DU CANTIQUE DES CANTIQUES
PAR DE SAINT BERNARD
ABBÉ DE CLAIRVAUX
Traduction édition Louis Vivès, 1873, Abbé Louis CHARPENTIER
Édition numérique, https://www.i-docteurangelique.fr/DocteurAngelique,
Les œuvres complètes de saint Thomas d'Aquin
SERMON 1: Cantique de Salomon.
SERMON 3. Le baiser des pieds, de la main, de
la bouche du Sauveur, etc.
SERMON 14. De l'Église des Chrétiens fidèles,
et de la Synagogue des Juifs perfides.
SERMON 16. La Contrition du coeur. Il y a
trois espèces de confessions véritables.
SERMON 18. Des deux opérations du
Saint-Esprit, dont l'une s'appelle effusion et l’autre infusion.
SERMON 20. Trois sortes d'amours dont nous
aimons Dieu.
SERMON 22. Des quatre parfums de l’Époux et
des quatre vertus cardinales.
SERMON 23. Trois manières de contempler Dieu,
représentées par les trois celliers.
SERMON 25. L'Épouse, je veux dire l’Église,
est noire, mais elle est belle.
SERMON 26. Saint Bernard pleure la mort de son
frère Girard (a).
SERMON 27. De la parure de l'Épouse: en quel sens
l’âme sainte est appelée ciel.
SERMON 34. De l'humilité et de la patience.
SERMON 37. Il y a deux connaissances et deux
ignorances: Maux ou détriments qu'elles nous causent
SERMON 38. En quel sens l'Épouse est appelée
la plus belle des femmes.
SERMON 40. L'intention est le visage de l’âme;
sa beauté et sa laideur, sa solitude et sa pureté.
SERMON 50. Deux sortes de charités,
l'affective et l'actuelle. De l'ordre de ces deux charités.
SERMON 55. Comment on peut, par la vraie
pénitence, éviter le jugement de Dieu.
SERMON 56. Nos péchés et nos vices sont comme
une muraille élevée entre Dieu et nous.
SERMON 60. Incrédulité des Juifs qui mirent le
comble à la mesure de leurs pères en tuant le Christ.
SERMON 86. Modestie et retenue de l'Épouse
quand elle cherche le Verbe. Éloge de la modestie.
SERMONS SUR LE CANTIQUE DE SALOMON
SERMON 1. Durant les nuits, j'ai cherché dans
mon petit lit celui que j'aime. (Cantique III, 4).
SERMON 3. Je l'ai cherché et ne l'ai pas
trouvé (Cantique I, 1).
SERMON 6. Avez-vous vu celui qu'aime mon âme?
(Cantique III, 3.)
SERMON 7. Peu après les avoir dépassés, j'ai
trouvé celui que mon cœur aime. (Cantique III, 4.)
SERMON 8. Les ayant un peu dépassés, j'ai
rencontré celui que mon cœur aime. (Cantique III, 4.)
SERMON 13. Je l'ai tenir, je ne le laisserai
pas partir, etc. (Cantique III, 4.)
SERMON 16. Soixante des plus forts dans Israël
entourent le lit de Salomon. (Cantique III, 7.)
SERMON 17. Le roi Salomon se fit une litière
des cèdres du Liban. (Cantique III, 9.)
SERMON 18. Le roi Salomon se fit une litière
des bois du Liban. (Cantique III, 9.)
SERMON 21. Sortez, filles de Sion, et voyez le
roi Salomon, etc.
SERMON 25. Vos joues sont semblables à un
fragment de grenade, etc. (Cantique IV, 3.)
SERMON 28. J'irai à la montagne de la myrrhe
et à la colline de l'encens. (Cantique IV, 6.)
SERMON 29. Vous êtes toute belle, ma
bien-aimée. (Cantique IV, 7.)
SERMON 33. L'odeur de vos parfums est
au-dessus de tous les aromates. (Cantique 4.)
SERMON 34. Vos lèvres, ô mon épouse, sont un
rayon qui distille le miel, etc. (Cantique IV, 11.)
SERMON 35. Vous êtes un jardin fermé, ô mon
épouse, ma soeur, etc. (Cantique IV, 12.)
SERMON 34. Ce que vous produisez est un
Paradis d'arbres à grenades, etc. (Cantique IV, 13.)
SERMON 37. La fontaine des jardins, le puits
des eaux vives, etc. (Cantique IV, 45.)
SERMON 38. Elève-toi, Aquilon, viens, vent du
midi, et souffle dans mon jardin. (Cantique IV, 16.)
SERMON 41. J’ai moissonné ma myrrhe avec mes
plantes aromatiques, etc., (Cantique V, 1.)
SERMON 47. Quel est votre bien-aimé issu d'un
bien-aimé. etc. (Cantique V, 9.)
SERMON 48. Mon bien-aimé est, blanc et rouge,
etc. (Cantique V, 10.)
I. Si toutes
les oeuvres de saint Bernard sont remplies du suc d'une piété solide et d'une
science profonde, il y en a deux, dans le nombre, qui se recommandent plus
particulièrement à l'attention de tous les lecteurs, ce sont ses cinq livres de
la Considération et ses sermons sur le Cantique des cantiques. Les premiers
offrent, en effet, sous une forme aussi élégante que concise, tout ce qui se
lit de plus saint dans les livres sacrés et dans les actes des conciles, tout
ce qu'il y a de plus salutaire dans les écrits des anciens pères et dans les
décrets des pontifes sur le gouvernement de l'Église. Quant aux sermons, ils
renferment tout ce que notre saint Docteur a mis dans le reste de ses ouvrages
de plus propre à former les moeurs et à exciter la piété, ainsi que tout ce
qu'il a écrit sur les vices, sur les vertus et sur la vie spirituelle. Tout cela
se trouve de nouveau dans ces sermons; mais avec encore plus de solidité et
d'élévation, il y dégage les sens mystiques et allégoriques des textes sacrés
de leurs voiles et de leurs ombres, il y expose au grand jour tous les secrets
de la perfection d'une manière non moins agréable et utile que sublime. Aussi
peut-on dire que ces sermons sont une source de chastes délices pour les âmes
pieuses. Nous n'hésitons pas à dire qu'ils sont écrits d'une manière aussi
agréable qu'utile. Car telle est, dit saint Bernard lui-même dans le sixième de
ses sermons divers, (n. 1), « la condition aussi misérable qu'admirable des
âmes humaines que, bien que par la vivacité de leur génie, elles soient
capables de percevoir tant de choses au dehors, elles ont pourtant besoin de
figures corporelles et d'énigmes pour parvenir, de la connaissance des choses
visibles et extérieures, à conjecturer un peu ce que sont les choses
invisibles. » Or c'est à quoi saint Bernard réussit admirablement dans ses
sermons.
II. Saint
Bernard a commencé cette oeuvre importante après son retour d'Aquitaine en
1135, comme on le voit par le a second livre de sa vie, chapitre VI, où Ernald
s'exprime ainsi: « L'homme de Dieu, après quelques jours de repos, s'occupa
d'autres affaires, et, retiré dans une petite cabane faite des rinceaux de
pois, il vaqua seul à la méditation et à la pensée de Dieu. Mais voilà que,
tout à coup, son humble retraite, comme une autre étable du Seigneur, retentit
de chants d'amour, et se remplit de festins de noces... Pendant longtemps il
répandit son âme dans ces méditations. Il fit de nombreux commentaires sur ce
sujet, et chacun peut voir bien clairement en les lisant, car il a rempli des
corbeilles d'écritures, des restes de ces repas délicieux, quels progrès il
faisait à cette table où il s'asseyait tous les jours et quels profits nous en
tirions nous-mêmes. » Geoffroy s'exprime en ces termes au livre ni, chapitre vu
de sa Vie de saint Bernard: « dans les sermons sur le Cantique des cantiques,
il se montre aussi magnifique investigateur du sens mystique que remarquable
édificateur du sens moral. »
On voit à l'exorde du deuxième de ses sermons que cette oeuvre
importante a été commencée pendant l'Avent de cette même année 1135. Il
s'exprime, en effet, ainsi: « Il y en a plusieurs à la vérité qui se réjouiront
au jour de cette naissance que nous allons bientôt célébrer. »
III. Ce fut sur
les instances du chartreux Bernard Desportes que saint Bernard entreprit la
série de ses sermons, comme on le voit par la cent cinquante-troisième lettre
de notre Saint; en effet, après avoir dit à son ami que s'il s'était refusé si
longtemps à répondre à ses ardents désirs, en lui envoyant quelque écrit
spirituel de sa main, c'est parce qu'il se sentait au dessous de cette tâche,
il finit par lui annoncer qu'il cède à ses instances. Faut-il entendre
seulement par-là qu'il se met à l'oeuvre, ou bien veut-il parler de la
publication et de l'envoi de son oeuvre déjà commencée? Les termes de la lettre
font pencher vers cette dernière opinion. En effet, voici comment il s'exprime:
« Je cède à vos instances, afin de mettre fin à tous vos doutes; je mets de
côté tout amour propre et ne veux pas même penser que je fais une véritable
folie. Je donne donc à recopier quelques sermons que je viens de composer sur
le commencement du Cantique des cantiques, et je vous les envoie avant même
qu'ils aient paru. J'ai l'intention de continuer ce travail, si j'en ai le
loisir et si Dieu me donne quelque relâche (Lettre CLIII, n. 2). » De tout
cela, il résulte seulement que Bernard Desportes avait prié notre Saint de lui
composer quelque écrit spirituel, et que saint Bernard lui envoya ses premiers
sermons sur le Cantique des cantiques. Je ne sais si c'est à cet abbé Bernard
que se rapporte ce pointsage du premier sermon, n. 3: « Or, je ne pense pas que
l'ami qui nous viendra de dehors ait sujet de murmurer contre nous quand il
aura mangé ce pain si excellent: » C'est ce que je laisse à d'autres le soin de
décider. Quoi qu'il en soit, c'est à Bernard Desportes que les premiers sermons
sur le Cantique des cantiques ont été adressés, en même temps que la lettre
cent cinquante-quatre, où l'on lit ces mots: « Je vous envoie, ainsi que je
vous l'avais promis, mes sermons sur les premiers chapitres du Cantique des
cantiques; lisez-les, et veuillez me dire, aussitôt que vous le pourrez, si je
dois les continuer ou non (Lettre CLIV). » Or, on ne peut entendre ces lignes
que de l'annonce et de l'envoi. de cet ouvrage.
IV. Quoique
saint Bernard eût l'habitude de prêcher presque tous les jours à ses religieux
de Clairvaux, il ne put cependant pas pendant les douze années qu'il vécut
encore, terminer l'œuvre qu'il avait entreprise; il se trouvait souvent
distrait par les affaires de l'Église et par celle de l'État, de même que par
le concours importun des visiteurs dont il se plaint en plusieurs endroits, et
particulièrement à la fin de son troisième sermon, où il s'exprime ainsi: « Mes
frères, il fait bon ici pour nous; mais voici que la malice du jour nous en
retire. Car ceux dont on vient de m'annoncer l'arrivée, m'obligent
d'interrompre plutôt que de finir un discours si agréable. » Dans le
cinquante-deuxième, il dit encore: C'est à peine si les visiteurs qui nous
arrivent me laissent le temps de respirer. » Quoi qu'il en soit, on ne saurait
trop s'étonner que notre saint abbé, distrait comme il l'était par
l'administration d'une nombreuse communauté et par le soin d'une multitude
d'affaires qui reposaient sur lui, ait eu le loisir de méditer des sermons
d'une si profonde sagesse et de les prononcer chaque jour. Car, il nous apprend
lui-même qu'il en l'agissait ainsi, dans son vingt-deuxième sermon n. 2, où il
s'exprime en ces termes: « Ce n'est pas sans peine que je vais tous les jours
puiser dans les ruisseaux, même publics de l'Écriture pour donner à chacun
selon ses besoins. »
Il prêchait, en effet, ces sermons les jours de fête, même quand il
s'en trouvait plusieurs de suite, comme il nous l'apprend dans son sermon
quatre-vingt-troisième, où il dit qu'il a dépensé toutes ses forces pendant
trois jours de suite, à expliquer un seul passage du Cantique des cantiques.
Or, c'était de vive voix qu'il faisait ces explications, non pas par écrit
seulement. Aussi, vers la fin de son quarante-deuxième sermon, dit-il: « Ma
faiblesse, que vous connaissez tous, ne me permet pas d'aller plus loin. » A la
fin de son quarante-quatrième, il dit encore: «En voilà assez comme cela, car
ma faiblesse me force à m'arrêter, comme cela n'arrive que trop souvent. »
Notre Saint unissait toujours la prière à la méditation pour préparer le sujet
de ses sermons; néanmoins il en prononça plusieurs d'abondance avant de les
avoir écrits, comme on le voit par plusieurs endroits. En effet, on trouve dans
certains endroits de ses sermons, des passages qui sont évidemment improvisés;
tel est, par exemple, l'endroit où, dans son sermon trente-sixième, il
s'adresse en ces termes à ceux qui dormaient à ses sermons: « Je pensais
pouvoir vous dire dans un seul sermon ce que je vous avais annoncé des deux
ignorances; je l'aurais fait si ce discours ne semblait déjà trop long à ceux
qu'il fatigue. Car j'en vois plusieurs qui baillent et quelques uns qui
dorment; je ne m'en étonne pas d'ailleurs, et la veille de la nuit dernière,
qui a été très-longue, fait leur excuse. »
Mais s'il est un passage qui prouve, jusqu'à l'évidence, qu'il se
laissait aller quelquefois dans ses sermons à l'improvisation, c'est bien
celui-ci du sermon neuvième, n. 6. « Il me vient encore dans l'esprit un autre
sens auquel je n'avais pas pensé, mais que je ne veux pas passer sous silence.
» Ajoutez à cela que notre Saint nous apprend lui-même que plusieurs de ses
sermons ont été recueillis par ses disciples, pendant qu'il les prononçait. En
effet, il dit dans son sermon cinquante-quatrième n. 1: « On l'a recueilli par
écrit comme les autres sermons, afin de retrouver facilement, ce qui aurait
peut-être pu se perdre. » Enfin on en trouve encore une preuve dans ces mots du
soixante-dix-septième sermon n. 2. « Si par hasard on couche par écrit nos paroles,
ils dédaigneront peut-être bien de les lire. »
VI. Saint
Bernard prêchait ses sermons sur le Cantique des E cantiques dans l'auditoire
des frères, et en présence des- novices, comme on le voit par le sermon
soixante-troisième, n. 6; mais les religieux convers n'assistaient pas à ces
réunions. Il donne souvent à entendre que ses auditeurs sont instruits dans
l'Écriture sainte, et même dans ses sermons quinzième, n. 2; seizième, n. 1, et
trente-neuvième, n. 2, il dit que ses auditeurs devancent, par la pensée, ce
qu'il se propose de leur dire. Quant à l'heure où il prêchait, c'était tantôt
le matin avant la messe, comme nous l'avons déjà dit plus haut en parlant des
autres sermons, tantôt le soir. On voit qu'il prêchait quelquefois le matin par
deux passages de ses sermons où il dit, qu'il met fin à son discours, parce que
le travail des mains et la célébration de l'office divin le pressent de
terminer. Aussi, vers la fin de son premier sermon, il s'exprime ainsi: « Mais
l'heure à laquelle la pauvreté de notre institut nous recommande de nous livrer
au travail des mains se passe. » Il est plus explicite encore dans son
quarante-septième sermon, qu'il se hâte de terminer parce que l'heure de
l'office divin le presse. Quant à ses prédications de l'après-midi, on voit
qu'il en faisait le soir par ce pointsage du soixante et onzième sermon n. 15:
« Mais pendant que je prolonge cette dispute, le jour baisse. » Mais c'est
assez de détails minutieux comme cela, bien qu'ils ne soient pas tout à fait
hors de propos.
VII. Saint
Bernard avait terminé son vingt-quatrième sermon en 1136; lorsqu'il partit pour
l'Italie, afin de travailler à l'extinction du schisme qui désolait alors
l'Église. Il n'en revint que l'année suivante, et reprit son oeuvre, un moment interrompue,
en répétant son vingt-quatrième sermon, dont il changea l'exorde et la
péroraison. C'est là ce qui explique la diversité de leçons que nous signalons
en cet endroit. Quant aux soixante-cinquième et soixante-sixième sermons, qui
commencent à l'explication de ces mots « prenez-nous des petits renards, » le
Saint le composa contre les hérétiques de Cologne, à l'occasion d'une lettre
que lui avait écrite Evervin, prévost de Stein, et qu'il nous a paru bien de
placer en tête de ces deux sermons. Enfin le quatre-vingtième sermon fut
prononcé au concile qui se tint à Reims en 114 8, sous la présidence du pape
Eugène, et dans lequel fut condamné Gilbert de la Porrée, évêque de Poitiers,
ainsi que saint Bernard le rappelle dans son sermon.
VIII. Dans la
plupart des manuscrits on ne trouve que quatre-vingt-six sermons, quelques-uns
en ont quatre-vingt-sept; mais cela vient de ce que ces derniers ont répété le
vingt-quatrième sermon, comme l'a fait celui de la Colbertine, ou bien ont fait
deux serinons d'un seul, comme il est arrivé au manuscrit de saint Germain. Des
cinq manuscrits du Vatican que notre Jean Durand a consultés à ma prière, un a
quatre-vingt-six sermons, un autre, portant le n. 665, a une préface qu'on ne
voit dans aucun autre manuscrit ni dans aucune édition. Elle commence ainsi: «
Préface du bienheureux Bernard de Clairvaux au Cantique des cantiques. Le plus
grand encouragement que Dieu ait proposé à la vertu, ce sont les délices de la
vie future, de même que le plus puissant aiguillon de l'erreur qu'ait inventé
le diable, c'est la délectation. Le chef du genre humain, Adam, nous fournit
une preuve de ce que j'avance, puisqu'il a été placé par le Seigneur dans un
paradis de. volupté pour y jouir d'une éternelle félicité, afin de provoquer la
vertu dans les siècles futurs. » L'auteur de cette préface continue en disant
que la perte de l'innocence par le péché a été la perte de la délectation que
nous rendent la douceur et l'harmonie des Psaumes et du Cantique des cantiques.
Il n'y a pas un mot dans cette préface qui sente le style et le génie de saint
Bernard. Cette préface est suivie de quatre-vingt-trois sermons seulement, sous
ce titre: « Exposition par le bienheureux Bernard, abbé de Clairvaux, du
Cantique des cantiques ». Un autre manuscrit porte:« Bernard, sur le Cantique
des cantiques »; d'autres: « traité du bienheureux Bernard, abbé de Clairvaux,
sur le Cantique des cantiques ». Un manuscrit de la Colbertine porte pour
titre, « traité » au lieu de « sermons », selon l'ancien usage. Mais toutes ces
différences sont de peu d'importance. L'exposition de saint Bernard se termina
au chapitre troisième du Cantique des cantiques, à ce verset: « J'ai cherché
dans mon petit lit pendant la nuit », où Gilbert de l'île d'Hoy, de l'ordre de
Cîteaux d'Irlande, commence la continuation qu'il a conduite jusqu'à ce verset
du cinquième chapitre: « mon bien-aimé est blanc et rose », dans quarante-huit
sermons. C'était un homme qui le cédait peu à saint Bernard par la gravité et
la piété de son style. La mort le surprit avant qu'il eût conduit plus loin son
entreprise, comme elle n'eût pu souffrir, si nous en croyons Sixte de Sienne,
qu'il se remit une seconde fois à l'oeuvre pour continuer le travail de saint
Bernard, qu'il avait déjà interrompu une première fois, et qu'il osât même
vouloir le conduire à bonne fin. Sixte est dans l'erreur quand il dit que saint
Bernard commença cette oeuvre sur la fin de sa vie. Les sermons de Gilbert sont
placés au commencement du tome v de cette édition.
IX. Outre cette
exposition, saint Bernard en dicta une autre plus courte à Guillaume, abbé de
Saint-Thierry, ainsi que celui-ci l'atteste lui-même dans le livre I, de la Vie
de notre Saint, chapitre XII. Mais il vaut mieux n'en parler que dans le tome
cinquième où nous nous proposons de rapporter un commentaire abrégé du Cantique
des cantiques de saint Bernard.
X. Dans son
premier sermon de la grande exposition, saint Bernard semble faire entendre
qu'il a fait d'autres commentaires sur les Paraboles de Salomon et sur l'Ecclésiaste.
Voici, en effet, en quels termes il s'exprime au n°2: «Car, pour l'Ecclésiaste,
je crois que, par la grâce de Dieu, vous êtes assez instruits dans la
connaissance et dans le mépris de la vanité du monde qui est le sujet dont
traite l'Ecclésiaste. Quant aux Proverbes, votre vie et votre conduite
n'est-elle pas réglée et formée, sur les enseignements qu'ils contiennent?
C'est pourquoi, après avoir commencé par goûter de ces deux pains qui ne
laissent pas d'être tirés du coffre de l'Ami, approchez-vous pour goûter du
troisième, pour voir s'il n'est pas meilleur encore. » Mais ces paroles
semblent vouloir dire seulement que les religieux de Clairvaux s'étaient
adonnés à la lecture des Paraboles et de l'Ecclésiaste et avaient réglé leurs
mœurs sur des règles tracées dans ces livres. En effet, Geoffroy, qui nous a
laissé un index assez soigné des Œuvres de saint Bernard, ni aucun ancien, que
je sache, n'a jamais attribué de commentaires sur ces livres à saint Bernard.
Peut-être par ce mot, « d'un ami, » saint Bernard veut-il parler de quelque
auteur de son temps, tel que Hugues de Saint-Victor qui a écrit dix-neuf
homélies sur l'Ecclésiaste.
XI. Pour en
revenir aux sermons sur le Cantique des cantiques, on peut voir ce qu'en
pensait Guerri, abbé d'Igny, très-pieux disciple de notre Saint, dans son
troisième sermon pour le jour de la fête des saints apôtres Pierre et Paul,
qu'on trouve avec d'autres dans le tome VI. Voici en quels termes il s'exprime:
« Notre maître, cet interprète du Saint Esprit, a entrepris de nous expliquer
ce chant nuptial tout entier, et il nous donne lieu d'espérer, parce qu'il en a
déjà expliqué, que s'il parvient à cet endroit sur lequel vous me questionnez,
« Avant que le jour commence à paraître et que les ombres se dissipent peu à
peu, il changera les ténèbres mêmes en lumières pour l'intelligence. Il nous
dira à la lumière du jour ce qui a été ou sera dit dans les ténèbres. » Voilà
en quels termes s'expliquait Guerri.
1. Il faut vous dire, mes frères, d'autres
choses qu'aux gens du monde, ou au moins il faut vous les dire d'une autre
manière. Pour eux, si on veut suivre la forme d'enseignement que l'Apôtre a
prescrite (II Cor. III, 2), on ne doit leur donner que du lait, non de la
viande. Il nous apprend lui-même, par son propre exemple, à présenter une
nourriture plus solide aux personnes spirituelles lorsqu'il dit: « Nous ne
parlons pas un langage plein de la science et de la sagesse humaine; mais
conforme à la doctrine de l'Esprit-Saint, réservant les choses spirituelles
pour ceux qui sont spirituels (I Cor. II, 13). Et ailleurs Nous ne tenons des
discours sublimes et élevés qu'avec les parfaits (Ibid.), » tels que vous êtes,
mes frères, du moins j'aime à le croire, si ce n'est pas en vain que depuis si
longtemps vous vous occupez à une étude toute céleste, vous vous exercez à
connaître la vérité, et méditez jour et nuit, sur la loi de Dieu. Préparez-vous
donc à être nourris, non de lait, mais de pain. Il y a dans Salomon un pain,
mais un pain très-blanc et délicieux, je veux parler du livre qui a pour titre:
le Cantique des cantiques. Qu'on le serve si vous le voulez bien, et qu'on le
rompe.
2. Car pour l'Ecclésiaste, je crois que, par la
grâce de Dieu, vous êtes assez instruits dans la connaissance et dans le mépris
de la vanité du monde, qui est le sujet dont traite l'Ecclésiaste. Quant aux
proverbes, votre vie et votre conduite n'est-elle pas réglée et formée sur les
enseignements qu'ils contiennent? C'est pourquoi, après avoir commencé par goûter
de ces deux pains, qui ne laissent pas d'être tirés du coffre de l'Ami (a),
approchez-vous pour manger de ce troisième, afin de voir s'il n'est pas
meilleur encore.
(a)
Saint Bernard fait allusion ici à ce
pointsage de saint Luc XI, 5, « mon ami prête-moi trois pains. » Veut-il nous
faire entendre par sa manière de l'exprimer qu'il a fait des commentaires sur
ces deux livres, c'est ce que nous avons examiné dans la préface qui précède.
Car s'il y a deux vices qui font seuls, ou du moins qui font plus que
les autres la guerre à l'âme, je veux parler du vain amour du monde, et de
l'amour excessif de soi-même; ces deux premiers livres donnent des remèdes
contre cette double peste; l'un, en retranchant, avec le sarcloir de la
discipline, tout ce qu'il y a de corrompu dans les mœurs, et de superflu dans
les désirs de la chair; et l'autre, en pénétrant par une vive lumière de la
raison, l'éclat trompeur des choses du monde, et le distinguant fort bien
d'avec ce qui est réel et solide. Enfin Salomon préfère la crainte de Dieu, et
l'observation de ses commandements, à tous les autres biens que les hommes
peuvent désirer. Et certes avec raison. Car la première de ces deux choses, est
le commencement de la vraie sagesse et la seconde en est la perfection, si toutefois,
pour vous, la véritable sagesse consiste à s'éloigner du mal et à faire le
bien; et s'il est vrai que personne ne peut s'éloigner parfaitement du mal sans
la crainte de Dieu, comme on ne saurait faire une bonne oeuvre, si on ne garde
ses commandements.
3. Ainsi, après avoir détruit ces deux vices,
par la lecture de ces deux livres, on peut s'approcher pour entendre ce
discours sacré et sublime, qui, étant comme le fruit de tous les deux, ne doit
être entendu que par des esprits et des oreilles très-sages. Mais si on n'a pas
dompté sa chair, par les austérités, si on ne l'a pas assujettie à l'esprit; si
on ne méprise pas les vanités du monde, si enfin on ne s'est pas déchargé de
tout l'attirail du siècle, comme d'un fardeau insupportable, on est impur et
indigne d'une lecture si sainte. Car, comme c'est en vain que la lumière frappe
des yeux aveuglés ou fermés, « de même l'homme animal ne comprend pas ce qui
est de l'esprit de Dieu (I.Cor. II, 14), parce que le Saint-Esprit, qui est
l'auteur de la sagesse, fuira l'hypocrite (Sap.I, 15), » c'est-à-dire celui qui
mène une vie déréglée. Jamais il n'aura plus de commerce avec la vanité du
monde, parce qu'il est l'esprit de Vérité (JeanXIV, 17). Car quelle alliance
peut-il y avoir entre la Sagesse d'en haut (I Cor. II, 19), et celle du monde
qui est folie devant Dieu, et la sagesse de la chair, qui est aussi ennemie de
Dieu (Rom. VIII, 7)? Or, je ne pense pas que l'ami qui nous viendra de dehors,
ait sujet de murmurer contre nous, lorsqu'il aura mangé ce pain si excellent.
4. Mais qui le rompra. Voici le père de famille,
reconnaissez le Seigneur, à la fraction du pain; en effet, quel autre que lui
est capable de le rompre? Pour moi, je ne suis pas assez téméraire pour
l'entreprendre, et si vous jetez les yeux sur moi, n'attendez rien de moi; car
je suis un de ceux qui attendent, et je mendie avec vous la nourriture de mon
âme, l'aliment de mon esprit. Vraiment pauvre et indigent, je frappe à la porte
de celui qui ouvre, et personne ne ferme (Apoc. III, vers. 7), pour obtenir
l'intelligence des profonds mystères qu'enferme ce discours. Les yeux de tout
le monde sont tournés vers vous, Seigneur, unique objet de notre espérance. Les
petits enfants ont demandé du pain, et il n'y a personne qui le leur rompe.
Nous espérons cette faveur de votre bonté, ô Père si plein de miséricorde,
rompez votre pain à ceux qui ont faim. Ce sera par mes mains, si vous daignez
vous servir de moi, mais ce sera par le secours de votre grâce.
5. Dites-nous, je vous prie, qui est celui qui
dit ces paroles: « Qu'il me baise d'un baiser de sa bouche (Cantique I, 1); »
de qui elles sont dites, à qui elles s'adressent, et quel est cet exorde si
prompt, dont le mouvement soudain semble plutôt le milieu que le commencement
d'un discours. Car, à l'entendre parler de la sorte, on croirait que quelqu'un
a parlé avant lui, et qu'il introduit une personne qui lui répond, et lui
demande un baiser. De plus, si cette personne demande ou ordonne à quelqu'un,
quel qu'il soit, de le baiser, pourquoi dire expressément que ce soit de la
bouche, et même de sa propre bouche, comme si ceux qui se baisent avaient
coutume de le faire autrement qu'avec la bouche, ou de se baiser avec la bouche
d'un autre? Encore, ne dit-il pas qu'il me baise avec sa bouche, mais, par une
façon de parler moins usitée, qu'il me baise d'un baiser de sa bouche.
Certainement, un discours qui commence par un baiser est bien agréable. Ainsi
en est-il de l'Écriture-sainte, elle a une face charmante, qui touche d'abord,
et porte à la lire, en sorte que, bien qu'il y ait de la peine à découvrir les
sens cachés qu'elle enferme, cette peine se change en délices; et la douceur du
langage et de l'expression fait qu'on ne sent pas le travail qu'il y a à en
pénétrer l'intelligence. Mais qui est celui, que ce commencement sans
commencement, et cette façon de parler si nouvelle dans un livre si ancien, ne
rendrait pas attentif? Ce début montre bien que cet ouvrage n'est pas une
production de l'esprit humain, et qu'il a été composé par le Saint-Esprit même,
puisqu'il est fait avec tant d'art, que, bien qu'il soit difficile à entendre,
il y a néanmoins beaucoup de plaisir à en rechercher l'intelligence.
6. Mais quoi? Passerons-nous le titre sous
silence? Non. Il ne faut pas laisser le moindre iota, puisque Jésus-Christ nous
commande de recueillir les moindres fragments des paroles sacrées, pour
empêcher qu'ils ne se perdent (Matth. VI, 18 et Jean VI, 12). Le titre est
conçu en ces termes: Ici commence le Cantique des cantiques de Salomon..
Observez d'abord que le nom de Pacifique, qui est ce que signifie Salomon,
convient fort bien en tête d'un livre qui commence par un signe de paix,
c'est-à-dire par un baiser; et remarquez encore que ce début n'invite à
l'intelligence (des parties de l'Écriture où il se trouve), que les âmes
tranquilles et pacifiques, qui sont exemptes du trouble des passions, et du
tumulte des soins de la terre.
7. Ne vous imaginez pas non plus, que ce soit
sans raison, que l'inscription de ce livre ne porte pas simplement, le
Cantique, mais le Cantique des cantiques. J'ai lu plusieurs cantiques dans
l'Écriture, et je ne me souviens pas, que ce nom soit donné à un autre. Israël
chanta un cantique au Seigneur en action de grâces, de ce qu'il avait échappé à
l'épée et à la servitude de Pharaon, et pour s'être vu délivré et vengé en même
temps par le double miracle de la mer Rouge. Néanmoins ce cantique n'est pas
appelé le Cantique des cantiques, ôtais si j'ai bonne mémoire, l'Écriture dit:
« Israël chanta ce cantique à la gloire du Seigneur (Exod. XV, 1).» Débbora
(Judic. V, 1) Judith (Judith. XVI, 1) et la mère de Samuel (I Rois II, 1) ont
chanté des cantiques; quelques prophètes en ont pareillement chanté, mais on ne
lit nulle part qu'aucun d'eux ait appelé son cantique, le Cantique des cantiques.
D'ailleurs on voit, si je ne me trompe, que toutes ces person. nes ont chanté à
cause de quelque avantage reçu par eux ou par les leurs, par exemple, pour
avoir gagné une bataille, échappé à un péril, obtenu ce qu'ils souhaitaient, et
pour d'autres sujets semblables, et chacun pour des causes particulières, et de
peur de paraître ingrats pour les bienfaits de Dieu, suivant cette parole du
prophète: « Le juste vous donnera des louanges, lorsque vous lui aurez fait
quelque grâce (Psaume XI, VIII, 19). » Mais Salomon, ce roi, doué d'une sagesse
admirable, élevé au comble de la gloire, comblé de biens, et jouissant d'une
paix parfaite, n'avait besoin d'aucune des faveurs dont nous avons parlé, qui
pût lui donner le sujet de chanter son divin Cantique. On ne trouve même en nul
endroit de l'Écriture, rien qui semble marquer cela.
8. C'est donc par une inspiration divine, qu'il
a chanté les louanges de Jésus-Christ. et de l'Église, la grâce d'un- amour
sacré, et les mystères d'un mariage éternel, qu'il a exprimé les désirs d'une
âme sainte, et que, dans les transports d'une allégresse toute spirituelle, il
a composé un Épithalame dans un style agréable et figuré. Car, à l'exemple de
Moïse, il voilait sa face, qui sans doute n'était pas moins resplendissante que
la sienne à cet égard, parce que, en ce temps-là, il n'y avait personne, ou du
moins, il y en avait très-peu qui fussent capables de soutenir cette gloire
dans tout son éclat. Je crois donc que ce chant nuptial est nommé le Cantique
des cantiques, à cause de son excellence, comme celui en l'honneur de qui il a
été fait est appelé, par excellence, le Roi des rois, et le Dominateur des
dominateurs (I Tim. VI, 15).
9. Si vous consultez votre propre expérience (a),
après la victoire que votre foi a remportée sur le monde, et quand vous vous
êtes vus hors de l'abîme de misère, et du fond du bourbier, n'avez-vous pas
aussi chanté au Seigneur un cantique nouveau en reconnaissance des merveilles
qu'il a opérées? et lorsqu'il a commencé à affermir vos pieds sur la pierre,
et. à conduire vos pas, je ne doute pas que, pour le remercier de ce
renouvellement de vie, vous n'ayez encore chanté un autre cantique à la gloire
de notre Dieu. Mais lorsque, après votre repentir, non-seulement il vous remit
vos péchés, mais vous promit même des récompenses, la joie dont vous a comblés
l'espérance des biens futurs ne vous a-t-elle pas animés encore davantage à
chanter dans les voies du Seigneur, combien sa gloire est grande? Et quand l'un
de vous, trouvant quelque obscurité dans l'Écriture, vient à en avoir
l'éclaircissement, il n'y a pas de doute qu'en actions de grâce de ce qu'il a
reçu la nourriture de ce pain céleste, il ne fasse retentir un chant
d'allégresse et de louanges, comme ceux qu'on entend dans un festin délicieux.
Enfin, dans vos exercices et vos combats de chaque jour, car il n'y a pas de
trêve pour ceux qui vivent avec piété en Jésus-Christ, de la part, soit de la
chair, soit du monde et du diable (Job, VII, 1). La vie de l'homme sur la terre
est une guerre continuelle comme vous l'éprouvez sans cesse en vous-mêmes, en
sorte que chaque jour vous devez chanter de nouveaux cantiques pour les
victoires que vous remportez. Toutes les fois qu'on surmonte une tentation,
qu'on dompte un vice, qu'on évite un péril imminent, ou qu'on découvre le filet
de celui qui tendait des piéges, qu'on est parfaitement guéri d'une passion
ancienne et invétérée de l'âme, que par une faveur particulière de Dieu on
acquiert quelque vertu longtemps désirée et souvent demandée, n'entendons pas,
selon le Prophète, retentir des actions de grâce et des paroles de louanges
(Isaïe LII. 3), à chacun de ses bienfaits, Dieu n'est-il pas béni dans ses
dons? S'il en était autrement, celui-là serait estimé ingrat au jour du
jugement qui ne pourrait dire à Dieu: « Vos bienfaits étaient le sujet de mes
cantiques dans le lieu de mon exil (Psaume CXVIII, 54).»
(a) Le manuscrit de Cîteaux ajoute ces mots: « Les cantiques
que nous devons chanter à chaque progrès, » mais c'est une faute.
10. Je crois que vous reconnaissez déjà dans
vous mêmes, ce que, dans le psautier, on appelle non pas Cantiques des
cantiques, mais cantiques graduels; parce que à mesure que vous faites quelques
progrès, selon les degrés que chacun a disposés dans son coeur, vous devez chanter
un cantique à la louange et à la gloire de celui qui est la cause de cet
avancement. Sans cela, je ne vois pas comment ce verset du psaume peut être
accompli; « on entend dans la tente des- justes une action de grâce d'un succès
si favorable (Psaume CXVII. 15), » ou du moins cette belle et salutaire
exhortation de l'Apôtre: « Chantez dans votre coeur des psaumes, des hymnes et
des cantiques spirituels à la gloire de Dieu (Coloss. III. Ephes. V.). »
14. Mais il y a un cantique qui, par son
excellence et sa douceur incomparable, surpasse tous ceux dont nous avons
parlé; et quelque autre que ce puisse être. On l'appelle, avec raison, le
Cantique des cantiques, attendu que c'est le fruit de tous les autres. Il n'y a
que la seule onction de la grâce qui l'enseigne, et la seule expérience qui
l'apprenne, que ceux qui l'ont éprouvé le reconnaissent; que ceux qui n'ont pas
encore cette expérience brûlent du désir, non de le connaître, mais de
l'éprouver. Car ce n'est pas un bruit de la bouche, mais une allégresse du
coeur; ce n'est pas un son des lèvres mais un mouvement de joie; c'est un
concert non de voix, mais de volontés. On ne l'entend pas au dehors, et il ne
retentit pas en public. Il n'y a que celle qui le chante et celui en l'honneur
de qui elle le chante, c'est-à- dire l'Époux et l'Epouse qui l'entendent. Car
c'est un chant nuptial qui exprime de chastes et doux embrassements d'esprit,
une union parfaite de volontés, et une liaison d'affection et d'inclinations
réciproques.
12. Au reste, il n'appartient pas de le chanter
ou de l'entendre à une âme qui est encore dans l'enfance de la vertu et
nouvellement sortie du siècle; mais à une âme avancée et instruite qui, par les
progrès que la grâce de Dieu lui a fait faire, a tellement grandi, sinon en
âge, du moins en mérite, qu'elle est arrivée à l'âge parfait et nubile, si je
puis parler ainsi, et qu'elle est devenue capable de contracter mariage avec
l'Époux céleste, telle enfin que nous la dépeindrons plus amplement en son
lieu. Mais l'heure à laquelle la pauvreté de notre institut nous commande de
nous occuper au travail des mains se passe. Demain nous continuerons au nom de
Dieu, ce que nous avons commencé sur le baiser; puisque aujourd'hui nous avons
achevé l'explication du titre.
1. Je pense souvent aux brûlants désirs avec
lesquels les anciens patriarches soupiraient après l'incarnation de
Jésus-Christ, et je suis touché d'un vif sentiment de douleur, j'en ressens une
grande confusion en moi-même, et maintenant encore à peine puis-je retenir mes
larmes, tant je suis confus de la tiédeur et de l'insensibilité des malheureux
temps où nous vivons. Car, qui d'entre nous ressent autant de joie, d'avoir
reçu cette grâce, que les saints de l'ancienne loi avaient de désir de voir
s'accomplir la promesse qui leur en avait été faite? Plusieurs, à la vérité, se
réjouiront au jour de cette naissance que nous allons bientôt célébrer, mais Dieu
veuille que ces réjouissances aient vraiment pour objet la nativité de Jésus,
non la vanité. Ces paroles donc: « Qu'il me baise du baiser de sa bouche
(Cantique I, 1), » respirant l'ardeur des désirs et la pieuse impatience de ces
grands hommes. Le petit nombre de ceux qui, pour lors, étaient animés de
l'Esprit-Saint, sentaient par avance combien grande devait être la grâce qui
serait répandue sur ses lèvres divines. C'est ce qui leur faisait dire, dans
l'ardeur du désir dont leur âme était enflammée: « Qu'il me baise du baiser de
sa bouche, » souhaitant passionnément de n'être pas privés d'une si grande
douceur.
2. Ainsi, chacun d'eux disait: De quoi me
servent tant de discours sortis de la bouche des prophètes? Que celui-là plutôt
qui est le plus beau des enfants des hommes, que celui-là, dis-je, me baise du
baiser de sa bouche. Je ne veux plus entendre parler Moïse, il ne fait que
bégayer pour moi (Exod. IV.). Les lèvres d'Isaïe sont impures (Isaïe VI.)
Jérémie ne sait pas parler, car ce n'est qu'un enfant. (Hier. I.). Enfin tous
les prophètes sont muets, mais que celui dont ils parlent tant, oui, que
celui-là me parle lui-même; que lui-même me baise du baiser de sa bouche. Qu'il
ne me parle plus en eux, ou par eux; car leur langage est comme un nuage ténébreux
dans l'air; mais qu'il me baise lui-même du baiser de sa bouche, que son
agréable présence, les torrents de son admirable doctrine deviennent en moi une
fontaine d'eau vive qui jaillisse pour la vie éternelle. Celui que le père a
sacré avec une huile de joie d'une manière plus excellente que tous ceux qui
participent à sa gloire, ne versera-t-il pas en moi une grâce plus abondante,
si toutefois il daigne me baiser du baiser de sa bouche, lui dont le discours
vif et efficace est un baiser pour moi et un baiser qui ne consiste pas dans
l'union des lèvres, marque trop souvent trompeuse de celle des esprits, mais
dans une infusion de joie, une révélation de mystères, et un rapprochement
parfait et admirable de la lumière céleste qui éclaire l'âme, et de l'âme qui
en est éclairée? Car celui qui adhère à Dieu ne fait qu'un esprit avec lui. (I.
Cor. VI, 17). Aussi est-ce avec raison que je ne reçois ni visions, ni songes,
que je ne veux pas de figures ni d'énigmes, et que je méprise même les beautés
angéliques. Car mon Jésus les surpasse infiniment par les charmes de ses grâces
infinies. Ce n'est donc pas à un autre que lui, quel qu'il soit, à un ange ou à
un homme; mais c'est à lui-même que je demande qu'il me baise d'un baiser de sa
bouche. Je n'ai pas assez de présomption, pour qu'il me baise de sa bouche. Ce
bonheur unique, ce privilège singulier n'appartient qu'à l'homme que le Verbe a
pris dans l'Incarnation. Mais je me contente de lui demander très-humblement
qu'il me baise seulement d'un baiser de sa bouche, ce qui est commun à tous
ceux qui peuvent dire: « Nous avons tous reçu quelque chose de sa plénitude et
de son abondance (Jean I, 16). »
3. Mais écoutez, le Verbe qui s'incarne est la
bouche qui baise. La chair qu'il prend est la bouche qui reçoit ce baiser. Le
baiser qui se forme sur les lèvres de celui qui le donne et de celui qui le
reçoit, est la personne composée de l'un et de l'autre, Jésus-Christ, l'homme
médiateur entre Dieu et les hommes. C'est donc pour cette raison que nul saint
n'osait dire qu'il me baise de sa bouche; mais seulement, d'un baiser de sa
bouche, laissant cette prérogative à celle sur qui la bouche adorable du Verbe
s'est une fois imprimée d'une manière unique, lorsque la plénitude de la
Divinité s'est jointe corporellement à elle. Heureux baiser, honneur étonnant
et merveilleux, dans lequel la bouche ne s'est pas appliquée sur la bouche,
mais où l'union des deux natures assemble les choses divines avec les humaines,
lie par un lien de paix la terre avec le ciel. « Car il est notre paix, lui qui
de deux n'a fait qu'un (Eph. II. 14). » C'était donc après ce baiser, que les
saints de l'Ancien Testament soupiraient; parce qu'ils pressentaient qu'il
renfermerait une joie immortelle, et tous les trésors de la sagesse et de la
science, et qu'ils désiraient avoir part à l'abondance des biens qu'il devait
apporter.
4. Je vois bien que ce que je vous dis vous
plait. Mais voici encore un autre sens. Les saints n'ignoraient pas que même
avant l'avènement du Sauveur, Dieu formait des desseins de paix sur les hommes
(Hier. XXIX, 11). Car il ne pouvait rien au sujet du monde, qu'il ne le révélât
aux prophètes ses serviteurs (Amos. III. 7). Et néanmoins peu de personnes en
avaient la connaissance (Luc. XVIII, 74); car, en ce temps-là, la foi était
rare sur la terre, et l'espérance, petite chez la plupart de ceux-mêmes qui
attendaient la rédemption d'Israël.)dais ceux qui le savaient d'avance,
prédisaient que Jésus-Christ devait venir dans la chair et apporter la paix
avec lui. Ce qui a fait dire à l'un d'eux. « La paix sera sur la terre
lorsqu'il viendra (Mich. V, v).» Ils publiaient même avec toute sorte de
confiance, comme ils l'avaient appris d'en haut, que les hommes, par son moyen,
recouvreraient la grâce de Dieu. Ce que le précurseur de Jésus-Christ,
Jean-Baptiste, vit s'accomplir de son temps, et annonça en disant: « la grâce
et la vérité ont été apportées au monde par Jésus-Christ (Jean I, 7): » et tout
le peuple Chrétien éprouve maintenant que cela est ainsi.
5. Au reste, comme ils annonçaient la paix, et
que l'Auteur de la paix tardait à venir, la foi du peuple était chancelante,
parce qu'il n'y avait personne pour les racheter et les sauver. Cela portait
les hommes à se plaindre de ce que le prince de la paix, tant de fois annoncé, ne
venait pas encore, selon qu'il l'avait promis depuis tant de siècles, par la
bouche de ses saints prophètes; et, tenant ces promesses pour suspectes, ils
demandaient avec instance un sine de réconciliation, c'est-à-dire un baiser,
comme si le reste du peuple avait répondu à ces divins messages de paix:
Jusques à quand tiendrez-vous nos âmes en suspens? Il y a déjà longtemps que
vous annoncez la paix, et la paix ne vient pas, que vous promettez toute sorte
de biens, et il n'y a que confusion et que misère. Les anges ont souvent, et en
diverses manières, annoncé ces mêmes nouvelles à nos pères, et nos pères nous
les ont aussi annoncées en disant, «Paix, paix, et il n'y a pas de paix (Hier.
VI, 14). » Si Dieu veut que je demeure persuadé de ce qu'il a promis par des
messages si fréquents, mais qu'il ne tient pas, au sujet de la bonne volonté
qu'il témoigne pour nous, qu'il me baise du baiser de sa bouche, et ce signe de
paix sera pour moi un gage assuré de la paix. Car, comment puis-je désormais me
contenter de paroles? Il vaut bien mieux confirmer les paroles par les effets.
Que Dieu montre que ces messagers sont véridiques, si toutefois ce sont ses
envoyés, et que lui-même les suive, ainsi qu'ils l'ont promis si souvent; car
sans lui, ils ne peuvent rien faire (Jean I, 3). Il a envoyé un serviteur, il
lui a donné son bâton, et ni la voix ni la vie ne reviennent. Je ne me lèverai,
je ne ressusciterai, je ne sortirai de la poussière, je ne respirerai l'air
favorable d'une sainte espérance, que si le Prophète descend lui-même et me
baise du baiser de sa bouche.
6. D'ailleurs, celui qui se déclare notre
médiateur auprès de Dieu, est le Fils de Dieu, et Dieu lui-même (I Tim. II, 5).
Et qu'est-ce que l'homme, pour qu'il se manifeste à lui? Qu'est-ce que le fils
de l'homme, pour en faire état? D'où me viendrait la confiance d'oser me mettre
entre les mains d'une si haute majesté? Comment, n'étant que terre et que
cendre, serais-je assez présomptueux pour croire que Dieu prend soin de moi? Il
est vrai qu'il aime son père; mais il n'a besoin ni de moi, ni de mes biens.
Qui m'assurera donc qu'il est un médiateur. impartial? Mais s'il est vrai,
comme vous le dites, que Dieu ait résolu de me faire miséricorde, et qu'il
pense à se rendre encore plus favorable; qu'il établisse une alliance de paix,
et qu'il fasse avec moi un pacte éternel par un baiser de sa bouche. Pour que
les paroles qui partent de ses lèvres ne soient pas vaines, il faut qu'il
s'anéantisse, qu'il s'humilie, qu'il s'abaisse, et qu'il me baise d'un baiser de
sa bouche. S'il veut être un médiateur acceptable aux deux parties, et suspect
ni à l'une ni à l'autre, que le Fils de Dieu, qui est Dieu aussi, se fasse
homme et fils de l'homme, et me rassuré par un baiser de sa bouche. Après cela,
je recevrai avec toute sorte de confiance le Fils dé Dieu pour médiateur, parce
qu'il sera vraiment tel. Je ne le tiendrai plus pour suspect, attendu qu'il
sera mon frère et ma chair; et j'espère bien qu'il ne pourra me mépriser quand
il sera devenu l'os de mes os, et la chair de ma chair.
7. C'est donc par ces plaintes qu'ils
demandaient avec instance ce saint baiser, c'est-à-dire le mystère de
l'Incarnation du Verbe, alors que la foi était languissante. et abattue par un retard
si long et si fâcheux; et que le peuple infidèle, se laissant aller à l'ennui
et au découragement, murmurait contre les promesses de Dieu. Je n'invente pas
ce que je vous dis; vous le trouverez vous-mêmes dans l'Écriture. De là
naissaient ces paroles mêlées de plaintes et de murmure: « Dites et redites
toujours la même chose; Attendez, attendez encore; un peu ici: un peu là (Isaïe
XXVIII, 10). » De là aussi, ces prières d'un coeur inquiet et zélé «
Récompensez, Seigneur, ceux qui vous attendent avec patience, afin que vos
prophètes soient trouvés fidèles et véritables (Ezech. XXXVI, 18). » Et ces
autres: « Accomplissez (a), peigneur, les prédictions des anciens
prophètes (Ibidem). » De là encore ces promesses si douces et si pleines de
consolation: «Le Seigneur va paraître, et il ne mentira pas. S'il diffère un
peu, attendez-le, car il va venir tout-à-l'heure, et il ne tardera pas (Abac.
II. 3). Son temps est tout prêt d'arriver, et son jour ne sera pas reculé
(Isai. XIV. 1). » Et en la personne de celui qui était promis: «Voici, dit-il,
que je vais venir vers vous comme un fleuve de paix, et comme un torrent qui
inondera la gloire des nations (Isai. LXVI, 12). » Paroles qui font assez
connaître et l'impatience des prophètes et la défiance des peuples. C'est ainsi
que le peuple murmurait, que la foi était chancelante, et que, selon le
prophète Isaïe, « les anges de paix eux-mêmes pleuraient amèrement (Isai.
XXXIII, 7).» Aussi, de peur que Jésus-Christ, différant si longtemps à venir,
le genre humain tout entier ne se perdit par le désespoir, en se croyant
méprisé, à cause de sa condition fragile et mortelle, et en se défiant de la
grâce de sa réconciliation avec Dieu tant de fois promise, les saints dont la
foi était rendue certaine par l'esprit qui les animait, souhaitaient que leur
certitude fût entièrement confirmée par la présence du Verbe incarné, et
demandaient avec instance, à cause des personnes faibles et incrédules, le
signe de la paix qu'elle devait rétablir.
(a) Telle était autrefois la version des bibles
antérieures à la correction du pape Sixte.
8. O racine de Jessé, qui êtes exposée pour
servir de signe aux peuples (Isai. II, 10), que de rois et de prophètes ont
désiré de vous voir, et ne vous ont pas vue? Siméon fut le plus heureux de tous,
lui qui dut sa longue vieillesse à une miséricorde abondante (Luc. II, 25). Il
avait, en effet, souhaité passionnément de voir ce signe si désiré; il le vit
et fut comblé de joie; et, après avoir reçu le baiser de paix, il mourut en
paix, non pas toutefois sans annoncer clairement avant de mourir, que Jésus
était né pour être en butte à la contradiction. Il en fut, en effet, ainsi. On
s'opposa à ce signe de paix, dès qu'il parut, mais cette opposition ne vint que
des ennemis de la paix. Car c'est une paix pour les hommes de bonne volonté
(Luc. II, 14); mais c'est une pierre de scandale pour les méchants (Matth. II,
3). Hérode fut troublé, et toute la ville de Jérusalem le fut avec lui,
lorsqu'il vint dans son propre héritage, et que les siens ne l'ont pas voulu
recevoir (Jean I, 11). Heureux ces bergers qui, dans leur veille, ont été
dignes de voir ce signe. Déjà il se cachait aux sages et aux prudents, et ne se
faisait connaître qu'aux petits. Il est vrai que Hérode voulut le voir aussi;
mais parce qu'il n'avait pas de bonnes intentions, il ne mérita pas cette
faveur. Car il était le signe de la paix, qui n'est donné aux hommes de bonne
volonté. Mais à Hérode et à ses semblables, il ne sera pas donné d'autre signe
que celui de Jonas (Luc. II, 12). Aussi, l'Ange dit-il aux Bergers: « Ce signe
est pour vous;» pour vous, qui êtes humbles et obéissants; pour vous, qui ne
vous portez pas aux choses élevées et qui veillez et méditez jour et nuit sur
la Loi de Dieu. «C'est pour vous, ce signe, » dit-il. Quel signe? Ce signe que
les anges promettaient, que les peuples demandaient, que les prophètes avaient
prédit; le Seigneur l'a fait et vous l'a montré, mais c'est afin que les
incrédules reçoivent la foi, les faibles l'espérance, et les parfaits une
entière sécurité. Ce signe est donc pour vous. De quoi est-il le signe? Du
pardon, de la grâce, de la paix, mais d'une paix qui n'aura pas de fin. Voici
donc quel est le signe: « Vous trouverez un enfant, enveloppé de langes et
couché dans une crèche (Luc. II, 12). Mais il y a un Dieu en lui qui réconcilie
le monde avec lui (II Cor. V, 19).» Il mourra pour vos péchés, et ressuscitera
pour votre justification, afin qu'étant justifiés par la foi, vous ayez la paix
avec Dieu (Rom. V, 1). C'est ce signe de paix qu'un Prophète engageait
autrefois le roi Achaz à demander au Seigneur son Dieu, en haut dans le ciel,
en bas dans l'enfer (Isaïe VII, 11). Mais ce roi impie le refusa, ne croyant
pas, le misérable qu'il était, que par ce signe il devait y avoir une alliance
étroite entre la terre et le ciel, que les enfers mêmes recevraient ce signe de
paix, lorsque le Seigneur, en y descendant, les saluerait par un saint baiser;
et que les esprits célestes ne laisseraient pas d'y participer aussi avec un
plaisir éternel, lorsqu'il retournerait aux cieux.
9. Il faut finir ce discours. Mais pour résumer
en peu de mots ce que nous avons dit: Il est visible que ce saint baiser a été
accordé au monde pour deus raisons; pour affermir la foi des faibles, et pour
satisfaire au désir des parfaits; et que ce baiser n'est autre chose que le
médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ, l'homme qui étant Dieu, vit
et règne avec le Père et le Saint-Esprit dans tous les siècles des siècles.
Amen.
1. Nous lisons aujourd'hui au livre de
l'expérience: Faites un retour sur vous-mêmes, et que chacun examine sa propre
conscience sur ce que nous avons à dire. Je voudrais bien savoir si jamais
quelqu'un de vous a reçu la grâce de dire ces paroles du fond du coeur: « Qu'il
me baise d'un baiser de sa bouche.» Car il n'appartient pas à tout le monde de
le dire ainsi, mais celui-là seul peut le faire, qui a reçu une fois un baiser
spirituel de la bouche de Jésus-Christ, sa propre expérience l'excite sans
cesse, et le porte avec plus de passion encore à recommencer ce qu'il a déjà
trouvé si doux. Pour moi, je crois qu'on ne peut savoir ce que c'est, quand on
ne l'a pas éprouvé: car c'est une manne cachée, et il n'y a que celui qui en mange
qui aura encore faim: c'est une fontaine scellée, à laquelle nul étranger ne
participe, mais dont celui-là seul qui en boit aura encore soif. Écoutez celui
qui l'avait éprouvé comme il l'a redemandé: « Rendez-moi, dit-il, la joie de
votre Sauveur (Psaume L, 14). » Qu'une âme donc qui me ressemble, une âme
chargée de péchés, sujette aux passions de la chair, qui n'a pas encore goûté
les douceurs de l'Esprit-Saint, et n'a jamais éprouvé ce que c'est que des
joies intérieures, n'aspire pas à une grâce pareille.
2. Néanmoins, à celui-là je veux montrer dans le
Sauveur un lieu qui lui convienne. Qu'il n'ait pas la témérité de s'élever
jusqu'à la bouche de ce divin Époux: mais que, saisi d'une sainte frayeur, il
se tienne prosterné avec moi aux pieds de ce Seigneur si sévère, et qu'il
regarde la terre en tremblant avec le Publicain (Luc. XVIII, 13), sans oser non
plus que lui regarder le Ciel, de peur que ses yeux accoutumés aux ténèbres, ne
soient éblouis par une si vive lumière, qu'il ne soit accablé sous le poids de
la gloire, et que, frappé des splendeurs extraordinaires de cette Majesté
souveraine, il ne soit enveloppé de nouveau de ténèbres encore plus épaisses.
Qui que vous soyez, si vous êtes pécheur, que cette partie du corps où la
sainte pécheresse se dépouilla de ses péchés, et se revêtit de la sainteté, ne
vous semble ni vil ni méprisable. C'est là que cette Éthiopienne changera de
peau, et que, rétablie dans une nouvelle blancheur, elle répondait avec autant
de confiance que de vérité à ceux qui lui faisaient des reproches. « Filles de
Jérusalem, je suis noire, mais je suis belle (Cantique I, 4). » Si vous vous
étonnez que cela ait pu se faire, et si vous me demandez comment elle a mérité
une si grande faveur; apprenez-le en un mot. Elle pleura amèrement, et, tirant
de longs soupirs du plus profond de son âme, elle poussa des sanglots
salutaires, et vomit le fiel qui infestait son coeur. Le céleste Médecin la
secourut promptement, parce que sa parole court avec vitesse (Psaume CXLVII,
15). La parole de Dieu n'est-elle pas un breuvage: Elle en est un, en effet,
mais un breuvage fort, actif, et qui pénètre les coeurs et les reins (Psaume
VII, 10). « Enfin, elle est vive et efficace; elle est plus perçante qu'une
épée à deux tranchants; elle va jusqu'à la division de l'âme et de l'esprit,
jusqu'à la moëlle des os, et elle sonde les plus secrètes pensées (Heb. IV,
12). » A l'exemple donc de cette, bienheureuse pénitente, prosternez-vous
aussi, vous qui êtes misérable, afin de ne plus l'être; prosternez-vous en
terre, embrassez ses pieds, apaisez-le en les baisant, arrosez-les de vos
larmes, non pour les laver, mais pour vous laver vous-même, et pour devenir
l'une de ces brebis tondues qui sortent du lavoir; et n'ayez pas l'assurance de
lever vos yeux abattus de honte et de douleur, avant que vous entendiez aussi
ces paroles: « Vos péchés vous sont remis (Luc. VII, 48); Levez-vous,
levez-vous fille de Sion, qui êtes captive, levez-vous, et sortez de la
poussière (Isaïe LII, 2). »
3. Ayant ainsi commencé par baiser, les pieds,
ne présumez pas aussitôt de vous élever au baiser de la bouche; mais que le
baiser de la main, vous serve comme d'un degré pour y arriver. En voici la
raison. Quand Jésus lui-même me dirait: vos péchés vous sont remis, à quoi cela
me servirait-il, si je ne cessais pas de pécher? Que me servirait-il d'avoir
lavé mes pieds, si je les souille encore? Je suis demeuré longtemps couché dans
le bourbier des vices; mais si je viens à retomber, je serai sans doute en un
état beaucoup plus déplorable qu'auparavant. Car je me souviens que celui qui
m'a guéri, m'a dit: « Voilà que vous avez reçu la santé, allez et ne péchez
plus, de peur qu'il ne vous arrive encore pire (Jean V, 14). » Il faut que
celui qui m'a donné la volonté de faire pénitence, me donne encore la force de
m'abstenir de pécher, de peur que je ne vienne à retomber dans le crime, et que
mon dernier état ne soit pire que le premier. Malheur à moi, lors même que je
ferais pénitence, s'il vient aussitôt à retirer la main dont il me soutenait,
lui sans qui je ne puis rien faire: non, dis-je, absolument rien, puisque sans
lui je ne saurais ni me repentir ni m'abstenir du péché. J'entends le conseil
que me donne le Sage, « de ne pas demander deux fois la même grâce (Eccle. VII,
15). » L'Arrêt que le Juge prononce contre l'arbre qui ne porte pas de bon
fruit, m'épouvante (Matt. III, 8). J'avoue donc que je ne saurais être
entièrement satisfait de la première grâce, par laquelle je me repens de mes
fautes, si je n'en reçois une seconde, qui me fasse faire de dignes fruits de
pénitence, et m'empêche de retourner à mon premier vomissement.
4. C'est donc ce qui me reste à demander et à
obtenir, avant d'entreprendre de m'élever plus haut et de baiser un endroit
plus sacré. Je ne veux pas m'élever si haut en si peu de temps, je veux ne
m'avancer que peu à peu. Car autant l'impudence d'un pécheur déplaît à Dieu,
autant la modestie d'un pénitent lui est agréable. Il y a loin, et il n'est
même pas facile d'aller du, pied à la bouche, et il y aurait même de
l'irrévérence à passer sitôt de l'un à l'autre. Quel excès de hardiesse, en
effet! Encore tout souillé des ordures du péché, oser toucher à sa bouche
sacrée? Ce n'est que d'hier que vous êtes tirés de la boue, et vous aspireriez
dès aujourd'hui à la majesté de son visage? Il faut auparavant que vous baisiez
sa main, qu'elle essuie vos impuretés, et qu'elle vous relève Mais comment vous
relèvera-t-elle? C'est en vous donnant sujet d'aspirer plus haut: qu'est-ce à
dire? c'est-à-dire en vous accordant la beauté de la continence, et les dignes
fruits d'une pénitence sincère, qui sont les oeuvres de piété. Ces grâces vous
relèveront du fumier où vous êtes couché, et vous feront espérer de monter un
peu plus haut: et après que vous aurez reçu ces dons, baisez-lui la main,
c'est-à-dire, ne vous en attribuez pas la gloire; mais donnez-la lui tout
entière. Offrez-lui un double sacrifice de louanges, et parce qu'il vous a
pardonné vos crimes, et parce qu'il vous a donné des vertus. Autrement, voyez
comment vous pourrez vous défendre de ces paroles de l'Apôtre: « Qu'avez-vous
que vous n'ayez reçu? Et si vous l'avez reçu, pourquoi vous en glorifiez-vous
comme si vous ne l'aviez pas reçu (I Cor. IV, 7). »
5. Après que ces deux baisers vous auront donné
une double preuve de la bonté divine, peut-être serez-vous plus hardi à
entreprendre quelque chose de plus saint. Car, à mesure que vous croîtrez en
grâce, votre confiance augmentera, vous aimerez d'un amour plus fervent, et
vous frapperez à la porte avec plus d'assurance, pour obtenir ce dont vous
sentirez le besoin; or on ouvre à celui qui frappe. Et dans cette disposition,
je crois qu'on ne vous refusera pas ce baiser, le plus excellent et le plus
saint de tous, et qui enferme en soi des consolations et des douceurs ineffables.
Voici donc la voie et l'ordre qu'on doit suivre. D'abord nous nous jetons aux
pieds du Seigneur, et nous pleurons devant celui qui nous a faits, les fautes
que nous avons commises. Ensuite nous cherchons cette main favorable qui nous
relève et fortifie nos genoux défaillants. Enfin, après avoir obtenu ces deux
premières grâces avec beaucoup de prières et de larmes, nous nous hasardons à
nous élever jusqu'à cette bouche pleine de gloire et de majesté, je ne le dis
qu'avec frayeur et tremblement, non-seulement pour la regarder, mais même pour
la baiser, parce que le Christ notre Seigneur est l'esprit qui précède notre
face. Et par ce saint baiser nous nous unissons étroitement à lui, et nous
devenons, par un effet de sa bonté infinie, un même esprit avec lui.
6. C'est avec, raison Seigneur Jésus, oui, c'est
avec raison que tous les mouvements de mon coeur tendent vers vous. Ma face
vous a cherché; je chercherai, Seigneur, votre visage adorable. Car vous m'avez
fait sentir votre miséricorde dès le matin, lorsqu'étant couché dans la
poussière, et baisant les traces sacrées de vos pas, vous m'avez pardonné les
désordres de ma vie passée. Puis, quand le jour à grandi, vous avez réjoui
l'âme de votre serviteur, lorsque, par le baiser de votre main, vous lui avez
aussi accordé la grâce de bien vivre. Et maintenant, que reste-t-il, Seigneur,
sinon que, daignant m'admettre aussi au baiser de votre bouche divine, dans la
plénitude de la lumière, et dans la ferveur de l'esprit, vous me combliez de
joie par la jouissance de votre visage? Apprenez-moi, ô Seigneur très-doux et
très-aimable, apprenez-moi où vous paissez, où vous vous reposez en plein midi.
Mes frères, il fait bon ici pour nous, mais voici que la malice du jour nous en
retire. Car ceux dont on vient de m'annoncer l'arrivée m'obligent d'interrompre
plutôt que de finir un discours si agréable. Je vais donc aller moi-même
au-devant de nos hôtes, afin de ne manquer à aucun devoir de la charité dont
nous parlons, de peur qu'il ne nous arrive d'entendre de nous ces paroles; «
Ils disent, et ne font, pas (Matth. XXIII, 3). » Cependant, mes frères, priez
Dieu qu'il ait agréable le sacrifice volontaire que ma bouche lui offre, afin
qu'il serve pour votre édification, et que son saint nom en soit loué et
glorifié.
1. Nous avons parlé hier des trois progrès de
l'âme, figurés par les trois baisers. Je crois que vous ne l'avez pas oublié.
J'ai dessein aujourd'hui de continuer ce sujet, selon que Dieu daignera par sa
bonté, inspirer mon néant. Nous avons dit, si vous vous en souvenez bien, que
ces baisers se donnent aux pieds, à la main et à la bouche de Jésus-Christ; en
rapportant chaque baiser à chacune de ces parties. Le premier est pour ceux qui
commencent à se convertir. Le second pour ceux qui sont plus avancés. Et le
troisième n'est accordé qu'à ceux qui sont parfaits et qui sont rares. C'est
par ce dernier que commence cette partie de l'Écriture, que nous avons
entrepris de traiter; voilà pourquoi nous avons ajouté les deux autres. Je vous
laisse à juger s'il y avait. nécessité de le faire. La force même des choses
semble le demander, et y porte naturellement. Et je ne doute pas que vous ne reconnaissiez
aussi qu'il faut qu'il y ait eu, en effet, d'autres baisers dont l'Épouse a
voulu distinguer celui de la bouche, quand elle dit: « Qu'il me baise d'un
baiser de sa bouche (Cantique I, 1). » Pourquoi, en effet, lorsqu'elle pouvait
se contenter de dire qu il me baise, a-t-elle ajouté expressément et
précisément d'un baiser de sa bouche, contre la coutume et l'usage ordinaire de
parler, sinon pour montrer que le baiser qu'elle demandait est le plus
excellent. mais n'est pas le seul? De fait, dans le langage ordinaire, nous
disons simplement, baisez-moi, ou donnez-moi un baiser, sans que jamais on
ajoute de votre bouche. En effet, quand deux personnes se disposent à se
baiser, est-ce qu'elles n'approchent pas l'une de l'autre leurs lèvres sans se
demander expressément de le faire. Ainsi, par exemple, lorsque l'Évangéliste
raconte comment Judas trahit notre Seigneur par un baiser, il dit, « et Judas
le baisa (Marc. XIV, 45), » sans ajouter que ce fut avec sa bouche, ou d'un
baiser de sa bouche. C'est ainsi que s'exprime quiconque parle ou écrit. Il y a
donc trois états ou trois progrès de l'âme, qui ne sont bien connus que de ceux
qui les ont éprouvés, lorsque, autant qu'il se peut dans ce corps fragile et
mortel, ils considèrent, soit le pardon qu'ils ont reçu de leurs mauvaises
actions, soit la grâce qui leur a été donnée d'en faire de bonnes, ou enfin, la
préférence de celui qui leur a communiqué tant de biens et de faveurs.
2. Mais, je veux encore vous expliquer plus nettement
pourquoi j'appelle baisers le premier et lé second de ces avancements
spirituels. Nous savons tous que le baiser est un signe de paix. Or si, comme
dit l'Écriture, nos péchés nous séparent d'avec Dieu (Sap. I, 4), quand on ôte
ce qui est entre lui et nous, on a la paix. Lors donc que, satisfaisant à sa
justice, nous nous réconcilions avec lui par la destruction de ce péché qui
nous en séparait, le pardon que nous recevons se peut-il appeler autrement que
baiser de paix? Or, ce baiser ne doit pas être pris autre part qu'aux pieds.
Car, la satisfaction qui est le remède d'une orgueilleuse transgression de la
loi de Dieu, doit être humble et pleine de confusion.
3. Mais, lorsque la grâce se communique à nous
d'une façon, pour ainsi dire, plus familière et plus abondante, pour nous faire
mener une vie mieux réglée et une conduite plus digne de Dieu, nous commençons
à lever la tète avec plus de confiance, à sortir de la poussière et à baiser la
main de notre bienfaiteur; si toutefois, loin de nous glorifier d'un si grand
bien, nous en donnons toute la gloire à celui qui en est l'auteur; et si, au
lieu de nous attribuer ses dons, nous ne les rapportons qu'à lui seul.
Autrement, si nous nous glorifions en nous-mêmes plutôt que dans le Seigneur,
nous baisons notre main, non pas la sienne; ce qui, au jugement du saint homme
Job (Job XXXI, 28), est le plus grand de tous les crimes et une espèce
d'idolâtrie. Si donc, suivant le témoignage de l'Écriture, chercher sa propre
gloire, c'est baiser sa main, il s'en suit qu'on peut dire avec assez de raison
que celui qui rend gloire à Dieu, baise la main de Dieu. Nous voyons que cela
se pratique de même parmi les hommes, et que les esclaves ont coutume de baiser
le pied de leurs maîtres, lorsque, après les avoir offensés, ils leur demandent
pardon, et les pauvres, les mains des riches lorsqu'ils en reçoivent quelque
assistance.
4. Mais Dieu étant un esprit, une substance
simple, ' dépourvue de membres, il se trouvera, peut-être, quelqu'un qui ne
voudra pas admettre ce que nous avons dit, et me demandera que je lui montre
les mains et les pieds de Dieu, afin de justifier ce que j'ai avancé du baiser
du pied et de la main. Mais que me répondra-t-il à mon tour, si je demande à
celui qui me fait cette question qu'il me montre aussi la bouche de Dieu pour
justifier ce que l'Écriture dit du baiser de la bouche? car, s'il a l'une de
ces parties, il a nécessairement les autres, et, si les autres lui manquent,
celle-là lui manque aussi. Disons donc que Dieu a une bouche de laquelle il
instruit les hommes; qu'il a une main avec laquelle il donne la nourriture à
tout ce qui a vie; et qu'il a des pieds dont la terre est l'escabeau, et vers
lesquels les pécheurs de la terre se tournent et s'abaissent pour satisfaire à
sa justice. Dieu donc a toutes ces choses, mais il les a par les effets, non
par sa nature. Une confession pleine de regret et de honte, trouve en Dieu où
s'humilier et s'abaisser profondément; une ardente dévotion, où se renouveler
et se fortifier; et une douce contemplation, où se reposer dans ses extases.
Celui qui gouverne toutes choses est tout à tous, mais à proprement parler, il
n'est rien de toutes ces choses. Car, si on le considère en lui-même, il habite
une lumière inaccessible (I Tim. VI, 16). Sa paix surpasse tout ce qu'on s'en
peut imaginer (Philip. IV, 1); sa sagesse n'a pas de bornes, ni sa grandeur de
limites; et nul homme ne le saurait voir en cette vie (Exod. XXXIII, 29). Ce
n'est pas qu'il soit bien loin de chacun de nous, il est l'Être de toutes choses,
et sans lui tout retomberait dans le néant. Mais ce qui est encore plus
admirable, rien n'est plus présent que lui, et rien néanmoins n'est plus
incompréhensible. Car, qu'y a-t-il de plus présent à chaque chose que son être
propre; et. néanmoins, qu'y a-t-il de plus incompréhensible pour chacun que
l'Être de toutes choses? Mais, si je dis que Dieu est l'Être de toutes choses,
ce n'est pas qu'elles aient le même être que lui; mais c'est que toutes choses
procèdent de lui, subsistent par lui, et sont en lui (Rom. XI, 36). Celui qui a
créé toutes choses est donc l'Être de toutes les choses créées; mais c'est
comme cause et comme principe, non comme matière. C'est de cette sorte que
cette haute Majesté daigne être à l'égard de ses créatures. Il est en général l'être
de tout, la vie des animaux, la lumière de ceux qui se servent de la raison, la
vertu de ceux qui s'en servent bien, et la gloire de ceux qui triomphent.
5. Or, pour créer toutes ces choses, pour les
gouverner, les régler, les mouvoir, les faire croître, les renouveler, et les
affermir, il n'a pas besoin d'instruments corporels, c'est par sa seule parole
qu'il a créé toutes choses, les corps et les esprits. Les âmes ont besoin de
corps et de sens corporels, pour se faire connaître les unes aux autres, et
pour agir les unes sur les autres. Mais, il n'en est pas ainsi du Dieu
tout-puissant, parce que l'effet suit sa volonté avec une vitesse admirable,
soit pour créer les choses, soit pour les ordonner selon qu'il lui plaît. Il
exerce sa puissance sur qui il veut, et autant qu'il veut, sans avoir besoin du
secours de membres corporels. Mais quoi, pensez-vous que pour regarder les
choses que lui-même a créées, il ait besoin du secours des sens corporels? Rien
ne se cache et ne se dérobe à sa lumière qui est partout présente, et, pour
connaître quelque chose, il n'a que faire du ministère des sens. Non-seulement,
il connaît toutes choses sans qu'il ait un corps; mais, il se fait connaître
lui-même à ceux qui ont le coeur pur, sans l'entremise d'aucun corps. Je dis
souvent la même chose en différentes manières, afin qu'on l'entende mieux. Mais
comme ce qui me reste de temps est court pour achever cette matière, je suis
d'avis que nous la remettions à demain.
1. Il y a quatre sortes d'esprits que vous
connaissez, celui de la bête, celui de l'homme, celui de l'ange et l'esprit de
celui qui les a créés tous. De tous ces esprits, il n'y en a pas un qui n'ait
besoin d'un corps, ou de la ressemblance d'un corps, soit pour son usage
particulier, ou pour celui des autres, soit encore pour tous les deux à la
fois; si ce n'est seulement celui à qui tonte créature, tant spirituelle que
corporelle, dit avec justice: « Vous êtes mon Dieu, parce que vous n'avez nul
besoin de mes biens (Psaume XV, 2). » Quant au premier de ces quatre esprits,
il est certain que le corps lui est si nécessaire, qu'il ne peut en aucune
façon subsister sans lui. Car il cesse de vivre aussi bien que de donner la vie
au corps qu'il anime, aussitôt que la bête meurt. Pour ce qui est de nous, il
est vrai que nous vivons après que notre corps est mort; mais nous ne possédons
que: par le corps ce qui fait la vie bienheureuse. C'est ce qu'avait éprouvé
celui qui disait: « Les grandeurs invisibles de Dieu se connaissent et se
voient par les choses créées (Rom. I, 20). » Car les choses créées,
c'est-à-dire, les choses corporelles et visibles, ne viennent à notre
connaissance que par l'entremise des sens. Les créatures spirituelles, telles
que nous, ont donc besoin de corps, puisque, sans lui, elles ne peuvent
acquérir la science des choses qui font la félicité. Si on me dit que les
enfants régénérés par le baptême ne laissent pas de passer à la vie
bienheureuse, ainsi que la foi nous l'enseigne, quoiqu'ils sortent du corps
sans cette science des choses corporelles, je réponds, en un mot, que ce
privilège est, en eux, un effet de la grâce, non de la nature, or, je ne parle
pas ici des miracles de Dieu, mais des choses naturelles.
2. Pour ce qui est des esprits célestes, ils ont
aussi besoin de corps, on n'en peut douter en entendant ces paroles vraies et
vraiment divines «Tous les esprits bien heureux, dit l'Apôtre, ne sont-ils par
les ministres des ordres de Dieu, et envoyés pour ceux qui sont destinés à
l'héritage du salut, (Heb. I, 14)? » Or, comment peuvent-ils accomplir leur
ministère, sans se servir de corps, surtout auprès de ceux qui vivent dans un
corps? Enfin, il n'appartient qu'aux corps de courir ça et là et de passer d'un
lieu à un autre. Or, une autorité aussi connue qu'indubitable témoigne que les
anges le font souvent. De là vient qu'ils ont apparu aux anciens; qu'ils se
sont lavé les pieds. Ainsi les esprits du dernier ordre, et ceux du premier ont
besoin d'un corps qui leur soit propre, non pas néanmoins pour s'en aider, mais
pour aider les autres.
3. Les services que rendent les bêtes pour
acquitter la dette de leur création ne se rapportent qu'au temps et au corps. C'est
pourquoi elles passent avec le temps, et meurent avec leur corps; car un
serviteur ne demeure pas toujours dans une maison, mais ceux qui en font bon
usage rapportent tout le service qu'ils en tirent à un gain spirituel qui dure
toujours. Quant à l'ange, il exerce des devoirs de piété dans une liberté tout
entière, et sert les hommes avec promptitude et allégresse, pour leur procurer
les biens futurs, parce qu'ils doivent être à jamais ses concitoyens, et les
cohéritiers de son éternelle félicité. La bête donc a besoin d'un corps pour
nous servir conformément à la condition de sa nature, et l'ange pour nous
rendre de pieux et charitables devoirs. Quant à eux, je ne vois pas quel
avantage ils en retirent, au moins pour l'éternité. Si l'esprit irraisonnable
participe en quelque sorte à la connaissance des choses corporelles par le
moyen du corps, son corps ne lui sert pas au pas de l'élever peu à peu par
l'entremise des choses sensibles, dont il lui fait part, jusqu'aux choses
spirituelles et intelligibles. Et toutefois par les services passagers et
corporels qu'il rend, il aide ceux qui font servir les choses temporelles au
fruit des éternelles, parce qu'ils usent de ce monde, comme n'en usant pas.
4. Et pour l'esprit angélique, sans le secours
du corps, et sans voir les choses qui tombent sous les sens, par la seule
vivacité de sa nature, et la proximité de Dieu, il est suffisant pour
comprendre les choses les plus élevées, et pour pénétrer les plus secrètes.
C'est ce que l'Apôtre avait compris, lorsque après avoir dit: « Les grandeurs
invisibles de Dieu se voient par le moyen des choses créées, il ajoute
aussitôt, par les créatures qui sont sur la terre, (Rom. I, 2), » attendu qu'il
n'en est pas ainsi des créatures du ciel. Cet habitant du ciel par sa subtilité
et sa sublimité naturelles, arrive avec une promptitude et une facilité
merveilleuses, sans s'aider du secours d'aucun sens, d'aucun membre, ni d'aucun
objet corporel, là où cet esprit enveloppé de chair, et étranger ici-bas,
s'efforce d'arriver peu à peu, et comme par degrés, en se servant de la
considération des choses sensibles. En effet, pourquoi chercherait-il des sens
spirituels dans la contemplation des créatures corporelles, puisqu'il les lit
sans contradiction, et les entend sans difficulté, dans le livre de vie?
Pourquoi tirerait-il à la sueur de son front, le grain de l'épi, le vin du
raisin, l'huile de l'olive. puisqu'il a en main toutes choses en abondance? Qui
voudrait aller mendier son pain chez les autres quand il a chez soi du pain en
abondance? Qui se mettrait en peine de creuser un puits et de chercher de l'eau
avec beaucoup de travail dans les entrailles de la terre, quand il a une source
vive qui lui en fournit abondamment de très-belle et de très-claire? Ainsi
donc, ni l'esprit des animaux irraisonnables, ni celui des anges, ne reçoivent
aucune aide de leurs corps, pour posséder les choses qui rendent heureuse la
créature spirituelle; l'un ne les comprend pas à cause de sa stupidité
naturelle, et l'autre n'en a pas besoin à causé de la gloire éminente dont il
jouit.
5. Pour ce qui est de l'esprit de l'homme qui
tient comme le milieu entre le plus élevé et le plus bas, il est évident qu'il
a tellement besoin d'un corps, que, sans cela, il ne peut ni profiter lui-même,
ni servir les autres. Car, sans parler des autres parties du corps et de leurs
usages, comment, je vous prie, pourriez-vous, sans la langue, instruire celui
qui vous écoute, ouïr sans oreilles celui qui vous instruit?
6. Puis donc que sans le secours du corps,
l'esprit animal ne petit rendre les devoirs de sa condition servile, ni celui
de l'ange accomplir son ministère de charité, ni l'âme raisonnable servir son
prochain par soi-même, en ce qui regarde le salut, il parait, que tout esprit
créé a absolument besoin de l'assistance du corps, ou pour l'utilité des
autres, ou pour la sienne et pour celle des autres et la sienne en même temps.
Il y a des animaux, direz-vous, qui sont incommodes, et dont on ne saurait
tirer aucun avantage. Ils servent au moins pour la vue, s'ils n'ont pas d'autre
usage, et ils sont plus utiles à l'âme de ceux qui les regardent, qu'ils ne le
pourraient être au corps de ceux qui s'en serviraient. Et, quand même ils
seraient nuisibles et pernicieux à la vie temporelle des hommes, il y a toujours
en eux des choses qui contribuent an bien de ceux qui, selon le décret éternel
de Dieu, sont appelés à l'état de sainteté, sinon en servant d'aliment, ou en
rendant quelque autre service, du moins en exerçant l'esprit par une voie
facile, ouverte à tout homme raisonnable, et en le conduisant à la connaissance
des grandeurs invisibles de Dieu, par la considération des choses créées et
visibles. Car le diable et ses satellites dont l'intention est toujours
mauvaise, désirent sans cesse nuire, mais à Dieu ne plaise que ce soit à ceux
qui sont remplis de zèle et dont il est dit. « Qui vous pourra nuire, si vous
êtes pleins d'un lion zèle, (I Pet. III, V. 13)? ». Au contraire, ils servent
aux bons, quoique ce soit contre leur dessein, et ils contribuent à leur bien
et à leur avantage.
7. Au reste, les corps des anges leur sont-ils
naturels, comme ceux des hommes sont naturels aux hommes, sont-ce des animaux
comme les hommes, mais immortels, ce que les hommes ne sont pas encore;
changent-ils de corps et leur donnent-ils telle forme et telle figure qu'il
leur plaît, lorsqu'ils veulent apparaître, les rendant épais et solides, autant
qu'ils le veulent, quoique en réalité ils soient impalpables et invisibles, à
cause de leur nature subtile et déliée? Ou bien, d'une substance simple et
spirituelle (a)
même, prennent-ils ce corps, lorsqu'il en est besoin, et après avoir fait ce
qu'ils souhaitaient, le quittent-ils et le font-ils résoudre en la même matière
dont ils l'ont tiré? Ce sont autant de questions que je vous prie de ne pas
faire. Les pères semblent partagés là dessus, et pour moi, je ne vois pas bien
quelle est l'opinion vraie, j'avoue même que je ne le sais pas. De plus, je
crois que la connaissance de ces choses serait assez inutile pour votre
avancement spirituel.
8. Sachez seulement, que nul esprit créé ne
s'unit de lui-même au nôtre, en sorte que, sans le secours d'aucun corps, il se
confonde tellement avec nous, que par cette communication ou cette infusion, il
nous rende savants ou plus savants, bons ou meilleurs. Nul ange (a),
nulle âme n'est capable de se joindre à moi de cette façon, ni moi de la
recevoir. Les Anges même ne sauraient non plus se joindre les uns aux autres.
Cette prérogative n'est réservée qu'à l'esprit souverain, à cet esprit sans
bornes et sans limites, qui seul, lorsqu'il instruit les anges où les hommes,
n'a que faire de nos oreilles pour se faire entendre, non plus que de bouche
pour parler. Il se répand dans nos âmes par lui-même, il se fait connaître par
lui-même. Être pur, il est compris par ceux qui sont purs. Seul il n'a besoin
de personne, seul il suffit à lui-même et à toua par sa seule toute-puissante
volonté.
a. Saint Bernard propose le même
doute, dans le livre V de la Considération, chapitre iv0n pont voir sur ce point
les notes de Horstius.
9. Ce n'est pas qu'il n'opère aussi un nombre
infini de choses mer, veilleuses par les créatures corporelles ou spirituelles
qui lui sont soumises; mais c'est en commandant, non pas en empruntant leur
concours. Par exemple, de ce qu'il se sert maintenant de ma langue pour faire
son oeuvre, c'est-à-dire pour vous instruire; c'est un effet de sa bonté, non
de son indigence, puisque sans doute il le pourrait faire par lui-même, et avec
beaucoup plus de grâce et de facilité. Ce n'est pas non plus pour se soulager
qu'il le fait; mais pour que j'acquière des mérites à votre progrès dans la
vertu. Il faut que tout homme qui fait du bien soit bien convaincu de cela, de
peur qu'il ne se glorifie des biens de Dieu en lui-même, et non pas dans le
Seigneur. Il y en a pourtant qui font le bien sans le vouloir, comme un homme
méchant, ou un mauvais ange. Et, en ce cas, il est certain que le bien qui est
fait par lui, n'est pas fait pour lui, puisque nul bien ne peut servir à celui
qui le fait malgré soi. Il n'en est donc que le dispensateur, et je ne sais
comment un bien qui est fait par un mauvais dispensateur nous en semble plus
doux et plus agréable. Et c'est pour cela que Dieu fait aussi du bien aux bons
par les méchants, car il n'a pas besoin de leur ministère pour atteindre ce
but.
10. Quant aux êtres qui n'ont ni raison ni
sentiment, il est constant que Dieu s'en sert beaucoup moins pour agir. Mais
quand ils contribuent aussi à quelque bonne oeuvre, on voit bien que toutes
choses obéissent à celui qui a droit de dire. « Toute la terre est à moi.
(Psaume XLIX, 12). » Ou plutôt, parce qu'il sait parfaitement quels sont les
moyens les plus convenables pour faire quelque chose, il ne cherche pas tant la
vertu des créatures corporelles dont il se sert, que la convenance et le
rapport quelles ont avec les effets pour lesquels il s'en sert. Supposant donc
comme certain, qu'il se sert ordinairement fort à
propos des corps pour accomplir ses ouvrages, comme, par exemple, des
pluies pour faire germer les semences, pour multiplier les blés, et pour mûrir
les fruits: dites-moi, je vous prie, s'il avait un corps, ce qu'il en ferait,
lui à qui il est certain qu'au moindre signe, tous les corps obéissent
indifféremment, tant célestes que terrestres? Il lui serait sans doute superflu
d'en avoir un, puisqu'il n'en trouve pas qui ne lui obéisse. Mais si nous
voulions renfermer dans ce discours tout ce qui se présente à dire sur ce
sujet, (a)
il serait trop long et dépasserait peut-être les forces de plusieurs. C'est
pourquoi remettons à une autre fois ce qui nous reste à dire.
(a) Saint Bernard traite admirablement bien ce sujet
dans le livre V de la Considération, n. 12, où il s'exprime ainsi:.Les anges
sont en nous par les bonnes pensées qu'ils nous suggèrent non par le bien
qu'ils y opèrent; ils nous exhortent au bien, mais ne le créent pas en nous. Au
contraire, Dieu est en nous de telle sorte qu'il affecte directement notre âme,
qu'il y fait couler ses dons, ou plutôt, qu'il s'y répand lui-même et nous fait
participer à la divinité, à ce point qu'un auteur n'a pas craint de dire qu'il
ne fait plus qu'un avec nous... Le anges donc sont avec notre âme, Dieu est an
dedans d'elle. » Voir les notes de Horstius sur ce sermon et sur le sermon
XXXI, n. 6.
(a) Voir sur ce sujet ce que
Saint-Bernard a déjà dit dans son IX opuscule de la Grâce et du Libre Arbitre,
chapitre XIII, n. 44 et 45. Tome II.
NOTES DE
HORSTIUS ET DE MABILLON. POUR LE Ve SERMON SUR LE CANTIQUE DES CANTIQUES, n. 9
283. Les corps des anges, etc. Les
Pères et les principaux docteurs de l'Église ne sont pas d'accord sur la
question du corps des anges; les uns prétendent que les anges sont corporels,
et les autres, mais en moins grand nombre, soutiennent le contraire. C'est ce
qui fait que le Maître des sentences, en voyant cette divergence d'opinions,
n'a pas osé se prononcer lui-même sur ce point (Lib. II, Dist. 8). Je vois que
saint Augustin est indécis sur cette question, tout en inclinant pour l'opinion
qui donne un corps aux anges. Imbu de la doctrine de Platon, il rapporte
quelque part ce sentiment des Platoniciens sur la nature des anges, de manière
à faire voir qu'il n'est pas loin de l'admettre pour son propre compte (Lib.
VIII, de Civil. Dei, cap. XIV, XV, XVI). Bien plus, en certains endroits, il
dit que les anges sont des animaux, et qu'ils ont un corps. Toutefois dans un
passage de ses ouvrages (Enchiri. LIX), il dit que la question des corps des
anges est très-délicate. Il s'exprime en ce sens dans plusieurs autres lieux
encore que nous nous dispensons de citer; mais Estius en a noté plusieurs dans
le livre II des Sentences, distinction 8.
Aujourd'hui c'est une doctrine aussi
certaine que générale que les anges sont incorporels, c'est-à-dire n'ont pas de
corps par nature. Voir saint Thomas I. p. q. 4, art. 1, et p. LI, art. 1 et 2.
Mais est-ce une vérité de foi, ou non? c'est ce dont tout le monde n'est pas
d'accord. Voir Estius, loco citato. Sixte de Sienne loue saint Bernard d'avoir
en la modestie de ne se pas prononcer dans cette question et même d'avouer son
ignorance (Lib. V, biblioth. sanctae annot. 8). (Note de Horstius).
284. Que celle prérogative soit donc
mise de côté. etc. Il s'agit ici de la prérogative par laquelle Dieu descend
dans l'âme humaine, ce que d'autres auteurs expriment en d'autres termes de
cette manière: Dieu ne peut descendre substantiellement dans l'âme humaine, ou
l'esprit de l'homme, et la remplir. C'est la doctrine de Didyme, dans son livre
du Saint Esprit, de Gennade, dans son livre des Dogmes de l'Église, chapitre
LXXXIII, de Bède dans ses Commentaires sur les actes, cap, V; du Maître des
sentences, dans la seconde partie de la huitième distinction. Estius cite
plusieurs témoignages de cette doctrine dans la seconde partie de sa huitième
distinction, paragraphe douzième. « Et d'abord, dit-il, il faut avouer que Dieu
seul peut remplir l'âme de l'homme, selon sa substance; en d'autres termes, il
n'y a que Dieu qui, par la présence de sa nature, soit intimement dans l'âme
tout entière, en la contenant intérieurement, en la conservant, en la
gouvernant et en opérant en elle; 2° quant à la capacité de son désir; 3° parla
connaissance, attendu qu'il sonde et commit tous les replis et les secrets du
coeur; 4° l'ai l'a manière toute particulière par laquelle Dieu entre dans
l'âme de l'homme, quand il l'a sanctifiée par la présence de sa grâce, et en
fait sa demeure et son temple. »
« D'un autre côté, lorsque quelqu'un
cède aux suggestions du démon, on dit que le démon entre en lui, et le remplit
de sa présence, noir pas de la manière que nous avons dit plus haut, niais à
cause de la suggestion extérieure et quant au pouvoir de le damner. Il faut
entendre les choses de même pour ce qui est des bons anges qui entrent
également dans le coeur de l'homme par leurs bonnes suggestions, et y font le
bien, comme on dit avec raison, selon ce mot de Zacharie: Un ange parlait en
moi. Saint Bernard se sert de ce pointsage, dans son cinquième livre de la
Considération, chapitre cinquième, où il établit très-bien ce point touchant
les anges, et où il explique très-clairement que cela se fait différemment par
les anges et par Dieu.
« Tel est le langage d'Estius à
l'endroit cité. Cassius établit sur des raisons graves et solides la même
doctrine, dans sa septième collat. chap. XIII (Note de Horstius.)
1. Afin de relier ce discours au précédent,
souvenez-vous que nous disions, que seul, l'Esprit souverain et sans bornes,
n'a besoin du secours d'aucun corps, pour tout ce qu'il veut faire. Ne faisons
donc pas de difficulté de dire que Dieu seul:est vraiment incorporel, comme
nous reconnaissons que lui seul est vraiment immortel; parce qu'il n'y a que
lui entre les esprits, qui soit tellement élevé au dessus de tous les corps,
qu'il n'a. nul besoin de leur ministère dans aucun de ses ouvrages, et,
lorsqu'il lui plaît, se contente, pour agir, du seul mouvement de sa volonté.
Il n'y a que cette suprême majesté qui n'ait pas besoin d'un corps, ni pour
soi, ni pour d'autres; parce qu'à son seul commandement, toutes choses se font
sans délai; tout ce qu'il y a de grand fléchit sous elle, tout ce qui lui est
opposé lui cède sans résistance; tout être créé lui obéit, et cela sans
l'entremise et l'assistance d'aucune créature corporelle ni spirituelle. il
enseigne ou avertit sans le secours d'une langue; il donne ou tient sans avoir
de mains; sans pieds il court, et secourt ceux qui périssent.
2. Il en agissait souvent ainsi avec nos pères
dans les premiers siècles. Les hommes ressentaient des bienfaits continuels;
mais ils ne savaient pas qui était leur bienfaiteur. Sa puissance s'étendait
avec force depuis le haut des cieux jusqu'au fond des abîmes (Sap. VIII, V,
17); mais comme il disposait toutes choses avec douceur, les hommes ne le
connaissaient pas. Ils se réjouissaient des biens qu'ils recevaient du
Seigneur, mais le Seigneur des armées leur était inconnu, parce que tous. ses
jugements étaient doux et tranquilles. Ils venaient de lui, mais ils n'étaient
pas avec lui. Ils vivaient par lui, et ne vivaient pas pour lui. C'était de lui
qu'ils tenaient leur sagesse, mais ils ne l'employaient pas à l'aimer, tant ils
étaient éloignés de lui, ingrats et insensés. Cela les porta enfin à ne plus
attribuer leur être, leur vie et leur sagesse à celui qui en était l'auteur,
mais à la nature, ou, ce qui est plus extravagant encore, à la fortune.
Plusieurs attribuaient ainsi une quantité de choses à leurs propres forces et à
leur industrie. Que d'hommages les esprits de séduction usurpaient-ils ainsi?
Combien le soleil et la lune en recevaient-ils? Combien en rendait-on à la
terre et à l'eau? Combien même à des ouvrages faits de la main dés hommes, à
des herbes, à des arbres, à de viles semences, comme si t'eût été autant de
divinités?
3. Hélas ! c'est ainsi que les hommes ont
perverti et changé les sujets de leurs adorations en la figure de bêtes brutes
qui mangent du foin et de l'herbe (Psaume CV, 20). Mais Dieu ayant compassion
de leur égarement, a daigné sortir de la montagne obscure et ténébreuse, et
placer sa tente sous le soleil (Psaume XVIII, 6). Il a offert sa chair aux
hommes qui ne connaissaient que la chair, afin que, par sa chair, ils apprissent
à goûter aussi l'esprit. Car pendant que dans la chair et par la chair, il
faisait les oeuvres nos de la chair, mais d'un Dieu, en commandant à la nature,
en surmontant la fortune, en rendant folle la sagesse des hommes, et en
domptant la tyrannie des démons, il fit connaître clairement qu'il était
celui-là même par qui toutes ces merveilles s'opéraient autrefois quand elles
s'opéraient. Il fit donc avec force dans la chair et par la chair des actions
miraculeuses, il donna des enseignements salutaires, souffrit des tourments
indignes, et montra évidemment qu'il était celui qui a créé le monde par un
pouvoir aussi souverain qu'invisible; qui le gouverne avec sagesse, et le
maintient avec bonté. Enfin, en prêchant la vie éternelle à des ingrats, en
faisant des miracles sous les yeux des infidèles, en priant pour ceux qui le
crucifiaient, ne déclarait-il pas manifestement qu'il était celui qui, avec son
père, fait tous les jours lever son soleil sur les bons et sur les méchants, et
tomber sa pluie sur les justes et sur les injustes (Matth. V, 45)? Comme il le
disait lui-même: « Si je ne fais pas les oeuvres de mon Père, ne me croyez pas
(Jean X, 37.) »
4. Voyez-le, il ouvre sa bouche pour instruire
ses disciples sur la montagne, et il instruit les anges dans le ciel, dans un
silence adorable; au seul attouchement de ses mains, la lèpre se guérit, la
cécité cesse, l'ouïe revient, la langue se délie, le disciple près d'être
submergé est sauvé, et il se fait clairement reconnaître pour celui à qui David
avait dit longtemps auparavant: « Vous ouvrez votre main, et vous comblez tous
les animaux de bénédiction (Psaume CXLIV, 40). « Et encore: « Lorsque vous
ouvrirez votre main, toutes choses seront remplies des effets de votre bonté
(Psaume CIII, 28). » Voyez comme la pécheresse prosternée à ses pieds, dans un
vif repentir, s'entend dire: « Vos péchés vous sont remis (Matth. IX, 2), » et
comme elle reconnaît celui dont elle avait lu ce qui avait été écrit tant de
siècles auparavant: « Le diable sortira devant ses pieds (Habac. III, 5). » Car
lorsque péchés sont pardonnés, le diable est chassé de l'âme du pécheur. C'est
ce qui lui fait dire en général de tous les vrais pénitents: « C'est maintenant
le jugement du monde, maintenant le prince du monde va être jeté dehors (Jean
XII, 31); » parce que Dieu remet les fautes à celui qui les confesse
humblement; et ravit au diable l'empire qu'il avait usurpé dans son coeur.
5. Enfin, il marche avec ses pieds sur les eaux,
lui dont le Prophète avait dit avant qu'il se fût incarné: « Votre chemin est
dans la mer, et vos sentiers dans les eaux profondes (Psaume LXXVI, 20).»
C'est-à-dire, vous foulez aux pieds, les coeurs altiers des superbes, et vous
réprimez les désirs déréglés des hommes charnels, rendant justes les impies, et
humiliant les orgueilleux. Mais comme cela se fait invisiblement, l'homme
charnel ne sent pas qui le fait. C'est pourquoi le Prophète ajoute: « Et l'on
ne reconnaîtra pas la trace de vos pas. » C'est encore pour cette raison, que
le Père dit à son fils: « Asseyez-vous à ma droite, jusqu'à ce que j'aie réduit
vos ennemis à être foulés sous vos pieds (Psaume CIX, 1); » c'est-à-dire,
jusqu'à ce que j'aie assujetti à votre volonté tous ceux qui vous méprisent,
soit malgré eux et pour leur malheur, soit de bon coeur et pour leur félicité.
Or, la chair, n'étant pas capable de concevoir cet ouvrage qui est tout
spirituel, parce que l'homme animal ne comprend pas ce qui est de l'esprit de
Dieu (I Cor. II, 14); il fallait que la pécheresse se prosternât corporellement
à ses pieds corporels, les baisât de ses lèvres de chair, et qu'elle reçût
ainsi le pardon de ses fautes, pour que ce changement de la droite du
Très-Haut, qui justifie l'impie d'une manière admirable, mais invisible, fût
connu des hommes charnels (Psaume LXXVI, 11).
6. Mais il faut que je m'arrête un peu sur ces
pieds spirituels de Dieu, que le pénitent doit baiser, d'abord d'un baiser
spirituel. Je connais votre curiosité qui ne veut rien laisser passer sans
l'avoir bien approfondi, aussi ne faut-il pas négliger comme une chose peu
importante, de savoir quels sont ces pieds que l'Écriture attribue si souvent à
Dieu, et avec lesquels elle le représente, tantôt debout, comme lorsqu'elle
dit: « Nous l'adorerons dans le ciel où il a été debout sur ses pieds (Psaume
CXXXI, 7); » tantôt marchant, comme en cet en droit: « J'habiterai en eux, et
je marcherai en eux (Levit. XXVI, ); » tantôt même courant, suivant ces
paroles: « Il a couru comme un géant qui se hâte de fournir sa carrière (Psaume
XVIII, 6). » Si l'Apôtre a cru qu'il pouvait rapporter la tête en Jésus-Christ
à sa Divinité (i Cor. XI, 3), je crois que nous pouvons bien aussi rapporter
les pieds à son humanité, et en nommer l'un la miséricorde, et l'autre le
jugement. Ces deux mots vous sont assez connus, et pour peu que vous y fassiez
attention, plusieurs passages de l'Écriture se présenteront à vous, où ils sont
employés. Que Dieu ait pris le pied de la miséricorde, en prenant la chair à
laquelle il s'est uni, l'Épître de saint Paul aux Hébreux nous l'apprend en
nous montrant Jésus-Christ éprouvé par toutes les infirmités de la nature
humaine, sauf le péché, à cause de la figure du péché qu'il avait prise, afin
d'exercer sa miséricorde (Heb. IV, 15). Et quant à l'antre pied, que nous avons
appelé le jugement, le Dieu-homme ne fait-il pas connaître clairement qu'il
appartient aussi à l'homme dont il s'est revêtu dans l'Incarnation, lorsqu'il
dit, « que son Père lui a donné la puissance de juger, parce qu'il est Fils de
l'Homme (Jean V, 27)? »
7. C'est donc sur ces deux pieds qui soutenaient
avec tant de proportion la tête de la Divinité, que l'invisible Emmanuel, né
d'une femme, né sous la Loi, a paru en terre, et a conversé avec les hommes
(Baruc. III, 38). » C'est encore avec ces pieds qu'il passe parmi eux, mais
spirituellement et invisiblement, en leur faisant du bien, et en guérissant
tous ceux que le diable tient dans);oppression. C'est, dis-je, avec eux qu'il
marche au milieu des âmes dévotes, éclairant et pénétrant sans cesse les coeurs
et les reins des fidèles. Peut-être bien sont-ce là les jambes de l'Époux, dont
l'Épouse parle en termes si magnifiques dans la suite, en les comparant, si je
ne me trompe, à des colonnes de marbre posées sur des bases d'or (Cantique V,
15): Et certes elle avait bien raison, car c'est dans la sagesse de Dieu,
incarnée et représentée par l'or, que « la miséricorde et la vérité se sont
rencontrées (Psaume LXXXIV, 11), et d'ailleurs toutes les voies du Seigneur
sont miséricorde et vérité (Psaume XXIV, 10). »
8. Heureuse l'âme en iqui le Seigneur Jésus a
imprimé ses deux pieds. Vous reconnaîtrez à deux marques celle qui a reçu cette
faveur, et il est nécessaire qu'elle porte en soi les effets de cette divine
empreinte. C'est la crainte et l'espérance. L'une représente l'image du
jugement, et l'autre celle de la miséricorde. Aussi est-ce avec beaucoup de
raison que Dieu honore de sa bienveillance ceux qui le craignent, et ceux qui
espèrent en sa miséricorde (Psaume CXLVI, 11); » car la crainte est le
commencement de la sagesse (Prov. 1, 7), et l'espérance en est le progrès; la
charité en fait la perfection. Cela étant ainsi, il n'y a pas peu de fruit à
recueillir du premier baiser qui se prend sur les pieds. Ayez soin seulement de
n'être privé de l'un ni de l'autre pied. Si vous êtes vivement touché de vos
péchés, et de la crainte du jugement de Dieu, vous avez imprimé vos lèvres sur
les pas de la vérité et du jugement. Si vous tempérez cette crainte et cette
douleur, par la vue de la divine bonté, et par l'espérance d'en obtenir le
pardon, sachez que vous embrassez alors le pied de la miséricorde. Mais il
n'est pas bon de baiser l'un sans l'autre: parce que le souvenir du seul
jugement précipite dans l'abîme du désespoir et la pensée de la miséricorde
dont on se flatte faussement, engendre une confiance très-pernicieuse.
9. J'ai reçu, moi aussi, quelquefois cette
grâce, bien que je ne sois qu'un misérable pécheur, de m'asseoir aux pieds du
Seigneur Jésus. Dans cet état, j'embrassais tantôt l'un et tantôt l'autre, de
tout mon coeur, selon que sa bonté me le permettait. Mais s'il arrivait que,
pressé des remords de ma conscience, et oubliant la miséricorde, je
m'attachasse un peu trop longtemps au jugement; aussitôt, saisi d'une frayeur
incroyable, abattu de honte et environné de ténèbres, je ne faisais que pousser
ce cri du fond de mon coeur en tremblant: « Qui connaît la puissance redoutable
de votre colère, et qui en peut mesurer la grandeur, sans être saisi de trouble
et d'étonnement (Psaume LXXXIX, 1). » Mais, d'un autre côté, lorsque, laissant
ce pied, je tenais embrassé plus qu'il ne fallait celui de la miséricorde, je
tombais dans une si grande négligence et une telle incurie, que aussitôt j'en
devenais plus tiède dans l'oraison, plus paresseux, plus prompt à me laisser aller
au rire, plus inconsidéré dans mes paroles; enfin l'assiette de mon homme
intérieur et extérieur en était rendue plus inconstante. Ainsi, instruit par ma
propre expérience, je ne louerai plus en vous, Seigneur, le jugement ou la
miséricorde seulement, mais je les louerai tous les deux ensemble. Je
n'oublierai jamais ces deux sources de toute justice pour les hommes. Elles me
serviront toutes deux également de cantiques dans le lieu de mon exil, jusqu'à
ce que la miséricorde étant élevée au dessus du jugement, ma misère se taise,
et la gloire que je posséderai me fasse chanter des hymnes de louanges, sans
ressentir jamais plus la moindre douleur qui puisse traverser une si grande
joie.
1. Je m'engage de mon propre mouvement dans un
nouveau travail, en provoquant moi-même vos recherches. Car, ayant eu soin à
l'occasion du premier de vous montrer, quoique je ne fusse pas obligé à le faire,
quelles sont les fonctions et les dénominations propres aux pieds spirituels de
Dieu, vous me questionnez maintenant sur la main qu'il faut, avons-nous dit,
baiser ensuite. J'y consens, je veux vous satisfaire sur ce point; et même je
fais plus que vous me demandez, puisque je lie vous montre pas seulement une
main, mais deux, et les distingue par leur nom propre. J'appelle l'une,
largeur, et l'autre, force; parce que Dieu donne avec abondance, et conserve
puissamment ce qu'il a donné. Quiconque n'est pas ingrat, les baisera toutes
les deux en reconnaissant et en confessant que Dieu n'est pas moins le
distributeur que le conservateur suprême de tous biens. Je crois que nous avons
assez parlé des deux baisers; passons au troisième.
2. « Qu'il me baise, dit-elle, du baiser de sa
bouche (Cantique I). » Qui dit ces paroles? C'est l'Épouse. Qui est cette
épouse? L'âme altérée de Dieu. Considérons les différentes dispositions des
hommes, afin que celle qui appartient proprement à une épouse paraisse plus clairement.
L'esclave craint le visage de son Seigneur. Un mercenaire ne voit dans son
espérance que la récompense du maître. Un disciple prête l'oreille à son
précepteur. Un fils honore son père. Mais celle qui demande qu'on la baise est
éprise d'amour. De tous les sentiments de la nature, celui-ci est le plus
excellent, surtout lorsqu'il retourne à son principe qui est Dieu. Et il n'y a
pas d'expressions plus douces pour rendre l'amitié réciproque du Verbe et de
l'âme, que celles d'époux et d'épouse; attendu que tout est commun entre eux,
et qu'ils ne possèdent rien en propre et en particulier. Ils n'ont qu'un même
héritage, une même maison, une même table, un même lit, une même chair. Enfin,
à cause de sa femme, l'homme doit quitter son père et sa mère, et s'attacher à
elle pour ne plus faire tous deux qu'une même chair; la femme, de son côté,
doit oublier son peuple et la maison de son père, afin que son époux conçoive
de l'amour pour sa beauté. Si donc l'amour convient particulièrement et
principalement aux époux, c'est à bon droit qu'on donne le nom d'épouse à l'âme
qui aime. Or, celle-là aime, en effet, qui demande un baiser. Elle ne demande
ni la liberté, ni des récompenses, ni une succession, ni même la science, mais
un baiser. Et elle le demande comme une épouse très-chaste, qui brûle d'un
amour sacré, et qui ne veut plus dissimuler le feu qui la consume. Voyez, en
effet, comment elle commence son discours. Voulant demander une grande faveur à
un roi, elle n'a recours ni aux caresses, ni aux flatteries; elle ne prend
aucun détour pour arriver au but de ses désirs; elle n'use pas de préambule;
elle ne tâche pas de gagner sa bienveillance; mais parlant tout d'un coup de
l'abondance du coeur, elle dit tout uniment et même avec une sorte d'impudence
« Qu'il me baisé du baiser de sa bouche. »
3. Ne vous semble-t-il pas qu'elle veuille dire:
Qu'y a-t-il dans le ciel ou sur la terre, hormis vous, qui puisse être l'objet
de mes désirs (Psaume LXVII, 25)? Celle-là sans doute aime chastement qui ne
cherche que celui qu'elle aime, sans se soucier d'aucune autre chose qui soit à
lui. Elle aime saintement, parce qu'elle n'aime pas dans la concupiscence de la
chair, mais dans la pureté de l'esprit. Elle aime ardemment, puisqu'elle est
tellement enivrée de son amour, qu'elle ne pense pas à la majesté de celui à
qui elle parle. Car à qui demande-t-elle un baiser? A celui qui fait trembler
la terre du moindre de ses regards. Est-elle ivre? Oui, sans doute elle l'est.
Et peut-être lorsqu'elle s'oubliait ainsi, sortait-elle du cellier où, dans la
suite, elle se glorifie d'avoir été menée (Cantique I, III et II, 4). Car David
disait aussi à Dieu, en parlant de quelques personnes: « Ils seront enivrés de
l'abondance des biens qui se trouvent dans votre maison, et vous les ferez nager
dans un torrent de plaisirs et de délices (Psaume XXXV, 9). » Combien grande
est la force de l'amour! Combien de confiance il y a dans l'esprit de liberté !
N'est-il pas manifeste que l'amour parfait bannit toute crainte (I Jean IV,
18)?
4. C'est néanmoins par un sentiment de pudeur,
qu'elle ne s'adresse pas à l'Époux, mais qu'elle dit à d'autres, comme s'il
était absent, «qu'il me baise du baiser de sa bouche. » Car, comme elle demande
une grande chose, il faut qu'elle donne bonne opinion de soi, en accompagnant
sa prière de quelque retenue. C'est pourquoi elle emploie ses amis et ses
familiers pour trouver un accès particulier auprès de son bien-aimé. Mais qui
sont ces amis? Nous croyons que ce sont les saints anges qui assistent ceux qui
prient et qui offrent à Dieu les prières et les, ceux des nommes, quand ils les
voient lever des mains pures au ciel sans colère et sans animosité. C'est ce
que témoigne l'ange de Tobie, quand il disait à son père: « Lorsque vous priiez
avec larmes, ensevelissiez les morts, et quittiez votre repas pour les cacher
le jour dans votre maison et les enterrer la nuit, j'offrais vos prières au
Seigneur (Tob. XII, 12). » Je crois que les autres témoignages que l'on trouve
dans l'Écriture vous persuadent assez cette vérité. Car que les anges daignent
aussi se mêler souvent à ceux qui chantent des paumes, c'est ce que le
Psalmiste exprime très-clairement quand il dit: « Les princes marchaient
devant, se joignaient au choeur des musiciens, au milieu des jeunes filles qui
jouaient du tambour (Psaume LVII, 26). » D'où vient qu'il dit encore ailleurs:
« Je chanterai des psaumes à votre gloire en la présence des anges (Psaume
CXXXVII, 1). » Aussi je ressens de la douleur lorsque j'en vois quelques uns
parmi vous qui cèdent an sommeil durant les veilles sacrées, et qui, au lieu de
révérer les citoyens du ciel, sont semblables à des morts en présence de ces
princes de la milice céleste, qui, touchés de votre vigilance, seraient heureux
de se mêler à vos solennités. Certes, j'ai bien peur qu'ayant enfin horreur de
votre lâcheté, ils ne se retirent avec indignation (a); et qu'alors chacun de vous ne
commente, mais bien tard, à dire à Dieu avec gémissement: » Vous avez éloigné
de moi mes amis, ils m'ont regardé comme l'objet de leur exécration (Psaume
LXXXVll, 9); » ou bien: « Vous avez éloigné de moi mes amis, mes proches et
ceux de ma connaissance, à cause de mon extrême misère (Ibid. 19); » Et encore.
« Ceux qui étaient près de moi se sont retirés bien loin; et ceux qui
cherchaient ma mort me faisaient violence (Psaume XXXVII, 12). » En effet, si
les bons esprits s'éloignent de nous, comment pourrons-nous soutenir les
efforts des méchants? Je dis donc à ceux qui sont ainsi endormis: « Maudit
celui qui fait l'oeuvre de Dieu avec négligence (Hier. XLVIII, 10); » et le
Seigneur leur dit: « Plût à Dieu que je vous eusse trouvé chaud ou froid; mais
parce que je vous ai trouvé tiède, je commencerai à vous vomir de ma bouche.
(Apoc. III, 15). » Lors donc que vous priez ou psalmodiez, faites attention à
vos princes, tenez-vous dans le respect ! et dans la règle, et soyez fiers, car
les anges voient tous les jours la face de votre Père (Matth. XVIII, 10). Ils
sont, en effet, envoyés pour nous qui sommes destinés à l'héritage du salut
(Hebr. I, 14); ils portent au ciel notre dévotion, et en rapportent des grâces.
Prenons part aux foncé Lions de ceux dont nous devons partager la gloire, afin
que la louange de Dieu soit parfaite dans la bouche des enfants (Psaume VIII,
3), et de ceux qui sont encore à la sein. Disons-leur: « Chantez des hymnes en
l'honneur de notre Dieu, chantez des hymnes en son honneur (Psaume XLVI, 7), »
afin qu'ils nous répondent aussi à
leur tour; « Chantez des cantiques en l'honneur de notre Roi, chantez des
cantiques en son honneur.»
a. Non pas à la lettre et
matériellement parlant, mais par leurs dispositions, selon ce que dit Sixte de
Sienne dans ses notes.
5. Joignez-vous donc aux chantres du ciel, pour
chanter en commun les louanges de Dieu, car vous êtes vous-mêmes les concitoyens
des saints et les domestiques de ce grand maître, et psalmodiez avec goût. De
même que c'est la bouche qui savoure les viandes, ainsi c'est le coeur qui
savoure les Psaumes. Mais il faut que l'âme fidèle et prudente ait soin de les
broyer sous la dent de l'intelligence, si je puis parler ainsi; de peur que si
elle les mange par morceaux entiers, elle ne se prive du plaisir qu'il y a à
les goûter, plaisir si agréable, qu'il surpasse en douceur, le miel et le rayon
de miel le plus doua. Offrons un rayon de miel avec les apôtres, au banquet
céleste et à la table du Seigneur (Luc. XXIV, 41). Le miel dans les ruches, est
une dévotion qui s'attache à la lettre. La lettre tue (II Cor.XIV, 14), si on
la prend sans l'assaisonnement de l'esprit. Mais si, avec l'Apôtre, vous
psalmodiez en esprit et avec intelligence, vous éprouverez avec lui la vertu de
ce qu'a dit Jésus-Christ: « Les paroles que je vous ai dites sont esprit et vie
(Jean VI, 64); » et de ce que la Sagesse dit d'elle-même: « Mon esprit est plus
doux que le miel (Eccle. XXIV, 27). »
6. C'est ainsi que votre âme sera dans
l'abondance et les délices, et que votre holocauste sera gras et parfait. C'est
ainsi que vous apaiserez le souverain roi; que vous serez agréable à ses
princes, et que vous gagnerez le cour de toute la cour; à l'odeur agréable de
vos sacrifices, qui montera au ciel, ils diront: « Qui est celle-ci qui monte
du désert, comme la fumée de la myrrhe, de l'encens et d'une infinité d'autres
parfums (Cantique III, 6)? » « Les princes de Juda, dit le Prophète, de Zabulon
et de Nephtali, sont leurs chefs (Psaume LXVII), » c'est-à-dire, les chefs de
ceux qui louent Dieu, qui sont continents, et qui aiment la contemplation. Car
nos princes savent bien que la louange de ceux qui chantent la générosité des
continents, et la pureté des contemplatifs sont agréables à leur roi; et ils
ont à coeur d'exiger de nous ces prémices de l'esprit, qui ne sont autre chose,
que les premiers et les plus excellents fruits de la sagesse. Car vous le
savez, en hébreu, Juda signifie, louant et confessant, Zabulon, demeure
assurée, Nephtali, cerf lâché, parce que la légèreté avec laquelle il court et
il saute, exprime fort bien, les transports et les extases des spéculatifs; et
de même que le cerf perce les endroits les plus épais des forêts; ainsi
pénètrent-ils les sens les plus cachés et les plus difficiles. Nous savons
pareillement qui est celui qui a dit: « Le sacrifice de louanges m'honorera
(Psaume XLIX, 23). »
7. Mais, « si les louanges ne sont pas malséantes
dans la bouche du pécheur (Eccles. XV, 9), » n'avez-vous pas extrêmement besoin
de la vertu de continence, pour que le péché ne règne pas dans votre corps
mortel? Mais la continence n'est pas agréable à Dieu, quand elle recherche la
gloire humaine, aussi, avez-vous encore besoin de la pureté d'intention, qui
vous fasse désirer de ne plaire qu'à Dieu, et vous donne la force de vous
attacher uniquement à lui. Car il n'y a pas de différence entre, être à Dieu,
et voir Dieu, ce qui n'est accordé, par un rare bonheur, qu'à ceux qui ont le
coeur pur. David avait cette netteté de coeur, lorsqu'il disait à Dieu: « Mon
âme s'attache fortement à vous, par un violent amour (Psaume LXII, 9) » et
ailleurs: « Pour moi, mon plus grand bien est de m'attacher inviolablement à
Dieu. (Psaume LXXII, 23). » En le voyant, il était attaché à lui, et en
s'attachant à lui, il le voyait. Lors donc qu'une âme est dans l'exercice
continuel de ces vertus sublimes, ces ambassadeurs célestes conversent
familièrement et souvent avec elle, surtout s'ils la voient souvent en oraison.
Qui m'accordera, ô princes charitables, de pouvoir faire connaître auprès de
Dieu, par votre entremise, ce que je lui demande? Je ne dis pas à Dieu, parce
que toutes les pensées de l'homme lui sont connues, mais auprès de Dieu,
c'est-à-dire aux Vertus, aux autres ordres des anges, et aux âmes bienheureuses
dépouillées de leur corps. Qui relèvera de la poussière, et retirera du fumier
un homme aussi vil, et aussi misérable que moi, et le fera asseoir avec les princes
sur un trône de gloire? Je ne doute pas qu'ils ne reçoivent dans le palais
céleste, avec des témoignages extraordinaires de joie et d'affection, celui
qu'ils daignent visiter sur son fumier. Après tout, comment, après s'être
réjouis de la conversion d'un pécheur, ne le reconnaîtraient-il pas quand il
s'élèvera dans les cieux!
8. C'est pourquoi je pense que c'est à eux, les
familiers et les compagnons de l'Époux, que parle l'Épouse dans sa prière, et
découvre le secret de son coeur, lorsqu'elle dit: « qu'il me baise d'un baiser
de sa bouche. » Et voyez avec quelle familiarité et quelle tendresse, l'âme qui
soupire dans cette misérable chair, s'entretient avec les puissances célestes.
Elle désire avec passion les baisers de son Époux, elle demande ce qu'elle
désire, et néanmoins elle ne nomme pas celui qu'elle aime, parce qu'elle ne
doute pas qu'ils ne le connaissent, parce qu'elle a coutume de s'entretenir
souvent avec eux. C'est pour cela qu'elle ne dit pas: « Qu'un tel ou un tel me
baise; mais seulement qu'il me baise, comme Marie Madeleine ne reconnaît pas
celui qu'elle cherchait, mais disait seulement à celui qu'elle pensait être un
jardinier: « Seigneur, si vous l'avez emporté (Jean XX, 51). » De qui
parle-t-elle? Elle ne le nomme pas; parce qu'elle croit que tout le monde
connaît quel est celui qui ne peut sortir un seul instant de son coeur. Parlant
donc aux compagnons de son Époux, comme à ses confidents, et à ceux qu'elle
sait connaître les sentiments de son âme, elle tait le nom de son Bien-aimé, et
commence tout d'un coup ainsi: « Qu'il me baise d'un baiser de sa bouche. » Je
né veux pas vous entretenir plus longtemps de ce baiser. Demain, je vous dirai
ce que, par vos prières, l'onction divine; qui donne des enseignements sur
toutes choses, daignera me suggérer; car la chair et le sang ne révèlent pas ce
secret, mais celui qui pénètre les mystères de Dieu les plus profonds,
c'est-à-dire le Saint-Esprit qui, procédant du Père et du Fils, vit et règne
également avec eux, dans tous les siècles des siècles.
Amen.
NOTES DE
HORSTIUS ET DE MABILLON. SUR LE VII SERMON SUR LE Cantique, n. 6.
285. Qu'ils se retirent avec
indignation. Voici la remarque que fait, sur ce pointsage, Sixte de Sienne
(Lib. V, Biblioth. S. Annot. 216). « Les scolastiques, dit-il, ont coutume
d'alléguer les paroles de saint Bernard dans sa septième homélie sur le
Cantique des cantiques, pour prouver que les anges gardiens abandonnent
quelquefois le garde qui leur est confiée. Albert le Grand (I Tom. sum. qu. 8),
expliquant ce pointsage, dit: les hommes sont abandonnés par leurs anges
gardiens, non pas quant au lieu, c'est-à-dire quant à la garde locale, niais
quant à la vertu et. à l'efficacité de cette garde. Cela ne vient pas de
paresse chez l'ange, mais de faute dans l'homme; de la même manière que les
saints disent ordinairement que le pécheur s'éloigne de Dieu, cela ne s'entend
pas d'un déplacement local, mais d'un éloignement au pas de vue du mérite (Note
de Horstius). »
1. Pour m'acquitter aujourd'hui de la promesse
que je vous ai faite, j'ai dessein de vous parler du principal baiser, qui est
celui de la bouche. Donnez une attention plus grande à quelque chose de bien
doua, qu'on goûte bien rarement, et qu'on comprend bien difficilement. Il me
semble, pour reprendre d'un peu plus haut que celui qui dit. « Personne ne
connaît le Fils que le Père, et personne ne connaît le Père que le Fils, ou
celui à qui le Fils le voudra révéler, (Matth. XI, 27) » parlait d'un baiser
ineffable que nulle créature n'avait encore reçu. Car le Père aime le Fils, et
l'embrasse avec un amour singulier; le Très-Haut embrasse son égal, l'éternel
son coéternel, et le Dieu unique, son unique. Mais l'amour qui unit le Fils au
Père, n'est pas l'amour de lui, ainsi que lui-même l'atteste lorsqu'il dit: «
Afin que tout le monde sache que j'aime mon Père, levez-vous et allons. (Matth.
XXVI, 2). » Sans doute vers la Passion. Or la connaissance de l'amour mutuel de
celui qui engendre, et de celui qui est engendré, qu'est-ce autre chose qu'un
baiser trés-doux, mais très-secret?
2. Je tiens pour certain que même la créature
angélique n'est pas admise à un secret si grand et si saint du divin amour;
c'est d'ailleurs le sentiment de saint Paul, qui nous assure que cette paix
surpasse toute la connaissance même des anges, (Phil. IV, 7). Aussi l'Épouse,
bien qu'elle s'avance beaucoup, n'ose-t-elle pas dire: qu'il me baise de sa
bouche: cela n'est réservé qu'au Père; elle demande quelque chose de moindre: «
Qu'il me baise, dit-elle, d'un baiser de sa bouche. » Voici une autre épouse
qui reçut un autre baiser, mais ce n'est pas de la bouche, c'est un baiser du
baiser de la bouche: « Il souffla sur eux (Jean XX, 22), » dit saint Jean. (Il
parle de Jésus qui souffla sur les apôtres, c'est-à-dire sur la primitive
Église) et leur dit: o Recevez le Saint-Esprit. » Ce fut sans doute un baiser
qu'il leur donna. En effet, était-ce un souffle matériel? Pas du tout; c'était
l'esprit invisible qui était donné dans ce souffle du Seigneur, afin qu'on
reconnût par-là qu'il procède également de lui et du Père, comme un véritable
baiser, qui est commun à celui qui le donne et à celui qui le reçoit. Il suffit
donc à l'Épouse d'être baisée du baiser de l'Époux, bien qu'elle ne le soit pas
de sa bouche. Car elle estime que ce n'est pas une faveur médiocre et qu'on
puisse dédaigner, d'être baisée du baiser, puisque ce n'est autre chose que
recevoir l'infusion du Saint-Esprit. Car, si on entend bien le baiser du Père
et celui du Fils, on jugera que ce n'est pas; sans raison qu'on entend par là
le Saint-Esprit, puisqu'il est la paix inaltérable, le noeud indissoluble,
l'amour et l'unité indivisible du Père et du Fils.
3. L'Épouse donc, animée par le Saint-Esprit, a
la hardiesse de demander avec confiance sous le nom de baiser, d'en recevoir
l'infusion. Mais aussi c'est qu'elle a comme un gage qui lui donne lieu de
l'oser. C'est cette parole du Fils qui, après avoir dit: « Nul ne connaît le
Fils que le Père, et nul ne connaît le Père que le Fils (Matth. II, 27), »
ajoute aussitôt, « ou celui à qui il plaira au Fils de le révéler. » L'Épouse
croit fermement que s'il le veut révéler à quelqu'un, ce sera certainement à
elle. C'est ce qui lui fait demander hardiment un baiser, c'est-à-dire, cet
esprit en qui le Fils et le Père lui soient révélés. Car l'un n'est pas connu
sans l'autre, suivant cette parole de Jésus-Christ: « Celui qui me voit, voit
aussi mon Père (Jean XIV, 9); « et cette autre de l'apôtre saint Jean; «
Quiconque nie le Fils, n'a pas le Père, mais celui qui confesse le Fils a aussi
le Père. (Jean II, 24). » Ce qui montre clairement que le Père n'est pas connu
sans le Fils, ni le Fils sans le Père. C'est donc à bon droit que celui qui
dit: « La vie éternelle consiste à vous connaître pour le Dieu véritable, et à
connaître celui que vous avez envoyé, qui est Jésus-Christ (Jean XVII, 3), »
n'établit pas la souveraine félicité dans la connaissance de l'un des deux,
mais dans celle de tous les deux. Aussi lisons-nous dans l'Apocalypse, « que
ceux qui suivent l'Agneau ont le nom de l'un et de l'autre écrit sur le front
(Apoc.XIV, 1), » c'est-à-dire qu'ils se glorifient de ce qu'ils les connaissent
tous les deux.
4. Quelqu'un dira peut-être: La connaissance du
Saint-Esprit n'est donc pas nécessaire, puisque saint Jean, en disant que la
vie éternelle consiste à connaître le Père et le Fils, ne parle pas du Saint
Esprit. Cela est vrai; mais aussi n'en était-il pas besoin, puisque lorsqu'on
connaît parfaitement le Père et le Fils, on ne saurait ignorer la bonté de l'un
et de l'autre qui est le Saint-Esprit? Car un homme ne connaît pas pleinement
un autre homme, tant qu'il ignore si sa volonté est bonne ou mauvaise. Sans
compter que lorsque saint Jean dit: Telle est la vie éternelle, c'est de vous
connaître, vous qui êtes le vrai Dieu et Jésus-Christ que vous avez envoyé;
cette mission témoignant la bonté du Père qui a daigné l'envoyer, et celle du
Fils qui a obéi volontairement, il n'a pas oublié tout-à-fait le Saint- Esprit,
puisqu'il a fait mention d'une si grande faveur de l'un et de l'autre. Car
l'amour et la bonté de l'un et de l'autre est le Saint-Esprit même.
5. Lors donc que l'Épouse demande un baiser,
elle demande de recevoir la grâce de cette triple connaissance, au moins autant
qu'on en peut être capable dans ce corps mortel. Or elle le demande au Fils,
parce qu'il appartient au Fils de le révéler à qui il lui plaît. Le Fils se
révèle donc à qui il veut, et il révèle aussi le Père; ce qu'il fait par un
baiser, c'est-à-dire par le Saint-Esprit, selon le témoignage de l'Apôtre, qui
dit: « Dieu nous a révélé ces choses par l'Esprit-Saint. (I. Cor. II, 10). »
Mais en donnant l'Esprit par lequel il communique ces connaissances, il fait
connaître aussi l'Esprit qu'il donne. Il révèle en le donnant, et le donne en
le révélant. Et cette révélation qui se fait par le Saint-Esprit, n'éclaire pas
seulement l'entendement pour connaître, mais échauffe aussi la volonté, pour
aimer, suivant ce que dit saint Paul « L'amour de Dieu est répandu dans nos
coeurs par l'Esprit-Saint, qui nous a été donné (Rom. V, 5). » Aussi est-ce
peut-être à cause de cela que, en parlant de ceux qui connaissant Dieu ne lui
ont pas rendu les hommages qui lui étaient dus, il ne leur dit pas que leur
connaissance fut un effet de la révélation du Saint-Esprit, parce que, bien
qu'ils le connussent, ils ne l'aimaient pas. On lit bien: « Car Dieu le leur
avait révélé, » mais il n’est pas dit. que ce fut par le Saint-Esprit, de peur
que des esprits impies qui se contentaient de la science qui enfle et ne
connaissaient pas celle qui édifie, ne s'attribuassent le baiser de l'Épouse.
L'Apôtre nous marque par quel moyen ils ont eu ces lumières: « Les beautés
invisibles de Dieu se comprennent clairement par les beautés visibles des
choses créées (Rom. I, 20). » D'où il est évident qu'ils n'ont pas connu
parfaitement celui qu'ils n'ont pas aimé. Car s'ils l'eussent connu pleinement,
ils n'auraient pas ignoré cette bonté ineffable qui l'a obligé à s'incarner, à
naître, et à mourir pour leur rédemption. Enfin, écoutez ce qui leur a été
révélé de Dieu: « Sa puissance souveraine, est-il dit, et sa Divinité (Ibid.).
» Vous voyez que, s'élevant par la présomption de leur propre esprit, non. de
l'Esprit de Dieu, ils ont voulu pénétrer ce qu'il y avait de grand et de
sublime en lui; mais ils n'ont pas compris qu'il fût doux et humble de coeur.
Et il ne faut pas s'en étonner, puisque Béhémoth, qui est leur chef, « regarde
tout ce qui est haut et élevé (Job. XL, 25), » ainsi qu'il est écrit de lui,
sans jamais jeter la vue sur les choses humbles et basses. David était bien
dans un autre sentiment (Psaume CXXX, 42), lui qui ne se portait jamais de
lui-même aux choses grandes et admirables qui le dépassaient, de peur que,
voulant sonder la majesté de Dieu, il ne demeurât accablé sous le poids de sa
gloire (Prov. XXV, 27).
6. Et vous pareillement, mes frères, pour vous conduire
avec prudence dans la recherche des divins mystères, souvenez-vous de l'avis du
Sage qui vous dit: « Ne cherchez pas des choses qui vous passent, et ne tâchez
pas de pénétrer ce qui est au-delà de votre portée (Eccle. XXXI, 22). » Marchez
dans ces connaissances sublimes selon l'Esprit, non pas selon votre propre
sens. La doctrine de l'Esprit-Saint n'allume pas la curiosité, mais enflamme la
charité. Aussi est-ce avec raison que l'Épouse, cherchant celui qu'elle aime,
ne se fie pas aux sens de la chair, et ne suit pas les faibles raisonnements de
la curiosité humaine, mais demande un baiser, c'est-à-dire invoque le
Saint-Esprit, afin que, par son moyen, elle reçoive en même temps et le goût de
la science, et l'assaisonnement de la grâce. Or c'est avec raison que la
science qui se donne dans ce baiser est accompagnée, d'amour, car le baiser est
le symbole de l'amour. Ainsi la science qui enfle, étant sans l’amour, ne
procède pas du baiser, non plus que le zèle pour Dieu qui n'est pas selon la
science, parce que le baiser donne l'une et l'autre de ces grâces, et la
lumière de la connaissance et l'onction de la piété. Car il est un esprit de
sagesse et d'intelligence, et, comme l'abeille qui forme la cire et le miel, il
a en lui-même de quoi allumer le flambeau de la science et de quoi répandre le
goût et les douceurs de la grâce. Que celui donc qui entend la vérité mais ne
l'aime pas, non plus que celui qui l'aime et ne l'entend pas, ne s'imaginent ni
l'un ni l'autre avoir reçu ce baiser. Car il n'y a place ni pour l'erreur ni
pour la tiédeur dans ce baiser. C'est pourquoi, pour recevoir la double grâce
qu'il communique, l'Épouse présente ses deux lèvres, je veux dire la lumière de
l'intelligence et l'amour de la sagesse, afin que, dans la joie qu'elle ressentira
d'avoir reçu un baiser si entier et si parfait, elle mérite d'entendre ces
paroles: « La grâce est répandue sur vos lèvres; c'est pourquoi Dieu vous a
bénie pour toute l'éternité (Psaume XLIV, 3). » Ainsi le Père en baisant le
Fils lui communique pleinement et abondamment les secrets de sa divinité, et
lui inspire les douceurs de l'amour. L'Écriture sainte nous le marque,
lorsqu'elle dit: « Le jour découvre ses secrets au jour (Psaume XVIII, 3). »
Or, comme nous l'avons déjà dit, il n'est accordé à aucune créature, quelle
qu'elle soit, d'assister à ces embrassements éternels et bienheureux. Il n'y a
que le saint Esprit qui procède de l'un et de l'autre, qui soit témoin de cette
connaissance et de cet amour mutuels et qui y participe. « Car, qui a connu les
desseins de Dieu, ou qui a été son conseil (Rom. II, 34)? »
7. Mais quelqu'un me dira peut-être: comment
donc avez-vous pu connaître ce que vous avouez vous-même n'avoir été confié à
aucune créature? C'est sans doute, « le Fils unique qui est dans le sein du
Père, qui vous l'a appris (Jean I, 18). » Oui, c'est lui qui l'a appris, non
pas à moi qui suis un homme misérable, absolument indigne d'une si grande
faveur, mais à Jean, l'ami de l'Époux, de qui sont les paroles que vous avez
alléguées, et non-seulement à lui, mais encore à Jean l'Évangéliste, comme au
disciple bien-aimé de Jésus. Car son âme aussi fut agréable à Dieu, bien digne
certainement du nom et de la dot d'Épouse, digne des embrassements de l'Époux,
digne enfin de reposer sur la poitrine du Seigneur. Jean puisa dans le sein du
Fils unique de Dieu ce que lui-même avait puisé dans le sein de son Père. Mais
il n'est pas le seul qui ait reçu cette grâce singulière; tous ceux à qui
l'Ange du grand conseil disait: « Je vous ai appelés mes amis, parce que je
vous ai découvert tout ce que j'ai appris de mon Père (Jean XV, 15), » l'ont
également reçue. Paul puisa aussi dans ce sein adorable, lui dont l'Évangile ne
vient ni des hommes ni par les hommes, mais par une révélation de Jésus-Christ
lui-même (Galat. I, 12). » Assurément, tous ces grands saints peuvent dire avec
autant de bonheur que de vérité: « C'est le Fils unique qui était dans le sein
du Père qui nous l'a appris (Jean I, 18). » Mais, en leur faisant cette
révélation, qu'a-t-il fait autre chose que de leur donner un baiser? Mais
c'était un baiser du baiser, non un baiser de la bouche. Écoutez un baiser de
la bouche « Mon père et moi ne sommes qu'une même chose (Jean X, 30); et
encore: Je suis en mon Père, et mon Père est en moi. » C'est là un baiser de la
bouche sur la bouche; mais personne n'y a part. C'est certainement un baiser
d'amour et de paix, mais cet amour surpasse infini ment toute science, et cette
paix est au dessus de tout ce qu'on peut imaginer. Cependant Dieu a bien révélé
à saint Paul ce que l'œi1 n'a pas vu, ce que l'oreille n'a pas ouï, et ce qui
n'est tombé dans la pensée d'aucun homme; mais il le lui a révélé par son
esprit, c'est-à-dire par un baiser de sa bouche. Ainsi le Fils est dans le
Père, et le Père dans le Fils, voilà qui est un baiser de la bouche. Pour ce
qui est de ces paroles: «Nous n'avons pas reçu l'esprit du monde, mais l'Esprit
qui vient de Dieu, afin que nous sachions les grands dons qu'ils nous a faits
par sa bonté (I Cor. II, 12), » c'est un baiser de sa bouche.
8. Et pour distinguer encore plus clairement ces
deux baisers: celui qui reçoit la plénitude reçoit un baiser de la bouche, mais
celui qui ne reçoit que de la plénitude ne reçoit qu'un baiser du baiser. Le
grand Paul, quelque haut qu'il porte sa bouche, et bien qu'il aille jusqu'au
troisième ciel, demeure néanmoins au dessous de la bouche du Très-Haut, et doit
se renfermer dans les bornes de sa condition. Comme il ne peut atteindre
jusqu'au visage adorable de la gloire, il est obligé de demander humblement que
Dieu se proportionne à sa faiblesse, et lui envoie un baiser d'en haut. Mais
celui qui ne croit pas faire un larcin en se rendant égal à Dieu (Philip. II,
6), en sorte qu'il ose bien dire « Mon Père et moi ne sommes qu'une même chose
(Joann. X, 30), » parce qu'il est uni à lui comme à son égal, et l'embrasse
d'égal à égal, celui-là ne mendie pas un baiser d'en-bas; mais étant à la même
hauteur, il applique sa bouche sacrée sur la sienne, et, par une singulière
prérogative, il prend un baiser sur sa bouche même. Ce baiser est donc pour
Jésus-Christ la plénitude, et pour Paul la participation, attendu que
Jésus-Christ est baisé de la bouche, et Paul seulement du baiser de la bouche.
9. Heureux néanmoins ce baiser par lequel,
non-seulement on connaît, mais on aime Dieu le Père, qui ne peut être
pleinement connu que lorsqu'on l'aime parfaitement. Qui de vous a entendu
quelquefois l'Esprit du Fils, criant dans le secret de sa conscience, « Père,
Père? » L'âme qui se sent animée du même esprit que le Fils, cette âme, dis-je,
peut se croire l'objet d'une tendresse singulière du Père. Qui que vous soyez,
ô âme bienheureuse, qui êtes dans cet état, ayez une parfaite confiance; je le
répète encore, ayez une confiance entière et n'hésitez pas. Reconnaissez-vous,
fille du Père, dans l'esprit du Fils, en même temps que l'épouse ou la soeur de
ce même Fils. On trouve, en effet, que celle qui est telle est appelée de l'un
et de l'autre nom. La preuve n'en est pas difficile, et je n'aurai pas beaucoup
de peine à vous le montrer. C'est l'Époux qui s'adresse à elle: « Venez dans
mon jardin, dit-il, ma soeur, mon épouse (Cantique V, 1). » Elle est sa soeur,
parce qu'elle a le même Père que lui. Elle est son épouse, parce qu'elle n'a
qu'un même esprit. Car si le mariage charnel établit deux personnes en une même
chair, pourquoi le mariage spirituel n'en unira-t-il pas plutôt deux en un même
esprit? Après tout, l'Apôtre ne dit-il pas que celui qui s'attache à Dieu est
un même esprit avec lui. Mais voyez aussi avec quelle affection et quelle bonté
le Père la nomme sa fille, en même temps que la traitant comme sa bru, il
l'invite aux doux embrassements de son Fils: « Écoutez, ma fille, ouvrez les
yeux, et prêtez l'oreille, oubliez votre nation et la maison de votre père, et
le Roi concevra de l'amour pour votre beauté (Psaume XLIV, 11). » Voilà celui à
qui elle demande un baiser. O âme sainte, soyez dans un profond respect, car il
est le Seigneur votre Dieu, et peut-être est-il plus à propos de l'adorer avec
le Père et le Saint-Esprit, dans les siècles des siècles, que de le baiser.
Amen.
1. Venons-en maintenant à l'explication du
livre, rendons raison des paroles de l'Époux et montrons-en la suite. Car,
n'ayant pas de commencement, elles sont comme en suspens et semblent coupées ex
abrupto. Aussi est-il bon, avant tout, de faire voir à quoi elles se
rapportent. Supposons donc que ceux que nous avons appelés les compagnons de
l'Époux, se sont approchés de l'Épouse, comme la veille et l'avant-veille, pour
la voir et la saluer; ils la trouvent plongée dans la tristesse et lui
entendent pousser des soupirs; surpris de cela, ils lui tiennent à peu prés ce
langage: Qu'est-il arrivé de nouveau? Pourquoi êtes-vous plus triste qu'à
l'ordinaire? Quelle est la cause de ces plaintes si peu attendues? Lorsque,
après vous être détournée du bon chemin pour suivre vos amans, vous vous êtes
vue, enfin, obligée par leurs mauvais traitements, de retourner à votre mari,
ne l'avez-vous pas pressé avec beaucoup de prières et de larmes de vous
permettre seulement de toucher ses pieds? Je m'en souviens bien, dit-elle. Eh
quoi, après avoir obtenu cette grâce, continuent-ils, et reçu le pardon de vos
offenses, quand vous lui avez baisé les pieds, ne vous êtes-vous pas
impatientée de nouveau; peu satisfaite d'une faveur si insigne, n'en avez-vous
pas désiré une plus grande, n'avez-vous pas demandé avec la même instance
qu'auparavant, et obtenu une seconde grâce, et dans le baiser de la main qui
vous a été accordé, n'avez-vous pas acquis des vertus aussi considérables que
nombreuses? J'en conviens, dit-elle. Mais eux poursuivant: Ne faisiez-vous même
pas le serment, disent-ils, et ne protestiez-vous pas que si jamais il vous
accordait de baiser sa main, cela vous suffirait, et que vous ne demanderiez
jamais autre chose? Il est vrai. Quoi donc? Vous a-t-on rien ôté de ce que vous
avez reçu? Non, rien. Est-ce que vous craignez que l'on revienne sur le pardon
des dérèglements de votre première vie? Nullement.
2. Dites-nous donc par quel moyen nous vous
pourrons satisfaire. Je ne serai contente dit-elle, que s'il me baise d'un
baiser de sa bouche. Je le remercie du baiser des pieds, je lui rends grâces de
celui de sa main; mais s'il m'aime; « qu'il me baise du baiser de sa bouche. »
Je ne suis pas ingrate, j'aime. J'ai reçu, je l'avoue, des faveurs qui sont
beaucoup au dessus de mes mérites, mais elles sont au dessous de mes souhaits.
Je suis emportée par mes désirs, ce n'est pas la raison qui me guide. N'accusez
pas, je vous prie, de témérité, ce qui n'est que l'effet d'un ardent amour. La
pudeur, à la vérité, se récrie, mais l'amour fait taire toute pudeur. Je
n'ignore pas que l'honneur qu'on rend au roi doit être accompagné de jugement,
selon la parole du Prophète (Psaume XCVIII, 4); mais un violent amour ne sait
pas ce que c'est que le jugement, il n'écoute pas les conseils, il n'est pas
retenu parla honte et n'obéit pas à la raison. Je l'en prie, je l'en supplie,
je l'en conjure, « qu'il me baise du baiser de sa bouche. » Voilà déjà
plusieurs années que, par sa grâce, j'ai soin de vivre dans la charité et la
sobriété. Je m'applique à la lecture, je résiste je m'adonne souvent; à
l'oraison, je veille contre les tentations, et je repasse dans l'amertume de
mon âme les années de ma vie qui se sont écoulées. Je pense que ma conduite est
sans reproche parmi mes frères, au moins autant qu'il est en moi. Je suis
soumis à mes supérieurs, sortant de la maison et y retournant par l'ordre du
plus ancien. Je ne désire pas le bien d'autrui, au contraire, j'ai donné le
mien, et me suis aussi donné moi-même. Je mange mon pain à la sueur de mon
visage. Mais je fais tous ces exercices par habitude, sans y sentir aucune
douceur. Que suis-je autre chose, pour emprunter le langage du Prophète, que «
la Génisse d'Éphraïm, qui est instruite et dressée à aimer le travail de la
mouture (Osée. X, 11)? » D'ailleurs, l'Évangile ne dit-il pas que celui qui ne
fait que ce qu'il doit faire, «est un serviteur inutile (Luc. XVII, 10)? »
Peut-être accomplis-je les commandements le moins mal que je puis, mais mon âme
dans tous ces exercices, ne laisse pas d'être comme une terre sans eau. Pour
que mon holocauste soit parfait, « qu'il me baise d'un baiser de sa bouche. »
3. Je me souviens que la plupart de vous ont
coutume aussi dans leurs confessions privées (a), de se plaindre à moi de ces
langueurs et de ces sécheresses de l'Aine, et d'une sorte de stupidité et
d'appesantissement, qui les rend incapables de pénétrer les choses subtiles et
élevées, et qui fait qu'ils ne goûtent pas ou qu'ils goûtent peu la douceur de
l'Esprit-Saint. Après quoi soupirent ces à mes, sinon après un baiser?
(a) Les religieux de saint Bernard, avaient, en effet, coutume
de lui révéler leurs négligences, comme notre Saint les appelle, dans son
premier sermon pour le jour de la Circoncision, n. 5. Ils le faisaient dans
leurs confessions privées. Guy, cinquième prieur des Chartreux, donne ce nom
aux confessions qui se faisaient dans des cellules particulières; il appelait
confessions communes celles qui se faisaient le samedi, mais en particulier.
Voir le livre I. de la Vie de saint Bernard, n. 28,
Oui, elles soupirent après l'esprit de sagesse et d'intelligence,
d'intelligence pour comprendre ce qu'elles n'entendent pas, et de sagesse pour
goûter ce qu'elles ont compris. C'est, je crois, dans cette disposition
qu'était le Prophète, quand il adressait cette prière à Dieu: « Qui mon âme
soit comblée de plaisir, comme si elle était rassasiée de; viandes les plus
délicieuses, et ma bouche témoignera sa joie par de; hymnes de louanges (Psaume
LXII, 6). » Il demandait certainement ni baiser, et un baiser qui, après avoir
répandu sur ses lèvres l'onction d'une grâce singulière, fût suivi de l'effet
qu'il demandait dans une autre prière, en disant: « Que ma bouche soit remplie
de louanges, afin que je chante votre gloire et votre grandeur durant tout le
joui (Psaume LXX, 8); » et enfin, lorsqu'il eut goûté cette douceur céleste, il
la répandit au dehors par ces paroles: « Seigneur, que vos douceurs sont
grandes et ineffables, et avec quelle bonté les gardez-vous pour ceux qui vous
craignent (Psaume XXX, 20). » Nous nous sommes assez arrêtés sur ce baiser,
mais, pour dire la vérité, il me semble queje n'en ai pas encore parlé assez
dignement. Mais passons au reste. Car ces choses se connaissent mieux par
l'impression qu'elles font, que par l'expression qui les rend.
4. Il y a ensuite: « Parce que vos seins sont
plus excellentes que le vin, et répandent l'odeur des plus doux parfums
(Cantique I, 1). » L'auteur ne dit pas de qui sont ces paroles, nous laissant à
penser à qui elles conviennent le mieux. Pour moi, j'ai des raisons pour les
attribuer, si on veut, à l'Épouse, ou à l'Époux, ou même aux compagnons de
l'Époux. Je vais d'abord vous montrer comment elles peuvent convenir à
l'Épouse. Lorsqu'elle s'entretenait avec les amis de l'Époux, celui dont ils
parlaient arrive, car il s'approche volontiers de ceux qui parlent de lui,
c'est son habitude. C'est ainsi qu'il se joignit à ces deux disciples qui
allaient à Emmaüs (Luc. XXIV, 15), et qui discouraient de lui, le long du
chemin, et il fut pour eux un compagnon aussi agréable qu'utile. Ce qui se
rapporte à la promesse qu'il fait dans l'Évangile, lorsqu'il dit: « Quand deux
ou trois personnes sont assemblées en mon nom, je suis au milieu d'elles (Matth.
XVII, 20); » et par le Prophète, « avant.qu'ils crient vers moi, je les
examinerai, ils parleront encore, que je dirai me voici (Isaïe LXV, 24). » De
même, en cette circonstance, bien qu'il ne soit pas appelé, il se présente, et,
charmé de ce qu'il entend il prévient les prières qui lui sont adressées. Je
pense même que quelquefois, sans attendre les paroles, il vient aux seules
pensées. C'est ce que disait celui qui a été trouvé selon le coeur de Dieu: «
Le Seigneur a exaucé le désir des pauvres; vos oreilles, ô mon Dieu, ont
entendu la préparation de leur coeur (Psaume IX, 17). » Vous donc, mes frères,
faites aussi attention à vous, en quelque lieu que ce soit, sachant que Dieu
connaît tout ce qui vous concerne, lui qui sonde les coeurs et les reins, et
qui, vous ayant formés chacun en particulier, connaît toutes vos actions.
L'Épouse donc, sentant que l'Époux est présent, s'arrête. Elle a honte de la
présomption en laquelle elle se voit surprise. Car elle avait cru témoigner
plus de retenue, en le lui faisant savoir par d'autres. Ainsi, se tournant vers
lui sur-le-champ, elle tâche d'excuser la témérité, autant qu'elle peut: a
Parce que, dit-elle, vos seins sont meilleures que le vin, et exhalent l'odeur
des plus excellents parfums. » Comme si elle disait: Si je parais m'élever trop
haut, c'est vous-même, mon époux, qui en êtes la cause, car pour la bonté que
vous avez eue de me nourrir du lait si doux de vos seins, vous me faites
oublier toute crainte, non pas que je sois téméraire, mais parce que je vous
aime à l'excès: voilà pourquoi je fais peut-être plus qu'il ne me serait
avantageux; et cette confiance vient de ce que je me souviens de votre bonté,
sans me souvenir en même temps de votre majesté. Ce que je dis là, c'est pour
faire voir la suite des paroles du Cantique.
5. Voyons maintenant pourquoi elle loue les
seins de l’Époux. Les deux seins de l'Époux sont les deux marques de la bonté
naturelle, qui lui fait souffrir avec patience les pécheurs, et recevoir avec
clémence les pénitents. Une double douceur, dis-je, s'élève comme deux seins
sur la poitrine du Seigneur Jésus. La « patience à attendre, et la facilité à
pardonner. » Ce n'est pas moi qui le dis; on lit, en effet, ces paroles dans
l'Écriture: « Est-ce que vous méprisez les richesses de sa bonté, de sa
patience et de sa longanimité (Rom. II. 4)?» Et encore: « Ne savez-vous pas que
la bonté de Dieu vous invite à faire pénitence? » En effet, il ne suspend si
longtemps les effets de sa vengeance contre ceux qui le méprisent, qu'afin de leur
accorder la grâce du pardon, lorsqu'ils se convertiront à lui. Car il ne veut
pas la mort du pécheur, mais qu'il se convertisse et qu'il vive. Donnons aussi
des exemples de l'autre sein, qui est la « facilité à pardonner. » C'est d'elle
que nous lisons: «Du moment que le pécheur gémira, son péché lui sera remis
(Psaume LV, 7). » Et ailleurs: « Que l'impie quitte la voie où il marche, et
l'homme injuste, ses pensées criminelles, qu'il retourne au Seigneur, et il
aura pitié de lui, qu'il revienne à notre Dieu, car son indulgence est extrême.
» David comprend fort bien ces deux choses quand il dit: « Il est très-patient
et très-miséricordieux (Psaume CII, 8). » C'est donc parce que l'Épouse avait
éprouvé cette double bonté, qu'elle confesse qu'elle s'est enhardie jusques à
oser demander un baiser. Quel sujet, dit-elle, y a-t-il de s'étonner, mon cher
Époux, si je présume tant de votre bonté, après que j'ai goûté tant de douceurs
dans vos seins? C'est donc la douceur de vos seins, non la confiance que j'ai
en mes propres mérites, qui me donne de la hardiesse.
6. Et quant à ce qu'elle dit: «Vos seins sont
meilleures que le vin »; c'est-à-dire l'onction de la grâce qui coule de vos
seins est plus efficace sur moi pour mon avancement spirituel, que les plus
sévères réprimandes de mes supérieurs. Et non-seulement elles sont meilleures
que le vin, mais «elles ont l'odeur des plus excellents parfums; » parce que,
non content de nourrir ceux qui sont présents, du lait d'une douceur
intérieure, vous répandez encore sur ceux qui sont absents l'odeur agréable
d'une bonne réputation, et vous recevez ainsi un bon témoignage tant de ceux
qui. sont au dedans, que de ceux qui sont au dehors. Vous avez, dis-je, du lait
au dedans, et des parfums au dehors, car il n'y aurait personne que vous
pussiez nourrir de lait si vous ne l'attiriez d'abord par l'odeur que vous
répandez. Nous examinerons dans la suite si ces parfums ont quelque chose qui
soit digne d'être considéré, lorsque nous serons arrivé au lieu où l'Épouse dit
«Nous courons dans l'odeur de vos, parfums (Cantique I, 3). » Maintenant
voyons, ainsi que je vous l'ai promis, si ces paroles que nous avons attribuées
à l'Épouse, conviennent aussi à l'Époux.
7. L'Épouse parlait de l'Époux; il se présente tout-à-coup,
comme j'ai dit, il exauce ses veaux, lui donne un baiser, et accomplit en elle
ces paroles du Prophète: «Vous lui avez accordé les désirs de son coeur, et ne
l'avez pas privé de ce que ses lèvres demandaient (Psaume X, 3). » Ce qu'il
fait voir par ses seins qui sont remplies de lait. Car ce saint baiser a une si
grande vertu, qu'aussitôt que l'Épouse l'a reçu elle conçoit, et ses seins
s'enflent et grossissent, comme en témoignage de l'effet qu'il a produit. Ceux
qui ont le goût de la prière fréquente ont éprouvé ce que je dis. Souvent nous
approchons de l'autel, et commentons à faire oraison avec un coeur tiède et
aride. Nais lorsque nous persistons, la grâce se répand soudainement en nous;
notre âme s'engraisse, pour ainsi dire, il se fait dans notre cœur comme une
inondation de piété, et si on vient à le presser, il ne manque pas de verser
avec abondance le lait de la douceur ineffable qu'il a conçue spirituellement.
L'Époux parle donc ainsi: Vous avez, mon Épouse, ce que vous demandiez, et une
marque que vous l'avez, c'est que vos seins sont devenues plus excellentes que
le vin. Une preuve certaine que vous avez reçu un baiser, c'est que vous sentez
que vous avez conçu. C'est ce qui fait que vos seins se gonflent d'un lait
abondant, et meilleur que le vin de la science séculière, qui enivre
véritablement, mais de curiosité non pas de charité, qui emplit et ne nourrit
pas, qui enfle et n'édifie pas, qui grise et ne fortifie pas.
8. Mais attribuons encore, si vous voulez, ces
paroles à ses compagnons. C'est injustement, disent-ils, que vous murmurez
contre l'Époux, puisque ce qu'il vous a déjà donné vaut mieux que ce que vous
demandez. Car ce que vous demandez c'est pour vous que vous le demandez; mais
les seins dont vous nourrissez les petits enfants que vous engendrez sont
meilleures, c'est-à-dire, plus nécessaires que le vin de la contemplation.
Autre chose est ce qui réjouit le cœur d'un seul homme, autre chose ce qui en
édifie plusieurs. Et, bien que Rachel soit plus belle que Lia, Lia est plus
féconde. Ne vous arrêtez donc pas trop aux baisers de la contemplation, car les
seins de la prédication sont meilleures.
9. Il me vient encore dans l'esprit un autre
sens, auquel je n'avais pas pensé, mais que je ne veux pas passer sous silence.
Pourquoi ne dirons-nous pas plutôt que ces paroles conviennent à ceux qui sont
comme de petits enfants, sous la conduite du leur mère et de leur nourrice? Car
les âmes encore tendres et faibles supportent impatiemment de voir se livrer
tout entiers au repos de la contemplation ceux qui doivent les instruire à fond
par leurs leçons ou les façonner par leurs exemples. Et c'est de ces personnes
que l'inquiétude est reprise ensuite, lorsqu'on leur défend avec toute sorte de
conjurations, de ne pas réveiller l'Épouse (Cantique II, 7), jusqu'à ce qu'elle
le veuille bien. Voyant donc que l'Épouse soupire après les baisers, qu'elle
cherche la retraite, qu'elle fait le monde, qu'elle évite les assemblées, et
préfère son propre repos au soin qu'elle pourrait avoir d'elles, lui crient:
N'agissez pas ainsi, n'agissez pas ainsi: car il y a plus de fruit dans les
seins que dans les embrassements, puisque c'est par elles que vous nous
délivrez des désirs de la chair, qui combattent contre l'esprit, nous arrachez
au monde, et nous acquérez à Dieu. Voilà ce qu'elles disent par ces paroles: «
Vos seins sont meilleures que le vin. » Les délices spirituelles qu'elles
répandent en nous, surpassent toutes celles de la chair dont nous étions
enivrés auparavant comme d'un vin délicieux.
10. Et c'est avec raison qu'elfes comparent au
vin les désirs charnels. Car, de même que, une fois, qu'on a pressuré la grappe
de raisin on n'en peut plus rien faire sortir, elle est condamnée à une
perpétuelle sécheresse; de même quand la chair vient à être comme pressurée
aussi par la mort, tous ses plaisirs se sèchent, et elle ne refleurit plus pour
les jouissances des passions. C'est ce qui fait dire au Prophète: « Toute chair
est de l'herbe, et toute sa gloire ressemble à la fleur de l'herbe; l'herbe se
sèche, et la fleur tombe par terre (Isaïe XL, 6): » Et à l'Apôtre: « Celui qui
sème dans la chair, n'en recueillera que de la corruption (Cal. VI, 8). » Et
ailleurs: «La nourriture est pour le ventre, et le ventre est pour la
nourriture, mais Dieu détruira l'un et l'autre (I Cor. VI, 13) ». Mais
peut-être cette comparaison convient-elle aussi au monde. En effet, il passe,
et ses convoitises passent avec lui. Et toutes les choses qui sont au monde
ayant une fin, elles ne finiront jamais de finir. Mais il n'en est pas ainsi
des seins. Car lorsqu'elles sont épuisées, elles retrouvent dans le sein
maternel de quoi nourrir ceux qui les sucent. C'est donc avec justice que l'on
dit que les seins de l'Épouse sont meilleures que l'amour de la chair ou du
siècle, puisqu'elles ne tarissent jamais par le nombre de ceux qui les sucent,
mais tirent toujours abondamment, des entrailles de la charité, de quoi couler
sans cesse. Car des fleuves sortent de ses entrailles, et il se fait en elle
une fontaine d'eau vive qui rejaillit à la vie éternelle. L'excellence des
seins est encore relevée par l'odeur des parfums; en effet, elles ne
nourrissent pas seulement par le goût et la saveur des paroles, mais elles
répandent encore une odeur agréable par l'opinion avantageuse des actions.
Quant à ce qui nous reste à dire touchant ces seins, ce qu'elles sont, quel
lait les gonfle, quelles sont les senteurs qui les parfument, nous le ferons
dans un autre discours, avec l'assistance de Jésus-Christ, qui étant Dieu, vit
et règne avec le Père et le saint Esprit, dans tous les siècles.
Amen.
1. Je n'ai pas assez d'intelligence, de
pénétration, ni de vivacité d'esprit, pour trouver de moi-même quelque chose de
nouveau. Mais la bouche de Paul est une grande et inépuisable fontaine qui nous
est ouverte à tous. C'est là que je vais puiser, selon ma coutume, ce que j'ai
à dire sur le sujet des seins de l'Épouse. « Réjouissez-vous, dit-il, avec ceux
qui se réjouissent, pleurez avec ceux qui pleurent (Rom. XII, 15). » Il exprime
en peu de mots les mouvements de l'amour maternel, car les petits enfants ne
peuvent être malades, ni se bien porter, que leur mère ne s'en ressente; elle
ne peut éviter de se conformer au fruit de ses entrailles. Aussi, suivant la
parole de saint Paul, j'assignerai ces deux sentiments, la compassion et la
congratulation à chacune des seins de l'Épouse. Il faudrait, en effet, qu'elle
fût bien petite et loin d'être nubile, si elle n'avait pas encore de seins,
c'est-à-dire, si elle ne se sentait pas prompte à se réjouir du bien d'autrui,
ni portée à s'affliger de ses maux. Si on en prend une de cette sorte pour
conduire les âmes, ou pour prêcher, elle rie sert de rien aux autres, et se
nuit beaucoup à elle-même. Mais si c'est elle-même, qui s'ingère dans ces
ministères, n'est-ce point le comble de l'impudence?
2. Mais revenons aux seins de l'Épouse, et,
selon leur différence, proposons différentes espèces de lait. La congratulation
verse le lait de l'exhortation, et la compassion celui de la consolation. Une
mère spirituelle sent que son sein charitable est abondamment arrosé d'en haut
par l'une et par l'autre, toutes les fois qu'elle reçoit un baiser. Aussitôt
vous la voyez, les seins toutes pleines, s'asseoir pour allaiter ses petits
enfants, et, selon les besoins de chacun d'eux, à fun faire sucer la
consolation et à l'autre l'exhortation. Par exemple, si elle voit que quelqu'un
de ceux qu'elle a engendrés dans l'Évangile soit ébranlé par de violentes
tentations qui le jettent dans le trouble, et le rendent triste et timide, en
sorte qu'il est tout prêt de succomber, comme elle s'afflige avec lui? Comme
elle le flatte? Comme elle pleure? Comme elle le console? et comme elle trouve
des raisons pieuses pour le relever de son abattement? Au contraire, si elle
voit qu'il est prompt, gai, et qu'il profite dans la vertu, elle est ravie de
joie, elle l'aborde avec des avis salutaires, elle l'anime encore davantage,
elle l'instruit de ce qu'il faut qu'il fasse pour persévérer; et elle l'exhorte
à s'avancer toujours de plus en plus. Elle se conforme à tous, elle transporte
en soi les sentiments et les dispositions de tous, enfin elle montre qu'elle
n'est pas moins la mère de ceux qui se relâchent que de ceux qui profitent.
3. Combien y en a-t-il aujourd'hui qui sont
éloignés de ces sentiments? Je parle de ceux qui ont entrepris de conduire les
âmes. On ne doit le dire qu'avec gémissement et avec larmes: ils fabriquent,
pour me servir de cette expression, dans la fournaise de l'avarice, les
opprobres, les crachats, les fouets, les clous, la lance, la croix et la mort
de Jésus-Christ. Ils prostituent toutes ces choses à l'acquisition de gains
honteux, et se montrent avides de mettre dans leurs bourses le prix de la
rédemption du monde; la seule différence qui les distingue de Judas, c'est que
celui-ci se contenta de quelques deniers pour le prix de ces choses, et que
ceux-là, par une convoitise beaucoup plus insatiable, exigent des sommes infinies
d'argent. Ils ont pour les richesses une soif qui ne peut s'éteindre. Ils
craignent de les perdre, et ils s'affligent lorsqu'ils les ont perdues. Ils se
reposent sur l'amour de ces biens, si toutefois, le soin qu'ils ont pour les
conserver ou pour les augmenter leur permet de prendre un moment de repos.
Quant à la perte ou au salut des âmes, ils s'en mettent peu en peine. Certes,
ce ne sont pas des mères, puisque une fois gros, gras et bien nourris du,
patrimoine de Jésus-Christ, ils ne compatissent pas aux douleurs de Joseph
(Amos. VI, vers 6). Une vraie mère ne se dissimule pas; elle a des seins et ces
seins ne sont pas vides. Elle sait se réjouir avec ceux qui se réjouissent,
pleurer avec ceux qui pleurent, et elle ne cesse de faire sortir de l'une le
lait de l'exhortation, et de l'autre celui de la consolation. Mais c'est assez
comme cela pour ce qui est des seins de l'Épouse et du lait qu'elles
renferment.
4. Il faut que je vous découvre maintenant quels
sont les parfums qu'elles exhalent, pourvu, néanmoins, que vous m'aidiez de vos
prières, afin que je puisse exprimer dignement, et au profit de ceux qui
m'écoutent, les sentiments que Dieu m'a donnés sur ce sujet. Les parfums de
l'Époux et ceux de l'Épouse diffèrent de même que leurs seins. Pour ceux de
l'Époux, nous avons déjà dit en quel lieu nous devons en parler. Considérons
seulement en ce moment les parfums de l'Épouse, et faisons-le avec d'autant
plus de soin que l'Écriture les a particulièrement recommandés à notre
attention, car, elle ne les a pas seulement appelés bons, mais très-bons. Or,
je proposerai plusieurs espèces de parfums, afin de choisir ceux qui
conviennent le mieux aux seins de l'Époux. Il y a le parfum de la contrition;
le parfum de la dévotion; et le parfum de la piété. Le premier pique et cause
une douleur. Le second la tempère et l'adoucit. Et lé troisième guérit et
chasse la maladie. Examinons-les chacun en particulier, avec quelque détail.
5. Il y a donc un parfum que l'âme, enveloppée
de plusieurs crimes, se compose, lorsque, commençant à faire réflexion sur sa
conduite, elle recueille, rassemble et broie dans le mortier de sa conscience,
une infinité de péchés de différentes sortes, et, les mettant dans la chaudière
d'un coeur tout enflammé, elle les fait cuire en quelque sorte, sur le feu du
repentir et de la douleur, et peut dire avec le Prophète: « Mon coeur s'est
échauffé en moi-même, et le feu qui me dévore s'allume encore davantage lorsque
je pense à mes crimes passés (Psaume XXXVIII, 4). » Voilà le parfum dont l'âme
pécheresse se doit servir dans les commencements de sa conversion, et qu'il lui
faut appliquer sur ses plaies encore récentes. Car, le premier sacrifice
qu'elle doit faire à Dieu, est celui d'un esprit pénétré de la douleur et du
regret de ses fautes (Psaume L, 17). Aussi, tant qu'elle n'a pas de quoi
composer un parfum meilleur ni plus précieux, parce qu'elle est pauvre et
misérable, elle ne doit pas négliger, en attendant, d'apprêter toujours
celui-là, quoiqu'elle le compose de matières bien viles, parce que Dieu ne
méprisera jamais un coeur contrit et humilié. Et elle paraîtra d'autant moins
vile aux yeux de Dieu, qu'elle le sera elle-même davantage à ses propres yeux,
dans le souvenir de ses péchés.
6. Néanmoins, si ce parfum invisible et
spirituel a été figuré par cet autre parfum dont l'Évangile rapporte que la
pécheresse oignit les pieds de Jésus-Christ, nous ne saurions le regarder comme
tout-à-fait vil. Car, que lit-on du premier? « Toute la maison, dit l'Évangéliste,
fut embaumée de ce parfum (Matt. XXVI, et Jean VII). » Il était répandu par les
mains d'une pécheresse (a), et versé sur les extrémités du corps,
c'est-à-dire, sur les pieds, et néanmoins, il ne fut pas si vil et si
méprisable, que la force et la douceur de son ardeur ne remplit toute la
maison. Que si nous considérons de quelles senteurs l'Église est parfumée dans
la conversion d'un seul pécheur, et quelle odeur de vie pour la vie devient
chaque pénitent qui se repent publiquement et parfaitement de ses péchés, nous
pourrions bien dire aussi de ce parfum, sans hésiter, que toute la maison en
est embaumée. Car l'odeur de la pénitence pénètre jusqu'aux demeures célestes
des bienheureux, si bien que, selon le témoignage de la vérité même, « il y a
une grande joie parmi les anges de Dieu, au sujet d'un pécheur qui fait
pénitence (Luc. XXXV, 10). » Réjouissez-vous, ô pénitents, prenez courage, vous
qui êtes faibles et timides, vous, dis-je, qui, à peine sortis du siècle, et de
vos voies corrompues, vous êtes sentis aussitôt remplis de l'amertume et de la
confusion d'un esprit touché de repentir, tourmentés troublés par la douleur
excessive de vos plaies encore récentes. Que vos mains mêlent avec confiance
l'amertume de la myrrhe pour cette onction salutaire: car Dieu ne rejettera pas
un coeur contrit et humilié. Il ne faut pas mépriser ni estimer vile cette
sorte d'onction, dont l'odeur n'attire pas seulement les hommes à se convertir,
mais invite même les anges à se réjouir.
(a) Dans cet endroit comme en plusieurs antres et
particulièrement dans son troisième sermon pour le jour de l'Assomption, saint
Bernard confond la pécheresse dont saint Luc parla au chapitre VII, avec Marie
soeur de Lazare et de Marthe, qui répandit sur les pieds de Jésus, dans la
bourgade de Béthanie (Jean XII): « un parfum dont la bonne odeur remplit toute
la maison; » mais la plupart des écrivains antérieurs à saint Grégoire, et même
beaucoup de nouveaux, les distinguent l'une de l'autre, et même de
Marie-Madeleine, dont Jésus avait chassé sept démons (Marc. XVI) et qui, selon
saint Luc, suivit Jésus avec les autres saintes femmes, quelque temps même
ayant la conversion de la femme pécheresse, à ce qu'ils croient; et comme ils
le prouvent par de sérieux argumenta, il faut en convenir. Ou peut voir plus
loin le sermon XII, n. 5.
7. Mais il y a un autre parfum, d'autant plus
précieux celui-là, que la matière qui le compose est beaucoup plus excellente. Pour
ce qui est de la matière du premier, il ne faut pas aller la chercher bien
loin, nous la trouvons sans peine chez nous, et la cueillons en abondance dans
notre jardin, toutes les fois que nous en avons besoin. Car qui est celui qui
n'a pas, quand il veux, assez d'injustices et de péchés de son propre fonds,
sous la main, du moins s'il ne veut pas se faire illusion? Tels sont, comme
vous vous le rappelez, les ingrédients du premier parfum dont je vous ai parlé
plus haut. Mais pour les aromates qui entrent dans le second, ce n'est pas
notre terre qui les produit; nous les allons chercher bien loin dans les pays
les plus reculés. Car tout don excellent et parfait vient d'en haut, et nous
est communiqué par le père des lumières. Or ce parfum est composé des bienfaits
que la bonté divine a départis au genre humain. Heureux celui qui a soin de les
recueillir, et de se les remettre devant les yeux de l'esprit, avec des actions
de grâces proportionnées à leurs grandeurs. Certainement si, après les avoir
mis en morceau et broyés dans le, mortier du coeur avec le pilon de la
fréquente méditation, on les fait bouillir ensemble sur le feu d'un saint
désir, et qu'on y verse ensuite de l'huile de joie, ce parfum sera infiniment
plus précieux et plus excellent que le premier. Il suffit, pour le prouver,
d'alléguer le témoignage de celui qui a dit: « Le sacrifice de louanges
m'honorera (Psaume XLIX, 23). » En effet, il ne faut pas douter que le souvenir
des bienfaits n'excite à louer le bienfaiteur.
8. Puisque l'Écriture, en parlant du premier,
témoigne seulement que Dieu ne le méprise pas (Psal, L. 19), il est clair
qu'elle relève beaucoup plus celui qui l'honore. De plus, le premier se verse
sur les pieds, et le second sur la tête. Car si dans Jésus-Christ la tête se doit
rapporter à la divinité, suivant cette parole de saint Paul, « Dieu est la tête
de Jésus-Christ (Cor. XI. 3), » c'est évidemment parfumer la tête, que de lui
rendre des actions de grâces, parce que c'est toucher Dieu, non pas l'homme. Ce
n'est pas que celui qui est Dieu ne soit homme aussi, puisque Dieu et l'homme
ne font qu'un même Christ, mais parce que tout bien vient de Dieu non de
l'homme, même celui qui s'exerce par l'homme. En effet, c'est incontestablement
l'esprit qui donne la vie, la chair ne sert de rien. C'est pourquoi l'Écriture
maudit celui qui met son espérance en l'homme (Jere. XVII. 5); parce que si
toute notre espérance dépend, avec raison, de l'homme Dieu, néanmoins ce n'est
pas seulement parce qu'il est homme, mais parce qu'il est Dieu. Voilà pourquoi
le premier parfum se répand sur les pieds, et le second sur la tête, c'est que
l'humiliation d'un cœur contrit convient à notre humble chair, et que la gloire
sied bien à la majesté et à la grandeur. Vous voyez quel est ce parfum. que je vous
propose, puisque cette tète redoutable aux Principautés mêmes, non-seulement ne
dédaigne pas d'en être parfumée, mais le tient même à grand honneur, en disant;
« le sacrifice de louanges m'honorera (Psaume XLIX. 23). »
9. C'est pourquoi il n'appartient pas à celui
qui est pauvre et indigent, qui a le coeur pusillanime, de composer ce parfum,
parce que c'est la seule confiance qui en possède la matière, mais une
confiance, qui naît de la liberté de l'esprit et de la pureté du coeur. Car
l'âme qui est pusillanime et de peu de foi, en est empêchée par le peu de bien
qu'elle a; et sa pauvreté ne lui permet pas de s'occuper aux louanges de Dieu,
ou à la contemplation des bienfaits qui produisent ces louanges. Et si quelque
fois elle veut s'élever jusque là, elle est aussitôt rappelée par le soin et
l'inquiétude que lui donnent ses affaires domestiques, et se trouve serrée en
elle même, par la nécessité qui la presse. Si vous me demandez la cause de
cette misère, vous reconnaîtrez, si je ne me trompe, que vous éprouvez
maintenant, ou que vous avez éprouvé, en vous, celle que je vous dirai. Il me
semble que cette langueur, cette défiance de l'âme vient ordinairement de deux
causes, ou de la nouveauté de la conversion, ou de la tiédeur des pratiques,
bien que la conversion date déjà de longtemps. L'une et l'autre de ces deux
choses humilie sans doute, abat la conscience, et la jette dans le trouble et
l'inquiétude, lorsqu'elle considère que ses anciennes passions ne sont pas
encore mortes en elle, soit parce qu'elle est nouvellement convertie, soit à
cause de la tiédeur où elle est; et ainsi se trouvant obligée de s'employer
entièrement A arracher de son coeur les épines des iniquités et les ronces des
convoitises, elle ne peut pas prendre l'essor bien loin. En effet, comment
celui qui se fatigue à gémir et à soupirer, pourra-t-il en même temps se
réjouir dans les louanges de Dieu? Comment « les actions de grâces et les
paroles de louange (Isaïe LI. 3), » pour me servir de l'expression du prophète
Isaïe, pourront elles résonner dans la bouche de celui qui pleure et s'afflige
sans cesse? Car, comme nous apprend le Sage, « La musique avec les larmes est
une chose bien importune (Ecclés. XXII. 6). » D’ailleurs l'action de grâce ne
précède pas le bienfait, elle le suit. Or, l'âme qui est encore dans la
tristesse, ne se réjouit pas d'avoir reçu un bienfait, mais a besoin de le
recevoir. Elle a donc sujet de faire des prières, mais elle n'en a pas de
rendre des actions de grâces. Car comment pourra-t-elle reconnaître une faveur
qu'on ne lui a pas faite? Ce n'est donc pas sans raison que j'ai dit, qu'il
n'appartient pas à une âme pauvre de faire ce parfum, qui se compose du
souvenir des bienfaits de Dieu, attendu qu'elle ne peut pas voir la lumière,
tant qu'elle regarde les ténèbres. Elle est dans l'amertume; et le triste
souvenir de ses péchés occupe si fort sa mémoire, qu'elle n'y peut admettre
aucun sujet de joie. C'est à ces personnes que s'adresse l'Esprit prophétique
de David, lorsqu'il dit: «C'est eh vain que vous vous levez avant le jour
(Psaume CXVI. 2). » En d'autres termes, c'est en vain que vous vous levez pour
regarder les bienfaits qui réjouissent l'âme, si vous ne recevez d'abord la
lumière qui la console dés péchés qui la troublent. Ce parfum n'est donc pas celui
des pauvres.
10. Mais voyez qui sont ceux qui ont raison de
se glorifier d'en avoir en abondance: « Les apôtres sortaient avec joie de la
présence des juges, parce qu'ils avaient été trouvés dignes de souffrir des
affronts pour le nom de Jésus (Act. V, 45). » Certes, ces hommes dont la
douceur était à l'épreuve, non-seulement des paroles, mais des coups de fouets;
étaient bien remplis de cette onction de l'esprit. Car ils étaient riches en
charité, cette vertu qui ne s'épuise jamais, quelque dépense qu'on en fasse, et
elle leur fournissait aisément de quoi offrir de grasses et belles victimes.
Leurs coeurs répandaient partout une sainte liqueur, dont ils étaient
pleinement imbus, lorsqu'ils publiaient les grandeurs de Dieu en diverses
langues, selon que le Saint-Esprit les inspirait (Act. II, 2). On ne saurait
douter que ceux dont l'Apôtre parlait en ces termes: « Je remercie sans cesse
mon Dieu, pour voua, de la grâce qui vous a été donnée en Jésus-Christ, parce
que vous avez acquis toutes sortes de richesses en lui, les richesses de la
parole et les richesses de la science, en sorte qu'aucune grâce ne vous
manquant, le témoignage de Jésus-Christ soit accompli et confirmé en vous (I
Cor. I, 4), » ne fussent abondamment fournis de cette sorte de parfum. Dieu
veuille que je puisse aussi rendre ces mêmes actions de grâces pour vous, et
vous voir riches en vertus, gais dans les louanges de Dieu, et remplis jusqu'à
déborder, de cette onction spirituelle en Jésus-Christ notre Seigneur.
1. J'ai dit à la fin du discours précédent, et
je le répète encore bien volontiers, que je désire vous voir participer tous à
cette onction sacrée par laquelle la piété se souvient des bienfaits de Dieu
avec joie et action de grâces. Car cela est extrêmement avantageux, parce qu'il
sert à alléger les travaux de la vie présente, qui deviennent plus supportables
lorsque nous nous réjouissons dans les louanges de Dieu, et parce que rien ne
représente aussi parfaitement sur la terre l'état des bienheureux dans le ciel,
que l'allégresse de ceux qui louent Dieu. C'est pour cela que l'Écriture dit: «
Heureux ceux qui demeurent dans votre maison, Seigneur, ils vous loueront dans
les siècles des siècles (Psaume LXXXIII, 5). » Je pense que c'est
particulièrement ce parfum que le Prophète avait en vue quand il s'écriait: «
Comme il est lion et agréable, pour des frères, d'habiter ensemble! C'est comme
un parfum précieux répandu sur la tête (Psaume CXXXII, 5). » Car il semble que
cela ne peut convenir au premier; en effet, s'il est bon, il n'est pourtant pas
agréable, attendu que le souvenir des péchés ne cause pas du plaisir, niais de
l'amertume. D'ailleurs, ceux qui le composent ne demeurent pas ensemble, car
chacun pleure à part ses propres péchés. Quant à ceux qui se répandent en
actions de grâces, ils ne regardent que Dieu, et ne pensent qu'à lui; c'est
pourquoi ils demeurent vraiment ensemble. Or, ce qu'ils font non-seulement est
bon, car ils réservent la gloire a celui à qui elle appartient légitimement,
mais agréable, puisqu'il leur procure beaucoup de satisfaction.
2. Voilà pourquoi je vous conseille à vous, qui
êtes nies amis, de vous arracher quelquefois au souvenir fâcheux et pénible de
vos péchés, et de marcher dans un chemin plus uni, en vous entretenant de
pensées agréables, et en repassant, dans votre mémoire, les bienfaits de Dieu,
afin que les regards que vous jetterez sur lui vous fassent un peu respirer de
l'abattement et de la confusion que vous cause la considération de votre
faiblesse. Je veux que vous suiviez le conseil que donne le Prophète, lorsqu'il
dit: « Réjouissez-vous dans le Seigneur, et il vous accordera ce que votre
coeur lui demande (Psaume XXXVI, 4). » Il est nécessaire dé concevoir de la
douleur de ses péchés, mais il ne faut pas qu'elle soit continuelle, et on doit
la mélanger du souvenir agréable de la clémence de Dieu, de peur que la trop
grande tristesse n'endurcisse le cœur et que le désespoir n'achève sa perte.
Mêlons le miel avec l'absinthe, afin que ce breuvage, d'une salutaire amertume,
tempéré par quelque douceur, puisse se boire et donner la vie. Écoutez comme
Dieu même tempère l'amertume d'un coeur contrit, comme il retire de l'abîme du
désespoir, celui qui est dans la langueur et le découragement, comme par le
miel d'une douce et fidèle promesse, il console celui qui est dans. la
tristesse et relève celui qui est dans la défiance. Il dit par son Prophète: «
Je mettrai mes louanges dans votre bouche pour vous en servir comme d'un frein,
de peur que vous ne vous perdiez (Isaïe XLVIII, 9); » c'est-à-dire, de peur que
la vue de vos péchés ne vous jette dans une tristesse excessive, et, qu'emporté
par le désespoir, comme un cheval qui n'a plus de frein, vous ne tombiez dans
le précipice et ne périssiez. Je vous retiendrai, dit-il, comme par le frein de
ma miséricorde, je vous relèverai par mes louanges, et vous respirerez à la vue
de mes bienfaits, au lieu de vous abattre par celle de vos maux, quand vous me
trouverez plus indulgent que vous ne vous jugerez coupable. Si Caïn avait été
arrêté par ce frein, il n'aurait pas dit en se désespérant:. « Mon crime est
trop grand pour mériter qu'on me le pardonne (Gen. IV, 13). » Dieu nous garde
de ce sentiment, oui, qu'il nous en garde. Car sa bonté est plus grande que
quelque crime que ce soit. C'est pourquoi le Sage ne dit pas, que le juste
s'accuse toujours, il dit seulement qu'il s'accuse au commencement de son discours
(Prov. XVIII, 17), qu'il a coutume de finir par les louanges de Dieu. Voyez un
juste qui observe cet ordre. « J'ai examiné, dit-il, mes actions et ma
conduite, et j'ai dressé mes pas dans la voie de vos louanges (Psaume CXVIII,
59), » afin que, après avoir souffert beaucoup de fatigues et de peines dans
ses propres voies, il se réjouisse dans la voie des louanges de Dieu, comme
dans la possession de toutes les richesses du monde. Et vous aussi, à l'exemple
de ce juste, si vous avez des sentiments d'humilité de vous-mêmes, ayez du
Seigneur des sentiments de confiance en sa bonté souveraine. Car vous lisez
dans le Sage: « Croyez que le Seigneur est plein de bonté, et cherchez-le en
simplicité de coeur (Sap. I, 1). » Or, c'est ce que le souvenir fréquent, que
dis-je? continuel de la libéralité de Dieu persuade aisément à l’esprit.
Autrement, comment s'accompliraient ces paroles de l'Apôtre: «Rendant des
actions de grâces en toutes choses (I Thess. V, 17), n si on bannit du cœur les
sujets de gratitude et de reconnaissance? Je ne veux pas qu'on vous fasse le
reproche honteux que l'Écriture adresse aux Juifs, en disant: « Ils ne se sont
pas souvenus de ses bienfaits, ni des merveilles dont ils ont été les témoins
oculaires (Psaume LXXVII, 11).
3. Mais comme il est impossible à qui que ce
soit de repasser en son esprit, et de se rappeler tous les biens que le
Seigneur, si plein de miséricorde et de bonté, ne cesse de répandre sur les
hommes, car, comme dit le Prophète, qui sera capable de raconter les miracles
de la puissance du Seigneur, et de le louer à proportion de ce qu'il mérite
(Psaume CV, 2)? Que du moins le principal et la plus grande de ses oeuvres, je
veux dire l'œuvre de notre rédemption, ne s'éloigne jamais de la mémoire de
ceux qui ont été rachetés. Or, dans cette oeuvre, il y a deux choses qui me
viennent à la pensée, que je tâcherai de vous faire remarquer, et cela le plus
brièvement qu'il me sera possible; afin d'abréger, car je n'ai pas oublié cette
parole: « Donnez occasion au sage, et il sera encore plus sage (Prov. IX, 9). N
Ces deux choses sont, la manière dont elle s'est faite, et le fruit qu'elle
produit. La manière consiste dans l'anéantissement de Dieu, et le fruit, en ce
que nous sommes remplis de lui. Méditer sur le fruit, c'est semer en nous une
sainte espérance; et méditer sur la manière, c'est allumer en nous un amour
très-ardent. L'un et l'autre sont nécessaires à notre avancement, pour empêcher
ou que notre espérance ne soit mercenaire, si elle n'est accompagnée d'amour,
ou que notre amour ne se refroidisse, si nous le croyons infructueux.
4. Or le fruit que nous attendons de notre amour
est celui que l'objet de notre amour nous a promis par ces paroles. « Ils vous
donneront, dit-il, une mesure pleine, pressée, entassée, et qui débordera (Luc.
XVI, 38). » Cette mesure, à ce que je vois, sera sans mesure. Mais je voudrais
bien savoir de quoi sera remplie cette mesure, ou plutôt cette immensité qui
nous est promise. « Nul oeil, hormis le vôtre, ô mon Dieu, n'a vu les biens que
vous avez préparés à ceux qui vous aiment (Isaïe LXIV, 4). » Dites-nous, s'il
vous plaît, quels sont les biens que vous préparez, vous qui les préparez. Nous
croyons et nous espérons avec confiance, puisque vous nous le promettez, que «
nous serons comblés des biens de votre maison (Psaume LXIV, 5). » Mais de quels
biens? Est-ce du froment, du vin, de l'huile, de l'or, de l'argent ou des
pierres précieuses? Mais nous avons connu et vu ces choses, nous les voyons
encore et les méprisons. Nous cherchons ce que l'œil n'a pas vu, ce que
l'oreille n'a pas entendu, ce qui n'est tombé dans la pensée d'aucun homme.
Voilà ce qui nous plaît, et ce que nous souhaitons, voilà, quoi que ce soit, ce
que nous sommes bien aises de chercher, « Dieu les éclairera tous intérieurement,
dit-il, et il sera toutes choses en tous (Jean VI, 45). » A ce que j'entends,
la plénitude que nous attendons de Dieu, ne sera que de Dieu même.
5. Qui peut comprendre la douceur ineffable
renfermée dans ce peu de paroles, «Dieu sera toutes choses en tous?» Pour ne
rien dire du corps, il y a trois facultés dans l'âme: La raison, la volonté et
la mémoire: et ces trois facultés sont l'âme même. Toute personne spirituelle
reconnaît assez combien il lui manque en ce monde, pour être entière et
parfaite. Pourquoi cela, sinon parce que Dieu n'est pas encore toutes choses en
tous? C'est ce qui fait que la raison se trompe souvent dans ses jugements, que
la volonté est agitée de troubles et de passions, et que la mémoire est confuse
par l'oubli de quantité de choses qu'elle perd. Une créature si noble est
soumise malgré elle à cette triple vanité, bien qu'elle; espère un jour en être
délivrée. Car celui qui comble les désirs de l'âme par une affluence de biens,
sera lui-même à la raison une plénitude de lumière, à la volonté une abondance
de paix, et à la mémoire un objet toujours présent et éternel. O vérité, ô
charité, ô éternité! O Trinité bien heureuse, et source de bonheur! Ma
misérable trinité à moi soupire tristement vers vous, parce qu'elle a le malheur
d'être éloignée de vous. En combien d'erreurs, de peines et de craintes, cet
éloignement ne l'a-t-il pas plongée? Hélas! malheureux que je suis, quelle
trinité ai-je échangée contre la vôtre? «Mon coeur a été troublé, » c'est le
sujet de ma douleur: « Mes forces m'ont quitté, » c'est la raison de ma
crainte: « La lumière de mes yeux m'a abandonnée (Psaume XXXVII, 11), » c'est
la cause de mon égarement. O trinité de mon âme, que vous avez trouvé dans ce
lieu d'exil une trinité différente de celle de mon Dieu !
6. Néanmoins, « ô mon âme, pourquoi êtes-vous
triste, et pourquoi me troublez-vous? Mettez votre espérance en Dieu. Car
j'espère que je lui rendrai encore mes actions de grâces (Psaume XII, 6); »
lorsque l'erreur sera bannie de ma raison, la douleur de ma volonté; et la
crainte de ma mémoire, et que cette merveilleuse sérénité, cette parfaite
douceur, et cette sécurité éternelle que nous espérons, auront succédé à tous
ces maux. La vérité qui est Dieu, fera la première de ces choses, la charité,
qui est Dieu, fera la seconde, et la souveraine puissance, qui est Dieu, fera
la troisième, et Dieu sera tout en tous; la raison recevra une lumière qui ne
s'éteindra jamais, la volonté jouira d'une pais qui ne sera traversée par aucun
trouble, et la mémoire s'attachera éternellement à une source inépuisable de
bonheur. Voyez si on ne pourrait pas attribuer la première au Fils, la seconde
au Saint-Esprit, et la troisième au Père, en sorte pourtant qu'on n'en
soustraie aucune ni au Père, ni au Fils, ni à l'Esprit, de peur que quelqu'un
ne croie que la distinction des personnes, en diminue la perfection, ou qua
leur perfection ôte ce que chacune d'elles a de propre et de particulier.
Considérez encore si les enfants du siècle éprouvent rien de semblable dans les
plaisirs de la chair, dans les spectacles du monde, et dans les pompes de
Satan; et néanmoins c'est par ces choses que la vie présente séduit ses
misérables amateurs, suivant cette parole de saint Jean: « Tout ce qui est dans
le monde est concupiscence de la chair, concupiscence des yeux, et ambition du
siècle (I Jean II, 47). » Voilà pour ce qui est du fruit de la rédemption.
7. Quant à la manière de la rédemption, que nous
avons dit, si vous vous en souvenez, être l'anéantissement de Dieu, je vous
prie d'y considérer aussi principalement trois choses. Car ce n'a pas été un
simple, un médiocre anéantissement; mais un anéantissement qui est allé jusqu'à
la chair, jusqu'à la mort, jusqu'à la croix. Qui peut se faire une juste idée
de cet excès d'humilité, de douceur, de bonté ineffable, qui a porté une
Majesté si haute et si souveraine à se couvrir d'une chair, à souffrir la mort,
à être déshonorée sur une croix? Mais on dira peut-être: Le Créateur ne
pouvait-il réparer son ouvrage sans tant de peines? Il le pouvait, mais il a
mieux aimé le faire par les souffrances, afin que désormais les hommes
n'eussent plus aucun sujet de tomber dans le vice si détestable et si odieux de
l'ingratitude. Sans doute il a enduré beaucoup de travaux, mais ce fut afin de
se rendre les hommes redevables de beaucoup d'amour, et pour que la difficulté
de la rédemption portât à la reconnaissance ceux à qui la facilité de leur
création en avait si peu inspiré. Car, que disait l'homme ingrat, lorsqu'il
n'était encore que créé? J'ai été créé gratuitement, je le confesse, mais mon
Créateur n'a eu ni peine ni mal à me former. Il m'a créé comme tous les autres
êtres, d'un seul mot. La grande affaire de donner même les plus grandes choses,
quand il n'en coûte qu'une parole! Voilà comment l'impiété des hommes diminuait
le bienfait de la création, et tirait un sujet d'ingratitude de ce qui devait
être la cause de leur amour, et cela pour avoir une excuse dans leurs péchés.
Mais la bouche de ceux qui tenaient de méchants discours a été fermée. On voit
plus clair que le jour, ô homme misérable, tout ce qu'il en a coûté à Dieu pour
te sauver, car il n'a pas dédaigné de se faire esclave de Seigneur, pauvre de
riche, chair de Verbe, fils de l'homme de fils de Dieu qu'il était.
Souvenez-vous que si vous avez été créés de rien, vous n'avez pas été rachetés
pour rien. C'est en six jours qu'il a créé toutes choses, et vous avec elles.
Mais il a mis trente ans à opérer votre salut sur la terre. O que de travaux il
a soufferts! N'a-t-il pas accru par l'ignominie de la croix, les infirmités de
la chair, et les tentations de l'ennemi, et ne les a-t-il pas comblées par
l'horreur de sa mort? Aussi était-il nécessaire, Seigneur, que voulant ainsi
sauver les hommes et les bêtes, pour user de l'expression de votre Prophète,
vous augmentassiez le nombre et la grandeur de vos miséricordes (Psaume XXXV,
8).
8. Méditez sur ces choses, et occupez-vous y
sans cesse. Versez dans votre coeur ces sortes de parfums, pour dissiper
l'odeur infecte de vos péchés qui l'a tourmenté si longtemps et pour avoir en
abondance ces parfums qui ne sont pas moins doux que salutaires. Et toutefois
ne pensez pas encore avoir de ces parfums excellents, qui sont sur les seins de
l’Epouse, dont je ne veux pas commencer à parler maintenant, attendu que le
temps me presse de finir ce discours. Retenez seulement ce que nous avons dit
des autres, témoignez par votre conduite que vous les possédez déjà, et qu'ils
vous servent à m'aider de vos prières, afin que je puisse parler dignement de
si grandes délices de l'Épouse, et exciter vos coeurs à l'amour de l'Époux qui
est Jésus-Christ Notre-Seigneur.
Amen.
1. Il me souvient que je vous ai parlé de deux
parfums; de celui de la contrition, qui comprend plusieurs péchés, et de celui
de la dévotion qui contient plusieurs bienfaits: tous deux, salutaires, mais
non pas tous deux agréables. Car le premier a une vertu piquante qui se fait
sentir, parce que le souvenir amer des péchés, porte à la componction, et cause
de la douleur; au lieu que le seconda une vertu lénitive, qui donne de la
consolation et apaise la douleur par la considération de la bonté de Dieu. Mais
il y a un parfum qui est bien plus excellent que les deux premiers, je
l'appelle le parfum de la piété, parce qu'il est composé des nécessités des
pauvres, de l'abattement des opprimés, du trouble de ceux qui sont tristes, des
fautes de ceux qui pèchent, et enfin de tous les malheurs des misérables,
fussent-ils nos ennemis. Ces ingrédients semblent méprisables, mais le parfum
qui en est formé, surpasse infiniment tous les autres. Il a une vertu qui
guérit. « Car bienheureux sont ceux qui font miséricorde, parce qu'ils
recevront miséricorde (Matth. V, 7). » Donc, plusieurs misères ramassées
ensemble, et regardées par l'oeil de la piété, sont la matière qui compose ces
parfums précieux, dignes des seins de l'Épouse, et agréables aux sens de
l'Époux. Heureuse est l'âme qui a soin de s'enrichir et de s'inonder de ces
parfums, de les étendre de l'huile de la miséricorde, et de les faire cuire au
feu de la charité. Qui croyez-vous que soit cet homme bienheureux, dont parle
le Prophète, qui a pitié et qui prête (Psaume CXI, 5); sinon celui qui compatit
volontiers aux maux des autres, qui est prompt à les secourir, qui met plutôt
son bonheur à donner qu'à recevoir, qui est facile à pardonner et difficile à
se mettre en colère, qui ne se venge jamais, et qui en toutes choses regarde
les nécessités de son prochain, comme les siennes propres? O âme bienheureuse,
qui que vous soyez, qui êtes dans une si sainte disposition, qui êtes pleine de
la rosée de la miséricorde, qui avez des entrailles de charité, qui vous rendez
toute à tous, qui vous considérez comme un vase perdu, afin d'assister et de
secourir les autres en tout temps et en tout lieu, et enfin qui êtes morte à
vous-même, pour vivre à tout le monde, vous possédez certainement ce troisième
et précieux parfum, et il coule de vos mains une liqueur infiniment douce et
agréable. Elle ne se sèchera pas dans les temps mauvais, et l'ardeur de la
persécution ne la fera pas tarir; Dieu ne mettra en oubli aucun de vos
sacrifices, et il rendra parfait votre holocauste.
2. Il y a des hommes riches dans la cité du
Seigneur des vertus. Il faut- voir si quelques-uns d'entre eux, ont ces
parfums. Le premier qui se présente à moi, et qu'on rencontre ordinairement
partout, c'est Paul, ce vase d'élection, ce vase vraiment aromatique et
odoriférant, ce vase rempli de toutes sortes de poudres de senteurs. Car il
était la bonne odeur du Christ en tout lieu. Certes, ce coeur généreux qui
prenait tant de soin de toutes les Églises de la terre, répandait bien loin des
parfums d'une douceur incomparable. Voyez un peu de quelle nature étaient ceux
dont il s'était fourni. « Tous les jours, dit-il, je meurs pour votre gloire (I
Cor. XV, 31). » Et encore: « Qui s'affaiblit sans que je m'affaiblisse aussi
avec lui, qui est scandalisé sans que je brûle (I Cor. XI, 29)? » Et beaucoup
d'autres choses semblables que vous connaissez, et que cet homme si riche avait
en abondance, et dont il se servait pour composer les plus excellents parfums.
Il était bien juste d'ailleurs, que les seins qui allaitaient les membres de
Jésus-Christ, dont Paul était comme la mère, car il les engendra plusieurs
fois, jusqu'à ce que le Sauveur fût formé en eux, et qu'ils eussent quelque
rapport et quelque proportion avec leur chef, fussent embaumées par les parfums
les plus rares et les plus précieux.
3. Écoutez encore comment un autre juste avait
en main des matières choisies, dont il composait d'excellents parfums. «Nul
pèlerin, dit-il, n'a jamais couché dehors. Ma porte a toujours été ouverte à
ceux qui voyageaient (Job. XXXI, 32). » Et ailleurs: « J'ai servi d'oeil à
l'aveugle, et de pied au boiteux. J'étais le père des pauvres; je brisais les
mâchoires du méchant, et lui arrachais sa proie d'entre les dents. Qu'on dise
si j'ai refusé aux pauvres ce qu'ils désiraient, et si j'ai fait languir les
peux de la veuve, après ce que je lui voulais donner; si j'ai mangé seul mon
pain, et, si le pupille ne l'a pas mangé avec moi; si j'ai méprisé un passant, (a)
parce qu'il était mal vêtu, et un pauvre qui n'avait pas d'habit; s'il ne m'a
pas béni de ce que je le couvrais, et s'il n'a pas été réchauffé de la laine de
mes brebis (Job. XXIX, 15). » De quelle odeur pensons-nous que ce juste avait
embaumé la terre par ses œuvres de charité? Chacune de ses actions était autant
de parfums. Il en avait rempli sa propre conscience, afin de modérer
l'infection de sa chair corruptible, par l'odeur agréable qui s'exhalait du
fond de son âme.
4. Joseph, après avoir fait courir après soi
toute l'Égypte à l'odeur de ses parfums, voulut bien encore les départir à ceux
même qui l'avaient vendu. Il est vrai qu'il leur faisait des reproches avec un
visage irrité, mais les larmes s'échappaient de l'onction de son coeur, et ces
larmes n'étaient pas des marques de sa colère, mais des témoignages de la vivacité
de son amour. Samuel pleurait Saül qui le cherchait pour le tuer, (Rois XV,
35), et l'onction de piété venant comme à se fondre au-dedans de lui, parce que
sou coeur s'embrasait par le feu de la charité, coulait au dehors par les yeux.
(a) Saint Bernard cite d'après l'ancienne version; la vulgate
porte maintenant « le mourant » d'après le texte hébreu et les Septante.
Enfin, c'est la bonne odeur que la réputation avait répandue de tous
côtés, qui fait dire de lui à l'Écriture sainte: « Tout le monde depuis Dan
jusqu'à Bersabée, connut que Samuel était le fidèle Prophète du Seigneur (I
Rois III, 20).» Que dirai-je de Moïse? De quel gras parfum n'avait-il pas
rempli son cœur? Ce peuple rebelle, au milieu duquel il était pour un temps, ne
put jamais avec tous ses murmures, et toute sa fureur, lui faire perdre cette
onction de l’esprit, quand il l'eut une fois reçue, ni l'empêcher de conserver
sa douceur ordinaire, au milieu des différends et des querelles qui naissaient
tous les jours. Aussi est-ce avec justice que le Saint-Esprit a rendu ce
témoignage de lui, qu'il était le plus doux de tous les hommes de son temps
(Num. XII, 3): Car il était pacifique avec ceux qui haïssaient la paix, (Psaume
CXIX, 7), si bien que non-seulement il ne se mettait pas en colère contre un
peuple ingrat et rebelle, mais intercédait même pour lui, lorsque Dieu était
irrité contre lui. C'est ce que nous lisons dans l'Écriture: « Dieu protesta de
les perdre entièrement, si Moïse qui était son favori, n'eût arrêté les effets
de sa vengeance, en le conjurant de détourner sa colère, et dune les pas
détruire tout à fait (Psaume CV, 23). Enfin, dit-il, geignent, ou
pardonnez-leur, ou effacez-moi du Livre de Vie (Exod. XXXII, 32).» O homme
vraiment plein de l'onction de la miséricorde ! Certes il parle bien avec la
tendresse d'un Père, puisqu'il ne peut goûter aucun plaisir, qu'avec ceux qu'il
a engendrés. C'est comme si un homme riche disait à quelque pauvre femme:
Entrez, pour dîner avec moi, mais laissez dehors ce petit enfant que vous
portez entre vos bras, parce qu'il ne fait que pleurer, et nous incommoderait.
Cette mère le ferait-elle, à votre avis? N'aimerait-elle pas mieux jeûner, que
de manger seule avec ce riche, en abandonnant ce cher gage de son amour? Ainsi
Moïse ne veut pas entrer dans la joie de son Seigneur, si on laisse dehors ce
peuple, qui bien que inquiet et ingrat ne laisse pas d'être chéri de lui aussi
tendrement que s'il était véritablement sa mère. Ses entrailles le font
beaucoup souffrir, il est vrai, mais il aime mieux souffrir le mal qu'elles lui
font, que d'endurer qu'on les lui arrache.
5. Qu'y a-t-il de plus doux que David qui
pleurait la mort de celui qui avait toujours désiré la sienne, (II Rois I. 11),
et souffrait si impatiemment la perte de celui à qui il succédait sur le trône?
Combien eut-il de peine à se consoler de la mort de son fils parricide (II Rois
XIX. 4)? Certainement cette affection si grande était une marque infaillible
d'une grande et excellente onction. Aussi disait-il à Dieu avec confiance: «
Souvenez-vous, Seigneur, de David et de toute sa douceur (Psaume CXXXI. 1). »
Tous ces saints personnages ont donc eu d'excellents parfums, qui, encore
aujourd'hui, répandent une odeur très-douce dans toutes les Églises. Mais cela
ne leur est pas particulier. Car tous ceux qui, durant cette vie, ont été
bienfaisants et charitables, se sont étudiés à vivre avec tant de douceur parmi
les heureux, ne se sont pas approprié, mais ont comme mis en commun toutes les
grâces qu'ils ont eues, estimant qu'ils étaient également redevables aux amis
et aux ennemis, aux sages et aux insensés; ont été utiles à tous, humbles par
dessus tous, et aimés de Dieu et des hommes plus que tous, tons ceux-là,
dis-je, ont répandu une odeur de vertus qui est encore maintenant en bénédiction,
et les parfums précieux qui se sont exhalés de leur temps, nous embaument
encore de nos jours. Ainsi, mon frère, qui que vous soyez, si vous nous faites
part volontiers à nous qui sommes vos compagnons, des dons que vous avez reçus
d'en haut; si vous vous montrez officieux, affectionné, agréable, facile,
humble, nous vous rendrons tous ce témoignage, que vous exhalez aussi
d'excellents parfums. Quiconque d'entre vous ne supporte pas seulement les
infirmités de ses frères, tant celles du corps, que de l'esprit, mais s'il lui
est permis et s'il le peut faire, les aide par ses services, les fortifie par
ses exhortations, les forme par ses conseils, ou s'il ne le peut à cause de la
règle, au moins ne cesse pas de les assister dans leur faiblesse par la ferveur
de ses oraisons, quiconque, dis-je, d'entre vous, exerce 'ces oeuvres de
charité, répand certainement une bonne odeur parmi ses frères, et une odeur
d'excellents parfums. Un frère comme celui-là dans une communauté, c'est du
baume dans la bouche: on le montre comme une merveille, et tous disent de lui «
Voilà celui qui aime ses frères et le peuple d'Israël; voilà celui qui prie
beaucoup pour le peuple, et pour toute la ville sainte (II Macha. XV. 14). »
6. Mais voyons si nous ne trouverons rien dans
l'Évangile qui concerne aussi ces parfums. « Marie-Madeleine et Marie mère de
Jacques et Salomé, achetèrent des senteurs, afin d'embaumer le corps de Jésus,
(Marc. XV). » Quelles sont ces senteurs si pieuses qu'elles méritent d'être
achetées et apprêtées pour le corps de Jésus-Christ, et si abondantes qu'elles
suffisent pour le parfumer tout entier? Car les deux premiers parfums n'ont été
ni faits ni achetés particulièrement pour servir au Seigneur, outre que nous ne
lisons pas, qu'on les versa sur tout son corps; mais la première fois, on voit
venir tout d'un coup une femme qui baise ses pieds, et qui les parfume (Matth.
XXVI), et la seconde on voit cette même femme ou une autre, quia un vase de
parfum, et qui les épanche sur sa tête, (Marc. XIV. 3); au lieu qu'ici elles
achètent des aromates, afin d'embaumer Jésus. Elles achètent, non de l'huile de
parfum, mais des aromates, l'huile de parfum n'était pas faite, elles la font
tout exprès pour embaumer, non une seule partie du corps, comme les pieds, ou la
tête, mais Jésus, comme dit l'Évangile, c'est-à-dire son corps tout entier.
7. Vous pareillement, qui que vous soyez, si
vous prenez des entrailles de miséricorde, ne soyez pas seulement libéral et
obligeant envers vos parents, ou envers ceux dont vous avez reçu du bien, ou
dont vous espérez en recevoir, car les païens font cela aussi bien que vous;
mais si, selon le conseil de saint Paul, vous tâchez de rendre ces devoirs de
charité à tout le monde, en sorte que vous ne les déniiez pas, même à vos ennemis,
il est hors de doute que vous êtes aussi riche en excellents parfums, et que
vous n'oignez pas seulement la tête et les pieds du Seigneur, mais que vous
avez entrepris encore, autant qu'il est en vous, de parfumer tout son corps,
qui est l'Église. Et peut-être le Seigneur Jésus ne voulut-il pas qu'on
répandit sur son corps mort les parfums qu'on avait préparés, afin de les
conserver pour son corps vivant. Car l'Église est vivante, elle qui mange le
pain vivant descendu du ciel. C'est le corps de Jésus-Christ qui lui est le
plus cher, puisque nul chrétien n'ignore qu'il a livré son autre corps à la
mort, afin que celui-ci fût immortel. Il désire qu'elle soit embaumée et que
ses membres infirmes soient l'objet d'onctions salutaires. Il a donc réservé
pour elle ces parfums, lorsque, prévenant l'heure, et hâtant sa gloire, il n'a
pas trompé mais instruit la dévotion des saintes femmes qui venaient pour
l'embaumer. Il a refusé d'être parfumé, mais pour épargner le parfum, non pas
parce qu'il le méprisait, il ne dédaignait pas ce pieux devoir, mais il en
remettait l'utilité à un autre temps. Je dis l'utilité non de ce parfum
matériel et corporel, mais d'un spirituel dont celui-là était la figure. En ce
parfum donc ce maître si plein de bonté épargnait ces autres parfums spirituels
si excellents, qu'il désirait vair employés aux besoins spirituels et corporels
de ses membres, D'ailleurs un peu auparavant lorsqu'on en répandait d'assez
précieux sur sa tête ou sur ses pieds, empêcha-t-il de le faire? Au contraire il
reprit même ceux qui l’empêchaient. Car comme Simon s'indignait de ce qu'il
permettait à une pécheresse de le toucher, il fit une parabole pour l'en
reprendre; et répondit à d'autres qui se plaignaient de la perte qu'on faisait
de ce parfum: «Pourquoi tourmentez-vous cette femme (Matt. XXVII.10)? »
8. Pour faire ici une petite digression, il
m'est aussi arrivé quelquefois, qu'étant assis pour mon utilité particulière,
aux pieds de Jésus, pour pleurer dans le souvenir de mes péchés, ou qu étant
debout auprès de sa tète, ce qui m'arrivait plus rarement, je me réjouissais
dans le souvenir de ses bienfaits, j'ai entendu ces paroles: « Pourquoi cette
perte? » on m'accusait de ne vivre que pour moi seul, parce qu'on pensait que
je pouvais être utile à plusieurs. Et on ajoutait: « car on pourrait le vendre
bien cher, et en donner le prix aux pauvres ». Mais quel avantage me
reviendrait-il de gagner tout le monde, si je me perdais moi-même? C'est
pourquoi, regardant ces paroles comme les mouches dont l'Écriture parle (Eccl.
X, 1), qui corrompent toute la douceur du parfum où elles vont périr, je me
suis souvenu de ce mot divin. » Mon peuple, ceux qui vous disent heureux vous
trompent (Isaïe III, 12). » Mais que ceux qui me reprochent mon repos écoutent
le Seigneur m'excuser et répondre pour moi: « Pourquoi, dit-il, tourmentez-vous
cette femme (Matth. XXVI, 10)? » C'est-à-dire, vous ne voyez que le dehors, et
vous jugez sur ce que vous voyez. Ce n'est pas un homme, comme vous croyez, qui
puisse mettre la main à des choses fartes, mais c'est une femme. Pourquoi
tentez-vous de lui imposer un joug que je sais bien qu’il n'est pas capable de
porter? Il exerce de bonnes oeuvres envers moi. Qu'il demeure dans le bien,
tant qu'il ne peut pas faire mieux. Lorsque par un progrès spirituel, de femme
il sera devenu homme, et homme parfait, il pourra s'employer à faire une oeuvre
parfaite.
9. Mes frères, respectons les évêques, mais
redoutons les travaux où le devoir de leur charge les engage. Si nous en
considérons bien la peine, nous n'en désirerons pas l'honneur. Reconnaissons
que cette dignité est au-dessus de nos forces; et que des épaules délicates et
efféminées ne se hasardent pas à porter les fardeaux des hommes. Ne les
censurons pas, mais honorons-les. Car il y a de l'inhumanité à reprendre les
actions de ceux dont on fuit les travaux. Quelle témérité n'est-ce point à une
femme qui file dans sa maison, de faire des reproches à un homme qui retourne
du combat? Si donc celui qui vit dans un cloître remarque qu'un prélat, engagé
dans le monde, se conduit avec moins de régularité et de discrétion qu'il ne
devrait, dans ses discours, dans sa manière de vivre, dans son sommeil, ses
ris, ses colères, ou ses jugements; qu'il ne se hâte pas de le condamner
aussitôt; qu'il se souvienne au contraire qu'il est écrit: « Un homme qui fait
mal vaut mieux qu'une femme qui fait bien (Eccle. XLII, 14) ». Car si vous
faites bien en veillant sur vous-même, celui qui en assiste plusieurs fait
encore mieux, et mène une vie plus virile. S'il ne peut exercer les fonctions
de son ministère, sans commettre quelques fautes, c'est-à-dire sans être inégal
dans sa conduite, souvenez-vous que « la charité couvre beaucoup de péchés
(Jacob. V, 8). » Je dis cela contre deux tentations auxquelles lés religieux sont
sujets: la première, de rechercher par ambition la dignité de l'épiscopat; et
la seconde, d'être poussés, par une inspiration diabolique, à juger
témérairement des actions des évêques.
10. Mais retournons aux parfums de l'Épouse.
Voyez-vous combien on doit préférer aux autres le parfum de la piété, le seul
dont la perte n'est pas permise? Et on le perd si peu, qu'un verre d'eau froide
ne demeure pas sans récompense (Matth. X, 42). Néanmoins celui de la contrition
qui se compose du souvenir des péchés, et qui se verse sur les pieds du
Seigneur, est bon aussi, puisque «Dieu ne méprisera pas un coeur contrit et
humilié (Psaume L, 19). » Je pense que celui de la dévotion qui se fait du
souvenir des bienfaits de Dieu est encore meilleur, parce qu'il est estimé
digne de parfumer la tête, en sorte que Dieu dit de ce parfum-là: « Le
sacrifice de louanges m'honorera (Psaume XLIX, 23). » Mais l'onction de la
piété qui se fait de la compassion des misérables, et se répand partout le
corps de Jésus-Christ les surpasse infiniment tous deux; et quand je dis le
corps de Jésus, ce n'est pas de celui qui a été crucifié, mais de celui qui a
été acquis par les souffrances du premier que je parle. Certes, il faut que ce
parfum soit bien excellent puisque, en comparaison de ce parfum, Dieu témoigne
qu'il ne regarde pas même les autres, lorsqu'il dit: « Je demande la
miséricorde, non des sacrifices (Matth. IX, 13). » Je pense donc qu'entre
toutes les vertus, les seins de l'Épouse exhalent principalement l'odeur de
celle-là, puisqu'elle a tant de soin de se conformer en tout à la volonté de
l'Époux. N'était-ce point cette odeur de miséricorde que l’habite répandait
même après sa mort? et si elle ressuscita bientôt, ce fut parce que cette odeur
de la vie prévalut en elle sur celle de la mort.
11. Mais écoutez une parole abrégée sur ce
sujet: Quiconque enivre, par ses paroles, et répand une bonne senteur par ses
bienfaits, peut-être convaincu que c'est de lui qu'il est dit: «Vos seins sont
meilleures que le vin, et elles exhalent un parfum très-délicieux (Cantique I,
1) ». Mais qui est celui qui en est arrivé là? Qui est celui d'entre nous qui
possède pleinement et parfaitement, au moins une de ces deux qualités, en sorte
qu'il ne lui arrive pas quelquefois d'être stérile dans ses discours et tiède
dans ses actions? Mais il y en a une qui peut sans aucun doute et à bon droit
être louée de les posséder toutes les deux. C'est l'Église qui, dans le grand
nombre de ses enfants, ne manque jamais d'en avoir qui lui procure de quoi
enivrer, et de quoi embaumer. Car ce qui lui manque en l'un, elle le trouve en
l'autre, selon la mesure que Dieu lui a départie, et le bon plaisir, de
l'Esprit-Saint qui distribue ses dons à chacun, ainsi que bon lui semble.
L'Eglise répand une odeur agréable dans la personne de ceux qui, se font des
amis des richesses d'iniquités, et elle enivre par les ministres de la parole,
oui épanchent sur la terre le vin d'une joie spirituelle, l'enivrent, pour
ainsi dire, et recueillent du fruit dans leur patience. Elle se nomme elle-même
Épouse avec hardiesse et confiance, parce qu'elle a vraiment les seins
meilleures que le vin et exhalant l'odeur des parfums les plus précieux. Or
bien que nul de vous n'ait assez de présomption pour appeler son âme l'Épouse
du Seigneur, néanmoins comme nous sommes du corps de l'Église, qui se glorifie,
à bon droit de ce nom, et de la chose qu'il signifie, ce n'est pas sans quelque
raison que nous participons à cette gloire. Car on ne saurait nier que dans ce
que nous possédons pleinement et entièrement tous ensemble, chacun de nous en
particulier ait sa part. Grâces vous soient rendues, Seigneur Jésus, de ce que
vous avez daigné nous associer à votre Église qui vous est si chère,
non-seulement pour être Chrétiens, mais encore pour être unis à vous en qualité
d'Épouse par de chastes et éternels embrassements, lorsque, à face, découverte,
nous contemplerons aussi votre gloire, cette gloire que vous possédez également
avec le Père et le saint Esprit dans les siècles des siècles.
Amen.
1. La source des fontaines et des fleuves, c'est
la mer; et la source des vertus et des sciences, est notre Seigneur
Jésus-Christ. Car, qui est le Seigneur des vertus, sinon le roi de gloire? Il
est encore le Seigneur des sciences, selon le cantique d'Anne la prophétesse
(Rois II, 3). La continence de la chair, la pureté de coeur, la rectitude de la
volonté, procèdent de celte source divine. C'est peu, mais la vivacité de
l'esprit, la grâce de la parole, la sainteté des moeurs ont la même source.
C'est de là que les discours de la science et de la sagesse tirent leur
origine. Car tous les trésors de la sagesse et de la science y sont renfermés
(Col. 11, 3). Que dirai-je des conseils purs, des jugements équitables, et des
saints désirs, ne sont-ce point encore des ruisseaux de cette source? Si toutes
les eaux retournent sans cesse à la mer par des conduits cachés et souterrains,
afin d'en sortir ensuite par un cours perpétuel et infatigable pour servir à
l'usage des hommes, pourquoi ces ruisseaux spirituels ne retourneront-ils pas
aussi à leur propre source, sans intermittence et sans diminution, pour ne
cesser pas d'arroser le champ de nos âmes? Que les fleuves des grâces
retournent au lieu d'où ils partent, pour couler de nouveau. Que cet écoulement
céleste remonte à son principe, peur se répandre ensuite sur la terre avec plus
d'abondance. Comment l'entendez-vous, me dira-t-on? Je l'entends selon ces
paroles de l'Apôtre: « Rendant des actions de grâces à Dieu en toutes choses
(I. Thess. V, 18). » Tout ce que vous croyez avoir de sagesse et de vertu,
attribuez-le à la vertu et à la sagesse de Dieu, qui est Jésus-Christ.
2. Et qui serait assez fou, dites-vous, pour
présumer les tenir d'ailleurs? Personne assurément, et le Pharisien même rend
grâces à Dieu (Luc. XVIII, 1). Néanmoins Dieu ne le loue pas de sa justice; et
cette action de grâces, si vous vous souvenez bien de l'Évangile, ne le lui
rend pas agréable. Pourquoi? C'est que quelque dévotion qui paraisse au dehors
cela ne suffit pas pour excuser l'enflure du cœur devant celui qui voit de loin
ceux qui s'élèvent par l'orgueil (Psaume CXXXVII, 6). On ne se moque pas de
Dieu, ô Pharisien. Croyez-vous avoir quelque chose que vous n'ayez pas reçu?
Rien, dites-vous, et c'est pour cela que je rends grâces à celui qui m'a donné
ce que j'ai. Si vous n'avez rien du tout, vous n'avez eu aucun mérite
précédent, pour recevoir les choses dont vous vous glorifiez. Si vous en
demeurez aussi d'accord, c'est donc en vain d'abord, que vous vous élevez avec
présomption au dessus du Publicain; car s'il n'a pas ce, que vous avez, c'est
parce qu'il ne l'a pas reçu comme vous. De plus, prenez garde que vous ne rapportiez
pas pleinement à Dieu tous ses dons, et que, détournant pour vous, quelque
chose de sa gloire et de son honneur, vous ne soyez justement accusé de fraude,
et de fraude envers Dieu. Car si vous vous attribuiez quelque chose des vertus
dont vous vous vantez, comme venant de vous, je croirais que c'est parce que
vous vous trompez vous-même, non pas que vous vouliez tromper; et je
corrigerais cette erreur. Mais comme en rendant des actions de grâces, vous
montrez que vous ne vous attribuez rien à vous-même, et que vous reconnaissez
prudemment que vos mérites sont des dons de Dieu; et de plus, comme en
méprisant les autres, vous vous trahissez vous-même, et faites voir que vous
parlez avec un coeur double; d'un côté vous faites servir votre langue au mensonge,
et de l'autre vous usurpez la gloire de dire la vérité. En effet, vous ne
jugeriez pas le Publicain méprisable. au prix de vous, si vous n'estimiez pas
que vous êtes plus que lui. Mais que répondez-vous à l'Apôtre qui nous prescrit
cette règle, et vous dit: « A Dieu seul soit honneur et gloire (I. Tim. I, 9)?
» Que répondez-vous de même à l'ange qui distingue et apprend ce qu'il plaît à
Dieu de se réserver, et ce qu'il daigne départir aux hommes quand il s'écrie: «
Gloire à Dieu dans le ciel et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté
(Luc. II, 14)? » Voyez-vous maintenant que le Pharisien, en rendant grâces,
honore Dieu des lèvres, et que dans son coeur ce n'est que lui-même qu'il
honore. Ainsi nous en voyons plusieurs, dans la bouche desquels retentissent
des actions de grâces; mais plutôt par habitude que par un sentiment véritable;
c'est au pas même que des scélérats à chacun de leurs crimes rendent souvent
grâces à Dieu de ce qu'ils ont réussi, du moins ils le pensent ainsi, dans
l'accomplissement de leurs désirs déréglés. Vous entendrez par exemple un
voleur, après avoir exécuté son mauvais dessein, et dévalisé quelqu'un, se
réjouir secrètement en lui-même, et dire: Dieu soit loué, je n'ai pas veillé en
vain, et je n'ai pas perdu ma peine. De même celui qui a tué un homme, ne s'en
glorifie-t-il pas, et ne rend-il pas grâces à Dieu de ce qu'il a été plus fort
que son adversaire, ou s'est vengé de son ennemi? Un adultère de même saute de
joie, et loue Dieu de ce qu'il a joui enfin d'un plaisir qu'il avait longtemps
désiré.
3. Toute sorte d'actions de grâces n'est donc
pas agréable à Dieu, il n'y a que celle qui part d'un coeur pur et simple. Je
dis pur, à cause de ceux qui se glorifient même de leurs mauvaises actions et
rendent souvent grâces à Dieu, comme si Dieu se réjouissait ainsi qu'ils le
font lorsqu'ils ont mal fait, et prenait plaisir à des crimes détestables.
Quiconque est ainsi fait, entendra ces paroles terribles: « Vous vous êtes
persuadé faussement et injustement que je serais semblable à vous; mais je vous
châtierai, et vous ferai paraître devant vous-même, avec toute la laideur et la
difformité de vos crimes (Psaume XLII, 21). » J'ai ajouté, et simple, à cause
des hypocrites qui glorifient bien Dieu de leurs bonnes oeuvres, mais ne le
glorifient que du bout des lèvres et retiennent pour eux, de coeur, ce qu'ils
lui donnent de bouche. Aussi comme ils agissent en sa présence avec fourberie,
il hait leur iniquité. Les premiers dans leur impiété, attribuent à Dieu leurs
mauvaises actions; et ceux-ci, dans leur luxe, s'approprient les biens qu'ils
ont reçus de Dieu. Or, quant au premier de ces deux vices, il est si plein de
folie, d'irréligion, et je puis dire même de brutalité, que je crois qu'il
n'est pas nécessaire que je vous avertisse de l'éviter. Mais le second a
coutume de dresser des embûches principalement aux personnes religieuses et
spirituelles. C'est sans doute une grande et rare vertu de ne savoir pas qu'on
est grand quand on fait de grandes choses, et d'être le seul à qui sa propre
sainteté soit inconnue, tandis qu'elle est manifeste à tout le monde. Paraître
admirable aux autres, et s'estimer soi-même méprisable, c'est ce que je tiens
pour plus merveilleux que les vertus mêmes qui causent cette admiration. Vous
êtes vraiment un serviteur fidèle, s'il ne vous demeure rien de toute la gloire
de votre maître, lorsque cette gloire, si elle ne vient pas de vous, ne laisse
pas néanmoins de passer par vous. C'est alors que, selon la parole du Prophète
(Isaïe XXXIII, 15), vous rejetez les richesses acquises par la fausseté, et
vous avez les mains nettes de tous présents. C'est alors que selon le
commandement du Seigneur, votre lumière luit devant les hommes, non pas afin
qu'ils vous glorifient, mais afin qu'ils glorifient le Père qui est dans les
cieux (Matth. V, 16). Et enfin, imitant saint Paul et les fidèles prédicateurs
qui ne prêchent pas leurs vertus, vous ne cherchez pas non plus vos propres
intérêts, mais les intérêts de Jésus-Christ (Philip. II, 21). C'est pourquoi on
vous dira aussi bien qu'à eux: « Or çà, bon et fidèle serviteur, puisque vous
avez été fidèle dans le peu que je vous avais confié, je vous établirai maître
de grands biens (Maith. XXV, 21).
4. Si Joseph, en Égypte, savait bien que la maison
et tous les biens de son Maître lui avaient été confiés, il n'ignorait pas en
même temps, que sa maîtresse faisait exception, aussi voulut-il pas la toucher,
bien qu'elle le pressât de le faire: «De tous les biens démon Maître, dit-il,
il n'y en a pas qui ne soit en ma puissance, et qu'il ne m'ait donné, hormis
vous qui êtes sa femme (Gen. XXXIX, 9). » Il savait que la femme est la gloire
de son mari, et il regardait comme une grande injustice, et une ingratitude
honteuse, de déshonorer celui qui l'avait comblé de tant d'honneurs. Cet homme
de Dieu si plein de sagesse savait qu'un mari est aussi jaloux de sa femme que
de sa gloire, et que son maître s'était réservé la garde de la sienne, et ne
l'avait pas confiée à d'autres; aussi ne se permit-il pas de la toucher. Quoi
donc? L'homme sera jaloux de sa gloire, et il osera ravir à Dieu la sienne,
comme s'il n'en était pas aussi jaloux? Écoutez ce qu'il dit: Je ne donnerai
pas ma gloire à un autre (Isaïe XLVIII, 11). » Que donnerez-vous donc,
Seigneur; répondez, que donnerez-vous? « Je vous donne la paix, dit-il, je vous
laisse la paix (Jean XIV, 27). » Cela me suffit. Je vous remercie de ce que
vous me laissez, et vous laisse ce que vous vous réservez. Ce partage nie
plaît, et je ne, doute pas qu'il ne me soit avantageux. Je renonce entièrement
à la gloire, de peur que si j'usurpe ce qui né m'est pas accordé je perde
justement même ce que l'on m'accorde. Je veux la paix, je désire la paix et
rien davantage. Celui à qui la paix ne suffit pas, vous ne lui suffisez pas
vous-même. Car vous êtes notre paix, vous qui nous avez réconciliés avec vous
(Ephes. II. 14). Il fauta mais il me suffit que je sois réconcilié avec moi.
Car du moment que je suis devenu votre ennemi, je me suis devenu à charge à
moi-même (Job. VII, 20). Je me tiens sur mes gardes, et ne veux pas me montrer
ingrat pour le bienfait de la paix que vous m'avez donné, ni usurper votre
gloire. Que votre gloire, Seigneur, que votre gloire vous demeure tout entière:
Je serai encore trop heureux si je puis avoir la paix.
5. Lorsque Goliath fut terrassé, le peuple se
réjouit d'avoir recouvré la paix, mais David reçut une gloire infinie. Josué,
Jephté, Gédéon, Samson et Judith même, quoique femme, triomphèrent
glorieusement de leurs ennemis, mais si le peuple jouissait avec bonheur de la
paix, nul ne partagea avec eux la gloire qu'ils avaient acquise. Judas
Machabée, célèbre aussi par tant de victoires, car il avait souvent donné la
paix à son peuple en combattant vaillamment, partagea-t-il jamais avec qui que
ce fût la gloire de ses illustres actions? Aussi l'Écriture dit elle: « Il y
eut parmi le peuple, non une grande gloire, mais une grande joie (I. Mac. IV.
58). » Les merveilles que le Créateur de toutes choses a opérées sont-elles
moindres que celles de ces grands hommes pour avoir moins de sujet de se
glorifier? Lui seul a créé tout ce qui est, lui seul a triomphé de son ennemi,
lui seul a délivré les Captifs et quelqu'un partagerait sa gloire? « Mon bras,
dit-il, a été mon secours (Isaïe LXIII, 5). » Et ailleurs: « J'ai pressé seul
le raisin, et personne ne m'a aidé. » Quelle part puis-je donc prétendre à la
victoire n'en ayant pas eu au combat? Ne serait-ce point le comble de
l'impudence, que de m'attribuer ou la gloire sans victoire, ou la victoire sans
combat? Mais pour parler comme l'Écriture, montagnes, recevez la paix pour le
peuple, recevez la paix pour nous, mais réservez la gloire à celui-là seul, qui
seul a combattu, qui seul a remporté la victoire. Qu'il en soit ainsi, je vous
en prie. qu'il en soit ainsi. « Gloire à Dieu dalla le ciel, et paix sur la
terre aux hommes de bonne volonté. » Celui-là n'est pas homme de bonne volonté,
au contraire, il est un homme de très-mauvaise volonté, qui, non content de la
paix, aspire encore à la gloire de Dieu avec un oeil superbe et un coeur
insatiable, et de cette sorte il ne conserve pas la paix et n'acquiert pas la
gloire. Qui croirait une muraille si elle disait qu'elle produit le rayon qui
lui arrive par la fenêtre? Ou qui ne se moquerait des nuées, si elles se
glorifiaient d'engendrer la pluie? Pour moi je suis assuré, que ni les
ruisseaux ne viennent du canal par où ils coulent, ni les paroles prudentes des
lèvres ou de la langue qui les profère, encore que mes sens corporels semblent
me dire le contraire.
6. Si je vois quelque chose dans les saints qui
soit digne de louange ou d'admiration, lorsque je viens à l'examiner à la
lumière éclatante de la vérité, je trouve qu'ils paraissent grands et
admirables, mais qu'il y en a un autre qu'eux qui Test en effet, et je loue
Dieu dans ses saints. Prenez si vous voulez, Élisée ou l'illustre Élie; ces
grands personnages qui ont ressuscité tant de morts? Ce n'est pas parleur
propre puissance qu'ils ont opéré ces prodiges nouveaux et extraordinaires,
mais par la puissance de Dieu dont ils n'étaient que les ministres, et qui,
demeurant en eux, faisait toutes ces merveilles par eux. Il est invisible et
inaccessible par sa nature, mais il se rend dans les siens visible et
admirable, et seul admirable, parce que seul il fait des choses qui méritent
d'être admirées (Psaume LXXI, 13). La peinture et l'écriture sont des arts
dignes de louange, et cependant on ne loue ni la plume ni le pinceau; pourquoi
donc attribuer la gloire d'un discours utile à la langue ou aux lèvres qui le
prononcent? Il est temps que le Prophète parle. « La cognée, dit-il, se
glorifiera-t-elle contre celui qui s'en sert, ou la scie s'élèvera-t-elle
contre celui qui la met en oeuvre? C'est la même chose qu'un bâton, qui n'est
que du bois, s'élève contre celui qui en veut tirer quelque usage, ou qu'un
homme se glorifie s'il ne se glorifie dans le Seigneur (Isaïe X, 15). » S'il
faut se glorifier, saint Paul m'apprend de quoi et en qui je le dois faire. «
Notre gloire, dit-il, est le témoignage que nous rend notre conscience (I. Cor.
I, 10). » Je me glorifie sans crainte, si ma conscience me rend témoignage que
je n'usurpe rien de la gloire de mon Créateur, parce que alors je ne me
glorifie pas contre le Seigneur, mais dans le Seigneur. Or, non-seulement on ne
nous défend pas de nous glorifier de la sorte, mais encore on nous exhorte à le
faire. « Vous cherchez, dit saint Jean, à recevoir de la gloire les uns des
autres, et vous ne désirez pas celle qui vient de Dieu seul. (I. Jean V, 44). »
En effet, c'est à Dieu seul, qu'on doit de ne se glorifier qu'en lui. Et cette
gloire-là n'est pas petite puisqu'elle est aussi vraie que son objet, et
qu'elle est si rare que du petit nombre des parfaits, il y en a très peu qui la
possèdent parfaitement. Laissons donc les enfants des hommes qui ne sont que
vanité, laissons les enfants des hommes qui ne sont que mensonge, laissons-les
se séduire les uns les autres (Psaume LXI, 10). Car celui qui se glorifie avec
sagesse éprouvera son ouvrage, et l'examinera soigneusement à la lumière de la
vérité, et trouvera ainsi ses louanges en lui-même, sans les attendre de la
bouche d'autrui. Ne serait-ce point une grande folie à moi de confier ma gloire
à vos lèvres, et de l'aller mendier auprès de vous, quand j'en voudrai avoir? Comme
s'il n'était pas en votre pouvoir d'approuver ou d'improuver mes actions à
votre fantaisie. Il vaut bien mieux que je la retienne par devers moi; je la
garderai pour moi bien plus fidèlement que vous; ou pour mieux dire, je ne la
garderai pas, mais je la donnerai en garde à celui qui peut me conserver ce
dépôt jusqu'au dernier jour; nie le garder avec soin, et me le rendre avec
fidélité. Alors chacun recevra de Dieu en toute sécurité les louanges qu'il a
méritées, mais il n'y aura que ceux qui auront méprisé celles des hommes. Car
pour ceux qui ne goûtent que les choses de la terre, leur gloire leur deviendra
un sujet de confusion, selon ces paroles de David: « Ceux qui plaisent aux
hommes seront couverts de confusion, parce que Dieu les rejettera de devant sa
face (Psaume LII, 6). »
7. Mes frères, puisque cela est ainsi, que nul
de vous ne désire être loué en cette vie, car tout l'honneur que vous tâchez
d'acquérir en ce monde, si vous ne le rapportez à Dieu, c'est un larcin que
vous lui faites. En effet, quel sujet avez-vous de vous glorifier; quel sujet,
je le répète, en avez-vous, vous qui n'êtes qu'une infecte poussière? Est-ce de
la sainteté de votre vie? Mais n'est-ce point l'Esprit qui sanctifie? Et quand
je dis l'Esprit, ce n'est pas le vôtre, mais celui de Dieu. Quelques prodiges
et quelques miracles que vous fassiez, si c'est par vous qu'ils s'opèrent,
c'est la puissance de Dieu qui se sert de vous pour les opérer. Le peuple vous
donne-t-il des louanges de ce que vous avez dit quelque chose de bon, et
l'avez-vous bien dit peut-être? Considérez que c'est de Jésus-Christ que vous
tenez votre science et votre sagesse. Car qu'est-ce que votre langue, n'est-ce
point la plume entre les mains de l'écrivain? Et mêmeon ne fait que vous la
prêter; c'est un talent qu'on vous a confié, et on vous le redemandera avec
usure. Si vous êtes vigilant et laborieux, si vous êtes fidèle à correspondre
aux grâces de Dieu, vous recevrez la récompense de votre travail. Si non, on
vous ôtera le talent qu'on vous a confié, sans laisser pourtant d'en exiger
l'intérêt, et vous serez traité comme nu serviteur mauvais et paresseux. C'est
pourquoi, que toute la gloire des biens, que les différentes grâces de Dieu
font paraître en vous, lui soit rapportée comme à l'auteur et au distributeur
souverain de tout ce qu'il y a de bon et de louable au monde. Et qu'elle le
soit, non en apparence seulement, comme font les hypocrites, ni par coutume,
comme font les gens du siècle, ni par une espèce de nécessité, comme on oblige
les bêtes de somme à porter des charges et des fardeaux, mais comme il est à
propos que des saints le fassent, c'est-à-dire avec une fidélité sincère, une
piété ardente et une gaieté douce et éloignée de toute licence. Ainsi, en
offrant un sacrifice de louanges, et en rendant nos voeux de jour en jour,
efforçons-nous avec tout le soin possible de joindre le sentiment à l'habitude,
la ferveur au sentiment, la joie à la ferveur, la modestie à la joie,
l'humilité à la modestie, la liberté à l'humilité, afin de marcher en attendant
avec le dégagement d'un esprit épuré de tous vices, de sortir en quelque sorte
hors de nous-mêmes par l'ardeur de nos désirs et de nos affections, de
ressentir une joie et une allégresse toute spirituelle dans la lumière de Dieu,
et dans les douceurs de l'Esprit-Saint, et de montrer que nous sommes du nombre
de ceux que le Prophète avait en vue, lorsqu'il disait:« Seigneur, ils
marcheront à la lumière de votre visage, ils se réjouiront toujours en votre
nom, et votre justice sera le sujet de leur exaltation et de leur gloire
(Psaume LXXXVIII, 16). »
8. Mais on me dira peut-être: Ce que vous dites
est bon, mais il serait mieux encore que vous demeurassiez dans votre sujet.
Attendez un peu. Je ne l'ai pas oublié. N'avons-nous pas à expliquer ces paroles
votre nom est une huile répandue (Cantique I, 2)? » C'est là ce dont il s'agit.
C'est ce que nous avons entrepris de traiter. Je vous laisse à juger, si ce que
nous avons dit jusqu'ici est inutile. Je vais vous montrer en peu de mots que
ce que j'ai dit n'est pas hors de propos. Ne vous souvenez-vous pas que la
dernière chose que je vous faisais remarquer dans les seins de l'Épouse, c'est
la douce odeur des parfums qu'elles exhalent? Qu'y a-t-il donc de plus
convenable pour l'Épouse de reconnaître qu'elle les tient de son Époux, si elle
ne veut pas qu'on croie qu'elle se les attribue? Or vous voyez bien que tout ce
que nous avons dit tend à ce but. Si mes seins sentent si bon, dit l'Épouse, et
sont si agréables, je ne l'attribue ni à mes soins, ni à mes mérites; mais je
reconnais le tenir de vos largesses, ô mon époux, de ce nom adorable qui est
comme de l'huile répandue. Demeurons-en là pour ce qui est de la suite du
texte.
9. Quant à l'explication du verset qui nous a
donné l'occasion de vous parler si longuement sur le vice détestable de
l'ingratitude, nous le remettrons à un autre temps, et le réserverons pour un
autre discours. Il suffit à cette heure de vous suggérer cette réflexion. Si
l'Épouse n'ose se rien attribuer de toutes ses vertus et de toutes ses grâces,
combien moins le devons-nous faire, nous qui ne sommes peut-être que de jeunes
filles? Disons donc aussi en marchant sur les pas de l'Épouse: « Ne nous donnez
pas de gloire, Seigneur, ne nous en donnez pas, donnez-la toute à votre nom. (Psaume
CXIII, 1). » Disons, non des lèvres et de la langue, mais en effet et en
vérité, de peur, ce qu'à Dieu ne plaise, qu'on ne dise de nous: « Ils ne l'ont
aimé que des lèvres et de la langue, mais leur coeur n'était pas droit devant
lui, et ils n'ont pas été fidèles à garder son alliance (Psaume LXXVII). » Oui,
disons, mais avec des cris qui partent plutôt du fond du coeur que du bout des
lèvres: «Seigneur Dieu, sauvez-nous, et rassemblez-nous du milieu des nations,
afin que nous célébrions votre nom, non pas le nôtre, et que nous nous
glorifions, non dans nos louanges, mais dans les vôtres pendant tous les
siècles des siècles. (Psaume CV, 47). »
Amen.
1. « Dieu est connu dans la Judée, son nom est
grand dans Israël (Psaume LXXV 2). Le peuple des Gentils qui marchait dans les
ténèbres, a vu une grande lumière dans Juda et dans Israël (Isaïe IX, 2). » Il
a voulu s'en approcher et en être éclairé, afin que lui, qui autrefois n'avait
pas été le peuple de Dieu, le devînt alors, que la pierre angulaire unit
ensemble les deux murailles qui venaient de divers côtés, et que, dans la
suite, le lieu de sa demeure fût un lieu de repos. Or ce qui lui inspirait de
la confiance c'était la voix qu'il avait entendue, et qui l'invitait en disant:
« Nations réjouissez-vous avec son peuple (Rom. XV, 10). » Il voulait donc
s'approcher, mais la Synagogue s'y opposait et disait que l'Église des Gentils
était impure, et indigne d'une si grande faveur. Puis, lui reprochant sa
honteuse idolâtrie, et son aveugle ignorance, elle lui disait: Qu'avez-vous
fait pour mériter une grâce si extraordinaire? Ne me touchez pas. A quoi,
l'autre répondait: « Pourquoi ne vous toucherais-je pas? Dieu est-il seulement
le Dieu des Juifs? Ne l'est-il pas aussi des Gentils (Rom. III, 29)? » Je sais
bien que je n'ai aucun mérite, mais je sais bien aussi qu'il a beaucoup de
miséricordes. N'est-il que juste? N'est-il pas également miséricordieux? «
Seigneur, répandez sur moi vos miséricordes, et je vivrai (Psaume CXVIII, 77).
» Et ailleurs: « Vos miséricordes, Seigneur, sont infinies. Rendez-moi la vie
selon votre Justice (Psaume CXVIII, 156) » qui, étant modérée, est toute
miséricordieuse. Que fera donc le Seigneur si juste et si miséricordieux; si
l'une se glorifie dans la Loi, s'applaudit de sa propre justice, n'a pas besoin
de miséricorde, et méprise celle qui en a besoin; et l'autre, ail contraire,
reconnaît ses crimes, confesse son indignité, prie Dieu de ne la pas juger dans
la justice, et implore sa miséricorde. Que fera ce juge, ce juge, dis-je, qui
sait également faire justice et miséricorde? Que peut-il faire de plus
convenable, que d'exaucer leurs voeux, de faire justice à l'une, et d'user de
miséricorde envers l'autre? Le juif demande d'être jugé, on le jugera. Mais les
Gentils honoreront Dieu à cause de sa miséricorde. Or le jugement est, que ceux
qui méprisent la justice miséricordieuse de Dieu, et veulent établir la leur
qui accuse et condamne plutôt qu'elle ne justifie, sont laissés à leur propre
justice pour en être plutôt opprimés que justifiés.
2. Car la loi, qui n'a jamais rendu personne
parfait, a un joug que ni eus, ni leurs pères, n'ont jamais pu porter. Mais la Synagogue
est forte, elle ne veut pas de fardeau léger, ni d'un joug agréable. Elle se
porte bien, elle n'a besoin ni du médecin, ni de l'onction du Saint-Esprit.
Elle se confie en la loi, que la loi la délivre si elle le peut. La loi n'a pas
été donnée pour rendre la vie, loin de là, elle donne même la mort. Car la
lettre tue (II. Cor. III, 6), selon l'Apôtre. «C'est pourquoi, dit
Jésus-Christ, je vous en avertis, vous mourrez dans vos péchés (Jean VIII, 24).
» C'est donc là, ô Synagogue, le jugement que vous demandez! Aveugle et
opiniâtre, vous voilà abandonnée à votre erreur, jusqu'à ce que la plénitude
des nations que vous méprisez par orgueil, et rejetez par envie, entre et
connaisse aussi le Dieu qui est dans la Judée et son nom qui est grand et illustre
dans Israël. Tel est le jugement, que Jésus-Christ est venu rendre dans le
monde, afin que ceux qui ne voient pas, voient, et que ceux qui voient,
deviennent aveugles (Jean IX, 39). Néanmoins ce jugement n'a lieu qu'en partie.
Car le Seigneur ne rejettera pas entièrement son peuple (Psaume XCIII, 14), il
se réserve les Apôtres, comme une semence et cette multitude de fidèles qui
n'étaient qu'un cœur et qu'une âme. Il ne le rejettera pas même jusqu'à la fin,
mais il en sauvera les restes. Car il recueillera de nouveau Israël son
serviteur, et se souviendra de sa miséricorde; en sorte que sa miséricorde
n'abandonnera pas le jugement, en ceux même en qui elle ne trouve maintenant
aucun lieu. Autrement si Dieu les traitait selon leurs mérites, il jugerait sans
miséricorde ceux qui ne font pas miséricorde. Car la Judée a en abondance
l'huile de la connaissance de Dieu, mais, comme une avare, elle la retient en
elle, comme dans un vase. Je lui en demande, et elle n'a pas piété de moi, elle
ne veut pas m’en prêter. Elle veut posséder toute seule le culte de Dieu, sa
connaissance et son nom illustre; et cela, non parce qu'elle est jalouse de son
bonheur, mais parce qu'elle est envieuse du mien.
3. Rendez-moi donc justice, Seigneur, que votre
nom déjà si glorieux, soit encore glorifié davantage et que votre huile divine
se multiplie de plus en plus. Qu'elle croisse, qu'elle déborde, qu'elle se
répande et coule parmi les nations, et que toute chair ait part au salut qui
vient de Dieu. Pourquoi donc, ainsi que le juif ingrat le prétend, toute
l'onction salutaire demeurerait-elle sur la barbe d'Aaron? elle n'est pas pour
la barbe, mais pour la tête. Or la tête n'appartient pas seulement à la barbe,
elle appartient à tout le corps. Que ce soit la première qui la reçoive, à la
bonne heure, mais que ce ne soit pas la seule. Qu'elle laisse couler ensuite
sur les membres inférieurs ce qu'elle a reçu d'en haut. Que cette liqueur
céleste descende et coule sur les seins sacrées de l'Église. Elle en est trop
altérée pour dédaigner de recevoir ce qui tombe de cette barbe mystique. Et,
toute trempée de la rosée de la, grâce, loin de se montrer ingrate, qu'elle
dise: « Votre nom est une huile répandue (Cantique I, 2). » Que cette huile
déborde encore, je vous prie, et qu'elle descende jusqu'au bas du vêtement,
c'est-à-dire, qu'elle vienne jusqu'à moi, qui suis le dernier et le plus
indigne de tous, quoique je ne laisse pas d'appartenir à ce vêtement. Je
demande avec instance qu'elle s'épanche sur moi, des seins de ma sainte mère,
parce que j'ai droit de le faire, car je suis un de ses petits enfants en
Jésus-Christ. Si quelqu'un conçoit de la jalousie de cette libéralité et en
murmure, Seigneur, répondez pour moi, s'il vous plaît. Rendez un arrêt, en ma
faveur, qui parte de votre bouche adorable, non du sourcil d'Israël. Ou plutôt
répondez pour vous-même, et dites à ce calomniateur, car c'est de vous qu'il
médit quand il vous reproche de faire vos largesses gratuitement, dites-lui
donc, s'il vous plaît: «Je veux que celui-ci, quoique le dernier, ait autant
que vous (Matth. XX, 14). » Cela déplaît au Pharisien. Pourquoi murmurez-vous,
ô Pharisien? Mon droit c'est la volonté du juge. N'est-il pas aussi juste pour
discerner les mérites qu'il est riche pour les récompenser? Ne lui est-il pas
permis de faire ce qu'il veut? Il me fait miséricorde, j'en conviens, mais il
ne vous fait pas d'injustice. Prenez ce qui vous appartient et allez-vous-en.
S'il a résolu de me sauver aussi, qu'y perdez-vous(Psaume LXIII, 4)?
4. Exagérez vos mérites tant qu'il vous plaira,
relevez vos travaux, la miséricorde du Seigneur vaut mieux que toute vie. Je
l'avoue, je n'ai par porté le poids du jour et de la chaleur, mais je porte un
joug aisé, et lin fardeau léger, selon le bon plaisir du père de famille. A peine
ai-je travaillé une heure, mais quand j'aurais travaillé davantage l'amour
m'aurait empêché de m'en apercevoir. Que le juif se confie en ses propres
forces tant qu'il lui plaira, pour moi tout mon soin est de savoir qu'elle est
la volonté du Seigneur, sa volonté, dis-je, pure, aimable, et juste. C'est par
elle que je répare les pertes d'oeuvres et de temps que j'ai faites. Le juif
croit, parce qu'il a fait une convention avec Dieu; et moi je crois, parce que
je me remets entièrement à son bon plaisir; oui, je crois, et je ne suis pas
trompé dans ma foi. Car la, vie se trouve dans sa volonté, comme dit le
prophète. C'est elle qui me réconcilie avec le père, qui me rend la succession
que j'avais dissipée, et pour comble de grâce, qui joint à cette extrême faveur
le plaisir de la mélodie agréable de concerts délicieux, et d'un festin
magnifique avec la joie et l'allégresse de toute sa famille. Si mon frère aîné
en conçoit de l'indignation, et s'il aime mieux manger dehors un chevreau avec
ses amis, qu'un veau gras avec moi dans la maison de notre père, on lui
répondra: « Il faut faire bonne chère, et nous réjouir, parce que mon fils que
vous voyez était mort, et il est ressuscité; il était perdu, et il est retrouvé
(Luc. XV, 32).» La Synagogue mange encore dehors avec ses amis les démons, qui
sont heureux de voir qu'elle est assez aveugle pour dévorer le chevreau du
péché, pour l'avaler, le faire passer et le cacher comme dans l'estomac
spirituel de sa paresse et de sa folie tandis que, dans son mépris pour la justice
de Dieu, et dans la pensée d'établir la sienne, elle dit qu'elle n'a pas de
péché, et qu'elle n'a pas besoin de la mort du veau gras attendu qu'elle se
croit nette et juste par les oeuvres de la loi. Mais l'Église, après avoir
déchiré le voile de la lettre qui tue, par la mort du Verbe crucifié, pénètre
hardiment par l'esprit de liberté qui lui fait jour, jusque dans ses
entrailles, s'y fait reconnaître, y gagne son affection; prend la place de sa
rivale; devient l'Épouse; elle jouit des embrassements qu'elle lui ravit;
l'huile de sa joie se fond et dégoutte de toute part, et, s'attachant à
Jésus-Christ Notre-Seigneur, à la chaleur de l'Esprit-Saint, elle reçoit, plus
que toutes celles qui participent à son bonheur, l'effet de cette parole: «
Votre nom est une huile répandue. » Faut-il s'étonner que celle qui embrasse
celui qui est plein d'onction s'en trouve remplie elle-même?
5. L'Église, mais l'Église des parfaits, se
repose donc au dedans. Néanmoins nous avons aussi quelque espérance. Couchons
dehors nous qui sommes moins parfaits, et soyons heureux de l'espoir qui nous
reste. Que l'Époux et l'Épouse cependant soient seuls au dedans; qu'ils
jouissent de leurs embrassements secrets et réciproques, sans être troublés par
aucun bruit des désirs charnels, ni par aucun tumulte des idées du corps. Mais
que la troupe des jeunes filles qui ne peuvent pas encore être exemptées de ces
inquiétudes, attende dehors. Qu'elles attendent avec confiance, sachant que
c'est pour elles qu'il est dit: « Les vierges qui sont à sa suite seront
amenées au roi, celles qui sont près d'elle et ses compagnes vous seront
amenées (Psaume XLIV, 15).» Et pour que chacune d'elles sache du nombre
desquelles elle est, j'appelle vierges celles qui, s'étant consacrées à
Jésus-Christ, avant que d'être souillées par les engagements du monde,
persévèrent constamment dans l'amour de celui à qui elles se sont dévouées
d'autant plus heureuses, qu'elles l'ont fait de meilleure heure. Et j'appelle
proches celles qui, après s'être honteusement prostituées aux princes du monde,
c'est-à-dire aux esprits impurs, par toutes sortes de voluptés criminelles,
rougissent enfin de ces désordres. se hâtent d'effacer la laideur et la
difformité qui leur venaient de leur conformité et de leur ressemblance avec le
monde, pour se revêtir de la beauté du nouvel homme; c'est ce qu'elles font
d'autant plus sincèrement qu'elles commencent plus tard à le faire. Que les
unes et les autres s'avancent toujours et ne se découragent ni ne s'abattent
pas quand même elles ne se sentiraient pas encore tout à fait en état de
pouvoir dire: « Votre nom est une huile répandue. Car les jeunes filles n'osent
pas parler elles-mêmes à l'Époux, cependant si elles suivent de près leur
maîtresse, et marchent soigneusement sur ses traces, elles auront le plaisir de
sentir l'odeur de cette huile parfumée et cela les animera encore davantage à
désirer, et à chercher quelque chose de plus excellent.
6. Il m'est arrivé souvent à moi-même, je
l'avoue sans peine, surtout au commencement de ma conversion, quand j'avais le
coeur dur et glacé, de chercher quelqu'un que mon âme aimât, parce qu'elle ne
pouvait pas aimer celui qu'elle n'avait pas encore trouvé, ou au moins elle
l'aimait moins qu'elle ne désirait, c'est pour cela même qu'elle le cherchait,
pour aimer davantage celui qu'elle n'aurait pourtant jamais cherché, si elle ne
l'eût d'abord aimé quelque peu auparavant. Je cherchais donc quelqu'un en qui
mon esprit engourdi et languissant se pût réchauffer et reposer, mais comme il
ne se présentait personne de quelque part que ce fût pour me secourir, et pour
fondre la glace qui arrêtait et paralysait toutes les puissances de mon âme, et
y faire revenir la douceur et la beauté d'un printemps spirituel, elle était
encore plus languissante, plus ennuyée et plus endormie que jamais; elle
tombait dans un chagrin, et dans une tristesse profonde, qui la jetait presque
dans le désespoir, elle disait en gémissant: « Qui pourra subsister devant la
rigueur d'un froid si rude et si pénétrant (Psaume CXLVII, 17)? » Lorsque tout
d'un coup, peut-être à la voix, où même à la vue d'un homme parfait et
spirituel, quelquefois au seul souvenir d'un mort ou d'un absent, l'Esprit
soufflait, tous mes glaçons se fondaient, et mes larmes étaient ma nourriture
le jour et la nuit. Qu'était-ce, sinon l'odeur qui s'exhalait de l'onction dont
ce saint était tout couvert? Car ce n'était pas l'onction même, puisqu'elle
n'arrivait jusqu'à moi que parle ministère d'un homme. Aussi, quoique ce don me
causât de la joie, je ne laissais pas d'être confus et humilié de voir que je
ne jouissais que d'une senteur fort légère, et que j'étais privé de l'huile et
de l'onction qui la produisait. En ayant seulement le plaisir de la sentir,
mais pas celui de la toucher, je connaissais par-là que j'étais indigne que
Dieu me communiquât ses douceurs immédiatement par lui-même. Et maintenant
encore lorsque cela m'arrive, je reçois avec ardeur ce présent qui m'est fait,
et je tâche d'en témoigner ma reconnaissance, mais je me sens touché d'un vif
déplaisir de ne l'avoir pas mérité par moi-même, ni reçu comme on dit de la
main à la main, ainsi que je l'avais instamment demandé. J'ai honte d'être plus
touché à la pensée d'un homme qu'à celle de Dieu, et alors je crie en
gémissant: « Quand viendrai je me présenter devant la fats de Dieu (Psaume XLI,
3)?» Je crois que quelques-uns d'entre vous ont éprouvé la même chose et
l'éprouvent encore quelquefois. Que faut-il penser de cela, sinon que Dieu le
permet ainsi, ou pour convaincre notre orgueil, ou pour conserver notre
humilité, ou pour entretenir la charité fraternelle, ou pour allumer davantage
nos désirs? Une même et unique nourriture sert de médecine à ceux qui sont
malades, et de régime à ceux qui sont languissants. Elle fortifie les faibles
et réjouit les forts. Une même et unique viande guérit les langueurs et
conserve la santé, nourrit le corps et est agréable au goût.
7. Mais revenons aux paroles de l'Épouse,
prêtons une oreille attentive à ce qu'elle dit, et goûtons ce qu'elle goûte.
L'Épouse, comme je l'ai dit, c'est l'Église. C'est à elle qu'il a été plus
pardonné et qui aime davantage. Ce que sa rivale lui dit à titre de reproche,
elle le tourne à son profit. C'est ce qui la rend plus douce pour les
réprimandes, plus patiente au travail, plus ardente à aimer, plus prudente à
veiller sur soi, plus humble par la connaissance de sa bassesse, plus aimable à
cause de sa modestie, plus prompte à obéir, plus dévote et plus soigneuse à
rendre grâces. Enfin, comme nous l'avons déjà dit, tandis que la Synagogue
murmure et rappelle ses mérites, ses travaux et le poids du jour et de la
chaleur qu'elle a enduré, l'Église, au contraire, raconte les bienfaits qu'elle
a reçus et s'écrie: « Votre nom est une huile répandue. »
8. C'est là le témoignage que rend Israël pour
célébrer le nom du Seigneur, non pas cet Israël qui est selon la chair, mais
celui qui est selon l'Esprit. Car, comment le premier pourrait-il tenir ce
langage. Ce n'est pas qu'il n'ait pas d'huile, mais c'est qu'il n'a pas de
l'huile qui soit répandue: Il en a, mais elle est cachée; il en a dans les
livres, mais non dans le coeur. Il s'attache à la lettre. Il touche de ses
mains un vase plein, mais fermé, il ne l'ouvre jamais pour se parfumer de la
liqueur qu'il contient. C'est au dedans, oui c'est au dedans qu'est l'onction
de l'Esprit: ouvrez-le, parfumez-vous-en, et alors vous ne serez plus rebelle
et opiniâtre. A quoi bon l'huile qui est dans des vases, si on n'en use pour se
frotter les membres? C'est de l'huile. Répandez-la, et vous sentirez sa triple
vertu. Mais si le Juif dédaigne ces choses, écoutez-les vous autres. Je veux
vous dire pourquoi le nom de l'Époux est comparé à l'huile, ce que je n'ai pas
encore fait. J'en trouve trois raisons. Mais comme il a plusieurs noms, parce
qu'on n'en sait pas qui lui soit propre puisqu'il est ineffable, il nous faut
d'abord invoquer le Saint Esprit, afin qu'il daigne nous découvrir par
lui-même, puisqu'il ne lui a pas plu de le déclarer par écrit, celui de tous
ceux qu'on lui donne qu'il veut qu'on entende ici. Mais remettons cela à une
autrefois. Car bien que j'aie ces choses toutes prêtes, et que vous ne soyez
pas las de m'entendre, ni moi de vous parler, néanmoins l'heure m'oblige à
finir. Retenez bien ce sur quoi j'ai attiré votre attention, afin qu'il ne soit
pas nécessaire d'y revenir demain, Voilà ce que je me propose, voici ce que
j'ai à vous expliquer, à savoir pourquoi le nom de l'Époux est comparé à
l'huile, et quel est ce nom parmi ceux qu'on lui donne. Et parce que je ne puis
riels dire de moi-même, prions afin que l'Époux lui-même nous le révèle par son
esprit, l'Époux, dis-je, qui est Jésus-Christ notre Seigneur, à qui soit
honneur et gloire dans les siècles des siècles.
Amen.
1. L'esprit de sagesse est plein de bonté (Sap.
I, 6), et n'a pas coutume de se rendre difficile à ceux qui l'invoquent,
puisque souvent, avant même qu'on l'appelle, il dit: Me voici. Ecoutez
maintenant ce qu'à votre prière, il daigne vous faire connaître par mon organe
sur le sujet que nous avons 'remis hier, à dessein, et recevez le fruit de vos
oraisons. Je vais vous apprendre quel nom est justement comparé à l'huile, et
pourquoi il lui est comparé. Vous pouvez remarquer plusieurs noms donnés à
l'Époux dans l'Ecriture, je les réduirai tous à deux seulement. Vous n'en
trouverez aucun, je le pense, qui n'exprime, ou la grâce de la bonté, ou la
puissance de la majesté. C'est ce que le Saint-Esprit déclare par la bouche de
celui qui est son plus ordinaire organe: « J'ai ouï ces deux choses. Dieu a une
souveraine puissance, et une souveraine miséricorde (Psaume LXI, 12). » C'est
donc de sa majesté que nous lisons: « Son nom est saint et terrible (Psaume CX,
9);» et de la Bonté: « Il n'y a pas d'autre nom sous le Ciel qui ait été donné
aux hommes pour les sauver (Act. IV, 12). » Mais les exemples rendront encore
cela plus chair. « Voici, dit le Prophète, le nom qu'ils lui donneront; le
Seigneur, notre justice (Hier. XXIII, 6).» C'est là un nom de puissance. Et
ailleurs: « Et il sera nommé Emmanuel (Isaïe VII, 14). » Il insinue aussi
lui-même, en parlant de soi, le nom qui marque sa bonté. « Vous m'appelez,
dit-il, Maître et Seigneur (Jean XI, 13). » Le premier est un nom de grâce, et
le second de majesté. Car ce n'est pas une moindre faveur de communiquer la
science à l'âme, que de donner l'a nourriture au corps. Le Prophète dit encore:
« On le nommera Admirable, Conseiller, Dieu, Fort, Père du siècle à venir,
Prince de la paix (Isaïe IX, 6). » Le premier, le troisième et le quatrième de
ces noms marquent la majesté, et les autres la bonté. Quel est donc celui
d'entre eux, qui est comme de l'huile répandue? Il est certain qu'il se fait
une espèce d'écoulement du nom de sa majesté et de la puissance, dans celui de
la bonté et de la grâce, et que ce dernier se répand abondamment par
Jésus-Christ notre sauveur. Le nom de Dieu, par exemple, ne passe et ne se
confond-il pas en cet autre, pieu avec nous, c'est-à-dire en celui d'Emmanuel?
Ainsi en est-il de celui d'Admirable, qui se fond en celui de Conseiller; de
ceux de Dieu, et de Fort, en ceux de Père du siècle à venir et de Prince de la
pais. Celui de, le Seigneur qui était notre justice, en celui de Seigneur de
miséricorde et de bonté. Je ne dis rien de nouveau, puisqu'autrefois Abram a
aussi été changé en Abraham, Saraï en Sara, pour figurer et célébrer dès lors
le mystère de cette salutaire effusion.
2. Où est maintenant cette vois de tonnerre, qui
se faisait si souvent entendre aux anciens, et qui les remplissait d'épouvante;
«Je suis le Seigneur, je suis le Seigneur (Exod. XX, 2)? » Au lieu de cela on
m'apprend une prière qui, commençant par le nom si doux de père, me donne la
confiance que les demandes qui suivent seront exaucées. Ceux qui étaient
esclaves sont appelés amis (Jean XV, 14), et la résurrection n'est pas
seulement annoncée aux disciples, mais aussi aux frères (Matth. XXVIII, 10).
Mais cette effusion de noms ne s'est faite que lorsque la plénitude des temps est
arrivée, alors que Dieu accomplit ce qu'il avait promis par le prophète Joël,
et fit une effusion de son esprit sur toute chair (Joël. II, 28). Nous lisons
que quelque chose de pareil s'est passé autrefois parmi les Hébreux. Je crois
que vous me prévenez, et savez déjà ce que je veux dire. Car quelle fut la
première réponse qui fut faite à Moïse lorsqu'il demanda qui lui parlait? « Je
suis celui qui est, et celui qui est m'a envoyé vers vous (Exod. III, 14). » Je
ne sais si Moïse lui-même l'aurait entendu s'il n'y eût pas eu de transfusion
de ce nom; mais il s'en est fait une, et on l'a entendu, il ne s'en est pas
seulement fait une transfusion, mais une effusion. Car l'infusion en était déjà
faite. Les cieux le possédaient déjà. Il était déjà connu des anges, niais il
s'est répandu au dehors, et ce nom qui était tellement infus dans les anges,
qu'il leur était même devenu propre, s'est répandu dans les hommes, en sorte
que dés lors on aurait entendu non sans raison ce cri de joie monter de la
terre: «Votre nom est une huile répandue, » si l'opiniâtreté détestable d'un
peuple ingrat ne s'y fût opposée. Car il dit: « Je suis le Dieu d'Abraham, le
Dieu d'Isaac, et le Dieu de Jacob (Exod. III, 6). »
3. Accourez, nations, le salut est en vos mains.
Un nom est répandu; et quiconque l'invoquera sera sauvé. Le Dieu des anges
s'appelle aussi le Dieu des hommes. Il a répandu de l'huile sur Jacob, et elle
est tombée sur Israël. Dites à vos frères, « Donnez-nous de votre huile. »
S'ils ne veulent pas, priez le Seigneur de cette huile de vous en envoyer
aussi. Dites-lui: Délivrez-nous de l'opprobre où nous sommes tombés. Ne
permettez pas, je vous prie, qu'une langue mauvaise insulte votre bien-aimée,
qu'il vous a plu d'appeler des extrémités de la terre, avec d'autant plus de
bonté qu'elle en était moins digne. Est-il raisonnable qu'un méchant serviteur
chasse ceux qu'un si bon père de famille a conviés? « Je suis, dit-il, le Dieu
d'Abraham, le Dieu d'Isaac, et le Dieu de Jacob (Exod. III, 6). » Quoi, est-ce
là tout? Répandez, répandez, ouvrez encore votre main, et comblez toutes sortes
d'animaux de votre bénédiction, qu'ils viennent d'Orient et d'Occident, et
s'asseyent dans le royaume des cieux avec Abraham, Isaac, et Jacob (Matt. VIII,
11). Que les tribus, oui, que les tribus du Seigneur viennent, qu'elles
viennent, je le répète, et qu'elles donnent occasion à Israël de célébrer le
nom du Seigneur (Psaume CXXI, 4). Qu'elles viennent et se reposent; qu'elles
fassent des banquets magnifiques, et soient ravies de joie; et qu'on n'entende
de toutes parts qu'une voix d'allégresse et de louange, comme de personnes qui
sont au milieu d'un grand festin, et qu'elles disent:«Votre nom est une huile
répandue. » Je suis sûr d'une chose; c'est que si nous avons pour célestes
portiers Philippe et André, nous ne souffrirons pas de refus. Qui que ce soit
de vous qui; demande de l'huile; qui que ce soit qui veuille voir Jésus,
Philippe dira aussitôt à André, et André et Philippe ensemble le diront à
Jésus. Mais que dira Jésus? Sans doute ce qu'il a déjà dit: » Si le grain de
froment, tombant en terre, ne meurt, il demeure seul. Mais s'il meurt il
apporte beaucoup de fruits (Jean XCI, 24). » Que ce grain meure donc, et qu'il
en naisse une moisson de gentils. Il faut que Jésus souffre et qu'il
ressuscite, et qu'on prêche en son nom la pénitence et la rémission. des
péchés, non-seulement dans la Judée, mais dans toutes les nations, afin que, à
ce seul nom qui est Christ, des millions de fidèles soient appelés chrétiens,
et disent: « Votre nom est une huile répandue. »
4. Car je reconnais le nom que j'ai lu dans
Isaïe: « Il appellera, dit-il, ses serviteurs d'un autre nom, et celui qui est
béni sur la terre dans ce nom, sera béni dans le Seigneur. Ainsi soit-il (Isaïe
LXV, 15). » O nom béni! ô huile répandue partout! Mais jusqu'où se répand-elle?
Elle se répand du ciel dans la Judée, de la Judée par toute la terre, et de
toute la terre l'Église crie: « Votre nom est une huile répandue. » Oui, c'est
bien répandue qu'il faut dire, puisqu'elle couvre non seulement le ciel et la
terre, mais pénètre même jusqu'aux enfers; « En sorte qu'au nom adorable de
Jésus, tout fléchit le genou, les puissances du ciel, de la terre, et des
enfers, et toute langue le célèbre, et dit (Philipp. II, 10): » votre nom est
une huile répandue. Voilà Christ, voilà Jésus. Il s'est fait une effusion sur
les hommes, sur les hommes, dis-je, qui comme des bêtes s'étaient souillés et
corrompus dans leur fumier. C'est ainsi que Dieu sauve les hommes et les bêtes,
comme dit le Prophète, et multiplie les effets de sa miséricorde. Que ce nom
est cher et qu'il est vil en même temps ! Il est vil, mais il est salutaire.
S'il n'était pas vil, on ne le répandrait pas sur moi. S'il n'était pas
salutaire, il ne me gagnerait pas. Je participe à ce nom, et je participe à
l'hérédité céleste. Je suis chrétien, et frère de Jésus-Christ. Si je suis ce
que je dis là, je suis par conséquent héritier de Dieu, et cohéritier de
Jésus-Christ. Mais pourquoi s'étonner que le nom de l'Époux soit répandu, puisque
l'Époux même l'est aussi? Car il s'est anéanti lui-même en prenant la figure
d'un esclave (Rom. VIII, 17), et de plus il dit: «Je suis répandu comme de
l'eau (Psaume XXI, 12). » La plénitude de la divinité s'est répandue en
habitant corporellement sur la terre, afin que nous tous qui portons un corps
de mort, nous participassions à cette plénitude, et qu'étant remplis d'une
odeur de vie, nous pussions dire: Votre nom est une huile répandue. Je viens de
dire quel est ce nom répandu, de quelle façon et pourquoi il a été répandu.
5. Mais pourquoi est-ce une huile? C'est ce que
je n'ai pas encore expliqué. J'avais commencé à le faire dans le discours
précédent, mais il s'est présenté tout à coup une autre chose, qu'il m'a semblé
à propos de dire auparavant, encore ai-je différé à en parler plus longtemps
que je ne pensais. Je n'en vois pas d'autre cause que celle-ci c'est que la
Sagesse qui est la femme forte, a mis la main à la quenouille, et ses doigts
ont tourné le fuseau (Prov. XXXI, 19). Car de peu de lainé ou de lin elle sait
faire beaucoup de fil et de toile, et ainsi donner deux vêtements à ses
domestiques. Il y a sans doute de la ressemblance entre l'huile et le nom de
l'Époux, et ce n'est pas sans raison que le Saint-Esprit a comparé l'une à l'autre.
Je ne sais si vous en savez de meilleure raison que moi, mais pour moi je crois
que c'est parce que l'huile a trois qualités, elle éclaire, elle nourrit, et
elle oint. Elle entretient le feu; elle nourrit la chair; elle apaise la
douleur. C'est une lumière, une nourriture et un remède. Voyons si on ne peut
pas en dire autant du nom de l'Époux. Il éclaire lorsqu'on le publie; il
nourrit quand on le rumine, il oint et adoucit les maux, lorsqu'on l'invoque.
Examinons chacune de ces qualités en particulier.
6. D'où pensez-vous qu'une si grande et si
soudaine lumière de la foi ait éclaté dans le monde, sinon de la prédication du
nom de Jésus? N'est-ce point parla lumière de ce nom sacré que Dieu nous a appelés
à la jouissance de ses lumières admirables, et quand nous en avons été
éclairés, quand nous avons vu la lumière par cette autre lumière, saint Paul a
pu nous dire: « Vous avez été ténèbres autrefois, mais à présent vous êtes
lumière dans le Seigneur (Ephes. V, 8) ». Enfin c'est ce nom que le même apôtre
reçut ordre de porter devant les rois, les nations et les enfants d'Israël
(Act. IX, 15), et il le portait comme un flambeau dont il éclairait son pays,
en criant partout: « La nuit a précédé, mais le jour est enfin venu;
dépouillons-nous donc des oeuvres de ténèbres, et revêtons-nous des armes de
lumière, et vivons dans l'honnêteté et la bienséance, comme marchant en plein
jour (Rom. XIII, 12). » Il montrait à tout le monde la lampe dans le chandelier,
annonçant Jésus en tous lieux, et Jésus crucifié. Combien cette lumière
a-t-elle été resplendissante, et combien a-t-elle ébloui les yeux de ceux qui
la regardaient, lorsque, sortant comme un éclair de la bouche de Pierre, elle
affermit les jambes et les pieds d'un boiteux, et rendit la vue à plusieurs
aveugles spirituels? Ne fit-il pas la lumière, lorsqu'il dit: « Au nom de
Jésus-Christ de Nazareth, levez-vous et marchez (Act. III, 6)? » Mais le nom de
Jésus n'est pas seulement une lumière, c'est encore une nourriture. Ne vous
sentez-vous pas fortifiés, toutes les fois que vous vous le rappelez? Qu'y
a-t-il qui nourrisse autant l'esprit de celui qui y pense? Qu'est-ce qui
davantage répare les forces épuisées; rend les vertus plus mâles; fomente les
bonnes et louables habitudes; et entretient les inclinations chastes et
honnêtes? Toute nourriture de l'âme est sèche, si elle n'est arrosée de cette
huile; elle est insipide si elle n'est assaisonnée de ce sel. Un livre n'a pas
de goût pour moi, si je n'y trouve (a) le nom de Jésus. Une conférence, un
entretien ne me plait pas si l'on n'y parle pas de Jésus. Jésus est du miel à
la bouche, une mélodie aux oreilles, un chant d'allégresse au coeur. Mais il
est encore un remède. Êtes-vous triste? Que Jésus vienne dans votre coeur,
passe de là à votre bouche; ce nom admirable n'est pas sitôt prononcé, qu'il se
produit une lumière resplendissante qui chasse les ennuis et ramène le calme et
la sérénité. Quelqu'un tombe-t-il dans un crime? court-il à la mort dans son désespoir?
Qu'il invoque ce nom de Vie, il commence aussitôt à respirer et à revivre.
Devant ce nom salutaire, qui a jamais persisté dans son endurcissement, dans sa
paresse, dans son animosité, ou dans sa langueur? Qui n'a pas vu la source de
ses larmes desséchée, couler de nouveau avec plus d'abondance et de douceur,
dès qu'il a invoqué Jésus? Saisi de frayeur et palpitant de crainte au milieu
des périls, qui n'a pas senti ses appréhensions s'évanouir, et la confiance lui
revenir dès l'instant qu'il a invoqué ce nom plein de force et de générosité?
Quel est l'homme, dont l'esprit flottant et irrésolu n'a pas été fixé aussitôt
par l'invocation de ce nom, qui porte la clarté et la lumière dans l'âme?
Enfin, quel est celui, qui, se sentant découragé par l'adversité, et prêt à
succomber, n'a pas repris une nouvelle vigueur au seul son de ce nom
secourable? ce sont là les langueurs et les maladies de l'âme, et il en est le
remède. On peut justifier ce que je dis par ces paroles: «Invoquez-moi, dit-il,
au jour de votre affliction, et je vous délivrerai, et vous m'honorerez (Psaume
XLVI, 15). » Il n'y a rien qui soit plus propre à arrêter l'impétuosité de la
colère, à abaisser l'enflure de l'orgueil, à guérir les plaies de l'envie, à
retenir les débordements de l'impureté, à éteindre le feu de la convoitise, à
apaiser la soif de l'avarice et à bannir tous les désirs honteux et déréglés,
car lorsque je nomme Jésus, non-seulement je me représente un homme doux et
humble de coeur, bon, sobre, chaste, miséricordieux, orné enfin de toutes
sortes de vertus, et je me le représente encore comme Dieu tout-puissant, qui
me guérit par son exemple, et me fortifie par son secours. Voilà ce que me dit
le nom de Jésus. Ainsi, en tant qu'homme, il me donne un exemple à imiter, et,
en tant que tout-puissant, il est pour moi un secours qui m'assiste: je me sers
de ses exemples comme d'herbes médicinales, et du secours comme d'un instrument
pour les préparer; et je fais une sorte de composé, tel qu'aucun médecin n'en
peut faire de semblable.
7. O mon âme, vous avez un antidote excellent
caché dans le vase du nom de Jésus, un antidote salutaire, un remède efficace
et souverain contre toutes vos maladies. Ayez-le toujours dans votre sein, ayez
le toujours sous la main, afin que toutes vos affections et toutes vos actions
soient dirigées vers Jésus. Vous y êtes même invitée par ces paroles: «
Mettez-moi, dit-il, comme un cachet sur votre coeur; comme un cachet sur votre
bras (Cantique VIII, 6). » Mais nous expliquerons ce pointsage ailleurs. Maintenant
vous avez un remède pour votre bras et pour votre cœur. Vous avez, dis-je, dans
le nom de Jésus, de quoi vous corriger de vos mauvaises actions, ou
perfectionner celles qui sont défectueuses; de même que vous avez de quoi
préserver vos affections de la corruption, ou de quoi les guérir si elles se
corrompent.
(a) Saint Augustin rapporte la même chose de lui-même
dans ses confessions, livre III, chapitre IV, au sujet de la lecture d'un livre
de Hortensius. Il n'y avait qu'une chose dans tout ce beau langage qui me
faisait peine c'est que le nom de Jésus-Christ ne s’y trouvait pas; or tout
écrit où ce nom fait défaut; quelque bien écrit, soigné et véridique qu'il
sait, ne saurait me ravir tout entier.
8. La Judée a eu aussi quelques Jésus, mais c'est
en vain qu'elle se vante de leurs noms, puisqu'ils n'ont aucune vertu. Car ils
n'éclairent pas, ils ne nourrissent pas, ils ne guérissent pas. Voilà pourquoi
jusqu'à cette heure, la Synagogue a toujours été dans les ténèbres, languissant
de faim et tombant de faiblesse. Et elle ne sera pas guérie ni rassasiée
jusqu'à ce qu'elle sache que mon Jésus est le dominateur souverain de Jacob et
de toute la terre, qu'elle se convertisse enfin, qu'elle souffre une faim
pareille à celle des chiens affamés, et qu'elle tourne à l'entour de la ville.
Ces Jésus ont été envoyés comme Elisée envoya son bâton devant lui pour
ressusciter un mort (IV, Rois IV, 29). Ils n'ont pu expliquer leurs noms, qui
étaient vides et privés de vertu. Le bâton fut mis sur le mort, et le mort
n'avait ni voix ni sentiment, parce que ce n'était qu'un bâton. Celui qui
l'avait envoyé, est descendu lui-même, et aussitôt il a sauvé son peuple et l'a
purifié de ses péchés, témoignant qu'il était véritablement ce qu'on disait de
lui: « Qui est celui-ci qui même remet les péchés (Luc. VII, 29). » C'est sans
doute celui qui dit: Je suis le salut du peuple. Voilà la voix, voilà le
sentiment qui est revenu, et il est visible qu'il ne porte pas comme les autres
un nom vain et stérile. On sent la vie répandue dans l'âme, et l'on ne tait pas
un si grand bienfait. Le sentiment est au dedans, et la voix au dehors. Je suis
touché de componction, et j'en rends des actions de grâces, et ces actions de
grâces sont une marque de la vie que j'ai recouvrée. « Car un mort ne rend pas
plus grâces que celui qui n'est pas (Eccle. XVII, 26). » Voilà la vie, voilà le
sentiment. Je suis parfaitement ressuscité; ma résurrection est entière. Quand
le corps est-il mort, n'est-ce point lorsqu'il est privé de sentiment et de vie
2 Le péché qui est la mort de l'âme ne m'avait laissé ni le sentiment de la
componction, ni la voix de l'action de grâces, et j'étais mort. Celui qui remet
les péchés vient, me rend l'un et l'autre; et dit à mon âme: « Je suis votre
salut (Psaume XXXIV, 3). » Quelle merveille que la mort cède la place à la vie
qui descend du ciel? La foi intérieure justifie, et la confession extérieure
salive (Rom. X, 10). L'enfant bâille, il bâille même sept fois (IV. Rois IV,
35), et dit: Sept fois le jour j'ai chanté vos louanges, Seigneur (Psaume
CXVIII, 164). Considérez ce nombre de sept. C'est un nombre sacré, il n'est pas
sans mystère. Mais il vaut mieux que nous réservions ceci pour un autre
discours, afin que nous nous approchions avec grand faim, non avec dégoût, de
ces mets si excellents auxquels nous invite l'Époux de l'Église, notre Seigneur
Jésus-Christ, qui étant Dieu est élevé au dessus de toutes choses, et béni dans
tous les siècles des siècles.
Amen.
1. Que veut donc dire ce nombre sept? Car je ne
crois pas qu'il y en. ait d'assez simples parmi nous pour s'imaginer que ces
sept fois que l'enfant a bâillé ne signifient rien, et que ce nombre est
fortuit. Je ne crois pas même que ce fut sans mystère que le prophète Élisée se
coucha sur l'enfant mort, se rapetissa à la mesure de son corps, mit la bouche
sur sa bouche, les yeux sur ses yeux, et les mains sur ses mains (VI. Rois IV,
34). Le Saint-Esprit a voulu que toutes choses arrivassent de cette sorte, et
qu'on les écrivît aussi de même, pour l'instruction sans doute de ces esprits
que la société malheureuse de leurs corps tout pleins de corruption a séduits,
et que la folle sagesse du monde a rendus insensés. Car le corps qui se
corrompt appesantit l'âme, et cette demeure de terre et de boue abat l'esprit
qui veut s'élever par la sublimité de ses pensées (Sap. VI, 15). Que personne
ne s'étonne donc et ne se fâche si je recherche avec curiosité à découvrir ces
choses, qui sont comme les trésors du Saint Esprit. C'est en cela que consiste
la véritable vie, et mon esprit n'en a pas d'autre que de semblables mystères.
Quant à ceux qui me préviennent déjà par leur vivacité, et qui dans toute sorte
de discours demandent la fin, avant presque d'avoir ouï le commencement, qu'ils
sachent que je me dois aussi aux plus lents,. et même que je me dois encore
plus à eux qu'aux autres. D'ailleurs j'ai beaucoup moins à coeur d'expliquer
les paroles que je propose que de toucher les murs. Il faut que je puise l'eau,
et que je la donne à boire, ce qui ne se fait pas en parcourant les choses à la
hâte, mais en les traitant avec exactitude et en y revenant souvent. Il est
vrai que je ne pensais pas moi-même que l’examen de ces mystères nous dût retenir
si longtemps. Je croyais, je le confessé, qu'un seul sermon suffirait pour
cela, que nous passerions aisément cette forêt sombre et ombreuse d'allégories,
et qu'en un jour nous pourrions arriver aux plaines agréables des sens moraux.
Mais il en a été autrement. Nous avons déjà marché deux jours, et il reste
encore du chemin à faire. L'oeil, de loin, parcourait en un moment le faite des
rameaux, et les sommets des montagnes, mais il ne voyait pas la vaste
profondeur des vallées, et l'épaisseur des buissons et des taillis. Pouvais-je
prévoir, par exemple, que, en parlant de la vocation des Gentils, et de
l'exclusion des Juifs, le miracle d'Élisée viendrait se présenter tout-à-coup à
ma pensée? Mais puisqu'il en est arrivé ainsi, arrêtons-nous-y un peu. Nous
reprendrons ensuite le sujet que nous avons quitté. Aussi bien celui-ci n'est
pas moins que l'autre la nourriture des âmes. Ne voyons-nous pas qu'il arrive
souvent aux chiens et aux chasseurs de laisser la bête qu'ils poursuivaient,
pour courir après une autre qui s'offre inopinément.
2. C'est une chose quine me donne pas peu de
confiance, de voir que ce grand prophète, puissant en oeuvres et en paroles,
descendu des cieux comme d'une haute montagne, ait daigné me visiter, moi qui
ne suis que cendre et poussière; a eu compassion de moi lorsque j'étais mort,
s'est couché sur moi, s'est rapetissé, s'est proportionné à ma petitesse, a
éclairé mes yeux par la lumière des siens, a délié ma bouche muette par un
baiser de sa propre bouche, et fortifié, par son attouchement, mes mains
faibles et débiles. Je pense à ces seins, et je suis comblé d'une douceur
ineffable, mon coeur est rempli de joie, mon âme en reçoit une nouvelle
vigueur, et tout ce qu'il y a de plus intérieur en moi, en rend à Dieu des
actions de grâces infinies. Il a fait une fois ces choses par tout l'univers,
et chacun sent qu'il les fait encore tous les jours au dedans de soi. Chacun
sent qu'il donne à son coeur la lumière de l'intelligence, à sa bouche des
paroles d'édification, et à ses mains des oeuvres de justice. C'est lui qui
nous donne la grâce d'avoir de bonnes pensées, de les expliquer utilement, et
de les exécuter avec fidélité. C'est là ce lien à trois cordons difficile à
rompre et dont il se sert pour tirer les âmes de la prison du diable et pour
les attirer après soi dans le royaume des Cieux; il consiste en trois choses. à
avoir des sentiments purs, des discours utiles, et des sentiments et une vie
conformes à nos discours. Il a touché mes yeux avec les siens, en ornant le
front de l'homme intérieur des deux clairs flambeaux de la foi et de
l'intelligence. Il a uni sa bouche à la mienne, et imprimé ce signe de paix sur
un mort. Nous étions, en effet, pécheurs et morts à la justice, et il nous a
réconciliés avec Dieu. Il a appliqué sa bouche sur ma bouche, en soufflant de
nouveau sur mon visage, l'esprit de vie, mais d'une vie plus sainte qu'il
n'avait fait d'abord. Car la première fois il créa en moi une âme vivante, mais
la seconde, il y a formé un esprit vivifiant. Il a mis ses mains sur les
miennes, en me donnant l'exemple des bonnes oeuvres, et le modèle de
l'obéissance; ou du moins il a employé ses mains à des choses fortes, afin de
dresser mes mains au combat, et mes doigts à la guerre.
3. Et l'enfant, dit-il, bâilla sept fois. Il
suffisait pour l'éclat du miracle qu'il eût bâillé une seule fois. Mais cette
multiplicité, et ce nombre remarquable nous avertissent d'un mystère. Si vous
considérez ce grand corps de tout le genre humain qui était mort, vous
trouverez que l'Église, dès qu'elle a reçu la vie du Prophète qui s'est couché
sur elle, a bâillé sept fois, car elle a coutume de chanter les louanges de
Dieu sept fois le jour. Et si vous vous considérez vous même, vous reconnaîtrez
que vous vivez de la vie spirituelle, et que vous accomplissez ce nombre
mystérieux, si vous soumettez les cinq organes de la sensualité, aux deux
propriétés de la charité, et si, selon l'Apôtre, vous faites servir vos membres
à la justice, en ne les employant qu'à des usages saints, tandis que, auparavant,
vous les avez fait servir à l'iniquité; ou bien si, usant de vos cinq sens pour
le salut du prochain, vous ajoutez, pour achever le nombre de sept, ces deux
choses, louer Dieu de sa miséricorde et de sa justice.
