». Car vraiment, dans le premier
cas, c'est par une modalité de ce-qui-est, si noble soit-elle («je pense») que
je découvre l'exister; tandis que dans le second cas, c'est l'exister lui-même,
comme acte d'être, qui est immédiatement atteint. Certes il n'est pas atteint
dans toute sa pureté (autrement on aurait l'intuition de l'être), il est
atteint dans le « ceci », dans telle réalité; mais c'est lui qui est atteint
directement, explicitement. Ce n'est donc plus par une forme, par une manière d'exister, qu'il est atteint, mais à
travers telle détermination et au-delà de celle-ci (sans que celle-ci soit
séparée de lui); il est saisi directement, explicitement. L’intelligence est
capable de le mettre en pleine lumière: «ceci est».
II
y a là comme une nouvelle expérience, une expérience fondamentale—on pourrait
dire: une méta-expérience—, présente implicitement dans toutes les autres, mais
qui demande à être considérée pour elle-même. Le philosophe n'a pas le droit de
la négliger en prétendant que cela ne l'intéresse pas. Ce serait un a priori, et le plus terrible de tous,
car il porterait sur ce qu'il y a de plus fondamental et ce qui est premier. Le
philosophe doit donc être attentif à cette expérience première. Et dès qu'il y
est attentif, il s'étonne qu'on la néglige si souvent, qu'on l'oublie si
facilement, qu'on s’intéresse aux déterminations, aux formes à telle ou telle
réalité, en oubliant de regarder ce qui est
en tant, précisément, qu'il est ~6. D'où
vient cet oubli '? Comment l'homme reste-t-il si superficiel'? N'est-ce pas à
cause du conditionnement de sa vie d'homme et, d'une manière plus précise, du
conditionnement de la vie de son esprit, de son intelligence'? Celle-ci
s'éveille à partir des sensations, de l'imagination. Or les sensations
regardent en premier lieu les qualités, les formes; quant à l'imagination,
c'est le domaine de la quantité. L'intelligence, s'éveillant après les sens et
l'imagination, a toujours beaucoup de peine à être vraiment elle-même. Très
souvent elle demeure paresseusement dans le prolongement des premières
connaissances sensibles imaginatives. Elle est alors comme inhibée, enfermée
dans les premières connaissances sensibles, sans dépasser le domaine des
formes, sans être capable de découvrir son véritable domaine, ce pour quoi
elle est faite en premier lieu: ce qui est
en tant qu'il est.
S'il
s'étonne qu'on oublie si facilement une telle expérience, le philosophe, lui,
ne veut pas l'oublier, et il s'y arrête. Cette expérience provoque alors en lui
une profonde admiration: tout ce qu'il voit dans l'univers, tout ce qui existe
auprès de lui, tous les hommes qu'il aime, tous sont, tous existent. N'est-ce
pas ce qui est commun à tous, et ce qui en même temps est le plus propre à
chacun'? Tous sont, tous existent (s'ils n’existaient pas, ils ne seraient
rien), et pourtant chacun, en ce qu'il est lui-même (on aimerait dire: en ce
qui est le noyau le plus intime de lui-même), existe: il est. De plus, ce qui s'oppose à « ceci est » constitue bien
l'opposition la plus radicale: « ceci n'est pas »; on ne peut aller plus loin.
Car face à ce qui n'est pas, L’intelligence et la volonté ne peuvent rien dire,
ni rien vouloir. Ce qui n'est pas n'a pas de forme, n'a pas d'être, n'est pas
intelligible et n'est pas aimable. On pourrait croire alors qu'il est inutile
d'en parler, que cela ne sert à rien. Non, cela sert à quelque chose, étant
donné le conditionnement de notre intelligence (celle-ci n'a pas l'intuition de
l'être); car cette opposition radicale: «ceci n'est pas» nous manifeste
admirablement la primauté de «ce-qui-est» et, de ce point de vue, elle n'est
pas négligeable; L’ombre aide à saisir la lumière! Notre intelligence, étant
donné sa faiblesse et le risque qu'elle court de demeurer dans les «formes», se
sert de cette opposition radicale pour devenir elle-même, être tout entière en
présence de ce-qui-est, dans l'émerveillement de cette rencontre avec
ce-qui-est. Car ce-qui-est actué mon intelligence, la fait vraiment être
intelligente en acte. En affirmant «ceci est», mon intelligence pense
parfaitement. Elle s'éveille à sa propre vie d'intelligence, puisque c'est
vraiment à partir de cette affirmation «ceci est», qu'elle interroge: qu'est-ce
que l'être '? Qu'est-ce que le non-être? Qu'est cette opposition dont
l'intelligence est la source et qui est si radicale'? Pourquoi l'intelligence
est-elle capable d'affirmer le non-être? Voilà les grandes interrogations qui
nous font entrer dans ce domaine nouveau, à la fois si familier et si étrange,
toujours si proche et toujours transcendant: celui de l’être. En effet cette
interrogation, provenant de l'expérience la plus radicale (L’intelligence liée
au toucher), dans le jugement d'existence «ceci est», nous fait découvrir
immédiatement, à la fois notre proximité la plus grande avec ce-qui-est et notre séparation à l'égard
d'un autre existant. En effet, je découvre ce-qui-est
comme ce qui existe, comme moi-même j'existe: il n'y a alors plus de
distinction entre ce qui est objet et ce qui est le sujet connaissant, car l'un
et l'autre existent; en tant qu'ils sont, ils sont donc un. Et je découvre
aussi que ce-qui-est n'est pas moi,
qu'il est l'autre, qu'il est ce qui ne sera jamais moi, précisément en tant
qu'il est. Par le fait même, cette
interrogation «qu'est-ce que l'être?» nous manifeste l'appétit le plus profond
de notre intelligence qui ne peut s'arrêter aux formes, à l’exercice de nos
activités, qui veut atteindre ce qu'il y a d'ultime dans la réalité existante.
C'est
du reste dans cette interrogation, et il est important de le remarquer, que
l'intelligence atteint pour la première fois l'être. Dans le jugement d'existence, en effet, elle affirme «ce
qui est»; en interrogeant, elle
précise: «qu'est-ce que l'être'?» Ce
passage du «ce qui est» à l'être est très significatif; car il
montre bien que c'est par ce qui est, saisi
dans le jugement d'existence, que l'intelligence, en interrogeant, s'approche
de l'être. On voit toute la
différence qui sépare cette position de celle de Heidegger, puisque pour lui ce
qui est, c'est l'étant, et que l'étant ne conduit pas à l’Être: il doit au
contraire être rejeté et c'est à partir du Néant que l'Être apparaît. N'est-ce
pas en raison d'une certaine influence de la dialectique hégélienne que
Heidegger en arrive à affirmer cela'? Car si le néant peut manifester l'être,
c'est uniquement à partir de la saisie de l'être, et non l'inverse (du moins
dans une position réaliste); mais dans la position dialectique d'un idéalisme
l'inverse peut être soutenu, puisque la négation et l'affirmation sont
corrélatives et s'appellent réciproquement; on peut donc affirmer que c'est à
partir du néant que l'être doit apparaître. De plus, ce-qui-est est concrètement en acte d'être, il est, tandis que l'être est une certaine formalisation: L’être comme tel n’existe pas. C'est
pourquoi, si on commence la recherche métaphysique par l'être, on risque
toujours d'idéaliser; et en réalité, on commence la recherche par l'idée d'être. Cela, Heidegger ne le
veut absolument pas, il s'y oppose de toute sa vigueur. Aussi veut-il partir du
néant, puisque pour lui ce qui est n'est saisi que sous la modalité
particulière d'un étant. Mais à partir du néant, n’est-ce pas encore partir
d'une construction de l'intelligence, d'un être de raison, encore plus loin du réel
que l'idée d'être? L'intention de Heidegger est sans doute excellente, mais il
reste trop dépendant de la dialectique hégélienne. Pour répondre à son
intention, il faut aller beaucoup plus loin dans le réalisme et redécouvrir la
force du jugement d'existence: ceci est.
Pour
répondre à l'interrogation: « Qu’est-ce que l'être? », il faut revenir à
l'expérience de ce-qui-est et
chercher à saisir en ce-qui-est ce
qui est premièrement, ce qui est d’une manière absolue; il faut
chercher à déceler ce qui est le noyau fondamental de son être. Car l'interrogation
du « qu'est-ce? » cherche, comme nous l'avons déjà montré, à découvrir le
principe et la cause dans l'ordre de la détermination; et dans la perspective
où nous nous plaçons actuellement, celle de l'interrogation sur l'être, la
question «Qu'est-ce'?» cherche à saisir quel est le principe et la cause, dans
l'ordre de la détermination, de ce-qui-est considéré du point de vue de l'être.
C'est ce qu'Aristote appelait l'ousia (mot
traduit très maladroitement en latin par
substantia, substance) et que Platon avait déjà reconnu comme ce qui est
au-delà du devenir (ce que les Grecs appelaient la génésis), comme ce qui demeure 17.
Au
cours de l'histoire de la philosophie occidentale, la «substance» a pris de
multiples significations: le sujet, la forme, L’âme, etc.; et au cours du
développement de la philosophie post-hégélienne, on a rejeté progressivement la
substance. C'est la relation qui a pris sa place, et on en est arrivé à
affirmer que l'être est un tissu de relations. Le développement des sciences
physiques, notamment la théorie de la relativité absolue, a certainement eu une
grande influence sur cette manière de ramener l'être à la relation en rejetant
la substance. II est donc très important aujourd'hui, pour la philosophie de
l'être, de reprendre très à fond ce problème de la substance, pour voir si, de
fait, c'est un problème réel ou un pseudo-problème.
Etant
donné la difficulté que nous avons à analyser vraiment ce-qui-est du point de vue de l'être,
et donc à répondre à la question: «Quel est le principe et la cause, dans
l'ordre de la détermination, de ce-qui-est,
considéré du point de vue de l'être '? », il nous faut revenir à l'expérience
de la réalité que nous connaissons le mieux: L’homme, et nous servir de tout ce
que nous avons déjà analysé à son sujet; car, en définitive, c'est vraiment
l'homme que la philosophie cherche toujours à connaître; même si elle cherche
ce qu'est l'être, elle cherche encore à connaître l'homme, car si elle ne sait
pas ce qu'est l'être, L’homme lui échappera en ce qu’il y a de plus important
en lui: qu’il est. Dans cette
recherche, précisément, nous ne considérons plus l'homme comme le vivant
parfait, mais comme celui qui existe, qui est
parmi toutes les autres réalités qui existent comme lui.
La
question qui se pose immédiatement à nous est celle-ci: L’âme que nous avons
découverte à partir des opérations vitales ne suffit-elle pas à affirmer
l’existence de la substance? L'âme n'est-elle pas vraiment la substance de
l'homme, le principe, la cause, dans l'ordre de la détermination, de
ce-qui-est'? II semble évident, à première vue, qu'en effet la substance de
l'homme est bien son âme, puisque celle-ci est principe et cause non seulement
de sa vie et de son unité, mais aussi de son être.
Toutefois,
si l'âme est bien substance, on ne peut pas dire pour autant que la substance,
c'est-à-dire le principe et la cause, dans l'ordre de la détermination, de
ce-qui-est, soit l'âme; car alors, tout ce qui n'a pas d'âme n'existe pas. Or
beaucoup de réalités existent, qui n'ont pas d'âme. Ne ramenons pas la
philosophie première à une anthropologie ou à une philosophie du vivant.
Heidegger a insisté sur ce point. Si le problème de l'être se pose d'une
manière privilégiée à l'égard de l'homme et même du vivant en général, il ne
faut pas pour autant ramener la philosophie de l'être à une anthropologie ou à
une philosophie du vivant.
De
plus, si la substance, principe et cause (dans l'ordre de la détermination) de
ce-qui-est, est l'âme, ne devra-t-on pas considérer le corps de l’homme comme
un accident'? Or le corps de l'homme fait essentiellement partie de l’être
humain, il n'est pas étranger à sa substance. On ne peut donc identifier la
découverte de l'âme et celle de la substance. On ne peut ramener le problème de
l'être à celui de la vie. C’est la tentation permanente de toute philosophie
qui ne va plus assez loin dans le réalisme. L'idéalisme, parce qu'il commence
sa réflexion philosophique par la pensée, et que celle-ci mesure l'être au
lieu d'être mesurée par lui, ne peut plus distinguer avec assez de netteté la
vie de l'être, L’âme de la substance. Souvent, du reste, il acceptera encore de
parler de l'âme, mais non plus de la substance.
II
nous faut donc reprendre la démarche inductive à partir de nos expériences de ce-qui-est, de l'homme en tant qu'il est. L'homme, dans son être, apparaît
très complexe et multiple. Ses qualités, sa quantité, ses relations, ses
possibilités d'action, son action, sa capacité de pâtir, tout cela fait partie
de ce qu'il est à des degrés divers,
car il se peut que certaines de ces déterminations (notamment les relations, la
capacité d'agir et de pâtir) disparaissent, et que l'homme demeure dans ce
qu'il est. Si, au milieu de ces
diverses transformations, L’homme demeure lui-même dans ce qu'il est, c'est qu'il y a en lui quelque
chose de plus radical qui lui donne son unité d'être en ce qu'il a d'essentiel.
Du
reste, au sein de cette multiplicité si facile à constater, on ne peut nier
qu'il y a dans l'homme-existant une unité radicale et fondamentale au niveau
même de ce qu'il est, en ce qu'il est, au-delà de son devenir, au-delà de
sa multiplicité. Toutefois son devenir, sa multiplicité, son unité sont bien
ce qu'il est, dans son être en acte. Mais qu’est-ce qui réalise cette unité
dans cette multiplicité et à travers ces transformations parfois anarchiques?
II y a nécessairement un principe, une source au niveau de ce qu'il est, qui, à
travers cette multiplicité de déterminations, de formes, maintient une unité
d'être plus radicale; et cette source est également à l'origine d'une diversité
de qualités essentielles à l'homme: ses puissances affectives et cognitives au
niveau de l'esprit et du sensible. Cette source au niveau de ce qu'il est, ce
principe, est ce qu'on appelle la substance. Elle est ce noyau radical dans
l'ordre de ce-qui-est, qui donne, à tout ce qu’est l'homme dans son être, son
autonomie: il est un être distinct des autres et ayant en lui-même son unité
d'être, son originalité d'être irremplaçable. Aucun être existant ne peut être
identique à lui à ce niveau même de ce
qu’il est.
Seule
l'intelligence, dans cet effort de compréhension, peut atteindre la substance
comme principe et cause de ce-qui-est dans l'ordre de la détermination. Et
c'est vraiment en raison de la diversité de déterminations au sein de cette
unité d'être que l'intelligence découvre en l'homme existant cette source
immanente à son être, à ce qu'il est, source qui rayonne dans tout ce qu'il
est. La substance, comme principe et cause de ce-qui-est, est donc au-delà de
la distinction de l’âme et du corps, de la nature-forme et de la
nature-matière; car l'âme et le corps constituent le vivant qui, dans son être,
est un; de même la nature-forme et la nature-matière constituent l'être mobile qui,
dans son existence, possède une certaine unité. C'est à partir de cette unité
au sein de la diversité qu'il faut découvrir la substance, cette source cachée
de ce-qui-est comme être.
On
comprend alors comment la substance, principe dans l'ordre de l'être, risque
toujours d'être identifiée à ce qui est premier dans l'ordre de
l'intelligibilité (la quiddité), dans l’ordre de la vie (L’âme), dans l'ordre
du devenir (le sujet), dans l'ordre de la logique (L’universel), dans l'ordre
de l'activité artistique (la forme), dans l'ordre de l'activité morale (le
bien). Tous ceux-ci sont premiers dans leur ordre propre. Si on ne respecte
plus la diversité de ces ordres, si on ne les distingue plus avec suffisamment
de netteté, on risquera toujours de ramener la substance à l'un de ces autres
«premiers». Par là, du reste, on peut juger tout de suite le niveau de
compréhension atteint par telle ou telle philosophie.
La
découverte de la substance permet de saisir immédiatement la première division
de ce-qui-est considéré du point de vue de l'être:
la division de la substance et des autres déterminations de l'être, de tout
ce qui est relatif à la substance et qui n'existe que par elle (ce qu'on a
appelé, d'une manière un peu équivoque, les «accidents»). La substance est
source de toutes ces déterminations; par le fait même, chacune de ces
déterminations nous manifeste quelque chose de la richesse de la source—comme
toutes les opérations du vivant nous manifestent quelque chose de la richesse
de leur source cachée: L’âme.
II
faudrait ici, pour mieux saisir la substance, source de toutes les
déterminations de ce-qui-est, analyser successivement ce qu'est la qualité, la
quantité. la relation, etc. Sans pouvoir le faire ici comme il le faudrait,
notons seulement quelques points importants.
La
qualité, en premier lieu, est une
forme, une détermination qui ennoblit ce-qui-est, qui lui donne son caractère
propre, sa physionomie particulière. La qualité détermine ce-qui-est en lui
permettant d'être parfait et en lui donnant la possibilité d'atteindre sa fin
propre. Ce qui est essentiel dans la qualité, c'est de déterminer en
ennoblissant, de déterminer en ordonnant vers la fin propre. Comme les qualités
sont diverses, certaines ordonneront davantage vers la fin, d'autres ennobliront
davantage les réalités qu'elles déterminent.
Les
qualités les plus visibles et les plus manifestes sont celles que, précisément,
nous pouvons découvrir en les voyant. La couleur et la lumière d'un corps ne
sont pas indifférentes à l'originalité de ce corps, elles le qualifient; de
même l'harmonie de ses couleurs, enfin sa physionomie, son style spécial. Et
cela particulièrement en ce qui concerne le corps de l'homme (pensons à la
lumière de ses yeux, qui l'ennoblit d'une manière unique).
II
y a aussi les dispositions naturelles, qui sont ordonnées à un achèvement plus
profond de nous-mêmes. II y a les puissances capables d'agir, et la capacité de
pâtir, tant au niveau sensible qu'au niveau spirituel. II y a enfin les
perfections acquises, qui viennent s'ajouter à nos puissances spirituelles de
connaissance et d'amour, et aussi aux puissances affectives sensibles. On les
appelle des habitus. Au niveau de la
volonté et des puissances affectives sensibles, il s'agit de vertus; au niveau de l'intelligence, d’habitus intellectuels. La qualité
ultime, dernière, est l'habitus de
sagesse, celui qui permet de contempler.
Si
nous voulons préciser ce qu'est la qualité du point de vue de l'être, nous
devons la regarder relativement à la substance. Qu'apporte-t-elle à la
substance? Elle permet à la substance, principe d'autonomie dans l'ordre de
l'être, de dépasser la solitude de son autonomie en s'orientant vers sa fin. En
ce sens, on peut dire qu'elle est «disposition » de la substance.
Quant
à la quantité, considérée du point de
vue de l'être, elle est bien une certaine détermination de ce-qui-est; mais en
même temps elle implique une potentialité, une potentialité non pas radicale,
mais secondaire: celle du divisible. On peut donc dire qu'elle est une certaine
«forme divisible» qui, par le fait même, fait appel à quelque chose qui soit
capable de l'actuer: la mesure. Le divisible est essentiellement mesurable, et
c'est en le mesurant qu'on l'actue et qu'on le connaît. On ne peut connaître
autrement la réalité quantifiée, puisque par elle-même elle n'est pas sensible
immédiatement (ce n'est pas un «sensible propre») et qu’elle demeure en
puissance et donc, comme telle, n'est pas immédiatement intelligible.
Cette
forme divisible se réalise selon diverses modalités. On dit d'un homme qu'il a
telle grandeur, tel poids... On peut aussi compter les parties de son corps; on
peut considérer qu'il est seul ou qu'il est au milieu de beaucoup d'autres. Dès
qu'il y a quantité, on peut diviser et additionner. Ces diverses modalités de
la quantité se ramènent à deux principales. L'une implique des parties, des
dimensions; c'est la grandeur (on parle de quantité «continue»): il s'agit de
la ligne, de la surface, du volume; la mesure de cette quantité continue est le
point. L'autre modalité de quantité n'implique pas ces parties, ces dimensions:
c'est le nombre (quantité «discrète»), dont la mesure est l'unité. Si la
quantité continue est plus fondamentale, la quantité discrète est plus
abstraite, puisqu'elle est au-delà de toute situation, au-delà des parties, des
dimensions.
Pour
mieux saisir ces deux modalités de la quantité, il suffirait de comparer leurs
mesures respectives: le point et l'unité. On voit immédiatement que l'une est
plus concrète et l'autre plus formelle; car le point implique l'unité, il est
quelque chose d'indivisible (L’indivisible dans le continu), tandis que l'unité
n'implique pas le point, elle n'est que l'indivisible dans le nombre. On ne
peut plus diviser l'unité; mais on peut lui ajouter une autre unité. L'unité
est donc bien indivisible, mais un indivisible auquel on peut ajouter quelque
chose et qui peut s'ajouter à un autre. Ce n'est pas l'indivisible absolu.
La
quantité permet au monde physique d'être un continu ayant des parties, capable
d'être divisible et mesuré. Elle permet aux vivants de s'étendre et de croître,
de grossir et de diminuer. Par la quantité, L’homme est une partie de
l'univers, il est capable d'être retranché des autres parties et de s'y
ajouter. Par la quantité, il fait «nombre» avec les autres parties de l'univers
et les autres hommes.
Relativement
à l'être, la quantité est ce qui permet à l'indivisibilité de la substance
d'être mesurée. Elle est donc mesure de
la substance.
Enfin,
la relation est, du point de vue de
l'être, ce qu'il y a de plus « débile », comme le disait Aristote. Sans doute,
du point de vue psychologique, joue-t-elle un rôle extrêmement important, car
elle montre tout le rayonnement de l'homme sur son milieu, sur ses semblables.
Avoir de nombreuses relations et des relations importantes, n'est-ce pas
souvent pour un homme ce qu'il y a d'essentiel? Par là ne peut-on pas juger de
son importance, de son influence, de son pouvoir'? Mais, du point de vue de
ce-qui-est, la relation demeure très difficile à bien saisir. C'est pourquoi il
faut d'abord reconnaître qu'elle est un mode véritable de ce qui est, qu'elle n'est pas seulement quelque chose d'extérieur,
qui affecterait de l'extérieur la réalité existante. Par exemple, L’amitié est
une relation réelle entre deux personnes humaines, elle les détermine
réellement. II est évident que si l'un des amis disparaît et que, de ce fait,
la relation d'amitié, dans son réalisme concret, disparaisse, L’autre ami n'est
en rien modifié dans ses qualités propres, ni dans sa quantité... et pourtant
il a perdu cette amitié, il a perdu la présence de son ami. II faut donc
reconnaître que la relation est quelque chose de réel, d'une manière toute
différente de la qualité; car la qualité ennoblit directement l'homme qu'elle
affecte, tandis que la relation fait regarder l'autre en premier lieu, elle
nous projette vers l'autre. Elle est tournée vers l'autre (le pros grec)
avant d'être tournée vers celui qui la possède, car elle est tout regard vers
l'autre avant de déterminer la personne qu’elle affecte.
Si
on veut analyser la relation, on doit préciser que, à la différence des autres
déterminations secondaires de l’être, elle ne peut s'exercer qu'entre deux
réalités existantes qu'elle unit ou qu'elle oppose. Les termes corrélatifs
exerçant telle relation affectent toujours au moins deux personnes, et ces
termes ne peuvent se séparer, ils s'appellent l'un l'autre en s'unissant ou en
s'opposant. Si la substance donne à ce-qui-est son autonomie, la relation, par
ses termes corrélatifs, le fait sortir de sa solitude et le rend solidaire de
l'autre: il ne peut plus s'en passer.
Les
deux termes corrélatifs impliquent un fondement
qui les enracine dans une réalité existante, quand il s'agit de relations
réelles. Ce fondement est soit une qualité (quand il s'agit d'une relation de
similitude ou de dissimilitude: par exemple, Pierre et Paul sont semblables par
leur courage), soit une quantité (relation d'égalité: Pierre et Paul sont
égaux, ils ont la même taille, le même poids...), soit l'action ou la passion
(dans le cas, par exemple, de la relation de maître à esclave, ou encore de
maître à disciple: L’un agit, L’autre pâtit). Le fondement permet de spécifier
le caractère propre de telle relation; c'est vraiment le fondement qui nous
permet de la déterminer, tandis que les termes corrélatifs sont au niveau de l'exercice de la relation: ils expriment
son caractère existentiel.
La
relation, en raison même de son caractère très débile, est par elle-même en
dehors de l’ordre de la perfection. C'est son fondement qui qualifie;
elle-même, dans son exercice propre, n'est ni bonne ni mauvaise. Peut-on dire
alors qu’elle est neutre'? On touche là son caractère si différent de la
qualité. Celle-ci répugne à la neutralité, car elle est ordonnée au bien, ou
opposée à cet ordre; tandis que la relation ne dit pas «ordre au bien». Dans un
monde qui perd le sens de la finalité, la relation règne, on la multiplie de plus
en plus. La socialisation, au niveau humain, tend à tout réduire à un tissu de
relations humaines. On demeure dans l'ordre de l'exercice, de l'efficacité,
sans aucune référence au bien, à la finalité.
Nous
nous sommes posé la question du «qu'est-ce que...?» (le ti esti grec) par rapport à ce-qui-est, considéré comme être. II nous reste maintenant à nous
poser la question «en vue de quoi est ce-qui-est
considéré comme être? » Car ni la
question «en quoi?» ni la question « d'où vient? » ne peuvent nous permettre de
découvrir les causes propres de ce-qui-est du point de vue de l'être—ce qui nous montre bien que la
philosophie première, la philosophie de ce-qui-est considéré en tant qu'être,
ne peut s'allier à une dialectique matérialiste ni à un évolutionnisme absolu.
L'être, en ce qu'il est lui-même, au plus intime de lui-même, est au-delà de la
matière et du devenir, et ses principes propres ne peuvent être à ce niveau. En
effet, la question «en quoi’?» nous conduit à la découverte de la matière; or,
nous l'avons vu précédemment, L’être est en premier lieu la substance, source
des déterminations; par conséquent l'être ne peut être radicalement matière,
celle-ci étant indétermination. Nous voyons tout de suite, par là, la
différence entre l'analyse philosophique de ce-qui-est-mû (philosophie de la nature)
et celle de ce-qui-est en tant qu'être
(philosophie première). Car la première division de ce-qui-est-mû, en tant
qu'il est mû est la division de la nature-forme et de la nature-matière (la nature-matière
est bien un principe propre de ce-qui-est-mû comme tel); tandis que la première
division de ce-qui-est considéré comme être
est la division de la substance et des déterminations secondaires
(accidents). On voit l'erreur de ceux qui prétendent que la distinction de la
matière et de la forme est la distinction essentielle de la philosophie
réaliste! Car il faut préciser que c'est la distinction fondamentale de
ce-qui-est-mû, mais non pas de ce-qui-est considéré comme être. Ce-qui-est ne se divise pas immédiatement, directement, en
matière et forme, mais en substance et qualité.
Certes
il ne faut pas opposer substance (ousia) et
matière; il faut les distinguer. Car il faut reconnaître — L’exemple de l'homme
et de tous les autres vivants est suffisamment éloquent — que les réalités
composées que nous expérimentons (y compris nous-mêmes) existent comme des
réalités à la fois substantielles et matérielles.
Distinguons
bien le problème de la substance, découverte comme principe et cause, dans
l'ordre des déterminations, de ce-qui-est, et le problème de la manière dont la
substance peut se réaliser et dont elle peut exister. Autrement dit,
distinguons bien ce qu’est la
substance et le comment de la
substance. Le comment de la substance,
c'est tout le problème de l'individuation, de la substance concrète et
individuelle. De fait la substance, dans notre monde physique, se trouve
réalisée en impliquant la matière, qui coopère avec elle pour constituer la
substance individuelle. Et comme la matière, dans cette coopération, n'est pas
la matière première prise en elle-même, dans sa pure potentialité, mais la
matière première liée à la quantité, on a pu dire que c'est la quantité
impliquant la matière qui est principe d'individuation — principe au sens de ce
qui premièrement explique l'individuation, et non pas principe au sens fort (ce
au-delà de quoi on ne peut remonter), car en ce sens la quantité, liée à la
matière, ne peut être principe. Si l'individu est celui qui est distinct des autres
et qui en lui-même n'est pas divisé, on comprend comment la quantité, qui par
elle-même apporte la divisibilité, permet de parler vraiment de substance
individuée. La substance, en soi, est indivisible; par la matière quantifiée
elle s’intègre dans un tout en se distinguant des autres parties, tout en
demeurant indivisible en elle-même. Voilà sa manière d'exister dans le monde
physique. On voit par là comment la philosophie première, tout en se séparant
de la matière, ne s'y oppose pas: elle l'intègre à sa place, non comme principe
propre constitutif de ce-qui-est, considéré comme être, mais comme co-principe constitutif de l'être concret, individuel,
de ce-qui-est-mobile.
