TRAITÉ DES NOMS DIVINS
Par (le pseudo) SAINT DENIS l’ARÉOPAGITE
Dédié au prêtre Timothée
par le prêtre Denys.
Traduction
Maurice de Gandillac
AUBIER, Paris, 1941
Traité commenté par
saint Thomas d’Aquin,
Docteur des docteurs de l’Église
Nouvelle édition numérique 2008,
du site https://www.i-docteurangelique.fr/DocteurAngelique
Table des
matières
Quel est le propos de cet ouvrage et quelle est la
tradition concernant les noms divins.
De la puissance de la prière. De saint Hiérothée. De la
piété et des écrits théologiques
De l’Être et également des modèles
De la Sagesse, de l’intelligence, de la Raison, de la
Vérité, te la Foi.
De la Puissance, de la Justice, du Salut, de la
Rédemption, et aussi de l’inégalité.
Du Tout-puissant, de l’Ancien des jours, et aussi de ta
durée perpétuelle et du temps.
Du Saint des saints, du Roi des rois, du Seigneur des
seigneurs, du Dieu des dieux.
§ 1. — Après
les Esquisses théologiques, j’ai dessein maintenant, heureux ami, dans la
mesure de mes forces, d’entreprendre l’explication des Noms divins.
Qu’ici encore notre loi Soit celle qu’on a déjà définie d’après les textes
saints: ne pas démontrer la vérité des paroles divines par des probabilités
tirées d’une sagesse humaine, mais bien par une révélation de cette puissance
qui vient aux théologiens de l’Esprit et qui nous fait adhérer sans parole et
sans savoir aux réalités qui ne se disent ni ne se savent, unis à elles à notre
façon au delà des puissances et des forces de la raison et de l’intelligence.
C’est, en effet, une règle universelle qu’il faut éviter d’appliquer
témérairement aucune parole, voire même aucune pensée à la Déité suressentielle
et secrète, à l’exception de ce que nous ont révélé divinement les saintes
Ecritures.
L’inconnaissance de cette sur-essentialité
même qui dépasse raison, pensée et essence, tel doit être l’objet de la science
suressentielle; aussi ne devons-nous lever les yeux vers le haut que dans la
mesure où se manifeste à nous le Rayon même des saintes paroles théarchiques,
nous ceignant, pour recevoir les plus hautes lumières, de cette sobriété et de
cette sainteté qui conviennent aux objets divins. S’il faut faire confiance, en
effet, à une théologie toute sage et parfaitement vraie, c’est dans la mesure
qui convient à chaque intelligence que les secrets divins se manifestent et se révèlent,
puisque c’est la Bonté même de la Théarchie qui, dans sa justice salvatrice,
offre divinement aux êtres mesurables, comme une réalité infinie, sa propre
incommensurabilité. Car, de même que les intelligibles ne sauraient être saisis
ni contemplés par les sensibles, de même que les objets simples et non-modelés
échappent à tout ce qui a forme et contour, et comme rien de ce qui a revêtu
figure de corps ne peut toucher l’incorporel ni schématiser l’infigurable, —
selon le même raisonnement véridique, toute essence est transcendée par
l’Indéfini suressentiel, comme toute intelligence par l’Unité qui est ait delà
de l’intelligence, et aucune raison discursive ne peut discourir de l’Un qui
dépasse tout discours, ni aucune parole rien exprimer du Bien qui est au dessus
de toute parole, Monade unificatrice de toute monade, Essence suressentielle,
Intelligence intelligible et Parole ineffable, exemple de raison,
d’intelligence et de nom, n’ayant d’être selon le mode d’aucun être, cause
ontologique de tout être et en même temps, parce qu’elle est située au delà de
toute essence, totalement exclue de le catégorie de l’être, selon la révélation
qu’elle fait d’elle-même da a maîtrise et son savoir.
§ 2. Ainsi
donc, comme on l’a dit déjà, à l’égard de la Déité suressentielle et secrète,
il faut éviter toute parole, voire toute pensée téméraire, hors de ce que nous
révèlent divinement les Saintes Ecritures. Car c’est la Déité même qui, dans
ces textes sacrés, a manifesté d’elle-même ce qui convenait à sa Bonté. Mais à
tout être science et contemplation de sa nature intime restent parfaitement
inaccessibles, car elle demeure séparée de tous les êtres de façon
suressentielle. Et tu remarqueras que maints théologiens ne l’ont pas louée
seulement en l’appelant invisible et indescriptible, mais encore inexplorable
et indépistable, car ils n’ont laissé aucune trace, ceux-là qui ont pénétré
jusqu’à sa secrète infinité. Et pourtant le Bien en soi ne demeure pas
totalement incommunicable à tout être, car de sa propre initiative et comme il
convient à sa Bonté, il manifeste continûment ce rayonnement suressentiel qui
demeure en lui, en illuminant chaque créature proportionnellement à ses
puissances réceptives, et il entraîne vers lui les âmes saintes afin qu’elles
le contemplent, qu’elles entrent en communion avec lui et qu’elles s’efforcent
de lui ressembler; je parle de ces âmes qui tendent vers lui comme il leur est
permis de le faire, sans sacrilège, dans le respect sacré qui lui est dû, non
de celles-là dont l’impuissante arrogance dépasse le mode de révélation divine
qui leur fut concédé et qui était en harmonie avec leur situation, ni de celles
qu’entraîne vers le bas leur propension au mal, mais bien de ces âmes qui, de
façon ferme et constante, tendent les yeux vers le rayon qui les illumine, et
qui, dans un élan amoureux proportionné aux lumières qu’elles ont reçues, avec
une prudence sacrée, prennent leur vol vers lui sagement et saintement.
§. 3 En nous
soumettant ces disciplines théarchiques, qui régissent jusqu’aux saintes
légions des ordres supracélestes, en ne touchant au secret de la Théarchie qui
transcende l’intelligence et l’essence que par la sainte vénération d’un esprit
libéré de toute curiosité, en respectant l’Ineffable par notre sage silence,
nous sommes entraînés alors jusqu’à ces lumières qui nous viennent des saintes
Ecritures et leur splendeur nous pousse aux louanges théarchiques, en nous
illuminant d’un éclat qui n’est pas de ce monde, et en nous façonnant aux
louanges saintes, de façon non seulement que nous accédions à ces lumières
théarchiques que concèdent ces louanges à la mesure de nos capacités, mais
encore que nous louions le Principe bienfaisant de toute sainte illumination, à
la façon dont il s’est lui-même révélé dans les saintes Ecritures. Ainsi
dira-t-on, par exemple, qu’il est de toute réalité: Cause, Principe, Essence et
Vie; pour toute créature déchue: Appel et Résurrection; pour ceux qui ont
glissé jusqu’à perdre l’empreinte divine Renouvellement et Réforme; pour ceux
que meut un trouble impur: saint Affermissement; pour ceux qui demeurent fermes:
Sécurité; pour ceux qui montent vers lui: Main secourable; pour ceux qui
reçoivent la lumière: Illumination; pour les parfaits Principe de perfection;
pour les déifiés: Théarchie; pour ceux qui deviennent simples: Simplicité; pour
ceux qui s’unissent Unité, c’est-à-dire Principe de tout principe situé
suressentiellement au-delà de tout principe; et Transmission bienfaisante du secret,
autant qu’il est permis sans sacrilège de le transmettre; et, pour tout dire
enfin, Vie de tout vivant, Essence de tout être, Principe et Cause de toute vie
et de toute essence, produisant et conservant dans sa bonté l’être de tout
être.
§ 4. — Voilà
ce que nous enseignent les textes sacrés et tu pourras remarquer que les
louanges saintes des théologiens consistent, pourrait-on dire, exclusivement à
disposer les noms divins dans leurs paroles et leurs chants d’après les
manifestations bienfaisantes de la Théarchie. Ainsi, presque chaque fois qu’il
s’agit de théologie, nous voyons la Théarchie saintement louée, soit comme
Monade et comme Unité, à cause du caractère de simplicité et d’unité de ce
sublime Indivisible dont la puissance unifiante nous uni fie nous-mêmes et
rassemble d’une façon qui n’est pas de ce monde la division de nos altérités
pour nous conduire ensemble à la monade conforme à Dieu et à cette unification
qui a Dieu même pour modèle; soit comme Trinité, à cause de la manifestation
trois fois personnelle de cette Fécondité suressentielle d’où toute paternité,
au ciel et sur terre, reçoit son être et son nom; soit comme Cause des êtres,
parce que c’est sa Bonté faiseuse d’essence qui a produit l’être de toutes
choses; soit comme Sage et Belle, parce que tout être conserve inaltérées les
qualités propres à sa nature par l’immanence totale en lui d’une harmonie
divine et d’une sainte beauté; soit comme Amour de prédilection pour l’homme,
parce que c’est en toute vérité et de façon totale que la Déité s’est
communiquée à notre nature par l’une de ses Personnes, appelant et haussant
jusqu’à elle cette bassesse de l’homme, que Jésus, sans composition, assuma
indiciblement, l’Eternel recevant ainsi extension temporelle et s’insérant par
sa naissance jusqu’au fond de notre nature, lui qui échappe suressentiellement
à tout ordre naturel, et cela tout en conservant immuable et sans mélange tout
ce qu’il possède en propre.
De ces lumières produites par
une opération divine et de toutes les autres du même genre dont, selon les
saintes Ecritures, le don secret nous fut octroyé par nos maîtres inspirés,
nous avons reçu à notre tour l’initiation, et voici que pour nous,
proportionnelle ment à nos forces, à travers les voiles sacrés dont se recouvre
la transmission des paroles saintes et des traditions hiérarchiques, l’amour de
Dieu pour l’homme enveloppe l’intelligible dans le sensible, le suressentiel
dans l’être, donne forme et façon à l’informable et à l’infaçonnable, et à
travers une variété de symboles partiels multiplie et figure l’infigurable et
merveilleuse Simplicité. Mais quand nous serons de venus incorruptibles et
immortels et que nous aurons atteint au repos parfaitement bienheureux de ceux
qui sont entièrement conformes au Christ, alors, nous disent les Ecritures, « nous
serons entièrement avec le Seigneur », (1 Thes., IV, 17) remplis, d’une part dans nos
toutes pures contemplations de sa manifestation visible qui nous illuminera de
ses très brillantes vibrations, faisant de nous ses disciples dans cette très
divine métamorphose; mais participant d’antre part à son rayonnement
intelligible par une intelligence libre de passions et dématérialisée et à
cotte union qui dépasse l’intelligence par l’étincellement d’une bienheureuse
inconnaissance au sein de rayons plus lumineux que la lumière et par
l’imitation toujours plus divine des Intelligences supra-célestes; comme le
dit, en effet, la sainte Ecriture, « nous serons alors égaux aux anges
et fils de Dieu, étant fils de la résurrection. » (Luc, XX, 36).
Pour l’instant, selon les
dons que nous avons reçus, nous usons pour atteindre aux réalités divines des
symboles qui nous sont propres et ce sont eux, une fois encore, qui nous
élèvent, à la mesure de nos forces, à la vérité simple et une des spectacles
intelligibles; usant pleinement de l’intuition que nous pouvons avoir de la
forme divine, nous dépouillant de toute opération intellectuelle, nous tendons,
autant qu’il est permis sans sacrilège, vers ce Rayon suressentiel, qui
contient de toute éternité, selon un mode dont c’est dire trop peu que de
l’appeler ineffable, les termes de toute connaissance, ce Rayon qu’on ne
saurait ni concevoir ni exprimer, ni saisir par aucune sorte de vision, car il
est séparé de toutes choses; si c’est trop peu de le dire inconnaissable, il
possède pourtant en lui d’avance de façon globale et suressentielle les
définitions de toute connaissance et de toute puissance relatives aux essences;
sa puissance n’est accessible à aucune créature et son siège domine celui de
toute créature supracéleste. Toute connaissance, en effet, porte sur un être.
Or, tout être est limité. Le Rayon, par conséquent, qui est au delà de toute
essence, doit transcender aussi toute connaissance.
§ 5. Si la
Déité dépasse tout raisonnement et toute connaissance, absolument supérieure à
l’intelligence et à l’essence, embrassant toutes choses et les rassemblant, les
comprenant et les anticipant, niais elle-même inaccessible à toutes prises si
elle exclut et sensation et image et opinion et raisonnement et contact et
science, comment pourrons-nous discuter sérieusement des noms qui conviennent
aux réalités divines, ayant d’abord montré que la Déité sur- essentielle
échappe à toute expression et transcende tout nom?
Comme je l’ai dit déjà dans
mes Esquisses théologiques, l’Un, l’Inconnaissable, le Suressentiel, le
Bien en soi, Celui qui est, je veux dire l’Uni-trinité, les trois Personnes
également divines et bonnes, on ne peut les atteindre ni en paroles ni en
pensées. Mais ces modes eux-mêmes ne sont pas moins indicibles et
inconnaissables, qui conviennent aux anges, qui appartiennent aux saintes
puissances et qu’il convient d’appeler soit des étincelles soit des dons venus
du Bien supérieur à toute connaissance et plus lumineux que la lumière, modes
qui n’appartiennent qu’à ceux des anges qui les méritent, au delà même de la
connaissance angélique. Quand ces intelligences, unies à Dieu autant qu’il est
en leur pouvoir, sont devenues, à l’imitation des anges, conformes à Dieu
(c’est lorsqu’elles ont renoncé à toute activité intellectuelle qu’advient, en
effet, à ces âmes déifiées, l’union à la Lumière plus que divine); alors,
seulement, elles savent que de cette Lumière la louange la plus capitale; en
renonçant à tous les êtres, elles reçoivent l’illumination véritable et sublime
de leur union bienheureuse à cette Lumière elle-même, et elles la célèbrent
comme la Cause de tout être qui n’est elle-même aucun être, car elle transcende
suressentiellement toute créature. Ainsi cette Théarchie suressentielle, située
au delà de la substance et du bien, qu’aucun de ceux qui aiment la Vérité
transcendante à toute vérité ne se permette de la louer comme raison ou comme
puissance, comme vie ou, comme essence, mais qu’il la situe plutôt là où sont
exclus et dépassés toute manière d’être, tout mouvement, toute vie, toute
image, toute opinion, toute expression, toute raison, toute intelligence, toute
essence, toute stabilité, tout principe, toute unité, toute limite, toute
infinité, en un mot tout ce qui appartient à l’être. Mais puisqu’il est vrai
qu’en tant que substance du Bien absolu elle est la Cause universelle, il faut
la célébrer comme Providence, Principe théarchique de tout bien. Car tout est
fait pour elle et tout dépend d’elle, et elle précède tout, et tout subsiste en
elle, et c’est parce qu’elle est que tout est produit et conservé et que tout
tend vers elle, les êtres doués d’intelligence et de raison par mode de
connaissance, les animaux inférieurs par voie de sensation, les autres êtres
par un mouvement vital ou par une aptitude innée ou acquise.
§ 6. Ainsi
instruits, les théologiens la louent tout ensemble de n’avoir aucun nom et de
les posséder tous. De n’avoir aucun nom, puisqu’ils rapportent que la Théarchie
elle-même dans une des visions mystiques où elle se manifeste symboliquement,
gourmanda celui qui lui demandait: « Quel est ton nom? (Gen., XXXII, 29) », et, pour le détourner de
toute connaissance capable de s’exprimer par un nom, lui parla ainsi: «
Pourquoi me demander mon nom? il est admirable. (Juges XIII, 18) » Et n’est-il pas
effectivement admirable, ce nom qui dépasse tout nom, ce nom anonyme, « transcendant
à tout nom qui se nomme, en ce siècle, comme dans le siècle à venir (Eph., 1, 21) »? D’avoir
pluralité de noms, lorsqu’ils la décrivent ensuite disant d’elle-même: « Je
suis Celui qui suis (Exod., III, 14) »,
ou encore Vie, Lumière, Dieu, Vérité(Jean,
XIV, 6 et VIII, 12; Gen., XXVIII, 13); et quand les connaisseurs
de Dieu célèbrent par des noms multiples la cause universelle de tout effet en
partant de tous ses effets, comme Bonté, Beauté, Sagesse, comme Digne d’amour,
Dieu des dieux, Seigneur des seigneurs, Saint des saints, Eternel, Etre et
Cause des âges, ou encore Chorège de vie, Sagesse, Intelligence, Raison,
Science, comme Possession au suprême degré des trésors universels de toute
connaissance, comme Puissance, Puissante, Roi des rois, Ancien des jours, comme
Jeunesse éternelle et Immutabilité, comme Salut, comme Justice, comme
Sanctification, comme Rédemption, comme surpassant toute grandeur et manifestée
à l’homme à travers un vent léger. Ils affirment en outre que [ce Principe
divin] appartient aux intelligences, aux âmes et aux corps, au ciel et sur
terre, qu’il est ensemble identique dans l’identique, au sein de l’univers,
autour de l’univers, au delà de l’univers, au delà du ciel, Suressentiel, Soleil,
Etoile, Feu, Eau, Esprit, Rosée, Nuée, Roc absolu, Pierre, en un mot tout ce
qui est et rien de ce qui est.
§ 7. Ainsi
donc à cette Cause de tout qui dépasse tout c’est à la fois l’anonymat qui
convient et tous les noms de tous les êtres, afin d’assurer sa royauté
universelle, pour que toutes choses dépendent d’elle et se fondent en elle
comme en leur cause, comme en leur principe, comme en leur terme, afin qu’elle
soit, comme il est écrit, toute en tous (1 Cor., XV, 2) et qu’on ait raison de la célébrer comme Fondement
universel, comme Source de tout principe, comme Perfection et comme Suffisance,
comme Conservation et comme Demeure, comme Conversion à soi-même, tout cela de
façon unique, irrésistible, transcendante. Car elle n’est pas cause seulement
de la conservation des êtres, de leur vie ou de leur achèvement, de façon à
recevoir, selon cette fonction ou d’autres opérations de sa Providence, le nom
de Bien au delà de tout noms; mais il faut ajouter qu’elle contient d’avance en
soi tout être de façon simple et indéfinissable, par le don bienfaisant de sa
parfaite et unique Providence, cause universelle, en sorte qu’on peut la louer
et la nommer convenablement à partir de tout être.
§ 8. Au reste
les théologiens ne célèbrent pas seulement les noms divins qui se tirent des
Providences générales ou particulières, mais il advient encore que les
apparitions divines qui se produisent dans les temples sacrés ou ailleurs,
illuminant initiés et prophètes, leur suggèrent de nommer selon la diversité de
se fonctions causales et de ses puissances ce Bien supérieur à toute splendeur
et à tout nom, et de lui attribuer des formes et des figures humaines, ou
encore celles du feu ou de l’ambre. C’est ainsi qu’ils louent ses yeux et ses
oreilles, ses cheveux, son visage, ses mains et ses épaules, ses ailes, ses bras,
son dos, ses pieds, qu’ils lui attribuent des couronnes et des trônes, des
calices et des cratères, et tous ces emblèmes que nous tâcherons d’élucider
autant que nous pourrons dans notre Théologie.
Pour le moment, recueillant
dans les Ecritures tout ce qui concerne notre propos présent, et usant de ces
prolégomènes comme d’une règle impérative, passons à l’explication de ceux des
noms divins qui appartiennent au domaine de l’intelligible, et, comme le
prescrit à toute théologie le magistère ecclésiastique, initions-nous (au sens
propre du terme) par un travail discursif, qui tend vers la vision divine, à
des contemplations conformes à Dieu; ouvrons de saintes oreilles aux
explications des saints noms de Dieu, situant, selon la tradition divine, les
choses saintes en des lieux saints, et, loin de les livrer aux railleries et
aux injures des profanes, s’il se trouve de tels hommes, épargnons-leur plutôt
nette lutte sacrilège. Prends bien garde à ces préceptes, excellent Timothée,
et conforme-toi à la tradition la plus sacrée, ne révélant à des profanes, ni
oralement ni d’aucune façon, les secrets divins. Pour moi, que Dieu m’accorde
de célébrer de manière digne de lui la multitude des noms où s’exprime la
bienfaisance de cette Déité qui dépasse tout nom et toute appellation, et
puisse-t-il n’éloigner jamais de ma bouche la parole de vérité!
§ 1. La
substance entière de la Théarchie, quelle qu’elle puisse être, les Ecritures la
célèbrent comme définie et manifestée par son caractère de bienfaisance. Comment
interpréter autrement l’enseignement de la Sainte théologie, disant que la
Théarchie elle-même s’est révélée en ces termes « Pourquoi m’interroges tu sur
le bien? Nul n’est bon si ne n’est Dieu seul. » (Mat, XIX, 17). Or on a déjà touché à ce
point et démontré ailleurs que les Ecritures usent toujours des noms de Dieu
qui sont dignes de lui pour célébrer indistinctement la Déité pleine et
entière, totale et indivisée, attribuant ces noms totalement indistinctement,
absolument, indifféremment, universellement à l’entière totalité de la Déité
totale et entière.
Ainsi, comme on l’a rappelé
dans les Esquisses théologiques, ne point attribuer ce nom à la Déité
entière, ce serait blasphémer et déchirer par une audace criminelle l’Unité qui
transcende toute unité. Il faut donc dire que ce nom convient à l’entière Déité,
car c’est ainsi qu’a parlé lui-même le Verbe essentiellement bon: « Je suis bon »
Matth., XX., 15, cependant
qu’un des prophètes inspiré de Dieu célèbre également la bonté de l’Esprit Ps. CXLII, 10. Si,
d’ailleurs, l’on prétend restreindre le sens de la parole : « Je suis
Celui qui suis Exod. III, 14 » à une
partie de la Déité au lieu d’y voir la louange de la Déité tout entière, comment
faudrait-il entendre alors cette autre parole: « Voilà ce que dit Celui qui
est, qui fut et qui viendra, le Tout puissant Apoc. I, 4 » et cette autre encore: « Tu es identique à toi-même Ps. CXLIX, 28 » et cette
autre aussi: « L’Esprit de vérité, qui est, qui procède du Père Jean, XV, 26»? Et si
l’on prétend que la Théarchie entière n’est pas Vie, comment serait-elle vraie
alors, la parole sacrée : « Comme le Père ressuscite les morts et les
vivifie, ainsi le Fils vivifie ceux qu’il lui plait de vivifier Jean, V, 21 », et
celle-ci encore « C’est l’Esprit qui vivifie Ibid., VI, 64 »? Et de même c’est à
la Déité entière qu’appartient l’universelle seigneurie. On ne saurait
dénombrer, semble-t-il, les passages où la théologie attribue tant à la Déité
engendreuse de Dieu qu’à la Déité du Fils le nom de Seigneur, l’appliquent, au
Père comme au Fils. Et l’Esprit n’est pas moins Seigneur.
Il en est de même pour la
Beauté et la Sagesse, louanges qui appartiennent à l’entière Déité, et aussi
pour la Lumière, la Déification, la Causalité et tout ce qui se dit de
l’entière Théarchie. Ces noms, l’Ecriture en use pour célébrer la Théarchie
entière, soit de façon globale, en affirmant: « Tout vient de Dieu Cor. XI, 10 », soit
plus précisément en disant « Tout a été fait par lui et pour lui Jean, I, 3 » et
« Tout subsiste en lui Rom., XI, 36»
et encore « Tu enverras ton Esprit et ils seront créés Ps. CII, 30 ». Et pour trancher le débat d’un mot, c’est le Verbe
théarchique lui-même qui a dit: « Le Père et Moi, nous sommes Un Jean X, 30 » et: «
Tout ce qu’a le Père, Je l’ai aussi Ib.
XVI, 15 », et encore: « Tout ce qui est mien est tien, et tout ce
qui est tien est mien Ibid., XVII, 10 ».
Ajoutons une fois de plus que tout ce qui appartient ensemble au Père et à
lui-même, le Verbe l’attribue également à l’Esprit théarchique comme une
réalité commune et unique les opérations divines, le caractère vénérable, la
causalité d’une source inépuisable, la distribution des dons qui con viennent à
l’infinie Bonté. Quiconque est nourri des saintes Ecritures, à moins d’avoir
l’esprit perverti, accordera, je pense, que tout ce qui se dit proprement de
Dieu convient à la Théarchie entière selon sa parfaite et divine raison. Ayant
ainsi démontré et défini ces vérités, ici de façon brève et partielle, mais
ailleurs avec assez de détails et de références scripturaires, disons que, quel
que soit le nom intégral de Dieu qu’il s’agit d’expliquer, il faut l’appliquer
à la Déité entière.
§ 2. Si l’on
objecte que nous introduisons par là une confusion et que nous allons contre
les distinctions qui conviennent à Dieu, il ne nous paraît pas qu’un tel
raisonnement puisse vraiment passer pour convaincant. S’il existe un homme, en
effet, qui soit totalement rebelle à l’enseignement des Ecritures, un tel homme
sera parfaitement étranger à notre façon de philosopher : or, s’il n’a
point souci de la sagesse divine des Ecritures, comment nous soucierions-nous à
notre tour de l’introduire dans la science théologique? Si l’objectant prend
garde tout au contraire à la vérité des Ecritures, usant anus aussi de cette
règle et de cette lumière, nous aurons soin alors, autant qu’il est en notre
pouvoir, de défendre hardiment notre thèse. Nous dirons que la théologie nous
livre certaines vérités communes [aux trois Personnes], d’autres particulières
[à l’une des Personnes]. Or il serait sacrilège de diviser ce qui est commun ou
de confondre ce qui est distinct. Mais dociles à l’enseignement reçu, il nous
convient selon nos forces de nous élever vers les splendeurs divines. Car c’est
là-haut que, recevant les révélations divines comme la plus belle régie de
vérité, nous veillerons avec zèle sur le dépôt de ces révélations, sans les
augmenter ni les diminuer ni les altérer d’aucune façon, les conservant sous la
garde des Ecritures, puisant en elles le pou voir de veiller sur ceux qui
eux-mêmes les conservent.
§ 3. —
Certains noms conviennent donc en commun à l’entière Déités nos Esquisses
théologiques l’ont démontré abondamment à la lumière des Ecritures. C’est
ainsi qu’on peut la nommer tout entière Plus que bonne, Plus que Dieu,
Suressentielle, Plus que vivante, Plus que sage, et lui attribuer généralement
tous les noms qui expriment une négation pat transcendance. Ajoutons-y les noms
qui concernent la causalité: Bien, Beau, Etre, Source de vie, Sage, et également
tous ceux qui se rapportent ana dons bienfaisants de cette Déité qu’on appelle
pour cela Source de tout bien. Mais il existe aussi des noms distincts correspondant
à des réalités distinctes les uns et les autres également suressentiels le
Père, le Fils et l’Esprit, car ces termes ne sont ni interchangeables ni
communs. Est également distincte la substance parfaite et intégrale de Jésus
incarné à la façon d’un homme, et distincts les mystères essentiels de cet
amour de l’humanité qui est lié à cette incarnation.