4. J'ai encore sept autres bâillements, qui sont
sept expériences, sans lesquelles l'on ne petit pas être assuré qu'on ait
recouvré la vie. Quatre regardent le mouvement de la componction, et les trois
autres concernent le son extérieur de la confession. Si vous vivez, si vous
avez de la voix, si vous avez du sentiment, vous reconnaîtrez en vous ce que
je. viens de vous dire. Or sachez que vous avez recouvré le sentiment, si vous
sentez votre conscience vivement touchée de quatre sortes de componctions, je
veux dire d'une double pudeur, et d'une double crainte. Car là triple
confession dont nous parlerons ensuite, et qui achève le nombre sept, est un
'témoignage assuré d'une véritable résurrection. Le saint prophète Jérémie
n'observe-t-il pas aussi ce nombre dans ses lamentations. Et vous aussi, dans
celles que vous ferez pour vous-même, gardez cette forme qu'il vous a
prescrite, pensez que Dieu est votre créateur, votre bienfaiteur, votre Père,
votre Seigneur. Vous êtes criminel à l'égard de toutes ces qualités, pleurez
donc en pensant à chacune d'elles. Que votre crainte réponde à la première et à
la dernière, et la pudeur aux deux du milieu. On ne craint pas un père, parce
qu'il suffit d'être père pour n'être pas craint; car il est de la bonté d'un
père d'avoir toujours pitié de ses. enfants, et de leur pardonner; et lorsqu'il
frappe il se sert de la verge, non du bâton, et il guérit lui-même les plaies
qu'il a faites. Voici la voix d'un père, « je frapperai et je guérirai après
avoir frappé (Deut. XXXII, 39). » Vous n'avez donc rien à craindre de ce père,
puisque s'il frappe quelquefois c'est pour corriger, jamais pour se venger.
Mais lorsque je pense que j'ai offensé ce Père céleste, bien que je n'aie rien
à craindre, j'ai néanmoins sujet d'être touché de honte. Il m'a engendré
volontairement par la parole de la vérité, non par le plaisir d'une volupté,
comme celui qui m'a engendré selon la chair. De plus, il n'a pas épargné son
Fils unique pour moi qui suis de cette sorte. C'est ainsi qu'il m'a traité
véritable ment avec toute la tendresse d'un père, mais je n'ai pas agi envers
lui avec l'affection et la reconnaissance d'un fils. De quel front donc un si
mauvais fils peut-il lever les yeux sur un si bon Père? J'ai honte d'avoir fait
des choses si peu dignes de mon origine; j'ai honte d'être dégénéré d'un tel
Père. Mes yeux, versez des ruisseaux de larmes. Que mon visage soit couvert de
honte et de confusion, qu'il soit rempli d'obscurité et de ténèbres; que ma vie
s'éteigne, et que je passe le reste de mes jours dans les gémissements et dans
les larmes. O honte, hélas! quel fruit ai-je tiré des choses dont maintenant je
rougis? Si j'ai semé dans la chair (Gal. vt, 2), je ne recueillerai de la chair
que la corruption, et si c'est dans le monde, le monde passe avec ses
convoitises. (I Jean II, 13). Comment est-il possible que j'aie été si
malheureux et si insensé que de n'avoir pas rougi de préférer à l'amour et à
l'honneur que je devais à ce Père éternel, des biens caducs et vains, qui ne
sont rien, et qui se terminent à la mort? Je suis honteux et confus en
entendant ces paroles: « Si je suis Père, où est l'honneur qu'on me doit.
(Malach. I, 6). »
5. Mais quand il ne serait pas Père? ne m'a-t-il
pas comblé de bienfaits? Sans parler d'un nombre infini d'autres faveurs, il
produit tous les jours contre moi, pour témoins de mon ingratitude, la
nourriture de ce misérable corps, l'usage du temps, et par dessus tout, le sang
de son cher fils, dont la voix s'élève de la terre pour me confondre. J'ai
honte de cette extrême ingratitude, et pour comble de confusion, je suis encore
convaincu d'avoir rendu le mal pour le bien, et la haine pour l'amour. Je n'ai
rien à craindre, il est vrai, d'un bienfaiteur, non plus que d'un père. Car il
est véritablement libéral, il donne avec abondance, et ne reproche jamais ce
qu'il a donné. Il ne reproche pas ses dons, parce que ce sont vraiment des
dons, et qu'il ne vend pas ses faveurs, mais les donne. Et d'ailleurs ils sont
sans repentir. Mais plus j'ai des sentiments favorables de ses largesses, plus
je suis obligé d'en avoir de vils et méprisables de mon indignité. O mon âme,
rougis de honte, et sois accablée de douleur. Car s'il ne convient pas à sa
bonté et à sa magnificence de redemander, ou de reprocher ce qu'il a donné, il
convient encore moins à la bienséance et à l'honneur d'être ingrat et oublieux
de tant de bienfaits. Hélas! que rendrai-je au moins maintenant du Seigneur
pour tant de grâces que j'ai reçues de lui?
6. Mais si je ne suis pas touché de honte, que
je sois au moins saisi de crainte; et qu'elle vienne au secours de la honte.
Mettons un peu de côté les noms tendres de bienfaiteur et de père; et
tournons-nous vers d'autres plus austères. Car si nous lisons qu'il est le Père
des miséricordes et le Dieu de toute consolation (II. Cor. I, 3); nous lisons aussi,
qu'il est le Seigneur et le Dieu des vengeances (Psaume XCIII, 1); qu'il est un
juge juste et puissant (Psaume VII, 12); terrible dans la conduite qu'il tient
sur les enfants des hommes (Psaume LXV, 5); un Dieu jaloux. C'est pour vous
qu'il est père et bienfaiteur, c'est pour lui qu'il est Seigneur et Créateur.
(Exod. XX, 5). Car c'est pour lui qu'il a fait toutes choses, selon que
l'Écriture sainte nous le témoigna. Croyez-vous donc que celui qui défend et
conserve avec tant de soin ce qui est à vous, ne sera pas jaloux de ce qui est
à lui? Croyez-vous qu'il ne recherchera pas l'honneur du commandement et de la
souveraineté? L'impie a irrité Dieu contre lui, parce qu'il a dit en son cœur:
« Il ne recherchera pas (Psaume IX, 1). » Car, qu'est-ce que dire en son cœur,
ail ne recherchera pas, » sinon ne pas appréhender qu'il recherche? Mais il
recherchera jusqu au dernier denier; il fera une recherche très-exacte, et
punira rigoureusement les hommes vains et superbes. Il demandera le service à
celui qu'il a racheté; l'honneur et la gloire à celui qu'il a créé.
7. II dissimulera et pardonnera comme Père et
comme bienfaiteur, je le veux bien, mais non pas comme créateur et comme
seigneur. Et celui qui épargnera un fils, n'épargnera pas un mauvais serviteur,
l'Oeuvre de ses mains. Considérez combien c'est une chose terrible et pleine
d'horreur d'avoir méprisé votre créateur, et le créateur de tout le monde;
d'avoir offensé le Seigneur de majesté. La Majesté doit être redoutée; un
Seigneur doit être craint, mais principalement une telle majesté, un tel
seigneur. Car si les lois des hommes, condamnent au dernier supplice celui qui
se trouve coupable de lèse-majesté envers un homme, quelle sera la fin de ceux
qui méprisent la toute puissance d'un Dieu? S'il touche les montagnes, elles
sont embrasées (Psaume CXLIII, 5); et une vile poussière, qu'un léger souffle
peut disperser en un moment, sans espérances d'être jamais recueillie, ose
irriter une majesté si redoutable. Celui qu'il faut craindre, oui, je le
répète, celui qu'il faut craindre, c'est celui qui, après avoir tué le corps, a
le pouvoir de l'envoyer dans les flammes éternelles (Luc. XII, 5). Je redoute
l'enfer, je redoute le visage de mon juge que redoutent les anges même. Je
tremble à la seule pensée de la colère du Tout-Puissant, de la fureur qui
éclatera sur son visage, du bruit épouvantable que fera le monde en
s'écroulant, de l'embrasement de l'univers, d'une tempête si terrible, de la
voix de l'archange, et de sa parole pleine d'horreur et d'effroi. Je tremble en
songeant aux dents du dragon infernal, aux cachots affreux de l'enfer, aux
lions rugissants tout prêts à dévorer leur proie. Je redoute ce ver qui ronge,
ce feu qui brûle sans cesse, cette fumée, cette vapeur, ce souffre, ces
tourbillons de flammes, ces ténèbres extérieures. Qui mettra une fontaine dans
ma tète, et une source de larmes dans mes yeux, afin que, par mes pleurs, je
prévienne ces pleurs éternels, ces grincements de dents, ces liens, ces
entraves d'airain, ces chaînes pesantes, qui serrent, qui brûlent, et qui ne
consument pas? O ma mère, pourquoi. m'avez-vous engendré pour être un fils de
douleur, un fils d'amertume, d'indignation et de gémissements éternels?
Pourquoi m'avez-vous recueilli sur vos genoux? Pourquoi m'avez-vous allaité de
vos seins? puisque je ne suis né que pour brûler et pour servir d'aliment à un
feu qui ne s'éteindra jamais?
8. Celui qui est pénétré de ces mouvements a
sans doute recouvré le sentiment, et cette double crainte, accompagnée de cette
double pudeur, lui a déjà causé quatre bâillements. Il ajoutera les trois
autres qui restent par la voix de la confession; et alors on ne dira plus de
lui qu'il n'a ni voix ni sentiment; pourvu néanmoins que cette confession
procède d'un cœur humble, simple et fidèle. Confessez humble3, ment, purement
et fidèlement, tout ce qui vous donne des remords de conscience, et vous avez
accompli ce nombre mystérieux. Il y en a qui se glorifient lorsqu'ils ont mal
fait, et qui mettent leur joie en des choses détestables, c'est d'eux que le
Prophète parle, quand il dit «Ils ont publié leurs crimes comme Sodome (Isaïe
III, 9). » Mais ne parlons pas de ces personnes ici, ce sont des profanes; or
qu'avons-nous affaire de ceux du dehors?
9. Il nous est arrivé quelquefois d'entendre des
hommes même qui ont pris l'habit de la religion, et qui professent la vie
monastique, se vanter avec une extrême impudence de leurs fautes passées, comme
de s'être battus en duel, ou d'avoir surmonté leur adversaire dans quelque
dispute fameuse, et autres choses semblables que la vanité du monde estime et
prise beaucoup, mais qui sont très-nuisibles, très-pernicieuses, et
très-dangereuses pour le salut de l'âme. Ces discours témoignent qu'on a encore
l'esprit du monde; et l'humble habit que portent ces personnes n'est pas une
preuve du renouvellement de leur vie, mais un manteau dont ils couvrent leurs
anciens dérèglements. Quelques-uns racontent ces choses comme par un sentiment
de douleur et de regret, mais comme ils y recherchent intérieurement de la
gloire, ils n'effacent pas leurs crimes, ils se trompent seulement eux-mêmes.
Car on ne se moque pas de Dieu (Galat. VI, 7). Ils n'ont pas dépouillé le vieil
homme, mais ils le couvrent de nouveau. Cette confession ne découvre, ne chasse
pas le vieux levain, mais l'enracine davantage, selon ces paroles: « La
corruption s'est invétérée dans mes os, pendant que je crie tout le long du
jour (Psaume XXXI, 3). n J'ai honte de rapporter l'effronterie de quelques uns,
qui est telle, qu'ils ne rougissent pas de se vanter, et de se réjouir des
choses dont ils devraient pleurer: par exemple, que même depuis qu'ils ont reçu
le saint habit de la religion, ils ont surpris quelqu'un de leurs frères par
adresse, et l'ont trompé dans une telle rencontre, ou qu'ils ont bien relancé
une personne qui leur disait. des injures, c'est-à-dire, qu'ils ont rendu
fièrement le mal pour le mal, et injure pour injure.
10. Mais il y a une confession qui est d'autant
plus dangereuse, qu'elle cache sa vanité d'une manière plus subtile, lorsque
nous n'appréhendons pas de découvrir des fautes honteuses, non parce que nous
sommes humbles, mais afin qu'on croie que nous te sommes. On cherche la louange
dans l'humilité, ce n'est pas la vertu, mais le renversement de l'humilité.
Celui qui est vraiment humble; veut être estimé vil et abject, non pas humble.
Il se réjouit de ce qu'il est méprisé et n'est superbe qu'en ce seul pas qu'il
méprise les louanges. Quelle chose plus étrange et plus indigne que de faire
servir à l'orgueil la confession qui est la gardienne de l'humanité, et de
vouloir paraître meilleur par cela même qui nous fait paraître pires? 0 prodige
d'orgueil, de ne pouvoir être estimé saint, qu'en paraissant criminel! Mais
cette confession qui n'a que l'apparence non la vertu de l'humilité, bien loin
de mériter le pardon de nos fautes, attire la colère de Dieu sur nous (I. Rois
XV, 30). Que servit à Saül de confesser son péché quand il en fut repris par
Samuel? Sans doute cette confession était criminelle, puisqu'elle n'effaça pas
son crime, car comment le Maître de l'humilité, et celui qui a une inclination
naturelle à donner sa grâce aux humbles, pourrait-il rejeter une humble
confession? Certainement, il était impossible qu'il ne se fût laissé fléchir,
si ce roi eût eu dans le cœur l'humilité qu'il témoignait par ses paroles.
Voilà pourquoi j'ai dit que la confession doit être humble.
11. Il faut aussi qu'elle soit simple. Elle ne
doit pas excuser l'intention, si elle est coupable, sous prétexte qu'elle n'est
pas connue des hommes, ni amoindrir une faute qui est considérable, ni la
rejeter sur les conseils d'autrui; puisqu'on ne contraint personne malgré soi.
La première de ces confessions n'est pas une confession, mais une défense, elle
n'apaise pas la colère de Dieu, elle l'allume davantage. La seconde est une
marque d'ingratitude; car plus on croit qu'une faute est légère plus on diminue
la gloire de celui qui la remet. Ajoutez à cela qu'on accorde un bienfait
d'autant moins volontiers qu'on sait que celui qui le reçoit, en sera moins
reconnaissant, parce qu'il croit en avoir moins besoin. Celui-là donc se rend
indigne du pardon, qui diminue le pris de la grâce qu'on lui veut faire; c'est
ce que font tous ceux qui tâchent d'amoindrir leurs fautes par leurs paroles.
Pour la troisième, que l'exemple du premier homme serve à nous en détourner.
(Gen. III, 2). Car de ce qu'il n'obtint pas le pardon de son crime, bien qu'il
le confessât, ce fut sans doute parce qu'il y mêla celui de sa femme. C'est une
espèce d'excuse d'en accuser un autre, quand on nous reprend. Or David nous
apprend qu'il est non-seulement inutile, mais funeste de s'excuser, lorsqu'on
est repris (Psaume CXL, 4). Car il appelle ces excuses, des paroles de malice,
et prie et conjure Dieu de ne pas permettre qu'il y ait jamais recours. Et
certes il avait bien raison; puisque celui qui s'excuse pèche contre son âme,
en rejetant le remède de l'indulgence, et se ferme de sa propre bouche l'entrée
à la vie. Et quelle plus grande malice que de s'armer contre son propre salut,
et de se percer soi-même comme par le glaive de sa langue? Car pour qui peut
être bon celui qui est méchant pour soi-même (Eccli. XIV, 5).
12. Enfin la confession doit être fidèle,
c'est-à-dire pleine d'espérance, exempte de toute crainte de ne pas obtenir le
pardon de nos péchés, de peur que notre bouche ne nous condamne plutôt qu'elle
ne noirs justifie. Judas qui trahit notre Seigneur, et Caïn qui tua son frère,
confessèrent leur crime, mais ils se défièrent de la miséricorde de Dieu; l'un
en disant, u J'ai péché en livrant le sang du juste (Matth. XXVII, 4), » et
l'autre: a Mon iniquité est trop grande pour mé, riter qu'on me la remette
(Gen. IV, 13). » Cette confession était véritable, mais parce qu'elle était
infidèle, elle ne leur servit de rien. Voilà donc comment ces trois qualités de
la confession jointes aux quatre premières de la componction accomplissent le
nombre de sept.
13. Ainsi touché du repentir de vos fautes, les
ayant humblement confessées, et vous trouvant ainsi comme assuré d'avoir
recouvré la vie, vous devez aussi, je le pense, être certain que ce nom de
Jésus n'est pas inutile et infructueux, puisqu'il a pu et voulu opérer en vous
tant de merveilles, et que ce n'est pas en vain qu'il a suivi le bâton qu'il
avait envoyé devant lui. Il n'est pas venu inutilement parce qu'il n'est pas
venu vide. Et comment aurait-il été vide, lui en qui habitait la plénitude de
la divinité (Gal. IV, 4)? Car le Saint Esprit ne lui a pas été donné avec
mesure. Il est d'ailleurs venu dans la plénitude des temps, afin de faire voir
qu'il est plein en toutes façons. Oui, et bien plein certes, puisque le père
l'a sacré d'une huile de joie d'une manière beaucoup plus excellente que tous
ceux qui participent à sa gloire (Psaume XLIV, 8). Il l'a sacré et envoyé au
monde plein de grâce et de vérité. Il l'a sacré pour qu'il en sacrât d'autres.
Tous ceux qui ont mérité de recevoir de sa plénitude ont été sacrés par lui.
Aussi a-t-il dit a L'Esprit du Seigneur est sur moi, parce qu'il m'a oint: il
m'a envoyé pour annoncer d'heureuses nouvelles à ceux qui sont pacifiques, pour
guérir ceux qui ont le coeur contrit, pour prêcher la liberté aux captifs, la
délivrance aux prisonniers, et pour prédire le temps où le Seigneur se rendra
favorable (Isaïe LXI, 1). Il venait, comme vous voyez, verser une huile
salutaire sur mes plaies, et adoucir nos douleurs. C'est pourquoi il est venu
rempli de fonction divine, il est venu, dis-je, avec une douceur et une bonté
admirables, avec une miséricorde infinie envers tous ceux qui implorent gon
assistance. Il savait bien qu'il descendait du ciel vers des malades, et c'est
pour cela qu'il causé envers eux de toute (indulgence possible. Et parce qu'il
avait beaucoup de maladies à guérir, ce charitable et prévoyant médecin a aussi
eu soin d'apporter plusieurs remèdes. Il a apporté l'esprit de sagesse et
d'intelligence, l'esprit de conseil et de force, l'esprit de science et de
piété, et enfin l'esprit de la crainte du Seigneur.
14. Voyez-vous combien ce médecin a préparé de
fioles remplies de baumes célestes, pour guérir les plaies de ce misérable qui
est tombé entre les mains des voleurs? Il y en a sept qui sont propres sans
doute à exciter les sept bâillements dont nous avons parlé. Car l'esprit de vie
était dans ces fioles. C'est d'elles qu'il a versé de l'huile sur mes
blessures. Il y a aussi versé du vin, mais en moins grande quantité. Car mon
extrême langueur avait besoin que sa miséricorde s'élevât au-dessus de sa
justice, comme nous voyons l'huile monter au dessus du vin, quand on la verse
dessus. C'est pourquoi il a apporté cinq fioles d'huile, et deux seulement de
vin. Car il n'y a que la crainte et la force qui répondent au vin, au lieu que
les cinq autres qualités désignent assez l'huile par la douceur qui leur est
propre, c'est dans l'esprit de vigueur que, semblable à un homme puissant dont
le vin a augmenté les forces, il est descendu aux enfers, a brisé les portes
d'airain, et rompu les gonds de fer, a enchaîné le fort., et lui a ravi ses
captifs. Il n'en est pas moins descendu dans l'esprit de crainte, mais pour se
faire aussi craindre, non pas pour craindre lui-même.
15. O Sagesse ! avec quel art et qu'elle adresse
rendez-vous la santé à mon âme par le moyen de l'huile et du vin, mêlant ainsi
la force à la douceur et la douceur à la force ! Vous êtes fort pour moi, et
vous êtes doux envers moi. Vous atteignez d'une extrémité du monde à l'autre,
avec une force toute puissante, et vous disposez et ordonnez toutes choses avec
une douceur merveilleuse. Vous chassez mon ennemi, et vous soutenez ma
langueur. Guérissez-moi, Seigneur, et ma guérison sera parfaite;. je chanterai
des cantiques de louange en votre honneur, et je dirai: « Votre nom est une
huile répandue. » Je ne dis pas un vin répandu, car je ne veux pas que vous
entriez en jugement avec votre serviteur; mais une huile, parce que vous me
comblez de vos miséricordes et de vos grâces. Oui c'est une huile, car l'huile
nage au-dessus des autres liqueurs, et désigne clairement ce nom qui est au-dessus
de tout autre nom. O noria infiniment doux et agréable! Nom illustre, choisi
par dessus tous, rehaussé par dessus tous, relevé par dessus tous, dans les
siècles des siècles. C'est là véritablement cette huile qui rend le visage de
l'homme plus gai et plus serein, et qui oint la tête de celui qui jeûne, afin
qu'il ne sente pas l'huile du pécheur. C'est là le nom nouveau que la bouche du
Seigneur a prononcé (Isaïe LXII. 2), et qui lui a été donné par l'Ange avant
qu'il fût conçu dans les entrailles de la Vierge (Luc. II. 21). Non-seulement
le Juif, mais quiconque l'invoque, sera sauvé, tant il est répandu de toutes
parts. Le Père l'a donné au Fils, à l'Époux de l'Église, à notre Seigneur
Jésus-Christ, qui étant Dieu est au dessus de toutes choses, et béni dans tous
les siècles des siècles.
Amen.
1. Croyez-vous que nous nous soyons assez
avancés dans le sanctuaire de Dieu, en essayant de pénétrer un mystère
admirable; ou bien tenterons nous de suivre l'Esprit Saint plus intimement,
pour chercher ce qui reste à découvrir encore? Car cet esprit ne sonde pas
seulement le coeur et les reins des hommes, mais il pénètre même ce qu'il y a
de plus caché en Dieu. Je le suivrai avec assurance partout où il ira, soit
qu'il descende en nous, ou qu'il s'élève à des choses plus élevées. Qu'il garde
seulement notre coeur et notre intelligence, de peur que nous ne le croyions
présent lorsqu'il sera absent, et qu'ainsi nous nous égarions en suivant notre
propre sens au lieu de lui. Car il vient et s'en va selon qu'il lui plaît, et
il n'est facile à personne de savoir d'où il vient ni où il va (Jean III, 8).
Et pour ce qui est de cette connaissance, on peut ne la pas avoir sans courir
aucun risque pour son salut; mais quand vient-il, ou quand s'en va-t-il? c'est
ce qu'il est très-dangereux d'ignorer. Car lorsqu'on n'observe pas avec grand
soin la venue ou la retraite du Saint Esprit, il arrive qu'on ne le désire pas
lorsqu'il est absent, et qu'on ne le glorifie pas lorsqu'il est présent. En
effet, comme il ne se retire qu'afin qu'on le cherche avec plus d'ardeur,
comment peut-on le chercher si on ne sait pas qu'il est absent? Et au
contraire, quand il daigne revenir pour nous consoler, comment le recevra-t-on
d'une minière qui soit digne de sa majesté, si on ne sent pas même qu'il est
présent. L'âme donc qui ignore son éloignement est exposée à la séduction, et
celle qui n'observe pas son retour, ne témoignera pas sa reconnaissance pour
l'honneur qu'il lui fait en la visitant.
2. Autrefois, lorsque Élisée connut que le
départ de son maître était proche, il lui fit une prière, et n'obtint ce qu'il
demandait, comme vous savez, que sous la condition qu'il le vît au moment où il
serait enlevé d'auprès de lui. Cela leur arriva en figure, et fut écrit pour
nous. L'exemple de ce prophète nous enseigne et nous avertit d'être soigneux et
vigilants à foeuvre de notre salut, que le Saint Esprit opère sans cesse au
fond de notre âme par l'adresse et la douceur admirables de son art divin. Que
cette onction sacrée, qui instruit de toutes choses, ne se retire jamais de
nous sans que nous le sachions, si nous voulons n'être pas privés d'un double
présent. Qu'il ne nous surprenne jamais lorsqu'il viendra en nous, mais qu'il
nous trouve toujours les yeux levés en haut, et les bras ouverts pour recevoir
une abondante bénédiction du Seigneur. C'est ainsi qu'il désire que nous soyons,
c'est-à-dire, semblables à des serviteurs qui attendent que leur maître
retourne de la noce (Luc. XII, 36); lui qui ne revient jamais les mains vides
des délices ineffables de la table céleste. Il faut donc veiller, et veiller à
toute heure, parce que nous ne savons pas quand l'Esprit-Saint doit venir ou
s'en aller. Il va et vient, et celui qui, le possédant, est debout. ne peut
manquer de tomber lorsqu'il le quitte, mais il ne se fera pas de mal parce que
le Seigneur le soutient encore de sa main. Il ne cesse pas d'aller et de venir
ainsi dans ceux qui sont spirituels, ou plutôt, en les visitant dès le matin,
et se retirant tout-à-coup pour les éprouver. Car le juste tombe sept fois et
se relève autant de fois (Prov. XXIV, 16), si néanmoins il tombe durant le
jour, c'est-à-dire s'il se voit tomber et sait qu'il est tombé, et s'il désire
se relever, et cherche la main de celui qui le peut secourir, en s'écriant: «
Seigneur, lorsque vous l'avez voulu, vous m'avez donné une beauté et une force
extraordinaires; mais vous n'avez pas plus tôt détourné votre visage de dessus
moi, que je suis tombé dans la confusion et dans le trouble (Psaume XXIX, 8). »
3. Autre chose est de douter de la vérité, ce
qui arrive nécessairement lorsque l'Esprit ne souffle pas; autre chose de
goûter l'erreur, ce qu'on évite facilement, en reconnaissant son ignorance, en
sorte qu'on puisse dire aussi: « Si j'ai ignoré quelque chose, mon ignorance ne
m'est pas inconnue (Job. XIX, 4). » Ce mot est de Job, vous le reconnaissez?
L'ignorance est une mauvaise mère, qui a deux filles aussi mauvaises qu'elle,
la fausseté et le doute. Celle-là est plus misérable, et celle-ci plus digne de
compassion. L'une est plus pernicieuse, et l'autre plus incommode. Lorsque
l'esprit parle, l'une et l'autre se dissipent, laissent leur place à la vérité,
mais à une vérité très-certaine; car c'est l'esprit de vérité à qui la fausseté
est absolument contraire. C'est aussi l'esprit de sagesse, comme elle est la
lumière de la vie éternelle, et atteint partout, à cause de sa pureté, elle ne
souffre ni l'obscurité ni l'incertitude du doute. Lorsque cet esprit ne parle
pas, il faut bien se donner de garde, sinon de ce doute fâcheux, du moins de
cette fausseté exécrable. Car il y a bien de la différence entre n'être pas
tout à fait certain de ce qu'on doit croire, et assurer témérairement ce qu'on
ne sait pas. Q1; e cet esprit parle donc toujours, ce qui néanmoins ne dépend
nullement de notre volonté, ou lorsqu'il lui plaît de se taire, qu'il nous le
fasse connaître, et nous avertisse au moins de son silence, de peur que,
croyant faussement qu'il marche devant nous, nous ne suivions, au lieu de lui,
notre propre erreur par une mauvaise et dangereuse confiance. Et s'il tient
notre esprit en suspens, qu'il ne le laisse pas du moins tomber dans le
mensonge. Il y en a qui avancent une chose fausse en doutant, ceux-là ne
mentent pas; mais il y en a d'autres qui assurent une vérité qu'ils ne
connaissent pas, et ceux-là mentent. Car les premiers ne disent pas que ce qui
n'est pas, est, mais qu'ils croient que c'est, et ils, disent vrai, quand même
ce qu'ils croient ne serait pas; mais les derniers, quand ils assurent une
chose dont ils ne sont pas sûrs, mentent quand même ce qu'ils assurent serait
véritable.
4. Cela posé, pour servir de précaution à ceux
qui n'ont pas l'expérience de ces choses, je vais suivre cet esprit, qui, comme
je pense, marche devant moi. Néanmoins, je tâcherai d'y apporter la
circonspection dont j'ai parlé, et de pratiquer moi-même ce que j'ai enseigné, de
peur qu'on ne me dise: « Vous qui instruisez les autres, vous ne vous
instruisez pas vous-même (Rom. II, 24). » Il faut bien distinguer entre les
choses claires, et celles qui sont douteuses; car c'est un aussi grand mal de
révoquer les unes en doute, que d'assurer témérairement les autres. Il faut
espérer ce discernement de la conduite de l'Esprit Saint. Car nous sommes trop
faibles pour cela. Qui peut connaître, par exemple, si le jugement que nous
avons dit dans le troisième sermon avant celui-ci, que le Seigneur a rendu
entre les hommes, c'est-à-dire entre la Synagogue et les Gentils, a été aussi
auparavant rendu dans le ciel? (a)
5. Voici quelle est ma pensée. Croyez-vous que
ce Lucifer qui se levait le matin, mais qui se levait par un orgueil présomptueux,
ait aussi envié aux hommes l'effusion de l'huile avant qu'il fût changé en
ténèbres, et que, dans son indignation et sa jalousie, il ait murmuré en
quelque sorte en lui-même, en disant: Pourquoi cette perte? Je ne voudrais pas
assurer que cet esprit ait dit cela, mais je ne voudrais pas le nier non plus.
Car je n'en sais rien. Il se peut faire, et cela ne paraît pas incroyable,
qu'étant plein de sagesse, et élevé au plus haut comble de la perfection, il
ait su qu'il devait y avoir des hommes qui arriveraient au même degré de gloire
que lui. Mais s'il l'a su, il ne l'a vu sans doute que dans le Verbe de Dieu,
et rongé d'envie, il résolut
(a) Dans plusieurs éditions, il y a ici une
variante de peu d'importance.
de s'assujettir les hommes et dédaigna de les avoir pour compagnons.
Ils sont, disait-il, plus faibles que moi, et mes inférieurs par nature; il
n'est pas convenable qu'ils soient mes concitoyens et mes égaux dans la gloire.
Peut-être cette élévation présomptueuse, et l'endroit où il allait s'asseoir,
qui signifient une espèce d'empire et de supériorité, découvrent-ils cette
pensée intime et téméraire, «Je monterai, dit-il, sur la montagne élevée, et je
m'asseoirai du côté de l'Aquilon, (Isaïe XIV, 13), » afin d'avoir quelque
ressemblance avec le Très Haut, et que, de même qu'il est assis sur les
Chérubins d'où il gouverne toutes les créatures angéliques, il le fût dans un
lieu éminent d'où il régnât sur tout le genre humain. Mais Dieu nous en garde.
Il a médité l'injustice dans son lit, que l'iniquité se mente à elle-même. Nous
ne connaissons pas d'autre juge que celui qui nous a créés. Ce n'est pas le
diable, mais le Seigneur qui jugera l'univers. C'est lui qui sera notre Dieu,
dans tous les siècles, et lui qui régnera sur nous éternellement.
6. Il a donc conçu la douleur dans le ciel, et
dans le paradis il a engendré l'iniquité, fille de la malice, mère de la mort
et de toutes sortes de misères; et l'orgueil fut la source de tous ces maux.
Car si la mort est entrée dans le monde par l'envie du diable (Sap. II, 24),
néanmoins l'origine de tout péché est l'orgueil (Eccl. X, 15). Mais de quoi
cela lui sert-il? Vous n'en êtes pas moins en nous, Seigneur, et nous ne
laissons pas d'invoquer votre nom sur nous. Et le peuple que vous vous êtes
acquis, l'assemblée de ceux que vous avez rachetés, dit: « Votre nom est une
huile répandue (Cantique 1, 2). » Lorsque je suis rejeté de devant vous, vous
la répandez derrière moi, et en moi, car lorsque vous serez en colère, vous
vous souviendrez de votre miséricorde. Néanmoins Satan a reçu l'empire sur tous
les enfants d'orgueil, il est devenu le prince des ténèbres de ce monde, pour
que l'orgueil même combatte en faveur du royaume de l'humilité, alors que,
durant sa principauté temporelle et tyrannique, il établit plusieurs personnes
humbles dans une royauté souveraine et éternelle. C'est un jugement heureux et
agréable, de voir ce persécuteur des humbles leur préparer sans le savoir, des
couronnes immortelles, en les attaquant tous, et en succombant sous les efforts
de tous. Car le Seigneur jugera les peuples en tout lieu et en tout temps; il
sauvera les enfants des pauvres, et abaissera celui qui les tient dans
l'oppression. Partout et toujours il protégera les siens, exterminera les
coupables, et détruira la domination et la tyrannie, que les méchants exercent
sur les justes, de peur que cela ne porte les gens à commettre l'iniquité
(Psaume CXXIX, 3). Il arrivera même un temps où il brisera absolument son arc,
rompra ses armes, brûlera ses boucliers. Et toi, misérable, tu t'établis une
demeure vers l'Aquilon, cette contrée pleine de frimas et de glace, et voici
que les malheureux sont relevés de la poussière, et les pauvres tirés de leur
fumier, pour siéger avec les princes, et pour occuper un trône de gloire,
pendant que tu ressentiras une vive douleur de voir s'accomplir ces paroles: «
La pauvre et l'indigent loueront votre nom (Psalm. LXXIII, 21). »
7. Grâces vous soient rendues, Seigneur, père
des orphelins, et juge des pupilles. Une montagne féconde, une montagne grasse
et fertile nous a communiqué sa chaleur. Les cieux ont distillé une rosée à la
présence du Dieu de Sina; une huile a été versée; un nom que le méchant nous
enviait, s'est répandu de toutes parts. Il s'est, dis-je, répandu jusques dans
le coeur et dans la bouche des petits enfants, et, comme dit le Prophète, la
louange est consommée par la bouche des enfants, et de ceux qui sont encore à
la sein. Le pécheur verra ces choses, et il entrera en colère, sa fureur sera
implacable, et pareille à cette flamme qui ne peut s'éteindre, et qui est déjà
préparée pour lui et pour ses anges. Le zèle du Seigneur des armées opérera
toutes ces merveilles; que vous m'aimez, ô mon Dieu et mon amour, que vous
m'aimez! car en tous lieux vous vous souvenez de moi, en tous lieux vous êtes
animé de zèle pour le salut d'un pauvre, d'un misérable, et me protégez
non-seulement contre les hommes superbes, mais encore contre les anges re
belles et présomptueux. Dans le ciel et sur la terre, Seigneur,. vous jugez
ceux qui me font du mal; vous domptez ceux qui s'arment contre moi pour me
combattre. Partout vous me secourez, partout vous êtes à mes côtés pour
empêcher que je ne sois ébranlé. Ce sont ces grandes merveilles qui me
porteront à chanter toute ma vie des cantiques au Seigneur, et à célébrer ses
louanges tant que je serai de ce monde. Voilà les miracles qu'il a opérés;
voilà les prodiges qu'il a faits. Voilà le premier et le plus grand de ses
jugements que la vierge Marie, qui participe à ses secrets, et à ses mystères,
m'a découvert quand elle s'est écriée: « Il a fait descendre les puissants de
leurs trônes, et a élevé les petits; il a rempli de biens ceux qui étaient dans
la nécessité et dans l'indigence, et a renvoyé vides et pauvres ceux qui
étaient riches (Luc. IX, 39). » Le second jugement est semblable à celui-ci, et
vous l'avez déjà entendu; que ceux quine voient pas voient, et que ceux qui
voient deviennent aveugles (Jean IX, 39). Que le pauvre se console dans ces
deux jugements, et dise: « Je me suis souvenu, Seigneur, des jugements que vous
avez exercés depuis le commencement du monde, et j'y ai trouvé ma consolation
(Psalm. CXVIII, 52). »
8. Mais tournons nos regards sur nous-mêmes, et
examinons notre conduite. Et afin de le pouvoir faire avec vérité, invoquons
l'esprit de vérité, et rappelons-le du lieu sublime d'où il nous avait tirés,
afin qu'il nous guide encore pour aller à nous-mêmes; parce que nous ne pouvons
rien sans lui. Et il ne faut pas appréhender qu'il dédaigne de descendre avec
nous, puisqu'au contraire, il s'indigne contre nous, lorsque nous tâchons de
faire la moindre chose sans son assistance. Car ce n'est pas un esprit qui va
et ne revient pas, il nous mène et nous ramène de lumière en lumière, comme étant
l'esprit du Seigneur, tantôt nous entraînant à soi dans ses divines clartés,
tantôt condescendant à nos faiblesses et éclairant nos ténèbres, afin que, soit
que nous marchions au dessus de nous, ou dans nous, nous marchions toujours
dans la lumière, et comme des enfants de lumière. Nous avons passé les ombres
des allégories, et nous sommes arrivés au sens moral. La foi est élevée et
affermie, instruisons et réglons les moeurs. L'entendement est éclairé, tâchons
de faire suivre l'action. Car nos connaissances ne nous servent que lorsque
nous passons à l'action, si néanmoins nos actions et nos connaissances se
rapportent à l'honneur et à la gloire de notre Seigneur Jésus-Christ, qui est
le Dieu et le maître souverain de toutes choses, et béni dans les siècles des
siècles.
Amen.
1. « Votre nom est une huile répandue (Cantique
I, 2). » Qu'est-ce que le Saint-Esprit nous fait connaître de certain en nous à
l'occasion de ces paroles? C'est, on n'en peut douter, le fait de deux de ses
opérations. L'une par laquelle il commence par nous établir solidement dans la
vertu au dedans de nous pour nous sauver; et l'autre par laquelle il nous orne
aussi au dehors de ses dons pour gagner les autres à Dieu. Nous recevons la
première grâce pour nous, et la seconde, pour le prochain. Par exemple, la foi,
l'espérance, et la charité nous sont données pour notre utilité particulière;
car sans elles nous ne saurions être sauvés. Mais les paroles de science et de
sagesse, le don de guérir les malades, celui de prophétie, et autres semblables
dont nous pouvons manquer, sans que cela intéresse en rien notre salut, ne nous
sont donnés assurément que pour les employer au service de nos frères. Et pour
que ces opérations du Saint-Esprit qui se font en nous, ou dans les autres,
aient un nom conforme aux effets qu'elles produisent, appelons-les, si vous
voulez, infusion et effusion. A laquelle des deux conviennent donc ces paroles:
« Votre nom est une huile répandue? N'est-ce point à l'effusion? Car s'il avait
voulu parler de l'infusion, il aurait dit infuse, non pas répandue (a).
D'ailleurs, c'est à cause de cette bonne odeur dont les seins sont parfumées
au-dehors, que l'Époux dit: « Votre nom est une huile répandue; » attribuant
l'odeur même au nom de l'Épouse, comme à de l'huile répandue sur ses seins. Et
quiconque se sent rempli du don d'une grâce extérieure dont il puisse faire une
réfusion sur les autres, peut dire aussi: « Votre nom est une huile répandue. »
2. Mais ici il faut bien nous garder, ou de
donner aux autres ce que nous avons reçu pour nous, ou de retenir pour nous ce
que nous avons reçu pour les autres. Vous retenez certainement pour vous ce
qui appartient & votre prochain, si, par exemple, étant
non-seulement plein de vertus, mais encore orné au dehors des dons de la
science et de l'éloquence, la crainte peut-être, la paresse, ou une humilité
hors de propos, " fait que, par un silence inutile, ou plutôt damnable, vous
resserrez une bonne parole qui pourrait servir à plusieurs, et tombez ainsi
dans la malédiction des peuples, en cachant votre blé, au lieu de le distribuer
libéralement. Au contraire, vous dissipez et perdez ce qui est à vous, si,
avant que d'avoir reçu une complète infusion de Dieu, et n'étant encore plein
qu'à demi, vous vous hâtez de vous répandre, violant la loi qui défend de faire
labourer le premier veau d'une vache, et de tondre le premier agneau d'une
brebis (Dent. XV, 17). Vous vous privez vous-même de la vie et du salut que
vous donnez aux autres, lorsque, vide de droiture d'intention, vous êtes enflé
du vent d'une vaine gloire, ou infesté du poison d'une cupidité terrestre, et
qu'une apostume mortelle que vous nourrissez au dedans de vous est près de vous
donner la mort.
(a) Horstius, et d'autres avec lui, intercalent ici une
phrase tout entière que voici. D'ailleurs c'est de la bonne odeur que les seins
de l'Épouse exhalent au dehors, non pas de ses vertus intérieures qu'il est
dit: Votre nom est une huile répandue. Le reste comme nous le donnons. Mais
elle se trouve omise dans plusieurs manuscrits, ainsi que dans la première
édition. Il est vrai qu'elle se lit dans le manuscrit de saint-Évroul, mais
elle y remplace la phrase suivante: « Ainsi c'est de l'odeur douce etc. » Il y
en a donc une des deux de superflue.
3. C'est pourquoi si vous êtes sage, vous serez
semblable au bassin, non au canal d'une fontaine. Le canal répand l'eau au
dehors presque en même temps qu'il la reçoit, mais le bassin ne se répand que
quand il est plein, et communique alors ce qu'il a de reste sans se faire
préjudice, sachant bien qu'il y a malédiction contre celui qui détériore la
part qu'il a reçue. Et afin que vous ne méprisiez pas le conseil que je vous
donne, écoutez une personne plus sage que moi: « Le fou, dit Salomon, découvre
son esprit tout à la fois, mais celui qui est sagesse réserve pour une autre
occasion (Prov. XXIX, 11). » Nous en avons aujourd'hui beaucoup dans l'Église
qui ressemblent au canal, et peu qui ressemblent au bassin. Ceux par qui les
eaux du ciel découlent sur nous ont tant de charité qu'ils veulent répandre la
grâce avant d'en être remplis. Plus disposés à parler qu'à écouter, ils sont
pressés d'enseigner ce qu'ils n'ont pas appris, et désirent avec ardeur de
commander aux autres lorsqu'ils ne savent pas encore se gouverner eux-mêmes.
Pour moi, je crois qu'il n'y a pas de degré de piété, pour parvenir au salut,
qui doive être préféré à celui dont le Sage a dit: « Ayez pitié de votre âme en
vous rendant agréable à Dieu (Eccle. XXX, 24). » Si je n'ai qu'un peu d'huile
pour mon propre usage, pensez-vous que je doive vous la donner et en demeurer
privé? Je la garde pour moi, et suis résolu à ne la répandre que sur l'ordre du
Prophète. Si quelques-uns de ceux qui ont peut-être une estime de moi plus
avantageuse que ne doit leur en donner ce qu'ils voient en moi, ou ce qu'ils en
entendent dire, me pressent trop de leurs prières, ils recevront cette réponse:
« De peur qu'il n'y en ait pas assez pour vous et pour moi, allez plutôt à ceux
qui en vendent, et achetez-en. » Mais, direz-vous, la charité ne cherche pas
les choses qui sont à elles. Savez-vous pourquoi elle ne les cherche pas? C'est
qu'elles ne lui manquent pas. Qui est-ce qui cherche ce qu'il a? La charité a
toujours ce qui est à elle, c’est-à-dire ce qui est nécessaire à son propre
salut. Non-seulement elle 1'a toujours, mais elle l'a en abondance. Elle veut
l'abondance pour soi, afin de pouvoir donner abondamment aux autres. Elle garde
pour soi ce qui lui est nécessaire, afin de ne manquer de rien pour personne,
autrement si elle n'est pas pleine, elle n'est pas parfaite.
4. Mais vous, mon frère, qui n'êtes pas encore
suffisamment assuré de votre propre salut, qui n'avez pas de charité, ou qui en
avez une si faible et si légère que, comme un roseau, elle se laisse aller à
tout vent, croit à tout esprit, est emportée par toute sorte de doctrine; ou
plutôt qui avez tant de charité que, passant au delà du commandement, vous
aimez votre prochain plus que vous-même; et qui d'autre part en avez si peu
que, contre le commandement, vous fléchissez sous la faveur, et succombez sous
la crainte, que la tristesse vous trouble, l'avarice vous resserre, l'ambition
vous excite, les soupçons vous agitent, les injures vous mettent hors de vous,
les soucis vous rongent, les honneurs vous enflent, l'envie vous dessèche;
vous, dis-je, qui vous sentez tel dans ce qui vous regarde, par quelle folie
désirez-vous ou consentez-vous de prendre soin de ce qui concerne les autres?
Écoutez le conseil que donne une charité vigilante et circonspecte: « Je
n'entends pas, dit l'Apôtre que, tout le bien soit pour les autres, et tout le
mal pour vous, mais qu'il s'en fasse un partage égal (II. Cor. VIII, 13).» Ne
veuillez pas être trop juste (Eccli. VII, 17). Il suffit que vous aimiez votre
prochain comme vous-même, c'est là l'égalité que l'Apôtre demande. Car David
dit: «Que mon âme soit comblée de plaisirs, et comme rassasiée des viandes les
plus délicieuses, et ma bouche témoignera sa joie par des hymnes de louange
(Psaume LXI, 6); » il veut être rempli avant que de se répandre; non-seulement
cela, mais encore il veut être plein afin de donner de sa plénitude, non de son
indigence; et certes c'est sagesse à lui. Il a peur en faisant du bien aux
autres de se faire tort à lui-même. Ce qui n'empêcherait pas néanmoins qu'il
n'imitât parfaitement celui de la plénitude de qui nous avons tout reçu.
Apprenez donc aussi à ne répandre que de votre plénitude, et ne soyez pas plus
libéral que Dieu. Que le bassin imite sa source, elle ne s'écoule en ruisseaux,
et ne forme des lacs, qu'après s'être remplie de ses propres eaux. Le bassin ne
doit pas avoir honte de ne pas faire de plus grandes profusions que sa source.
La source même de la vie, pleine en elle-même, pleine de soi-même, ne
commence-t-elle pas par sourdre dans les endroits les plus secrets des Cieux,
qu'elle remplit de sa bonté? et ce n'est que, après avoir rempli les lieux les
plus cachés et les plus hauts, qu'elle se répand avec violence sur la terre,
et, selon l'expression du Prophète, sauve les hommes et les bêtes par le
débordement de ses eaux, Dieu multipliant ainsi les effets de sa miséricorde?
Il remplit d'abord l'intérieur, puis se répandant et débordant ensuite, il a
visité la terre par sa bonté infinie; il l'a enivrée, pour ainsi dire, de ses
grâces, et l'a enrichie et rendue féconde en toutes sortes de biens. Vous donc
faites aussi de même. Soyez plein avant de vous répandre. La charité qui est
libérale; mais prudente, afflue ordinairement au lieu de s'écouler. Mon fils,
dit Salomon, ne vous écoulez pas. Et l'Apôtre: « C'est pourquoi nous devons
faire attention à ce qu'on nous dit, de peur que nous ne nous écoulions (Heb.
II, 1). » Quoi? Etes-vous plus saint que Paul et plus sage que Salomon?
D'ailleurs je n'aime pas à m'enrichir en vous appauvrissant. Car si vous êtes
méchant à vous-même, à qui serez-vous bon? Assistez-moi, si vous pouvez, de
votre abondance; sinon, épargnez-vous vous-même.
5. Mais écoutez que de choses et quelles choses
sont nécessaires à notre propre salut, quelle et combien grande est l’infusion
que nous devons recevoir, avant de penser à nous répandre. Je vais tâcher de
vous l'expliquer le plus succinctement possible. Car l'heure est déjà bien
avancée, et me presse de finir. Le Médecin s'approche du blessé, l'Esprit-Saint
s'approche de l'âme. Car quelle est l'âme qui ne se trouve pas blessée par
l'épée du diable, même après que la plaie de l'ancien péché a été guérie par le
remède salutaire du baptême? Lors donc que l'Esprit s'approche de l'âme qui
dit: « L'inflammation et la pourriture se sont formées dans mes plaies à cause
de mon égarement et de ma folie (Psaume XXXVII, 6); » que doit-il d'abord
faire? Sans doute il faut avant tout qu'il perce l'enflure et l'ulcère qui
s'est engendrée dans la plaie, et qui peut faire obstacle à sa guérison. Que
l'ulcère d'une coutume invétérée soit donc retranché par le fer d'une vive
componction. Mais comme ce retranchement ne se peut faire sans une vive
douleur, que l'onguent de la dévotion l'adoucisse. Cet onguent n'est autre
chose que la joie causée par l'espérance du pardon. Or cette espérance naît de
l'empire qu'on acquiert sur ses passions, et de la victoire qu'on remporte sur
le péché. Ainsi elle rend déjà grâces, et dit: « Vous avez rompu mes liens, je
vous sacrifierai une hostie d'actions de grâces (Psaume CXV, 1). » Ensuite on
applique le remède de la pénitence, et l'appareil des jeûnes, des veilles, des
oraisons, et des autres exercices des pénitents. Il faut qu'elle se nourrisse
avec travail, de la nourriture des bonnes couvres, de peur qu'elle ne tombe en
défaillance. Jésus-Christ lui-même nous apprend qu'elle doit se nourrir des
bonnes couvres, quand il dit: « Ma nourriture, c'est de faire la volonté de mon
Père (Jean IV, 34). » Ainsi, que les couvres de piété accompagnent les travaux
de la pénitence qui fortifient l'âme, « L'Aumône, dit Tobie, donne une grande
confiance auprès du Très-Haut (Tob. IV, 13).» La nourriture excite la soif, il
lui faut donner à boire. Ajoutons donc à la nourriture des bonnes couvres, le
breuvage de l'oraison, qui arrose les bonnes actions dans l'estomac de la
conscience, et les rend agréables à Dieu. L'oraison est un vin qui réjouit le
coeur de l'homme, c'est le vin du Saint-Esprit qui enivre, et fait perdre le
souvenir des voluptés éternelles. Il humecte le fond de la conscience qui est
aride, fait digérer la nourriture des bonnes couvres, et les distribue dans
toutes les parties de l'âme, affermit la foi, fortifie l'espérance, rend la charité
agissante et réglée, et répand une onction admirable sur toutes les actions.
6. Quand le malade a bu et mangé, que lui
reste-t-il à faire, sinon à se reposer et à se délasser dans la contemplation après
le travail de l'action? Étant ainsi dans ce sommeil sacré, il voit Dieu en
songe, dans un miroir et en énigme, ne pouvant pas encore le contempler face à
face. Et néanmoins, quoiqu'il le connaisse plutôt par conjecture que par une
vue distincte, et ne le voie qu'en passant, et comme une petite étincelle qui
disparaît en un moment, cette vue passagère et presque insensible, ne laisse
pas de l'enflammer d'amour, et il dit: « Mon âme vous a désiré passionnément
durant la nuit, et l'esprit qui est au dedans de moi brûle aussi du même désir
(Isa., XXVI, 9). » Cet amour est un amour de zèle. Il est digne d'un ami de
l'Époux. C'est de cet amour qu'un serviteur fidèle et prudent, que le Seigneur
a établi sur sa famille, doit se sentir touché et animé. Il remplit, il
réchauffe, il bouillonne, il se répand hardiment, il se déborde et sort avec
impétuosité; et il dit: « Qui de vient faible, sans que je le devienne aussi?
qui est scandalisé sans que j'en ressente une vive douleur (I Cor. XI, 29)? »
Que celui qui est possédé de cet amour prêche, porte du fruit, fasse des
merveilles, opère des miracles; la vanité ne trouvera pas de place là où la
charité occupe tout. Car la charité est la plénitude de la loi et du coeur, si
toutefois elle est pleine (Rom. XIII, 10). Dieu est charité, et il n'y a rien
qui puisse remplir la créature faite à l'image de Dieu, que Dieu, qui est la
charité même, et qui est seul plus grand qu'elle. Il est très-périlleux
d'élever aux fonctions ecclésiastiques celui qui n'a pas encore acquis cette
pleine charité, quelque vertu au reste qu'il paraisse avoir. Quand il aurait
toute la science du monde, quand il donnerait tout son bien aux pauvres, quand
il livrerait son corps aux flammes, il est vide, s'il n'a la charité. Vous
voyez dé combien de choses nous devons être remplis, si nous voulons répandre
de notre abondance, non pas de notre pauvreté. Premièrement, nous devons avoir
la componction. En second lieu, la dévotion. En troisième lieu, le travail de
la pénitence. En quatrième lien, les oeuvres de piété. En cinquième lieu,
l'assiduité de l'oraison. En sixième lieu, le repos de la contemplation. Et
enfin, la plénitude de l'amour. C'est un même esprit qui opère toutes ces
choses en nous, par cette opération que l'on appelle infusion; et alors, celle
que nous avons appelée effusion peut être exercée avec pureté d'intention et
pleine sécurité, à la louange et à la gloire de notre Seigneur Jésus-Christ,
qui étant Dieu vit et règne avec le Père et le Saint-Esprit dans les siècles
des siècles.
Amen.
1. L'Épouse continue encore ses discours
amoureux. Elle continue de célébrer les louanges de l'Époux; et elle l'excite à
lui faire de nouvelles grâces, en faisant voir que celles qu'elle s déjà reçues
ne sont pas demeurées stériles. Car, écoutez ce qu'elle ajoute ensuite: « C'est
pourquoi, dit-elle, les jeunes filles vous aiment avec excès (Cantique I, 2). »
Comme si elle disait: Ce n'est pas en vain et inutilement, ô mon Époux, que
votre nom est comme anéanti et répandu sur mes seins, car c'est pour cela que
les jeunes filles vous aiment avec excès. Pourquoi l'aiment-elles? A cause de
l'effusion de son nom, parce qu'il l'a répandu sur ses seins. C'est ce qui les
excite à l'amour de l'Époux, et cause leur affection pour lui. Lorsque l'Épouse
reçoit le présent de cette infusion, elles en sentent aussitôt fadeur, elles
qui ne peuvent être bien éloignées de leur mère; et, toutes remplies de la
douceur de ce parfum, elles disent: « L'amour de Dieu est répandu dans nos
coeurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné (Rom. V, 5). » L'Épouse
relevant donc leur zèle: Voilà, dit-elle, ô mon Époux, le fruit de l'effusion
de votre nom, les jeunes filles vous aiment avec excès. Elles le sentent
répandu, elles n'étaient pas capables de le sentir lorsqu'il était entier, et
c'est pour cela qu'elles vous aiment. En effet, l'effusion de ce nom le rend
capable d'être reçu, et on ne peut le recevoir qu'on ne le trouve aimable; mais
il n'en est ainsi que pour les jeunes filles; ceux qui sont plus capables n'ont
pas besoin qu'il soit répandu, ils en jouissent tout entier.
2. La créature angélique contemple fixement
l'abîme profond des jugements de Dieu. Elle prend un souverain plaisir, et met
tout son bonheur à en admirer l'équité suprême, et elle se glorifie de ce
qu'ils sont exécutés et connus par son ministère; et c'est pour cela qu'elle a
grand sujet d'aimer Jésus-Christ notre Seigneur. « Tous les esprits célestes,
dit saint Paul, ne sont-ils pas ministres des volontés de Dieu, et envoyés pour
servir ceux qui travaillent à acquérir l'héritage du salut (Heb. I, 14)? » Je
crois que les archanges, qui sans doute ont quelque chose de plus que les anges,
sont ravis de joie de ce qu'ils sont admis plus familièrement aux conseils de
la Sagesse éternelle; et ils exécutent aussi les mêmes ordres avec beaucoup de
prudence et de sagesse selon qu'ils jugent que les temps et les lieux y sont
propres. Et c'est pour ce sujet qu'ils aiment aussi le Seigneur Jésus-Christ.
De même, ce n'est pas sans raison que ces esprits bienheureux, qui sont appelés
Vertus, peut-être parce qu'étant établis de Dieu pour sonder par une heureuse
curiosité, et admirer en même temps les causes secrètes et éternelles des
miracles et des prodiges, ils font paraître sur la terre telles merveilles
qu'il leur plaît, et, lorsqu'il leur plait, en changeant par leur puissance la
nature de tous les éléments; ce n'est pas, dis-je, sans raison, qu'ils brûlent
d'amour pour le Seigneur des vertus et pour Jésus-Christ, qui est la vertu de
Dieu. Car il est infiniment doux et agréable pour eux de contempler dans la
sagesse même les raisons obscures et incertaines. de la sagesse; et il ne leur
est pas moins honorable et glorieux que Dieu daigne se servir de leur
ministère, pour faire connaître et admirer aux hommes les effets des causes qui
sont cachées dans son Verbe adorable.
3. Ces autres esprits bienheureux qu'on nomme
Puissances, et qui mettent tout leur bonheur à contempler et à glorifier la
toute-puissance divine de Jésus-Christ crucifié, qui s'étend partout avec une
force invincible, reçoivent le pouvoir ale chasser et de dompter les puissances
ennemies des hommes et des démons, pour le bien de ceux qui doivent recueillir
l'héritage du salut. N'ont-ils donc pas encore un sujet très-légitime d'aimer
le Seigneur Jésus? Au dessus d'eux sont les Principautés, qui l'envisagent d'un
lieu plus élevé, et voient clairement qu'il est le principe de l'univers, et
engendré avant toutes les créatures
ils reçoivent un empire si grand et si souverain, que leur puissance
s'étend sur toute la terre, et que du lieu sublime et éminent où ils sont, ils
peuvent changer à leur gré les royaumes et les principautés, disposer des
hommes et des charges, mettre au dernier rang ceux qui étaient au premier, et
au premier ceux qui étaient au dernier; selon les mérites de chacun, faire
descendre les grands de leurs trônes, et y faire monter les petits. Et c'est là
aussi le sujet qu'ils ont d'aimer Jésus-Christ. Mais lés Dominations l'aiment
aussi. Et quel est le sujet de leur amour? C'est que, par une louable
présomption, ils s'efforcent de découvrir encore quelque chose de plus grand et
de plus sublime de la domination de Jésus-Christ, qui n'est bornée par aucune
limite, ni arrêtée par aucun obstacle. Ils considèrent qu'il remplit tout le
monde, non-seulement par sa puissance, mais encore par sa présence, que toutes
choses, depuis le haut des cieux jusqu'au fond des abîmes, obéissent à l'équité
de ses commandements, qu'il règle avec un ordre parfait le cours des temps, le
mouvement des corps, et l'activité des esprits; et cela avec un soin et une
vigilance si exacts, qu'aucune de ces choses ne peut cesser, même en un pas, en
un iota, de faire sa fonction; et d'ailleurs avec tant de facilité, que celui
qui les gouverne n'en souffre aucun trouble ni aucune inquiétude. Voyant dore
que le Seigneur des armées juge toutes choses avec tant de tranquillité, ils
sont comme transportés hors d'eux-mêmes par l'étonnement extraordinaire où les
met une contemplation si sublime et si agréable, ils s'abîment, pour ainsi
dire, dans ce vaste océan des splendeurs divines, et se retirent tout à fait à
l'écart dans un calme merveilleux, où ils jouissent d'une paix et d'une sùreté
si parfaite, que, par une excellente prérogative, tandis qu'ils se reposent, il
semble que tous les autres esprits soient employés à les servir et à les
défendre, comme étant véritablement des rois et des souverains.
4. Dieu s'assied sur les Trônes. Et je crois que
ces esprits ont une plus juste cause, et une plus ample matière de l'aimer que
tous les autres dont nous avons déjà parlé. Car, de même que lorsqu'on entre
dans le palais d'un roi, qui n'est qu'un homme, on voit son trône placé en un
lieu éminent, au milieu des bancs, des chaises, et des sièges de toutes sortes
dont la maison est remplie, sans qu'il soit besoin de demander où il a coutume
de s'asseoir, puisque son siège royal se présente d'abord à la vue, parce qu'il
est plus élevé et plus riche que les autres; ainsi il est aisé de juger que ces
esprits, que la divine majesté, par une faveur singulière et étonnante, a
daigné choisir pour le trône où elle s'assied, surpassent tous les autres en
beauté et en magnificence. D'être assis est le symbole de l'autorité, je pense
que celui qui est notre unique maître dans le ciel et sur la terre,
Jésus-Christ, la sagesse de Dieu, qui atteint partout à cause de sa souveraine
pureté, éclaire particulièrement et principalement, par sa présence, ces
esprits bienheureux, comme son propre trône, et que, de là, comme d'un solennel
auditoire, il enseigne la science aux anges et aux hommes. C'est de ce lieu
qu'il donne aux Anges la connaissance de ses jugements, et aux Archanges celle
de ses conseils. C'est là que les Vertus apprennent quand, en quel lieu, et
quels miracles ils doivent opérer. C'est là que les Puissances, les
Principautés, et les Dominations, apprennent ce qu'elles doivent faire, ce
qu'elles peuvent présumer d'elles-mêmes, selon la dignité de leur nature, et ce
qui leur est principalement recommandé à toutes, comment elles doivent se
servir de leur puissance et n'en pas abuser, soit en la faisant dépendre de
leur propre volonté, soit en la rapportant à leur propre gloire.
5. Toutefois, je pense que ces célestes troupes
qu'on appelle Chérubins, suivant même la signification de leur nom, n'ont rien
qu'ils reçoivent des Trônes ou par les Trônes, mais ils peuvent puiser autant
qu'il leur plaît dans la source même, le Seigneur Jésus qui daigne lui-même et
par lui-même les introduire dans toute la plénitude de la vérité, et leur
révéler abondamment les trésors de sagesse et de science cachés en lui. Ceux
qu'on nomme Séraphins jouissent du même avantage. Car la charité, qui est Dieu,
les attire et les absorbe tellement en lui, et les échauffe de telle sorte de
son ardeur, qu'ils semblent ne faire qu'un même esprit avec lui, de même que le
feu qui enflamme l'air, en lui imprimant toute sa chaleur et sa couleur, ne
semble pas tant lui communiquer ces qualités que le transformer en sa propre
nature. Ils. aiment donc surtout à contempler en Dieu, les premiers, la
science, qui est en lui sans mesure et sans bornes; et les derniers, la
charité, qui ne fait jamais défaut. C'est pourquoi ils ont des noms qui sont
propres pour exprimer les choses en quoi chacun d'eux excelle par dessus les
autres. Car chérubin signifie la plénitude, la science, et séraphin, enflammant
ou enflammé.
6. Dieu est donc aimé des Anges à cause de l'équité
souveraine de ses jugements; des Archanges, à cause de la sagesse adorable de
ses conseils; des Vertus, à cause des miracles qu'il daigne faire pour attirer
à la foi ceux qui sont incrédules; des Puissances, à cause de cette puissance
également juste et suprême, par laquelle il a coutume de protéger les gens de
bien contre les violences des méchants; des Principautés, à cause, de cette
vertu éternelle et primordiale, par laquelle il donne l'être et le principe de
l'être à toute créature supérieure et inférieure, spirituelle et corporelle,
depuis le plus haut des cieux jusqu'aux plus profonds abîmes de la terre, avec
force et puissance; des Dominations, à cause de l'extrême bonté par laquelle il
tempère sa puissance souveraine, et qui fait que, bien qu'il domine sur toutes
choses par la force de son bras, néanmoins, par une vertu plus puissante,
suivant les mouvements de cette bonté naturelle, et de cette tranquillité
merveilleuse qui n'est agitée d'aucun trouble, il ordonne toutes choses avec
une douceur incomparable. Il est aimé des Trônes, parce qu'il est la suprême
sagesse qui, comme un bon maître, se communique sans envie et répand cette
onction divine qui enseigne gratuitement toutes choses. Il est aimé des
Chérubins, parce qu'il est le Dieu et le Seigneur des sciences, et que,
connaissant ce qui est nécessaire à chacun pour son salut, il distribue ses
dons avec discernement et prudence à ceux qui les lui demandent comme il faut,
selon qu'ils en ont besoin. Enfin il est aimé des Séraphins, parce qu'il est
charité, qu'il ne hait aucun de ses ouvrages, et qu'il veut que tous les hommes
soient sauvés, et viennent à la connaissance de la vérité.
7. Tous ces esprits aiment donc Dieu selon le
degré de connaissance qu'ils en ont. Mais les jeunes filles, parce qu'elles le
goûtent moins, le connaissent moins aussi, et ne sont pas capables de choses si
sublimes. Car elles sont encore petites en Jésus-Christ, et doivent être
nourries de lait et d'huile. Il, faut donc qu'elles reçoivent des seins de
l'Épouse de quoi l'aimer. Elle a une huile répandue, et l'odeur qu'elle exhale
les excite à goûter et à sentir combien le Seigneur est doux. Aussi quand elle
les voit embrasées d'amour, se tournant vers l'Époux, elle s'écrie: « Votre
nom, est une huile répandue, c'est pourquoi les jeunes filles vous aiment avec
excès. » Qu'est-ce à dire avec excès? C'est-à-dire, beaucoup, fortement,
ardemment. Ou plutôt ce discours s'adresse indirectement à vous, qui êtes ici
depuis peu de temps, et reprend cette ferveur indiscrète et ce zèle immodéré
que vous suivez avec tant d'obstination, et que nous avons tâché si souvent de
réprimer. Vous ne voulez pas vous contenter de la vie commune. Les jeûnes
réguliers, les veilles solennelles, la règle ordinaire, et la mesure fixée pour
les vêtements et pour le vivre ne vous suffisent pas. Vous préférez les choses
particulières à celles qui sont communes. Puisque vous nous avez une fois
abandonné le soin de votre âme, pourquoi. voulez-vous en reprendre la conduite?
Car ce n'est plus moi que vous suivez, c'est votre propre volonté, qui, vous le
savez, vous a fait offenser Dieu si souvent. C'est elle, dis-je, qui vous
enseigne à ne pas épargner la nature, à ne vous rendre pas à la raison, a ne
suivre le conseil ni l'exemple des plus anciens, et à ne nous pas obéir. Ne
savez-vous pas que « l'obéissance vaut mieux que le sacrifice (I, Rois XV, 22)?
» Et n'avez-vous pas lu dans votre règle, que tout ce qui se fait sans la
volonté ou sans le consentement du père spirituel, sera imputé à vaine gloire et
ne mérite pas de récompense (V. Rois sanc. Benedicti, C.)? N'avez-vous pas lu
dans l'Evangile quelle manière d'obéir, l'enfant Jésus a laissée aux saints
enfants? Car, lorsqu'étant demeuré à Jérusalem, il dit à ses parents qu'il
fallait qu'il s'employât aux choses qui concernaient son Père, comme il vit
qu'ils n'acquiesçaient pas à ses paroles, il ne dédaigna pas de les suivre à
Nazareth; le maître suivit ses disciples, un Dieu suivit un artisan et une
femme. Mais qu'ajoute encore l'Histoire sacrée? « Et il leur était soumis (Luc.
XII, 54), » dit-elle. Jusques à quand serez-vous sages devant vos propres yeux?
Un Dieu s'abandonne et se soumet à des hommes mortels, et vous marcherez encore
dans vos voies et sous votre conduite? Vous avez reçu un bon esprit, mais vous
n'en usez pas bien. J'appréhende qu'au lieu de lui, vous n'en receviez un autre
qui, sous de spécieuses apparences, vous fasse trébucher, et, qu'ayant commencé
par l'esprit, vous n'acheviez par la chair. Ne savez-vous pas que le mauvais
ange se transforme souvent en ange de lumière? Dieu est sagesse; il ne veut pas
qu'on l'aime seulement avec bonheur, mais avec sagesse. C'est ce qui fait dire
à l'Apôtre: « Que votre culte soit raisonnable (Rom. XII, 4). » Autrement si
vous négligez la science, l'esprit d'erreur se jouera bientôt de votre zèle.
Cet ennemi artificieux n'a pas de plus forte machine pour ôter l'amour d'un
coeur, que lorsqu'il peut faire en sorte qu'il manque de prudence et de raison
dans sa conduite. C'est pourquoi je pense à vous donner quelques règles, qu'il
est nécessaire d'observer quand on aime Dieu. Mais comme il est temps de finir,
je tâcherai de vous les expliquer demain, si Dieu me donne vie et me laisse le
loisir que j'ai à présent. Car lorsque nous aurons repris une nouvelle vigueur
par le repos de la nuit, et, ce qui est le principal, par les prières que nous
adresserons à Dieu, nous nous assemblerons avec plus d'ardeur et d'allégresse,
comme il est juste, pour entendre le discours de l'amour, moyennant la grâce de
Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soit honneur et gloire dans les siècles des
siècles.
Amen.
1. Afin de commencer ce discours par les paroles
d'un maître: « Que celui qui n'aime pas le Seigneur Jésus, soit anathème (I.
Cor. XV, 22). » Véritablement je suis bien obligé d'aimer celui qui est
l'auteur de mon être, de ma vie, et de ma raison; et je ne puis être ingrat
sans indignité. Certes, il faut reconnaître Seigneur Jésus, que celui qui
refuse de vivre pour vous est digne de la mort, et qu'il est mort; que celui
dont les sentiments ne sont pas conformes à vos maximes est insensé; et que
celui qui n'a pas soin de n'être au monde que pour vous, n'y est que pour un
néant, et n'est lui-même qu'un néant. Après tout, en quoi l'homme est-il
quelque chose., sinon en ce que vous lui faites la grâce de vous connaître?
C'est pour vous seul, ô mon Dieu, que vous avez créé toutes choses, et celui
qui ne veut être an monde que pour soi, non pour vous, commence à n'être plus
rien, parmi tous les Êtres. « Craignez Dieu et observez ses commandements:
c'est là tout l'homme, dit le Sage. » Si donc tout l'homme est là, hors de là
tout l'homme n'est rien. Faites-moi la grâce, Seigneur, que le peu qu'il vous a
plu que je sois par votre bonté, ne soit pas à moi, mais tout à vous. Recevez,
je vous en conjure, les restes de ma misérable vie; et pour toutes les années
que j'ai perdues, parce que je les ai employées à me perdre, ne rejetez pas un
coeur contrit et humilié. Mes soins se sont évanouis comme l'ombre, et se sont
écoulés sans aucun fruit. Il est impossible que je les rappelle, faites donc au
moins, s'il vous plaît, que je les repasse devant vous, dans l'amertume de mon
âme. Vous voyez quel est l'objet de tous mes désirs, vous pénétrez tous les
desseins que je ferme dans mon coeur. Si j'avais quelque sagesse, vous ne
doutez pas que je ne l'employasse pour vous. Mais, mon Dieu, vous connaissez
mes égarements et ma folie; c'est déjà un commencement de sagesse de
reconnaître qu'on n'en a pas; cela même est un don de votre grâce. Augmentez-la
moi, je vous en supplie. Je ne serai pas ingrat de ce peu que vous me donnerez,
je tâcherai d'acquérir encore ce qui me manque. C'est donc pour tous ces
bienfaits que je vous aime de toutes mes forces.
2. Mais il y a quelque chose qui m'excite
davantage, qui me presse davantage, qui m'enflamme davantage. Le calice que
vous avez bu, l'oeuvre de notre rédemption, fait que je vous trouve encore tout
autrement aimable, ô bon Jésus. Voilà ce qui achève de me gagner; ce qui
attire. mon amour avec pais de douceur, l'exige avec plus de justice, le serre
avec des noeuds plus étroits, et l'embrase avec plus de force et de véhémence.
Car ce fut l'objet des travaux infinis de ce Sauveur, et toute la machine du
monde ne lui a pas tant coûté de peine. En effet, il n'a dit qu'un mot, et tout
a été créé, et il a tout formé par son seul commandement (Psaume XXXII, 9).
Mais ici il a eu à souffrir des personnes qui contrariaient ses paroles,
observaient ses actions, insultaient à ses tourments et à sa mort même. Voilà
quel a été son amour. Ajoutez encore pour comble de faveurs que ce n'est pas
pour payer notre amour, mais pour nous donner le sien qu'il nous a aimés ainsi.
Car qui est-ce qui lui a donné le premier et qui l'a prévenu? «Nous n'avons pas
aimé Dieu les premiers, dit l'apôtre saint Jean, mais c'est lui au contraire
qui nous a aimés le premier (Joan, IV, 10). » Il nous a même aimés lorsque nous
n'étions pas encore; il a fait plus; il nous a aimés, lorsque nous nous
opposions à lui, et lui résistions, selon cette parole de saint Paul: « Lorsque
nous étions encore les ennemis de Dieu, nous avons été immolés avec lui par la
mort de son fils (Rom. V, 10).» D'ailleurs, sil ne nous avait pas aimés quand
nous étions ses ennemis, il ne nous aurait pas maintenant pour amis: de même
que s'il n'avait pas aimé ceux qui n'étaient pas encore, «il n'y en aurait pas
à présent qu'il pût aimer comme il l'a fait.
3. Or, son amour a été tendre, sage et fort.
Tendre, dis-je, car il s'est revêtu de notre chair; sage, il n'en a pas pris le
péché; et fort, il a souffert la mort. Ceux qu'il a visités dans la chair, il
ne les a pas aimés charnellement; mais dans la prudence de l'Esprit. Car notre
Seigneur Jésus-Christ est un Esprit qui s'est rendu présent à nous (Thren. IV,
40), étant animé envers nous d'un zèle de Dieu, non d'un zèle humain, et d'un
amour mieux réglé que celui dont le premier Adam fut touché envers Ève son
épouse. Ainsi il nous a cherchés dans la chair, aimés en esprit, et rachetés
par sa force et son courage. C'est une chose pleine d'une douceur ineffable, de
voir homme le Créateur des hommes? Mais en séparant, par sa sagesse, la nature
d'avec le péché, il a aussi, par sa puissance, banni la mort de la nature. En
prenant ma chair, il a usé de condescendance envers moi; en évitant le péché,
il a pris conseil de sa gloire; en souffrant la mort, il a satisfait à son
Père; et ainsi il a été tout ensemble un bon ami, un conseiller prudent, et un
puissant protecteur. Je m'abandonne en toute confiance à lui, il veut me
sauver, il en sait les moyens, il en a le pouvoir. Après avoir appelé par sa
grâce celui qu'il a cherché, le rejettera-t-il quand il viendra à lui? Mais je
ne crains pas que ni la violence, ni l'artifice, puissent jamais m'arracher
d'entre les bras du vainqueur de la mort qui vainc tout, et a trompé le serpent
par un plus saint artifice que celui dont il s'était servi lui-même. Il s'est
montré plus prudent que celui-ci, et plus puissant que celle-là. Il a pris la
vérité de la chair, mais seulement la ressemblance du péché; dans l'une,
donnant une douce consolation à l'homme malade et infirme, et dans l'autre,
cachant prudemment le piège qu'il voulait tendre au démon. Et pour nous
réconcilier à son Père, il a souffert généreusement et dompté la mort, et
répandu son sang pour le prix de notre Rédemption. Si donc cette souveraine
majesté ne m'avait aimé tendrement, il ne m'aurait plus cherché dans ma prison.
Bien plus, il a joint à cet amour la sagesse, pour décevoir notre tyran, et la
patience pour apaiser la colère de Dieu son Père. Voilà les règles que je vous
ai promis de vous donner; mais j'ai voulu vous les faire voir auparavant en
Jésus-Christ, afin que vous les eussiez en plus grande estime.
4. Chrétiens, apprenez de Jésus-Christ comment
vous le devez aimer. Apprenez à l'aimer tendrement, à l'aimer prudemment, à
l'aimer fortement. Tendrement, de peur que vous ne soyez attirés par les
charmes des plaisirs sensuels. Prudemment, de peur que vous ne soyez séduits.
Fortement, de peur que vous ne soyez vaincus et détournés de l'amour du
Seigneur. Pour que la gloire du monde, ou les voluptés de la chair ne vous
entraînent pas, que la sagesse, qui est Jésus-Christ, ait pour vous des
attraits et des douceurs infiniment plus grandes. Si vous voulez n'être pas
séduits par l'esprit de mensonge et d'erreur, que la vérité qui est
Jésus-Christ répande en vous une lumière éclatante. Pour n'être pas abattus par
les adversités, que la vertu de Dieu, qui est Jésus-Christ, vous fortifie. Que
la charité embrase votre zèle, que la science le règle, que la constance
l'affermisse. Qu'il soit exempt de tiédeur, plein de discrétion, éloigné de
toute timidité. Ces trois choses ne vous ont-elles pas été prescrites par la
Loi, quand Dieu dit: « Vous aimerez le Seigneur votre Dieu de tout votre coeur,
de toute votre âme, et de toutes vos forces (Deut. VI, 5)? » Il me semble, si
vous n'avez quelque autre sens meilleur à donner à cette triple distinction,
que l'amour du cœur se rapporte au zèle d'affection, l'amour de l'âme à
l'adresse ou su jugement de la raison, et l'amour des forces, à la constance ou
à la rigueur de l'esprit. Aimez donc le Seigneur votre Dieu d'une affection de
cœur pleine et entière; aimez-le de toute la sagesse et de toute la vigilance
de la raison; aimez-le de toutes les forces de l'esprit, en sorte que vous ne
craigniez pas même de mourir pour l'amour de lui, ainsi qu'il est écrit: «
L'amour est fort comme la mort., et le zèle fervent, inflexible comme l'enfer
(Cantique VIII, 6). » Que le Seigneur Jésus soit à votre coeur un objet de
douceur infinie, pour détruire la douceur. criminelle des charmes de la vie de
la chair; qu'une douceur en surmonte une autre, comme un clou chasse un autre
clou. Qu'il soit à votre entendement une lumière qui le guide, et qu'il serve
de conducteur à votre raison, non-seulement pour éviter les embûches que les
hérétiques vous dressent malicieusement, et pour garder votre foi pure de leurs
finesses et de leurs artifices, mais aussi afin que vous ayez soin d'éviter ce
qu'il peut y avoir d'excessif et d'indiscret dans votre conduite. Que votre
amour soit encore constant et généreux, qu'il ne cède pas à la crainte, et ne
succombe pas au travail. Aimons donc avec tendresse, avec circonspection et
avec ardeur; car il faut savoir que si l'amour affectif du cœur est doua, il
est trompeur, à moins qu'il ne soit accompagné de celui de l'âme; et que
celui-ci pareillement, sans l'amour de force et de courage est sage, mais
faible et fragile.
5. Reconnaissez par des exemples clairs, que ce
que je dis est véritable. Les disciples avaient entendu avec peine leur maître,
qui devait monter au ciel, parler de son départ. Ils méritèrent qu'il leur
adressât ces paroles: « Si vous m'aimiez, vous seriez bien aises de ce que je
vais à mon père (Jean XIV, 28). » Quoi donc? ils se plaignaient de ce qu'il les
allait quitter, ils ne l'aimaient pas? Ils l'aimaient sans doute dans un sens,
et pourtant on peut dire qu'ils ne l'aimaient pas. Ils l'aimaient avec
tendresse; mais cet amour n'était pas accompagné de prudence. Ils l'aimaient
charnellement, non raisonnablement. Enfin ils l'aimaient de tout leur coeur,
mais non pas de toute leur âme. Leur amour était contraire à leur salut; c'est
pourquoi il leur disait: « Il vous est avantageux que je m'en aille (Ibid. XVI,
7); » en blâmant leur défaut de sagesse, non pas leur manque d'affection. De
même, lorsque parlant de sa mort, il reprit et réprima saint Pierre qui
l'aimait tendrement, et voulait l’empêcher de mourir, reprit-il autre chose en
lui, que l'imprudence et l'indiscrétion ! Car, que veut dire cette parole: «
Vous ne goûtez pas les choses de Dieu (Marc VIII, 33); » sinon vous n'aimez pas
avec sagesse, parce que vous suivez une affection humaine qui va elle-même
contre un dessein de Dieu. Et il l'appela Satan, parce qu'il. s'opposait à son
salut, quoique sans le savoir, en voulant empêcher le Sauveur de mourir. C'est
pourquoi, s'étant corrigé, il ne s'opposa plus à sa mort, lorsqu'il vint à
parler de nouveau de ce triste sujet, mais il promit qu'il mourrait avec lui.
S'il n'accomplit pas alors sa promesse, c'est qu'il n'avait pas encore atteint
le troisième degré d'amour, qui consiste à aimer Dieu de toutes nos forces. Il
était instruit à aimer Dieu de toute son âme, mais il était encore faible. Il
savait bien ce qu'il devait faire, mais il manquait de secours pour le faire;
il n'ignorait pas le mystère, mais il redoutait le martyre. Cet amour sans
doute n'était pas encore fort comme la mort, puisque la mort le fit succomber.
Mais il le devint ensuite lorsque, selon la promesse de Jésus-Christ, étant
revêtu de la force d'en haut, il commença enfin à aimer avec tant de courage,
que quand le conseil des Juifs lui défendit de prêcher le nom adorable de
Jésus, il répondit courageuse ment à ceux qui lui faisaient cette défense: « Il
vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes (Act. V, 29). » C'est alors qu'il aima de
toutes ses forces, puisqu'il n'épargna pas même sa propre vie pour l'amour. « Car
l'amour ne peut pas aller plus loin, que de donner sa vie pour ses amis (Jean
XX, 43). » Et bien, qu'il ne la donnât pas encore, néanmoins il l'exposa. Ne se
laisser donc pas attirer par les caresses, ni séduire par les artifices, ni
abattre par les injures et les outrages, c'est aimer de tout son coeur, de
toute son âme et de toutes ses forces.
6. Remarquez que l’amour du coeur est en quelque
façon charnel, il inspire en effet plus d'affection au coeur de l'homme pour la
chair de Jésus-Christ, et pour les choses qu'il a faites durant qu'il en était
revêtu. Celui qui est plein de cet amour est aisément touché et attendri à tous
les discours qui concernent ce sujet. Il n'entend rien plus volontiers, il ne
lit rien avec plus d'ardeur, il ne repasse rien plus souvent dans sa mémoire,
il n'a pas de méditation plus douce et plus agréable. Les sacrifices de ses
prières en reçoivent une nouvelle perfection, et ressemblent à des victimes
aussi grasses que belles. Toutes les fois qu'il fait oraison, l'image sacrée de
l'homme-Dieu se présente à ses yeux, naissant, suspendu aux seins de sa mère,
enseignant, mourant, ressuscitant, et montant au ciel; or toutes ces images ou
autres semblables qui se présentent à l'esprit, animent nécessairement l'âme à
l'amour des vertus, chassent les vices de la chair, en bannissent les attraits,
et calment les désirs. Pour moi, je pense que la principale cause, pour
laquelle Dieu, qui est invisible, a voulu se rendre visible par la chair qu'il
a prise, et converser comme homme parmi les hommes, était d'attirer d'abord à
l'amour salutaire de sa chair adorable les affections des hommes charnels qui
ne savent aimer que charnellement, et de les conduire ainsi par degrés à un
amour épuré et spirituel. Ceux qui disaient: « Vous voyez que nous avons quitté
toutes choses pour vous suivre (Matth XIX, 27), » n'en étaient-ils pas encore à
ce premier degré de l'amour? Ils ne les avaient sans doute quittées que par le
seul amour de la présence corporelle de Jésus-Christ, quoiqu'il leur parlât seulement
de sa passion salutaire et de sa mort, et qu'ensuite la gloire de son ascension
les touchât d'une tristesse très-vive. C'est aussi ce qu'il leur reprochait. «
Parce que je vous ai dit ces choses, la tristesse s'est saisie de votre coeur
(Jean XVI, 6). » Ainsi d'abord il les retira de tout autre amour charnel, par
la seule grâce de la présence de son corps.
7. Mais il leur montra ensuite un degré d'amour
plus élevé, lorsqu'il leur dit: « C'est l'esprit qui donne la vie, la chair ne
sert de rien du tout (Jean VI, 6). » Je crois que celui qui disait: « Quoique
nous ayons connu Jésus-Christ selon la chair, nous ne le connaissons pas polir
cela (II, Cor. V, 16), » était déjà parvenu à ce degré d'amour. Peut-être le
Prophète y était-il aussi monté lorsqu'il disait: «Jésus-Christ notre Seigneur
est un esprit présent à nos yeux (Thren. IV, 20). » Car quant à ce qu'il
ajoute: «Nous vivrons parmi les nations sous son ombre (1bid.); » je crois
qu'il parle au nom de ceux qui commencent, pour les exhorter à se reposer au
moins à l'ombre, puisqu'ils ne se sentent pas assez forts pour porter l'ardeur
du soleil; et à se nourrir de la douceur de la chair, puisqu'ils ne sont pas
encore capables de goûter les choses de l'esprit de Dieu; car je crois que
l'ombre de Jésus-Christ, c'est sa chair; et c'est de cette ombre que Marie a
été environnée, afin qu'elle lui servit comme d'un voile pour tempérer la
chaleur et l'éclat de l'esprit. Que celui-là donc se console, cependant dans la
dévotion envers la chair de Jésus-Christ, qui n'a pas encore son esprit
vivifiant, qui du moins ne l'a pas encore de la façon que le possèdent ceux qui
disent: « Le Seigneur Jésus-Christ est un esprit présent devant nous (Thren.
IX, 20). » Et, « encore que nous ayons connu Jésus-Christ selon la chair, nous
ne l'avons pas connu véritablement (II Cor. V, 16). » Ce n'est pas qu'on puisse
aimer Jésus-Christ dans la chair, sans le Saint-Esprit, mais on ne l'aime pas
avec plénitude. Et toutefois, la me sure de cet amour, c'est que la douceur qui
en naît occupe tout le coeur, le retire tout entier à soi de l'amour des
créatures sensibles, et l'affranchit des charmes et des attraits de la volupté
charnelle, car c'est là aimer de tout son cœur. Autrement, si je préfère à la
chair de Jésus-Christ mon Seigneur, quelqu'autre que ce soit, quelque proche
qu'elle me puisse être, on quelque plaisir que j'en puisse recevoir, en sorte
que j'en accomplisse moins les choses qu'il m'a enseignées par ses paroles et
son exemple, quand il demeurait en ce monde, n'est-il pas clair que je ne
l'aime pas de tout mon coeur, puisque je l'ai divisé, et que j'en donne une
partie à l'amour de sa chair sainte, et réserve l'autre pour la mienne propre !
car il dit lui-même: « celui qui aime son père ou sa mère plus que moi, n'est
pas digne de moi, et celui qui aime son fils ou sa fille plus que moi, n'est
pas non plus digne de moi (Matth. X, 37). » Donc, pour le dire en deux mots,
aimer Jésus-Christ de tout son coeur, c'est préférer l'amour de sa chair sacrée
à tout ce qui nous peut flatter dans la nôtre propre, ou dans celle d'autrui.
En quoi je comprends aussi la gloire du monde, parce que la gloire du monde est
la gloire de la chair, et il est indubitable que ceux qui y mettent leur
plaisir sont encore charnels.
8. Mais bien que cette dévotion envers la chair
de Jésus-Christ soit un don et un grand don du Saint-Esprit, néanmoins on peut
appeler cet amour charnel, au moins à l'égard de cet autre amour, qui n'a pas
tant pour objet le Verbe chair, que le Verbe sagesse, le Verbe justice, le
Verbe vérité, le Verbe sainteté, piété, vertu, et toutes les autres perfections
quelles qu'elles soient. Car Jésus-Christ est tout cela; il nous a été donné de
Dieu, pour être notre sagesse, notre justice, notre sanctification, et notre
rédemption. Vous semble-t-il que celui qui compatit avec piété aux souffrances
de Jésus-Christ, en ressent une vive douleur, et s'attendrit aisément au
souvenir des choses qu'il a endurées, qu'il se repaît de la douceur de cette
dévotion, et en est fortifié pour toutes les oeuvres salutaires, saintes et
pieuses, est touché des mêmes sentiments d'amour que celui qui est toujours
embrasé du zèle de la justice, qui brûle partout d'amour pour la vérité, qui a
une passion ardente pour la sagesse, qui aime par dessus tout une vie sainte,
des moeurs réglées, qui a honte de toute ostentation, abhorre la médisance, ne
sait ce que c'est que l'envie, déteste l'orgueil, non-seulement fuit toute
gloire humaine, mais n'a même que du dégoût et du mépris pour elle, a en
abomination et s'efforce de détruire en soi toute impureté de la chair et du
coeur, et enfin rejette, comme naturellement, tout ce qui est mal, et embrasse
tout ce qui est bon? N'est-il pas vrai que si on compare ensemble l'amour de
l'un et de l'autre, on reconnaîtra que le premier au prix du second, n'aime en
quelque façon que charnellement.
9. Néanmoins cet amour charnel ne laisse pas
d'être bon, puisque, par lui, la vie de la chair est bannie, le monde est
méprisé et vaincu. Dans cet amour, on avance lorsqu'il devient raisonnable, et
on est parfait lorsqu'il devient spirituel. Or il est raisonnable, lorsque dans
tous les sentiments qu'on doit avoir au sujet de Jésus-Christ, on se tient
tellement attaché à la raison de la foi, qu'on ne s'éloigne de la pure créance
de l'Église, par aucune vraisemblance contraire, ni par aucune séduction du
diable, ou des hérétiques. Comme aussi, lorsque dans sa propre conduite, on se
sert d'une circonspection si grande, qu'on ne passe jamais les bornes de la
discrétion, soit par superstition ou par légèreté, soit par la ferveur d'un
zèle immodéré et excessif. Or c'est là aimer Dieu de toute son âme, comme nous
l'avons dit auparavant. Si à cela se joint une si grande force, et un secours
si puissant de l'Esprit-Saint, que ni les peines, ni les tourments, quelque
violents qu'ils soient, ni la crainte même de la mort ne soient pas capables de
nous faire départir de la justice; alors on aime Dieu de toutes ses forcés, et
c'est là l'amour spirituel. Et je crois que ce nom convient spécialement à cet
amour, à cause de la plénitude de l'Esprit qui le distingue tout
particulièrement; mais en voilà assez sur ces paroles de l'Épouse: « C'est
pourquoi les jeunes filles vous aiment avec excès. » Je prie Notre-Seigneur
Jésus-Christ de nous ouvrir les trésors de sa miséricorde, car il en est le
gardien, afin que nous puissions expliquer les paroles suivantes, lui qui étant
Dieu vit et règne avec le Père dans l'unité du saint Esprit par tous les
siècles des siècles.
Amen.
1. « Tirez-moi après vous; nous courrons dans
l'odeur de vos parfums (a). » Mais quoi? Est-ce que l'Épouse a besoin
d'être tirée, et de l'être après l'Époux? Comme si elle le suivait malgré elle,
non pas de son propre mouvement. Mais tous ceux qui sont tirés ne le sont pas
malgré eux. Car, par exemple, celui qui est infirme ou boiteux, et qu’il ne
saurait marcher tout seul, n'est pas fâché qu'on le traîne au bain ou à table,
encore qu'un criminel soit fâché d'être traîné en jugement ou au supplice.
Enfin, celle qui fait cette demande veut être entraînée. Et elle ne ferait pas
cette demande, si elle pouvait, par elle-même, suivre son bien-aimé comme elle
le voudrait. Mais pourquoi ne le peut-elle pas? Dirons-nous que l'Épouse même
est invalide? Si c'était une des jeunes filles qui se dit infirme, et qui
demandât d'être entraînée, il n'y aurait pas sujet de s'en étonner. Mais
l'Épouse, qui semblait pouvoir même entraîner les autres, tant elle est forte
et parfaite; qui est-ce qui ne trouverait étrange, qu'elle eût besoin d'être
traînée elle-même, comme si elle était faible et languissante? Quelle âme sera
pour nous forte et saine, si nous consentons qu'on tienne pour infirme celle
qui, à causé de sa singulière perfection, et de son éminente vertu, est nommée
l'Épouse du Seigneur? N'est-ce point l'Église qui s'est exprimée ainsi quand
elle vit son bien-aimé monter au ciel, et qu'elle souhaitait avec passion de le
suivre, et d'être élevée dans la gloire avec lui? Quelque parfaite que soit une
âme, tant qu'elle gémit sous le poids de ce corps de mort, et qu'elle est
retenue captive dans la prison de ce siècle mauvais, liée par de fâcheuses
nécessités, et tourmentée par les crimes qui s'y commettent, elle est
contrainte de s'élever plus lentement, et avec moins de vigueur à la
contemplation des choses sublimes, et elle n'est pas libre de suivre l'Époux
partout où il va. C'est ce qui arrachait ce cri lamentable à celui qui disait
en gémissant; a Malheureux homme que je suis, qui me délivrera de ce corps de
mort (Rom. VII, 24)? C'est ce qui inspirait cette humble prière: «Tirez mon âme
de prison (Psaume CXII, 8). » Que l'Épouse dise donc, et qu'elle dise avec
douleur: « Tirez-moi après vous, » parce que ce corps corruptible appesantit
Pâme, et cette demeure de terre et de boue accable l'esprit, qui voudrait
s'élever dans ses pensées (Sap. IX, 15). Ou bien, peut-être dit-elle cela dans
son désir de sortir de cette vie, et d'être avec J.-C., surtout en
voyant que celles pour qui il semblait nécessaire qu'elle y demeurât étant plus
avancées, aiment déjà l'Époux, et peuvent se tenir à l'abri des tempêtes dans
le port de la charité. Car elle avait dit auparavant: « C'est pour cela que les
jeunes filles vous aiment avec passion. » Il semble donc qu'elle veuille dire:
Voilà les jeunes filles qui vous aiment, et, par cet amour sont attachées si
fermement à vous, qu'elles n'ont plus besoin de moi, et qu'il n'y a pas de
raison qui m'arrête davantage en ce monde: «Tirez-moi donc s'il vous plait
après vous. »
(a) Telle est la version des premières éditions au lieu
de à l'odeur de vos parfums comme nous l'avons déjà fait observer ailleurs.
Ainsi ce n'est pas à l'odeur mais au milieu même de l'odeur qu'exhalent vos
parfums que nous courons. » n. 4, « excités par cette odeur, » n. 9 et n. 11. «
Nous courrons dans l'odeur de vos parfums non pas dans la confiance de nos
propres mérites. » Et un peu plus loin: « Pour vous, ô mon époux, vous courez
dans l'onction même, mais nous, nous ne courrons que dans l'odeur qu'elle
répand. Vous couru dans la plénitude et nous à l'odeur des parfums.
2. Je croirais que c'est là sa pensée, si elle
avait dit: Tirez-moi à vous; mais comme elle dit, après vous, il me semble
qu'elle demande plutôt la grâce de pouvoir suivre les traces de sa vie, de
pouvoir imiter sa vertu, garder les règles de sa conduite, embrasser la
perfection de ses moeurs. Car elle a principalement besoin de secours, pour
renoncer à soi-même, porter sa croix, et suivre Jésus-Christ. L'Épouse a
certainement besoin, pour atteindre là, d'être tirée, et elle ne peut l'être
que par celui qui dit: «Vous ne pouvez rien faire sans moi (Jean XV, 5). » Je
sais bien, dit-elle, que je ne puis arriver jusqu'à vous, qu'en marchant après
vous, et que je ne puis même marcher après vous, si vous ne m'aidez: c'est
pourquoi je vous prie de me tirer après vous. Car « celui-là est heureux que
vous assistez; il dispose en son coeur des degrés dans cette vallée de larmes
(Psaume LXXXIII, 6), » pour arriver un jour à vous sur les montagnes
éternelles, où on goûte une joie ineffable. Qu'il y en a peu, Seigneur Jésus,
qui veuillent aller après vous; et néanmoins il n'y a personne qui ne désire
arriver jusqu'à vous, car tout le monde sait qu'on goûte auprès de vous des
délices sans fin. Aussi tous veulent jouir de vous, mais tous ne veulent pas
vous imiter. Ils veulent bien régner avec vous, mais ils ne veulent pas
souffrir avec vous. Tel était celui qui disait: « Que je meure de la mort des
justes, et que la fin de ma vie soit semblable à la leur (Num. XXIII, 10). » Il
souhaitait la fin des justes, mais il n'en souhaitait pas les commencements.
Les hommes charnels désirent la même mort que les hommes spirituels, dont
néanmoins ils abhorrent la vie, c'est qu'ils savent que la mort des saints est
précieuse devant Dieu; parce que « lorsqu'il aura fait dormir en paix ceux
qu'il a aimés, de ce somme il les fera passer à l'héritage du Seigneur (Psaume
CXXVI, 2); » et parce que « ceux qui meurent dans le Seigneur sont bien heureux
(Apoc. XIV, 13); » au lieu que, selon la parole du prophète Roi: « La mort des
pécheurs est la pire des morts (Psal XXXIII, 22.) » Ils ne se mettent pas en
peine de chercher celui que toutefois ils désirent trouver, ils souhaitent de
l'atteindre, mais ne veulent pas le suivre. Ils n'étaient pas de ce nombre ceux
à qui il disait: « Vous autres, vous êtes toujours demeurés avec moi durant mes
tentations (Luc. XXII, 28). » Heureux ceux qui se sont trouvés dignes, ô bon
Jésus, de recevoir de vous un témoignage si avantageux. Ils allaient sans doute
après vous, des pieds du corps, et de toutes les affections de leur coeur. Vous
leur avez montré le chemin de la vie en les appelant après vous, qui êtes la
voie, la vie et la vérité, et qui dites: «Venez après moi, je vous ferai
pécheurs d'hommes (Matth. IV, 19); » Et encore: « Que celui qui me sert me
suive, et partout où j„ serai je me servirai de lui (Jean xu, 26). » C'est donc
en se félicitant qu'ils disaient: « Voilà que nous avons quitté toutes choses
pour vous suivre (Matth. XIX, 27). »
3. C'est donc ainsi que votre bien-aimée,
laissant tout pour vous, désire avec ardeur aller toujours après vous, marcher
toujours sur les traces de vos pas, et vous suivre partout où vous irez; elle
sait que vos voies sont belles, que tous vos sentiers mènent à la paix, et que
celui qui vous suit ne marche pas dans les ténèbres. Si elle prie qu'on la
tire, c'est parce que votre justice est aussi élevée que les plus hautes
montagnes, et qu'elle ne peut pas y parvenir par ses propres forces. Elle prie
qu'on la tire, « parce que personne ne vient à vous, si votre Père ne le tire
(Jean IX, 44). » Or, ceux que votre Père tire, vous les tirez aussi, car les
oeuvres que le Père fait, le Fils les fait pareillement. Mais elle est plus
familière avec le Fils, et lui fait cette demande parce qu'il est son propre
époux, et que le Père l'a envoyé au-devânt d'elle, pour lui servir de guide et
de maître, pour marcher devant elle dans la voie des bonnes moeurs, lui
préparer le chemin des vertus, lui communiquer ses connaissances, lui enseigner
les sentiers de la sagesse, lui donner la loi d'une vie et d'une conduite
réglée, et la rendre si parfaite, qu'il eût. raison d'être épris de sa beauté
et de ses charmes.
4. « Tirez-moi après vous; nous courrons dans
l'odeur de vos parfums. » J'ai besoin d'être tirée, parce que le feu de votre
amour est un peu refroidi en nous, et cette froideur nous empêche de courir à
cette heure comme nous faisions hier et les jours passés. Mais nous courrons,
lorsque vous nous aurez rendu la joie de posséder votre Sauveur, lorsque le
soleil de justice versera de nouveau sa chaleur sur nous, que la nuée de la
tentation qui le couvre maintenant sera passée, et qu'au souffle agréable d'un
doux zéphir, ses parfums recommenceront à se fondre, à couler et à répandre
leur odeur ordinaire. C'est alors que nous courrons, mais nous courrons dans
cette bonne odeur. Nous courrons, dis-je, lorsque les parfums commenceront à
s'exhaler parce que l'engourdissement où nous sommes maintenant se dissipera,
et la dévotion reviendra en nous, tellement que nous n'aurons plus besoin
d'être tirés, nous serons excites par cette odeur, à courir de nous-mêmes. Mais
en attendant tirez-moi après vous. Voyez-vous comme quoi celui qui marche dans
l'esprit, ne demeure pas toujours en un même état, et n'avance point toujours
avec la même facilité; que la voie de l'homme n'est pas en sa puissance, comme
dit l'Écriture; mais qu'il oublie les choses qui sont derrière lui et s'avance
vers celles qui sont en avant, tantôt avec plus, tantôt avec moins de vigueur,
selon que le Saint-Esprit, qui est l'arbitre souverain des grâces, les lui
dispense avec plus ou moins d'abondance? Je crois que si vous voulez vous
examiner vous-mêmes, vous reconnaîtrez que votre propre expérience confirme ce
que je vous dis.
5. Lors donc que vous vous sentez tombé dans
l'engourdissement, la tiédeur ou l'ennui, n'entrez pas pour cela en défiance,
et ne quittez pas vos exercices spirituels; mais cherchez la main de celui qui
peut vous assister, conjurez-le, à l'exemple de l'Épouse, de vous tirer après
lui, jusqu'à ce qu'étant ranimé et réveillé par la grâce, vous deveniez plus
prompt et plus allègre, et que vous couriez et disiez: « J'ai couru dans la
voie de vos commandements, lorsque vous avez dilaté mon coeur (Psaume CXVIII,
32). » Et si vous-vous réjouissez dans la grâce de Dieu, quand elle est
présente, ne croyez pas néanmoins posséder ce don comme un droit qui vous est
acquis, ni compter trop sur lui, comme si vous ne le pouviez jamais perdre; de
peur que si Dieu vient tout à coup à retirer sa main, et à soustraire sa grâce,
vous ne tombiez dans un découragement, une tristesse excessive. Enfin, ne dites
pas dans votre abondance: « Je ne serai jamais ébranlé (Psaume XXIX, 7). » De
peur que vous ne soyez aussi obligé de dire avec gémissement les paroles qui
viennent après celles-là: « Vous avez détourné votre visage de moi, et je suis
tombé dans la confusion et dans le trouble (Ibid.») Vous aurez soin plutôt, si
vous êtes sage, de suivre le conseil du sage, et de ne pas « oublier les biens
su temps des maux, ni les maux au temps des biens (Eccl. XI, 27). »
6. N'entrez donc pas dans une trop grande
confiance au jour de votre force; mais criez vers Dieu, avec le Prophète, et
dites: « Ne m'abandonnez pas, s'il vous plaît, lorsque mes forces m'auront
quitté (Psaume LXX, 9). » Mais consolez-vous au temps de la tentation, et dites
avec l'Épouse: « Tirez-moi après vous, nous courrons dans l'odeur de vos
parfums. » Ainsi l'espérance ne vous quittera pas dans les mauvais jours, et la
prévoyance ne vous manquera pas dans les bons; et soit que vous soyez dans
l'adversité ou dans la prospérité; dans le changement et la révolution des
temps, vous conserverez comme une image de l'éternité, je veux dire une égalité
d'esprit, et une constance invincible, supérieure à toutes sortes d'infortunes;
vous bénirez Dieu en tout temps, et demeurerez ainsi en quelque sorte immuables
au milieu des événements changeants et des défaillances certaines de ce siècle
inconstant, vous commencerez à vous renouveler et à reprendre cette ancienne
ressemblance de Dieu qui est éternel, et qui n'est susceptible d'aucune
vicissitude ni du moindre changement. Car vous serez en ce monde tel qu'il est
lui-même, ni abattu dans l'adversité, ni insolent dans la prospérité. C'est en
cela, dis-je, que l'homme, cette créature si noble, faite à l'image et à la
ressemblance de Dieu qui l'a créée, fait voir qu'il est prêt à recouvrer la
dignité de son antique gloire, lorsqu'il trouve qu'il est indigne de lui, de se
rendre conforme au siècle qui passe et qu'il aime mieux, selon la doctrine de
saint Paul, rentrer «par le renouvellement de son esprit (Rom. XIV, 2), » dans
l'état où il a été créé d'abord. Puis, obligeant ce siècle qui a été fait pour
lui, à se conformer à lui d'une manière admirable, il fait que toutes choses
contribuent et conspirent à son bien et reprennent en quelque façon la forme qui
leur est propre et naturelle, en rejetant celle qui leur est étrangère et en
reconnaissant:leur Maître à qui elles étaient tenues d'obéir dans l'ordre de
leur première création.
7. C'est pourquoi je pense que ces paroles que
le Fils unique de Dieu a dites de lui-même, «que s'il était élevé de la terre,
il tirerait tout à soi (Jean XII, 32), » peuvent aussi s'appliquer à tousses
frères; c'est-à-dire à ceux que le Père a commis et prédestinés de toute
éternité pour être conformes a son fils qui est son image, afin qu'il soit le
premier né d'un grand nombre de frères. Je puis donc, moi aussi, dire
hardiment, que si je suis élevé de la terre, je tirerai tout à moi. Car il n'y
a pas de témérité, mes frères, à me servir des paroles de celui dont j'ai
l'honneur de porter la ressemblance. S'il en est ainsi, les riches du siècle ne
doivent pas penser que les frères de Jésus-Christ ne possèdent que les biens
célestes, parce qu'ils lui entendent dire: « Bienheureux les pauvres d'esprit,
parce que le royaume des cieux leur appartient (Matth. V, 3); » non, dis-je,
ils ne doivent pas penser qu'ils ne possèdent que les seuls biens du ciel,
parce que Jésus-Christ semble ne leur avoir promis que ceux-là, ils possèdent
aussi les biens do la terre; car s'ils sont comme ne possédant rien, cependant
ils possèdent out, ils ne mendient pas comme misérables; mais ils possèdent
comme des maîtres et des propriétaires, et ils ont d'autant plus les
propriétaires et les maîtres, qu'ils en sont plus détachés, selon cette parole:
le monde entier est un trésor pour l'homme fidèle. Je dis le monde entier,
parce que les adversités aussi bien que les prospérités lui servent et
contribuent à son bien.
8. L'avare donc est passionné pour les •biens de
la terre, comme un mendiant, et le fidèle les méprise comme leur maître.
L'avare mendie en les possédant, et le fidèle les pos, ède en les méprisant.
Demandez au premier venu de ceux qui soupirent d'un coeur insatiable après les
biens temporels, ce qu'il pensé de ceux qui, vendant leurs biens, les donnent
aux pauvres, et achètent ainsi lé royaume des Cieux pour un bien vil et
méprisable, et s'il croit leur conduite sage ou non. fi vous répondra
certainement qu'il la trouve sage. Demandez-lui encore pourquoi il ne pratique
pas lui-même ce qu'il approuve dans les autres. Je ne le puis, dira-t-il. Et
pourquoi? C'est, n'en doutez pas, parce que l'avarice qui est la maîtresse de
son coeur, ne le lui permet pas; il n'est plus libre; les biens qu'il semble
posséder ne sont pas à lui, et lui-même ne s'appartient pas. S'ils sont
vraiment à vous, tâchez d'en profiter; échangez les biens de la terre contre
ceux du Ciel. Si vous ne le pouvez faire, confessez que vous n'êtes pas le
maître, mais l'esclave de votre argent; que vous n'en êtes que le gardien non
le possesseur. Enfin vous obéissez à votre bourse, comme l'esclave à sa
maîtresse; et de même qu'il est obligé de se réjouir ou de s'attrister avec
elle, vous aussi à mesure que vos richesses grandissent, vous vous élevez, et
vous tombez à mesure qu'elles diminuent. Car lorsque votre bourse est épuisée,
vous êtes abattu de tristesse, et lorsqu'elle se remplit, votre coeur est comme
rempli de joie ou plutôt gonflé d'orgueil. Tel est l'avare. Mais, pour nous,
imitons la liberté et la constance de l'Épouse, qui bien instruite de toutes
choses, et conservant en son coeur les enseignements de la sagesse, sait
également vivre dans l'abondance et souffrir la pauvreté. Lorsqu'elle prie
qu'on la tire, elle fait voir ce qui lui manque, non d'argent, mais de force;
et d'un autre côté, lorsqu'elle se console dans l'espérance du retour de la
grâce, elle montre que si elle sent ses privations elle ne perd pas pour cela
toute espérance.
9. Elle dit donc. «Tirez-moi après vous, nous
courrons dans l'odeur de vos parfums.» Faut-il s'étonner, qu'elle ait besoin
d'être tirée, quand elle court après un géant, et tâche d'atteindre celui qui
saute dans les montagnes, et passe par dessus les collines? « Sa parole, dit le
Prophète Roi, court avec vitesse (Psaume CXLVII, 15). » Elle ne peut pas égaler
dans sa course celui qui « marche à grands pas comme un géant qui se hâte
d'arriver au bout de sa carrière (Psaume XVIII, 6). » Elle ne le peut pas par
ses seules forces, et c'est pour cela qu'elle désire être tirée. Je suis lasse,
dit-elle, je tombe en défaillance, ne m'abandonnez pas, tirez-moi après vous,
de peur que je ne commence à aller après d'autres amants comme une vagabonde,
et que je ne coure comme une personne égarée qui ne sait qu'elle route tenir.
Tirez-moi après vous, parce qu'il vaut mieux pour moi que vous me tiriez et que
vous me fassiez une sorte de violence en m'effrayant par des menaces, ou en
m'exerçant par des châtiments, que de m'épargner et de me laisser dans mon
corps jouir d'une malheureuse confiance. Tirez-moi en quelque sorte malgré moi,
afin qu'ensuite je vous suive volontairement. Je suis engourdie, tirez-moi,
faites-moi courir. Il arrivera un temps où je n'aurai plus besoin que personne
me tire, parce que nous courrons vite et de nous-mêmes. Je ne courrai pas seule,
quoique je demande seule à être tirée. Les jeunes filles courront aussi avec
moi. Nous courrons également, nous courrons ensemble; moi excitée par l'odeur
de vos parfums, et elles par mon exemple et mes exhortations; ainsi nous
courrons toutes dans l'odeur de vos parfums. L'Épouse a des imitateurs, comme
elle est elle-même imitatrice de Jésus-Christ; et c'est pour cela qu'elle ne
dit pas au singulier, « je courrai, mais nous courrons. »
10. Mais il se présente une question, à savoir
pourquoi l'Épouse, en demandant d'être tirée, ne demande pas aussi que les
jeunes filles le soient avec elle et ne dit pas: « tirez-nous, mais tirez-moi.
» Mais quoi, peut-être a-t-elle besoin d'être tirée, et les jeunes filles n'en
ont-elles pas besoin? O vous, qui êtes si belle et si heureuse, si pleine de
bonheur, découvrez-nous la raison de cette différence. Tirez moi, dites-vous.
Pourquoi ne dites-vous pas: tirez-nous? Est-ce que vous nous enviez ce bonheur?
A Dieu ne plaise que cela soit ainsi. Car si vous eussiez voulu aller seule
avec l'Époux, vous n'auriez pas ajouté tout de suite après, que les jeunes
filles courront avec vous. Pourquoi donc avez-vous demandé pour vous seule
qu'on vous tirât, puisque incontinent après vous deviez dire au pluriel: « Nous
courrons? » La Charité dit-elle, le voulait ainsi. Apprenez de moi par cette
parole à attendre d'en haut un double secours dans les exercices spirituels, la
réprimande et la consolation. L'une exerce au dehors, et l'autre visite au
dedans. L'une arrête l'emportement, l'autre élève le coeur et lui donne de la
confiance. L'une opère l'humilité, et l'autre console dans le découragement.
L'une donne de la prudence, et l'autre, de la dévotion. La première enseigne la
crainte du Seigneur, et la seconde tempère cette crainte par une joie
salutaire, ainsi qu'il est écrit. « Que mon coeur se réjouisse, en sorte qu'il
craigne votre nom (Psaume LXXXV, 41). » Et encore: « Servez le Seigneur avec
crainte, et réjouissez-vous en lui avec tremblement (Psaume II, 11). »
11. Nous sommes tirés, lorsque nous sommes
exercés par les tentations et les tribulations. Nous courons lorsqu'étant
visités par des consolations et des inspirations secrètes et intérieures, nous
respirons une odeur aussi douce que celles des plus excellents parfums. Ce qui paraît
austère et dur je le réserve donc pour moi, qui suis forte, saine et parfaite;
et je dis en ne parlant que de moi:« Tirez-moi » Mais ce qui est doux et
agréable, je vous en fais part, à vous qui êtes faible, et je dis: « Nous
courrons. » Je sais ce que sont de jeunes filles, tendres et délicates, et trop
faibles pour soutenir les tentations;voilà pourquoi je veux qu'elles courent
avec moi, mais non pas qu'elles soient tirées avec moi; je veux qu'elles
partagent mes consolations, non pas mes travaux. Pourquoi? Parce qu'elles sont
infirmes, et que j'appréhende que les forces ne leur manquent, et qu'elles ne
succombent. Mais pour moi, ô mon Époux, châtiez-moi, tentez-moi, tirez-moi
après vous, parce que je suis prête à souffrir toutes les afflictions qu'il
vous plaira de m'envoyer, et que je suis assez forte pour les supporter. Pour
le reste, nous courons ensemble à l'envie des unes des autres, je serai seule
tirée, mais nous courrons toutes ensemble. Nous courrons, nous courrons,
dis-je, mais ce sera dans l'odeur de vos parfums, non pas dans la confiance de
nos propres mérites. Nous n'avons pas la présomption de croire que nous
courrons dans la grandeur de nos forces, mais dans le nombre infini de vos
miséricordes. Car si nous avons couru quelquefois et si nous l'avons fait
volontairement, la gloire n'en doit revenir ni à notre volonté, ni à notre
course, mais à Dieu. Que cette miséricorde se retourne vers nous, et nous
courrons. Pour vous, Seigneur, vous courez par votre propre force comme un
géant, et comme un homme puissant et vigoureux; mais nous, nous ne courrons
jamais, si nous ne sentons l'odeur de vos parfums: « Pour vous que le Père a
sacré d'une huile de joie, d'une manière plus noble que ceux qui ont part à
votre gloire (Psaume XLIV, 8), » vous courez dans cette divine onction; mais
nous, nous ne courrons qu'à l'odeur qu'elle répand. Vous courez dans la
plénitude et dans l'odeur du parfum. Ce serait ici le lieu de m'acquitter de la
promesse que je me souviens de vous avoir faite, il y a longtemps, de vous
parler des parfums de l'Époux, si je ne craignais d'être trop long. Je remets
donc à une autre fois pour le faire; car l'importance du sujet ne souffre pas
qu'on la resserra dans des limites si étroites. Priez le Seigneur de la divine
onction, qu'il daigne rendre agréable le sacrifice de mes lèvres, et que je
puisse rappeler à vos esprits le souvenir de l'abondance de sa grâce, oui,
dis-je, de la grâce qui est dans l'Époux de l'Église, Jésus-Christ notre
Seigneur.
Amen.
1. Si les parfums de l'Épouse sont aussi
précieux et aussi magnifiques que vous l'avez vu dans les discours précédents,
que pensez-vous de ceux de l'Époux? Mais si je ne suis pas capable de les
expliquer d'une façon proportionnée à leur excellence, il n'y a pas de doute
pourtant que leur vertu ne soit plus éminente et leur grâce plus efficace,
puisque leur seule odeur excite à courir, non-seulement les jeunes filles, mais
l'Épouse elle-même. En effet, si vous y prenez garde, elle n'ose rien promettre
de semblable de ses parfums. A la vérité, elle se flatte qu'ils sont
excellents, mais néanmoins elle ne dit pas que c'est dans eux qu'elle ait couru
ou qu'elle coure, elle ne promet de le faire que dans l'odeur des parfums de
l'Époux. Qu'aurait-elle dit si elle se fût sentie remplie de l'onction même de
ce parfum, dont la seule odeur, quelque légère qu'elle soit, la ravit de joie
et la fait courir? Je serais bien étonné si elle ne s'envolait pas. Mais
peut-être quelqu'un dit en lui-même cessez de tant relever ces parfums; on
verra assez ce qu'ils sont, lorsque vous aurez commencé à les expliquer. Pas du
tout; je ne vous promets pas cela. Croyez-moi, je vous avoue que je ne sais
encore si ceux qui me viennent dans l'esprit sont les véritables. Car j'estime
que 'l'Époux a diverses espèces de parfums et de baumes, et qu'il en a en
grande quantité; qu'il y en a que l'Épouse estime d'une façon particulière,
parce qu'elle est plus proche de son Époux, et plus familière; qu'il en est
quelques-uns qui arrivent jusqu'aux jeunes filles; et enfin qu'il y en a
d'autres qui parviennent même à ceux qui sont plus éloignés et comme étrangers;
en sorte qu'il n'y a personne, comme dit le Prophète, qui ne sente sa chaleur.
Mais bien que le Seigneur soit doux et bon envers tout le monde, il l'est
pourtant davantage envers ceux qui sont de sa maison; et plus on s'approche
familièrement de lui par ses mérites et sa pureté, plus aussi, je crois, on
sent l'odeur de parfums plus nouveaux, et d'une onction plus douce et plus
agréable.
2. Mais on ne saurait comprendre ces choses
comme il faut, à moins de les avoir éprouvées. C'est pourquoi je ne veux pas
usurper témérairement une prérogative qui n'est accordée qu'à l'Épouse. Il n'y
a que l'Époux qui sache les délices que l'Esprit-Saint fait goûter à sa
bien-aimée, par quelles inspirations il réveille et récrée les sens de son âme,
et de quelles senteurs il la parfume. Qu'elle lui soit donc une fontaine propre
à lui seul, où l'étranger n'ait pas de part, et l'indigne ne boive pas. Car
c'est « un jardin fermé et une fontaine scellée (Cantic. IV, 12); » mais les
eaux en découlent dans les places publiques. Je reconnais que je les ai à ma
disposition, pourvu néanmoins que personne ne me moleste ou ne me montre de
l'ingratitude, si je puise à une source publique pour donner à boire aux
autres. Car, pour relever un peu mon ministère en ce point, ce n'est pas sans
peine et sans travail que je vais tous les jours puiser dans les ruisseaux même
publics de l'Écriture, pour donner de l'eau à chacun selon ses besoins, si bien
que, sans prendre aucune peine, chacun de vous ait facilement des eaux
spirituelles pour toute sorte d'usages, par exemple pour laver, pour boire et
pour cuire les aliments. Car la parole de Dieu est l'eau salutaire de la
sagesse, non-seulement elle abreuve, mais elle lave, suivant ce que dit le
Seigneur: « Vous êtes nets à cause des discours que je vous ai tenus (Jean XV,
3). » La parole divine cuit encore, pour ainsi dire, par le feu du Saint-Esprit,
les pensées charnelles, qui sont comme de la viande crue, et les change en des
sens spirituels, et en fait une nourriture pour l'âme, si bien qu'on peut dire:
« Mon cœur s'est échauffé au dedans de moi, et un feu s'allumera en moi durant
ma méditation (Psaume XXXVIII, 4). »
3. Ceux dont l'esprit étant parfaitement pur,
sont capables de comprendre par eux-mêmes des choses plus sublimes que celles
que nous disons, non-seulement je ne les en empêche pas, mais même je les en
félicite, pourvu qu'ils souffrent aussi que nous proposions des choses plus
simples à ceux qui ne sont pas aussi éclairés qu'eux. Que je voudrais voir tout
le monde doué du don de la parole, et plût à Dieu que je ne fusse pas obligé de
m'occuper à cet exercice. Plût à Dieu qu'un autre en voulût bien prendre le
soin, ou plutôt ce que j'aimerais encore mieux, qu'il ne se trouvât personne
pat 'vous qui en eût besoin, et que vous fussiez tous si bien instruits par
Dieu même, que je pusse dans un profond repos, voir que l'Époux est Dieu.
Maintenant donc, et je ne le saurais dire sans répandre des larmes, puisqu'il
ne m'est pas permis, je ne dis pas de contempler, mais même de chercher le Roi
assis dans sa gloire sur les Chérubins, sur un trône magnifique et élevé, dans
la forme selon laquelle il a été engendré égal à son père, dans la splendeur de
ses saints avant l'étoile du matin, dans laquelle les anges désirent le
contempler et le voir. Dieu dans Dieu. Ce qui me reste à moi, qui ne suis qu'un
homme, c'est de le proposer comme homme à des hommes, et dans la forme qu'il a
prise quand il a voulu se faire connaître, par un excès de bonté et d'amour,
quand il s'est abaissé au dessous des anges, qu'il a mis sa tente dans le
soleil, qu'il est sorti comme un Époux de sa chambre nuptiale (Psaume XVIII,
6). Je le présente plutôt dans sa douceur que dans son élévation, et dans son
onction plutôt que dans sa grandeur; enfin, je le montre tel que le
Saint-Esprit l'a sacré, et envoyé pour annoncer la bonne nouvelle à ceux qui
étaient dans la misère, guérir les coeurs brisés, prêcher le pardon aux
captifs, la délivrance aux prisonniers, et annoncer l'année des miséricordes du
Seigneur.
4. Laissant donc à chacun les sentiments plus sublimes
et plus élevés que Dieu, peut-être, par une grâce singulière, lui a communiqués
sur le sujet des parfums de l'Époux, et dont il lui a donné l'expérience, je me
contenterai de mettre en commun ce que j'ai puisé à la source commune. Car il
est la fontaine de vie, la fontaine scellée qui jaillit avec force au milieu du
jardin fermé, par la bouche de Paul qui lui sert de canal; il est vraiment
cette sagesse adorable, qui, selon l'expression du saint homme Job, sort des
lieux profonds et cachés (Job. XXVIII, 18), se divise en quatre ruisseaux, et
coule dans les grandes places, où ce bienheureux apôtre nous apprend que Dieu
l'a fait pour nous, sagesse, justice, sanctification et rédemption (I Cor. I,
10). Par ces quatre ruisseaux, comme autant de parfums précieux, fil importe
peu, en effet, de les considérer comme eau ou comme onction; comme eau, parce
qu'ils nettoient, comme onction, parce qu'ils sont odoriférants); par ces
quatre ruisseaux, dis-je, comme par autant de parfums précieux composés
d'ingrédients célestes sur des montagnes couvertes de bois de senteurs, il a
tellement embaumé l'Église, qu'étant aussitôt attirée des quatre parties du
monde par cette douceur ineffable, elle s'est hâtée d'aller trouver cet Époux
céleste, semblable à la reine de Saba (III Rois X, 1), qui accourut avec
empressement des extrémités de la terre, pour entendre la sagesse de Salomon,
excitée aussi par la bonne odeur de sa réputation.
5. L'Église n'a pu courir après l'odeur de son
Salomon, que lorsque celui qui, de toute éternité, était la sagesse engendrée
du Père, fut fait, pour elle par le Père, sagesse dans le temps. Car c'est
alors qu'elle a commencé à sentir la divine odeur qui sortait de lui. Il a été
de même fait pour elle justice, sanctification et rédemption, afin qu'elle pût
également courir dans l'odeur de ces excellentes qualités, car il a été tout
cela en lui-même avant toutes choses. En effet, le Verbe était dès le
commencement (Jean I, 1), mais les Pasteurs ne vinrent en hâte pour le voir,
que lorsqu'on leur annonça qu'il était fait. Car ils se disaient l'un à
l'autre: « Passons jusqu'en, Bethléem, et voyons ce Verbe qui a été fait, que
le Seigneur a fait, et nous a montré (Luc. II, 15). » Et l'Évangéliste ajoute:
« Qu'ils vinrent en hâte. » Ils ne se remuaient pas auparavant, lorsque le
Verbe n'était encore qu'en Dieu; mais lorsqu'il fut fait, lorsque le Seigneur
le fit et le leur montra, alors ils vinrent en hâte, ils accoururent. De même
donc que le Verbe était au commencement, mais n'était qu'en Dieu, et qu'il a
été fait lorsqu'il a commencé d'être parmi les hommes; ainsi il était sagesse,
justice, sanctification et rédemption au commencement; mais pour les anges. Et
afin qu'il le fût aussi pour les hommes, le Père l'a fait toutes ces choses. Et
il le fit, parce qu'il est le Père, car l'apôtre a dit: « Celui qui a été fait
par Dieu, sagesse pour nous (I Cor. I, 30). » Il ne dit pas simplement qui a
été fait sagesse, mais qui a été fait sagesse pour nous, parce qu'il l'était
pour les anges, il. l'est aussi devenu pour nous.
6. Mais je ne vois pas, me direz-vous, comment
il a été rédemption pour les anges. Car il semble qu'on ne trouve en nul
endroit de l'Écriture qu'ils aient jamais été ou captifs du péché, ou sujets à
la mort, pour avoir er besoin de la rédemption; excepté seulement ceux qui, par
leur orgueil tombant d'une chute sans remède, n'ont pas mérité d'être rachetés.
Si donc les anges n'ont jamais été rachetés, les uns n'en ayant pas besoin, et
les autres ne le méritant pas, ceux-là parce qu'ils ne sont pas tombés, et
ceux-ci parce que leur peine est sans ressource, comment dites-vous que notre
Seigneur Jésus-Christ a été rédemption pour eux? Le voici en deux mots. Celui
qui a relevé l'homme qui était tombé, a donné à l'ange qui étai demeuré debout
la grâce de ne pas tomber; il a délivré l'un de la captivité, et empêché
l'autre d'y tomber. Voilà comment il a été également la rédemption de tous les
deux, de l'un parce qu'il l'a tiré de l'esclavage, de l'autre parce qu'il l'a
préservé d'y tomber. Il est donc clair que le Seigneur Jésus-Christ a été
rédemption pour les saints anges, comme il a été pour eux justice, sagesse et
sanctification; et que néanmoins il n'a pas laissé d'être fait ces quatre
choses pour' les hommes, 'qu ne peuvent connaître et comprendre les choses
invisibles de Dieu parles choses qui ont été faites. Ainsi, tout ce qu'il était
pour les anges, il l'est devenu pour nous, qu'est-ce à dire? C'est-à-dire
sagesse, justice, sanctification et rédemption. « Sagesse » en prêchant, «
justice » en remettant les péchés, « sanctification » en conversant avec les
pécheurs, «rédemption » en souffrant la mort pour eux. C'est donc lorsqu'il a
été fait toutes ces choses par Dieu le Père, que l’Église a senti une odeur
excellente et s'est mise à courir.
7. Reconnaissez donc maintenant quatre sortes
d'onctions; Reconnaissez la douceur abondante et inestimable de celui que le
Père a; sacré d'une huile de, joie d'une manière plus excellente que tous ceux
qui participent à sa gloire. O homme, tu étais assis dans les ténèbres, et à
l'ombre de la mort par l'ignorance' de la vérité, tu languissais dans les liens
de tes péchés. Il est descendu vers toi dans ta prison, non pour te tourmenter,
mais pour te délivrer de la puissance des ténèbres. Et d'abord ce docteur de la
vérité a dissipé l'ombre de votre ignorance par la lumière de sa « sagesse. »
Ensuite par la « justice » qui vient de la foi, il a brisé les fers du pécheur,
en les justifiant gratuitement. Et par ce double bienfait, il a accompli cette
parole du Prophète David: « Le Seigneur rompt les liens des captifs, le
Seigneur ouvre les yeux des aveugles (Psaume CXLV, 7). » De plus il a vécu «
saintement » parmi les pécheurs, et leur a ainsi prescrit une règle de vie
comme un chemin qui pût nous faire retourner dans notre patrie. Enfin, pour
comble de bonté, il s'est livré à la mort, et a tiré de son propre côté le prix
de la « satisfaction » dont il a apaisé le Père, en s'appropriant ainsi ce
verset de David: « Le Seigneur est plein de miséricorde, et il a des grâces
abondantes pour nous racheter (Psaume CXXIX, 7). » Oui, certainement,
abondantes, puisqu'il a versé non une goutte, mais un fleuve de sang par cinq
endroits de son corps.
8. Qu'a-t-il dû faire pour toi qu'il n'aie pas fait?
Il a rendu la vue à un aveugle, rompu les chaînes d'un captif, ramené dans le
chemin celui qui s'était égaré, et réconcilié celui qui était coupable. Qui ne
courra avec ardeur, avec rapidité après celui qui délivre de l'erreur, remet
les péchés, donne des mérites par sa vie, et acquiert des récompenses par sa
mort? Quelle excuse peut avoir celui qui ne court pas. dans l'odeur de ces
parfums, si ce n'est peut-être, celui jusqu'à qui elIe n'est pas parvenue? Mais
cette odeur de vie s'est répandue par toute la terre, car toute la terre est
remplie de la miséricorde du Seigneur, et ses bontés s'étendent sur toutes ses
œuvres. Celui donc qui ne sent pas cette odeur de vie répandue partout, et à
cause de cela ne court pas, est mort, ou corrompu. Cette odeur c'est le bruit
de sa renommée; l'odeur de sa réputation marche devant, elle excite à courir,
elle conduit à l'expérience de l'onction, à la récompense de la vision. Ceux
qui y arrivent chantent tous d'un commun accord: « Nous avons vu dans la cité
du Seigneur des vertus les plus grandes merveilles que nous en avions ouï dire
(Psaume XLVII, 9). » Seigneur Jésus, nous courons après vous à cause de la
douceur qu'on nous assure que nous trouverons en vous, car on nous apprend que
vous ne rejetez pas le pauvre, et n'abhorrez pas le pécheur. En effet, vous
n'avez pas eu horreur du. larron qui confessait ses crimes, de la pécheresse
qui, pleurait ses péchés, de, la cananéenne qui vous priait avec humilité, de
la femme surprise en adultère, de celui qui était assis à son comptoir, du
publicain, qui demandait humblement pardon de ses fautes, de votre disciple qui
vous renia, de celui qui fut le persécuteur de vos disciples, ni même de ceux
qui vous crucifièrent. Nous courons dans l'odeur de toutes ces vertus divines. Quant
à l'odeur de votre sagesse, nous la sentons lorsque nous apprenons que si
quelqu'un a besoin de sagesse, il n'a qu'à vous la demander, et vous la lui
donnerez (Jacob. II, 5). Car on dit que vous donnez abondamment à tout le
monde, et que vous ne reprochez pas vos dons. Pour ce qui est du parfum de
votre justice, il se répand, tellement de tous côtés, que non-seulement on vous
appelle juste, mais la justice même, et la justice qui rend juste. Car vous
êtes, aussi puissant pour rendre juste, qu’indulgent pour faire miséricorde.
Aussi,. taie tout homme qui, touché d'une vive componction de ses fautes, a
faim et soif de la justice, croie en vous qui justifiez l'impie, et, justifié,
par la seule foi, il sera réconcilié avec Dieu. Non-seulement votre vie, mais
encore votre conception répand abondamment une odeur très-. douce de sainteté.
Car vous n'avez commis ni contracté le péché. Que ceux donc qui, étant
justifiés de leurs crimes, désirent être saints et se proposent, d'atteindre à
la sainteté, sans laquelle nul ne verra Dieu, vous écoutent lorsque vous criez:
« Soyez saints, parce que je suis saint, (Levit. XIX, 2). » Qu’ils considèrent
vos voies et apprennent de vous que vous êtes juste dans toutes, vos voies, et
saint dans toutes vos oeuvres (Psaume CXLIV, 17). » Et l'odeur de votre
rédemption, combien n'en fait-elle pas courir? Lorsque vous êtes élevé de
terre, vous tirez tout à vous. Votre passion est le dernier refuge et un remède
unique. Lorque la sagesse défaille, que la justice ne suffit pas, que les
mérites de la sainteté succombent, elle vient au secours. Car, qui présume de
sa sagesse, de sa justice ou de sa sainteté, au pas de croire que cela lui
suffit pour son salut? « Nous ne sommes pas capables de nous-mêmes, dit
l'apôtre, d'avoir la moindre bonne pensée, mais c'est de Dieu que nous tirons
cette capacité (I Cor. III, 5). » Aussi, lorsque mes forces me manqueront, je
ne me troublerai pas, je ne tomberai pas dans le désespoir; je sais ce que je
dois faire. « Je prendrai le calice du salut, et j'invoquerai le nom du
Seigneur (Psaume CXV, 13). » Seigneur, éclairez mes yeux, s'il vous plaît, afin
que je connaisse en tout temps ce qui est agréable à votre majesté, et alors je
serai sage. « Ne vous souvenez pas des fautes et des ignorances de ma jeunesse
(Psaume XXIV, 7), » et je serai juste: « Conduisez-moi dans votre voie (Psaume
LXXXV, 11), » et je serai saint. Mais si votre sang n'interpelle pour moi votre
miséricorde, je ne serai pas sauvé. C'est pour obtenir toutes ces grâces que
nous courons après vous; accordez- nous ce que nous vous demandons, puisque
nous crions vers vous.
9. Mais nous ne courons pas tous également dans
l'odeur de tous ces parfums. Les uns sont plus embrasés de l'amour de la
sagesse; les autres sont plus portés à la pénitence, par l'espoir qu'ils ont du
pardon; ceux-ci sont plus animés à la pratique des vertus, par l'exemple de sa
vie et de sa conduite; ceux-là sont plus enflammés d'ardeur pour la piété, par
le souvenir continuel de sa passion: je crois que nous pourrons trouver des
exemples de chacune de ces personnes. Ceux qui avaient été envoyés vers
Jésus-Christ par les Pharisiens, couraient après l'odeur « de la sagesse, »
lorsqu'étant de retour ils disaient: « Jamais homme n'a parlé de la sorte (Jean
VIII, 46); » car ils admiraient sa doctrine et confessaient sa sagesse. Le
saint homme Nicodème courait dans cette même odeur, lorsque éclairé d'une
grande lumière de sagesse, il vint la nuit vers Jésus (Jean III, 2). Car il se
retira d'auprès de lui tout rempli d'instruction et de doctrine. Mais Marie
Madeleine courut dans l'odeur « de la justice; » elle « à qui beaucoup de
péchés furent remis parce qu'elle aimait beaucoup (Luc. VII, 47). » Sans doute
elle était dès lors juste et sainte, non plus pécheresse, ainsi que le lui reprochait
le pharisien, qui ne savait pas que la justice et la sainteté sont un don de
Dieu, non pas l'ouvrage de l'homme, et que celui à qui le Seigneur n'imputera
pas ses offenses non-seulement est juste mais encore bienheureux. Avait-il
oublié comme quoi, en touchant sa lèpre corporelle, ou celle d'un autre, il
l'avait guérie sans l'avoir contractée? Ainsi le juste, touché par cette
pécheresse, lui communiqua la justice, sans perdre celle qu'il avait, et ne tut
pas souillé des ordures du péché dont il la purifié. Le publicain courut aussi;
car, après avoir demandé humblement pardon de ses péchés, « il descendit
justifié (Luc. XVIII, 14), » selon le témoignage de la justice même. Saint
Pierre courut en pleurant amèrement sa chute (Luc. XXII, 62), afin d'effacer
son crime et de recouvrer la justice. David courut aussi, quand il reconnut et
confessa son offense, et il mérita d'entendre ces paroles: « Le Seigneur a
transporté votre péché loin de vous (Rois XII, 13). » Enfin, c'est dans l'odeur
« de la sanctification, » que saint Paul atteste qu'il court lui-même,
lorsqu'il se glorifie d'être imitateur de Jésus-Christ et dit à ses disciples:
« Soyez mes imitateurs, comme je le suis de Jésus-Christ (Philip. III, 1). »
Ils couraient. aussi tous ceux qui disaient: « Voilà que nous avons tout
quitté, et vous avons suivi (Matth. XIX, 27). » Car ils avaient tout quitté
dans le désir de suivre Jésus-Christ. C'est que cette parole engage tout le
monde en général à courir dans cette même odeur: « Celui qui dit qu'il de meure
en Jésus-Christ doit vivre comme il a vécut (I. Jean II, 6). » Si vous voulez
savoir qui sont ceux qui ont couru dans l'odeur de la Passion, » je vous dirai:
« ce sont tous les martyrs. Vous avez donc quatre sortes de parfums; le premier
est « la sagesse; » le second, « la justice; » le troisième, « la
sanctification; » le quatrième, « la rédemption. » Retenez-en les noms,
recueillez-en le fruit, et ne veuillez pas vous enquérir de quelle manière ils
sont composés, ni combien de choses entrent dans leur composition. Nous ne le
pouvons pas connaître aussi aisément pour les parfums de l'Époux, que pour ceux
de l'Épouse: Jésus-Christ possède toutes choses avec une plénitude qui est sans
bornes et sans mesure. Sa sagesse, en effet, est infinie (Psaume CXLVI, 5); sa
justice est comme les montagnes de Dieu, comme les montagnes éternelles (Psaume
XXXIII, 7); sa sainteté est unique, et sa rédemption est inexplicable.
10. Disons encore que c'est en vain que les
sages du siècle ont écrit tant de choses sur les quatre vertus cardinales,
puisqu'il était impossible qu'ils les comprissent, car ils ne connaissaient pas
celui que Dieu a fait pour nous sagesse, pour enseigner «la prudence; »
justice, « pour remettre les péchés, » sanctification, pour nous donner l'exemple
de la « tempérance, » par la pureté de sa vie, et rédemption pour nous proposer
un modèle parfait « de patience » dans sa mort si généreusement soufferte.
Peut-être me dira-t-on, les autres qualités conviennent assez bien à ces
vertus; mais il semble que la sanctification. n'a pas grand rapport à la
tempérance. Je réponds d'abord, que la tempérance est la même chose que la
continence, puisqu'il est assez ordinaire à l'Écriture de prendre la
sanctification pour la continence ou la pureté. En effet, en quoi consistaient
ces sanctifications si fréquentes dans les livres de Moïse, sinon dans
certaines purifications de personnes qui s'abstenaient du boire, du manger, des
femmes et d'autres choses semblables? Mais c'est surtout l'Apôtre lui se sert
ordinairement du mot sanctification en ce sens: « Dieu désire, dit-il, votre
sanctification, et que chacun de vous conserve son corps chaste et pur des
désirs déréglés de la concupiscence (I Thess. IV, 3).» Et ailleurs: « Car Dieu
ne nous a pas appelés pour vivre dans la corruption de la chair, mais dans la
sanctification. Il est vrai qu'en ces passages il prend la sanctification pour
la tempérance.
11. Après avoir éclairci ce qui paraissait un
peu obscur, je reviens à mon sujet. Que pouvez-vous avoir de commun avec les
vertus, vous qui ignorez la vertu de Dieu qui est Jésus-Christ? Où est la vraie
«prudence » sinon dans la doctrine de Jésus-Christ? D'où vient la vraie
«justice, » sinon de la miséricorde de Jésus-Christ? Où est la vraie «
tempérance, » sinon dans la vie de Jésus-Christ? Où est la vraie « force, »
n'est-ce point dans la passion de Jésus-Christ? Ceux-là donc seulement doivent
être appelés sages qui sont imbus de sa doctrine, justes qui ont obtenu de sa
miséricorde le pardon de leurs péchés, tempérants qui s'occupent à imiter sa
vie, forts qui pratiquent constamment, dans les adversités, les exemples de sa
patience. Aussi est-ce en vain qu'on travaille à acquérir les vertus, si on
croit qu'on doit les attendre d'ailleurs que du Seigneur des vertus dont la doctrine
est une source de prudence; la miséricorde, un ouvrage de justice; la vie, un
miroir de tempérance; la mort, un modèle de force. A lui soit honneur et gloire
dans les siècles des siècles.
Amen.
NOTES DE
HORSTIUS ET DE MABILLON. SUR LE XXIII SERMON SUR le Cantique, n. 9.
286. Si toutefois c'en est une autre.
N'y eut-il qu'une seule Marie qui oignit le Seigneur, comme on le lit en
plusieurs fois dans l'Evangile, et qui était soeur de Marthe, ou bien y en
eut-il plusieurs? Cela a été, parmi les anciens, le sujet de grandes
controverses, entre autres dans Jansénius de Gand (Concor. Évang. Cap, XLVII),
qui traite ce sujet avec sa solidité habituelle. Il y en a plusieurs,
particulièrement parmi les Grecs, entre autres Origène et Theophilacte, qui
pensent qu'il, y eut trois femmes de ce nom. L'une était la pécheresse que
saint Luc ne nomme pas, la seconde une autre pécheresse dont saint Mathieu
(Sep. XXVI) et saint Marc (cap. XIV) parlent, également sans la nommer, et la
troisième, la soeur de Marthe, dont saint Jean a parlé dans son chapitre XII.
Saint Jean Chrysostome pensait de son côté qu'il n'y eut que deux Marie (Hom.
LXXXI), une qui oignit deux fois de parfums la tête de Notre; Seigneur, ce
serait la soeur de Marthe, différente d'une autre Marie qui répandit des
parfums sur ses pieds dans la maison des Pharisiens. Saint Ambroise semble du
même avis dans son commentaire sur saint Luc. Grégoire le Grand n'en admet
qu'une, et la plupart des auteurs sont de son avis. Saint Ambroise dit même
qu'il. ne répugnera pas de croire que ces deux Marie n'en font qu'une, à qui on
devrait en ce cas rapporter ce qu'on attribue à deux; en sorte que « la même
Marie, après avoir commencé par être la fameuse pécheresse de l'Évangile,
devint sainte par la suite. Car, si l'Église ne change pas la personne, quant à
son âme, elle la change pourtant quant à ses progrès dans le bien. » Quoi qu'il
en soit, saint Bernard exprime le même doute dans son douzième sermon sur le
Cantique; mais dans son deuxième sermon pour le jour de l'Assomption, n. 2. il
établit assez longuement que c'est de la même et unique Marie qu'il est
question dans saint Matthieu, c. XXVI, dans saint Marc, c. XIV, dans saint Luc,
c. VII, et dans saint Jean, c. XII. En effet, il s'exprime en ces termes à ce
sujet: je Voyez la prérogative de Marie et quel avocat elle a en toute
circonstance: Si le pharisien s'indigne de ce qu'elle fait (Luc. VII), si sa
soeur se plaint (Jean XII) et même si les disciples murmurent (Matt. XXVI et
Marc. XIV), toujours elle garde le silence, mais Jésus-Christ parle pour elle.»
Consultez Vossius dans son Harmonie des Évangiles (Lib. I, cap. III), et les
autres interprètes. (Note de Mabillon.)
1. « Le roi m'a fait entrer dans ses celliers
Cantique 1, 3). » C'est de là que s'exhale l'odeur, c'est là qu'on court.
L'Épouse a bien dit qu'il faut courir, mais elle n'a pas encore dit où il faut
courir. C'est donc aux celliers qu'on court, et on court dans l'odeur qui s'en
exhale. L'Épouse la pressent par sa vivacité accoutumée, et désire entrer en
plein dans le lieu d'oie elle s'échappe, mais que faut-il penser, selon nous de
ces celliers? Imaginons-nous cependant qu'il y a chez l'Époux des endroits
parfumés, pleins de senteurs, et remplis de toute sorte de délices. C'est là,
comme dans une officine, qu'on met en réserve tout ce qui se recueille de plus
rare dans son jardin, ou dans son champ. C'est là que tous ceux qui courent
dirigent également leurs pas; mais qui sont ceux qui courent? Ce sont les âmes
qui brûlent d'amour. L'Épouse court, les jeunes filles courent aussi, mais
celle qui aime plus ardemment, court plus vite et arrive plus tôt. Et
lorsqu'elle arrive, non-seulement elle ne souffre pas de refus, elle ne souffre
pas même le moindre retard. On lui ouvre sans délai comme à une habituée de la
maison, une personne très-chère, infiniment aimée et infiniment aimable, mais
les jeunes filles que font-elles? Elles suivent de loin. Car étant encore
faibles, elles ne peuvent pas courir avec la même ardeur que l'Épouse, ni
suivre entièrement l'activité de ses désirs et de son zèle. Aussi
arrivent-elles plus tard, demeurent-elles dehors. Mais l'amour que l'Épouse
leur porte ne la laisse pas en repos. Elle ne s'enorgueillit pas de ses heureux
succès, comme cela est assez ordinaire, et elle ne les oublie pas. Au
contraire, elle les console encore davantage, et les exhorte â souffrir
patiemment le refus qu'elles essuient et son absence. Enfin elle leur porte la
joie qu'elle goûte, afin qu'elles se réjouissent avec elle, dans l'espoir
d'avoir part un jour aux grâces et aux avantages de leur mère. Car le soin
qu'elle a de s'avancer ne les lui fait pas négliger, et elle ne veut pas que
son utilité particulière leur soit nuisible et préjudiciable. Aussi, quels que
soient les mérites qui la tiennent à distance d'elles, sa charité et son amour
font qu'elle demeure toujours avec elles. D'ailleurs il faut qu'elle imite son
Époux, qui, en même temps qu'il monte au ciel, ne laisse pas de promettre qu'il
sera sur la terre avec les siens jusqu'à la consommation des siècles. Ainsi en
est-il de l'Épouse, quelque progrès qu'elle fasse, ses soucis, sa prévoyance,
et son affection l'empêchent de quitter jamais celles qu'elle a engendrées dans
l'Évangile, et d'oublier jamais ses entrailles.
2. Qu'elle leur dise donc: Réjouissez-vous,
prenez courage! « Le Roi m'a fait entrer dans ses celliers; » regardez-vous
comme y étant entrées aussi vous-mêmes. Il semble qu'il n'y ait que moi qui
sois entrée, mais je n'en profiterai pas seule. Mon avancement est le vôtre.
C'est pour vous que je profite; je partagerai avec vous les grâces que je
mériterai de recevoir plus que vous. Pour vous montrer que c'est évidemment là
le sens et la portée de ses paroles, écoutez ce qu'elles lui répondent: « Nous
nous réjouirons et nous serons remplies d'allégresse en vous. » C'est en vous,
disent-elles, que nous nous réjouirons et que nous serons remplies
d'allégresse; car nous ne méritons pas encore de le faire en nous; et elles
ajoutent: « En nous souvenant de vos seins; » c'est-à-dire, nous attendons avec
impatience que vous veniez, parce que nous savons que vous ne reviendrez à nous
que les seins toutes pleines. Nous espérons alors nous réjouir et tressaillir
de bonheur; et en attendant nous nous souvenons de vos seins. Quant à ce
qu'elles ajoutent « plus que du vin;» elles veulent marquer que l'état
imparfait où elles sont est cause qu'elles sont encore touchées du souvenir des
désirs de la chair, qui sont désignés par le vin; et que, néanmoins, ces désirs
sont surmontés par le souvenir de la douceur qu'elles savent déjà par
expérience couler de ses seins. Je parlerais ici de ses seins, si je ne me
souvenais d'en avoir assez parlé plus haut. Et maintenant vous voyez combien
elles présument de leur mère, comment elles regardent tous ses avantages et
toutes ses joies comme leur étant propres à elles-mêmes, et comment elles se
consolent du refus qu'elles ont essuyé, par le contentement qu'elles ressentent
de la voir entrée elle-même. Elles ne seraient pas dans une si grande
confiance, si elles ne la reconnaissaient pour mère. Que les prélats qui aiment
mieux se faire craindre que d'être utiles à ceux qui leur sont confiés écoutent
cela. Instruisez-vous vous qui êtes les juges de la terre. Apprenez que vous
devez être les mères, non les maîtres de ceux qui sont soumis à votre conduite.
Tâchez de vous faire aimer plutôt que de vous faire craindre. Et si vous êtes
obligés quelquefois d'user de sévérité, que ce soit une sévérité de père, non
de tyran. Soyez des mères par votre amour, et des pères dans vos corrections.
Soyez doux; pas de dureté. Ménagez les châtiments, et montrez vos seins. Que
votre sein soit rempli de lait, non pas gonflé d'orgueil. Pour quoi appesantir
votre joug sur ceux dont vous devriez plutôt porter les fardeaux? Pourquoi un
petit enfant que le serpent a mordu appréhende-t-il de découvrir sa plaie au
prêtre, au lieu de courir à lui même pour se jeter dans les bras d'une mère. Si
vous êtes spirituels reprenez avec un esprit de douceur, en faisant réflexion
que vous pourriez bien être aussi tenté vous-même. Autrement celui que vous
traitez avec tant de rigueur mourra dans son péché (Galat. VI, 1), et je vous
rendrai responsable de sa perte, dit le Seigneur (Ezech. III, 20). Mais nous
parlerons de ceci une autre fois.
3. Maintenant, puisque le contexte est clair par
ce que nous avons dit ci dessus, voyons quel sens mystique nous donnerons aux celliers.
Plus loin il est aussi parlé de jardin et de chambre. Je joins ces deux choses
aux celliers, et je m'en sers pour la matière que je: traite présentement. Car
expliqués ensemble ils s'éclairciront l'un l'autre. Cherchons donc, si vous le
voulez bien, dans l'Écriture sainte, ces trois choses: « Le jardin, le cellier
et la chambre; » car une âme qui a soif de Dieu s'arrête volontiers en ces
lieux, sachant qu'elle y trouvera certainement celui après qui elle soupire.
Que le «jardin » donc soit la simple et pure histoire de l'Écriture; le «
cellier » le sens moral; et la « chambre» les secrets d'une sublime
contemplation.
4. Et premièrement, pour l'histoire, il me
semble qu'elle n'est pas mal désignée par le jardin, parce qu'on y trouve des
hommes vertueux qui sont comme des arbres fruitiers dans le Jardin de l'Époux
et dans le paradis de Dieu: les exemples tirés de leur conduite et de leurs
actions sont comme autant de fruits que nous cueillerons d'un arbre. Qui donc
hésiterait à croire que l'homme de bien soit un plant de Dieu? Écoutez ce que
David a dit de l'homme de bien: «Il sera, dit-il, comme un arbre planté sur le
bord des eaux courantes, qui porte du fruit en sa saison, et dont les feuilles
ne tomberont jamais (Psaume I, 3). » Écoutez Jérémie qui dit dans le même
esprit, et presque dans les mêmes termes: « Il sera comme un arbre planté sur
le bord des eaux courantes, qui jette de profondes racines, et ne craint pas
les violente: chaleurs de l'été (Hier. XVIII, 8). » Écoutez de nouveau le Roi
prophète dire encore ailleurs: « Le juste fleurira comme le palmier, il
multipliera comme le cèdre du Liban (Psaume XCI, 13), » et qui ajoute, en
parlant de lui-même: « Mais moi, je suis comme lin olivier fertile dans la
maison du Seigneur (Psaume LI, 10). » «L'histoire » est donc un jardin, et elle
est divisée en trois. Car elle contient la «création, la réconciliation et la
réparation » du ciel et de la terre. La « création » est comme la semence et le
plant du jardin. La « réconciliation » est comme la production de ce plant et
de cette semence. Car à un moment propice, les cieux ont versé d'en haut la
rosée, les nuées ont fait sortir le juste de leur sein, comme une pluie
féconde, la terre s'est ouverte, et a produit le Sauveur (Isaïe XLV, 8), qui a
réconcilié le ciel avec la terre. Car c'est lui qui est notre paix, lui qui de
deux n'a fait qu'un (Ephes. II, 14), et pacifié dans son sang les choses
terrestres avec les célestes. Quant à la « réparation » elle doit arriver à la
fin des siècles. Car il y aura un ciel nouveau et une terre nouvelle; et les
bons seront recueillis du milieu des méchants, pour être mis dans lies greniers
de Dieu, comme les fruits qu'on cueille dans un jardin. « En ce jour-là, dit le
Prophète, le germe du Seigneur sera magnifique et glorieux, et les fruits de la
terre seront admirables (Isaïe IV, 2). » Voilà donc trois temps qu'on peut
remarquer dans le jardin du sens historique.
5. On peut aussi remarquer dans le sens moral
trois choses qui sont comme trois celliers dans un. Et peut-être est-ce pour
cela que l'Épouse a dit des celliers au pluriel, elle avait sans doute ce
nombre en vue. Aussi, dans la suite, elle se glorifie de ce qu'on l'a fait
entrer dans le cellier au vin. (Cantique II, 4). Or, comme nous lisons dans
l'Écriture: « Donnez occasion au sage, et il sera encore plus sage (Prov. III,
9); » nous prendrons occasion de ce nom, que le Saint-Esprit a cru devoir
donner à ce cellier pour en donner un aussi aux deux autres, nous appellerons
l'un le cellier des aromates, et l'autre celui des parfums. Nous expliquerons
dans la suite les raisons de ces noms. Mais en attendant, remarquez que tout ce
qui est dans l'Époux est salutaire, que tout y est doux, le vin, au dire de
l'Écriture, réjouit le coeur de l'homme (Psaume CIII, 15). » On y lit aussi que
l'huile remplit le visage d'allégresse, or c'est dans l'huile qu'on met de la
poudre odoriférante, pour en composer des parfums. Les aromates ne sont pas
seulement agréables par leur odeur, elles sont encore utiles par leur vertu
médicinale. C'est donc, avec raison que l'Épouse est ravie qu'on l'ait fait
entrer en un lieu où il y a une si grande abondance de grâces.
6. Mais j'ai d'autres noms, qui ont encore, je
crois, une raison plus évidente. Et pour les ranger par ordre, j'appellerai le
premier cellier, celui de la discipline; le second, celui de la nature; et le
troisième, celui de la grâce. Dans le premier, vous apprenez suivant la règle
de la morale chrétienne, à être le dernier de tous; dans le suivant, à être
égal aux autres; dans le troisième, à être au dessus des autres: ou encore, à
être sous un autre, de pair avec un autre ou au dessus d'un autre. Vous
apprenez donc premièrement à être disciple, puis compagnon, et enfin maître. La
nature sans doute a fait les hommes égaux. Mais l'orgueil, ayant corrompu cet
ordre naturel, les hommes ont détruit cette égalité, se sont efforcés de
s'élever au dessus les uns des autres, ont désiré se surpasser mutuellement, et
avides d'une vaine gloire, ont été animés d'envie et de jalousie réciproques.
Ainsi, dans le premier cellier, la première chose qu'il faut faire, c'est de
dompter l'insolence de l'orgueil par le joug de la discipline, jusqu'à ce que
notre volonté rebelle, brisée par les ordres sévères et répétés des anciens,
soit humiliée et guérie, et recouvre par son obéissance le bien de la nature
quelle avait perdu par sa vanité. Lorsque par le seul mouvement de la nature,
non par la crainte de la peine, elle aura appris à vivre doucement en paix,
autant que possible, avec tous ceux qui participent à la même nature qu'elle,
c'est-à-dire avec tous les hommes, elle passera enfin dans le cellier de la
nature, et éprouvera ce qui est écrit: « Que c'est un grand bien et une grande
consolation pour des frères de demeurer ensemble! c'est comme le parfum sur la
tête (Psaume CXXXII, 1). » Car des moeurs ainsi réglées sont comme des
ingrédients broyés ensemble, et produisent une huile de joie, qui est le bien
de la « nature; » il s'en fait un doux et excellent parfum. L'homme qui s'en
parfume, devient doux, aimable et pacifique, ne trompe personne, n'outrage
personne, n'offense personne, ne s'élève au dessus de qui que ce soit, et ne se
préfère pas aux autres; il entretient au contraire volontiers avec tout le
monde un commerce de grâces et de bienfaits.
7. Je crois que si vous avez bien compris les
propriétés de ces deux celliers, vous reconnaîtrez que ce n'est pas sans
raison, que j'en ai appelé un, le cellier des aromates, et l'autre le cellier
des parfums. Car, de même que le mouvement violent du pilon fait sortir la
vertu et l'odeur des poudres odoriférantes, ainsi, dans ce premier cellier, la
sévérité du commandement et la rigueur de la discipline, tire avec force la
vertu naturelle des bonnes mœurs;et dans l'autre, la douceur agréable d'une
affection volontaire et comme innée, court d'elle-même pour rendre des devoirs
de charité pareille au parfum qui est sur la tête, et qui au moindre rayon de
chaleur descend et découle par tout le corps. Ainsi, dans le cellier de la
discipline, sont enfermées comme des poudres sèches de senteurs;.et c'est de là
que je lui ai donné son nom. Mais dans celui que j'ai dit être de la nature, je
l'ai appelé le cellier des parfums, parce qu'après qu'ils sont faits, en les y
met comme en garde et en réserve. Et pour le cellier du vin, je crois qu'il n'y
a. pas d'autre raison de ce nom; sinon qu'on y serve le vin d'un zèle brûlant
de charité. Celui qui n'a pas encore mérité d'entrer dans ce cellier, ne
saurait être placé au dessus des autres. Car il faut que celui qui a la direction
de ses frères soit tout bouillant de ce vin, comme l'était le Docteur des
nations, quand il disait: « Qui devient faible sans que je le devienne aussi?
qui est scandalisé sans que j'en ressente une vive douleur (I Cor. XI, 29) 2. »
D'ailleurs, c'est un grand désordre d'aspirer à commander à ceux A qui on ne se
soucie pas d'être utile; et c'est une ambition excessive d'exiger la soumission
de ceux dont on ne se met pas en peine de procurer le salut. J'ai appelé aussi
cellier le cellier de la grâce, non pas qu'on puisse obtenir même les deux
autres sans la grâce, mais à cause de la plénitude qu'on en reçoit en celui-ci;
« car la charité est la plénitude de la loi, et celui qui aime son frère a
accompli la loi (Rom. XXIII, 10). »
8. Vous avez vu là raison des noms; voyons
maintenant la différence des celliers. Car il est bien plus facile de réprimer
par la crainte d'un maître, et de retenir sous la censure d'une discipline
sévère, les sens volages et licencieux, et les désirs déréglés de la chair, que
de conserver la bonne intelligence avec ses frères, par une affection mutuelle;
de vivre dans une étroite observance sous la conduite d'autrui, que de se
rendre complaisant envers ses égaux, en suivant la seule conduite de sa propre
volonté. De même personne ne dira qu'il y ait autant de mérite et de vertu à
vivre en paix avec son prochain qu'à le conduire dans le bien; car, combien y
en a-t-il qui vivent tranquillement sons la direction d'un maître, et qui
perdent ce calme aussitôt qu'ils sortent de ce joug, et ne peuvent ensuite
vivre sans scandale avec leurs pareils? Et combien encore en voyons-nous qui
vivent simplement et sans offense parmi leurs frères, et qui ne sauraient être
établis sur eus, sans leur devenir non-seulement inutiles, mais encore funestes
et nuisibles. Ceux-là doivent se contenir dans les bornes d'une médiocrité qui
leur est avantageuse, suivant la mesure de la grâce que Dieu leur a départie,
n'ayant pas besoin de maîtres, mais étant incapables d'être maîtres eux-mêmes.
Ceux-ci sont donc plus parfaits que les premiers; mais ceux qui savent
gouverner sont plus parfaits que les uns ou les autres. Car ceux qui conduisent
sagement leurs frères, reçoivent les effets de la promesse du Seigneur, et se
voient établis et préposés sur tous ses biens. Mais il y en a sans doute fort
peu qui commandent utilement, et encore moins qui commandent humblement.
Néanmoins, on accomplit aisément l'un et l'autre, quand on possède une
discrétion parfaite, la mère de toutes les vertus; et qu'on s'enivre du vin de
la charité jusqu'à mépriser sa propre gloire, s'oublier soi-même, et ne se
rechercher en quoi que ce soit; mais cela ne se produit que dans le cellier du
vin, par la seule et merveilleuse conduite du Saint-Esprit. Car la vertu de
discrétion est morte, sans la ferveur de la charité; et la ferveur de la
charité, dans toute son ardeur, sans le tempérament de la discrétion, nous
conduit au précipice. C'est pourquoi celui-là mérite des louanges, qui possède
ces deux vertus; en sorte que la ferveur anime sa discrétion, et que la
discrétion règle sa ferveur. Tel doit donc être celui qui a autorité sur les
autres. Or, on ne peut dire que celui-là est parfait, et pratique parfaitement
toutes ces règles, qui a reçu la grâce de pouvoir courir au dedans et autour de
ces celliers tout entiers, sans rien trouver qui le fasse trébucher; qui ne
résiste jamais, en quoi que ce soit, â ses supérieurs, ne porte pas d'envie à
ses pareils, a soin de ceux qui lui sont soumis, et ne leur commande pas avec
orgueil; obéit à ceux qui sont au dessus de lui, se rend aimable à ses égaux,
et condescend pour leur bien à ceux qui sont sous sa direction. Je ne doute pas
que l'Épouse ne soit arrivée à ce haut degré de perfection. Et le discours
qu'elle tient en est une preuve: « Le Roi m'a fait entrer dans ses celliers; »
car elle ne dit pas dans un de ses celliers; mais dans ses celliers, au
pluriel.
9. Venons maintenant à la Chambre. Quelle est
cette chambre? Je n'ai pas assez de présomption pour penser le savoir, je n'ai
garde de m'attribuer l'expérience d'une chose si grande, ni de me glorifier
d'une prérogative qui est réservée à la seule Épouse bienheureuse. Je me borne,
selon l'adage grec, à me connaître moi-même, et je sais avec le Prophète « ce
qui me manque (Psaume XXXVIII, 15). » Néanmoins, si je n'en savais rien du
tout, je ne vous en dirais rien. Pour ce que je sais, je ne refuse pas par
envie de vous le dire, je ne vous le dérobe pas, et, pour ce que je ne sais
pas, que celui qui enseigne la science à l'homme (Psaume XCIII, 10) vous
l'apprenne. J'ai déjà dit, et je crois que vous vous en souvenez, qu'il faut
chercher la chambre du roi dans le secret de la contemplation théorique. Mais,
comme en parlant des parfums, j'ai dit que l'Époux en avait plusieurs de
différentes espèces, et que tous n'étaient pas donnés à tout le monde, mais que
chacun y avait part selon la diversité de ses mérites; je pense de même que le
Roi n'a pas qu'une chambre, mais qu'il en a plusieurs. Car, bien certainement,
il n'a pas non plus qu'une seule reine, il en a plusieurs, il a aussi plusieurs
concubines, et un nombre de jeunes filles infini. Chacune d'elles a son secret
avec l'Époux, et dit: « Mon secret est pour moi, mon secret est pour moi (Isaïe
XXIV, 16). » Il n'est pas accordé à toutes de jouir dans un même lieu de la
présence agréable et secrète de l'Époux; mais chacune reçoit cette grâce, selon
qu'il plaît au père de l'Époux de l'en gratifier. Car ce n'est pas nous qui
l'avons choisi, mais au contraire c'est lui qui nous a choisis, et établis à
notre place; et chacun demeure à l'endroit où il l'a mis. La pénitente a trouvé
sa place aux pieds du Seigneur Jésus (Luc. VII, 38); une autre femme, si
toutefois c'en est une autre (a), a recueilli le fruit de son amour à la tète
du même Jésus (Matth. XXVI, 7). Saint Thomas a reçu la grâce de ce secret dans
le côté de Jésus, saint Jean sur sa poitrine, saint Pierre dans le sein du
Père, et saint Paul dans le troisième ciel.
10. Qui de nous peut distinguer comme il faut
cette diversité de mérites, ou plutôt de récompenses? Néanmoins, de peur de
paraître passer sous silence ce que nous en savons: la première femme s'est
établie une demeure sous l'abri de l'humilité; la seconde, dans le siège de
l'espérance; saint Thomas, dans la fermeté de la foi; saint Jean, dans
l'étendue de la charité; saint Paul, dans les profondeurs de la sagesse; et
saint Pierre, dans la lumière de la vérité. Ainsi donc, il y a plusieurs
demeures chez l'Époux; et, soit la reine, soit une concubine ou quelqu'une des
jeunes filles, chacune y. reçoit une place proportionnée à ses mérites, et y
demeure jusqu'à ce qu'il lui soit permis de passer outre par la contemplation,
d'entrer dans la joie de son Seigneur, et de sonder les secrets ineffables de
l'Époux. Je tâcherai de vous faire connaître cela plus clairement en son lieu,
selon que lui-même daignera m'en donner la connaissance. Maintenant, il suffit
que
vous sachiez, que aucune des jeunes filles, des concubines et même des
reines, n'est admise à ce secret de la chambre de l'Époux, et qu'il réserve
uniquement cette faveur à cette unique colombe, qui seule est belle et
parfaite. C'est pourquoi je ne me fâche pas de ce qu'on ne m'en permet pas
l'entrée, puisque je suis assuré que l'Épouse même n'est pas encore admise à
tous les secrets où elle souhaiterait bien entrer. Car elle demande avec
instance en quel lieu son Époux fait paître son troupeau, l'endroit où il se
repose à midi.
(a) Saint Augustin s'exprime de même, dans son IX traité sur
saint Jean, n. 3. Saint Bernard a émis le même doute plue haut dans son sermon
XII, n. 6. Voir aux notes finales.
11. Mais écoutez jusqu'où je suis arrivé, ou
plutôt jusqu'où je me crois arrivé. Car vous n'imputerez pas à vanité ce que je
dis afin de vous servir. Il y a un endroit chez l'Époux, où ce souverain Maître
de l'univers forme ses secrets et règle ses conseils, et d'où il donne des lois
à toutes les choses créées, avec poids, nombre et mesure. Cet endroit-là est
haut et secret, mais il n'est pas tranquille. Car, bien qu'il dispose toutes
choses avec douceur, autant qu'il est en lui, il les dispose pourtant, et ne
permet pas que celui qui est arrivé jusque-là par la contemplation demeure en
repos; mais, par une conduite merveilleuse et néanmoins très-douce, il le lasse
et l'inquiète, dans son admiration et dans ses recherches. L'Épouse exprime
parfaitement bien l'un et l'autre dans la suite, le plaisir et l'inquiétude de
cette contemplation, lorsqu'elle confesse qu'elle dort, et que son coeur veille
(Cantic. V, 2). Car, par le sommeil, elle marque qu'elle goûte le repos d'un
doux assoupissement et d'une admiration tranquille; et, par la veille, elle
fait connaître qu'elle ne laisse pas de souffrir le travail d'une curiosité
inquiète et d'un exercice laborieux. C'est ce qui fait dire au saint homme Job:
«Lorsque je dors, je dis: quand me lèverai-je et lorsque je suis levé,
j'attends le soir avec impatience. » Ne comprenez-vous pas par ces paroles
qu'une âme sainte veut quitter quelquefois un repos qui l'incommode, si on
petit parler ainsi, et rechercher une paix qui lui est agréable? Car Job
n'aurait pas dit: « Quand me lèverai-je? » si ce repos de sa contemplation lui
eût plu tout à. fait; et, d'un autre côté, s'il lui avait absolument déplu, il
n'aurait pas attendu avec impatience l'heure du repos, c'est-à-dire le soir. Ce
lieu-là n'est donc pas encore la chambre de l'Époux, puisqu'on n'y est pas
entièrement en repos.
12. Il y a encore un autre lieu, d'où la
vengeance très-secrète, mais très-sévère de Dieu, ce juge équitable et terrible
dans la conduite qu'il tient sur les enfants des hommes, veille immuablement
sur la créature raisonnable, mais réprouvée. Le contemplatif y regarde avec
tremblement Dieu, qui, par un juste, mais secret jugement, ne détruit pas le
mal des réprouvés, et ne reçoit pas leurs bonnes actions, qui même endurcit
leurs cœurs, de peur qu'ils ne se repentent et ne se convertissent, et qu'il ne
se trouve ensuite obligé de les guérir. Ce qui ne se fait pas sans une raison
certaine et éternelle; cette conduite est d'autant plus épouvantable, qu'elle
est plus fixe et éternelle. Ce que nous lisons dans un prophète sur le sujet de
ces personnes est effrayant. Car nous voyons que Dieu, parlant à ses anges,
dit: « Ne châtions pas l'impie (Isaïe XXVI, 10). » Comme ils en étaient surpris
et répondaient; l'impie n’apprendra donc jamais à faire le bien: Non, leur
répondit-il; et la raison, c'est « qu'il a commis de méchantes actions dans la
terre des saints, il ne verra pas la gloire du Seigneur (Ibid.). » Que les
ecclésiastiques, que les ministres de l'Église soient saisis de crainte quand
ils commettent tant d'injustices dans les terres des saints qu'ils possèdent;
et lorsque, non contents de ce qui est suffisant pour leur substance, par une
impiété et un sacrilège horrible, ils gardent pour eux le superflu dont ils
devraient nourrir les pauvres, et n'appréhendent pas d'employer la nourriture
des malheureux à entretenir leur vanité et leurs désordres, ils se rendent
coupables d'un double crime, car ils dissipent un bien qui n'est pas à eux, et
ils abusent des choses sacrées pour satisfaire leur ambition et leurs
débauches.
13. Qui donc, en voyant que celui dont les
jugements sont des abîmes profonds, épargne ces personnes en ce monde pour ne
les pas épargner dans l'éternité, pourrait chercher du repos en ce lieu? Cette
contemplation est remplie de la frayeur du jugement, non de la sécurité de la
chambre. Ce lieu est terrible et privé de tout calme. Je suis saisi de crainte,
lorsque quelquefois, m'y trouvant porté, je repasse en moi-même avec tremblement
ces paroles: «Qui sait s'il est digne d'amour ou de haine (Eccle. IX. 91)?» Et
il ne faut pas s'étonner si moi, qui ne suis qu'une feuille et une paille sèche
(Job XIII, 25) que le vent emporte, je chancelle en un lieu où David, ce grand
contemplatif, confesse avoir quasi trébuché, et s'écrie: « J'ai envié la
condition des méchants en voyant la paix dont ils jouissent (Psaume LXXII, 3).
» Pourquoi? « Ils ne participent pas, dit-il, aux maux des autres hommes, et
ils ne sont pas affligés avec eux. C'est pourquoi l'orgueil s'est emparé de
leur coeur, » afin qu'ils ne s'humilient pas pour faire pénitence, mais qu'ils
soient condamnés pour leur vanité avec le diable orgueilleux et avec ses anges.
Car ceux qui n'ont pas de part aux maux des hommes, auront certainement part à
ceux des démons, et entendront cette sentence terrible de la bouche de leurs
juges: « Allez, maudits, dans le feu éternel qui est préparé pour le diable et
pour ses anges (Matth. XXV, 41). » Néanmoins, ce lieu est aussi celui de Dieu,
et n'est autre que la maison de Dieu et la porte du ciel. C'est là que Dieu est
craint; c'est là que son nom est saint et redoutable. C'est comme l'entrée de
la gloire. «Car la crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse
(Psaume CX, 9). »
14. Et ne vous étonnez pas que j'attribue à ce
lieu-ci, non au premier, le commencement de la sagesse. Car, dans le premier,
nous entendons la sagesse qui enseigne toutes choses, comme un maître excellent
dans son auditoire; et, dans celui-ci, nous recevons en nous ces enseignements.
Là nous sommes instruits, mais ici nous sommes touchés. L'instruction rend les
hommes doctes, et le sentiment qu'elle produit les rend sages. Le soleil
n'échauffe pas tous ceux qu'il éclaire. Ainsi, la sagesse enseigne à plusieurs
ce qu'ils doivent faire, mais elle ne leur donne pas toujours l'ardeur
nécessaire pour l'exécuter. Autre chose est de connaître de grandes richesses,
autre chose de les posséder; or, ce n'est pas la connaissance, mais la
possession qui rend l'homme riche. De même, il y a de la différence entre
connaître Dieu et le craindre; ce n'est pas la connaissance qui rend sage,
c'est la crainte, mais une crainte qui fait impression sur l'âme. Appelez-vous
sage celui qui est enflé par sa science? Il faut être archifou pour appeler
sages ceux qui, ayant connu Dieu, ne l'ont pas glorifié comme Dieu, et ne lui
ont pas rendu des actions de grâces. Pour moi, je suis plutôt du sentiment de
saint Paul qui dit que leur coeur était insensé (Rom. I, 81). Et c'est avec
raison qu'il est écrit que la crainte du Seigneur est le commencement de la
sagesse. Car Dieu commence seulement à être agréable à l'âme, lorsqu'il la
frappe de crainte, non lorsqu'il lui communique la science. Si vous craignez la
justice de Dieu, si vous craignez sa puissance, Dieu, entant que juste et
puissant, semble doux au goût de votre âme. Car la crainte est une espèce de
faveur et d'assaisonnement. Elle rend sage, comme la science rend savant, et
comme les richesses rendent riches. A quoi donc est bon le premier endroit? Il
nous prépare seulement à recevoir la sagesse. C'est là que vous êtes préparé
pour être initié ici. La préparation, c'est la connaissance des choses. Mais
elle est aisément suivie de l'enflure de la vanité, si la crainte ne la
retient? si bien qu'il est vrai de dire que le commencement de la sagesse,
c'est la crainte du Seigneur, attendu que c'est la première qui s'oppose à la
peste de l'âme que l'Apôtre appelle une folie. Le premier lieu donne seulement
accès à la sagesse, mais celui-ci y donne entrée. Néanmoins, le contemplatif ne
trouve un parfait repos dans l'un ni dans l'autre, parce que, dans le premier,
Dieu parait comme en peine, et dans celui-ci comme troublé. Ne cherchez donc
pas la chambre de l'Époux en des lieux, dont l'un ressemble à l'auditoire d'un
maître, et l'autre, au tribunal d'un juge.
15. Mais il y a un lieu où l'on voit Dieu
vraiment en repos, et tranquille, c'est le lieu, non d'un juge ou d'un maître,
mais d'un Époux. Je ne sais ce qu'il est à l'égard des autres; pour moi, ce
m'est une chambre quand parfois il m'arrive d'y entrer; mais, hélas! que cela
m'arrive rarement, et que j'y demeure peu de temps! C'est là qu'on reconnaît
clairement la miséricorde que le Seigneur a exercée et exercera éternellement
envers ceux qui le craignent. Aussi, heureux celui qui peut dire: « Je suis lié
d'affection et de société avec tous ceux qui vous craignent et qui gardent vos
commandements (Psaume CXVIII, 63). » Le décret de Dieu est immuable; il a
prononcé un jugement de paix qu'il ne révoquera pas, sur ceux qui le craignent,
il dissimule le mal qu'ils font, et récompense leurs actions vertueuses, et,
par un effet merveilleux de sa miséricorde, non-seulement le bien, mais le mal
tourne et conspire à leur bien (Psaume XXXI, 2). O vraiment heureux, celui à
qui le Seigneur n'impute pas ses péchés (Rom. VIII, 23) ! car, pour ce qui est
d'être exempt de péché, nul ne saurait le prétendre. Tous ont péché, et tous
ont besoin de la grâce de Dieu (Rom. VIII, 33). Et qui accusera ses élus? Il me
suffit, pour être juste, d'avoir pour favorable celui seul que j'ai offensé.
Tout ce qu'il a résolu de ne me pas imputer, c'est comme si je ne l'avais
jamais commis. Ne pas pécher, cela n'appartient qu'à la justice de Dieu; mais
la justice de l'homme, c'est l'indulgence de Dieu. J'ai vu ces choses, et j'ai
compris la vérité de cette parole: « Quiconque est né de Dieu ne pèche pas;
parce que la génération céleste le conserve pur (I Jean III, 9). » La
génération céleste, c'est la prédestination éternelle, par laquelle Dieu a
gratifié de ses grâces ses élus en son Fils bien-aimé avant la création du
monde, les regardant en lui d'un oeil favorable, pour les rendre dignes de voir
l'éclat de sa gloire et de sa puissance, et les faire participants de
l'héritage de celui à l'image duquel il devait les rendre conformes. Je les
regarde donc comme n'ayant jamais péché. Car, bien qu'ils aient effectivement
péché dans le temps, il n'y parait pas dans l'éternité, parce que la charité (a)
infinie de leur père couvre la multitude de leurs péchés; j'appelle donc
heureux ceux dont les péchés ont été pardonnés et couverts (Psaume XXXI, 1).
Alors j'ai ressenti tout d'un coup en moi une si' grande confiance, et me suis trouvé
rempli d'une telle joie, qu'elle surpassait certainement la crainte dont
j'avais été saisi dans le lieu d'horreur, c'est-à-dire dans le lieu de la
seconde vision, en sorte qu'il me semblait que j'étais du nombre de ces
bienheureux. O si cela avait duré un peu plus longtemps! « Seigneur,
visitez-moi encore, je vous en conjure, je vous en conjure, visitez-moi encore
par votre grâce salutaire, afin que je possède la gloire de vos élus, et que je
prenne part à la joie de cette troupe bienheureuse (Psaume CV, 4). »
16. O lieu d'un repos véritable, et que je puis
avec raison appeler du nom de chambre, lieu où on ne voit pas Dieu comme ému de
colère, ou occupé de soins, mais où on éprouve les effets de sa bonté et de sa
bienveillance parfaites! Cette contemplation, loin d'exciter l'effroi, est
pleine de charmes. Elle n'allume pas une curiosité inquiète, elle l'apaise;
elle ne fatigue pas l'esprit, elle le rend calme et tranquille. C'est là qu'on
se repose véritablement. Dieu y est dans une paix qu'il communique à toutes
choses, l'âme se repose en la voyant jouir d'une quiétude ineffable. On y voit
ce grand roi semblable à un juge qui, après avoir terminé de longs procès,
congédie la foule qui l'assiège, prend quelque relâche d'un travail si pénible,
retourne la nuit à son palais, entre dans sa chambre avec un petit nombre de
personnes qu'il daigne honorer de son intérieur et de sa familiarité, se repose
avec d'autant plus de confiance, que le lieu de son repos est plus retiré, et
fait paraître un visage d'autant plus gai et plus serein, qu'il n'a sous
les yeux que des personnes qu'il aime. S'il arrive parfois à quelqu'un
de vous d'être ravi et caché pour quelques heures dans ce sanctuaire secret et
mystérieux de Dieu, et s'il n'en est rappelé ni par les besoins du corps, ni
par aucun souci, ni par les remords d'aucun péché, ni par les fantômes des
images corporelles, qui fondent dans l'âme, et qu'il est plus difficile de
repousser, il pourra se glorifier et dire à son tour parmi nous: « Le roi m'a
fait entrer dans sa chambre. » Et néanmoins je ne voudrais pas assurer que ce
soit celle où l'Épouse se glorifie d'avoir été conduite. Toutefois, c'est une
chambre, et la chambre du roi; parce que des trois lieux que nous avons
assignés à la triple contemplation, il n'y a que celui-là de paisible et de
tranquille. Car, comme nous l'avons montré clairement dans le premier, on. ne
jouit que d'un repos fort léger, et dans le second, il n'y en a pas du tout;
parce que, dans l'un, Dieu paraissant admirable, excite la curiosité à le
rechercher avec ardeur; et, dans l'autre, se montrant terrible, il ébranle
notre faiblesse. Mais, dans ce troisième lieu, il n'est pas terrible, et il
daigne paraître moins admirable qu'aimable, serein, paisible, doux, favorable
et plein de miséricorde à tous ceux qui le regardent.
(a) C'est dans le même sens que dans son traité de la grâce et
da libre arbitre, n. 29, saint Bernard dit que « les péchés des justes sont
cachés dans la charité » de Dieu. On peut se reporter an quatrième des sermons
divers, n. 5, et au premier sermon pour la jour de la Septuagésime, avec ses
notes.
17. Mais afin de vous remettre en abrégé ce que
nous avons dit du cellier, du jardin et de la chambre de l'Époux, souvenez-vous
de trois temps, de trois mérites, et de trois récompenses. Dans le jardin,
considérez les temps; les mérites, dans le cellier; et les récompenses, dans
cette triple contemplation de l'âme qui cherche la chambre. Quant au cellier,
nous en avons parlé suffisamment. Pour ce qui est du jardin et de la chambre,
s'il se présente encore quelque chose à dire, nous le ferons dans l'occasion.
Sinon contentez-vous de ce que nous en avons dit, et ne le répétons plus, de
peur, ce qu'à Dieu ne plaise, que vous ne vous fatiguiez de choses qui sont
dites à la louange et à la gloire de l'Époux de l'Église, notre Seigneur
Jésus-Christ, qui étant Dieu, est élevé au dessus de tout et béni dans les
siècles des siècles.
Amen.
1. Enfin, mes frères, c'est pour la troisième
fois que l'œil de la Providence regarde favorablement du haut du ciel mon
retour avec vous, et me regarde d'un visage riant et serein. La rage du lion
s'est apaisée; la malice du Pécheur a pris fin; l'Église a recouvré la paix..
Le méchant qu'il l'avait troublée durant près de huit ans par un schisme
terrible, a été anéanti en sa présence. Mais sera-ce en vain que je vous aurai
été rendu après tant de périls? Puisque j'ai été accordé à vos voeux et à vos
désirs, il faut que ce soit pour votre avancement. La vie que j'ai reçue par
vos mérites, je veux l'employer toute entière à votre utilité et à votre salut.
Et puisque vous souhaitez que je continue ce que j'ai commencé il y a longtemps
sur le Cantique des cantiques, je le ferai volontiers. Je pense d'ailleurs
qu'il est préférable que je reprenne la suite de mon discours, que de commencer
quelque chose de nouveau. Cependant j'appréhende qu'ayant presque perdu
l'habitude de ce saint exercice, par un si long espace de temps où mon esprit,
indigne même d'une occupation si noble, a été distrait par des choses bien
différentes, mes pensées ne soient trop faibles et trop basses, pour un sujet
si sublime. Quoi qu'il en soit, je vous donne ce que j'ai. Peut-être Dieu ayant
égard à l'ardeur de mon zèle, me fera la grâce de vous donner même ce que je
n'ai pas. S'il n'en est pas ainsi, ne vous en prenez qu'à mon peu de génie
plutôt qu'à ma volonté.
2. Or, je crois qu'il faut commencer ce discours
par ces mots du Cantique: « Ceux qui sont droits vous aiment (Cantique I, 3). 9
Mais avant d'expliquer comment cela s'entend, voyons qui est celui qui dit ces
paroles. Car nous devons suppléer à ce que l'auteur ne dit pas. Peut-être
peut-on les attribuer aux jeunes filles ce quelles ont dit auparavant de ces
mots: « Ceux qui sont droits vous aiment (a). » Car, après lui avoir dit: « Nous nous
réjouirons et tressaillerons d'allégresse à votre sujet, au souvenir de vos
seins, dont le lait est plus excellent que le vin, elles ajoutent tout de
suite: « Ceux qui sont droits vous aiment; n or il est clair qu'elles
s'adressent à leur mère. Je crois qu'elles ajoutent cela, à cause de
quelques-unes d'elles, qui n'étant pas dans les mêmes sentiments, bien qu'elles
paraissent courir de même, et cherchant leurs propres avantages, bien loin de
marcher avec simplicité et sincérité, portent envie à la gloire de leur Mère,
tâchent de trouver occasion de murmurer contre elle, de ce qu'elle est entrée
toute seule dans les Celliers de l'Époux. En quoi elles justifient ce que dit
l'Apôtre: « Que les faux frères sont fort dangereux (II. Cor. XI, 26). u Enfin
c'est à leurs reproches que l'Épouse est obligée de répondre dans la suite,
lorsqu'elle leur dit: « Filles de Jérusalem, je suis noire, mais je suis belle
(Cantique I, 4). » C'est donc pour la consoler de celles qui murmurent et qui
profèrent des blasphèmes, que les autres, qui sont bonnes, simples, humbles et
douces, disent à l'Épouse: « Ceux
qui sont droits vous aiment. » Ne vous mettez pas en peine, lui
disent-elles, des reproches injustes de ces filles impies, puisque vous êtes
assurée que celles qui ont le coeur droit vous aiment. C'est, en effet, une
consolation pour nous, quand nous faisons bien, que les bons nous aiment, si
les méchants nous chargent d'imprécations. L'estime des gens de bien, avec le
témoignage de notre conscience, nous suffit contre ces langues malignes et
médisantes. « Mon âme recevra des louanges dans le Seigneur, que les hommes
doux écoutent. et soient remplis de joie (Psaume XXXIII, 2). » Que les hommes
doux, dit-il, se réjouissent, que je leur plaise, et j'écouterai sans
m'émouvoir tout ce que la jalousie des méchants vomira contre moi.
(a) Depuis le commencement de ce sermon jusqu'à cet
endroit, il y a une grande diversité de leçons dans les manuscrits. Plusieurs
omettent l'exorde et commencent par ces mots: « Ceux qui sont droits vous
aiment. » Or à qui croyons-nous que s'adressent ces paroles ? Si nous les
attribuons aux jeunes filles, il devient évident qu'elles les adressent à leur
mère, car après lui avoir dit, nous nous réjouirons et tressaillerons
d'allégresse à votre sujet, au souvenir de vos seins dont le lait est plus
excellent que le vin, elles ajoutent tout de suite. « Ceux qui sont droits vous
aiment. » D'autres manuscrits ont notre version. Cette variété a été cause
d'une grande confusion dans la plupart des éditions qui reproduisent les deux
exordes, mais à tort. Cette variété vient de ce que saint Bernard a prêché deux
fois ce sermon; une première fois, avec un exorde court, en 1137, avant son
troisième voyage à Rome, et une seconde fois, à son retour, de ce voyage, en
1138. Il y mit alors un autre exorde pour rattacher ce sermon aux précédents.
Un manuscrit de la bibliothèque royale portant le n. 4511 reproduit ce sermon
avec ses deux exordes: une autre édition de la Colbertine le donne en cet
endroit avec un exorde, et plus loin au soixantième sermon, avec un autre
exorde.
3. C'est donc en ce sens que je crois qu'il est
dit: « Ceux qui sont droits vous aiment. » Et j'estime que c'est avec beaucoup
de raison. Car presque partout chez les jeunes filles, il s'en trouve comme
cela qui observent de près toutes les actions de l'Epouse, non pour les imiter,
mais pour y trouver à redire. Elles sont tourmentées de ce qu'il y a de bon
dans leurs aînées, et se repaissent de leurs imperfections. On les voit marcher
à part, s'attrouper et faire de petits conciliabules, où elles se laissent
aller à des paroles insolentes et à des murmures détestables. Elles s'associent
pour parler mal de leur prochain, et s'unissent pour causer la désunion. Elles
contractent ensemble des amitiés pleines d'inimitiés, conspirent toutes dans
les sentiments d'une même malignité, et font des cabales odieuses. C'est ainsi
qu'agirent autrefois Hérode et Pilate, dont l'Évangile dit: « Qu'en ce jour-là,
c'est-à-dire au jour de la Passion, ils devinrent amis (Luc. XXIII, 12). »
S'assembler ainsi, ce n'est pas faire la Cène du Seigneur, mais plutôt donner à
boire et boire soi-même le calice des démons, tandis que les uns portent sur
leurs langues le poison qui tue les autres, et que les autres reçoivent avec
joie la mort qui entre dans leur coeur par leurs oreilles. Voilà comment, selon
le Prophète (Jerem. IX, 21), la mort entre par nos fenêtres, lorsque nous nous
présentons les uns aux autres le breuvage mortel de la médisance, en médisant
on en écoutant ceux qui médisent. A Dieu ne plaise que je me trouve jamais dans
l'assemblée de ces personnes: car Dieu les hait, suivant cette parole de l'Apôtre:
« Les médisants sont en abomination au Seigneur (Rom. I, 30). » Ce que Dieu
même par le Psalmiste confirme en ces termes: « Je poursuivais celui qui
médisait en secret de son prochain. »
4. Et il ne. faut pas s'en étonner puisque l'on
sait que ce vice combat et poursuit plus vivement que les autres la charité qui
est Dieu, ainsi que vous-mêmes pouvez le remarquer. Quiconque médit fait voir
premièrement qu'il n'a pas de charité. En second lieu, quel autre dessein
a-t-il, sinon de faire que les autres haïssent ou méprisent celui dont il
médit. Ainsi donc, une langue médisante blesse la charité en tous ceux qui
l'écoutent, et autant qu'il est en elle, elle l'éteint et la détruit
entièrement. Et non-seulement en ceux qui l'écoutent, mais encore en ceux qui sont
absents, à qui peut-être ceux qui l'ont entendue rapportent ce qu'elle a dit.
Voyez-vous comment un discours de cette sorte qui passe de bouche en bouche
peut aisément et en fort peu de temps corrompre de son venin une infinité
d'âmes. Voilà pourquoi l'esprit prophétique dit de ces personnes: « Que leur
bouche est remplie du fiel de la médisance, et elles sont promptes à verser le
sang (Psaume XIII, 3). » Elles sont aussi promptes à le verser que leur
discours est promit à le répandre. Il n'y en a qu'un qui parle, et il ne dit
qu'une seule parole, et cependant cette parole en un moment tue les âmes de
tous ceux qui l'écoutent dés l'instant qu'elle infecte leurs oreilles. Car un
cœur plein du fiel de l'envie ne peut répandre que de l'amertume dans ses discours,
selon ce mot de Jésus-Christ: « La bouche parle de l'abondance du coeur (Luc.
VI, 45). » Or, cette peste se produit de différentes manières; les uns
vomissent le poison de la médisance sans aucune circonspection, et selon qu'il
leur vient à la bouche. Les autres, au contraire, tâchent de couvrir du voile
d'une feinte retenue, la malice qu'ils ont conçue dans leur coeur, et qu'ils ne
peuvent retenir. Avant de médire, vous les voyez pousser de profonds soupirs,
prendre une mine grave, ne parler qu'avec peine, faire paraître une fausse
tristesse sur leur visage, baisser les yeux, et d'une voix plaintive proférer
des médisances, qui font d'autant plus d'effet, que ceux qui les écoutent
croient qu'ils ne les disent qu'à regret, et plutôt à contre coeur qu'avec
malice. J'en suis bien fâché, dit l'un, car je l'aime assez, mais jamais je ne
l'ai pu corriger de ce défaut. Je savais bien, dit un autre, qu'il était sujet
à ce vice, et je ne l'aurais jamais découvert, mais puisqu'un autre l'a publié,
je ne puis pas nier la vérité. Je le dis avec douleur, mais cela est vrai
pourtant. Et il ajoute: C'est grand dommage; car d'ailleurs il a de fort bonnes
qualités, mais sur ce point, il faut avouer qu'il est inexcusable.
5. Cela dit d'un vice si malin, revenons à notre
explication et faisons voir qui sont ceux qui sont ici appelés « droits ». Je
ne crois pas qu'il y ait aucune personne intelligente qui s'imagine que c'est
selon le corps qu'on appelle « droits » ceux qui aiment l'Épouse. C'est
pourquoi il faut que nous l'expliquions d'une rectitude spirituelle,
c'est-à-dire de l'esprit ou du coeur. C'est l'esprit qui parle et qui
communique les choses spirituelles à ceux qui sont spirituels. C'est donc selon
l'esprit, non selon cette matière de terre et de boue, que Dieu a fait l'homme
droit. Car il l'a créé à son image et à sa ressemblance (Gen. I, 27). Or, comme
vous le chantez vous-mêmes, « Le Seigneur notre Dieu est droit, et il n'y a pas
d'iniquité en lui (Psaume XCXI, 16). » Dieu donc qui est droit, a fait l'homme
droit et semblable à lui, c'est-à-dire sans iniquité, de même qu'il n'y a pas
d'iniquité en lui. Or, l'iniquité est un vice du coeur, non de la chair, ce qui
vous fait connaître que la ressemblance que vous avez avec Dieu doit être
conservée ou réparée dans la partie spirituelle de vous-même, non dans votre
substance grossière et terrestre. Car Dieu est esprit, et il faut que ceux qui
veulent lui devenir semblables, ou conserver la ressemblance qu'ils ont avec lui,
rentrent en eux-mêmes, et le fassent souvent en esprit, afin que, contemplant
la gloire de Dieu à face découverte, ils soient transformés dans une même image
avec lui, et que l'esprit du Seigneur les fasse passer de clarté en clarté.
6. Peut-être peut-on dire encore que Dieu a
donné à l'homme une stature de corps droite, afin que cette rectitude
corporelle de l'homme extérieur, qui a été créé d'une matière si vile, avertît
cet homme intérieur, qui a été formé à l'image de Dieu, de conserver sa
rectitude spirituelle; et que la beauté de la boue condamnât la difformité de
l'esprit. Car qu'y a-t-il qui siée moins qu'un esprit courbé dans un corps
droit? N'est-ce point un désordre et une honte, qu'un vase de boue, qui est le
corps tiré de la terre, les yeux levés en haut, regarde librement le ciel, et
prenne plaisir à contempler les grands flambeaux qui l'ornent et qui
l'éclairent; et qu'une créature spirituelle et céleste, ait toujours ses yeux,
c'est-à-dire ses sens intérieurs et ses affections attachés et baissés à terre,
et que celle qui devrait être élevée dans l'or et dans la soie, se vautre dans
la fange et se roule dans l'ordure, comme une bête immonde. Rougissez de honte,
ô mon âme, d'avoir changé la ressemblance divine en la ressemblance d'un animal
immonde. Rougissez, vous qui tirant votre origine du ciel, vous roulez dans la
fange. Rougissez, ô mon âme, dit le corps, en vous comparant à moi. Créée
droite et semblable à votre créateur, vous m'avez reçu comme un aide qui vous
fût semblable, au moins selon les traits de la rectitude corporelle. De quelque
côté que vous vous tourniez, en haut vers Dieu, ou en bas vers moi, car
personne n'a jamais haï sa propre chair, partout se présentent à vous des
images de votre beauté, partout la sagesse, comme un maître charitable, vous
donne des avertissements salutaires pour conserver la noblesse et la dignité de
votre état. Comment donc n'êtes-vous pas remplie de confusion, de perdre votre
prérogative si glorieuse quand je retiens et conserve la mienne, quoique je ne
l'aie reçue qu'en votre considération? Comment pouvez-vous souffrir que le
créateur voie sa ressemblance effacée en vous, quand il vous conserve la vôtre
en moi, et vous la représente sans cesse? Toute l'assistance que vous deviez
tirer de moi, vous vous en faites un sujet de honte et de confusion. Vous
abusez de mes services, et, étant devenue un esprit de brute, vous êtes indigne
de demeurer dans un corps aussi noble qu'est celui de l'homme.
7. Les âmes donc qui sont ainsi courbées ne peuvent
pas aimer l'Épouse, parce qu'étant amies du monde, elles ne le sont pas de
l'Époux. a Celui, est-il dit, qui veut être ami du monde, se rend ennemi de
Dieu (Jac. IV, 5). » Ainsi chercher et goûter les choses de la terre, c'est
courber l'âme; au contraire, méditer et désirer les choses du ciel, c'est la
maintenir droite. (a) Et pour que cette rectitude soit par faite
en toutes choses, il faut qu'elle soit dans les sentiments et passe dans les
actes. Car j'appelle droit celui qui a des sentiments droits sur toutes choses,
et ne s'en écarte jamais dans la pratique. Que la foi et les œuvres soient des
témoignages visibles de l'état de l'âme qui est invisible. Estimez droit celui
que vous reconnaîtrez catholique en sa foi, et juste en ces oeuvres. Si l'une
de ces choses lui manque, ne doutez pas qu'il ne soit courbé. Car l'Écriture
dit: « Si vous offrez bien, et que vous ne divisiez pas bien votre offrande,
vous péchez. « Quoi que ce soit que vous offriez à Dieu de ces deus choses, la
foi ou les oeuvres, vous faites bien; mais vous ne faites pas bien de les
diviser. Puisque votre offrande est bonne, ne la rendez pas mauvaise en la
divisant. Pourquoi séparez-vous les œuvres de la foi? Cette division est
criminelle, puisqu'elle tue votre foi. Car la foi est morte sans les oeuvres.
Vous offrez à Dieu une offrande morte. Car si l'amour est comme l'âme de la
foi, l'âme de la foi c'est la dévotion et l'action. Qu'est-ce que la foi qui
n'opère pas par l'amour, sinon un vrai cadavre? Croyez-vous beaucoup honorer Dieu
en lui faisant un présent infect? Croyez-vous bien l'apaiser, en étant le
meurtrier de votre foi? Comment l'hostie que vous lui immolez peut-elle être
pacifique, avec une si cruelle division? Il n'est pas étonnant que Caïn ait
assassiné son frère, puisqu'il avait auparavant fait périr sa propre foi.
Pourquoi vous étonner, Caïn, si celui qui vous méprise ne regarde pas vos
présents? Comment pourrait-il vous regarder puisque vous êtes divisé contre
vous-même, et si en même temps que votre main fait une action religieuse, votre
coeur sacrifie à la jalousie? Vous ne sauriez vous concilier la bienveillance
de Dieu, quand vous n'êtes pas d'accord avec vous même. Vous ne l'apaisez pas,
mais vous l'offensez, non pas encore, à la vérité, en frappant avec cruauté votre
frère, mais en ne divisant pas bien votre offrande. Vous n'êtes pas encore
coupable de la mort de votre frère, mais vous l'êtes de votre foi. Pense-t-il
être droit, celui qui lève la main vers Dieu, pendant que l'envie et la haine
qu'il a contre son frère, abaisse son coeur vers la terre? Comment pourrait-il
être droit, celui dont la foi est morte et les œuvres la mort même? qui n'a
aucun amour, et beaucoup d'amertume? Il y avait à la vérité de la foi dans son
sacrifice, mais il n'y avait pas d'amour dans cette foi. L'obligation était.
bonne, mais la division était cruelle.
(a) Cet endroit, pour les mêmes raisons que nous avons
données plus haut, diffère dans les anciennes éditions de la version qu'en
donnent les manuscrits. En effet, là où le long préambule que nous avons
conservé manque, on lit: « Pour que cette rectitude soit parfaite en toutes
choses, il faut qu'elle ait de bons sentiments et qu'elle les suive, car
j'appelle droit de coeur celui qui a des sentiments droits sur toutes choses et
ne s'en écarte jamais dans la pratique. C'est de ces personnes qu'il est dit à
l'Épouse: « ceux qui ont le coeur droit vous aiment; c'est-à-dire ceux qui
connaissent et faut toujours ce qui est bon. » Enfin ce sermon se termine dans
certaines éditions par ces mots: « Plaise à Dieu que nous soyons de ce nombre
et comptés parmi les aimés de l'Époux, par la grâce de notre Seigneur
Jésus-Christ qui étant Dieu, vit et règne avec le Père et le Saint-Esprit dans
tous les siècles des siècles. Amen. Mais plusieurs manuscrits préfèrent la
leçon que nous donnons.
8. La mort de la foi est la séparation de la
charité. Croyez-vous en Jésus-Christ? faites des œuvres de Jésus-Christ, et
votre foi sera vivante. Que l'amour anime votre foi et que les œuvres lui
servent de témoignage. Que des actions basses et terrestres ne courbent pas
celui que redresse la foi des choses célestes. Vous qui dites que vous demeurez
en Jésus-Christ, vous devez marcher comme il a fait. Que si vous cherchez votre
propre glose, si vous portez envie à celui qui est dans la prospérité, si vous
médisez de celui qui est absent, si vous rendez le mal qu'on vous a fait;
Jésus-Christ n'a pas agi de la sorte. Vous confessez que vous connaissez Dieu,
et vos actions démentent votre confession. C'est tout à fait mal, c'est une
impiété, de donner la langue à Jésus-Christ et l'âme au démon? Écoutez ce que
dit le Sauveur: « Cet homme-là m'honore des lèvres, mais son coeur est bien
loin de moi (Isaïe XXIX, 13). » Certes vous n'êtes pas droit, puisque votre
division l'est si peu ! Vous ne pouvez tenir la tête droite sous le joug du
diable. On ne peut pas se redresser quand on est dominé par l'injustice. Vos
iniquités se sont élevées pardessus votre tête, et elles se sont appesanties
sur vous comme un fardeau d'un poids épouvantable (Psaume XXXVII, 5). Car,
comme dit un Prophète, l'iniquité s'assied sur un talent de plomb (Zach. V, 7).
Vous voyez donc que la foi, même droite, ne rend pas l'homme droit, si elle
n'opère pas par l'amour? Or, celui qui est sans amour ne peut pas aimer
l'Épouse. Mais les oeuvres, quelque droites qu'elles soient, ne suffisent pas
non plus sans la foi pour la rectitude du coeur. Car on ne peut dire qu'un
homme qui ne plait pas à Dieu soit droit? Or, sans la foi, il est impossible de
plaire à Dieu (Heb. XI, 6). Dieu ne saurait plaire à celui qui ne plait pas à
Dieu, car celui à qui Dieu plaît ne peut déplaire à Dieu. De même, l'Épouse ne
plaît pas à celui à qui Dieu n'a pas réussi à plaire. Comment donc celui-là
est-il droit, qui n'aime ni Dieu ni l'Église de Dieu, de laquelle il est dit: «
Ceux qui sont et droits vous aiment? Si donc, ni la foi sans les oeuvres, ni
les oeuvres sans la foi, ne suffisent pas pour la rectitude de l'âme, nous, mes
frères, qui croyons en Jésus-Christ, tâchons de rendre droites nos voies et
notre conduite. Levons nos coeurs à Dieu avec nos mains, afin qu'il nous trouve
entièrement droits; confirmant la rectitude de notre foi par nos actions,
aimant l'Épouse, et aimés de l'Époux, Jésus-Christ notre Seigneur, qui étant
Dieu est béni dans tous les siècles des siècles.
Amen.
1. Je vous ai donc dit dans le discours
précédent, que l'Épouse est obligée de répondre aux attaques et aux reproches
de celles qui sont envieuses de sa gloire, et qui, selon le corps, semblent
être du nombre des jeunes filles, mais en sont bien éloignées selon l'esprit.
Car elle leur dit: « Je suis noire, mais je suis belle, filles de Jérusalem
(Cantique I, 4). » Il est visible qu'elles disaient du mal d'elle, et lui
reprochaient d'être noire. Mais considérez la sagesse et la douceur de
l'Épouse. Non-seulement elle ne rend pas injure pour injure, mais elle leur
donnemême des bénédictions en les appelant filles de Jérusalem, quand par leur
méchanceté elles auraient bien plutôt mérité d'être appelées filles de
Babylone, filles de Baal, ou de quelqu'autre nom piquant et outrageux. Sans
doute elle avait appris du Prophète, ou plutôt de l'onction même qui enseigne
la douceur (Isaïe XLII, 3), qu'il ne faut pas briser un frêle roseau, ni
achever d'éteindre une lampe qui fume encore. Ainsi, elle croyait qu'elle ne
devait pas irriter davantage celles qui l'étaient déjà assez d'elles-mêmes, ni
rien ajouter aux aiguillons de l'envie dont elles étaient tourmentées. Au
contraire, elle tâchait de conserver la paix avec celles qui étaient ennemies
de la paix, sachant qu'elle était redevable même aux insensés. Elle aimait donc
mieux les adoucir par des paroles civiles et obligeantes, parce qu'elle avait
plus de soin de travailler au salut de ces personnes faibles que de satisfaire
ses propres vengeances.
2. Nous devons souhaiter à tous cette
perfection, mais elle convient principalement aux bons prélats. Car ceux qui
sont vertueux et fidèles, savent qu'ils sont élevés au dessus des autres pour
avoir soin des personnes faibles et languissantes, non pour vivre dans l'éclat.
et le luxe. Et, lorsque par la plainte que font quelques-unes des âmes qui leur
sont commises, ils connaissent le murmure de leur coeur et voient qu'elles
s'emportent même jusqu'à dire contre eux des paroles offensantes, ils ne se
vengent pas de ces frénétiques, mais tâchent d'opposer, au lieu de la
vengeance, les remèdes nécessaires à leur mal, parce qu'ils savent bien qu'ils
ne sont pas des maîtres, mais des médecins. Si donc l'Épouse appelle filles de
Jérusalem celles dont la jalousie et la médisance la font souffrir, c'est afin
d'arrêter leur murmure par paroles pleines de douceur, d'apaiser leur émotion
et de guérir leur des envie. Il est écrit, en effet, « qu'une langue pacifique
éteint les dissensions (Prov. XV, 47). » D'ailleurs, elles ne laissent pas
d'être en quelque façon filles de Jérusalem, et l'Épouse n'a pas tort de les
nommer ainsi. Car, soit qu'on considère les sacrements de l'Église qu'elles
reçoivent indifféremment avec les bons, ou la foi qu'elles professent comme les
autres, ou la société qu'elles ont, au moins selon le corps, avec tous les
fidèles, ou même l'espérance du salut à venir dont ces personnes mêmes ne doivent
pas désespérer, quelque déréglées qu'elles soient, toutes ces choses font
qu'elles peuvent être raisonnablement appelées filles de Jérusalem.
3. Examinons maintenant ce que veut dire ceci:
«Je suis noire, mais je suis belle. » N'y a-t-il pas de contradiction dans ces
paroles? A Dieu ne plaise. Je dis cela pour les simples qui ne savent pas
discerner entre la couleur et la forure; la forme concerne la composition de la
chose qui la reçoit, et la couleur n'en est qu'une qualité. Car tout ce qui est
noir n'est pas laid pour cela. Le noir, par exemple, n'est pas laid dans la
prunelle de l'oeil. On se pare aussi avec des pierres précieuses qui sont
noires. Les cheveux noirs joints à une peau blanche, augmentent l'éclat et la
beauté du visage. Enfin on peut faire la même remarque en mille autres sujets
semblables, et vous trouverez une infinité de choses qui ne laissent pas d'être
fort belles dans leur forme, bien que la couleur n'en soit pas agréable. C'est
peut-être de cette façon que, bien que l'Épouse soit fort belle pour les traits
et la proportion de son visage, elle a pourtant ce défaut d'avoir le teint
noir. Mais cette imperfection n'est que pour le lieu de son pèlerinage. Car
lorsque l'Époux immortel la couronnera de gloire dans la céleste patrie, elle
n'aura ni tache, ni ride, ni aucune imperfection pareille. Mais à présent, si
elle disait qu'elle n'est pas noire, elle se ferait illusion à elle-même et ne
dirait pas vrai. C'est pourquoi ne vous étonnez pas de ce que, disant qu'elle
est noire, elle ne laisse pas de se glorifier d'être belle. Car comment celle;à
qui l'on dit: «Venez ma belle, » ne serait-elle pas belle 2 Or celle à qui on
dit de venir n'était pas encore arrivée. Il ne faut donc pas s'imaginer que ces
paroles s'adressent à l'Épouse, déjà bienheureuse, et qui règne dans sa patrie,
après avoir laissé le hâle de son teint, et non à celle qui, le visage hâlé par
le soleil, travaille encore pour y arriver et marche avec peine dans le chemin
de cette vie mortelle.
4. Mais voyons d'où vient que toute noire
qu'elle soit, elle se dit belle. N'est-elle pas noire à cause de la vie qu'elle
a menée dans les ténèbres, sous l'empire du prince du monde, où elle porte
encore l'image de l'homme terrestre? Et n'est-elle pas belle au contraire, à
cause de la ressemblance de l'homme céleste dont elle s'est ensuite revêtue, en
marchant dans une nouvelle vie? Mais si cela est ainsi, pourquoi ne dit-elle
pas au passé, j'ai été noire, plutôt que je suis noire? Néanmoins si ce sens
sourit à quelqu'un, ce qu'elle ajoute: « Comme les tentes de Cédar, comme les
tentes de Salomon (Cantique I, 4): » doit s'entendre ainsi: les tentes de
Cédar, serait sa première vie; et celles de Salomon sa vie nouvelle. C'est de
ces tentes que le Prophète parle quand il dit: « Mes tentes et mes pavillons
ont été renversés tout d'un coup (Jerem, IV, 29). » Auparavant donc, elle était
noire comme les viles tentes de Cédar, et depuis elle est devenue belle comme
les pavillons d'un roi triomphant.
5. Mais voyons si l'un et l'autre ne conviendront
pas mieux au plus parfait état de sa vie. Si nous considérons l'extérieur des
saints, combien il est humble, bas et abject, combien vil et négligé, quoique
au dedans ils contemplent la gloire de Dieu à face découverte, et soient
transformés en son image, l'Esprit du Seigneur les faisant passer de clarté en
clarté; ne nous semble-t-il pas que chacune de ces âmes peut raisonnablement
répondre à ceux qui lui reprochent d'être noire: « Je suis noire, mais je suis
belle? » Voulez-vous que je vous montre une âme qui est noire et belle en même
temps? « Les lettres qu'il vous écrit, disent-ils, sont graves et sévères, mais
l'extérieur de sa personne n'est pas grand, et ses discours sont fort communs.
(I Cor. X, 10). » C'est saint Paul qui était de la sorte. Jugerez-vous saint
Paul, filles de Jérusalem, sur la figure extérieure de son corps; et le
mépriserez-vous comme noir et difforme, parce que vous voyez un homme faible,
affligé par la faim et la soif, le froid et là nudité, accablé de travaux et de
blessures, jusqu'à être souvent sur le pas de mourir (II Cor. XI, 23)? Ce sont
là les choses qui noircissent saint Paul; c'est ce qui fait que le Docteur des
nations est estimé vil et abject, noir et difforme, l'opprobre enfin et le
rebut du monde. Cependant n'est-ce point lui qui a été ravi dans le Paradis, et
qui, par son admirable pureté, a dépassé le premier et le second ciel, et
pénétré jusqu'au troisième? O âme vraiment belle! logée dans un corps bien
faible, elle n'en a pas moins été reçue par les beauté: célestes, les anges,
tout grands qu'ils sont, ne l'ont pas rejetée; la charité divine ne l'a pas
méprisée. Après cela, direz-vous encore qu'elle est noire? Elle est noire, je
l'avoue, mais elle est belle, filles de Jérusalem. Elle est noire à votre
jugement, mais elle est belle au jugement de Dieu et des anges. Si elle est
noire ce n'est qu'au dehors. Or elle se soucie fort peu de votre jugement, et
du jugement de ceux qui ne jugent des choses que par les apparences
extérieures. Car l'homme ne voit que ce qui parait au dehors, mais Dieu voit et
contemple le coeur (I Rois XVI, 7). Si elle est noire au dehors, elle est belle
au-dedans, et plaît à celui à qui elle souhaite de plaire. Elle ne se met pas
en peine de vous plaire; car elle sait que si elle vous était agréable, elle ne
serait pas la servante de Jésus-Christ. Heureux le noir qui produit la
blancheur de l'âme, la lumière de la science, la pureté de la conscience!
6. Écoutez enfin ce que Dieu promet par le
Prophète à ceux qui sont noirs de cette sorte, à ceux que l'humilité de la
pénitence ou le zèle de la charité semble avoir décolorés « Quand vos péchés,
dit-il, seraient aussi rouges que l'écarlate, ils deviendront blancs comme la
neige, et comme la laine la plus blanche (Isaïe I, 18). » Il ne faut pas mépriser
si fort le noir qui parait dans les saints, puisqu'il produit une blancheur
cachée, et prépare au dedans de l'âme un trône pour la sagesse; caria sagesse,
selon la définition du Sage, est la blancheur de la vie éternelle (Sap. VII,
26), et il faut qu'une âme en qui la sagesse établit sa demeure soit bien
blanche. Si l'âme du juste est le siège de la sagesse, je ne fais aucune
difficulté de dire que l'âme du juste est blanche, peut-être même la justice
est-elle une blancheur de l'âme. Or saint Paul était juste, puisque la couronne
de justice lui était réservée (II Tim. IV, 8). L'âme donc de saint Paul était
blanche; et la sagesse avait mis son trône en lui, en sorte que ses discours
surpassaient ceux des plus parfaits et contenaient cette sagesse sublime et
mystique que nul des princes du monde n'a connue. Cependant c'était cette
teinte noire, causée par la faible complexion de son corps, par ses grands
travaux, par ses jeûnes et ses veilles infinies, qui produisait ou méritait en
lui cette blancheur de sagesse et de justice. En sorte que ce qui était noir en
saint Paul était tout autrement beau que les plus riches ornements extérieurs,
que les plus magnifiques équipages des rois. On ne peut lui comparer ni la
beauté du corps, quelque grande quelle soit, ni la blancheur d'une peau
délicate qui doit être un jour consumée, ni les roses d'un visage qui doit
bientôt se corrompre, ni le prix d'une robe qui s'use avec le temps, ni la
beauté de l'or ou l'éclat des pierreries, ni enfin rien de ce qui est sujet à
la corruption.
7. C'est donc avec raison que les saints,
méprisant les ornements, et l'entretien superflu de leur extérieur, qui est
corruptible, mettent tout leur soin et s'occupent entièrement à cultiver et
orner l'intérieur, qui est fait à l'image de Dieu, et qui se renouvelle de jour
en jour. Car ils sont assurés que rien ne peut être plus agréable à Dieu que
son image, lorsqu'on la rétablit dans sa première beauté. C'est pour cela que
toute leur beauté est au dedans d'eux, sans paraître au dehors, c'est-à-dire
qu'elle ne consiste pas dans la fleur de l'herbe, comme parle l'Écriture, ni
dans les louanges du peuple, mais dans le Seigneur. C'est ce qui leur fait
dire: « Toute notre gloire consiste dans le témoignage de notre conscience (II
Cor. II, 12); » le seul juge de leur conscience est, en effet, Dieu, à qui seul
ils désirent de plaire, car c'est là seulement que se trouve la vraie et
souveraine gloire à leurs yeux. Certes, cette gloire qui réside au dedans n'est
pas petite, puisque le Seigneur de gloire daigne s'en glorifier, suivant ces
paroles de David: « Toute la gloire de la fille du roi est au dedans d'elle
(Psaume XLIV, 14). » Car la gloire que chacun trouve en soi-même est bien plus
sûre que celle qu'on trouve dans les autres. Mais peut-être ne faut-il pas se
glorifier seulement de la blancheur du dedans; mais aussi de la noirceur du
dehors, afin qu'il n'y ait rien d'inutile dans les saints, mais que toutes
choses contribuent à leur bien. Ne nous glorifions donc pas seulement dans
notre espérance, mais encore dans nos affections. « Je me glorifierai
volontiers, dit l'Apôtre, dans mes infirmités, afin que la force de
Jésus-Christ habite en moi (IICor. XII, 9). » Combien désirable est l'infirmité
qui est récompensée par la force de Jésus-Christ. Qui m'accordera cette grâce,
non-seulement de devenir faible et infirme, mais même de tomber dans une
langueur extrême, et presque en complète défaillance, pour que je sois affermi
par la force du Seigneur des ver tus? « Car la vertu se perfectionne dans la
faiblesse du corps. » C'est d'ailleurs, « quand je suis infirme, dit l'Apôtre,
que je suis fort et puissant. »
8. Puisqu'il en est ainsi, l'Épouse a bonne
grâce à se faire un sujet de gloire de ce qui lui est reproché comme une
laideur par ses envieuses, quand elle ne se glorifie pas seulement d'être
belle, mais d'être noire. Car elle lie rougit pas d'être noire quand son Époux
l'a été avant elle, puisqu'elle met toute sa gloire à lui être semblable. Elle
n'estime donc rien de si glorieux que de souffrir l'opprobre de Jésus-Christ.
Et c'est ce qui lui fait dire avec allégresse et bonheur: « A Dieu ne plaise
que je me glorifie en autre chose qu'en la croix de mon Seigneur Jésus-Christ
(Gal. VI, 14).» L'ignominie de la croix est agréable à celui qui n'est plus
ingrat envers Jésus-Christ crucifié. C'est une noirceur, mais c'est la forme et
la ressemblance du Seigneur Jésus. Consultez le prophète Isaïe, et il vous dira
de quelle manière il l'a vu en esprit. Car n'est-ce point de lui qu'il a dit: «
C'est un homme de douleur, accablé de faiblesse; il n'a plus ni grâce, ni
beauté (Isaïe LIII, 3)? » Et il ajoute: « Nous l'avons pris pour un lépreux, et
pour un homme que Dieu avait frappé et humilié. Mais il n'a reçu toutes ces
plaies en sort corps, que pour l'expiation de nos péchés. Il a été comme brisé
à cause de nos crimes, et nous avons été guéris par le sang de ses blessures
(Psaume XLIV, 3). » Voilà ce qui le rendait noir. Ajoutez à cela ce que dit
David: « Il surpasse en beauté tous les enfants des hommes; » et vous trouverez
dans l'Époux tout ce que l'Épouse prétend avoir en elle.
9. Ne vous semble-t-il pas que, selon ce que
nous avons dit, il puisse fort bien répondre aux Juifs envieux de sa vertu: Je suis
noir, mais je suis beau, enfants de Jérusalem. Il était noir, en effet, car il
n'avait ni grâce, ni beauté. Il était noir, parce que c'était un ver, non un
homme, l'opprobre du monde et le rebut du peuple. Après tout, puisque lui-même
s'est fait péché (II Cor. V, 21), pourquoi craindrais-je de dire qu'il est
noir? Regardez-le couvert de haillons, meurtri de coups, souillé de crachats,
pâle des pâleurs de la mort; pouvez-vous nier qu'il soit noir? Mais demandez
aux apôtres comment ils l'ont vu sur la montagne, et aux anges quel est celui
qu'ils désirent tant contempler, et vous ne laisserez pas d'admirer sa beauté.
Il est donc beau en lui-même, et il est devenu noir pour l'amour de vous. O
Seigneur Jésus, que je vous trouve beau, même revêtu de ma forme, non-seulement
à cause des merveilles adorables dont vous brillez de toutes parts, mais encore
à cause de votre vérité, de votre douceur, et de votre justice. Heureux celui
qui, vous considérant attentivement, quand vous conversez comme homme parmi les
hommes, s'efforce autant qu'il peut de vous imiter. Votre toute belle a déjà
reçu le don de cette félicité, comme les prémices de sa dot, parce qu'elle n'a
pas été paresseuse à imiter ce qu'il y a de beau en vous, ni honteuse de
souffrir ce qu'il y a de noir. C'est aussi ce qui lui fait dire.: «Je suis
noire, mais je suis belle, filles de Jérusalem. » Et elle ajoute une
comparaison: « Comme les tentes de Cédar, comme les tentes de Salomon. » Mais
ces paroles sont obscures et difficiles à comprendre pour des auditeurs
fatigués. Vous avez du temps pour frapper à cette porte. Si vous y frappez
comme il faut, celui qui révèle les mystères se présentera, il ne tardera pas à
vous ouvrir, puisque lui-même vous invite à y frapper. Car c'est lui qui ouvre
et personne ne ferme, lui, l'Époux de l'Église, notre Seigneur Jésus-Christ,
qui est béni dans les siècles des siècles.
Amen.
Prononcé en 1128
1. « Comme les tentes de Cédar, comme celles de
Salomon (Cantique I, 4. »
(a) Voir l'histoire de sa conversion dans la vie de saint
Bernard, par Guillaume, livre I, n. 11 et 12. Il était célérier à Clairvaux,
même livre, n. 27. Sa mort arriva en 1138, après sou retour d'Italie avec saint
Bernard, même livre, n. 14. On a vu plus haut, tome III de cette édition, une
oraison funèbre du même genre en l'honneur de Humbert.
C'est par là qu'il nous faut commencer, puisque c'est là que nous avons
fini la dernière fois. Je vois bien que vous désirez savoir ce que ces paroles
signifient, et quelle liaison elles ont avec celles qui les précèdent, car
c'est une comparaison. On peut dire que les deux parties de cette comparaison
répondent seulement à ces paroles qui la précèdent: «je suis noire. » On peut
dire aussi que les deux membres de la comparaison se rapportent aux deux choses
que l'Épouse a dites: je suis noire, mais je suis belle. Le premier sens est
plus simple, celui-ci est plus obscur. Mais tâchons d'expliquer l'un et
l'autre, et commençons par celui qui paraît le plus difficile. Or, la
difficulté ne consiste pas dans les deux premières paroles de chaque partie,
mais dans les dernières. Car « Cédar, » qui signifie ténèbres, semble avoir un
rapport assez clair avec ce qui est noir; mais le même rapport ne se trouve pas
entre « les tentes de Salomon » et la beauté. Qu'est-ce, en effet, que les
tentes, sinon le corps dont nous sommes revêtus dans cet exil? Car nous n'avons
pas ici une cité permanente, mais nous aspirons après la cité future (Job.
XIII, 14). D'ailleurs, nous combattons dans ce corps mortel, comme lorsqu'on
est sous la tente, en faisant une sainte violence pour conquérir le ciel. En
effet, la vie de l'homme sur la terre est un combat perpétuel, et, tant que
nous combattons ici-bas, nous sommes exilés de la présence du Seigneur,
c'est-à-dire nous sommes privés de la lumière. Car le Seigneur est la véritable
lumière, et, tant que nous ne sommes pas avec lui, nous sommes dans les
ténèbres, c'est-à-dire dans Cédar. Aussi cette voix gémissante et plaintive nous
convient-elle: « Hélas ! que mon exil est long !je vis ici comme un étranger
parmi les habitants de Cédar; mon âme est ennuyée de demeurer si longtemps hors
de ma patrie (Psaume CXIX, 5). » Cette demeure de notre corps n'est donc pas la
demeure d'un citoyen ou la maison d'un indigène; mais c'est la tente d'un
combattant on l'hôtellerie d'un voyageur. Ce corps, je le répète, est une
tente, et une tente de Cédar, parce qu'il environne l'âme, et la prive de la
jouissance de la lumière infinie, et ne lui permet pas de la voir, si ce n'est
comme dans un miroir et en énigme, mais non pas face à face.
2. Voyez-vous d'où vient que l'Église est noire,
et que les plus belles âmes ne sont pas exemptes de quelque rouille? Cela vient
des tentes de Cédar, de l'exercice d'une guerre, laborieuse, de la longueur de
ce misérable séjour, enfin de ce corps fragile et pesant. « Car le corps
corruptible appesantit l'âme, et cette demeure de terre et de boue abat
l'esprit qui veut s'élever parla sublimité de ses pensées (Sap. IX, 15). »
C'est pour quoi aussi ces âmes souhaitent d'en sortir, afin qu'étant délivrées
de ce corps, elles volent pour jouir des chastes embrassements de Jésus-Christ.
C'est ce qui fait dire à l'une d'elles avec gémissement: « Malheureux homme que
je suis, qui me délivrera de ce corps de mort (Rom. VII, 24)? » Car elle sait
que tandis qu'elle demeure dans les tentes de Cédar, elle ne peut pas être
entièrement exempte de taches, de rides, eu de quelque noirceur, et c'est ce
qui lui fait désirer d'en être dehors, afin de pouvoir acquérir une parfaite
pureté. Voilà pourquoi l'Église dit qu'elle est noire « comme les tentes de
Cédar. » Mais comment est-elle comme les tentes de Salomon? Je ne sais ce que
je sens de sublime et de sacré, enveloppé dans ces tentes, et je n'oserais y
toucher sans le bon plaisir de celui qui y a caché et scellé ces mystères. J'ai
lu, en effet, que « celui qui veut sonder la majesté de Dieu, sera accablé sous
le poids de sa gloire (Prov. XXV, 27). » Je m'abstiens donc de le faire et le remets
à ait autre temps. Vous aurez soin cependant de m'obtenir cette faveur par vos
prières, ainsi que vous avez coutume de le faire, afin que nous revenions avec
une allégresse d'autant plus grande, que notre confiance le sera davantage
elle-même, à un sujet qui a besoin de la plus grande attention. Peut-être une
personne qui frappera avec piété à la porte trouvera ce que ne pourrait pas
trouver un investigateur téméraire. Et d'ailleurs, la tristesse qui me saisit
et la douleur qui me presse, ne me permettent pas d'aller plus loin.
3. Car, pourquoi dissimuler davantage (a)?
Le feu que je cache en moi dévore mon âme par des regrets cuisants et pénètre
jusqu'à la moëlle de mes os. Étant enfermé, il se répand davantage, il prend de
nouvelles forces. Quel rapport y a-t-il entre ce cantique de joie et l'amertume
où je suis? La violence de la douleur me rend incapable d'application, et
l'indignation de Dieu a desséché mon esprit. Car celui qui était cause que je
faisais mes exercices dans le Seigneur avec quelque liberté, m'ayant été ravi,
mon coeur m'a abandonné en j'ai même temps. Mais je me suis fait violence, et
j'ai dissimulé jusqu'à présent la grandeur de mon mal, de peur qu'il na semblât
que la foi fût vaincue par l'affection naturelle. Car, comme vous l'avez pu
remarquer, tandis que les autres pleuraient, j'ai suivi ces tristes funérailles
les yeux secs (b).
Je suis demeuré debout, sur la fosse, sans répandre une seule larme, jusqu'à ce
que toutes les cérémonies fussent entièrement achevées. Revêtu des habits
sacerdotaux, j'ai dit pour lui, de ma propre bouche, les prières accoutumées,
et de mes propres mains, j'ai jeté de la terre sur le corps de mon bien-aimé
qui devait bientôt lui-même être réduit en terre. Ceux qui me regardaient
pleuraient et s'étonnaient de ce que je ne pleurais pas aussi; et ils n'avaient
pas tant pitié de lui que de moi qui l'avais perdu. Car, où est le coeur de fer
qui n'eût pas eu alors compassion de moi, en voyant que je survivais à mon
frère Girard? C'était une perte commune à tous, mais ce n'était rien au prix de
la mienne. Pour moi, je résistais aux sentiments de mon coeur, autant que la
foi me donnait de force, m'efforçant même, malgré moi, de n'être pas ému de cet
événement si funeste, en me représentant que c'était comme un tribut à la
nature auquel tout homme est soumis, une nécessité inévitable de notre
condition, un effet du commandement de celui qui est tout-puissant, du jugement
de celui qui est souverainement juste, un fléau d'un Dieu terrible, et enfin le
bon plaisir du Seigneur. Dès lors et dans la suite, j'ai gagné toujours sur moi
de ne pas m'abandonner aux pleurs, quoique je fusse bien troublé et agité au
dedans de moi. J'ai pu commander à mes larmes, mais non pas à ma tristesse; et,
comme il est écrit: « J'ai été dans le trouble, et n'ai pas parlé (Psaume
LXXII, 5). » Mais ma douleur ainsi retenue a jeté en moi de plus profondes
racines, et est devenue d'autant plus violente que je lui ai moins permis de se
répandre, je suis vaincu, je l'avoue. Il faut que ce que je souffre au dedans
de moi éclate au dehors. Qu'il sorte, je le veux bien, et paraisse aux yeux de
mes enfants; connaissant la grandeur de mon mal, ils pardonneront à l'excès de
mon deuil et seront plus portés à me consoler.
(a) Ici commence l'oraison funèbre
que saint Bernard fit de son frère Girard. Bérenger, l'impudent disciple
d'Abélard, la reproche sans raison à notre saint, en disant qu'il mêlait ainsi
la tristesse à la joie. » Il lui reproche encore, au sujet de cette oraison,
d'avoir emprunté mot pour mot quelques lignes de l'oraison funèbre de Satyre
par saint Ambroise Or, ces lignes ne se trouvent pas dans ce sermon, et, s'y
trouvassent-elles, il ne s'en suivrait rien contre saint Bernard. Mais citons
ces deux passages. Voici le premier: « Mon frère a quitté la vie, ou plutôt
pour parler plus juste, il a quitté la mort pour la vie. Oui, dis-je, mon frère
est mort, lui qui est la teneur de la conscience, le miroir des moeurs, le lien
de la religion. Qui montrera plus d'ardeur au travail ? Qui saura mieux adoucir
la douleur de ceux qui sont dans l'affliction? » Le second pointsage est
celui-ci: « Le boeuf cherche le boeuf, quand il se sent seul, il témoigne par
des mugissements répétés son tendre attachement. Oui, dis-je, le boeuf
recherche le boeuf avec lequel il a coutume de porter le joug. » Ce dernier
pointsage se lit, en effet, au début de l'oraison funèbre de saint Ambroise,
mais ni l'un ni l'autre ne se trouvent dans saint Bernard. Il est vrai que,
pour échapper au reproche d'imposture, Bérenger a fait précéder son assertion
de ces mots: « Si je ne me trompe. »
b selon Geoffroi, il « ne rendit
presque jamais ce dernier devoir à aucun religieux sans pleurer. » Voir la Vie
de saint Bernard, par Geoffroi. livre III, chapitre XXI.
4. Vous savez, mes enfants, combien ma douleur
est juste, combien ma plaie est grande et cruelle. Car vous voyez quel fidèle
compagnon m'a abandonné dans le chemin où je marchais, comme il était vigilant,
laborieux, doux et agréable! Où trouverai-je un aussi bon ami, qui m'aime
autant qu'il m'aimait? Il était mon frère par la nature, mais il l'était bien
plus par la religion. Plaignez, je vous prie, mon malheur, vous qui le
connaissez. J'étais infirme de corps, et il me portait: j'étais faible dans
l'âme, et il me fortifiait. J'étais négligent et paresseux et il m'excitait.
J'étais sans prévoyance et sans soin, et il m'avertissait de mon devoir.
Pourquoi faut-il que tu m'aies été arraché? Pourquoi faut-il que tu m'aies été
ravi d'entre les mains, ô mon cher ami, homme admirable, toi qui étais si fort
selon mon coeur? Nous nous aimions si tendrement pendant notre vie, comment se
peut-il faire que nous soyons séparés par la mort? Séparation pleine
d'amertume, et que la seule mort pouvait causer ! Car quand est-ce qu'étant
tous deux vivants tu m'eusses abandonné? Cette horrible division est un ouvrage
de la mort. Qui n'aurait épargné le lien qui nous unissait ensemble, d'un amour
si doux et si tendre, sinon la mort, cette ennemie de toute douceur? Oui, c'est
bien une mort, celle qui, ravissant une seule personne, en a tué deux d'un même
coup! En effet, sa mort n'est-elle pas aussi une mort pour moi? Assurément elle
est une mort plutôt pour moi que pour lui, puisque ce qui me reste de vie m'est
infiniment plus pénible que toutes les morts du monde. Je ne vis, qu'afin de
mourir tout vif, et j'appellerais cela une vie ! O mort impitoyable, que tu
m'aurais traité bien plus favorablement, si tu m'avais, plutôt privé de l'usage
que du fruit de la vie ! La vie sans ses avantages est plus dure que la mort.
Un arbre qui ne porte pas de fruit est menacé deux fois de la cognée et du feu
(Matth. III, 10). Envieuse de mes travaux, tu as éloigné de moi mon ami et mon
parent, gui, par ses soins, était la principale cause de ce peu de fruit que
l'on recueillait de mes peines. Aussi, mon cher Girard, il m'eût été bien plus
avantageux de perdre la vie, que d'être privé de ta présence, toi qui par tun
zèle m'animais dans mes exercices spirituels, m'assistais par ta fidélité, me
redressais par ta vigilance. Pourquoi nous sommes-nous aimés, ou pourquoi nous
sommes-nous perdus? Cruelle condition, condition déplorable pour moi, non pour
lui. Car pour toi, mon cher frère, si tu as perdu des personnes qui t'étaient
chères, tu en as trouvé qui te le sont encore davantage. Mais pour moi, quelle
consolation me peut-il rester après toi qui étais mon unique support! L'union
des corps qui était entre nous, a été également agréable à l'un et à l'autre de
nous, à cause de celle de nos volontés, et moi seul suis blessé de notre
séparation. Ce qu'il y avait de contentement et de douceur dans notre amitié
nous a été commun à tous les deux, mais ce qu'il y a de triste et de lugubre en
notre séparation est pour moi seul. C'est sur moi que la colère de Dieu est
tombée, c'est sur moi que sa fureur s'est appesantie. Notre présence nous était
également agréable, notre commerce doux, notre entretien charmant également à
tous deux. J'ai perdu seul ces délices, car pour toi tu n'as fait que les
changer en dot. Et certes tu as beaucoup gagné au change.
5. Puisque pour la perte que tu as faite de
nous, tu as reçu en récompense des joies et des bénédictions infinies, (a) et
qu'au lieu de la satisfaction que tu avais de ma présence, et est si peu
considérable, tu jouis de la présence immortelle de Jésus-Christ, tu ne
souffres aucun dommage de ton absence d'auprès de moi, car tu est mêlé aux
chœurs des anges. Tu n'as donc pas sujet de te plaindre de ce qu'on t'a comme
rivé à moi, puisque le Seigneur de majesté te fait part abondamment de sa
présence et de celle de ses bienheureux. Mais moi, qu'ai-je reçu qui me tienne
lieu de toi? Combien je voudrais savoir quel sentiment tu as maintenant de moi,
qui étais l'objet de tes plus tendres affections, et qui suis accablé de soins
et de peines, privé que je me trouve de l'appui qui me soutenait dans ma
faiblesse; si néanmoins il t'est encore permis de songer aux misérables,
maintenant que tu es entré dans l'abîme de la lumière, et comme englouti dans
l'océan d'une félicité éternelle. Car peut-être si tu nous as connu selon la
chair, tu ne nous connais plus à cette heure; peut-être, entré dans le lieu de
la majesté et de la puissance du Seigneur, tu ne te souviens que de sa justice,
et nous as entièrement oublié. Mais celui qui est attaché à Dieu, n'est qu'un
même esprit avec lui, et est tout transformé dans son amour. Il ne peut avoir
de pensée ni de goût que pour Dieu, et tout ce qu'il goûte et pense est Dieu
même, parce qu'il est tout plein de lui. Or Dieu est amour, et plus une
personne est unie à Dieu, plus elle est remplie d'amour. Et quoique Dieu soit
impassible, il n'est pas incapable de compassion, puisque c'est une qualité qui
lui est propre de faire toujours grâce et de pardonner. Il faut donc aussi, mon
cher frère, que tu sois miséricordieux, puisque tu es uni à celui qui l'est si
fort. Il est vrai que tu ne peux plus être malheureux, mais bien que tu sois
incapable de souffrir, tu ne laisses pas de compatir aux souffrances des
autres. Ton affection n'est pas diminuée, mais changée, et, en te revêtant de
Dieu, tu ne t'es pas dépouillé du soin que tu avais de nous, (a)
puisque Dieu même daigne bien en prendre soin. Tu as quitté ce qu'il y avait
d'infirme en toi, mais tu n'as pas perdu ce qu'il y avait de charitable; car la
charité ne se perd pas (I Cor, XIII, 8) tu ne m'oublieras jamais.
(a) Les éditions et les manuscrite des oeuvres de saint
Bernard, présentent ici quelques variantes sans importance. Il en est même une
qui est manifestement fautive
6. Il me semble que j'entends mon frère qui me
dit: une mère peut-elle oublier le fruit de ses entrailles (Isaïe XLIX, 15)?
Mais quand elle l'oublierait, moi je ne t'oublierai pas. Certes, mon cher
frère, j'ai bien besoin qu'il en soit ainsi. Tu vois le lieu et l'état où je
suis, où tu m'as laissé. Je n'ai personne qui me tende la main. A tout ce qui
m'arrive, je regarde, comme j'avais coutume, vers mon cher Girard, mais il
n'est plus là. Alors, dans mon malheur, je, pousse des soupirs et des
gémissements, comme un homme privé de tout secours. Qui consulterai-je dans mes
doutes? A qui aurai-je recours dans mes adversités? Qui portera mon fardeau?
Qui écartera les périls qui me menacent? N'étaient-ce point les yeux de mon
Girard qui conduisaient tous mes pas? N'était-ce point toi, mon citer frère,
qui connaissais mieux que moi toutes mes peines, (b) qui les portais plus que moi,
qui les ressentais plus vivement que moi? N'étaient-ce point tes discours si
charmants et si efficaces qui me retiraient si souvent des entretiens
séculiers, et me rendaient à mon bienheureux silence? Car le Seigneur lui avait
donné une langue savante, pour connaître quand il était à propos de parler. Il
satisfaisait tellement ceux de la maison et ceux du dehors, par la sagesse de
ses réponses, et par les grâces que Dieu avait mises sur ses lèvres, que
lorsque quelqu'un lui avait parlé, il n'avait plus besoin de venir à moi. Il
allait de lui-même au devant de tous ceux qui venaient pour me voir, de peur
qu'ils ne troublassent mon repos. S'il y en avait quelques-uns qu'il ne pût pas
satisfaire par lui-même. Il me les amenait, et il renvoyait les autres. O homme
d'une merveilleuse industrie! O ami fidèle! Il cherchait à plaire à son ami, et
il ne manquait pas néanmoins aux devoirs de la charité. Qui s'est jamais retiré
de lui les mains vides? Les riches recevaient de lui des conseils, et les
pauvres de l'assistance. Certes, celui qui ne faisait pas difficulté de prendre
tant de soins pour me décharger, ne cherchait guère ses propres intérêts. Son
extrême humilité lui faisait croire que mon repos était plus utile à la maison
que le sien. Quelquefois pourtant, il demandait à être déchargé de cet emploi,
et priait qu'on le donnât à un autre, qui s'en acquitterait mieux que lui. Mais
où l'aurait-on trouvé? Ce n'était pas par un désir déréglé, comme il est assez
ordinaire, mais par la seule vue de la charité qu'il s'appliquait à ces
exercices. Car il travaillait plus que tous les autres, et recevait moins de
fruit de son travail que pas un; en effet, il donnait aux autres les choses
nécessaires, comme la nourriture et les vêtements, et il en manquait souvent
lui-même. a On voit la preuve de ce que saint Bernard avance là dans
deux apparitions de Girard à notre saint. Il en est parlé dans la Vie du saint
Docteur, livre IV, n. 10, et livre V, n.8.
b C'est ce que prouve l’avis que
Girard donnait à son frère pour l'empêcher de se laisser enorgueillir parles
miracles qu'il faisait, comme on peut le voir dans sa Vie, livre I, n.. 43.
Aussi, lorsqu'il se sentit sur le pas de quitter ce monde: « Mon Dieu,
dit-il, vous savez, que quant à moi, j'ai toujours soupiré après le repos, et
désiré n'avoir soin que de mon âme, et n'être plus occupé que de vous. Mais
j'ai été retenu par la crainte de vous déplaire, par la volonté de mes frères,
par là désir d'obéir, et surtout par l'amour sincère que je portais à celui qui
est tout à la fois mon frère et mon abbé. » Cela est vrai. Je te rends donc
grâces, ô mon frère, de tout le fruit des travaux qui j'ai entrepris en vue du
Seigneur, s'ils en ont produit quelqu'un. Si j'ai rendu quelque service à mes
enfants; si j'ai contribué en quelque sorte à leurs progrès dans la vertu,
c'est à toi que j'en suis redevable. Tu te chargeais du soin des affaires de la
maison; grâce à toi, je pouvais vivre en repos pour mon bien, m'occuper plus
saintement des devoirs où Dieu m'engageait, ou servir plus utilement mes
enfants; en leur donnant des instructions. Car comment n'aurais-je pas été en
repos au-dedans; quand je savais que tu agissais au dehors, toi qui étais ma
main droite, la lumière de mes yeux, mon coeur et ma langue. Et c'était une
main infatigable, un oeil simple, un coeur rempli de conseils, et une langue
parlant toujours avec jugement, ainsi qu'il est écrit: « La bouche du juste
méditera la sagesse, et sa langue parlera avec jugement (Psaume XXXIX, 30). »
7. Mais qu'ai-je dit, qu'il agissait au dehors,
comme s'il n'eut pas su aussi ce qui était de l'intérieur et du dedans, et
qu'il eût été étranger aux dons spirituels? Les personnes spirituelles qui
l'ont connu savent combien ses paroles étaient pleines du Saint-Esprit. Ceux
qui vivaient avec lui savent que ses moeurs et ses affections ne tenaient rien
de la chair, mais étaient embrasées du feu de l'Esprit. Qui était plus rigide
que lui dans l'observance de la discipline? Plus rigoureux à mater son corps,
plus élevé et plus sublime dans la contemplation, plus subtil dans les
entretiens et les conférences? Combien de fois ai-je appris dans sa
conversation des choses que j'ignorais? Venu pour instruire, je m'en retournais
instruit moi-même? Et il ne faut pas s'étonner si cela était ainsi à mon égard,
puisque des hommes éminents en science et en sagesse témoignent que la même
chose leur est arrivée. Il ne savait pas les lettres humaines, mais il avait un
sens excellent qui trouvait ce qu'il n'avait pas appris; il avait un esprit
merveilleux qui répandait la lumière partout. Il n'était pas seulement grand
dans les grandes. choses, mais aussi dans les plus petites. Mais qu'est-ce qui
lui échappait, par exemple, dans tout ce qui concerne les bâtiments, la culture
des terres ou des jardins, les eaux et tous les autres arts ou travaux de la
campagne? Oui, je vous le demande, gavait-il en ce genre quelque chose qui fût
étranger à son savoir? Il aurait pu en remontrer aux maçons, aux artisans de
toute sorte, aux agriculteurs, aux horticulteurs, aux cordonniers et même aux
tisserands. Il fut le plus entendu de tous, au jugement de tout, le monde, il
n'y avait que lui seul qui ne croyait pas l'être. Plût à Dieu que cette
malédiction de l'Écriture « Malheur à vous qui êtes sages, à vos yeux (Isaïe V,
21), » ne regardât pas plus que lui certains autres qui sont bien moins sages
que lui. Ceux à qui je parle savent que ce que je dis est vrai, et savent qu'il
y en a encore bien plus que je n'en dis. Mais je passe beaucoup de choses,
parce qu'il est mon frère et de mon sang. Néanmoins, je dirai hardiment qu'il
m'a été utile en tout, et plus que tous mes autres enfants. Il me le fut dans
les grandes et les petites choses, dans les affaires publiques et dans les
affaires privées, dans le monastère et hors du monastère. C'est donc avec
raison que j'étais si fort attaché à lui, puisqu'il était mon tout. Il ne me
laissait guère que l'honneur et le nom de supérieur; il en faisait, toutes les
fonctions. On m'appelait abbé, mais c'était lui qui l'était en effet, parce
qu'il prenait sur lui tous les soins de cette charge. C'est avec raison que je
me reposais en lui, puisqu'il était cause que je pouvais me réjouir dans le
Seigneur, prêcher plus librement, prier avec plus de calme et do tranquillité.
C'est par ton moyen, ô mon frère, que mon esprit était plus libre, mon repos
plus agréable, mes discours plus efficaces, mes espérances plus pleines des
onctions de la grâce, mes lectures plus fréquentes, mon coeur plus fervent.
8. Hélas! tu m'as été ravi, et toutes ces choses
m'ont été ravies avec toi! Avec toi s'en sont allées toutes mes joies. Les
soucis commencent déjà à m'accabler, déjà les ennuis nie pressent de toutes
parts, les chagrins et les difficultés sont près de m'abattre, parce qu'ils me
trouvent seul; c'est tout ce que tu m'as laissé en t'en allant. Je gémis tout
seul sous le poids de mon fardeau. Il faut nécessairement ou que je m'en
décharge, ou que j'en sois accablé, puisque tu as retiré tes épaules de dessous
ce faix. Qui m'accordera de pouvoir mourir bientôt après toi? Car pour mourir
au lieu de toi, je ne l'aurais pas voulu, ni te priver de la gloire dont tu
jouis maintenant. Mais aussi quelle peine et quel supplice de te survivre? Je
passerai tout le reste de ma vie dans l'amertume et les regrets, et toute ma
consolation sera de vivre dans la tristesse et, les larmes. Je ne m'épargnerai
pas, et j'ajouterai encore à la plaie que la main du Seigneur m'a faite. Car sa
main m'a frappé. C'est moi qu'elle a frappé, non celui qu'elle a appelé à un
repos éternel. Elle m'a donné la mort du même coup qu'elle a tranché ses jours;
car je ne saurais dire qu'elle l'a tué, puisqu'elle l'a fait entrer dans la
vie? Riais ce qui a été pour lui la porte de la vie, est pour moi la mort; sa
mort m'a fait mourir, non pas lui, puisqu'il repose dans le Seigneur. Coulez,
coulez, mes larmes, il y a longtemps, que je vous retiens; sortez, puisque
celui qui vous empêchait de sortir est sorti lui-même de cette vie. Qu'une
source de pleurs coule de mes malheureux yeux, et qu'ils versent des torrents
d'eau, pour laver la souillure des péchés qui ont attiré sur moi la colère de
Dieu. Lorsque le Seigneur sera satisfait des vengeance, peut-être mériterai-je
aussi d'être consolé, pourvu néanmoins que je m'afflige et me tourmente comme
il faut. « Car ceux qui pleurent seront consolés (Matth. V, 5). » C'est
pourquoi que toutes les personnes vertueuses condescendent à ma douleur, et que
les spirituels supportent mes regrets avec un esprit de douceur. Qu'ils aient
compassion de ma douleur, et qu'ils n'en jugent pas par ce qui se passe
d'ordinaire. Car nous voyons tous les morts pleurer leurs morts, verser
beaucoup de larmes et ne porter aucun fruit. Nous ne blâmons pas l'affection,
si ce n'est quand elle est excessive, mais nous blâmons la cause de ces pleurs.
L'affection vient de la nature, et le trouble qu'elle produit en nous est une
peine du péché; mais la cause de ces gémissements c'est la vanité et le péché.
Car pour l'ordinaire on ne pleure que le tort que la mort d'un proche fait à
une gloire mortelle, et aux avantages de la vie présente. Ceux qui pleurent de
la sorte méritent d'être pleurés eux-mêmes. Ne suis-je pas comme cela? Ma douleur
est pareille, mais le sujet en est différent, et mon intention est tout autre.
Je ne me plains pas de la perte des biens de ce monde, quels qu'ils soient. Je
me plains seulement de ce que dans les choses. qui concernent le service de
Dieu, j'ai perdu un secours fidèle, et un conseil salutaire. le pleure mon cher
Girard, c'est lui qui est la cause de: mes larmes, lui qui était mon frère
selon la chair, mon très-proche parent selon l'esprit, et mon compagnon dans la
poursuite du même but.
9. Mon âme était étroitement attachée à la
sienne, mais c'était plutôt l'amitié que la parenté, qui de deux n'en faisaient
qu'une. La liaison du sang y contribuait sans doute pour quelque chose, mais
l'union des esprits et des volontés et la conformité des humeurs et des inclinant
soi étaient des noeuds bien plus forts et bien plus étroits. Nous n'étions
qu'un coeur et qu'une âme, aussi le glaive de la mort a percé également son âme
et la mienne; mais en la séparant en deux, elle en a placé une partie dans le
ciel, et a laissé l'autre dans la boue. C'est moi, c'est moi, dis-je, qui suis
cette misérable portion couchée dans la boue, et privée d'une partie la
meilleure de soi-même, et on me dit: ne pleurez pas: On m'arrache les
entrailles, et on me crie. Soyez insensible. Je le sens, je le sens malgré moi;
car je m'ai pas la dureté de la pierre, et ma chair n’est ni de bronze ni
d'airain. Je le sen, certes, et j’en ai une douleur extrême, et ma douleur est
sans cesse présente à mes yeux. Celui qui m'a frappé ne pourra pas m'accuser de
dureté et d'insensibilité comme ceux dont il dit: « je les ai frappés, et ils
n'en ont eu aucun sentiment (Jer. V, 3). » Je confesse mon affliction, je ne la
désavoue pas. On dira qu'elle est charnelle; je ne nie pas qu'elle n'ait
quelque chose de l'homme, comme je ne nie pas que je ne sois homme. Si cela ne
suffit pas, j'accorderai même qu'elle est charnelle, car je suis aussi charnel,
esclave du péché, destiné à la mort et voué à beaucoup de peines et de misères.
Loin d'être insensible au mal, j'ai horreur de la mort pour moi comme pour les
miens. Or, mon cher Girard était bien à moi, oui, il m'appartenait. Ne
m'appartenait-il pas, en effet, lui qui était mon frère par la nature, mon fils
par la profession, mon père par le soin qu'il avait de, moi, mon compagnon par
l'uniformité de nos! désirs, et mon ami intime par les sentiments du coeur? Il
m'a quitté, je ressens sa mort, ce coup m'a atteint jusqu'au fond de l'âme?
10. Pardonnez-moi, mes enfants; ou plutôt, si
vous êtes mes enfants, plaignez le malheur de votre père. Ayez pitié de moi,
oui, ayez pitié de moi, vous au moins qui êtes mes amis, qui voyez combien
grande est la plaie que j'ai reçue de la main de Dieu, en punition de mes
péchés, il m'a frappé de la verge de sa colère, il m'a frappé justement; si on
considère ce que je mérite, mais avec rigueur, on regarde mes forces. Qui peut
dire qu'il m'est léger de vivre sans mon cher Girard, si ce n'est celui: qui ne
sait pas les liens qui nous unissaient? Néanmoins je ne veux pas m'opposer aux
volontés de Dieu. Je ne veux pas blâmer un jugement qui a fait recevoir à
chacun selon ses mérites, à Girard la couronne dont il s'est rendu digne, et à
moi les peines qui me sont dues. Est-il juste de prétendre que je trouve à
redire à ma sentence, parce que je ressens ma peine? mais la sentir c'est
naturel; en murmurer, c'est une impiété, Oui, dis-je, il est naturel à l'homme,
et même il ne peut en être autrement, de n'être pas indifférent envers ses
amis, d'être heureux de leur présence, et peiné de leur absence. La
conversation, entre amis surtout, n'est pas languissante; aussi l'horreur de la
séparation, et la douleur qu'on en ressent quand elle est arrivée, sont un
témoignage de ce que l'amour réciproque a opéré dans ceux qui vivaient
ensemble. Je souffre donc à ton sujet, mon cher frère, non pas que tu sois à
plaindre, mais parce que tu m'as été enlevé. Et peut-être même devrais-je
plutôt m'affliger sur moi, puisque je suis obligé de boire seul un calice si
plein d'amertume. Il n'y a que moi qui sois à plaindre, parce qu'il n'y a que
moi qui le boive. Car, pour toi, tu ne le bois pas; je souffre seul, ce qu'ont
coutume de souffrir ceux qui s'entr'aiment; lorsqu'ils viennent à se perdre.
11. Dieu veuille que je ne t'aie pas perdu, mais
que tu m'aies seulement précédé. Dieu veuille que je te suive un jour, quoique
d'un pas lent, partout où tu iras. Car je ne doute pas que tu ne sois allé à
ceux que tu invitais à louer Dieu au milieu de ta dernière nuit, lorsque, avec
un visage serein et une voix jubilante, tu fis tout à coup entendre, au grand
étonnement de tout le monde, ce verset de David: « Vous qui êtes dans les
cieux, louez le Seigneur, louez-le au plus haut du firmament (Psaume CXXLVIII,
1). » Déjà, au milieu de la nuit, mon cher frère, il faisait jour pour toi, et
la nuit était à tes yeux aussi claire que le jour. Oui, la nuit était lumineuse
pour toi au sein des délices dont tu jouissais. On m'appela à ce miracle, pour
voir un homme qui se réjouissait aux approches de la mort, et qui semblait
insulter à ses coups. O mort, où est ta victoire, ô mort, où est ton aiguillon?
Tu n'as plus d'aiguillon, tu n'as que des charmes. Un homme meurt en chantant,
et chante en mourant. On te regarde comme un sujet de joie, toi, qui es la mère
de la tristesse; comme un sujet de gloire, toi qui es l'ennemie de la gloire;
comme la porte du royaume de Dieu et le port du salut, toi qui es la porte de
l'enfer et un gouffre de perdition ! Et celui qui te regarde d la sorte est un
pécheur. Mais c'est justice qu'on te traite ainsi, puisque tu as osé usurper
une puissance injuste sur l'homme juste et innocent. O mort, tu es morte et
percée de l'hameçon que tu as avalé sans y penser; et cet hameçon est celui
dont parle le Prophète lorsqu'il dit: « O mort, je serai ta mort; enfer, je
serai ta morsure (Osée XIII, l4). » Percée de cet hameçon, tu ouvres un large
et beau chemin à la vie aux fidèles qui passent par toi. Girard ne te craint
pas, fantôme et chimère. Girard -va à la céleste patrie en passant par tes
dents, non-seulement avec confiance, mais avec joie, et en louant Dieu. Lorsque
je fus arrivé, et qu'il eut achevé en ma présence, à haute voix, les dernières
paroles du psaume qu'il avait commencé, il leva les yeux au ciel et dit: Mon
père, je remets mon âme entre vos mains (Luc. XXIII, 46); et répétant souvent
ces paroles: « Mon père, mon père, » il se tourne vers moi avec un visage gai
et me dit: « Combien est grande la bonté de Dieu de vouloir être le Père des
hommes, et combien est grande la gloire des hommes d'être les enfants et, les
héritiers de Dieu! Car s'ils sont ses enfants, ils seront ses héritiers.» C'est
ainsi que chantait celui que nous pleurons, et j'avoue qu'il a presque changé
mes pleurs en un chant de joie, car, en contemplant la gloire dont il jouit,
j'ai presque oublié ma propre misère.
12. Mais ma poignante douleur me rappelle à
moi-même, et une tristesse amère m'arrache à ce doux spectacle, comme à un
sommeil léger. Je pleurerai donc, mais ce sera sur moi; car sur lui, la raison
me le défend. Je crois, en effet, que si l'occasion s'en offrait, il nous
dirait à cette heure: Ne pleurez pas sur moi, mais sur vous. C'est avec raison
que David pleura sur son fils parricide (II Rois XIX, 1), parce qu'il savait
qu'à cause de l'énormité de son crime, il ne sortirait jamais du sein de la
mort. C'est aussi avec raison qu'il pleura sur Saül et sur Jonathas (II Rois I,
17) (a);
parce qu'il n'espérait pas non plus, qu'étant une fois engloutis par la mort,
ils trouvassent aucune issue pour sortir de ce gouffre. Car ils ressusciteront,
mais ce ne sera pas pour la vie; on plutôt ils ressusciteront pour la vie, mais
afin de mourir d'une mort plus funeste, en mourant tout vivants:
(a) Il y a ici une légère variante entre les anciens manuscrits
et les différentes éditions des Oeuvres de saint Bernard. Quant au salut de
Jonathas, saint Bernard n'en doutait pas autant que de celui de Saül. On peut
voir sur ce sujet les notes de Horatius.
Il est vrai que pour Jonathas, il y a quelque raison de douter. Mais
moi, si je n'ai pas le même sujet de pleurer, j'en ai pourtant un. Je pleure
d'abord sur mon propre malheur et sur la perte qu'a faite ce monastère. Je
pleure ensuite sur les nécessités des pauvres dont Girard était le père. Je
pleure sur notre ordre tout entier, et sur notre institut, qui ne retirait pas
un petit avantage, O mon cher frère, de ton zèle, de tes conseils et de tes
exemples. Enfin, je pleure sinon sur toi, du moins à cause de toi. Voilà, oui
voilà ce qui me touche vivement, parce que j'aime tendrement. Que personne ne
vienne m'importuner et me dire que je ne dois pas m'affliger ainsi. Samuel, qui
était si bon, a laissé un libre cours à sa douleur pour un roi réprouvé (1 Rois
XVI, 1); et David, qui était si vertueux, a fait la même chose pour un fils
parricide; et cela sans faire tort à leur foi, sans accuser d'injustice les
jugements de Dieu. « Absalon, mon fils, disait le saint roi David, mon fils
Absalon (II Rois XVIII, 33) ! » Et mon frère, n'est-il pas plus qu'Absalon? Le
Sauveur de même, en apercevant la ville de Jérusalem dont il prévoyait la
ruine, pleura sur elle (Luc. XIX, 41). Et moi, je ne ressentirais pas mon
propre malheur, et un malheur qui est encore tout récent; je ne 'me plaindrais
pas d'une plaie si nouvelle et si profonde? Jésus a pleuré par compassion pour
les souffrances d'autrui, et moi je n'oserais pleurer sur mes propres
souffrances? Lorsqu'il était debout devant le sépulcre de Lazare, il ne reprit
pas ceux qui pleuraient, il ne les empêcha pas de pleurer, bien plus, il mêla
lui-même ses larmes aux leurs; « Et Jésus pleura, dit l'Écriture (Jean XI, 35).
» Ces larmes furent certainement les témoignages de sa nature humaine, non les
marques de sa défiance. Car, à sa voix, le mort sortit aussitôt du tombeau,
pour que vous ne croyiez pas qu'on ne saurait s'affliger sans préjudice pour sa
foi.
13. Il en est ainsi de nos larmes. Elles ne sont
pas un signe de notre peu de foi, mais un témoignage de la condition de notre
nature. Et si, lorsque je suis frappé, je pleure, ce n'est pas à dire que je
blâme celui qui m'a frappé, mais je tâche au contraire d'attirer sa miséricorde
et de fléchir sa sévérité. Voilà pourquoi mes paroles, pour être pleines de
douleur, n'en sont pas moins exemptes de murmure. N'en ai-je pas même proféré
qui sont pleines d'humilité et de soumission, en disant que, par une même
sentence très-équitable, l'un a été puni et l'autre couronné, chacun selon ses
mérites? Oui, je le répète, le Seigneur également bon et juste, a agi avec une
souveraine équité. Je louerai, Seigneur, votre miséricorde et vos jugements.
Que la. miséricorde que vous avez exercée envers votre serviteur Girard vous
bénisse. Que le jugement que vous avez rendu contre moi vous bénisse aussi.
Dans L'un, vous serez loué parce que vous êtes bon, et dans l'autre, parce que
vous êtes juste. Faut-il ne vous louer que de votre bonté? On doit vous louer
aussi de votre justice. « Vous êtes juste, Seigneur, et vos jugements sont
équitables (Psaume CXVIII, 137). » C'est vous qui nous aviez donné mon frère
Girard. C'est vous qui nous l'avez ôté. Et, quoique nous nous plaignions de ce
que vous nous l'avez ôté, nous n'avons pas oublié pourtant que vous nous l'avez
donné; et nous vous remercions de ce que vous nous avez jugé dignes de posséder
celui dont nous ne sommes fâchés d'être privés que parce qu'il nous eût été
bien avantageux de ne l'être pas.
14. Je me souviens, Seigneur, du pacte que j'ai
fait avec vous, et de votre extrême bonté; et cela me fait connaître davantage
combien vous êtes véritable dans vos paroles, et que vous sortez toujours
victorieux des jugements des hommes. Lorsque, l'année passée, nous étions à
Viterbe (a)
dans l'intérêt de l'Église, mon frère Girard tomba malade. Comme le mal
s'augmentait au pas qu'il semblait que Dieu l'allât bientôt tirer à lui, je ne
pouvais me résoudre à laisser dans une terre étrangère le compagnon de mon
voyage, un compagnon comme celui-là, et à ne pas le remettre entre les mains de
ceux qui me l'avaient confié; car il était aimé de tout le monde, tant il était
aimable. Dans cette détresse, je me mis à prier avec larmes et gémissements.
Seigneur, m'écriai-je, attendez jusqu'à notre retour. Lorsque vous l'aurez
rendu à ses amis, ôtez-le du monde, si vous voulez, et je ne m'en plaindrai
pas. Vous m'avez exaucé, Seigneur, vous lui avez rendu la santé; nous avons
achevé l'ouvrage que vous nous aviez enjoint de faire, et nous sommes revenus
avec joie, rapportant avec nous les beaux fruits de la paix. J'avais presque
oublié la convention que j'avais faite avec vous, mais vous vous en êtes souvenu.
Je rougis de ces regrets qui semblent m'accuser de prévarication. Bref, vous
avez redemandé votre dépôt, vous avez repris ce qui était à vous. Mes larmes
mettent fin à mes discours; mettez fin, s'il vous plaît, Seigneur, à mes
larmes.
(a) Saint Bernard fit deux séjours à
Viterbe; la première fois en 1133, comme on peut le voir par sa lettre CLI; la
seconde fois en 1137. C'est de ce dernier qu'il parle.
NOTES DE
HORSTIUS ET DE MABILLON. POUR LE XXVI SERMON SUR le Cantique.
287. Dans ce sermon, saint Bernard
déplore en termes pleins d'énergie et avec l'expression de la plus vive
douleur, la mort de son bien-aimé frère Gérard. Il put, par un effort de
volonté, empêcher pendant quelque temps ses larmes, de couler, mais il le fit
de telle sorte qu'il en arracha à ses auditeurs et qu'il en fait tomber même
des yeux de ses lecteurs. Avant lui saint Ambroise avait, avec la même
éloquence, fait. l'oraison funèbre de son frère Satyre. Tel est le langage
pathétique de ces deux grands saints en cette circonstance, que si l'amour,
même prenait la parole pour déplorer la perte de ses frères les plus chéris, il
ne saurait trouver des expressions plus propres à émouvoir les coeurs. Le
lecteur pourra trouver dans le Miroir de la charité (Lib I. cap. XXXIV), un
discours analogue, prononcé par un disciple de saint Bernard, Alred abbé de
Ridal, sur la mort d'un ami; et il verra au style élégant et aux sentiments de
cette oraison funèbre, que le disciple a bien suivi les leçons du maître. Sion
lit ce discours, et si on le compare avec celui de saint Bernard, on n'aura pas
lieu de se repentir de la peine, qu'on se sera donnée pour cela. Remarquez, en
passant, combien il s'en faut que ces saints hommes soient d'une insensibilité
stoïque, des hommes apathiques et indolents, comme quelques auteurs ont semblé
vouloir l'insinuer. Saint Bernard dit en, effet, en parlant de lui même dans ce
sermon: Je ne suis pas insensible à la peine, je l'avoue, etc. n. 13. Dans ce
sermon, notre saint docteur semble douter du salut de Jonathas; mais tous les
autres Pères et interprètes le regardent comme étant au ciel. Voir Rangolius
sur le chapitre XXXI du livre I des rois, n. 2: Salien, en l'année du monde
2979, n. 135; Abulens. loco citat. Il ne faut pas se laisser troubler par la
pensée de sa funeste fin avec son père Saül. La mort des impies, en quelque
lieu quelle arrive, est digne de leur vie, de même, de quelque manière que
succombent les saints, ils font toujours une mort pieuse et sainte. (Note de
Horstius).
1. Après avoir rendu les devoirs de l'humanité à
notre ami, qui est retourné dans sa patrie, je reviens, mes frères, aux
discours d'édification que j'avais interrompus; car il n'est pas à propos de
pleurer plus longtemps celui qui est dans la joie, et il n'est pas juste de
troubler par les larmes l'allégresse de celui qui est assis à la table d'un
banquet. Et, bien qu'en le pleurant, nous déplorions notre propre malheur,
encore y faut-il apporter quelque modération, de peur qu'il ne semble que ce
n'est pas tant sa perte que les avantages dont sa perte nous a privés que nous
pleurons. Que la joie qui comble notre bien-aimé doit tempérer l'excès de notre
tristesse, et la pensée qu'il est avec Dieu servira à nous faire supporter plus
patiemment de ne l'avoir plus avec nous. Aussi, plein de confiance en vos
prières, je veux voue découvrir, si je puis, tout ce que je sens caché sous les
tentes auxquelles est comparée la beauté de l'Épouse. Nous en avons touché
quelque chose, si vous vous en souvenez, mais nous ne l'avons pas examiné à
fond. Nous avons dit et fait voir seulement qu'elle est noire ainsi que les
tentes de Cédar. Comment donc est-elle « belle comme les tentes de Salomon? » Comme
si Salomon dans toute sa gloire; avait rien eu qui fût digne de la beauté de
l'Épouse, et, de 1a magnificence de sa parure. Si nous disions que ces tentes
signifient plutôt le teint basané, que la beauté de l'Épouse, de même que
celles de Cédar, peut-être serait-ce plus juste, et ne manquerions-nous pas de
raisons pour en faire voir les rapports, comme nous le ferons dans la suite.
Mais pour prétendre comparer des tentes, quelque belles et superbes qu'elles
puissent être, à l'état brillant de l'Épouse, nous avons besoin du secours de
celui à la porte de qui vous avez frappé, afin de pouvoir dignement découvrir
un si grand mystère. Car des beautés les plus grandes qui frappent les sens,
qu’y a-t-il qui ne paraisse vil et difforme à un juge équitable, si on le
compare à la beauté intérieure d'une âme sainte? Qu'y a-t-il, dis-je, de si
excellent dans la figure passagère de ce monde, comme parle l'Apôtre, qui
puisse égaler l'excellence d'une âme dépouillée de la vieillesse de l'homme
terrestre, revêtue de la beauté de l'homme céleste, ornée de vertus comme de
riches perles, plus pure et plus élevée que l'air, et plus brillante que le
soleil? Ne regardez donc pas Salomon, lorsque vous voulez savoir à quelles
tentes l'Épouse se glorifie d'être semblable en beauté.
2. Que veut-elle donc dire par ces mots: « Je
suis belle comme les tentes de Salomon (Cantique I, 4)? Ces paroles renferment
un grand et merveilleux mystère, si toutefois nous ne les entendons pas de
Salomon, mais de celui dont il est dit: « Celui-ci est plus que Salomon (Matth.
XII, 42). » Il est si bien le véritable Salomon, qu'il est appelé non-seulement
pacifique, ce que signifie Salomon en Hébreu, mais la paix même, suivant ce mot
de Saint Paul, « il est notre paix (Ephes. III, 14). » Je ne doute pas qu'on ne
puisse trouver dans ce Salomon quelque chose, que je ne ferais pas de
difficulté de comparer à la beauté de l'Épouse. Et avant tout, remarquez ce qui
est dit dans le psaume au sujet de ses tentes: « Il étend, dit-il, le ciel
comme une tente (Psaume CIII, 3). » Ce n'est pas sans doute Salomon, si sage et
si puissant qu'il soit, qui étend le ciel comme une tente, mais plutôt Celui
qui non seulement est sage, mais la sagesse même; oui, c'est lui qui l'a étendu
et qui l'a créé. Car c'est celui-ci, non le premier Salomon, qui a dit: «Quand
il, c'est-à-dire Dieu le Père, préparait les cieux, j'étais présent (Prov.
VIII, 27). » Il n'y a pas de doute que sa vertu ou sa sagesse ne fût présente,
lorsqu'il préparait les cieux. Et ne croyez pas qu'elle fût oisive, qu'elle se
contentât de regarder ce qui se passait, parce qu'elle a dit qu'elle était
présente, non pas qu'elle les préparait aussi. Regardez la suite, et vous
verrez qu'elle dit clairement « qu'elle réglait et disposait toutes choses avec
lui (Ibid. 30).» Et n'est-ce point elle-même qui dit encore ailleurs: « Tout ce
que fait le Père, le Fils le fait aussi (Jean V, 19). » C'est donc lui aussi
qui a étendu le ciel comme une tente. Belle tente, que ce grand pavillon qui
couvre la face de la terre, et réjouit les yeux des hommes par l'éclat et la
diversité de ses lumières, du soleil, de la lune et des étoiles! Qu'y a-t-il de
plus beau que cette tente? Qu'y a-t-il de plus paré que le ciel? Néanmoins il
ne mérite pas encore d'être comparé sous aucun rapport à la gloire et à la
beauté de l'Épouse, quand il n'y aurait que parce que sa figure passe, ainsi
que celle de tout le monde, comme étant corporelle et accessible aux sens du
corps. Car les choses qui se voient ne sont que pour un temps, mais celles qui ne
se voient pas dureront toujours.
3. La beauté de l'Épouse est intellectuelle,
elle est spirituelle et éternelle, parce que c'est l'image de l'éternité. Sa
beauté, par exemple, c'est la charité (I Cor. XIII, 8); or, nous savons que la
charité ne se perd jamais. C'est aussi la justice, « or, la justice, dit le
Prophète, demeurera éternellement (Psaume CXI, 3). » C'est encore la patience;
or ne lisez-vous pas que « la patience des pauvres ne périra jamais (Psaume
XVIII, 10)? » Que dirais-je de la pauvreté volontaire et de l'humilité? L'une
n'a-t-elle pas pour récompense un royaume éternel, et l'autre une gloire qui
n'aura pas de fin? il en est de même de la crainte du Seigneur, elle est
sainte, et subsiste dans tous les siècles (Psaume XVIII, 10.) Il en faut dire
autant de la prudence, de la tempérance, de la générosité et de toutes les
autres vertus; ne sont-ce point, en effet, comme autant de perles qui ornent
l'Épouse, et qui brillent d'un éclat perpétuel? Je dis perpétuel, parce
qu'elles sont la base et le fondement de l'immortalité. Car il n'y a pas de
place dans l'âme pour la vie immortelle et bienheureuse, sinon par le moyen et
l'interposition des vertus. C'est ce qui fait que le Prophète dit à Dieu, qui,
nui n'en doute, est la vie bienheureuse: « La justice et l'équité sont les
bases de votre trône (Psaume LXXXVIII, 15). » L'Apôtre dit aussi « que
Jésus-Christ habite dans nos coeurs;non pas de toutes sortes de manières, mais,
il dit expressément, par la foi (Ephes. V, 17). » De même, lorsque le Seigneur
voulut s'asseoir sur l'âne, les disciples mirent leurs habits sous lui, pour
montrer que le Sauveur ou le salut ne peut reposer sur une âme nue,
c'est-à-dire non revêtue de la doctrine et des vertus des apôtres. C'est
pourquoi l'Église, qui a les promesses de la félicité à venir, a soin cependant
de se parer et de s'orner d'une robe de broderie d'or semée de grâces et de
vertus (Psaume XLIV, 10), comme de diverses fleurs, afin d'être trouvée digne
et capable de recevoir la plénitude la grâce.
4. Comment pourrait-on comparer en beauté ce
ciel visible et corporel, quoique très-beau en son genre, et orné d'une
agréable diversité d'étoiles, à cette autre diversité spirituelle et si
excellente, qui brille dans la robe de sainteté que l'Épouse a reçue ici-bas? Mais
il y a un ciel du ciel dont parle le Prophète, lorsqu'il dit: « Chantez des
cantiques à la gloire du Seigneur qui monte sur le ciel du ciel vers l'orient
(Psaume LXVII, 33). » Ce ciel est intellectuel et spirituel, et celui qui a
fait les cieux par son entendement, a aussi créé celui-là, et l'a établi pour
demeurer éternellement; et c'est ce ciel qui est le lieu où- il habite. Ne
croyez pas que le zèle de l'Épouse demeure au dessous de ce ciel, où elle sait
qu'habite son bien-aimé. Car son coeur est où est son trésor. (Matth. VI, 21).
Elle est saintement jalouse de ceux qui sont devant cette face adorable, après
laquelle elle soupire, et à qui elle ne peut pas encore être associée dans
cette vue bienheureuse. elle s'efforce de rendre sa vie conforme à la leur, en
criant plutôt par ses vertus que par ses paroles: « Seigneur, j'aime
passionnément la beauté de votre maison et le lieu où réside votre gloire
(Psaume XXV, 8). »
5. Elle ne croit pas indigne d'elle d'être
comparée à ce ciel, à celui qui est étendu comme des tentes, sinon quant aux
lieux qu'il occupe dans l’espace, du moins quant à l'ardeur et su zèle des
âmes. Ce ciel-là est semé d'ouvrages admirables et divers, faits de la main
d'un excellent ouvrier. Et ce qui les distingue les uns des autres, ce ne sont
pas les couleurs, mais les différents degrés de béatitude dont ils sont remplis
(a).
Car les uns ont été par lui créés Anges; les autres Archanges, les autres
Vertus, Dominations, Principautés, Puissances, Trônes, Chérubins et Séraphins.
Voilà les étoiles qui ornent ce ciel. Voilà les peintures qui embellissent
cette tente. C'est là une des tentes de mon Salomon, et la principale de toutes
celles que parent tant de différents états de gloire. Or, cette grande tente en
contient beaucoup- d'autres du même Salomon parce que chaque bienheureux et
chaque saint qui s'y trouves est une tente de ce roi. Car la douceur et la
charité les étend, pour ainsi dire, en sorte qu'ils atteignent jusqu'à nous,
et, loin de nous envier la gloire dont ils jouissent, ils nous la souhaitent au
contraire. Et quelques-uns même d'entre eux ne dédaignent pas, pour ce sujet,
de demeurer avec nous, d'être assidus auprès de nous, et de prendre le soin de
notre conduite; et ceux-là sont envoyés de Dieu pour nous garder et pour contribuer,
par leur assistance, au salut de ceux qui doivent participer à l'héritage
éternel (Heb. I, 14). C'est pourquoi, comme toute cette multitude de
bienheureux prise ensemble, est. appelée « le ciel du ciel, n chacun de ceux
qui, la composent sont aussi appelés « cieux des cieux, » parce qu'en effet,
ils sont tous des cieux, et, c'est de chacun d'eux qu'il est dit. « Il étend le
ciel comme une tente (Psaume CIII, 24). » Je crois que vous entendez bien,
maintenant, quelles sont ces tentes auxquelles l'Épouse se glorifie de
ressembler, et à quel Salomon elles appartiennent.
6. Contemplez maintenant la gloire de celle qui
se compare au ciel, et à un ciel d'autant plus glorieux qu'il est plus divin.
C'est avec beaucoup de justice qu'elle prend un pas de comparaison pour elle,
(a) Tous nos manuscrits offrent ici des variantes qui font dire
à saint Bernard: « ce qui les distingue les uns des autres, ce ne sont pas les
couleurs; » celui de Jumièges porte: « Ce ne sont pas les lieux. » Les éditions
donnent notre version.
Là d'où elle tire son origine (a). Car, si à cause du corps qu'elle tient de
la terre, elle se compare aux tentes de Cédas, pourquoi ne se glorifierait-elle
pas aussi d'être semblable au ciel, puisque son âme est originaire du ciel;
surtout quand sa vie rend témoignage de son origine, de la noblesse de sa
nature et de sa patrie? Elle adore un seul Dieu et lui rend ses hommages comme
les anges; elle aime comme eux Jésus-Christ par dessus tout; elle est chaste
comme eux, et, à la différence des anges, elle l'est dans une chair de péché et
dans un corps fragile; enfin elle cherche et goûte les choses qui sont chez
eux, non celles qui sont sur la terre. Quelle marque plus évidente d'une
origine céleste, que de conserver une ressemblance si parfaite avec ces esprits
angéliques, dans une région si différente de la leur, que de voir une personne
bannie du ciel acquérir ici-bas la gloire d'une vie aussi pure que celle que
l'on mène là-haut, et vivre comme un ange dans un corps presque de bête? Ces merveilles
ont quelque chose de céleste, non de terrestre, et montrent bien clairement que
l'âme qui peut de si grandes choses, tire véritablement sa naissance du ciel.
Écoutez néanmoins quelque chose de plus formel: « J'ai vu, dit saint Jean, la
ville sainte, la nouvelle Jérusalem, qui descendait du ciel, et que Dieu avait
parée aussi magnifiquement qu'une Épouse l'est pour son Époux (Apoc. XXI, 2 et
3); » puis il ajoute: « Et j'ai oui une voix éclatante qui sortait du trône et
qui disait: voici le tabernacle de Dieu parmi les hommes. et il habitera avec
eux. Pourquoi? sinon pour se choisir une Épouse d'entre les hommes. Chose
étrange. Il venait vers une Épouse, et ne venais pas sans Épouse. Il cherchait
une Épouse, et il avait une Épouse avec lui. Est-ce qu'il avait deux Épouses?
Gardons-nous bien de le croire. Car, comme il dit: « Ma colombe est unique
(Cantique VI, 8). » Mais, comme de différents troupeaux de brebis, il a voulu
n'en faire qu'uns afin qu'il n'y eût qu'un troupeau et qu'un pasteur (Jean x,
16); ainsi, ayant dés le commencement du monde une Épouse qui lui était
étroitement unie, je veux parler de la multitude de ses anges; il lui a plu
d'assembler une Église tirée des hommes, et de la joindre à celle qui est
céleste, afin qu'il n'y eût qu'une Épouse et qu'un Époux. L'une a été
perfectionnée, non multipliée, par l'adjonction de l'autre, et elle reconnaît
que c'est d'elle qu'il est dit: « Ma parfaite est unique (Cantique VI, 8). »
Or, c'est leur conformité qui n'en fait qu'une des deux. Et si pour le moment
il n'y a conformité que dans la ferveur d'un même zèle, un jour il y aura
conformité de jouissance de gloire.
7. Ainsi, l'Époux, qui est Jésus-Christ, et
l'Épouse, qui est Jérusalem, tirent également leur origine du ciel. Quant à
l'Époux, afin de se rendre visible, il s'est anéanti lui-même, en prenant la
forme d'un esclave, en se rendant semblable aux hommes, et en se revêtant de
leur nature (Phil. II, 7).
(a) Ici encore nous retrouvons le fongueux Bérenger pour
reprocher à saint Bernard de prétendre que les âmes tirent leur origine des
cieux, en ce sens qu'elles ont été créées de Dieu et envoyées dans leur corps,
au lien d'avoir été tirées de la terre. Nous reviendrons dans d'autres notes
sur et sujet.
Mais en quelle forme pensez-vous qui ait été vue l'Épouse, lorsqu'elle
est descendue du ciel? Croyez-vous que ce soit au milieu des anges que l'apôtre
saint Jean, voyait descendre et monter sur le fils de l'homme. (Jean II, 31).
Il vaut mieux dire qui il a vu l'Épouse, lorsqu'il a vu le Verbe revêtu de
chair et reconnu ainsi deux natures en une même chair. Car lorsque ce
bienheureux Emmanuel a apporté en terre les règles d'une discipline toute
céleste, lorsque l'image visible et l'éclat de la beauté de Jérusalem
immortelle, notre mère, imprimée en lui, nous a été découverte par lui;
qu'avons-nous vu autre chose que l'Épouse dans l'Époux, et admiré en un seul et
même Seigneur de gloire, l'Époux orné de sa couronne, l'Épouse parée de ses
perles et de ses colliers? C'est donc celui qui est descendu qui est aussi
monté; car personne ne monte au ciel que celui qui en est descendu;
c'est-à-dire le seul et même Seigneur, Époux dans le chef, Épouse dans le
corps. Et ce n'est pas en vain que cet homme céleste a paru dans la terre,
puisqu'il a fait célestes comme lui plusieurs qui étaient terrestres
auparavant; en sorte que cette parole de l'Apôtre se justifiât: « Tel l'homme
céleste, tels aussi ceux qu'il a rendus semblables à lui (I Cor. XV, 48). » On
commence donc déjà à mener sur terre la vie qu'on mène dans le ciel, lorsqu'à
l'exemple de la créature spirituelle et bienheureuse, celle qui vient des
extrémités de la terre pour entendre la sagesse de Salomon, est aussi attachée
par un chaste amour à son Époux céleste, et quoiqu'elle ne lui soit pas encore
unie comme celle-là, par une conformité parfaite, elle est pourtant son épouse
par la foi, suivant cette promesse de Dieu qui dit par le Prophète: « Je vous
ferai mon épouse par ma miséricorde et par ma bonté, je vous épouserai par la
foi (Osée II, 19). » C'est ce qui fait qu'elle tâche à se conformer le plus
qu'elle peut à cette beauté qui est venue du ciel, en apprenant d'elle à être
modeste et sobre, à être chaste et sainte, patiente et compatissante, douce et
humble de coeur. Et c'est par ces vertus qu'elle s'efforce, tout éloignée
qu'elle est, de plaire à celui que les anges désirent contempler sans cesse,
afin qu'étant brûlée du même désir qui enflamme ces esprits bienheureux, elle
fasse connaître qu'elle est concitoyenne des saints et domestique de Dieu, qu'elle
est sa bien-aimée et son Épouse.
8. Selon moi toute âme qui est telle, peut être
à bon droit appelée, non-seulement céleste, à cause de son origine, mais le
ciel même, à cause de sa ressemblance. Et c'est alors qu'elle fait voir
manifestement qu'elle tire son origine des cieux; quand. sa vie est toute dans
les cieux. Une âme sainte est donc un ciel, et le « soleil » de ce ciel, c'est
l'entendement; sa « lune » est la foi; et ses « astres, » les vertus. Ou bien
le « soleil, » c'est le zèle de la justice, ou une ardente charité; et la «
lune, » c'est la continence. Car de même que la lune dit-on, n'a de lumière que
du soleil, ainsi la continence n'a de mérite que de la charité et de la
justice. Et c'est ce qui fait dire au Sage: « Qu'une race qui joint la
continence à la charité est belle et illustre ! » Et pour les « étoiles » de ce
ciel, je ne me repens pas d'avoir dit que ce sont les vertus, quand je
considère la convenance et le rapport qu'elles ont entr'elles. Car de même que
les étoiles brillent la nuit, et sont cachées le jour, ainsi la vraie vertu qui
souvent ne paraît pas dans la prospérité, éclate dans l'adversité. C'est une
prudence de la cacher dans l'une, c'est une nécessité qu'elle paraisse dans
l'autre. La vertu est donc un astre, et l'homme vertueux est un ciel; si ce
n'est peut-être que quelqu'un croie, que lorsque Dieu a dit par le Prophète: «
Le ciel est mon trône (Isaïe LXVI, 1), » il faille entendre ce ciel visible qui
roule sur nous, non pas celui dont l'Écriture parle ailleurs en termes plus
clairs, quand elle dit que l'âme du juste est le trône de la Sagesse (a).
Mais celui qui a appris du Sauveur, que Dieu est esprit, et qu'il doit être
adoré en esprit (Jean IV, 24), » n'hésite pas de lui assigner l'esprit pour
trône. Pour moi, je le dirai hardiment, - et je ne le dirai pas moins de
l'esprit de l'homme juste, que de l'ange; et ce qui me confirme par dessus tout
dans cette opinion, c'est cette promesse fidèle du Fils de Dieu « Mon Père et
moi, nous viendrons à lui, c'est-à-dire, à l'homme de bien, et nous ferons
notre demeure en lui (Jean XIV, 73). » Je pense aussi que le Prophète n'a pas
entendu parler d'un autre ciel, lorsqu'il a dit: « Mais vous qui êtes le sujet
des louanges d'Israël, vous habitez dans les Saints (Psaume XXI, 4). » L'Apôtre
dit encore clairement: « Jésus-Christ habite par la foi dans nos coeurs (Ephes.
III, 47). »
9. Et ce n'est pas étonnant que le Seigneur
Jésus habite volontiers dans ce ciel, puisqu'il ne l'a pas crée comme les
autres d'une seule parole, mais qu'il a combattu pour l'acquérir, et qu'il est
mort pour le racheter. Aussi après l'avoir conquis selon ses désirs après
beaucoup de travaux, il dit: «C'est là que j'établirai pour jamais le lieu de
mon repos; c'est là que je ferai ma demeure, parce que je l'ai ainsi souhaité.
» Bienheureuse aussi est celle à qui on dit: « Venez, vous que je me suis
choisie, je mettrai mon trône en vous. Pourquoi; ô mon âme, êtes vous triste
maintenant, et pourquoi me troublez-vous? Pensez-vous aussi trouver en vous un
lieu pour le Seigneur? Et quel lieu peut-il y avoir en moi de capable d'une si
grande gloire, et qui suffise pour recevoir. une si haute Majesté? Plût à Dieu
que je fusse digne seulement de l'adorer dans le lieu qu'il a consacré par la
trace de ses pas. Qui m'accordera la grâce de pouvoir au moins suivre les
vestiges de quelque âme sainte, qu'il a choisie pour en faire sa demeure?
Toutefois s'il daignait aussi répandre dans mon âme l'onction de sa
miséricorde, et
l'étendre ainsi, comme une tente qui s'étend davantage lorsqu'on la
frotte de quelque liqueur, en sorte que je puisse dire: « J'ai couru dans la
voie de vos commandements, lorsque vous avez étendu mon coeur (Psaume CXVIII,
32)? » Peut-être pourrais-je aussi montrer en moi un Cénacle assez grand sinon
pour qu'il s'assoie lui et tous ses disciples, au moins pour qu'il puisse
reposer sa tête. Certes, je regarde de loin, et avec admiration ces âmes
bienheureuses, dont il est dit: « J'habiterai en elles, et je m'y promènerai
(II Cor. VI, 16).»
(a) Ce même passage est déjà cité dans le premier sermon pour
la Purification, n.4, dans le cinquième sermon sur les paroles d'Isaïe, n. 5,
et enfin dans le vingt-cinquième des petits sermons, n. 6. D'autres Pères, sans
compter saint Bernard, tels que saint Augustin et saint Grégoire le Grand le
citent aussi comme tiré des Écritures. Plusieurs auteurs rapportent à ce texte
ce pointsage des Proverbes:. La vie se troue dans le chemin de la justice
(Prov. XII, 28), s d'autres pensent que le texte de saint Bernard n'est autre
que ce pointsage de la Sagesse: « J'ai invoqué le Seigneur, et l'esprit de
Sagesse est venu en moi (Sap. VII, 7). » C'est l'opinion de Horatius comme on
peut le voir dans les notes. Saint Grégoire le Grand, dans son Homélie XXXVIII
sur les Évangiles, attribue ce pointsage à Salomon.
10. O combien l'étendue d'une âme qui est
trouvée digne de recevoir en soi la présence divine, et capable de la
comprendre, est grande, combien les prérogatives de ses mérites sont élevées !
Mais que dirai-je de celle, qui a même des promenoirs spacieux, si je puis
parler ainsi, où la grâce de Dieu peut agir sans gêne. Certes, elle n'est pas
embarrassée dans les affaires du monde et dans les soins du siècle, elle n'est
pas esclave des voluptés et des plaisirs sensuels; exempte de toute curiosité,
elle ne désire pas commander aux autres, et ne s'élève pas avec orgueil
lorsqu'elle est en position de commander. Car il faut avant tout qu'une âme
soit exempte de tous ces vices, pour devenir un ciel et la demeure de Dieu.
Autrement, comment pourra-t-elle le contempler à loisir dans sa divinité? Il
faut encore qu'elle soit pure de toute haine, de toute jalousie et de toute
aigreur. Car la Sagesse n'entrera pas dans une âme pleine de malignité (Sap. I.
4). De plus il faut qu'elle croisse et qu'elle s'étende, afin qu’elle devienne
capable de recevoir Dieu. Or, son étendue, c'est sa charité, selon ce mot de
l'Apôtre: « Que la charité dilate et étende vos âmes (1 Cor. VI, 13). » Car,
quoique l'âme ne soit pas susceptible d'une quantité corporelle, parce qu'elle
est esprit, néanmoins la grâce lui accorde et lui communique ce qui lui est
dénié par la nature. Elle croît et s'étend, mais d'une manière spirituelle;
elle croît aussi en gloire; elle croit pour servir de temple saint au Seigneur;
elle croit enfin et s'avance jusqu'à la perfection de l'homme fait, et jusqu'à
un âge capable de recevoir la plénitude de la vertu de Jésus-Christ (Ephes. IV,
13). Ainsi, c'est à la mesure de la charité qu'on doit apprécier la quantité
d'une âme; on doit estimer grande celle qui en a beaucoup, petite celle qui en
a peu, et croire que celle là n'est rien, qui n'en a pas du tout, puisque
l'Apôtre dit: Si je n'ai pas de charité, je ne suis rien (I Cor. XIII, 2).» Si
elle commence à en avoir quelque peu, en sorte qu'au moins Plle ait soin
d'aimer ceux qui l'aiment, et de saluer ses frères, ou ceux qui la saluent, il
faut dire quel est quelque chose si peu que ce soit, puisqu'elle a au moins la
charité de la société civile, qui consiste dans des devoirs mutuels de respect
et de déférence. Mais pour me servir des paroles du Sauveur: « Que fait-elle de
plus que ce à quoi elle est absolument obligée (Matth. V, 47) 4» On ne doit
donc pas appeler grande ni médiocre, mais très-petite et très-étroite, une âme
qui a si peu de charité.