Pas
plus que la question « en quoi est l'être? », la question de l’origine de ce-qui-est
comme être («d'où vient l'être'?»),
ne peut recevoir de réponse immédiate. Car ce-qui-est, considéré en tant qu'être, est au-delà du devenir et de sa
manière d'exister. Ce qu'on cherche alors à déceler, ce sont ses principes
propres. Or la cause efficiente, que nous découvrons à partir de
l'interrogation «d'où vient telle réalité?», est pour nous une cause qui est
toujours découverte à partir du devenir et liée au devenir. C'est une cause qui
demeure extrinsèque à la réalité dans son propre exister. Cela, du reste,
n'empêche pas qu'il y ait un problème de la cause efficiente au niveau de
ce-qui-est, considéré comme être. N'est-ce
pas précisément le problème de la Création? Mais il se pose d'une manière toute
différente, comme nous le verrons.
Mais
ne pourrait-on pas dire la même chose de la cause finale? Cette causalité
n'est-elle pas, elle aussi, extrinsèque? Par conséquent, on ne peut pas se
poser la question de la cause finale de ce-qui-est, considéré comme être...
A
cette objection, répondons que la causalité finale est bien, pour l'activité de
l'homme, une causalité extrinsèque; mais que cette causalité n'est pas liée au
devenir, car elle cause en attirant, et non par contact immédiat. Et,
précisément parce qu'elle n'est pas liée au devenir, elle peut immédiatement
s'intégrer au niveau de ce-qui-est, considéré comme être. Pour l'être elle demeure une causalité ultime, mais non
extérieure à l'être. Aussi, pour saisir parfaitement ce-qui-est, considéré
comme être, faut-il encore dévoiler
ce qu'est la fin de l'être. Tant qu'on ne l'a pas découverte, on ne saisit pas
pleinement ce qu'est l'être comme tel. Notons qu'il s'agit d'un problème ultime
qui, de fait, a été très souvent oublié. Cela fait comprendre que la
philosophie première soit demeurée si souvent stérile, qu'elle se soit repliée
sur elle-même en se transformant en logique ou en métapsychologie, ayant perdu
sa signification ultime; car pour ce qui est ultime, perdre ce pour quoi il
est fait, n'est-ce pas perdre ce qu’il est? Or, précisément, la philosophie
première est la philosophie ultime; elle n'est parfaitement elle-même qu'en se
posant la question ultime: «en vue de quoi est ce-qui-est, considéré comme être?» et en cherchant toujours à y
répondre, en sachant la difficulté de cette réponse.
A
cause de cette difficulté, comprenons bien la question: quelle est la fin de
ce-qui-est en tant qu'être? En vue de
quoi ce-qui-est, est-il? II s'agit de découvrir ce qui donne à ce-qui-est,
considéré comme être, son ultime
signification; il s'agit de préciser ce pour quoi ce-qui-est, en tant qu'être, est, ce qu’il y a en lui d'ultime,
au-delà de quoi il n'y a rien. S'il ne peut rien y avoir en dehors de l'être,
poser un «surêtre» qui finaliserait l'être ne signifie rien; car ce «sur-être»
ne peut être autre que l'être: autrement il n’est rien. C'est donc en l'être
lui-même qu'il faut découvrir, non plus son fondement, son noyau de base, mais
ce qui est ultime, ce qui l'achève, ce qui est son bien propre, ce qui lui
donne son parfait développement et qui, par le fait même, lui est encore plus
intime que son fondement: en un mot son acte,
principe propre ultime de ce-qui-est.
Aristote
est le premier qui se soit posé cette question, face à Platon qui posait,
au-delà de l'être, L’Un et le Bien. Platon, du reste, n'est pas le seul: Plotin
et tout le courant néoplatonicien firent de même. Au fond, pour eux, L’Un et le
Bien sont comme un «sur-être»; mais alors, L’être n'est plus présent dans l'Un
et le Bien. L'être, en définitive, s'identifie à l'intelligibilité (au to ti èn einai) et il est multiple; L’être,
c'est la forme, L’idée; ce n'est plus ce-qui-est.
Pour
Aristote au contraire, l’Un, comme nous le verrons, est propriété de l'être et
le bien est une modalité de l'acte, qui lui-même est fin de l'être. C'est sans doute la grande découverte d'Aristote,
découverte qui a été très vite perdue après lui, puis qui a été reprise par
saint Thomas et, de nouveau, très vite reperdue après lui. C'est une découverte
que nous devons tous refaire personnellement, si nous voulons que notre
intelligence soit vraiment ce qu'elle doit être, si nous désirons qu'elle
s'épanouisse en sagesse, en contemplation.
Sans
reprendre ici textuellement la manière dont Aristote expose cette découverte de
l'acte, essayons de nous mettre à son école pour faire à notre tour cette
découverte.
Précisons
d'abord que les qualités que nous avons étudiées—spécialement les habitus opératifs et surtout l’habitus de sagesse—orientent l'homme
vers sa fin ultime, mais que ces habitus ne
peuvent être sa fin ultime: ils permettent seulement de l’atteindre avec plus
de facilité et de joie. II faut donc dépasser ce domaine de la qualité pour
découvrir ce qu'est la fin propre de l'homme, et donc il faut a fortiori dépasser ce domaine des qualités
pour découvrir la fin de ce-qui-est comme être.
Cette fin, étant la cause des causes, ne peut être découverte que par
induction; et, étant donné son caractère ultime, si difficile pour nous à
découvrir, il faut une induction particulièrement qualitative, c’est-à-dire une
induction qui se sert d'expériences diverses et cependant parallèles, ayant
toutes quelque chose de semblable.
Au
niveau de notre vie végétative, il est facile pour nous de constater que nous
sommes tantôt éveillés, tantôt endormis et que, bien que ces états soient tout
à fait différents, c'est bien cependant la même réalité substantielle qui vit
ces deux états successivement. Et entre ces deux états il y a un ordre: L’état
de sommeil est (normalement!) ordonné à l'état de veille.
Au
niveau de notre vie sensible, nous avons la capacité de voir et nous voyons en
acte: c'est la même puissance qui se trouve dans ces deux modalités, et il est
évident que la capacité de voir est ordonnée à la vision.
Au
niveau de la vie de notre esprit, nous avons une intelligence capable de juger
et d'atteindre la vérité, et nous l’exerçons en jugeant et en affirmant: «ceci
est vrai». C'est bien encore la même puissance qui, de fait, se trouve dans
deux modalités différentes; et il est également évident que la puissance de
l'intelligence est ordonnée à la saisie de la vérité, qui est sa perfection
propre. On pourrait faire des remarques semblables à l'égard de la volonté.
Celle-ci est capable de tendre vers le bien, de subir son attraction, et elle
peut être unie à ce bien, sa fin propre; voilà encore deux modalités de la même
puissance, dont l'une est ordonnée à l'autre.
Au
niveau de notre vie artistique, nous pouvons faire une constatation analogue.
Celui qui possède l'art de construire, s'il est capable de construire, ne le
fait pas nécessairement; s'il construit, il réalise une œuvre. II y a encore
ici deux manières d'être du même habitus
(L’habitus d'art), de la même qualité. La capacité artistique est bien
ordonnée à la réalisation de l'œuvre. Et, à propos de l'œuvre, on peut
facilement reconnaître que ce qui est inachevé est en attente de son
achèvement, qu'il est ordonné à cela.
Au
niveau de nos opérations morales, il est facile de constater que ceux qui
possèdent l'habitus de sagesse sont
capables de contempler, mais qu'ils ne contemplent pas nécessairement tout le
temps; et que lorsqu'ils contemplent, ils exercent leur habitus de sagesse. Nous sommes là en présence de la même qualité
qui, de fait, se trouve réalisée en deux états différents, dont l'un est
ordonné à l'autre.
Au
niveau de la réalité physique, dans la découverte que nous avons faite de la
nature-matière et de la nature-forme, nous avons constaté que l'une était tout
ordonnée à l'autre: la nature-matière est tout ordonnée à la nature-forme,
comme l'imparfait au parfait.
Enfin,
au niveau de la philosophie première, on peut également noter que ce qui est en acte, par exemple tel homme,
pourrait ne pas exister, puisqu'il est dans le devenir, un devenir qui implique
la corruption: en effet, si la substance de l'homme est principe indivisible
dans l'ordre de l’être, sa manière d'exister (son «comment») implique la
matière qui la rend corruptible, et donc elle pourrait ne pas exister. Elle
connaît par là une fragilité. On peut donc encore saisir ici que ce qui existe
en acte implique la possibilité d'exister et que cette possibilité d'exister
est nécessairement ordonnée à l'acte.
II
est curieux de remarquer que toutes les recherches philosophiques que nous
avons déjà faites à ces divers niveaux — celui du devenir, celui de la vie,
celui des opérations artistique et morale, celui de ce-qui-est — peuvent être
reprises de cette nouvelle manière en nous montrant qu'il y a en toutes les
réalités que nous expérimentons (et en nous-mêmes) comme deux états ou deux
pôles: L’un pleinement positif, dernier, ultime; L’autre en attente, impliquant
comme une privation, étant imparfait; et qu'entre ces deux états ou ces deux
pôles il y a un ordre nécessaire à l'intérieur d'une même réalité.
Au
sein de ces diverses réalités expérimentées à ces cinq niveaux, et au-delà
d'elles, il y a quelque chose de commun, une certaine unité proportionnelle
(analogique), manifestée par l'ordre, unité qui ne peut être qu'au niveau de
l'être (puisque c'est le seul niveau commun). Ce «quelque chose de commun»
permet à notre intelligence de découvrir, grâce à l'interrogation «en vue de
quoi est l'être?», le principe et la cause ultime de cette unité dans la
diversité, principe et cause qui est présent dans ces réalités mais comme voilé:
L’être-en-acte.
II
s'agit ici d'une induction synthétique et analogique, puisque, dans un effort
ultime de l'intelligence voulant saisir la fin de ce-qui-est, cette induction
recueille dans l'unité la plus grande diversité des états des réalités que nous
pouvons expérimenter.
L'être-en-acte
est fin au sens le plus fort, car
l'être en puissance lui est totalement, essentiellement ordonné. II ne s'agit
pas seulement de deux états de
l'être, comme quand on considère deux états d'une même personne, un état où
elle est capable de voir et un autre où elle voit. Très facilement nous
projetons sur l'être nos expériences au niveau de la vie. Mais alors nous
n'atteignons pas ce qui est propre à ce-qui-est
considéré comme être; car au lieu
de poursuivre notre analyse au niveau de ce-qui-est, en tant, précisément,
qu'il est, nous la maintenons au
niveau de telle manière d'être, de telle forme, de telle qualité. Sans doute
est-ce très intéressant; mais nous n'atteignons plus, intellectuellement,
ce-qui-est comme être; nous en
restons à un aspect descriptif, à ce qui est vécu intentionnellement ou
affectivement. Or, précisément, ce-qui-est, considéré comme tel, n'est jamais
le vécu il est au-delà. Certes, il
demeure présent dans le vécu, cependant non pas comme vécu, mais comme être. Car ce vécu est de l'être, sous une modalité
particulière, la modalité « intentionnelle ». II faut donc être très attentif à
opérer le dépassement qui seul permet d'entrer dans une véritable analyse
métaphysique; et ici, c'est particulièrement important.
A
travers l’expérience de la vision et de la capacité de voir, de l'œuvre achevée
et de son inachèvement, etc., il faut donc saisir, au niveau de l'être, par le
jugement d'existence, la division de l'être en acte et de l'être en puissance.
II ne s’agit pas, nous l'avons dit, de deux états de l'être (car on demeurerait
dans une sorte de devenir de l'être, d'évolution de l'être), mais il s'agit
bien de l'être atteint comme acte-fin, ce
en vue de quoi ce-qui-est est, et de
l'être atteint comme puissance, c'est-à-dire ce qui, dans ce-qui-est, est ordonné à l'autre, à l'acte. II s'agit là d'une
division ultime de l’être. C'est bien en effet dans une division (ce qui
implique une séparation) que nous saisissons l’être-en-acte, car nous n'en
avons pas l'intuition. L'être-en-acte ne nous est jamais donné immédiatement
dans toute sa pureté d'être-en-acte. Ce que nous expérimentons, ce que nous
atteignons par le jugement d'existence, c'est certes l'acte d'être, mais à
travers et dans le «ceci»; nous le saisissons en ce qu'il est, mais dans et à travers une gangue: telle manière d'être qui,
elle, n'est pas l'être en acte. On
comprend qu'il faille déceler, dévoiler cet acte d'être et que, pour cela, il
faille le diviser, le séparer de ce qui n'est pas lui: L’être-en-puissance.
Cette division explicite donc pour nous l'être-en-acte, perfection ultime et
fin de l'être, et l'être-en-puissance, comme une sorte d'attente de l'être
toute tendue vers l'être-en-acte, sa fin.
Voilà
la deuxième division de l'être, qui, on le voit sans peine, est toute
différente de la première (substance-qualité). Car l'être-en-acte peut se
réaliser selon des modalités diverses au niveau de la substance et au niveau
des opérations vitales. La contemplation de l'homme n'est pas sa substance,
elle est une action immanente qui le qualifie et l'ennoblit. Cette
contemplation est bien pour lui son acte,
et même son acte ultime. On voit bien par là que la division de
l'être-en-acte et de l’être-en-puissance n'est pas au même niveau que celle de
la substance et des déterminations relatives. De fait, cette division est
ultime, elle va plus loin et par le fait même elle enveloppe la précédente,
qu'elle suppose et qu'elle ne détruit pas. Cela nous fait saisir ce qu'est la
connaissance analogique de l'être; car nous avons! sur ce-qui-est considéré
comme être, divers regards, dont
chacun est irréductible aux autres, et tous pourtant regardent ce-qui-est
comme être. Nous n’avons pas sur
l'être un regard intuitif unique, mais deux regards divers qui saisissent
l'être-substance et l'être-acte; et à ces deux regards s'ajoutent deux autres
regards relatifs, secondaires, qui saisissent l'être-qualité, l’être-relation
et l'être-puissance.
L'être
saisi comme acte, c'est l'être-fin, c'est l'être-principe ultime. Ce n'est pas
la forme, la détermination de ce-qui-est (la substance, source de toutes les
déterminations); ce n'est pas l'exercice de l'opération vitale, si parfaite
que soit cette opération; c'est l'être en ce qu'il a d'ultime, c'est l'être
parfaitement être, auquel rien ne peut s'ajouter.
Cette
saisie de l'être-en-acte est tellement ultime que nous ne pouvons pas avoir de
l'être-en-acte une saisie quidditative (nous ne pouvons pas saisir la «raison»
d'acte), et que nous ne pouvons pas davantage le saisir en lui-même et pour
lui-même dans un jugement d'existence portant sur ce-qui-est, ce qui nous est
donné immédiatement. Car en adhérant à ce-qui-est, nous saisissons l'acte
d'être dans sa réalisation existentielle; ce que nous saisissons alors, c'est
cette réalité qui existe, ce n'est pas l'être-en-acte. Certes, par là, nous
atteignons bien l'acte d'être, mais nous ne l'atteignons pas séparé du mode
particulier en lequel il existe. Ce n'est qu'au terme d'une induction que notre
intelligence peut saisir l'être-en-acte, dans un jugement qui n'est plus le
jugement d'existence, mais un jugement parfait, ultime opération de notre
intelligence désirant pénétrer ce-qui-est en ce qu'il a d'ultime: son acte
d'être en toute sa pureté, en toute sa limpidité d'être-en-acte. Cet
être-en-acte est saisi d'une manière analogique, de manière telle que nous ne
pouvons l'exprimer parfaitement qu'en l'opposant à l’être-en-puissance. Certes,
nous le saisissons bien en lui-même et par lui-même, indépendamment de
l'être-en-puissance et antérieurement à celui-ci, et c'est pourquoi nous
pouvons dire que l'être-en-puissance lui est totalement relatif, mais nous ne
pouvons exprimer parfaitement l'être-en-acte qu'en le divisant de
l'être-en-puissance, et même en le lui opposant, car le «dire» parfaitement en
lui-même exigerait une saisie quidditative.
Précisons
que l'être-en-acte est antérieur à l'être-en-puissance de diverses manières. II
est antérieur selon l'ordre de perfection: cela est évident, puisque l'acte est
la fin de l'être et qu'il est donc
perfection de ce-qui-est, tandis que l'être-en-puissance est totalement relatif
à l'être-en-acte (et est donc second).
L'être-en-acte
est encore antérieur à l'être-en-puissance du point de vue de l'intelligibilité
et de la connaissance, en ce sens que l’être-en-puissance ne peut être atteint
par l'intelligence que relativement à l’être-en-acte; tandis que celui-ci est
saisi par lui-même — bien que nous ne puissions le dire parfaitement qu'en
l'opposant à l'être en puissance.
Selon
l'ordre du temps, L’ordre génétique, il faut reconnaître que
l'être-en-puissance est antérieur à l'être-en-acte dans le même individu —
autrement il n'y aurait plus de devenir individuel et il n'y aurait plus de
croissance; car une fois que l'être a atteint son état de perfection, donc
lorsqu'il est pleinement en acte, il se repose et n'a plus de devenir. Mais si
on considère le devenir au niveau de l'espèce, c'est différent: il faut alors
poser ce qui est parfait en premier lieu.
Étant
donné la très grande difficulté que nous avons à saisir l’être-en-acte et
l'être-en-puissance, il nous faut tout de suite regarder leurs diverses
modalités. Cela nous aide à mieux saisir la profondeur de cette division et son
caractère original; car on pourrait dire que, de même que toutes les
déterminations secondaires de l'être nous aident à saisir la substance, source
de toutes ces déterminations, de même (mais d'une manière très différente) les
diverses modalités de l’être-en-acte nous aident à comprendre l'être-en-acte dans
toute sa limpidité.
La
première modalité de l'être-en-acte est celle de l'exister, de l'esse; elle
est au niveau de ce qui existe d'une manière substantielle. Ne pensons pas pour
autant que la substance au sens précis, comme principe et cause, dans l'ordre
de la détermination, de ce-qui-est, soit en puissance à l'égard de l'esse; car tout principe dans l'ordre
de l'être est un certain absolu, est premier; il n'est donc pas en puissance à
l'égard de l'être-en-acte. Mais nous disons que l'esse, comme première modalité de l'être-en-acte, donc comme
être-en-acte au sens le plus fort, actue la première modalité de
l'être-en-puissance, la potentialité substantielle, radicale. Celle-ci
n'est-elle pas l'essence même de la
réalité existante? En effet l'essence, au sens précis, ne peut jamais être par elle-même. Car, précisément,
elle est comme une capacité d'être; elle implique telle détermination, mais
cette détermination n'existe pas en elle-même et par elle-même, elle demeure en
puissance, elle ne peut exister que par tel acte d'être. De plus, si elle a en
elle-même une certaine intelligibilité, nous ne pouvons saisir cette
intelligibilité qu'à partir de l'acte d'être de la réalité. II faut d'abord
saisir que la réalité existe avant de savoir ce qu'elle est. Cela est normal,
car l'intelligibilité de la réalité n'est pas ultime, elle demeure tout
ordonnée à son acte, à son esse. On
voit comment la fameuse distinction de l'essence
et de l'esse ne peut être
comprise au niveau métaphysique que dans la lumière de cette division plus
radicale: celle de l'être-en-puissance et de l’être-en-acte.
La
deuxième modalité de l'être-en-acte est celle du bien, qui est pleinement
réalisée au niveau de l'esprit; car le bien spirituel est plus parfait que tous
les autres biens (par exemple la santé, la gloire, la richesse...). A cette
seconde modalité de l'être-en-acte correspond la seconde modalité de
l'être-en-puissance: la puissance affective capable d'aimer ce bien, capable de
subir son attraction et de se laisser attirer par lui. Cette seconde modalité
de l'être en puissance se réalise le plus parfaitement au niveau de la vie de
l'esprit, au niveau de la puissance affective spirituelle (la volonté). Cette
puissance affective s'actue en aimant ce bien, elle est actuée par lui. En
elle-même, elle est en attente, et elle ne peut se comprendre qu'en fonction de
son ordre essentiel au bien spirituel qui la finalise.
Dans
un individu particulier (tel homme), il est évident que la volonté est
antérieure à l'opération d'amour; mais c'est celle-ci qui lui donne sa
véritable signification. Cette puissance est faite pour cela.
La
troisième modalité de l'être-en-acte est celle de la vérité. Cette modalité,
comme la précédente, n'est réalisée qu'au niveau de l'esprit, car la vérité est
la fin de l'intelligence, elle est son bien propre, elle est ce vers quoi
l'intelligence en ce qu’elle a de plus elle-même, tend. A cette troisième
modalité de l'acte correspond la puissance intellectuelle capable d'atteindre
la vérité et capable d'en vivre. Cette puissance intellectuelle, en elle-même,
est tout ordonnée à la vérité qui l'actue, la perfectionne, lui permet d'être
pleinement elle-même. Là encore il est facile de comprendre qu'en tout homme
pris individuellement l'intelligence, la capacité d'atteindre la vérité, donc
la puissance, est antérieure à la vérité, qui n'est en acte que dans son
jugement parfait.
La
quatrième modalité de l'être-en-acte est l'opération vitale. Cette modalité ne
se trouve réalisée que chez le vivant, et elle y est réalisée de diverses
manières (pensons aux trois degrés de vie que nous avons distingués dans
l'homme). A cette quatrième modalité de l'être-en-acte correspondent les
diverses puissances vitales des divers degrés de vie. Ces puissances vitales
sont tout ordonnées à leurs opérations, qui les actuent, les achèvent et leur
donnent leur signification plénière. Là encore, dans l'homme existant, les
puissances vitales sont antérieures à leurs opérations.
Enfin,
la cinquième modalité de l'être-en-acte est le mouvement. C'est la modalité la
plus imparfaite, car le mouvement n'est acte que de ce-qui-est-en-puissance en
tant qu'il est en puissance. Cette dernière modalité de l'acte est donc
inséparable de la dernière modalité de la puissance: L’être mobile. II y a une
dépendance réciproque entre ces deux modalités, dépendance qui est tout à fait
propre à l'être physique, qui n'existe que dans le devenir. Par conséquent,
ici, L’antériorité de l'être mobile sur son mouvement peut se comprendre par
l'intelligence, mais cet être mobile ne peut pas exister par lui-même et en
lui-même (de même que l'essence à l'égard de l'esse, mais d'une manière tout autre).
On
voit donc que la distinction de l’être-en-acte et de l’être-en-puissance
reprend toutes les grandes parties de la philosophie (philosophie première,
philosophie de l'esprit, philosophie du vivant et philosophie de la nature).
Dès
qu'on a saisi l'antériorité de l'être-en-acte sur l'être-en-puissance, on peut
immédiatement conclure que tout ce qui est en puissance est ordonné à l'être en
acte et dépend, dans son être, de l'être en acte. N'est-ce pas là le principe
de causalité finale au niveau de ce-qui-est considéré du point de vue de l'être? Ce principe ne peut se saisir
que comme la cause des causes, au niveau de l'être-en-acte. Par conséquent, une
philosophie qui n'atteint pas l'être-en-acte distinct de l’être-en-puissance ne
peut pas atteindre le principe de causalité finale en ce qu'il a d'ultime.
Puisqu'il
y a cinq modalités de l'être-en-acte et de l'être-en-puissance, on peut
exprimer le principe de finalité de cinq manières, dans une lumière
métaphysique: toute essence est ordonnée à l'esse
et dépend de l'esse; tout appétit
naturel est ordonné au bien et dépend du bien; toute puissance de connaissance
intellectuelle est ordonnée à la vérité; toute puissance vitale est ordonnée à
l'opération vitale; tout être mobile est ordonné au mouvement—ce qui peut
s'exprimer également de la manière suivante (dans l’ordre inverse): tout ce qui
est mû est mû par un autre; tout ce qui se meut ou se fait se meut ou se fait
par un autre; tout jugement dépend de la vérité; tout appétit est ordonné au
bien; toute essence possible est ordonnée à l'esse.
Après
avoir découvert le principe propre, dans l’ordre de la détermination, de
ce-qui-est (la substance) et sa fin propre (L’être-en-acte), le philosophe doit
préciser ce qu'est l'un et ce qu’est le multiple, considérés du point de vue
de l'être. Ce problème de l'un et du multiple a eu une très grande importance
dans toute la philosophie grecque, et il continue d'être un problème
particulièrement important, qui se présente du reste sous des aspects divers.
Dans une certaine perspective philosophique, ce problème est même considéré
comme le problème central, celui dont tous les autres dépendent. Pour Platon
(nous l'avons déjà dit), au-delà de l'être-substance il y a le Bien-en-soi et
l'Un; de même pour Plotin et tout le néoplatonisme; et n'est-il pas encore le
problème fondamental de la philosophie hégélienne et néo-hégélienne? Pour
Aristote, au contraire, le problème de l'un et du multiple, tout en demeurant
essentiel, n'est plus premier. L’Un est considéré comme l’« acolyte» de l'être,
comme ce qui accompagne l'être, ce qui le manifeste aussi. Le multiple est la
conséquence de telle modalité de
l'être: L’être-en-puissance. Ces deux manières toutes différentes de concevoir
le rapport de l'un à l'être sont très significatives. Car si on identifie
l'être et l'intelligibilité de l'être, L’être est nécessairement multiple; il
faut donc qu'avant l'être il y ait l'un, puisque le multiple ne peut être
premier; L’être devient donc relatif à l'un. Si au contraire on reconnaît que
l'intelligibilité de l'être ne s'identifie pas à l'être, alors rien n'empêche
que l'être puisse être avant le multiple, et donc qu'il puisse être un, et même
que l'un soit relatif à l'être.
Reprenons
le problème à partir de nos expériences et essayons de discerner le lien qui
existe entre ce-qui-est et l'un, entre ce-qui-est et le multiple. II est bien
certain que nous avons en premier lieu l'expérience du multiple. Toutes les
réalités que nous voyons, que nous sentons, sont diverses et multiples.
Nous-mêmes sommes une réalité très complexe, une «cathédrale de molécules»,
dira le biologiste. Nos qualités, nos déterminations, sont multiples; nous ne
sommes pas, selon les apparences, une réalité simple, indivisible, une.
Cependant,
au-delà de ces apparences multiples, nous découvrons une certaine unité
profonde. Toute réalité existante n'est-elle pas « une » dans son existence
propre'? N'a-t-elle pas une originalité qui la rend irréductible à toutes les
autres réalités? Cela n'est pas quelque chose d'accidentel; c'est beaucoup plus
profond, c'est ce qui fait que cette réalité est telle.
On
pourrait donc dire que notre expérience des réalités, en tant qu'elle atteint
des réalités sensibles, faisant partie de notre univers, nous manifeste avant
tout la multiplicité de leurs déterminations et leur nombre, mais que notre
expérience, en tant qu'elle implique un jugement d'existence — «ceci est» — et
qu'elle atteint les réalités dans leur être propre, nous révèle alors leur
unité plus profonde au-delà de leur nombre et de leur complexité. Cela, nous
l'avons constaté lors de l'induction de la substance, et lors de l'induction de
l'acte: c'était l'unité dans la diversité qui nous obligeait à aller plus loin,
jusqu'à découvrir un principe, une cause, qui sont indivisibles et source de
cette unité immanente à la diversité. Cela nous indique bien que l'expérience
de la multiplicité, du nombre et même de l'unité des réalités, n'est jamais
quelque chose d'ultime, en ce sens que quand nous atteignons la multiplicité
de leurs déterminations, de leur nombre, et aussi leur unité existentielle et
vitale, nous ne pouvons nous y arrêter: nous devons aller plus loin pour
découvrir ce qui est au-delà de cette unité existentielle et vitale immanente
à la diversité des déterminations. Et même la découverte de la multiplicité
n'est pas première (au sens génétique); car ce qu'on atteint en premier lieu,
c'est telle ou telle forme, telle ou telle qualité: voilà ce qui détermine en
premier lieu notre connaissance. L'affirmation de la multiplicité et de l'unité
vient en second lieu; elle est sans doute très importante, mais elle n'est ni
première, ni ultime. Du reste, ce-qui-est peut, de fait, exister dans l'unité,
L’individualité ou, au contraire, dans la multiplicité. II y a des réalités
simples et des réalités complexes. N'est-ce pas là deux manières différentes
d'exister'? De même il y a un style de vie qui tend vers la simplicité et un
autre qui accepte une grande complexité... Le langage le manifeste bien. On
affirme d'abord «ceci est» et ensuite «ceci est un» ou «ceci est multiple ».