§ 4. Mais
il importe, croyons-nous, de revenir en arrière pour mieux exposer le mode par
fait de l’unité de la distinction en Dieu, afin que notre raisonnement soit
parfaitement évident, qu’il ne laisse place ni à l’équivoque ni à l’obscurité,
et que l’objet propre en soit défini de façon précise, claire et méthodique.
Comme je l’ai dit ailleurs, les saints initiés de notre tradition théologique
appellent unités divines ces réalités secrètes et incommunicables, plus
profondes que tout fondement, et qui constituent cette Unicité dont c’est trop
peu de dire qu’elle est ineffable et inconnaissable. Et ils appellent
distinctions divines les procès et les manifestations qui conviennent à la
bienfaisante Théarchie. Ils affirment encore, conformément aux saintes Ecritures,
qu’il existe des attributs propres à l’unité ainsi définie et qu’à la
distinction en Dieu correspondent encore des unités et des distinctions particulières.
C’est ainsi, par exemple, que, selon l’unité de la divine Suressentialité, on
doit attribuer l’Uni-trinité fondamentale, comme attributs unitaires et communs :
la Substantialité qui dépasse tonte essence, la Déité qui est au-delà même de Dieu,
la Bonté transcendante à tout bien, l’Identité universellement transcendante
d’une propriété entière, elle-même transcendante à toute propriété, l’Unité qui
est au delà du principe d’unité, l’Ineffabilité, la Multiplicité des noms, l’Inconnaissance,
l’universelle Intelligibilité, l’Affirmation totale, la négation totale, l’Au-delà
de toute affirmation et de toute négation, la Subsistance et le Fondement pour
ainsi dire mutuels des principes personnels de l’Uni-trinité au sein d’une
Unité totale supérieure à toute unité, sans aucun mélange de parties. De la même
façon si j’ose user ici d’images sensibles et familières, les lumières de
plusieurs lampes, rassemblées dans une seule pièce, bien que totalement
immanentes les unes aux autres, gardent entre elles, mais en toute pureté et
sans mélange les distinction, qui leur sont propres, unies dans leur
distinction et distinctes dans leur unité. Nous constatons bien que si plusieurs
lampes sont rassemblées dans une seule pièce, toutes leurs lumières s’unissent
pour ne former qu’une seule lumière qui brille d’un seul éclat indistinct, et
personne, je pense, dans l’air qui enveloppe toutes ces lumières, ne saurait
discerner des autres celle qui vient de telle lampe particulière, ni voir
celle-ci sans voir celle-là, puisque toutes se mélangent à toutes sans perdre
leur individualité. Qu’on retire de l’appartement l’un des luminaires, sa
lumière propre va disparaître tout entière, n’emportant rien avec soi des
autres lumières, ni ne leur laissant rien de soi-même. Comme je l’ai dit, en
effet, leur union mutuelle était totale et parfaite, mais sans supprimer leur
individualité et sans produire aucune trace de confusion. Or tout cela se
produit dans un air corporel, et il s’agit d’une lumière produite par un feu
matériel. Que dire alors de cette Unité suressentielle dont nous affirmons
qu’elle se situe non seulement au delà des unités corporelles, mais au delà
même de celles qui appartiennent aux âmes et aux intelligences et que ces
dernières possèdent déjà sans mélange et selon un mode qui dépasse ce monde,
lumières conformes à Dieu et supra-célestes, entièrement immanentes les unes
aux autres dans la mesure, proportionnelle à leurs forces, où elles participent
à l’Unité parfaite ment transcendante?
§ 5. Dans le
théologies de la Suressence, la distinction, comme je l’ai dit, ne consiste pas
seulement en ce que chacune des Personnes qui sont principes d’unité subsiste
dans l’Unité même sans se confondre avec les autres et sans aucun mélange, mais
en ceci également que les propriétés qui appartiennent à la suressentielle
génération au sein de la Déité ne sont aucunement interchangeables. Dans la
suressentielle Déité le Père seul est source, et le Fils n’est pas père, ni le
Père fils; à chacune des Personnes théarchiques convient l’inviolable privilège
de ses louanges propres. Tel est donc, en ce qui con cerne l’Unité et la
Substance indicibles, le double domaine des caractères communs et des
caractères distincts. Mais s’il est vrai que le procès convenable à la Bonté
divine constitue bien une distinction en Dieu, quand l’unique Déité, tout en
demeurant éminemment une, se multiplie elle-même et prend plusieurs figures,
cette distinction en Dieu n’en sauvegarde pas moins la parfaite unité de ces
dons In définissables, de ces substantifications, de ces vivifications, de ces
productions de sagesse, de toutes ces largesses de la Bonté qui est cause
universelle, lesquelles permettent, tant à partir des participations que des
participants, de célébrer l’imparticipabilité du participé. Ajoutons que c’est
une propriété commune, synthétique et unique pour toute la Déité, que d’être
participée pleine et entière par tous ses participants, et non point jamais par
aucun d’entre eux de façon partielle, comme le point central d’un cercle est
participé par tous les rayons qui constituent le cercle, et comme les multiples
empreintes d’un sceau unique participent à l’original, lequel est immanent tout
entier et de façon identique dans chacune des empreintes, sans se fragmenter
d’aucune manière. Mais l’imparticipabilité de la Déité, cause universelle,
transcende encore toutes ces figures, car il n’est avec elle ni aucune sorte de
contact ni aucune sorte de communauté ni aucune synthèse entre elle et ses
participants.
§ 6. — On
pourrait objecter pourtant: le sceau n’est pas entier et identique dans toutes
les empreintes. Je réponds que ce n’est pas la faute du sceau qui se transmet à
chacune entier et identique, mais c’est l’altérité des participants qui fait
dissembler les reproductions de l’unique modèle, total et identique. Si la
matière, par exemple, est molle et plastique, lisse et vierge, si sa
consistance n’est pas trop solide, ni sa fluidité trop liquide, l’empreinte du
sceau sera pure, claire et durable. S’il lui manque au contraire quelqu’une des
qualités qu’on vient de dire, ou bien elle ne le reproduira que d’une façon
confuse et obscure, ou tels autres défauts lui adviendront par suite de son
inaptitude à la participation.
En ce qui concerne l’action
bienfaisante de Dieu à l’égard des hommes, il faut définir une autre
distinction encore seul le Verbe suressentiel assuma pour nous notre propre
substance de façon entière et vraie; par son Action comme par Sa Passion, c’est
lui seul qui, proprement et singulièrement assuma la totalité de l’opération humano-divine
A cette oeuvre, ni le Père ni 1’Esprit n’ont pris aucune part, sinon, pourrait-on
dire, par l’existence en eux d’un Vouloir bienfaisant et d’un Amour de
l’humanité et parce que l’opération divine qu’exécuta par son Incarnation
humaine cet Etre immuable qui est Dieu et Verbe divin, est une opération
totale, transcendante et indicible de la Déité. C’est ainsi que nous tâchons
dans nos raisonnements d’unir et de distinguer les propriétés divines selon
qu’elles correspondent en Dieu à l’unité ou à la distinction.
§ 7. Ces unités
et ces distinctions, dans la mesure où l’Ecriture nous en a révélé les causes
telles qu’elles conviennent à la nature divine, nous les avons exposées selon nos
forces dans les Esquisses théologiques, précisant les propriétés de
chacune; les unes, nous les avons déduites et expliquées de façon logique et
véridique, en appliquant une intelligence sainte et pacifiée à ces évidences
dont les Ecritures nous offrent la vision; les autres, nous nous sommes élevés
vers elles comme vers des mystères révélés au delà de toute opération de
l’intelligence. Il n’est en effet aucune réalité divine, autant qu’elle nous
puisse apparaître, que nous ne connaissions à travers des participations ce
qu’elles peuvent être en soi, dans la propriété de leur principe et de leur fondement,
cela dépasse toute intelligence, toute essence et toute connaissance. Si nous
nommons, par exemple, le Secret suressentiel ou Dieu ou Vie, ou encore Essence,
Lumière ou Raison, notre intelligence en ce cas ne saisit que ces puissances
qui descendent de Lui vers nous, pour nous déifier nous essentialiser, nous vivifier,
nous assagir. Dans sa nature intime ce Secret ne s’offre à notre élan que par l’abandon
de toute opération intellectuelle, par le renoncement à toute saisie intuitive
à toute déification, à toute vie, toute essence, car rien de tout cela ne convient
exactement à cette Cause pleinement séparée de tous ses effets par sa totale transcendance.
Nous savons bien que le Père représente au sein de la Déité l’élément producteur,
que Jésus et l’Esprit sont pour ainsi dire les pousses divines de la Déité
engendreuse de Dieu et en quelque sorte ses fleurs et son rayonnement
suressentiels. Mais cela, ce sont les saintes Ecritures qui noua l’ont enseigné :
le mode de ce mystérieux engendrement, il n’est possible ni de le dire ni de le
concevoir.
§ 8. Ajoutons
que toute la puissance propre à notre activité intellectuelle se borne à
comprendre que Paternité divine et Filiation divine proviennent pour nous comme
pour les puissances, supra-célestes d’un don de cette Paternité et de cette
Filiation fondamentales et parfaitement transcendantes par quoi les
intelligences qui se conforment à Dieu reçoivent l’être et le nom de dieux, de
fils de dieux et de père de dieux. Il s’agit bien évidemment d’une paternité et
d’une filiation réalisées de façon spirituelle, c’est incorporelle,
immatérielle, Intellectuelle, mais l’Esprit théarchique en lui-même transcende
toute immatérialité et toute déification intelligibles, et le Père et le Fils
restent séparés par leur transcendance de toute paternité et de toute filiation
divines. Car il n’est point d’exacte ressemblance entre les effets et les
causes; si les effets portent en eux quoique empreinte de la cause, cel1e
pourtant reste séparée de ses effets et elle les transcende en raison de sa nature
même de principe, Pour user d’images humaines, disons que les plaisirs et les
peines sont appelés causes de la jouissance et de la souffrance, mais en soi ils
ne jouissent ni ne souffrent, et de même le feu est cause de la chaleur et de
la combustion sans qu’on dise pourtant qu’en lui-même il ne se brûle ni ne se
chauffe. Si l’on répond que la Vie en soi est vivante et que resplendit
l’absolue Lumière, il me paraît que ce sont des expressions incorrectes, à
moins d’entendre par là, selon une autre interprétation, que tout ce qui
appartient à l’effet appartient d’abord à la cause éminemment et formellement.
§ 9. — Il
n’est pas jusqu’à la vérité la plus évidente de toute la théologie: l’acte de
Jésus façonnant sa divinité dans un moule humain, qui ne soit non plus
inexprimable par aucun raisonnement et inconnaissable à aucune intelligence,
s’agît-il du plus élevé des anges les plus anciens. Que Dieu ait pris lui-même
essence d’homme, c’est comme un mystère que nous l’avons appris, mais nous
ignorons comment il a pu se former d’un sang virginal selon une autre loi que
celle de la nature, comment il a pu traverser à pied sec les eaux liquides,
bien que ce pied eût masse corporelle et pesanteur matérielle, et il en va de
même plus généralement pour tous les secrets de la nature merveilleuse de
Jésus. Mais de ces mystères nous avons suffisamment parlé ailleurs, et notre illustre
précepteur les a loués dans ses Eléments théologiques de façon trop sublime
pour qu’il soit besoin d’y insister davantage, soit qu’il les ait reçus des
saints théologiens, soit qu’il ait appris à les considérer par une savante
exégèse des Ecritures après beaucoup d’exercices et de temps, soit qu’il y ait
été initié par une inspiration plus divine, n’ayant pas seulement de Dieu une
science théorique mais une expérience vécue, et que par une sympathie interne
de lui à elles il ait assumé pour ainsi dire la forme de cette Unité et de
cette Foi qui ne s’apprennent pas, mais qui se vivent de façon mystérieuse. Et
pour résumer le plus brièvement possible les nombreuses et heureuses
spéculations que lui inspira sa très grande puissance de raisonnement, voici ce
qu’il dit de Jésus dans les Eléments de théologie qu’il a composés :
§ 10. — Paroles extraites du très saint
Hiérothée dans ses Eléments de Théologie
« La
Divinité de Jésus, cause universelle et total achèvement, conserve l’accord des
parties avec le tout. Elle n’est elle-même ni partie ni tout, et tout ensemble
tout et partie, car en soi elle contient et possède, de façon éminente et par
anticipation, et le tout et les parties du tout. Parfaite dans les imparfaits,
en tant que principe de perfection, elle n’est pas moins imparfaite dans les
parfaits, en tant que supérieure et antérieure à toute perfection. Forme
informante en tout ce qui est informe, en tant qu’elle est principe formel,
elle n’est pas moins informe en tout ce qui a forme, en tant qu’elle transcende
toute forme. Par sa pureté, elle est essence élevée au dessus de toute essence,
suressentielle et séparée de toute essence. Elle définit tout principe et tout
ordre, et elle reste transcendante à tous les principes et à tous les ordres.
Elle est la mesure des êtres et de leur perpétuité, et elle est au-delà de la
perpétuité, et antérieure à la perpétuité. Elle est plénitude; indicible,
innommable, elle dépasse l’intelligence, la vie, l’essence. Elle contient
merveilleusement toute merveille, suressentiellement toute suressentialité.
C’est pourquoi, ayant condescendu par amour de l’homme à assumer sa nature,
s’étant véritablement incarné, Celui qui est plus que Dieu s’est fait homme. (Que
daignent nous protéger ces mystères que nous célébrons au delà de toute
intelligence et de toute raison!). Et il a conservé pourtant dans cet état son
caractère merveilleux et suressentiel, non seulement parce qu’il est entré en
communauté avec nous sans aliénation de lui-même et sans mélange et’ sans que
fût diminuée la transcendance de sa plénitude, mais aussi parce que, — miracle
des miracles! — au sein même de notre nature il est demeuré merveilleux et dans
notre essence suressentiel, contenant en lui éminemment tout ce qui nous
appartient et vient de nous, au delà de nous-mêmes. »
§ 11. — Mais
n’insistons pas davantage et revenons au propos même de notre raisonnement, en
expliquant selon nos forces les noms communs et uniques qui conviennent à la distinction
divine. Et pour commencer par des définitions claires, disons qu’on appelle
distinction divine ces procès de la Théarchie qui conviennent à sa Bonté, Car,
en accordant libéralement à tous les êtres et en répandant sur eux les
participations à la totalité de se biens, elle se distingue tout en restant
une, elle se plurifie dans son unicité, elle prend de multiples figures, sans
sortir de l’unité. C’est ainsi que lorsque ce Dieu qui est être de façon
suressentielle fait don de son être aux autres êtres et produit toute essence,
on dit que cet Etre unique prend plusieurs figures, car il produit hors de lui
pluralité d’être tout en restant parfaitement égal à lui-même, un dans sa multiplication,
unique dans son procès, entier dans sa division, grâce à sa transcendance suressentielle
par rapport à tout être et grâce à cette façon unitaire qui est sienne de tout
produire et de répandre hors de lui, sans rien perdre de soi, ses inépuisables
participations. Disons plus : cet Etre unique, qui communique son unité à
toute partie et à toute totalité, à l’un et au multiple, cet Etre n’est un
pourtant que de façon suressentielle, car il n’est lui-même ni partie d’une
multitude ni totalité formée de parties en sorte qu’en ce sens il n’est ni un
ni ne participe à l’unité ni ne possède la qualité d’un, mais il est bien un au
delà de tout mode, un au delà de cette unité qui se dit des êtres, multitude
sans parties, plus que pleine et impossible à remplir, produisant, achevant et
contenant en soi toute unité et toute pluralité.
Lorsque son œuvre déificatrice,
selon la capacité de chacun à recevoir l’empreinte divine, produit une multitude
de dieux, il semble, là encore, que le Dieu unique se divise et reçoive de multiples
figures mais, en réalité, Celui qui est Principe du divin et Plus que divin n’en
demeure pas moins de façon suressentielle Dieu unique, indivisible en tout ce
qui reçoit division, unifié en lui-même, incapable de se composer avec la
pluralité des êtres ni de se multiplier en eux. c’est à cette vérité
merveilleuse que songeait le maître qui nous initia, mon précepteur et moi, au
don de la lumière divine, connaisseur des réalités divines et lumière du monde,
lorsqu’il écrivit dans un transport divin ces parole que nous ont transmises
les saint es Ecritures (1
Cor., VIII, 5) : « Bien qu’il y ait des êtres qu’on appelle dieux,
soit au ciel soit sur terre, comme s’il existait plusieurs dieux et plusieurs
seigneurs, pour nous pourtant le Dieu Père est unique, d’où viennent toutes
choses et nous sommes faits pour lui. Et unique aussi le Seigneur Jésus-Christ
par qui toutes choses furent faites, et à qui nous devons l’être. » Dans les
réalités divines, en effet, les unités l’emportent sur les distinctions et les
précèdent et ces réalités ne demeurent pas moins unes, quelles que soient les distinctions
à l’intérieur de l’Un, car ces distinctions mêmes sont indivisibles et
unifiées. Ces distinctions communes et uniques au sein de la totale Déité ou, si
l’on préfère, ces procès convenables à sa Bonté, nous tâcherons maintenant
selon nos forces de les célébrer d’après les noms divins que nous révèlent les
Ecritures, étant bien entendu d’avance, comme on l’a dit, que tout nom
correspondant à un don de la Bonté divine, à quelque Personne théarchique qu’il
s’applique, peut s’étendre sans scrupule à la totalité de l’entière Théarchie.
§ 1. Et tout
d’abord, si tu veux bien, nous examinerons ce nom de Bon, qui exprime
parfaitement tous les procès divins, ayant invoqué la Trinité qui est principe
du bien mais qui transcende le bien et qui manifeste la totalité des
bienfaisantes Providences. Car c’est vers elle qu’il nous faut, avant tout,
faire monter nos prières, connue vers le principe du bien, et, nous approchant
d’elle au plus près, recevoir l’initiation des dons parfaitement bons qui
résident en elle. Car s’il est vrai qu’elle soit présente en tout être, tout
être par contre ne réside pas en elle. Mais c’est en la suppliant par de très
saintes prières, par une intelligence exempte de trouble et de la façon qui
convient à l’union divine, que nous aussi nous résiderons en elle. Car sa
résidence n’est pas locale en sorte qu’elle changerait de lieu et passerait de
l’un à l’autre. Mais dire qu’elle est en tout être totalement immanente, c’est
rester en deçà de cette infinité qui dépasse et qui contient toutes choses. Efforçons-nous
donc par nos prières de nous élever jusqu’à la cime de ces rayons divins et
bienfaisants, de la même façon que, si nous saisissions pour l’entraîner
constamment vers nous de nos deux mains alternées une chaîne infini ment
lumineuse qui pendrait du haut du ciel et des cendrait jusqu’à nous, nous
aurions l’impression de l’attirer vers le bas, mais en réalité notre effort ne saurait
la mouvoir, car elle serait tout ensemble pré sente en haut et en bas, et c’est
nous plutôt qui nous élèverions vers les plus hautes splendeurs d’un
rayonnement parfaitement lumineux. De même encore si nous étions montés sur un
bateau et qu’on nous eût lancé, pour nous porter secours, des cordes attachées
à quelque rocher, en vérité ce n’est pas vers nous que nous tirerions le
rocher, mais c’est nous-mêmes, et avec nous le bateau, que nous hâlerions vers
le rocher. Et si, inversement, quelque passager du bateau poussait le rocher
marin, il n’agirait aucunement sur le rocher stable et immobile, mais c’est
lui-même qui serait repoussé, et plus il ferait pression sur la pierre, plus
fort elle le rejetterait en arrière. Et c’est pourquoi au seuil de toute opération,
mais particulièrement s’il s’agit de théologie, il faut commencer par des
prières, non pour attirer à nous cette Puissance qui est tout ensemble présente
partout et nulle part, mais pour nous mettre entre ses mains et nous unir à
elle par des commémoraisons et des invocations divines.
§ 2. Et sans
doute faut-il d’abord nous justifier si, au lieu de nous contenter du
merveilleux recueil des Eléments théologiques de notre précepteur
Hiérothée, nous entreprenons, à notre tour, d’écrire d’autres traités
théologiques, et particulièrement celui qu’on lit ici. Assurément, si notre
maître avait jugé bon de pour suivre jusqu’au bout l’étude détaillée de toutes
les matières théologiques, si, traitant à fond chaque partie, il eût composé
une Somme totale de théologie, nous n’en serions jamais venu à ce point de
folie et de grossièreté, de nous croire capable de traiter les problèmes
théologiques d’un regard plus pénétrant et plus divin que le sien, de répéter
deux fois les mêmes vérités, d’user de discours superflus, et en même temps de
traiter injustement un maître et un ami à qui nous devons, après les leçons de
saint Paul, notre initiation aux vérités divines, nous emparant par la force et
à notre profit personnel du très illustre fruit de ses contemplations et de ses
explications. Mais en fait, son oeuvre fut essentiellement une magistrale
exégèse théologique où il nous livra un tableau d’ensemble des définitions
fondamentales, résumant maintes vérités en une seule formule, et tout se passa
comme s’il nous avait prescrit, à nous et à tous autres précepteurs des âmes
encore novices, d’introduire développements et distinctions, par un
raisonnement qui fût adapté à nos forces, dans les considérations globales et
synthétiques que nous devons à la magnifique puissance intellectuelle de cet
homme. Et c’est à cette tâche que toi-même souvent tu nous engageas en nous
renvoyant le livre de Hiérothée, le jugeant trop difficile. Aussi bien, croyons-nous
que ce maître des raisons parfaites et accomplies doit être réservé à une
élite, comme une sorte d’Ecriture nouvelle adjointe à celle que dicta Dieu
lui-même. Pour nous, notre rôle est d’expliquer à notre façon et en usant de
l’analogie les vérités divines aux intelligences qui restent â notre niveau.
Car si l’ouvrage de notre précepteur est une nourriture solide destinée aux
parfaites intelligences, pour repaître les autres de cette nourriture, quelle
perfection nous faudrait-il?
Nous avons donc raison
d’affirmer que pour saisir d’une vue directe le sens intellectuel des Ecritures
et pour enseigner aux autres le produit d’une telle vision, il faut la puissance
d’un vieillard; mais la science et l’enseignement des raisonnements qui
conduisent à ces hauteurs conviennent à des maîtres et à des disciples d’une
moindre sanctification
Nous avons pris d’ailleurs un
soin extrême de ne point toucher du tout aux points que ce précepteur divin
avait entièrement approfondis et dont il avait donné la claire explication, en
sorte que notre exégèse de l’Ecriture fit jamais double emploi avec la sienne.
Car parmi nos grands prêtres Inspires de Dieu, il l’emportait, tu le sais, aux
yeux de tous les théologiens (Tu n’ignores pas que nous-mêmes jadis, avec lui
et d’autres nombreux parmi nos frères en sainteté, nous vînmes ensemble
contempler ce Corps qui fût principe de vie et don de Dieu; il y avait là
Jacques frère de Dieu, et Pierre, le chef et le doyen le plus grand des
théologiens). C’est après cette contemplation qu’on décida que chaque grand
prêtre selon ses forces, célébrerait la Bonté infiniment puissante de la
faiblesse théarchique. Oui, c’est bien lui qui l’emportait sur tous les autres
saints Initiateurs, lui qui, totalement ravi, s’étant entièrement dépassé lui-même,
participait du dedans et de façon entière à l’objet même qu’il célébrait
apparaissant alors à tous ceux qui l’entendaient on qui le voyaient qu’ils le
connussent ou non comme inspiré de Dieu et comme chantre divin des louanges
divines. Mais à quoi bon redire ici tout ce qui dans cette réunion, fût dit de
Dieu? Si ma mémoire est bonne, il me souvient d’avoir souvent entendu de ta
bouche quelques fragments de ces louanges inspirées, tant ton zèle est vif â
poursuivre les vérités divines comme un but essentiel.
§ 3. — Mais
laissons de tels mystères, qu’il ne faut point livrer à la foule et qui te sont
familiers. Quand il s’agissait d’entrer en contact avec la foule et de la conduire
autant qu’il est possible de le faire à cette connaissance sacrée qui
appartient aux hommes, par la façon dont il usait de son temps, par le degré de
purification de son intelligence, par le soin qu’il apportait à ses
démonstrations, par son excellence en tous les saints exercices, Hiérothée
l’emportait assez sur la foule de nos précepteurs sacrés pour qu’il nous fût
interdit de jamais oser regarder en face un si grand soleil. Mais conscient de
nos propres forces, nous savons bien notre impuissance devant l’intelligence
des intelligibles divins, notre incapacité à dire ou à exprimer tout ce qui se
peut dire de la connaissance de Dieu. Resté bien inférieur à ces hommes divins,
nous renonçons à la science qu’ils eurent des ventes divines et nous en serions
même venu, par une excessive circonspection, a refuser de rien écouter ni de
rien dire concernant la philosophie divine, si nous n’avions compris qu’il ne
convient pas de négliger cette connaissance des secrets divins qui est à notre
portée. Ce qui nous a ainsi persuadé, ce ne sont pas seulement les tendances naturelles
de notre intelligence qu’attache un perpétuel désir à ce qu’il lui est permis
de contempler des merveilles divines mais également l’excellente institution
des lois mêmes de Dieu, qui, tout eu nous interdisant de nous mêler indiscrètement
de choses qui nous dépassent, qui excèdent nos forces et demeurent inaccessible,
nous prescrivent au contraire, pour celles qui sont à notre portée et qui nous
furent accordées en don, de les étudier sans relâche, et de les transmettre à
notre tour aux autres hommes. Persuadé par ces arguments, la quête des vérités
divines, dans la mesure ou elle nous est permise, ne nous a ni rebuté ni effrayé.
Refusant de laisser sans secours tous ceux qui sont incapables d’atteindre à
des contemplations qui dépassent l’homme nous sommes descendu nous aussi dans
la lice théologique sans prétendre apporter rien de nouveau, mais simplement,
par des recherches dites plus méticuleuses et plus poussées dans le détail,
analyser et exposer aux autres tout ce que l’excellent Hiérothée a su réduire à
l’essentiel.