11. Mais si elle grandit et croit de sorte que
passant les bornes de cet amour si petit et si étroit, elle s'étende en toute
liberté d'esprit dans le large chemin d'une bonté gratuite, et que par une
riche effusion de cette bonté, elle donne ses soins à tous les hommes, et les
aime comme elle s'aime elle-même, pourra-t-on encore lui dire: «Que faites-vous
de plus que ce que vous êtes absolument obligée de faire? La charité qui
embrasse tout le monde, même ceux avec qui elle n'a aucune liaison de parenté,
dont elle n'espère tirer aucun avantage, et à qui elle ne doit rien que ce que
dit l'Apôtre: « Ne devez rien à personne, si ce n'est l'amour et la charité
(Rom. XIII, 8), n est bien grande. Mais si de plus vous faites sans cesse
violence au royaume de la charité, et si, comme un pieux usurpateur, vous
conquérez jusqu'à ses derniers confins, en ne fermant pas même à vos ennemis
les entrailles de votre compassion, si vous faites du bien, même à ceux qui
vous haïssent, si vous priez pour ceux qui vous persécutent et vous calomnient,
et tâchez de garder la paix avec ceux qui sont ennemis de la paix; c'est alors,
n'en doutez pas, qu'il y aura quelque proportion entre la hauteur; la beauté,
la largeur du ciel, et la hauteur, la beauté et la largeur de votre âme. C'est
alors que s'accomplira la vérité de cette parole: « Il étend le ciel comme une
tente (Psaume CIII, 2). » Et que celui dont la grandeur, l'immensité et la
gloire sont également infinies, non-seulement daignera demeurer, mais se
promènera à son aise dans ce ciel qui est si large, si haut et si beau.
12. Voyez-vous quels sont les cieux que l'Église
enferme en soi, sans laisser d'être elle-même dans son universalité comme un
grand ciel qui s'étend d'une mer à l'autre, et d'un fleuve jusqu'aux extrémités
de la terre? Considérez aussi par conséquent à qui vous la comparez en ce
point; si néanmoins vous n'avez pas oublié ce que nous avons dit un peu
auparavant touchant: « Le ciel du ciel, et les cieux des cieux. » Notre mère
bien qu'elle soit encore en un lieu d'exil, a, comme celle qui est en haut, ses
cieux, qui sont les hommes spirituels, recommandables par leur vie et leur
réputation, purs dans.: la foi, fermes dans l'espérance, étendus par la charité
et élevés par la contemplation. Et ces cieux versent une pluie de discours
salutaires, tonnent par leurs réprimandes et éclairent par leurs miracles. Ce
sont eux qui publient la gloire de Dieu, et qui, étant étendus comme une tente
sur toute la terre, montrent en eux des modèles vivants de la voie de vie,
écrite du doigt de Dieu, communiquent la science du salut à son peuple, et
enseignent un Évangile de paix, parce que ce sont les tentes de Salomon.
13. Reconnaissez maintenant dans ces tentes
l'image de ces tentes célestes que nous décrivions tout à l'heure dans les
ornements de l'Époux. Reconnaissez aussi la Reine assise à sa droite (Psaume
XLIV, 10), et revêtue d'ornements pareils sinon égaux aux siens. Car bien
qu'elle n'ait pas peu d'éclat et de beauté, même dans le lieu de son
pèlerinage, dans le jour de sa vertu, par l'éclat que ses saints répandent de
toutes parte, néanmoins, il y a quelque différence entre la couronne de ses
vertus et la consommation de la gloire des bienheureux. On peut bien dire que
c'est une Épouse parfaite et bienheureuse, toutefois elle ne l'est qu'en
partie. Car c'est aussi en partie la tente de Cédar. Elle est belle pourtant,
soit dans la portion d'elle-même qui est déjà bienheureuse et qui règne dans le
ciel, soit dans les hommes illustres qui l'ornent de leur sagesse et de leur
vertu, même durant cette nuit, comme les étoilés ornent le ciel. C'est ce qui
fait dire au Prophète. « Ceux qui seront savants brilleront comme les feux du
firmament; et ceux qui enseignent aux autres à bien vivre, luiront comme les
étoiles dans tous les temps (Dan. XII, 3). »
14. O humilité ! O sublimité! C'est tout
ensemble et la tente de Cédar et le sanctuaire de Dieu; une demeure céleste;
une maison de boue et une maison royale; un corps de mort et un temple de lumière;
le rebut des superbes et l'Épouse de Jésus-Christ. Elle est noire, mais elle
est belle; filles de Jérusalem. Et si le travail et la douleur d'un long exil
décolorent son visage, néanmoins elle est ornée de la beauté céleste, et des
tentes de Salomon. Si sa noirceur vous déplaît, considérez-la dans sa beauté.
Si vous la méprisez dans sa bassesse, admirez-la dans son élévation. Et même,
combien n'y a-t-il pas de sagesse, de discrétion et de bienséance, à dire que
cet abaissement et cette élévation sont tellement tempérés dans l'Épouse, que
parmi les divers changements de ce monde, sa sublimité la relève, de peur
qu'elle ne se laisse abattre par l'adversité; et sa bassesse réprime son
élévation, de crainte qu'elle ne s'enorgueillisse par la prospérité? Deux
choses parfaitement belles, puisque tout en étant contraires, elles contribuent
néanmoins toutes deux au bien de l'Épouse et servent à son salut.
15. Mais j'en ai dit assez sur la comparaison
que l'Épouse semble faire de soi avec les tentes de Salomon. Néanmoins il reste
encore à expliquer un autre sens dont j'ai parlé au commencement, et que je
vous ai promis, à savoir, comment toute cette comparaison ne se rapporte qu'au
teint noir de l'Épouse. Je ne veux pas manquer à tenir ma promesse. Mais il faut
remettre ce sujet à une autre fois, attendu que ce discours est déjà assez
long, et pour que, selon votre coutume, vous préveniez par vos oraisons les
choses que je dois dire, et qu'il faut rapporter à la louange et à la gloire de
l'Époux de l'Église, Jésus-Christ notre Seigneur, qui est Dieu et béni dans
tous les siècles.
Amen.
NOTES DE
HORSTIUS ET DE MABILLON. POUR LE XXVIIe SERMON SUR le Cantique no. 6.
288. D'où elle tire son origine. Bérenger,
disciple d'Abélard, insiste sur ces paroles de saint Bernard, dans son Apologie
pour son maître dirigée contre le concile de Sens et contre notre saint
docteur, et veut en tirer la preuve que saint Bernard croit que les âmes sont
créées dans le ciel et envoyées ensuite dans les corps où elles doivent
habiter. Voici, en effet, en quels termes blessants cet écrivain s'adresse au
saint docteur: « Vous vous êtes trompé bien certainement, quand vous avez dit
que les âmes tirent leur origine du ciel, je veux rapporter, en le prenant de
plus haut pour le lecteur judicieux, comment vous prouvez ce que vous avancez
ainsi, car c'est une chose aussi utile que facile à avoir. Il y a un livre,
schirhaschirim en hébreux, et en latin, Canticum canticorum, le Cantique des
cantiques, dont le sens caché sous la lettre est rempli de mystères divins pour
les esprits vigilants. » Un peu plus loin il ajoute: « Vos expressions goûtées
avec attention sentent l'hérésie pour tout palais chrétien. En effet, si vous
prétendez qui les âmes tirent leur origine du ciel, parce que un jour elles
doivent y retourner, pour y être heureuses, il faut en dire autant du corps qui
doit, lui aussi, aller un jour goûter la félicité dans le ciel. Ou bien, si
vous dites qu'elles sont célestes, quant à leur origine, parce qu'elles sont
nées et ont été créés, dans le principe, dans le ciel, or c'est ce qui s'écoule
de vos paroles, vous tombez dans l'erreur d'Origène. » Voilà en quels termes ce
téméraire auteur s'exprimait dans son Apologie. Après tout, qu'est-ce qui
empêche qu'on ne dise que l'âme est céleste, puisqu'elle a un Père dans les
cieux, que sa vie doit être tout entière dans les cieux, et que sa patrie est
dans les cieux, en même temps que par sa nature, elle est au dessus de tout ce qui
est terrestre ? Aussi saint Augustin, en s'adressant à Julien qu'il combat,
dit-il: « Notre s étant de la terre et notre âme du ciel, il s'ensuit que nous
sommes et terre et ciel en même temps, » Mais, assez comme cela avec ce
Bérenger, l'injuste calomniateur de notre saint. (vote de Mabillon.)
NOTES DE
HORSTIUS ET DE MABILLON. POUR LE MÊME SERMON. n. 8.
289. L'âme du juste est le siège de
la sagesse. Cette citation est fréquente dans saint Bernard et dans beaucoup
d'autres Pères de l'Église, tels que saint Augustin, saint Grégoire, etc.
Toutefois, jusqu'à présent, je n'ai pas trouvé ce texte dans la Vulgate, en ces
termes, bien que dans leurs ouvrages les Pères le citent comme tiré de
l'Écriture. Ainsi saint Augustin la cite; de cette manière dans son explication
du psaume XLVI, au verset 9; dans son II sermon pour le jour de l'Épiphanie, ou
XXXe sermon du temps. « Pourquoi, en effet, dit-il, ne nous regarderions-nous
pas comme autant de cieux, puisque nous sommes devenus les sièges de Dieu,
selon ce qui est écrit: L'âme du juste est le siège de la sagesse? » Saint
Grégoire dans sa XXrx Morale, chapitre XV, dit: « Qu'est-ce que le ciel dont il
est question ici,sinon la vie sublime des saints? C'est de ce ciel que le
Seigneur a dit: Le ciel est mon siège, siège dont il est écrit ailleurs: L'âme
du juste est le siège de lu sagesse. « Le même père dit encore ailleurs,
XXXVIII homélie, sur l'Évangile, au commencement: « L'assemblée des justes est
appelée ciel parce que le Seigneur dit par la bouche d'un prophète: Le ciel est
mon siège; et Salomon ajoute L'âme dit juste est le siège de la sagesse etc. »
Ainsi voilà ces paroles attribuées à Salomon, bien plus, en marge, on lit
l'indication de la source, Sapientiœ 7. On sait que le livre de la Sagesse est
attribué par plusieurs anciens pères de l'Église à Salomon. Or dans le livre de
la Sagesse, au verset 7, du chapitre VII, on lit. « J'ai invoqué le Seigneur,
et l'esprit de sagesse est venu en moi: » paroles d'où il semble que les pères
ont formé la phrase citée par eux, comme étant de l'Écriture sainte. Nous
livrons cette opinion à l'appréciation du lecteur, s'il n'en a pas une à lui
préférer. De plus, il est à propos de se rappeler que les Pères citent souvent
l'Écriture d'après les Septante, comme nous avons eu plusieurs fois l'occasion
de le faire remarquer au lecteur dans les oeuvres de saint Bernard. Il est vrai
que pour le texte qui nous occupe, cette observation n'a pas lieu, puisque le
livre de la Sagesse a été écrit en grec, ou du moins que certainement on n'en a
plus le texte hébreu. (vote de Horstius).
1. Je pense que vous vous souvenez bien à quelles
tentes de Salomon j'ai dit que, selon, moi, la beauté de l'Épouse a été
comparée, et quel est ce Salomon, si toutefois on rapporte à sa beauté la
comparaison qui en est tirée; mais si on estime qu'elle se rapporte plutôt à sa
noirceur, comme celle des tentes de Cédar, (a) il ne me vient rien autre chose à vous dire
sur ces tentes de Salomon, sinon que ce sont peut-être celles dont ce roi avait
coutume de se servir, lorsqu'il voulait loger dans des pavillons, et. qui, sans
doute, si toutefois il en a jamais eu, étaient nécessairement laides et noires,
parce qu'elles étaient exposées tous les jours au soleil, et aux injures de
l'air. Et cela ne se faisait pas en vain, mais afin que les ornements qui
étaient dedans fussent conservés plus propres et plus beaux. Par cet exemple,
l'Épouse ne nie pas qu'elle soit noire, mais elle excuse sa noirceur, et elle
ne rougit pas d'un état q:ie la charité relève et que la vérité ne blâme pas.
Car, comme dit l'Apôtre, qui est infirme sans qu'elle ne le soit aussi (II Cor.
II, 29); qui se scandalise sans que ce scandale ne la touche vivement? Elle
prend sur soi la faiblesse de la compassion, afin de soulager ou de guérir dans
un autre la maladie de la passion. Elle devient noire par zèle pour la
blancheur, et pour acquérir, par-là, la beauté.
2. La noirceur d'un seul eu rend plusieurs
blancs, non par la part qu'il prend à leurs fautes, mais par la douleur dont il
est touché. « Il est à propos, dit-il, qu'un seul homme meure pour le peuple,
et que toute une nation ne périsse pas. » Il est à propos qu'un seul pour tous,
soit noirci par la ressemblance de la chair du péché, et que toute une nation
ne soit pas condamnée, à cause de la noirceur du péché. Il faut que la
splendeur et l'image de la substance de Dieu soit obscurcie par la forme
d'esclave pour sauver la vie à l'esclave, que la clarté éternelle s'offusque
dans la chair pour purifier la chair; que le plus beau des enfants des hommes
perde tout son éclat dans la Passion pour éclairer les enfants des hommes;
qu'il soit défiguré sur la croix et couvert des pâleurs de la mort, qu'ils
n'ait plus ni grâce ni beauté, pour qu'il s'acquière l'Église comme une belle
et charmante épouse exempte de tache et de rides. Je reconnais la tente de
Salomon, ou plutôt j'embrasse Salomon lui-même sous sa peau noire. Il est noir,
mais quant à la peau seulement. Il n'est noir qu'extérieurement, non pas au
dedans; car toute la gloire de la fille du roi est intérieure (Psaume XLIV, 3).
Au dedans c'est l'éclat de sa divinité, la beauté de ses vertus, la splendeur
de sa gloire, et la pureté de son innocence. Mais la couleur qui paraît le rend
méprisable et couvre comme d'un voile tant de rares qualités, car il est exposé
à toute sorte de tentations, à cause de la ressemblance du péché qu'il porte;
quoiqu'en effet, il soit exempt de tout péché. Je reconnais la forme de cette
nature qui est comme noircie et comme défigurée. Je reconnais ces tuniques de
peaux de bêtes qui furent le vêtement de nos premiers parents (Gen. III, 21),
après qu'ils eurent péché contre Dieu. Car il s'est noirci lui-même, en prenant
la forme d'un esclave, et se rendant semblable aux hommes, et en prenant leur
chair et leur nature (Philipp. II, 7). Je reconnais sur la peau du chevreau qui
est le symbole du péché, la main qui n'a pas commis de péché, et la tête qui
n'a jamais eu aucune pensée de mal faire. Et c'est pour cela qu'on n'a pas
trouvé de malice en lui (Isaïe LIII, 9). Je sais, ô Jésus, que vous êtes d'une
humeur facile, doux et humble de coeur, d'un regard agréable et d'un esprit
charmant, sacré enfin d'une huile de joie, d'une manière beaucoup plus
excellente que tous ceux qui participent à votre gloire (Psaume XLIV, 8). D'où
vient donc maintenant qu'à l'exemple d'Esaü, vous êtes tout velu et plein de
poil? De qui est cette image difforme et hideuse, d'où viennent ces poils? Ils
sont à moi; car les mains couvertes de poils sont la marque de la ressemblance
du péché qui est en moi. Je reconnais que ces poils m'appartiennent, et c'est
Dieu mon Sauveur que je vois dans la chair qui est à moi.
(a) Il y a trois manuscrits qui présentent ici de
légères variantes, et qui font dire à sain Bernard: « Il faut vous rappeler les
tentes dont Salomon recouvrait autrefois son pavillon. Elles étaient
certainement noires, car elles étaient exposées toue les jours aux ardeurs da
soleil, et aux intempéries de l'air. Or, cela ne se faisait pus en vain, etc. »
8. Néanmoins ce n'est pas Rébecca, mais Marie
qui lui a donné ce vêtement. Et il est d'autant plus digne de recevoir la
bénédiction de son père, que celle qui l'a engendré est. plus.sainte. Il a bien
fait de, prendre cet habit qui est à moi, car c'est à moi que la bénédiction
est réservée; c'est pour moi que l'héritage est réclamé. Il avait entendu, en
effet, ces paroles: « Demandez-moi, et je vous donnerai les nations qui sont
votre héritage, et toute la terre qui est votre possession (Psaume II, 8). » Je
vous donnerai, dit-il, « votre héritage et votre possession. » Comment le lui
donner, s'il est à lui? Et comment lui dites-vous de demander ce qui lui
appartient? Ou comment lui appartient-il, s'il est nécessaire qu'il le demande?
C'est donc pour moi qu'il le demandé, et, c'est pour défendre ma cause qu'il
s'est revêtu de ma nature. Car il porte sur lui les gages de notre réconciliation,
selon cette parole du Prophète: « Le Seigneur a mis en lui les péchés de nous
tous (Isaïe LIII, 5). » C'est pourquoi « il a dû se rendre en tout semblable à
ses frères (Hebr. II, 17), » comme dit l'Apôtre, « afin de devenir
miséricordieux. » Aussi sa voix est véritablement la voix de Jacob, mais ses
mains sont les mains d'Esaü (Gen. XXVII, 22). Ce qu'on entend sortir de lui est
à lui, mais ce que l'on voit en lui est à nous. Ce qu'il dit, est esprit et
vie, mais ce qu'il paraît est sujet à la mort, c'est la mort même. Autre chose
est ce que l'on voit, autre chose ce que l'on croit. Les sens rapportent qu'il
est noir, mais la foi témoigne qu'il est blanc et qu'il est beau. Il est noir,
mais c'est aux yeux des insensés. Car il parait très-aimable aux yeux des
fidèles. Il est noir, mais il est beau. Il est noir dans l'opinion d'Hérode,
mais il est beau selon la confession du larron et la foi du centenier.
4. Quelle beauté lui trouvait celui qui s'écria:
Cet homme était vraiment Fils de Dieu (Marc. XV, 39) ! Mais examinons en quoi
il la trouva. Car s'il n'avait considéré que ce qui paraissait au dehors,
comment aurait-il pu dire qu'il était beau, et que c'était le Fils de Dieu? Ce
qu'il y avait en lui était- il autrement que difforme et noir aux yeux de ceux qui
le regardaient, lorsqu'ayant les bras étendus sur la, croix au milieu de deux
scélérats, il était un sujet de risée aux impies, et de larmes aux fidèles? Il
était seul un objet de moquerie, lui qui seul pouvait être un objet de terreur,
et qui devait seul être honoré et respecté. Comment donc peut-il reconnaître la
beauté de Jésus crucifié, et que c'était le Fils de Dieu qu'on mettait au
nombre des criminels? Ce n'est pas à nous de répondre à cette question; et
d'ailleurs nous n'avons pas besoin de le faire, puisque l'Évangéliste a soin
d'y satisfaire. Car voici ses paroles: « Mais le centenier qui était debout
vis-à-vis de la croix, voyant qu'il expirait ainsi en criant d'une grande
force, dit a cet homme était vraiment Fils de Dieu (Marc. XV, 39). » Il crut
donc à la voix, il reconnut le Fils de Dieu à sa voix, non à son visage. Après
tout il était peut-être de ses brebis, dont il dit: « Mes brebis entendent ma
voit; je les connais et elles me connaissent - pareillement (a)
(Jean X, 14). »
5. L'ouïe a trouvé ce que la vue n'a pu
découvrir. L'apparence ai trompé l’oei1, et la vérité est entrée par l'oreille.
L'oeil disait qu'il était infirme, difforme, misérable, condamné à une mort
ignominieuse; et l'oreille apprit que c'était le Fils de Dieu et qu'il était
très-beau. Mais ce n'était pas l'oreille des Juifs, parce qu'elle était
incirconcise. C'est avec raison que saint Pierre coupa l'oreille au serviteur,
afin de donner ente à la vérité, et que la vérité le délivrât, c'est-à-dire le
rendit libre. Le centenier était incirconcis mais non pas des oreilles,
puisqu'à la seule voix d'un mourant, il reconnut le Seigneur de majesté en
dépit de tant de marques de faiblesse. Il ne méprisa pas ce qu'il vit, parce
qu'il crut ce qu'il ne vit pas, et il ne le crut pas sur ce qu'il voyait, mais,
on ne peut en douter, sur ce qu'il entendit, « car la foi vient de l'ouïe (Rom.
X, 17). » Il serait sans doute plus digne de la vérité, qu'elle entrât dans
l’âme par les yeux, qui sont le sens le plus noble, mais cela nous est réservé,
ô mon âme, pour le temps où nous le contemplerons face à face. Maintenant il
faut que le remède entre par où le mal est entré, que la vie suive la mort, et
marche sur ses pas; la lumière, les ténèbres et l'antidote de la vérité, le
venin du serpent; que l’oeil qui était malade soit guéri, afin qu'étant guéri
il voie celui qu'il ne pouvait voir lorsqu'il était malade. L'oreille a été la
première porte ode la mort, qu'elle s'ouvre la première pour la vie. Que l'ouïe
qui a ôté la vue la rétablisse. Car si nous ne croyons les mystères, nous ne
les comprendrons pas. L'ouïe a donc rapport au mérite, et la vue à la
récompense; d'où vient ce mot du Prophète: « Vous donnerez à mon ouïe la joie
et l'allégresse (Psaume L, 40), » attendu que la récompense d'une ouïe fidèle,
c'est la bienheureuse vision; et que le mérite de cette bienheureuse vision
consiste dans la foi de l'ouïe. « Bienheureux, dit Jésus, sont ceux qui ont le
coeur net, car ils verront Dieu (Matth. V, 8). » Il faut que l'œil qui doit
voir Dieu soit purifié par la foi, suivant cette parole: « Purifiant leur coeur
par la foi (Act. XV, 9). »
(a) Telle est la leçon donné par deux manuscrits: Une des
éditions des oeuvres de saint Bernard ajoute: « Et je connais mes brebis et mes
brebis me connaissent. » Le manuscrit de la Colbertine porte seulement: « Et
mes brebis me connaissent. »
6. Pendant que la vue n'est pas encore préparée,
que l'ouïe s'excite donc, qu'elle s'exerce (a) et reçoive la vérité. Heureux celui à qui la
vérité rend ce témoignage: « Il m'a obéi en pratiquant ce qu'il a entendu. » Je
serai digne de voir, si avant de voir j'obéis. Je verrai avec confiance celui
qui aura reçu auparavant le sacrifice de mon obéissance. Qu'heureux est celui
qui dit: « Le Seigneur Dieu m'a ouvert l'oreille, et je ne m'y suis pas opposé,
je n'ai pas reculé en arrière (Isai. L, 5). » Vous avez là un modèle
d'obéissance volontaire, et un exemple de persévérance. Car celui qui ne
contredit pas, agit volontairement; et celui qui ne retourne pas en arrière,
persévère dans le bien. L'un et l'autre est nécessaire, parce que Dieu aime
celui qui donne avec gaieté (II Cor. IX, 7). « Et celui-là seul sera sauvé qui
persévérera jusqu'à la fin (Matt. x, 22). » Dieu veuille que le Seigneur daigne
aussi m'ouvrir l'oreille, que les paroles de la vérité entrent dans mon coeur,
qu'elles purifient mes yeux et les préparent à la vision bienheureuse, afin que
je puisse dire aussi à Dieu: « Votre oreille a entendu la préparation de mon
coeur (Psaume IX, 17);» et que je puisse aussi, avec ceux qui obéissent à Dieu,
entendre ces paroles de sa bouche: « Vous êtes purs à cause des discours que je
vous ai faits (Jean XV, 3). » Mais tous ceux qui écoutent ne sont pas purifiés,
il n'y a que ceux qui lui obéissent. « Bienheureux sont ceux qui écoutent ma
parole, et qui la gardent (Luc. XI, 28). » Voilà quelle ouïe demande celui qui
dit: « Écoutez Israël (Deut. VI, 3); » et voilà celle qu'offre celui qui
répond: « Parlez, Seigneur, car votre serviteur écoute (I Rois III, 9) » Celui
qui dit: « J'écouterai ce que le Seigneur me dira intérieurement (Psaume
LXXXIV, 9) » en promet une pareille.
7. Mais afin que vous sachiez que le
Saint-Esprit même observe cet ordre dans l'avancement spirituel de l'âme, et
qu'il forme.l'ouïe avant de réjouir la vue, « Écoutez, dit-il, ma fille, et
voyez (Psaume XLIV, 11). » Pourquoi ouvrez-vous les yeux? ouvrez les oreilles.
Désirez-vous de voir Jésus-Christ? il faut que vous écoutiez premièrement ce
qu'il dit, que vous écoutiez ce qu'on dit de lui, afin que lorsque vous le
verrez, vous disiez: « Ce que nous voyons est conforme à ce que nous en avions
ouï (Psaume XLVII, 9). » Son éclat est extrêmement brillant, votre vue est
faible, et vous ne pouvez la supporter. Vous pouvez bien en entendre, parler,
mais non pas le voir. Après que j'eus péché, j'entendais bien Dieu qui criait:
«Adam, où êtes-vous (Gen. III, 10)? » Mais je ne le voyais pas. L'ouïe vous
rendra la vue, si elle est soumise, si elle est vigilante, si elle est fidèle.
La foi purifiera l'œil que l'impiété a troublé. Et l'obéissance ouvrira ce que
la désobéissance a fermé. Après tout, ce sont « vos commandements, dit le
Prophète, qui m'ont donné l'intelligence (Psaume CXVIII, 104), » parce que
l'observation des commandements de Dieu rend l'intelligence que l'on avait
perdue
en les transgressant. Considérez dans le saint homme Isaac, comme le
sens de l'ouïe était plus subtil en lui que tous les autres, quoi qu'il fût
déjà bien vieux. Les yeux de ce patriarche sont obscurcis, sou goût est
surpris, sa main est trompée, mais son oreille ne l'est pas. Quelle merveille
que l'oreille entende la vérité puisque la foi vient par l'ouïe (Rom. X, 17),
que l'ouïe se forme, par la parole de Dieu, et que la parole de Dieu est la
vérité? «La voix, dit-il; est la voix de Jacob(Genes. XXVII, 22). » Il n'y a
rien de plus vrai. « Mais les mains sont les mains d'Esaü. » Il n'y a rien de
plus faux. Vous vous trompez, la ressemblance de la main vous a séduit. La
vérité n'est pas non plus dans le goût, quoique la douceur y soit. Car est-ce
connaître la vérité, que de croire manger de la venaison, lorsqu'on mange de la
chair d'un chevreau domestique? Bien moins encore dans l'oei1 quine voit rien.
La vérité n'est pas dans l'œil, la sagesse n'y est pas. » Malheur à vous,
dit-il, qui êtes sages à vos yeux (Isaïe V. 21). » La sagesse qu'on charge de
malédictions est-elle bonne? Or, cette sagesse, c'est la sagesse du monde et
par conséquent une folie devant Dieu.
(a) Dans plusieurs éditions ces mots « que l’ouïe
s'exerce, » font défaut, peut-être est-ce une faute du copiste, qui dans le
doute, si le texte latin portait excitetur ou exercitetur, a pris le parti de
mettre l’un et l'autre.
8. La vraie sagesse est tout intérieure et toute
cachée (Job. XXVIII, 18), selon le sentiment du saint homme Job. Pourquoi la
cherchez-vous au dehors dans les sens corporels? Le goût a son siège dans le
palais, mais la sagesse l'a dans le cœur. Ne cherchez pas la sagesse dans des
yeux charnels. Car ce n'est pas le sang ni la chair, mais l'esprit qui la révèle.
Elle n'est pas dans le goût; car elle ne se trouve pas dans la terre de ceux
qui vivent dans la sensualité; ni dans le toucher, puisque Job dit encore: « Si
j'ai baisé ma main avec ma bouche, ce qui est un grand crime et une espèce
d'idolâtrie (Job. XXXI, 27). » Ce qui arrive à ce que je crois, lorsqu'on
n'attribue pas à Dieu, mais au mérite de ses propres actions, le don de Dieu
qui est la sagesse. Isaac était sage, néanmoins ses sens l'ont induit en
erreur. Le seul sens de l'ouïe est capable de la vérité, parce que lui seul
entend la parole. C'est avec raison qu'il est défendu à la femme de l'Évangile,
qui n'avait qu'une sagesse charnelle, de toucher la chair ressuscitée du Verbe,
puisqu'elle croyait plus à ses yeux qu'aux oracles divins, c'est-à-dire aux
sens corporels, plus qu'à la parole de Dieu. Car elle ne croyait pas que celui
qu'elle avait vu mort, dût ressusciter, quoiqu'il l'eût promis. Enfin ses yeux
ne furent pas en repos, jusqu'à ce qu'ils fussent rassasiés par la vue de
l'objet de son amour, parce qu'elle ne trouvait pas sa consolation en la foi,
et qu'elle ne croyait pas à la promesse de Dieu. Le ciel et la terre, et
généralement tout ce qui peut tomber sous les yeux du corps, ne doivent-ils pas
passer et périr, avant qu'il se perde un seul iota ou une seule syllabe de tout
ce qu'a dit le Sauveur? Et néanmoins celle qui ne voulait pas se consoler sur
la parole du Seigneur cessa de pleurer aussitôt que ses yeux le virent parce
qu'elle s'en rapportait plus à cette expérience sensible, qu'à la certitude de
la foi. Mais cette expérience est trompeuse,
9. C'est pour cela qu'on la renvoie à la
connaissance. de la foi qui est certaine, et qui comprend ce que les sens ne
sauraient connaître, et ce que l'expérience ne peut trouver. « Gardez-vous de
me toucher, » dit le Sauveur; c'est-à-dire désabusez-vous des sens qui peuvent
se tromper; appuyez-vous sur mes paroles, accoutumez-vous à la foi. La foi ne
saurait être séduite, la foi comprend les choses invisibles et ne se ressent
pas de la faiblesse des sens. Elle passe même les bornes de la raison humaine,
l'usage de la nature et les limites de l'expérience. Pourquoi voulez-vous
apprendre de vos yeux ce qu'ils ne peuvent savoir? Et pourquoi votre main
s'efforce-t-elle de sonder ce qui est au dessus de sa portée? Tout ce que l'un
ou l'autre de ces deus sens vous rapportent est au dessous de la vérité.
Ecoutez le rapport que la foi vous fera de moi; elle ne diminue rien de ma
majesté. Apprenez à croire avec plus de certitude et à suivre avec plus de
confiance ce qu'elle vous dit. « Gardez vous bien de me toucher, car je ne suis
pas encore monté à mon Père (Ibidem). » Comme s'il ne devait vouloir et pouvoir
être touché par elle que lorsqu'il y sera monté. Oui, sans doute, il pourra
être touché, mais seulement par le coeur, non par les mains; par les désirs,
non par les yeux;par la foi, non parles sens. Pourquoi, dit-il, voulez-vous me
toucher à cette heure, vous qui ne me jugez que par les sens de la gloire de la
résurrection? Ne vous souvenez-vous pas que lorsque j'étais encore mortel, les
yeux de mes disciples ne. purent soutenir un moment l'éclat et la gloire de mon
corps transfiguré, quoiqu'il dût mourir (Matt. XVII, 7)? J'ai encore quelque
condescendance pour nos sens, en prenant la forme d'esclave, afin que vous
puissiez. vous reconnaître par l'habitude de m'en voir revêtu. Mais ma gloire
est tout à tait merveilleuse, elle est infiniment élevée au dessus de vous, et
vous n'y pouvez atteindre en aucune sorte. Différez donc votre jugement,
suspendez votre créance, et ne confiez pas à vos sens la solution d'une chose
si grande, réservez la à la foi. Elle la résoudra plus dignement et plus
sûrement, parce qu'elle la comprendra plus parfaitement. Car elle comprend dans
sa profonde et mystérieuse intelligence, quelle est la longueur, la largeur, la
hauteur et la profondeur de ce mystère. Elle porte fermé, et garde scellé en
soi ce que l'œil n'a jamais vu, ce que l'oreille n'a jamais entendu, et ce qui
n'est jamais tombé dans la pensée de l'homme.
10. Celle-là donc est digne de me toucher, qui
me contemplera assis à la droite de mon Père, non plus dans une chair vile et
méprisable, mais dans une chair toute céleste, qui sera toujours la même, mais
qui ne sera plus de même qu'elle était. Pourquoi voulez-vous toucher une chair
difforme? Attendez qu'elle soit belle, et vous la toucherez. Car celui qui est
difforme à cette Heure sera beau alors. Il est difforme à toucher, il est
difforme à voir, enfin il est difforme à vous qui l'êtes aussi, parce que vous
vous attachez plus aux sens qu'à la foi. Soyez belle et touchez-moi quand il
vous plaira. Soyez fidèle et vous serez belle. Et quand vous serez belle, vous
serez plus digne et plus heureuse de toucher une personne qui sera belle aussi.
Vous la toucherez de la main de votre foi, du doigt de vos désirs, et des bras
de votre zèle. Vous la toucherez de l'œil de votre âme. Mais sera-t-il encore
noir, celui que vous toucherez ainsi? A Dieu ne plaise. Votre Époux est blanc
et rose (Cantique V, 10), sa beauté est incomparable, et il est environné des
roses et des lis des vallées, c'est-à-dire, des choeurs des martyrs et des
vierges. Assis au milieu, j'ai quelque rapport avec ces chœurs, car je suis en
même temps vierge et martyr. Comment ne me mêlerais-je pas à la troupe blanche
des vierges, moi qui suis vierge, fils d'une vierge. Époux d'une vierge? ou
avec les chœurs empourprés des martyrs, moi qui suis la cause, la vertu, le
fruit et le modèle du martyre. Soyez telle, et touchez ainsi celui qui est tel,
et puis écriez-vous: « Mon bien-aimé est blanc et rose, il est choisi entre
mille (Ibidem). » Il y en a un million avec mon bien-aimé, un million d'autres
sont à l'entour de lui, et nul d'eux ne lui est comparable. Ne craignez-vous
pas que, par erreur, vous ne vous adressiez à un autre, en cherchant celui que
vous aimez au milieu d'une multitude si prodigieuse? Non, certainement, vous
n'hésiterez pas sur votre choix: vous distinguerez facilement celui qui est
choisi entre mille, car il est plus grand et plus majestueux que les autres, et
vous direz: « Que celui-là est beau avec sa robe magnifique, et comme on
remarque dans son port un air de grandeur et de majesté (Isaïe LXIII, 1) ! » Il
ne viendra donc pas au devant de vous avec une peau noire, sous laquelle il avait
été obligé de se montrer jusqu'alors aux yeux de ses persécuteurs, parce que,
devant mourir, il fallait qu'ils le méprisassent; ou aux yeux de ses amis, afin
qu'ils le reconnussent après la résurrection. Il ne se présentera pas, dis-je,
à vous sous cette figure, mais avec une robe blanche, et dans une beauté qui
surpassera non-seulement celle des enfants des hommes, mais aussi celle des
anges. Pourquoi voulez-vous me toucher dans un état si vil, sous la forme d'un
esclave et dans un extérieur si méprisable? Touchez-moi lorsque je serai orné
d'une beauté céleste, lorsque je serai couronné de gloire et d'honneur, et
redoutable par l'éclat de ma majesté, mais doux et affable par la bonté qui
m'est naturelle.
11. Cependant considérez la prudence de l'Épouse
et la profondeur des discours de celle qui, sous la figure des tentes de
Salomon, a cherché Dieu dans la chair, la vie dans la mort, le comble de la
gloire et de l'honneur, au milieu des opprobres, et sous un extérieur vil et
abject de Jésus crucifié, la blancheur de l'innocence et la splendeur des
vertus, de même que sous ces tentes noires et méprisables, se trouvaient cachés
et conservés les ornements blancs et précieux d'un roi tri grand et très-riche.
C'est avec raison qu'elle ne méprise pas la noirceur de ces tentes, elle
découvre les beautés qu'elles voilent. Et ce qui fait que quelques-uns l'ont
méprisée, c'est qu'ils n'ont pas connu la beauté qu'elles cachaient. Car s'ils
l'eussent connue, ils n'auraient jamais crucifié le Seigneur de gloire (I Cor.
II, 8). Hérode ne la connut pas, c'est pourquoi il la méprisa. La Synagogue ne
la connut pas non plus, puisqu'elle lui reprocha la noirceur de sa passion et
de son infirmité, en lui disant: « Il a sauvé les autres, et il ne se peut
sauver lui-même; que le Christ, roi d'Israël descende de la croix, et nous
croirons en lui (Matth. XXVII, 42). » Mais le larron le connut du haut de sa
croix, quoiqu'il la vit aussi sur la croix, car il confessa sa vertu et son
innocence en disant: « Mais celui-ci quel mal a-t-il fait (Luc. XXII, 22)? » Et
il rendit aussi témoignage à la gloire de la royale majesté, lorsqu'il dit: «
Souvenez-vous de moi, quand vous serez entré dans votre royaume, (Ibid. XXIII,
42). » Le centenier la connut, lorsqu'il cria que c'était le Fils de Dieu
(Matth. XXVII, 54). Enfin l'Église la connaît puisqu'elle imite sa noirceur
afin de participer à sa beauté. Elle ne rougit pas de paraître noire et d'être
appelée noire, pourvu qu'elle puisse dire à son Époux: « La honte des opprobres
dont vos ennemis vous ont couvert est tombée sur moi (Psaume LXXII, 10); » mais
elle est noire comme les tentes de Salomon, c'est-à-dire au dehors, non au
dedans, car mon Salomon n'est pas noir au dedans. Aussi ne dit-elle pas: je
suis noire comme Salomon, mais « comme les tentes de Salomon, » parce que la
noirceur du vrai Pacifique, n'est qu'à la surface et au dehors. La noirceur du
péché est au dedans, et le crime infeste l'âme avant de paraître aux yeux des
hommes. Car les mauvaises pensées, les larcins, les homicides, les adultères,
les blasphèmes sortent du coeur, et ce sont là, les vices qui souillent l'homme
(Matth. XV, 19); mais à Dieu ne plaise qu'ils souillent notre Salomon. Vous ne
trouverez pas, n'en doutez pas, de ces sortes de corruptions dans le véritable
Pacifique. Car il faut que celui qui efface les péchés du monde, soit exempt de
tout péché, afin qu'étant propre à réconcilier les pécheurs, il ait droit de
s'attribuer le nom de Salomon.
12. Mais il y a une noirceur de la «repentance »
qui afflige lorsqu'on pleure ses péchés. Peut-être mon Salomon ne la haïra-t-il
pas en moi, si toutefois je m'en revêts de bon cœur pour mes péchés. Car Dieu
ne saurait rejeter un cœur contrit et humilié. Il y a aussi celle de la «
compassion » qui touche le coeur, lorsqu'on compatit aux maux des affligés, et
qu'on prend part aux souffrances du prochain. Notre Pacifique croit sans doute
que celle-là n'est pas non plus à rejeter, puisqu'il a daigné lui-même la
prendre pour nous, car il a porté en lui sur la croix tous nos péchés (I Pet.
II, 24). Il y a encore la noirceur de la « persécution » qui est même estimée
comme un riche ornement, lorsqu'on la soutire pour la justice et la vérité..
D'où vient que « les apôtres s'en allaient pleins de joies du tribunal, parce
qu'ils avaient été trouvés dignes de souffrir des affronts et des outrages pour
le nom de Jésus (Act. V, 41). » Car « bienheureux sont ceux qui souffrent
persécution pour la justice (Matth. V, 10). » C'est, je crois, principalement
de cette noirceur que l'Église se glorifie, et de toutes les tentes de l'Époux,
c'est celle qu'elle imite le plus volontiers. Aussi est-ce celle-là que le
Sauveur lui a promise, lorsqu'il lui a dit: « S'ils m'ont persécuté, vous devez
vous attendre qu'ils vous persécuteront aussi (Jean V, 20). »
13. C'est pourquoi l'Épouse ajoute: « Ne vous
étonnez pas de ce que je suis noire; car c'est le soleil qui m'a décolorée
(Cantique I, 5). » C'est-à-dire ne relevez pas ma laideur, car c'est la
violence de la persécution qui me rend moins éclatante et moins belle de la
gloire du siècle. Pourquoi me reprochez-vous une noirceur dont est cause la
fureur de la persécution, non pas le dérèglement de ma conduite? Peut-être
entend-elle par le « soleil, » le zèle de la justice dont elle est armée et
consumée contre les méchants, quand elle dit à Dieu: « Le zèle de votre maison
me consume (Psaume XVIII, 10) » «Mon zèle m'a fait sécher, parce que mes
ennemis ont oublié vos paroles (Psal CVXIII, 139). » «Je suis toute saisie
d'horreur, quand je considère l'état des méchants qui abandonnent votre loi
(Ibid. CXVIII, 53). » Ou bien encore: « N'êtes-vous pas témoin, Seigneur, que
je hais ceux qui vous haïssent, et que je suis animée de zèle contre ceux qui
s'élèvent contre vous (Psaume CXXXVIII, 21)?» Elle observe avec grand soin
cette parole du Sage: « Si vous avez des filles, ne vous familiarisez pas trop
avec elles (Eccles. VII. 26), » en sorte que lorsqu'elles sont lâches et
tièdes, et qu'elles fuient le travail, elle ne leur fasse pas paraître la
sérénité d'un visage gai, mais la tristesse noire et sombre d'une mine sévère.
Ou bien, « être décolorée par le soleil, » c'est, pour elle, être enflammée
d'une charité ardente envers le prochain, pleurer avec ceux qui pleurent, être
infirme avec les infirmes, et touché du scandale de quiconque se scandalise. Ou
bien, c'est Jésus-Christ, le Soleil de justice, pour qui je languis d'amour,
qui m'a décolorée. Cette langueur fait perdre la couleur du visage; et cette
défaillance vient de la violence des désirs de l'âme. C'est pourquoi le
Prophète dit: « Je me suis souvenu de Dieu, et ce souvenir m'a comblé de joie;
Je me suis appliqué fortement à cette pensée, et mon esprit est tombé dans la
défaillance (Psaume LXXVI, 3). » Aussi l'ardeur de ses désirs, comme un soleil
brûlant, efface les couleurs de son teint, tant qu'elle est étrangère ici bas,
et qu'elle soupire après le visage glorieux et immortel de son Dieu, : le refus
qu'elle reçoit la jette dans l'impatience, et ce délai lui fait souffrir des
tourments proportionnés à la grandeur de son amour. Qui de vous se sent si
embrasé de l'amour de Dieu, que le désir qu'il a de voir Jésus-Christ, lui
donne des dégoûts et du mépris pour toute la gloire et toutes les joies de la
vie présente et lui fait dire avec le Prophète: Je n'ai pas désiré les
grandeurs du siècle, vous le savez, Seigneur (Jer. XVII, 16); » et, avec David:
«Mon âme refuse toute consolation (Psaume LXXVI, 3), » c'est-à-dire méprise la
vaine joie des biens présents. Ou au moins, « le soleil m'a décolorée, »
c'est-à-dire en comparaison de sa splendeur; parce que, en m'approchant de lui,
je me trouve basanée, je me trouve noire, je me trouve laide. D'ailleurs je
suis belle. Pourquoi m'appelez-vous noire quand je ne le cède en beauté qu'au
soleil? Mais ce qui suit semble mieux convenir au premier sens. Car elle
ajoute: « Les enfants de ma mère ont combattu contre moi; » ce qui fait voir
clairement qu'elle a souffert persécution; mais ce sera le sujet d'un autre
discours, car ce que nous avons reçu de la gloire de l'Époux de l'Église notre
Seigneur Jésus-Christ, par le don de la grâce, peut suffire pour cette heure.
Qu'il soit béni dans tous les siècles des siècles.
Amen.
1. « Les enfants de ma mère ont combattu contre
moi. » Anne, Caïphe et Judas Iscariote étaient enfants de la Synagogue; et ils
ont fait une cruelle guerre à l'Église dans son commencement, quoiqu'elle fût
aussi fille de la Synagogue, en attachant sur un bois infâme Jésus qui la
rassemblait de toutes parts. Car dès lors Dieu accomplit, par eux, ce qu'il
avait prédit longtemps auparavant par le prophète en disant: » Je frapperai le
pasteur, et les brebis seront dispersées (Zach. XIII, 7). » Et peut-être cette
parole qui est dans le cantique d'Ezéchias est-elle aussi d'elle: « Ma vie est
comme une trame de fil, que le tisserand a coupée lorsqu'il ne faisait que
commencer à l'ourdir (Isaïe XXXVIII, 12). » C'est donc de ceux-là et de ceux
qui leur ressemblent et qui se sont opposés à la religion chrétienne, que
l'Épouse dit; u Les enfants de ma mère ont combattu contre moi. » Et c'est avec
beaucoup de raison qu'elle les appelle les enfants de sa mère, non pas de son
père, puisqu'ils n'avaient pas Dieu pour père, mais le Diable. Car ils étaient
homicides comme il en a été un depuis le commencement du monde. C'est pour cela
qu’elle ne dit pas, mes frères ou les enfants de mon Père, mais, cc les enfants
de ma mère ont combattu contre moi. » Autrement, si elle ne faisait cette
distinction, il semblerait que l'apôtre saint Paul même serait compris au
nombre de ceux dont elle se plaint, car il a aussi persécuté l'Église de Dieu
pendant un temps. Mais il en a obtenu miséricorde, parce qu'il l'avait fait par
ignorance, lorsqu'il n'avait pas encore la foi (I Tim. I, 9); et il a montré
qu'il avait Dieu pour Père, et qu'il était frère de l'Église, tant du côté de
son Père que de celui de sa Mère.
2. Mais remarquez qu'elle n'accuse nommément que
les enfants de sa mère; comme s'il n'y avait qu'eux de coupables. Cependant
combien a-t-elle souffert des étrangers, suivant cette parole du Prophète; «
Ils m'ont souvent persécutée dès ma jeunesse, et les pécheurs ont mis sur moi
des fardeaux insupportables (Psaume CXXVIII, 1)? » Pourquoi donc accusez-vous
particulièrement les enfants de votre mère, puisque vous n'ignorez pas, que
vous avez été souvent persécutée par beaucoup d'autres encore? « Lorsque vous
êtes appelé à la table d'un homme riche, dit le Sage, considérez attentivement
les viandes que l'on sert devant vous (Prov. XXIII, 1). » Mes frères, nous
sommes assis à la table de Salomon. Qui est plus riche que lui! Je ne parle pas
des richesses de la terre, quoiqu'il les possède en abondance. Mais regardez
cette table qui est devant nous, de combien de mets délicieux n'est-elle pu
couverte? Les mets qui nous y sont servis sont spirituels et divins. «
Considérez donc, dit-il, attentivement les viandes qu'on vous sert, et sachez
qu'il faut que vous en serviez aussi de pareilles. » C'est pourquoi je
considère aussi attentivement que je puis ce qui m'est servi dans les paroles
de l'Épouse; car c'est sans doute pour mon instruction qu'elle ne parle que de
la persécution qu'elle reçoit de ceux de sa maison, et qu'elle passe sous
silence tant de maux qu'on sait qu'elle a soufferts par toute la terre et de
toutes les nations qui sont sous le ciel, tant des hérétiques que des
schismatiques. Je connais trop la prudence de l'Épouse pour croire que c'est
par hasard ou par oubli qu'elle n'en a fait aucune mention. Mais sans doute
elle pleure plus particulièrement, ce qu'elle sent plus vivement, et croit nous
devoir avertir d'éviter avec plus de soin. Qu'est-ce donc? Ce sont des maux
intérieurs et domestiques. C'est ce qui vous est marqué clairement dans
l'Évangile par la bouche du Sauveur, même lorsqu'il dit: « Les ennemis de
l'homme sont ses domestiques (Matth. X, 36). » On voit la même chose dans le
Prophète: Un homme, dit-il, qui vivait en paix avec moi, et qui mangeait mon pain,
a usé d'une insigne perfidie contre moi. Et encore: si c'était mon ennemi qui
m'eût outragé, j'aurais tâché de le souffrir en patience; et si celui qui me
haïssait eût tenu de moi des discours hautains et insolents, peut-être me
serais-je caché, pour laisser passer sa colère; mais c'est vous à qui je
témoignais tant d'affection et de bonne volonté, sans le conseil de qui je ne
faisais rien, à qui j'avais découvert le fond de mon coeur, et qui mangiez à ma
table des mes excellents et délicieux (Psaume LIV, 13).» C'est-à-dire, ce que
vous rue faites souffrir, vous qui mangiez à ma tabla, et qui viviez chez moi,
je le ressens beaucoup plus vivement et j'ai bien plus de peine à le supporter.
Vous savez de qui est cette plainte et à qui elle s'adresse.
3. Reconnaissez donc que l'Épouse se plaint des
enfants de sa mère dans le mêmes sentiments de douleur, parce qu'elle s'en
plaint dans un même esprit, quand elle dit: « Les enfants de ma mère ont
combattu contre moi. » C'est pourquoi le Prophète dit encore ailleurs: mes amis
et mes parents se sont approchés pour me perdre (Psaume XXXVII, 12). » Éloignez
toujours de vous, je vous prie, un mal si abominable et si détestable, vous qui
avez éprouvé, et qui éprouvez encore tous les jours, combien c'est une chose
bonne et agréable que des frères demeurent ensemble (Psaume CXXXII, 1), »
pourvu toutefois que ce ne soit pas pour se diviser et se scandaliser: car
alors, au lieu d'être une chose agréable et bonne, c'en serait plutôt une
très-fâcheuse et très-funeste. Malheur à celui qui est cause que le lien si
doux de l'unité se rompt. Quel qu'il soit, il en portera la peine. Que je meure
plutôt que d'entendre jamais un de vous s'écrier avec raison: « Les enfants de
ma mère ont combattu contre moi. » N'êtes-vous pas tous les enfants de cette
congrégation et comme les enfants d'une même mère? N'êtes-vous pas tous les
frères les uns des autres? Que peut-il donc venir du dehors qui soit capable de
vous troubler et de vous attrister, si vous êtes bien unis au dedans, si vous
jouissez de la paix fraternelle? « Qui pourra vous nuire, dit l'Apôtre, si vous
êtes animés d'une émulation louable (I Pet. III, 13)? » C'est pourquoi,
n'ambitionnez pas les dons de la. grâce les plus éminents (I Cor. XII, 34),
pour que votre émulation soit louable. Or, le plus excellent de tous es dons,
c'est la charité. Il faut qu'il soit incomparable pour que l'Époux céleste de
la nouvelle Épouse ait pris tant de soin pour le lui inculquer, en disant: «
Tout le monde reconnaîtra que vous êtes mes disciples, si vous vous aimez l'un
l'autre (Jean XIII, 35).» Ou bien encore: « Je vous donne un nouveau
commandement, de vous entr'aimer (Jean XV, 12); » et enfin: «Voici mon
précepte, de vous aimer les uns les autres (Jean XVII, 11), » et en demandant à
Dieu qu'ils ne fussent tous qu'un, comme son Père et lui ne sont qu'un. Et
voyez si saint Paul lui-même, qui vous invite aux dons les plus excellents (I
Cor. XIII, 32), ne met pas la charité au dessus de tous les autres, soit
lorsqu'il dit qu'elle est plus grande que la foi et que l'espérance, et qu'elle
surpasse infiniment toute science; soit lorsqu'ayant fait une énumération de
plusieurs merveilleux dons de la grâce, il nous fait entrer enfin dans une voie
beaucoup plus noble, qui n'est autre que la charité. En effet, que croyons-nous
qu'on puisse comparer à une vertu qui est préférée au martyre, à la foi même
qui transporte les montagnes? Voilà donc ce que je vous dis. Que votre paix
vienne de vous, et tous les dangers qui semblent menacer du dehors ne vous
épouvanteront pas, parce qu'ils ne vous peuvent nuire: au contraire, tout ce
qui semble flatter au dehors ne vous donnera aucune satisfaction, si, ce que à
Dieu ne plaise, les semences de la division et de la discorde croissent au
milieu de vous.
4. C'est pourquoi, mes très-chers frères,
conservez la paix parmi vous, et ne vous offensez pas les uns les autres, ni
par actions, ni par paroles, ni même par quelque signe que ce soit; de peur que
quelqu'un d'entre vous, se sentant aigri et abattu par sa propre faiblesse, et
par la persécution qu'il endure, ne soit obligé d'appeler Dieu à son secours
contre ceux qui le blessent ou l'attristent, et n'en vienne à dire cette parole
fâcheuse: « Les enfants de ma mère ont combattu contre moi.» Car, en péchant
contre votre frère, vous péchez contre Jésus-Christ, qui a dit: « Ce que vous
faites au moindre des miens, c'est à moi-même que vous le faites (Matth. XXV,
45). » Et il ne faut pas seulement se donner de garde des offenses
considérables, telles que les injures et les outrages publics, mais encore des.
médisances secrètes et empoisonnées. Non, dis-je, il ne suffit pas de se garder
de ces choses et autres semblables, il faut encore éviter les fautes les plus
légères, si toutefois on peut appeler léger ce qu'on fait contre son frère pour
lui nuire, puisque, selon la parole du Sauveur, on est criminel au jugement de
Dieu pour se mettre seulement en colère contre lui (Matth. XV, 22). Et certes
c'est justice, car ce que vous croyez léger et que, à cause de cela, vous dites
avec moins de retenue, souvent un autre le prend tout autrement que vous, parce
qu'il ne juge que ce qu'il voit et croit volontiers qu'un fêtu est une poutre,
et qu'une étincelle est une fournaise. Car tout le monde n'a pas cette charité
qui croit tout. L'esprit de l'homme est naturellement plus porté à soupçonner
le mal qu'à croire le bien, surtout lorsque la règle du silence ne vous permet
pas, à vous qui êtes cause du désordre, de vous excuser, ni à lui de découvrir
la plaie qu'un soupçon téméraire a faite dans son âme, afin qu'on puisse la
guérir. Ainsi il est brûlé au dedans et il meurt, parce que sa blessure n'ayant
pas d'air devient mortelle; il soupire et gémit en lui-même, parce que son âme
aigrie; et blessée ne songe à autre chose dans son silence qu'à l'injure qu'il
a reçue. Il rue saurait ni prier, ni lire, ni rien méditer de saint et de
spirituel. Voilà comment il arrive que l'esprit qui donne la vie, se trouvant
comme intercepté, cette âme, pour qui Jésus-Christ est mort, meurt
misérablement, parce qu'elle est privée de nourriture. Quels sont cependant les
mouvements de votre coeur? Et comment pouvez-vous prendre aucun plaisir à
l'oraison ou à quoi que ce soit, taudis que Jésus-Christ crie contre vous avec
douleur dans le coeur de votre frère que vous avez attristé? Le fils de ma mère
combat contre moi, et celui qui mangeait à ma table des mets délicieux m'a
rempli d'amertume.
5. Si vous dites qu'il ne devait pas se troubler
si fort pour un sujet si léger, je réponds que plus la chose est légère, plus
il vous était facile de vous abstenir de la commettre, quoique, après tout, je
ne sais comment vous pouvez appeler léger, comme j'ai dit, ce qui est plus que
de se mettre en colère, puisque vous avez appris de la bouche même de votre
juge, que la seule colère doit s'attendre à subir la rigueur de son jugement
(Matth. V, 22). Et, en effet, appellerez-vous léger ce qui offense Jésus-
Christ et doit vous traîner devant le tribunal de Dieu; puisqu'il est horrible
de tomber entre les mains du Dieu vivant (Heb. X, 50)? Lors donc que vous avez
souffert une injure, et il est difficile que cela n'arrive pas quelquefois
parmi tant de personnes qui sont dans un monastère, ne vous hâtez pas aussitôt,
comme les gens du monde, de la repousser par une réponse outrageuse à votre
frère. N'ayez pas même la hardiesse, sous prétexte de le reprendre, de percer,
par une parole piquante et amère, une âme pour laquelle Jésus-Christ a daigné
être attaché à la croix, ni de gronder sourdement comme pour la blâmer, ni de
murmurer entre vos dents, ni de prendre un air narquois, ni de ricaner en vous
moquant de lui, ni de froncer les sourcils d'un air agressif et menaçant. Que
votre émotion meure là où elle naît; ne lui permettez pas de se montrer; car
elle porte la mort avec elle, et pourrait tuer quelque âme; et vous pourrez
dire avec le Prophète: « Ému de colère, je n'ai pas dit un seul mot (Psal,
LXXXVI, 4). »
6. Il y en a qui interprètent ces paroles de
l'Épouse d'une manière plus élevée, et les entendent du Diable et de ses anges,
qui sont aussi les enfants de la Jérusalem céleste, notre mère, et qui eux
aussi, depuis qu'ils sont tombés, ne cessent de faire la guerre à l'Église qui
est leur soeur. Je ne m'éloignerais pas non plus de l'opinion de ceux qui
entendent ces paroles dans un bon sens, et disent qu'elles indiquent les
personnes spirituelles qui sont dans l'Église et qui combattent contre leurs
frères charnels avec le glaive de l'Esprit (Ephes. VI, 17), c'est-à-dire avec
la parole de Dieu, qui les blessent pour leur salut, et les portent à goûter
les choses spirituelles par cette sorte de combat. Dieu veuille que le Juste me
reprenne dans sa miséricorde, me corrige de mes péchés, me frappe pour me
guérir, et me tue pour me donner la vie, afin que j'ose dire moi aussi: «Ce
n'est plus moi qui vis maintenant, mais c'est Jésus-Christ qui vit en moi
(Galat. IV, 20). » « Demeurez en paix, dit Jésus-Christ, avec votre adversaire,
tandis que vous êtes dans le chemin, de peur qu'il ne vous livre au juge, et
que le Juge ne vous livre au bourreau (Matth. V, 25). » C'est un bon adversaire
celui avec qui je n'ai qu'à vivre en paix, pour ne pas tomber entre les mains
du juge ou du bourreau. Certainement, si quelquefois il m'est arrivé
d'attrister quelques-uns de vous pour de tels sujets, je ne m'en repens pas.
Car ceux-là ont été attristés pour leur salut. D'ailleurs, je ne crois pas
l'avoir jamais fait, sans en ressentir moi-même beaucoup de peine, suivant ces
paroles: « Lorsqu'une femme accouche, elle sent une vive douleur (Jean XVI,
21). » Mais à Dieu ne plaise que je me souvienne encore de ma douleur lorsque
j'en recueille le fruit, et vois Jésus-Christ formé dans mes entrailles. Je ne
sais même comment il se fait que j'aime plus tendrement ceux qui, par le moyen
de ces corrections charitables, se sont relevés de leurs faiblesses, que ceux
qui ont toujours été forts, et n'ont pas eu besoin de ces remèdes.
7. C'est donc en ce sens que l'Église, ou l'âme
qui aime Dieu, pourra dire, que « le Soleil l'a décolorée, » en envoyant et en
armant quelques-uns des enfants de sa mère pour lui faire une guerre salutaire,
l'entraîner et la captiver à sa foi et à son amour, après l'avoir percée des
flèches dont il est dit: « Les flèches du Tout-Puissant sont aigues et acérées.
» Et ailleurs: « Vos flèches m'ont percé de toutes parts (Psaume CXIX, 4). »
Voilà pourquoi le même Prophète ajoute: « Et je n'ai pas une seule partie saine
dans tout mon corps (Psa1. XXXVII, 3); » mais quant à l'âme, elle est rendue
par ces épreuves plus saine et plus vigoureuse, en sorte qu'elle peut dire: «
L'esprit est prompt, mais la chair est faible (Mat. XXVI, 42). Et quand je suis
plus infirme, c'est alors que je suis robuste et fort (II Cor. XLII, 11). »
Voyez-vous comme la faiblesse de la chair augmente la vigueur de l'esprit et lui
donne de nouvelles forces? au contraire, la force du corps diminue celle de
l'esprit. Pourquoi s'étonner après tout que vous soyez plus fort à mesure que
votre ennemi l'est moins? à moins peut-être que vous soyez assez insensé pour
croire que celle qui ne cesse de se révolter contre l'esprit est votre amie.
Dites-moi donc si le saint homme qui demande à Dieu de le percer de ses
flèches, et de le combattre pour son bien, lorsqu'il dit dans sa prière: «
Frappez et pénétrez mon corps de votre crainte, » n'avait pas raisons de parler
ainsi (Psaume CXVIII, 170)? La crainte qui perce et tue les désirs de la chair
pour sauver l'esprit est une chose précieuse. Mais ne vous semble-t-il pas
aussi que celui qui châtie son corps et le réduit en servitude, aide et conduit
lui-même la main de celui qui le combat?
8. Il y a encore une autre flèche, c'est la
parole de Dieu vive, efficace et plus perçante qu'un glaive à deux tranchants,
c'est d'elle que le Sauveur a dit: Je ne suis pas venu apporter la paix, mais
le glaive (Matth. X, 14). Il en est une autre encore, une flèche choisie: c'est
l'amour de Jésus-Christ qui, non-seulement a fait une plaie à l'âme de Marie,
mais l'a percée de part en part, afin qu'il n'y eût dans ce cœur virginal aucun
endroit qui fût vide d'amour, mais qu'elle aimât de tout son cœur, de toute son
âme et de toutes ses forces, et qu'elle fût pleine de grâce. Ou du moins elle
la transperça, pour qu'elle vînt jusqu'à nous, que nous reçussions tous quelque
chose de la plénitude de grâce qui était en elle, qu'elle devint la mère de
l'amour dont Dieu qui est amour est le père, qu'elle enfantât et mît son
tabernacle dans le Soleil, et que cette parole de l'Écriture fût accomplie: «Je
vous ai donné aux nations pour leur servir de lumière, afin que vous soyez mon
salut jusqu'aux extrémités de la terre (Isaïe XLIX, 6).» Or cela s'est fait par
Marie, qui a mis au monde et rendu visible, dans la chair, celui qui était
invisible, et qu'elle n'a conçu ni de la chair ni par la chair. Quant à elle,
elle a reçu dans tout son être une profonde et douce plaie d'amour. Combien je
m'estimerais heureux si seulement je me sentais piqué de la pointe de ce
glaive, et si mon âme, atteinte de cette légère blessure d'amour, pouvait
s'écrier aussi: Je suis blessée des traits de l'amour. Qui me donnera
non-seulement d'être blessé de cette sorte, mais d'être frappé jusqu'à
l’entière destruction de la couleur et de la chaleur qui font la guère à mon
âme.
9. Si les filles du siècle font des reproches à une
pareille âme, et disent qu'elle est pâle et sans couleur, ne vous semble-t-il
pas qu'elle pourra fort bien leur répondre: « Ne faites pas attention si je
suis noire; car c'est le soleil qui m'a décolorée.» Et si elle se souvient
qu'elle est arrivée à cet état parles exhortations ou parles corrections de
quelques serviteurs de Dieu, qui faim aient véritablement et selon Dieu, ne
pourra-t-elle pas dire ensuite avec beaucoup de vérité: «Car les enfants de ma
mère ont combattu contre moi.» Le sens donc de ces paroles, comme nous l'avons
dit, et que l'Église, ou toute âme vertueuse le dit, non en gémissant ou en se
plaignant, mais dans un sentiment de joie, d'actions de grâces, et même de
saint orgueil, est de ce qu'elle a mérité la grâce d'être noire et décolorée
pour le nom et l'amour de Jésus-Christ, et qu'on lui en fasse le reproche. Elle
n'attribue pas cette faveur à son mérite, mais à la grâce et à la miséricorde
qui l'ont prévenue et qui ont envoyé quelqu'un vers elle pour cet effet. Car
comment croirait-elle si personne ne lui avait prêché la vérité? Et comment la
lui aurait-on prêchée si personne n'avait reçu mission de le faire (Rom. X,
14)? Si donc elle rapporte que les enfants de sa mère ont combattu contre elle,
ce n'est pas dans un esprit de colère, mais dans un mouvement de
reconnaissance. Aussi lisons-nous ensuite: « Ils m'ont mise dans les vignes
pour les garder. » Car, à mon avis, cette parole, si on la prend dans un sens
spirituel, ne paraît renfermer ni plainte, ni aigreur, mais plutôt marquer
quelque chose de favorable. Mais avant d'entreprendre d'expliquer ce pointsage
qui est saint, il faut nous concilier par nos prières accoutumées et consulter
cet Esprit qui pénètre les secrets de Dieu, ou au moins le Fils unique qui est
dans le sein du Père, l'Époux de l'Église, Jésus-Christ notre Seigneur, qui
étant Dieu est infiniment élevé au dessus de toutes choses et mérite d'être
béni dans tous les siècles des siècles.
Amen.
1. « Ils m'ont mise dans les vignes pour les
garder. » Qui a fait cela? Sont-ce vos adversaires dont vous parliez tout à l'heure?
Écoutez si elle ne dit pas que ceux qui lui ont donné cet emploi sont ceux-là
mêmes dont elle a souffert auparavant. Après tout, il n'y a pas lieu de s'en
étonner, puisque, en la persécutant, ils ne se proposaient que de la corriger.
Car qui ne sait que souvent on persécute ceux qu'on aime et à qui on veut du
bien. Combien en voyons-nous tous les jours qui embrassent une vertu plus
étroite et s'élèvent à une plus haute perfection, par suite des heureuses
persécutions de leurs supérieurs? Montrons donc plutôt maintenant, si nous
pouvons, comment les enfants de l'Église ont combattu contre leur mère dans un
esprit d'hostilité, et que le tort qu'ils croyaient lui faire a servi à son
bien. Car il n'y a rien de plus agréable que lorsque ceux qui ont dessein de
nuire font du bien contre leur intention. La première explication que nous
avons donnée à ces paroles renferme l'un et l'autre sens, parce que l'Église
n'a pas manqué de personnes qui ont été bien disposées pour elle, ni d'autres
qui l'ont été mal et qui l'ont attaquée avec des intentions différentes; mais
les uns et les autres lui ont été utiles. En effet, elle peut tellement se
glorifier d'avoir profité des choses qu'elle a souffertes de ses ennemis, qu'au
lieu d'une vigne qu'on a cru qu'ils lui avaient ôtée, elle a maintenant le
bonheur de se voir établie pour la garde de beaucoup de vignes. C'est
précisément ce qu'ils ont fait, dit-elle, en combattant contre moi et contre ma
vigne, quand ils disaient: « Détruisez-la, détruisez-la jusqu'aux fondements
(Ps. CXXXVI, 7), » car au lieu d'une vigne j'en ai plusieurs. C'est ce qu'elle
dit, en effet, en continuant en ces termes: Je n'ai pas gardé ma vigne; comme
si elle avait voulu dire que cela ne lui est arrivé que pour qu'elle ne fût
plus la gardienne d'une seule, mais de plusieurs vignes.
2. Voilà le sens de la lettre. Mais, si sons la
suivons simplement, et que nous nous contentions de ce qui paraît de
prime-abord dans ses paroles, nous croirons que l'Écriture sainte entend parler
des vignes corporelles et terrestres, que nous voyons tous les jours recevoir
de la pluie dit ciel et de la fécondité de la terre, la matière dont on fait le
vin qui cause l'impureté. Et ainsi nous ne tirerons d'une si sainte et si
divine Écriture rien qui convienne, je ne dirai pas à l'Épouse du Seigneur,
mais à toute autre épouse que ce soit. Car, quel rapport y a-t-il entre des
épouses et la garde des vignes? Mais, quand il y en aurait un, comment
montrerons-nous que l'Église a été autrefois destinée à cet emploi? Est-ce que
Dieu prend un soin particulier des vignes de la terre? Mais si nous entendons
dans un sens spirituel par ces vignes, les Églises, c'est-à-dire les peuples
fidèles, selon la pensée du Prophète, lorsqu'il dit. « La vigne du Seigneur des
armées est la maison d'Israël (Isaïe V, 7);» peut-être commencerons-nous à
apercevoir qu'il n'est pas indigne de l'Épouse d'être commise à la garde des
vignes.
3. Certainement, il me semble qu'on reconnaîtra
en cela même une excellente prérogative, si on prend la peine de considérer
avec soin combien elle a étendu ses bornes, dans ces vignes, par toute la
terre, du jour qu'elle a été attaquée à Jérusalem, et chassée par les enfants
de sa mère, avec sa nouvelle plantation, c'est-à-dire avec la multitude de ceux
qui avaient la foi, et dont on lit: «Qu'ils n'étaient qu'un coeur et qu'une âme
(Act. IV, 32). » Et c'est là la vigne qu'elle confesse maintenant n'avoir pas
gardée, mais cela n'a pas tourné à sa honte. Car, si elle a été arrachée de ce
lieu pendant sa persécution, elle a été planter sa vigne ailleurs, et elle l'a
louée à d'autres vignerons, qui en rendent les fruits dans la saison. Non, non,
elle n'a pas été exterminée, elle n'a fait que changer de lieu; bien plus, elle
s'est accrûe et beaucoup étendue, car le Seigneur l'a bénie. En effet, levez
les yeux et voyez « si son ombre ne couvre pas les montagnes, et ses branches
les cèdres (Psaume XIX, 11); si elle n'étend pas ses pampres jusqu'à la mer, et
ses rejetons jusqu'aux fleuves les plus reculés. » Que cela ne vous étonne pas,
« c'est l'édifice du Seigneur et la plantation de Dieu même (II Cor. III, 9). »
C'est lui qui la rend féconde, c'est lui qui la provigne, c'est lui qui la
taille et qui la façonne, afin qu'elle rapporte plus de fruit. Car comment
pourrait-il abandonner une vigne qu'il a plantée de ses propres mains? Certes,
elle ne saurait être négligée, la vigne dont les apôtres sont les pampres, le
Seigneur le ceps et son Père le vigneron. Plantée dans la foi, elle jette ses
racines dans la charité, elle est labourée comme avec le sarcloir de la
discipline, fumée avec les larmes de la pénitence, arrosée par les discours des
prédicateurs; voilà comment elle donne du vin en abondance, mais un vin qui
cause la joie, non la débauche, un vin qui est plein de douceur et exempt de
toute impureté. Ce vin est celui qui réjouit le cœur de l'homme et dont les
anges boivent avec plaisir. Car ils ressentent de la joie à la conversion et à
la pénitence des pécheurs, parce qu'ils sont altérés du salut des hommes. Les
larmes des pénitents sont leur vin, parce que dans ces larmes ils trouvent
l'odeur de la vie, la saveur de la grâce, le goût du pardon, la joie de la
réconciliation, la santé de l’innocence recouvrée et la douceur d'une
conscience sereine.
4. Aussi de cette vigne unique que la tempête
d'une cruelle persécution semblait avoir exterminée, combien d'autres vignes
n'ont-elles pas refleuri sur toute la terre? Or elles ont toutes été données en
garde à l'Épouse pour la consoler de n'avoir pas conservé la première. Consolez-vous,
fille de Sion; si l'aveuglement a frappé une partie d'Israël, qu'y perdez-vous?
Admirez ce mystère et ne pleurez pas la perte que vous faites. Ouvrez votre
sein et recueillez la plénitude des nations. Dites aux villes de Judas: « Il a
fallu vous prêcher la parole de Dieu avant tous les autres, mais puisque vous
l'avez rejetée, et que vous vous êtes jugées indignes de la vie éternelle, nous
allons nous tourner vers les Nations (Act. XIII, 46). » Dieu offrit à Moïse que
s'il voulait quitter un peuple prévaricateur et l'abandonner à sa vengeance, il
le ferait maître d'une nation puissante, mais il le refusa. Pourquoi? Parce
qu'il éprouvait pour ce peuple un amour excessif qui le tenait étroitement
attaché à lui; et parce que, au lieu de chercher ses propres intérêts, il ne
voulait que l'honneur de Dieu, sans se soucier de ce qui pouvait lui être
avantageux, mais seulement de ce qui pouvait être utile à plusieurs. Voilà dans
quelles dispositions il se trouvait.
5. Mais pour moi, je crois que la Providence avait
en cela de secrets desseins, et voulait que ce don si grand et si excellent fût
réservé à l'Épouse, et que ce fût elle, plutôt que Moïse, qui fût placée à la
tète d'une grande nation. Car il ne fallait pas que l'ami de l'Époux ôtât à
l'Épouse cette bénédiction. C'est pourquoi ce n'est pas à Moïse, mais à
l'Épouse qu'il est dit: « Allez partout le monde, et prêchez l'Évangile à toute
créature (Marc. XVI, 15). » C'est donc elle qui fut placée à la tête d'une
grande nation. Or pouvait-il en exister de plus grande que le monde entier? Et
certes la terre entière n'a pas eu beaucoup de peine à se soumettre à celle
geai lui apportait la paix, et qui lui offrait la grâce. Or cette grâce ne
ressemblait pas à la loi. Combien différente est la forme sous laquelle l'une
et l'autre se présente à toute âme; l'une est d'une douceur admirable, l'autre
d'une sévérité excessive. Qui pourrait voir du même oeil celle qui condamne et
celle qui console, celle qui réclame et celle qui remet la dette, celle qui
punit et celle qui embrasse? Certainement on ne saurait recevoir avec la même
ardeur l'ombre et la lumière, la colère et la paix, le jugement et la
miséricorde, la figure et la vérité, la verge et l'héritage, le frein et le
baiser. Or les mains de Moïse sont pesantes (Exod. XVII, 12), Aaron et Hur en
sont témoins. Le joug de la loi est pesant, au témoignage des apôtres mêmes,
qu'ils crient qu'il leur est insupportable ainsi qu'à leurs Pères (Act. XV,
10). C'est un joug bien rude dont la récompense est bien vile, car ce n'est que
de la terre. C'est pour ces raisons que Moïse n'a pas été mis à la tête d'une
grande nation. Mais vous, sainte Église, notre mère, vous qui avez reçu la
promesse de la vie présente et de la vie future, « vous obtenez de tous un
accueil facile, à cause de la double grâce que vous possédez, car votre joug
est léger, et votre royaume est illustre. Si on vous chasse d'une ville, vous
êtes recueillie par le reste de la terre, parce que ce que vous promettez
charme, et que ce que vous imposez effraie peu. Pourquoi pleurez-vous encore la
perte d'une vigne, puisqu'elle est réparée avec une si grande usure? « En
récompense de ce que vous avez été délaissée et haïe, et que personne ne
voulait passer chez vous, je vous rendrai à jamais glorieuse et triomphante,
dit le Seigneur, et vous serez un sujet de joie dans toutes les races à venir.
Vous sucerez le lait des nations, et serez allaitée aux seins des rois, et vous
saurez que je suis le Seigneur qui vous ai sauvée, et que votre libérateur est
le fort et puissant Jacob (Esa. LX, 1). » C'est donc en ce sens que l'Épouse
dit, qu'elle a été mise dans les vignes pour les garder, et qu'elle n'a pas
gardé sa vigne.
6. A l'occasion de ces paroles de l'Épouse, et
en entendant les âmes par les vignes, je me reproche à moi-même de m'être
chargé du soin des âmes, moi qui ne peux suffire à garder la mienne. Si vous
approuvez cette interprétation, voyez si nous ne pourrions pas dire aussi, que
la foi est un cep, les vertus, des pampres, les oeuvres, des grappes, et la
dévotion du vin. Les pampres ne sont rien sans le cep, ni la vertu, sans la
foi. Car sans la foi, il est impossible de plaire à Dieu (Heb. XI, 6);
peut-être même ne peut-on que lui déplaire, puisque tout ce qui ne procède pas
de la foi est péché (Rom. XIV, 15). Ceux qui m'ont mis pour garder leur vignes
auraient donc dû considérer auparavant si j'avais gardé la mienne. Mais que de
temps elle est demeurée inculte, déserte et abandonnée! Elle ne produisait
presque plus de vin, les pampres des vertus étaient desséchés parce que la foi
était stérile. Il y avait une foi, mais c'était une foi morte. Comment ne
l'aurait-elle pas été, en effet, puisqu'elle n'était pas vivifiée par les
bonnes œuvres. Voilà en quel état j'étais dans le siècle. Il est vrai que
depuis que je me suis converti au Seigneur, j'ai commencé à en prendre un peu
plus de soin, mais non pas pourtant comme je devais. Et qui est capable de s'en
acquitter comme il faut? Le saint Prophète lui-même ne l'était pas, puisqu'il
disait: « Si le Seigneur ne garde une ville, c'est en vain que veille celui qui
la garde (Psaume CXXXI, 2).» Je me rappelle encore combien j'étais exposé aux
embûches de celui qui se tient à l'écart pour lancer ses flèches contre
l'innocent. Que de fois, ô ma vigne, vous a-t-on pillée par mille ruses et
mille stratagèmes, lors même que je veillais avec plus de soin pour vous
garder? Combien de grappes de bonnes oeuvres la colère a-t-elle fait couler?
Combien l'orgueil en a-t-il emporté? Combien la vaine gloire en a-t-elle gâté?
Quels ravages n'ont pas causé en moi les charmes de la gourmandise, la. tiédeur
de l'âme, la faiblesse et la timidité de l'esprit, au milieu des orages qui
s'élevaient en moi? Voilà en quel état je me trouvais, et cependant on n'a pas
laissé de m'établir pour garder les vignes, sans considérer ni ce que je
faisais ni ce que j'avais fait de la mienne, et sans écouter les avertissements
du Maître, qui a dit: « Comment celui qui ne sait pas gouverner sa maison,
pourra-t-il avoir soin de l'Église de Dieu (I Tim. III, 5)? »
7. J'admire l'audace de plusieurs que nous
voyons ne recueillir de leurs propres vignes que des épines et des ronces, et
qui néanmoins, n'appréhendent pas de s'ingérer dans la vigne du Seigneur. Ce
sont des voleurs et des larrons, non des gardiens et des vignerons fidèles.
Mais sans m'occuper de ceux-là, malheur à moi pour le danger que ma vigne court
à cette heure, plus même à cette heure qu'auparavant, puisqu'étant appliqué à
en cultiver plusieurs, il est impossible que je ne sois pas moins soigneux et moins
vigilant pour la mienne. Je n'ai pas le temps de l'entourer de haies, ni d'y
bâtir un pressoir. Hélas ! son mur est en ruine et tous ceux qui passent par le
chemin y cueillent des raisins (Psaume LXXIX, 13) ! Elle est ouverte et exposée
de toutes parts à la tristesse, à la colère, et à l'impatience. Des nécessités,
pressantes comme de petits renards, la détruisent et la saccagent. Les
accablements d'esprit, les soupçons, les inquiétudes y entrent en foule de tous
côtés. A peine est-elle une heure sans être tourmentée du grand nombre de ceux
qui ont des différends, et sans être importunée par le bruit des affaires. Je
ne saurais les écarter de moi ni m'en défendre; et ils ne me laissent pas même
du temps pour prier. Quels torrents de larmes ne me faudrait-il pas verser,
pour arroser la stérilité de mon âme, je devrais dire de ma vigne, mais j'ai
suivi les paroles du psaume par habitude, mais le sens en est le même. Et je ne
suis pas fâché d'une erreur qui m'avertit de la ressemblance de ces deux choses,
parce qu'il ne s'agit pas ici de la vigne, mais de l'âme. Qu'on pense donc à
l'âme, lorsqu'on parle de la vigne. Car sous la figure et sous le nom de l'une,
on déplore la stérilité de l'autre. De quelles larmes donc pourrais-je arroser
ma vigne, qui est si stérile? Tous ses pampres sont desséchés faute d'eau. Ils
sont couchés par terre sans porter de fruit, parce qu'ils n'ont pas d'humidité.
Doux Jésus, vous savez combien de bottes de sarments le feu de la contrition
qui brûle dans mon coeur consume tous les jours, dans le sacrifice que je vous
offre. Recevez, je vous en conjure, le sacrifice d'un esprit. percé de la
douleur et du regret de ses fautes, et ne méprisez pas un cœur contrit et
humilié (Psaume 4, 19).
8. C'est donc ainsi que j'applique à mes imperfections
les paroles de l'Épouse. Mais celui-là est parfait qui peut dire: « Je n'ai pas
gardé ma vigne, » dans le sens où le Sauveur dit dans l'Évangile « Celui qui
perdra son âme pour l'amour de moi, la trouvera (Matth. X, 30). » Certes
celui-là mérite bien d'être établi pour garder les vignes, qui n'est ni
empêché, ni détourné par le soin qu'il prend de la sienne, de veiller à celle
des autres, avec diligence et exactitude, et qui ne cherche pas ses propres
intérêts ni ce qui lui est avantageux, mais ce qui est utile aux autres. Sans
doute, si saint Pierre a reçu le soin de veiller sur les nombreuses vignes de
la circoncision, c'est parce que c'était un homme toujours prêt à aller en
prison, ou à la mort (Luc. XXII, 33), » tant l'amour de sa propre vigne,
c'est-à-dire de son âme, l'empêchait peu de veiller sur celles qui lui étaient
confiées. C'est aussi pour cette raison que, parmi les nations, une si grande
quantité de vignes furent confiées à saint Paul, car, loin d'être trop attaché
à la sienne, il était prêt non-seulement à se laisser charger de chaînes, mais
encore à mourir à Jérusalem pour le nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ (Act.
XXVIII, 13). « Je ne crains aucune de ces choses, dit-il, et je n'estime pas
que mon âme me doive être plus précieuse que moi-même (Act. XXI, 14). » C'était
bien juger les choses que de traire qu'il ne devait rien préférer à soi-même,
de tout ce qui lui appartenait.
9. Combien y en a-t-il qui ont préféré à leur
propre salut, un peu d'argent qui est une chose si vile? Mais saint Paul ne lui
préfère pas même son âme. « Je ne l'estime pas, dit-il, plus précieuse que moi.
» Vous faites donc une différence, ô bienheureux Apôtre, entre vous et votre
âme? C'est avec sagesse que vous vous estimez plus que tout ce qui est à vous.
Mais comment êtes vous autre que votre âme Je crois que saint Paul, qui
marchait déjà selon l'esprit, et dont l'esprit obéissait à la loi de Dieu,
parce qu'elle est bonne, estimait qu'il valait mieux donner le nom de tout son
être à cet esprit, comme étant la principale et plus noble partie de lui-même,
que de le désigner par le nom de quelque autre partie de lui-même que ce fût.
Quand à ce qui est d'une nature inférieure, et par conséquent attaché à une
substance moindre et plus vile, au corps, auquel il donne non-seulement la vie
et la sensibilité, mais encore le désir de 'se conserver et de se nourrir, cet
homme spirituel, jugeant indigne de donner le nom du tout à cette justice
sensuelle et charnelle, croyait plus à propos de la mettre au rang des choses
qui étaient à lui, que de désigner par elle tout ce qui était en lui. Par ces
mots: que « moi, » dit-il, entendez ce qu'il y a de plus excellent en moi, ce
en quoi je me conserve par la grâce de Dieu, c'est-à-dire mon esprit et ma
raison, et par cette expression, « mon âme, » entendez la partie inférieure qui
anime ma chair, et qui participe à sa concupiscence. Je reconnais que cela
autrefois était moi, mais ce ne l'est plus maintenant, car je ne marche plus
selon la chair, mais selon l'esprit. «Je vis, on plutôt ce n'est plus moi qui
vis, c'est Jésus-Christ qui vit en moi (Gal. II, 28).» C'est moi selon
l'esprit, et ce n'est plus moi selon la chair, car si mon âme a des désirs
charnels, « ce n'est pas moi qui les forme, mais le péché qui habite en moi (Rom.
VII, 17). » Et ainsi, ce qu'il y a de charnel en moi, je ne dis pas que c'est
moi, mais je dis que c'est à moi, et cela n'est pas autre chose que mon âme.
Car les affections charnelles font partie de l'âme, aussi bien que la vie
qu'elle communique au corps. Voilà donc l'âme que saint Paul n'estimait pas
plus que soi, étant prêt non-seulement à se laisser charger de chaînes pour
l'amour de Notre-Seigneur, mais encore à mourir pour lui à Jérusalem, et ainsi
à perdre son âme, selon le conseil du Sauveur. (Matth. X, 39).
10. Quant à vous, si vous vous dépouillez de
votre propre volonté, si vous renoncez parfaitement aux volontés charnelles, si
vous crucifiez votre chair avec ses vices et ses concupiscences, si vous
mortifiez vos membres, tandis que vous êtes sur la terre, vous vous montrerez
imitateur de saint Paul, puisque vous ne ferez pas plus d'état de votre âme que
de vous-même; vous témoignerez encore que vous êtes disciple de Jésus-Christ,
puisque vous la perdez pour votre salut. D'ailleurs, vous ferez plus prudemment
de la perdre pour la conserver que de la conserver pour la perdre; puisque le
Sauveur nous assure que, « celui qui veut sauver son âme la perdra (Matth. XVI,
25). » Que dites-vous ici, vous qui observez les qualités des mets, et négligez
les moeurs? Hippocrate et ses sectateurs enseignent à sauver l'âme en ce monde,
Jésus-Christ et ses disciples à la perdre. Lequel des deux voulez-vous plutôt
suivre pour maître? Celui-là répond assez clairement, qui dit à propos de tout
ce qui se mange. cela nuit aux yeux, ceci à la tête, et cette chose à la
poitrine ou à l'estomac. Chacun parle sans doute, selon ce qu'il a appris de
son maître. Avez-vous lu ces différences dans l'Évangile, dans les prophètes,
ou dans les écrits des apôtres? C'est indubitablement la chair et le sang, non
l'esprit du Père qui vous a révélé cette sagesse. Car c'est là la sagesse de la
chair. Mais écoutez le jugement qu'en font nos médecins à nous: « La sagesse de
la chair, disent-ils, est une mort (Rom. VIII, 5). » Et ailleurs: « La sagesse
de la chair est ennemie de Dieu. » Car faut-il que je vous propose le sentiment
d'Hippocrate et de Gallien ou ceux de l'école d'Épicure? Je suis disciple de
Jésus-Christ, et je parle à des disciples de Jésus-Christ. Je serais coupable,
si je vous enseignais d'autres maximes que les siennes. Épicure travaille pour
la volupté, Hippocrate pour la santé, et Jésus-Christ, mon maître, m'ordonne de
mépriser l'un et l'autre. Hippocrate emploie tout son soin pour conserver la
vie de l'âme dans le corps; Épicure recherche et apprend à rechercher tout ce
qui peut entretenir les plaisirs et les d'élites, et le Sauveur nous avertit de
la perdre.
11. En effet, avez-vous entendu autre chose à
l'école de Jésus-Christ, et qu'y criait-on, il n'y a qu'un moment, sinon: «
Celui qui aime son âme la perdra (Matth. XVI, 25)? » Il la perdra, dit-il, soit
en l'abandonnant comme martyr, ou en l'affligeant comme pénitent; quoique
d'ailleurs ce soit une espèce de martyre de mortifier la chair par l'esprit,
avec ce fer spirituel, qui ne fait pas tant d'horreur que celui qui coupe les
membres du corps, mais qui n'est pas moins pénible, parce qu'il coupe plus
longtemps. Voyez-vous comme cette parole de mon maître condamne la sagesse de
la chair qui fait, ou qu'on se laisse aller à la volupté, ou qu'on recherche la
santé du corps plus qu'il n'est nécessaire. Pour nous montrer que la vraie
sagesse ne se répand pas en voluptés, un sage (Job XXVIII, 15) nous apprend
qu'elle ne se trouve pas même dans la terre de ceux qui mènent une vie de
douceur. Mais celui qui la trouve s'écrie: J'ai aimé la sagesse plus que la
santé et la beauté (Sap. VII, 10). » Mais s'il l'aime plus que la santé et la
beauté, combien, à plus forte raison, l'aime-t-il plus que la. volupté et les
plaisirs déshonnêtes? Mais que sert-il de se sevrer des délices et des
voluptés, si on passe tout son temps à remarquer la diversité des complexions,
et à examiner la différence des mets? Les légumes, dit-on, causent des vents,
le fromage charge l'estomac, le lait fait mal à la tête, la poitrine ne peut
souffrir l'eau pure; les choux engendrent la mélancolie ou échauffent la bile;
les poissons d'étang ou d'eau stagnante ne s'accommodent pas à mon tempérament.
Qu'est-ce donc? ne se trouve-t-il rien dans les fleuves, les champs, les
jardins et les celliers que vous puissiez manger?
12. Considérez, je volts prie, que vous êtes
religieux, non médecin, et que vous ne serez pas jugé sur votre complexion,
mais sur votre profession. Épargnez d'abord, je vous en prie, votre propre
repos; puis la peine de ceux qui vous servent; n'augmentez pas les charges de
la maison; ménagez enfin la conscience, je ne dis pas la vôtre, mais la
conscience de celui qui est assis à table avec vous, et qui, mangeant ce qu'on
lui sert, murmure de la singularité de votre abstinence. Car, soit votre
insupportable superstition, soit la pensée que celui qui a soin de vous
apprêter à manger manque de charité, le scandalise. Votre frère, je le répète,
se scandalise de votre singularité, il juge que vous êtes superstitieux, et que
vous avez voulu avoir des choses superflues, ou il m'accuse de manquer de
charité et de ne pas chercher ce qui est nécessaire à votre nourriture. C'est
en vain que quelques-uns s'autorisent de l'exemple de saint Paul, qui ordonne à
son disciple de ne pas boire d'eau pure, mais « d'user d'un peu de vin, à cause
de son estomac et de ses fréquentes maladies (Tim. V, 23). » Car ils doivent
prendre garde premièrement que ce n'est pas à lui-même que l'Apôtre ordonne
cela, et que le disciple ne le demande pas non plus pour soi. En second lieu,
ce n'est pas à un religieux qu'il donne cet ordre, mais à un évêque, dont la
vie était très-nécessaire à l'Église naissante. Cet évêque, c'était Timothée.
Donnez-moi un Timothée, je le nourrirai d'or et l'abreuverai d'ambre, si vous
voulez. Mais c'est vous qui vous ordonnez cela par une fausse compassion pour
vous. Cette dispense que vous vous accordez m'est suspecte, je l'avoue, et j'appréhende
fort que la prudence de la chair ne se joue de vous sous le voile et le nom de
discrétion. Au moins rappelez-vous, si vous vous appuyez sur la parole de
l'Apôtre pour boire du vin, qu'il ajoute d'en boire peu. En voilà, assez sur ce
sujet. Retournons à l'Épouse, et apprenons d'elle à ne pas garder nos propres
vignes, et cela pour son propre bien (a); surtout nous autres qui semblons être
envoyés pour garder les vignes de l'Époux de l'Église, Jésus-Christ
Notre-Seigneur, qui étant Dieu est élevé au dessus de toutes les créatures et
béni à jamais.
Amen.
Horstius ajoute en cet endroit ces
mots: « Telles que nous les avons décrites en partie, » qui font défaut dans
les premières éditions et dans tous nos manuscrits.
Telle est la leçon des vieux manuscrits
et des premières éditions. Horstius et plusieurs, avec lui ont lu comme s'il y
avait: « Et cela pour notre propre bien.
« 1. Apprenez-moi où est celui qu'aime mon âme, où vous paissez votre
troupeau, où vous vous reposez durant le midi (Cantique I, 6). » Le Verbe, qui
est l'Époux, apparaît souvent aux âmes zélées, et ne leur apparaît pas sous une
seule forme. Pourquoi cela? C'est sans doute parce qu'on ne peut le voir encore
tel qu'il est (I Jean III, 2). Aussi, la vision que nous aurons de lui dans le
ciel demeurera toujours, parce que la forme qu'on verra alors subsistera
toujours. Car il est le Souverain Être, et il ne reçoit aucun changement de ce
qui est, de ce qui a été et de ce qui sera. Otez le passé et l'avenir, où
trouverez-vous place pour le changement et la moindre trace de vicissitude?
Tout ce qui laisse ce qu'il a été pour tendre à ce qu'il doit être, passe par
l'être, mais il n'est pas. Car, comment peut être ce qui ne demeure jamais en
un même état? Ainsi celui-là seul est vraiment qui ne sort pas de ce qu'il a
été pour entrer dans ce qu'il n'est pas, mais dont l'être dure et demeure. Par
cela qu'il n'a pas été, il est de toute éternité, et par cela qu'il ne sera
pas, il est pour toute l'éternité. Et c'est par là qu'il s'approprie le
véritable être, c'est-à-dire l'être incréé, illimité et invariable. Lors donc
que celui qui est ainsi, ou plutôt qui n'est pas ainsi et ainsi, est vu tel
qu'il est, cette vision, comme j'ai dit, demeure toujours, parce qu'elle n'est
mêlée ni altérée d'aucun changement. Et c'est alors qu'un seul et même denier,
celui de l'Évangile, est donné à tous ceux qui le verront ainsi, parce qu'il ne
se présentera à tous que sous une même forme. Car, comme ce qui leur apparaîtra
est invariable en soi, ils le regarderont invariablement, et ceux qui le
verront ne voudront ni ne pourront rien voir de plus agréable et de plus
charmant. Quand donc l'avidité avec laquelle nous le verrons pourra-t-elle être
rassasiée, quand la douceur d'un objet si aimable cessera-t-elle de nous
charmer, quand la vérité frustrera-t-elle nos espérances, quand, enfin,
l'éternité finira-t-elle? Mais, si le pouvoir et la volonté de le voir
s'étendent jusques dans l'éternité, notre félicité ne sera-t-elle pas
consommée? Que manquera-t-il, en effet, à ceux qui le verront toujours, ou que
restera-t-il à désirer à ceux qui le voudront toujours voir?
2. Mais cette vision bienheureuse n'est pas pour
la vie présente, elle est réservée pour l'autre, à ceux-là qui peuvent dire: «
Nous savons que lorsqu'il apparaîtra dans sa gloire, nous serons semblables à
lui, parce que nous le verrons tel qu'il est (I Jean III, 2). » Maintenant, il
apparaît à qui il veut, mais c'est en la manière qu'il veut, non pas tel qu'il
est. Il n'est sage, ni saint, ni prophète, qui puisse ou qui ait pu (a) le
voir en ce corps mortel, tel qu'il est; mais celui qui en sera digne, le pourra
voir, quand son corps sera devenu immortel. On le voit, non pas tel qu'il est
en effet. Car, quoique vous voyiez le soleil tous les jours, vous lie l'avez
jamais vu pourtant tel qu'il est, mais seulement tel qu'il éclaire l'air, une
montagne, une pierre. Et vous ne pourriez pas même le voir de la sorte, si la
lumière de votre corps, qui est votre oeil, ne ressemblait en quelque façon à
cette lumière céleste, par la sérénité et la clarté qui lui est naturelle. Car
nul autre membre du corps n'est capable de cette lumière, à cause de sa grande
disproportion avec elle. Et l'œil même, lorsqu'il est trouble, ne peut recevoir
la lumière, parce qu'il a perdu sa ressemblance avec elle. Ainsi celui qui a
l'œil trouble ne voit pas le soleil qui est clair, à cause de la disconvenance
qu'il a avec lui, mais il le voit, lorsque son oeil est clair, à cause de
quelque ressemblance entre ces deux corps. Et si l'oeil était aussi pur que
lui, il le verrait tel qu'il est sans s'éblouir, à cause de l'entier rapport
qu'il aurait avec lui. De même celui qui est éclairé par le soleil de justice,
qui éclaire tout homme venant en ce monde, peut le voir ici-bas tel qu'il
éclaire, parce qu'il lui est semblable en quelque chose; mais il ne peut le
voir tel qu'il est en effet, parce qu'il ne lui est pas tout à fait semblable.
Voilà pourquoi le Prophète dit: «Approchez-vous de lui, et vous serez éclairés,
et vos yeux ne seront pas éblouis (Psaume III, 5). » Cela est vrai, pourvu que
nous soyons éclairés autant qu'il en est besoin, afin que « contemplant la
gloire de Dieu à face dévoilée; nous soyons transformés en son image et nous
passions de clarté en clarté, comme conduits par l'esprit du Seigneur (II Cor.
III, 28). »
(a) On peut voir à ce sujet ce que saint Bernard
rapporte de saint Benoît dans le neuvième de ses sermons divers, de même que ce
qu'il dit plus loin de Moïse dans son trente-troisième sermon sur le Cantique
des cantiques, n. 6, et dans son sermon trente-quatrième, n. 1
3. Il faut donc s'approcher de lui avec respect,
non se précipiter avec effronterie, de peur que, voulant sonder sans retenue
cette haute majesté, on ne demeure accablé sous le poids de sa gloire (Prov.
XXV, 27). Et il ne faut pas s'approcher de lui par un changement de lieux, mais
par les diverses clartés, et clartés non corporelles, mais spirituelles, comme
étant conduits par l'esprit du Seigneur. Je dis par l'esprit du Seigneur, non
par le nôtre, quoique cela se passe dans le nôtre. Ainsi celui qui est plus
lumineux est plus proche de Dieu; et celui-là est arrivé jusqu'à lui, qui a
atteint le souverain degré de clarté. Mais le voir tel qu'il est, quand nous
serons en sa présence, ce n'est pas autre chose qu'être tels qu'il est, et
n'être éblouis par aucune dissemblance, mais ce ne sera que dans le ciel, comme
je l'ai dit, que nous jouirons d'un si grand bonheur. Cependant cette grande
variété de formes, et ce nombre presque infini d'espèces différentes, qui se
trouvent dans les créatures, qu'est-ce autre chose en quelque sorte que des
rayons de la Divinité, qui montrent que celui de qui elles tiennent l'être est
vraiment, mais qui ne font pas voir absolument ce qu'il est? C'est pourquoi
vous voyez quelque chose de lui, mais vous ne le voyez pas lui-même. Et lorsque
vous voyez quelque chose de celui que vous ne voyez pas, vous êtes assuré de
son existence, et cela doit vous porter à le chercher; celui qui la cherche en
recevra des récompenses et des grâces, mais celui qui néglige de le chercher ne
saurait trouver une excuse dans son ignorance. Mais cette façon de le voir est
commune. Car il est aisé, selon l'Apôtre, à tous ceux qui ont l'usage de la
raison, « de contempler les perfections invisibles de Dieu dans les beautés
visibles des créatures (Rom. I, 20). »
4. C'était sans doute d'une antre manière que
Dieu daignait autrefois accorder aux patriarches, de jouir souvent et
familièrement de sa présence, pour satisfaire l'ardeur de leur zèle et de leur
amour, quoique alors il ne se montrât pas à eux tel qu'il est, mais tel qu'il
lui plaisait de paraître. Et il ne se montrait pas à tous d'une manière, mais,
comme dit l'Apôtre, « en différentes façons et sous diverses formes (Heb. I,
1), » bien qu'il soit un en soi, ainsi qu'il le dit lui-même à Israël en ces
termes: « Le Seigneur votre Dieu est un seul Dieu (Deut. VI, 3). » Ces
apparitions n'étaient pas communes, à la vérité, néanmoins elles se faisaient
au dehors par des images sensibles, ou par des voix qui résonnaient aux
oreilles. Mais il y a une autre manière de voir Dieu, qui diffère d'autant plus
de celles-là, qu'elle est plus intérieure, et c'est lorsque Dieu par lui-même
daigne visiter l'âme qui le cherche, mais qui le cherche avec toute l'ardeur de
ses désirs et de son amour. Or voici le signe de sa venue dans l'âme., comme
nous l'apprenons de celui qui l'avait expérimenté: « Le feu marchera devant
lui, et dévorera ses ennemis tout à l'entour (Psaume XCVI, 3). » Car il faut
que toute âme en laquelle il doit venir prévienne son avènement par des désirs
si ardents, qu'ils consument toute l'impureté de ses vices, et préparent ainsi
un lieu pour le Seigneur. L'âme sait que le Seigneur est proche lorsqu'elle se
sent embrasée de ce feu, et qu'elle dit avec le Prophète: « Il a envoyé d'en
haut son feu dans la moëlle de mes os, et il m'a enseigné ce que je dois faire
(Thren. I, 13). » Et encore: « Mon coeur s'est échauffé en moi, et ce feu
s'enflamme de plus en plus dans ma méditation (Psaume XXXVIII, 4). »
5. Après qu'une âme a poussé ainsi de fréquents
soupirs, ou plutôt a prié et s'est affligée sans relâche dans la violence de
ses désirs, s'il arrive quelquefois que celui qu'elle a tant désiré et tant
cherché ayant compassion de ses peines, se présente à elle, je crois qu'elle
peut dire avec Jérémie, instruite par sa propre expérience: « Vous êtes bon,
Seigneur, à ceux qui espèrent en vous, et à toute âme qui vous cherche (Thren.
III, 25) ! » Son bon ange, un des compagnons de l'Époux, qui lui a été envoyé
pour être le ministre et le témoin de cette entrevue secrète, n'est-il pas ravi
de joie, et ne tressaille-t-il pas d'allégresse par la part qu'il prend à une.
si grande faveur? Sans doute alors, se tournant vers le Seigneur, il lui dit:
Je vous rends grâces, ô Dieu d'une majesté infinie, de ce que vous avez exaucé
les désirs de cette âme, et ne l'avez pas privée de ce qu'elle vous demandait
dans ses voeux et ses prières. C'est cet ange qui, la suivant soigneusement
partout, ne cesse de l'exciter et de la presser de ses fréquentes inspirations,
en lui disant: «Réjouissez-vous dans le Seigneur, et il vous accordera ce que
vous lui demanderez (Psaume XXXVI, 4): » ou bien: « Attendez le Seigneur et
gardez ses préceptes (Hib). » Et encore: « S'il diffère à venir, attendez-le,
car il viendra bientôt, et il ne tardera pas (Habac. II, 3); » ou bien,
s'adressant au Seigneur il lui dit: « Comme une biche soupire avec ardeur après
les eaux des torrents, cette âme soupire après vous mon Dieu (Psaume XLI, 1). »
Elle a aspiré après vous durant toute la nuit, et votre esprit qui habite dans
le fond de son coeur l'a éveillée dès le matin pour vous chercher. Elle a tenu
tout le jour ses mains levées vers vous, accordez-lui ce qu'elle vous demande,
car elle crie et soupire après vous. Tournez-vous un peu vers elle;
laissez-vous fléchir à ses prières; regardez du haut du ciel, voyez et visitez
cette pauvre âme désolée. Fidèle paranymphe, il est témoin de cet amour mutuel,
sans en être jaloux, et, bien loin de travailler pour ses intérêts, il ne
recherche que ceux, de son maître. Il va et vient de l'Époux à l'Épouse,
offrant les voeux de l'un et rapportant les grâces de l'autre.
Il excite celle-là et apaise celui-ci. Quelquefois même, quoique
rarement, il les fait voir l'un à l'autre, soit en la ravissant, soit en lui
amenant son bien-aimé. Car il est comme domestique, et connu dans le palais du
roi; il ne craint aucun refus, et il voit tous les jours la face du Père.
6. Mais vous, gardez-vous bien de croire que
nous pensions qu'il y ait rien de corporel ou d'imaginaire dans ce mélange du
Verbe et de l'âme. Nous ne disons que ce que l'Apôtre a dit, a celui qui adhère
à Dieu ne fait qu'un même esprit avec lui (I Cor. VI, 17). » Nous exprimons
comme nous pouvons, le ravissement en Dieu d'une âme pure, ou la bienheureuse
descente que Dieu fait dans cette âme, en comparant ce qui est spirituel à des
choses spirituelles. Cette union se fait donc en esprit, parce que Dieu est
esprit, et il est esprit d'amour pour la beauté de cette âme, qu'il voit
peut-être marcher selon l'Esprit, et qui n'accomplit pas les désirs de la
chair; surtout s'il reconnaît qu'elle brûle d'amour pour lui. Une âme en cet
état, et si fort aimée de son Dieu, est loin de se contenter que son Époux se
manifeste à elle, de la manière commune à plusieurs, parles choses créées, ou
de celle qui a été particulière à quelques personnes, par les visions et par
les songes; elle veut que, par un privilège spécial, il descende en elle du
haut du ciel, qu'il la pénètre intimement et jusqu'au plus profond de son
coeur, elle veut que celui qu'elle désire ne se montre pas à elle soum une
figure extérieure, mais qu'il se fasse comme une infusion. de lui en elle;
qu'il ne lui apparaisse pas, mais qu'il la pénètre;car on ne peut douter qu'il
soit plus agréable au dedans qu'au dehors. Car le Verbe ne résonne pas aux.
oreilles, mais perce le coeur; il n'est pas loquace, mais efficace; il ne fait
pas de bruit, mais il est doux à l'âme. C'est un visage qui n'a pas de forme,
mais qui forme, qui ne frappe pas les yeux du corps, mais qui remplit le coeur
de joie, que l'amour, non la beauté extérieure rend agréable.
7. Je ne puis pas dire néanmoins qu'alors même
il se montre tel qu'il est, quoique de cette sorte, il ne se fasse pas voir
autre qu'il est. Car bien qu'une âme soit très-dévote, ce n'est pas à dire
pourtant qu'il se montre aussitôt ainsi à elle, ni même qu'il se montre à
toutes d'une même façon. Car, selon que les désirs d'une âme varient, le goût
de la présence divine varie aussi, et cette douceur céleste flatte diversement
le palais de l'esprit, selon les différentes choses qu'il souhaite. Aussi vous
avez pu remarquer dans ce chant d'amour combien de fois il a changé de visage,
en combien de formes agréables il a daigné se transformer devant sa bien-aimée,
et comment, ainsi qu'un époux modeste, tantôt il désire jouir en secret des embrassements
d'une âme sainte, et prend plaisir à lui donner de chastes baisers, tantôt il
se change en médecin, avec ses huiles et ses parfums, à cause sans doute des
âmes tendres et faibles qui ont encore besoin de ces fomentations et de ces
remèdes, d'où vient qu'elles sont désignées par le nom de jeunes filles, qui
semble marquer quelque délicatesse. Si quelqu'un en murmure on lui dira que «
ce ne sont pas ceux qui se portent bien qui ont besoin de médecin, mais ceux
qui sont malades (Matth. IX, 12). » Tantôt il se présente comme un voyageur, se
joint à l'Épouse et aux jeunes filles qui marchent ensemble, et délasse cette
troupe bienheureuse de la fatigue du chemin par la douceur de ses entretiens et
de ses discours, en sorte que lorsqu'il s'en va toutes s'écrient: « Ne
sentions-nous pas notre coeur s'enflammer en nous, lorsqu'il nous parlait de
Jésus dans le chemin (Luc. XXIV, 32)? » Que sa compagnie est charmante, puisque
par la douceur de ses discours et de ses moeurs, comme parla senteur des
parfums délicieux, il excite tout le monde à courir après lui! C'est ce qui
leur fait dire: « Nous courons dans l'odeur de vos parfums (Cantique I, 3). »
Quelquefois aussi il se présente comme un riche père de famille qui a des
provisions en abondance dans sa maison, ou plutôt comme un roi magnifique et
puissant qui semble relever la timidité de l'Épouse qui est pauvre, exciter ses
désirs en lui découvrant tous les trésors de sa gloire, la richesse de ses
pressoirs et de ses celliers, l'abondance de ses jardins et de ses terres, et
en la faisant même entrer dans l'intérieur de sa chambre. Car son Époux à toute
sorte de confiance en elle, et il estime qu'il ne doit rien cacher à celle
qu'il a rachetée de la pauvreté, dont il a éprouvé la fidélité, et qu'il couvre
de ses baisers, tant elle lui semble aimable. Voilà comment il ne cesse pas de
se montrer intérieurement, d'une manière ou d'une autre, à ceux qui le
cherchent, et d'accomplir ces paroles: « Je suis avec vous jusqu'à la
consommation des siècles (Matth. XXVIII, 20.)
8. En tout cela il est plein de douceur, de
charme et de miséricorde. Cardans les baisers, il témoigne son amour et sa
tendresse, et dans l'huile, dans ses parfums et dans ses autres médicaments, il
fait voir qu'il est clément et qu'il a des entrailles de charité et de
compassion. Enfin dans le chemin il est gai, affable, plein de grâce et de
bonté; dans l'étalage de ses richesses et de ses possessions, il fait voir
qu'il est libéral, et qu'il donne des récompenses proportionnées à sa royale
magnificence, C'est ainsi que partout dans ce Cantique vous trouverez le Verbe
figuré sous ces sortes de ressemblances. C'est, je crois, ce que le Prophète a
voulu marquer quand il a dit: « Notre-Seigneur Christ est un esprit présent
devant nous, nous vivons dans son ombre parmi les nations (Thren. IV, 20), »
parce que nous ne le voyons maintenant que comme dans un miroir et en énigme,
non pas encore face a face; mais cela ne doit durer que tant que nous vivrons parmi
les nations. Car il n'en ira pas ainsi parmi les anges, lorsque, possédant une
félicité en tout pareille à la leur, nous le verrons aussi bien qu'eux tel
qu'il est, c'est-à-dire en la forme de Dieu, non sous des ombres. En effet,
comme nous le disons, les anciens n'avaient que l'ombre et la figure, mais que
nous, grâce à Jésus-Christ qui s'est rendu présent par la chair, nous possédons
la vérité même; ainsi on ne peut nier que nous-mêmes, à l'égard du siècle à
venir, nous ne vivions dans l'ombre de la vérité; à moins qu'on ne veuille
contredire;l'Apôtre qui dit: « En partie nous connaissons, et en partie nous
devinons (I Cor. XIII, 9); » Et encore « Je ne crois pas l'avoir compris
(Philip. III, 13). » Car comment n'y aurait-il pas de différence entre ceux qui
marchent par la, foi, et ceux qui voient clairement ce qui est l'objet de notre
foi? Ainsi le juste vit de la foi, et le bienheureux se réjouit de voir ce qui
fait l'objet de cette foi. C'est pourquoi l'homme de bien vit ici bas dans
l'ombre de Jésus-Christ, et l'ange se glorifie de contempler la splendeur de sa
face immortelle et glorieuse.
9. Mais on ne peut nier que l'ombre de la foi
soit bonne, puisqu'elle tempère la lumière qui éblouirait nos yeux faibles et
débiles, et les prépare à supporter l'éclat de cette lumière. Car il est écrit,
« que la foi purifie le coeur (Act. XV, 9). » Ainsi la foi n'éteint pas la
lumière, elle la conserve. Tout ce que l'ange voit, quelque grand que ce puisse
être, l'ombre de la foi me le garde, et le met comme en dépôt dans son sein
fidèle, pour me le découvrir quand il en sera temps. Ne vous est-il pas
avantageux de posséder, quoique sans le voir, ce que vous ne pourriez
comprendre quand il serait découvert. La Mère même du Seigneur vivait dans
l'ombre de la foi, puisqu'on lui dit: « Vous êtes bien heureuse d'avoir cru
(Luc. I, 54). » Elle vécût aussi dans l'ombre projetée sur elle par le Corps de
Jésus-Christ, suivant ces paroles de l'ange: « La vertu du Très-Haut vous
environnera de son ombre (Ibid). » Or ce n'est pas une ombre méprisable, que
celle qui vient de la vertu du Très-Haut. Il y avait vraiment une grande vertu
dans la chair de Jésus-Christ, puisqu'elle a environné la Vierge de son ombre,
et, ce qui eût été absolument impossible à une femme mortelle, par l'interposition
de ce corps vivifiant, lui a permis de soutenir la présence et la lumière
inaccessible de son adorable Majesté. Oui, c'était une vraie vertu, puisque par
elle toutes les forces ennemies ont été domptées; c'est une vertu et une ombre
qui chasse les démons, et qui sert de protection aux hommes, ou du moins c'est
une vertu qui donne la vie, et une ombre qui procure une agréable fraîcheur.
10. Nous vivons donc dans l'ombre de
Jésus-Christ, nous qui marchions par la foi, et qui nous nourrissons de sa
chair, pour vivre de la vie divine. Car la chair de Jésus-Christ est vraiment
une nourriture (Jean VI, 54). Et peut-être est-ce pour cela même qu'en cet
endroit il est dépeint sous la figure d'un pasteur, et que l'Épouse semble lui
adresser ces paroles comme à un pasteur; « Enseignez-moi où vous paissez, et où
vous reposez durant le midi.» Que ce pointteur-là est bon, puisqu'il donne sa
vie pour ses brebis (Jean X, 12); sa vie pour les racheter, sa chair pour les
nourrir. Chose étonnante: il est le pasteur, les pâturages et la rédemption.
Mais ce discours prend de bien grandes proportions, la matière en est si vaste
et enferme de si grandes choses, qu'on ne peut les expliquer en peu de mots.
Aussi me vois-je contraint de l'interrompre plutôt que de le finir. Mais il
faut, puisque ce sujet n'est pas achevé, que la mémoire veille, afin que je
puisse reprendre et continuer où j'en suis demeuré, selon les forces que m'en
donnera Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui est l'époux de l'Eglise, Dieu élevé au
dessus de tout et béni dans tous les siècles des siècles.
Amen.
1. «Apprenez-moi où vous paissez votre troupeau,
et où vous reposez durant le midi (Cantique I, 6). » C'est là que nous en
sommes restés; c'est de là que notas devons partir pour en venir à ce qui nous
reste à dire. Mais avant de commencer à parler de cette vision et de cet
entretien, je crois qu'il ne sera pas mauvais de reprendre, en peu de mots, les
autres visions précédentes, et de montrer comment elles peuvent nous être.
appropriées spirituellement, selon les voeux et les mérites de chacun, afin
que, les ayant comprises, si toutefois Dieu nous en fait la grâce, nous
entendions plus aisément ce que nous avons à dire ensuite. Mais cela est
très-difficile, car les paroles dont on se sert pour exprimer ces visions ou
ces ressemblances, font entendre des choses corporelles, et sont corporelles
elles-mêmes; et néanmoins ce qu'on nous veut faire comprendre par elles est
spirituel, et c'est l'esprit qui en doit chercher les causes et les raisons.
Or, qui est capable de souder et de comprendre tant de différents mouvements et
progrès de l'âme, par lesquels cette grâce de la présence si variée de l'Époux
nous est dispensée? Néanmoins, si nous rentrons en nous-mêmes, et que le
Saint-Esprit daigne nous montrer par sa lumière ce qu'il ne dédaigne pas de
faire continuellement en nous par son opération, j'espère que nous ne serons
pas entièrement privés de l'intelligence de ces choses. Car j'aime à croire que
nous n'avons pas reçu l'esprit de ce monde, mais l'esprit de Dieu, pour savoir
quels sont les dons que Dieu nous a faits (II Cor. II, 12).
2. Si donc quelqu'un de nous trouve avec le
Prophète, que ce lui est un grand bien d'être étroitement uni à Dieu, et, pour
parler plus clairement, s'il y a quelqu'un parmi nous de tellement rempli de
zèle, qu'il désire sortir de ce corps mortel, et être avec Jésus-Christ, mais
qui le désire fortement, qui en ait une soif ardente, et médite sans cesse sur
ce sujet, celui-là sans doute ne recevra pas le Verbe autrement que sous la
forme d'Époux, lorsqu'il sera visité par lui, c'est-à-4ire dans le temps où il
se sentira étreindre au dedans comme avec les bras de la sagesse, et qu'il
recevra l'infusion de la douceur d'un saint amour. Car les désirs de son cœur
se trouveront exaucés, quoiqu'il soit encore dans ce corps, comme dans un lieu
de bannissement, qu'il ne possède l'Époux qu'en partie, et pour un temps, et
même pour un temps fort court. Car après avoir été cherché avec beaucoup de
veilles et de prières, de travaux et de larmes, il se présente enfin à l'âme,
tout d'un coup, lorsqu'on croit le posséder, il s'échappe; mais il se présente
de nouveau à celui qui pleure, et qui le poursuit de tous côtés, il se laisse
prendre par lui, mais non pas retenir, car il s'échappe encore tout d'un coup
de ses mains. Si l'âme dévote persiste à prier et à gémir, il retourne à elle,
ne la prive pas du fruit de ses oraisons, mais il disparaît aussitôt, et ne
revient plus jusqu'à ce qu'elle le cherche encore par tous les désirs de son
coeur. Ainsi dans ce corps on peut ressentir souvent la joie de la présence de
l'Époux, mais on n'en peut pas jouir pleinement, parce que si sa vue réjouit
l'âme, les alternatives de présence et d'absence l'attristent aussi. Et
l'Épouse sera toujours dans cette peine jusqu'à ce que s'étant une fois
dépouillée du fardeau si pesant de cette masse grossière et terrestre, elle
s'envole, pour ainsi dire, et soit portée, si je puis parler ainsi, sur les
ailes de ses désirs, pour jouir librement dans la contemplation comme un oiseau
qui plane clans l'air, et suive en esprit son bien-aimé partout où il ira, sans
que rien l'empêche et la retienne.
3. Toutefois il ne se présente pas, même en
passant, à toutes sortes d'âmes, mais à celle-là seulement qu'une grande
dévotion, un désir véhément, et un amour plein de douceur et de tendresse
témoignent qu'elle est son Épouse, et digne que le Verbe, dans toute sa beauté,
la visite sous la forme d'Époux. Car celui qui n'est pas encore dans cet état,
mais qui, touché de componction au souvenir de ses péchés, prie Dieu dans
l'amertume de son âme, de vouloir bien ne pas le condamner (Job. X, 2), ou qui
peut-être souffre encore de violentes tentations, étant comme attiré et
entraîné par sa propre concupiscence, celui-là ne cherche pas un Époux, mais nu
médecin, et il ne recevra pas des baisers ou des embrassements, mais seulement
des remèdes pour guérir ses plaies, de l'huile et des onguents. N'est-ce point
là la disposition où nous nous trouvons souvent dans nos prières; nous qui
sommes encore tous les jours ou tentés par les passions qui sont en nous, on
touchés de regret au souvenir de nos excès passés. De quelle amertume
m'avez-vous souvent délivré, Seigneur Jésus, en daignant venir dans mon âme?
Combien de fois, après avoir versé des ruisseaux de larmes, après avoir poussé
mille gémissements et mille sanglots, vous ai-je senti répandre dans mon âme
blessée l'onction de votre miséricorde, et la remplir d'une huile de joie?
Combien de fois me suis-je mis à prier en désespérer presque de mon salut; et,
au sortir de nia prière, me suis-je trouvé plein de joie et de l'espérance du
pardon? Ceux qui sont glana une semblable disposition savent que le Seigneur
Jésus est vraiment un médecin qui guérit ceux qui ont le coeur blessé, et qui
traite leurs plaies et leurs blessures (Psaume CXLVI, 8). Que ceux qui ne l'ont
pas éprouvé s'en rapportent à celui qui dit. « L'esprit du Seigneur me rempli
de son onction; il m'a envoyé pour annoncer d'heureuses nouvelles à ceux qui
sont doux et pacifiques, et pour guérir ceux qui ont le coeur contrit et brisé
(Isaïe LXI, 2). » S'ils en doutent encore, qu'ils s'approchent au moins et en
fassent l'essai, et qu'ils apprennent par eux-mêmes le sens de ces paroles: «
J'aime mieux la miséricorde que le sacrifice (Matth. IX, 13). » Mais
poursuivons.
4. Il y en a qui étant las des exercices
spirituels, et tombant dans la tiédeur, dans une espèce d'abattement et de
défaillance, marchent avec tristesse dans les voies du Seigneur, ne font ce qui
leur est commandé qu'avec un coeur sec et ennuyé, murmurent souvent et se
plaignent que les jours et les nuits sont longues, avec le saint homme Job qui
disait: « Lorsque je suis couché, je dis quand me lèverai-je? et quand je suis
levé, j'attends le soir avec impatience (Job VII, 4). » Lorsqu'une âme est en
cet état, si le Seigneur, touché de compassion, s'approche d'elle dans le
chemin où elle marche, et que celui qui est du ciel commente à lui parler des
choses du ciel, ou à lui chanter quelque air charmant des cantiques de Sion, à
l'entretenir même de la cité de paix, de l'éternité de cette paix, et du
bonheur qu'il y a à la posséder, cet entretien agréable semblera lifte douce
litière à cette âme endormie et paresseuse, et chassera tout l'ennui de son
esprit, et toute la lassitude de son corps. Ne vous semble-t-il pas que celui
qui disait: « Mon âme s'endort d'ennui et de chagrin, fortifiez-moi, s'il vous
plait, par vos paroles (Psaume CXVIII, 28), » en était là, éprouvait et
demandait quelque chose de semblable? Et lorsqu'elle aura obtenu cette grâce,
ne s'écriera-t-elle pas: Seigneur, combien j'aime votre Loi ! je la médite
durant tout le jour. Car nos méditations sur le Verbe qui est l'Époux, sur sa
gloire, sa beauté, sa puissance et sa majesté adorable, sont autant de paroles qu'il
dit à notre âme. Et ce n'est pas seulement alors qu'il nous parle; mais quand
nous repassons avec ardeur dans notre esprit ses oracles et ses jugements, et
que nous méditons nuit et jour sur la loi, sachons que certainement l'Époux est
présent et qu'il nous parle pour que la douceur de ses discours nous empêche de
nous lasser de nos travaux.
5. Pour vous, quand vous sentez que ces choses
se passent dans votre esprit, ne croyez pas que ces pensées sont de vous,
reconnaissez qu'elles sont de celui qui dit par le Prophète. « C'est moi qui
fais entendre à l'âme, des paroles de justice (Isaïe LXIII, 1). » Car les
pensées de notre esprit ont une grande ressemblance avec les paroles de la
vérité qui parie en nous; et nul ne discerne aisément ce que son coeur produit
au dedans, d'avec ce qu'il entend, s'il n'a sagement remarqué ce que le
Seigneur dit dans l'Évangile: « Que les mauvaises pensées naissent du cœur
(Matth. XV, 9). » Et ailleurs: « Pourquoi pensez-vous du mal dans vos coeurs
(Jean VIII, 44)? » Ou bien encore: « Celui qui ment parle de lui-même, » Et
cette remarque de l'Apôtre: « Nous ne sommes pas capables de penser rien de bon
de nous-mêmes, comme de nous-mêmes, mais cette capacité nous vient de Dieu (II
Cor. III, 15). » Lors donc que nous pensons à de mauvaises choses, cette pensée
est de nous; et lorsque nous pensons à quelque chose de bon, cette pensée vient
de Dieu. La première part de notre coeur, et celle-ci notre cœur l'entend. «
J'écouterai, dit le Prophète, ce que le Seigneur Dieu dira dans mon coeur. Car
il ne parlera que de ce qui concerne la paix de son peuple (Psalm. XLVIII, 9).
» Ainsi c'est Dieu qui produit en nous des pensées de paix, de piété et de
justice; quant à nous, nous n'avons pas ces pensées-là de nous-mêmes, mais nous
les recevons en nous. Mais pour ce qui est des homicides, des adultères, des
larcins, des blasphèmes et des autres choses semblables, ce sont des paroles
sorties de notre cœur (Matth. XV, 19), nous ne les avons pas entendues en nous,
mais nous les faisons entendre dans notre coeur. «Car l'insensé dit en
soi-même, il n'y a pas de Dieu (Psalm. XIII, 1). » Et, « C'est pour cela que
l'impie a irrité Dieu, parce qu'il a dit en son coeur, il ne recherchera pas
mes mauvaises actions (Psal IX, 13). » Mais il y a encore une autre parole, qui
se sent dans le coeur, et qui n'est pas un mot du coeur, car elle n'en sort pas
comme nos pensées, et ce n'est pas celle dont nous avons parlé, qui se fait
entendre au cœur et qui est la parole du Verbe, car celle dont nous parlons est
mauvaise. Elle est produite par des puissances ennemies, et ce sont les
inspirations des mauvais anges, comme celle, par exemple, de trahir le Seigneur
Jésus, que selon l'Évangile, le Diable inspira au cœur de Judas Iscariote, de
trahir le Seigneur Jésus.
6. Mais qui peut tellement veiller sur soi-même
et observer avec tant de soins sous les mouvements intérieurs qui se passent en
soi, ou qui viennent de soi que, à chaque désir illicite, il -discerne
clairement ce qui vient de la maladie de son esprit, ou des morsures du
serpent? Je ne crois pas que cela soit possible à aucun homme, si ce n'est à
celui, qui, étant éclairé par le Saint-Esprit, a reçu par une grâce spéciale ce
don que l'Apôtre dans le dénombrement qu'il en fait, appelle le discernement
des esprits (I Cor. XII, 10). En effet, quelque soin qu'un homme apporte à
garder son coeur, et à observer avec une grande vigilance tout ce qui s'y
passe, quand même il s'y serait exercé depuis longtemps, et qu'il en aurait
toute l'expérience imaginable, il ne pourra pas néanmoins faire en soi un
discernement juste et certain entre le mal qui naît de son propre fonds, et
celui qui lui a été communiqué d'ailleurs. Car, comme dit le Prophète, qui peut
connaître d'où procèdent les péchés (Psaume XVIII, 13)? Après tout, il
n'importe pas beaucoup que nous sachions d'où vient le mal qui est en nous, ce
qui importe c'est que nous sachions qu'il y est; et, de quelque part qu'il
vienne, ce que nous avons de mieux à faire, c'est de veiller et de prier afin
de n'y pas consentir. Le prophète prie Dieu de le délivrer de l'un et de
l'autre mal, quand il dit: « Purifiez-moi, Seigneur, de mes fautes secrètes, et
préservez votre serviteur de celles d'autrui (Psaume Ibid. 12). » Je ne
saurais, quant à moi, vous donner une connaissance que je n'ai par reçue
moimême. Or, j'avoue que je n'ai pas de règle pour discerner certainement les
productions du coeur, des semences de l'ennemi. Car l'un et l'autre mal est un
mal; l'un et l'autre naît d'un mauvais principe, l'un et l'autre est dans le
coeur; seulement l'un et l'autre ne vient pas du coeur. Je sais que cela est en
moi, bien que je ne sache pas ce que je dois attribuer soit à mon coeur, soit à
l'ennemi. Mais à cela, comme j'ai dit, il n'y a nul danger.
7. Mais il y a un autre pas où il serait
non-seulement dangereux, mais damnable de se tromper, aussi avons-nous reçu une
règle assurée pour ne nous pas attribuer ce qui est de Dieu en nous, et ne pas
croire que la visite du Verbe est notre pensée. Autant donc, le bien est
différent du mal, autant ces deux choses sont différentes entre elles, parce
que ni le mal ne peut venir du Verbe, ni le bien, du coeur, s'il ne l'a conçu
auparavant par le Verbe: un bon arbre ne pouvant porter de mauvais fruit, ni un
mauvais arbre, de bon fruit (Matth. VII, 18). Mais je crois avoir assez parlé
de ce qu'il y a de Dieu ou de nous, en notre coeur, et je pense que ce que nous
en avons dit n'est pas inutile, et qu'il peut servir à faire voir aux ennemis
de la grâce (a),
que sans la grâce, le coeur de l'homme n'est pas capable d'avoir une bonne
pensée, que cette capacité lui vient de Dieu, et que c'est l'effet de la voix
de Dieu, non la production de son coeur. Vous donc, lorsque vous entendrez sa
voix, vous n'ignorerez plus maintenant d'où elle vient, ni où elle va, vous
saurez qu'elle vient de Dieu, et qu'elle va au coeur. Prenez garde seulement,
que la par, le qui sort de la bouche de Dieu ne retourne pas à lui sans effet,
mais qu'elle ait un bon succès, et qu'elle fasse toutes les choses, pour
lesquelles il l'a envoyée, afin que vous puissiez dire avec l'Apôtre: « La
grâce de Dieu n'a pas été inutile en moi (I Cor. XV, 10). » Heureuse l'âme à
qui le Verbe, tenant toujours compagnie, se montre partout affable, et qui,
sans cesse charmée de la douceur de son entretien, s'affranchit à tout moment
de la tyrannie de la chair et des vices, et rachète le temps parce que les
jours sont mauvais. Elle ne se lassera pas, parce que, comme dit l'Écriture «
Quoiqu'il arrive au juste, il ne s'en attristera pas (Prov. XII, 21). »
8. Mais je crois que l’Èpoux parait sous la
figure d'un grand père de famille, ou d'un roi plein de majesté, à ceux qui ont
le coeur noble, et une grande liberté d'esprit, et qui, ayant acquis par la pureté
de leur conscience, une grandeur de courage extraordinaire, out coutume de
faire des entreprises hardies, et ne sont pas satisfaits, si, par une louable
curiosité, ils n'ont pénétré les choses les plus secrètes, compris les plus
sublimes, et atteint jusqu'à la vertu la plus parfaite. Car la grandeur de leur
foi fait qu'ils sont trouvés dignes d'être remplis de la plénitude de tous
biens, et il n'y a rien de si rare dans tous les trésors de la sagesse, dont le
Seigneur Dieu des sciences croie devoir exclure ces âmes héroïques, embrasées
d'amour pour la vérité, et exemptes de toute vanité. Tel était Moïse qui osait
dire à Dieu: « Si j'ai trouvé grâce devant vos veux, montrez-vous vous-même à
moi (Exod. XXXIII, 19). » Tel était Philippe qui demandait à Jésus-Christ de
lui faire voir son Père à lui et. à ceux qui étaient avec lui. Tel encore saint
Thomas qui refusait de croire, s'il ne touchait pas de ses propres mains les
plaies et le côté percé de son Maître (Joan, XX, 25). C'était un manque de foi,
mais cela venait, d'une grandeur d'âme (b) tout à fait merveilleuse. Tel était aussi
David, quand il disait à Dieu: « Tous les désirs de mon coeur tendent vers
vous; mes yeux vous ont cherché, je chercherai, Seigneur, votre face adorable
(Psaume XXVI, 8). » Ces hommes osent aspirer à de grandes choses, parce qu'ils
sont grands, et ils obtiennent ce qu'ils osent demander, selon la promesse qui
leur en a été faite en ces termes: « Tous les lieux que vous foulerez de vos
pieds seront à vous (Deut. I, 36). » Car une grande foi mérite de grandes
récompenses, et on possède les biens du Seigneur à proportion qu'on les couvre
du pied de l'espérance.
(a) Allusion à Abélard, je pense, qui réduisait la
grâce de Jésus-Christ à peu prés à la raison donnée à l'homme et aux bons
exemples du Sauveur, ainsi que nous l'avens déjà fait remarquer dons le tome
if, à propos du onzième opuscule de saint Bernard,
9. Ainsi Dieu parle à Moïse bouche à bouche, et celui-ci
mérite de voir le Seigneur clairement, non en énigmes ou en figures (Num. XII,
8), au lieu qu'il ne se montre, dit-il, qu'en vision aux autres prophètes, et
ne leur parle qu'en songe. Saint Philippe pareillement, selon la demande qu'il
en avait faite, vit le Père dans le Fils, quand il lui fut répondu: « Philippe,
qui me voit, voit mon Père, parce que je suis dans mon Père, et mon Père est en
moi (Jean XIV, 7). » Il se donna aussi à toucher à saint Thomas suivant le
désir de son coeur, et il ne le priva pas du fruit de sa prière (Jean XX, 27).
Que dirai-je de David? Ne marque-t-il pas aussi qu'il n'a pas été frustré
entièrement de ses désirs, lorsqu'il dit, qu'il ne permettra pas à ses yeux, de
dormir, ni à ses paupières de se fermer, qu'il n'ait trouvé un lieu pour le
Seigneur? Un grand Epoux se présente donc à ces grandes âmes, et il les traite
magnifiquement en leur envoyant sa lumière et sa vérité, en les conduisant, en
les amenant sur sa sainte montagne et dans ses tabernacles, en sorte que celui
qui reçoit une telle faveur a sujet de dire: « Celui qui est tout puissant a
fait de grandes choses en moi (Luc. I, 49). » Ses yeux verront le roi dans
toute sa beauté, marchant devant lui vers les plus beaux endroits du désert,
vers les fleurs du rosier, les lis des vallées, des jardins délicieux, des
fontaines jaillissantes, des celliers remplis d'une abondance de tous biens,
des odeurs de parfums très-doux, et enfin vers les lieux les plus intimes de sa
chambre.
b Saint Thomas donnait une preuve de la faiblesse de sa foi en ne
voulant pas croire sans condition, mais en même temps il en donnait une de sa
grandeur d'âme, en mettant une pareille condition à sa foi; car cette exigence
prouve la confiance qu'il avait en Dieu.
10. Voilà les trésors de la sagesse et de la
science qui sont cachés d'ans l'Époux. Voilà les pâturages de vie préparés pour
repaître les âmes saintes. Heureux celui qui en contente pleinement ses désirs
! Qu'il sache seulement qu'il ne doit pas vouloir posséder seul ce qui peut
suffire à plusieurs. Car si, après toutes ces choses, l'Époux se montre sous
les traits d'un pasteur, c'est peut-être afin d'avertir celui qui a obtenu de
si grands dons de se souvenir d'en repaître le troupeau des personnes simples,
qui ne peuvent se porter à ces merveilles par elles-mêmes, comme les brebis
n'osent aller au pâturage sans leur pasteur. C'est la sage remarque de
l'Épouse, et voilà pourquoi elle demande qu'on lui apprenne où l'Époux paît et
repose à midi; elle se sent disposée comme on peut le comprendre par ses
paroles, à se nourrir et à paître les brebis avec lui et sans lui. Car elle ne
croit pas qu'il sait sûr d'éloigner le troupeau du souverain pasteur, à cause
des loups, surtout de ceux qui viennent à nous sous une peau de brebis. Et
c'est pour cela qu'elle désire les faire paître avec lui dans les mêmes
pâturages, et se reposer sous les mêmes ombrages. Et elle en donne la raison. «
De peur, dit-elle, que je ne me mette à errer après le troupeau de vos
compagnons. » Elle parle de ceux qui veulent paraître amis de l'Époux et ne le
sont pas; comme ils ne s'occupent qu'à faire paître leurs propres troupeaux,
non les siens, ils vont de côté et d'autre en disant: « C'est ici qu'est
Jésus-Christ. C'est là qu'il est (Matth. I, 21), » afin d'en séduire plusieurs,
et les faire sortir du troupeau de Jésus-Christ et de les ajouter au leur.
Voilà pour ce qui regarde le sens de la lettre. Quant au sens spirituel qui y
est caché, je suis d'avis de remettre à un autre discours ce que, par
l'intercession de vos prières, daignera m'inspirer l'époux de l'Église
Jésus-Christ Notre-Seigneur, qui étant Dieu est au dessus de toutes choses, et
béni éternellement.
Amen.
NOTES DE
HORSTIUS ET DE MABILLON. POUR LE SERMON XXXII, sur le Cantique, n. 8.
290. La foi est faible, mais
descendant de grandeur d’âme. Comment concilier la faiblesse de la foi et la
grandeur d'âme? Mais dans cette pensée de saint Thomas, saint Bernard distingue
deux choses: l'une, qu'il refusa de croire, ce en quoi il manqua de foi;
l'autre qu'il mit une condition à sa foi, c'est-à-dire qu'il verrait les
cicatrices de ses blessures. Or voilà ce qui est grand et a rapport à la
grandeur d'âme dont le propre est d'aspirer aux grandes choses. Cette manière
d'entendre la pensée de saint Bernard se trouve appuyée sur le CLXI sermon du
temps de saint Augustin, où on lit: « Quelque homme de peu de foi, quelque
faible de génie que soit un chrétien, il ne pourra jamais mettre ses doutes sur
la mène ligne que le doute inquisiteur de saint Thomas. En effet, jamais ce
dernier, après voir entendu Jésus même lui parler, l'avoir reconnu et lui avoir
parlé, n'aurait osé lui demander de constater, de ses propres mains, que
c'était bien lui, de s'assurer que c'était bien un homme qu'il avait sous les
yeux, et de reconnaître sa résurrection plutôt aux traces des ignominies de sa
passion qu'à l'éclat de ses miracles, etc. » Voir encore sur ce sujet l'opinion
de Guillaume de Saint-Thierry, dans son livre de la Contemplation de Dieu. CI,
n. 5, dans le tome v de cette édition. (Note de Mabillon.)
1. Apprenez-moi où est celui qu'aime mon âme, où
vous paissez votre troupeau, où vous vous reposez à midi. » Un autre saint se
sert aussi de la même expression: « Apprenez-moi, dit-il, pourquoi vous me
jugez ainsi (Job X, 3). » En quoi il ne blâme pas la sentence du juge, mais il
en cherche la cause, il demande d'être instruit par les afflictions, non pas
d'en être délivré. Un prophète en use de même dans ses oraisons, quand il dit:
« Apprenez-moi vos voies, Seigneur, et enseignez-moi vos sentiers (Psaume XXIV,
4). » Et il déclare ailleurs ce qu'il entend par ces voies et ces sentiers: «
Il m'a conduit, dit-il, par les sentiers de la justice (Psaume XXII, 3). »
Toute âme qu'une sainte curiosité pour ce qui regarde Dieu anime, ne cesse de
s'enquérir de ces trois choses: « De la justice, du jugement et du lieu » où
réside la gloire de l'Époux; qui sont pour elle la « voie » où elle doit
marcher, la « précaution » avec laquelle elle doit marcher, et la « demeure »
vers laquelle elle doit marcher. Or, voici ce que le Prophète dit de cette
demeure: «Je n'ai demandé qu'une chose au Seigneur, et je la lui demanderai
encore, c'est de me faire la grâce de demeurer dans sa maison tous les jours de
ma vie (Psaume XXVI, 4). » Et ailleurs « Seigneur, j'aime passionnément la
beauté de votre maison et le lieu où habite votre gloire (Psaume XXV, 8). » Quant
aux deux autres, voici comment il s'exprime: « La justice et le jugement sont
les bases de votre trône (Psaume LXXXVIII, 15). » C'est avec raison que l'âme
dévote cherche ces trois choses comme étant le trône de Dieu et la base de son
trône. On aime à voir comment, par une prérogative particulière de l'Épouse,
ces trois choses concourent également à la consommation de ses vertus; en
effet, elle est « belle » par la forme de la justice, « prudente » par la
connaissance des jugements, et « chaste » par le désir qu'elle a de la présence
ou de la gloire de son Époux. Car il sied bien à l'Épouse du Seigneur d'être
telle; je veux dire belle, prudente et chaste. Or, sa dernière demande trouve
place ici; elle prie, en effet, celui qu'aime son âme, de lui apprendre où il
paît son troupeau, et où il se repose à midi.
2. Et d'abord, remarquez avec quelle élégance
elle distingue l'amour de l'esprit d'avec l'amour charnel, lorsque, voulant
désigner son bien-aimé, plutôt par son affection que par son nom, elle ne dit pas
simplement celui que j'aime, mais « celui qu'aime mon âme, » pour marquer
par-là que son amour est spirituel. Ensuite, considérez avec attention ce
qu'elle trouve de si agréable dans le lieu de ses pâturages. Remarquez encore
qu'elle parle de l'heure de midi, et s'enquiert surtout du lieu où celui qui
paît son troupeau se repose en même temps, ce qui prouve une grade sécurité.
Car je crois qu'elle ajoute ce mot: « où il repose, » parce que, en ce lieu-là,
il n'est pas nécessaire d’être debout, et de veiller à garder le troupeau,
puisque, tandis que le pasteur est couché et se repose à l'ombre, son troupeau
ne laisse pas de parcourir librement la prairie. Heureuse région, où les brebis
entrent et sortent quand il leur plaît, sans que personne les épouvante ! Qui
me fera la grâce de vous voir et moi avec vous, vous repaître dans les
montagnes avec ces quatre-vingt-dix-neuf brebis que le pasteur y laissa,
lisons-nous dans l'Évangile, lorsqu'il daigna courir après celle qui s'était
égarée (Matth. XVIII, 12). Celui-là sans doute se repose en pleine sécurité
lorsqu'il est près de ses brebis; qui n'hésite pas à s'éloigner parce qu'il
sait qu'il les laisse en lieu sûr. C'est à bon droit que l'Épouse soupire et
aspire après ce lieu qui est tout ensemble un lieu de pâturage et de paix, un
lieu de repos et de sécurité, un lieu de joie, d'admiration et d'étonnement.
Hélas! que je suis malheureux d'en être si éloignée et de ne le saluer que de
loin! Le seul souvenir que j'en ai me fait verser des larmes, et me met dans le
coeur le sentiment, et dans la bouche les paroles de ceux qui disaient: « Nous
nous sommes assis sur les rivages des fleuves de Babylone, et nous avons pleuré
amèrement en nous souvenant de vous, ô Sion (Psaume CXXXVI, 1). » Il me prend
envie de m'écrier aussi avec l'Épouse et le Prophète: « Sion, louez votre Dieu
de ce qu'il a renforcé les gonds de vos portes et béni vos enfants en vous; il
a établi la paix dans toute votre contrée, et il vous nourrit avec abondance de
la fleur du plus pur froment (Psaume CXLVII, 1). » Qui ne souhaiterait
ardemment de paître en ce lieu pour y goûter la paix, y manger la fleur de
froment et y trouver la satiété. Là ni crainte, ni dégoût, ni disette. Or,
cette demeure assurée, c'est le « paradis, » cette nourriture délicieuse, c'est
le « Verbe, » et cette grande abondance, c'est « l'éternité. »
3. J'ai aussi le Verbe ici-bas, mais c'est. dans
sa chair. On me présente aussi la vérité pour me servir de nourriture, mais
c'est dans un sacrement. L'ange est comme engraissé de la fleur du froment, il
se rassasie du grain même; quant à moi, il faut que je me contente, durant
cette vie, de l'écorce du sacrement, du son de la chair, de la paille de la
lettre et du voile de la foi. Et ces choses sont telles qu'elles donnent la
mort quand y on goûte, sans les assaisonner des 'prémices de l'esprit. Oui, je
ne puis trouver que la mort dans le vase, si l'amertume des herbes qui y sont
n'est adoucie par la farine du Prophète. Car, sans l'esprit, on ne reçoit le
sacrement que pour sa condamnation, la chair ne sert de rien, la lettre tue, et
la foi est morte. C'est l'esprit qui vivifie et qui fait que je vis dans ces
choses. Mais, de quelque abondance et de quelque onction d'esprit qu'elles
soient pleines, l'on ne peut trouver dans l'écorce du sacrement la même douceur
que dans la plus pure fleur de froment, dans la foi que dans la vision, dans le
souvenir que dans la présence, dans le temps que dans l'éternité, dans le
visage que dans le miroir qui le représente, dans l'image de Dieu que dans la
forme d'un esclave. Aussi, dans toutes ces choses, ma foi est riche, mais mon
intelligence est pauvre. Or, il y a bien de la différence entre le goût que
l'on a par l'intelligence et celui que l'on n'a que par la foi, puisque ce
dernier fait notre mérite, au lieu que l'autre fera notre récompense. Vous
voyez donc qu'il n'y a pas moins de différence entre les pâturages qu'il n'y en
a entre les endroits où on habite; et que les biens qui sont possédés par les
habitants du ciel, sont aussi élevés au dessus des biens de ce monde, que le
ciel est élevé au dessus de la terre.
4. Hâtons-nous donc, mes enfants, hâtons-nous
d'arriver dans un lieu plus sûr, dans des pâturages plus délicieux, dans un
champ plus fertile. Hâtons-nous d'aller là où nous habiterons sans crainte, où
notre abondance ne saurait s'épuiser, où notre jouissance ne connaîtra pas le
dégoût. Car, Seigneur des armées, vous qui jugez toutes choses avec
tranquillité, vous nourrissez aussi toutes choses en paix et en sécurité. Vous
êtes en même temps le Seigneur des armées et le pasteur des brebis. Vous
paissez donc votre troupeau, et vous vous reposez en même temps, mais ce n'est
pas ici. Car vous étiez debout lorsque vous regardiez du ciel une de vos
brebis, je veux dire le grand Etienne, environné, de loups sur la terre. C'est
pourquoi: « Apprenez-moi où vous paissez votre troupeau, et où vous vous
reposez à midi, » c'est-à-dire tout le jour. Car ce midi est tolet un jour, qui
ne tonnait pas de soir. C'est pour cela que ce jour qu'on passe dans votre
maison est plus désirable que mille autres s'il ne tonnait pas de couchant
(Psaume LXXXIII, 11). Peut-être a-t-il eu un matin, quand ce saint jour a
commencé à luire sur nous par les entrailles de la miséricorde de notre Dieu,
dans laquelle le soleil levant nous est venu visiter du ciel (Luc. I, 78). Oui,
c'est vraiment alors, ô mon Dieu, que nous avons reçu les effets de votre
miséricorde au milieu de votre temple, lorsqu'au sein des ombres de la mort,
une grande lumière a paru sur nous, et que nous avons vu la gloire du Seigneur
éclairer le matin (Psaume XLVII, 10). Combien de rois et de prophètes ont
désiré la voir et ne l'ont pas vue? Pourquoi? Parce qu'il était nuit, et que le
matin tant attendu, et auquel la miséricorde était promise, n'était pas encore
arrivé? C'est pourquoi quelqu'un disait dans ses prières: « Faites-moi
entendre, Seigneur, dès le matin, la voix de votre miséricorde, parce que j'ai
espéré en vous (Psaume CXLII, 5). »
5. Ce jour a été précédé d'une aurore qui a
commencé à luire quand le soleil de justice fut annoncé à la terre par
l'archange Gabriel, qu'une vierge le conçut dans son sein par l'opération du
Saint-Esprit, et l'enfanta en demeurant toujours vierge, jusqu'au jour où il
parut dans le monde, et conversa avec les hommes. Jusqu'alors ou ne vit qu'une
toute petite lumière qui était vraiment semblable à la lumière de l'aurore, en
sorte que presque toute la terre ignorait que le jour fût parmi les hommes.
Après tout, s'ils ne l'eussent pas ignoré, ils n'eussent jamais crucifié le
Seigneur de gloire (I Cor. I, 8). Voilà pourquoi aussi ce n'était qu'au petit
nombre des disciples qu'il était dit: « Il y a encore un peu de lumière parmi
vous (Jean XII, 35), » car on n'avait encore que l'aurore, le commencement ou
plutôt le signe du jour, tant que le soleil cachait ses rayons, au lieu de les
répandre sur la terre. C'était aussi la pensée de saint Paul, lorsqu'il disait:
« La nuit a précédé, mais le jour s'est approché (Rom. XIII, 2), » marquant par
là qu'il y avait encore si peu de lumière, qu'on pouvait dire que le jour
s'était approché plutôt que venu. Mais quand s'exprimait-il ainsi? C'était
alors que le soleil, venu des enfers, était déjà monté jusqu'au plus haut du
ciel. Combien donc était-il encore plus vrai de le dire, lorsque la
ressemblance du péché, comme une nuée épaisse, couvrait l'aurore, et qu'elle
était comme étouffée par tant de souffrances, et même par une mort amère et sur
une croix honteuse? Combien plus sa lumière était-elle faible alors, et
paraissait-elle plutôt venir de la présence de l'aurore que de celle du soleil?
6. Toute la vie de Jésus-Christ sur la terre
était donc une aurore, une aurore même assez pâle, jusqu'à ce que, se couchant
et se levant de nouveau, il a chassé l'aurore par la lumière plus vive de sa
présence qui était comme un soleil: le matin arrivant alors, la nuit s'est
trouvée comme engloutie dans sa victoire. Aussi lisons-nous dans l'Évangile, «
Le jour du Sabbat, de grand matin, elles vinrent au tombeau, le soleil étant
déjà levé (Matth. XXVIII, 1). » N'était-ce point le matin, puisque le soleil
était levé? Or, il tira une nouvelle beauté de la résurrection, et urne lumière
plus pure et plus brillante que de coutume; car nous ne le connaissons plus
maintenant (I Cor. V, 16), selon la chair, quoique nous l'ayons connu ainsi
d'abord. Aussi le Prophète chante-t-il: « Il s'est revêtu de beauté, il s'est
revêtu de force, il s'est ceint et a pris les armes.(Paul. XCII, 1), » parce
qu'il a dépouillé les infirmités de la chair comme un nuage, et s'est revêtu
d'une robe de gloire. C'est alors que ce soleil s'est élevé, et que, répandant
insensiblement ses rayons sur la terre, il a commencé peu à peu à paraître plus
lumineux et à faire sentir plus vivement sa chaleur. Mais qu'il s'échauffe et
se fortifie tant qu'il voudra, qu'il au fente le nombre et la force de ses
rayons dans tout le cours de notre vie mortelle, car il demeure avec nous
jusqu'à la consommation des siècles (Matth. XXVIII, 20); il ne montera pas
pourtant à son midi, et cous ne le verrons pas ici-bas dans cette plénitude de
lumière, où nous le verrons un jour, au moins ceux à qui il daignera faire
cette grâce. O véritable midi! plénitude d'ardeur et de lumière! état permanent
d'un soleil durable, qui détruit toutes les ombres, sèche tous les marais,
bannit toutes les mauvaises odeurs! O solstice éternel et jour sans déclin, ô
lumière du midi, fraîcheur du printemps, beauté de l'été, abondance de
l'automne, et, pour ne rien omettre, repos, et loisir de l'hiver, ou plutôt, si
vous l'aimez mieux ainsi, il n'y arque l'hiver qui s'en ira et se retirera
alors. Apprenez-moi, dit l'Épouse, où est ce lien si plein de clarté, de paix
et d'abondance, afin que, comme Jacob, étant encore dans ce corps mortel, vit
le Seigneur face à face sans qu'il en mourût (Gen. XXXII, 30), ou comme Moïse
le vit, non en figure et en énigme ou en songe, ainsi que les autres prophètes,
mais d'une manière excellente et inconnue à tout autre qu'à lui et à Dieu (Num.
XII, 8); ou, comme Isaïe, après que les yeux de son esprit furent ouverts, le
vit sur un trône très-haut et très-élevé (Isaïe VI, 1), ou même comme saint
Paul qui, ravi dans le paradis, entendit des paroles ineffables, et vit de ses
yeux Jésus-Christ son Seigneur (II Cor. XII, 4), je mérite aussi de vous
contempler par un ravissement d'esprit, dans l'éclat de votre lumière et de
votre beauté, de vous vair paissant votre troupeau avec plus d'abondance, et
vous reposant avec plus de sécurité.
7. Car ici vous paissez votre troupeau, mais
vous ne le rassasiez pas. Et-il n'est pas permis de se reposer, mais il faut
être debout, et veiller à clause des frayeurs de la nuit. Hélas ! cette
lumière-ci n'est pas pure, cette nourriture n'est pas pleine, cette demeure
n'est pas sûre. « Apprenez-moi donc où vous paissez votre troupeau, et où vous
vous reposez à midi. » Vous m'appelez bienheureuse de ce que je suis affamée et
altérée de la justice. (Matth. V, 6). Et qu'est-ce que cela, au prix de la
félicité de ceux qui sont comblés des biens de votre maison, (Psaume LXIV, 6)
qui sont toujours à un banquet magnifique, (Psaume LXVII, 4) et se réjouissent
sans cesse en la présence de Dieu? Si je souffre quelque chose pour la justice,
vous dites encore que je suis 1 bienheureuse. Or il est certain que s'il y a
quelque douceur à paître où l'on craint de souffrir, il n'y a pas de sûreté:
mais y paître et y souffrir en même temps, n'est-ce point un plaisir fâcheux?
Je possède ici toutes choses hormis la perfection;:plusieurs choses m'arrivent
au-delà de mes espérances, mais je n'y vois rien de sûr. Quand me
comblerez-vous donc de joie par la présence de votre visage (Psaume XV, 10)? Je
chercherai, Seigneur, votre visage adorable (Psaume XXVII. 8). Voue visage est
un soleil en son midi. Apprenez-moi où vous paissez votre troupeau, où vous vous
reposez à midi. Je sais assez où vous paissez sans reposer. Apprenez-moi où
vous paissez et reposez tout ensemble. Je n'ignore pas où le reste du temps
vous avez coutume de paître, mais je voudrais savoir où vous paissez à midi.
Car pendant le temps. de ma vie mortelle, et dans le lieu de mon pèlerinage,
j'ai coutume de me repaître et de repaître les autres de vous, sous votre
conduite, dans la loi, dans les prophètes, et dans les Psaumes. Je me repose
aussi clans les pâturages de l'Évangile et des apures. Souvent même j'ai
cherché comme j'ai pu de la nourriture pour moi, :et pour ceux qui
m'appartiennent dans les actions, les paroles, et les écrits des saints: mais
plus souvent encore, car cela m'est plus aisé, j'ai mangé le pain de la
douleur, et bu le vin de la componction, et mes larmes m'ont servi de
nourriture et de breuvage durant le jour et durant la nuit, pendant qu'on me
dit à tout moment, où est votre Dieu (Psaume XXXXI, 3)? Il est vrai quelque
fois, je me nourris de ce qui est sur votre table, car vous avez dressé une
table devant moi, pour confondre ceux qui m'affligent. J'en prends, dis-je,
parfois quelque chose, par un bienfait singulier de votre miséricorde, et cela
me fait un peu respirer lorsque mon âme est triste et me remplit de troubles. Je
connais ce pâturages et j'y vais souvent en vous suivant comme mon pasteur.
Mais apprenez-moi aussi, je vous prie, ceux que je ne connais pas.
8. Il y a encore à la vérité d'autres pasteurs qui
se disent vos compagnons, et ne le sont pas, qui ont des troupeaux qui leur
sont propres, et des prairies pleines de pâturages mortels, où ils paissent,
mais sans vous et sans vos ordres. Je ne suis pas entré dans leurs terres, et
ne me suis pas approché d'eux. Ce sont ceux qui disent a Le Christ est ici: Le
Christ est là (Marc. XIII, 21): » Ils promettent les fertiles pâturages de la
sagesse et de la science, on les croit, on vient en foule à eux, mais ils
rendent ceux qui les suivent enfants du Diable encore beaucoup plus qu'ils ne
le sont eux-mêmes. Et pourquoi cela, sinon parce qu'il n'y a pas là de midi, ni
de lumière pure, qui puissent faire connaître clairement la vérité, et qu'an
reçoit souvent la fausseté pour elle, à cause de la vraisemblance qui ne se
discerne pas aisément du vrai dans l'obscurité, mais surtout aussi parce que
les eaux dérobées sont plus douces, et qu'on trouve meilleur le pain qu'on
mange en cachette (Prov. IX. 17)? Et c'est pour cela que je vous prie de
m'enseigner où vous paissez et où vous vous reposez à midi, c'est-à-dire à
découvert, de peur que séduite je ne me mette à errer après les troupeaux de
vos compagnons, comme eux-mêmes sont errants et vagabonds, n'ayant aucune
certitude de la vérité qui les rend stables, apprenant toujours et n'arrivant
jamais à la connaissance de la vérité. Voilà ce que dit l'Épouse à cause des
vains dogmes des philosophes et des hérétiques.
9. Pour moi, je crois que nous devons soupirer
après ce midi, non-seulement pour ce motif, mais encore et surtout à cause des
artifices des puissances invisibles, des esprits séducteurs qui se tiennent en
embuscade avec des flèches toutes prêtes dans leurs carquois, pour percer, d'un
lieu obscur, ceux qui ont le coeur droit, afin qu'en plein jour nous puissions
découvrir les stratagèmes du diable et discerner aisément d'avec notre bon ange
cet ange de Satan qui se transforme en ange de lumière. Car nous ne saurions
nous garantir des incursions du démon du midi (Psaume C. 6), qu'en demeurant
aussi dans la lumière du midi, et je crois que ce démon-là est appelé ainsi,
parce qu'il y a de mauvais esprits qui, étant une nuit, et une nuit perpétuelle
à cause de leur volonté ténébreuse et obstinée dans le mal, ne laissent pas
pour surprendre les hommes de paraître comme un jour, que dis-je comme un jour,
comme un midi; de même que leur prince ne se contente pas d'être égal à Dieu,
mais lui résiste encore et s'élève au-dessus de tout ce qui est appelé Dieu, et
adoré comme tel (2 Thess. III, 4). C'est pourquoi si le coeur de celui qu'un
démon de cette sorte entreprend de tenter, n'est éclairé par le vrai midi qui
luit du haut du ciel, pour convaincre et découvrir le faux midi, il ne pourra
pas s'en donner de garde; le démon le tentera et le supplantera certainement
par l'apparence du -bien, tandis qu'il ne se défie de rien, et qu'il ne se
tient pas sur ses gardes. Et ce midi est d'autant plus clair, c'est-à-dire, la
tentation est d'autant plus forte, que le mal qu'elle présente parait un plus
grand bien.
10. Que de fois, par exemple, n'a-t-il pas
inspiré à certains religieux la pensée de devancer les veilles de la nuit, pour
se jouer d'eux ensuite en les faisant dormir au choeur, pendant que leurs
frères chantaient l'office; que de fois leur a-t-il fait prolonger leurs jeûnes,
pour les rendre inutiles au service de Dieu, en les rendant faibles? Combien de
fois, rempli d'envie contre ceux qui faisaient des progrès dans le monastère,
leur a-t-il persuadé, sous prétexte d'une plus grande perfection, de s'en aller
dans le désert, et les infortunés ont bientôt reconnu la vérité de cette parole
qu'ils avaient lue avec si peu de fruit: « Malheur à celui qui est, seul, car
s'il tombe il n'y a personne qui le relève (Eccles. IV, 10) ». Que de fois en
a-t-il excité au travail des mains plus qu'il ne fallait, et les a-t-il rendus,
par leur faiblesse, incapables des autres exercices réguliers? A combien a-t-il
persuadé d'embrasser avec trop d'ardeur les travaux corporels qui servent peu,
selon l'Apôtre (I Tim. IV, 8), et les a-t-il rendus froids pour la piété? Vous
en avez connu vous-même quelques-uns (je le dis à leur confusion) qui d'abord
ne pouvaient être retenus, tant ils se portaient avec ardeur aux choses
pénibles, et qui sont tombés ensuite dans une telle lâcheté, que, selon cette
parole de l'Apôtre, après avoir commencé par l'Esprit, ils ont achevé par la
chair (Galat. III, 1), et ont fait une honteuse alliance avec leur corps, après
lui avoir déclaré une guerre cruelle. Vous les voyez aujourd'hui, par un triste
changement, chercher à contre-temps le superflu, après avoir refusé auparavant
avec opiniâtreté le nécessaire. Après tout, je ne sais si ceux qui persistent
ainsi dans leur obstination, font des abstinences indiscrètes, et, par une
singularité blâmable, troublent ceux à qui ils doivent conformer leur conduite,
puisqu'ils vivaient sous le même toit, je ne sais, dis-je, s'ils croient
conserver la piété: pour moi, il me semble qu'ils s'en éloignent
considérablement. Aussi, que ceux qui, se trouvant sages à leurs propres yeux, sont
déterminés à n'acquiescer à aucun conseil, à aucun commandement, voient ce
qu'ils répondront, non pas à moi, mais à celui qui a dit: « Résister à ses
supérieurs, c'est presque un crime égal à la magie; et c'est une espèce
d'idolâtrie de ne vouloir pas acquiescer à leurs ordres (I Rois XV, 23). » Il
avait dit auparavant: «L'obéissance vaut mieux que le sacrifice, et il vaut
mieux obéir à ses supérieurs qu'offrir à Dieu la graisse des béliers (Ibid.), »
c'est-à-dire une abstinence désobéissante. C'est pourquoi le Seigneur a dit par
le Prophète: « Est-ce que je mangerai la chair des taureaux, ou boirai-je le
sang des boucs (Psaume XXXXIX, 3)? » pour marquer que les jeûnes des superbes
ou des impurs ne lui sont pas agréables.
11. Mais je crains aussi, en condamnant les
exagérations, de paraître lâcher la bride aux gourmands, et que ce que j'ai dit
pour servir de remède aux uns, ne soit un poison pour les autres; aussi, que
les uns et les autres apprennent qu'il y a quatre sortes de tentations que le
Prophète nous signale en ces termes: « La vérité vous couvrira d'un bouclier
impénétrable. Vous n'appréhenderez pas les frayeurs de la nuit, ni la flèche
qui vole durant le jour, ni le trafic qui se fait dans les ténèbres, ni les
attaques du démon du midi (Psaume XC, 5). » Que chacun ne laisse pas d'écouter.
car j'espère que tous peuvent tirer quelque avantage de mes paroles. Nous tous,
qui que nous soyons, qui nous sommes convertis au Seigneur, nous sentons et
nous avons senti en nous ce que l'Écriture-Sainte a dit: « Mon fils, lorsque
vous entrez au service de Dieu, demeurez ferme contre la crainte., et préparez
votre âme contre la tentation (Eccli. III, 1). » Ainsi, c'est la crainte qui,
la première, agite les commencements de notre conversion, comme tout le monde
l'a expérimenté, et cette crainte est causée par l'image affreuse que nous
concevons de la vie étroite, que nous sommes près d'embrasser, et par la
rigueur de la discipline régulière à laquelle nous ne sommes pas encore
accoutumés. Or, cette crainte est appelée une « crainte de nuit, » soit parce
que la nuit dans l'Écriture signifie ordinairement les adversités, ou parce que
nous ne voyons pas encore quelle sera la récompense des maux que nous nous
préparons à endurer. Car si le jour, à la lumière duquel nous puissions voir en
même temps les travaux et les récompenses, le désir de la récompense lui, pour
nous, serait claire, nous empêcherait d'appréhender le travail, attendu que les
souffrances de cette vie ne méritent pas d'être comparées à la gloire dont nous
jouirons dans l'autre (Rom. VIII, 18). Mais, maintenant que ces choses sont
cachées à nos yeux, et que ce n'est qu'une nuit pour nous, nous sommes tentés
par les frayeurs de la nuit, et nous craignons de souffrir des maux présents
pour des biens à venir que nous ne voyons pas. Ceux donc qui entrent en
religion doivent veiller et prier pour surmonter cette première tentation, de
peur qu'étant d'abord abattus par la faiblesse de l'esprit, et troublés par les
orages, ils ne quittent le bien qu'ils ont embrassé; à Dieu ne plaise qu'il en
soit ainsi.
12. Mais, après avoir surmonté cette tentation,
ne laissons pas de nous armer aussi contre les louanges que les hommes nous
prodiguent à cause de la vie louable où nous sommes entrés. Autrement nous
serons exposés aux blessures « de la flèche qui vole durant le jour, »
c'est-à-dire de la vaine gloire. Car la renommée vole, et c'est durant le jour;
elle naît, en effet, des oeuvres de lumière. Quand nous l'aurons soufflée comme
une vaine fumée, il y a encore à craindre qu'on ne nous offre quelque chose de
plus solide, je veux dire les richesses et les honneurs du siècle; peut-être
celui qui se soucie peu des louanges recherchera-t-il les hommes. Et voyez si
ça n'est pas l'ordre des tentations qui a été gardé envers Notre-Seigneur, à
qui le démon n'a montré tous les royaumes du monde, qu'après lui avoir suggéré
la pensée de se précipiter en bas du pinacle du temple uniquement par un
sentiment de vanité (Matth. IV, 8). A l'exemple du Sauveur, rejetez donc aussi
ces choses; autrement il est, impossible que vous ne soyez pas surpris par le
«trafic qu'il fait dans les ténèbres, » c'est-à-dire par l'hypocrisie. Car ce
vice est une branche de l'ambition, et sa demeure est dans les ténèbres, car
elle cache ce qu'elle est, et se fait paraître ce qu'elle n'est pas. Or, elle
trafique en tout temps, en retenant la forme de sa piété pour se cacher, et en
vendant la vertu même de la piété pour acheter des honneurs.
13. La dernière tentation est le « démon du
midi, » c'est-à-dire celui qui d'ordinaire tend des piéges aux parfaits, à ces
hommes vaillants et généreux qui ont tout surmonté, les voluptés, la vaine
gloire, les honneurs. Car, que reste-t-il à celui qui tente les hommes, en
quoi, ils puissent combattre à force ouverte ceux qui sont tels? Il vient donc
caché, parce qu'il n'ose pas se découvrir, et il s'efforce de supplanter par un
faux bien, celui qu'il sait assez, par sa propre expérience, n'avoir que de
l'horreur pour tout ce qui est visiblement mal. Mais, plus ceux qui peuvent
dire avec l'Apôtre: « Nous n'ignorons pas ses artifices (II Cor. II, 11), »
avancent dans la vertu, plus ils doivent avoir soin de se tenir en garde contre
ce piège. Voilà pourquoi Marie se trouble de la salutation de l'ange (Luc. I,
29); elle craignait, si je ne me trompe, que ce fùt quelque supercherie de
l'ennemi. Et Josué ne reçut pas l'ange comme ami, avant de connaître qu'il
était ami (Josué V, 13). Il lui demande, en effet, s'il est un des siens ou un
ennemi, comme un homme qui connaît les finesses du démon du midi, De même,
lorsque les apôtres, qui ramaient avec peine, parce qu'ils avaient le vent
contraire, et que leur barque était agitée par les flots, en voyant
Jésus-Christ marcher sur les eaux, pensent que c'était un fantôme et poussent un
cri de frayeur, ne témoignent-ils pas clairement qu'ils soupçonnaient que
c'était le démon du midi? Vous vous souvenez bien que l'Écriture dit: « que
c'est la quatrième veille de la nuit qu'il vint à eux en marchant sur la mer
(Ibid. XLVIII). » Craignons donc cette quatrième et dernière tentation, et plus
nous serons élevés, plus nous devons veiller soigneusement pour nous garantir
des attaques du démon du midi. Mais lé vrai Midi se fit connaître à ses
disciples, quand il leur dit: « C'est moi, ne craignez pas (Matth. XXIII, 50);
» et la crainte qu'ils avaient que ce fût le faux midi se dissipa. Dieu veuille
aussi que toutes les fois que la fausseté se déguise et tâche de se glisser
dans nos esprits, le vrai Midi envoie d'en haut sa lumière et sa vérité pour la
mettre en plein jour, et sépare la lumière d'avec les ténèbres, afin que nous
ne tombions pas sous la censure du Prophète « en prenant la lumière pour les
ténèbres, et les ténèbres pour la lumière (Isaïe V, 20). »
14. Si la longueur de ce discours ne vous
fatigue pas, je vais essayer encore d'approprier ces quatre tentations en leur
ordre, au corps de Jésus-Christ, qui est l'Église. Je serai le plus bref
possible. Considérez l'Église primitive: n'a-t-elle pas été d'abord
extraordinairement surprise «par la crainte de la nuit? » Car on était vraiment
dans la nuit, alors que tous ceux qui tuaient les saints croyaient rendre un
grand service à Dieu. Mais après avoir surmonté cette tentation, et quand la
tempête se fut apaisée, elle est devenue illustre et glorieuse, et, selon la
promesse qui lui en avait été faite, elle devint comme un objet de gloire et de
triomphe dans tous les siècles. En sorte que l'ennemi, fâché de se voir frustré
dans ses espérances, laissant là « la crainte de la nuit, » recourt adroitement
à «la flèche qui vole durant le jour, » et en perce quelques-uns des enfants de
l'Église. Et des hommes vains et ambitieux se sont élevés, pour acquérir de la
réputation; et, sortant de l’Église, ils ont longtemps affligé leur mère par le
nombre de leurs dogmes pervers. Mais cette peste a été aussi étouffée par la
sagesse des saints, comme la première l'avait été par la patience des martyrs.
15. Aujourd'hui, grâce à Dieu, l'Église est
délivrée de ces deux grands maux, mais elle est défigurée par le « trafic qui
se fait dans les ténèbres. » Malheur à ce siècle corrompu par le levain des
Pharisiens, c'est-à-dire par l'hypocrisie, si toutefois on la peut nommer
ainsi, puisqu'elle ne se peut plus cacher tant elle est répandue, et ne cherche
même plus à se cacher tant elle est impudente. Une corruption contagieuse
circule aujourd'hui dans tout le corps de l'Église et y répand une maladie
d'autant plus désespérée qu'elle est plus universelle, et d'autant plus
dangereuse qu'elle est plus intérieure. Si un hérétique s'élevait contre elle
et lui faisait une guerre ouverte, on le mettrait dehors et il sécherait. Si un
ennemi publie l'attaquait par une violence publique, elle se cacherait
peut-être, et éviterait sa fureur. Mais maintenant que chassera-t-elle, ou de
qui se cachera-t-elle? Ils sont tous ses amis et tous ses ennemis. Ils sont
tous ses intimes, et tous ses adversaires. Ils sont tons ses domestiques, et il
n'y en a pas un qui vive en paix avec elle. Ils sont tous ses proches, et ils
cherchent tous leurs intérêts. Ils sont ministres de Jésus-Christ, et ils
servent l'Antéchrist. Ceux qui ne rendent aucun honneur à Dieu, sont chargés
des biens de sa maison. C'est de là que vient cet éclat digne de courtisanes,
ces habits de comédiens, cet appareil royal que vous voyez tous les jours. De
là l'or qui brille aux mors de leurs chevaux, à leurs selles et à leurs
éperons, à leurs éperons, dis-je, plus magnifiques que les autels. De là ces
tables chargées de services splendides et de mets délicieux; de là ces excès de
bouche, ces débauches, ces guitares, ces lyres et ces flûtes, de là ces
celliers qui regorgent d'une abondance de toutes choses, ces pots remplis de
parfums précieux, et ces coffres pleins de trésors immenses. C'est pour tout
cela qu'on veut être, et qu'on est, en effet, prévôt d'église, doyen,
archidiacre, évêque et archevêque. Car ces dignités ne se donnent pas au
mérite, mais au trafic infâme qui s'en fait dans les ténèbres.
16. Il a été fait autrefois de l'Église, une
prophétie dont nous voyons maintenant l'accomplissement; il a été dit que ce
serait dans la paix que son amertume devrait être plus amère (Isaïe XXXVIII,
7). Elle a été amère dans les supplices des martyrs. Elle a été plus amère dans
ses combats contre les hérétiques. Mais elle est maintenant très-amère dans les
moeurs de ses membres. Elle ne peut ni les éloigner d'elle, ni s'éloigner
d'eux, tant ils se sont établis puissamment et multipliés jusqu'à l'infini. Sa
plaie est intérieure; elle est incurable. C'est ce qui fait que son amertume
est très-amère au milieu de la paix. Mais au milieu de quelle paix? Elle a la
paix, et elle n'a pas la paix. Sa paix n'est pas troublée par les païens. Elle
est en paix du côté des hérétiques, mais elle n'a pas la paix de la part de ses
enfants, et c'est aujourd'hui, à proprement parler, qu'elle fait cette plainte:
J'ai « nourri des enfants, je les ai élevés, et, après cela, ils m'ont
méprisée. » Ils m'ont méprisée et déshonorée par les désordres de leur vie, par
des gains honteux, par des commerces infâmes, et enfin par toutes sortes
d'oeuvres de ténèbres. Il ne reste plus qu'une chose, c'est que le démon du
midi sorte et séduise le peu qui n'aient pas encore perdu leur simplicité. Car
il a englouti des fleuves de sages et des torrents de puissants, comme parle
l'Écriture, et il espère engloutir encore les eaux du Jourdain (Job. XII, 18),
c'est-à-dire les personnes simples et humbles qui sont dans l'Église. Car c'est
lui qui est l'Antéchrist, il ne contrefera pas seulement le jour, mais encore
le midi, il foulera aux pieds les choses les plus saintes, et s'élèvera au
dessus de tout ce qui est appelé Dieu, et honoré comme tel. Mais le Seigneur
Jésus-Christ le tuera du souffle de sa bouche, et le détruira par l'éclat de
son avènement, car il est le véritable et éternel midi, l'époux et le défenseur
de l'Église, et un Dieu élevé au dessus de tout, et béni dans tous les siècles.
Amen.
1. «Si vous ne vous connaissez pas vous-même, ô
la plus belle de toutes les femmes, sortez, et allez après les troupeaux de vos
compagnons, et paissez vos boucs auprès des tentes des pasteurs (Cantique I,
7). » Autrefois Moïse, présumant beaucoup de la grâce et de la familiarité de
Dieu, aspirait à une grande vision, et disait à Dieu; « Si j'ai trouvé grâce
devant vos yeux, montrez-vous vous-même à moi (Exod. XXXIII, 43). » Mais, au
lien de cette vision qu'il demandait, il en eut une moindre, par laquelle
toutefois il pouvait un jour arriver à celle qu'il désirait. De même les enfants
de Zébédée, dans la simplicité de leur âme, conçurent aussi un souhait bien
hardi, mais ils furent ramenés au degré par où ils devaient monter pour arriver
à ce qu'ils demandaient; de même ici l'Épouse, comme elle semble demander une
grande chose, se voit humiliée, par une réponse sévère, mais utile néanmoins et
pleine d'affection. Car il faut que celui qui aspire à de grandes choses ait
d'humbles sentiments de soi; puisque, en s'élevant au dessus de soi, il peut
tomber même de l'état où il était auparavant. s'il n'est solidement affermi
dans la vraie humilité. Et, parce que les plus grandes grâces ne s'obtiennent
que par le mérite de l'humilité, il faut que celui qui doit les recevoir soit
humilié, par de sévères réprimandes, afin qu'il se rende digne, par son
humilité, des faveurs qu'il désire. Lors donc que vous voyez qu'on vous
humilie, prenez cela pour une bonne marque et pour une preuve certaine que la
grâce de Dieu est proche. Car, comme l'âme s'élève par l'orgueil avant de
tomber, il faut qu'elle s'abaisse par l'humilité avant d'être élevée. Aussi,
lisez-vous également ces deux vérités, que Dieu résiste aux superbes, et qu'il
donne sa grâce aux humbles (Jacob. IV, 6). Et ne voyons-nous pas encore que
lorsqu'il veut récompenser libéralement son serviteur Job, après cette insigne
victoire remportée sur le démon, et cette patience si longue et si éprouvée, il
a soin de l'humilier auparavant par plusieurs demandes assez rudes, afin de le
préparer à recevoir l'abondance des bénédictions qu'il a dessein de répandre
sur lui !
2. Mais c'est peu que nous souffrions volontiers
que Dieu nous humilie par lui-même si nous n'avons le même sentiment, lorsqu'il
nous humilie par les hommes. Écoutez sur ce sujet un grand exemple de David. Un
jour, un homme, et cet homme était un de ses serviteurs, l'outragea de paroles;
mais lui ne sentit pas les injures dont on le couvrait, car il pressentait la
grâce de Dieu (Il Rois XV1, 10). « De quoi vous souciez-vous, enfants de
Servia? » O homme vraiment selon le coeur de Dieu, qui cru: devoir plutôt se
fâcher contre celui qui voulait le venger, que contre celui qui lui adressait
de sanglantes injures! Aussi sa conscience ne lui reprochait-elle rien
lorsqu'il disait: « Si j'ai rendu le mal qu'on m'a fait, c'est avec justice que
je succomberai sous l'effort de mes ennemis (Psaume VII, 4). » Il défendit donc
qu'on empêchât celui qui l'outrageait avec insolence, de le charger d'injures,
parce qu'il les regardait comme un gain pour lui. Il ajoute même: « C'est le
Seigneur qui l'a envoyé pour maudire David. » Certes il était bien selon le
coeur de Dieu, puisqu'il connaissait si bien ce qu'il y avait dans son coeur.
Une langue méchante le déchirait cruellement, et lui avait l'œil sur les
secrets jugements de Dieu. La voix de celui qui le maudissait frappait ses
oreilles, et son âme s'humiliait pour recevoir des bénédictions. Est-ce que
Dieu était dans la bouche de ce blasphémateur? A Dieu ne plaise. Mais il se
servait de lui pour humilier David. Et le Prophète ne l'ignorait pas, car Dieu lui
avait découvert les secrets les plus cachés de sa sagesse; aussi a-t-il dit: «
Ce m'est un grand bien que vous m'ayez humilié, afin que je sois justifié
(Psaume LLXVIII, 71). »
3. Voyez-vous comme l'humilité nous justifie? Je
dis l'humilité, non pas l'humiliation. Que de gens sont humiliés, et ne sont
pas humbles ! Les uns ont de l'aigreur de se voir humiliés, les autres le
souffrent avec patience, et les autres avec joie. Les premiers sont coupables;
les autres sont innocents; et les derniers sont justes; l'innocence est bien
une partie de la justice; mais l'humilité seule en fait la perfection. Celui
qui peut dire: « Je me trouve bien de ce que vous m'avez humilié est vraiment
humble; » celui qui soutire de se voir humilié, ne peut pas dire cela, et encore
moins celui qui en murmure. Nous ne promettons la récompense de l'humiliation
ni à l'un ni à l'autre, quoiqu'ils soient bien différents entre eux, et que
l'un possède son âme par la patience, au lieu que l'autre la perd par son
murmure. Et quoiqu'il n'y en ait qu'un qui soit digne de colère, ni 'un ni
l'autre néanmoins ne méritent la grâce, parce que Dieu ne la donne pas à ceux
qui sont humiliés, mais à ceux qui sont humbles. Or celui-là est humble qui
tourne l'humiliation en humilité, et c'est lui qui dit à Dieu: « Je me trouve
bien de ce que vous m'avez humilié (Jacob. IV. 6). » Ce qu'on souffre avec
patience, évidemment n'est pas un bien, mais une chose fâcheuse. Or nous savons
que Dieu aime celui qui donne gaiement (2 Cor. IV. 9). C'est pour cela que
lorsque nous jeûnons, on nous ordonne de nous parfumer la tête et de nous laver
visage (Matth. VI. 17), afin que nos bonnes oeuvres soient assaisonnées d'une
certaine joie spirituelle, et que nos holocaustes soient gras et parfaits. Car
la seule humilité qui est parfaite mérite la grâce de Dieu. Tandis que celle
qui est. contrainte ou forcée, comme est l'humilité de celui qui se contient
avec patience, si elle obtient la vie, à cause de la patienté, elle ne saurait
avoir la grâce (a)
à cause de la tristesse qui l'accompagne. Car cette parole de l'Écriture: « que
l'humble se glorifie de son élévation; » ne convient pas à celui qui est en cet
état, parce qu'il n'est pas humilié de bon coeur et avec joie.
4. Mais voulez-vous voir un humble qui se glorifie
comme il faut, et qui est vraiment digne de gloire? « Je me glorifierai
volontiers, dit l'Apôtre, dans mes infirmités, afin, que la vertu de
Jésus-Christ habite en moi (2 Cor. XII. 9). » 11 ne dit pas qu'il souffre
patiemment ses infirmités, mais qu'il s'en glorifie volontiers, témoignant
ainsi qu'il lui est avantageux d'être humilié, et qu'il ne lui suffit pas de
posséder son âme en patience, et de souffrir patiemment d'être humilié, s'il ne
reçoit encore la grâce, de se réjouir de l'être. Écoutez une règle générale sur
ce sujet: « Quiconque s'humilie sera élevé (Luc. XIV, 11). » Par où
Jésus-Christ marque certainement qu'il ne faut pas entendre que toute sorte
d'humilité doit être élevée, mais qu'il n'y a que celle qui part d'une volonté
libre, non celle qui est accompagnée de tristesse ou qui vient de nécessité. De
même, dans le sens contraire, ce ne sont pas tous ceux qui sont élevés qui
doivent être humiliés, mais ceux-là seulement qui s'élèvent eux-mêmes par un
mouvement de vanité volontaire. Ce n'est donc pas celui qui est humilié, mais
celui qui s'humilie volontairement, qui sera élevé à cause du mérite de sa
volonté. Car quoique la matière de l'humilié lui soit fournie par un autre, par
exemple, par les opprobres, les pertes, les supplices, cela ne fait pas qu'on
puisse dire que c'est un autre qui l'humilie, plutôt qu'il ne s'humilie
lui-même, s'il se résout à souffrir toutes ces choses sans rien dire et aveu
joie pour l'amour de Dieu.
5. Mais je m'emporte trop loin. Je sais bien que
vous souffrez avec patience rues longueurs en vous parlant de l'humilité et de
la patience. Revenons à notre pas de départ, car nous n'avons dit tout cela
qu'à l'occasion de la réponse dont l'Époux a cru devoir humilier l'Épouse, qui
présume de s'élever à de grandes choses. Et ce n'est pas pour lui en faire un
reproche, mais pour lui donner sujet de montrer davantage son humilité, et pour
la rendre plus digne de choses plus excellentes, et plus capable de recevoir
celles même qu'elle demandait. Mais puisque nous ne sommes qu'au commencement
de ce verset, nous en remettrons l'explication à une autre fois, si vous le
voulez bien, de peur que les paroles de l'Époux ne soient traitées ou entendues
avec ennui. Ce dont veuille préserver ses serviteurs, Jésus-Christ Notre-Seigneur
qui est Dieu par dessus tout, et béni dans tous les siècles.
Amen.
(a) Saint Bernard entend parler ici de la grâce spéciale
promise aux humbles en ces termes: « Dieu donne la grâce aux humbles, » grâce
non-seulement intérieure mais encore extérieure, qui consiste dans l'exaltation
qui leur est réservée même en cette vie.
1. « Si vous ne vous connaissez pas, sortez
(Cantique I, 17). » Cette réprimande est dure et âpre, puisqu'il lui dit de
sortir. Car c'est de cette façon que les maîtres ont coutume d'en user envers
les serviteurs, lorsqu'ils sont irrités contre eux, et que les maîtresses
parlent à leurs servantes, lorsqu'elles en ont été gravement offensées. Sortez
d'ici, disent-ils, allez, que je ne vous voie plus, retirez-vous de ma maison.
L'Époux se sert, en parlant à l'Épouse, d'une parole aussi rude et aussi amère,
si toutefois elle ne se connaît pas elle-même. Car il ne lui pouvait rien dire
de plus fort, ni de plus capable de l'effrayer, que de la menacer de la faire
sortir. Ce que vous remarquerez aisément, si vous prenez garde d'où il lui
commande de sortir, et où il veut qu'elle aille. Car d'où et où pensez-vous que
ce soit, sinon de l'esprit à la chair, des biens de l'âme au désir du siècle,
d'un repos intérieur, au bruit du monde, et au tracas des soins extérieurs?
Toutes choses où il n'y a que travail, douleur et affliction d'esprit, car
l'âme qui a une fois appris du Seigneur, et reçu de lui, la grâce de rentrer en
elle-même, de soupirer après la présence de Dieu dans le fond de son coeur, et
de chercher toujours sa face adorable, (car Dieu est esprit, et il faut que
ceux qui le cherchent marchent et vivent selon l'esprit, non selon la chair;)
cette âme, dis-je, ne croira-t-elle pas qu'il est moins horrible et moins
insupportable d'éprouver, pour un temps, le feu de l'enfer, que de s'abandonner
de nouveau après avoir goûté une fois la douceur de ces exercices, aux attraits,
ou plutôt aux tourments de la chair, et à la curiosité insatiable des sens, de
l'oeil, par exemple, qui, comme dit l'Écclésiaste, « ne se lasse jamais devoir
non plus que l'oreille d'ouïr (Eccles. 1, 25). » Écoutez un homme qui avait
expérimenté ce que nous disons: « Vous êtes bon, Seigneur, à ceux qui espèrent
en vous, à l'âme qui vous cherche (Thren. III, 25) ! » Si quelqu'un eût voulu
ôter à cette âme sainte la jouissance de ce bien, je crois qu'elle l'eût pris
comme si on l'avait arrachée du paradis et de l'entrée de la gloire. Écoutez-en
encore un autre, qui est semblable à celui-ci. « Tous les désirs de mon coeur
tendent vers vous, mes yeux vous cherchent sans cesse; je chercherai, Seigneur,
la beauté de votre visage (Psaume XXVI, 8). » Aussi, disait-il encore: « Ce
m'est un grand bien d'être attaché: Dieu (Psaume LXXII, 28). » Et en parlant à
son âme: » Goûtez le repos, mon âme, puisque le Seigneur vous a comblée de ses
biens (Psaume LLXIV, 7).» Je dis donc que celui qui a une fois reçu cette faveur,
n'appréhende rien tant que d'être abandonné de la grâce, et de se trouver
obligé de retourner vers les consolations, ou plutôt les désolations de la
chair, et de supporter encore les tumultes des sens.
2. C'est pourquoi cette menace est terrible et
redoutable: « Sortez et paissez vos boucs. » Car c'est comme s'il disait:
sachez que vous êtes indigne de la contemplation douce et familière des choses
célestes, intellectuelles et divines, dont vous jouissez. C'est pourquoi,
sortez de mon sanctuaire, qui est votre coeur, où vous avez coutume de puiser
avec plaisir, les sens secrets et sacrés de la vérité et de la sagesse et,
comme une personne toute séculière, appliquez-vous à repaître et à réjouir les
sens de votre chair. Car, par ce mot boucs, on entend le péché, et, au jugement
dernier, ils doivent être placés à la gauche, ils figurent les sens du corps
qui sont volages et insoumis, et, comme autant de fenêtres par lesquelles le
péché et la mort sont entrés dans l'âme. A quoi se rapporte fort bien ce qui
suit: « Auprès des tentes des pasteurs (Cantique I, 8).» Car les boucs ne
paissent pas comme les agneaux au dessus, mais auprès des tentes des pasteurs.
En effet, si les pasteurs qui sont vraiment tels ont des tentes faites de terre
et placées sur la. terre, je veux parler de. leurs corps, tant qu'ils
combattent encore, ils n'ont pas coutume néanmoins de repaître de terre les
troupeaux du Seigneur, mais de pâturages célestes, parce qu'ils ne leur
prêchent pas leur propre volonté, mais celle du Seigneur. Quant aux boucs, qui
sont les sens du corps, ils ne cherchent pas les choses célestes; mais, auprès
des tentes des pasteurs dans tous les biens sensibles de ce monde, qui est la
région des corps, ils prennent de quoi irriter plutôt que rassasier leurs désirs.
3. Quel honteux changement de goût après avoir
nourri son âme de méditations sacrées pendant son pèlerinage et son exil, comme
des biens célestes, après avoir le bon plaisir de Dieu et les secrets de sa
volonté, pénétré les cieux par sa ferveur, et s'être promené en esprit dans les
demeures des saints, après avoir salué les pères, les apôtres, et les chœurs
des prophètes, admiré les triomphes des martyrs, et contemplé avec étonnement
les ordres des anges, de quitter toutes ces choses, de s'assujettir comme un
vil esclave à la servitude du corps, d'obéir à la chair, de satisfaire ses
passions brutales et déshonnêtes, et de mendier par toute la terre, de quoi
apaiser, en quelque sorte, sa curiosité insatiable, par la figure du monde qui
passe en un moment. Que mes yeux versent un torrent de larmes sur cette âme
qui, après avoir été nourrie des mets les plus excellents (Job XIV, 21), se
jette maintenant sur des choses immondes. Car, selon l'expression du saint
homme Job, il nourrit une femme stérile, et il n'a pas soin d'une pauvre veuve
(Cantique I. 7). Et remarquez que l'Époux ne dit pas simplement « sortez; mais
sortez, et allez après les troupeaux de vos compagnons, et paissez vos boucs. »
En quoi il me semble qu'il nous avertit d'une chose bien considérable. Et
qu'est-ce que c'est? Hélas! c'est qu'il ne permet pas seulement à cette belle
créature qu'il avait jadis placée dans son troupeau, et qui maintenant s'est
précipitée dans un état plus déplorable, de demeurer, au moins dans ses
troupeaux, mais il lui commande d'aller derrière erra. Comment cela se fait-il,
diffus-vous? De la façon que vous lisez dans le Prophète: « L'homme étant dans
l'honneur n'a pas compris, il est devenu semblable aux bêtes brutes (Psaume
XLVIII, 1). » Voilà comment une si belle créature a été mise la suite des
troupeaux de bêtes. Je crois que si les bêtes de somme pouvaient parler, elles
diraient: « Voici Adam qui est devenu comme l'une de nous, tandis qu'il était
dans l'honneur (Gen. III, 22), » dit le Prophète. Si vous demande; en quel
honneur; il habitait dans le paradis, et il vivait dans un lieu de délices. Il
ne souffrait aucune peine ni aucune privation. Il était environné de fruits
odoriférants, couché sur les fleurs, couronné d'honneur et de gloire, et établi
sur tous les ouvrages sortis des mains du créateur. Il excellait surtout à
cause de l'éclat qu'il tirait de sa ressemblance avec Dieu, et il avait
commerce et société avec la troupe des anges, et avec toute la milice de
l'armée céleste.
4. Mais il a changé la gloire de sa ressemblance
avec Dieu, « en la ressemblance d'un veau qui mange de l'herbe. » De là vient
que le pain des anges est devenu comme le foin qu'on porte à l'étable, et a été
placé devant nous comme devant des bêtes de somme. « En effet, le Verbe s'est fait
chair (Jean I, 14). » Or, selon le Prophète, « toute chair n'est que du foin
(Isaïe XXXX, 6). » Mais ce foin ne s'est pas séché, et la fleur n'en est pas
tombée, parce que l'esprit du Seigneur s'est reposé dessus. Aussi, si autrefois
la fin de toute chair arriva par le déluge ce fut parce que l'esprit de vie
s'était retiré. Car Dieu dit: « Mon esprit ne demeurera plus jamais en l'homme,
parce qu'il n'est que chair (Gen. VI, 3). » Par le nom de chair c'est le vice
qui est marqué en cet endroit, non pas la nature. Car ce n'est pas la nature,
mais le péché qui chasse l'esprit. C'est donc à cause du péché que toute chair
est du foin, et que toute sa gloire est comme la fleur du foin. « Le foin,
dit-il, s'est séché, et sa fleur est tombée (Isaïe XXXX, 6). » Mais il n'est
pas question là de la fleur qui pousse du rejeton et de la racine de Jessé,
puisque l'esprit du Seigneur s'est reposé sur elle; ni du foin que le Verbe a
été fait, puisque le proverbe ajoute ensuite. « Mais le Verbe du Seigneur
demeure éternellement (Ibid. 7). » Car si le Verbe est du foin, et que le Verbe
demeure éternellement, il faut aussi que le foin demeure éternellement.
Autrement, comment donnerait-il la vie éternelle s'il ne demeurait
éternellement? En effet: « Si quelqu'un mange de ce pain, il vivra à jamais. »
Et il déclare de quel pain il entend parler, lorsqu'il ajoute: « Et le pain que
je donnerai pour la vie du monde, c'est ma chair. » Comment donc ce qui fait
vivre éternellement pourrait-il n'être pas éternel?
5. Mais souvenez-vous, s'il vous plaît, avec moi
de ce que le Fils dit au Père dans le psaume: « Vous ne permettrez pas que
votre saint éprouve la corruption (Psaume XV, 10). » Il n'y a pas de doute
qu'il n'entende parler de sou corps, qui était couché sans âme dans le sépulcre.
Car c'est ce saint que l'ange annonça à la Vierge, lorsqu'il lui dit « Et le
saint qui naîtra de vous sera appelé fils de Dieu (Luc. I, 35). » Comment, en
effet, ce foin qui était saint pourrait-il éprouver la corruption, puisqu'il
venait des chastes entrailles de Marie, comme de prairies toujours verdoyantes,
et qu'il attire sans cesse sur lui les regards des anges qui le contemplent
avec un plaisir immortel? Ce foin perdra sa verdeur, si Marie perd jamais sa
virginité. La nourriture de l'homme s'est donc changée en celle des bêtes,
quand l'homme lui-même s'est changé en bête. Hélas! changement triste et
lamentable, l'homme qui était l'habitant du paradis, le maître de la terre, le
citoyen du ciel, le domestique du Seigneur des armées, le frère des esprits
bienheureux, et le cohéritier des Vertus célestes, par un soudain changement,
s'est trouvé couché dans une étable à cause de sa ressemblance avec les bêtes,
et se vit lié à un râtelier à cause de sa fureur indomptable, selon ce qui est
écrit: « Serrez-lui la bouche avec un mors et une bride, car autrement vous
n'en viendrez pas à bout (Psaume XXXI, 9). » Reconnais pourtant, ô boeuf, ton
possesseur, et toi âne reconnais l'étable de ton maître, afin que les prophètes
de Dieu soient trouvés justes dans la prédiction de ces merveilles, devenu
bête, reconnais celui que tu n'as pas connu lorsque tu étais homme. Adore dans
l'étable celui que tu fuyais dans le paradis. Honore l'étable de celui dont tu
as méprisé le commandement. Mange ce foin que tu as rejeté avec dégoût,
lorsqu'il était pain, et pain des anges.
6. Vous me demanderez peut-être quelle a été la
cause d'un si grand abaissement. Il n'y en a certainement pas d'autre que celle
que j'ai déjà alléguée, c'est que l'homme étant dans l'honneur n'a pas compris.
Que n'a-t-il pas compris? Le Prophète ne le dit pas, mais nous le dirons: se
trouvant établi dans l'honneur, il n'a pas compris qu'il n'était que limon et
que boue, et a pris plaisir dans son élévation. Aussitôt il a éprouvé en
lui-même ce que l'un des enfants de la captivité a remarqué avec sagesse et
écrit avec beaucoup de vérité longtemps après, en disant: « Celui qui n'étant
rien croit être quelque chose, se trompe lui-même (Gal. VI, 3). » Malheur à cet
infortuné qu'il ne se soit pas trouvé quelqu'un pour lui dire alors: Pourquoi,
terre et cendre, t'enorgueillis-tu? Voilà comment une. créature si belle s'est
confondue dans un troupeau; voilà. comment sa ressemblance avec Dieu s'est
échangée en une ressemblance avec la bête; voilà comment, au lieu de la
compagnie des anges, elle est tombée dans la société des bêtes de somme.
Voyez-vous combien nous devons fuir une ignorance qui a été la source de tous
les maux du genre humain ! Car le Prophète dit qu'il est devenu semblable aux
bêtes brutes, parce qu'il n'a pas compris. Il faut donc éviter l'ignorance à
tout prix, de peur que, si nous ne comprenons pas encore, après avoir été
châtiés si sévèrement, nous ne tombions dans des maux encore plus grands et
plus nombreux que les premiers, et qu'on ne dise de nous: « Nous avons traité
Babylone, et elle n'est pas guérie (Jer. LI, 9). » Et cela avec raison, puisque
le châtiment ne nous aurait pas donne d'intelligence.
7. Peut-être même est-ce pour cela que l'Époux,
afin de détourner sa bien-aimée de l'ignorance par le tonnerre le ses
réprimandes, ne dit pas: Sortez avec- lés troupeaux ou pour aller rejoindre tes
troupeaux, mais: « Sortez après les troupeaux de vos compagnons, » Pourquoi
s'exprime-t-il ainsi? Sans doute pour montrer que la seconde ignorance est plus
redoutable et plus honteuse que la première, puisque, si l'un avait rendu
l'homme semblable aux bêtes, l'autre le leur rend inférieur. Car les hommes
ignorés de Dieu, c'est-à-dire réprouvés à cause de leur ignorance, paraîtront à
ce jugement épouvantable, pour êtres livrés aux flammes éternelles, peine que
ne souffriront pas les bêtes. Dr, il n'y a pas de doute que la condition de
ceux qui seront en cet état ne soit de beaucoup pire que celle des êtres qui ne
seront plus du tout. « Il lui aurait été plus avantageux, dit le Sauveur, de
n'être jamais né homme; » non pas de n'être pas né du tout, mais de n'être pas
né homme, mais, par exemple, d'être né bête, on quelque autre créature qui,
n'ayant pas reçu de jugement, ne devait pas comparaître au jugement de Dieu,
ni, par conséquent, être condamné aux supplices éternels. Que l’âme
raisonnable, qui rougit que la première ignorance l'ait rendue compagne des
bêtes dans la jouissance des biens de la terre, sache donc qu'elle ne les aura
plus même pour compagnes dans les tourments de l'enfer, et qu'alors elle sera
même chassée avec honte de leur troupeau, ne sera plus avec elles, mais après
elles, puisque celles-ci ne sentiront plus aucun mal, au lieu qu'elle sera
exposée à toute sorte de souffrances, et n'en sera jamais délivrée, parce
qu'eue a ajouté, une seconde ignorance à la première. C'est ainsi que l'homme
sort, et marche solitaire à la suite des troupeaux de ses compagnons, puisqu'il
n'y a que lui de précipité au fond de l'enfer. Ne vous semble-t-il pas que
celui qui est jeté pieds et mains liés dans les ténèbres extérieures se trouve
relégué au dernier rang? Assurément le dernier état de cet homme sera bien pire
que le premier, puisque, au lieu d'être égal aux bêtes, il est maintenant au
dessous d'elles.
8. Bien plus, si vous voulez y prendre garde, je
pense que vous trouverez que même, en cette vie, l'homme est au dessous des
bêtes. En effet, l'homme qui est doué de raison, et. qui ne vit pas selon la
raison, ne vous semble-t-il pas en quelque sorte plus bête que les bêtes mêmes?
Si la bête ne se gouverne pas par la raison, elle a pour excuse que la nature
ne l'en a pas pourvue, mais l'homme ne peut s'excuser ainsi, puisque la raison
est chez lui une prérogative de sa nature. C'est donc avec justice que l'homme
doit être estimé, puisqu'il n'y a que lui parmi les animaux qui, dégénérant de
sa condition, viole les droits de la nature, et qui, doué de raison, imite ceux
qui en sont tout à fait privés. Il est donc évident qu'il marche après les
troupeaux de bêtes, en cette vie, par la dépravation de sa nature, et, après
cette vie, par les peines extrêmes qui l'attendent.
9. Voilà comment sera maudit l'homme qui sera
trouvé dans l'ignorance de Dieu: est-ce de Dieu ou de soi-même que je devrais
dire? De l'un et l'autre, et l'une des deux suffit pour le perdre. Voulez-vous
vous convaincre que cela est ainsi? Or, pour ce qui est de l'ignorance de Dieu,
je crois que vous n'en doutez pas; si néanmoins vous croyez que certainement il
n'y a pas d'autre vie éternelle que de reconnaître le Père pour le Dieu
véritable, et Jésus-Christ qu'il a envoyé au monde (Jean XVII, 3) Écoutez donc
l'Époux, qui condamne clairement et ouvertement dans l'Épouse l’ignorance de
soi-même. Car que dit-il? Mais, « si vous ne vous connaissez pas vous-même, »
et le reste. Il est donc évident que celui qui est dans l'ignorance sera
méconnu, que cette ignorance soit à l'égard de Dieu ou à l'égard de lui-même.
Nous pouvons parler utilement de ces deux ignorances, si néanmoins Dieu nous en
fait la grâce. Je ne le ferai pourtant pas maintenant, de peur qu'étant
fatigués, et n'ayant pas selon la coutume fait précéder ce discours de vos
prières, je n'explique avec moins de soin, ou vous n'écoutiez avec moins
d'attention une chose si nécessaire, et qu'il ne faut entendre qu'avec un grand
désir. Car si la nourriture du corps, quand on la prend sans appétit, et
lorsqu'on est rassasié, non-seulement ne profite pas, mais nuit beaucoup; à
plus forte raison, le pain de l'âme, s'il est pris avec dégoût, n'est-il pas
une nourriture, mais un tourment pour la conscience. Ce que veuille détourner
de nous l'Époux de l'Église, Jésus-Christ, notre Seigneur, Dieu par dessus
toutes choses et béni dans tous les siècles.
Amen.
1. Je viens donc accomplir ma promesse,
contenter vos désirs, et satisfaire à ce que je dois à Dieu; comme vous le
voyez, une triple obligation me presse de vous adresser la parole, et je le
fais par respect pour la vérité, pour là charité fraternelle, et pour la
crainte du Seigneur. Si je me tais, ma bouche même me condamne; mais, d'un
autre côté, si je parle, je crains le même jugement, j'appréhende que ma bouche
ne me condamne encore, parce que je ne fais pas ce que je dis. Aidez-moi de vos
prières, je vous en conjure, afin que je puisse toujours dire ce qu'il faut, et
accomplir, par mes oeuvres, ce que je prêche aux autres. Vous savez, je pense,
que nous avons à parler aujourd'hui de l'ignorance, ou plutôt des ignorances;
car si vous vous en souvenez, nous en avons cité deux, l'une de nous-mêmes, et
l'autre de Dieu. Et nous avons dit qu'il faut les éviter toutes les deux, parce
que toutes les deux sont damnables. Il reste maintenant à expliquer cela plus
clairement et plus au long. Mais je crois qu'il faut examiner premièrement, si
toute ignorance est damnable. Et il me semble que non, car toute ignorance ne
nous rend pas coupables, puisqu'il y a plusieurs choses qu'il est permis de ne
pas savoir, sans faire tort à notre salut. Par exemple, pensez-vous que ignorer
le métier de charpentier, de charron et de maçon, et tous les autres métiers
qu'on exerce pour la commodité de la vie présente, soit un obstacle pour lé
salut? Combien même y a-t-il de personnes qui se sont sauvées par leurs bonnes
oeuvres, et la régularité de leur vie, sans être instruites des arts même qu'on
appelle libéraux, quoiqu'ils soient plus honnêtes et plus utiles que les
autres? Combien l'Apôtre en compte-t-il dans son épître aux Hébreux, qui ont
été chéris de Dieu, non à cause de la connaissance des belles-lettres, mais à
cause de « la pureté de leur conscience, et de la sincérité de leur foi (Heb.
XI, 4)? »Toutes ces personnes là ont été agréables à Dieu, non par le mérite de
leur science, mais de leur vie. Saint Pierre, saint André, les enfants de
Zébedée, et tous les autres disciples n'ont pas été tirés de l'école des
rhéteurs ou des philosophes, et cela n'a pas empêché que le Seigneur ne se
servit d'eux pour opérer le salut par toute la terre. Ce n'est pas parce qu'ils
étaient plus sages que tous les autres hommes, ainsi qu'un saint l'avoue de
lui-même (Eccle. I, 16), mais à cause de leur foi et de leur douceur, qu'il les
a sauvés, il les a faits saint et les a établis maîtres des autres. Ils ont
fait connaître au monde les voies de la vie, non par la sublimité de leurs
discours, ou par l'éloquence de la sagesse humaine (I Cor. II, 1), mais par des
prédications qui paraissaient folles aux sages du siècle, Dieu ayant voulu se
servir de ce moyen pour sauver ceux qui croiraient en lui, parce que le monde
avec toute sa sagesse ne l'a pas connu.
2. On dira peut-être que je parle mal de la
science, et qu'il semble que je blême les savants, et veuille détourner de
l'étude des lettres humaines. Dieu m'en garde, je sais trop bien combien les
personnes lettrées ont servi et servent tous les jours l'Église, soit en
combattant ses ennemis, soit en instruisant les simples. Après tout, n'ai-je
pas lu ces paroles dans un Prophète; « parce que vous avez rejeté la science,
je vous rejetterai aussi de devant moi, et vous ne me servirez pas à l'autel
dans les fonctions sacerdotales (Osée. IV, 6)? » Et encore: «ceux qui sont
savants brilleront comme des flambeaux du firmament; et ceux qui enseignent la
justice à plusieurs seront comme des étoiles dont la lumière ne s'éteindra
jamais (Dan. XII, 3). » Mais je sais bien aussi que j'ai lu: « La science enfle
(I Cor. VIII, 9).» Et encore: » Celui qui acquiert de nouvelles connaissances
se procure de nouvelles peines (Eccles. I, 18). » Vous voyez qu'il y a de la
différence entre les sciences, puisqu'il y en a qui enflent, et d'autres qui
attristent? Je voudrais bien savoir laquelle est plus utile pour le salut, de
celle qui enfle, ou de celle qui cause de la douleur. Mais je ne doute pas que
vous ne préfériez la dernière, parce que la douleur demande la santé dont
l'enflure n'est qu'un semblant. Or, celui qui demande est plus près du salut,
attendu que celui qui demande reçoit (Luc. XI, 10). D'ailleurs, celui qui
guérit ceux qui ont le coeur brisé, a en exécration ceux qui sont enflés
d'orgueil, selon ces paroles de la sagesse: « Dieu résiste aux superbes, mais
il donne sa grâce aux humbles. » Et celles de l'Apôtre qui dit: « J'avertis
tous ceux qui sont parmi vous, en vertu de la grâce qui m'a été donnée, de
n'être pas plus sage qu'il ne faut, mais de l'être sobrement (Rom. XII, 3). »
Il ne défend pas d'être sage, mais d'être plus sage qu'il ne faut. Or,
qu'est-ce qu'être sage avec sobriété? C'est observer avec vigilance ce qu'il
faut savoir plus que toute autre chose et avant toute autre chose. Car le temps
est court; or, toute science est bonne en soi, lorsqu'elle est fondée sur la
vérité. Mais vous qui, à cause de la brièveté du temps, avez hâte d'opérer
votre salut avec crainte et tremblement, ayez soin de savoir avant tout, et
mieux que tout, ce qui peut contribuer davantage à ce dessein. Les médecins du
corps ne disent-ils pas qu'une partie de la médecine consiste à choisir dans
les viandes et à discerner celles qu'on doit manger avant, de celles qu'on doit
manger après, quelle nourriture on doit prendre, et comment on la doit prendre?
Car, bien qu'il soit certain que les choses que Dieu a créées pour être mangées
sont bonnes, vous ne laissez pas de vous les rendre mauvaises, si vous
n'observez quelque manière et quelque ordre pour les prendre. Appliquez aux
sciences ce que je viens de dire de la nourriture du corps.
3. Mais il vaut mieux vous renvoyer au Maître.
Car cette parole n'est pas de noirs, mais de lui, ou plutôt elle est à nous,
puisqu'elle est la parole de la Vérité: « Celui, dit-il, qui pense savoir
quelque chose ne sait pas encore comme il doit savoir (I Cor. VIII, 2). » Vous
voyez qu'il ne loue pas celui qui sait beaucoup, s'il ne sait aussi la manière
de savoir, et que c'est en cela qu'il place tout le fruit et l'utilité de la
science? Qu'entend-il donc par la manière de savoir? Que peut-il entendre,
sinon de savoir dans quel ordre, avec quelle ardeur, et à quelle fin on doit
connaître toutes choses? Dans quel ordre, c'est-à-dire qu'il faut apprendre en
premier lieu ce qui est plus propre pour le salut. Avec quel goût, attendu
qu'il faut apprendre avec plus d'ardeur, ce qui peut nous exciter plus vive
ment à l'amour de Dieu. A quelle fin? pour ne pas apprendre dans le but de
satisfaire la vaine gloire, ou la curiosité, ou pour quelque autre chose
semblable, mais seulement pour notre propre édification, ou pour celle du
prochain. Car il y en a qui veulent savoir, sans se proposer d'autre but que de
savoir (a)
c'est là une curiosité honteuse. Il y en a qui veulent savoir, afin qu'on sache
qu'as sont savants, et c'est une vanité honteuse, et ceux-là n'éviteront pas la
censure d'un poète satirique qui les raille agréablement lorsqu'il dit. « Vous
croyez ne rien savoir, si un autre ne sait que vous savez quelque chose (Pers.
Sat. I). » Il y en a qui veulent savoir pour vendre leur science, c'est-à-dire
pour amasser du bien, ou obtenir des honneurs, et c'est un trafic honteux. Mais
il y en a aussi qui veulent savoir pour édifier les autres, c'est la charité;
et il y en a qui veulent savoir pour s'édifier eux-mêmes, et c'est prudence.
(a) Jean de Salisbury s'exprime à peu près de même dans le
livre VII de son Polycratique, chapitre XV. « Les uns sont portés vers la
science par la curiosité, les autres par le désir de passer pour savants ou par
des pensées de lucre. Il y en a bien peu qui cultivent la science dans un
sentiment de charité ou d'humilité, pour s'instruire eux-mêmes ou pour
instruire les autres. » On peut relire plus haut, Tome III, les pensées de
saint Bernard, sur ce sujet.
4. De ces différents savants, ces deux derniers
sont les seuls qui n'abusent pas de la science, attendu qu'ils ne veulent
savoir que pour bien faire. Or, comme dit le Prophète, les connaissances sont
bonnes à ceux qui les mettent en pratique. Mais c'est pour les autres que cette
parole est dite: « Celui qui sait le bien et ne le fait pas, on lui imputera sa
science a péché (Jacob. IV, 17). » Comme s'il disait par cette comparaison: De
même qu'il est nuisible à la santé de prendre de la nourriture, et de ne la pas
digérer, attendu que les viandes mal cuites et mal digérées par l'estomac
engendrent de mauvaises humeurs, et corrompent le corps au lieu de le nourrir:
ainsi lorsqu'on bourre de science l'estomac de l'âme, qui est la mémoire, si
celte science n'est digérée par la chaleur de la charité, si elle ne se répand
ensuite dans les membres de l'âme, si je puis parler ainsi, en passant dans les
moeurs et dans les actions, si elle ne devient bonne par le bien qu’ elle
connaît, et qui sert à former une bonne vie, ne se change-t-elle pas en péché;
comme la nourriture en de mauvaises humeurs? Le péché n'est-il pas, en effet,
une mauvaise humeur, et les moeurs dépravées ne sont-elles pas aussi de
mauvaises humeurs? Celui qui tonnait le bien et ne le fait pas ne souffre-t-il
pas dans la conscience des enflures et des tiraillements? Il entend au dedans
de lui-même une réponse de mort et de damnation, toutes les fois qu'il pense à
cette parole du Seigneur, « Le serviteur qui sait la volonté de son maître et
ne la fait pas, sera beaucoup battu (Luc. XII, 47). » Peut-être est-ce au nom de
cette âme quele Prophète se plai0gnait, quand il disait: « J'ai mal au ventre,
j'ai mal au ventre. (Jer. IV, 19). » Si ce n'est due cette répétition semble
marquer un double sens, et nous oblige à en chercher encore un autre que celui
que nous avons donné. Car je crois que le Prophète a pu dire cela en parlant de
lui-même, parce qu'étant plein de science, brûlant de charité, et désirant
extrêmement épancher sa science, il ne trouvait personne qui se souciât de
l'écouter; sa science lui devenait ainsi comme à charge, parce qu'il ne la
pouvait communiquer. Voilà comment ce pieux docteur de l'Église plaint le
malheur de ceux qui méprisent d'apprendre comment il faut vivre, et de ceux
qui, le sachant, ne laissent pas de mal vivre. Mais restons en là pour ce qui est
de la répétition que le Prophète a faite de la même phrase.
5. Reconnaissez-vous maintenant avec combien de
vérité saint Paul a dit que la science enfle (I Cor. VIII, 1)? Je veux donc que
l'âme commente par elle-même, l'utilité et l'ordre le demandent ainsi. L'ordre,
parce que c'est pour nous principalement que nous sommes ce que nous sommes; et
l'utilité, parce que cette connaissance n'enfle pas, mais humilie, et nous
prépare à nous édifier. Car l'édifice spirituel ne saurait subsister que sur le
fondement stable de l'humilité. Or, l'âme ne peut rien trouver de plus efficace
et de plus propre pour humilier, que de se connaître en toute vérité; qu'elle
soit exempte de feinte et de déguisement, qu'elle se place eu présence
d'elle-même, et qu'elle ne détourne pas les yeux de soi. Lorsqu'elle se
regardera ainsi à la claire lumière de la vérité, ne se trouvera-t-elle pas
bien différente de ce qu'elle croyait être, et soupirant de se voir vraiment si
misérable, ne s'écriera-t-elle pas au Seigneur avec le Prophète: « Vous m'avez
humilié dans votre vérité (Psaume LLXVIII, 75)? » Car comment ne
s'humiliera-t-elle pas dans cette vraie connaissance d'elle-même, quand elle se
verra chargée de péchés, appesantie par la masse de ce corps mortel,
embarrassée des soins de la terre, infectée de la corruption des désirs
charnels, aveugle, courbée, infirme, engagée dans une infinité d'erreurs,
exposée à mille périls, saisie de mille frayeurs, environnée de mille
difficultés, sujette à mille soupçons, et à mille nécessités fâcheuses, portée
au vice, faible pour la vertu? Comment, après cela, pourra-t-elle lever les
yeux et marcher la tête haute? Ne se convertira-t-elle pas à la vue de tant de
misères, en se sentant percée comme par autant d'épines poignantes? Elle aura
recours aux larmes, aux plaintes et aux gémissements, elle se tournera vers le
Seigneur, elle s'écriera avec humilité: « Guérissez mon âme, parce que j'ai
péché contre nous vous (Psaume XI, 4): » Et le Seigneur la consolera une fois
qu'elle se sera tournée vers lui, parce qu'il est le Père des miséricordes, et
le Dieu de toute consolation.
6. Quant à moi, tant que je me regarde, je ne
vois que sujets d'amertume. Mais lorsque je lève les yeux vers les secours de
la divine bonté, la douce vue de Dieu tempère aussitôt l'amertume de la vue de
moi-même, et je dis: « Mon âme s'est troublée, lorsque je me suis considéré;
c'est pourquoi je me souviendrai de vous, Seigneur (Psaume XLI, 7). «Et ce
n'est pas une vision de Dieu peu considérable que d'éprouver sa bonté et sa félicité
à se laisser fléchir, car il est, en effet, extraordinairement bon et
miséricordieux, infiniment meilleur que nous ne sommes méchants, car la bonté
lui est naturelle, et il n'y a que lui pour faire toujours grâce et pardonner.
Il nous est donc fort avantageux que Dieu se fasse connaître à nous par dune
telle expérience, et dans cet ordre, c'est-à-dire, après que l'homme a reconnu
sa misère, et crié vers lui; car alors il l'exaucera, et lui dira: «Je vous
délivrerai, et vous m'honorerez (Psall. XLIX, 15). » Et ainsi la connaissance
de vous-même sera comme un pas vers celle de Dieu, et vous le verrez dans son
image qui est renouvelée en vous, en attendant que vous contempliez avec
confiance la grâce du Seigneur qui se présentera à vous sans aucun voile, et
que vous soyez transformé en son image, et passiez de clartés en clartés sous
la conduite de son Saint-Esprit.
7. Mais voyez comme ces deux connaissances nous
sont nécessaires pour le salut. Vous ne pouvez être sauvé si l'une où l'autre
vous manquait. En effet, si vous ne vous connaissez vous-mêmes, vous n'aurez
pas la crainte de Dieu en vous, vous n'aurez pas non plus l'humilité. Or, voyez
si vous pouvez espérer quelque chose de votre salut sans la crainte de Dieu, et
sans l'humilité. Vous faites bien de me témoigner par ce petit murmure, que
vous n'êtes pas dans cette pensée, ou plutôt que vous êtes bien éloignés de
cette erreur, cela me dispense de m'arrêter sur un pas qui est clair de soi.
Mais écoutez le reste. Ou plutôt ne faudrait-il pas en demeurer là, à cause de
ceux que le sommeil tourmente. Je pensais achever en un seul discours ce que je
vous avais promis sur le sujet de la double ignorance, et je l'aurais fait,
s'il ne me semblait que j'ai été déjà trop long pour ceux que ce discours fatigue.
Car j'en vois qui bâillent, et d'autres qui donnent. Il ne faut pas s'en
étonner, les veilles (a) de la nuit précédente qui ont été
très-longues leur servent d'excuse. Mais que dirai-je de ceux qui ont dormi
alors, et qui ne laissent pas de dormir maintenant? Je ne veux pas leur en
faire honte davantage, il suffit de les en avoir avertis en passant, je crois
qu'à l'avenir ils écouteront mieux, et craindront d'être encore remarqués.
C'est dans cette espérance que nous leur pardonnons pour cette fois, et que, en
leur considération, nous divisons ce qu'il serait à propos d'expliquer tout
d'une suite, et finissons avant d'être à la fin. Que cette indulgence-là les
porte à rendre gloire avec nous à l'Époux de l'Église, Jésus-Christ notre
Seigneur, qui est Dieu, et au dessus de toutes choses, et béni dans tous les
siècles.
Amen.
(a) Saint Bernard veut parler des Matines, qu'il désigne sous
le nom de Veilles, pour se conformer à la pensée de saint Benoit.
1. Je crois qu'il n'est pas besoin aujourd'hui
de vous exhorter à ne pas dormir, car la petite correction que nous vous fîmes
hier est sans doute encore présente à vos esprits; et j'espère que ne l'ayant
faite que par un mouvement de charité, vous en profiterez. Vous vous souvenez
donc bien que vous m'avez accordé que personne n'est sauvé sans la connaissance
de soi-même; parce que de cette connaissance naissent l'humilité, qui est la
mère du salut, et la crainte de Dieu, qui est aussi le commencement du salut,
de même que de la sagesse. Je dis que nui n'est sauvé sans cette connaissance,
à moins qu'il ne soit pas encore en âge de se connaître ou qu'il ne le puisse
pas. Ce que je dis pour les petits enfants ou pour les fous, dont il n'est pas
question maintenant. Mais si vous ignorez Dieu, pourra-t-on espérer quelque
chose de, votre salut avec cette ignorance? Non, sans doute. Caron ne saurait
aimer celui qu'on ne tonnait pas, ou posséder celui qu'on n'a pas aimé.
Connaissez-vous donc vous-mêmes, afin de l'aimer. L'un est le commencement de
la sagesse, et l'antre en est la perfection; car la crainte du Seigneur est le
commencement de la sagesse, (Psaume C. 9) et l'amour est la plénitude de la
lui. (Rom. XIII. 10) On duit donc se garder de l'une et de l'autre ignorance,
par la raison qu'il est impossible de se sauver sans la crainte et sans l'amour
de Dieu. Le reste est indifférent, et on n'est pas sauvé pour le connaître, ni
damné pour ne le connaître pas.
2. Je ne dis pas pourtant qu'il faille mépriser
ou négliger la science des belles-lettres, puisqu'elle orne l'âme, l'instruit,
et la rend capable d'instruire les autres. Mais il faut que ces deux choses, en
quoi nous avons dit que consiste le salut, précèdent cette connaissance.
N'est-ce point ce que le Prophète avait en vue, lorsqu'il disait: « Semez dans
la justice, et recueillez l'espérance de la vie: après cela, recherchez la
lumière de la science (Osee. X, 12)? » Il nomme la science la dernière, comme une
peinture qui ne peut subsister sur le vide, et il place en première ligne les
deux choses qui sont comme la toile et le fond solide de cette peinture. Je
m'appliquerai en toute sécurité à la science, lorsque j'aurai reçu l'assurance
de la vie par le moyen de l'espérance. Vous avez donc semé pour la justice si
vous avez appris par la véritable connaissance de vous-même à craindre Dieu, si
vous vous êtes humilié, si vous avez répandu des larmes, si vous avez fait de
nombreuses aumônes, et autres œuvres de piété, si vous avez maté votre corps
par les jeûnes et par les veilles, meurtri votre poitrine de coups, lassé les
cieux par vos cris. Voilà ce que c'est que semer pour la justice. Les semences
sont les bonnes oeuvres, les exercices pieux, les larmes. « Ils marchaient, dit
le Prophète, et pleuraient en jetant leurs semences (Psaume CXXV. 7). » Mais
quoi, pleureront-ils toujours? A Dieu ne plaise. Mais «ils reviendront avec
joie tous chargés de leurs gerbes. » Certes, ils auront bien sujet d'être dans
la joie, quand ils remporteront les fruits de la gloire comme des gerbes de
froment. Mais, direz-vous, cela n'arrivera qu'au temps de la résurrection et au
dernier jour: il y a bien loin jusque-là. Ne vous abattez pas, ne vous
découragez pas. Les prémices de l'Esprit-Saint nous fournissent dès maintenant
de quoi moissonner avec joie. « Semez, dit-il, dans la justice, et cueillez
l'espérance de la vie. » Il ne nous renvoie plus au dernier jour, où nous
posséderons réellement ce qui n'est encore que l'objet de notre espérance, mais
il parle du temps présent. Notre joie, sans doute, et nos ravissements seront
extraordinaires lorsque nous jouirons de la véritable vie.
3. Mais l'espérance d'une si grande joie
sera-t-elle sans joie? « Réjouissez-vous, dit l'Apôtre, en espérance (Rom. XII,
12). » Et David ne dit, pas qu'il se réjouirait, mais qu'il se réjouissait de
ce qu'il espérait entrer dans la maison du Seigneur. (Psaume CXXI, 1) Il ne
possédait pas encore la vie, mais il avait recueilli l'espérance de la vie, et
il éprouvait en lui-même la vérité de ce que dit l'Écriture, que non-seulement
la récompense, mais même l'attente des justes est pleine de joie (Prov. X, 28).
Cette joie est produite dans l'âme de celui qui a semé pour la justice, par là
conviction qu'il a que ses péchés sont pardonnés, si néanmoins l'efficacité de
la grâce qu'il a reçue pour mieux vivre à l'avenir lui donne la certitude de ce
pardon. Quiconque de vous sent que cela passe en lui, entend les paroles de
l'Esprit-Saint, dont la voix et l'opération ne se démentent jamais. Il entend
ce qu'on dit au dehors, attendu que ce qu'on dit au dehors, il le sent au
dedans de soi. Car celui qui parle en nous opère en nous, parce que c'est le
même esprit qui distribue ses dons à chacun selon qu'il lui plait (Cor. XII,
11), donne aux uns la grâce de dire, et aux autres de faire ce qui est bon.
4. Quiconque parmi vous, après les commencements
amers de sa conversion, a le bonheur de se voir un peu soulagé par l'espérance
des biens qu'il attend, et de s'élever comme avec les ailes de la grâce dans
l'air serein d'une consolation toute céleste, a moissonné dès maintenant le
fruit de ses larmes; il a vu Dieu et il l'a entendu dire: « Donnez-lui des
fruits de ses oeuvres (Prov. XXXI. 31). » Car comment celui qui a goûté et vu
combien le Seigneur est doux n'aurait-il pas vu Dieu? Que celui-là, Seigneur
Jésus, vous a trouvé plein de douceurs et de charmes, qui n'a pas seulement
reçu de vous le pardon de ses péchés, mais encore le don. de sainteté, et, pour
comble de biens, la promesse de la vie éternelle! Heureux celui qui a déjà
moissonné, qui jouit dès à présent des fruits d'une vie sainte, et jouira à la
fin de la vie éternelle. C'est avec raison que celui qui, en se voyant
lui-même, a versé des larmes, et a été ravi de joie, lorsqu'il a vu le
Seigneur, puisque la vue de sa souveraine bonté est cause qu'il a déjà enlevé
tant de gerbes, je veux parler de la rémission de ses péchés; de sa
sanctification et de l'espérance de la vie. Oh! que cette parole du Prophète
est vraie: « Ceux qui sèment dans les larmes recueillent dans la joie, (Psaume
CXXV, 6)! » Il comprend par ces deux mots l'une et l'autre connaissance; celle
de nous-mêmes, qui sème dans les larmes, et celle de Dieu, qui recueille dans
la joie.
5. Si donc nous commençons par cette double
connaissance, la science que nous pouvons ajouter ensuite n'enfle pas, parce
qu'elle ne peut apporter aucun avantage, ni aucun honneur terrestre, qui ne
soit beaucoup au dessous de l'espérance que nous avons conçue, et de la joie que
cette espérance nous donne, et qui est déjà profondément enracinée dans l'âme.
Or l'espérance ne confond point, parce que l'amour de Dieu est répandu dans nos
coeurs, par le Saint-Esprit qui nous a été donné. Et elle ne confond point,
parce que cet amour nous remplit de confiance et de certitude. Car c'est par
l'amour que le Saint-Esprit nous rend témoignage que nous sommes enfants de
Dieu. Que peut-il donc nous revenir de notre science, si grande qu'elle soit,
qui ne se trouve beaucoup moindre que la gloire d'être mis au nombre des
enfants de Dieu? Mais c'est trop peu dire. La terre même, et tout ce qu'elle
contient, quand on en voudrait donner la possession à chacun de nous, ne
mériterait pas d'être regardée en comparaison d'un si grand bien. Mais si nous
ne connaissons pas Dieu, comment espérer en celui que nous ignorons? Et si nous
ne nous connaissons pas nous-mêmes, comment serons-nous humbles, puisque
n'étant rien, nous croirons être quelque chose? Or, nous savons que ni les
superbes, ni ceux qui n'espèrent pas en Dieu, n'auront pas de part ni de
société dans le bonheur des saints.
6. Considérez donc maintenant avec moi, combien
nous devons avoir sein de bannir de nous ces deux sortes d'ignorances, dont
l'une produit le commencement, et l'autre la consommation de tout péché; comme
au contraire des deux connaissances opposées, l'une engendre le commencement,
et l'autre la perfection de la sagesse, l'une la crainte de Dieu, et l'autre
son amour. Mais nous avons fait voir que tel est le fruit de ces deux connaissances,
faisons voir maintenant quel est celui de ces deux ignorances. Car comme la
crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse, ainsi l'orgueil est le
commencement de tout péché.
Et comme l'amour de Dieu est la source de la sagesse (Eccles. X, 15),
ainsi le désespoir est l'origine et là consommation de toute malice. De même si
la connaissance de nous-mêmes produit en nous l'amour de nous sommes meilleurs
que nous ne sommes en effet. Car ce en quoi consiste l'orgueil, se trouve le
commencement de tout péché, c'est Dieu, et la connaissance de Dieu, l'amour de
lui-même, au contraire, l'ignorance de nous-mêmes produit l'orgueil, et
l'ignorance de bien, le désespoir. Or l'ignorance de nous-mêmes engendre
l'orgueil en nous, lorsque notre esprit trompé, et trompeur en même temps, nous
fait croire que nous sommes plus grands à nos yeux, que nous ne sommes devant
Dieu, et dans la vérité: aussi l'Écriture, en parlant de celui qui a commis le
premier ce grand crime, c'est-à-dire du diable, dit-elle: « qu'il n'est pas
demeuré dans la vérité, mais qu'il a été menteur, dès le commencement (Jean
VIII, 44); » En effet, il n'était pas dans la vérité ce qu'il était dans sa
pensée. Mais il s'était éloigné de la vérité en se voyant moindre et plus
imparfait qu'il n'était effectivement, sans doute que son ignorance lui aurait
servi d'excuse, on ne l'aurait pas estimé superbe, et bien loin d'irriter Dieu
par son crime, il aurait attiré sa grâce sur lui par son humilité. Car si nous
connaissions clairement l'état où chacun de nous est devant Dieu, nous ne
devrions avoir de nous-mêmes une estime ni trop haute ni trop basse, mais
acquiescer en toute chose à la vérité. Mais puisqu'il nous- a voulu cacher ce
secret, et que personne ne sait s'il est digne d'amour ou de haine (Eccles.
IX), il est plus juste sans doute et plus sûr, selon le conseil de la Vérité
même, de choisir toujours la dernière place, d'où on nous tire ensuite pour
nous faire monter plus haut avec honneur (Luc. XIV, 10), au lieu de prendre la
première pour être obligé d'en descendre avec honte.
7. Il n'y a donc pas de danger que vous vous
humiliiez au delà même de ce que vous devriez, et que vous vous estimiez
beaucoup moindre que vous n'êtes, c'est-à-dire que la vérité ne vous estime.
Mais il y a un grand mal et un horrible danger à vous élever le moins du monde
au dessus de ce que vous êtes selon la vérité, à vous préférer en vous-même à
un seul que peut-être la vérité juge vous être égal, ou même supérieur. Car,
pour vous faire comprendre ceci par un exemple familier, de même que lorsque
vous passez par une porte basse, quelque profondément que vous vous baissiez,
vous n'avez rien à craindra, au lieu que, si peu que vous vous éleviez plus
haut que la porte; quand ce ne serait que d'un doigt, vous en recevez un grand
mal, et vous vous mettez en danger de vous blesser rudement la tête; ainsi,
pour ce qui regarde l'âme, il ne faut jamais craindre de trop vous humilier,
mais il faut appréhender extrêmement, et même redouter avec frayeur de vous
élever tant soit peu plus qu'il ne faut. C'est pourquoi ne vous comparez jamais
à de plus grands ni de moindres que vous, ni à quelques-uns, ni même à un seul.
Car, que savez-vous, ô homme, si celui que peut-être vous estimez le plus vil
et le plus misérable des hommes, dont vous abhorrez la vie infâme et souillée
de crimes, que vous croyez, à cause de cela, devoir mépriser en comparaison de
vous, qui pensez peut-être vivre déjà dans la tempérance, dans la justice et
dans la piété, et que vous tenez en comparaison de tous les autres scélérats,
comme le plus scélérat des hommes, que savez-vous, dis-je, si par un coup de la
main du très-haut, il ne doit pas. être un jour au regard des hommes meilleur
que vous, et que ceux que vous lui préférez, où s'il ne l'est pas déjà au
regard de Dieu? Aussi, est-ce pour ce sujet qu'il n'a pas voulu que nous
choisissions une place au milieu, non pas même à l'avant dernier rang ou parmi
les derniers, et qu'il a dit: « Asseyez-vous à la dernière place (Luc. XIV,
10), » c'est-à-dire placez-vous le dernier de tous, non-seulement ne vous
préférez à personne, mais ne présumez pas même de vous comparer à qui que ce
soit. Vous voyez quel grand mal cause l'ignorance de nous-mêmes, puisqu'elle
produit le péché du diable, et le commencement de tout péché, qui est
l'orgueil. Nous verrons une autre fois ce que produit aussi l'ignorance de
Dieu. Car, comme nous nous sommes réunis aujourd'hui un peu tard, le peu de
temps qui nous reste ne nous permet pas d'entamer cette matière. Qu'il suffise
à chacun de nous maintenant, d'être averti de ne pas se méconnaître soi-même,
non-seulement par ce discours, mais aussi par la grâce et la bouté de l'époux
de l'Église, Jésus-Christ Notre Seigneur, qui est Dieu par dessus toutes choses
et béni dans tous les siècles.
Amen.
1. Que produit donc l'ignorance de Dieu?. Car
c'est par où il faut que je commence, puisque, si vous vous en souvenez bien,
nous en sommes demeurés là hier. Que produit-elle donc? Nous avons déjà dit que
c'est le désespoir; mais voyons comment elle le produit. Un homme revenant à
soi, et concevant un déplaisir sensible de tout le mal qu'il a commis, pensera
peut-être à se convertir, et à sortir du mauvais chemin où il est, et des
dérèglements d'une vie sensuelle. Mais, s'il ignore combien Dieu est bon,
combien il est doux et favorable, combien il est enclin à pardonner, sa pensée
charnelle ne le reprendra-t-elle pas aussitôt, et ne lui dira-t-elle pas: Que
faites-vous? Voulez-vous perdre cette vie avec l'autre? Vos péchés sont trop
grands et trop nombreux. Quand vous déchireriez tout votre corps, cela ne
suffirait pas pour les expier. Votre complexion est délicate; vous avez
toujours vécu jusqu'ici dans la mollesse; vous aurez bien de la, peine à
surmonter une si longue habitude. Et cet infortuné, désespéré par ces pensées
et autres semblables, retourne à ses premiers désordres, ne sachant pas avec
combien de facilité. le Tout-Puissant, qui ne veut perdre personne, romprait
tous ces obstacles. Puis il tombe dans l'impénitence, qui est le plus grand de
tous les crimes, un blasphème irrémissible. Il se trouble, et il est accablé
par une horrible tristesse, et par une mélancolie noire et profonde, dont il ne
peut plus se retirer pour recevoir aucune consolation, suivant cette parole: «
Lorsque l'impie est arrivé au comble des maux, il méprise tout (Prov. VIII, 3).
» Ou du moins s'aveuglent sur son mal, et se flattant de quelque raison
plausible, il se jette de nouveau pour jamais dans le siècle, pour y jouir de
toute sorte de délices, et ne garder plus ni règle ni mesure dans
l'assouvissement de ses désirs. Mais, lorsqu'il croira être en paix et en
assurance, il se trouvera surpris par une ruine aussi soudaine que les douleurs
d'une femme grosse, et il ne pourra échapper. Voilà comment l'ignorance de Dieu
produit la consommation de toute malice, qui est le désespoir.
2. L'Apôtre dit que quelques-uns ignorent Dieu.
Mais moi je dis que tous ceux qui ne veulent pas se convertir à lui ignorent
Dieu (I Cor. XV, 34). Car ils ne refusent sans doute de le faire, que parce
qu'ils se le représentent sévère et rigoureux, quand il est bon, et inexorable
quand il est plein de miséricorde; cruel et terrible quand il est aimable; et
l'iniquité se ment à elle-même en se formant une idole au lieu de ce qu'il est
en effet. Gens de peu de foi, que craignez-vous? Qu'il ne veuille pas remettre
vos péchés? Ne les a-t-il pas attachés à la croix avec ses mains? Vous êtes
tendres et délicats, il est vrai, mais ne tonnait-il pas la faiblesse de notre
nature? Vous avez de mauvaises habitudes, et vous êtes liés par l'habitude du
péché, comme avec de fortes chaînes; mais le Seigneur n'a-t-il pas brisé les
liens des captifs (Psaume CXLV, 8)? Vous appréhendez peut-être qu'étant irrité
contre vous, de l'énormité et de la multitude de vos crimes, il ne tarde à vous
tendre une main secourable. Mais sachez qu'ordinairement la grâce surabonde où
le péché a abondé (Rom. V, 20). Est-ce que vous êtes en peine pour le vêtement,
la nourriture et les choses nécessaires au corps, et cela vous empêche-t-il
d'abandonner vos biens? Mais ne sait-il pas que vous avez besoin de toutes ces
choses (Matt. VI, 32)? Que voulez-vous donc davantage? Qu'est-ce qui,
maintenant, fait obstacle à votre salut? C'est ce que je dis, vous ne
connaissez pas Dieu, et vous ne voulez pas en croire notre parole. Je voudrais
bien que vous crussiez au moins ceux qui ont l'expérience de ce qu'ils vous
disent. Car, si vous ne croyez, vous n'aurez jamais la véritable intelligence.
Mais la foi n'est pas donnée à tout le monde.
3. Dieu nous garde de penser que ce soit cette
sorte d'ignorance que l'Épouse est avertie d'éviter, elle qui n'a pas seulement
une grande connaissance de son Époux et de son Dieu, mais qui jouit encore de
son amitié et de sa familiarité particulières, mérite qu'il l'honore souvent de
ses chastes baisers et de la douceur de son entretien, et qui maintenant même
lui demande si librement où il paît son troupeau et où il se repose à midi. En
quoi elle ne désire pas de le connaître lui-même, mais de connaître le lieu où
réside sa gloire, quoique, à vrai dire, le lieu où il réside et sa gloire ne
soient pas une chose différente de lui-même. Mais il trouve à propos de la
reprendre à cause de sa présomption, et de l'avertir de se connaître elle-même,
ce qu'elle semble ne pas faire assez, puisqu'elle s'est jugée capable d'une si
grande vision, soit parce que l'excès de son amour l'empêchait de considérer
qu'elle était dans un corps mortel, ou parce qu'elle espérait, mais
inutilement, pouvoir, dans ce corps même, approcher d'une lumière inaccessible.
Elle est donc rappelée incontinent à elle-même; elle est convaincue
d'ignorance; elle est punie de sa témérité. « Si vous ne vous connaissez pas,
dit-il, sortez. » Cet Époux tonne contre sa bien-aimée, non comme Époux, mais
comme Maître, non qu'il soit en colère, mais parce qu'il veut la purifier en
l'effrayant, et la rendre capable, par ce moyen, de la vision après laquelle
elle soupire. Car elle est réservée pour ceux qui ont le coeur pur.
4. Or, ce n'est pas sans raison qu'au lieu de
l'appeler simplement belle, il dit: « Belle parmi les femmes, » c'est-à-dire
belle d'une certaine façon; c'est pour l'humilier encore davantage, et afin
qu'elle sache ce qui lui manque. Car je crois qu'en ce lieu le nom de femmes
signifie les âmes charnelles et mondaines, qui n'ont rien de mâle et ne font
rien paraître de généreux et de constant dans leurs actions, mais dont toute la
vie et les mœurs sont lâches, molles et efféminées. Mais, bien que l'âme
spirituelle soit déjà belle, puisqu'elle ne marche pas selon la chair, mais
selon l'esprit, cependant comme elle est encore dans un corps mortel, elle n'a
pas atteint la perfection de la beauté, et ainsi elle n'est pas belle absolument;
elle est belle parmi les femmes, c'est-à-dire parmi les âmes terrestres, qui ne
sont pas spirituelles comme elle; non pas parmi les Anges, les Vertus, les
Puissances et les Dominations. C'est de la même manière qu'un des patriarches
fut appelé autrefois juste dans sa race (Gen. VI, 9), c'est-à-dire plus juste
que tous ceux de son temps et de sa race; que Thamar fut justifiée par Juda
(Gen. XXXVIII. 6), c'est-à-dire plus juste que Juda, que l'Évangile a dit, que
le Publicain descendit justifié du temple, mais justifié en comparaison du
Pharisien (Luc. XVIII. 14), et que l'illustre Jean fut autrefois loué d'une
manière singulière comme n'ayant personne au dessus de lui (Luc. VII. 28), mais
seulement parmi les enfants des femmes, non pas entre les choeurs des esprits
célestes. C'est ainsi que l'Épouse est appelée belle, elle ne l'est qu'en
comparaison des femmes, non des bienheureux.
5. Qu'elle cesse donc tant qu'elle n'est encore
que sur la terre, de rechercher avec trop de curiosité ce qui est dans le ciel,
de peur que, voulant sonder la majesté de Dieu, elle ne soit accablée sous le
poids de sa gloire. Qu'elle cesse dis-je, tant qu'elle est parmi les femmes, de
s'enquérir des choses qui se passent parmi ces puissances sublimes, et quine
sont connues que d'elles seules, parce qu'étant toutes célestes, il n'est
permis de les voir qu'aux seuls esprits célestes. Cette vision dit-il, que vous
demandez qu'on vous montre, ô mou épouse, est infiniment élevée au-dessus de
vous, et vous n'êtes pas assez forte maintenant, pour soutenir l'éclat de la
clarté où je fais ma demeure, et qui est égale à celle du soleil à son midi.
Car vous avez dit: « Apprenez-moi où vous paissez votre troupeau, où vous
reposez durant le midi. » Etre portée dans les nues, pénétrer la plénitude de
la clarté, percer l'abîme des splendeurs, et habiter une lumière inaccessible,
ce sont des choses qui ne sont pas possibles, tant que vous êtes dans ce corps
mortel. Cette félicité vous est réservée pour la fin des temps, lorsque je vous
ferai paraître devant moi, revêtue de gloire, sans tache ni ride, exempte de
quelqu'autre défaut que ce puisse être. Ne savez-vous pas que tant que vous
demeurez dans ce corps, vous êtes exilée de la lumière? Comment, n'étant pas
encore toute belle, croyez-vous être capable de regarder la source de toute
beauté? Comment enfin demandez-vous de me voir dans ma clarté, vous qui ne vous
connaissez pas encore vous-même? Car ce corps de corruption ne peut lever les
yeux, ni lés fixer sur cette lumière éclatante, que les anges désirent sans
cesse contempler. Il viendra un temps, et ce sera lorsque je viendrai juger le
monde, que vous serez tout à fait belle, comme je suis tout à fait beau, et
alors étant complètement semblable à moi, vous me verrez tel que je suis. Alors
vous entendrez ces paroles: « Vous êtes toute belle, ma bien-aimée, et il n'y a
pas de tache en vous (Cantique IV, 7). » Mais maintenant que vous n'êtes encore
semblable à moi qu'en partie, faites en retour sur vous-même; n'aspirez pas à
des choses qui vous surpassent, et ne veuillez pas pénétrer ce qui est au
dessus de votre portée (Eccl. III, 22). Autrement, si vous ne vous connaissez
pas, ô la plus belle de toutes les femmes, car je vous appelle belle
simplement, mais belle entre les femmes, c'est-à-dire en partie, mais lorsque
ce qui est parfait sera arrivé, ce qui est encore imparfait s'évanouira. Si
donc, vous ne vous connaissez pas. Mais nous avons dit ce qui suit, il n'est
pas besoin de le répéter. Je vous avais promis de vous dire quelque chose d'utile
sur la double ignorance: si vous trouvez que je ne l'ai pas fait, ne m'en
veuillez pas, ce n'est pas manque de bonne volonté. J'en ai assez, Dieu merci,
mais l'effet ne suit qu'autant que l'Époux de l'Église Jésus-Christ
Notre-Seigneur, daigne m'en faire la grâce par sa bonté pour votre édification,
lui qui est Dieu par dessus toutes choses et béni à jamais.
Amen.
1. « Je vous ai comparé, mon amie, à mon armée
environnée des chariots de Pharaon (Cantique 1, 5). » Avant toutes choses, nous
reconnaissons volontiers dans ces paroles, que l'Église a été figurée dans les
patriarches de l'ancienne loi, et que le mystère de la rédemption y a été
montré par avance. Dans la sortie d'Israël hors d'Égypte, et dans le double
miracle de la mer Rouge, qui donna passage au peuple de Dieu, et en même temps
le vengea de ses ennemis, la grâce du baptême est clairement exprimée, parce que
le baptême sauve-les hommes, et submerge les crimes. « Tous, dit l'Apôtre, ont
été sous la nuée, et ont été baptisés sous la conduite de Moïse dans la nuée et
dans la mer Rouge (I Cor. 1, 2) ». Mais il faut qu'à notre ordinaire, nous
marquions la suite des paroles du Cantique, et montrions la liaison qu'elles
ont avec ce qui précède; après cela nous tacherons d'en tirer quelque chose
d'utile pour les moeurs. Ainsi, après avoir réprimé la présomption de l'Épouse
d'un ton de voix dur et sévère, ne voulant pas la plonger dans la tristesse, il
lui remet en mémoire quelques biens qu'elle avait déjà reçus, et lui en promet
de nouveaux. Il l'appelle « belle » de nouveau, et la nomme son «amie: » si je
vous ai parlé un peu rudement, mon amie, dit l'Époux, ne croyez pas que ce soit
par aversion, ou par aigreur, les dons que je vous ai prodigués et dont je vous
ai ornée sont des preuves évidentes de mon amour. Je n'ai pas dessein de vous
les ôter, mais plutôt de vous en donner de plus grands. Ou bien ne vous fâchez pas,
mon amie, de ce que vous ne recevez pas présentement ce que vous demandez,
puisque vous avez déjà reçu de moi de si grandes faveurs, et en recevrez encore
de plus grandes, si vous accomplissez mes préceptes, et persévérez dans mon
amour. Voilà pour la suite de la lettre.
2. Maintenant voyons les choses qu'il dit lui
avoir données. Premièrement, il l'a rendue semblable à son armée environnée des
chariots de Pharaon, en la délivrant du joug du péché, par la destruction de
toutes les oeuvres de la chair, de même que le peuple juif fut délivré de la
servitude de l'Égypte, quand les chariots de Pharaon furent renversés et
submergés dans la mer Rouge (Exod. XIV, 28). Cette grâce sans doute est bien
grande; et je crois ne pas commettre une folie, en me glorifiant de l'avoir
aussi reçue, puisque en cela je ne dirai rien qui ne soit véritable, je le
confesse donc, et je le confesserai sans cesse, si le Seigneur ne m'eût
assisté, il s'en eût peu fallu que mon âme ne tombât dans l'enfer (Psaume
LXXXIII, 17). Je ne suis ni ingrat ni oublieux, je chanterai éternellement les
miséricordes du Seigneur (Psaume XCIII, 1). Mais laissons là la ressemblance
que j'ai avec l'Épouse. Après qu'elle a été ainsi délivrée par une bonté
singulière de l'Époux, elle devient son amie et elle est revêtue d'une beauté
incomparable comme Épouse du Seigneur; mais cette beauté n'est encore que sur
les joues et sur le coeur. De plus, il lui promet des colliers pour la parer.
et des pendants d'oreilles d'or, comme étant plus gracieux, et marquetés
d'argent pour être plus beaux. Qui n'aimerait l'ordre même de ces dons? D'abord
elle est délivrée, ensuite elle est aimée, puis elle est baignée et purifiée,
et enfin on lui promet de riches et magnifiques parures.
3. Je ne doute pas que quelques-uns de vous ne
sentent déjà en eux-mêmes ce que je dis, et ne me préviennent par l'expérience
qu'ils en ont. Mais je me souviens de ce mot du Prophète: « Vos paroles
répandent la lumière, et donnent l'intelligence aux simples et aux petits
(Psaume CXVIII, 130). » Et c'est pour eux, je crois, qu'il est à propos
d'expliquer ceci avec un peu plus d'étendue. Car l'esprit de sagesse est doux,
et il aime un maître doux et diligent, qui, tout en s'efforçant de contenter
ceux qui sont prompts à comprendre, ne dédaigne pas de condescendre à la
faiblesse de ceux qui ont l'esprit plus lent. D'ailleurs la sagesse même a dit:
« ceux qui me rendent claire, auront la vie éternelle (Eccli. XXIV, 31). » Je
serais bien fâché d'être privé de cette récompense. Après tout, dans les choses
qui me paraissent faciles, il y en a souvent de cachées, et telles, qu'il n'est
pas superflu de les expliquer avec soin aux plus capables et aux plus
pénétrants.
4. Mais considérez la comparaison de Pharaon et
de son armée avec la cavalerie du Seigneur. On ne compare pas ces deux armées
entre elles, mais on les compare toutes deux à une autre chose, car quel
rapport y a-t-il entre la lumière et le ténèbres, et quel rapprochement entre
le fidèle et l'infidèle? L'Époux compare sans doute l'âme sainte et
spirituelle, à l'armée du Seigneur; Pharaon au diable, et les armées de l'un à
celles de l'autre. Vous ne serez pas étonnés qu'une âme soit comparée à une
armée entière, lorsque vous considérerez les armées de vertus qui se trouvent
dans cette âme sainte, quel ordre règne dans ses mouvements, quelle discipline
dans ses moeurs, quelle force dans ses prières, quelle vigueur dans ses
actions, quelle ferveur dans son zèle; et enfin quels combats elle livre à ses
ennemis, et combien elle remporte de victoires sur eux. Aussi lisons-nous dans
la suite de ce Cantique, qu'elle « est terrible comme une armée rangée en
bataille (Cantique VI, 3). Et encore, «que verrez-vous dans la Sunamite, sinon
des ordres de bataille (Cantique vit, 1)? » O, si cette explication ne vous
agrée pas, sachez qu'une âme pieuse n'est jamais sans une troupe d'anges qui la
gardent, avec une jalousie toute divine, ayant soin de la conserver pour son
Époux, et dé la rendre chaste et vierge à Jésus-Christ. Ne dites pas en
vous-mêmes; où ont-ils? qui les a vus? Le prophète Élisée les a vus, et a
obtenu de plus, par la prière, que Giési les vit aussi (4 Rois VI, 17). Si vous
ne les voyez pas, c'est que vous n'êtes ni Prophète, ni serviteur d'un
Prophète. Le patriarche Jacob les vit, et dit: « C'est là l'armée de Dieu (Gen.
XXXII, 2). » Le Docteur des nations les vit aussi, puisqu'il disait. « Tous les
esprits bienheureux ne sont-ils pas les ministres de Dieu, envoyés pour servir
ceux qui sont destinés à l'héritage du salut (Hebr, 14)?»
5. Aussi l'Épouse sous la protection des anges,
et environnée de ces troupes célestes, est semblable à l'armée du Seigneur, à
cette armée qui autrefois, au milieu des chariots de Pharaon, triompha de ses
ennemis par un miracle étonnant de l'assistance divine (Exod. XIV, 18). Car si
vous considérez attentivement toutes les choses que vous admirez dans un
événement si prodigieux, vous en trouverez ici qui ne sont pas moins dignes
d'admiration. Et même on peut dire que le triomphe ici est plus magnifique,
puisque les merveilles qui se sont faites alors en des choses corporelles,
s'accomplissent à présent d'une manière spirituelle. Ne vous semble-t-il pas,
en effet, qu'il y a bien plus de gloire et de valeur, à terrasser le diable que
Pharaon, et à dompter les puissances de l'air, qu'à renverser les chariots de
ce prince? Là on combattait contre la chair et le sang, et ici on combat contre
les puissances invisibles, contre les princes du monde et des ténèbres, contre
les esprits malins qui volent dans l'air (Ephes. XI, 12). Poursuivez avec moi
les autres membres de cette comparaison. Là le peuple est tiré de l'Egypte; ici
l'homme est tiré du siècle. Là Pharaon, ici le diable est terrassé. Là ce sont
les chariots de Pharaon qui sont renversés; ici ce sont les désirs de la chair
et du siècle, toujours en guerre avec l'âme, qui sont anéantis ! Ceux-là sont
submergés dans les flots, ceux-ci le sont dans les larmes; les uns dans le flot
de la mer, les autres dans les larmes amères. Je crois que lorsqu'il arrive que
les démons rencontrent une âme de telle sorte, ils crient comme les Egyptiens;
« Fuyons Israël, car le Seigneur combat pour lui (Exod. XIV, 15). » Voulez-vous
encore que je vous marque quelques-uns des princes de la suite de ce Pharaon
mystique par leurs noms propres, et que je vous décrive quelques-uns de ses
chariots, sur lesquels vous vous pourrez régler pour trouver les autres de
vous-mêmes? Un des grands princes du roi spirituel et invisible d'Egypte est la
malice. «L'intempérance et l'avarice » en sont encore deux grands. Et ces
princes ont chacun, sous leur roi, des empires renfermés dans les limites qui
leur ont été prescrites. Car la malice étend sa domination dans la région des
crimes et des forfaits. L'intempérance est à la tête de toutes les actions
déshonnêtes. L'avarice étend son empire sur les rapines et sur les fraudes.
6. Écoute? aussi quels sont les chariots que ce
Pharaon a préparés à ses princes pour poursuivre le peuple de Dieu. La Malice a
un chariot à quatre roues, lesquelles sont la cruauté, l'impatience, l'audace
et l'imprudence. Ce chariot est prompt à répandre le sang, qui n'est pas arrêté
par l'innocence, ni retardé par la patience, ni arrêté par la crainte, ni
retenu par la pudeur. Il est attelé de deux chevaux d'une grande rapidité, et
qui sont très-propres à causer toute sorte de maux et de dégâts, ce sont la
puissance de la terre, et la pompe du siècle. Car le chariot de la malice
s'avance avec une prodigieuse vitesse, lorsque, d'une part, il a la puissance
pour accomplir ses desseins pernicieux, et de l'autre la pompe qui lui
applaudit et le félicite, lorsqu'il a commis les plus grands crimes, en sorte
que cette parole de l'Écriture s'accomplit: «Le pécheur est loué dans ses
désirs, et le méchant reçoit des bénédictions. » (Psaume IX. 3.) Et ailleurs
C'est maintenant le temps de votre règne, et de la puissance des ténèbres.»
(Luc. XXII. 52.) Ces deux chevaux sont conduits par deux cochers, l'Enflure et
la Jalousie. L'enflure mène la pompe, et la Jalousie la puissance. Car le coeur
enflé par la vanité, est emporté avec violence dans l'amour des pompes du
diable; tandis que celui que la crainte retient à la même place, que la gravité
rend modeste, l'humilité solide, la pureté sain et entier, ne saurait jamais
être emporté par le vent de la vaine gloire. De même, l'autre cheval de la
puissance de la terre est conduit par la Jalousie qui le presse des deux
éperons de l'envie, je veux dire par la crainte de tomber et l'appréhension de
succomber. Tels sont, en effet, les aiguillons, qui piquent sans cesse les
flancs des puissances de la terre. Voilà pour ce qui est du chariot de la
malice.
7. Celui de l'intempérance roule aussi sur
quatre vices, comme sur quatre roues, qui sont les appétits du ventre, la
passion du sexe, la noblesse des habits et la langueur de la somnolence. Il est
aussi attelé de deux chevaux, la prospérité et l'abondance; ceux qui les
conduisent sont: l'engourdissement de la paresse, et la confiance téméraire;
car l'abondance de toutes choses produit aisément la paresse, et, selon l'Écriture,
la « prospérité des fous sera cause de leur perte (Prov. I. 32), » sans doute
parce qu'elle leur donne une confiance téméraire. Mais lorsqu'ils parleront le
plus de paix et d'assurance, ils se trouveront accablés par une ruine soudaine
(I Thes. V, 3). Ils n'ont besoin ni d'éperons, ni de fouet, ni d'antres choses
semblables, mais, au lieu de cela, ils se servent d'un petit parasol pour faire
de l'ombre, et d'un éventail pour faire du vent. Ce parasol, c'est la
dissimulation, qui fait comme une espèce d'ombre dans l'âme, et la met à l'abri
de l'ardeur dévorante des soucis. Car c'est le propre d'une âme molle et
délicate, de ne vouloir pas prendre même les soins nécessaires, de peur d'en
sentir la peine, et de se cacher comme sous le voile d'une dissimulation
affectée. L'éventail, c'est la prodigalité qui produit le vent de la flatterie.
Car les personnes débauchées sont prodigues et paient de leur bourse le vent
qui sort de la bouche des flatteurs: mais en voilà assez sur ce sujet.
8. L'avarice est aussi traînée sur un chariot
qui a quatre vices en guise de roues qui le portent, ce sont: la timidité,
l'inhumanité, le mépris de Dieu, l'oubli de la mort. Les chevaux qui le
traînent sont la mesquinerie et la rapacité. Il n'est qu'un cocher pour les conduire,
c'est l'ardeur d'amasser. Car l'avarice se contente d'un seul serviteur, ne
voulant pas faire la dépense d'en avoir plusieurs. Mais ce serviteur exécute ce
qui lui est commandé avec une ardeur infatigable, ses deux fouets pour punir
les chevaux sont la passion d'acquérir et la crainte de perdre.
9. Le roi d'Égypte a encore d'autres princes,
qui ont aussi leurs chariots, pour servir leurs maîtres dans les combats. Tel
est l'Orgueil, un des plus grands seigneurs de sa cour; telle est aussi
l'Impiété, l'ennemie de la foi, qui tient un rang considérable dans la maison
de Pharaon. Il y en a encore plusieurs autres d'un ordre inférieur, tant
satrapes que chevaliers, dont le nombre est infini dans son armée, et je vous
laisse à en chercher les noms et. les offices, ainsi que les armes et les
appareils de guerre, pour vous exercer en ces choses. C'est ainsi que
l'invincible Pharaon, plein de confiance en la force de ses princes et de ses
chariots, court de fous côtés, et, comme un cruel tyran, exerce autant qu'il
peut sa fureur et sa rage contre toute la famille du Seigneur, et poursuit même
encore aujourd'hui Israël qui sort de l'Egypte. Mais ce peuple de Dieu, bien
qu'il ne soit ni porté sur des chariots, ni couvert d'armes, ne laisse pas,
fortifié par la main du Seigneur, de dire avec confiance: « Chantons un hymne
de louanges au Seigneur, car il a fait ouïr avec magnificence l'éclat de sa
gloire, il a renversé dans la mer le cheval et le cavalier (Exod. XV, 1). Et
ceux qui nous attaquent mettent toute leur confiance dans leurs chariots et
dans leurs chevaux; mais, pour nous, nous la mettons dans le nom du Seigneur
notre Dieu que nous invoquons (Psaume XXIX. 8). » Voilà pour ce qui regarde la
comparaison de l'armée du Seigneur et des chariots de Pharaon.
10. Après cela, l'Épouse est appelée « Amie. »
Car pour l'Époux, il était ami avant même qu'il l'eût rachetée; autrement il
n'eût jamais racheté une personne qu'il n'aurait pas aimée. Mais elle, elle est
devenue son amie par le bienfait de la rédemption. Écoutez un apôtre qui en
demeure d'accord: « Ce n'est pas que nous l'ayons aimé, mais c'est qu'il nous a
aimés le premier (Jean IV, 10). » Souvenez-vous de Moïse et de l'Éthiopienne,
et reconnaissez que, dès lors était figuré le mariage spirituel du Verbe avec l'âme
pécheresse, et discernez, si vous le pouvez, ce qui vous donne le plus de
consolation et de plaisir en considérant un mystère si doux; est-ce la bonté
incomparable du Verbe, la gloire inestimable de l'âme, ou la soudaine confiance
du pécheur? Mais Moïse ne put changer la peau de l'Éthiopienne, au lieu que
Jésus-Christ a fait ce changement. Car nous lisons ensuite; « Vos joues sont
belles comme celles d'une tourterelle. » Mais réservons cela pour un autre
discours, afin que, prenant toujours avec appétit les mets qui nous sont servis
sur la table de l'Époux, nous exhalions les louanges, et célébrions la gloire
de Jésus-Christ Notre-Seigneur, qui est Dieu par dessus tout, et béni à jamais.
Amen.
1. « Vos joues sont belles comme celles d'une
tourterelle (Cantique I, 9). » La pudeur de l'Épouse est tendre; et je crois
que la réprimande de l'Époux lui a fait venir le rouge au visage, et l'a rendue
encore plus belle, ce qui lui attire ces paroles. «Vos joues sont belles comme
celles d'une tourterelle. » Toutefois, n'allez pas prendre. cela d'une façon
grossière et charnelle, comme s'il parlait du rouge que donne le sang qui monte
au visage, et qui, se mêlant à la blancheur du teint, en rehausse encore
l'éclat et la beauté. Car la substance de l'âme qui est incorporelle et
invisible, n'a ni membres, ni couleurs. Tâchez donc de concevoir
spirituellement une substance toute spirituelle, et pour juger de la justesse
de la comparaison de l'Époux, figurez-vous l'intention comme étant le visage de
l'âme. Car c'est par elle qu'on juge de la droiture d'une action, comme c'est
par le visage qu'on juge de la beauté du corps. Et voyez la pudeur dans la
couleur qui monte au visage, attendu que c'est plus que tout autre, la vertu
qui embellit l'âme et augmente la grâce en elle. « Vos joues sont donc belles
comme celles d'une tourterelle. » Il pouvait louer sa beauté d'une façon plus
usitée, et dire, comme cela se fait ordinairement quand on parle de la beauté
de quelqu'un: vous avez un beau visage, vous êtes jolie de figure. D'où vient
cela? Pourquoi parle-t-il de ses joues au pluriel? Je crois qu'il ne l'a pas
fait sans sujet. Car c'est l'esprit de sagesse qui parle, et il n'est pas
permis de lui attribuer le moindre mot inutile ou dit autrement qu'il ne faut.
Il y a donc une raison, quelle qu'elle soit, pour laquelle il a mieux aimé dire
les joues que le visage, je vais vous dire ce qu'il m'en semble, à moins que vous
n'ayez quelque chose de meilleur à proposer.
2. Dans l'intention, que nous avons appelée le
visage de l'âme, il y a deux choses nécessaires, l'objet et la cause;
c'est-à-dire, ce que vous vous proposez et ce pourquoi vous vous le proposez.
Et c'est par ces deux choses qu'on juge de la beauté ou de la laideur d'une
âme; en sorte que celle en qui ces deux choses sont droites et pures, mérite
qu'on lui dise; avec vérité: « Vos joues sont belles comme celles d'une
tourterelle. » Mais on n'en pourra pas dire autant de celle qui manque de l'une
des deux, attendu qu'elle est laide en partie. Mais cet éloge convient encore
bien moins à celle en qui ces deux choses à la fois font défaut. Ce qui
s'éclaircira d'avantage par des exemples. Si une personne s'applique à la
recherche de la vérité, ne vous semble-t-il pas que l'objet et la cause de son
entretien sont honnêtes, et qu'elle peut avec raison s'attribuer ces paroles: «
Vos joues sont belles comme celles d'une tourterelle, » puisqu'il ne parait pas
de tache sur aucune de ses joues? Mais si elle recherche la vérité, non par le
seul désir de la connaître, mais par vaine gloire, ou pour quelque autre
avantage temporel, quel qu'il soit, quand même il semblerait que l'une de ses
joues est belle, je crois pourtant qu'on ne ferait pas difficulté de dire
qu'elle est laide, au moins en partie, puisque la honte de la cause défigure
l'autre côté de son visage. Mais si vous voyez un homme qui ne s'adonne à rien
d'honnête, un homme captivé par les charmes de la volupté sensuelle, adonné à
la gourmandise et à la débauche, tel que sont ceux qui se font un Dieu de leur
ventre, mettent leur gloire dans ce qui devrait être un sujet de confusion, et
ne goûtent que les choses de la terre (Phil. III, 18); ne direz-vous pas que
cet homme est tout à fait laid, puisque l'objet et le motif de son intention
sont vicieux?
3. N'avoir donc pas Dieu pour but dans ses
actions, mais le siècle, c'est le propre d'une âme séculière, et qui n'a pas
une seule joue de belle. Mais. regarder Dieu, et ne le pas faire néanmoins pour
Dieu, c'est le propre d'une âme hypocrite. Et, bien qu'un des côtés de son
visage paraisse beau, parce qu'elle regarde Dieu avec quelque intention, toute
fois ce déguisement détruit tout ce qu'il y a de beau en elle, et répand de la
laideur Fur tout son visage. Si elle dirige son intention vers Dieu uniquement
ou principalement en vue des avantages de la vie, elle n'est pas souillée, il
est vrai, par l'hypocrisie, mais on peut dire que sa bassesse de coeur la rend
noire et moins agréable. Au contraire, regarder autre chose que Dieu, mais
toute fois pour Dieu, ce n'est pas le repos de Marie, c'est l'embarras de
Marthe. Dieu me garde de dire qu'une telle âme ait rien de laid, et pourtant je
ne voudrais pas assurer qu'elle fût arrivée à la perfection de la beauté, parce
qu'elle s'inquiète et se trouble encore de plusieurs choses; et il est
impossible que le mouvement continuel qu'elle se donne pour les choses de la
terre, ne fasse voler sur elle quelques grains de poussière qui se dissiperont
aisément à l'heure de la mort, au souffle de la pureté de sa conscience, et de
la rectitude de son intention. Ainsi ne chercher que Dieu pour lui seul, c'est
avoir la face de l'intention parfaitement belle; et c'est ce qui est propre et
particulier à l'Épouse qui mérite, par une prérogative unique, d'entendre ces
paroles: « Vos joues sont belles comme celles d'une tourterelle. »
4. Pourquoi dit-il comme celles « d'une
tourterelle? » Cet oiseau est extrêmement chaste, et il ne vit pas en troupe,
il se contente, dit-on, de la compagnie de celui qui s'est accouplé avec lui,
en sorte que s'il vient à le perdre, il n'en cherche pas d'autre, et vit
solitaire. Vous donc qui écoutez ceci, et qui voulez profiter de ce qui est
écrit pour vous, et que nous expliquons maintenant pour votre utilité, si vous
êtes animés de ces mouvements du Saint-Esprit, et que vous brûliez du désir de
rendre votre âme épouse de Jésus-Christ, faites en sorte, par votre travail,
que les deux joues de votre intention soient belles, afin que, en imitant cet
oiseau si chaste, vous demeuriez en repos et solitaire (Thren. III, 28), comme
dit le Prophète, parce que vous vous êtes élevé au dessus de vous-même. C'est,
en effet, une chose bien au dessus de vous de devenir l'épouse du Seigneur des
anges, d'être étroitement unie à Dieu, et de ne faire qu'un même esprit avec
lui. Demeurez solitaire comme la tourterelle. N'ayez pas de commerce avec le
reste des autres hommes. Oubliez même votre peuple et la maison de votre père,
et le roi concevra de l'amour pour votre beauté (Psaume XLIV, 11). Ame sainte,
demeurez seule, afin de vous conserver pour celui-là seul que vous vous êtes
choisi entre tous les autres. Fuyez de paraître en public; fuyez jusqu'à ceux
de votre maison; séparez-vous le vos amis et de vos intimes, et même de celui
qui vous sert. Ne savez-vous pas que vous avez un époux, extrêmement modeste,
et qui ne peut pas vous honorer de sa présence, devant qui que ce soit?
Mettez-vous donc en retraite, mais d'esprit, non de corps, mais d'intention,
mais de dévotion, mais d'une manière tout intérieure. Car Jésus-Christ qui se
présente à vous, est esprit, et il demande solitude de l'esprit, non pas celle
du corps, quoique cette dernière ne soit pas qelquefois inutile, lorsqu'on la
peut observer, surtout dans le temps. de l'oraison. Car vous savez quel est en
ce point même le précepte de l'Époux, et la forme qu'il prescrit: «Pour vous,
dit-il, lorsque vous prierez, entrez, dans votre chambre, et fermez-en la porte
sur vous (Matth. VI, 6). » Et il a fait lui-même ce qu'il a dit. Car l'Écriture
rapporte qu'il demeurait seul toute la nuit en prières, non-seulement en
s'arrachant à la foule qui le suivait (Luc. VI, 12), mais en ne conservant pas
même la compagnie d'aucun de ses disciples ou de ses familiers. Et nous voyons
que s'il emmena avec lui trois de ses apôtres, lorsqu'il se hâtait d'aller à la
mort, il s'éloigna d'eux quand il voulut prier (Matth. XXVI, 37). Faites donc
aussi la même chose, quand vous voudrez faire oraison.
5. Du reste, on ne vous ordonne que la solitude
du coeur et de l'esprit. Vous êtes seul, si vous ne pensez pas aux choses de la
communauté, si vous n'êtes' pas attaché aux choses présentes, si vous méprisez
ce que plusieurs estiment, si vous rejetez ce que tous désirent, si vous évitez
les contentions, si vous ne sentez pas les pertes, et ne vous souvenez pas des
injures. Autrement vous n'êtes pas seul, quand même vous seriez seul (a):
vous voyez donc que vous pouvez être seul, lorsque vous êtes avec plusieurs, et
être avec plusieurs, lorsque vous êtes seul. En quelque grande compagnie que
vous vous trouviez, vous êtes seul, si vous prenez garde de ne pas écouter trop
curieusement ce qu'on dit, ou de n'en pas juger témérairement. S'il vous arrive
de voir quelque chose de mal, ne vous hâtez pas de juger votre prochain; au
contraire excusez-le. Excusez l'intention, si vous ne pouvez excuser l'action.
Croyez qu'il l'a fait par ignorance, ou par surprise, ou par malheur: si la
chose est si claire qu'il n'y ait pas lieu de la pallier, tâchez néanmoins de
le croire ainsi, et dites-vous à vous-mêmes: la tentation a été extrêmement
forte. Qu'aurais-je fait, si elle m'avait pressé aussi vivement? Or,
souvenez-vous qe c'est à l'Épouse que je dis tout ceci, et que je n'instruis
pas l'ami de l'Époux, qui a une autre raison pour observer soigneusement ce qui
se passe; car il doit prendre garde qu'on ne pèche, examiner si on n'a pas
failli, et corriger ceux qui sont tombés en quelque faute. Mais l'Épouse n'a
pas ce devoir à remplir; elle dit pour elle seule, et pour celui qu'elle aime,
qui est tout ensemble son époux, et son Seigneur, son Dieu béni pa dessus tout
dans tous les siècles des siècles.
Amen.
(a) Se reporter à la lettre que saint Bernard écrivait aux
religieux de Mont-Dieu.
l. « Votre cou est comme des perles (Cantique I, 9). » L'on a coutume
d'orner le cou de perles, mais non pas dé le comparer aux perles. Mais que
celles-là se chargent de perles, qui cherchent dans les ornements étrangers la
beauté qu'elles ne trouvent pas en elles-mêmes. Le cou de l'Épouse est si beau
en soi, et naturellement si bien fait, qu'il n'a pas besoin de tous ces ornements
extérieurs. A quoi bon se parer d'un éclat emprunté quand la beauté naturelle
suffit, et peut même égaler l'éclat des perles dont les autres se servent pour
rehausser leur éclat? C'est ce que l'Époux a voulu donner à entendre, quand il
a dit; non pas que des perles pendent au cou de l'Épouse, comme cela se voit
d'ordinaire, mais que son cou ressemble à des perles. Il nous faut maintenant
invoquer le Saint-Esprit, afin que comme il nous a fait la grâce de trouver les
joues spirituelles de l'Épouse, il daigne encore nous apprendre quel est son
cou spirituel. Quant à moi, pour vous dire ce que j'en pense, il ne me vient
rien maintenant à l'esprit qui me paraisse plus vraisemblable et plus probable
que de dire, que c'est l'entendement qui est désigné. par le cou de l'Épouse.
Je crois que vous serez aussi de ce sentiment, si vous considérez la raison de
cette ressemblance. En effet, l'entendement est comme le cou dont l'âme se
sert, pour faire passer en elle la nourriture de l'esprit, et la répandre ensuite
dans toutes ses affections et ses mouvements. Comme le cou de l'Épouse,
c'est-à-dire, l'entendement qui est pur et simple, brille assez de lui-même par
la vérité toute nue, il n'a pas besoin d'autres ornements, mais lui-même, comme
une perle précieuse, est la beauté de l'âme; et c'est pour cela qu'on le
compare aux perles mêmes. La vérité est une perle excellente, aussi bien que la
pureté et la simplicité, la sagesse, niais la sagesse sobre et modérée en est
une belle aussi. L'entendement des philosophes, ou des hérétiques n'a pas cet
éclat propre à la pureté et à la vérité: et c'est pour cela qu'ils prennent
beaucoup de peine à le couvrir et à le farder de paroles magnifiques, et
d'arguments subtils et captieux, de crainte que s'il se montrait à nu, on n'en
découvrît la laideur et la difformité.
2. Il y a ensuite: « Nous vous ferons des
pendants d'oreilles d'or, marquetés d'argent. » S'il eût dit, je ferai, au lieu
de nous ferons, je dirais sans hésiter que c'est l'Époux qui parle. Mais
maintenant voyez si je ne ferais pas mieux d'attribuer ces paroles à ses
compagnons qui consolent l'Épouse, en lui promettant, qu'en attendant qu'elle
arrive à la vision de l'Époux dont le désir consume son âme, ils lui feront de
beaux et précieux pendants d'oreilles. Et cela, je pense, parce que la foi
vient de l'ouïe, et purifie la vue. Car c'est en vain qu'on s'applique à
contempler, si 1'œi1 n'est purifié par la foi, puisqu'on ne promet cette vision
qu'à ceux qui ont le coeur pur. Aussi est-il écrit que Dieu purifie le coeur
par la foi (Matth. V, 7; Act. XV). Comme la foi vient par l'ouïe, et purifie la
vue, c'est avec raison qu'ils avaient soin de lui orner les oreilles, puisque
l'ouïe prépare à la vision de Dieu. O Épouse, lui disent-ils, vous soupirez
après les clartés de votre bien-aimé; la faveur de les contempler vous est
réservée pour un autre temps. Mais en attendant nous vous donnons des ornements
pour mettre à vos oreilles, ils vous serviront à vous consoler, et à vous
préparer à ce que vous souhaitez si ardemment. C'est comme s'ils lui disaient
cette parole du Prophète: « Écoutez ma fille et voyez (Psaume XLIV, 11). » Vous
désirez de voir, commencez par écouter. L'ouïe est un degré pour arriver à la
vue. C'est pourquoi écoutez, et prêtez l'oreille aux ornements que nous vous
faisons, afin que, par l'obéissance de l'ouïe, vous arriviez à la gloire de la
vision. Nous tâchons maintenant de réjouir vos oreilles, car, pour la vue, il
ne dépend pas de nous de lui donner ce qui doit faire un jour, la plénitude de
notre joie, et l'accomplissement de vos désirs; cela dépend de celui que votre
âme aime si ardemment. C'est lui qui se montrera lui-même à vous, afin que
votre joie soit parfaite. C'est lui qui vous remplira d'une joie ineffable, en
vous découvrant son visage. Pour vous consoler, recevez de notre main ces
perles en attendant les délices dont sa droite est à jamais remplie.
3. Il faut considérer encore quels sont ces
pendants qu'ils lui offrent. « Ils sont d'or, disent-ils, et marquetés
d'argent. » L'or marque la splendeur de la Divinité et la sagesse d'en haut.
C'est de cet or que ces célestes ouvriers, à qui ce ministère est commis,
promettent de former des images brillantes de la vérité, pour les faire entrer
dans les oreilles intérieures de l'âme. Ce qui n'est autre chose, je crois, que
faire des espèces de figures spirituelles, et d'y attacher les plus pures
lumières de la sagesse divine, pour les mettre devant les yeux de l'âme en
contemplation, afin qu'au moins elle voie comme dans un miroir et en énigme, ce
qu'elle ne peut pas encore voir face à face. Ces choses-là sont toutes divines,
et ne sont connues que de ceux qui en ont fait l'expérience, il n'y a qu'eux
qui savent comment il se peut faire que, dans ce corps mortel, dans l'état de
la, foi, où la substance de la souveraine lumière n'est pas encore découverte,
il arrive néanmoins quelquefois, que la contemplation de la pure vérité
commence déjà à ébaucher son ouvrage en nous, en sorte que celui d'entre nous
qui est assez heureux pour avoir reçu ce don d'en haut peut dire avec l'Apôtre:
« Je connais maintenant en partie. » Puis encore: « En partie nous connaissons,
et en partie nous devinons. » Mais lorsque l'esprit, sortant comme hors de
lui-même, et étant ravi en extase, vient à entrevoir quelque chose de plus
divin, qui lui paraît passer comme un éclair devant ses yeux, alors, soit pour
tempérer l'éclat d'une si vive clarté, soit pour nous rendre capables de la
communiquer aux autres, je ne sais comment il se fait, qu'il se présente
aussitôt à nous des images et des figures de choses corporelles, proportionnées
aux connaissances que Dieu répand en nous, qui couvrent en quelque sorte le
rayon pur et resplendissant de la vérité, et rendent l'âme plus capable d'en
supporter l'éclat, et d'en faire part à ceux à qui il lui plait. Je crois
pourtant qu'elles se forment en nous par le ministère des bons anges, comme au
contraire il n'y a pas de doute que les autres qui sont mauvaises ne soient
produites par l'entremise des mauvais anges.
4. Et peut-être que c'est là ce miroir et cette
énigme par lesquels voyait saint Paul et qui étaient faits, si je puis parler
ainsi, par les mains des anges, de ces pures et belles images qui nous donnent
la connaissance de l'être de Dieu, qui est pur et qui se voit dans toutes ces
figures corporelles, et nous font attribuer au ministère des anges ces images
excellentes dont il nous parait si dignement revêtu. Ce qu'une autre version
semble avoir marqué plus expressément en disant: « Nous vous ferons des figures
rehaussées de marqueterie d'argent. » Ce qui, selon moi, signifie que
non-seulement ces images sont imprimées par les anges au dedans de nous, mais
qu'ils nous donnent encore la grâce et la beauté de la parole extérieure, afin
que cela serve à les orner et à les faire recevoir des auditeurs plus aisément,
et avec plus de plaisir. Si vous demandez quel rapport il y a entre la parole
et l'argent, écoutez la réponse du Prophète: « Les paroles du Seigneur sont
toutes pures, c'est de l'argent éprouvé par le feu (Psaume XI, 7). » Voilà donc
comment ces esprits célestes, qui sont les ministres des volontés de Dieu, font
à l'Épouse, qui est étrangère sur la terre, des pendants d'oreilles d'or,
marquetés d'argent.
5. Mais voyez comment elle reçoit autre chose
que ce qu'elle désire. Elle soupire après le repos de la contemplation, on lui
impose le travail de la prédication, et quand elle a soif de la présence de
l'Époux, on la charge de donner des enfants à l'Époux, et de les nourrir. Et ce
n'est pas la première fois que cela lui arrive. Je me souviens que lorsqu'elle
souhaitait passionnément de jouir des embrassements et des baisers de l'Époux,
on lui répondit: « Vos seins sont plus excellentes que le vin, » afin que, par
là, elle connût qu'elle était mère, et qu'elle songeât à donner du lait à ses
petits enfants. Peut-être qu'en d'autres lieux de ce Cantique, vous pourrez
encore remarquer la même chose, si vous voulez toutefois vous en donner la
peine, par exemple en la personne du patriarche Jacob, lorsque, se trouvant
frustré des embrassements de Rachel qu'il avait si longtemps désirés et
attendus, au lieu d'une femme stérile et belle, il en reçut malgré lui, sans le
savoir, une féconde à la vérité, mais qui était chassieuse. Ainsi donc
maintenant, l'Épouse désirant savoir, et s'enquérant où son bien-aimé paît son
troupeau, et se repose à l'heure de midi, elle remporte au lieu de cette
connaissance des pendants d'oreilles d'or marquetés d'argent, c'est-à-dire la
sagesse avec l'éloquence, sans doute pour l'œuvre de la prédication.
6. Cela nous apprend qu'il faut souvent laisser
les baisers malgré leur douceur, pour les seins qui allaitent, et que personne
ne doit vivre pour soi-même, mais pour tous. Malheur à ceux qui ont reçu la
grâce d'avoir des pensées et des paroles dignes de la grandeur de Dieu, s'ils
font servir la piété à leur avarice, s'ils tournent en vaine gloire ce qu'ils
avaient reçu pour gagner des âmes à Dieu, si, ayant des conceptions sublimes,
ils n'ont pas des sentiments humbles: qu'ils écoutent avec frayeur ce que le Seigneur
dit par la bouche d'un prophète: « Je leur ai donné mon or et mon argent, et
ils s'en sont servis pour rendre un culte sacrilège à Baal. (Osee. II, 8). »
Mais vous, écoutez ce que l'Épouse répond après avoir reçu une réprimande d'une
part et une promesse de l'autre. Car elle ne s'élève pas pour des promesses, ni
ne se met pas en colère pour un refus; mais elle pratique ce qui est écrit:
«Reprenez le sage, et il vous aimera (Prov. IX, 8). » Et pareillement elle suit
cette maxime qui regarde l'usage des dons et des promesses: « Plus vous êtes
grand, plus vous devez vous humilier en toutes choses (Eccli. III, 20). » Ce
qu'on entendra bien mieux par sa réponse. Mais renvoyons, si vous l'avez
agréable, cette discussion à un autre sermon. Et pour ce que nous avons dit,
rendons-en gloire à l'époux de l'Église Notre Seigneur Jésus-Christ, qui étant
Dieu, est au dessus de toutes choses, et béni à jamais.
Amen.
1. « Lorsque le roi était assis sur son lit, mon
nard a répandu son odeur (Cantique I, 41). » Ce sont les paroles de l'Épouse
que nous avons remises à aujourd'hui. C'est la réponse qu'elle fit quand elle
se vit reprise par l'Époux:toutefois, ce n'est pas à l'Époux qu'elle la fit,
mais à ses compagnons; ce qu'il est aisé de comprendre par ses paroles. En
effet, ce n'est pas à lui mais de lui qu'elle parle, puisqu'elle ne dit pas: ô
roi, lorsque vous étiez assis sur votre lit, mais « lorsque le roi était assis
sur son lit. » Ainsi figurez-vous que l'Époux, après l'avoir reprise, voyant,
par la rougeur de son visage, qu'elle était couverte de confusion, se retire à
l'écart, afin que, pendant son éloignement, elle pût laisser un libre cours à
l'expression de ses sentiments, et que si, comme cela arrive d'ordinaire, elle
se laissait aller plus qu'il ne faut à la crainte ou à l'abattement, ses
compagnons la consolassent et la relevassent. Ce que néanmoins il ne néglige
pas de faire lui-même à l'occasion, selon qu'il le juge à propos. Car pour
montrer clairement combien elle lui plut pendant qu'il lui adressait ses
reproches, parce qu'elle les recevait avec humilité et avec la soumission
qu'elle devait, il voulut, avant de s'éloigner d'elle, se répandre en louanges
qui partaient, on ne peut en douter, de l'abondance du coeur, et relever la
beauté de ses joues et de son cou. Aussi, ceux qui restent auprès d'elle lui
parlent-ils avec douceur, et lui offrent-ils des présents, sachant bien qu'ils
entraient par là dans la pensée du Seigneur. C'est donc à eux qu'elle adresse
sa réponse. Voilà pour la suite et la liaison du texte de l'Écriture.
2. Mais avant de commencer à tirer le sens de
cette écorce, je ferai une courte réflexion. Heureux celui dont les réprimandes
sont aussi bien reçues que celles dont nous avons ici un modèle. Plût à Dieu
qu'il ne fût jamais nécessaire de reprendre personne: car ce serait le
meilleur. Mais parce que nous commettons tous beaucoup de fautes, il ne m'est
pas permis de me taire, mon devoir m'oblige, et la charité me presse encore
davantage, d'avertir ceux qui pèchent. Si je reprends quelqu'un de ses
désordres, si je fais ce que je dois, et que mes remontrances ne produisent pas
l'effet que je désire, qu'au lieu de toucher ceux à qui elles s'adressent,
elles reviennent vers moi comme une flèche qui retourne à celui qui l'a lancée,
de quels sentiments pensez-vous, mes frères, que je sois touché, que ne
souffrirai-je pas alors? Quels tourments n'en ressentirai-je pas e(a)?
Et, pour me servir des paroles de l'Apôtre, je ne suis pas assez fort pour
imiter sa sagesse, je suis pressé également de deux côtés (Philip. I 23). Sans
savoir ce que je dois choisir, ou de demeurer satisfait de ce que j'ai dit,
parce que je me suis acquitté de mon devoir, ou de me repentir de ce que j'ai
fait, parce que je n'en ai pas reçu le fruit, que j'en espérais, Je voulais
tuer l'ennemi et délivrer mon frère, et j'ai fait tout le contraire de ce que
je m'étais proposé. J'ai blessé son âme et augmenté sa faute, puisqu'il y a
ajouté le mépris. « Ils ne veulent pas vous écouter » dit Dieu à un prophète,
«parce qu'ils ne veulent pas m'écouter (Ezech. III, 7). » Ne voyez-vous pas
quelle majesté est dédaignée, dans ce cas? C'est moi que vous avez méprisé.
C'est le Seigneur qui vous a parlé par moi. Or ce qu'il a dit au Prophète, il
l'a dit aussi aux apôtres: «Qui vous méprise me méprise. » Je ne suis ni
prophète ni apôtre, et néanmoins j'ose le dire, je tiens la place d'un prophète
et d'un apôtre; et quoique je sois bien éloigné de leur mérite, je suis
pourtant chargé des mêmes soins. Bien que ce soit à ma grande confusion, et
avec un péril extrême je n'en suis pas moins assis sur la chaire de Moïse, dont
néanmoins je n'ai garde de m'attribuer la vertu, ni la grâce. Mais quoi? Ne
rendra-t-on pas honneur et respect à cette chaire, parce qu'elle est occupée
par une personne indigne? Quand même ce seraient les scribes et les pharisiens
qui s'y trouveraient assis: « faites ce qu'ils disent, » dit Jésus-Christ.
3. Souvent même on joint l'impatience au mépris,
et il s'en trouve qui, non-seulement ne se soucient pas de se corriger quand on
les reprend, mais qui s'irritent même contre celui qui les reprend, comme un
frénétique qui repousse la main du médecin. Étrange perversité. Ils se mettent
en colère contre celui qui veut les guérir de leurs blessures,
et ils ne se mettent pas en colère contre celui qui les perce de ses
flèches. Car il.y a un ennemi qui, d'un lieu obscur, tire des flèches contre
ceux qui ont le coeur droit et qui vous a vous-même blessé à mort; et vous
n'êtes pas ému de colère contre lui. Votre indignation se tourne contre moi,
qui ne désire que de vous voir guéri. «Mettez-vous en colère, » dit le
Prophète, « et ne péchez pas (Psal, IV, 5), » si vous vous mettez en colère
contre vos péchés, non-seulement vous ne péchez pas, mais vous effacez même vos
fautes passées: mais maintenant vous demeurez dans votre péché en rejetant le
remède, et vous en ajoutez un nouveau aux premiers, en vous mettant en colère
sans raison; et voilà comment volis comblez la mesure de vos iniquités.
(a) Car, dit St Augustin à ce sujet, bien que nous ne
disions alors que ce que nous devons dire, pourtant nous n'en sommes pas moins
peinés de voir que vous vous perdez. quand même notre récompense demeure
assurée, nous voudrions que vous fussiez aussi sauvés. (sermon CCXXIX, n. 9).
. Quelquefois on y ajoute encore l'impudence,
et non-seulement on souffre impatiemment les réprimandes, mais on, se défend
même avec impudence contre les reproches qu'on s'est attirés: alors il n'y a
plus rien à espérer. « Vous avez, » dit Dieu, « un front de femme perdue, vous
ne savez plus rougir (Jer. III, 3). » C'est pourquoi, dit-il encore, « j'ai
retiré de vous le zèle que j'avais pour votre salut, et je ne me mettrai plus
en colère contre vous (Ezech. XVI, 4?). » Je ne saurais entendre ces paroles
sans frémir. Voyez-vous combien c'est une chose pleine de périls, une chose
horrible et redoutable, de défendre ses péchés? Il dit encore: « Je reprends et
châtie ceux que j'aime (Apoc. III, 19).» Si donc ce zèle de Dieu vous délaisse,
sachez que vous êtes abandonné de son amour. Car vous ne sauriez être digne de
son amour, puisqu'il vous juge indigne de ses châtiments. Lorsque Dieu n'est
pas en colère, c'est alors qu'il l'est davantage? « ayons pitié de l'impie, »
dit-il « et il n'apprendra pas à faire des actions justes (Isaïe XXVI, 10). »
Je n'aime pas cette miséricorde. Cette compassion-là me paraît plus terrible
que la plus violente colère, parce qu'elle me ferme le chemin de la justice;
mieux vaut, selon le conseil (Psaume II, 12) du Prophète, que j'embrasse la
sévérité d'une discipline austère, plutôt que le Seigneur ne se mette en colère
contre moi. Mettez-vous en colère, ô Père des miséricordes, mais de cette
colère par laquelle vous redressez celui qui s'égare, ou de celle par laquelle
vous le bannissez de la voie du salut. La première est l'effet d'une compassion
pleine de bonté, l'autre est le fruit d'une dissimulation pernicieuse pour nous.
Car lorsque je vous sens en colère contre moi, c'est alors que j'ai plus de
confiance que vous me serez favorable, parce que, après vous être mis en
colère, vous vous souviendrez de votre miséricorde. « O Dieu » dit le Prophète,
«vous leur avez été favorable, même en vous vengeant de toutes leurs
infidélités (Psaume XCVIII. 8). » Il parle d'Aaron, de Moïse et de Samuel, et
il regarde comme une faveur et une bonté de Dieu de ne les avoir pas épargnés
dans leurs péchés. Après cela, défendez encore vos fautes, et irritez-vous
contre les réprimandes, pour vous fermer à jamais la porte de la miséricorde de
Dieu. N'est-ce point là proprement appeler mal ce qui est bien, et bien ce qui
est mal? Cette impudence odieuse ne produira-t-elle pas bientôt l'impénitence,
qui est la mère du désespoir? Car qui se répent de ce qu'il croit être bien? «
Malheur à eux, » est-il dit. Ce malheur est éternel. Il y a de la différence à
être tenté par sa propre concupiscence qui nous porte au mal par une douce
violence, et rechercher volontairement le mal comme si c'était un bien, en se
hâtant par une fausse confiance d'aller à la vie, à cause de ces personnes. Je
le dis en vérité, j'aimerais mieux quelquefois avoir tû, et avoir dissimulé le
mal que j'avais aperçu, que d'avoir été cause d'un si grand mal en les
reprenant.