L'un
et le multiple apparaissent donc bien comme affectant la réalité existante,
comme nous manifestant sa manière d'être, mais ils ne nous disent pas ce qu'est la réalité en elle-même, en sa
propre originalité.
Précisons
encore, en analysant l'un et le multiple en eux-mêmes, le rapport de l'un et du
multiple avec ce-qui-est considéré du
point de vue de l'être. L’Un est ce
qui n'est pas divisé, et aussi ce qui n'est pas divisible. On explicite ce
qu'est l'un par la négation de la division: c'est ce qui est «au-delà» de la
division, ce qui échappe à la division. Quant au divisible et à ce qui est
divisé, c'est le multiple; et c'est bien ce que, selon l'ordre génétique, nous
saisissons avant l'un; car c'est bien ce qui est le plus proche de notre
conditionnement, de notre connaissance sensible. N'est-ce pas ce qui est
impliqué dans le devenir'?
Celui-ci,
en effet, n'est jamais simple; par nature il est multiple (L’acte de
ce-qui-est-en-puissance en tant qu'il est en puissance). Mais évidemment,
selon l'ordre de perfection, L’Un est avant le multiple; car celui-ci le
suppose, et non l'inverse. L’Un affecte immédiatement l'être et l'accompagne en
manifestant son privilège d'être indivis, de n'être pas soumis immédiatement à
la division: L’être, en lui-même, échappe à la division. Aussi n'est-il pas
étonnant que, pour bien saisir ce qu'est l'un, tout relatif à l'être, il faille
le regarder par rapport à la substance, principe et cause (dans l'ordre des
déterminations) de ce-qui-est.
L'un
manifeste que la substance est au-delà de la multiplicité des déterminations,
des formes. II proclame son indépendance, son autarcie. La substance est
indivise, elle ne peut être divisée. Mais la forme aussi est indivise, car elle
est détermination. Quelle différence y a-t-il entre l'unité de la forme et
celle de la substance'? Tout dépend de quelle forme il s'agit; car quand il
s'agit de la forme divisible de la quantité, il est facile de répondre. Cette
forme, étant divisible, n'est pas parfaitement «une», elle ne l'est qu'en puissance,
tandis que la substance, comme principe et cause (dans l'ordre des
déterminations) de ce-qui-est, est parfaitement « une », elle est « une » en
acte. S'il s'agit de la forme de la qualité, c'est autre chose, car une telle
forme n'est pas divisible; mais elle demeure relative à la substance, elle est
« disposition » de la substance; son unité aussi demeure relative à la
substance, tandis que l'unité de la substance est absolue. Pour bien comprendre
ce caractère relatif de l'unité de la forme, il faut nécessairement comprendre
que cette unité n'exclut pas la multiplicité, alors que l'unité de la substance
l'exclut. En effet, les formes-qualités sont multiples, tandis que la substance
est une, dans la même réalité existante. C'est pourquoi l'unité au niveau de la
substance n'est pas une simple unité formelle, c'est une unité d'être; tandis
que celle de la forme demeure au niveau de la forme, elle n'est pas au niveau
de l'être.
Par
rapport à l'être-en-acte, l’Un est ce qui manifeste ce que l’être-en-acte a d'ultime;
car en tant qu'acte, il est séparé de tout ce qui n'est pas lui et il est en
lui-même indivis: il est un. Au contraire, L’être-en-puissance est capable
d'être divisé, il fonde toutes les multiplicités.
Quelle
différence y a-t-il entre ces deux types d'unité, celle de la substance et
celle de l'acte? L'une est fondamentale, L’autre est ultime. L'une est au-delà
de toute multiplicité formelle, L’autre est au-delà de toute potentialité.
C'est par l'aspect négatif qu'on peut avant tout exprimer leur distinction. On
peut aussi analogiquement affirmer que, comme la substance est distincte de
l'acte, L’unité de la substance se distingue de l'unité de l'acte. On peut donc
affirmer que l'un est propriété de ce-qui-est
considéré en tant qu'être, c'est-à-dire
qu'il lui est totalement relatif, mais qu'en même temps il le manifeste, et
qu'il est, pour nous, ce qui conduit à la découverte propre de ce-qui-est, à la découverte de ses
principes propres. La propriété en effet manifeste l'originalité d'une réalité
tout en lui étant totalement relative. « Acolyte » de l'être, L’un l'annonce et
lui est relatif.
Enfin,
soulignons que c'est bien l'être-en-puissance qui fonde toute multiplicité; car
l'être-en-puissance est capable d'être divisé, il est source de toutes les
«fêlures», de toutes les brisures au niveau de l'être. de la vie et du devenir.
Toutes
ces analyses de ce-qui-est considéré
du point de vue de l’être doivent
nous aider à saisir le comment de
l'être le plus parfait que nous puissions expérimenter, L’homme, et par là à
comprendre sa manière d'être: sa personne.
La
personne humaine, en effet, est une substance complexe individuée, composée
d'une âme spirituelle et d'un corps organique. Cela nous fait comprendre son
autonomie dans l'ordre de l'être et son unité individuelle. Elle existe en
elle-même et sa complexité si grande se réalise dans une profonde unité. Elle
possède aussi de nombreuses qualités qui manifestent sa richesse, sa
perfection. On juge souvent de la valeur d'une personne en fonction de ses
qualités; c'est par ses qualités qu’une personne montre son originalité, sa
«personnalité». Si toute personne humaine a son autonomie substantielle, chaque
personne individuelle possède des qualités diverses et une harmonie spéciale
entre ces diverses qualités, ce qui lui donne son caractère propre, sa
physionomie propre—surtout si l'on regarde les habitus acquis progressivement et au cours des luttes.
Toute
personne humaine est également le lieu de nombreuses relations: relations à
l'égard du milieu physique, vital et humain. Là encore on juge souvent de la
valeur d'une personne humaine en fonction de ses relations, et surtout de son
pouvoir d'efficacité et de rayonnement (on pourrait dire: de sa «gloire»).
C'est pourquoi on est si souvent tenté de regarder la personne humaine en
premier lieu en fonction de ses relations, de son pouvoir de se communiquer. II
est évident que c’est ce qui se voit le plus, ce qui se manifeste en premier
lieu. On aime de se définir en fonction de ses amis, surtout s'ils sont
illustres, s'ils ont une grande notoriété. Mais si l'on veut regarder plus
profondément, on comprend que les relations ne peuvent se spécifier que par
leur fondement, donc par les qualités et les actions qu'on est capable de réaliser;
et, plus profondément encore, il faut en arriver à l'autonomie substantielle
dans l'ordre de l’être.
Ce
que nous venons de dire exprime la structure profonde de la personne humaine.
C'est un aspect qui est très important et qui nous permet de mieux saisir ce
que les psychologues disent de la personne humaine, en particulier des trois «
sentiments » du moi: autonomie valorisation et sécurité. II est facile de
comprendre que l'autonomie du moi se fonde sur l'autonomie radicale de la
substance dans l'ordre de l'être, et que les sentiments de valorisation et de
sécurité se fondent sur les qualités naturelles et acquises et sur les
relations.
Cependant,
cet aspect de la structure de la personne humaine ne suffit pas à nous faire
comprendre ce qu'est la personne; il faut le compléter par la métaphysique de
l'acte; car, précisément, la personne n'est parfaitement elle-même que si elle
est finalisée, que si elle se finalise elle-même. La personne humaine n'est
finalisée qu'en aimant une personne, la personne humaine choisie comme ami
dans un amour réciproque. Mais cet amour spirituel réclame la connaissance de
l'ami: L’amour spirituel ne peut s’épanouir que s'il y a connaissance du bien
aimé. Toute erreur acceptée diminue l'amour et l'entrave dans son développement.
La personne humaine ne peut vraiment être finalisée sans chercher la vérité,
sans avoir un désir de vérité; et cette recherche de la vérité doit toujours
être avivée, car elle n'a pas de limites: on peut toujours aller plus loin.
Voilà
ce qui nous montre comment la personne humaine ne peut être refermée sur
elle-même. Elle implique l'accueil à l'égard de l'autre et le don; par là se
réalise une véritable communication, et celle-ci réclame une recherche
incessante de vérité.
Mais
l'amour d'amitié assume toutes nos opérations vitales, et il implique un
progrès, un développement, un devenir. Cela nous fait saisir comment la
personne humaine implique un développement, une croissance. Si, dans son
autonomie, elle implique un absolu, une détermination, dans son aspiration à
aimer et à chercher la vérité elle implique un élan, un dynamisme sans limite;
et cet élan et ce dynamisme se réalisent dans un développement ayant un rythme
de croissance propre.
Ainsi
nous voyons ce que la philosophie apporte à la recherche de la personne
humaine, au-delà de ce que les psychologues peuvent en dire. Ceux-ci, dans
leurs analyses, montrent avant tout le développement génétique du comportement
de la personne humaine; ils ne peuvent dire ce qu'est la finalité de la personne
humaine, ni son autonomie dans l'ordre de l'être. Or c'est grâce à cette
découverte de la finalité qu'on peut expliquer le besoin de valorisation et de
sécurité: un esprit finalisé se valorise, parce qu'il aime, et il acquiert une
sécurité quand il atteint la vérité; c'est la vérité qui libère et qui sécurise
en profondeur. Mais le philosophe sait bien que la finalité n'est pas chose
acquise une fois pour toutes, qu'elle est ce vers quoi l'on tend, ce qui nous
attire et qui se dévoile à chaque instant; elle est ce qui nous saisit de plus
en plus profondément. Et durant toute notre existence, nous sommes dans la
lutte et il peut y avoir des échecs. La personne humaine demeure vulnérable, et
même, plus elle se développe, plus à la fois elle se fortifie et devient
vulnérable. Elle comprend mieux ses fissures possibles, ce qui la limite dans
son appétit d'infini.
Si
merveilleuse que soit la découverte de la personne humaine, le philosophe ne
peut s'arrêter là. II est obligé, pour rester fidèle à sa recherche de la
vérité et pour ne pas s'exposer à rester dans un a priori (ce qui le ferait sombrer dans la paresse intellectuelle),
de se poser une nouvelle question, la grande question à laquelle toutes les
autres sont ordonnées: la personne humaine est-elle la Réalité suprême? Y
a-t-il une autre réalité, antérieure à la personne humaine et à notre univers?
Cette interrogation rejoint celle que le philosophe doit se poser en face des
traditions religieuses les plus anciennes, et en face des affirmations des
croyants: y a-t-il vraiment une réalité qui gouverne notre univers et
nous-mêmes? Le Dieu des traditions religieuses et des croyants est-il une
réalité que notre intelligence humaine puisse découvrir? Ou est-il un mythe
que le philosophe doit dénoncer et dépasser, car l'homme ne peut pas vivre au
niveau des mythes'?
On
voit l'importance de cette interrogation, puisque la manière dont on y répond
modifie profondément notre regard sur la destinée de la personne humaine. Du
point de vue pratique de l'orientation de notre vie humaine, cette question est
capitale.
Cependant
il faut reconnaître aussi les difficultés que l'on rencontre à y répondre. Car
nous ne pouvons pas avoir une expérience humaine immédiate de l'existence de
cette Réalité suprême, si elle existe. En effet, si elle existe, elle nous
échappe, elle ne peut être de notre univers.
Mais
ne pourrait-on pas dire que nous pouvons en avoir une expérience intérieure?
Dieu, s'il existe, n’est-il pas notre Créateur? Et donc n'est-il pas plus
présent à nous que nous ne sommes présents à nous-mêmes?
En
réalité, si nous pouvons avoir une certaine expérience intérieure de notre âme
— par nos opérations vitales les plus intimes: L’amour spirituel, la volonté
d'aimer, la conscience de notre pensée, de notre réflexion—, nous ne pouvons
pas, par là, découvrir la présence immédiate d'un Dieu-Créateur. Car cette
expérience intérieure de nos opérations vitales, cette réflexion sur elles,
nous fait découvrir quelque chose de vécu,
quelque chose qui demeure dans l'immanence de notre vie spirituelle.
Peut-on, par et dans cette expérience intérieure, dépasser vraiment
l'intentionnalité spirituelle de ces opérations? Certes, par la forme
intentionnelle de ces opérations, nous atteignons bien leur existence
spirituelle, mais nous ne pouvons pas prétendre découvrir, par là, la présence
immédiate du Créateur, car nous demeurons en ce qui est le fruit propre de
notre vie au niveau de l'esprit.
Si,
en nous appuyant sur les traditions religieuses, nous pouvons adorer ce
Créateur, nous pouvons alors avoir conscience de cet acte d'adoration et, par
là, affirmer que cet acte s’adresse intentionnellement à une Réalité
transcendante à laquelle nous croyons. Cela est vrai; mais, en réalité, c'est
la croyance en un Dieu-Créateur que nous reconnaissons, ce n'est pas la
découverte intellectuelle de l'existence du Dieu-Créateur. L'acte d'adoration
présuppose la reconnaissance du Dieu-Créateur, mais il ne le révèle pas.
Étant
donné les critiques si vives qui ont été faites aux voies philosophiques par
lesquelles l'intelligence recherche l'existence d'un Être premier, étant donné
aussi les positions des diverses idéologies athées qui se sont développées
depuis un peu plus d'un siècle, nous devons être particulièrement attentifs à
ce problème capital.
Commençons
par préciser, dans une réflexion critique, qu'on ne peut pas, a priori, refuser la possibilité, pour
notre intelligence, de découvrir l'existence d'un Être premier que les
traditions religieuses appellent «Dieu». Car nous ne pouvons pas, a priori, fixer des limites à notre
recherche philosophique. En effet, si notre intelligence est vraiment ordonnée
à ce-qui-est considéré du point de
vue de l'être, tout ce-qui-est, dans
ses multiples et diverses réalisations, peut être atteint par notre intelligence,
soit directement, soit indirectement. On pourra ignorer l'Être premier,
ignorer ce qu'il est en ce qui lui est le plus propre, mais on pourra peut-être
l'atteindre du point de vue de son être, de son exister. Car s'il s'agit de
l'Être premier que les traditions religieuses appellent le Créateur, cet Être
premier, si transcendant qu'il soit, n'est pas totalement indifférent à ce que
nous sommes. II est source de notre être; il doit donc y avoir une relation de
dépendance que nous pouvons peut-être saisir entre nous et lui. Dire a priori que notre intelligence est
incapable de découvrir l'exister de cet Être premier, c'est limiter a priori le champ de recherche de notre
intelligence, c'est l'enfermer dans telle catégorie d'être, dans telle forme
d'être, c'est ne plus regarder sa relation fondamentale à ce-qui-est comme être; c'est
donc refuser la philosophie première!
N'oublions
pas, du reste, que notre intelligence s'actue non par elle-même, mais en
connaissant telle ou telle réalité; c'est la réalité qui la conduit, et non
elle-même qui s'oriente, qui se détermine. On ne peut donc pas fixer a priori la limite de son champ
d'investigation; tout ce que l'on peut dire, c'est: actuellement, mon
intelligence n'a pas encore découvert l'exister d'une Réalité transcendante,
celle que les traditions religieuses appellent le Dieu-Créateur.
Précisons
en second lieu que les grandes idéologies athées qui rejettent la possibilité
de l'exister d'un Être premier Créateur, sous prétexte de libérer l'homme,
regardent toutes Dieu comme un rival de l'homme, comme l'antithèse de sa
liberté, du développement de sa vie, de sa créativité, de sa raison. Toutes ces
idéologies se font de Dieu une idée qui
ne peut correspondre au Dieu-Créateur, source d'amour, de vie et d'être pour
l'homme, tel que l'affirment les traditions religieuses les plus pures. Le
refus de cette idée que l'on se fait
ainsi de Dieu pourrait n'être qu'un refus nominal du vrai Dieu qu'on ignore; mais
il peut être aussi le refus catégorique de toute Réalité transcendante; le
rejet qu'impliquent ces idéologies est alors réellement le rejet du vrai Dieu,
sans qu'elles aient de lui une connaissance précise.
Notons
enfin que, si Dieu existe, comme le disent les traditions religieuses les plus
pures, il ne peut être que le Créateur, L’Être premier, L’Acte pur, Celui qui à
partir de rien a communiqué l'être à tout ce qui existe en dehors de lui. Voilà
ce qu'on pourrait considérer comme une hypothèse philosophique: ce Dieu
existe-t-il vraiment? Puis-je prouver qu'il existe'? Les réalités que je
constate, et moi-même, correspondent-elles à cette «hypothèse » '?
Selon
cette hypothèse, je puis préciser que le lien qui existe entre le Dieu-Créateur
et les créatures que nous sommes ne peut se situer qu'au niveau de l'être,
c'est-à-dire au niveau de l'acte d'être
(L’esse), et non au niveau des déterminations, des formes, des qualités que
nous constatons en nous ou dans les autres personnes humaines, ou chez les autres
vivants.
A
cela on pourrait objecter que notre intelligence, notre cogito, notre liberté, qui sont des qualités spirituelles, nous
permettent d'être plus proches de Dieu-Esprit que la simple saisie de l'acte
d'être qui est commun à toutes les réalités existantes; et donc, que ce n'est
pas par l'acte d'être, mais par l'esprit, qu’on doit pouvoir remonter au
Dieu-Créateur de la manière la plus directe. N'est-ce pas l'intuition profonde
de Descartes, reprise ensuite par Hegel'? Cela certes est très séduisant; mais
est-ce possible? Notre esprit, en effet, nous ne pouvons pas le saisir
directement comme substance spirituelle, nous ne le saisissons qu'à partir de
nos opérations spirituelles de pensée et de volonté; or, précisément, celles-ci
ne sont saisies réflexivement que selon leur mode vital intentionnel,
c'est-à-dire selon leur mode propre de créatures, par où elles sont toutes
différentes de Dieu. Dieu, Être premier en qui vie et être sont identiques, est
au-delà de ce mode intentionnel. C'est pourquoi nous sommes obligés de
reconnaître que c'est seulement par l'acte
d'être, commun à tout ce qui est, que
nous pouvons rejoindre l'Être premier, Créateur—s'il existe.
Mais
à ce niveau de l'acte d'être, il ne peut y avoir de relation réciproque entre
le Dieu-Créateur et ses créatures; car celles-ci reçoivent tout de lui, et lui
ne peut être perfectionné par elles, et par le fait même on ne pourra remonter
jusqu'à Dieu qu'en se servant du principe de causalité finale.
C'est
donc seulement au niveau de l'acte d'être en ce qu'il a de plus propre,
L’être-en-acte, atteint par le moyen du jugement d'existence, et au-delà de ce
jugement, grâce à l'induction, que nous pouvons chercher à atteindre l’Être
premier.
Nous
ne pouvons pas prétendre découvrir l'Être premier immédiatement en saisissant l'esse participé de la créature. Certes,
L’acte d'être, en tant qu'il est dans la créature, est bien ce qu'on appelle «L’esse participé »; mais si nous
touchons cet acte d'être dans le jugement d'existence, nous ne l'atteignons
cependant pas comme «esse participé
», car nous ne pouvons atteindre l'esse participé
qu'à partir de celui qui est l'lpsum esse
subsistens, comme nous ne pouvons dire qu'une réalité est «créée », la
dénommer telle, qu'à partir du Créateur et dans la lumière de l'acte créateur.
Nous ne pouvons donc pas prétendre découvrir l'exister de l'Être premier par l'esse participé: ce serait une pétition
de principe.
De
même, on ne peut découvrir l'exister de l'Être premier Créateur par la
causalité efficiente, puisque dans les réalités existantes que nous
expérimentons, nous ne saisissons pas l'exister comme un effet, mais comme un fait qui s'impose à nous. Mais nous pouvons
nous poser la question: «D'où vient leur acte d'être'?» Selon l'hypothèse que
nous avons acceptée, nous pourrons répondre: du Créateur, par l'acte de
création. Mais cet acte de création, nous ne pouvons pas le saisir à partir de
son effet propre (L’acte d'être), puisque ce-qui-est, considéré comme être, n'a pas de principe propre selon la cause efficiente, comme nous
l'avons vu. Et cela est facile à comprendre; car ce-qui-est, en tant qu'il est, ne devient pas, et donc, en tant
qu'il est, il est au-delà de la
causalité efficiente. D'autre part, L’acte de création, c'est Dieu lui-même;
entre cet acte et son effet, il n'y a pas de continuité.
L'exister
de l’Être premier ne pourra donc être découvert que par la causalité finale au
niveau de l'être (cette causalité finale impliquant du reste la causalité
efficiente).
Ajoutons
encore que, selon l'hypothèse admise, si Dieu existe, notre intelligence ne
peut découvrir son existence ni par les sciences mathématiques, ni par les
sciences physiques, ni par les sciences biologiques, parce que ces sciences,
demeurant soit dans le possible, soit dans la recherche de relations
d'antériorité et de postériorité, ne se situent pas au niveau de l'acte d'être
saisi par le jugement d'existence. Aussi ces sciences ne peuvent-elles ni
affirmer que Dieu existe, ni dire qu'il n'existe pas. Elles ne peuvent
qu'indiquer des pistes. Elles disposent, elles préparent, mais elles ne peuvent
pas nous faire découvrir l'exister de l’Être premier. II est sûr que plus on
voit la complexité ordonnée du monde physique, et surtout du monde des vivants,
plus on est porté à affirmer que cette complexité ordonnée ne peut avoir sa
source dans le « hasard », et donc qu'il doit y avoir une Pensée organisatrice,
source de cette complexité ordonnée. Mais il ne s'agit pas d'une argumentation
proprement dite, car les sciences, par elles-mêmes et en elles-mêmes, ne la
réclament pas. Elles restent au niveau du conditionnement. Heidegger disait:
elles sont au niveau des étants, et non de l'être; disons plutôt: elles sont au
niveau du conditionnement, et non de ce-qui-est.
On
pourrait faire des remarques analogues pour toutes les réflexions
philosophiques idéalistes dialectiques, phénoménologiques, qui mettent entre
parenthèses le jugement d'existence. De telles réflexions restent au niveau des
idées, du devenir de notre vie intellectuelle, du vécu de notre pensée, et donc
toujours au niveau de l'intentionnalité. Par le fait même, elles ne peuvent
découvrir l’existence de l'Être premier. Seule une métaphysique réaliste
partant du jugement d'existence — « ceci est »—et ayant découvert l'antériorité
de l'être-en-acte sur l'être en puissance, sera capable d'entreprendre une
telle recherche. Voilà ce que nous pouvons dire à partir de l'hypothèse
acceptée.
Après
ces remarques critiques, voyons maintenant comment on peut répondre à l'interrogation
posée; existe-t-il une Réalité au-delà de la personne de l'homme'? Et voyons
pourquoi l'intelligence humaine, si elle se situe au niveau de la recherche de
ce-qui-est considéré du point de vue de l'être, est obligée de poser
l'existence d'un Être premier que les traditions religieuses et les croyants
appellent «Dieu».
Puisqu'il
s'agit d'un effort dernier de notre intelligence interrogeant la réalité
existante pour se demander, à partir d'elle, s'il existe vraiment quelqu'un qui
soit la source radicale et la fin ultime de son être, il nous faut revenir aux
diverses expériences que nous avons de nous-mêmes (expériences qui avaient
exigé le développement des diverses parties de la philosophie) en les
reconsidérant du point de vue de la limite
et de l'actualité de leur être.
Cela pour saisir les grandes limites, les grandes «fêlures» métaphysiques de
l'être de l'homme et, en même temps, son acte d'être; et par là comprendre
qu'il n'est pas l'Être au sens absolu, mais qu'il exige de notre intelligence
métaphysique de poser l'existence d'un Être antérieur, d'un Être ultime.
Pour
que notre intelligence puisse dépasser l'être de l'homme et découvrir Celui qui
est l’Être premier au-delà de l'homme, il faut qu'elle soit illuminée par la
saisie de l'être-en-acte et de son antériorité sur l'être en puissance. Dans
cette lumière, L’intelligence pénètre dans notre être et elle voit ses limites
au niveau de l'être, sa potentialité. C'est à la lumière de l'être-en-acte que
nous pouvons discerner ce qu'il y a de potentialité en notre être, et donc
déterminer ses limites.
J'existe
en tant que travaillant, capable de transformer le monde physique, la matière.
Cette transformation de la matière montre ma supériorité à son égard: je la
domine. Et, en même temps, je dépends d'elle; elle me «transcende», car elle
s'impose à moi de l'extérieur comme une réalité existante, indépendante de moi.
Par là je vois bien que je ne suis pas premier dans mon être, puisque l'être du
monde physique est autre et ne dépend pas de moi, qu'il s'impose à moi. Par ma
capacité d'avoir des « idées », portant en moi des « formes », je domine cet
univers, je puis le transformer; mais il est aussi indépendant de moi, il
existe en lui-même. II est donc nécessaire qu'existe une Réalité au-delà de mon
être et de celui de la matière, car cette dualité réclame une unité qui
transcende l'univers et moi-même.
J'existe
en tant qu'ami, capable d'aimer un ami et d'être aimé de lui. Cet amour
réciproque, dont la réciprocité même permet à l'amour de se développer
pleinement, manifeste l'amour naturel qui est inscrit au plus intime de mon
être, ce premier amour qui me porte naturellement vers le bien, vers ce qui
est capable de me perfectionner, de m'achever. Par là je saisis la limite
profonde de mon être, qui n'a pas en lui sa propre fin, qui ne possède pas en
lui sa plénitude et qui a besoin de s'ordonner vers un autre dont il dépend,
qui est capable de l'attirer. Et en même temps, je saisis ce qu'il y a en moi
de plus actuel: cet amour naturel et cet amour ultime qui m'unit à mon ami. II
est donc évident que, dans ma personne humaine, je ne suis pas l'Être premier;
et puisque l'ami aimé qui m'attire ne peut pas être source de mon être (car
dans mon être je suis autonome comme lui), il est nécessaire qu'existe une
Réalité Autre, au-delà de toute personne humaine, qui soit une Bonté
personnelle, un Esprit pur, en qui être et amour s'identifient.
J'existe
en tant que capable de mourir, capable d'être corrompu, ayant eu un
commencement dans le temps—ce qui indique que mon être n'est pas acte pur,
qu'il implique un être en puissance, qui peut être ou ne pas être. II ne peut
donc pas être premier. Mais puisqu'il est
maintenant en acte, il dépend donc d'un autre Être qui, lui, est Acte pur,
car s'il ne l'était pas, il dépendrait à son tour d'un autre; et comme on ne
peut remonter à l'infini dans la dépendance actuelle dans l'ordre de l'être, il
faut nécessairement que cet Autre soit l'Acte pur, un Être nécessaire au-delà
de toute potentialité 19.
J'existe
en tant que vivant, ayant en moi une autonomie vitale, une organisation
extrêmement complexe et pourtant «une», indépendante des autres vivants et
cependant dépendante du milieu en lequel je vis, ce qui indique qu'il y a dans
mon être-vivant des limites, mais aussi que je vis, que je suis en acte dans
mes diverses opérations vitales. Cet acte qui est en moi dépend donc d'un Autre
Vivant en qui vie et être ne font qu'un.
Enfin,
j'existe en tant que partie de l'univers et être mû, capable de
transformations, de modifications dans le bien comme dans le mal. Je ne suis
donc pas premier. je dépends d'un autre qui m'actue. Certes, je suis un vivant
capable de me mouvoir, mais dans mon être profond, intime, je ne suis pas cause
de mon être, car je suis dépendant, dans mon devenir, de tout l'univers. II est
donc nécessaire de poser, au-delà de notre univers et de nous-mêmes, un Être
Autre qui, lui, soit au-delà du mouvement.