§ 1. Qu’il en
soit donc comme on a dit : poursuivant notre raisonnement, passons
maintenant à l’étude de cette dénomination de Bien, par quoi les théologiens
définissent la Déité supra-divine, quand ils la considèrent dans son absolue
transcendance, appelant, je crois, Bonté la substance même de la Théarchie et
affirmant que l’être même du Bien, en tant que Bien essentiel, étend sa bonté à
tout être. Comme notre soleil, en effet, sans réflexion ni dessein mais en
vertu de son être même, éclaire tout ce qui est en mesure, selon la proportion
qui convient à chacun, de participer à cette lumière, — il en est certainement
de même du Bien (car il dépasse le soleil comme dépasse une image imprécise
l’archétype transcendant considéré dans sa propre substance) et c’est à tous
les êtres que, proportionnellement à leurs forces, il distribue les rayons de
son entière bonté. C’est à ces rayons que doivent de subsister, intelligibles
ou intelligents, toutes les essences, toutes les puissances et tous les actes;
c’est par eux qu’existent tous les êtres qui possèdent une vie indestructible
et inaltérable, tous ceux qui échappent à la mort, à la matière et au devenir,
tous ceux qui se situent au delà de la mutation instable, fluente et toujours
génératrice de nouvelles diversités, tous ceux qui, incorporels et immatériels,
ne sont objets que d’intellection, et qui, intelligents eux-mêmes, possèdent
une intellection qui n’est pas de ce monde, car ils connaissent par
illumination les raisons propres de tous les êtres et ils transmettent à leurs
congénères leur propre savoir. C’est également à la Bonté qu’ils doivent leur
permanence et aussi leur stabilité, la conservation, la garde vigilante et le
sanctuaire de leur bien propre. Et c’est parce qu’ils tendent vers le Bien en
soi qu’ils existent eux-mêmes et qu’ils prospèrent, et c’est parce qu’ils se
modèlent sur lui autant qu’il est en leur pouvoir qu’ils prennent ainsi la
forme du Bien et qu’ils transmettent aux êtres qui ont rang au-dessous d’eux,
selon la prescription d’une loi divine, les dons de toutes sortes qu’ils ont
reçus du Bien.
§ 2. — C’est
au Bien qu’ils doivent également de s’ordonner entre eux selon une hiérarchie
qui n’est pas de ce monde, de rester intérieurement indivisés malgré leur
mutuelle compénétration, de se distinguer les uns des autres sans aucune
confusion; c’est le Bien qui confère aux intelligences inférieures le pouvoir
de tendre vers celles qui les sur passent, aux plus anciennes de veiller sur
leurs subordonnées; c’est lui qui veille soigneusement sur les puissances
propres à chacune, sur le cycle immuable de leurs révolutions intérieures, sur
la permanence et la sublimité de leur tendance vers le Bien, et sur toutes ces
prérogatives dont on a parlé dans le traité consacré aux propriétés et aux
ordres angéliques. Tout ce qui concerne la hiérarchie céleste, les
purifications qui conviennent aux anges, les illuminations qui ne sont pas de
ce monde, ces opérations par quoi se parachève leur perfection angélique, tout
cela pro cède de la Bonté qui est cause et source universelles et -qui leur
concède de recevoir ainsi la forme du Bien, de révéler la bonté latente en eux,
de devenir vraiment des anges, c’est-à-dire en quelque sorte des colporteurs du
Silence divin, comme des lumières révélatrices situées par l’Inaccessible pour
le manifester au seuil même de son sanctuaire.
Ajoutons qu’au-dessous de ces
intelligences saintes et vénérables, les âmes elles-mêmes et tous les biens
propres aux âmes ne doivent pas moins leur bonté au Bien qui dépasse tous les
biens. C’est grâce à lui qu’elles sont douées d’intellection, que la vie
appartient à leur essence et demeure en soi impérissable, et qu’elles peuvent
approcher de la vie propre aux anges, conduits comme par d’excellents guides
jusqu’au principe bienfaisant de tout bien, participant ainsi, selon la mesure
de leurs forces, aux illuminations qui jaillissent de là-haut et recevant
autant les dons de ceux qui ont revêtus la forme du Bien, et toutes ces autres
prérogatives que nous énumérées dans notre traité De l’âme. Mais on peut
aller plus loin encore, et s’il faut parler des âmes irrationnelles elles-mêmes,
des âmes des animaux qui fendent l’air, de ceux qui marchent sur la terre, de
ceux qui rampent le long du sol, de ceux qui habitent les eaux, ou encore de
amphibies et de ceux qui vivent enfouis et cachés, et plus simplement de quiconque
possédé une sensitive, c’est-à-dire vie, — c’est encore le Bien qui animé et
vivifie tous ces êtres. Les plantes également ont toutes reçu de lui la forcé
vitale nécessaire à leur nourriture et à leur croissance. Et il n’est pas même
jusqu’aux essences privées d’âme et de vie qui ne doivent au Bien d’exister et
dé subsister dans l’identité de leur être propre.
§ 3. Mais si
le Bien est transcendant à tout être, comme c’est en effet le cas, il faut dire
alors que c’est l’informe qui donne forme, que c’est celui qui demeure en soi
sans essence qui e le comble de l’essence, et la réalité sans vie, vie suprême,
et la réalité sans intelligence, suprême sagesse, et ainsi de suite, car toute
forme qui se nie du Bien signifie pour lui transcendance informatrice. Et si
l’on ose ainsi parler, vers ce Bien supérieur à tout être il n’est pas jus
qu’au non-être qui ne tende également jaloux en quelque sorte de résider lui
aussi dans le Bien proprement suressentiel par lui total dépouillement.
§ 4. Mais en
poursuivant notre course, nous avons omis en chemin de noter encore ceci :
le Bien est également cause des principes célestes et de leur limitation, de
cette substance qui ne croit ni ne décroît, exempte de toute mutation, et cause
aussi des autres mouvements pour ainsi dire silencieux de l’immense route du
ciel, de la disposition des astres de leur harmonie, de leur lumière, de leur
fixité et tout ensemble pour quelques-uns de la multiplicité de leur course
vagabonde, et non moins de la trajectoire périodique entre les deux bornes
stables de ces deux luminaires que l’Ecriture qualifie de grands (Gen. 1, 16), qui définissent
pour nous les jours et les nuits, qui mesurent les mois, et les années, qui
limitent les mouvement cycliques du temps et de tout ce qui est soumis au
temps, les dénombrent, les ordonnent et les conservent. Singulièrement quelles
louanges ne ferait-on pas du rayonnement solaire? C’est du bien en effet, que
lui vient la lumière et il est lui-même l’image du Bien. Aussi célèbre-t-on le
Bien en l’appelant Lumière, puisqu’à travers l’image c’est le modèle qui se
révèle. De même en effet que la bonté propre de la déité totalement
transcendante pénètre toute essence, des plus hautes et des plus anciennes
jusqu’au dernières, bien qu’elle demeure elle-même au-delà des essences,
puisque ni les plus basses n’échappent à son domaine, en sorte qu’elle illumine
tout ce qui peut recevoir sa lumière, qu’elle le façonne et lui donne vie,
qu’elle le conserve et le perfectionne, qu’elle est la mesure de tout être, sa
durée, son nombre, sa mesure, son extension, sa cause et sa fin -, il en est
ainsi également de l’image où se manifeste la bonté divine, ce grand soleil qui
est toute lumière et dont l’éclat ne cesse jamais, parce qu’il est un faible
écho du Bien, et c’est lui qui éclaire tout ce qui peut être éclairé, c’est lui
qui possède une lumière débordante et qui déverse sur la totalité du monde visible,
à tous les échelons du haut en bas, l’éclat de son propre rayonnement. Et s’il
advient que ceci ou cela n’ait point part à ce rayonnement, n’accusons
aucunement l’insuffisance qualitative ou quantitative de la diffusion lumineuse
elle-même, mais bien l’impuissance réceptive de ce qui est trop pauvre pour
participer à la lumière. Certes, ils sont nombreux, les objets de cette sorte
que dépassent les rayons lumineux pour éclairer ceux qui les suivent, et il
n’est rien dans l’univers visible, où n’atteigne le soleil grâce au grand
pouvoir de franchissement de son propre éclat.
Disons plus: c’est lui qui
concourt à l’engendrement des corps sensibles; il les meut de façon à leur
donner la vie, il les achève, les purifie et les renouvelle; sa lumière mesure
les heures et les jours et dénombre pour nous toute réalité temporelle; et
c’est déjà cette même lumière qui, selon le divin Moïse, bien qu’elle fût
encore sans figure, définit les trois premiers jours de ce monde. Et de même
que la Bonté convertit toutes choses à elles-mêmes, de même qu’en tant que
Déité fondatrice et constituante elle est principe de rassemblement pour tout
ce qui est dispersé, en sorte que tout tend vers elle comme vers son principe,
son centre de cohésion, son parfait achèvement, de même que, selon les
Ecritures, c’est du Bien que tout reçoit structure et existence, comme mû par
une cause absolument parfaite, où il n’est rien qui ne subsiste, protégé pour
ainsi dire et pénétré de part en part par la Toute Puissance fondamentale, pôle
de toute conversion, où chaque chose trouve sa propre limite et vers quoi elles
tendent toutes; par mode de connaissance si elles sont douées d’intelligence et
de raison; par mode de sensation si elles sont douées de sensibilité; pour
celles qui n’ont point de sens, par le mouvement naturel de l’instinct vital;
pour celles en fin qui ne sont pas même vivantes et qui n’ont que l’être brut,
par leur simple aptitude à recevoir la participation des essences, — ainsi,
selon sa qualité d’image révélatrice, la lumière rassemble également et
convertit à soi tout ce qui est, tout ce qui voit, tout ce qui se meut, tout ce
qui s’éclaire, tout ce qui s’échauffe, et généralement tout ce qui reçoit ses
rayons. C’est pourquoi on l’appelle soleil (Hélios) parce que par elle
tout est concentré (aollès) et qu’elle rassemble le dispersé (Etymologie fantaisiste tirée du Cratyle
de Plates).
. Et c’est vers cette lumière
que tendent toutes les réalités sensibles, pour recevoir d’elle soit la
puissance de voir, soit le mouvement, l’éclairage, la chaleur et plus
généralement la conservation de l’être. Non certes que j’affirme à la façon des
Anciens que le soleil, comme dieu et comme démiurge de l’univers, gouverne
proprement le monde visible, mais « depuis la création du monde, les mystères
invisibles de Dieu sont saisis par l’intelligence à travers les créatures, même
sa Puissance et sa Divinité éternelles Rom I, 2 ».
§ 5. — Mais
tout cela appartient à la Théologie symbolique. Pour l’instant il nous
appartient de célébrer le Bien sous le vocable de Lumière intelligible et de
dire que le Bien est appelé Lumière intelligible car il emplit toutes les
intelligences supracélestes d’une lumière intelligible, car il chasse toute
ignorance et toute erreur de toutes les âmes où Il pénètre et leur fait don à
toutes de sa sainte lumière, car il purifie les yeux de leur intelligence de la
brume dont les couvre leur ignorance, car il réveille et fait lever les
paupières à celles qu’assoupit le faix des ténèbres, car il leur donne d’abord
un éclat modéré, puis, lorsqu’elles ont pour ainsi dire goûté à la lumière et
qu’elles en désirent davantage, il augmente leur part et les illumine
excellemment, parce qu’elles ont beaucoup aimé (Luc, V 47) », car enfin il ne cesse de les stimuler sur la voie du
progrès à la mesure de leur effort personnel pour élever leur regard vers le
haut.
§ 6. On
appelle donc Lumière intelligible ce Bien qui est au delà de toute lumière, car
il est source de tout rayonnement et il répand le trop plein de sa lumière sur
toute intelligence ; qu’il s’agisse de celles qui dépassent le monde, de
celles qui l’enveloppent ou de celles qui y demeurent, c’est Lui qui les
illumine de toute sa plénitude, qui renouvelle leur puissance d’intellection,
qui les contient toutes dans son extension et toutes les dépasse par sa
transcendance, qui synthétise enfin de façon simple, qui contient d’avance et
conserve en soi l’entière maîtrise de la puissance illuminatrice. Il est en
effet principe de la lumière et c’est troppeu pourtant que de l’appeler
lumière, rassemblant en soi et concentrant la totalité des êtres doués
d’intelligence et de raison. Comme l’ignorance divise ceux qui se sont égarés,
ainsi la présence de la lumière intelligible rassemble et réunit ceux qu’elle
éclaire, elle les perfectionne, les convertit à l’Etre absolu, et les
détournant de la pluralité des conjectures, en ramenant la variété de leur
vision –ou plutôt de leurs imaginations- à une seule connaissance, véridique,
purifiée, unifiée, et en les emplissant d’une lumière unique et unifiante.
§ 7. Ce Bien,
les saints théologiens le célèbrent aussi en l’appelant Beau, Beauté, Amour,
Aimable, et de tous les autres noms divins convenant à cette fraîcheur qui est
source de beauté et pleine de grâce. Assurément, il ne faut pas confondre
« beau » et « beauté » dés lors du moins qu’on ne considère
pas cette Cause qui réunit tout en un ; en tout être, nous distinguons en
effet participation et participé, appelant ce qui a part à la beauté et beauté
la participation à cette cause qui fait la beauté de tout ce qui est beau. Mais
s’il s’agit du beau sur-essenciel, on l’appelle aussi Beauté, à cause de cette
puissance d’embellissement qu’il dispense à tout être dans la mesure propre à
chacun, et parce qu’à la façon de la lumière il fait rayonner sur toutes choses,
pour les revêtir de beauté, les effusions de cette source rayonnante qui sourd
de lui-même, parce qu’enfin il appelle (kalloun) tout à lui — aussi nomme-t-on beau (kallos)
et qu’il rassemble au sein de soi-même tout en tout. Mais Si on le nomme beau,
c’est en ce sens qu’ensemble il contient toute beauté et surpasse toute beauté,
qu’il demeure éternellement beau, d’une beauté identique à soi-même et
constante, qui ne naît ni ne périt, ne croît ni ne décroît, car il n’est point
beau en ceci et laid en cela, ni tantôt beau et tantôt laid, ni beau selon les
points de vue, les lieux ou les façons de la considérer, mais bien plutôt d’une
beauté constante, qui demeure la même en soi et pour soi, contenant d’avance en
soi et de façon transcendante la source originelle de toute beauté.
Car dans cette nature simple
et merveilleuse, commune à tout être beau, il n’est beauté ni beau qui ne préexiste
sous forme unique comme en sa cause. C’est cette beauté qui donne à chacun
d’être beau selon la proportion qui lui appartient, c’est cette Beauté qui produit
toute convenance, toute amitié, toute communauté, c’est cette beauté qui
produit toute unité et qui est le principe universel, parce qu’elle produit et
qu’elle meut tous les êtres et qu’elle les conserve en leur donnant l’amoureux
désir de leur propre beauté. Pour chacun, elle constitue donc sa limite et
l’objet de son amour, puisqu’elle est sa cause finale (Car c’est en vue du bien
que tout se fait) et son modèle (car c’est à son image que tout se définit). Aussi
le Beau se confond-il avec le Bien, car, quel que soit le motif qui meut les êtres,
c’est toujours vers le Beau-et-Bien qu’ils tendent, et il n’est rien qui n’ait
part au Beau-et-Bien. Il faudra pousser l’audace jusqu’à affirmer que le non-être
participe lui aussi au même Beau-et-Bien, car c’est chose belle et bonne que de
le célébrer en Dieu par la négation de tout attribut.
Ainsi cet Un tout ensemble
beau et bon est cause de toute la pluralité des beaux et des biens; C’est grâce
à lui que toutes choses subsistent dans leur essence, qu’elles sont unies et
distinctes, identiques et opposée semblables et dissemblables, que les
contraires communient et que les éléments unis échappent à la confusion. C’est grâce
à lui que les supérieurs exercent leur providence, que les inférieurs se
convertissent, que tout conserve immuablement unicité et stabilité. Et grâce à
lui encore que, selon son mode propre, tout communie à tout, que les êtres
sympathisent et qu’ils s’aiment sans se perdre les uns dans les autres; que
tout s’harmonise, que les parties concordent au sein du tout et se lient
indissolublement les unes aux autres; que les générations se succèdent sans
répit; que les intelligences, les âmes et les corps demeurent ensemble stables
et mobiles, car il est pour eux tout à la fois repos et mouvement, et, situé
lui-même au-dessus des catégories du repos et du mouvement, c’est lui qui
stabilise chaque être dans la raison qui lui convient et qui le meut selon le
mouvement qui lui est propre.
§ 8. — Le
mouvement des intelligences divines est dit circulaire lorsqu’elles s’unissent
à ces illuminations du Beau-et-Bien qui ne commencent ni ne cessent, —
longitudinal lorsqu’elles condescendent à la providence de leurs subordonnées,
car c’est alors en ligne droite qu’elles accomplissent toutes leurs opérations,
— hélicoïdal enfin lorsque, tout en exerçant leur providence sur celles qui en
ont besoin, elles de meurent tout ensemble dans leur identité, et que, sans
cesser de contempler le Beau-et-Bien qui est cause de cette identité, elles
accomplissent leur in cessante révolution.
§ 9. — L’âme
elle aussi se meut. Elle se meut d’un mouvement circulaire lorsque, rentrant en
soi-même, elle se détourne du monde extérieur, lorsqu’elle rassemble en les
unifiant ses puissances d’intellection dans une concentration qui les garde de
tout égarement, lorsqu’elle se détache de la multiplicité des objets extérieurs
pour se recueillir d’abord en soi-même, puis, ayant atteint à l’unité
intérieure, ayant unifié de façon parfaitement une l’unité de ses propres
puissances, elle est conduite alors à ce Beau-et-Bien, qui transcende tout
être, qui est sans principe et sans fin. L’âme se meut d’un mouvement
hélicoïdal dans la mesure où l’illuminent selon son mode propre les
connaissances divines, non certes par voie d’intuition intellectuelle et dans
l’unité, tuais grâce à des raisons discursives et pour ainsi dire par des actes
complexes et progressifs. Son mouvement enfin est longitudinal lorsque, plutôt que
de rentrer en soi et de tendre à l’union intelligible (car alors son mouvement
est circulaire comme on vient de le voir), elle se tourne vers les réalités qui
l’entourent et prend appui sur le monde extérieur comme sur un ensemble
complexe de multiples symboles pour s’élever à des contemplations simples et
unifiées.
§ 10. Or, si de
tels mouvements se produisent, et ceux également qui concernent à travers le
monde entier les objets sensibles, et plus encore si les choses demeurent en
elles-mêmes, conservent leur repos et leur situation, tout cela tient à
l’action productrice, conservatrice et délimitatrice du Beau-et-Bien, qui se
situe tout entier au delà du repos et du mouvement. C’est pourquoi tout
mouvement et tout repos procèdent de lui et résident en lui et tendent vers
lui, et il est leur cause. Car c’est à partir de lui et grâce à lui que les
intelligences et les âmes possèdent essence et vie, c’est à lui que tout dans
la nature doit d’être dit petit, égal ou grand, c’est lui qui mesure tout être
et détermine toute proportion, toute harmonie, tout mélange, c’est lui qui
universellement détermine le tout et la partie, l’un et le multiple, la liaison
des parties, la synthèse des multiplicités, la perfection des ensembles, la
qualité, la quantité, la grandeur, l’infini, la comparaison et la distinction;
il est le principe de tout infini, de tout fini et de tout défini, des ordres,
des excellences, des éléments, des genres, de toute essence, de toute
puissance, de tout acte, de toute disposition acquise, de toute sensation, de
tout discours rationnel, de toute intuition intellectuelle, de toute saisie, de
toute science, de toute union. En un mot tout étire vient du Beau-et-Bon,
subsiste au sein du Beau-et-Bon, se convertit au Beau-et-Bon. C’est au
Beau-et-Bon que tout ce qui existe et tout ce qui devient doivent leur être et
leur devenir, vers lui que tend tout regard, par lui que tout se meut et se
conserve; de toutes choses il est ensemble fin et moyen; en lui réside le
principe de toute exemplarité, de toute perfections de toute production, de
toute forme et de tout élément, et simplement tout principe quel qu’il soit,
toute conservation, toute délimitation.
En bref, disons que tout être
procède du Beau-et-Bien, que tout non-être réside sur-essentiellement dans le
Beau-et-Bien, car c’est là le principe de tout et cette limite dont c’est trop peu
de dire qu’elle est principe et fin. Car, selon la sainte Ecriture,
« tout est de lui, par lui, en lui et pour lui. (Rom XI, 36). » Ainsi tout tend vers le Beau-et-Bien, il est l’objet de
tout désir amoureux et de tout amour charitable. C’est à travers le
Beau-et-Bien, à cause du Beau-et-Bien que les êtres sont mutuellement amoureux
les uns des autres, que les inférieurs se tournent vers les supérieurs, que
ceux de même rang s’unissent à leurs semblables, que les supérieurs exercent
leur providence à l’égard des inférieurs, chacun s’attachant en outre à son
être propre et se conservant soi-même, et c’est parce qu’ils tendent tous
ensemble vers le Beau-et-Bien qu’ils réalisent et décident tous leurs vouloirs.
Osons dire plus encore : en toute vérité, c’est par surabondance de bonté
que la Cause universelle désire amoureusement tout être, opère en chacun,
parachève toute perfection, conserve et tourne à soi toute réalité, que ce
désir amoureux est en Dieu parfaite bonté d’un Etre bon, qui se réalise à
travers le bien même. Faiseur de bien en toute chose, cet amoureux désir,
préexistant de façon surabondante au cœur même du bien, ne lui aurait pas
permis de demeurer stérile et de se replier sur soi-même, mais il le met tout
au contraire en branle pour qu’il agisse selon cette puissance surabondante
d’universel engendrement.
§ 11. Mais
qu’on n’imagine pas que nous allions contre l’Ecriture en vénérant ce vocable
de désir amoureux. Car je considère comme absurde et fa eux de négliger
l’importance du dessein au profit de l’expression verbale. Ce n’est point ainsi
qu’opèrent ceux qui veulent atteindre à l’intelligence des réalités divines,
mais plutôt ceux qui ne perçoivent que des sons à l’état brut, sans les faire
pénétrer au delà de leurs oreilles, les maintenant à l’extérieur de leur
intelligence, sans volonté de savoir ce que signifie telle ou telle expression
ni comment il convient de l’éclairer par des synonymes plus explicites, se
contentant de lettres et de traits inintelligibles, de syllabes et d’expressions
qui ne sont point objet de connaissance, qui ne pénètrent pas jusqu’à la partie
intellective de leur âme; mais bourdonnent simplement tout autour de leurs lèvres
et de leurs oreilles, comme si, par exemple, ils nous refusaient le droit
d’expliquer le nombre quatre, en disant: deux fois deux, ou la ligne droite, en
l’appelant figure rectilinéaire, ou terre maternelle en traduisant: patrie, et
ainsi de suite pour toutes les locutions qui, avec des mots différents signifient
la même réalité. Il faut savoir, la raison nous l’impose, que, si nous usons de
lettres et de syllabes, de mots, d’écrits et d’arguments, c’est pour manifester
notre pensée de façon sensible, en sorte que lorsque notre âme tend, en vertu
de ses opérations intellectives, vers les intelligibles, vaines alors
deviennent ces sensations ajoutées au sensibles et vaines aussi les puissances
mêmes d’intellection quand l’âme a revêtu la forme divine et que, unie à elle
par l’inconnaissance, elle se jette dans un élan aveugle sur les rayons de la
Lumière inaccessible. Mais lorsqu’il s’agit pour l’intelligence de prendre appui
sur le sensible pour s’efforcer d’atteindre à la contemplation de
l’intelligible, la préférence revient alors aux plus claires des traductions
sensibles, aux arguments les plus évidents; aux visions les plus manifestes,
car si cela même est déjà obscur qui s’offre aux sens, comment transmettraient-ils
convenablement à l’intelligence l’objet de leur perception? Pour qu’on n’imagine
pas qu’en soutenant cette thèse nous allions contre l’autorité des divines Ecritures,
ceux qui critiquent l’emploi de l’expression « désir amoureux » n’ont qu’à
écouter cette parole du Sage : « Sois amoureux d’elle et elle le
gardera; enveloppe-la et elle t’exaltera, honore-la pour qu’elle t’embrasse
(Prov. IV, 6-9) » et se
rappeler tant d’autres passages où Dieu est célébré en termes érotiques.
§ 12. — Il a
même paru à certains de nos auteurs sacrés que « désir amoureux » est un terme
plus digne de Dieu qu’ « amour charitable ». Car le divin Ignace a écrit «
C’est l’objet de mon désir amoureux qu’ils ont mis en croix ». Et dans les
livres préparatoires aux Ecritures, tu trouveras cette parole appliquée à la
Sagesse de Dieu: « J’ai désiré sa beauté (Sag. VIII, 2)». Il ne faut donc pas que ce
vocabulaire érotique nous effarouche ni que les raisonneurs viennent nous en
faire un épouvantail. Car il me paraît que les théologiens ont considéré comme
synonymes « désir amoureux » et « amour charitable », mais en appliquant
ces termes aux réalités divines, ils précisent bien qu’il S’agit de l’amour
véritable, à cause des absurdes préjugés de ces hommes [qui s’attachent aux
mots plutôt qu’aux choses]. Quand Dieu, en effet, a été célébré sous le nom
d’Amour véritable, non seulement dans nos écrits, mais même par la sainte
Ecriture, la foule qui ne saisit pas qu’en Dieu le désir amoureux revêt la
forme de l’unité, a glissé insensiblement jusqu’à cette sorte de désir qui lui
est familière, désir morcelé, corporel, susceptible de partage; en ce cas, il
ne s’agit plus d’amour véritable, mais d’une image, ou plu tôt d’une caricature
de l’amour authentique. La foule, en effet, est incapable de comprendre le caractère
in divisible et unitaire du désir divin. Et c’est pourquoi ce nom qui semble
inconvenant au vulgaire n’en est pas moins attribué à la divine Sagesse, afin
que la masse soit conduite et élevée jusqu’à l’intelligence du véritable amour,
et se délivre des difficultés que ce terme présente à ses yeux. Lorsqu’il
s’agit au con traire de nous-mêmes, c’est-à-dire d’êtres vils et susceptibles
de pensées irrationnelles, on emploie un mot qui paraît mieux sonnant : « Ton
amour charitable, dit l’Ecriture, a fondu sur moi comme celui des femmes (II Rois 1, 26) ».
Mais s’adressant à ceux qui savent entendre le vrai sens des paroles divines,
les saints théologiens, pour leur révéler les secrets divins, attribuent même
valeur aux deux expressions de charité et de désir. Car ils désignent tous deux
une même puissance d’unification et de rassemblement, et plus encore de
conservation, qui appartient de toute éternité au Beau-et-Bien grâce au
Beau-et-Bien; qui émane du Beau-et-Bien par le Beau-et-Bien; qui unit les uns
aux autres les êtres de même rang; qui pousse les supérieurs à exercer leur
providence à l’égard des inférieurs; qui convertit les Inférieurs et les
attache aux supérieurs.