5. Vous me direz peut-être que, en ce cas, le
bien de mon action retourne vers moi; que j'ai délivré mon âme; et que je suis
innocent de la perte de celui à qui j'ai annoncé la vérité pour le tirer du
mauvais chemin où il s'était engagé. Vous pouvez ajouter une infinité de
raisons semblables; elles ne m'apporteront aucune consolation, tant que je
verrai la mort d'un fils; car je n'ai pas tant cherché là à m'acquitter de ce
que je devais en lui parlant, que désiré lui être utile par mea paroles. Quelle
est, en effet, la mère qui, après avoir apporté tous les soins imaginables pour
assister soir fils malade, peut arrêter le cours de ses larmes, quand elle voit
que tous ses travaux et toutes ses peines ont été inutiles, et n'ont pu lui
sauver la vie? Si elle s'afflige de la sorte pour la mort temporelle de son
fils, quels doivent être mes pleurs et mes gémissements pour la mort éternelle
du mien, lors même que ma conscience me rend témoignage de n'avoir rien oublié de
tout ce qui pouvait lui être utile? Au contraire, voyez-vous de combien dé maux
s'exempte, et nous exempte en même temps nous-même celui qui, étant repris,
répond avec douceur, acquiesce avec modestie, obéit avec soumission, avoue sa
faute avec humilité? Je me reconnais l'obligé de cette âme, je confesse que je
suis son ministre et son serviteur, parce qu'elle est la très-digne Épouse de
mon maître, et peut dire avec vérité: « lorsque le roi était assis sur son lit,
mon nard a répandu son odeur (Cantique I, 11). »
6. L'odeur de l'humilité est excellente,
puisque, montant de cette vallée de larmes, après avoir embaumé tous les lieux
d'alentour, elle répand encore jusque sur le lit du roi un parfum extrêmement
agréable. Le nard est une petite herbe, que ceux qui étudient avec soin la
vertu des simples disent être d'une nature chaude. Aussi me semble-t-il qu'on
peut la prendre ici pour la vertu d'humilité que l'ardeur de l'amour divin
embrase. Si je parle ainsi, c'est parce qu'il y a une humilité que la vérité
produit, et qui n'a pas de chaleur, et il y en a une autre que la charité forme
et enflamme. Celle-là consiste dans la connaissance, et celle-ci dans les
mouvements du cour. En effet, si vous jetiez un regard sur vous-même à la
lumière de la vérité et sans dissimulation, et que vous vous examiniez sans
vous flatter, je ne doute pas que vous ne vous humiliiez devant vos propres
yeux, et que cette connaissance véritable de vous-même ne vous rende plus vil
et plus abject à votre jugement, quoique, peut-être, vous n'ayez pas encore
assez de vertu pour souffrir d'être estimé par les autres. Vous serez donc
humble, mais par le moyen de la vérité, non pas par l'infusion de l'amour. Car
si voua étiez échauffé par le feu de la charité commune, si vous étiez éclairé par
la vérité qui vous a donné de vous-même une connaissance salutaire et
véritable, vous voudriez certainement, autant qu'il est en vous, que tout le
monde eût de vous les sentiments que vous savez être conformes à la vérité. Je
dis autant qu'il est en vous, parce que souvent il n'est pas bon que tout le
monde connaisse ce que nous savons de nous, attendu que l'amour même de la
vérité, et la vérité de l'amour nous défendent de découvrir ce qui pourrait
nuire à notre prochain. Mais si c'est par amour-propre que vous retenez caché
en vous-même le jugement que la vérité fait de vous, qui peut douter que vous
n'aimez pas encore parfaitement la vérité, puisque vous lui préférez votre
intérêt ou votre honneur?
7. Vous voyez donc bien que ce n'est pas la même
chose, de n'avoir pas des sentiments de présomption de soi-même, convaincu
qu'on est de ses imperfections par la lumière de la vérité, et de consentir de
bon coeur à être humilié, parce qu'on est assisté par le don de l'amour. L'un
est forcé, au lieu que l'autre est volontaire. « Jésus-Christ s'est anéanti
lui-même, » dit l'Apôtre « en prenant la forme d'un esclave (Philip. II, 7), »
et en nous donnant la forme et le modèle de l'humilité. C'est lui-même qui
s'est anéanti; c'est lui-même qui s'est humilié, non par nécessité, mais par
amour pour nous. Il pouvait paraître vil et méprisable aux yeux des hommes sans
s'estimer tel, puisqu'il se connaissait bien lui-même. C'est donc
volontairement qu'il s'est humilié, non qu'il s'en jugeât digne, puisqu'il
s'est offert, comme s'il eût été ce qu'il savait n'être pas en effet; mais il a
voulu être estimé très-petit, bien qu'il n'ignorât pas qu'il était
souverainement grand; il dit, eu effet: « Apprenez de moi que je suis doux et
humble de coeur. » De coeur, dit-it, par un sentiment du coeur, c'est-à-dire,
par la volonté; il exclut ainsi la nécessité. Pour nous, si nous nous trouvons
en vérité dignes de honte et de mépris, dignes des derniers traitements et du
rang le plus bas, dignes même de toutes sortes de supplices et d'outrages; il
n'en est pas de même de lui, et cependant il a souffert toutes ces choses,
parce qu'il l'a voulu, et qu'il est humble de coeur; mais humble de cette
humilité que persuade le mouvement du coeur, non celle qu'arrache la force de
la vérité.
8. J'ai dit que cette espèce d'humilité
volontaire n'est pas produite en nous par la force de la vérité, mais, par
l'infusion de la charité, parce qu elle naît du coeur, parce qu'elle naît de
l'affection, parce qu'elle naît de la volonté. Jugez si j'ai raison en cela. Et
jugez aussi si j'ai bien fait de l'attribuer au Seigneur, puisqu'il est certain
que c'est par amour qu'il s'est anéanti, qu'il s'est rendu un peu inférieur aux
anges, qu'il s'est soumis à ses parents, qu'il a baissé la tête sous les mains de
saint Jean-Baptiste, qu'il a souffert les faiblesses de la chair, qu'il s'est
livré à la mort, et qu'il a enduré le supplice ignominieux de la croix. Mais
jugez encore si j'ai eu raison de croire que cette humilité ainsi embrasée par.
le feu de sa charité est désignée par le nard, qui est une herbe fort basse et
fort chaude. Et après que vous aurez approuvé toutes ces choses, comme je crois
que vous le ferez sans doute, puisqu'elles sont appuyées sur une raison si
manifeste, alors, si vous êtes humilié en vous-même par cette humilité forcée,
que la vérité qui sonde les coeurs et les reins produit dans les sens d'une âme
vigilante, ajoutez-y la volonté, et faites, comme on dit, de nécessité vertu;
parce qu’il n'y a pas de véritable vertu sans le consentement de la volonté.
Or, il en sera ainsi quand vous ne voudrez pas paraître au dehors autre que
vous vous connaissez au dedans. Autrement, craignez que ce ne soit pour vous
qu'il ait été dit: « Il a agi avec fourberie en sa présence, et son iniquité
lui est en abomination (Psaume XXXV, 3). » Et « Dieu a en horreur un double
poids (Prov. II 10). » Et quoi? Vous vous estimerez peu de chose au fond de
votre coeur, lorsque vous vous pesez dans la balance de la vérité, et au dehors
vous voulez nous tromper, et vous vendre plus cher que la vérité ne vous a
estimé? Appréhendez le jugement de Dieux et gardez-vous de commettre une si
méchante action, de vous élever vous-même par une volonté pleine d'orgueil,
tandis que la vérité vous abaisse; car c'est là résister à la vérité, c'est
combattre contre Dieu. Acquiescez plutôt à Dieu, que votre volonté soit soumise
à la vérité, non-seulement soumise, mais dévouée. Est-ce que « mon âme, » dit
le Prophète, « ne sera pas soumise à Dieu (Psaume LXI, 2)? »
9. Mais c'est peu d'être soumis à Dieu, si vous
ne l'êtes encore à toute créature pour l'amour de Dieu, soit à l'abbé, comme au
premier de tous, soit aux prieurs comme établis par lui. Mais je dis plus, je
dis même à vos égaux, je dis à vos inférieurs, « Car c'est ainsi » selon le mot
de Jésus-Christ « que nous devons accomplir toute justice (Math. ni, 15). » Si
vous voulez être parfait, faites le premier point vers celui qui est moindre
que vous, déférez à votre inférieur, respectez celui qui est plus jeune que
vous. En agissant ainsi, vous pourrez vous appliquer ces paroles de l'Épouse: «
mon nard a répandu son odeur; » cette odeur, c'est la charité; cette odeur,
c'est la bonne opinion que vous donnez de vous à tout le monde, en sorte que.
vous soyez la bonne odeur de Jésus-Christ en tout lieu, admiré de tous, aimé de
tous. Celui que la vérité seule oblige à être humble, ne peut arriver à ce
degré de perfection; car son humilité n'est que pour lui, et ne lui permet pas
de sortir et de répandre son odeur au dehors. Ou plutôt, il n'a pas d'odeur,
parce qu'il n'a pas d'amour, puisqu'il ne s'humilie pas de bon coeur et
volontairement. Mais l'humilité de l'Épouse rend une odeur pareille à celle du
nard, parce qu'elle est embrasée d'amour, pleine de la sève de la dévotion, et
exhale un parfum délicieux par l'opinion avantageuse qu'on a d'elle-même.
L'humilité de l'Épouse est volontaire, perpétuelle et féconde, son odeur ne se
perd ni par les réprimandes, ni par les louanges. On lui avait dit: « vos joues
sont belles comme celles d'une tourterelle, et votre cou est comme des perles
(Cantique I, 9). » On lui avait promis des ornements d'or: et elle ne laisse
pas de répondre avec humilité; plus on l'élève, plus elle s'humilie en toutes
choses. Elle ne se glorifie pas de ses mérites, et, au milieu des louanges
qu'on lui prodigue, elle n'oublie pas sa bassesse, mais elle la confesse
humblement sous le nom de nard. Il semble qu'elle s'approprie le langage de
Marie et dise: Je ne connais en moi rien qui soit digne d'un si grand honneur,
si ce n'est que « Dieu a regardé la bassesse de sa servante (Luc. I, 48). » Car
que signifient ces mots: «mon nard a répandu son odeur », sinon ma bassesse a
été agréable à Dieu? Ce n'est, dit-elle, ni ma sagesse, ni ma noblesse, ni ma
beauté qui sont nulles; mais c'est ma seule bassesse, la seule chose qui soit
en moi, qui ait répandu son odeur, c'est-à-dire son odeur accoutumée.
L'humilité a coutume de plaire à Dieu, et le Seigneur, qui est très-élevé, a
pour habitude de regarder les choses humbles et basses. Aussi quand le roi
était assis sur son lit, c'est-à-dire, dans le lieu élevé où il fait sa
demeure, l'odeur de l'humilité ne laisse pas d'y monter, « Il habite, » dit le
Prophète, « au plus haut des cieux, et il a les yeux sur les choses basses et
humbles dans le ciel et sur la terre. (Psaume CXII, 5). »
10. Lors donc « que le roi était assis sur son
lit, le nard de l'Épouse a répandu son odeur (Cantique 1). » Le lit du roi,
c'est le sein du Père, car le Fils est toujours dans le Père. Et ne doutez pas
que ce roi là ne soit clément, puisqu'il se repose sans cesse dans un lieu qui
est la source de la bonté du Père. C'est avec raison que les cris des humbles
montent jusqu'à lui, puisqu'il a sa demeure dans le trésor de sa miséricorde,
que la douceur lui est si familière, la bonté substantielle, ou plutôt
consubstantielle, et qu'il tire tellement de son Père tout ce qu'il est, que
les humbles, qui regardent en tremblant sa royale majesté, ne remarquent rien
en lui qu'il ne tienne de son Père. « Aussi, dit le Seigneur, je me lèverai
tout-à-l'heure, à cause de la misère des pauvres, et des gémissements des
malheureux (Psaume XI, 6). » Aussi l'Épouse qui sait cela, parce qu'elle est de
la maison de l'Époux, et sa bien-aimée, croit que le manque de mérite ne
l'exclura pas des grâces de cet Époux, et met sa confiance en sa seule
humilité. Elle le nomme roi, parce qu'étant épouvantée de lai réprimande qu'il
lui a faite, elle n'ose plus le nommer son époux. Elle proclame qu'il habite en
un lieu très-élevé, néanmoins son humilité ne perd pas confiance.
11. On peut fort bien appliquer ce discours à
l'Église primitive, si vous vous souvenez du temps où le Seigneur, étant
remonté où il était auparavant, et assis à la droite de son ï'ère, sur ce lit si
ancien, si noble, si glorieux, ses disciples s'étaient assemblés en un même
lieu, et persévéraient unanimement dans leur oraison avec les femmes, Marie
mère de Jésus, et ses frères. Ne vous semble-t-il pas que c'était vraiment
alors que le nard de l'Épouse, qui était si petite et si faible, répandait son
parfum? Et « lorsqu'il se fit tout d'un coup un grand bruit du ciel, comme d'un
vent impétueux, qui remplit toute la maison où ils demeuraient (Act. II, 2), »
ne pouvait-elle pas dire alors avec raison dans un état si pauvre et si
précaire: « Lorsque le roi était assis sur son lit, mon nard a répandu son
odeur? » Tous ceux qui demeuraient en ce lieu connurent clairement combien
l'odeur de l'humilité, qui était montée au ciel, avait été agréable et bien reçue,
puisqu'elle fut aussitôt récompensée de dons si abondants et si magnifiques. Au
reste, elle n'a pas été ingrate pour ce bienfait. Car écoutez comment, dans sa
ferveur, elle se prépare à souffrir toutes sortes de maux pour l'amour de son
nom. « Mon bien-aimé» dit-elle ensuite, « m'est un petit bouquet de mirrhe; il
demeurera entre mes seins (Cantique I, 12). » Ma faiblesse que vous connaissez
ne me permet pas de poursuivre. J'ajouterai seulement que par la mirrhe, elle
fait entendre, qu'elle est prête à souffrir des amertumes et des tribulations
pour l'amour de son bien-aimé. Nous achèverons une autre fois le reste de ce
verset, si toutefois vous attirez sur nous par vos prières l'assistance du
Saint-Esprit, afin qu'il nous donne l'intelligence des paroles de l'Épouse,
paroles qu'il a lui-même formées, en les lui inspirant telles qu'elles
servirent aux louanges de celui dont il est l'Esprit, je veux dire de l'Époux
de d'Église, Jésus-Christ Notre Seigneur, qui, étant Dieu pardessus toutes
choses est béni à jamais.
Amen.
1. « Mon bien aimé est pour moi un petit bouquet
de mirrhe; il demeurera entre mes seins.» Auparavant, elle l'appelait roi,
maintenant elle le nomme son bien-aimé. Auparavant, il était sur son lit royal,
à présent il est entre les seins de l'Épouse. Il faut que l'humilité ait une
vertu bien grande, puisque la majesté même de Dieu a tant de condescendance
pour elle. Un nom de respect s'est bientôt changé en nom d'amitié, et celui qui
s'était éloigné s'est bientôt rapproché. «Mon bien-aimé m'est un petit bouquet
de mirrhe. » La mirrhe, qui est amère, signifie ce qu'il y a de dur et de
rigoureux dans les tribulations. L'Epouse, se voyant près de les souffrir pour
l'amour de son Époux, dit ces paroles avec un sentiment d'allégresse, elle
espère souffrir généreusement tous les maux qui la menacent. Les disciples, dit
l'Écriture « sortaient du tribunal avec joie, parce qu'ils avaient été trouvés
dignes d'endurer des outrages pour le nom de Jésus. (Act. V, 41). » Aussi,
n'appelle-t-elle pas son bien aimé un bouquet, mais un petit bouquet, parce que
son amour lui fait trouver légères toutes les peines et toutes les douleurs
qu'elle doit endurer. C'est véritablement un petit bouquet, car c'est un petit
enfant qui nous est né (Psaume IX, 6). Oui, un très-petit bouquet, puisque les
souffrances de cette vie ne sont pas dignes d'être mises en parallèle avec la
gloire qui nous est préparée: « Car ce que nous endurons maintenant, » dit
l'Apôtre, « est léger, et ne dure qu'un moment; mais la gloire qui nous attend
dans le ciel sera immense dans sa grandeur, et éternelle dans sa durée. (Rom.
VIII, 18). » Ce qui, à cette heure, n'est qu'un petit bouquet de mirrhe se
changera donc un jour en un comble de gloire et de bonheur, N'est-ce point un
petit bouquet, si son joug est doux et son fardeau léger? Ce n'est pas qu'il
soit léger en soi, car la rigueur des tourments, et l'amertume de la mort n'est
pas légère; mais c'est qu'il est léger pour celui qui aime. Aussi ne dit-elle
pas seulement; « Mon bien-aimé est un petit bouquet de mirrhe; » Mais il l'est
« pour moi» qui aime. Voilà pourquoi elle le nomme son bien aimé, elle veut
témoigner que la violence de l'amour surmonte toutes sortes d'amertumes, et que
l'amour est fort comme la mort. Et pour que voue sachiez qu'elle ne se
glorifie: pas en elle-même, mais dans le Seigneur, et qu'elle ne présume pas de
sa propre vertu, mais qu'elle n'attend cette force que du secours de son Époux,
elle dit qu'il demeurera entre ses seins, en sorte qu'elle pourra lui dire avec
toute confiance: «Quand je marcherais dans les ombres de la mort, je n'appréhenderais
aucun mal, puisque vous êtes avec moi. (Psaume XXII, 4). »
2. Je me souviens que dans l'un des discours
précédents (Serm. X, 1), j'ai dit que les deux seins de l'Épouse marquaient la
congratulation et la compassion, suivant la doctrine de saint Paul, qui veut
qu'on se réjouisse avec ceux qui sont dans la joie, et qu'on pleure avec ceux
qui pleurent (Rom. XII, 15). Mais. parce que, vivant au milieu de l'adversité
et de la prospérité, elle sait qû il y a danger des deux côtés, elle veut que son
bien-aimé soit au milieu de ses seins, pour la fortifier sans cesse contre l'un
et l'autre de ces deux périls et empêcher qu'elle ne s'élève dans les joies et
ne s'abatte dans les maux de cette aie. Si vous êtes sage, vous imiterez la
prudence de l'Épouse, et vous ne souffrirez pas qu'on ôte de votre coeur, même
un seul moment, cet aimable bouquet de mirrhe, vous repasserez toujours dans
votre mémoire les douleurs amères qu'il a souffertes pour vous, et, les
méditant continuellement, vous pourrez vous écrier aussi: « Mon bien-aimé m'est
un petit bouquet de mirrhe, il demeurera entre mes seins. »
3. Moi aussi, mes frères, dès le commencement de
ma conversion, pour me tenir lieu de tous les mérites que je savais me manquer,
j'ai eu soin de me faire ce petit bouquet, et de le placer entre mes seins,
après l'avoir composé de toutes les douleurs et amertumes de mon Seigneur,
d'abord des nécessités qu'il a souffertes, lorsqu'il était tout petit; ensuite
des travaux de la prédication, des fatigues de ses divers voyages, des veilles
de ses prières, de ses tentations, de ses jeûnes, de ses larmes de compassion,
des embûches qu'on lui a dressées, des dangers que ses faux frères lui ont fait
courir, des outrages, des crachats, des soufflets, des risées, des moqueries,
des clous, et autres choses semblables qu'il a souffertes pour le salut du
genre humain, selon ce que l'Évangile nous apprend en quantité d'endroits. Et
parmi tant d'autres petits rameaux de cette mirrhe odoriférante, j'ai cru que
je ne devais pas oublier celle qu'on lui donna à boire sur la croix, ni celle
dont on l'embauma dans le sépulcre, parce que dans la première il a bu
l'amertume de mes péchés, et dans l'autre il a consacré l'incorruptibilité
future de mon corps. Tant que je vivrai, je publierai hautement ces grâces
abondantes. Jamais je n'oublierai des faveurs aussi signalées; puisque c'est à
elles que je suis redevable de la vie.
4. C'étaient ces miséricordes que David
demandait avec larmes lorsqu'il disait: « Répandez vos miséricordes sur moi, et
je vivrai (Psaume CXVIII, 77). » C'étaient elles aussi qu'un autre saint se
rappelait en gémissant, quand il disait: « Les miséricordes du Seigneur sont
grandes. » Que de rois et de prophètes ont. désiré voir ce que je vois, et ne
l'ont pas vu? Ils ont travaillé, et moi je jouis des fruits de leurs travaux.
J'ai cueilli la mirrhe qu'ils ont plantée. C'est pour moi que ce bouquet
salutaire a été conservé, personne ne me le ravira; il demeurera entre mes
seins. J'ai cru que la sagesse consistait à méditer ces choses. J'ai mis en
cela la perfection de la justice, la plénitude de la science, les richesses du
salut, l'abondance des mérites. Elles ont été quelquefois pour moi un breuvage
d'une salutaire amertume, et quelquefois une onction de joie douce et agréable.
C'est ce qui me relève dans l'adversité, et me retient dans la prospérité; ce
qui me fait marcher en sûreté dans une voie royale entre les biens et les maux
de cette vie, et écarte les périls qui me menacent à droite et à gauche. C'est
ce qui me concilie les bonnes grâces du juge du monde, en me montrant doux et
humble celui qui est redoutable aux puissances; non-seulement en me faisant
voir favorable, mais encore en me donnant un modèle à imiter dans celui qui est
inaccessible aux principautés, et terrible aux rois de la terre. C'est pourquoi
ce que j'ai toujours à la bouche, comme vous le savez, toujours dans le coeur,
comme Dieu le sait, partout dans mes écrits, comme on le voit assez, et ma
philosophie la plus sublime en ce monde, c'est Jésus, et Jésus crucifié. Je ne
m'enquiers pas, comme l'Épouse, où repose à midi celui que j'embrasse avec
joie, parce qu'il demeure entre mes seins. Je ne demande pas où celui que je
contemple comme sauveur sur la croix fait paître son troupeau. Ce que cherche
l’Épouse est plus relevé, mais ce que je veux est plus doux et plus facile.
L'un est du pain, l'autre du lait. Or, le lait nourrit les petits enfants, et
remplit les seins des mères, voilà pourquoi il demeurera entre mes seins.
5., Mes très-chers enfants, cueillez-vous aussi
un bouquet si aimable, mettez-le au plus profond de votre coeur, servez-vous-en
pour en munir l'entrée, et qu'il demeure entre vos seins. Ayez-le toujours, non
derrière vous, mais devant les yeux; car si vous le portez sans le sentir, son poids
vous accablera et son odeur ne vous relèvera pas. Souvenez-vous que Siméon l'a
reçu entre ses bras (Luc. II, 28), que Marie l'a porté dans ses entrailles, l'a
réchauffé dans son sein, et que l'Épouse le place entre ses seins, et, pour ne
rien oublier, qu'il est devenu parole entre les mains du Prophète Zacharie, et
de quelques autres. Je me figure que Joseph, l'époux de Marie, l'a souvent pris
sur ses genoux pour le caresser. Toutes ces personnes l'ont eu devant elles,
non derrière. Qu'elles vous servent donc d'exemple, faites de même. Car si vous
avez devant les yeux celui que vous portez, il est certain, qu'en voyant les
maux qu'a soufferts le Seigneur, vous porterez les vôtres avec plus de
facilité, avec le secours de l'époux de l'Église, qui est Dieu par dessus
toutes choses et béni à jamais.
Amen.
1. «Mon bien-aimé est pour moi une grappe de
raisin de Chypre dans les vignes d'Engaddi (Cantique 1, 13). » Si l'Époux est
aimable dans la mirrhe, il l'est bien davantage dans la douceur du raisin. Mon
Seigneur Jésus est donc pour moi de la mirrhe dans sa mort, et une grappe de
raisin dans sa résurrection; et c'est de cette sorte qu'il s'est donné lui-même
à moi comme un breuvage salutaire mêlé de larmes et de joie. Il est mort pour
nos péchés, et il est ressuscité pour notre justification, afin qu'étant morts
au péché nous vivions pour la justice (Rom. IV, 25). » Donc, si vous avez
pleuré vos péchés, vous avez bu le breuvage amer, mais si, entrés dans une vie
plus sainte, vous commencez à respirer dans l'espérance d'une vie immortelle,
l'amertume de la mirrhe s'est changée, pour vous, en la douceur du vin qui
réjouit le coeur de l'homme. Peut-être, quand le Sauveur ne voulu pas boire le
vin mêlé de mirrhe qu'on lui présenta sur la croix, était-ce pour faire
comprendre qu'il n'avait soif que du premier? Lors donc qu'après les amertumes
de la mirrhe, vous venez à goûter ce vin délicieux, vous pouvez dire aussi avec
raison: « Mon bien aimé est pour moi une grappe de raisin de Chypre dans les
vignes d'Engaddi. » Engaddi signifie deux choses, mais toutes deux ont le même
sens. Il veut dire en effet, lafontaine du bouc, et le baptême des nations; or
l'une et l'autre marquent clairement les larmes du pécheur. On l'interprète
encore l'œi1 de la tentation qui verse aussi des larmes, et voit d'avance les
tentations qui ne manquent jamais à l'homme, tant qu'il est sur la terre; mais
les gentils, qui marchaient dans les ténèbres, n'ont pas pu découvrir par
eux-mêmes, ni par conséquent éviter les pièges des tentations, jusqu'à ce que,
par la grâce de celui qui illumine les aveuglés, ils eussent recouvré les yeux
de la foi, fussent entrés dans l'Église, qui a un oeil pour apercevoir les
tentations, se fussent fait instruire par des hommes spirituels, qui, étant
éclairés par l'esprit de sagesse, et savants par leur propre expérience,
peuvent dire en vérité: « Nous n'ignorons pas les artifices et les desseins du
diable (Cor. II, 11). »
2. On dit que Engaddi produit aussi une petite
espèce de baumier, que les habitants du pays cultivent comme des vignes; c'est
peut-être pour cela qu'il les appelle des vignes. Autrement que signifierait du
raisin de Chypre dans les vignes d'Engaddi? Qui s'est jamais avisé de
transporter des grappes de raisin d'une vigne dans une autre? On ne porte pas
ordinairement du vin où il y en a, mais où il n'y en a pas. Il appelle donc,
vignes d'Engaddi, les peuples de l'Église, elle a un baume liquide, je veux
dire un esprit de douceur qui lui fait choyer la délicatesse de ceux qui sont
encore petits en Jésus-Christ, et consoler les douleurs des pénitents. Si un
frère tombe en quelque faute, un des ministres de l'Église qui a déjà reçu cet
esprit, le reprendra aussitôt avec ce même esprit de douceur, parce qu'en
faisant retour sur lui-même, il craint d'être tenté (Gal. VI, 1.). C'est ce qui
figure l'huile matérielle dont l'Église a coutume d'oindre le corps de tous
ceux qui sont baptisés.
3. Mais comme les plaies de celui qui est tombé
entre les mains des voleurs, et que le charitable samaritain a porté sur son
cheval dans l'hôtellerie de l'Église, ne sç guérissent pas avec de l'huile
seulement, mais avec du vin et de l'huile tout ensemble; il faut que le médecin
spirituel mêle le vin d'un zèle ardent, avec l'huile de la douceur, attendu
qu'il ne doit pas seulement consoler las faibles, mais aussi reprendre les
esprits inquiets. Car s'il voit que le blessé, c'est-à-dire, le pécheur, ne
s'amende pas par les douces et charitables réprimandes, par lesquelles il
commence sa guérison, et qu'au contraire il abuse de sa bonté, devient plus
négligent à cause de sa patience, et persiste avec plus de confiance encore
dans son péché; l'huile de remontrances salutaires étant inutile, il doit se
servir des remèdes plus piquants, employer le vin de la componction,
c'est-à-dire recourir à son égard aux réprimandes sévères et aux reproches
amers, et s'il en est besoin, et que son endurcissement soit si grand, il
pourra venger ce mépris, en le frappant même des censures ecclésiastiques. Mais
où prendra-t-il ce vin? Car on ne trouve pas de vin dans les vignes d' Engaddi
on y trouve seulement de l'huile. Qu'il le cherche dans l'île de Chypre, qu'on
dit être fertile en vin, mais en vin excellent, qu'il cueille cette grosse
grappe, qu'autrefois les espions d'Israël rapportaient sur un levier, en quoi
ils figuraient les prophètes qui ont marché devant, les apôtres qui ont suivi,
et Jésus-Christ qui est venu entre les prophètes et les apôtres; et qu'en
prenant cette grappe, il dise. « Mon bien-aimé m'est une grappe de raisin de
Chypre. »
4. Nous avons parlé de la grappe de raisin;
voyons maintenant comment. on en tire le vin du zèle; car, si l’homme pécheur
ne se met pas en colère contre celui qui pèche, mais, au contraire, use de
compassion comme d'une liqueur douce balsamique qu'il verse sur lui, nous
savons d'où cela procède, et vous l'avez déjà ouï, mais peut-être n'y avez-vous
pas pris garde. Car nous avons dit que cette douceur vient de ce qu'on se
considère soi-même, et que, suivant le conseil très-sage de saint Paul, pour
apprendre à avoir de la condescendance pour ceux qui se laissent aller eau
péché, on se considère soi-même dais la crainte d'être aussi tenté un jour
(Galal. VI, 1), et n'est-ce point de là que l'amour du prochain dont il est dit
dans la loi: « Vous aimerez votre prochain comme vous-même (Luc. X, 27), » tire
son origine. L'amour du prochain a sans doute ses premiers fondements dans les
plus secrètes affections humaines; et de l'amour que la nature a inspiré à
l'homme pour lui-même, comme d'une humeur féconde, l'amour du prochain tire une
espèce de vie et de vigueur, par laquelle, avec la grâce que Dieu répand sur
lui d'en haut, il produit des fruits de charité; en sorte que ce que l'âme
désire naturellement pour soi, elle ne croit pas devoir le refuser à un autre,
qui semble avoir quelque droit d'y prétendre, parce qu'il participe à sa
nature; elle lui en fait part avec joie et volontiers, lorsqu'elle le peut et
qu'il en a besoin. Ainsi, cette onction de douceur et de bonté, naturelle à
l'homme, à moins que le péché ne la détruise, le porte plus à compatir aux
fautes des pécheurs qu'à les traiter avec rigueur et sévérité.
5. Mais, selon le mot du Sage, « comme les
mouches qui doivent mourir gâtent l'huile des parfums (Eccles. X, 1), » et qu'une
fois gâtée, la nature n'a plus de quoi réparer la perte qu'elle a faite, il
arrive que, par un changement déplorable, elle éprouve ce que l'Écriture adit
avec tant de vérité, que « les inclinations et les pensées de l'homme sont
portées au mal dès sa jeunesse (Gen. VIII. 21. » Ce n'est pas une bonne
jeunesse que celle dans laquelle le plus jeune des enfants demande qu'on lui
donne sa part du bien de son père, et veut partager un bien qu'il est plus doux
de posséder en commun, et avoir seul un bien qui n'est pas diminué pour être
possédé eu commun, et ne perd rien pour être partagé. Enfin, dit l'Écriture: «
Il dissipa tous ses biens en vivant dans la débauche avec des femmes perdues
(Luc. XV, 12). » Qui sont ces femmes perdues? Ne sont-ce point celles qui font
perdre toute sa douceur à celte huile de parfums, c'est-à-dire les convoitises
de la chair, au sujet desquelles l'Écriture nous donne des avis
très-salutaires, quand elle nous dit: « Ne vous laissez pas aller après vos
convoitises; » car le Sage remarque fort bien qu'elles « doivent mourir,
attendu que le monde passe avec ses convoitises (Jean II, 17). » lorsque nous
voulons les satisfaire, nous nous privons de la douceur d'un bien commun et
général, par celle que nous voulons prendre en particulier. Ce sont là sans
doute ces mouches sales et piquantes, (lui souillent en nous la beauté de la
nature, déchirent l'esprit par les soucis et les inquiétudes, et détruisent le
plaisir et les charmes de la vie commune. C'est pour cela que l'homme est appelé
le plus jeune des enfants du père de famille, parce que, tandis que sa nature
corrompue par les passions déréglées d'une folle jeunesse, a perdu toute la
grâce de la maturité et de la sagesse virile, son esprit s'endurcit et se
dessèche, méprise tout le monde au prix de soi, et perd toute affection.
6. C'est donc dès le commencement de cette
méchante et misérable jeunesse que les inclinations et les pensées de l'homme
sont portées au mal, et que naturellement il est plus prompt à s'irriter contre
le prochain qu'à compatir à ses faiblesses. De là vient que l'homme, ayant
dépouillé presque tout sentiment d'humanité, veut que les autres l'assistent
dans ses besoins, mais ne veut pas rendre lui-même aux autres l'assistance
qu'ils réclament. Un homme est un pécheur juge des, hommes et des pécheurs
comme lui, il les méprise, il s'en raille, sans considérer qu'il peut être
tenté aussi à son tour, or, comme j'ai dit, la nature ne se relèvera pas de ce
mal par elle-même, et ne recouvrera jamais l'huile de cette douceur originelle,
depuis qu'elle l'a une fois perdue. Mais ce que la nature ne saurait faire, la
grâce le peut. Et celui sur qui l'Esprit Saint daignera répandre de nouveau les
effets de sa bonté, comme une onction salutaire, reprendra aussitôt ses
premiers sentiments d'humanité, et recevra même de la grâce, quelque chose de
plus excellent que de ce qu'il tenait de la nature. Elle le rendra saint par la
foi et parla douceur, et lui donnera non de l'huile, mais du baume recueilli
dans les vignes d'Engaddi.
7. Car il n'y a pas de doute qu'il ne coule des
dons plus précieux de la fontaine du bouc dont l'onction change les boucs en
agneaux, fait passer les pécheurs de la gauche à la droite, après les avoir
abondamment rempli de l'huile de la miséricorde, afin que la grâce surabonde où
les péchés abondaient auparavant. (Rom. XV, 20.) Ne vous semble-t-il pas que
celui-là soit, en quelque sorte redevenu homme qui, dépouillant la dureté de
l'esprit du monde, et recouvrant, avec le secours de la grâce, l'onction et la
douceur naturelle à l'homme, que les convoitises charnelles, comme des mouches
infectes, avaient entièrement détruite tiré de son fond l'homme, c'est-à-dire
de soi-même, la matière et la règle de sa compassion pour les hommes, et
regarde comme quelque chose de brutal et de monstrueux, non-seulement de faire
à autrui ce que lui-même ne voudrait pas souffrir, mais même de ne pas faire
aux autres ce qu'il désirerait qu'on lui fit à lui-même?
8. Voilà d'où vient l'huile. Mais d'où vient le
vin? Évidemment de la grappe de raisin de Chypre. Car si vous aimez le Seigneur
Jésus de tout votre coeur, de toute votre âme, de toutes vos forces,
pourrez-vous voir sans émotion les injures et les outrages qu'on lui fait? non
sans doute, mais, emporté aussi par un esprit de jugement, et de zèle, comme un
homme puissant et robuste à qui le vin donne de nouvelles forces, plein du zèle
de Phinées, vous direz avec David: « Je sèche de regret et de zèle de ce que
mes ennemis ont oublié vos paroles (Psaume LXXVII, 15), » et avec le Seigneur:
«Le zèle de votre maison me consume et me dévore (Psaume LXXVIII, 10). » Ce
zèle ardent, c'est le vin exprimé de la grappe de raisin de Chypre, et l'amour
de Jésus-Christ est un breuvage qui enivre. Car notre Dieu est un feu consumant
(Dent. IV, 24), et un Prophète disait, que le feu était descendu d'en haut dans
la moëlle de ses os (Tren. I, 13), parce qu'il était tout enflammé de l'amour
divin. Lorsque l'amour du prochain vous a donné l'huile, de douceur, quand
l'amour de Dieu vous a procuré le vin du zèle et de l'émulation, approchez-vous
avec confiance pour guérir les plaies de celui qui est tombé entre les mains
des voleurs, et soyez un parfait imitateur du charitable Samaritain. Dites
aussi avec la même confiance que l'Épouse: « Mon bien-aimé est pour moi une
grappe de raisins de Chypre dans les vignes d'Engaddi. » C'est-à-dire, l'amour
de mon bien-aimé m'embrase de zèle de justice, dans les sentiments d'affection
que j'ai pour mon prochain. Mais en voilà assez. Car ma mauvaise santé me force
à m'arrêter, comme cela m'arrive assez souvent, en sorte que pour la plupart du
temps, comme vous savez, je suis obligé de laisser mes discours inachevés, et
de renvoyer à un autre jour ce qui me reste à dire sur les versets que j'avais
le dessein d'expliquer. Mais quoi? Je m'attends à être châtié, car je sais que
je suis encore traité plus favorablement que je ne le mérite, frappez-moi, mon
Dieu, frappez-moi comme un serviteur qui travaille mal. Peut-être les coups que
je recevrai de votre main, me tiendront-ils lieu de mérites, peut-être
Jésus-Christ, l'époux de l'Église, ne trouvant pas en moi des biens qu'il
récompense, verra dans mes plaies et dans mes douleurs un sujet d'exercer sa
miséricorde et d'avoir pitié de moi, Lui qui est Dieu par dessus toutes choses,
et béni dans tous les siècles.
Amen.
1. « Que vous êtes belle, mon amie, que vous
êtes belle! Vos yeux sont des yeux de colombe (Cantique I, 14). C'est bien,
c'est très-bien, l'amour de l'Époux a donné de la présomption à l'Épouse, et ce
même amour a produit l'indignation de l'Époux. L'événement le prouve. Car la
présomption a été suivie de réprimande, la réprimandé d'amendement, et l'amendement
de récompense. A peine le bien-aimé est-il présent, le maître disparaît, le roi
s'évanouit, la dignité s'efface, le respect est mis de côté. Car devant l'amour
parfait toute déférence disparaît. Et de même que Moïse parlait autrefois à
Dieu comme un ami à son ami, et Dieu lui répondait, ainsi maintenant
s'établit-il entre le Verbe et l'âme un entretien aussi familier que celui de
deux voisins ensemble. Et il n'y a pas lieu de s'en étonner; car leur amour
n'ayant qu'une même source, il est réciproque, leurs caresses sont mutuelles.
Des paroles plus douces que le miel volent donc également des deux côtés, et
ils se jettent mutuellement des regards pleins d'une douceur infinie en signe
de l'amour saint qui les embrase. Il l'appelle son amie, il dit qu'elle est
belle, et le répète encore une fois, et il reçoit d'elle les mêmes témoignages
d'amour. Et cette répétition n'est pas inutile, puisque c'est une confirmation
de son amour; peut-être même veut-il nous marquer par là qu'il y a là dessous
quelque mystère à pénétrer.
2. Cherchons donc quelle est la double beauté de
l'âme. Car il me semble que c'est- cela qu'il veut donner à entendre. La beauté
de l'âme c'est l'humilité. Je ne le plis pas de moi-même, le Prophète l'a dit
avant moi. « Vous m'arroserez d'hysope et je deviendrai pur (Psaume L, 9). »
Marquant l'humilité par cette herbe, qui est petite, et qui purifie le coeur.
Le Prophète, après être tombé dans un crime énorme, espère qu'il sera lavé avec
l'hysope, et qu'il recouvrera ainsi la première blancheur de l'innocence.
Cependant si l'humilité de celui qui a commis url grand péché est aimable, elle
ne mérite pas néanmoins d'être, admirée,. Mais si celui qui a conservé
l'innocence y joint encore l'humilité, ne vous semble-t-il pas posséder une
double beauté de l'âme? La sainte Vierge n'a jamais perdu la sainteté, et n'a
jamais manqué d'humilité. Et si le Roi fut épris d'amour pour sa beauté, c'est
parce qu'elle alliait l'humilité à l'innocence. Car, comme elle dit elle-même:
«c'est l'humilité de sa servante qu'il a regardée (Luc. I, 48). » Heureux sont
ceux qui conservent leurs vêtements purs, c'est-à-dire leur simplicité et leur
innocence, si toutefois ils ont soin de se revêtir encore de la beauté de
l'humilité ! Certes l'âme qui est telle s'entendra dire ces paroles: « Que vous
êtes belle, mon amie, que vous êtes belle ! » Plût à Dieu, Sauveur Jésus, que
vous disiez seulement une fois à mon âme: vous êtes belle. Plût à Dieu que vous
me conservassiez au moins l'humilité. Car j'ai mal gardé ma première robe. Je
suis votre serviteur, je n'ose me dire votre ami, moi qui ne suis pas digne de
vous entendre rendre un double témoignage à ma beauté. Il me suffit d'en
entendre un. Mais que faire si cela même est encore douteux? Je sais ce que je
ferai si je ne suis qu'un vil serviteur, je rendrai mes devoirs à l'ami de
l'Époux; si je ne suis qu'un homme misérable et difforme, j'admirerai sa beauté
accomplie, et me réjouirai à la voix de l'Époux qui admire lui-même une si rare
perfection. Qui sait si au moins par là je ne trouverai pas grâce devant les
yeux de cette bien-aimée, et si, à la faveur de son crédit, je ne serai pas mis
au nombre des amis? Car l'ami de l'Époux demeure en silence, et est ravi de
joie eu entendant sa voix. Voilà sa voix qui frappe les oreilles de l'Épouse.
Écoutons la et réjouissons-nous. Les voilà ensemble, ils se parlent l'un à
l'autre, écoutons-les. Que nul soin du siècle, nul attrait charnel ne nous
distraient d'un entretien si agréable.
3. « Que vous êtes belle, » dit-il, « mon amie,
que vous êtes belle! » Ces paroles expriment l'admiration, le reste la louange.
C'est avec raison qu'on l'admire, puisqu'elle n'est pas devenue humble après
avoir perdu la sainteté, mais l'est demeurée en la conservent. C'est avec
justice que deux fois elle est appelée belle, puisqu'elle a 1'une et l'autre
beauté. Il est extrêmement rare sur la terre de ne pas perdre son innocence, ou
que l'innocence, si on la conserve, n'exclue, pas l'humilité. Aussi est-elle
bien heureuse d'avoir conservé l'une et l'autre. Ce qui le prouve, c'est que
tout en ne se sentant coupable de rien, elle ne rejette pas la réprimande de
l'Époux. Pour nous, lors que nous avons commis les plus grandes fautes, c'est à
peine si nous souffrons qu'on nous reprenne; mais au contraire, bien que n'ayant
rien fait de mal, elle entend avec un esprit soumis les paroles amères qui lui
sont adressées. Car quel mal fait-elle en désirant voir l'éclat de son Époux?
N'est-ce lias an contraire un désir louable? Et cependant quand elle en est
blâmée, elle se repent et dit: « Mon bien-aimé, m'est un petit bouquet de
myrrhe, il demeurera entre mes seins (Cantique I, 12). » C'est-à-dire, cela me
suffit; je ne veux plus savoir autre chose que Jésus-Christ, et Jésus-Christ
crucifié. Cette humilité est bien grande. Toute innocente qu'elle est, elle
entre dans des sentiments de pénitence, et, bien qu'elle n'ait aucun sujet de
se repentir, elle s'en forme un, pour donner lieu à sa repentance. Pourquoi
donc, direz-vous, a-t-elle été reprise, si elle n'a pas fait de mal? Écoutez en
cela la sage conduite de l'Époux, l'humilité de l'Épouse est mise à l'épreuve
aujourd'hui comme l'avait été l'obéissance d'Abraham. Et de même que ce
patriarche, après avoir donné une preuve de son obéissance en accomplissant le
commandement de Dieu, mérita d'entendre ces paroles: « Je connais à cette heure
que vous craignez Dieu; » de même, il est dit à l'Épouse en d'autres paroles:
Je connais maintenant que vous êtes humble. Car c'est ce que signifient ces
mots: « Combien vous êtes belle ! » Et il recommence cet éloge afin de marquer
qu'elle a ajouté la beauté de l'humilité à celle de l'innocence: « Que vous
êtes belle, mon amie, que vous êtes belle! » Je connais maintenant que vous
êtes belle, non-seulement par l'amour que vous avez pour moi, mais encore par
votre humilité. Je ne dis plus maintenant que vous êtes belle parmi les femmes,
ni que vous êtes belle par les joues ou par le cou, comme je disais auparavant,
mais je dis simplement que vous êtes belle sans comparaison, sans restriction, non
en partie.
4. Puis il ajoute: « vos yeux sont des yeux de
colombe, » pour relever encore davantage son humilité. Car il voit que, reprise
de vouloir porter trop haut ses recherches, elle ne fait pas difficulté de
descendre aussitôt aux choses les plus simples en disant: « Mon bien-aimé est
pour moi un petit bouquet de myrrhe. » Il y a sans doute bien de la différence
entre un visage plein de gloire et un bouquet de myrrhe; aussi est-ce une
grande marque d'humilité de s'arrêter à l'un en se voyant rappeler de l'autre.
« Vos yeux donc sont des yeux de colombe. » Vous ne vous tenez plus, dit-il,
dans les pensées sublimes et élevées au dessus de vous, mais, à l'exemple d'un
oiseau très-simple, vous êtes contente des choses les plus simples, vous faites
votre nid dans les trous de la pierre, vous demeurez dans mes plaies, et
contemplez avec joie, d'un oeil de colombe, les choses qui concernent seulement
mon incarnai ion et ma passion.
5. On du moins le St-Esprit s'étant montré sous
la forme de cet oiseau, il loue plutôt en elle un regard spirituel qu'un regard
simple. Et si cette explication vous plait, il faut rapporter ce verset à ce
que disent, un peu auparavant, les compagnons de l'Époux, quand ils lui
promettent de lui faire des pendants d'oreille d'or; leur dessein notait pas,
comme je l'ai montré alors, d'orner les oreilles de son corps; mais de former
celles de son coeur, et il se peut qu'ayant son coeur plus purifié par la foi
qui vient de l'ouïe, elle soit devenue capable de voir ce qu'elle ne pouvait pas
voir auparavant. Et, comme après avoir reçu ces pendants d'oreilles, elle
paraît avoir la vue plus pénétrante pour l'intelligence des choses
spirituelles, elle en est plus agréable à l'Époux qui, -autant qu'il est en
lui, aime toujours mieux être contemplé d'une manière spirituelle, et il la
félicite de cette nouvelle perfection, en disant: « Vos yeux sont des yeux de
colombe. » Regardez-moi maintenant, dit-il, en esprit (Thren. IV, 20), parce
que le Seigneur Jésus-Christ qui est devant vous est un esprit. Et vous pouvez
le faire, car vos yeux sont des yeux de colombe. Auparavant vous ne le pouviez
pas, c'est ce qui vous attirait des réprimandes. Mais maintenant faites-le, si
vous voulez, puisque vous avez des yeux de colombe, c'est-à-dire des yeux spirituels,
vous ne le pouvez pas faire encore, autant que vous l'avez demandé; mais
néanmoins vous serez satisfaite, vous devez passer de„clarté en clarté. Voyez
donc maintenant comme vous le pourrez, et lorsque vous pourrez davantage, vous
verrez davantage.
6. Je ne pense pas, mes frères, non, je ne pense
pas, je le répète, que cette vision soit médiocre, et commune à tous,
quoiqu'elle soit inférieure à celle dont nous devons jouir un jour. Après tout,
reconnaissez-le par ce qui suit: « Que vous êtes beau, mon bien-aimé, que vous
êtes beau (Cantique I, 15). » Vous voyez combien elle est élevée, et à quelle
hauteur est arrivée une âme qui s'attribue le droit d'appeler le Seigneur de
l'univers son bien-aimé. Remarquez, en effet, qu'elle ne dit pas « Bien-aimé » simplement,
mais « Mon bien-aimé, » pour marquer qu'il lui appartient comme en propre.
Certes, cette vision est bien grande, puisqu'elle donne tant de confiance et
d'autorité à cette âme, qu'elle ne regarde pas le Seigneur de toutes choses
comme son Seigneur, mais comme son bien-aimé. Je ne crois pas que, pour cette
fois, il se soit présenté à elle aucune image de la chair, ou de la croix, ou
des infirmités corporelles de son Époux. Car, selon le Prophète, dans toutes
ces choses « Il n'avait ni grâce ni beauté (Psaume LIII, 2). » Au lieu qu'en le
voyant elle proclame qu'il est beau;et agréable, et fait voir par là, qu'il lui
est apparu d'une manière plus excellente. Car l'Époux parle à l'Épouse bouche à
bouche, comme il faisait autrefois avec Moïse (Exod. XXXIII); et elle voit Dieu
clairement, non par énigmes et en figures. Aussi, elle le proclame tel qu'elle
le voit véritablement en esprit par une vision infiniment sublime et agréable.
Ses yeux ont vu le roi dans sa beauté, toutefois ils ne l'ont pas vu comme roi,
mais comme bien-aimé. Qu'un prophète l'ait vu sur un trône extrêmement élevé
(Isa.. VI, 1), qu'un autre témoigne qu'il lui est apparu face à face
(Gene.XXXII, 30), néanmoins il me semble que l'Épouse les surpasse, en ce que
nous lisons qu'ils ont vu le Seigneur, et que celle-ci voit son bien-aimé. Car
voici les paroles du Prophète. « J'ai vu le Seigneur assis sur un trône
extrêmement haut et élevé (Isaïe VI, 1), » et «j'ai vu le Seigneur face à face,
et je n'en suis pas mort (Gene. XXXII, 30). » Mais, « si je suis le Seigneur, »
dit-il, « où est la crainte qu'on me doit (Malach. I, 6)? » Si donc leur
révélation a été accompagnée de crainte; parce que la crainte se rencontre
toujours, où est le Seigneur; certainement, si on m'en laissait le choix, je préférerais
la vision de l'Épouse, avec d'autant plus d'ardeur et de joie, que je vois
qu'elle produit un sentiment bien plus noble, qui est celui de l'amour. Car la
crainte est pénible, mais la charité met de côté toute crainte (Jean IV, 18).
Il y a de la différence entre paraître terrible en ses jugements sur les
enfants des hommes (Psaume XLV, 5), et paraître plus beau que tous. les enfants
des hommes (Psaume XLV, 3). « Que vous êtes beau, mon bien-aimé, que vous êtes
beau! » Ces paroles expriment de l'amour, non de la crainte.
7. Mais peut-être vous vient-il un doute dans
l'esprit, et vous demandez-vous avec incertitude pourquoi on rapporte les
paroles du « Verbe » à l'âme et ensuite celles de l'âme au Verbe, en sorte
qu'elle a à peine entendu la voix de celui qui lui parle et qui publie sa
beauté, qu'elle prodigue aussitôt à son tour, les mêmes louanges à celui dont
elle s'est entendu louer? Comment cela se peut-il faire? Car ce n'est pas la
parole qui parle, mais c'est par la parole qu'on parle. De même Pâme ne peut
parler si la bouche de son corps ne lui forme des.paroles. Vous avez raison de
faire cette demande: mais considérez que c'est l'esprit qui parle et qu'il faut
entendre ces choses spirituellement. Aussi, toutes les fois qu'on vous dit, ou
que vous lisez, que le Verbe et l'âme parlent ensemble, et se regardent l'un
l'autre, ne vous imaginez pas qu'ils échangent entre eux des mots corporels, ni
qu'ils se voient l'un l'autre par le moyen d'images corporelles. Écoutez plutôt
ce que volts devez penser en cette circonstance. Le Verbe est un esprit, l'âme
en est un pareillement; ils ont leur langue pour se parler l'un à l'autre, et
se faire connaître qu'ils sont présents. La langue du Verbe c'est la faveur de
sa bienveillance, et celle de l'âme, c'est la ferveur dé sa dévotion, l'âme qui
n'a pas de dévotion, n'a pas de langue, elle ne saurait parler, et ne peut
s'entretenir avec le Verbe. Lorsque le Verbe, voulant parler à l'âme, agite sa
langue, l'âme ne peut pas ne pas le sentir. Car la parole de Dieu est vive et
efficace, et plus perçante qu'une épée à deus tranchants, qui va jusqu'à la
division de Pâme et de l'esprit (Heb. IV, 42). De même lorsque Pâme remue la
sienne, il est impossible que le Verbe ne le sache pas, non-seulement parce
qu'il est présent partout, mais encore et surtout parce que la langue de la
dévotion ne se remue jamais pour parler, si, par sa grâce, il ne l'excite
lui-même à le faire.
8. Par conséquent, pour le Verbe, dire à l'âme
qu'elle est belle, et l'appeler son amie, c'est répandre en elle la grâce qui
le fasse aimer d'elle, et lui fait penser qu'elle est elle-même aimée de lui.
De même, lorsque Pâme à son tour appelle le Verbe « son bien-aimé » et confesse
qu'il est beau, c'est qu'elle lui attribue sans fiction et sans déguisement, la
grâce qu'elle a de l'aimer et d'être aimée de lui, c'est qu'elle admire sa
bonté et s'étonne des faveurs qu'elle en reçoit. Car sa beauté c'est son amour,
et il est d'autant plus grand qu'il est prévenant. C'est pourquoi elle s'écrie
du plus profond de son coeur, du plus intime et du plus vif de ses affections,
qu'elle doit l'aimer avec d'autant plus d'ardeur, qu'il l'a aimée le premier.
Aussi la parole du Verbe est l'infusion de la grâce, et la réponse de l'âme,
c'est son étonnement accompagné d'actions de grâces. Elle aime d'autant plus,
qu'elle reconnaît que son Époux l'emporte davantage sur elle, et son admiration
est d'autant plus grande qu'elle sent qu'il la prévient par son amour. Ce qui
fait qu'elle ne se contente pas de dire, qu'il est beau; elle le répète pour
marquer, par cette répétition, l'éminence de sa beauté.
9. Ou du moins elle exprime l'admirable beauté
des deux substances en Jésus-Christ; dans l'une la beauté de la nature, dans l'autre
celle de la grâce. Que vous êtes beau à vos anges, Seigneur Jésus, dans la
forme de Dieu, le jour de votre éternité, engendré avant l'étoile du matin dans
les splendeurs de vos saints, étant vous-même la splendeur et la figure de la
substance du père, et la lumière de la vie éternelle toujours brillante, et
toujours durable! Que vous me semblez beau, mon Seigneur, lorsque je vous
contemple dans cet état glorieux ! Car lorsque vous vous êtes anéanti, lorsque
vous avez dépouillé de ses rayons naturels cette lumière qui ne souffre pas de
défaillance, votre bonté a éclaté plus vivement, votre charité a brillé d'un
plus vif éclat, et votre grâce en a semblé plus radieuse. Etoile de Jacob, que
vous me paraissez brillante (Nom. XXIV, 17), « rejeton de la racine de Jessé,
que vous me semblez verdoyant (Isaïe XI, 1); » lumière du soleil levant qui
m'éclairez dans les ténèbres, que vous m'êtes douce et agréable! quel sujet
d'admiration et d'étonnement n'est-il pas même aux vertus célestes, dans sa
conception du Saint-Esprit, dans sa naissance d'une vierge, dans l'innocence de
sa vie, dans la profondeur de sa doctrine, dans la gloire de ses miracles, dans
les révélations de ses mystères? Enfin, ô Soleil de justice, comme vous êtes
étincelant, lorsqu'après vous être couché vous vous levez du centre de la
terre! Roi de gloire, que vous êtes beau, lorsque, revêtu d'une robe superbe et
magnifique, vous vous retirez dans le plus haut des cieux ! Comment, à la vue
de tant de merveilles, toutes les puissances de mon âme ne s'écrieraient-elles
pas: « Seigneur, qui est semblable à vous? »
10. Croyez donc que l'Épouse voyait toutes ces
choses et d'autres semblables dans son bien-aimé, lorsqu'elle disait: « Que
vous êtes beau, mon bien-aimé, que vous êtes beau! » Ce n'est pas seulement ces
merveilles, mais sans doute encore quelqu'autre miracle de la beauté de sa
nature supérieure, qui est au dessus de notre portée et de notre expérience,
qu'elle avait remarqué. Cette répétition désigne donc la perfection des deux
substances. Ecoutez ensuite comment elle saute de joie à la vue et aux discours
de son bien-aimé; comment, éprise d'un saint ravissement, elle chante devant
lui un chant nuptial tout rempli de choses tendres et amoureuses: « Notre petit
lit, dit-elle, est tout fleuri, les solives de nos maisons sont de bois de
cèdre, nos lambris sont de cyprès (Cant., 16). » Mais réservons ce chant de
l'Épouse pour une antre fois, afin que le repos nous donnant une nouvelle
allégresse, nous soyons plus disposés à nous réjouir avec elle, à louer et à
glorifier son époux Jésus-Christ Notre Seigneur, qui étant Dieu est au dessus
de toutes choses, et béni à jamais.
Amen.
1. « Notre petit lit est tout fleuri, les
solives de nos maisons sont de bois de cèdre, nos lambris sont de cyprès
(Cantique I, 16.) » Elle chante l'épithalame, et décrit dans un beau discours,
le lit et la chambre nuptiale. Elle invite l'Époux à se reposer; car ce qui lui
est préférable c'est de, se reposer avec Jésus-Christ. Il n'y a que les âmes à
gagner qui puissent la faire sortir. Croyant donc avoir trouvé l'occasion
favorable, elle annonce à (Époux que la chambre est ornée, elle montre le lit
comme du doigt, elle convie son bien-aimé, comme j'ai dit, à prendre quelque
repos, et, semblable aux disciples d'Emmaüs, ne pouvant plus souffrir le feu de
l'amour qui l'embrase, elle tâche d'attirer son Époux dans l'hôtellerie de son
coeur, le presse de passer la nuit avec elle, et lui dit avec Pierre: «
Seigneur, il fait bon ici (Math. XVII, 4). »
2. Cherchons maintenant quel est le sens
spirituel de ces choses. Or, je crois que dans l'Église le « lit » où l'on se
repose ce sont les cloîtres et les monastères, dans lesquels on mène une vie
exempte des soins et des inquiétudes du siècle. Ce lit est fleuri, parce que la
conversation et la vie des frères brille des exemples et des instituts des
pères, comme un champ émaillé de fleurs odoriférantes. Les « maisons »
signifient les simples chrétiens, que ceux d'entre eux qui sont élevés en
dignité, tels que les princes de l'Église et ceux du siècle, retiennent
fortement par les lois qu'ils leur imposent, comme les solives retiennent et
affermissent les murailles d'une maison, et empêchent que, vivant chacun à sa
mode et à son gré, ils ne se désunissent comme des murs qui se séparent, et
qu'ainsi tout l'édifice ne s'écroule. Pour les « lambris » qui sont appuyés
fortement sur les solives, et qui ornent les maisons, je crois qu'ils
signifient les moeurs douces et réglées du clergé, et les offices de l'Église
remplis selon les rites. Car comment l'ordre des clercs pourra-t-il subsister,
et les charges de l'Église seront-elles remplies comme il faut, si les princes,
qui sont comme les solives de ces lambris, ne les soutiennent par leurs
bienfaits, et ne les protègent par leur puissance?
3. Or, s'il est dit que les solives sont de
cèdre et les lambris de cyprès, c'est parce que la nature de ces bois a quelque
rapport aux deux ordres dont nous avons parlé plus haut. Le cèdre étant un bus
qui ne se pourrit jamais, un arbre odoriférant et très-élevé, marque assez
quelles personnes on doit choisir pour tenir lieu de poutres et de solives. 1
faut doge que ceux qui sont établis sur les autres soient forts et, généreux,
qu'ils soient doux et patients, qu'ils aient l'esprit sublime et élevé, et que,
répandant partout la bonne odeur de leur foi et de leur vertu, ils puissent
dire avec l'Apôtre: « Nous sommes la bonne odeur de Jésus-Christ, pour Dieu en
toute sorte de lieux (II Cor. II, 15). » De même, le cyprès, étant aussi un
bois qui sent bon et qui ne se pourrit pas, montre que tout ecclésiastique,
quel qu'il soit, doit être incorruptible dans sa foi et dans ses moeurs, pour
servir d'ornement à la maison de Dieu, et en être comme le lambris. Car il est
écrit: « La sainteté est l'ornement éternel de votre maison (Psaume XCII, 5). »
Paroles qui expriment bien la beauté de la vertu et la persévérance d'une grâce
qui ne s'altère jamais. Il faut donc que celui qui est choisi pour orner et
embellir cette maison, soit orné lui-même de vertus; et, non content du
témoignage de sa conscience, il doit être tel que les autres aient de lui une
opinion avantageuse. Il y a d'autres qualités encore dans ces bois qui ont
beaucoup de rapport avec les choses que nous traitons spirituellement; mais je
les passe sous silence pour abréger.
fi. Remarquez comme l'état de l'Église est admirablement compris en
très-peu de mots; car un seul verset nous rappelle l'autorité des supérieurs,
la beauté du clergé, la discipline du peuple et le repos des religieux.
L'Église, leur sainte mère, se réjouit de les voir bien réglés, et les présente
alors à son bien-aimé pour qu'il les voie aussi; elle rapporte tout -à sa
bonté, parce qu'il est l'auteur de tous biens, et ne s'attribue rien à
elle-même. Car sh elle dit: « Notre lit et nos maisons, » ce n'est pas pour
s'attribuer ces choses, mais pour marquer son amour; l'excès de son affection
lui donne cette confiance, et l'empêche de regarder comme étranger à son égard
ce qui appartient à celui qu'elle aime avec passion. Elle croit qu'elle ne
saurait être exclue de la maison de son époux ni empêchée de partager son
repos, parce qu'en toutes choses elle a coutume de chercher plutôt ses intérêts
à lui que les siens propres. Et c'est pour cela qu'elle se permet d'appeler
leurs, le lit et les maisons que son époux possède. Elle dit, en effet: « Notre
lit, les solives de nos maisons et nos lambris, » et ne fait pas difficulté de
s'associer dans la possession de ces biens à celui à qui elle est sûre d'être
unie par l'amour. Il n'en est pas de même de celle qui n'a pas encore renoncé à
sa propre volonté, mais qui reste couchée chez elle et qui a son chez soi, ou plutôt
qui, au lieu de demeurer chez elle, vit dans le désordre et l'impudicité, avec
des femmes débauchées, je veux parler des convoitises de la chair, avec
lesquelles elle dissipe ses biens et sa portion de l'héritage paternel qu'elle
a réclamée (Luc. XV, 12).
5. Mais vous qui entendez ou lisez ces paroles
du Saint-Esprit, croyez-vous pouvoir vous en appliquer quelque chose, et ne
reconnaissez-vous en vous-même rien de cette félicité de l'Epouse que chante
cet esprit divin dans ce cantique d'amour, et peut-on dire aussi de vous que
vous entendez sa voix, mais que vous ne savez ni d'où elle vient ni où elle va?
Peut-être désirez-vous aussi le repos de la contemplation; ce désir est
louable, pourvu que vous n'oubliiez pas les fleurs dont le lit à de l'Épouse
est couvert. Ayez donc soin de répandre aussi sur le vôtre p les fleurs des
bonnes oeuvres, et de faire précéder ce saint repos de l'exercice des vertus
qui sont comme la fleur qui précède le fruit. Autrement ce serait être délicat
à l'excès de vouloir vous reposer avant de vous être exercé, et de négliger la
fécondité de Lia, pour ne jouir que des embrassements de Rachel. C'est un
renversement de l'ordre que d'exiger la récompense avant de l'avoir mérites, et
de manger avant de travailler, puisque l'Apôtre dit que « celui qui ne
travaille pas ne doit pas manger (Thes. III, 10). » L'observation de vos
commandements m'a donné l'intelligence (Psaume CXVIII, 104), dit le Prophète,
pour vous apprendre que le goût de la contemplation n'est dû qu'à la pratique des
commandements de Dieu. Ne vous imaginez donc pas que l'amour de votre propre
repos 1doive préjudicier aux oeuvres de la sainte obéissance, et aux ordres de
vos supérieurs. Autrement l'Époux ne dormira pas avec vous dans un même lit,
surtout dans un lit que vous aurez couvert des ciguës et des horties de la
désobéissance, au lieu de l'embellir des fleurs de l'obéissance. C'est pourquoi
il n'exaucera pas vos prières, et, lorsque vous l'appellerez, il ne viendra
pas. Car, comment voudrait-il se donner à un désobéissant, lui qui a tant aimé
l'obéissance, qu'il a préféré mourir que de ne pas obéir? Et comment
approuverait-il le repos inutile de votre contemplation, lui qui a dit par le
Prophète: « J'ai travaillé avec patience (Jer. VI, 11), » en parlant du temps
où, exilé du ciel et de la souveraine paix, il a opéré le salut au milieu de la
terre. J'ai bien peur que vous n'entendiez plutôt cette voix terrible, cette
voix de tonnerre qu'il a fait retentir contre la perfidie des Juifs: « Je ne
puis plus souffrir vos fêtes, vos jours de repos et vos autres solennités
(Isaïe I, 13), » et encore: « mon âme hait vos fêtes et vos assemblées, et
elles me sont devenues insupportables, » et le Prophète se lamentera sur vous
et dira: « Ses ennemis l'ont regardé avec mépris, et se sont moqués de ses
jours de fêtes et de repos (Thren. I, 7). » Pourquoi, en effet, son ennemi ne
se moquerait-il pas de ce que le bien-aimé rejette avec horreur?
6. Je suis extrêmement surpris de l'impudence de
quelques-uns d'entre nous qui, après nous avoir troublés tous par leur
singularité, irrités par leur impatience, méprisés (a) par leur opiniâtreté et leur
rébellion, infectés par leur désobéissance, ne laissent pas d'avoir la
hardiesse de convier par d'instantes prières le Seigneur de toute pureté à
venir dans le lit de leur concupiscence lotit souillé par des impuretés, Mais «
lorsque vous lèverez vos mains en haut, » dit-il, « je détournerai mes yeux, et
lorsque vous multiplierez davantage le nombre de vos oraisons, je ne vous
écouterai pas (Isaïe I, 15). » Eh quoi ! votre lit, loin d'être semé de fleurs,
est lotit couvert d'ordures, et vous êtes assez effronté four y vouloir attirer
le roi de gloire? Est-ce pour qu'il s'y repose, ou pour qu'il vous adresse des
reproches? Le centenier de l'Évangile le prie de ne pas entrer chez lui à cause
de son indignité (Matth. VIII, 3), lui néanmoins dont fa foi répand une odeur
merveilleuse dans Israël; et vous, vous l'excitez à entrer dans votre âme, tout
souillé que vous êtes par la boue de vos vices! Le prince des apôtres crie: «
Retirez-vous de moi, Seigneur, parce que je suis un pécheur (Luc. V, 8); » et
vous dites: Entrez dans moi, Seigneur, parce que je suis saint. « Priez tous
unanimement, » dit l'apôtre saint Pierre, « et aimez la charité fraternelle
(Pet. II, 17), » et le vase d'élection: « Levez au ciel des mains pures, sans
colère et sans contention (I Tim. II, 2). » Voyez-vous comptent le prince des
apôtres, et le Docteur des nations s'accordent et parlent avec un même esprit
touchant la paie et la tranquillité que doit avoir celui qui prie? Continuez
donc à lever, des jours entiers, les mains vers le Seigneur, vous qui, tout le
jour, tourmentez vos frères, détruisez l'union des coeurs, et vous séparez de
l'unité.
(a) Dans plusieurs éditions on a ajouté ici ces mots.:
« Souillés par leur désobéissance; » mais c'est une redondance qui fait double
emploi avec ce qui précède, et qu'ont évitée avec raison la plupart des
manuscrits. Les premières éditions, omettant la phrase précédente, font dire
seulement à saint Bernard: « Méprisés pour leur opiniâtreté et leur rébellion.
» Qu'il nous soit permis de témoigner ici notre étonnement que, dans une
assemblée aussi sainte il se soit trouvé, sinon beaucoup, du moins un certain
nombre de religieux indisciplinés, ce qui ressort plus clairement encore des
sermons LXXXIV, n. 4, et du livre VII de la Vie de saint Bernard. On peut
revoir à ce sujet le III sermon pour le jour de la Dédicace, numéro 3, le XXXIV
des sermons divers numéro 6. Il est évident que partout des méchants se
trouvent mêlés aux bons.
7. Que voulez-vous que je fasse, me direz-vous?
Je veux, avant tout, que vous purifiiez votre conscience de toute colère, de
toute contention, de tout murmure, de toute jalousie, et que vous vous hâtiez
de bannir de votre coeur tout ce qui est contraire à la paix qui doit régner
entre les frères ou à l'obéissance due aux supérieurs. Ensuite, que vous
l'orniez des fleurs de toute sorte de bonnes œuvres, et d'exercices louables,
puisque vous l'embaumiez du parfum des vertus, c'est-à-dire, de la vérité, de
la chasteté, de la justice, de la sainteté, et généralement de tout ce qui sert
à rendre aimable, de tout ce qui est de bonne édification, de tout ce qui est vertueux,
de tout ce qui est louable dans le règlement des moeurs; voilà à quoi vous
devez penser, à quoi vous devez vous occuper. Après cela vous pourrez appeler
l'Époux avec confiance, parce que lorsque vous le conduirez dans votre âme,
vous pourrez dire avec vérité aussi bien que l'Épouse: « Notre lit est tout
fleuri; » car votre conscience répandra de toutes parts les parfums de la
piété, de la paix, de la douceur, de la justice, de l'obéissance, de la gaieté,
et de l'humilité. Mais demeurons-en là pour ce qui regarde le lit.
8. Quant à la maison, chacun peut se considérer
comme la maison spirituelle de Dieu, pourvu qu'il ne marche plus selon la
chair, mais selon l'esprit. « Le temple de Dieu est saint, » dit l'Apôtre « et
c'est vous qui êtes ce temple (I Cor. III, 17). » Ayez donc bien soin, mes
frères, de cet édifice spirituel, qui n'est autre chose que vous-mêmes, de peur
que lorsqu'il commencera à s'élever, il ne joue et ne s'écroule, ce qui
arrivera s'il n'est appuyé sur de bon bois, et s'il n'est bien cimenté. Ayez
donc soin de ne bâtir qu'avec un bois qui soit incorruptible et qui ne joue
pas, c’est-à-dire sur la crainte de Dieu, cette crainte chaste qui dure
éternellement; sur la patience, dont il est écrit. « La patience des pauvres ne
périra jamais (Psaume IX, 19); » sur la longanimité qui, demeurant ferme sous
le poids de quelque lourde construction que ce puisse être, dure jusqu'aux
siècles infinis de la vie bienheureuse, selon ce mot du Sauveur dans
l'Évangile, « celui qui persévérera jusqu'à la fin sera sauvé (Matth. X, 22); »
mais principalement sur la, charité qui ne faiblit jamais, attendu que «
l'amour est fort comme la mort, et que le zèle de la jalousie est aussi
inflexible que l'enfer (Cantique VIII, 6). » Ayez soin ensuite de les recouvrir,
et de les relier par d'autres bois également beaux et précieux, si toutefois
vous pouvez vous la procurer aisément; car ils ne servent que pour faire le
lambris, et pour orner la maison; ce sont les discours de la sagesse ou de la
science, la prophétie, le don de faire des miracles, et d'interpréter les
Écritures, et autres semblables qui servent plus à l'ornement qu'au salut de
l'âme. Je n'ai pas de précepte à vous donner sur cela, ce n'est qu'un conseil;
car il est certain qu'on ne se procure ces bois-là qu'à grand'peine, qu'on ne
les trouve que difficilement, et qu'on ne les met en oeuvre qu'avec beaucoup de
danger; notre terre, surtout en ce temps-ci, n'en produit que fort peu. C'est
pourquoi, je vous conseille et vous recommande de ne pas vous appliquer trop à
les rechercher. Servez-vous plutôt des autres bois pour faire vos lambris; et
quoiqu'ils paraissent moins beaux, on sait qu'ils ne sont pas moins solides,
sans compter que l'acquisition en est plus facile.
9. Plût à Dieu seulement que j'eusse beaucoup de
ces bois qui abondent dans le jardin de l'Epoux, je veux dire dans l'Église, et
qui sont la paix, la bonté, la douceur et la joie dans le Saint-Esprit, qui
font donner avec gaieté et simplicité, se réjouir avec ceux qui se réjouissent,
et pleurer avec ceux qui pleurent. N'estimerez-vous pas qu'une maison ainsi
lambrissée a d'assez beaux lambris? Seigneur, j'aime la beauté de votre maison.
Donnez-moi toujours, s'il vous plaît, de ce buis dont je puisse orner la
chambre de ma conscience et de celle des autres. Je m'en contenterai, parce que
je crois que vous vous en contenterez aussi, et il y en aura sans doute qui,
suivant mon conseil, s'en contenteront pareillement. Je laisse les autres aux
saints apôtres, et aux hommes apostoliques. Mais vous, mes chers enfants,
quoique vous n'ayez pas ces buis précieux, si néanmoins vous possédez les
autres, ne laissez pas de vous approcher avec confiance de la pierre suprême,
de la pierre angulaire, de la pierre choisie et précieuse, et, étant vous-mêmes
des pierres vivantes et animées, entrez dans cet édifice bâti sur le fondement
des apôtres et des prophètes. Soyez comme des maisons spirituelles, et comme un
sacerdoce sacré, pour offrir des hosties spirituelles et agréables à Dieu par
Notre Seigneur Jésus-Christ, l'époux de l'Église, qui étant Dieu est au dessus
de toutes choses, et béni à jamais.
Amen.
« 1. Je suis la fleur du champ, et le lis des vallées. (Cantique II,
1). » Je crois qui cela se rapporte à ce que l'Épouse a dit, que le lit est
tout couvert de fleurs. Car, de peur qu'elle ne s'attribue les fleurs dont le
lit et la chambre sont parés, l'Époux répond qu'il est lui-même la fleur du
champ, que les fleurs ne viennent pas de la chambre, mais du champ qui leur
donne l'éclat et l'odeur qui les distinguent, pour que personne ne puisse
adresser des reproches à son Épouse, et lui dire «. Qu'avez-vous que vous
n'ayez reçu, et si vous l'avez reçu pourquoi vous en glorifiez-vous comme si
vous le teniez de vous-même (I Cor. IV, 7)4 », Il daigne lui-même par sa bonté,
comme un amant jaloux et un maître plein de bonté, apprendre à sa bien-aimée, à
qui elle doit attribuer la beauté et l'odeur agréable des fleurs répandues sur
son lit. « Je suis la fleur du champ, » lui dit-il, c'est à moi que vous êtes
redevable de ce dont vous vous glorifiez. Ce qui rappelle bien à propos que
nous ne devons pas nous glorifier, et que si quelqu'un se glorifie, il doit le
faire dans le Seigneur. Voilà pour ce qui concerne la lettre. Tâchons
maintenant, avec l’assistance de ce même Époux, de pénétrer la sens, spirituel
quelle renferme
2. Or remarquez d'abord trois sortes d'états où
se trouvent les fleurs: elles sont dans le « champ, » dans le « jardin ou dans
la chambre, » et vous comprendrez plus aisément ensuite pourquoi il s'est
appelé de préférence plutôt « la fleur du champ. » Les fleurs naissent dans les
champs et dans les jardins, mais non dans la chambre. Elles y brillent et y
sentent bon, néanmoins elles n'y sont pas droites sur leur tige, comme dans le
jardin ou dans le champ, mais elles y sont couchées par terre, parce qu'elles
n'y sont pas venues; mais y ont été apportées. Aussi est-il nécessaire de les
renouveler souvent, et d'en apporter toujours de fraîches, parce qu'elles ne
conservent pas longtemps leur odeur, ni. leur beauté. Si, comme nous l'avons
dit dans un autre discours, le lit semé de fleurs est l'âme remplie de bonnes
oeuvres, vous voyez sans doute, pour garder la même comparaison, qu'il ne
suffit pas de faire le bien une ou deux fois, mais qu'il faut ajouter sans
cesse de nouvelles actions de vertu aux premières, afin qu'après avoir semé
avec abondance, vous recueilliez avec abondance aussi. Autrement les fleurs des
bonnes oeuvres languissent se flétrissent, et elles perdent bientôt toute leur
beauté et leur vigueur, si les premières ne sont continuellement remplacées,
par d'antres nouvelles. Voilà pour ce qui est de la «, chambre. »
3. Mais il n'en va pas de même dans les jardins
ni dans les champs, ils fournissent, en effet, sans cesse aux fleurs qu'ils
produisent, de quoi se maintenir longtemps dans la beauté qui leur est
naturelle. Il y a pourtant cette différence entre eux, que le jardin, pour
porter des fleurs, a besoin de la main et de l'art de l'homme qui le cultive;
au lieu que le champ en produit de lui-même et sans le secours. et la culture
des hommes. Vous voyez déjà, je pense, quel est ce champ, qui n'est ni labouré
avec la charrue ou avec le hoyau, ni fumé, ni ensemencé et qui, néanmoins, est
orné de cette belle fleur sur laquelle il est certain que l'esprit du Seigneur
s'est reposé. « L'odeur qui sonde mon fils, » dit le patriarche Isaac, « est
comme l'odeur d'un champ plein de fleurs, sur lequel Dieu a répandu sa
bénédiction (Gene. XXVII, 27). » Cette fleur du champ n'avait pas encore revêtu
sa beauté, et déjà elle répandait une odeur excellente, puisque ce saint
patriarche accablé de vieillesse, presque privé de la vue; mais dont l'odorat
était très-subtil, la pressentit en esprit, en sorte qu'il ne put retenir ce
cri de joie. Il ne fallait donc pas que l'Époux se dit une fleur de la chambre,
puisqu'il est une fleur toujours vigoureuse, ni du jardin, de peur qu'il ne
semblât engendré par l'opération de l'homme. Mais il dit avec beaucoup de grâce
et de justesse «Je suis la fleur du champ, » puisqu'il est venu sans le
concours de l'homme, et que, depuis qu'il est une fois venu, il n'a pas souffert
de corruption, suivant cette parole du Prophète: « Vous ne permettrez pas que
votre saint voie la corruption (Psaume XV, 10). »
4. Mais écoutez encore, s'il vous plaît, une
autre raison de ceci, que je ne crois pas méprisable. En effet, pourquoi le
Sage dit-il que le Saint-Esprit se montre sous diverses formes, sinon parce
qu'il a coutume de cacher plusieurs sens spirituels sous l'écorce de la même
lettre? Aussi, selon la division que nous venons de faire de l'état différent
ries fleurs, la « virginité est » une fleur, le martyre en est une autre, «
l'action vertueuse » en est une aussi. La virginité est dans le jardin, le
martyre dans le « champ, » et l'action de vertu dans la « chambre. » Or c'est
avec raison que la virginité est dans le jardin, car elle est amie de la
pudeur, elle fuit le public, se plaît à être cachée, et aime la règle et la
discipline; d'ailleurs les fleurs dans un jardin sont enfermées, au lieu
qu'elles sont exposées dans le champ, et répandues dans la chambre. On lit, en
effet, que le « jardin est fermé et la fontaine scellée (Cantique IV, 12). » Ce
qui marque le rempart de la pudeur, et la garde d'une sainteté inviolable en
une vierge, si toutefois elle est sainte de corps et d'esprit. Le martyre est
encore bien placé dans le champ, puisque les martyrs sont souvent exposés à la
risée de tout le monde, et servent de spectacle aux anges et aux hommes?
N'est-ce point eux que le Prophète fait parler en ces termes lamentables: «
Nous sommes devenus l'opprobre de. nos voisins, la risée et la moquerie de ceux
qui sont à l'entour de nous (Psal LXXVIII, 4). » L'action vertueuse est encore
bien placée dans la chambre, puisqu'elle procure la paix et la sûreté à la
conscience. Car, après avoir fait une bonne oeuvre, on entre avec plus
d'assurance dans le doux sommeil de la contemplation; et on entreprend de
considérer et de sonder les choses sublimes avec d'autant plus de confiance,
qu'on se rend témoignage à soi-même, qu'on n'a pas manqué aux oeuvres de
charité par amour de son propre repos.
5. Le Seigneur Jésus est toutes ces choses en un
certain sens. Il est la fleur du jardin, il a été enfanté vierge, d'un rejeton
vierge. Il est la fleur du champ, il a été martyr, il est la couronne des
martyrs et la forme du martyre. Il a été conduit hors de la ville, il a
souffert hors du camp, il a été élevé sur la croix pour être vu des hommes,
raillé et méprisé de tout le monde. Il est aussi la fleur de la chambre, parce
qu'il est le miroir et le modèle de toute bonne oeuvre, ainsi qu’il l'a
lui-même assuré aux Juifs en disant: « Je vous ai fait voir plusieurs bonnes
oeuvres au nom de mon père (Jean X, 32). » Et ailleurs, l'Écriture parlant de
lui, s'exprime ainsi « Celui qui a passé en faisant du bien à tous et en les
guérissant (Act. X, 38); » mais si le Seigneur est ces trois choses, quelle
raison avait-il d'aimer mieux être appelé « la fleur du champ? » C'est sans
doute afin d'animer l'Épouse à souffrir avec patience les maux dont il voyait
qu'elle était menacée, car elle voulait vivre saintement en Jésus-Christ. Il
aime donc mieux déclarer qu'il est ce en quoi principalement il désire avoir
des imitateurs. C'est ce qui m'a fait dire ailleurs que l'Épouse cherche et
désire toujours le repos, et lui, au contraire, l'excite au travail, en lui
annonçant qui elle ne peut entrer dans le royaume des cieux qu'en passant par
un grand nombre de tribulations. Aussi, lorsqu'il venait d'épouser la nouvelle
église qu'il avait établie sur la terre, et qu'il se disposait à retourner à
son père, il lui disait: « Le temps est venu que quiconque vous fera mourir,
pensera rendre service à Dieu (Joan, XVI, 2); et, « s'ils m'ont persécuté, ils
vous persécuteront bien aussi (Jean XV. 10), » et plusieurs autres choses
semblables, que vous pouvez remarquer vous-même dans l’Évangile.
6. « Je suis la fleur du champ, et le lys des
vallées. » Quand l'Épouse montre le lit, l'Époux l'appelle au champ et l'excite
au travail. Et il ne croit pas qu'il y ait de meilleur moyen pour l'engager au
combat que de se proposer lui-même à elle, en exemple ou en récompense. « Je
suis la fleur du champ. » Ces paroles lui donnent à entendre l'une ou l'autre
de ces deux choses, ou qu'il est sou modèle dans le combat, ou qu'il est sa
gloire dans sou triomphe. Vous êtes tout à la fois pour moi, Seigneur Jésus, un
miroir de patience et la récompense de ma patience. L'une et l'autre animent et
allument le courage. C'est vous qui dressez et formez mes mains pour. le combat
par l'exemple de votre valeur, et c'est vous encore qui me couronnez après la
victoire par la présence de votre majesté, soit parce que je vous regarde quand
vous combattez, soit parce que j'attends non-seulement que vous me couronniez,
mais que vous soyez vous-même ma couronne dans l'un et en l'autre cas, vous
m'encouragez merveilleusement. Ce sont deux liens très forts pour me tirer à
vous. Tirez-moi après vous, je vous suivrai volontiers. Si vous êtes si bon,
Seigneur, à ceux qui vous suivent, que devez vous être à ceux qui vous
possèdent? « Je suis la fleur du champ, » que celui qui m'aime vienne dans le
champ, et qu'il ne refuse pas d'engager le combat avec moi et pour moi, afin de
pouvoir dire: « J'ai combattu vaillamment (II, Tim. IV, 7). »
7. Mais, comme ce ne sont ni les superbes ni les
glorieux, mais plutôt les humbles, ceux qui ne présument pas d'eux-mêmes, qui
sont propres au martyre, il ajoute qu'il est aussi « le lys des vallées, »
c'est-à-dire la couronne des humbles, voulant marquer par cette fleur qui
s'élève au-dessus des autres, la gloire spéciale de leur future élévation. Car
il viendra un temps où toute vallée sera comblée, toute montagne et toute
colline sera abaissée, alors on verra paraître la splendeur de la vie
éternelle, ce lys immortel, non des collines, mais des vallées. « Le juste, »
dit un prophète, « fleurira comme le lys (Ose. IV, 6). » Qui peut être juste
sans être humble? Aussi, lorsque le Seigneur se baissait sous les mains de
Jean-Baptiste, son serviteur, et que celui-ci, dans sa vénération pour sa
majesté, faisait difficulté de le baptiser: « Laissez, dit-il, car il est à
propos que nous accomplissions ainsi toute justice (Matth. III, 15), » il
faisait consister la consommation de la justice dans la perfection de
l'humilité. Le juste est donc humble. Le juste est une vallée. Et si nous
sommes trouvés humbles, nous germerons aussi comme le lys et nous fleurirons
éternellement devant le Seigneur. Ne montrera-t-il pas qu'il est vraiment le
lys des vallées. lorsqu'il « réformera le corps de notre humilité pour le
rendre semblable à son corps glorieux (Philip. III, 21)? » il ne dit pas notre
corps, mais le corps de notre humilité, pour marquer qu'il n'y aura que, lés
humbles qui seront éclairés des splendeurs immortelles de ce divin lys. Mais en
voilà assez pour ce qui regarde l'intelligence des paroles de l'Époux, qui
déclare qu'il est « la fleur du champ et le lys des vallées. »
8. Il faudrait expliquer aussi tout de suite ce
qu'il dit de sa chère Épouse, mais l'heure ne le permet pas. Car, par notre
règle (Rois S. Bened. CXLIII), nous ne devons rien préférer à l'œuvre de Dieu,
qui est le nom que notre père saint Benoit a voulu qu'on donnât aux louanges
solennelles qui s'offrent tous les jours à Dieu dans notre oratoire, afin de
nous faire voir plus clairement par là, combien il désirait que nous fussions
appliqués à cette oeuvre. C'est pourquoi je vous engage, mes très-chers
enfants, à assister toujours à l'office divin avec « pureté » et avec «
ferveur. » Avec « ferveur, » c'est-à-dire en vous présentant devant le
Seigneur, avec un sentiment de respect, d'allégresse et non de mollesse,
d'insouciance ni de somnolence, je vous engage, dis-je, à y assister sans
paresse et sans y bailler, à n'épargner pas votre voix, à ne pas manger la
moitié des mots, et à ne les pas passer tout entiers; à ne pas chanter d'une
façon lâche et efféminée, du nez ou entre les dents, mais à prononcer les
paroles du Saint-Esprit avec une voix mâle et une ardeur qui corresponde à la
dignité des choses que vous dites. Avec « pureté, » c'est-à-dire à ne pas
penser à autre chose qu'à ce que vous chantez. Et il ne faut pas seulement
éviter les pensées vaines et oiseuses, il faut encore éviter celles que les
frères a qui ont quelque emploi, sont obligés d'ailleurs d'avoir souvent pour
l'utilité générale de la maison. Je ne vous conseillerais pas même d'admettre
celles qui vous pourraient venir tes lectures que vous avez faites auparavant
en particulier, ou de ce que je vous dis ici de vive voix dans cet auditoire du
Saint-Esprit, et qui sera encore tout frais dans votre mémoire, lorsque vous
irez au choeur. Car, quoique ces pensées soient salutaires, elles ne le sont
pas durant la psalmodie, parce qu'à cette heure-là le Saint-Esprit n'a pas pour
agréable tout ce que vous lui offrez autre chose que ce que vous devez. Je le
prie qu'il nous inspire toujours de faire ce qui lui sera le plus agréable, par
la grâce et la miséricorde de l'Époux, et de l'Église Jésus-Christ Notre
Seigneur, qui étant Dieu, est au-dessus de toute chose et béni dans tous les
siècles.
Amen.
1. « Mon bien-aimé est entre les filles, ce
qu'est le lys entre les épines (Cantique Il, 1). » Ce ne sont pas de bonnes
filles que celles qui piquent. Considérez les mauvaises plantes que produit
notre terre depuis qu'elle a été maudite. « Lorsque vous la cultiverez, dit
Dieu, elle ne produira que des épines et des ronces (Gen. III, 18). » Tant que
l'âme est dans le corps, elle est parmi les épines, et elle ne peut éviter les
inquiétudes de la tentation, ni les épines de la tribulation. Si elle est un
lys, selon la parole de l'Époux, qu'elle voie le soin et l'exactitude avec
lesquels elle doit veiller sur elle-même, environnée comme elle l'est d'épines
qui avancent leurs piquants de toutes parts. Car une fleur tendre ne saurait
souffrir la moindre piqûre d'une épine qu'elle ne soit aussitôt percée.
Reconnaissez-vous maintenant avec combien de raison et de nécessité le prophète
nous oblige à servir le Seigneur avec crainte (Psaume II, 15)? Et l'Apôtre nous
exhorte à faire notre salut avec crainte et tremblement (Philip. II, 12). Ils
avaient appris cette vérité par leur propre expérience, comme amis de l'époux,
et croyaient certainement que cette parole de l'Époux concernait leurs âmes. «
Ma bien-aimée est parmi les filles comme un lys parmi les épines. » Car l'un
d'eux a dit: « Je me suis converti dans rua misère, tandis que j'étais comme
tout percé d'épines (Psaume XXXI, 4). » Il lui était avantageux d'être ainsi
percé, puisque cela le porte à se convertir. Les épines sont bonnes si elles
produisent la componction. Il y en a plusieurs qui se corrigent de leurs
fautes, lorsqu'ils tombent dans quelques disgrâces, et ceux-là peuvent
dire aussi: « Je me suis converti dans ma misère, tandis que j'étais
tout percé d'épines. » Les épines c'est le péché, ce sont les peines, les faux
frères, c'est un mauvais voisin.
(a) Les frères qui ont quelque emploi, c'est-à-dire quelque
charge extérieure à remplir. Saint. Saint Bernard les distingue des frères de
choeur, ou claustraux, dans la IXe des Semons divers n° 4, et dans le LVIIe
sermon sur le Cantique des cantiques, n. 11, comme on le verra plus loin.
2. «Ma bien-aimée est parmi les filles comme un
lys parmi les épines. » O beau lys, ô fleur tendre et délicate ! des infidèles
et des méchants sont avec vous, voyez avec quelle circonspection vous devez
marcher parmi ces épines. Le monde est plein d'épines. Il y en a sur la terre
et dans l'air, il y en a dans votre corps. Vivre parmi ces épines, et n'en être
pas blessé, c'est l'effet de la toute puissance de Dieu non de vos propres
forces. Mais « prenez courage, » dit-il, « car j'ai vaincu le monde (Jean XVI,
33), » aussi, quoiqu'on vous présente de toutes parts des tribulations, comme
des aiguillons et des épines, que votre coeur ne se trouble pas, qu'il ne
craigne pas, et qu'il sache que l'affliction produit la patience, la patience
l'épreuve, l'épreuve l'espérance, et que l'espérance ne confond point (Rom. V,
3). Considérez les lys d'un champ, comme ils sont beaux et vigoureux au milieu
des épines. S'il prend tant de soin de l'herbe qui est aujourd'hui sur pied, et
qu'on jettera demain au four, que sera-ce de sa très-chère et très-aimable
épouse? Car le Seigneur garde et protége tous ceux qui l'aiment. « Ma
bien-aimée est parmi les filles comme un lys parmi les épines. » Ce n'est pas
une petite marque de vertu d'être bon parmi les méchants, et de conserver sa
pureté et sa douceur au milieu de personnes déréglées, et encore plus de vivre
dans la paix et dans une bonne intelligence, avec ceux qui sont ennemis de la
paix; et celui-là peut à bon droit s'attribuer la perfection du lys, qui ne
laisse pas de communiquer son éclat et sa beauté aux épines mêmes qui le
piquent. Ne vous semble-t-il pas qu'on soit un lys, quand on accomplit en
quelque sorte la perfection de l'Évangile (Luc. VI, 18)? Quand on prie pour
ceux qui nous calomnient et nous persécutent, et qu'on fait du bien à ceux qui
nous haïssent? Tâchez donc d'agir ainsi, et votre âme deviendra la bien-aimée
du Seigneur, il vous louera aussi en disant: « Ma bien-aimée est parmi les
filles, comme un lys parmi les épines. »
3. Nous lisons ensuite: «Mon bien-aimé est parmi
les enfants, comme un pommier parmi les arbres des forêts (Cantique II, 3). »
L' Épouse rend à l'Époux. les louanges qu'il lui a données, lui dont les
louanges rendent ceux à qui il les donne dignes d'être loués, au lieu que
celles qu'on lui donne témoignent seulement qu'on le connaît, et qu'on l'admire
comme digne de toutes louanges. Et comme l'Époux l'a louée sous la figure d'une
fleur remarquable, elle aussi relève l'éminence de la gloire de l'Époux sous la
figure d'un arbre excellent. Néanmoins il me semble que cet arbre là n'est pas
si beau que quelques autres, et ainsi qu il ne mérite pas d'être employé pour
en faire une comparaison avec l'Époux, parce qu'il ne suffit pas pour le louer
assez dignement: « Mon bien-aimé est parmi les enfants, comme un pommier parmi
les arbres des forêts. » Il me semble que l'Épouse n'en fait pas beaucoup de
cas, puisqu'elle le compare seulement aux arbres des forêts, qui sont stériles
et ne portent pas de fruits qui soient propres à la nourriture de l'homme.
Pourquoi donc, laissant des arbres plus excellents, s'est-elle servie de la
comparaison de celui-ci pour faire l'éloge de son Époux? Devait-il y avoir
quelque mesure dans les louanges de celui qui a reçu le Saint-Esprit sans
aucune mesure? Il me semble, par la comparaison de cet arbre, qu'il est
quelqu'un au dessus de lui; lui qui n'a pas d'égal. Que dirons-nous à cela?
j'avoue que cette louange est petite, parce que celui qui la reçoit n'est pas
considéré comme grand. On ne le regarde pas ici comme le souverain Seigneur digne
d'être infiniment loué, mais comme un petit enfant qui mérite d'être infiniment
aimé. Car celui qui nous est né est un petit enfant. (Isai. IX, 6).
4. On ne relève donc pas ici sa majesté, mais
son humilité; c'est avec raison qu'on préfère ce qui paraît faible et folie en
Dieu, à toute la force et à toute la sagesse des hommes. Car ce sont eux qui
sont ces arbres champêtres et stériles, parce que, selon le Prophète, « ils se
sont tous égarés et sont devenus inutiles, et il n'y en a pas un seul parmi eux
qui vive bien (Psaume XIII, 3). Mon bien-aimé est parmi les enfants, comme un
pommier parmi les arbres des forêts (Cantique II, 3). » Il n'y a qu'un seul
arbre parmi tous ceux des forêts qui porte du fruit, c'est le Seigneur Jésus,
en tant qu'homme. Mais s'il est au dessus des hommes, il est néanmoins un peu
au dessous des anges (Psaume VIII, 66). Car par une merveille étonnante, en se
faisant chair, il s'est soumis aux anges, bien que, demeurant toujours Dieu, il
ait toujours retenu les anges dans sa dépendance. » Vous verrez, » dit-il, «
les anges monter et descendre sur le fils de l'homme (Jean I, 51); » parce que
dans un seul et même homme, qui est Jésus-Christ, ils soutiennent la faiblesse,
et adorent la majesté. Mais comme l'Épouse trouve plus de douceur à le
considérer dans son abaissement, elle relève plus volontiers cette grâce, elle
publie sa miséricorde, elle est ravie de sa bonté. Elle admire un homme parmi
les hommes, et non un pieu parmi les auges; comme un pommier excelle parmi les
arbres d'une forêt, et non parmi les arbres d'un verger, et elle ne croit pas
diminuer ses louanges en relevant sa bonté et son amour par la considération de
sa faiblesse. Car si elle en retranche quelque chose d'un côté, elle le reprend
de l’autre, et si elle fait moins paraître la gloire de sa majesté, c'est afin
que la grâce de sa bonté brille avec plus d'éclat. De même que l'Apôtre dit que
« ce qui semble folie et faiblesse en Dieu est plus sage et plus fort que tous
les hommes (Cor. I, 15), » mais non pas que les anges; et que le Prophète le
publie le plus beau des enfants des hommes (Psa. XLVIII, 3), et non des anges,
ainsi l'Épouse, inspirée par le même esprit, a voulu sous la figure d'un arbre
fruitier comparé avec des arbres stériles, élever l'Homme Dieu au dessus de
toute la beauté des hommes, mais non pas au dessus de l'excellence des anges.
5. « Mon bien-aimé est parmi les enfants comme
un pommier parmi. les arbres d'une forêt. » Elle a raison de dire « parmi les
enfants » parce qu'étant le fils unique de son père, il lui a acquis sans
jalousie beaucoup d'enfants qu'il ne rougit pas d'appeler ses frères, afin
qu'il soit l'aîné de tous. Or, c'est à bon droit que celui qui est fils par
nature est préféré à tous ceux qui ont été adoptés par la grâce. « Mon bien-aimé
est parmi les enfants comme un pommier parmi les arbres d'une forêt. «Comme un
pommier, » dit-elle, parce que tel qu'un arbre fruitier, il donne de l'ombre
pour rafraîchir, et porte d'excellents fruits. N'est-ce point, en vérité, un
arbre fruitier, puisqu'il a des fleurs qui sont des fruits d'honneur et de
gloire (Eccli. XXIV, 23)? Enfin c'est un arbre de vie à ceux qui le possèdent
(Prov. III, 18). Tous les arbres de la forêt ne sauraient lui être comparés,
attendu que si beaux et si grands qu'ils soient, et bien qu'ils semblent servir
et aider beaucoup par leurs oraisons, par leur ministère, par leurs
enseignements, et par leurs exemples, néanmoins il n'y a que Jésus-Christ, la
sagesse de Dieu, qui soit un arbre de vie. Lui seul est un pain vivant qui est
descendu du ciel, et qui donne la vie au monde (Jean VI).
6. Voilà pourquoi elle dit: « Je me suis assise
à l'ombre de celui que je désirais, et son fruit est infiniment doux à mon goût
(Cantique II, 3). » C'est avec raison qu'elle avait désiré l'ombre de celui
dont elle devait recevoir son rafraîchissement et sa nourriture. Car les autres
arbres des forêts ont une ombre qui met à l'abri de la chaleur, ils ne donnent
pas la nourriture de la vie, ni les fruits éternels du salut. Il n'y a qu'un
seul auteur de la vie, qu'un seul médiateur entre Dieu et les hommes,
Jésus-Christ homme, que celui qui dit à l'Épouse: « Je suis votre salut (I Tim.
II, 5). Moïse, est-il dit, ne vous a pas donné ce pain du ciel, mais mon père
vous donne le vrai pain du ciel (Jean VI, 32). » Elle désirait donc surtout
l'ombre de Jésus-Christ, parce qu'il est le seul qui, non-seulement
rafraîchisse de la chaleur des vices et des passions, mais qui remplisse et
comble l'âme de la joie des vertus.
« Je me suis assise à l'ombre de celui que je désirais; » son ombre
c'est sa chair; son ombre c'est la foi, l'ombre qui a environné Marie a été la
chair de son propre fils, et l'ombre qui me couvre c'est la foi que j'ai en mon
Seigneur; quoique je puisse dire aussi que sa chair me couvre de son ombre,
puisque je la mange dans le très-saint sacrement. La sainte Vierge n'a pas
laissé non plus d'éprouver l'ombre de la foi, ce qui le prouve i:'est ce qu'on
lui a dit: « Vous êtes bien heureuse d'avoir cru. Je me suis assise sous
l'ombre de celui que je désirais, » et ce que disait le Prophète: « Notre
Seigneur Jésus-Christ est un esprit présent devant nous, nous vivons sous son
ombre parmi les nations (Tren. III, 20). » Nous vivons sous son ombre parmi les
nations, et nous vivrons dans sa lumière avec les anges. Nous sommes sous
l'ombre tant que nous ne marchons que par la foi, non par la claire vision.
Voilà comment le juste qui vit de la foi est sous l'ombre. Mais celui qui vit
de l'intelligence est bienheureux, parce qu'il n'est plus sous l'ombre, mais
dans la lumière. David était juste, et il vivait de la foi lorsqu'il disait à
Dieu: « donnez-moi l'intelligence qui m'est nécessaire pour apprendre vos
commandements, et je vivrai (Psaume CXVIII, 73). » Il savait que l'intelligence
doit succéder à la foi, et que la lumière de la vie et la vie de la lumière
doivent être révélées à l'intelligence. Il faut commencer par vivre sous
l'ombre, et aussi passer au corps de cette ombre, « parce que si vous ne
croyez, dit le Prophète, vous n'entendrez pas (Isaïe VII, 9). »
7. Voyez-vous que la foi est la vie, et l'ombre
de la vie? tandis que la vie qui se passe dans les délices, ne venant pas de la
foi, est une mort, et l'ombre de la mort. « La veuve, dit saint Paul, qui vit
dans les délices est morte, quoiqu'elle semble vivante (I Tim. V, 6). Et la
sagesse de la chair est une mort (Rom. VIII, 6). » C'est aussi l'ombre de la
mort, de cette mort qui tourmente éternellement. Nous avons été aussi autrefois
assis dans des lieux remplis de ténèbres, et à l'ombre de la mort, lorsque
vivant charnellement, non selon la foi, nous étions déjà morts à la justice, et
devions bientôt être engloutis par une seconde mort. Car notre vie était aussi
proche de l'enfer que l'ombre est voisine du corps, la chose est certaine. Et chacun
de nous pouvait dire avec le Prophète. « Si le Seigneur ne m'eût assisté, mon
âme fût bientôt tombée dans l'enfer (Psaume XCIII, 17). » Mais maintenant nous
sommes passés de l'ombre de la mort à l'ombre de la vie, ou plutôt nous avons
été transférés de la mort à la vie, en vivant à l'ombre de Jésus-Christ, si
néanmoins nous sommes vivants et non pas morts. Car je ne crois pas qu'on vive
aussitôt pour être sous son ombre, parce que tous ceux qui out de la foi lie
vivent pas dans la foi. La foi sans les pauvres est morte (I Jean III, 14), et
elle ne peut pas donner la vie qu'elle n'a pas. C'est pourquoi après que le
Prophète a dit, «Notre Seigneur Jésus-Christ est nu esprit présent devant nous
(Thren. IV, 20), » il ne se contente pas d'ajouter, que nous sommes sous son
ombre, mais il dit « nous vivons sous son ombre parmi les nations. » Prenez
donc garde, à l'exemple du Prophète, de vivre aussi sous sou ombre, afin de
régner un jour dans sa lumière. Car il n'a pas seulement de l'ombre, il a de la
lumière. Par la chair, il est l'ombre de la foi; par l'esprit il est la lumière
de l'intelligence. Car il est chair et esprit tout ensemble. Il est chair pour
ceux qui demeurent dans la chair; et il est « esprit devant nous, »
c'est-à-dire pour l'avenir, si toutefois, oubliant ce qui est derrière, nous
tendons vers pe qui est en avant, en y arrivant, nous éprouverons la vérité de
cette parole qu'il a dite. «La chair ne sert de rien, c'est l'esprit qui donne
la vie (Jean VI, 4). » Je n'ignore pas que l'Apôtre demeurant encore dans la
chair a dit. « Quand noub connaîtrions Jésus-Christ selon la chair, nous ne le
connaîtrions pas encore (2 Cor. V, 16). » Cela était bon pour lui. Mais nous
qui n'avons pas encore mérité d’être ravis dans le paradis et au troisième ciel,
nourrissons-nous cependant de la chair de Jésus-Christ, révérons ses mystères,
suivons son exemple, conservons la foi, et nous vivrons indubitablement sous
son ombre.
8. « Je me suis assise à l'ombre de celui que je
désirais. » Peut-être se glorifie-t-elle d'avoir été plus heureuse que le
Prophète quand elle dit, non pas comme lui, qu'elle vit, mais qu'elle est
assise à l'ombre. Car être assis c'est se reposer. Or c'est plus que se reposer
à l'ombre, que d'y vivre comme y vivre est plus que d'y être simplement. Le
Prophète s'attribuait donc ce qui est commun à plusieurs (Thren. IV, 20): «
Nous vivons sous son ombre. » Mais l'Épouse qui a une prérogative particulière,
se glorifie d'y être même assise. Aussi ne dit-elle pas au pluriel, nous sommes
assises, comme le Prophète dit, nous vivons, mais je «suis assise, » afin que
vous reconnaissiez que c'est un privilège qui lui est singulier. Or nous vivons
avec travail, nous qui servons avec crainte, comme nous sentant coupables de
nos péchés, cette dévote et chaste amante se repose avec plaisir. Car la
crainte est accompagnée de peine, et l'amour de douceur. D'où vient qu'elle
dit: « Et son fruit est doux à mon goût. » Indiquant par là le goût de la
contemplation qu'elle avait obtenu quand elle s'était trouvée doucement élevée
par l'amour. Mais cela se passe sous l'ombre, parce que cela arrive par un
miroir et en énigme. Il viendra un temps où la lumière croîtra, les ombres
baisseront, ou plutôt disparaîtront entièrement, et une vision claire et
éternelle prendra leur place; et non-seulement elle sera agréable au goût, elle
rassasiera même sans dégoût; néanmoins, « je me suis assise sous l'ombre de
celui que je désirais, et son fruit est doux à mon goût. » Reposons-nous où
l'Épouse se repose en glorifiant le père de famille ou Notre-Seigneur
Jésus-Christ l'époux de l'Église, de ce qu'il a réjoui le goût spirituel de nos
âmes en nous invitant à un festin si magnifique, lui qui étant Dieu est au
dessus de toutes choses béni dans tous les siècles.
Amen.
1. « Le Roi m'a fait entrer dans le cellier au
vin, il a réglé en moi la charité (Cantique n, 4). » Selon le sens littéral de
ce verset, après que l'Épouse, au comble de ses voeux, a eu un entretien aussi
doux que familier avec son bien-aimé, le voyant s'éloigner, elle retourne vers
les jeunes filles, mais à la voir toute pleine et tout enflammée de ses regards
et de ses paroles, on la croirait ivre. Les jeunes filles sont toutes surprises
de cette nouveauté et lui en demandent la cause: elle répond qu'elles ne
doivent pas s'étonner si, étant entrée dans le cellier, elle s'est enivrée.
Voilà pour ce qui est du sens littéral. Elle ne nie pas qu'elle ne soit ivre,
mais c'est d'amour, non de vin, si ce n'est que l'amour même est un vin. « Le
roi m'a fait entrer dans le cellier au vin. » Lorsque l'Époux est présent, et
que l'Épouse lui adresse la parole, elle l'appelle son Époux, son bien-aimé,
celui que son Ame aime. Mais lorsqu'elle parle de lui aux jeunes filles, elle
le nomme roi. Pourquoi cela? Je crois que c'est parce qu'il convient mieux à
l'Épouse qui aime et qui est aimée, d'user avec familiarité de termes d'amour,
et qu'il est à propos de retenir les jeunes filles par une parole de respect et
de majesté, parce qu'elles ont besoin d'une discipline plus sévère.
2. « Le Roi m'a fait entrer dans le cellier au
vin. » Je passe sous silence quel est ce cellier, parce que je me souviens de
l'avoir dit ailleurs. Néanmoins, on peut encore entendre cela de l'Église,
lorsque les disciples, étant remplis du Saint-Esprit, le peuple croyait qu'ils
étaient ivres. Ce qui fit que saint Pierre, en sa qualité d'ami de l’Époux, prenant
la parole pour l'Épouse, s'écria: « Ceux-là ne sont pas ivres comme vous le
pensez (Act. II, 15). » Considérez qu'il ne nie pas qu'ils soient ivres, mais
qu'ils le soient de la manière que ce peuple le croyait. Ils étaient ivres, en
effet, mais du Saint-Esprit, non pas de vin. Et, comme s'ils eussent voulu
prouver au peuple qu'ils avaient été vraiment introduits dans le cellier au
vin, saint Pierre dit, en parlant pour eux tous: « Mais c'est là
l'accomplissement de ce qui a été dit par le prophète Joël. Et il arrivera dans
les derniers jours, dit le Seigneur, que je répandrai mon esprit sur toute
chair, et vos fils et vos filles prophétiseront. Nos jeunes gens auront des
visions, nos vieillards auront des songes. » Ne vous semble-t-il pas que la
maison où les disciples étaient assemblés soit un grand cellier, « lorsque
tout-à-coup on entendit un grand bruit du ciel, comme le souffle d'un vent
impétueux, qui remplit la maison où ils demeuraient (Act. II, 2), » et
accomplit la prophétie de Joël? Chacun d'eux, sortant enivré de l’affluence des
biens de cette maison, et abreuvés d'un torrent de délices immortelles, ne
pouvait-il pas dire avec raison: « Le Roi m'a fait entrer dans le cellier au
vin? »
3. Vous aussi, si vous voulez entrer dans la
maison d'oraison avec un esprit recueilli et désoccupé des soucis du monde, et
que, vous tenant en la présence de Dieu auprès de quelque autel, vous touchiez
la porte du ciel comme avec la main de vos saints désirs, et que, présenté au
choeur des saintes par la ferveur de vos prières, car l'oraison du juste
pénètre dans les cieux, vous déploriez devant eux, avec une humilité profonde,
vos misères et vos afflictions spirituelles, vous découvriez vos nécessités par
des soupirs fréquents et des gémissements ineffables, et leur demandiez avec
instance le secours de leur intercession: Si, dis je, vous faites ces choses,
j'espère en celui qui a dit: « Demandez et vous recevrez (Matth. VII, 7); » si
vous persévérez à frapper à cette porte, vous ne vous en irez pas les mains vides.
Et, lorsque revenant vers nous plein de grâce et d'amour, tout ardent et tout
embrasé, vous ne pourrez plus dissimuler le don que vous aurez reçu, vous nous
le communiquerez sans envie, et vous serez non-seulement agréable à tous, mais
peut-être même admirable à cause des grâces qu'on vous aura données; vous
pourrez aussi protester avec vérité que le Roi vous a fait entrer dans son
cellier. Prenez garde seulement de ne pas vous glorifier en vous-même, mais
dans le Seigneur. Je ne prétends pas pourtant que tous les dons, quoique
spirituels, sortent du cellier au vin, car il y a encore d'autres celliers ou
offices chez l'Époux, où sont enfermés di vers dons et diverses grâces selon
les richesses de sa gloire. Je me souviens vous en avoir parlé plus amplement
dans un autre endroit (Jer. XXIII). « Ces biens-là, dit-il, ne sont pas cachés
chez moi, et scellés dans mes trésors (Deut. XXXII, 34).» Ainsi, la division
des grâces se fait selon la différence des celliers, et le Saint-Espri4 se
communique à chacun selon ses besoins. Et si l'un reçoit le don de sagesse,
l'autre le don de science, celui-ci le don de prophétie, celui-là le don des
miracles, des langues ou de l'interprétation des Écritures et autres semblables
dons, ils ne peuvent pas dire néanmoins qu'ils ont été introduits dans le
cellier au vin; parce que ces grâces-là viennent d'autres celliers ou d'autres
trésors.
4. Mais si quelqu'un dans l'oraison obtient la
grâce d'être comme ravi hors de lui-même dans le secret de la divinité, d'où il
revient bientôt après embrasé d'un ardent amour de Dieu, enflammé du zèle de la
justice et rempli d'une extrême ferveur pour tous les exercices spirituels, en
sorte qu'il puisse dire: « Mon coeur s'est échauffé en moi-même, et le feu qui
me dévore s'allume encore davantage dans mes méditations (Psaume XXXVIII, 4), »
évidemment il aura raison de dire qu'il est entré dans le cellier au vin,
lorsque, dans l'excès de son amour, il se mettra à exhaler les effets de cette
salutaire et bienheureuse ivresse. Car, y ayant deux extases dans la
contemplation, l'une de l'esprit et l'autre du coeur, l'une qui se fait par la
lumière de l'entendement, et l'autre par la ferveur de la volonté; l'une par la
connaissance, et l'autre par l'amour; les pieux désirs, les mouvements
enflammés du coeur, l'infusion d'une dévotion sainte, le zèle ardent de
l'esprit, ne peuvent sortir d'ailleurs que du cellier au vin, et celui qui se
lève de l'oraison, rempli de l'abondance de ses grâces, peut dire avec vérité
que le Roi l'a fait entrer dans ce cellier.
5. L'Épouse dit ensuite: « Il a réglé en moi la
charité. » Il était sans doute bien nécessaire qu'il le fit, puisque le zèle
est insupportable sans la science; là surtout, où le zèle est grand, la
discrétion est nécessaire, parce que c'est elle qui règle et ordonne l'amour.
Le zèle sans la science est toujours moins efficace et moins utile, mais
souvent il est très-dangereux. Plus donc, le zèle est fervent, l'esprit
véhément, la charité abondante, plus il est besoin d'une science qui veille
sans cesse, pour modérer le zèle, tempérer la chaleur de l'esprit, régler
l'amour. C'est pourquoi, de peur que les jeunes filles ne redoutent l'Épouse,
comme excessive et insupportable, à cause de l'impétuosité d'esprit, qu'elle
semble avoir rapportée du cellier au vin, elle ajoute qu'elle a aussi reçu le
discernement, c'est-à-dire l'ordre de l'amour. Car c'est le discernement qui
donne l'ordre à toutes les vertus, et l'ordre produit la grâce et la beauté, et
même la durée des choses. C'est ce qui fait dire au Prophète: « Le jour
persévère par votre ordre (Psaume CXVIII, 91). » appelant jour la vertu. Le
discernement n'est donc pas tant une vertu particulière, que le conducteur et
le modérateur de toutes les vertus, qui ordonne les affections, et règle toute
la conduite de la vie. Sans elle la vertu dégénère en vice, et l'amour même
naturel, se change en des passions qui détruisent la nature. « Il a ordonné en
moi la charité. » Cela est arrivé dans l'Église; Jésus-Christ a donné, aux uns,
le ministère d'apôtres, aux attires, celui de prophètes, d'évangélistes, de
pasteurs et de docteurs, pour la consommation des saints. Or, il faut qu'une
même charité les lie tous ensemble dans l'unité du corps de Jésus-Christ. Ce
qui ne se pourra jamais faire, si cette charité n'est ordonnée. Car si chacun,
se laissant emporter à la chaleur et à l'impétuosité de son esprit, voulait
faire indifféremment tout ce qui lui vient à l'esprit, suivant plutôt son
propre mouvement, que le dictamen de la raison, il est clair que ce ne serait
plus une unité, mais une confusion et un désordre, puisque personne, ne se
contentant du ministère qui lui est confié, empiéterait sur celui des autres,
par une témérité indiscrète.
6. « Il a ordonné en moi la charité. » Plût à
Dieu que le Seigneur Jésus, voulût aussi, par la. grâce, ordonner en moi le peu
de charité qu'il y a mise, afin que j'eusse tellement soin de tout ce qui le
regarde, que je veillasse néanmoins principalement, et avant toutes choses, à
m'acquitter de ce que je dois, mais eu sorte pourtant que je fusse encore plus
touché de beaucoup de choses qui ne me concernent pas au même degré. Car il ne
faut pas toujours aimer davantage les choses dont nous devons avoir plus de
soin, puisque souvent elles sont moins utiles que d'autres. Ainsi il est arrivé
bien des fois, que la chose que nous préférons à une autre (a) qu'on nous commande, doit
passer après elle, au jugement de la raison, que l'ordre de la charité veuille
qu'on embrasse avant tout, ce que la charité juge devoir être préféré à tout.
Par exemple n'ai-je pas reçu le soin de veiller sur vous tous. Tout ce que je
préférerais à ce soin, et qui m'empêchera de m'acquitter de ce devoir avec
toute l'exactitude que je puis, selon mes forces, quand même je le ferais par
un motif de charité, ne serait-ce point conforme néanmoins à la raison de
l'ordre? Si je m'applique à cet emploi de préférence à tout autre, comme je le
dois, et que je ne me réjouisse pas plus des avantages de Dieu, que je verrai
peut-être un autre procurer, il est clair que je garde en partie l'ordre de la
charité, mais que je ne le garde pas en tout. Mais si je m'occupe
principalement à ce dont je suis principalement chargé, et que d'ailleurs je ne
laisse pas d'être plus touché des choses qui sont plus grandes que celles que
je fais, il est hors de doute que je conserve entièrement l'ordre de la
charité, et qu'il n'y a rien qui m'empêche da dire. « il a ordonné la charité
en moi. »
7. Si vous dites qu'il est difficile qu'on se
réjouisse plus d'un grand bien que fait un autre, que d'un petit bien que l'on
fait soi-même, cela nous fera connaître encore plus l'excellence de la grâce,
qu'a reçue
l'Épouse, et que toute âme ne peut pas dire comme elle: « il a ordonné
en moi la charité. » Pourquoi ce discours semble-t-il en abattre quelques-uns
d'entrevous? Car ces profonds soupirs sont une marque de la tristesse de l'âme
et. de l'abattement de la conscience. C'est que, en faisant réflexion sur
nous-mêmes, nous sentons par notre propre expérience, combien c'est une vertu
rare de ne pas porter envie à la vertu d'autrui, bien loin de s'en réjouir,
bien loin de sentir augmenter notre joie à proportion que nous voyons qu'un
autre augmente ses bonnes couvres, et nous surpasse en mérites. Il y a encore
un peu de lumière en nous, mes frères, si du moins nous avons ces sentiments.
Marchons, tandis que nous avons encore de la lumière, de peur que les ténèbres
ne nous surprennent (Jean XII, 31.). Marcher, c'est faire des progrès. L'Apôtre
marchait lorsqu'il disait: « Je ne crois pas être arrivé à la perfection, et
qu'il ajoutait: mais j'ai une chose, c'est que, oubliant ce qui est derrière,
je m'avance vers ce qui est devant moi. » Que veut-il dire par ces mots: « J'ai
une chose? » C'est-à-dire il me reste une chose qui est un remède, une espérance
et une consolation. Et qu'elle est cette chose? «Je m'avance vers ce qui est
devant moi. » Certes c'est un grand sujet de confiance, pour nous, que ce vase
d'élection dise qu'il n'est pas parfait, mais qu'il profite. Le danger c'est
donc d'être surpris par les ténèbres de la mort, non pas en marche, mais assis.
Or, quel est celui qui est assis, sinon celui qui ne se soucie pas d'avancer?
Donnez-vous garde de cet état, et quand vous serez prévenu de la mort, vous
irez dans un lieu de rafraîchissement. Vous direz à Dieu: « Vos yeux ont vu mes
faiblesses et mes imperfections, et cependant, dit le Prophète, tous sont
écrits dans votre livre (Psaume CXXXVIII, 16). » Qui, tous? Sans doute ceux qui
sont trouvés dans un désir véritable, de s'avancer dans la vertu. Car il y a
ensuite: « Les jours seront formés, et nul d'entre eux, » il faut sous
entendre, ne périra. Entendez par les jours, ceux qui profitent, et qui, s'ils
sont prévenus de la mort, recevront la perfection de ce qui leur manque. Ils
sont formés et nul d'entre eux ne demeurera sans être entièrement perfectionné.
(a) Telle est la leçon de toutes les éditions que nous
avons entre les mains, et des premières éditions en général. Les éditions
postérieures, ajoutent à ces mots: « Au jugement de Dieu, » et Horstius a lu
d'une autre manière que voici: « Par conséquent ce que la vérité préfère, passe
avant, un jugement de, etc.
8. Et dites-nous comment puis-je profiter quand
je porte envie au progrès de mon frère? Si vous êtes fâché de lui porter envie
vous sentez votre mal, mais vous n'y consentez pas. C'est une passion qu'il
faut guérir non pas une action à condamner. Seulement n'eu demeurez pas là, en
formant de mauvais desseins dans votre coeur, et en pensant aux moyens à
fomenter votre maladie, de satisfaire à cette perte de l'âme, de persécuter un
innocent en calomniant ses actions, en les rabaissant, en les corrompant, et ne
l'empêchez pas de faire de bonnes œuvres. Car cette jalousie, lorsqu'on y
résiste, ne nuit pas à celui qui marche et qui s'avance vers un état plus
parfait, parce que ce n'est pas lui qui agit par ce mouvement, mais le péché
qui habite en lui (Rom. VI, 20). La damnation n'est donc pas préparée pour
celui qui ne fait pas servir ses membres à l'iniquité, ni sa langue à la médisance,
ni quelqu’autre partie de son corps à nuire et à faire du tort à son prochain
en quelque manière que ce soit, et qui au contraire rougit d'être dans cette
disposition, et tâche par sa confession, par ses larmes, par ses prières, de
détruire un vice auquel il est sujet depuis si longtemps, s'il n'en peut venir
à bout il en est plus doux envers tous, et plus humble en lui-même. Qui est
l'homme sage qui voudrait condamner une personne qui a appris du Seigneur à
être doux et humble de coeur (Matth. XI, 29)? A Dieu ne plaise que celui-là
soit exclu du salut quand il imite le Sauveur et l'époux de l'Église, qui étant
Dieu est au dessus de toutes choses et béni à jamais.
Amen.
1. Vous vous attendez peut-être, mes frères, à
ce que je vais traiter ce qui suit dans le cantique en pensant que le verset
qui fut le sujet de mon dernier discours est entièrement expliqué. Mais j'ai un
autre dessein, c'est de vous servir les restes du festin d'hier que j'avais
accueilli pour moi, de peur qu'ils ne se perdissent, mais ils seront perdus si
je ne les sers à personne; car si je veux les garder pour moi seul, je périrai
moi-même. Je ne veux donc vous frustrer de ces mets spirituels dont je sais que
vous êtes extrêmement affamés, comme ce sont les restes du banquet de la
charité, ils sont d'autant plus doux qu'ils sont plus délicats, et d'autant
plus faciles à savourer qu'ils sont mis en plusieurs menus morceaux, autrement
ce serait trop aller contre la charité que de vous priver même de ce qui touche
à la charité. Voici donc où j'en suis demeuré. « Il a ordonné en moi la
charité. »
2. Il y a une charité qui consiste dans l'action
et une autre qui est dans l'affection. Et je crois que c'est au sujet de la
première qu'une loi a été donnée aux hommes, et qu'il a été fait un
commandement. Car qui peut avoir l'autre dans la perfection que désire ce
précepte? On ordonne donc celle-là comme un sujet de mérite, et l'on donne
celle-ci comme une récompense. Nous ne nions pas pourtant qu'avec la grâce de
Dieu on ne puisse avoir en cette vie le commencement et le progrès de la
dernière, mais nous soutenons que la perfection en est réservée à la félicité à
venir. Comment donc aurait-on commandé celle qui n'aurait pu s'accomplir? ou
bien, si vous aimez mieux croire que le précepte a été aussi donné touchant la
charité affective, je ne vous le contesterai pas, pourvu que vous m'accordiez
aussi qu'il ne peut être accompli en cette vie par qui que ce soit. Car qui
osera s'attribuer une chose, à laquelle saint Paul lui-même avoue n'être pas
arrivé? (Philip. III, 13)? Ce n'est pas que le souverain Maître ignorât que
l'accomplissement de ce prétexte excédait le pouvoir des hommes, mais il a jugé
utile de les avertir par-là de leur faiblesse, afin qu'ils comptassent jusqu'à
quel degré de justice ils doivent tendre selon leurs forces. En commandant donc
des choses impossibles, il n'a pas rendu les hommes prévaricateurs, mais
humbles, c'était afin d'abattre tout orgueil, et que tout le monde fût
assujetti à Dieu, parce que nul ne sera justifié par les œuvres de la loi (Rom.
III, 20). Car en recevant le commandement que nous nous sentions incapables
d'accomplir, nous crierons vers le ciel et Dieu aura compassion de nous: et
nous saurons, ce jour-là, qu'il nous a sauvés, non par les œuvres de justice
que nous faisons de nous-mêmes, mais par l'étendue de sa seule miséricorde (2
Tim. III, 5).
3. Voilà ce qu'il faudrait dire si nous
demeurions d'accord que la charité affective eût été commandée, mais il semble
que cela convienne plutôt à l'actuelle a surtout le Seigneur, après avoir dit:
« Aimez» vos ennemis, » ajoutant aussitôt une chose qui regarde les œuvres:
«Faites du bien à ceux qui vous haïssent (Luc. VI, 27); » l'Écriture dit encore
« Si votre ennemi a faim, donnez-lui à manger, s'il a soif, donnez-lui à boire,
» ce qui marque l'action, non l'affection. Mais écoutez le Sauveur au sujet de
l'amour qu'on lui doit: « Si vous m'aimez, dit-il, gardez mes (a)
paroles (Jean XIV, 15). » Vous voyez que, même en cet endroit, il nous renvoie
aux oeuvres, en nous enjoignant l'observation de ses commandements. Or, il
aurait été inutile qu'il nous avertît de l'action, si la charité se fût déjà
trouvée dans l'affection. C'est donc ainsi qu'on doit entendre le commandement
qui nous est fait d'aimer notre prochain comme nous-mêmes (Matt. XXII, 29),
quoique cela ne soit pas exprimé aussi clairement que je le dis. Car, ne
trouvez-vous pas qu'il suffit, pour accomplir le précepte de l'amour du
prochain, d'observer parfaitement ce que la loi naturelle elle-même a prescrit
à tout homme en ces ter mes: « Ce que vous ne voulez pas, qu'on vous fasse, ne
le faites pas à autrui (Matth. VII, 12), » et: « Tout ce que vous désirez qu'on
vous fasse, faites-le vous-mêmes aux autres? »
4. Je ne dis pas cela en ce sens que nous
devions être sans affection, et qu'ayant le coeur sec et aride, nous remuions
seulement les mains pour l'action. Car, entre tous les grands maux que, selon
l'Apôtre, les hommes font, j'ai lu que c'en est un que d'être sans affection
(Rom. I, 31). Mais il y a une affection que la chair produit, il y en a une que
la raison règle, et il y en a une troisième que la sagesse assaisonne. La
(a) « Cependant on ne peut douter, » dit saint Bernard dans son
cinquième sermon pour l'Avent, n. 2, « qu'on ne doive les garder dans le coeur;
» et même du fond du coeur comme notre saint le dit fort bien à l'endroit
indiqué, en sorte que ces paroles soient pour l'âme « ce que les aliments sont
pour le corps, et passent dans les sentiments et dans les moeurs. »
première est que l'Apôtre dit n'être et ne pouvoir pas être soumise à
la loi de Dieu. La seconde, au contraire, est celle qu'il nous montre consentant
à la loi de Dieu, parce qu'elle est bonne. Et il n'y a pas de doute que ces
deux-là ne soient bien contraires, puisque l'une est rebelle et l'autre
soumise. Mais la troisième est extrêmement différente des deux premières, elle
goûte avec plaisir combien le Seigneur est doux, elle bannit la première et
récompense la seconde. La première est douce à la vérité, mais honteuse; la
seconde est sèche, mais forte; ruais la troisième est onctueuse et agréable.
C'est donc la seconde qui produit les oeuvres, et elle a avec soi la charité,
mais non cette charité affective qui, assaisonnée du sel de la sagesse, est
pleine d'une onction céleste, et fait goûter à l'âme l'abondance des douceurs
qui se trouvent en Dieu; mais plutôt la charité actuelle, qui bien qu'elle ne
nous rassasie pas encore de cet amour si doux et si agréable, ne laisse pas
allumer en nous un violent amour pour cet amour même. « N'aimons pas, dit saint
Jean, en paroles ni de la langue, mais en oeuvres et en vérité (I Jean III,
18). »
(a) La pensée de saint Bernard est que le précepte de
la charité tombe plutôt sur l'acte que sur le sentiment; mais, par l'amour
affectif, il entend cet amour parfait qui ne convient qu'aux saints et aux
parfaits. Quant à la charité actuelle, qui ne se renferme pas dans le simple
sentiment, mais qui se montre par des actes, il ne l'entend pas en ce sens
qu'elle exclue la charité intérieure. « Je ne dis pas que nous devions être
sans la charité affective, » dit-il plus loin, n. 4, au contraire. Il faut que
la charité actuelle renferme la charité affective, « elle peut bien ne pas
encore réchauffer l'âme des douceurs de l'amour affectif, cependant elle
contribue beaucoup à l'enflammer par l'amour de l'amont même. » Or, c'est là
précisément l'amour interne « dont la charité actuelle se contente, n. 6. » On
peut relire à ce sujet l'avis placé en tête du traité de l'Amour de Dieu, tome
II.
5. Voyez-vous avec quelle circonspection il
marche entre l'amour vicieux et l'amour affectif, distinguant également de l’un
et de l'autre cette charité actuelle et salutaire? Il ne reçoit pas en cet
amour le déguisement d'une langue menteuse, et n'exige pas non plus le goût
d'une sagesse affective: « Aimons, dit-il, en oeuvres et en vérité; » parce que
nous sommes portés à agir, plutôt par l'impulsion d'une sorte de vérité, que
par le mouvement de cette charité pleine de douceur. « Il a ordonné en moi la
charité. » Laquelle des deux pensez-vous qu'il ait ordonnée? Toutes les deux,
mais par un ordre contraire. Car l'actuelle préfère les choses inférieures, et
l'affective, les supérieures. Il n'y a pas de doute, par exemple, qu'un esprit
bien sage ne préfère toujours l'amour de Dieu à celui de l'homme, et dans les
hommes même, les plus parfaits aux moins parfaits, le ciel à la terre, l'éternité
au temps, l'âme à la chair. Au contraire. dans une action bien réglée on garde
souvent, ou presque toujours, un ordre opposé à celui-là. Car nous sommes plus
pressés d'assister le prochain, et nous le faisons aussi plus souvent; et,
parmi nos frères, nous assistons avec plus d'assiduité ceux qui sont plus
infirmes; le droit de l'humanité et la nécessité même font que nous nous
appliquons davantage à la paix de la terre qu'à la gloire du ciel; le soin des
choses temporelles ne nous permet pas de songer aux éternelles; les langueurs
et les maladies de notre corps nous occupent en sorte que nous ne pensons
presque pas à notre âme; et enfin, comme dit saint Paul, nous faisons plus
d'honneur à la plus faible partie de nous-mêmes (I Cor. XII, 23), selon cette
parole du Sauveur: « Les derniers seront les premiers, et les premiers les
derniers (Matth. XX, 16).» Qui doute que l'homme en oraison s'entretienne avec
Dieu? Cependant, combien de fois la charité nous oblige-t-elle à quitter,
malgré nous, ce saint exercice, pour ceux qui ont besoin ou de notre
assistance, ou de nos conseils? Combien de fois un saint repos cède-t-il
saintement au tumulte des affaires? Combien de fois, sans faire mal,
laisse-t-on la lecture pour vaquer au travail des mains? Combien de fois, pour
administrer des choses terrestres, nous abstenons-nous très justement de
célébrer (a)
la messe même? C'est un renversement, je l'avoue; mais la nécessité n'a pas de
loi. La charité actuelle suit son ordre et commence par les derniers, selon le
commandement du père de famille (Matt. XX, 8). Au moins agit-elle avec bonté et
avec justice, puisqu'elle ne fait pas acception des personnes, et ne considère
pas le prix des choses, niais les besoins des hommes.
6. Il n'en est pas de même de l'affection, elle
commence toujours par les premières choses. Car la sagesse donne à toutes
choses la valeur qu'elles ont: ainsi, par exemple, c'est à elle qu'on doit que
ce qui de sa nature est plus précieux, l'affection en fasse plus de cas, et
estime plus ou moins une chose selon qu'elle a plus ou moins de perfection.
L'ordre de la charité actuelle, c'est la vérité qui le fait, quant à l'ordre de
la vérité, c'est la charité affective qui se l'approprie, car la véritable
charité consiste à donner davantage à ceux qui ont plus de besoin, et la vérité
charitable, au contraire, parait en gardant dans nos affections l'ordre qu'elle
garde dans la raison: si donc vous aimez le Seigneur votre Dieu de tout votre
coeur, de toute votre âme, de toutes vos forces (Matt. XXII, 37), et que, par
l'ardeur de votre affection, vous élevant au dessus de cet amour, (b) de
l'amour même dont la charité actuelle se contente, et recevant dans toute sa
plénitude l'amour divin, auquel cet autre amour ne sert que de degré, votre
esprit est tout enflammé, certainement vous goûtez Dieu, et si vous ne le
goûtez pas encore d'une manière tout-à-fait digne de lui, et tel qu'il est,
parce que cela est impossible à toute créature, vous le faites au moins autant
que vous le pouvez faire ici-bas. Ensuite vous vous goûterez aussi tel que vous
êtes, lorsque vous connaîtrez que vous n'avez pas sujet devons aimer vous-même,
si ce n'est en tant que vous appartenez à Dieu et parce que vous avez mis en
lui tout l'objet de votre amour. Vous vous goûterez, dis-je, tel que vous êtes,
lorsque, par l'expérience de votre propre amour, et de l'affection que vous
vous porterez, vous ne trouverez rien en vous qui mérite d'être aimé de vous,
si ce n'est pour celui sans qui vous n'êtes vous-même qu'un néant.
(a) Chez les Cisterciens, on suspendait jadis la célébration
des maints mystères pendant le temps de la moisson. Aussi, Philippe-Auguste,
ayant appris que chez les moines de Barbeaux, « à l'époque de la moisson, les
religieux se rendaient dans les granges et interrompaient la célébration des
saints mystères, à l'occasion d'intérêts temporels, » ordonna qu'on célébrerait
désormais tous les jours une messe pour le repos de l'âme de son père, dans
cette abbaye. On trouve les lettres patentes concernant cette fondation dans le
livre VI, des diplômes, pages 603. Quant à saint Bernard, on voit par
l'histoire de sa vie par Geoffroy livre V. chapitre I, qu'il n'omit que bien
rarement la célébration, des saints, mystères jusqu'aux derniers moments de sa
vie. »
b Ces mots a de l'amour n manquent en
cet endroit dans plusieurs manuscrits. Mais ce mot-là est évidemment placé ici
en parfait accord avec, la pensée de notre Saint, qui a dit, en parlant plus
haut de la charité actuelle, « elle ne parle pas d’allumer en nous un violent
amour pour cet amour même. »
7. Quant à votre prochain, qu'il faut que vous
aimiez véritablement comme vous-même; vous le goûterez aussi tel qu'il est,
s'il ne vous paraît pas autre que vous ne vous paraissiez à vous-même, car il
est ce que vous êtes; il est homme comme vous. Puisque vous ne vous aimez
vous-même, que parce que vous aimez Dieu, il s'en suit que vous aimerez comme
vous-même tous ceux qui aiment Dieu comme vous l'aimez. Quant à votre ennemi
qui n'est qu'un néant, s'il n'aime pas Dieu, vous ne pouvez pas l'aimer comme
vous-même, qui aimez Dieu, mais vous l'aimerez pour qu'il l'aime. Or, ce n'est
pas la même chose, de l'aimer afin qu'il aime Dieu, et de l'aimer parce qu'il
l'aime déjà, afin donc que vous le goûtiez tel qu'il est, vous ne considèrerez pas
ce qu'il est, car il n'est rien, mais ce qu'il sera peut-être un jour, et qui
n'est presque rien, attendu que cela est encore douteux. Car celui pour qui,
infailliblement, il n'y a plus de retour à Dieu, il faut le regarder, non comme
presque rien, mais comme rien du tout, attendu qu'il ne sera rien dans toute
l'éternité. Exceptez donc celui-là, que non seulement on ne doit pas aimer,
mais que l'on doit même haïr, selon cette parole. « Est-ce que je ne hais pas,
Seigneur, ceux qui vous haïssent, et ne suis-je pas animé de zèle contre vos
ennemis (Psaume CXXXVIII, 31)? » Pour tout le reste, quelque inimitié qu'un
homme ait contre vous, la charité, qui est jalouse à cet égard, ne saurait
souffrir que vous n'ayez pas toujours pour lui quelque peu d'affection. Celui
qui est sage comprendra ce que je dis.
8. Donnez-moi un homme qui, avant tout, aime
Dieu de toute son âme, qui aime ensuite soi et son prochain autant que tous
deux ils aiment Dieu, et qui aime son ennemi, parce que peut-être un jour cet
ennemi l'aimera aussi lui-même; qui aime ses parents, selon la chair, plus
tendrement à cause de la nature; ses parents selon l'esprit, c'est-à-dire, ceux
qui l'ont instruit, plus abondamment à cause de la grâce; et que son amour pour
toutes les autres choses soit ainsi réglé par l'amour de Dieu; qu'il méprise la
terre, soupire après le ciel, use des biens du monde comme n'en usant pas, et
sache faire le discernement par le goût spirituel et intérieur, des choses dont
il faut user, et de celles dont il faut jouir, afin que, de celles qui passent,
:il n'en prenne soin qu'en passant, et seulement autant qu'il est besoin pour
arriver à la fin qu'il se propose, et qu'il embrasse d'un désir éternel celles
qui sont éternelles. Donnez-moi, dis-je, un homme de cette sorte, et je dirai
hardiment qu'il est sage, puisqu'il goûte les choses vraiment telles qu'elles
sont, et il peut avec vérité et avec confiance se glorifier et dire: « Dieu a
ordonné en moi la charité. » Mais où en est-il, et quand en sera-t-il ainsi? Je
le dis en pleurant, jusques à quand ne ferons-nous que flairer, au lieu de
goûter, regarderons-nous notre patrie sans y arriver, soupirerons-nous après
elle, et la saluerons-nous de loin? O vérité, patrie des exilés, et fin de leur
exil! Je vous vois, mais je ne puis entrer où vous êtes, j'en, suis empêché par
ma chair mortelle; et d'ailleurs je n'en sais pas digne, étant tout souillé de
péchés comme je le suis. O sagesse, qui atteignez depuis une extrémité jusqu'à
l'autre, avec une force invincible, en créant et en contenant toutes choses, et
qui disposez tout avec une douceur admirable en réglant les affections, et en
les rendant bienheureuses ! Conduisez nos actions, selon que les nécessités
temporelles le demandent, et ordonnez les mouvements de notre amour, selon que
votre vérité éternelle le désire, afin que chacun de nous puisse se glorifier
en vous avec assurance, et dire: « Il a ordonné en moi la charité. » Car vous
êtes la vertu de Dieu, et la sagesse de Dieu, Jésus-Christ notre Seigneur,
l'époux de l'Église, Dieu au dessus de tout et béni dans tous les siècles.
Amen.
1. « Soutenez-moi avec des fleurs, couvrez-moi
de fruits, car je languis d'amour (Cantique II, 5). » L'amour de l'Épouse a
grandi, parce qu'elle a reçu plus de choses capables de l'enflammer qu'elle
n'en avait reçu jusqu'alors. Car vous voyez, combien cette fois-ci, elle a eu
de temps, non-seulement pour le voir, mais encore pour lui parler. Il semble
même que son Épouse lui ait fait paraître un visage plus serein, que son
discours ait été accompagné de plus de charmes, et leur entretien plus long
qu'à l'ordinaire, ou seulement elle se réjouit d'avoir eu un entretien avec son
Epoux, mais elle se glorilie même des louanges qu'il lui a données. De plus,
elle s'est rafraîchie sous l'ombre de celui qu'elle désirait, elle s'est
nourrie de son fruit, elle a bu de son breuvage. Car il n'est pas croyable
qu'elle soit sortie de son cellier ayant soif encore, puisqu'elle vient de se
glorifier tout à l'heure d'y être entrée. Ou plutôt elle a encore soif, parce
que « celui qui me boit, dit la sagesse, sera encore altéré (Eccli. LXIV, 20).
» Après tout cela. l'Époux s'étant retiré selon sa coutume, elle dit qu'elle
languit d'amour, c'est-à-dire à cause de l'amour qu'elle a pour lui. Car plus
sa présence lui avait été agréable, plus son absence lui est sensible. La perte
de la chose qu'on aime en augmente le désir, et plus on désire un objet avec
ardeur, plus on en souffre la privation avec peine. C'est pour cela que
l'Épouse prie qu'on la récrée par l'odeur des fleurs et des fruits, en
attendant le retour de celui dont elle supporte le retard avec tant
d'impatience. Voilà pour ce qui regarde l'ordre et la suite du texte.
2. Tâchons maintenant, avec la conduite de
l'esprit, d'en tirer quelque fruit spirituel. Quoique toute l'Église des saints
s'attribue ordinairement les paroles de l'Épouse, nous ne laissons pas nous
autres d'être désignés par ces fleurs et par ces fruits, et non-seulement nous,
mais généralement tous ceux qui ont quitté le monde, en quelque siècle qu'ils
l'aient fait. Les fleurs marquent la vie nouvelle et encore tendre de ceux qui
commencent; et les fruits, la force de ceux qui sont plus avancés et la
maturité des parfaits. L'Église, qui est notre mère, étant environnée de ces
fruits dans le lieu de son exil, elle qui ne vit qu'en Jésus-Christ, et qui
trouve que c'est un grand bien que de mourir pour lui, souffre avec moins
d'impatience la peine d'un si long retard, parce que, selon l'Écriture on lui
donne « des fruits de ses mains (Prov. XXXI, 31), » comme des prémices de
l'Esprit-Saint, et que ses oeuvres lui font recevoir des louanges publiques et
solennelles. Mais si vous voulez que, suivant le sens moral, je vous montre
dans une âme, les fleurs et les fruits, entendez la foi par les fleurs, et les
couvres par les fruits. Et cette explication, comme je crois, ne vous paraîtra
pas mauvaise, si vous remarquez que, comme la fleur précède nécessairement le
fruit, il faut aussi que la foi prévienne toute bonne couvre, car sans la foi
il est impossible de plaire à Dieu (Heb. XI, 6), comme dit l'Apôtre, mais bien
plus, selon le même Apôtre, « tout ce qui ne vient pas de la foi est péché
(Rom. XIV, 23). » Ainsi, il n'ya pas de fruit sans fleurs, ni de bonne couvre
sans foi. Mais d'autre part la foi sans les oeuvres est une foi morte (Jacob.
II, 20). C'est en effet bien inutilement que la fleur parait si elle n'est pas
suivie du fruit. « Soutenez-moi avec des fleurs, couvrez-moi de fruits, car je
languis d'amour. » Une âme qui est accoutumée au repos se console donc par les
bonnes oeuvres enracinées dans une foi non feinte, toutes les fois que la
lumière de la contemplation lui est soustraite, comme cela arrive assez
souvent. Car qui est celui qui en peut jouir, je ne dis pas toujours, mais
quelque temps seulement, tandis qu'il est dans un corps mort? Mais comme je
l'ai dit, toutes les fois qu'il tombe de la contemplation, il se retire dans
l'action, comme dans un lieu, d'où il pourra plus aisément rentrer dans ce
premier état, parce que ces deux choses ont beaucoup de rapport entre elles et
demeurent même ensemble. Car Marthe est soeur de Marie, et quoiqu'il sorte de
la lumière de la contemplation, il ne tombe pas pourtant dans les ténèbres du
péché, ou dans la paresse de l'oisiveté, mais il se tient dans la lumière des
bonnes couvres. Et afin que vous sachiez que les couvres sont aussi une
lumière; « que votre lumière, dit le Sauveur, luise devant les hommes (Matth.
V, 16). » Or, il est hors de doute qu'on doit entendre ces paroles des couvres
que les hommes peuvent voir.
3. « Soutenez-moi avec des fleurs, couvrez-moi
de fruits, car je languis d'amour. » Lorsque ce qu'on aime, est présent,
l'amour est dans sa vigueur, et lorsqu'il est absent, il languit. Et cette
langueur n'est autre chose qu'un ennui et un chagrin, causé par l'impatience du
désir, qui est nécessairement très-violente dans celui qui aime beaucoup,
lorsque l'objet aimé est absent; parce qu'étant dans une continuelle attente,
il trouve que quoiqu'il se hâte, il est toujours bien longtemps à venir. Et
c'est pour cela que vous voyez l'Épouse demander, qu'on la couvre des fruits
des bonnes oeuvres, et des ardeurs agréables de la foi, dans lesquelles elle
puisse se réparer durant le retard de l'Époux. Ce que je vous dis pour l'avoir
éprouvé moi-même. Car lorsque je reconnais que quelques-uns de vous ont profité
de mes remontrances, j'avoue qu'alors je ne me repens pas d'avoir préféré le
soin de vous parler, à mon propre loisir, et à mon repos. Comme par exemple,
lorsqu'après un discours que je vous ai fait, il se trouve que celui qui était
colère, devient doux, que celui qui était orgueilleux, devient humble, que
celui qui était timide, devient généreux, ou que celui qui était doux, ou
humble ou généreux, l'est encore davantage, est devenu meilleur qu'il n'était,
que ceux qui étaient dans la langueur et l'attiédissement, et tout endormis
pour les exercices spirituels, se sont échauffés et éveillés à la parole
enflammée du Seigneur, ou que ceux qui, ayant quitté la source de la sagesse,
s'étaient creusé comme des citernes de leur propre volonté, qui ne peuvent
contenir les eaux de la grâce, et murmuraient à tout ce qu'on leur commandait,
parce qu'ils avaient le coeur sec, et ne sentaient aucun mouvement de dévotion,
lors, dis-je, que ces personnes, par la rosée de la parole, et par cette pluie
volontaire que Dieu a réservée à son héritage, ont comme refleuri dans les
oeuvres de l'obéissance et sont devenus dévots et soumis en toutes choses, je
n'ai pas de sujet d'être triste d'avoir interrompu l'exercice agréable de la
contemplation, parce que je suis environné de fleurs et de fruits de piété. Je
souffre, avec patience, d'être arraché des embrassements d'une Rachel stérile,
pour recueillir de Lia avec abondance les fruits de vos progrès dans la vertu.
Je ne me repentirai pas, je le répète, d'avoir quitté le repos, pour vous parler,
lorsque je verrai que la semence que j'ai jetée dans vos âmes, y a germé, et
que les fruits de votre justice se sont accrus et augmentés. Car il y a
longtemps que la charité, « qui ne cherche pas ses propres intérêts (I Cor.
xtu, 5), » m'a persuadé de préférer votre avancement à tout ce que je puis
avoir de plus cher. Prier, lire, écrire, méditer, et tous les avantages des
exercices spirituels, je les ai réputés comme des pertes pour l'amour de vous.
4. « Soutenez-moi avec des fleurs, couvrez-moi
de fruits, car je languis d'amour » L'Épouse adresse donc ces paroles aux
jeunes filles, en l'absence de l'Époux, les avertissant ainsi d'avancer dans la
foi et dans les bonnes œuvres, jusqu'à ce qu'il vienne, parce qu'elle sait que
c'est le moyen de plaire à son Epoux, de procurer le salut de ces jeunes
filles, et de se consoler elle-même. Je me souviens d'avoir expliqué cet
endroit, avec plus d'étendue dans le livre que j'ai composé sur l'amour de
Dieu, et d'y avoir donné un autre sens. Celui qui voudra prendre la peine de le
lire, jugera lequel des deux est le meilleur. Une personne sage ne me
condamnera certainement pas d'avoir donné deux différentes explications à un
même passage, pourvu qu'elles soient toutes deux fondées sur la vérité, et que
la charité, qui est la règle de l'interprétation de l'Écriture, édifie d'autant
plus de personnes, qu'il y en aura plus qui pourront. faire servir ces sens à
leur usage, à cause de leur diversité. Car pourquoi trouverait-on mauvais que
dans l'intelligence de l'Écriture sainte, on fit ce que nous voyons qu'on
pratique tous les jours dans les autres choses? A combien de différents usages,
par exemple, ne faisons-nous pas servir l'eau pour ne parler que d'elle. Ainsi
on ne peut pas blâmer celui qui donne divers sens à une même parole de Dieu,
pour qu'ils puissent servir aux diverses nécessités des âmes.
5. Il y a ensuite: « Sa main gauche est sous ma
tête, et sa main droite m'embrassera. » Il me souvient d'avoir aussi expliqué cela
avec beaucoup d'étendue dans l'ouvrage que je viens de citer. Mais marquons la
suite des paroles du Cantique. Il paraît que l'Époux est revenu, sais doute
afin de récréer par sa présence son Épouse, qui languissait d'amour. Car
comment sa présence ne la soulagerait-elle pas, puisqu'elle a été si fort
abattue de son absence? Ne pouvant donc plus souffrir la peine de son Épouse,
il se présente devant elle. Car il ne peut plus tarder davantage en se voyant
rappelé par de si ardents désirs. Et comme il trouve que durant son absence
elle a été fidèle à travailler et soigneuse d'amasser; elle avait, en effet,
commandé qu'on la couvrit de fleurs et de fruits, il retourne encore à elle
avec des grâces plus abondantes que les autres fois. Car d'un bras il soutient
sa tête languissante, et de l'autre, il se prépare à l'embrasser pour la
réchauffer sur son sein. O heureuse l'âme qui est couchée sur le sein du
Seigneur, et qui repose entre les bras du Verbe. « Il met sa main gauche sous
ma tète, et il m'embrassera de sa main droite. » Elle ne dit pas, il m'embrasse
mais il m'embrassera, pour faire connaître qu'elle est si reconnaissante de
cette première grâce qu'elle a reçue, qu'elle prévient même la seconde par des
actions de grâce.
6. Apprenez de là à n'être pas lent et paresseux
à rendre grâce à Dieu; apprenez à le remercier de chacun de ses dons. «
Considérez avec soin, dit le Sage, ce qui vous est présenté (Prov. CCXXXVI, 1),
» afin que vous ne laissiez passer aucun don de Dieu, ni grand, ni médiocre, ni
petit, sans lui en rendre grâce. Car Jésus-Christ nous recommande de recueillir
les moindres restes, de peur qu'ils ne soient perdus, c'est-à-dire de ne pas
oublier même les moindres bienfaits que nous recevons de lui. Ce qui est donné
à un ingrat n'est-il pas perdu ! L'ingratitude est l'ennemie de l'âme,
l'anéantissement des mérites, la dissipation des vertus, et la perte des
faveurs que Dieu nous fait. L'ingratitude est un vent brûlant qui dessèche pour
soi la source de la bonté, la rosée de la miséricorde, les fleuves de la grâce.
C'est pourquoi quand l'Épouse sent la grâce que son Époux lui fait en mettant
sa main gauche sous sa tête, elle l'en remercie à l'heure même, et n'attend pas
pour le faire, la plénitude de la grâce qui se trouve dans sa main droite. Car
après avoir dit que la main gauche de son Époux, est sous sa tête, elle
n'ajoute pas qu'il l'a embrassée de sa main droite, mais qu'il doit
t'embrasser.
7. Mais à notre sens que peuvent être la main
gauche, la main droite dans le Verbe Époux. Est-ce qu'il en est de ce Verbe,
comme de celui des hommes, a-t-il des parties corporelles distinctes l'une de
l'autre, des linéaments séparés, et qui font une différence entre la main
gauche et la main droite? Ne devons-nous pas croire plutôt que le Verbe de Dieu,
qui est Dieu lui-même, n'admet en soi aucune diversité, mais « qu'il est celui
qui est, si simple en sa nature, qu'il n'a pas de parties, si unique, que la
pluralité n'a pas de lien en lui. Car il est la sagesse de Dieu, de laquelle il
est écrit: « Et sa sagesse n'a pas de nombre (Psaume CLXVI, 5). » Mais si ce
qui est immuable est incompréhensible, et pourtant ineffable, -où trouver je
vous prie des paroles qui soient capables d'exprimer dignement une si haute
Majesté, d'en parler en termes qui lui conviennent et de la définir
convenablement? néanmoins afin d'expliquer, selon notre pouvoir, le peu que
nous en connaissons par la révélation du Saint-Esprit, l'autorité des Pères et
la coutume de l'Écriture nous apprend, qu'il nous est permis de nous servir de
comparaisons de choses connues qui y ont quelque rapport, et que nous pouvons
non pas inventer de nouvelles paroles, mais emprunter celles qui sont communes,
ou en user dans un autre sens pour en revêtir ces comparaisons avec quelque
sorte de dignité jet de décence; d'ailleurs il serait ridicule de vouloir
enseigner des choses qui ne sont pas connues, par d'autres qui ne le sont pas
davantage.
8. Ainsi comme par le côté droit et par le côté
gauche on a coutume de désigner les adversités et les prospérités, il me semble
qu'ici on peut entendre par la main gauche du Verbe, la menace du supplice
éternel, et, par la droite, la promesse du royaume du ciel. Or il arrive
quelquefois que notre âme est sous l'impression de la crainte servile de la
peine, et alors il ne faut pas dire que la main gauche de l'Époux est sous
notre tête, mais quelle est dessus; et une âme qui est dans cette disposition
ne peut pas dire avec l'Épouse: Il met sa main gauche sous ma tête. Mais si
elle fait quelque progrès et passe de cet esprit de servitude dans le sentiment
plus noble d'un service volontaire, en sorte qu'elle soit plutôt attirée par
les récompenses, que forcée par les supplices, et surtout si elle se porte au
bien, par l'amour du bien même, alors elle pourra dire sans hésiter: «Sa main
gauche est sous ma tête; » parce qu'elle a surmonté, par une meilleure et plus
généreuse disposition d'esprit, cette crainte servile, qui est à la main
gauche, et que même par la noblesse de ses désirs, elle s'est approchée de la
main droite, où sont toutes les promesses, suivant cette parole de Prophète à
Dieu: « Des délices éternelles sont dans votre droite (Psal XVI, 40). » Voilà
pourquoi dans la certitude de son espérance, elle dit avec confiance: « et sa
droite m'embrassera. »
9. Considérez avec moi si une âme qui est dans
cet état et qui en est même à jouir d'une si grande douceur, ne peut pas
s'approprier aussi cette parole du Psalmiste: « Je dormirai et reposerai en
paix (Psal, IV, 9). » surtout ajoutez avec moi, « parce que c'est vous seul,
Seigneur, qui m'avez particulièrement établi dans l'espérance. » C'est-à-dire:
Tant qu'une personne est touchée de l'esprit de servitude, et qu'elle a peu
d'espérance et beaucoup de crainte, elle n'a ni paix, ni repos, parce qu'elle
flotte entre la crainte et l'espérance et elle est d'autant plus tourmentée,
que la crainte surpasse l'espérance. Car la crainte est pénible, aussi, ne
peut-elle pas dire: « Je dormirai et reposerai en paix, » parce qu'elle ne peut
pas dire encore, qu'elle est particulièrementétabliedansl'espérance.Maissi,
parl'accroissementdela grâce, la crainte se dissipe peu à peu, et l'espérance
augmente, et si enfin les choses en arrivent au pas, que la charité venant avec
toutes ses forces au secours de l'espérance, chasse dehors la crainte, cette
âme ne sera-t-elle pas singulièrement établie dans l'espérance, et pourtant ne
pourra-t-elle pas dormir et reposer en paix?
10. « Si vous dormez, dit le Prophète, entre
deux sorts contraires, vous brillerez comme les plumes argentées de la colombe.
» Ce qu'il dit, je crois, parce qu'il y a un milieu entre la crainte et la
sécurité, comme entre la main gauche et la main droite, c'est l'espérance, sur
laquelle l'esprit et la conscience se reposent doucement, comme sur le lit
agréable et moelleux de la charité. Peut-être même est-ce ce qui est marqué
dans la suite de ce Cantique, lorsque dans la description du banquet de
Salomon, on lit entre autres choses: « Il a servi la charité au milieu de son
festin, à cause des filles de Jérusalem (Cantique III, 10). » Car celui qui se
sent tout particulièrement établi dans l'espérance, ne sert plus par un
mouvement de crainte, mais se repose dans la charité. C'est, en effet, ce qui
arrive à l'Épouse, qui se repose et dort aussi. Car l'Époux dit en parlant d'elle:
« Je vous conjure, filles de Jérusalem, par les chevreuils et les cerfs de la
campagne, de ne pas éveiller ma bien-aimée, jusqu'à ce qu'elle le veuille bien
(Cantique II, 7). » C'est une grande et merveilleuse bonté de faire reposer
dans son sein l'âme contemplative, et de plus, de la garantir de tous les soins
qui pourraient lui causer du trouble, de l'exempter des inquiétudes de l'action
et des embarras des affaires, et de ne pas souffrir qu'on l'éveille à moins
quelle ne le veuille. Mais il ne faut pas entamer ce sujet à la fin d'un
discours. Il vaut mieux le remettre à une autre fois, afin que nous donnions
tout le temps nécessaire à un sujet si agréable. Ce n'est pas qu'alors même
nous soyons suffisants pour avoir quelque pensée de nous-mêmes, surtout dans
une matière si noble., si excellente et si sublime, mais notre suffisance vient
de Dieu, l'époux de l'Église Notre Seigneur Jésus-Christ, qui étant Dieu au
dessus de toutes choses, est béni à jamais.
Amen.
« Je vous conjurer filles de Jérusalem, parles chevreuils et les cerfs
de la campagne de ne pas éveiller ma bien-aimée jusqu'à ce qu'elle le veuille
bien (Cantique XXVII, 1).» C'est aux jeunes filles que cette défense s'adresse.
Et il les appelle filles de Jérusalem, parce que bien qu'elles soient délicates
et faibles, comme n'ayant encore que les affections et les oeuvres des femmes, elles
sont néanmoins attachées à l'Époux dans l'espérance de profiter et d'arriver
avec elle à Jérusalem. On leur défend donc de troubler le sommeil de l'Épouse,
et de l'éveiller malgré elle. Car son très-doux Époux a mis sa main gauche sous
sa tête, comme nous l'avons vu, afin de la faire reposer et dormir dans son
sein. Et maintenant par un excès de bonté et d'amour, il veut bien être son
gardien et veiller sur elle, de peur qu'étant inquiétée par les nombreuses et
petites exigences des jeunes filles, elle ne vienne à s'éveiller. Voilà pour ce
qui est de la lettre. Mais quant à ce que l'Époux les conjure par les
chevreuils et par les cerfs de la campagne, il semble que cela n'ait aucune
liaison raisonnable dans le sens littéral. C'est pourquoi il faut l'expliquer
absolument selon l'intelligence spirituelle; quoi qu'il en soit, nous pourrons
dire aussi, qu'il fait bon ici à contempler un peu la bonté, la douceur, et la
miséricorde de Dieu. Car qu'est-ce qu'un homme a jamais expérimenté de plus
doux dans l'affection humaine, que ce qui est dit ici de l'amour du Très-Haut.
Et celui qui parle ainsi pénètre les plus sublimes secrets de la divinité, il
ne peut pas les ignorer, il est son esprit; ai dire autre chose que ce qu'il a
vu en lui, il est l'esprit de vérité.
2. Nous en avons parmi nous, qui ont été assez
heureux pour mériter de goûter cette joie, et de sentir par leur propre
expérience les effets d'un mystère si plein de douceur: à moins que nous ne
voulions pas ajouter foi à ce que dit l'Écriture en cet endroit où l'Époux
céleste nous est montré évidemment touché d'un zèle ardent pour le repos d'une
bien-aimée qu'il a soin de tenir entre ses bras pendant qu'elle dort, de peur
qu'un sommeil agréable ne soit troublé par quelque importun ou quelque fâcheux.
Je ne me sens pas de joie de voir que cette souveraine Majesté ne dédaigne pas
de s'abaisser jusqu'à la faiblesse de notre nature par un commerce si doux et
si familier, et que cette divinité suprême veuille bien prendre pour son Épouse
une âme qui est dans un lieu d'exil, et lui témoigner la passion d'un Époux
épris d'un amour très-ardent. Je ne doute pas qu'il en soit dans le ciel comme
je vois qu'il en est sur la terre et que l'âme ne sente ce qui est exprimé dans
ce Cantique, à moins qu'on veuille dire qu'il est impossible de décrire, par
des paroles, ce qu'elle pourra éprouver à cette heure. Que pensez-vous que
reçoive là-haut celle à qui on témoigne ici-bas tant d'amour, qu'elle se sent
déjà entre les bras de Dieu, repose dans le sein de Dieu, est gardée, veillée
par Dieu, de peur que quelqu'un né la réveille avant qu'elle s'éveille
d'elle-même.
3. Disons donc, si nous le pouvons, quel est ce
sommeil dont l'Époux désire que dorme sa bien-aimée, et ne veut pas qu'on
l'éveille, si elle ne s'éveille d'elle-même, de peur que quelqu'un venant à
lui, ne dise ce qu'on lit dans l'Apôtre: « Il est temps de quitter le sommeil
(Rom. XIII, 11)), » ou dans le Prophète, « qu'il prie Dieu d'éclairer ses yeux
(Psaume XII, 4), » afin qu'il ne s'endorme jamais du sommeil de la mort, il ne
soit troublé par quelque équivoque, et ne se fasse pas une juste idée du
sommeil de l'Épouse, dont il est parlé en cet endroit. Or, il n'était pas
semblable non plus à celui dont le Sauveur parle dans l'Évangile, au sujet de
Lazare, quand il dit: « Lazare notre ami dort: allons, réveillons-le de ce
sommeil (Jean XI, II). » Par ces mots, en effet, il entendait la mort du corps,
au lieu que les disciples s'imaginaient qu'il parlait d'un véritable sommeil.
Le sommeil de l'Épouse n'est pas ce sommeil tranquille du corps, qui plonge les
sens dans un doux assoupissement, ni ce sommeil horrible qui a ôté entièrement
la vie. Il est encore bien plus éloigné de cet autre sommeil, giri fait qu'on
s'endort dans la mort, en persévérant dans le péché mortel. Au contraire
celui-ci qu'on peut appeler un sommeil de vie et un sommeil vigilant, illumine
les sens intérieurs, bannit la mort, et communique une vie immortelle. C'est
vraiment un sommeil qui, néanmoins, n'assoupit pas les sens, mais les
transporte, et les ravit. Je puis dire même, sans crainte de me tromper, comme
disait l'Apôtre pour louer quelques personnes vivant encore de la vie du corps,
dit «Vous êtes mortes, et votre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu. »
4. Je puis donc, sans aucune absurdité, appeler
mort l'extase de l'Épouse, mais n'est une mort qui, bien loin de lui ôter la
vie, la délivre au contraire de ses filets, en sorte qu'elle peut dire: « Notre
âme s'est sauvée comme un oiseau qui s'échappe du filet des oiseleurs (Psal
LXXIII, 7). » Car on marche en cette vie comme au milieu des filets, et l'âme
ne les appréhende pas, toutes les fois qu'elle est ravie hors d'elle-même, par
une juste et sainte pensée, si néanmoins elle s'en retire et s'en sépare de
sorte qu'elle aille au-delà de la façon ordinaire de penser. Car, comme dit le
Sage: «C'est en vain qu'on jette le filet devant les oiseaux qui ont des ailes
pour s'envoler (Prov. I, 17). » Au fait, comment craindrait-on l'impureté,
lorsqu'on ne sent pas seulement la vie. Car lorsque l'âme sort sinon de la vie,
du moins des sens de la vie, il est hors de doute qu'elle ne sent pas non plus
les tentations de la vie. « Qui me donnera des ailes de colombe pour m'envoler
et rue reposer (Psaume LIV, 7)? Plût à Dieu que je mourusse souvent de la
sorte, afin que je pusse éviter les filets de la mort, être insensible aux
attraits mortels de la volupté, ne pas céder aux charmes des plaisirs sensuels,
n'être ni brûlé du désir des richesses, ni animé des mouvements de la colère et
de l'impatience, ni troublé, ni inquiété, ni rongé par les soucis. Que mon âme
meure de la mort des justes, afin qu'elle ne tombe plus dans les filets
trompeurs de l'ennemi, et qu'elle ne prenne plus de satisfaction à mal faire.
Quelle bonne mort, que celle qui n'ôte pas la vie, mais la change en mieux, qui
ne fait pas tomber le corps, mais élève l'âme.
5. Mais ce n'est encore là qu'une mort qui est
propre aux hommes. Que. mon âme meure de la mort des anges même, si je puis
parler ainsi, afin que, perdant le souvenir des choses présentes, elle se
dépouille non seulement de l'amour, mais des biens inférieurs et corporels, et
qu'elle ait un commerce pur avec ceux dont elle imite la pureté. C'est dans ce
ravissement que consiste seulement ou principalement la contemplation; car, de
n'être pas touché, durant cette vie, de l'amour des choses de la vie, c'est
l'effet d'une vertu humaine, mais de n'être pas même détourné de la
contemplation par les images du corps, c'est le propre d'une pureté angélique,
l'un et l'autre pourtant, sont un don de Dieu, l'un et l'autre sont lune
extase, l'un et l'autre vous font sortir hors de vous-même; mais dans l'un vous
allez loin de vous, et dans l'autre vous demeura bien près de vous. Heureux
celui qui peut dire: « Je me suis éloigné en fuyant, et suis demeuré dans la
solitude (Psaume LIX, 8). » C'était peu pour lui de sortir, s'il ne s'en allait
bien loin afin de pouvoir se reposer. Vous avez passé les plaisirs de la chair,
en sorte que vous n'obéissez pas à ses convoitises, et n'êtes plus arrêté par
ces attraits? Vous vous êtes avancé, vous vous êtes séparé, mais vous ne vous
êtes pas encore éloigné, si vous n'avez pas assez de force pour vous élever par
la pureté de votre esprit, au dessus des fantômes des choses corporelles, qui
viennent en foule de toutes parts, se présenter à votre imagination. Jusques là
ne vous promettez pas de repos. Vous vous trompez, si vous croyez retrouver au
dessous de vous le lieu de repos, le secret de la solitude, la sérénité de la
lumière, la demeure de la paix. Mais donnez-moi quelqu'un, qui en soit arrivé
là, je confesserai aussitôt qu'il est en repos, et qu'il peut dire avec raison:
« Mettez-vous en repos, mon âme, puisque le Seigneur vous a fait tant de grâce
(Psaume CXIX, 7). » Et ce lieu est vraiment une solitude, vraiment une demeure
lumineuse (Lsa. IV, 6) et, pour user des termes du Prophète, une tente qui met
à l'abri de la chaleur du jour, et à couvert des tourbillons et des orages.
C'est de lui que le Prophète Roi parlait en ces termes: «Il m'a caché, dit-il,
dans sa tente, durant les mauvais jours; il m'a protégé en me retirant dans le
lieu le plus secret deson pavillon (Psal. XXXI, 5). »
6. C'est donc dans cette solitude, je crois, que
l'Épouse s'est retirée, c'est dans ce lieu si beau qu'elle dort doucement entre
les bras de son Époux, c'est-à-dire qu'elle est ravie en esprit, puisqu'on
défend aux jeunes filles de la réveiller, jusqu'à ce qu'elle s'éveille
d'elle-même. Mais en quels termes le leur défend-on? Ce n'est pas par un simple
et léger avertissement, comme on fait d'ordinaire, mais par une conjuration
toute nouvelle et inusitée, par les chevreuils et par les cerfs de la campagne.
Et il me semble que, par ces sortes d'animaux sont désignés les âmes saintes,
dépouillées de leur corps, et les anges qui sont avec Dieu, attendu qu'ils sont
fort clairvoyants et fort agiles. Car on sait que l'une et l'autre qualité
conviennent aux unes et aux autres de ces esprits, parce qu'ils s'élèvent
aisément aux choses les plus hautes, et pénètrent sans peine les plus cachées.
Et les champs mêmes où l'on dit qu'ils demeurent, marquent clairement la
liberté et le dégagement où ils sont dans la contemplation. Que veut donc dire
cette conjuration que l'Époux fait par ces sortes d'esprits? C'est sans doute
afin que ces jeunes filles inquiètes n'osent pas tirer sa bien-aimée d'une
compagnie si vénérable, à laquelle certainement elle se mêle, tontes les fois
qu'elle sort d'elle-même par la contemplation. C'est donc avec raison qu'elles
sont adjurées au nom du respect qu'elles doivent à ceux de la société de qui
elles arrachent l'Épouse, par leur importunité. Que les jeunes filles
considèrent qui sont ceux qu'elles offensent, lorsqu'elles importunent leur
mère, et qu'elles n'aient pas dans sa charité maternelle, une telle confiance
qu'elles ne craignent pas, toutes les fois qu'une nécessité pressante les y
contraint, de se jeter sans retenue au milieu de cette céleste assemblée. Or,
elles doivent songer qu'elles commettent cette irrévérence, toutes les fois
qu'elles la détournent sans nécessité du repos de la contemplation. Évidemment
c'est pour indiquer qu'il est laissé à son bon plaisir de vaquer à elle-même,
ou de prendre le soin de ce qui les regarde, selon qu'elle le juge plus à
propos, qu'on leur défend de l'éveiller avant qu'elle le veuille. L'Époux sait
combien l'Épouse brûle d'amour, même pour son prochain, il n'ignore pas que
cette bonne mère est assez portée, par sa propre charité, à songer à
l'avancement de ses filles, et qu'elle ne se soustraira et ne se refusera pas à
elles, en cas de besoin. Aussi pense-t-il qu'il peut s'en remettre sans crainte
à sa discrétion pour ce qu'elle leur doit. Car elle n'est pas comme tous ceux
que reprend le prophète Ezéchiel, qui prennent pour eux ce qui est gros et
fort, et laissent ce qui est faible et débile. Le médecin ne cherche-t-il pas
plutôt ceux qui sont malades que ceux qui se portent bien? S'il va voir
ceux-ci, c'est comme ami, non comme médecin. Qui instruisez-vous, ô maître
plein de bonté, si vous rejetez les ignorants? A qui, je vous le demande,
prendrez-vous la peine de donner des règles de conduite, si vous chassez ou si
vous fuyez ceux qui vivent dans le dérèglement? Pour qui montrerez-vous de la
patience, si vous admettez seulement ceux qui sont pacifiques, et rebutez ceux
qui sont inquiets.
7. Il y en a ici que je voudrais voir faire une
attention particulière à ce que nous disons. Ils sauraient au moins combien on
doit de respect aux supérieurs, et que, en les importunant sans motif, ils attirent
aussi sur eux l'aversion des citoyens du ciel. Et peut-être commenceraient-ils
à nous épargner plus qu'ils ne le font d'ordinaire, et ne troubleraient-ils pas
notre repos avec tant d'irrévérence et de légèreté. Quand ils ne me
détourneraient pas du tout, ils savent bien que les visiteurs me laissent
rarement une heure de loisir. Mais je me reproche de faire cette plainte, j'ai
peur que quelque personne timide ne dissimule ses besoins au delà de sa
patience, en appréhendant de m'importuner. Je n'en dirai donc pas davantage sur
ce sujet, de crainte que je ne semble moi-même donner aux faibles un exemple
d'impatience. Le Seigneur a de petits enfants qui croient en lui, et Dieu me
garde que je leur sois un sujet de scandale (Matth. XVIII, 6). Je ne me servirai
pas de cette manière, du pouvoir que j'ai sur eux; qu'ils se servent plutôt de
moi comme il leur plaira, pourvu seulement qu'ils se sauvent. Ils m'épargneront
en ne m'épargnant pas, et je serai plus en repos, s'ils ne craignent pas de
m'importuner dans leurs besoins. Je me prêterai à leurs voeux autant que je
pourrai, et, tant que j'aurai un souffle de vie, je servirai mon Dieu en les
servant, avec une charité exempte de feinte. Je ne chercherai pas mes intérêts,
ni ce qui m'est utile, mais je regarderai comme m'étant utile à moi-même tout
ce qui le sera aux autres. Je ne demande qu'une chose, c'est que mon ministère
leur soit agréable et avantageux, afin que cela au moins puisse me servir dans
les mauvais jours, à trouver miséricorde devant les yeux de leur père et de
l'époux Jésus-Christ Notre-Seigneur, qui étant un même Dieu avec lui, est élevé
au dessus de toutes choses et béni dans tous les siècles.
Amen.
1. « C'est la voix de mon bien-aimé. » L'Épouse
voyant la nouvelle retenue des jeunes filles, et leur crainte respectueuse,
lorsqu'elles n'osaient plus troubler son saint loisir, et ne l'importunaient
plus comme auparavant en la retirant du repos de la contemplation, reconnaît
que c'est un effet du soin et de l'entremise de l'Époux, et, se réjouissant en
esprit, soit de leur avancement, car elles ne sont plus si inquiètes, soit de
ce que désormais elle doit vivre plus en paix, soit enfin à cause de la bonté
et de la grâce de son Époux qui témoigne tant de zèle pour son repos, et a tant
de soin pour lui conserver son doux loisir, ou plutôt ses exercices si
fervents, elle dit qu'elle est redevable de ce bien à ce que son bien-aimé leur
a dit sur ce sujet. Car celui qui conduit les autres avec soin, ne vaque quasi
jamais à soi-même avec assurance, parce qu'il craint toujours de ne pas se
communiquer assez à ceux qui lui sont soumis, et de n'être pas agréable à Dieu,
comme préférant à l'utilité générale son propre repos et la douceur de la
contemplation; aussi il ne goûte pas peu de joie et de sécurité, lorsque, par
la crainte et le respect que Dieu inspire quelquefois pour lui à ceux qu'il
gouverne, il reconnaît que son repos est agréable à Dieu, qui leur fait mieux
aimer, supporter leurs besoins avec patience, que troubler la douce quiétude de
leur père spirituel. Car la douce appréhension de ces petits enfants fait
connaître clairement qu'ils ont entendu au dedans d'eux-mêmes la voix menaçante
et les réprimandes de celui qui dit par la bouche du Prophète: « C'est moi qui
ne parle que des paroles de justice (Isaïe LXIII, 1). » Sa voix, c'est son inspiration,
c'est l'impression d'une juste crainte.
2. L'Épouse ravie de joie d'avoir entendu cette
voix s'écrie: « C'est la voix de mon bien-aimé. » Elle est la bien-aimée; il
n'est donc pas étrange qu'elle se réjouisse de reconnaître sa voix. Puis elle ajoute:
« Le voici qui vient sautant dans les montagnes et passant par dessus les
collines (Cantique II, 8). » Ayant reconnu la présence de son Époux à sa voix,
elle jette aussitôt les yeux de tous côtés pour voir celui qu'elle a entendu.
L'ouïe mène à la vue, parce que la foi vient de l'ouïe (Rom. X, 17), et c'est
la foi qui purifie le coeur, et le rend capable de voir Dieu. Car nous lisons
qu'il purifie les coeurs par la foi (Act. XX, 9). Elle voit donc venir celui
qu'elle avait entendu parler: le Saint-Esprit observe ici l'ordre qui est
décrit par le Prophète en ces termes: « Ecoutez ma fille et voyez (Psaume XLIV,
11). » Et afin que vous reconnaissiez avec plus de certitude que ce n'est pas
par hasard, mais à dessein, et pour la raison que nous venons d'alléguer, que
l'ouïe, en cet endroit, est mise avant la vue, voyez si cet ordre n'a pas aussi
été observé par le saint homme Job, lorsqu'il parle à Dieu en ces termes: « Je
vous ai entendu de mes oreilles, et maintenant mon oeil vous voit (Job. XLII,
5). » De même, lorsque l'Ecriture rapporte que le Saint-Esprit descendit sur
les apôtres, ne marque-t-elle pas que l'ouïe prévint la vue, quand elle dit «
L'on entendit soudain un grand bruit du ciel, comme fait un vent impétueux qui
se lève (Act. II, 2). » Et plus bas: « Et des langues de feu qui étaient
dispersées leur apparurent. » Ce qui fait voir que l'avènement du Saint-Esprit
fut connu d'abord par l'ouïe, et ensuite par la vue. Mais c'en est assez sur ce
sujet. Car si vous voulez vous appliquer aussi à la recherche de ces choses,
vous pourrez peut-être de vous-mêmes trouver dans l'Ecriture d'autres passages
semblables à ceux que nous venons de citer.
3. Considérons maintenant ce qu'on ne peut
trouver sans une plus exacte recherche, et dont les approches sont plus
difficiles. En quoi j'avoue que j'ai tout à fait besoin du secours du
Saint-Esprit, afin de pouvoir expliquer nettement quelles sont ces montagnes et
ces collines, que l'Église voit avec bonheur son époux franchir et traverser,
lorsque, comme je pense, il se hâtait de racheter celle dont la beauté l'avait
rempli d'amour. Qui me le fait croire? C'est le souvenir de quelque chose
semblable qui arriva au roi prophète, lorsque, voyant en esprit, et décrivant
l'avènement du Sauveur il s'écriait: c Il amis son pavillon dans le soleil, et
sortant tel qu'un époux de la chambre nuptiale, il a marché à grands pas comme
un géant qui se hâte d'arriver au bout de sa carrière: Il est sorti du plus
haut des cieux, et il retournera au même lieu d'où il est parti (Psaume XVIII,
6). » On sait assez ce qu'il faut entendre par cette sortie et ce retour, et
pourquoi ils ont lieu: mais quoi? Lorsque nous lisons ces choses dans le
psaume, ou dans le cantique, devons-nous nous imaginer un géant d'une
prodigieuse grandeur, qui, épris de l'amour de quelque femme qui demeure loin
de lui, vole au devant de ses embrassements, passe par dessus les montagnes et
les collines que nous voyons s'élever si haut dans les plaines, que
quelques-unes même semblent porter leur sommet jusques dans les nues? Il ne
convient pas de recourir à des images corporelles, surtout pour expliquer un
cantique tout spirituel. Il ne nous est pas même permis de le faire, si nous
nous souvenons d'avoir lu dans l'Évangile que Dieu est esprit, et qu'il faut que
ceux qui l'adorent, l'adorent en esprit(Jean XI, 23).
4. Quelles sont ces montagnes et ces collines
spirituelles, afin que ce nous connaissions aussi quels sont ces bonds que
faisait l'Époux, qui est Dieu, et partant esprit. Si nous disons que ce sont ces
montagnes ee sur lesquelles l'Évangile rapporte que les quatre-vingt-dix-neuf
brebis furent laissées, lorsque leur bon pasteur vint sur la terre en chercher
une qui était perdue (Matth. VIII, 12), la chose n'en est pas moins obscure, et
l'esprit demeure toujours arrêté, parce qu'il est difficile de trouver quelles
sont ces autres montagnes où habitent et paissent les béatitudes célestes et
spirituelles, qui sont sans doute les brebis dont il est parlé. Cependant s'il
était vrai qu'il n'y en eût pas, la Vérité n'aurait pas dit ce que nous venons
de rapporter, et le Prophète lui-même n'aurait pas dit longtemps auparavant, en
parlant de la cité d'en haut, de la Jérusalem céleste, qu'elle a ses fondements
dans les montagnes saintes (Psaume LXXXVI, 1), s'il n'y avait pas là, en effet,
de montagnes; mais pour vous convaincre encore que cette demeure sainte et
éternelle a non-seulement des montagnes spirituelles, mais aussi des montagnes
vivantes et raisonnables, écoutez Isaïe: « Les montagnes et les collines chantent
des hymnes de louanges en la présence de Dieu (Isaïe LV, 12). »
5. Quelles sont-elles donc, sinon ces esprits
bienheureux qui habitent g le ciel, que nous avons dit que le Sauveur a appelés
brebis, en sorte t qu'ils sont ensemble des brebis et des montagnes? A moins
peut-être que vous ne trouviez absurde que des montagnes paissent dans les k
montagnes, et des brebis dans les brebis. Il est vrai que, à le prendre à la
lettre, cela est dur, mais si on l'entend d'une manière spirituelle, cela nous
paraîtra doux et agréable, si nous considérons, comment le pasteur des unes et
des autres, Jésus-Christ, la sagesse de Dieu, distribue d'une manière
différente sur la terre et dans le ciel, la même nourriture de la vérité à
chacune d'elles. Car, pour nous, misérables mortels, tandis que nous sommes
dans le lieu de notre exil, nous sommes obligés de manger notre pain à 'la
sueur de notre corps, et de le mendier avec peine et travail au dehors,
c'est-à-dire, de le demander, ou à des hommes instruits ou aux livres sacrés,
ou du moins à la contemplation, avec l'œil de l'intelligence, des grandeurs
invisibles de Dieu, par l'ordre et la beauté des créatures visibles. Mais les
anges reçoivent en eux-mêmes sinon d'eux-mêmes, de quoi être abondamment
heureux, et le reçoivent avec autant de facilité que de félicité. Car ils sont
tous instruits de Dieu même, qui est un bonheur infailliblement promis aux
élus, mais dont ils ne peuvent jouir parfaitement, tant qu'ils sont encore en
ce monde
6. Ainsi des montagnes paissent dans les
montagnes, ou des brebis dans les brebis, puisque ces substances célestes et
spirituelles, trouvent abondamment en elles-mêmes, par la parole de vie
qu'elles reçoivent, le moyen de rendre leur béatitude perpétuelle, étant en
même temps montagnes et brebis; montagnes, à cause de leur plénitude ou de leur
élévation, et brebis à cause de leur douceur. Car s'ils sont pleins de Dieu,
élevés en mérites, comblés de vertus, ils ne laissent pas, par une humble
obéissance, de courber leurs têtes sous l'empire de la majesté souveraine de
Dieu, comme des brebis innocentes qui se conduisent en toutes choses par la
volonté de leur pasteur, et qui le suivent partout où il va. Or, selon le
prophète David, dans ces montagnes vraiment saintes, de même que la sagesse de
Dieu a été engendrée avant toutes choses, ainsi les fondements de la cité du
Seigneur ont été fermement établis dès le commencement du monde (Psaume LXXXVI,
1) parce que cette cité est la même dans le ciel, et sur la terre, bien qu'elle
soit étrangère an partie, et qu'elle règne déjà en partie. Et de ces montagnes,
selon la parole d'Isaïe, comme de cymbales vivantes et harmonieuses, résonnent
sans cesse des actions de grâces, et des voix de louanges (Isaïe LI, 3), qui
accomplissent ainsi par ces doux et perpétuels concerts, ce que nous avons
rapporté un peu auparavant, d'après ce prophète, lorsqu'il disait que les
montagnes et les collines chanteront des louanges devant Dieu (Isaïe LV, 12);
et ce qu'un autre prophète disait en parlant au Seigneur: « Heureux ceux qui
habitent dans votre maison, ils vous loueront éternellement (Psaume LXXXIII,
5). »
7. Pour reprendre le fil de notre discours que
nous avons un peu interrompu, mais il le fallait je crois, ce sont là ces
montagnes et ces collines où l'Église a vu sauter son céleste époux, avec une
merveilleuse allégresse, lorsqu'il volait au devant de ses chastes
embrassements, et elle ne l'a pas vu seulement sauter dans ces montagnes, mais
même passer par dessus. Voulez-vous que je vous montre, par les prophètes et
les apôtres, ce qu'on entend par ses bonds? Ce n'est pas que j'aie l'intention
de vous rapporter ici tous les témoignages que ceux qui en ont le loisir,
pourraient trouver sur ce sujet dans les écrits des prophètes, ce serait trop
long et même inutile, je rapporterai seulement les choses qui confirment
clairement, et en peu de mots ce qui est dit ici des bonds que fait l'Époux.
David dit de lui, «qu'il a mis son pavillon dans le soleil, et que, paré comme
un époux qui sort de sa chambre nuptiale, il a marché à grands pas comme un
géant qui se hâte d'arriver au bout de sa carrière et qu'il est parti du plus
haut des cieux (Psaume XVIII, 6).» Quel bond il a fait, du plus haut des cieux,
jusque sur la terre ! Car je ne trouve pas d'autre lieu, que la terre, qui
puisse être indiquée par le soleil où il a mis son pavillon, lui qui habite une
lumière inaccessible, c'est là qu'il a daigné faire paraître sa divine présence
à la lumière et devant tout le monde. Car « c'est sur la terre, qu'il a été vu
et qu'il a conversé parmi les hommes (Bar. III, 38).» Il a dressé à tous les
yeux, dis-je, sur la terre désignée par ce mot, le soleil, son pavillon,
c'est-à-dire le corps qu'il a daigné prendre de celui d'une vierge, afin que,
invisible par sa nature, il devint visible, et que toute chair vit le salut de
Dieu, qui était venu dans la chair.
8. Il a donc sauté dans les montagnes,
c'est-à-dire dans les esprits inférieurs, lorsqu'il est descendu jusqu'à eux en
daignant leur révéler un secret caché depuis tant de siècles, et le grand
mystère de sa bonté. Mais passant par dessus ces montagnes sublimes et élevées,
c'est-à-dire, par dessus les Chérubins et les Séraphins, les Dominations, les
Principautés, les Puissances et les Vertus, il a daigné descendre jusqu'à
l'ordre inférieur des Anges comme sur des collines. Mais y est-il demeuré? Il a
encore passé les collines. Car il n'a pas pris la nature des anges (Heb. II,
16), mais celle d'Abraham, qui est inférieure à celle des anges, afin que cette
parole que le roi prophète adresse au Père sur le sujet du Fils fût accomplie:
« Vous l'avez. rendu un peu inférieur aux anges (Psaume VIII, 6). » Quoique
l'on puisse expliquer ce pointsage à l'avantage de la nature humaine, en ce que
l'homme qui a été créé à l'image et à la ressemblance de Dieu, et doué de la
raison comme les anges, est formé de la terre. Mais écoutez l'apôtre saint Paul
qui en parle clairement en ces termes: « Ayant la même essence que le Père, il
n'a pas cru faire un larcin de se rendre égal à Dieu, parce qu'il s'est anéanti
lui-même, en prenant la forme d'un esclave, en se rendant semblable à l'homme,
et en se revêtant de nos infirmités (Philip. II, 6).» Et lorsque la plénitude
du temps est arrivée, Dieu a envoyé son fils né d'une femme, né sous la loi
(Gal. IV, 4).» Il est donc indubitable que celui qui est né d'une femme et sous
la loi, a passé en descendant en terre, non-seulement les montagnes,
c'est-à-dire les premiers ordres des esprits bienheureux, mais encore les anges
qui ne sont que d'un ordre inférieur, et qui, en comparaison des premiers,
peuvent être raisonnablement appelés des collines. Mais le moindre du royaume
des cieux, est plus grand que qui que ce soit ayant un corps sur la terre,
quand ce serait le grand saint Jean-Baptiste (Luc. VII, 28). Car bien que nous
confessions que Dieu homme, est incomparablement élevé au dessus de toutes les
Principautés, et de toutes les Puissances, il faut néanmoins tomber d'accord
que s'il les surpasse, en majesté, il est au dessous d'eux à cause de sa
faiblesse. Voilà comment il a sauté dans lés montagnes, et a passé les collines
en voulant bien se mettre au dessous non-seulement des esprits supérieurs mais
même des inférieurs. Et il ne s'est pas seulement soumis à ces esprits
célestes; mais encore à ceux qui habitent des maisons de boue et de terre,
passant et surmontant par son humble bassesse, la bassesse des hommes même. Car
lorsqu'il était à Nazareth âgé de douze ans, il était assujetti à Marie et à
Joseph. (Luc. II, 81) et sur les bords du Jourdain, étant encore plus âgé, il
se courba sous les mains de saint Jean (Matth. III, 13). Mais le jour est déjà
bas, et nous serions bien aise pourtant de demeurer encore sur ces montagnes.
9. Cependant si nous voulions en une seule fois
satisfaire notre curiosité, et examiner tout ce qu'il y a de beau et de caché
dans ce mystère, il y aurait à craindre que ce discours ne devînt d'une
longueur ennuyeuse, ou qu'en nous pressant trop, nous ne traitassions pas avec
assez de soin une matière si noble et si abondante. Nous nous arrêterons donc
aujourd'hui, si vous le voulez bien, sur ces montagnes. Car il fait bon ici, et
Jésus-Christ, ce bon pasteur, nous ayant placés avec les anges dans ces riches
pâturages, nous pouvons y paître avec plus de plaisir et d'abondance. Car nous
sommes aussi les brebis de sa bergerie. Ruminons donc comme des animaux purs
'du boa pasteur tout ce que nous avons fait passer dans notre estomac
spirituel, du discours d'aujourd'hui, si je puis parler ainsi. Nous achèverons
dans le suivant, tout ce qui reste sur ce sujet, et nous tâcherons de l'écouter
plus attentivement avec la grâce de l'époux de l'Église Jésus-Christ
Notre-Seigneur, qui étant Dieu, est élevé au dessus de toutes choses, et béni
dans tous les siècles des siècles.
Amen.
1. Il faut que je vous dise un autre sens sur le
verset du Cantique que je vous ai expliqué dans mon sermon d'hier, vous
choisirez celui des deux que vous jugerez le meilleur. Je crois qu'il n'est pas
besoin de répéter ce que nous avons dit dans le discours précédent. Car je ne
pense pas que vous l'ayez oublié en si peu de temps. Mais quand cela serait,
comme on a recueilli par écrit ces sermons à mesure que je les ai prononcés, si
quelque chose vous en est échappé, vous pourrez le reprendre aisément: cela
dit, passons au reste. « Le voici, dit l'Épouse, qui vient sautant dans les
montagnes, et passant les collines (Cantique II, 8). » Elle parle de l'Epoux;
qui a sans doute sauté dans les montagnes, lorsque, envoyé du Père pour
annoncer d'heureuses nouvelles à ceux qui étaient dans l'oppression, il n'a pas
dédaigné de faire les fonctions des anges, en devenant l'ange du grand conseil,
lui qui était le maître des anges. Il est descendu sur la terre, lui qui avait
coutume d'y envoyer les autres: Il a fait connaître lui-même le salut qu'il
apportait au monde. Il a lui-même révélé sa grâce et sa justice aux nations
(Psaume XCVIII, 2). Tous les esprits bienheureux, selon l'Apôtre, sont les
ministres de Dieu, et il les envoie pour servir ceux qui sont destinés à
l'héritage du salut (Heb. I, 74). Et cependant celui-là même dont ils sont les
ministres, et qui est infiniment élevé au dessus d'eux, et devenu comme l'un
d'entre eux, et feignant de ne pas voir le tort que lui causait cet
abaissement, il s'est acquis une couronne immortelle de grâce et de gloire.
Mais écoutez-le lui-même: « Je ne suis pas venu, dit-il, pour être servi, mais
afin de servir, et de donner ma vie pour plusieurs (Matth. XX, 28). » Ce que nous
ne voyons pas qu'aucun des anges ait fait, en sorte que, par l'ardeur et la
fidélité de ses services, il a surpassé tous ceux qui sont venus avant lui pour
servir les hommes. Certes, c'est un excellent ministre, que celui qui donne sa
chair en nourriture, son sang en breuvage, et sa vie pour prix et pour rançon
de ceux à qui il est envoyé. Celui-là, en effet, est un excellent ministre qui,
par la ferveur de son esprit, par l'ardeur de son amour, et par le zèle de
bonté, non-seulement saute dans les montagnes, mais traverse même les collines,
c'est-à-dire les surmonte par le désir brûlant qu'il a de sauver les hommes,
attendu qu'il est celui que le Seigneur son Dieu a sauté d'une huile de joie,
d'une manière plus excellente que tous ceux qui ont eu part à sa gloire (Psaume
XLIV, 8). test particulièrement en cela qu'il a marché à grands pas comme un
géant qui se hâte d'arriver au bout de sa carrière. Il a passé Gabriel, et est
arrivé avant lui à la Vierge, selon le témoignage de cet archange même, qui dit
à Marie: « Je vous salue, pleine de grâce, le Seigneur est avec vous (Luc. I,
28). » Quoi? Celui que vous venez de laisser dans le ciel, vous le trouvez
maintenant dans le sein d'une femme! Comment cela se fait-il? Il a volé en
avant sur les ailes des vents. O bienheureux archange vous êtes vaincu ! Celui
qui vous a envoyé devant lui, est arrivé plutôt que vous.
2. Ou bien il sautait dans les montagnes,
lorsqu'il apparaissait autrefois aux patriarches en la personne des anges; ce
qui semble mieux convenir à la terre. Car elle ne dit pas qu'il saute sur les
montagnes, mais dans les montagnes, parce qu'il est cause qu'elles sautent
elles-mêmes, comme il parle dans les prophètes et agit dans les justes
lorsqu'il fait parler les uns et agir les autres. Ajoutez à cela que
quelques-uns de ces anges le représentaient, en sorte que chacun d'eux ne
parlait pas comme ange, mais comme Seigneur. Par exemple, l'ange qui parlait
avec Moïse, ne disait pas: Je suis l'ange du Seigneur; mais, « je suis le
Seigneur, » ce qu'il répéta (plusieurs fois. Il sautait donc dans les
montagnes, c'est-à-dire dans les anges, en qui il parlait et se montrait aux
hommes. Il sautait donc vers les hommes, mais en la personne des anges, non en
la sienne propre, non en sa nature, mais en celle d'une créature qui lui est
soumise. Car celui qui saute passe d'un lieu à l'autre, ce qui ne se fait pas
en Dieu. Il sautait donc dans les montagnes, c'est-à-dire, dans les anges,
parce qu'il né le pouvait lias faire en sa propre personne, et il sautait jusqu'aux
collines, c'est-à-dire, jusqu'aux patriarches, aux prophètes, et aux autres
hommes spirituels qui étaient sur la terre.
Mais il passait aussi les collines, parce qu'il n'a pas seulement voulu
parler et apparaître aux grands hommes, et aux hommes spirituels, mais il a
daigné faire même la grâce à quelques-uns d'entre le peuple, et même à quelques
femmes, en se servant pareillement du ministère des anges. Ou par les collines,
l'Écriture entend les puissances de l'air, qu'on ne met plus au nombre des montagnes,
parce qu'elles s'ont tombées du comble des vertus, par l'orgueil, et néanmoins
ne sont pas désenflées par la pénitence, et arrivées jusqu'à l'humilité des
vallées, ou jusqu'aux vallées des humbles. Je crois que c'est d'elles qu'il est
dit dans les psaumes: « Les montagnes se sont fondues comme la cire à la vue du
Seigneur (Psaume XCIV, 5). » Celui qui sauté dans les montagnes passé donc
pardessus ces collines superbes et stériles qui tiennent comme le milieu entre
les montagnes des parfaits et les vallées des pénitents; et les ayant passées
et méprisées, il descend dans les vallées, afin qu'elles portent du blé en
abondance. Les autres, au contraire, sont condamnées à une sécheresse et une
stérilité perpétuelles, suivant cette imprécation du Prophète contre eux: «Que
la rosée, dit-il, ni la pluie ne descendent pas sur vous (Rois I, 21). » Et
afin que vous sachiez que c'est aux anges prévaricateurs qu'il adresse ces
paroles sous la figure des montagnes de Gelboë, « où, dit-il, plusieurs blessés
sont tombés. » Combien y en a-t-il de l'armée d'Israël qui sont tombés dès le
commencement, et qui tombent encore tous les jours dans ces montagnes maudites?
C'est d'elles que parle le Prophète lorsqu'il dit au Seigneur: « Ils sont comme
des hommes blessés à mort qui reposent dans les tombeaux, dont vous ne vous
souvenez plus, et vous les avez chassés par la force de votre bras (Psaume
LXXXVII). »
3. Il ne faut donc pas s'étonner si ces esprits,
qui ne sont pas des montagnes du ciel, mais des collines de l'air où la rosée
ni la pluie ne descendent jamais, demeurent toujours stériles et infructueux,
puisque l'auteur de la grâce et le dispensateur des bénédictions passe
pardessus, et descend dans les vallées, afin de répandre une pluie céleste sur
les humbles qui sont sur la terre, et leur faire produire du fruit dans la
patience, et porter trente, soixante, cent pour un. Car il a visité la terre,
dit le Prophète, et l'a enivrée; il a augmenté ses biens et ses richesses
(Psaume LXIV, 10). Il a visité la terre, dit-il, non pas l'air, « car la terre
est remplie de la miséricorde de Dieu (Psaume XXXI, 5). Il a opéré le salut au
milieu de la terre, dit encore le même Prophète (Psaume LXXIII, 12). » Dit-il
aussi au milieu de l'air? Cela est contre Origène, qui, par un mensonge
impudent, crucifie encore une fois le Seigneur de gloire au milieu des airs,
pour sauver les démons, lorsque saint Paul qui était témoin de ce mystère nous
assure, « qu'étant ressuscité il ne meurt plus, et que la mort n'aura plus
d'empire sur lui (Rom. VI, 9). »
4. Mais celui qui a passé l'air n'a pas
seulement visité la terre, mais encore le ciel, selon l'Écriture qui dit: «
Seigneur, votre miséricorde s'étend jusque dans le ciel, et votre vérité va
jusqu'aux nues (Psaume XXXV, 6); » c'est-à-dire jusqu'au ciel qu'habitent les
saints anges; l'Époux ne passe pas outre, mais il y saute, en sorte qu'il y
imprime comme les deux vestiges de ses pieds, la miséricorde et la vérité, dont
je me souviens vous avoir entretenus longuement dans les discours précédents.
Mais c'est sous les nues et plus bas, dans cet air inférieur et ténébreux, que
se trouve la demeure des démons; or, l'Époux ne saute pas en eux, mais il y
passe sans les regarder, en sorte qu'ils n'ont en eux aucun vestige du passage
de Dieu. Car, comment la vérité se trouverait-elle dans le diable, puisque la
vérité même a dit dans l'Évangile, que Satan n'est pas demeuré dans la vérité,
mais qu'il a été menteur dès le commencement (Jean VIII, 44)? On ne peut pas
dire non plus qu'il soit miséricordieux, puisque la même vérité le convainc
encore dans l'Évangile d'avoir été homicide en tout temps (Ibid). Or, tel père
dé famille, tels serviteurs; aussi, c'est avec raison que l'Église, en chantant
au sujet de l'Époux, « il habite en un lieu fort élevé, et regarde les choses
humbles et basses dans le ciel et sur la terre (Psaume CXII, 5), » ne fait pas
mention de ces esprits superbes qui sont dans l'air, parce que Dieu résiste aux
superbes, et donne sa grâce aux humbles.
5. L'Épouse le voit donc sauter dans les
montagnes et passer les collines, selon cette imprécation de David: que le
Seigneur visite toutes les montagnes qui sont à l'entour, c'est-à-dire autour
de Gelboë, mais qu'il passe celle de Gelboë. Car il y a des montagnes que le
Seigneur visite, qui sont autour du diable désigné par le mont Gelboé, les
anges au dessus de lui, et les hommes au dessous. Car, tombant du ciel, il
s'est vu assigner pour sa peine le séjour de l'air, qui est placé entre le ciel
et la terre, afin qu'il soit au dessus des hommes et au dessous des anges, et
qu'il en soit jaloux, et que cette jalousie lui serve de tourment, suivant
cette parole de l'Écriture: « Le pécheur verra ces choses et en concevra une
violente colère, il grincera les dents de rage et sèchera de dépit (Psaume CXI,
10). » Comme il se sent malheureux lorsqu'il regarde les cieux, où il voit des
montagnes innombrables, brillant des splendeurs divines, retentissant des
louanges de Dieu, comblées de gloire et de grâces! Mais combien plus malheureux
encore lorsqu'il regarde la terre, où il voit aussi plusieurs montagnes du
peuple élu, solides dans la foi, élevées par l'espérance, étendues par la
charité, cultivées par les vertus, pleines de fruits des bonnes oeuvres, et
recevant tous les jours des bénédictions par la rosée du ciel, comme par le
saut mystique de l'Époux! Avec combien de douceur et de jalousie croyons-nous
que cet esprit si ambitieux de gloire, regarde autour de lui toutes ces
montagnes glorieuses, quand il voit au contraire que lui et les siens sont incultes,
couverts de ténèbres, et stériles en tous biens, et qu'il reconnaît que lui,
qui calomnie tout le monde, est l'opprobre des hommes et des anges, suivant ce
mot du Psalmiste: « Ce dragon que vous avez formé pour servir de jouet et de
risée (Psaume CIII, 26). »
6. Et la cause de cela, c'est que l'Époux les
passe à cause de leur orgueil, et saute dans les montagnes qui sont à l'entour
de lui, comme une fontaine qui s'élève au milieu du paradis, arrose toute la
terre, et verse ses bénédictions sur toute sorte d'animaux. Heureux ceux qui
méritent d'être abreuvés quelquefois, quoique rarement, de ce torrent de
délices, et en qui l'eau de la sagesse et la fontaine de la vie rejaillissent
de temps en temps, si elle ne coule pas toujours, et forment en eux une source
d'eau rejaillissante pour la vie éternelle. Or, ce fleuve impétueux réjouit la
cité de Dieu, et y coule toujours avec abondance. Mais Dieu veuille qu'il ne
dédaigne pas de se répandre quelquefois, comme par une espèce d'inondation,
dans nos montagnes qui sont pur la terre, afin qu'étant suffisamment abreuvées,
elles puissent aussi distiller sur nous, qui sommes des vallées, quelques
gouttes d'eau, de crainte que nous ne demeurions entièrement secs et stériles.
Il n'y a que misère, pauvreté et que famine dans la contrée qui n'est jamais
humectée par ces inondations, ni par ces faibles écoulements, parce que la
fontaine de sagesse coule et s'en va au delà. «Or, dit un prophète, comme ils
n'ont pas eu la sagesse, ils se sont perdus par leur folie (Baruch.. ni, 28). »
7. « Le voici qui vient sautant, dans les
montagnes et passant les collines. » Il saute afin de passer outre, parce qu'il
ne veut pas s'arrêter à tous. Car tous ne sont pas agréables à Dieu. Mes
frères, si selon la pensée de saint Paul (I Cor. X, 11), ces choses sont
écrites pour notre instruction, observons la discrétion et la circonspection
des sauts mystiques de l'Époux, remarquons comment, parmi les anges et parmi
nous, il saute spirituellement dans les humbles, et passe les superbes. Car le
Seigneur étant infiniment élevé, regarde ceux qui sont bas et humbles, et voit
de loin ceux qui s'élèvent par l'orgueil (Psaume CXXXVII, 6). Considérons,
dis-je, ces choses avec attention, afin que nous veillions à nous préparer à
ces sauts salutaires de l'Époux, de peur qu'il ne nous passe comme les
montagnes de Gelboë, s'il nous juge indignes de sa visite. Pourquoi vous
enorgueillissez-vous, vous qui n'êtes que terre et que cendre? Le Seigneur
passe les anges même, ayant leur orgueil en exécration. Que ce rebut donc qu'il
fait des anges serve à corriger les hommes, puisque cela â été écrit pour leur
instruction. Que le mal du diable contribue à mon bien, et puisse-je laver mes
mains dans le sang du pécheur. Comment cela, direz-vous? Écoutez, le voici. Une
horrible et épouvantable malédiction a été fulminée contre le diable superbe
par le Prophète, quand il s'écrie, en parlant de lui en esprit, sous la figure
de Gelboë, ainsi que nous l'avons rapporté plus haut: « Que le Seigneur visite
les montagnes qui sont à l'entour, mais qu'il passe Gelboë sans le visiter (II
Rois I, 21). »
8. Lorsque je lis ces paroles, et qu'ensuite je
jette les yeux sur moi et que je m'examine avec soin, je me trouve infesté de
cette peste que le Seigneur a eue tant en horreur dans l'ange, qu'il s'est
détourné de lui, en même temps qu'il honorait de sa visite tous ceux qui
étaient autour de lui, soit anges soit hommes. Et je me dis à moi-même avec
frayeur et tremblement: Si un ange a été traité de la sorte, comment serai-je
traité, moi qui ne suis que terre et que cendre? Il s'est enorgueilli dans le
ciel, et moi, sur un fumier. Qui ne supporterait l'orgueil plutôt dans un riche
que dans un pauvre? Malheur à moi ! si on a châtié avec tant de sévérité un
esprit si puissant, parce que son coeur s'est enflé, et s'il ne lui a servi de
rien que l'orgueil soit un air naturel aux grands, quelle peine ne mériterai-je
pas, moi qui suis tout ensemble et superbe et misérable? Mais j'en reçois déjà
le châtiment, je me sens déjà frappé d'une blessure cruelle. Ce n'est pas sans
raison que depuis quelques jours je me trouve dans cette langueur, dans cet
obscurcissement et dans cette lâcheté inaccoutumée. Je courais avec ardeur„
lorsque j'ai rencontré en mon chemin une pierre d'achoppement, contre laquelle
j'ai heurté le pied, et qui m'a renversé par terre. L'orgueil s'est trouvé en
moi, et le Seigneur s'est détourné de son serviteur dans sa colère. C'est de là
que vient tente stérilité de mon âme, ce refroidissement de dévotion. Comment
mon coeur s'est-il ainsi desséché? il s'est durci comme le lait qui se caille,
il est devenu comme une terre aride et sans eau. Sa dureté est si grande, que
je ne saurais verser des larmes. Je ne trouve plus de goût au chant de
l'Église, je ne saurais lire, je n'ai plus le goût de prier, je ne retrouve
plus mes méditations habituelles. Où est cette fécondité première, cette
sérénité, cette paix, cette joie dans le Saint-Esprit? De là vient que je suis
paresseux pour le travail des mains, endormi quand je dois veiller, prompt à me
mettre en colère, opiniâtre dans ma haine, plus porté pour ma langue et pour ma
bouche que je n'étais, plus lâche et plus stérile pour la méditation. Hélas! le
Seigneur visite toutes l-;s montagnes qui sont autour de moi, et il n'y a que
moi dont il ne s'approche pas! Ne suis-je pas de ces collines que ce divin
époux laisse derrière lui? Car j'en vois quelques-uns d'une abstinence
singulière, d'autres d'une patience admirable, celui-ci a une douceur et une
humilité merveilleuses, celui-là est plein de miséricorde et de bonté, un autre
est souvent ravi en contemplation, frappe et pénètre les cieux par l'assiduité
et l'instance de ses oraisons, et ainsi chacun excelle en quelque vertu
particulière. Je remarque, dis-je, qu'ils sont tous dévots, tous fervents, tous
unis en Jésus-Christ, tous comblés des dons célestes de la grâce, comme de
vraies montagnes spirituelles, visitées du Seigneur, et qui reçoivent souvent
en elles les sauts mystiques de l'Époux. Mais moi, qui ne trouve en moi rien de
pareil, que puis-je me croire autre chose qu'une de ces montagnes de Gelboë,
que ce Sauveur qui visite toutes les autres avec tant de bonté, passe dans sa
colère et dans son indignation?
9. Ales chers enfants, cette pensée ôte la vaine
estime de soi-même, attire la grâce, prépare à ces sauts divins de l'Époux. Je
vous ai représenté ces choses en moi pour l'amour de vous, afin que vous
fissiez de même. Soyez donc mes imitateurs; je ne dis pas dans l'exercice des
vertus ou dans le règlement des moeurs, ou dans l'éclat de la sainteté, car il
n'y a rien en moi de toutes ces choses qui mérite d'être imité; mais je désire
que vous ne vous épargniez pas vous-mêmes, que vous soyez les premiers à vous
accuser toutes les fois que vous reconnaissez en vous que la grâce est
refroidie, et la vertu languissante, comme vous voyez que je m'en accuse
moi-même. C'est là agir en homme qui veille exactement sur soi, qui examine
avec soin ses voies et sa conduite, et qui, en tout, tient toujours l'orgueil
pour suspect, et craint qu'il ne se glisse dans son âme. En vérité, j'ai
appris, par ma propre expérience, qu'il n'y a rien de si efficace pour mériter
la grâce, pour la conserver, ou pour la recouvrer, que de ne s'élever jamais
devant Dieu, mais d'être toujours dans un état de crainte et de tremblement.
«Bienheureux, dit le Sage, est celui qui est toujours dans la crainte (Prov.
XXVIII, 14). » Craignez donc, lorsque la grâce est présente, craignez
lorsqu'elle s'en va, craignez lorsqu'elle revient, voilà ce qu’on entend par
être toujours dans la ceinte. Que ces trois craintes se succèdent dans votre
âme, selon que. vous sentez que la grâce est en vous, ou s'en retire
lorsqu'elle est offensée, ou y revient de nouveau quand elle est apaisée.
Lorsqu'elle est présente, appréhendez de n'y pas correspondre assez dignement,
car c'est l'avis que donne l'Apôtre, lorsqu'il dit: « Prenez garde de recevoir
en vain la grâce de Dieu (II Cor. VI, 1). » Et, dans sa lettre à Timothée. « Ne
négligez pas la grâce qui est en vous (I Tim. IV, 14). » Soit, enfin, ne
parlant de lui-même. « La grâce de Dieu n'a pas été vaine en moi (I Cor. XV,
10). » Cet homme admirable, qui pénétrait les secrets de Dieu, savait que,
négliger les dons de Dieu, et ne s'en pas servir pour l'usage qu'on les -a
reçus, c'est faire injure à celui dont ou les tient, et il croyait que c'est là
un orgueil épouvantable. C'est pourquoi il évitait lui-même avec grand soin, et
enseignait aux autres à éviter un ami si dangereux.
Mais il y a encore ici un autre précipice que je vous veux découvrir,
dont l'esprit d'orgueil se sert, comme dit le Prophète, pour dresser des
embûches comme un lion dans sa caverne, avec d'autant plus de danger pour nous,
que ce piège est plus caché. Car, lorsqu'il ne peut empêcher l'action, il tâche
de corrompre l'intention, en nous suggérant de nous attribuer ce qui n'est
qu'un effet de la grâce. Or, vous ne sauriez douter due ce genre d'orgueil ne
soit bien pire que le premier. Car, qu'y a-t-il de plus horrible que le langage
de ceux qui disaient: « C'est notre main toute-puissante, et non le Seigneur,
qui a fait toutes ces choses (Deut. XXXII, 27). »
10. Si donc on doit craindre lorsque la grâce
demeure en nous, que doit-on faire lorsqu'elle se retire? Ne doit-on pas alors
craindre bien davantage? puisqu'il faut périr lorsque la grâce vient à manquer.
Écoutez le souverain dispensateur de la grâce: « Vous ne pouvez, dit-il, rien
faire sans moi (Joan XV, 5). ». Craignez donc extrêmement lorsque la grâce vous
est soustraite; car vous tomberez bientôt. Craignez et tremblez, parce que Dieu
est irrité contre vous. Craignez parce que celle qui vous gardait vous a
abandonné. Et ne doutez pas que votre orgueil en soit cause, quoique cela ne
vous paraisse pas, quoique vous ne vous sentiez coupable de rien. Car ce que
vous ne savez pas, Dieu le sait, et c'est lui qui vous juge. Ce n'est pas cruel
qui se rend témoignage, qui est vraiment estimable, mais c'est celui à qui Dieu
rend témoignage (Jacob, IV, 18) et qu'il approuve. Or Dieu vous rend-il
témoignage et approuve-t-il votre conduite quand il vous prive de la grâce? Et
celui qui donne sa grâce aux humbles, l'ôtera-t-il à celui qui est humble,
après la lui avoir donnée? la privation de la grâce est donc une marque
d'orgueil. Quoique néanmoins il arrive quelquefois que la grâce est soustraite
et éloignée, non à cause d'un orgueil présent, mais à cause de celui où l'on
tomberait, si on ne nous tirait par la grâce. Nous en avons un exemple évident
dans la personne de l'Apôtre, qui souffrait malgré lui, les aiguillons de sa
chair, non parce qu'il s'élevait, mais de peur qu'il ne s'élevât (II Cor. XII,
7). Mais enfin, que l'orgueil soit présent, ou qu'il doive naître plus tard, il
est vrai de dire que l'orgueil est toujours la cause de la soustraction de la
grâce.
11. Mais si la grâce vous redevient propice et
retourne vers vous, c'est alors que vous devez craindre bien plus encore, qu'il
ne vous arrive de tomber de nouveau, selon cette parole de Jésus-Christ dans
l'Évangile. « Vous voilà guéri, allez et ne péchez plus, de crainte qu'il ne
vous arrive quelque chose de pire (Jean V, 14, ) Voyez-vous qu'il est bien plus
funeste de retomber que de tomber? Que votre crainte soit donc plus grande,
quand le péril est plus grand. Vous êtes heureux si vous remplissez votre coeur
de cette triple crainte, en sorte que vous craigniez pour la grâce que vous
avez reçue, que vous craigniez encore davantage pour celle que vous avez
perdue, et beaucoup plus enfin pour celle que vous avez recouvrée. Faites cela
et vous serez comme l'urne des noces où assista Jésus-Christ, plein jusqu'au
haut, contenant non-seulement deux mesures comme elle, mais trois, et vous
mériterez de recevoir la bénédiction de Jésus-Christ qui change votre eau en un
vin de joie, et l'amour parfait chassera dehors la crainte.
12. Je dis donc que la crainte est figurée par
l'eau, puisqu'elle tempère la chaleur des désirs charnels. « Le commencement de
la sagesse, dit le Prophète, c'est la crainte du Seigneur (Psaume CX).) Et
ailleurs: « Il lui a donné à boire de l'eau salutaire de la sagesse. » Si la
crainte est la sagesse et que la sagesse soit de l'eau, la crainte est de
l'eau. Aussi le sage dit-il: « La crainte du Seigneur est une fontaine de vie
(Prov. XIV, 7). » Votre âme est comme une urne, or chaque urne du festin de
l'Évangile contenait deux ou trois mesures. Ces trois mesures sont les trois
sortes de crainte « et ils les emplirent jusqu'au haut (Jean I, 6), » dit
l'Évangéliste. Ce n'est pas une crainte, ce ne sont pas deux craintes qui
suffisent pour les emplir jusqu'au haut, il en faut trois. Craignez Dieu en
tout temps, et de tout votre coeur, vous avez rempli votre urne jusqu'au haut.
Dieu aime que les présents qu'on lui fait soient entiers, que l'amour qu'on a
pour lui, soit sans réserve, que les sacrifices qu'on lui offre soient
parfaits. Ayez donc soin d'apporter votre urne pleine aux noces célestes afin
qu'on puisse dire aussi de vous: « L'esprit de la crainte du Seigneur l'a
rempli (Isaïe XI, 3). » Celui qui craint ainsi, ne néglige rien, car comment la
négligence pourrait-elle entrer en celui qui est tout plein? Ce qui peut encore
recevoir quelque chose, n'est pas absolument plein. Par la même raison, il ne
peut pas en même temps craindre et s'élever. Car il n'y a pas de place pour
l'orgueil où tout est plein de la crainte de Dieu. Il en faut dire autant des
autres vices, car il est de toute nécessité que tout soit exclu par la
plénitude de la crainte. Et ce sera quand vous craindrez ainsi pleinement et
parfaitement, que l'amour donnera de la saveur à votre eau par la bénédiction
du Seigneur. Car la crainte sans l'amour est une peine. Or l'amour est le vin
qui réjouit le coeur de l'homme (Psaume CIII. 15), car l'amour parfait bannit
la crainte (Joan IV, 8), en sorte que ce qui était de l'eau, commence à devenir
du vin, à la louange et à la gloire de l'Époux de l'Église,
Jésus-Christ-Notre-Seigneur, qui étant Dieu, est élevé au dessus de toutes
choses, et béni dans tous les siècles.
Amen.
1. « Mon bien-aimé est semblable à un chevreuil,
et à un faon de biche (Cantique II, 19). » Cela dépend du verset précédent, car
l'Épouse compare maintenant à un chevreuil, et à un faon de biche, celui
qu'elle nous avait montré sautant et se hâtant. La comparaison est évidemment
bien choisie, car ce genre d'animaux est rapide à la course et agile à sauter.
Or elle parle de l'Époux, et l'Époux est lui-même la parole éternelle. Aussi le
Prophète en parlant de Dieu, dit-il que « sa parole court avec vitesse (Psaume
CXLVII, 15). » Ce qui se rapporte fort bien à notre texte, où l'Époux, qui est
la parole de Dieu est décrit sautant et traversant les montagnes, et par
conséquent semblable aux chevreuils, et aux faons de biche. C'est même là la
comparaison de l'Epouse. Ajoutez encore, afin qu'elle vous paraisse plus juste,
que le chevreuil n'excelle pas seulement parla vitesse de sa course, mais aussi
par la pénétration de sa vue. Ce qui regarde proprement cette partie du
discours de l'Épouse, où l'Époux est dépeint sautant, et passant pardessus les
collines, car s'il n'avait la vue très-subtile, il ne pourrait pas, sautant et
courant, discerner ceux en qui il doit sauter, et ceux qu'il doit passer.
Autrement elle aurait pu se contenter pour marquer la réserve de l’Époux se
hâtait, de le comparer seulement au faon de biche. Car on sait que cet animal
court extrêmement vite. Mais parce que l'Époux, quoique l'ardeur de son amour
semble l'emporter avec une vitesse incroyable, pour jouir des chastes
embrassements de sa bien-aimée, ne laisse pas pourtant de diriger ses pas, ou
plutôt ses bonds, avec beaucoup de prudence et de circonspection, et de prendre
bien garde où il doit mettre le pied, il a fallu sans doute joindre, aussi la
comparaison du chevreuil, à celle du faon de biche, afin que l'une exprimât le
désir ardent qui le fait ainsi sauter, et l'autre le discernement avec lequel
il choisit l'endroit où il doit sauter. Car Jésus-Christ est juste et
miséricordieux, il est Sauveur et juge, (Tim. II, 4): parce qu'il aime, il veut
que tous les hommes soient sauvés, et acquièrent la connaissance, de la vérité;
et parce qu'il juge, il connaît ceux qui sont à lui, et sait ceux qu'il a
choisis dès le commencement (Jean XIII, 18).
2. Reconnaissons donc que ces deux biens de l'Époux,
la miséricorde et la justice, nous sont représentés par le Saint-Esprit, sous
la figure de ces deux animaux, afin qu'en témoignage de l'intégrité et de la
perfection de notre foi, nous imitions le Prophète (Psaume C, 1), et célébrions
avec lui la miséricorde et la justice du Seigneur. Quant à moi, je ne doute
pas. que ceux qui sont curieux et instruits de ces choses, ne puissent encore
indiquer d’autres propriétés de la nature de ces animaux, qu'on pourrait
utilement et raisonnablement, rapporter à l'Époux. Mais je pense que celles-ci
peuvent servir pour rendre raison de la comparaison de l'Époux. C'est encore
avec beaucoup de sagesse que le Saint-Esprit ne compare pas l'Époux au cerf,
mais au faon de biche, en quoi il fait mention des patriarches, dont
Jésus-Christ descend selon la chair, et de l'enfance du Sauveur. Car ce petit
enfant qui nous est né (Isaïe IX, 6), a paru comme un faon de biche. Mais vous,
qui désirez l’avènement du Sauveur, appréhendez l'examen rigoureux de ce juge,
appréhendez sas yeux de chèvre, craignez celui qui dit par un Prophète: « Et en
ce jour-là j'examinerai Jérusalem à la clarté des flambeaux (Sopho. I, 12). »
Il a la vue perçante, ses yeux ne laisseront rien échapper à leurs regards. Il
sondera les reins et les coeurs, et toutes les pensées des hommes seront à nu
devant lui. (Psaume VII, 10). Qu'y aura-t-il de sûr dans Babylone, si Jérusalem
même doit subir l'épreuve d'un si rude examen? Car je pense qu'en cet endroit
le Prophète a voulu désigner par cette ville, ceux qui mènent nue vie
religieuse ici-bas, qui imitent autant qu'ils peuvent, par leur conduite
honnête et réglée, les moeurs de cette Jérusalem céleste, et ne ressemblent pas
à ceux qui sont de Babylone, et dont la vie est toute pleine de désordres et de
crimes. Car leurs péchés manifestes sont déjà, jugés, et ils n'ont pas besoin
d'examen, mais de supplice. Mais pour moi, qui parais religieux et habitant de,
Jérusalem, mes péchés sont cachés et comme couverts sous le nom et sous l'habit
religieux. Voilà pourquoi il sera nécessaire d'en faire une recherche et une
discussion exacte, et de les tirer des ténèbres, peur les produire au jour, en
y approchant la lumière et le flambeau.
3. Nous pouvons encore citer quelques paroles du
Psalmiste pour confirmer ce qui est dit de cet examen de Jérusalem. Il dit en
effet, parlant au nom du Seigneur: « Lorsque le temps sera veau, je jugerai les
justices même (Psaume LXXIV, 3).» Par, où, si je ne me trompe, il veut dire
qu'il discutera et examinera la conduite et les actions des justes. Nous avons
grand sujet de craindre que, devant un examen si rigoureux, plusieurs de nos
actions que nous croyons vertueuses, ne paraissent vicieuses. Il y a pourtant
un remède à cela, c'est que si nous nous jugeons, nous-mêmes, nous ne serons pas
jugés (II Cor. XI, 31). Certes ce jugement-là m'est bien avantageux, puisqu'il
me dérobe et rue cache à cet autre jugement de Dieu, qui doit être si sévère.
Je tremble de frayeur de tomber entre les mains du Dieu vivant. Je veux être
présenté devant sa face irritée, déjà jugé, non pas pour être jugé. L'homme
spirituel juge toutes choses, et n'est jugé de personne (I Cor. II, 15). Je
jugerai donc le mal qui est en moi, je jugerai même le bien. Je tâcherai de
corriger le mal par de meilleures actions, de l'effacer par des larmes, de le
punir par des jeûnes, et par les autres travaux d'une sainte discipline. Dans
le bien, j'aurai un humble, sentiment de moi-même, et selon le précepte du
Seigneur, je m’estimerai un serviteur inutile qui n'a fait que ce qu'il devait
faire. Je prendrai garde de ne lui pas offrir de l'ivraie pour du froment, ou
des pailles pour des grains. Je sonderai mes voies et ma conduite, afin que
celui qui doit examiner Jérusalem à la lumière des flambeaux (Sopho, I, 12) ne
trouve rien en moi qui ne soit examiné et discuté. Car il ne jugera pas deux
fois une même chose.
4. Qui me fera la grâce de si bien examiner et
corriger mes péchés, que rien ne me fasse appréhender les yeux si clairvoyants
de la chèvre, ni rougir à la lumière des lampes? Maintenant, je suis vu, mais
je ne vois pas. Cet oeil auquel toutes choses paraissent à découvert, est
présent, bien que lui-même ne paraisse pas. Il viendra un temps où je
connaîtrai comme je suis connu. Mais, à cette heure, je ne connais encore qu'en
partie, bien que je ne sois pas connu seulement en partie, mais en entier. Je
redoute la vue de ce divin examinateur qui se tient derrière la muraille. Car
c'est ce que l'Écriture ajoute touchant celui qu'elle a comparé à un chevreuil,
à cause de la pénétration de sa vue. Le voilà, dit-elle, « qui est debout
derrière la muraille, et qui regarde par les fenêtres et par les treillis
(Cantique II, 9). » Mais nous expliquerons cela en son lieu. Je redoute donc ce
juge caché, qui examine les choses cachées. L'Épouse ne craint rien. En effet,
que pourrait craindre cette bien-aimée, cette colombe, cette belle? Aussi
lisez-vous ensuite: « Voici mon bien-aimé qui me parle. » Il parle, et c'est
pourquoi je redoute sa vue, parce qu'il ne me rend pas témoignage comme à l'Épouse.
Mais Vous, ô Épouse, qu'entendez-vous? Que vous dit votre bien-aimée?
Levez-vous, dit-il, hâtez-vous, ma bien-aimée, ma colombe, ma belle. Mais il
faut aussi remettre cela à une autre fois, afin de ne pas trop restreindre ce
qu'il faut traiter avec plus d'étendue, de peur que je ne sois encore trouvé
coupable en ce point, si je manquais à vous donner des instructions nécessaires
pour la connaissance et l'amour de l'époux de l'Eglise, Jésus-Christ,
Notre-Seigneur, qui étant Dieu est élevé au dessus de toutes choses, et béni
dans tous les siècles.
Amen.
1. « Le voici debout derrière la muraille et
regardant par les fenêtres et par les treillis (Cantique II, 9). » Selon la
lettre, il semble que l'Épouse veuille dire que celui qu'on voyait venir
sautant, s'est approché jusqu'à son logis, et, se tenant derrière la muraille,
regarde par les fenêtres et par les fentes, n'osant pas entrer dedans. Mais
selon l'esprit on peut entendre qu'il s'est vraiment approché, mais d'une autre
façon digne de cet époux céleste, et dignement exprimé par le Saint-Esprit, car
l'intelligence véritable et spirituelle n'admettra jamais rien qui ne soit
bienséant à celui qui agit, et à celui qui rapporte l'action qu'il a faite. Il
s'est donc approché de la muraille, lorsqu'il s'est uni à la chair. La muraille
c'est la chair; et l'approche de l'Époux est l'incarnation du Verbe. Les
treillis et les fenêtres par où l'Épouse dit qu'il regarde, ce sont, comme je
le crois, les sens de la chair, et les passions humaines, par où il a éprouvé
les infirmités des hommes. Car il a porté lui-même nos langueurs, et il a pris
nos douleurs sur lui (Isaïe LIII, 4). Il s'est donc servi des passions et des
sens du corps, comme de fentes et de fenêtres, afin qu'étant homme, il connût
par sa propre expérience les misères des hommes, et qu'il en eût compassion. Il
les connaissait sans doute auparavant, mais d'une autre façon. Il connaissait
la vertu d'obéissance, parce qu'il est le Seigneur des vertus; et néanmoins,
selon le témoignage de l'Apôtre: « Il a appris l'obéissance par les choses
qu'il a souffertes (Heb. X, 8). » Voilà aussi comment il a appris la
miséricorde, bien que la miséricorde du Seigneur soit de toute éternité. C'est
ce que nous enseigne ce même Docteur des nations, lorsqu'il assure, qu'il a
souffert toutes sortes de maux à cause de la ressemblance du péché qu'il
portait, afin qu'il devint miséricordieux (Heb. IV, 45). Voyez-vous comment il
est devenu ce qu'il était déjà, et il a appris ce qu'il serait auparavant, et
comme quoi il a cherché parmi nous des fentes et des fenêtres, par où il pût
connaître nos faiblesses, avec encore plus de soin? Or il a trouvé autant
d'ouvertures dans notre muraille ruinée et pleine de fentes, qu'il a fait dans
son corps d'expériences, de notre infirmité et de notre corruption.
2. Voilà donc comment l'Époux se tenait debout
derrière la muraille et regardait par les fenêtres et par les treillis. Et
c'est avec raison qu'elle le représente debout, parce que seul il s'est tenu
véritablement debout et ferme dans la chair, puisqu'il n'a pas senti le péché.
On peut entendre encore, qu'étant tombé par la faiblesse de la chair, il est
demeuré debout par la puissance de la divinité, selon cette parole qui est de
lui: «L'esprit est prompt, mais la chair est faible (Matth. XXVI, 41). » Je
pense aussi que ce que David dit touchant ce mystère, favorise cette
interprétation. Car, bien que ce prophète du Seigneur parle de Moïse, il avait
sans doute le Seigneur en vue, puisqu'il est le véritable Moïse vraiment venu
par l'eau, non-seulement par l'eau, mais par l'eau et par le sang tout
ensemble. Voici ce que dit ce prophète en parlant de Dieu le Père: «Dieu avait
résolu de les perdre, si Moïse son bien-aimé ne se fût tenu debout en sa
présence, quoiqu'il fût tout abattu, et n'eût arrêté sa colère, et obtenu de
lui qu'il rue les exterminerait pas (Psaume CV, 23). » Comment se peut-il faire
qu'il se tint debout, s'il était abattu; où s'il était debout comment était-il
abattu? Je vais vous montrer, si vous voulez, qui est celui qui s'est vraiment
tenu debout quoiqu'il fût abattu. Je n'en connais pas qui l'ait pu faire que
mon Seigneur Jésus, qui certainement vivait dans sa mort même, qui était en même
temps abattu sur la croix, et debout avec le Père par sa Divinité. D'un côté il
priait le Père avec nous, de l'autre, il nous faisait cordé avec le Père. Il
était debout derrière la muraille, tandis que ce qui était abattu en lui
paraissait manifestement dans la chair, et ce qui était debout se cachait comme
derrière la chair; c'était tout à la fois un somme à tous les regards, et un
Dieu caché aux yeux des hommes.
3. Je crois qu'il est encore debout derrière la
muraille pour chacun de nous qui désirons son avènement, tant que notre corps,
qui est sujet au péché, nous cache sa face ici bas, et nous empêche de jouir de
sa présence. « Car, tandis que nous vivons dans ce corps, dit l'Apôtre, nous
sommes éloignés du Seigneur (2 Cor. V, 6). » Ce n'est pas simplement parce que
nous sommes dans un corps, mais parce que nous sommes dans ce corps-ci qui
vient du péché, et qui n'est pas sans péché. Et afin que vous sachiez que ce
n'est pas notre corps mais nos péchés qui nous séparent de Dieu, écoutez
l'Écriture sainte: «Nos péchés, dit-elle, mettent une séparation entre Dieu et
nous (Isaïe LIX. 2). » Et plût à Dieu qu'il n'y eût d'autre obstacle pour moi
que la muraille du corps, et que le péché qui est dans le chair, et que je ne-
fusse pas empêché par une infinité de vices, comme par autant de murs. Car
j'appréhende fort que, sans compter ce qu'il y a de corrompu dans ma nature, je
n'aie entame ajouté beaucoup de péchés de ma propre malice, qui aient
infiniment éloigné l'Époux de moi, et que, si je voulais avouer la vérité, je
ne fusse obligé de confesser, qu'à mon égard, il est plutôt debout derrière
plusieurs murailles, que derrière une seule.
4. Mais je veux m'expliquer davantage, l'Époux
est également et indifféremment partout par la présence de sa majesté, et par
la grandeur de sa puissance, néanmoins on peut dire que par la communication de
sa grâce, il est proche de quelques-uns et éloigné des autres, ce qui ne
s'entend qu'à l'égard des hommes et des anges, c'est-à-dire des créatures
raisonnables. C'est pourquoi le roi Prophète dit que le salut est éloigné des
pécheurs (Psaume CXVIII, 55); et, en parlant de lui-même tout saint qu'il
était: « Pourquoi, Seigneur, vous êtes-vous éloigné de moi (Psaume IX, 1)? » Et
quant aux saints, il s'éloigne quelquefois d'eux par une juste dispensation,
mais ce n'est que pour un temps, et encore n'est-ce point tout-à-fait, mais
seulement en partie. Mais pour ce qui est des pécheurs dont il est dit dans le
psaume: « Leur orgueil moule toujours (Psaume VII, 23); et leur conduite est
corrompue en tout temps (Psaume IX, 5); » il en est toujours extrêmement
éloigné, et cet éloignement est un effet de sa colère, non de sa miséricorde.
C'est pourquoi David, s'adressant à Dieu, lui dit: « Ne vous détournez pas de
votre serviteur dans votre colère; » il savait qu'il pouvait s'en détourner par
miséricorde. Le Seigneur est donc proche des saints et de ses élus, lors même
qu'il semble en être éloigné, et il ne s'approche pas également de tous, mais
des uns plus, des autres moins, selon la diversité de leurs mérites. Car, bien
qu'il soit proche de tous ceux qui l'invoquent avec foi, et de ceux qui ont le
coeur brisé par l'affliction, peut-être néanmoins n'est-il pas si proche d'eux,
qu'ils puissent dire, qu'il est debout derrière la muraille. Mais comme il est
près de l'Épouse, puisqu'elle n'est séparée de lui que par une muraille ! C'est
pourquoi elle voudrait être dégagée des liens du corps, afin que ce mur étant
renversé; elle pût être avec celui qu'elle espère trouver derrière.
5. Mais, pour moi qui suis pécheur, bien loin de
désirer d'être hors de ces liens, je crains au contraire beaucoup que cela
n'arrive, parce que je sais que la mort des pécheurs est très-funeste (Psaume
XXXIII, 22). Et comment ne le serait-elle pas, puisqu'elle n'est pas assistée
de la vie? Je redoute de sortir, et je tremble d'entrer dans le port même,
parce que je ne vois pas lieu de m'assurer que l’Epoux s'approche de moi pour
me recevoir. En effet, comment puis-je sortir avec confiance, si le Seigneur
lui-même ne me regarde pas lorsque je sortirai? Hélas ! ne serai-je pas le
jouet des démons qui m'emporteront avant que je trouve personne pour me
racheter et me sauver? Saint Paul n'avait rien à craindre de pareil, lui qui
n'était empêché de voir et d'embrasser son bien-aimé, que par une seule
muraille, la loi du péché qu'il trouvait dans ses membres, c'est-à-dire, la
concupiscence de la chair, dont il ne pouvait être entièrement exempt, tant
qu'il vivait dans la chair. H n'était pas sans doute bien éloigné de Dieu, puisqu'il
n'y avait que cette muraille entre deux. C'est ce qui le portait à s'écrier
dans l'ardeur de ses désirs: « Qui me délivrera de ce corps de mort (Rom. VII,
24)? » Sachant qu'aussitôt qu'il serait mort, il arriverait à la vie. Il n'y
avait donc qu'à cette loi, c'est-à-dire à la concupiscence, que saint Paul fût
sujet, et il n'y avait qu'elle qui était obligée de souffrir, parce qu'elle
était attachée inséparablement à sa chair. « Du reste, disait-il, je ne me sens
coupable de rien (I Cor. IV, 4). »
6. Mais qui est semblable à saint Paul? Qui ne
consent pas quelquefois à cette concupiscence, et n'obéit pas au péché? Que
celui donc qui consent au péché, sache qu'il met devant soi une autre muraille,
qui est ce consentement illicite et criminel. Et celui qui est en cet état ne
peut pas se glorifier que l'Époux est pour lui derrière la muraille, puisqu'il
y a déjà deux murailles entre eux, mais il le peut beaucoup moins encore si le
consentement va jusqu'à l'acte. En effet, une troisième muraille empêche
l'Époux d'approcher de lui, cette muraille, c'est l'acte du péché. Mais si à
cela on ajoute la fréquence de l'acte, qui change le péché en habitude, et que
l'habitude ensuite porte au mépris, suivant ce qui est écrit, que «lorsque
l'impie est arrivé jusque dans l'abîme du mal, il méprise tout (Prov. XVIII,
3); » n'est-il pas vrai que si vous sortez de la vie dans cet état, vous
pourrez être dévoré mille fois par les lions rugissants qui attendent leur
proie, avant que vous arriviez à l'Époux que vous avez séparé de vous par une
infinité de murailles, dont la première est la concupiscence; la seconde, le
consentement; la troisième, l'acte; la quatrième, l'habitude; la cinquième, le
mépris? Ayez donc soin de résister de toutes vos forces avant tout à la concupiscence,
afin qu'elle n'attire pas le consentement, et vous verrez que toute la machine
du péché tombera par terre; et n'y ayant plus que la muraille du corps qui
empêche l'Époux d'approcher de vous, vous pourrez vous glorifier aussi avec
l'Épouse, en disant comme elle: « Le voici qui est debout derrière notre
muraille. »
7. Mais il faut encore que vous ayez soin qu'il
trouve ouvertes vos fenêtres, et vos treillis, ce qui signifie vos confessions,
afin que par là il puisse regarder favorablement au dedans de vous; car ses
regards sont votre avancement. On dit que les treillis, sont de petites
fenêtres, tels que ceux qui composent les livres s'en font pour recevoir la
lumière sur le papier. D'où vient qu'on appelle chanceliers, ceux dont la
charge est de dresser les actes publics. Il y a donc deux sortes de
componctions, l'une de tristesse, à cause des fautes que nous commettons,
l'autre de joie, à cause des grâces que nous recevons; toutes les fois que je
ressens celle qui ne va jamais sans une vive douleur, c'est-à-dire toutes les
fois que je fais la confession de mes péchés, il me semble que j'ouvre des
treillis, c'est-à-dire des petites fenêtres. Et il n'y a pas de doute que celui
qui se tient debout derrière la muraille, ne regarde volontiers par là. Car
Dieu ne rejettera pas un coeur contrit et humilié. Et il nous exhorte lui-même
à cela en disant par le Prophète: « Confessez vos iniquités, afin que vous
soyez justifié. » plais si l'amour, me dilatant le coeur, je suis bien aise, à
la vue de la bonté et de la miséricorde de Dieu, d'exhaler de mon cœur des
louanges et des actions de grâces, alors je crois ouvrir 'une grande fenêtre à
l'Époux qui est derrière la muraille, par laquelle, si je ne me trompe, il
regarde avec d'autant plus de joie que ce sacrifice de louanges l'honore
extrêmement. Je pourrais aisément prouver l'une et l'autre confession, par
l'autorité de l'Ecriture sainte, mais je parle à des personnes qui savent cela
aussi bien que moi, et il ne faut pas vous charger de choses superflues,
puisqu'à peine suffisez-vous pour la recherche des nécessaires, tant sont
grands les mystères de cet épithalame, et les louanges qui y sont célébrées en
l'honneur de l'Église, et de son époux, Jésus-Christ Notre-Seigneur, qui étant
Dieu par dessus toute chose est béni dans tous les siècles.
Amen.
1. « Voici que mon bien-aimé me parle. » Voyez
le progrès de la grâce, et reconnaissez les degrés de la bonté divine.
Considérez le zèle et l'industrie de l'Epouse, avec quelle vigilance elle
observe l'arrivée de L’Époux, et remarque jusqu'aux moindres choses qu'il fait.
Il vient, il se hâte, il s'approche, il arrive, il regarde, il parle, et rien
de tout cela n'échappe à l'exactitude de l'Epouse. Il vient dans les anges, il
se hâte dans les patriarches, il s'approche dans les prophètes, il est présent
dans la chair, il regarde dans les miracles, il parle dans les apôtres. Ou
autrement encore, il vient par le désir qu'il a de faire grâce, il se hâte par
le zèle qui l'anime pour le salut des hommes, il s'approche en s'abaissant, il
est présent à ceux qui sont présents, il regarde ceux qui doivent venir, il
parle en enseignant et en inspirant les choses qui concernent le royaume de
Dieu. Telle est donc la vertu de l'Époux. Les bénédictions et les richesses du
salut l'accompagnent. Tout ce qui le concerne est plein de délices et abonde en
mystères agréables et salutaires. Celle qui l'aime, veille et observe. Or,
bienheureuse est celle que l'Époux trouvera veillant. Il ne la passera pas, il
ne la laissera pas, mais il s'arrêtera pour lui parler, et lui dire des choses
amoureuses, parce qu'il est son bien-aimé. Car il y a: « Voici que mon
bien-aimé me parle. » C'est avec raison qu'elle l'appelle son bien-aimé,
puisqu'il vient pour lui déclarer son amour, non pour lui adresser des
reproches.
2. Car e:le n'est pas de ceux que le Seigneur reprend
avec raison, de ce que connaissant fort bien les divers changements des temps,
ils n'avaient pas connu le temps de sa venue (Matth. XVI, 4). Celle-ci est si
prudente et si pleine de prévoyance, qu'elle l'a découvert de loin lorsqu'il
venait, l'a vu sautant en hâte et passant les superbes pour s'approcher d'elle
qui est humble, en s'humiliant lui-même; et enfin, lorsqu'il était déjà debout,
et se cachait derrière la muraille, elle n'a pas laissé de connaître qu'il
était présent, et de s'apercevoir qu'il regardait par les fenêtres et par les
treillis. Et maintenant en récompense d'un si grand zèle, et d'un soin si
religieux, elle a le bonheur de l'entendre parler. Car s'il ne faisait que la
regarder sans lui parler, ce regard aurait pu lui être suspect dans la crainte
qu'il ne fût plutôt un regard d'indignation que d'amour. C'est ainsi qu'il
regarda saint pierre, et ne lui parla pas (Luc. XXII, 61). Et ce fut peut-être
là la cause de ses larmes. Mais l'Épouse qui mérite qu'il lui parle après qu'il
l'a regardée, non-seulement ne pleure pas, mais se glorifie et s'écrie de joie:
« Voici que mon bien-aimé me parle. » Voyez-vous comme le regard du Seigneur,
tout en demeurant toujours le même en soi, n'a pas néanmoins toujours le même
effet, il se conforme aux mérites de ceux qu'il regarde, s'il frappe les uns de
crainte, il apporte aux autres de la consolation et de la confiance? en effet,
s'il regarde la terre il la fait trembler; au contraire s'il regarde Marie
c'est pour verser sa grâce en elle: « Il a regardé, dit-elle, la bassesse de sa
servante, et cette insigne faveur me fera nommer bienheureuse dans la suite de
tous les siècles (Luc. I, 48).» Ce ne sont pas là les paroles d'une personne
qui pleure, ou qui tremble, mais qui se réjouit. il regarde pareillement ici
l'Épouse et elle ne tremble, ni ne pleure pas comme saint pierre, parce qu'elle
n'est pas attachée à la terre comme il l'était alors. Mais il remplit son coeur
de joie, et lui témoigne par ses paroles dans quels sentiments d'amour il la
regarde.
3. Écoutez, en effet, si ce qu'il lui dit n'est
pas plutôt dicté par l'amour que par la colère: « Levez-vous, hâtez-vous, ma
bien-aimée, ma colombe, ma belle, et venez (Cantique II, 10). » Heureuse l’âme
qui mérite d'entendre de semblables paroles. Croyez-vous qu'il y ait quelqu'un
parmi nous qui veille et observe assez le temps où il doit être visité et
examine avec assez d'exactitude les démarches et les mouvements de l'Époux,
pour lui ouvrir dès qu'il vient et qu'il frappe? Car ces choses ne sont pas tellement
propres à l'Église, que chacun de nous, qui tous ensemble composons cette mètre
Église, ne doive participer aussi à ces bénédictions. 'Tous tant que nous
sommes, soit en général, soit en particulier, nous ne sommes appelés que pour
recevoir les bénédictions de Dieu, comme l'héritage qui nous est propre. D'où
vient que le Prophète a osé dire au Seigneur: « J'ai acquis vos témoignages
comme la portion héréditaire que je veux posséder jusqu'à la fin de ma vie,
parce qu'ils sont la joie de mon coeur (Psaume CXVIII, 111). » 11 parlait sans
doute de cette portion d'héritage par laquelle il s'estimait fils de son Père
qui est dans les cieux. Or s'il était fils, il s'ensuit qu'il était héritier,
héritier de Dieu et cohéritier de Jésus-Christ. Mais il se glorifie d'avoir
acquis une chose bien précieuse par cet héritage, les témoignages de Dieu. Plût
à Dieu que j'en pusse avoir seulement un seul, tandis qu'il se réjouit d'en
avoir plusieurs. Car il dit encore: « J'ai trouvé autant de d'élites dans vos
témoignages, que les autres, dans la possession de toutes lès richesses du
monde (Psa1. CXVIII, 14). » Et, en effet, qu'est-ce que les richesses du salut,
les délices du coeur, la vraie sécurité de l'âme, sinon le témoignage que lui
rend le Seigneur? Car, comme dit l'Apôtre: « Ce n'est pas celui qui se rend
témoignage à soi-même qui est vraiment estimable, mais c'est celui à qui Dieu
rend témoignage (II Cor. X, 17). »
4. Pourquoi nous privons-nous de ces témoignages
divins, et de cet héritage paternel? Car nous ne nous souvenons pas plus qu'il
nous ait rendu témoignage en quoi que ce soit, que s'il ne nous avait pas
également engendrés par la parole de la vérité. Où est, en effet, ce que dit
saint Paul: « Que l'esprit de Dieu lui-même rend témoignage à notre esprit que
nous sommes les enfants de Dieu (Rom. VIII, 16)? » Comment sommes-nous ses
enfants, si nous n'avons pas de part à son héritage? Notre pauvreté nous
convainc de négligence et d'incurie. Car si quelqu'un de vous a le coeur pur,
s'applique à chercher le Seigneur qui l'a créé, se tient en la présence du
Très-Haut pour lui offrir ses prières, et tend de tous ses voeux à préparer les
voies du Seigneur, selon le prophète Isaïe, et à rendre droits les sentiers de
son Dieu (Isaïe 3 XI.), en sorte qu'il puisse dire avec un autre prophète: «
Mes yeux sont toujours tournés vers le Seigneur (Psaume XXIV, 15), et, je
considérais le Seigneur comme étant toujours présent devant moi (Psaume XV, 8);
» celui-là ne recevra-t-il pas la bénédiction du Seigneur, et la miséricorde du
Sauveur son Dieu? Il en sera sans doute visité souvent, il n'ignorera jamais le
temps où il doit l'être, si secrètement, si furtivement qu'il puisse venir,
comme un amant plein de pudeur et de. retenue. L'âme donc qui est vigilante le
verra venir de loin avec un esprit dégagé de tout autre soin, et ensuite elle
remarquera toutes les choses que nous avons fait voir que l'Épouse a remarquées
avec tant d'industrie et d'exactitude à l'arrivée de sa bien-aimé; car il dit
lui-même, que ceux qui se lèveront de grand matin pour le chercher le
trouveront (Prov. VIII, 17). Elle reconnaîtra le désir ardent de l'Époux, qui a
hâte d'arriver lorsqu'il sera proche ou présent, elle l'apercevra aussitôt,
quand il la regardera, elle verra d'un oeil heureux cet oeil divin, comme un
rayon de soleil qui entre par les fenêtres et par les fentes de la muraille; et
enfin elle entendra des paroles de joie et d'amour, lorsqu'il l'appellera sa
bien-aimée, sa colombe et sa belle.
5. Où est le sage qui aura l'intelligence de ces
choses, qui les distinguera, les désignera chacune en particulier, les
expliquera, et les fera entendre aux autres? Je vois bien que vous attendez
cela de moi. J'aimerais bien mieux l'apprendre moi-même d'hommes qui en
auraient a l'expérience et qui seraient accoutumés et exercés en ces choses.
Mais, parce que ceux-là aiment mieux ordinairement cacher, par un silence
modeste, ce qu'ils ont appris dans le silence, et estiment plus sûr de garder
leur secret pour eux; moi, que le devoir de ma charge oblige à parler, et à qui
il n'est pas permis de me taire, je vous dirai tout ce que je sais sur ce
sujet, ou par ma propre expérience, ou par celle des autres, et des choses
seulement que plusieurs pourront facilement éprouver eux-mêmes, laissant celles
qui sont plus sublimes à ceux qui les peuvent comprendre. Si donc je suis
averti, soit au dehors par un homme, soit au dedans par le Saint-Esprit, de
défendre la justice et de garder l'équité, je considèrerai ce conseil salutaire
comme un messager de la venue de l'Époux et comme une espèce de préparation
pour, recevoir dignement un si grand hôte. C'est le Prophète qui m'apprend
cela, quand il dit: « La justice marchera devant lui (Psaume LXXXIV, 14), » et,
en parlant à Dieu: « La justice et l'équité préparent votre trône (Psaume
LXXXVIII, 15). » Je concevrai encore la même espérance, si j'entends parler de
l’humilité, de la patience, de la charité fraternelle, de l'obéissance due aux
supérieurs, et surtout de la nécessité de. cultiver la sainteté, de rechercher
la paix et la pureté du coeur. Car l'Écriture dit: « La sainteté sied bien dans
la maison du Seigneur (Psaume XCII, 5); » et ailleurs: «Il a établi sa demeure
dans un lieu de paix (Psaume LXXV, 3) et enfin: « Les coeurs purs aiment Dieu
(Matth. V, 8). » Ainsi, tout ce qui me sera suggéré de ces vertus ou d'autres,
me sera une marque que le Seigneur des vertus s'approche pour visiter mon âme.
6. Si le juste me reprend avec bonté, et me
corrige pour le bien, j'aurai encore le même sentiment, sachant que le zèle du juste
et sa bienveillance préparent le chemin à celui qui monte sur l'Occident, comme
parle le Prophète. C'est un favorable occident, que celui où l'homme demeure
debout par la correction que le juste lui fait, et le vice tombe par terre,
tandis que le Seigneur, le foule aux pieds et le brise pour qu'il ne se relève
plus. Il ne faut donc pas rejeter les réprimandes du juste, puisque c'est la
ruine du péché, la santé du coeur, et même la voie de Dieu vers l'âme. En
général, il ne faut négliger aucun discours édifiant sur la piété, sur les
vertus et sur les bonnes mœurs; car ce sont autant de chemins par où la grâce
salutaire de Dieu vient en nous. Si les discours que nous entendons nous sont
doux et agréables, et que nous les écoutions sans dégoût et même avec ardeur,
nous devons croire que, non-seulement l'Époux vient, mais qu'il se hâte,
c'est-à-dire qu'il vient avec désir d'arriver bientôt. Car c'est son désir qui
produit le vôtre, et quand vous avez hâte de recevoir ses paroles, cela vient
de ce qu'il se hâte d'entrer en vous. «Ce n'est pas nous, dit saint Jean, qui
l'avons aimé les premiers, mais c'est lui qui nous a prévenus (I Jean IV, 10).»
Si vous sentez que sa parole soit enflammée, et qu'elle vous brûle au dedans
par le souvenir de vos péchés, pensez alors à celui dont l'Écriture dit: « Le
feu marchera devant lui (Psal, XCVI, 3), » et ne doutez pas qu'il ne soit
proche. « Car le Seigneur est proche de ceux qui out le cœur contrit (Psaume
XXXIII, 19). »
7. Mais, si sa parole ne vous touche pas seulement
de componction, mais vous convertit entièrement au Seigneur, et vous fait
prendre une forte résolution de garder les arrêts de sa justice, sachez qu'il
est lui-même présent, surtout si vous vous sentez embrasé de son amour. Car
opus lisez en même temps dans l'Écriture, et que le feu marche devant lui, et
que lui-même est un feu, puisque Moïse dit de lui qu'il est un feu dévorant
(Deut. IV, 24). Or, il y a cette différence entre ces deux feux, que celui
qu'il envoie devant lui a de l'ardeur, mais n'a pas d'amour; il brûle, mais il
n'embrase pas; il meut, mais il n'emporte pas. Dieu ne l'envoie que pour vous
exciter et vous préparer, et aussi pour vous faire connaître ce que vous êtes
de vous-même, afin que vous goûtiez avec plus de plaisir ce que vous serez
bientôt par la grâce de Dieu. Mais le feu qui est Dieu même consume, il est
vrai, mais ne cause pas de douleur; il brûle doucement, il détruit
heureusement. Car il est vraiment le charbon destructeur dont parle le roi
Prophète; mais un charbon qui en même temps qu'il agit sur les vices, tient
lieu d'onction à l'âme. Reconnaissez donc la présence du Seigneur dans la vertu
qui vous change le coeur, et dans l'amour qui vous enflamme. Car c'est la
droite du Seigneur qui opère les vertus (Psaume CXVII, 16). D'ailleurs, ce
changement qui est un coup de la droite du Très-Haut, ne se faitque par la
ferveur de l'Esprit et par une charité exempte de fiction, en sorte que celui
qui en ressent la vertu peut dire: « Mon cœur s'est échauffé au dedans de moi,
et le feu qui me dévore s'augmente dans mes méditations (Psaume XXXVIII, 4). »
8. Or, quand ce feu a consumé toute l'impureté
du péché et toutes les souillures du vice, purifié et calmé votre conscience,
vous sentez une soudaine et extraordinaire dilatation du coeur, et l'infusion
d'une lumière qui éclaire votre esprit, soit pour l'intelligence de l'Écriture,
soit pour la pénétration des mystères, ce qui nous est donné, je pense, tout à
la fois pour notre propre satisfaction et pour l'édification du prochain; or, c'est
là un effet de l'oeil de l'Époux qui vous regarde, et qui fait briller votre
justice comme une lumière éclatante, et votre équité comme le soleil du midi,
selon cette parole du prophète Isaïe «Votre lumière sera aussi étincelante que
celle du soleil (Isaïe LVIII, 30). » Mais le rayon d'une si grande clarté, au
lieu d'entrer par la porte, pénètre par de petites ouvertures, du moins tant
que la muraille ruineuse de votre corps sera encore debout. Vous vous abusez si
vous espérez que cela se fasse autrement, à quelque pureté de coeur que vous
puissiez arriver, puisque le grand contemplatif a dit: « Nous ne le voyons
maintenant que comme dans un miroir et sous des voiles, mais alors nous le
verrons face à face (I Cor. XIII, 12). ».
9. Après ce regard de l'Époux, si plein. de
bonté et de miséricorde, vient la voix qui insinue d'une manière douce ou
agréable la volonté de Dieu, laquelle se confond avec l'amour même, qui ne peut
être oisif, mais sollicite sans cesse le coeur à faire ce que Dieu désire.
Aussi dit-il à l'Épouse de se lever et de se hâter (Cant II, 10), sans doute
pour gagner des âmes à son service. Car la véritable et pure contemplation a
cela de propre que celui qu'elle embrase du feu divin est rempli quelquefois
d'un zèle et d'un désir si grands d'acquérir à Dieu des personnes qui l'aiment
autant qu'il abandonne volontiers la contemplation pour la prédication. Et
après qu'il a ainsi en partie contenté ses désirs, il retourne à la
contemplation avec d'autant plus d'ardeur qu'il se souvient de l'avoir quittée
avec plus de fruit, et de même après avoir goûté les délices de la
contemplation, il se remet avec son allégresse habituelle, à faire de nouveaux
gains spirituels. Cependant l'âme flotte souvent au milieu de ces vicissitudes,
continuelles, et appréhende, tandis qu'elle est entraînée ça et là par la
diversité de ces mouvements, de s'attacher à un ou à l'autre plus qu'il ne
faudrait, et de se détourner tant soit peu de ce que Dieu demande d'elle. C'est
peut-être ce qui faisait dire au saint homme Job: « Lorsque je dors, je dis en
moi-même, quand me lèverai-je? et lorsque je suis levé, j'attends le soir avec
impatience (Job VII, 4). » C'est-à-dire, lorsque je suis en repos, je m'accuse
d'avoir négligé le travail, et lorsque je suis occupé, je m'accuse d'avoir
troublé mon repos. Voyez-vous quelle peine ce saint homme souffre dans
l'incertitude où il est de savoir combien de temps il doit employer soit à
l'action, soit à la contemplation? Et quoique il soit toujours dans l'exercice
des bonnes oeuvres, il ne laisse pas de se repentir toujours de ce qu'il a fait
comme s'il avait mal fait, et de chercher à chaque moment la volonté de Dieu
avec gémissements et avec larmes. Or, dans ces rencontres, l'unique remède est
l'oraison et les fréquents soupirs qu'on adresse à Dieu, afin qu'il daigne nous
faire connaître ce qu'il désire que nous fassions, quand et combien de temps il
veut que nous le fassions. Il y a trois choses à savoir: la prédication,
l'oraison, et la contemplation, marquées, comme je crois, dans les trois
paroles de l'Époux. Car c'est à bon droit qu'il appelle l'Épouse sa bien-aimée,
elle travaille en effet bien fidèlement pour ses intérêts, en prêchant, en
donnant des conseils au prochain, ou en le servant. C'est encore très-justement
qu'il l'appelle sa colombe, car elle gémit dans l'oraison, prie pour ses fautes
et ne cesse d'attirer sur elle sa miséricorde divine. Enfin, c'est avec raison
encore qu'il la nomme belle, puisque, brûlant des durs célestes, elle se revêt
de la beauté d'une contemplation sublime.
10. Peut-être même pourrait-on trouver un
rapport fort raisonnable avec ce triple bien que possède une même âme, et ces
trois personnes de l'Évangile qui demeuraient dans une même maison, et qui
étaient les amies intimes du Sauveur. Je veux parler de Marthe, de Marie et de
Lazare. Car Marthe servait, Marie vaquait à la contemplation, et le Lazare
gémissait sous la pierre de sa tombe, et demandait avec instance la grâce de la
résurrection. Cela soit dit pour faire entendre pourquoi l'Écriture représente
l'Épouse si glorieuse et si vigilante à observer tous les pas de l'Époux,
qu'elle remarque ponctuellement quand il vient à elle, et avec quel
empressement il marche, s'il est loin, s'il est proche, s'il est présent, en
sorte que, quelque diligence qu'il fasse, il ne la saurait jamais surprendre,
et pourquoi enfin, elle mérite non-seulement qu'il la regarde favorablement,
mais même qu'il la réjouisse par`des paroles douces et amoureuses, et que la
voix de son Epoux remplisse son âme d'allégresse.,
11. Nous avons ajouté, peut-être avec une
certaine hardiesse, que toute âme qui veillera comme l'Épouse, sera aussi
saluée de l'Époux du nom de bien-aimée, sera consolée comme colombe, sera
embrassée comme sa belle. Tout homme sera réputé parfait, quand son âme réunira
ces trois choses, gémir sur soi, se réjouir en Dieu, servir son prochain, et se
montrer ainsi lui-même agréable à Dieu, circonspect envers lui-même, utile aux
autres. Mais qui est capable de ces trois choses ensemble? Plût à Dieu que,
après bien des années, elles pussent se rencontrer, je ne dis pas toutes
ensemble dans chacun de nous, mais chacune dans quelques-uns de nous. Nous
avons parmi nous une Marthe, l'amie du Sauveur, dans ceux qui administrent
fidèlement les choses extérieures. Nous avons aussi un Lazare, une colombe
gémissante, en la personne des novices qui, morts à leurs péchés depuis peu de
temps, travaillent avec gémissement et dans la crainte du jugement de Dieu à
guérir leurs plaies encore récentes, et, comme des blessés qui reposent dans
les tombeaux et dont on ne se souvient plus du tout, croient qu'on les a mis en
oubli, jusqu'à ce que, par le commandement de Jésus-Christ, le poids de leur
crainte étant levé, comme une pierre massive qui les accablait, ils puissent
respirer dans l'espérance du pardon. Nous avons aussi une Marie contemplative,
en ceux qui, avec le temps, par la coopération de la grâce, sont arrivés à un
état plus parfait et plus agréable, présument déjà de leur pardon, et ne sont
plus si en peine de repasser en leur esprit la triste image de leurs péchés,
que de méditer nuit et jour la loi de Dieu, sans pouvoir jamais se rassasier
d'un plaisir si doux. Quelquefois même, contemplant avec une joie ineffable la
gloire que l'Epoux a découverte, ils sont transformés en son image, et passent
de clarté en clarté, comme conduits par le Saint-Esprit. Pour ce qui est
maintenant de savoir pourquoi l'Époux exhorte l'Épouse à se lever et à se
hâter, lui, qui peu de temps auparavant avait défendu qu'on la réveillât, nous
expliquerons cela une autrefois. Que l'Époux de l'Église, Jésus-Christ
Notre-Seigneur daigne seulement nous honorer aussi de sa présence, et nous
découvrir la raison de ce mystère, Lui qui étant Dieu par dessus toutes choses
est béni dans les siècles des siècles.
Amen.
1. « Levez-vous, hâtez-vous, ma bien-aimée, ma
colombe, ma belle, et venez (Cantique II, 10). » Qui dit cela? C'est évidemment
l'Époux. Mais n'est-ce point lui aussi qui, peu de temps auparavant, avait tant
de soin d'empêcher qu'on ne réveillât sa bien-aimée? Comment donc maintenant
lui commande-t-il, non-seulement de se lever, mais même de se hâter? Il me
vient dans l'esprit quelque chose de semblable dans l’Evangile. Car la nuit que
le Seigneur fut livré aux Juifs, après avoir commandé aux disciples qui étaient
avec lui, et qui se trouvaient fatigués de longues veilles, de dormir et de se
reposer, il leur dit à l'heure même (a): « Levez-vous, allons-nous en, voici celui
qui doit me livrer qui approche (Matth. XXVI, 45). » Ici aussi, presque au même
moment, il défend de réveiller l'Épouse, et il la réveille: « levez-vous,
dit-il, et venez. » Que veut donc dire un changement si subit de volonté ou de
dessein? Faut-il croire que l'Époux ait agi avec légèreté, et qu'il ait
commencé par vouloir quelque chose qu'il ne veut plus aussitôt après? A Dieu ne
plaise. Mais reconnaissez en cela ce que je vous ai dit plus d'une fois des
alternatives de repos et d'action, et que, en cette vie, la contemplation ne
saurait être bien longue, parce que Faction nous presse davantage et est plus
utile. L'Époux à son ordinaire, sentant que sa bien-aimée s'est un peu reposée
sur son sein, se hâte de la rappeler à des choses qui semblent plus
nécessaires. Et il ne la tire pas malgré elle, car il ne voudrait pas faire
lui-même, ce qu'il a défendu aux jeunes filles. Mais pour l’Épouse, se sentir
tirée par l’Epoux, c'est recevoir le désir d'être tirée par lui, le désir des
bonnes oeuvres, le désir de faire du fruit pour l'Époux, parce qu'elle ne vit
que pour lui, et regarde comme un gain de mourir pour lui.
2. Et ce désir est véhément: il ne la presse pas
seulement de se lever, mais de se lever en toute hâte. Car il y a: «
Levez-vous, hâtez-vous, et venez. » Mais elle n'est pas peu encouragée quand
elle entend son Époux lui dire de venir, non pas de s'en aller; parce que cela
lui fait voir qu'elle n'est pas envoyée, mais conduite, et que son Époux doit
aller aussi avec elle. Or, que pourrait-elle trouver de difficile dans la
compagnie d'un tel Époux: « Mettez-moi auprès de vous, dit Job à Dieu, et
combatte qui voudra contre moi (Job XVII, 3). Et quand je marcherais à travers
l'ombre de la mort, je ne craindrais aucun mal, parce que vous êtes avec moi
(Psaume XXII, 4). » Elle n'est donc pas éveillée contre sa volonté, puisque
l'Époux lui donne cette volonté, qui n'est autre chose qu'un désir ardent de
faire des gains pieux et salutaires Elle est aussi animée et rendue plus
prompte à faire ce qui lui est enjoint, par la conjoncture du temps. Il est
temps, dit-il, d'agir, mon Épouse, « car l'hiver est passé (Cantique II, 11), »
pendant lequel personne ne pouvait travailler, la pluie aussi qui couvrait et
inondait la terre, qui empêchait la culture, faisait mourir les blés, ou ne
permettait pas qu'on fit let; semailles, la pluie, dis-je, a cessé, elle est
passée, elle s'est enlevée. « Les fleurs commencent à paraître sur notre terre,
» et marquent sans doute que le printemps est venu, qu'on peut travailler
commodément, et que les fruits vont bientôt mûrir. Ensuite il ajoute à quoi il
faut travailler d'abord, en disant: « Il est temps de tailler la vigne.
L'Épouse est donc menée façonner les vignes. Mais pour qu'elles puissent
répondre à l'espérance des vignerons par une plus grande abondance de fruits,
il est nécessaire, avant tout, d'en ôter les sarments stériles, d'en couper les
mauvais, d'en retrancher les superflus. Voilà pour ce qui regarde la lettre.
(a) Quelques éditions modernes ajoutent à ces mots « de
se lever. » Ils manquent dans la plupart des manuscrits et des premières
éditions des rouvres de saint Bernard. La leçon que nous préférons est plus
agréable et plus coulante.
3. Voyons maintenant le sens spirituel caché
sous le voile de ces paroles. Je vous ai déjà dit que
les vignes sont les âmes, ou les Eglises, et je vous en ai donné la raison.
Je crois qu'il n'est pas besoin d'y revenir. L'âme parfaite est donc invitée à
les examiner, à les corriger, à les instruire, et à les sauver, pourvu
néanmoins qu'elle ne soit pas entrée dans ce ministère par ambition, mets
qu'elle y ait été appelée de Dieu comme Aaron, Or, qu'est-ce que cette
invitation, sinon un mouvement intérieur de charité qui sollicite notre zèle
pour le salut de nos frères, poux la beauté de la maison du Seigneur, pour
l'accroissement de ses gains et des fruits de justice, et pour la gloire et
l'honneur de son nom? Toutes les fois donc que celui qui a la conduite des
âmes, ou qui est obligé d'enseigner, reconnaît que son homme intérieur est
touché de ces religieux sentiments envers Dieu, il peut être sûr que l'Époux
est présent, et qu'il le convie à venir aux vignes. Mais pour quoi faire? Pour
arracher, détruire, édifier et planter.
4. Mais comme toute espèce de temps n'est pas
propre à cet ouvrage, non plus qu'à tout ce qui est sous le ciel, celui qui
invite l'Épouse ajoute, « le temps de tailler la vigne est venu. » Celui qui
disait: « Voici maintenant un temps favorable, voici le temps du salut.
N’offensez personne, de peur qu'on ne blâme notre ministère (2 Cor. VI, 2),
»savait bien aussi que le temps était venu. II avertissait sans doute de couper
et de retrancher les choses vicieuses et superflues, et généralement tout ce
qui pouvait nuire au fruit du salut et l'empêcher de venir, parce qu savait que
le temps de tailler la vigne était venu. C'est pourquoi il disait à un fidèle
vigneron: « Reprenez, corrigez, conjurez (II Tim. IV. 2), » marquant par la
première et la seconde de ces trois choses qu'il devait couper ou arracher, et
par la dernière qu'il devait planter. Et voilà ce que l'Epoux a dit par la
bouche de saint Paul sur le temps propre à travailler. Mais écoutez ce qu'il a
dit de sa propre bouche à la nouvelle Épouse sur l'observation du temps,
quoique ce soit sous une autre figure. « Ne dites-vous pas: Il y a encore
quatre mois jusqu'à la moisson? Et moi je vous dis: Levez les yeux, et regardez
ces régions si elles ne sont pas toutes prêtes à être moissonnées (Jean IV,
35). Et, la moisson est grande, mais il y a peu d'ouvriers, priez le Seigneur
de la moisson qu'il y envoie des ouvriers (Matth. IX, 3 5). » De même qu'à lui
il montrait qu'il était temps de faire la moisson des âmes, de même ici il
déclare que le temps est venu de tailler les vignes spirituelles, c'est-à-dire
les âmes ou les Églises, voulant peut-être parla différence des noms dont il se
sert mettre cette différence entre ces deux choses, que par les moissons il
entend le peuple, et par les vignes, les sociétés de saints qui demeurent
ensemble.
5. Or le temps d'hiver, qu'il dit être passé,
marque, comme je crois, le temps où le Seigneur Jésus ne se montrait pas
publiquement aux Juifs, parce qu'ils; avaient conspiré de le faire mourir.
C'est pourquoi il disait à quelques-uns: « Mon temps n'est pas encore arrivé,
mais le vôtre est toujours prêt (Jean VII, 6). Et, montez vous autres à
Jérusalem en ce jour de fête, car pour moi je n'y monte pas (Ibid. 8).» Il y
monta pourtant aussi après eux, mais ce fut comme en cachette. L'hiver dura
donc depuis ce moment là, jusqu 'à l'avènement du Saint-Esprit, qui réchauffa
les coeurs tièdes des fidèles, comme par le feu que le Seigneur avait apporté
sur la terre pour ce sujet (Luc. XII, 49). Nierez-vous qu'on fût en hiver,
lorsque saint Pierre était assis auprès du feu, n'ayant pas le coeur moins
froid que le corps? Aussi l'Évangéliste dit-il « il faisait froid (Jean XVIII,
18). » Un grand froid avait, en effet, saisi le coeur de cet Apôtre, puisqu'il
renia son maître. Toutefois il ne faut pas s'en étonner, puisque le feu lui
avait été ravi. Car un peu auparavant, il ne brûlait pas d'un zèle peu ardent,
quand il était encore près du feu, puisque, tirant son épée pour ne pas le
perdre, il coupa l'oreille d'un serviteur. Mais ce n'était pas alors le temps
de couper. C'est pourquoi il lui fut dit: « Remettez votre épée en sa place
(Matth. XXVI, 52). » C'était, en effet, le temps et le règne des ténèbres, et
quiconque des disciples se servirait du glaive, du fer, ou de la parole, devait
périr par le fer, et ainsi ne gagner personne, et ne faire aucun fruit, ou au
moins être contraint par le glaive de la crainte à renier son maître, et à
périr ainsi plutôt lui-même, suivant ce que le Seigneur ajoute aussitôt après:
« Quiconque se servira de l'épée périra par l'épée. » Car quel autre apôtre eût
pu demeurer intrépide devant l'image affreuse de la mort, quand le prince même
des apôtres tremble et lâche le pied, lui que son capitaine avait encouragé
d'une voix puissante, et avait chargé de fortifier les autres?
6. Mais ni lui ni eux n'étaient pas encore
revêtus de la vertu d'en haut. C'est pourquoi il n'était pas sûr pour eux
d'aller aux vignes, de se servir de leur langue comme d'une serpe spirituelle,
de couper les ceps et de retrancher les pampres avec le glaive du Saint-Esprit
pour qu'ils rapportent plus de fruit. Le Seigneur même se taisait durant la
passion, et ne répondait pas aux questions nombreuses qu'on. lui faisait. « Il
était, selon le Prophète, comme un homme qui n'a pas d'oreilles pour entendre,
ni de langue pour répliquer (Psaume XXXVII, 15).» Mais il disait: «Si je vous
le dis, vous ne me croirez pas, et si je vous interroge, vous, ne me répondrez
pas (Luc. XXII, 68). » Car il savait que le temps de couper n'était pas encore
arrivé, et que sa vigne ne répondrait pas aux travaux qu'il y faisait,
c'est-à-dire, qu'elle ne produirait le fruit, ni de la foi, ni des bonnes oeuvres.
Pourquoi parce qu'il. était l'hiver pour les coeurs des perfides, et que la
terre était inondée de pluies froides et mauvaises, plus propres à noyer qu'à
conserver les semences de la parole, et qui auraient rendu inutile la peine
qu'on eût prise pour cultiver les vignes.
7. De quelles pluies pensez-vous que je parle?
Croyez-vous que ce soit de celles que les nuées emportées par le vent versent
sur la terre? Nullement. Mais de celles que les hommes d'un esprit turbulent et
impétueux font monter de la terre dans l'air, quand ils ouvrent leur bouche
insolente contre le ciel, et lorsque leur langue répand sur la terre le venin
de leurs médisances, comme une pluie amère, qui rend la terre stérile et
marécageuse, inutile aux plantes et aux blés, non pas à ces plantes visibles et
corporelles, qui nous sont données pour l'usage de la nourriture de notre
corps, et dont Dieu ne prend pas plus de soin que des boeufs, mais à celles que
la main de Dieu, non celle de l'homme, a semées et plantées, et qui auraient pu
germer, ou s'enraciner dans la foi et dans la charité, et produire les fruits
du salut, si elles avaient été arrosées de bonnes pluies dans le temps
convenable. Enfin ce sont les âmes pour lesquelles Jésus-Christ est mort.
Malheur aux nuées qui répandent sur elles des pluies qui les rendent boueuses
plutôt que. fertiles. Car, comme il y a de bons et de mauvaises arbres qui
rapportent chacun des fruits différents, selon la différence de leur espèce,
les bons de bons fruits, et les mauvais de mauvais fruits, je crois de même
qu'il y a de bonnes nuées qui donnent de bonnes pluies, et qu'il y en a aussi
de mauvaises qui en donnent de mauvaises. Peut-être voulait-il marquer cette
différence de nuées et de pluies celui qui disait: « Je commanderai à mes nuées
de ne pas pleuvoir sur elle (Isaïe V, 6), » c'est-à-dire sur la vigne. Pourquoi
pensez-vous qu'il ait dit expressément mes nuées, sinon parce qu'il y a aussi
de mauvaises nuées qui ne sont pas à lui? « Faites-le mourir, faites-le mourir,
disent les Juifs, crucifiez-le. » O nuées violentes et orageuses! O pluie
pleine de tempêtes ! O torrent d'iniquité, plus propre à ravager la terre qu'à
l'engraisser! mais la pluie qui vint ensuite, n'était ni moins mauvaise, ni
moins amère, bien qu'elle ne tombât pas avec autant de violence: « Il a sauvé
les autres, et il ne se peut sauver lui-même. Que le Christ, le Roi d'Israël
descende maintenant de la croix, et nous croirons en lui (Luc. XXIII, 42). » Le
vain babil des philosophes n'est pas une bonne pluie, puisqu'il cause plutôt la
stérilité de la terre que la fécondité. Les dogmes corrompus des hérétiques
sont des pluies pires encore, puisqu'au lieu de fruits, ils ne produisent que
des épines et des chardons. Les traditions des Pharisiens, que le Seigneur a
condamnées, sont aussi de mauvaises pluies, de même qu'ils étaient eux-mêmes de
mauvaises nuées, et ne croyez pas que je fasse injure à Moïse, si, tout en
reconnaissant que, pour lui, il était une bonne nuée, je dis néanmoins que tout
ce qui sort d'elle n'était pas bon, d'accord en cela avec celui qui a dit: «Je
leur ai donné, (il parle des Juifs, ) des préceptes qui n'étaient pas bons, »
il n'y a pas de doute que ce ne soit par le ministère de Moïse, « et des
commandements qui ne les feront pas vivre (Ezech. XX, 25). » Telle était par
exemple cette observation littérale du sabbat, qui signifie repos, mais qui ne
le donnait pas; ces cérémonies légales des sacrifices; cette défense de manger
de la chair de porc, et de quelques autres semblables que Moïse répute
immondes, tout cela est une pluie qui tombe de cette nuée, mais je ne désire
pas qu'elle tombe jamais dans mon champ ni dans mon jardin. Je veux qu'elle ait
été bonne en son temps, nais lorsqu'elle vient à contretemps, je ne la tiens
pas pour bonne. Car toute pluie, si douce qu'elle soit, et si doucement qu'elle
tombe, est nuisible, lorsqu'elle vient hors de saison.
8. Ainsi, tant que ces pluies pestilentielles
ont occupé et inondé la terre, le temps favorable à la vigne n'était pas encore
venu, et il n'y avait pas eu lieu d'inviter l'Épouse à les tailler. Mais
lorsqu'elles eurent cessé, la terre s'est ressayée et les fleurs ont commencé à
paraître, ce qui marquait que le temps de couper la vigne était venu.
Voulez-vous savoir quand ce fut le temps de tailler la vigne? Eh bien, je vous
le demande, n'est-ce point lorsque la chair de Jésus-Christ a comme refleuri
par la résurrection? Car c'est la première et la plus grande fleur qui ait paru
dans notre terre. Jésus-Christ, en effet, est le premier des ressuscités (I Cor.
XV, 20). C'est Jésus qu'on croyait fils de Joseph, qui est la fleur du champ et
le lis des vallées (Cantique II, 1), Jésus, dis-je, de Nazareth, mot qui
signifie une fleur en hébreux. Cette fleur a donc paru la première, mais elle
n'a pas paru seule; car les corps de plusieurs saints, qui étaient morts,
ressuscitèrent avec lui, et parurent aussi sur notre terre, comme de belles et
brillantes fleurs. « Ils vinrent dans la ville sainte, dit l'Évangéliste, et
apparurent, à plusieurs (Matth. XXVII, 52). » Ceux qui d'entre le peuple eurent
les premiers les prémices des saints ont été aussi des fleurs. Leurs miracles
ont été comme des fleurs qui ont produit les fruits de la foi. Car après que
cette pluie d'infidélité fut un peu passée et qu'elle eut cessé, elle fut
suivie aussitôt de cette autre pluie volontaire dont parle le Prophète, que
Dieu a réservée pour son héritage, et les fleurs commencèrent à paraître. Le
Seigneur a répandu sa bénédiction, et notre terre a poussé ses fleurs, en sorte
qu'en un jour trois mille personnes crurent en Jésus-Christ, et en un autre,
cinq mille, tant le nombre des fleurs, c'est-à-dire la multitude des files,
s'accrut en peu de temps (Act. II, 41 et V, 4). Le froid de la malice ne put
pas prévaloir contre ces fleurs qui paraissaient perdre, comme cela arrive
d'ordinaire, le fruit de vie qu'elles promettaient.
9. Car tous ceux qui avaient cru étaient remplis
de la vertu d'en haut; il s'en trouva parmi eux qui, forts dans la foi,
méprisèrent les menaces des hommes. Ils souffrirent à la vérité plusieurs
contradictions, mais ils ne cédèrent jamais, et ne furent pas détournés
d'accomplir ni d'annoncer les oeuvres de Dieu. C'est ce qui est exprimé dans le
psaume, si on l'entend spirituellement: « Ils ont semé les champs, ils ont
planté des vignes, et ils ont recueilli des fruits en abondance (Psaume CXXV,
37). » Dans la suite des temps la tempête s'est apaisée, et la paix étant
rendue à la terre, les vignes ont crû, elles ont provigné, elles se sont
étendues et multipliées à l'infini. En sorte fille maintenant l'Épouse est
invitée, non pas à planter de nouvelles vignes, mais à tailler celles qui sont
plantées. Et c'est bien à propos, puisque cet ouvrage demandait un temps de
paix. Car comment l'aurait-on pu faire dans u n temps de persécution ! Comment
aurait-on pu prendre en main des épées tranchantes, tirer vengeance des
nations, châtier les peuples, charger de chaînes leurs rois, mettre dans les
fers les plus nobles d'entre eux, et exécuter sur eux le jugement de Dieu
(Psaume CXLIX, 7)? Car c'est là ce qu'il faut entendre par tailler les vignes.
A peine toutes ces choses se purent-elles faire en paix dans le temps même de
la paix. Mais en voilà assez sur ce sujet.
10. Je pourrais finir ici ce discours, si, selon
mon habitude, j'avais donné quelques avis à chacun de vous, touchant la vigne.
Car qui a retranché assez exactement tout ce qu'il y avait de superflu en lui,
pour penser qu'il n'a plus rien à couper? Croyez-moi, ce qui est coupé
repousse, ce qui est chassé revient, ce qui est éteint se rallume, ce qui est
assoupi se réveille. C'est donc peu d'avoir coupé une fois, il faut couper
souvent, et même toujours, s'il est possible, parce que si vous ne vous trompez
pas vous-mêmes, vous trouverez toujours quelque chose à couper en vous, quelque
progrès que vous fassiez. Tant que vous êtes dans ce corps mortel, vous vous
abusez, si vous croyez que vos vices soient entièrement éteints plutôt que
supprimés; que vous le vouliez ou non, le Jébuséen habite toujours dans votre
terre, (Judic. I, 21); vous pouvez bien le subjuguer, mais vous ne sauriez
l'exterminer. « Je sais dit, l'Apôtre, que le bien n'habite pas en moi (Rom.
VII, 18). » C'est peu de chose s'il ne confesse que le mal même y habite. «
Aussi, ajoute-t-il, je ne fais pas (a) ce que je veux et je fais le mal que je
hais, et que je ne voudrais pas faire; mais si je fais le mal fille j'abhorre,
ce n'est plus moi qui le fais, c'est le péché qui habite en moi (Rom. VII, 13).
» Préférez-vous donc dis-je à l'Apôtre, si vous l'osez, car c'est lui qui parle
ainsi, ou avouez avec lui que vous n'êtes pas exempt de vices. Or la vertu
tient le milieu entre les vices opposés, et pourtant vous avez besoin
non-seulement de couper, mais de couper tout autour. Autrement il y a à
craindre que notre vigne pressée, ou plutôt rongée parles vices qui
l'environnent, ne languisse peu à peu, sans que vous vous en aperceviez, ou
même ne soit étouffée, s'ils viennent à croître davantage. Le seul conseil que
je vous donne dans un si grand péril, c'est de les observer avec grand soin,
et, aussitôt qu'ils recommenceront à paraître, de les couper sans miséricorde.
La vertu ne peut pas croître avec les vices. Afin donc qu'elle pousse
vigoureusement, ne les laissez pas croître. Otez les branches superflues, les
bonnes pousseront bientôt; tout ce que vous ôtez à la cupidité, vous le donnez
à l'utilité. Retranchons donc, coupons la cupidité, afin que la vertu profite.
(a) Telle est la leçon donnée par les premières éditions des oeuvres
de saint Bernard et par les meilleurs manuscrits. Quelques-uns ajoutent ces
mots: « le bien » comme dans la Vugate.
11. Il est temps pour nous, mes frères, de
tailler notre vigne, comme nous avons toujours besoin de le faire. Car je
trouve que l'hiver est passé pour nous. Savez-vous de quel hiver j'entends
parler? C'est de cette crainte qui n'est pas accompagnée d'amour, qui donne
lieu à tout le commencement de la sagesse, mais n'en communique pas la
perfection, car l'amour, en survenant, la chasse, comme l'été chasse l’hiver,
car l'amour de Dieu est fêté de l'âme. Et s'il est venu, ou, pour mieux dire,
et comme je veux le croire de vous, puisqu'il est venu, il a du sécher toutes
les pluies de l'hiver, c'est-à-dire, toutes les larmes que faisaient couler
auparavant le souvenir amer des fautes passées, et la crainte du jugement de
Dieu. Ainsi, et je le dis sans hésiter de plusieurs d'entre vous, sinon de
tous, cette pluie est passée, elle a cessé. Car les fleurs qui sont la marque
d'une pluie plus douce commencent à paraître. L'été a aussi des pluies, mais
des pluies douces et fécondes. Qu'y a-t-il de plus doux que les larmes de la
charité? Car la charité pleure mais d'amour, non de la douleur. Elle pleure de
désir. Elle pleure avec ceux qui pleurent. Je ne doute pas que vos actions
d'obéissance ne soient abondamment arrosées de cette pluie, et j'ai la
satisfaction de voir que, bien loin d'être défigurées ou obscurcies par des
murmures et par la tristesse, elles sont accompagnées d'une joie spirituelle
qui les rend agréables et fleurissantes. Ce sont comme des fleurs que vous
portez toujours dans vos mains.
12. Si donc l'hiver est passé, si la pluie est
finie, si elle a cessé de tomber, si les fleurs ont enfin paru dans votre
terre, et que la douceur de la grâce, comme un printemps favorable, marque que
le temps de tailler la vigne est venu, que reste-t-il autre chose à faire, que
de nous occuper à cet ouvrage si saint et si nécessaire? Examinons, selon le
conseil du Prophète, nos voies et notre conduite, que chacun croie qu'il fait
des progrès, non lorsqu'il ne trouve rien à reprendre en soi, mais lors qu'il
reprend et corrige ce qu'il y trouve de mauvais. Vous ne vous serez pas examiné
inutilement, si vous reconnaissez que vous avez encore besoin de vous examiner
de nouveau; et vous ne vous serez pas trompé dans votre examen, toutes les fois
que vous croirez avoir besoin de le recommencer. Mais si vous le faites autant
de fois que vous en aurez besoin, vous le ferez toujours. Souvenez-vous donc
que vous avez toujours besoin du secours d'en haut, et de la miséricorde de
l'époux de l'Église, Jésus-Christ Notre-Seigneur, qui étant Dieu, est élevé au
dessus de toutes choses et béni dans tous les siècles.
Amen.
1. « La voix de la tourterelle a été entendue
dans notre terre (Cantique II, 12). » Voici la seconde fois que celui qui est
du ciel parle de la terre, je suis forcé d'en convenir Et il en parle avec
autant de bouté et d'affection que s'il était vraiment citoyen de la terre.
Celui-là c'est l'Époux; après avoir dit, que les fleurs avaient paru, non pas
sur la terre simplement, mais sur notre terre, il dit encore maintenant: « La
voix de la tourterelle a été entendue dans notre terre. » Quelle est donc la
raison d'une façon de parler si extraordinaire, pour ne pas dire si indigne de
Dieu? Je ne crois pas qu'on trouve ailleurs qu'il ait ainsi parlé du ciel,
encore moins de la terre. Considérez donc combien il est doux d'entendre le
Dieu du ciel dire: « Dans notre terre.» Et vous, habitants de la terre, enfants
des hommes, écoutez: « Le Seigneur a fait de grandes choses pour nous (Psaume
CXXV, 4). » Il a un grand commerce avec la terre, de grands rapports avec
l'Epouse, qu'il lui a plu de tirer de la terre pour se l'unir intimement. Il
dit, en effet: « Dans notre terre. » Cette parole n'est pas une parole de
souveraineté, mais de familiarité, mais d'alliance. Aussi n'est-ce point comme
Seigneur, mais comme Époux qu'il parle ainsi. Quoi? Il est notre créateur, et
il se rend notre compagnon ! Il ne faut pas s'en étonner. C'est l'amour qui
parle et l'amour ne tonnait pas de maître. Car ce cantique est un cantique
d'amour, et il ne saurait, être rempli que de choses amoureuses. Dieu aime
aussi et son amour ne vient pas d'ailleurs que de lui, attendu qu'il est
lui-même amour. Et il aime avec d'autant plus de violence que lui et son amour
ne sont qu'un. Mais ceux qu'il aime, il les traite comme des amis, non comme
des serviteurs. De Maître il devient ami. Car il n'appellerait pas ses
disciples ses amis, s'ils ne l'étaient en effet.
2. Voyez-vous comme la majesté même cède à
l'amour. Il en est ainsi, mes frères; l'amour n'admire personne, mais il ne
méprise personne, il regarde d'un même oeil tous ceux qui s'entr'aiment
parfaitement, et il égale en lui les grands et les petits. Non-seulement il les
rend égaux, mais il n'en fait qu'un d'eux tous. Vous pensez peut-être que Dieu
est excepté de cette règle, mais ne savez-vous pas que celui qui est
étroitement attaché à Dieu n'est qu'un esprit avec lui (I Cor. VI, 17)? Il
s'est rendu lui-même comme l'un d'entre nous. C'est trop peu, il s'est rendu,
non pas comme l'un d'entre nous, mais l'un d'entre nous. C'est peu qu'il soit
semblable aux hommes, il est homme. C'est ce qui fait qu'il s'attribue notre
terre, mais comme patrie, non comme possession. Et pourquoi ne se
l'attribuerait-il pas? C'est d'elle que vient son épouse; d'elle aussi que
vient la substance de son corps. C'est d'elle que vient l'Époux même, puisque
lui et son épouse ne sorte qu'une même chair. S'ils n'ont qu'une même chair,
pourquoi n'auront-ils pas une seule et même patrie? « Le Seigneur, dit le
Prophète, s'est réservé le plus haut des cieux, et a donné la terre aux enfants
des hommes (Psaume CXIII, 16). » C'est donc comme fils de l'homme qu'il hérite
de la terre, comme Seigneur qu'il se l'assujettit, comme créateur qu'il la
gouverne, et comme époux qu'il la partage. Car, en disant « dans notre terre, »
il témoigne qu'il refuse de la posséder en propre, et qu'il désire la partager
avec un autre. Mais en voilà assez pour expliquer pourquoi l'Époux a daigné se
servir d'une parole si pleine de bonté, et dire, « notre terre. »
3. Maintenant passons au reste. « La voix de la
tourterelle s'est fait entendre dans notre terre. » C'est une marque que
l'hiver est passé, et qu'il est temps de tailler la vigne. Voilà pour le sens
littéral. Au reste la voix de la tourterelle n'est pas fort agréable, mais elle
annonce des choses qui le sont. Ce petit oiseau ne coûte pas bien cher; mais si
vous y prenez garde il vaut cher. Sa voix, plus semblable à un gémissement qu'à
un chant, nous rappelle notre exil. J'entends volontiers la voix d'un
prédicateur qui ne s'attire pas des applaudissements, mais qui me touche le
coeur. Vous imitez la tourterelle, si vous enseignez à gémir. Mais si vous
voulez me persuader de gémir, ce sera plutôt en gémissant qu'en déclamant.