C'est
toujours la même considération qui est reprise, selon cinq modalités diverses:
ce qui implique à la fois acte et puissance dans un être ne peut être premier
dans l'ordre de l'être, il dépend nécessairement d'un Autre qui, lui, ne peut
être qu'un Être au-delà de toutes les réalités mues, de toute potentialité; qui
est pour tous les autres qui sont mus et qui sont en puissance Celui qui les
attire, Celui vers qui ils tendent tous.
Nous
pouvons préciser que cet Être-Acte, qui est Acte pur, Esprit, Personne, n'est
autre que le Dieu-Créateur des traditions religieuses; car il est Celui en qui
il n'y a aucune potentialité, aucune dépendance, et tout ce qui n'est pas lui
est attiré par lui.
Prétendre
que Celui qui est atteint de cette manière ne peut être le Dieu unique
Créateur, qu'il y a un abîme entre le Dieu des philosophes et le Dieu des
chrétiens, c'est avouer que l'intelligence humaine ne peut atteindre vraiment
l'Absolu dans l'ordre de l'être, du bien, de la vie. Mais, comme nous l'avons
vu, on ne peut prétendre cela a priori. Si,
évidemment, Celui qu'on découvre est l'«idée d'infini », ce ne peut être Dieu;
car Dieu est une Réalité spirituelle plus réelle que toutes les autres
réalités; il n'est pas une idée, celle-ci étant toujours relative à ce qui est
avant elle ou après elle, et ne pouvant donc être première dans l'ordre de
l'être.
Celui
qui est découvert comme Acte pur, Être nécessaire, ne peut être qu'une
Personne, un Esprit absolument simple; cela, nous pouvons l'affirmer immédiatement.
Car en lui il ne peut y avoir de potentialité (ce que la matière implique
toujours en elle-même). II est donc séparé et simple; il n'y a en lui aucune
composition, puisqu'il est premier. L'apanage du Premier est d'être simple,
sans référence à un autre: il est lui-même.
Cette
simplicité ne s'oppose en rien à la perfection ni à la bonté, car c'est la
simplicité de Celui qui est l'Être premier, et non une simplicité abstraite,
purement formelle. C'est la simplicité d'une Réalité existante, c'est la simplicité
même de l'Être. Une telle simplicité est la perfection même de l'Être; car un
tel Être n'est pas reçu dans un autre, il est par lui-même et possède toutes
les perfections de l'Être, de l'Acte pur, et même de l'Esprit.
L’Être
premier, Acte pur, n’a pas de limites. Dans sa perfection et sa simplicité, il
ne peut être qu’infini, en ce sens que son être, tout en étant parfaitement
déterminé (étant Acte pur) est au-delà de toute frontière. II ne s'oppose à
rien, il est infini en lui-même. C'est un abîme de perfection et de simplicité.
L'Être
premier est au-delà du temps, il est éternel. En lui aucun devenir, aucune
succession, puisqu'il est Acte pur. Aussi tout en lui est-il en un Instant
substantiel, sans futur ni passé, dans la limpidité du présent.
L’Être
premier est vivant, car être vivant est une perfection de l'être, et non
quelque chose de secondaire, d'accidentel par rapport à l'être. L’Être premier
est donc nécessairement un vivant, ou plutôt il est la Vie comme il est l'Être.
Sa Vie est celle d'un Esprit pur, la Vie simple de l'Esprit sans composition,
sans lien avec un corps. C'est la Vie parfaite de l'intelligence et de la
volonté, la contemplation et l'amour.
Cet
Esprit premier, Acte pur, ne peut avoir d'objet de contemplation autre que
lui-même—autrement il ne serait plus premier. Si la primauté de l'être exige
la simplicité, la primauté de l'esprit réclame la contemplation immédiate de
son propre être, de sa propre bonté. C'est lui-même qui se pense et se
contemple. C'est lui-même qui s'aime en se contemplant. Contemplation et amour
ne font qu'un substantiellement en l’Être premier. L'Esprit en son origine, en
sa source, en ce qu'il est lui-même, est lumière et amour, indissolublement
«un».
Et
c'est en lui-même qu'il connaît les autres et qu'il les aime. Tout est vu dans
la limpidité même de sa contemplation, et tout est aimé en la profondeur de son
amour substantiel.
II
nous faut maintenant préciser la relation qui existe entre l'univers physique,
spécialement nous-mêmes, et l'Être premier, Acte pur. C'est le problème de ce
que les traditions religieuses et la révélation judéo-chrétienne ont appelé la
« Création », L’action créatrice de Dieu opérant à partir de rien, ex nihilo.
Si
nous essayons de comparer l'Être premier et les réalités existantes que nous
expérimentons (y compris nous-mêmes en tant que nous existons), nous pouvons
facilement préciser que toutes ces réalités que nous expérimentons ne peuvent
être, à l'égard de l'Être premier, que dans une relation de totale dépendance
dans tout leur être propre. En effet, L’Être premier est absolument simple dans
son être, il est Acte pur subsistant en son Acte même d'être, absolument
autonome dans son Être propre; et il est unique dans l'Absolu même de son Acte d'être.
Aussi tous les autres êtres, comparativement à lui, sont-ils composés dans
leur être, et ils ne peuvent que participer l'acte d'être, car ils ne sont pas
premiers. Nous l'avions souligné au point de départ de notre recherche: nous
sommes limités et complexes dans notre être. Comparativement à l'Être premier,
nous pouvons affirmer que nous participons l'acte d'être. Car l'Être premier
étant nécessairement unique, tous ceux qui viennent après lui sont relatifs à
lui et participent de son Être. Autrement, il faudrait affirmer qu'un être peut
se limiter par lui-même dans son être. Certes un être spirituel peut, dans le
développement de sa vie, se limiter lui-même: il peut refuser l'amour, il peut
refuser de se dépasser pour rejoindre celui qui est son bien, sa fin, son
achèvement. Cela, c'est le problème propre de l'esprit dans sa liberté: il peut
se replier sur lui-même, refuser d'aller plus loin. Mais au niveau de son être
substantiel, peut-on dire qu'il est capable de se limiter lui-même? II faudrait
pour cela affirmer qu’il se donne à lui-même sa propre substance, son être
propre, qu'il peut l'augmenter ou le diminuer comme il le veut. Ne
retrouvons-nous pas ici, d'une autre manière, le problème déjà posé à propos de
la distinction de notre connaissance pratique et de notre connaissance
théorétique? Le problème de la liberté ne se situe pas au niveau de notre
substance et de notre être, mais au niveau de nos activités humaines. Notre
être est pour nous un donné qui s'impose et que nous ne nous sommes pas donné à
nous-mêmes; nous ne sommes pas cause de nous-mêmes — causa sui—au niveau de notre substance et de notre exister.
Évidemment, si on ne veut plus admettre cette distinction, on considérera que
par la liberté nous nous limitons dans notre être, et que la liberté est causa sui, et qu'elle s'oppose donc à la
dépendance radicale dans l'ordre de l'être. N'est-ce pas le problème de Sartre?
Mais si notre liberté est liberté d'être, pourquoi sommes-nous encore soumis à
la mort, à la souffrance? Et si notre liberté est liberté d'être, celui qui est
proche de nous, L’autre, est également liberté d'être. Or peut-il y en avoir
deux qui aient une telle liberté? Car une telle liberté ne peut accepter aucune
autre liberté; L’autre n'est-il pas ce qui m'empêche d'être l'unique? Ne
faut-il pas alors le «néantiser»?
Si
nous reconnaissons une limite dans notre être, et que cette limite s'impose à
nous, qu'elle ne vienne pas de nous, nous devons affirmer que cette limite
vient d'un autre, car l'être comme tel est acte
en premier lieu, il n'implique pas par lui-même de limite.
Mais
on pourrait prétendre que cette limite est la trace du non-être qui est en
nous, et que ce non-être est par lui-même source de limite. Notre être, qui
implique le non-être, est donc nécessairement limité: cette limite ne vient
donc pas d'un autre. Répondons qu'il est vrai que notre être, parce qu'il est
limité, implique fondamentalement un non-être, parce qu'il n'est pas l'être
pur, L’acte pur. Mais pourquoi notre être implique-t-il fondamentalement ce
non-être? Parce qu'il est un être limité (toute limite implique une négation)
2(~, Au contraire, L’acte d'être, pleinement déterminé par lui-même, n'implique
pas le non-être. II faut donc qu'un être qui est limité, et donc composé d'être
et de non-être, dépende d'un autre dans son être propre, autrement dit qu'en
lui l'être soit participé, qu'il dépende donc de l'Être premier qui, lui, est
Acte pur sans non-être, sans limite.
Dans
une démarche dialectique, le non-être se résorbe dans l'être par le devenir, et
donc d'une manière tout immanente. Dans une telle perspective, on n'aura donc
pas besoin de dire que le non-être présent dans l'être exige la dépendance à
l'égard d'un autre. Mais est-il exact de dire que le non-être se résorbe dans
l'être par le devenir? Si, génétiquement, le devenir est avant l'être, selon
l'ordre de perfection et de finalité l'être est avant le devenir, et donc le
devenir ne peut expliquer la présence, en nous, du non-être dans l'être.
Si
donc toutes les réalités que nous expérimentons sont limitées, elles
participent de l'Être premier—ce qui nous permet de dire immédiatement
qu'elles reçoivent de lui leur être. Elles sont donc radicalement causées par
lui, c'est-à-dire créées; car la participation dans l'ordre de l'être implique
la causalité, puisque participer veut dire «recevoir en partie», en dépendance
d'un autre, et que, lorsqu'il s'agit de l'être, cette dépendance est le propre
de la causalité.
Cette
causalité première, celle qui vient de l'Être premier, est évidemment unique.
Elle est totalement différente de toutes les autres causalités, mais elle les
contient toutes éminemment, sans leur caractère limité; car, précisément, cette
causalité première n'a pas de limite, elle ne peut être limitée et ne peut
connaître aucune rivalité, puisque ce qui est autre que le Créateur vient du
Créateur et donc provient de cette causalité et dépend d'elle, et par
conséquent ne peut s'opposer à elle ni la limiter. Et du côté de Dieu qui est
sa source, elle est infinie.
C'est
pourquoi on dira que cette causalité s'exerce ex nihilo, c’est-à-dire qu'à la différence de toutes les autres
causalités que nous pouvons expérimenter, elle ne coopère pas avec une matière
préexistante; car rien ne peut préexister à cette causalité, puisqu'elle est
première. Une telle causalité, comme nous l'avons dit, n'est donc pas limitée
par une matière préexistante. Elle n'est donc plus un «travail», mais un pur
don, elle n'implique rien de laborieux, car rien ne peut lui résister, elle
n'implique aucune lutte. C'est une causalité au niveau de l'être et non plus au
niveau de la forme. C'est une causalité qui est un pur don de l'être, puisque
par cette causalité tout est donné.
Cette
causalité est en effet absolument libre et gratuite, car elle ne peut rien ajouter
au Créateur, à l'Être premier. Celui-ci est infiniment parfait, il n'a pas
besoin de créer pour se perfectionner, pour s'achever. Ici encore nous
entrevoyons l'abîme qui sépare cette causalité première des causalités dont
nous avons l'expérience, qui toutes perfectionnent leurs agents, Leurs causes,
car elles les actuent et leur permettent un dépassement. Même lorsque nous
prétendons aimer gratuitement, travailler gratuitement, réaliser un acte tout
à fait gratuit, nous n'en avons jamais que l'intention. Sans doute, en effet,
en avons-nous l'intention, en ce sens que nous n'attendons rien de celui à qui
nous donnons, pour qui nous travaillons: nous faisons cela par pur don,
gratuitement. Mais si cela est vrai au niveau du motif de notre activité, cette
activité elle-même nous perfectionne, nous achève, elle nous apporte quelque
chose de nouveau qui nous permet d'être plus nous-mêmes et par là cette
activité, gratuite du point de vue de la finalité, ne l'est pas du point de vue
de l'efficience et de l'exercice. Au contraire, L’activité créatrice est
absolument gratuite, aussi bien du côté de l'efficience que du côté de la
finalité. Si l'Être premier crée, ce n'est pas pour se perfectionner, c’est par
pur amour, par pure bonté. II s'aime et, en s'aimant, il veut communiquer
librement ce qu'il possède à d'autres qu'il crée, qu'il pose dans l'être, à qui
il donne d'exister. Et son activité même de Créateur ne modifie en rien ce
qu'il est, n'actue en rien son Être propre. C'est donc bien une activité de surabondance,
une activité de pur don.
Une
telle activité se réalise donc au niveau d'une bonté substantielle, d'un amour
substantiel, qui ne peut se communiquer que gratuitement; car l'autre n'existe
que par lui et reçoit tout de lui. Et cependant cet autre est aimé pour
lui-même et uniquement pour lui, car il ne peut rien ajouter à la perfection de
Celui qui est sa source.
On
voit là l'erreur de tous ceux qui prétendent que l'Être premier crée
nécessairement et que ce qu'il réalise constitue son propre achèvement. La
causalité première est alors considérée comme une émanation nécessaire, parce
que celui qui est parfait est nécessairement source de communication: il
engendre nécessairement, c'est sa gloire d'engendrer et de communiquer.
N'est-ce pas au fond la vision des stoïciens, celle de Plotin et même de
Bergson? Une telle vision se comprend. N'est-elle pas une projection, sur
l'Être premier, de ce que nous expérimentons dans notre vie humaine, tant au
niveau de la procréation qu'au niveau artistique'? Mais alors, on ne voit plus
ce qui est propre à l'Être premier, qui, précisément parce qu'il est l'Être
premier, est infini et possède en lui-même sa propre perfection. Prétendre que
l'Être premier crée nécessairement, n'est-ce pas oublier qu'en lui être et
esprit ne font qu’un, et qu'il ne peut plus y avoir de nécessité instinctive,
biologique, et que si l'on parle de « nécessité », ce ne peut être qu'une
nécessité de surabondance, provenant d'un acte souverainement libre'?
D'autre
part, il faut bien saisir que lorsqu'on affirme que la causalité créatrice ne
peut en rien achever, perfectionner l'Être premier, que cette causalité est
purement gratuite, il ne faut pas pour autant comprendre cette causalité comme
celle d'un dilettante, de quelqu'un qui joue en s'abandonnant au hasard. En
considérant la causalité créatrice dans son exercice absolument libre, on
pourrait dire que Dieu, parce qu'il est Dieu, crée dans une liberté absolue
tout ce qu'il veut, comme il le veut, et donc qu'il crée au gré de ses «fantaisies».
Cette conclusion n'est pas juste. II faut au contraire préciser: Dieu crée tout
ce qu'il veut comme il le veut, selon sa
sagesse; autrement, ce ne serait plus une activité divine. Le dilettantisme
et les fantaisies sont propres à l'homme, elles sont propres à l'homme fatigué
d'un devoir trop fastidieux, d'un moralisme trop sérieux, et qui a besoin de
détente. Ils ne peuvent être le propre de l'Être premier, dont l'activité
personnelle est de se contempler et de s'aimer, et qui ne peut agir qu'en se
contemplant et en s'aimant. Un Dieu dilettante et fantaisiste n'est plus un
Dieu-Esprit. C'est tout simplement une imagination divinisée, une projection
de notre propre imagination. Si l'on peut dire que Dieu «joue» en créant, ce
jeu est celui de sa sagesse, de la liberté souveraine de sa sagesse, mais bien
de sa sagesse.
L'Être
premier, Esprit pur, se contemple et s'aime lui-même éternellement, et c'est
en se contemplant et en s'aimant qu'il décide de créer. Cette décision est une
décision qui est le fruit de sa lumière et de son amour; c'est une décision
lumineuse et aimante. Elle est tout à fait libre, car elle ne dépend que de
lui, sans autre motif que son amour; mais elle est en même temps souverainement
sage, car elle est le fruit de sa contemplation, elle demeure dans la lumière
même de sa contemplation. Aussi tout ce qui est voulu et décidé dans cet acte
créateur est-il éternel et ne fait-il pas nombre avec l'Être premier, Esprit
pur.
Nous
sommes là en présence du premier acte libre, fruit de cet amour et de cette
contemplation substantiels de Dieu lui-même. Ce premier acte libre est Dieu
lui-même comme Créateur.
Précisons
encore que cette décision libre de Dieu-Créateur, fruit de sa contemplation,
absolument simple en Dieu, est source de tout l'ordre de la création; car si
Dieu est simple et unique, la création ne peut être que multiple; et le reflet
de l'unité de sa source, en elle, ne peut être qu'un ordre, une harmonie, un
rythme merveilleux.
Le
passage de l'Un au multiple, de la Source unique et simple à ses effets
multiples et complexes, était considéré par Plotin comme le problème le plus
difficile de toute la philosophie. On comprend bien ce qu'il veut dire.
Pourquoi Celui qui est Un, absolument simple, Celui-qui-Est, a-t-il décidé de
créer, sachant bien que par là l'Un devrait accepter la multiplicité, que l'Un
ne serait plus seul, que le multiple apparaîtrait? Par l'acte créateur,
n'allait-il pas briser l'unité, la perfection, n'allait-il pas accepter
nécessairement le multiple, ce qui est imparfait, et donc, en fin de compte,
le mal'? Cet acte créateur qui réalise le passage de l'Un au multiple, de la
lumière à l'opacité de la matière, n'implique-t-il pas une certaine complicité
avec le mal'? Un tel acte peut-il vraiment être le fruit d'un amour libre et
donc bon? N'est-il pas plutôt une nécessité qui s'impose: Dieu ne peut rester
l'Unique, et comme il ne peut créer d'autres dieux, nécessairement il crée des
esprits limités, capables de se révolter, capables de refuser l'amour? Nécessairement
il crée la matière, source de toute opacité et de toute limite?
On
ne peut éviter de poser ce problème qui, pour le philosophe, reste un mystère.
Le mal semble l'emporter sur le bien parmi les créatures, les créatures
spirituelles semblent ignorer leur Source créatrice et même se révoltent
contre elle et deviennent tyranniques à L’égard de leurs semblables... et le
Dieu-Créateur garde le silence en face de tant d'injustices! S'il est un Dieu
d'amour qui a créé tout par amour, comment peut-il tolérer ce qui pour nous est
intolérable? Ainsi se pose le problème du mal. Dieu, en créant, n'a-t-il pas
été complice du mal? II savait bien, en créant des esprits, que ces esprits
étaient à la fois trop grands et trop petits — infinis comme esprits et limités
comme créatures — et qu'ils se révolteraient contre l'Amour, contre leur
Créateur, et que par mauvaise conscience ils deviendraient des tyrans!
Pour
répondre parfaitement à ce problème, il faudrait entrer directement dans les
secrets du Dieu-Créateur. Le philosophe ne peut le faire; il ne peut que
constater ce qui existe et dont il a l'expérience. Par là il peut reconnaître
la nécessité de poser un Être premier, Esprit pur, et reconnaître que cet Être
premier est bien le Créateur. II peut encore reconnaître, nous l'avons vu, que
son acte créateur est absolument libre, et qu'il ne peut être décidé que par
amour et dans l'amour, dans un amour lumineux. Le philosophe peut, par là,
essayer d'enlever le scandale et de répondre à Plotin. L'intention première de Celui
qui crée par amour et dans la lumière de sa contemplation n'est pas de briser
l'unité, elle n'est pas de regarder la multiplicité, mais de communiquer son
amour, sa bonté en communiquant l'être gratuitement. Créer, c'est communiquer
l'être; la Création est le don de l'être. Cet être aura des degrés divers de
perfection: esse, vivere, intelligere, comme
disaient les néoplatoniciens eux-mêmes. Ce qui est important à souligner, c'est
l'intention première, qui est une intention d'amour. Mais évidemment, la
créature est limitée dans son être participé et, par le fait même, la
complexité et la multiplicité apparaissent. Elles sont comme une condition sine qua non de l'être participé,
communiqué, mais elles ne sont pas voulues en premier lieu. Si on les regarde
en premier lieu, on s'enferme dans une dialectique d'opposition; mais si on les
remet à leur place, c'est différent: elles apparaissent comme la condition
nécessaire de la créature. Le mal n'est donc pas voulu immédiatement, mais il
peut arriver. Si Dieu crée des esprits, il les crée libres dans son amour, et
ils peuvent se révolter et refuser l'amour; mais ce n'est pas voulu directement
par le Créateur: lui ne veut que communiquer l'amour.
A
cela on pourrait objecter: Dieu, dans sa lumière, connaît la fragilité de ses
créatures spirituelles, il sait qu'elles n'auront pas assez d'amour pour ne pas
se révolter; il aurait donc dû ne pas les créer, car créer des chefs-d'œuvre
pour qu'ils se détruisent, n'est-ce pas un manque de prudence '?
Dieu
ne crée pas les créatures spirituelles pour qu'elles se détruisent: il les crée
pour qu’elles aiment et soient fidèles, et que par là elles soient parfaitement
elles-mêmes et glorifient leur Créateur; mais il les laisse libres, permettant
ainsi qu'elles s'égarent. N'est-ce pas là une magnanimité merveilleuse, plutôt
qu'un manque de prudence? Toute la question est de savoir si l'amour n'a pas
plus de prix que tout le reste. On comprend alors le risque merveilleux de
l'amour qui appelle l'amour; cet amour lucide sait que s'il y a un risque de
brisure, ce risque est entièrement assumé dans l'amour et par l'amour. En
définitive, c'est l'amour seul qui permet de dépasser le scandale que nous
pouvons éprouver quand nous avons l'impression que le mal, dans les créatures
spirituelles, domine et met le bien en échec. Cela est sans doute vrai
quantitativement (au niveau de ce que nous pouvons mesurer), mais ce n'est pas
vrai qualitativement, puisque le Créateur permet le mal pour sauvegarder la
liberté et donc pour permettre qu'un acte d'amour puisse avoir lieu. Cela nous
montre bien le prix inestimable de l'amour aux yeux de la sagesse de Dieu. Mais
évidemment, nous avons de la peine à conformer notre jugement à ce jugement,
car nous jugeons de l'extérieur, et nous voyons avant tout les conséquences
des opérations humaines, parce que nous ne regardons pas, comme Dieu, de
l'intérieur.
Nous
pouvons donc dire que la causalité créatrice est bien le fruit d'une
contemplation et d'un amour, et qu'elle atteint gratuitement et immédiatement
l'être de tout ce qui est, réalisant en tout ce qu'elle fait un ordre de
sagesse.
Cette
causalité s'exerce sans aucun devenir et sans aucun intermédiaire: elle est
immédiate. C'est pourquoi tout ce qui est autre que le Créateur dépend
totalement de lui dans son être même. C'est bien cela qu'on veut dire quand on
le dénomme «créature». On exprime par là que si ce-qui-est existe, s'il possède
une certaine autonomie dans son être substantiel — il est telle réalité ayant
telle détermination, telle intelligibilité propre —, cependant, dans son acte
d'être, son exister, il demeure totalement dépendant de l'acte créateur.
Certes, il ne se définit pas par cet acte, mais dans son exister il en est tout
dépendant. II faut éviter ici deux positions extrêmes:
I"
Celle qui consiste à dire que l'être de la créature ne peut se comprendre que
relativement à l'être du Créateur (position de l'ontologisme de Malebranche).
Cette position est insoutenable, elle est contraire à l'expérience; car ce
n'est pas à partir de Dieu, que j'ignore, que je puis saisir et connaître les
diverses réalités physiques et moi-même. Dans cette perspective, la créature
n'a plus d'intelligibilité propre, elle n'a plus aucune autonomie. Le seul
être autonome est l’Être divin. L'être se divise alors immédiatement en fini et
infini, et l'être fini est tout relatif à l'infini, et il n'est intelligible
que par lui. La métaphysique se résorbe en théologie.
2"
La position qui consiste à dire que l'esse
participé de la créature lui est accidentel, qu'il advient accidentellement
à son essence, à son être, lequel peut se concevoir parfaitement sans son esse. Par conséquent, on doit d'abord
concevoir l'essence des réalités, en avoir une idée, pour se demander ensuite
si elles existent. On sépare l'essence des réalités créées de leur esse participé, qui leur devient comme
un revêtement extérieur (positions d'Avicenne, d'Ockham, de Descartes, de
Kant). La métaphysique devient métaphysique des essences, du possible (elle
n'est plus celle de ce-qui-est).
On
pourrait dire que, dans la première position, on identifie l'ultime jugement de
la métaphysique, qui se fait à partir de l'acte créateur et dans sa lumière
(jugement de sagesse), et le jugement d'existence qui est au point de départ de
la recherche métaphysique; tandis que dans la seconde position, notre
intelligence demeure comme enfermée dans son propre conditionnement
(L’abstraction des essences) et que ce-qui-est
est saisi à partir de là.
On
voit ici la difficulté que nous avons à préciser quel rapport il y a exactement
entre notre connaissance intellectuelle qui atteint en premier lieu ce-qui-est
dans son acte d'être, et celle qui
atteint en dernier lieu l'exister de
l'Être premier, Créateur de cette même réalité. La même réalité existante
demande d'être considérée sous deux aspects différents: en elle-même, telle
qu'elle est atteinte par notre intelligence, et dans sa dépendance à l'égard de
l'acte créateur, du Créateur, en tant qu'elle possède un esse participé.
L'acte
créateur, source de l'esse participé,
atteint tout ce-qui-est, en dehors de l'Être premier, immédiatement en son être
le plus intime, le plus profond. II faut donc bien distinguer le problème de la
Création de celui de l'évolution biologique. Sans porter ici de jugement sur le
caractère propre de l'évolution biologique, sur la manière de la concevoir,
notons que prétendre que l'évolution s'oppose à la Création, c'est confondre
l'être en ce qu'il a de plus propre et la manière dont la vie biologique se
développe. Comprenons bien que l'acte créateur regarde immédiatement l'esse participé, et non la vie, a fortiori la vie telle que la
considère le biologiste, c'est-à-dire dans son conditionnement. Dans un langage
précis, il faudrait dire que l'acte créateur de Dieu regarde l'esse participé en toutes les réalités
créées et que, parmi celles-ci, il y en a de plus parfaites que d'autres
auxquelles le Créateur a communiqué la vie sous diverses modalités 21. Les
néoplatoniciens distinguaient déjà Dieu-Créateur qui donne l'esse et Dieu-Père qui communique la vie. Même si, pour le vivant,
concrètement, vivre c'est être, il reste vrai que notre intelligence, au niveau
philosophique, distingue dans le vivant l'esse
du vivere. De plus, il faudrait
préciser que l'évolution, qui se situe au niveau du conditionnement de la vie biologique, n'est pas adéquate à la vie
considérée dans sa qualité propre de vie, qui elle-même ne peut être réduite à l'esse. II pourrait donc y avoir
évolution biologique et Création: il n'y a là aucune contradiction.
Au
problème de la Création se rattache le problème de la Providence et du
gouvernement de l'Être premier. Ce problème a commencé à être développé par les
stoïciens et les néoplatoniciens, mais il a pris une importance majeure chez
les Pères de l’Église et les théologiens. On le retrouve ensuite chez Leibniz;
et la philosophie de l'histoire de Hegel n'est-elle pas, en définitive, une
sorte de laïcisation de ce problème théologique?
21.
Quand nous parlons ici de l acte créateur de Dieu qui regarde l'esse, nous prenons l'acte créateur au
sens propre, qui est de produire ex
nihilo, et donc de ne pouvoir se servir d'instruments. Quand nous parlons
de Dieu-Père qui communique la vie, nous parlons d’un acte de Dieu qui peut se
servir d'instruments, puisqu'il n'est pas premier: il présuppose toujours la
création de l'esse.
Ce
problème peut être développé en philosophie à deux niveaux différents: au
niveau de l'univers physique considéré dans sa totalité, et au niveau de
l'homme, créature spirituelle douée de liberté. Dieu a pensé l'univers en le
créant, il l'a pensé dans sa sagesse en l'ordonnant, en réalisant en lui un
ordre de causalités réciproques, un ordre hiérarchique de perfection dans les
diverses créatures physiques, inanimées ou animées. L'ordre que les sciences
physiques et biologiques ne cessent de rechercher dans les réalités physiques
et biologiques est comme un écho, un reflet de l'ordre profond de la sagesse
divine; L’ordre que le philosophe recherche lui aussi dans la considération de
l'univers et du vivant est l'effet propre de la Sagesse divine; c'est
précisément parce que l'univers a été créé par et dans la sagesse de Dieu qu'il
possède en lui une intelligibilité si profonde, si harmonieuse.