§ 13. — Mais en
Dieu le désir amoureux est extatique. Grâce à lui, les amoureux ne
s’appartiennent plus; ils appartiennent à ceux qu’ils aiment. On le voit par
l’exemple des plus élevés qui exercent leur providence à l’égard de leurs
inférieurs, tandis que les êtres de rang égal s’unissent les uns aux autres et
que les subordonnés se tournent de façon divine vers ceux du plus haut rang. Et
c’est ainsi que Je grand Paul, possédé par l’amour divin et prenant part à sa
puissance extatique, dit d’une bouche inspirée : « Je ne vis plus,
c’est le Christ qui vit en moi (Gal
II, 20) », ce qui est bien le fait d’un homme que le désir n fait,
comme il dit, sortir de soi pour pénétrer en Dieu et qui ne vit plus de sa vie
propre, mais de la vie de Celui qu’il aime.
Osons ajouter ceci qui n’est
pas moins vrai: Ce Dieu lui-même, qui est cause universelle et dont l’amoureux
désir, à la fois beau et bon, s’étend à la totalité des êtres par la
surabondance de son amoureuse bonté, sort aussi de lui-même lorsqu’il exerce
ses Providences à l’égard de tous les êtres et qu’en quelque façon il les
captive par le sortilège de sa bonté, de sa charité et de son désir. C’est
ainsi que, totalement et parfaitement transcendant, il ne condescend pas moins
au soin de tous les êtres grâce à cette puissance extatique, sur-essentielle et
indivisible qui lui appartient. Aussi les bons connaisseurs des secrets de Dieu
perlent-ils de son ardeur jalouse à cause de l’intensité de cet excellent désir
amoureux qui s’étend à tous les êtres ; parce qu’il convertit en ardeur
jalouse le désir amoureux de ceux qui tendent vers lui, et qu’il manifeste
lui-même une jalouse ardeur, comme si les êtres qui tendent vers lui étaient
dignes de cette ardeur et dignes également de cette ardeur les êtres à l’égard
de qui s’exerce sa providence. Bref, du Beau-et-Bien on a le droit de dire
qu’il est objet de désir amoureux et qu’il est lui-même amoureux désir, que ces
propriétés sont contenues d’avance dans le Beau-et-Bien, et que c’est au Beau-et-Bien
qu’elles doivent être et devenir.
§ 14. Mais enfin
que veulent dire les théologiens lorsqu’ils appellent Dieu tantôt désir et charité,
tantôt digne d’un amoureux désir et aimante charité? De l’amour il est la cause
et, en quelque façon; le producteur et l’engendreur. Digne d’amour, il l’est
par lui-même. C’est l’amour qui le meut et c’est parce qu’il est digne d’amour
qu’il meut les autres en sorte que tout ensemble à partir de soi-même et en
direction de soi-même, il est promoteur et moteur. C’est pourquoi on 1’appelle
à la fois Aimable et Désirable, parce qu’il est Beau-et-Bon. Désir et Amour
parce qu’il est une puissance qui meut et qui entraîne vers lui. Car, seul, il
est absolument et en soi Beau-et-Bon, c’est lui-même qui, de soi-même, est manifestation
de soi-même, bienfaisant procès de l’Unité transcendante, mouvement simple d’un
amoureux désir qui se meut de soi-même et agit par soi-même; qui préexiste dans
le Bien et déborde du Bien sur tout être avant de se retourner derechef vers le
Bien. Il apparaît ainsi que le divin Désir est en soi sans fin et sans
principe, tel un cercle perpétuel, qui grâce au Bien, à partir du bien,
parcourt une parfaite orbite, demeurant identique à soi-même et conforme à son
identité, ne cessant de progresser ni de demeurer stable ni de revenir à son
état premier. C’est ce que notre admirable initiateur aux secrets divins a
divinement expliqué dans ses Hymnes érotiques, qu’il n’est pas
inconvenant de rappeler ici et d’adjoindre comme un couronnement sacré à ce qu’on
vient de dire du désir amoureux.
§ 15. Extrait
des Hymnes érotiques du très saint Hiérothée : « Par désir amoureux, qu’on parle de celui qui appartient
à Dieu, ou aux anges ou aux intelligences ou aux âmes ou aux natures, nous
entendons une puissance d’unification et de connexion, qui pousse les êtres
supérieurs à exercer leur providence à l’égard des inférieurs, ceux de rang égal
à entretenir de mutuelles relations, ceux qui sont en bas de l’échelle à se
tourner vers ceux qui ont plus de force et qui se situent au dessus
d’eux ».
§ 16. Autre
extrait de ces Hymnes érotiques « De l’Amour
unique dépendent toute une série de désirs amoureux dont nous avons recensé
l’ordre, disant tour à tour quelles sont les connaissances et les puissances de
ces désirs, qu’ils appartiennent au monde ou qu’ils ne soient pas de ce monde,
en quoi excellent, selon la raison qu’on a donnée, le ordres et les hiérarchies
des désirs intelligents et intelligibles, parmi lesquels, dominant tous les
amours parfaitement beaux et appartenant à l’ordre intelligible, ceux dont le
mouvement est spontané et qui sont réellement divins constituent l’objet propre
de nos louanges. Il nous reste maintenant à ramener tous ces désirs à l’Amour
qui les contient tous en son unité, partant de cette pluralité, réunissons et
rassemblons tout désir amoureux dans Celui qui est leur père commun et pour cela
réduisons d’abord à deux l’ensemble des puissances érotiques, sur lesquelles règne
de façon absolue, eu tant que fondement primitif, la Cause insaisissable de
tout désir amoureux, transcendante elle-même à tout désir amoureux, objet
suprême vers quoi tend l’amour de tout être quel qu’il soit, conformément à sa
nature propre. »
§ 17. Autre
extrait des mêmes Hymnes érotiques. — « Mais
ramenons derechef toutes ces puissances à l’unité et disons qu’il n’existe qu’une
Puissance simple, productrice d’union et de cohésion, qui est le principe
spontané de son propre mouvement, et qui du Bien jusqu’au dernier des êtres,
puis de nouveau de cet être même jusqu’au Bien, parcourt sa révolution cyclique
à travers tous les échelons, à partir de soi, à travers soi et jusqu’à soi,
sans que cesse jamais, identique à soi-même, cette révolution sur soi-même.
»
§ 18. On
répondra peut-être: si le Beau-et-Bien est pour tout être objet d’amoureux
désir, but de toute tendance et de tout amour charitable, s’il n’est pas, en
effet, jusqu’au non-être, comme on l’a vu, qui ne tende vers lui et qui ne
désire subsister en quelque façon en lui, car c’est lui également qui donne
forme à l’informe et c’est de lui que, sur-essentiellement, le non-être tire
son nom et son existence, — comment se fait-il alors que la multitude des
démons, au lieu de tendre vers le Beau-et-Bien, attachée au contraire à la
matière et déchue de cette permanente tendance vers le Bien qui convient à des
anges, devienne la cause de tout mal, et pour soi et pour ceux des autres êtres
qu’on traite de pervertis? Plus simplement, comment se peut-Il que, née du
Bien, la race démoniaque n’ait point reçu la forme du Bien, ou que le bien reçu
du Bien se soit ainsi altéré? D’où vient cette perversion, et pour tout dire,
qu’est-ce donc que le mal? Quel en est le principe, en quels êtres réside-t-il?
Pourquoi le Bien a-t-il décidé de le produire? Comment, l’ayant voulu, a-t-il
pu mettre un tel dessein à exécution? Et si le mal vient d’une autre source, le
Bien n’est-il donc pas la source unique de toute existence? Puisqu’il existe
une Providence, comment le mal est-il possible, comment naît-il, comment
persiste-t-il? Com ment se peut-il qu’aucun être abandonne le Bien pour
s’attacher au mal?
§ 19. Voilà
sans doute ce que dira un adversaire embarrassé. Mais il sera bon de le
renvoyer à la con sidération de la réalité telle qu’elle se présente
effectivement. Et tout d’abord nous ne craindrons pas d’affirmer ceci: le mal
ne procède pas du Bien, ou du moins s’il procède du Bien, ce n’est pas en tant
que mal. Ce n’est pas au feu qu’il appartient de refroidir ni au Bien de
produire son contraire. S’il est vrai que tout être procède du Bien (car la
nature du Bien est de produire et de conserver les êtres, tandis que le mal les
corrompt et les détruit), il n’est rien dans les êtres qui procède du mal, et
on ne saurait parler de mal absolu, puisqu’un tel mal se détruirait lui-même.
S’il en va autrement, c’est que le mal n’est pas entièrement mal, mais qu’il
participe en quelque façon au Bien et que bonne est la cause de tout ce qu’il
possède d’être.
Mais si les êtres tendent
vers le Beau-et-Bien, si aucun d’eux n’agit qu’en vue de ce qui lui semble bon,
si l’activité de tout être a le Bien pour principe et pour fin (car en prenant
pour modèle la nature du niai, on ne réalise rien de ce qu’on prétend
réaliser), on nous demandera alors de rendre compte de l’existence du mal dans
les êtres, ou plus simplement d’expliquer que rien puisse échapper à la
tendance universelle vers le Bien. Nous répondrons que puisque tout être
procède de ce Bien qui demeure on soi au delà de tout être, le non-être
lui-même réside dans le Bien et qu’ainsi il existe. Mais Il n’en résulte ni
qu’il soit être, car alors il n’aurait rien de mauvais, ni non-être, car rien
ne peut être absolument non- être qui ne demeure sur-essentiellement dans le
Bien lui-même. Si le Bien par conséquent se situe fort au delà et de l’être
considéré en soi et du non-être, le mal de son côté n’appartient ni à l’être ni
au non-être, mais il est plus séparé du Bien que le non-être même, étant d’une
autre nature et plus que lui privé d’essence.
Mais alors, direz-vous, d’où
vient donc le mal? Si le mal n’est rien, vice et vertu sont identiques, qu’on
considère leurs relations de tout à tout ou de partie à partie. En ce cas, ce
ne sera aucunement un mal que de combattre la vertu. Or on sait que la
tempérance s’oppose à l’intempérance, la justice à l’injustice ; et je ne
dis pas seulement le tempérant à l’intempérant, le juste à l’injuste, mais bien
avant qu’apparaisse au dehors la différence entre le vertueux et son contraire,
dans l’âme même, de façon tout-à-fait primitive, la discorde régnait déjà entre
vertus et vices, et contre la raison s’était déjà élevé la révolte des
passions. Il faut donc admettre que le mal s’oppose au bien. Ce n’est pas le
bien, en effet, qui s’oppose à soi-même ; né d’un principe unique et d’une
cause unique, il se plait à la communion, à l’unité, à l’amitié. Et ne croyons
pas non plus qu’un moindre bien soit opposé à un plus grand bien, pas plus
qu’en ce qui concerne le chaud ou le froid le moins intense n’est l’opposé du
plus intense. Il semble donc que le mal soit inhérent aux êtres, qu’il existe
vraiment, qu’il soit le contraire et l’opposé du Bien. Si on le considère comme
une corruption de l’être, le mal n’est pas exclu pour autant de l’existence. Il
faut bien en ce cas qu’il existe et qu’il engendre l’être ; n’est-il pas
vrai, en effet, que très souvent c’est de la corruption de ceci que naît cela?
On dira donc que le mal existe, qu’il participe à la plénitude de toutes choses
et qu’il contribue ainsi par son oeuvre propre à la perfection de l’univers.
§ 20. Mais à
dire vrai, il faut répondre que ce n’est pas le mal en tant que mal qui produit
ni essence ni devenir, et que son seul rôle est de pervertir et de détruire,
autant qu’il le peut, , la substance des êtres. Si l’on prétend, en effet,
qu’il est lui-même générateur et qu’il engendre ceci par le fait même qu’il corrompt
cela, nous aurons raison d’objecter que ce n’est pas en tant que corruption qu’il
engendre car, en tant que corruption et que mal, son oeuvre unique est de corrompre
et de pervertir ; c’est du Bien que procèdent tout engendrement et toute
essence. En soi, le mal est pure corruption ; s’il engendre, c’est par
l’entremise du bien. En tant que mal, il n’est ni être ni producteur d’être.
C’est par l’entremise du Bien qu’il existe, qu’il est bon et qu’il produit des
êtres bons. Disons mieux encore ce n’est pas sous le même rapport que la même
chose sera tout en semble bonne et mauvaise, ni sous le même rapport qu’une
même puissance corrompra et engendrera tout ensemble le même être. En soi la
corruption ne peut être identique à ce qu’est en soi la puissance. En soi le
mal par conséquent n’est ni être ni bien ni principe d’engendrement ni producteur
d’êtres ou de biens. Mais c’est le Bien qui, là où il peut agir parfaitement,
rend les êtres parfaits, sans mélange et entièrement bons; s’ils reçoivent de
lui une moindre part, ils sont imparfaitement bons et le défaut de bien fait
d’eux des êtres mélangés. Mais le mal n’est aucunement bien ni faiseur de bien
et c’est selon qu’une chose est plus ou moins proche du Bien qu’elle devient
bonne dans la mesure de cette proximité. Car la Bonté parfaite qui s’étend à
1’univers ne règne pas seulement sur les essences parfaitement bonnes qui
l’environnent immédiatement, mais elle s’étend jusqu’aux plus lointaines. Là
son immanence est entière, ici elle est moindre; ailleurs encore elle est
infime, car elle se mesure à la capacité de chacun à recevoir sa participation.
Certains êtres participent totalement au Bien, d’autres en sont plus ou moins
privés, d’autres n’obtiennent qu’une présence plus ténue du Bien, et chez
d’antres encore le Bien n’apparaît plus que sous forme d’écho très affaibli. Si
l’immanence du Bien ne se réalisait en chacun de façon proportionnelle, les
êtres les plus proches de Dieu et les plus anciens descendraient en effet au
rang des derniers. Et comment se pourrait-il que toute participation au Bien
fût identique, si tous les êtres ne sont point doués de la même aptitude à le
participer tout entier? Il est vrai que la puissance du Bien est
extraordinairement grande, que ceux mêmes qui sont privés de lui, et jusqu’à
cette privation, peuvent encore recevoir pleinement sa participation. Et s’il
faut dire hardiment ce qui est vrai, c’est de lui encore que ceux-là aussi qui
luttent contre lui reçoivent leur être et leur pouvoir de rébellion, ou, pour
mieux dire et tout résumer en une phrase, tons les êtres, dans la mesure où ils
existent, sont bons et procèdent du Bien; dans la mesure où ils sont privés de
bien, on ne doit dire ni qu’ils sont bons, ni qu’ils existent.
En ce qui concerne les autres
propriétés acquises, telle que chaleur ou froid, [il en va autrement, ainsi] un
corps échauffé ne cesse pas d’exister parce que la chaleur l’a abandonné; et
l’on sait que beaucoup d’êtres manquent de vie ou d’intelligence; Dieu lui même
est sans essence, bien qu’il existe de façon sur- essentielle. En tout autre
domaine, en effet, ni la perte ni l’absence de quelque propriété que ce soit
n’empêchent aucun être ni d’exister ni de subsister. Privé au contraire de tout
mode du Bien, rien d’aucune façon n’a jamais existé, n’existe, n’existera ni ne
saurait exister. Soir, par exemple l’intempérant. Privé du Bien par sa
convoitise irrationnelle, on peut dire que cette privation l’anéantit en quelque
sorte et que sa convoitise est sans objet réel; il reste vrai qu’il participe
au Bien par l’écho affaibli qui demeure en lui de la communion et de l’amitié.
De même la colère participe au Bien par le mouvement qui est en elle, par le
désir d’améliorer ce qui semble mauvais et de le ramener à un état qui semble
meilleur. Et celui même qui désire la pire des vies, en tant qu’il ne désire
que vivre, et vivre d’une vie qui lui semble la meilleure, par son désir même,
par son désir de vivre, par sa tendance vers la meilleure des vies, il a part
lui-même au Bien. Si l’on supprimait totalement le Bien, il n’y aurait plus ni
vie ni désir ni mouvement ni rien d’autre.
Ce n’est donc point sous
l’effet du mal que la corruption donne naissance à la génération, mais grâce à
la présence du Bien; de même la maladie est défaut d’ordre, non privation
totale d’ordre, car, en ce cas, la maladie même ne subsisterait plus: or, la
maladie demeure et existe, car elle garde une forme inférieure d’existence, qui
constitue sa substance et lui permet de subsister d’une certaine façon. Ce qui
n’a aucune part au Bien n’existe point ni n’appartient à rien de ce qui existe.
C’est par l’existence du Bien que le mélange [de bien et de mal] se rencontre
dans les êtres et les êtres où il apparaît n’existent, comme il n’existe
lui-même, que dans la mesure de sa participation au Bien. Pour mieux dire, tout
être possédera plus ou moins d’existence dans la mesure où il participera plus
ou moins au Bien.
[On sait que] quiconque
n’aurait aucune part d’aucune façon à l’Etre pur serait pur néant. Ce qui est
être d’un certain point de vue, et d’un autre point de vue non-être, dans la
mesure de sa chute par rapport à la perpétuité de l’Etre, il faut dire qu’il
n’existe pas; mais dans la mesure de sa participation à l’Etre, il est vrai
qu’il existe et c’est grâce à cette participation que se conservent et se
maintiennent tout ensemble la totalité de son être et ce qui est en lui de
non-être. [Or ce qui est vrai de l’être n’est pas moins vrai du bien]. Si
l’être mauvais est entièrement privé de bien, il ne sera bon à aucun degré.
Mais s’il est bon d’un certain point de vue et non d’un autre, il entre alors
en conflit avec un certain bien, non avec la totalité du Bien. C’est la
présence du Bien qui lui permet de subsister, et c’est le Bien qui, grâce à sa
pleine participation, donne rang d’essence à cela même qui est privé de lui.
Supposons que le Bien soit totalement absent: il n’y aura alors ni Bien total
ni mélange [de bien et de mal] ni mal absolu. Puisque le mal, en effet, n’est
que l’imperfection du Bien, l’absence totale du Bien n’entraînera pas moins
l’absence de ce bien imparfait que du Bien même des êtres parfaits. il faudra
dire, par conséquent, que le mal ne saurait ni exister ni se manifester que
dans la mesure où, en tant qu’il est mauvais pour eux, il peut s’opposer à
certains êtres; en tant qu’ils sont bons, se séparer de certains autres. Mais
qu’une même réalité soit sous le même rapport en lutte avec elle-même, cela est
totalement impossible. Donc le mal n’est pas un être.
§ 21. — Le mal
n’appartient non plus à aucun être. Si tout procède, en effet, du Bien, si le
Bien est partout présent et enveloppe tout être, ou bien le mal sera absent de
tout être, ou alors il faudra qu’il appartienne au Bien lui-même; or il ne
saurait pas plus appartenir au Bien lui-même que le froid n’appartient au feu,
ni la puissance de perversion à ce qui a le pouvoir de changer le mal en Bien.
Au reste, si le mal appartenait au Bien comment se trouverait-il en lui?
Dira-t-on qu’il procède du Bien? Ce serait absurde et impossible. Les Ecritures
ont rai son de l’affirmer, « si l’arbre est bon, comment porterait-il de
mauvais fruits? (Matt. VII, 18) »
et l’inverse n’est pas moins vrai. Mais si le mal ne procède pas du Bien, il
est clair qu’il faut lui assigner un autre principe et une autre cause. Car ou
le mal procède du Bien, ou le Bien du ruai, et si les deux termes de
l’alternative sont également impossibles, il faudra alors assigner et au Bien
et au mal un autre principe, une autre cause. Là où nous trouvons deux termes,
nous savons que nous n’avons pas atteint au vrai Principe, car l’unité est le
principe de toute dualité. Or il serait absurde qu’une seule et même réalité produisît
et fît exister deux effets totalement opposés, que le Principe absolu ne fût ni
simple ni unitaire, mais divisé et double, et opposé à soi-même et sujet à mutation
interne.
Mais il n’est pas moins
impossible de concevoir à l’origine des êtres deux Principes opposés qui
lutteraient entre eux et dont la lutte se manifesterait à l’intérieur de
l’univers: en ce cas Dieu même n’échapperait ni au souci ni à la contrariété,
puisqu’un autre Principe viendrait le troubler. De plus l’univers entier serait
voué au désordre et connaîtrait un perpétuel combat. Or, le Bien unit tous les
êtres par de mutuelles amitiés et les saints théologiens le célèbrent sous les
noms de Paix absolue et de Donneur de paix (Jean, XII, 27). C’est ainsi que tous les
êtres bons sont liés d’amitié et vivent en harmonie, car ils pro cèdent d’une
Vie unique et sont ordonnés en vue d’un Bien unique; par leur mutuelle
bienveillance et grâce à leur similitude ils constituent une seule famille.
Le mal n’est pas divin. Mais
il n’est pas vrai non plus que Dieu soit source du mal, car il faudrait nier sa
bonté pour refuser de dire qu’il ne produit et ne met au jour que des oeuvres
bonnes. Et ne croyons pas qu’il n’opère le bien qu’à de certains moments et
qu’il lui advienne à d’autres de s’abstenir ou de ne pas étendre son action au
monde entier, car cette hypothèse nous forcerait à lui attribuer changement et
mutation; et en cela précisément qu’il a de plus divin, sa voir sa nature de
cause. Ajoutons que si le Bien constitue la substance même de Dieu, supposer
que celui-ci puisse échapper parfois au Bien, c’est affirmer nécessairement que
tantôt il est être et tantôt néant. Mais si l’on prétend que c’est par
participation qu’il reçoit le Bien, il faudra dire alors qu’il le reçoit
d’ailleurs et que tantôt il le possède et tantôt en est privé. Concluons que le
mal ne procède point de Dieu ni n’appartient à Dieu, ni de façon absolue ni de
façon provisoire.
§ 22. Mais le
mal n’appartient pas non plus aux anges. Car s’il est vrai que l’ange qui se
con forme au Bien est messager de la bonté divine, puis qu’il est lui-même par
participation et au second rang ce qui constitue fondamentalement et à titre de
cause l’objet de son message, l’ange est donc image de Dieu, reflet visible de
l’invisible Lumière, miroir pur, parfaitement limpide, intact, sans mélange,
sans souillure, capable, si l’on ose dire, de refléter dans son entière
fraîcheur cette forme divine qui porte l’empreinte du Bien, et, autant qu’il le
peut, dans son éclat parfaitement pur, la bonté du Silence inaccessible. On
voit donc que le mal n’appartient pas aux anges. Mais [dira-t-on], en tant
qu’ils punissent les méchants, ne sont-ils pas eux-mêmes mauvais? A ce compte,
mauvais aussi seraient ces hommes dont la fonction est d’admonester les
pécheurs et ceux des sacrificateurs qui écartent les profanes des mystères
sacrés. Le mal n’est point d’être puni, mais plutôt de mériter la punition; il
n’est point d’être justement excommunié, mais bien de devenir maudit, impur,
indigne des sacrements.
§ 23. Les
démons eux-mêmes ne sont pas naturellement mauvais. S’ils étaient naturellement
mauvais, ils ne procéderaient pas du Bien, ils ne compte raient pas au rang des
êtres, et d’ailleurs comment se seraient-ils séparés des bons anges si leur
nature avait été mauvaise de toute éternité? De plus, par ce terme de mauvais,
entend-on qu’ils se nuisent à eux-mêmes ou aux autres? Si c’est à eux-mêmes,
ils se détruisent alors spontanément. Si c’est aux autres, comment
détruisent-ils et que détruisent-ils? L’essence, la puissance ou l’acte? S’ils
détruisent l’essence, il n’y a rien là qui soit contre nature, car ce qui est
naturellement indestructible, ils ne le détruisent point, mais cela seulement
qui est susceptible de destruction : au reste, cette destruction n’est pas
toujours et en tout cas un mal. Ajoutons que les réalités qui existent ne sont
jamais détruites selon leur essence et leur nature, mais c’est par suite de la faiblesse
de leur constitution naturelle que la raison arithmétique de leur harmonie et
de leur symétrie défaille au point de ne plus pouvoir demeurer ce qu’elle
était. Encore cet affaiblissement n’est-il point total, sinon il supprimerait
tout ensemble la destruction même et le sujet détruit, en sorte qu’une pareille
destruction serait destructrice de soi-même. On voit donc qu’il ne s’agit pas
d’un mal, mais d’une insuffisance de bien car ce qui n’aurait aucune part au
Bien ne compte rait point au nombre des êtres. En ce qui concerne puissance et
acte, même raisonnement.
Allons plus loin: nés de
Dieu, comment les démons seraient-ils mauvais? Le Bien ne produit ni ne con
serve rien qui ne soit bon. On pourrait dire qu’on les appelle mauvais, non en
raison de ce qu’ils sont (car ils doivent l’être au Bien et l’essence qu’ils ont
reçue en partage est bonne), mais en raison de ce qu’ils ne sont pas, « ayant
été affaiblis comme dit l’Ecriture, au point de ne plus conserver leur principe
(Jude, 6) ». En
quel sens, en effet, je le demande, disons-nous que les démons sont pervertis,
sinon en ce qu’ils ont abandonné la propriété et l’exercice des biens divins?
S’il en était autrement et que les démons fussent naturellement mauvais, ils
l’eussent été de toute éternité. Or le mal n’est pas permanent. S’ils demeurent
identiques à eux-mêmes dans une durée perpétuelle, c’est donc qu’ils ne sont
pas mauvais, car c’est le propre du Bien que de demeurer perpétuellement
identique. Par conséquent, s’ils n’ont pas toujours été mauvais, leur malice
n’est point naturelle, mais elle tient plutôt à une déficience dans les biens
angéliques. Et ils ne sont pas totalement privés de bien, puisqu’ils possèdent
l’existence, la vie, l’intelligence et qu’il existe au demeurant en eux un
certain appétit [du Bien], mais on les appelle mauvais à cause de
l’affaiblissement de leur activité naturelle. Le mal qui est en eux, c’est une
déviation, un abandon des biens qui leur conviennent, un insuccès, une
imperfection, une défaillance, un affaiblissement de la puissance qui
conservait leur perfection, un faux-pas et une chute. Qu’y a-t-il en outre de
mauvais dans les démons? Une colère sans raison, une convoitise sans
intelligence, une imagination entreprenante. Mais si ces caractères appartiennent
aux démons, ils ne constituent pas toujours ni partout un mal, ils ne sont pas
mauvais en soi. Car il existe d’autres vivants pour qui ce n’est point la
possession, mais plutôt la perte de ces caractères qui entraîne la mort et qui
constitue un mal, tan dis que leur possession conserve et fait subsister dans
l’être la nature des vivants qui les possèdent.