L'exemple ici, aussi bien qu'en beaucoup de choses, est plus efficace que la
parole. Votre voix sera puissante et pleine de vertu, si on tonnait que vous
êtes persuadé vous-même de ce que vous voulez persuader aux autres. La voix des
oeuvres est plus forte que celle de la bouche, faites ce que vous dites, et
non-seulement vous me corrigerez avec plus de facilité, mais vous échapperez
vous-même à une grande responsabilité; on ne pourra plus vous dire: «Ils
mettent sur les épaules des hommes des fardeaux pesants et insupportables, et
ils ne voudraient pas seulement y toucher du bout des doigts (Matth. XXIII, 4);
» Et vous ne craindrez pas d'entendre ces mots: « Vous qui enseignez aux
autres, pourquoi ne vous enseignez-vous pas à vous-même (Rom. II, 21)? »
4. « La voix de la tourterelle s'est fait
entendre dans notre terre. » Tant que les hommes n'ont reçu pour récompense du
culte qu'ils rendaient à Dieu, que la possession de la terre, de cette terre où
coulaient le lait et le miel, ils ne se sont pas trouvés étrangers sur la
terre, et n'ont pas gémi comme la tourterelle, au souvenir de leur patrie: au
contraire, abusant du lieu de leur exil, comme si c'eût été leur patrie, ils se
sont adonnés à toute sorte de voluptés et de débauches. C'est ainsi qu’il s'est
passé tant de temps sans que la voix de la tourterelle se fit entendre dans
notre. terre. Mais lorsque la promesse du royaume des cieux a été faite, alors
les hommes ont reconnu qu'ils n'ont. pas ici une patrie permanente, et ils ont
commencé à rechercher la patrie future avec ardeur. Et c'est alors, pour la
première fois, que la voix de la tourterelle s'est fait entendre clairement
dans notre terre. Car, quand une sainte âme soupirait après la présence de
Jésus-Christ, soupirait avec peine de voir la possession du royaume de Dieu
retardée, saluait de loin par ses gémissements et ses soupirs, cette patrie
tant désirée, ne vous semble-t-il pas qu'elle était comme une tourterelle
chaste et gémissante? C'est donc à partir de ce moment, et depuis lors, que la
voix de la tourterelle s'est fait entendre dans notre terre. Comment l'absence
de Jésus-Christ ne me ferait-elle pas tous les jours répandre des larmes, et
pousser des soupirs? Seigneur, vous voyez où tendent tous mes désirs, et le
gémissement de mon âme ne vous est pas caché (Psaume XXXVII, 10). Je n'ai fait
que gémir, vous le savez Seigneur, mais bienheureux celui qui peut dire: «
J'arroserai toutes les nuits mon lit de mes larmes, je le percerai de mes
pleurs (Psaume VI, 7). » Ce n'est pas seulement moi qui connais ces
gémissements, ce sont tous ceux qui aiment l'avènement du Sauveur. C'est
d'ailleurs même ce qu'il disait. « Les enfants de l'Époux peuvent-ils pleurer
pendant que l'Époux est avec eux? Il arrivera un temps que l'Époux leur sera
ôté, et alors ils pleureront (Matth. IX, 15). » Comme s'il eût dit: alors on entendra
la voix de la tourterelle.
5. Ce que vous disiez, mon doux Jésus, est bien
vrai; ce temps-là est venu. Car la créature gémit, et est comme dans le travail
de l'enfantement, en attendant la révélation de la gloire qui doit se faire aux
enfants de Dieu. Mais ce n'est pas elle seulement qui gémit; nous gémissons
aussi nous-mêmes, en attendant l'adoption des enfants de Dieu, et la rédemption
de notre corps, car nous savons que tant que nous sommes dans ce cotés, nous
sommes exilés de la présence du Seigneur. Et ces gémissements ne sont pas
inutiles, puisqu'on y répond du ciel avec tant de bonté, car le Seigneur dit:
«A cause de la misère des pauvres et des gémissements de ceux qui sont dans
l'oppression, je vais me lever. » Cette voix gémissante se fit entendre ainsi
du temps des patriarches, mais rarement, et chacun d'eux retenait son
gémissement au dedans de soi. C'est ce qui faisait dire à l'un d'eux: « Mon
secret est pour moi; mon secret est pour moi (Isaïe XXIV, 16); » et à un autre
« Mon gémissement ne vous est pas caché (Psaume XXXVII, 10). » ce qui faisait
bien voir qu'il était caché, puisqu'il n'était connu que de Dieu. C'est
pourquoi on ne pouvait pas dire alors. « La voix de la tourterelle s'est fait
entendre dans notre terre, » ni que ce secret n'appartenait qu'à peu de
personnes, et n'était pas encore divulgué parmi les hommes. Mais depuis qu'on a
crié publiquement: « Cherchez les choses du ciel où Jésus-Christ est assis à la
droite de Dieu (Coloss. III, 1), » le gémissement de la tourterelle a commencé
à être commun à tout le monde, tout le monde ayant un même sujet de gémir,
parce que tout le monde connaissait le Seigneur, suivant cette parole de
Jérémie: Et tous me connaîtront depuis le plus petit jusqu'au plus grand, dit
le Seigneur (Jer. XXXI, 34). »
6. Mais si plusieurs gémissent, pourquoi
n'est-il parlé que d'un seul « La voix de la tourterelle, » dit-il. Pourquoi ne
dit-il pas, «des tourterelles? » Peut-être l'Apôtre résout-il cette difficulté,
lorsqu'il dit, « que le Saint-Esprit lui-même prie pour les saints par des
gémissements ineffables (Rom. VIII, 26).» Il en est, en effet, ainsi; il nous
le montre gémissant, parce que c'est lui qui fait gémir. Et quel que soit le
nombre de ceux que vous entendez ainsi gémir, c'est la voix d'un seul qui sort
de la bouche d'eux tous. Pourquoi ne serait-ce point sa voix, puisque c'est lui
qui la forme dans chaque fidèle, pour demander à Dieu les choses dont il a
besoin? Car l'esprit est révélé à chacun, selon ses besoins (I Cor. XII, 7), or
chacun se fait connaître à sa voix, et témoigne par-là qu'il est présent.
Écoutez comment, selon l'Évangile, le saint-Esprit a une voix. « L'Esprit
souffle où il veut, et vous entendez sa voix, sans savoir d'où elle vient, ni
où elle va (Joran. III, 8). » Mais le maître mort qui enseignait à des morts
une lettre morte, ne le savait pas. Quant à nous, nous le savons bien, nous
qui, transférés de la mort à la vie, par l'Esprit vivifiant, éprouvons par une
expérience certaine et journalière, qui est l'effet de son illumination, que
nos veaux et nos gémissements viennent de lui, vont à lui, et là trouvent
miséricorde devant les yeux de Dieu. Car, quand est-ce que Dieu rendrait
inutile la voix de son Esprit. Il sait ce que désire cet Esprit, parce qu'il ne
demande à Dieu pour les saints que des choses qui sont conformes à sa volonté.
7. Il n'y a pas que les gémissements qui rendent
la tourterelle recommandable, sa chasteté nous la recommande également. C'est à
cause de cette vertu qu'elle fut jugée une victime digne d'être offerte pour le
fils d'une vierge. Car l'Évangile porte: « Une paire de tourterelles, ou deux
petits d'une colombe (Luc. II, 24). » Et quoique le Saint-Esprit soit
ordinairement désigné parla colombe, néanmoins comme c'est un oiseau porté à
l'impureté, il n'était pas à propos qu'il fût offert pour le sacrifice du
Seigneur, si ce n'est dans un âge exempt de cette passion: Mais l'âge de la
tourterelle n'est pas marqué, parce qu'elle est chaste à quelque âge que ce
soit. Car elle se contente d'un seul mâle, et quand elle l'a perdu, elle n'en
tonnait pas d'autre; blâmant, par là, la pluralité des noces chez les hommes.
Car quoique ce ne soit qu'une faute vénielle, attendu qu'elles sont un remède à
l'incontinence, néanmoins une si grande incontinence est honteuse. N'est-ce
point une honte que la raison ne puisse faire dans l'homme, en ce qui regarde
l'honnêteté, ce que la nature fait dans un oiseau? On voit, en effet, la
tourterelle, dans le temps de son veuvage, pratiquer tous les exercices de cet
état saint avec une vigilance et une ardeur infatigables. Vous la voyez
toujours solitaire; vous l'entendez toujours gémir; et on ne la voit jamais se
percher sur un rameau vert, pour vous apprendre à fuir les plaisirs de la
volupté comme une peste. Ajoutez à cela qu'elle demeure le plus souvent sur le
sommet des montagnes, et sur le faite der arbres, pour nous apprendre à
mépriser les choses de la terre et a aimer les choses du ciel, ce qui convient
particulièrement à l'état de la chasteté.
8. D'où l'on peut conclure que la voix de la
tourterelle est aussi une exhortation à la pureté. Car cette voix ne s'est pas
fait entendre d'abord sur la terre. On y entendit plutôt celle-ci: « Croissez
et multipliez et remplissez la terre (Gen. I, 28). » C'eût été sans doute en
vain que cette voix de la chasteté eût raisonné, lorsque la patrie des
ressuscités n'était pas encore découverte, cette patrie où les hommes ne se
marieront pas, mais seront comme les anges de Dieu dans le ciel. Était-ce le
temps de faire entendre cette voix, lorsque toute femme stérile dans le peuple
juif était maudite, lorsque les patriarches même avaient plusieurs femmes en
même temps, lorsque la loi commandait à un frère de faire revivre la semence de
son frère mort sans enfant, en épousant sa veuve? Mais, depuis que la louange
des eunuques, qui se sont mutilés pour le royaume Dieu, est sortie de la bouche
de la céleste tourterelle (Matth. XIX, 12), et que le conseil qu'une autre
chaste tourterelle a donné touchant les filles a été suivi partout, alors on a
commencé à pouvoir dire véritablement: « la voix de la tourterelle s'est fait
entendre dans notre terre. »
9. Puisque les fleurs ont paru dans notre terre,
et que la voix de la tourterelle y a été entendue, la vérité sans doute a été
découverte, et par la vue, et par l'ouïe. Car la voix s'entend, et les fleurs
se voient. Les fleurs, ce sont les miracles, comme nous l'avons expliqué plus
haut, et, en se joignant à la voix, elles produisent les fruits de la foi. Car,
bien que la foi vienne de l'ouïe, la confirmation de la foi vient de la vue. La
voix a retenti, les fleurs ont brillé, et la vérité a germé de la terre, 1a
parole et les miracles concourant ensemble par la confession des fidèles, pour
servir de témoignage à la foi. C'est titi témoignage facile à accepter, quand
la fleur atteste la vérité de la voix et de la parole, et que la vue seconde
l'ouïe. Les choses qu'on voit confirment celles qu'on entend, et le témoignage
de deux, c'est-à-dire de l'oreille et de l'œil, persuade la vérité de ce qu'il
rapporte. Voilà pourquoi le Seigneur disait, en parlant aux disciples de saint
Jean: « Allez, rapportez à Jean ce que vous avez entendu et vu. » Il ne pouvait
leur marquer la certitude de la foi d'une manière plus courte ni plus claire; la
même certitude de la foi a été persuadée à toute la terre en aussi peu de mots,
et par le même raisonnement.. Prêchez « les choses que vous avez entendues et
vites. » O parole courte, mais néanmoins vive et efficace ! Je ne fais pas
difficulté d'assurer ce que j'ai appris par mes oreilles et par mes yeux. Une
trompette salutaire sonne, les miracles brillent, et le monde croit. On
persuade aisément ce qu'on dit, lorsqu'on le prouve par des prodiges
surprenants. Or, nous lisons que les « apôtres, étant sortis de Jérusalem,
prêchèrent partout, le Seigneur coopérant à leurs paroles, et les confirmant
par des miracles (Matth. XVI, 20). » Nous lisons qu'il fut transfiguré sur le
Thabor, au sein d'une merveilleuse clarté, et que, néanmoins, une voix céleste
ne laissa pas de lui rendre témoignage. Nous voyons encore sur le bord du
Jourdain une colombe qui le désigne, et une voix qui atteste sa divinité.
Ainsi, la miséricorde de Dieu fait toujours concourir également ces deux
choses, la voix et le signe, pour introduire la foi, afin que, par ces deux
sens, comme par deux fenêtres ouvertes, il se fasse dans l'âme une large voie à
la clarté.
10. Il y a ensuite: « Le figuier a poussé ses
boutons à figues. » N'en mangeons pas, car ce ne sont pas des figues mûres. Elles
ont l'apparence de bonnes figues, mais elles n'en ont pas le goût. En quoi
elles figurent peut-être les hypocrites. Néanmoins, ne les rejetons pas, car
nous en aurons peut-être besoin une autre fois. Elles tomberont assez tôt
d'elles-mêmes avant le temps, comme le chaume dont on couvre les maisons, qui
est sec avant qu'on le coupe, ce qui, je crois, a été dit des hypocrites. Ce
n'est pourtant pas sans sujet qu'il en est fait mention dans ce chant nuptial.
Elles ne serviront pas, sans doute, à manger; mais du moins elles auront un
autre usage. Dans les noces, on a besoin de bien d'autres choses que de vivres.
Quoi qu'il en soit, je crois que je ne les dois pas passer légèrement, et qu'il
est à propos de remettre ce que nous avons à en dire à une autre fois, et pour
une heure plus commode, de peur de trop presser cette matière. Je vous laisse à
juger si c'est avec raison que je le fais; tâchez seulement, par vos prières,
d'obtenir de Dieu pour moi que j'explique avec facilité ce que j'en pense, pour
votre édification et pour la louange et la gloire de l'époux de l'Église,
Jésus-Christ Notre-Seigneur, qui étant Dieu par dessus tout, est béni dans tous
les siècles des siècles.
Amen.
1. « Le figuier a porté ses boutons à figues
(Cantique II, 13). » Ces mots se rapportent à ce qui précède. L'Epoux avait dit
que le temps de tailler la vigne était venu, et le montrait par les fleurs qui
commençaient déjà à paraître, et par la voix de la tourterelle qu'on avait
entendue. Il le prouve encore par la. production des boutons à figues; parce
que l'arrivée du, printemps ne, ose reconnaît pas seulement aux fleurs, ou à la
voix de la tourterelle, mais encore parles fruits du figuier. Car la saison
n'est jamais plus belle, que lorsque le figuier produit ses boutons à figues.
Le figuier n'a pas de fleurs, au lieu de fleurs il pousse des boutons à figues,
lorsque les autres arbres fleurissent. Et comme les fleurs paraissent et
passent aussitôt, n'étant propres à rien, sinon à marquer les fruits qui
doivent les suivre, ainsi les boutons à figues se montrent pendant quelque
temps, tombent avant d'être mûrs, et font place aux bonnes figues, mais ne sont
pas bons à manger eux-mêmes. C'est donc par là, comme j'ai dit, que l'époux
connaît quelle est la saison, et qu'il le fait connaître à l'Epouse, afin
qu'elle ne soit pas paresseuse à aller aux vignes parce que ce qui se fait en
son temps n'est jamais perdu. Voilà pour ce qui concerne le sens littéral.
2. Mais quel est le sens spirituel. Il ne faut
pas voir ici le figuier, mais le peuple qu'il représente. Car Dieu prend soin
des hommes, non pas des arbres. Le peuple est un vrai figuier, fragile à cause
de la chair, petit de sens et d'intelligence, bas d'esprit, et ses premiers
fruits sont grossiers et terrestres. Car ce n'est pas l'étude du peuple, de
chercher premièrement, le royaume de Dieu et sa justice (Matth. VI, 33), mais
plutôt, comme dit l'Apôtre, de penser aux choses du monde, de chercher pour les
hommes, comment plaire à leurs femmes, ou pour les femmes, comment se rendre
agréables à leurs maris (I Cor. VII, 33). Les personnes de cette sorte
souffriront des afflictions en la chair, mais nous ne nions pas, qu'à la fin,
elles acquièrent les fruits de la foi, si elles se confessent et se repentent
sincèrement de leurs fautes, et surtout si elles rachètent les oeuvres de la
chair, par les aumônes? Les premiers fruits que produisent ces personnes ne
sont donc pas proprement des fruits, non plus que les boutons à figues que
portent les figuiers. Mais si ensuite elles font de dignes fruits de pénitence,
car ce qui est animal doit précéder ce qui est spirituel (Cor. XV, 46), on leur
dira: « Quel est ce fruit que vous avez porté autrefois et dont vous rougissez
maintenant (Rom. VI, 21)? »
3. Néanmoins, je ne crois pas qu'on doive
entendre ce pointsage, de toutes sortes de peuples, mais de celui qui y est
exprimé. Car l'Écriture ne dit pas les figuiers au pluriel, mais au singulier.
« Le figuier a produit ses boutons à figues; » et selon ma pensée, ce peuple
est le peuple juif. En effet, combien le Sauveur, dans l'Évangile, propose-t-il
de paraboles semblables à celle-ci, à son sujet? Par exemple: « Un homme avait
un figuier planté dans sa vigne (Luc. XIII, 6). » Et: «Voyez le figuier, et
tous les autres arbres (Luc. XXI, 19), » en parlant à Nathanaël, il dit encore:
«je vous ai vu lorsque vous étiez sous le figuier (Jean 1, 48). » Il maudit
encore le figuier, parce qu'il n'avait pas trouvé de fruits dessus (Marc. XI,
12). Ainsi ce peuple est vraiment un figuier, puisque bien qu'il soit sorti de
la racine des patriarches, qui était bonne, il ne s'est pourtant jamais élevé
en haut, a toujours voulu ramper à terre, et n'a pas répondu à l'excellence de
sa racine, ni par la grandeur de ses rameaux, ni par la beauté de ses fleurs,
ni par la fécondité de ses fruits. Arbre manqué, arbre tortueux, et noueux, tu
n'as guère de rapport avec ta racine, car tu viens d'une racine sainte. Que
parait-il dans tes branches qui soit digne d'elle? «Le figuier, dit l'Époux, a
poussé ses boutons à figues. » Ce n'est pas de ta noble racine que tu les tires
maudite engeance. Ce qui se trouve en elle, vient du Saint-Esprit, et, partant
est délicat et agréable. Où as-tu pris ces figues grossières? Et en effet, qu'y
a-t-il qui ne soit pas grossier dans ce peuple, soit que l'on considère ses
actions ou ses inclinations, son intelligence, ou les cérémonies du culte qu'il
rendait à Dieu? Car ses actions étaient toutes pour la guerre, son inclination
ne se portait qu'à amasser du bien, son intelligence était dans l'écorce de la
lettre, et son culte dans le sang des bêtes et des animaux.
4. Mais on me dira peut-être, si ce peuple n'a
jamais cessé de produire des boutons à figues, le temps de tailler la vigne,
est donc venu quelquefois pour lui, puisque nous avons dit qu'on la talle
lorsque les figuiers poussent leurs -boutons à figues: nullement; car nous
disons que les femmes sont mères, non lorsqu'elles sont en travail d'enfant,
mais lorsqu'elles sont accouchées. Nous disons de même que les arbres ont
produit leurs fleurs, non lorsqu'ils commencent à fleurir, mais au contraire
lorsqu'ils se défleurissent. Il en est de même ici, on dit que le figuier a
produit ses fausses figues, non lorsqu'il en a produit quelques-unes, mais
lorsqu'il les a toutes produites, c'est-à-dire lorsqu'il n'en produit plus. Si
vous me demandez quand cela est arrivé à ce peuple? C'est, vous dirai-je,
lorsqu'il a tué Jésus-Christ. Car c'est alors que sa malice a été consommée,
selon que lui-même le lui avait prédit, en disant: « Comblez la mesure de vos
pères (Matth. XXIII, 31). » D'où vient qu'étant prés de rendre l'esprit sur la
croix, il s'écria: « Tout est consommé (Jean XIX, 30). » O quelle consommation
a donné à ses boutons à figues, ce figuier maudit et condamné à une stérilité
perpétuelle ! O que ses derniers fruits sont bien plus mauvais que les
premiers! D'abord, ils étaient seulement inutiles, mais maintenant ils sont
pernicieux et empoisonnés. O naturel barbare et grossier, naturel de vipère, de
haïr un homme qui guérit les corps des hommes, et leurs âmes ! O intelligence
grossière, intelligence de boeuf, que de n'avoir pas reconnu Dieu dans les
ouvrages mêmes de Dieu!
5. Peut-être le Juif se plaindra-t-il comme
d'une injure atroce, de ce que je compare son intelligence à celle d'un boeuf.
Mais qu'il lise Isaïe, et il trouvera qu'il en a encore moins qu'un boeuf. « Un
boeuf, dit ce prophète, connaît celui à qui il appartient, et un âne connaît
l'étable de son maître, mais Israël ne m'a pas connu, mon peuple n'a pas eu
d'intelligence (Isaïe I, 3).» Vois-tu, ô juif, que je suis plus doux pour toi
que ton Prophète même? je t'ai comparé aux bêtes brutes, et lui te met au
dessous d'elles, ou plutôt ce n'est pas en son nom, mais au nom de Dieu, que le
Prophète dit cela, car Dieu même crie par ses oeuvres, qu'il est Dieu. « Si
vous ne me croyez, dit-il, croyez à mes oeuvres, et si je ne fais les oeuvres
de mon Père, ne me croyez pas (Jean X, 33). » Cependant cela ne le réveille pas
encore, et ne lui ouvre pas les yeux; ni la fuite des démons, ni l'obéissance
des éléments, ni la vie rendue aux morts, n'a pu le délivrer de cette stupidité
plus que bestiale, qui a été cause que, par un aveuglement également
merveilleux et déplorable, il est tombé dans un crime si horrible, et si
énorme, que de porter des mains sacrilèges sur le Seigneur de majesté. On a
donc pu dire que « le figuier a produit ses boutons à figues, » depuis que les
cérémonies légales de ce peuple ont commencé à prendre fin, et que les vieilles
choses selon une ancienne prophétie, ont été remplacées par de nouvelles
(Levit. XXIV, 1), » de la même manière que les fausses figues tombent et font
place aux bonnes qui viennent après. Tant que le figuier, dit l'Époux, n'a pas
cessé de produire ses figues, je ne vous ai pas appelée, ô mon Epouse, parce
que je savais qu'il n'en pouvait pas produire de bonnes eu même temps. Mais
maintenant que celles qui devaient venir auparavant sont venues, je ne vous
invite pas hors de saison, puisque les fruits qui sont bons et salutaires
s'approchent, et vont succéder à ceux qui sont inutiles.
6. « Car les vignes, en fleurs, continue-t-il,
répandent une odeur agréable, » ce qui est aussi une marque que le fruit va
venir bientôt. Cette odeur classe les serpents. On dit que lorsque les vignes
sont en fleurs, toutes les bêtes venimeuses s'éloignent, elles ne peuvent
souffrir l'odeur de ces fleurs nouvelles. Je désire que nos novices écoutent
particulièrement ceci, et qu'ils en tirent un sujet de confiance, en se
demandant quel esprit ils ont reçu, puisque les démons n’en sauraient même,
souffrir les premières approches. Si la ferveur des novices a cette force dans
son commencement, que sera-t-elle dans sa perfection? Que l'on juge du fruit
parla fleur, et de la vertu de sa saveur par colle de son odeur. « Les vignes
en fleurs ont répandu une odeur agréable.» Il en a été ainsi dans le
commencement. A la prédication de la grâce nouvelle de Jésus-Christ, il se
faisait un renouvellement de vie en ceux qui croyaient, et qui, en vivant bien
parmi les Gentils, étaient en tout lieu la bonne odeur de Jésus-Christ (II Cor.
II, 15). Cette bonne odeur, c'était le témoignage qui leur était rendu, et qui
naît des bonnes oeuvres, comme l'odeur naît des fleurs, comme les âmes fidèles
dans le commencement de la foi naissante, telles que des vignes spirituelles
remplies de fleurs et exhalant une odeur agréable, recevant bien le témoignage
de ceux mêmes qui n'étaient pas de leur religion; je crois qu'il est assez
vraisemblable que c'est d'elles que l'Époux parlait, quand il disait que les
vignes en fleurs répandaient une douce odeur. Pourquoi? parce que ceux qui ne
croyaient. pas encore, se sentant attirés par là à la foi, glorifiaient Dieu en
voyant leurs bonnes oeuvres, et que cette odeur commençait à leur être une
odeur de vie pour la vie. Ce n'est donc pas sans raison qu'il est dit de ceux
qui n'ont pas cherché leur propre gloire, mais le salut de leur prochain par la
bonne opinion qu'ils lui donnaient de leur vertu, ont répandu une douce odeur.
Car ils pouvaient, à l'exemple de plusieurs, se servir de la piété d'une
manière profane, pour satisfaire leur vanité ou leur avarice. Mais ce n'eût pas
été répandre l'odeur, mais la vendre, ce qu'ils n'avaient garde de faire,
puisque toutes leurs actions n'avaient pour but que la charité.
7. Mais si les vignes sont les âmes, la fleur,
les bonnes oeuvres, et l'odeur, l'opinion avantageuse qu'on donne de soi,
qu'est-ce que le fruit de la vigne? C'est le martyre, oui, le sang du martyre
est vraiment le fruit de la vigne: « Lorsque Dieu, dit le Prophète (Psaume
CXXVI, 4), aura fait reposer en paix ceux qu'il aime, l'héritage du Seigneur
s'augmentera par le nombre de ceux qui se convertiront, et qui seront comme
leurs enfants, et le fruit de leurs entrailles: » J'allais dire le fruit de la
vigne. Pourquoi n'appellerons-nous pas sang de la vigne, le sang de l'innocent
et de l'homme juste, ce divin jus rouge et précieux de la vigne de Sorech,
sorti comme du pressoir des souffrances? Car la mort des saints du Seigneur est
précieuse à ses yeux; mais en voilà assez pour l'explication de ces paroles:
«Les vignes en fleurs ont répandu une bonne odeur. »
8. C'est là le sens de ce pointsage, si on veut
le rapporter au temps de la grâce. Mais, si on aime mieux l'entendre de celui
des patriarches, car la vigne du Seigneur des armées est la maison d'Israël,
voici comment on peut l'expliquer. Les prophètes et les patriarches ont senti,
comme une excellente odeur, que Jésus-Christ devait naître et mourir, mais ils
n'ont pas répandu alors cette odeur, parce qu'ils n'ont pas montré dans la
chair celui qu'ils pressentaient en esprit devoir en être revêtu un jour. Ils
n'ont pas répandu leur odeur, ni divulgué leur secret, ils ont attendu qu'il se
révélât dans son temps. En effet, qui aurait pu comprendre la sagesse cachée
alors dans ce mystère, avant qu'elle eût pris un corps? Voilà comment il se
fait que les vignes n'ont pas alors répandu leur odeur. Elles en ont répandu
plus tard, lorsque, dans la suite des générations, elles ont donné au monde
Jésus-Christ, né d'elles selon la chair, par le moyen d'une Vierge mère. Ce fut
alors, dis-je. que ces vignes spirituelles répandaient leur odeur, ce fut alors
que la bonté et la clémence de notre Sauveur se montrèrent aux hommes (Tit.
III, 4), et que le monde commença à jouir de la présence de celui que peu de
personnes avaient pressenti lorsqu'il était, absent. Ce saint homme, par
exemple, qui, en touchant Jacob, sentait Jésus-Christ et s'écriait: « Voici
l'odeur de mon fils, semblable à celle d'un champ plein de fleurs que le
Seigneur a béni (Gen. XXVII, 27); » en s'exprimant ainsi, gardait ses délices
pour lui, et ne les communiquait à personne. « Mais lorsque la plénitude du temps
est arrivée, auquel Dieu a envoyé son Fils, né d'une femme, né sous la loi,
afin qu'il rachetât ceux qui étaient sous la loi (Gal. IV, 4); » c'est alors
que cette odeur qui était en lui, se répandit de toutes parts, en sorte que
l'Église, la sentant des extrémités de la terre, s'écriait: « Votre nom est une
huile répandue (Cantique I, 2), » et les jeunes filles courront dans l'odeur de
cette huile parfumée. Voilà comment cette huile a répandu une odeur agréable,
ainsi que toutes les autres vignes de ce temps-là, qui étaient pleines de la
même odeur de vie: et pourquoi ne l'auraient-elles pas répandue, puisque
Jésus-Christ est sorti d'elles, selon la chair 2 Les vignes ont donc répandu
une bonne odeur, soit que les âmes fidèles répandent d'elles partout une
opinion avantageuse, ou que les oracles et les révélations des patriarches
aient été rendus publics au monde, et que leur odeur se soit répandue par toute
la terre, suivant cette parole de l'Apôtre: « Sans doute ce mystère de la bonté
de Dieu est grand puisqu'il a été manifesté par la chair, justifié par
l'esprit, découvert aux anges, prêché aux nations, cru dans le monde et reçu
avec applaudissement (Tim. III, 16). »
9. Mais ce figuier et ces vignes n'ont-ils rien
qui puisse servir à notre édification? Je crois que ce pointsage se peut aussi
expliquer moralement, puisque, par la grâce de Jésus-Christ qui est en nous,
nous avons aussi des figuiers et des vignes. Les figuiers sont ceux dont les
moeurs sont douces et paisibles, et les vignes, ceux qui ont l'esprit plus
fervent. Quiconque parmi nous, conserve l'union et la paix de la société, qui
nous lie ensemble, et non-seulement vit parmi les frères,sans donner aucun
sujet de plainte à personne, mais de plus se prodigue avec douceur à tout le
monde, dans les devoirs de la charité, pourquoi ne serait-il pas représenté par
le figuier? Il faut néanmoins qu'il ait poussé auparavant ses boutons à figues,
je veux dire la crainte du jugement de Dieu que l'amour parfait chasse dehors,
et l'amertume de ses péchés, qui aide nécessairement à la véritable confession,
à l'infusion de la grâce, et à la fréquente effusion des larmes; et qu'il soit
délivré de toutes les autres choses pareilles qui, comme des figues en boutons,
précèdent, la douceur des vrais fruits, et que vous pouvez fort bien connaître
par vous-mêmes.
10. Mais, pour ajouter encore une autre pensée
qui me vient sur ce sujet, considérez si on ne pourrait pas aussi mettre au
nombre de ces fausses figues, la science, la prophétie, le don des langues, et
autres dons pareils. Car ces choses doivent passer, et céder la place à
d'autres meilleures, selon ce mot de l'Apôtre: « La science sera détruite, les
prophéties n'auront plus de lieu, et le don des langues cessera (I Cor. XIII,
8). » L'intelligence exclura mémé la foi, et la claire vision ne peut manquer
de succéder à l'espérance. Car on n'espère pas voir ce qu'on voit déjà: il n'y
a que la charité qui demeure toujours, mais celle seulement par laquelle nous
aimons Dieu de tout notre coeur, de toute notre âme et de toutes nos forces.
C'est pourquoi je ne la mettrai pas au nombre des fausses figues, et je ne veux
pas même la comparer au figuier, mais aux vignes. Ceux qui sont des vignes sont
plus sévères qu'indulgents; parce qu'ils agissent avec un esprit plein d'ardeur,
ils sont zélés pour la discipline, ils reprennent fortement les vices, et
peuvent dire avec le Prophète: « N'êtes-vous pas témoin, Seigneur, que je hais
ceux qui vous haïssent, et que je suis animé de zèle contre vos ennemis (Psaume
CXXXVIII, 31)? » Et: « Le zèle de votre maison me dévore (Psaume LXVIII, 10). »
Les premiers me semblent se distinguer par l'amour du prochain, et les seconds
par l'amour de Dieu. Mais arrêtons-nous sous cette vigne, et sous ce figuier où
l'amour de Dieu et celui du prochain répandent une ombre favorable, je possède
ces deux amours lorsque je vous aime, mon doua Jésus, vous qui êtes mon
prochain par excellence parce que vous êtes homme, et que vous avez usé de
miséricorde envers moi, mais vous ne laissez pas d'être un souverain, élevé au
dessus de toutes choses et béni dans tous les siècles.
Amen.
1. « Levez-vous (a) ma bien-aimée, mon Épouse, et
venez (Cantique II, 14). » L'Époux témoigne l'excès de son amour, par cette
répétition de paroles, invitant de nouveau sa bien-aimée à travailler aux
vignes: Car je vous ai déjà dit que les vignes sont les âmes, et il est inutile
de m'arrêter davantage sur cette pensée. Passons donc à ce qui suit. S'il m'en
souvient bien, il ne l'a pas encore nommée clairement Épouse dans cet ouvrage,
si ce n'est à cette heure qu'il la mène aux vignes, et qu'elle approche du vin
de la charité. Et lorsqu'elle y sera arrivée, et devenue parfaite, il fera un
mariage spirituel avec elle, et ils seront deux, non en une même chair, mais en
un même esprit, suivant cette parole de l'Apôtre: « Celui qui est étroitement
uni à Dieu, ne fait qu'un même esprit avec lui (I Cor. VI, 17). »
2, Voyons ce qui suit: « Ma colombe est dans
les trous de la pierre, elle est dans les creux de la muraille; montrez-moi
votre visage, que votre voix résonne à mes oreilles (Cantique II, 14). » Il
aime et il continue à dire des choses amoureuses. Il l'appelle de nouveau sa
colombe, il dit qu'elle est à lui, et qu'elle lui appartient en propre. Ce
n’est plus elle qui lui demande instamment de se montrer à elle, et de lui
parler, c'est lui qui au contraire, à présent, la prie de lui accorder cette
grâce. Il agit comme un Époux, mais comme un Époux plein de pudeur, il rougit
d'être vu de tout le monde, il veut jouir de ses délices dans un lieu écarté,
dans des trous de la pierre, dans les creux de la muraille. Imaginez-vous donc,
que l'Epoux parle ainsi à l'Epouse: Ne craignez pas, ma bien-aimée, que le
travail des vignes, auquel je vous exhorte, empêche ou interrompe nos amours.
Ce travail pourra servir à ce que nous souhaitons également tous deux. Les
vignes ne vont pas sans quelques vieilles murailles qui offrent une retraite
agréable aux âmes pudiques. Voilà le sens, ou plutôt le jeu de la lettre. Et
pourquoi ne l'appellerais-je pas un jeu, puisqu'il n'y a rien de sérieux dans
cette explication littérale? Ce qui en parait au dehors ne mérite pas seulement
d'être entendu, si le Saint-Esprit aide au dedans la faiblesse de notre
intelligence. Ne nous arrêtons donc pas au dehors, de peur, ce qu'à Dieu ne
plaise, qu'il ne semble que nous voulions parler d'amours impurs et
déshonnêtes. Apportez des oreilles chastes à ce discours d'amour; et lorsque
vous pensez à ces deux amants, ne vous représentez pas un homme et une femme,
mais le Verbe et l'âme, ou bien Jésus-Christ et l'Église, qui est la même
chose, si ce n'est que ce
nom d'Église ne marque pas une âme seule, mais l'unité ou plutôt
l'union de plusieurs âmes. Et ne croyez pas non plus que les trous de la pierre
ou les creux de la muraille soient des cachettes pour les gens qui font du mal
ensemble, rejetez de votre esprit tout soupçon de choses si ténébreuses.
(a) Dans la Vulgate il y a ici: « Hâtez vous; » Mais
ces mots manquent dans les manuscrits et dans les premières éditions des
oeuvres de saint Bernard.
3. Quelqu'un a entendu par les trous de la
pierre, les plaies de Jésus-Christ, et avec grande raison. Car Jésus-Christ est
la pierre mystique. Ces trous sont excellents puisqu'ils, établissent la foi de
la résurrection et la divinité de Jésus-Christ. « Vous êtes mon Seigneur et mon
Dieu (Jean X, 28), » disait un apôtre. D'où cet oracle est-il sorti, sinon des
trous de la pierre? C'est là que le passereau a trouvé une retraite, et la
tourterelle un nid pour mettre ses petits (Psaume LXXXIII, 3). C'est là que la
colombe se met en sûreté, et regarde sans crainte l'oiseau de proie qui vole à
l'entour. Et voilà pourquoi il dit, « ma colombe est dans les trous de la
pierre (Psaume XXVI, 6), et la colombe reprend, il m'a fait monter dans la
pierre (Psaume XXXIX, 3). Et encore, il a établi mes pieds sur la pierre (Matth.
VII, 24). » Un homme sage bâtit sa maison sur la pierre, parce que là il ne
craint ni la violence des vents, ni les inondations. Quels avantages ne se
trouvent pas dans la pierre? C'est sur la pierre que je suis élevé, dans la
pierre que je suis en sûreté, et dans la pierre que je demeure ferme. J'y suis
à couvert contre l'ennemi, j'y suis en sûreté contre toute sorte d'accidents,
et cela, parce que je, suis élevé au dessus de la terre. Car tout ce qui est
terrestre est incertain et sujet à périr, que notre vie soit dans les cieux, et
nous ne craindrons ni de tomber ni d'être ébranlés. C'est dans les cieux qu'est
la pierre, et c'est en elle que se trouvent la fermeté et la sécurité. La
pierre est le refuge des hérissons (Psaume CIII, 48). Et, en effet, où notre
faiblesse peut-elle trouver un repos ferme et assuré, sinon dans les plaies du
Sauveur? Je demeure là avec d'autant plus de confiance, qu'il est plus puissant
pour me sauver. Le monde frémit, le corps m'accable, le diable me tend des
piéges, et cependant je ne tombe pas, parce que je suis établi sur la pierre
ferme. J'ai commis une grande faute, ma conscience en est troublée, mais je ne
rue désespère pas, parce que je me souviens des plaies de mon Seigneur. Car il
a été percé de blessures pour nos péchés (Isaïe XXXIII, 5). Qu'y a-t-il de si
mortel, qui ne soit guéri par la mort de Jésus? Lors donc que je pense à un
remède si efficace, nulle maladie quelque maligne qu'elle soit, ne me saurait
épouvanter.
4. Par où l'on voit clairement que celui qui disait:
« Mon péché est trop grand pour mériter que Dieu me le pardonne se trompait
étrangement (Gen. IV, 13), » à moins qu'on ne dise qu'il n'était pas des
membres de Jésus-Christ, que les mérites de Jésus-Christ ne lui appartenaient
pas (a)
qu'il ne pouvait les regarder comme son bien, ni s'attribuer
les mérites de son chef ainsi qu'un membre peut. réclamer comme sien ce
qui est à son chef. Mais pour moi, ce que je ne trouve pas en moi, je le prends
avec confiance dans les entrailles du Sauveur, parce qu'elles sont toutes
pleines d'amour et qu'il y a assez d'ouvertures dans son corps sacré, par où
elles peuvent se répandre. Ils ont percé de clous ses mains et ses pieds, et
son côté d'une lance; et par ces ouvertures, je puis sucer le miel de la
pierre, et goûter l'huile de ce dur caillou, c'est-à-dire goûter et voir
combien le Seigneur est doux. Il formait en cet état des pensées de paix, et je
n'en savais rien. Car qui connaît les desseins du Seigneur, ou qui a jamais eu
part à ces conseils? Mais ces clous dont il a été percé, sont devenus pour moi
comme des clefs, qui m'ont ouvert le trésor de ses secrets et fait voir la
volonté du Seigneur. Et pourquoi ne la verrais-je pas au travers de ses plaies?
Ses clous et ses blessures crient hautement que Dieu est vraiment en
Jésus-Christ et qu'il y réconcilie le monde avec lui-même. Ce fer a traversé
son âme et touché son coeur, afin qu'il sût compatir à mes infirmités. Le
secret de son coeur se voit par les ouvertures de son corps, on voit le grand
mystère de sa bonté infinie, les entrailles de la miséricorde de notre Dieu par
laquelle ce soleil levant nous est venu visiter du ciel. Pourquoi ses
entrailles ne se verraient-elles pas par ses plaies? Car, comment, Seigneur,
pouviez-vous faire éclater davantage l'excès de votre bonté et de votre
miséricorde, que par ces blessures cruelles que vous avez souffertes pour nous?
Personne ne peut donner de plus grandes preuves de sa charité, que d'exposer sa
vie pour ceux qui sont destinés et condamnés à la mort.
(a) Telle est la leçon constante des plus anciennes
éditions. Horstius a donc eu tort de lire: « parce qu'il était un membre
coupable de ce chef; » Picard avait lu: « parce qu'il était un membre de ce
vrai chef. » La leçon que nous préférons est naturelle et facile, si on
comprend bien le mot "membre", et si on supplée ces mots: « Il
regarde, comme sien ce qui appartient à sept chef. »
5. La miséricorde du Seigneur est donc la
matière de mes mérites. J'en aurai toujours tant qu'il daignera avoir de la
compassion pour moi. Et ils seront abondants si les miséricordes sont
abondantes. Je me sens coupable de plusieurs péchés, il est vrai, mais la grâce
a surabondé où le péché abondait auparavant (Rom. V, 20). Si les miséricordes
du Seigneur sont éternelles pour moi, je chanterai éternellement les
miséricordes du Seigneur. (Psaume CII, 27 et Psaume CXXXVIII, 1). Sera-ce ma
propre justice que je célébrerai? Non, Seigneur, je ms; souviendrai de votre
seule justice. Car la vôtre est aussi la mienne, parce que vous êtes devenu vous-même
ma propre justice. Dois-je craindre qu'une seule ne suffise pas pour deux? Ce
n'est pas ce manteau dont parle le Prophète, qui est si court que deux ne s'en
peuvent couvrir (Psaume 16). Votre justice est la justice éternelle (Psa.
XXVIII, 20). Qu'y a-t-il de plus long que l'Éternité? Votre justice donc qui
est éternelle et si étendue nous couvrira tous deux amplement. En moi elle
couvrira la multitude de mes péchés, mais couvrira-t-elle en vous, Seigneur,
des trésors de clémence, des richesses de bonté? Ce sont ces richesses qui sont
cachées pour moi dans le trou de la pierre. Que la douceur qu'elles enferment
est grande et excessive ! Elles sont cachées à la vérité, mais c'est pour ceux
qui périssent; car pourquoi donner le saint aux chiens, ou les perles aux
pourceaux? Mais Dieu nous les a révélées par son Saint-Esprit. Il nous a fait
entrer dans son sanctuaire parles portes de ses plaies. Quelle source de
douceur n'y trouve-t-on pas, qu'elle plénitude de grâces, quelle abondance de
vertus.
6. J’entrerai dans ces celliers si riche et si
abondants, et, selon le conseil du Prophète, je laisserai les villes et
habiterai dans la pierre (Jer. XXVIII, 25), je ferai comme la colombe qui fait
son nid à l'entrée des trous de la pierre afin qu'étant mis avec Moïse dans les
trous de la pierre (Exod. XLVIII, 2), je mérite au moins de voir lé Seigneur
par derrière, lorsqu'il viendra à passer. Car qui pourra voir sa face,
lorsqu'il se tiendra debout, c'est-à-dire lorsqu'il paraîtra dans la splendeur
de sa beauté immuable, sinon celui qui a déjà mérité d'être introduit dans le
saint des saints? Néanmoins ce n'est pas une chose vile et méprisable que de le
voir par derrière. Qu'Hérode le méprise s'il veut, pour moi, je le méprise
d'autant moins qu'il lui a paru plus méprisable. Il y a même quelque plaisir à
le voir de cette sorte; qui sait s'il ne se retournera pas vers nous, s'il ne
nous pardonnera pas nos péchés, et s'il ne laissera pas sa bénédiction après
lui? Un temps viendra où il nous montrera sa face, et nous serons sauvés. Mais
en attendant, qu'il nous prévienne par la douceur de ses bénédictions, je dis
de celle qu'il a coutume de laisser après lui, qu'il nous montre seulement
maintenant sa bonté, comme par derrière, et qu'il réserve pour une autre fois
de nous faire voir sa face dans tout l'éclat de sa gloire. Il est extrêmement
élevé dans son royaume, mais il est doux sur la croix. Qu'il commence par cette
dernière vision, il achèvera un jour par l'autre. « Vous me comblerez de joie,
dit le Prophète, par la vue de votre visage (Psaume XV, 10). » L'une et l'autre
de ces deux visions sont salutaires, l'une et l'autre sont très-douces, mais la
première est sublime, et la seconde est humble; celle-là est accompagnée de
splendeur, et celle-ci de pâleur.
7. Car, comme dit le Prophète, « son dos a la
pâleur de l'or (Psaume LXVII, 14). » Comment ne pâlirait-il pas à la mort? Mais
l'or, tout pâle qu'il est, vaut mieux que le clinquant qui brille, et ce qui
semble folie en Dieu, est plus sage que toute la sagesse des hommes. L'or c'est
le Verbe, l'or c'est la sagesse. Cet or s'est décoloré lui-même, en cachant la
forme de Dieu, pour ne faire paraître que la forme d'esclave. Il a aussi
décoloré l'Église, puisqu'elle dit: « Ne prenez pas garde si je suis noire, car
c'est le soleil qui m'a décolorée (Cantique I, 5). » Son dos a donc aussi la
pâleur de l'or, parce qu'elle n'a pas rougi de la noirceur de la croix, qu'elle
n'a pas eu d'horreur des brûlures de la passion, qu'elle n'a pas fui les
marques livides des blessures. Elle y prend même maintenant de la complaisance,
et elle souhaite que la fin soit semblable à ses commencements. Enfin, c'est ce
qui fait que l'Époux lui dit: « Ma colombe est dans les trous de la pierre, »
parce qu'elle met toute sa dévotion à s'occuper sans cesse dans le souvenir des
plaies de Jésus-Christ, à s'y arrêter et à y demeurer par une méditation
continuelle. C'est ce qui lui fait souffrir le martyre avec tant de courage;
c'est ce qui lui donne tant de confiance dans le Très-Haut. Le martyr n'a pas à
craindre de lever un visage défait et livide, avec celui dont les meurtrissures
et les plaies l'ont guéri, et de représenter par la pâleur de l'or, la mort de
son maître: Pourquoi le craindrait-il, puisque le Seigneur l'y invite même en
lui disant. « Montrez-moi votre face (Cant II, 14)? » Pourquoi? Je pense que ce
n'est pas tant parce qu'il veut la voir, que parce qu'il désire lui-même être
vu d'elle. Car qu'est-ce qu'il ne voit pas? Il n'a pas besoin qu'une personne
se montre à lui pour la voir, puisqu'il voit toutes choses, même celles qui
sont cachées. Il veut donc être vu. Ce chef plein de bonté veut que son brave
soldat jette les yeux sur ses plaies, afin que cela serve à l'encourager, et
que, par son exemple, il devienne plus fort pour supporter les tourments.
8. Car tandis qu'il regarde ses blessures, il ne
sentira pas les siennes. Tout martyr demeure intrépide, ravi de joie et
triomphant en lui-même, pendant que son corps est tout déchiré de coups; et
quand le fer lui ouvre les flancs, il regarde couler son sang sacré,
non-seulement avec confiance, mais même avec allégresse. Où est donc alors son
âme? Elle est en lieu de sûreté, elle est dans la pierre, elle est dans les
entrailles de Jésus, où elle entre par la porte de. ses plaies. Si elle était
dans ses propres entrailles, certainement elle sentirait le fer qui les
déchire, elle ne pourrait supporter la douleur, elle succomberait et renierait
son Sauveur. Mais habitant dans la pierre, quelle merveille qu'elle en prenne
la dureté?Quelle merveille qu'étant bannie du corps, elle n'éprouve aucune
sensation corporelle? Ce n'est pas en effet de l'insensibilité, mais de
l'amour. Elle ne perd pas le sentiment, elle se l’assujettit, elle n'est pas
exempte de douleur, mais elle la surmonte, elle la méprise; c'est donc de la
pierre que vient le courage des martyrs, c'est ce qui les rend puissants, pour
boire le calice du Seigneur. Et que ce calice dont le vin enivre est beau
(Psaume XXII, 5) ! Il est, dis-je, excellent et agréable, et ne l'est pas moins
au général qui regarde, qu'au soldat qui triomphe; car notre courage fait la
joie du Seigneur. Et comment ne se réjouirait-il pas à la suite d'une
confession généreuse, puisqu'il la désire avec tant d'empressement? « Que votre
voix, dit-il, retentisse à mes oreilles (Cantique II, 4). » Aussi ne
tardera-t-il pas à rendre la récompense qu'il a promise; car il s'empressera de
reconnaître devant son Père, celui qui l'aura confessé devant les hommes (Matt.
X, 32). Coupons court à ce discours, car nous ne saurions le finir aujourd'hui,
et il serait excessivement long, si nous voulions achever tout ce qui nous
reste à dire sur le verset que nous avons commencé à vous expliquer. Réservons
donc le reste pour une autre fois, afin que l'époux de l'Église Notre-Seigneur
Jésus-Christ, ait sujet de se réjouir et de ce que nous disons, et de la
manière dont nous le disons, lui qui étant Dieu et élevé par dessus tout, est
béni dans tous les siècles.
Amen.
1. « Ma Colombe est dans les trous de la pierre,
et dans les creux de la muraille (Cantique II, 13). » Ce n'est pas seulement
dans les trous de la pierre que la colombe trouve un refuge assuré, c'est aussi
dans les ouvertures de la muraille: Si nous prenons cette muraille, non pour
des monceaux de pierre, mais pour l'assemblée des saints, voyons s'il n'entend
pas par ses ouvertures, les places qu'ont laissées vides les anges qui sont
tombés du ciel par leur orgueil, et qui seront remplies par les hommes comme
des ruines qui doivent être rebâties de pierres vivantes. Ce qui faisait dire à
l'apôtre saint Pierre: « Vous approchant de la pierre vivante, soyez vous-mêmes
des pierres vivantes, employées à des édifices spirituels (I Pet. II). » Je
crois aussi qu'on peut dire avec quelque raison, que les anges qui vous gardent
sont comme des murailles dans la vigne du Seigneur, je veux dire dans
l'assemblée des prédestinés, puisque saint Paul dit: « Tous ces esprits
bienheureux ne sont-ils pas les ministres de Dieu, envoyés pour servir ceux qui
sont destinés à l'héritage des élus (Heb. I, 14)?» Et le Prophète: «L'ange du
Seigneur veillera à l'entour de ceux qui le craignent (Psaume XXXIII, 8). » Si
cette explication vous agrée, le sens sera, que deux choses consolent l'Église
dans le temps et, dans le lieu de son pèlerinage. Pour le passé, la mémoire de
la passion de Jésus-Christ, et pour l'avenir, la pensée et l'espérance qu'elle
sera reçue dans la société des saints. Elle regarde ces deux choses avec un plaisir
qui ne la rassasie jamais, l'un et l'autre objet lui semblent infiniment doux,
l'un et l'autre lui serviront de refuge et de consolation contre les
afflictions et les douleurs, parce qu'elle ne tonnait pas seulement ce qu'elle
doit espérer, mais encore de qui elle le doit espérer. Son attente est pleine
de joie et de certitude, parce qu'elle est fondée sur la mort de Jésus-Christ.
Pourquoi s'étonnerait-elle de la grandeur de la récompense, quand elle sait
quel est le prix de sa rançon? Qu'elle a de bonheur à considérer en esprit ces
ouvertures saintes par lesquelles a coulé le sang sacré de son Sauveur !
Qu'elle a de satisfaction à repasser sans cesse en elle-même ces creux de la
muraille, ces retraites et ces demeures, qui sont si différentes, et si nombreuses
dans la maison du Père, et dans lesquelles il doit placer ses enfants selon la
diversité de leurs mérites ! Et parce que maintenant elle ne peut pas encore y
entrer en effet, elle y entre de la manière qu'il est possible, en esprit et
par un continuel souvenir. Le temps arrivera un jour où elle relèvera ces
ruines, habitera de corps et d'esprit dans ces ouvertures, et remplira par la
multitude de ses enfants les places que les anciens habitants du ciel ont
laissées vides, et alors on ne verra plus de trous dans ce mur céleste, il sera
entier et parfait.
2. Ou, si vous l'aimez mieux, nous dirons que
les âmes pieuses et zélées ne trouvent pas ces trous, mais les font. Comment
cela, me direz-vous? Par la force de leur pensée et de leurs désirs. Car cette
muraille céleste cède aux désirs ardents de l'âme, comme des pierres molles
cèdent au ciseau qui les taille; elle cède à une contemplation pure, elle cède
à une oraison fréquente. Car la prière du juste pénètre les cieux (Eccl. XXXV,
21). Ce n'est pas quelle fende les plaines de cet air matériel comme fait un
oiseau avec ses ailes, ou qu'elle traverse, comme avec une épée, le haut du
firmament. Il y a des cieux qui sont saints vivants et raisonnables, qui
racontent la gloire de Dieu, qui daignent favorablement s'abaisser jusqu'à
nous, lorsque nous les en prions, et qui, se laissant toucher par nos voeux,
veulent, bien nous réunir comme dans leur sein, toutes les fois que nous y
frappons à leur porte avec une intention droite et pure. Car on ouvre à celui
qui frappe. Il est donc permis à chacun de nous, même durant le temps de cette
vie mortelle, de se creuser des trous en telle partie qu'il lui plaira de cette
muraille céleste, de visiter les patriarches et de saluer les prophètes, de se
mêler aux collège des apôtres, de s'introduire dans le choeur des martyrs.On
peut même, si on en. a dévotion, parcourir avec allégresse les demeures des
bienheureuses vertus, depuis le moindre des anges jusqu'au plus grand des
Chérubins et des Séraphins. Et si quelqu'un frappe avec persévérance jusqu'à la
porte de ceux dans la compagnie desquels il se plaira davantage, comme l'esprit
de Dieu souffle où il veut, ils lui ouvriront aussitôt, et, se faisant comme
une ouverture dans ces montagnes, ou plutôt dans ces esprits célestes, qui se
laisseront fléchir à ses prières, il reposera un peu parmi eux. La voix et le
visage de quiconque agit de la sorte, sont toujours agréables à Dieu; le visage
à cause de sa pureté, la voix à cause des louanges qu'il lui donne. Car il voit
d'au oeil favorable ceux qui confessent son nom et qui ont l'âme belle (Psaume
XCV, 6). C'est pourquoi il dit à celui qui se montre tel: « Montrez-moi votre.
visage, que votre voix retentisse à mes oreilles (Cantique II, 14). » La voix
est l'admiration de l'âme en contemplation; c'est l'action de grâces. Dieu se
plaît extrêmement dans les creux de cette muraille, d'où sort une voix d'action
de grâces, une voix d'admiration et de louanges.
3.
Heureuse l'âme qui a soin de se creuser souvent des retraites dans cette
muraille; mais plus encore celle qui s'en creuse dans la pierre. On peut aussi
s'en creuser dans la pierre, mais il faut pour cela une pureté bien plus
grande, une application bien plus forte, et une sainteté bien plus éminente. (a)
Mais qui possède tant de sublimes qualités !
(a) Dans plusieurs manuscrits, le mot « sainteté » manque:
Toutefois il se trouve dans toutes les éditions même dans les plus anciennes.
C'est celui qui a dit: « Le Verbe était dès le commencement, et le
Verbe était en Dieu. Ainsi des le commencement le Verbe était en Dieu (Jean I,
1). » Ne vous semble-t-il pas qu'il s'est comme abîmé dans le sein du Verbe, et
qu'il a puisé dans le plus profond de son coeur comme la moëlle sacrée de la
sagesse? Que dirai-je de celui qui tenait parmi les saints des discours si
élevés et si pleins de sagesse, mais d'une sagesse si mystérieuse que nul des
princes du monde n'a connue (I Cor. II, 6)? Aussi l'était-il allé chercher
jusque dans le troisième ciel, après avoir percé les deux premiers par une
pieuse et sainte curiosité. Et il ne nous l'a pas cachée, au contraire il a
tâché de nous la découvrir le plus fidèlement et le plus clairement qu'il a pû.
Il a ouï des paroles ineffables qu'il ne lui a pas été permis de divulguer aux
hommes (II Cor. XII, 4), et dont il s'entretenait. seulement avec Dieu.
Représentez-vous donc Dieu consolant ainsi la charité de saint Paul de la peine
qu'elle ressent de ne pouvoir leur en faire part, et lui dire: Pourquoi vous
tourmentez-vous de ce que les hommes ne sont pas capables d'entendre les choses
que vous. avez comprises? « Que votre voix résonne à mes oreilles. »
C'est-à-dire, s'il ne vous est pas permis de révéler aux mortels ce que vous
pensez, consolez-vous au moins que votre voix soit admise à charmer les oreilles
d'un Dieu. Voyez-vous comme cette âme sainte s'abaisse quelquefois à cause de
la charité qu'elle a pour nous, et s'élève d'autres fois extraordinairement
lorsqu'elle parle avec Dieu? Voyez aussi si David n'est pas lui-même cet homme
sûr au sujet duquel il dit à Dieu comme s'il parlait d'un autre: « La pensée de
l'homme vous louera, et les restes de sa pensée s'occuperont à célébrer des
fêtes en votre honneur (Psaume LXXIII, 11). » Tout ce que le Prophète pouvait
faire paraître de ses pensées par ses paroles ou par son exemple, il
l'employait donc à rendre à Dieu des louanges publiques parmi les hommes, et ce
qui en restait il le gardait pour lui et pour Dieu, et ils en faisaient
ensemble des fêtes et des réjouissances particulières. C'est donc ce qu'il veut
nous faire entendre par ce verset que je viens de citer, que de tout ce qu'il
pouvait tirer du secret de la sagesse divine, par une recherche très-exacte et
très-ardente, il en faisait part aux hommes du mieux qu'il lui était possible,
par les instructions et les enseignements qu'il leur donnait; et que pour le
reste, qui était au dessus de leur portée, il l'employait en particulier à
chanter des hymnes de louanges à Dieu. Vous voyez par là qu'il ne se perd rien
de la sainte contemplation, puisque ce qui ne peut servir à l'édification des
peuples, sert à composer en l'honneur de Dieu des cantiques de louanges qui lui
sont très agréables.
4. D'où il paraît clairement qu'il y a deux sortes
de contemplations, l'une de l'état, du bonheur, de la gloire de la cité
céleste, à laquelle est occupé ce grand nombre de citoyens du ciel, soit qu'ils
agissent ou qu'ils se reposent. L'autre, de la majesté, de l'éternité et de la
divinité du Roi de cette ville sainte. La première se fait dans la muraille, et
la seconde dans la pierre. Mais plus il est difficile de creuser la pierre,
plus ce qu'on en tire est agréable et savoureux. N'appréhendez pas en ce cas la
menace que l'Écriture fait à ceux qui veulent sonder la majesté du Très-Haut
(Prov. XXV, 27); apportez seulement un oeil pur et simple, et vous ne serez pas
accablé sous le poids de la gloire, au contraire vous serez admis à la
pénétrer, à moins que vous ne cherchiez la vôtre plutôt que celle de Dieu. Car
alors ce serait plutôt votre gloire qui vous accablerait, que celle de Dieu,
car, penché vers la vôtre, vous ne pouvez pas lever vers la sienne votre tête
appesantie par la cupidité. Mais si nous nous en dépouillons; nous pourrons
avec assurance sonder la pierre, dans laquelle sont cachés des trésors de
sagesse et de science. Si vous en doutez encore, écoutez la pierre même vous
dire: a Ceux qui travaillent sur moi, ne pécheront pas (Eccl. XXIV, 30). Qui me
donnera des ailes de colombe pour m'envoler et me reposer (Psaume LIV, 7)?»
L'homme simple et pacifique trouve du repos, où le fourbe, le vain, et
l'ambitieux, ne trouvent que de l'accablement. L'Église est une colombe, c'est
pourquoi elle se repose. Elle est une colombe, parce qu'elle est innocente, et
qu'elle gémit. Elle est, dis-je, une colombe parce qu'elle reçoit avec douceur
le Verbe qui vient en elle. Et elle se repose dans le Verbe, c'est-à-dire, dans
la pierre, car la pierre c'est le Verbe. L'Église donc demeure dans les trous
de la pierre, d’où elle voit la gloire de son Époux, et néanmoins elle n'en est
pas accablée, parce qu'elle ne l'usurpe pas. Elle n'est pas accablée, parce
qu'elle ne sonde pas la majesté de Dieu, mais sa volonté. Il est vrai qu'elle
ose bien quelquefois contempler sa majesté, mais c'est pour l'admirer, non pour
la sonder, si quelquefois il lui arrive d'être ravie cri elle par extase, c'est
que le doigt de Dieu est là qui daigne élever l'homme par sa bonté, ce n'est
pas l'effet de la témérité de l'homme qui s'élève avec insolence jusque dans le
sein de Dieu. Et quand l'Apôtre dit qu'il a été ravi, comme pour excuser sa
hardiesse; quel est le téméraire qui oserait entreprendre par ses seules forces
de monter jusqu'au sanctuaire terrible de cette haute majesté, et pénétrer dans
ses mystères si redoutables,? Je crois donc que ceux qui sondent la majesté de
Dieu, sont proprement ceux qui se précipitent sans aucune retenue dans le
secret de sa grandeur, non pas ceux qu'il daigne lui-même y faire entrer par un
ravissement d'extase. Aussi n'y a-t-il que les premiers qui soient accablés de
sa gloire.
5. II est donc très-dangereux de sonder la
majesté de Dieu, mais sonder sa volonté, c'est une chose aussi sùre que
louable. En effet, pourquoi n'emploierais-je pas tout mon soin, à découvrir la
volonté de celui à qui je dois obéir en tout? C'est une gloire bien agréable,
que celle qui ne procède que de la contemplation de sa douceur, de la vue des
richesses de sa bonté et de sa miséricorde. C'est cette gloire que nous avons
vue, cette gloire du Fils unique du Père (Jean I, 14), car toute la gloire qui
a paru de cette façon, est l'effet d'une bienveillance toute paternelle. Cette
gloire ne m'accablera pas, quand je m'appliquerais de toutes mes forces à la
contempler, au contraire, elle s'imprimera plutôt en moi. Car, lorsque nous
voyons Dieu à découvert, nous sommes transformés, comme dit l'Apôtre, en une
même image avec lui, et passons de clarté en clarté, comme conduits par
l'esprit du Seigneur (II Cor. III, 18). Nous sommes transformés en lui, lorsque
nous lui devenons conformes. Or, à Dieu ne plaise que l'homme présume lui être
conforme par la gloire de la majesté, plutôt que par un assujettissement
parfait à sa volonté. Ma gloire, c'est de pouvoir entendre de moi cette parole:
J'ai trouvé un homme selon mon coeur. Le cœur de l'Époux est le cœur de son
Père. Or, quel est le cœur de ce dernier: « Soyez, dit-il, miséricordieux comme
l'est votre Père (Luc. VI, 36). » C'est cette forme-là, qu'il désire voir,
lorqu'il dit à l'Église: « Montrez-moi votre visage (Cantique XXI, 14). » C'est
une forme de piété et de mansuétude. Elle la lève avec toute confiance, vers la
pierre à qui elle est semblable. « Approchez-vous de lui, dit le Prophète, et
vous serez éclairés, et votre visage ne recevra pas de confusion. (Psaume
XXXIII, 5). » Comment une âme humble serait-elle confondue par. celui qui est
si humble, une âme sainte par le Dieu de sainteté; une âme modeste par la
douceur même? La face si pure de l'Épouse, sera-t-elle contraire à la pureté de
la prière? Elle le sera si la vertu est contraire à la vertu, et la lumière, à
la lumière.
6. Mais comme l'Église ne se peut pas approcher
encore tout entière pour percer la pierre, car il n'appartient pas à tous ses
enfants de pénétrer les secrets de la volonté de Dieu, ou de comprendre par
eux-mêmes, la profondeur de ses conseils, l'Époux ne dit pas seulement qu'elle
habite « dans les trous de la pierre, mais encore dans les ouvertures de la
muraille. » Considérée dans ceux qui sont parfaits, et qui, par la pureté de
leur conscience, et par la subtilité de leur intelligence, osent et peuvent
sonder les secrets de la sagesse, elle habite dans les trous de la pierre.
Considérée dans les autres, elle demeure dans les ouvertures de la muraille,
c'est-à-dire ceux qui ne peuvent ou qui n'osent pas creuser par eux-mêmes dans
la pierre, creusent dans la muraille, et se contentent de contempler en esprit
la gloire des saints. S'il y en a qui ne puissent pas même arriver jusque là,
elle leur propose Jésus-Christ, mais Jésus crucifié, afin que sans aucun
travail de leur part, ils demeurent aussi dans les trous de la pierre qu'ils
n'ont pas creusée. Le Juif les a creusés, mais eux jouiront des travaux des
infidèles, pour devenir fidèles. Ils n'ont pas à craindre d'être rebutés
puisqu'ils sont appelés à y entrer. « Entrez dans la pierre, dit Dieu à un de
ses prophètes, cachez-vous dans une fosse creusée dans la terre, pour éviter la
présence terrible du Seigneur et la gloire de sa majesté (Isaïe II, 10). »
L'âme qui est faible et paresseuse, et qui; selon le mot de l'Évangile, ne peut
fouiller la terre, et a honte de mendier son pain (Luc. XVI, 3), voit devant
elle une fosse dans la terre pour se cacher, jusqu'à ce qu'elle devienne plus
forte et plus avancée, et qu'elle puisse elle-même se creuser des trous dans la
pierre, pour entrer dans ce qu'il y a de plus intérieur dans le Verbe, grâce à
la vigueur et à la pureté de son esprit.
7. Si par cette fosse nous entendons celui qui
dit: « Ils ont creusé mes mains et mes pieds (Psaume XXI, 18); » il ne faut pas
douter, que l'âme blessée qui y demeure, ne recouvre promptement la santé. Car
qu'y a-t-il de plus efficace pour guérir les plaies de la conscience, et pour
purifier l'entendement, que la méditation assidue des plaies de Jésus-Christ?
Mais jusqu'à ce qu'elle soit parfaitement purifiée et guérie, je ne vois pas
comment on lui peut attribuer ces paroles: « Montrez-moi votre visage, que
votre voix résonne à mes oreilles (Cantique II, 14). » Car, comment celle à qui
on ordonne de se cacher, oserait-elle montrer son visage, ou élever la voix? «
Cachez-vous, dit-il, dans une fosse (Isaïe II, 10). » Pourquoi? parce qu'elle
n'est plus belle, ni digne d'être vue. Et elle ne sera pas digne d'être vue,
tant qu'elle ne sera pas capable de voir. Mais lorsque, par le séjour qu'elle
fera dans cette fosse, elle aura tellement travaillé à la guérison de son oeil
intérieur, qu'elle puisse aussi contempler la gloire de Dieu à découvert, pour
lors elle dira avec confiance ce qu'elle a vu, elle sera agréable à son Époux,
par sa voix et par son visage. Le visage qui peut supporter les clartés du
visage de Dieu, ne peut manquer de lui plaire. Car elle ne le pourrait pas, si
elle n'était aussi toute claire et toute pure, et transformée dans l'image de
la splendeur qu'elle contemple. Autrement, elle demeurerait tout éblouie, comme
frappée par une lumière trop vive et trop éclatante. Aussi, lorsque pure, elle
pourra regarder fixement la vérité dans toute sa pureté, l'Époux désirera voir
son visage, et par conséquent entendre sa voix.
8. En effet, il montre assez combien la
prédication de la vérité lui est agréable, quand elle est jointe à la pureté du
coeur, lorsqu'il ajoute « Car votre voix est douce (Cantique II, 14), » et que
la voix ne lui plait pas lorsque le visage lui déplait, il le témoigne assez
par ce qu'il dit aussitôt: « Et votre visage est beau: » Qu'est-ce que la
beauté du visage intérieur, si non sa pureté? Elle lui a plu toute seule en
plusieurs, sans la voix de la prédication: mais la voix de la prédication ne
lui a jamais plu dans personne sans la pureté. La vérité ne se montre pas aux
impurs, la sagesse ne se confie pas à eux. Comment donc pouvaient-ils parler de
celle qu'ils n'ont pas vue? « Nous parlons, dit saint Jean, de ce que nous
savons, et nous rendons témoignage de ce que nous avons vu (Jean III). » Allez
donc rendre témoignage de ce que vous n'avez pas vu, et parler de ce que vous
ne savez pas. Me demandez-vous qui est celui que j'appelle impur? C'est celui
qui recherche les louanges des hommes, qui trafique. de l'Évangile, qui prêche
pour acquérir des richesses, qui regarde la piété comme un moyen de faire des
profits, qui se met peu en peine de produire du fruit pourvu qu'on lui donne
quelque chose. Ces personnes sont impures et ne peuvent voir la vérité, à cause
de leur impureté, elles osent néanmoins en parler comme si elles l'avaient vue.
Pourquoi tant vous hâter? Pourquoi ne pas attendre la lumière? Pourquoi
entreprenez-vous des oeuvres de lumière avant que la lumière paraisse? C'est en
vain que vous vous levez avant le jour. Le jour, c'est la pureté, le jour,
c'est la charité qui ne cherche pas ses propres intérêts. Il faut qu'il
commence par luire, si vous voulez marcher sans le toucher. La vérité ne peut
être vue par un oeil superbe, il faut un oeil pur pour la contempler. La vérité
ne refuse pas de se montrer à un coeur pur, elle veut donc bien qu'il parte
d'elle. « Mais Dieu dit au pécheur, pourquoi prêchez-vous mes ordonnances,
pourquoi votre bouche ose-t-elle annoncer ma loi (Psaume XLIX, 16)? » Plusieurs
négligeant la pureté, ont parlé avant d'avoir vu, mais ils sont tombés dans des
erreurs grossières, parce qu'ils ne connaissaient pas les choses dont-ils
parlaient, et qu'ils avançaient témérairement, ou ils se sont ménagé la honte
et le mépris parce qu'ils se sont ingérés à instruire les autres, sans s'être
instruits eux-mêmes. Prions l'époux de l'Église, Jésus-Christ Notre-Seigneur,
de nous préserver toujours de ce double mal, lui qui étant Dieu est élevé au
dessus de toutes choses et béni dans tous les siècles.
Amen.
1. « Prenez-nous les petits renards qui ravagent les vignes, car notre vigne a fleuri (Cant. II, 15). » On voit que ce n'est pas inutilement qu'ils sont allés aux vignes, puisqu'ils y trouvent des renards, qui les ravagent. C'est là la suite de la lettre. Mais quel en est l'esprit? Avant toutes choses rejetons le sens littéral de ces paroles comme ridicule, absurde, et tout-à-fait indigne d'une Ecriture si sainte, et si authentique. Pour l'admettre il faudrait être assez dépourvu de sens et être assez sot pour s'imaginer y avoir trouvé le conseil de nous occuper des biens de la terre, à l'exemple des enfants du siècle, de garder et de défendre nos vignes contre les bêtes qui y causent des dégâts, de peur de perdre avec la récolte du vin cause de l'impureté, nos peines et nos dépenses. Certes ce serait bien perdre son temps, que de lire ce livre saint avec tant de soin et de respect, pour n'y apprendre qu'à garantir les vignes des renards, de peur de faire une dépense inutile en les cultivant, si nous étions ensuite négligents à les conserver. Vous n'êtes pas assez grossiers ni assez dénués de grâces spirituelles, pour entendre ces choses d'une manière aussi charnelle. Cherchons-en donc l'intelligence dans l'esprit. Nous y trouverons aussi, mais dans un sens très-raisonnable et plus digne de l'Écriture, des vignes qui fleurissent, et des renards qui les gâtent ; et la peine que nous nous donnerons à les prendre ou à les chasser sera tout ensemble, plus honnête et plus utile. Doutez-vous qu'il faille veiller avec bien plus de soin, pour conserver des âmes, que pour garder des récoltes, pour les garantir des piéges du démon, que pour prendre des renards qui endommagent une vigne?
2. Mais il est temps que je vous apprenne quelles sont ces vignes et ces renards spirituels. C'est à vous, mes enfants, à appliquer, chacun à votre vigne, les choses que je dirai en général devoir être évitées. Pour le sage, sa vigne c'est sa vie, c'est son âme, c'est sa conscience. Car le sage ne laissera rien en lui, d'inculte et de désert. Il n'en va pas de même de l'insensé, vous trouverez que chez lui tout est négligé, tout est en désordre, tout est en friche, tout est sale. L'insensé n'a point de vigne, comment y aurait-il une vigne, là où l'on ne voit rien de planté, rien de cultivé ? La vie de l'insensé est toute pleine d'épines et de chardons; et il aurait une vigne? Quand il en aurait eu une, il n'en a plus maintenant, ce n'est plus qu'une solitude. Où est le cep de la vertu? Où sont les grappes des bonnes couvres ? Où est le vin de la joie spirituelle ? « J'ai passé, dit le Sage, par le champ d'un paresseux, et parla vigne d'un insensé, et je les ai vus tout rempli de ronces, les bruyères en couvraient toute la surface, et la clôture en était tonte démolie (Prov. XIV, 30). » Voyez-vous comme le Sage se moque de l'insensé, il a laissé périr les biens de la nature, et les dons de la grâce qu'il avait peut-être reçus dans le bain salutaire de la régénération, et qui étaient comme une vigne plantée de la main de Dieu, non de celle de l'homme ; après tout il ne peut y avoir de vigne, où il n'y a point de vie. Car j'estime que la vie du pécheur est plutôt une mort, qu'une véritable vie. En effet, comment la vie peut-elle s'accorder avec la stérilité ? Lorsqu'on voit un arbre sec et stérile, ne juge-t-on pas aussitôt qu'il est mort ? Les sarments sont morts aussi : « Il a fait mourir leurs vignes, par la grêle (Psal. LXXVII, 47), » dit un prophète, montrant que les vignes condamnées à une perpétuelle stérilité, sont privées de vie. Ainsi, le fou par cela même que sa vie est inutile, est mort, quoiqu'il semble vivant.
3. Il n'y a donc que le sage qui ait, ou plutôt qui soit une vigne, parce qu'il a la vie. C'est un arbre qui porte du fruit dans la maison du Seigneur, et partant c'est un arbre vivant. Car la Sagesse même qui fait l'homme sage est un arbre de vie pour ceux qui la possèdent. Comment celui qui la possède ne vivrait-il pas ? Il vit, et il vit de la foi. Car le sage est juste, et le juste, selon l'Apôtre, vit de la foi (Heb. X, 38). Et si l'âme du juste est le siège de la sagesse; comme elle l'est, en effet, il s'ensuit que celui qui est juste est sage. Soit donc que vous le nommiez juste ou sage, il ne vivra jamais sans vigne parce qu'il ne cessera jamais de vivre. Car la vigne et la vie sont en lui une même chose. Et la vigne du juste est bonne, ou plutôt le juste est uns bonne vigne puisque la vertu lui tient lieu de cep, ses bonnes oeuvres, de pampres, le témoignage de sa conscience, de vin, et sa langue de pressoir qui tire ce vin de la grappe. Car, comme dit l'Apôtre «Toute notre gloire consiste dans le témoignage de notre conscience (II Cor. I, 12). » Voyez-vous comme rien n'est inutile chez le sage ? Ses discours, ses pensées, ses actions, et le reste de sa conduite sont l'agriculture de Dieu, sont l'édifice de Dieu, sont la vigne du Seigneur des armées. Et que pourrait-il se perdre de cette vigne, puisque ses feuilles mêmes ne tomberont point.
4. Mais elle ne manquera jamais de persécutions ni d'embûches. Car, comme dit l'Écriture, où il y a beaucoup de bien, il y a beaucoup de gens qui le, mangent (Eccl. V, 10). Le sage n'aura donc pas moins de soins pour conserver sa vigne, que pour la cultiver, et il ne la laissera point ravager par les renards. Celui qui médit en secret, est un renard bien dangereux , mais celui qui flatte n'est pas moins méchant. Le sage se donnera de garde de l'un et de l'autre. Il tâchera autant qu'il lui sera possible de les prendre, mais de les prendre par ses bienfaits, par ses services, par ses avertissements salutaires, et par les oraisons qu'il fera pour. eux à Dieu. Il ne cessera point d'amasser des charbons ardents sur la tête du médisant et du flatteur, qu'il n'ait ôté de leurs cœurs, si c'est possible, à l'un l'envie, et à l'autre la dissimulation, selon l'ordre de l'Époux qui dit : «Prenez-nous les petits renards qui ravagent les vignes. » Croyez-vous qu'il n'est point pris celui qui, le visage couvert de confusion, parce qu'il rougit de son propre jugement, est lui-même témoin de la honte et du regret qu'il ressent d'avoir haï un homme aimable, ou de n'avoir aimé que de parole et de bouche, celui qui l'aimait véritablement et sincèrement, comme il l'a reconnu enfin, quoique tard ? Il est pris sans doute et pris pour le Seigneur, selon qu'il l'a commandé expressément en disant: « Prenez-nous les petits renards. » Plùt à Dieu que je puisse prendre ainsi tous ceux qui me haïssent sans sujet afin de les rendre ou de les gagner à Jésus-Christ. Que ceux qui cherchent ma mort soient ainsi couverts de honte et de confusion, que ceux qui me veulent du mal se voient ainsi frustrés de leurs mauvais desseins, et qu'ils en rougissent, afin que j'obéisse aussi à l'Époux, non-seulement en prenant ces renards, mais en les prenant pour lui, non pour moi. Mais revenons à notre texte pour l'expliquer avec ordre et suite.
5. « Prenez-nous les petits renards qui ravagent nos vignes (Cant. II, 15). » Ce passage regarde la morale, et c'est dans le sens moral que nous avons déjà fait voir que ces vignes spirituelles ne sont autre chose que les hommes spirituels, dont l'intérieur étant cultivé, germe, fructifie, et produit l'esprit de salut, ce qui me permet de dire de ces vignes du Seigneur des armées, ce qu'il dit lui même du royaume de Dieu, qu'elles sont au dedans de nous (Luc. XVII, 21). Car nous lisons dans l'Évangile, que le royaume est donné aux nations qui le font porter des fruits (Matt. xKi, 43). Or ces fruits sont ceux dont saint Paul fait le dénombrement lorsqu'il dit : « Les fruits du Saint-Esprit sont la charité, la joie, la paix, la patience, la modération, la bienveillance, la douceur, la foi, la modestie, la chasteté (Galat. V, 22). » Ces fruits sont nos progrès dans la vertu. Ils sont agréables à l'Époux, parce qu'il prend soin de nous. Pensez-vous que Dieu ait soin des plantes? L'Homme Dieu n'aime pas les arbres, mais les hommes, et il regarde comme ses fruits notre avancement spirituel. Il en observe exactement la saison; il jette un regard favorable sur eux quand ils commencent à paraître, et il prend garde, lorsqu'ils paraissent tout-à-fait que nous ne les perdions pas, ou plutôt de les perdre lui-même, car il nous considère comme une même chose avec lui. Aussi ordonne t-il qu'on lui prenne les petits renards qui dressent des embûches, de peur qu'ils ne mangent ses fruits tendres encore. «Ramenez-nous, dit-il, les petits renards qui ravagent la vigne. » Et comme si quelqu'un lui disait: vous craignez trop tôt, la saison des fruits n'est pas encore venue; cela n'est pas exact, dit-il: « Car notre vigne a fleuri. » Or après les fleurs, les fruits ne tardent point à venir ; elles ne sont pas plutôt tombées qu'ils sortent aussitôt, et commencent à paraître.
6. Cette parabole regarde les temps qui approchent. Voyez-vous ces novices? Ils ne font que d'arriver, ils viennent de se convertir. Nous ne pouvons pas dire d'eux que notre vigne a fleuri. Car elle est encore en fleur. Ce que vous voyez paraître en eux c'est la fleur ; le temps des fruits n'est pas encore venu. La fleur c'est la forme nouvelle d'une vie plus réglée. Ils ont pris un visage mortifié, ils ont composé leur extérieur d'une manière louable. Ce qui paraît en eus plaît , je l'avoue, car leur forme et leur mise sont plus négligées, leurs discours plus rares, leur visage plus gai, leurs regards plus modestes, leur démarche plus grave. Mais comme il n'y a que fort peu de temps qu'ils sont dans la pratique de ces choses, cette nouveauté doit faire croire que ce ne sont encore que des fleurs et plutôt des espérances de fruits, que des fruits. Nous ne craignons pas les renards pour vous, mes petits enfants, parce que nous n'ignorons pas qu'ils portent plutôt envie aux fruits qu'aux fleurs. C'est autre chose que nous appréhendons. Je crains que vos fleurs ne soient brûlées, non pas qu'on vous les ravisse, je crains le froid qui les brûle. Le vent du nord m'est suspect, ainsi que les gelées du matin qui font périr les fleurs hâtives, et les fruits dans leur germe. C'est donc du côté de l'Aquilon que vous êtes menacés. Et qui pourra supporter la rigueur du froid qu'il cause (Psal. CXLVII, 17) ? Une fois que ce froid s'empare de l'âme, comme cela n'arrive que trop souvent quand elle s'endort et se relâche, car si alors personne ne l'empêche de pénétrer plus avant, il entre jusqu'au dedans de l'âme, il perce jusqu'au fond du coeur, il ébranle les bonnes résolutions, se saisit des avenues par où l'on pourrait recevoir quelque secours, trouble la lumière du jugement, ôte la liberté des fonctions de l'esprit, alors comme il arrive à ceux qui sont travaillés de la fièvre, l'âme contracte une certaine roideur, sa vigueur s'affaiblit, on se persuade qu'on manque de forces, l'horreur des austérités augmente , la crainte de la pauvreté inquiète, l'esprit se resserre, la grâce se retire, la vie devient ennuyeuse, la raison s'assoupit, le courage se relâche, la ferveur s'éteint, on tombe dans la tiédeur et le dégoût, la charité fraternelle se refroidit, la volupté flatte par ses charmes, on tombe dans une confiance téméraire et l'habitude du vice réveille les anciennes inclinations. Que dirai-je encore ? On dissimule la loi, on rejette la justice, on bannit la honte, on abandonne la crainte du Seigneur. Enfin on passe jusqu'à la dernière imprudence, et on fait ce saut téméraire, cette chute honteuse, infâme, pleine d'ignorance et de confusion, d'un lieu extrêmement élevé dans l'abîme, d'un palais sur le fumier, du trône dans un cloaque, du ciel dans la fange, du cloître dans le siècle, du paradis dans l'enfer (a). Ce n'est pas le moment de faire voir quel est le principe et l'origine de cette perte, ni comment on peut l'éviter ou le surmonter. Nous le ferons une autre fois. Continuons maintenant ce que nous avons commencé.
7. Mais revenons à ceux qui sont plus avancés et plus affermis dans la vertu, à la vigne qui a déjà fleuri, si elle n'a plus à craindre le froid pour les fleurs, ses fruits ne sont pas en sûreté contre ses renards. Il faut que j'explique plus clairement quels sont ces renards spirituels, pourquoi ils sont appelés petits, pourquoi on commande de les prendre, non pas de les chasser, ou de les tuer. Il faut encore que nous distinguions diverses espèces parmi ces animaux, pour l'intelligence de ceux qui m'écoutent et pour leur mieux apprendre à se tenir sur leurs gardes. Mais nous ne commencerons pas cette matière aujourd'hui pour ne pas vous fatiguer et afin que l'allégresse de notre zèle continue toujours par la grâce et pour là gloire du grand époux de l'Église, Jésus-Christ Notre-Seigneur qui étant Dieu, est béni par dessus tout, dans tous les siècles. Ainsi soit-il.
(a)
Cette effrayante peinture de la chute des novices me semble faite pour notre
temps. On retrouve une pareille dans les lettres CVII, CVIII, et CCCXCV. On
pourrait se convaincre que les autres pères de l'Église ont pensé comme saint
Bernard, s'il nous était permit de rapporter ici tant ce qu'ils on écrit sur ce
sujet.
1. Je viens m'acquitter de la promesse que je
vous ai faite. « Prenez-nous les petits renards qui ravagent les vignes, car
notre vigne a fleuri (Cantique II, 15). » Les renards sont les tentations. Il
est nécessaire qu'il y ait des tentations (II Tim. II, 5). Car qui sera
couronné, sinon celui qui aura légitimement combattu? Or, comment combattre si
personne n'attaque? Lors donc que vous entrez au service de Dieu, tenez-vous
ferme dans sa crainte (Eccl. II, 1), et préparez votre âme à la tentation,
assuré que tous ceux qui veulent vivre saintement en Jésus-Christ, souffriront
persécution (II Tim. III, 12). Or, les tentations varient selon la différence
des temps. Pour les commencements, qui sont comme les tendres fleurs des
plantes nouvelles, il est certain qu'ils sont attaqués par la violence du froid
dont nous avons parlé dans le discours précédent, et contre lequel nous avons
averti les commençants de se tenir en garde. Quant à ceux qui sont plus
avancés, les puissances ennemies n'osent pas s'opposer ouvertement à leurs
saints exercices; mais elles ont coutume, comme des renards artificieux, de
tendre secrètement des piéges, qui sont en apparence des vertus, mais, en effet,
de véritables vices. Combien par exemple, en ai-je connus qui, entrés dans les
voies de la vie, arrivés à un état même assez parfait, marchaient et
s'avançaient avec courage et avec confiance dans les sentiers de la justice et
qui se sont vus honteusement et malheureusement supplantés par les finesses de
ces renards, ils ont gémi, mais bien tard, de voir les fruits des vertus
suffoqués en eux.
2. J'ai vu un religieux qui courait bien dans
les voies de Dieu, il fut attaqué soudain de cette pensée, qui était sans doute
un de ces petits renards. A combien de mes frères, de mes parents, de mes amis,
si j'étais en mon pays, pourrais-je faire part du bien dont je jouis seul
maintenant? Ils m'aiment et ils se rendraient aisément à mes conseils. Pourquoi
faire cette perte? Il faut que je les aille trouver, et que, en sauvant
plusieurs d'entre eux, je me sauve aussi avec eux. Pourquoi appréhenderais-je
de changer de lieu ! pourvu que je fasse du bien, qu'importe en quel lieu je
sois? et d'ailleurs je ne saurais être en un meilleur lieu, qu'en celui où je
recueillerai plus de fruit. Bref, ce pauvre malheureux s'en va et périt, plutôt
comme un chien qui retourne à son vomissement, que comme un banni qui revient
en son pays. Il se perdit sans sauver aucun de ceux qu'il pensait sauver. Voilà
un petit renard, savoir, cette espérance trompeuse qu'il conçoit de gagner ses
parents à Dieu, vous pouvez aussi par vous-mêmes, en remarquer en vous d'autres
ou de pareils à celui-là.
3. Voulez-vous néanmoins que je vous en montre
encore un? Je vous en montrerai même jusqu'à trois et jusqu'à quatre, si je
vois que cela vous rende vigilants pour prendre ceux que vous découvrirez
peut-être dans votre vigne. Il arrive quelquefois qu'un religieux qui avance
dans la vertu et sent que Dieu verse sur lui des grâces abondantes, conçoit un
désir de prêcher, non pas ses parents et ses proches, selon cette parole «Je
n'ai pas eu d'égard, à la chair et au sang (Gal. I, 16), » mais dans un
mouvement plus pur et dans un dessein plus utile et plus généreux, il veut
instruire indifféremment toutes sortes de 'personnes, il croit en cela faire
preuve d'une grande prudence, car il craint de tomber dans la malédiction du
Prophète, s'il retient caché le froment, et ne le distribue pas aux peuples (Prov.
n, 26), et d'aller contre l'Évangile, s'il ne prêche en public et sur les
toits, ce qu'on lui a dit en secret et à l'oreille (Matt. X, 27). Mais c'est là
un renard, et un renard d'autant plus dangereux en comparaison du premier,
qu'il sait mieux se cacher et qu'il est plus fin. Voici néanmoins comment il le
faut prendre. Moise dit: «Vous ne labourerez pas avec le premier né du boeuf
(Deut. XV, 20). » Ce que saint Paul interprétait ainsi: « N'élevez pas au
sacerdoce un nouveau converti, de peur que, s'enorgueillissant, il ne tombe
dans la condamnation du Diable (I Tit. III, 6). » Le même apôtre dit encore:
«Que personne ne doit s'ingérer, de lui-même, dans l'honneur de la cléricature,
mais qu'il y faut être appelé de Dieu comme Aaron (Heb. V, 4). » Et ailleurs: «
Comment prêcheront-ils, s'ils ne sont pas envoyés de Dieu (Rom. X, 15). » Et
nous savons de plus que l'office d'un religieux, n'est pas d'enseigner, mais de
pleurer (S. Hieron. contr. Vigil). De toutes ces raisons et autres semblables,
je forme un filet, et je prends le renard, de peur qu'il ne détruise ma vigne.
Car il est clair et indubitable par toutes ces autorités, qu'il ne convient pas
à un religieux de prêcher en public, que cela n'est pas avantageux à un novice,
et que ce n'est pas permis à celui qui n'a pas reçu mission pour cet effet.
Quelle destruction de l'âme, n'est-ce donc pas de violer en même temps ces
trois règles? Donc, toutes les pensées de cette nature, soit qu'elles vous
viennent de vous-mêmes, soit de la suggestion du mauvais ange, regardez-les
toujours comme un renard fin et rusé, c'est-à-dire comme un mal véritable
coloré de l'apparence d'un bien.
4. Mais en voici encore un autre, combien la
solitude a-t-elle vu de religieux, qui étaient bien fervents dans leurs monastères,
et qu'elle a ensuite vomis tièdes, ou gardés contre la loi érémitique,
non-seulement relâchés dans les conduits mais dissolus. Il a été évident à la
vue d'un tel dégât causé dans leurs vignes, c'est-à-dire à la vue d'un si grand
dérèglement de vie et de conduite, qu'un renard était passé par là. Ils
croyaient que dans la solitude ils recueilleraient des fruits spirituels avec
bien plus d'abondance que dans une communauté, où ils ne recevaient que des
grâces ordinaires; ils s'imaginaient que cette pensée était bonne, mais
l'événement montra que ce n'était qu'un renard qui ravageait leur vigne.
5. Que dirai-je de cette superstition et de ces
abstinences blâmables de quelques-uns d'entre nous, qui nous tourmentent si
souvent, et qui les rendent si incommodes? Toutes les divisions que ces
singularités produisent, ne ruinent-elles pas la conscience de ceux qui
pratiquent ces abstinences et ne détruisent-elles pas autant qu'elles peuvent,
cette grande vigne plantée de la main de Dieu même, en détruisant l'union qui
doit être entre vous tous? « Malheur à celui qui est cause du scandale (Marc.
XXVI, 24) ! » Celui, dit le Sauveur, qui scandalisera l'un de ces petits (Marc.
IX, 41). » Ce qui suit ces paroles est bien dur; mais combien celui-là
mérite-t-il d'être traité plus sévèrement, qui scandalise une si sainte
compagnie? Certes, celui qui est tel, quel qu'il soit, sera jugé d'une manière
bien rigoureuse. Mais remettons cela à une autre fois.
6. Considérons maintenant, ce que dit l'Époux de
ces petits et fins renards qui ravagent les vignes. Ils sont petits, non parce
qu'ils ont peu de malice, mais parce qu'ils se glissent subtilement. Car cet
animal est très-fin de sa nature, et très porté à nuire en secret. C'est
pourquoi il me semble qu'il désigne fort bien certains vices très-subtils, qui
se couvrent de la ressemblance des vertus, tels que sont ceux dont j'ai déjà
donné quelques exemples, quoique en fort petit nombre. Car ils ne peuvent nuire
que parce qu'ils veulent passer pour des vertus, à cause de quelque rapport
qu'ils ont avec elles. Mais ce sont des pensées vaines des hommes, ou des
suggestions des mauvais anges, des anges de Satan qui se transforment en anges
de lumière (II Cor. XI, 13), et pré parant leurs flèches dans leur carquois,
c'est-à-dire en secret, afin d'en percer d'un lieu obscur ceux qui ont le coeur
droit (Psaume X, 2). Aussi je crois qu'ils sont appelés petits, parce que les
autres vices étant visibles, attendu qu'ils sont grossiers, ceux-ci étant plus
délicats, ne sont pas si aisés à découvrir, ce qui fait qu'ils sont presque
inévitables, si ce n'est pour les parfaits, et pour les personnes expérimentées
et clairvoyantes qui savent discerner le bien du mal et surtout les esprits, et
qui peuvent dire avec l'Apôtre: » Nous n'ignorons pas les ruses de Satan, ni
ses pensées (II Cor. II, 11), » peut-être même, est-ce pour cela que l'Époux ne
recommande pas de les exterminer, de les chasser ou de les tuer, mais de les
prendre; c'est parce que ces petites bêtes spirituelles et fines doivent être
observées avec toute sorte de soin et de vigilance, si on veut les prendre et
les attraper dans leurs propres finesses. Lors donc qu'on en a découvert la
malice, mis la fraude aujour, ou convaincu la fausseté, on peut fort bien dire
que l'on a pris le petit renard qui détruisait la vigne. C'est ainsi, en effet,
que nous disons qu'un homme est pris dans ses discours, comme on lit dans
l'Évangile, que « Les Pharisiens s'assemblèrent pour prendre Jésus-Christ dans
ses paroles (Matt. XXII, 15). »
7. Voilà donc, comment l'Époux ordonne de
prendre les petits renards qui ravagent les vignes, c'est-à-dire de les
surprendre, de les découvrir, de les convaincre. Il n'y a que cette espèce
d'animal qui ait cela de particulier, qu'étant reconnu il ne nuit plus en sorte
que le connaître c'est le vaincre. Car à moins d'être fou, qui se laisse tomber
sciemment et volontairement dans un piège qu'il a découvert? Il suffit donc
pour éviter ces sortes de vices, de les prendre, de les mettre au jour, puisque
dès qu'ils paraissent, ils disparaissent. Il n'en est pas ainsi des autres. Car
ils viennent à découvert, ils nuisent à découvert, ils s'assujettissent ceux
mêmes qui les connaissent, ils surmontent ceux qui leur résistent parce qu'ils
combattent à force ouverte, non par ruse et stratagème. Aussi contre ces bêtes
furieuses qui attaquent ainsi ouvertement, ce qu'il faut, ce n'est pas les
chercher, mais les dompter. Il n'y a que ces petits renards, qui sont
extraordinairement dissimulés, qu'il suffit de tirer au jour, car ils sont
couchés dans des tanières, et de surprendre dans leurs finesses, parce
qu'aussitôt qu'on les connaît, ils ne font plus de mal. C'est donc pour cette
raison, qu'il est ordonné de prendre ces renards et qu'on les appelle petits.
Ou bien ils sont nommés ainsi, pour que, observant soigneusement les vices dans
leur naissance et dans leur commencement, vous les preniez pendant qu'ils sont
encore petits, de peur que s'ils grandissent ils ne nuisent davantage et ne
deviennent plus difficiles à prendre.
8. Si nous entendons ces paroles dans un sens
allégorique en sorte que les Églises soient les vignes, et les renards les
hérésies, ou plutôt. les hérétiques mêmes, le sens simple et naturel est donc
qu'on doit prendre les hérétiques plutôt que les chasser. Mais qu'on les prenne
non par les armes, mais par des raisonnements qui réfutent leurs erreurs, et
que, pour eux, s'il se peut, on les réconcilie avec l'Église catholique, et
qu'on les ramène à la vraie foi. Car telle est la volonté de celui qui veut que
tous les hommes soient sauvés, et viennent à la connaissance de la vérité (I
Tim. XXI, 3). Il témoigne bien que c'est, en effet, là sa volonté, puisqu'il ne
dit pas simplement, prenez les renards, mais « prenez-nous les petits renards.
» Il veut donc qu'on les prenne pour lui et pour son Épouse, c'est-à-dire pour
l'Église catholique, lorsqu'il dit, prenez-les-nous. C'est pourquoi lorsqu'un
catholique instruit et versé dans ces matières, entreprend de disputer contre
un hérétique, il doit se proposer en le réfutant de le convertir, et se
rappeler cette parole de l'apôtre saint Jacques; que « celui qui retirera le
pécheur de l'erreur où il est engagé, délivrera son âme de la mort et couvrira
la multitude de ses péchés (Jacob. V, 20). » S'il ne veut pas revenir, et si
après le premier et le second avertissement, on ne le peut réduire, parce qu'il
est entièrement perverti, il faudra fuir sa compagnie selon le commandement de
l'Apôtre (Tit. III, 10). Et il vaudra mieux, comme je crois, le chasser, ou le
lier que le laisser ravager les vignes.
9. Toutefois que celui qui a vaincu et convaincu
un hérétique, réfuté ses hérésies, distingué clairement et nettement la vérité
d'avec la vraisemblance, montré par des raisons évidentes et irréfragables que
ses dogmes sont corrompus. et enfin réduit au silence un esprit opiniâtre, qui
s'élève contre la science de Dieu ne croie pas n'avoir pas bien fait. Il n'a
pas laissé de prendre le renard, quoique ce ne soit pas pour son salut, il fa
pris pour YEpoux et pour l'Épouse mais d'une autre manière. Car si cet
hérétique n'est pas sorti de sa fange, l'Église pourtant se trouve par, là
confirmée dans la foi; or l'Époux se réjouit du progrès de l'Épouse, parce que
la voix du Seigneur est notre force (II Esd. II, 18), et il prend part à nos
avantages, puisqu'il daigne s'associer à nous avec tant de bonté en commandant
qu'on prenne les renards, non pour lui seul, mais pour nous avec lui. «
Prenez-nous, dit-il, les renards, » qu'y a-t-il de plus familier que cette
parole? Ne vous semble-t-il pas qu'il parle là comme un père de famille, qui ne
veut rien avoir en propre, mais qui possède tout en commun avec sa femme, ses
enfants et ses domestiques? Or celui qui parle ainsi est un Dieu, quoiqu'il ne
parle pas comme Dieu, mais comme Époux.
10. « Prenez-nous les renards. » Voyez-vous
combien est sociable en ses paroles celui qui n'a pas d'associé en sa gloire?
Il pouvait dire: Prenez-moi, mais il a mieux aimé dire, prenez-nous, afin de
nous avoir pour compagnons dans cette capture. O douceur, ô grâce, ô force, de
l'amour ! Est-il possible que le souverain de tout soit devenu l'un d'entre
tous? Qui a fait cela? L'amour, qui ignore ce que c'est que rang et dignité,
qui est riche en bonté, puissant en affection, efficace en persuasion: Qu'y
a-t-il de plus violent que l'amour? Il triomphe de Dieu même. Mais qu'y a-t-il
aussi de plus doux? Etrange merveille, je vous prie, il est violent pour la
victoire, et il est doux pour la violence qu’on lui fait. « Car il s'est
anéanti soi-même (Philip. II, 7), » afin que vous sussiez que c'est un effet de
son amour, si sa plénitude s'est répandue, si sa grandeur s'est abaissée, si sa
singularité s'est associée. Avec qui, ô admirable Époux, avez-vous un commerce
si étroit et si familier: « Prenez-nous ces renards, » dites-vous. Pour qui
avec vous? Est-ce pour l'Église des Gentils? Elle est composée d'hommes mortels
et pécheurs. Nous savons qui elle est, mais vous, qui êtes-vous, pour être si
amoureux et si passionné de cette Ethyopienne (Num. XII, 1)? Voue n'êtes pas un
autre Moise, vous êtes plus que Moise. N'êtes-vous pas celui qui surpasse en
beauté tous les enfants des hommes (Psaume XLIV, 3)? J'ai trop peu dit. Vous
êtes la lumière de la vie éternelle (Heb. I, 3), la splendeur et la figure de
la substance de Dieu (Rom. IX, 5). Enfin vous êtes un Dieu élevé au dessus de
toutes choses, et béni dans tous les siècles.
Amen.
NOTES DE
HORSTIUS ET DE MABILLON. POUR LE LXIV SERMON sur le Cantique n. 8.
291. Je dis donc qu'on doit les
prendre, mais non pas par les armes. C'est aussi l'avis de saint Augustin dans
sa lettre CXXVII. Ad Donat « Nous voulons. dit-il, corriger, non pas tirer les
donatistes; sans vouloir négliger d'user à leur égard de la discipline, comme
ils le méritent, pourtant notre pensée n'est pas de leur faire souffrir les
supplices même qu'ils ont mérités. Réprimez donc leurs péchés, mais faites-le
sans anéantir ceux qui doivent se repentir d'avoir péché, etc. » Le même père,
dans ses lettres CLVIII, CLIV et CLX, aux préfets Marcellin et Apringins, les
exhorte à punir les hérétiques, sans aller toutefois jusqu'à les frapper de
mort, car ils ne doivent pas oublier la vertu chrétienne de la douceur.
Cependant dans la lettre XLVIII à Vincent, il montre, par de nombreux exemples,
que les hérétiques ont été ramenés à la foi catholique par la crainte et par la
vigueur des lois. Toutefois, il déclare que, quant à lui, il n'a pas toujours
été de l'opinion qu'on dùt traiter les hérétiques avec rigueur, mais plutôt
qu'on devait les persuader par la prédication. Cependant l'exemple et le
sentiment des autres lui ont fait changer de manière de voir, et penser qu'on
pouvait légitimement recourir aux lois, aux armes du pouvoir civil contre les
hérétiques, à condition pourtant, qu'on ne le fasse que dans l'intention de les
amener à résipiscence. Il s'appuie, pour soutenir cette opinion, sur la
comparaison parfaitement juste d'un fou qui court se jeter dans un précipice, à
qui on rend un véritable service en lui liant les pieds et les mains, et il
confirme son dire par le fait d'un grand nombre de Circumcellions ramenés ainsi
à l'Église. « Or, dit-il, jamais ils ne seraient revenus à de meilleurs
sentiments sans ces lois qui vous déplaisent tant (il s'adressait à Vincent
Rogatien), et par lesquelles ils ont été liés comme de vrais frénétiques qu'on
garrotte. » Et plus loin il Continue: « Voilà donc les exemples qui m'ont fait
revenir à l'avis de mes collègues. Car, pour moi, dans le principe, ma pensée
était qu'on ne devait ramener personne de force à l'unité du Christ, qu'on ne
devait procéder contre eux que parla parole, les combattre que par la
discussion, les vaincre que par la raison, si on ne voulait pas avoir dès
chrétiens feignant d'être chrétiens, quand nous savons qu'au fond de l'âme ils
sont, hérétiques. Telle était mon opinion, mais elle dut céder, sinon aux
raisons, du moins aux nombreux exemples qui m'étaient apportés pour la
combattre. En effet, an premier rang, on m'opposait ma propre ville épiscopale,
qui, après 'avoir été tout entière dévouée aux erreurs de Dona;, revint à la
vraie foi sous l'impression de la crainte que lui inspiraient les lois des
empereurs. Or elle déteste maintenant votre erreur au pas de faire douter
qu'elle l'ait jamais partagée, etc. » Il nous apprend. par deux mots, dans la
même lettre, pour quelle raison il voulait qu'on ajoutât la crainte et la
violence à la force de la doctrine. « C'est que si on les instruit sans les
forcer à entrer, il arrivera que, endurcis dans leur vieilles habitudes, ils
n'en rentreront que plus difficilement encore dans les voies du salut. » Telle
fut la doctrine de saint Augustin dont notre saint ne s'éloigne ordinairement
pas. Aussi, dans son sermon LXVI, sur le Cantique n. 42, s'exprime-t-il ainsi:
« Il faut non pas imposer mais persuader la foi Quoique, après tout, on me
saurait douter qu'il vaut mieux encore contraindre les hérétiques par le glaive
de celui qui ne l'a pas reçu en vain, que de les laisse. dans leur erreur. »
Par-là on voit qu'il n'est pas difficile de concilier les opinions différentes
qu'ont eues les saints sur ce sujet. Ainsi on doit procéder par la douceur à
l'égard de ceux dont la conversion semble facile; ceux-là, mieux vaut les
éclairer que les contraindre. Mais pour ceux qui s'efforcent de répandre le
venin de la perfidie dans le cour des autres, il faut les arrêter par la
sévérité des lois. (Note de Horstius.)
1. Je vous ai déjà fait deux sermons sur le même
verset. J'ai dessein de vous en faire encore un troisième, si vous ne vous
ennuyez pas de l'entendre. Et je pense même qu'il est nécessaire que je le
fasse, car, pour ce qui regarde notre vigne domestique, qui n'est autre que
vous, mes frères, je crois que dans les deux discours précédents, je l'ai assez
prémunie contre les embûches de trois sortes de renards, je veux dire des
flatteurs, des médisants, et de quelques esprits séducteurs, qui sont savants
et accoutumés à présenter le mal couvert des apparences du bien. Mais il n'en
va pas ainsi de la vigne du Seigneur; je veux dire de cette vigne qui a empli
toute la terre, et dont nous faisons partie; cette vigne si grande, plantée de
la main du Seigneur rachetée de son sang, arrosée de sa parole, provignée par
sa grâce, rendue féconde par son esprit. Si j'ai songé à ce qui nous
appartenait en propre, je n'ai encore rien dit qui pût servir à futilité
commune et générale. Or, ce qui m'émeut davantage pour elle, c'est que j'en
vois beaucoup qui la ravagent, et peu qui la défendent, et que sa défense même
est difficile. Et ce qui cause cette difficulté, c'est que ses ennemis se
cachent. Car l'Église ayant toujours eu des renards, même dès son commencement,
elle les a bientôt trouvés et pris. Un hérétique combattait ouvertement; car un
hérétique est principalement appelé ainsi, parce qu'il désire vaincre
publiquement, » et il succombait. Ces renards étaient donc aisés à prendre; ce
n'est pas qu'il n'y en eût qui demeurassent rebelles à la lumière dé la vérité,
mais on les attachait seuls dehors et ils séchaient. On croyait avoir pris le
renard, lorsqu'on avait condamné l'impiété, et mis l'impie dehors, où il vivait
seulement pour la montre, sans pouvoir porter de fruits. De sorte que, selon la
parole d'un prophète, elle avait les seins sèches, et le ventre stérile (Oséee.
IX, 44); parce qu'une erreur réfutée publiquement ne repousse plus, et qu'une
fausseté découverte ne germe plus.
2. Que ferons-nous pour prendre ces renards malicieux,
qui aiment mieux nuire que vaincre, et qui ne veulent pas même paraître
publiquement, mais qui rampent et se glissent par surprise? Tous les hérétiques
se sont toujours proposé pour but d'acquérir de la gloire, par la singularité
de leur doctrine. Mais il y a une hérésie ici, plus maligne et plus
artificieuse que toutes les autres, car elle se repaît des pertes d'autrui, et
néglige sa propre gloire. Je crois qu'elle s'est instruite par les exemples des
anciennes hérésies, qui une fois découvertes, ne pouvaient plus échapper, mais
étaient prises aussitôt. Par un sacrifice tout nouveau, elle opère habilement
ses mystères d'iniquité, et elle le fait avec d'autant plus de licence, qu'elle
agit d'une manière plus cachée. Ils se sont donné, comme l'on dit, rendez-vous
dans les endroits écartés, et ils ont concerté ensemble de méchants discours.
Jurez, parjurez-vous, se disent-ils l'un à l'autre, plutôt que de divulguer le
secret. Autrement, ils ne veulent pas qu'on jure le moins du monde, à cause de
ces mots du Sauveur dans l'Évangile; « Ne jurez pas par le ciel, ni par la
terre (Matth. V, 34). » O gens stupides et insensés, âmes pharisiennes, vous
rejetez un moucheron, et avalez un chameau. Il ne faut pas jurer, et il serait
permis de se parjurer, comme si la permission de ce dernier n'emportait pas
celle de l'autre. En quel endroit de l'Évangile trouvez-vous cette exception,
vous qui n'en perdez pas un seul iota, comme vous vous en glorifiez faussement.
N'est-il pas visible que ce n'est que par superstition que vous défendez les
jurements, puisqu'en même temps, vous avez la hardiesse d'autoriser les
parjures? 0 étrange perversité ! Ce qui n'est conseillé que pour une plus
grande perfection, je veux dire ne pas jurer, ils l'observent avec autant de
rigueur que si c'était un précepte, et ce qui est établi par une loi immuable,
de ne se pas parjurer, ils en dispensent à leur fantaisie, comme d'une chose
indifférente, de peur qu'on ne publie leur secret. Comme s'il n'y allait pas de
la gloire de Dieu de révéler les choses utiles. Est-ce qu'ils portent envie à
sa gloire? Mais je crois plutôt que c'est qu'ils ont honte de découvrir des
choses qu'ils savent bien être honteuses. Car on dit qu'ils font un secret des
choses infâmes et abominables. Le dos des renards ne sent pas bon.
3. Mais je ne veux pas parler des choses qu'ils
nieraient. Qu'ils répondent seulement à celles qui sont manifestes. Est-ce que,
suivant l'Évangile, ils ne veulent pas donner le Saint aux chiens, et les
perles aux pourceaux? Mais n'est-ce point confesser ouvertement qu'ils ne sont
pas de l'Église, que de regarder comme des chiens et des pourceaux tous ceux
qui sont de l'Église? Car ils croient que tous ceux, sans exception, qui ne
sont pas de leur secte, ne doivent pas avoir part à ce dont ils font un
mystère. Quelle que soit leur doctrine, ils né me répondent pas, car ils
craignent trop de se découvrir; néanmoins ils n'échapperont pas. Répondez-moi
donc, vous qui êtes plus sages qu'il ne faut, et plus fous qu'on ne saurait
dire. Le secret que vous cachez est-il de Dieu, ou non? S'il est de Dieu,
pourquoi ne le publiez vous pas pour sa gloire? Car il y va de la gloire de
Dieu de révéler ce qui vient de lui. Et s'il ne l'est pas, pourquoi
ajoutez-vous foi à ce qui n'est pas de Dieu, sinon parce que vous êtes un
hérétique? Qu'ils découvrent donc un mystère qui vient de Dieu, pour la gloire
de Dieu, ou qu'ils nient que ce soit un mystère de Dieu et qu'ils confessent
qu'ils sont des hérétiques; ou du moins qu'ils se déclarent ouvertement ennemis
de la gloire de Dieu, puisqu'ils ne veulent pas déclarer une chose qui serait
si avantageuse à sa gloire. Car on ne peut aller contre ce que dit l'Écriture:
«la gloire des Rois, c'est de cacher leur secret (a) et celle de Dieu de le révéler
(Prov. XXV, 2). » Si vous ne voulez pas le révéler, c'est que vous ne voulez
pas glorifier Dieu. Mais peut-être ne recevrez-vous pas ce texte de l'Écriture.
Je le crois, car les hérétiques font profession de ne suivre que l'Évangile, et
d'être les seuls qui le suivent. Qu'ils répondent donc à l'Évangile: « Ce que
je vous dis dans les ténèbres, dit Jésus-Christ, dites-le en plein jour, et ce
que je vous dis à l'oreille, prêchez-le sur les toits (Matth. X, 27).» Il ne
vous est plus permis maintenant de vous taire. Jusques à quand tiendrez-vous
caché ce que Dieu commande de publier? Jusques à quand votre Evangile sera-t-il
caché? Sans doute votre Evangile n'est pas celui de saint Paul, car il déclare
que le sien n'est pas caché: « Mon Evangile, dit-il, n'est pas secret, et il ne
l'est que pour ceux qui se perdent (2 Cor. IV, 3). » Prenez garde qu'il n'ait
entendu parler de vous qui tenez votre Evangile secret, n'est-il pas évident
que vous vous perdez? Mais peut-être ne recevrez-vous pas non plus les Epîtres
de saint Paul? Je l'ai ouï dire de quelques-uns d'entre vous. Car vous ne vous
accordez pas en toutes choses, bien que vous nous soyez tous contraires.
4. Mais enfin vous recevez tous, si je ne me
trompe, avec la même déférence que l'Évangile, les paroles, les écrits, et les
traditions de ceux qui ont conversé corporellement avec le Sauveur. Cependant,
ont-ils tenu leur Evangile secret? Ont-ils caché les faiblesses de la chair de
Dieu même, l'horreur de sa mort, l'ignominie de sa croix? Tant s'en faut, ils
ont publié ces choses par toute la terre. Où est cette vie et cette conduite
apostoliques dont vous vous vantez tant? Ils crient, et vous, vous murmurez
tout bas. Ils parlent en public, et vous, en cachette. Ils volent comme des
nuées (Isaïe LX, 8), et vous, vous vous cachez dans les ténèbres, et sous
terre. En quoi leur ressemblez vous Est-ce en ce que vous ne menez pas des
femmes avec vous? mais vous vous enfermez avec elles. Or, il n'y a pas tant
lieu à concevoir des soupçons contre ceux qui se font accompagner par des
femmes, que contre ceux qui demeurent avec elles. Mais qui peut rien soupçonner
de fâcheux de ceux qui ressuscitaient les morts? Faites de semblables miracles,
et quand je verrai une femme coucher avec vous, je croirai que c'est un homme.
Autrement n'êtes-vous pas téméraires de vouloir usurper les privilèges de ceux
dont vous n'imitez pas la sainteté? Être toujours avec une femme, et n'en pas
user, n'est-ce point un
plus grand miracle que. de ressusciter les morts? Vous ne pouvez faire
ce qui est moins, et vous voulez que je croie de vous ce qui est plus. Vous
êtes tous les jours assis à table à côté d'une jeune fille; votre lit est dans
la même chambre que le sien; vos yeux sont attachés sur ses yeux durant la
conversation, vos mains touchent ses mains durant le travail, et vous voulez
qu'on vous estime continent? Quand vous le seriez, en effet, vous me donneriez
lieu de croire que vous ne l'êtes pas. Vous m'êtes un sujet de scandale. Otez la
cause du scandale, si vous voulez passer pour un véritable sectateur de
l'Evangile, comme vous vous en vantez si fort. L'Evangile ne condamne-t-il pas
celui qui scandalise une seule personne de l'Eglise? Et volts, vous scandalisez
toute l'Eglise. Vous êtes un renard qui ravagez la vigne du Seigneur.
Aidez-moi, mes frères, à le prendre. Ou plutôt, ô saints anges, prenez-le pour
nous. Il est extrêmement adroit, il est couvert de sa malice et de son impiété.
Il est si petit, et si subtil, qu'il échappe aisément aux yeux des hommes. Mais
se dérobera-t-il aussi aux vôtres? C'est à vous que cette parole s'adresse
comme aux compagnons de l'Epoux: « Prenez-nous les petits renards. » Faites
donc ce qu'on vous commande; prenez-nous ce renard si artificieux, que nous
poursuivons en vain depuis si longtemps déjà. Enseignez-nous, et suggérez-nous
le moyen de découvrir ses fourberies. Car c'est là prendre le renard, parce
qu'un faux catholique nuit bien plus qu'un hérétique découvert et reconnu tel. (a)
Or, il n'appartient pas à l'homme de savoir ce qui se passe dans l'homme, à
moins qu'il ne soit éclairé par l'esprit de Dieu, ou instruit par l'entremise
des anges. Quelle marque donnerez-vous pour faire connaître à tout le monde
cette hérésie pernicieuse qui sait si bien déguiser non-seulement ses paroles,
mais aussi sa conduite.
(a) Dans la Vulgate telle que nous l'avons maintenant,
c'est le contraire; on lit, en effet, au chapitre XXV, verset 2, des Proverbes:
« La gloire de Dieu est de cacher sa parole, et celle des rois, de l'étendre. »
La version des Septante favorise le sens donné par la vulgate. Voir les notes
de Horstius.
5. Et certes le dégât fait dans la vigne, et qui
est encore tout frais, fait voir que le renard y a pénétré. Mais je ne sais par
quelle adresse cet animal rusé confond tellement les traces de ses pas qu'il
n'y a presque pas moyen de voir par où il entre, ni par où il sort. On voit
bien son oeuvre, mais on n'en voit pas l'auteur, tant il a soin de déguiser les
apparences. Si vous l'interrogez sur sa foi, il n'y a rien de plus chrétien. Sa
conduite parait irrépréhensible, et il semble justifier ses discours par ses
actions. On le voit, pour témoigner sa foi, fréquenter l'Eglise, honorer les
prêtres, offrir des présents à l'autel, se confesser, participer à tous les
sacrements. Qu'y a-t-il de plus catholique? Quant à ce qui concerne les moeurs,
il ne trompe personne, il ne s'élève au dessus de personne, il ne frappe
personne. De plus, son visage est pâle de jeûnes, il ne mange pas son pain dans
l'oisiveté, il travaille de ses mains pour gagner sa vie. Où est maintenant le
renard? Nous le tenions, comment s'est-il échappé de nos mains?
Comment a-t-il disparu si vite? Poursuivons-le, cherchons-le, nous le
reconnaîtrons à ses fruits. Car le ravage causé dans les vignes est une preuve
certaine que le renard a passé par-là. Les femmes quittent leurs maris, et les
maris leurs femmes, pour les suivre. Les clercs et les prêtres, tant jeunes que
vieux, abandonnent leurs peuples et leurs églises, et on les trouve parmi ceux
qui s'appliquent à faire quelque métier. Ne sont-ce point là de grands ravages?
N'est-ce point l'oeuvre des renards?
(a) Plusieurs manuscrits donnent une
leçon plus simple de ce pointsage, et font dire à saint Bernard: « qu'un vrai
hérétique. » Les premières éditions des oeuvres de notre Saint, et plusieurs
autres manuscrits, ont préféré la version que nous donnons.
6. Mais peut-être tous ne font-ils pas des
choses si manifestes; ou s'ils en font, peut-être est-il bon de le prouver.
Comment prendrons. nous ceux-là? Retournons au commerce et aux rapports qu'ils
ont avec les femmes. Car il n'y cri a pas parmi eux qui soit exempts de ce
désordre. Je demande à l'un d'eux, quel qu'il soit: Dites-moi, vous qui faites
l'homme de bien, quelle est cette femme qui est chez vous, et où l'avez-vous
prise? Est-ce votre femme? Non, dira-t-il, car cela ne conviendrait pas au voeu
que j'ai fait. C'est donc votre fille. Non. Quoi donc, est-ce votre soeur,
votre nièce, quelque parente, ou quelque alliée ! Nullement. Comment dont votre
continence peut-elle être en sûreté avec elle? Cela ne vous est pas permis. Si
vous ne le savez, l'Église défend cette sorte de cohabitation à ceux qui ont
fait voeu de chasteté (Concile de Nicée, Canon III). Si vous ne voulez scandaliser
l'Église, renvoyez cette femme. Autrement cela seul fera croire de vous toutes
les autres choses qui ne sont pas aussi visibles que celles-là.
7. Mais, dit-il, en quel lieu de l'Évangile me
montrerez-vous que cela soit défendu? Vous en avez appelé à l'Évangile? Vous
irez à'Évangile. Si vous voulez obéir à l'Évangile, vous ne ferez pas de
scandale, car il défend absolument de donner du scandale. Or vous en donnez en
ne chassant pas cette femme, selon les ordonnances de l'Église. Auparavant vous
étiez suspect, mais maintenant on jugera avec certitude que vous méprisez
l'Évangile, et que vous êtes ennemi de l'Église. Qu'en pensez-vous, mes frères?
S'il demeure dans son opiniâtreté, et qu'il n'obéisse ni à l'Évangile, ni à
l'Église, y aura-t-il encore lieu d'hésiter? Ne vous semble-t-il pas que la
fraude est découverte, et que le renard est pris? S'il n'éloigne pas cette
femme, il n'ôte pas le scandale. S'il n'ôte pas le scandale, le pouvant faire,
il viole l'Évangile. Que doit faire l'Église, sinon de le chasser lui-même,
puisqu'il ne veut pas chasser la cause du scandale, de peur que, désobéissant à
l'Évangile, elle ne devienne semblable à lui? Car l'Évangile lui commande de ne
pas épargner même son oeil lorsqu'il le scandalise, ni sa main, ni son pied, mais
de les arracher, de les retrancher, et de les jeter loin d'elle (Matth. V, 29).
« S'il n'obéit pas à l'Église, dit le Sauveur, regardez-le comme un païen et
comme un publicain (Matth. XVIII, 17). »
8. Avons-nous réussi à quelque chose? Je pense
que oui, nous avons pris le renard, puisque nous avons découvert sa fraude. Les
faux catholiques qui se cachaient pour détruire la vigne de l'Église,
paraissent maintenant. Pendant que vous mangiez avec moi des mets délicieux, le
corps et le sang de Jésus-Christ, lorsque nous vivions en bonne intelligence
dans la maison du Seigneur, vous pouviez me persuader ou plutôt me séduire,
selon cette parole du sage: « L'homme fourbe trompe son ami par de beaux
discours (Prov. XI, 9). » Mais maintenant, suivant le sage conseil de saint
Paul, je fuirai l'hérétique après l'avoir averti une et deux fois (Tit. III,
10), sachant que celui qui est tel est entièrement perdu, et qu'ainsi je dois
bien prendre garde qu'il ne me perde moi-même. C'est donc quelque chose, selon
le sage, que les méchants soient pris dans leurs propres embûches (Prov. 11,
6), surtout ces méchants qui ont l'adresse de se servir de piéges au lieu
d'armés. Car le combat et la lutte en champ clos, c'est ce qu'ils n'oseraient
accepter, attendu que ce sont des gens méprisables, des rustres, des hommes
sans lettres, et faibles au dernier point. Enfin ce sont des renards et de
petits renards. Leurs erreurs mêmes ne sont ni soutenables, ni bien subtiles.
Aussi neles persuadent-ils qu'à des femmes de la campagne, et à des ignorants,
tels que tous ceux de cette secte que j'ai vus jusqu'ici. Car je ne me rappelle
pas, dans la quantité de dogmes qu'ils tiennent, leur avoir jamais rien entendu
dire de nouveau et d'extraordinaire, or ce sont des choses communes, soutenues
il y a longtemps par les anciens hérétiques, et ruinées mille fois par nos
docteurs. Néanmoins il faut voir quelles sont ces inepties (a), tant celles dont ils sont
tombés imprudemment d'accord dans les différentes disputes qu'ils ont eues
contre les catholiques, que celles qu'ils ont laissé échapper eux-mêmes, sans y
prendre garde, dans les différends qu'ils ont eus entre eux où celles mêmes
qu'ont découvertes quelques-uns d'entre eux qui sont retournés à l'Église; ce
n'est pas que j'aie l'intention de répondre à toutes, ce n'est pas nécessaire,
mais seulement afin qu'on les connaisse. Mais ce sera le sujet d'un autre
discours pour la louange et pour la gloire de l'époux de l'Église, Jésus-Christ
Notre Seigneur qui, étant Dieu par des sus toutes choses, est béni dans tous
les siècles des siècles.
Amen.
NOTES DE
HORSTIUS ET DE MABILLON.. POUR LE LXVe SERMON SUR LE Cantique n. 3.
292. La gloire des rois est de cacher
leur parole, etc. Saint Grégoire le, Grand a entendu ces mots dans le même
sens, dans son livre I sur Ézéchiel, homélie VI, au commencement. Or,
aujourd'hui nous lisons tout le contraire dans notre Vulgate; il y a cri effet:
« La gloire de Dieu est de cacher sa parole, et celle des rois d'étudier leur
conduite (Prov. V, 2). » Aussi Cornelius à Lapide dit-il, que saint Grégoire a
fait là une lourde faute, et en conséquence, non-seulement il corrige ce
pointsage de l'Écriture, mais même, si je ne me trompe, il change les paroles,
la pensée et le but de saint Grégoire. En effet, dans cet endroit, saint
Grégoire se proposait de nous convaincre que si dans ces paroles du Prophète,
se cadraient des mystères d'une grande obscurité, cependant, comme il y va de
la gloire de Dieu que nous les recherchions, que nous découvrions le sens
mystérieux de ses paroles, c'est à quoi nous devons employer tons nos efforts,
etc. Il est évident que c'est dans le même sens que saint Bernard cite ces
paroles. Notre remarque n'a pas pour but de critiquer la leçon originale du
texte, mais de montrer comment les Pères l'ont lue, selon que leurs citations
diffèrent du texte de notre Vulgate. Qui s'imaginera qu'on doive les corriger
tous sur la Vulgate? Disons en passant que cette parole de l'ange Raphaël aux
deux Tobie « car il est bon de tenir caché le secret d'un roi, mais il y a de
l'honneur à découvrir et à publier les oeuvres de Dieu (Tob. XII, 7), »
convient parfaitement à la pensée de Salomon, selon la leçon des Pères.
D'ailleurs ce n'est pas notre affaire mais celle des interprètes, de concilier
la pensée des Pères avec le proverbe de Salomon; pour nous, nous avons autre
chose à faire pour le moment. (Note de Horstius).
1. « Prenez-nous les petits renards qui ravagent
les vignes (Cantique II, 15). » Me voici pour prendre ces renards. Ce sont ceux
qui quittent le chemin et ravagent la vigne, non contents de quitter le chemin,
ils font de la vigne un désert par une honteuse prévarication. Il ne leur
suffit pas d'être hérétiques, il faut encore qu'ils soient aussi hypocrites,
pour combler la mesure de leurs péchés. Ils viennent revêtus
de la peau de brebis, pour dépouiller les brebis de leur toison et les béliers
de leur laine. Ne vous semble-t-il pas que c'est ce qu'ils ont fait, en ôtant,
d'un côté, la foi aux peuples, et de l'autre en leur ravissant les prêtres? Qui
sont ces larrons? Ce sont des brebis en apparence, des renards en finesse, des
loups eu cruauté. Ce sont des hommes qui veulent paraître bons, et ne l’être
pas; ne pas paraître méchants, et l'être. Ils sont méchants et veulent qu'on
les croie bons, de peur qu'ils ne soient seuls méchants. Et ils craignent de
paraître méchants, de peur dé ne pas l'être assez. Car la malice ouverte a
toujours été moins dangereuse, et un homme de bien n'a jamais été trompé que
par l'apparence du bien. Ils s'étudient donc à paraître bons, pour perdre les
bons, et ne veulent pas paraître méchants, afin de l'être encore davantage. Car
ils ne se soucient pas de cultiver les vertus, ils ont soin seulement de
colorer les vices de l'apparence des vertus. Ils voilent du nom de religion une
superstition impie, ils mettent l'innocence de ne pas faire de tort
ouvertement, et ainsi ils ne prennent pour eux que l'extérieur de l'innocence
pour couvrir leurs infamies, ils font voeu de chasteté. Ils croient qu'il n'y a
d'impureté que dans le mariage; au lieu qu'il n'y a que le mariage qui exempte
d'impureté les actions de la chair. Ce sont des rustres, des ignorants et des
gens méprisables, mais néanmoins on ne doit pas les négliger; car ils font
beaucoup de mal à l'Eglise, et leurs discours gagnent et se glissent comme un
chancre.
(a) Saint Bernard traite de même « d'inepties, » les
erreurs d'Abélard, dans la lettre CLXX, n. 1. Il emploie le même mot « ineptie
» dans le même sens dans le sermon suivant n. 4. L'Église de Lyon a fait usage
du même terme dans son livre contre les inepties et contre les erreurs de Jean
Scott.
2. Aussi le Saint-Esprit ne les a-t-il pas
négligés, puisqu'il a parlé d'eux il y a longtemps en ces termes (2 Tim. IV,
1). « Le Saint-Esprit dit clairement, que dans les derniers temps, quelques-uns
s'écarteront de la foi, pour suivre l'esprit d'erreur, et la science des
démons; qu'ils seront menteurs et hypocrites; que leur conduite sera toute
corrompue; qu'ils défendront de se marier, et de manger des viandes que Dieu a
créées pour s'en nourrir avec actions de grâces. » C'est sans doute de nos
hérétiques qu'il parlait ainsi, car ils ne veulent pas qu'on se marie, et ils
s'abstiennent des viandes que Dieu a créées, comme je le dirai plus tard. Et
voyez si ce n'est pas là plutôt une illusion de démons que d'hommes, selon que
l'a prédit le Saint-Esprit? Demandez-leur l'auteur de leur secte, ils ne vous
le nommeront pas; et quelle est l'hérésie qui n'ait eu son hérésiarque parmi
les hommes. Les Manichéens ont eu Manès pour chef et pour maître; les
Sabelliens, Sabellius; les Ariens, Arius; les Eunomiens, Eunomius; les Nestoriens,
Nestorius, et ainsi des autres pestes qui ont eu chacune pour maîtres des
hommes dont ils ont tiré leur origine et leur nom. Mais quel nom ou quel titre
donnerez-vous à ceux-ci? L'on ne saurait leur en donner aucun (a),
parce que leur hérésie ne vint
pas d'un homme, et qu'ils ne l'ont pas reçue d'un homme. A Dieu ne
plaise que nous disions qu'ils l'aient reçue par la révélation de Jésus-Christ
(Tim. IV); ils l'ont plutôt et certainement reçue, comme l'Esprit-Saint l'a
prédit, par les suggestions et l'artifice des démons menteurs et hypocrites qui
défendent le mariage.
(a) Je ne pense pas que saint Bernard se fût exprimé
ainsi, si ces hérétiques de Cologne avaient eu Henri pour chef, et eussent été
des Henriciens. Il est vrai que les doctrines des Henriciens et celles des
hérétiques de Cologne étaient pareilles, comme on peut s'en convaincre en
relisant la lettre CCXL. Evervin signale deux sortes de Coloniens, distinction
que saint Bernard indique à peine à la fin de son sermon précédent.
3. Ils parlent avec hypocrisie, et c'est la
finesse du renard qui les porte à feindre de dire, par amour de la chasteté,
des choses qu'ils n'ont trouvées, en effet, que pour fomenter et multiplier
davantage l'impudicité. Il est si visible que telle est leur intention, que je
m'étonne qu'ils aient jamais pu faire croire ce qu'ils disent d, un chrétien, à
moins qu'il ne soit si stupide qu'il ne voie pas que celui qui condamne le
mariage, lâche la bride à toute sorte d'impuretés, ou qu'il soit si plein de
malice et si possédé de la malignité du démon, que le voyant il fasse comme
s'il ne le voyait pas, et se réjouisse de la perte des hommes. Otez de l'Eglise
le mariage, qui est honorable et sans souillure, ne la remplissez-vous pas de
concubinaires. d'incestueux, d'onanistes, d'impudiques, de sodomites, et de
toutes sortes de personnes infâmes. Choisissez donc de deux choses l'une, ou
tous ces monstres sont sauvés, ou tous ceux qui le doivent être sont réduits an
petit nombre de ceux qui gardent la continence; d'un côté vous accordez trop
peu, et de l'autre vous accordez trop. Ni l'un ni l'autre ne conviennent au
Sauveur; dites-vous que l'impudicité sera couronnée, rien ne sied moins à
l'auteur de la chasteté. Si vous damnez tout le monde, hormis le petit nombre
des continents, c'est détruire le Sauveur. La continence est rare sur la terre,
et ce n'est pas pour si peu d'hommes que cette plénitude souveraine de grâces
s'est anéantie. Et comment avons-nous tous participé à cette plénitude, si elle
n'a fait part d'elle-même qu'aux seuls continents? Ils n'ont rien à répondre à
cela, non plus qu'à ceci, je crois. S'il n'y a place dans le ciel que pour
l'honnêteté, et qu'il n'y ait pas de commerce entre l’honnêteté et l'impureté,
comme il n’y a pas de rapport entre la lumière et les ténèbres, il est
indubitable que nul impur n'y entrera. Si quelqu'un est dans un autre sentiment
(Gal. V, 21), l'Apôtre le convaincra d'erreur en disant nettement: « Que ceux
qui commettent de telles actions ne posséderont pas le royaume de Dieu. » Par
où ce renard artificieux s'échappera-t-il maintenant de son trou? Je crois
qu’il est pris dans la tannière, où il s'est fait comme deux trous, l'un pour
entrer et l'autre pour sortir. Car il a coutume d'user de ce stratagème. Voyez
donc comment nous lui fermerons l'un et l'autre passage. S'il ne met dans le
ciel que les continents, le salut périt pour la plus grande partie. S'il y met
tous les impurs avec les continents, l'honnêteté périt. Mais il est plus juste
de dire qu'il périt lui-même, puisqu'il ne peut sortir par aucun endroit et se
trouve enfermé pour toujours, et pris dans la fosse qu'il a creusée, pour y
faire tomber les autres.
4. Quelques-uns d'entre eux, qui ne sont pas
d'accord en ce point avec les autres, disent, que le mariage est permis, mais
seulement entre personnes vierges. Mais je ne vois pas quelle raison ils
peuvent apporter pour appuyer cette distinction, si ce n'est que chacun d'eux,
comme une vipère, entreprenne, selon sa fantaisie, de déchirer à l'envi les
sacrements de l'Eglise qui sont les entrailles de leur mère. En effet, quant à
se qu'ils allèguent, que nos premiers parents étaient vierges lorsqu'ils furent
mariés ensemble, en quoi, je vous prie, cela peut-il préjudicier à la liberté
du mariage, et empêcher qu'il ne se puisse contracter entre d'autres qu'entre
des vierges? Mais je ne sais quelle parole ils murmurent et qu'ils ont trouvée
dans l'Évangile qu'ils s'imaginent favoriser leur extravagance. Je crois que
c'est le mot que Notre-Seigneur dit, après avoir rapporté ces paroles de la
Genèse: «Dieu créa l'homme à son image et à sa ressemblance (Gen. I, 27). il
les créa mâle et femelle (Matth. X, 40). » Car il en conclut. « Que l'homme ne
doit pas séparer ce que Dieu a joint. » Dieu, disent-ils, les a joints
ensemble, parce qu'ils étaient tous deux vierges, et n'est plus permis de les
séparer, or toute union d'une autre sorte n'est pas selon Dieu. Qui vous a dit
que Dieu les a joints ensemble parce qu'ils étaient vierges? L'Écriture n'en
parle pas. Mais n'étaient-ils pas vierges, disent-ils? Il est vrai, mais ce
n'est pas la même chose qu'ils aient été unis vierges, et qu'ils l'aient été
parce qu'ils étaient vierges. Encore ne trouverez-vous pas qu'il soit marqué
empressément qu'ils étaient vierges, bien qu'ils le fussent. Ce qui est
exprimé, c'est la différence des sexes, non pas la virginité, lorsqu'il est
dit, « Il les créa mâle et femelle. » Et c'est avec raison. Car l'union du
mariage ne demande pas nécessairement l'intégrité des corps, mais la différence
du sexe. C'est donc avec raison que le Saint-Esprit, en instituant le mariage,
a exprimé le sexe, sans parler de la virginité, de peur de donner occasion à
ces petits renards malicieux d'en abuser, ce qu'ils auraient été bien aises de
faire, quoique en vain. Car quand il aurait dit que Dieu les créa vierges,
pourriez-vous en inférer qu'il n'est permis qu'aux seuls vierges de se marier;
et pourtant combien cela seul vous aurait-il fait triompher? Comme vous auriez
rejeté les secondes et les troisième noces? Comme vous auriez insulté à
l'Église catholique qui marie ensemble, d'autant plus volontiers les personnes
débauchées, qu'elle ne doute pas que ce soit le moyen de les faire passer d'un
état honteux à un état honnête? Peut-être même blâmeriez-vous Dieu d'avoir
commandé à un prophète d'épouser une femme publique (Ozee. I, 2). Mais pour le
moment vous n'en avez pas sujet, et vous prenez plaisir à être hérétique
gratuitement. Car le témoignage sur lequel vous vous appuyez pour établir votre
erreur sert plutôt à la détruire; non seulement il ne fait rien pour vous, mais
même il fait beaucoup contre vous.
5. Mais maintenant écoutez ce qui doit vous
confondre, ou vous corriger entièrement, et qui renverse et détruit
tout-à-fait, votre hérésie « Une femme, tant que son mari est en vie, est liée
à son mari; mais lorsqu'il vient à mourir, elle est dégagée de ce lien, et peut
se marier à qui il lui plaira, pourvu qu'elle le fasse dans la vue du Seigneur
(I Cor. VII, 36). » C'est saint Paul qui permet à une veuve de se marier à qui elle
veut: et vous, au contraire, vous voulez absolument qu'il n'y ait que les
vierges qui se marient, et que ce ne soit qu'à une vierge, en sorte que vous
leur ôtez même la liberté de se marier à qui il leur plaît. Pourquoi
restreignez-vous la main de Dieu? Pourquoi restreignez-vous la bénédiction si
abondante du mariage? Pourquoi n'accordez-vous qu'à la vierge ce qui est
accordé au sexe? Saint Paul ne le permettrait pas si ce n'était licite. C'est
trop peu quand je dis qu'il le permet, il le veut, « Je veux, dit-il, que
celles qui sont jeunes se marient (I Tim, V, 14). » Et il n'y a pas de doute
qu'il parlait des veuves. Qu'y a-t-il de plus clair? Ce qu'il accorde donc,
parce que c'est permis, il le veut parce que c'est utile. Un hérétique défendra
ce qui est permis et utile? Il ne persuadera rien par cette défense, sinon
qu'il est hérétique.
6. Il faut encore que nous les battions un peu
sur le reste de la prophétie rapportée par l'Apôtre (I Tim VI, 3). Car ils
s'abstiennent, suivant le même apôtre, des viandes que Dieu a créées pour que
nous nous en nourrissions avec actions de grâces. Et ils font voir encore
par-là qu'ils sont hérétiques, non parce qu'ils ne mangent pas de ces viandes,
mais parce qu'ils s'en abstiennent dans un esprit hérétique. Je m'abstiens
aussi quelquefois de manger, mais je m'abstiens afin de satisfaire pour mes
péchés, non pas dans une pensée de superstition impie. Blâmerons-nous saint
Paul de châtier son corps et de le réduire en servitude (I Cor, IX, 17)? Je
m'abstiens du vin, parce qu'il porte à l'impureté (Ephes. V, 18), ou si je suis
faible, j'en use un peu, selon le conseil de l'Apôtre (Tim. V, 23). Je
m'abstiens aussi de manger de la viande, de peur qu'en nourrissant trop ma
chair, je ne nourrisse en même temps en moi les vices de la chair. Je prends
même du pain avec mesure, de crainte qu'ayant le ventre plein, je ne devienne
lâche à prier Dieu, et que le Prophète ne me reproche de m'être rassasié de
pain (Ezech. XVI, 49). Je me garde même ordinairement de boire de l'eau pure à discrétion,
de peur que cela n'excite en moi des mouvements déshonnêtes. Il n'en est pas
ainsi d'un hérétique. Il abhorre le lait et tout ce qui est lait, de même que
tout ce qui vient de l'union de deux êtres. C'est fort bien fait, c'est
chrétiennement fait, si l'on s'abstient de cette nourriture, non parce qu'elle
vient de l'union des sexes, mais de peur qu'elle nous provoque à l'impureté.
7. Mais d'où vient qu'ils évitent ainsi tout ce
qui vient de la génération? Cette observation si particulière des viandes m'est
suspecte. Si c'est par régime et par l'ordonnance des médecins que vous le
faites, nous ne blâmons pas le soin qu'on a du corps, pourvu qu'il ne soit pas
excessif, car personne n'a jamais haï sa propre chair, comme dit le Sauveur. Si
c'est par l'ordonnance des personnes sobres, c'est-à-dire de médecins
spirituels, nous approuvons encore la vertu par laquelle vous domptez la chair
et réfrénez ses mouvements. Mais si c'est par une folie (a) de Manichéens, que vous donnez
des bornes à la libéralité de Dieu, en sorte que ce qu'il a créé et donné pour
nourriture aux hommes, à condition qu'ils le prendront avec actions de grâces,
non-seulement vous vous en montrez peu reconnaissant, mais que, comme un
censeur téméraire, vous le jugiez immonde, et vous en absteniez comme d'une
chose mauvaise, bien loin de louer votre abstinence, j'aurai en exécration
votre malice et votre blasphème, et je vous estimerai vous-même immonde de
croire qu'il y ait quelque chose d'immonde. « Toutes choses sont pures pour ceux
qui sont purs (Tit. I, 15), a dit un excellent appréciateur des choses; et il
n'y arien d'impur que pour celui qui le juge tel. « Il n'y a rien de par,
ajoute-t-il, pour les impurs et les infidèles, parce que leur âme et leur
conscience est toute pleine d'impureté. » Malheur à vous qui rejetez les
viandes que. Dieu a créées, en les jugeant immondes et indignes de les faire
passer dans votre corps, puisque cela est cause que le corps de Jésus-Christ,
qui est l'Église, vous rejette vous-mêmes comme des immondes et des impurs.
8. Je n'ignore pas qu'ils croient être le corps
de Jésus-Christ, et qu'il n'y a qu'eux qui le soient. Mais il ne s'en faut pas
étonner, puisqu'ils se persuadent aussi qu'ils ont la puissance de consacrer
tous les jours, à leur table, le corps et le sang (b) de Jésus-Christ, pour s'en
nourrir et devenir son corps et ses membres. Car ils se vantent d'être les
successeurs des apôtres, et ils s'appellent hommes apostoliques, quoique
pourtant ils ne puissent montrer aucune marque de leur apostolat. Jusques à
quand la lumière demeurera-t-elle sous le boisseau? « Vous êtes la lumière du
monde (Matt. V, 14), » a-t-il été dit nuis apôtres. Aussi les apôtres sont-ils
sur le chandelier, afin d'éclairer tout le monde. Que ces successeurs des
apôtres rougissent donc de n'ètre, au lieu de la lumière du monde, que la
lumière et les ténèbres du monde. Disons leur: Vous êtes les ténèbres du monde,
et passons au reste. Ils disent qu'ils sont l’Eglise, mais ils contredisent
celui qui dit: « Une ville bâtie sur une montagne ne peut pas être cachée
(Ibid). ») Croyez-vous que cette pierre qui s'est détachée de la montagne eue
le secours de la main des hommes, et qui est devenue elle-même une montagne
remplissant toute la terre, soit enfermée dans vos cavernes? Mais il ne faut
pas encore nous arrêter ici. Leur erreur fuit le jour et se contente d'un sourd
murmure. Jésus-Christ a et aura
toujours son héritage entier, et sa possession n'aura pour bornes que
celles de la terre. Ceux qui s'efforcent de ravir à Jésus-Christ cette grande
succession, s'en privent plutôt qu'ils ne la lui ôtent.
(a) A cette époque tous ou presque tous les hérétiques
étaient infectés des erreurs manichéennes, comme nous l'avons dit dans notre
préface générale. Il ne faut donc pas s’étonner s'ils repoussèrent avec tant
d'énergie le dogme de la présence réelle de Jésus-Christ dans l'Eucharistie,
puisqu'ils niaient que Jésus-Christ eût eu un véritable corps.
b Il ne peut exister aucune
difficulté à propos de ces paroles, d'après la lettre d'Evervin que nous avons
donnée plus haut et dans laquelle il dit que ces hérétiques croient que tout
élu, c'est ainsi qu'ils appellent ceux qui ont reçu le baptême parmi eux, a le
pouvoir de consacrer le corps et le sang de Jésus-Christ. Saint Bernard réfute cette
erreur. On peut voir la note dont nous avons accompagné ce pointsage dans notre
précédente édition (Note de Mabillon).
9. Voyez ces détracteurs, voyez ces chiens. Ils
se moquent de nous parce que nous baptisons les enfants, que nous prions pour les
morts, et que nous implorons les suffrages des saints. Ils tâchent de proscrire
Jésus-Christ dans toute personne, et tout sexe, dans les adultes et dans les
petits enfants, dans les vivants et dans les morts. Dans les enfants, à cause
de la faiblesse de leur âge, dans ceux qui sont plus âgés, à cause de la
difficulté de la continence. Ils privent les morts du secours des vivants, et
les vivants des suffrages des saints qui sont morts. Mais à Dieu ne plaise. Le
Seigneur ne délaissera pas son peuple, qui s'est multiplié comme le sable de la
mer, et celui qui a racheté tous les hommes ne se contentera pas d'un petit
nombre d'hérétiques, car sa rédemption est abondante. Or, qu'est-ce que leur
seul petit nombre pour la grandeur de la rançon. Ceux qui tâchent de la
diminuer s'en privent eux-mêmes. Car qu'importe qu'un enfant ne puisse parer
pour soi, puisque la voix du sang de son frère, et d'un tel frère, crie pour
lui de la terre à Dieu? L'Eglise, qui est sa mère, se lève et crie aussi polir
lui. Et ne vous semble-t-il pas qu'un enfant même ouvre la bouche, si je puis
parler ainsi, vers les eaux du Sauveur, et dit à Dieu dans ses vagissements:
Seigneur, je souffre violence, répondez pour moi (a). Il demande instamment le
secours de la grâce, parce que la nature lui fait souffrir violence. II crie
parce qu'il est innocent et malheureux. Il crie, parce qu'il est ignorant et
petit. Il crie, parce qu'il est faible et condamné à souffrir. Ainsi tout crie
en même temps chez lui, le sang d'un frère, la foi d'une mère, l'abandon d'un
misérable. Et la misère d'un abandonné. Et ces cris sont poussés vers un père.
Or, un père ne peut pars se désavouer lui-même,
10. Et qu'on ne me dise pas que celui-là n'a pas
la foi, à qui sa mère communiqué la sienne, en l’enveloppant, pour ainsi dire,
de tette foi dans le sacrement de baptême qu'elle lui donne, jusqu'à sas qu'il
vienne capable de la développer et de la recevoir toute liure, non-seulement
par sa propre connaissance, mais encore par sou consentement. Est-ce que son
manteau est trop petit pour en couvrir tous leu deux en même temps. La foi de
l'Église est grande. Est-elle moindre que la foi de la Chananéenne, qui fut
insuffisante et pour elle et pour sa finie, et qui lui mérita d'entendre cette
parole: « O femme, votre foi est grande, qu'il vous soit fait ainsi que vous
l'avez demandé (Matt. XV, 28). » Est-elle moindre que la foi de ceux qui,
descendant le paralytique par le toit, lui obtinrent en même temps la santé de
l'âme et celle du corps? Car nous lisons: «Lorsque le Sauveur vit leur foi, il
dit au paralytique, confiez-vous en moi, mon fils, vos péchés vous sont
remis: » et un peu après: « Emportez votre lit et marchez (Matt. IX, 2). »
Celui qui voit ces choses se persuadera aisément que l'Eglise peut présumer
avec justice non-seulement du salut des petits enfants baptisés dans la foi;
mais aussi de la couronne des martyrs, pour ceux qui perdent la vie pour
Jésus-Christ. Cela étant ainsi; ceux qui sont régénérés par le baptême, ne
souffriront aucun préjudice de ce qui est dit, « que sans la foi, il est
impossible de plaire à Dieu (Heb. XI, 6), » puisque ceux qui ont recula grâce
du, baptême en témoignage de la foi ne sont pas sans foi: ils ne souffriront
pas non plus de cette autre parole: «Celui qui n'aura pas cru, sera condamné
(Matt. XVI, 16). » Car, qu'est-ce que croire, sinon avoir la foi? C'est
pourquoi une femme sera sauvée en mettant des enfants au monde, si elle demeure
dans la foi a avec douceur (1 Tim. II, 15); les enfants seront secourus par la
génération du baptême, les personnes âgées qui ne pourront garder la continence
se rachèteront par les nombreux fruits du mariage; les morts qui auront besoin
et seront dignes des prières et des sacrifices des vivants, les recevront par
l'entremise des anges, et l'assistance de ceux qui sont déjà dans le ciel ne
manquera pas aux vivants, parce que l'affection et la charité qu'ils ont par
Dieu et en Dieu, qui est partout, les rend comme toujours, présents avec eux.
Car Jésus-Christ n'est mort et ressuscité qu'afin de dominer star les vivants
et sur les morts (Rom. XIV. 9). Et qu'il a voulu naître enfant, et passer par
tous les degrés de l'âge jusqu'à l'homme parfait. C'est afin de ne manquer à
aucun âge.
(a) Dans plusieurs manuscrits, de même que dans les premières
éditions des œuvres de saint Bernard, il n’y a pas ici le mot inhiare « ouvrir
la bouche ». On lit à la place de la leçon que nous donnons « ne vous
semble-t-il pas qu’ils crient, » si je puis parler ainsi, du fond même des
sources du Sauveur, » etc.
11. Ils ne croient pas non plus au purgatoire
après la mort, mais ils disent qu'aussitôt que l'âme est sortie elle passe ou
au repos, ou à la damnation. Qu'ils demandent donc à celui qui a dit, qu'il y a
un péché qui ne se remettra ni en ce monde ni en l'autre (Matt. XII, 32),
pourquoi il a dit cela, s'il n'y a en l'autre vie ni rémission de péchés, ni
purgatoire. Mais il ne faut pas s'étonner si ceux qui ne reconnaissent pas
l'Eglise médisent des ordres de l'Eglise, s'ils ne reçoivent pas ses
institutions, s'ils méprisent ses sacrements, s'ils n'obéissent pas à ce
qu'elle commande. Les successeurs des apôtres, les archevêques, les évêques,
les prêtres, sont des pécheurs, disent-ils, et partant ne sont pas capables de
donner ni de recevoir les sacrements. Ce sont donc deux choses à jamais
inconciliables d'être évêque et pécheur? Nullement. Caïphe était évêque, et
cependant n'était-ce point lui qui a prononcé la sentence de mort du Sauveur?
Si vous niez qu'il ait été évêque, le témoignage de saint Jean vous convaincra
d'erreur, car, en preuve de son pontificat, il rapporte qu'il avait prophétisé
(Jean XII, 15). Judas était apôtre, et quoiqu'il fût un avare et un scélérat,
il avait été choisi par le Seigneur. Douterez-vous de l'apostolat de celui que
le Seigneur lui-même avait choisi? « Ne vous ais-je pas choisi pour douze,
dit-il, et l'un de vous est un diable (I Jean VI, 71). » Vous voyez qu'on peut
être apôtre et diable tout ensemble, et vous niez que celui qui est pécheur
puisse être évêque? Les Scribes et les Pharisiens ont été assis sur la chaire
de Moïse, et ceux qui ne leur ont pas obéi comme à des évêques, ont été
coupables de désobéissance, même contre le Seigneur, qui commande de les
écouter et dit: « faites ce qu'ils disent (Matt. II, 3). » Il est évident que bien
que ce fussent des Scribes, des Pharisiens, et de très-grands pécheurs,
néanmoins, à cause de la chaire de Moïse qu'ils occupaient, cette parole les
regardait encore: « Qui vous écoute m'écoute, qui vous méprise me méprise (Luc.
X, 16).
(a) On trouve plusieurs variantes de ce pointsage. Le manuscrit
de Jumièges donne avec la Vulgate cette version: Si elle demeure dans la foi,
dans la charité, dans la sainteté et dans une vie réglée. Un manuscrit de la
Colbertine porte: « Si elle demeure dans la foi avec une vie réglée. » Notre
leçon est préférée par le manuscrit de Saint-Germain et par las premières
éditions.
12. Les esprits d'erreur qui parlent avec
hypocrisie et profèrent des mensonges, ont encore persuadé beaucoup d'autres
opinions mauvaises à ce peuple fou et insensé. Mais je ne prétends pas leur
répondre sur tous les points. Car qui pourrait connaître toutes leurs erreurs?
D'ailleurs ce serait un travail infini, et nullement nécessaire. Car on ne les
convainc pas par des raisons, car ils ne les entendent pas; on ne les corrige
pas par des autorités, attendu qu'ils ne les reçoivent pas; et on ne les
persuade pas, parce qu'ils sont entièrement pervertis. On en a fait
l'expérience. Ils aiment mieux mourir que de se convertir. Aussi leur fin sera
une mort, et un embrasement éternel. Car ils ont été figurés il y a longtemps
par le feu que Samson mit à la queue des renards (I Judic. 1, 5). Souvent les
fidèles en ont pris quelques-uns qu'ils ont traînés en public. Ils leur ont
demandé leur foi sur les points où ils étaient suspects, mais ils ont tout nié,
selon leur coutume, et ensuite, étant mis à l'épreuve de l'eau (a),
ils ont été trouvés menteurs. De sorte que ne pouvant plus nier qu'ils fussent
dans les erreurs dont on les accusait, puisqu'ils avaient été découverts, et
que l'eau ne les recevait pas, ils prenaient le mors aux dents, comme on dit,
et étaient assez malheureux pour professer ouvertement leur impiété, soutenir
que c'était la véritable foi, et disaient qu'ils étaient prêts d'endurer la
mort pour elle. Ceux qui étaient présents n'étaient pas moins prêts à la leur
faire souffrir, si bien que le peuple, se jetant sur eux, fit de nouveaux
martyrs de leur détestable secte. Nous approuvons son zèle, mais nous ne
conseillons pas d'imiter cette action, parce qu'il faut persuader la foi, au
lieu de l'imposer par la violence. Quoiqu'il serait mieux sans doute qu'ils
fussent punis par l'épée (b) de celui qui ne la porte pas en vain, que de
souffrir qu'ils en entraînassent d'antres dans leurs erreurs. Car il est
ministre de Dieu, et il doit juger sévèrement celui qui fait mal (Rom. XIII,
14).
(a) Les anciens ne rejetaient pas l'épreuve de l'eau, ainsi que
l'a prouvé Hinchmar de Reims dans sa lettre à Hildegare de Meaux. On trouve la
manière dont se faisait le jugement de Dieu par l'eau dans le tome Ier de nos
Anatectes, où il est dit que c'est le pape Eugène II qui en est l'auteur. On
peut voir cependant les notes de Horstius sur pas.
b Saint Bernard n est pas ici en
contradiction avec la doctrine qu'il a enseignée dans le sermon précédent n. 8,
où il dit « qu'on doit prendre les hérétiques non par les armes, mais par les
arguments, » ce qu’il n'entendait que des hérétiques qui s'observent et ne font
pas de propagande. « Autrement mieux vaut, sans aucun doute, dit-il, les
réduire par l'épée que de les laisser libres d'entraîner une foule d'autres
hommes dans leur erreur.
13. Quelques-uns s'étonnaient de les voir
marcher à la mort, non-seulement avec patience, mais encore avec un esprit d'allégresse;
mais c'est parce qu'ils ne savent pas combien grande est la puissance du
diable, tant sur les corps que sur les âmes de ceux dont il s'est une fois
emparé par la permission de Dieu. N'est-il pas plus étonnant qu'un homme se
fasse mourir lui-même, que d'attendre qu'un autre lui donne la mort? Cependant
nous savons par expérience que le diable a souvent eu ce pouvoir sur plusieurs
qui se sont noyés on pendus. Car Judas se pendit (Matth. XXVII, 5) lui-même,
évidemment par la suggestion du diable. Néanmoins je trouve encore plus étrange
qu'il ait pu lui inspirer la pensée de livrer le Seigneur, que celle de se
pendre de ses propres mains. L'obstination de ces hommes n'a rien de semblable
à la constance des martyrs: dans ceux-ci c'est la piété (a) et dans ceux-là c'est
l'endurcissement du coeur qui cause le mépris de la mort. Aussi un Prophète
a-t-il dit, peut-être même au nom d'un martyr: « Leur coeur s'est serré et
épaissi comme du lait, mais moi j'ai médité sur votre loi (Psaume CXVIII, 70),
» pour montrer que bien qu'il semble que les tourments soient les mêmes,
l'intention est bien différente, puisque les uns endurcissent leur coeur contre
le Seigneur, et les autres méditent sur sa loi sainte.
14. Cela étant ainsi, il n'est pas besoin, comme
j'ai déjà dit, d'en dire, davantage inutilement contre des hommes insensée et
opiniâtres. Il suffit de les avoir fait connaître pour qu'on les évite. Aussi,
afin de les découvrir, il faut les contraindre à chasser les femmes qu'ils
entretiennent chez eux, ou à sortir de l'Église parce qu'ils la scandalisent.
C'est une chose extrêmement déplorable, que non-seulement des princes
séculiers, mais que des membres mêmes du clergé et des évêques (b),
qui devraient les persécuter davantage, les supportent, à cause des avantages
qu'ils en tirent, et en reçoivent des présents. Et comment, disent-ils,
condamnerons-nous les hommes qui ne sont pas convaincus des erreurs dont on les
accuse et quine les avouent pas? Cette raison, ou plutôt ce prétexte, est
frivole. Il suffit, comme j'ai déjà dit, pour les connaître, de séparer les uns
des autres ces hommes et ces femmes qui se disent continents, et d'obliger ces
femmes à vivre avec celles de leur sexe qui ont fait le même voeu qu'elles, et
en faire de même des hommes. Car, de cette façon, on pourvoira et à leur vertu
et à leur réputation, en leur donnant des témoins et des gardiens de leur
continence. S'ils ne le veulent pas, on aura droit de les chasser de l'Église,
puisqu'ils la scandalisent par une cohabitation, qui est non-seulement
suspecte, mais illicite. Que cela suffise donc pour découvrir les ruses de ces
renards, et pour faire que l'Église les connaisse et s'en donne de garde, elle
qui est l'Épouse bien-aimée et glorieuse de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui
étant Dieu par dessus tout est béni dans tous les siècles des siècles.
Amen.
b Je ne
sais si parmi ces évêques on ne doit pas compter l'évêque de Toul, à qui Hugue
Metellus a écrit une lettre demeurée inédite, dans laquelle il dit que dans son
diocèse ne cachent des hommes de pestilence qui condamnent le mariage, exècrent
le baptême, et tournent en dérision les sacrements de l’Église.
NOTES
DE HORSTIUS ET DE MABILLON. POUR LE LXVIe SERMON SUR LE Cantique, n. 8.
293. De consacrer le corps et le sang
du Christ. Peut-être quelques-uns verront-ils dans ce pointsage, que saint
Bernard nie aux hérétiques le pouvoir de consacrer, ce qui serait abonder dans le
sens hétérodoxe des Donatistes, qui prétendaient que les sacrements étaient
souillés par les pécheurs, et leur effet empêché, en sorte que tout ce qui se
fait par eux ou par les hérétiques doit être considéré comme non avenu et
recommencé. Saint Augustin combat cette erreur en plusieurs endroits, en citant
à l'appui de sa doctrine la coutume immémoriale de l'Église, de ne pas réitérer
le baptême des hérétiques, ainsi que plusieurs témoignages tirés de l'Écriture
et des raisons très-concluantes. C'est donc avec raison qu'a été fait contre
cette erreur le canon XII, de la session VII du concile de Trente: « Si
quelqu'un dit que le ministre en état de péché mortel, même s'il observe tout
ce qui est nécessaire à faire ou à conférer un sacrement, ne fait oit ne
confère pas ce sacrement, qu'il soit anathème. La doctrine de ce canon, dit
Estius (Lib. IV, sent. dist. I, par. 25), étant générale, doit être entendue
d'une manière générale, de tout ministre se trouvant en état de péché mortel,
qu'il s'y trouve secrètement ou ostensiblement, qu'il soit encore catholique ou
déjà hérétique, en un mot dans toute hypothèse possible. Aussi, dans le
paragraphe suivant, à l'objection tirée de ce pointsage de saint Bernard,
répond-il en ces termes: « Saint Bernard, en cet endroit, parle de ceux qui se
nomment eux-mêmes apostoliques et se disent envoyés par les apôtres, sans être
toutefois ni envoyés ni ordonnés par les successeurs des apôtres, et qui, par
conséquent, ne sont pas véritablement prêtres. » On voit, en effet, combien
saint Bernard était éloigné de cette erreur, par le langage qu'il tient plus
loin, quand il reproche aux hérétiques de prétendre que les pécheurs sont
incapables d'administrer et de recevoir les sacrements. (Note de Mabillon.)
294. Mis à l'épreuve du jugement par
l'eau, etc. Autrefois il y avait plusieurs manières pour se justifier, en
usage, tant pour démontrer qu'on était innocent, que pour repousser
l'accusation de certains crimes: telles étaient les épreuves par la sainte
Eucharistie, par le feu et par le fer rouge, par l'eau froide ou chaude, par le
combat. singulier, et autres. Mais toutes ces épreuves ont été défendues et
condamnées par les canons, les conciles et les décrets des souverains pontifes.
Cependant il n'a pas manqué de gens qui prétendaient que l'épreuve par l'eau,
dont parle ici saint Bernard, était louable, et qui même s'appuyaient du
langage que notre saint docteur tient en cet endroit pour confirmer leur
opinion. Mais Delrio montre que ces gens-là ont fort mal entendu notre saint
(Lib. IV, disq. mag. cap. IV, 9, 5, secs. 2). En effet, il n'approuve pas en
cet endroit ce qui s'est fait, mais il dit ce qui s'est fait, à une époque où,
en matière d'hérésie, ce genre d'examen et de preuve était encore pratiqué,
sans que les magistrats, qui fermaient les yeux, et n'avaient pas assez de zèle
pour faire observer les canons sur cette matière, s'y opposassent. (Note de
Horstius.)
1. « Mon bien-aimé est à moi, et moi, à lui
(Can. II, 16). » Nous n'avons entendu que les paroles de l'Époux, prions-le
qu'il daigne nous aider à expliquer dignement les paroles de son Épouse, pour
sa gloire et pour notre salut. Car nous ne saurions les examiner et les
discuter d'une manière digne de lui, si lui-même ne conduit nos paroles. Car si
elles sont douces pour la grâce qu'elles renferment, elles ne sort pas moins
fécondes pour le sens, et profondes en mystère. A quoi les comparerai-je? A
l'une de ces viandes qui, par une triple vertu, sont délicieuses au goût,
solides comme aliments, efficaces comme remède. C'est ainsi qu'est chaque
parole de l'Épouse. Par la douceur du son, elle charme la volonté; par l'abondance
de ses sens, elle engraisse et nourrit le coeur, et par la profondeur de ses
mystères, elle exerce et étonne l'esprit, et en même temps elle guérit d'une
façon merveilleuse la tumeur et l'enflure de la science. Car si quelqu'un de
ceux qui se croient savants, voulant approfondir trop curieusement ces choses,
voit son esprit accablé par cette recherche, et réduit comme en servitude, ne
sera-t-il pas obligé de s'humilier et de dire: « Votre science est tout-à-fait
merveilleuse, elle est infiniment élevée au dessus de moi, et je n'y saurais
atteindre en aucune sorte (Psaume CXXXVIII, 5). » Et, sans aller plus loin,
quelle douceur ne renferme pas le commencement de ces paroles? Car voyez comme
elle commence: « Mon bien-aimé est à moi, et moi, à lui (Can. II, 16). » Cette
parole parait simple, parce qu'elle est douce. Mais nous traiterons cela plus
loin.
2. Elle commence par l'amour, et continue à
parler de son bien-aimé, témoignant par-là qu'elle ne sait autre chose que son
Époux. On voit bien de qui elle parle, mais on ne voit pas avec qui. Car nous
ne pouvons pas croire que ce soit avec lui, puisqu'il n'est pas présent, comme
on rien peut douter, car elle semble un peu plus loin le rappeler, et lui crier
comme derrière lui: « Revenez, mon bien-aimé. » De sorte que nous sommes porté
à croire, qu'après avoir achevé ce qu'il avait à lui dire, il s'est absenté à
son ordinaire et qu'elle a continué à parler de lui, parce qu'il n'est jamais
absent pour elle. Il en est ainsi, en effet; elle a sur les lèvres celui qui ne
s'éloigne jamais de son coeur, lors même qu'il est absent. Ce qui sort de la
bouche vient du coeur (Luc. VI, 45). Elle parle donc de son bien-aimé, en
épouse vraiment aimée et aimable, parce qu'elle aime beaucoup. Mais avec qui n
parle-t-elle? Car nous savons bien de qui, et je ne vois pas avec qui ce
pourrait être, si ce n'est avec les jeunes filles qui ne peuvent quitter leur
mère, lorsque l'Époux s'est retiré. Mais je crois qu'il est mieux de dire
qu'elle se parle à elle-même, non pas à un autre, d'autant plus que ce qu'elle
dit semble tronqué et peu lié avec ce qui précède, en sorte -que celui à qui
elle parlerait ne pourrait pas l'entendre, ce qui est pourtant le but qu'on se
propose quand on parle à quelqu'un: « Mon bien-aimé, dit-elle, est à moi, et
moi à lui. » Elle n'en dit pas davantage. Le sens de ce discours est suspendu,
ou plutôt il n'est pas suspendu, il tombe. Celui qui l'écoute est en suspens,
loin d'être instruit, il diffère de l'être.
3. Que signifie ce langage: «Lui à moi, et moi à
lui ! » Nous ne savons ce qu'elle veut dire, parce que nous ne sentons pas ce
qu'elle sent. O sainte âme, que vous est votre bien-aimé, et que lui êtes-vous?
Dites-moi, je vous prie, quel est ce don réciproque que vous vous faites de
vous-même l'un à l'autre, avec tant de familiarité et de bienveillance. il est
à vous, et vous êtes à lui. Mais que lui êtes-vous? Lui êtes-vous ce qu'il vous
est, ou autre chose? Si vous parlez pour vous, si vous voulez que nous vous
entendions, expliquez clairement votre pensée. Jusques à quand tiendrez-vous
notre esprit en balance? Est-ce que, selon le Prophète (Isaïe XXIV, 16) vous
gardez votre secret pour vous? Il est vrai, c'est l'affection qui parle, non
l'entendement. C'est pourquoi l'on a peine à vous entendre. Pourquoi donc
a-t-elle parle? Pour rien, si ce n'est qu'étant ravie et fortement émue da
l'entretien qu'elle avait tant désire avoir avec son époux, elle ne peut ni se
taire, ni exprimer ce qu'elle sent, lorsqu'il cesse de lui parler. Car elle ne
parle pas pour exprimer ce qu'elle éprouve, mais pour ne pas se taire. La
bouche a parlé de l'abondance du cœur. Les passions ont leur langage, par
lequel elles se découvrent même malgré elles. La crainte a des paroles timides,
la douleur en de gémissantes, et l'amour d'agréables. Est-ce l'habitude, la
raison ou la réflexion qui forme ou qui règle les plaintes de ceux qui sentent
de la douleur, les sanglots ou les gémissements des affligés, les cris soudains
et extraordinaires de ceux qui sont frappés ou effrayés, ou même les renvois
d'un estomac trop rempli? Il est certain que ces expressions ne sont pas
réfléchies, mais viennent d'un mouvement soudain et imprévu. Ainsi l'amour
brûlant et véhément, surtout celui de Dieu, ne pouvant plus se contenir en soi,
se met peu en peine de l'ordre et de la suite de ces paroles, pourvu qu'il ne
perde rien de sa vigueur. Quelquefois même, il ne recourt ni aux paroles, ni au
langage, et se contente de soupirer. C'est ce qui fait que l'Épouse, étant
enflammée d'un saint amour, et l'étant d'une manière incroyable pour trouver
quelque soulagement dans l'ardeur qui la consume, ne considère pas ce qu'elle
dit ni de quelle manière elle le dit. L'amour qui la presse fait qu'elle parle
beaucoup moins qu'elle n'exhale ce qui lui vient à la bouche. Et comment
n'exhalerait-elle pas ce dont elle est si pleine et si rassasiée.
4. Repassez en votre mémoire le texte de cet
épithalame sacré, depuis le commencement jusqu'ici, et voyez si dans les
entrevues et les entretiens de l'Époux avec l'Épouse, il s'est communiqué à
elle avec le même abandon que cette fois-ci, et si jamais il lui a tenu des
discours aussi longs et aussi agréables. Faut-il s'étonner après cela que celle
dont les désirs sont comblés, ait plutôt répandu son cœur que ses paroles? Ou,
si ce sont des paroles, elles sont sorties avec violence, sans ordre et sans
suite. Car l'Épouse ne croit pas faire un larcin en s'appliquant ce verset du
Prophète: « Mon cœur a exhalé une bonne parole (Psaume XCIV, 2) » puisqu'elle
est remplie du même esprit que lui. « Mon bien-aimé est à moi, et moi à lui. »
Il n'y a pas de liaison dans ce discours, et il ne faut pas s'en étonner; c'est
une effusion des coeurs. Pourquoi chercher dans cette effusion la liaison du
discours et la propriété des mots? Quelles lois et quelles règles voudriez-vous
imposer aux renvois qui s'exhalent d'un estomac trop rempli? Ils ne reçoivent
pas vos ordres, ils n'attendent pas vos commandements, ils ne cherchent pas
votre commodité. Ils sortent d'eux-mêmes, avec force, du fond de votre
poitrine, non-seulement malgré vous, mais même à votre insu, et sont plutôt
arrachés qu'envoyés. Cependant ils rendent quelquefois une bonne, et
quelquefois une mauvaise odeur, selon les différentes qualités des vases d'oie
ils montent. Car un homme de bien tire le bien de son trésor qui est bon
(Matth. XII, 35), et le méchant le tire mal du sien qui est mauvais. L'Épouse
de mon Seigneur est un bon vase, et il en sort pour moi une odeur excellente.
5. Je vous rends grâces, Seigneur Jésus, de ce
que vous daignez au moins m'admettre à la sentir. Oui, Seigneur, vous daignez
m'y admettre. Car les petits chiens mangent, les miettes qui tombent de la
table de leurs maîtres (Matt. XV, 27). Cet épanchement du cœur de votre
bien-aimée répand pour moi, je l'avoue, une odeur très-agréable, et le peu que
je reçois de sa plénitude, je le reçois avec reconnaissance. Elle rappelle
l'abondance de vos douceurs, et je ne sais quelle odeur ineffable de votre
bonté et de votre amour je sens dans cette parole: « Mon bien-aimé à moi, et
moi à lui. » Qu'elle soit je le veux, comme elle le mérite bien, dans un
banquet délicieux, et qu'elle se sente transportée d'allégresse en votre
présence; mais si elle est hors d'elle-même pour vous, que du moins elle se
possède pour nous. Qu'elle soit remplie des biens de votre maison, et abreuvée
d'un torrent de délices; mais, je vous prie, que je sente au moins, si pauvre
que je sois, une légère odeur de l'effusion de son âme, lorsqu'elle sera
rassasiée. La pensée de Moïse s'est exhalée favorablement pour moi, et dans cet
épanchement de son coeur, je sens l'odeur de la puissance qui a créé toutes
choses: « Au commencement, dit-il, Dieu créa le ciel et la terre (Gen. I, 1). »
Et Isaïe a exhalé aussi l'agréable odeur de la rédemption, lorsqu'il a dit: «
Il s'est livré à la mort et a été mis au nombre des scélérats; il a porté les
péchés de plusieurs, et il a prié pour ceux qui le faisaient mourir (Psaume
III, 13), » afin qu'ils ne périssent pas. Quelle odeur plus grande de
miséricorde peut-il y avoir? Il est sorti aussi une odeur excellente de la
bouche de Jérémie, et de celle de David, qui disait: « Mon coeur a exhalé une
bonne parole (Psaume LXIV, 2). » Ils ont été tous remplis du Saint-Esprit, et
épanchant leur coeur, ils ont versé de toutes parts d'excellents parfums.
Voulez-vous connaître ce qui s'est épanché de Jérémie? Je ne l'ai pas oublié,
je me préparais à vous le dire: « Il est bon d'attendre en silence le, salut du
Seigneur (Thren. III, 26). » Cette parole est de lui, approchez-vous pour en
sentir l'odeur excellente. La douceur de la justice qu'elle renferme, et qui
nous doit, donner la récompense de nos travaux, surpasse infiniment le baume le
plus exquis. Il veut que, souffrant pour la justice, j'attende une récompense à
venir, non pas que j'en reçoive une à présent, parce que la récompense de la
justice n'est pas le salut du siècle, mais du Seigneur. « S'il tarde, dit un
Prophète, attendez-le et ne murmurez pas, parce qu'il est bon de l'attendre en
silence (Abac II, 3), » Je ferai ce qu'il m'exhorte faire. J'attendrai mon Dieu
et mon Sauveur.
6. Mais je suis pécheur, et il me reste encore
une longue route à faire, parce que le salut est loin des pécheurs. Je ne
murmurerai pourtant pas, et en attendant je me consolerai par l'odeur. Le juste
se réjouira dans le Seigneur en goûtant ce que je ne fais encore que flairer.
Celui que regarde le juste, le pécheur l'attend, et c'est dans son attente que
se trouve l'odeur qu'il sent: « Les créatures corporelles et insensibles, dit
saint Paul, attendent avec impatience la gloire des enfants de Dieu (Rom. VIII,
19). » Regarder, c'est goûter et voir combien le Seigneur est doux, ou plutôt
n'est-ce point le juste qui attend et le bienheureux qui possède? L'attente des
justes est leur joie (Prov. X, 28). Le pécheur n'attend rien. Et il est
pécheur, non-seulement parce qu'il est attaché aux biens présents, mais encore
parce que, s'en contentant, il n'attend rien dans l'avenir, il est sourd à
cette voix du Seigneur: « Attendez-moi, dit le Seigneur, au jour de ma
résurrection qui doit arriver (Soph. III, 8). » Siméon était juste, parce qu'il
attendait et sentait déjà Jésus-Christ en esprit, quoiqu'il ne l'adorât pas
encore dans la chair. Et il fut bienheureux dans son attente, parce que, par
l'odeur de l'attente, il arriva au goût de la vision. En effet, il a dit: «Mes
yeux ont vu votre salut (Luc. II, 25). » Abraham aussi était juste, puisqu'il «
attendit et souhaita de voir le jour du Seigneur, » et il n'a pas été confondu
dans son attente, car « il a vu ce jour et s'en est réjoui (Jean VIII, 56). »
Les apôtres étaient justes, lorsqu'on leur disait: « Vous êtes comme des
serviteurs qui attendent leur maître (Luc. XII, 36). »
7. David n'était-il pas juste aussi, lorsqu'il
disait: «J'ai attendu le Seigneur avec impatience (Psaume XXXIX, 2)? » C'est le
quatrième de ceux dont j'ai dit qu'ils ont épanché leur coeur (Psaume CXVIII,
131), et j'allais presque l'oublier. Cependant il ne le faut pas. Car il a
ouvert la bouche, et il a attiré l'esprit, puis, lorsqu'il fut rassasié,
non-seulement il a épanché son coeur, mais encore il a chanté. O bon Jésus,
quelle odeur et quelle, douceur m'a-t-il fait sentir et entendre dans ses
effusions et ses cantiques remplis de cette huile de joie dont votre Dieu vous
a sacré d'une manière plus excellente que tous ceux qui participent à votre
gloire, de cette myrrhe, de cet aloës, et de cet ambre, qui parfument les
vêtements, qu'on tire pour vous, de vos palais d'ivoire, et dont les filles du
roi vous ont fait présent au jour de votre triomphe (Psaume XLIV, 8). Plût à
Dieu, que vous me fissiez la grâce de me favoriser de la rencontre de ce grand
prophète, votre ami intime, en ce jour de fête et de réjouissance, lorsqu'il
sortira de votre chambre nuptiale, en chantant son épithalame sacré, sur sa
harpe et sur sa, guitare, comblé de délices, rempli et remplissant tout de ces
admirables parfums. En ce jour, ou plutôt en cette heure, peut-être même en
cette demi-heure, selon cette parole de l'Apôtre: « Il se fit un grand silence
dans le ciel, environ une demi-heure (Apoc. VIII, 1), » en cette heure donc, ma
bouche sera remplie de joie, et ma langue d'allégresse, lorsque je sentirai
l'odeur non-seulement de chaque psaume, mais de chaque verset, une odeur
beaucoup plus excellente que celle des parfums les plus précieux. Qu'y a-t-il
de plus parfumé que les effusions de saint Jean, elles exhalaient l'odeur de
l'éternité, de la génération, et de la divinité du Verbe? Que dirai-je de
celles de saint Paul? Quelle odeur n'auront-elles pas répandue par toute la
terre? Car il était la bonne odeur de Jésus-Christ (II Cor. XII, 15) eu tout
lieu; bien qu'il ne me découvre pas les paroles ineffables qu'il a entendues,
il me les offre néanmoins, pour me faire désirer ardent ment de sentir ce qu'il
ne m'est pas permis d'entendre. Car je ne sais comment il se fait, que plus
elles sont cachées et plus elles plaisent, et que nous désirons plus ardemment
ce qu'on nous refuse. Mais remarquez quelque chose de semblable dans l'Epouse,
et comment, de même que saint Paul, elle ne révèle pas son secret, et ne le
laisse lias néanmoins passer sans y toucher, comme si elle voulait au moins
nous faire sentir ce qu'elle trouve qu'il n'est pas encore à propos de nous
faire goûter, soit à cause de notre indignité, soit à cause de notre
incapacité.
8. « Mon bien-aimé à moi, et moi à lui. » On
voit à n'en pas douter, en cet endroit, brûler un amour ardent et réciproque de
deux personnes l'une pour l'autre. Mais dans cet amour éclatent la félicité de
l'une, et la bonté merveilleuse de l'autre. Car cette union d'amour si étroite
n'est pas entre deux personnes égales. Au reste, qui oserait se flatter de
connaître clairement ce que l'Église se glorifie d'avoir reçu de cette
prérogative d'amour, et d'avoir donné en échange d'un amour si extrême, sinon
celui qui, par une éminente pureté de corps et d'esprit, a mérité d'éprouver en
soi quelque chose de pareil? Car tout cela se passe dans les mouvements du
coeur, et ne se connaît pas par la raison, et par la conformité. Combien peu y
en a-t-il qui puissent dire: « Pour nous, contemplant la gloire du Seigneur à
découvert, nous sommes transformés en son image, et passons de lumière en
lumière, comme conduits par son esprit (II Cor. III, 18). »
9. Mais, pour rendre intelligible ce que nous lisons
dans le Cantique, je laisserai à l'Épouse son secret, auquel il ne nous est pas
permis de toucher, à nous surtout qui sommes si imparfaits, et je vous
proposerai quelque chose d'autant plus intelligible que ce sera plus ordinaire,
et de nature à mieux faire comprendre aux moins éclairés le sens et la suite
des paroles de l'Épouse. Je crois qu'il suffira pour notre intelligence commune
et grossière, de sous-entendre ces mots: « Fait attention, » entre ces paroles:
« Mon bien-aimé, » et celles-ci, « à moi, » en sorte que le sens soit: Mon
bien-aimé fait attention à moi, et moi à lui. Après tout, je ne suis pas le
premier ni le seul qui l'ait expliqué ainsi, puisque le Prophète a dit avant
moi. « J'ai attendu le Seigneur avec impatience et il a fait attention à moi
(Psaume XXXIX, 7). » Vous voyez clairement que Dieu fait attention au Prophète.
Vous voyez aussi que le Prophète fait attention au Seigneur en ce qu'il dit: «
J'ai attendu avec impatience, » or celui qui attend fait attention à ce qu'il
attend, car attendre s'est appliquer. C'est le même sens et presque les mêmes
paroles que l'Épouse, mais elles sont transposées dans le Prophète. Car il a
mis en premier lieu ce que l'Épouse met en dernier.
10. Et véritablement l'Épouse a mieux parlé, en
ne représentant pas ses mérites, mais en commençant par le bienfait qu'elle a
reçu, et en confessant qu'elle a été prévenue par la grâce de son bien-aimé.
Oui, elle a très-bien parlé en s'exprimant ainsi. Car, comme dit l'Apôtre, qui
lui a donné le premier et on lui rendra (Rom. XI, 35)? Ecoutez aussi ce que
saint Jean dit à ce sujet. « L'amour extrême de Dieu envers nous parait en ce
qu'il nous a aimés avant que nous l'aimions. » Si le Prophète n'a pas parlé de
la grâce prévenante, il n'a pas nié la grâce subséquente. C'est pourquoi il dit
ailleurs, en s'adressant au Seigneur: « Votre miséricorde me suivra tous les
jours de ma vie (Psaume XXII, 6). » Ecoutez encore son opinion sur la grâce
prévenante, elle n'est pas moins certaine ni moins claire: « C'est mon Dieu,
dit-il, sa miséricorde me préviendra (Psaume LVIII, 11). » Et parlant au
Seigneur: « Que sa miséricorde nous prévienne promptement, car nous sommes dans
un excès d'accablement et de misère (Psaume LXXVIII, 8). » C'est encore avec
beaucoup de sagesse qu'ensuite l'Épouse ne met pas les mêmes paroles dans le
même ordre, mais suit celui du Prophète, en disant: « Moi à mon bien-aimé, et
mon bien-aimé à moi. » Pourquoi s'exprime-t-elle ainsi? Pour montrer qu'elle
est plus pleine de grâces, quand elle a tout donné à la grâce, en lui
attribuant le commencement et la fin. Autrement, comment serait-elle pleine de
grâce, si elle avait quelque chose qui ne vînt pas de la grâce, lorsque le
mérite a (a)
tout occupé. Cette concession d'une
grâce pleine et entière marque la plénitude de la grâce dans l'âme de
celle qui la fait. Car s'il y a quelque chose qui vient de l'âme, comme de
l'âme, en tant que telle, il faut que la grâce lui cède le pas. Tout ce que
vous imputez au mérite, vous l'ôtez à la grâce. Je ne veux pas de mérite qui
exclue la grâce. J'abhorre tout ce qui est de moi, parce que je veux être à
moi, à moins peut-être que ce qui fait que je suis davantage à moi soit
beaucoup plus à moi. La grâce me rend à moi justifié gratuitement, et délivré
ainsi de la servitude du péché. Car où est l'esprit du Seigneur, la est aussi
la liberté (2 Cor. III).
(a) Saint Bernard parle ici du mérite qui ne vient pas de la
grâce, qui se place au dessus d'elle, et l'exclut. On peut voir sur ce point les
notes de Horstius et le sermon suivant.
11. O Synagogue, épouse insensée, qui méprise la
justice de Dieu, c'est-à-dire la grâce de son époux, veut établir sa propre
justice, et ne se soumet pas à celle de Dieu. C'est pour cela que cette
misérable a été répudiée, et qu'elle n'est plus épouse, titre qui revient à
l'Église, à qui le Sauveur dit: « Je vous ai épousée par la foi, je vous ai
épousée par l'équité et la justice; je vous ai épousée par la clémence et la
miséricorde (Osee. II, 19). » Vous ne m'avez pas choisi, mais c'est moi qui
vous ai choisie, et ce ne sont pas les mérites que j'ai trouvés en vous qui
m'ont porté à vous choisir, ruais j'ai prévenu vos mérites. C'est donc par la
foi que je vous ai épousée, non par les oeuvres de la loi; c'est par la
justice, mais par la justice qui vient de la foi, non de la lui. Ce qui manque
maintenant, c'est que vous rendiez un jugement équitable entre vous et moi, et
que vous reconnaissiez que je ne vous ai pas épousée pour vos mérites, mais par
un effet de ma pure bonté; que vous n'éleviez pas vos propres mérites, que vous
ne préfériez pas les oeuvres de la loi, que vous ne vous vantiez pas d'avoir
porté le poids du jour et de la chaleur, puisque vous avez été épousée par la
foi et par la justice qui vient de la foi, aussi bien que par la clémence et la
miséricorde.
12. Celle qui est vraiment épouse reconnaît ces
choses, et confesse avoir reçu l'une et l'autre grâce, celle qui prévient, et
celle qui suit. C'est pourquoi l'Epouse dit maintenant: « Mon bien-aimé à moi,
et moi à mon bien-aimé, » en attribuant le principal à son bien-aimé, et
ensuite elle dit: « Moi à mon bien-aimé et mon bien-aimé à moi, » pour lui
donner aussi la fin et la consommation. Maintenant voyons ce que signifient ces
paroles: « Mon bien-aimé à moi » car elle sous-entend ces mots: « fait
attention, » comme nous l'avons déjà dit, et comme le dit le Prophète: « J'ai
attendu le Seigneur avec impatience, et il a fait attention à moi (Psaume
XXXIX, 1). » Je trouve que ces paroles contiennent quelque chose de grand et
une prérogative toute particulière. Mais il ne faut pas proposer à des esprits
et à des oreilles déjà fatigués une chose qui mérite d'être écoutée avec un
esprit tout dispos. Si vous le voulez bien, nous la remettrons à une autre fois,
et je commencerai par là le discours de demain. Priez seulement, en attendant,
que la grâce et la miséricorde de l'époux de l'Église, Jésus-Christ
Notre-Seigneur, nous délivre des occupations qui nous accablent de toutes pots;
lui qui étant Dieu, est par dessus tout béni dans tous les siècles des siècles.
Amen.
NOTES DE
HORSTIUS ET DE MABILLON. POUR LE LXVIIe SERMON SUR LE Cantique, n. 10.
295. Il ne saurait plus y avoir place
pour la grâce là où le mérite subsiste tout entier. Pour comprendre comment il
ne répugne pas de réunir le mérite et la grâce, il faut savoir que toute la
source de nos mérites est dans la grâce de Dieu par Notre-Seigneur
Jésus-Christ. Car si nous avons perdu tous nos biens en Adam, il faut confesser
que nous les avons recouvrés tous en Jésus-Christ, dans les bonnes oeuvres que
Dieu a préparées, afin que nous y marchassions (Eph. II, 10). » Par où il est
facile de faire disparaître la répugnance qui semble se trouver entre la grâce
et le mérite. En effet, les mérites sur lesquels et pour lesquels nous espérons
la vie éternelle, ne sont pas, à vrai dire, présentés comme nous étant propres,
c'est-à-dire comme étant produits par nos propres forces, mais comme nous étant
acquis par la garce de Dieu, en vertu des mérites de Jésus-Christ. Aussi, quand
nous rapportons tous nos mérites à la grâce de Dieu, nous proclamons hautement
que c'est de cette même grâce, source de tous nos mérites, que nous vient la
récompense que nous attendons. A ce compte, la vie éternelle est en même temps
une grâce et une récompense; c'est une grâce pour Adam, depuis sa chute, et
pour nous tous qui naissons de lui selon le siècle; c'est une récompense pour
ceux qui travaillent bien à leur salut; c'est-à-dire pour tous les hommes qui
ont été régénérés en Jésus-Christ par la grâce. Voici, à ce sujet, le langage
que tient saint Augustin dans sa lettre cv: « La vie éternelle même, dit-il,
qui sera possédée à la fin et sans fin, est la récompense des mérites
précédents. Cependant, comme ces mérites, dont elle est la récompense, ne sont
pas en nous le fruit de. notre suffisance, mais sont le fait de la grâce en
nous, elle prend aussi le nom de grâce; et ce n'est pas pour une autre raison
que parce que elle nous est donnée gratuitement. Ce n'est pas à dire qu'elle
n'est pas accordée aux mérites, mais, c'est-à-dire que les mérites même
auxquels elle est accordée, nous sont donnés gratuitement. » Et plus bas, il
continue en ces termes encore: « Quand l'Apôtre dit: Le salaire du péché c'est
la mort, n'est-on pas en droit d'ajouter comme juste conséquence, la récompense
de la justice c'est la vie éternelle? Il n'y a rien de plus certain. En effet,
de même que la mort est la rétribution que mérite le péché, de même la vie
éternelle est celle que réclame la justice. Mais le saint Apôtre voulant
combattre la présomption en nous, dit avec infiniment de sagesse: Le salaire du
péché c'est la mort. Puis, pour empêcher la justice de se glorifier du mérite
de l'homme comme étant bon en soi, tandis qu'on ne peut doute, que le mérite de
l'homme ne soit mauvais, ne soit le péché même, il ne dit pas le salaire de la
justice est la vie éternelle, mais: La grâce de Dieu c'est la vie éternelle. »
Un peu plus loin, il continue ainsi: « O homme, si tu dois recevoir la vie
éternelle, il est vrai qu'elle est la rétribution de la justice, ruais pour toi
elle n'en est pas moins une grâce, puisque la justice elle-même est pour toi
une grâce. Et ce serait à toi qu'elle serait donnée comme une dette, si la
justice, à qui elle est dite, venait de toi. » Dans son livre de la Grâce et du
libre Arbitre, chapitre VII, il dit encore: « Si la vie éternelle est donnée
aux bonnes couvres, comme le dit fort bien la Sainte-Écriture, lorsque Dieu
rendra à chacun selon ses rouvres, comment se fait-il que la vie éternelle soit
une grâce? La grâce, en effet, ne se donne pas aux bonnes couvres, mais
gratuitement. » Puis, un peu plus loin, il ajoute: « Cette question me semble
tout à fait insoluble, à moins qu'il ne soit bien compris que les bonnes
rouvres elles-mêmes auxquelles la vie éternelle est donnée, se rapportent aussi
à la grâce de Dieu. « Ailleurs, dans son livre de la Réprimande et de la grâce,
chapitre XIII, il dit: « Comme la vie éternelle elle-même, que nous savons
certainement être donnée aux bonnes oeuvres, est appelée grâce de Dieu par un
si grand apôtre, puisque la grâce n'est pas donnée aux bonnes couvres, mais est
donnée gratuitement, il n'y a pas de doute qu'on ne doive confesser que la vie
éternelle est appelée grâce, parce qu'elle est donnée aux mérites que la grâce
prouve à l'homme. » Tel est le langage de saint Augustin, chez qui on trouve
encore bien d'autres passages semblables, où il montre, comme dans son traité
de la Grâce et du Libre Arbitre, chapitre VI et VII, que tous nos mérites sont
des dons de Dieu. Il en est de même dans le livre IX de ses Confessions,
chapitre XIII; dans son Enchiridion, chapitre CVIII; dans les psaumes LXVM et
CXVIII, et dans le psaume CIV. Enfin, pour confirmer cette doctrine par une
plus grande autorité encore, voici comment le concile d'Orange, dont le pontife
romain fut moins le confirmateur que fauteur, décide la chose dans son
dix-huitième canon: « Il est dû une récompense aux bonnes oeuvres, quand il y
en a de faites, mais ces bonnes rouvres ne sont faites que par la grâce qui les
précède et qui ne leur est pas due..» Avant Léon, le pape Célestin avait dit
dans sa lettre aux évêques de la Gaule, chapitre XII: « La bonté de Dieu envers
tous les hommes est si grande, qu'il veut que ses dons même soient nos mérites
et qu'il nous donne la vie éternelle, pour ses propres largesses. « Les
premiers mots de cette pensée de saint Augustin se trouvent reproduits par le
concile de Trente, dans sa session VI, chapitre VI. Le langage de saint
Augustin explique exactement ce qu'est le mérite et comment la vie éternelle
est en même temps une grâce et une récompense.
Saint Bernard nous a donné une
définition aussi claire qu'élégante du mérite chrétien, dans son sermon LXVIII,
sur le cantique, n. 6, qu'on ne pourra lire qu'avec beaucoup de fruit. Aussi
m'étonné je que la doctrine chrétienne, après avoir été exposée d'une manière
si claire par saint Augustin et saint Bernard, les hétérodoxes aient encore
trouvé le moyen de ne pas voir et de se tromper. Ainsi nos mérites ne dérogent
en rien à ceux du Christ, parce qu'ils ne sont pas autre chose eux-mêmes, que
les mérites de Jésus-Christ, d'où tous nos mérites tirent leur valeur, comme le
bourgeon tire du cep son suc et sa sève: ils ne sont en effet fou des que sur
une pure promesse, non pas sur la justice d'une chose donnée et reçue. En
effet, nos oeuvres, qui sont à plus d'un titre dues à Dieu, sont des dons de sa
grâce et ne lui sont d'aucune utilité. Pourquoi cela? Parce que les mérites de
Jésus-Christ sont plutôt rehaussés d'un nouvel éclat par nos propres mérites,
quand nous leur reconnaissons une telle puissance qu'ils donnent à nos oeuvres
même la puissance de mériter. (Note de Horstius.)
1. Ecoutez ce que nous avons remis à vous dire
aujourd'hui. Ecoutez la joie que j'ai ressentie. Et cette joie est à vous.
Ecoutez donc avec joie. Je l'ai ressentie dans une parole de l'Épouse, et après
l'avoir comme flairée spirituellement, je l'ai cachée pour vous en faire part
aujourd'hui avec d'autant plus d'allégresse, qu'il me semble que le temps est
plus favorable pour le faire. L'Épouse a dit que l'Époux fait attention à elle.
Quelle est l'Epouse, et quel est l'Époux? L'Époux, c'est notre Dieu, et si je
l'ose dire, c'est nous qui sommes l'Épouse, avec le reste des captifs qu'il
connaît. Réjouissons-nous. « C'est là notre gloire (a). » Nous sommes ceux à qui Dieu
daigne faire attention. Néanmoins quelle distance il y a entre lui et nous? Que
sont devant lui les habitants de la terre, et les enfants des hommes? Selon un
Prophète, ils sont comme s'ils n'étaient pas (lsa. XL, 17); ils sont à son
égard comme un rien, comme un néant. Que veut donc dire cette comparaison entre
des personnes si inégales? On celle-là se glorifie excessivement, ou celui-ci
aime excessivement. N'est-ce point une chose merveilleuse qu'elle s'attribue
l'attention de son Époux comme une chose qui lui est propre, en disant: « Mon
bien-aimé fait attention à moi? » Et néanmoins, peu contente de cela, elle
continue à se glorifier, elle le traite d'égal à égal et lui donne la réplique:
car elle ajoute: « et moi à lui. » Cette parole « et moi à lui » est bien osée;
celle-ci ne l'est pas moins « Mon bien-aimé fait attention à moi. » Mais toutes
les deux ensemble le sont encore bien plus que chacune d'elles séparément.
2. Que n'ose pas un coeur pur, une bonne
conscience, une foi sincère: « Il fait attention à moi; » dit-elle. Est-il
possible qu'une si haute Majesté, qui a soin du gouvernement et de la conduite
de l'univers, daigne s'appliquer à elle, et que le Dieu des siècles ne s'occupe
qu'aux affaires, ou plutôt au repos de l'amour et des désirs de l'Épouse. Il en
est en effet ainsi. Car elle est l'assemblée des élus dont l’Apôtre dit: «
Toutes choses sont pour les élus (Tim. II, 10). » Et qui doute que la grâce et
la miséricorde de Dieu ne soient toujours tournées vers ses élus (Sep. IV, 15)?
Nous ne distrayons donc pas la providence de Dieu des autres créatures, mais
l'Épouse s'approprie ses soins et ses pensées. Dieu se met-il en peine des
boeufs (I Cor. IX)? Et nous pouvons en dire autant des chevaux, des chameaux,
des éléphants et de tous les autres animaux de la terre, de même que des
oiseaux du ciel, et des poissons qui sont dans la mer, et généralement de tout
ce qui est sur la terre, excepté ceux dont il est dit: « Reposez-vous-en sur
lui de tous vos soins, parce qu'il prend soin de vous (Pet. V, 1). » Ne vous
semble-t-il pas que c'est comme si cet Apôtre disait: « Appliquez-vous à lui,
car il s'applique à vous? » Et remarquez qu’il observe aussi dans ses paroles.
le même ordre que l'Épouse. Car il ne dit pas: « Reposez-vous-en sur lui de
tous vos soins, » afin qu'il ait soin de vous, mais parce « qu'il a soin de
vous. » Voulant montrer évidemment par-là que l’Église des saints n'est pas
seulement aimée de Dieu, mais qu'elle a été aimée de lui avant qu'elle l'aimât.
(a) Telle est la leçon de tous les manuscrits; mais
Horstius a ajouté: « C'est le témoignage de notre conscience, » paroles qui
n'ont aucun rapport avec le sens de ce pointsage.
3. Il est certain que ce que l'Apôtre a dit de
boeufs (I Cor. IX, 9) ne la regarde pas, puisque celui qui l'a aimée, et qui
s'est livré à la mort pour elle, a soin d'elle, n'est-ce point cette brebis
égarée (Matth. VIII, 12), dont il a eu plus de soin que des brebis célestes
même? Car ce divin pasteur n'a pas fait difficulté d'exposer les autres, pour
descendre vers elle. Il l'a cherchée avec soin, et après l'avoir trouvée, il ne
l'a pas ramenée, mais rapportée sur ses épaules. Il a célébré dans le ciel de
nouvelles réjouissances avec elle et pour elle? C'est ce qui lui fait dire hardiment:
« Le Seigneur prend soin de moi (Psaume XXXIX, 18). » Elle ne croit pas se
tromper quand elle dit: « Le Seigneur répondra pour moi (Psal CXXXVII, 8), » et
tout ce qui marque le soin que le Seigneur prend d'elle. C'est pour cela
qu'elle appelle son bien-aimé, le Seigneur des armées, et se flatte que celui
qui juge toutes choses avec une souveraine tranquillité fait attention à elle.
Et pourquoi ne s'en flatterait-elle pas puisqu'elle a entendu de lui ces
paroles: « Une mère peut-elle oublier son fils jusque là qu'elle n'en ait pas
compassion? Mais quand elle l'oublierait, je ne vous oublierai pourtant pas
(Isaïe XLIX, 15). » Car les yeux du Seigneur sont tournés sur les justes
(Psaume XXXIII, 16). Or, qu'est-ce que l'Épouse, sinon l'assemblée des justes?
Sinon la race bénie de ceux qui cherchent Dieu, qui cherchent la face de
l’Époux. Car il ne fait pas attention à elle, sans que, de son côté, elle fasse
attention à lui; c'est ce qu'elle exprime en disant: « Il fait attention à moi
et moi à lui. » Il fait attention à moi, parce qu'il est bon et miséricordieux,
et moi je fais attention à lui, parce que je ne suis pas ingrate. Il me donne
grâce sur grâce, et moi je lui rends grâce des grâces qu'il me donne. Il a soin
de ma délivrance et moi, de son honneur. Il a soin de mon salut et moi de sa
volonté. Il a soin de moi, non d'un autre, parce que je suis son. unique
colombe, et moi pareillement j'ai soin de lui, non d'un autre, parce que je ne
prête pas l'oreille à la voix des étrangers, et n'écoute pas ceux qui me disent
« Le Christ est ici, le Christ est là.» Celle qui parle ainsi, c'est l’Église.
4. Mais que dirons-nous de chacun de nous en
particulier? Pensons-nous qu'il y ait quelqu'un parmi nous, à qui ces paroles
do l'Épouse puissent convenir? Mais que dis-je, parmi nous? Je crois qu'il n'y
a pas de fidèles dans l'Église, dont on ne puisse demander cela très-justement.
Car il n'y a pas la même raison pour un seul que pour plusieurs. Aussi n'a-ce
point été pour une seule âme que Dieu a fait et souffert tant de choses,
lorsqu'il a opéré le salut sur la terre, mais pour en unir plusieurs en une
même Église, et n'en former qu'une seule Épouse. Cette Épouse unique est très
chère à cet unique Epoux, parce qu'elle ne s'attache qu'à lui, comme lui ne se
donne qu'à elle. Que n'oserait-elle pas attendre d'un amant si jaloux? Que ne
doit-elle pas espérer de celui qui est descendu du ciel pour la chercher, et
qui l'a appelée des extrémités de la terre? Et il ne l'a pas seulement
cherchée, il l'a acquise, et l'a acquise par son propre sang. D'ailleurs, elle
présume d'autant plus de soi, que, regardant l'avenir, elle n'ignore pas que le
Seigneur a besoin d'elle. Si vous me demandez pourquoi il en a besoin? C'est,
dit le Prophète « Pour voir la bonté de ses élus, pour se réjouir de la joie de
son peuple, pour être loué de ceux qui composent son héritage (Psalm. CV, 5). »
Et ne croyez pas que cela soit peu considérable. Car je vous assure que tous
ses ouvrages seront imparfaits, si celui-là demeure inachevé. La fin de toutes
choses ne dépend-elle pas de l'état et de la consommation de l'Eglise. Otez
cette consommation, et c'est en vain que la créature inférieure attend la
révélation de la gloire des enfants de Dieu. Otez-la, et ni les patriarches, ni
les prophètes n'arriveront à l'état de leur perfection; saint Paul nous assure
que Dieu ne veut pas qu'ils soient parfaits sans nous (Heb. XI, 40). Otez-la,
et la gloire même des anges sera imparfaite et défectueuse, et la cité de Dieu
ne jouira pas de l'intégrité de ses parties.
5. Comment sans cela pourraient s'accomplir le
dessein de Dieu, et le grand mystère de la miséricorde? Comment me
donnerez-vous des enfants encore à la sein, dont la bouche célèbre dans toute sa
perfection les louanges de Dieu (Psaume VIII, 3)? Le ciel n'a pas d'enfants,
l'Église en a, et c'est à eux que saint Paul dit: « Je vous ai donné du lait,
non une nourriture solide (I Cor. III, 2). » Et le Prophète les invite comme à
achever les louanges de Dieu, lorsqu'il dit: « Enfants, louez le Seigneur
(Psaume CXII, 3). » Croyez-vous que notre Dieu reçoive toute la louange qui est
due à sa gloire, avant l'arrivée de ceux qui chantent en la présence des anges:
« Nous nous sommes réjouis pour tout le temps que vous nous avez affligés, et
pour tous les maux que nous avons soufferts durant tant d'années (Psaume
LXXXIX, 15). » Les cieux n’ont connu cette sorte de réjouissance que par les
enfants de l’Eglise. Ceux qui se sont toujours réjouis ne se réjouissent jamais
de cette façon. C'est un grand plaisir lorsque la joie succède à la tristesse,
le repos au travail, le port à la tempête. La. sécurité est agréable à tout le
monde, mais elle l’est plus encore à celui qui a craint davantage. La lumière
est douce à tout le monde, mais elle l'est encore plus à celui qui s'est
échappé de la puissance des ténèbres. Passer de la mort à la vie, c'est doubler
la vie. C'est là ce qui me sera propre dans le banquet céleste, et à quoi les
esprits bienheureux n'auront pas de part. J'ose dire que la vie même
bienheureuse sera privée de ce bonheur, si elle ne confesse qu'elle en jouit
par la charité, en moi et pour moi. Il semble que j’ajoute quelque chose à la
perfection et quelque chose de très-considérable. Après tout, les anges se
réjouissent de la pénitence d'un pécheur (Luc. XV, 10). Si mes larmes font les
délices des anges; que sera-ce de mes délices? Toute leur occupation est de
louer Dieu, mais il manque quelque chose à leurs louanges, s'il n'y a personne
pour dire: « Nous avons passé par le feu et par l'eau, et vous nous avez fait
entrer dans un lieu de rafraîchissement (Psaume LXV, 12). »
6. L'Eglise est donc heureuse dans son
universalité, et sa reconnaissance est infiniment au dessous de ce qu'elle doit
à Dieu; non-seulement pour ce qu'elle a déjà reçu de sa bonté, mais pour ce
qu'elle en doit recevoir un jour, car, pourquoi serait-elle en peine de ses
mérites; puisqu'elle a une raison de se glorifier bien plus solide et plus
assurée, qui est le dessein de Dieu sur elle? Dieu ne se peut pas nier
lui-même, et ne fait pas ce qu'il a déjà fait, comme il est écrit, lui qui a
fait toutes les choses qui doivent arriver (Isaïe XXXIX). Il le fera sans
doute, il le fera, et il ne manquera pas à l'exécution de ses desseins. Ainsi
vous ne devez plus demander sur quels mérites nous fondons l'espérance de tant
de biens, surtout en lisant ces mots dans le Prophète: « Ce n'est pas pour
vous, mais pour moi, que je ferai ces choses, dit le Seigneur (Ezech. XXXVI,
22). » Il suffit pour les mérites, de savoir que nos mérites ne suffisent pas
pour cela. Mais comme c'est assez pour mériter de ne pas présumer de ses
mérites, c'est assez pour être condamné de n'avoir pas de mérites. Les enfants
même régénérés dans les eaux du baptême ne manquent pas de mérites, ils ont
ceux de Jésus-Christ, dont néanmoins ils se rendent indignes s'ils négligent
ensuite d'y joindre les leurs, lorsqu'ils ont atteint l'âge de raison. Ayons
donc soin d'avoir des mérites; sachez que ceux que vous avez vous sont donnés,
espérez que vous en recueillerez les fruits par la miséricorde de Dieu. et vous
éviterez tout danger de pauvreté, d'ingratitude et de présomption. L'indigence
de mérite est une pauvreté pernicieuse, mais d'autre part la présomption et
l'orgueil ne sont que de fausses richesses. Voilà pourquoi, « Seigneur, ne me
donnez, dit le sage, ni les richesses, ni la pauvreté (Prov. XXX, 8). Que
l'Église est heureuse de pouvoir mériter et présumer tout ensemble. Elle a
sujet de présumer, mais ce n'est pas de ses mérites. Elle a des mérites, mais
pour mériter encore, non pour présumer d'elle-même, n'est-ce point mériter que
de présumer de la foi? Elle présume donc des mérites de Jésus-Christ avec
d'autant plus de confiance, qu'elle ne présume pas des siens propres. Elle n'a
pas sujet de craindre de recevoir de la confusion de ce qu'elle se glorifie,
puisqu'elle a tant de sujet de le faire. Car les miséricordes du Seigneur sont
infinies, et sa vérité demeure éternellement.
7. Pourquoi ne se glorifierait-elle pas avec une
entière sécurité, puisque la vérité et la justice se sont embrassées (Psaume
LXXXIV, 11) en témoignage de sa gloire? Aussi, soit qu'elle dise: «Mon bien
aimé fait attention à moi, ou bien: J'ai attendu le Seigneur avec impatience,
et il s'est appliqué à moi (Psaume XXXIX, 2); on encore: Le Seigneur a soin de
moi (Ibid. 18), » ou d'autres paroles de même, qui semblent exprimer un amour
et une faveur singulière de Dieu envers quelqu'un, elle pourra les dire
hardiment, puisque c'est le Seigneur lui-même qui lui donne cette hardiesse,
surtout en ne voyant pas d'autre Épouse ni d'autre Église à qui puisse arriver
ce qui doit arriver nécessairement. Il est donc clair que l'Église ne doit pas
craindre de s'approprier toutes ces paroles. Mais on demande s'il est permis à
une âme, quelque spirituelle et sainte qu'elle soit, de se les attribuer en
quelque façon. Car une seule âme, quelque éminente en sainteté qu'elle puisse
être, ne saurait s'attribuer toutes les prérogatives de toute cette multitude
fidèle et catholique pour laquelle toutes choses ont été faites. C'est pourquoi
je crois qu'il est difficile d'en trouver quelqu'une à qui cela soit permis.
Nous tâcherons pourtant de le faire, mais dans un autre discours, parce que
nous ne voulons pas nous engager dans une matière si délicate, dons nous
ignorons encore l'issue, avant que, pour obtenir l'intelligence de cette parole
cachée, nous ayons prié celui qui ouvre, et personne ne ferme, l'Époux de
l’Eglise Jésus-Christ Notre-Seigneur, qui étant Dieu par dessus tout, est béni
dans tous les siècles des siècles.
Amen.
1. «Mon bien-aimé s'applique à moi et moi à lui,
(Cantique II, 16). » Dans le discours précédent, nous avons attribué ces
paroles à l'Église universelle, à cause des promesses que Dieu lui a faites
pour cette vie et pour l'autre. Nous avions demandé si une âme peut
s'approprier d'une certaine manière ce que toutes ensemble osent s'attribuer.
Si on dit que non, il faut donc que nous rapportions ces paroles à l'Église, de
telle sorte que nous ne les donnions qu'à elle, et non-seulement ces paroles,
mais aussi toutes les autres semblables à celles-là qui expriment de grandes
choses, comme: « J'ai attendu le Seigneur avec impatience, et il s'est appliqué
à moi (Psaume XXXVIII, 1). » Si on dit au contraire qu'elle le peut, je ne m'y
opposerai pas. Mais il faut savoir à qui cela est permis, car ce ne peut l'être
à toute sorte de personnes. L'Église sans doute a aussi des spirituels qui
servent Dieu non-seulement avec fidélité, mais encore avec confiance, et lui
parlent comme ils feraient à un ami; leur conscience leur rendant témoignage
qu'il veut bien qu'ils en usent ainsi. Mais qui sont-ils? Il n'y a que Dieu qui
le sache. Ecoutez seulement ce que vous devez faire si vous voulez être de ce
nombre. Toutefois, je ne saurais en parler comme l’ayant éprouvé, mais comme désirant
de l'éprouver. Donnez-moi une âme qui n'aime que Dieu et ce que l'on doit aimer
pour Dieu, qui ne vive pas seulement en Jésus-Christ, mais qui depuis longtemps
n'ait vécu qu'en lui, qui n'ait d'autre étude et d'autre plaisir que d'avoir
toujours Dieu présent devant les yeux, qui ne veuille et ne puisse s'entretenir
qu'avec le Seigneur son Dieu; donnez-moi, dis-je, une telle âme, et je ne
nierai pas qu'elle soit digne des soins de l'Époux, des regards de sa Majesté,
de la faveur de ce souverain, de l'attention de ce Maître de toute la terre; et
si elle veut se glorifier, elle pourra le faire sans folie, pourvu qu'elle se
souvienne de ne se glorifier que dans le Seigneur. Voilà comment une seule
personne ose entreprendre ce qui n'appartient qu'à plusieurs, mais elle
s'appuie sur une autre raison.
2. Car les causes que nous avons rapportées plus
haut donnent cette confiance à cette sainte multitude, mais il y en a deux
principales qui la donnent à cette âme. D'abord l'Époux étant d'une nature
très-simple, peut regarder plusieurs personnes comme une seule, et une seule
comme plusieurs, sans qu'il soit multiplié par la multitude, ni diminué par le
petit nombre, ni divisé par la diversité des objets, ni resserré par leur
unité, ni agité de soins, ni troublé d'inquiétudes; en sorte que s'il est tout
entier à un seul, cela ne l'absorbe pas et ne l'empêche pas d'être à plusieurs;
mais il est de telle sorte qu'il n'en est pas moins attaché à un seul.
D'ailleurs ce qui est aussi doux que bon à éprouver, la bonté du Verbe et la
bienveillance du Père du Verbe sont si grandes envers une âme bien réglée et
bien composée, que celle qu'ils ont ainsi prévenue et préparée (ce qui est un
don du Père et l'œuvre du Fils), ils daignent aussi l'honorer de leur présence,
si bien qu'ils ne viennent pas seulement dans elle, mais y établissent encore
leur demeure (Jean XIV, 23). Car il ne suffit pas qu'ils se montrent, il fait
qu'ils se donnent à elle. Qu'est-ce pour le Verbe de venir dans une âme? C'est
l'instruire de la sagesse. Qu'est-ce pour le Père? C'est la toucher de l'amour
de la sagesse, en sorte qu'elle puisse dire: « Je suis devenue amoureuse de sa
beauté (Sep. VIII, 2). » L'amour. appartient au Père, c'est pourquoi on
reconnaît la venue du Père par l'infusion de (amour? A quoi servirait la
science sans l'amour? Elle enflerait. Que servirait l'amour sans la science? Il
s'égarerait. En effet, ceux dont saint Paul disait: « Je puis rendre témoignage
qu'ils sont animés du zèle de Dieu, mais ce zèle n'était pas réglé par la science,
s'égaraient (Rom. X, 2) ». Il ne faut pas que l'Épouse du Verbe soit ignorante,
et le Père, d'autre part, ne saurait souffrir qu'elle fût une orgueilleuse. Car
le Père aime son fils, aussi abat-il détruit-il tout ce qui s'élève contre la
science du Verbe, soit en envoyant un bon zèle dans l'âme, ou en s'animant
lui-même de zèle; l'un est un effet de la miséricorde, et l'autre de la
justice. Dieu veuille qu'il abaisse ou plutôt qu'il détruise toute élévation en
moi, et qu'il l'anéantisse non par le feu de la fureur, mais par l'infusion de
son amour. Dieu veuille que j'apprenne à. lie pas m'enfler d'orgueil, mais que
je l'apprenne par l'onction de la grâce, non par les leçons de la vengeance.
Seigneur, ne me reprenez pas dans votre fureur, comme l'ange qui s'enorgueillit
dans le ciel; et ne me reprenez pas dans votre colère, comme l'homme qui
s'élève dans le paradis. Tous deux ont médité l'iniquité en voulant s'élever,
celui-là par la puissance, celui-ci parla science. Car la femme insensée ajouta
foi à la promesse du serpent qui la séduisait en lui disant: « Vous serez comme
des dieux, sachant le bien et le mal (Gen. III, 5). » Et l'ange s'était
auparavant séduit lui-même, en se persuadant qu'il serait semblable au
Très-Haut. Car celui qui, n'étant rien, s'imagine être quelque chose, se séduit
lui-même (Gal. VI, 3).
3. L'une et l'autre élévation ont été abattues,
mais plus doucement dans l'homme; celui qui a fait toutes ces choses, avec
poids et mesure, jugeant qu'il était à propos d'en agir ainsi. Car c'est dans
sa fureur qui il a puni ou plutôt condamné les anges, au lieu que l’homme n'a
ressenti que sa colère, non pas sa fureur, parce que lorsqu'il s'est mis en
colère contre lui, il s'est souvenu de sa miséricorde. Aussi ses enfants
sont-ils encore appelés aujourd'hui enfants de colère, non pas enfants de
fureur. Si je ne naissais pas enfant de colère, je n'aurais pas besoin de
renaître par le baptême; et si je naissais enfant de fureur, ou je ne
renaîtrais pas, ou il ne me servirait de rien de renaître. Voulez-vous voir un
enfant de fureur? Regardez Satan tomber du ciel comme un éclair, c'est-à-dire
précipité par ]'impétuosité de la fureur de Dieu, et vous connaîtrez ce que
c'est que la fureur. De plus, il ne s'est pas souvenu de sa miséricorde, car il
ne s'en souvient que lorsqu'il n'est qu'en colère, non pas quand il va jusqu'à
la fureur. Malheur aux enfants d'infidélité; je le dis aussi pour ceux qui
viennent d'Adam, qui étant nés enfants de colère ont changé pour eux par une
obstination diabolique, la colère en fureur, la verge en bâton, ou plutôt en
marteau. « Car ils s'amassent un trésor de colère pour le jour de la colère
(Rom. II, 5). » Or la colère accumulée, qu'est-ce autre chose que la fureur?
Ils ont commis le péché du diable, c'est pourquoi ils sont frappés de
l'anathème du diable. Malheur aussi, quoique d'une façon moins terrible, à
quelques enfants de colère, qui étant nés dans la colère n'ont pas été
régénérés dans la grâce. Car étant morts en même temps qu'ils sont nés, ils
demeureront enfants de colère. Je dis de Colère, non pas de fureur, parce que,
selon que la piété et l'humanité nous portent à le croire, leurs peines seront
plus douces (a),
parce qu'ils tirent d'ailleurs tonte la corruption qui est en eux.
4. Le diable a donc été jugé dans la fureur de
Dieu, parce que le Seigneur a eu son iniquité en horreur, et il a jugé l'homme
dans sa colère, c'est pourquoi il l'a repris en colère. C'est ainsi que toute
élévation a été brisée, tant celle qui enfle que celle qui précipite, parce que
le père a été animé de zèle pour le fils. Car dans l'un et l'autre cas
l'élévation fait injure au fils, ou bien c'est l'usurpation de la puissance
contre la force de Dieu, qui n'est autre que Dieu lui-même, ou c'est la
présomption de la science d'ailleurs que de la sagesse de Dieu, qui, elle
aussi, n'est autre que Dieu. Seigneur, qui est semblable à vous, sinon la
splendeur et la figure de votre substance, sinon votre image? Lui seul possède
votre essence, seul fils du Très-Haut, et Très-Haut lui-même, il n'a pas cru
faire un larcin en se rendant égal à vous (Philip. II, 6). Et comment ne vous
serait-il pas égal, puisque vous et lui n'êtes qu'une même chose? Il est assis
à votre droite, et non sous vos pieds. Comment se trouve-t-il quelqu'un assez
hardi pour vouloir s'emparer de la place de votre fils unique? Qu'il soit
précipité. Il a mis son siège en haut: que cette chaire de pestilence soit
renversée. De même qui est-ce qui apprend la science à l'homme? n'est-ce point
vous, ô clef de David, vous qui ouvrez et fermez à qui il vous plaît? Comment
donc tenterait-on sans clef d'entrer, ou plutôt de faire irruption dans les
trésors de la science? Celui qui n'entre pas par la porte est un voleur et un
larron. Pierre entrera donc puisqu'il a reçu les clefs. Néanmoins, il n'entrera
pas seul, car, s'il veut, il me fera entrer, et en exclura peut-être un autre,
selon la science et la puissance qui lui ont été données d'en haut.
(a) C'est aussi l'opinion de saint Augustin, dans son
livre des Mérites des pécheurs, n. 16. où il dit expressément que « les enfants
morts sans baptême subiront une condamnation plus douce. » Il exprime le même
sentiment dans son livre V contre Julien, chapitre XIV. Fulgence suit la même
opinion dans son livre I de la Vérité de la prédestination chapitre XII, et
dans mon traité de l’Incarnation, chapitre XXI. On peut encore sur ce point,
lire la lettre de Faricius, abbé de Havedon, tome III du Spicilège, page 137.
5. Mais quelles sont ces clefs? C'est la
puissance d'ouvrir et de fermer, et le discernement de ceux qu'il faut exclure
et de ceux qu'il faut recevoir. Or ces trésors ne sont pas dans le serpent,
mais dans Jésus-Christ. C'est pourquoi le serpent n'a pas pu donner la science
qu'il n'avait pas; mais celui qui la possède l'a donnée. Il ne pouvait pas
avoir une puissance qu'il n'avait pas reçue, mais celui qui l'a reçue la
possède, Jésus-Christ l'a donnée, saint Pierre l'a reçue (Matt. XVI, 19), et
comme il n'est pas enflé de la science, il ne sera pas précipité de sa
puissance. Pourquoi? parce que ni dans l'une ni dans l'autre il ne s'élèvera
contre la science de Dieu; bien différent de celui qui a agi artificieusement
en sa présence, et dont l'iniquité a été en exécration au Seigneur. Et comment
aurait-il désirs autre chose que la science de Dieu, lui qui a cru qu'il est
l'apôtre de Jésus-Christ, selon la prescience de Dieu le Père (Pet. X, 2)? Et
que cela soit dit au sujet du zèle de Dieu allumé contre l'ange et contre
l'homme prévaricateur. Car en tous deux il a trouvé le péché, et il a détruit
dans sa colère et dans sa fureur tout ce qui s'élève contre la science de Dieu.
6. Il faut maintenant recourir au zèle de
miséricorde, c'est-à-dire au zèle qui ne s'enflamme pas, mais qui est envoyé
vers nous, car celui qui s'embrase est un zèle de justice, comme nous l'avons
dit, et il nous a assez fait trembler par les exemples que nous avons rapportés
de ceux qui en ont été si terriblement punis. C'est pourquoi je me retirerai en
un lieu de refuge contre la fureur du Seigneur, vers ce zèle de bonté qui brûle
doucement, et expie efficacement. La charité n'expie-t-elle pas les péchés?
Oui, elle les expie et même d'une manière très-puissante? Car c'est par là
qu'elle couvre une multitude de péchés (1 Pet. V, 8). Mais n'est-elle pas
capable aussi d'abattre et d'humilier toute l'enflure des yeux du coeur? Oui
certes, car elle ne s'élève pas, elle ne s'enfle pas. Si donc le Seigneur
Jésus-Christ daigne venir à moi, ou plutôt en moi, non dans le zèle de sa
fureur, ni même dans sa colère, mais dans un esprit d'amour et de douceur,
rempli pour moi d'une charité, d'une jalousie toute divine. Qu'y a-t-il qui
soit plus de Dieu que la charité, puisque la charité c'est Dieu? Je
reconnaîtrai par-là qu'il n'est pas seul, mais que son Père est aussi venu avec
lui. Car qu'y a-t-il qui ressente davantage la tendresse d'un Père? Aussi
est-ce pour cela qu'il n'est pas seulement appelé Père du Verbe, mais Père des
miséricordes. C'est une chose qui lui est propre et naturelle de pardonner
toujours et de faire grâce (2 Cor. I, 3). Lorsque je sens que mon esprit
s'ouvre pour l'intelligence de l'Écriture sainte, que des paroles de sagesse
sortent avec abondance de mon coeur, que les mystères me sont révélés par
l'infusion d'une lumière d'en haut, ou que le ciel étend sur moi, et répand
dans mon âme les pluies fécondes de la méditation, je ne doute pas que l'Époux
ne soit présent. Car ces richesses viennent du Verbe, et nous les recevons de
sa plénitude. Si en outre, je me sens encore pénétré de la rosée et de
l'onction d'un zèle humble et dévot, en sorte que l'amour de la vérité connue
engendre en moi la haine et le mépris de la vanité, et empêche que la science
ne m'enfle, ou que la fréquence des visites de Dieu ne m'élève; alors je
reconnais avec certitude que c'est l'effet d'une tendresse paternelle, et je ne
doute pas que le Père ne soit aussi présent. Mais si je persévère à
correspondre autant que je puis à une si grande bonté par des mouvements et des
actions qui lui soient en quelque sorte proportionnés, et que la grâce de Dieu
ne soit pas vaine en moi, alors je suis assuré que le Père et le Verbe font
leur demeure en moi, l'un en me nourrissant, et l'autre en m'instruisant.
7. Quelle familiarité pensez-vous que cette
demeure produise entre l'âme et le Verbe, et quelle confiance ne naît-il pas de
cette familiarité? Je crois qu'une telle âme petit dire sans crainte: « Mon
bien-aimé à moi; » puisque sentant qu'elle aime Dieu et qu'elle l'aime d'un
amour violent, elle ne doute pas qu'elle n'en soit aussi passionnément aimée;
et par l'intention particulière, l'application, le soin, l'attention, la
vigilance, et le zèle dont elle se sent animée dans la recherche incessante et
ardente des moyens de plaire à Dieu, elle connaît sans aucun doute que tous ces
mouvements sont en lui, et elle se ressouvient de cette promesse du Sauveur: «
On vous mesurera avec la même mesure que vous aurez mesuré les autres (Matth.
VII, 2). » Il est vrai que cette Épouse prudente aime mieux mettre de son côté
la reconnaissance de la grâce, parce qu'elle sait que son bien-aimé l'a
prévenue. C'est pour cela qu'elle parle auparavant du soin que l'Epoux a
d'elle, en disant: « Mon bien-aimé à moi et moi à lui. » Par les propriétés
naturelles qui sont en Dieu, elle reconnaît donc et ne doute pas que puisqu'elle
l'aime elle n'en soit aimée. Il en est en effet ainsi. L'amour de Dieu pour
l'âme engendre l'amour de l'âme pour Dieu, et l'application qu'il a pour elle
fait qu'elle s'applique aussi à lui. Car je ne sais par quel rapport naturel il
se fait, que lorsque l'âme peut une fois contempler la gloire de Dieu à
découvert, elle lui devient aussitôt conforme, et est transformée en une même
image avec lui. Dieu donc sera envers vous tel que vous serez envers lui. Il
sera saint, dit le Prophète, avec l'homme saint, et innocent avec l'homme
innocent (Psaume XVII, 26) Et pourquoi ne sera-t-il pas aussi aimant avec celui
qui aime, en repos avec celui qui se repose, appliqué avec celui qui
s'applique, soigneux avec celui qui a du coin?
8. Car il dit: « J'aime ceux qui m'aiment, et
ceux qui s'éveilleront matin pour me chercher, me trouveront (Prov. VIII, 17)?
Voyez comme il vous assure non-seulement de son amour, si vous l'aimez, mais
encore de son soin et de son application, si vous avez soin de ce qui le
regarde? Si vous veillez, il veille. Levez-vous la nuit, hâtez-vous tant que
vous voudrez de prévenir les sentinelles mêmes, vous le trouverez, mais vous ne
le préviendrez pas. Vous serez téméraire, si, en ce point, vous vous attribuez
quelque chose devant lui ou plus que lui. Il vous aime plus que vous ne
l'aimez, et avant que vous l'aimiez. Vous étonnerez-vous qu'une âme qui connaît
ces vérités se glorifie que cette Majesté souveraine s'applique à elle, comme
si elle n'avait pas soin de tout le reste des créatures, lorsque, mettant
elle-même tout autre affaire de côté, elle se conserve uniquement et
inviolablement pour lui? Il est temps que je finisse. Je dirai seulement pour
les spirituels qui sont parmi nous, une chose qui semble étonnante, mais qui
néanmoins est très-véritable, c'est que l'âme qui voit Dieu ne le voit pas
autrement que si elle était vue toute seule de lui. C'est donc dans cette
confiance qu'elle dit qu'il s'applique à elle, et elle à lui, car elle ne voit
rien qu'elle et lui. Que vous êtes bon, Seigneur, à l'âme qui vous cherche!
vous allez au devant d'elle, vous l'embrassez, vous la traitez en époux, vous
qui êtes son Seigneur, et qui étant Dieu au-dessus de toutes choses êtes béni
dans tous les siècles des siècles.
Amen.
1. « Mon bien-aimé à moi, et moi à lui, à lui
qui se repaît parmi les lis (Cantique II, 16). » Qui peut accuser l'Epouse de
présomption ou d'insolence parce qu'elle dit qu'elle a fait société avec celui
qui se repaît parmi les lis? Quand il se repaîtrait parmi les astres, par cela
seul qu'il se repaîtrait, je ne vois pas ce qu'il y aurait de grand à contracter
amitié ou familiarité avec lui. Car ce mot, se repaître, enferme un sens bas,
et sonne d'une manière peu noble à l'oreille. Et lorsqu'elle dit qu'il se
repaît parmi les lis, elle se met encore plus à l'abri de tout reproche de
témérité. Car qu'ex-ce les lis? Selon la parole du Seigneur, c'est de l'herbe
qui est aujourd'hui sur pied, et que demain on mettra au feu (Matth. LXII, 30).
Que peut donc être celui qui se repaît d'herbe comme un agneau ou comme un
veau? Oui, c'est en effet un agneau et un veau gros. Mais peut-être direz-vous
qu'ici les lis ne sont pas désignés comme sa nourriture, mais comme le lieu où
il se. repaît, car il n'est pas dit, qu'il se repaît de lis, mais parmi les
lis. Je le veux, il ne mange pas de l'herbe, comme un boeuf; mais quelle
grandeur peut-il y avoir à se trouver au milieu de l'herbe, et couché sur
l'herbe, comme le dernier des hommes; et quelle gloire en peut tirer celle dont
le bien-aimé agit ainsi? Selon le sens littéral, la retenue de l'Epouse et la
discrétion avec laquelle elle parle, est donc assez évidente, on voit
clairement qu'elle règle ses discours selon le jugement, et qu'elle tempère la
gloire des choses dont elle parle par la modestie des paroles dont elle se sert
pour les exprimer.
2. Car elle n'ignore pas que celui qui se repaît
et qui repaît les autres, n'est qu'une même personne, qu'il demeure en même
temps parmi les lis, et règne au dessus des astres. Mais elle fait plus
volontiers mention des actions humbles de son bien-aimé, à cause de son
humilité, comme j'ai déjà dit, mais surtout parce qu'il a commencé à être son
bien-aimé lorsqu'il a commencé à se repaître, ou pour mieux dire il n'a pas
commencé à l'être, il l'a été de tout temps. Car celui qui est le Seigneur dans
son ciel est son bien-aimé sur la terre, il règne au dessus des étoiles, et il
aime parmi les lis. Il l'aimait lors même qu'il marchait sur les étoiles, parce
qu'il ne, peut pas s'empêcher de l'aimer en tout temps et en tous lieux, car il
est amour. Mais jusqu'à ce qu'il fût des tendu sur les lis, et qu'on l'eût vu
se repaître parmi les lis, il n'a pas été aimé, il n'est pas devenu le
bien-aimé. Et quoi, direz-vous, n'a-t-il pas été aimé par les patriarches, et
par les prophètes? Certainement il l'a été, mais ils ne l'ont pas aimé, avant de
l'avoir vu ainsi se repaître parmi les lis. Car comment n'auraient-ils pas vu
celui qu'ils ont prévu. Il faudrait avoir bien peu d'esprit pour s'imaginer que
celui qui voit une chose en esprit ne voit rien. D'où vient donc qu'ils ont été
nommés les Voyants, s'ils n'ont rien vu (Rois I, 90)? C'est la raison qui fait
qu'ils ont désiré voir ce qu'ils ne voyaient pas, car ils n'auraient pas pu
désirer le voir des yeux du corps, s'ils ne l'eussent vu des yeux de l'esprit.
Mais tous ont-ils été prophètes? Comme si tous avaient souhaité de le voir, ou
que la foi eût été donnée à tous. Mais ceux qui l'ont vu ont été prophètes, ou
ont crû aux prophètes. Or, avoir crû c'est l'avoir vu. Car il me semble que ce
n'est pas se tromper de dire, qu'on peut voir une chose en esprit, par la foi,
non-seulement par l'esprit de prophétie.
3. En daignant donc descendre et paître parmi
les lis, lui qui paît toutes les créatures, il s'est rendu aimable, parce qu'il
n'a pu être aimé avant d'être connu. Aussi, quand l'Epouse fait mention de ce
bien-aimé, elle marque fort bien cette circonstance comme la cause qui fait
qu'on l'aime, et qu'on le connaît. Il faut entendre spirituellement cette
réfection qui se fait parmi les lis, car il serait ridicule de l'entendre d'une
réfection corporelle. Nous montrerons même, si nous pouvons, que ces lis sont
spirituels. Je pense qu'il nous faudra encore examiner de quoi ce bien-aimé se
repaît parmi les lis, si c'est des lis mêmes, ou de quelque autre herbe ou
fleurs cachées entre les lis. Et ce qui me paraît plus difficile, c'est qu'il
n'est lias dit qu'il fait paître, mais qu'il se repaît. Car qu'il fasse paître,
c'est ce dont on ne doute pas, et c'est une chose qui n'est pas indigne de lui.
Mais qu'il paisse lui-même, cela marque l'indigence, et il semble qu'on ne lui
peut attribuer cette action, même spirituellement, sans faire quelque injure à
sa souveraine Majesté. Je ne me souviens pas d'avoir jusqu'ici remarqué nulle
part, en ce Cantique, qu'il soit dit qu'il paît, au lieu que vous vous souvenez
comme moi, je pense, qu'il est dit en un endroit, qu'il fait paître. Car
l'Épouse a prié qu'on lui montrât le lieu où il faisait paître où il reposait
durant le midi. Et maintenant elle dit, qu'il paît lui-même, et ne demande pas
qu'on lui montre le lieu où il paît, mais elle l'indique; c'est parmi les lis.
Elle connaît cet endroit-ci, et elle ne connaissait pas l'autre parce qu'elle
ne peut pas connaître également ce qui est sublime, et ce qui est humble sur la
terre. Comme l'oeuvre est grande le lieu est élevé, et l'Épouse même n'y a pu
encore arriver jusqu'à cette heure.
4.C'est pourquoi il s'est anéanti au pas de
paître, lui qui est le pasteur de tous les hommes. Il a été trouvé parmi les
lis, et l'Église l'ayant vu, elle qui était pauvre, l'a aimé dans cet état de
pauvreté, et il est devenu son bien-aimé à cause de sa ressemblance avec elle.
Et elle ne l'a pas aimé seulement pour ce sujet, mais aussi à cause de la
vérité, de la douceur et de la justice qui éclataient en lui, parce qu'il a
accompli ses promesses (Psaume XLIV, 5); que les démons superbes ont été jugés
avec les princes et que les iniquités ont été remises. Il est donc apparu tel
qu'il a mérité d'être aimé. Véritable par sa nature, doux aux hommes, juge pour
les hommes. O époux vraiment aimable, et vraiment digne d'être aimé du fond de
l'âme! Pourquoi l'Église tarderait-elle maintenant à se conformer tout entière,
et de tout son coeur, à celui qui accomplit si fidèlement ses promesses, qui
lui remet si libéralement ses péchés, qui la protège et la défend avec tant de
justice? Le Prophète a dit de lui, il y a longtemps: « Tout brillant de beauté
et de gloire, vous n'aurez que des succès avantageux (Ibid.). » D'où lui vient
cette beauté et cet éclat? Je crois que c'est du lis. Qu'y a-t-il de plus beau
que le lis? De même qu'y a-t-il de plus beau que l'Époux. Quels sont donc ces
lis, dont il tire une si rare beauté? « Avancez, continue le Prophète, et
régnez par la vérité, par la douceur, et par la justice (Ibid.). » Ce sont là
des lis. Ce sont des lis, dis-je, sortis de la terre, brillants sur la terre,
élevés par dessus toutes les autres fleurs de la terre, passant en odeur les
plus excellents parfums. C'est donc parmi ces lis qu'est l'Époux, et c'est
d'eux qu'il tire son éclat et sa beauté, car d'ailleurs, selon l'infirmité de
la chair, il n'avait ni grâce ni beauté (Isaïe. LIII, 2).
5. La vérité est un lis excellent, d'une vive
blancheur, et d'une odeur merveilleuse. Aussi est-ce l'éclat de la lumière
éternelle (Sapien. VII, 26), la splendeur et la figure de la substance de Dieu.
C'est véritablement un lis que notre terre a produit par une nouvelle
bénédiction, qu'elle a préparé pour être exposé à la vue de tous les peuples,
comme une lumière qui devait éclairer la nature (Luc. XI, 31).1ant que la terre
a été maudite, elle n'a porté que des épines et des chardons. Mais maintenant
la vérité, cette fleur du champ, ce lis des vallées (Psaume LXXXIV, 12) a germé
de la terre, par la bénédiction du Seigneur. Reconnaissez ce lis par son éclat,
puisqu'il ne commence point plus tôt à fleurir, qu'il frappe de sa lumière les
yeux des pasteurs durant la nuit, selon ce que dit l'Évangile, que « l'ange du
Seigneur se présente devant eux et que la clarté de Dieu les environne (Luc.
II, 2). » La clarté de Dieu, dit-il fort bien, attendu que ce n'était pas
l'éclat de l'ange, mais du lis qui les environna jusqu'à Bethléem. Reconnaissez
ce lis par son odeur par laquelle il se fit connaître aux mages qui étaient si
éloignés. Une étoile leur apparut aussi, mais ces hommes sages rue l'eussent
pas suivie, s'ils n'avaient été attirés intérieurement par l'odeur agréable du
lis qui venait de naître. Certainement la vérité est un lis dont l'odeur anime
la foi, et l'éclat excite l'entendement. Jetez maintenant les yeux sur le
Seigneur, qui dit dans l'Évangile: « Je suis la vérité (Jean XIV, 6). » Et
voyez avec combien de raison la vérité est comparée au lis. N'avez-vous jamais
pris garde que du milieu de cette fleur sortent de petits rejetons d'or ceints
de feuilles très-blanches, en forme de couronne? Reconnaissez par là, en
Jésus-Christ, la divinité qui est brillante comme l'or, couronnée de
l'inviolable pureté de la nature humaine? C'est-à-dire Jésus-Christ portant le
diadème dont sa mère l'a couronné. Car, lorsqu'il porte celui que son père lui
a donné, il habite une lumière inaccessible, et vous ne le pouvez pas voir en
cet état. Mais nous parlerons de cela une autre fois.
6. Si la vérité est un lis, la douceur en est un
aussi; elle a, en effet, la blancheur de l'innocence, et l'odeur de
l'espérance. Car, comme dit le Prophète, « il reste encore à l'homme pacifique
quelque chose à espérer après cette vie (Psaume XXXVI, 37). » Un homme doux est
plein d'espérance pour l'autre vie, et en celle-ci, c'est un brillant modèle de
clémence et de bonté. N'est-il pas un lis qui brille des devoirs de la charité
et qui répand partout l'odeur agréable de l'espérance? Ajoutez que la douceur a
germé de la terre aussi bien que la vérité. A moins que vous ne doutiez que
l'agneau sacré, qui est le souverain dominateur de la terre, (Isal. XVI, 8)
soit sorti de la terre, cet agneau, dis-je, qui a été mené à la mort, sans
qu'il ait ouvert la bouche pour se plaindre (Ibid. LIII, 7). Et non-seulement
la douceur et la vérité sont sorties de la terre, mais encore la justice,
puisque le Prophète dit: « Cieux, versez la rosée d'en haut, et que les nuées
fassent pleuvoir le juste; que la terre s'ouvre, et produise le sauveur, et que
la justice germe aussi avec lui (Ibid. XLV, 8). » Or, que la justice soit un
lis, l'Écriture nous l'apprend en nous disant: « Le juste germera comme un lis,
et fleurira éternellement devant le Seigneur (Osee. XIV. 6). » Ce n'est pas un
lis qui est aujourd'hui sur, pied, et que demain on met au feu, car il fleurira
éternellement, et il fleurira devant le Seigneur, dans le souvenir de qui le
juste vivra éternellement et ne craindra pas d'entendre rien de fâcheux (Psaume
CXII, 7); c'est-à-dire d'entendre cette voix terrible qui condamnera les
pécheurs aux flammes éternelles. Qui ne voit pas briller la blancheur de ce
lis, si ce n'est celui à qui elle ne plaît pas? C'est un soleil, mais non pas
celui qui se lève sur les bons et sur les méchants. Car ceux qui diront: « Le
soleil de justice ne s'est pas levé pour nous (Sap. V, 6), » n'ont pas vu sa
lumière; ceux-là l'ont vue à qui l'on a dit: «Le soleil de justice se lèvera
pour vous qui craignez Dieu (Malac. IV, 2).» La blancheur de ce lis est donc
pour les justes, mais son odeur se répand aussi jusqu'aux méchants, quoique ce
ne soit pas pour leur bien. Car nous avons entendu les justes qui disent: «
Nous sommes la bonne odeur de Jésus-Christ en tout lieu, mais nous sommes aux
uns une odeur de vie pour la vie, et aux autres une odeur de mort pour la mort
(II Cor. I, 15). » Les plus scélérats des hommes approuvent les sentiments de
l'homme juste, bien qu'ils n'aiment pas ses actions. Heureux s'ils ne se
condamnaient pas eux-mêmes en les approuvant, mais ils se condamnent en
approuvant le bien et ne l'aimant pas. C'est pourquoi, bien loin d'être
heureux, ils sont misérables et se condamnent par leur propre jugement. Qui est
plus misérable que celui à qui l'odeur de la vie n'est pas un messager de vie,
mais de mort? Que dis-je, un messager de mort, c'est le coup de la mort que je
devrais dire.
7. Il y a encore chez l'Épouse beaucoup d'autres
lis que ceux que nous indique le Prophète, je veux dire d'autres lis que la
vérité, la douceur et la justice. Et chacun de nous maintenant peut aisément de
lui-même en trouver de semblables dans le jardin délicieux de l'Époux. Car il
en a en abondance, et qui les pourrait compter? puisqu'il y a autant de lis que
de vertus, et que les vertus sont sans nombre dans le Seigneur des vertus. Dans
le Christ se trouve la plénitude des vertus, par conséquent il s'y trouve aussi
la plénitude des lis. Et peut-être est-ce à cause de cela qu'il s'est appelé
lui-même un lis, il est tout environné de lis, et tout ce qui est en lui sont
des lis, sa conception, sa naissance, son genre de vie, ses paroles, ses
miracles, ses sacrements, sa passion, sa mort, sa résurrection et son
ascension. Qu'y a-t-il en tout cela qui ne soit d'une blancheur éclatante, et
qui ne répande une odeur admirable Y Ainsi, sa conception brilla d'une lumière
si resplendissante, par l'abondance de l'opération du Saint-Esprit, que la
sainte Vierge n'en aurait pas pu supporter l'éclat, s'il n'eût été tempéré par
la vertu du Très-Haut qui l'environna de son ombre. Sa naissance fut toute
lumineuse par la virginité incorruptible de sa mère; sa vie par l'innocence de
ses moeurs; ses paroles par la vérité; ses miracles, par la pauvreté de son
coeur; ses sacrements, par le secret de sa pitié, sa passion, par ses
souffrances volontaires; sa mort, par la liberté qu'il avait de ne pas mourir;
sa résurrection, par la force qu'elle inspira aux martyrs; et son ascension,
par l'accomplissement de ses promesses. Quelle excellente odeur de foi chacun
de ces mystères ne renferme-t-il pas, puisque aujourd'hui encore elle se répand
dans nos coeurs, à nous qui n'en avons vu ni la blancheur ni l'éclat. Et
heureux ceux qui n'ont pas vu et qui croient (Jean XX, 29). La part que j'ai
dans ces lis, c'est l'odeur de vie qui en procède. C'est la foi qui remplit de
cette odeur l'odorat de mon âme, et le remplit avec d'autant plus d'abondance,
que ces lis sont en plus grand nombre. C'est cette odeur divine qui adoucit les
travaux de mon exil, et qui renouvelle sans cesse au fond de mon coeur un désir
ardent pour ma véritable patrie.
8. Quelques-uns des compagnons de l'Époux ont
aussi des lis, mais non pas en aussi grande abondance. Car si tous ont reçu le
Saint-Esprit c'est avec mesure (Jean III, 34), aussi bien que les grâces et les
vertus. Celui-là seul les possède sans mesure, qui les possède toutes. Autre
chose est avoir des lis, autre chose de n'avoir que des lis. Qui m'en donnera
un parmi les enfants de la captivité assez innocent et saint pour pouvoir
couvrir toute la terre de ces sortes de fleurs? Un enfant, même d'un jour,
n'est pas exempt de corruption (Job XV, 16), celui-là est bien grand qui a pu
faire pousser seulement trois ou quatre lis dans sa terre, au milieu des épines
et des ronces épaisses, qui sont les germes malheureux de l'ancienne
malédiction. Pour moi qui suis si pauvre, je m'estimerai bienheureux si je puis
affranchir tant soit peu de terre, de cette méchante moisson d'iniquité et de
vices, en les extirpant, et en la cultivant, et y faire croître seulement un
lis, afin que celui qui paît parmi les lis daigne aussi quelquefois paître en
mon âme.
9. Mais c'est trop peu qu'un seul lis. Ma bouche
cette fois n'a pas parlé de l'abondance, mais de la pauvreté de mon coeur. Un
seul ne suffit pas; nous en avons besoin de deux au moins: et ce sont la
continence et l'innocence, dont l'une ne sauvera pas sans l'autre. C'est en
vain que j'inviterai l'Époux à venir à l'une d'elles, quelle qu'elle soit,
puisqu'il rie pait pas auprès d'un lis, mais parmi les lis. J'aurai donc soin
d'avoir des lis, de peur que celui qui veut paître parmi les lis, ne m'accuse
de n'en avoir qu'un, et ne se détourne de son serviteur dans sa colère. Je mets
donc l'innocence comme la première de toutes les vertus; et si je puis y
joindre la continence, je m'estimerai riche de posséder deux lis. Mais je me
croirai roi, si je puis encore y ajouter la patience. Les deux premières vertus
peuvent suffire, il est vrai, mais comme elles peuvent aussi manquer dans les
tentations, car la vie de l'homme sur la terre est une tentation continuelle,
il est nécessaire d'avoir aussi la patience, qui soit comme la protectrice et
la gardienne de l'une et de l'autre. Après cela, je pense que si celui qui est
si amoureux des lis vient, et nous trouve en cet état, il ne dédaignera plus de
paître chez nous, et d'y faire la Pâque, puisqu'il trouvera une grande douceur
dans les deux premières vertus, et. une grande sécurité dans la troisième. Nous
verrons plus tard comment celui qui pait et nourrit tout, est représenté ici se
repaissant lui-même. Maintenant il est clair que non-seulement l'Époux parait
parmi les lis, mais qu'on ne le peut même trouver que parmi les lis, puisque
non-seulement tout ce qui le regarde mais lui-même est un lis, et l'époux de
l'Église, Jésus-Christ Notre Seigneur, qui étant Dieu pardessus tout est béni
dans les siècles des siècles.
Amen.
1. La fin du dernier discours sera le
commencement de celui-ci. L'Époux donc est un lis, mais un lis qui n'est pas
parmi les épines, parce que celui qui n'a pas commis de péchés n'a pas
d'épines. Il a assuré que l'Épouse est un lis parmi les épines, attendu que si
elle dit qu'elle n'a pas d'épines, elle se séduit elle-même, et la vérité n'est
pas en elle; pour lui, il a dit qu'il était une fleur et un lis, mais non pas
un lis parmi les épines. « Je suis, dit-il, la fleur du champ et le lis des
vallées (Ibid.). » Il ne fait pas mention d'épines parce que, seul parmi les
hommes, il n'a pas besoin de dire: « Je me suis converti dans mon affliction et
lorsque je me suis senti percé d'épines (Psaume XXXI, 4). » Il n'est donc
jamais sans lis, parce qu'il est toujours sans vice, parce qu'il est tout et
toujours blanc, et que sa beauté surpasse celle de tous les enfants des hommes
(Psaume XLIV, 3). Vous donc qui écoutez ou lisez ces choses, ayez soin d'avoir
des lis en vous, si vous voulez avoir pour hôte cet hôte divin des lieux
plantés de lis. Que la blancheur et l'odeur de vos moeurs témoigne que toutes
vos oeuvres, tous vos mouvements et tous vos désirs, sont des lis. Les moeurs
ont leur couleur, elles ont aussi leur odeur. Car, dans les esprits, non plus
que dans le corps, la couleur n'est pas la même chose que l'odeur. La couleur
c'est la conscience, et l'odeur la réputation. « Vous avez fait sentir mauvais
notre odeur devant Pharaon et devant ses serviteurs (Exod. V, 21), » disaient
les Juifs à Moïse, en parlant de leur réputation. L'intention de votre coeur,
et le jugement de votre conscience, donnent la couleur à vos actions. Les vices
sont noirs et les vertus blanches. C'est la conscience qu'il faut consulter
pour faire le discernement entre les uns et les autres. Ce que le Seigneur a dit
de l'œil mauvais et de l'œil limpide subsiste toujours (Matth. VI, 22), parce
qu'il a mis des bornes certaines entre la blancheur de la vertu, et la noirceur
du vice, et qu'il a séparé la lumière des ténèbres. Ce qui sort d'un coeur pur,
et d'une bonne conscience est donc blanc, c'est la vertu, si la bonne
réputation suit, c'est un lis, parce qu'il n'y manque ni la couleur, ni
l'odeur.
2. Et quoique la bonne réputation ne rende pas la
vertu plus grande, elle la rend néanmoins plus belle et plus illustre. S'il y a
quelque tache dans la conscience, elle ne manquera pas de paraître dans ce qui
en sortira. Car le vice de la racine se répand dans les branches. Et partant
tout ce qu'une racine corrompue produira, paroles, actions, oraisons, quand
même cela jouirait de l'estime publique, ce ne doit pas être appelé lis, parce
que si ça en a l'odeur, ça n'en a pas la couleur. Car comment serait-ce un lis,
puisque ça a une tache? La réputation ne peut pas rendre vertu ce que la
conscience convainc d'être un vice. La vertu petit se contenter de la
conscience, lorsque l'odeur de la réputation ne peut pas suivre, mais l'odeur
de la réputation n'est pas suffisante pour excuser le vice d'une conscience
décolorée. Néanmoins on doit toujours tâcher, autant qu'on le peut, d'avoir les
biens de la vertu, non-seulement devant Dieu, mais encore devant les hommes,
afin-d'être vraiment un lis.
3. Mais il y a une blancheur de l'âme qui n'est
autre que l'indulgence de Dieu, comme il le dit lui-même par le Prophète: «
Quand vos péchés seraient rouges comme l'écarlate, ils deviendront blancs comme
la neige, et s'ils étaient rouges comme le ver de terre, ils deviendront comme
la laine la plus blanche (Isaïe I). » Il y a encore une blancheur dont se revêt
celui qui donne avec gaîté. Car si vous regardez l'homme charitable que dépeint
le Prophète (Psaume CXI, 5), qui a compassion des misères du prochain, et qui
l'assiste avec joie, ne vous semble-t-il pas que cette joie est comme une
blancheur de piété dont il s'est revêtu, et qui paraît sur son visage et dans
son action? Au contraire, lorsque quelqu'un donne avec tristesse, et comme par
force, son front, ses mains, semblent noirs, c'est pourquoi « Dieu aime celui
qui donne gaiement (2 Cor. IX, 7). » Et lui que regarda favorablement Abel, à
cause de son allégresse, qui était comme une blancheur spirituelle, détourna sa
face de Caïn, parce que son visage était abattu de tristesse et de jalousie
(Gen. IV, 4). Considérez quelle doit être la couleur de la tristesse et de
l'envie, pour détourner les regards de Dieu. Un poète profane a exprimé
agréablement cette blancheur d'allégresse qui colore un bienfait en disant: «
Mais surtout il leur fit fort bon visage (Ovid. Met. VIII, ). » Et Dieu n'aime
pas seulement celui qui donne gaiement, mais encore celui qui donne avec
simplicité, parce que la simplicité est une blancheur de l'âme. En preuve, le
vice contraire; en effet, la duplicité est un défaut. C'est trop peu dire,
c'est une tache. Qu'est-ce que la duplicité, sinon une ruse? Mais celui qui
agit avec ruse devant Dieu, attire sur lui son aversion et sa colère (Psaume
XXXV, 3). C'est pourquoi le Prophète appelle bienheureux celui à qui Dieu
n'impute pas ses péchés (Psaume XXXI, 2), et dont l'esprit ignore la ruse. Le
Seigneur a fort bien exprimé en peu de mots ces deux taches, le déguisement et
la tristesse: « Ne paraissez pas tristes, dit-il, comme font les hypocrites
(Matth. LXI, 16):» L'Époux étant vertu, se plait dans les vertus, étant lis,
demeure volontiers parmi les lis; et étant blancheur, aime ceux qui sont
blancs.
4. Et peut-être est-ce ce que signifie, « paître
parmi les lis. » C'est-à-dire se réjouir de la blancheur et de l'odeur des
vertus. Il paissait autrefois corporellement avec Marie, et chez Marthe, et se
reposait même selon le corps parmi les lis, je veux dire parmi ces saintes
femmes; il prenait plaisir à leur zèle et à leurs vertus. Si alors un Prophète,
un ange ou un homme spirituel connaissant cette, haute majesté fût survenu,
n'eût-il pas été surpris de la familiarité avec laquelle Jésus daignait agir
avec ces âmes pures et chastes, néanmoins engagées dans un corps terrestre, et
d'un sexe faible, et n'aurait-il pas pu témoigner avec raison qu'il l'avait vu non-seulement
demeurer, mais encore paître parmi les lis? C'est ainsi que l'Époux paissait
parmi les lis, de deux manières, corporellement et spirituellement. Je pense
aussi qu'il les repaissait à son tour, mais c'était en esprit. Mais comment les
nourrissait-il spirituellement en même temps qu'elles les nourrissaient
corporellement. Comment fortifiait-il la timidité de ces femmes pieuses? De
quelles douceurs ne récompensait-il pas leur humilité? Quelle onction ne
répandait-il pas sur leur dévotion? Vous voyez donc pour lui, paître, c'est
repaître. Voyez maintenant si repaître les autres n'est pas pour lui se
repaître lui-même. « Seigneur, qui me repaissez dès ma jeunesse (Gen. LXVIII,
15, » dit le saint patriarche Jacob. C'est un bon père de famille qui a aussi
soin de ses domestiques, surtout dans les mauvais jours, et qui les nourrit
durant la famine d'un pain de vie et d'intelligence, c'est-à-dire, qui les
nourrit pour la vie éternelle. Je crois que, en nous repaissant ainsi, il se
repaît aussi lui-même, et d'une viande qui lui est très-agréable, je veux dire
de notre progrès dans la vertu. Car la joie du Seigneur, c'est de nous voir
forts et courageux.
5. C'est donc ainsi qu'il paît lui-même,
lorsqu'il nous repaît, et qu'il nous repaît quand il paît, il nous rassasie de
sa joie spirituelle, et se réjouit de notre avancement spirituel, sa
nourriture, c'est mon repentir; sa nourriture, c'est mon salut: sa nourriture,
c'est moi-même. Ne mange-t-il pas la cendre comme du pain, selon la parole du
Prophète? Je suis cette cendre, car je suis pécheur, et il me mange
spirituellement, il me mange, lorsqu'il me reprend; il m'avale, lorsqu'il
m'instruit; il me cuit, lorsqu'il me change; il me digère, lorsqu'il me
transforme en lui; il m'unit à lui, lorsqu'il me rend conforme à lui. Ne vous
étonnez pas de cela, il nous mange, et nous le mangeons, pour que nous soyons
plus étroitement attachés à lui. Autrement notre union ne serait pas parfaite.
Car si je le mange, sans qu'il me mange aussi, il sera en moi, mais je ne serai
pas encore en lui. Au contraire, s'il me mange et que je ne le mange pas, je
serai en lui, mais il ne sera pas en moi, et dans les deux cas nous ne serons
qu'imparfaitement unis. Mais pour que notre union soit entière et parfaite, il
faut qu'il me mange, afin que je sois en lui, et que je le mange aussi pour
qu'il soit en moi; alors, en effet, je serai en lui, et lui en moi.
6. Voulez-vous que je vous fasse voir ce que je
vous dis par une comparaison qui est véritablement sublime, mais qui a beaucoup
de rapport avec cette matière? Si l'Époux était dans le Père, sans que le Père
fût en lui, ou si le Père était en lui, sans que lui fût dans le Père, j'ose
dire que leur unité ne serait pas parfaite, ou plutôt qu'il n'y en aurait pas
du tout. Mais comme il est dans le Père, et que le Père est en lui, il n'y a
rien de défectueux dans leur unité, le Père et lui sont véritablement et
parfaitement une même chose. De même, que l'âme qui trouve son plus grand bien
à s'attacher à Dieu, ne croit qu'elle lui est parfaitement unie que lorsqu'elle
sentira qu'il demeure en elle, et elle en lui. Ce n'est pas qu'alors même, elle
soit une même chose avec Dieu, de la même manière que le Père et le Fils, bien
que, selon l'Apôtre, celui qui adhère à Dieu ne fasse qu'un même esprit avec
lui (I. Cor. VI, 17). Si j'ai lu ceci quelque part, je n'ai vu cela dans aucun
endroit, et non-seulement moi qui ne suis qu'un néant, je n'oserais parler
ainsi de moi, mais il n'y a personne, sur la terre, ni dans le ciel, à moins
que d'être insensé, qui ose usurper cette parole du Fils unique de Dieu. « Mon
Père et moi ne sommes qu'une même chose (Jean X, 30). » Et néanmoins, quoique
je ne sois que poudre et que cendre, m'appuyant sur l'autorité de l'Écriture,
je ne craindrai pas de dire, que je suis un même esprit avec Dieu; si toutefois
je suis persuadé par une expérience certaine que j'adhère à Dieu, comme l'un de
ceux qui demeurent dans la charité, et qui par conséquent demeurent en Dieu, et
Dieu en eux, mangent Dieu, et en sont mangés. Car c'est de cette union que je
crois qu'il est dit: « Que celui qui adhère à Dieu est un même esprit avec lui
(I Cor. VI, 17). » Et que le Fils dit. « Je suis en mon Père, et mon Fils est
en moi, et nous ne sommes qu'une même chose (Jean X, 30). » Quant à l'homme, il
dit: « Je suis en Dieu, et Dieu est en moi, et nous ne sommes qu'un même
esprit.
7. Est-ce que le Père et le Fils, pour être l'un
dans l'autre, et ne faire qu'un, se mangent aussi réciproquement, comme Dieu et
l'homme se pénètrent par une sorte de manducation réciproque, pour être, sinon
une même chose, au moins un même esprit? A Dieu ne plaise que nous ayons cette
pensée. Car ceux-ci et ceux-là ne sont pas les uns dans les autres d'une même
manière, et leur unité est bien différente. (Aussi (a) cette différence d'unité est
marquée partes mots, «un, et une même chose. » Car le premier ne peut pas
convenir au Père et au Fils, ni le second à Dieu et à l'homme. Si vous étiez
déjà intelligents dans ce mystère, vous prendriez cette occasion pour le devenir
encore davantage, remarquant prudemment que ce terme, « une même chose, »
emporte une unité de substance et de nature, et que ce terme « un » signifie
aussi l'unité, mais une unité qui est, bien différente; parce qu'il y a bien de
la différence entre l'essence de Dieu et celle de l'homme, au lieu que
l'essence du Père et du Fils n'est qu'une. Voyez-vous que cette unité, de
l'homme avec Dieu n'est pas proprement une, lorsqu'on la compare à cette autre
unité singulière et souveraine? Car comment l'unité se trouverait-elle là où il
y a pluralité de nature et différence de substance? Et cependant une âme qui
adhère à Dieu est appelée, et est, en effet, un même esprit avec lui, et la
pluralité des essences ne préjudicie pas à cette unité, parce qu'elle ne se forme
pas par la confusion des natures, mais par le consentement des volontés. C'est
aussi de cette façon qu'on dit que plusieurs coeurs n'en font qu'un, et qu'on
dit de même de plusieurs âmes qu'elles n'en font qu'une, comme s'exprime
l'Écriture en parlant des premiers chrétiens: « La multitude des fidèles,
dit-elle, n'étaient qu'un coeur et qu'une âme (Act. IV, 32). » Voilà pour ce
qui regarde cette unité.
(a) La parenthèse que nous avons ici, manque dans les
manuscrits de Cîteaux, de Saint-Germain et de Jumièges; mais je trouve dans
tous les autres et dans les plus anciens manuscrits connus. Quant à la seconde
parenthèse qu'on rencontrera un peu plus loin, au n. 8, et qui ne se trouva
fermée que dans le n° 10, bien plus longue que la première, elle manque au
contraire dans les premiers manuscrits et ne se voit que dans les manuscrits
plus récents. L'une et l'autre sont superflues. Cette diversité vient de ce que
saint Bernard a retouché ce pointsage, ce quia fait confondre la parenthèse de
la première édition avec celle de la seconde. On ne trouve que la première dans
les premières éditions, non la seconde. Le lecteur verra et jugera.
8. Mais qu'est-ce au pris de celle qui ne se
fait pas par l'union, mais qui est de toute éternité? Elle ne se fait pas, comme
celle-là, par une manducation réciproque, puisqu'elle ne se fait pas, mais
existe. Elle ne comporte ni conjonction, ni composition, ni quoi que ce soit de
contraire à une unité parfaite. La nature, l'essence et la volonté du Père et
du Fils ne sont pas seulement une, mais sont une même chose. Car leur nature et
leur être et leur volonté, c'est leur être et leur nature. On ne peut donc pas
dire que l'unité, par laquelle le Père et le Fils ne sont qu'une même chose, se
fait de leurs natures, on de leurs essences, ou de leurs volontés, attendu
qu'elle n'est pas factice, mais native. Le Père et le Fils sont l'un dans
l'autre, non seulement d'une manière, ineffable, mais encore incompréhensible,
ils sont capables de se contenir et se contiennent également l'un l'autre; mais
s'ils sont capables de se contenir, ils ne sont pas divisibles, et s'ils
contiennent ils ne sont pas participant l'un de l'autre, car, comme l'Eglise
chante dans une de ses hymnes (Hym. pro feria. II matu.): Tout le Fils est
dans. le Père, et tout le Père est dans le Verbe. Le Père est dans le Fils, en
qui il s'est toujours complu; et le Fils est dans le Père, dont il est toujours
engendré, et jamais séparé. Or, c'est par l'amour que l'homme est en Dieu, et
Dieu en lui, selon cette parole de saint Jean: « Celui qui demeure en l'amour,
demeure en Dieu, et Dieu en lui » (1 Jean IV. 10). C'est (a) par le consentement de la
volonté qu'ils sont, deux en un même esprit, ou plutôt qu'ils ne sont qu'un
même esprit. Voyez-vous la différence? Ce n'est pas la même chose évidemment
d'avoir une même substance; et d'avoir un même consentement. Quoique, si vous y
prenez garde, la différence de ces unités est assez marquée dans ces mots, «
un, et une même chose, » car l'expression un ne peut convenir au Père et au
Fils, ni cette autre, « une même chose » à l'homme et à Dieu. On ne peut pas
dire que le Père et le Fils ne sont qu'un, car l'un est Père, et l'autre est
Fils. On dit néanmoins qu'ils sont une même chose, et ils le sont aussi, parce
que chacun d'eux n'a pas sa substance particulière, mais ils n'ont tous deux
qu'une même substance. Au contraire, comme l'homme et Dieu n'ont pas la même
substance ou la même nature, on ne peut pas dire qu'ils soient une même chose.
Et néanmoins on peut dire en vérité qu'ils sont un même esprit, s'ils sont
attachés l'un à l'autre par le lien de l'amour. Mais cette unité est plutôt
formée par la convenance des volontés que par l'union des essences.
(a) Ici commence la seconde parenthèse qu'on peut
regarder, si on veut, comme postérieure et préférable à la première.
9. Je crois que l'en reconnaît assez clairement,
non seulement la diversité, mais encore la disparité de ces unités, l'une
existant dans une même essence, et l'autre dans des essences diverses. Qu'y
a-t-il de plus différent que l'unité de plusieurs choses, et celle d'une même
chose? Les mots, « un, et une même chose, » rendent la différence entre ces
deux sortes d'unités, car par ce mot « une même chose, » c'est l'unité du Père
et du Fils qui est marquée, et par ce terme un, c'est un consentement mutuel
d'affections et de volontés entre Dieu et l'homme, qui est désigné. Néanmoins,
on peut fort bien dire que le Père et le Fils sont un, en y ajoutant quelque
chose, par exemple un Dieu, un Seigneur, et généralement tout ce qui a rapport
à chacun également, non à l'un en particulier. Car leur divinité, ou leur
majesté, n'est pas plus différente que leur substance, leur essence ou leur
nature; et toutes ces choses, à le bien prendre, ne sont en eux qu'une même
chose. Je n'ai pas assez dit. Elles ne sont qu'une même chose avec eux. Que
dirons-nous de cette unité dans laquelle nous lisons que plusieurs cœurs n'éœur
(Act. IV. 32) et que plusieurs âmes n'étaient qu'une âme? Je crois qu'elle ne
mérite pas le nom d'unité, lorsqu'on la compare à celle-ci, qui n'unit pas
plusieurs choses, mais qui marque singulièrement une même chose. C'est donc une
unité excellente et souveraine que celle qui ne se forme pas par l'union, mais
qui est de toute éternité. Et cette manducation spirituelle dont nous avons
parlé ne la fait pas, parce que même elle ne se fait pas, mais elle est
toujours. Encore moins faut-il penser qu'elle se fasse par la conjonction des
essences, quelle qu'elle puisse être, ou parle consentement des volontés, parce
qu'il n'y a ni plusieurs essences, ni plusieurs volontés. Car, nous l'avons
déjà dit, ils n'ont qu'une seule essence et une seule volonté. Or, là où il y a
unité, il n'y a ni consentement, ni composition, ni conjonction, ni rien de
semblable. Il faut au moins deux volontés pour qu'il puisse y avoir
consentement, et deux essences pour que ce consentement en produise l'union. Il
n'y a rien de pareil dans le Père et le Fils, puisqu'il n'y a en eux ni deux
essences ni deux volontés. Ces deux choses ne sont qu'une même chose pour eux,
ou plutôt, comme je vous l'ai dit si je m'en souviens bien, ces deus choses ne
font qu'un en eux, un avec eux; de sorte que, demeurant réciproquement l'un
dans l'autre d'une manière aussi immuable qu'incompréhensible, ils sont
vraiment et singulièrement une même chose. Si néanmoins on veut dire qu'il y a
consentement entre le Père et le Fils, je ne m'y oppose pas, pourvu que par-là
on n'entende pas une union de volontés, mais l'unité d'une seule volonté.
10. Mais nous croyons que Dieu et l'homme
demeurent l'un dans l'autre, d'une manière bien différente de celle-là, parce
qu'ils ont des substances et des volontés propres, et subsistant séparément
l'une de l'autre; en d'autres termes, nous croyons qu'il n'y a pas en eux
confusion de substances, mais consentement de volontés; leur union est une
ressemblance de vouloir et une conformité d'amour. Heureuse union lorsqu'on
l'éprouve, ce n'est rien lorsqu'on la compare à celle dont nous avons parlé.
Voici ce qu'en dit celui qui l'avait éprouvé « Mais pour moi tout mon bien
c'est de m'attacher à Dieu (Psaume LXXII, 28). » C'est un grand bien, à la
vérité, si vous vous y attachez entièrement. Qui est ce qui s'attache
parfaitement à Dieu, sinon celui qui, demeurant en Dieu, comme aimé de Dieu,
attire Dieu en lui, par un amour réciproque? Lors donc que Dieu et l'homme sont
attachés ensemble de part et d'autre, ce qui arrive lorsqu'ils sont incorporés
par un intime et mutuel amour, alors je ne fais pas de doute de dire que Dieu
est dans l'homme, et que l'homme est en Dieu. Mais l'homme est en Dieu de toute
éternité, parce que Dieu l'a aimé de toute éternité: si néanmoins, il est de
ceux qui disent: « Il nous a aimés gratuitement dans son fils bien aimé avant
la création du monde (Eph. I, 6). » Mais Dieu n'a été dans l'homme, que depuis
que l'homme l'a aimé, et, si cela est, l'homme peut être en Dieu sans que Dieu
soit dans l'homme; mais Dieu n'est pas dans l'homme, que l'homme ne soit en
Dieu. Car, quoique peut-être il aime pour un temps, il ne peut pas demeurer
dans l’amour, s'il n'est aimé de Dieu, mais il peut ne l'aimer pas encore, bien
qu'il soit aimé de lui. Autrement comment cette parole serait-elle véritable: «
Il nous a aimés le premier (I Jean IV, 10)? » Mais lorsque celui qui était déjà
aimé commence aussi à aimer, alors l'homme est en Dieu, et Dieu en l'homme.
Mais celui qui n'aime jamais, n'a certainement jamais été aimé, et pourtant il
n'est pas en Dieu, et Dieu n'est pas en lui. Que cela soit dit pour montrer quelle
différence il y a entre l'union par laquelle le Père et le Fils ne sont qu'une
même chose et celle par laquelle l’âme, s'attachant à Dieu, n'est qu'un même
esprit avec lui; si on lit de l'homme qui demeure dans l'amour, qu'il demeure
en Dieu et que Dieu demeure en lui, et du Fils qu'il est aussi dans le Père et
que le Père est en lui, il ne faut pas croire que le fils adoptif jouit de la
même prérogative que le fils unique.
11. Cela dit, retournons maintenant à celui qui
paît parmi les lis, car c'est l'endroit dont nous sommes partis pour faire
cette digression; et c'est à vous à juger s'il était à propos pour nous de la
faire. J'avais déjà, ce me semble, donné deux explications de ce pointsage, et
dit que l'Époux se nourrit spirituellement des vertus des justes, lui qui est
la vertu et la splendeur de son Père, ou qu'il reçoit les pécheurs à la
pénitence dans son corps, qui est l'Église, et que, pour se les incorporer, il
s'est fait péché, comme dit l'Apôtre, lui qui n'a pas fait de péché (Rom. VI), afin
de détruire le corps du péché dans lequel les pécheurs ont été incorporés et
qu'ils devinssent justice en lui après avoir été justifiés gratuitement.
12. Voici encore un troisième sens qui me vient
à l'esprit; et je crois qu'il suffira non-seulement pour expliquer ce
pointsage, mais encore pour achever ce discours. La parole de Dieu est vérité,
aussi bien que l'Époux. Vous savez cela; écoutez le reste. Lorsqu'on entend
cette parole, et qu'on ne lui obéit pas, elle demeure, si je puis parler ainsi,
vide et stérile, elle est triste, et se plaint de ce qu'elle a été proférée
inutilement. Mais lorsqu'on lui obéit, ne vous semble-t-il pas qu'elle
s'accroît, et prend du corps, parce que l'action est jointe à la parole, et
ainsi elle est connue refaite et remise en meilleur état par les fruits, de
l'obéissance et de la justice? C'est pourquoi elle dit dans l'Apocalypse: «
Voici que je me tiens debout à la porte, et je frappe: Si quelqu'un entend ma
voix et m'ouvre la porte j'entrerai chez lui et je souperai avec lui, et lui
avec moi (Apoc. III, 10). » Il semble que le Seigneur approuve ce sens d'ans un
Prophète, lorsqu'il dit, que « sa parole ne retournera pas vide à lui, mais
qu'elle réussira, et fera l'effet pour lequel il l'a envoyée (Isaïe LV, II). »
Elle ne retournera pas à moi, dit-il, vide ou stérile, mais comme réussissant
en tout, elle sera rassasiée des bonnes actions de ceux qui lui obéissent par
amour. Aussi, dit-on communément qu'une parole est accomplie lorsqu'elle a eu
son effet, parce qu'il semble qu'elle est vide et maigre et, si je puis ainsi
parler, famélique tant qu'elle n'est pas remplie par l'action.
13. Mais écoutez de quelle nourriture elle dit
elle-même qu'elle se nourrit. « Ma nourriture, dit cette parole, c'est de faire
la volonté de mon Père (Jean IV, 94) » C'est la parole du Verbe qui marque
clairement que sa nourriture est toute bonne oeuvre, si néanmoins il la trouve
parmi les lis, c'est-à-dire parmi les vertus. Autrement, s'il la rencontré hors
du champ de lis, bien qu'il semble qu'en soi ce soit une bonne nourriture,
celui qui paît parmi les lis ne la touchera pas. Par exemple, il ne reçoit pas
l'aumône de la main d'un voleur, ou d'un usurier, non plus que d'un hypocrite
qui, bien loin de donner l'aumône, fait sonner la trompette devant lui, afin
d'être loué des hommes (Matth. VI, 2). II n'exaucera pas non plus la prière de
celui qui aime à prier dans les carrefours, afin qu'on le voie (Ibid. 9). Car
la prière du pécheur lui est en exécration; et c'est également en vain que
celui-là offre son présent devant l'autel, qui sait que son frère a quelque
animosité contre lui (Matt. V, 23). Enfin s'il ne regarde pas les présents de
Caïn, c’est parce qu’il n'était pas bien disposé pour son frère (Gen. IV, 5).
Suivant le témoignage du Prophète, il avait aussi en abomination les fêtes, les
solennités, et les sacrifices des Juifs, en sorte qu'il protestait clairement
qu'ils lui étaient à charge, et disait: «Quand vous êtes devant moi, qui exige
ces offrandes de vos mains (Isaïe II, 13)?» Je crois que ces mains ne sentaient
pas les lis, voilà pourquoi il refusait les présents qu'elles lui offraient, à
lui qui est habitué à paître parmi les lis, non parmi les épines. Et ceux à qui
il disait: «Vos mains sont pleines de sang (Ibid. 15), » n'avaient-ils pas les
mains pleines d'épines. Les mains velues d'Esaü ressemblaient aussi à des mains
couvertes d'épines? C'est pourquoi elles ne furent pas admises à servir le
saint homme Isaac.
14. Je crains qu'il n'y en ait aussi parmi nous quelques
uns dont l'Époux ne reçoive pas les présents, parce qu'ils ne sentent pas le
lis. Car s'il trouve qu'il v ait de la propre volonté dans mon jeûne, l'Époux
ne goûte pas un jeûne de cette sorte, parce qu'il ne sent pas le lis de
l'obéissance, mais le vice de la propre volonté. Il faut en dire autant du
silence, des veilles, de l'oraison, de la lecture, des oeuvres manuelles, et
enfin de toutes les actions d'un religieux, s'il les fait de son propre
mouvement, non pour obéir à son supérieur. Je ne crois pas qu'il faille mettre
ces observances, quoique bonnes en soi, au nombre des lis, c'est-à-dire des
vertus; mais celui qui en produit de semblables, entendra du Prophète ces
paroles: « Est ce là le service que je désire qu’on me rende, dit le Seigneur (Isaïe
LVIII, 3). » Et il ajoute: On trouve toujours de la volonté propre dans vos
meilleures actions. La propre volonté est un grand mal, puisqu'elle est cause
que le bien que vous faites vous est inutile. Il faut que toutes ces pratiques
deviennent des lis, car celui qui paît parmi les lis ne goûte rien de ce qui
est infecté de la propre volonté. Il est la souveraine sagesse qui atteint
partout à cause de sa pureté, et qui ne souffre aucune corruption. L’Époux aime
donc à paître parmi les lis, c'est-à-dire dans les coeurs purs et nets. Mais
jusques à quand se repaîtra-t-i1? « Jusqu'à ce que le jour paraisse et que les
ombres s'abaissent (Cantique II, 17). » Cet endroit est plein d'ombrages épais,
n'entrons qu'en plein jour dans la forêt profonde de ce mystère caché.
D'ailleurs, comme j'ai été un peu plus long qu'à l'ordinaire, le jour a baissé,
tandis que c'est avec regret que nous quittons ces lis. Et je n'ai pas craint
d'être long, parce que l'odeur de ces fleurs empêchait qu'on ne s'ennuyât. Il
ne reste que fort peu de chose de ce verset; mais le peu qui reste est bien
caché, comme toutes les autres choses de ce cantique. Mais celui qui révèle les
mystères viendra, comme je crois, lorsque nous aurons commencé à frapper, et
l'Époux de l'église, Jésus-Christ Notre-Seigneur, ne fermera pas la bouche de
ceux qui parlent de lui, car il a coutume, au contraire, d'ouvrir celles qui
sont fermées, lui qui étant Dieu par dessus tout est béni dans les siècles des
siècles.
Amen.
« 1. Mon bien aimé est à moi, et moi, à lui, et il paît parmi les lis,
jusqu'à ce que le jour paraisse, (a) et que les ombres soient abaissées (Cantique
II, 16). » Il me reste à vous expliquer la dernière partie de ce verset. Et je
ne sais à laquelle des deux précédentes je dois la rapporter. Car je puis le
faire indifféremment à l'une et à l'autre; puisque, soit que vous disiez: « Mon
bien-aimé est à moi, et moi, à lui, jusqu'à ce que le jour paraisse et les
ombres s'abaissent, » ou bien, en suivant l'ordre de la lettre: « Il paît parmi
les lis jusqu'à ce que le jour paraisse, et les ombres s'abaissent, » l'un et
l'autre sens sont fort bons. Il y a seulement cette différence que, si on
rapporte ces mots, « jusqu'à ce que, » au premier membre, ils expriment que le
jour est inclus; et si on les joint avec le second, il faut entendre que c'est
jusqu'au jour exclusivement. Car supposez que l'Époux cesse de paître parmi les
lis lorsque le jour se lève, cessera-t-il aussi d'être à l'Épouse ou l'Épouse
d'être à lui? A Dieu ne plaise. Ils continueront éternellement à être
mutuellement l'un à l'autre, avec ce seul changement que leur union sera
d'autant plus heureuse qu'elle sera plus forte, et d'autant plus forte qu'elle
sera plus libre. Il faut donc entendre ces mots, « jusqu'à ce que, » comme
saint Mathieu, lorsqu'il dit que Joseph ne connut pas Marie, « jusqu'à ce
qu'elle eût enfanté son premier né. » Car il ne la connut pas non plus après.
Ou comme dans ce verset d'un psaume: « Nos yeux sont tournés vers le Seigneur
notre Dieu, jusqu'à ce qu'il ait compassion de nous (Psaume CXII, 2). » Car
nous ne les détournerons pas de lui, lorsqu'il commencera à avoir compassion de
nous. Ou bien encore comme dans cette parole du Seigneur aux apôtres: « Voici
que je suis avec vous jusqu'à la consommation des siècles (Matt. XXVIII, 20). »
Car il ne cessera pas d'être avec eux après la fin du monde. Voilà donc comment
il faut entendre ces mots, « jusqu'à ce que, » si vous les rapportez à ces
paroles: « Mon bien-aimé est à moi, et moi, à lui. » Mais si vous aimez mieux
les rapporter à ces autres: « Il paît parmi les lis, » il faudra les prendre
dans un autre sens. Et alors il sera bien plus difficile de montrer comment
l'Époux cesse de paître, lorsque le jour commence à souffler. Car si ce jour
est celui de la résurrection, pourquoi ne se plaît-il pas davantage à paître
parmi les lis en un temps où il y en a une grande abondance Y Voilà pour ce qui
regarde les rapports des textes.
2. Considérez maintenant avec moi que si, après
la fin du monde, l'Époux est dans un royaume qui brille de toutes parts, d'une
infinité de beaux lis, et qu'il y jouisse de délices incomparables, on ne
pourra pas dire néanmoins qu'il s'y repaisse comme il avait coutume de le faire
auparavant. Car où y aura-t-il des pécheurs que Jésus-Christ puisse
s'incorporer après les avoir mangés, pour ainsi dire, comme avec les dents
d'une discipline austère, je veux dire avec les dents des afflictions de la
chair, et de la contrition du coeur? Le Verbe Époux n'exigera plus cette
nourriture des actions de l'obéissance lorsque l'unique action sera d'être dans
le repos, et lorsqu'on ne s'occupera qu'à contempler et à aimer. Il est vrai
que la nourriture de ce Fils unique, est de faire la volonté de son Père, mais
c'est ici, non dans le ciel, car comment la ferait-il, puisqu'elle est faite,
et qu'il est constant qu'elle sera parfaite alors? C'est en ce moment que les
saints connaîtront clairement quelle est la volonté de Dieu, cette volonté sainte,
juste et parfaite. Que reste-t-il à faire lorsque tout est parfait? Il ne reste
plus qu'à jouir, non à faire quoique ce soit, à éprouver, non pas à travailler,
à vivre de cette divine volonté, non pas à s'exercer à l'accomplir. N'est-ce
point elle que nous avons appris du Seigneur à demander avec instance qu'elle
s'accomplisse dans le ciel et sur la terre (Matt. VI, 14), afin que lorsque
nous serons dans le ciel nous n'ayons plus qu'à en recueillir le fruit? Le
Verbe Époux n'aura pas besoin de la nourriture des bonnes oeuvres, parce qu'il
faut que toute oeuvre cesse lorsque nous serons tous abondamment remplis de la
sagesse. Car ceux qui agissent moins l'acquièrent, selon la parole du sage même
(Eccli. XXXVIII, 25).
(a) Guerry loue saint Bernard à l'occasion de ce
pointsage, comme la remarque en a été faits dans la préface de ce tome n. II.
3. Mais voyons maintenant si ce que nous disons
peut subsister avec le sens que nous avons donné, ainsi que quelques-uns l'ont
fait, à ces paroles: « Se repaître parmi les lis;» c'est-à-dire se réjouir de
la blancheur des vertus. Car nous n'avons pas omis cette interprétation.
Dirons-nous qu'alors il n'y aura pas de vertus ou que l'Époux n'y prendra pas
plaisir. Ces deux pensées sont également extravagantes? Mais considérez s'il ne
s'en réjouira pas d'une autre manière, et si, au lieu qu'elles lui servent ici
de nourriture, elles ne lui serviront pas de breuvage. Durant cette vie, et
dans ce corps mortel, il n'y a pas de vertu si purifiée, et pour ainsi dire si
clarifiée, qu'elle puisse servir de breuvage à l'Époux. Mais celui qui veut que
tous les hommes soient sauvés, ferme les yeux sur beaucoup de choses, et ceux
qu'il ne peut faire prendre comme breuvage, il a soin d'en tirer quelque chose
d'agréable au goût, et de les préparer avec art et avec peine, pour s'en servir
comme d'une nourriture. Il arrivera un jour que la vertu sera pure et claire,
en sorte que, au lieu d'être pressée sous la dent et fatiguée par celui qui la
mange, ou plutôt au lieu de le fatiguer, elle lui servira de boisson agréable,
parce qu'elle ne sera plus une nourriture, mais un breuvage. C'est ce que le
Seigneur nous promet dans l'Évangile, lors qu'il dit: « Je ne boirai pas de ce
fruit de la vigne, jusqu'à ce que je le boive nouveau avec vous dans le royaume
de mon Père (Matt. XXVI, 29). » Il ne fait aucune mention de nourriture. Nous
lisons aussi dans le Prophète qu'il « est comme un homme robuste, à qui le vin
donne de nouvelles forces (Psaume LXXVII, 65). Il n'est pas non plus parlé en
cet endroit de nourriture. L'Épouse instruite de ce mystère, ayant trouvé et
publié que son bien-aimé paît parmi les lis, établit donc un terme jusqu'où il
daigne avoir cette bonté, ou plutôt elle reconnaît et déclare le terme déjà
fixé en disant, « jusqu'à ce que le jour paraisse, et que les ombres
s'abaissent. » Car elle sait bien qu'après cela il doit plutôt s'abreuver que
se nourrir de vertus. C'est d'ailleurs parfaitement en rapport avec ce qui a
lieu d'ordinaire, car on boit après qu'on a mangé; celui donc qui mange
ici-bas, boira dans le ciel, et avec d'autant plus de plaisir qu'il le fera
avec plus d'assurance, parce qu'alors il avalera aisément les choses que
maintenant il coupe avec peine comme par morceaux, pour les avaler plus
facilement.
4. voyons maintenant quel est ce jour, et
quelles sont ces ombres dont parle l'Épouse, comment l'un souffle ou paraît, et
les autres s'abaissent. Cette expression, «jusqu'à ce que le jour souffle » est
remarquable, et même tout-à-fait particulière à ce lieu, parce que c'est le
vent qui souffle, non le temps. L'homme respire l'air, les autres animaux le
respirent aussi, et c'est cette- respiration continuelle qui les fait vivre. Et
qu'est-ce que l'air, sinon du vent? Le Saint-Esprit souffle aussi, et c'est de
là qu'il tire son nom. Comment donc le jour souffle-t-il, puisqu'il n'est ni
vent ni esprit animal? Et encore l'Écriture ne dit pas, qu'il souffle, mais, ce
qui emporte quelque chose de plus, « qu'il aspire. » Il n'est pas moins
extraordinaire qu'elle dise, « que les ombres s'abaissent, » puisque lorsque
cette lumière visible et corporelle ose lève, les ombres ne s'abaissent pas,
mais se dissipent tout-à-fait. Il Saut donc chercher l'explication de ces
choses hors du corps. Et si nous pouvons trouver un jour et des ombres
spirituelles, peut-être alors entendrons-nous plus aisément ce que c'est que «
l'aspiration » de l'un et « l'abaissement » des autres. Si on croit que c'est
d'un jour corporel que le Prophète a dit: « un jour dans votre maison vaut
mieux que mille ailleurs (Psa1. LXXXIII, 2), » je ne sais ce qu'on ne devra pas
entendre d'une manière corporelle. Il y a aussi un jour qui se prend -en
mauvaise part et que les prophètes ont maudit (Job. III, 3 et Jer. XX, 14).
Mais Dieu nous garde de croire que ce soit un de ceux que nous voyons des yeux
du corps. C'est donc un jour spirituel.
5. Qui doute aussi que l'ombre qui environna
Marie, lorsqu'elle conçut, ne soit spirituelle; ainsi que celle dont parle le
Prophète quand il dit « Le Seigneur Christ est un esprit présent devant nous;
nous vivrons sous son ombre, parmi les nations (Thren. IV, 20)?» Je crois
néanmoins qu'ici, les ombres désignent les puissances ennemies quine sont pas
seulement des ombres et des ténèbres, mais que l'Apôtre appelle même « les
princes des ténèbres d'ici-bas (Eph. VI, 12). » Elles désignent aussi, ceux
d'entre nous qui leur sont attachés, et qui sont enfants de la nuit, non pas du
jour ou de la lumière. Car lorsque le jour paraîtra, ces ombres ne seront pas
entièrement anéanties; au lieu qu'à la présence du soleil sensible, les ombres
corporelles ne disparaissent pas seulement, mais sont absolument détruites.
Elles ne seront donc pas anéanties, mais elles seront plus misérables que si
elles l'étaient. Elles subsisteront, mais abaissées et soumises: « il
s'abaissera, » dit le Prophète en parlant sans doute du Prince des ténèbres, «
et il tombera lorsque le règne des pauvres sera arrivé (Psaume IX, 40). » Sa
nature ne sera donc pas anéantie, mais sa puissance lui sera ôtée; sa substance
ne périra pas, mais le temps de la puissance des ténèbres passera. Ils sont
précipités, afin qu'ils ne voient pas la gloire de Dieu, et ils ne sont pas
anéantis, afin qu'ils soient toujours brûlés. Les ombres ne seront elles pas
abaissées, lorsqu'on fera descendre. les puissants de leurs trônes, et qu'ils
deviendront le marchepied de Dieu? Ce qui doit arriver bientôt; car la dernière
heure est venue. La nuit a précédé et le jour approche (Rom. XIII, 12). Le jour
aspirera et la nuit expirera. La nuit c'est le diable, la nuit c'est l'ange de
Satan, quoiqu'il se transfigure en ange de lumière. La nuit c'est aussi
l'Antéchrist, que le Seigneur tuera du souffle de sa bouche, et détruira par la
lumière de son avènement. Le Seigneur ne sera-t-il pas un jour? Oui, c'est un
jour qui éclaire, et qui souffle en même temps, qui chasse les ombres par le
souffle de sa bouche, et détruit les fantômes par la lumière de son avènement.