L'ayant
créé dans sa sagesse, Dieu garde l'univers et le gouverne. Dans la vision du
Dieu-Créateur, conservateur, tout est intelligible dans cet univers. La matière
elle-même, pour Dieu, n'a pas d’opacité car elle est le fruit de sa pensée.
Cependant, ce n'est pas parce qu'il est pensé par Dieu que notre univers est
parfaitement déterminé, et qu'il ne peut pas y avoir en lui de monstres,
d'accidents, de fêlures. Car Dieu a voulu le créer avec sa matière, et celle-ci
est source d'indétermination, de potentialité. Dieu l'a voulu ainsi. Si, pour
Dieu, il n'y a pas de hasard (car il connaît tous les «ratés» de la matière),
pour nous il y aura toujours quelque chose qui échappera à nos connaissances
scientifiques, techniques, les plus poussées; car nous ne pourrons jamais
éliminer cet élément radical d'indétermination qu'est la matière, voulue et
créée par Dieu avec notre univers.
Affirmer
que Dieu prévoit tout dans notre univers et le gouverne ne veut pas dire que tout
doive être déterminé, parfaitement, totalement, sans aucune monstruosité, sans
aucune fissure. Ce qu'il faut comprendre, c'est que les monstruosités, les
fissures sont connues, permises en vue d'un équilibre supérieur, d'un ordre
plus élevé, celui de l'univers dans son ensemble, et, en définitive, en vue de
l'homme 22 C'est pourquoi ce que nous appelons le mal physique, le désordre
physique, la privation d'un ordre, d'une forme particulière, est, dans le
regard de la sagesse de Dieu, ordonné à un ordre plus éminent qui nous échappe,
car nous ne pouvons pas saisir en sa totalité l'ordre de l'univers.
Dieu
aurait-il pu créer un univers physique plus parfait'? On ne peut répondre
négativement, puisqu'il l'a créé librement, selon sa sagesse; mais on peut dire
qu'il le gouverne avec une intelligence unique; on ne peut pas dire qu'il
pourrait le gouverner avec plus d'intelligence et plus de sagesse.
Lorsqu'il
s'agit de l'homme, créature spirituelle, on peut dire que Dieu le regarde dans
sa sagesse et le gouverne, non pas en premier lieu comme une partie de
l'univers, comme il le fait pour les parties matérielles de cet univers, mais
pour lui-même (de même qu’il le regarde pour lui-même). Car l'homme a une
finalité personnelle voulue par Dieu; il possède un esprit, et par cet esprit
il n'est plus partie d'un tout, mais il est en lui-même un «tout». On peut dire
aussi que Dieu a créé l'univers physique et qu'il le gouverne en vue de l'homme
et pour l'homme. L'univers physique n'a pas d'autre finalité que sa partie la
plus éminente, L’homme qui possède un esprit. Selon la sagesse de Dieu, la
matière ne peut être que pour l'esprit, comme le devenir pour l'être.
Considérer l'homme seulement comme un moment de l'évolution de notre univers,
un moment qui doit donc disparaître, c'est oublier que la matière n'est pas
principe propre constitutif de l'être, mais du devenir, et que l'esprit se
définit essentiellement comme relatif à l'être, et non au devenir.
Si
tout l'univers physique est ordonné à l'homme, on peut dire que l'homme est
vraiment le chef-d'œuvre du Dieu-Créateur, et qu'il est d'une manière unique
l'objet de sa Providence et de son gouvernement. En effet, ayant une âme
spirituelle, un esprit, L’homme reçoit de Dieu la capacité de penser et
d'aimer, de s'organiser lui-même et de s'orienter. Dieu est pour lui un Père
au sens très fort, car il lui communique une vie spirituelle: une vie de
lumière et d'amour. Et comme cette communication se fait dans l'amour, Dieu
respecte infiniment cette âme spirituelle, cet esprit créé par lui, il l'aime
comme il s'aime, il l'oriente, il l'attire, il l'inspire, il l'illumine, en
respectant sa manière propre de s'exercer: ses lois biologiques et son
conditionnement spirituel. Et il le laisse libre dans ses choix. II accepte
donc que librement l'homme se détourne de lui, qu'il l'oublie pour ne regarder
que ce qui est immédiat, ce qui est sensible, plus proche de son
conditionnement. La Providence du Créateur et son gouvernement ne s'imposent
pas à l'homme tyranniquement, selon une nécessité impérieuse, puisqu'il le
gouverne comme on gouverne avec amour un être intelligent capable de s'orienter
lui-même. Dieu permet donc que cet être s'enferme dans son orgueil, il permet la
faute. Mais on pourrait se demander si c'est vraiment une bonne manière
d'aimer. Ne serait-ce pas, en réalité, une mauvaise manière d'aimer, une
faiblesse'? Par sa faute, L’homme, en effet, se détruit, se détourne de son
vrai bonheur. Dieu, qui l'aime, ne devrait pas permettre cela! N'y a-t-il pas
dans cette permission une certaine complicité tacite de Dieu, et donc un manque
d'amour?
On
ne peut pas dire cela, car c'est oublier que Dieu, ayant voulu créer un esprit
capable de penser et d'aimer, ne peut Fe forcer à aimer. Ce n'est donc pas une
faiblesse que de permettre la faute, c'est le respect le plus radical à l'égard
d'un esprit, c'est l'exigence même de l'amour créateur d'un esprit. Forcer un
esprit à aimer, c'est le détruire comme esprit, c'est le violenter. Dieu,
créant un esprit, respecte ce qu'il est. II le gouverne en esprit, et donc il
s'engage à son égard et lui laisse la possibilité de se détourner de lui. Agir
autrement serait trahir son œuvre propre.
Prétendre
que permettre le mal qu'on pourrait empêcher, c’est être complice de ce mal, et
que par conséquent Dieu, qui permet la faute alors qu'il pourrait l'empêcher,
est complice de cette faute, c'est ne pas comprendre la situation toute
différente du Dieu-Créateur à l'égard de l'esprit créé, comparativement à la
situation de notre volonté à l'égard du mal que nous constatons. Nous agissons
toujours de l'extérieur; Dieu agit de l'intérieur, directement et intimement,
sur tout esprit créé. Si donc nous pouvons arrêter le mal, nous devons tout faire
pour l'arrêter, sachant que nous en serons responsables si, pouvant l'arrêter,
nous le laissons faire par négligence ou par une fausse conception de la
liberté. Mais Dieu, lui, ne peut pas empêcher la faute sans détruire la liberté
de l'homme. II est étonnant de voir que Celui qui agit dans l'amour d'une
manière si intime est, par le fait même, Celui qui respecte le plus l'autre et
qui, à cause de son amour pour lui, ne peut l’empêcher de mal agir. On pressent
un peu cette situation de Dieu quand on est très lié, dans l'amour, à un ami,
et que cet ami commence à « faire des bêtises »... Quelqu'un de moins lié dans
l'amour pourrait lui faire plus facilement certaines remontrances. Et si l'ami
sent qu'il doit se taire, ce n'est pas par faiblesse, mais pour sauvegarder un
plus grand bien. Évidemment, ce n'est là qu'une approche; car lorsqu'il s'agit
du Dieu-Créateur, c'est infiniment plus profond, car son amour est premier,
substantiel, unique; ainsi Dieu est comme «lié» à sa créature spirituelle, et
il ne peut l'empêcher de mal faire, parce qu'il l'aime et qu'il respecte
infiniment sa liberté. II peut l'avertir, L’éduquer, mais il ne peut lui
enlever sa liberté d'agir contre lui, de lui désobéir, de s'exalter faussement
dans l'orgueil.
Lorsque
le philosophe considère l'acte créateur de Dieu, le regard de Dieu-Providence
et l'attention de son gouvernement à l'égard de l'homme, son chef-d'œuvre, il
comprend que la seule véritable réponse de la créature spirituelle est de
reconnaître librement et avec amour sa dépendance, d'adorer son Dieu, son Père.
En effet, si l'acte créateur nous atteint si profondément dans tout ce que nous
sommes, si tout notre être est effet du Dieu-Créateur, si notre âme spirituelle
est immédiatement créée par Dieu, le Dieu-Créateur est intimement présent à ce
que nous sommes. Entre lui et nous il n'y a pas de distance, il y a un contact
unique, substantiel, intime. Dieu-Créateur, source immédiate de tout mon être,
de toute ma vie spirituelle de lumière et d'amour, est plus présent à moi que
je ne suis présent à moi-même. Précisons: si j'ai conscience d'être présent à
moi-même, je ne le suis que dans une réflexion sur mes propres activités de
pensée et d'amour; c'est pourquoi je ne suis présent à moi-même que dans une
conscience qui ne peut être qu'intentionnelle; mais, certes, cette présence
s'enracine dans une intériorité substantielle au-delà de toute intentionnalité.
C'est pourquoi je cherche toujours à dépasser ce mode intentionnel pour saisir
mon esprit en ce qu'il a de plus profond. Je puis, en effet, au-delà de tout
acte de pensée et de tout acte libre d'amour, essayer, dans une réflexion silencieuse,
de saisir cette source intime et cachée de mes activités. Mais je ne pourrai
jamais, de cette manière, la saisir parfaitement et immédiatement dans son
être, dans son être substantiel, au-delà de tous ses effets. Certes je puis,
dans cette réflexion, vouloir dépasser ces effets, mais ils demeurent toujours
là, présents, car c'est bien en les dépassant, donc encore en eux, que j'arrive
à ce silence profond intérieur qui me met en présence de ce que je suis comme esprit. Au contraire,
Dieu-Créateur est présent comme la source première, substantielle, comme la
source aimante qui ne cesse de se donner, de porter ce qui provient d'elle. Rien
n'est en dehors de lui, rien n'est regardé par lui de l'extérieur, tout est
saisi en lui et par lui, dans sa lumière et son amour. Mais cette présence, je
ne puis l'expérimenter; si je l'affirme, c'est dans un jugement de sagesse.
Et, normalement, je cherche à y être le plus attentif possible. C'est par
l'acte d'adoration, acte d'amour volontaire, que je me dispose à être le plus
attentif possible à cette présence, et que je fais en moi-même le silence.
C'est un silence tout différent de celui qui me rend attentif à moi-même; car
ce dernier se réalise dans une réflexion, par le dépassement de mes actes, afin
d'être attentif à leur source immanente; tandis que le silence de l'adoration
est un acte d'amour, de reconnaissance à l'égard de Celui qui me donne tout et
me garde. Cet acte volontaire d'amour me prend en tout ce que je suis, pour
m'offrir actuellement à Celui qui est la source de mon être, de ma vie, de ma
lumière et de mon amour. Par là je découvre une nouvelle dimension dans mon
être d'homme, la dimension de l'homme religieux: celui qui reconnaît qu'il est
aimé d'un amour unique, éternel, et qui répond à cet amour en s'offrant; celui
qui reconnaît que Dieu-Créateur est premier, et qu'il reçoit tout de lui.
Cette
dimension religieuse n'est pas, comme on a pu le dire, quelque chose qui aliène
l'homme, qui le diminue et le met dans un état d'infériorité, de dépendance,
d'esclavage. La reconnaissance d'une dépendance n'est pas forcément une
aliénation. Si, en effet, dépendre d'une réalité inférieure à nous constitue
une véritable aliénation, un véritable esclavage, en revanche, reconnaître
notre dépendance à l'égard de Celui qui est source de notre être, de notre vie
et de notre esprit, n'est pas une aliénation mais une véritable libération; car
c'est un retour à la source, ce qui est toujours bienfaisant, surtout quand
cette source est source d'amour et de lumière. Si Dieu était un rival, il est
évident que l'adorer, se mettre en dépendance de lui, serait se détruire. Mais
le véritable Dieu ne peut être un rival, il est la source unique de tout notre
être. Aussi le retour radical vers lui dans l'amour et la liberté, par l'adoration,
nous met dans la vérité pratique la plus fondamentale: nous avons tout reçu de
lui et nous ne dépendons radicalement que de lui.
Notre
réponse à l'acte créateur de Dieu ne doit pas être seulement l'adoration? mais
aussi la contemplation, dans la mesure où elle nous est possible. Certes, nous
ne voyons pas notre Créateur; mais il est présent pour nous, il se donne à nous.
Par ses effets propres nous pouvons chercher à mieux saisir sa bonté, son
amour, et nous élever jusqu'à lui. Cette contemplation est toujours médiatisée
par les réalités que nous connaissons et que nous regardons comme des « reflets
» actuels de sa puissance, de sa sagesse et de sa bonté. Ces réalités qui sont
ses créatures le voilent à nos yeux, et en même temps le rendent présent, le
manifestent. II nous faut alors choisir parmi les créatures celles qui peuvent
le mieux le manifester. C'est en premier lieu l'ordre de l'univers, qu'il
s’agisse de l'ordre infiniment grand des étoiles, des galaxies, ou de l'ordre
des vivants proches de nous, faisant partie de notre univers terrestre. C'est
aussi l'ordre de la vie de notre esprit, de notre intelligence et de notre
volonté aimante, ce que nous découvrons dans les recherches constantes de la
vérité. Notre intelligence, en ce qu'elle a de plus profond, est tout ordonnée
à sa source, elle l'appelle sans savoir son nom, mais elle lui est tout
attentive. N'y a-t-il pas en elle un appétit naturel de l'être, et donc de la
source cachée de tout ce qui est? Notre volonté cherche à aimer. Lorsqu'elle
aime un ami, cet amour qui se noue avec l'amour de l'ami est vraiment quelque
chose de très grand qui doit nous aider à saisir la présence de Celui qui nous
a créés dans l'amour et qui nous a donné cette capacité d'aimer. Découvrir la
grandeur de la personne humaine dans l'amour est un reflet plus proche du
Dieu-Créateur que tout ce que nous pouvons découvrir dans l'ordre de
l'univers. On peut dire que c'est une image vivante de notre Dieu-Créateur. Car
à travers cette présence amie nous sommes proches de Celui qui est en premier
lieu la Personne-amie. Certes, L’amour du Dieu-Créateur est si radical—il est
premier— qu'il enveloppe tout autre amour, et s'il ne peut être réciproque (en
ce sens qu'il ne peut y avoir d'amour d'amitié naturel entre l'homme et son
Créateur), pourtant il attend notre réponse. La présence silencieuse du
Dieu-Créateur est si active et si « présente » 23 qu'elle se sert de tout ce
qui vient de lui pour nous rappeler silencieusement qu'il est là; et pourtant
elle est diamétralement opposée à une présence envahissante, étouffante, car
précisément elle demeure voilée, fondant radicalement notre autonomie et notre
liberté.
L'homme
ne doit donc pas se contenter d'attendre passivement, en «pensant l'Être», que
Dieu, s'il existe, vienne à sa rencontre; il doit, ayant découvert qu'il
existe, L’adorer et chercher à être le plus proche possible de lui, en le
contemplant à travers ses effets et ses images.
Grâce
à cette contemplation, le philosophe pourra avoir un nouveau regard sur
lui-même et sur tout ce qu’il cherche à connaître. Ce regard est vraiment un
regard «de sagesse», car il se fait dans la lumière même du Dieu-Créateur.
C'est par là que le philosophe peut rejoindre ce qu'il y a de juste dans la
vision de l'ontologisme et celle de l'existentialisme. Car ce nouveau regard
de sagesse regarde l'homme comme créature, dans son existence même de créature,
et à travers l'amour actuel du Créateur pour lui.
l.
L'homme contemplatif peut alors saisir qu'il y a en lui-même, comme créature,
une «fêlure » profonde, radicale, dans son être même —puisque son acte d'être
est reçu, qu'il est réellement distinct de ce qu'il est en lui-même, dans son
essence. II y a donc en lui une potentialité radicale à l'égard de son acte
d'être, qui fait qu'il pourrait ne pas être. En lui, d'une certaine manière, le
non-être est avant l'acte d'être. S'il ne regardait pas l'acte créateur, il
tomberait immédiatement dans une angoisse terrible, puisqu'en lui il y a cette
possibilité de ne pas être. S'il ne se voyait pas comme dépendant de l'acte
créateur, cette possibilité de non-être serait source d'un vertige, le vertige
du néant. On voit comment l'oubli de ce regard contemplatif peut aboutir à
cette angoisse du néant nous saisissant en tout ce que nous sommes.
2.
Le philosophe contemplatif peut saisir, dans la lumière de l'acte créateur, la
profondeur de son esprit créé, capable de remonter, par son intelligence,
jusqu'à son Créateur, et capable de l'aimer en l'adorant, capable de le
contempler. Il y a dans l'esprit créé un appétit infini de connaître la vérité
et d'aimer, appétit que rien en dehors de Dieu ne peut satisfaire. En ce sens,
on peut dire qu’il y a dans l'intelligence humaine une capacité infinie, ordonnée
à l'Être premier, Dieu, et dans notre volonté un appétit spirituel ordonné au
Bien ultime, Dieu. C'est ce qui explique la liberté si profondément inscrite au
plus intime de notre volonté. Ce n'est pas cette liberté qui met notre volonté
le plus proche de Dieu; mais c'est au contraire notre appétit spirituel
d'aimer.
Cependant
cette liberté qui est inscrite en notre volonté, si elle peut se mettre au
service de l'amour spirituel de Dieu, peut aussi se mettre en opposition, dans
une attitude de refus. Nous sommes capables de nous exalter nous-mêmes dans
notre capacité de penser, dans notre autonomie radicale et, en nous enfermant
dans l’exaltation de nous-mêmes, de nous écarter du Dieu-Créateur. II y aura
toujours dans notre esprit cette capacité de refus, d'ériger la négation de
l'amour en absolu pour nous exalter nous-mêmes au-dessus de tout.
3.
Nous pouvons aussi, dans la lumière de l'acte créateur, saisir que notre âme
spirituelle ne peut disparaître après la mort, qu'elle a en elle quelque chose
d'immortel. Cela peut se comprendre, du fait que notre intelligence est capable
d'adorer le Dieu-Créateur et de le contempler; car cela montre bien qu'il y a
un «ordre » essentiel de notre esprit à l'égard de Dieu et que, par le fait
même notre âme spirituelle peut exister au-delà de notre conditionnement
corporel. Certes, notre âme est bien forme du corps, mais elle a en elle-même
une profondeur d'être qui lui permet d'émerger au-delà du corps organique.
Notre âme n'est donc pas seulement la forme de notre corps, mais elle a en
elle-même un «ordre» naturel, fondamental, vers une fin ultime spirituelle qui
est Dieu. II ne s'agit plus seulement ici d'un ordre intentionnel au niveau des
opérations vitales, mais vraiment d'un ordre substantiel, qui permet d'affirmer
que notre âme, parce qu'elle est spirituelle, ne peut disparaître avec la mort.
Quelle sera sa manière d'être et de vivre après la mort'? De cela le philosophe
ne peut rien dire; mais il peut affirmer que l'âme de l'homme, en sa propre
substance, ne disparaît pas après la mort, et donc qu'elle est immortelle.
Si
elle est immortelle, L’âme, nécessairement, est créée immédiatement par Dieu;
elle est créée pour informer le corps qui a été conçu biologiquement. Car
précisément, si elle est immortelle, L’âme, nécessairement, dépend
immédiatement d'un acte créateur de Dieu. Certes, Dieu ne prend pas
l'initiative, mais il répond à celle des parents, il coopère avec l'homme et la
femme dans l'œuvre de la procréation. Nous ne pouvons pas dire avec précision,
au niveau de notre réflexion philosophique, à quel moment l'âme de l'homme est
créée par Dieu pour informer le corps qui a été conçu biologiquement et qui se
développe dans le sein maternel; sans doute est-ce dès la conception? Mais ce
que nous pouvons affirmer, c'est que, dès qu'il y a conception au niveau
biologique, la Sagesse créatrice de Dieu est comme engagée, pour créer, lorsque
ce sera le temps décidé par Dieu, une âme spirituelle qui informera et assumera
le nouveau vivant, lui permettant de devenir progressivement une véritable
personne humaine. C'est pourquoi dès la conception l'être humain est présent,
il est présent biologiquement avec tout son « programme », il est présent avec
son âme spirituelle, soit en acte, soit en attente réelle, selon l'intention
propre de la Sagesse divine.
4.
Dans la lumière de l'acte créateur, nous pouvons mieux saisir comment le
travail, si noble qu'il soit, ne peut finaliser l'homme; car la fin ultime de
l'homme ne peut être que Dieu. De plus, le travail ne peut être dit, au sens
précis, coopération à l'œuvre du Créateur; mais il peut être considéré comme un
achèvement apporté à l'œuvre du Créateur, L’homme ayant, par son intelligence,
la capacité de dominer l'univers physique et de le transformer. Jusqu'où
l'homme pourra-t-il aller dans cette transformation? II peut modifier la
«figure» de ce monde, modifier ses formes; mais il ne peut atteindre son être
profond, que seul l'acte créateur de Dieu peut atteindre. L'homme travaille
toujours sur une matière préexistante; il la transforme de l'extérieur, mais ne
peut la supprimer. Prenons garde ici aux significations différentes du mot «
matière » en philosophie et dans les sciences. Nous parlons ici de la matière
au sens philosophique, et non au sens scientifique. Ce qui est sûr, c'est que
l'homme, créature spirituelle et religieuse, peut, par son activité artistique,
glorifier son Créateur; il met alors au service de son activité religieuse son
travail d'artiste. Voilà comment naît l'art liturgique.
5.
Dans la lumière de l'acte créateur, nous pouvons mieux saisir comment l'amour
d'amitié n'est pas la fin ultime de l'activité humaine, mais une fin
intermédiaire, et surtout comment l'homme doit développer en lui toute une
dimension religieuse qui donne à son activité éthique une intensité nouvelle et
tout un champ nouveau d'extension. Car l'activité religieuse de l'adoration,
dont le fruit en notre volonté est la vertu de religion, est une activité
fondamentale qui rayonne sur toutes les autres activités humaines, jusque dans
l'amour d'amitié; L’ami, en effet, est respecté non plus seulement pour
lui-même parce qu'il est aimé, mais encore comme aimé de Dieu d'un amour
personnel et respecté par Dieu d'une manière unique. La vertu de tempérance
peut connaître une nouvelle exigence qui pourra aller jusqu'à la consécration
totale de tout nous-mêmes à Dieu (L’esprit de virginité), cela pour être plus
libre à l'égard de la contemplation. La vertu de force pourra elle aussi
connaître une nouvelle intensité qui pourra aller jusqu'à l'offrande de notre
vie pour être fidèles à l'adoration du seul vrai Dieu; la force du martyre
s'enracine dans la vertu de religion. La vertu de justice, approfondie par le
sens de notre relation de dépendance à l'égard de Dieu, se développera d'une
part jusqu'à un effacement dans l'humilité en présence de l'autre, qui possède
toujours des qualités que nous n'avons pas, et, d'autre part, dans un sens de
réparation à l'égard de l'injustice commise envers Dieu par nos fautes
d'orgueil. La vertu de pénitence ne peut naître que sous l'influence de la
vertu de religion. Quant à la prudence, elle se verra relativisée par
l'exigence propre de l'adoration et par celle de la sagesse contemplative.
C'est
donc toute l'harmonie de la vie humaine qui est transformée par l'activité
d'adoration et de contemplation. On découvre alors une nouvelle dimension de
l'anthropologie, celle de l'homme religieux reconnaissant sa dépendance de
créature à l'égard de son Créateur. Cette anthropologie considère l'homme
religieux, L’homme qui adore et l'homme contemplatif, L’homme capable de se
dépasser et d'offrir sa vie pour glorifier son Créateur, pour témoigner de son
amour unique. Cette nouvelle profondeur du cœur de l'homme (sa capacité
religieuse et contemplative, sa capacité d'aimer son Créateur en l'adorant et
en le contemplant) est une réponse à son amour gratuit et premier, reconnaissant
par là une alliance fondamentale avec son Dieu.
6.
Dans la lumière de l'acte créateur, nous pouvons mieux relativiser la dimension
de l'homme politique, tout en affirmant sa noblesse. Nous comprenons mieux le
danger du primat du politique, du primat absolu de la communauté sur la
personne. Car, si l'alliance première est bien celle de l'homme avec son
Créateur, vient ensuite celle de l'homme avec l'homme dans l'amour d'amitié.
Pour découvrir ces deux alliances et les vivre, L’homme doit accepter sa
condition d'homme, qui implique un devenir, une vie commune en laquelle il peut
être éduqué et épanouir toutes ses qualités humaines. L'homme doit donc
reconnaître les exigences de la famille et des diverses communautés de vie, et
en dernier lieu de la communauté politique. Par là, il reconnaît que le bien
commun de la famille et celui de la communauté politique demandent d'être dépassés
de ces deux manières: par l'adoration (et toute activité religieuse comme
telle) et par l'amour d'amitié. Les communautés familiale et politique doivent
respecter toutes les exigences religieuses de l'homme et ses exigences les
plus personnelles. Ce n'est pas à elles de les réglementer et de les ordonner,
car ces exigences les dépassent; mais elles doivent les reconnaître en les
respectant.
Le
développement de l'activité religieuse (adoration et contemplation) donne un
sens plus aigu de la grandeur de la personne humaine et de son autonomie
radicale. Par son âme spirituelle, L’homme ne dépend que du Créateur et il peut
lui être personnellement relié. Cela s'oppose à toute socialisation politique.
C'est en ce sens qu'on doit affirmer qu'il ne peut y avoir de politique
formellement religieuse, tandis que la famille est directement transformée par
cette alliance religieuse de l'homme avec Dieu. Car le problème de la
procréation n'est plus considéré de la même manière si l'on pense que l'âme
spirituelle est immédiatement créée par Dieu. Cela donne à la famille une
autonomie plus fondamentale, fondée sur cette alliance première de l'homme avec
son Dieu.
7.
Enfin, dans la lumière de l'acte créateur, on peut considérer que tout
l'univers physique est créé par Dieu, qu’il a donc une unité voulue par la
sagesse de Dieu. Cet univers dépendant radicalement de Dieu a-t-il été créé de
toute éternité ou dans le temps'? Le philosophe ne peut le dire. II peut
seulement émettre une suggestion, dire qu'il lui semble plus convenable que
l'univers ait été créé dans le temps, car il lui semble bien que l'univers
possède en lui-même comme un rythme propre... mais il ne peut l'affirmer d'une
manière absolue, comme une vérité d'ordre métaphysique ou relevant d'un
jugement de sagesse.
Face
au problème de l'Être premier éternel, on peut mieux saisir la signification
propre du temps, reflet de l'éternité dans l'univers physique. La vision
platonicienne et néoplatonicienne du temps «image de l’éternité » doit être
gardée dans une vision de sagesse. De même pour le mouvement physique, acte de
ce-qui-est-en-puissance en tant qu'il est en puissance: n'est-il pas comme un
vestige, dans le monde physique, du repos et du silence de la contemplation
divine?
Dans
la lumière de l'acte créateur de l’Être premier, on peut porter un ultime
jugement sur la signification de la matière. Si Dieu a voulu créer un monde
matériel, n'est-ce pas pour aller plus loin dans la communication de l'amour?
Si l'acte créateur n'était qu’un acte de lumière, d'intelligence, Dieu n'aurait
créé que de purs esprits; mais puisque cet acte est avant tout un acte d'amour
gratuit, on comprend comment cette pure potentialité qu'est la matière permet à
l'amour de manifester sa gratuité pure. La matière n'est-elle pas comme le
grand symbole de la pauvreté de la créature, pure réceptivité en présence de
son Créateur et Père'? Ce qu'il y a de plus grand dans la créature, c'est bien
cette potentialité radicale, substantielle, cette capacité d'attente (elle est
tout attente de son Créateur), attente pacifique, car remise entre les mains du
Père. La matière, en ce qu'elle a de plus radical, n'est-elle pas le fondement
de toute attente, de tout désir, de toute espérance, qui est peut-être ce qui
caractérise le mieux la créature comme telle (tandis que la fidélité
caractérise l'esprit créé)?
8.