La race des démons n’est donc
pas mauvaise en tant qu’elle se conforme à sa nature, mais bien en tant qu’elle
ne s’y conforme pas. Le bien dont ils furent dotés ne s’est aucunement altéré,
mais c’est volontairement qu’ils sont déchus de façon totale du bien qu’ils
avaient reçu en partage. Ces dons angéliques qui leur avaient été concédés,
nous ne disons pas qu’ils se sont jamais altérés, car ils demeurent intacts
dans la plénitude de leur lumière, mais ce sont leurs possesseurs qui ne les
voient plus, ayant eux-mêmes paralysé la faculté qu’ils avaient de contempler
le Bien. Ainsi donc l’être qu’ils ont, ils le tiennent du Bien, c’est grâce à
lui qu’ils sont bons et qu’ils tendent vers le Beau-et-Bon, car les objets de
leurs désirs sont des réalités l’être, la vie, l’intelligence, mais comme ils
se sont privés des biens qui leur conviennent, qu’ils les ont abandonnés et
qu’ils en sont déchus, on les appelle mauvais, et ils sont effectivement
mauvais dans la mesure où il sont privés d’être, et c’est parce qu’ils désirent
cette privation que leur désir alors est mauvais.
§ 24. Mais
parmi les âmes, dira-t-on, il en est bien de mauvaises. Si l’on entend que
certaines s’attachent aux méchants pour être leur providence et leur salut, ce
n’est point là un mal, mais un bien, qui procède lui-même de ce Bien qui
transmue le mal en bien. Mais s’il s’agit des âmes perverties, en quoi consiste
cette perversion, si elle n’est pas une défaillance de leurs bonnes qualités et
de leurs bonnes activités, un échec et un faux pas causés par un
affaiblissement intérieur? Ainsi disons-nous que l’air autour de nous
s’obscurcit quand la lumière dé faille et disparaît; mais en soi la lumière
demeure toujours lumière et capable d’éclairer jusqu’aux ténèbres. Le mal, par
conséquent, ne nous appartient pas, ni aux démons ni à nous-mêmes, en tant que
mal positif, mais à titre de défaillance et d’imperfection des biens qui nous
sont propres.
§ 25. Le mal
n’appartient pas non plus aux animaux sans raison. Qu’on les prive, en effet,
des propriétés irascibles et concupiscibles et de tous les autres caractères
qu’on appelle mauvais, mais qui ne le sont pas de façon absolue et selon leur nature
propre, le lion alors, ayant perdu sa force et sa fierté, ne sera plus lion; le
chien, devenu bienveillant à l’égard de tout le monde, ne sera plus chien, s’il
est vrai que sa fonction est de garder, c’est-à-dire d’accueillir les familiers
et de repousser les étrangers. Ainsi, pour ces animaux, le mal ne consiste
point dans la conservation de leur nature, mais au contraire dans la
destruction de cette nature, dans l’affaiblissement et la défaillance de leurs
qu propres, de leurs activités et de leurs puissances naturelles. Et si tout ce
qui naît ne se perfectionne qu’avec le temps, l’imperfection n’est pas toujours
totalement contre nature.
§ 26. Ce n’est
pas non plus à la nature entière qu’on peut reprocher d’être mauvaise. Si, en
effet, toutes les raisons naturelles proviennent de la nature tout entière,
rien ne s’oppose à elle, mais dans le détail certaines choses se conforment à
leur nature, d’autres sont contre nature. Par rapport à ceci, en effet, cela
est contre nature, mais ce qui là est naturel devient ici contre nature. Aucune
nature n’est donc mauvaise qu’autant qu’elle s’oppose à elle-même et qu’elle se
prive de ce qui lui appartient naturellement. Il en résulte qu’aucune nature
n’est en soi mauvaise, mais c’est un mal pour la nature que de ne pas atteindre
â la perfection de ce qui lui appartient naturellement en propre.
§ 27. Le mal
n’appartient pas non plus aux corps. Dans la laideur et dans la maladie, il ne
faut voir, en effet, que défaillance de forme et privation d’ordre, c’est-à-dire
non point mal absolu, mais seulement moindre beauté. Que la beauté se dissolve
entièrement, ainsi que la forme et l’ordre, c’est le corps lui-même qui
disparaîtra. Que le corps d’autre part ne soit pas pour l’âme la source de son
mal, c’est chose évidente, puisque, même privée du corps, l’âme peut succomber
au mal, comme c’est le cas chez les démons. Qu’il s’agisse des intelligences,
des âmes ou des corps, le mal consiste toujours en ceci, que la possession de
leur bien propre s’affaiblit et déchoit.
§ 28. Mais il
n’est pas moins faux de répéter ce lieu commun: « C’est dans la matière en tant
que telle que réside le mal. » Car, à vrai dire, la matière elle-même participe
à l’ordre, à la beauté et à la forme. Si la matière était entièrement privée de
ces biens, étant en soi sans qualité et sans forme, comment agirait-elle, elle
qui par soi ne possède même pas le pouvoir de pâtir? D’ailleurs, comment la
matière serait-elle mauvaise? Si elle n’existe nulle part et d’aucune façon,
elle n’est ni bonne ni m Si elle possède quelque être que ce soit, comme tout
être procède du Bien, la matière aussi procédera alors du Bien. En ce cas, on
se trouve devant une alternative : ou c’est le Bien qui produit le mal, et
alors le mal, procédant du Bien, est lui-même un bien; ou c’est le mal qui
produit le Bien, et alors le Bien, procédant du mal, est lui-même un mal. A
moins de revenir à l’hypothèse de deux Principes, qui supposeraient eux- mêmes
une origine commune.
Si l’on affirme d’autre part
que la matière est nécessaire à l’achèvement de l’univers entier, comment la
matière serait-elle un mal? Autre en effet est le mal, autre le nécessaire. Comment
d’ailleurs le Bien userait-il pour engendrer d’une réalité mauvaise? Ou comment
serait-elle mauvaise, cette puissance qui s’imprègne du Bien, alors que le mal
au contraire fuit la nature du Bien? Si la matière est mauvaise, comment
expliquer qu’elle engendre et nourrisse la nature? En tant que mal, le mal n’en
gendre rien ni ne nourrit rien, il n’est d’aucune façon ni producteur ni
conservateur. Si l’on objecte que la matière ne produit pas le mal dans les
âmes, mais qu’elle les entraîne au mal, comment une telle affirmation serait-elle
vraie alors que nombreux sont les êtres matériels qui tournent leur regard vers
le Bien? Ne serait-ce pas là chose impossible si la matière les entraînait
totalement vers le mal? On voit donc que le mal psychique ne vient pas de la
matière, mais d’un mouvement de désordre et de rébellion. Si l’on soutient
enfin que les âmes s’attachent toujours à une matière et qu’il faut une matière
mobile pour les êtres mêmes qui ne peuvent subsister par eux- mêmes dans leur
état, comment serait-elle mauvaise, cette matière nécessaire; ou comment
serait-elle nécessaire, cette matière mauvaise?
§ 29. — Mais
cela même que nous appelons privation ne s’oppose pas au Bien en vertu de sa
puissance propre, car il s’agit, soit de privation totale et elle est alors
totalement impuissante, soit de privation partielle, et alors ce n’est pas en
tant que privation qu’elle peut agir, mais dans la mesure même où la privation
n’est que partielle. Tant que la privation du Bien n’est que partielle, nous
n’avons pas encore affaire au mal; et si elle devient totale, la nature même du
mal s’est évanouie.
§ 30. Pour tout
résumer, le ‘bien procède d’une cause unique et totale, le mal d’une
multiplicité de défaillances partielles. Dieu connaît le mal en tant qu’il est
bon, et en lui les causes du mal sont des puissances productrices de bien. Au
reste si le mal était perpétuel, qu’il produisît des êtres, qu’il possédât
puissance, existence, opération, d’où tiendrait-il tout cela? Serait-ce du Bien
lui-même ou le Bien procéderait-il du mal, ou tous deux viendraient-ils d’une
autre cause? Tout ce qui se produit naturelle ment provient d’une cause définie;
si le niai est sans cause et sans définition, il n’a donc aucune existence
naturelle, car ce qui est contre nature n’appartient pas à la nature, pas plus
qu’il n’appartient à l’art de rendre raison de ce qui est sans art. Serait-ce
alors l’âme qui produirait le mal comme le feu la chaleur, et se rait-ce elle
qui emplit de malice tous les êtres qu’elle approche? On bien, si sa nature est
bonne, l’âme produirait-elle le mal par la diversité de ses actes, parce
qu’elle agit tantôt d’une façon et tantôt d’une autre? Mais si son être est
naturellement mauvais, d’où vient donc qu’elle existe? Si c’est grâce à la
Cause démiurgique qui a tout produit, comme cette Cause est bonne, comment
l’essence de l’âme serait-elle mauvaise, alors que tout ce qui naît de cette
Cause est bon? Et s’il faut incriminer ses actes, cette malice du moins ne
serait pas sans remède; sinon, comment naîtraient les vertus dans une âme qui
ne possèderait pas la forme du Bien? Il ne reste qu’une solution: le mal est un
affaiblissement et une défaillance du Bien.
§ 31. De tous
les biens, la cause est unique. Si le mal s’oppose au Bien, ses causes sont
donc multiples, mais ce qui produit le mal, ce ne sont ni des raisons ni des
puissances, c’est plutôt l’impuissance, la faiblesse, le mélange disharmonique
de réalités hétéro gènes. Ce qui est mauvais ne connaît ni le repos ni la
perpétuité du même état; il est infini, indéfini, il flotte à travers d’autres
réalités elles-mêmes indéfinies. De toutes choses, y compris celles qui sont
mauvaises, disons que le Bien est tout ensemble le principe et la fin. C’est en
vue du Bien que se réalise toute action, qu’elle soit bonne ou qu’elle s’oppose
au Bien, car celles-là mêmes, nous ne les accomplissons que par amour du Bien
(personne en effet n’effectue aucune opération les yeux tournés vers le mal).
Ainsi le mal n’a pas de substance, mais une sorte de fausse substance, car il
ne naît pas d’une tendance vers lui- même, mais plutôt d tendance vers le Bien.
§ 32. — An mal
n’attribuons donc qu’une existence accidentelle, d’origine étrangère et n’ayant
pas son principe propre en soi-même. Lorsqu’il apparaît, il semble légitime,
puisqu’il est fait en vue d’un bien. En fait, il n’en est pas moins illégitime,
puis que l’on prend pour bon ce qui n’est pas bon. Nous l’avons montré déjà, ce
que l’on désire est tout autre chose alors que ce qu’on réalise. Agir mal,
c’est donc sortir de la bonne voie, contredire à sa véritable intention, à sa
nature, à sa cause, à son principe, à sa fin, à sa définition, à sa volonté,
enfin à sa substance même. Ainsi le mal est privation, défaillance, faiblesse,
disharmonie, erreur, irréflexion, absence de beauté, de vie, d’intelligence, de
raison, de finalité, de stabilité; il est sans cause, indéfini, stérile,
paresseux, débile, irrégulier, dissemblable, infini, obscur, privé d’essence,
et par lui-même il ne possède jamais d’être nulle part ni d’aucune façon.
Mais comment se fait-il alors
que le mal puisse agir en quelque manière? Il agit par son mélange avec le
Bien, car ce qui est dénué de tout bien ne possède ni être ni puissance. Si le
Bien est cela précisé ment qui existe,qui veut, qui possède la puissance et
l’efficace, comment attribuer aucune puissance à ce qui s’oppose au Bien, à ce
qui manque par conséquent d’essence, de vouloir, de puissance et d’acte? Une
réalité mauvaise ne l’est jamais totalement, à tous les égards et partout, et
en restant identique à soi- même. C’est, par exemple, un ni pour un démon
d’agir contre cette intelligence qui lui appartient et qui a reçu la forme du
3ien, pour l’âme de contredire la raison, pour le corps d’opérer contre nature.
§ 33. Mais
comment peut-il y avoir aucune sorte de mal, s’il existe une Providence? Le
mal, en tant que mal, n’existe ni n’appartient à ce qui existe. Et rien de ce
qui existe n’échappe à la Providence, car le mal n’existe pas si on le suppose
sans mélange avec le Bien. Et s’il n’est aucun être qui ne participe au Bien,
que le mal soit une défaillance du Bien et que rien de ce qui existe ne soit
totalement privé de bien, on peut dire que la divine Providence s’applique à
tous les êtres et qu’aucun être n’échappe à cette Providence. Mais lorsqu’il se
produit quelque mal, la Providence use de ce mal comme il convient à sa bonté,
pour l’utilité du méchant ou des autres, dans l’intérêt privé ou public et
cette Providence s’exerce à l’égard de chaque être de la façon qui con vient
proprement à cet être. Aussi bien refuserons-nous de dire avec le vulgaire que
la Providence devrait bien nous pousser à la vertu, fût-ce contre notre gré.
Détruire la nature n’est pas le fait de la Providence. En tant que Providence
conservatrice de chaque nature, elle s’exerce à l’égard des êtres doués de
liberté en tenant compte de cette liberté même: qu’il s’agisse de l’universel
ou du particulier, elle s’exerce comme il convient à chaque conjoncture,
universelle ou particulière, dans la mesure même où ceux sur qui elle veille
sont naturellement capables de recevoir les dons que cette Providence, sans
cesser d’être entière à travers toutes les formes qu’elle revêt, dé partit à
chacun d’eux proportionnellement à ses forces.
§ 34. Il n’est
donc vrai de dire ni que le mal est être, ni qu’il appartient aux êtres. En
tant que mal il n’existe aucunement; si quelque être devient mauvais, cette
malice n’est pas le produit d’une puissance, mais d’une faiblesse. Ce que les
démons possèdent d’être, ils le doivent au Bien, et cet être est bon. Ce qu’ils
ont de mauvais résulte de leur déchéance par rapport aux biens qui leur sont
propres, d’une mutation par rap port à leur identité et à leurs qualités
propres, d’un affaiblissement de la perfection angélique qui leur convient. Eux
aussi tendent vers le Bien, en tant qu’ils désirent l’existence, la vie,
l’intelligence; en tant qu’ils ne désirent pas le Bien, ils tendent vers le
néant, mais ce n:est pas là une tendance positive, c’est plutôt l’absence d’une
tendance réelle.
§ 35. Ils
pèchent en conscience, nous disent les Ecritures, ceux-là qui faiblissent quand
il s’agit pour eux de connaître ou d’accomplir un bien qu’ils ne peuvent
ignorer comme tel, ceux qui sa vent ce qui est prescrit et qui ne l’accomplissent
pas ceux qui ont écouté, mais qui faiblissent dans la foi ou dans la
réalisation du bien, ceux-là enfin qui vont jusqu’à refuser de connaître le
bien, par égarement ou par défaillance de volonté. Au total le mal, comme on
l’a dit et répété, est faiblesse, impuissance; il consiste dans un manque de
connaissance, dans l’ignorance de ce qu’il est impossible de ne pas sa voir,
dans une déficience de la foi, du désir ou de l’accomplissement du bien.
On va peut-être nous répondre:
la faiblesse ne mérite aucune punition; tout au contraire, elle est digne de
pardon. Si l’homme n’avait reçu aucune puissance, l’objection serait justifiée,
mais puisque le Bien accorde à chacun, selon l’Ecriture, les forces qui lui
sont nécessaires, on ne peut excuser celui qui, par égarement, par désertion,
par déchéance, abandonne les biens que chacun possède en propre pour les avoir
reçus du Bien lui-même. Mais tout cela, nous l’avons dit suffisamment et selon
nos forces dans notre traité Du juste et de la Théodicée, car dans ce pieux
écrit la vérité des Ecritures a réfuté comme des raisonnements insensés les
sophismes de ceux qui accusent Dieu d’injustice et de mensonge. Pour l’instant,
selon la mesure de nos forces, nous avons fait du Bien une louange suffisante
en affirmant qu’on a le droit de le célébrer comme Principe et comme Fin
universels, comme Celui qui enveloppe toute existence et qui donne forme au
néant, qui est Cause de tout bien sans être cause du - mal, qui est Providence
et parfaite bonté, transcendant à l’être et au non-être, capable de transmuer
en bien et le mal et jusqu’à la privation même, comme Celui vers qui tout être
doit tendre ses efforts, dans un désir amoureux et charitable, et qui possède
enfin tous ces mérites dont notre raisonnement, semble-t-il, a démontré la
vérité dans les pages qui précèdent.
§ 1. Il faut
passer maintenant au nom divin qui se tire de l’essence et qui s’applique à la façon
essentielle d’exister de l’Etre en tant qu’être. Mais nous nous contenterons de
rappeler ici ce qui con vient à notre propos, c’est-à-dire non point de révéler
cette Essence suressentielle en tant que suressentielle, —car c’est là une
réalité indicible et cette Essence est inconnaissable et totalement impossible
à révéler, et au delà même de toute union,— mais bien de célébrer le procès par
lequel la Théarchie, principe de toute essence, donne rang d’essence à tout
être. Le nom, de Bien, appliqué à Dieu, révélait, en effet, tous les procès de
la Cause universelle, et il s’étendait à tout être et à tout non-être, en même
temps qu’il transcendait tout être et tout non-être. Le nom de l’Eire s’étend
seulement à tout être, en même temps qu’il transcende tout être. Celui de Vie
s’étend à tout vivant en même temps qu’il transcende tout vivant. Ce lui de
Sagesse s’étend à tout intelligible, à tout rationnel, à tout sensible, en même
temps qu’il transcende ces trois sortes de réalités.
§ 2. Le propos
de ce raisonnement est de célébrer par conséquent les noms divins en tant
qu’ils révèlent la Providence divine, non d’exprimer la Bonté en soi dans sa
sur-essentialité, ni de révéler l’essence, la vie, la sagesse de la Déité en
soi dans sa sur-essentialité, de cette Déité qui est au delà de toute bonté, de
toute divinité, de toute essence, de toute sagesse, de toute vie, et qui siège,
comme disent les Ecritures dans des lieux cachés. Ce que nous célébrons ici,
c’est cette Providence qui est la Bonté par excellence et dont on a dit qu’elle
est à l’origine de tout bien, la célébrant comme Cause universelle du bien,
comme Etre, comme Vie, comme Sagesse, comme Faiseuse d’essence, comme Source de
vie, comme Cause de tout ce qui n part à la sagesse, à l’essence, à la vie, à
l’intelligence, à la raison et à la sensation. Nous n’entendons pas distinguer
pour autant le bien, l’être, la vie et la sagesse, ni attribuer à plusieurs
divinités de rang inégal la causalité et la production respectives de ces
diverses réalités, mais nous les considérons comme les procès entièrement
bienfaisants d’un Dieu unique et comme les noms divins correspondant à nos
manières humaines de célébrer ce Dieu, l’un de ces noms révélant dans son
ensemble la Providence du Dieu unique, les autres ne la révélant qu’à des
degrés divers d’universalité et de particularité.
§ 3. Mais on
pourrait objecter puisque la vie a moins d’extension que l’être, la sagesse
moins d’extension que la vie, comment se fait-il alors que les vivants
l’emportent sur ceux qui n’ont que l’être, que ceux qui sont doués de sens
l’emportent sur ceux qui sont simplement vivants, tout en restant subordonnés
aux raisonnables comme les raisonnables le sont aux intelligents, ces derniers
étant plus divins et plus proches de Dieu? Ne conviendrait-il pas que ce qui
participe aux plus grands dons, divins ait aussi plus de puissance et domine le
reste? L’objection serait justifiée si l’on avait supposé que les intelligents
fussent privés d’essence et de vie. En fait les intelligences divines ont un
être qui dépasse l’être de tout ce qui existe, une vie qui dépasse la vie de
tout vivant et leur intelligence ainsi que leur façon de con naître se situent
au dessus de la sensation et de la raison. Plus qu’aucun être, elles tendent et
participent au Beau-et-Bien. C’est donc elles qui approchent le plus du Bien,
qui reçoivent de lui la participation la plus abondante, les plus grands dons
et les plus nombreux. De même les êtres doués de raison l’emportent sur ceux
qui ne possèdent que la sensibilité, les dominant par la présence en eux d’une
raison supérieure, et les êtres sensibles l’emportent par leur sensibilité,
d’autres par la vie qui est en eux. Et je ne crois pas qu’on puisse nier que
ceux qui participent mieux au Dieu unique et infiniment généreux soient plus
proches de ce Dieu et plus divins que ceux dont la participation est inférieure.
§ 4. Mais
puisque nous avons déjà traité cette question, célébrons maintenant le Bien
comme Etre pur et comme celui qui donne rang d’essence à tout ce qui existe. Celui
qui est (Exode III, 14) est en
puissance et sur-essentiellement la Cause substantielle de toute existence, le
Démiurge de l’être, de la subsistance, de la substance, de l’essence, de la
nature, le Principe et la Mesure des durées perpétuelles, l’Entité des réa
lités temporelles et de tous les êtres qui durent perpétuellement, le Temps de
tout devenir, l’Etre de tout ce qui est de quelque façon que ce soit, le
Devenir de tout ce qui devient de quelque façon que ce soit. De l’Etre
procèdent durée, essence, existence, temps, de venir et ce qui devient, l’être
qui appartient aux êtres, et tout ce qui existe, et tout ce qui subsiste de
quel que façon que ce soit. A vrai dire, en effet, Dieu n’est pas être selon
tel ou tel mode, mais de façon absolue et indéfinissable, car il contient
synthétiquement et d’avance en lui la plénitude de l’être. C’est pourquoi on
l’appelle Roi des durées perpétuelles (I Tim. I, 17), parce que tout être existe et subsiste en lui et par
rapport à lui. Mais lui-même ni ne fut ni ne sera ni ne devint, ni ne devient,
ni ne deviendra. Di sons mieux, il n’est pas être, mais il est l’Etre des
êtres, et ne se limite point aux existences présentes, lesquelles procèdent
elles-mêmes de l’Etre qui précède toute perpétuité. L’Etre est donc la
Perpétuité des perpétuités, lui qui subsiste avant toute perpétuité.
§ 5. Répétons-nous
et redisons que l’être de tout être et toute perpétuité préexistent en lui, car
il précède toute chose. Toute perpétuité et toute temporalité procèdent de lui
à toute perpétuité et à toute temporalité, à tout ce qui existe de quelque
façon que ce soit, il préexiste à titre de principe et de cause. Tout être
participe à lui et il n’abandonne aucun être. Il précède tout et tout préexiste
en lui. Pour tout dire, en un mot, rien n’existe de quelque façon que ce soit
qui n’existe aussi et ne soit conçu et sauvé en Celui qui préexiste à tout. La
première de toutes les participations est l’existence; les êtres possèdent
l’existence en soi avant de posséder la vie en soi, la sagesse en soi, la
similitude divine en soi; et avant de participer à tout autre mode de ce genre,
ils ont part d’abord et avant tout à l’existence. Disons mieux: tous ces modes
qui confèrent l’être à qui y participe participent eux-mêmes à l’Etre pur, et
il n’est point d’être dont l’être pur ne constitue l’essence et la perpétuité.
En tant qu’Etre on peut donc
célébrer Dieu comme le Principe le plus fondamental, car ses dons sont plus
primitifs que tous les autres. Possédant, en effet, préexistence et prééminence,
il a contenu d’avance en lui tout être, je parle ici de l’être en soi, et c’est
grâce à cet être en soi qu’il n produit la substance de tous les êtres quels
qu’ils fussent. Ainsi c’est parce que les principes de tous les êtres
participent tous à l’être qu’ils existent et qu’ils jouent leur rôle de
principes, et ils existent avant d’être principes. Et si tu veux bien appeler
vie en soi le principe de tous les vivants en tant que vivants, similitude en
soi le principe de tous les semblables en tant que semblables, unité en soi le
principe de toutes les unités en tant qu’unités, ordre en soi le principe de
toute ordonnance, et ainsi de suite pour tout ce qui, participant à ceci ou à
cela, à ceci et à cela, ou à plusieurs modes, est par là même ceci ou cela,
ceci et cela, ou encore multiple, tu découvriras que ces participations
considérées de façon absolue participent d’abord elles-mêmes à l’Etre, avant
d’être principes selon tels ou tels modes, et que e’e par leur participation à
l’Eire qu’elles existent et sont participées. Mais si elles n’existent
elles-mêmes que par leur participation à l’Etre, il en est de même à beaucoup
plus forte raison des êtres qui reçoivent leur participation.
§ 6. Ainsi
cette Bonté absolue, dont procède le don même de l’existence et dont c’est trop
peu de dire qu’elle est bonté, c’est par la plus primitive de ses
participations fondamentales qu’on la célèbre tout d’abord. C’est d’elle que
procèdent, c’est en elle que résident l’existence elle-même, les principes des
êtres, tous les êtres et, en général, tout ce qui appartient au domaine de
l’être, et cela de façon insaisissable, synthétique et unitaire. Tout nombre,
en effet, préexiste dans l’unité sous la forme de l’un : l’unité contient
en soi unitairement tous les nombres, c’est de l’unité que tout nombre reçoit
son unité et c’est dans la mesure où il s’éloigne de l’unité qu’il se divise et
se multiplie. De même au centre du cerclé tous les rayons coexistent dans une
unique unité et un seul point contient en soi toutes les lignes droites,
unitairement unifiées les unes par rapport aux autres et toutes ensemble par
rapport au principe unique duquel elles procèdent toutes. Au centre même, leur unité
est parfaite; si elles s’en écartent peu, elles se distinguent si elles s’en
séparent davantage, elles se distinguent davantage. Bref, dans la mesure où
elles sont plus proches du centre, par là même leur union mutuelle est plus
intime; dans la mesure où elles sont plus éloignées de lui, la différence
augmente entre elles.
§ 7. Dans la
nature qui embrasse la totalité de l’univers, c’est ainsi également que les
raisons de chaque nature sont rassemblées dans une seule Unité sans confusion.
Et dans l’âme aussi, de façon unitaire, les puissances providentielles
correspondent à chaque partie du corps entier. Il n’est donc pas absurde de
prendre appui sur ces images affaiblies pour remonter jusqu’à la Cause
universelle, et de contempler avec des yeux qui ne sont pas de ce monde la totalité
des choses (y compris celles qui s’opposent entre elles) dans la Cause
universelle sous la forme de l’unité et de l’union. Car cette Cause est le
principe des êtres; c’est d’elle que procèdent l’être même et tout ce qui
existe sous quelque mode que ce soit; tout principe, toute fin, toute vie,
toute immortalité, toute sagesse, tout ordre, toute harmonie, toute puissance,
toute conservation, toute situation, tout partage, toute intellection, tout
raisonnement, toute sensation, toute propriété acquise, tout repos, tout
mouvement, toute union, tout mélange, toute amitié, toute concordance, toute
distinction, toute définition et toutes les autres modalités qui, procédant de
l’être, caractérisent tous les êtres.