Ou si vous aimez mieux entendre plus simplement cet « abaissement » des ombres,
en ce sens que abaissé signifie anéanti, je ne m'y oppose pas; nous disons que
les figures et les énigmes de l'Écriture sont des ombres, ainsi que les
discours des sophistes, et leurs arguments subtils et captieux, qui couvrent la
lumière de la vérité. Car nous ne connaissons qu'en partie (I Cor. XIII, 9), et
ne devinons aussi qu'en partie. Mais lorsque le jour paraîtra, les ombres
seront anéanties, parce que la plénitude de la lumière occupant tout, il ne
pourra plus rester de ténèbres. « Car lorsque ce qui est parfait sera venu, ce
qui est imparfait sera détruit (Ibid. 40).
6. Cela pourrait suffire si l'Écriture disait
que le jour « souffle » non pas qu'il aspire. Mais je crois qu'il est
nécessaire d'ajouter encore ici quelque chose, pour expliquer la raison de
cette petite addition, et de la différence qu'elle produit. Car, pour vous
parler en toute vérité, je suis persuadé qu'il n'y a rien d'inutile dans le
texte précieux et sacré de l'Écriture, et que la moindre particule a sou sens
particulier. Or, nous avons coutume de nous servir de ce mot, lorsque nous
désirons passionnément quelque chose. Comme, par exemple, lorsque nous disons,
un tel « aspire » à cet honneur, ou à cette dignité. Cette parole donc marque
une merveilleuse abondance de l'Esprit-Saint, qui doit se manifester, lorsque
non-seulement nos âmes mais nos corps même deviendront spirituels à leur
manière, et que ceux qui en seront trouvés dignes seront enivrés de l'affluence
des biens de la maison de Dieu, et abreuvés d'un torrent de délices.
7. Ou autrement encore. Le jour sanctifié a déjà
éclairé les anges, on leur soufflant, comme un vent impétueux, les secrets
ineffables de l'éternelle divinité. Car le Prophète dit que l'impétuosité du
fleuve réjouit la cité de Dieu (Psaume XLXV, 5); mais la cité à laquelle il dit
« Tous ceux qui demeureront en vous seront comblés de joie (Psaume LXXXVI, 7).
» Mais lorsque ce jour aura soufflé pour nous qui habitons la terre, il ne sera
pas seulement un jour « soufflant » mais un jour « aspirant, » parce qu'il nous
recevra comme en ouvrant son sein. Ou bien. afin de reprendre les choses d'un
peu plus haut, et de les traiter avec plus d'étendue, après que le Créateur eut
formé l'homme du limon de la terre, l'histoire véridique rapporte qu'il «
souffla sur sa face un souffle de vie (Gen. II, 7). » C'est pourquoi ce jour-là
fut pour lui un jour « inspirant. » Mais une nuit maligne et envieuse se mêla
artificieusement dans ce jour, en se revêtant d'une fausse lumière; car en
promettant à l'homme une lumière de science bien plus brillante que la sienne,
par ce conseil pernicieux, elle remplit nos premiers parents de soudaines
ténèbres, et d'une obscurité profonde et affreuse. Malheur ! malheur! ils ne
connurent pas le piège qu'on leur tendait, ils marchèrent dans les ténèbres
sans le savoir, et prirent les ténèbres pour la lumière, et la lumière pour les
ténèbres. Car la femme mangea du fruit que lui avait donné le serpent, et que
Dieu lui avait défendu de manger, elle en donna à son mari, et un nouveau jour
commença à luie pour eux. Car aussitôt leurs yeux furent ouverts (Gen. III, 7),
et ce jour fut pour eux un jour conspirant qui détruisit le jour inspirant, et
le remplaça par le jour expirant. En effet, la malice du serpent, les caresses
de la femme, et la faiblesse de l'homme, conspirèrent ensemble contre le
Seigneur et contre son Christ. Aussi le Seigneur et son Christ se disaient-ils
l'un à l'autre: « Voilà Adam qui est devenu comme l'un de nous (Gen. III, 22),
» parce qu'il avait acquiescé aux cajoleries des pécheurs, par une lâcheté qui
leur faisait injure à tous deux.
8. Nous naissons tous dans ce jour. Nous portons
en effet imprimé sur nous, le caractère de cette ancienne « conspiration, » car
Eve vit encore dans notre chair, et le serpent s'efforce sans cesse par le
moyen de la concupiscence que nous avons héritée d'elle, de nous faire
consentir à la rébellion. C'est pourquoi, comme je l'ai dit, des saints de la
loi ancienne ont maudit ce jour, et souhaité que la durée en fût abrégée, et
qu'il fût bientôt changé en ténèbres, parce que c'est un jour de contention et
de contradiction, où la chair ne cesse de s'élever contre l'esprit, et où la
loi des membres est dans une continuelle révolte contre la loi de l'esprit.
C'est pourquoi il est devenu un « jour expirant. » Car quel est l’homme qui
vivra et ne verra pas la mort. Qu'on dise, si l'on veut, que c'est un effet de
la colère de Dieu, pour moi, je croirai toujours que c'est un effet de sa
miséricorde, afin que les élus, pour qui il fait toutes choses, ne soient pas
si longtemps tourmentés par cite contradiction malheureuse. Car ils abhorrent
et souffrent avec grand peine cette captivité honteuse et cette misérable
contradiction.
9. Hâtons-nous donc de «respirer » de cette «
conspiration » ancienne et criminelle, parce que les jours de l'homme sont
courts. Que le jour «respirant » nous reçoive et nous éclaire, avant qu'une
nuit pleine d'horreur nous enveloppe dans les ténèbres extérieures d'une
obscurité éternelle. Demandez-nous en quoi consiste cette « réparation »? C'est
en ce que l'esprit commence à son tour à concevoir des désirs contraires à la
chair. Mortifier les oeuvres de la chair, par l'esprit, c'est « respirer.» La
crucifier avec ses accès et ses concupiscences, c'est « respirer ». « Je châtie
mon corps, dit l'Apôtre, et le réduis en servitude, de peur que lorsque j'aurai
prêché aux autres, je ne sois moi-même réprouvé (I Cor. IX, 17). » C'est là le
cri d'un homme qui respirait, ou plutôt qui avait déjà respiré. «
Allez-vous-en, et faites de même (Luc. X, 97), » afin de faire connaître que
vous avez aussi respiré, afin que le jour « inspirant » nous éclaire de
nouveau. La nuit de la mort ne prévaudra pas sur ce jour renaissant, il luit
dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'ont pas enveloppé. Cette lumière de vie
ne se perdra pas même avec la vie, et celui qui mourra de la sorte pourra dire
avec raison: « La nuit même est devenue, pour moi, un jour très-agréable.» Et
comment ne verrait-il pas plus clair, lorsqu'il sera dégagé des nuages, ou
plutôt de la corruption du corps? Il sera délivré, n'en doutez pas, des liens
du corps, libre parmi les morts, et clairvoyant parmi les aveugles. Car, comme
autrefois, pendant que personne ne voyait clair dans l'Égypte, seul, le peuple
d'Israël voyait au milieu des ténèbres, suivant ce que dit l'Écriture, « qu'il
faisait jour partout où était le peuple d'Israël (Exod. X. 23), » de même les
justes brilleront d'une vive lueur parmi les enfants des ténèbres, et, dans une
terre couverte de l'ombre de la mort, ils verront d'autant plus clair qu'ils
seront dégagés des ombres du corps. Car, pour ceux qui n'auront pas respiré
parce qu'ils n'ont pas cherché la lumière du jour inspirant, et que le Soleil
de justice ne s'est pas levé sur eux, ils passeront de ces ténèbres en d'autres
ténèbres encore plus épaisses, en sorte que ceux qui sont couverts de ténèbres
le seront davantage, et que ceux qui voient verront encore mieux.
10. Ou peut fort bien appliquer, ce me semble, à
ce propos, cette parole du Sauveur: « Que, à celui qui a quelque chose, on
donnera des biens en abondance; et que à celui qui n'a rien, on ôtera même ce
qu'il semble avoir (Luc. XIX. 26). » Oui, car à la mort, il sera donné une
nouvelle lumière, à ceux qui voyaient déjà, et à ceux qui ne voient pas, on
ôtera même le peu qu'ils semblent avoir. Car, à proportion que ceux-ci voient.
moins, ceux-là voient davantage, jusqu'à ce que les uns entrent dans une nuit «
soupirante » et les autres dans le jour « aspirant », qui sont les deux
extrêmes; un extrême aveuglement, et une suprême clarté. Alors il n'y aura plus
rien à ôter à ceux qui seront absolument dénués de tout, ni à ajouter à ceux
qui seront pleins de tout, si ce n'est que ces derniers espèrent recevoir
encore quelque chose au delà de la plénitude, selon la promesse que le Sauveur
leur a faite en disant: « On mettra dans votre sein une mesure bonne, pleine,
entassée, et qui regorgera par dessus (Luc. VI. 78). » Ce qui regorge ne vous
semble-t-il pas plus que ce qui est plein? Cette plénitude surabondante ne vous
surprendra pas quand vous verrez qu'il est dit: « Dans l'éternité, et au delà
(Exod. XX. 18). » Ce sera donc là le comble du jour « aspirant ». Il ajoute,
dis-je encore, quelque chose à la plénitude « inspirée, à l'abondance du jour
inspirant », il augmente infiniment l'éclat de la gloire, et la fait rejaillir
sur le corps même. Car c'est pour cela qu'il est appelé le jour aspirant, parce
qu'il ajoute à « l'inspirant ». Ce que le Saint-Esprit a marqué par cette
préposition à «aspirant », parce que ceux que ce premier jour éclaire au
dedans, celui-ci les orne au dehors, et les revêt d'une robe de gloire.
11. Je crois que cela suffit pour rendre raison
de ce mot « aspirant ». Et si, voulez-vous que je vous le dise, le jour « aspirant
» c'est le Sauveur que nous attendons, qui réformera notre corps vil et bas, en
le rendant conforme à son corps glorieux (Phil. III. 21). Il est aussi le jour
« inspirant », parce qu'il nous fait respirer premièrement, dans la lumière
qu'il « inspire », afin que nous soyons aussi en lui un jour « inspirant », en
tant que notre âme intérieure se renouvelle de jour en jour, et dans l'esprit,
en se rendant semblable à l'image de celui qui l'a créée, et devient ainsi jour
de jour, et lumière de lumière. Il y a donc deux jours en nous, le jour «
inspirant », qui est la vie du corps, et le jour « respirant», qui est la
sanctification de la grâce, et il en reste un troisième, le jour «aspirant »,
qui nous éclairera par la gloire de la résurrection; il est manifeste que le
grand mystère de bouté qui s'est accompli dans le chef, s'accomplira aussi dans
les membres, selon ce témoignage du Prophète: « Il nous vivifiera après deux
jours, il nous ressuscitera le troisième jour; nous vivrons en sa présence;
nous serons intelligents, et nous le suivrons, afin de connaître le Seigneur
(Osee. VI, 3). » C'est lui que les anges désirent contempler, l'époux de
l'Église, Jésus-Christ Notre-Seigneur, qui étant Dieu est élevé et béni par
dessus tout dans les siècles des siècles.
Amen.
1. « Revenez et soyez semblable, mon bien-aimé,
à la chèvre et au faon de biche (Cantique II, 17). » Comment, il ne fait que de
s'en aller, et vous le rappelez? Qu'est-il arrivé de nouveau en si peu de
temps? Avez-vous oublié quelque chose? oui, sans doute l'Épouse a oublié tout
ce qu'il n'est pas, et s'est oubliée elle-même. Car, quoiqu'elle ne soit pas
privée de raison, il semble néanmoins que pour le moment elle ne se possède
pas. Et il ne parait pas qu'elle conserve dans ses paroles cette pudeur qui
brille si fort dans ses actions. C'est la violence de l'amour qui en est cause.
C'est lui, dans son triomphe, qui impose silence à tout sentiment de pudeur, de
bienséance et de retenue, et qui lui fait négliger le temps et les mesures
convenables. Car, voyez, l'Époux est à peine parti d'auprès d'elle, qu'elle le
conjure aussitôt de revenir. Elle le prie même de se hâter et de courir comme
les bêtes des bois les plus agiles, comme la chèvre et le faon de la biche.
Voilà pour ce qui concerne la suite de la lettre. Et c'est la part des Juifs (a).
2. Mais pour moi, comme je l'ai appris du
Seigneur, je chercherai l'esprit et la vie dans le sens profond et mystérieux
de cette parole sacrée, et c'est là ma portion, parce que je crois en
Jésus-Christ. Pourquoi ne tirerais-je pas une nourriture agréable et salutaire
de cette lettre stérile et insipide, comme je tire le grain de la paille, la
noix de son enveloppe, la moëlle de l'os? Je ne veux pas m'en tenir à cette
lettre qui ne sent que la chair, et qui donne la mort, mais ce qu'elle cache
est du Saint-Esprit. L'Esprit parle un langage mystérieux, selon le témoignage
de l'Apôtre (1. Cor. XIV, 2), mais Israël, au lieu du mystère qui est voilé,
prend le voile qui couvre le mystère. Pourquoi cela? sinon parce qu'il y 'a
encore un voile sur son coeur. Ainsi le son de la lettre est pour lui, et le
sens en est pour moi. Il trouve la mort dans la lettre, et je trouve la vie
dans l'esprit. Car c'est l'esprit qui donne la vie, parce qu'il donne
l'intelligence. L 'intelligence n'est-elle pas la vie? « Donnez-moi
l'intelligence et je vivrai (Psaume CXVIII, 44), » dit le Prophète au Seigneur.
L'intelligence ne demeure pas au dehors, n'est pas attachée à la surface, ne
marche pas à tâtons comme un aveugle, mais pénètre au fond des choses, d'où
elle tire souvent les trésors de la vérité, et dit avec le Prophète: « J'ai
autant de joie d'avoir découvert vos paroles, qu'un homme qui a trouvé de
riches dépouilles (Ibid. 162). » C'est ainsi crue le royaume de la vérité
souffre violence, et il n'y a que ceux qui lui font violence qui le ravissent
(Matth. II, 12). Mais ce frère aîné de l'Évangile (Luc XV, 25), qui revient du
champ, est la figure du peuple ancien et grossier, qui ne travaille que pour un
héritage terrestre, gémit sous le pesant fardeau de la loi, et porte le poids
du jour et de la chaleur; ce frère aîné, dis-je, parce qu'il n'a pas
d'intelligence, demeure encore à présent dehors et ne veut pas entrer dans la
maison du banquet bien que son père l'y convie, se privant ainsi lui-même
encore aujourd'hui du concert de musique, et du veau gras. Malheureux, il
refuse d'éprouver combien il est doux et agréable à des frères de demeurer
ensemble. Que cela soit dit pour montrer la différence de la part de l'Église,
et de celle de la Synagogue, et pour qu'on reconnaisse plus clairement
l'aveuglement de l'une et la prudence de l'autre, et que la félicité de
celle-ci paraisse davantage par la malheureuse folie de celle-là.
3. Examinons maintenant les paroles de l'Épouse,
et tâchons d'exprimer tellement les chastes affections d'un saint amour, qu'il
ne paraisse rien contre la raison, ni rien d'indécent dans ce discours sacré.
Si nous nous souvenons de l'heure où le Seigneur Jésus, qui est l'Epoux, passa
de ce monde à son Père, et en même temps de l'état oit était l'Eglise, sa
nouvelle Epouse, lorsque, comme une veuve désolée, elle se vit abandonnée de
son unique espérance, je veux parler des apôtres, qui après avoir tout quitté
l'avaient suivi, et étaient demeurés avec lui dans ses tentations; si, dis-je,
nous pensons à ces choses, je crois que nous trouverons que ce n'est pas sans
raison ni hors de propos qu'elle est si fort en peine de son retour, qu'elle
s'attriste de son départ, surtout en se voyant ainsi seule et délaissée.
L’amour qu'elle porte à son bien-aimé, et l'indigence où elle se trouve sont
une double raison pour elle de l'avertir que, puisqu'elle ne peut lui persuader
de ne pas remonter au lieu où il était auparavant, il se hâte au moins
d'accomplir la promesse de son retour. Car si elle désire et demande qu'il soit
semblable aux bêtes les plus vites à la course, c'est une marque de la violence
et de l'empressement de son désir, qui ne trouve rien d'assez prompt. N'est-ce
point ce qu'elle demande tous les jours lorsqu'elle dit dans sa prière: « Que
notre règne arrive (Matth. VI, 10)? »
(a) Le Juif ne tient qu'au sens littéral et charnel, à
l'écorce même du sens. C'est ce qui fait dire à saint Benard dans le nombre
suivant: « le son de la lettre est pour le Juif et le sens de la lettre est
pour moi. »
4. Je pense néanmoins qu'elle n'a pas seulement
voulu marquer l'agilité, mais encore la faiblesse, celle dit sexe dans la
chèvre, et celle de l'âge dans le faon. Elle veut donc, à ce queje crois, que,
tout en revenant avec puissance, il ne paraisse pas néanmoins au jugement
dernier dans la forme de Dieu, mais en celle où il est né, où il est né petit
enfant pour nous, né seulement du sexe faible. Pourquoi cela? Afin que l'un et
l'autre l'avertissent d'ètre doux envers les pécheurs au jour de sa colère, et
de se souvenir au jugement de faire prévaloir la miséricorde sur la justice.
Car s'il examine les péchés à la rigueur, je dis même ceux des élus, qui pourra
subsister en sa présence (Psaume CXXIV, 3)? Les astres ne sont pas purs devant
lui, et il trouve des taches dans ses anges mêmes (Job. XXV). Ecoutez, en effet,
ce qu'un saint, un élu dit à Dieu. « Vous m'avez remis la malice de mon péché,
et tout juste priera pour ses péchés au temps favorable pour en obtenir le
pardon (Mal. XXXI, 5). » Les saints même ont donc besoin de prier pour leurs
péchés pour être sauvés par la miséricorde de Dieu, sans se confier en leur
propre justice. Car tous ont péché, et ont besoin de la miséricorde. Afin donc
que, lorsqu'il sera en colère, il se souvienne de sa miséricorde, l'Epouse le
prie de paraître dans une forme qui le porte à faire miséricorde, c'est-à-dire
dans celle dont parle l'Apôtre lorsqu'il dit: « Il a été trouvé semblable à un
homme selon la forme extérieure (Philip. II, 7).»
5. Et certes il est bien nécessaire pour nous
qu'il en soit de la sorte, car si, nonobstant ce tempérament, il doit y avoir
tant d'équité dans ses arrêts, de sévérité dans ce juge, d'éclat dans sa
majesté, et de changement dans la face de la nature, que, selon un Prophète, «
On ne saurait seulement penser au jour de son avènement (Malac. III, 2); » que
croyez-vous que ce serait, si ce feu consumant, qui est Dieu même, venait dans
toute cette grandeur, cette force, et cet éclat de la divinité, pour faire voir
sa puissance contre une feuille qui est le jouet du vent, et pour poursuivre
une paille sèche? C'est un homme, dit le Prophète, et cependant qui pourra
lever seulement les yeux sur lui? Qui pourra soutenir ses regards? Combien
moins les hommes le pourraient-ils supporter, s'il se faisait voir à eux dans
sa divinité toute pure, sans être revêtu de son humanité, et dans cet état où
il est inaccessible par sa lumière, et par sa hauteur, et incompréhensible par
sa majesté souveraine? Mais maintenant, lorsque sa colère s'enflammera (Psaume
II, 13). comme dit le Prophète, que l'humanité dont il sera couvert paraîtra
agréable aux enfants de la grâce ! Ce sera pour eux l'affermissement de leur
foi, la force de leur espérance, et l'accroissement de leur confiance, il
exercera sa miséricorde envers les saints, et il regardera favorablement ses
élus. Car Dieu le Père lui-même a donné au Fils la puissance de juger, non
parce qu'il est son fils, mais parce qu'il est fils de l'homme. O vrai Père des
miséricordes! Il veut que les hommes soient jugés par un homme, afin que, dans
une si grande frayeur, et au milieu de tant de maux, la ressemblance d'une même
nature donne de la confiance aux élus. Le Prophète David avait prédit cela
autrefois, dans une prophétie faite en forme de prière. « O Dieu, dit-il,
donnez au roi votre puissance de juger, et votre justice au fils du roi (Psaume
LXXI, 2). » La promesse que les anges firent aux apôtres, après avoir emporté
le Sauveur dans le ciel, ne s'éloigne pas de ce que dit David: « Ce Jésus qui
vous a quittés pour monter au ciel, viendra de même que vous l'avez vu, lorsqu'il
y est monté (Actus. I, 11), » c'est-à-dire dans cette même forme et substance
corporelles.
6. On voit clairement par toutes ces choses, que
l'Épouse a en elle un conseil divin, et qu'elle n'ignore pas le mystère de la
volonté suprême; elle marque, par manière d'oraison et de prophétie, que la
nature la plus infirme, ou plutôt la nature la moins excellente (car alors elle
ne sera plus infirme) doit se montrer au jugement, en sorte que celui qui
ébranle le ciel et la terre par sa vertu, s'armera de puissance contre les
pécheurs, et néanmoins paraîtra doux et affable et comme désarmé aux élus. A
quoi on peut ajouter encore, que, pour discerner les uns d'avec les autres, il
aura besoin, non-seulement de l'agilité du faon de biche, mais encore des yeux
clairvoyants de la chèvre, afin que, dans une si grande multitude, et dans un
si grand bouleversement, il puisse reconnaître ceux sur lesquels il doit sauter
spirituellement, et ceux qu'il doit passer, pour ne pas fouler aux pieds le
juste au lieu de l'impie, lorsqu'il brisera les peuples dans sa colère. Car,
pour les impies, il faut que la prophétie de David, ou plutôt la parole du
Seigneur, qui parlait par Babouche, s'accomplisse: «Je les mettrai en poudre
pour servir de jouet au vent, je les foulerai aux pieds, comme l'on foule la
boue des places publiques (Psaume XVII, 43). » Et que cette autre parole d'un
autre Prophète soit aussi accomplie, lorsque, retournant vers les anges, il
dira: « Je les ai foulés aux pieds dans ma colère et dans ma fureur (lsa. LXIII,
3). »
7. Si quelqu'un croit qu'il vaut mieux entendre
les paroles de l'Épouse en ce sens, que notre faon de biche passera les
méchants, et sautera sur les bons, je le vaux bien, pourvu qu'il tombe d'accord
qu'il règlera ses sauts, en sorte, qu'il fera une différence entre les bons et
les méchants. Car je pense, si je m'en souviens bien, que c'est aussi le sens
que j'ai donné dans un autre discours, où j'ai expliqué ce même verset (Serm.
V, 4). Mais alors ce faon sautait, ou passait outre, selon la dispensation de
la grâce qui est donnée aux uns, dans cette vie, et.refusée aux autres, par un
juste mais secret jugement de Dieu. Mais ici c'est pour récompenser les mérites
d'une dernière et différente manière. Et peut-être les dernières paroles de ce
verset que j'avais presque oublié, favorisent-elles ce sens. Car, après avoir
dit: «Soyez semblable, mon bien-aimé, à la chèvre et au faon de biche, elle
ajoute: sur les montagnes de Béthel (Cantique II, 17). » Car il n'y a pas de
mauvaises montagnes dans la maison de Dieu, qui est ce que signifie Bethel.
C'est pourquoi l'Époux, en sautant sur elles, ne les foule pas, mais les
réjouit, et cette parole de l'Écriture se trouve accomplie: « Les montagnes et
les collines chanteront des louanges en la présence de Dieu (Isaïe LV, 12). »
Il y a, en effet, des montagnes que, selon l'Évangile, la foi compare à un
grain de moutarde, transporté d'un lieu à un autre; mais ce ne sont pas les
montagnes de Béthel. Car la foi n'enlève pas ces dernières, elle les cultive.
8. Si les Principautés, les Puissances, et les
autres troupes des esprits bienheureux, enfin, si toutes les vertus célestes
sont les montagnes de Béthel, en sorte que nous entendions d'eux ce qui est
dit: « Ses fondements sont dans les montagnes saintes, » ce faon de biche ne
paraîtra pas vil et méprisable, puisqu'il est élevé au dessus de si excellentes
montagnes, il paraîtra « d'autant meilleur que les anges, qu'il a reçu en
partage un nom beaucoup plus noble qu'eux, comme dit l'Apôtre (Heb. II, 4).
Qu'il a été rendu un peu inférieur aux anges (Psaume VIII, 6); » cela n'empêche
pas qu'il ne soit meilleur qu'eux, l'Apôtre et le Prophète ne se sont pas
contredits, puisqu'ils étaient animés du même esprit. Car c'est par sa volonté,
non par nécessité, qu'il a été inférieur aux anges. Eu sorte que, bien loin que
cela diminue rien de sa bonté, au contraire cela l'augmente. Aussi, le Prophète
ne dit pas, qu'il est moindre que les anges, mais qu'il a été rendu inférieur
aux anges, relevant ainsi la grâce de sa miséricorde, sans faire tort à sa
grandeur. Sa nature ne lui permettait pas d'être moindre que les anges, mais la
cause de son abaissement au dessous d'eux, en est l'explication. Car il ne leur
a été inférieur que parce qu'il l'a bien voulu. Il l'a été par sa volonté, et
pour notre avantage, et ainsi cet abaissement n'est l'effet que de la
compassion qu'il a eue pour nous. Il n'a donc rien perdu en s'humant, puisque
sa clémence a gagné tout ce qu'il semblait que sa majesté eût perdu. L'Apôtre
n'a pas passé sous silence ce grand mystère d'une bonté si extrême, lorsqu'il a
dit: « Ce Jésus qui a été un peu abaissé au dessous des anges, nous le voyons,
à cause de sa passion, couronné d'honneur et de gloire (Heb. II, 9). »
9. Que cela soit dit pour l'explication de la
comparaison que l'Épouse fait de l'Époux avec un faon de biche, et pour faire
voir qu'elle ne fait pas injure à sa majesté. Que dis-je ! elle n'en fait pas
même à son infirmité. Il est un faon de biche, il est un petit enfant. Il est
semblable à une chèvre, comme étant né d'une femme, et néanmoins il est sur les
montagnes de Béthel, il a été fait plus élevé que les Cieux (a)
(Heb. VII, 26). » L'Apôtre ne dit pas qui est, ou qui subsiste plus élevé que
les cieux, de peur qu'on ne s'imaginât qu'il voulût parler de la nature de
celui qui est l'Être par excellence. Lors même qu'il le préfère aux anges, il
ne dit pas qu'il est ont qu'il subsiste, mais «qu'il a été fait meilleur qu'eux
(Heb. I, 4). » D'où il paraît que, non-seulement selon ce qu'il est de toute
éternité, mais encore selon ce qu'il a été fait dans le temps, il est
éminemment élevé au dessus de toutes Principautés et de toutes Puissances, et
enfin au dessus de toutes créatures, comme le premier-né de toutes les
créatures. Aussi, ce qui paraît folie en Dieu est plus sage que toute la
sagesse des hommes, et ce qu'il y a de faible en lui est plus fort gîte toute
leur force (I Cor. I, 25). C'est ce que dit l'Apôtre; mais, pour moi, je crois
qu'on peut encore, sans se tromper, dire ja même chose à l'égard des anges. On
peut donc appliquer ce pointsage à l'Église universelle.
10. Pour ce qui est d'une âme en particulier,
car une âme petit être épouse, si elle aime Dieu avec douceur, avec sagesse et
avec passion, tout homme spirituel peut remarquer en soi ce que sa propre
expérience lui enseigne sur ce sujet. Pour moi, je ne craindrai pas de vous
déclarer ce que Dieu m'a fait la grâce d'en ressentir; car, quoique cela puisse
sembler vil et méprisable, je ne m'en soucie guère, attendu que celui qui est
spirituel ne me méprisera pas. Mais réservons ce sujet pour un autre discours.
Peut-être y en aura-t-il qui seront édifiés de ce que l'époux de l'Église
Jésus-Christ Notre-Seigneur m'inspirera sur les prières qui lui seront faites,
lui qui étant Dieu et élevé au dessus tout, est béni dans les siècles des
siècles
Amen.
1. « Revenez (Cantique II, 17), » dit-elle. Il
reste manifeste que l'Époux n'est pas présent puisqu'elle le rappelle, et
néanmoins il l'a été fort de peu temps auparavant, puisqu'il semble qu'elle le
rappelle au moment où il s'en allait. Ce rappel qui parait si hors de propos
est la marque de l'amour extrême de l'un et de la beauté aimable de l'autre.
Oit sont ceux qui cultivent si fort l'amour, et qui sont si passionnés pour
lui, qu'ils n'ont ni trêve ni paix dans sa poursuite? Je me souviens que je
vous ai promis d'appliquer ce pointsage au Verbe et à l'âme; mais je confesse
que pour le faire tant soit peu dignement, j'ai grand besoin du secours du
Verbe lui-même. Et véritablement ce discours siérait mieux à nue personne qui
aurait éprouvé plus que moi les secrets de l'amour divin et les posséderait
plus à fond. Mais je ne puis me dispenser de ce que je vous dois, et de
satisfaire vos désirs. Je sais bien le danger où je m'engage, et je ne l'évite
pas, parce que vous me contraignez à m'y engager. Vous m'obligerez, pour user
des termes du Prophète, à entreprendre des choses qui sont grandes et placées
infiniment au dessus de moi. Hélas ! je crains qu'on ne me dise: Pourquoi
racontez-vous mes délitas, et pourquoi une bouche aussi impure que la vôtre
parle-t-elle de mes mystères? Écoutez cependant un homme qui appréhende de
parler, et qui ne saurait se taire. Peut-être cette appréhension même
excusera-t-elle ma hardiesse, surtout si cela sert à votre édification; et
peut-être Dieu aura-t-il aussi égard aux larmes que. je verse. Revenez, dit
l'Épouse. Elle avait raison. Il s'en allait, et elle le rappelle. Qui me
découvrira la raison mystérieuse de ces changements? Qui me xpliquera dignement
ce que c'est que ces allées et ces retours du Verbe? Est-ce que l'Époux est inconstant?
D'où peut sortir et où peut aller ou retourner celui qui remplit tout? Quel
mouvement local peut avoir celui qui est Esprit? ou quel mouvement peut-on
attribuer à Dieu, à celui qui est absolument immuable?
(a) Dans tous les manuscrits et dans les premières
éditions des Oeuvres de saint Bernard, on lit la leçon que nous donnons ici:
Horatius a lu « demeure. » On retrouve dans la sermon soixante-quinzième, le
mot que nous traduisons ici par « qui est », et que les éditeurs ont remplacé
par le mot « qui s'asseoit. » Toutefois il est à remarquer que dans ce sermon
soixante-treizième, on lit aussi un peu plus loin, « il demeura où il exista. »
2. Que celui qui peut comprendre ces choses les
comprenne. Pour nous, marchant simplement et avec prudence néanmoins, dans
l'exposition de ce discours mystique et sacré, suivons l'exemple de l'Écriture
qui se sert de nos paroles pour exprimer la sagesse cachée dans ce mystère, et
qui, pour figurer Dieu à nos esprits, nous l'insinue par les images des choses
sensibles, nousprésentant ainsi un avantage précieux: je veux parler de ce
qu'il y a d'inconnu et d'invisible en Dieu, dans des vases d'une matière de peu
de valeur. Imitons-la, et disons que le Verbe de Dieu, qui est Dieu, et l'époux
de l'âme, vient dans l'âme de la manière qu'il lui plait et la laisse ensuite,
pourvu seulement que nous croyions que cela se fait par un sentiment intérieur
de l'âme, non par un mouvement du Verbe. Par exemple, lorsqu'elle sent la
grâce, elle reconnaît que le Verbe est présent; et lorsqu'elle ne la sent pas,
elle se plaint de ce qu'il est absent, et demande qu'il revienne à elle, en
disant avec le Prophète: « Toutes les affections de mon âme et vous cherchent,
je chercherai, Seigneur, votre présence (Psaume XXVI. 8). » Et comment ne le
chercherait-elle pas, puisque lorsque cet aimable Époux s'est retiré, elle ne
saurait désirer autre chose que lui, ni penser à autre chose qu'à lui. Il ne
lui reste donc que de le chercher avec soin quand il est absent, et de le
rappeler quand il s'en va. C'est donc ainsi que le Verbe est rappelé, et il est
rappelé par le désir de l'âme, mais de l'âme à qui il a eu la bonté de se faire
goûter une fois. Le désir, n'est-ce point une voix? Oui, c'en est une, et forte
même. Car « le Seigneur », dit le Prophète, « a exaucé le désir des pauvres
(Psaume IX. 17). » Lors donc que l'Époux s'en va, le seul cri de l'âme, son
seul et continu désir, sa seule et unique demande, c'est qu'il revienne.
3. Donnez-moi maintenant une âme que le Verbe.
Époux ait coutume de visiter souvent, à qui la familiarité donne de la
hardiesse, le goût de la faim, le mépris de toute choses du repos, et je ne
ferai pas difficulté de lui attribuer la voix et le nom d'Époux et de lui
appliquer les paroles que nous expliquons maintenant. Telle est en effet celle
dont il est question ici. Car elle témoigne assez, en rappelant l'Époux,
qu'elle a mérité sa présence si-elle n'est pas digne encore de toute
l'abondance de ses grâces. Autrement elle ne le rappellerait pas, mais elle
l'appellerait; rappeler marque le retour, et peut-être ne s'est-il retiré que
pour qu'elle le rappelât avec plus d'ardeur, et qu'elle l'embrassât plus
étroitement. Car lorsqu'il feignait un jour de vouloir aller plus loin, il n'en
avait pas envie, en effet, mais il désirait s'entendre dire ces paroles: «
Demeurez avec nous, Seigneur, car il est tard (Luc. XXIV. 39). » Et, une autre
fois, lorsqu'il marchait sur la mer et que les Apôtres naviguaient et avaient
beaucoup de peine à avancer, il fit semblant de vouloir passer outre, et
cependant ce n'était pas son dessein, mais il voulait seulement éprouver leur
foi et se faire prier. Car comme dit l'Évangeliste: « Ils furent troublés et
crièrent, croyant que ce fût un fantôme (Marc. VI. 49). » Cette pieuse
dissimulation, ou plutôt celte salutaire dispensation, dont le Verbe usa d'une
manière corporelle, le même Verbe, qui est Esprit, continue à y avoir encore
recours d'une façon spirituelle avec l'âme qui l'aime; quand il passe outre, il
veut être retenu, et quand il s'en va, il veut être rappelé, car le Verbe, qui
est la parole de Dieu, n'est pas irrévocable. Il va et revient selon son bon
plaisir; il visite l'âme dès le matin, comme dit le Prophète, et il l'éprouve
aussitôt, en se retirant: s'il va dans l'âme, c'est un effet de sa grâce
spontanée, et s'il y retourne, cela dépend absolument de sa volonté; mais il ne
fait l'un et l'autre qu'avec un jugement dont il connaît seul la raison.
4. Toujours est-il, que ces vicissitudes du
Verbe, qui s'en va et qui vient, se passent dans l'âme, ainsi qu'il le dit
lui-même. « Je vais et je viens en vous (Jean XIV. 20). » Et ailleurs: « Vous
ne me verrez plus durant un peu de temps, et un peu après vous me verrez (Jean
XVI. 7). » O peu de temps et peu de temps ! O que ce peu de temps dure
longtemps ! Mon doux Sauveur, comment pouvez-vous appeler court le temps que
nous ne vous voyons pas? Je n'ai garde d'accuser la parole de mon Seigneur,
mais le temps me semble long, excessivement long! L'un et l'autre est
véritable. Il est court, si on considère nos mérites, agis il est bien long, si
on regarde nos désirs. C'est dans ce sens que le Prophète dit: « S'il diffère à
venir, attendez-le, car il viendra bientôt (Abac. II. 3). » Comment ne
tardera-t-il pas, s'il de l’heure quelque temps à venir, sinon parce qu'il
viendra assez tôt, selon nos mérites, mais non pas selon nos voeux? Or, l'âme
qui aime est emportée par la ferveur de ses veaux, elle est entraînée par ses
désirs, elle oublie son peu de mérite, elle n'a pas d'yeux pour voir la majesté
de son époux, et n'en a que pour les plaisirs dont elle souhaite jouir; ne
regarde que sa grâce salutaire, et elle agit familièrement avec lui. Enfin,
sans crainte et sans pudeur, elle rappelle le Verbe, et redemande avec confiance
ses premières délices; elle ne le nomme pas son Seigneur, mais son bien-aimé,
avec sa liberté habituelle. « Revenez, mon bien-aimé, dit-elle, et elle ajoute:
Soyez semblable à la chèvre et au faon de biche sur les montagnes de Béthel »
Mais nous expliquerons ces paroles plus tard.
5. Maintenant, souffrez mon indiscrétion. Je
veux vous dire, parce que je vous l'ai promis, comment ces choses se passent en
moi. Cela n'est pas à propos, je l'avoue, mais je me livre volontiers, pourvu
que cela vous serve. Si vous en profitez, je me consolerai de mon peu de
retenue, sinon j'avouerai ma folie. Je confesse, quoique ce soit pécher contre
la modestie de vous le dire, que le verne m'a aussi visité et qu'il l'a fait
même plusieurs fois. Mais quoiqu'il soit entré souvent en moi, je ne m'en suis
pas néanmoins aperçu. J'ai senti qu'il y était, je me souviens qu'il y a été,
j'ai pu même quelquefois pressentir son entrée, mais je ne l'ai jamais sentie,
non plus que sa sortie. Car d'où venait-il quand il vint dans mon âme, et d'où
s'en est-il allé lorsqu'il l'a quittée, par où est-il entré, ou sorti? c'est ce
que je confesse ignorer maintenant, selon cette parole: « Vous ne savez d'où il
vient, ni où il va (Jean III, 8). » Et il ne faut pas s'en étonner, puisque
c'est à lui qu'un prophète a dit autrefois: « Et l'on ne connaîtra pas la trace
de vos pas. » Il est hors de doute qu'il n'est entré ni par mes yeux; car il
n'est pas coloré, ni par mes oreilles, car il n'est pas un son, ni par mon nez,
car il ne se mêle pas avec l'air, mais avec l'âme, et ne l'affecte pas, mais la
fait; ni par mon gosier, car il ne se mange ni ne se boit. Je ne l'ai pas non
plus reconnu au toucher, car il n'est pas palpable. Par où donc est-il entré?
Car il n'est pas venu du dehors, puisqu'il n'est aucune des choses qui
paraissent au dehors. Cependant il n'est pas venu du dedans de moi, car c'est
un bien et le bien n'habite pas en moi, je le sais. Je suis aussi monté au
dessus de moi, et j'ai trouvé que le Verbe est encore plus haut. Ma curiosité me
l'a fait chercher au dessous de moi, et j'ai trouvé pareillement qu'il est
encore plus bas. J'ai regardé hors de moi, et j'ai reconnu qu'il est encore au
delà de ce qui est hors de moi; et enfin je l'ai cherché au dedans de moi, et
j'ai vu qu'il m'est plus intérieur que moi-même. Et alors j'ai reconnu la
vérité de cette parole: « Nous vivons, nous nous mouvons, et nous subsistons en
lui (Act. XVII, 28). » Mais heureux celui en qui il est, qui vit pour lui, qui
est mu par lui.
6. Vous demandez sans doute comment donc j'ai pu
reconnaître qu'il était présent, puisque ses voies sont si incompréhensibles;
mais il est vif et efficace, et aussitôt qu'il est venu en moi, il a réveillé
mon âme qui dormait, il a remué, amolli, et blessé mon coeur, qui était dur comme
la pierre et malade. Il s'est mis aussi à arracher, à détruire, à édifier, et à
planter, à arroser ce qui, était sec, à éclairer ce qui était ténébreux, à
ouvrir ce qui était serré, à enflammer ce qui était froid, à redresser ce qui
était tortu, et à aplanir ce qui était rude et raboteux. en sorte que mon âme
bénissait le Seigneur, et tout ce qui est en moi glorifiait son saint nom.
C'est donc ainsi que le Verbe époux, en entrant quelquefois en moi, ne m'a fait
connaître son entrée par aucune marque, ni par la voix, ni par la figure, ni
par la démarche. Enfin je ne l'ai connu par aucun mouvement de sa part, je n'ai
aperçu par aucun de mes sens, qu'il se fût glissé dans le fond de mon âme. J'ai
seulement reconnu sa présence par le mouvement de mon coeur, comme je l'ai déjà
dit, j'ai remarqué la puissance de sa vertu par la fuite des vices, et par
l'amortissement des passions qu'elle opérait en moi. J'ai admiré la profondeur
de sa sagesse dans la discussion et la réprobation de mes fautes secrètes, j'ai
éprouvé sa bonté et sa miséricorde par un amendement de ma vie, j'ai découvert,
en quelque sorte sa beauté infinie par le renouvellement et la réformation de
mon esprit, c'est-à-dire de mon homme intérieur: en regardant toutes ces choses
ensemble, j'ai été surpris d'étonnement de sa grandeur incompréhensible.
7. Mais comme toutes ces choses, lorsque le
Verbe se retire, commencent aussitôt à languir et à se refroidir, de même que
si on ôte le feu de dessous un vase qui bout, et que c'est là la marque de sa
retraite, mon âme est abattue de tristesse, jusqu'à ce qu'il revienne; mais
quand mon cœur se réchauffe en moi, ce m'est un témoignage de son retour. Après
avoir ressenti par expérience le bonheur de posséder le Verbe, faut-il
s'étonner si je me sers aussi de la voix de l'Epouse pour le rappeler lorsqu'il
s'est absenté, puisque je suis touché d'un désir non pas tout-à-fait pareil,
mais du moins en partie semblable au sien? Tant que je vivrai j'userai
familièrement de cette voix, et pour rappeler le Verbe je me servirai du verbe
du rappel qui est le mot revenez; et toutes les fois qu'il s'éloignera de moi,
je le rappellerai et ne cesserai de crier par les désirs ardents de mon coeur,
qu'il revienne, qu'il me rende la joie de sa grâce salutaire, qu'il se rende à moi.
Je vous l'avoue, mes chers enfants, je ne prends plaisir à rien jusqu'à ce que
celui qui fait seul tout mon plaisir soit de retour. Et je le prie de ne plus
revenir vide, mais «plein de grâce et de vérité, » selon son ordinaire, et
comme il l'a fait hier et avant-hier. En quoi il me semble qu'il a beaucoup de
rapports avec la chèvre et avec; le faon de biche, la vérité ayant des yeux
aussi perçants que ceux de la chèvre, et la grâce ayant la gaieté du faon de
biche.
8. L'une et l'autre choses une sont nécessaires,
la vérité afin que je ne puisse me cacher devant elle, et la grâce afin que je
ne le veuille pas. Si l'une n'est accompagnée de l'autre, la visite de l'Époux
sera imparfaite. Car la sévérité de la première est pénible sans la gaieté de
la seconde, et la gaieté de la seconde semble un peu trop libre sans la gravité
de la première. La vérité est amère, si elle n'est assaisonnée de la grâce; et
la ferveur de la dévotion est quelquefois un peu légère, immodérée et trop
libre, si elle n'est retenue comme par le frein de la vérité. Combien y en
a-t-il à qui il n'a servi de rien d'avoir reçu la grâce, parce qu'ils n'ont pas
reçu en même temps le tempérament que la vérité apporte? Ils ont eu trop de
complaisance en la grâce; ils n'ont pas appréhendé les regards de la vérité,
ils n'ont pas imité la gravité. de la chèvre, mais seulement la légèreté et la
gaieté du faon de biche. Aussi ont-ils perdu cette grâce dont ils voulaient se
réjouir en particulier; on aurait pu leur dire, mais un peu tard, d'apprendre à
servir « Dieu avec crainte, et à se réjouir en lui avec tremblement, (Psaume
II, 11). » Car l'âme sainte qui avait dit dans son abondance: « Je ne serai
jamais ébranlée (Psaume XXIX, 7), » a senti soudain que le Verbe a détourné sa
face d'elle, et a appris par cette affliction, qu'avec la piété et le zèle
qu'elle avait reçus, elle avait encore besoin du poids de la vérité. La
plénitude de la grâce ne consiste donc ni en la grâce seule, ni en la seule
vérité. Que vous sert-il de savoir ce que vous devez faire, si Dieu ne vous
donne pas la grâce de le vouloir? Et que vous sert-il de le vouloir, si vous ne
le pouvez pas? Combien n'en ai-je pas vus qui étaient devenus plus tristes
après avoir connu la vérité? et cela parce qu'ils ne pouvaient plus désormais
s'excuser sur leur ignorance, puisqu'ils savaient ce que la vérité demandait
d'eux, et ne le faisaient pas.
9. Puisqu'il en est ainsi, l'une ne suffit pas
sans l'autre; c'est trop peu dire, il n'est pas même avantageux de recevoir
l'une sans l'autre. Qui nous l'apprend? C'est l'Apôtre en disant: « Celui qui
sait le bien et ne le fait pas commet un double péché. Et encore: Le serviteur
qui sait la volonté de son maître, et n'agit pas., conformément à cette
connaissance, sera beaucoup plus battu (Luc. XII, 47). » Voilà pour la vérité,
et voici pour ce qui regarde la grâce. Il est écrit: « Et après qu'il eut avalé
le morceau que lui donna le Sauveur, Satan entra en lui (Jean XIII, 27). »
L'Évangéliste parle de Judas qui reçut le don de la grâce, mais parce qu'il ne
marchait pas dans la vérité et la sincérité avec le maître de la vérité, ou
plutôt avec la vérité qui devait lui servir de maître, il donna entrée en lui
au démon. Écoutez encore: «Il les a nourris du plus pur froment, et les a
rassasiés du miel sorti de la pierre (Mal. LXXX, 17). » Qui sont ceux-là? «Les
ennemis du Seigneur, ajoute le Prophète, ont menti contre lui. » Ceux qu'il a
nourris de miel et de froment ont menti contre lui et sont devenus ses ennemis,
parce qu'ils n'ont pas joint la vérité à la grâce. Il est dit encore ailleurs à
leur sujet: « Des enfants étrangers ont vieilli dans leurs crimes, ont boité
dans leurs voies (Psaume VII, 46). » Et comment n'auraient-ils pas boité
puisqu'ils ne marchaient que sur un pied, car ils ne se soutenaient que sur le
pied de la grâce, auquel ils ne joignaient pas la vérité. Leur supplice sera
donc éternel comme celui de leur prince, qui n'est pas lui-même demeuré ferme
dans la vérité, mais qui a été menteur dès le commencement. Et c'est pourquoi
on lui a dit: «Tu as perdu ta sagesse par ta beauté (Ezech. XXVIII, 7). » Je ne
veux pas d'une beauté qui me fasse perdre la sagesse.
10. Demandez-vous quelle est cette beauté si
nuisible et si dangereuse? C'est la vôtres Peut-être ne m'entendez-vous pas
encore. Écoutez donc, je vais parler en termes plus intelligibles. C'est la
beauté qui vous est propre. Ne blâmons pas le don de Dieu, mais le mauvais
usage qu'on en fait. Car, si vous y prenez garde, il n'est pas dit que Lucifer
ait perdu la sagesse par la beauté, mais « par sa beauté. » Or la beauté de
l'âme, si je ne me trompe, aussi bien que celle de l'ange, c'est la sagesse.
Car que sont-ils l'un et l'autre sans la sagesse, sinon une matière informe? La
sagesse n'est donc pas seulement sa forme, elle est aussi sa beauté; Mais il
l'a perdue, lorsqu'il se l'est appropriée, en sorte que lorsqu'on dit, qu'il a
perdu la sagesse par sa beauté, cela veut dire qu'il a perdu la sagesse par sa
propre sagesse, C'est parce qu'il se l'est appropriée qu'il l'a perdue. Il n'a perdu
la sagesse que parce qu'il s'est estimé sage, n'a pas donné la gloire à Dieu,
n'a pas rendu grâce pour grâce, ne l'a pas possédée selon la vérité, ruais en a
abusé selon sa propre volonté voilà pourquoi il l'a perdue ou plutôt voilà ce
qui l'a perdu. Car, posséder la sagesse de cette sorte, c'est la perdre. «Si
Abraham, dit l'Apôtre, a été justifié par les oeuvres, il a eu de la gloire,
mais non pas en Dieu (Rom. VI, 2). » Ainsi en est-il de moi, je ne suis, pas en
sûreté, car je perds tout ce que je ne possède pas en lui. En effet, qu'y
a-t-il qui soit plus perdu que ce qui est hors de Dieu? Qu'est-ce que la mort,
sinon la privation de la vie? Qu'est-ce que la perte du vrai bien, sinon la
séparation d'avec Dieu? Malheur à vous qui êtes sages à vos propres yeux, et
qui vous estimez prudents à votre jugement. C'est de vous qu'il est dit: « Je
perdrai la sagesse des sages, et la prudence des prudents (Cor. I, 19). » Ils
ont perdu la sagesse, parce que leur sagesse les a perdus. Que n'ont pas perdu
ceux qui se sont perdus eux-mêmes? Or ceux que le Seigneur ne connaît pas, ne
sont-ils pas perdus?
11. En effet, les vierges folles qui ne sont
folles, je pense, que parce que se croyant sages, elles sont devenues folles;
ces vierges, dis-je, entendront cette parole terrible: « Je ne vous connais pas
(Matth. XXV, 12). » De même ceux qui tirent un sujet de gloire de la grâce des
miracles entendront aussi la même parole: je ne vous connais pas. En sorte que
l'on voit clairement, par tout ce que nous avons dit, que la grâce nuit plutôt
qu'elle ne sert, lorsqu'elle n'est pas accompagnée de la vérité. L'Époux
possède évidemment l'une et l'autre, puisque saint Jean-Baptiste dit: « Que la
grâce et la vérité ont été bornées par Jésus-Christ.» Si donc mon Seigneur
Jésus, qui est le Verbe de Dieu et l'époux de l'âme, frappe à ma porte n'ayant
que l'une des deux, il n'entrera pas comme époux, mais comme juge; mais à Dieu
ne plaise que cela arrive, à Dieu ne plaise qu'il entre en jugement avec son
serviteur. Qu'il entre pacifique, qu'il entre gai et joyeux, et néanmoins qu'il
soit sérieux et grave, afin que, par le visage sévère de la vérité, il réprime
ce qu'il y a de trop emporté en moi, et tempère l'excès de ma joie. Qu'il entre
en sautant comme un faon de biche, mais qu'il ait la circonspection de la
chèvre, qu'il passe par dessus mes péchés, en faisant comme s'il ne les voyait
pas, et qu'il regarde avec compassion la peine que je mérite. Qu'il entre comme
s'il descendait des montagnes de Béthel, plein d'allégresse et de magnificence,
et comme s'il sortait du sein de son Père, plein de douceur et de bonté, afin
qu'il ne dédaigne pas d'être appelé et de devenir l'époux de l'âme qui le
cherche, lui qui étant Dieu, est élevé par dessus tout, et béni dans les
siècles des siècles.
Amen.
1. « J'ai cherché toutes les nuits, dans mon
petit lit, celui qu'aime mon âme. (Cantique III. 1). » L'Époux n'est pas revenu
à la voix et selon les désirs de celle qui l'a appelé. Pourquoi? Afin que son
désir augmente, pour éprouver son affection, et enflammer davantage son amour.
Ce n'est donc qu'un effet de la dissimulation de l'Époux, non de son
indignation. Mais puisqu'il n'a pas voulu venir quand on l'a appelé, il ne
reste plus qu'à le chercher, pour voir si on pourra le trouver, puisque le
Seigneur dit que « quiconque cherche, trouve (Matt. VII. 8). » Or, voici les
paroles dont elle s'est servie, pour le rappeler: « Revenez, soyez semblable,
mon bien-aimé, à la chèvre et au faon de biche ». L'Époux n'étant pas revenu à
cette voix, pour les raisons que nous avons dites, l'Épouse, qui l'aime
passionnément, se sent embrassée d'un plus violent désir encore, et s'applique
à le chercher avec une ardeur extraordinaire. D'abord, elle cherche dans son
petit lit, mais ne l'y trouvant pas, elle se lève, fait le tour de la ville, va
et vient, dans les places publiques, dans les carrefours, et son époux ne se
présente pas à elle et ne parait pas. Elle interroge tous ceux qu'elle
rencontre, et elle n'en apprend rien de certain. Elle ne le cherche pas dans
une seule rue, ou pendant une seule nuit, puisqu'elle dit: Je l’ai cherché
durant toutes les nuits. Quel désir, quelle ardeur font qu'elle se lève la
nuit, qu'elle n'a pas de honte de paraître en ce temps, qu'elle court toute la
ville, interroge hardiment tous ceux qu'elle rencontre, et ne peut être
détournée de le chercher par aucune raison, ni empêchée par aucune difficulté,
ni retenue par l'amour du repos et du sommeil, par la pudeur d'une épouse, par
les craintes et les frayeurs de la nuit? Et cependant, nonobstant cela, ses
désirs ne sont pas encore accomplis à cette heure. Pourquoi? Que veut dire un
refus si long et si opiniâtre, qui nourrit les ennuis, fomente les soupçons,
allume l'impatience, irrite l'amour, et cause le désespoir? Certes, si c'est
encore une dissimulation de l'Époux, cette dissimulation est bien pénible.
2. Je veux qu'elle ait été utile et salutaire,
lorsque l'Épouse ne faisait encore que l'appeler ou le rappeler. Mais,
maintenant qu'elle le cherche de cette manière; à quoi bon dissimuler plus longtemps?
S'il s'agit ici d'époux charnel, et d'amours déshonnêtes, comme il semble que
la lettre y porte à première vue, et si de semblables choses arrivent parmi
eux, je ne m'en mets pas en peine, c'est leur affaire.. Mais s'il faut que je
réponde et que je satisfasse, selon mon peu de capacité, aux âmes qui cherchent
Dieu; je dois tirer de l'Écriture sainte, qui est leur nourriture, quelque
chose de nourrissant et de spirituel, afin que les pauvres mangent, et soient
rassasiés, et que leurs coeurs trouvent la vie. Or, quelle est la vie des
coeurs, sinon mon Seigneur Jésus-Christ, dont an grand Apôtre, qui vivait de
lui, disait: « Lorsque Jésus-Christ, votre vie, paraîtra, alors vous paraîtrez
aussi dans sa gloire (Coloss. III. 4). » Qu'il vienne donc lui-même, au milieu
de nous, afin qu'on puisse dire aussi de nous avec vérité: « Celui que vous ne
connaissez pas est assis au milieu de vous (Juan. r. 26). » Quoique je ne voie
pas comment l'Époux, qui est esprit, peut n'être pas connu (les personnes
spirituelles, je dis de celles qui ont fait tant de progrès dans la vie des
esprits, qu'elles peuvent dira avec un Prophète: «Le Seigneur Jésus-Christ est
un esprit présent devant nous (Thren. VII. 20), » et avec l'Apôtre: « Connaître
Jésus-Christ selon la chair, ce n'est pas le connaître (II Cor. V. 16). »
N'est-ce point lui que l'Épouse cherchait? Il est maintenant un époux aimant et
aimable. Oui, dis-je, il est vraiment époux comme sa chair est vraiment viande,
et sou sang vraiment breuvage; tout ce qui est de lui étant vrai comme lui, qui
est la vérité même.
3. Mais d'où vient que cet époux ne se trouve
pas quand on le cherche, surtout quand on le cherche avec tant d'ardeur et de
vigilance, tantôt dans le lit, tantôt, dans la ville, ou même dans les places
publiques et dans les rues? N'a-t-il pas dit lui-même: « Cherchez et vous
trouverez. Et, celui qui cherche trouve (Matth. VII)? » Le prophète Jérémie a
dit de même en s'adressant à lui. « Que vous êtes bon, Seigneur, l'âme qui vous
cherche (Tren. III. 25). » Et le prophète Isaïe: « Cherchez le Seigneur,
pendant qu'on le peut trouver (Isaïe LV. 6). » Comment donc les Ecritures
seront-elles accomplies? Car celle qui cherche l'Époux ici n'est pas de celles
à qui lui-même a dit: « Vous me chercherez et ne me trouverez pas (Joran. VII,
34). » Ecoutez trois raisons qui se présentent à moi, pour lesquelles ceux qui
le cherchent ordinairement ne le trouvent pas: cela arrive, ou parce qu'ils ne
le cherchent pas dans le temps qu'il faut, ou parce qu'ils ne, le cherchent pas
comme il faut, ou parce qu'ils ne le cherchent pas où il faut. En effet, si
tout temps est propre pour le chercher, pourquoi le Prophète dit-il « Cherchez
le Seigneur, pendant qu'on peut le trouver (Isaïe LV. 7)? » Il faut donc qu'il
y ait un temps où on ne puisse pas le trouver. Et c'est pourquoi il a dit
encore: « Invoquez-le pendant qu'il est proche; » c'est parce qu'il arrivera un
temps où il ne le sera pas. Et cependant qui ne le cherchera pas alors? « Tout
le monde, dit-il, pliera le genou devant moi (Isaïe XXXXV. 24).» Et néanmoins
les impies ne le trouveront pas, parce que les anges vengeurs les empêcheront
de le trouver, et les chasseront de peur qu'ils ne voient, la gloire de Dieu.
Les vierges folles crieront aussi, mais en vain (Math. XXV. 10), et il ne
sortira pas vers elles, parce que la porte sera fermée. Qu'elles prennent donc
pour elles ce que dit le Sauveur: « Vous me chercherez et ne me trouverez pas
(Juan. VII. 34). »
4. Mais maintenant c'est le temps favorable,
c'est le temps du salut (2 Cor. VI, 2); c'est le temps de chercher et
d’invoquer l'Époux, puisque souvent, même avant qu'on l'appelle, on sent qu'il
est présent. Car écoutez ce qu'il promet: « Avant, dit-il, que vous
m'invoquiez, je dirai: nie voici présent (Isaïe LXV, 24). » Le psalmiste n'a
pas ignoré non plus que c'est maintenant le temps propre et favorable,
puisqu'il a dit: « Le Seigneur a exaucé. les désirs des pauvres; votre oreille,
mon Dieu, a entendu les cris de leur coeur (Psaume IX, 17). » Si nous cherchons
Dieu par les bonnes œuvres, il faut que nous fassions du bien à tout le monde,
pendant que nous eu avons le temps (Gal. VI, 10), d'autant plus que le Seigneur
a dit que la nuit vient où personne ne pourra plus rien faire (Jean IX, 4).
Pensez-vous trouver dans les siècles à venir un autre temps pour chercher Dieu,
et pour faire de bonnes oeuvres, que celui que Dieu même vous a donné pour
cela, et dans lequel il se souviendra de vous? Ce temps est le jour du salut,
parce que c'est le temps où celui qui est notre Dieu et notre roi avant tous
les siècles, a opéré le salut au milieu de la terre (Psaume LXXIV, 12).
5. Après cela, attendez au milieu des enfers, (a) le
salut qui s'est déjà opéré au milieu de la terre. Quel est ce pardon chimérique
que vous espérez au milieu des feux éternels, lorsque le temps de faire grâce
sera passé? Vous ne pourrez plus offrir de victime pour vos péchés, lorsque
vous serez mort dans vos péchés. Le lits de Dieu ne sera pas crucifié de
nouveau. Il est mort une fois, et il ne mourra plus (Rom. VI, 9). Le sang qui a
été répand;i sur la terre ne descendrai pas dans les enfers. Tous les pécheurs
de la terre en ont bu. Les démons n'en pourront réclamer leur part pour
éteindre les flammes qui les dévorent, et les hommes qui seront les compagnons
de leur misère ne le pourront pas non plus. L'âme, non le sang de Jésus-Christ,
est descendue une fois en ce lieu; et c'est là le partage de ceux qui étaient
dans cette prison, c'est la seule visite qu'ils reçurent de lui, de sou âme;
pendant que son corps inanimé était sur la terre, son sang a arrosé la terre,
l'a trempée et enivrée; son sang a rétabli la paix entre la terre et le ciel;
ruais l'enfer n'a pas eu de part à cette réconciliation. L'âme du Sauveur,
comme je l'ai dit, y est descendue seulement une fois, et y a opéré la
rédemption en partie, afin qu'il ne fût pas un moment sans faire des oeuvres de
charité (b),
mais il n'y retournera plus. C'est donc
maintenant le temps favorable et propre pour le chercher, le temps où.
celui qui le cherche le trouve, si néanmoins il cherche où, et comme il faut le
chercher. Car une des choses qui peuvent empêcher que ceux qui cherchent
l'Époux ne le trouvent, c'est lorsqu'ils ne le cherchent pas dans le temps
convenable. Mais elle n'empêche pas l'Épouse, parce qu'elle ne l'invoque et ne
le cherche jamais que dans le temps qu'il faut. Elle ne le cherche pas non plus
avec tiédeur et avec négligence, ou par manière d'acquit, mais elle le cherche
avec un coeur ardent et un zèle infatigable, comme il convient qu'elle le fasse.
(a) Saint Bernard semble avoir ici Origène en vue, ou
du moins une erreur qui lui est attribuée, de même que nous l'avons vu s'élever
contre d'autres erreurs de cet écrivain ecclésiastique dans le trente-quatrième
de ses sermons divers, et dans le cinquante-quatrième sermon sur le Cantique,
n. 3. On peut consulter encore sur ce sujet Ambroise Autpert, livre X. sur
l'Apocalypse, à ce verset « rien de souillé n'y entrera, où il réfute la même
erreur que saint Bernard.
(a) Telle osa la version donnée par
la plupart des manuscrits et des premières éditions des oeuvres de saint
Bernard. C'est à peine si quelques-uns ont lu « piété » au lieu de « charité. »
Morstius a lu au pluriel, « afin que les oeuvres de charité ne manquassent
jamais. » Mais dans cet endroit la pensée de saint Bernard n'était pas, comme
Horatius l'a cru, ainsi qu'on le voit par ses notes, que plusieurs damnés
avaient été délivrés de l'enfer par les mérites de Jésus-Christ, mass seulement
que les saints de l'ancien testament avaient été tirés des limbes que notre
saint docteur place « dans l'enfer même, » comme, on le voit par son premier
sermon pour le jour de Pâques, n. 5, ou il l'appelle « la prison d'enfer; » et
dans son quatrième sermon pour le jour de la Toussaint, n. 1, où, en voulant
expliquer ce qu'on entend par le sein d'Abraham, il dit qu'avant la venue du
Christ, l'entrée du ciel n'était ouverte à aucun «juste, » et que Dieu leur
avait assigné « dans l’enfer même un lieu de repos et de rafraîchissement, »
tel pourtant qu'il y avait un grand chaos entre eux et les âmes des damnés.
Car. dit-il, bien que ces deux sortes d'âmes fussent dans les ténèbres, elles
n'étaient pas également dans la peine. En descendant dans ce lieu, le Sauveur
en brisa la porte d'airain, en rompit les gonds de fer, et après en avoir fait
sortir tous ceux qui étaient dans ce séjour comme dans une prison, etc. Ce
pointsage explique à merveille la pensée de notre Saint, dans le passage qui
nous occupe en se moment.
6. Il ne reste que la troisième, qui est lorsqu'on
le cherche où il ne faut pas le chercher. « J'ai cherché dans mon petit lit,
dit-elle, celui qu'aime mon âme (Cantique III, 1). » Peut-être ne devrait-elle
pas le chercher dans son petit lit, lui pour qui la terre entière est trop
petite, mais dans son lit. Néanmoins ce petit lit ne me déplaît pas, parce que
je sais que l'Époux s'est fait petit enfant. Car un petit enfant nous est né
(Isaïe IX, 6), dit le Prophète, c'est à Sien à se réjouir de ce que le saint d
Israël parait dans son enceinte avec toute sa gloire et sa grandeur (Isaïe XII,
6). Mais le même Seigneur, qui est grand dans Sion, est petit parmi nous, il
est infirme, il est faible, et a besoin de se coucher, et de se coucher dans un
petit lit. Ce petit lit n'est-ce point son tombeau? Ce petit lit n'est-ce point
sa crèche? N'est-ce point le sein de la Vierge? Car le sein adorable de son
Père n'est pas un petit lit, mais un lit très grand, dont il parle quand il dit
à son Fils: « Je vous ai engendré dans mon sein avant l'étoile du jour (Psaume
CIX, 3) » Quoique, après tout, ce serait peut-être une pensée plus digne de sa
majesté de dire, que le sein du Père n'est pas un lit, puisqu'il y est, non
comme infirme dans son lit, mais comme sur son trône. Car dans le Père, il
gouverne toutes choses avec le Père. Enfin la foi ne nous enseigne pas qu'il
est couché, mais qu'il est assis à la droite de son Père, et lui-même dit que
le ciel est son trône (Isaïe LXVI, 1), non son lit, afin de nous apprendre que
parmi les siens, c'est-à-dire parmi les bienheureux, il n'a pas les
soulagements de l'infirmité humaine, mais des marques de la puissance.
7. C'est donc avec beaucoup de raison que
l'Épouse, en parlant du petit lit, dit qu'il est à elle, parce qu'il est clair
que tout ce qu'il y a d'infirme en Dieu ne lui est pas propre et naturel, mais
rient de nous. Il a pris de nous ce qu'il a souffert pour nous, sa naissance,
son allaitement, sa mort et sa sépulture. La mortalité de sa naissance vient de
moi, l'infirmité de son enfance vient de moi, les douleurs de son crucifiement
viennent, de moi, le sommeil de sa mort vient de moi. Toutes ces choses sont
passées, et maintenant tout est nouveau. « J'ai cherché dans mon petit lit,
durant toutes les nuits, celui qu'aime mon âme. » Quoi! vous cherchez dans ce
qui est à vous celui qui s'est retiré dans ce qui lui appartient? N'avez-vous
pas vu le fils de l'homme monter là où il était auparavant? Il a échangé le
tombeau et l'étable contre le ciel, et vous le cherchez encore dans votre petit
lit? Il est ressuscité, il n'est pas ici. Pourquoi cherchez-vous dans ce petit
lit celui qui est plein de force, dans ce petit lit celui qui est infiniment
grand et élevé, dans l'étable celui qui est environné de gloire? Il est entré
dans les puissances du Seigneur; il s'est revêtu de force et de beauté, et
celui qui a été couché sous une pierre est assis maintenant sur les Chérubins.
Il n'est plus couché mais assis, et vous lui préparez des soulagements comme
s'il était couché. Or, il est assis pour juger, ou bien il est debout pour nous
aider, pour dire toute la vérité.
8. Pour qui donc veillez-vous, ô saintes femmes,
pour qui achetez-vous des parfums, pour qui préparez-vous des huiles de
senteurs? Si vous saviez combien grand et combien libre entre les morts est ce
mort que vous allez pour embaumer, vous lui demanderiez plutôt qu'il répandît
ses parfums sur vous. N'est-ce point lui que son Dieu a sacré d'une huile de
joie, d'une manière plus excellente que tous ceux qui participent à sa gloire
(Psaume XLIV, 8)? Vous seriez bien heureuses, si, en retournant, vous pouviez
vous glorifier et dire: « Nous avons aussi reçu quelque chose de la plénitude
(Jean I, 16). » C'est, en effet, ce qui est arrivé. Car ces femmes qui étaient
venues pour l'embaumer, s'en retournèrent embaumées elles-mêmes. Et comment
n'auraient-elles pas été embaumées par l'agréable nouvelle d'une résurrection
si odoriférante? Que les pieds de ceux qui annoncent la paix, de ceux qui
annoncent de bonnes nouvelles, sont beaux! Envoyées par l'ange, elles font les
fonctions de prédicateurs, et devenues apôtres des apôtres mêmes, en se hâtant
d'annoncer dès le matin la miséricorde du Seigneur, elles disent: «Nous courons
dans l'odeur de vos parfums.» Depuis ce temps-là, c'est donc en vain qu'on
cherche l'Époux dans son petit lit, parce que l'Église ne le couvait, plus
maintenant selon la chair, c'est-à-dire selon la faiblesse de la chair. Il est
vrai que saint Pierre et saint Jean l'ont cherché depuis dans le sépulcre, mais
aussi ne l'y ont-ils pas trouvé; et chacun d'eux pouvait dire alors avec
raison: « J'ai cherché dans mon petit lit celui qu'aime mon âme, je l'ai
cherché et je ne l'ai pas trouvé. » Car la chair du fils de Dieu, cette chair
qu'il n'avait pas tirée du Père, avant d'aller au Père, s'est dépouillée de
toute faiblesse par la gloire de la résurrection; elle s'est ceinte de
puissance et de majesté; elle s'est revêtue de lumière, comme d'un riche
vêtement, et s'est ornée de la gloire et de la magnificence dont il était
convenable qu'elle se parât pour se présenter devant le Père.
9. Or, c'est à bon droit que l'Épouse ne dit
pas: « celui que j'aime, mais, celui qu'aime mon âme, » parce que l'amour
spirituel appartient véritablement et proprement à l'âme, comme, par exemple,
l'amour de Dieu, d'un ange, ou une âme semblable à elle. Tel est encore l'amour
de la justice, de la vérité, de la piété, de la sagesse, et des autres vertus.
Car lorsque l'âme aime, ou plutôt désire quelque chose selon la chair, comme la
nourriture, les habits, la puissance, et les autres choses corporelles et
terrestres, cet amour appartient plutôt à la chair qu'à l'âme. Je fais cette
réflexion pour expliquer ce que l'Épouse dit d'une façon moins ordinaire, mais
non moins propre, que son âme aime l'Époux, en faisant voir par là que l'Époux
est esprit et qu'elle l'aime d'un amour non pas charnel, mais spirituel. Et
c'est encore fort à propos qu'elle dit qu'elle l'a cherché durant toutes les
nuits. Car, si, selon l'Apôtre, « ceux qui dorment, dorment la nuit, et ceux
qui sont ivres, le sont la nuit (Thess. V, 7), » on peut dire aussi, comme je
crois, que ceux qui ignorent la vérité, l'ignorent la nuit, et pourtant que
ceux qui la cherchent, la cherchent la nuit. Car qui cherche ce qui parait à
découvert? Or, le jour découvre ce que la nuit couvrait, et l'on trouve le jour
ce qu'on cherchait la nuit. Il est donc nuit pour l'âme tant qu'elle cherche
l'Époux, parce que s'il était jour, elle le verrait aisément et ne le
chercherait pas. En voilà assez sur ce sujet, à moins qu'on ne dise que ce
nombre de nuits signifie encore quelque chose. Car l'Épouse ne dit pas qu'elle
l'a cherché durant la nuit, mais durant les nuits.
10. Il me semble, si vous n'avez rien de mieux à
proposer, qu'on en peut donner cette raison. Ce monde-ci a ses nuits, et elles sont
nombreuses. Que dis-je? non-seulement il a des nuits, mais il n'est presque
qu'une nuit, et il est toujours plongé dans les ténèbres. La nuit, c'est la
perfidie des Juifs;la nuit, c'est l'ignorance des païens, c'est l'erreur
opiniâtre des hérétiques; la nuit, enfin, c'est la conduite charnelle et
animale des catholiques. N'est-ce point une nuit lorsqu'on ne goûte pas les
choses de l'esprit de Dieu? De même, autant il y a de sectes hérétiques ou
schismatiques, autant il y a de nuits. C'est en vain que dans ces nuits vous
cherchez le Soleil de justice, et la lumière de la vérité qui est l'Époux, il
n'y a aucune alliance entre la lumière et les ténèbres. Mais dira-t-on
peut-être, l'Épouse n'est pas assez insensée, ni assez aveugle, pour chercher
la lumière dans les ténèbres et son bien-aimé parmi ceux qui ne le connaissent
et ne l'aiment pas. Comme si l'Épouse disait qu'elle le cherche, non pas
qu'elle l'a cherché. Elle ne dit pas, je cherche: mais, « j'ai cherché durant
toutes les nuits celui qu'aime mon âme. » Et le sens de ces paroles est que,
lorsqu'elle était petite, elle n'avait que des sentiments et des pensées
proportionnées à la faiblesse de son âge, et elle cherchait la vérité où elle
n'est pas, errant de toutes parts pour la trouver, et. ne la trouvant pas,
selon ce qui est dit dans un psaume: « J'ai erré comme une brebis perdue
(Psaume CXVIII. 176).» Aussi dit-elle qu'elle était alors dans son petit lit,
c'est-à-dire fort peu avancée en âge et faible d'intelligence.
11. Mais si on accepte ce sens, il faut
expliquer ces paroles: « Dans mon petit lit, en sous entendant le mot couchée
ou étant; et traduire ainsi: « j'ai cherché dans mon petit lit, celui qu'aime
mon âme. » Je ne l'ai pas cherché dans mon petit lit, mais c'est étant dans mon
petit lit que je l'ai cherché. C'est-à-dire. lorsque j'étais encore faible et
infirme, incapable de suivre l'Époux partout où il allait, de le suivre dans
les chemins rudes et escarpés où il montait, j'ai rencontré plusieurs personnes
qui, connaissant mon désir, me disaient: « le Christ est ici, le Christ est là
(Marc. XIII, 21), » et il n'était ni là, ni ici. Néanmoins je ne suis pas
fâchée de les avoir rencontrées. Car plus je rue suis approchée d'elles, et
plus, je les ai examinées de près, plus j'ai reconnu avec certitude que la
vérité n'était pas. parmi elles. Car je l'ai cherchée et ne l'ait pas trouvée,
et j'ai expérimenté que ce qu'elles appelaient jour, était une véritable nuit.
12. Alors j'ai dit en moi-même: « Il faut que je
me lève et que je fasse le tour de la ville; il faut que je cherche par les
rues et par les places publiques celui qu'aime mon âme (Cant, III, 2). »
Voyez-vous maintenant qu'elle était couchée, puisqu'elle dit qu'elle se
relèvera? et, certes elle avait, bien raison de le dire, car comment ne se
lèverait-elle pas après avoir appris la résurrection de son bien-aimé? Mais, ô
bienheureuse Épouse, si vous êtes ressuscitée avec Jésus-Christ, il faut que
vous goûtiez les choses du ciel, et que vous ne cherchiez pas Jésus-Christ
ici-bas, mais là-haut, où il est assis à la droite du Père (Coloss. III, 1).»
Je ferai le tour de la ville. » Dites-nous pourquoi cela? Ce sont les impies
qui marchent en tournant. Laissez cela aux Juifs. dont un de leurs prophètes a
prédit « qu'ils enrageront de faim comme des chiens, et, qu'ils tourneront dans
toute la ville (Psaume LVIII, 7). » Si vous entrez dans la ville, dit un autre
prophète, vous les trouverez exténués de faim (Jer. XIV, 18); ce qui, sans
doute, n'arriverait pas si elle avait été bien pourvue du pain de vie. Il s'est
levé des entrailles de la terre, mais il n'est pas demeuré sur la terre. Il est
monté ou il était avant de venir au monde. Car celui qui est descendu est
celui-là même qui est monté, le pain vivant qui est descendu du ciel, l'Époux
de l'Eglise, Jésus-Christ Notre-Seigneur, qui étant Dieu, et élevé par dessus
tout, est béni dans les siècles des siècles.
Amen.
NOTES DE
HORSTIUS ET DE MABILLON. POUR LE LXXV, SERMON SUR LE Cantique n. 6.
296. Une fois son âme y alla etc. Ces
paroles semblent indiquer qur saint Bernard a cru que le Christ, dans la
descente aux enfers, en tira un damné. Saint Cyprien insinue la même pensée
dans son sermon sur l'Ascension du Seigneur, où il s'exprime ainsi: « Dieu ne
cédera pas davantage à Ici pitié (pour ceux qui sont une fois damnés dans
l'enfer), et il ne prêtera plus l'oreille, à leur repentir. Leur confession
arrivera trop tard, et une fois la porte des cieux fermée, c'est, en vain que
ceux qui en auront été exclus, parce qu'ils n'avaient pas d'huile dans leur
lampe, crieront pour qu'on la leur ouvre, le Christ ne descendra plus vers eux.
Non, ceux qui seront scellés dans les ténèbres, ne reverront plus Dieu; la
sentence qui les aura frappés sera sans retour, et leur jugement immuable, etc.
» Saint Grégoire de Nazianze, semble incliner vers la même opinion dans son
discours XLII, et saint Clément d'Alexandrie l’embrasse ouvertement dans ses
Stromates, livre VI.
Il faut savoir pourtant, que, s'il
est certain et de foi, que les peines des damnés sont éternelles, selon que les
théologiens l'établissent tout au long, dans la quatrième sentence, distinction
quarante-quatrième, il n'est pas également de foi que Dieu ne dispense jamais
de cette loi. Les Pères cités plus haut ne parlent donc pas de la loi générale,
mais de l'exception; et même ils ne parlent de cette dernière que par
hypothèse, non pas d'une manière absolue et dans ce sens que, si un jour il
s'est trouvé un damné tiré de l'enfer, c'est qu'il a dù en être ainsi, au
moment où Jésus-Christ est descendu aux enfers. Or, cette opinion semble être
assez conforme à la raison, et n'empêche pas qu'il ne soit certain que personne
n'a jamais été tiré de l'enfer, attendu qu'il n'a jamais fallu que personne en
sortit. Toutefois, nous n'entreprenons pas ici de justifier saint Clément de
l'accusation de Marcionisme. Quant à l'âme de l'empereur Trajan, délivrée de
l'enfer à la prière de saint Grégoire le Grand, les auteurs ne sont pas
d'accord sur ce qu'il faut penser de ce fait. Les uns regardent cette histoire.
comme un conte; les autres cherchent à l'expliquer à leur manière. Voir sur ce
point, Baronius, tome VIII, année 604; Bellarmin, (de Purgal. lib. II, cap. 8; Suarez, tome II, in III, part. disp. 43,
sect. 3) et Mendon. (In lib. I, reg.
I, cap. II, 21, 6.) (Note de Horstius).
1. « Je chercherai par les rues et par les
places publiques celui qu'aime mon âme (Cantique III, 2). » Elle n'a encore que
les sentiments d'une petite enfant. Je pense qu'elle a cru qu'aussitôt qu'il
est sorti du tombeau, il s'est produit en public pour instruire les peuples
selon la coutume, pour guérir les malades, pour manifester sa gloire dans
Israël, afin de voir s'ils le recevraient ressuscité, après avoir promis de le
recevoir s'il descendait de lacroix. Mais il avait achevé l'œuvre que son Père
lui avait ordonné de faire, ce qu'elle aurait dû comprendre au moins à cette
parole qu'il dit avec tant de force lorsqu'il fut près d'expirer: « Tout est
consommé (Jean XIX, 10). » Il n'avait plus besoin de se montrer de nouveau
parmi le peuple, puisque peut-être il n'eût pas cru davantage en lui. Et il se
hâtait d'aller à son Père qui lui disait: «Asseyez-vous à ma droite, jusqu'à ce
que j'aie réduit vos ennemis à être l'escabeau de vos pieds (Psaume CV, 1).»
Car lorsqu'il sera élevé de la terre, il tirera toutes choses à lui avec plus
de force et de puissance. Mais l'Epouse croit qu'il faut le chercher par les
rues et les places publiques, parce qu'elle désire ardemment jouir de sa
présence, et ne sait pas ce mystère; c'est pourquoi se voyant encore frustrée
de son espérance, elle dit encore, «je l'ai cherché, et ne l'ai pas trouvé
(Cantique III, 2), » afin que ce qu'il a dit soit accompli: «Je vais à mon Père
et vous ne me verrez plus (Jean XIII, 16). »
2. Mais peut-être dit-elle: Comment donc croiront-ils
en celui qu'ils n'ont pas vu? Comme si la foi venait de la vue, non pas de
l'ouïe. Quelle merveille y a-t-il à croire ce qu'on voit, et quelle louange
mérite-t-on d'ajouter foi à ses yeux? Mais lorsque nous espérons ce que nous ne
voyons pas, nous l'attendons avec patience, et cette patience est un mérite.
Bienheureux sont ceux qui n'ont pas vu, et n'ont pas laissé de croire (Jean XX.
29). C'est donc afin qu'elle ne perde pas le mérite de la foi, et pour donner
lien à la vertu, qu'il se soustrait à ses yeux; d'ailleurs il est temps qu'il
se retire chez lui. Si vous me demandez où il se retire, je vous dirai c'est à
la droite du Père. Car il ne croit pas faire un larcin en se rendant égal à
Dieu (Philip. il, 6). Que la place du Fils unique soit donc un lieu
inaccessible à toutes sortes d'outrages. Qu'il s'asseye, non au dessous, mais à
côté du Père, afin que tous glorifient le Fils comme le Père. C'est en cela que
paraîtra l'égalité de sa puissance et de sa majesté s'il n'est ni inférieur ni
postérieur au Père. Mais l'Epouse ne considère aucune de ces choses. Enivrée
d'amour, elle court ça et là, et cherche des yeux celui qui n'est plus visible
aux yeux, mais à la foi. Car elle ne croit pas que Jésus-Christ doive entrer
dans sa gloire, si auparavant la gloire de la résurrection n'est rendue
publique, l'impiété confondue, si les fidèles ne se réjouissent, les disciples
ne se glorifient, les peuples ne se convertissent, et enfin si tout le monde ne
le glorifie, après que sa présence et sa résurrection auront convaincu tous les
hommes de la vérité de ses prédictions. Vous vous trompez, ô, Epouse, ces
choses doivent arriver, en effet, mais en leur temps.
3. Mais maintenant, voyez s'il n'est pas plus
digne de la majesté de Dieu, et plus conforme à sa justice, de ne pas donner le
saint aux chiens, et les perles aux pourceaux; d'ôter l'impie, comme dit
l'Écriture, de peur qu'il ne voie la gloire de Dieu (Isaïe XXVI. 10), de ne pas
priver la foi de son mérite, parce qu'elle est plus éprouvée lorsqu'on croit ce
qu'on ne voit pas, de réserver en elle, pour ceux qui en sont dignes, ce qui
est caché à ceux qui sont indignes, afin que ceux qui sont souillés de crimes
le soient encore plus, et que ceux qui sont justes deviennent encore plus
justes, s'ils ne s'endorment d'ennui. Que les cieux, et les cieux des cieux,
sèchent de déplaisir, et soient confondus dans leur attente, plutôt que le Père
tout-puissant soit frustré plus longtemps du désir de son coeur, plutôt que le
Fils unique diffère davantage d'entrer dans sa gloire, ce qui serait
souverainement indigne. Qu'est-ce que toute la gloire des mortels, quelque
grande qu'elle puisse être, pour être capable de le retenir tant soit peu et
l'empêcher d'aller jouir de celle que son Père leur prépare de toute éternité? Ajoutez
à cela, qu'il n'est pas raisonnable que la demande du Fils tarde plus longtemps
à être exaucée: « Mon Père, glorifiez votre Fils (Jean XVII. 1). » Ce qu'il ne
demande pas, à ce que je crois, comme suppliant, mais comme sachant ce qui doit
arriver. Il demande librement ce qu'il est en son pouvoir de recevoir. Cette
demande du Fils, n'est donc pas un effet de nécessité, mais de dispensation,
parce qu'il donne avec le Père tout ce qu'il a reçu du Père.
4. Il faut aujourd'hui remarquer que,
non-seulement le Père glorifie le Fils, mais que le Fils aussi glorifie de
Père, afin due personne ne dise que le Fils est moindre que le Père, parce
qu'il reçoit la gloire de son Père puisque lui-même glorifie son Père. Car il
dit lui-même: « Mon Père glorifiez voire Fils, afin que votre Fils vous
glorifie (Ibid). » Mais peut-être croirez-vous que le Fils est moindre que le
Père, parce qu'il semble que, n'ayant pas de gloire de lui-même, il en reçoive
du Père, pour la lui rendre ensuite. Écoutez, il n'en est pas ainsi: «
Glorifiez-moi, dit-il, de la gloire que j'ai eue en vous, avant que le monde
fùt créé. » Si donc la gloire du Fils n'est pas postérieure à celle du Père,
puisqu'il la possède de toute éternité, il est visible que le Père et le Fils
le glorifient également. Cela étant, où est la primauté du Père? Évidemment, il
y a égalité là où il y a co-éternité; mais une égalité si grande que la gloire
de tous deux n'est qu'une même gloire, comme ils ne sont tous deux qu'une même
chose; c'est pourquoi lorsqu'il dit encore: « Mon Père, glorifiez notre nom
(Jean XII. 28) », il me semble qu'il ne demande autre chose, sinon qu'il le
glorifie lui-même, parce que c'est en lui, et par lui, que le nom du Père est
glorifié. Aussi le Père lui répondit-il «Je l'ai glorifié et le glorifierai
encore de nouveau (Ibid. XVII). » Réponse qui ne fut pas une petite
glorification du Fils. Mais il fut glorifié d'une manière bien plus grande et
plus auguste au fleuve du Jourdain, par lé témoignage de saint Jean, par la
colombe qui apparut sur lui, et par cette voix qu'on entendit: « Voici mon Fils
(Matt. III. 14). » De même sur le mont Thabord, devant les trois disciples, il
fut glorifié d'une façon très magnifique, tant par la même voix qu'on entendit
encore du ciel, que par cette merveilleuse et excellente transfiguration de son
corps, et même pour l'attestation de deux prophètes, que les apôtres virent
s'entretenir avec lui.
5. Ce qui reste donc, c'est que, selon la
promesse du Père, il soit encore glorifié une fois, et ce sera le comble et la
plénitude de sa gloire, à laquelle on ne pourra plus rien ajouter. Mais, où
cette gloire lui sera-t-elle donnée. Ce ne sera pas, comme pensait l'Épouse,
dans les places publiques, ou dans les rues d'une ville « Vos places,
Jérusalem, sont paries d'or pi:r, et l'on chantera des chants de, joie par
toutes vos rues (Tob. XIII. 22). » Car, c'est dans ces places que le Fils a
reçu du Père un gloire si grande, qu'on n'en pourra pas trouver de pareille,
même parmi les esprits célestes. Car à qui, parmi les anges, a-t-on dit: «
Asseyez-vous à ma droite (Heb. I. 13). » Non-seulement, il ne s'est pas trouvé
d'anges, mais il ne s'est pas même trouvé d'archanges, ni d'autres ordres
encore plus élevés, qui aient été dignes de recevoir une gloire si excellente.
Cette parole glorieuse n'a été adressée à aucun d'eux, et pas un n'en a éprouvé
l'effet. Les Trônes, les Dominations, les Principautés, les Puissances,
désirent bien sans doute: le contempler, mais n'oseraient se comparer à lui.
C'est donc. à mon Seigneur seulement que le Seigneur a dit et accordé de
s'asseoir à la droite de sa gloire, comme lui étant égal en gloire,
consubstantiel en essence, semblable par sa génération, pareil en majesté, en
éternité. C'est là, oui, c'est là que celui qui le cherchera le trouvera, et ce
sera sa gloire; non nue gloire comme celle des autres, mais une gloire digne du
Fils unique du Père, (Jean I. 14). »
6. Que ferez-vous ô l'Épouse? Croyez-vous le
pouvoir suivre jusque-là. Osez-vous, où pouvez-vous entrer dans un secret si
saint, et dans un. sanctuaire si secret, pour contempler le Fils dans le Père,
et la Père dans le Fils? Non certes. Vous ne pouvez pas aller maintenant où il
est, niais, vous y viendrez un jour. Ne perdez pas courage, néanmoins,
suivez-le, et que ses clartés et ses grandeurs inaccessibles ne vous détournent
pas de cette recherche, et ne vous fassent pas. désespérer de le trouver. Si
vous pouvez croire, tout est possible à celui qui croit (Matt. IX. 12). «Le
Verbe, est proche de vous, il est dans votre bouche, il est dans votre coeur
(Rom. X. 8). » Croyez, et vous l'avez trouvé. Les fidèles savent que
Jésus-Christ habite dans leurs coeurs par la foi. Qu'y a-t-il de plus proche?
Cherchez donc avec confiance, cherchez avec zèle: « Le Seigneur est bon à l'âme
qui le cherche (Thren. III. 25). » Cherchez-le par. vos désirs, suivez-le par
vos actions, trouvez, le par la foi. Qu'est-ce que la foi ne trouve pas? Elle
atteint tout ce qui est inaccessible, elle découvre ce qui est caché, elle
comprend l'immensité, elle s'étend jusqu'aux choses les plus reculées, et
enfin, elle enferme comme dans son sein l'éternité même. Je dirai hardiment: je
ne comprends pas la trinité bienheureuse et éternelle, mais la croyant, je la
comprends, en quelque sorte, par la foi.
7. Mais on dira: Comment croira-t-elle, si on ne
l'instruit? Car la foi entre en nous par l'ouïe (Rom. X. 17). Dieu y pourvoira.
Et voici déjà des personnes qui se présentent, pour informer ce te nouvelle
Épouse qui doit être unie à l’Époux céleste des choses qu'elle doit savoir,
pour lui enseigner ce qui regarde la foi, ce qui concerne la piété et la
religion. Car, écoutez ce qu'elle ajoute: « Les sentinelles qui gardent la
ville m'ont trouvée (Cantique III. 3). » Qui sont ces sentinelles? Ce sont ceux
que le Sauveur, dans l'Évangile, appelle bien heureux, s'il les trouve
vigilants lorsqu'il viendra (Luc. XII. 37). » Combien sont bonnes les
sentinelles qui veillent, lorsque nous dormons, comme devant rendre compte de
nos âmes. Quelle n'est pas la bonté de ces gardiens, dont l'esprit veille
toujours, et qui, passant la nuit en oraison, reconnaissent adroitement les
embûches des ennemis, préviennent leurs mauvais desseins, découvrent leurs
filets, éludent leurs artifices, éventent leurs stratagèmes. Ce sont les amateurs
de leurs frères et du peuple fidèle, ceux qui prient beaucoup pour le peuple et
pour toute la sainte cité. Ce sont ceux qui, prenant, grand soin des troupeaux
que le Seigneur leur a confiés, offrent dès le matin, des sacrifices au
Seigneur, qui les a créés, et le prient en la présence du Très-Haut. Ils
veillent et ils prient, sachant combien ils sont peu capables d'eux-mêmes de
garder la cité, et, comme dit le Prophète, « que c'est en vain qu'on garde une
ville, si Dieu ne la garde lui-même (Psa1. C. VI. 1). »
8. En effet, puisque le Seigneur commande de
veiller et de prier, de peur qu'on n'entre en tentation, il est visible que
sans ce double exercice, et cette double application de gardiens fidèles, la
ville ne peut pas être en sûreté, non plus que l'Épouse et les brebis.
Demandez-vous quelle différence il y a entre les brebis, l'Épouse, et la cité?
Ce n'est qu'une même chose. C'est une. cité parce que c'est l'assemblée des
fidèles, une Épouse à cause de l'amour, des brebis il cause de la douceur. Voulez-vous
que je vous fasse voir que l'Épouse est la même chose que la cité: «J'ai vu,
est-il dit, la cité sainte, la nouvelle Jérusalem descendant du ciel, que Dieu
avait parée comme une épouse ornée pour son époux (Apoc. XI, 2). » Vous
reconnaîtrez qu'il en est de même des brebis, si vous vous souvenez combien le
Sauveur recommanda l'amour au premier pointteur, je veux dire à saint Pierre,
lorsqu'il lui confia ses brebis pour la première fois. Ce que ce maître si sage
n'aurait pas fait avec tant de soin, s'il n'est senti qu'il était époux, comme
sa conscience lui en rendait témoignage au fond de son cour. Écoutez ceci, amis
de l'époux, si toutefois vous êtes ses amis. Mais j'ai trop peu dit en vous
appelant simplement amis. Il faut que ceux qu'il daigne honorer du privilège
d'une si grande familiarité soient ses amis au superlatif. Ce n'est pas en vain
que, confiant le soin de ses brebis à saint Pierre, il lui dit trois fois: «
M'aimez-vous (Jean XXI, 15)? » Et je crois qu'il lui a voulu dire en substance:
si votre conscience ne vous rend témoignage que vous m'aimez, et que vous
m'aimez beaucoup, parfaitement, c'est-à-dire plus que vos propres intérêts,
plus que vos parents, et plus que vous-même, afin d'accomplir le nombre de
cette triple répétition, ne vous chargez pas de ce soin, et n'entreprenez pas
de gouverner mes brebis pour lesquelles j'ai répandu lotit mon sang. Parole
terrible et capable d'émouvoir les cours les plus endurcis de ceux qui
exercent, une domination tyrannique.
9. C'est pourquoi qui que vous soyez, qui avez
été appelé à ce ministère, veillez exactement sur vous-même et sur le précieux
dépôt qui vous a été confié. C'est une ville, veillez pour la garder et la
maintenir en paix. C'est une épouse, ayez soin de l'orner; ce sont des brebis,
prenez garde à les bien nourrir. Et peut-être n'est-ce point s'écarter du sens
que de rapporter ces trois choses à cette triple interrogation que Jésus Christ
lit à saint Pierre. Pour bien garder la ville, il faut la défendre de trois
maux, de la violence des tyrans, des ruses des hérétiques, et des tentations
des démons. L'ornement de l'Epouse doit consister dans les bonnes œuvres, dans
les bonnes mœurs, et dans une conduite prudente et légitime. La nourriture des
brebis doit se puiser ordinairement dans les pâturages excellents de l'Ecriture
sainte, comme dans l'héritage dru Seigneur, mais il y faut apporter quelque
discernement. Car il y des commandements qui sont imposés aux. esprits durs et
charnels, par une loi de vie qui est inviolable. Il y a des dispenses qui sont
données par miséricorde aux personnes infirmes et faibles. Et il y a des
conseils forts et solides, qui sont proposés par une, sagesse profonde à ceux
qui sont sains et exercés à discerner le bien d'avec le mal. Car à ceux qui
sont dans l'enfance on ne donne comme à des enfants que le, lait des
exhortations, non des viandes solides. Il faut ajouter à cela que les, bons et
fidèles pasteurs ne cessent pas d'engraisser leur troupeau par des exemples
salutaires et agréables, et plutôt par les leurs que par ceux des autres. Car
s'ils le font plutôt, par, ceux d'autrui, que par les leurs propres, cela
tourne à leur confusion, et il s'en faut tien que le troupeau profite autant.
Par exemple, si moi, qui à votre égard semble tenir la place de pasteur, je
vous parle de la douceur de Moïse, de la patience de Job, de la miséricorde de
Samuel, de la sainteté de David, et d'autres exemples semblables de vertus, et
que je sois sévère et impatient, sans miséricorde et sans piété, vous goûterez
moins sans doute ce que je vous dirai, et m'écouterez avec moins d'ardeur. Or,
j'appréhende bien que cela ne soit ainsi à mon égard. Alois je laisse à la
divine bonté à suppléer ce qui vous manque de notre part et à corriger ce qui
est défectueux en nous. Le bon pasteur aura soin, aussi d'avoir en lui ce sel
dont il est parlé dans l’Evangile (Marc, IX, 49), sachant qu'un discours
assaisonné de ce sel est, ainsi agréable que salutaire. Voilà ce que j'avais à
dire touchant le garde de la cité, l'ornement de l'Epouse et la nourriture des
brebis.
10. Je veux néanmoins encore expliquer cela plus
en détail pour ceux qui briguant les honneurs avec une avidité excessive,
s'engagent témérairement à porter des fardeaux qui sont au-delà de leurs
propres forces, et s'exposent à de très-grands périls, afin qu'ils sachent
pourquoi ils y sont entrés, selon cette parole de l'Écriture: « Mon âme,
pourquoi êtes-vous venue ici. » Car pour garder seulement la cité comme il
faut, il faut un homme fort, spirituel, et fidèle. Fort, pour repousser les
insultes de l'ennemi, spirituel, pour découvrir ses embûches, et fidèle, pour
ne pas chercher ses propres intérêts. D'ailleurs, pour régler et corriger les
moeurs, ce qui regarde l'ornement de l'Épouse, il n'y a personne qui ne voie
qu'une ceinture exacte de la discipline y est absolument nécessaire? C'est
pourquoi quiconque est engagé dans ce ministère doit être enflammé de ce zèle
dont était embrasé cet homme si jaloux de la gloire de l'Épouse du Seigneur,
lorsqu'il disait: « J'ai pour vous une sainte jalousie. Car je vous ai fiancés
à Jésus-Christ, afin que vous vous conserviez purs pour lui seul (I Cor. XI,
2). » De plus, comment. un pasteur ignorant pourrait-il conduire les troupeaux.
du Seigneur dans les pâturages des Ecritures divines? Mais quand il serait
savant, s'il n'est homme de bien, n'y a-t-il pas sujet de craindre qu'il ne
nourrisse pas tant son troupeau par l'abondance de sa doctrine, qu'il ne lui
nuise par la stérilité de ses vertus? Sans la science donc et la bonne vie,
c'est témérairement qu'on s'ingère dans cet emploi. Mais je suis obligé de
finir, quoique néanmoins je n'aie pas achevé tout ce que j'ai à dire sur ce
sujet. Nous sommes appelés à une autre matière (a) à laquelle il est indigne que
celle-ci cède le pas. Je me trouve pressé de tous côtés, et je ne sais lequel
des deux je dois souffrir plus impatiemment, ou d'être, arraché de celle-ci, ou
d'être contraint d'entrer en celle-là, à moins de dire que ces deux maux
ensemble sont bien plus fâcheux que l'un d'eux en particulier. O servitude, ô
nécessité ! Je ne fais pas ce que je veux, mais ce que je hais. Remarquez
néanmoins, s'il vous plaît, où nous en sommes restés, afin que dès qu'il nous
sera libre de reprendre ce discours, nous commencions par là au nom de l'époux
de l'Église, Jésus-Christ Notre Seigneur, qui étant Dieu, est élevé au dessus
de tout, et béni dans les siècles des siècles.
Amen.
(a) Ces paroles indiquent que ce sermon a été interrompu par
une nécessité quelconque et que saint Bernard a dû le terminer là à un signal
donné, soit parce que l'heure de la table commune était sonnée, soit pour toute
autre occupation à laquelle il trouvait indigne de subordonner le développement
de son sujet. L'affaire importante était plutôt ce qui fait le sujet du sermon
suivent, si en en juge par les paroles par lesquelles il commence.
1. Or ça, nous sommes à notre poste; nous avons
vu hier quels sont les conducteurs que nous souhaiterions avoir dans les
chemins où nous marchons, mais non pas quels sont ceux que nous avons. Ils sont
bien différents des premiers. Tous ceux que vous voyez aujourd'hui autour de
l'Épouse et comme à ses côtés, ne sont pas amis de l'Époux. Il y en a très-peu
parmi eux qui ne cherchent pas leurs propres intérêts. Ils aiment les présents,
et ils ne peuvent pas aimer également Jésus-Christ, parce qu'ils ont donné les
mains aux richesses. Voyez comment ils sont. brillants et parés, vêtus comme
une épouse qui sort de la chambre nuptiale. Si vous en voyez un de cette sorte
venir de loin, ne le prendriez-vous pas plutôt pour l'Épouse que pour un
gardien de l'Epoux. Mais d'où croyez-vous que leur vie eût cette abondance de
toutes choses, cette magnificence dans les habits, ce luxe de table, ces
monceaux de vaisselle d'or et d'argent, sinon des biens de l'Épouse. Voilà
pourquoi elle est pauvre, indigente, et pourquoi elle a un extérieur si
misérable, si négligé, si pâle et si défait. Certes, ce n'est pas là aimer
l'Épouse, mais la d'épouiller; ce n'est pas la garder, mais la détruire; ce
n'est pas la défendre, mais l'exposer; ce n'est pas l'instituer, mais la
prostituer; ce n'est pas paître le troupeau, mais c'est le maltraiter, le dévorer.
Selon cette parole du Seigneur: « Ils dévorent mon peuple comme ils feraient
d'un morceau de pain (Psaume XIII, 4). Et: Ils ont dévoré Jacob et désolé sa
demeure (Psa. LXXVIII, 7). » Et dans une autre prophétie: « Ils mangeront les
péchés de mon peuple (Isaïe V, 8), » c'est-à-dire, ils exigent le prix des
péchés, et ils n'ont pas soin des pécheurs. Qui trouverez-vous, parmi ceux qui
sont préposés au gouvernement de l'Église, qui ne songe pas plutôt à vider la
bourse, qu'à extirper les vices de ceux qui lui sont soumis. Où sont ceux qui
fléchissent la colère de Dieu par leurs prières, qui apprennent aux âmes à
ménager les miséricordes du Seigneur. Encore, ne parlons-nous que des moindres
maux, ils ne font de beaucoup plus grands, dont ils seront bien sévèrement
punis.
2. Mais c'est en vain, que nous nous arrêtons à
leur parler, puisqu'ils ne nous entendent pas. Et quand même ce que nous disons
serait mis par écrit, ils dédaigneront de le lire; ou s'ils le lisent, ils se
fâcheront contre moi, quoiqu'ils devraient bien plutôt se fâcher contre
eux-mêmes. Laissons donc ces hommes, qui ne trouvent pas l'Épouse, mais qui la
vendent, et considérons plutôt ceux par qui l'Épouse dit qu'elle a été trouvée.
Ceux d'à présent ont bien hérité de leur ministère, mais non pas de leur zèle.
Tous désirent leur succéder, mais peules imiter. O qu'il serait à souhaiter
qu'ils fussent aussi vigilants à s'acquitter des foutions de leurs charges,
qu'ils sont ardents à briguer leurs chaires. Si cela était, ils veilleraient
avec bien plus de soin qu'ils ne le font à garder celle qu'ils ont trouvée, et
qui leur a été commise. Ou plutôt ils veilleraient sur eux-mêmes, et ne
donneraient pas sujet tic dire d'eux.: « Mes amis et mes proches se sont
approchés de moi pour me combattre (Psaume XXXVII, 12). » Cette plainte est
sans doute très-juste, et elle ne peut plus justement convenir qu'à notre
siècle. Nos sentinelles ne se contentent pas de ne nous pas garder, elles nous
perdent. Car ensevelies dans un profond sommeil, elles ne s'éveillent pas au
tonnerre des menaces du Seigneur, pour redouter au moins leur propre péril. De
là vient qu'étant impitoyables pour elles-mêmes, elles n'ont garde d'avoir de
la pitié pour ceux qui leur appartiennent, elles les font périr, et périssent
avec eux.
3. Mais qui sont les sentinelles par qui
l'Épouse dit qu'elle a été trouvée? Ce sont les apôtres et les hommes
apostoliques. Ce sont vraiment eux qui gardent la ville, c'est-à-dire l'Église
qu'ils ont trouvée, et qui la gardent avec d'autant plus de soin et de
vigilance, qu'ils la voient, en ce temps, exposée à de plus grands périls, aux
maux domestiques et intimes, ainsi qu'il est écrit: « Et les ennemis de l'homme
sont ses domestiques (Mich. VII, 6). » Car ils ne délaissent pas celle pour qui
ils ont combattit jusqu'à l'effusion de leur sang, mais ils la protègent et la
gardent jour et nuit, c'est-à-dire dans leur vie et dans leur mort même. Car si
la mort des saints du Seigneur est précieuse à ses yeux, je ne fais pas de
doute qu'ils ne la protègent maintenant d'autant plus puissamment que leur
autorité et leur puissance se sont accrues davantage.
4. Vous assurez ces choses, dira-t-on, comme si
vous les voyiez de vos yeux. Cependant nul homme ne les a jamais vues. A quoi
je réponds: Si vous croyez que le témoignage de vos yeux est fidèle, le
témoignage de Dieu l'est bien davantage. Car il dit: « Jérusalem, j'ai établi
des sentinelles sur vos murs pour vous garder jour et nuit, et elles ne se
tairont jamais (Isaïe LXII, 6). » Mais cela concerne les anges, direz-vous. Je
ne le nie pas. Ces esprits bienheureux sont tons les ministres de Dieu pour
exécuter ses ordres. Mais qui m'empêchera de croire la même chose de ceux qui
ne sont pas inégaux aux anges en puissance, et qui, par leur affection et leur
bonté, nous sont peut-être d'autant plus favorables, qu'ils nous sont plus unis
par la participation d'une même nature? Ajoutez à cela qu'ils ont souffert les
mêmes afflictions, et les mentes misères auxquelles nous sommes encore exposés
en cette vie. Ces aunes bienheureuses rie sont-elles pas touchées d'une plus
grande compassion pour nous, lorsqu'elles se souviennent qu'elles ont passé par
le feu et par l'eau, et vous nous avez fuit entrer dans un lieu de
rafraîchissement (Psaume LXV, 12)? » Quoi! ils nous laisseront au milieu des
feux et des flots, qu'ils ont traversés eux-mêmes, et ils ne daigneront pas
seulement tendre la main à leurs enfants en danger? Non sans doute ils ne le
feront pas. Vous êtes bien heureuse, sainte Église notre mère, vous êtes bien
heureuse dans le lieu de votre exil, puisque volis recevez des secours du ciel
et de la terre. Ceux qui vois gardent ne dorment ni rie sommeillent pas. Vos
gardes sont les saints anges, vos sentinelles sont les âmes des justes. Ceux-là
ne se trompent pas qui croient que vous avez été également trouvée des uns et
des autres, et que les uns et les autres vous gardent également. Ils ont tous
une raison particulière pour prendre soin de vous. Ceux-ci parce qu'ils ne
recevront pas leur perfection sans vous, et ceux-là, parce que leur nombre rie
sera rempli que par vous. Car qui rie sait que Satan, en tombant du ciel avec
ses complices, a beaucoup diminué le nombre des anges? Ils attendent donc tous
leur consommation de vous, les une celle de leur nombre, et les autres celle de
leurs désirs. Reconnaissez par conséquent que cette parole du psaume vous
concerne: «Les justes attendent que vous me récompensiez (Psaume CXLI, 8). »
5. Et remarquez qu'il n'est pas dit qu'elle les
a trouvés, mais que ce sont eux qui l'ont trouvée. parce que, comme je le
pense, ils étaient destinés à cet emploi. Car comment prêcheront-ils s'ils ne
sont envoyés? Aussi lisons-nous dans l'Évangile que le Seigneur dit aux
apôtres: « Allez, c'est moi qui vous envoie (Luc. X, 3). » Et: Allez, » prêchez
l'Évangile à toute créature (Marc. XVI, 15). » Il en est ainsi, elle cherchait
l'Époux, et l'Époux le savait bien, parce qu'il l'avait excitée lui-même à le
chercher, et lui avait donné le désir d'accomplir ses préceptes et la loi de
vie, pourvu que quelqu'un l'instruisît, et lui enseignât la voie de la sagesse.
C'est pourquoi il envoie au devant d'elle des personnes pour planter et pour
arroser, c’est-à-dire pour l'entretenir et la continuer dans la certitude de la
vérité, en lui apprenant des nouvelles certaines de son Bien-aimé, car ce que
son âme cherche, et ce qu'elle aime passionnément, c'est la vérité. Et, en
effet, qu'est-ce que l'amour fidèle et véritable de l’âme, sinon celui qui lui
fait aimer la vérité? Je suis doué de la raison, je suis capable de la vérité,
vrais à quoi cela me sert-il, si je n'ai de l'autour pour ce qui est vrai?
C'est là le fruit de ces branches, et moi j'en suis la racine. Je ne suis pas
eu sûreté contre la cognée si on me trouve sans cet amour. C'est proprement en
cela que je suis formé à l’image de Dieu, et que je suis plus excellent que
tous les autres animaux; c'est ce qui donne la hardiesse à mon âme d'aspirer
aux doux et chastes embrassements de la vérité, et de me reposer en son amour
avec toute sorte de plaisir et de confiance, si néanmoins elle trouve grâce
devant les yeux d'un si grand Époux, et s'il la juge digne d’arriver à un si
haut comble de gloire, ou plutôt s'il la rend exemple de taches et de rides, et
de toute sorte d'impureté. A quel danger et à quel supplice croyez-vous que
s'expose celui qui laisse oisif un si précieux don de Dieu? Mais nous vous
parlerons de cela une autrefois.
6. L'Epouse ne trouve donc pas celui qu'elle
cherchait, et elle est trouvée de. ceux qu'elle ne cherchait pas. Que ceux qui
sont assez hardis pour marcher dans les voies de la vie, sans guide et sans
conducteur, écoutent ceci. Ils sont eux-mêmes leurs maîtres et leurs disciples
dans cet art spirituel. Ils ne se contentent pas de cela, ils assemblent des
disciples, et ces aveugles conduisent d'autres aveugles. Com bien en a-t-on vus
qui, par là, se sont. dangereusement égarés du droit chemin, car, ignorant les
artifices de Satan et ses ruses, il est arrivé que ceux qui avaient commencé
par l'esprit ont achevé par la chair, sont tombés dans des désordres houleux et
abominables. Qu'ils prennent donc garde de marcher avec précaution, et qu'ils
prennent exemple sur l'Epouse, qui n'a pu attendre en aucune sorte celui
qu'elle désirait, qu'elle n'ait été d'abord rencontrée de ceux du ministère de
qui elle s'est servie pour avoir quelque connaissance de son bien-aimé,
c'est-à-dire pour apprendre la crainte du Seigneur. Celui qui ne veut pas
donner la main à un maître la donne à un séducteur. Et celui qui laisse aller
le brebis aux pâturages sans gardien, fait paître, non les brebis, mais les
loups.
7. Maintenant, voyons en quel sens l'Épouse dit
qu'elle a été trouvée, car il me semble qu'elle se sert de cette expression
d'une façon assez extraordinaire, et comme si l'Église n'était venue que d'un
lieu, quoiqu'elle soit venue de l'Orient et de l'Occident et des extrémités de
la terre, selon la parole du Seigneur (Matth. VIII, 11). Elle n'a pas même été
d'abord assemblée en un même lieu pour pouvoir être trouvée par les apôtres ou
par les anges, et conduite à celui qu'aime son âme. Est-ce qu'elle a été
trouvée avant qu'elle ait été assemblée? Non certainement, puisqu'elle n'était
pas encore? C'est pourquoi, si elle avait dit qu'elle a été assemblée ou
ramassée, ou, pour parler en termes plus convenables pour l'Église, convoquée
par les prédicateurs, j'aurais passé cela simplement sans y faire aucune
réflexion, car ce sont les coadjuteurs du Dieu qui dit lui-même, « que celui
qui ne recueille pas avec lui, dissipe (Matth. XII, 30).» On peut dire même
avec raison qu'elle a été fondée et édifiée par eux, avec celui qui dit dans
l'Évangile: « J'édifierai mon Église sur cette pierre (Matth. XVI, 18) Et: elle
est fondée sur cette pierre ferme (Matth. VII, 15). » Au lieu que maintenant
elle ne dit rien de tout cela, mais, usant d'une manière de parler peu commune,
elle dit qu'elle a été trouvée. Ce qui nous donne lieu de nous arrêter un peu,
et de croire qu'il y a en cet endroit quelque chose de caché que nous devons
examiner avec plus de soin.
8. J'avais dessein, je vous l'avouerai, de
passer outre, pour ne pas m'engager à une recherche dont je suis absolument
incapable. Mais quand je me souviens en combien d'endroits obscurs et
difficiles j'ai été aidé, contre mon espérance., par le secours de vos prières,
j'ai honte de mon peu de foi, et, blâmant ma crainte, j'entreprends, non pas
avec témérité, mais sans crainte, ce que je voulais éviter..l'espère que
l'assistance accoutumée du Seigneur ne me manquera pas; mais si je n'en fuis
pas digne au moins ce que vous dirai ne sera pas tout-à-fait inutile, puisque
vous l'écoutez avec bienveillance et attention. Mais ce sera pour le discours
suivant, car il est temps de finir. Je prie l'époux de l'Église, Jésus-Christ
Notre-Seigneur, de vous faire la grâce, non-seulement de retenir les choses que
vous entendez, mais encore de les aimer et de les accomplir efficacement, lui
qui étant. Dieu, et élevé par dessus tout, est béni dans les siècles des
siècles.
Amen.
1. Nous nous sommes arrêté, si je m'en souviens
bien, à l'endroit où l'Épouse dit qu'elle a été trouvée par ses prédicateurs,
et nous avons hésité à passer outre par une sorte de scrupule. Nous avons dit
quelle était la cause de notre hésitation et de notre répugnance à passer
outre, c'est qu'il nous semblait qu'il y a quelque chose de caché dans ces
paroles, mais nous ne l'avons pas pu expliquer, parce que nous étions pressé de
finir. Que nous reste-t-il donc à faire, sinon à tenir notre promesse? Dans le
grand mystère que le Docteur des nations a interprété du mariage chaste et
saint de Jésus-Christ avec l'Eglise (Ephes. V, 32), et qui est l'ouvrage de
notre salut, trois choses concourent ensemble, Dieu, l'ange et l'homme. Et, en
vérité, comment Dieu ne prendrait-il pas soin des noces sacrées de son Fils
bien-aimé: il le fait et de tout son coeur? Pour lui, il serait suffisant de
l'accomplir par sa seule volonté, et par lui-même, sans le secours de ceux-ci;
mais eux ne peuvent rien faire sans lui. Si donc il s'est servi d'eux dans cet
ouvrage, ce n'a pas été pour en tirer du secours, mais pour leur propre bien.
Car il a placé pour les hommes le mérite dans les oeuvres, selon cette parole:
« L'ouvrier est digne de sa récompense (Luc. X, 7): Et chacun recevra selon son
travail (I Cor. III, 8), » tant celui qui plante dans la foi, que celui qui
arrose ce qui est planté. De même lorsqu'il se sert du ministère des anges pour
le salut du genre humain, n'est-ce point afin que les hommes les aiment? Car,
que les anges aiment les hommes, c'est ce dont on ne peut douter, puisqu'ils
n'ignorent pas que ce sont les hommes qui doivent réparer les anciennes ruines
de leur cité. Et certes il était, bien digne que le royaume de l'Amour ne fut
pas gouverné par d'autres lois que par l'amour mutuel de ceux qui y doivent
régner ensemble, et par les pures affections des uns et des autres envers Dieu.
2. Mais il y a bien de la différence dans la
manière dont ces trois causes opèrent, selon la noblesse et la dignité de
chacune d'elles. Dieu fait ce qu'il veut par sa seule volonté, sans
empressement, sans mouvement, sans changement de lieu ou de temps, de causes ou
de personnes. Car il est le Seigneur les armées qui juge toutes choses avec
tranquillité (Sap. XIl, 3). Il est la souveraine sagesse qui dispose tout avec
douceur. L'ange n'agit pas sans changer de lieu et de temps, et toutefois il
agit sans aucun empressement. Mais l'homme ne peut agir ni sans empressement et
chaleur d'esprit, ni sans un mouvement local et corporel. Aussi lui
ordonne-t-on d'opérer son salut avec crainte et tremblement (Phil. II, 12), et
de manger son pain à la sueur de son visage (Gers. III, 19).
3. Cela supposé, considérez maintenant avec moi
que dans l'ouvrage magnifique de notre salut, il y a trois choses que Dieu, qui
en est l'auteur, s'approprie, et en quoi il prévient tous ceux qui l'aident et
qui coopèrent avec lui. Ce sont la prédestination, la création, l'inspiration.
La prédestination n'a pas commencé avec l'Eglise ni même avec le monde, mais
elle est de toute éternité et avant tous les temps. La création a commencé avec
le temps. Et l'inspiration se fait dans le temps où Dieu veut, et quand il
veut. Selon la prédestination, l'assemblée des élus a toujours été en Dieu. Si
l'infidèle s'en étonne, qu'il apprenne une chose qui est bien plus étonnante
encore, c'est qu'elle lui a toujours été agréable, et qu'il l'a toujours aimée.
Pourquoi ne publierais-je pas hardiment un secret que m'a découvert, dans le
sein de Dieu, celui qui nous a fait part de tant d'autres secrets? Je veux
parler de saint Paul, qui n'a pas craint de divulguer ce secret qu'il a tiré
des trésors de la bonté de Dieu. « Il nous a bénis, dit-il, en Jésus-Christ, de
toutes les bénédictions célestes, ainsi qu'il nous a choisis en lui avant la
création du monde, afin que l'aimant, nous soyons saints et sans taches en sa
présence (Ephes. I, 3). Et il ajoute: il nous a prédestinés pour être ses
enfants adoptifs par Jésus-Christ en lui, selon les desseins de sa volonté, à
la louange et à la gloire de la, grâce dont il nous a gratifiés en son fils
bien-aimé (Ibid. V). » Et il n'y a pas de doute que cela ne soit dit au nom de
tous les élus, qui sont l'Église. Qui donc, même entre les esprits bienheureux,
a jamais pu trouver cette Église dans l'abîme si profond de l'éternité, avant
que l'ouvrage de la création fût produit an jour, sinon celui à qui l'éternité
même, qui est Dieu, l'a voulu révéler.
4. Et lorsque, au commandement du créateur, elle
a parti sous les espèces et les formes visibles des corps, néanmoins elle n'a
pas été aussitôt trouvée par les hommes ou par les anges, car elle n'était pas
connue, et se trouvait environnée des ombres de l'homme terrestre et couverte
de la nuit épaisse de la mort. Or nul enfant des hommes n'est venu au monde
sans le voile de cette confusion générale, excepté un seul, celui qui y est
entré exempt de toute tache. C'est Emmanuel, qui néanmoins s'est revêtu de nous
et pour nous de la ressemblance, non de la réalité de la malédiction et, du
péché. Car nous lisons dans l'Apôtre, « qu'il est apparu dans la ressemblance
de la chair de péché, afin de détruire par le péché même, le péché qui était
dans la chair (Rom. VIII, 3). » Tout. le reste, élu ou réprouvé est entré dans
cette vie de la même manière, car il n'y a pas de distinction, tous ont péché,
et tous portent les marques de leur honte. C'est donc pour cela que, quoique
l'Église fût déjà créée, elle ne pouvait pourtant pas être trouvée ou reconnue
par aucune créature, attendu qu'elle était cachée d'une merveilleuse manière,
dans le sein de la prédestination et dans la masse d'une malheureuse damnation.
5. Mais celle que la sagesse prédestinante avait
cachée de toute éternité, et que la puissance créatrice n'avait pas produite au
commencement du monde, la grâce visitante l'a relevée dans son temps, par
l'opération que j'ai nommée inspiration, parce qu'il s'est fait une infusion de
l'esprit de l'Époux dans les hommes, pour les préparer à l'Évangile de la paix,
c'est-à-dire pour préparer une voie au Seigneur, et à la connaissance de sa
gloire, dans les coeurs de tous ceux qui étaient prédestinés à la vie. C'est en
vain que les sentinelles auraient travaillé à la prédication de l'Évangile, si
cette grâce n'eût précédé. Mais en voyant maintenant que la parole de Dieu
court avec vitesse, comme dit le Prophète, que les peuples se convertissent
aisément au Seigneur, que les tribus et les langues, comme parle l'Ecriture,
concourent dans l'unité de la foi, et que, des extrémités de la terre ils se
rassemblent dans le sein d'une même mère catholique, ils reconnaissent les
richesses de la grâce, qui depuis tant de siècles étaient demeurées cachées
dans le secret de la prédestination éternelle, et ils se réjouissent d'avoir
trouvé celle que le Seigneur s'est choisie pour Epouse avant tous les temps.
6. On voit par là, je crois, que ce n'est pas
sans raison que l'Épouse témoigne qu'elle a été trouvée; mais en ce sens qu'ils
l'ont assemblée non pas choisie, qu'ils l'ont rencontrée non pas convertie.
Car, la conversion de chacun des fidèles doit être attribuée à celui à qui tout
le monde doit dire avec le Psalmiste: «Convertissez-nous, ô Dieu, qui êtes
notre salut (Psaume LXXXIV. 5). » Mais on ne peut pas dire qu'il l'ait trouvée,
comme on dit qu'il l'a convertie. Car, voilà comment les choses se passent: Le
Seigneur ne trouve pas; il prévient, or, le prévenir exclut de trouver. En
effet, que trouverait celui qui n'a jamais rien ignoré « Or, le Seigneur, dit
l'Apôtre, connaît ceux qui sont à lui (II Tim. II. 19). » Et que dit-il
lui-même « Je connais ceux que j'ai choisis dès le commencement.» Évidemment,
on ne peut pas dire, que celle que Dieu a connue, choisie, aimée et formée de
toute éternité, ait été trouvée par lui; néanmoins, je dirai hardiment qu'il
l'a préparée, afin qu'on la trouvât. « Car, celui qui l'a vu, en a rendu
témoignage, et nous savons que son témoignage est véritable (Jean XIX. 35). » «
J’ai vu, dit Saint-Jean, la sainte cité, la nouvelle Jérusalem, descendre du
ciel, Dieu l'avait préparée comme une Épouse ornée pour un époux (Apoc, XXI.
2). » Et cet apôtre était une des sentinelles qui gardent la cité. Mais écoutez
celui-là même, qui l'a préparée ainsi, il la montre du doigt, aux sentinelles,
si je puis parler ainsi, quoique sous une autre figure: « Levez les yeux,
dit-il, et voyez les régions qui sont déjà toutes jaunes, c'est-à-dire, toutes
préparées pour la moisson (Joan IV. 35). » Voilà comment le père de famille
invite les ouvriers à travailler quand il voit que toutes choses sont ainsi
préparées, afin que sans beaucoup de travail de leur part, ils puissent se
glorifier d'être les coadjuteurs de Dieu. Car, qu'ont-ils à faire? Ils ont à
chercher l'Épouse, et, quand ils l'ont trouvée, à lui apprendre des nouvelles
de son bien-aimé. Car, ils ne cherchent pas leur propre gloire, mais celle de
l'Épouse, parce qu'ils sont ses amis. Et ils n'auront pas beaucoup à travailler
pour cela, puisque l'Épouse est déjà présente, et qu'elle le cherche avec toute
l'ardeur imaginable, tant sa volonté est bien préparée par le Seigneur.
7. Car, bien que ces sentinelles ne lui disent
encore rien, elle les interroge au sujet de son bien-aimé, et elle prévient ses
prédicateurs, prévenue elle-même par lui: « N'avez-vous pas vu, leur dit-elle,
celui qu'aime mon âme (Cantique III. 3)? » C'est donc avec raison qu'elle dit
qu'elle a été trouvée par ceux qui gardent la ville, car elle sait qu'elle est
déjà connue et prévenue par le maître même de la ville, aussi les sentinelles
la trouvent-elles et ne la font-elles pas ce qu'elle est. Voilà comment
Corneille fut trouvé par saint Pierre, et saint Paul, par Ananie. Car, tous
deux étaient prévenus et préparés par le Seigneur. Qu'y avait-il de plus
préparé que Saul, qui avait déjà crié d'une voix et d'un esprit soumis: «
Seigneur, que voulez-vous que je fasse (Act. IX. 6). » Et Corneille ne l'était
pas moins, puisque par les aumônes et les oraisons que le Seigneur lui
inspirait de faire, il mérita de parvenir à la foi (Act. X. 5). Saint Philippe
trouva aussi Nathanaël. Mais le Seigneur l'avait déjà vu auparavant, lorsqu'il
était sous le figuier (Jean I. 44). Ce regard du Seigneur n'était-il pas une
préparation? De même, il est rapporté que saint André trouva Simon son frère
(Ibid. 41), mais il avait aussi été connu et prévenu par le Seigneur, en sorte
qu'il fut appelé Céphas (Ibid. 42), c'est-à-dire ferme dans la foi.
8. Nous lisons de la Vierge, qu'elle fut trouvée
grosse par l'opération du Saint-Esprit. Je crois que l'Épouse du Seigneur a
quelque chose de semblable à sa mère en ce point. Car, si elle ne s'était
trouvée aussi remplie du Saint-Esprit, elle n'eût pas interrogé si
familièrement ceux qui la cherchaient, au sujet de celui dont il est l'Esprit.
Elle n'attend pas qu'ils lui disent pourquoi ils étaient venus à elle, elle
leur parle elle-même, et de l'abondance du cour. « N'avez-vous pas vu celui
qu'aime mon âme? » Elle ne savait pas que les yeux qui l'avaient vu étaient
bienheureux, et, dans son admiration pour ceux qui avaient eu ce bonheur, elle
disait: N'êtes-vous pas de ceux qui ont reçu la grâce de voir celui que tant de
rois et de prophètes ont souhaité voir, et n'ont pas vu? N'est-ce point vous
qui avez mérité de voir la sagesse dans la chair, la vérité dans un corps, Dieu
en l'homme? Plusieurs disent, il est ici, il est là. Mais je pense qu'il est
plus sûr pour moi, de vous croire, vous qui avez bu et mangé avec lui, depuis
qu'il est ressuscité. Je crois que cela suffit sur la demande que l'Épouse fait
aux sentinelles, sinon nous suppléerons le reste, dans un autre discours. Mais,
toujours est-il évident qu'elle a été prévenue par le Saint-Esprit, et trouvée
par ceux qui gardent la ville, puisque c'est maintenant elle que Dieu a connue,
prédestinée de toute éternité, et préparée pour être dans tous les siècles les
délices immortelles de son fils bien-aimé, germant comme un lis, et fleurissant
éternellement devant le Seigneur et le père de mon Seigneur Jésus-Christ,
l'Époux de l'église qui, étant Dieu, est élevé par dessus tout, et béni dans
les siècles des siècles.
Amen.
1. « N'avez-vous pas vu celui qu'aime mon âme
(Cantique III. 3)? » O amour violent, amour brûlant, amour impétueux, qui ne
laisse pas penser à autre chose qu'à toi, qui méprises tout le reste, et es
content de toi-même! Tu confonds l'ordre, tu ne tiens pas compte de l'usage, tu
ignores toute mesure, tu triomphes en toi-même, de toutes les règles de
l'opportunité, de la raison, de la pudeur, de la prudence et du jugement, tu
foules aux pieds tout cela. Toutes les pensées et les paroles de l'Épouse, sont
pleines de toi, à l'exception de tout le reste, tant tu t'es emparé de son cœur
et de sa langue. « N'avez-vous pas vu celui qu'aime mon âme? » Comme s'ils
connaissaient ses pensées; vous demandez des nouvelles de celui qu'aime votre
âme mais quel est son nom. Qui êtes-vous, et qui est-il? Si je fais cette
remarque, c'est à cause de cette façon singulière de parler, et de cette
négligence si remarquable de paroles, en quoi cette partie de l'Écriture parait
bien différente des autres. Aussi, dans cet épithalame, il ne faut pas
considérer les paroles, mais les affections et les mouvements, parce que
l'amour saint, qui en fait tout le sujet, ne doit pas être pesé par les paroles
ou par la langue, mais par les rouvres et par la vérité. L'amour y parle
partout. Et, si quelqu'un veut en acquérir quelque intelligence, il faut qu'il
aime. En vain, celui qui n'aime pas écoutera ou lira ce cantique d'amour, les
discours enflammés ne peuvent être compris par une âme froide. Car, comme la
langue grecque ou latine ne peut être entendue de ceux qui ne savent ni le grec
ni le latin, ainsi en est-il de ce langage d'amour; il est étrange et barbare à
ceux qui n'aiment pas, et ne frappe leurs oreilles que de sons vains et
stériles, comme celui de l'airain et des cymbales. Mais parce que ces
sentinelles ont appris du Saint-Esprit à aimer, elles entendent le langage du
Saint, -Esprit, et peuvent répondre sur le champ aux paroles d'amour qui leur
sont dites, et y répondre en la même langue, c'est-à-dire par des sentiments
d'amour et par des devoirs de piété.
2. Car ils l'instruisent si bien en peu de temps
de ce qu'elle cherche, qu'elle dit: « A peine les eus-je un peu dépassés, que
j'ai trouvé celui qu'aime mon âme (Cantique III. 4). » Un peu, dit-elle, parce
qu'ils lui ont donné une parole abrégée, en lui donnant le symbole de la foi et
ce qui suit dans les mêmes termes. Il fallait que l'Épouse passât par eux, afin
de connaître la vérité, mais il fallait aussi qu'elle les dépassât. Car si elle
ne les avait pas dépassés, elle n'aurait pas trouvé celui qu'elle cherchait. Et
ne doutez pas qu'eux-mêmes ne le lui aient conseillé. Car ils ne s'annonçaient
pas eux-mêmes, mais annonçaient le Seigneur Jésus, qui, sans doute, est au
dessus d'eux et au delà. C'est pourquoi il dit: » Passez à moi, vous tous qui
désirez me posséder (Eccles. XXIV. 26). » Et il ne lui suffisait pas de passer,
mai s on lui enseigne à passer outre, parce que celui qu'elle cherchait était
aussi allé plus loin. Car, non-seulement, il était passé de la mort à la vie,
mais il était passé jusqu'à la gloire. Il fallait donc qu'elle passât outre.
Autrement, elle n'aurait pu atteindre celui dont elle n'eût pas suivi les
traces, partout où il était allé.
3. Et pour expliques ceci plus clairement: si
mon Seigneur Jésus était ressuscité, mais ne fût pas monté au ciel, on ne
pourrait pas dire de lui qu'il a passé outre, mais seulement qu'il a passé, et
pourtant il lie serait pas nécessaire que l'Épouse qui le cherche dépassât ceux
qui l'ont trouvé, il lui eût suffi de passer devant eux. Mais comme, en montant
an ciel, il a passé au-delà de la résurrection, c'est avec raison que l'Épouse
dit qu'elle a passé outre, attendu que, par la foi et par son zèle, elle l'a
suivi jusque dans les cieux. Ainsi donc, croire la résurrection, c'est passer,
croire l'ascension, c'est passer outre. Et peut-être connaissait-elle la
première et ne connaissait-elle pas la seconde, comme je me souviens d'avoir
dit dans un discours que j'ai fait à l'une de ces fêtes. C'est pourquoi étant
instruite par eux de ce qui lui manquait, et ayant appris que celui qui était
ressuscité était aussi monté aux cieux, elle y est montée également,
c'est-à-dire, elle a passé plus loin, et l'a trouvé. Et comment ne
l'aurait-elle pas trouvé, en s'élevant en esprit jusqu'au lieu où il est en
corps? «Les ayant un peu passés. » C'est avec raison qu'elle parle de
plusieurs, car notre Chef a passé et précédé en deux choses tant ses apôtres
que tous ses autres membres qui sont sur la terre, à savoir par la résurrection
et par l'ascension. Car Jésus-Christ est les prémices de l'un et de l'autre:
s'il a précédé, notre foi a précédé aussi. Car où ne le suivrait-elle pas? S'il
monte au ciel; elle y est; s'il descend dans les enfers, elle y est encore.
Quand il prendrait des ailes dès le matin, et s'envolerait à l'extrémité de la
mec, votre main, dit-elle à Dieu, m'y conduirait, et vous m'y tiendriez de
votre droite. N'est-ce point enfin selon cette foi que le Père de l'Époux
souverainement puissant et souverainement bon nous ressuscitera et nous fera
asseoir à sa droite dans les cieux? Voilà pour expliquer ce que l'Église dit: «
Je les ai dépassés, » parce qu'elle s'est passée elle-même en demeurant par la
foi où elle n'est pas encore arrivée. En effet, je crois qu'il est clair
maintenant, pourquoi elle a mieux aimé dire qu'elle a passé outre, que de dire
qui elle a passé simplement. Passons donc aussi à ce qui suit.
4. « Je le tiens, et je ne le laisserai pas
aller, jusqu'à ce que je l'aie fait entrer dans la maison de ma mère, et dans
la chambre de celle qui m'a enfantée (Cantique III, 4). » Depuis ce temps là le
peuple fidèle n'a pas manqué, la foi n'a pas failli sur la terre, ni la charité
dans l'Église. Les fleuves se sont débordés, les vents ont soufflé et l'ont
battue avec violence, et elle n'est pas tombée, parce qu'elle était fondée sur
la pierre; et cette pierre c'est Jésus-Christ. Voilà pourquoi ni le verbiage
des philosophes, ni les subtilités captieuses des hérétiques, ni l’épée des persécuteurs
n'ont pu et ne pourront jamais la séparer de l'amour qu'elle a pour Dieu en
Jésus-Christ, tant elle tient fortement celui qu'aime son âme, tant elle trouve
qu'il lui est avantageux d'être attachée à Dieu. » C'est un grand biens dit
Isaïe, d'y être attaché avec de la glu (Isa XL, 7 ». Qu'y a-t-il de plus ferme
que cette glu que les eaux ne peuvent dissoudre, que les vents ne peuvent
arracher, que le fer ne peut couper? Car les eaux les plus abondantes ne
sauraient éteindre la charité. « Je le tiens, et ne le laisserai pas aller
(Cantique III, 4). » Un saint patriarche dit aussi. « Je ne vous laisserai pas
aller, si vous ne me donnez votre bénédiction (Gen. XXXII, 26).» Elle ne veut
pas non plus le laisser aller, même quand il lui donnerait sa bénédiction. Le
patriarche le laisse aller après avoir reçu sa bénédiction, mais n'en est pas
de même de celle-ci. Je ne veux pas, dit-elle, de votre bénédiction, je vous
veux vous-même. Car sans vous que peut-il y avoir d'aimable pour moi sur la
terre ou dans le ciel (Psaume LXXIX, 25)? Je ne vous laisserai pas aller, quand
même vous me donneriez votre bénédiction.
5. « Je le tiens et ne le laisserai pas aller. »
Peut-être ne désire-t-il pas moins qu'elle d'être tenu par elle, car il dit: « Mes
délices, c'est d'être avec les enfants des hommes (Prov. VIII, 31. » Aussi
est-ce la promesse qu'il leur fait dans l'Evangile: « Je serai toujours avec
vous jusqu'à la consommation des siècles (Matt. XXVIII, 20). » Qu'y a-t-il de
plus fort que cette liaison, qui est scellée parla volonté, et par le désir
réciproque de tous les deux: «Je le tiens » dit-elle. Mais il la tient aussi,
puisqu'elle lui dit ailleurs: « Vous m'avez tenue par la main droite (Psaume
LXXII, 24). » Celle que l'on tient et qui tient peut-elle tomber? Elle le tient
par la fermeté de sa foi, elle le tient par la ferveur de son zèle. Mais elle
ne le tiendrait pas longtemps, s'il ne la tenait aussi. Et il la tient par sa
puissance et par sa miséricorde. « Je le tiens, et ne le laisserai pas aller,
jusqu'à ce que je l'aie fait entrer dans la maison de ma mère, et dans la
chambre de celle qui m'a enfantée.» Certes, la charité de l’Eglise est bien
grande, puisqu'elle n'envie pas ses délices à sa rivale même, qui est la
Synagogue. Quel plus grand excès de bonté que d'être prête à faire part à son
ennemie de celui qu'aime son âme. Néanmoins on ne doit pas s'en étonner,
puisque le salut vient des Juifs (Jean IV, 12). Que le Sauveur retourne d'où il
est parti, afin dé sauver les restes d'Israël. Que les branches ne soient pas
ingrates envers leur tronc, ni les enfants envers leur mère. Que les branches
n'envient pas à la racine la sève qu'elles ont tirée d'elle, ni les enfants à
leur mère le lait qu'ils ont sucé de ses seins. Que l'Église donc tienne
fermement le salut que la Judée a perdu, jusqu'à ce que la plénitude des
nations entre dans le ciel, et qu'ainsi tout Israël soit sauvé. Elle veut bien
qu'elle participe au salut commun, parce que tous y peuvent avoir part, sans
que cela fasse tort à chacun en particulier. Elle fait plus, elle lui souhaite
le nom et la beauté d'Épouse.
6. Cette charité serait sans doute incroyable,
si ce qu'elle dit n'en faisait foi. Car, si vous y avez pris garde, elle dit
qu'elle veut faire entrer celui qu'elle tient, non-seulement dans la maison de
sa mère, mais encore dans sa chambre, ce qui est la marque d'une prérogative
singulière. Il suffisait pour son salut qu'il entrât dans la maison, mais qu'il
entre dans le secret de la chambre, est un signe de la grâce. « Aujourd'hui,
dit le Sauveur, le salut est arrivé à cette maison (Luc. XIX, 9). » Comment le
Sauveur, entrant dans une maison, ceux qui l'habitent ne seraient-ils pas
sauvés? Mais celle qui mérite de le recevoir dans sa chambre a pour elle son
secret à part. Le salut est pour la maison, mais les délices sont réservées
pour la chambre. « Je le ferai, dit-elle, entrer dans la maison de ma mère. »
De quelle maison parle-t-elle, sinon de celle dont le Seigneur avait dit aux
Juifs: « Votre maison sera déserte et abandonnée (Luc. XIII, 35)? » Il a fait
ce qu'il avait dit, selon qu'il le témoigne dans la prophétie: « J'ai laissé ma
maison, j'ai abandonné mon héritage (Jerem. XII, 7). » Et maintenant l'Epoux
promet de l'y ramener, et de rendre à la maison de sa mère le salut qu'elle a
perdu. Si cela vous semble peu de chose, écoutez ce qu'elle ajoute: « Et dans
la chambre de celle gtti m'a enfantée. » Celui qui entre dans la chambre
nuptiale, est l'époux: que la puissance de l'amour est grande ! Le Sauveur
était sorti de sa maison et de son héritage avec indignation et colère; et
maintenant, adouci par les caresses de son épouse, il se laisse tellement
fléchir, qu'il retourne, non-seulement comme Sauveur, mais comme époux. Soyez
bénie du Sauveur, ô sainte fille, qui apaisez son indignation, et rétablissez
son héritage. Que votre mère vous bénisse, puisque c'est par vous que la colère
de son Seigneur est calmée, que le salut retourne vers elle, qu'il revient à
elle, et lui dit: « Je suis votre salut (Psaume XXXIV, 3). » Cela ne suffit pas
encore: Il ajoute: «Je vous épouserai par la foi, je vous épouserai par un
effet de justice et de miséricorde tout ensemble (Osee. II, 19). » Mais
souvenez-vous que celle qui concilie cette amitié à sa mère, c'est l'Epouse.
Comment donc cède-t-elle son époux, et un tel époux, à sa rivale, pour ne pas
dire qu'elle est la première à le lui souhaiter? Il n'en va pas ainsi. Cette
bonne fille le souhaite bien à sa mère, mais ce n'est pas pour le lui céder,
c'est pour le partager avec elle. Un seul est suffisant pour deux, si ce n'est
qu'elles ne seront plus deux, mais une en lui. Car il est notre paix qui de
deux n'en fait qu'une, afin qu'il n'y ait qu'une épouse, et qu'un époux
Jésus-Christ Notre-Seigneur, qui étant Dieu, et élevé par dessus tout est béni
dans les siècles des siècles.
Amen.
1. J'apprends que quelques-uns de vous trouvent
à redire de ce qu'ayant pris plaisir durant quelques jours à nous arrêter à la
profondeur étonnante des mystères qu'enferment les paroles de l'Epouse, nos
discours sont peu ou moins assaisonnés du sel des réflexions morales. Il est
vrai que c'est contre notre ordinaire. Néanmoins permettez-moi de faire un
retour sur les choses que nous avons expliquées, car je ne puis passer outre
avant de les y avoir toutes reprises. Dites-moi, je vous en prie, l'endroit où
j'ai commencé à vous priver dol de cette satisfaction, pour que je le
recommence de nouveau. Car c'est à moi à réparer ces fautes, ou plutôt au
Seigneur dont nous présumons tout. Je pense que c'est à ces paroles: « J'ai
cherché dans mon petit lit durant toutes les nuits celui qu'aime mon âme
(Cantique III, 1). » Depuis cet endroit, tout mon soin a été de développer les
allégories, et de produire au jour les secrètes et saintes délices de
Jésus-Christ et de l'Église. Retournons donc au sens moral. Car je ne puis
trouver pénible ce qui peut vous être avantageux. Il sera d'ailleurs facile de
vous satisfaire, eu appliquant au Verbe et à l'âme ce que nous avons dit de
Jésus-Christ et de l'Église.
2. Mais on dira peut-être: Pourquoi joignez-vous
ces deux choses? quel rapport y a-t-il entre l'âme et le Verbe? il y en a un grand
à tous les points de vue. Premièrement, il y a une si grande affinité entre
leur nature, que l'un est l'image de Dieu, et l'autre est faite à son image.
D'ailleurs, la ressemblance qui est entre eux est encore une preuve de cette
affinité. Car l'âme n'est pas seulement faite à son image, mais à sa
ressemblance? Me demandez-vous en quoi elle lui est semblable? Écoutez
premièrement comme quoi elle est faite à son image. Le Verbe est vérité,
sagesse, et justice. Voilà l'image. De qui est-il l'image? De la justice, de la
sagesse, et de la vérité. Car cette image est justice de justice, sagesse de
sagesse, vérité de vérité, de même que lumière de lumière, et Dieu de Dieu.
L'âme n'est rien de tout cela, parce qu'elle n'est pas image, elle en est
néanmoins capable, et elle les désire, et c'est peut-être pour cela qu'elle est
faite à l'image du Verbe. C'est une créature élevée, puisqu'elle est capable de
cette majesté, et le désir qu'elle a de la recevoir est une marque de sa
rectitude. Nous lisons que Dieu a fait l'homme droit. Et quant à sa grandeur,
sa capacité, comme nous avons dit, en est une preuve suffisante. Car il faut
que ce qui est à l'image d'une chose soit conforme à cette image, et n'ait pas
part en vain au nom de l'image, de même que l'image elle-même n'est pas appelée
ainsi seulement de nom, et sans aucune convenance avec la chose dont elle est
l'image, car il est dit de celui qui est l'image: « qu'ayant une même essence
avec Dieu, il n'a pas cru faire un larcin de se rendre égal à lui (Philipp. II,
6). » Vous voyez par là que sa rectitude est marquée dans l'essence qu'il
partage avec Dieu, et sa majesté dans l'égalité qu'il a avec lui; afin que la
rectitude étant comparée à la rectitude, et la grandeur à la grandeur, on
connaisse que l'image, et ce qui est fait à l'image, ont quelque rapport en
l'une de ces deux choses, comme aussi l'image se rapporte en ces deux manières
à celui dont elle est l'image. Car c'est de lui image que le saint roi David a
dit: «Notre Seigneur est infiniment grand, et sa puissance n'a pas de bornes
(Psaume CXL VI, 5). Et: le Seigneur notre Dieu est droit, et il n'y a pas
d'injustice en lui (Psaume CXLI, 16). » C'est de ce Dieu si grand et si droit
que son image tire sa rectitude et sa grandeur, et c'est de cette image que l'âme
qui est faite sur elle, tire aussi toute la sienne.
3. Mais quoi, l'image n'a-t-elle donc rien de
plus que l’âme qui est faite sur elle? Car nous donnons à l'une et à l'autre la
grandeur et la rectitude. Certes il y a bien de la différence. Celle-ci a reçu
ses qualités avec mesure, et celle-là les reçoit avec égalité. N'y a-t-il que
cela? Écoutez encore une autre différence. Celle-ci n'a reçu l'une et l'autre
que par création on par miséricorde, et celle-là les a reçues par génération.
Il n'y a pas de doute que cette dernière façon de recevoir ne soit beaucoup
plus magnifique. Mais ce qu'il y a de plus excellent que cela encore, c'est que
l'un ne reçoit ces deux qualités que par la libéralité de Dieu, au lieu que
l'autre les tire de la substance de Dieu même. Car l'image de Dieu lui est
consubstantielle, et tout ce qu'il semble communiquer à son image est
substantiel à tous deux, non accidentel. Voici encore une autre chose en quoi
l'image surpasse infiniment celle qui a été formée sur elle. Qui ne sait que la
grandeur et la rectitude sont deux choses distinctes de leur nature? Cependant
elles ne sont qu'une même chose dans l'image. Bien plus, elles ne sont qu'une
même chose avec l'image. Car non-seulement c'est une même chose pour l'image
d'être droite et d'être grande, mais sa rectitude et sa grandeur ne sont pas
différentes de son être. Il n'en est pas ainsi de l'âme. Car la grandeur et la
rectitude sont différentes de l'âme même, et sont même différentes entre elles.
Car, si, comme je l'ai dit, l'âme est grande parce qu'elle est capable des
choses éternelles, et droite, parce qu'elle les désire, celle qui ne cherche et
ne goûte pas les choses d'en haut, mais les choses de la terre, n'est pas
entièrement droite, elle est courbés, ce qui ne fait pas qu'elle ne demeure
toujours grande, puisqu'elle demeure toujours capable de l'éternité. Car bien
qu'elle ne la reçoive jamais, elle ne laissera pas pour cela d'être toujours
capable de la recevoir, afin que cette parole de l'Écriturc soit vérifiée: «
L'homme passe dans- l'image (Psaume XXXVIII, 7). » Néanmoins, ce n'est qu'en
partie, afin que l'éminence qu'a le Verbe sur elle ressorte davantage, parce
qu'il possède toujours ces deus qualités tout entières. En effet, comment le
Verbe perdrait-il sa grandeur ou sa rectitude, puisqu'il est lui-même sa
rectitude et sa grandeur? Ou bien l'homme la possède en partie, de peur que
s'il en était entièrement privé, il ne lui restât plus d'espérance de son
salut. Car si son âme cessait d'être grande, elle cesserait aussi d'être
capable du salut, puisque, comme je l'ai dit, c'est par la capacité de l'âme
qu'on juge de sa grandeur. Or, comment pourrait-elle espérer ce dont elle ne
serait pas capable?
4. C'est donc par la grandeur qu'elle retient
encore, après avoir perdu sa rectitude, que l'h(mine passe dans l'image de
Dieu, ne se soutenant que sur un pied, comme on pourrait dire, et étant devenue
un enfant étranger. Car je crois que c'est de ceux qui sont ainsi qu'il est
dit: « Des enfants étrangers ont menti contre moi, ils se sont endurcis dans
leurs crimes, et ont cloché dans leurs joies (Psaume XVII, 46). » C'est avec
raison qu'il les appelle des enfants étrangers. Car ils sont enfants à cause de
la grandeur qu'ils ont retenue, et étrangers à cause de la rectitude qu'ils ont
perdue. Et il n'est pas dit qu'ils ont cloché, mais qu'ils sont tombés, ou
quelque autre chose semblable, s'ils se fussent dépouillés entièrement de
l'image à laquelle l'homme a été fait. Mais maintenant l'homme passe dans
l'image, selon la grandeur; mais selon la rectitude il cloche, il est troublé,
et il déchoit de cette image, selon ce que dit l'Écriture: « L'homme passe dans
l'image, mais c'est en vain qu'il se trouble. C'est en vain qu'il amasse des
trésors, puisqu'il ne sait pas pour qui il les amasse (Psaume XXXVIII, 7). » Et
pourquoi ne le sait-il pas, sinon parce que, se penchant sur les choses basses
et terrestres, il n'amasse que de la terre. Certes il ignore absolument pour
qui il amasse les choses qu'il confie à la terre, si ce n'est pas pour les vers
qui les rongent ou pour les voleurs qui les enlèvent en perçant la muraille, ou
pour les ennemis qui les pillent, ou pour le feu qui les dévore. Aussi est-ce
au nom de cet homme malheureux qui se courbe et rampe contre la terre qu'il est
dit dans le psaume: « Je suis tout courbé et tout abattu, et je marche toujours
avec un visage triste et défiguré (Psaume XXXVII, 7). » Car il éprouve en lui
la vérité de cette parole du sage: « Dieu a tait l'homme droit et juste, mais
il s'est engagé lui-même dans une infinité de maux (Eccles. VII, 30): » Et il a
entendu aussitôt cette, parole de moquerie: « Courbez-vous, afin que nous
passions par dessus vous (Isaïe LI, 23). »
5. Mais comment en sommes-nous venus là? c'est
en voulant montrer que la grandeur et la rectitude, qui sont les deux biens que
nous avons assignés à l'image de Dieu, ne sont pas une même chose dans l'âme ni
avec l'âme, comme nous avons fait voir qu'il est de foi que ce sont une même
chose dans le Verbe et avec le Verbe. Quant à la rectitude, il est visible, par
ce que nous avons dit, qu'elle est différente de l'âme et de la grandeur de
l'âme, puisque, lorsqu'elle ne subsiste plus, l'âme demeure toujours, et
conserve même sa grandeur. Mais comment montrerons-nous que la grandeur de
l'âme est autre chose que l'âme même. Nous ne le pouvons pas faire de la même
façon que nous avons montré la différence de la rectitude de l'âme d'avec
l'âme, puisqu'elle ne peut être privée de sa grandeur, comme elle peut l'être
de sa rectitude. Cependant il est certain que l'âme n'est pas sa grandeur, car
bien que l'âme ne se trouve pas séparée de sa grandeur, néanmoins la grandeur
se trouve hors de l'âme. Demandez-vous où? Dans les anges. Car les anges sont
grands de même que l'âme, c'est-à-dire par la capacité qu'ils ont pour
l'éternité. Il est constant que l'âme est différente de sa rectitude,
puisqu'elle en peut être privée; pourquoi ne serait-il pas certain de même
qu'elle est différente de sa grandeur, puisqu'elle ne peut pas se l'approprier
à elle seule? Si donc l'une n'est pas dans toute âme, et l'autre ne se
rencontre pas dans l'âme seule, il est manifeste que l'une et l'autre différent
d’elle. De plus, ce dont elle est la forme n'est pas une forme nulle. Or, la
grandeur de l'âme est la forme de l'âme. Et il ne faut pas dire que ce n'est
pas la forme, parce qu'elle cet inséparable d'elle. Car toutes les différences
substantielles sont de la sorte, non-seulement celles qui sont tellement
propres à une chose qu'elles ne peuvent convenir à une autre, mais encore
quelques-unes qui sont communes à plusieurs natures. L'âme n'est donc pas sa
grandeur, non plus que le corbeau n'est sa noirceur, ni la neige sa blancheur,
ni l'homme sa faculté de rire ou de raisonner; quoiqu'on ne trouve jamais ni
corbeau sans noirceur, ni neige sans blancheur, ni homme qui ne puisse rire ou
raisonner. C'est ainsi que l'âme et la grandeur de l'âme, bien qu'inséparables,
sont néanmoins différentes l'une de l'autre. Et comment ne le seraient-elles
pas, puisque l'une est dans le sujet, et que l'autre est le sujet et la
substance même? La seule nature souveraine et incréée, qui est la Trinité
adorable, s'approprie cette pure et singulière simplicité d'essence, en sorte
qu'il n'y a pas en lui une chose et une autre, ici et là, ni tantôt et tantôt.
Car demeurant en elle-même, elle est tout ce qu'elle a, et tout ce qu'elle est,
elle l'est toujours, et d'une même manière. Tout ce qui est séparé ou différent
dans les autres êtres, est réuni et rendu semblable en elle, de sorte qu'en
elle le nombre ne cause pas la pluralité, ni la diversité, l'altération. Elle
contient tous les lieux, et n'étant contenue dans aucun, elle place chaque
chose en son lieu. Les temps passent au dessous d'elle, mais non pas pour elle.
Elle n'attend pas l'avenir, elle ne se souvient pas du passé, elle ne sent pas
le présent.
6. Eloignons-nous, mes chers frères,
éloignons-nous de ces novateurs que je n'appellerai pas dialecticiens, mais
hérétiques, qui, dans leur impiété extrême, soutiennent que la grandeur par
laquelle Dieu est grand, que la bonté, la sagesse, la justice, et la divinité
par laquelle il est bon, sage, juste et Dieu, n'est pas Dieu même. Il est Dieu,
disent-ils, par la divinité, mais la divinité n'est pas Dieu. Peut-être ne
daigne-t elle, pas être Dieu, parce qu'elle est si grande qu'elle fait Dieu, où
elle n'est rien du fout. Vous dites qu'elle n'est pas Dieu, vous ne prétendrez
pas non plus, je crois, qu'elle ne soit rien, puisque vous avouez qu'elle est
si nécessaire à Dieu, que non-seulement Dieu ne peut pas être sans elle, mais
qu'il est par elle. Si c'est quelque autre chose que Dieu, ce quelque chose
sera moindre que lui, ou plus grand, ou égal à lui. Mais comment serait-ce
moindre, puisque c'est par cela qu'il est Dieu? Il reste donc que ce soit plus
grand que lui, ou égal à lui. Si c'est plus grand que lui, c'est ce quelque
chose là qui est le souverain bien, non pas Dieu. Si ce lui est égal, il y aura
deux souverains biens. Or, l'un et l'autre sont également contraires à la foi
catholique. Nous sommes dans le même sentiment touchant la grandeur, la bonté,
1a justice et la sagesse de Dieu, que touchant sa divinité, et nous tenons que
ces attributs ne sont qu'une même chose en Dieu et avec Dieu. Car il ne tire
pas sa bonté d'autre part que sa grandeur, ni sa justice ou sa sagesse
d'ailleurs que sa grandeur ou sa bonté, ni toutes ces choses ensemble que d'où
il tire sa divinité, c'est-à-dire de lui-même.
7. Mais un hérétique me dira: Quoi? Nieriez-vous
qu'il soit Dieu par la divinité? Non. Mais je soutiens que la divinité par
laquelle il est Dieu, est Dieu même, de peur que je ne sois obligé de consentir
qu'il y a quel que chose de plus excellent que Dieu. Je dis qu'il est grand par
la grandeur, mais qu'il est lui-même cette grandeur, car je ne veux rien
reconnaître de plus grand que Dieu. Je confesse qu'il est bon par la bonté, et
que cette bonté n'est autre chose que lui-même, de peur qu'il ne semble que
j'établisse quelque chose de meilleur que lui, et ainsi du reste. C'est avec
plaisir, avec confiance, et avec une assurance entière de marcher dans le
chemin de la vérité, que j'embrasse le sentiment de celui qui a dit: « Ce Dieu
n'est grand que par la grandeur qui est ce qu'il est lui-même, parce que autrement
cette grandeur serait plus grande que Dieu (S. Augus. LV, de Tren. Cap. X.). »
Et celui qui a prononcé cette sentence, c'est saint Augustin, le très-fort
marteau qui a brisé les hérétiques. Si donc on peut attribuer en propre à Dieu
quelques-unes des qualités que nous voyons dans les hommes, il est plus à
propos et plus régulier de dire, que Dieu est sa grandeur, sa bonté, sa
justice, et sa sagesse, que de dire: Dieu est grand, bon, juste ou sage.
8. Aussi est-ce avec raison que, dans le concile
que le pape Eugène vient de célébrer à Reims, lui et les autres évêques
trouvèrent mauvaise et suspecte cette explication que Gilbert, évêque de
Poitiers, donnait dans son livre à ces paroles de Boëce, qui sont très-vraies
et très-catholiques: « Le Père est vérité;» c'est-à-dire, ajoutait cet évêque;
il est vrai. Et ainsi du Fils et du Saint-Esprit. « Et ces trois ensemble ne
sont pas trois vérités, mais une seule vérité; » c'est-à-dire, ajoutait-il
encore, un seul vrai. O explication obscure et perverse ! Combien plus
saintement et plus véritablement aurait-il dit au contraire, le Père est vrai,
c'est-à-dire de la vérité, et de même du Fils et du Saint-Esprit; et ces trois
sont un seul vrai, c'est-à-dire une seule vérité. Ce qu'il aurait fait, s'il
daignait imiter saint Fulgence qui dit: « Une seule vérité d'un seul Dieu, ou
plutôt une seule vérité, qui est un seul Dieu, ne souffre pas de rendre à la
créature le service et le culte qui n'est dû qu'au créateur (s. Fulg de fide
orth. ad Donat. cap. V).» C'était à ce grand homme de défendre la vérité,
puisqu'il en parlait si véritablement, puisqu'il avait des sentiments si pieux
et si orthodoxes de la vraie et pure simplicité de la substance divine, dans
laquelle il ne peut rien y avoir qui ne soit elle-même, et elle-même est Dieu.
Le livre de Gilbert contenait d'autres passages qui s'éloignaient de la pureté
de la foi, j'en rapporterai encore un exemple. Boëce avait dit: Lorsqu'on dit,
Dieu, Dieu, Dieu, cela regarde la substance; notre commentateur avait ajouté, non
la substance qu'il est, mais par laquelle il est. Mais à Dieu ne plaise que
l'Église catholique tombe jamais d'accord de cette proposition, qu'il y ait une
substance ou quelque autre chose que ce soit par laquelle Dieu soit et qui ne
soit pas Dieu.
9. Mais ce n'est pas contre lui que nous disons
ces choses, puisque dans ce même concile, acquiesçant humblement à l'opinion
des autres évêques, il a condamné de sa propre bouche, tant ce que nous avons
rapporté, que toutes les choses qui furent trouvées dignes de blâme. Nous les
disons pour ceux qui, dit-on, lisent et transcrivent ce livre, contre la
défense du pape, qui fut publiée au même lieu, et s'opiniâtrent obstinément à
suivre un évêque dans ses sentiments dont il s'est départi lui-même, aimant
mieux l'avoir pour maître de leur erreur, que de leur correction. Et nous ne
l'avons pas fait seulement pour eux, mais encore pour vous, à l'occasion de la
différence de l'image de Dieu et de l’âme qui a été faite à cet image, et j'ai
cru qu'il était nécessaire de faire cette digression, afin que si peut-être
quelques uns avaient bu ces eaux dérobées, qui semblent plus douces que les
autres, ils les vomissent en prenant cet antidote, et ayant ainsi purifié
l'estomac de leur âme, si je puis ainsi parler, ils écoutent ce qui nous reste
à dire, suivant notre promesse, de la ressemblance de l'âme avec le Verbe, et
puisent des eaux plus pures, non pas à nos fontaines, nais à celles du Sauveur,
l'Époux de l'Église, Jésus-Christ qui, étant Dieu, et élevé par dessus tout, est
béni dans tous les siècles des siècles.
Amen.
1. C'est avec raison que l'on a demandé dans le
discours précédent quelle affinité il y a entre l'âme et le Verbe. En effet, y
en a-t-il entre une si grand majesté et une si grande misère, pour pouvoir dire
qu'une grandeur si sublime et une bassesse si profonde, s'embrassent comme deux
époux, qui s'aiment uniquement, et entre qui il y aurait quelque égalité? Si ce
que nous disons est vrai, nous avons sujet. de nous réjouir avec confiance,
mais s'il est faux, c'est à nous, une audace bien punissable de parler ainsi.
C'est pourquoi il a fallu chercher la convenance qu'il y a entre eux, et nous
l'avons déjà remarquée en bonne partie, mais non pas en tout pas. Car, qui est
assez stupide pour ne pas voir combien il y a de rapport entre l'image et ce
qui est fait sur cette image? Si vous vous en souvenez, nous avons £ait voir
dans le sermon d'hier, que le Verbe est l’image de Dieu, et que l'âme est faite
à cette image, et. nous avons prouvé l'affinité qu'elle a avec lui,
non-seulement parce qu'elle est faite à son image, mai; parce qu'elle est faite
à sa ressemblance. Mais nous n'avons pas encore expliqué en détail en quoi
cette ressemblance consiste principalement. Tâchons donc maintenant de le
faire, afin que l'âme, ayant une connaissance plus parfaite de son origine, ait
plus de honte aussi, d'en dégénérer par le dérèglement de sa conduite; ou
plutôt, afin qu'elle s'étudie à réformer par ses soins ce qu'elle reconnaîtra
dans sa nature de corrompu par le péché; et que, avec l'assistance de Dieu, se
comportant d'une façon digne de lui, elle puisse s'approcher avec confiance,
des embrassements du Verbe.
2. Quelle reconnaisse donc que de cette
ressemblance divine, elle tire une simplicité naturelle de substance, en sorte
que ce lui est une même chose d'être et de vivre, quoique d'une vie, qui n'est
pas toujours bonne et bienheureuse, afin qu'il y ait de la ressemblance entre
elle et son image, non pas de l'égalité. C'est un degré qui est proche, mais
pourtant c'est un degré. Car, il y a une différence d'excellence et de grandeur
entre être et vivre simplement, et être et vivre heureux. Si donc le Verbe
possède l'un, à cause de sa. sublimité, et l'âme l'autre, à cause de sa
ressemblance, sans préjudice pour l'éminence du Verbe, l'affinité des deux
natures et la prérogative de l'âme sont visibles. Et, afin d'expliquer ceci
plus clairement: il n'y a que Dieu seul en qui ce soit la même chose d'être et
d'être bienheureux, et c'est la première et la plus pure simplicité. La seconde
qui lui est semblable, c'est d'être et de vivre, et c'est ce qui est propre à
l'âme. De ce degré, quoique inférieur, on peut monter non-seulement à la bonne
vie, mais à la vie bienheureuse, non qu alors ce soit la même chose en celui
qui y est parvenu, d'être et d'être bienheureux; car, bien qu'il se glorifie de
sa ressemblance, la disparité qu'il y a entre lui et son image lui donne
toujours sujet de dire, et de le dire au plus profond de son coeur: « Seigneur,
qui est semblable à vous? » Ce degré de l'âme néanmoins est excellent, puisque
c'est par lui seul qu'on peut atteindre à la vie bienheureuse.
3. Car il y a deux sortes de choses qui ont vie.
Les unes ont du sentiment, et les antres n'en ont pas. Les choses sensibles
sont préférables à celles qui sont insensibles: mais il faut préférer aux unes
et aux autres les êtres qui vivent et sentent en même temps. La vie et ce qui
vit ne sont pas dans un même degré d'excellence, beaucoup moins donc la vie, et
ce qui n'a pas de vie. La vie est véritablement l'âme qui vit, mais elle ne vit
que par elle-même; c'est pourquoi, à proprement parler, elle n'est pas tant
vivante, qu'elle n'est la vie même. De là vient qu'étant dans le corps, elle
lui donne la vie, mais le corps, par la présence de la vie, ne devient pas vie,
mais vivant. D'où il parait clairement que ce n'est pas une même chose pour le
corps qui vit, d'être et de vivre, puis qu'il peut être et ne vivre pas. Les
choses qui sont privées de vie, s'élèvent encore bien moins à ce degré. Il ne
s'ensuit pas même que tout ce qu'on appelle vie, ou qui l'est en effet, y
puisse aussitôt atteindre. Il y a la vie des bêtes et la vie des arbres: l'une
est pourvue de sentiment, et l'autre en est privée. Cependant, dans les uns ni
dans les autres, ce n'est pas une même chose d'être et de vivre, puisque, ainsi
que plusieurs le croient, leur vie a été dans les éléments, longtemps avant
qu'elle ait été dans leurs branches, ou dans leurs membres. Et, selon ce
sentiment, lorsque leur vie cesse de les animer, ils cessent de vivre mais non
pas d'être. Elle se dissout, comme n'étant pas liée seulement, mais entrelacée
avec eux. Car elle n'est pas une matière simple, mais composée. C'est pourquoi
elle n'est pas réduite au néant, mais elle se sépare en plusieurs parties, et
chacune retourne à son principe, ainsi l'air retourne à l'air, le feu au feu,
et le reste de même. Ce n'est donc pas la même chose à cette vie d'être et de
vivre, puisqu'elle subsiste, quoique la forme ne subsiste pas.
4. Or, ce en quoi l'être n'est pas inséparable
de la vie, n'arrivera jamais à la vie heureuse, attendu qu'il n'a pas même pu
arriver au degré inférieur à celui-là. La seule âme de l'homme y peut
atteindre, parce qu'elle a été créée vie par la vie, simple par celui qui est
infiniment simple, immortelle par l'immortel, en sorte qu'elle n'est pas
éloignée du suprême degré, où l'être est la même chose que la vie heureuse,
dans lequel se trouve seul celui qui est parfaitement heureux, et infiniment
puissant, le roi des rois, et le Dominateur des dominateurs du monde. Encore
donc qu'il ne soit pas de l'essence de l'âme d'être bienheureuse, elle le peut
être néanmoins, et s'approche ainsi, autant qu'il se peut, du souverain degré,
mais néanmoins n'y arrive pas. Car, comme nous avons déjà dit, quand même elle
sera bienheureuse, sa félicité ne sera pas une même chose avec son être. Nous
demeurons d'accord de la ressemblance, mais nous nions l'égalité. Par exemple,
Dieu est vie, et l'âme est vie aussi, elle lui est semblable et diffère
cependant de lui. Elle lui est semblable, parce qu'elle est vie, parce qu'elle
vit d'elle-même, parce qu'elle ne vit pas seulement, mais qu'elle donne la vie,
comme il est tout cela lui-même. Mais elle est différente de lui, autant qu'une
créature est différente de son créateur. Elle est différente en ce que, comme
elle ne serait pas s'il ne l'avait créée, elle ne vivrait pas s'il ne lui avait
donné la vie. Elle ne vivrait pas, dis-je, mais de la vie spirituelle, non de
la vie naturelle. Car, celle qui ne vit pas de la vie spirituelle, vit toujours
de la naturelle. Mais quelle vie est-ce que celle là, puisqu'il aurait été plus
avantageux de ne l'avoir jamais reçue, que de ne la pouvoir perdre? C'est
plutôt une mort, mais une mort d'autant plus cruelle, qu'elle vient du péché,
non de la nature. Car la mort des pécheurs est très-funeste. (Psaume XXXIII.
22.) L'âme donc qui vit ainsi, selon la chair, est morte, quoiqu'elle soit
vivante, parce qu'il vaudrait mieux pour elle de ne ressusciter jamais de cette
mort vivante, si je puis parler ainsi, si ce n'est par la parole de vie, ou
plutôt par le Verbe qui est vie et qui donne la vie.
5. Mais d'ailleurs l'âme est immortelle, et en
cela elle est encore semblable au Verbe, mais non pas égale. Car l'immortalité
de Dieu est tellement au-dessus de celle de l'âme, que l'Apôtre dit, que « Dieu
seul possède l'immortalité (Tim. XI, 26). » Ce qu'il a dit, je crois, parce que
lui seul est immuable par sa nature, comme il le dit dans le Prophète: « Je
suis le Seigneur, et ne change pas (Mala. III, 6). » Car la vraie et parfaite
immortalité n'est pas plus susceptible de changement que de fin, attendu que
tout changement est une imitation de la mort. Car tout ce qui change, en
passant d'un être à un autre, meurt à ce qu'il est pour commencer à être ce
qu'il n'est pas. S'il y a autant de morts que de changements, où est
l'immortalité. Or la créature est sujette à ces altérations et à cette misère,
non de son bon gré, mais pour suivre l'ordre de Dieu qui l'y a soumise, et avec
l'espérance d'en être délivrée un jour (Mala. VIII, 20). L'âme néanmoins est
immortelle, parce que, étant à elle-même sa vie, comme elle ne peut passe
perdre elle-même, elle ne peut pas non plus perdre sa vie. Mais comme il est
constant qu'elle change par ses affections et ses mouvements, elle doit
reconnaître, en se trouvant semblable à Dieu par l'immortalité, qu'il ne lui en
manque pas une faible partie, et céder l'immortalité parfaite et consommée à
celui-là seul, qui ne souffre pas l'ombre d'une altération ni d'un changement.
Ce que nous avons dit néanmoins fait voir que la mollesse de lame n'est pas
petite, puisqu'elle approche de la nature du Verbe sous tin double rapport, par
fil simplicité de son essence, et par la perpétuité de sa vie.
6. Mais i1 me vient encore à l'esprit une autre
ressemblance que je lie veux pas passer sous silence, parce qu'elle lie
contribue pas moins à la dignité de l'âme que les autres, et ne la rend pas
moins, et peut-être la rend-elle plus semblable au Verbe. C'est le libre
arbitre, don tout divin qui brille dans 1'âme comme une pierre précieuse
enchâssée dans de l'or. Car c'est par lui qu'elle fait le discernement entre le
bien et le mal, entre la vie et la mort, entre la lumière et les ténèbres et
toutes les choses pareilles qui peuvent se rapporter à l'âme, et peut choisir
ce qui lui plait davantage. Cet oeil de l'âme est comme un censeur ou un
arbitre qui discerne et choisit entre les choses opposées. Aussi l'appelle-t-on
bien arbitre parce qu'il lui est permis d'agir selon qu'il semble bon à la
volonté. De là vient que l'homme est capable de mérites. Car tout le bien ou le
mal que vous faites, et qu'il vous est libre de ne pas faire, vous est imputé,
avec raison, à mérite, Et comme on loue avec justice, non-seulement celui qui,
ayant pu faire le mal lie l'a pas fait, mais encore celui qui, ayant pu lie pas
faire le bien, l'a fait; ainsi on blâme justement aussi celui qui a fait le
mal, ayant pu ne le pas faire, et celui qui n'a pas fait le bien lorsqu'il le
pouvait faire. Mais où il n'y a pas de liberté il n'y a pas de mérite. C'est
pourquoi les animaux qui sont privés de raison ne méritent pas, parce que,
manquant de jugement, ils manquent aussi de liberté. Ils sont, poussés par
leurs sens, emportés par leur impétuosité naturelle, entraînés par leurs
appétits. Ils n'ont pas de jugement pour faire réflexion sur leurs actions ni
pour se conduire, ils n'ont pas même le principe du jugement qui est la raison,
et ils ne sont pas jugés parce qu'ils ne jugent pas. Car y aurait-il justice à
leur demander raison, quand ils n'ont pas reçu la raison.
7. Il n'y a que l'homme qui ne souffre pas cette
violence de la nature. C'est pourquoi il n'y a que lui de libre entre tous les
êtres vivants. Néanmoins le péché lui fait aussi souffrir quelque violence,
mais cette violence vient de sa volonté, non de la nature, en sorte qu'elle ne
le prive pas de la liberté qui lui est naturelle. Car ce qui est volontaire est
libre aussi. Le péché est cause que le corps qui est sujet à la corruption
appesantit l'âme, mais il agit par l'amour non par sa masse. Car, de ce que
l'âme qui a pu tomber par elle-même, ne peut se relever par elle-même, c'est la
volonté qui en est cause, parce qu'étant toute languissante et abattue par
l'amour vicieux et corrompu du corps, elle n'est plus capable de l'amour de la
justice. Et ainsi, je ne sais comment, il arrive que la volonté tombée par le
péché dans un état si funeste, s'impose à elle-même une espèce de nécessité, de
telle sorte que cette nécessité, étant volontaire, ne peut pas excuser sa
volonté, et que la volonté étant charmée par le faux bien qui l'attire, ne peut
pas exclure cette nécessité, c'est une nécessité volontaire, si on peut parler
ainsi. C'est une douce violence qui opprime en flattant et flatte en opprimant;
donc la volonté criminelle qui a une fois consenti au péché ne peut plus se
dégager par elle-même, et ne saurait néanmoins s'excuser raisonnablement sur
son impuissance. De la cette plainte de celui qui gémissait sons le poids de
cette nécessité malheureuse: « Seigneur, je souffre violence, répondez pour
moi, s'il vous plaît (Isaïe XXXVIII, 14). » Mais sachant d'autre part qu'il ne
pouvait pas se plaindre de Dieu avec justice, parce que c'était sa propre
volonté qui était cause de fa violence qu'il souffrait, écoutez ce qu'il ajoute
« Que dirai-je ou due répondra-t-il pour moi, puisque c'est moi-même qui me
suis engagé dans celte misère (Ibid.)? «Il était accablé par un joug pesant,
niais par le joug d'une servitude volontaire: sa servitude était digne de
compassion, mais sa volonté le rendait inexcusable. Car c'est la volonté qui,
étant libre, s'est rendue esclave du péché en consentant au péché. Et c'est
encore. la volonté qui se soumet elle-même au péché, cri s'y assujettissant
volontairement.
8. Mais on me dira peut-être: « prenez garde.
Appelez-vous volontaire ce qui est devenu nécessaire de l'aveu de tout le
monde? » Il est vrai que la volonté s'est assujettie elle-même, mais elle ne
demeure pas volontairement dans cet état, elle y est retenue par force et
malgré elle. Vous accordez donc air moins qu'elle est retenue. Mais considérez
que c'est la volonté que vous confessez être ainsi retenue. Vous dites donc que
la volonté ne veut pas? Cependant la volonté n'est jamais retenue sans qu'elle
le veuille. Car elle n'est volonté que parce qu'elle veut. Si elle est retenue
parce qu'elle le veut, elle se retient donc elle-même. Que dira-t-elle donc, ou
comment s'excusera-t-elle devant Dieu, puisque c'est elle-même, qui l'a fait?
Qu'a-t-elle fait? elle s'est rendue esclave du péché. D'où vient qu'il est dit:
« Celui qui commet le péché est esclave du péché (Rom. VIII, 34). » C'est
pourquoi, lors qu'elle a péché, et elle a péché lorsqu'elle a résolu d'obéir au
péché, elle s'est rendue esclave. Mais elle devient libre lorsqu'elle ne pèche
plus. Or elle pêche volontairement dans la servitude on elle s'est engagée
parce que la volonté n'est pas retenue sans qu'elle le veuille, car elle est
volonté. Si donc elle s'est faite esclave volontairement, c'est volontairement
aussi qu'elle demeure dans son esclavage. Que pourra-t-elle donc répondre pour
s'excuser? c'est ce qu'il faut nous demander souvent puisque sa servitude a été
et est encore son fait.
9. Mais vous ne rue ferez pas croire,
direz-vous, que je ne souffre pas de contrainte, puisque je l'éprouve en moi et
que je la combats sans cesse. Où, je vous prie, sentez-vous cette contrainte?
N'est-ce point dans la volonté? Vous ne voulez donc pas avec peu de force ce
que vous voulez; vous voulez beaucoup ce que vous ne pouvez pas ne pas vouloir,
quelque effort que vous fassiez. Or où il y a volonté, il y a liberté. Ce que
j'entends de la liberté naturelle, non de la spirituelle, qui est celle que
Jésus-Christ nous a acquise, comme dit l'Apôtre. Car le même Apôtre, parlant de
cette liberté dit: « Où est l'esprit du Seigneur, là est aussi la liberté. »
C'est ainsi que la volonté est esclave et libre tout ensemble sous cette
nécessité volontaire, et malheureusement libre. Elle est esclave, à cause de la
nécessité; elle est libre parla volonté. Et ce qui est plus merveilleux et plus
déplorable, elle est coupable, parce qu'elle est libre, et elle est esclave
parce qu'elle est coupable, et ainsi elle est esclave parce qu'elle est libre.
Malheureux homme que je suis, qui me délivrera d'une servitude si honteuse? Je
suis misérable, mais je suis libre. Je suis libre, parce que je suis homme, je
suis misérable, parce que je suis esclave; je suis libre, parce que je suis
semblable à Dieu, je suis misérable parce que je suis contraire à Dieu. « O
souverain maître des hommes, pourquoi m'avez-vous fait contraire à vous (Job.
VII, 20)? » Car vous l'avez fait lorsque vous ne l'avez pas empêché. Autrement
c'est moi-même qui l'ai fait et qui me suis devenu à charge à moi-même. Et
certes, il est bien juste que votre ennemi soit aussi le mien, et que celui qui
vous combat me combatte également. De sorte qu'en vous étant contraire et en
l’étant aussi à moi-même, je sens dans mes membres une révolte contre mon
esprit et contre votre loi. Qui me délivrera de mes propres mains? Car je ne
fais pas ce que je veux, et ce n'est pas un autre, c'est moi qui m'en empêche. Et
je fais ce que je hais, et ce n'est pas un autre, c'est moi qui me pousse à le
faire. Plût à Dieu que cet empêchement ou cette impulsion fût tellement
violente, qu'elle ne fût pas volontaire, car peut-être de cette façon
pourrais-je m'excuser; ou plût à Dieu au moins qu'elle fût tellement
volontaire, qu'elle ne fût pas violente, car peut-être pourrais-je me corriger,
Mais maintenant, malheureux que je suis, je ne vois aucune issue, la volonté
d'une part me rend inexcusable, et la nécessité de l'autre nie rend
incorrigible. Qui me délivrera des mains du pécheur, des mains de celui qui
combat votre loi et du méchant?
10. Quelqu'un me demandera peut-être de qui je
me plains? De moi-même. C'est moi qui suis ce pécheur, cet homme sans loi et méchant.
Je suis pécheur, parce que j'ai péché; sans loi, parce que je persiste
volontairement à violer la loi. Car ma volonté est une loi qui résiste dans mes
membres, et qui combat contre la loi de Dieu. Et parce que la loi du Seigneur
est la loi de mon esprit, ainsi qu'il est écrit: « La loi de son Dieu est dans
son coeur (Psaume XXXVI, 31). » Cela fait que ma propre volonté m'est contraire
à moi-même, ce qui est le comble de l'iniquité. Car à qui ne serais-je pas
injuste, quand je le suis pour moi-même? « Celui, dit le Sage, qui est méchant
envers soi-même, envers qui peut-il être bon (Eccle. XIV, 5)?» Je ne suis pas
bon, je l'avoue, parce que le bien n'habite pas en moi. Je me consolerai
toutefois parce que un saint a dit aussi: « Je sais que le bien n'habite pas en
moi (Rom. VIII, 18). » Néanmoins il met quelque différence en ce qu'il dit en
soi, il entend par-là sa chair, à cause de la loi qui y réside et qui est
contraire à celle de Dieu. Car il a aussi une loi dans l'esprit, niais qui est
bien meilleure que l'autre. En effet, la loi de Dieu n'est-elle pas bonne? S'il
est méchant à cause de la mauvaise loi, comment ne serait-il pas bon à cause de
la bonne? Dira-t-on que la mauvaise loi est la sienne, parce qu'elle est dans
sa. chair et que c'est pour cela qu'elle est mauvaise, sa loi étant mauvaise,
sans dire qu'il est boit, lorsque: sa loi est bonne; cela ne se peul pas. La
loi de Dieu est dans son esprit, et elle y est tellement que c'est. la loi même
de son esprit, témoin celui qui dit: « Je trouve dans mes membres une autre loi
qui résiste à la loi de mon esprit (Rom. VII, 25). » Est-ce que ce qui est à sa
chair est à lui, et ce qui est à son esprit ne l'est pas? Je dis plus. Et
pourquoi ne dirais-je pas ce que ce même maître a dit? Car, « lorsque je suis
soumis à la loi de Dieu, c'est par l'esprit que je le suis, taudis que c'est
par la chair que je suis esclave de la loi du péché. » Je montre assez clairs
meut par là ce qui est à lui, puisqu'il regarde le mal qui est dans sa chair,
comme lui étant étranger, quand il dit: « ce n'est pas moi qui fais le mal que
fait ma chair, mais le péché qui habite en moi (Ibid. 20). » Et c'est peut-être
pour cette raison qu'il marque expressément, qu'il a trouvé une autre loi dan,
ses membres, parce qu'il l'estimait étrangère et comme venue du dehors. C'est
pourquoi j'oserai bien encore ajouter sans témérité, que saint Paul n'était pas
pécheur à cause du péché qui résidait dans sa chair, niais plutôt vertueux à
cause du bien qui habitait dans son esprit. En effet, celui-là n'est-il pas bon
qui obéit à la loi de Dieu parce qu'elle est bonne? Car bien qu'il confesse
qu'il est esclave de la loi du péché, c'est selon la chair, et selon l'esprit.
Mais, obéissant selon l'esprit à la loi de Dieu, et selon la chair à celle du
péché, c'est à vous à voir laquelle de ces deux obéissantes doit être plutôt
imputée à cet apôtre. Pour moi, je suis persuadé que ce qui est selon l'esprit
est plus épie ce qui est selon la chair, et ce n'est pas moi seulement qui suis
de ce sentiment, mais c'est saint Paul même qui dit, comme nous l'avons déjà
rapporté: « Si je fais ce que. je ne veux pas, ce n'est pas moi qui le fais,
mais le péché qui habite en moi (Ibid. 20). »
11. Mais en voilà assez sur la liberté. Dans le
traité que j'ai composé touchant la Grâce et le libre arbitre, vous trouverez
peut-être d'autres choses, mais non pas contraires à celles-ci, sur l'image et
la ressemblance de l'homme avec Dieu. Vous avez lu ce traité, et vous avez
entendu ce que nous venons de dire. Je vous laisse à juger lequel de ces deux
discours est le meilleur, ou si vous savez quelque chose de mieux, je m'en
réjouis et m'en réjouirai. Quoi qu'il en soit, je crois que vous vous souvenez
bien que nous avons remarqué trois avantages singuliers de la, nature de l'âme,
la simplicité, l'immortalité, et la liberté. Et je pense que vous voyez
clairement maintenant que l'âme, par ces trois sortes de ressemblances qui lui
sont, naturelles, et qui la relèvent si fort, n'a pas une médiocre affinité
avec le Verbe époux de l'Église. Jésus-Christ Notre-Seigneur, qui étant Dieu,
et élevé par dessus tout, est béni dans les siècles des siècles.
Amen.
1. Ne vous semble-t-il pas, mes frères, que nous
pouvons maintenant reprendre l'ordre de notre discours, puisque vous voyez à
cette heure très-clairement l'affinité de l'âme avec le Verbe, dont la démonstration
a été le but de cette digression. Je crois que nous le pourrions, si je ne
sentais qu'il reste, encore quelque obscurité dans ce que nous avons dit. Je ne
veux rien vous dérober. Je ne passe pas volontiers ce que je crois pouvoir vous
être utile. Et comment l'oserais-je faire, surtout en des choses que je ne
reçois que pour vous les communiquer? Je connais une personne (a)
qui durant qu'elle parlait, voulant retenir ce que le Saint-Esprit lui
suggérait, et le réserver pour une autre fois où elle serait obligée de traiter
la même matière, il lui sembla entendre une voix qui lui disait: Tant que vous
retiendrez cela vous ne recevrez pas autre chose. Or elle ne le faisait pas par
un sentiment d'infidélité, elle témoignait seulement son devoir. Qu'eût-ce donc
été si elle eût retenu, non pour pourvoir à sa propre indigence, mais par un
sentiment de jalousie qu'elle aurait eu de l'avancement de ses frères?
N'aurait-il pas été juste de lui ôter ce qu'elle semblait même avoir? Je prie
Dieu de bannir une semblable pensée bien loin de l'esprit de son serviteur,
comme il l'a toujours fait jusqu'à présent. Que cette fontaine inépuisable
d'une sagesse si salutaire veuille se répandre aussi abondamment sur moi, comme
il est vrai que je vous ai toujours communiqué sans envie tout ce dont elle a
daigné me faire part jusqu'ici. Si je vous en frustrais, ne devrais-je pas
craindre d'être frustré à mon tour par Dieu même.
2. Il y a donc quelque chose dans ce que nous
avons dit, qui peut être un sujet de chute, du moins je le crains, si nous ne
l'éclaircissons davantage. Et si je ne me trompe, il y en a parmi ceux qui
m'écoutent à qui ce que je veux dire a déjà donné quelque scrupule. Ne vous
souvenez-vous pas qu'en remarquant la triple ressemblance de l'âme avec
le Verbe, nous avons dit qu'elle était inséparablement attachée à sa nature?
Cependant il y a des passages de l'Écriture qui d'abord semblent combattre ce
sentiment, comme celui-ci du Psaume: « Lorsque l'homme était élevé en honneur,
il n'a pas eu d'intelligence, et il est devenu semblable aux animaux qui n'ont
pas de raison (Psaume XLVIII, 21), et, ils ont changé leur gloire en la
ressemblance d'un veau qui mange de l'herbe (Psaume CV, 20). » Et ce qui est
dit au nom de Dieu: « Vous avez cru, méchant, que je serais semblable à vous
(Psaume XLIX, 21), » et beaucoup d'autres passages qui semblent insinuer due,
après le péché, la ressemblance de Dieu a été effacée en l'homme. Que
répondrons-nous donc à cela? Que ces trois choses ne sont pas en Dieu, et
qu'ainsi il en faut chercher d'autres en quoi nous mettions la ressemblance que
l'homme a avec lui; ou qu'elles sont en Dieu, mais non dans l'âme, et qu'ainsi
elle ne lui est pas semblable; on qu'elles sont aussi dans l'âme, mais qu'elles
peuvent n'y être pas, et pourtant qu'elles n'en sont pas inséparables? A Dieu
ne plaise que nous soyons dans aucun de ces sentiments. Elles sont en Dieu,
elles sont en l'âme, et elles y sont toujours et nous n'avons pas sujet de nous
repentir d'aucune de ces propositions que nous avons avancées, tant elles sont
toutes appuyées sur une vérité certaine et indubitable. Mais quand l'Écriture
parle de la dissemblance qui est arrivée entre Dieu et l'homme, elle n'entend
pas que cette ressemblance ait été effacée, mais qu'une autre y a été ajoutée.
L'âme ne s'est pas dépouillée de sa forme naturelle, ruais elle s'est revêtue
comme d'une forme étrangère par dessus celle-là. L'une a été ajoutée, mais
l'autre n'a pas été détruite, et celle qui est survenue a pu obscurcir la
naturelle, mais non pas l'exterminer. « Leur coeur insensé, dit l'Apôtre, s'est
obscurci (Rom. I, 21). » Et un prophète, : « Comment leur or s'est-il terni, et
comment la couleur excellente qu'il avait a-t-elle été changée (Thren. IV, 1)?
» Il se plaint de ce que cet or se soit terni, mais il demeure pourtant
toujours or? Il se plaint que sa couleur excellente a changé, mais il ne dit
pas que le fondement de cette couleur ait disparu. La simplicité de l'âme
demeure inébranlable dans son fondement; mais elle ne parait pas, parce qu'elle
est couverte de fourbe, de dissimulation et d'hypocrisie.
(a) Saint Bernard parle ici de lui-même en empruntant à
saint Paul une de ses tournures. C'est ce que nous apprend César d'Heirsterbac,
dans son sermon pour l'Octave de Noël, où il dit: « Un jour, il disait je ne
sais plus quoi: il lui vint une pensée qui trouvait sa place là où il en était,
comme il voulait la réserver pour la tin où il craignait d'être à court, il
entendit une voix du ciel qui lui dit: Si tu réserves cette pensée pour plus
tard, tu n'en auras plus d'autre. On voit par là, dit Manrique, que ce n'est
pas lui qui parlait, mais que c'était Dieu même qui parlait en lui.
3. Que le mélange de la duplicité avec la
simplicité naturelle de l'âme est laid et difforme? Quelle indignité d'élever
un édifice si pauvre sur un fondement si précieux? C'est de cette duplicité que
le serpent s'était revêtu, lorsque, pour séduire la femme, il faisait semblant
de la conseiller en ami. C'est encore d'elle que se revêtaient aussi les
citoyens du paradis terrestre, après qu'ils eurent été subornés par le serpent,
lorsqu'ils tâchèrent de couvrir leur honteuse nudité par l'ombre d'un arbre
touffu, par les feuilles dont ils se ceignaient, et par les paroles dont ils
s'excusaient. A quelle distance, depuis lors, le venin héréditaire de
l’hypocrisie n'a-t-il pas infesté leur postérité ! Donnez-moi un des enfants
d'Adam qui veuille paraître ce qu'il est. Mais néanmoins la simplicité
naturelle de l'âme ne laisse pas de subsister avec cette duplicité qu'elle tire
de son origine, afin que ce rapprochement augmente sa confusion. L'immortalité
y subsiste aussi toujours, mais une immortalité sombre et noire, comme couverte
des ténèbres épaisses de la mort du corps. Car, bien qu'elle ne soit pas privée
de la vie, néanmoins elle ne la petit plus rendre propre à son corps. Que
dirai-je de ce qu'elle ne conserve pas même sa vie spirituelle? Car l'âme qui
pèche, mourra, dit Dieu dans un prophète. Cette double mort dans laquelle elle
tombe ne rend-elle pas bien ténébreuse et bien misérable l'immortalité qui est
attachée à sa nature? Ajoutez à cela, que la pente qu'elle a vers les choses
terrestres, qui toutes lui causent la mort, épaissit encore ses ténèbres, de
sorte qu'une âme en cet état a le visage tout pâle et défait, et est une image
de la mort. Et ait lieu qu'étant d'une nature immortelle, elle devrait désirer
des choses immortelles comme lui étant conformes, afin de paraître ce qu'elle
est, et de vivre de la vie qui lui est propre; elle a des sentiments et des inclinations
toutes contraires, et se rendant semblable aux choses mortelles et périssables,
par une vie dégénérée de la noblesse de sa nature, elle obscurcit la blancheur
de son immortalité par une malheureuse habitude, qui comme une poix sale et
noire décolore sa beauté naturelle. Et comment le désir des choses mortelles ne
rendrait-il pas mortelle l'âme qui est immortelle, puisque, comme dit le sage,
on ne saurait manier de la poix sans se souiller (Eccli. XIII, 1)? En jouissant
des biens mortels, elle s'est revêtue de la mortalité, et elle a défiguré sa
robe d'immortalité par la ressemblance de la mort, mais elle ne s'en est pas
dépouillée.
4. Considérez Eve, comment son âme immortelle a
terni l'éclat de son immortalité en s'attachant aux choses mortelles. Pourquoi,
étant immortelle, n'a-t-elle pas méprisé les choses mortelles et passagères
pour se contenter des choses immuables et éternelles? « Elle vit, dit
l'Écriture, que cet arbre était agréable à voir, et que le fruit en était: fort
bon à manger. » (Gen. III, 6).) » Cette beauté, ô femme, que vous voyez dans
cet arbre, et qui parait si agréable à vos yeux, n'est pas la beauté qui vous
est propre. Elle ne vous regarde que selon la partie de vous-même qui est (le
fange et de boue; elle ne vous est pas particulière, mais elle est commune à
tous les animaux de la terre; la beauté qui vous appartient véritablement est
autre, et vient d'ailleurs, elle est éternelle et c'est un rayon de l'éternité.
Pourquoi imprimez-vous à votre âme une autre forme, ou plutôt une difformité
étrangère? Car, ce qu'elle souhaite d'avoir, elle craint de le perdre, et cette
crainte, est une espèce de couleur qui, teignant 1a liberté, la couvre et se la
rend semblable. Combien serait-il plus digne qu'elle ne désirât rien, afin
qu'elle ne craignit rien, et que, ainsi elle défendît sa liberté de cette
crainte servile, et demeurât dans sa vigueur et sa beauté originelles! Hélas!
il n'en est pas ainsi. Sa couleur excellente a changé. Vous fuyez et vous vous
cachez, vous entendez la voir du Seigneur, et vous vous retirez. Pourquoi cela,
sinon parce. due vous craignez celui que vous aimiez auparavant, et qu'une
forme servile a remplacé la beauté de votre liberté.
5. Cette nécessité même volontaire, dont j'ai
parlé ci-dessus, et cette loi des membres contraire à la loi de l'esprit
opprime la liberté, et, attirant une créature libre par sa propre volonté, elle
l'assujettit à une honteuse servitude, et la couvre de confusion et
d'ignominie, en sorte que, au moins, selon la chair, elle obéit même malgré
elle, à la loi du péché. Aussi, pour avoir négligé de défendre la noblesse de
sa nature par l'innocence de ses moeurs, il est arrivé, par un juste jugement
de son créateur, qu'elle s'est, non dépouillée de la liberté qui lui est
propre, mais revêtue de sa propre honte, comme d'un voile épais. Je dis qu'elle
s'est revêtue d'une seconde robe, parce que sa liberté demeurant à cause de la
volonté, sa conduite toute servile fait voir qu'elle est accompagnée de
nécessité et de contrainte. On peut dire la même chose de la simplicité de
l'immortalité de l'âme, et, si vous y prenez garde, vous ne trouverez rien en
elle qui ne soit couvert de cette double robe de ressemblance et de
dissemblance. N'est-ce point une double robe lorsque la fraude est comme attachée
et cousue, pour ainsi dire, à la simplicité, la mort, à l'immortalité, la
nécessité, à la liberté? Car la duplicité de coeur ne détruit pas la simplicité
de son essence, la mort volontaire du péché, ou naturelle du corps, ne ruine
pas, l'immortalité de sa nature, ni la nécessité d'une servitude volontaire
n'éteint pas la liberté de son libre arbitre. Ainsi ces maux étrangers ne
succédant pas, mais étant ajoutés aux biens qui lui sont naturels, ils les
défigurent sans les exterminer. De là vient que l'âme est différente
d'elle-même. C'est pour ce sujet qu'elle est comparée aux bêtes brutes (Psaume
XLVIII, 3), et qu'elle: leur est devenue semblable. C'est ce qui fait dire
qu'elle a changé sa gloire en la ressemblance d'un veau qui mange de l'herbe
(Psaume CV, 20); que les hommes comme des renards, ont des tanières de
duplicité et de fraude, et comme ils se sont rendus semblables aux renards, ils
en seront la proie. C'est encore pour cela que, selon Salomon, l'homme et la
bête ont une même fin (Eccl. III, 19). Et pourquoi, ceux qui ont vécu de même
ne mourraient-ils pas aussi de même? Il s'est attaché aux choses terrestres,
comme les bêtes, il les quittera aussi comme les bêtes. Écoutez encore une
autre pensée là dessus. Pourquoi s'étonner que nous sortions de cette vie de la
même manière que les bêtes, puisque nous y sommes entrés de même qu'elles? Car,
d'où vient, sinon de leur ressemblance avec les bêtes, que les hommes
ressentent une ardeur si violente, pour les rapprochements sexuels et une
douleur si excessive dans l'accouchement? Voilà donc comment, dans la
conception et dans la naissance, dans la vie et dans la mort, l'homme a été
comparé aux bêtes brutes, et leur est devenu semblable.
6. Que dirai-je de ce qu'une créature libre ne
gouverne pas en reine la concupiscence, et ne se la soumette pas; mais la suive
et lui obéisse comme une servante? Ne se met-elle pas encore, en ce point, au
rang des animaux sans raison, à qui la nature n'a pas donné de liberté, mais
qu'elle a réduits comme en servitude pour servir à leur appétit? N'est-ce point
avec raison, que Dieu a honte d'être estimé semblable à un homme qui est tel,
et qu'il dit: « Vous avez cru, méchant, que je serais semblable à vous (Psaume
XLIX, 21). » Et il ajoute: « Je vous châtierai, et vous ferai voir à vous-même,
dans toute votre laideur.» Ce n'est pas à une âme qui se voit et qui se
tonnait, de croire que Dieu lui est semblable, surtout à une âme comme la
mienne, méchante et pécheresse. Car c'est celle qui est de la sorte que Dieu
reprend ainsi: « Vous avez cru, méchant »; non pas, vous avez cru, homme, ou
bien, vous avez cru, ô âme, que je serais semblable à vous. Mais, si le méchant
est mis devant ses propres yeux, et se trouve comme devant la face pâle et
défigurée de son homme intérieur, en sorte qu'il ne puisse pas ne pas voir
l'impureté de sa conscience, les ordures de ses péchés, la difformité de ses
vices, il ne pourra pas croire que Dieu soit semblable à lui, mais, je crois
que cette différence si grande le portera à s'écrier: « Seigneur, qui est
semblable à vous (Psaume XXXIV, 10)? » Ce qui s'entend de cette ressemblance
nouvelle et volontaire. Car, ta première ressemblance demeure toujours; et
c'est ce qui rend cette différence encore plus insupportable. O que l'une est
un grand bien, et que l'autre est un grand mal ! Chaque chose néanmoins, en son
genre, parait davantage par la comparaison de l'une et de l'autre.
7. Lorsque l'âme voit en elle-même des choses si
différentes et si opposées, comment donc ne s'écriera-t-elle pas entre l'espérance
et le désespoir: « Seigneur, qui est semblable à vous (Psaume XXXIV, 10)? » Un
si grand mal la porte an désespoir, mais un si grand bien la rappelle et lui
donne quelque espérance. De là vient que plus elle se déplait dans le mal
qu'elle voit en soi, plus elle aspire avec ardeur au bien qu'elle y voit aussi,
et désire de devenir semblable à celui à l'image de qui elle a été formée,
c'est-à-dire simple, droite, craignant Dieu, et s'éloignant du mal. Et comment
ne pourrait-elle pas s'éloigner d'où elle a pu s'approcher? ou s'approcher d'où
elle a pu s'éloigner. Ce que néanmoins elle doit présumer de la grâce, non de
la nature, ni même de son travail. Car c'est la sagesse qui surmonte la malice
(Sap. VII, 30), non le travail ou la nature. Et elle a sujet de l'espérer; car
naturellement elle est tournée vers le Verbe. La noble alliance de l'âme avec
le Verbe et sa ressemblance éternelle dont je vous entretiens depuis trois
jours, n'est pas oisive dans le Verbe. Il daigne s'associer selon l'esprit
celle qui lui est semblable selon la nature. Et certes naturellement chacun
cherche son semblable. Écoutez la voix de celui qui la cherche: « Revenez,
Sulamite, revenez afin que nous vous voyions (Cantique VI, 12). » Celui qui ne
la pouvait voir lorsqu'elle lui était dissemblable, la verra volontiers
lorsqu'elle lui sera semblable et se fera, voir d'elle. «Car nous savons que
lorsqu'il apparaîtra nous lui serons semblables, parce que nous le verrons tel
qu'il est (Jean III, 2). » Croyez donc que ce qu'elle dit « Seigneur, qui est
semblable à vous (Psaume XXXIV, 10)? » c'est plutôt parce que cela est
difficile que parce qu'elle le juge absolument impossible.
8. Ou, si vous l'aimez mieux, c'est le cri de l'admiration.
Certes, c'est une ressemblance. surprenante et admirable que celle que la
vision de Dieu accompagne, ou plutôt qui est cette vision même. J'entends
parler de la vision qui se fait dans l'amour, car l'amour est cette vision et
cette ressemblance. Qui ne s'étonnerait de la bonté de Dieu qui rappelle l'âme
qui l'a. méprisée? C'est certainement avec raison que le méchant, que nous
avons représenté ci-dessus comme usurpant la ressemblance de Dieu, est repris
par lui, puisque, en aimant l'iniquité, il ne peut ni s'aimer soi-même, ni
aimer Dieu; car il est écrit, « que celui qui aime l'iniquité, hait son âme
(Psaume X, 1). » L'iniquité donc, qui est cause de la différence qui se trouve
en partie entre Dieu et l'âme, étant ôtée, il y aura entre eux une union
parfaite d'esprit, une vision mutuelle, et un amour réciproque. Car lorsque ce
qui est parfait arrivera, ce qui est imparfait sera détruit, (I Cor. XIII). et
il y aura entre Dieu et l'âme un amour chaste et consommé, une pleine
connaissance, une vision manifeste, une union ferme, une société indivisible,
une ressemblance parfaite. Alors l'âme connaîtra Dieu comme elle est connue de
lui; elle l'aimera comme elle en est aimée, et l'Époux se réjouira de son
Épouse, parce que la connaissance et l’amour seront réciproques entre elle et
lui qui étant Dieu et élevé. par dessus tout est béni dans les siècles des
siècles.
Amen.
1. Nous avons employé pendant trois jours, tout
le temps que nous nous sommes donné pour vous parler, à expliquer l'affinité de
l'âme avec le Verbe. Mais quel est le profit qu'on peut tirer de ce travail? Le
voici. Nous avons fait voir que toute âme, bien que chargée de vices,
enveloppée de péchés, comme de filets, charmée par les attraits de la volupté,
captive dans son exil, enfermée dans son corps comme dans une prison, enfoncée
dans la boue, plongée dans la fange, attachée à ses membres, accablée de soins,
absorbée par les affaires, saisie de crainte, pressée de douleurs, dévoyée par
l'erreur, rongée d'ennuis, inquiétée de soupçon, et enfin étrangère sur la
terre de ses ennemis (Bar. III, 11), comme parle le prophète, souillée avec les
morts, réputée du nombre de ceux qui sont dans l'enfer, qu'une âme, dis-je,
ainsi damnée et désespérée, peut trouver dans elle-même, non-seulement de quoi
respirer dans l'espérance du pardon, et de la miséricorde, mais encore de quoi
oser aspirer aux noces célestes du Verbe, à contracter à1liance avec Dieu, et à
porter le joug agréable de l'amour avec le roi des anges. Car, que ne peut-elle
pas entreprendre avec confiance auprès de celui dont elle sait qu'elle porte
encore l'image et la ressemblance? Quel sujet a-t-elle d'appréhender une si
haute majesté, lorsqu'elle considère la noblesse de son origine? Tout ce
qu'elle a à faire, c'est d'avoir soin de conserver la pureté de sa nature par
l'honnêteté de sa vie, ou plutôt d'orner et d'embellir par quantité de vertus
et de bonnes œuvres, comme par de riches couleurs, cette image illustre qui est
imprimée par la création clans le fond de son être.
2. Car pourquoi demeure-t-elle oisive et
inutile? Certes le travail et l'industrie sont un grand don de la nature; et si
nous ne les employons, toutes ses bonnes inclinations ne se perdront-elles pas,
ne demeureront-elles pas endormies ou assoupies? Et quelle plus grande injure peut-on
faire à, son auteur? C'est pourquoi Dieu même a voulu qu'il se conservât
toujours en l'âme comme une étincelle de vertu et de générosité, afin que cette
ressemblance qu'elle a avec le Verbe, l'avertisse sans cesse ou de demeurer
avec lui, ou d'y retourner lorsqu'elle l'a quitté. Or, elle ne les quitte pas
en sortant d'un lieu, ou en marchant aveu les pieds, mais elle les quitte à la
manière des substances spirituelles, c'est-à-dire par ses affections,
lorsqu'elle se rend dissemblable à soi-même, et qu'elle dégénère de sa
noblesse, par le dérèglement de sa vie et de sa conduite; cette dissemblance
néanmoins, n'est pas une extinction, mais un vice de sa nature, qui en relève
autant le bien par la comparaison, qu'elle le souille par son union. Mais le retour
de l'âme, c'est la conversion au Verbe, pour être réformée par lui, et pour lui
être rendue conforme. Car il est écrit: « Soyez les imitateurs de Dieu, comme
des enfants très-chers, et aimez-le constamment, puisque Jésus-Christ vous a
tant aimés (Ephes. III, 1). »
3. C'est cette conformité qui fait un mariage
entre l'âme et le Verbe, lorsque lui étant semblable pur sa nature, elle tâche
encore de lui ressembler par sa volonté, en l'aimant comme elle est aimée de
lui. Si donc elle l'aime parfaitement, elle devient son épouse. Qu'y a-t-il de
plus agréable que cette conformité, qu'y a-t-il de plus désirable que cet
amour, qui fait que l'âme, ne se contentant pas des instructions qu'elle reçoit
des hommes, s'approche hardiment elle-même du Verbe, s'attache fermement à lui,
l'interroge et le consulte familièrement sur toutes choses, la capacité de son
intelligence devenant la mesure de la hardiesse de ses désirs. Voilà le contrat
d'un mariage vraiment sacré et spirituel; c'est trop peu dire, ce n'est pas un contrat,
c'est un embrassement, oui, un embrassement, puisque la liaison parfaite de
leurs volontés ne fait qu'un esprit de deux. Et il ne faut pas appréhender que
l'inégalité des personnes, rende défectueuse en quelque chose la conformité de
leurs volontés. Car l'amour ne sait ce que c'est que la crainte respectueuse.
L'amour lire son nom d'aimer, non pas d'honorer; que celui qui est frappé
d'horreur, d'étonnement, de, crainte, on d'admiration, honore si bon lui
semble: toutes ces choses n'ont pas lieu dans un amant. L'amour est tout plein
de soi. Lorsque l'amour naît dans une âme, il absorbe en lui toutes les autres
passions. C'est pourquoi celle qui aime, aime, et ne sait rien autre chose.
Celui qui, avec raison, mérite d'être honoré et admiré, aime mieux néanmoins
être aimé. Ce sont l'époux et l'épouse. Quelle autre liaison voulez-vous qu'il
y ait entre des époux, en dehors de celle qui consiste à aimer, et à être aimé?
Ce noeud est même plus étroit que celui qui unit les pères aux enfants. C'est
pourquoi, le Sauveur dit dans l'Évangile, que «l'homme laissera son père et sa
mère, et s'attachera à sou épouse (Matth. XIX, 5). » Voyez-vous comme cette
passion ne surmonte pas seulement dans des époux toutes les autres passions,
mais se surmonte encore elle-même.
4. Ajoutez à cela que cet époux n'est pas
seulement amant, mais amour. N'est-il pas aussi honneur? Le soutienne qui
voudra, je ne l'ai pas lu; mais j'ai lu que Dieu est amour (I Jean IV, 16). Ce
n'est pas que Dieu ne veuille être honoré, puisqu'il dit. « Si je suis Père, où
est l'honneur qu'on me doit (Malac. III, 6)? » Il dit cela comme père. Mais
s'il parle comme époux, ne dira-t-il pas: si je suis époux, où est l'amour qui
m'est dû? Car il a dit aussi auparavant: « Si je suis Seigneur, où est la crainte
qu'on doit avoir pour moi (Ibid.) »? Dieu donc demande qu'on le craigne comme
Seigneur, qu'on l'honore comme père, et qu'on l'aime comme époux. Laquelle de
ces trois choses est la plus excellente? C'est l'amour. Sans lui la crainte est
pénible, et l'honneur sans récompense. La crainte est servile tant qu'elle
n'est pas affranchie par l'amour, et l'honneur qui ne part pas de l'amour n'est
pas un honneur, mais une flatterie. Et certes l'honneur et la gloire ne surit
dus qu'à Dieu, mais il n'acceptera ni l'une ni l'autre de ces deux choses, si
elles ne sont comme assaisonnées du miel de l'amour. L'amour est seul suffisant
par lui-même. L'amour est seul agréable par lui-même et pour lui-même. L'amour
est à soi-même son mérite et sa récompense. Il ne cherche hors de soi, ni
raison, ni avantage. J'aime parce que j'aime, j'aime pour aimer. L'amour est
une grande chose, si néanmoins il retourne à son principe, s'il remonte à son
origine et à sa source, s'il en tire toujours comme de nouvelles eaux pour
couler sans cesse. De tous les mouvements de l'âme, l'amour est le seul par
lequel la créature raisonnable peut en quelque sorte reconnaître les grâces
qu'elle a reçues de son créateur. Par exemple, si Dieu est en colère contre
moi, me mettrais-je aussi en colère contre lui? Nullement. Mais je
m'humilierai, je tremblerai devant lui, je lui demanderai pardon. De même s'il
me reprend, je ne le reprendrai pas de mon côté, mais je reconnaîtrai qu'il me
reprend avec justice. S'il me juge, je ne le jugerai pas, mais je l'adorerai.
Lorsqu'il me sauve, il n'exige pas de moi que je le sauve, nique je le délivre,
parce que c'est lui qui délivre et sauve tout le monde. S'il use de l'empire
qu'il a sur moi, il faut que je le serve; s'il me commande quelque chose, il
faut que j'obéisse, et non pas que j'exige du Seigneur le même service ou la
même obéissance que je lui rends. Quelle différence quand il s'agit de l'amour
! Lorsque Dieu aime, il ne demande autre chose que d'être aimé, parce qu'il
n'aime qu'afin d'être aimé, sachant que ceux qui l'aiment deviendront
bienheureux par cet amour même.
5. L'amour, comme je l'ai déjà dit, est une
grande chose, mais il a des degrés. L'épouse est. au plus élevé. Les enfants
aiment, mais ils pensent à l'héritage; et dans la crainte qu'ils ont de le
perdre, ils ont plus de respect que d'amour. Cet amour là m'est suspect, il
semble n'être produit que par l'espérance d'acquérir quelque autre chose. Il
est faible, puisque cette espérance venant à être ravie, il s'éteint ou diminue
beaucoup. Il n'est pas pur, puisqu'il désire autre chose que ce qu'il aime.
L'amour pur n'est pas mercenaire. Il ne tire pas sa force de l'espérance, et
néanmoins il n'entre pas en défiance. C'est l'amour de l'épouse, parce que tout
ce qu'elle est n'est qu'amour. Le bien et l'espérance unique de l'épouse, c'est
l'amour. L'épouse le possède en abondance, l'époux en est content. Il ne lui
demande pas autre chose, elle n'a rien autre chose à lui donner. C'est ce qui
fait que l'un est époux, et l'antre épouse. Cet amour est propre aux époux, et
personne n'y a part, pas même le Fils. Car il crie aux enfants: « Où est
l'honneur qui m'est dû (Mala. I)? » Il ne dit pas: où est l'amour qui m'est dû,
parce qu'il réserve cette prérogative à l'Épouse. Ainsi nous voyons que Dieu
commande aux enfants d'honorer leur père et leur mère (Deut. V, 16), et il ne
parle pas de les aimer, non qu'ils ne le doivent faire, parce qu'il y en a plus
qui sont portés à les honorer qu'à les aimer. Il es vrai qu'un roi désire que
l'honneur qu'il fait, soit reçu avec respect; mais l'amour de l'Époux, ou
plutôt l'Époux qui est l'amour mène, ne demande en échange que l'amour et la
fidélité. Qu'il soit donc permis à l'Épouse de l'aimer. Et comment ne
l'aimerait-elle pas, puisqu'elle est épouse, et l'épouse de l'amour; comment
n'aimerait-elle pas l'amour même?
6. C'est avec raison que, renonçant à toute
autre pensée, elle est toute entière à l’amour, puisqu'elle peut reconnaître
celui qui est amour par nu amour réciproque. Car quand elle fondrait tout
entière en amour, que serait-ce en comparaison de cette source inépuisable
d'amour? Les eaux de l'amour et de l'amante, de l'âme et du Verbe, de l'Épouse
et de l'Époux, du Créateur et de la créature, de celui qui a soif et de la
fontaine qui désaltère, ne coulent pas avec une même abondance. Quoi donc, les
voeux de l'Épouse, ses désirs, son ardeur, sa confiance, seront-ils perdus,
parce qu'elle ne peut courir aussi fort qu'un géant, parce qu'elle ne peut pas
disputer en douceur avec le miel, en bonté avec l'agneau, en blancheur avec le
lis, en clarté avec le soleil, en amour avec celui qui est amour? Non sans
doute. Car quoique la créature aime moins celui dont elle est aimée, parce
qu'elle est beaucoup inférieure à lui; néanmoins si elle l'aime de tout son
pouvoir, il ne manquera rien à son amour, parce qu'il est aussi parfait qu'il
puisse être. Voilà pourquoi j'ai dit, aimer ainsi, c'est contracter mariage
avec Dieu, parce qu'elle ne peut pas aimer de la sorte, et être peu aimée, or
un mariage n'est parfait que par le consentement des deux parties; à moins
qu'on révoque en doute que l'âme soit aimée du Verbe, avant qu'elle l'aime, et
plus qu'elle ne l'aune. Certes, elle est prévenue et dépassée en amour.
Heureuse celle qui a mérité d'être prévenue dans la bénédiction d'une si grande
douceur. Heureuse celle qui jouit de ces chastes et sacrés embrassements, quine
sont autre chose qu'un amour saint et pur, un amour charmant et agréable, un
amour aussi calme que sincère, un amour mutuel, intime, violent, qui joint deux
personnes, non en une même chair, mais en un même esprit, qui de deux personnes
n'en fait plus qu'une, selon ce témoignage de saint Paul: « Celui qui est
attaché à Dieu n'est plus qu'un même esprit avec lui (II Cor. 1, 17). » Mais
écoutez plutôt sur ce sujet celle que l'onction de la grâce et une expérience
fréquente ont rendue plus savante que tous les autres dans ce mystère de
l'amour; à moins que vous trouviez plus à propos que nous remettions cela à une
autre fois, de peur que nous ne resserrions une matière si excellente dans les
bornes étroites du peu de temps qui nous reste pour parler. Si donc vous me le
permettez, je finirai ce discours avant d'en avoir achevé le sujet, afin que
demain nous nous assemblions de bonne heure pour goûter avec avidité les délices
sacrées dont l'âme sainte mérite de jouir avec le Verbe, et dans le Verbe son
époux, Jésus-Christ Notre-Seigneur, qui étant Dieu, est élevé par dessers tout
et béni dans les siècles des siècles.
Amen.
1. « J'ai cherché dans mon petit lit durant
toutes les nuits celui qu'aime mon âme (Cantique III, 1). » C'est un grand bien
que de chercher Dieu. Je crois que c'est le premier des dons de Dieu, et le
dernier progrès de l'âme. Il ne s'ajoute à aucune vertu, et ne cède à aucune. A
quelle vertu serait-il ajouté, puisque aucune ne le précède? A quelle vertu
cèderait-il, puisque c'est la consommation de toutes les vertus? Car quelle vertu
peut avoir celui qui ne cherche pas Dieu, ou quel terme peut-on prescrire à
celui qui le cherche? « Cherchez toujours son visage (Psaume CIV, 4), » dit le
Prophète, je crois que lors même qu'on l'aura trouvé, on ne cessera pas de le
chercher. Dieu ne se cherche pas par le mouvement des pieds, mais par les
désirs. Et quand on a été assez heureux pour le trouver, bien loin que cela
diminue le désir qu'on a de lui, cela ne fait au contraire que le redoubler. La
consommation de la joie est-elle l'extinction du désir? c'est plutôt comme de
l'huile qu'on jette sur le feu, car le désir même est un feu. Il en est ainsi.
La joie sera comblée, mais on ne cessera pas de désirer, non plus que de
chercher. Or pensez, si vous le pouvez, une recherche sans indigence, et un
désir sans peine d'esprit. La présence sans doute bannit l'un, et l'entière
possession exclut l'autre.
2. Écoutez maintenant à quel sujet je vous ai
dit ceci, c'est afin que quiconque de vous cherchera Dieu, sache qu'il cri a
été prévenu et cherché avant qu'il le cherche. Car sans cette connaissance nous
pourrions convertir un grand bien eu un grand mal, si, remplis des biens du
Seigneur, nous ne nous servions des dons que nous en avons reçus comme si nous
ne lus 'avions pas reçus, et n'en rendions pas gloire à bien. C'est sans doute
comme cela qu'il arrive que ceux qui parais sent très-grands à cause des grâces
qu'ils ont reçues, sont très-petits devant Dieu, parce qu'ils ne les
connaissent pas. J'ai trop peu dit en disant qu'ils deviennent très-petits de
grands qu'ils étaient. J'ai voulu vous épargner en ne vous exposant pas ma
pensée dans toute sa force. J'aurais dû dire que de très-bons qu'ils étaient,
ils deviennent très-méchants. Car c'est une chose certaine et indubitable, que
celui-là est d'autant plus méchant qu'il parait meilleur, s'il s'attribue ce
qui le fait paraître si bon. Et c'est un des plus grands crimes qu'on puisse
commettre. Quelqu'un dira peut-être. A Dieu ne plaise que je sois dans ce
sentiment; je reconnais que c'est par la grâce de Dieu que je suis ce que je
suis; mais si, en attendant, il tâche d'acquérir de la gloire par le moyen de
cette grâce qu'il a reçue, n'est-ce point un voleur et un larron? Que celui qui
agit de la sorte écoute cette parole: « Je vous juge par votre propre bouche,
méchant serviteur (Luc. XIX, 22). » Qu'y a-t-il de plus criminel qu'un
serviteur qui usurpe la gloire de son maître.
3. « J'ai cherché dans mon petit lit durant les
nuits, celui qu'aime mon âme. » Mon âme cherche le Verbe, mais il l'a cherchée
auparavant. Autrement, une fois sortie ou chassée de la présence du Verbe, elle
ne retournera plus pour jouir des biens qu'elle a perdus, si le Verbe ne la
cherche. Notre âme, laissée à elle-même, est un esprit qui s'en va et qui rie
revient pas. Écoutez les plaintes et la prière d'une âme errante et vagabonde:
« J'ai erré, dit-elle, comme une brebis égarée, cherchez, s'il vous plait,
votre serviteur (Psaume CXVIII, 176). « O homme, vous voulez revenir, mais si
cela dépend de votre volonté, pourquoi demandez-vous de l'aide et du secours?
Pourquoi mendiez-vous ailleurs ce que vous trouvez en vous avec abondance? Il
est manifeste qu'il veut, et qu'il ne peut; mais c'est un esprit qui s'en va et
ne revient pas, quoique celui qui ne veut pas même revenir soit encore bien
plus éloigné du salut. Je ne voudrais pas dire que cette âme qui désire de
retourner à Dieu, et d'être cherchée de lui, soit entièrement exposée et
abandonnée. Car d'où lui vient cette volonté? C'est sans doute de ce que le
Verbe l'a déjà visitée et cherchée, et cette recherche n'a pas été inutile,
puisqu'elle a opéré la volonté, sans laquelle le retour était impossible. Mais
il ne suffit pas d'être cherché une fois, tant la langueur de l'âme est grande,
et tant elle a de peine à revenir. Elle le veut, il est vrai. Mais que sert la
volonté sans la puissance? « Je veux faire le bien, dit l'Apôtre, mais je ne
vois pas comment je le puis faire(Rom. VII, 18). » Qu'est-ce donc que demande
le Prophète que nous avons cité tout à l'heure? Il ne demande autre chose. que
d'être cherché; ce qu'il ne demanderait pas, s'il ne l'avait déjà été, ou s'il
l'avait assez été. «Cherchez, dit-il, votre serviteur (Psaume CXVIII, 176), »
et que celui qui m'a donné la volonté de bien faire, m'en donne encore la
force, selon son bon plaisir.
4. Je ne crois pas néanmoins que les paroles de
l'Épouse puissent convenir à une âme qui n'a pas encore reçu la seconde grâce,
et qui veut, mais qui ne peut approcher de celui qu'elle aime. Car comment ce
qui suit pourrait-il s'appliquer à elle? se lever, faire le tour de la ville,
chercher son bien-aimé, par les rues et par les places publiques (Cantique III,
2). « puisqu'elle même a besoin d'être cherchée, que celle qui peut faire cela
le fasse. Qu'elle se souvienne seulement qu'elle a été cherchée et aimée la
première, et que c'est ce qui fait qu'elle cherche et qu'elle aime. Prions, mes
frères, que ces miséricordes nous préviennent bientôt, parce que nous sommes
extrêmement pauvres. Ce que je ne dis pourtant pas de nous tous; car je sais
qu'il y en a beaucoup parmi vous qui tâchent de reconnaître l'amour dont
Jésus-Christ nous a aimés, et qui le cherchent en simplicité de coeur; mais il
y en a quelques-uns, et. je le dis à regret, qui ne nous ont encore donné
aucune marque de cette prévention salutaire, et par conséquent aucun signe de
salut; qui s'aiment eux-mêmes, non le Seigneur, et qui cherchent leurs propres
intérêts, non les intérêts de Dieu.
5. « J'ai cherché, dit l'Épouse, celui qu'aime mon
âme. » C'est à quoi vous provoque la bonté de celui qui vous a prévenue, en
vous cherchant et en vous aimant le premier. Vous ne le chercheriez et vous ne
l'aimeriez pas, ô âme, si vous n'en aviez été cherchée et aimée auparavant.
Vous n'avez pas été prévenue d'une seule bénédiction, mais de deux, de l'amour
et de la recherche. L'amour est la cause de sa recherche, et sa recherche est
le fruit et le gage assuré de son amour. Vous avez été aimée afin que vous ne
craigniez pas qu'on vous cherchât pour vous punir. Vous avez été cherchée, afin
que vous ne vous plaignissiez pas d'avoir été aimée inutilement. L'une et
l'autre de ces deux grandes faveurs vous ont donné de la hardiesse et ont banni
la honte, vous ont persuadé de revenir et ont ému votre affection. C'est de là
que procèdent ce zèle et cette ardeur de chercher celui qu'aime votre âme,
parce qu'infailliblement vous ne le pourriez pas chercher, s'il ne vous eût
cherchée, et vous ne pourriez pas maintenant ne le pas chercher après qu'il
vous a cherchée.
6. Mais n'oubliez pas d'où vous êtes arrivée là,
et pour me faire à moi-même l'application de ce que je dis là, car ce procédé
est plus sûr, n'est-ce point vous, ô mon âme qui, ayant quitté votre premier
époux, avec qui il vous était si avantageux de demeurer avec lui, avez violé la
foi que vous lui deviez pour aller après vos amants? Et maintenant que vous
avez commis avec eux autant d'adultères qu'il vous a plu, et que peut-être vous
en avez été méprisée, vous avez l'impudence et l'effronterie de vouloir
retourner à celui que vous avez méprisé avec tant d'insolence. Quoi? Lorsque
vous ne deviez songer qu'à vous cacher, vous cherchez la lumière, et vous
courez à votre époux lorsque vous méritez plutôt de lui des coups que des
baisers? N'avez-vous pas peur qu'au lieu d'un époux qui vous caresse, vous ne
trouviez un juge qui vous condamne? Heureux celui qui entendra son âme répondre
ainsi à ces reproches: Je ne crains pas, parce que j'aime. Et je n'aime pas
seulement, mais je suis aimée. Car si je n'étais aimée, je n'aimerais pas. Que
peut appréhender celle qui est aimée. Que celles qui n'aiment pas appréhendent,
parce qu'elles n'ont pas sujet de croire qu'on les aime. Mais pour moi qui
aime, je ne doute pas plus que je sois aimée, que je ne doute que j'aime. Je ne
puis redouter la présence de celui dont j'ai ressenti l'amour. Me demandez-vous
en quoi je l'ai ressenti? En ce qui étant aussi misérable que je suis,
non-seulement il m'a cherchée, mais encore il m'a donné le désir de le
chercher, et par conséquent la certitude de le trouver dans ma recherche.
Pourquoi ne correspondrais-je pas à sa recherche, puisque je corresponds à son
amour? Se mettra-t-il en colère lorsque je le chercherai, lui qui ne s'y est
pas mis lorsque je l'ai méprisé? Il m'a cherché quand je le méprisais, pourquoi
me repousserait-il maintenant que je le cherche? L'esprit du Verbe est doux et
bienveillant, il me fait entendre sa bonté extrême, le zèle et l'affection
qu'il a pour moi. Et il ne peut pas ignorer ces choses, puisqu'il sonde les
plus hauts secrets de Dieu, et sait que ces pensées ne sont que des pensées de
paix et non pas d'indignation. Comment ne serais-je pas animée à 1e chercher,
moi qui ai éprouvé sa clémence et qui suis persuadé de ma réconciliation avec
lui?
7. Mes frères, penser à ces choses, c'est être
cherché du Verbe; en être persuadé, c'est être trouvé de lui. Mais tous ne
comprennent pas cette parole. Que ferons-nous à nos petits enfants, je veux
dire à ceux qui ne font encore que commencer et qui néanmoins ne sont pas
absolument dans l'enfance de la vertu, puisqu'ils ont déjà le commencement de
la sagesse, car ils sont soumis les uns aux autres, dans la crainte de
Jésus-Christ? Comment, dis-je, leur persuaderons-nous que cela se passe ainsi
dans l'Épouse, puisqu'ils ne l'ont pas encore expérimenté eux-mêmes? Il faut
que nous les renvoyions à une personne dont la foi ne leur peut être suspecte.
Qu'ils lisent dans un livre ce qu'ils ne croient pas dans le coeur d'autrui
parce qu'ils ne le voient pas? Il est écrit dans les prophéties: « Si un mari
quitte sa femme et qu'elle, se retirant, en épouse un autre, pourra-t-elle
retourner à son premier mari? Cette femme là ne sera-t-elle pas impure et
souillée? Mais vous, vous vous êtes prostituée à plusieurs, et cependant le Seigneur
ne laisse pas de vous dire: Retournez à moi, et moi je vous recevrai (Jer. III,
1). » Ce sont les paroles du Seigneur. Il n'est pas permis d'en révoquer en
doute la vérité. Qu'ils croient ce qu'ils n'ont pas encore éprouvé, afin que,
par le mérite de leur foi, ils soient dignes un jour d'en avoir l'expérience.
Je crois que nous avons assez expliqué as que c'est que d'être cherché par le
Verbe, et quel besoin l'âme a d'en être cherchée, quoique celle qui l'a éprouvé
le connaisse encore plus parfaitement et plus heureusement. Il reste à montrer
dans le discours suivant que les âmes altérées de la grâce cherchent celui dont
elles ont été cherchées, ou plutôt apprenons-le de celle dont il est question
ici, et qui cherche celui qu'aime son âme, l'époux de l'âme, Jésus-Christ
Notre-Seigneur, qui étant Dieu, et élevé au dessus de tout, est béni dans les
siècles des siècles.
Amen.
1. J'ai cherché dans mon petit lit celui qu'aime
mon âme (Cantique III, 1). » Pourquoi l'a-t-elle cherché? Nous l'avons déjà
dit, et il est superflu de le répéter. Néanmoins, en faveur de quelques-uns qui
n'y étaient pas, j'en rapporterai en peu de mots quelques raisons que ceux même
qui y ont été ne seront peut-être pas fâchés d'entendre. Car nous n'avons pas
pu tout dire alors. L'âme cherche le Verbe afin de recevoir avec joie ses
reproches, d'en tirer des lumières et des connaissances, de s'appuyer sur lui
pour être vertueuse, d'être reformée par lui pour être sage, de lui devenir
conforme pour être belle, de lui être fiancée pour être féconde, d'en jouir et
de le posséder pour être heureuse. C'est pour toutes ces raisons que l'âme
cherche l'Époux. Je ne doute pas qu'il n'y en ait encore plusieurs autres, mais
voilà celles qui se présentent maintenant à moi. Chacun pourra aisément après
cela en trouver d'autres en soi, s'il veut s'y appliquer. Car notre misère
n'est pas petite, les besoins clé l'âme sont infinis, et ses faiblesses sont
sans nombre. Mais le Verbe est encore plus riche et plus abondant que nous ne
sommes pauvres et misérables; sa sagesse surmonte notre malice, et ses biens
surpassent nos maux. Mais écoutez la raison de celles que j'ai établies. Et
premièrement, voyez comment l'âme consent aux corrections de Dieu. Nous lisons
dans l'Évangile: « Consentez à ce que voudra votre ennemi pendant que vous êtes
avec lui en chemin, de peur qu il ne vous livre au juge, et le juge au bourreau
(Matth. V, 15). » Qu'y a-t-il de plus salutaire que ce conseil? C'est le Verbe
lui-même qui le donne, si je ne me trompe, en protestant qu'il est notre
ennemi, parce qu'il s'oppose à nos désirs charnels, lorsqu'il dit: « Leur coeur
est toujours dans l'égarement (Psal, XCIV, 10). » Mais vous qui écoutez ceci,
si dans une sainte frayeur vous commencez à vouloir échapper à la colère qui
est près de tomber sur vous, vous avez soin d'être d'accord avec cet ennemi qui
semble vous en menacer d'une manière si terrible. Or cela est impossible si
vous n'êtes contraire à vous-même, si vous ne vous opposez à vous-même, si vous
ne vous combattez vous-même avec un travail continuel et infatigable, enfin si
vous ne renoncez à vos anciennes habitudes et à vos mauvaises inclinations.
Cela est rude, je l'avoue; et si vous croyez en venir à bout par vos propres
forces, c'est comme si vous tâchiez d'arrêter un torrent du doigt, ou de faire
encore une fois remonter le Jourdain vers sa source. Que ferez-vous donc?
Cherchez le Verbe à la volonté du qui vous consentiez par sa grâce. Allez
trouver celui qui vous est contraire, afin que, par son secours, vous deveniez
tel, qu'il ne vous soit plus contraire, et que celui qui vous menaçait vous
caresse, et que l'infusion de sa grâce soit plus efficace pour vous changer,
que sa colère la plus violente.
2. C'est là, comme je pense, le premier besoin
qui porte l'âme à chercher le Verbe. Mais si vous ignorez ce que demande celui
à la volonté de qui vous consentez déjà, ne dira-t-on pas aussi de vous, que
vous avez le zèle de Dieu, mais que ce zèle n'est pas réglé par la science
(Rom. X, 1)? Et afin que vous ne croyiez pas que cette ignorance soit peu de
chose, souvenez-vous de ce qui est écrit, que celui qui ne connaîtra pas la
volonté de Dieu sera méconnu de lui (1 Cor. XIV, 38). Voulez-vous savoir ce que
je vous conseille de faire dans ce besoin? C'est ce que je vous ai conseillé
dans le premier. Si vous voulez m'en croire, vous irez au Verbe, et il vous
enseignera ses voies, de peur que, voulant faire le bien, mais ne le
connaissant pas, il ne vous arrive, en courant, de sortir du chemin et de
tomber dans l'erreur. Car le Verbe est une lumière. Et comme dit le Prophète: «
Ses paroles sont claires, éclairent l'âme, et donnent l'intelligence aux
simples et aux petits (Psaume CXVIII, 130). » Vous serez heureux ai vous pouvez
dire aussi: « Votre parole est une lampe qui éclaire mes pas, et une lumière
qui luit dans le sentier où je marche (Ibid. 105). » Et votre âme n'aura pas
peu profité, si cotre volonté est changée, si votre raison est éclairée, en
sorte qu'elle veuille le bien et qu'elle le connaisse. En l'un elle aura
recouvré la vie, et en l'autre la vue. Car elle était morte quand elle voulait
le mal, et aveugle quand elle ignorait le bien.
3. Votre âme donc vit, elle voit, elle est
établie dans le bien, mais c'est parle secours et l'assistance du Verbe. Si
elle est debout, c'est le Verbe qui l'a levée avec la main, comme sur les deux
pieds de l'amour et de la connaissance. Elle est debout, dis-je, mais qu'elle
prenne pour elle ce qui est écrit: « Que celui qui croit être debout prenne
garde de ne pas tomber (1 Cor. X. 12). » Croyez-vous qu'elle puisse se tenir
debout par elle-même, elle qui n'a pas pu se lever même? Pour moi, je ne le
pense pas. Quoi? les cieux ont été affermis par la parole du Seigneur (Psaume
XXIII. 6), et celui qui n'est que terre pourra l'être sans le Verbe, qui est
cette parole? Si elle pouvait demeurer ferme par elle-même, pourquoi donc un
homme tiré de la même terre, aurait-il dit: « Affermissez-moi par vos paroles
(Psaume CXVIII, 28)? » Aussi, avait-il éprouvé que cela est impossible,
puisqu'il dit ailleurs: « J'ai été poussé avec effort, et j'étais près de
tomber, mais le Seigneur m'a soutenu (Psaume CXVII. 13). » Me demandez-vous qui
est celui qui le poussait? Il n'y en a pas qu'un, c'est le diable, c'est le
monde, c'est l'homme. Voulez-vous savoir encore qui est cet homme? C'est chacun
de nous, pour soi-même. Ne vous en étonnez pas. Chacun est tellement à soi-même
une occasion de chute et de ruine, que vous n'avez pas sujet de craindre qu'un
autre vous fasse tomber, si vous pouvez vous sauver de vos propres mains. «
Car, qui est celui, dit l'apôtre saint Pierre, qui vous pourra nuire, si vous
avez une sainte émulation pour le bien (I Pet. III. 13)? Vos mains, c'est votre
consentement. Si le diable, ou le siècle vous suggèrent quelque chose de mal,
et que vous refusiez d'y donner votre consentement, que vous ne fassiez pas servir
vos membres d'armes à l'iniquité, et que vous ne souffriez pas que le péché
règne en votre corps mortel, vous avez cette sainte émulation, et, bien loin
que la malice de vos ennemis vous ait nui, elle vous a été extrêmement utile.
Car, il est écrit: « Faites le bien, et vous en recevrez des louanges (Rom.
XIII, 3). » Ceux qui cherchaient votre âme seront confondus, et vous chanterez:
« Si mes habitudes vicieuses ne règnent pas en moi, je serai pur et sans tache
(Psaume XVIII, 14). » Vous témoignez que vous êtes animé d'une sainte émulation
si, suivant le conseil du Sage, vous avez pitié de votre âme (Eccl. XXX, 247),
si vous gardez votre coeur avec tout le soin possible, si, selon l'Apôtre, vous
vous conservez chaste. Autrement, quand vous gagneriez tout le monde, si vous
perdez votre âme, nous ne croirons pas que vous ayez en cette émulation
salutaire, puisque le Sauveur mène nous apprend à ne pas le croire.
4. Il y a donc trois adversaires qui menacent de
renverser l'homme lorsqu'il est debout. Le diable le pousse par sa malice et sa
jalousie, le monde, par le vent de la vanité, l'homme lui-même, par le poids,
de sa corruption. Le diable le pousse, mais il ne le renversera pas, s'il ne
consent pas à ses suggestions. Car nous lisons dans un apôtre: « Résistez au
diable, et il s'enfuira de vous (Jac. IV, 7). » C'est lui qui, dans sa
jalousie, a poussé et fait tomber ceux qui étaient debout dans le paradis
terrestre, parce que, loin de lui résister, ils consentirent à sa malice. C'est
lui qui, par son orgueil, s'est précipité lui-même du haut du ciel, sans que
personne le poussât, pour nous apprendre que l'homme se doit donc encore bien
plus appréhender lui-même, à cause du poids de la concupiscence qui l'accable.
Le monde nous pousse aussi, parce qu'il est plein de malignité. Il nous pousse
tous, mais il ne renverse que ses amis, c'est-à-dire, que ceux qui consentent à
ce qu'il demande d'eux. Je ne veux pas être ami du monde, de peur de tomber.
Car, celui qui veut être ami du monde devient ennemi de Dieu, ce qui est la
plus grande chute qu'on puisse faire. On voit par là, que l'homme est à
soi-même la principale occasion de sa chute, puisqu'il peut tomber de son
propre mouvement, sans qu'un autre le pousse, et qu'il ne peut tomber par
l'impulsion d'autrui, s'il ne se pousse lui-même. Auquel de ces trois ennemis
doit-on résister davantage? C'est évidemment à celui qui est d'autant plus
importun qu'il est plus intérieur, et qui suffit seul pour nous faire tomber,
au lieu que les autres ne peuvent rien faire sans lui. Ce n'est pas sans raison
que le Sage a préféré un homme qui sait se dominer à celui qui force des villes
(Prov. XVI, 31). Cela vous regarde tout particulièrement. Vous avez besoin
d'une grande force, et d'une force qui ne peut venir que d'en haut. Et, si elle
est parfaite, elle rendra aisément l'esprit victorieux de soi-même, et, par
conséquent, invincible contre tout autre. Car, c'est une vigueur d'esprit qui
ne sait reculer lorsqu'il faut défendre la raison. Or, si vous l'aimez mieux,
c'est. une vigueur d'esprit qui demeure ferme et immuable avec la raison, ou
encore une vigueur d'esprit qui, autant qu'il est possible, rassemble et
rapporte tout à la raison.
5. Qui montera sur la montagne du Seigneur?
Quiconque entreprendra de monter au sommet de cette montagne, c'est-à-dire, à
la perfection de la vertu, saura combien cette montée est rude, et combien la
chute en est aisée, sans le secours du Verbe. Heureuse l'âme qui a excité
l'étonnement et la joie des anges qui la regardaient, et qui les a entendus se
dire les uns aux autres, à son sujet: « Qui est celle-ci qui monte du désert
dans une affluence de toute sorte de délices, appuyée sur son bien-aimé
(Cantique VIII, 5)?» Car tous ses efforts son inutiles, si elle ne s'appuie sur
Dieu. En se combattant elle-même, elle prendra de nouvelles forces, et,
devenant ainsi plus forte qu'elle-même, si je puis parler ainsi, elle soumettra
toutes se passions à la raison. Elle réglera ses colères, ses craintes, ses
convoitises et ses joies, comme un bon cocher qui conduit son char avec
adresse: elle réduira en servitude tous ses désirs charnels, et elle
assujettira tous ses sens à la raison et à la vertu. Comment tout ne serait-il
pas possible à un homme, qui s'appuie sur celui qui peut tout? Combien cette
parole doit nous donner de confiance: « Je puis tout en celui qui me fortifie
(Philip. IV, 13). » Rien ne montre plus clairement la puissance du Verbe, que
de ce qu'il rend tout-puissants tous ceux qui espèrent en lui. Car tout est
possible à celui qui croit. Or, celui-là n'est-il pas tout-puissant à qui tout
est possible? C'est ainsi que l'esprit, s'il ne présume rien de soi, mais est
fortifié par le Verbe, pourra se dominer, de sorte que aucune iniquité ne le
dominera. C'est ainsi qu'étant appuyé sur le Verbe, et revêtu de la vertu d'en
haut, nulle violence, nul artifice, nul attrait des voluptés, ne le pourra
renverser, ni dominer.
6. Voulez-vous ne pas craindre que l'on vous
pousse? Ne vous laissez pas aller à l'orgueil. C'est par là que sont tombés
ceux qui vivent dans le crime. C'est par là que sont tombés le diable et ses
auges. Et bien qu'ils n'aient pas été poussés du dehors, néanmoins, ils ont été
chassés et n'ont pu demeurer debout. Car, celui-là n'est pas demeuré debout et
ferme dans la vérité, qui ne s'est pas appuyé sur le Verbe, et qui s'est condé
à ses propres forces. Et même s'il a voulu s'asseoir, c'est peut-être parce
qu'il ne pouvait demeurer debout. Car il dit: « Je m'assoirai sur la montagne
de l'alliance (Isaïe XIV, 13). » Mais Dieu en jugea autrement: il ne demeura
pas debout, et ne s'assit pas, mais il est tombé, selon cette parole du
Seigneur: « Je voyais Satan tomber du ciel comme un éclair (Luc. X, XVIII). »
Que celui donc qui est debout, s'il ne veut pas tomber, ne se confie pas en
soi-même, mais s'appuie sur le Verbe. Le Verbe dit: « Sans moi, vous ne pouvez
rien faire (Jean XV, 5). » Cela est vrai, sans le Verbe, nous ne pouvons ni
nous lever pour faire le bien, ni demeurer fermes dans le bien. Vous donc, qui
êtes debout, donnez gloire au Verbe, et dites: « Il a établi mes pieds sur la
pierre et a dirigé mes pas (Psaume XXXIX, 3).» Il est nécessaire que la même
main qui vous a relevé vous tienne toujours et vous empêche de tomber. Voilà,
pour expliquer ce que nous avons dit, que nous avons besoin du Verbe pour nous
appuyer sur lui, afin de demeurer fermes dans la vertu.
7. Il faut maintenant examiner ce que nous avons
dit aussi, que, par le Verbe, nous sommes reformés dans la sagesse. Le Verbe,
c'est la force, le Verbe c'est la sagesse. Que l'âme donc prenne des forces de
la force, de la sagesse de la sagesse, et qu'elle attribue l'un et l'autre don
au seul Verbe. Autrement, si elle s'appuie sur l'un ou sur l'autre, qu'elle
dise donc aussi que le ruisseau ne vient pas de la source, le vin de la vigne,
la lumière de la lumière. Cette parole est véritable: « Si quelqu'un a besoin
de sagesse, qu'il la demande à Dieu, qui donne, à tous des biens en abondance
et ne reproche pas ses dons; et elle lui sera donnée (Iac. I, 5). » Voilà ce
que dit saint Jacques. Mais, pour moi, je crois qu'il en est de même de la
force. La force a beaucoup d'affinité avec la sagesse. La force est un don de
Dieu. Il la faut mettre au nombre des dons excellents, et elle descend aussi
d'en haut du Père du Verbe. Si quelqu'un croit qu'il est en tout semblable à la
sagesse, je ne le nie pas, mais cette ressemblance parfaite est dans le Verbe,
non pas dans l'âme. Car les qualités, qui ne sont qu'une même chose dans le
Verbe, à cause de la singulière simplicité de la nature divine, n'ont pas
néanmoins un même effet dans l'âme, mais s'accordent à ses divers besoins.
D'après cela, c'est donc autre chose pour l'âme, d'être ranimée par la force,
et d'être conduite par la sagesse. Car, bien que la sagesse soit puissante et
la puissance douce, pour conserver toutefois aux paroles la signification qui
leur est propre et naturelle, la force emporte dans son sens quelque vigueur de
l'âme, et la sagesse, une modération d'esprit, accompagnée d'une douceur
spirituelle. Je crois que l'Apôtre l'a désignée, lorsque, après avoir fait
beaucoup d'exhortations au sujet de la forcé, il ajouté, pour ce qui concerne
la sagesse: « Dans la douceur, dans l'Esprit-Saint (II Cor. VI, 6). » Il y a
donc de l'honneur à rester ferme, à résister, à repousser la violence parla
violence, qui sont les propriétés de la force et du courage, mais il y a aussi
beaucoup de travail. Ce n'est pas la même chose de défendre votre honneur avec
peine et avec dangers et de le posséder en repos. Ce n'est pas la même chose de
travailler, et de jouir du fruit de son travail. Or, la sagesse jouit die tous
les travaux de la vertu, et ce que la sagesse ordonne, délibère, ressent, la
vertu l'exécute.
8. « Écrivez sur la sagesse dans le repos
(Eccli. XXXVIII, 25), » dit le Sage. Le repos de la sagesse est donc un
travail, et plus la sagesse se repose, plus elle travaille à sa manière. Au
contraire, plus la vertu est éprouvée, plus elle a d'éclat; et elle ne se
montre dans son lustre qu'au milieu des difficultés. Si on veut définir la sagesse,
l'amour de la vertu, peut-être qu'on ne se trompera pas, car où est l'amour il
n'y a plus de travail, il n'y a que des délices, peut-être même le mot sagesse
tire-t-il son nom de saveur, parce que c'est comme l'assaisonnement de la vertu
qui lui donne du goût et de la saveur, au lieu que d'elle-même elle est rude et
insipide. Je crois donc que l'on peut dire aussi que la sagesse est le goût du
bien. Nous avons perdu ce goût presque dès le commencement de notre origine.
Dès que le venin de l'ancien serpent a corrompu et infesté notre âme, elle a
commencé à ne plus goûter le bien et un goût dépravé a pris la place de celui
qui lui était naturel. « Car les inclinations et les pensées de l'homme sont
portées au mal dès sa jeunesse (Gen. VIII, 21), c'est-à-dire depuis la folie de
la première femme; c'est donc la folie de la femme qui nous a fait perdre le
goût du bien, parce que la malice du serpent a trompé sa folle simplicité. Mais
cela même qui a fait vaincre la malice pour un temps la vaincra pour l'éternité.
Car la sagesse a rempli de nouveau le corps et le coeur d'une femme, afin que
comme nous étions tombés dans la folie par une femme, nous fussions rétablis
dans la sagesse par une femme. Et maintenant la sagesse surmonte constamment la
malice dans l’âme de ceux où elle entre, en détruisant par une bonne saveur
celle du mal que celle-là y avait apportée. La sagesse, en entrant dans une
âme, lui rend insipides tous les plaisirs de la chair, purifie l'entendement,
guérit et répare le sentiment spirituel du coeur, et ce sentiment étant réparé,
il commence à goûter le bien, il goûte même la sagesse, qui est le bien le plus
excellent de tous.
9. Combien de bonnes actions fait-on sans que
ceux qui les font en prennent aucun goût, parce qu'ils ne se portent pas à les
faire par l'amour de la vertu, mais y sont obligés ou par raison, ou par
occasion, ou par nécessité? Et, au contraire, combien de mal fait-on sans y
prendre aucun plaisir, mais parce qu'on y est contraint par la crainte, ou
attiré par quelque désir, plutôt que par la satisfaction qu'on trouve à mal
faire? Mais ceux qui agissent de leur propre mouvement, et avec une volonté
délibérée, ou sont sages, et ils se plaisent dans le goût et la douceur de la
vertu, ou ils sont méchants, et ils se plaisent dans le mal, sans y être
attirés par l'espérance d'aucun avantage particulier. Car qu'est-ce que la
malice, sinon le goût qu'on trouve au mal? Heureuse l'âme qui n'a que du goût
pour tout ce qui est bien, et que du dégoût pour tout ce qui est mal? C'est ce
que j'appelle être reformé à la sagesse, et avoir le bonheur d'éprouver la
victoire de la sagesse. Car, en quoi la sagesse surmonte-t-elle plus
visiblement la malice, que lorsque, après avoir banni le goût du mal, qui n'est
autre chose que la malice même, l'âme se sent pénétrée intimement d'une saveur
douce et agréable du bien. C'est donc à la force à soutenir courageusement les
afflictions et à la sagesse à se réjouir dans les afflictions: fortifier votre
coeur et attendre le Seigneur en patience, c'est l'ouvrage de la force; goûter
et voir combien le Seigneur est doux, c'est l'effet de la sagesse. Et pour que
chaque vertu éclate d'avantage par le bien qui lui est naturel, la modération
d'esprit fait connaître le sage, et la constance fait connaître l'homme de
coeur. Et c'est avec raison que nous avons mis la sagesse après la force;
puisque la force d'esprit est en effet comme un fondement inébranlable, sur
lequel la sagesse se bâtit une maison. Or il a fallu faire précéder l'une et
l'autre de la connaissance du bien, parce qu'il n'y a pas d'alliance entre la
lumière de la sagesse et les ténèbres de l'ignorance. Il a fallu de même placer
avant elle la bonne volonté, parce que la sagesse, selon la Sagesse même,
n'entrera pas dans une âme méchante (Sap. I, 4).
10. Après avoir vu comment l'âme recouvre la vie
par le changement de volonté, la santé, par l'instruction que Dieu lui donne,
la stabilité, par le courage, et la maturité, par la sagesse, il reste à lui trouver
la beauté, sans quoi elle ne peut plaire à celui qui est le plus beau des
enfants des hommes. Car elle sait qu'il est dit: « Le roi concevra de l'amour
pour votre beauté (Psaume XLIV, 12). » Nous avons énuméré beaucoup de biens de
l'âme qui sont des dons du Verbe, la bonne volonté, la science, la force
d'esprit, la sagesse, et cependant nous ne voyons pas que le Verbe désire rien
de tout cela. Il est dit seulement: « Le roi concevra de l'amour pour votre
beauté. Et ailleurs; Le Seigneur règne, il s'est revêtu de beauté (Psaume XCII,
1). » Comment ne désirerait-il pas un semblable vêtement à celle qui est tout
ensemble et son image et son épouse? Elle lui est d'autant plus chère, qu'elle
lui ressemble davantage. En quoi consiste donc la beauté de l'âme? N'est-ce
point dans l'honnêteté? Disons que oui, puisqu'il ne nous vient à cette heure
rien de mieux. Or l'honnêteté parait dans la conduite extérieure; non qu'elle
en soit la cause, mais parce que c'est par elle qu'on la connaît. Sa demeure et
son origine sont. dans la conscience qui ne tire son éclat que du témoignage
qu'elle se rend. Il n'y a rien de plus resplendissant que cette lumière, rien
de plus glorieux que ce témoignage, lorsque la vérité brille dans l'âme, et que
l'âme se voit dans la vérité. Mais comment s'y voit-elle? Chaste, modeste,
retenue, circonspecte, dégagée de tout ce qui peut obscurcir la gloire d'un
témoignage si avantageux, ne se sentant coupable de quoi que ce soit qui puisse
lui faire craindre la présence de la vérité, et qui l'oblige à détourner son
visage en rougissant comme si elle ne pouvait soutenir l'éclat trop vif de la
lumière de Dieu. C'est là sans doute, c'est là cette beauté que Dieu prend, le
plus de plaisir à regarder que tous les autres biens de l'âme, et que nous nommons
honnêteté.
11. Mais lorsque la splendeur de cette beauté
s'est répandue avec plus d'abondance jusque dans le plus profond du coeur, il
est nécessaire qu'elle se produise au dehors comme un lampe cachée sous le
boisseau, ou plutôt comme une lumière qui luit dans les ténèbres et qui ne
saurait être cachée; de sorte qu'il s'en fait une effusion sur le corps image
de l'âme; le corps la distribue ensuite par tous ses membres et par tous ses
sens, si bien qu'elle parait dans ses actions, dans ses paroles, dans ses
regards, dans son rire même, si tant est qu'elle sourie, ce qu'elle ne fait
qu'avec gravité et retenue. Lors donc que tous les mouvements du corps, tous
ses gestes, toutes ses démarches sont graves, pures, modestes, éloignées de
toute licence, de toute légèreté, de toute mollesse, de toute indécence, alors
la beauté de l'âme est visible, pourvu qu'il ne se cache pas d'hypocrisie en
elle. Car il peut se faire que toutes ces choses soient feintes, et ne partent
pas de l'abondance du coeur. Et pour mettre cette beauté dans tout son bistre,
définissons, s'il vous plait, l'honnêteté, et disons en quoi nous la mettons.
C'est une candeur de l'âme, qui a soin de joindre une réputation avantageuse
avec une bonne conscience; ou, selon l'Apôtre: « De faire le bien non seulement
devant Dieu, mais encore devant les hommes (2 Cor. IX, 21). » Heureuse l'âme
qui s'est revêtue de cette beauté, de cette blancheur céleste de l'innocence,
par laquelle elle acquiert une conformité glorieuse, non avec le monde, mais avec
le Verbe dont il est dit, qu'il est la lumière et la vie éternelle, et l'image
de la substance de Dieu (Heb. I, 3).
12. De ce degré, l'âme commence déjà à penser à
son mariage avec le Verbe. Comment n'y penserait-elle pas, quand elle se voit
d'autant plus nubile, pour ainsi parler, qu'elle lui est plus semblable? La
majesté de cet époux ne l'épouvante pas, parce que sa ressemblance l'associe
avec lui, son amour l'unit à lui, sa profession la fiance avec lui. Or voici la
forme de sa profession: « J'ai juré et résolu de garder les ordonnances de
votre justice (Psaume CXVII, 106). » Les apôtres avaient suivi cette forme
lorsqu'ils disaient: « Vous voyez que nous avons tout quitté pour vous suivre
(Matth. XIX, 27). » Ce qui, sous la figure du mariage charnel, doit s'entendre
du mariage spirituel de Jésus-Christ et de l'Église est encore semblable: «
C'est pourquoi l'homme laissera son père et sa mère et s'attachera à sa femme,
et ils seront deux en une même chair (Ephes. V, 31). » Et dans le Prophète
l'Épouse se glorifie en ces termes »Pour moi, mon plus grand bien, c'est de
m'attacher à Dieu, et de mettre mon espérance dans le Seigneur (Psaume LXXII,
28). » tors donc que vous verrez une âme qui, après avoir tout quitté,
s'attache au Verbe par tous les désirs de son coeur, ne vit que pour le Verbe,
se conduit par le Verbe, conçoit du Verbe pour enfanter pour le Verbe, en sorte
qu'elle puisse dire: « Jésus-Christ est ma vie, et ce m'est un grand avantage
de mourir pour lui (Philip. I, 21), » croyez qu'elle est l'Épouse du Verbe. Son
Époux peut se reposer en elle avec confiance, en sachant que l'âme qui a
méprisé tout pour l'amour de lui, et qui regarde tout comme du fumier pour le
gagner et le posséder uniquement, lui est fidèle. Il savait que telle était
l'âme de celui dont il disait: «Celui-là m'est un vase d'élection (Act. IX,
15). » Certes l'âme de saint Paul était une bonne mère et une épouse fidèle,
lorsqu'il disait: « Mes petits enfants
que je conçois de nouveau dans mou sein jusqu'à ce que Jésus-Christ
soit formé en vous (Galat. IV, 19). »
13. Mais remarquez que dans le mariage spirituel
il y a deux sortes d'enfantements, et par conséquent deux sortes d'enfants qui
sans être contraires sont différents, car les saintes mères engendrent des âmes
à Dieu par la prédication, ou produisent des intelligences spirituelles par la
méditation. Dans cette dernière sorte d'enfantements il arrive quelquefois que
l'âme est tellement transportée hors de soi et détachée des sens, qu'elle ne se
sent pas elle-même, bien qu'elle sente le Verbe. Cela arrive lorsque étant
pleine de la douceur ineffable du Verbe, elle se dérobe à elle-même en quelque
façon, ou plutôt est ravie et s'échappe de soi pour jouir da Verbe. L'âme n'est
pas dans la même disposition lorsqu'elle fait du fruit par le Verbe, et
lorsqu'elle jouit du Verbe. En l'un, elle est pressée par les soins du
prochain, en l'autre elle est attirée par les douceurs du Verbe. C'est une mère
qui a véritablement beaucoup de joie d'engendrer des enfants spirituels, mais
qui en reçoit bien davantage des chastes embrassements de son époux. Ses
enfants lui sont chers et précieux, mais les baisers de son époux lui sont
infiniment plus agréables. C'est une bonne chose de sauver plusieurs âmes, mais
il est bien plus doux de sortir comme hors de soi, et d'être avec le Verbe.
Mais quand cela arrive-t-il, et combien cela dure-t-il ! C'est un doux
commerce, mais il est bien court lorsqu'on l'éprouve, et il est bien rare de
l'éprouver. Et c'est là, ce me semble, la septième raison pour laquelle j'ai
dit plus haut, que l'âme cherche le Verbe, c'est afin de jouir de ces douceurs.
14. Peut-être me demandera-t-on encore ce que
c'est que jouir du Verbe. Je réponds qu'on doit le demander plutôt à celui qui
l'a éprouvé croyez-vous que je puisse vous découvrir ce mystère ineffable?
Écoutez quelqu'un qui l'avait éprouvé: « Lorsque nous nous élevons
extraordinairement, c'est pour Dieu, et lorsque nous parlons d'une manière
moins élevée, c'est pour nous proportionner à votre faiblesse (II Cor. V, 13).
» C'est-à-dire, lorsque je m'entretiens avec Dieu, seul à seul, je parle
autrement que lorsque je parle pour vous instruire. J'ai éprouvé la douceur de
cet entretien, mais je ne puis vous dire ce qui s'y passe. Et quant à celui que
j'ai avec vous, je tâche de condescendre à votre infirmité, afin que vous
puissiez comprendre ce que je vous dis. O vous qui désirez savoir ce que c'est
que de jouir du Verbe, préparez votre esprit, non vos oreilles. Ce n'est pas la
langue, mais la grâce qui enseigne un si haut secret. Il se cache aux sages et
aux prudents, et ne se révèle qu'aux petits. L'humilité, mes frères, est une
grande vertu. C'est une grande vertu, je le répète, puisqu'elle mérite
d'éprouver ce qui ne s'apprend pas par les discours, et qu'elle est digne d'acquérir
ce qui ne se peut enseigner, de concevoir du Verbe qui est la parole de Dieu,
ce qu'elle-même n'a pas de paroles pour expliquer. Pourquoi cela? Ce n'est pas
qu'elle mérite d'obtenir une si grande faveur, mais s'est le bon plaisir du
Père du Verbe époux de l'âme, Jésus-Christ Notre-Seigneur, qui étant Dieu est
élevé par dessus tout et béni dans tous les siècles des siècles.
Amen.
1. Je crois qu'on ne me demandera plus
maintenant pourquoi l'âme cherche le Verbe; car nous l'avons amplement montré.
Continuons à expliquer ce qui reste du verset du Cantique, seulement pour ce
qui regarde la morale. Remarquez premièrement la pudeur de l'Épouse, car je ne
sas si ce n'est pas une des plus belles vertus qu'un homme puisse posséder.
J'ai dessein avant tout de la prendre dans mes mains, si je puis ainsi parler,
et de cueillir cette belle fleur pour la présenter à nos jeunes gens. Ce n'est
pas que ceux qui sont dans un âge plus avancé ne la doivent aussi conserver
avec soin, puisqu'elle est l'ornement de tous les âges de la vie, mais c'est
que la grâce d'une tendre pudeur brille d'un plus grand et plus vif éclat dans
un âge plus tendre. Qu'y a-t-il de plus aimable qu'un jeune homme modeste? Que
cette perle des vertus paraît belle et brillante dans la vie et sur le visage
d'un jeune homme ! Quelle marque certaine et véritable de la bonté de son
naturel, et de ce qu'on en doit espérer un jour? N'est-ce point comme une verge
de correction, qui sans cesse présente devant ses yeux, réprime en lui tous les
mouvements d'un âge porté au désordre et toutes les actions légères ou
insolentes. Qu’y a-t-il de plus contraire aux paroles honteuses et aux actions
déshonnêtes? La pudeur est soeur de la continence. Il n'y a pas de marque plus
visible d'une simplicité de colombe, ni de témoin plus sûr de l'innocence de
l'âme. C'est une lampe qui luit sans cesse dans une âme chaste, en sorte qu'il
n'y peut rien entrer d'impur et d'indécent qu'elle ne le découvre à l'heure
même. C'est l'exterminatrice de tous les vices, la protectrice de la candeur
naturelle de l'âme, la gloire de la conscience, la gardienne de la bonne
réputation, l'ornement de la vie, le trône et les prémices des vertus, la
gloire de la nature, et l'enseigne de toute honnêteté. Combien la rougeur même
des joues, causée par la honte, donne-t-elle de grâces et d'agréments
2. La pudeur est un bien si naturel de l'âme,
que ceux mêmes qui ne craignent pas de mal faire ont honte toutefois de su
montrer. Selon cette parole du Seigneur: «Quiconque fait mal hait la lumière
(Jean III, 20). » Ne voyons-nous pas aussi, dit l'Apôtre, que ceux qui dorment,
dorment la nuit, et que ceux qui s'enivrent le font durant la nuit, et couvrent
de ténèbres ces oeuvres de ténèbres dignes d'être éternellement cachées? Il
faut néanmoins ici mettre une différence entre la pudeur de ces hommes et celle
de l'Épouse, en ce qu'ils n'ont pas honte de commettre ces actions, mais
seulement qu'on les découvre, c’est pourquoi ils les cachent, au lieu que
l'Épouse ne les cache pas, mais les rejette et les bannit absolument. Aussi, le
sage dit-il, « qu'il y a une pudeur qui cause le péché, et une pudeur qui
apporte de la gloire (Eccl. V, 15). « L'Épouse cherche le Verbe, mais avec une
certaine pudeur; elle le cherche, en effet, dans son lit, et durant la nuit;
cette pudeur est glorieuse et non criminelle. Elle le cherche pour purifier sa
conscience, elle le cherche pour servir de témoignage à sa pureté, afin de pouvoir
dire: « Ma gloire c'est le témoignage de ma conscience (2 Cor. I, 12). J'ai
cherché dans mon petit lit durant les nuits celui qu'aime mon âme (Cantique
III). » Sa pudeur, si vous y prenez garde, vous est marquée par le lieu et par
le temps. Qu'y a-t-il de plus agréable à une personne modeste que le secret? Or
le secret ne se trouve-t-il pas durant la nuit et dans le lit? Aussi est-ce
pour cela que le Sauveur nous commande d'entrer dans notre chambre, lorsque
nous voulons prier (Matth. VI, 6). Cédons à un conseil de la vérité, de peur
que si on prie publiquement., les louanges des hommes ne nous dérobent le fruit
de notre oraison, et ne nous en fassent perdre l'effet mais il ne laisse pas
néanmoins de nous enseigner la modestie. Car qu'y a-t-il de plus propre à cette
vertu que d'éviter des louanges même légitimes, que de fuir la vaine gloire? Il
est donc clair que le Fils qui est le maître de la pudeur nous a ordonné de
chercher le secret dans nos prières, afin de conserver la modestie. Qu'y a-t-il
de plus indécent, surtout à un jeune homme, que de faire montre de sa sainteté?
Et. néanmoins, c'est principalement à cet âge qu'on est propre à entrer en
religion et à servir Dieu, selon cette parole de Jérémie: « Il est avantageux à
l'homme de porter le joug du Seigneur dès sa jeunesse (Thren, III, 27).» Votre
oraison aura l'effet que vous désirez, si vous la faites précéder de la
modestie, en disant: « Je suis jeune et méprisé, mais je n'ai pas oublié vos
ordonnances (Psaume CXVIII, 141). »
3. Bien plus, il faut que celui qui veut bien
prier, observe non-seulement le lieu, mais aussi le temps où il le doit faire.
Les lits sont plus propres et plus commodes pour l'oraison. Et surtout durant
le silence profond de la nuit. Car alors la prière est plus libre, et plus
pure. « Levez-vous durant la nuit, dit un prophète, lorsque vous commencez à
vous éveiller, et répandez votre coeur comme de l'eau en la présence du
Seigneur votre Dieu (Thren. II, 19. » Que l'oraison monte au ciel avec
confiance pendant la nuit, lorsqu'on n'en a que Dieu seul pour témoin avec
notre ange gardien qui la reçoit pour la lui présenter sur l'autel céleste.
Quelle est agréable et lumineuse quand la pudeur lui donne un nouvel éclat!
Quelle est sereine et tranquille, quand elle n'est troublée par aucun bruit!
Enfin, qu'elle est pure et sincère, quand elle n'est pas souillée par
l'impureté des soins de la terre, ni tentée par les louanges et les flatteries
de ceux qui pourraient être présents! C'est donc pour cela que l'Épouse, qui
n'est pas moins prudente que modeste, cherche le secret du lit et de la nuit
pour prier, c'est-à-dire, pour chercher le Verbe. Car c'est la même chose.
Autrement vous ne priez pas comme il faut, si dans votre prière, vous cherchez
quelque autre chose que le Verbe, ou que vous ne le cherchiez pas pour le
Verbe, parce que toutes choses sont en lui. En lui se trouvent le remède de nos
plaies, le secours de nos misères, le soulagement de nos faiblesses,
l'abondance des vertus et de toutes sortes de biens nécessaires et avantageux
aux hommes. C'est donc sans raison qu'on demande autre chose que le Verbe,
puisqu'il est lui-même toute chose. Car quoique nous demandions quelquefois des
biens temporels lorsque nous en avons besoin, si c'est pour l'autour du Verbe
que nous les demandons, ainsi que nous le devons faire, ce n'est pas proprement
ces biens, mais c'est lui-même que nous demandons, parce que nous rapportons
toutes ces choses à suit service. Ceux qui ont coutume de se servir de toutes
les choses de la terre pour tâcher de mériter le Verbe, savent bien ce que je
dis.
4. Examinons encore le secret du lit et de la
nuit, pour voir s'il n'y a pas quelque autre chose de caché qui puisse vous
être utile. Si par le lit nous entendons l’infirmité de la nature humaine, et
par les ténèbres de la nuit, l'ignorance de cette même nature, ce n'est pas
sans raison que l'Épouse cherche avec tant d'empressement le Verbe, qui est la
force et la sagesse de Dieu, pour l'opposer à ces deux maux originels. Car qu'y
a-t-il de plus convenable que d'opposer la force à la faiblesse, et la sagesse
à l'ignorance? Et afin qu'il ne reste aucun doute aux personnes simples sur le
sujet de cette explication, qu'elles écoutent ce qu'en dit un saint prophète: «
Que le Seigneur l'assiste lorsqu'il est accablé de douleurs dans son lit: O
Seigneur, vous avez vous-même remué son lit dans sa maladie, afin qu'il fût
couché plus à son aise (Psaume XL, 4.) » Voilà pour ce qui est du lit. Quant à
la nuit de l'ignorance, qu'y a-t-il de plus clair que ce qui est dit dans un
autre psaume: « Ils n'ont pas connu ni entendu, ils marchent dans les ténèbres
(Psaume LXXXI, 5), » où il marque l'ignorance où naissent tous les hommes?
C'est, comme je crois, dans cette ignorance, que le bienheureux apôtre confesse
être né, et c'est d'elle aussi qu'il se réjouit d'avoir été délivré, lorsqu'il
dit: « C'est lui qui nous a tirés de la puissance des ténèbres (Coloss. I, 13).
» D'où vient qu'il dit encore: » Nous ne sommes pas enfants de la nuit, ni des
ténèbres (Thess. V, 5). » Et, en parlant à tous les élus: « Marchez, dit-il,
comme des enfants de lumière (Ephes. V, 8). » (a)
(a) Ici s'arrêtent les sermons de saint Bernard sur le Cantique
des cantiques; la mort l'empêcha de les finir. Ce dernier sermon est lui-même demeuré
incomplet. Il est, en effet, notablement plus court que les autres et ne se
termine pas par la formule ordinaire. Gilbert de l'île d'Hoy a continué les
sermons sur le Cantique des cantiques commencés par saint Bernard, comme on
peut le voir au commencement du tome V, qui est le suivant.
1. Diverses sont les affections de ceux qui
aiment, parce que diverses sont les circonstances. Aussi les paroles de
l'épouse paraissent parfois interrompues, selon quelle jouit, « de son
bien-aimé suivant ses désirs, » ou que, contre son gré, elle est privée de sa
présence. Tantôt elle l'invite à revenir sur les montagnes; tantôt, lorsqu'il a
pris la fuite, elle le cherche dans son petit lit. Quelle suite de raisonnements
trouverez-vous en ce lieu? Quel enchaînement y découvrir? Il n'y a pas là de
suite d'évolution naturelle, c'est une interruption sensible. Les vaux de
l'amour ne sont pas uniformes; aussi son langage n'est pas lié. L'âme qui en
est blessée parle et s'interrompt, parce qu'elle ne reste pas dans le même
état. L'époux, lui aussi, est justement comparé au faon, fuyant l'épouse comme
cet animal agile, et la trompant par ses bonds. Cette variété ne manque ni de
liaison ni de raison. Ces paroles, si brusquement changées, ont de
l'enchaînement, car elles expriment l'ordre qui règne dans les sentiments.
Voyez quel est le fil continu que l'on retrouve en cette variété. L'époux
fuyant sur les montagnes s'était dérobé aux embrassements de sa bien-aimée, semblable
à un faon errant et rapide, et l'épouse était retombée sur elle-même des cimes
de ces montagnes sur lesquelles elle se trouvait merveilleusement illuminée et
délicieusement éclairée par la vision de celui qu'elle chérissait; de ces monts
lumineux, dis-je, elle était retombée dans la vallée des larmes, sur le lit de
la douleur, sur ce lit et au milieu de la nuit. Pourquoi donc chiite-t-elle
ainsi quand son bien-aimé se retire de cette sorte? C'est qu'il est le, salut
et la lumière de son épouse. Quand il se retire, elle s'affaisse derechef sur
le lit de son infirmité et elle retombe dans la nuit de son ignorance. La voilà
sur la couche de sa faiblesse. Elle y a cependant souvenir de l'époux, et ce
n'est plus au matin, mais au milieu de la nuit qu'elle pense à lui et qu'elle
cherche celui que son âme chérit. Elle n'est nullement paresseuse dans ce lit
où elle est retombée. Elle ne folâtre pas, elle ne se délecte pas dans le lit
de la concupiscence, mais plutôt elle lutte, ne se souvenant que de son bien-aimé:
blessée non par la faiblesse mais par la charité. Qu'ainsi l'entende qui le
verra de la sorte. Pourtant, je n'entends pas parler ici d'un lit de douleur, à
moins qu'il ne s'agisse de cette douleur que l'amour produit à cause de
l'absence de l'époux: elle paraît vouloir goûter des délices plutôt qu'être
guérie, et avoir cherché son ami de préférence au médecin. Vous pouvez
continuer en poursuivant cette interprétation. Des montagnes, l'époux s'était
rapidement transporté au lit, où, fatiguée et cédant à l'excès de ses
jouissances, l'épouse s'est endormie, épuisée entre les embrassements de son
bien-aimé. Transportée, elle a dormi son doux sommeil; mais à son réveil, cette
femme de délices ne l'a plus trouvé sous ses mains. Passant donc sous silence
ces joies ineffables, elle éclate enfin en ces mots: « Durant les nuits j'ai
cherché dans mon lit celui qu'aime mon âme. » (Cantique III.) Que ceci suffise
pour permettre de continuer facilement.
2. Considérons chaque. parole en particulier. «
Dans mon lit pendant les nuits j'ai cherché celui qu'aime mon âme. » O tendre
Jésus, il est bon de vous chercher, mais il est bien plus doux de vous trouver
et de vous tenir. L'un est un pieux travail, l'autre une joie parfaite. Vous
saisir est chose douce, car on ne vous touche pas sans en retirer du fruit. La
femme dont parle l'évangile, (Matth. IX, 20.) par une heureuse fraude, porta la
main sur la frange du vêtement de Jésus, et aussitôt fut suspendu en elle le
flux de sang, le flux de la délectation charnelle, de la jouissance et de la
préoccupation de la chair; ce qui était fluide fut arrêté et desséché, et tout
cet heureux effet fut produit parce que son doigt atteignit une frange. Que
fût-il donc advenu si elle avait eu le bonheur d'embrasser la tète du Sauveur?
Non-seulement le flux de sang eût cessé et se fût desséché, mais encore eût
coulé en elle ce fleuve impétueux et rapide dont les ondes réjouissent la cité
de Dieu. Il est bon de toucher, mais saisir est préférable. Jésus se touche
avec peine dans la foule et en [public. Aussi l'épouse qui désire non-seulement
toucher, mais encore embrasser et étreindre le verbe de vie, évitant le publie,
choisit le secret, le secret de son petit lit et de la nuit. C'est chose bonne
de chercher ou de tenir Jésus, mais pour y bien réussir, il faut prendre et le
lieu et le temps opportuns. Et quand il s'agit d'amour, quoi de meilleur que
les facilités qu'offrent le lit et la nuit? La délectation de la sagesse ne
peut-être recherchée que lorsque l'esprit est tranquille; le regard troublé
n'arrive pas jusqu'à elle. Rien de souillé ne l'atteint ni rien d'agité. La
sagesse d'ordinaire court d'elle-même vers l'âme calme et pure et lui fait
sentir gratuitement ses influences. Son séjour en effet est dans la paix et sa
demeure dans Sion, c'est-à-dire, dans la contemplation. La paix est mise avant
et au-dessus de tout, comme une préparation à la contemplation. L'oeil troublé
par la colère ou agité par les soucis, comment verra-t-il cette lumière
inaccessible que les esprits calmes seuls aperçoivent, et encore non toutes les
fois qu'ils le voudraient. Quel rapport, direz-vous, entre la paix et le lit?
Un très-grand, car ainsi que dans un lit, on dort et on se repose dans la paix.
« Dans la paix, c'est-à-dire en lui « je dormirai et me reposerai. (Psalm. IV,
9.) Pourquoi l'âme sainte ne se reposerait-elle pas dans le lieu où se
rencontre son bien-aimé? Sa place est dans la paix (Psalm. LXXV. 3.) C'est
pourquoi mettez-vous d'abord en possession de cette place, dans laquelle, ou
bien vous saisirez revenu, ou vous chercherez échappé, celui qu'aime votre âme.
Dans le lit, en effet, et dans le secret repos de l'âme, on peut le poursuivre
plus librement, le trouver plus promptement et le tenir plus sûrement peut-être
aussi et plus longuement, si pourtant on peut s'arrêter longtemps en ces
délices, qui, le plus souvent, ont coutume d'être arrêtées dès leur
commencement. Car l'épouse, comme s'échappant au milieu des étreintes, et
poursuivant des plaisirs qui s'enfuient, cherche de nouveau son bien-aimé avec
plus d'anxiété, et le cherche dans son petit lit. Vous êtes bien placé dans le
lit, si par une sorte de repos votre âme est librement délivrée des
occupations. La liberté et le loisir, qu'y a-t-il de plus convenable à l'amour?
La liberté produit le plaisir. Dans le repos l'affection se développe et on se
livre à elle sans réserve. Il en est ainsi, plus l'esprit sera dégagé, plus il
se portera vers ce qu'il aime. L'usage montre que lorsque nous rentrons dans le
calme, nous sentons plus vivement la blessure de l'amour divin. Au contraire,
les soucis fréquents du monde rendent cette affection presqu'insensible et
étendent sur l'âme comme une peau ou enveloppe pesante. Le souci replie l'âme
sur elle-même, le repos la développe. Les désirs excités, à quelles limites,
pensez-vous, peuvent-ils atteindre?
3. Voilà combien de jouissances renferme le lit:
le repos, la liberté, le plaisir. C'est dans le lit que s'enflamment davantage
les désirs développés par le repos et le loisir. Un lieu propre aux jouissances
de la charité excite davantage l'épouse à chercher le bien-aimé. Elle le trouve
plus à dire là où elle pouvait plus largement jouir de lui. « Dans mon lit, »
dit-elle, et « pendant les nuits. » Qui cherche dans la nuit, me parait ne pas
tant vouloir les regards que les embrassements. Elle désire plus d'être
étreinte que de voir. Bonne est la vue, meilleure l'union. Car qui s'attache au
Seigneur devient un même esprit avec lui. (II Cor. VI. 17.) Il est bon pourtant
que les deux ne soient pas séparées. Réunies elles se comblent réciproquement
d'un surcroît de grâces. Si vous ne pensez pas les obtenir à la fois,
recherchez ce que l'épouse poursuit, courez après les embrassements de l'époux.
La nuit de votre ignorance, disons mieux, les nuits de vos ignorances vous
enlèvent la vision sereine des secrets du ciel. Cherchez ces réalités suaves.
Tâchez de les sentir, si vous ne pouvez les comprendre. La nuit n'est pas
l'ennemie des délices, car plus d'une fois elle en est illuminée. « La nuit,
dit le Psalmiste, est ma lumière dans mes délices. » (Psalm. CXXXVIII, 11.)
Dans mes délices, dit-il, et non dans mes sciences. Aussi, si vous ne pouvez
éclairer la nuit de science, efforcez-vous de l'illuminer de délices. Tout ce
que nous voyons ici-bas dans un miroir et par énigme est entièrement dans la
nuit, et dans cette nuit, mon Jésus peut être mieux suavement senti par une
douce tendresse qu'être vu dans une claire vision. C'est pourquoi si l'âme
n'est pas admise à le considérer, elle s'efforce de le toucher, cherchant son bien-aimé
dans son lit et durant les nuits.
4. Mais quoi donc, la nuit aide-t-elle à trouver
le bien-aimé? Oui, elle y aide et d'une manière assez favorable. De même que
par lit vous entendez le loisir d'un saint repos, de même par nuit comprenez
une espèce d'oubli. L'un et l'autre offrent une grande facilité pour vaquer à
la sagesse et à la contemplation. Salomon veut que vous écriviez sur la sagesse
dans le moment de la tranquillité. (Eccl. XXXVIII. 25) Saint Paul ne s'élance
vers ce qui est devant lui qu'après avoir oublié tout ce qu'il laisse en
arrière. (Phil. II, 13.) Vous êtes surpris que la nuit soit bonne et le jour
mauvais? « Seigneur, » dit le Prophète, « je n'ai pas désiré le jour de
l'homme. » (Jerem. XVII. 16.) Je ne sais comment luttent entr'eux et
s'obscurcissent l'un l'autre le jour du Seigneur et le jour de l'homme, mais
quand fun s'élève, l'autre disparaît. « Je n'ai pas désiré le jour de l'homme,
» c'est-à-dire, la faveur humaine, la gloire des hommes et je n'ai pas éprouvé
l'ambition d'être remarqué parmi les autres et de m'élever au-dessus d'eux.
C'est avec raison que le prophète déteste ce jour qui produit le trouble. Cette
nuit est donc préférable au jour; la nuit éloigne du bruit, le jour y expose.
Enfin, nos premiers parents, (Gen. in, 8) aussitôt que leurs yeux furent
ouverts à cette lumière, étaient couverts de confusion et de honte. Avec quel
plus grand bonheur ils tinrent d'abord les yeux fermés et enveloppés d'une
meilleure nuit, ne connaissant pas les attraits brûlants du péché! C'est de là
que tira son origine ce jour détestable, qui dévoila les sentiers du péché,
découvrit les apparences enchanteresses, et montra à l'œil de la concupiscence
cette triste matière, qui l'excite et l'enflamme. Malheureux que je suis!
comment ce jour m'entoure-t-il, comment a-t-il ravi à lui mon affection! dans
quelle claire lumière devant les yeux de mon esprit, brillent avec tant
d'importunité ces objets, sources de trouble et pleins d'impureté! On ne peut
fuir nulle part, nulle part se cacher, pas de retraites assez sûres. Partout
s'élèvent ainsi dans la pensée toutes ces idées qui troublent ou souillent
l'esprit, soit qu'on s'y arrête avec attention, soit qu'on les effleure
légèrement. Car encore que l'esprit les repousse par une résolution énergique,
il est néanmoins souillé par le contact seul de ces pensées qui se
précipitaient en lui. » Qui touchera la poix, en restera taché, » (Eccl. XIII,
1.) Enfin, selon que l'apprend la loi, toucher même légèrement certaines choses
suffit pour rendre impur. Ces pensées ne sont pas imputées quand elles entrent
comme par force, elles ne produisent pas de péché; elles ne laissent pas
néanmoins que de porter une certaine atteinte à la pureté que l'âme désire.
Mais que dire lorsque ce sont des images corporelles qui s'offrent à l'esprit
en contemplation? Elles ne provoquent peut-être pas l'appétit charnel, mais
elles empêchent le regard spirituel de lame. Les uns troublent, les autres
souillent, les autres font obstacle, c'est-à-dire, déchirent, allèchent et illusionnent.
Ne vaudrait-il pas mieux que tous ces maux fussent dans l'obscurité, plutôt
qu'en lumière, couverts d'un épais nuage d'oubli, plutôt que rappelés dans la
mémoire?
5. Bonne est donc la nuit, elle cache dans un
prudent oubli toutes les choses du temps, elle donne du loisir pour chercher
celui qui est éternel et en multiplie les occasions, elle ensevelit la
concupiscence, les soucis et les pensées du monde. C'est là ce qu'on peut
appeler, voir le monde enseveli ou bien être caché au monde. Ainsi, Seigneur,
nous pouvons être plongés dans le secret de votre face: je ne dis pas par une
pleine connaissance, mais avec une dévotion entière, avec une recherche que
rien ne gêne, et même avec quelque bonheur de cous rencontrer. Cette
disparition, ce secret, cette retraite qui nous permettent de fuir ou l'amour
ou la pensée du jour mondain, qui font que nous ne cherchons pas le jour de
l'homme quand il nous est enlevé, ou qui nous le font dédaigner s'il se
présente à nous, c'est, à mon sentiment, ce que l'épouse désigne par le nom de
nuit. Enfin un peu plus haut elle dit: « Je me suis assise à l'ombre de celui
que j'avais désiré, et son fruit est doux à mon gosier. » (Cantique II, 3.) Ce
fruit est une nourriture suave, si d'abord l'ombre a donné sa protection. Cette
ombre est bonne, qui obscurcit la prudence de la chair et refroidit la
concupiscence. Comprenez-vous quelle est cette ombre? Ce sera pour vous une
occasion de saisir ce qu'il faut entendre ici par nuit, avec cette différence
que par le mot de nuit plutôt que par celui d'ombre, on désigne des obscurités
plus grandes, plus épaisses et plus favorables à la recherche et à la
contemplation. Dans l'ombre, voyez un certain oubli des objets visibles; dans
la nuit voyez le même oubli, en tant que total et complet. Qui me donnera
d'entrer ainsi dans le soir? Qui me donnera que la pensée des biens temporels
décline vers la soirée de cet oubli? La nuit est bonne quand les vaines
imaginations ne tourmentent pas l'esprit, et ne roulent pas en son imagination;
quand elles sont cachées à la pensée de celui qui cherche le bien-aimé. L'amour
amène cette nuit; soupirant uniquement après celui qu'elle chérit, l'épouse, ne
regarde, ne connaît aucun des autres objets qui existent.
6. « Pendant les nuits, dit-elle. Elle compte
plusieurs nuits, elle n'en connaît pas de continuelles et de prolongées.
Souvent elles sont interrompues par la présence de l'époux. Quand il est
présent, c'est la lumière: quand il disparaît, c'est la nuit. Voilà pourquoi
l'épouse a plusieurs nuits: car plusieurs fois l'époux s'échappe, et plusieurs
fois il se cache. Bienheureuse est-elle, elle s'attache à lui tout le jour et
le cherche toutes les nuits. Que ce langage excite votre zèle, et formé par
l'exemple de l'épouse: « levez-vous » vous aussi « dans la nuit, au
commencement de vos veilles et répandez votre coeur. » (Thr. II, 19.) Afin
qu'il se liquéfie, qu'il déborde et qu'il coule jusqu'en la présence de votre
Dieu. Offrez-lui le début de vos veilles; que las soucis du dehors ne prennent
rien de vous. Cherchez chaque nuit votre bien-aimé, que dis-je, chaque nuit?
Continuez cette recherche tout le long de toutes vos nuits, ne cessez pas, ne
vous reposez pas, jusqu'à ce que votre bien-aimé s'élève comme une splendeur et
s'enflamme pour vous comme une lampe ardente. Alors vous pouvez redire ce mot
de Paul «La nuit est passée, le jour est venu (Rom. XIII, 12.) Celui qui suit «
Rejetons les oeuvres des ténèbres, » ne peut-être appliqué à cette nuit. Elle
ignore les oeuvres de ténèbres, mais bien plutôt elle éclaire ceux qui
persévèrent dans le labeur pénible, comme une sorte de combat, de chercher le
bien-aimé. La nuit est bonne quand vous êtes à l'abri du trouble et de
l'attaque des imaginations. Et quoique vous ne soyez pas encore caché dans le
secret de la face du bien-aimé, il vous est bon que l'aspect et l'éclat des
pensées vaines et charnelles vous soient dérobés. C'est la nuit qui se fait
afin que vous ne les remarquiez pas, pour que vous ne les voyiez pas; néanmoins
votre flambeau ne s'éteindra pas dans ces ténèbres, il continuera de briller
pour que vous cherchiez le bien-aimé.
7. Puissé-je avoir moi aussi beaucoup de
semblables nuits, à la fois si obscures -et si brillantes ! Qui de nous se
glorifiera et dira que toutes les siennes sont de ce genre? Quel qu'il soit, il
est heureux celui qui les voit toutes prendre ce cours et qui ne fait rien en
secret qui doive rester caché. Que chacun pénètre sa conscience. Que me fait à
moi de frapper la conscience faible des autres ! Je ne la frappe ni ne la discute:
si elle est faible, que du moins elle ne soit pas souillée. Que dans
l'obscurité, elle ne fasse pas, elle ne pense même pas ce qu'il est honteux de
dire. Jésus n'a pas coutume de s'approcher d'une telle couche. Une conscience
confuse et brouillée l'offense et le chasse. Cette confusion de la conscience
ne l'invite pas, mais plutôt l'évite et le fait fuir. Ce qui le cherche et
l'appelle, c'est la charité venant « d'un coeur pur et d'une bonne conscience.
» (I. Tim. I, 5.) C'est ce que vous lisez: « J'ai cherché celui que mon coeur
aime. » Rien de plus sûr que la bonne conscience. La bonne conscience est
hardie, et la charité brûlante. L'une ne craint pas, l'autre enflamme. L'une
n'est jamais confondue quand il s'agit du bien-aimé, l'autre se confie en lui.
Grande est la force de l'amour. Content de ses propres mérites, il ne s'appuie
pas sur le suffrage d'autrui. Il se croit toujours aimé parce qu'il sent qu'il
aime. Enfin, sans prêter attention aux autres noms d'éclat, l'épouse ne pense
qu'à l'époux, pour lui seul elle éprouve au-dedans les feux de l'amour.
8. Ce qu'il faut remarquer, c'est le nombre de
fois que l'épouse parle de son bien-aimé, à propos de chaque mystère. « Mon
bien-aimé est blanc et rouge; tel est mon bien-aimé. (Cantique V, 10 et 16.) »
Et, en ce lieu: « Celui que mon âme aime. » Cette manière de parler est
certainement pleine de grâce. Ne nous étonnons pas si sa bouche exprime souvent
ce qui bouillonne dans le cœur. Voilà pourquoi elle parle de son coeur. Elle
n'aime pas seulement de bouche, mais en réalité, non-seulement en effet, mais
encore plus eu affection. Pourquoi dit-elle son âme et non son esprit?
Peut-être parce qu'elle n'était pas encore unie au bien-aimé qu'elle cherchait.
« Qui adhère au Seigneur, devient avec lui un seul esprit. (I Cor. VI, 17.) »
Nulle part dans tout ce cantique, elle ne parle de son esprit, mais elle dit. «
Mon âme s'est liquéfiée. (Cantique V, 6); » et: « Mon âme m'a troublée; » et
souvent: « Celui qu'aime mon âme. » Et ces paroles, elle ne les profère guère
que lorsqu'elle chante l'époux disparu, ou se plaint de son absence. Ces
dénominations désignent, d'ordinaire, les degrés de perfection des âmes.
L'apôtre dit: « l'homme animal ne comprend pas ce qui est de l'esprit de Dieu.
(I Cor, 11, 14). » Cette âme aimante, brûlante, fervente et cherchant son
époux, jamais je ne dirai qu'elle n'est pas spirituelle. Encore qu'elle n'eût
pas atteint à la pleine vision par de plus violents désirs, elle adhérait à
celui qu'elle aimait vivement. Nous pouvons aussi sans difficulté par esprit
entendre l'intellect subtil et pénétrant, et semblablement, par âme,
l'affection tendre et suave. Le Seigneur, par la bouche du prophète, dit dans
sa promesse: « Je vous donnerai un coeur de chair. (Ez. XI, 19.) » Si le mot de
« chair » se prend quelquefois en bien, pourquoi pas à meilleur titre le mot «
âme? » Cette bienheureuse âme, (pour tenir un langage permis), je ne la croirai
pas de pierre, mais plutôt de chair, n'ayant rien de rude ni de dur, mais
douce, tendre, noble et sensible à chacun des traits du verbe divin. Ame qui
s'écrie: Ma chair n'est pas d'airain; âme que transperce le glaive spirituel et
qui se réjouit de se sentir blessée par la charité. Avec raison elle dit
qu'elle aime son âme, voulant exprimer l'affection vive, intime et brûlante
qu'elle éprouve pour son bien-aimé, notre Seigneur Jésus-Christ, qui vit et
règne dans les siècles des siècles. «Amen! »
1. C'est sur ce thème d'hier que nous vous
préparons la réfection spirituelle de ce jour. Nous n'avons pas dit tout ce
qu'il y a à exposer il y a des détails qui n'ont pas été touchés. Nous
entreprenons de les développer dans ce discours. Pourquoi l'épouse dit-elle
dans « le petit lit. » (Cantique I, et non dans « le lit, » et encore: « dans
mon petit lit? » car ailleurs elle a coutume de dire « notre petit lit. »
Regardez ces détails comme une source de profit pour vous. Si dans ce nouvel
entretien j'ajoute de nouveaux aperçus, considérez-les (pour ainsi parler)
comme un gain. Quel mystère désigne ce mot: «dans le petit lit? » renferme-t-il
secrètement quelque louange ou quelque moquerie? Quoique l'un et l'autre sens
puisse lui être donné, je le prends plus volontiers dans le sens de louange, et
pour ce motif dirigeons d'abord notre discours sous l'influence de cette
pensée. Dans cette parole je comprends que le lit est tellement étroit qu'il ne
peut recevoir que l'épouse et le bien-aimé seul. Pourquoi cette étroitesse ne
serait-elle pas prise en bonne part, quand la largeur est considérée comme un
opprobre? c Tu as élargi, » dit le Seigneur par le prophète, « tu as élargi ta
couche, et à côté de moi tu as reçu un adultère. » (Is. LVII, 8.) Voilà comment
la largeur du lit est reprochée à l'âme adultère. Il est donc bon, non de
dilater, mais de resserrer la couche de la pensée et le lit du coeur. Voilà
pourquoi l'épouse s'applaudit, avec raison, de ce que son lit est étroit. « La
couche est étroite, » dit le prophète, « il faut que l'un des deux tombe, un
drap court ne peut les envelopper ensemble. » (Is. XXVIII, 20.) C'est-à-dire,
ne peut couvrir ensemble l'époux et l'adultère. Le coeur de l'homme est court
et étroit pour recevoir les délices de la parole de Dieu, alors même qu'il
s'ouvre tout entier à elles. Ne serait-il pas beaucoup plus court encore s'il
était partagé par d'autres soucis? que même cette étroitesse soit toute pour
votre bien-aimé. Ne la diminuez pas davantage, en partageant votre lit avec un
autre. Elle est bonne, cette petitesse du lit qui n'admet que le bien-aimé,
c'est-à-dire le Christ. Il est une brièveté qui ne peut recevoir que lui; il en
est une autre qui ne peut pleinement le recevoir. L'une vient de la charité et
de la discipline; l'autre de l'infirmité et de la nature. Toutes les deux
peuvent se concevoir dans le lit, ou parce qu'il ne reçoit personne avec le
bien-aimé, ou parce qu'il ne le contient pas pleinement lui-même. Grand
assurément est le plaisir que l'on goûte au lit, mais grande pareillement son
étroitesse: aussi dit-on avec plus de raison « petit lit » que lit.