Dans cette même lumière on peut mieux saisir la grandeur de la vie. Dieu seul
en est la source cachée; c'est pourquoi cette vie a commencé de surgir dans
notre univers physique d'une manière si cachée, si voilée, imperceptible à nos
yeux, à nos investigations scientifiques. L'origine de la vie demeure toujours
cachée à notre regard humain. Comme si Dieu voulait nous montrer par là la
tendresse infinie de son amour, la communication d'un don si grand se fait sans
éclat, sans histoire, sans aucune tension. Cette communication est voilée,
cachée par la matière; elle se fait à travers ce monde matériel qui la garde et
lui permet de se développer de cette manière si extraordinaire. Ce n'est pas l'être
qui est voilé, mais bien la vie. Elle est voilée par la matière, par ce qui
n'est pas (en soi-même) la vie. Celle-ci ne sera dévoilée que par et dans
l'esprit, où elle devient consciente. L'homme, par son esprit, est bien le
gardien de la vie, le «berger de la vie». La vie qui, dans son origine, se
communique d'une manière si cachée, se développe magnifiquement jusqu'à la
création de l'âme spirituelle. Et celle-ci, elle aussi, est voilée à son
origine, mais elle est capable de proclamer la grandeur de la vie. Avec
l'esprit, la vie peut être manifestée, dévoilée avec éclat.
Mais
le vivant n'est-il pas nécessairement par lui-même source de vie? Oui, le
vivant de vie biologique implique cette alliance de la vie et de la matière.
Celle-ci permet à la vie créée d'être féconde, et cette fécondité permet à
Dieu, Père de la vie, d'être encore plus caché, car le vivant apparaît alors
comme source propre de vie; et il est vraiment source propre de vie dans sa
fécondité, mais il n'est pas source première et source ultime. C'est pour cette
raison, du reste, que la philosophie du vivant ne peut pas nous permettre de
découvrir immédiatement l'existence de Dieu. Car le vivant, source propre de
vie, cache l'existence de la source première. De nouveau, on découvre comment
la matière permet à l'amour de se communiquer plus; car elle permet à l'amour
de se communiquer comme source de vie, source de fécondité. La découverte de
cette fécondité, si elle ne nous permet pas de découvrir l'existence de sa
source première, nous met dans un état d'admiration et d'attente; car le
hasard ne peut être source de fécondité: seul l'amour peut l'être. Cette
fécondité révèle l'amour premier du Créateur en le voilant. Elle donne sa
présence sans manifester ce qu'il est, sans le dire; en effet, la fécondité de
la vie est au-delà du dire, au-delà
du logos, car elle est source
jaillissante non canalisée.
Si
Dieu est source première, cachée, de la vie, il est aussi le Maître de la mort,
du moins lorsqu'il s'agit de la vie de l'homme, car il a remis à l'homme le
pouvoir terrible de tuer. L'homme peut tuer les vivants qui lui sont inférieurs
et soumis (les animaux et les plantes), et il peut les tyranniser en les
brisant. Mais ce pouvoir ne peut s'étendre légitimement à l'homme qui est son
semblable, sauf en cas de légitime défense. Car tout homme a la même dignité
que lui, son âme ayant été créée directement par Dieu et étant donc directement
remise à Dieu. L'homme doit respecter la vie de l'homme, qui ne lui appartient
pas; elle n'appartient qu'à Dieu, tandis que la vie des vivants inférieurs se
transmet par des causes secondes, sans intervention spéciale du Dieu-Créateur.
Dieu a voulu qu'il y ait ces « relais », laissant par là à l'homme le pouvoir
d'intervenir et de modifier le rythme de la vie de ces vivants inférieurs.
On
comprend que l'homme puisse éprouver comme un tremblement sacré en face de ce
pouvoir de briser la vie de ses inférieurs, et qu'il puisse avoir horreur de
briser ce qui est plus petit que lui. Ce sentiment est noble, mais il manque de
réalisme; car si Dieu a donné à l'homme ce pouvoir, c'est pour qu'il comprenne
mieux que seule la vie liée à l'esprit est sacrée, que seule la vie de l'homme
est sacrée. Mais il ne faut pas que ce pouvoir aveugle l'homme au point qu'il
pense que les progrès de la science et des techniques lui donnent un droit de
juger lui-même de l'extension de son pouvoir à la vie et à la mort de ses
semblables—comme s'il était lui-même juge et maître de sa vie, de sa mort et de
celles de ses semblables. S'il se croit ainsi juge et maître, il usurpe la
place du Créateur. II peut le faire inconsciemment, n'ayant pas découvert
l'existence de l'Être premier, du Créateur; mais ce n'en est pas moins le geste
de la plus grande insolence, car l'homme devrait au moins respecter ce qui le
dépasse, ce qu'il ne connaît pas, ce qu'il ignore. Or, s'il est loyal avec
lui-même, il doit discerner ce qui est hypothèse dans ses recherches, et ce qui
est découverte scientifique ou philosophique. L'origine de la vie, L’origine de
l'homme, ne reste-t-elle pas une hypothèse? L'homme n'a pas le droit d'éluder
le problème, il doit le regarder en face, en comprenant que la vie, en ce
qu'elle a de plus profond, lui échappe, que l'esprit lui échappe; et donc il
doit suspendre son jugement, attendre. Car lui-même, en ce qu'il a de plus
fondamental, lui reste inconnu: sa propre origine, les premiers moments de sa
vie, son état d'extrême faiblesse au premier moment de sa conception, lui
échappent. II doit donc respecter cet état chez ses semblables, autrement il se
détruit à ses propres yeux, car il est incapable de s'assumer pleinement.
Ce
qui est vrai du premier moment de la vie, de ce premier moment embryonnaire si
caché, est vrai du dernier moment, de l'ultime moment, celui de la mort. Celui-ci
aussi demeure caché, puisque nous parlons de « mort apparente » et de « mort
réelle ». L'homme doit respecter ce moment de la rupture de l'âme et du corps;
cette rupture ne lui appartient pas, il la subit. Sans doute l'homme doit tout
faire pour maintenir l'homme dans la santé, dans l'épanouissement de sa vie
humaine; mais il doit respecter cet ultime moment, qui reste énigmatique pour
celui qui le regarde de l'extérieur, et qui, pour le philosophe contemplatif,
est le moment où l'âme spirituelle retourne à sa source, à son Père. N'est-ce
pas le plus grand moment de la vie humaine? Le moment où l'âme spirituelle se
sépare du corps pour être seule en présence de Celui qui est son Créateur? Ce
passage du milieu «mondain» à cette relation purement personnelle, purement
spirituelle, est vraiment ce qu'il y a de plus étonnant, de plus grand.
Beaucoup d'hommes aujourd'hui, influencés par l'esprit positiviste, ne
regardent plus la mort que d'une manière tout extérieure et ne savent plus la
respecter. S'ils ont une très grande admiration pour le progrès des sciences et
des techniques, il semble que leur capacité d'admiration s'arrête là; et ils
semblent souvent en avoir beaucoup moins pour celui par qui ces techniques ont
été inventées. N'y a-t-il pas là une sorte d'idolâtrie? Après avoir rejeté Dieu
de leur conscience, ils oublient la dignité de l'homme et n'admirent plus que
l'œuvre visible qu'il a réalisée (que cette œuvre soit une œuvre d'art ou un
outil, peu importe). Voilà le drame de notre culture occidentale. L'efficacité
est devenue si étonnante qu'elle veut tout dominer.
L'homme
«moderne» n'est-il pas en train d'opter aveuglément pour l'efficacité, quelle
qu'elle soit, oubliant ce qu'est la fécondité ou même la rejetant? Si la femme
est source de vie par sa maternité, elle est bien le grand symbole de la
fécondité; et si le «dragon » est symbole de la puissance et de l'efficacité,
on comprend la grande vision de l’Apocalypse:
la Femme en train d'enfanter, et le Dragon face à elle, en arrêt devant
elle, cherchant à dévorer sa progéniture 24 Cela a toujours été l'enjeu profond
de la lutte dans toutes les cultures, mais dans le monde occidental
d'aujourd'hui, cela prend une dimension unique et cela se manifeste avec éclat.
L'amour, dans ce qu'il a de plus profond, de plus spirituel, est oublié.
L'amour n'est-il pas ce que les philosophes ont le plus «oublié» de regarder
avec attention? C'est pour cela que la philosophie, progressivement, se ramène
à une technique: une logique formelle ou une analyse du langage. L'homme, dans
sa vraie dimension d'être capable d'aimer, d'adorer, de contempler, n'est plus
reconnu, il n'a plus droit de cité; car il est au-delà de la logique formelle
et de l'analyse du langage. Sans doute logique formelle et philosophie analytique
ont-elles leur valeur propre d'instruments, mais ce sont des instruments au
service de la pensée et de la contemplation. Le jour où on les regarde pour
eux-mêmes comme l'unique réalité, c'est l'exaltation de l'outil, de
l'instrument pour eux-mêmes, et c'est l'homme, source de l'instrument, qui est
oublié. L'oubli de l'amour conduit à l’oubli de l'homme et à l'exaltation de
l'outil; et l'exaltation de l'outil conduit à celle de l'efficience pure.
N'est-ce
pas le rôle du philosophe, de rappeler à l'homme qu'il vit aujourd'hui un
combat extrême, parce que c'est lui-même, en sa dignité propre d'homme, qui en
est l'enjeu? C'est toujours au moment où le combat atteint son paroxysme que
l'espérance est la plus grande et la plus intense. Car l'homme, en ce qu'il a
de plus profond, ne peut être détruit par l'homme. Si l'homme peut rendre
captif son semblable, L’aliéner jusqu'à supprimer tout exercice visible de sa
liberté, s'il peut mettre sa vie d'homme en péril et même la supprimer, ce
qu'il y a en lui de plus digne, son âme spirituelle, lui échappe; elle pourra
même, dans certaines circonstances, connaître, durant ces moments, la plus
grande liberté pour adorer, contempler et aussi aimer ses semblables
intérieurement, puisque toutes les autres activités lui sont alors rendues
impossibles. C'est à ces moments de crise aiguë, sous le poids de la plus
grande tyrannie, que l'homme peut découvrir ce qui, en lui, est le plus
profond, et qu'il peut même s'offrir pour tous ceux qui le rejettent. On pense
à Socrate et, dans un autre ordre, au Christ; et, à leur suite, à tous ceux
qui, fidèles à une recherche de vérité et d'amour, ont accepté d'être mis en
prison, de mourir pour rester fidèles jusqu'au bout à ce qu'il y a de plus
grand en l'homme: cette recherche de vérité et d'amour.
Nous
avons parcouru tous les grands moments de la recherche philosophique,
volontairement sans nous y arrêter, mais simplement en les situant, depuis
l'expérience impliquant le jugement d'existence jusqu'à ce regard contemplatif
qui reprend tout dans une nouvelle lumière et qui exige de revenir à tout ce
qui avait déjà été considéré pour l'approfondir davantage—ce qui montre bien
qu'une philosophie qui s'achève en contemplation ne peut être ni systématique
ni dialectique, car elle proclame le primat de l'amour spirituel et elle est
tout ordonnée au bonheur de l'homme. II nous faut maintenant montrer comment la
philosophie doit avoir sur son propre développement un regard réflexif et critique.
Toute philosophie de ce-qui-est considéré
du point de vue de l'être, du devenir, de la vie, doit aussi comporter une réflexion sur le développement propre
de notre intelligence. Cette attitude réflexive, si elle est seconde, est
cependant essentielle; et elle doit nous aider à mieux comprendre la fragilité
de notre esprit, son conditionnement si complexe — ce qui explique pourquoi il
y a une telle diversité de cheminements philosophiques — et en même temps sa
noblesse, sa capacité d'atteindre la vérité. Cette partie de la philosophie
doit pouvoir assumer ce qu'il y a de vrai dans l'orientation philosophique qui
s'est appelée «philosophie de l'esprit», affirmant le primat de la conscience
de notre pensée.
Dès
que nous nous mettons à réfléchir sur nos propres démarches intellectuelles,
nous nous apercevons de leur extrême diversité. Le vécu de nos connaissances
est extrêmement varié, et souvent même complexe. Voilà la première
constatation à faire. Cette constatation, personne ne la nie; mais là où les
positions philosophiques varient, c'est à propos de l'ordre hiérarchique qu'on
découvre dans ce vécu.
Dans
le vécu de nos connaissances, nous pouvons immédiatement découvrir diverses
zones de réflexion. N'y a-t-il pas ce qui est atteint par nos diverses
sensations, ce qui est atteint par notre imagination, par nos souvenirs, par
notre capacité de réflexion, de méditation, par nos connaissances affectives,
nos connaissances poétiques et artistiques, et par le discernement même que
nous faisons de cette diversité? Notre réflexion est capable de s'arrêter aux
sensations du toucher, de la vue, de l'ouïe... J'entends telle voix et je puis
n'être attentif qu'à la voix, je vois telle couleur et je puis n'être attentif
qu'à elle... Notre réflexion est capable de se laisser prendre par le jeu de
nos images représentatives: nous pouvons vivre dans un monde imaginaire très
riche, très souple, et que nous pouvons aussi constamment enrichir de tous nos
souvenirs... Notre réflexion peut dépasser ce monde de la représentation
imaginative et chercher à découvrir notre connaissance affective et s'y
arrêter; nous pouvons connaître en aimant et aimer en connaissant; c'est ce
qui arrive quand nous sommes en présence d'une personne que nous aimons et qui
nous aime et qui nous parle. Notre réflexion peut découvrir, au sein de nos
représentations imaginatives, un type particulier de connaissance: les
connaissances poétiques et artistiques. Ces connaissances, en effet, inclinent
à réaliser, à exprimer, à dire ce qu'elles portent en elles-mêmes. Notre
réflexion peut analyser aussi le développement de notre intelligence dans les
diverses sciences, dans les mathématiques et dans la philosophie. II y a alors
quelque chose de nouveau: on dépasse le domaine de la représentation imaginative
pour entrer dans celui de la signification et de la vérité recherchée pour
elle-même.
Cette
dernière zone de réflexion possède une lucidité beaucoup plus grande que les
précédentes, parce qu'elle porte sur le développement de la vie de notre
intelligence pour elle-même, et que les autres zones de réflexion ne sont
possibles que grâce à cette dernière. On pourrait dire que la vie de
l'intelligence implique par elle-même conscience et auto-lucidité, tandis que
les sensations ne l'impliquent pas par elles-mêmes: c'est grâce à l'emprise de
l'intelligence sur nos sensations que celles-ci sont conscientes et que nous
pouvons réfléchir sur elles. Cela est vrai aussi de l'imagination et, d'une
manière toute différente, des connaissances affectives et poétiques, car ces
connaissances impliquent en elles-mêmes l'intelligence. On pourrait dire que
nous sommes ici en présence de toutes les alliances possibles de notre
intelligence avec nos diverses puissances en vue de l'épanouissement plénier de
notre vie d'homme. Notre intelligence est capable de rayonner sur toutes ces
connaissances et sur notre appétit sensible et spirituel.
Dans
une attitude réflexive critique, il faut donc commencer par réfléchir sur le
noyau de notre vie intellectuelle, ce par quoi tous les autres domaines de
notre vie d'homme peuvent être lucides et conscients.
Ce
noyau de notre vie intellectuelle implique lui-même une certaine diversité. On
peut cependant assez vite l'analyser, et chercher à y découvrir ce qui y est le
plus central. Car les développements scientifiques, si importants soient-ils,
ne sont évidemment pas ce qu'il y a d'essentiel et de premier dans notre vie
intellectuelle; il s'agit certes d'enrichissements considérables, mais qui sont
bien des enrichissements: ce n'est pas la source primordiale, puisque tous ces
développements ne sont autres que des raisonnements, des recherches à des
niveaux très divers. Or ces raisonnements, si essentiels qu'ils soient à notre
vie intellectuelle, sont eux-mêmes complexes, ils ne peuvent pas être le noyau
même de la vie de notre intelligence. Au point de départ et au terme de ces
raisonnements il y a, en effet, des jugements, qui s'expriment en propositions.
Voilà ce qui pourrait être le noyau de notre vie intellectuelle. Certes, ces
jugements sont très divers, mais ils ont en eux-mêmes une certaine unité, une
certaine indivisibilité. Ils sont bien le premier moment où notre intelligence
pense en affirmant ou en niant. N'est-ce pas le premier moment de
l'auto-lucidité de notre intelligence'? C'est donc bien le noyau auquel il faut
toujours revenir. C'est sur cela que notre réflexion critique doit en premier
lieu faire porter toute son attention. Mais il faut en même temps être attentif
au fait que ce noyau n'est peut-être pas ce qu'il y a de plus primitif dans la
vie de notre intelligence, parce que nos jugements se diversifient
immédiatement en jugements affirmatifs et jugements négatifs. II y a donc une
dualité dans ce noyau, ce qui indique qu'il y a quelque chose de plus simple
que lui, qui est le premier moment caché, enveloppé, de la vie de notre
intelligence, le moment embryonnaire, qui ne peut être que la saisie des
formes, des déterminations. L'intelligence, dans le premier moment de sa vie,
appréhende ce qui est immédiatement son bien, ce qu'elle est capable
d'assimiler.
Du
reste, notons-le bien, le langage nous l'indique; car le jugement le plus
simple qui soit est le jugement d'existence affirmant: « ceci est ». Or ce
jugement s'énonce dans une composition. II n'est donc pas absolument simple.
II fait l'unité de deux éléments qui préexistent dans notre intelligence: le
«ceci» et le «est»; le nom qui indique quelque chose («ceci») et le verbe
(«est») qui indique le fait d'exister.
Si
nous devons déceler le premier moment caché de la vie de notre intelligence,
nous devons donc réfléchir sur cet acte intellectuel d'appréhension de la
forme (du to ti èn einai) de la
réalité 2s Cet acte n'existe jamais seul, séparé, à l'état pur: il n'existe que
dans un jugement, comme l'élément n’existe jamais à l'état pur sans le mixte,
comme l'amour du bien n’existe jamais sans le désir, sans l'intention.
Cependant il a sa propre spécification, sa propre structure, qu'il faut analyser
si nous voulons vraiment pénétrer dans la vie même de notre intelligence. Si
nous ne l'analysons pas, nous mettrons très souvent à sa place une intuition
intellectuelle à la manière d'Ockham, et nous ne comprendrons plus ce qu'est
le jugement d'existence dans toute sa pureté. N'oublions pas, en effet, que la
moindre déviation à la source a d'immenses conséquences dans les conclusions
26.
Cette
opération élémentaire de notre intelligence appréhende, saisit les
déterminations de la réalité. Notre intelligence, en les saisissant, se les
assimile, elle les porte en elle en les concevant. Dans cette assimilation
l'intelligence est réceptive à l'égard de ces formes, elle est déterminée,
spécifiée par elles, et en même temps elle est active à leur égard puisque, en
les assimilant, elle les transforme, elle leur donne un mode d'être nouveau
qu'on appelle «intentionnel » en ce sens que, en assimilant ces déterminations
des réalités, L’intelligence ne détruit rien des réalités, mais est déterminée
par ces formes et, en les concevant, se détermine. A la différence de
l'assimilation de la vie végétative, où l'aliment est détruit pour être
assimilé, ici l'assimilation de la forme de
la réalité existante n'implique pas la destruction de cette réalité. C'est pour
cela qu'on appelle cette assimilation «intentionnelle», pour bien montrer
qu'elle se fait tout en dépendance de la forme de la réalité connue, sans
l'altérer existentiellement. Une nouvelle forme du réel apparaît avec la
connaissance, et surtout avec la connaissance intellectuelle.
Pour
expliquer comment se réalise cette
assimilation intentionnelle, on est obligé de poser une « forme intentionnelle
» à son point de départ et une autre « forme intentionnelle » à son terme. En
effet, cette assimilation intentionnelle, qui se réalise au plus intime de
notre intelligence, exige que l'intelligence soit déterminée au point de départ par une forme intentionnelle qui lui
permette d'assimiler cette forme
(elle la «devient» intentionnellement). En ce sens on peut dire que l'intelligence
porte en elle-même cette première forme (nous préciserons plus loin d'où cette
forme peut venir: est-elle innée ou provient-elle de nos expériences'?) et que,
réagissant vitalement, intellectuellement, elle s'assimile cette forme en la concevant.
La forme intelligée assimilée est ce qu'on appelle le « concept » (le « verbe
», comme disait la scolastique du Moyen Âge). Ce concept a une signification;
il signifie la forme de la réalité en tant qu'intelligée. II est important de
souligner que nous sommes en présence du premier moment du problème de la signification 27. C'est le premier éveil
de la vie de l'intelligence, son premier «fruit». Mais pour expliquer ce
«concept», fruit d'un acte d'assimilation intentionnelle réalisée au plus intime
de la vie de notre intelligence, il faut que celle-ci ait été déterminée,
spécifiée antérieurement par une forme intentionnelle. Or l'image de la
réalité expérimentée, formée dans notre imagination, ne peut remplir cet
office, car elle demeure au niveau de l'intentionnalité sensible; c'est une
image représentative de la réalité sentie, mais ce n'est pas la forme de la
réalité intelligée. 11 faut donc poser dans notre intelligence une pure lumière
active, capable d'illuminer l'image sensible (le « phantasme ») et d'extraire
de lui une forme intentionnelle. Tout acte d'intelligence présuppose donc une
illumination interne transformant le «phantasme» en «forme intentionnelle». De
cela nous n'avons aucune conscience directe, mais nous le posons pour expliquer
cette transformation du phantasme, transformation qui lui permet de coopérer à
notre vie intellectuelle, dont le terme est cette assimilation, cette
«conception intentionnelle ». Cette « illumination » est l'œuvre de ce qu'on
appelle «L’intellect agent» qui est comme une lumière, au dire d'Aristote.
Par
là on cherche à préciser le rôle vital de l'intelligence, sa supériorité
d'esprit sur l'imagination et les sens, et en même temps sa réceptivité à
l'égard des déterminations des réalités qu'elle connaît. L'intelligence, en
connaissant le réel physique, est transformée par lui et elle transforme sa
forme, sa détermination en l'assimilant. Elle transforme cette forme en lui
donnant une nouvelle manière d'exister, en l'illuminant intérieurement à partir
des images, et elle est transformée par cette forme en étant déterminée par
elle, en la portant au plus intime d’elle-même, en la concevant.
Cette
action de l'intellect agent, cette illumination, se réalise dans une certaine
abstraction. Toute illumination spirituelle n'implique-telle pas, en effet,
une abstraction? Car si elle illumine certaines déterminations essentielles,
elle laisse dans l'ombre d'autres aspects; elle met en lumière et met dans
l'ombre. On pourrait également voir une analogie avec l'assimilation
nutritive; car elle aussi se réalise en opérant une sélection, en rejetant
certains éléments toxiques ou inassimilables.
Voilà
comment on peut découvrir le noyau embryonnaire de notre vie intellectuelle,
qui est source de ce fruit intime: le concept. Ce concept est donc inséparable
de notre vie intellectuelle; il «colle» à elle tout en se distinguant d'elle,
comme la perle au coquillage. Le concept exprime ce premier moment où notre
intelligence est «une» intentionnellement avec ce qu'elle connaît. Ne
confondons surtout pas ce concept avec ce que Descartes appelle l'«idée». Car
cette idée est connue par elle-même et en elle-même; L’idée est de l'ordre du
possible (en réalité, elle est le fruit d'une inspiration, d'une intuition);
tandis que le concept n'est pas connu par lui-même et en lui-même; il est ce
que nous décelons en analysant le premier moment de notre vie intellectuelle;
mais nous n'en avons pas directement conscience: il est préconscientiel. De
sorte que lorsqu'on parle aujourd'hui, avec Heidegger, d'une connaissance «
préconceptuelle », il s'agit en réalité d'une connaissance
«préconscientielle», et non pas d'une connaissance antérieure au concept, fruit
intime et caché de notre vie intellectuelle. Avec Descartes, le concept
fondamental de l'appréhension s'est transformé en « idée », fruit d'une
intuition, puisque l'intuition du cogito est
première.
Ce
premier moment de la vie de l'intelligence, s'il est simple, n'est pas toujours
le même. Car il est décelé à partir de nos jugements, qui sont divers: ils sont
affirmatifs ou négatifs, et ils sont jugement d'existence, ou jugement
énonçant un principe, ou jugement hypothétique, jugement scientifique, etc.
L'appréhension se réalise donc à des niveaux très divers. On peut souligner
deux niveaux extrêmes, correspondant d'une part à un premier jugement très
imprécis, très vague, et, d'autre part, à un jugement découvrant le principe
ultime de la métaphysique: L’être-en-acte. On pourra préciser alors que la
première appréhension selon l'ordre génétique porte sur le tout confus, et que
l'ultime porte sur l'acte, dans la mesure où nous pouvons saisir son contenu
intelligible, contenu qui, du reste, est vraiment au-delà de toute quiddité.
Tels sont la première forme saisie et l'ultime contenu intelligible; entre les
deux il y a toutes les autres formes (ce qu'on a appelé les «catégories»).
Mais
comprenons bien que ces formes, ces déterminations, sont saisies d'une manière
tout autre que les formes de Kant. Pour ce dernier, il s'agit de formes a priori que l'entendement peut considérer
en elles-mêmes, indépendamment du réel existant. N'est-ce pas là le fondement
critique des idées de Descartes? Ces formes a priori innées déterminent notre
entendement avant toute autre connaissance. N'est-ce pas là le primat du sujet
connaissant, mesure formelle de nos connaissances, qui est affirmé avec force?
Dans cette perspective, il ne peut plus y avoir de véritable connaissance
objective. La critique de Kant à l'égard de la connaissance spéculative ne va
pas assez loin; car il ne distingue plus la primauté spirituelle de l'esprit,
dans son exercice d'illumination, et sa réceptivité à l'égard des
déterminations objectives de la réalité connue. Et ce manque de distinction l'oblige,
pour sauvegarder le primat de l'esprit, à poser des formes a priori et, en définitive, une
subjectivité transcendantale; par le fait même, L’objet ne peut plus être en
premier lieu ce qui spécifie notre acte d'appréhension; il ne peut plus être
que la réalité expérimentée, la réalité connue. II y a là une matérialisation
du rôle propre de l’objet. On analyse la connaissance intellectuelle comme on
analyse le devenir physique ou une œuvre artistique, en y distinguant matière
et forme—alors que l'analyse de la connaissance intellectuelle ne peut se faire
qu'au niveau de l'être, en distinguant ce-qui-est
en acte d'être et sa quiddité.
De
cette analyse critique de l'appréhension on ne peut rien déduire; car cette
analyse est vraiment une démarche réductive dont le but était de dévoiler l'élément de notre vie intellectuelle.
I1 faut donc maintenant regarder le jugement, L’acte parfait de notre vie
intellectuelle, L’opération dont nous avons conscience. Nous comparerons
ensuite ces deux opérations pour saisir leurs liens profonds.
Le
jugement premier, fondamental, est celui qui porte sur la réalité existante et
qui répond à l'interrogation: « ceci existe-t-il? » Notre intelligence répond
alors: «ceci est». Ce jugement affirmatif est premier, il est antérieur au
jugement négatif: «ceci n'est pas». Un signe très simple de cette antériorité
nous est donné dans le langage: la négation ajoute quelque chose à
l'affirmation, elle la présuppose donc. Mais, au-delà du signe, nous devons
préciser que le jugement affirmatif est bien premier, parce qu'il est le plus
simple et le plus parfait de tous nos jugements, et que le jugement négatif le
présuppose réellement. Le jugement négatif ne pourrait se comprendre s'il était
premier; il est toujours en référence au jugement affirmatif. En effet, le
jugement affirmatif est un acte de l'intelligence qui adhère à ce-qui-est, qui
reconnaît ce-qui-est. Cet acte est conscient, il implique une auto-lucidité,
un discernement. Cet acte peut affirmer qu'il est vrai, c'est-à-dire conforme à
ce-qui-est: voilà sa perfection. Nous pouvons affirmer: «ce que je dis est
vrai». En affirmant cela, nous sommes capables de discerner que ce que nous
avons saisi de la réalité existante, ce que nous avons conçu intellectuellement
au plus intime de notre intelligence, correspond bien à la réalité existante,
que c'est bien comme cela, que la réalité existe comme on l'a énoncée. C'est
évidemment dans l'affirmation, et l'affirmation la plus simple («ceci est»)
que nous découvrons le plus immédiatement ces divers éléments; tandis que dans
la négation («ceci n’est pas»), il n'y a plus adhésion, et il peut encore y
avoir vérité; car je peux dire: «il est vrai que ceci n'est pas. » Cette vérité
consiste à affirmer que «ceci» (c'est-à-dire le contenu de nos connaissances à
l'égard de telle ou telle réalité) n'existe pas, et donc à le rejeter. La
négation, pour montrer sa vérité, se sert de l'affirmation.