§ 8. De cette
Cause universelle procèdent aussi les essences intelligibles et intelligentes
des anges qui vivent cri conformité avec Dieu, celles des âmes, toutes les
natures de l’univers entier sans en excepter tout ce qu’on appelle accidents ou
êtres de raison. Quant aux puissances parfaitement saintes et très vénérables
qui existent en toute vérité et qui se situent en quelque façon au seuil même
de la Trinité suressentielle, c’est également de cette Cause qu’elles
procèdent, c’est en elle qu’elles subsistent, c’est à elle qu’elles doivent
tout ensemble leur existence et le caractère divin de cette existence. Et au
dessous de ces puissances, c’est à elle encore que les puissances inférieures
doivent leur existence selon un mode inférieur. et les puissances du dernier
ordre leur existence selon l’ordre le plus bas, relativement du moins à leur
nature angélique, car par rapport à l’humanité il s’agit là encore d’une forme
d’existence qui appartient à l’au-delà. A cette Cause aussi les âmes et tous
les autres êtres doivent de la même façon tout à la fois et d’exister et de
bien exister; s’ils existent et s’ils existent bien, c’est parce qu’ils
reçoivent de cette Cause préexistante le double pouvoir d’exister et de bien
exister, car c’est en elle qu’ils existent et qu’ils existent bien; c’est
d’elle qu’ils dépendent, c’est elle qui veille sur eux et qui constitue leur
fin.
Assurément aux essences
supérieures, à celles que l’Ecriture appelle perpétuelles (Ps., XXIII, 1), cette Cause dispense les
plus hautes participations ontologiques, mais l’être en soi ne fait jamais
défaut à aucun être et cet être même procède de Celui qui préexiste. C’est de
Lui, en effet, que vient cet être, et non Lui de l’être. C’est en Lui que l’être
réside et non Lui en l’être. C’est Lui que possède l’être et non l’être qui est
possédé par lui. De cet être, Celui qui préexiste constitue la perpétuité, le
principe, la mesure, car il précède toute essence, toute existence, toute
perpétuité; de toutes choses il est principe, moyen et fin, et c’est lui qui à
toutes choses donne rang d’essence.
Et c’est ainsi que, selon les
Ecritures, Celui qui pré existe réellement se multiplie en autant d’êtres qu’il
s’en peut concevoir, et qu’on le célèbre dignement en affirmant qu’il fut,
qu’il est et qu’il sera, qu’il devint, qu’il devient et qu’il deviendra. Car
pour qui sait les entendre selon le mode qui convient à Dieu, toutes ces
expressions signifient que, de quelque façon qu’on le puisse connaître, il
existe de façon suressentielle, et qu’il est la cause de tous les êtres sans
exception. Il est faux, en effet, de prétendre qu’il soit ceci sans être cela,
qu’il soit ici sans être là; il est toutes choses, étant cause universelle; il
contient synthétiquement et primitivement en lui tous les principes et toutes
les fins de tous les êtres, mais il n’en de meure pas moins transcendant à tout
être, en tant qu’il préexiste à tout, sur-essentiellement et de façon éminente.
Aussi bien en lui a-t-on le
droit de tout affirmer simultanément sans,que, pourtant, il soit rien de ce qui
est. Figure et forme universelle, il ne possède lui-même ni structure ni
beauté, mais il contient d’avance en lui de façon insaisissable et
transcendante les principes, les moyens et les fins de toutes choses et c’est
lui qui leur communique sa pure illumination en sorte qu’elles existent toutes
en vertu de cette Cause unique et dont c’est trop peu dire que de l’appeler
unique. S’il est vrai qu’ici-bas toutes les essences et toutes les qualités qui
appartiennent au sensible, si nombreuses et si variées soient-elles, doivent au
soleil unique, qui demeure identique à soi-même et qui répand uniformément une
seule lumière illuminatrice, de renaître, de se nourrir, de se conserver, de
s’achever, de se distinguer, de s’unir, de se réchauffer, de se reproduire, de
croître, de se diversifier, de demeurer stables, d’engendrer, de se mouvoir et
de vivre, —s’il est vrai que c’est à ce même unique soleil que toutes les parties
de l’univers participent à leur manière et qu’un seul soleil a pu contenir
d’avance en lui synthétiquement les causes de toutes les réalités multiples qui
ont part à sa lumière,— à beaucoup plus forte raison, quand il s’agit de la
Cause même du soleil et de toutes choses, il faut accorder qu’elle n contenu
d’avance en elle tous les modèles des êtres, selon un mode d’union synthétique
et suressentiel et qu’ensuite, par un débordement de sa propre essence, elle a
pro duit toutes les essences. Ce que nous appelons modèles, ce sont toutes ces raisons,
productrices d’essence, qui préexistent synthétiquement en Dieu et que la
théologie nomme prédéfinitions, ou encore décrets bons et divins, parce qu’ils
définissent et produisent toutes choses et que e’est en vertu de ces décrets
que le Suressentiel a d’avance défini et produit tous les êtres.
§ 9. Si le
philosophe Clément (Philipp. IV, 3?) croit
bon d’appeler modèle relativement à autre choie l’élément primordial de toute
réalité, il n’use pas en parlant ainsi d’un vocabulaire propre, parfait et simple.
Mais même si nous acceptions cette manière de parler, il faudrait rappeler ici
ce passage de l’Ecriture : « Je ne t’ai pas révélé ces choses pour
que tu t’attaches à elles (Ex.,
XXV, 40) », ce qui signifie que par la connaissance analogique nous
devons nous élever au tant que nous le pouvons jusqu’à la Cause universelle.
C’est à cette Cause donc qu’il nous faut référer tous les êtres selon un mode
d’union unique et transcendant, car c’est à partir de l’Etre que, par un
mouvement processif et producteur d’essences, elle illumine toutes choses dans
sa bonté; que, par un don spontané, elle accorde à toutes choses la plénitude
de l’existence; enfin qu’en toutes choses elle trouve une occasion de se
réjouir. Et s’il est vrai qu’elle contient d’avance toutes choses en soi, par
une surabondance de simplicité exclusive de toute division, il n’en reste pas
moins qu’elle embrasse toutes choses, à la mesure infinie de cette plénitude
qui est sienne et qui transcende toute plénitude, et qu’elle accorde à toutes choses
une part d’elle-même sans perdre pour autant son unité, tel un son unique, qui,
demeurant identique à soi-même, n’en est pas moins participé, en tant
qu’unique, par une multiplicité d’oreilles.
§ 10. Celui qui
préexiste est donc Principe et Fin de tous les êtres; leur Principe puisqu’il est
leur cause, leur Fin puisque tout se fait pour lui; il est également la
Finitude et l’Infinité de tout infini et de tout fini, puisqu’il demeure au
delà de ces oppositions. Dans l’Un, en effet, on l’a dit souvent, tous les
êtres existent et subsistent d’avance, car il est immanent à tout être et
partout présent dans son unité et dans son identité; sans sortir de soi, il se
répand tout entier en toutes choses, tout ensemble stable et mobile sans être
pourtant ni stable, ni mobile, car il n’a ni principe ni moyen ni fis,
n’appartenant à rien et n’étant rien de ce qui est. Et rien absolument ne lui
convient de ce qui appartient soit aux êtres qui durent perpétuellement soit
aux réalités temporelles, car il demeure au delà du temps et de la perpétuité
et il transcende le perpétuel comme le temporel. En effet, c’est par lui
qu’agissent et de lui que procèdent et la perpétuité en elle-même et les êtres
et ce qui mesure les êtres et tout ce qui est mesuré. Mais nous trouverons
ailleurs une meilleure occasion de traiter ce problème.
§ 1. Il nous
faut maintenant célébrer cette Vie perpétuelle d’où procèdent la vie en soi et
toute vie et par qui reçoit la vie, à la mesure de ses capacités, chacun des
êtres qui participent de quelque façon que ce soit à la vie. C’est ainsi que la
vie des anges immortels et leur immortalité, et jusqu’au caractère
indestructible de ce mouvement sans fin qui appartient aux anges, n’existent et
ne subsistent qu’à partir de cette Vie et grâce à cette Vie. Aussi dit-on qu’ils
vivent d’une vie perpétuelle et qu’ils sont immortels, et pourtant en un sens
ils ne sont pas immortels, car ce n’est pas d’eux-mêmes qu’ils tiennent leur
immortalité et leur vie sans fin, mais bien de la Cause vivifiante qui produit
et qui conserve toute vie. Et comme nous avons dit de l’Etre qu’il est l’être
en soi des du rées perpétuelles, il faut redire ici que cette Vie divine, qui
est au dessus de toute vie, vivifie et conserve la vie en soi et que toute vie,
comme tout mouvement vital, procèdent de cette Vie qui transcende toute vie et tout
principe de toute vie. C’est à elle encore que les âmes doivent leur caractère
indestructible et c’est elle qui fait vivre tous les animaux et tous les
végétaux qui reçoivent de la vie l’écho le plus affaibli. Qu’on la supprime,
nous dit l’Ecriture et toute vie disparaît. Mais qu’à l’inverse ces êtres, qui,
par la faiblesse de leur participation, avaient perdu cette vie, se retournent
derechef vers elle, tout aussitôt ils redeviennent vivants.
§ 2. C’est
elle également qui permet d’abord à la vie en soi d’être vie et à la vie en
général et à chaque vie en particulier d’être proprement ce qui convient à sa
nature. Aux vies supra-célestes elle confère une immortalité immatérielle,
conforme à Dieu, exempte de toute mutation, un perpétuel mouvement sans détours
ni déclinaison; elle étend la surabondance de sa bonté jusqu’aux démons, car
ces derniers ne doivent leur existence à aucune autre cause et c’est bien elle
qui leur confère vie et perpétuité. Aux hommes, êtres mixtes, elle fait don
d’une vie reçoit forme angélique et, par le débordement de son amour pour
l’homme, s’il nous advient de l’abandonner, elle nous convertit de nouveau et
nous rappelle à elle, et, ce qui est plus divin encore, elle nous promet de
nous transférer tout entiers (je veux dire corps et âme unis) à la vie parfaite
et à l’immortalité. Merveille qui a paru sans doute aux Anciens contre nature,
mais qui, à mes yeux comme aux tiens, est véritablement divine et dépasse la
nature. En parlant de la sorte j’entends qu’elle dépasse toute nature visible,
non point la nature toute puissante de la Vie divine, car, celle-là, en tant
qu’elle constitue la nature même de tout ce qui vit, et principalement des
êtres les plus divins, loin de contredire à la nature, ne la dépasse même pas.
Rejette donc loin du séjour divin et loin de ton âme sainte les raisonnements
contraires que fit à ce propos Simon l’insensé (Actes VIII, 9). Car il n’a pas compris, je
crois, bien qu’il se crût sage, qu’il n’appartient pas à celui qui pense
sainement d’user d’arguments rationnels dont l’évidence est d’ordre sensible
quand il s’agit de la Cause invisible de toutes choses. Et ce qu’il faut lui
répondre, c’est que son objection même est contre nature, car à la Vie divine
rien ne s’oppose.
§ 3. C’est
cette même Vie qui donne vie et chaleur à tous les animaux et à tous les
végétaux. Que tu parles de vie intellectuelle, rationnelle ou sensible, de
celle qui nourrit et qui fait croître, ou de quelque vie que ce puisse être, ou
de quelque principe ou de quelque essence vitale, c’est grâce à la Vie qui
transcende toute vie qu’elle vit et qu’elle vivifie et c’est en elle comme en
sa cause qu’elle préexiste unitairement. Car c’est trop peu de dire que cette
Vie est vivante; elle est Principe de vie, Cause et Source unique de vie. C’est
elle qui achève et qui différencie toute vie, et c’est à partir de toute vie
qu’il convient de célébrer ses louanges, parce que c’est elle qui, dans leur
multiplicité, engendre toutes les vies grâce à la multiplicité de ses propres
dons. Il convient donc à toute vie de la contempler et de la louer, car rien ne
lui fait défaut ou pour mieux dire, elle déborde de vie, étant Vie par soi-même
et transcendante à toute vie, Faiseuse de vie et plus que vie, et méritant
d’être célébrée par tous les noms que des hommes peuvent appliquer à cette Vie
indicible.
§ 1. Venons-en
maintenant, si tu veux bien, à célébrer cette Vie bonne et perpétuelle comme
Sage, comme Sagesse en soi, ou plutôt comme Substance de toute sagesse,
transcendante à toute sagesse et dépassant toute saisie. Car non seulement Dieu
déborde de sagesse et « de sa saisie il n’est point de nombre (Ps., CXLVI, 5) », mais
il transcende encore toute rai son, toute intelligence, toute sagesse. Et c’est
ce qu’avait merveilleusement compris cet homme vrai ment divin, commun soleil
de notre maître et de nous-même, lorsqu’il dit : « La folie de Dieu est
plus sage que la sagesse humaine (I Cor., 1, 25) » non seulement parce que toute argumentation humaine est
vacillante au regard de la stabilité et de la permanence des intellections
divines et absolument parfaites, mais aussi parce que c’est l’usage des
théologiens de retourner en les niant tous les termes positifs pour les
appliquer à Dieu sous leur aspect négatif. C’est ainsi que l’Ecriture traite
d’invisible la Lumière toute brillante et ce qui se peut louer et nommer de
multiples façons, elle l’appelle indicible et sans nom. Ce qui est partout
présent et qu’on peut découvrir à partir de toute réalité, elle le nomme
insaisissable et indépistable. C’est en vertu du même procédé que l’Apôtre loue
selon les textes la folie divine en partant de ce qui apparaît en elle paradoxe
et absurdité pour s’élever ainsi jusqu’à l’indicible Vérité qui dépasse toute
raison.
Mais, comme je l’ai dit
ailleurs, recevant à notre façon les mystères divins, enclos comme nous le
sommes dans le cercle familier des réalités sensibles, ra menant les mystères
divins à la norme humaine, nous nous égarons quand nous rapetissons à la me
sure des apparences la divine et secrète raison, et pourtant nous ne devrions pas
perdre de vue que si notre intelligence possède une puissance intellective qui
lui permet d’apercevoir les intelligibles, l’union par quoi elle atteint aux
réalités qui sont situées au delà d’elle-même dépasse la nature de l’intelligence.
C’est cette union seule qui
nous ouvre l’intellection des mystères divins, non pas selon nos modes humains,
mois en sortant tout entiers de nous-mêmes pour appartenir tout entiers à Dieu,
car il vaut mieux appartenir à Dieu et se dépouiller de soi- même, et c’est
ainsi que les dons divins seront offerts à cette qui seront entrés en communion
avec Dieu.
Célébrant ainsi dans sa
transcendante la Sagesse irrationnelle, inintelligible, insensée, disons
qu’elle est Cause de toute intelligente, de toute raison, de toute sagesse et
de toute saisie, que c’est à elle qu’appartient tout conseil, que d’elle
viennent toute connaissance et toute saisie, et qu’elle recèle enfin en elle
tous les trésors de sagesse et de connaissance. Conformément, en effet, à nos
précédentes conclusions, elle est la Cause plus que sage et toute sage et la
Substance même tant de la sagesse en soi que de la sagesse prise dans son
ensemble et de chaque sagesse considérée en particulier.
§ 2. C’est
d’elle que les puissances angéliques, intelligibles et intelligentes, reçoivent
leurs simples et bienheureuses intellections, car elles ne tirent point leurs
divines connaissances d’une analyse d’éléments, de sensations ni de raisons
discursives: elles n’usent point non plus d’une subsomption sous des concepts
universels. Purifiées de toute matérialité, c’est de façon intellectuelle,
immatérielle, unitive, qu’elles saisissent par intuition les intelligibles
divins. Potentielle et actuelle, leur intelligence resplendit d’une pureté sans
mélange et sans tache. Elle saisit d’un seul regard les intellections divines
de façon in divisible et immatérielle, dans l’unité de sa conformité divine,
car elle a reçu de la Sagesse divine, autant qu’il était en son pouvoir,
l’empreinte de cette Intelligence et de cette Raison divines dont c’est trop
peu dire que de les appeler sages.
C’est d’elle aussi que les
âmes reçoivent le pouvoir de raisonner; c’est-à-dire d’une part de tourner
discursivement et circulairement autour de la vérité même des êtres (et en ce
cas, le caractère discursif et plural de leurs argumentations les situe au des
sous des intelligences unies); d’autre part de ramener par enveloppement le
multiple à l’un (et elles méritent alors de s’égaler aux modes intellectifs des
anges, dans la mesure du moins où c’est chose possible et convenable à des
âmes). Que les sensations elles-mêmes soient comme des échos de la Sagesse, on
peut l’affirmer sans erreur, et il n’est point jusqu’à l’intelligence des
démons qui, en tant qu’intelligence, ne lui appartienne également; mais, dans
la mesure où il s’agit d’une intelligence qui déraisonne, qui ne sait ni ne
veut atteindre le but vers quoi elle tend, il vaut mieux parler ici d’une
déchéance de la Sagesse.
Mais puisque la Sagesse
divine est, dit-on, principe, cause, substance, achèvement, conservation de la
sa gesse en soi, ainsi que de toute sagesse, de toute intelligence et de toute
raison, pourquoi célébrons-nous Dieu, lui qui est plus que sage, comme Sagesse,
Intelligence, Raison et Connaissance? Lui qui n’a pas d’activité
intellectuelle, comment va-t-il comprendre les intelligibles? Lui qui
transcende toute sensation, comment connaîtra-t-il les réalités sensibles?
L’Ecriture affirme pourtant qu’il sait toutes choses et que rien n’échappe au
savoir divin (Jean, III, 20; XXI, 17).
En réalité, comme je l’ai
souvent répété, il faut entendre les attributs divins selon un mode qui
convienne à Dieu. Quand on parle, de son Inintelligence et de son Insensibilité,
il faut entendre cette négation dans un sens transcendant, non dans un sens
privatif. C’est ainsi que nous attribuons l’irrationalité à Celui qui est plus
que raison, l’inachèvement à Celui qui se situe au delà même de la perfection
et qui est antérieur à toute finalité. Nous appelons in saisissable et
invisible Ténèbre la Lumière inaccessible, parce qu’elle transcende la lumière
qui se voit. A vrai dire, l’intelligence divine contient toutes choses dans une
connaissance qui transcende [tout objet connu], car, dans la mesure même où
elle est cause universelle, elle contient d’avance en elle la notion de toutes
choses, connaissant et produisant les anges avant même qu’il y eût des anges,
connaissant toutes les autres réalités du dedans, pour ainsi dire dans leur
principe, et leur conférant par là même rang d’essences. C’est là, je crois, ce
qu’exprime l’Ecriture lors qu’elle appelle Dieu « Celui qui sait tout avant
que rien se produise (Dan.,
XII, 42) » Ce n’est point, en effet, à partir des êtres que l’intelligence
divine connaît les êtres, mais à partir de soi, en soi, à titre de cause, elle
possède d’avance et rassemble par anticipation la notion, la connaissance et
l’essence de toutes choses; non qu’elle considère chaque objet dans son idée
générale, mais parce qu’elle connaît et contient tout dans l’unique extension
de sa causalité propre, comme la lumière aussi contient d’avance en soi, en
tant que cause, la notion des ténèbres, n’ayant de connaissance des ténèbres
qu’à partir de la lumière.
C’est donc en se connaissant
soi-même que la divine Sagesse connaît toutes choses, immatériellement les
choses matérielles, indivisiblement les choses divisibles, unitairement les
choses multiples, car c’est dans un acte unique qu’elle connaît et qu’elle produit
tout. S’il est vrai qu’en tant que Cause unique et universelle Dieu confère
l’existence à tout être, c’est égale ment en tant que Cause unique qu’il
connaîtra tout être comme procédant de lui et préexistant en lui, et ce n’est
pas des êtres qu’il partira pour arriver à les connaître puisque c’est
précisément lui qui à chacun d’eux octroiera le pouvoir de se connaître
soi-même et de connaître les autres.
Dieu n’a donc pas une
connaissance propre par quoi il se connaît, et une autre connaissance qui contient
ensemble tous les autres êtres; car, en se connaissant soi-même, la Cause
universelle ne saurait ignorer d’aucune façon ce qui procède d’elle-même et ce
dont elle est cause. Ainsi donc Dieu ne connaît point les êtres en les
connaissant, mais en se connaissant. Et, selon l’Ecriture, il n’est pas
jusqu’aux anges qui, au lieu de connaître les choses d’ici-bas en percevant le
sensible par les sens, ne les saisissent par une puissance naturelle, propre à
l’intelligence qui vit en conformité avec Dieu.
§ 3. Il reste
à déterminer comment, pour notre part, nous pouvons connaître Dieu, puisqu’il
n’est ni intelligible ni sensible et que rien absolument ne lui appartient de
ce qui appartient aux êtres, il faut dire en vérité que nous n’avons pas de
Dieu une connaissance fondée sur sa nature propre (car celle-ci est in
connaissable et elle dépasse toute raison et toute intelligence). C’est à
partir de cet ordre que nous découvrons en tous les êtres; parce que cet ordre
fut institué par Dieu et qu’il contient des images et des similitudes des
modèles divins, que nous nous élevons graduellement et par échelons, autant
qu’il est en notre pouvoir, jusqu’à Celui qui transcende tout être, en niant
alors et en dépassant tout attribut, comme à la Cause universelle des êtres.
Aussi bien, Dieu est-il connu à la fois en toutes choses et hors de toutes
choses, et Dieu est-il connu tout ensemble par mode de connaissance, et par
mode d’inconnaissance, Il est objet d’intellection, de raisonnement, de
science, de contact, de sensation, d’opinion, d’imagination, d’appellation,
etc. et pourtant il n’est saisi ai par l’intelligence, ni par le raisonnement,
ni par la parole. Il n’est rien de ce qui est et on ne peut donc le connaître à
travers rien de ce qui est, et il est pourtant tout en tout. Il n’est rien en
rien et il est pourtant connu par tout en tout en nième temps qu’il n’est connu
par rien en rien.
Ce n’est donc pas à tort
qu’on parle de Dieu et qu’on le célèbre à partir de tout être proportionnelle
ment à tous ses effets. Mais la manière de connaître Dieu qui est la plus digne
de lui, c’est de le connaître par mode d’inconnaissance, dans une union qui
dépasse toute intelligence, lorsque l’intelligence, détachée d’abord de tous
les êtres, puis sortie d’elle-même, s’unit aux rayons plus lumineux que la
lumière même et, grâce à ces rayons, resplendit là- haut dans l’insondable
profondeur de la Sagesse. Il n’en reste pas moins, comme je l’ai dit, que cette
Sa gesse est connaissable à partir de toute réalité. Car elle est elle-même, selon
l’Ecriture, la fabricatrice universelle, l’ordonnatrice perpétuelle et
universelle, la cause de l’harmonie et de l’ordre indissolubles. Car elle unit
perpétuellement l’achève ment de ce qui précède au principe de ce qui suit et
c’est elle qui produit avec beauté la sympathie et l’harmonie uniques de
l’univers entier.
§ 4. Les
saintes Ecritures appellent également Dieu Raison (Verbe, Logos), non
seulement parce qu’il distribue raison, intelligence et sagesse, mais parce
qu’il contient d’avance en lui, sous forme synthétique, les causes de toutes
choses, parce qu’il traverse toute réa lité et que, selon l’Ecriture, il
pénètre jusqu’aux extrémités de toutes choses (Sagesse VIII, 1-3), mais plus encore parce que
la Raison divine est plus simple que toute simplicité et que par sa
suressentielle transcendance elle échappe à tout attribut. Cette Raison est la
vérité simple et réellement essentielle et c’est à elle que s’app1ique, en tant
que connaissance pure et infaillible de toutes choses, la foi divine, base
inébranlable des fidèles qu’elle établit dans la vérité et en qui elle établit
la vérité, en sorte que les fidèles possèdent ainsi dans une identité
Indissoluble la connaissance simple de la vérité. Car si la connaissance unit
connu et connaissant, tandis que l’ignorance est toujours cause pour l’ignorant
de changement et de division interne, celui qui possède la vraie foi (Eph. IV, 13), l’Ecriture
nous dit que rien ne saurait le détourner de ce foyer fondé sur la vraie foi
qui lui permet de conserver la permanence de son identité immuable et
invariable.
Quiconque, en effet, s’est
uni à la Vérité, sait bien qu’il marche sur la voie droite, même si la foule le
rappelle à l’ordre, prétendant que c’est lui qui échappe au domaine de
l’erreur, grâce à la vérité de la vraie foi. Pour sa part, il a pleine
conscience de ne pas être le fou que prétendent les autres et il sait que la
possession de la vérité simple, perpétuelle, immuable l’a délivré tout au
contraire de la fluctuation installe et mobile à travers les multiples
variations de l’erreur. C’est ainsi que nos maîtres et nos initiateurs dans la
Sagesse de Dieu meurent chaque jour pour la vérité, témoignant comme il se doit
par toutes leurs paroles et par tous leurs actes que l’unique vérité chrétienne
à laquelle ils adhèrent est de toutes la plus simple et la plus divine, ou,
pour mieux dire que seule et unique elle est la vraie connaissance de Dieu.
§ 1. Mais
puisque les théologiens célèbrent également la Vérité divine et la Sagesse plus
que sage comme Puissance et comme Justice, puis qu’ils l’appellent aussi Salut
et Rédemption, passons maintenant, dans la mesure de nos forces, à
l’explication de ces noms divins. Que la Théarchie transcende absolument et
dépasse toute puissance réelle ou pensable, quel qu’en soit le mode, je ne
crois pas que personne l’ignore de ceux qui furent nourris dans les saintes
Ecritures, car la théologie lui attribue souvent la Souveraineté, la séparant
ainsi des puissances mêmes qui résident au delà du ciel. Comment se fait-il alors
que les théologiens la célèbrent encore comme Puissance, elle qui transcende
toute puissance? Ou en quel sens faudra-t-il entendre ce nom de Puissance
lorsqu’on l’appliquera à la Théarchie?