2. Il est rempli de délices ce petit lit dont
vous lisez au livre des proverbes: « l'àme juste est comme un banquet
continuel. » (Prov. XV, 15.) Au-dehors la nuit, au-dehors le trouble, mais
au-dedans la tranquillité comme une sorte de lit de repos. Ce n'est pas le cas
de redire cette triste parole: « au-dehors, le glaive immole, et au-dedans il y
a comme la mort. » (Thren. I, 20.) Si le glaive est au-dehors, au-dedans se trouve
la joie, « nous réjouissant par l'espérance, » dit l'apôtre, « étant patients
dans la tribulation. » (Rom. XII, 12.) A la nuit se rapporte la tribulation; au
petit lit l'espoir et la joie. C'est pour cela que l'épouse l'appelle le «
petit lit, et non le lit; par ce diminutif elle montre que notre pleine joie
existe en espoir et en partie. Bon est le petit lit avec le repos et la pureté
de la conscience; « mais le coeur de l'impie est comme une mer agitée, qui ne
peut-être en tranquillité, mais ses flots regorgent et produisent la boite que
l'on foule aux pieds. » (Is. LVIII, 20.) L'âme du pécheur est donc troublée,
pleine d'immondices et de boue, et toujours en lutte avec elle-même. Il n'y a
pas de paix pour l'impie; le règne de Dieu est justice et paix. (Rom. XIV, 17.)
« Dans la paix, » dit l'écriture, « en lui même je dormirai et me reposerai,
parce que, Seigneur, vous m'avez établi d'une façon singulière dans
l'espérance. (Ps. IV, 9.) Le nom de l'espérance comprend l'un et l'autre, et le
petit lit et la joie: puisque nous nous réjouissons dans l'espérance et dans
elle aussi nous nous reposons. Mais d'où vient l'espérance, sinon de la
sécurité de la conscience? J'ai déjà donné le nom de lit à l'esprit tranquille
et libre. Tranquille, à cause du bien de la conscience, libre de la tentation,
libre des occupations extérieures, libre des pensées légères. Mais en ce corps
grossier combien peut s'étendre le repos et la liberté de l'esprit? Elle est
courte, elle est exiguë et semble à un lit fort étroit. Elle se voit enlever
beaucoup par le besoin de refaire le corps, par la préoccupation de pourvoir à
ses nécessités, par l'ardeur de manger, par les événements qui menacent l'âme
et par des motifs cachés. « Notre gloire, » s'écrie St. Paul, et c'est le
témoignage de notre conscience. (II Cor. I, 12.) Il s'était placé dans un lit
certainement agréable. « Je ne me reproche rien, » dit-il. (I Cor. IV, 4.) Plus
il dilate et étend l'un, plus il resserre et déprime l'autre: « mais en cela, »
poursuit-il, je « ne suis pas justifié. Celui qui me juge, c'est le Seigneur. »
Vous voyez comment St. Paul s'enhardit et dit: « notre coeur s'est dilaté. »
(II. Cor. VI, 11.). Vous voyez comment la considération du jugement du Seigneur
restreint et retient la gloire et le témoignage de sa conscience.
3. Le petit lit est donc bien l'âme tranquille,
mais nullement superbe: reposée, non enflée; ayant de soi de bons sentiments,
mais ne présumant pas de choses trop élevées, mais craignant plutôt constamment
la nuit douteuse du jugement incertain. « Dans mon petit lit, dit-elle, durant
la nuit. » Il y a plusieurs nuits, un seul lit. Les tribulations des justes
sont nombreuses, (Ps. XXXIII, 20.) Mais comme s'il ne les sentaient ou ne les
regardaient pas, ils dorment et se reposent dans un seul petit lit, dans la
seule espérance de la vocation qui nous a été donnée. La nuit passe et la nuit
encore: mais ils n'abandonnent pas la couche de leur repos, jusqu'à ce que
toute l'iniquité s'en aille. Nombreuses sont les nuits, profondes les ténèbres,
mais parce qu'ils espèrent au Seigneur, ils n'en craignent pas les profondeurs
et n'en sont nullement troublés. Ils ne redoutent pas les nuits, ceux qui
reposent dans le lit de cette confiance. Car le Seigneur sait inspirer des chants
à l'âme dans la nuit de la tribulation, c'est dans la nuit qu'il commande de
chanter son cantique. Vous avez vu pourquoi l'épouse parle de « nuits » et de
plusieurs; d'un « petit lit » et d'un seul.
4. Comprenez à présent pourquoi elle dit dans «
mon » lit. Elle est dans son lit, et elle y est comme dans le sien propre, tant
qu'elle est établie singulièrement dans l'espérance. Lorsque l'événement sera
prêt de s'accomplir selon son espérance, ou même la réalisera; quand elle aura
saisi en partie le bien-aimé, ce titre ne sera plus le sien, mais il sera
commun à l'époux et à l'épouse. Le lit est sien, quand elle s'y repose seule:
il est à eux quand l'époux est présent. Il est à l'épouse quand, apaisée,
tranquille et calmée, elle se repose recueillie en elle-même: il est à eux dès
qu'elle commence à trouver ses délices dans l'époux. Le lit est à l'époux,
quand l'épouse, s'oubliant elle-même entièrement, et se dépouillant
d'elle-même, entre toute entière en son époux, pour ainsi dire, et se revêt de
lui. Dans son lit, elle ne se produit pas hors d'elle, elle ne se trouble pas.
Dans le lit commun elle ressent les délices de la présence de l'époux. Dans
celui qui est à elle seule, brûlée de l'incendie de l'amour de son bien-aimé,
elle est consumée, elle va au-dehors et se trouve répandue. Elle s'écoule toute
en lui, elle est absorbée en revêtant une qualité semblable à la sienne.
D'abord elle est en elle; ensuite l'époux est en elle, et en troisième lieu,
elle-même est en lui, et, si on pouvait parler ainsi, elle n'est que lui. Au
premier moment, elle cherche; au second, elle s'attache; au troisième elle
s'unit à lui. Au premier, elle jouit de sa propre tranquillité; au second, elle
mérite une certaine conformité avec le bien-aimé; au troisième, elle est saisie
et absorbée en lui en unité de charité et de grâce. Ce troisième lit est
préférable au second, d'autant que l'unité a quelque chose de plus intime que
la communauté. Le premier cependant est bon, c'est lui qui prépare les
proximités des autres.
5. Que si vous voulez détourner votre pensée et
ne voir que les charmes du lit où se repose l'infirmité charnelle: il n'y a ni
erreur, ni labeur à prendre ce sens. A ce point de vue, ce petit lit appartient
à l'épouse, il n'est pas partagé avec l'époux, car si nous avons connu le
Christ selon la chair, nous ne l'avons pas connu selon la concupiscence de la
chair. La nature de la chair est commune à tous; les attraits de la chair, tous
ne les partagent pas. Il n'a pas fui le lit de notre douleur, mais il ne s'est pas
abaissé jusqu'à éprouver le sentiment de la délectation que nous sentons. Aussi
en le désignant, l'épouse dit: « dans mon lit » et non dans «notre lit. » Dans
un autre passage, on voit: « notre lit est fleuri. » Le lit commun à l'époux et
à l'épouse est fleuri, il n'a rien de vieux, rien de corrompu. Quand l'épouse
parle de son propre lit, elle ne prononce plus le mot de fleurs. C'est le sien,
mais il n'est pas agréable, il n'est pas fleuri, il lui parait couvert
d'épines. Cette position serait assez dure, s'il n'y avait là que corruption:
maintenant à l'infirmité s'ajoute l'adversité, double désagrément, lit et nuit,
faiblesse et malheur. Mais la force de l'amour est grande, aucun de ces maux ne
l'arrête, ni la faiblesse innée, ni le malheur qui survient. L'épouse n'est pas
retenue par sa couche, pas effrayée par la nuit, mais dans son lit et durant
les nuits elle cherche celui qu'aime son âme. Cette parole parait s'appliquer
surtout aux frères qui habitent les cloîtres; délivrés des sollicitudes de la vie,
ils sont comme perdus et cachés dans la multiplicité, ayant d'un côté le petit
lit, de l'autre l'obscurité de la nuit. Toute vie de l'homme quelqu'élevée
qu'elle soit, se trouve cachée d'une certaine manière, là où tous les frères
nombreux qui l'entourent s'élèvent à une pareille hauteur de sainteté. « Ils
marchent dans les ténèbres et il n'est pas de lumière pour eux » (Is. Is, 10.)
Pas de lumière des louanges humaines, afin que plus librement « ils espèrent
dans le nom du Seigneur et s'appuient uniquement sur leur Dieu. » Leur visage
est caché. Aussi nous ne les avons pas remarqués, bien plus, ils ne se
considèrent pas eux-mêmes à l'intérieur: ils ne se conforment pas aux usages du
monde, ils ne désirent pas la gloire que donnent les bouches humaines, et ne
veulent que celle qui vient de Dieu, selon ce qui se lit: « Pour moi je ne
cherche pas ma gloire.» (Jean VIII, 50.) Et: « celui qui se glorifie, qu'il se
glorifie dans le Seigneur. » (II. Cor. X. 18.) C'est-à-dire, qu'il ne s'arrête
pas à cause des dons qu'il a reçus du Seigneur, dans la faveur des hommes, que
par le mélange de la considération humaine, il ne souille pas, en quelque
manière, les joies de la gloire spirituelle, mais qu'il rende grâces à Dieu et
cherche en lui seul sa gloire: car c'est là vraiment le chercher. Une telle âme
a la tranquillité pour couche et l'humilité pour nuit. Les soucis dévorants ne
volent pas autour d'elle, les attaques des inquiétudes ne l'exaspèrent pas,
mais tout lui est lit et nuit, tout est paix, repos et retraite.
6. Est-ce assez? assez peut-être pour l'âme qui
travaille, non pour celle qui aime. Le « sommeil est doux » pour celui qui
travaille. (Eccl. V, 11.) La préoccupation ne laisse pas dormir celui qui aime,
elle empêche son repos et le contraint de veiller. Le repos rend l'amour plus
inquiet. La tentation cesse, l'occupation cesse, l'affliction cesse, l'amour ne
sait pas s'arrêter. Un doux incendie redouble alors les forces, une flamme
dévorante, s'échappant du coeur, entre plus librement dans l'âme libre, s'emparant
d'elle plus profondément, la dévorant avec plus d'avidité. Car à chaque
occasion l'amour ne sait pas s'abstenir d'exercer son activité. Toujours ou il
se réjouit de la présence de celui qu'il chérit, ou il le cherche absent. «
Dans la nuit de ma tribulation, » s'écrie-t-il, j'ai cherché Dieu de mes mains.
» (Ps. LXXVI, 3.) Bien différente est la manière de chercher que l'épouse
propose en ce moment. Ce n'est pas l'affliction qui la pousse, c'est l'amour
qui l'entraîne. Dans le Psaume cité, le sage cherche un secours contre la
tribulation, l'épouse court après l'objet de son amour et de sa joie. A ce doux
effet se rapportent et le lit du repos, et le secret de la nuit; elle veut
trouver sans crainte le bien-aimé, le goûter sans mélange et le sentir en toute
suavité. Le motif qui fait chercher l'homme qui aime est donc beaucoup plus vif
que celui qui excite celui qui a besoin, quoiqu'il soit vrai de dire que
l'amour ressent toujours une sorte de sainte avarice. Toujours il désire plus
de retraite; ne comptant pour rien ce qu'il possède, par un mouvement rapide il
se précipite en avant, et, semblable à une roue vivante, avec la légèreté d'un
esprit, il s'élève de tous ses efforts vers les régions supérieures, touchant à
peine la terre. Enfin, et même dans saint Paul, il ne croit pas encore avoir
atteint son terme. (Phil. III, 12.) Mais élancé vers les réalités qui sont
devant lui, ce grand apôtre, comme une roue intelligente, se précipite dans le
sens où l'emporte un fervent désir. Car, « lorsque l'homme aura terminé, c'est
alors qu'il commencera » (Eccl. XVIII, 6.) Et ici, non contente d'occuper ce
lit, l'épouse cherche avec plus d'ardeur le bien-aimé. Voilà son lit: celui
qu'elle aime seul. Son lit, quand il la reçoit faible et fatiguée; celui
qu'elle aime, quand il l'embrasse et l'enflamme. Lit et bien-aimé, parce
qu'elle se repose en lui et qu'elle soupire et languit après lui.
7. Vous êtes étonné de ce mot: «petit lit? »
j'oserai ajouter quelque chose de plus vulgaire ou pour mieux dire, de plus
élevé, au-dessus de toute la gloire de l'époux. Plus il est descendu à des
bassesses pour moi, plus il m'a donné de meilleures marques de son amour. Il
est un petit lit pour les petits, il est le petit nid des petits oiseaux: « car
le passereau se trouve une demeure, et la tourterelle un nid pour mettre ses
petits. » (Ps. LXXXIII, 4.) Voulez-vous apprendre quel est ce petit lit? Jetez,
pour aimer Dieu dans le sein du Seigneur, vos pensées faibles et sans plumes et
il vous nourrira jusqu'à ce que Jésus-Christ soit formé et affermi en vous, et
que vous arriviez à la plénitude de l'homme parfait qui ne peut plus vaciller.
C'est donc bien là un petit lit qui m'a été fait par le Seigneur, justice et
paix, rédemption et sagesse. Qui donc me donnera d'être placé dans un pareil
lit? qui me donnera ces coussins, qui placera ces oreillers sous mon coude et
sous ma tête? Heureux oreiller, sur lequel l'épouse se repose: « Sa gauche est
sous ma tête et sa droite m'étreindra. » (Cantique II, 6.) Elle possède l'une
et attend l'autre. Elle a la gauche, elle cherche la droite. Là « les délices
sont dans sa droite pour jamais. (Ps. XVII.) De son petit lit elle tend comme à
une autre petit lit. Doux Jésus, que votre couronne d'épines soit pour moi un
oreiller très-agréable, c'est un lit délicieux que le bois de votre croix.
C'est là que je nais, que je suis nourri, là que je suis créé et recréé, et sur
l'autel du souvenir de votre passion, je replace volontiers mon nid. Que s'il;
est parfois donné de goûter des mystères plus profonds et plus cachés de la
majesté divine, cette jouissance ne diffère pas du petit lit et de la nuit, si
on fait attention à la contemplation qui est réservée dans l'avenir et non au
pas actuel de la perfection humaine. Car ce qu'il y a en nous de plus parfait est
imparfait, et (pour parler plus juste) est à peine une ébauche. C'est pourquoi
on nous appelle un « certain commencement » de la « créature » de Dieu, ayant
reçu seulement les « prémices » de l'esprit. (Rom. VIII, 23.)
8. Je parais peut-être téméraire de vouloir
exprimer des sentiments que je n'ai pas éprouvés et de discuter sur ce lit que
l'épouse a sans doute disposé si agréablement et si secrètement que nos
conjectures ne le peuvent comprendre. Descendons des mystères à la pratique, et
disons que chercher le bien-aimé « dans le lit et durant les nuits, » c'est,
après le mouvement du coeur, et l'agitation de la chair, dans l'oubli du repos
et des biens présents, avoir quelqu'avant-goût des délices de la douceur à
venir. (Pour résumer en trois mots), vous avez dans ce petit endroit
l'occasion, l'acte et la cause. La cause dans celui qui aime; l'acte dans celui
qui cherche; l'opportunité et l'occasion dans le lit et la nuit. Ce pointsage
est court; parce que le petit lit est agréable, l'esprit fatigué y trouve le
repos et même un brûlant incendie; l'amour n'y rencontrant pas d'obstacle, s'y
livre avec plus d'ardeur à tous ses désirs. Mais arrêtons-nous un peu, et
plaise au ciel que ce soit en ce lieu où l'épouse, se reposant, trouva le
bien-aimé; afin que nous puissions apprendre par expérience ce que nous nous
efforçons d'apprendre aux autres, combien il est doux de séjourner dans ce lit
et de chercher le bien-aimé qui est notre Seigneur Jésus-Christ.
1. Ce n'est pas l'usage de l'époux de répondre
toujours, soit pour le temps ou pour l'objet, aux voeux de l'âme qui est à sa
poursuite. « Je l'ai cherché, » dit l'épouse, « et ne l'ai pas trouvé. » Parole
agréable « Je l'ai cherché, » mais parole triste: « Je ne l'ai pas trouvé. »
Qu'y a-t-il de plus ennuyeux et de plus insupportable, pour une âme qui cherche
et qui aime si vivement? Personne en effet n'est privé, sans inquiétude, de ce
qu'il cherche avec ardeur, et la peine est d'autant plus grande que le bien qui
est perdu était sur. le pas d'être atteint. Combien cela est-il plus vrai de
cette faim, que provoque la douceur, qu'on a éprouvée au fond du cœur et qui
est perdue. Il est à croire, que selon l'étendue de la douceur éprouvée dans le
cœur et ensuite disparue, celui qui aime, est plus fortement excité à chercher.
La mesure de l'amour donne la mesure de la peine de celui qui ne trouve pas. Si
quelqu'un a jamais éprouvé ce sentiment d'affection ou de désir, il peut
soupçonner, par sa propre expérience, avec quelle plainte de cœur l'épouse a
dit: « Je ne l'ai pas trouvé. » Nulle part la consolation, nulle part le
rafraîchissement, mais partout la tribulation et la douleur, tant que je n'ai
pas trouvé celui que j'aime avec ardeur et que je cherche avec insistance. Vous
m'avez rendue, je ne dis pas comme ennemie (Job VII, 20.) mais comme étrangère
pour vous, et je me suis devenue à charge à moi-même. Oui, entièrement à
charge, je m'ennuie de la vie; voir la lumière du jour m'est pénible, puisque
la lumière de mes yeux n'est pas avec moi. Où trouver la consolation si, vous
absent, je porte le trouble au-dedans de moi?« Mon cœur s'est troublé, ma force
n'a abandonnée, et la lumière de mes yeux et le même bien n'est plus avec moi.
» (Ps. XXXVII, 11.) Trois biens sont partis avec vous, la force, la vérité, et
l'identité. Comment la force se trouvera-t-elle dans le lit de la douleur, la
lumière dans la nuit et le même bien dans la division et la séparation? C'est à
moi que s'adresse ce reproche du prophète: « Jusques à quand seras-tu dissipée,
fille errante? » (Jer. XXXI, 22.) Caïn, depuis qu'il s'éloigna de la face du
Seigneur, fut. errant et vagabond. Pour moi, je ne suis pas ainsi errante et
vagabondé; je vous cherche plutôt que je ne fuis, et (pour parler avec plus de
liberté) la fuite vous convient mieux. Ne suis-je pas errante, moi, qui de mon
lit étroit passe aux extrémités de la ville, courant à travers les placés, les
carrefours et les sentinelles. « Qui s'attache au Seigneur, devient un esprit
avec lui. (Cor. VI, 17.) Cette imité est douce, et partant dure est la
séparation.
2. Comment a été partagée cette identité,
comment a été divisée cette union, et comment suis-je revenue à moi n'étant
plus que la moitié de moi-même? Je né me suis pas retirée de vous tout entière.
Par le désir je suis portée vers vous, j'en suis éloignée par l'absence: dans
ce désir je trouve quelque consolation, mais le supplice du retard la détruit
et l'absorbe entièrement. Comment toute consolation ne m'est-elle pas enlevée,
quand vous me cachez votre visage? Enfin, comme parle le prophète: « la
consolation a disparu des yeux, parce que la division s'est mise entre les a
mis. » (Os. XIII, 13.) Elle est cachée pour moi, parce que cette union m'avait
été octroyée. Vous n'avez nul besoin de mes biens, mes biens sont vos dons,
c'est pourquoi la désolation est mon partage quand' il m'arrive de nie séparer
de vous. Vous êtes ma force, la lumière de mes yeux, l'unité parfaite, mon
tout. Enfin ma chair et mon cœur défaillent, afin que désormais, ni l'affection
charnelle, ni le sentiment de mon coeur ne respire en moi, mais que le
bien-aimé soit le Dieu de mon coeur et mon partage à toujours. Si je perds cet
héritage, je resterai vide et anéantie comme une terre desséchée, comme un vase
perdu. Vous qui êtes la plénitude, inondez celle qui a soif de vous et répandez
en ce cœur vide une partie de votre abondance. Pourquoi lui ménager le torrent
de vos richesses? Hélas! qu'il coule rapidement ce torrent dans nos vallons! Il
passe vite, mais les délices qu'il m'a causées m'entraînent dans un désir
toujours renaissant. Les délices s'en vont, mais en s'en allant, elles laissent
le désir après elles. Elles s'enfuient, et le désir tourmente. Plus on a goûté
de douceurs, plus le délai qui retarde leur retour est pénible. Est-ce qu'il
vous est agréable, Seigneur, de faire souffrir par dé cruels délais une âme
malheureuse, et de vous rire des peines de celle qui vous aime et qui vous
cherche? Si votre majesté vous éloigne, que votre miséricorde vous incline. Si
vous ne vous donnez pas à celle qui vous chérit, ayez pitié de celle qui
souffre. Je suis affligée et humiliée avec excès, et rugissant en moi-même dans
les gémissements de mon coeur, je ne l'ai pas trouvé. Où est maintenant
l'abondance de votre tendresse, où l'étendue de vos miséricordes? Longtemps et
trop longtemps elles ont été retenues sur moi. Celle que vous aimez, désirant
la fin de votre absence, se répand en douleur, et vous vous contenez? Joseph,
ému à la vue de ses frères si mal méritants, ne pouvait se retenir, ses
entrailles furent remuées et il leur découvrit avec douceur qui il était. (Gen.
XLV, 3.) La tendresse est plus grande envers une épouse qu'envers un frère.
Vous m'êtes plus que Joseph. Vous êtes mon frère, vous êtes mon époux. Qui vous
donnera à moi, vous mon frère. Je m'emploie toute à vous chercher, et vous, mon
époux et mon frère, vous me tenez en suspens! vous me serez donc inférieur en
amour, vous qui m'êtes supérieur en majesté. L'amour et l'humilité se répondent
mieux que l'amour et la majesté. Oubliez un peu votre majesté, pour vous
rappeler votre miséricorde, tout mon désir est en vous. Pourquoi n'est-il pas
devant vos yeux? Vous dissimulez, vous retardez, vous détournez de moi votre
visage et je suis troublée. C'est pourquoi je me plains, et je crie: «Je ne
l'ai pas trouvé. »
3. Heureuse condition, quand il m'aura été donné
de dire: « mon bien-aimé est à moi, et moi je suis à lui. n Maintenant je suis
à lui, mais il ne s'est pas « encore tourné vers moi. » Changement amer pour
l'âme aimante! C'est pour cela que j'emploie une parole différente « Je ne l'ai
pas trouvé. Tout à son temps, et revient sous le soleil à son moment. Quand
donc viendra-t-il que toutes choses persistent avec le soleil, et, avant les
variations de la lune, qu'elles restent dans l'éternité et ne s'écoulent plus
avec le temps? Maintenant tout a son temps et peut-être l’éternité elle-même
a-t-elle son temps. On parle en effet de temps éternels. En eux-mêmes ces temps
sont éternels, mais par rapport à nous ils sont disposés dans une mesure qui
leur est propre. Tout a son temps; il y a le temps d'embrasser et le temps de
s'arracher aux baisers. Quel temps sera plus propre aux embrassements que les
heures de la nuit? Lequel y sera le plus propre, ou le lit comme lieu, ou la
nuit comme temps! votre place est dans la paix, c'est pourquoi je vous ai
préparé des moments de repos, et dans mon cœur j'ai disposé la couche de la
paix. Que mon bien-aimé vienne: que viennent mes délices, et qu'il se repose dans
son lit. Vous différez peut-être à dessein votre arrivée, mais l'amour, dans
son impatience, ne se console pas par ce motif. Je sais que cette joie m'est
réservée à son heure, mais l'amour ne s'allègue pas, pour se calmer, la
brièveté du temps. Vous différez, mais je n'y tiens plus, je me lèverai et
parcourrai la cité. Je méprise ma couche, j'abandonne le commencement de ma
conversation pour m'élever à des régions plus parfaites.
4. Car, bien que je sois l'épouse, et parfaite
selon qu'il est possible à la nature humaine, je crois n'avoir atteint qu'un
faible commencement, début auquel se rapporte cette parole « Je me lèverai, je
parcourrai la cité, je chercherai à travers les rues et les places (Cantique
III, 2.) O bon Jésus, comment se fait-il qu'on ne vous trouve pas quelque part,
vous qu'on croit présent partout? A la vérité, il y a plusieurs demeures dans
la maison de votre Père, mais est-ce que vous en quittez quelques-unes pour
passer à d'autres, vous qui êtes immense et infini? Dans tous les êtres vous
êtes présent, les créant et les contenant. Mais aucune créature ne peut
exprimer votre infinité, quoiqu'il ne s'en trouve aucune qui ne puisse, en
partie, montrer votre puissance. Par votre, existence vous êtes tout entier en
tout lieu, mais par votre influence vous n'êtes pas également en chaque être.
Car encore que vous réaliseriez partout l'acte de tout votre être, cependant
vous n'opérez pas partout, vous n'agissez même jamais selon toute votre
puissance. Avec une facilité égale, vous produisez de petites choses dans les
êtres petits et de grandes dans les grands. Partant, quand votre vertu opère en
tout lieu, selon toute son étendue, jamais pourtant elle ne se développe en
toute sa plénitude, parce que lorsque vous le voulez, vous pouvez faire encore
davantage; elle n'est pas exprimée dans son infinité, parce que l'image ne peut
jamais représenter parfaitement la vérité. Toutes les créatures peuvent me
donner votre connaissance, mais toutes ne peuvent pas m'enflammer au-dedans à
la dévotion. Je vous rencontre partout, mais partout, je ne sens pas la
componction. Partout je vous trouve prêché par l'apparence, l'ordre et l'usage
des créatures, mais ce n'est pas là le Verbe sagesse, pas le Verbe salut. Ce
Verbe sagesse et salut, ce Christ Jésus, il se trouve seulement dans la cité de
notre Dieu et sur sa montagne sainte. C'est pourquoi « je me lèverai, je
parcourrai la cité. Levez-vous, s'écrie Saint Paul, levez-vous, vous qui
dormez, sortez des ombres de la mort, et le Christ, vous éclairera. » (Eph. V,
14.) Je me lèverai, quittant des oeuvres mortes ou des moeurs mauvaises, et
passant des bonnes aux meilleures, des moeurs aux mystères, des secrets
mystérieux, aux réalités manifestes, des sentiments sereins aux émotions
suaves. « Je me lèverai et parcourrai cette cité » dont il est dit: « Le
Seigneur est trop grand et trop digne de louanges, dans la cité de notre Dieu,
sur sa montagne sainte (I. Par. XVI, 25, et Ps. XLVIII). Qu'il se lève donc,
celui qui veut, avec Marie, gravir les montagnes. Et le fils prodigue s'écrie,
rentré en lui-même: « Je me lèverai, et j'irai à mon père. (Luc. XV, 10.) Il
dit prudemment: « Je me lèverai, » étant sur le pas d'aller vers le père qui
est aux cieux. Mais l'espérance qu'il avait conçue dans son coeur était trop
faible, trop médiocre, lorsqu'il se proposait de demander à son père de le
mettre au rang des mercenaires. Sentiment de modestie si l'on considère ses
mérites, mais trop humble et injurieux à l'abondance de la commisération de son
père; marque d'un esprit affamé et dévoré de misère. « Je lui dirai,
poursuit-il, Père, faites de moi comme l'un de vos mercenaires. » Il ne pouvait
élever à de plus hautes prétentions son espérance amaigrie et affaiblie. « Je
me lèverai et j'irai à mon père. » Il ne s'inquiète pas de le rechercher; ce
qui l'occupe, c'est de le fléchir. L'épouse, certaine des bonnes grâces de
l'époux, ne demande que sa présence. « Je me lèverai, » dit elle, « je
parcourrai la ville et je chercherai celui que mon coeur aime, » croyant qu'il
suffit de le trouver.
5. Voyez si on ne peut établir ici cette
distinction: l'indulgence du père est préparée et offerte à tous les hommes;
mais les délices qu'elle fait goûter sont passagères et cachées, et se plaisent
à demeurer secrètes. C'est pourquoi l'enfant prodigue, dit: « Je me lèverai et
j'irai. » L'épouse: « Je me lèverai et je chercherai. » Enfin, le père se porte
à la rencontre du fils pénitent, l'époux se cache à l'épouse qui le recherche.
La miséricorde se répand davantage, la délectation est plus sobre. Ce n'est pas
mal-à-propos que l'un et l'autre disent: « Je me lèverai. » Saint Paul ne vous
permet de chercher les choses d'en haut que si vous êtes ressuscité. Vous ne
pouvez goûter ces biens supérieurs, si, au préalable, vous ne les avez
cherchés. (Cor. III.) Mais qu'est-ce que les trouver si ce n'est les sentir,
comme par un goût d'expérience et de douceur? C'est pour cela que l'épouse
court partout et scrute tout, pour goûter quelque part ce qu'elle aime. « Je me
lèverai, » dit-elle, « je parcourrai la ville, je chercherai dans les
carrefours et les places celui que mon coeur aime. » Le saint amour prend
beaucoup de confiance. Combien pensez-vous qu'aimait celle qui entreprenait de
si grandes courses: «Je me lèverai et je parcourrai la ville. » Nul hypocrite
ne sera admis en votre présence, Seigneur. Adam se cacha, depuis qu'il eut
perdu l'assurance d'une bonne conscience, et il gémit d'être découvert, lui qui
plutôt aurait dû chercher. (Gen. III, 8.) Celui qui feint d'aimer, fuit votre
présence: celle qui est épouse, qui est enrichie du don de la charité, poursuit
l'époux même lorsqu'il s'échappe. Où irez-vous, ô bon Jésus, en présence de ce
violent désir? Si vous montez au ciel, il y est; si vous descendez aux abîmes,
il s'y trouve. Cette chercheuse curieuse et empressée, vous suit partout, et
parcourant successivement tous les degrés de vos oeuvres, ce qu'elle saisit par
la foi, elle s'efforce de le transformer en affection et de répondre par sa
dévotion à votre admirable majesté. Elle emploie tous les textes des évangiles
à exciter son amour, afin qu'y trouvant la vérité, elle y sente aussi la vertu,
cette vertu qui n'est autre que son époux, Seigneur Jésus-Christ. qui vivez et
régnez dans les siècles des siècles.
Amen.
1. Cette marche n'est pas une divagation, c'est
une recherche. Car si celle qui parcourt erre, elle ne s'écarte pas, elle ne dépasse
pas les barrières de la cité, ni les lieux que l'époux a coutume de visiter.
Elle fait le tour, mais elle marche à l'intérieur, dans les rues et les places
de la ville. Car la sagesse se montre joyeusement dans ces chemins et sa voix
retentit sur les places. C'est pour cela que l'épouse y promène ses pas, parce
qu'elle connaît l'endroit où elle peut plus facilement rencontrer son
bien-aimé. « Je ferai le tour, dit-elle, cherchant dans les places et les
rues.» Vous le faites souvent ce circuit, ô âme heureuse, et l'accès vous en
est familier, tous les détails de cette cité vous sont commis: les détours et
les recoins cachés, les passages étroits des quartiers et les larges avenues
des places. Le roi vous a introduite dans le cellier de ses vins. Ne vous
a-t-il pas conduite dans toutes les autres retraites encore plus cachées? Tout
vous est ouvert; vous pouvez passer partout, et l'expérience vous fait sentir
que vous êtes tout-à-fait libre pour entreprendre ce parcours. Aussi, ce n'est
pas comme qui hésite, c'est avec assurance que la bien-aimée dit: « Je
parcourrai la cité. » Et quelle consolation n'éprouve-t-elle pas, mes frères,
de voir chemin faisant et de fouler fréquemment sous ses pas les endroits où
avaient coutume de se poser les pieds de celui qu'elle aime? Je ne sais comment
cela se fait, mais les lieux où nous avons éprouvé quelques jouissances les
rappellent plus vivement à notre mémoire; ils les dépeignent avec suite aux
yeux de notre esprit, et alors ce que nous y avons goûté nous l'espérons
encore. Pour moi, je regarderai ces endroits, non comme corporels, mais bien
comme des situations spirituelles propres aux exercices de l'âme; c'est dans
eux par conséquent que nous entendons placer le circuit dont il s'agit.
2. Ce circuit est un mouvement ou de souvenir ou
de recherche. Il fait le tour, celui qui se rappelle ce qu'il connaît, ou tire
des choses qu'il sait déjà celles qu'il ne sait pas encore. Il fait le tour,
celui qui rumine les connaissances acquises ou scrute avec attention des questions
nouvelles. C'est faire un circuit que de repasser avec ordre et suite ce que la
foi et la raison nous ont déjà appris. C'est opérer un circuit, que de passer,
à l'aide de ce que nous tenons, à ce qui est plus caché, et d'y pénétrer
intimement. L'un de ces passages est un mouvement de jouissance, l'autre un
acte de raison. L'un est plus aimable, l'autre plus intellectuel. Et, bien que
le premier paraisse mieux convenir à l'épouse, nous ne lui refuserons néanmoins
ni l'un ni l'autre. Soit qu'elle repasse ce qu'elle connaît, soit qu'elle
explore ce qu'elle ignore, en tout, elle ne cherche que le foyer de l'amour.
Bon est le circuit qui se fait par la raison, mais quand la raison se contient
dans les règles de la foi, n'en dépasse pas les limites, allant de la foi à la
foi, ou de la foi à l'intelligence. La raison, quoiqu'elle dépasse les bornes
de la fui, n'a pas d'autre objet que ce qui est contenu dans la foi. Dans la
raison, il n'y a pas plus de certitude que dans la foi, on y trouve la
sérénité: aucune ne, trompe ou n'hésite. Où il y a hésitation ou erreur, il n'y
a pas intelligence; où il y a hésitation, il n'y a pas de foi. Et si la foi
parait pouvoir admettre l'erreur, cette foi n'est pas la vraie foi, la foi
catholique: c'est une crédulité erronée. La foi (pour parler ainsi), tient et
possède la vérité droite, l'intelligence la voit nue et sans voile.; la raison
s'efforce de la manifester. La raison, courant entre la foi et l'intelligence,
s'élève à l'une, mais se règle par l'autre. La raison veut quelque chose de
plus que croire. Quoi plus? voir. Autre chose est croire, autre chose est voir:
mais elle ne s'efforce de voir que les données, que ce qu'elle conçoit par la
foi. Et si elle ne peut encore voir sans mélange, elle essaie, par quelques
efforts proportionnés, de conjecturer ce qu'elle a acquis par une foi solide.
La raison s'efforce de s'élever sur la foi; cependant elle s'appuie sur la foi
et est retenue par elle. D'abord, elle est dévote, ensuite prudente, et en
troisième lieu sobre; et (pour ainsi parler) la raison aide, et l'intelligence
voit. Ce circuit est bon; conduit par la raison, l'esprit y marche en scrutant,
mais il ne s'éloigne pas de la foi, il y est instruit par la foi, et s'y tient
attaché à la foi. Il se trompe entièrement s'il ne rapporte pas tout à l'examen
de la foi, et s'il n'astreint pas la marche précipitée de la raison à la
gravité sage et mûre de la foi. Bonne est cette marche où la justice de Dieu se
révèle de la foi vers la foi. Bonne est cette marche dans laquelle on va de
clartés en clartés comme poussé par l'esprit du Seigneur. Bon est ce circuit,
par lequel, oubliant ce qui est en arrière, on s'élance vers ce qui est en
avant, pour s'efforcer de le saisir. Excellente est cette course, dans laquelle
on ne saisit pas toujours des vérités nouvelles et cachées, mais où l'on rumine
dans une affection nouvelle et fraîche ce qui a été précédemment connu; dans
laquelle on ne pénètre pas de suite ce qui reste à voir, mais on revoit souvent
ce qui a déjà été pénétré. Heureux circuit! L'épouse ne l'ignore pas. C'est
pourquoi elle dit avec confiance: « Je me lèverai et ferai le tour de la ville.
»
3. Quelle ville pourra mieux mériter ce nom que
celle dont il est écrit «On a raconté de vous des choses glorieuses, E cité de
Dieu (Ps. LXXXVI, 3.) » L'ensemble de la création peut être convenablement
appelé cité de Dieu; c'est Dieu qui l'a bâtie, c'est Dieu qui l'a disposée.
Elle est certes glorieuse, et par la beauté et par l'ordre qui éclatent en
elle. Quant aux actions justes que produit la licence de l'esprit dépravé,
elles sont en elles-mêmes moins glorieuses: il n'est pas en leur pouvoir
d'échapper à l'ordre du gouvernement divin, ordre qu'elles n'ont pas en vue.
Ceux-là seuls sont vraiment glorieux qui se conforment à la volonté du ciel,
appliqués à conserver la grâce de leur premier état, ou à la réparer si elle
s'était altérée en eux. Ils sont glorieux de deux manières: par la condition
naturelle, qui leur est commune avec les autres hommes, et par la conformité
volontaire au bon plaisir de Dieu qui les dirige et qui les règle, en quoi ils
s'élèvent au-dessus des autres. L'ensemble de la création est donc appelé cité
de Dieu; elle est gouvernée, en effet, par les lois de sa volonté. C'est Dieu
qui donne à toutes les créatures la beauté de l'être selon leur propre genre,
l'efficacité dans l'usage auquel elles s'emploient et la relation avec
l'ensemble, afin que chacune soit belle en elle-même, ne soit pas inutile dans
le tout et ne répugne en rien aux autres. Que les êtres soient régis par le
mouvement de la nature ou par la volonté du libre arbitre, ou par l'instinct de
la grâce divine, par tous ces mobiles réunis ou par l'un d'eux séparé, chacun
d'eux reçoit de l'influence divine qui opère invisiblement en son intérieur le
mode et le mouvement. Le mode qui est comme la loi de l'ordre; le mouvement qui
est la loi de l'action. De Dieu vient non-seulement la puissance radicale de
produire tout mouvement, mais aussi le mouvement de toute faculté; de sorte que
de lui découlent et la force et le mouvement de la force. Le mouvement de la
mauvaise intention tient de lui d'être un mouvement, mais ne tient pas de lui
d'être un mauvais mouvement. Ce n'est pas de Dieu que vient qu'il soit dirigé
vers une fin moins réglée, mais c'est lui qui fait que, par une admirable
disposition, le désordre rentre dans, l'ordre.
4. Voyez la vente de Joseph et sa descente en
Egypte; Pharaon sortant et poursuivant Israël, l'armée engloutie et le peuple
élu sauvé; considérez comment tous ces événements se rapportent aux saints
mystères de l'Incarnation, de la Passion de Jésus-Christ et de notre salut; une
âme diligente trouvera de semblables exemples en plusieurs endroits. Les péchés
commis ne pourraient servir à de nouveaux mystères, si la divine Providence ne
faisait sentir en ceci, par des moyens cachés, son opération adorable. Car tons
ces événements anciens ne sont pas survenus tellement par hasard et sans
direction, qu'un sage ordonnateur et qu'un sage observateur n'aient fait
qu'adapter seulement ensuite de nouveaux mystères; mais bien plutôt ils ont été
préparés non par l'homme mais par le Seigneur, afin de signifier d'avance les
sacrements du Sauveur. Pourquoi Jésus-Christ a-t-il été mené à sa passion, à
telle heure, à tel jour, et a-t-il subi un tel genre de mort? Qui niera qu'il y
ait ici du mystère, ou n'y verra que l'effet du hasard? Le jour où l'homme est
créé, c'est ce même jour qu'il est réparé; à l'heure où il subit sa
condamnation, il a reçu le pardon. Le bois introduit la mort, le bois rend la
vie. Et je ne sais qui dira que toute cette suite n'a pas été réglée d'avance
par le Seigneur, mais qu'elle est arrivée d'une façon ordinaire et humaine.
Voyez le temps où se mange l'agneau pascal, voyez l'hostie sans tâche, voyez
l'heure de la sortie d'Égypte, voyez la grâce qui vous a arraché de l'erreur,
de la vanité du siècle et de la corruption de votre naissance, et vous croirez
que tout cela s'est fait sans la providence de Dieu, le juif l'opérant sans y
faire attention? Tous ces détails, dis-je, qui harmonisent si bien le bois de
la croix, le temps, l'heure, le jour et toutes les circonstances qui peuvent
être observées par un sage, vous les attribueriez à la folie des juifs et non à
la sagesse divine? Ce salutaire remède de la Passion concourrant avec les
sacrements antiques pour ne constituer qu'une seule et pareille forme, il faut
en exclure entièrement et le hasard et les vues de l'homme pour y placer le bon
plaisir de Dieu. Dans Isaïe, vous trouverez qu'il a été dit à Ezéchias: « Tout
ceci a été donné aux Chaldéens (Is. XXXIX, 6.) » En disant que tout a été
donné, Isaïe déroule non-seulement une prédiction prophétique, mais il fait
sentir encore une sentence rendue par un juge équitable. Après ces textes et
les autres que l'on rencontre dans la suite des Écritures, qui doutera que la
puissance et la sagesse du Seigneur n'inspirent pas, mais règlent de concert,
par de justes lois, les volontés coupables des créatures raisonnables? Que s'il
en est ainsi, encore moins peut-on révoquer en doute que les mouvements des
autres animaux, conduits par un attrait naturel ou par l'influence des sens ou
de l'imagination, n'échappent pas, au gré de la raison, au gouvernement d'en
haut. Et pour tout conclure d'un mot, l'essence des êtres en vertu de laquelle
ils existent dans tel ou tel genre, ou l'existence par laquelle ils sont, ou
l'usage par lequel ils produisent des effets, le très juste, le très-puissant
et le tressage médiateur les meut, les change et les retient par les règles
éternelles et immuables de ses décrets, et régit toute la création comme une
cité très-bien disposée et très-bien réglée par l'effet d'une justice qui ne
s'écarte jamais.
5. L'ensemble de la création est-il donc cette
cité que l'épouse se propose de parcourir? Les sages de ce siècle ont parcouru
les créatures de ce monde, et, dans l'habileté du travail qui brille en elles,
ils ont admiré la sagesse de Dieu qui en était l'auteur. Je parle de l'oeuvre
de la sagesse et non de cet ouvrage dont il est dit: « Mais Dieu, notre roi
avant les siècles, a opéré le salut au centre de la terre (Ps. LXXIII, 12.»)
Par le travail, ils ont connu l'ouvrier, mais ils ne l'ont pas glorifié, ou ne
lui ont pas rendu grâces. L'âme fidèle parcourt et retourne tout à la gloire de
Dieu, et invite toute créature à le glorifier, pour s'exciter elle-même par là
à lui rendre grâces, et la vue de cet ensemble développe en son coeur la flamme
de l'amour divin. Salomon fit ce tour, et il disputa depuis le cèdre du Liban
jusqu'à l'hysope. Il le fit dans l'Ecclésiaste, et, après qu'il eut parlé du
mouvement des éléments, il en vint aux actions de l'homme, afin d'aller de la
vanité des choses qui passent à la vérité qui demeure toujours. Job fit ce
tour; bien plus, il fut conduit par le Seigneur; il visita les fondements de la
terre, -la ligne, lés bases, la pierre angulaire, les astres du matin, la joie
des enfants de Dieu, les rivages de la mer, son lit, son vêtement et les
haillons nuageux qui couvrent son enfance, les fers, les gonds, les portes, le
lever du pas du jour, le séjour de l'aurore, et les natures de quelques autres
êtres. Car il était trop long de les énumérer toutes, toutes auraient excité
l'admiration de celui qui les aurait examinées avec attention, et l'amour de
celui qui les aurait considérées avec un sentiment de piété. Le spectacle de
ces créatures est proposé uniformément à tous ceux qui ont l'usage de la
raison, et elles prêchent par leur beauté manifeste la majesté de celui qui les
créa. Cependant, sous un voile si beau, plus beaux sont les sacrements de notre
salut et les dons multiples des grâces célestes qui s'y trouvent cachés.
6. En dernier lieu, David, à la fin des psaumes,
après avoir excité toute créature à louer Dieu, s'écrie: « Chantez an Seigneur
un cantique nouveau, que sa louange éclate dans l'assemblée des saints. »
(Psalm. CXLIX.) Cantique vraiment « nouveau, » dont la matière ne vieillit pas,
dont la grâce ne se fatigue pas, chant toujours nouveau par l'amour, plus
nouveau encore par l'usage qui s'en fait. Vraiment nouveau, il renouvelle les
esprits des hommes et les élève à la béatitude éternelle. Enfin on lit: «Ne
vous rappelez pas les choses premières, ne regardez pas celles qui sont
anciennes, moi aussi je fais du nouveau. » (Is. XLIII. 18.) Oui, du nouveau qui
ne se trouve pas dans les lois de la nature qui ont leur cours depuis les temps
antiques. « Que sa louange éclate dans l'assemblée des saints. » Quelle éclate
par privilège de sa propre excellence, non pas seulement par mesure d'équité
mais par le don gratuit de la sainteté qui nous a été communiqué. « Que sa
louange éclate dans l'assemblée de saints: » parce que l'acte des saints la
fait paraître de telle sorte que c'est l'affection qui cherche à la produire et
se la propose pour but. Les saints, en effet, reçoivent excellemment les dons
de la grâce, ils éprouvent la dévotion et ils paient leur tribut de leurs
remerciements. Dieu trouve un certain privilège à être loué dans l'assemblée
des saints: hors de l'église il est loué par le ministère insensible et muet
des créatures sans raison, et par celui des hommes, qui est vain aussi. Pour
les êtres privés de sentiments, c'est leur condition, dans les hommes que le
baptême n'a pas régénérés, c'est une connaissance quelconque, mais dans les uns
comme dans les autres ce n'est pas l'amour. L'amour pour le Créateur manque
dans les premiers et il n'est pas saint dans les autres. « Que sa louange
éclate dans l'assemblée des saints. » Le saint examine tout et le pèse autant
qu'il lui est possible, les choses qui ont été créées, comment elles existent
naturellement; celles qui ont été réglées, comment elles ne restent pas' sans
ordre et sans direction, et celles qui ont été prédestinées comme elles sont
heureusement; en sorte que par ce moyen il obtient, selon ses forces, la
connaissance de l'auteur de tout; il enflamme son zèle et sent l'affection
ravir son coeur.
7. Voilà la cité spirituelle, voilà l'assemblée
des saints que l'épouse entreprend de parcourir. Dieu bon, quelle matière à
d'utiles considérations! Qui pourrait assez estimer combien belles, combien
nombreuses sont les méditations à faire sut 'lés-' sacrements, les exemples et
les miracles? Lés premiers se rapportent au salut, les seconds à la pratique,
les troisièmes à la preuve de la vérité. Mais que dire, lorsque des mystères,
l'esprit s'élève à admirer les récompenses éternelles des mérites acquis dans
lé temps? Comme il est inondé de cette joie selon d'immenses désirs? « Enfants
des hommes, pourquoi aimez-vous la vanité et cherchez-vous le mensonge? (Psalm.
IV 13.) » Pourquoi détournez-vous votre âme vers des jouissances étrangères,
pourquoi poursuivez-vous avec fatigue des délices caduques? Vous tenez, comme à
la main, les mystères, objet de votre foi, mystères faciles à graver dans la
mémoire, profonds à méditer, éternels dans leur durée, pleinement suffisants
pour tous. Enfants des hommes, mieux que cela, fils du très-haut, élèves de la
religion, qui foulez aux pieds, ce pavé des lieux où se pratique la perfection
régulière, pourquoi votre gosier altéré soupire-t-il après les eaux bourbeuses
et dédaigne-t-il celles qui viennent du ciel? Pourquoi admettez-vous clans
votre esprit des pensées à la réalisation desquelles vous ne mettez pas la
main? Ce que vous ne voudriez pas faire, pourquoi le ruminer avec soin dans
votre pensée? Vous avez souvent expérimenté que tout ce luxé de honte que l'on
médite en son âme aboutit promptement au remords. C'est une honte que de le
dire, c'est un tourment que de le faire. Changez donc la matière de vos
méditations mais gardez-en la ferveur. N'est-il pas bien honteux de diminuer
votre zèle, alors que vous lui donnez une direction meilleure? Je vous le dis
de même que vous avez employé votre esprit à des pensées aimant à voir la
corruption, de même employez-le présentement aux pieuses considérations de la
vérité qui est si belle. « Entourez Sion, » dit le Psalmiste, « et étreignez-la
» (Psalm. XLVIII. 13.) Entourez-la par vos méditations, étreignez-la par votre
amour. Entourez-la afin de la bien saisir et de la placer dans l'intime de
votre être. L'étreinte dit plus que le circuit. L'étreinte embrasse le tout, le
circuit passe d'un pas à un autre. Le circuit parait l'emporter en ceci: ce que
nous étreignons, nous le tenons dans l'ensemble et sans discernement des
détails, tandis que' dans lè circuit nous examinons à loisir chaque pas
tour-à-tour. L'un se contente d'embrasser à la fois le tout, l'autre parcourt
successivement les parties qui le composent.
8. L'esprit qui a faim et qui cherche, si
quelques biens ne le rassasient pas toujours, en cherche d'autres; il roule
dans une sorte de cercle, emporté par le mouvement d'un désir qui court,
jusqu'à ce que sa faim soit satisfaite et qu'il arrive à ce terme de sa marche
où il ne trouve pas de terme. Aucun des biens créés, vu sa manière d'être,
n'est infini, et c'est pourquoi l'esprit qui fait le tour les parcourt tous, ne
trouvant pas de repos là où il trouve une fin. Celui-là sénl est le repos et le
rassasiement de l'amour qui est là fin do tout et dont rien n'est la fin. C'est
la raison pour laquelle l'épouse dans sa marché traverse toutes les créatures
afin d'arriver à lui. « Je me lèverai, » dit-elle, « et je parcourrai la cité.
» Je passerai par tous les êtres, cherchant celui qui j'aime sans le trouver
nulle part. « Les choses invisibles qu sont en lui, comprises, sont vues par
les êtres qui ont été faits. (Rom. I, 20): Cependant je ne suis ni pleinement
instruite parle témoignage, ni pleinement embrasée par le rôle d'aucune
créature, même excellente et ressemblant au Créateur. Autant cette image est éloignée
de la vérité, autant est faible, lent et inefficace ce ministère de la créature
à faire connaître son auteur. « Je parcourrai donc la cité, » atteignant tous
les êtres, les dépassant tous, les atteignant en tant' qu'ils présentent de lui
une image variée; les dépassant, là où ils subsistent en-deçà de la perfection.
« Je parcourrai la cité, » cherchant partout le rafraîchissement et sentant le
dégoût. Comment ne me reposerait-elle pas, la créature qui porte quelque gage
de mon bien-aimé, qui m'en offre quelque indice, m'en rappelle le souvenir et
m'en fournit la connaissance? Mais comment ne sentirai-je pas l'ennui, lorsque
je pense que je n'ai de lui qu'une image qui me trompe, qu'une ombre qui me
retient, que je ne possède pas la vérité simple et nue? « Je parcourrai la
cité, » parce que dans toute sa belle enceinte partout je suis récréée, mais
nulle part satisfaite.
9. Ce circuit ne me fatiguera pas, jusqu'à ce
qu'une entrée plus pleine me soit ouverte pour pénétrer dans le sanctuaire de
Dieu et que je voie clair dans ses dernières révélations. Là s'arrêtera notre
marche, lorsque nous aurons été comblés des biens de votre. maison, Seigneur,
lorsque j'aurai compris dans ses dernières splendeurs celui qui est le premier
et le dernier, le commencement et la fin. Oh! quel mouvement alors, aller de
lui vers lui, aller et revenir: aller par le désir, revenir par la délectation,
quand toujours sa présence rassasie et sa jouissance enflamme le désir, quand
l'esprit de celui qui le voit et le possède tend vers lui par la volonté et se
trouve contenté par sa jouissance ! Il en est ainsi de ces animaux pourvus
d'yeux et d'ailes, placés « au milieu et autour du trône de Dieu. (Ap. IV, 6.)
« Au milieu » parce qu'ils sont arrivés à l'intime de leur voeu, « autour »
parce que ils sont emportés par un désir sans cesse renaissant. « Au milieu, »
parce que leur souhait est déjà accompli, « autour » parce qu'ils ne peuvent
comprendre, tout l’être de Dieu. Ils sont admis « au milieu » par la grâce, et
« autour, » ils sont comme exclus par la différence de nature. Ils sont « au
milieu, » car ils sont unis par la contemplation et « autour » parce que la
comparaison les sépare de Dieu. Quel est ce siège, sinon celui dont parle
l'apôtre, la lumière inaccessible que le Seigneur habite. (I Tim. VI, 16.)
Quelque clairvoyants que soient ces bienheureux animaux, Dieu les illumine afin
qu'ils comprennent autant qu'ils le peuvent, et il les dépasse, pour qu'ils ne
puissent tout le saisir. O quelle grande matière de contemplation! quelles sont
larges les places qui se développent dans cette infinité de lumière; combien
réserrés, unis et étendus les carrefours dans cette simplicité, dans cette
charité, dans cette éternité! Ces rues sont belles et ces sentiers pacifiques.
On ne se trompe pas, on ne se fatigue pas en les suivant. Partout on y
rencontre l'époux et (pour ainsi parler), il se présente avec un visage joyeux
et se fait sentir au coeur de l'épouse, de manière qu'on n'a plus besoin de
chercher notre Seigneur Jésus-Christ, qui vit et règne aux siècles des siècles.
Amen.
1. Le discours d'hier s'est prolongé tandis que
nous tracions la route parcourue par l'épouse. Grâces vous soient rendues, ô
Seigneur Jésus, de ce que vous avez rendu vos paroles si agréables à mon gosier
et plus douces que le miel. A peine pour faire place à d'autres, tombent-elles
de la bouche qui les a goûtées, qu'on les rumine avec lenteur et si elles sont
entrées dans le coeur, par un mouvement plein de suavité elles reviennent à la
bouche pour être savourées de nouveau. Tout cela pouvait être dit brièvement et
avec rapidité, mais le charme de la matière traitée, est agréable au palais de
celui qui s'en nourrit; cette matière produit un vif désir, et elle ne cesse
pas de l'exciter quand une fois on a commencé d'en faire l'objet de son étude.
Le pain que la nourrice broye pour le donner à manger au petit enfant, après
l'avoir pressée sous sa dent soigneuse, elle le retient quelque temps dans sa
bouche afin de l'imbiber d'un goût agréable! Et nous, distribuant aux autres,
si toutefois quelques-uns d'entr'eux en ont besoin, les aliments solides de ce
cantique, nous n'avons pu nous priver de la dilectation que nous avions
prouvée. nous nous sommes prêtés au service des autres, de manière à satisfaire
en ceci notre propre désir. Enfin quand je crois mon discours fini, et parvenu
au terme convenable, la nourriture du verbe me revient impatiemment aux lèvres
et quand la mémoire de l'abondance, de la suavité remonte ainsi, la matière
déjà traitée, demande à être traitée encore. Quoi donc! est-ce que le figuier,
n'est pas fréquemment secoué parce que ses fruits ne sont jamais tous tombés?
qui s'étonnera si elles est souvent remuée l'âme qui rendue plus féconde par
son propre dépouillement, semble rivaliser avec la main qui la tiraille, et
vaincre par l'abondance de ses fruits, l'avidité de celui qui les cueille? Tel
ne fut pas l'arbre que;maudit notre Seigneur Jésus-Christ, le trouvant sans
fruit et le condamnant pour sa stérilité à une aridité éternelle. (Marc. XI,
13.)
2. Voyez comment la foi du Christ a rendu arides
les traditions dos Juifs et les doctrines des philosophes. Comment il a
desséché les fleurs de l'Egypte. Ce n'est ni d'ans leurs systèmes ni dans leurs
explications que se trouve le fruit dont il est dit au Psaume: « Notre terre
donnera son fruit (Psalm. LXXXIV. 13.) Le Christ ne se peut trouver dans leurs
quartiers et dans leurs places, déjà, ô Juifs! il est sorti de vos liens. Déjà
il a quitté sa maison et abandonné son héritage. (Jerem. XII, 7.) Enfin vous
êtes devenu comme une hutte dans un champ planté de concombres, comme une cité
qui est ravagée. Il est dit néanmoins des places que « la vérité tombe dans la
place. » Il est dit des philosophes païens, qu'ils retiennent la vérité de Dieu
captive dans le mensonge. (Rom. I, 18.) Est-ce que par ce carrefour vous ne
pouvez pas entendre Israël selon la chair: car ce peuple était de la race
d'Abraham, réuni et resserré par un seul rite, et lié par une seule et même
loi? Mais les sages des nations sont figurés avec raison par les places;
emportés par une licence effrénée, ils sont sortis du chemin de la vérité,
affirmant de la majesté divine des propositions non moins offensantes pour sa
dignité qu'opposées à la vérité. Retenus par la pauvreté de leur intelligence
sur la singularité de la substance divine, les Juifs ne purent dilater leur foi
jusqu'à connaître les personnes du Fils, et du Saint-Esprit. Les philosophes
païens courant les champs, n'étant retenus par aucune révélation divine,
admirent un grand nombre de natures et une infinité de personnes en sa
divinité, chacun d'eux ayant son sentiment particulier, et tous étant dans la
vanité.
3. Quelle est l'âme qui cherche l'époux dans ces
quartiers et dans ces places? C'est une concubine, s'il en est quelqu'une, ou
une adultère; l'une n'a pas de séjour perpétuel avec l'époux, l'autre n'a pas
avec lui de cohabitation sûre. Pourquoi cherche-t-elle en un lieu où ne se
trouve pas la chaste sagesse, mais une doctrine étrangère et impure? C'est
ainsi qu'elle est décrite au livre des Proverbes, se présentant au jeune
dissolu quand il passe sur la place, au coin de la rue, le soir, au déclin du
jour, dans les ténèbres, et les obscurités de la nuit, disposée à perdre les
âmes, errante et parleuse: tendant ses piéges tantôt dehors, tantôt dans les
places, tantôt dans les recoins. Cette place m'est suspecte, en laquelle une
femme, aux rôles si divers et si changeants, tend au jeune homme impudique les
piéges de ses caresses. Je ne sais ce que m'offre d'obscur, de détourné et de
fardé cette parure de femme effrontée. Elle m'est suspecte, ou du moins je la
dédaigne certainement toute doctrine qui ne fait pas mention de Jésus-Christ,
qui ne me renouvelle pas par les sacrements, ne me forme pas par les préceptes,
et ne m'enflamme pas par ses promesses. Les juifs l'ont dans les, pages de leur
livre, ils ne l'ont pas dans l'interprétation qu'ils en donnent. Le voile est
encore plus sur leur esprit que sur leur loi. Il ne peut être enlevé, que
lorsqu'ils se convertiront au Seigneur. Elle m'est suspecte soit dans les
doctrines divines, soit dans les usages de la vie, la licence de l'un, la
restriction de l'autre, et l'obstination de l'un et de l'autre. Le nombre que
l'un introduit dans la nature divine, la singularité que l'autre y maintient et
l'aveuglement de tous les deux. Aussi ce n'est pas dans ces quartiers et dans
ces places que j'indiquerais à l'épouse de chercher le bien-aimé. Assignons-lui
en d'autres, car le Christ l'a épousée dans la foi et la vérité.
4. Il y a deux manières de vivre pour les
fidèles. Les uns suivent un chemin spacieux. Les autres, se régissent par une discipline
très-étroite. Car bien qu'il soit écrit: elle est étroite la voie qui mène à la
vie, il y a ici une distinction tx faire, et l'un de ces genres de vie est plus
large, s'il est comparé à l'autre. Ne voyez-vous pas la largeur du
commandement, là où. personne n'est contraint de tendre à la perfection, mais
où non-seulement la mauvaise santé mais encore la volonté faible a licence de
s'arrêter à un degré inférieur? Grâces vous soient rendues, Seigneur
Jésus-Christ, de ce que vous nous préparez les occasions de salut et proposez
les conseils aux âmes promptes et généreuses, de manière à laisser aussi un
remède facile aux infirmes et un degré accessible aux paresseux. Jérusalem,
votre cité sainte, a non-seulement les quartiers de ceux qui vivent selon une
règle étroite, mais elle a aussi les places de ceux qui aiment une manière plus
basse et plus aisée. Ainsi, dans toute profession, dans tout ordre, l'âme,
l'épouse, cherche les vestiges de celui qu'elle aime chastement, en tant
qu'elle rencontre de toutes parts et l'exemple pour copier et l'amour pour
brûler. Elle ne dédaigne pas d'emprunter même de ceux qui sont dehors et qui ne
sont liés par aucune discipline plus sévère, des exemples éclatants de vertu:
croyant que souvent l'affection est plus fervente là où la condition est plus
basse.
5. Que dirons-nous de ceux qui ne cherchent
jamais les occasions du salut, prétextant que le relâchement est dans les
places et la confusion dans les carrefours? Il en est plusieurs qui sondent
toutes les professions et tous les ordres; nulle part ils ne rencontrent rien
qui les attire, partout ils trouvent de quoi critiquer; reprochant à une règle
d'être trop sévère, à un autre de ne l'être pas du tout. C'est à ces esprits
inquiets qu'il appartient de dire aussi misérablement que véritablement: je ne
l'ai pas trouvé. C'est un sentiment mauvais que d'assurer: le Christ est ici,
mais il est encore plus là: c'en est un très-dépravé que d'affirmer: il n'est
ni ici ni là. L'épouse le cherche partout, ici et là: «je chercherai dans les
carrefours et les places celui que mon coeur aime: » Par carrefours entendez la
sévérité, par places, la sage largeur. Ne prenez ni l'une ni l'autre en
mauvaise part dans les ministres de l'église. L'église admet l'une et l'autre;
dans l'une et l'autre l'épouse cherche le bien-aimé: non pas dans l'une seule,
mais dans l’une et l'autre elle le poursuit. Dans votre coeur, aux carrefours
soigpez les places. Vous demandez comment? Si l'affliction vous oppressé, soit
qu'elle ait été volontairement cherchée ou qu'elle soit venue par la force des
choses, dilatez votre coeur par la soie spirituelle et déjà vous avez uni la
place aux carrefours. Ne voyez-vous pas qu'il a l'une et l'autre, celui qui se
réjouit d'être dilaté dans la tribulation? (Psalm. IV. 2.) L'apôtre désirait
une certaine dilatation dans l'angoisse de la tribulation à ceux à qui il dit:
« Vous réjouissant dans l'espérance, souffrant dans les chagrins (Rom. XII.
12.) La dilatation se rapporte à l'espérance: « Ayant de si grandes promesses, ô
mes bien-aimés, dit-il, » dilatez vous, vous aussi » (II Cor. VI, 13.) La
réalité du moment actuel est étroite, l'espérance est plus large. Récente est
la possession,. l'attente s'étend davantage. Rapportez donc ces places à
l'espérance dont elles sont une image. L'apôtre dit: «vous réjouissant dans
l'espoir, » Et le prophète: « vos places seront encore remplies des danses de
ceux qui s'amusent. » (Zach. VIII. 5.) Voyez-vous comment l'apôtre et le
prophète enseignent la même doctrine au sujet de la place et de l'espérance.
Ils y voient tous deux l'expression de la joie.
6. Il faut encore remarquer, selon une autre
distinction, que dans les quartiers on séjourne pour vaquer aux soins
domestiques, que dans les places se trouvent les loisirs employés à se réjouir.
Sur les places sont les danses et les assemblées des joueurs. Le repos et le
délassement se trouvent donc sur les places. Bonnes sont-elles donc; l'esprit
dégagé s'y soulève avec agilité, s'élançant comme par de légers bonds vers la
contemplation. L'épouse cherche donc dans les places celui qu'elle aime, quand,
dégagée des soucis domestiques, sortant du séjour de son corps, abandonnant
autant que possible sa maison terrestre, elle monte vers la contemplation avec
autant de liberté que de joie. Dans les carrefours, le séjour est plus
prolongé; il est plus court, mais plus agréable dans les places. Dans les
quartiers, l'usage et l'exercice des vertus qui nous sont nécessaires tant que
nous demeurons dans les corps; dans les places, les préludes heureux de la
félicité à venir. Considérez à présent l'ordre des paroles. La bien-aimée place
d'abord les carrefours et ensuite les places. Vous trouvez dans le Psaume
quelque chose de semblable: « qu'ils sont aimés vos tabernacles, Dieu des
vertus, mon âme languit et soupire après les parvis du Seigneur. (Psalm.
LXXXIII. 1.) Vous admirez l'empressement de l'épouse? Suivez l'ordre qu'elle
observe elle-même. Ne vous croyez pas plus prudent ou plus prompt qu'elle.
Exercez-vous d'abord dans les actes de la vertu, afin de vous élever par la
suite, au lieu d'où l'on a à contempler la vérité. Pourquoi vouloir faire de
l'entrée ce qui est la sortie? Avec l'épouse, venez des carrefours dans les
places et avec le Psalmiste après les tabernacles des vertus, arrivez aux vastes
parvis de la vérité: agir autrement, ce n'est pas changer l'ordre, c'est le
pervertir. Plus les carrefours sont étroits, plus sont libres et abondants
au-dedans les loisirs de l'âme. Que dis-je, les loisirs? Je m'exprimais mieux
en disant la dévotion de l'âme. La discipline étroite au-dehors dilate l'âme
au-dedans. Par places entendez soit la liberté, soit la joie; où mieux que dans
l'ordre que nous indiquons, trouverez-vous des places plus étendues? Mais ne
dites pas de suite, où les carrefours sont plus étroits, où l'exercice de la
liberté est-il plus grand pour l'usage et l'exercice de la vertu, que dans cet
ordre et cette sainte assemblée? C'est pourquoi, moins est grande la licence
pour le mal, plus grande est la liberté pour le bien. Plus le frein, est serré,
plus vive est l'impulsion qu'il imprime. Les carrefours plus étroits laissent
pour les places des espaces plus considérables! Qu'est-ce donc que chercher
Jésus dans les carrefours et les places, sinon se retenir, comme il vient
d'être dit, et se dilater pour recevoir la joie que cause la lumière?
7. Voulez-vous que je vous montre l'un et
l'autre dans l'âme, c'est-à-dire places et carrefours? Ne vous paraît-il pas
placé dans une rue et bien à l'étroit celui dont la patience est tourmentée, la
chasteté attaquée et la charité mise à l'épreuve? Celui qui en nul exercice de
vertu ne vit en liberté sans fatigue, sans travail et sans produire aucun
effort d'esprit, ne vous paraît-il pas être dans une impasse étroite? Et
quoique des âmes qui sont en cet état, cherchent non sans peine, non sans
effort, cependant elles aussi poursuivent comme à travers les rues le repos en
celui qu'elles aiment. C'est d'elles que parle le prophète: « Seigneur, dans
l'angoisse ils vous ont cherché et nous vous avons attendu dans le sentier de
vos jugements. » (Is. XXVI, 16.) C'est ce qui arrive souvent aux ignorants et
aux novices; ils ont coutume d'être éprouvés par diverses tentations ou par un
certain ennui, quand les désirs de la chair les pressent ou lorsque le charme
de la vertu ne les attire pas. Et bienheureux qui ne se scandalise pas en ces
épreuves, qui ne se blesse pas, qui ne perd pas Jésus, mais qui le cherche dans
ces passagers étroits, dans l'angoisse et non comme il est dit de certains: «
Dans l'angoisse il vous ont cherché, dans l'épreuve votre doctrine leur est un
sujet de murmure. » (Ibid.) Bien plus, dans toutes ces traverses, le coeur
fidèle comprend et les exercices de la vertu et la doctrine du Père; il marche
fortement de la fin vers la fin, jusqu'à ce que dés rués il entre dans les
places: et ceux qui sont plus parfaits et accoutumés aux places, quelquefois
Dieu permet qu'ils retombent dans les défilés étroits. Et quelle est l'âme plus
parfaite que celle qui reçoit le titre d'épouse. La voilà pourtant qui cherche,
dans les carrefours, et comme dans des méandres resserrés, le bien-aimé. Elle
exerce l'humilité, elle enflamme le désir. Cette difficulté de chercher ne
laisse pas dans l'oisiveté. Que de fois me Bris-je senti errant comme dans des
dédales inextricables et emprisonné dans les angoisses de l'esprit, quand
soudain j'ai rencontré une issue sur les places voisines et le Seigneur bon m'a
fait entrer dans le large? J'expirais presque dans les rues étroites, et le
souffle m'est revenu de suite dans les places. La place rappelle la largeur et
la liberté d'un esprit dégagé de tout lien et de tout travail.
8. Mais prenez garde de faire tourner cette
liberté au profit de la chair, d'entasser la boue dans votre place et les
immondices d'une pensée coupable. Autrement, le Seigneur vous fera disparaître,
comme la fange des grands chemins. « Nos pas ont glissé dans les places, » dit
le prophète. (Thren. 4, 18). Voulant faire entendre, par ces places boueuses,
les endroits où glissent les pieds des hommes. Que vos places soient couvertes
non de boue, mais d'or. Qu'il n'y ait pas de fange, qu'il n'y ait pas cependant
une sorte de sécheresse et d'aridité, qu'il y coule un fleuve d'eau vive, une
sorte de ruisseau de méditations spirituelles. Sur ces places, divisez le cours
de ces eaux dans toute la latitude d'un esprit libre. La sagesse dit: «
semblable au platane, j'ai été élevée le long des eaux dans les places. » (Ecc.
XXIV, 19.) Non pas seulement dans les places, non pas seulement le long des
eaux, mais «le long des eaux et dans les places », dit-elle. Combien
pensez-vous que contribuent à faire monter les tiges joyeuses de la sagesse, le
repos exempt de soucis et las irrigations fréquentes d'une sainte méditation.
Elle s'élève bien comme le platane, l'âme qui est mise en terre dans ces
conditions. O vraiment. heureuses ces places, dans lesquelles la sagesse croît,
s'élève et domine de la sorte, se montrant en évidence sans qu'on ait besoin de
la chercher! Et voyez comment quelques chrétiens ouvrent à la prudence séculière
toute l'étendue de leur coeur; combien ils distendent leur esprit et le
dilatent dans une place, afin d'y mettre un arbre étranger, une tige infidèle;
et comment ils en prennent soin en lui prodiguant les labeurs continuels de la
doctrine et des méditations fréquentes. Aussi, voyez en eux, joyeux et
vigoureux, la sagesse du siècle et le sens de ce monde qui donne ses fruits:
quant à la sagesse qui vient de Dieu, humble et obscure, elle ne peut se
trouver dans leur âme.
9. Sortez dans les places et les carrefours de
la cité: Sondez les loisirs, examinez-les occupations de ceux qui président aux
jugements, qui occupent la chaire et sont assis sur les tribunaux: contemplez
ce qu'ils font en public, ce qu'ils font en particulier. La pure et vraie sagesse
du ciel brille-t-elle chez eux! la voit-on dans leurs moeurs comme dans leurs
discours? L'y trouvez-vous brillante, exaltée comme le cèdre sur le Liban, et
comme le cyprès sur la montagne de Sion? Car c'est sur ces hauteurs qu'elle se
glorifie d'être exaltée. Leurs noms mêmes renferment des mystères: l'ordre qui
préside aux paroles ne laisse pas, lui aussi, que d'avoir une utilité réelle.
Le « Liban, » précède dans la louange de la sagesse, « Sion » vient ensuite:
après avoir obtenu la blancheur d'un coeur pur, vous vous élevez à l'éclat de
la contemplation de la vérité. La pureté attire la connaissance, non pas une
connaissance qui s'arrête seulement à la lettre, mais douce et intime, mais
répandue dans la moelle des os. La pureté est la compagne, la suivante et
l'avant-courrière de la vérité. C'est pourquoi la sagesse exige pour composer
la louange, la réunion de ces deux montagnes, du Liban et de Sion. Ces cimes
sacrées où pourrez-vous les faire vair chez ceux qui s'appliquent à conduire ou
à terminer les procès? La sagesse peut-elle se rencontrer chez ceux en qui il
n'y a pas de place pour elle? Elle aime le Liban, elle aime Sion, elle aime les
places, il lui faut la liberté et les hauteurs. Quel renversement si la sagesse
qui s'occupe des procès, qui cherche le lucre s'élève, et celle qui est de Dieu
se cache? Celle qui se plaît dans les discussions domine, et celle qui est
pudique, pacifique, qui s'accorde avec le bien, se retire dédaignée comme dans
l'obscurité. L'une est cultivée, l'autre est négligée, comme si elle était
stérile et de nul profit. La plantation qu'on néglige ne s'élève pas bien haut.
Rarement vous la trouverez exaltée dans les places comme le platane. Elle ne se
rencontre pas facilement. Aussi l'épouse dit: « J'ai cherché et je ne l'ai pas
trouvé.»
10. Le vénérable nom de Jésus est partout
employé, il figure dans toute question, on le trouve en tous lieux. Et plut au
ciel, que la vie exprimât ce que la parole dit, que l'imitation le rendît
sensible, que les moeurs le fissent éclater et reluire! Que celui qui cherche
la sagesse résidant en vous, la trouve sur le seuil de votre maison, dans vos
sens, dans votre modestie et toute la composition de l'homme extérieur. Car il
y a des portes par lesquelles passent les indices de celui qui habite à
l'intérieur. C'est par vos fruits que l'on connaît si Jésus habite en vous.
L'épouse s'approche de vous, elle tourne les feuilles de votre figuier, elle
cherche en vous du fruit, elle cherche le bien-aimé. C'est là le fruit qui est
doux à son gosier. Heureux êtes-vous si ce fruit abonde en vous, si vous
rassasiez de cette nourriture l'épouse de votre Seigneur. Sa nourriture est une
nourriture choisie. Ses délices sont que son bien-aimé se trouve avec vous.
Elle ne connaît ni envie ni jalousie. C'est pourquoi elle cherche chez tous,
afin de le trouver et de l'attirer chez tous. Elle cherche Jésus chez ceux dont
elle désire le progrès en Jésus. Elle le cherche dans les carrefours et les
places, mais elle ne le peut trouver chez tous. « Je l'ai cherché », dit-elle,
« et je ne l'ai pas trouvé. » Paul, avait soif du salut de tous, il désirait
rencontrer le Christ dans les entrailles de tous, les désirant tous dans les
entrailles de Jésus-Christ. Mais, écoutez ce qu'il dit, entendez comme il
déplore le sort de plusieurs. « Je n'ai personne qui soit entièrement unanime
avec moi. Tous cherchent leurs intérêts, non ceux de Jésus-Christ. (Phil. II,
20.) Croyez-vous qu'on peut trouver le Christ chez ceux qui ne le cherchent pas
pour le trouver? Et vous en rencontrerez un grand nombre, qui courent après
d'autres biens en dehors de Jésus-Christ, mais se servant de lui comme d'un
moyen pour les avoir. On délibère dans les conseils, on discute dans les
jugements, ou controverse dans les écoles, on chante dans les églises. Ce sont
là des choses religieuses; mais allez au terme où aboutissent ces eaux, et
considérez quelle est la fin la plus commune de ces œuvres. Voyez si en toutes
ces actions on ne fait pas un certain commerce du Christ. Le nom de
Jésus-Christ est un moyen de s'enrichir. Rien de plus précieux, rien de plus
désiré. Heureux cependant celui qui veut atteindre la puissance de ce nom. Que
les autres en fassent l'objet de leurs traités, de leurs discussions et de
leurs disputes. Pour nous, qu'il nous suffise qu'il soit aimé dans nos
cloîtres. Nulle part, on n'en trouve mieux le moyen, et partant nulle part il
ne peut y avoir de honte plus grande, si Jésus-Christ ne se trouve pas parmi
nous. Il n'y a pas de forme de la justice, si l'intention qui anime les oeuvres
pieuses n'est pas pure. Car la joie est un certain transport de l'âme, qui se
ressent d'ordinaire de la présence de ce divin ami et que nous pouvons avec
vérité, appeler sa présence. Cette affection céleste et surabondante n'est pas
chose facile ni commune. C'est, à ce qu'il me paraît, celle que l'épouse
désigne, lorsqu'elle dit: «J'ai cherché et n'ai pas trouvé celui que mon coeur
aime, » Jésus-Christ qui vît et règne aux siècles des siècles.
Amen.
1. L'épouse, dans ses recherches, souffre du
délai, et l'époux lui oppose i une espèce d'ombre de difficulté, en ne se
donnant pas de suite à elle. Mais, embrasée de désirs, elle continue ses
investigations et redouble ses plaintes: «je ne l'ai pas trouvé. » Mes frères,
si l'ardeur est ainsi différée, la paresse quand sera-t-elle exaucée? Si
l'amour ne trouve pas, la tiédeur, la prière rare, la lâcheté, quand
trouveront-elles? Mais pourquoi parler parmi vous de prière rare et de lâcheté?
Il ne faut pas appliquer de remède à une maladie que vous n'avez pas. Ces vices
sont loin d'ici. Quel est celui d'entre vous qui ne prie souvent et avec
ferveur? Et si la tiédeur est loin de vous, prenez garde que l'ennui du délai
ne vous fatigue et ne brise vos désirs. Il y a faute de chaque côté, si votre
âme est lâche en demandant, ou fatiguée en attendant. Vous entendez que les
désirs de l'épouse ne sont pas de suite exaucés; et vous, aux premiers accents
de votre prière, vous vous plaignez que les délices de l'inspiration divine
n'abondent pas dans votre âme. Vous venez de commencer, et votre esprit est
déjà fatigué de sa marche? que serait-ce si l'on vous adressait ce reproche de
l'Évangile: « C'est ainsi que vous n'avez pu veiller une heure avec moi? » (Math.
XXVI, 40.) Veillez donc et priez, car vous ne savez à quelle heure votre
bien-aimé viendra. C'est la prière obstinée qui arrive à la fin. Et, si dans le
début elle vous paraît sèche et dure comme le rocher, vous verrez couler
pourtant l'huile de grâce de ce rocher très-dur, mais seulement si vous
persévérez, si un délai plus long ne vous dégoûte pas, si le retard ne
refroidit pas vos voeux. Le délai est certainement ennuyeux pour qui aime, mais
les désirs différés s'accroissent d'ordinaire par le retard même. Pourquoi vous
inculquer ce que vous savez? La répétition fréquente vous donnera
l'intelligence de cette vérité; elle vous l'a déjà donnée et même plusieurs
fois. Souvent je vous ai trouvés habitués à cet exercice. Je ne puis me
glorifier d'avoir produit ces sentiments en vos âmes, je me réjouis néanmoins
de voir que vous les éprouvez. Et si je n'ai pas formé ces dispositions en
sous, puissé-je les fortifier en vos cœurs! Moi aussi je suis gardien, et c'est
pourquoi vous me répétez souvent cette parole de l'épouse: « Avez-vous
rencontré celui que mon coeur aime? » O âme bienheureuse qui éprouve de si
saints désirs! Désirs de la bien-aimée, qui ne sait que s'enquérir du Christ;
et qui aussitôt qu'elle l'a trouvé, fait entendre les mots: « avez-vous vu celui
qu'aime mon âme? »
2. Enfin, c'est l'épouse qui rencontrée par les
gardes: « les gardiens de la cité m'ont trouvée, » dit-elle. Ceux qui sont
trompeurs et masqués ne craignent rien tant que d'être rencontrés par ces
gardes, et s'ils sont pris, ils ne sont pas facilement dévoilés. Caïn fut
errant- et vagabond sur la terre, il redoutait d'être trouvé. « Quiconque me
rencontrera, » dit-il, «me massacrera. » (Gen. IV, 14.) Il ne veut pas que le
péché soit détruit, il ne veut pas éprouver dans l'aveu de sa faute une
confusion salutaire, il ne veut pas du châtiment médicinal du maître: il ne
vent pas être rencontré, parce qu'il ne veut pas être tué. Une affection
déréglée se jette sans honte là où elle ne craint pas la mort, mais où plutôt
elle attend le secours. L'épouse s'offre d'elle-même; joyeuse elle va au-devant
des compagnons de l'époux. Pourquoi ne serait-elle pas joyeuse? On la trouve,
non comme fuyant le châtiment, mais cherchant celui qui l'aime. « Les gardes
m'ont trouvée; » ils n'ont pas été trouvés, mais ils ont trouvé. Leur diligence
est vantée en ce lieu. Les gardiens paresseux et infidèles n'apportent aucune
joie à leur office; ils ne rôdent pas, ils ne cherchent pas, afin de trouver
quelqu'un ayant la conscience blessée, quelqu'un montrant par le signe d'un
amour chaste et par le zèle qu'elle déploie dans ses recherches, le feu de la
charité. Ils ne réunissent pas les sujets, ils regardent comme ennuyeux d'être
interpellés par eux. Plusieurs ne font entendre une parole de consolation que
lorsqu'on les interroge, et pas même alors. Ils font lire la lettre qui est
écrite sur le papier, ils n'y ajoutent rien en fait d'industrie ou de
diligence. Bien autre est l'office du garde: il doit prévenir et ne pas se
borner à exposer, il doit provoquer plutôt qu'attendre les demandes, et comme
du haut d'une colline, veiller sur ses fils, et voir quel est celui qui est
intelligent et craignant Dieu. Je suis votre gardien; Seigneur, donnez-moi une
langue
érudite, pour que je sache soutenir par ma parole celui qui est tombé
et le diriger vers le Verbe.
3. Et que désire autre chose l'épouse, quand
elle dit: « Avez-vous vu celui que mon coeur aime? » Vous le voyez, les
exercices spirituels ne l'ont pas tant fatiguée qu'excitée. Vous avez compris
sa persévérance à choisir le bien-aimé: voyez à présent son humble prudence.
Elle ne sait pas mépriser les gardiens. Elle ne croit pas sûr de passer sans
consulter ceux qu'elle sait participants du secret du Seigneur et ministres de
sa volonté. « N'avez-vous pas vu celui que j'aime? » que signifie cette
question posée avec un certain louche? Ne vous a-t-elle pas averti par là de ne
pas croire à tout esprit, mais d'éprouver s'ils viennent de Dieu? De plus, à
tous ceux qui ont reçu ou volé l'office de gardien, il n'appartient pas de
donner de sûrs indices de l'époux. Il en est plusieurs dont l'oeil est sur
toute la terre, et, selon le proverbe qui se lit en un autre endroit, «sur les
fins de la terre. » (Prov. XVII, 24.) Il n'y a pas de lumière en eux, et ils ne
peuvent rien indiquer au-delà des limites de la terre, ils ne peuvent pas
élever vers le ciel. Ils sont assez fidèles et assez soigneux, mais pour
entasser les biens d'ici-bas et les conserver, ils ne, vont pas au-delà. Leur
oeil, dit le sage, est sur toute la terre. Une insatiable avidité embrasse
toute la terre: c'est pourquoi, appesantie par les soins terrestres, esclaves
de la table de celui qui se meurt à lui-même, elle ne sait pas donner le
viatique de la doctrine céleste, et apprêter pour ses sujets quelque chose de
proportionné à leur position, s'il s'agit des dogmes venus d'en-haut. Ceux qui
sont dans ce triste état, si on leur demande d'expliquer les secrets de la vie
spirituelle, répondent qu'il suffit de suivre la grand'route de la foi et des
mœurs. Ils se consolent ainsi de leur stérilité ou mesurent à leur propre
tiédeur, (avidité des autres. Car l'amour lâche et languissant dans une
patience coupable, ne désire pas, mais attend plutôt les biens à venir. Celui
qui est plus ardent, emporté par un désir plus fervent, cherche à ravir par
avance en secret et en partie la plénitude qui lui est réservée. Parce qu'elle
connaît plusieurs de ces gardiens, l'épouse émet sa demande sous une certaine
forme ambiguë: « N'avez-vous pas vu celui que mon coeur aime? » Que ce gardien
soit prudent, fidèle et vigilant, que, par la diligence de ses soins, il écarte
du bercail les attaques des ennemis. Il ne saura cependant pas chanter de suite
les cantiques de l'amour, ni, messager de l'époux, indiquer sa présence, ni,
soudainement ravi dans les secrets du coeur, faire goûter quelque chose de la
douceur intime de ces ineffables mystères. Ce n'est pas là du tout la même
chose que de recevoir les caresses furtives et trompeuses de l'adultère, ou les
légitimes embrassements de l'époux. Parce que l'expérience du mal est
fréquente, facile en est la connaissance. L'usage des biens spirituels est rare
et le jugement qu'on en porte est faible, les traces qu'ils laissent sont peu
profondes et ils ne peuvent être jugés que par les personnes spirituelles,
c'est pourquoi ils ne peuvent être démontrés que par les spirituels comme sont
ceux, par exemple, dont il est dit: « qu'ils sont beaux sur les montagnes les
pieds de ceux qui annoncent la paix, qui annoncent les biens. » (Is. LII, 7.)
4. «N'avez-vous pas vu celui que mon coeur aime?
» Elle n'est ni une, ni simple, ni uniforme la vision de l'époux. Abraham
tressaillit pour voir son jour, « il le vit et se réjouit. » (Jean VIII, b6.)
Jacob vit » le Seigneur face à face et son âme fut sauvée. » (Gen. XXXIII, 30.)
Moïse le vit, non face à face, mais par derrière. (Ex. XXVIII, 23.) Isaie vit
le Seigneur assis sur un trône élevé. (Is. VI, 1.) Ezéchiel le vit. (Ez. I, 1.)
Daniel le vit sous l'apparence d'homme, quoiqu'il n'eût pas encore pris la
forme humaine. (Dan. VII, 13.) Toutes les visions de ce genre avant
l'incarnation se faisaient sous la forme corporelle et non dans la vérité de la
chair humaine. Les apôtres virent l'époux dans la chair, ils le palpèrent, et
ils le touchèrent. Les uns comme les autres virent cependant par la foi le Dieu
qui était au-dedans. Il fut dit à Philippe « qui me voit, voit aussi mon père.»
(Jean XIV, 9.) Que cette vision se rapporte à la foi, la suite le montre: « Ne
croyez-vous pas que je suis dans mon père, et que mon père est en moi?
autrement croyez-le à cause des oeuvres que j'opère. » Quelle conséquence y
aurait-il, pour prouver qu'on voit le Père, de dire qu'on voit le Fils
lui-même, à moins que dans l'un et l'autre cas on ne veuille faire entendre
qu'il s'agit de la vision s'opérant par la foi. C'est pour cela qu'à propos de
la foi on ajoute avec suite: « ne croyez-vous pas que je suis dans mon père et
que mon père est en moi. Autrement croyez-le à cause de mes oeuvres. » Si le
Christ habite par la foi dans nos cœurs, si nos coeurs sont purifiés par la
foi, pourquoi n'est-il pas vu par la foi dans nos cœurs? Des visions indiquées
plus haut, les unes ont eu lieu en image, les autres en réalité, toutes pleines
d'utilité ou d'agréments, mais lorsqu'on sauve l'intégrité de la troisième,
c'est-à-dire de celle qui a lieu par la foi.
5. Car, pour parler de l'apparition du Verbe qui
se faisait dans la chair, outre les paroles de vie qui sortaient de sa bouche,
quel grand éclat de vertu ne brillait-il pas dans tout son extérieur? Avec
quelle évidence son regard, sa voix, son visage trahissaient sa divinité
cachée? Toutes ses démarches respiraient une grâce divine. Vision agréable,
mais pour l'homme qui le croyait Dieu. Celle qui fut montrée aux pères et aux
prophètes, avant. l'incarnation, faisait sentir quelque chose de divin sous
l'image intérieure, et, autant que je le pense, elle produisait dans l'esprit
et le sens de celui qui en était le témoin une délectation inexprimable: elle
n'apparaissait qu'aux regards de ceux qui avaient le coeur pur. Car après sa
résurrection, le Christ, ainsi que nous le lisons, n'apparut dans la vérité de
sa chair, qu'aux témoins prédisposés de Dieu. (Act. X, 41.) Heureux ces
gardiens, si cependant ils jouissent fréquemment et familièrement d'une telle
vision, de celle surtout qui montre l'aspect de la chair glorifiée, comme
Pierre et Jean le virent transfiguré sur la montagne mais néanmoins la première
de ces visions n'était pas vraie, la seconde n'était pas pleine. Retenu
agréablement quoique non satisfait de la première, Moïse disait: « montrez-vous
vous-même à moi. » (Ex. XXXIII, 13.) Le Seigneur dit de la seconde: « Il vous
est expédient que je m'en aille; si je ne m'en vais, le Paraclet ne viendra
pas. » (Jean XVI, 7.) Elle est bonne, cette vision que le Paraclet amène avec
lui; elle est spirituelle, car elle est produite au-dedans par l'esprit. Enfin,
« le Seigneur Christ est un esprit devant notre visage. » (Thren. IV.) Cette
vision est comprise par la vérité révélée spirituellement, ou infuse dans l'âme
par la grâce avec suavité. Cette manière de l'expérimenter est semblable à une
vue. « Goûtez, » dit l'écriture, « et voyez que le Seigneur est doux. (Ps.
XXXIII, 9.) Cette vision est certainement fort douce, et quoiqu'elle ne soit
pas encore pleine comme le seront les manifestations dernières de la patrie,
elle s'en approche, non en égalité, mais eh qualité. Elle n'est pas soumise à
l'esprit humain, elle n'est pas proposée à ses efforts; quoique Dieu l'accorde
quelquefois gratuitement aux désirs du coeur. Enfin, sa nature n'est pas telle
que conçue par les forces de l'intelligence, elle puisse par sa présence
continuelle, empêcher un intervalle dans la mémoire de l'esprit. Elle est subite
et elle s'appartient, elle va et vient sous l'influence d'un souffle puissant.
Elle est subite, elle est momentanée, elle arrive soudain, et s'éloigne
promptement. si elle est momentanée, les restes de son souvenir subsistent
sereins et embrasés, ils produisent une fête dans l'âme de celui qui les
conserve. La pensée de cette vision goûtée et disparue subsiste après coup:
ceux qui en ont ressenti la douceur savent la redire, en cet instant surtout.
Le coeur, encore sous la brûlante influencé de la grâce, prononce une parole
bonne, et dans sa méditation enflammée, il fait entendre des expressions aussi
excellentes. Il trouve beaucoup de douceur intime dans ces discours qu'il
tient, et s les accents qui jaillissent de l'abondance des grâces comme de leur
source.
6. Si vous êtes gardien, sachez que ce sont là
les sentiments qu'il faut préparer en vous pour aller au-devant de l'épouse.
Pourquoi aller à sa rencontre, si vous ne venez annoncer rien de doux, rien de
nouveau? Si vous ne pouvez pas exprimer des choses nouvelles, exprimez-en
d'anciennes. Répétez des choses connues, si vous n'en avez pas de récentes.
Cependant on n'inculque pas ce. qui est exigé. L'épouse ne demande pas quelle
personne vous voyez, mais si vous voyez. Il suffit d'annoncer celui qu'elle
voit elle-même. Elle vous apporte un surcroît de grâces si vous apportez des
choses nouvelles. Enfin, ce qui n'est pas inconnu, ce qui a été plusieurs fois
médité, devient doux à l’épouse par une sorte de nouvelle grâce qui s'y
attache. L'oreille n'est pas fatiguée quand l'avidité est à son comble; parlez
seulement de l’époux et vous avez fait résonner des choses nouvelles aux
oreilles de l'épouse. Il ne vous appartient pas de toujours répondre de jouir
de cet excellent et suréminent mode de vision. Cette vision est sublime et
subtile, et sa coutume est de s'emparer soudain de l'esprit qu'elle trouve pûr
et reposé. Elle s'en saisit subitement, mais elle ne l'occupe pas longtemps.
Ces vues subtiles ne se présentent pas selon le désir; ce qu'elles procurent ce
sont les douceurs. Chaque chapitre de la foi simple, par un doux tempérament de
discussion, produit dans l'esprit des auditeurs les affections et les
transports les plus agréables. L'épouse est délicate; elle désire les choses
douces plutôt que les fortes, mais elle peut tout en l'époux qui la fortifie.
Que les autres racontent des fables et méditent des controverses. Que votre
bouche médite la sagesse, que votre langue dise des choses pleines de délices,
ô vous qui parlez à l’épouse. Car c'est ainsi qu'elle veut qu'on lui parle du
bien-aimé et qu'on lui en donne des nouvelles. Les lèvres des prêtres doivent
garder la science (Mal. II, 7): c'est pour cela qu'elle veut recueillir de leur
bouche la loi, la loi qui fait voir et trouver le bien-aimé. « N'avez-vous pas
vu celui que mon cœur aime? » Elle présume qu'elle se servira de leur propre
vision pour voir elle même: voilà pourquoi elle s'enquiert avec soin de la
vision des gardes, espérant que leur conversation la fera rentrer dans des
secrets plus cachés, ou lui fera éprouver des sentiments plus doux. C'est voir
celui qu'elle aime, que de concevoir dans un esprit pur et avec effusion de
tendresse celui qui est la sagesse et la force de Dieu. Celui-là le voit bien,
qui le conçoit de cette double manière, le voyant purement et le goûtant
pieusement. Je trouve doux ce murmure que j'entends entre l'épouse et les
gardiens; ce colloque me semble agréable, si cependant c'est un colloque. Car
ici on ne rapporte aucune réponse des gardiens. Elle est secrète, si toutefois
elle existe, cette réponse qu'elle pense devoir couvrir d'un profond silence.
Le secret est pour elle; son secret est à elle. Nous n'osons pas nous livrer à
des conjectures sur ce que l'épouse a pris soin de taire. Avec le silence qui
couvre ces réponses, terminons à présent notre discours, réservant pour demain
le passage où l'épouse dit qu'elle a un peu dépassé les gardiens et trouvé
celui que son cœur aime.
1. Vous êtes des créanciers impitoyables et vous
poursuivez avec trop d'instance votre débiteur. Cette conduite est digne
d'indulgence, pourvu que votre demande soit juste. Mais vous exigez que je paie
la dette à laquelle je ne suis pas obligé. En effet, je devais parler du
passage de l'épouse. J'y suis tenu par le motif de notre promesse, aussi bien
que par la suite du sujet, et vous m'adressez avec l'épouse ces paroles:«
N'avez-vous pas vu celui que mon cœur aime? » Elle tempère avec plus de modestie
cette demande, semblable à une personne qui est dans le doute, cherchant plutôt
qu'elle ne presse. Elle sait qu'il n'est pas question de cette vision avec tout
le monde, ni en tout temps. Depuis que l'époux a caché son visage, quel est
celui qui le contemple? Mais vous me pressez; vous voulez que je vous trace la
règle à suivre pour contempler le bien-aimé, et que je vous donne le moyen de
le trouver et de le voir. Quoi donc? Vous voulez que je récapitule sous forme
de règle les largesses du don de Dieu? Cette vision ne vient pas de l'industrie
humaine, la grâce la produit: elle est le résultat de la révélation, et non le
fruit de la recherche. Que si cependant les efforts de l'homme peuvent coopérer
en quelque chose en ce sujet, observez d'abord ce qui est écrit: « Lavez-vous,
soyez purs. » En second lieu, au temps du loisir, écrivez sur la sagesse. Celui
qui est plus dégagé des actes qui occupent, la recevra en lui. En troisième
lieu, soyez violents, enlevez de force la joie du royaume de Dieu, qui vous est
trop longtemps différée; c'est-à-dire ayez le coeur pur, prêt et généreux.
Soyez d'abord digne, ensuite dévôt, puis emporté, c'est-à-dire apte, présent et
pressant. Propre à recevoir la grâce, présent à l'époux qui vient, pressant
pour le hâter dans ses retards. Par la première disposition, vous vous
préparez; par la seconde, vous devenez semblable à l'épouse attendant son
bien-aimé lorsqu'il revient des noces; par la troisième, vous vous hâtez et
l'épouse n'attend pas, elle court et elle dépasse les gardes eux-mêmes.
J'aurais mieux parlé si j'avais dit: elle traverse les rangs des gardes. Ce que
nous dépassons, nous ne le regardons pas, nous ne le touchons pas, nous le
méprisons: mais ce que nous traversons, nous apprenons à le discuter, à
l'examiner et à le pénétrer. Ce mouvement de traverser n'est pas inutile. En
effet, c'est après avoir dépassé un peu que l'épouse trouva le bien-aimé.
Voyez, mes frères, de quoi il sert de consulter les gardes. Ce procédé conduit
Pâme aimante, mais errante, à la rencontre de celui qu'elle chérit. Il est
utile de consulter; et souvent ce que ne fournit pas l'érudition de ceux qu'on
consulte, l'humilité de celui qui s'adresse ainsi à un autre l'obtient. Il est
bon que vous soyez soigneux de demander, sans en faire une pratique constante.
Car ce n'est pas de propos délibéré, mais par occasion, que l'épouse consulte
les gardes, et encore en passant. L'amour du bien-aimé l'entraînait plus loin,
et elle ne croyait pas avoir le temps de s'entretenir avec eux à loisir. Elle courait
dans la soif de son coeur, ayant respiré peut-être le souffle du voisinage de
l'époux: et c'est pourquoi elle faisait moins attention à ceux qui bénissaient
de bouche, courant à celui qui bénit en esprit et qui est pardessus tout, Dieu
béni dans les siècles.
2. Remarquez ceci, ô vous qui priez en courant,
et passez beaucoup de temps à lire: qui êtes pleins de ferveur pour la lecture
et que l'oraison trouve engourdis. La lecture doit servir à l'oraison, préparer
l'affection, ne pas enlever nos heures, ne pas interrompre nos loisirs. Quand
vous lisez, on vous instruit du Christ; mais en priant, vous entretenez avec
lui un colloque familier. Et qu'y a-t-il de plus agréable avec lui, que de
parler de lui? Si ceux qui s'adonnent avec trop d'ardeur à la lecture, parce
qu'ils prient rarement, éprouvent la privation des visites des consolations
spirituelles, que dirons-nous de ceux que dissipent des conversations
déréglées, ou que partagent des questions difficiles? Le propre des moines
n'est pas de parler, mais de se taire; non de poser des questions, mais de
vaquer au repos. Ou, s'il faut admettre de l'agitation, ce doit être
l'empressement de l'amour, et non celui de la dispute. Car le saint amour a son
inquiétude, mais l'inquiétude dont parle le prophète: « Je ne me tairai pas et
je ne me reposerai pas, jusqu'à ce que le juste paraisse comme l'éclat d'un
beau jour, jusqu'à ce que le Sauveur brille comme une lampe enflammée (Is.
LXII, 1.) » Est-ce que l'épouse n'annonce point un pareil sentiment de son âme,
quand elle dit: « Lorsque je les eus dépassés? » Elle était entraînée par
l'impétuosité d'un amour ardent, et pour cela, elle dit en effet qu'elle a
dépassé, comme devançant en effet, par son avidité et son désir, tout ce qu'on
pouvait dire. « Quand je les eus dépassés, je trouvai celui que mon coeur aime.
» Elle les dépassa, ou bien en développant la doctrine, ou bien en considérant
la nature. Elle dépassa, et ce qu'ils purent dire, et ce qui se put montrer en
eux. Quels que soient ces gardes, soit que vous les appeliez chérubins ou
séraphins, ils ne peuvent ni dire par leurs paroles, ni exprimer par leurs
efforts tout ce qui touche au Christ. « Toutes choses sont difficiles, l'homme
ne peut les expliquer dans ses discours (Eccl. I, 8) » Si pour les êtres créés,
la difficulté est si grande, leur propre auteur, qui le montrera ou dignement
ou pleinement? Aussi l'épouse s'écrie: « Quand je les eus dépassés. »
3. Plaise au ciel que nous soyons de ces
auditeurs de la parole de Dieu, que nous ne succombions pas à cause de la
lenteur de notre esprit ou de la tiédeur de nos désirs, sous le poids de la
doctrine qui nous est prêchée; que toutes ces vérités ne nous dépassent pas,
qu'elles n'excèdent ni notre avidité, ni notre capacité; mais qu'au contraire,
nous allions plutôt au-delà de l'effort de celui qui nous enseigne que de celui
qui nous avertit, quoique ne saisissant pas encore des réalités plus relevées,
les conjecturant néanmoins et les désirant avec certitude. En une certaine
manière, il dépasse l'enseignement qu'on lui propose, celui qui aspire à des
vérités plus hautes, bien qu'il n'y arrive pas sur le champ. L'épouse les a
saisies: c'est pourquoi, joyeuse, elle chante: « Quand je les eus dépassés, je
trouvai celui que mon coeur aime. » Pourquoi ne dépasserait-elle pas ceux dont
la science est figurée par le nombre, et la nature affectée par le mode? Mais
celui qu'elle cherche est grand et immense, et il ne s'apprécie pas par voie de
comparaison avec un autre. Il ne peut être donc estimé par des renseignements
empruntés au-dehors ou justement mesuré par un exemple légal. Tous les autres
êtres peuvent être dépassés; seul, il lui est impossible de l'être. Enfin, il
s'écrie: « Passez à moi, vous tous qui me désirez, et rassasiez-vous des fruits
que je produits. » Passez à moi, dit-il, et non dépassez-moi. Comment, en
effet, dépasser ce qui est immense? « Une mesure bonne et entassée, et pressée
et débordante sera mise dans votre sein. (Luc. VI, 38.) L'immensité vous est
donnée en mesure, mais en soi-même elle est sans mesure. On ne dit pas une
mesure pleine, mais « débordante. » Si donc cette mesure ne peut-être contenue,
l'immensité elle-même, comment le sera-t-elle? Comment pouvoir dépasser ce qui
ne peut-être pleinement saisi? L'épouse ne veut pas le dépasser, mais elle dit:
« Je l'ai tenu, je ne le lâcherai pas. Quand je les ai eu un peu dépassés, j'ai
trouvé celui que mon coeur aime. » Peut-être étaient-elles proches de l'époux,
ces sentinelles que l'épouse avait à peine dépassées lorsqu'elle rencontra le
bien-aimé. Si nous entendons ce texte de la nature divine, quel est celui des
esprits créés qui approchera de cette immensité et de cette majesté? Car encore
que ces esprits ont une certaine ressemblance avec elle, nous savons toutefois
que cette ressemblance est très-inférieure et très-différente. Seigneur, il
n'est personne qui soit semblable à vous. La connaissance admet donc peut-être
cette proximité qu'exclut la position suréminente de Dieu.
4. Mais qui oserait, avec les forces d'un esprit
créé, définir cet abîme de la sagesse divine, qu'aucun nombre ne peut indiquer?
« Dieu, dit l’apôtre, habite une lumière inaccessible. (I Tim. VI, 15.) Cette
lumière est inaccessible pour nous; mais nous ne sommes pas inaccessibles pour
elle. C'est pourquoi il est écrit: « J'ai fait éclater tout proche ma justice,
et mon salut ne sera pas éloigné.» (Is. XLVI, 13.) Elle a éclaté tout proche,
car elle s'est incarnée; elle a été placée encore plus près, car elle s'est
révélée; plus près encore, car elle s'est donnée. En prenant notre chair, le
Christ Jésus est devenu près de nous la justice du Père; mais par un double
privilège, il a dépassé tout le genre humain, au pas de vue de la condition de
sa nature humaine par la justice et par l'intégrité: parce que, lui excepté,
personne n'est exempt de tâche, affranchi de la corruption. Enrichi de ce
double don, il s'est élevé au-dessus de ses frères. Par conséquent, que votre
foi dépasse tous les autres hommes, afin de contempler en Jésus seul l'équité
de la justice et l'intégrité d'une nature semblable à la vôtre. Cependant, il
ne les dépasse qu'un peu: parce que, de même qu'il nous dépasse par la justice
et la sainteté, ainsi il s'est rapproché de nous par la condition de sa nature
nullement différente de celle qui nous est propre. En voulant l'apprécier, les
Juifs ne surent pas dépasser Moïse, ni aller au-delà d'Abraham et des autres
Patriarches ou Prophètes. ils le regardaient comme l'un d'eux et ne
soupçonnaient pas qu'en sa personne résidait une grâce bien plus excellente.
Ils disaient: « Abraham et les Prophètes sont morts, et tu dis: Celui -qui
mange ma chair ne mourra pas pour toujours? Qui te trais-tu? » (Joan, VIII,
52). Ils ne voulurent pas dépasser Jean; i s disaient: « Jean lui-même est le
Christ.» (Joan, 1). Ce prophète cependant ne souffrit pas qu'ils en restassent
à lui, et il repoussa une opinion connue avec tant de fausseté: « Je ne suis
pas le Christ, dit-il, au milieu de vous se trouve celui que vous ne connaissez
pas. »
5. La synagogue ne sut pas le dépasser, mais elle
le jugea à la mesure des autres, et elle lui imputa à blasphème, étant homme,
de se faire Dieu. La foi de l'Eglise est allée plus avant et elle a trouvé
Jésus oint « de l'huile, de la joie par-dessus tous ses compagnons. (Ps. LXIV,
8.) » Et avec quelle abondance était-il pénétré de cette onction, puisque c'est
de cette plénitude qu'il a puisé pour verser dans les blessures de tous les
hommes un baume salutaire! Car nous sommes ce pauvre blessé. qui descendit à
Jéricho, qui tomba entre les mains des voleurs, fut dépouillé, frappé et laissé
à moitié mort. (Luc. X, 30.) Plusieurs passèrent, et nul ne se trouvait qui
donnât le salut. Le grand patriarche Abraham passa, mais il ne justifiait pas;
il n'était que justifié dans la foi au Sauveur à venir. Moïse passa, il ne
donnait pas la grâce, il donna la loi, et encore une loi qui ne conduisait
personne à la perfection. Car ce n'est pas de la loi que vient la justice.
Aaron passa. Le prêtre passa, et par les mêmes victimes qu'il ne cessait
d'immoler, il ne pouvait nettoyer la conscience des oeuvres mortes, afin de la
rendre en état de servir le Dieu vivant. (Hebr. IX, 14.) On vit passer le
Patriarche, le Pontife et le Prophète; leur esprit était aussi stérile due
leurs oeuvres; bien plus, ils étaient blessés eux-mêmes dans la personne de ce
blessé. Jésus-Christ seul, le vrai Samaritain, à la vue de cet infortuné, fut
touché de miséricorde, car il est tout miséricorde; il versa de l'huile dans
les plaies, il se donna aux coeurs, purifiant par la foi l'âme de tous ses
frères. C'est pourquoi la foi de l'Église les dépasse tous, ces personnages,
pour arriver à Celui qui, seul, ne pouvait pas la dédaigner en passant, comme
les autres, et qui la plaça sur sa monture, devenu lui aussi, en son amour,
semblable à une bête de charge.. Elle dépasse un peu, afin de trouver celui
qu'elle croit exempt de la corruption, tout en le prêchant comme partageant la
même condition des hommes ses frères. Elle le regarde comme prince de la grâce,
et en même temps elle le proclame participant de la nature.
6. Que si, considérant les anges par rapport à
l'âme très-sainte que Jésus a prise en s'incarnant, nous disons que le Christ
domine mieux sous ce rapport les esprits angéliques, cette assertion ne sera
pas contraire à la foi, mais tout-à-fait convenable à la dignité de sa
personne. Car, s'il a été placé un peu au-dessous des Anges, à cause de la
partie charnelle dont il s'est revêtu, il leur est cependant égal selon la
substance spirituelle, et supérieur selon la prérogative de sa puissance.
Épouse, dépassez aussi ces sublimes intelligences. Elles sont votre corde,
elles sont votre défense, elles disent dans le Prophète: « Nous avons soigné
Babylone et elle n'est pas guérie. » (Jer. LI, 9.) Dépassez-les, dis-je, et
contemplez dans votre bien-aimé les qualités qui constituent son privilège
particulier. Ce sont des esprits administrateurs, mais non producteurs du
salut. Jésus est l'ange du grand conseil; c'est lui qui a opéré le salut au
milieu de la terre. C'est pourquoi Dieu l'a exalté et lui a donné un nom qui
est au-dessus de tout nom. C'est une agréable contemplation que de considérer
dans la famille céleste la simplicité de l'essence, la lumière de l'esprit et
la suavité d'un amour réciproque. C'est un doux spectacle que de voir la perpétuité
de l'existence, la pureté de l'intelligence, la profondeur de la science, ou
même l'humilité dans l'obéissance, la tranquillité dans l'application, la
puissance dans le résultat. Dépassez-les tous et considérez combien est grand
celui qui vient pour sauver les nations. A son entrée dans l'univers, les
louanges des anges l'accompagnent et, à son retour triomphal, leurs cantiques
d'admiration le suivent aussi: « Quel est celui qui vient d'Édom, ses vêtements
sont teints, il sort de Bosra? Il est beau dans son habit (Is. LXIII, 1), »
dans l'habit de sa chair.
7. Oui, il est beau dans l'habit de sa chair, de
cette chair qui a été conçue sans aucun mélange, est née d'une Vierge, a été
préservée non-seulement de toute corruption, mais même du foyer de toute corruption,
n'a pas été atteinte dans le sépulcre, est ressuscitée le troisième jour, a été
enlevée au ciel le quarantième et (chose aimable et admirable au-dessus de
toute expression), chaque jour est mise devant les fidèles comme viande de
salut. Qui, à chacune de ces vérités, ire s'étonnerait avec amour et ne
s'écrierait: « quel est ce personnage si ravissant dans son habit? » vous avez
parcouru tous les degrés de l'admiration, et même comme frappé d'étonnement,
vous vous êtes arrêté à chacun et voilà que derechef une nouvelle matière de
ravissement vous est proposée. Vous avez été assez habitué à toucher à ces
idées, provoqué encore à un sentiment qui va jusqu'à la stupéfaction, comme si
on vous adressait cette parole du Prophète: « oubliez les choses premières,
j'en opère de nouvelles » (Is. XLIII, 19.)
8. Qu'y a-t-il de plus nouveau que de voir, dans
le mystère du corps du Seigneur, changer la matière et rester l'apparence? La
forme première subsiste, mais il s'y trouve une nouvelle grâce, parce qu'il a
une nouvelle substance. Nouvelle non en soi, mais sous une forme de ce genre.
C'est un prodige entièrement nouveau que la substance de la chair du Seigneur,
prise sous une apparence étrangère, donne à l'âme la vertu de la sainteté, et
que dans le mystère de l'autel, la chair immaculée purifie une substance
spirituelle. C'est un prodige nouveau et qui ne se retrouve pas dans les autres
sacrements, que non-seulement une nouvelle grâce de sainteté est accordée, mais
encore que la substance naturelle est changée. Car, par la bénédiction (lu
sacrement, le pain. offert subit cette ineffable mutation, et par la
consécration mystérieuse, et l'union du verbe vivant, cette grâce vivifiante
devient la chair du Christ. Car « la chair ne sert de rien, mais c'est l'esprit
qui vivifie » (Jean VI, 64.) conférant, dans ce sacrement auguste, à la chair
trois fois sainte, l'efficacité spirituelle de vivifier ceux qui participent à
un si grand mystère. Il est donc beau dans son habit, c'est-à-dire, dans sa
chair; mais il est encore plus beau dans l'esprit auquel il s'est uni,
supérieur à la chair parce qu'il est plus rapproché du Verbe. Et c'est dans cet
esprit qu'il faut comprendre qu'il a été oint au-dessus de ses compagnons,
c'est-à-dire, non seulement au-dessus des enfants des hommes, mais encore
au-dessus des phalanges angéliques. Pourquoi n'est-il pas oint plus que les
anges de l'huile de la grâce, Celui qui, non par voie de participation comme
les autres, mais par une union personnelle a été lié à cette olive très-grasse,
de laquelle découle toute onction? Est-ce que la vérité et le Verbe de Dieu ne
vous paraissent pas comme une olive, c'est son onction qui nous instruit de
toutes choses, ses discours sont plus adoucis que l'huile, et son nom est un
onguent répandu. C'est à cette olive qu'il a été uni par le lien personnel de
sa condition et rendu participant de toute l'abondance qui en jaillit,
nullement semblable (pour employer ce terme) à l'olivier sauvage de notre
corruption.
9. Ce qu'il a reçu de lumière, de douceur, de
suavité, de vertu de toute sorte, ses oeuvres l'indiquent clairement, avec
cette différence que ce qu'il éprouvait dans l'esprit, l'emportait de beaucoup
sur ce qu'il exprimait dans ses actions. Enfin, à tous les traits qui montrent
sa vertu; vous pouvez dire: « Votre nom est une huile répandue, sans parler de
ce qui se cache au-dedans. » (Cantique I, 2.) Il n'est pas convenable que
n'importe quelle merveille au-dehors égale les vertus de son âme. Je ne puis,
Seigneur, comprendre toutes vos oeuvres qui éclatent en ma présence. Elles se
sont multipliées et je ne les puis compter: et cette grâce qui se cache dans
l'intérieur comment l'expérimenter? L'oeil n'a pas vu, ô âme bienheureuse du
Christ, si ce n'est vous, les merveilles divinement entassées en vous. Aussi
les, esprits angéliques, ne pouvant les comprendre, ne cessent de les admirer
et comme s'ils ne les connaissaient pas, frappés de saisissement, ils
s'exclament en ces paroles de louanges déjà citées: « quel est celui-ci
tellement gracieux dans ses vêtements, qui marche dans toute l'étendue de sa
puissance? » (Psalm. LXIII, 1.) Considérant dans son bien-aimé cette
prérogative de vertus, l'épouse dit avec raison, qu'elle « a dépassé » les
gardes et qu'elle les a dépassés « un peu, » parce qu'elle admire la grâce
singulière qui est en lui, de manière cependant à lui donner comme aux autres
la nature humaine, à reconnaître que cette âme heureuse du Christ est du même
genre que les autres, bien que d'une vertu différente et supérieure. Je me
préparais à vous expliquer un autre passage, mais ce que le sujet m'indique
avec propos, ou mieux, m'impose le discours arrivé à son terme, refuse de le
traiter. En attendant, restons au degré où nous sommes parvenus, afin que,
lorsque nous en aurons le loisir, de ce degré nous nous élevions à des mystères
plus élevés de l'époux de l'Eglise, Jésus-Christ, qui vit et règne dans les
siècles des siècles.
Amen.
1. Vous avez dépassé, ô sainte épouse du
Seigneur, vos gardiens, les compagnons et les amis de l'époux, qui jouissent de
la même nature que lui et qui participent de sa grâce. Vous les avez dépassés
et êtes parvenue au bien-aimé. Pourquoi ne pas les dépasser, eux qui
s'évanouiraient comme la flouée, s'ils n'étaient appuyés sur le bien-aimé? Vous
avez rencontré celui que vous aimez et l'avez trouvé oint de l'huile de
l'esprit plus que tous ses compagnons. Vous avez examiné les privilèges
singuliers qu'il a reçus dans une nature semblable à toutes les autres. Vous
avez vu que son âme sainte possédait certains dons d'une manière particulière à
elle, et avait les autres d'une manière éminente. C'est pour cela que vous avez
dépassé les autres parce que vous avez préféré l'époux, et les avez peu
dépassés parce que votre pensée, tout en le plaçant au-dessus des autres, ne
l'a pas séparé de l'union avec ceux de sa race. Mais vous arrêterez-vous à ce
point? De ce degré il faut se presser d'atteindre à des sphères plus élevées
qui se dressent devant vous, il faut arriver à la fin. Car la sagesse va de la
fin à la fin. (Sap. VIII, 1.) L'hérétique sous prétexte de donner à votre époux
un degré supérieur, lui enlève celui-ci. Dans le Christ, il n'unit au verbe que
la chair, il nie l'âme, ou s'il n'ose l'enlever (à cause du témoignage exprès
du Christ qui assure: « Personne ne me ravit mon 9ime, c'est moi qui la pose et
qui la reprends ensuite» (Jean X, 18); il lui donne une âme sensitive et lui
ôte l'esprit qui raisonne. Il a corrigé en partie son erreur, mais il n'a pu
s'éloigner davantage des ténèbres de l'hérésie égyptienne. Il n'a pu fournir la
route de trois jours. La foi de l'Église ne place point dans le Christ
l'humanité seule, ni l'humanité diminuée de moitié. Elle met en lui l'une et
l'autre nature. Et parce que la nature divine est simple et sans distinction,
elle établit dans la nature humaine, selon la triple distinction que fait
l'apôtre, le corps complet, l'âme et l'esprit. (II Thess. V, 23). Faute de ces
éléments, il n'a pas pris l'homme qu'il venait de réformer. Et enfin la partie
raisonnable de l'âme humaine a eu besoin du remède apporté par le médiateur
parce qu'elle est obscurcie par le nuage de l'ignorance et embrasée par les
ardeurs de la concupiscence: l'une et l'autre nature, la divine et l'humaine,
l'Église les reconnaît entières dans le Christ, elle cache ainsi en elles le
levain de la sagesse céleste, comme la femme de l'Évangile l'enveloppa dans
trois mesures de farine. (Luc XIII, 21.)
2. Mais quoi donc? Le Christ avait-il besoin
d'un esprit raisonnable, lui qui est le Verbe du Père, et la sagesse et la
vérité? quelque chose pouvait-elle lui échapper, à lui qui « illumine tout
homme venant en ce monde? » (Jean I, 9.) Pour quelle raison donc la lumière créante
et illuminante avait-elle besoin d'une lumière créée et illuminée? Pour aucune
assurément, il n'en a pas besoin, c'est moi qui me trouve dans cette nécessité.
Il faut en prendre la raison dans ma cécité et non dans la lumière, non dans le
Verbe qui prend, mais dans l'esprit qui est pris. C'est moi qui avais besoin
que cette partie de ma nature fut unie au Verbe et que les mérites, produits
par l'intelligence ainsi clarifiée en Dieu, refluassent par la foi sur tous les
hommes. Tous, nous approchant du Christ par la foi, nous sommes à lui ait moyen
de ce qu'il a de consubstantiel en nous. Et c'est pourquoi, il fallait que le
tout fut pris, afin que la grâce rejaillit sur le tout, car la corruption avait
tout infecté. Dans une seille personne, les deux natures demeurent donc
parfaites sans être mélangées. La divine est immuable et inconvertible, elle ne
peut être changée en une autre et elle ne souffre pas qu'une autre soit
transformée en elle. Elle ne peut d'elle-même défaillir pour en former une
autre. Tout changement serait pour elle un défaut et une autre ne peut pas
davantage progresser pour entrer en elle. Nous pouvons, non la changer, mais y
participer, par la souffrance et non par l'existence.
3. Chacune de ces natures possède donc aussi
bien son intégrité que son exclusivité,. Conséquemment aussi les
compréhensions, les affections, les contemplations et les béatitudes qui leur
correspondent ne sont pas confondues, mais violentes, distinctes, différentes,
et peuvent se compter sans nombre de personne. Car qui assurerait que l'âme
très-heureuse du Christ n'a aucun sentiment de douceur et de joie, ou bien qui
lui accorderait ce goût intime de suavité, de saveur et de bonheur dont jouit
la très-sainte Trinité? Il est plus excellent d'être ce bien vital que d'être
le bien participé, l'expérience de ce bien est plus vive et plus intime dans
l'essence de ce qui le constitue que dans l'usage que l'on en fait. Assurément
être est comme jouir, cependant l'usage ne donne pas l'essence. Comment donc
l'essence n'est-elle pas plus que la jouissance seule puisqu'elle est plus
proche? Ensuite quoique cette âme voie tout dans le Verbe et le Verbe lui-même
dans le Verbe, parce qu'elle n'a pas été admise à partager son essence, elle ne
doit pas être admise à partager à égale mesure la connaissance; car cela même
d'être essentiellement Dieu, d'être la sagesse, la souveraine bonté, la
puissance suprême unique et éternelle, ce qu'il y a de délectation et de joie,
à qui accorderons-nous de le connaître, si ce n'est à qui il a été donné de
l'être? Donc le Verbe du Père se connaît d'autant plus intimement, sincèrement
et simplement soi-même et tout par soi-même que son unité essentielle est basée
sur un privilège bien meilleur encore que l'union hypostatique.
4. Nous répétons cela, pour discerner les
puissances du même Jésus-Christ selon les deux natures du Christ, c'est-à-dire,
du Verbe né spirituellement du Père et de l'esprit créé dans le temps: surtout
à cause de ceux qui de l'unité de personne infèrent l'égalité ou ce qui est
encore plus fort, l'unité de puissance et de science. Cependant en disant que
l'âme a par grâce tout ce que le verbe a par nature, ils paraissent établir,
par la différence de ces termes, c'est-à-dire de nature et de grâce, quelque
distance et quelques degrés (pour employer ce langage.) Combien lui
enlèvent-ils, ceux qui ne lui accordent pas de l'avoir ou de la connaître par
nature? Car quoique l'âme de Jésus unie au verbe soit excellemment illuminée,
et le soit par la grâce, dira-t-on qu'elle a par grâce d'être naturellement,
par essence et purement lumière et principe de lumière? ou de quelle manière la
connaissance de la nature sera plus noble que celle de la grâce, si elle n'est
pas plus expresse? On cite ce qu'on lit, et ce qu'on lit avec beaucoup de
vérité, « toute sagesse vient du Seigneur Dieu, et a été toujours avec lui et
elle est avant le temps. (Ecl. II.) Si toute sagesse est de Dieu, si elle.est
avec lui et avant le temps, comment plusieurs sagesses se trouveraient elles
avec celle qui est de Dieu, éternelle à Dieu, et est avec lui avant le temps?
Les sagesses ne sont pas multiples, elles ne sont ni variées ni diverses, il
n'y en a qu'une qui est invariable et unique.
5. Cette question ne se borne plus à l'âme seule
du Seigneur Jésus, mais elle s'étend à tous ceux qui sont participants de
quelque sagesse on peut pareillement demander, si tous ont une sagesse avec le
Verbe de Dieu, bien plus, si tous n'en ont pas d'autre que le Verbe de Dieu
lui-même Que s'il eu est ainsi, il n' y aura qu'une sagesse indivisible pour
tous. Et pourquoi dit-on sagesse, si ce n'est parce qu'il n'y en a qu'une? Si
on en parle en employant le nombre, ce n'est pas qu'elle soit divisible en
elle-même, mais à cause du nombre de ceux qui la possèdent? Car on dit que la foi
est une à cause de l'objet unique que l'on croit, quoique cependant chacun ait
la sienne. Pourquoi donc une seule chose n'est-elle pas exprimée avec nombre,
lorsque plusieurs sont exprimées au singulier? Enfin on parle de plusieurs
sciences et de plusieurs volontés de la même personne dans le même temps, il
cause de la multiplicité des objets qu'elle sait ou qu'elle veut en même temps.
Regardant par conséquent les vérités qui sont sues et non la force de l'esprit
par laquelle chacun possède tout ce qu'il sait, nous disons qu'une personne a
plusieurs sciences et nous appelons une la science qui se rapporte à plusieurs
objets. Alors donc qu'il est dit: « toute sagesse vient du Seigneur Dieu, »
cette parole n'empêche en rien d'établir l'unité de la sagesse parce que ce mot
« toute » ne se rapporte pas à la sagesse même, mais bien aux choses qui sont
sues par elle. Parce que plusieurs objets sont illuminés pour être vus ou parce
que plusieurs personnes sont éclairées afin de voir, il n'y a pas pour cela plusieurs
lumières qui illuminent l'objet et qui éclairent les spectateurs. Quoi donc?
Dirons-nous que la science de l'âme de Jésus et la science du Verbe est une
seule et même science; bien plus, que tous les esprits raisonnables n'ont
entr'eux et avec le Verbe de Dieu qu'une seule et même sagesse parce qu'il est
le Verbe de Dieu Désormais donc cette discussion ne roulera plus sur l'âme
seule de Jésus, et nous n'aurons aucune issue pour soutenir la diversité des
sciences que nous avons affirmée plus haut entre le Verbe et l'âme de Jésus. Et
comment trouver cette issue, puisqu'on démontre qu'il y a une seule lumière qui
éclaire tous les hommes? ou peut-être parce que l'illumination s'effectue de
diverses manières, les manières dont la lumière est reçue sont différentes et
se diversifient à raison de la lumière qui les produit. ainsi dans les âmes
raisonnables et divinement illuminées, et la lumière par laquelle elles sont
éclairées et l'illumination qui est. produite par cette lumière seront
différentes entr'elles? Car l'illumination se produit à la vérité dans le temps
et en celui qui est éclairé quant à la lumière elle même, on ne la produit pas,
elle est, et elle est de toute éternité. La chose ainsi expliquée, qui niera
qu'il se trouve plusieurs sciences dans un seul esprit, quand il comprend qu'il
y a plusieurs actes d'intelligence, bien qu'il n'existe qu'une seule puissance
de l'esprit qui comprend et qui voit, et qu'une seule lumière l'éclairant pour
qu'il puisse voir et comprendre? Il faut donc distinguer avec soin ces deux
choses, la lumière et l'illumination qui se produit par la lumière dans
l'esprit de celui qui comprend. Comprendre, être illuminé et savoir c'est tout
un. Qui donc ne voit (quoiqu'on ne puisse le discerner qu'avec beaucoup de
subtilité à cause d'une certaine ressemblance, qui ne voit, dis-je, qu'il
existe une différence entre la lumière qui produit l'illumination, et
l'illumination produite par la lumière dans celui qui est éclairé? L'un est
produit, l'autre produit; l'un est éclairé, l'autre éclaire. La sagesse
provenant de la grâce ne peut être essentiellement la même que celle qui vient
de la nature, celle qui est dans le temps ne peut être celle qui est de toute
éternité.
6. Si dans votre bien-aimé vous avez fait toutes
ces distinctions, ô épouse, si des vertus qui sont en lui selon la condition de
la nature humaine, vous vous êtes élevée aux richesses du Verbe, vous pouvez
alors dire avec raison et excellemment: « quand je les ai eu dépassés un peu,
j'ai trouvé celui que mon coeur aime. » Mais comment expliquer ce qui est dit
ensuite, ce mot « un peu? » La majesté divine l'emporte infiniment sur toute
créature, et l'épouse comme si elle lui était familière et voisine, dit: «
Quand je les eu dépassés un peu, je trouvai celui qu'aime mon âme. » Un abîme
immense a été scellé entre notre nature et la nature de Dieu. Quel abîme
dites-vous? celui de notre néant. « Toutes les nations, » dit le prophète, «
existent devant Dieu comme si elles n'étaient pas, elles sont réputées à ses
yeux comme rien et comme un néant. (Is. XI, 17.) C'est avec raison que notre
nature est réputée un néant, puisqu'on dit, qu'en la prenant, la plénitude de
Dieu s'est anéantie. Quelle convenance donc et quel rapprochement indiquer
entre le vide et le plein, entre le néant et l'immense? Pour quel motif
l'épouse dit-elle donc: « Les ayant très-peu dépassés, je trouvai celui que
j'aime? » Est-ce que la charité a peut-être des ailes et est-ce qu'emportée par
le vol rapide d'un désir ardent, elle a bientôt traversé l'espace vide qui la
sépare de Dieu? Oui, je le pense ainsi, car aimer, c'est tenir; c'est aussi
devenir semblable et s'unir. Pourquoi cela ne serait-il pas, puisque Dieu est
charité?
7. Mais j'apporte. ici une autre raison. Après
la contemplation de la nature raisonnable, à l'âme qui s'élève plus haut se
présente de suite la nature divine, il n'y a pas d'autre nature, d'un degré
plus élevée, qui s'interpose avant elle. Entre l'image et la vérité on ne peut
assigner de place moyenne, plus élevée que l'une, plus basse que l'autre. Car
ce qui n'est pas la vérité, comment peut-il s'approcher davantage d'elle, que
d'en être la représentation et le caractère? En quoi donc, dans l'esprit
raisonnable trouve-t-on cette image qui se rapporte à la nature divine?
D'abord, en ce qu'il est capable de vérité et de justice. Secondement quand il
reçoit ces biens et devient vrai et juste par grâce, comme Dieu l'est par
nature. Trois choses ici me paraissent distinctes être capable de recevoir le
bien-souverain, le posséder, et être ce bien lui-même. C'est l'image qui se
trouve dans la première, la ressemblance dans la seconde et la vérité dans la
troisième. La première est commune à toutes les substances intellectuelles, la
seconde n'appartient si qu'aux élus, et la troisième est le bien propre de
l'esprit incréé. Par le premier de ces degrés, nous nous approchons, par le
second nous sommes très-près, le troisième est Dieu lui-même. Nous nous
approchons par l'aptitude, nous sommes très-près par un rapprochement
harmonique. Nous sommes près par les dons premiers de la nature; très-prés par
les privilèges de la vertu. Près comme capables de recevoir, très-près.
Comment, en effet, l'immortalité ne toucherait-elle pas de près à
l'immutabilité, l'incorporéité à la simplicité, l'exemption de lieu à
l'immensité, la raison à la vérité, la vertu à la bonté? Et pour parler avec
plus d'énergie, qu'y a-t-il de plus voisin et de plus semblable que la sagesse
et la sagesse, la justice et la justice, que l'âme illuminée à celui qui
l'illumine, que le cœur justifié à Dieu qui le justifie? Que trouver de plus
semblable que ce qui est causé, comparé à sa cause, que ce qui est formé,
rapproché de sa forme? Car dans ce qui est formé on ne considère presque rien
autre chose que la forme. Et enfin, ce qui est doux paraît par-dessus tout
semblable à la douceur et ce qui est lumineux à la lumière. C'est pourquoi il
n'y a pas d'injustice à trouver proche de Dieu ce qui existe en ayant tant de
ressemblance avec lui, et à lui trouver très-proche, ce qui n'en est séparé par
rien. Car, bien que l'infinité de l'immensité divine excède incomparablement
notre nature finie, on trouve néanmoins en celle-ci quelque ressemblance d'une
image à la réalité.
8. Elle s'écrie donc avec raison: « Quand je les
eu un peu distancés, je trouvai celui que j'aime. » O heureux, ô joyeux terme
d'une si longue course! Bienheureux degrés par lesquels on arrive à un pareil
but! Elle a cherché dans son lit, elle a fait le tour dans la cité, elle a
interrogé les gardiens. En premier lieu, elle cherche par elle-même, et près
d'elle. En second lieu, hors d'elle, mais par elle-même. En troisième lieu,
elle ne cherche ni par elle ni près d'elle. Et c'est à ce point que cherchant
avec plus d'humilité elle rencontre avec plus de succès; plus elle est éloignée
de se confier en elle-même, plus vite elle trouve. «Je l'ai trouvé, » dit-
elle, « je l'ai trouvé: » C’est lui qui le premier m'a cherché et m'a rencontré
comme une brebis errante et une drachme perdue, et sa miséricorde m'a prévenue.
Oui, le premier il m'a trouvée quand j'étais perdue, il m'a prévenue, car je ne
méritais rien. Il m'a trouvée quand j'errais, et m'a prévenue quand je
désespérais; il m'a trouvée quand je différais mon retour et m'a prévenue quand
j'a vais perdu la confiance: il m'a trouvée m'indiquant qui j'étais, il m'a
prévenue me rappelant dans son bercail. Il m'a trouvée errant, dans les erreurs
et m'a prévenue pauvre des trésors de sa grâce: il m'a trouvée non pour que je
le choisisse, mais pour me choisir 1ui-même, il m'a prévenue pour m'aimer le
premier. Ainsi aimée, ainsi choisie, cherchée et acquise, trouvée et prévenue,
comment ne spas l'aimer, comment ne pas le chercher de tous les efforts de mes
forces et d'un amour plus grand que mon pouvoir? Je le chercherai, jusqu'à ce
que parvenue au comble de mon désir, je profère ce cri de joie: « J'ai trouvé
celui que j'aime! » Cette rencontre je l'entends ici non du commencement de la
grâce et de la vérité dans l'âme, mais de leur accroissement. Car marchant
toujours, et progressant de vertu en vertu, de vérité en vérité, hale en tous
lieux formée par de nouveaux mystères, inondée de nouvelles joies, à chaque
pas, à chaque progrès, peut dire: « J'ai trouvé celui que mon cœur aime, » le
Verbe du Père, le Christ Jésus, qui est pardessus tout, Dieu béni aux siècles
des siècles.
Amen.
1. « Je l'ai saisi, je ne laisserai pas aller.
J'ai voulu rapporter uniquement le sens de ce pointsage à la félicité future,
alors que l'époux se révèlera à sa bien-aimée, dans la plénitude de l'éclat de
sa présence, de telle sorte que rien n'en vienne interrompre la perpétuelle
vision. Car le mot qui précède: « Quand je les eu dépassés, » peut très-bien
s'accorder avec ce texte: « Lorsqu'il aura annulé toute puissance et
principauté, afin que Dieu soit toutes choses en tous. » (I Cor. XV, 14.) Car
avant ce temps qui peut dire sûrement: « Je ne le laisserai pas aller?» Mais ce
sens est contrarié et détruit, et nous sommes contraints d'appliquer cet oracle
à la vie présente par les paroles qui suivent: « Jusqu'à ce que je la lasse
entrer en la maison de ma mire. » Mettons-nous à considérer avec attention
chaque détail. Voyez d'abord combien sont pleines de joie ces expressions: « Je
l'ai trouvé, je l'ai saisi, je ne le lâcherai pas.» On lit que le grand
patriarche Abraham vit le Seigneur. (Gen. XVIII, 1.) On ne lit pas qu'il le
trouva. Dieu se montra à lui de lui-même à l'entrée de sa tente vers le midi.
Sorti de sa demeure, ce saint personnage se porta à sa rencontre, et sous un
chêne, il lui rendit empressé, les devoirs de l'hospitalité: mais il ne mérita
pas de l'introduire dans sa tente, encore moins dans son lit. Moïse vit aussi
le Seigneur qui lui apparaissait en Oreb, mais il ne mérita pas de le saisir,
lui qui n'eut pas même la permission de s'en approcher. (Eccl. XIX, et XXXIV.)
Jacob le vit pareillement, mais en songe et de loin appuyé sur l'échelle
mystérieuse. (Gen. XXVIII. 12.) Car bien qu'il saisit l'Ange, il ne le retint
pas; dans la lutte, par une sorte de violence, il lui arracha la grâce d'une
bénédiction, et il le perdit ensuite de vue. Aussi ne peut-il dire: « Je ne le
laisserai pas aller. » Marie Madeleine le trouva, mais il lui fut défendu, je
ne dis pas de le tenir, mais même de le toucher, parce qu'elle chercha la vie
près d'un tombeau. (Jean XX, 14.) Il le reçut dans ses bras après l'avoir si
longtemps attendu, et si inopinément rencontré, ce saint vieillard Siméon; et joyeux,
il chanta son cantique de reconnaissance, mais il n'osa pas dire: « Je ne le
laisserai pas aller. » Il termine en disant: « Maintenant, Seigneur, vous
laisserez voire serviteur s'en aller en paix, selon votre parole. » (Luc. II,
29.) Il est certainement renvoyé en paix celui qui est dégagé et séparé de la
chair, au pas que désormais le corps ne convoite plus contre l'esprit, et ne
regimbe pas contre lui. Ce saint vieillard en embrassant le divin nouveau-né,
dépose la vieillesse de l'homme ancien, et il demande, ou bien il tressaille,
de passer, des souffrances d'un corps corruptible et de la lutte contre la
chair, à un état plus tranquille: mais l'épouse a la confiance assurée que
l'époux ne sera pas séparé d'elle. Et n'est-il pas encore plus agréable de ne
pas quitter ce qu'on aime, que d'éviter ce qu'on abhorre?
2. Tous ces bienheureux personnages, bien qu'ils
aient vu dans la chair ou dans l'apparence de la chair, marquent les certains
degrés de vision ou de compréhension qui se produisent dans les âmes humaines.
Ce qui n'a été accordé à aucun d'eux, l'épouse se l'attribue; elle emploie ces
paroles que nous essayons d'expliquer. « Je l'ai trouvé, je l'ai saisi, je ne
le quitterai pas; je l'ai trouvé, « par mon désir; « je l'ai tenu, » par les
efforts de ma mémoire; je ne « le quitterai pas, » car je continuerai sans
relâche de penser à lui: « Je l'ai saisi. » Et vous, quand vous aurez trouvé le
Christ, la sagesse, la justice, la sainteté, la rédemption, (car Jésus-Christ a
été tout cela pour nous, ) quand vous aurez rencontré tous ces biens,
gardez-les en toute affection, retenez-les en toute application. Ce que votre
intelligence a découvert, gardez-le avec soin, retenez (pour ainsi dire) ces
vertus qui veulent s'échapper, ces apparences qui fuient, étreignez-les par un
effort plus pressé, jusqu'à ce que par un heureux retour, elles s'attachent à
vous d'elles-mêmes, vous embrassent spontanément, vous tiennent sans fatigue de
votre part et ne vous laissent pas aller loin ou absenter longtemps. Que si parfois
vous descendez aux occupations qu'impose la nécessité humaine. qu'elles vous
suivent dans ces détails, qu'elles vous rappellent et vous enlèvent vers
elles-mêmes, afin que si elles ne peuvent avoir toujours votre application,
elles aient du moins votre affection toujours consacrée à elles. Car il me
paraît y avoir une certaine différence entre ces deux sentiments, ou si vous
tenez le Christ force et sagesse de Dieu, ou si vous êtes tenu par lui. « Aimez
la sagesse, » dit l'écriture, « et elle vous embrassera. » (Prov. IV, 6.) Il
est écrit de plusieurs que l'orgueil « les a possédés. » (Psalm. XXII. 6.)
Qu'est-ce à dire les a possédés, sinon les a enlacés, les a liés, et les a
serrés par le lieu indissoluble d'une coutume invétérée? C'est ce qu'indique le
reste du passage: « Ils ont été couverts de leur iniquité et de leur impiété,
tellement qu'ils ne peuvent s'en délivrer ou s'en débarrasser facilement. Et
pour dire quelque chose de plus, ils sont enveloppés et serrés par la mauvaise
habitude de leurs vices comme d'une sorte de peau, au pas que cesser et perdre
cette coutume ne serait pas tant se dépouiller que d'être écorché. C'est pour
le donner à entendre, que peut-être la loi ordonnait que la peau de la victime
fût enlevée. (Lev. 1, 6.)
3. Car dans l'endroit où il est ordonné que le
prêtre soit revêtu d'un étroit vêtement de lin, Dieu veut que vous soyez ceint
plus étroitement de l'habit de cette vérité qui est sortie de la terre, afin
que, d'elles-mêmes, les vertus de chasteté, de pureté et d'innocence
s'attachent et se collent à vous: la loi veut que tous les vêtements du prêtre
soient attachés et liés à sa personne par des chaînes, des ceintures ou des
bandelettes, afin que lorsque vous revêtirez notre Seigneur Jésus-Christ, alors
vous revêtiez aussi les entrailles de la miséricorde, la bonté, la charité et
les autres vertus que vous trouvez énumérées dans l'apôtre. (Col. III, 12.)
Alors vous vous revêtirez dans la mémoire de la foi du Christ et vous mettrez
au fond de vos entrailles l'amour de la contemplation de la vérité, et que tous
ces sentiments s'adaptent, s'ajustent et se lient à vous; que rien ne puisse
s'éloigner ou flotter et être agité comme une feuille par le vent de la
tentation ou de la dissipation. Qui est couvert de ce vêtement de vertu au pas
qu'il semble être devenu pour lui une seconde nature, je prononce de lui qu'il
ne tient pas, mais plutôt c'est lui qui est tenu. « Vous avez tenu ma main
droite, dit le Psaume, « et vous m'avez conduit par votre volonté. » (Psalm.
LXXII, 24.) « Vous m'avez tenu, » pour que je ne décline pas vers les défauts;
« vous m'avez conduit » vers un progrès multiple. « C'est dans votre volonté,
que vous m'avez dirigé, » c'est-à-dire, dans la volonté, qui est de vous et qui
est selon vous. Dans la volonté qui tire plutôt qu'elle n'est traînée. Car
parfois nous nous efforçons avec beaucoup de travail, d'attirer la bonne
volonté et nous la poursuivons, fuyant devant nous, bien plutôt que nous ne
marchons sous sa conduite. Voici ce qu'on lit: « J'ai désiré de vouloir. » Une
telle volonté est bonne, mais-elle ne plait pas encore. Elle est juste, elle
n'est pas encore agréable. « Vous m'avez conduit dans votre volonté. » Dans
celle qui consiste dans le goût délectable du bien lui-même: qui ne se base pas
tant (pour employer ce terme), sur un motif de paresse que sur la jouissance du
bien lui-même.
4. « Je l'ai saisi, je ne l'abandonnerai pas,
jusqu'à ce que je l'introduise dans la demeure de ma mère et dans le lit de
celle qui m'a donné le jour. » Le sens eût été beaucoup plus facile, si
l'épouse s'était exprimée de la sorte: Je ne le quitterai pas, lorsque je
l'aurai fait entrer en la maison de manière, de ma mère qui est là-haut, la
Jérusalem céleste qui est la mère de tous les hommes. Car, avant ce moment,
tout est incertain ici-bas, tout flotte entre l'espérance et la crainte, tout
dépend d'un pas vacillant. Et quelle sera la certitude que l'on aura la grâce,
quand la nature est variable? Le Psalmiste s'écrie aussi: « J'ai dit, dans mon
abondance, je ne serai jamais ébranlé. Vous avec détourné votre visage de moi,
et j'ai été troublé. » (Ps. XXIX, 7.) Ne vous semble-t-il pas, que le Psalmiste
et l'épouse ont éprouvé les mêmes sentiments? Cette parole. « Je ne serai
jamais ébranlé, » a-t-elle un autre sens que celui-ci: « Je ne le laisserai pas
fuir? » Il y a ici un présomption manifeste, car le châtiment est tout près. «
Vous avez détourné votre face de moi, et j'ai été bouleversé. » Comme donc, en
cette chair, la chute est facile, la tentation fréquente, l'accident prompt, le
travail assuré, comment ne pas trouver de la présomption et une dévotion trop
empressée dans ces expressions de l'épouse: « Je ne le laisserai pas partir? »
Qui, en effet, pourra ici-bas rester, dans le même état, surtout quand il est
question, d'une contemplation fort subtile, que peut toucher à peine, un regard
très-léger de l'esprit? Peut-être ces paroles indiquent-elles, non la sécurité,
mais l'inquiétude. Il ne peut y avoir de certitude, jusqu'à ce que l'épouse
aura fait entrer le bien-aimé dans le lieu qu'habite sa mère et dans le séjour
de celle qui l'a enfanté. Il n'y aura pas alors de sollicitude pour le retenir,
parce qu'on aura l'assurance de rester dans cet état de félicité: sans travail
de notre part, sans effort de discipline, nous arriverons spontanément bien
plus, du dedans couleront comme d'une source inépuisable des fleuves d'eau vive
et de délectation toujours renaissante. Il ne sera pas nécessaire alors de
creuser profondément; il n'y aura pas à subir la fatigue ou de curer les puits
comblés par les Philistins, ou de les défendre pour qu'ils ne soient pas
comblés. Ce travail est prescrit ici-bas, parce que, dans la patrie, il se
trouve banni. Donc, quand elle dit: « Je ne le laisserai pas partir, » elle
semble promettre, de s'appliquer à faire diligence, à être toujours inquiète,
jusqu'à ce qu'elle puisse être pleinement rassurée que son bien-aimé ne la
quittera pas dans la suite, le Seigneur Jésus qui vit et règne dans les siècles
des siècles.
Amen.
1. Dans le dernier discours, nous avons appliqué
à l'épouse les exemples qui rappellent la faiblesse, appliquons-lui,
aujourd'hui, ceux qui, dans l'écriture, sentent la force. On lit d'Anne,
lorsqu'elle priait, avec attention et avec une affection multipliée, « que son
visage ne subit plus d'autres changements. » (I Rois I, 18.) Le visage est
l'interprète de l'âme, il se montre au-dehors d'après l'affection que le coeur
éprouve au-dedans. Partant, son immutabilité démontre la constance, qui est
dans le fond de l'âme. Son visage ne changea pas, parce que rien ne diminua le
désir qu'elle eût une fois conçu. Que veut dire autre chose cette parole: « Je
ne le lâcherai pas, » sinon, je ne donnerai pas d'autres expressions à mon
visage, et je ne détournerai pas ailleurs l'attention de mon esprit? L'apôtre
exhorte à quelque chose de pareil: « Priez sans relâche, » (I Thess. I, 17.) Et
encore: « Rendant toujours grâces; » et aussi: « Réjouissez-vous dans le
Seigneur toujours. (Eph. IV, 4.) Voici les choses que l'apôtre veut voir
continuer dans l'âme sans interruptions: la prière, l'action de grâce et la
joie dans le Seigneur. Mais qui pourra arriver à ce résultat, par l'habitude de
son esprit et l'affection inaltérable de son âme, sinon, celui à qui il a été
permis de dire: Qui nous distraira de la contemplation de Jésus-Christ?
L'apôtre dit: « Qui nous séparera de la charité de Jésus-Christ? » (Rom. VIII,
35.) Il ne pouvait pas parler ainsi de la contemplation, car plusieurs fois la
charité le contraignait de se sevrer de la contemplation du Christ, « soit que
nous soyons ravis en Dieu dans notre esprit, soit que nous soyons privés de
cette extase, c'est à cause de vous. Car la charité du Christ, nous presse. »
(II Cor, V, 13.) La charité donc, en vertu de certains ménagements, s'arrache à
la contemplation, bien que la contemplation lui soit d'un usage propre et
familier. Tout ce qu'opère cette vertu remplit donc le rôle et a l'énergie
d'une prière et d'un remerciement incessants. Et elle produit une partie de ces
sentiments avec d'autant plus d'abondance et d'excellence, qu'elle s'exerce
particulièrement à la produire. « Cachez votre aumône dans le sein du pauvre,
et elle priera pour vous auprès du Seigneur. » (Eccli. XXIX, 15.) Par le mot
aumône, se trouvent désignés, tous les soins miséricordieusement donnés aux
indigents; il y a plus que le vêtement, qui couvre le corps, plus que la
nourriture qui l'entretient, il y a aussi la doctrine, l'exhortation, la
correction, la consolation, et tout secours tournant au bien de l'âme. Ce sont
là les oeuvres de charité; elles ont. la force de la prière, quand elles sont
faites en vue de Dieu seul: mais elles ne lui sont pas spécialement propres.
Qu'y a-t-il d'aussi spécial, que de s'appliquer à son seul bien-aimé et de
s'adonner librement à l'amour? Se retirer de cet excès de jouissance, se sevrer
de cette sainte ivresse, s'arrêter dans ces extases de l'âme, à cause des
nécessités de ses frères, qu'est-ce donc, sinon changer son esprit et lui
donner des apparences diverses? Marthe était empressée et troublée au sujet de
plusieurs soins. Cette inquiétude, relative à beaucoup d'objets, représente les
modifications du visage subissant des changements divers. « Marie a choisi la
meilleure part, elle ne lui sera pas ôtée. (Luc. X, 42.)
2. La meilleure part de la contemplation et de
la dilection, c'est l'usage et la pratique. Car bien que ce fut à des oeuvres
de charité que Marthe s'appliquait, la charité néanmoins y servait la
nécessité, la charité n'y servait pas la charité. A soulager les misères des
autres il y a bonne couvre, mais le motif en est triste. Bonne est la
miséricorde, mais triste la misère. Bonne est la médecine, mais mauvaise la
langueur que traite le remède. Bonne est l'affection qui fait compatir aux
souffrances, mais affligeante est la douleur qui donne au prochain l'occasion
d'y sympathiser. Dans les besoins de ses frères, la charité considère à qui
elle porte compassion, la cause qui l'excite à la miséricorde et la plaie
qu'elle s'efforce de soulager. Mais, lorsqu'elle contemple les vertus du
bien-aimé, tout lui plaît, chaque détail la ravit, tout l'attire: rien ne lui
inspire de la répulsion, tout l'invite à s'attacher à lui doucement. C'est
l'acte propre de l'amour, c'est son rôle d'être tout à aimer. Il en est
assurément ainsi, quand une même et indivisible jouissance englobe et enveloppe
tout, l'office, la fin et la cause.).'office c'est l'amour; la cause, la
vision; la fin, l'un et l'autre; il ne peut exister, de fin plus heureuse, que
la vision et l'amour même de Dieu. Tous les désirs des saints se rapportent à
cette fin. Cette fin est à elle-même sa propre fin: se suffisant à elle même,
elle ne pour rait attendre quelque bien meilleur. C'est là ce qui est appelé «
l'unique nécessaire, » qui n'est pas enlevé, à Marie et dont le Psalmiste se
réjouit: « Pour moi, » dit-il, «il m'est bon de m'attacher à Dieu. » (Ps.
LXXII, 28.) C'est ce transport d'esprit qui avait ravi Paul jusqu'au troisième
ciel. C'est cette ivresse qui avait rendu le visage d'Anne semblable à celui
d'une personne, prise de vin. (I Rois I, 13.) C'est de ce moût qu'étaient
remplis les apôtres, lorsque l'esprit véhément s'était emparé d'eux et qu'ils
éprouvèrent pour la première fois la vertu de ce vin nouveau, que Jésus leur
avait promis. (Act. II, 15.) Sous l'influence de cette liqueur généreuse, Noé
souffrit l'extase d'un sommeil spirituel; il n'eut pas soin de son corps; tout transporté
en esprit, il méprisait ce qui était en bas, entièrement absorbé qu'il était
par les biens supérieurs, qui se montraient à lui. (Gen. IX, 22.) Heureux, si à
l'exemple d'Anne, il n'avait jamais digéré les effets puissants de ce breuvage!
Car cette pieuse femme, ayant châtié extérieurement son corps, éprouva une
ivresse sainte dont elle ne guérit jamais dans la suite. C'est ce que veut dire
cette circonstance, que désormais son visage ne subit pas d'autres changements.
L'épouse parait se promettre une pareille continuation de la présence enfin
obtenue, de son bien-aimé, quand elle dit: « Je ne le laisserai pas partir. »
Quelle parole remarquable, spirituelle et digne d'une épouse, elle prononçait,
si elle rapportait à la foi, à la justice, à l'humilité, à la continence, à la
bienfaisance et aux autres vertus, qui sont le Christ, ce qu'elle dit: « Je ne
le lâcherai pas. » Car il ne faut pas croire qu'elle fût privée de ces vertus
lorsqu'elle cherche le bien-aimé. Ce sont là des vertus communes, elles sont si
avantageuses à ceux qui en sont ornés, qu'il n'est pas permis de croire qu'elle
en fût privée.
3. Il y a donc quelque chose de remarquable et
de singulier dans cette rencontre, par laquelle l'épouse s'applaudit d'avoir
trouvé son bien-aimé et promet de ne pas le laisser s'échapper. Ce sont là,
peut-être, quelques prémices de la gloire et de la contemplation future. C'est
pourquoi elle ajoute: « Jusqu'à ce que je le fasse entrer dans la maison de ma
mère et dans le lieu du séjour de celle qui m'a mise au monde, » dans cette
Jérusalem du ciel, qui est la mère de tous, cité merveilleuse, dont le salut
occupe les remparts, dont la louange fait résonner les portes et dont les
frontières sont entourées de la paix. Dans ce séjour de la lumière et de la joie,
ne peuvent être, introduites les vertus laborieuses de cette vie. que si elles
y entrent à raison du mérite, elles en sont exclues par la jouissance. Ayant
goûté dans son bien-aimé quelque affection céleste et quelque douceur qui n'est
pas de ce monde, sans jactance, mais avec joie, cette âme sainte, s'écrie: Je
ne le laisserai pas aller, jusqu'à ce que je l'introduise dans la maison de ma
mère. » Mais n'est-il pas déjà monté vers son père? N'est-il pas entré dans le
ciel, précurseur pour nous? Et comment l'introduisez-vous, là où il est arrivé
le premier? Vous avez bien plutôt besoin qu'il vous conduise, celui-là à qui
l'on dit: « Menez-moi dans la route de vos commandements. (Ps. CXVIII, 35.) Je
vais, dit-il, vous préparer une demeure, et quand je l'aurai préparée, je viens
derechef et je vous prends avec moi. (Jean XIV, 3.) Comment donc, le ferez-vous
entrer dans le séjour où il est déjà parvenu? Il est monté en personne, à la
vérité, mais en tant qu'il est en vous, il se trouve encore dehors: c'est en vous,
qu'il est introduit au lieu où déjà il est entré en personne. Pourquoi pas? Il
naît en vous, il est formé en vous et il ne serait pas introduit en vous? « Mes
petits enfants, que j'enfante de nouveau, jusqu'à ce que le Christ soit formé
en vous. (Gal. IV, 19.) Le Christ est donc enfanté en nous, il y est
perfectionné, non pas une fois, mais souvent par des enfantements répétés. Nous
ne pouvons pas, en un seul coup, nous adapter toutes les vertus du Christ; il
ne nous est même pas possible d'en former une seule pleinement. C'est pourquoi
il faut insister longtemps, parce que cet enfantement du Christ ne s'opère que
peu-à-peu en nous. Comment s'opère-t-il donc dans ses membres? Il naît dans son
épouse, pourquoi n'est-il pas introduit? Car cet enfantement, ou cette
introduction du Christ, ne peut pas se rapporter à sa personne, il est relatif
à ses vertus, et à la joie; aussi cette introduction aussi bien que cet
enfantement s'opèrent fréquemment. Car il est dit que nous sommes assis avec le
Christ dans les régions célestes. (Eph. II, 6.) Mais, de même qu'il y a une
vraie et éternelle réunion dans le ciel, de même il existe une introduction qui
y mène. Abraham voyagea dans la terre promise avant de la posséder. (Gen. XII
et XVII, 2.) Heureux, entièrement heureux, celui à qui il est donné de
traverser ces régions bienheureuses et de visiter d'un pied rapide tout
l'espace qu'il doit recevoir en héritage. S'il ne lui est pas permis de se
fixer, il lui est donné cependant de gravir la montagne du Seigneur et, quoiqu'à
la course et au milieu des ombres, de parcourir tous ces biens et de se
réjouir, à un spectacle si beau.
4. Quelle est la véritable et pleine
introduction? Voici des paroles qui semblent l'indiquer: « Jusqu'à ce que je
l'introduise dans la maison de ma mère. » Bienheureux celui qui a pu lier, le
Verbe de Dieu, se l'attacher fortement, le tenir étroitement à ses côtés, dans
cet exil, jusqu'à ce qu'il lui soit donné de s'unir à lui dans le bien de son
repos: « Je ne le lâcherai pas, jusqu'à ce que je le fasse entrer, dans la
maison de ma mère et dans le lit de celle qui m'a enfanté. » Ce qui aura lieu,
quand cette créature fortunée portera pleinement, dans son corps et dans son
âme, l'image de l'homme céleste. Par « maison, » entendez le corps, et par «
lit, » lame, ou bien si cette explication, vous parait préférable, par «
maison, » entendez la possession assurée et par « lit » une possession secrète;
par « maison, » le séjour éternel et par l'habitation intime, dans l'une la «
maison » de l'éternité, comme parle l'Ecclésiaste, et dans l'autre, le « lit »
de la charité. (Eccl. XII, 5.) Dans l'appartement, où la porte fermée, vous ne
priiez plus le Père, mais où, du reste, vous l'adoriez en esprit et vérité;
dans la maison non du père, comme il dit, mais de la mère, et dans
l'appartement, de celle qui lui a donné le jour. Elle connaît sa mesure et
c'est pourquoi elle porte son espérance, vers cette éternité, vers cette
vérité, vers cette charité, auxquelles est déjà parvenue l'église des
premiers-nés dans les cieux. Car en tant qu'on considère ce qui appartient à
Dieu, lui seul a l'immortalité, il habite une lumière inaccessible (I Tim. VI,
16.) Et au-dessus de la science, s'élève et domine, la plénitude de la charité
de Jésus-Christ. (Eph. III, 19.) Puisse-t-il nous en remplir, en toute
abondance, en lui-même qui est béni et règne aux siècles des siècles.
Amen.
1. L'affection, est une espèce délicate d'amour,
et la moindre occasion blesse la joie spirituelle. L'amour ne supporte pas les
occupations extérieures; il a assez de s'occuper de ses propres affaires: il se
réjouit du repos, il est favorisé par le calme, voulant avoir son temps libre,
pour vaquer à ses jouissances intimes. N'est-ce point ce que l'épouse parait
vous inculquer, quand elle entraîne son époux dans le secret de son
appartement? Elle sait que dehors elle ne peut posséder son bien-aimé, en
sûreté, ni même entièrement. Oh! qu'il est dur, à. celui qui aime, de partager
son âme entre Jésus et le monde! Qu'il est cruel, dis-je, d'introduire dans ce
qui devrait n'appartenir qu'à l'amour, les soucis du dehors, et de troubler le
secret céleste, par les agitations séculières! « Je me suis souvenu de Dieu, »
dit le Psalmiste, « et j'ai été inondé de délices, et j'ai été agité, et mon
esprit est tombé en défaillance. (Ps. LXXVI, 4.) Si la délectation causée par
la pensée de Dieu exerce comme une affaire; si elle épuise l'esprit du
prophète, comment pourra-t-il, avec cette pensée, embrasser plusieurs
occupations étrangères? C'est donc avec raison que l'épouse gagne avec son
bien-aimé, son appartement, afin de consacrer librement tous ses soins, à celui
qu'elle aime, de jouir de lui à son gré, et de l'embrasser sans réserve, le
coeur tranquille. Elle parait conduite par l'esprit de charité, elle parle sous
l'influence de l'esprit d'épouse, l'âme qui cherche ainsi le moyen favorable de
satisfaire son amour.
2. Et comment, nous, si nous goûtons quelque
chose de Jésus-Christ, de sa sagesse, de sa suavité, des délices produites, par
sa contemplation, non contents de cette grâce, sans considérer, notre étroite
capacité, nous efforçons-nous de nous échapper tout de suite, de quitter ce lit
qui nous ennuie, eu sortant du repos, et d'un pareil repos? « Dans la paix, en
ce même bien, » dit le sage, « je dormirai et me reposerai. (Ps. IV, 9.) Marie
aux pieds du Seigneur tenait ce bien lui-même: Marthe s'agitait pour beaucoup
d'affaires. Le trouble est dans la multiplicité. Or, une seule chose est
nécessaire et agréable. (Luc X, 42.) Qu'il est bon et qu'il est doux, pour ceux
qui aiment d'habiter ensemble. (Ps. LXVII, 7.) Il n'y a pas d'autres moyens
d'habiter ensemble que l'amour, qui fait cohabiter les âmes d'une même façon
dans une maison. Qu'est-ce à dire d'une même façon, sinon que ces âmes sont
rendues conformes, par le lien de l'amour? L'amour attire vers Dieu l'âme de
l'homme et s'unit à lui. « Quand il se montrera, » dit l'apôtre, « nous lui
serons semblables. » (II Jean III, 2.) Pourquoi pas semblables? La beauté
inexprimable de la majesté divine, manifestée aux esprits purs, éclate
d'elle-même, elle ravit l'affection de l'âme qui la considère, et en quelque
manière la rend semblable à elle-même, quand elle ne lui permet lias de penser
à autre chose. L'odeur nous attire, la vision nous transforme. L'usage de la
contemplation est donc excellent, il donne aux esprits des allures semblables
et il met dans un accord parfait l'âme humaine et la majesté souveraine. C'est
là, cet heureux séjour, au-delà duquel nos désirs ne doivent pas nous
entraîner, ni en deçà duquel ils ne doivent pas nous retenir. Qui me donnera
qu'il soit le lieu de mon repos, au siècle du siècle? Heureux, qui peut
s'écrier: « C'est en cet endroit que j'habiterai, car je l'ai choisi » (Ps.
CXXXI, 14.) Marie « a choisi la meilleure part, qui ne lui sera pas ravie.
(Luc. X, 42.) Les sciences seront détruites, les prophéties seront effacées,
les langues se tairont, seule, la contemplation ne cessera pas dans la vie à
venir. (I Cor. XIII, 8.) Choisissez-vous, durant la vie présente, cette
portion, qui ne vous sera jamais enlevée; que votre âme dise: Le Seigneur est
mon partage, c'est pour cela que je contemplerai. Le prophète dit: « C'est pour
cela que je l'attendrai. C'est bien dit. Il attend en effet la plénitude du
bien, celui qui en tient déjà une partie. Qui jouit sur la terre du bonheur de
la contemplation, peut attendre davantage encore dans ce même genre, mais il ne
doit pas attendre un don qui soit d'une autre espèce.
3. Ces biens sont des biens réservés pour
plusieurs années, bien plus, pour toutes les années. C'est pourquoi, heureuses
âmes qui jouissez de ce bien, mangez, as seyez-vous à des banquets: ce sort ne
sera pas ôté, il vous sera rendu et sera reconstitué avec bien plus
d'abondance. Voilà votre repos, ait siècle du siècle, c'est là que j'habiterai,
car j'ai choisi ce séjour: fixez-y votre demeure, afin de vous trouver avec
celui qui est assis sur les chérubins, sur la plénitude de la science et qui
habite une lumière inaccessible. Que votre lieu soit conséquemment dans la
lumière de la contemplation. C'est là l'appartement propre et familier de
l'Eglise, votre mère, là sa maison: tout ce qui a pour objet les nécessités
temporelles se rapporte à cette fin. Les oeuvres de la vie active passent,
l'acte de la vie contemplative subsiste toujours.
Il vous est bon d'y être et fixez-y votre tente. Non pas une tente pour
vans, et une pour votre bien-aimé, mais une seule pour lui et pour vous.
Introduisez dans ce lieu votre bien-aimé, entrez dans votre repos pour vous
délasser de vos travaux, comme Dieu se délasse des siens. Le septième jour, il
se reposa du labeur de la création; le septième jour, il se reposa aussi du
labeur de la rédemption, dans l'un après avoir donné l'existence au monde, dans
l'autre, quand il se coucha dans son sépulcre. Dans le premier, quand il fonda
l'univers; dans le second, après qu'il eût réformé l'humanité. Si vous avez
cherché, si vous avez trouvé, si vous avez tenu votre bien-aimé, enlacez celui
que vous tenez, attachez vous à lui, imprimez-vous sur lui, afin que son image
soit refaite en vous, et que vous deveniez semblable à cette divine empreinte.
Vous serez sa copie fidèle, si vous vous attachez à lui. Or « celui qui adhère
au Seigneur devient un même esprit avec lui. » (I Cor. 17.) Peut-être que
d'abord, son impression sur vous se fera difficilement, comme s'il s'agissait
d'une matière dure: si la marque est pénible à graver, l'adhésion sera douce.
Le sixième jour de votre réforme, sera laborieux, mais le doux sabbat du repos
viendra ensuite.
4. Ensevelissez-vous donc avec le Christ par ce
sabbat pour mourir, car: « Bienheureux, ceux gui meurent dans le Seigneur;
désormais, dit l'esprit, ils se reposeront de leurs travaux. » (Ap. XIV, 13.)
L'esprit le dit, c'est la marque du repos, qui a été accordé et l'effet que
produit la grâce, et c'est ainsi qu'il rend témoignage à notre esprit. L'Esprit
le dit, car c'est lui qui le fait. Il le dit, car il le donne. « En sorte que
désormais déjà l'esprit le dit, ils se reposent de leurs travaux. De leurs
travaux, » dit-il, et non de leurs oeuvres. « Car leurs oeuvres les suivent. »
Les œuvres suivent l'esprit, comme la chaleur le feu, l'ombre le corps, la
lumière le soleil, l'effet sa cause. Qui observe le sabbat en esprit n'a pas
besoin de vaquer aux œuvres, ses œuvres le suivent. « Leurs oeuvres. » Quelles
sont leurs oeuvres? quelles sont les œuvres de ceux qui se reposent, les
oeuvres de ceux qui sont parvenus au sabbat du ciel?elles sont en fêtes, elles
sont en repos: elles valent ces saints loisirs. Hâtez-vous d'entrer en ce
calme, de parvenir en ce sabbat. Mais considérez que la jouissance de ce sabbat
n'est laissée qu'à ceux qui sont ensevelis avec le Christ, elle n'est accordée
qu'après le sixième jour, ce sixième jour, qui voit ou crucifier l'homme
ancien, ou parfaire l'homme nouveau. Car c'est à cause de l'un qu'il est dit de
ceux qui sont morts dans le Christ, qu'ils se reposent de leurs travaux, et à
cause de l'autre, que l'homme ayant été créé le sixième jour. Dieu se reposa le
septième de toutes ses oeuvres. (Gen. II, 2.) Et vous aussi, procurez-vous le
sabbat, rachetez le temps, trouvez-vous des œuvres libres de toute occupation
extérieure.
5. Mais prenez garde que les ennemis ne tournent
vos sabbats en dérision; veillez à ce que vos repos ne tournent pas à leur
profit, et que vous ne travailliez pour eux, vous qui deviez travailler pour Dieu:
« Reposez-vous, dit le Psalmiste, et voyez que je suis Dieu. (Ps. XLV, 11.) »
Le repos est bon, mais écrivez la sagesse au temps de votre repos. (Eccl.
XXXVIII, 25.) Ecrivez-la sur l'étendue de votre coeur. Il est large, le coeur
que les soucis ne resserrent pas; imprimez dans l'intime de votre coeur des
lettres qui ne s'effacent jamais, et gravez dans les tablettes de votre âme les
caractères de la sagesse, afin que vous puissiez dire: « La lumière de votre
visage a été imprimée sur nous, Seigneur, vous avez mis la joie. dans mon coeur
(Ps. IV, 7). » Réjouissez-vous, passez un jour de fête avec votre bien-aimé, et
faites un festin, comme il est écrit, à l'entrée d'une pareille gloire. « Le
sabbat, comme parle Isaïe, est délicat, et saint et glorieux. Délicat, dit-il,
et saint (Is. LVIII, 13.) Tout oisif est livré aux désirs (Prov. XXI, 25), »
mais tous les désirs ne sont pas saints; de ce genre sont les envies
qu'éprouvent ceux qui veulent s'enrichir, et qui par là tombent dans beaucoup
de fantaisies inutiles et dangereuses. (I Tim. VI, 9.) Voyez comment l'Apôtre
range parmi les vices la multitude des désirs. Que serait-ce si ces désirs
étaient impurs? Car plusieurs qui ne peuvent pas agir roulent en secret, dans
leur esprit, des pensées qu'il est honteux même de dire, se consolant en un
remède si léger. Pour distinguer tout ceci, non content de dire le « sabbat
délicat, » le Prophète ajoute: » et saint et glorieux au Seigneur, » afin que
votre gloire ne tombe pas en confusion. Si vous avez du loisir, vous avez le
sabbat; si vous voyez et contemplez les joies du Seigneur, déjà voire sabbat
est délicat et saint, il est le « sabbat glorieux » du Seigneur: le sabbat du
sabbat, c'est-à-dire le repos du repos. Le premier repos est bon, si vous ne
vous appliquez pas aux choses du monde. Le second est meilleur, si vous vous
appliquez à vous-même et pensez à plaire à Dieu. Le troisième est très-bon, si,
vous oubliant, vous vous appliquez à Dieu seul et pensez à ce qui est de lui,
comment ce grand être vous plaira lui-même. Que votre sabbat ne soit pas un
jour de paresse; opérez les oeuvres de Dieu. L 'oeuvre de Dieu, c'est que vous
croyez en lui. Par la foi, vous voyez. Nous voyons à présent comme dans un
miroir: c'est pourquoi attachez-vous à voir. C'est chose délicate que la
vision, et surtout la vision de Dieu. Il n'y a pas de nécessité pour vous, du
reste, de combattre pour la foi, mais seulement de vous enivrer de délices en
elle. Maintenant elle est arrachée aux contradictions de la populace qui la
persécute, et de l'hérétique qui la pervertit. Placez-la en tête de vos
pensées, afin d'avoir des pensées fidèles et anciennes.
Amen.
1. Ils ne savent pas avoir des pensées
anciennes, ceux qui cherchent les nouveautés des paroles, qui forgent des
dogmes récents, qui n'évitent pas les désirs de jeunesse, qui n'ont rien qui
soit plein de gravité, d'autorité et du poids de l'âge; il n'y a pas d'amen là
où il se trouve, ou bien la dispute, ou bien la déception des idées; là où
règne l'infidélité, là où la foi est flottante. Entrez dans les ports assurés
de la foi, introduisez le bien-aimé dans l'appartement de votre mère, afin que
tous vos sentiments, que vos manières de voir relativement au Christ soient
renfermés dans les règles de l'Église et châtiés par sa censure; opérez ces
oeuvres-là dans votre sabbat. Autrement, si vous avez du repos et ne vous
appliquez pas à des objets semblables, des pensées vaines et des désirs
empoisonnés envahiront votre esprit oisif. Ensuite, comme vous savez que « les
orties et les épines remplissent le champ du paresseux (Prov. XXIV, 31), ainsi
l'Évangile vous dit que « deux étant dans un lit, l'un sera enlevé et l'autre
laissé » (Matth. XXIV). Elle est comparable à un lit, la vie tranquille et
calme de ceux qui vivent dans le giron de l'Église, l'existence de ceux qui ne
sont pas attachés au fardeau d'un emploi ecclésiastique, ni occupés du soin de
pourvoir aux besoins des autres et de le gouverner, et qui, sous la conduite
d'un supérieur, jouissent en liberté de leurs loisirs. Tous cependant ne
jouissent pas comme il convient de ces loisirs qui leur sont dûs; mais dans le
temps libre qui leur est donné, ils trouvent occasion de se livrer à la
paresse.
2. Le lit est bon si on en fait un usage
légitime, et si on profite du repos qu'il ménage à l'extérieur pour vaquer au
plaisir de la contemplation intérieure. Ceux qui agissent ainsi seront
transportés du lit actuel de l'Église à ce lit céleste où se repose le Christ,
pour s'y trouver avec lui. Là où sera le corps, là s'assembleront les aigles
(Matth. XXIV, 28). Et vous, soyez comme un aigle, ayez des yeux brillants,
habituez-vous à la contemplation spirituelle, demeurez dans les rochers,
habitez les roches sauvages; bien plus, entrez dans les ouvertures de cette
pierre singulière qui est le Christ. Retirez-vous, selon la parole d'Isaïe (Is.
XXVI, 20), dans vos appartements, fermez les portes, et cachez-vous pour un moment,
jusqu'à ce que la colère ait passé. Ou plut8t soyez caché, afin que la charité
demeure pour jamais. Cachez-vous dans l'asile de la paix, dans les puissances
du Seigneur, car la paix est dans sa force. Souvenez-vous de la justice, que
lui seul possède, pour qu'en vous se rencontrent la justice et la paix.
Souvenez-vous de la justice, que lui seul possède, car, que possédez-vous que
vous ne l'ayez reçu? (I Cor. IV, 7.) De la justice que lui seul possède. Bonne
justice que vous défendez dans une sorte de combat contre les vices qui vous
chatouillent. Plus heureuse quand, ne combattant pas pour elle, vous trouvez en
son sein vos délectations; quand vous ne luttez plus, vous jouissez; quand vous
n'êtes pas aux prises avec les vices, vous êtes en douce relation avec la
vertu. Vous la possédez, vous n'attaquez pas les vices, lorsque, oubliant ce
qui est en bas, vous pensez, non à ce qui est de l'homme, mais à ce qui est de
Dieu, et vous souvenez de la justice que lui seul possède, lorsque la justice
et la paix s'embrasseront en vous, car le règne de Dieu, « c'est la justice, la
paix et la joie (Rom. XIV, 17). Si royaume, pourquoi pas et maison et
appartement? « Car sa demeure a été placée dans la paix et son habitation dans
Sion. » (Ps. LXXV, 3.) Entrez dans le séjour de la paix, de la pais extérieure,
mais plus encore de la paix intérieure, dans la maison de la contemplation; car
Sion veut dire contemplation. « Dans la paix, dit le Psalmiste, en ce même
bien, je dormirai et me reposerai. » (Ps. IV, 9.) « En ce même bien » se
rapporte à la contemplation. C'est là la part qui ne sera jamais enlevée. Enfin
l'épouse s'endormit avec le bien-aimé dans le lit de sa mère, et dans les
embrassements de son époux elle éprouva l'extase d'une âme livrée au sommeil.
C'est pourquoi on lit à la suite: « Je vous adjure, » et le reste.
3. Et vous aussi, si vous avez saisi l'époux,
tenez-le donc, ne le laissez pas partir jusqu'à ce que vous l'introduisiez dans
la demeure de votre mère. Pourquoi vous recommander à présent ce à quoi
l'expérience de la douceur que vous avez goûtée vous attire et vous invite
beaucoup plus fortement? Si quelqu'un, en effet, a pu, dans son esprit libre, à
la dérobée et comme en éclair, éprouver les joies heureuses de cette méditation
élevée, je ne sais s'il est une autre occupation à laquelle il se porte avec
plus d'entraînement, que de se donner entièrement et sans réserve à cette suave
application. Les premières douceurs de la ravissante contemplation attiraient
l'épouse et l'appelaient au lieu du repos où elle se flatte qu'elle introduira
le bien-aimé. « Je ne le lâcherai pas jusqu'à ce que je le fasse entrer. » Ne
vous semble-t-il pas qu'elle vous dit ce qui est exprimé par ces paroles du
Psaume « Si je donne le sommeil à mes yeux, si je laisse goûter le repos à mes
paupières, jusqu'à ce que je trouve une place pour le Seigneur (Ps. CXXXI, 4),
» je quitte tout pour ne pas le quitter. Je regarde toutes choses comme une
perte, afin de gagner Jésus-Christ, et d'obtenir la joie suréminente que cause
sa présence. « Si deux dorment ensemble, ils se réchaufferont mutuellement; un
seul, comment se réchauffera-t-il? (Eccl. IV, 11.)» C'est l'Ecclésiaste qui
parle ainsi. Il est bon d'être réchauffé et d'être enflammé dans les
embrassements du Verbe (car la parole du Seigneur est grandement brûlante), et
d'être bouillonnant de désirs spirituels: c'est pourquoi je ne livrerai pas mes
yeux au sommeil, et mes paupières ne connaîtront pas de repos, jusqu'à ce que
je l'introduise dans le lit de ma mère. Alors je me reposerai, et mon sommeil
sera suave. Ainsi dormit Jean incliné sur la poitrine de Jésus, où sont cachés
tous les trésors de la sagesse et de la science de Dieu. Là est le lieu du
véritable repos, la sérénité de l'intelligence, le sanctuaire de la piété, le lit
de la délectation. Dormez en cet endroit, pour voir ce que vit cet Apôtre, « le
Verbe dans le principe» (Joan I), le Verbe chez le Père, et le Verbe Dieu, et
pour comprendre dans le Christ la co-éternité d'existence avec le Père, la
diversité personnelle et l'unité consubstantielle, que trouvez-vous de plus
semblable au sommeil? Là ne peuvent pénétrer les regards de l'homme, là ne peut
s'introduire la raison. L'homme ne verra pas ces mystères sans mourir. Il vous
est donc bon de vous endormir, d'être enseveli dans l'oubli des sentiments et
des affections humaines, afin de pouvoir dormir un tel sommeil. Là est le lit
des apôtres qui nous ont engendrés dans le Christ. Paul est comme une mère
lorsqu'il s'écrie: « Mes petits enfants, que j'enfante de nouveau jusqu'à ce
que Jésus-Christ soit formé en vous (Gal. IV, 19.) » Voilà la mère; voulez-vous
le lit? « Notre vie est dans le ciel (Phil. III, 20). Voulez-vous le sommeil? «
Par l'esprit, dit-il, nous sommes ravis en Dieu. (I Cor. V, 13). »
4. Passez en ce lieu avec votre bien-aimé,
restez-y, méditez ces mystères, vivez en eux: ou si vous ne pouvez y atteindre,
soyez plus retenu; si vous ne pouvez reposer sur la poitrine de Jésus, là où se
trouve la source d'une sagesse inépuisable, reposez-vous entre ses épaules, où
vous contemplerez les exemples et les mystères de sa patience. Entre ses
épaules, « car sa principauté a été établie sur ses épaules (Is. IX, 6.) » Et
il a été dit de Benjamin, « que le très-grand ami du Seigneur reposera entre
ses épaules (Deut. XXXIII, 12). » Jésus se reposa et s'endormit sur la croix,
afin que vous aussi vous dormiez dans la foi et le souvenir de sa Passion; ou
plutôt entre ces places, allez et venez, entre la poitrine et les épaules,
entre les mystères de. la foi et la manifestation de la vérité. Dans l'un de
ces côtés, établissez votre demeure, et dans l'autre, votre lit. Le grand ami
du Seigneur, Benjamin, demeurera tout le jour comme dans un lit, et il se
reposera entre ses épaules. Vous apercevez comment il place le lieu de son
repos entre les épaules? Que sera-ce donc dans la poitrine? Là et là il y place
pour une belle contemplation, entre les épaules et sur la poitrine. Mais il y a
plus de grâce dans la poitrine; elle est le foyer de l'amour, le siège des
pensées, elle donne la facilité pour étreindre, et fournit la faculté de
considérer le visage. Le lit nuptial est donc bien dans la poitrine de Jésus;
bien plus, cette poitrine est un trésor. Là sont et les délices de l'époux et
les richesses du Verbe, parce qu'en lui. sont cachés tous les trésors de la
sagesse et de la science de Dieu. Pénétrez dans ces trésors, cachez-vous loin
du tumulte des hommes, dans le secret de sa face, et que personne ne vous
excite ou vous réveille que vous ne le vouliez. C'est ce qu'exprime l'adjuration
que prononce à la suite de ce pointsage l'époux, le Christ Jésus, qui vit et
règne au siècle des siècles.
Amen.
1. L'explication de ce pointsage nous occupe
encore: « Je l'ai saisi et ne le lâcherai pas. » Faut-il tant de soin et de
zèle pour retenir votre bien-aimé après l'avoir saisi? S'il est époux, il
répond d'une façon pareille à celle qui l'aime: Comment ne s'attache-t-il pas à
vous de lui-même et ne vous étreint-il pas de son propre mouvement? Enfin, le
zèle impatient de ceux qui aiment a ce caractère; repoussé, il revient avec
importunité, et une vive ardeur ne tonnait pas la pudeur. Or, maintenant vous
dites: « Je ne le lâcherai pas, » comme s'il s'efforçait de fuir s'il n'était
pas retenu avec effort. S'il aime, comment voudra-t-il partir, ou se
laissera-t-il arracher? Ou bien, est-ce un soupçon d'amour qui vous inquiète et
une crainte inutile de le perdre, dans votre grand désir de le garder? Il n'y a
pas cependant de crainte vaine, là où l'issue de l'affaire est incertaine. La
frayeur n'est pas inutile au milieu des dangers. Ce qu'il a plus à redouter,
c'est notre légèreté naturelle. Car l'époux est Dieu, et il ne change pas.
Votre légèreté innée vous met bien près de la chute, et si vous n'êtes
solidement attachée, vous serez facilement emportée par l'instabilité d'un
esprit sans consistance.
2. Mais appliquons ces paroles à l'Eglise
primitive. Elles paraissent lui convenir, quand, animée d'une confiance prophétique,
elle défendait, contre les attaques des persécutions, les droits de la foi et
de la charité. Voyez combien de malheureux se sont efforcés ou de détruire ou
de souiller cette union spirituelle de Jésus-Christ et de l'Eglise. Considérez
les débuts de cette société sainte, quand elle était allaitée, et que, nouvelle
fiancée, elle se hâtait pour recevoir les premiers embrassements de Jésus. O
bon maître, que de fureurs, que de fraudes elle eut à subir en ces jours! Il
fallait qu'il y eut des hérésies, il fallait que des persécutions éclatassent
afin qu'elle s'attachât avec d'autant plus de force à son bien-aimé, qu'elle se
voyait arrachée avec plus de violence à sa foi et à la confession de sa gloire.
«Qui, s'écrie l'un des apôtres, au nom de toute l'Eglise, qui nous séparera de
la charité du Christ? (Rom. VIII, 35.) » On ne vit pas en eux se corrompre la
vérité de la foi; on n'y vit pas captive la liberté du témoignage. « A cause de
Sion, dit le sage, je ne me tairai pas, et à cause de Jérusalem, je ne me
reposerai jamais (Is. LXII, 1.) » Battus dans la synagogue, les disciples
reçoivent l'ordre de garder le silence. Mais, à cause de Sion, ils ne se
taisent nullement; et pour l'amour de cette Jérusalem charnelle, ils ne
reposent pas. Synagogue vraiment charnelle, qui éteignit en elle l'esprit
vivifiant et s'efforça de l'éteindre dans l'Eglise. Elle ne voulut pas
connaître le Christ, et à cause de ce crime, elle flet livrée au sens réprouvé.
Elle rejeta la pierre éprouvée, la pierre choisie; elle prit le parti de la loi
et méconnut le Christ; elle prit la clef de la science, n'y entra pas, et ne
permit pas aux autres d'y entrer. Pourquoi nous fermes-tu la porte, quand le
Christ nous fa ouverte? Sur son épaule est la clef de la maison de David, qui
ouvre et personne ne ferme, qui ferme et personne n'ouvre. (Is. XXII, 22.) Elle
ouvrit pour les Gentils et ferma pour les Juifs. L'aveuglement est, en effet,
sur Israël en partie, afin que la plénitude des nations entrât. La Judée est
aveugle, et sous le voile de la lettre, elle ne sait pas trouver une issue. La
synagogue prêche le voile, elle réprouve la vérité, ne les présentant pas ou ne
les divisant pas comme il convient. Elle diviserait sagement, si elle
distinguait l'observation de la lettre de son interprétation; si elle assignait
un temps à son antiquité et un temps à sa nouveauté. Il y a un temps pour
coudre et un temps pour déchirer. Tout à la fois, l'un a été ordonné et l'autre
prédit. Mais la figure se trouvait dans l'un et l'autre était sous la figure.
Et l'Eglise divise et déchire ce qui avait été cousu, et si parfois elle
connaît la lettre selon la chair, la synagogue ne connaît plus celui qu'elle
tenait enveloppé sous les symboles, et elle l'abandonne quand il est découvert.
3. L'Eglise dit: « Je le tiens et ne le lâcherai
pas. » La synagogue Je réprouve, et même adresse des reproches; mais l'Eglise
ne craint pas, en entendant la voix qui blâme et qui murmure, en se trouvant en
face de l'ennemi et du persécuteur. Le serviteur méchant dit dans son cœur: «
Mon maître tarde à venir. (Matt. XXIV, 48.) » Et alors il frappe les serviteurs
du Seigneur, parce qu'ils connaissent et annoncent l'arrivée du Juste; mais
eux, à cause de Sion, ne se taisent pas, et à cause de Jérusalem, ils ne se
donnent pas de repos. Les ennemis peuvent frapper leur corps; ils ne peuvent
séparer leur âme de l'union avec le Christ. Les fouets inculquent plus
fortement dans leur coeur l'amour de Jésus. Flagellés, menés en prison, traînés
devant les tribunaux, ils se réjouissent dans toutes ces épreuves, parce qu'ils
ont été trouvés dignes de souffrir de la honte pour son nom sacré. « Je l'ai
saisi, je ne le lâcherai pas. » L'Eglise l'a tenu, parce qu'elle n'a pas
craint. Elle n'aurait pas craint, quand même la terre serait ébranlée, et quand
même les puissances supérieures de ce monde seraient plongées contre elle dans
un abîme d'amertume. Elle est liée à son époux par un lien qui ne pouvait être
rompu, par le lien de la charité, qui ne peut être brisé, car la charité ne
manque jamais; elle agit avec confiance parce qu'elle s'est liée par l'amour.
Qui s'attache au Seigneur devient un esprit avec lui (I Cor. VI, 17); mais là
où est l'esprit Seigneur, là est la liberté. Ainsi, elle agit en liberté et
elle maintient invariable la confession de son espérance. Et pourtant alors la
foi était chose vaine, et sa confession acte digne de confusion. Que dis-je de
confusion? La foi exposait aux derniers périls. Les fidèles ne pouvaient pas
cependant craindre ceux qui font périr le corps. L'Esprit de vie, le seigneur
Jésus-Christ était devant leurs yeux. C'est pourquoi ils souffrirent plus
facilement d'être arrachés de leur propre chair que d'être séparée de sa
charité. Pour tenir l'époux, elle n'a rien retenu de son corps. Aussi, elle
dit: « Je l'ai tenu et ne le laisserai pas partir.» Elle tint bon au milieu de
tant d'hérétiques qui pervertissaient et d'ennemis qui persécutaient, et
lorsque notre foi étaient encore au berceau.
4. « Jusqu'à ce que je l'introduise dans la
maison de ma mère. » Maintenant notre foi est arrivée au lieu de sûreté. On ne
l'attaque de ouvertement. Ceux qui la persécutaient lui ont fait soumission, et
ceux qui la pervertissaient se sont mis à diriger les autres à sa lumière. Elle
a été introduite des champs dans la maison, de la mer dans le port. La fureur
des princes qui la persécutaient s'est changée yen. bienveillance, et les
objections subtiles des hérétiques, résolues par la vérité sincère de la foi
catholique, ont gardé le silence. A présent, notre foi, Jésus-Christ, a été
arraché aux contradictions du peuple. Il a été placé à la tête des nations; il
n'est plus un signe de contradiction. Après les combats que tant de martyrs ont
souffert pour la foi du Christ, après que l'Église a brisé les violences de
tant de tyrans, pulvérisé les objections de tant d'hérétiques; maintenant que,
dans la croix, il n'y a plus de scandale, mais de la joie; que nous sommes
devenus pour ce monde, non un spectacle d'opprobre, mais un triomphe de la
grâce; après tant de périls surmontés, ne vous semble-t-il pas que l'Église du
Christ a introduit son bien-aimé comme du lieu du travail et du combat dans le
lit du repos et de la paix?
5. Vous voyez donc que, dans les débuts de l'Église
naissante la diligence fut nécessaire pour que le bien-aimé, si longtemps
désiré et enfin si heureusement trouvé, ne fût pas arraché à son épouse.
Qu'arrivera-t-il maintenant par la suite, quand cet époux est en sûreté, et
qu'il est entré par la foi dans le lit nuptial? Faudra-t-il se livrer à la
paresse et dire adieu à la précaution? Sera-t-il en danger dans la paix, celui
qui n'a pas connu le péril. dans la tempête? Ne court-il pas de péril celui qui
meurt? « Sans les oeuvres, la foi est morte (Jacob. II, 17). » L'apôtre
recommande la foi, la foi qui opère par la charité (Gal. V, 6). Là où se trouve
l'action de l'amour ou l'amour de l'action, là est la vie de la foi. Riais si
la vérité se trouve dans la croyance, la liberté dans le témoignage, et s'il
n'y a pas la vie par la dilection, un tel lien n'est pas triple et il se rompt
facilement. C'est une liberté imaginaire, celle qui ne sort pas de la racine de
la charité, et un témoignage de ce genre ne se base pas tant sur sa propre
liberté que sur la licence d'autrui. Elle est précaire, non propre; elle dépend
de la faveur des princes, elle ne procède pas de la chaleur de la foi. C'est
par la chaleur de la charité que la foi reçoit le mouvement de la vie. Elle est
paresseuse, surtout là où le danger menace, si par l'heureuse influence de
l'amour elle ne prend pas la liberté de confesser tout haut ses sentiments.
Autrement, la confession expire sur les lèvres d'un mort, comme s'il n'existait
pas. Sans la charité, la foi est donc vaine et la confession inutile. L'apôtre
dit que le Christ habite par la foi dans nos coeurs (Eph. III, 17). Est-ce par
cette foi morte? Si la vérité est au-dedans et la vie au-dehors, le Christ est
divisé, car il est vérité et vie. Vous n'avez pas encore introduit votre bien-aimé,
quand il est à moitié dehors. Que dire donc s'il n'est pas le bien-aimé?
Comment est-il aimé, si la charité n'est pas unie à la foi? Ressuscité des
morts, le Christ ne meurt plus (Rom. VI, 4); mais c'est pour lui qu'il ne meurt
plus; prenez garde qu'il ne meure pour vous, ou plutôt que vous ne mouriez pour
lui; autrement, quelle pourra être l'affection d'un défunt ou la charité que
l'on entretient avec un mort.? A quel titre sera-t-il appelé, votre bien-aimé,
s'il n'y a pas en vous de dilection? Si le Christ habite en votre coeur par la
foi, et s'il est dehors, au pas de vue de la charité, je crains, bien plus, il
est certain qu'il est partagé ou mort en vous. « Je vis, dit saint Paul, ce
n'est plus moi, c'est Jésus qui vit en moi. (Gal. II, 20.) »
6. Vous pouvez, vous aussi, employer les mêmes
paroles, si pourtant, avec le même apôtre, vous pouvez dire: «la charité de
Dieu a été répandue dans nos cœurs, par l'esprit saint qui nous a été donné. »
(Rom. V, 5.) Mais cette vie est laborieuse dans les uns, libre dans les autres
et elle se passe pour d'autres, dans des délices spirituelles. Que si encore
vous avez courbé la tête sous le joug de la chair, et si votre coeur ouvre une
entrée facile, et un accès familier aux princes des ténèbres, si vous avez prostitué
votre âme à d'impudique amants, quel sera en vous l'accord de Jésus-Christ avec
Bélial? quelle société de la lumière avec les ténèbres? Mais, si pour l'amour
de Jésus, vous avez déclaré la guerre aux vices et à l'esprit qui souffle les
vices, vous tenez à la vérité, votre bien-aimé, mais vous n'êtes pas encore en
pleine sûreté. Vous êtes agité, vous ne jouissez pas de la tranquillité du lit
nuptial. La foi est dans le port, mais il vous reste à briser, ou du moins à
fuir l'entraînement d'une mauvaise coutume, et le flot des tentations qui
sortent du dedans ou viennent du dehors. Tenez constamment le bien-aimé dans
les dangers, de peur qu'il ne vous échappe, jusqu'à ce que vous l'introduisiez
dans la maison de votre mère et dans l'appartement de celle qui vous a donné le
jour. Tenez-le avec effort, de crainte que si vous étiez peu attentionné et
moins attentif il ne vous échappât. Vous le tenez par la foi, vous le tenez par
votre profession, tenez-le par vos mœurs, tenez-le par votre conduite, rie le lâchez
pas. Du reste, le combat, à présent, ne roule pas sur la vérité de la foi, mais
le fort de la lutte s'est porté contre les bonnes moeurs et la vie honnête.
Dans ces jours-ci passent des temps pleins de périls, et il s'y trouve des
hommes s'aimant eux-mêmes, cupides, orgueilleux, chercheurs, et ce qui est
pire, provocateurs de péchés. Au début de la foi chrétienne une grande
persécution se déchaîna contre ce nom; ce qui éclate aujourd'hui, c'est la
corruption assez prononcée et trop lente à guérir. Les exemples mauvais gâtent
les bonnes mœurs. Tirez-nous, ô bon Jésus, à l'odeur de vos parfums, de crainte
qu'un souffle mauvais s'exhalant, du voisinage, ne corrompe en nous le sel de
la sagesse. « Que votre discours, » dit St. Paul, « soit toujours assaisonné de
sel dans la grâce. » (Col. IV, 6.) Est-ce le discours seul, et n'est-ce point
plutôt la vue, Fouie, la démarche et tout l'extérieur qui doit être imbibé de
sel? « Plaisez à tous en tout, comme moi, » dit le même apôtre. (Cor. X, 83),
que si les premiers de l'Eglise sont affadis; les peuples, comment seront-ils
aspergés de sel?
7. Et nous, mes frères, qui faisons profession
de la vie religieuse, nous devons être le sel de la terre. Si le sel s'affadit
en nous, par quel moyen lui rendrons-nous sa vertu? Le prêtre est devenu comme
le peuple, afin que le peuple devienne, avec plus de licence, comme le prêtre.
Les moines se conforment avec soin au monde, et ceux qui sont dans le monde
défendent leur erreur avec assez d'habileté et trop de vérité par notre exemple.
Pasteur et peuples, séculiers et religieux se forment et s'excitent aux vices
par leurs exemples réciproques. Ce sont des greniers pleins, répandant de côté
et d'autre l'esprit pestilentiel d'une vie honteuse ou tiède. Hélas! avec
quelle bouche avide du coeur, nous attirons ce mauvais esprit et nous respirons
cet air corrompu! Cette pourriture s'introduit de tous côtés par les fenêtres.
O bon Jésus! quand verrons-nous, si jamais on le voit, et la foi intègre et
pareillement les moeurs pures! Quand arrivera-t-il que, de même qu'il y a paix
avec la vérité, aussi il n'y ait plus de lutte pour la vertu? Quand vous
embrasserons-nous entièrement et à notre gré dans le lit de la contemplation et
du repos? Il en est peu dans l'Eglise qui soient arrivés à cet état, mais
cependant ils disent en partie: « Je l'ai tenu, je ne le quitterai pas, jusqu'à
ce que je l'introduise dans la demeure de ma mère, et dans le lit de celle qui
m'a mis au monde. » La face de l'Eglise n'offre pas tout entière cet aspect,
elle l'offre néanmoins dans sa plus grande partie, en sorte qu'elle peut dire:
« Je l'ai saisi, je ne le lâcherai pas, jusqu'à ce que je l'introduise dans la
maison de ma mère et dans le lit de celle qui m'a donné le jour. » La foi est
plus répandue, les oeuvres de la charité sont restreintes. N'est-il pas vrai
que cette distinction se fait remarquer dans l'universalité de ceux qui
croient, n'est-elle pas aussi en chacun de nous? Quel est celui qui sent, à un
égal degré, en son âme l'intégrité d'une foi vraie et inébranlable et celle des
sentiments pieux et sérieux? Il est vraiment grand, si la grandeur est pour
quelqu'un, celui qui de même qu'il ne titube pas dans la foi, n'est
pareillement pas troublé par les passions de l'esprit. C'est d'un chrétien de
ce genre que je prononce qu'il est pleinement entré dans les secrets du lit
nuptial. La tranquillité du caser est un excellent lit. La sagesse travaille
avec les autres, mais l'esprit du Seigneur se repose avec celui qui est humble
et pacifique, et son séjour est dans la paix. Mais qu'ici s'arrête notre
discours, ou que plutôt nos sentiments se reposent dans le secret de cette
couche, afin que l'entretien qui suivra exprime avec plus d'abondance, ce que
l'expérience nous aura appris, avec l'aide de notre Seigneur Jésus-Christ, qui
avec le Père et le Saint-Esprit, vit et règne Dieu dans tous les siècles.
Amen.
1. On voit clairement qu'elle est endormie,
celle en faveur de qui on adresse une si instante prière. Pourquoi ne
dormirait-elle pas après être entrée, en compagnie de son bien-aimé, dans le
lit de sa mère, dans la retraite pleine de délices? Elle dort quand l'approche
du bien-aimé la jette dans un transport d'esprit. « Je vous en conjure, »
dit-il, « n'éveillez pas ma bien-aimée.» Bienheureuse est-elle de pouvoir tenir
un tel époux, et de n'être pas forcée de le laisser partir. Tenez ce que vous
avez, tenez et touchez longtemps, et avec soin le Verbe de vie: déroulez le
livre de vie, le tome qu'ouvrit Jésus, bien plus, qui est Jésus lui-même.
Roulez-vous autour de lui, enveloppez-vous du suaire dont il fut enveloppé
lui-même, car il est revêtu de la lumière comme d'un vêtement. Revêtez votre
bien-aimé, notre Seigneur Jésus-Christ. Taillez-vous avec soin un mémorial dans
la pierre, un monument nouveau, dans lequel personne n'aura été encore déposé.
Le Christ est la pierre. En Jésus on peut sans cesse trouver des choses
nouvelles. On peut pénétrer toujours dans des régions nouvelles. En lui il se
trouve bien des retraites, d'innombrables trésors de sagesse. Il n'est pas
content d'une seule toison, on peut en couper plusieurs en lui à diverses
reprises. Les bonnes toisons sont les sens mystiques, les affections sacrées.
Et c'est là ce qui abonde en Jésus: on ne peut le dépouiller et le laisser nu.
« Je me réjouirai, » dit le Psalmiste, « sur vos paroles, comme celui qui
trouve de riches dépouilles. » (Ps. CXVIII, 162). Revêtez-vous de ces
dépouilles, entourez-vous de ces toisons, afin que, comme il est écrit, elles
réchauffent vos côtés: sa parole est en effet enflammée. (Ib. 140.)
Reposez-vous en elle, et, comme le prononce Salomon, votre sommeil sera suave.
(Prov. III, 24.) Enfin l'époux lui-même protège le sommeil de son épouse, il le
favorise, il ne veut pas qu'elle soit réveillée. « Je vous adjure, » dit-il, «
par les chevreuils et les cerfs des campagnes. » Adjuration tout-à-fait
nouvelle, qui n'offre pas moins de mystère dans son fond, que de singularité
dans l'apparence.
2. Cherchant quel est le symbolisme de ces
animaux, je trouve représentée en eux une certaine rapidité de l'âme libre,
l'agilité de l'esprit qui se transporte par bonds et d'une course rapide sur
les cimes élevées. Ne vous paraissent-ils pas semblables à des chevreuils et à
des cerfs, ces hommes qui, bien qu'enchaînés au corps, se sont néanmoins élevés
au-dessus de ces embarras: emportés par la promptitude spirituelle, ils ne
sentent presque pas le poids de la chair et grâce à la prédominance de
l'esprit, ils ne sont pas retenus par la pesanteur dune masse de matière? Ils
sont ceux qui marchant au souffle de l'esprit, ils n'éprouvent plus les désirs
de la chair, ou s'ils les éprouvent, ils les sentent languissants, comme
palpitant et rendant leur dernier souffle. « Vous n'êtes plus dans la chair, »
dit l'apôtre aux âmes de cette sorte « mais vous êtes dans l'esprit. (Rom.
VIII, 9.) Et encore: « Si nous avons connu le Christ selon la chair, clous ne
le connaissons plus ainsi. » (II. Cor. V, 16.) Ce bien-aimé est déjà devenu
tout spirituel, déjà il s'est transporté dans les solitudes célestes, déjà il
est arrivé sur les hauteurs. Aussi l'Eglise dit: « Mon bien-aimé est semblable
au chevreuil et au faon des cerfs sur les monts Béthel. » (Cantique II, 9.) II
vous invite à gravir ces montagnes, celui qui écrit
« Si vous êtes ressuscités avec le Christ, » etc. (Col. III, 1.) Saint
Paul désire que vous deveniez un chevreuil spirituel, lui qui vous appelle sur
ces cimes élevées, lui qui veut voir sur vous l'image du faon incomparable. De
même, » dit-il, « que nous avons porté l'image de l'homme terrestre, de même
portons l'image de celui qui est dans les cieux. » (I. Cor. XV, 49.) Cerf
rapide fut aussi saint Paul, ce glorieux apôtre qui a dit: « Notre vie est dans
les cieux. » (Phil. III, 20.) Cerf admirable est celui que l'esprit de Dieu
anime et conduit; car l'esprit de Dieu est subtil et mobile. Cerfs mystérieux,
sont ceux que la voix du Seigneur prépare, à qui il révèle l'obscurité de ces
mystères, ombres épaisses dans lesquelles se cache ce faon à jamais béni.
Véritable chevreuil, le cœur de celui qui, à tout ce qu'on lui propose ou
commande, peut dire, dans le généreux et prompt dévouement de son âme: « Mon
coeur est prêt, ô Dieu, mon coeur est prêt. » (Ps. LVI, 8.) Qui oubliant ce qui
est en arrière, s'élance vers ce qui est devant lui.
3. Vous avez entendu les réflexions communes qui
s'appliquent également à ces animaux: écoutez les observations propres à
chacun, afin que nous établissions une distinction entr'eux, et que nos
remarques ne s'appliquent pas confusément et indifféremment aux uns et aux
autres. Dans les cerfs, voyez la longue vie, et la longue vue dans les
chevreuils; on dit que les cerfs ont un certain art naturel de se préserves de
la vieillesse, et de rappeler des portes de la mort, par une sorte de
résurrection, leur existence quand elle touche à sa fin. Le Christ,
particulièrement, n'est pas tant appelé cerf que faon, lui qui jouit d'une
éternelle jeunesse, sans aucun mélange de vieillesse qu'il ait besoin de
renouveler. Il est particulièrement chevreuil par le privilège de sa vue
incomparable. « Personne ne connaît le Père si ce n'est le Fils, et celui à qui
le Fils aura voulu le faire connaître. » (Luc. X, 22.) Tout est à nu et à
découvert devant ses yeux. Ils sont, eux aussi, des chevreuils spirituels ceux
qui ont les yeux de leur âme éclairés de la connaissance de Dieu: ceux qui devenus
spirituels examinent et scrutent toutes choses. qui contemplent à visage
découvert la gloire du Seigneur. Ils sont semblables à des cerfs en ce que,
allant de clarté en clarté, comme poussés par l'esprit du Seigneur, ils sont
transformés en la même image; en ce que, dépouillant le vieil homme, ils
revêtent le nouveau, celui qui a été créé dans la justice et la sainteté de la
vérité; en ce qu'ils savent renouveler, par une sainte ferveur leur dévotion
languissante et vieillie, et sont fidèles à se refaire souvent, ne connaissant
pas les ennuis de la persévérance. « Ceux qui se confient au Seigneur, » dit
Isaïe, « changeront leur puissance. » (Is. XL, 34;) non qu'ils perdent celle
qu'ils ont déjà, mais parce qu'ils en acquièrent une nouvelle. Ils changeront
leur vaillance en lui faisant subir fréquemment des augmentations nouvelles. «
Ils changeront leur vigueur, » dit-il; « ils courront et ne se fatigueront pas;
ils marcheront et ne défailleront jamais. » Ce changement paraît un
renouvellement perpétuel, et sans défaut et sans fatigue, des progrès de l'âme.
Elle est bonne la force qui, en courant avec labeur, ne sait pourtant pas
décliner vers le défaut; meilleure est celle qui ne sent pas les ennuis du
travail, mais franchit les obstacles des difficultés qui se dressent
contr'elle, marchant à pas dégagés, comme en rase campagne, selon ce qui est
écrit: « Le coureur rapide déroule et dégage ses voies. » (Jerem. II, 23.)
4. C'est pour cela que l'époux invoque
présentement les cerfs des campagnes, parce que, pour ces animaux, toute les
aspérités et toutes les hauteurs sont faciles, abaissées et ouvertes à leurs
pas rapides, aussi bien que les espaces des plaines. La voix du Seigneur est la
voix d'une inspiration intime, pénétrant doucement dans les oreilles de l'âme.
C'est cette voix qui prépare ces cerfs, qui éclaire les obscurités des bois.
Car s'il y a des forêts remplies de scandales semblables à des ronces aiguës,
pour ces âmes, ces forêts ne sont pas infranchissables, le Seigneur rend leurs
pieds agiles comme ceux des cerfs; elles ne peuvent être retardées par
l'obstacle d'aucune injure; elles se complaisent au contraire dans les
tribulations, elles ont les outrages pour agréables et ne leur prêtent pas
beaucoup d'attention, tant est grande la force du désir qui les porte vers les
choses d'en haut, et vers les biens qui sollicitent leur attention! O temps
malheureux que les nôtres ! comment presque tous nous écartons-nous de cette
règle au pas de faire le contraire, prenant pour injure même ce qui est plein
de piété? Presque partout nous rencontrons un obstacle, nous tombons dans les
endroits unis, et nos pas glissent sur les places régulières, comme parle
Jérémie. (Thren. IV, 18.) Nous nous plaignons que tous les passages sont fermés
pour nous, car le chemin des paresseux est comme une haie hérissée d'épines,
(Prov. XV, 19.) Nous nous réjouissons quand il se présente une occasion de
querelle, nous sommes portés au soupçon, tellement que (comme il est écrit) le
bruit d'une feuille qui vole dans l'air paraît nous effrayer et que nous nous
efforçons de la voix et du geste d'attirer en nous les inquiétudes de l'esprit.
De là vient que trop souvent nous troublons le repos des hommes spirituels, que
nous interrompons leurs loisirs, que nous arrêtons le sommeil de l'âme
appliquée aux choses supérieures et que nous l'arrachons de l'embrassement si
agréable de l'époux.
5. Ces importunités, que la perversité cherche
ou que la faiblesse produit, l'époux les éloigne de sa bien-aimée, en invitant
à une allégresse spirituelle les filles de Jérusalem. Voilà pourquoi il les
adjure, par les chevreuils et les cerfs, afin qu'elles soient excitées à
rivaliser avec les hommes spirituels et à s'abstenir de toute démarche
importune auprès de l'épouse. « Je vous en conjure, n'excitez pas ma bien-aimée
jusqu'à ce qu'elle le veuille elle-même. » Il vous est utile qu'elle s'éveille
mais attendez qu'elle veuille elle-même. Attendez son bon plaisir, car c'est
elle qui est chargée de veiller sur vous. Elle voudra, quand le Saint-Esprit l'instruira.
Unie à son bien-aimé, elle est devenue un même esprit avec lui. C'est pourquoi
elle peut dire: « l'esprit du Seigneur est sur moi, parce qu'il a répandu sur
moi son onction et m'a envoyé prêcher l'évangile. » (Is. LXI, 1.) Elle vous
l'annoncera quand le Saint-Esprit lui en aura marqué le temps. En attendant,
qu'elle boive dans son' sommeil, ce qu'elle vous rendra avec plus d'abondance.
La grâce de la contemplation ne détruit pas la compassion, elle la forme, et le
ravissement d'esprit rend sympathique à ceux qui sont faibles. C'est quand Adam
dormit, que la côté de l'homme s'amollit pour former le sexe qui est le plus
faible; c'est du côté de l'homme que la femme fut créée pour la société
conjugale; bien plus, Adam lui-même est changé en la femme, sa compagne, et,
par une certaine transformation, il passe en épouse. C'est pourquoi, en
s'éveillant, il prononce tout d'abord une parole de charité, se reconnaissant
dans son égale: « Voici l'os de mes os, » dit-il, « et la chair de ma chair. »
(Gen. I, 23.) Est-ce que saint Paul vous parait abaisser la dignité de l'homme
devant le sexe infime, quand il déclare qu'il s'est fait faible avec les
faibles? Eve devient comme un Adam spirituel, quand la fermeté puissante de
l'apôtre compatit aux âmes qui lui sont soumises et quand la sublimité de sa
force et de sa science, par une sage sobriété, se proportionne à la mesure de
ceux qui sont infirmes. Et si son esprit est transporté par rapport à Dieu, il
sait être sobre en ce qui regarde les autres. Le ravissement d'esprit est un
bon sommeil, quand il ne produit pas l'orgueil et enseigne l'humilité. « de
vous en conjure, ne réveillez pas ma bien-aimée, jusqu'à ce qu'elle le veuille:
» quoique pendant ce temps-là, elle soit ravie en Dieu en esprit, elle retombera
dans l'état ordinaire. Si à présent elle dort, elle se réveillera, et vous
rendra, après les avoir préparés, les vins qu'elle a trouvés. Elle sait comment
il faut diviser les dépouilles à ses domestiques, et la nourriture à ses
servantes. Comment n'aura-t-elle pas pitié des enfants de son sein, celle qui
ne néglige pas même ses servantes; cependant les filles bonnes se considèrent
comme des servantes, elles ne connaissent pas la liberté naturelle tout en se
pensant délivrées par l'esprit de vérité. Elles sont vraiment libres celles que
la vérité affranchit, et c'est pourquoi elles ignorent toute autre liberté, les
âmes qui se réjouissent d'avoir été délivrées par la grâce de l'adoption. Plus
l'adoption est gratuite, plus l'abjection où elle trouve l'adopté la rend
dévouée. Les mêmes âmes sont donc servantes et filles, car là où il y a
davantage de bonté dans l'adoption, il est juste de voir éclater plus de
dévouement dans la soumission.
6. « Ne la réveillez-pas jusqu'à ce qu'elle le
veuille. » Elle sait quand il faudra diviser la proie à ses domestiques et les
vivres à ses servantes. Il n'y a pas à craindre d'elle ce qui se lit dans
l'écriture: « la fille de mon peuple est comme l'autruche dans le désert. »
(Thren. IV, 3.) L'autruche a des sortes d'ailes, mais elle ne vole pas. Elle ne
sait pas s'élever en haut dans le ravissement de son esprit: c'est pourquoi
elle ne visite pas ses petits, mais elle abandonne ses veufs à terre. Elle ne
pense pas que le passant les foulera, qu'une bête les brisera en courant. Elle
ne sait pas monter jusqu'au sommeil de la contemplation, voilà pourquoi elle ne
se revêt pas du sentiment de la compassion. Car le sommeil que la mort prend
dans l'extase de l'esprit tourne à l'avantage des filles, et si le sommeil
spirituel se prolonge, c'est tout gomme s'il s'agissait d'un abrégé. C'est
pourquoi il dit: «Je vous adjure, ne réveillez pas ma bien-aimée, jusqu'à ce
qu'elle le veuille. » Bonne adjuration, dans laquelle on veille aux intérêts de
la mère, et on cherche le profit des filles. Plus elle se repose et contemple
librement, avec une plus grande abondance de bons effets elle revoit ses
enfants. Plus haut elle est élevée, plus bas elle descend, plus utilement elle
s'abaisse. Pourquoi vouloir régler les temps que l'époux a placés en la volonté
de la bien-aimée? » ne l'éveillez pas, » dit-il, «jusqu'à ce qu'elle le
veuille. » Elle voudra quand la vision de son bien-aimé disparaîtra de sa vue.
Cette présence est incertaine et elle disparaît soudain. « Je suis à mon
bien-aimé, » dit-elle, « et son retour est vers moi. » (Cantique VII, 10.)
Pourquoi essayez-vous d'interrompre avant le temps un si saint commerce? C'est
une heureuse causerie, mais le temps eu est court, que sa brièveté lui suffise,
pourquoi voulez-vous l'abréger? Il ne faut rien retrancher à un moment si
petit. Qu'elle jouisse librement, en attendant, d'une heure fugitive. Vous
voulez réveiller et attirer vers vous celle que le Christ réveille et fait
veiller en lui? Bien qu'elle dorme, son coeur veille dans le Christ. Pierre et
ceux qui étaient avec lui sur la montagne furent accablés par le sommeil, et
ils virent, à leur réveil, la majesté de Jésus. Saintement étaient-ils accablés
par sommeil, puisque le sens humain était réprimé en eux. Ce qui se trouvait en
eux et venait d'eux était accablé et réprimé, afin qu'aveugles et comme bouchés
à ce qui est du monde, excités par l'esprit divin, ils ne veillassent que pour
connaître ce qui est seulement de Dieu. « En s'éveillant, » dit l'évangéliste,
ils « virent la majesté. » (Luc. IX, 32.) Il veille donc bien, celui qui voit
ces grandeurs, qui voit la gloire du fils unique du Père et qui entend les
paroles secrètes qu il n'est pas permis à l'homme de dire. Il n'est pas permis
de les dire à celui en qui le fils de Dieu n'est pas encore ressuscité. «
Voyez, » dit-il, « ne racontez à personne cette vision, jusqu'à ce que le fils
de l'homme ressuscite d'entre les morts. » (Matth. XVII, 9.) Cette vision ne
peut-être dite à celui en qui le Christ n'est pas encore ressuscité. Il fut
aussi dit une parole semblable à Marie: « Ne me touchez pas, car je ne suis pas
encore monté vers mon père. » (Jean XX, 17.) Il n'est pas permis de la dire à
celui qui n'a pas été ravi au paradis, dans le lieu des délices, dans ce séjour
dont Pierre a dit: « Il fait bon être ici. » (Matth. XVII, 4.) Il est bien
heureusement réveillé celui qui, avec Paul, est enlevé en ce paradis, qui
monte, avec Pierre, sur la montagne, qui peut veiller même une heure avec le
Christ, celui que l'homme ne touche pas, pour que ce soit le Christ lui-même
qui l'excite et le fasse réveiller. Il toucha Pierre, aussi Pierre
s'éveilla-t-il et vit-il l'éclat de sa majesté. Et la bien-aimée, elle aussi,
voyez dans quel état elle s'arrache de l'étreinte de son époux. « Quelle est
celle-ci qui monte comme une ligne de fumée? (Cantique III, 6.)
7. Mais rappelons ici notre discours qui
prendrait son essor, et réservons ce pointsage pour le commencement d'un autre
entretien, ou mieux pour celui qui dit de lui-même: « Je suis le principe, moi
qui vous parle. » (Jean VIII, 25.) Plaise au ciel que ce divin Maître soit et
le commencement de notre discours, et la parole de notre coeur, et que les
expressions que noies proférons le concernant, le premier, il les prononce en
nous. Parlez, Seigneur, parlez-moi et parlez pour moi. Réprimandez pour moi les
filles, non de Jérusalem, mais de Babylone; dites à la fille des Chaldéens de
s'asseoir et de se taire. Dieu bon, combien il se trouve aujourd'hui de filles
de Babylone, qui ne connaissent pas les cantiques de Sion, et à cause
desquelles nous suspendons nos instruments de musique! Qu'ils sont nombreux les
enfants d'Edom, qui nous épuisent et nous font perdre la joie spirituelle. Vous
empêchez les filles de Jérusalem de déranger la bien-aimée. Daignez, Seigneur,
me mettre à l'abri des coups des filles de Babylone. Il y a une grande
différence entre les importunités de ceux qui aiment et celles des méchants qui
cherchent à nuire; ces dernières sont plus insupportables. Mais je ne sais par
quelle misère de notre temps, ceux qui aiment sont devenus ennemis. Combien de
malignités exerce l'ami dans le lieu saint? J'aurais dû dire l'ennemi, et j'ai
dit, ce qui est plus triste, les amis eux-mêmes sont devenus ennemis. Amis
selon fa profession, ennemis si on regarde l'affection. Amis en apparence,
détruisant la vertu de l'amitié. Absalon est ami parce qu'il est fils, mais que
de malignités commises par cet impie contre un saint, par ce fils contre son
père, par Absalon contre David? Absalon signifie la paix du père. C'est un
très-beau nom, mais il reniait, par la réalité, la vertu de ce titre. Il aspira
au royaume, il souilla par un inceste la couche royale. Heureux cependant David
qui, au milieu de tant de fils, ne compta qu'un persécuteur. Quel d'entre les
maîtres me montrez-vous aujourd'hui qui n'ait eu à éviter les piéges que d'un
seul Absalon? Est-ce qu'il ne se voit pas des Absalons qui, selon qu'il est
écrit, «prêchent la paix et mordent à belles dents? » (Mich. III, 5.) Ils
désirent prendre la place du père, ils souillent sa couche quand ils corrompent
leurs compagnons par leurs murmures: ils bouleversent les cœurs des innocents
dans lesquel l'esprit du père se reposait avec délices. Il est Absalon par
l'imitation, celui qui s'arroge la place du maître et lui porte tort par sa
vie, qui prêche la paix et dévore à belles dents. La médisance est une mauvaise
morsure, elle est cette nourriture malsaine dont il est dit: «Le mal est doux à
sa bouche et il le cache sous sa langue. » (Job. XX, 12.) Il le cache jusqu'à
ce qu'au moment donné, il vomisse tout le venin qu'il a ramassé. Combien de
malices l'ami commet il dans le lieu saint? Ensuite, ce qu'il ne voit pas il le
soupçonne. « Ils ont posé, » dit-il, « leurs signes comme des signes, et ils
n'ont pas connu. » (Ps. LXXIII, 4.) Ils placent ce qu'ils ne trouvent pas; ils
placent ce qu'ensuite ils exposent mal. « Leurs signes, » dit le Psaume. Car
ils se posent comme des signes, lorsqu'ils mesurent les autres à la règle de
leur perversité. « Signes, » dit-il; comme s'il disait, des signes extérieurs
seulement, et non la vérité: signes, non de certitude, mais de doute. « Et ils
n'ont pas connu. » Ils ont en effet pour fonde ment qui les appuie, non la
certitude, mais la conjecture. « L'ennemi exerce sa malignité contre le saint.
» Contre quel saint? contre le saint des saints; contre le saint qui prononce
ces paroles: « Qui vous méprise, me méprise. » (Luc. X, 4.) Il est téméraire,
dit l'apôtre, de juger le serviteur d'autrui. (Rom. XIV, 4.) Vous, qui
êtes-vous donc pour juger votre maître? Qui juge le pouvoir, juge ce que Dieu a
établi.
8. Enfin le Seigneur se plaint et dit: les
hommes m'ont enlevé mon jugement. Enfants des hommes, pourquoi aimez-vous la
vanité, pourquoi cherchez-vous le mensonge? Oui; vous aimez la vanité de la
prélature, et, pour cela, vous cherchez dans vos supérieurs le mensonge d'un
soupçon mauvais. Car les fils des hommes sont vains, ils sont trompeurs dans
leurs balances, menteurs dans leurs jugements. Et plaise au ciel qu'il ne
m'importe nullement d'être jugé par les hommes, moi qui attends les jugements
da jour éternel. «Lorsque j'aurai pris le temps, » dit le Seigneur, « je
jugerai les justices. » (Psalm. LXXIV. 3.) Le juste juge lui-même, déclare
attendre le temps pour juger les justices, et vous, avant le temps, vous osez
entreprendre de faire le jugement? Le père a donné au fils tout jugement, et
vous, vous vous emparez du jugement que vous n'avez pas reçu, et cela contre un
père? Prenez garde que ce ne soit contre ce père de qui toute paternité, au
ciel et sur la terre, tire son nom. Cette génération, race de vipère, mange sa
mère et d'une dent empoisonnée infecte la vie de son docteur. Ce ne sont pas là
les filles de Jérusalem, les filles de la paix, mais les enfants de Babylone.
Quand les réprimerez=vous et direz-vous: Filles de Babylone, ne pleurez-pas sur
moi, mais plutôt sur vous. Car les reproches de ceux qui tiennent votre place
retombent 'sur vous. Leurs murmures ne s'élèvent pas contre nous, mais contre
le Seigneur. Défendez-vous donc du murmure qui ne vous sert de rien et qui nuit
aux autres. Vous, Seigneur, fermez plutôt le; bouches qui profèrent des paroles
iniques, et ne fermez pas les lèvres de ceux qui chantent vos louanges.
Pourquoi tant insister sur ces plaintes? Je ne me suis pas proposé de pleurer
ce qui est à vous, mais de chanter ce qui est des autres; qu'il suffise d'avoir
déploré en peu de mots ce qui nous touche. Des plaintes je reviens aux
cantiques, celui-là nous fournissant l'esprit, la bouche et le repos, qui
empêche les inquiets de troubler le sommeil de l'épouse, Jésus-Christ, -qui
règne avec le Père et le Saint-Esprit dans tous les siècles.
Amen.
1. « Quelle est celle-ci qui s'élève à travers
le désert comme une colonne de fumée d'aromates? » Voyez. mes frères, comme
vous l'avez sous les yeux, combien la tranquillité de l'esprit est efficace,
pour obtenir l'augmentation de la grâce, quels fruits, la bien-aimée du Christ
retire du repos intérieur. Voyez, dis-je, dans quel état elle quitte les
embrassements de son époux. Ne me demandez pas en quelle situation elle
s'avance, demandez-le plutôt aux compagnons de l’époux. Mais, pour eux aussi,
ne sort-elle pas d'une façon nouvelle et insolite, du sein de son bien-aimé?
Oui, elle en sort d'une manière tout-à-fait nouvelle? Cette nouveauté excite
l'admiration. « Quelle est celle-ci qui monte?» Remarquez le progrès. Dans les
passages précédents, elle s'adresse aux gardes et leur demande s'ils ont vu le
bien-aimé. Ici, elle se présente aux mêmes gardes sous une apparence admirable
et toute nouvelle. Comment ne sortirait-elle pas toute renouvelée des bras de
son époux? C'est lui qui dit, parlant de lui-même: « Voici que je rends toutes
choses nouvelles. (Ap. XXI. 5.) Même celles qui sont nouvelles, il les
renouvelle aussi. Il est un creuset: approchez-en l'or, s'il est pur, il le
rend plus pur encore, et le métal luisant tire de la fournaise un éclat plus
vif. Le Christ n'est-il pas une fournaise? « Votre parole, » dit le Psalmiste,
» est grandement brûlante. » (Psalm. CXVIII. 140.) Eprouvée dans ce creuset, la
créature n'en peut sortir que nouvelle et changée dans le Christ en un autre
être. Pendant qu'il priait, le visage du Seigneur devint tout autre. (Luc. IX,
19.) Pour vous aussi, priez que son extérieur vous soit tout différent. Car
restant le même en lui, il renouvelle tout. Le visage corporel du Seigneur
parût différent lorsqu'il pria; il voulut par ce prodige, vous faire voir
l'effet de la vertu de la prière de votre âme, c'est elle qui vous change dans
l'intérieur, c'est la méditation qui renouvelle et fait passer à l'état d'un
homme nouveau. « Pour nous, » dit l'apôtre, « à visage découvert, contemplant la
gloire du Seigneur, nous sommes transformés en la même image. (II. Cor. III.)
C'est-à-dire en celle que nous voyons. (II. Cor. III, 18.)
2. Peut-être l'épouse sort du secret de la
contemplation revêtue de l'image de l'époux qu'elle considérait. Elle est
tout-à-fait renouvelée. L'étonnement de ses compagnons qui éclate autour d'elle
indique assez ce changement: « Quelle est celle-ci qui monte? » Comme si on
disait, elle n'est pas comme hier et les jours précédents. Elle ne fait plus le
tour dans la ville, elle ne rôde pas dans les rues et les places, devant les
gardes. Elle n'erre pas, elle monte en ligne droite. D'où vient en elle un
changement si récent? « Quelle est celle-ci qui monte et qui monte à travers le
désert? » Elle regarde vraiment comme un désert raide et stérile, tout le
siècle présent qu'elle franchit. Et comment l'odeur de ce désert est-elle
devenue pour nous l'odeur d'un champ plein, comme si le Seigneur l'avait béni?
Combien cette odeur attire d'âmes, et combien en retient-elle qui ne peuvent
pas être enlevées? Cette odeur, c'est l'odeur de la mort attirant à la mort. Ce
que vous croyez abondance, c'est le vide. « La terre, c'est la soif et l'image
de la mort, comme parle le prophète Jérémie (Jerem. II. 6.) La « terre » c'est
la « soif. » Elle excite en effet plus qu'elle ne rassasie les cupidités
mondaines. Ce que vous croyez plénitude est chose infructueuse; et s'il s'y
trouve quelque fruit, ce fruit est caduc et par ses altérations incessantes, il
porte l'image de la mort. Là où vous voyez l'image de la mort, comment
pouvez-vous croire sentir l'odeur de la vie? C’est la richesse du Christ qui
exhale l'odeur de la vie. C'est lui qui est le champ véritablement plein, le
champ fertile, le champ que Dieu le Père a béni..L'épouse ne connaît pas
d'autre champ que celui-ci, toute autre région lui est désert et terre
d'amertume.
3. «Quelle est celle-ci qui s'élève à travers le
désert? » Votre cœur -sera assurément un bon désert tant qu'il n'aura pas senti
la charrue de l'ennemi: tant que ses pluies ne l'auront pas arrosé, et que ses
rosées ne l'auront pas rafraîchi, tant que l'ivraie, qu'il sème sur le bon
grain, n'y croîtra pas et même n'y renaîtra pas comme dans un sol fécond. Que
votre cœur soit stérile, qu'il ne germe pas de telles plaintes, qu'il ne
reçoive pas de telles semences. « Mon âme, » dit le Psalmiste, « est devant
vous comme une terre sans. eau. » (Psalm. CCXLII. 6.) C'est un bon désert
qu'une âme de ce genre; c'est encore un excellent désert qu'une chair pure,
intacte, qu'une chair non sillonnée par les désirs immondes, qu'une chair
ignorant les atteintes de la volupté. Car celui qui sème dans la chair
recueillera la corruption. (Gal. VI. 8.) C'est un délicieux désert enfin que le
sein d'une vierge. Tel était celui de la bienheureuse et incomparable Vierge,
que jamais ne ternit nul mouvement impur, que jamais n'altéra une affection
moins droite. Sa chair fut comme une terre déserte, et sans passage et sans
eaux, c'est là que le Christ apparut. Elle n'est pas entièrement un désert, la
chair qui enfanta le Christ. elle est arrosée, mais par les influences des
vertus. Aussi on l'appelle comme le puits des eaux vives qui descendent du
Liban avec impétuosité, car l'éclat de la virginale pureté fait rejaillir les
grâces spirituelles. Son sein est un jardin fermé par la sévérité de la
sainteté virginale, parce que l'ardeur. des désirs charnels n'a pas violé la
haie qui protégeait nos intégrité. C'est pourquoi, arrosée de telles eaux elle
produit son fruit en son temps. Voulez-vous savoir quel fruit cette terre
déserte a produit? Osée vous l'apprend quand il dit: « Le Seigneur amènera du
désert un vent brûlant qui desséchera les veines de la mort. » (Os. XIII. 15.)
Qui a desséché les veines de la mort, sinon Jésus-Christ' que nous a ouvert le
désert d'un sein très-pur? Et il est vraiment un vent délicieux, car le
Seigneur Jésus est un souffle devant notre face. On l'a aussi appelé le second
Adam établi pour répandre l'esprit de vie. (I Cor. XV, 45.) Sous l'influence de
cet esprit, les nuages apostoliques volent dans l'air, ce qui jette Isaïe dans
l'admiration. Est-il étonnant qu'on nomme vent, celui que l'écriture appelle
nuée? Le Seigneur, dit-elle, « montera sur une nuée légère. » (Is. XIX. 1.) Et
par légère, n'entendez pas ici errante et instable; par cette légèreté
comprenez la disposition spirituelle, parce qu'un corps incorruptible n'a pas
occasionné à l'âme la fatigue d'aucune charge, parce qu'une maison terrestre
n'a pas alourdi le sentiment roulant en soi plusieurs pensées ou même les ayant
toutes. Ne sont-ils pas comme des vents sacrés, tous les saints qui, échappant
aux piéges de la terre, dans leur rapidité spirituelle, placent leur séjour
dans le ciel? Il est plus particulièrement comparable au vent, celui qui marche
sur l'aile des autres vents et s'élève au-dessus des vertus de tous les
esprits. L'écriture lui donne donc à juste titre le nom de vent et de vent
brûlant, parce qu'à son souffle, le froid du péché est dissipé en nous et notre
captivité se change comme un torrent qui coule rapide sous les coups de
l'auster. Les disciples se sentirent atteints de cette chaleur lorsqu'ils
s'écrièrent « N'est-ce point que notre coeur était brûlant en nous lorsqu'il
nous parlait? (Luc. XXIV. 32.) Et je ne sais si ce vent souffle nulle part avec
plus de plaisir que dans le désert et les solitudes d'une intégrité chaste et
sans tâche. C'est en ces lieux qu'il promène son haleine, qu'il remplit de la
ferveur de la charité l'âme unie à un corps pur, qu'il la résout en vapeurs
légères, après l'avoir liquéfiée par des désirs spirituels, et la fait s'élever
dans les hauteurs, semblable à une colonne de fumée.
4. « Quelle est celle-ci, » dit le texte, «qui
monte à travers le désert semblable à une colonne de fumée? » La chair épuisée
par la chasteté et desséchée par la vertu est un bon désert, elle n'exhale
aucune vapeur d'impure dilatation, elle n'éteint pas, mais plutôt nourrit la
flamme qu'allume le souffle du Seigneur. Ce feu, s'il rencontre une âme
aromatisée, il la brûle, il la transforme et lui donne une autre apparence; il
la fait s'élever vers les régions supérieures, semblable à une colonne de
fumée. « Comme une colonne, » dit le texte, parce que par la discipline qui
règle ses pensées, elle est resserrée du dehors au-dedans et dirigée de bas en haut:
comme une colonne, parce qu'elle se recueille elle-même en se repliant sur elle
et se dirige au- dessus d'elle-même. Mais que veut dire, qu'on la compare à une
colonne de fumée? Peut-être veut-on donner par-là à entendre, que la grâce d'un
état si suave n'est ni constante ni solide, et que l'ascension de l'âme se
dissipe facilement comme la fumée? Elle est suave et tout-à-fait spirituelle,
la vapeur de la fumée en laquelle se résolvent en se mêlant les aromates brûlés
ensemble. Pour cette colonne tendre et délicate, je crains les tourbillons, je
crains que les coups des vents ne la déchirent, que la tempête des soucis ne la
promène de côté et d'autre, que le souffle de la tentation ne la dissipe et
qu'elle ne cède à tout vent. Des exemples nous prêchent la crainte. Nous en
voyons et nous en pleurons qui ont cédé aussi inopinément qu'ils s'étaient
promptement élevés. Il en est qui sont subtils dans leurs méditations,
appliqués à l'oraison, riches en grâces, pénétrés d'une dévotion douce, portés
aux larmes, et soudain, l'occasion d'une impatience légère arrête et fait
cesser le cours de ces délices. Est-ce donc là une gloire qui s'évanouit aussi
facilement que la fumée? Elle est semblable à une colonne de fumée, une telle
ascension qui tombe par sa propre mobilité ou cède à un dérangement qui
survient. Je n'ose cependant pas, quand il s'agit de la personne de l'épouse,
entendre par fumée le défaut. Ou si vous résistez à cette interprétation, je
vous donne à entendre ce défaut, que le Psalmiste vous recommande: «Mes yeux
ont défailli en considérant votre parole, Seigneur. Mon âme a défailli en
contemplant votre salut. » (Psalm. CXVIII, 81, 32.)
5. Plaise au ciel, Seigneur, que mes yeux soient
allanguis et défaillent de cette défaillance. Que mon âme tombe dans cet
épuisement, qu'elle manque, qu'elle se liquéfie et qu'échauffée par votre
parole, si grandement enflammée, elle passe librement de toute intelligence
grossière, au souffle plus léger d'un état spirituel. Plaise à Dieu que ce
qu'il y a en moi d'intelligence épaisse, de désir émoussé, défaille et devienne
une grâce plus subtile, et que subissant ainsi une heureuse dépression de sa
lourdeur, elle s'allonge par une opération spirituelle et devienne en une
colonne de fumée. Que la force de mon âme défaille, et se transforme en une
telle fumée, et qu'elle ne disparaisse pas comme la fumée, qu'elle ne dise pas:
« Mes journées ont disparu comme la fumée. » (Psalm. CI, 4.) Autre chose est de
défaillir entièrement comme la fumée, de sorte qu'on n'existe plus; autre chose
est de défaillir de manière que, par l'esprit, vous deveniez subtilisé et
spiritualisé comme la fumée. Il avait saintement défailli, le Psalmiste,
lorsqu'il avait dit: Mon âme soupire et défaille après les parvis du Seigneur.
(Psalm. LXXXIII. 1.) Est-ce qu'il ne défaille pas en une certaine manière,
celui que le Christ enflamme? Le Seigneur lui-même est un feu, selon qu'il est
écrit, « et un feu qui consume. » (Heb. XII. 29.) Qui s'approche de moi,
dit-il, s'approche du feu. Qui me donnera de pouvoir lier ce feu dans mon sein?
Qu'il enflamme mon coeur, consume mes reins et me réduise au néant? C'est avec
raison qu'elle monte comme une colonne de fumée, celle qui sort des ardeurs du
lit et des embrassements du verbe enflammé. Votre flamme, ô Christ, exhale
d'ordinaire de suaves vapeurs et elle produit la fumée d'une odeur parfumée. «
Comme une colonne de fumée d'aromates. » Je trouve la fumée qui sort de la
bouche de Léviathan. Je vois encore la fumée qui monte du puits de l'abîme:
mais je n'y vois pas la colonne, je n'y trouve pas les aromates. Il n'y a rien
de droit, rien de doux, mais une souveraine horreur, sans aucun ordre. Il
existe une fumée de l'erreur, c'est celle que vomit le puits de l'abîme. C'est
d'elle que les impies ont dit: « une fumée a été soufflée dans nos narines et
la parole est une étincelle pour ébranler notre coeur. » (Saq. II, 2.) O bon
Jésus, que dans mes narines soit soufflée cette fumée, produite par votre feu,
et que de votre foyer parte le discours d'étincelle pour ébranler et, mieux
encore, pour changer mon coeur. Votre feu est un feu consumant, s'il trouve les
vices, il les brûle et fait jaillir la fumée de la confession. Mais cette fumée
ne vient pas des aromates. « Il touche les montagnes, » dit le Psalmiste, « et
elles fument. » (Psalm. CIII. 32.) C'est un bon feu celui qui réduit les
tumeurs des esprits et fait disparaître à son contact, les élévations
terrestres par la fumée de la pénitence qu'il produit. Il y a une fumée
répandant une autre odeur et produisant une autre grâce, c'est celle que font
sentir, en se consumant, les aromates des vertus. Ce feu, celui que le Seigneur
porta sur la terre voulant le voir grandement s'enflammer, brûle les vices, non
seulement, mais il change les vertus elles-mêmes en affections d'une grâce
meilleure encore. Les aromates, dans leur état naturel, exhalent une odeur
suave, mais liquéfiés par ce feu, leurs parfums sont bien autrement agréables.
6. Sentant la suavité des parfums qu'exhale
l'épouse, les compagnons de l'époux s'étonnent et s'écrient: « Quelle est
celle-ci qui monte à travers le désert comme une colonne de fumée d'aromates,
de myrrhe, d'encens et de toutes les essences des parfumeurs? » La myrrhe vous
représente la vertu de continence; l'encens, le goût de la prière; la poudre du
parfumeur, l'abondance des autres vertus, l'humilité d'un coeur contrit. C'est
une bonne myrrhe, celle qui réprime la pétulance de la chair, qui ne permet pas
à ses mouvements de se révolter et s'efforce de rendre la chair non charnelle.
Mais la myrrhe de notre continence paraît grossière, moins châtiée et trop
rapprochée de la chair, si elle n'est pas liquéfiée par le feu céleste,
c'est-à-dire par la ferveur de l'amour divin. C'est une bonne myrrhe de
continence, celle qui retient l'appétit quand il se précipite vers le mal; mais
elle est plus suave et vient d'une meilleure grâce, celle qui liquéfiée par la
charité ne connaît pas d'affection grossière et charnelle. Qu'est-ce que
l'encens? N'est-ce point un corps qui exhale peu d'odeur quand il est dur, et à
son état ordinaire: mais qui, soumis au feu, lorsqu'il commence à se fondre,
expire tout entier et s'élève en tourbillons de fumée odoriférante.
Pareillement, la prière ne vous parait-elle pas lourde et paresseuse, et comme
épaisse par la lenteur de son langage intérieur et ardent, devenu traînant, si
elle n'est échauffée par la vertu? Dans l'encens, je vois la, matière de la
prière, et dans la fumée, j'en trouve la grâce. « Que ma prière se dirige en
votre présence comme l'encens, dit le Psalmiste. (Psalm. CXL. 2.) La prière qui
n'aura pas été enflammée ne sait pas monter en droite ligne vers le Seigneur.
Celle qui part d'un coeur froid retombe bien vite; elle ne peut être
continuelle, car elle n'est pas prompte. Elle souffre violence, elle n'est pas
maîtresse d'elle-même. Une prière entièrement embrassée n'est pas non plus un
pouvoir de ce genre. La première est réprimée contre son effort, celle-ci est
enlevée au-dessus. Celle-là, s'épuise et retombe, celle-ci va au-dessus de ses
forces. L'une est violemment dirigée, l'autre est portée volontairement. L'une
est à peine montrée, l'autre n'est pas retenue.1 L'une est laborieuse, l'autre
libre. L'une triste, l'autre joyeuse. L'une bonne, l'autre excellente et
parfaite. Il est aussi une oraison tenant le milieu entre la prière froide et
la fervente, qui dépasse la première et n'approche pas de l'autre. Et (pour
ainsi parler) la première est contrainte, la seconde droite, la troisième
ravie. La première (pour employer cette expression) a soif, la seconde est
sobre, la troisième est rassasiée. C'est celle-ci qui est ravie en esprit en
Dieu: c'est pourquoi « elle monte semblable à une colonne de fumée d'aromates,
de myrrhe, d'encens et de toutes les essences des parfumeurs. »
7. Le texte exprime très-bien la vertu
d'humilité par la poudre du parfumeur, parce que cette vertu ne sait pas avoir
une grande estime des grands mérites, elle ne sait pas avoir de sentiments
élevés mais dans une basse estime, elle atténue les mérites des autres vertus
et réduit leur solidité à une sorte de poussière. C'est avec raison qu'après
avoir recommandé la prière, on a parlé ensuite de l'humilité sous la figure de
cette poudre du parfumeur. Car la prière de celui qui s'humilie pénètre les
cieux: bien plus, sans la grâce de l'humilité, quelque subtile qu'elle soit,
elle est sans force, et la myrrhe d'une chasteté orgueilleuse répand une triste
odeur, et elle ne retient pas bien le mouvement des pensées charnelles, celle
qui permet à l'esprit de se délecter dans la fumée de l'orgueil. C'est en étant
brisés que beaucoup d'onguents sont réduits en poussière. C'est une bonne
contrition, car Dieu ne méprise pas un coeur contrit et humilié. (Psalm. L,
19.) C'est une très-bonne contrition, celle qui ne laisse rien sans l'avoir
jugé, qui ne laisse rien passer d'exalté, sans l'avoir humilié, même dans les
vertus: elle juge les justices même, et les convainc non-seulement relativement
au péché, mais encore relativement à la justice et au jugement. Ce qui est
repris n'est-il pas comme pulvérisé? La justice qui est jugée elle aussi,
n'est-elle pas humiliée? « Vous m'avez humilié dans votre vérité, » dit le
Psalmiste. (Psalm. CXVII. 75.) Il n'appartient pas à tous de parler de la
sorte. Les infirmes sont humiliés dans leur vanité, ceux qui sont plus avancés
le sont dans la vérité de Dieu. La vanité ne peut juger la vérité, mais la
vérité juge la vanité, et la vérité prononce sur la vérité. L'esprit juge tout
ce qui, au jugement humain, paraissait entier et solide, l'esprit de vérité, en
survenant, l'annihile et le brise. C'est par cet esprit puissant que les
onguents des vertus sont réduits en poussière et que la justice est jugée. « Il
me brisera dans un tourbillon, » dit Job (IX. 17.) Dans le tourbillon de son
esprit, d'un esprit puissant, dans le tourbillon d'un esprit qui emporte le
mien. Dans « ce tourbillon il me brisera, poursuit le saint Arabe, et il
multipliera mes blessures. Avant que soufflât cet esprit violent, ma justice
paraissait entière, mais il juge, il brise, il blesse, il broie en plusieurs
manières la présomption que causent les mérites, et enseigne que la vertu
humaine est languissante et blessée.
8. Que je voudrais qu'il' m'arrivât d'être ainsi
brisé, d'être réduit comme en la poussière de toutes les bonnes affections, de
toutes les pieuses méditations. Plaise au ciel, ô bon Jésus, que le tourbillon
de votre esprit entasse dans mon âme cette précieuse poussière des places de la
Jérusalem céleste, afin que je m'y réchauffe, que je m'y associe, que je m'y
endorme, mais, bien entendu, dans la poussière du véritable parfumeur.
Bienheureux celui qui demeure dans cette poussière, et à qui arrivent
spirituellement de toutes parts de suaves pensées, semblables à une douce
poussière. « Réveillez-vous et louez Dieu, dit le Prophète, vous qui habitez
dans la poussière. (Is. XXVI, 19.) » Et l'épouse, réveillée de son heureux
sommeil, s'élève comme une colonne de fumée composée des aromates de toutes les
essences du parfumeur. De « toutes » les essences, dit ce pointsage. Et la
vérité elle-même vous apprend à réduire toutes les bonnes rouvres à une sorte
de poussière et comme à un état de stérilité. «Quand vous aurez fait toutes
choses, dites: nous sommes des serviteurs inutiles; nous avons fait ce que nous
devions.(Luc. XVII, 10). » Heureux celui qui ramasse une poussière si riche,
qui, accomplissant tout ce qui lui est ordonné, croit n'avoir rien fait; qui
broie par l'humilité toutes les bonnes oeuvres qu'il entasse chaque jour. Saint
Paul, écrivant aux Corinthiens, énumère les aromates nombreux de ses actions: «
J'ai été dans les routes souvent, périls sur les fleuves, périls de la part des
voleurs, périls de tout genre, périls de la part des Gentils, périls sur la
mer, périls dans les villes, périls dans la solitude, périls de la part des faux-frères.
(II Cor. XI, 26.) » Quoi plus? « Sa sollicitude quotidienne de toutes les
Eglises. Qui est infirme, dit-il, sans que je le sois? Qui est scandalisé, sans
que je sois brûlé? » Ne vous semble-t-il pas qu'en parcourant ces travaux et
quelques autres, l'apôtre a ramassé une sorte de poussière (le bonnes oeuvres?
Voulez-vous entendre encore des espèces plus élevées de ses vertus? Elevez-vous
avec lui aux visions et aux révélations de Dieu, au ravissement dans le
paradis, à l'élévation au troisième ciel, à cette bienheureuse ignorance qui
lui fait ne savoir pas si cette extase a eu lieu dans le corps ou hors du
corps; ce n'est plus de la poussière, c'est de la fumée. Mais, de crainte qu'à
la fumée de cette contemplation spirituelle ne se mêle la fumée de la jactance,
écoutez ce qui suit: « Pour que la grandeur de ces révélations ne m'élève pas,
l'aiguillon de la chair se fait sentir à moi. » Paul est aiguillonné pour qu'il
ne s'élève pas; et comment, vous qui entendez ceci, refusez-vous d'être ainsi piqué?
Comment, dans l'abondance des biens, cessez-vous de vous broyer, ou ne
permettez-vous pas qu'on vous brise? L'aiguillon est ennuyeux, mais la
souffrance qu'il cause est, pour l'humilité, nue occasion de progrès.
L'aiguillon de la chair est ennuyeux, celui de la charité ne l'est pas. La
souffrance est amère, la contradiction est rude: l'une et l'autre humilient les
vertus.
9. Mais toutes choses sortent avec plus de
douceur et d'efficacité du foyer de l'amour embrasé. Cette flamme,
non-seulement abaisse les vertus, mais encore elle les change, elle leur donne
une autre apparence, et de spirituelles qu'elles sont, elle les rend plus
spirituelles encore. La myrrhe de la continence, l'encens de la prière, et,
dans les essences du parfumeur, l'humble conscience qu'on a de toutes les
vertus; tous ces biens rendent le visage plus serein et donnent l'apparence
plus agréable, quand ils sortent de cet endroit. Il est boni d'avoir la
contrition, mais il est mieux d'être brûlé d'amour. La poudre du parfumeur est
suave, la fumée est plus excellente. Je ne sais quoi de plus doux et de plus
spirituel est désigné par la fumée plutôt que par la poussière. C'est pourquoi
l'épouse, brûlante dans les embrassements de son bien-aimé, par une sorte de
bienfait de la parole enflammée, 'passe, en se liquéfiant, de la poudre du
parfumeur, à la légèreté de la fumée, de la poudre des vertus humiliées, à la
fumée de la gloire. Quel croyez-vous que sera le but, quand l'ascension est si
subtile et si délicate? Où arrivera celle qui s'élève en cet état? Quel est le
lieu de délices avec lequel elle dispose de semblables degrés? C'est peut-être
le petit lit du bien-aimé. Car c'est vers lui que l'épouse doit surtout
soupirer. Il en est entièrement ainsi. Aussi, il est dit à la suite: « Voici que
soixante des plus vaillants d'Israël entourent le lit de Salomon. (Carat. III,
7.) » C'est un ordre très-beau que du lit elle vienne an lit; de son lit de sa
mère, au lit de son Salomon. Ce n'est pas une variété moins convenable qui mêle
la force aux délices de cette couche, et qui porte Salomon à entourer son lit
d'une garde si puissante. Mais retenons ce discours qui se précipite; nous
consacrerons un autre sermon à un autre passage, avec l'aide de Notre-Seigneur
Jésus-Christ, qui vit et règne dans les siècles des siècles.
Amen.
1. Oh ! comme elle monte, dégagée, l'épouse;
elle s'élève presque sans ressentir le poids de son corps, et entièrement
délivrée de la corruption de la chair ! Quel sera le poids de la chair là où le
corps est comparé à la fumée? Quelle est la corruption, lorsque ce n'est pas la
chair dissolue, mais des aromates brûlés qui l'exhalent? Elle monte, bien
dégagée, digne de partager la couche de Salomon. Je lis qu'Esther fut ointe et
parfumée, afin d'adoucir les étreintes du roi par la suavité de ces essences.
(Esth. II). Ici, l'épouse. n'emploie pas ces parfums pour plaire à son époux,
mais elle s'est liquéfiée, pour ainsi dire, par l'odeur même du parfum. Tous ne
comprennent pas cette parole, tous ne peuvent jouir de ces délices. Si tous en
jouissaient, tous en seraient privés; c'est là une belle variété, c'est une
pieuse charité, parce que autre est celui qui jouit, autre est celui qui protège.
Les loisirs des uns sont assurés et consacrés à la joie, parce qu'ils sont
entourés de la garde d'autres personnes. C'est pourquoi « soixante des plus
forts d'Israël entourent le lit de Salomon. » Notre Salomon ne veut pas que les
délices que l'on goûte dans sa couche soient troublées, que de si doux
sentiments soient affaiblis; il ne veut pas qu'on essaie même de les déranger:
il aime les choses en paix celui qui est nommé pacifique. Quel est notre
Salomon, sinon Jésus-Christ? « C'est lui qui est notre paix, il a réuni en un
les choses séparées. (Eph. II, 14.) » Par son sang, il a pacifié non-seulement
ce qui est sur la terre, mais encore ce qui est au ciel. « La règle de notre
paix est sur lui. (Is. XIII, 5). » Il a supporté la correction de la peine qui
nous était due, afin de nous obtenir la paix de la justice. Il a été puni, vous
avez été grâcié; vous avez aussi été puni, mais votre châtiment n'a pu vous
procurer la paix. Une victime immonde était hors d'état de purifier ceux qui
étaient impurs, non-seulement les autres, mais encore elle ne se pouvait
sanctifier elle-même. Un châtiment s'appesantissait donc sur nous; mais cette
discipline n'enfantait pas la paix. Une sentence de mort et de souffrance était
portée contre nous, mais notre injustice n'était pas effacée. Vous étiez lié
par le décret du juge, mais votre culpabilité subsistait; la peine se faisait
sentir et la paix ne venait pas. O joug malheureux et lourd qui pèse sur les
fils d'Adam. ! tu brises, et tu ne protèges pas; tu punis et tu n'expies pas;
tu détruis et tu ne réconcilies jamais; tu consumes la substance de la chair
sans atteindre la faute. Qu'y a-t-il entre toi et la paix? Quand donneras-tu la
paix à celui qui est dans les liens du péché? Quand produiras-tu la grâce, toi
qui n'enlèves pas la tache? Car la justice et la paix se sont embrassées. La
discipline de notre paix est sur celui qui nous a produit des faits pacifiques
de. justice. Lui seul, il a été appelé notre véritable Salomon, parce « qu'en
ces jours, la justice s'est levée pour nous avec l'abondance de la paix (Ps.
LXXI, 7). » Paix véritablement abondante qui suffit, non-seulement pour effacer
les péchés passés, mais qui s'étend encore à tous les siècles. Elle répand ses
flots copieux jusqu'à ce que la haine soit enlevée, jusqu'à ce que cesse le
travail de nos variations, le travail de notre mortalité, le travail de nos
défaillances, qui se succèdent alternativement. Paix vraiment débordante, qui
n'est pas accordée selon la mesure du mérite. Car elle ne trouve pas de mérite:
elle le produit. Comment n'est-elle pas abondante, la paix qui a remis
l'offense et a augmenté la première grâce donnée à l'homme? Dans le Paradis,
l'homme avait la paix par laquelle il ne pouvait pas être entraîné malgré lui;
mais il ne portait pas en lui la vertu de pouvoir revenir quand il le voudrait,
après être sorti. Il avait reçu la grâce de pouvoir ne pas sortir; il n'avait
pas celle de pouvoir rentrer quand il voudrait. La paix est beaucoup plus
étendue dans la grâce du Christ; elle s'offre d'elle-même après des excès
renouvelés; elle ne repousse pas, mais bien plutôt elle rappelle les pénitents.
Paix tout-à-fait abondante, que nulle faute ne peut épuiser; qui est plus
prompte à pardonner qu'à punir. Commençant à la rémission des péchés, elle étend
la richesse de ses bienfaits jusqu'à rendre l'homme participant de la nature
divine. Qui s'attache au Seigneur devient un même esprit avec lui. (I Cor. VI,
17.)
2. Vous voyez jusqu'où s'étendent les copieux résultats
de ce pardon, c'est au pas qu'on peut l'appeler non plus la paix, mais l'unité
avec Dieu. O bienheureux voisinage qui a vu disparaître le mur mitoyen des
inimitiés! Heureux voisinage à la vérité, mais voisinage qui n'est pas encore à
l'abri des attaques. Notre ennemi tente encore d'envahir ces confins,
d'arracher ces abris qui leur servent de limites. Nous avons, en Jésus-Christ,
la paix avec Dieu le Père, mais nous ne l'avons pas contre les assauts de
l'ennemi commun. Cette paix abondera quand le dernier ennemi, quand la mort
sera détruite. Jusqu'à ce moment, si nous n'avons pas la paix qui nous met à
l'abri de ses attaques, nous avons une protection contre lui. Jésus sera notre
paix quand l'Assyrien viendra dans notre terre et en foulera aux pieds les
frontières. Cet ennemi peut attaquer les barrières spirituelles qui
l'avoisinent, il ne peut rien sur celles qui sont plus éloignées: il peut
courir à travers nos terres, il ne peut s'y fixer. Le Christ sera notre paix,
lorsque l'Assyrien aura foulé aux pieds notre domaine. Nous avons un double
voisinage; voisinage avec Dieu, et voisinage avec le monde; voisinage avec
l'esprit et voisinage avec la chair. Et s'il a été dit à plusieurs: « Vous
n'êtes pas dans la chair, mais dans l'esprit. « (Rom. VIII, 9); ceux-là même
sont proches de la chair, ou parce qu'ils en ont la substance ou parce qu'ils
en éprouvent les soucis. L'ennemi se servant de notre chair, comme d'un
retranchement, en sort pour infester de près les régions contiguës de l'esprit,
et en use comme d'une citadelle rapprochée pour dresser des embûches. Mais le
Christ sera alors notre paix quand l'Assyrien aura foulé aux pieds nos confins.
Voilà notre Salomon, notre pacifique, qui nous obtient la paix au-dessus de la
paix: la paix avec son Père, la paix contre l'ennemi, et qui établira autour de
nous la paix comme une frontière assurée. (Psalm. CXLVII, 14.) O voisinage et
voisinage, que vous êtes différents! Combien l'un est fécond en joies et
l'autre en scandales ! O frontière et frontière! combien l'une est habitée avec
joie, et l'autre gouvernée avec peine ! Dans l'une et l'autre, le Christ et la
limite mitoyenne, ici réparant, ici réunissant, là commençant, ici achevant.
Car la sagesse atteint de cette fin à cette fin avec force, disposant tout en
elle avec suavité. (Sag. VIII, 1.) Cette fin est la couche de l'époux. C'est
pourquoi il est dit de la femme forte: « Son prix l'emporte sur ce qui vient
des pays les plus éloignés. (Prov. XXXI, 10.) « Son prix, » c'est pour ce prix
qu'il se dépense, qu'il s'estime, et c'est lui qui remplit son désir avide.
Qu'est-il autre chose, sinon le lit et l'embrassement de l'époux? La fin
dernière est celle au-delà de laquelle ni l'avidité ne peut s'étendre, ni la
faculté parvenir. La fin est là où vous défaillez, où vous êtes comme épuisé,
où vous commencez à être un autre, tout dans le Christ, et le Christ tout seul
en vous. O paix véritable, ô paix complète, alors que les scandales seront
arrachés du royaume de Dieu, que la frayeur sera bannie de nos demeures, qu'il
n'y aura pas fin et fin, qu'il n'y en aura qu'une seule, celle que nous venons
d'exposer. La fin seule qui unira et conformera à Dieu: la fin qui jouit des
délices de la couche et non celle qui emploie le glaive.
3. Maintenant, pour que les jouissances de ce
lit ne soient pas troublées, il faut une garde puissante. C'est pourquoi
«soixante des plus vaillants d'Israël entourent le lit de Salomon. » Et dans
l'Evangile vous lisez: « quand le fort aimé garde sa maison, tout ce qu'il
possède est en paix. » (Luc. XI, 21.) Au lieu que nous expliquons, il est parlé
d'une garde plus puissante, parce que le lit a plus de charme que le foyer, et
on tient plus à une épouse qu'à une possession ordinaire. Je lis qu'à la porte
du Paradis, un ange fait la garde tenant à la main un glaive de feu. (Gen. III,
24.) Est-ce que le lit de Salomon n'est pas une sorte de Paradis? «Notre lit
est tout fleuri. » (Cantique I, 15.) Jésus est la fleur de la campagne, l'arbre
de vie. Un lit de ce genre est un Paradis de délices. Voyez comment des
jouissances si grandes sont entourées d'une garde étroite? Soixante vaillants,
parmi les plus guerriers d'Israël, entourent la couche de Salomon. Je ne me
livre pas en ce moment à de grandes considérations sur ce nombre; il parait
désigner ceux qui se recommandent, et par la justice de leurs oeuvres, et par
la connaissance qu'ils ont de la loi. Ils sont des vaillants d'Israël, ceux qui
sont forts par la foi, qui se tiennent dans la foi et se comportent virilement;
qui peuvent tout, mais en celui qui les fortifie, c'est-à-dire, le Christ. Il
est bien mal fort celui qui s'élève contre la science de Dieu, qui se montre
contr'elle inflexible et rigide: sa force est la force des pierres et son cœur
est d'airain, au pas que le malheur ne lui donne pas d'intelligence, tels sont
ceux dont saint Paul dit: « Est-ce que nous rivalisons avec le Seigneur?» (I
Cor. X. 22.) Sommes-nous plus forts que lui? Il n'est pas des vaillants
d'Israël, celui qui, blessé, ne souffre pas; qui frappé, ne sent rien, demeurant
insensible à tous les coups du glaive à deux tranchants d'une langue aiguisée,
et se faisant gloire de regimber contre l'aiguillon de la sagesse. Telle ne fut
pas Marie dont le glaive perça l'âme comme une cire molle. Plaise à Dieu que la
parole puissante s'empare facilement de moi; que son efficacité opère en moi,
que ce glaive pénètre dans l'intime de mon être, et que mon coeur devienne une
arme pour combattre les iniquités spirituelles.
4. Pourquoi mettez-vous la main aux fortes
entreprises, vous qui n'êtes pas des très-vaillants? Pourquoi vous charger de
garder, vous qui ne secouez jamais la torpeur? Pourquoi désirer le lit, vous
qui n'avez pas le glaive? Ou si vous avez le glaive de la parole, vous l'avez
dans le fourreau et non sur la langue? Vous ne le tenez pas à la bouche comme à
la main, ce glaive mobile de la parole du Seigneur. Elle est rapide cette
parole, c'est un esprit de flamme; mais je ne sais comment, contre sa nature,
il languit dans votre main: il est affaibli et émoussé, ce glaive plus aigu et
plus incisif qu'une épée à deux tranchants. Cette parole n'est pas prompte dans
votre bouche, elle ne court pas rapide; elle ne se modifie pas dans votre main
selon la variété des cas, et cependant elle est abondamment propre à tous les
emplois qui réclament le combat spirituel. Pourquoi vous charger d'une office
quand vous n'en remplissez pas la charge? « Tous tiennent des glaives et sont
très-habiles à faire la guerre. » (Cantique III, 8.) Vous portez sans raison
l'épée, vous qui ne savez pas assez faire la guerre: ou si vous êtes habile en
cet art, vous vous appliquez plus aux affaires du siècle qu'aux intérêts de
Jésus-Christ: vous vous servez plus du droit civil que du droit ecclésiastique:
vous êtes plus rompu aux luttes séculières qu'aux combats spirituels. Le chef
de l'Eglise, saint Pierre, veut qu'un ecclésiastique soit prêt à rendre raison
de la foi et de l'espérance qui sont en nous. (I. Petr. III, 15.) Et à quel
titre vous glorifiez-vous d'être paresseux et ignorant pour le faire, si vous
êtes en état de répondre promptement sur le droit public? Les lettres sacrées
sonnent beaucoup mieux que les lettres profanes, dans la bouche d'un clerc. et
d'un moine. Pourquoi voulez-vous parler à Jérusalem la langue de l'Egypte? Ce
n'est pas ainsi que l'entend Isaïe: « Il y aura, » dit-il, « cinq villes dans
la terre d'Egypte parlant le langage de la terre de Chanaam: (Is. XIX, 18.)
c'est-à-dire, comme elles ne pouvaient parler le langage des hébreux, elles
devaient parler celui qui s'en rapprochait; parce qu'elles ne pouvaient
employer la langue sainte, elles devaient se servir de celle qui lui est
semblable. Pourquoi voulez-vous parler à moitié le langage d'Azot, vous qui
devez vous exprimer comme les Juifs? C'est ce que vous trouvez dans Esdras: « parlez
la langue non des hommes, mais des Anges. » (II. Esd. XIII, 24.) Vous êtes
l'ange de Dieu, vous qui remplissez le devoir d'annoncer la parole sacrée. «
Car les lèvres du prêtre conserveront la science, on demandera la loi à sa
bouche, parce qu'il est l'ange du Seigneur des armées. » (Mal. II, 17.)
5. Parlez entièrement selon l'évangile, vous qui
êtes un homme évangélique. Que votre discours sente la loi, les prophètes, les
apôtres; aiguisez votre langue à leurs paroles, empruntez-leur les armes puissantes
selon Dieu, pour détruire les citadelles ennemies, pour réduire à la soumission
toute intelligence s'élevant contre la science du Seigneur. (II Cor. X, 5.) Que
votre main brandisse le glaive de l'esprit, qu'il vous serve à chaque occasion
qui se présentera, que les paroles sacrées ne vous fassent pas défaut quand une
circonstance subite et momentanée, exigera que vous les fassiez entendre. Que
le verbe puissant et efficace soit sur vos lèvres et non dans les livres: « ce
sont les lèvres » en effet et non les livres, « qui garderont la science. »
Emportez avec vous ce sac d'argent. Que le glaive de la parole soit à votre
côté et non dans des poches, qu'il soit très près de vous. Prenez-le sur votre
côté afin que vous soyez fort et prompt à exhorter dans la sainte doctrine et à
réfuter les contradicteurs. Qu'il ne soit pas caché sous votre côté,
n'asservissez pas à la prudence de la chair, le zèle de la prédication sainte.
« Que chacun ait son glaive sur son côté. » A l'un est donné le discours de la
science, à l'autre celui de la sagesse, chaque docteur reçoit, de l'esprit, sa
grâce particulière. (I Cor. XII, 3.) Chacun a son glaive à son côté; » afin que
là où l'occasion de la tentation se trouvera, la parole soit employée par
précaution avec plus d'abondance et ses avertissements multipliés. « Chacun
porte le glaive à son côté, » pour se reprendre d'abord lui-même, pour se
garder et se juger. Saint Paul vous apprend à avoir ce glaive à votre côté: «
Vous considérant vous-même, » dit-il, « pour n'être pas tenté. » (Gal. VII, 1.)
Chacun a le glaive à ses côtés, à cause des craintes de la nuit, à cause des
chutes subites et des événements qui surprennent. L'apôtre insinue cette
crainte nocturne en disant: « Si l'homme a été surpris par quelque péché.» (Gal.
VI, 1.) On appelle nocturne ce qui est imprévu, ce qui arrive subitement, et
aussi ce qui offre des embûches. C'est pourquoi il ajoute: « Que nous ne soyons
pas circonvenus par Satan. Car nous n'ignorons par ses embûches. » (II Cor. II,
11.) En un autre endroit, le même saint Paul tremblait à cause de la crainte
nocturne. « Je tremble, » dit-il, que comme «le serpent séduisit Eve, ainsi vos
sens ne soient corrompus de la simplicité, qui est dans le Christ. » (II Cor.
XI, 3) Bonne simplicité, par laquelle uni au Christ, vous devenez un seul
esprit avec lui. La simplicité se trouve où est l'unité; la simplicité existe
si vous ne vivez plus, mais si c'est Jésus-Christ qui vit en vous; si la
sagesse de Dieu vous dévore, si la joie spirituelle vous absorbe et va se
cacher jusque dans l'intime de vos entrailles. Et où est une si grande
simplicité sinon dans le petit lit?
6. «Le glaive de chacun est à son côté. » Sur sa
cuisse, non pour elle, mais à cause des dangers de la nuit; peut-être parce que
la lutte n'est pas contre la chair et le sang que représente la cuisse, mais
contre les gouverneurs du monde, des ténèbres présentes. Aussi c'est à cause
des craintes de la nuit, contre les iniquités spirituelles. (Eph. VI, 12.)
Combien la guerre que vous avez à soutenir est plus heureuse, vous qui êtes
dans le même lit que Salomon? Elle n'est pas dirigée contre les iniquités
charnelles, ni même contre celles de l'esprit, elle se fait en la joie de
l'esprit, avec Salomon qui est appelé par excellence le pacifique. C'est pourquoi
la lutte est pacifique avec lui. Salomon porte le nom de pacifique et
représente la sagesse. « Aimez la sagesse et elle vous embrassera. » (Prob. IV,
8.) L'embrassement a quelque ressemblance avec la lutte. Embrassez-la pour
qu'elle vous embrasse. « Elle vous glorifiera quand vous l' jurez embrassée, »
comme ce prince le dit dans les proverbes. Embrassez le verbe, soyez avec lui
comme dans un lit, et non comme dans un combat. Dans le lit, il n'y a pas de
place pour les glaives, c'est le lieu des embrassements intimes. Ne soyez pas
fort, de crainte qu'il ne vous arrive d'être dehors. Au-dedans usez du verbe
non comme d'un glaive, mais soyez avec lui comme avec un époux, afin due vous
trouviez en lui vos délices. Délectez-vous de la vérité elle-même, ne luttez
pas contre les erreurs et les vices; laissez à d'autres cette charge et ce
soin. Qu'avez-vous à taire de la lutte, vous pour qui l'affection doit être
tout? Celle qui est épouse, cherche non l'occupation de la dispute et de la
lutte, mais le repos de l'embrassement. Que les autres entourent le lit; pour
vous, jouissez des caresses désirées.
7. D'où vient cependant que le texte ne nous dit
rien de l'appareil du lit? pourquoi exprime-t-il, en si peu de mots, les
délices qu'on y goûte? Peut-être ce sujet est ineffable et il n'est pas permis
à l'homme de les dire. Celui qui l'expérimente, le comprend, et encore peu
quand il l'expérimente, la mémoire elle-même ne peut rappeler en toute leur
vérité les délices éprouvées. L'écriture a dit ce qu'il lui a été possible.
Elle a parlé du lit, et du lit de Salomon. (III. Rois X, 18 et Cantique III,
9.) C'est assez dire, pour celui qui a goûté. Je lis dans l'écriture « le lit»
de Salomon et sa «litière, » l'un et l'autre construits avec un appareil
recherché, comme il convient pour les rendre aussi agréables que possible aux
usages du roi. Par petit lit entendrons-nous quelque chose de négligé? A Dieu
ne plaise; mais il suffisait, à l'écrivain, de dire petit lit, puisqu'il
parlait a l'épouse. Elle n'aime rien dans son lit sinon Qu'il est son lit et
que c'est en lui qu'elle a le moyen d'embrasser son Salomon. Dans toute la
suite des écritures, les lits offrent un grand et multiple mystère, mais ils
n'ont pas de comparaison avec le lit de Salomon. Il est un lit que Job se
prépare dans les ténèbres (Job XVII, 13); un lit que David arrose de ses larmes
(Psalm. VI, 7), un lit dans lequel est couché le malade languissant (Marc. V),
dans lequel le mort ressuscite. Tel fut celui d'Elisée, (IV, Rois IV, 24.) tel
celui d'Elie, (III Rois XVII, 19.) Les deux prophètes rendirent à la vie le
fils de leur hôtesse couché mort dans son lit. L'un s'étendit, l'autre se
courba sur le mort. Le même Christ se montrait en eux. C'est lui qui s'est
anéanti pour prendre la forme de l'esclave, et qui a resserré, dans les
étroites limites d~ la nature temporelle, l'étendue de son éternité. Il
s'étendit quand il répandit en noirs son Esprit saint avec abondance. Le sein
de sa mère pouvait presser ce mort, mais il était incapable de le vivifier. La
lettre tue, l'esprit donne la vie. Mais le véritable Elie le porta dans le
Cénacle et l'éleva jusqu'à l'intelligence spirituelle. Le sein de la lettre
était froid, sa connaissance ne pouvait répandre une chaleur vitale. Ce lit
d'Elie était très-bon, il donna à un mort la chaleur de la vie. «Le juste vit
de la foi. (Heb. X, 38.) Aussi il est mesuré trois fois, afin de donner la
connaissance de la Trinité et de diviser la dose de la fox. La loi plaint le
sens de la lettre qui éteint le sens charnel: mais Jésus-Christ prit ce sens et
le rendit spirituel. Il a donné à la lettre un esprit vital et nouveau que
reconnaît vraiment pour sien Elie lui-même, qui rétablit et renouvelle toutes
choses: et saint Paul se déclare mort à la loi pour vivre en Jésus-Christ. Il
est bon que, vous aussi, vous mourriez non-seulement à la vieille loi, mais
aussi au vieil homme, (Gal. II, 19.) afin qu'il vous vivifie dans son lit,
celui qui a porté nos fautes dans son corps, pour que, mourant aux péchés, nous
vivions dans la justice. Ce que vous semez ne reçoit la vie qu'après être mort.
(I., Cor. XV, 36.) Nous sommes tous compris en Jésus ressuscité, aussi cette
résurrection est-elle commune. Mais il est dans le lit de Salomon une grâce
particulière et réservée, prérogative de l'épouse seule.
8. Et maintenant, a bon Jésus, si quelque fils
de mère veuve (je veux dire, de cette sainte maison), dans laquelle vous êtes
soutenu, d'une manière ou d'autre, vient à mourir, ressuscitez-le. Il est mort,
celui qui succombe, sous le poids de l'ennui, ou du désespoir; en qui il n'y a
pas de dévotion vive, pas d'esprit fervent: celui qui, bien. que ne violant pas
les préceptes de la loi, et se renfermant dans la limite de la règle, n'ont une
affection froide et, languissante,ne trouvant aucune suavité dans les oeuvres
saintes. La face triste de tout l'ordre lui arrache l'âme. Il faut le
réchauffer dans le sein tendre et doux de sa mère, pour que, tombant dans le
désespoir, il ne soit pas précipité dans une tristesse plus grande. Il n'est
pas expédient pour lui, qu'on le rencontre hors du sein maternel, de peur que
le véritable Elie ne le porte pas dans son lit. Ceux que le Christ ressuscite,
il leur donne la vie, sur les pleurs des femmes. C'est ce qui eut lieu pour le
fils de la veuve (Luc. VII, 15.), pour le frère des saintes hôtesses (Joan XI,
33.), pour la fille, à cause de la prière de ses parents désolés. (Luc. VIII,
41.) Otez, ô bon Jésus, notre mort, du sein de sa mère. Cette observance
régulière, mais extérieure, n'a conduit personne à la perfection.
Introduisez-le dans le lit, plus mollet de l'espérance, qui le rapprochera de
Dieu. Qu'il expérimente ce qu'il espère, combien le Seigneur est bon, pour ceux
qui l'attendent, pour l'âme qui le cherche. (Thren. III, 25.) Une heure, de
cette expérience, console de plusieurs années de travail. Alors on le rend à
cette mère, qui l'avait auparavant perdu, tant qu'elle ne possédait. pas son
affection, et pleurait sa dévotion perdue. Il nous revient nouveau, après que
vous l'avez revêtu de vous même. Vous vous étendez sur lui, afin de couvrir, ce
qui est vil en lui, et de vêtir ce qui est nu. Qu'il est bon, le séjour dans ce
lit, en peu de temps, il redonne une activité pleine de vie pour des jours qui
viennent ensuite. Il y a une grâce plus grande encore dans le lit de Salomon,
c'est là, que l'épouse, abandonnant sa mère selon la chair, s'attache pour
toujours à son bien-aimé, et devient, avec lui, un seul et même esprit.
9. C'est donc un lit agréable, il n'y a pas de
langueur, si ce n'est peut-être, la langueur de l'amour: il ne connaît pas
l'infirmité, mais il est plein de jouissances. Lit délicieux, il n'est pas
arrosé de larmes, il n'est pas étendu dans les ténèbres, il n'a rien de triste,
de sombre, tout y est lumière, tout y est joie: il n'a pas besoin d'être
couvert de ces tapis d'Egypte que la femme hérétique étale sur sa couche, au
livre des Proverbes. (Prov. VII, 16.) Le lit de Salomon n'emprunte aucun
ornement étranger, rien de peint, rien de mondain, tout y est sainte volupté et
solide vérité. Il y a un grand et multiple mystère, dans les couches des
saints, mais celle de Salomon l'emporte sur toutes les autres, le petit lit de
l'épouse lui-même ne peut lui être comparé. Dans son petit lit, l'épouse
cherche son bien-aimé, elle ne le trouve pas, elle se lève, elle rôde jusqu'à
ce qu'elle arrive à lui. Hâtez-vous, vierge sacrée, pressez-vous d'entrer en ce
repos. Ne craignez pas ces glaives dégainés tout autour. Ces épées, ce sont les
glaives de la parole, placés sur le côté, à cause des alertes nocturnes, ou
bien, ils retiennent la fougue de la chair, ou bien ils bannissent la crainte
du coeur timide, Ceci est pour les autres: pour vous, ils vous blessent plus
suavement, afin que transpercée d'amour, vous ignoriez les terreurs de la nuit,
et n'éprouviez aucune impression mélangée de froide crainte: afin que, tout
entière, vous entriez dans les transports d'un amour enflammé, vous qui êtes
destinée au seul office de l'amour et qui devez monter sur le centre de la
charité, entrer dans la couche du bien-aimé, le lit du véritable Salomon, qui
est Jésus-Christ, vivant et régnant, dans tous les siècles des siècles.
Amen.
1. Vous avez entendu, Vierges sacrées, épouses
du Christ, vous avez entendu parler dans le discours d'hier, du lit de votre
Salomon, vous désirez, dans l'entretien de ce jour, ouïr parler du mystère de
sa litière. Vous voulez tourner toutes les interprétations de ce cantique, au
sens de l'amour, et les appliquer aux délices qu'il vous procure. Pensez-vous
que ce cantique a été écrit pour vous seules? Aucun discours, n'a de goût pour
vous, s'il n'étincelle pas de sentiments d'amour, et n'exhale pas la suave
odeur de la charité. Vous avez donc, en cet endroit, un sujet qui rappelle les
tendresses de l'amour. La parole de Dieu, nous amène à vous parler de la
litière de Salomon. Le bien-aimé ne souffre pas qu'il vous reste la moindre
matière d'excuse. Les joies qui sont permises dans le lit sont fort agréables:
mais peut-être quelqu'une d'entre vous, pourrait se plaindre de la difficulté
d'y parvenir. C'est pourquoi, le passage, qui vous parle de la litière sacrée,
qui vous portera à ce lit, la montre orné avec une belle variété. Même durant
la route, l'époux vous procure des délices. Cette litière est agréable par sa
matière, mais plus agréable à cause de celui qui l'a construite. C'est Salomon
lui-même, qui est l'auteur et l'ouvrier de cette litière. « Le roi Salomon, se
fit une litière des cèdres du Liban, il fit des colonnes d'argent, un canapé
doré. » Entendez, ma fille, avec quel appareil glorieux vous êtes portée au
lit. Votre époux, ne vous laisse pas sans dossier, qui vous appuie, et il veut
qu'il soit d'or, peut-être de cet or, dont vous lisez: « sa tète, est un or
parfait. (Cantique V, 11.) Le canapé,est employé à beaucoup d'usages, mais
l'emploi que l'on fait du lit, est plus relevé. L'espérance fatiguée trouve un
soutien agréable dans le canapé, le lit lui offre de grandes jouissances. Dans
le premier, le désir de l'épouse est entretenu; dans le second, elle jouit de
ses voeux. Quel est donc l'appareil qui vous attend, puisque vous êtes
conduite, entourée de si grands ornements? pourquoi maintenant ferai-je tout
ressortir, les bois de cèdre, les bois du Liban, les colonnes d'argent. Rien
qu'à en entendre parler, ces détails frappent nos yeux, et leur beauté
extérieure, ramenée à une figure spirituelle, s'efforce d'indiquer une beauté
intellectuelle, et désigne le véhicule de l'âme sainte. Que ce soit là, des
choses sensibles, le contexte du passage ne permet pas de le croire. Quel est
l'or matériel, qui serait étendu de charité? Tout cela est spirituel, car
l'amour est spirituel, c'est lui que caresse et qu'attire cet appareil si
recherché de la litière.
2. Je pourrais, en parlant de cette litière,
faire venir ce sens et autres semblables. Que ce peu suffise, pour rassasier ou
provoquer votre avidité. Quoi donc? voulez-vous que ce cantique ne serve que
pour vous? Laissez nourrir aussi les jeunes personnes: souffrez que, pour leur
utilité, quelques passages, en petit nombre, leur soient appliqués. Le Christ
est débiteur aux sages et aux insensés. Il n'est pas diminué pour vous, s'il
abonde selon son sens pour d'autres. Soyez contentes du petit lit: permettez à
celles qui sont au-dessous de vous, l'usage de la litière. L'usage de l'un est
plus restreint, l'emploi de l'autre plus populaire. Dans l'un, le Christ est
renfermé, il entre dans l'autre. Il se donne avec plus d'abondance et plus
d'intimité, il n'oublie pourtant pas les autres, qui ne peuvent encore
atteindre à votre mesure. Vous pouvez, vous aussi, participer au mystère de
cette litière et en remplir le rôle, si vous portez vers nous l'époux que vous
tenez en vous, si vous apportez la paix, si vous annoncez les biens, si vous
prêchez au-dehors, les joies que vous voyez au-dedans. N'étaient-ils pas la
litière du Christ, ceux dont l'église chante: « portant la paix, éclairant la
patrie? » Mais que personne n'ose se charger de l'office de la prédication, ou
prendre quelque honneur, s'il n'est pas appelé de Dieu. Pourquoi vous
placez-vous, sur le chandelier, vous qui ne vous éclairez pas vous même? Que
celui-là vous élève, qui vous a fait flambeau, montez par celui qui vous a
allumé. Personne ne se fait soi-même litière, c'est Salomon qui s'en fait une
du bois du Liban. Il est encore une litière, celui qui porte le Christ,
non-seulement dans sa bouche, mais aussi dans son corps. « Glorifiez et portez
le Christ dans votre chair, » dit S. Paul. (I Cor. VI, 20.) Le Christ veut, que
vous, le portiez, mais avec gloire, non avec ennui, non avec murmure, non avec
colère et indécision; il veut être porté, non pas traîné. A celui qui le
traîne, le Christ est onéreux, la chasteté est lourde, l'humiliation pesante, l'obéissance
accablante, la pauvreté rebutante: vous le portez très-mal, vous qui vivez de
la sorte. La foi vous parait, un grand fardeau et la piété une grande charge.
Vous ne pouvez pas dire: « mon bien-aimé est pour moi un bouquet de myrrhe.
(Cantique I, 12.) Quoi donc? votre foi vous paraît comme du foin, sous le poids
duquel vous criez, vous gémissez, vous murmurez ainsi, absolument comme la
charrette, se plaint sous l'herbe desséchée qui la remplit. Le Christ n'est pas
ce foin, il est une fleur, il est un fruit, il est l'arbre de vie, qui donne ce
fruit en son temps: et vous, vous ne voulez pas attendre? Heureux, ceux qui
sont nourris en leur temps. La patience est nécessaire, pour vous faire obtenir
l'effet des promesses. (Heb. X, 36.) Portez donc, avec patience les charges,
surtout les charges de la piété. Car la piété, comme il est écrit, a déjà une
partie de la promesse. (I Tim. IV, 8.)
3. Portez donc, l'image de celui qui est aux
cieux, et portez-la glorieusement, son fardeau est léger. Soyez, non un
obstacle honteux, mais un char glorieux, semblable à celui que se fit le roi
Salomon. Il expose admirablement, la diversité des vertus, de manière à exclure
tout d’abord, la vanité de la superbe. « Qu'avez vous, en effet, que vous
n'ayez reçu? Et si vous avez tout reçu, pourquoi vous glorifier, comme si vous
n'aviez rien reçu? » (I Cor. IV, 7.) Si vous êtes une litière, ce n'est pas
vous qui vous êtes fait, c'est lui qui vous a fait. Car le « Roi se fit une
litière des bois du Liban. » Et les bois eux-mêmes, qui les a faits? N'est-ce
point Dieu? C'est lui qui a planté les cèdres du Liban, que si vous êtes un
cèdre élevé du Liban, ne vous exaltez pas trop, mais tremblez, de crainte qu'à
cause de votre orgueil, vous ne soyez arraché du lieu, où vous avez été planté
par vocation. Car ce n'est pas vous qui vous êtes élu, c'est lui qui vous a
choisi pour le travail du ministère: c'est lui qui donne l'office du ministère,
et qui en confère la grâce, c'est-à-dire, qui distribue la faculté et la
dignité. Connaissez qui vous a planté, que la racine de l'orgueil ne germe pas
en vous, de crainte que la main du tentateur ne vous arrache. Qu'elle ne germe
pas, afin que la bâche de l'ennemi ne vous tranche pas; le tranchant de son
rasoir n'a jamais touché la tête des saints. Il tressaille de joie, s'il
s'empare de la litière de Dieu et s'il coupe pour son usage, les cèdres du
Liban. Il se glorifie dans Ezéchiel et il dit: « Je me suis assis dans la
chaire de Dieu, » (Ex. XXVIII, 2.) Prenez donc garde, étant chaire de justice
de devenir, par orgueil, chaire de pestilence, et ministre de scandale,
craignez, que par votre entreprise, l'exempt, ou le discours mauvais gagne
comme le cancer, pour la perte d'un grand nombre. Soyez la litière de Dieu,
portez en vous son image, et que par vous, il épande l'odeur de sa
connaissance. Paul était un instrument de ce enre, lui dont le Seigneur, rend
ce témoignage: « celui-ci est un vase l'élection, pour porter mon nom. » (Act.
IX, 15.) Celui qui le choisit en fit une litière.
4. « Le roi Salomon se fit une litière des bois
du Liban. » Ces bois sont de cèdre; leur nature, le nom du lieu où ils
croissent offrent je ne sais quoi de grand. Liban signifie blancheur; ces bois
ne sont accessibles à aucune corruption, et de même que nulle pourriture
n'attaque leur substance, de même ils exhalent une odeur très-agréable. Paul
était bien un Liban, lui qui servait Dieu, ainsi qu'il s'exprime lui-même, dans
une conscience pure. (II Tim. I, 3.) Qu'y a-t-il de plus blanc qu'une
conscience pure? Qu'y a-t-il de plus incorruptible que celui qu'aucune créature
n'a pu séparer de la charité de Dieu? Ces vertus momentanées, qui ne subsistent
qu'un instant, me semblent être, non des bois, mais dés herbes qui se
flétrissent bien vite. Mais dans saint Paul il y avait l'incorruptibilité d'une
charité inépuisable. C'est pourquoi il combattit un bon combat, il consomma sa
course, attendant du reste la couronne de justice, la récompense de ses gerbes
dont il sentait comme de près l'odeur embaumée. (II Tim. IV, 7.) Et lui-même,
il répandit la bonne odeur, l'odeur de la vie pour la vie, l'odeur de la
connaissance du Seigneur. Une bonne renommée est une bonne odeur; la bonne
conscience est pareillement une bonne odeur. L'une sent bon pour les autres,
l'autre parfume celui qui la porte. (I1. Cor. II, 14). C'est là la gloire des
saints, le témoignage de leur conscience. Les fruits de la béatitude à venir
ont déjà commencé à se faire sentir dans la sainteté de la vie. Et c'est avec
raison qu'à l'incorruptibilité se joint la bonne odeur, car dans un sens opposé
la corruption exhale la puanteur. Celui qui sème dans la chair recueillera de
la chair, la corruption et la puanteur, comme de la sainteté, la bonne odeur.
5. Nous avons fait avec raison mention de la pureté,
en disant que la candeur virginale est exprimée par les cèdres du Liban. Car la
continence virginale répand une bonne odeur, et son usage est continuel. Car
soit que la servitude du mariage cesse, soit que la désolation des veuves
prenne terme, la liberté et la grâce de la virginité ne passeront jamais, parce
que ceux qui ne se marient pas et qui ne sont pas mariés, sont déjà comme les
anges dans le ciel. (Matt. XXII, 30.) Dans les Ecritures, la virginité est
comparée au Liban: « J'ai répandu ma vapeur comme le Liban non coupé, et mon
odeur est semblable au baume non mêlé. (Eccl. XXIV, 21.) Le Liban est vraiment
un sein immaculés, un sein non souillé, intact et intègre. Il est intact, celui
dont l'intégrité persévère, dont les voiles de pudeur n'ont pas été déchirés.
Liban, à cause de la pureté; non coupé, à cause de. son intégrité. Elle est
vraiment non coupée, celle qui n'est pas divisée. Voulez-vous entendre parler
de celle qui est coupée? «La femme mariée pense à ce qui est du monde, comment
elle plaira à son mari, et ainsi elle est divisée (I Cor. VII, 34); divisée
entre Dieu et son mari, et peut-être non pas également divisée, mais plus porté
vers son époux. « Mais la femme non mariée et la vierge ne pense qu'à ce qui
est au Seigneur, comment elle plaira à Dieu. Comme le Liban non coupé, j'ai
évaporé ce qui est en moi. » C'est la mère du Seigneur qui semble surtout
proférer ces paroles. C'est elle qui est le vrai Liban, le Liban non coupé.
C'est elle qui a évaporé pour vous, ô vierges sacrées, son habitation,
l'habitation céleste, l'habitation angélique, quand elle vous a donné les
exemples de sa vie pure, et vous a inspiré l'amour de la virginité perpétuelle,
et elle a assez exprimé la grâce qui habitait en elle, puisqu'elle dit qu'elle
l'évapore. Quoi de plus semblable à la vapeur qu'une habitation virginale? Ce
genre de vie n'a rien de charnel, rien de mondain; tout en lui est céleste.
Tout est au-dessus du monde, tout est spirituel, et partant semblable à la
vapeur; mais à quelle vapeur? «Et mon odeur, dit-elle, est comme le baume non
mêlé. » Comme un baume non mêlé, comme un baume non corrompu, comme un baume
non altéré. Il y a un mélange qui imite le baume et trompe; il y a un mélange
qui, bien qu'il n'ait pas de dissemblance avec le baume, contrarie la bonne
odeur. Il y a donc (pour ainsi parler) un baume vrai et pur, un baume vrai mais
non pur, un baume ni vrai ni pur. Le premier se trouve chez les parfaits; le
dernier chez ceux qui sont trompés; celui du milieu chez ceux qui, bien que
nullement victimes de la tromperie, sont pourtant destitués de quelque grâce de
la vertu. C'est avec raison, conséquemment, que celle-là seule qui était pleine
de grâce dit que son parfum est comme un baume sans mélange.