Notons
toutefois que la négation a ceci de très particulier, qu'elle est le fruit pur
de notre intelligence; car elle n'existe pas dans la réalité. Donc, par la
négation, je saisis d'une manière très particulière la supériorité de mon
intelligence, sa capacité de s'écarter, de s'éloigner, de se replier sur
elle-même. L'imagination, la sensation ne nient pas; elles peuvent suspendre
leur exercice, mais elles ne peuvent nier. Ce pouvoir est propre à
l'intelligence; c'est pourquoi dans la négation est exprimée en premier lieu la
supériorité transcendantale du sujet pensant; c'est du reste la seule chose qui
soit exprimée positivement, puisqu’on reconnaît, dans la négation absolue —
«ceci n'est pas» — que la réalité n'existe pas. On voit comment on peut
facilement considérer que la négation libère notre intelligence de sa dépendance
à l'égard de la réalité existante, et lui permet d'être parfaitement elle-même.
N’est-ce pas à cause de cela que, dans la mesure où on considère le primat du
sujet pensant sur la réalité connue, on affirme progressivement le primat de la
négation sur l'affirmation'? Pour libérer l'intelligence de sa dépendance à
l'égard de ce qui est connu, on affirme le primat de la négation. Tout doit
donc commencer par la négation. N'est-ce pas elle qui nous permet de vivre
dialectiquement, de vivre le devenir profond de l'esprit? N'est-ce pas elle qui
nous permet de découvrir l'être'? Certes, Heidegger refuse d'identifier la
négation et le Néant qui permet de dévoiler l’Être, de le rendre présent; mais
en réalité le «Néant» ne peut avoir une action positive et dévoiler l’Être que
s'il est identique à la négation, comme dans la dialectique hégélienne.
Heidegger voudrait s'en dégager et retrouver une ontologie « fondamentale» par
le Néant distinct de la négation; mais n'est-ce pas là l'ultime aspect de la
subjectivité transcendantale: au-delà de la négation, il y a le Néant ontique
qui rend présent l'Être?
Le
jugement le plus simple est bien le jugement affirmatif, qui est aussi le plus
parfait. Et parmi les jugements affirmatifs, le plus simple est le jugement
d'existence, celui qui énonce: « ceci est ». Par là l'intelligence reconnaît
le primat de ce-qui-est sur ce qui
est énoncé par elle, puisque ce-qui-est est
mesure de ce qu'elle énonce. Pour pouvoir reconnaître le primat de ce-qui-est sur ce qui est énoncé, L’intelligence doit atteindre
vraiment ce-qui-est comme ce qui est
au-delà de ce qu'elle possède au plus intime d'elle-même, son énonciation, le
«concept complexe » qu'elle a formé en elle-même en jugeant, et qui s'exprime
par les termes: «ceci est.» C'est par là que nous pouvons découvrir le réalisme
fondamental de l'intelligence, et ce qui fonde toute la philosophie réaliste.
Car si l'intelligence, en son jugement fondamental, demeurait au niveau du
«concept complexe», de l'énonciation, sans atteindre vraiment la réalité
existante, distincte de son jugement, toute la connaissance demeurerait au
niveau de l'intentionnalité; elle ne la dépasserait jamais. Toute la
philosophie serait donc elle aussi à ce niveau, elle ne pourrait jamais
atteindre le réel existant au sens
fort.
Elle
ne pourrait atteindre que des «formes intentionnelles» et déterminer, à ce
niveau, leurs diverses relations. Elle demeurerait ainsi à un niveau
dialectique.
L'intelligence,
en affirmant: «ceci est», et en précisant même: «il est vrai que ceci est»
touche alors ce-qui-est, elle atteint
l'acte d'être du «ceci». Elle le reconnaît, elle en a conscience. Et en même
temps, elle reconnaît qu'elle ne peut se l'assimiler, qu'elle ne peut
l'appréhender: c’est un au-delà de ce qu'elle appréhende. Ce-qui-est transcende toutes les formes quidditatives, toutes nos
catégories. L'intelligence, en jugeant, en affirmant, a un mode de connaissance
qui n'est plus le mode élémentaire de l'assimilation; elle adhère, elle touche
ce-qui-est, en reconnaissant qu'il est «autre» que ce qu’elle en connaît, que
ce qu'elle en a saisi; et en même temps elle reconnaît que ce qu'elle en a
saisi est vrai, que c'est conforme à la réalité existante, que sa connaissance
n'est donc pas loin du réel existant, au sens fort (sans s'identifier à lui),
que sa connaissance ne défigure pas ce réel existant, sans pourtant s'y ramener
totalement. Sa connaissance n'est pas le réel existant au sens fort, elle lui
est relative, mais elle est capable de le dire tel qu'il est.
Ce
« toucher » à l'égard du réel existant est vraiment ce qui caractérise le
jugement d'existence, et montre toute la différence qui le sépare de
L’appréhension. Si celle-ci nous fait découvrir l'objet spécificateur de notre
vie intellectuelle en son premier moment embryonnaire, le jugement d'existence
nous dévoile que notre intelligence est capable d'atteindre ce-qui-est, qu'elle est tout ordonnée à
l'être en ce qu'il a de plus lui-même: son acte d'être; et qu'elle n'est pas
enfermée dans la forme, la quiddité de la réalité existante. Peut-on dire alors
que l'intelligence, par le jugement d'existence, découvre que son objet ultime
n'est pas la forme (la quiddité de la réalité existante), mais ce-qui-est,
L’acte d'être? Ne vaut-il pas mieux dire que l'objet au sens précis, ce qui
détermine, ce qui spécifie notre intelligence, est vraiment la forme, la
quiddité, mais que ce-qui-est, atteint
dans le jugement d'existence, est ce qui mesure le contenu de notre jugement?
Ce à quoi l'intelligence est tout ordonnée, ce n'est plus l'objet au sens
précis, mais la réalité existante qui nous transcende. Mais pour l'atteindre
vraiment il a fallu que l'intelligence ne demeure pas seulement dans les formes
appréhendées, il a fallu qu'elle appréhende autant qu'elle le peut l'acte d’être, L’ultime moment de notre
appréhension. Par là elle a bien un concept d'être, mais ce concept demeure
analogique et très imparfait; de plus il demande toujours à être dépassé dans
le jugement d'existence qui affirme ce
qui est et atteint vraiment le réel existant.
Cela
est très important à souligner. Car la métaphysique de Suarez, qui a joué un
rôle si important dans la scolastique, jusqu'à Wolff et même après lui, a, de
fait, transformé la philosophie première d'Aristote, qui était la philosophie
de ce-qui-est en tant qu'être, en une
métaphysique du concept d'être (ce
que l'on trouve déjà chez Ockham). On regarde alors le concept d'être pour
lui-même et on veut, à partir de lui, distinguer les divers modes de l'être: le
mode fini et le mode infini, la substance, L’acte et les « transcendantaux ».
Ce
que Ockham et Suarez affirment implique quelque chose de vrai: il y a vraiment
un concept d'être. Mais ce concept n'est pas premier, et la philosophie
première, dans sa propre recherche, ne s'arrête jamais à ce concept, elle
s'appuie toujours immédiatement sur le jugement d'existence, et, du reste,
L’implique toujours en acte. Ce n'est que du point de vue critique que,
cherchant à préciser ce concept, on le considère pour lui-même. On affirme
alors qu'il y a bien un concept de l'être et que ce concept n'est pas univoque,
mais analogique 2x, et qu'on ne peut donc jamais déterminer avec précision son
contenu. Ce concept est celui qui, en dernier lieu, nous aide à saisir d'un
point de vue critique l'unité de la philosophie et toute sa richesse. II semble
nécessaire d'affirmer que ce concept d'être implique en lui-même, en acte,
d'une manière implicite, tous les concepts premiers qu'on a nommés
«transcendantaux», exprimant par là leur dépassement à l'égard des modes
particuliers de l'être (catégories) et leur convertibilité avec le concept
d'être (ce qui signifie qu’ils ont même extension et même compréhension) 29),
II
serait intéressant aussi de noter comment le jugement d'existence a été
transformé dans la philosophie d'Ockham. Celui-ci, en effet, considère
qu'au-delà de tout jugement et de toute appréhension il y a une connaissance
intuitive intellectuelle qui porte sur les intelligibles purs. Cette
connaissance intuitive affirme: «j'intellige» ou «j'aime Socrate». Elle peut,
grâce aux sensations, rejoindre la réalité existante et affirmer alors que
telle réalité existe. Ockham précise, du reste, que dans cette affirmation
l'intelligence atteint la réalité existante comme nos sensations l'atteignent.
En réalité, L’intelligence, par nos sensations, reconnaît que cette réalité
existante est présente, qu'elle est là. Par le fait même, dans le jugement
d'existence, mon intelligence ne touche plus
ce-qui-est; elle reconnaît que cette réalité est là présente, qu'elle
existe pour moi. Le jugement d'existence s'exprime alors de la manière
suivante: «il y a /à telle réalité»;
et non plus: «cette réalité existe». On
voit comment l'intelligence, au lieu de se servir des sensations en les
dépassant pour atteindre ce-qui-est et
affirmer qu'il existe, coopère avec les sensations sans les dépasser, en
affirmant précisément ce que celles-ci saisissent. II n'y a plus alors pour
l'intelligence de véritable «toucher» de ce-qui-est.
Étant
donné l'importance du jugement d'existence pour la philosophie réaliste, on
comprend comment, dès qu'on met entre parenthèses le jugement (comme dans la
phénoménologie ou dans les connaissances des sciences physiques, biologiques,
ou des sciences humaines), on demeure immanquablement enfermé dans le domaine
de l'intentionnalité, et on ne peut plus rejoindre ce-qui-est. Un tel
développement intellectuel peut être très intéressant, très fructueux, mais il
ne nous permettra jamais de rejoindre la réalité existante, ce-qui-est. Car on ne peut le saisir,
L’analyser, que s'il est au point de départ; autrement, on ne peut jamais le
rejoindre; en effet, le réel existant, ce-qui-est,
ne peut être rejoint par l'intentionnel, si spirituel qu'il soit; car si
l'intentionnel vient du réel existant et lui est totalement relatif, cependant,
dès qu'on le regarde pour lui-même, il voile le réel et ne peut plus nous y
conduire, puisqu'il n'est pas du même ordre. C'est le drame de toute phénoménologie
qui veut redécouvrir le réel. Partant de formes intentionnelles, d'idées, elle
ne pourra jamais rejoindre le réel oublié.
On
ne peut s'arrêter au jugement d'existence; il est un point de départ. Vient
ensuite le jugement énonçant tel ou tel principe propre de la philosophie; par exemple,
le jugement qui affirme: « La substance est le principe et la cause, dans
l'ordre des déterminations, de ce-qui-est. » Si ce jugement implique encore une
adhésion à ce-qui-est, il est avant tout la connaissance intellectuelle, à
partir d'une induction, d'un principe propre de ce-qui-est. Un tel jugement
possède une unité essentielle, puisqu'il saisit un principe indivisible, une
cause propre de ce-qui-est. Aussi a-t-il un caractère de nécessité, car ce qui
est saisi (le lien entre le prédicat et le sujet) s'impose avec évidence. Un
tel jugement peut être vrai et posséder la conscience de la vérité. Mais ici,
ce qui mesure le contenu de l'affirmation intellectuelle, ce n'est plus immédiatement
la réalité existante, mais, dans cette réalité existante, ce qui a été atteint
par l'intelligence grâce à l'induction. Cela ne peut plus se montrer du doigt;
il n'y a donc plus de vérification immédiate. C'est ce qui fait le caractère si
particulier de ce jugement: il s'impose à l'intelligence de celui qui l'a
découvert, et il ne peut s'imposer directement, immédiatement, à celui qui
l'entend énoncer; il faut que celui-ci fasse lui-même, à son tour, la même
découverte inductive: autrement il recevra ce principe par mode d'autorité,
donc comme une opinion.
Ce
principe demeure donc voilé par la réalité existante; il est bien en cette
réalité radicalement, mais il n'est formellement, comme principe, que dans
l'intelligence de celui qui l'a découvert. On saisit là toute la difficulté que
présente l'enseignement de la philosophie; et comment cet enseignement risque
toujours de transformer la philosophie en dialectique, car la découverte même
des principes propres ne peut être que personnelle: elle ne peut se
transmettre.
N'oublions
jamais que la saisie des principes propres, dans ce jugement particulier,
reste toujours en continuité avec le jugement d'existence. Celui-ci n'est pas
mis entre parenthèses, il est présent. Car cette saisie est le fruit d'une
induction qui s'appuie directement sur nos expériences impliquant un jugement
d'existence, un contact direct avec ce-qui-est. Cependant le jugement nouveau,
impliquant cette saisie, pénètre au cœur de ce-qui-est en l'analysant, en
cherchant à saisir ses causes propres, ce qui en lui est essentiel, premier (du
point de vue de sa détermination, de sa fin, de son origine et de sa matière).
Par là, ce jugement nous fait entrer dans la connaissance proprement philosophique,
le jugement d'existence n'étant qu'au seuil. Car la connaissance proprement
philosophique ne peut s'arrêter à la simple description de ce-qui-est, si utile
et si passionnante soit-elle; il doit analyser ce-qui-est (en définitive,
L’homme existant) de la manière la plus pénétrante qui soit, pour découvrir
ses principes et ses causes propres; et cela à partir de nos diverses
expériences (le travail, L’amour d'amitié, la coopération, L’expérience de
ce-qui-est-mû, du vivant, de ce-qui-est).
II
serait intéressant d'examiner ici ce qui différencie ce jugement philosophique
saisissant les principes propres de ce-qui-est, du jugement du mathématicien et
du jugement du savant, qui énoncent des axiomes, des hypothèses, des lois.
Notons seulement que ce jugement philosophique ne peut s'abstraire du jugement
d'existence, tandis que celui du mathématicien et du savant demeure dans une
relation, dans un rapport; ce qu'on cherche, c'est une relation constante
entre le conséquent et l'antécédent. Certes, celle-ci se fonde sur un principe,
une cause, mais ce n'est pas ce principe, cette cause, qui est explicitement
saisi par le savant, c'est seulement une de ses conséquences — sans que l'on
précise, du reste, si cette constante relèvera de telle causalité ou de telle
autre (une telle précision n'a pas de sens pour le savant: ce n'est pas cela
qu'il cherche). C'est ce qui explique le caractère de nécessaire relativité qui
enveloppe toutes les recherches scientifiques: on peut toujours aller plus
loin. La nécessité est propre à tel moment de la recherche; mais elle peut être
remise en question.
Cette
saisie du principe propre doit permettre de porter un jugement scientifique
(philosophique) affirmant un lien de nécessité entre telle qualité et telle
réalité. On reconnaît alors que cette qualité est propriété de cette réalité; que cette réalité ne peut être sans
cette qualité. Par exemple, quand le philosophe déclare que l'un est propriété
de ce-qui-est, on est bien en présence d'un jugement scientifique, dont le
contenu est une conclusion scientifique. La vérité de ce jugement est sa conformité
avec les principes propres dont il dépend. Cette vérité n'est donc pas
immédiatement mesurée par ce-qui-est, mais elle l'est médiatement, car ce
jugement ne s'abstrait pas de ce-qui-est. Cependant il faut bien saisir que la
conclusion scientifique est le fruit de la démonstration et que cette
démonstration suppose la saisie des principes propres. On pourrait, si on
voulait, comparer la conclusion philosophique aux conclusions des sciences
mathématiques, faire ici des remarques analogues à celles que nous avons
faites précédemment au sujet des principes propres et des hypothèses
scientifiques.
II
faudrait encore analyser la différence entre le jugement scientifique
(philosophique) et le jugement de sagesse qui se réalise dans la lumière de la
découverte de la causalité première, créatrice. Le jugement de sagesse est
théologique, et il est tout à fait propre à la philosophie dans son ultime
recherche. Ce jugement de sagesse implique explicitement un nouveau jugement
d'existence, car on ne peut parler de l'Être premier qu'en affirmant qu'il
existe, puisque nous n'avons aucune «idée» de lui, aucun «concept» qui lui soit
propre; nous ne pouvons qu'affirmer son existence et, par là, découvrir
négativement sa manière d'exister: il est sans composition, absolument simple;
il est sans potentialité, absolument parfait, Acte pur. On saisit
immédiatement que si le premier jugement d'existence («ceci est») a été transformé en l'affirmation:
« il y a là une réalité présente»,
et, par le fait même, si «est» n’est plus atteint directement, et que «être-là»
ne signifie plus que ce qui est « situé-là », au-delà de ma connaissance, dans
ces conditions on ne pourra plus découvrir l'existence d'un Être premier,
puisque pour dire qu'il y a /à un
«être», un «exister», il faut que nos sensations le détectent et le touchent,
ce que nos sens ne peuvent faire pour l'exister de l’Être premier, tout le
contenu philosophique se ramenant alors à un contenu quidditatif, celui des
idées (des concepts-idées), qui ne peuvent rien nous dire de l'Être premier.
Si
l'intelligence peut découvrir l'exister de l'Être premier et découvrir le lien
de causalité entre l'Être premier et toutes les autres réalités existantes (y
compris nous-mêmes), le jugement de sagesse se réalise dans la lumière de ce
lien de causalité «existentiel». Ce jugement de sagesse implique donc
immédiatement et d'une manière éminente un jugement d'existence. Ce jugement
d'existence est évidemment tout autre que le premier, qui affirmait: «ceci
est»; mais tout se fonde sur ce premier jugement: s'il est dévié, s'il est mis
entre parenthèses, on ne peut plus découvrir l'exister de l'Être premier; et, a
fortiori, le jugement de sagesse n'a
plus aucun sens. La philosophie analytique ayant réduit le jugement d'existence
à « 11 y a là une réalité existante présente» est logique avec elle-même quand
elle prétend que le jugement qui découvre l'exister de l'Être premier est
totalement dépourvu de signification. La philosophie analytique est dépendante
du nominalisme d'Ockham, elle ne va pas assez loin dans sa critique, elle n'a
pas redécouvert le vrai sens du jugement d'existence: «ceci est. » C'est sur ce
point que doit porter en premier lieu la critique que nous pouvons lui
adresser.
Notre
jugement peut encore prendre une autre forme, quand il s'exprime sous forme
d'hypothèse. C'est alors le possible qui
devance ce-qui-est, L’acte d'être. Du
point de vue philosophique, il faudrait discerner dans le jugement hypothétique
deux niveaux différents: 1" Celui où le possible devance simplement
ce-qui-est sans l'exclure; ce-qui-est n'est pas alors considéré directement. 2°
Celui où le possible est vraiment considéré pour lui-même, et où il y a une
véritable mise entre parenthèses de ce-qui-est; le possible, alors, ne devance
pas seulement ce-qui-est, il le remplace.
Le
premier de ces deux jugements hypothétiques peut avoir sa place dans une
philosophie réaliste, à titre de recherche; tandis que le second est vraiment
en dehors d'une philosophie réaliste. Or il faut bien reconnaître que notre
intelligence peut facilement demeurer à ce dernier niveau et s'y complaire, car
elle se trouve en présence de purs intelligibles qui sont en connaturalité
avec sa manière propre de connaître. De tels jugements restent, en effet, dans
une sorte de prolongement de nos appréhensions, transformées en « intuition » à
la manière d'Ockham; et on est en présence d'un jeu de relations d'opposition
ou de synthèse de nos propres «idées».
A
ce niveau, la vérité n'est plus affaire que de cohérence interne, de pures
relations qui se correspondent ou qui s'opposent. On ne peut même plus parler
de contradiction, car on est dans un domaine où la contradiction ne pénètre pas
(L’opposition majeure est celle de la contrariété). La contradiction, en
effet, atteint ce-qui-est: or on est ici dans le domaine des purs possibles.
II
faudrait distinguer ici les divers niveaux de possibles: les possibles logiques
et mathématiques, les possibles au niveau de l'inspiration artistique, les
possibles au niveau métaphysique. Les possibles logiques et mathématiques sont les
seuls à pouvoir être considérés pour eux-mêmes et en eux-mêmes.
Mentionnons
enfin ici (simplement pour les situer) le jugement affectif et le jugement
prudentiel, le jugement poétique et le jugement artistique. Chacun de ces
jugements à un caractère irréductible aux autres, montrant l'alliance de
l'intelligence avec l'appétit spirituel, L’amour spirituel, avec l'imagination
créatrice, L’inspiration, avec l'habitus
de prudence et celui de l'art. Chaque fois le problème de la vérité se
présente sous une modalité différente.
Notons
que lorsqu'il s'agit du jugement affectif, c'est l'amour qui spécifie et
détermine notre connaissance intellectuelle. Ne prétendons pas qu'on est alors
dans un subjectivisme absolu. Précisons plutôt que l'amour spirituel nous permet
d'avoir une nouvelle connaissance de celui que nous aimons. Nous ne le
connaissons plus de l'extérieur, comme « L’autre », mais de l'intérieur. Ce
regard est objectif, mais d'une objectivité tout autre que celle du regard
métaphysique. Pour connaître vraiment une personne humaine en ce qu’elle a de
plus profond, une telle connaissance affective semble bien nous permettre
d'aller plus loin que nos connaissances dites scientifiques et objectives, car
elle nous permet de saisir la personne humaine dans sa capacité d'aimer une
autre personne humaine et d'être finalisée par elle. Cependant, puisqu'il y a
dans la personne humaine, une capacité de dépassement telle qu'elle peut être
finalisée non seulement par une personne humaine, L’ami, mais aussi par la contemplation
de son Dieu, de son Créateur, la connaissance affective n'est pas ce qu'il y a
d'ultime; elle est dépassée par la connaissance métaphysique de sagesse qui
seule permet d'atteindre la personne humaine dans son ultime dignité: sa
capacité de s'ordonner au Dieu-Créateur.
N'est-ce
pas là un aspect de la grandeur de la philosophie réaliste, de pouvoir
reconnaître le caractère unique de la connaissance affective et de la
connaissance de sagesse? Car on ne peut s'approcher de la personne humaine,
pour la connaître vraiment, de la même manière que pour connaître une réalité
matérielle. L'esprit ne peut être saisi de l'extérieur, comme le monde
physique; si on veut saisir ce qu'il a de propre, il faut le saisir de
l'intérieur, par l'amour. Prétendre être objectif quand on connaît la personne
humaine à la manière de la réalité physique, ce n'est pas une véritable
objectivité; car c'est oublier qu'on ne regarde pas de la même manière une
réalité physique et une personne humaine. Pour pouvoir dire cela, il faut
comprendre que la connaissance de ce-qui-est comme être est au-delà de la distinction du sensible et du spirituel;
autrement, on oppose l'un à l'autre, ou bien on réduit le second au premier.
On
pourrait dire quelque chose de semblable en ce qui concerne le jugement
poétique, qui nous fait regarder le monde physique d'une manière toute
différente de celle du savant. Ici encore, L’objectivité de ce dernier jugement
ne doit pas exclure la manière toute différente de regarder, d'estimer, qui est
celle du poète.
Après
avoir réfléchi sur la richesse du jugement, acte parfait de l'intelligence, il
faudrait considérer le domaine si vaste du raisonnement, où nous saisissons le
devenir de notre vie intellectuelle.
Si
le jugement nous met en présence (avec le jugement d'existence) de ce-qui-est,
et nous fait comprendre que notre intelligence est tout ordonnée à l'être et,
par le fait même, à la contemplation de Celui qui est parfaitement l'Être,
L’Acte pur, le raisonnement sous toutes ses formes nous permet de découvrir que
notre intelligence a une capacité étonnante de progresser, de croître: elle a
une possibilité de développement. Le devenir ne lui est donc pas étranger, et
ce devenir lui donne une certaine efficacité et une sorte de fécondité.
Nous
pouvons tout de suite comprendre que la relation qu'on établit entre le
jugement et le raisonnement aura d'immenses conséquences sur notre vision
philosophique. Cette relation n'est-elle pas analogue à celle qu'on établit
entre l'être et le devenir? Dans une philosophie réaliste, le devenir est
considéré en dépendance de l'être—ce-qui-est mû implique ce-qui-est — et la
finalité véritable est toujours au-delà du devenir. Le devenir est une modalité
de ce-qui-est. Par conséquent, le jugement, qui nous fait atteindre ce-qui-est,
qui nous fait découvrir la finalité, qui nous permet de découvrir l'Être
premier et de le contempler, est nécessairement ce qu'il y a de plus parfait,
et tous nos raisonnements sont au service de nos jugements.
Au
contraire, dans une philosophie qui affirme le primat et la transcendance du
sujet pensant à l'égard de ce-qui-est, le devenir, progressivement, L’emporte
sur l'être; et l'activité du raisonnement en vient à être regardée comme
donnant un sens à tous nos jugements. Du reste, du point de vue de la causalité
efficiente, il faut bien reconnaître que nos jugements portant sur les
principes propres de ce-qui-est sont le fruit de l'induction, que nos jugements
scientifiques sont le fruit d'une démonstration. Seul le jugement d'existence
est antérieur, mais comme il est pré-philosophique, certains pourront prétendre
que la philosophie, dans ce qu'elle a d'essentiel et de propre, doit
reconnaître la primauté du raisonnement sur le jugement. C'est ce qui nous fait
comprendre comment la dialectique peut définir la philosophie; le primat de la
causalité efficiente conduit nécessairement à cette affirmation. Seule la
causalité finale saisie au niveau de l'être nous empêche d'affirmer ce primat
de la dialectique, et nous permet de rétablir l'importance du jugement
d'existence. Car s'il est pré-philosophique, il demeure présent à toute la
philosophie; et la finalité, elle, au niveau de ce-qui-est, ne peut être saisie
sans la présence actuelle du jugement d'existence.
Dès
qu'on met entre parenthèses le jugement d'existence, ou qu'on le transforme en
lui enlevant son caractère original, et qu'on met avant lui 1'« intuition » du je pense, du j'aime, à la manière d'Ockham, on est conduit fatalement à l'exaltation
d'une pensée dialectique de type hégélien. Car on reconnaît le primat de
l'intelligible, du possible, sur ce-qui-est. C'est le devenir alors qui absorbe
l’être. L'être n'est pas oublié, mais il est absorbé par le devenir. Et si on
veut le mettre en lumière, sans comprendre qu'il faut le découvrir dans son
originalité à partir du jugement d'existence, notre intelligence demeurant
encore esclave de la méthode dialectique et de son intuition première
(«j'intellige»), on n'aura pas d'autre issue que de se servir du «néant» pour
se recréer l’être et prétendre le penser dans son état natif. Mais évidemment
cet être n’est pas celui qu'on découvre à partir de ce-qui-est, c'est l'Être né de notre intuition poétique. N'est-ce
pas le «Nom» de l'Être qui est proclamé, plus que la découverte de ce-qui-est
et de l'acte d'être à partir des réalités existantes?
La
grande séduction de la dialectique hégélienne ne provient-elle pas de ce
qu'elle apparaît spirituelle, et de ce qu'elle semble impliquer une sorte de
fécondité spirituelle qui nous met comme au-delà du monde physique, sans le
méconnaître mais en l'absorbant? En réalité, ce n'est pas le vrai «spirituel»
que la dialectique hégélienne atteint, c’est l'intentionnalité spirituelle du
vécu de notre esprit réfléchissant sur lui-même, affirmant et niant. En
réalité, ce n'est pas la véritable fécondité spirituelle qui est présente dans
cette dialectique, mais une sorte d'efficacité au niveau de l'intentionnalité;
la véritable fécondité provient toujours de l'amour. Ce qu'il y a de plus
terrible dans cette dialectique, c'est que notre esprit devient esclave de
lui-même en s'exaltant, puisqu'il demeure dans sa propre immanence. Et dès
qu'on accepte d'entrer dans cette dialectique, on ne peut plus en sortir: il
n'y a plus d'issue, tellement le jeu de relations est fort, et intensément
vécu.