§ 2. Nous
disons que Dieu est Puissance parce qu’il contient toute puissance d’avance en
lui et de façon suréminente, parce qu’il est cause de toute puissance et qu’il
produit lui-même toutes choses grâce à une Puissance inflexible et
indéfinissable, parce qu’il n’est aucune réalité, universelle ou parti culière
qui ne reçoive de lui toute la puissance qui est en elle, parce qu’il possède
l’infini pouvoir, non seulement de produire toute puissance, mais de transcender
toute puissance, et jusqu’à la puissance en soi, d’être lui-même plus que
puissance, de produire indéfiniment et sans limites d’autres puissances que
celles qui existent, de ne jamais épuiser, en produisant ainsi indéfiniment et
sans limite de nouvelles puissances, ce pouvoir qui lui appartient de produire
des puissances et dont c’est trop peu dire que de l’appeler sans limites, car
cette Puissance transcendante est totalement indicible et inconnaissable, car
elle échappe à toute saisie intellectuelle, elle qui, par la surabondance de
son pouvoir, confère la puissance à la faiblesse même, elle qui enveloppe
jusqu’aux échos les plus affaiblis d’elle-même et règne sur eux, de même qu’en
ce qui concerne les puissances sensibles nous voyons des lumières très
brillantes toucher jusqu’aux yeux débiles et que des bruits intenses pénètrent,
dit-on, jusqu’à des oreilles presque Inaptes à les saisir ([je dis presque] car
là où l’ouïe fait totalement défaut, aucune audition n’est possible; là où la
vue est totale ment absente, on ne peut plus parler de vision).
§ 3. Aussi la
diffusion infiniment puissante de Dieu pénètre tous les êtres, et il n’est aucun
être qui soit totalement privé de toute puissance et qui ne possède le pouvoir
ou bien de saisir par l’intelligence ou bien de raisonner ou encore de vivre,
ou simplement de posséder une essence. E le fait même d’être en puissance, s’il
est permis sans sacrilège de parler ainsi, doit son existence à la Puissance
suressentielle.
§ 4. C’est
d’elle que procèdent, avec leur forme divine, les puissances des ordres
angéliques. C’est d’elle qu’elles ont reçu, en vertu de sa bonté sans limites,
leur être immuable, la totale spontanéité de leurs puissances intellectives et
immortelles, leur constance et leur indéfectible tendance au bien, car c’est
elle qui leur a donné le pouvoir et d’être ce qu’elles sont et de tendre à la
conservation de cet être, et jusqu’au pouvoir même de désirer un éternel pouvoir.
§ 5. Les bienfaits
de cette Puissance inépuisable s’étendent également aux hommes, aux animaux,
aux plantes et à l’univers entier. Elle donne à ceux qui s’unissent entre eux
le pouvoir de vivre en amitié et en communion, à chacun de ceux qui se
distinguent les uns des autres le pouvoir de demeurer dans sa propre raison et
de rester fidèle à sa définition particulière sans mélange et sans confusion.
C’est elle qui sauve g dans un ordre parfait et en toute rectitude, le maintien
du bien propre à chaque être; qui assure l’immutabilité aux vies immortelles
des monades angéliques; qui défend contre toute altération l’essence et
l’ordonnance des corps célestes lumineux et sidéraux; qui donne l’être à leur
perpétuité; qui distingue par leurs procès les révolutions du temps et qui les
ramène à l’unité par leurs retours périodiques. C’est elle qui rend
inextinguibles les puissances du feu et intarissables les écoulements de l’eau;
qui limite la diffusion de l’air; qui assoit la terre sur le vide et qui
conserve indestructibles à sa surface les engendrements des êtres vivants.
C’est elle qui, sans confusion ni séparation, sauvegarde l’harmonie et la
synthèse des éléments; qui assure l’union de l’âme et du corps; qui active chez
le plantes les forces de nutrition et d’accroissement; qui règne sur toutes les
puissances qui donnent rang d’essences à toutes choses; qui garantit l’indissoluble
stabilité de l’univers. C’est elle enfin qui, accorde la déification, donnant
aux déifiés le pouvoir de s’élever à une telle hauteur. Bref il n’est absolument
aucun être qui échappe à l’irrésistible et tutélaire étreinte de la Puissance
divine. Car ce qui est totalement privé de puissance n’existe pas, n’est rien
et on ne peut le poser d’aucune façon.
§ 6. Sans
doute le sorcier Elymas vient nous objecter si Dieu est tout puissant, pourquoi
votre théologien affirme t-il que sa puissance connaît une limite? C’est le
divin Paul qu’Elymas prend ici à partie, parce qu’il écrit que Dieu ne peut se
nier lui- même. Mais en répétant cette objection, je crains fort de passer pour
un fou ridicule qui s’attaque à ces frêles châteaux de sable que construisent
par jeu les enfants, si je cherche à expliquer ce texte scripturaire comme s’il
posait un problème insoluble. En réa lité se nier soi-même, n’est-ce pas déchoir
du vrai? Or la vérité est être, et déchoir du vrai, c’est par là même déchoir
de l’être. Si la vérité est être et que déchoir du vrai soit déchoir par là même
de l’être, il est clair que Dieu ne saurait déchoir de l’être, car il lui est
impossible de ne pas exister, ce qui revient simplement à dire qu’il lui est
impossible d’être sans pouvoir et que la seule science qui lui manque, c’est de
savoir ignorer.
Voilà ce que n’a pas compris
notre sage, pareil à ces athlètes sans expérience qui s’imaginent avoir à faire
à de faibles adversaires et qui, s’attaquant avec courage plutôt à des ombres
qu’à des personnes, frappent vigoureusement l’air de leurs coups inutiles, se
croient vainqueurs de leurs rivaux et proclament leur propre victoire parce
qu’ils ignorent la force vraie de ceux qu’ils combattent. Pour notre compte,
suivant autant que nous le pouvons la pensée du théologien, nous célébrons Dieu
en affirmant qu’il est plus puissant que toute puissance, qu’il est omnipotent,
bienheureux et seul puissant, dominateur dans le royaume même de l’Eternité,
exempt de toute déchéance relativement à aucune forme d’être, mieux encore
qu’il est Celui qui contient de façon éminente et par anticipation tous les
êtres, grâce à cette Puissance suressentielle qui accorde à tous les êtres, par
l’effusion surabondante et généreuse de sa puissance, et le pouvoir d’exister
et le pouvoir d’être ce qu’ils sont.
§ 7. — Dieu
est en outre célébré comme Justice, parce que c’est lui qui, selon leur n
distribue à tous les êtres proportion, beauté, ordonnance, harmonie et bonne
disposition; parce qu’il dé finit pour chacun l’ordre qui lui convient selon la
définition la plus parfaitement juste, parce qu’il est cause enfin pour chacun
des êtres de chacune de leurs opérations propres. Car c’est la Justice divine
qui dis pose toutes choses, qui détermine toutes choses, qui épargne à toutes
choses le mélange avec toutes choses et la confusion universelle. C’est elle
qui fait don à tous les êtres des biens qui leur conviennent, suivant le mérite
propre de chacun.
Si nous avons raison de nous
exprimer de la sorte, ceux qui s’attaquent à la Justice divine ne prennent pas
garde qu’ils se convainquent eux-mêmes d’une évidente injustice. Car il
faudrait, à les en croire, attribuer aux mortels l’immortalité, aux imparfaits
la perfection, aux êtres qui se meuvent spontanément la nécessité contraignante
d’un moteur externe, aux variables l’identité et aux débiles la puissance de
perfectionner. Il faudrait que le temporel connût une perpétuelle durée, ‘que
ce qui est mobile pair nature possédât l’immutabilité, que les plaisirs d’un
moment fus sent sans fin, et plus généralement que s’inversassent les attributs
de toutes choses. Or on doit savoir que la divine Justice est précisément une
justice authentique en ceci qu’elle attribue à chaque être ce qui lui convient
en raison de sa propre dignité et qu’elle conserve chaque nature selon l’ordre
et le pouvoir qui lui appartiennent en propre.
§ 8. Mais on
objectera qu’il est injuste d’abandonner sans secours les saints aux vexations
des méchants. A quoi il faut répondre que, si ceux qu’on appelle des saints
s’attachent à ces biens terrestres qui attirent les êtres matériels, c’est
alors qu’ils sont entièrement déchus du désir divin. Et je ne pense pas qu’on
puisse célébrer comme des saints des hommes qui se montrent injustes à l’égard
de ces réalités divines qui sont seules désirables, des hommes qui refusent de
les préférer à ce qu’ils ne devraient ni désirer ni aimer. S’il s’agit au contraire
de ceux dont l’amoureux désir a pour objet des biens authentiques, puisque
ceux-là tendent vers ce qui est vraiment bon, ils seront nécessairement dans la
joie lorsqu’ils rencontreront ce qu’ils désirent rencontrer. Or n’est-il pas
vrai qu’ils se rapprochent précisément des vertus angéliques lorsque leur
tendance vers les réalités divines les détache autant que possible de toute
affection matérielle, lorsqu’ils s’exercent virilement, en toutes
circonstances, à se soumettre à la vraie beauté? Ainsi a-t-on pleinement raison
d’affirmer que c’est bien le rôle propre et essentiel de la Justice divine de
n’énerver ni de n’amollir jamais l’énergie des meilleurs en leur octroyant des
faveurs matérielles, et, s’il advient qu’on tâche de les tenter de la sorte, il
lui appartient de ne point les laisser sans secours mais de les affermir tout
au contraire dans leurs belles et fermes dispositions cri accordant un juste
salaire à leur persévérance.
§ 9. On
célèbre encore la divine Justice comme Salut universel, parce que c’est elle
qui garde et conserve à chaque être la pureté de son essence et de son rang
propres, sans lui permettre de se confondre avec aucun autre, également parce
qu’elle est la véritable cause de toutes leurs opérations propres. Si on la
célèbre comme Salut, c’est en outre parce qu’elle préserve toutes choses des
atteintes du mal. Nous souscrirons nous aussi à cette louange qu’on accorde à
Dieu en l’appelant la sauve garde universelle, car nous affirmons qu’on le défi
nit ainsi comme Celui qui conserve fondamentalement toutes choses, qui épargne
à tout être le changement, la corruption, la détérioration, qui veille sur tout
être, qui ordonne toutes choses sans lutte et sans conflit selon les raisons qui
leur conviennent, qui élimine partout toute inégalité et toute opération
étrangère, qui conserve ses proportions à chaque créature en sorte qu’aucune ne
déchoie ni ne se transforme en son opposé.
On se conformera encore aux
desseins de la sainte théologie en célébrant ce Salut en raison de la bonté
universelle et salvatrice par laquelle il rachète tous les êtres à qui il
advient de déchoir des biens qui leur sont propres, dans la mesure du moins qui
est compatible avec la nature de ceux qui sont ainsi sauvés. Aussi bien les
théologiens l’appellent-ils aussi Rédemption, parce qu’ elle ne permet point
que ce qui existe réellement succombe au néant, parce que s’il advient à
quelqu’un de céder à la négligence ou au désordre et de subir ainsi quelque
amoindrissement dans la perfection de ses biens propres, e’est elle qui rachète
leurs passions, leur lâcheté et leur privation, c’est elle qui supplée à leurs
déficiences, qui paternellement étaye leur faiblesse et redresse leur malice.
Ou, pour mieux dire c’est elle qui les établit au coeur du Bien, qui leur rend
la plénitude du bien qu’elles ont laissé échapper, qui met bon ordre à leur
désordre, qui harmonise leur disharmonie, qui leur rend la plénitude de leur
perfection, qui les délivre de tontes leurs fautes.
Mais tout ce qu’on vient de
dire appartient à la Justice même en tant qu’elle exclut toute inégalité liée à
la privation de l’égalité propre à chaque être. Car si l’on entendait par
inégalité ces différences qui dans l’univers distinguent tous les êtres les uns
des autres, la Justice veillé sur elle également puisqu’au lieu de permettre
que tout se mêle à tout sans perdre elle con serve à chacun la forme propre qui
correspond à sa manière d’être.
§ 1. Mais
puisqu’on attribue à la Cause universelle tout ensemble grandeur et petitesse,
identité et altérité, similitude et dissemblance, repos et mouvement, il nous
faut contempler maintenant tout ce qui nous est accessible de ces images de
noms di vins. Ainsi les Ecritures célèbrent Dieu comme Grand et sous le mode de
la Grandeur, et elles par lent aussi pourtant de cette Petitesse divine qui se
manifeste dans un souffle léger. L’Ecriture l’appelle Identique lorsqu’elle
proclame « Tu es le même que toi-même (Ps., CI, 28) », mais la
même Ecriture le considère sous le mode de l’Altérité lorsqu’elle le représente
par une diversité de figures et de formes. Et elle le considère à la fois comme
Semblable, en tant que substance de toute ressemblance et de la similitude eu
soi, et comme Dissemblable, puisque rien de ce qui existe ne lui ressemble, —
comme Stable et Immobile, demeurant sans fin sur le même siège, et pourtant
comme Mobile puisqu’il se répand à travers toutes choses. C’est bien par de
tels noms et par d’autres du même genre que les Ecritures célèbrent Dieu.
§ 2. Ainsi
Dieu est appelé Grand, en rai son de sa Grandeur propre qui se communique à
tout être grand tout en demeurant séparée de toute grandeur par sa diffusion et
par son extension au delà de toute diffusion et de toute extension, car cette
Grandeur [qui appartient à Dieu] contient tout lieu, car elle surpasse tout
nombre, car elle franchit toute infinité. [On appelle également Dieu grand] en
raison de sa plénitude supérieure à toute plénitude, â cause de la grandeur de
ses opérations et du jaillissement de ses dons, car bien que dans une effusion
sans limite, ces dons se laissent participer par tout être, ils n’en demeurent
pas moins totalement inépuisables, conservant cette même plénitude qui dépasse
toute plénitude et, loin de rien perdre de soi en se répandant, ils ne cessent
au contraire de déborder toujours davantage. Car cette Grandeur est sans
limites, elle échappe à toute quantité et à toute numération, et sa
transcendance se manifeste par l’effusion absolue et immense de son
incompréhensible magnificence.
§ 3. On
appelle petit ou bien subtil ce qui échappe à toute masse et à toute étendue ou
encore ce qui s’étend partout sans rencontrer d’obstacle. Cette petitesse
constitue en même temps la cause élémentaire de tous les corps, car jamais tu
ne rencontreras rien qui ne participe à l’idée du petit. C’est pourquoi il
convient d’attribuer à Dieu la Petitesse puisqu’il est présent de façon
immédiate partout et en tout être, puisqu’il agit pourtant et qu’il pénètre «
jusqu’au lieu où l’âme se sépare du corps, et les tendons », jugeant les
désirs et les « intentions du cœur », ou pour mieux dire de tous
les êtres; car « à son regard aucune créature n’est invisible (Hébreux IV, 12). »
Mais cette Petitesse échappe à la quantité, à la grandeur, à la limitation,, à
la finitude, à la définition. Elle contient tout et rien ne la contient.
§ 4. — Cette
même Petitesse est sur-essentiellement éternelle, impassible; elle demeure en
soi et se comporte toujours de façon identique, partout également présente.
Elle se situe d’elle-même et par elle-même de façon stable et sang souillure,
dans les plus belles limites de son identité suressentielle, sans mutation,
sans défaillance, sans ébranlement, sans changement, sans mélange, sans
matière, dans une parfaite simplicité, ne manquant de rien, n’augmentant ni ne
diminuant; elle échappe à tout engendrement, non en ce sens qu’elle ne serait
pas encore engendrée ou qu’elle serait Inachevée, ou qu’elle ne serait pas
engendrée par ceci ou par cela, ni en cet autre sens qu’elle n’existerait
d’aucune façon ni jamais mais bien parce qu’elle échappa totalement et
absolument à la catégorie même de l’engendrement; parce qu’elle est cet Etre
éternel, cet Etre parfait en sol, qui demeure en soi-même identique à soi-même
dans l’unité et dans l’identité d’une forme unique, qui fait rayonner
spontanément sur tous ceux qui sont capables d’y participer sa propre identité,
qui lie les uns aux autres les éléments hétérogènes en y répandant le
débordement de son Identité, parce qu’il con tient d’avance en soi sous le mode
de l’identité sus qu’aux opposés eux-mêmes, en tant que Cause unique, unifiante
et transcendante de toute Identité.
§ 5. Mais Dieu
est également Altérité, parce qu’il est partout présent grâce à sa Providence
et qu’il devient tout en tout par son pouvoir d’universel salut. Assurément par
lui-même il demeure immuable dans sa propre identité, et indivisible dans
l’unicité de son incessante opération, mais, grâce à son indéfectible
puissance, il se communique en même temps pour les déifier à tous ceux qui se
tournent vers lui. Ajoutons qu’il faut croire que l’altérité des images variées
de Dieu, correspondant à la diversité des visions qu’on peut avoir de lui, signifie
tout autre chose que les apparences â travers lesquelles se manifestent ces
images. De même si l’on raisonnait sur la nature de l’âme en la représentant de
façon corporelle et que l’on fît correspondre à ce qui est en soi indivisible
l’jm4lge des parties du corps, il faudrait en tendre le symbolisme de ces
parties d’une tout autre façon [que matérielle] et tenir compte du caractère
proprement indivisible de l’âme. Ainsi appellerions- nous tête l’intelligence,
cou l’opinion (en tant qu’intermédiaire entre le rationnel et l’irrationnel),
poitrine la faculté irascible, ventre la faculté concupiscible, cuisses et
pieds la nature, appliquant ainsi de façon symbolique aux puissances psychiques
des noms tirés des parties du corps. A beaucoup plus forte rai son, lorsqu’il
s’agit de l’absolue transcendance divine, convient-il de purifier l’altérité
des formes et des images en usant de saintes et mystiques exégèses, adaptées à
la nature de leur objet divin.
Si tu veux appliquer les
trois dimensions corporelles à ce Dieu qui échappe à tout contact et à toute
figure, tu devras dire alors que la Largeur divine signifie l’extension immense
de la descente de Dieu à travers toute réalité, la Longueur cette puissance
dont c’est trop peu dire que d’affirmer qu’elle se répand sur toutes choses, la
Profondeur ce mystère inconnaissable qu’aucun être ne peut saisir. Mais ne nous
laissons pas entraîner à expliquer toute la variété des formes et des images,
en confondant les noms incorporels de Dieu avec ceux qui se tirent des symboles
sensibles et qui sont mieux à leur place dans la Théologie symbolique.
Pour l’instant prenons garde seulement à ne pas interpréter l’Altérité divine
comme s’il s’agissait d’une altération de cette Identité dont c’est trop peu
dire que de l’appeler immuable, mais voyons-y plutôt une multiplication dans
l’unité et comme une série de procès où s’exprime sous forme unique cette
fécondité qui produit toutes choses.
§ 6. De même
si l’on appelait Dieu Semblable en tant qu’il est identique et parce qu’il est
totalement et partout semblable à soi-même, de façon unique et indivisible,
nous n’aurions aucun reproche à faire à l’usage de ce nom de Semblable pour
désigner Dieu. Mais en même temps, les théologiens affirment qu’en soi-même et
dans sa totale transcendance, Dieu n’est semblable à rien, et que pourtant la
même Similitude divine se répand sur ceux qui se tournent vers elle lorsqu’ils
imitent à la mesure de leurs forces Celui qui est, de façon totalement
transcendante, et leur définition et leur raison. Et telle est la puissance de
cette Similitude divine qu’elle retourne vers leur cause tous les êtres qu’elle
produit. C’est pourquoi il faut dire que les créatures mêmes ressemblent à
Dieu, qu’elles sont faites « à l’image et à la ressemblance de Dieu (Genèse I, 26) ».
Dieu pourtant ne leur ressemble pas plus qu’un homme ne ressemble à sa propre
image.
Si on considère des réalités
de même rang, il se peut bien qu’elles soient semblables les unes aux autres,
qu’entre elles la similitude soit réciproque et qu’elles soient mutuellement
semblables, en vertu de la préexistence en elles d’une forme semblable. Mais,
quand il s’agit de la relation de cause à effet, nous ne pouvons admettre
aucune réciprocité. Car ce n’est pas seulement à ceci ou à cela que Dieu
accorde la similitude, mais c’est à tous les êtres qui participent à la
similitude qu’il confère cette similitude, et il constitue lui-même jusqu’à la
substance de la similitude en soi. Rien, par conséquent, ne possède nulle part aucune
similitude qu’il ne doive à quelque trace en lui de la Similitude divine, et
c’est cette Similitude qui accomplit toute union.
§ 7. Mais
pourquoi parlons-nous ainsi? C’est la théologie elle-même qui déclare Dieu
Dissemblable, qui affirme qu’on n’a le droit de le comparer à aucun être, car,
dit-elle, il diffère de tout, et suprême paradoxe, rien ne lui ressemble. A
dire vrai, cette affirmation ne contredit d’aucune façon à la présence en Dieu
de la similitude. Car, par rapport à Dieu, les mêmes choses sont tout ensemble
semblables et dissemblables; semblables en ce qu’elles imitent autant qu’elles
le peuvent l’inimitable; dissemblables en ce que les effets restent inférieurs
à la cause et s’éloignent d’elle dans une mesure qui échappe à toute limite et
à toute comparaison.
§ 8. Que dire
de l’Immobilité, c’est-à-dire de la Stabilité divine? Quoi donc, sinon que Dieu
demeure en soi identique soi, qu’il a sa source stable dans son immuable
identité, que c’est parler de lui de façon insuffisante que de qualifier le
siège où il réside d’inébranlable, qu’il agit sur des objets identiques de
façon identique et selon des modes identiques, qu’il subsiste totalement et
indéfectiblement en soi et par soi, qu’il est totalement immuable et exempt de
tout mouvement, et tout cela en raison de sa sur-essentialité? Car il est
lui-même la cause de tout repos et de toute stabilité, lui qui se situe au delà
de la stabilité et du repos, et c’est en lui que tout est ras semblé, chaque
chose conservant ainsi hors de toute atteinte la stabilité de ses biens
propres.
§ 9. Et que
signifie cette autre affirmation des théologiens, lorsqu’ils disent que Dieu
descend en toutes choses et que l’immobile se meut? Ne faut-il pas l’entendre
de façon compatible avec la nature divine? La piété nous interdit en effet
d’imaginer que Dieu se meuve par translation ni par transmutation, ni par
altération, ni par retournement, ni par mouvement local, ni en ligne droite, ni
par une révolution circulaire, ni par un mouvement mixte, ni non plus qu’il se
meuve à la façon de l’intelligence, de l’âme ou de la nature. Mais nous devons
dire que c’est Dieu qui produit et qui conserve toute essence, qu’il exerce
partout et totalement sa Providence, qu’il est présent partout parce qu’il
enveloppe toutes choses de façon insaisissable et grâce à ses procès et à ses
actes providentiels à l’égard de tous les êtres. Mais en célébrant les
Mouvements de ce Dieu immobile, on doit raisonner d’une façon digne de Dieu. Le
mouvement en ligne droite doit s’entendre comme le procès sans détours ni
déclinaison des opérations divines, comme la naissance de toutes choses à
partir de Dieu même; le mouvement hélicoïdal correspond à un procès Immobile et
une stabilité génératrice; le mouvement circulaire signifie que Dieu demeure
identique à soi- même, qu’il enveloppe synthétiquement les termes
Intermédiaires et les extrémités, qui sont à la fois conte nants et contenus,
et qu’il ram à lui tout ce qui est sorti de lui.
§ 10. On est en
droit d’interpréter comme une Egalité cette Identité et cette Justice que
l’Ecriture attribue à Dieu, en sorte qu’il faut appeler Dieu l’Egal; non
seulement parce qu’il est indivisible et inflexible, mais aussi parce qu’il
répand son illumination de façon égale sur toutes choses et à travers toutes
choses, parce qu’il est la substance même de l’égalité en soi, puisque c’est
par son entremise qu’il produit de façon égale l’interpénétration homo gène de
toutes choses et, selon leurs aptitudes respectives, l’égale participation des
éléments au sein de toute mutation, ainsi que le don égal à tous des biens qui
correspondent au mérite de chacun,— enfin parce qu’il contient en lui-même par
anticipation, de façon transcendante et synthétique, toute égalité, qu’elle
soit intelligente, intelligible, rationnelle, sensible, qu’elle concerne
l’essence, la nature ou la fin, en vertu de cette puissance totalement
transcendante qui produit toute égalité.
§ 1. Mais
l’heure est venue pour nous, parmi tous les noms qui conviennent à Dieu, de célébrer
maintenant ceux de Tout-puissant et d’Ancien des jours. Le premier signifie que
Dieu demeure dans sa Toute-puissance à travers toutes choses, rassemblant et
contenant toutes choses, les affermissant, les fondant et les. resserrant,
parce qu’il contient en lui- même et sans aucune faille la perfection de
l’univers entier, parce qu’il fait sortir de soi toutes choses comme d’une
toute-puissante Racine, parce qu’il ra mène à soi toutes choses comme à leur
tout puissant Principe, parce qu’il les contient dans la me sure où tout réside
dans sa Toute-puissance, parce qu’il conserve tout ce qu’il contient dans une
cohésion synthétique et totalement transcendante qui les garde de déchoir hors
de lui et de se perdre en quittant cette parfaite résidence. On dit aussi que
la Théarchie est Toute-puissante, parce qu’elle exerce sa puissance sur toutes-
choses, parce que son autorité est sans partage sur ceux qu’elle gouverne,
parce que tous les êtres tendent vers elle dans un mouvement d’amoureux désir,
parce qu’elle impose à tous des jougs consentis, parce qu’elle fait naître dans
tous les coeurs l’amoureuse douceur d’un désir divin, tout-puissant et
indissoluble, dont l’objet même est sa propre beauté.
§ 2. Dieu est
célébré aussi comme Ancien des jours (Dan., VII, 22) parce qu’il est la durée perpétuelle et le temps de
toutes choses et qu’il précède en même temps et la perpétuité et le temps.
Quand on l’appelle temps, jour, saison et perpétuité, il faut en tendre ces
mots d’une façon compatible avec la nature divine, car Dieu ne saurait se
mouvoir que de façon immuable et in Au sein même de son mouvement perpétuel et
spontané il demeure stable; et il est tout ensemble la cause de l’infinie
perpétuité, et du temps et des jours. Aussi bien, lorsqu’il se manifeste
saintement par des visions mystiques, Dieu prend-il à la fois la figure d’un
vieillard (Dan. VII, 9) et celle
d’un adolescent (Gen. XVIII, 3). La
première signifie qu’il est principe et qu’il existe dès le principe; la
seconde qu’il échappe à tout vieillissement; les deux ensemble nous enseignent
que son procès s’étend à travers l’univers entier du principe à la fin. Ou
encore, comme le dit notre saint précepteur, les deux figures révèlent chacune
à leur manière que Dieu est principe, celle du vieillard, qu’il est le premier
dans l’ordre du temps, celle de l’adolescent que sur le plan arithmétique il
est plus proche du début; il est clair, en effet, que l’unité et les nombres
qui suivent l’unité méritent mieux d’être appelés principes que les nombres qui
progressent vers le multiple.