Si
nous revenons à une philosophie réaliste, nous reconnaissons que notre activité
intellectuelle, au niveau du devenir, a deux grands développements: celui de
l'induction et celui de la déduction. La démarche inductive est une découverte
de principes propres, à partir de nos expériences et à la lumière de nos
interrogations (dès qu’on n'interroge plus, L’intelligence s'arrête, L’arc se
détend). Cette démarche inductive fait progresser notre intelligence et lui
permet de découvrir son bien propre, ce qui la structure et lui donne sa
rigueur.
La
démarche déductive est une manière d'expliciter toutes les richesses saisies
dans les principes. Ce n'est plus une découverte au sens propre; c'est vraiment
un déploiement ordonné, organique, pourrait-on dire, de tout ce qui est déjà
possédé. C'est pourquoi l'intelligence est tellement à l'aise dans ce domaine:
car elle prend conscience de tout ce qu'elle possède, et de toute la richesse de
ce qu'elle possède.
Ce
type de démarche déductive est extrêmement varié: depuis la démarche de la
philosophie première jusqu'à celle du rhéteur, de l'apologète (démarche tout
ordonnée à la persuasion), en passant par celle du mathématicien, qui est si formelle
et si rigoureuse.
Mais
on ne peut s'arrêter à ces conclusions scientifiques. Elles sont un effet, un
fruit de notre vie intellectuelle, et non une fin. Car on ne contemple pas des
conclusions scientifiques; c'est un palier qui nous permet d'aller plus loin,
un palier qui est, du reste, tout différent en philosophie et dans les sciences
modernes. Pour la philosophie c'est un palier en vue de la découverte et de la
contemplation de l’Être premier; pour le savant, c'est un palier en vue d'aller
plus loin dans la recherche scientifique, qui n'a pas d'autre finalité dernière
que d'aller toujours plus loin.
A
côté de ces deux grandes démarches, il faudrait en signaler d'autres, en particulier
celle qui nous permet de découvrir l'Être premier. II s'agit d'une
démonstration d'un type unique, car elle n'aboutit pas strictement à une
conclusion, mais à l'exister de Celui qui est Premier. Et ce n'est pas une
induction, car on aboutit non à un principe propre, mais à une Réalité ultime
et première. Cependant cette démarche a bien quelque chose de ces deux
démarches élémentaires; elle est beaucoup plus complexe et exige un effort
ultime de l'intelligence.
II
y a aussi la démarche réductive de l'intelligence. Ce n'est plus la recherche
d'un principe, d'une propriété, ni de la Réalité ultime, mais de ce qu'il y a
d'élémentaire. C'est la découverte de l'élément de notre vie intellectuelle ou
de notre univers physique. On est alors dans l'ordre du comment.
Après
la réflexion critique sur la structure profonde de notre vie intellectuelle, il
faut examiner les liens et les distinctions qui existent entre notre
connaissance intellectuelle et notre connaissance imaginative, ainsi que notre
connaissance sensible; puisque, de fait, le jugement d'existence implique le
concours de ces trois types de connaissance.
La
connaissance imaginative demeure au niveau des images sensibles (des «icônes»)
qui représentent en nous le monde physique. Ce qui caractérise ce domaine des
images représentatives, ce domaine de l'intentionnalité sensible imaginaire,
c'est d'être dans un perpétuel devenir. Cette intentionnalité sensible
imaginative provient des sensations et se développe selon ses exigences
propres, selon des associations infinies. Rien ne peut arrêter ni limiter
l'extension de ces associations, qui n'ont pas d'autre finalité que leur propre
développement. C'est pourquoi ce domaine est essentiellement relatif et dans un
devenir qui ne s'arrête jamais.
L'intelligence
peut se servir de ces images de diverses manières. Elle s'en sert en vue de son
propre développement: c'est l'intellect agent qui les illumine et leur permet
d'être à l'origine des formes intentionnelles intelligibles. Elle peut s'en
servir d'une autre manière en les illuminant sans extraire d'elles des formes
intelligibles, mais en demeurant en elles et en transformant ces images, en
les formalisant d'une manière très particulière. Voilà ce qui caractérise le
développement de l'intelligence mathématique. A partir des images naissent les
possibles mathématiques. L'intelligence se sert encore de ces images en considérant
leurs liens avec les passions et les sensations. N'est-ce pas ainsi que se
réalise le développement propre de l'imagination poétique? On est alors en
présence du « possible » des idées artistiques, des symboles. On voit donc
comment, à partir des images, naissent trois types de « possible »
intelligible.
II
serait intéressant aussi de voir le rôle que jouent les images au niveau des
connaissances affectives, spirituelles et sensibles (les passions).
L'imaginaire
est comme une « plaque tournante », la « gare de triage » de notre
développement psychique, qui nous relie à la fois à nos instincts (par les
passions) et à notre intelligence (par les formes intentionnelles).
Dans
le prolongement de l'imagination, il faut considérer la mémoire qui garde les
images sensibles en les organisant. Par la mémoire et l'imagination, notre vie
de connaissance sensible possède une grande autonomie et une grande richesse.
C'est tout un monde d'images intérieures que nous portons et qui se développe
en nous. Ce monde d'images peut être enveloppant au point de nous envahir, de
nous enfermer en lui et de nous empêcher d'aller plus loin. Ce qui devrait être
au service de notre vie intellectuelle, comme une « matière » capable d'être
transformée en formes intentionnelles intelligibles sous l'action illuminatrice
de l'intellect agent, peut s'imposer à nous et arrêter notre regard. Nous
devenons alors esclaves du miroitement incessant de nos images et nous
demeurons dans une agitation fébrile excitant nos passions. L'imagination et la
mémoire peuvent devenir les pires ennemies de notre vie intellectuelle et de
notre vraie vie spirituelle, alors qu'elles devraient être à leur service.
Quant
à nos diverses sensations—notre connaissance en ce qu'elle a de plus
fondamental, de plus primitif—elles nous mettent en contact direct, immédiat,
avec le monde physique, avec les réalités qui nous entourent et que nous
expérimentons. Certes, la sensation est une connaissance qui, tout en restant
en contact avec le monde physique, a quelque chose qui le dépasse et qui lui
est propre. En voyant, en effet, nous «devenons» certaines qualités sensibles
(les couleurs, la lumière) sans les modifier pour autant, mais en étant
nous-mêmes, dans nos sensations, modifiés par elles. Nous les «devenons»
intentionnellement, nous les portons intentionnellement en nous. L'organe physique
peut connaître certaines perturbations si ces qualités sensibles sont trop
violentes; ces perturbations sont certes accidentelles, mais elles
conditionnent nos sensations et elles peuvent, quand elles sont trop violentes,
arriver même à empêcher nos sensations. Ce qui est sûr, c'est qu'au niveau de
nos sensations, nous dépendons de la présence des réalités physiques affectées
de ces qualités. Si cette présence disparaît, nos sensations aussi
disparaissent, elles ne peuvent demeurer que dans notre imagination et nos souvenirs.
Nos sensations sont donc toutes relatives aux qualités des réalités physiques
et elles doivent demeurer en contact avec celles-ci pour exister et se
conserver.
De
plus, chacun de nos sens externes a quelque chose d'unique. Chacun est capable
de connaître certains «sensibles propres», que les autres ne peuvent sentir—
alors qu'il y a d'autres sensibles qui sont communs à plusieurs sens. Cela est
important à préciser pour comprendre l'originalité de chaque sens et son
contact privilégié avec les réalités physiques qui nous entourent, contact qui
ne peut être remplacé par un autre sens. C'est ainsi que la vue connaît la
lumière et la couleur, que l'ouïe connaît les sons, que le toucher connaît le
chaud et le froid, le sec et l'humide... En revanche, la grandeur, le
mouvement, le nombre, la figure peuvent être saisis par la vision ou par toute
ou par le toucher. Ces « sensibles communs » sont mesurables, alors que les «
sensibles propres » sont indivisibles et échappent, en ce qu'ils ont de
propre, à toute mesure. C'est donc bien par les sensibles propres que nous
pouvons le mieux saisir ce que sont nos sensations. C'est vraiment en
connaissant par nos sensations ces sensibles propres que nous découvrons en
premier lieu les qualités des réalités physiques existantes; par nos sensations
nous sommes en contact direct avec ces réalités. C'est grâce à ce contact
qualitatif sensible que notre intelligence peut affirmer que cette réalité
existe. Notre jugement d'existence est le fruit de l'alliance de notre intelligence
et de nos sens externes, spécialement du toucher; car parmi les sensations, le
toucher est la sensation la plus fondamentale, celle qui peut se séparer des
autres, mais que les autres impliquent toujours. Notre jugement d'existence est
le fruit par excellence de notre intelligence se servant du toucher, affirmant
alors: « ceci est», «cette réalité chaude existe». Par ce jugement notre
intelligence saisit autre chose que ce que le toucher pris en lui-même atteint,
car elle affirme: «ceci est», elle
«touche» L’exister dans le «ceci»; elle se sert donc du toucher pour avoir ce
contact immédiat qualitatif, ce contact actuel, avec le «ceci» qui est. Si on met entre parenthèses les
sensibles propres, prétendant qu'ils ne sont pas objectifs (comme le fait
Descartes) et qu'on n’accepte plus que les «sensibles communs», notre
intelligence ne peut plus alors avoir ce contact immédiat avec ce-qui-est. Car
les «sensibles communs» relèvent du domaine du mesurable, de la quantité, du
divisible; ce n'est plus ce qu'il y a d'ultime, ce qui est en acte dans la
réalité physique existante. L'intelligence alors ne peut plus affirmer: «Ceci
est», «ceci est en acte d'être»; elle doit simplement reconnaître qu'il y a un
donné existant, extérieur à elle, situé au-delà d'elle, et qui lui est présent.
Car ces sensibles communs ne manifestent pas au niveau sensible l'acte d'être.
Ils manifestent le lien, le rapport qui existe entre telle réalité individuelle
et le tout; s'ils manifestent le caractère individuel de telle réalité
physique, distincte et séparée des autres, ils ne manifestent plus ce qu'il y a
en elle de plus actuel, ses qualités propres, et donc ils ne peuvent manifester
son acte d'être.
II
serait intéressant de saisir les rapports qui existent entre les cinq contacts
que nous avons avec la réalité physique par nos diverses sensations et les
cinq interrogations fondamentales de notre vie intellectuelle. Car ces cinq
interrogations ne peuvent être données d'une manière a priori; elles doivent nécessairement provenir de nos expériences.
Notre intelligence, en effet, ne peut être déterminée que par nos expériences;
et les déterminations fondamentales, premières, celles qui sont comme les
premiers «plis» de notre vie intellectuelle, ne peuvent provenir que de nos expériences
les plus caractéristiques. Examiner les liens entre nos sensations présentes
dans nos divers jugements d'existence et nos interrogations, nous aiderait à
comprendre que nos interrogations nous révèlent bien ce qui est le propre d'un
esprit lié à un corps ou, si l'on préfère, d'une intelligence dépendante des
sensations.
Certains
de ces liens sont nets, d'autres sont plus difficiles à détecter. Que notre
expérience fondamentale du monde physique se réalise par l'intermédiaire du
toucher et grâce au toucher, cela est certain; et par là l'intelligence se
trouve conditionnée d'une manière fondamentale. Elle se pose alors la question:
« En quoi? » — ce qui conduit à la découverte de la cause matérielle. Par la
vision, L’intelligence a un contact tout autre avec la réalité physique, et
elle se trouve conditionnée d'une manière toute différente — ce qui la conduit
à une nouvelle interrogation: «Qu'est-ce?» Par l'ouïe, L’intelligence est
conditionnée d'une autre manière encore, qui la conduit à l'interrogation:
«D'où vient cela?» Nous ne pouvons faire ici que des suggestions, mais en
soulignant qu'il y a là un problème très important, car il nous aide à saisir
la structure du conditionnement de notre vie intellectuelle.
Notons
d'autre part que l'intelligence, en tant qu'elle est conditionnée par l'image
dans son propre développement, est conduite à se poser la question du
«comment». Mais nous ne pouvons ici que poser ces problèmes, en cherchant à
indiquer une solution vraie.
Proche
de cette réflexion critique, et pourtant distinct d'elle, il y a le problème
spécial de la logique. Celle-ci est née, avec Aristote, pour être un organon, un instrument de notre
connaissance philosophique. On sait que progressivement (déjà chez Ockham) cet
instrument a pris la place de la pensée métaphysique, qu'il s'est intégré comme
une partie de la philosophie, une partie normative; et on sait qu’aujourd’hui
la logique formelle, pour beaucoup de logiciens, constitue la vraie philosophie,
tout ce qui est en dehors de la logique formelle étant considéré comme du
«sentiment».
Nous
ne pouvons pas étudier ici cette évolution de la logique, si intéressante
qu'elle soit. II faut simplement signaler ce problème, comme un des problèmes
importants pour le philosophe du XXe siècle. Mais ce problème ne peut être
vraiment analysé que si l'on regarde les rapports qui existent entre la pensée
philosophique et les mathématiques, d'une part, la logique d'Aristote et la
logique formelle mathématique, d'autre part. En examinant ces rapports on
s'apercevrait que si le jugement d'existence fonde la philosophie d'Aristote
et, par là, sa logique (puisque sa philosophie fonde sa logique), ce jugement
d'existence est mis entre parenthèses dans les mathématiques et la logique
formelle moderne. On n'est plus en référence immédiate ou médiate avec
ce-qui-est, on est vraiment dans le domaine des possibles ou, plus exactement,
des relations possibles considérées pour elles-mêmes.
Le
propre de la réflexion logique, si du moins il s'agit de la logique
d'inspiration aristotélicienne, est de considérer le mode particulier que la
réalité connue possède dans mon intelligence, du fait même qu'elle est connue;
par exemple, du fait même que je connais la nature de Pierre, que je connais
ses qualités, que j'affirme qu'il existe, cette nature, ces qualités, son être
possèdent en mon intelligence qui saisit cette nature, ces qualités, et qui
affirme qu'il existe, une manière particulière d'exister. Cette nature, ces
qualités, existent en ma connaissance sous un mode universel, et cet être
affirmé existe dans mon jugement selon un mode nouveau: il est «attribué»,
comme un verbe. L'universel, L’attribution n'existent pas dans la réalité
existante que j'expérimente, que je touche. Ils n'existent que dans ma
connaissance intellectuelle, et je ne les considère qu'en réfléchissant sur mes
propres connaissances de saisie et de jugement. Nous pourrions faire des
remarques semblables au sujet de nos raisonnements (inductif, démonstratif).
L'inférence qui s'exerce dans nos raisonnements n'existe pas dans les réalités
physiques que nous expérimentons, elle n'existe que dans notre intelligence qui
raisonne. Des réalités physiques existantes à notre propre connaissance
intellectuelle, il y a une sorte de «transposition», que nous pouvons analyser
dès que nous réfléchissons sur notre manière de saisir. de juger, de raisonner,
sur la manière dont la réalité, en tant que saisie, jugée, se trouve dans nos
connaissances intellectuelles. Saint Thomas, à la suite d'Aristote et
d'Avicenne, précise qu'il s'agit alors d'«intentions secondes», de l'«être de
raison», objet propre de la logique.
Cet
«être de raison» est donc un être qui est comme «sécrété » par notre
connaissance intellectuelle. II n'est pas «naturel» au sens où il ferait partie
de notre univers physique, mais il est « naturel » en ce sens qu'il n'est pas
artificiel, produit par l'art. II n'est pas au sens propre l'effet d'un acte
volontaire, d'une production artistique. N'est-il pas le «fruit», la conséquence
d'une opération vitale spirituelle qui, elle, est profondément naturelle? Que
je le veuille ou ne le veuille pas, mon intelligence, en connaissant, abstrait
et, par le fait même, connaît selon un mode universel. Évidemment, je puis ne
pas m'arrêter à cette manière propre de connaître; je puis la négliger et
chercher une connaissance intuitive première au-delà de ce mode abstrait (à la
manière d'Ockham ou de Bergson); mais même si je la néglige, ce mode abstrait
de connaissance demeure. Mon langage en est un signe manifeste, puisque les
mots concrets que j'emploie ont cette capacité d'envelopper une multitude
d'individus; mais je me sers aussi de mots abstraits, élaborés par ma raison à
partir des mots concrets (blancheur, provenant de blanc; esse, provenant de ens), et
ces mots abstraits possèdent une signification plus précise, ayant abandonné
certains éléments matériels de la signification des mots concrets.
Cet
«être de raison», comme l'universel, L’attribution, L’inférence, est vraiment
une relation de raison; car il ne
peut être ni une substance, ni un acte, ni une qualité; il ne peut y avoir de
«substances de raison», ni d'actes de raison, ni de qualités de raison. Seule
la relation, à cause de sa faiblesse même, peut être « de raison », c'est-à-dire
peut être une relation qui se fonde directement sur mon activité
intellectuelle, et non pas dans le réel existant hors de mon intelligence.
C'est
pourquoi, si cette réflexion a bien un objet propre (L’être de raison) qui
spécifie une connaissance d'un type spécial, cette connaissance n'est pas une
pure connaissance spéculative, elle est aussi une connaissance artistique,
ordonnée à réaliser une œuvre. Car l'être de raison implique toujours diverses
relations de raison pouvant s'unir de diverses manières, en diverses synthèses,
pouvant aussi s'opposer et se diviser. On peut donc saisir les règles de ces
diverses synthèses et de ces divisions. C'est en ce sens que saint Thomas dira
que la logique est « L’art des arts », car elle est capable de diriger notre manière
de penser.
Par
là on voit bien la différence entre la logique, la critique et la philosophie.
La philosophie réaliste se fonde toujours sur la réalité existante, sur le
jugement d'existence. La critique cherche à explorer tout le domaine des «formes
intentionnelles», elle précise ce que nous saisissons des réalités intelligées
ou senties. Quant à la logique, elle considère 1'« être de raison », la manière
dont nous connaissons les réalités existantes. Dès qu'on a vraiment saisi ce
qu'est 1'« être de raison », on ne peut plus accepter la dialectique comme
méthode philosophique (qu'il s'agisse de la dialectique de Platon ou de celle
de Hegel); car, précisément, cette méthode ne distingue plus la réalité en tant
que connue, saisie par notre intelligence, de la réalité selon sa manière
propre d'exister. C'est pourquoi la dialectique qui développe le devenir de
notre raison est considérée comme ce qui nous permet de découvrir le devenir
même du réel existant d'une manière absolue. Mais ce devenir du réel, et celui
du vivant, est-il dialectique? II ne semble pas qu'il le soit, puisqu'il se
réalise dans une matière quantitative, impliquant une certaine juxtaposition,
une certaine extériorité, même s'il y a une immanence du vivant; or la
dialectique prétend réaliser l'unité au-delà de toute opposition.
Si
on découvre ce qu'est l'être de raison, il est facile alors de comprendre que
la logique va impliquer une logique de l'universel, correspondant à la saisie
embryonnaire de notre vie intellectuelle, une logique de l'attribution, se
fondant sur l'activité judicative de notre intelligence, et enfin une logique
de l'inférence, fondée sur l'activité raisonnante de notre intelligence.
La
logique de l'universel doit étudier le problème classique des « prédicables»
(genre, différence spécifique, propre, accident) et montrer comment nous
pouvons définir ce que nous saisissons. Ce besoin de définir correspond à
l'appétit de clarté de notre intelligence qui veut éviter toute confusion. Et
pour définir, notre intelligence se sert de la division, car celle-ci,
précisément, enlève toute confusion. Mais nous ne pouvons nous arrêter à ce
premier type de connaissance, qui est très embryonnaire, tout en étant
nécessaire.
La
logique de l'attribution est celle qui considère comment nos énonciations,
fruits de nos jugements, impliquent l'unité au-delà de la composition du nom
et du verbe. Cette unité exprime l'unité radicale de ce-qui-est. Le jugement
d'existence fonde, en effet, toute la logique de l'attribution. Pour comprendre
ce qu'est l'attribution, il faut étudier ce qu'est le nom, quelle est sa fonction propre de nom dans l'énonciation, ce
qui conduit au fameux problème de la «supposition ». Le nom tient la place de
la réalité substantielle au niveau de la communication de notre pensée, au
niveau du dire; c'est lui qui est
capable de recevoir certaines attributions. II faut aussi étudier ce qu'est le verbe, quel est son rôle propre; le
verbe exprime l'action, il est par excellence ce qui est attribué, ce qui
suppose un sujet (le nom) auquel il s'identifie. Au problème de la composition
et de la division se joint celui des oppositions des diverses énonciations,
ainsi que le problème des diverses manières dont se réalisent les attributions
(attribution catégorique, hypothétique et modale).
Enfin,
la logique de l'inférence examine comment notre intelligence est capable de
passer de la diversité des expériences sensibles à la découverte d'un principe
propre intelligible, d'une cause, qui ne peut être atteint que par l'intelligence.
Ce passage est ce qu'on appelle l'induction. Mais il faut bien distinguer ce
type d'induction de ce que Bacon appelle «induction». Cette dernière, en effet,
est typiquement quantitative, elle est une sorte de généralisation, tandis que
l'induction dont nous avons parlé est d'un type tout à fait qualitatif, car
elle implique le passage du sensible multiple au principe propre, indivisible.
Ce passage est possible parce que l'intelligence, ayant saisi dans une
diversité de déterminations, de qualités, une certaine unité, interroge pour
savoir ce qu'est cette unité de déterminations, d'orientations, dans cette
diversité de qualités. L'un dans le divers implique un ordre, qui lui-même
exige un principe. Étant une remontée à la source, au principe, L’induction
reste toujours difficile et très facilement on en fait l'économie, en se
contentant de décrire; alors que seule la découverte du principe propre et de
la cause permet à l'intelligence d'aller plus loin et de saisir ce qui est son
bien propre, ce qui la spécifie véritablement. C'est à partir de la saisie des
principes propres et des causes propres que l'intelligence devient
philosophique.
La
logique de l'inférence, d'autre part, examine comment notre intelligence est
capable de déduire de prémisses (c'est-à-dire de propositions immédiates)
certaines conclusions. C'est le problème du syllogisme déductif, dont il faut
considérer les diverses modalités. On comprend par là comment l'intelligence
possède une certaine efficacité.
Quand
le raisonnement déductif s'exerce en matière nécessaire (c’est-à-dire à partir
de prémisses qui sont des principes propres, premiers et vrais), il s'agit
d'une démonstration, source d'une connaissance scientifique. Quand le
raisonnement se réalise en matière «opinable», on est en présence d'une
connaissance qui demeure dans l'opinion, d'une pensée dialectique au sens
qu'Aristote donnait à ce terme. II est très important de bien distinguer ces
divers types de raisonnements.
Nous
ne pouvons pas nous attarder ici à toute la découverte des règles logiques de
la démonstration et du syllogisme; mais il était nécessaire de situer la
logique comme instrument de notre pensée philosophique, pour mieux saisir
comment notre pensée, qui commence par une assimilation intentionnelle, réalisant
ainsi une unité formelle avec les réalités existantes grâce au concept et par
l'abstraction, prend de plus en plus conscience de son autonomie et de son
originalité. Le développement de notre intelligence se réalise selon un rythme
et des lois qui lui sont propres, qui ne sont pas celles de la croissance du
vivant de vie végétative, mais qui lui demeurent pourtant analogues, car des
deux côtés il y a une croissance, un développement impliquant un devenir dans
une certaine immanence. L'un de ces développements ne peut être parfait, à
cause de la quantité; L’autre peut être parfait parce qu'il se réalise au-delà
de la quantité; L’un est substantiel, L’autre intentionnel.
L'intelligence,
grâce à sa lucidité, doit découvrir qu'elle ne peut devenir comme la réalité physique (en elle-même elle est au-delà du
conditionnement quantitatif, de la juxtaposition) ni se développer selon le
rythme de la vie végétative, et que cependant elle ne peut se développer,
progresser, dans une autonomie totale, car dans son exercice vital elle demeure
toujours dépendante de la réalité existante. II y a donc un affrontement
incessant entre l'exercice propre de notre vie intellectuelle et le devenir
des réalités physiques et la croissance ou le déclin des réalités vivantes.
C'est
dans le jugement d'existence que cet affrontement est le plus fort;
L’intelligence reconnaît alors à la fois son indépendance et sa dépendance.
C'est le point crucial où nous saisissons l'unité intentionnelle réalisée au
sein de la vie de l'esprit et sa relation de dépendance à l'égard de la réalité
existante. Dans le raisonnement, elle se découvre avant tout comme autonome,
indépendante, comme source, capable de se développer de manière propre; mais
elle reconnaît en même temps dans la démonstration (le raisonnement le plus
parfait) que sa véritable autonomie ne peut jamais se séparer de la réalité
existante, et donc du jugement d'existence. La grande tentation n'est-elle pas
de se replier sur son autonomie et de se développer exclusivement dans le sens
de son autonomie? N'est-ce pas là le propre de la dialectique platonicienne et
hégélienne?
La
recherche logique et la recherche critique demeurent des recherches
réflexives. Le philosophe ne peut s'y arrêter ni s'y reposer, car elles n'ont
pas d'autre finalité que de l'aider à être plus lucide et à avoir un discours
qui soit plus limpide, moins confus, qui exprime mieux ce que le philosophe a
saisi de la réalité.
Ces
deux recherches ont cependant une priorité dans l'ordre de la conscience et de
la communication. C'est pourquoi, si l'on exalte la conscience et la
communication, il est normal de ramener toute l'enquête philosophique à ces
recherches réflexives. L'exigence de vérité, ainsi que l'exigence de
contemplation, tendent alors à disparaître.
*
*
Au
terme de cet itinéraire philosophique, il est facile de constater la richesse
propre de la philosophie réaliste. Celle-ci est vraiment au service du
développement plénier de l'homme, elle doit permettre à l'homme de découvrir ce
pour quoi il est, ce pour quoi il vit, la profondeur de son esprit; sa
capacité d'aimer et de choisir une autre personne humaine comme ami, et plus
profondément encore sa capacité de découvrir, d'adorer et de contempler Celui
qui est son Créateur. Voilà les deux grandes orientations de sa volonté, de son
cœur et de son intelligence; voilà son véritable bonheur, sa finalité
personnelle. Mais cette finalité ne peut se réaliser immédiatement. La personne
humaine, avant d'atteindre sa fin, implique un devenir, qui se réalise dans un
conditionnement: les communautés familiale et politique, unies et reliées par
la communauté de travail.
On
voit toute la difficulté du problème philosophique: comment harmoniser, en
l'homme, ses finalités et son devenir? En effet, il arrive facilement qu'en
voulant exalter la finalité on oublie le devenir, et qu'en ne voyant plus que
le devenir on ne découvre plus la finalité: on idéalise ou on matérialise, on
ne parvient pas à dépasser cette distinction si radicale de la forme et de la
matière. Ce dépassement ne peut se faire que si on découvre ce-qui-est et qu'on
le considère du point de vue de l'être. Aussi
n'est-il pas étonnant que toute philosophie idéaliste, ainsi que toute
philosophie matérialiste, refuse la métaphysique; car elle seule peut les
relativiser et montrer leur erreur.
Mais
pour découvrir cette philosophie métaphysique, la philosophie qui considère
ce-qui-est du point de vue de l'être, il
faut avoir découvert l'originalité du jugement d'existence «ceci est», présent
dans toutes nos expériences. Or ce jugement est précisément ce qui a été le
plus long à découvrir (pensons à la grande montée philosophique qui précède
Aristote 30) et ce que l'on a le plus vite oublié, méconnu et rejeté.
30.
On retrouverait, du côté de la philosophie mise au service de la foi chez les
Pères de l’Église et les théologiens, quelque chose d'analogue à la grande
découverte philosophique des Grecs: il faut vraiment attendre la pensée
théologique de saint Thomas pour que le jugement d'existence soit parfaitement
explicité; et on est bien obligé de reconnaître qu'immédiatement après saint
Thomas, chez Henri de Gand, puis chez Duns Scot, Ockham, et dans toute la
scolastique décadente, le jugement d'existence n'est plus compris. Quant au
renouveau thomiste, L’a-t-il véritablement redécouvert?
C’est
vraiment sur la découverte de ce jugement d'existence que nous devons faire
porter tous nos efforts si nous voulons redécouvrir l'au-delà de l'opposition
de l'idéalisme et du matérialisme, si nous voulons redécouvrir la vraie
finalité de l'homme au-delà de son devenir, sans mépriser ce dernier.