§ 3. Mais il
faut expliquer, je crois, ce que l’Ecriture entend par temps et par durée
perpétuelle. Car elle ne réserve pas toujours l’épithète de perpétuel à ce qui
échappe à tout engendrement, à ce qui existe de façon vraiment éternelle, ni
même aux êtres Indestructibles, immortels, immuables et identiques (comme elle
le fait quand elle nous dit, parmi d’autres exemples nombreux: «
Ouvrez-vous, portes perpétuelles (Psaume XXIII, 7-9) »), mais elle use souvent de cette épithète pour
caractériser ce qui est le plus proche du principe, et il lui arrive
d’appliquer l’expression de durée, perpétuelle à la totalité de nos temps,
parce que c’est le propre de la durée perpétuelle d’être principe inaltéré et
de servir d’étalon universel.
L’Ecriture, d’autre part,
appelle temps ce qui est sujet au devenir, à la destruction, à l’altération et au
changement. C’est pourquoi nous qui sommes temporellement limités, la théologie
affirme pourtant que nous participerons à la perpétuité quand nous parviendrons
à cette perpétuité qui exclut toute corruption et qui demeure constamment
identique à soi- même. Il arrive en outre aux Ecritures de parler de perpétuité
temporelle et de temps perpétuel, mais nous savons qu’il vaut mieux réserver le
terme de perpétuité à ce qui est plus proche du principe et appeler temps ce
qui est soumis au devenir. N’ayons donc pas la naïveté de croire que tout ce
qu’on appelle perpétuel possède la même perpétuité que Dieu qui transcende la
perpétuité; mais, suivant en toute rigueur les toutes vénérables Ecritures,
entendons ces adjectifs temporel et perpétuel dans le sens qu’elles leur
attribuent, et considérons par conséquent comme intermédiaire entre l’être et
le devenir tout ce qui participe à la fois à la perpétuité et à la temporalité. (C’est pour éviter ces équivoques que saint
Thomas distingue le temps, l’aevum et l’Eternité.)
Quant à Dieu, il faut le
célébrer tout ensemble comme Perpétuité et comme Temporalité, car il est la cause
de tout temps et de toute perpétuité, mais il faut l’appeler aussi l’Ancien des
jours, car il précède le temps et il transcende le temps et c’est lui qui
produit la diversité des saisons et des temps. Mais on doit affirmer pourtant
qu’il subsiste, antérieur à toute perpétuité, qu’il transcende la perpétuité (Apoc., XI, 15) et que son
royaume est le royaume de toute perpétuité. Amen.
§ 1. Passons
maintenant à la Paix divine, principe de toute communion, et célébrons-la par
des louanges pacifiques. Car c’est elle qui unit toutes choses, qui engendre et
qui produit toute concorde et toute cohésion. Aussi bien tous les êtres
tendent-ils vers elle, parce qu’elle ramène à l’unité intégrale tout ce qu’ils ont
de pluralité divisible; parce qu’elle apaise les conflits internes de l’univers
et les transforme en pacifique cohabitation. C’est par leur participation à la
Paix divine que les plus primitives des puissances de communion s’unissent
d’abord à elles-mêmes, entre elles et au Principe unique de leur paix, puis
confèrent aux puissances qui leur sont subordonnées le pouvoir de s’unir à
elles-mêmes, entre elles et au Principe qui est la cause unique et totale de toute
paix, ce Principe qui se répand partout sans se morceler et qui, pour ainsi
dire, rassemble dans des sortes d’enclos tout ce qui est divisé, ce Principe
causal qui définit, qui limite et qui protège toutes choses, qui empêche les
êtres de se diviser et de fuir de façon indéfinie et indéterminée, de perdre
tout ordre, toute stabilité, et toute présence divine, d’échapper à leur unité
propre et de se mêler les uns aux autres dans une confusion universelle.
Mais en quoi peuvent
consister cette Paix et cette Quiétude que saint Juste (surnom de Barsabas, d’après les Actes, I, 23) appelle
Silence, et, par rapport à tout procès connu, Immobilité; comment cette Paix
peut demeurer paisible et tranquille, comment elle se comporte en soi et au-dedans
d’elle-même ; quelle est cette Unité totale et parfaite dont c’est trop
peu dire que de l’appeler Unité; comment il se peut faire qu’aussi bien
lorsqu’elle rentre en soi-même pie lorsqu’elle se multiplie elle-même, elle ne
cesse jamais d’être unie à soi-même, mais qu’au contraire elle se répande sur
toutes choses sans rien perdre de sa plénitude intérieure, grâce à la
surabondance de cette unité parfaitement transcendante; — il n’est ni permis
sans sacrilège ni possible à aucun être ni de le dire ni de le concevoir. C’est
donc comme ineffable et inconcevable que nous con sidérons cette Paix divine,
en raison de sa totale transcendance, et notre examen ne portera que sur ce
qu’elle laisse participer d’elle-même par l’intelligence et par la parole, et
cela dans la limite de nos forces humaines sans oublier que nous sommes
personnellement inférieur à maints hommes excellents.
§ 2. Ce qu’il
faut affirmer d’abord, c’est qu’elle constitue la substance même de la paix en
soi, de toute paix et de chaque paix; qu’elle réunit toutes choses dans une
union sans mélange; que grâce à cette union indissoluble et immuable chacune
conserve pourtant l’intégrité de sa forme propre sans se troubler en se
mélangeant d’aucune façon avec son contraire, sans que rien puisse ternir leur
parfaite et précise unité.
Contemplons donc cette nature
unique et simple de l’Union pacifique, qui lie tous les êtres à elle-même, avec
eux-mêmes et entre eux, qui les conserve tous dans une cohésion sans mélange,
dans une synthèse sans confusion. C’est par cette Union que les intelligences
divines s’unissent à leurs intellections et aux objets de ces intellections; et
également qu’elles s’élèvent assez haut pour entrer eu contact, selon un mode
d’inconnaissance, avec les réalités qui sont au delà de toute intellection. C’est
grâce à elle que les âmes, en unissant la variété de leurs raisons, en es
rassemblant dans la pureté unique de l’intelligence, s’élèvent par une méthode
et selon un ordre propre à chacune, à travers une intellection immatérielle et
in divisible jusqu’à cette Union qui dépasse toute intellection. C’est grâce à
elle enfin que l’indissoluble trame de l’univers entier subsiste dans son
harmonie divine et s’harmonise dans un accord parfait, dans une parfaite
concorde, dans une parfaite cohésion, dans une synthèse sans mélange, dans un
in divisible rassemblement.
La Paix parfaite répand, en
effet, sa plénitude à travers tous les êtres, grâce à l’immanence parfaite ment
simple et sans mélange de sa puissance unificatrice. Elle unifie toutes choses
en liant à travers les moyens les extrêmes aux extrêmes, en les soumettant à
l’unité d’une amitié qui les rend homogènes. Elle fait participer à ses
jouissances jusqu’aux limites les plus lointaines de l’univers. Elle allie
toutes choses les unes aux autres par des unités, des identités, des unions,
des communions. Et pourtant il est clair que la Paix divine n’en demeure pas
moins parfaitement stable et que si elle éclaire toutes choses en les unifiant,
si elle répand partout son illumination, elle ne sort pas pour autant de sa
propre identité. Car il est vrai qu’elle se répand partout, qu’elle se
communique à tous selon le mode qui convient à chacun, qu’elle fait déborder
hors de soi la surabondance de sa fécondité pacifiante; mais elle demeure une
dans la transcendance de son unité et c’est mal la célébrer que de dire
simplement qu’elle est unie à soi-même parfaitement et totalement.
§ 3. Mais
comment se peut-il faire, objectera-t-on, que tout tende vers la paix? Il est
plus d’un être, en effet, qui se complait dans l’altérité et dans la division,
qui ne consentirait jamais de plein gré à demeurer dans le calme. Si notre
interlocuteur entend par altérité et par division les attributs propres à
chacun, comme il n’est aucun être, quel qu’il soit, qui désire d’aucune façon
en être privé, nous n’avons rien à répondre, sinon que ce désir même [de
persévérer dans son être] constitue lui aussi un mode de l’universelle tendance
vers la paix. Il n’est aucun être, en effet, qui n’aime demeurer en paix et en
union avec soi-même, à se conserver immuable et sans déchéance, lui-même et
aussi tout ce qui lui appartient. Or ce qui maintient chacun sans mélange et
dans la propriété de ses attributs, c’est précisément cette Paix parfaite et
vigilante, car c’est elle qui, par ses Providences pacifiantes, conserve tout à
l’abri des conflits et des discordances, internes ou externes, c’est elle qui,
par sa puissance stable et sans déclinaison, stabilise tout dans la paix et
dans le repos.
§ 4. Si
l’interlocuteur veut dire que tout ce qui se meut, au lieu de demeurer au
calme, se meut sans cesse en vertu de son mouvement propre, répondons qu’il
s’agit là encore d’une tendance vers l’universelle Paix divine, vers cette Paix
qui empêche tout être de d’échoir de soi-même, qui conserve immobile et sans
défaillance la vie propre et motrice de tout ce qui se meut, de façon que le
mobile, demeurant en paix avec soi-même et persistant dans son identité,
accomplisse les actes qui lui conviennent en propre.
§ 5. Mais si
l’on entend par altérité une déchéance par rapport à la paix, si on nie par conséquent
que tout être soit vraiment amoureux de la paix, nous répondrons d’abord
qu’aucun être n’est totale ment déchu de toute union. Ce qui serait, en effet,
totalement instable, indéfini, inconstant, indéterminé, ne serait aucunement être
ni n’appartiendrait à aucun être. Et si l’on répond que ceux-là pourtant sont
bien les ennemis de la paix et des biens propres à la paix qui se complaisent
dans les discordes et les querelles, dans les variations et dans les caprices,
on répondra que ce qui meut ces êtres, c’est encore l’image obscure d’une
tendance vers la paix. Agités en tous sens par le tumulte de leurs passions,
ils désirent maladroitement les stabiliser ils s’imaginent qu’en se rassasiant
de jouissances toujours fuyantes, ils réussiront à apaiser le trouble qui naît
en eux de la faillite même des plaisirs auxquels ils s’asservissent.
Ah! Que ne dirait-on pas de
cet amour de prédilection que le Christ porte aux hommes et qui répand en eux
sa paix? C’est par lui que nous apprenons à ne plus vivre en guerre ni avec
nous-même, ni entre lions, ni avec les anges, mais à travailler plutôt aux oeuvres
divines de concert avec eux et autant qu’il est en notre pouvoir, grâce à la
Providence de Jésus qui accomplit tout en tous, qui réalise cette paix
indicible et de toute éternité prédéterminée, qui nous réconcilie enfin avec
lui, et, en lui, avec le Père. Mais de tous ces dons merveilleux on a traité
suffisamment dans les Esquisses théologiques, d’après le témoignage des
saintes Ecritures.
§ 6. Puisque
tu m’as écrit un jour pour me demander ce que j’entends par être en soi, vie en
soi, sagesse en soi, et que tu es troublé, me dis-tu, de me voir appeler Dieu
tantôt Vie en soi et tantôt substance de la vie en soi, j’ai donc cru
nécessaire, ô saint homme de Dieu, de te tirer de cet embarras autant que je le
puis. Et tout d’abord, pour répéter une fois de plus ce qu’on a dit mille fois
déjà, il n’est aucunement contradictoire de poser Dieu comme Puissance en soi
ou Vie en soi, et en même temps comme Substance de la puissance en soi ou de la
vie en soi. Car, dans un cas, on parle de Dieu à partir des êtres, et
principalement à partir des êtres fondamentaux, en le considérant comme cause
de tous les êtres: dans l’autre cas, on le désigne dans sa suressentielle
transcendance par rapport à tout être, fût-il fondamental. Mais en somme,
diras-tu, de quoi s’agit-il quand nous parlons d’être en soi, de vie en soi, de
paix en soi? De quoi s’agit-il quand nous posons d’autres réa lités considérées
en elles-mêmes et fondamentalement, et dont nous affirmons que Dieu les a
créées avant les autres? Notre assertion n’a rien de contourné, elle va droit
au but et s’explique de façon simple. Nous ne disons pas, en effet, que l’être
en soi constitue quel que essence divine ou angélique, qui serait la cause de
toute existence pour tous les êtres (le seul principe, en effet, la seule
essence, la seule cause de toute existence, c’est l’Etre même dans sa sur-essentialité),
ni qu’il existe une autre divinité féconde qui, hors de Celui qui est plus que
divin, serait une Vie d’où sortirait toute vie et d’abord la vie en soi, ni, en
un mot, que les êtres aient pour principes producteurs des essences et des
substances, dont certains ont prétendu à la légère que c’étaient des dieux
fabricateurs d’êtres: mais à dire vrai, comme ces dieux n’existent pas, ni eux
ni leurs pères ne les ont jamais connus.
Ce que nous affirmons, c’est
que l’Etre en soi, la Vie en soi, la Déité en soi constituent, si on les
considère comme principes divins et producteurs, le fondement unique et la
cause suressentielle de tout, et c’est trop peu dire que de les appeler
principes; considérés du point de vue de la participation, il s’agit alors de
puissances providentielles, dons du Dieu 1m- participable, Essentialité en soi,
Vitalité en soi, Déification en soi, et c’est en participant à ces puissances
que chaque être, selon sa nature propre reçoit, sur le double plan du langage
et de la réalité, existence, vie, déification, etc. Il faut donc que le Bien
lui-même constitue la substance de ces êtres fondamentaux, d’abord de leur
ensemble, puis de leurs parties, en suite des êtres qui les participent
totalement, enfin de ceux qui n’y ont part que partiellement. Mais à quoi bon
insister? Si certains de nos divins initiateurs appellent Celui qui est plus
que Bien et plus que Dieu, la Substance même du bien en soi et de la divinité
en soi, c’est qu’ils entendent alors par bien en soi et par divinité en soi ces
dons bienfaisants et déifiants qui procèdent de Dieu, et par beau en soi l’effusion
qui produit de soi-même toute beauté, totale ou partielle, qui confère la
beauté à ce qui est totalement beau et à ce qui ne l’est que partiellement, et
ainsi de suite pour tout ce qui peut ou pourra recevoir la qualification d’en
soi, c’est-à-dire pour ces Providences et ces bienfaits qui s’offrent à la
participation des êtres et qui procèdent de la surabondante et généreuse
effusion du Dieu imparticipable, de façon que la Cause universelle demeure
absolument et totalement transcendante et que le Suressentiel l’emporte
merveilleuse nient à tous points de vue sur quelque essence et sur quelque
nature que ce soit.
§ 1. Mais
puisqu’on a, je crois, mené à terme tout ce qu’il fallait dire à ce propos,
célébrons maintenant Celui dont les noms sont infinis, en l’appelant Saint des
saints(Dan, IX, 24), ou
encore Roi des rois (1 Tim., VI, 15),
c’est-à-dire Celui dont le règne embrasse la perpétuité et s’étend au delà même
de la perpétuité (Ps., X, 16), ou bien
Seigneur des Seigneurs (Apoc., XIX, 16) ou, Dieu
des dieux (Ps., XLIX, 1). Mais il
faut dire d’abord ce que nous entendons par ces mots mêmes de Sainteté, de
Royauté, de Seigneurie, de Déité, et ce que les Ecritures veulent signifier en
les employant sous forme géminée.
§ 2. Dans
notre langage habituel, sainteté s’en tend d’une pureté sans péché, totalement
et pleine ment immaculée. Royauté signifie le pouvoir absolu de limiter, de
régler, de légiférer, d’ordonner. Seigneurie ne désigne pas seulement la
puissance de dominer les inférieurs, mais toute possession totale et entière de
toute beauté et de toute bonté, stabilité véritable et inébranlable. Car le mot
Kyriothès (Seigneurie) vient de Kyros (garantie) ainsi que kyrion
(nom propre) et que Kyrieuon (dominateur). Quant à la Déité, c’est une
Providence qui contemple toutes choses, qui, dans sa parfaite bonté, les
embrasse et les contient toutes, qui les emplit de soi-même tout en demeurant
transcendante à quiconque jouit de ces biens providentiels.
§ 3. On doit
donc user de tous ces noms pour célébrer de façon parfaite la Cause qui s’élève
au delà de toute réalité, en ajoutant qu’il s’agit d’une Sainteté et d’une
Seigneurie transcendantes, d’une Royauté souveraine, d’une Déité parfaitement
simple. C’est elle, en effet, qui a fait naître et qui a produit, dans un acte
unique et instantané, toute précision par faite de toute absolue pureté, tout
ordre et toute disposition dans les êtres; c’est elle qui a exclu d’eux toute
disharmonie, toute inégalité, toute dissymétrie; c’est elle qui a fait rayonner
la plénitude éclatante d’une identité et d’une rectitude parfaitement ordonnées
sur tous ceux qui méritent d’y avoir part; c’est elle qui a octroyé à tous la
possession pleine et entière de toute beauté, de toute Providence bienfaisante,
car elle est à la fois contemplatrice et conservatrice de ceux auxquels elle
distribue ses biens lorsqu’elle fait don de soi, comme il convient à sa bonté,
en vue de leur déification, à tous ceux qui se tournent vers elle.
§ 4. Mais
comme c’est mal parler de la Cause universelle que d’affirmer qu’elle contient
toute plénitude, comme sa surabondance unique est totalement transcendante, on
la célèbre aussi sous le nom de Saint des saints, et sous les autres noms [qu’on
a dits], en tant qu’elle est la Cause débordante et tout en semble la radicale
Transcendance. Ce qui revient à dire qu’autant ce qui est saint, divin,
souverain, royal, l’emporte sur ce qui est privé de ces biens, et autant
l’emportent les participations en soi sur les réalités participantes, dans la
même mesure Celui qui domine tout être l’emporte sur tout être et la Cause
imparticipable tout ensemble sur tout participant et sur toute participation.
Les Ecritures appellent
saints, rois, seigneurs et dieux les ordres les plus fondamentaux de chaque
hiérarchie, ordres par l’entremise desquels les êtres inférieurs reçoivent leur
part des dons divins et, en se diversifiant, multiplient à leur tour les dons
qu’ils ont reçus, le rôle des supérieurs étant enfin de ramener cette variété à
l’unité qui leur est propre, de façon providentielle et divine.
§ 1. Mais en
voilà assez sur ce point. Il reste, si tu le veux bien, à pénétrer au coeur
même de notre sujet, car la théologie affirme simultanément tous les attributs
positifs de Celui qui est cause de tous les êtres, et elle le célèbre donc
comme Parfait et comme Unique.
Parfait, il ne l’est pas
seulement en tant que parfaitement achevé en lui-même, en tant qu’il se définit
lui-même sous la forme de l’unité, en tant qu’il est tout entier et totalement
parfait, mais aussi en tant qu’il est plus que parfait, puisqu’il transcende
toute réalité, en tant qu’il définit toute infinité, qu’il déborde infiniment
toute limite, que rien ne le contient ni ne l’enclôt, mais qu’il s’étend au
contraire tout ensemble en tous lieux et au delà de tout lieu, par des dons
inépuisables et des actes infinis. On dit aussi qu’il est parfait parce qu’il
ne croît pas, étant achevé de toute éternité, parce qu’il ne diminue pas, contenant
tout d’avance en lui; débordant dans sa libéralité unique, inépuisable,
identique, surabondante et cons tante, c’est lui qui parfait l’achèvement de toute
perfection et qui la remplit de sa propre perfection.
§ 2. Unique,
il l’est en ce sens qu’il est toutes choses de façon synthétique dans la
transcendance d’une seule unité, et qu’il produit toutes choses sans sortir
pour autant de sa propre unité. Rien n’existe qui ne participe à l’Un, mais de
même que tout nombre participe à l’unité numérique et qu’on dit une dyade, une
décade, un demi, un tiers et un dixième, de même tout être et toute portion
d’être ont part à l’Un, et il faut que tout être soit un pour exister comme
être. Cet Un, cause universelle, n’est pas cependant l’unité de plusieurs réalités,
car il précède la distinction même de l’unité et de la pluralité et c’est lui
qui définit tout ensemble unité et pluralité. Il n’est aucune pluralité qui
n’ait quelque part à l’unité, car tout ce qui est multiple par le nombre de ses
parties demeure un si on le considère dans son ensemble; ce qui est multiple
par le nombre de ses accidents de meure un en tant que substance; ce qui est
multiple arithmétiquement ou par le nombre de ses puissances demeure un du
point de vue de la forme; ce qui est multiple par le nombre de ses formes
n’appartient qu’à un seul genre; ce qui est multiple par le nombre de ses
procès procède d’un seul principe. Rien par conséquent n’existe qui ne
participe d’une certaine façon à l’unité de Celui qui contient d’avance et synthétiquement
la totalité universelle, sans excepter les opposés mêmes, qui en lui se
réduisent à l’unité. Sans l’unité, la multiplicité n’existerait pas; sans
multiplicité, par contre, l’unité reste possible, comme l’unité numérique
précède toute multiplication des nombres. Si l’on supposait enfin que tout fût
uni à. tout, le total formerait une seule unité.
§ 3. Il faut
savoir en outre que les réa lités unies ne s’unissent, dit-on, qu’en vertu
d’une forme unique conçue d’avance et propre à chacune et que l’unité constitue
le principe élémentaire de chaque chose. Enlevez l’unité, on n’aura plus ni
tout ni partie, ni rien du tout, car c’est dans l’unité même que préexistent
synthétiquement toutes choses. C’est pourquoi la théologie célèbre la Théarchie
prise dans sa totalité comme cause universelle sous le nom d’unique. Le Père
est Dieu unique, Jésus Christ l’unique Seigneur, et il n’existe qu’un seul et
unique Esprit, en vertu de la débordante indivisibilité de cette totale Unité
divine où tout est rassemblé synthétiquement dans une unification qui
transcende toute unité, dans une suressentielle préexistence. On a donc rai son
de rapporter et de confronter toutes choses à cette Unité divine, de qui, en
qui et pour qui existent tout être, tout ordre, toute subsistance, toute
plénitude et toute conversion.
Tu ne saurais rencontrer
aucun être qui ne doive à cet Un (lequel donne suressentiellement son nom à la
Déité entière) le pouvoir et de posséder et de par faire et de conserver sa
propre existence. Il faut donc que nous aussi, nous détournant du multiple et
nous convertissant à l’un, grâce à la puissance de la divine Unité, nous
célébrions de façon synthétique la Déité totale et une, cet Un qui est cause de
tout, qui vient avant toute unité et avant toute pluralité, qui précède les
oppositions de la partie et du tout, de la définition et de l’indéfini, de la
limite et de l’illimité, car c’est lui qui définit tout être et l’être même,
qui est la cause unique totalement et tout ensemble préexistante et
transcendante, qui dépasse l’être un et qui pourtant définit l’être un, dans la
mesure où l’être un, au sein des êtres, devient nombre (et le nombre participe
à l’essence). C’est donc l’Un suressentiel qui définit tout ensemble l’être un
et le nombre quel qu’il soit. C’est elle qui est en soi le principe et la
cause, le nombre et l’ordre de l’unité, de la numération et de tout ce qui
existe.
C’est pourquoi la Déité
transcendante se célèbre tout ensemble et comme Unité et comme Trinité. En fait
elle n’est connaissable ni de nous ni d’aucun être ni comme Unité ni comme
Trinité. Pour célébrer en toute vérité ce qui en elle est plus un que l’Un
lui-même, c’est-à-dire ce Principe qui en gendre en elle des réalités divines,
nous attribuons à la fois le nom d’Unité et celui de Trinité à Celui qui est
au-dessus de tout nom et qui transcende sur-essentiellement tout ce qui existe.
En vérité ni un, ni trois ni aucun nombre, ni unité ni fécondité ni aucune
dénomination tirée des êtres ni des notions accessibles aux êtres, ne sauraient
révéler (car il dé passe toute raison et toute intelligence) le mystère de la
Déité suressentielle, sur-essentiellement et totale ment transcendante. Il
n’est ni nom qui la nomme, ni raison qui la concerne, car elle demeure
inaccessible et insaisissable. Même quand nous l’appelons Bien, ne croyons pas
que ce nom lui convienne, mais il nous faut bien concevoir et exprimer quelque
chose de son indicible nature et nous lui consacrons d’abord le plus vénérable
des noms. Et quoique, ce faisant, nous ne nous écartions aucunement du
sentiment des théologiens, nous n’en demeurons pas moins en deçà de la vérité
des choses. Aussi bien les théologiens eux-mêmes ont attaché plus de prix à la
méthode négative, car elle affranchit l’âme des objets qui lui sont familiers,
et à travers ces divines intellections, inférieures elles-mêmes à Celui qui
transcende tout nom, toute raison, tout savoir, elle l’unit enfin à Lui, autant
que des hommes peuvent accéder à une telle union.
§ 4. Après
avoir réuni ces noms intelligibles de Dieu, nous les avons expliqués de notre
mieux. Et ce faisant nous ne demeurons pas seule ment en deçà de ce que
signifient réellement les noms divins (les anges eux-mêmes devraient confesser la
même insuffisance), en deçà des louanges que les anges font de Dieu (et les
derniers des anges l’emportent ici sur les meilleurs de nos théologiens), en
deçà des théologiens mêmes, de leurs élèves et de leurs compagnons, — mais en
deçà aussi de nos pairs, car nous demeurons au dernier rang de tous et fort
inférieur. Aussi bien s’il se trouve en tout ce que nous avons dit quelque
droite vérité, et si nous avons réellement atteint à une exégèse authentique
des noms divins, que le mérite en revienne à Celui qui est la cause de tout
bien, lui qui accorde d’abord le pouvoir de parler, et ensuite de bien parler.
Si l’on a omis quelques noms synonymes de ceux qu’on rapportés ici, il suffira
de compléter notre travail en suivant la même méthode.
Mais si notre travail manque
de rectitude et de Perfection, si nous nous sommes écarté en tout ou en Partie
de la vérité, sois assez bienveillant pour c0rrige nos erreurs involontaires,
pour satisfaire raisonnablement aux besoins de notre savoir, pour suppléer notre
insuffisance, pour guérir l’infirmité qui nous accable malgré nous, pour nous
transmettre en fui toutes les excellentes vérités que tu pourras tenir de
toi-même et des autres. Ne te décourage pas, lorsqu’il s’agit d’aider un ami,
car tu constates que nous n’avons gardé par devers nous aucun des enseignements
qui nous furent transmis par la hiérarchie, mais que nous vous les avons
transmis sans les falsifier, à vous et à d’autres saintes personnes, et nous
continuerons à vous les transmettre, au tant qu’il nous sera permis de parler
et à nos auditeurs d’écouter, demeurant parfaitement fidèle à la tradition sous
la seule réserve de notre impuissance soit à l’entendre soit à l’exprimer.
Ainsi soit-il fait et dit, autant qu’il plaît à Dieu, et que notre traité sur
les noms intelligibles de Dieu s’achève ainsi. Sous l’égide de Dieu, nous
passerons alors à la Théologie symbolique.