6. Que si vous sentez la virginité, l'assiduité
dans la prière, l'abstinence et les jeûnes, vous répandez une bonne odeur,
votre senteur est celle du baume. Mais si vous êtes encore sujet à la maladie
de l'impatience, au verbiage inutile, à la légèreté dans les résolutions, à
l'ardeur d'exécuter vos propres volontés, à la tristesse, à l'ennui; si
quelqu'un de ces maux se trouve en vous, votre odeur est mêlée et vous ne
répandez pas la senteur du baume pur. Cette petite goutte de mélange étranger
gâte tout le reste du parfum. On a bien du bonheur lorsqu'on détruit sur le
champ les accidents tristes qui se font sentir soudain, comme une sorte
d'exhalaison. « Car nous manquons tous en beaucoup de points, » dit l'apôtre.
(Jac. III, 2.) Une chute soudaine, mais promptement relevée, doit être regardée
comme une odeur qui ne laisse pas de traces de son passage: il n'en est pas
ainsi de ces actes par lesquels on se montre attaché au vice. C'est un mélange
dangereux et fort mauvais, quand le vice prend mensongèrement l'apparence de la
vertu, quand Satan se transforme en ange de lumière (I Cor. XIV, 14.), et fait
respirer le venin comme du baume. Satan est un compositeur de parfum, ne lui
achetez pas d'huile; il ne combine pas, il corrompt les onguents. De plus,
comme il est écrit, il « fait bouillir la mer comme une chaudière » (Job. XI,
1) et il la place comme lorsque les onguents bouillent dans un vase. La mort
est au fond de ce vase, Jérémie la vit bouillante et tournée vers l'aquilon
(Jer. I, 13). Quel est ce compositeur d'onguent qui fait sortir de ce vase de
mort, comme des vapeurs de vie? Quel est cet ouvrier qui fait brûler sa
chaudière comme si elle était tournée vers le midi et qui pourtant fait jaillir
le mal de l'aquilon sur la terre? C'est un fils de prophète ou certainement un
prophète, celui qui saisit la mort dans ce vase, et ses vapeurs soufflant de
l'aquilon. Ce sont des vapeurs de soufre, que vomit la chaudière embrasée de
votre chair: et en les respirant vous croyez sentir le baume? Si de vous même
vous n'êtes pas en état de discerner le baume pur du baume mêlé, adressez-vous
aux Prophètes, aux fils des Prophètes, aux Apôtres qui vous feront discerner
les différences des compositions, qui vous feront connaître en quel vase se
trouve la mort. Tel est saint Paul qui a osé dire: « Nous n'ignorons pas les
ruses de Satan. » (i Cor. u, 11.) Si votre main ne sufit pas pour avoir du
baume pur, les saints vous apprennent à en faire le mélange. Nicodème (Joam
XIX. 39), apporta un mélange de myrrhe et d'aloés, du poids d'environ cent
livres, et les Marie achetèrent des aromates. (Marc. XVI. 1.) Mais la mère du
Seigneur, Marie, n'achète pas tant les onguents, qu'elle en exhale les parfums;
elle, qui a enfanté le Christ tout imbibé de l'huile de la joie. « L'odeur que je
répands, » dit-elle, « est comme un baume non mêlé. (Eccl. XXXIV. 21.)
7. Si vous ne connaissez pas la loi des
mélanges, adressez-vous aux docteurs de l'Eglise, à ceux qui sont comme les
colonnes et le fondement de la vérité, les colonnes d'argent dans la litière du
Seigneur, et les ministres de la parole sacrée: apprenez d'eux, comment il faut
vous occuper de ce qui concerne le Seigneur et comment vous devez être empressé
de plaire au Christ. Vous aurez en vous des colonnes d'argent lorsque vous
serez muni dé la science des deux testaments. Voilà pourquoi, en ce lieu, après
les cèdres du Liban, le livre sacré a placé les colonnes d'argent, afin que
vous portiez le mystère de la foi dans une conscience sans tâche. Le mystère de
cette foi, que vous prescrit le livre sacré, est une parole d'argent; elle vous
dit de vous soumettre aux préceptes de l'évangile et des apôtres, elle vous
apprend à les méditer, à les conserver, à les rouler dans votre coeur, à ne pas
souffrir que le blanc et pur métal de la parole du Seigneur s'oblitère et se
gâte dans l'oisiveté ou soit altéré par la rouille de l'oubli.
8. Nous ne pouvons pas, dans le présent
discours, donner place à ces colonnes d'argent. Il a été rempli par les bois du
Liban. Retenu par la suavité du sujet, cet entretien s'est prolongé bien
davantage que je ne le pensais. Je vous recommande, Seigneur, le présent Liban,
ce Liban si p »cieux, ce choeur de vierges, cette assemblée de saintes femmes.
Gardez-le pour qu'il ne soit pas coupé, pas blessé, qu'il conserve son
intégrité, l'éclat de sa pureté, car le mot Liban signifie candeur; que la
pureté de l'esprit y subsiste toujours, afin que ces vierges soient pures de
corps et d'esprit. Protégez ce Liban, dont vous avez consacré les bois pour
être la matière de votre litière. Que cette menace du prophète reste toujours
éloignée de lui: « Ouvre tes portes, Liban, le feu consumera tes cèdres. » Que
les portes soient fermées pour tous les autres, ouvertes pour vous seul. Soyez
sa clef et son cachet, fermez-le, marquez-le et qu'il ne connaisse d'autre clef
ou d'autre signe que vous, Christ Jésus, qui êtes Dieu béni dans les siècles
des siècles.
Amen.
1. Le bois du Liban vous représente l’incorruption
de la chair, et la blancheur de la chasteté. La chasteté est bonne; mais « tout
ce qui n'est pas de la foi, est péché. » (Rom. XIV, 23.) « La foi, » comme dit
l'Ecriture, « purifiant leurs coeurs. » (Act. XV. 9.) Car la chasteté ne
s'estime pas seulement par la continence de la chair, c'est bien plutôt par la
pureté du cœur qu'il faut l'apprécier. «Déjà, » dit Jésus, «vous êtes purs à
cause de la parole que je viens de vous adresser» (Jean XV. 3). La parole de la
foi qui purifie est une chose bonne, et voilà pourquoi le texte sacré,
décrivant l'appareil de cette litière après les bois du Liban, place les
colonnes d'argent et excite la pensée de la vierge pure à méditer, la parole
sainte, la parole chaste, la parole qui se compare à l'argent éprouvé. Ce sont
de bonnes colonnes qui sont dressées dans le cœur des vierges, celles qui
s'appuient sur la connaissance fidèle et le souvenir fréquent de la sainte
Ecriture. Vous êtes un saint Liban si votre cœurest pur, pur de pensée
honteuse, et de pensée infidèle. C'est une grande souillure de l'esprit, que la
corruption de la foi; que si la forme solide de la foi est saine en vous, vous
avez déjà une colonne. Ne vous en contentez cependant pas, joignez-y l'autre:
méditez la loi du Seigneur nuit et jour. Regardez comme infidélité et
fornication, de laisser votre esprit cesser, même peu de temps, de contempler
les dogmes de la foi. Voici deux bonnes colonnes: la connaissance et le
souvenir de la loi du Seigneur, la droite adhésion à la foi et sa pensée, souvent
répétée. Vous êtes une colonne, si vous êtes ferme dans la foi; une colonne
d'argent si vous êtes instruite par la pratique de la parole de Dieu. « La
parole de Dieu est droite, » dit le Psalmiste, « et toutes ses oeuvres sont
dans la foi. » (Psalm. XXXII, 4.) La foi et la parole de la foi sont de solides
colonnes, que cette parole soit proche dans votre coeur car elle est proche
dans votre bouche: qu'elle en soit proche et qu'elle en soit toujours proche.
Que de l'abondance du coeur sorte l'accent de la bouche. « Sept fois le jour, »
dit le prophète, « j'ai chanté vos louanges. » (Ps. CXVIII, 164.) Pour vous,
vierges saintes, dites non seulement, sept fois, mais toujours:sept fois le
jour à cause des heures solennelles de l'office sacré, toujours par le chant de
la Psalmodie intérieure de vos cœurs.
2. Que vos langues soient d'argent. Elles sont
d'argent, si, écho de la page sacrée, elles sonnent le Christ; qu'il n'entre
pas dans votre bouche une masse de plomb. C'est une bouche de plomb, celle qui
ne prononce rien de subtil, rien de spirituel, rien d'élevé, celle dont toutes
les paroles sont lourdes, sans esprit, basses et peut-être coupables. Car
(iniquité est assise sur le talent de plomb. (Zach. V. 7.) L'homme de
l’Evangile partant pour une région éloignée, ne donna pas à ses serviteurs des
talents de ce genre. (Matth. XXV. 15.) Ne trafiquez pas de telle monnaie, qu'il
ne s'en trouve pas dans vos trésors. Remarquez ce mot de saint Paul: «qu'aucune
parole mauvaise ne sorte jamais de votre bouche, mais seulement celle qui est
bonne pour édifier dans la loi.» (Eph. IV. 29.) Pour l'édification, dit-il, et
non pour le renversement de la foi. La bouche de fer, est celle qui détruit la
foi, qui renverse la conduite sainte, qui est un instrument de guerre et une
source de procès, qui toujours répand le murmure et l'amertume. On fauve
décrite dans le prophète Daniel, une bête de ce genre; elle a des dents et des
ongles de fer, elle mange et broie tout. (Dan. VII. 7.) Qu'entre les brebis,
qu'entre les amies du Seigneur, il ne se trouve pas de Monstre pareil, que
nulle, en ce troupeau virginal, ne soit violente et emportée; que dans ce
paradis ne retentisse aucun sifflement du serpent. Des paroles pleines de
violence ne conviennent pas à la bouche d'une vierge. Quoi ! vous imprimeriez
un baiser sur le visage de l’époux avec des lèvres souillées par des paroles
mauvaises? Il est la Candeur de la lumière éternelle et rien de souillé ne le
touche. Souvenez-vous que votre bouche est consacrée par les baisers et les oracles
célestes. Regardez comme un sacrilège, si elle ne redit pas des paroles douces,
divines, tirées des pages sacrées.« Faites retentir la trompette au jour de la
nouvelle lune, » dit le Psalmiste, « au jour insigne de votre solennité. » (Ps.
LXXX. 4.) Chaque jour doit être pour vous un jour solennel, une nouvelle lune,
un sabbat. Que votre bouche soit donc une trompette mobile, une trompette
d'argent, qui sonne non les luttes, mais la joie, mais l'allégresse des
solennités, mais les cantiques spirituels.
3. Je ne sais comment des colonnes d'argent,
nous en sommes venus à parler des trompettes, à moins que la meilleure colonne
dans la maison du Seigneur, soit l'homme qui porte une bouche comparable à
cette trompette. Il est une bonne colonne celui, en qui l'âme fatiguée, trouve
un soutien. Il y a dans Isaïe: « Le Seigneur m'a donné une langue érudite, pour
que je sache soutenir par la parole celui qui est tombé. » (Is. L. 4.) Elle est
tout-à-fait érudite la langue du Christ Jésus, il annonce la paix, il prêche le
bien. La langue qui apaise, c'est l'arbre de vie, la colonne et le fondement de
la vérité. (Prov. XV. 4.) Vous, vierge sacrée, portez en ceci l'image de votre
époux, ayez, à son exemple, une langue savante, une langue qui adoucit; qui ne
soit pas livrée à l'erreur, pas vagabonde, nullement portée aux propos oisifs,
mais qui parle le jugement, profère des paroles de consolation, et soit comme
une colonne et un fondement pour l'édifice de la foi, soit en son propre
intérieur, soit en celui des autres. Que la parole de la foi soit tout près
dans votre bouche et dans votre coeur. (Rom. XIV, 8.) Voulez-vous entendre
parler d'une colonne d'argent? « La loi de Dieu est dans son coeur, » dit le
Psalmiste, (Ps. XXXVI, 31.) voilà l'argent; » ses pas ne seront nullement
ébranlés. » (Ibid.) Voici la colonne. Oui, vraiment une colonne, elle ne peut
être renversée. « C'est par la parole du Seigneur que les cieux ont été
affermis, » (Ps. XXXVII. 6.) Que par cette parole soit affermi le coeur de la
vierge, afin qu'il soit le ciel, le siège de Dieu et qu'il puisse devenir une
litière d'or. Dans l'argent, voyez la raison et la science de la foi: dans
l'or, l'éclat de l'intelligence et de la vérité. Ce canapé d'or est placé sur
des colonnes de ce genre. Car « si vous ne croyez, vous ne comprendrez pas.
(Is. VII.) La science de la foi fournit un degré à la netteté de
l'intelligence. C'est sur ce fondement que se base la grâce de la
contemplation, quand vous méditez fidèlement sur la parole de Dieu, quand par
la patience et la consolation que procurent ces écritures, vous vous élevez aux
hauteurs de l'espérance d'en haut, vous vous montrez comme une colonne. Vous
vous élevez encore comme un canapé d'or, lorsque à la dérobée, la vérité
commence à briller nue à vos yeux, sans l'enveloppe du langage.
4. Mais considérez avec plus d'attention l'ordre
et l'espèce de passage qui mène des bois du Liban aux colonnes d'argent et à la
litière d'or. Dans le Liban se montre la pureté du coeur; dans l'argent, la
connaissance de la loi de Dieu, dans l'or ou dans le ministère de la parole,
les mystères sacrés. Par le premier, vous purifiez l'oeil de l'esprit; dans le
second, vous regardez; vous apprenez dans le troisième. Ou si vous préférez ces
expressions: vous êtes purifié, vous méditez, vous contemplez. « L'éclat et la
beauté brillent sur sa face, » dit le Psalmiste (Ps. XCV, 8.) La beauté se
trouve dans le Liban, l'éclat ou la confession dans l'argent, l'or rappelle la
beauté de la présence divine. Quelle est grande la grâce de cette splendeur et
de cette beauté, qui est admise en présence d'une si haute majesté. Voulez-vous
entendre cette distinction dans un autre endroit du psaume? « O Dieu, créez en
moi, un cœur pur, renouvelez dans mes entrailles un esprit droit. Ne me rejetez
pas loin de votre face. » (Ps. L, 12.) Vous voyez comment l'abîme appelle
l'abîme, comment les divers passages de l'Ecriture s'accordent entr'eux. La
première pensée qui se trouve exprimée en ce lieu, se rapporte à la blancheur
du Liban. Bienheureux ceux qui ont le coeur pur, car ils verront Dieu. (Matth.
V. 8.) La seconde, aux colonnes d'argent, car « la parole de Dieu est droite. »
(Ps. XXXII, 4.) La troisième au canapé d'or, lieu sacré où la face du Seigneur
se montre sans voile dans sa réalité; et en l'or brille la majesté royale,
c'est-à-dire que le prophète royal demande un esprit pur, instruit de la loi
et, (pour ainsi parler), fortement retenu. Il est purifié dans le Liban,
instruit dans l'argent, retenu dans l'or. Tout regard d'une âme purifiée, est
vraiment retenu et lié dans la contemplation: il soutient un instant les éclats
de la lumière intérieure. Parcourez encore ces degrés, vous, qui aspirez au
faîte de la contemplation. Qu'en vous il n'y ait rien de souillé, rien
d'infidèle, afin que la vérité puisse briller pour vous, dans toute sa réalité.
D'abord, corrigez-vous; ensuite; exercez-vous; enfin, regardez. Corrigez-vous
des habitudes de la loi charnelle, exercez-vous dans la loi de la foi, regardez
et contemplez la loi de la liberté parfaite, la loi spirituelle. Car là, « où
est l'esprit du Seigneur, là est la liberté. » (II Cor. III, 17.) Cette loi que
n'enferme pas le voile de la lettre, en laquelle ne trouvent place ni l'erreur,
ni l'ignorance, ni l'obscurité. Là où l'erreur se rencontre, elle séduit.
L'ignorance, où qu'elle se trouve, ne conduit pas. L'obscurité, encore qu'elle
conduise, ne fait pas parvenir. Qui errerait en ce lieu? c'est la litière,
c'est le repos, c'est le terme des désirs. Qui y serait livré à l'ignorance?
c'est l'or qui brille à la lumière qui l'inonde. Quelle obscurité s'y pourrait
rencontrer? Le terme de ses voeux, la vérité éclatante, ne supportent pas les
difficultés des énigmes. Là, rien de faux, rien de caché, rien de figuré; c'est
l'or, et il jette ses rayons: c'est le lieu du repos et il réchauffe: c'est un
doux foyer, mais c'est une heure qui s'enfuit rapidement. Cet éclat est comparé
à l'éclair. Il brille un instant, un clin-d'oeil, le temps du dernier son de la
trompette. Cette dernière trompette sonne, quand Dieu se montre, non dans les
pages du livre, mais par sa propre présence. Quand l'âme devient docile aux
enseignements du Seigneur; quand après les discours des Apôtres et des
prophètes, en dernier lieu le fils de Dieu, le Verbe du Père, daigne parler en
personne. Cette trompette ne sait pas rendre des sons incertains, elle ne
retentit que pour les solennités, que pour les mois nouveaux et les
commencements d'une lumière récemment revenue.
5. Faites retentir pour nous, ô bon Jésus, cette
trompette, au temps dû nouveau mois, au jour insigne de notre solennité. C'est
vraiment un jour insigne, celui où la majesté divine se manifeste: rien n'est
plus magnifique, comme aussi rien n'est plus rapide; j'ai parlé d'un jour,
c'est une heure qu'il faut dire. Heure vraiment remarquable et vraiment
solennelle. Donnez-nous, ô bon Jésus, quelques heures de ce jour éternel. Vous
qui êtes le. jour éternel, vous faites ce jour au coeur en qui vous versez la
parole de votre lumière. Faites briller pour nous de tels éclats. Il devient comme
un éclair, celui sur qui vous rayonnez; vous rendez semblable à vous l'âme que
vous illuminez. « Nous lui serons semblables, » dit l'apôtre, « lorsqu'il aura
paru. » (Jean III, 1.) Les montagnes que vous frappez de ces rayons, ne fument
pas, elles lancent des éclairs. Ils sont d'or, ceux pour qui luit votre or.
Votre tête, or parfait, ne trouve pas de canapé doré, mais elle rend litière
d'or, le lieu où elle se repose. Ce n'est plus le cas d'employer cette parole
de l'Evangile: « le fils de l'homme n'a pas où reposer sa tête. » (Luc. IX,
58.) Voyez-vous, Seigneur Jésus, combien vous avez de reposoirs en ce lieu?
Jamais la tête de votrç majesté ne s'incline avec plus de plaisir que sur le
sein d'or de la virginité. Considérez ces coeurs virginaux, ces coeurs qui sont
libres de toute affection, à cause de vous: c'est là que vous vous délassez
fréquemment, là que vous vous couchez, que vous dormez au midi, dans une sorte
de splendeur de lumière dorée. Les renards n'y ont pas de tanières, les oiseaux
du ciel n'y bâtissent pas leurs nids. Ce reposoir est trop solide, pour que les
renards rusés puissent y pénétrer. Il ne reste aucun refuge à la subtilité
hérétique, là ou brille la vérité dans la pureté de son éclat. Il est trop
élevé pour que le renard habile, ou l'oiseau superbe y puisse trouver accès.
Ces secrets sont cachés pour les sages et les prudents, ils sont manifestés aux
petits, à ceux qui gravissent le degré de l'humilité, le degré empourpré, et
s'attachent aux vestiges de la passion de Jésus-Christ. Oui degré vraiment
empourpré, qu'a rougi le sang du Christ, et que la foi, en sa passion, a teint
de cette vive couleur.
6. Mais, ce qu'il faut considérer avec
attention, c'est la manière, c'est la convenance parfaite dont s'accordent les
colonnes d'argent, et le degré de pourpre. Dans les colonnes vous avez une
sagesse fidèle; dans le degré, vous éprouvez des sentiments d'humilité. La
méditation se trouve dans les unes, l'imitation dans l'autre. Car le royaume de
Dieu n'est pas seulement dans les paroles, il consiste dans la vertu. (I Cor.
IV. 20.) Que direz-vous à cela, vous qui regardez la servitude comme
humiliante? Elle n'est pas vile, puisque la pourpre royale l'anoblit. La
pourpre est, en effet, un ornement des rois. Si ces degrés vous causent du dédain,
ou de l'horreur, considérez qu'ils sont empourprés. Acceptée pour amour du
Christ, l'humilité présente une dignité royale. Pour vous, épouse de Jésus,
foulez de votre pied blanc ces degrés rougis. C'est un noble sentier, que celui
que votre époux a suivi le premier. Qu'ils sont beaux, en effet, ces degrés de
pourpre que le Christ, de ses pieds sacrés, a foulé, de ses pieds qu'aucune
poussière n'a souillés, de ses pieds de neige, et qu'il a marqués des traces de
son sang? Parcourez avec ardeur ces lieux consacrés par ses traces, ôtez de vos
pieds la chaussure de chair. L'ascension que vous vous proposez de faire est
chose sainte; avancez sur ces degrés d'un pied nu et dégagé. Cette pourpre, ce
n'est pas le sang du coquillage qui l'a teinte, c'est le sang, de Jésus-Christ.
Posez-y avec plaisir votre pied, afin qu'il se colore de ce sang adorable. Que
le pied de l'orgueil ne vienne pas sur vous, si vous gravissez cet humble
sentier qui est marqué du sang de votre époux. Teignez-y non-seulement votre
pied, mais encore votre main et votre tête, afin d'opérer cette ascension de
l'âme toute royale, tout empourprée, tout anoblie par la passion de
Jésus-Christ. Car si vous compatissez, vous régnez avec lui. Ne vous croyez pas
chère à son coeur par la noblesse qui est selon le siècle. Vous serez plus vile
si vous la regardez, si vous fa}tes valoir votre origine auprès de votre.
époux, si dans ce faste du siècle, vous vous préférez aux autres, ou pensez
avoir quelque privilège. En opposition avec (humilité de la résolution que
vous.avez prise, votre longue suite d'aïeux selon la chair, vous fait déchoir
de la gloire du Christ, si vous avez l'orgueil de vous réjouir, de tout autre
chose. Que cette pourpre seule soit votre faste, votre élévation, votre gloire,
et ne vous glorifiez qu'en la croix de Jésus-Christ votre seigneur. Ce degré de
pourpre vous conduira au reposoir d'or, parce que c'est aux humbles qu'est due
la grâce du repos de la contemplation, grâce cachée aux sages et aux prudents
et qui sera révélée aux petits. Cette pourpre est un gage considérable d'amour,
que votre époux vous a donné. Oui, supporter la mort, est une grande marque de
tendresse.
Personne n'a un plus grand amour, que de donner sa vie pour ses amis. »
(Jean XV, 13.) C'est cette preuve que vous a donnée, c'est cette preuve que
vous demande à son tour Jésus-Christ, votre passion, votre humiliation. Que la
mémoire vous rappelle ce que le Seigneur a souffert pour vous, avec quelle
passion il vous a aimée, vous, pour qui il s'est si prodigieusement abaissé.
Aimez donc celui qui vous a aimé le premier et le plus aimé. Les temps
n'exigent plus que vous répandiez votre sang. Donnez votre âme, répandez votre
cœur comme de Peau; car quand bien même vous livreriez votre corps pour le
faire brûler, si vous n'aviez la charité, de quoi vous servirait cette mort? (I
Cor. XIII, 3.) En dernier lieu, comme conclusion dernière de toutes les grâces,
se place la charité; on l'appelle ces tapis ornementés et étendus au milieu de
l'amour, à cause des filles de Jérusalem.
1. Voulez-vous entendre dire quelque chose de
nouveau? Pour moi, je n'ai rien de nouveau à vous dire, sinon que l'amour vous renouvelle.
Je vous adresse ce commandement nouveau: rien ne vous est plus connu, rien ne
vous est plus nouveau. En cette affaire vous n'êtes ni ignorantes ni
inexpérimentées. C'est là votre propre office. C'est à cause de vous, qu'on dit
que les litières de Salomon sont étendues au milieu de la charité. « Il les a
étendues au fort de sa charité pour les filles de Jérusalem. » Cette parole
vous a attribué l'usage de l'amour par une sorte de privilège. Filles de
Jérusalem, désirez des dons plus excellents, et avant toutes choses, soupirez
après la charité. Que l'amour domine sur toute grâce: dans la description de
cette chaise à repos, la charité est employée comme ornement et dernière
décoration. On y discerne plusieurs grâces, mais toutes ces grâces sont surmontées
par la charité qui en est le comble. La charité est le faite, elle est le
fondement. « Enracinés et fondés sur la charité, » dit l'apôtre (Eph. III. 27).
Elle est au haut, elle est au fond, elle est au centre; elle commence, elle
achève elle a des communications avec les autres grâces: voilà pourquoi on la
place au milieu comme une espèce d'ornement commun et le couronnement de tout
l'ouvrage. La couleur de la pourpre, l'éclat de l'or seraient trop ternes, si
la charité ne leur donnait de l'éclat. Combien grande est donc sa grâce,
puisqu'elle embellit même l'or de la contemplation? Elle qui tient le milieu,
elle est comme la moëlle des autres grâces. Il n'est aucune vertu qui soit
aussi intime, aucune qui pénètre et inonde si profondément les âmes, qui
remplisse si parfaitement jusqu'aux plus secrètes cavités du coeur. La moëlle
des âmes, en est comme imbibée, et elle influe sur elles par des passages
cachés. « Au milieu de la charité. » Elle est bien mitoyenne, cette vertu qui
se trouve aussi dans l'intimé de l'âme. La plénitude de la foi, c'est la
charité. Aussi la loi est anéantie, si elle est privée de la charité. La
charité est une sorte de veine vitale de la loi et des autres vertus. Les
autres se concentrent comme sur un pas: celle-ci est commune à tous les degrés.
Que vous soyez ravi en esprit, que vous soyez à l'état ordinaire: toujours et
partout, la pratique de cette vertu est nécessaire et délicieuse. Les devoirs
qu'imposent les autres grâces ne sont pas toujours les mêmes, ils sont variés et
soumis à des mouvements alternatifs: les droits de la charité subsistent
toujours les mêmes, toujours invariables. Que nous soyons transportés en
esprit, que nous restions à l'état ordinaire, la charité de Jésus-Christ nous
presse toujours. Vers quoi vous pousse-t-elle? vers elle-même. Les autres ont
d'autres offices à remplir, le vôtre, c'est d'aimer. L'amour est un provocateur
infatigable, il exerce sur les âmes qui l'éprouvent, une douce tyrannie.
L'amour s'excite lui-même à des progrès toujours plus considérables.
2. Filles de Jérusalem, enviez des grâces
meilleures, désirez surtout d'aimer. Que cette soif vous presse toujours
davantage. Que ce..commandement vous soit toujours nouveau. Et il est toujours,
nouveau, à moins que l'affection de votre doux Jésus n'ait vieilli dans votre
coeur. Plaise au ciel qu'il soit toujours nouveau en vous, et que le cours du
temps ne diminue en rien sa grâce en votre coeur. Oui, votre Jésus est toujours
nouveau en vous, sans cesse récent, il n'est jamais un Dieu étranger, vraiment
récent, après lequel vous soupirez sans relâche, d'un amour inquiet. Vous
n'avez qu'un désir, qu'il vous plaise à chaque instant davantage. Combien
plaît-il, celui qui ne peut plaire assez? Vous ne pouvez jamais lui plaire
davantage que lorsqu'il vous plaît lui-même. Il veut votre âme, il ne cherche
pas autre chose. Elle seule lui suffit, si elle lui est toute donnée. C'est
assez, vu ce que vous pouvez; c'est peu, vu ce qu'il mérite. Si vous vous
comparez à vous même, vous mesurant vous-même à vous même, cela suffit; mais si
vous tirez de votre fond, il ne vous restera rien plus. Mais si vous vous
mesurez à lui, si vous vous placez en face de lui comme dans une balance,
pouvez-vous tenir un seul instant en sa présence? Si l'amour se retient et se
restreint eu deçà de vos forces, il est injuste; que s'il étend autant qu'il
vous est possible, il est exigu. Quoi donc? Faudra-t-il vous efforcer
inutilement de faire au-delà de ce qui est en votre pouvoir? Pourquoi pas?
L'amour ne se guérit pas par l'impuissance Jamais il ne trouve assez de
travail, là du moins où il ne tiédit pas. Comment sera-t-il avare de son bien,
celui qui est fidèle à garder celui d'autrui? Comment sera-t-il large dans ses
emplois, celui qui est resserré en lui-même? il n'est rien que l'amour dépense
avec plus de plaisir que lui-même, il ne peut rien donner de plus. Quelle plus
grande abondance, en effet, que celle dans laquelle rien n'est excepté? L'amour
bouillonne, il ne se contient pas lui-même, il déborde, il cherche l'immensité
parce qu'il ne sait pas donner de borne à ses sentiments. C'est une huile qui
ne sait s'arrêter que lorsque le vase lui manque, et même alors il ne sait être
retenu. Il est semblable au vin nouveau, dans la ferveur de ses premiers jours
et dans le feu de l'âge; il monte, il déborde, ne pouvant être contenu,
toujours il s'enflamme et fermente par de nouvelles ardeurs. L'amour ne
prétexte pas l'infirmité, mais plutôt il l'accuse. Rien ne lui suffit, rien
n'est au-dessous de lui. Il ne peut se rassasier de lui-même, et pourtant, sans
lui, rien ne peut le nourrir: il est à lui-même sa douce et suffisante
nourriture. L'amour ne veut rien davantage qu'aimer. Que donnera l'homme en
échange de l'amour? Que donnera-t-il? ou que recevra-t-il? On ne donne rien, ou
n'éprouve rien de plus doux que l'amour. L'amour désire, il use, il jouit, il
souffre avec douceur. Oh! oui, l'amour est doux, il n'y a que lui de doux, il
est tout douceur; mais il n'est pas d'amour comparé à l'amour de Jésus-Christ.
Car la beauté de ce divin maître est au-dessus de toute beauté. « J'ai aimé la
sagesse, » dit l'Ecriture, «plus que toute beauté. » (Sap. VII, 10.) Comment ne
serait-il pas beau, celui qui est la candeur de la lumière éternelle? «
Jonathas, mon frère, que vous êtes aimable, que vous êtes beau ! » (II Rois I,
26.) Je voulais dire Jésus, mais entraîné par l'habitude, j'ai proféré le nom
de Jonathas: c'est néanmoins une erreur agréable qui exprime la grâce et la
beauté. L'erreur est dans le mot, mais au fond, le sens propre de ce mot a été
conservé. Jonathas est le don de la colombe, il signifie celui qui est rempli
de la grâce spirituelle, l'enfant qui nous a été donné: que je dise Jonathas,
que je dise Jésus, c'est Jésus que j'entends. Que vous êtes aimable, Jonathas
mon frère, que vous êtes ravissant! Croyez-vous qu'il y a présomption à lui
donner le titre de frère? Ce mot ne sent pas la témérité, il montre la charité.
Il y aurait audace à s'en servir, s'il ne m'en avait donné lui-même
l'autorisation. C'est lui-même qui a pris l'extérieur et nous a montré, en
acte, l'affection de cette parenté fraternelle, et selon la doctrine de
l'apôtre: il n'éprouve pas de confusion à nous appeler, frères. (Heb. II, 11.)
S'il n'en a pas de honte, pourquoi vous, ne diriez-vous pas avec confiance:
Jonathas mon frère? Ou si vous voulez employer un terme encore plus intime;
Jésus, mon frère, vous êtes aimable et beau à l'excès: plus aimable que l'amour
des femmes. Saintes femmes, vos désirs s'enflamment pour Jésus-Christ avec une
vive ardeur et une sainte inquiétude: mais il est bien plus aimable encore que
vous ne l'aimez.
3. Désirez donc des grâces meilleures,
excitez-vous surtout à aimer. Le sage énumère les bois du Liban, les colonnes
d'argent, le reposoir d'or, le degré de pourpre, comblant tout cela en dernier
lieu par la charité. Pourquoi n'en serait-il pas ainsi? « Je vous montre, » dit
saint Paul, « une voie encore plus excellente.» (I Cor. XII, 30). Certes, les
colonnes d'argent sont bonnes, la grâce de la parole sainte est grande assurément.
« Mais quand même je parlerais les langues des anges et des hommes, si je n'ai
pas la charité, je suis comme une cymbale retentissante, » (I Cor. XIII, 1.)
donnant le son creux de la voix, dépourvu du sentiment de la charité. La gloire
du reposoir d'or est considérable, il vous exprime les secrets intimes des
mystères. Mais quoi! « Quand je connaîtrais tous les mystères, quand j'aurais
toute la science, sans avoir la charité, je ne suis rien. » Vous gravirez les
degrés empourprés, vous vous réjouirez de porter les marques de la passion de
Jésus-Christ? « Mais si je livrais mon corps aux flammes, sans avoir la
charité, rien ne me profiterait, » dit l'apôtre. « La charité ne s'enfle pas,
elle n'est pas ambitieuse, elle ne cherche pas ses intérêts: » elle se réjouit
dans le milieu et elle met ses biens à la portée de tous. Il a placé au milieu
de la charité. « Elle ne s'enfle pas, » dit-il, « elle n'est pas ambitieuse. »
Le bien de la charité n'est pas privé: ou si elle a, elle aime; ou si elle n'a
pas, elle désire. Elle ne veut pas l'emporter sur les autres, le bien même elle
ne veut pas le posséder plus que les autres. Plusieurs connaissent la
médiocrité, de leurs mérites. Aussi n'ayant aucune grande idée d'eux-mêmes, ils
ne sont pas enflés, mais peut-être, ils ont de l’ambition. Ils n'ont pas de
quoi s'exalter, mais ils désirent, avec exaltation, de posséder. Ils aiment
leur propre excellence, puisqu'ils désirent avec exaltation de posséder. Ils
aiment leur propre excellence, puisqu'ils désirent qu'elle existe, ou sont
contrariés si elle ne peut exister. Pour la charité, elle ne chemine pas avec
l'envie qui est contristée, elle ne cherche pas son bien propre, et comment
pourra-t-elle prendre ce qui appartient à autrui?
4. Pourquoi, dévoré d'envie, voulez-vous
corrompre le bien des autres? Ajoutez-vous à vos possessions ce que vous
arracherez à vos frères? Il en sera peut-être ainsi, mais si vous enlevez de
l'argent, de ne crains pas que ce péché de la rapine se commette dans les
cloîtres; il est une autre sorte de vol moins grossière, le vol qui se commet
par la jalousie. Quoi donc? Vous ne croyez pas voler, si, sans toucher à
l'argent, vous enlevez la réputation? Vous ne désirez pas les biens, et vous
déchirez la renommée. Quel profit vous procure la dépression des autres? Si
vous rongez le bien d'autrui, quel accroissement en ressentez-vous? C'est
peut-être l'éclat de la vérité, de la vertu de vos frères qui brise dans votre
bouche les dents que vous avez préparées pour la déchirer. Vous osez la ronger
mais vous ne pouvez la louer. Dès lors vous ne volez plus, par vos paroles, la
bien du prochain, mais est-ce à dire pour cela que vous ne le ravissez pas? N'y
a-t-il pas vol, quand vous privez une vertu éclatante du témoignage qui lui est
dû, quand, ne corrompant pas par, mensonge la gloire d'autrui, vous la
supprimez, pour ainsi dire, par le silence? Voulez-vous apprendre que la rapine
existe même dans l'estime seule? « Il n'a pas estimé commettre une rapine
d'être l'égal de Dieu. » (Phil. II, 6.) Dans l'âme jalouse ne peut entrer une
juste estime des biens d'autrui. L'envie De veut pas comprendre qu'un autre
agisse comme il faut; et si elle n'ose pas le faire ouvertement, en secret,
elle dissimule ou atténue les mérites du prochain. D'où vient ce mal, sinon de
ce qu'en pensant toujours à sa propre excellence, la jalousie laisse dans
l'ombre celle de ses frères? «Mais la charité ne pense pas le mal, elle ne se
réjouit pas de l'iniquité. » (I Cor. XIII, 5), et pour tenir ce langage, de
l'inégalité, « mais elle conjouit avec la vérité. » Elle ne pense pas à son
bien propre; elle se réjouit dans une sorte de milieu commun: ne cherchant pas
e qui est à elle, mais ce qui est à Jésus-Christ. C'est la gloire de ce divin
maître qu'elle aime ou qu'elle désire en toutes choses. (II Tim. II, 10.)
Jésus-Christ est commun à tous, car il est médiateur. A lui n'appartient pas ce
qui n'est pas mitoyen, ce qui se resserre et fait partie. Pourquoi, par votre
jalousie, voulez-vous mettre Jésus-Christ dans un coin seulement? Vous désirez
que la grâce du Saint Esprit soit avare en exigeant que ses bienfaits se
bornent à vous? Laissez l'esprit du Seigneur croître et déborder, et se
répandre sur toute chair et remplir toute la terre. N'essayez d'emprisonner
dans les étroites limites de votre coeur, cette bonté qui aime tous les hommes.
Dieu:est riche envers tous, et vous essayez de diminuer l'abondance de ses
grâces, et de réduire son immensité à un pas imperceptible? Jésus dédaigne les
étroitesses avares d'un coeur jaloux. (Rom. X, 12.) Sa bonté ne peut-être
retenue par votre jalousie. Elle coule: son huile se répand non-seulement en
vous, mais aussi en tous les vases qui sont alentour. Faites que ces biens
voisins soient à vous par une heureuse réciprocité. Ils seront vôtres si vous
vous réjouissez du bien de tous; si vous ne le faites, votre âme se vide de
l'huile de la grâce; et Jésus-Christ médiateur n'en pénètre pas moins les
coeurs de vos frères, il veut que ce qui est à lui soit commun à tous. « C'est
à ce signe que tout le monde connaîtra si vous ôtes mes disciples, si vous avez
de l'affection les uns pour les autres. » (Jean XIII, 35.)
5. Vous voyez comment la charité est l'insigne
spécial des disciples de Jésus-Christ et la marque particulière qui fait
reconnaître sa doctrine. C'est pour cela, qu'en ce livre, on la met à la
dernière place comme l’ornement de toutes les autres grâces. « Il a disposé,
élit-il, au milieu de la charité. » O qu'elle est douce la entiche dé la
charité ! La charité envers le prochain n'éprouve pas de jalousie, et la
charité envers Jésus-Christ ne connaît pas de crainte. Rien en elle ne sent la
frayeur du châtiment. La crainte a la peine en perspective: voilà pourquoi en
la charité il ne se trouve pas de crainte, mais la charité parfaite met la
crainte dehors. (I Jean IV, 18.) Car enfin que redoutera la charité? ses
anciennes fautes? Mais la charité couvre la multitude des péchés (I Petr., IV
8.) L'infirmité de sa propre conscience lui fera trembler de tomber? mais
l'amour est fort comme la mort (Cantique VIII, 6.) Il bannit l'une et l'autre
peur, mais la charité parfaite ne balancera pas de supporter pour Jésus-Christ,
les peines du temps. Et quand même ces peines dureraient sans fin, la charité
parfaite ne s'en fatiguerait pas, et ne s'évanouirait jamais. Il lui est
impossible de ne pas se délecter toujours de la connaissance qu'elle a obtenue,
une fois, d'une douceur si infinie. Elle n'aime pas dans la crainte de périr:
mais elle aime mieux subir une mort éternelle, que d'être privée de la
jouissance de l'amour éternel. Quand l'homme donnerait toute sa fortune pour la
charité, il la méprisera comme rien. (Cantique VIII, 7.) C'est vraiment une
couche agréable, en laquelle, au milieu des attaques, on repose aussi
délicieusement que saintement. Donnez-moi, ô bon Jésus. de me souvenir de vous
sur cette couche, et d'y méditer dès le matin sur vous. Bien doux souvenir qui
attire l'amour: agréable méditation qu'inspire la charité! Il n'est rien que
l'on puisse considérer de Jésus-Christ sans douceur et sans agrément. L'amour
du prochain, amène avec lui la compassion et un sentiment moins suave, qui fait
partager les gémissements de ceux qui pleurent. En Jésus-Christ, où
trouverez-vous matière à compassion? Encore qu'il ait été crucifié dans
l’infirmité de la chair, il vit à présent par la vertu de Dieu. Il vous offre,
de toutes parts, matière, non à compatir, mais à vous réjouir avec lui. Il est
tout désirable, tout en lui, excite une sainte concupiscence, et il est comme
tout enveloppé de charité. Que verrez-vous en effet en lui, qui ne nous montre
pas sa charité et ne réclame pas la nôtre? Pour nous,
il est tout charme d'amour, tout provocation à charité. Il n'a laissé
place en lui à aucune affection mesquine. Il veut être entièrement aimé, lui
qui le mérite si bien. O vierge, ne regardez pas les tourments, vous à qui sont
préparées en votre époux, tant de jouissances. La crainte n'a rien à faire, là
où brillent tant de marques d'amour. La charité dédaigne la société de la
crainte: elle ne sait pas être forcée, elle ne sait pas être modérée.
6. La charité parfaite chasse donc la crainte
(1. Jean IV, 18.) comme inutile et superflue, elle n'exclut pas cette crainte
qui est chaste aux siècles des siècles. Il est en effet une crainte que la
charité met dehors, et une crainte qu'introduisent la vérité et la charité: la
première est précautionnée; la seconde est chaste, mais elle ne dure pas aux.
siècles des siècles; la troisième est chaste et durable. La première redoute le
châtiment, la seconde la faute, la troisième n'est en son entier qu'une sorte
de révérence sans gêne comme sans frayeur. La première a peur de la faute, mais
à cause des peines qu'elle attire: la seconde la redoute parce qu'elle est
faute. C'est une sorte d'injure pour la justice, si elle vient en grâce à cause
de la crainte qu'inspire le châtiment du mal. Elle a assez de mérite par
elle-même pour exciter le zèle des hommes et provoquer leur amour. C'est donc
cette crainte qu'exclut la charité parfaite. Comment est-elle parfaite cette
charité, qui a besoin de l'aiguillon de la crainte pour embrasser et cultiver
la justice? La dilection complète possède entièrement l'âme, elle veut qu'on
attribue, à elle seule, tous les devoirs de la justice. La crainte est froide,
ses pas sont lourds, il lui suffit d'échapper au châtiment. L'amour ne connaît
pas le dégoût, il est fervent, il va toujours en avant plus resserrée, la
crainte ne subit que par nécessité l'accomplissement de la justice. L'amour
parfait doit à la justice seule tout ce qu'il fait, il ne laisse, en ses actes,
aucun droit à la crainte. Pourquoi en serait-il autrement? Est-ce que la
justice ne procure pas assez de mérite en elle-même pour toute bonne oeuvre?
Jésus-Christ est devenu notre justice. Quoi donc? Jésus-Christ n'aurait pas
assez de qualités pour plaire? Il a donc besoin, pour y réussir, d'un secours
étranger. Si ce n'est pas en vue de ne plaire qu'à lui que nous lui sommes
obéissants, comment son amour sera-t-il parfait en nous? Je vous aimerai, ô bon
Jésus, je vous aimerai, vous qui êtes ma force, vous que je ne puis aimer
gratuitement, et que je ne puis cependant jamais assez chérir. Que vers vous se
dirigent entièrement tous mes désirs, qu'aucune autre affection ne vienne les
détourner ou les distraire. Mais qu'ils sont peu de chose même alors qu'ils
vous sont entièrement consacrés! Comment pourrais-je diminuer, ce qui en sa
plénitude, est encore si faible et si petit! Que tout entier, ô mon Dieu, je
sois transporté en vous. Tirez-moi vers vous, que je n'aie besoin de
l'impulsion d'aucune crainte, mais que la parfaite charité en bannisse
l'impression.
7. Quoi donc? les supplices éternels ne sont-ils
pas à craindre? Assurément, ils sont à redouter et à éviter. Personne ne prit
jamais sa chair en haine (Eph. V, 29.): mais, plus fort que la crainte, l'amour
de Jésus-Christ n'a pas besoin, pour aimer la justice, de l'aiguillon de la
frayeur. Cet amour ne redoute rien tant que l'offense, et l'offense pour
l'offense et non l'offense à cause du châtiment qu'elle attire. Et cela, tant
que les choses humaines fluctuent dans l'incertitude, et que l'homme n'est pas
assuré de mériter toujours, par sa conduite, la louange. Mais lorsque, après
cette vie, il aura été introduit dans le sein de la vérité, une pareille peur
cessera, faisant place à une troisième crainte, qui elle-même succédera aux
autres, et ne fera place à aucune autre, car elle subsiste aux siècles des
siècles. La première redoute de subir le châtiment de sa faute; la seconde
craint de tomber, vu sa faiblesse; la troisième n'a rien qui puisse l'effrayer.
Que craindraient en effet la félicité complète et la charité parfaite? Cette
dernière crainte sort du verger de la charité. Je n'ose pas dire qu'elle est la
charité, je n'ose pourtant pas le nier. Que s'efforce-t-il d'être sinon
l'amour, le sentiment qui ne connaît pas la crainte? Comment n'est-il pas
l'amour, le sentiment qui a presque cessé d'être la crainte? Comment concevoir
une crainte ne craignant pas? Je décorerais du nom d'amour cette crainte si
assurée, cependant il s'y trouve Dieu qui nous aime, et dans une si haute
majesté il ne peut y avoir de place pour la crainte. Mais en nous, comment
cette crainte sera-t-elle séparée de la charité? Et en cet endroit, qu'est-ce
que craindre, sinon ne se pas enfler contre le Seigneur de majesté? Qu'est
cette crainte sinon une soumission rendue par son propre désir, une obéissance
spontanée, respect volontairement rendu? Comment est-il une crainte le
sentiment qui ne craint pas d'offenser? Il ne peut le faire. Mais encore une
fois, comment n'est-il pas une crainte, ce sentiment qui n'ose pas offenser? Il
ne paraît donc pas être une crainte, parce qu'il ne redoute ni péril ni péché
et il est crainte, car il ne présume jamais de rien avec audace et témérité.
Qu'est cette crainte, sinon un humble respect rendu comme un devoir nécessaire,
mais sans que cette obligation impose aucune contrainte. La nécessité d'obéir
résulte de la condition de créature, mais la nécessité n'est pas connue de la
liberté de l'amour. Qu'est cette crainte, sinon l'absence de la témérité et de
la négligence, plutôt que l'effet de la contrainte? Vous voyez combien cette
crainte est voisine de la charité? Elle se confond presque avec elle, si
toutefois elle n'est pas elle. Elle diffère à raison de sa cause, elle est la
même par l'affection. Vous cherchez pour quelle cause? vu la condition de
créature qui implique l'obéissance au moindre signe d'une majesté si élevée.
Cette obéissance est pour vous une juste nécessité, mais la charité ne
considère pas ce motif: ce qui la ravit, c'est l'admiration que lui inspire la
majesté divine, elle ne regarde pas sa condition infime. Par conséquent, cette
raison que la crainte considère, la charité l'ignore, élevée qu'elle est à des
vues supérieures.
8. C'est par leurs causes donc que diffèrent la
crainte et la charité, et c'est par l'obéissance et le sentiment libre, qui les
animent, quelles se ressemblent. La première crainte redoute donc d'être punie;
la seconde d'être privée; la troisième n'a peur ni de l'un ni de l’autre. La
charité parfaite détruit la première; elle tolère la seconde pour un temps,
elle s'identifie avec la troisième. Saisissez celle-ci, ô filles de Jérusalem.
Craignez la première, celle que la charité met dehors: « Il a étendu, » dit le
texte, « au milieu de la charité. » En disant au milieu, il donne à entendre le
tout. Que la charité dispose le milieu de votre coeur, que la charité le
revête. Ce vêtement est aussi la robe nuptiale, si on l'exige d'un simple
convive, à combien plus forte raison de l'épouse? La charité veut occuper
d'avance, et posséder toutes les profondeurs de votre âme. Ne les ouvrez donc
pas à une affection basse et étrangère. Sa couche est douce et délicate, elle
ne souffre pas d'être contristée même pour un moment par une crainte
désagréable. « A cause des filles de Jérusalem, » dit-il. C'est avec raison: il
y a en effet une grande paix pour ceux qui aiment votre loi. (Psalm. CXVIII,
165.) Si quelqu'un se glorifie de la grâce qui lui a été accordée, à combien
plus forte raison pouvez-vous vous réjouir, vous? Car bien qu'il soit certain
que les richesses des dons célestes sont immenses, il est vrai que la charité
les dépasse toutes, non seulement elle les dépasse, mais elle les comprend.
Elle est douce, elle est riche. Et comme le chante le Psaume, « au milieu des
héritages » des vertus. (Psalm. LXVII, 14.) dans la charité et dans la
communication des biens spirituels, placée comme au milieu, elle communique
avec toutes choses et, comme meilleure, elle met le comble à toutes les vertus.
O filles de Jérusalem, soupirez donc après des grâces plus excellentes. Ayez
surtout la charité, et ayez-la avec plus d'abondance, consumez-vous dans les
flammes de l'amour. Car Jésus notre bien-aimé est tout aimable, lui qui vit et
règne dans les siècles des siècles.
Amen.
1. Vous avez entendu que les filles de Sion ont
été invitées mais vous n'avez pas encore entendu indiquer le lieu d'où elles
reçoivent l'ordre de sortir. C'est là ce que ne dit pas le texte. De quel lieu
donc? Est-ce de Sion? mais c'est dans Sion qu'apparaîtra le Dieu des Dieux.
(Psalm. LXXXIII, 8.) Ce n'est donc pas à sortir de Sion que les appelle celui
qui les convie à voir le Seigneur. Mais ce n'est peut-être pas à voir Dieu,
mais à considérer Salomon portant le diadème dont sa mère l'a couronné? C'est
pourquoi rien ne s'oppose à ce que la fille de Sion reçoive l'ordre de sortir
de Sion; mais est-ce que cet homme n'est pas né dans Sion? Par conséquent, si
ces jeunes personnes sont engagées à sortir de Sion, elles ne sont cependant
appelées qu'à Sion: de la Sion supérieure, à la Sion inférieure. Il ne paraît
ni digne, ni convenable que les filles de Sion quittent l'enceinte de cette
ville, surtout pour voir celui dont le séjour est fixé en Sion, et qui y a pris
naissance. (Psalm. LXXXVI, 5.) Je me souviens d'avoir entendu dire à un homme
disert et érudit, expliquant ce pointsage: elles paraissent mal placées, ces
filles qui reçoivent ordre de sortir. Il l'affirma alors avec assez d'à-propos,
l'appliquant à l'habileté de ses auditeurs. Pour moi, celles à qui s'adresse
une telle exhortation me paraissent trop bien placées. Où les cherchez-vous?
Sur le canapé d'or, dont nous avons parlé hier. C'est un heu délicieux, et plus
abondant en joie que ne le peut comprendre l'amour de l'homme. L'excès de la
jouissance s'appauvrit elle-même, une volupté exubérante épuise l'esprit. Cette
joie est soumise à des alternatives, ce qui est trop fort ne peut-être de longue
durée. Ce sont là pourtant de bonnes variations, qui n'éloignent pas de
l’époux. Il n'est pas donné à celui qui habite la chair, de posséder en
héritage le reposoir p'or. C'est pourquoi les filles de Sion reçoivent l'ordre
de sortir, mais c'est comme s'il disait: n'allez pas trop loin.
2. « Sortez, » dit-il, et « voyez le roi Salomon
avec le diadème dont sa mère l'a couronné. » Il ne veut pas qu'elles
s'éloignent du Christ, qu'elles soient ravies en esprit, ou qu'elles
n'éprouvent pas de semblables transports. La simplicité de la foi est une
excellente sobriété, le regard de ceux qui la considèrent peut la supporter et
peut en être fortifié. Heureux qui, en descendant, s'appuie. sur ce degré, et
qui, lorsqu'il monte, commence. A ceux qui s'élèvent, c'est là le premier degré
de contemplation qui se présente. Le zèle pour la contemplation est bon, mais
la science est nécessaire. Vous êtes enflammé, vous êtes comme ceint pour
marcher vers ce lieu de repos, tout-à-fait propre à la contemplation.
J'approuve le zèle, mais attendez que je règle votre marche et que je vous
place un degré. C'est un pas de vue, et un pas de vue vraiment élevé qui
s'élève au-dessus des brouillards, par dessus toutes les exhalaisons de la
terre. Sans expérience, pourquoi vouloir y atteindre d'un bond? Rampez sur vos
mains, (comme il est écrit, ) pour vous habituer à demeurer dans le palais du
roi Salomon. (Prov. XXX, 28.) Rampez jusqu'à ce qu'on vous ravisse. Ce ne sont
pas des bonds, ce sont des « ascensions, » dit le Psalmiste, « que le juste a
disposées dans son cœur. (Psalm. LXXXIII, 6. » Un jour il y aura une ascension
par bond, ou plutôt cette ascension sera convertie en assomption. Mais que sont
ces ascensions, sinon des purgations de l'âme? Voilà pourquoi on dit « dans la
vallée des larmes, » parce que les péchés que l'on pleure sont pardonnés.
Heureux qui a lavé assez le lit de son cœur, qui a suffisamment pleuré, dont la
tristesse a été portée à son comble, à qui l'inspiration divine a soufflé au
cœur ses consolations, qui est appelé de la vallée de larmes et dont l'œil
n'est pas troublé par la crainte du juge, et qui peut voir avec tranquillité le
roi Salomon au jour de la joie de son coeur.
3. « Sortez, filles de Sion, et voyez le roi
Salomon.» Ils paraissent dignes de cette joyeuse vision, ceux qui se sont
enchaînés par les lois de la pénitence, dans les règles étroites de la
discipline, et dont l'âme a refusé toute consolation. Voulez-vous savoir
combien bonne est cette retenue? c'est un « jardin fermé, c'est une fontaine
scellée. (Cantique IV 12.) Levez-vous, hâtez-vous, ma bien aimée et venez.
(Ibid. II, 13.) » Vous voyez comment déjà le Seigneur invite et appelle son
amie, l'âme qui a su s'emprisonner ainsi. Que si vous êtes ainsi fermées, ne
sortez pas jusqu'à ce que Jésus-Christ vous y invite. Dina sortit, elle ne fut
pas appelée et elle sortit, non pour voir le roi Salomon, mais les femmes de
cette contrée. Vous savez ce qu'elle rencontra. (Gen. XXXIV. 1). Quant à vous,
ne sortez pas, à moins que l'époux on ses compagnons ne vous y engagent. Lazare
sortit quand le Seigneur le rendit à la vie. (Jean XI, 43.) Noé sortit de
l'arche qui le sauva au milieu des flots, mais il sortit quand le Seigneur lui
eût ouvert un passage. (Gen. VIII, 16.) Abraham quitta son pays pour visiter la
terre promise; mais il n'en partit que sur l'ordre du ciel (Gen. XII, 1.) Et
vous sortez, filles de Sion, invitées que vous êtes à la grâce d'une vision
plus heureuse. Il est captif et tristement captif celui qui ne désire pas ou ne
mérite pas ce grand bonheur. Etre fermé, c'est être esclave, sortir, c'est être
libre. « Quand vous serez converti au Seigneur, le voile sera ôté, (II Cor.
III, 16.) » le voile de l'ignorance et de la bassesse, car le Seigneur est
esprit. Où est l'esprit du Seigneur, là est la liberté. Plus l'esprit se fait
sentir, plus la liberté est grande. Celui qui est fermé, et entouré de liens, a
peu de liberté pour respirer.
4. Sortez donc, filles de Sion, afin de pouvoir dire
avec saint Paul: « Pour nous, à face découverte, contemplant la gloire de Dieu,
nous sommes transformés en la même image. (Ib. 18.) » La vision de Dieu doit
être toujours reçue avec affection. Votre vision, ô bon Jésus, est vraiment
efficace et violente, elle ravit les sentiments de ceux qui vous voient. Est-ce
que Moïse n'éprouva pas une douce violence dans le désir d'en être participant,
quant il voulut passer et apercevoir ce grand spectacle? voulez-vous apprendre
combien elle est efficace? a Quand j'aurai été exalté de terre, j'attirerai
tout à moi. (Jean XIII, 32.) » Mais qu'arrivera-t-il, quand vous serez humilié
jusqu'à terre? ne vous attirerez-vous pas les esprits de tous les hommes? Pour
moi, ô bon Jésus, je n'attends pas la gloire de votre résurrection, je ne
réserve pas mon admiration pour la puissance de votre ascension au ciel; mais
aussitôt que dans votre annonciation ou dans votre naissance, les voix des
anges frappent nos oreilles, aussitôt ce bruit me saisit d'étonnement, et cette
lumière qui luit dans les ténèbres me ravit et me transporte Une vision pure,
qui ne provoque pas des sentiments correspondants, est mise à côté de
l'ignorance et de l'aveuglement. Voulez-vous voir une vision fructueuse? « Les
îles ont vu et elles ont tremblé, les extrémités de la terre ont été saisies de
frayeur, et se sont rapprochées, dit Isaïe. (Isaïe XII, 5.) » Vous apercevez
les fruits de vertu que produit la vision de Dieu: la crainte, la stupeur,
l'amour. «Les îles ont vu, dit le prophète, elles ont craint, elles ont été
saisies, elles se sont approchées. » Elles vous ont « vu », ô Dieu, par
l'intelligence; elles vous ont « craint», par le respect; elles ont été «
saisies d'étonnement » pour la nouveauté de la manifestation et « se sont
approchées », par la conformité de volonté. La vision comprend, la crainte
retient, la stupeur saisit, le rapprochement enlève et unit. Ceux-là se
rapprochent en effet, qui sont enflammés de zèle. La crainte abaisse l'esprit
de celui qui voit, la stupeur le frappe presque de caducité, l'amour l'unit
intimement. C'est une vision vaine qui ne mérite pas d'être nommée
contemplation, celle qui n'est pas accompagnée de ces sentiments. Direz-vous
qu'il voit, celui qui ne craint pas, qui n'est pas saisi, qui ne brûle pas?
L'âme devient retenue par la crainte, le saisissement l'absorbe, l'unit, et le
rapprochement l'associe. La grâce de la contemplation comprend ces vertus, mais
surtout elle est composée de saisissement et d'amour. Par le saisissement et
l'admiration, elle est ravie hors d'elle-même, et elle se rapproche par
l'amour. Il ne faut pas tant estimer la grâce de la contemplation par la
matière qui en est l'objet, que par la manière dont elle se produit. Il faut
considérer à la fois et le genre des vérités que l'on contemple et le degré des
affections. Mais il vaut bien mieux être touché davantage dans un genre
inférieur et moindre, que l'être moins dans un genre plus élevé. Cette vision
est cachée aux sages et aux prudents et révélée aux petits. (Matth. xi, 25.)
Aussi le prophète dit: « Les extrémités de la terre ont été frappées
d'étonnement et se sont approchées. »
5. Ce que les humbles peuvent saisir, c'est ce
qui d'ordinaire frappe davantage et excite l'admiration et l'amour. « Quand
j'aurai été élevé de terre, j'attirerai tout à moi. (Jean XII, 32.) » Tout ce
qui est en vous, ô bon Jésus, a une vertu d'attirer et sollicite à aimer les
coeurs qui y prêtent attention: mais nous ne pouvons pas tous atteindre à tout.
Aux grands les choses grandes, aux humbles les humbles. Quelle plus grande
humilité que d'être élevé sur une croix? C'est de cette humiliation que parle
le Sauveur et il en dit: «quand j'aurai été élevé de terre, je tirerai tout à
moi. » Elle est puissante pour attirer cette humilité. Comment n'en serait-il
pas de la sorte? Qui, à la simple pensée d'un tel événement, n'est pas rempli
de saisissement et de saints transports? quelle est l'affection que ce dogme
n'épuise pas, ne trouble pas et ne rende pas insuffisante? C'est là un lien qui
prête à la contemplation, il est fécond en grâces. La simplicité de la foi y a
moins d'intelligence, mais l'admiration et l'amour y trouvent plus d'aliments.
C'est un lien qui est facilement accessible, mais il enfante les plus doux
transports de l'âme. Ne le dédaignez pas. Il n'est pas difficile à méditer, il
produit la gloire avec abondance. « A Dieu ne plaise, s'écrie saint Paul, que
je me glorifie en autre chose qu'en la croix de Jésus-Christ. (Gal, VI 14.) Et
que voulez vous entendre de plus? La croix elle-même est la couronne de la
gloire, le diadème du règne. C'est dans la croix que le Sauveur triompha,
dépouillant les principautés et les puissances, et mit dehors le prince du
monde, glorieuse vision de son triomphe.
6. « Sortez, filles de Sion, et voyez le roi
Salomon avec le diadème dont sa mère l'a couronné. » Voyez la chair qu'il a
prise au genre humain et rendue triomphante sur le bois. Et bienheureuse chair,
que le Christ s'est unie non comme une prison, mais comme une couronne: qui fut
sou ornement, et non son poids. Nous tous, nous sommes cachés dans le corps
comme dans des cachots, liés et enchaînés par la loi du péché. « Homme
malheureux que je suis! qui me délivrera du corps de cette mort? La grâce de
Dieu par Jésus-Christ. (Rom. VIII, 24.), Car Dieu envoyant son fils dans la
ressemblance de la chair de péché, par cette chair de péché, a condamné le
péché dans la chair. (Rom. VIII, 3.) La réalité de la chair dans le Christ,
n'éprouvant pas le poids du péché, nous a apporté à tous la palme du triomphe
sur ce péché. C'est avec raison qu'on prend pour un diadème ce corps immaculé,
ce corps de triomphe: corps d'honneur et de gloire, corps dont le sang détruit
la cédule de condamnation méritée par le péché, signe notre droit à la justice
et au salut, et a préparé les facilités de l'union nuptiale de l'âme avec Dieu.
Ce fut le véritable jour de l'alliance, celui où Jésus-Christ, répudiant les
rites antiques, institua les sacrements nouveaux de FEglise, celui, où en signe
d'union perpétuelle et d'union conjugale, ce divin Sauveur produisit, de son
côté, un mélange de sang' et d'eau. C'est en ce jour qu'il donna à la Synagogue
le libelle de divorce, et, qu'abandonnant sa première épouse devenue odieuse,
il vola vers la seconde qu'il a tant aimée. De l'ancienne il vint à la nouvelle,
qu'il se présenta, glorieuse, sans tâches et sans rides ni autres défauts de ce
genre. (Eph. V. 27.) Ce qui est jeune se connaît à l'absence des rides. Le
Christ effaça les rides de la lettre et en fit jaillir ce qu'elle cachait de
principes nouveaux. Pourquoi voulez-vous, filles de Sion et de la Synagogue,
contracter les rides que le Seigneur a effacées? La nouveauté étant arrivée,
pourquoi se glorifier en ce qui est vieilli? Sortez, filles de Sion, des
cavernes de la lettre, du sens bas et étroit, sortez et voyez le roi Salomon
avec le diadème dont sa mère l'a couronné. Notre couronne, c'est cette
incarnation que vous considérez comme un opprobre. Et voyez déjà comment le
Seigneur a béni la couronne de l'année de sa bonté, (Ps. LXIV 42.) comment les campagnes
ont été couvertes de richesses. Voyez la couronne, voyez aussi l'abondance. La
couronne de la victoire, l'abondance des vertus. D'où vient cette richesse,
sinon du grain de froment qui, tombant sur la terre, y est mort? La victoire
qui triomphe du monde, c'est notre foi. (Can V, 4.) La multitude des fidèles,
c'est la couronne et l'ornement du Christ. « Vous serez, dit le prophète, une
couronne de gloire dans la main du Seigneur, et un diadème royal dans la main
de votre Dieu. (I S. LXII, 3.) » Prenez-vous cette parole comme dite pour vous?
Est-ce que le nom de Dieu n'est pas blasphémé par vous? Sortez filles de Sion
et voyez combien Dieu est glorieux dans ses saints, peut-être que cette vision
vous excitera à la jalousie, et vous fera passer de votre solitude dans
l'enceinte populeuse de l'Eglise. Quand même vous auriez été une terre déserte,
« désormais vous ne serez plus appelée abandonnée, et votre région ne portera
plus le nom de désolée. (Ib. 4.)
7. Mais cessons d'adresser la parole à ceux qui
sont hors de l'Eglise. Prenons plutôt plaisir à contempler comment la beauté du
désert se couvre d'abondantes moissons, comment dans l'Eglise le Christ est
ceint d'une couronne. « Quel est notre espoir, quelle et notre couronne de
gloire? n'est-ce point vous devant le Seigneur? (1 Thes. II, 19.) » Si saint
Paul prononce ces paroles, est-ce que le Christ ne doit pas à bien meilleur
titre, les proférer? « Je vis », dit le Seigneur, « tu seras revêtu de tous
ceux-ci comme d'un vêtement (lsa. XLIX, 18.) » Vous avez remarqué comment
l'apôtre affirme que dans l'Eglise la foule des croyants est l'ornement du
Christ. Pourquoi ces croyants ne sont-ils pas aussi une couronne? C'est que la
couronne a une dignité remarquable et illustre par-dessus tous les autres insignes:
ceux-ci parent le corps, la couronne décore la tête. Le temps où on l'emploie
contribue à lui donner aussi plus de gloire. Elle ne sert qu'aux jours
solennels. Déjà je vois que votre activité est excitée: déjà vous vous faites
l'application de cette parole. Déjà dans la prérogative de ce diadème vous
reconnaissez votre propre excellence, âmes d'élite, attachées à la profession
d'une vie plus pure, formées par sa pratique, vous y appliquant sans relâche,
et en goûtant les saints loisirs. Ils sont désignés à juste titre par
l'expression de diadème ceux que le combat n'occupe plus tant que le triomphe
ne les réjouit: qui n'ont plus à lutter contre la chair et le sang, qui n'ont
pas à observer la tête du serpent, mais qui ornent celle du Christ. Vous êtes la
couronne du Christ et sa joie, c'est pourquoi persévérez dans le Seigneur comme
vous avez commencé, bien plus, saisissez ainsi le Seigneur. Votre place est
sublime, n'y apportez rien de vil. Considérez quelle est votre vocation, voyez
à quel service vous êtes consacrés. N'entrelacez pas dans le diadème du
Seigneur, du foin, du bois, de la paille, rien qui mérite ou redoute le, feu.
Que les ronces enlacées soient brûlées par le feu. Ne rivalisez pas avec les
méchants, n'imitez pas ceux qui placèrent sur la tête de notre roi une couronne
d'épines. Un diadème de ce genre produit non l'honneur, mais l'horreur. Le
Christ a plus horreur de l'âpreté des mœurs, des coups de langue, que des
piqûres et des épines: de la part surtout de ceux qui sont appelés à la simplicité
du silence, à la vocation de la charité, au calme du repos, à l'école de
l'humilité, au désir de l'obéissance et à la concorde de l'unité. Ce n'est pas
un bon bien celui par lequel on est uni mutuellement et ligué pour. déchirer
les autres, disant à la manière des Juifs: « Tuons le juste, parce qu'il nous
est inutile et contraire à nos oeuvres. (Sap. II, 12.) » Pour vous, désirez
toujours dans le bien, le bien de la paix.
8. Ensuite la forme de la couronne symbolise en
quelque manière l'unité. Ce n'est pas seulement sa matière qu'il faut
considérer, sa forme fournit, elle aussi, de belles leçons. Il y a une espèce
de couronne qui se replie en rond et s'élève à une certaine hauteur.
Voulez-vous voir une adhésion commune et un seul sens? « Les croyants n'avaient
qu'un coeur et qu'une âme. (Act. IV, 32.) » Qu'elle était la fin de cette
unité? L'espoir qui repose sur les biens célestes. Voilà donc l'adhésion dans
l'unité, l'élévation dans l'espérance. Et l'apôtre dit: « Prenez le casque du
salut. (Eph. VI 17.) C'est avec à propos qu'il fait mention du casque qui en
effet présente quelque ressemblance avec la couronne. L'une et l'autre sont
pour la tête, l'un la protège, l'autre l'orne. Aussi rien n'empêche de voir
l'espérance figurée dans l'un et l'autre: c car nous sommes sauvés par
l'espérance. (Rom. VIII, 24.») Que ces explications sur la forme de la couronne
suffisent. Quant à sa matière, que cherchez-vous? Vous savez qu'une place
élevée repousse toute matière obscure et fragile. Il lui faut de for et des
pierres précieuses. Vous avez mis sur sa tête une couronne de pierres
précieuses. (Ps. XX, 4.) Vous voyez dans l'Apocalypse des couronnes d'or,
matière toujours précieuse, soit qu'il y ait de l'or seul, soit qu'il s'y
trouve un mélange d'or et de pierreries. Mais je ne sais qu'elle plus grande
grâce se trouve indiquée, lorsque, sans faire mention d'or, on dit: « Vous avez
placé sur sa tête une couronne de pierres précieuses. » Et je vous montre une
matière encore plus excellente. « Un grand signe s'est montré dans le ciel, une
femme revêtue du soleil, ayant sur sa tête une couronne de douze étoiles. (Ap.
XII, 1.) On vous désigne ici par le nombre et l'éclat, le choeur des apôtres. «
Car ceux qui enseignent la sagesse à plusieurs, brillent comme des étoiles dans
les splendeurs éternelles. (Dan. XII, 3.) » C'est là la couronne de frères, qui
se tint autour de Jésus, comme il est écrit. Et dans l'Apocalypse, on voit
beaucoup de diadèmes sur la tête de l'époux, selon la diversité des grâces et
des degrés; mais celui-là surtout dont il fut couronné au jour de son alliance,
au jour où dans la personne de ses disciples, il fit des noces avec son Eglise.
(Ap. XIX. 7.) Il l'épousa dans la foi, il l'épousa en mettant au coeur des
disciples l'arrhe, le gage et les prémices du saint Esprit. La participation à
ce divin Esprit s'appelle union matrimoniale, parce que s'attachant au
Seigneur, il n'y a plus deux esprits, mais un seul. (I Cor. VI 17.) C'est lui
enfin qui est cet homme abandonnant père et mère pour s'attacher à son épouse
et devenir avec elle une seule chair! O heureux commerce! vous êtes devenue
avec l'épouse une même chair, et vous, avec l'époux, un seul esprit. (Eph. V,
32.)
9. Ame fidèle, comment fallait-il vous réjouir
d'une telle union? Comment se livrer à l'allégresse et célébrer une telle fête?
Revêtez-vous, revêtez-vous de vos ornements de gloire, Cité sainte, épouse de
l'agneau: réjouissez-vous et tressaillez de joie, Sion unie au Christ. (Isaïe
LII, 1.) Comment ne vous réjouiriez-vous pas, lorsqu'il se réjouit lui-même? «
L'époux se réjouira à cause de son épouse, et votre Dieu se réjouira à cause de
vous. » Mais combien grande sera cette joie? « Au jour de son alliance, et au
jour de la joie de son coeur. « Il n'indique pas un mince sentiment d'allégresse,
quand il affirme que c'est la joie de son coeur. Je dis la joie? ce sont:des
délices qu'il faut dire. «Mes délices sont d'être avec les enfants des hommes.
(Prov. VIII, 31.) » Que ces joies vous coûtent cher, ô bon Jésus. Vous ne les
avez pas eues gratuitement, vous les avez obtenues au prix de la passion de
votre chair. Voilà pourquoi l'écriture dit qu'elle sont la joie seulement de
votre coeur. Vous faites insulte à l'époux, si pendant qu'il se réjouit, vous
n'applaudissez pas du fond du coeur, si vous ne le félicitez pas, si vous ne
partagez pas ses transports. C'est signe de dégoût ou de mépris que de ne pas
se réjouir avec celui qui se réjouit, et cela au jour de ses noces. Quelle
beauté vous attirera, si ce n'est pas celle de celui qui est ravissant
par-dessus les enfants des hommes? Réjouissez-vous dans le Seigneur, que votre
âme tressaille en votre époux, en votre Dieu:s'il n'était pas Dieu, s'il
n'était qu'un homme, quel charme d'amour aurait-il encore, comblé de tant de
dons de la grâce? Car si vous commencez à l'examiner, à partir de sa
conception, il vous paraîtra comme diapré, selon la condition humaine, de
vertus aussi singulières qu'excellentes homme innocent sans tâche, séparé des
pécheurs: pour ne pas dire qu'il a été fait plus élevé que les cieux, pouvant
compatir à nos infirmités, tenté en toute manière pour ressembler à ses frères,
le péché excepté. La grâce est répandue sur ses lèvres, la miséricorde dans ses
entrailles, la force dans ses mains: incomparable par la sainteté de sa vie,
semblable aux autres dans ses discours, plein de prudence dans ses réponses, de
vie dans ses paroles. Quoi? parce qu'il fut conçu par la foi et naquit d'une
vierge, il n'a pas été corrompu dans la mort, et il a été élevé dans la gloire.
10. Jetais maintenant le nombre des croyants et
les mérites des peuples, qu'il a unis par la foi et la charité en l'esprit
qu'il envoya. Oui, le Christ est vraiment un grand mystère de piété, un
puissant motif d'amour, il s'est manifesté et a souffert dans la chair, a été justifié
dans l'esprit, s'est montré aux Anges, a été 'prêché aux nations, a été cru
dans le monde, et a été exalté en la gloire. (I Tim. III, 16.) Qui me donnera
de parcourir et de reparcourir encore ces degrés, ces hauteurs successives de
vertus et d'oeuvres, et de dire: « Seigneur qui est semblable à vous? (Ps.
XXXIV, 10.) Qui me donnera que ces paroles soient écrites dans mon coeur,
qu'elles soient gravées avec le burin et comme dans le rocher, afin que rien ne
les efface? Votre doigt, ô Seigneur, est un excellent burin, ce doigt qui
écrivait sur le sol des paroles cachées, des paroles dont les calomniateurs ne
pouvaient supporter la vertu. (Jean VIII, 8.) Inclinez-vous, ô mon Dieu, et
imprimez dans mon coeur les tables de la loi. Mon coeur est de pierre, mais au
contact de votre doigt, la pierre oublie sa dureté, elle fléchit et cède là où
vous la touchez. Mais nous avons déjà dit beaucoup sur la nécessité où était
l'épouse de se réjouir, et de tressaillir d'allégresse au jour de ses noces, et
au jour de la joie de son bien-aimé. En ce jour, il y a un grand motif de se
livrer à l'allégresse, de se réjouir d'une joie qui dépasse les limites du
coeur et des sentiments de l'homme. Il ne faut pas introduire ici des
transports étrangers, mais à ce jour suffit sa joie. Vous êtes doux, Seigneur,
et votre esprit, esprit de suavité, a été envoyé sur nous. Vous vous attachez
les âmes des hommes par la foi et l'amour avec une sorte d'affection d'époux,
vous vous réjouissez de leur conversion. Qu'il est dur le coeur qui se prive de
la matière de cette joie, qui en affaiblit les occasions et en diminue les
motifs. Que je serais ingrat et irrespectueux, si je n'aimais pas un. tel
époux, si éloigné de la corruption, si ému à mon endroit d'une si tendre
compassion, dirigé en cela non par la nécessité, mais par sa pure bonté. Je
vous aimerai, ô doux Seigneur, si non pour moi, du moins pour vous; pour
satisfaire vos désirs, pour vous procurer des motifs de consolations, des
sujets de joie, au jour de votre alliance et au jour de la joie de votre coeur.
1. J'ose vous inviter avec confiance à la joie
de ce spectacle, filles de la céleste Sion, enfants de la Jérusalem qui est aux
cieux. Vous, véritables et fortes filles de Sion, qui considérez toujours la
face de votre père. Vous, assemblée de plusieurs milliers d'anges, je vous
appelle et vous convoque. « Sortez et voyez, sortez de ce sein intime de la
vision secrète, du secret de la lumière inaccessible. Notre terre vous présente
un spectacle nouveau: le Seigneur a fait éclater sur la terre un prodige
inconnu Jusqu'à ce jour. Je vous appelle des choses de l'éternité, à celles du
temps. C'est une invitation étonnante: mais je ne sais comment les choses
éternelles, en elles-mêmes toujours nouvelles et admirables, paraissent plus
nouvelles et plus admirables encore en ce prodige nouveau qui a éclaté sur la
terre. O bienheureuse nouveauté temporelle, apparue sur la terre, qui a
renouvelé davantage, aux yeux des anges, l'antique et éternelle nouveauté. « Le
Seigneur fera sur la terre une merveille nouvelle, la femme contiendra l'homme.
(Jerem. XXXI, 22.) « Quel homme? « Voici cet homme », dit le prophète, « Orient
est son nom. (Zach. VI 12.) » L'Orient, la splendeur de la lumière éternelle,
est renfermé dans le sein d'une femme, dans un sein virginal, et il s'y revêt
de la chair. C'est là cet événement nouveau, qui par son étrangeté empêcherait
la foi, si des signes inouïs n'avaient auparavant préparé les esprits à l'admettre.
Parmi tant de témoignages éclatants des prophéties et des miracles, l'esprit de
plusieurs a été tellement frappé d'effroi, que refusant de croire à ce prodige
nouveau, ils refusent aussi d'ajouter créance aux signes les plus évidents qui
l'appuient. Mais pourquoi vous inviter à sortir, vous qui devancez et
instruisez même les apôtres? Partout vous êtes attachés à ceux qui admirent et
qui annoncent ce fait nouveau. Un ange annonce à Marie
qu'elle concevra le verbe. (Luc. I. 26.) Cet ange annonce sa naissance
aux pasteurs, il paraît l'annoncer aux autres anges aussi bien qu'aux bergers.
Il parle et les autres applaudissent. «Voici qu'avec l'ange une multitude de
l'armée céleste chanta, louant et disant: gloire à Dieu dans les hauteurs des
cieux. (Luc. II. 13.) » Un annonce ce que les autres connaissaient aussi bien
que lui et cependant ils entendent comme récent et nouveau, un événement qui ne
pouvait leur être inconnu. O bienheureuse nouveauté, que l'ange entend redire
avec joie (et pour ainsi dire), qu'il est heureux d'entendre publier par un
autre, comme s'il apprenait pour la première fois ce que la vérité lui avait
annoncé dès le commencement. O humble et infatigable charité envers Dieu et les
autres !
2. Il y a ici un détail que nous devons observer
et aussi mettre en pratique. Quel est-il? C'est qu'à l'exemple des anges, nous
écoutions avec humilité et attention les paroles des autres, même lorsqu'il
s'agit de choses que nous savons déjà. Ce n'est pas une parole étrangère, c'est
la parole de Dieu, à moins que nous ne nous regardions comme étrangers à Dieu.
Et quand elle serait la parole d'un étranger, la matière divine qu'elle expose
lui donne une grande autorité. La prendre en dégoût, ce serait marque de
curiosité ou d'orgueil. Les esprits angéliques à qui dès le principe fût révélé
le mystère de l'incarnation, ne laissent pas que de l'admirer quand il leur est
montré dans son accomplissement récent, et dans la connaissance ancienne qu'ils
avaient de lui, et se réjouissent non-seulement de le voir de nouveau, mais
encore de l'entendre prêcher une fois encore. Le Christ est sorti à la fin des
temps, c'est pourquoi ils sortent eux aussi. Il sort des jours de l'éternité.
(Mich. V. 2.) Mais, dans le temps, il sort du sein de la femme qui l'a
enveloppé. C'est pourquoi les filles de la Sion céleste sortent pour adorer
dans son accomplissement le mystère qu'elles ont admiré sans relâche dans son
attente. Un ange se montre à l'annonciation (Luc. I, 26), un ange à la
naissance (36. II 9), un ange au baptême, (Luc. III, 4), un ange apparaît à
Jésus en prières, (Luc. XXII, 43, ) sert de témoin à sa résurrection (Luc.
XXIV, 4), et l'accompagne dans son ascension. (Act. I, 10.) De quels sentiments
enflammés pensez-vous que brûlent des ambassadeurs si exacts et des admirateurs
si infatigables? Ils parcourent tous les degrés de ce mystère, ils immolent une
hostie de louange, une hostie de psalmodie; ils chantent et disent un cantique
à la gloire du Seigneur. Tous ces hommages sont rendus extérieurement, sans
parler de ce qui se trouve caché à l'intérieur. Et si le Seigneur a fait
éclater un prodige nouveau sur la terre, l'odeur de ce prodige a parfumé les
cieux. La femme entourera l'homme comme la couronne entoure la tête. Car le
Christ est la tête de l'Eglise. (Eph. V, 23.) Il est grandement brillant dans
cette splendeur de la gloire et dans la figure de la substance de son Père
qu'il reproduit: mais il a jeté sur ces lumières éblouissantes la couleur plus
sombre et plus ternie de notre nature; plus il est obscurci. plus il plait:
non-seulement à ceux qui, sous ce voile, ne pouvaient supporter ses lueurs,
mais encore à ceux pour qui ses vives lueurs éclatent dans toute leur force.
3. Je prétends donc, que la -pitié par laquelle
il a voulu s'incarner, a apporté une certaine beauté à la dignité de sa
majesté. Est-ce qu'elle n'est pas plus attrayante la sublimité, quand elle
s'humilie, l'immensité, quand elle s'anéantit, la divinité, quand elle
s'incarne? Quoi de plus beau que cette variété? Je dis variété? C'est la contrariété
qui s'y montre, contrastes d'autant plus beaux à contempler qu'ils se composent
d'éléments qui ne se combattent pas mais s'harmonisent parfaitement. La
simplicité divine est admirable en elle-même, mais (pour ainsi dire) cette
composition est bien plus admirable parce qu'elle est plus nouvelle. Je ne puis
assez contempler l'artifice de ce mélange et un ange lui-même ne le pourrait.
Et ceux-là ont une raison plus grande de l'admirer, qui connaissent mieux la
pure simplicité de la nature divine. Elle est incomparablement pure, et c'est
ce qui rend ce mélange encore plus admirable. Quelle est donc cette mixtion,
puisque chaque nature conserve son intégrité? Aucune ne passe dans l'autre, et
des deux il n'en résulte pas une troisième et nouvelle. Ce qu'il y a de nouveau
c'est qu'elles sont unies en une seule personne. La double contemplation que
l'on en fait est comme un cellier de vin. Les anges ont été introduits dans ce
lieu où coule le nectar de la majesté éternelle, ou plutôt ils y furent placés
dès le commencement de leur création. Déjà, à la fin des temps, ce cellier
laisse couler sur notre terre un vin nouveau. O greniers pleins, débordant et
laissant couler de côté et d'autre leurs trop grandes richesses ! Sortez,
filles de Sion, du cellier du vin pur vers ce vin que la sagesse a mélangé dans
une coupe nouvelle. O calice enivrant, qu'il est brillant et ainsi enivrant par
l'éclat dont il étincelle! La liqueur éternelle dans ce vase est bue avec plus
de charité, quoique mélangée avec la clarté: c'est pourquoi l'amour ne doit pas
être mélangé d'autres sentiments. Qui se retiendrait d'aimer quand l'immense
majesté s'est mesurée à notre faiblesse? O calice qui enivrez non-seulement les
hommes, mais encore les anges, et par ce mélange nouveau les détournez en eux
de la contemplation de la divinité pure! Sortez, filles de Sion, passez de
cette abondance du vin pur et venez à ce calice mêlé. Sortez et goûtez combien
le Seigneur est doux, dans l'une de ces deux choses. On contemple en l'une la
nature simple de la suavité divine; dans l'autre se trouvent proposés et
l'usage et les indices de cette suavité. Dans la première on la considère en
elle-même, dans l'autre, en son effet: dans ce dernier genre, l'une et l'autre
est admirable, et je ne sais de quoi m'extasier le plus, de l'union des natures
en une personne, ou de la cause qui les unit. Pourquoi trouverons-nous étrange
qu'il y ait trois personnes dans l'unité de l'essence divine? Soyez surpris de
trouver en une seule personne plusieurs natures entièrement conservées. En un
tel sujet, tout n'est-il pas suave, tout ne saisit-il pas d'amour?
4. Enfin ce qui met le comble à l'admiration,
c'est la cause qui provoque ce mystère? Cette cause emporte avec elle
l'enchaînement dans le motif, l'efficacité dans le salut et la beauté de la
tendresse compatissante. Voulez-vous entendre exposer l'enchaînement dans le
motif? « De même que tous meurent en Adam, ainsi tous sont vivifiés dans
Jésus-Christ. » (1. Cor. XV, 22.) Et le même apôtre dit encore: « De même que
par la désobéissance d'un seul plusieurs sont constitués pécheurs, ainsi et par
l'obéissance d'un seul; beaucoup sont rendus justes. (Rom. V. 49.) Qu'y a-t-il
de plus logiquement enchaîné? C'est là une grande conséquence, mais de la part
de la justice on trouve une efficacité plus grande encore. « Car le péché a
abondé, la grâce a surabondé. (Rom. V, 20.) Où il y a faute, il y a eu
séduction et erreur, et partant il n'y a pas eu, semble-t-il, de volontaire
parfait. Dans la grâce, il n'est rien qui ne vienne d'une résolution, rien qui
ne plaise. Est-ce donc que le bien volontairement choisi ne sera pas plus
efficace que le mal qu'on est contraint en quelque manière de subir? Et
vraiment la grâce est efficace et industrieuse. Je ne sais lequel plus admirer,
l'habileté avec laquelle elle s'adapte au coeur ou les résultats de salut
qu'elle obtient. Dans tout bienfait, deux choses sont agréables, et la volonté
et le résultat. Ajoutez-y le mode lui-même et la façon. Rien de plus affectueux
que cette volonté. Quelle plus grande dilection, que de donner sa vie pour ceux
qu'on chérit? Jésus la donne aussi pour ses ennemis. Les ennemis, considérés en
eux-mêmes, étaient aussi amis, par ce qu'ils étaient chéris avant la création
du monde. Quoi de plus abondant que les résultats de cette grande oeuvre? La
large effusion du Saint-Esprit répandue sur toute chair le manifeste
suffisamment. Ce sont ces flots du sang de Jésus-Christ coulant partout, qui
nous ont valu cette large communication de l'esprit de Dieu. Après avoir lavé
les hommes dans son sang, le Seigneur ne les inonderait-il pas de son esprit?
Aussi il les purifia au préalable, afin de les remplir avec plus d'abondance
par la suite de ce même Esprit. Quant à l'enchaînement logique, quoi de plus
conséquent? Je suis embarrassé en considérant un sujet semblable, et de trois
pensées je ne sais sur laquelle fixer mon attention, la bonté ou la sagesse ou
les résultats et ce mystère? Ces trois points de vue se disputent notre
réflexion et quand notre esprit se porte à l'une, l'autre l'attire. Ils me
sourient tous; ils me comblent de douceur en me causant les affections diverses
qu'ils produisent en moi. Je brûle, je suis saisi, je me réjouis. Je me réjouis
à cause de l'utilité, je suis saisi en admirant la prudence, je brûle en voyant
l'amour plein de bonté qui s'y dépense pour moi.
5. Pourquoi séparer ces trois choses? elles se
confondent et sont fréquemment mêlées l'une et l'autre en chaque partie. Car,
et le mode, et le profit, et la bonté, où si vous aimez mieux parler ainsi, la prudence,
le résultat et la piété; pris séparément ou ensemble, ces trois éléments
attirent promptement et retiennent longtemps mon esprit, ils lui inspirent
admiration et tressaillement. La foi de l'église notre mère a tressé son
diadème de ces vertus variées. Elles y marquent le nombre, le poids et la
mesure. Le nombre se retrouve dans l'ordre et la suite, le mode dans la
concorde. Le poids représente l'affection plus forte de la bonté. Et certes le
poids de la grâce est puissant, il a attiré sur la terre une majesté infinie.
Cette immensité dépassant sans proportion toute créature, s'est réservée dans
une mesure qui put atteindre jusqu'à notre niveau. Elle ne s'étend pas comme si
elle ne condescendait pas jusqu'à' nous, mais elle fait goutter sur nous avec
mesure les dons du Saint-Esprit. Je trouve, selon ma manière de voir, la mesure
dans l'effet de ces dons. C'est avec mesure que Dieu nous donne son esprit. En
une mesure contre nue mesure: dans la mesure de la grâce contre la mesure de
l’iniquité. Car comme le péché a abondé, la grâce a pareillement abondé. (Rom.
V, 20.) N'y a-t-il pas là mesure contre mesure? Assurément et même au-delà? Car
la grâce a surabondé. Mais a-t-elle seulement surabondé au-dessus de la mesure
de la faute? Non-seulement au-dessus de la mesure du péché, mais encore
au-dessus de la mesure de la grâce. La grâce abonde au-dessus de la mesure de
l'iniquité et contre elle; elle abonde au-dessus de la mesure de la grâce, mais
non contre elle. Car là où l'une abonde, il est nécessaire que l'autre
surabonde, et qu'il soit donné avec plus d'abondance à celui qui a déjà
abondamment. C'est là la mesure bonne et pressée, et tassée et débordante. La
superfluité se montre lorsqu'on n'a pas le nécessaire seulement, mais que de
plus, les choses d'agrément se trouvent sans mesure. Dans les dons de l'esprit,
il est des grâces qui sont utiles, d'autres qui instruisent, d'autres qui
délectent, guérissent, ornent et réjouissent. Comment ne débordent pas des
biens qui se développent de la sorte? Que ceci suffise pour expliquer le
nombre, la mesure et le poids du diadème que la mère de Salomon composa pour
son fils. Elle lui donne une sorte de couronne de gloire, quand elle distribue
avec ordre ce qu'il nous a pris et ce qu'il nous a présenté. Vous voyez de
quelles qualités de grâces est composée cette couronne. Mais quel rapport y
a-t-il entre les grâces et le diadème? « Il mettra sur ta tête, » disent les
Proverbes, « des augmentations de grâces. » (ProV. IV, 9.) Le père donne, la
mère couronne. Elle couronne par ce qu'elle croit, elle entoure, elle couronne.
O bon Jésus, l'église s'arme de vous, elle se revêt de vous, elle entoure ses
pieds et sa tète de vous. Jésus entoure les pieds quand l'âme progresse, il
ceint la tête, quand elle arrive à la perfection. Admirable changement quand,
après avoir secoué la poussière, s'il s'en était attaché à ses pieds, le Christ
« devient des choses » après avoir entouré les pieds en vient à décorer la
tête!
6. « Au jour des noces et de la joie. »
(Cantique III, 2.) Remarquez l'ordre. On parle d'un seul jour pour les noces et
pour le couronnement. Si vous le savez, bienheureux êtes-vous si vous le
pratiquez. Vous changez la suite, si vous voulez être épousé avant d'être
couronné, si vous voulez être uni au Christ pour partager ces joies et son
repos avant de triompher avec lui. C'est là une anticipation heureuse, mais
dépourvue de règle, de vouloir le lit nuptial avant le triomphe, de désirer la
joie avant le travail. Il n'y a qu'un jour marqué pour chacune de ces trois
choses: pour le couronnement, pour les noces et pour la joie du cœur. Et quel
est le cœur de notre Salomon? « Vous êtes, » dit l'apôtre, « le corps du
Christ, et les membres de ses membres. » (I. Cor. XII, 27.) Grandement heureux
le membre appartenant à ce chef, mais celui qui est son cœur est parmi les
principaux. Et voyez, s'il n'est pas coeur, celui qui est comme réchauffé dans
les entrailles des secrets de Dieu, dans la chaleur vitale de ses affections,
au centre de ses pensées. C'est du cœur en effet que sortent les pensées et non
les actions. (Matth. XV, 19.) Il est none vraiment cœur celui qui est placé au
milieu des pensées spirituelles, dans l'abondance des grâces, comme dans les
entrailles de la vérité, dans le sein de la sagesse. Salomon nous en est donné
comme un type. Et la même église ou la même âme est couronne, cœur et épouse.
Couronne à la tête, épouse à côté, cœur dans les entrailles. Couronne au
sommet, épouse tout proche, cœur dans l'intérieur. Qu'y a-t-il là qui ne soit
très-bien placé? Qui n'y sente la fête? Sortez d'ici, filles de Sion et voyez,
afin d'entrer vous aussi en l'amour de ce cœur, d'obtenir la grâce de l'épouse,
et d'avoir la beauté que donne le diadème. Ne vous glorifiez pas d'un nom
inutile. Soyez ce que signifie le titre que vous portez, des filles de la
contemplation. Que la pratique réponde au nom. C'est le jour des fiançailles,
et un jour de fête, il est anobli par ce qu'on y accueille le Seigneur, et par
lui on arrive au jour plus heureux qui est celui des noces. En celui-ci on ne
donne pas de libelle de renvoi, le divorce n'y apparaît pas: l'époux ne fait
pas de longues sorties, il n'en fait pas même de très-courtes, il demeure
toujours en sa maison, Jésus-Christ qui vit et règne avec le Père et le
saint-Esprit dans tous les siècles des siècles.
Amen.
1. L'époux ne craint pas que la bien-aimée ne s'enfle
de ses louanges, ne perde l'humilité, quand il exalte avec tant d'éloges sa
beauté. Souvent le grand désir de, plaire renferme la crainte de déplaire: et
une dévotion plus expansive diminue et enlève la sécurité de la conscience.
Qu'y a-t-il donc d'étonnant à ce que l'époux applaudisse à sa beauté et
adoucisse par de tendres paroles le sentiment que la crainte avait apporté en
son coeur? Comment, n'importe quelle âme, ne craindrait pas sa difformité quand
elle est unie en mariage à notre Salomon? Elle avait entendu dire qu'avec son
diadème, au jour de ses fiançailles et de sa joie, dans cet excès de gloire, il
était plus joyeux que de coutume: elle pouvait avec raison redouter un refus,
si elle considérait son abjection et sa difformité. Il fallut donc que,
rassurée, elle reprit courage et que la joie rappelée dans son âme teignit son
visage d'une vive couleur. Car l'hilarité de l'âme ajoute beaucoup à
l'extérieur de la vie et aux oeuvres que l'on produit. C'est pour cela que
l'époux s'adresse en ces termes à sa bien-aimée: « que vous êtes belle ma
bien-aimée! » (Cantique I, 14.) De pareilles expressions se trouvent dans les
passages précédents où on lit: « Voici que vous êtes belle, ma bien-aimée, vous
êtes belle. » C'est à peu près la même phrase: « Voici que vous êtes belle...
Oh! que vous êtes belle. » Dans l'un et l'autre endroit on vante sa beauté, et
cet éloge répété indique une affirmation énergique. Mais autant que je suis
capable de le remarquer, une distinction se trouve indiquée. Car là où l'époux
dit: « Voici que vous êtes belle, » il parle seulement de la beauté, mais en
cet endroit il indique l'éclat extraordinaire de la beauté. « Que vous êtes
belle, ô ma bien-aimée, que vous êtes belle! Là haut c'était la simple
affirmation d'une beauté soudainement aperçue, ici, c'est l'admiration que
provoque l'éclat excessif de cette beauté. Là il dit qu'elle est belle, ici, il
se réjouit de la voir si grandement belle. Ici, il s'exprime avec un plus grand
sentiment et un goût plus prononcé de ravissement, sa manière de s'énoncer
indique l'émotion d'une âme toute saisie: «Que vous êtes belle, mon amie, que
vous êtes belle! » Il fallait à mesure que le cantique avançait que l'on
adressât à l'épouse des paroles plus louangeuses. Voilà ce qu'il y avait à dire
sur la nuance qui se trouve entre ces deux expressions semblables. Ce qu'il y
aurait à exposer sur la beauté de l'épouse, a été développé à son lieu avec
soin et étendue. Un homme, je ne sais lequel, l'emportait de sa science ou de
son éloquence. S. Bernard, l'a expliqué dans ses homélies de telle sorte, qu'il
ne convient pas que je le touche du doigt.
2. Ce qu'il ne faut pas oublier de considérer.
c'est qu'après un éloge général de la beauté de sa bien-aimée, l'époux,
descendant au détail, s'attache d'abord aux yeux. C'est avec raison, car si
l'oeil est simple, tout le corps sera lumineux. C'est pour cela qu'il les
compare aux yeux des colombes, afin que, selon la doctrine de l'évangile, il
montre que celle qu'il aime est simple comme la colombe. Car l’oeil simple de
l'intention illumine tout le corps de l'œuvre, et fait luire devant Dieu les
actions qui par elles-mêmes pouvaient luire aux yeux des hommes. (Math, VI 6.)
Car lorsque la bonne oeuvre frappe au-dehors le regard, l'âme ne voit pas la
bonté qui se trouve au-dedans, 1œi1 est comme aveuglé par un corps brillant.
Les actions sont assez souvent bonnes en elles-mêmes et avantageuses aux
autres; mais leur bonté ne revient pas à leur auteur, parce qu'en les faisant,
il n'a pas eu l'oeil simple. Aussi elles sont ténébreuses, se trouvant privées
de la lumière d'une intention pure. L'oeil simple est donc bien bon, il n'a nul
coin d'obscurité, il illumine tout l'ensemble de la conduite. Trois
suppositions sont à faire: ou bien l’oeil est tout ténébreux, ou il est tout
brillant, ou il a quelque mélange de ténèbres. Il est tout ténébreux, lorsqu'il
a en vue une action mauvaise à cause du mal; tout lumineux quand son regard se
porte vers un acte bon, uniquement par amour du bien. Mais lorsque dans une
action louable, l'intention se dirige non-seulement vers l'acte bon, mais
encore vers quelque autre fin; ou bien lorsque dans une action qui n'est pas
bonne on aime, par erreur, 'fe bien qu'on croyait d'y trouver, l’oeil est en
partie envahi par l'obscurité, il n'a plus sa pure simplicité. Mais
qu'arrive-t-il, lorsque voulant un acte bon, l'intention ne se porte pas sur ce
bien, mais entièrement sur un autre? Cet oeil sera-t-il ténébreux en tout ou en
partie seulement? Je suis plus porté à le regarder comme entièrement livré aux
ténèbres. Car encore que la lumière se montre dans l'oeuvre, il n'en parait
aucune dans l'intention. Comment est bonne une intention qui ne désire pas le
bien ou comment est-elle simple, lorsqu'elle se cache elle-même sous le voile
du bien? Dans les yeux de l'épouse on vante à la fois et la simplicité et la
spiritualité: aussi on les appelle des yeux de colombe. C'est avec raison que
l'époux loue d'abord, dans sa bien-aimée, la lumière de ses regards, afin de
montrer qu'elle lui ressemble, car il est la, lumière du monde. (Jean VIII,
12.) et en lui, il n'y a aucunes ténèbres. (I Jean 1, 5.) Dans l'oeuvre des six
jours, il se dit que la lumière fut créée la première, (Gen. 1.) et en
décrivant la beauté de l'épouse, on met avec raison, au premier plan, la
lumière de ses regards.
3. « Vos yeux sont ceux des colombes. » Pourquoi
avez-vous la présomptîon de vous croire l'amie de l'époux, vous qui ne savez
pas avoir des yeux de colombe! Quelque bonnes que soient vos actions, si votre
esprit n'est pas pur, c'est en vain que vous vous applaudissez de votre beauté.
Comment êtes-vous son amie, si vous n'êtes pas belle? Comment n'êtes-vous pas
une ennemie, vous qui exercez votre malignité dans les choses saintes? C'est là
le cas de ceux qui portent la malice de leurs sentiments, soit dans leur propre
bien, soit dans celui des autres. Vous nuisez à votre propre bien, quand vous
ne le considérez pas Nous attaquez celui des autres lorsque vous en concevez de
mauvais soupçons. Mauvaise intention, et mauvaise interprétation, voilà deux
choses pleines de malignité. toutes les deux pleines de fiel, toutes les deux
fausses, n'ayant rien de commun avec la simplicité des colombes. Les yeux des
colombes, sont ceux qui ne veulent pas être trompés, qui ne savent pas tromper.
Ignorez-vous que votre époux est vérité? Comment vous dira-t-il, « ma colombe,
mon amie, » quand vous n'avez pas la simplicité? La simplicité est amie de la
vérité: aussi ses conversations s'adressent aux simples. Il applaudit à la
simplicité de l'épouse par ces paroles: «Vos yeux sont ceux des colombes. »
Elle est bonne cette simplicité clairvoyante, qui exclut la simulation, de
manière à ne pas s'obscurcir dans la vérité. C'est chose rare aujourd'hui sur
la terre: et si son séjour est quelque part, on la trouve assez cachée, retirée
dans les trous des rochers, dans les cavernes des murs, et le long du cours des
eaux. Mais comment l'œil des colombes s'obscurcit-il? ou comment se
bouche-t-il? Quel est celui qui ne se conforme pas aux ruses du siècle, qui ne
se plaît pas à les employer, qui n'aime pas à voir ces habiletés, ou qui ne
veuille qu'on les vante en lui! Quel est celui qui ne redoute pas d'avoir des
yeux de colombe, et ne se glorifie d'avoir ceux du milan? Si vous voulez être
appelée amie du Christ, qu'avez-vous à voir avec cette prudence de la chair qui
est ennemie de Dieu? Est-ce que vous cherchez à faire cesser ces inimitiés, en
réunissant en vous les deux prudentes de la chair et de l'esprit? (Rom. VIII,
6.) Un peu de levain gâte toute la pâte. (I Cor. V, 6.) Qu'arrivera-t-il donc,
là où il y a beaucoup de levain et peu de pâte? Quelle société peut-il exister
entre la loi de la cupidité et. la loi de la charité? Celle-la ne doit pas être
unie à celle-ci, par ce qu'elle ne peut être soumise. (Rom. VIII, 7.) Car ou
bien la prudence de la chair répugne à la loi de Dieu et elle est ennemie; ou
bien elle périt entièrement et elle est nulle; ou bien elle résiste, ou cède
complètement. Elle peut-être détruite de manière âne plus exister, elle ne peut-être
ramenée au pas de s'accorder avec elle. Vous désirez donc livrer votre bouche
et votre coeur aux exercices de cette prudence qui ne peut être associée ou
soumise à la loi de Dieu? La prudence de l'esprit est vie et paix. Elle est
pleine de vie, elle a pour elle la pratique de la vie présente et de la vie
future. Mais la prudence de la chair s'exerce seulement durant la vie du temps,
elle n'aura aucune place dans celle qui suivra. Dans les enfers, la cupidité ne
trouvera ni à s'exercer ni à servir, elle n'y rencontrera que son châtiment. La
prudence de l'esprit est paix, la cupidité est lutte. Et vraiment paix, car
pour elle c'est être détruite que de ne pas se livrer à la paix. C'est cette
prudence que le Christ rappelle comme contribuant à la beauté de l'épouse.
C'est elle qui est décrite par les yeux des colombes, qui sont la simplicité et
la spiritualité, parce que d'ordinaire le Saint-Esprit, est représenté sous la
forme d'une colombe. Une telle simplicité n'est pas creuse: elle renferme
beaucoup de grâces au-dedans.
4. «Vos yeux sont ceux des colombes, sans parler
de ce qui se cache au-dedans. » C'est là je ne sais quoi de grand et de
vraiment grand, qui n'a pas dû ou n'a pas pu être clairement exprimé, ou bien
figuré, comme les autres grâces, par quelque signe extérieur, mais qu'on livre
aux soupçons ou aux conjectures des âmes qui éprouvent peut-être des sentiments
pareils. « Sans ce qui se cache au-dedans, » comme si on ne trouve pas
au-dedans les autres grâces et les dons du Saint-Esprit. Et comment toute la
gloire de la fille du roi est au-dedans? Les yeux des colombes sont
pareillement à l'intérieur, là où la simplicité de la foi purifie les coeurs et
rend éclairés les yeux du coeur, là où l'on dit qu'est caché non-seulement
l'oeil, mais l'homme de coeur tout entier. Mais quoique toute gloire vienne du
dedans, il existe une gloire plus intérieure qu'une autre: et comme dans
l'homme extérieur, ainsi que dans l'intérieur, il y a des trésors plus intimes
que les autres, entièrement cachés, connus néanmoins du bien-aimé seul.
peut-être même quelques-uns d'entre eux sont ignorés de l'épouse 'elle-même qui
n'a pas ainsi une parfaite connaissance du nombre des dons qu'elle a reçus du
ciel. Qu'importe que la hauteur en soit cachée, si l'humilité est sauvegardée.
Votre secret est à vous, L bon Jésus, votre secret est à vous, et seul vous
trouvez vos délices dans l'intérieur caché de votre épouse. Pourquoi ne nous
communiquez-vous pas même dans une faible mesure, ce je ne sais quoi qui est
caché, pourquoi ne pas ébaucher cette beauté secrète qui fait vos délices! Vous
nous provoquez davantage à chercher, quand vous ' nous parlez de quelque chose
qui se cache au-dedans: et vous excitez davantage notre curiosité en passant
sous silence un si grand mystère. Plus vous vous taisez, plus vous nous
attirez. Quelle est grande l'étendue de cette douceur, que vous croyez devoir
cacher puisque vous ne l'indiquez pas. Quoique ce soit, c'est une chose cachée
au-dedans; mais de ces profondeurs cachées, il s'exhale une odeur très-suave.
Je ne sais pourtant comment il se fait qu'en conjecturant que ce bien caché est
admirablement doux, déjà je le sens entièrement agréable: l'affection saisit
presque déjà ce que l'intelligence n'atteint pas. Ce secret est caché dans le
coeur de l'épouse, et consigné dans ses trésors; il n'est permis qu'à l'époux
d'y pénétrer et de parcourir les mystères de cette gloire secrète.
6. Je dis aussi qu'il n'est pas facile de
déterminer par les indices extérieurs la vertu de quelqu'un. Souvent sous de
très-minces apparences se cachent des biens extraordinaires. C'est pourquoi
nous devons louer les vertus qui se produisent au-dehors en ajoutant pour
chacune: « Sans compter ce qui se cache au-dedans. » Remarquez pareillement
qu'on vante dans l'épouse cette simplicité de colombe dont nous traitons en ce
moment. Voyez combien cette qualité est agréable, combien en elle-même elle est
douce et attrayante. Cependant elle a encore des trésors cachés dans son
intérieur et elle renferme, pour user de cette expression, la moëlle d'un doux
secret. Vous cherchez quel est ce mystère! Je vous l'ai déjà dit, et si vous
voulez l'entendre encore, j'avoue que je l'ignore. Je pourrais vous recommander
cette pieuse simplicité, et vous exhorter à la désirer vivement, puisqu'elle
renferme, et peut-être communique un secret si inexplicable et si doux. En
m'efforçant de le dérouler, peut-être arriverai-je par expérience ou conjecture
à quelque chose d'intime et de caché. Mais sera-ce celle dont l'époux parle
d'une manière si enveloppée dans. l'éloge de sa bien-aimée. Quelque
profondément que je creuse, il restera encore quelque chose de caché. Toujours
ce secret demeure enseveli dans de profondes ténèbres, il ne tombe ni sous
notre parole ni sous notre pensée. Je vénérerai le silence qui enveloppe un si
profond mystère. Car quoi qu'il ne soit pas donné de savoir précisément en quoi
il consiste puisqu'on ne l'explique pas; il nous en est assez manifesté pour
que nous croyions qu'il est singulièrement doux et particulièrement agréable à
l'époux. On ne peut scruter ce qu'il est, mais on peut estimer combien il est
grand, par la même, qu'il n'a pas été permis d'exprimer une chose si cachée.
6. Cependant pour paraître avoir dit quelque
chose et ne m'être pas entièrement tû (car c'est là le but de vos instances),
entendez ce qu'à mon avis on peut assurer en ce point: mon explication
sera-t-elle appropriée au présent passage vous en serez juges. Les vertus
elles-mêmes, par leur propre nature, sont placées, dans l'intérieur de l'âme,
mais l'exercice de la plupart d'entre elles, se produit au dehors:
quelques-unes d'elles exercent leur puissance au-dedans. L'une fuit les délices
de la chair, l'autre embrasse le séjour retiré où se cachent les délices
spirituelles. Celle-ci fuit les occasions qui la sollicitent ou arrêtent les
mouvements importuns qui s'élèvent, et se livre par ce temps, à un travail
ennuyeux quoique nécessaire: celle-là trouve son bonheur, dans des matières qui
ne l'emportent pas plus par l'agrément que par la bienséance. Celle-ci, d'un
regard simple et d'un oeil de colombe, parcourant les objets extérieurs, me
hait ou bien les dédaigne; cette autre, avec une attention plus inquiète, passe
en revue les beautés supérieures, et s'enflamme à mesure qu'elle les considère
davantage. Nous pouvons de la sorte, établir une certaine distinction entre ces
vertus, et appeler les unes extérieures, les autres intérieures, les autres
intimes. Les unes en effet se retirent des choses charnelles, les autres
s'attachent aux spirituelles, les autres goûtent déjà certaines prémices dé la
patrie. Les premières s'éloignent des charmes du monde qu'elles méprisent:
celles du milieu se conforment encore à ce qu'elles désirent spirituellement:
les dernières, où plutôt celles qui sont dans l'intime de l'âme, jouissent avec
avidité des délices que l'âme a désirées. Dieu bon, que de lumières et de
délices dans ces replis ! quel excès de bonheur dans ces lieux retirés du coeur
! O que de telles solitudes me cachent moi-même et que je puisse dire, ce verset
du psaume: « Cette nuit me fournit ma lumière pour mes délices! » (Ps.
CXXXVIII, 11.).
7. Voici que j'ai touché quelque chose de ce qui
se cachait dans ce dernier degré, et c'est peut-être cela même ou quelque chose
de semblable que l'époux a désigné. Du reste je veux céder respectueusement à
ces mystères: il n'est pas permis, en effet, de découvrir dans un discours
hardi, les secrets des paroles, de dérouler, avec des mains moins saintes, les
énigmes délicates du saint des saints, et de toucher la manne cachée que
renferme l'urne. d'or, et que l'arche sacrée abrite dans ses flancs. Ce nom
même de manne, indique quelque chose de caché, dont on peut bien plutôt dire,
qu'est-ce que ceci? que déclarer en effet ce que c'est. Et à quelle autre
symbole qu'à la manne comparerai-je cette grâce cachée? La manne est une
nourriture douce et céleste: mais vous voyez combien elle est secrètement
voilée dans l'urne, dans l'arche, dans le saint des saints, pour éloigner
d'elle le regard curieux et moins digne, le regard de cet oeil qui n'est pas
celui de la colombe, regard que ne dirige pas une pieuse crédulité et une
intention pure. Nous vous en prions, mes frères, embrassez la sainte
simplicité, le repos de l'esprit, les méditations chastes, les prières faites
sans entraves parce que dans ces vases et (pour ainsi parler) dans l'arche de
la méditation sainte ainsi que dans l'urne intérieure de l'oraison, est placée
pour nous la divine réfection et la portion de gloire, dont il est écrit: « je
serai rassasié quand votre gloire aura paru. » (Ps. XVI, 14.) Que sa plénitude
nous confère la vie éternelle par Jésus-Christ, à qui est l'honneur et la
gloire dans tous les siècles des siècles.
Amen.
1. Ce sont-là, comme vous le savez bien, ce
qu'on appelle les caresses de l'église, et dans le dernier discours nous avons
parlé de ses yeux spirituels. Mais parce qu'ils sont ainsi, est-ce à dire
qu'ils sont rares? Voyez tout son corps, comme il est plein d'yeux devant et
derrière. Ses yeux sont les Prophètes, ses yeux sont les Apôtres, personnages
divins qui prédisent l'avenir ou qui annoncent ce qui a déjà eu lieu. Ses yeux
sont les interprètes des Prophètes et des Apôtres et ceux qui instruisent les
peuples: par leur ministère, nous voyons et discernons ou les avantages
spirituels de l'âme ou ce qui cause sa ruine. Mais je ne sais si tous ceux qui
ont la charge d'être l'œil, en remplissent la fonction. Chefs aveugles
non-seulement des aveugles, mais, ce qui est plus indigne, de ceux même qui
voient, ne paraissent-ils pas occuper la place de l'œil, en avoir l'apparence,
sans en avoir la vertu? Plût à Dieu que cela suffit, qu'ils ne pussent prévoir
ce qui est bien, qu'ils fussent aveugles en ce qui regarde l'utilité commune en
même temps qu'ils ne seraient nullement clairvoyants pour ce qui touche à leurs
intérêts particuliers. Mais à présent, ils sont aveugles et rusés; stupides en
ce qui regarde les avantages de l'église, mais très habiles pour ce qui se
rapporte aux leurs. Mais comment est-il l'œil de la colombe, cet oeil qui ne
sert pas à la colombe, qui ne voit pas pour la colombe et ne considère pas
l'avenir pour la colombe: qui ne la conduit pas, mais qui plutôt détourne
l'Église du chemin, et autant qu'il est en lui, la fait errer par de mauvais
exemples? C'est de ces malheureux que l'Apôtre parle: « tous cherchent leurs
intérêts, non ceux de Jésus-Christ. » (Phil. II, 21.) Ils occupent la place,
ils ne remplissent pas l'office, ils le pervertissent: comme au contraire, il
en est d'autres qui ne sont pas chargés de l'office d'oeil et qui l'usurpent
par présomption. Et on en trouve fréquemment un grand nombre. Qui nous
montrerez-vous maintenant, parmi les disciples, qui, à part lui, placé comme
sur un tribunal, ne réprimande pas, ne corrige pas, ne châtie pas les actes des
supérieurs? Des gens de cette sorte ne sont pas les yeux des membres, mais bien
comme les yeux des yeux. C'est absolument comme si, dans le corps de la
colombe, les ailes et les plumes voulaient diriger les yeux. Je ne veux pas
trop insister sur ce point, de crainte de vous troubler, mes frères. Soyez
contents de votre mesure. Dans le corps de la colombe, rien ne manque d'emploi,
rien n'est sans honneur: et les membres qui sont cachés reçoivent un honneur
plus grand. Les cheveux de l'épouse, ont aussi leur considération. Si par les
yeux il faut entendre les prélats, qui faut-il entendre par les cheveux, sinon
les disciples? Excellents disciples, ceux qui, semblables à des cheveux, se
montrent maniables et dociles aux mouvements du maître comme au souffle du
Veut. qui, grêles et exténués par les disciplines, spirituelles, sont presque
sans corps, sans chair, insensibles à toute injure, au pas qu'ils ne sentent
pas le coup de l'instrument qui les tranche: ils ne souffrent de véritables
ennuis, que s'il leur arrive d'être arrachés de la tète à laquelle ils étaient
attachés. Le reste du corps étant mort, ils ne retiennent qu'un sentiment
vital, tant qu'ils demeurent unis à la tête où ils prirent naissance. Voisins
du cerveau, où l'on place le siège de la sagesse, ils semblent s'efforcer de
pénétrer à ses plus intimes secrets: il semble qu'ils sont comme arrachés et
déracinés et appelés par quelque occasion aux soins extérieurs. S'ils en
tombent sans souffrance comment paraîtront-ils y être nés, ou y avoir pris
racine?
2. Ensuite, que les cheveux de l'épouse ne tombent
pas, mais s'élèvent, la suite l'explique: « vos cheveux sont comme un troupeau
de chèvres qui montent de Galaad. » Comme un troupeau de chèvres, parce que,
placés et, trouvant leur aliment sur les hauteurs et tendant sans cesser vers
les cimes à l'exemple des chèvres, ils n'éprouvent pas néanmoins de sentiments
superbes, et conservent toujours conscience de l'infirmité de leur chair. Car
l'orgueil descend, l'humilité monte. Aussi on les compare aux chèvres, parce
que toujours ils montent vers les hauteurs, et toujours aussi ils regardent
leur faiblesse. Et c'est avec raison qu'ils montent de Galaad: ce n'est
cependant que sur la montagne de Galaad, mot qui veut dire: monceau de
témoignage. Et quel est ce mont, si ce n'est Jésus-Christ, sur la tête duquel
sont entassés tous les témoignages des Prophètes, à qui les Prophètes, à qui
Jean, à qui Dieu le père, à qui ses propres miracles rendent témoignage? Cette
montagne est la tête de l'Eglise. Ne vous détachez pas de cette montagne si
vous en êtes un cheveu. Pourquoi nous menacer de nous séparer et de nous
détacher d e la masse des autres cheveux? Est-ce que votre chute rendra
l'Eglise chauve? Elle est à l'abri de cet accident. C'est à la synagogue qu'a
été adressée cette menace:» La calvitie remplacera le cheveu frisé. » Les
cheveux de l'Eglise sont frisés, ils se replient toujours vers la tête,
retournés vers elle par un mouvement ami, ils cherchent à pénétrer dans
l'intérieur. C'est pourquoi ils ne tombent pas, mais ils s'élèvent de Galaad,
entassant toujours des exemples plus élevés, des oeuvres de Jésus-Christ pour
en faire l'objet de leur imitation. Plaise à Dieu que tous mes actes attestent
la foi que j'ai en Jésus-Christ et que, par leurs progrès continuels, ils
constituent pour moi comme une montagne de mérites ! Que j'ai encore ramassé
peu de pierres de ce témoignage ! Je crains beaucoup d'en avoir réuni un grand
nombre en un sens tout opposé. Quoi donc? Est-ce qu'ils ne vous paraissent pas
avoir entassé des témoignages, non pour la foi, mais contra la foi, ceux qui
vivent comme s'ils s'inspiraient d'une foi différente de la foi chrétienne?
Nous voyons beaucoup de malheureux de ce genre, dont on peut dire avec raison:
ces hommes ne vivent pas comme s'ils se croyaient rachetés par le sang de
Jésus-Christ, comme s'ils espéraient une autre vie, craignaient un jugement à
venir et reconnaissaient enfin des préceptes évangéliques venus du ciel. Que je
voudrais que des témoignages de ce genre soient en petit nombre, chez moi; je
préfèrerai même qu'il n'y en trouvât aucun, de peur que ce petit mauvais levain
ne gâtât toute la masse de mes oeuvres pieuses.
3. Et, mes frères (pour me glorifier du bien
commun puisque je n'en ai pas de propre à moi), si vous considérez la suite de
toute votre vie et la pratique de l'observance régulière, l'ensemble des bons
témoignages que vous entassez ne sera pas mince. Car, à partir des vigiles de
la nuit, que vous célébrez, comme les prémices du jour, avec une affection si
vigilante, et dans lesquelles, dès le commencement des veilles, vous répandez
votre coeur, comme l'eau devant le Seigneur, si, dis-je, à partir de ce début,
vous voulez suivre par ordre, tous les autres exercices de votre sainte
journée, que trouverez-vous qui ne sente la discipline, qui ne réponde à notre
foi, qui n'écrase le corps, n'élève l'âme, au ne la dirige après qu'elle a été
élevée? Durant la Psalmodie, combien grande est la discipline du corps, combien
plus grande est la retenue de plusieurs dans l'esprit, à qui ils ne permettent
pas de s'écarter, même pour peu que ce soit, ou à qui ils n'accordent de
s'éloigner que fort peu, du sens des paroles de l'office? Car où ils le
tiennent attaché aux formules mêmes, qui sont chantées, ou il n'a licence de
s'occuper que de pensées qui s'en rapprochent; en aucun cas, il ne peut penser
à celles qui y sont étrangères. Que si un écart a lieu (car la pensée de
l'homme est mobile), avec quel soin cette faute est châtiée, et avec quelle
usure on compense ce retard? Les intervalles nocturnes, eux-mêmes, qui s'écoulent
entre les heures communes, ne sont pas consacrés à l'oisiveté. Dieu bon ! cette
portion de la nuit, comme elle est sans obscurité, comme elle est illuminée
dans ses délices ! Les prières qui s'y font ont lieu en particulier, mais elles
ne demandent rien de particulier. La voix est plus basse, mais l'esprit plus
appliqué; les prières faites en silence ont plus de feu. Souvent une prière
brûlante arrache la voix: emportée par une affection pure et pleine, elle n'a
pas besoin, elle ne se sert pas de paroles. L'amour, retentissant seul aux
oreilles du Seigneur, dédaigne le fracas des accents du corps qui, d'ordinaire,
sont également des encouragements à ceux qui commencent, et des entraves à ceux
qui prient avec, perfection. Quoi de plus? Aux mêmes heures du matin, on
recommence de nouveau les prières, on multiplie les louanges du Seigneur, et on
purge par un aveu timide, mais public, même les fautes légères. Ce n'est pas
pour les religieux une faute légère de perdre légèrement de mémoire la pensée
du Christ. Si l’ennemi habile leur a suggéré quelque manquement, estimateurs
injustes en ce point, ils se l'imputent à eux-mêmes et regardent, comme leur
propre faute, le péché que la fraude d'un autre a vainement essayé de leur
faire commettre. Que dire de ce travail quotidien des mains, qui fatigue
suffisamment le corps et le nourrit légèrement? Les religieux ne profitent pas
seuls du produit qui provient de leurs mains; ce qu'ils n'en prennent pas est
donné aux indigents; à eux la privation, pourvu que l'abondance soit pour les
autres. Quelques relâches les soulagent de leurs fatigues, mais dans leur corps
brisé, l'amour brûle toujours, alors les larmes secrètes coulent avec
abondance, les gémissements s'échappent, les soupirs éclatent: ceux qui sont
auprès, s'ils étaient froids par eux-mêmes, pourraient se réchauffer aux
ardeurs de leurs voisins. Que dire encore de ce sentiment qui les empêche de
penser, non pas au lendemain, mais même au jour présent, et leur fait jeter
tous leurs soucis dans le coeur de celui qui les gouverne, cherchant, non la
récompense, mais uniquement le royaume de Dieu. Quoi encore? Ce que j'avais
presque omis, chaque jour au chapitre, ils se présentent à l'examen de l'abbé,
comme s'ils étaient devant le tribunal de Jésus-Christ. Là, chacun s'accuse le
premier, se hâtant de devancer celui qui aurait à l'accuser. Et ce silence
perpétuel, et la gravité de la conduite? Est-ce que ce silence n'embellit pas
tonte la vie et la revêt comme de la splendeur d'une ravissante sainteté? Le
sommeil lui-même rend témoignage à cette sainteté, et il n'est pas sans
témoignage dans un si grand monceau de bonnes oeuvres. Car les restes des
pensées louent encore le Christ, quand le corps est enseveli dans le sommeil.
Comment, en effet, le religieux dormant, pourra-t-il ne pas rouler devant ses
yeux les images peintes et les idées gravées de toute sa journée?
4. Ne voyez-vous pas qu'on élève aussi une
grande montagne de témoignages, avec cette différence, que ses oeuvres se font,
non en bloc et sans ordre, mais bien soumises à une suite réglée et revenant
chacune périodiquement à des époques distinctes? Ces témoignages ne sont-ils
pas entièrement dignes d'être reçus, parce qu'une telle sainteté convient, ô
Seigneur, au lieu de votre séjour? Plaise à Dieu que les racines de mon coeur
s'attachent et se multiplient sur un tel monceau? La haute montagne formée par
une sainte vie ne sait pas être stérile. Elle est ce lieu fertile et élevé dont
le Prophète rappelle le souvenir: « Elle est devenue une vigne pour son
bien-aimé, en force et en abondance. (Is. V, 1.) La grande marque de la
fertilité d'un sol, c'est la quantité des fruits qu'il produit; comme au
contraire, la richesse du lieu fait ressortir la maigreur et la stérilité de
l'arbre. N'est-ce point un arbre mauvais, celui qui, dans un bon terrain, ne
porte pas des fruits bons, ni même les fleurs d'une bonne espérance pour
l'avenir? Peut-être que les vignes des alentours condamnaient ce figuier
stérile, que le Seigneur ordonna de couper. (Luc. XIII, 6.) il est souverainement
inique, se trouvant dans une profession sainte, de ne rien faire de saint,
d'être confondu par l'exemple de ses frères, alors qu'on cherche des prétextes,
et de disposer des chutes dans son coeur, là où les autres trouvent moyen de
progresser. O vous, qui avez le malheur d'être dans cette position, que votre
chute vous suffise. Pourquoi essayer de détruire cet amas de bonnes oeuvres que
les autres s'efforcent de gravir avec entrain, et, pourquoi voulez-vous changer
les observances régulières dont vous blâmez le nombre et l'austérité?
N'empêchez pas ceux qui font bien; si vous le pouvez, montez, vous aussi.
Entendez de quelle grande hauteur les saints se sont élevés. « Ayant éprouvé
des dérisions et des coups, des chaînes et des prisons, ils ont été lapidés,
sciés, tentés, ils sont morts, atteints par le glaive. Ils ont erré enveloppés
de fourrures, de peaux de chèvres, pauvres, à l'étroit, dans l'affliction,
courant dans les solitudes, sur les montagnes, dans les grottes et dans les
cavernes de la terre, tous éprouvés en rendant témoignage à la foi. » (Hebr.
XI, 33.) Vous voyez à quelle épreuve a été soumise leur foi, à quelles
difficultés elle a résisté. Vous demande-t-on, attend-on de vous de telles
luttes? Et le témoignage que vous rendez, bien qu'il soit d'un éclat inférieur,
n'en est que plus recevable, parce que ce n'est pas la nécessité qui vous l'a
imposé, mais bien votre volonté qui a accepté de le rendre. Que votre volonté
soit donc volonté, qu'elle use du droit de sa liberté première, qu'elle se
montre dégagée de tout bien, afin de persévérer et non pour reculer! qu'elle
reconnaisse l'obligation qu'impose cette résolution, sans la regarder comme un
joug; qu'elle soit sans entrave dans le bien, et libre toujours pour le bien;
en celui qu'elle a déjà opéré et pour celui vers lequel elle doit tendre, ne se
croyant nullement autorisée à jeter un regard en arrière.
5. Ecoutez saint Paul vous dire à quelle haute
masse de bons témoignages il s'éleva. «C'est l'esprit de Dieu, » dit-il, « qui
rend témoignage à notre esprit que nous sommes les fils de Dieu. (Rom. VIII,
16.) Quel monceau dans ce seul témoignage! mais n'y a-t-il pas eu aussi un
témoignage au-dehors? Dieu, dit le même apôtre, « donnant son attestation par
des signes et des prodiges et des miracles divers, et des distributions du
saint Esprit. » (Heb. II, 4.) Placé sur un tel amas de vertus et de prodiges
qui assuraient soi ministère. « Je De crois pas avoir atteint le but, »
disait-il. « Je fais une chose, oubliant ce qui est en arrière, je m'étends à
ce qui est en avant. (Phil. III, 13.) Et nous, ayant une si grande quantité, de
témoignages placés sous nos yeux, déposons tout poids, et le péché qui nous
entoure, par la patience courons au combat qui nous est proposé, jetant les
regards sur l'auteur et le consommateur de notre foi, Jésus-Christ qui, pouvant
choisir la joie, préféra la croix, méprisant la confusion qui eu était la
suite, et qui maintenant trône à la droite de Dieu. (Heb. XII, 1.) Repassez en
votre esprit la pensée de celui qui a souffert de la part des pécheurs une si
violente contradiction contre sa personne sacrée, afin que vous ne lâchiez
jamais pied dans la fatigue de vos âmes. Vous n'avez pas encore résisté
jusqu'au sang. Par une juste prérogative, le témoignage de ceux qui ont verse
leur sang pour la foi de Jésus-Christ s'appelle martyre, c'est-à-dire
témoignage. Considérez le premier martyr, saint Etienne, de quel amas de
pierres il s'éleva vers le Christ, toutes les âmes justes le suivent. « Comme
un troupeau de chèvres qui s'élèvent du mont Galaad. » Ces glorieux athlètes
portaient le trésor de la foi dans des vases d'argile, mais c'était en cela
qu'éclatait la sublimité de la puissance de Dieu. Aussi on dit qu'ils
s'élèvent, parce que les tourments horribles ne les brisèrent pas, mais bien
plutôt les fortifièrent pour rendre témoignage avec grande vigueur. Quel
courage ont-ils ceux qui ne supportent pas une réprimande, même légère, de la
part de leurs supérieurs à une parole un peu sévère, toute la force de la bonne
résolution qu'ils avaient prise s'évanouit. Les témoignages de ces âmes,
maintenues par tant de secours, peuvent à peine se soutenir; ceux des martyrs,
éprouvés par tant de tourments, éclatèrent avec plus de force et d'abondance.
Plus les supplices étaient nombreux, plus ces témoignages se multipliaient.
Quoique livrés à la mort tout le long du jour, regardés comme des brebis
destinées à la boucherie, ces hommes triomphèrent partout, et de la montagne du
martyre ils s'élevèrent comme du mont Galaad. Ces saints ne combattirent pas
pour conserver la vie du corps, ils luttèrent pour garder la foi qui fait vivre
le juste. Ils sont toujours vainqueurs, ceux dont la cause reste sauve. Comment
ne furent-ils pas victorieux, eux qui ou arrivèrent à l'éternité glorieuse en persistant
dans la confession de leurs sentiments, ou gagnèrent par la persuasion leurs
persécuteurs à la vérité? Enfin, bien qu'on les regardât comme des brebis
destinées au couteau, de leurs dents innocentes ils n'arrachèrent pas moins
leurs ennemis, des racines de l'infidélité, pour les cacher dans les entrailles
vivaces de l'Eglise.
6. N'est-ce point là ce que signifie la suite de
ce pointsage? «Vos dents sont comme un troupeau de brebis tondues. » Vous
remarquez quelles sont ces brebis qu'on peut tondre, mais dont on ne peut
briser les dents. On petit les tuer, on ne peut les fléchir. Bien plus, les
martyrs ont brisé leurs persécuteurs, après les avoir ramollis par les formules
de l'invincible doctrine: ils les ont comme broyés dans leur bouche et transformés
en l'unité du corps des fidèles. Il fut dit à Pierre: « tue et mange. » (Act.
X, 13.) Les dents de Moise ne furent pas ébranlées (Deut. XXXIV, 7.); leurs
dents sont des armes et des flèches. Ce sont les armes spirituelles pour servir
entre les mains de Dieu à renverser les puissances ennemies. Ne sont-ils pas
comme des dents de l'Eglise, ceux dont l'Apôtre dit: «Qu'un infidèle ou un
insensé entre, il est jugé par tous, il est convaincu par tous, les secrets de
son coeur sont manifestés, et ainsi tombant sur la face, il prononce que
vraiment Dieu est en vous. » (I Cor. XIV, 24.) Ne craignez pas, mes frères, la
morsure de ces dents: ce ne sont pas des dents de chien, mais des dents de
brebis. On les attribue, en effet, à un troupeau de brebis. Ce qu'on estime
dans les chiens, ce n'est pas qu'ils mordent, c'est qu'ils aboient. «Chiens
muets, dit Isaïe, ne pouvant pas aboyer; chiens très-impurs, ne pouvant pas
être rassasiés. » (Is. LVI, 10). C'est comme si le Prophète reprochait à
quelques personnes, d'un côté, de ne pas remplir l'office de chiens, d'un autre
côté; de se montrer semblable à ces animaux: de ne pouvoir aboyer et de ne pas
cesser de déchirer. Tels sont ceux qui se mangent et se dévorent
réciproquement, et se détruisent les uns les autres. Fasse le ciel qu'il leur
suffise de se mordre et de se manger ainsi, qu'ils ne tentent pas de briser les
dents des brebis. Est-ce que les docteurs et les recteurs de l'Eglise ne vous
paraissent pas comparables à des dents, eux qui, parles mesures d'une bienveillante
réprimande, convainquent leurs sujets, les jugent, les manifestent et les
amènent doucement à une meilleure conduite? Que si vous êtes fort dur, si vous
ne pouvez être amolli, pourquoi essayer de rendre morsure pour morsure? Ne le
faites vous pas, vous qui blâmez en secret, ou contredites ouvertement?
Pourquoi préparer dent contre dent, une dent mauvaise contre une dent
bienveillante? Vous pouvez mordre, vous ne pouvez dévorer. Les supérieurs sont
des dents: ils sont durs et solides; ils ne craignent pas ceux qui les
blessent, se souvenant que, comme le Prophète, ils habitent avec les scorpions
et les incrédules (Ez. II, 6.), et qu'ils sont envoyés, comme des brebis, parmi
les loups, pour transformer, par leur tolérance raisonnable et par leurs exhortations,
les loups eux-mêmes en brebis. (Math. X, 16.) On les appelle, avec raison,
dents de brebis, « tondues, » parce qu'il ne faut pas fuir les morsures de ceux
qui donnent à leurs inférieurs les exemples des bonnes rouvres, semblables à
des toisons abondantes.
7. L'emploi des dents ne consiste pas cependant
uniquement à reprendre et à corriger les erreurs des autres. Ils en font un
usage bien plus élevé, ceux qui sont aptes à broyer le pain solide de la
nourriture céleste, à juger et à discerner les sens secrets d'une doctrine plus
relevée. âmes fortes qui n'ont plus besoin de lait, mais de nourriture solide,
qui peuvent briser et amollir cet aliment, et le distribuer avec tempérament,
soit au moyen de la dispute, soit par voie d'exposition, à ceux de leurs frères
incapables de le recevoir dans sa solidité, et ne pouvant prendre encore que du
lait. Ceux qui ont le sens exercé au discernement du bien et du mal, se servent
pour manger d'un instrument plus solide: ils discutent le bien et le bien,
prononçant non-seulement entre le jour et la nuit, mais même jugeant tout jour.
Le texte porte aussi, avec raison, qu'elles sortent « du bain; » par cette
parole, il loue ceux qui s'appliquent à se purifier le eceur, parce que la
connaissance de Dieu est promise à ceux qui ont le coeur pur. Vous voyez
combien doivent être riches en vertus et irrépréhensibles, ceux qui sont
chargés de blâmer et de réprimander les fautes des autres; combien il faut que
riches et purs de coeur soient ceux qui remplissent la fonction de distribuer
la nourriture de la divine parole; en quelle obligation ils sont d'étudier les
sens cachés de la doctrine profonde, de sonder les secrets intimes de la
sagesse et de ruminer en leur esprit ce qu'il y a de plus moëlleux.
8. « Vos dents sont comme un troupeau de brebis
tondues.» Pourquoi donc comme un troupeau? Assurément parce que les dents de
l'Eglise ne s'attaquent pas entre elles, ne se déchirent pas; elles s'accordent
et s'harmonisent dans l'unité et la simplicité d'un même sentiment. « Comme un
troupeau de brebis tondues qui sont sorties du lavoir. » Car, déposant le vieil
homme, déchargées d'un fardeau inutile, purifiées, ces âmes montent joyeuses
vers les hauteurs. Car les vieilles toisons deviennent à charge lorsque les
nouvelles se mettent à pousser; quand l'hiver a passé, la pluie a cessé et
s'est retirée. C'est pourquoi si vous croyez encore nécessaire de vous rouler
dans la vieille et inutile toison des choses légères et superflues, les froids
de l'hiver d'une âme gelée ne sont pas passés polir vous. C'est à juste titre
que ces âmes sortent sans toison et du lavoir, c'est-à-dire qu'elles n'ont rien
de leur ancienne charge rien de leur ancienne souillure. Vous remarquez, qu'il
ne vous suffit pas d'être tondu, d'être déchargé, d'être lavé et d'être devenu
nouveau, si vous ne montez de suite après, si vous ne marchez sous
l'inspiration de l'esprit, vous qui êtes renouvelé par l'Esprit? « Si nous
vivons par l'esprit, dit l'Apôtre, marchons par l'esprit. » (Gal. V, 25). Si
donc vous vous disposez à monter, montez toujours, ayant pour pas de départ le
lavoir, toujours renouvelé, toujours pur. Chaque nuit, arrosez votre lit de vos
larmes. Si le péché ne vous enveloppe pas comme la nuit, il vole sur vous comme
un nuage; lavez-le néanmoins chaque nuit, détruisez par vos larmes même les
vestiges des moindres fautes. C'est dans la vallée des larmes que se trouve la
place du lavoir. Pourquoi conserver les souillures et les traces des péchés que
vous avez amassées, et les réserver pour être purifiées dans le lavoir du
siècle à venir? Que savez-vous si ce ne sera pas plutôt une fournaise qu'une
fontaine? Ce que vous pouviez facilement expier et enlever ici-bas, sera purgé
dans l'autre monde, non dans la miséricorde, mais dans l'esprit de jugement et
de feu. Et bienheureux celui qui sort de ce monde comme d'un lavoir, et non
comme d'un bourbier, n'ayant rien à nettoyer en lui, mais se trouvant
entièrement pur. Il sera bien digne de presser de ses dents blanchies,
c'est-à-dire des sens de son âme, le pain des anges non plus le pain de la
douleur, mais plutôt ce pain qui réjouit le cœur de l'homme: ce pain que
désigna le Prophète quand il dit: « Je serai rassasié quand votre gloire se
montrera à moi! » (Ps. XVI, 14.) C'est ainsi que cette gloire nourrit quand elle
ne paraît pas, et contente parfaitement quand elle est révélée. Qu'est-ce que
la pleine révélation de cette gloire, sinon la véritable sagesse? Elle nous
invite à la manger elle-même, et elle est mangée lorsque nous la méditons comme
délices pleines de vie d'un esprit pur, et comme réfection toujours suffisante
de l'âme pieuse. Ayons donc à cet égard les sens de l'âme purifiés et exercés,
non plus pour discerner le bien d'avec le mal, mais uniquement pour savourer un
bien si considérable. Appliquons-nous souvent ici-bas à ce que nous ferons
là-haut sans relâche. Remplissons souvent, par avance, l'emploi qui nous y
occupera sans nous lasser jamais. Que notre grande affaire sur la terre soit
celle-là même qui sera notre unique dans le ciel. Car la contemplation de la
sagesse, c'est l'éternelle réfection. Rien ne revient avec plus de douceur sous
les dents spirituelles de l'âme, que ce Pain vivant qui dit à son père: « La
vie éternelle, c'est de vous connaître, vous le vrai Dieu, et celui que vous
avez envoyé, Jésus-Christ; (Joan XVII, 3.) qui vit et règne Dieu dans tous les
siècles des siècles.
Amen.
1. Dans le discours précédent, vous avez entendu
vanter les dents de l'épouse. C'était avec raison: rien n'égale la beauté des
dents quand elles sont blanches et placées en rangs égaux. Ce n'est pas
seulement la beauté, c'est aussi l'utilité qui plait dans les dents. Quoi donc
Comment saint Jean, dans l'Apocalypse, mangerait-il le volume qu'un ange lui
présente fermé, s'il n'avait pas de dents propres à broyer une nourriture de ce
genre? (Ap. X, 10.) Un livre entier paraissait une nourriture dure, c'est
pourquoi il fallait des dents qui le broyassent et le rendissent mou, afin
qu'il pût, plus facilement être reçu comme aliment. C'est une bonne dent que
l'intelligence exercée, que l'intelligence spirituelle; elle juge tout, elle
discute tout, elle rumine et examine tout, même les profondeurs de Dieu: elle
mange même la moélle du volume scellé et les entrailles intimes de la sagesse.
«Le sot, » ainsi qu'il est écrit, plie ses mains et mange ses entrailles. »
(Eccl. IV, 5.) C'est un mets sanglant, un mets charnel; il périt, et même, ce
qui est plus fort, il fait périr. Qu'il est plus doux et plus utile de se
nourrir des entrailles de la sagesse et des secrets de la parole sainte ! Cette
nourriture, les dents sanglantes ne la peuvent atteindre; elle n'est touchée
que par celles qui sont pures et blanches, parce qu'elle est la lueur de la
lumière éternelle; et il est dit que les dents de l'époux sont plus blanches
que le lait. C'est pourquoi il vante celles de l'épouse qui sont semblables aux
siennes: « vos dents sont comme un troupeau de chèvres, qui sortent du lavoir.
» Il faut qu'il ait les sens de son âme, non-seulement propres, mais encore
libres, celui qui les prépare à recevoir les communications intimes de la
parole divine.
2. « Toutes ont double fruit, il n'en est pas de
stériles dans leur nombre. » C'est stérilité si vous vous contentez d'un seul
fruit. Si vous avez pu atteindre à un sens sacré dans la sainte Ecriture, vous
avez déjà produit un fruit. C'est un bon et un grand profit, mais ce résultat
n'est pas à la hauteur de ce sens obtenu, si l'affection n'y correspond point.
L'intelligence est stérile, si elle n'est accompagnée d'une dévotion soeur et
de même âge. Partout vous la trouverez répandue dans les saintes Ecritures,
comme une sorte de semence, d'où peut-être conçu ce jumeau. Tout y est
non-seulement subtil, mais suave. La loi du Seigneur est lumineuse, (Ps. XVIII,
9.) et sa parole est pleine de feu. La parole de Dieu est stérile en vous, en
tant qu'elle n'y produit pas l'un ou l'autre de ces effets. Si voyant par
l'intelligence, votre coeur est saisi d'un froid glacial, est-ce qu'alors la
vertu brûlante de la parole de Dieu n'est pas stérile et sans effet en vous?
Car encore que la fonction du feu soit d'éclairer, néanmoins sa principale
force consiste à brûler: « La parole qui sortira de ma bouche », dit le
Seigneur, « ne reviendra pas à moi vide, mais elle fera avec succès ce pourquoi
je l'aurai envoyée. (Is. LV, 11.) Pourquoi est-elle envoyée? Vous en avez
l'explication dans l'Evangile: « Je suis venu mettre le feu sur la terre, et
quel est mon désir, sinon de le voir s'enflammer? (Luc. XII, 4.) » La parole de
Dieu est une semence, et c'est par elle (comme on le lit au livre de Job), «
que la lumière et la chaleur sont répandues sur la terre. (Job. XXXVIII, 24.) »
Mais je ne sais pourquoi la lumière s'est répandue et pourquoi les hommes ont
plus aimé la lumière que la haleur, à moins qu ils se réjouissent plus de la
lumière, eux qui n'embrassent pas l'être même qui luit. Est-ce qu'un feu qui ne
brûle pas ne vous semble pas avoir perdu ou oublié sa nature? Quand vous
entendez une personne se glorifier presque et dire: Ce pointsage de l'écriture
ne m'édifie pas, est-ce entendre émettre une pensée autre que celle-ci: La
parole enflammée a perdu en moi son efficacité, elle ne me brûle pas, elle ne
m'enflamme pas, elle n'exerce point en moi sa vertu fécondante? Cet homme
impute sa stérilité à la parole de Dieu qui, autant qu'il est en elle, croit et
fructifie. Quel sujet de vous glorifier, mon frère qui parlez de la sorte, quel
sujet de vous glorifier de ce que la parole divine ne vous édifie pas.
Peut-être que les vieux éléments, qui étaient en vous, n'ont pas encore été
arrachés et renversés, et c'est pourquoi les plantes nouvelles ne peuvent pas
être placées par-dessus: il est impossible qu'elles y germent et y arrivent à
leur parfait développement, Heureux celui en qui l’humeur de l’amour du monde a
été desséchée et a perdu sa force: en lui, l'énergie de la parole de feu
produit facilement ses effets. Cette parole luit et brûle. Qu'elle conserve en
vous cette double puissance, concevez de cette semence un double fruit. On
regarde comme stérile le sein qui ne le donne pas. Dans le Christ Jésus, ce
n'est ni la circoncision qui vaut quelque chose, ni la chair, mais bien la foi
opérant par la charité. (Gal. V, 6.) « La charité, voilà un très-bon fruit »;
elle est comptée parmi les fruits du saint Esprit. La double charité est comme
ces deux jumeaux dont il s'agit en ce lieu. « Vous aimerez le Seigneur votre
Dieu de tout votre coeur, et de toute votre âme et de tout votre esprit. Voilà
le plus grand et le premier commandement. Le second lui est semblable: vous
aimerez votre prochain comme vous-même. (Math. XXII, 38.) » Celui-là est le
premier, celui-ci est le second: l'un et l'autre sont très-grands, parce que
l'un est semblable à l'autre. Ces deux fruits jumeaux sont bons et ils
suffisent, en eux consiste la loi et les prophètes. «Et la fin du précepte.
c'est la charité. (1. Tim. 1, 5.), » vertu qui dans un autre endroit est
appelée «le lien de la perfection (Col. LIII, 14.) »
3. C'est avec à-propos que la suite de ce texte
parle d'une bandelette d'écarlate, à laquelle on compare les lèvres de
l'épouse, afin d'en louer la beauté. «Vos lèvres sont comme une bandelette d'écarlate.
» Les lèvres lient et brillent lorsqu’elles parlent du fruit de charité produit
par un tel sein. Conçue dans le coeur, cette éminente vertu, comme un feu
consumant, teint d'une couleur d'écarlate les lèvres qui l'expriment. La
chaleur, tombée d'en haut dans le coeur, donne aux lèvres une peinte vive.
Pourquoi parle-t-on ici d'écarlate, sinon que cette couleur peint la flamme,
parce que l'écarlate a la teinte du feu? Ces lèvres n'ont plus besoin d'être
purifiées par les charbons de l'autel, ni d'être brûlées par le feu du dehors.
Elles sont déjà embrasées par; les flammes dus. dedans, et elles répandent,
dans les entrailles des autres, le feu; qu'elles ont conçu d'en haut. Elles
propagent la science du salut, la loi de feu que le Seigneur est venu apporter
à la terre. Lèvres vraiment empourprées, qui répandent ce feu non-seulement sur
la terre, mais encore dans le ciel, et même qui embrasent le Seigneur du ciel
lui-même. Aussi l'époux vante ces lèvres, parce qu'elles sont rouges pour lui,
parce qu'il les trouve brûlantes, parce qu'il tes sent enflammées, et qu'elles
le provoquent davantage à une charité réciproque. Chose étonnante Dieu est un
feu, et pourtant il s'enflamme aux étincelles qui partent de notre coeur.
Pourquoi pas? Le verbe de Dieu est un glaive et néanmoins il est blessé. « Vous
avez blessé mon coeur, ô ma soeur, vous l’avez blessé par un de vos yeux.
(Cantique 4.) De même, il est un feu et il est enflammé. Il est blessé par un
oeil, enflammé et même lié par une lèvre c'est pourquoi cette lèvre est
comparée à une bandelette. Mais la charité est blessure, elle est vie, elle est
pourpre. Vous voyez:combien elle est aiguë, combien tenace, combien embrasée.
Quand vous priez, ayez ces lèvres, liez votre bien-aimé à la mémoire de votre
cœur, comme par un lien solide, agglutinez-le, embrasez-le de vos étreintes
brûlantes. Quelle douceur pour vous s'il vous adresse, en vous les appliquant,
ces paroles du Psaume: Votre parole est grandement embrasée, et votre époux la
chérit. Embrassez-moi d'un baiser de votre bouche, parce que vos lèvres sont
belles comme une bandelette de pourpre. Le désir d'un baiser fait l'éloge des
lèvres. Il désire que ses lèvres soient imprimées sur les vôtres, afin qu'il
n'y ait plus pour vous qu'une seule bouche et une seule lèvre, et pour qu'après
cette vive impression, il puisse dire: voilà maintenant la bouche de ma bouche,
et la lèvre de ma lèvre. La grâce répandue sur ses lèvres se répand aussi sur
les vôtres, et elles s'empourprent de son écarlate. Excellente impression qui
laisse gravée une si grande grâce sur les lèvres de l'épouse. Souvenez-vous
cependant que je n'entends pas parler en ce moment des lèvres de chair, mais
des lèvres spirituelles, mais des lèvres intérieures, de celles dont l'Apôtre
dit dans ce pointsage: « chantant et psalmodiant dans vos coeurs, à la gloire
du Seigneur. (Eph. V, 19.) Si vous êtes épouse, vos lèvres doivent être liées,
et être enflammées par cet unique emploi, celui de supplier le bien-aimé, de
vous entretenir avec lui, de chanter ses louanges et de dire avec le prophète:
« Mes lèvres tressailleront de joie, lorsque j'aurai chanté votre gloire. (Ps.
LXX, 23.) » Dans des entretiens si sacrés, qu'il n'y ait rien de relâché, et
alors vos lèvres sont une bandelette: qu'il ne s'y trouve rien de froid, et
alors elles sont écarlates de charité. Qui me donnera, ô bon Jésus, d'avoir des
lèvres de ce genre pour m'entretenir avec vous, lèvres si promptes, si
découvertes, si embrasées; enflammées, et tressaillantes, qui ne chantent que
vous et pour vous! Qu'il en soit ainsi de mes lèvres, que dans la prolongation
d'une méditation dégagée et pleine de chaleur, elles ressemblent à une
bandelette de pourpre.
4. Le Christ vante ces lèvres dans son épouse,
non pas seulement en vue de la prière, mais encore par rapport à l'instruction,
afin qu'elle puisse exhorter les autres dans la saine doctrine. Car les lèvres
qui s'attachent à causer avec Dieu, répandent une science salutaire, si elles
emploient leur douce et fervente prière, à exciter les coeurs de catin qui
écoutent: elles sont de pourpre, parce qu'elles embrassent les antres. Que si
elles exhortent et instruisent tout à la fois, en apprenant ce qui se rapporte
à la saine doctrine, et s'accordent avec les règles de la doctrine, elles sont
déjà comme une bandelette et répandent une science, qu'on peut appeler
non-seulement salutaire, mais encore inaltérable. Qu'y a-t-il en effet de si
lié, de si enchaîné, de si retenu par des liens puissants, que la méthode de la
foi? C'était la leçon que saint Paul donnait à son disciple: « Attachez-vous à
la prédication et à la doctrine. (I. Tim., IV 13.) Et même dans les entretiens
ordinaires, où ne sont pas exposés les mystères de la foi, vos lèvres sont
encore comparées à des bandelettes de pourpre, si vos paroles se renferment et
se contiennent dans une mesure qui ne fatigue pas, sont sobres et colorées de
l'agréable rougeur de la modestie; si la croix de Jésus-Christ y est rappelée
souvent et avec plaisir. O bienheureuses sont ces lèvres, vraiment dignes, de
recevoir les baisers du Christ et de s'entretenir avec lui, lèvres si pures et
si enflammées! Pures par la foi et enflammées par l'amour! Cette chaleur vient
du dedans et du sommet, elle n'a rien qui soit d'en bas.
5. Car il est une chaleur qui monte du fond des
abîmes. Saint Jacques dit: « La langue, petit membre, enflamme la roue de notre
naissance, enflammée elle-même par l'enfer. (Jac. III, 5.) » Qu'elles, bonnes
flammes peut communiquer une langue qui est consumée de si mauvais feux? La
corruption mobile de notre naissance viciée, roule trop d'elle-même vers le
mal, et se précipite trop rapidement par sa propre pente, vers les abîmes. Et
qu'est-il nécessaire d'enflammer cette roue qu'on ne peut fixer et qui se
tourne d'elle-même au mal? On l'a soigneusement remarqué: le coeur de l'homme
est porté vers le mal dès son enfance. Poussé dès le principe de sa vie, il ne
sait changer de direction, et vous, à l'aide de cette petite langue, vous venez
lui donner une impulsion nouvelle et l'enflammer davantage? La langue mauvaise
cherche les occasions d'indignation et de colère; elle feint d'avoir reçu des
injures qui n'ont pas eu lieu, elle exagère celles qui ont été faites et
qu'elle aurait dû cacher; elle prend. en mauvaise part même les services qu'on
lui rend, et elle emploie, pour émouvoir son coeur, les étincelles des paroles
envenimées. Pourquoi, à l'aide d'une langue mauvaise allumer dans votre coeur
un feu semblable? Qu'il ait assez de sa propre flamme, qu'à sa concupiscence
suffise son ardeur charnelle, avec la chaleur de sa légèreté innée qui pousse
votre coeur comme une roue rapide. Votre première naissance a placé en vous ce
feu, mais la grâce de la renaissance l'a restreint. Ne mettez pas feu sur feu,
ne fournissez pas des aliments à la concupiscence. Ce feu, que vous vomissez,
vous le tirez de l'enfer. Il en sort, et il y entraîne. « La langue », dit
l'Apôtre, « est enflammée par l'enfer. » Cette langue mauvaise est empourprée,
mais elle n'est pas une bandelette. Elle ne lie pas, elle dissipe. Elle embrase
mal, parce qu'elle divise ce qui est uni, et jette, comme des étincelles
d'incendie, les paroles de désunion; cette flamme sort de l'enfer. Car la
flamme qui vient d'en haut est pudique, pacifique, elle approuve ce qui est
bien, et rend les hommes bons. Car une parole douce multiplie les amis et calme
les ennemis. Une flamme en dévore une autre, la supérieure, celle d'en bas, la
céleste, celle de l'enfer, lorsqu'une parole sage et suave triomphe de la
malice, et quand un mot tendre en adoucit la dureté. C'est pourquoi le sage
dit: « Vos lèvres sont comme une bandelette de pourpre, et vos paroles sont
douces. » Il ne saurait convenir à l'épouse que des paroles suaves, des paroles
d'amour, qui, semblables à des liens délicats, enlacent l'époux et l'attirent par
l'influence de la charité: voilà les paroles qui n'appartiennent qu'à elle.
Heureuse l'âme qui sait ainsi tisser le réseau des doux accents, pour prendre
Jésus; lier, par les affections de son âme, le verbe du Père, enfermer le
Christ dans ses entretiens, le retenir et le charmer par ses expressions
d'amour, afin que sa voix soit agréable à celui qui a les paroles de la vie
éternelle, qui est la parole éternelle, et qui vit et qui règne, avec le Père
et le saint Esprit, Dieu dans tous les siècles des siècles.
Amen.
1. Oh! qu'elles sont agréables les joues de
l'épouse, elles peuvent être mangées et ont toute la grâce d'un fruit agréable.
Et dans le fait, on voit les joues de certaines personnes si pleines de beauté,
que l'extérieur de leur visage peut délasser l'esprit de ceux qui les
considèrent, et les nourrir de la grâce extérieure qu'elles annoncent. La
beauté de la face est l'interprète de l'esprit, et le visage publie les
sentiments dit coeur. Vous voyez donc avec combien de suite, après la blancheur
des dents et la pourpre des lèvres, l'époux se met a parler de la beauté des,
joues. Les joues sont assez proches des lèvres et, même quand celles-ci se
taisent, elles révèlent par une sorte de langage visible les secrets de l'âme.
Elles ont l'usage même de la voix, et ou bien elles suppléent à l'office de la
bouche, ou bien elles contribuent à l'orner. Quelque doux et fervent que soit le
discours, un visage audacieux en fait perdre toute la grâce et détruit par sa
légèreté toute la gravité de la parole. Aussi il résulte des joues:que leur
gravité modeste augmente la grâce des lèvres empourprées. En les comparant à un
fruit, l'époux parait facilement donner à comprendre leur maturité. Dans les
fruits, en effet, la maturité est toujours agréable. Dans les chapitres
précédents, il a décrit les joues de l'épouse comme semblables à celles d'une
tourterelle, parce que dans son visage on ne voit rien de lascif, rien de
léger, rien de pétulant, et parce que la chaleur des désirs les frappe d'une
douce gravité. Les affections inquiètes ne permettent pas au visage de
s'épanouir dans une folle joie et les pensées d'amour éloignent des joues toute
expression légère. La tourterelle est en effet un oiseau inquiet, qui gémit
sans relâche. C'est ainsi que doit être une vierge selon la volonté de saint
Paul, elle doit être préoccupée de savoir « comment plaire à Dieu (1. Cor. VII,
3) ». disant souvent: « Mon âme a soupiré après le Dieu, fontaine vivante;
quand viendrai-je, quand apparaîtrai-je devant la face du Seigneur? » (Ps. XLI,
5.) N'est-ce point là le langage d'une âme qui gémit? Votre plainte est douce,
c'est l'amour qui l'a produite. Comment ne seraient pas graves et sérieuses ces
joues qu'anime une affection gémissante? Ces gémissements contiennent
non-seulement la grâce qui fait s'attrister, mais celle aussi qui nourrit
l'âme. « Vous nous nourrirez », dit le Psalmiste, « du pain, des larmes. » (Ps.
LXXIX, 6.) L'époux, en cet endroit, compare les joues de l'épouse à une
grenade, parce que l'affection inquiète et tendre, par une certaine maturité
qui lui est naturelle, entoure le visage, et nourrit, pour ainsi dire, ceux qui
le considèrent. Reluisant sur la face, la grâce de l'esprit refait, pour ainsi
parler, ceux qui la voient, quand elle les frappe d'une douce émotion, et
transmet aux autres sa propre impression. Je ne puis me défendre d'une
impression suave, lorsque je me dépeins à moi-même un visage de ce genre: et en
pensant à ces joues où se trahit l'amour, j'éprouve une sensation pareille.
Combien plus fort est ce sentiment, quand on voit dans la réalité ce spectacle?
La vue est en effet plus expressive que la pensée. Elles sont tout-à-fait belles
les joues où reluit tant de beauté, qu'embellit une agréable humilité: qui ne
présentent rient de fier, rien de rude et que la pratique de la discipline a
ramenées, en les réglant selon les lois d'une modeste humilité.
2. « Vos joues sont comme un fragment de
grenade. » Ne vous semble-t-il pas qu'il eût les joues brisées, celui qui
présenta son visage aux bourreaux qui le frappaient et qui le déchiraient, sans
se détourner de ceux qui le souillaient de leurs crachats? Ces coups furent
utiles, ils commencèrent à faire éclater la vertu qui était dans l'intérieur de
l'homme-Dieu, et jaillir la grâce retenue sous l'écorce de sa chair adorable.
Son éminente dignité parut comme détruite lorsqu'il s'anéantit jusqu'à subir
les insultes de la passion: mais ces coups, qui le brisaient, répandirent, pour
nous avec abondance, la grâce du salut. Et vous aussi, si vous accomplissez
dans votre chair ce qui manque aux souffrances de Jésus-Christ (Col. I, 24), si
vous porte, dans votre corps les stigmates de ce divin Sauveur, (Gal. VI 17.)
le Christ vous dit pareillement, « vos joues sont pareilles à des fragments de
grenade. » Si elles sont brisées et comme crucifiées, domptées et formées par
la discipline, ne vous semblent-elles pas semblables aux fragments d'un bon
fruit? Et dans la suite, on dit à l'époux: « vos joues sont comme un petit
jardin plein de plantes aromatiques, (Cantique V, 13.) parce qu'elles sont
travaillées et préparées et garnies de plantes odoriférantes qu'il faut
cultiver. De même en ce lieu, l'époux dit que les joues de sa bien-aimée sont
comme un fragment de grenade. Ce travail qui les brise est bon, il n'occasionne
pas la mort, il fait paraître un échantillon des fruits spirituels de
l'intérieur. Elles sont donc dignes d'éloges, ce joues qui, par l’humilité,
sont creusées, de sorte que les fruits du dedans ne perdent pas, mais plutôt
produisent la grâce. Enfin,les grenades, par leur écorce de couleur rouge,
indiquent la teinte agréable que présente un visage modeste. La pudeur est le
plus bel ornement d'une épouse du Christ. Semblable à une aurore, elle colore
le principe de toutes les actions, elle embellit, de son éclat virginal, toutes
les autres vertus. La pudeur ne vante pas avec fracas ses biens, elle en parle
avec beaucoup de retenue, contente de les avoir faiblement indiqués, quand la
nécessité l'exige. O bon Jésus! qu'elle grande retenue brille partout dans tous
vos discours ! Combien vous fûtes sobre dans vos propres louanges, quand vous
auriez pu les faire retentir avec justice, sans blesser l'humilité et sans
attaquer la vérité ! Et lorsqu'il parlait de ses propres biens, ce divin
Sauveur taisait son nom. Il pouvait parler avec plus de détails, mais, à
l'exemple de l'épouse, il se borna à avoir l'extérieur d'une modeste pudeur. Je
ne prêche pas en cet instant cette pudeur, qui a coutume de couvrir le visage
de rougeur, j'ai en vue celle qui embellit tout le dehors de la conduite. Car,
à l'exemple du corps, la conduite a des sortes de joues, sur lesquelles rien
n'est plus beau que cette couleur, si l'apparence de toutes les actions respire
l'humilité, si l'on cache plus dans le coeur qu'on ne montre sur le visage.
Enfin, l'époux dit: « Comme des fragments de grenade, ainsi sont vos joues,
sans parler de ce qui est caché. » Bonnes joues, qui n'ont rien de simulé, qui
enveloppent plus de biens qu'elles rien font paraître, qui ne feignent rien,
qui ne montrent pas tout, et qui, en apparence, présentent moins qu'elles ne
possèdent en réalité.
3. Ce que nous disons là peut être appliqué aux
joues intérieures de Pâme, qui se trouvent sur la face de la conscience, là où
Dieu voit et où ne pénètre pas le regard de l'homme. La conscience de chacun
comme son propre visage. Les joues qu'il a sont rouges par la couleur pudique
de l'humilité. quand, à part lui, le chrétien n'exalte pas ses oeuvres, quand
il n'élève pas ses mérites ne les croyant nullement remarquables, mais
rougissant de les voir si médiocres. Qui se glorifiera d'avoir le coeur pur?
(Prov. XX. 7.) S'il a reçu cette grâce, pourra-t-il se glorifier comme s'il ne
l'avait pas reçue? Et cependant, qui comprend les dons qui lui ont été
accordés? Car si on n'apprécie pas les péchés, combien moins encore les dons?
Les dons viennent d'en haut, ils descendent du Père des lumières. Ce qui est de
Dieu, personne ne le connaît que l'Esprit de Dieu. C'est pourquoi si Dieu le
révèle à quelqu'un par son Esprit, ce n'est pas tant lui qui le connaît, que
l'Esprit de Dieu en lui. « Nous avons reçu », dit saint Paul, « l'Esprit qui
est de Dieu, afin que nous sachions ce que Dieu nous a donné. (1. Cor. II, 42.)
Dit-il:tout ce que Dieu nous a donné? Ou s'il a pu tout savoir, a-t-il pu
entièrement le connaître? Il ne put pas parfaitement connaître (je le pense
ainsi du moins), un seul don, et quoique sous le fouet, il ne put comprendre le
don qui lui était fait. Il y a utilité à ce que la conscience soit en partie
cachée à elle-même, et le trop grand amour de la perfection ignore ses propres
progrès. Ce ne sont pas les fruits entiers des vertus, mais seulement des
fragments qui sont en saillie sur les joues de l'épouse, parce que ce qui est
sur les joues est en évidence. Et si quelqu'un connaît en lui la grâce réelle
de quelque vertu, en connaît-il la force, la constance, la persévérance? « Ma
bouche n'est pas fermée pour vous, vous savez ce que vous avez opéré en secret.
(Ps. CXXXVIII, 15.) Si ce spectacle est caché pour moi, il ne l'est pas pour
vous. Votre Esprit, en effet, scrute tout, même ce qui est caché en moi. Plaise
au ciel, ô bon Jésus, que j'aie beaucoup de biens ainsi cachés dans mon âme et
placés dans vos trésors. Ils seraient mal placés dans ma connaissance, c'est
pourquoi je les confie avec plus de sûreté à votre science. Mais ce n'est pas
moi qui vous la confie, c'est plutôt vous, qui ne m'en faites pas part. C'est
avec plus de sûreté que vous conservez en vous la connaissance de ce que vous
avez opéré dans le secret. Une perfection si grande n'a pas licence de se
montrer à l'épouse, et de paraître sur son visage.
4. Ainsi sont, dit-il, « vos joues saris parler
de ce qui est caché. » Il y a des choses cachées qu'il faut produire au-dehors
et placer en relief au temps opportun. En attendant cette heure propice, elles
sont cachées dans leur semence, jusqu'à ce qu'à leur époque, elles prennent
leur plein développement. Maintenant vous êtes l'épouse, mais encore on n'a pas
vu ce que vous serez un jour. Qui, croyez-vous, me sera semblable quand je me
serai manifesté? Vous avez en partie cette ressemblance, parce que vous me
connaissez en partie. Déjà vous contemplez ma gloire à visage découvert, mais
cependant vous êtes encore transformée allant de clarté en clarté. (II Cor.
III, 48.) Tandis que vous êtes transformée, vous ne me possédez pas encore
complètement. Etre transformé, c'est progresser, c'est ne pas être parfait. Vos
yeux ne voient pas, mais les miens voient votre état de perfection:déjà vous
êtes pour moi ce que vous serez un jour. Déjà vous êtes décrite dans le livre
de vie, et je vous ai gravée dans mes mains. Votre visage est devant moi
toujours, il brille à mes regards, bien qu'il soit obscurci maintenant en vous.
Déjà j'ai trouvé en vous la drachme de mon image, mais elle est encore couverte
d'une sorte de rouille et son empreinte est voilée. Déjà la foi rougit sur vos
joues et y répand une couleur de vie, mais encore l'objet réel de la foi est
dans l'obscurité. C'est pourquoi vos joues sont comme des fragments de grenade,
sans parler de ce qui est caché. L'apparence de la foi est assez agréable, mais
vous me paraissez plus belle en raison de ce qu'il y a de caché en vous. La
vertu de patience, qui se montre à l'extérieur et comme sur vos joues me plait
beaucoup; mais je vous estime encore davantage à raison de votre gloire à
venir. Et en effet, mes frères, non-seulement les souffrances, mais même la patience
de la vie présente ne sont pas en rapport avec la gloire qui sera révélée en
vous. (Rom. VIII, 18.) Déjà pourtant ont été jetées en nous certaines semences
de cette gloire, qui, par un travail obscur, s'acheminent vers la maturité et
préparent la substance d'un fruit parfait. Cette substance est en ce moment
cachée en nous par une sorte de grâce séminale. « Ma substance est dans les
profondeurs de la terre, » dit le Psalmiste. (Ps. CXXXVIII, 15.) Vous voyez le
lieu où il assure qu'elle est cachée? « Dans les profondeurs de la terre. » Il
est heureux pour lui que ce ne soit pas dans les lieux les plus infimes. Je
distingue les régions supérieures de la terre, les inférieures et les infimes.
Les supérieures comprennent la nature du corps humain; les inférieures sont la
corruption de cette même nature, et les infimes sont l'iniquité et les fautes
résultant de cette corruption et l'augmentant encore. Aussi le sage ne dit-il
pas que sa substance se trouve dans les régions infimes, parce que la grâce
spirituelle (qui est la substance souveraine pour le Prophète) n'a aucun
rapport avec l'iniquité, mais qu'elle est « dans les régions inférieures de la
terre. » Ma substance, dit-il, parce que la grâce de l'Esprit est
médicinalement cachée dans l'infirmité de la chair, comme un levain, guérissant
et fermentant jusqu'à ce que la vie absorbe la mortalité. Car ce n'est pas la
pâte qui doit corrompre le levain, mais plutôt c'est le levain qui doit la
changer et lui donner son propre goût.
5. Ailleurs le même Prophète dit: « Ma substance
est en vous. » (Ps. XXXVIII, 8.) Sa substance par conséquent est dans les
profondeurs de la terre et en Dieu. Elle est cachée dans des lieux éloignés,
dans les hauteurs des cieux, dans les profondeurs de la terre, dans l'éternité
et dans l'infirmité. Là par la Providence, ici par l'opération de la grâce. Et
assurément c'est une grâce précieuse, celle qui produit les progrès dans les
vertus, de manière à nous donner, en retour, un certain goût de la perfection,
à découvrir ce qui, dès l'origine du monde, a été caché; caché au monde et
caché en Dieu, centre adorable où notre vie est ensevelie avec le Christ. Et
elle est vraiment grande, Seigneur, cette somme de douceur que vous avez
renfermée en secret, non pour ceux qui vous craignent, mais pour ceux qui vous
aiment. C'est pourquoi la jouissance de l’épouse n'est peut-être pas furtive.
Voilà les biens enfouis en elle, biens dont le bien-aimé dit: « Ainsi sont vos
joues, sans parler de ce qui est caché en vous. » Ce n'est pas pour elle seulement
que cette parole a été dite; elle a été prononcée à cause de ceux qui sont
autour de l'épouse, et encore plus pour ceux qui sont éloignés et a qui
opposent résistance: pour ceux qui se retirent par timidité de la vie sainte et
pour ceux qui l'attaquent par envie. Parmi eux, les uns regardent la vie
cachée, la vie des saints comme vide et sans gloire. Les autres, s'ils ne la
tiennent pas pour vide, en regardent tout le cours avec une grande horreur, car
ils n'osent pas penser que sa fin soit sans honneur. Les uns la croient vaine,
les autres la tiennent pour pleine d'amertume. Ceux-là ne la vénèrent pas,
ceux-ci craignent de l’approcher. C'est pourquoi le bien-aimé a eu soin de
faire une légère allusion aux biens cachés dans l'épouse, comme pour atteindre
indirectement les uns et attirer les autres, les avertissant, à mots couverts,
des délices intimes qu'elle éprouve. « Ainsi sont vos joues, dit-il, sans
parler de ce qu'il y a de caché en vous. » Comme s'il disait: Si les autres
connaissaient, ô épouse, de quels biens vos entrailles sont remplies, avec quel
transport ils regarderaient, tout le reste qu'ils possèdent, comme une perte,
afin d'en faire l'acquisition! Avec quelle joie ils perdraient leurs biens, et
supporteraient des maux pour avoir part à cette douceur cachée ! Mais à
présent, cette douceur est voilée à leurs yeux, et elle ne se montre aux
saintes âmes que par moments et retours alternatifs. Heureuses alternatives qui
adoucissent les plus longs ennuis; délices considérables dont l'abondance se
fera sentir dans l'avenir. Pourquoi craindre la pauvreté en les goûtant? Les
délices, et des délices abondantes, se trouvent dans ce qui est caché en elle.
Car, ô épouse, l'abondance règne dans vos tours. Enfin, «votre cou est comme la
tour de David. (Cantique IV, 4.): si les joies sont cachées, la force se
montre. Comment ne dominerait pas ce qui est comparé à une tour? Mais réservons
ce sujet pour le discours de demain; nous y parlerons de cette tour, que donna
à David son auteur et son protecteur, Jésus-Christ, qui vit et règne dans tous
les siècles des siècles.
Amen.
1. C'est maintenant de la force que va parler le
bien-aimé en s'adressant à l'épouse et en s'entretenant d'elle; il a déjà parlé
de choses délicates dans les passages précédents, où il dit: « Votre cou est
comme une parure de diamants. » Vous trouvez quelque chose de pareil dans le
Psaume. « Le Seigneur a revêtu la beauté, il s'est entouré de force. » (Ps.
XCII, 1.) Ce sont là de bons vêtements: le premier orne, le second arme. On a
placé en premier lieu celui qui paraît mieux appartenir à l'épouse. Maintenant
on tourne les yeux vers ce qui sent la force. La vertu de force est d'autant
plus précieuse dans l'épouse, qu'elle est plus rare dans son sexe. Elle est
bien rare: « Qui, en effet, trouvera une femme forte? » (Prov. XXXII, 10.) Et
si on peut en trouver, vous, ô bon Jésus, vous n'en rencontrez pas qui soit
telle, mais plutôt vous la prévenez afin de la rendre forte. Cette tour ne se
bâtit pas elle-même, celui-là l'élève, sans lequel travaillent vainement ceux
qui l'édifient. Et remarquez combien il veut qu'on la croie forte, puisqu'il la
compare à la tour de David. « Votre cou, dit-il, est comme la tour de David. »
Ne croyez pas qu'il y ait dans ce cou de la dureté et de l'inflexibilité. Ce ne
serait pas là un sujet de louange, ce serait un défaut qui appellerait la
malédiction. « Maudite soit leur fureur, dit l'Écriture, parce qu'elle est
entêtée, et leur obstination, parce qu'elle est dure. Votre tête est comme un
nerf de fer. » (Is. XLVIII, 4.) Ces paroles ont été proférées, non comme éloge,
mais comme condamnation. L'opiniâtreté obstinée prend les dehors menteurs de la
liberté; c'est ce que je trouve dans ces paroles: « Votre cou est semblable à
la tour de David. » Tête tout-à-fait libre, ignorant complètement la servitude,
élevée et fortifiée absolument comme la, tour de David. Je ne pense pas que jamais
ce cou soit fléchi sous le poids de quelque servitude abjecte. Un joug pesant
est sur les fils d'Adam depuis le jour de leur naissance (Eccl. XL, 1.); mais
l'épouse ne parait plus être une des filles d'Adam. Elle a échangé sa vieille
naissance dans la nouveauté de sa régénération; elle ne tonnait plus l'Adam
charnel, depuis qu'elle est venue à Jésus-Christ:depuis qu'elle s'est attachée
à lui, elle est devenue un seul esprit avec lui. Aussi, elle est libre, parce
que là où est l'esprit du Seigneur, là est la liberté, la liberté par laquelle
le Christ nous a affranchis. liberté octroyée, non innée. Car, depuis leur
naissance, les enfants d'Adam portent, sur leurs épaules, un joug très-lourd.
Oui, très-lourd; depuis dix-huit ans, il pesait sur cette femme de l'Évangile
et ne lui permettait pas de regarder en haut, bien différente de celle-ci qui
éleva sa tête vers le ciel, semblable à une tour.
2. Joug très-lourd, que le genre humain tout
entier, représenté par cette femme courbée, n'avait jamais pu secouer. Il ne
pouvait le déposer, et il entassait iniquité sur iniquité, infirmité sur
infirmité, et l'une et l'autre sur l'autre; il était fécond, mais de la plus
triste fécondité. Voulez-vous entendre celui qui plaçait joug sur joug? Écoutez
comment s'excuse l'un de ceux qui avaient été invités au souper dont parle le
texte évangélique: « J'ai acheté cinq jougs de boeufs. (Luc. X. 19.) O âme
insensée, à la tête si faible, au cou si brisé ! Vous portez le joug que vous a
imposé une naissance corrompue, et vous en achetez plusieurs autres? Vous
n'avez pas besoin d'obtenir, à prix d'argent, ce qui vient gratuitement par la
naissance. Vous en achetez d'autres, et ne pouvez tirer votre tête de celui qui
vous presse? « J'ai acheté, dites-vous, cinq jougs de boeufs, » et le seul qui
est si pesant et si commun, vous ne pouvez pas le secouer. Vous n'avez pas le
moyen de vous racheter. Vous ne savez pas combien est lourd ce joug qui vous
tient? Il ne peut être enlevé que par le sang de Jésus-Christ. Vous avez des
richesses pour en acheter plusieurs, vous n'en avez pas pour vous délivrer de
celui-ci. O misérables richesses que les vôtres! Vous êtes assez riche, non
pour adoucir, mais pour multiplier les liens de votre cou et aggraver vos
chaînes. Contentez-vous de ce joug pesant qui vous écrase. Ce joug, si vous ne
le savez pas, c'est une sorte de nécessité de pécher, et une impuissance pour
se relever après la chute. C'est la difficulté pour faire le bien et l'avidité
pour le mal. C'est l'iniquité qui vous astreint à subir le châtiment, et
l'infirmité qui vous entraîne au vice. Ces maux viennent de votre naissance;
ils sont originels en vous, et vous ajoutez volontairement à ces charges?
Quand, pressé par la curiosité de vos cinq sens, vous vous portez vers les
apparences extérieures, vous excitez la flamme intérieure de la concupiscence,
flamme que rien ne peut éteindre que le sang de Jésus-Christ. Quand elle est
seule, la concupiscence brûle; mais si elle trouve au dehors une matière, elle
devient furieuse. Double désagrément: corruption de la nature, et curiosité qui
va chercher au-dehors de quoi alimenter le feu de la concupiscence. Double
malheur, son propre entraînement et les attaques de l'ennemi. Double infortune,
la flamme de la concupiscence et le souffle de celui qui l'excite.
3. « J'ai acheté, dit-il, cinq jougs de bœufs. »
De boeufs, c'est bien dit; car le travail de la curiosité altère les esprits
abrutis. Si vous désirez un joug, vous n'avez pas besoin d'en acheter. Prenez
sur vous le joug de Jésus-Christ, joug gratuit, joug agréable, qui ne pèse pas.
Mon joug, dit-il lui-même, est suave et mon fardeau, léger. (Matth. XI, 29.) Ce
n'est pas un joug de boeuf, car il est raisonnable; c'est un joug qui ne cause
pas de fatigue: il apporte le repos. Et voyez pourquoi il appelle ce joug
léger. Le premier est lourd, celui qui pèse sur les fils d'Adam depuis le jour
de leur naissance jusqu'à celui de leur mort. Mais de quelle mort? Assurément
de celle dont vous lisez ce témoignage: « Vous êtes mort, et votre vie est cachée
avec le Christ en Dieu. (Col. III, 3.) Bonne mort, qui détruit la vieille
naissance et apporte la nouvelle. Heureuse mort, qui absorbe la servitude et
enfante la liberté. Ceux qui sont issus de cette nativité sont libres.
Excellent résultat ! En dépouillant le vieil Adam, nous déposons en même temps
un joug pesant. Ce terme, mis à notre vie charnelle, rompt le joug de notre
captivité: il ne peut plus nous accabler, mais il se pourrit en présence de
l'huile, depuis que nous recevons un autre nom, depuis que sur nous a été
invoqué le nom du second Adam, nom semblable à une huile répandue. Voulez-vous
apprendre comment ce double joug se rompt et se pourrit? « C'est le Seigneur
qui est propice à toutes vos iniquités et qui guérit toutes vos infirmités.
(Ps. CII, 3.) L'iniquité est remise entièrement et d'un coup. Le joug est
rompu, l'infirmité est aussi guérie, et le joug se pourrit. Ce qui se pourrit
se détériore lentement, ne tombe pas en un instant. La résolution prise par la
volonté peut être coupée et comme rompue mais une passion invétérée ne cède pas
tout de suite; il faut plutôt l'oublier peu à peu. Et quand la grâce enlève
l'impossibilité où l'on se trouvait de faire son salut, alors le joug de la
captivité est comme rompu. Et lorsque la difficulté, qui subsiste encore pour
faire le bien est guérie peu à peu, ce joug paraît se pourrir. Il se pourrira,
dit le texte, pour donner à entendre qu'il ne sera pas consumé tout d'un coup,
mais que la pourriture, à la longue, en aura enfin raison. Ce qui se pourrit se
corrompt certainement. Comment n'est-il pas libre, celui dont le joug est rompu
d'un coup, ou se consume peu à peu? Un joug et un lien pourris sont privés,
l'un et l'autre, de leur usage. Ils ne peuvent lourdement peser ni puissamment
serrer. Heureux, entièrement heureux celui dont les liens se sont corrompus et
ne peuvent plus servir; heureux celui dont l'huile a fait corrompre et consumer
les chaînes?
4. Mais vous direz: vous parliez du cou de
l'épouse, pourquoi parler si longtemps du joug? Quel rapport entre le joug et
le cou? Plût à Dieu qu'il n'y en eût aucun. Maintenant il y a une grande plaie.
Pourquoi le joug est-il fait, sinon pour le cou? non pour le cou de l'épouse,
car déjà les liens de son cou ont été brisés, et elle ne sait pas être retenue
par le joug de la servitude. « Votre cou est comme la tour de David.» Cette
parole montre son excessive liberté, sa liberté dégagée de toute pression, non
pas nue, mais mélangée d'un élément de force. La tour est non seulement un
monument élevé, mais aussi un monument fortifié contre l'ennemi. La liberté est
rendue, mais la sécurité ne vous est pas encore promise. Le lien de la
captivité est rompu. L'ennemi cherche à rentrer d'un autre côté: il a perdu son
droit, il n'a pas renoncé à l'espoir de le reprendre, ni surtout à l'audace de
le poursuivre. Vous êtes devenu libre, à vous désormais la charge de défendre
votre liberté. N'exposez pas à un joug humiliant, ce cou que l'époux a honoré
de ses baisers. Quand le prodigue revint, son père se jeta à son cou. (Luc. XV,
20.) Doux fardeau, joug suave, qu'il ne mérita pas de sentir et de soutenir
jusqu'à ce que, d'abord rentré en lui-même, il quitta sa condition de
mercenaire, et revint ainsi vers l'auteur de ses jours. Votre tête est élevée:
soyez fort comme la tour de David, pour que vous puissiez dire: a c'est pour
vous que je conserverai ma force. » (Psalm. LVIII, 10) Le vrai David, le vrai
Salomon, c'est le Christ, qui est la force de la sagesse de Dieu. Vous êtes sa
tour si vous n'avez, de vous-même, des sentiments bas et faibles: mais si la
sublimité de la vertu de Dieu s'y fait sentir, elle ne vient pas de vous. Il
est une tour, mais il n'est pas la tour de David, ou plutôt il est une tour
contre David, celui qui, enflé par le sens de la chair, se met en opposition
avec la science de Dieu. Voilà le cou superbe: mais la sagesse foule aux pieds
le cou des orgueilleux et elle exalte la tête des humbles. C'est l'humilité qui
fournit les fonds nécessaires pour édifier la tour évangélique. (Luc. XIV. 28.)
Il ne faut pas craindre que les facilités manquent à l'épouse, elle peut puiser
abondamment dans les trésors de l'époux. « Apprenez de moi, » dit-il, «que je
suis doux et humble de coeur. » (Matth. XI, 29.) Vous ne comprenez pas encore
comment l'humilité donne les moyens d'élever la tour? « Qui s'humilie, » dit le
Sauveur, « sera exalté. (Luc. XVIII, 14.) Et c'est avec raison que dans le
passage précédent, on a fait allusion, à mots couverts, à l'humilité, quand on
a parlé de ce qu'il y a de caché dans l'épouse, parce que la belle apparence de
l'humilité consiste excellemment à cacher les louanges de ses mérites. Si dans
l'un de ces endroits il a été question d'humilité, il est juste que, dans
celui-ci, on parle d'élévation. Une tour fondée sur l'humilité ne peut longtemps
être cachée.
5. «Votre cou est comme la tour de David. »
Voyez le privilège de l'épouse. L'apôtre saint Pierre nous exhorte à nous bâtir
« en maisons spirituelles: » (I Petr. II, 5.) l'épouse s'élève, non-seulement
en forme de maison, mais encore en forme de tour. Saint Paul désire que nous
soyons édifiés comme «une habitation de Dieu. » (Eph. II, 22.) Mais l'épouse,
non contente d'être une tour, ajoute encore des contreforts à sa construction,
afin que son séjour y soit élevé et plus assuré. C'est peut-être de l'une de
ces tours qu'il est dit « que la paix soit dans votre force et que l'abondance
règne dans vos tours. » (Psabn. CXXI, 7.) Il convient tout-à-fait que
l'abondance ne fasse pas défaut dans la tour. C'est une rude et double
nécessité, que d'avoir à soutenir le siège au dehors, et à supporter la famine
au-dedans. De quoi sert d'avoir toutes ses avenues fermées et fortifiées, si
au-dedans, le cruel ennemi de la faim contriste tous les cœurs? Le dégoût, est
une mauvaise faim. Les portes sont fermées, les ouvertures du dehors sont
défendues, si la mort n'entre pas par les fenêtres de nos sens, si l'expérience
de nos organes révoltés ne laisse introduire du dehors aucune matière qui
puisse enflammer le mal. Si vous rejetez l'avarice de la calomnie, si vous
bouchez les oreilles pour n'entendre pas le sang, si vous fermez les yeux pour
ne pas voir le mal, dès lors vous êtes fermé, vous habitez sur les hauteurs, et
votre élévation présente la force des rochers. Est-ce assez? De quoi sert une
élévation fortifiée avec tant de solidité, si la famine, si le cruel dégoût
ravagent l'intérieur? A quoi bon la dureté des rochers, et les cimes
inaccessibles, s'il n'y a pas de pain et si les eaux ne sont pas fidèles? La
protection est bonne, mais là où ne manque pas la réfection. La défense que
donnent les rochers est utile, pourvu que de leur rudesse on puisse tirer et le
miel et l'huile. Car la rudesse des observances régulières, et la pierre de la
discipline, donnent souvent de larges ruisseaux d'huile, et la rigueur de
l'ordre, semblable à celle de la pierre, fait sentir à l'âme la douceur de la
dévotion. Enfin vous lisez: « que la paix se fasse en votre force, et que
l'abondance règne dans vos tours, » ô Jérusalem, mais «l'abondance pour ceux
qui vous chérissent.» Celui qui ne vous aime pas, encore qu'il soit dedans, est
en proie à la faim. Comment le besoin se ferait-il sentir dans cette tour
spirituelle, dans la tour de David, dans le cou de l'épouse, en lequel par un
mouvement incessant s'attire et se refoule l'esprit vital, par le moyen duquel,
retentit la parole sacrée, et s'échappe le souffle de la voix? Comment la faim
se ferait-elle sentir dans le cou qui livre passage à l'abondance de la
suavité, et à la parole excellente qui s'échappe de la liberté du cœur? Le cou
semble être un trait-d'union, et comme la glu qui unit le cœur à la bouche, le
corps à la tête, et chacun d'eux à l'autre. Le cou est un lien et un canal.
Quel sera ce lien, sinon la charité qui unit le corps à la tête, et l’Eglise au
Christ? Quel est le chemin de l'esprit, sinon la charité? Elle est la voie plus
excellente, bien mieux, elle est cet esprit qui va et qui vient et retourne à
son origine; rentrant au pas d'où il est sorti. C'est de cette vertu que
dépendent la loi et les prophètes.
6. C'est pourquoi « mille boucliers y sont
suspendus. » Toute parole du Seigneur est, en effet, un bouclier de fer, et les
contreforts eux-mêmes se rapportent à cette parole. Dans la suite du texte l'époux
dit « Si c'est un mur, bâtissons sur lui des contreforts d'argent. » Les
contreforts d'ordinaire sont de la même matière que la tour et font masse avec
elle. Et remarquez comment la charité porte, avec elle, des contreforts qui ont
avec elle une même substance et un même corps. Voyez comme elle aune
sollicitude innée, une prudence, une précaution vigilante pour éviter ou
détruire les machines et les attaques de l'ennemi. Les contreforts ont un côté
fermé et un côté ouvert. Par celui-ci on découvre les attaques, par celui-là on
résiste aux assauts. L'un surveille, l'autre protège. La charité est bâtie avec
des contreforts de ce genre, parce qu'elle porte innée une prudence aussi
vigoureuse qu'habile. Elle est à elle-même une puissante défense. La charité
est forte comme une tour. Elle sait les occasions d'épreuves, elle sait fuir
quand il le faut, et si elle ne peut fuir, elle sait supporter avec courage les
attaques; et quoiqu'elle paraisse avoir tant de force, elle ne refuse pourtant
pas les secours étrangers. Fortifiée parses contreforts, elle prend aussi les
boucliers. Le bon bouclier, c'est l'ordre dans la conduite et la règle qu'ont
enseignée les hommes. Bien que celle-ci ne soit pas nécessaire à la charité,
elle n'est pas considérée néanmoins comme superflue, ni comme onéreuse. La
charité est spirituelle: elle n'a pas besoin de loi, elle ne la dédaigne
pourtant pas, mais elle s'en sert selon l'ordre, la regardant comme une
protection, et non comme une oppression. C'est encore un bon bouclier que la
méditation de la parole sacrée. Car tout discours du Seigneur est un bouclier
de feu. (Prov. XXX, 5.)
7. La charité n'est pas contente des méditations
spirituelles qu'elle produit: et bien qu'elle soit la loi même du Seigneur,
elle réfléchit sur les formules de la loi, elle en prend pour son usage les
témoignages, elle s'en couvre et s'en protège comme d'un multiple bouclier. Et
encore qu'elle ait au-dedans le grand témoignage de l'esprit, elle tire, de la
lettre sacrée, des protections assurées. Bonne protection que l'expérience de
la charité suggère ou que donne la science du texte sacré. Saint Paul, dans
l'une de ses épîtres, vous dépeint les contreforts de la charité. « La charité,
» dit-il, « est patiente, elle est bénigne. » (II Cor. XIII, 4.) Parcourez tout
ce chapitre relatif à cette admirable vertu; est-ce qu'il ne vous semble pas
apercevoir autant de contreforts qu'il énumère de grâces distinctes? «Elle
n'est pas jalouse, elle n'agit pas à la légère, elle ne s'enfle pas, elle n'est
pas ambitieuse; elle ne cherche pas ses intérêts, elle ne se réjouit pas de
l'iniquité, elle se réjouit de la vérité, » et le reste, jusqu'à ce mot « elle
ne meurt pas. » Voyez-vous de combien de contreforts cette tour est fortifiée?
Est-ce que tout cela ne vous semble pas faire corps avec elle, et s'élever
comme de son propre fondement? Et cependant, ces sentiments que la charité
produit comme naturellement, la doctrine les dirige, la discipline les règle,
l'exercice les développe; et le bien, qui a son origine dans la charité,
l'ordre établi en cette maison par ceux qui ont de l'expérience, l'entretient
pour qu'il ne défaille pas, ou l'excite pour qu'il augmente; voilà pourquoi,
non contente de l'inspiration qui vient du dedans, la charité met de toutes
parts sous les yeux de la mémoire, comme des boucliers, les prescriptions de
l'Ecriture sainte. Considérez l'époux lui-même, qui est comme un médiateur et
un arbitre entre les hommes et Dieu, comme un cou placé entre!le corps et la
tête, comme une tour de défense en présence de l'ennemi. Regardez cet
homme-Dieu qui avait la science propre en si grande abondance, voyez comment il
prit les boucliers de l'Ecriture et eut recours à son autorité afin de
repousser, par l'arme de la vérité, les embûches de l'interprète malin.
8. Vous aussi, si vous êtes un médiateur et un
arbitre entre les hommes et Dieu, les réunissant comme le cou unit le corps et
la tête, que mille boucliers pendent chez vous, les boucliers divers de la
parole sacrée. Que l'autorité sainte soit toujours à votre disposition,
employez-la en toute rencontre, non-seulement suffisamment pour vous, mais
encore, et avec abondance, pour les autres. Soyez prêt à rendre raison, à qui
vous la demandera, de la foi et de l'espérance qui sont en vous. (I Petr. III,
15.) Il semble vous demander raison de votre foi, celui qui s'efforce
d'inculquer des vérités qui lui sont contraires et qui l'attaque ouvertement. A
votre cou est donc suspendu un bouclier solide, si vous êtes muni du bouclier
de la foi, le bouclier de la vérité, le bouclier de la bonne volonté et le
bouclier de la parole divine. Vous trouvez tous ces boucliers dans les
Ecritures. Mais si vous êtes élevé en l'air par la charité, comme une tour,
dominant comme le cou au dessus du reste du corps par la grâce de la contemplation,
approchez-vous de la tête du Seigneur, cachez-vous dans le secret de sa face,
dans le cabinet de l'époux, dans le lit nuptial de la vérité: est-ce qu'il ne
vous semble pas être alors protégé par un agréable bouclier? Et je ne sais s'il
existe de bouclier plus fort pour défendre sûrement, qu'un tel embrassement de
l'époux. Il est tout de feu, et aussi il éteint tous les traits enflammés du
méchant, et son feu consume le feu. Si le bouclier de la foi éteint ces dards
enflammés, combien plus sera mieux protégé par le solide bouclier de la vérité,
celui qui est caché dans sa chaleur? Cette chaleur est la fervente méditation
de la vérité, elle éteint les suggestions de l'ennemi brûlant d'un mauvais feu,
avant qu'elles parviennent à l'esprit. Au sein des embrassements de l'époux, au
sein des offices de la charité, l'épouse n'a pas le temps de recevoir les coups
du dehors. C'est avec raison qu'un tel bouclier est suspendu au cou de
l'épouse, parce que l'amour seul éprouve le charme d'un embrassement si ardent,
seul il tonnait des transports si vifs: en faisant adhérer l'âme à Dieu, il
fait d'elle, pour un moment, un même esprit avec lui. Heureux le gosier dans
lequel réside la parole brûlante du Seigneur, le cou d'où pend gratuitement par
ses baisers, comme un bouclier, le Verbe du père, la vérité et la vertu. Est-ce
qu'il ne vous semble pas suavement protégé, celui qui est ainsi couronné, celui
qui est ainsi entouré de boucliers en avant et en arrière? Fidèle étançon, où
sont suspendus des vases de tant d'espèces! Elles se rattachent à juste titre
au cou de la charité, parce que cette vertu est une onction qui nous instruit
de tout et nous suggère tout, parce qu'en elle les grâces nous sont conférées,
parce que toutes se rapportent à elle, et qu'elles sont estimées et prisées à
sa mesure. « Mille boucliers y sont suspendus, toute l'armure des forts. »
Armure dont saint Paul fait la description complète en son épître aux
Ephésiens. (Eph. VI 13.) « Toute l'armure des forts, » c'est-à-dire, de ceux
qui aiment. Car « l'amour est fort comme la mort. » (Cantique VIII, 6.) Quoi
donc? Il n'y a là que les armes des vaillants, il n'y a pas de seins pour les
enfants?. Si elle s'élève semblable à une tour, la charité ne condescend pas?
Soit que nous soyons ravis en esprit, c'est pour Dieu; soit que nous
n'éprouvions pas de transports de ce genre, c'est pour vous. La charité du
Christ nous presse. (II. Cor. V, 6).
9. Vous l'avez entendue dans son transport,
voulez-vous voir l'épouse tranquille et condescendante? « Vos seins » dit
l'époux, « sont comme deux petits jumeaux de la chèvre. » Cette épouse est une
bonne tour, elle se ferme de tous côtés par la discipline de sa conduite, elle
y suspend, en grand nombre, des boucliers tirés de la doctrine des Ecritures et
elle s'élève à de grandes hauteurs par les ravissements de la contemplation. Sa
continence est forte, sa doctrine fidèle, son extase céleste: cependant son
élévation a appris à condescendre, l'abondance de sa doctrine sait se réduire à
des proportions restreintes, et sa vigueur se fondre en la douceur d'un lait
raisonnable, et l'armure des vaillants se changer en seins pour les enfants.
Partout la charité du Christ la presse, l'élevant vers le ciel, la tirant par son
amour vers la terre, mais ne l'y retenant pas longtemps, car bientôt, de là
elle revient avec transport à ses délices ordinaires. C'est pourquoi il est dit
«vos seins sont comme les jumeaux de la chèvre, » parce que toujours elle
considère les montagnes de ses pâturages, parce que sa nourriture, dont elle
couvait les douceurs, la fait se tourner et la transporte vers ces lieux
fortunés, parce que d'un bond léger elle s'élance vers les lis de son époux, ou
suavement rassasiée du suc de ces herbes célestes, elle revient vers ses
petits, les seins gonflées. Mais ce qu'il y a à dire de ces seins, vos oreilles
fatiguées peut-être, et l'heure qui s'enfuit, ne permettent pas de le
développer présentement. Quand le Seigneur aura accordé à vos prières un repos plus
grand, un temps plus libre, alors je ne vous refuserai pas le ministère de ma
parole, celui-là nous donnant de chanter ses louanges, qui nous donne de sentir
son affection, le Christ Jésus qui, avec le Père et le saint Esprit, vit et
règne dans tous les siècles des siècles.
Amen.
1. Vous voyez, mes frères, que les seins de
l'épouse ont aussi leur éloge. Il est souvent fait mention de seins soit dans
d'autres endroits, soit surtout dans ce libre des cantiques. L'époux les
préfère au vin (Cantique I, 1.), il les compare à une « grappe de vigne. » (Ib.
VII, 7), il les assimile à « une tour. (Ib. VIII, 10). Et ce qui nous occupe en
ce moment, «vos deus seins, » dit-il, « sont comme les deux petits jumeaux de
la chèvre, qui paissent dans les lis. » Vous voyez combien sont multipliés ces
éloges des seins. Si l'épouse est mère, il ne convient pas que la poitrine d'une
mère ne porte pas de seins. Saint Paul savait en avoir quand il disait: « Nous
avons été parmi vous comme une nourrice qui allaite ses enfants. » (I Thess.
II, 7.) Est-ce qu'il ne vous semble pas comparable à un faon, celui qui s'est
rendu semblable à un tout petit enfant? Comment réchauffait-il ses enfants
comme une nourrice, s'il n'avait pas de seins? Les deux enfants que l'Eglise a,
sont comme les deux faons de la chèvre, l'un, de la circoncision, l'autre, de
la gentilité. Voyez comme saint Paul donne ses seins à l'un et à l'autre. «
J'ai été avec les juifs comme un juif; avec ceux qui étaient sans la loi, comme
si j'avais été sans la loi, je me suis fait tout à tous pour les gagner tous.
(I Cor. IX, 20.) Est-ce qu'il n'avait pas disposé ses seins pour ses faons, se
faisant tout à tous? Il se fit tout à tous non par ruse et tromperie, mais par
une affection compatissante et par l'habitude de se proportionner aux âmes. Il
se conformait aux uns et aux autres: ici avec les uns se privant des choses
permises, là condescendant aux choses licites, évitant toujours de scandaliser,
quand il le pouvait, sans violer la foi. Il se fit tout à tous, ne détruisant
pas chez les juifs leur rite toléré dans le commencement, ne poussant pas les
gentils à embrasser cette loi mortifiée dans son principe. Il se fit tout à
tous, selon la capacité de ceux qui l'écoutaient, prêchant les préceptes
moraux, taisant, pour un temps, les explications mystiques. Dans cette double
matière, il présente comme deux seins tempérant pour les enfants celles qui
sont pleines d'une doctrine plus pleine. La compassion a des seins au-dedans,
mais la condescendance les montre au-dehors. L'une prend pitié, l'autre porte
remède. Que m'importe que vous me montriez de la compassion, si vous ne savez pas
vous proportionner à mon infirmité et vous mettre à la portée de mon enfance
pour ainsi dire? Que m'importe, que par votre commisération vous fassiez de ma
cause votre propre cause, si vous ne me donnez pas le soin que vous devez? Il
faut l'une et l'autre, il faut la compassion et un certain mélange de doctrine
et de discipline. La compassion produit la tendresse, et le mélange incline à
allaiter utilement les petits. Dans aucun de ces genres, les saints docteurs ne
font défaut à leurs auditeurs; ils se rendent semblables à eus et par la
tendresse et par la condescendance.
2. Plaise au ciel que ceux qui doivent prendre
la parole au milieu de leurs frères fassent attention à cette doctrine. Ils
s'appliquent plus à dire des choses élevées que d'en proférer qui soient utiles
à leurs auditeurs, ils provoquent l'admiration des faibles, ils n'opèrent pas
leur salut. Ils rougissent d'enseigner des choses humbles et vulgaires, de
crainte de paraître n'en pas connaître d'autres. Ils ont honte d'avoir des
seins, de les découvrir et d'allaiter les petits. Qu'est-ce que cela?
Occupez-vous une chaire au milieu de l'église, pour faire parade de science ou
pour nourrir de lait la tendre enfance de ceux qui vous sont soumis? Vous
agencez des pensées subtiles: ceux qui vous entendent admirent votre talent,
ils louent votre éloquence. C'est bien, s'ils sentent en eux la grâce, si, à
vos paroles, leur coeur est touché, leur esprit éclairé. Sans cela, qu'importe
que vous apportiez des considérations étrangères, que vos auditeurs ne
saisissent pas? Le grand mérite de l'éloquence c'est de bien poursuivre le
sujet que vous avez entrepris de développer, de tout employer pour le bien
faire ressortir, et de tout faire servir au but que vous vous êtes proposé.
Jamais vous ne montrerez mieux votre éloquence, que si vous présentez avec soin
une matière vulgaire, que si vous relevez, par l'agrément du discours, les
vérités qui semblaient rouler à terre, et rendez plus intéressantes des idées
qui étaient peu en honneur. Il ne faut pas tant vous attacher à ce qu'il
convient que vous disiez comme homme de lettres, qu'à ce que doivent apprendre
ceux que vous instruisez. Que gagnent-ils, si vous marchez dans les régions
grandes et merveilleuses, je ne dis pas au-dessus de vous, mais au-dessus d'eux?
Ne vous élevez pas si haut dans votre sagesse, condescendez vers les humbles et
les petits. En proférant des paroles sublimes, mais dans un moment quine
convient pas, que paraissez-vous désirer, sinon que les hommes se taisent pour
vous seul, et qu'on dise de vous ce qui fut dit du Sauveur. « Jamais homme n'a
parlé comme celui-ci? » (Jean VII, 46.) Vous êtes monté en chaire pour édifier
les autres, non pour vous enfler; pour enrichir les esprits, non pour vous
épuiser, à moins que ce ne soit de la manière dont le Sauveur s'anéantit,
prenant la forme d'un esclave, (Phil. II, 7.) pour nous nourrir en vue du salut
du lait de sa chair. Bon imitateur de son maître, saint Paul ne cache pas ses
seins, il se vante d'en avoir. « Comme à des petits, » dit-il, «je vous ai
donné du lait à boire dans le Christ, et non de la nourriture solide. » (I Cor.
II, 2.) Et encore: « j'estime ne rien savoir parmi vous que Jésus-Christ, et
Jésus-Christ crucifié. (I Cor. II, 2.) Il tonnait à qui il faut préparer la
table, et à qui il doit présenter les seins. Aussi ses seins sont comme des
faons parce que les paroles, qui expriment sa doctrine, sont adoucies, afin que
les petits dans le Christ puissent les prendre.
3. Vous venez d'entendre quels sont ces faons et
pourquoi il y en a deux. Voulez-vous savoir pourquoi ils sont jumeaux? Parce
que, dans la foi, il n'y a pas de distinction entre le Juif et le Grec. (Act.
X, 34.) Il n'y a pas pour vous de privilèges de mérites; la grâce de la
régénération ne distingue personne et absout tout le monde. Car tous ont besoin
de la gloire de Dieu, justifiés gratuitement par sa grâce. La foi anoblit
également l'un et l'autre peuple, mais le Juif le considère différemment. Dans
la clémence, qui est commune pour tous, il réclame des droits particuliers pour
lui. Qu'y a-t-il d'étonnant à ce qu'il veuille être le premier, quand il a
voulu être le seul? Il ne peut être fils unique, il veut être premier-né. Voyez
quelles difficultés on fit à saint Pierre dans les actes des Apôtres, parce
qu'il était allé chez des incirconcis et les avait admis à la connaissance des
mystères de la foi. Voyez combien dans son épître aux Romains, (Rom. X. 12.)
saint Paul fait d'efforts pour combattre les juifs, qui, dans la grâce de la
foi, réclamaient pour eux des privilèges et établissaient des degrés parmi ceux
que la même créance avait réunis. Ils affectaient de se dire seuls les plus
haut placés dans la grâce, ils ne voulaient pas avoir pour égaux ceux qu'ils ne
pouvaient s'empêcher d'avoir pour compagnons. Or Dieu a fait la gentilité et
Israël ayant un même corps, une même participation aux testaments, et n'a
établi de différence en aucun pas, purifiant les coeurs de tous par la foi.
Aussi on les appelle jumeaux, parce que la foi ne les distingue en rien après
les avoir également régénérés, autrement ceux qui ne savent pas être jumeaux,
deviennent nuls; et dans le banquet, se plaçant à la première place, ils n'ont
pas même la dernière. Cette raison existe non-seulement entre les Juifs et les
Gentils, mais elle s'étend à tous, il faut que personne, en quelque grâce ou
degré qu'il soit, n'éprouve, de la jalousie d'avoir des compagnons ou des
égaux. Qui parlerait de ses mérites, là ou la grâce est un pur présent? Le
passé ne peut former un préjugé, là où tout est devenu nouveau. Ces faons
indiquent la nouveauté dans la régénération, comme ces jumeaux désignent
l'égalité dans la naissance. On les appelle avec raison fils de la chèvre,
c'est-à-dire, fils de l'Eglise, parce que, comme la chèvre, ils y voient clair.
Les yeux de l'Eglise sont perçants, elle contemple non ce qui se voit, mais ce
qui ne se voit pas.
4. « Vos seins sont comme deux faons jumeaux de
la chèvre, qui paissent parmi les lis. » Si pourtant ils sentent la grâce des
lis: si les lis ont pour eux l'odeur des lis, et n'exhalent pas une odeur
désagréable. L'odeur du lis est douce et agréable: mais le lis lui-même pour
les uns a l'odeur des lis, pour les autres l'odeur de l'absinthe. Le lis des
vallées, le lis incomparable, c'est le Christ: ses imitateurs étaient aussi des
lis. Ecoutez ce que dit l'un de ces lis: « Nous sommes la bonne odeur de
Jésus-Christ: pour les uns, odeur de mort produisant la mort, pour les autres,
odeur de vie pour la vie. » (II Cor. II, 15.) Vous voyez comment ce lis
incomparable, en qui se faisait sentir la plénitude de tous les biens,
paraissait néanmoins répandre pour plusieurs une odeur de mort. Ce sont ceux
qui appellent doux l'amer, et lumière les ténèbres. Mais celui-là paît vraiment
parmi les lis, qui répand l'odeur des lis. Les lis sont les exemples de
chasteté qui embaument non-seulement lorsqu'ils sont proches et récents, mais
encore passés et éloignés. Les lis sont encore les bons discours, en eux vous
goûtez les joies de la vie éternelle et vous respirez l'essence des senteurs
suaves. O mes frères, que vous êtes entourés de ces lis et en grand nombre!
Encore que tous soient les fils de l'Eglise, vous êtes ces enfants plus que les
autres: vous respirez presqu'à chaque instant les chastes paroles tantôt des
Prophètes, tantôt des Apôtres, tantôt des Evangélistes semblables à des lis,
votre vie et vos discours répandent une odeur suave que vous leur avez
empruntée. Quelle senteur agréable peuvent exhaler les lis, qui puisse égaler
leur ambroisie? Quel parfum vous fait respirer Marie, vous font sentir saint
Jean, saint Pierre, les autres hommes évangéliques et surtout Jésus lui-même!
Il a eu lui-même et il exhale un parfum incomparable, et c'est lui seul qui
embaume dans tous les autres, car c'est lui qui leur donne toute leur suavité.
Ses paroles sont pour le monde, un parfum nouveau, quand elles révèlent le
mystère de la Trinité, la grâce de la Rédemption, l'abondance des vertus, la
gloire de la résurrection, et l'état qui nous est réservé dans la vie
éternelle. « Vous avez les paroles de la vie éternelle, » dit saint-Pierre
(Jean VI, 69) et encore: « A qui irons-nous? » Et nous aussi, disons pénétrés
de cette agréable odeur: en vous, ô bon Jésus, on respire la divinité du Père
qui réside en vous. En vous, répand ses parfums la grâce du Saint-Esprit qui
vous a oint; en vous se trouve la virginité de votre mère, en vous l'intégrité
de votre propre chair, en vous le remède à notre langueur. Tons ces biens qui
sont pour nous, se font sentir en vous, et à quel autre irait notre amour ou notre
souvenir? C'est une grande injure pour ces lis, si une autre odeur se mêle à
leur parfum, qui gâte leur suavité; si un souffle de l'âme la corrompt pour
l'odorat, la détourne vers le siècle et la fait courir après la puanteur de la
boue. C'est un outrage, si les vices ont pour, vous une odeur plus agréable que
les lis des vertus. Il est vraiment bien dégoûté celui qui ne trouve pas ses
délices dans le lait et au milieu des lis. Tout n'est pas lait des petits
enfants. Est-ce que toute doctrine, toute affection pieuse introduite doucement
dans l'esprit ne vous semble pas semblable à du lait? Tout ce qui est sucé avec
douceur et facilité est du lait.
5. C'est de ce lait que sont pleines les seins
de l'épouse; et c'est pourquoi on les compare à deux faons, parce qu'en eux est
toujours nouvelle, et comme toujours renouvelée, et sans cesse renaissante, la
consolation du verbe et l'abondance heureuse de la doctrine sacrée. Ces seins
n'ont rien de vieux, voilà pourquoi elles sont préférables au VIII, et semblables
au moût. « Vos seins, » dit le texte, « sont des grappes de raisin, » elles
n'ont pas la force du VIII, elles font sentir seulement la douceur du moût
nouveau. De ces seins, les unes nourrissent, les autres enivrent. Elles sont
bien comme les faons aucune vieillesse ne leur a fait sentir ses atteintes.
C'est un grand ornement pour la poitrine de l'épouse d'avoir des seins
entières; des seins qui ne soient pas traînantes, qui n'aient pas été brisées
dans l'Egypte de ce siècle. Aussi elle s'écrie: mes seins sont une tour. Elles
sont inexpugnables, gonflées par l'abondance du lait qui les fait se distendre
en forme de tour. Elles sont délicieuses ces seins si gonflées, seins de piété,
seins jumelles, parce que la piété possède la consolation pour la vie présente
et pour la vie future. (I Tim. IV, 8.) « Réjouissez-vous, » dit le texte sacré,
« réjouissez-vous » d'une grande joie, abreuvés du lait et rassasiés des seins
de ses douceurs. Et quand vous serez sevrés de ce lait, entrez dans le banquet
de sa gloire. (Is. LXVI, 19.)Vous voyez où conduit l'usage du lait? « Dans le
banquet de la gloire du Seigneur. » Est-ce que ces seins de l'épouse ne vous
paraissent pas présenter ce banquet de l'entrée de la gloire. comme des faons,
elles se remplissent dans les lis, jusqu'à ce que le jour commence à poindre et
que les ombres déclinent? Avec quelle douceur elles sont sucées après qu'elles
se sont ainsi garnies, seins que le ciel distend parce qu'elles se gonflent
dans le champ des lis célestes! L'odeur même des lis nourrit. Leur senteur
offre tout a l'agrément d'un aliment. Car l'odeur est une sorte de fruit. «
Semblable à une vigne j'ai donné comme un fruit la suavité de mon odeur, »
est-il dit dans l'Ecriture. (Eccl. XXIV.) Voyez comment la sagesse range parmi
les fruits, l'odeur qu'elle produit. Cette nourriture est spirituelle, elle n'a
rien de matériel, la dent ne la touche pas, l'effort de la bouche ne la broye
pas, l'esprit l'absorbe et tout de suite elle agit sur les seins et les enfle.
D'où vient qu'on les dit embaumées de l'odeur des parfums les plus excellents,
sinon parce que les exhalaisons puisées sur les lis du voisinage se font
respirer en elles, jusqu'à ce que le jour paraisse et les ombres décroissent?
6. Il est doux d'attendre au milieu des lis le
lever de l'aurore; et peut. être ce jour est-il voisin de ces lis, peut-être au
milieu des lis respire-t-on un souffle et une vapeur qui viennent de lui, et
l'époux lui-même vit parmi les lis, lui qui est le lis des vallées et la
lumière du jour. Par conséquent il est agréable, en vivant dans sa société, de
l'attendre lui-même, d'attendre au milieu des lis, que la lumière du jour
commence à poindre. Le temps l'indique, ce temps dont-il est dit. «je serai
rassasié quand votre gloire se sera montrée. » (Ps. XVI, 4.) Le jour vrai et
éternel se montrera lorsque les énigmes, au milieu desquelles nous vivons,
perdront leurs ombres. Il est ici-bas plusieurs ombres: ombre de tromperie,
ombre de rafraîchissement, ombre de l'énigme. Dans la première, le serpent
dort; dans la seconde, l'épouse repose; dans la troisième, l'époux se cache. Il
est dit de la première: « il dort dans l'ombre. » (Job. XII, 16.) De la
seconde: «je me suis assis à l'ombre de celui que j'avais désiré. » (Cantique
rr, 3.) De la troisième: « la sagesse est cachée dans le mystère. » (I Cor. II,
7.) Toutes ces ombres s'enfuiront quand le jour se montrera, l'ombre de la
fraude, l'ombre de la foi, l'ombre du mystère. Il n'y aura alors aucune ombre
parce que la vérité apparaîtra dans toute sa réalité. En ce temps seront
tombées ces ombres qui maintenant sont si élevées. Voulez-vous savoir combien
elles sont hautes? « Son ombre a couvert les montagnes. » (Ps. LXXIX, 11.)
Saint Paul était une grande montagne: il se déclare pourtant couvert de cette
ombre, quand il avoue qu'il ne voit qu'en image et qu'en énigme. Il était
assurément une montagne gigantesque, et cependant il est facilement enlevé au
troisième ciel. (II Cor. XII, 1.) Heureux transport, et bien plus heureux que
celui qui sur l'ordre de l'apôtre, jette dans la mer la montagne dont il est
question dans l'Evangile. Il fut ravi, parce que la sagesse de Dieu changea ses
sentiments. Aussi, il fut ravi au troisième ciel, dans le ciel de
l'intelligence pure, au lieu d'où sont bannies les ombres et les énigmes. Les
ombres sont plus basses et comme rampantes par rapport à celui qui est ravi au
ciel. Il fut ravi au ciel, enlevé dans le Paradis. Le ciel est un lieu de
sérénité; c'est le paradis des voluptés. L'apôtre est bien ravi dans l'un et
l'autre de ces endroits, parce que la contemplation n'est qu'à demi pleine
lorsqu'elle est privée de l'une ou de l'autre de ces deux choses. Enfin la
bien-aimée qui vit parmi les lis jusqu'à ce que le jour luise, semble placée
dans le paradis des voluptés et dans la région des délices. Avant que le jour
se montre, la nuit règne, mais cette nuit semble avoir je ne sais quoi du jour:
« la nuit est ma lumière pour éclairer mes délices, dit le psalmiste. (Ps.
CXXXVIII, 11.) Les délices tiennent en partie la place de la lumière. C'est un
lieu de contemplation magnifique, celui où la considération de la foi répand
des affections célestes et suaves, et exhale la grâce de la lumière qui ne
finit jamais. N'est-ce point en rappelant ces délices, que le saint homme Job,
parlant de la sagesse, dit qu'on « ne la trouve pas dans la terre de ceux qui
vivent dans les suavités? (Job. XXVIII. 13.) Il se trouve dans ces délices une
certaine portion de la sagesse. N'a-t-on pas une portion de la sagesse, lorsque
la vérité, non comprise par la raison, mais crue par la foi, fait sentir son
goût agréable? Ces jouissances spirituelles instruisent suffisamment par
l'expérience qu'on en fait, et elles montrent combien il faut désirer ce qui
reste à goûter d'elles, combien il faut rejeter ce qui s'oppose à leur règne
dans le coeur.
7. Trois choses sont à observer ici: le temps,
l'action et le lieu. Le temps, c'est-à-dire la nuit, temps du repos et du
délassement. L'action, c'est celle de se refaire, puisqu'on se nourrit. Le lieu
est un lieu de délices, puisqu'on s'y trouve au milieu des lis. Il rapporte
avec raison à ses petits ses seins gonflées, celui qui est ainsi nourri, qui
vit dans les méditations de la foi avec tant de liberté, avec tant d'abondance,
avec tant de délices. Croyez-vous que Salomon, dans tout l'éclat de sa gloire,
portât des habits comparables à ceux de l'épouse qui vit parmi les lis?
Entourée de ces plantes admirables, comment ne serait-elle pas glorieusement
vêtue? Car bien que l'ombre obscurcisse la beauté, elle laisse cependant saisir
l'odeur, elle laisse respirer le parfum qu'exhalent les habits, et dans eux on
sent comme la réputation de la sagesse, jusqu'à ce que le jour apparaisse et
les ombres déclinent, c'est-à-dire jusqu'à ce que se lève le jour qui est
éternel. Alors que les jours et les nuits se remplacent alternativement, les
ombres ne paraissent pas entièrement abaissées, tant qu'elles ont une place. Où
donc sont-elles inclinées et disparues? Dans le sein du Père de la lumière, en
qui il n'est pas d'ombre de changement. (Jac. I, 17.) Toute vicissitude
ressemble à l'ombre, et quand une chose succède à une autre, elle la cache et
la couvre d'ombre en une certaine manière. Voilà donc ce qu'on veut dire par
ces mots: « Jusqu'à ce que le jour paraisse et que les ombres disparaissent »,
c'est-à-dire, jusqu'à ce qu'apparaisse le jour, et le midi plein et éternel,
qui détruit toutes les ombres. « Ils paissent, » dit notre passage, « ils
paissent parmi les lis jusqu'à ce que le jour commence à poindre, et que les
ombres prennent la fuite »; c'est-à-dire, ils sont nourris et délectés de
l'odeur de la sagesse, jusqu'à ce que brille la lueur même de la lumière
éternelle. L'une et l'autre se font admirer dans le lis, et la blancheur et
l'odeur. Et l'odeur, qu'est-ce autre chose sinon la grâce de la foi, et la
blancheur, sinon la gloire de la beauté? Dans la nuit, on sent l'odeur, mais on
ne voit pas la blancheur jusqu'à ce que le jour se montre, car la blancheur est
le jour lui-même, n'ayant aucun mélange de ténèbres. Quand ce jour aura brillé,
les seins ne seront plus nécessaires. Tous alors seront dociles aux influences
de ce jour. En attendant, l'épouse a des seins comparables à deux faons qui
paissent au milieu des lis, jusqu'à ce que paraisse le jour procédant du jour
le Christ Jésus.
1. « Vos seins », dit l'époux, « sont comme deux
faons jumeaux nés de la chèvre. » Vous voyez combien grande est la grâce de
l'épouse elle est toute petite, toute jeune, et elle a des seins. Le bien-aimé
n'indique-t-il pas une bien jeune personne, lorsqu'il la compare à des faons?
Elle est tout à la fois et mère et tout enfant, elle nourrit les autres et a
besoin qu'on la nourrisse. Et, bien que l'on fût semblable à saint Paul, tant
qu'on reste dans la chair, on n'a pas dépouillé ce qui est de l'enfance. Et si
cet apôtre est plein de biens pour l'utilité des autres, il ne croit pas être
arrivé à la perfection. Il voit en image, il voit en énigme: aussi comme un petit
enfant, comme un faon, il est nourri dans l'ombre, jusqu'à ce que le jour se
montre. Il vit dans l'ombre, mais au milieu des lis. Bien malheureux, celui
qui, placé au milieu des lis, au milieu des lis d'une sainte congrégation, où
de toutes parts mille vertus divines exhalent leurs parfums, ne sait rien
sentir de suave, rien qui vienne du lis. Il est bon, il a part au privilège de
l'épouse, celui au coeur duquel naissent des lis, qui vit parmi les lis, est
nourri au milieu d'eux et a faim des lis. Bienheureux ceux qui ont faim et soif
des lis de la justice, des lis de la chasteté, des lis de toutes les grâces. La
faim même des vertus nourrit, et l'avidité qu'on éprouve pour elles est pleine
de délices. L'odeur nourrit, mais elle ne rassasie pas. «Je serai rassasié,
lorsque votre gloire se montrera. » (Ps. XVI, 16.) La gloire des vertus est
encore cachée, pour parler ainsi. Tout ce que vous en avez, consiste dans
l'odeur. La forme se cache, nous entendons la renommée. Dans la renommée, dans
la fumée, dans l'odeur il se trouve une légère nourriture; elle est douce, mais
légère. Et nous, nous sommes déjà rassasiés, déjà riches, déjà contents de
l'odeur seule des vertus. Je ne sais pas si nous recevons même l'odeur, nous
que n'excite pas l'ardeur d'arriver à la perfection. L'odeur des lis est suave,
mais il y a une grâce multiple dans leur beauté. Le parfum qu'ils exhalent est
agréable, mais c'est une maigre jouissance, si tout se borne à l'odeur. Ils «
paissent », dit le texte, « parmi les lis », c'est-à-dire, au milieu des lis,
non pas dans les lis eux-mêmes, sentant leur voisinage, ne jouissant pas de
leur substance. L'odeur exprime un exercice léger des vertus, elle ne figure
pas la réfection abondante, substantielle et solide. Il n'est pas refait en
toutes manières celui qui est repu: aussi on ne dit pas qui sont refaits; mais:
« qui paissent au milieu des lis jusqu'à ce que le jour se montre. » Il est
délicieux cependant d'attendre parmi les lis le retour de la lumière. Et
considérez au milieu de quels lis l'épouse se nourrit, au milieu de lis qui ne
sont pas éphémères, qui ne se flétrissent pas, qui sont imbibés d'une sorte de
myrrhe d'immortalité. Car la myrrhe représente l'immortalité.
2. Aussi, c'est avec raison qu'après les lis, on
parle de la myrrhe, afin de louer dans les lis de l'épouse la vertu qui les
préserve à jamais de la corruption. «J'irai », dit-il, « à la montagne de la
myrrhe », qu'est-ce à dire, ô bon Jésus, que votre épouse, votre bien-aimée,
attend dans un lieu, et que vous allez dans un autre? Elle se nourrit, elle
espère au milieu des lis, et vous allez sur la montagne de la myrrhe? Pourquoi
n'allez-vous pas plutôt parmi les lis, là où l'épouse se trouve jusqu'à ce que
le jour se lève? Est-ce peut-être que ces lis ne sont pas éloignés de la
montagne de la myrrhe, et qu'ils croissent sur ses cimes? Il en est ainsi:
nulle part les lis ne viennent mieux que sur la montagne de la myrrhe, nulle
part ils ne se conservent mieux à l'abri des atteintes. Sur ce mont, il n'est
pas de place pour la corruption, pas d'accès aux atteintes éloignées de la
corruption. Sur ce mont, où sont mortifiées toutes les affections de la chair,
croissent purement et fleurissent constamment les lis de la virginité, les lis
des grâces. Par conséquent, vous remarquez que l'épouse est placée avec assez
de charmes parmi les lis, et sur la montagne de la myrrhe. Le discours actuel
vous a suffisamment exprimé l'un de ces points de vue, vous pouvez vous-même
vous expliquer l'autre par voie d'interprétation. Comment l'époux assurerait-il
qu'il ira ailleurs, si par là il n'entendait le lieu où il sait que se trouve
sa bien-aimée. De même que celle-ci l'attend avec grande impatience, de même
lui se hâte vers elle avec le plus grand empressement. «J'irai pour moi, »
dit-il. Quoi donc? Il n'y va pas pour l'épouse? Où bien est-ce qu'il y va pour
lui quand il s'y rend pour elle? « J'irai donc », dit-il, « pour moi. » J'irai
pour moi, je n'y viendrai pas pour elle seule. Ce n'est pas elle seule qui se
réjouira de mon arrivée, mais néanmoins elle me communiquera de la joie. Il
m'est doux, il m'est agréable d'aller vers elle. Déjà j'irai pour moi. Il m'est
profitable d'aller ainsi, cela me cause beaucoup de plaisir, aussi j'y vais
pour moi. De cette montagne de la myrrhe, il s'exhale pour moi un agréable
parfum, je viendrai attiré par cette odeur. J'irai pour moi, car mes délices
sont de demeurer avec l'épouse. Est-ce ainsi, ô bon Jésus, que sa conversation
vous plait, vous allez à elle pour vous, et quand vous êtes repoussé, comme un
amant importun, vous ne disparaissez pas, mais vous restez à la porte? Vous
vous y tenez et vous frappez, et quoique vous ayez subi la honte d'être
renvoyé, vous y restez et vous y donnez des coups, désirant une seule chose,
qu'on vous ouvre. O épouse, aspergez votre appartement de myrrhe et d'aloès. Le
Christ court à l’odeur de vos parfums. Arrosez votre couche de cet aloès, que
saint Paul rappelle dans ces paroles: « Vous êtes morts et votre vie est cachée
avec Jésus-Christ. » (Col. III, 3.) Aspergez, arrosez, imbibez votre couche de
cette myrrhe, ou plutôt, soyez vous-même une montagne de myrrhe. Car la grâce
est plus abondante là où la myrrhe naît que là où elle est répandue. Sur cette
montagne de myrrhe placez votre couche, non-seulement pour vous, mais encore
pour votre époux, dans un champ abondant de myrrhe, où cette espèce de plante
aromatique croisse spontanément plutôt qu'elle n'y soit portée.
3. En plusieurs endroits de l’Ecriture, la
myrrhe est employée pour signifier des mystères. En venant adorer le Christ,
les Mages apportent de la myrrhe. (Matth. II, 11.) Nicodème vient portant un
mélange de myrrhe d'environ cent livres. (Jean XIX, 39.) C'est là une grande
quantité, mais qu'est-ce en comparaison d'une montagne? Portant, dit le texte,
portant avec soi, et non produisant de lui-même: portant, ne supportant pas.
L'une et l'autre sont bonnes, et celle qui est offerte, et celle qui croit
d'elle-même; celle-ci est préférable. La première est portée au Christ, le
Christ vient lui-même vers la seconde. Car il va pour lui à la montagne de la
myrrhe. Il est véritablement une montagne de myrrhe, celui qui porte la mort de
Jésus-Christ en lui, mais non en partie seulement: qui la porte non comme jetée
à gouttes sur lui, mais pleine, mais abondante, mais continuelle, mais bien
exprimée: non pour un instant et comme vieillissante, mais comme toujours
renaissante. Il est bien le mont de la myrrhe, celui qui fait germer en lui,
plutôt qu'il n'y porte, la mortification de Jésus-Christ, ainsi qu'une sorte
d'incorruptibilité, image de la résurrection future. Peut-il vous paraître une
montagne de myrrhe, celui qui ne montre de l'incorruptibilité future rien de
magnifique, rien d'éminent, rien de positif? Bienheureuse montagne qui est
revêtue de toutes parts de ces rejetons de myrrhe, et qui n'en est pas
seulement tachetée, qui ne présente rien de nu, rien de stérile, qui a tous ces
flancs garnis de cette heureuse plante qu'elle produit avec abondance. N'est-il
pas heureux, le chrétien qui attire Jésus-Christ à lui par l'odeur de son
parfum? Excellent parfum, qui remplit non-seulement la maison du lépreux (Jean
XII, 3.), mais aussi le palais du ciel, la chambre nuptiale de l'époux. Parfum
très-agréable à l'époux qui est le Christ et qui le charme au milieu même des
délices de sa divinité. Au milieu de toutes ces jouissances, son bonheur est
néanmoins d'être sur la montagne de la myrrhe. Aussi il s'écrie
« J'irai pour moi à la montagne de la myrrhe. »
4. O bienheureuse est la montagne vers laquelle
vous venez, ô bon Jésus, sur les hauteurs de laquelle vous vous promenez, où
vous fixez votre séjour jusqu'à la fin, que vous habitez seul jusqu'à ses
dernières limites. Venez, Jésus, et commencez de posséder cette montagne? Que
personne ne vous pose de question, que nul ne vous dise: Est-ce que vous
habiterez sur cette montagne vous seul? Montagne féconde, montagne grasse,
montagne abondante, montagne riche en parfums. Ces parfums sont inépuisables.
Car il en existe une très-grande quantité sur le mont de la myrrhe. Ils ne cesseront
de couler de cette cime: voilà pourquoi celui qui va à la montagne de la myrrhe
ne manquera pas de parfum. Celui qui marche vers les collines du Liban ne sera
pas privé de ces senteurs. Car l'encens ne manquera pas sur le Liban. On dit
que le mot Liban s'explique par encens. Venez, ô bon Jésus, à ces collines, et
que les parfums coulent de votre face sacrée. O quels tourbillons de fumée
d'encens s'élèvent de ces collines quand elles ont été embrasées de votre feu !
Ce feu trouve un grand aliment sur ces hauteurs, et un foyer d'encens
très-considérable. Ces parfums ne se consument pas vite. La fumée qu'ils
produisent ne s'évanouit pas facilement. Une quantité si grande ne peut être
contenue dans la main ni renfermée dans l'encensoir: un vase ne la contient
pas, elle n'a pas de mesure, parce qu'elle ne cesse pas de couler. Il est donc
à juste titre une colline d'encens, celui qui prie sans relâche et, ce qui est
mieux, sans fatigue. Celui qui dans ses prières n'a rien de tiède, rien de
faible, mais dont les soupirs, semblables à cette sombre fumée, qui
s'épaississant sur les grandes fournaises, roule des tourbillons brûlants de
désirs abondants et de voeux embrasés. Venez, ô bon Jésus, aux collines de
l'encens: les montagnes que vous touchez produisent une grande fumée de
prières. O mes frères, nos prières ont-elles quelque chose de semblable ! Que
notre encens a bientôt cessé de briller ! A peine est-il embrasé qu'il
s'éteint. Pourquoi cela? Assurément parce que nous en avons fait en nous-même
une trop petite provision.
5. Pour moi, je considère comme des collines
d'encens, les esprits angéliques et ceux d'entre les hommes qui s'efforcent de
les imiter semblables à l'encens, leurs prières s'élèvent sans cesse en
présence de Dieu: en produisant les vapeurs si agréables de la dévotion, ils
rassemblent les nuages des affections célestes. Heureux le prêtre qui offre
l'encens en si grande quantité et qu'entoure la vapeur d'une nuée si
délicieusement suave. Dans l'apocalypse, vous trouvez « les coupes pleines de parfums
qui sont les prières des saints.» (Ap. V, 8.) Et qu'elle relation entre les
collines de l'encens et les coupes? Quelle est la coupe qui contienne la
colline de l'encens? Précieuse coupe celle qui est remplie de parfums, mais
voici plus qu'une coupe. « La fumée des parfums, » continue l'Apocalypse, «
monta en présence du Seigneur des mains de l'Ange. (Ap. V, 4.) Quelle main
suffirait à tenir une colline entière? Quelle main, dis-je, ô bon Jésus, sinon
la vôtre, vous qui soupesez les montagnes, renfermez la terre entre vos doigts,
vous qui soulevez, pour trouver leur pesanteur, les monts les plus élevés et
qui placez les collines dans une balance? En votre droite, Seigneur, sont
toutes les limites de ces collines, et, si on petit parler de la sorte, elles
sont dans votre sein. Aussi la prière des saints se retourne vers votre sein,
elle pénètre en votre présence: elle y reste, elle y revient ils sont en vous,
et vous en eux. C'est pourquoi vous dites: «J'irai pour moi aux collines de
l'encens. » Venez donc, Seigneur, venez, ne tardez pas, ne dépassez pas ces
collines. Mais, que sera-ce si ces collines bondissent vers vous? Les montagnes
de la myrrhe sont mobiles, ainsi que les collines de l'encens, dès que vous
vous présentez. Comment ne seraient-elles pas mobiles, puisqu'elles se
liquéfient, coulent, fument et s'échappent de vos mains semblables à une fumée
d'encens en présence du Seigneur? Allez donc pour vous aux collines de
l'encens: où sont les encens en grand nombre, où se trouvent tous les encens: car
sur la colline de l'encens, rien n'est sans cet encens. On vous les a donnés,
venez donc pour les brûler en votre présence.
6. « J'irai pour moi à la montagne de la myrrhe
et à la colline de l'encens. » Venez du Liban, venez. Nous avons déjà vu le
motif qui le fait partir, n'est-ce point afin d'appeler, d'entrer et de dire:
venez? Voilà combien il est bon, combien agréable d'habiter sur ces collines,
vers lesquelles se dirige le verbe de Dieu, qu'il revoit: du haut desquelles il
appelle l'épouse, et l'appelle à la couronne. «Venez du Liban », s'écrie-t-il,
« venez, vous serez couronnée. » (Cantique IV, 8.) Liban veut dire blancheur.
N'est-il pas blanc de la neige qui tombe du ciel? Ainsi qu'il est écrit, « la
neige du Liban ne se fondra pas. » (Jerem. XXIII, 4.) C'est cette neige qui
descend du ciel, qui imbibe la terre, l'enivre et lui fait germer les plantes.
Heureux monts sur la cime desquels cette neige tombe, et heureuses les collines
qu'elle couvre. « Il en sera ainsi », dit le Seigneur, « de la parole qui sort
de ma bouche, elle ne reviendra pas vide vers moi. » (Is. LV, 11.) Vous
paraît-elle revenir vide, cette parole qui va frapper les montagnes de la
myrrhe et les collines de l'encens, qui tombe sur ces hauteurs, et couvre leurs
vallées? Elle ne sait pas revenir vide. Aussi elle appelle et crie. viens du
Liban, viens. Pensez-vous que ce soit sans mystère, qu'après les montagnes de
la myrrhe et les collines de l'encens, on parle du Liban? Où l'âme se rend-elle
pure et blanche, sinon dans la prière? D'abord la myrrhe mortifie, ensuite
l'encens purifie. La prière, en effet, ne pourra s'élever pure, si auparavant
on n'a détruit les mauvaises odeurs et les exhalaisons de la chair. Par
l'emploi de la myrrhe, l'âme est contractée, elle est ramenée à une certaine,
bien mieux, à une entière unité: par l'encens, elle se dirige, se dilate, se
répand et remplit les régions célestes. Arrivée à ce point, elle se mêle et se
confond avec le souffle libre de la vérité; et après avoir été d'abord
resserrée en elle-même, ici elle se raréfie, elle est affaiblie et atténuée,
elle est suspendue dans les hauteurs et fixe ses regards sur leurs cimes plus
élevées qui la tiennent comme suspendue.
7. La prière remplit le rôle de la myrrhe et
celui de l'encens. Elle recueille et resserre d'abord clans le coeur
l'affection de celui qui prie; ensuite elle la dilate et la dirige vers le
Seigneur. Quoi de plus semblable à la myrrhe que l'état où l'âme passe à une
union si intime avec Dieu? Quoi de plus comparable à l'encens qu'une diffusion
si abondante d'une sorte de sentiment divin? Avec raison, on appelle belle et
sans tâche, celle que l’ardeur de la prière a embrasée, celle qu'a colorée et
rendue blanche l'éclat de la lumière éternelle. « Vous êtes toute belle, ô ma
bien-aimée, et il n'y a; pas de tâche en vous. » (Cantique IV, 7.) Vous êtes
toute belle, parce que vous êtes toute belle à cette heure surtout, à l'heure
de la prière, à l'heure de l'encens. Vous êtes belle, ma bien-aimée, vous êtes
toute belle: parce que vous êtes toute mon amie, et ne brûlez que du seul feu
de mon amour. Vous êtes toute belle, et sans tâche, vous n'avez pas sur vous
l'impression fâcheuse d'une couleur étrangère. « Venez du Liban, venez du
Liban, venez du Liban. Venez du Liban », parce que vous êtes sans tâche: «
venez du Liban », parce que vous êtes toute belle: « venez du Liban », parce
que vous êtes pleinement purifiée. Venez du Liban, entièrement brillante de
splendeurs; venez du Liban, sans aucune faute: venez du Liban, éclatante de
grâce: « venez, vous serez couronnée. » Heureux celui qui, du Liban d'une pure
affection, de la colline de l'encens, de l'abondance de la prière intérieure,
est invité à venir recevoir la couronne ! Heureux, dis-je, l'âme qui, à l'heure
de l'encens, monte vers le Père, qui est appelée sans intervalle du Liban à la
couronne, cette couronne de gloire que lui donnera, au moment de son passage,
le juste juge et le tendre époux, Jésus-Christ, qui est avec Dieu le Père dans
tous les siècles des siècles.
Amen.
1. « Vous êtes toute belle, ma bien-aimée, et il
n'y a pas de tâche en vous: venez du Liban, mon épouse, venez du Liban; venez,
vous serez couronnée. » Qui me donnera de faire (pour employer ce terme), cette
route de trois jours? Qui, dis-je, me donnera de parcourir ce chemin sans me
fatiguer. Ces routes sont belles, ces sentiers sont pacifiques, aller du Liban
au Liban, et du Liban au royaume. Car l'épouse, appelée à la couronne, paraît
être invitée à partager le trône. Ce terme de la voie est agréable, le passage
est néanmoins agréable aussi. Pourquoi ne serait-il pas doux, puisqu'il ne
s'écarte pas du Liban? Ce n'est pas là une route large, une route profane,
l'impur ne peut y passer. Ce n'est pas ici l'affaire de celui qui court, de
celui qui veut, mais de Dieu qui fait miséricorde. Pourquoi, dis-je, qui fait
miséricorde? Il aurait mieux valu dire, qui éprouve un très-vif désir. Est-ce
que ce triple appel qu'il adresse n'indique pas une brûlante envie? La preuve
qu'il désire vivement, c'est qu'il appelle trois fois. Rappelez en votre esprit
les commencements de ce cantique: nulle part vous ne trouverez la beauté de
l'épouse si souvent rappelée ou si fortement louée. Trois fois le bien-aimé
l'appelle, trois fois il dit qu'elle est belle. Dans les passages précédents,
vous lisez: » voici que vous êtes belle, mon amie, voici que vous êtes belle.
Et encore ailleurs: oh! que vous êtes belle, ô ma bien-aimée, oh! que vous êtes
belle! Et en ce troisième endroit, il dit qu'elle est toute belle. Dans les
autres lieux, où il montre qu'elle est belle, où il est ravi qu'elle soit si
belle, il n'affirme pas qu'elle soit entièrement belle comme il l'assure en ce
lieu. « Vous êtes toute belle, ô ma bien-aimée. » Comment n'est-elle pas toute
entièrement unie à la beauté, comment toute la beauté n'est-elle pas unie à
elle? Comment n'est-elle pas entièrement belle, celle en qui descend tout
l'éclat de la lumière éternelle? Elle est toute belle, et plus que belle, celle
en qui se précipite, avec toute son abondance, la plénitude de la beauté du
Seigneur. Cette beauté est certainement exaltée au-dessus des astres, elle
éclate cependant dans l'épouse. « Sa beauté, » est-il dit, « est dans les
nuages du ciel. » Tant que l'épouse est nuée du ciel, nuée brillante et légère,
nuée qui s'approche du soleil, pour ainsi dire, et le reçoit en elle aussi
longtemps, la seule splendeur de cet astre reluit en sa personne, et la
splendeur de sa beauté y subsiste.
2. L'épouse est véritablement une nuée, quand
l'affection spirituelle la rend dégagée et quand la lumière de l'intelligence
l'éclaire. lorsque suspendue dans les hauteurs par l'oraison et la
contemplation, semblable à un nuage léger et brillant: toute belle, parce
qu'elle est toute aimée; sans tâche parce qu'elle est colorée des feux de la
charité: à ce moment, l'époux montre sa bien-aimée glorieuse, sans défauts,
sans rides, la purifiant, non pas tant par son sang que dans sa lumière.
Comment ne serait-elle pas entièrement belle, cette âme en qui apparaît une
image si parfaite de la beauté divine? Quelle personne me trouverez-vous que
vous osiez appeler entièrement belle, si vous ne la prenez à cet instant où
l'amour dans son ardeur la pénètre beaucoup plus qu'il ne la revêt de la beauté
de son bien-aimé? Aux autres moments, on la regarde comme sans tâche, lorsque
ses fautes ne lui sont pas imputées? A l'heure où on la proclame sans tâche, ce
n'est pas indulgence, mais cet état est l'effet de son amour, de son désir, de
sa dévotion. Où y aura-t-il place pour l'indulgence, là où tout bouillonne
uniquement des désirs de la charité? L'amour n'a pas besoin d'indulgence: où il
se trouve seul, tout est plein de grâce. Voyez maintenant comment l'offense est
exclue, la grâce et la grâce seule recommandée. « Vous êtes toute belle, ô ma
bien-aimée, » dit l'époux, « et il n'y a pas de tâche en vous.» Des paroles si
flatteuses, ne sentent pas l'indulgence, elles sont l'expression de la
dilection de l'amour, de l'admiration. Ravi de cette beauté, l'époux désire sa
présence. « Venez du Liban: venez, vous serez couronnée. » Cette invitation
répétée exprime l'affection et le vif désir qu'il éprouve.
3. Que d'autres scrutent les mystères de ce triple
appel et en assignent les degrés: pour moi, c'est assez d'admirer l'affection
que la majesté divine éprouve pour l'âme de l'homme. Cette tâche me suffit,
mais j'y succombe. Plût à Dieu que je n'eusse rien autre chose à faire que
d'admirer dans la stupeur de mon esprit ravi, la grâce qui nous est ainsi faite
dans cet amour, en accompagnant toutefois cette admiration de mes voeux et
d'une charité fort sincère. L'affection, en effet, mérite l'affection, et
l'abîme appelle l'abîme au bruit de ces cataractes retentissantes. Ce sont là,
ô bon Jésus, de bonnes cataractes, elles répandent l'affection et font couler
l'amour à flots. L'amour n'est pas muet, il a l'usage de la parole. Parce qu'il
« contient tout, il a la science de la voix. (Sap. I, 7.) Ceci a été écrit de
l'esprit, et vous connaissez bien la grande affinité (si ce n'est pas
l'identité) qui règne entre la charité et le Saint-Esprit. Cette vertu renferme
tout, parce que « la plénitude de la loi c'est la charité. » (Rom. XV, 10.)
L'esprit exprime les mystères et prononce des expressions remplies d'amour. Il
rend témoignage à notre esprit, il peut aussi faire entendre des paroles
agréables. Les sons qu'il fait retentir sont pleins de tendresse et de désirs,
ses voeux sont à l'instar d'une voix. L'expérience heureuse que l'on fait de la
grâce, c'est là le principe qui invite, qui parle, qui crie: venez du Liban.
L'époux appelle trois fois, peut-être parce qu'un lien triple, est difficile à
rompre. L'amour est un lien puissant. Il attire tendrement; pour lui, parler,
c'est attirer. Rien n'enlace plus fortement, rien n'entraîne avec plus
d'énergie que ce lien de l'amour. Entendez comment la loi divine montre le
triple noeud qui forme ce lien. « Vous aimerez le Seigneur votre Dieu de tout
votre coeur, de toute votre âme et de tout votre esprit. » (Matth, XXII, 37.)
Comme si l'on disait: Vous aimerez le Seigneur votre Dieu par la résolution de
votre coeur, par l'affection vitale de votre âme, et par le choix complet et
raisonnable de votre esprit de telle sorte qu'il y ait en vous le propos de
l'amour, que ce propos soit tout vers Dieu, et qu'il soit formé avec juste
connaissance. La pieuse intention du coeur tourné vers Dieu est bonne: mais
qu'est-elle si elle est paresseuse, morte, si elle n'a rien de vivant, rien
d'animé? Elle est bonne, l'intention pure qu'excite et vivifie pour ainsi dire
une douce et forte affection. La méditation, quand elle est bien réglée, forme;
et quand elle est fréquente, elle ranime cette affection qui est comme l'âme de
la bonne résolution. Quoi de plus fécond, que ce triple lien, pour faire
mériter la couronne qui nous est destinée, quoi de plus capable de nous faire
goûter l'expérience du bien? Cette triple dilection qui lie l'âme, ne vous
semble-t-elle pas vous inviter et crier à trois reprises: venez?
4. Enfin, elle adresse comme une invitation,
quand elle donne la hardiesse qui vient du mérite et le goût qui résulte de
l'expérience. « Venez du Liban, venez, vous serez couronnée! » Dans
l'Apocalypse vous lisez ce pointsage relatif à ceux qui viennent du Liban.: «
Ceux-ci que je vois vêtus d'habits blancs, qui sont-ils, et d'où sont-ils
venus? Ce sont ceux qui sont venus d'une grande tribulation, ils ont lavé leurs
robes et les ont rendues blanches dans le sang de l'agneau. Ils les ont
blanchies, » dit ce texte, « dans le sang de l'agneau. » (Ap. VII, 13) Par
l'énergie de leur foi et par la sainteté de leur vie, ils suivent dans leurs
souffrances cet agneau qui n'ouvrit pas la bouche quand on le menait à la
boucherie et qui garda le silence lorsqu'on le tondait. (Is. LIII, 7.) Ils ne
sont ni tristes ni agités, jusqu'à ce que leur jugement se termine par la
victoire, et leur combat par la couronne. « Nul ne sera couronné, s'il n'a
auparavant légitimement combattu. (II Tim. II, 5.) Et parce que la couronne
s'obtient dans la lutte, c'est pour cela, Sans doute, qu'en invitant sa
bien-aimée à la couronne, l'époux lui indique ce qui la lui fera obtenir. Voici
ses paroles: Vous serez couronnée de la tête d'Amana et de Sanir, des montagnes
des léopards et des cavernes des lions. Ces noms, ces animaux rappellent, je ne
sais quoi de dur, de sauvage et de rusé. On dit que l'épouse est couronnée à
cause d'eux parce que, par leur défaite ils ont fourni matière à son triomphe.
Il est couronné pour avoir souffert la tribulation, celui qui, doux et
pacifique, sort des grandes souffrances semblables à un agneau: celui qui vient
en toute charité, blanc, sans déchirure, que ne dépare aucune tâche d
impatience ou de murmure. Ce sont là ceux qui viennent du Liban et sont
couronnés de la tête d'Amana et de Sanir, des cavernes, des lions, et des
montagnes des léopards. C'est par ces animaux qu'on est couronné, parce que par
eux on subit les épreuves des souffrances. Est-ce que ces âmes ainsi exercées
ne cueillent pas les raisins sur les épines, les figues sur les ronces? « Ce
qui, à présent, » dit l'apôtre, « se fait sentir de notre tribulation est
momentané, aussi bien que léger; et au-dessus de toute mesure dans les hauteurs
des cieux, se prépare en nous un poids éternel de gloire. (II Cor. IV, 17.) Les
souffrances de cette vie coopèrent donc, bien qu'elles ne lui soient nullement
comparables, à la confection de cette couronne de la gloire à venir, qui nous
est réservée. On a une mesure de récompenses tout-à-fait comble, lorsque l'âme,
au milieu des mérites d'une entière pureté, est encore brisée par des
souffrances variées. On se tresse une couronne très-belle, quand on enchaîne
ensemble la sainteté de la vie et l'humble support des tribulations. Assurément
le poids des peines est fort considérable: voilà sans doute pourquoi on
l'exprime par le mot de montagne. C'est une masse énorme, mais la foi est
au-dessus et rien ne peut l'écraser. Elle foule aux pieds les cimes de ces
hauteurs et elle frappe la tête même dans la maison de l'impie. Par conséquent
c'est avec raison que, tête triomphante, elle est couronnée à cause de la tête,
parce qu'elle brise le principe des tentations et résiste à la violence des
assauts. En toute chose, ce qui est premier ou principal est comme la tête.
Entendez donc ici par tête, soit le principe, soit l’ensemble de ce qui est
figuré par ces montagnes. Il est couronné de la tête d'Amana, du sommet
d'Hermon et de Sanir, celui qui s'élève au-dessus de l'amas des injures et de
la masse des tribulations qui se dressent contre l'humble science du Christ.
Mais cette montagne parait avoir d'autant moins de poids, que tout ce qui la
gonfle est plus fugitif et plus momentané.
5. Enfin bien qu'il s'agisse d'une montagne,
vous lisez ce pointsage: « la montagne tombante s'en va, et le rocher est
transporté de sa place. » (Job. XIV, 18.) Et voyez comment ces montagnes ont
coulé, comment elles ont été transportées. Elles ont été transportées, parce
qu'elles ont été transformées. L'Apôtre montre comme transportés et comme
conquis par la victoire, les fidèles à qui il adresse ces paroles: « Vous avez
autrefois été tout cela, » dit-il. « mais vous avez été lavés, sanctifiés et
justifiés. » (I Cor. VI, 11.) De cette ablution, de cette purification qui s'opère
par la parole de la foi, le léopard a perdu ses bigarrures, il est devenu
entièrement sans tâche, tout d'une seule couleur, c'est-à-dire il n'a qu'une
foi et qu'une manière de se conduire. L'hérétique est semblable au léopard, il
est tâcheté de la variété de ces croyances erronées: et il est encore
comparable au même animal, l’homme qui ne ressemble pas à lui-même, l'homme
inconstant et divers qui change souvent de projets. Car (pour employer ce
langage) le léopard paraît vouloir et ne vouloir pas. Appliquez ces paroles à
la conversion des gentils, et vous comprendrez de suite comment, par l'unité de
espérance et de la foi, ceux qui se sont convertis au Seigneur ont pris une
seule et même couleur: vous verrez qu'ils ont dépouillé non-seulement la bigarrure
mais encore la férocité, et qu'ils ne résident plus dans les antres des lions.
On ne les trouve plus, dis-je, dans les couches impures, mais dans les
retraites et les jardins embaumés par les plantes odoriférantes; ils reposent
non dans les gîtes des animaux sauvages, non dans les lits infects, mais dans
les lieux fleuris. Car elle est fleurie la couche qui réunit l'époux et
l'épouse. L'épouse ne semble pas sortir di Liban, et quitter la Judée avec
plaisir pour aller vers les nations. Elle s'en va à regret, elle qui appelle
tant de fois, ne veut pas quitter le Liban, et se rendre au mont Amana, aux
cimes de Sanir et d'Hermon. Mais son passage convertit en véritable Liban, ces
hauteurs stériles, ces cimes barbares.
6. Mais considérez à présent les noms de ces
montagnes. Amana signifie un peuple vain ou resserrant. Sanir, hérissé; Hermon,
anathème. Quoi de plus vain que ce peuple, dont les docteurs eux-mêmes
s'évanouirent dans leurs pensées, et se disant sages, devinrent fous? quoi de
plus étroit que ceux qui, par désespoir se livrèrent à l'impudicité? Il est
bien plus étroit, le coeur qui borne tous ses vieux aux limites de la joie du
temps, et ne sait pas dilater ni porter son espérance aux biens éternels. Qu'y
a-t-il de plus rude et de moins bien réglé, que ces hommes dont l'Apôtre dit:
qu'ils sont sans affection, sans fidélité, vivant dans la malice et la
jalousie. (II. Tim. III, 3.) Ne faut-il pas les comparer au mont Sanir? Car on
regarde comme semblables à Hermon ceux qui sont devenus étrangers au sens du
Christ, qui n'ont plus l'espoir de la promesse, ne sont pas concitoyens des
saints, ne font nullement partie de la maison de Dieu, et se trouvent
absolument sans Dieu en ce monde. Et vous, ô nations, vous avez été tout cela,
mais vous avez été lavées, sanctifiées et justifiées au nom de notre Seigneur
Jésus Christ: aussi l'épouse est couronnée à cause de vous, parce que votre
changement est le sujet de sa gloire. Excellente transformation quand le Sanir
devient le Liban. Et le Liban, le vieux Liban, le Liban des Juifs parait
maintenant changé en Sanir et en Hermon: c'est pourquoi, viens du Liban, et
viens et considérez combien à la place de ce Liban petit et étroit, il s'élève
pour vous d'autres Libans. Levez les yeux autour de vous et voyez, toutes les
montagnes de ce monde doivent devenir pour vous d'autres Libans. Il est
grandement triste pour votre coeur, d'être témoin de la perte et de la
désolation de votre nation: mais cette désolation trouve une large compensation
dans le gain de plusieurs peuples qui viennent dédommager du malheur d'un seul
qui s'en va. Ne tardez donc pas, mais, venez de ce Liban qui a déjà cessé
d'être le Liban. Venez pour être couronnée à cause de la foi et de la vie
sainte des gentils convertis. Vous plaît-il de voir toutes ces montagnes dont
nous parlons, non dans la Judée et dans la gentilité, mais en l'Eglise
seulement? Ce sens sera acceptable, si vous voulez faire subir au texte cette
application. Vous trouverez dans l'Eglise et le Liban et Amana et Sanir et
Hermon. Vous y rencontrerez et les montagnes des léopards et les cavernes des
lions.
7. Plaise au ciel que dans notre Liban, que dans
cette assemblée de moines, que la profession et la vie embellit et fait briller
d'un pur éclat: que, dis-je, dans ce Liban, on ne puisse voir ni la tête
d'Amans, ni les cimes des Sanir et d'Hermon. Quand, dans la réunion et
l'assemblée des saints, vous apercevez un religieux qui s'exalte lui-même,
animé de sentiments qui sont selon la chair, plein dejactance, enflé et troublé
au-dedans et au-dehors, inquiet dans la vanité de son oisiveté (car l'oisiveté
produit la paresse spirituelle), quand vous rencontrez un religieux de ce,
genre, qu'avez-vous devant les yeux, sinon la tête d'Amana unie au Liban? Rien
de plus vain que l'oisiveté, rien de plus inquiet que la paresse spirituelle,
rien de plus agité que l'enflure de l'orgueil. Car, Amana veut dire peuple vain
ou troublé. voilà pourquoi d'Amana, on va à Sanir, vers le peuple rude et
poilu. Là où est la paresse, là se trouve l'enflure: où règne le trouble, vous
ne trouverez rien de flexible, rien de bien disposé, rien de réglé, tout y est
blessant. qui a le malheur d'être en cet état, est sans fidélité, sans
affection, homme d'un sens ennemi, réprouvé et, ce qui est encore plus triste,
anathématisé, selon la, signification du mot Hermon. Cet infortuné n'est ni
domestique de Dieu, ni citoyen, il n'est pas même hôte et étranger qu'on
héberge, parce que nulle grâce n'est pour lui, aucune dévotion ne descend en
son âme. L'époux n'entre pas chez lui, soit pour le visiter en passant, soit
pour loger en sa maison comme un hôte. Chez lui résident les léopards, les
démons à la peau changeante et bigarrée, les lions font leur séjour en son
coeur. Ils ne rôdent pas autour pour. traverser ce lieu en courant, ils le
possèdent en sûreté, ils y placent leurs repaires. Mais il ne faut pourtant pas
désespérer de ceux qui sont en cette triste position. Plusieurs d'entre eux
sont prédestinés en effet à contribuer à l'ornementation de l'époux. Aussi il
dit: « Venez, vous serez couronnée de la tête d'Amana et de la cime de Sanir.
Venez, du Liban, » dit-il, « venez. » Voyez si elle ne sort pas avec peine du
Liban, celle qui se laisse appeler tant de fois. Cependant le retard qu'elle
apporte à en partir ne vient pas de la désobéissance; c'est un acte de
précaution. Qui en effet descend avec plaisir de la contemplation et des pures
régions du repos intérieur? Qui n'éprouvera pas de la peine de s'éloigner, même
pour un instant, d'un lieu plein de délices? Peut-être les avantages qu'on
espère réaliser dans les disciples sourient, mais le travail est fatiguant.
Sans doute, le profit est à désirer, mais la chute est à craindre. Je tiens
pour suspects ces gains qui offrent un profit incertain, exposent grandement le
salut personnel, et empêchent certainement de goûter les délices intérieures.
Est-il étonnant que la bien-aimée mette du retard à venir, puisqu'il lui est
désagréable de s'éloigner du Liban et qu'elle a à craindre, en prenant son
essor vers les montagnes barbares qu'habitent les animaux? Et peut-être ce
délai de l'épouse blâme et condamne notre précipitation; trop prompts, pas
assez prévoyants, ne pesant pas suffisamment les forces de notre âme, nous nous
hâtons de nous jeter dans les travaux de la prélature, dans les peines des
soucis, dans les occasions de chute qu'elle entraîne à sa suite: n'attendant
pas d'être appelés, même une fois, mais de nous même. Nous prenons l'honneur,
ou devançant la vocation ou la provoquant par artifice. Un emploi si redoutable
ne veut ni présomption imprévoyante, ni crainte obstinée.
8. Il faut désirer d'aller où le Christ ordonne,
où l'époux appelle, et où sont promis des fruits abondants, comme la chose a
lieu en cet endroit: «Venez, » dit-il, c vous serez couronnée de la tête d'Amana,
des hauteurs de Sanir et d'Hermon, des cavernes des lions et des montagnes des
léopards. » Quand la dureté des moeurs est changée dans les sujets, lorsque des
couches impures, ils sont transportés dans les lits honnêtes et fleuris, dans
les jardins des aromates, dans les retraites où il n'y a plus les rugissements,
mais les larmes et où règne la componction du cœur et non la lutte des pensées:
quand disparaît le voile d'une variété tâchetée pour faire place à la
simplicité pure, et quand les moeurs se trouvent améliorées par son ministère,
alors on comprend que l'église est couronnée avec convenance. Elle reçoit avec
raison cette récompense à cause de ces pécheurs qui deviennent son ornement,
eux dont précédemment elle abhorrait les moeurs - alors ils sont réunis en un
seul coeur, par l'ordre de la charité, eux qu'auparavant divisaient des haines
vraiment bestiales. Cette consistance de l'unité est tout-à-fait agréable à
l'époux; voilà sans doute pourquoi dans la suite il se dit blessé « par un de
ses yeux ou par un de ses cheveux », c'est-à-dire, un des yeux, un des cheveux
de l'épouse. Il faut renvoyer à un autre temps l'explication de ce pointsage.
Il me suffira d'avoir donné en terminant cet avertissement: que si le désir de
soigner le prochain pousse quelqu'un à monter à un grade supérieur, je ne l'en
dissuade pas, je ne l'y engage pas absolument. L'unique chose à laquelle je
vous exhorte, qui que vous soyez, c'est d'imiter l'hésitation et la candeur de
l'épouse: elle ne se contente pas d'être appelée une fois, elle n'est pas
tout-à-fait digne, si elle ne vient du Liban d'une conscience blanche et
purifiée. Ce n'est en effet que du Liban que Jésus appelle sa bien-aimée, à la
couronne, Jésus qui est Dieu béni dans les siècles des siècles.
Amen.
1. O cœur dur, et tristement dur, celui en qui
de telles paroles ne feraient pas de blessure. Il est tout-à-fait dépourvu de
sentiment, le cœur qui ne saisit pas la force de ces paroles; qui n'est pas
saisi d'admiration à la vue d'un égard, si extraordinaire, que dis-je, égard?
c'est plus encore. Et combien grand serait ce procédé quand il ne serait
qu'égard? C'est une chose véritablement considérable et digne de toute
admiration, qu'une majesté si haute daigne donner à la faiblesse humaine le nom
d'épouse et de soeur. Ici ce n'est pas tant égard que dévouement. Voulez-vous
entendre la preuve de cette affection prévenante et dévouée? « O épouse ma
soeur, » s'écrie l'époux, « vous avez blessé, vous avez blessé mon coeur. » La
blessure du cœur indique la violence de l'amour. O cœur vraiment tendre que vos
sentiments touchent et portent à payer notre affection de retour. En cela il y a
pour lui et nécessité et retour: la nécessité se trouve indiquée par le nom dé
soeur et d'épouse, et le retour par la blessure qui ouvre le coeur. Le titre de
soeur réclame (affection, celui d'épouse l'exige davantage, l'une le veut à
cause de la parenté, l'autre à titre d'amour conjugal. Dans l'une parce que le
père et la soeur descendent d'une même tige; dans l'autre parce que l'époux et
l'épouse ne forment plus qu'une chair. La bien-aimée est soeur parce qu'elle
est devenue participante de la nature divine: elle est épouse parce qu'elle a
été prise et élevée à ne faire qu'une personne avec Dieu. En désignant la
nature ou la grâce, ces termes indiquent l'obligation d'aimer qu'ils entraînent
avec eus. Combien est tenue à aimer, l'âme qui se connaît unie à Jésus-Christ
par tant de liens étroits? quelque fort que soit son amour, elle n'aime pas,
elle ne fait que rendre l'affection qu'on lui a déjà montrée. C'est « lui » en
effet a qui nous a aimés les premiers. » (I Jean IV, 16.) Quelque vif qu'il se
fasse sentir, notre amour ne lui est pas donné, il lui est rendu il lui est dû,
il n'est pas gratuit, et il ne peut jamais égaler celui qu'il a d'abord montré
pour nous. Et comment peut il mériter, comment peut-il lier par obligation
celui qui ne peut même entièrement acquitter ce qu'il doit? Il vous est
impossible, ô épouse, de bien rendre la pareille à celui qui vous a tant aimée.
Cet amant divin ne cesse pourtant pas de multiplier son amour pour vous. Ce
qu'il vous a donné en affection, n'est pas encore entièrement payé, qu'il se
considère comme tenu à vous armer encore davantage. Tout ce que vous lui
témoignez de tendresse, il ne le reçoit pas comme dû, il le prend comme
gratuitement donné. Il se sent comme provoqué encore plus à vous aimer et il le
montre en disant que son cœur est blessé.
2. Quel est ce miracle, mes frères? Ne
tenez-vous pas pour heureuse l'âme qui perce et traverse par ses pieuses
affections d'amour, le cœur même de Notre Seigneur Jésus-Christ? Il est aigu,
il est efficace, il est vraiment violent, ce sentiment qui émeut et excite
votre affection, ô bon Jésus. Grande et puissante est la force de la charité,
elle atteint jusqu'à l'amour qui est en Dieu et, semblable à une flèche, elle
traverse son coeur. Qu'y a-t-il d'étonnant à ce que le royaume des cieux
souffre violence? (Matth. XI, 12). Le Seigneur lui-même souffre la blessure
d'un amour violent. Mais considérez les traits qui l'atteignent. » Vous avez
blessé mon cœur, » dit-il, a par l'un de vos yeux, par l'un de vos cheveux. »
Ne cessez pas, ô épouse, de blesser votre bien-aimé par des coups semblables.
Employez à cela, vos pieux regards comme des flèches aiguës. Ne soyez pas trop
molle dans ce combat, ne vous contentez pas de blesser une seule fois celai que
vous aimez, faites lui éprouver blessure sur blessure. Heureux êtes-vous si vos
flèches s'attachent à lui, si vos amours militent dans le Christ, si votre oeil
est fixé en lui et ne s'en détache jamais. Bonne blessure, d'où sort une
puissance. Une femme toucha la frange de sa robe, et le Christ éprouva qu'un
prodige sortait de lui. (Luc. VIII. 44.) Combien plus sent-il la grâce
s'échapper de lui, quand au lieu d'être légèrement touché, son cœur est blessé?
Cette blessure n'est pas reçue sans qu'un sentiment l'accompagne: aussi
décrochez-lui les traits d'un regard pur: considérez-le comme un signe placé
pour recevoir de semblables flèches. Il les reçoit avec plaisir, puisqu'il en
lance de pareilles. Il regarda Pierre, il atteignit son coeur et le perça des
traits de la pénitence. Les larmes indiquent la blessure du coeur. Il blesse
aussi par un regard clément, le coeur, chaque fois qu'il le pousse à quelque
sentiment de vertu. Plaise au ciel que ce divin époux multiplie en moi les
blessures, qu'il me couvre de la plante des pieds au sommet de la tête,
tellement qu'il ne reste aucune partie qui n'ait été atteinte. Mauvaise santé
que celle qui ignore les blessures des tendres regards du Christ. Le regard
provoque le regard aussi essayez de le blesser par un coup-d'oeil, que vos yeux
soient toujours dirigés vers le Seigneur, qu'il soit pris par ces regards
d'amour, qu'il soit lié par vos cheveux.
3. L'époux ne se dit pas blessé par les yeux ou
par les cheveux, comme s'il y en avait plusieurs, mais par un seul. « O soeur
mon épouse, » dit-il, « vous avez blessé mon coeur par un de vos yeux et par un
de vos cheveux. » Si vous avez plusieurs yeux, fermez tous les autres, ne
faites usage que de celui-ci, de celui qui a coutume de fixer votre bien-aimé
et qui seul peut avoir ce bonheur. Ceux qui veulent viser droit, bouchent un
oeil et dirigent l'autre, et même ils compriment celui dont ils se servent pour
considérer, afin de pouvoir mieux apercevoir ce qu'ils regardent. Votre oeil
est unique s'il est pur; il est unique s'il ne s'étend pas sur plusieurs
objets: il est unique si, simplifié, il est comprimé et dirigé vers un but,
s'il n'est pas tendu hagard ou errant sur mille points de vue. Votre oeil est
dans l'unité, si vous regardez un pas et y tenez la vue attachée n'apercevant
que lui. S'il est l’oeil de l'amour, il est un. « J'ai demandé une chose au
Seigneur, » dit le psalmiste, « je la chercherai toujours, c'est d'habiter dans
la maison du Seigneur tout le long de mes jours et de contempler la volupté du
Seigneur. » (Ps. XXVI, 4.) Voilà l’oeil qui est un, ne demandez, ne regardez
qu'une seule chose. « Et dans un cheveu de votre cou. » Il ne faut pas que les
cheveux flottent, qu'ils se répandent de tous côtés sans règle et que, répandus
et flottants, ils empêchent les yeux de voir. Il ne convient pas que l’oeil
soit étroit et le cheveu large. L'oeil est empêché quand les cheveux se placent
devant lui. Si l'œil désigne l'intention, le cheveu qu'indique-t-il sinon la
pensée? Voulez-vous posséder l'un et l'autre, le cheveu et la lumière,
l'intention et la méditation? Celui qui a placé sa volonté dans la loi du
Seigneur et en fait l'objet de sa méditation le jour et la nuit, celui-là a un
seul oeil par cette volonté uniforme, et un seul cheveu par cette méditation
constante. S'il n'en est pas ainsi, si vous ne possédez pas cette intention
uniforme et simple dirigée vers Dieu, si vos pensées errent de toutes parts
sans règle: les mouvements étrangers et indisciplinés de l'esprit troublent
1'œil attentif, détournent de l'application exclusive à la contemplation et
dissipent le coeur. Que la pensée réponde à l'intention simple, que l’une soit
pure comme l'autre est uniforme. Le cheveu est bien, quand il n'est pas hors de
son lieu, quand il est soigné, remis à sa place avec autres, et attaché au cou,
à ce cou dont il est dit: « Votre cou est comme un tour, mille boucliers y sont
suspendus. (Cantique IV, 4.)
4. En ce cou entendez la sainte Ecriture, par
laquelle nous arrivent les paroles qui nous annoncent la volonté divine. « Le
cheveu du cou est dans la méditation assidue de la loi de Dieu. Si on dit « du
cou, » c'est que votre pensée, vos impressions, votre intelligence ne doivent
pas altérer la parole sacrée, mais dépendre de ses prescriptions et en tirer
leur racine. Que si vos cheveux sont divisés, si, comme épars, ils ne
présentent aucune trace de soin, bien qu'ils soient attachés au cou, ils ne
plaisent pas à l'époux, ils ne blessent pas son coeur, ils n'excitent pas son
affection et ne méritent pas sa grâce. Le bien-aimé veut deux choses: qu'ils
soient unis et attachés au cou, et qu'ils réunissent en eux l'ordre aussi bien
que l'autorité. Quel progrès faites-vous, si vos méditations roulent sur la loi
de Dieu et si en elles-mêmes elles se trouvent sans loi, quand elles sont sans
ordre et divaguent en tous sens. « Dans un cheveu de votre cou, » dit l'époux.
Par ce cou, on entend l'autorité de la parole sacrée, qui donne aux réflexions
leur forme. L'ordre est dans l'unité. L'ordre parfait existe là où les pensées
sont réunies en un pas, ramenées à un centre, et à un centre unique qui n'est
jamais enlevé. Ou bien il dit « en un cheveu de votre cou » pour exprimer que
le visage de l'épouse est libre et découvert. Les cheveux en effet servent de
voile. Il veut donc par là que la face de l'épouse soit dégagée et découverte
pour contempler la gloire du Seigneur, pour diriger vers le ciel sans obstacle
l'oeil de la contemplation: voilà pourquoi il loue les cheveux réunis avec soin
et ramenés de la figure sur le cou.
5. Pourquoi n'entendre ce pointsage que d'une
seule âme en particulier? Etendons-le à l'Eglise entière. Ce qui est général
est plus agréable. Rien de plus délicieux pour l'époux que la communauté, mieux
encore, que l'unité de ceux qui croient, que le ciment qui forme l'édifice de
son Eglise. Il a loué « dans son épouse beaucoup de biens » dont il s'est
montré ravi: mais nulle part il n'a montré le sentiment de sa joie plus
vivement qu'en ce lieu, ou l'unité se trouve rappelée sous l'image d'un seul
oeil et sous le symbole d'un seul cheveu. Comment sa joie ne serait-elle pas au
comble, là où est observé le plus grand de tous les commandements? «Je vous
donne un commandement nouveau, dit-il, « c'est que vous vous aimiez comme je
vous ai aimés moi-même. » (Jean XIII, 34.) Les yeux de l'Eglise sont les docteurs;
qui les touche, attaque la pupille de l'oeil du Seigneur. Les cheveux, ce sont
les peuples qui croient. L'époux est heureux de trouver l'unité dans les uns et
dans les autres.. « Tous connaîtront à ce signe que vous êtes mes disciples, si
vous avez de l'affection les uns pour les autres. » (Ibid. 36.) L'accord de
deux ou de trois fait que leurs prières sont bien reçues de Dieu. Combien plus
puissante sera l'harmonie de toute l'Eglise dans le Christ? (Matth. XVIII, 19.)
Que n'obtient pas l'unité qui pénètre le cœur même du Seigneur? «Vous avez
blessé mon coeur, ô épouse, ma soeur, » dit-il, « vous avez blessé mon coeur
par l'un de vos yeux, et l'un de vos cheveux. Dans toute la parure d'une femme,
qu'y a-t-il qui frappe et attire plus l'affection que les cheveux disposés avec
soin? Mais pourquoi nous efforcer de combler de louanges les cheveux de
l’épouse réunis et disposés avec un soin plein de recherche? Il y a ici plutôt
sujet de pleurer que d'applaudir.
6. En ces jours nous voyons ces cheveux de
l'épouse arrachés et tristement épars et les peuples, reçus dans le sein de
l'Eglise, se combattre. Vous avez sous les yeux cet affligeant spectacle, ô bon
Jésus, et cette division ne vous émeut-elle pas, cette blessure cruelle
infligée à votre bien-aimée, ne vous fait-elle pas souffrir? Si l'unité vous
plaît et vous réjouit, la division doit vous toucher aussi et vous faire gémir.
L'unité, l'éclat de l'uniformité, vous remue agréablement: que la division de
ceux qui étaient unis ne vous laisse pas indifférent. Vos cheveux sont divisés,
ils sont séparés les uns des autres, bien plus, ils combattent les uns contre
les autres. De côté et d'autre, ils se vantent d'être attachés au cou, et,
revendiquant pour eux seuls ce bonheur particulier, ils cherchent à rejeter les
autres loin d'eux. «Le Seigneur connaît ceux qui sont à lui, et que s'éloigne
de l'iniquité quiconque porte le nom du Seigneur. » (II Tim. II, 19.) Munie de
ce double signe, comme parle saint Paul, l'épouse demeure immobile au milieu
des troupes impies de ceux qui la tirent et la déchirent de toutes parts. Les
rois de la terre et les princes se sont entendus, ils ont comploté contre le
Christ notre Seigneur et contre son épouse. (Ps. II, 2.) Mais l'épouse connaît
l'époux, elle le suit et ne s'attache pas à un étranger. Elle ne s'ignore pas
elle-même, elle ne méconnaît pas de qui elle est l'épouse aussi elle ne veut
pas sortir ni aller à la suite des troupeaux des compagnons de son bien-aimé.
S'ils ont été ses compagnons, ils ne le sont plus. Ils sont sortis d'entre
nous, mais ils n'étaient pas des nôtres. Comment seraient-ils compagnons, ceux
qui ne sont pas les amis? « Car l'ami de l'époux se tient debout, et il écoute,
et il se réjouit grandement à cause de sa voix. » (Jean II, 29.) Pour eux, ils
n'écoutent pas le son de cette voix, ils ne se réjouissent pas de l'entendre,
la voix de l'empereur romain leur plaît davantage. Parlons avec plus de vérité,
disons qu'ils ne se réjouissent pas, mais bien qu'ils tremblent à son
rugissement. Mais le Seigneur connaît ceux qui sont à lui, il ne prend pas pour
siens ceux qui suivent l'empereur. Aussi ils ne peuvent être effrayés par les
rugissements du lion, retenus qu'ils sont et fortifies par l'impression de la
grâce que leur fait sentir la connaissance immuable que le Seigneur a d'eux.
7. La connaissance que Dieu a de quelqu'un, est
une marque très-bonne. Je veux parler de la connaissance qui est selon le bon
plaisir d'après lequel les saints sont appelés. Cette connaissance est une marque
indestructible, parce que rien ne la trompe. Non-seulement rien ne lui fait
défaut, mais elle enfante les élus, elle prédestine, elle marque ceux qu'elle
choisit pour siens. Il existe un double signe: la volonté de Dieu et l'effort
de l'homme: la Providence divine et l'activité humaine. Car c'est de cette
activité diligente que l'apôtre ajoute: « et que s'éloigne de l'iniquité
quiconque prononce le nom du Seigneur. » (II Tim. III, 49.) Voyez les deux
parties qui constituent cette marque: l'une qui vient tout entière dé la grâce
divine, l'autre qui est de la grâce et de la liberté. L'une est de la volonté
de Dieu, l'autre résulte de son secours. Cette seconde partie dirige le libre
arbitre affaibli de notre volonté, car la première en dispose par la prédestination.
Dans la première, Dieu connaît, en les voyant d'avance, ceux qui sont à lui:
dans la seconde, il se fait connaître à nous. L'une est la cause, l'autre est
l'effet de cette cause. L'une est une marque immuable, l'autre n'est que chose
probable. L'une est le signe, l'autre l'impression qui résulte de ce signe. Là
est la racine, ici le fruit; et c'est à ces fruits que vous reconnaîtrez ceux
qui prononcent le nom du Seigneur. Dieu sait, dans son bon plaisir, ceux qui
sont à lui et il les place en ce monde pour qu'ils rapportent ce fruit en
grande abondance. Voilà pourquoi on dit: «Que s'éloigne de l'iniquité quiconque
prononce le nom du Seigneur: » qui prétend appartenir à Dieu, ne doit pas
s'éloigner de l'unité. Et nul n'en peut sortir de ceux qu'a formés ou confirmés
la connaissance divine. Un seul cheveu, ne tombera, pas de la tête de l'Eglise.
Tous ses cheveux ont été comptés, tous ont reçu la marque de la connaissance de
celui qui prédestine. Cette connaissance est hors des atteintes du repentir.
Aussi son fondement est solide, elle porte le cachet de Dieu, elle a le secours
du bon vouloir divin et le concours positif de notre libre arbitre. Il n'est au
pouvoir de personne de faire tomber de la tête de l'Eglise les cheveux qui sont
réunis par une marque si sacrée. En votre puissance, Seigneur, se trouvent tous
les cheveux de l'épouse, et nul ne les arrachera de votre main. Gardez, ô bon
Jésus, ceux que vous avez, et recueillez ceux que vous avez connus: et si
quelqu'un se reconnaît pour vôtre, s'il dit: je suis au Seigneur, s'il prononce
le nom de Dieu, qu'il s'éloigne de l'iniquité, qu'il rentre dans l'unité de
l'Eglise, à l'unité de la tête et du corps, c'est-à-dire, qu'il soit un cheveu
du cou et un cheveu unique.
8. Rien ne blesse autant le coeur de l'époux,
rien ne provoque son affection et ne pénètre aussi vivement son âme; comme
l'unité de l'épouse, comme le bonheur de la voir conservée, et même consolidée,
au milieu des efforts de ceux qui ont pris à coeur de la déchirer. Les évêques
consciencieux abandonnent leurs propres sièges et ils fuient de ville en ville,
les persécutions de leurs ennemis. Les clercs et les moines dévoués à Dieu,
rassasiés de tribulations et d'opprobres, supportent avec joie la perte de
leurs biens, sachant qu'ils ont une fortune meilleure et durable dans l'unité
de la charité ecclésiastique et. fraternelle. Quand l'homme donnerait tous ses
biens pour avoir la charité, il se trouverait encore l'estimer comme rien.
(Cantique VIII.7.) Quelques-uns, il est vrai, rachètent par des présents la
liberté de la communion ecclésiastique. C'est un bon rachat, mais une vente
honteuse. Pourquoi vendez-vous ce que vous condamnez? Si vous tenez pour
schismatiques ceux qui sont séparés de vous, vous ne deviez pas, alléché par
l'argent, leur laisser la liberté de leurs erreurs. Si vous croyez que leur
parti forme un schisme, pourquoi vendez-vous par des présents la liberté que
vous consentez à lui reconnaître? Que si l'unité de l'Église se trouve
véritablement parmi nous, pourquoi essayez-vous de la déchirer? Si vous occupez
la chaire de Pierre par droit de succession, pourquoi ne soutenez-vous pas la
sentence de cet apôtre contre ceux que vous regardez comme schismatiques? « Que
votre argent se perde avec vous, » dit-il. (Act. VIII, 20.) Pour vous, vous
dites présentement: que votre argent vienne à moi: quant à votre âme, qu'elle
tombe dans la perdition. Est-ce que la perdition n'est pas dans la séparation
d'avec l'unité du corps? « Qu'il ne soit, ni pour moi, ni pour vous, » disait
cette femme, « mais qu'il soit coupé en deux. » (III Rois III, 26.) Ainsi vous
prenez l'argent quand vous ne pouvez avoir les âmes. Enlevez ce que vous
prenez: gardez pour vous les présents, laissez à l'Église les âmes. Car elle ne
cherche rien que les âmes. Que les biens du corps se répandent chez vous de
peur qu'ils ne dispersent avec vous les biens de l'âme. Qui ne ramasse pas avec
l'Église, dissipe. Le Seigneur prononce cette parole remarquable: « qui ne
ramasse pas avec moi, disperse. (Matth. XII, 30.) L'action de ramasser indique
l'unité comme celle de disperser annonce la séparation. L'Église sait dire,
avec l'époux: « Qui n'est pas avec moi, est contre moi. » Il ne laisse pas de
milieu: ou vous ramassez avec elle, ou certainement vous dispersez: ou vous êtes
avec elle ou contre elle. Vous avez coutume de dire (à ce que l'on rapporte):
Si vous ne voulez pas dissiper avec moi, du moins ne ramassez pas avec eux. Si
vous n'êtes pas de mon côté, du moins ne soyez pas contre moi. Il suffit que
vous ne soyez ni de notre parti, ni de celui de nos adversaires.
9. Mais notre Jésus ne pense pas de la sorte, il
dit: « Etes-vous des nôtres, ou appartenez-vous à nos ennemis? (Jos. V, 10.) Il
ne laisse pas de milieu. Quoi donc, ô bon Jésus, n'y a-t-il pas de résine en Galaad?
(Jer. VIII, 22.) Pourquoi donc, Seigneur, le mal qui désole votre épouse
n'est-il pas guéri, pourquoi sa blessure, sa plaie et sa meurtrissure
gonflent-elles sans être liées, sans être soignées ou adoucies par l'huile?
(ls. I, 6.) Vous avez assez fait boire à votre bien-aimée le vin de l'amertume?
Quand la ranimerez-vous par la douceur de votre huile sainte? Car jamais
l'huile des pécheurs ne la touchera. Ceux qui se trouvent dans le camp opposé,
prétendent avoir de l'huile. Est-ce qu'ils ne vendent pas de l'huile lorsqu'ils
font des caresses, lorsqu'ils promettent des honneurs, lorsqu'ils font espérer
des présents? Cette sorte d'huile ne guérit pas, elle augmente la division. Il
en est de leur huile comme de leur vin. Il faut faire le même cas de leurs
paroles et de leurs coups. Mon âme a refusé de goûter leurs consolations. Comme
cet animal dont parle le prophète (Thren. IV, 3.), ils ont découvert leurs
seins: ils allaitent leurs petits, mais non les enfants de l'Eglise. L'Eglise
en effet a ses seins. Aussi dans l'éloge que l'on fait d'elle, on ajoute: « que
vos seins sont belles, ô épouse ma soeur! » Rappelez, Seigneur Jésus, vos
enfants qui s'égarent, qu'ils reviennent goûter la douceur de ce lait; tirez de
la bouche de ceux qui le suceront votre louange parfaite, quand vous aurez
détruit l'ennemi et Victor. Hâtez-vous donc et faites que la justice remporte
la victoire, afin que l'unité réunisse ceux qui invoquent votre nom: car c'est
dans cette unité que vous placez la bénédiction et la vie pour les siècles des
siècles.
Amen.
NOTE POUR LE LECTEUR. Le personnage qui est attaqué au numéro 8 de ce
sermon ne paraît être qu'Alexandre III. L'empereur Frédéric lui avait opposé
l'antipape Victor. C'est la destruction de cet antipape que l'auteur désire en
finissant son discours: on lisait auparavant en ce lieu le vengeur (ultorem) et
non Victor (Victorem): c'est là la version exacte d'après le manuscrit de
Clairveaux.
1. Il nous faut maintenant toucher aux seins de
l'épouse, déjà en plusieurs endroits nous les avons pressées avec soin, je ne
sais si nous en avons fait sortir tout ce qu'elles renferment. Peut-être que serrées
encore, elles nous donneront une nouvelle liqueur. Qui ne se jetterait avec
avidité et bonne espérance sur ces seins que l'époux a louées avec tant de
soin? C'est là le sein, dont saint Pierre nous engage à désirer le lait comme
des enfants nouveaux-nés. (I Petr. II, 2.) Et la recommandation faite en ce
pointsage ne vous semble-t-elle pas avoir la force d'une invitation? « Que vos
seins sont belles, ô ma sueur, ô mon épouse, dit-il. » Une louange si grande
n'est pas proférée simplement et sans force, la manière même dont on l'énonce
indique l'admiration et le contentement de celui qui s'en fait l'organe. Quelle
est cependant la suite qui existe en tout ceci? Pourquoi, après avoir parlé de
l'œil et du cheveu, de suite descendre aux seins? ou pourquoi l'unité se
montre-t-elle ici d'un côté et la pluralité de l'autre? Pour moi, je trouve
indiqué dans le passage précédent, comme un ravissement en Dieu de l'esprit et
des pensées de l'époux; je vois en celui-ci, l'état de calme et de repos
ordinaire tel qu'il le faut pour se mettre à la portée des enfants. Dans le
premier, une seule chose est nécessaire, dans le second, on aperçoit la
sollicitude et l'instruction à distribuer à plusieurs. Dans celui-là, l'excès
d'un amour brûlant concentré en un pas, resserré et pénétrant jusque dans le
coeur du bien-aimé pour le blesser: dans celui-ci, la doctrine tempérée,
l'exposition simple présente aux enfants une sorte de lait à boire. Vous voyez
qu'il ne se trouve pas de milieu dans cet éloge de l'épouse: mais avec saint
Paul, ou elle est ravie en Dieu, ou bien elle s'abaisse jusqu'à nous. «Car »,
s'écrie cet apôtre, «la charité de Jésus-Christ nous presse. » (II. Cor, V,
14.) A quoi nous pousse-t-elle? Est-ce au ravissement? Non pas à l'extase, mais
à la condescendance. La première de ces deux choses est affaire de désir, la
seconde de dévouement: là, c'est le comble de l'esprit ravi, ici, c'est l'état
de l'esprit qui se met à la portée des autres. Là on s'imprègne de la bonne
odeur, ici on la répand. Là d'abord on se remplit de grâce, ici ensuite on le
verse dans l'âme des autres: là on s'enivre, ici on enivre les autres. O quelle
bonne alternative, pourvu qu'elle se passe dans ces conditions.
2. C'est par la disposition de votre Providence,
ô Seigneur, que persévère cette vicissitude de rôles, cette alternative de
consolation et de contemplation. N'est-il pas heureux celui dont toutes les
heures de la vie se passent, ou à faire sentir au Christ les blessures de sa
charité, ou a présenter, à ceux qui lui sont soumis, les seins de la piété?
Pour moi, si parfois (à supposer que ce bonheur m'arrive), enivré des
consolations que l'on éprouve dans votre maison, Seigneur, je parais en revenir
portant les seins gonflées, le souci des affaires variées et fatigantes
survenant les dessèche bien vite, alors que, peu auparavant, elles répandaient
avec abondance le lait de la science et de la grâce. Heureux celui qui poursuit
en son coeur des études semblables, les interrompant de saints relâches durant
lesquels, ou bien (pour ainsi parler), il pénètre dans le coeur du sanctuaire
de la sagesse, ou bien il en rapporte les seins remplies de la volupté qu'il y
a ressentie. Elle est véritablement épouse, l'âme qui sait de la sorte
intervertir les rôles. Aussi, en faisant son éloge, le bien-aimé, après les
transports de la contemplation, parle de suite des seins de la consolation et
de la doctrine: « Que vos seins sont belles ! » L'oeil de l'épouse est pur, et
ses seins sont belles. L'oeil est pour l'époux, les seins, pour les fils de
l'époux. Conséquemment, on dit qu'elle n'a qu'un œil, et qu'elle porte
plusieurs seins, parce que leur force doit varier selon les qualités diverses
de ceux qui les sucent. Voyez comment saint Paul se fit Juif avec les Juifs,
comme étant sans la loi avec ceux qui étaient sans la loi, et infirme avec les
infirmes. (I. Cor. IX, 20.) Comme s'il donnait autant de seins à ses disciples,
lorsqu'il se plie à tant de genres de vie divers? Que faisait-il par toutes ses
variétés, sinon faire couler doucement, et en guise de lait, sa doctrine dans
les esprits encore tendres? Il semble qu'il a en autant de seins qu'il a eu de
manières de se proportionner avec adresse à la capacité de ceux qui étaient
faibles. « J'ai été au milieu de vous », dit-il, « comme un petit enfant au milieu
d'autres petits enfants, comme une nourrice qui réchauffe ses enfants. (I.
Thess. II, 7.)
3. Et si vous le voulez, je vous indiquerai les
deux seins dont est pourvue l'affection maternelle, ou plutôt, c'est saint Paul
qui les désigne, lorsqu'il dit: « la piété est utile à tout, elle a la
consolation de la vie présente et de la vie à venir. » (I. Tim. IV, 8.) Voilà
les deux seins, que doit avoir pour ses sujets, celui qui remplit dans l'Eglise
le rôle de docteur et de père: il est nécessaire qu'il en soit muni de droite
et de gauche, pour nourrir de lait ceux qui sont confiés à ses soins et les
rassasier des seins de sa consolation. Regardez l'une de ces seins comme étant
à droite, et l'autre comme étant à gauche. Celle de gauche est pour répandre les
secours temporels, celle de droite pour prodiguer les consolations célestes.
Que celui qui a compassion, le fasse avec joie. (Rom. XII, 8.) Que celui qui
fait l'aumône, donne en simplicité. Le Pasteur qui, selon le conseil du prince
des apôtres, veille sur le troupeau remis à sa garde, non par contrainte, mais
spontanément, montre la sein gauche, et dans la prophétie d'Isaïe, il est
promis à l'Eglise qu'elle sera allaitée « par la sein des rois. » (Is. LX, 16.)
Par « la sein, » dit le texte, et non par les seins, parce que c'est le devoir
des rois de favoriser l'Eglise principalement en ce qui regarde les biens
temporels: voilà son côté gauche, celui où se trouvent les richesses et la
gloire. En ce qui concerne la sein droite, saint Paul nous en instruit en ces
termes: « consolez les pusillanimes », dit-il, « consolez celui qui se trouve
en ce triste état, de crainte qu'il ne soit plongé dans une tristesse encore
plus grande. » (II. Cor. II, 7.) Et encore: « Vous qui êtes hommes spirituels,
instruisez celui qui est dans cette position, en esprit de douceur. » (Gal. VI,
1.) Et, (pour tenir ce langage), il en est qui par office n'ont que la sein
gauche, comme les rois et les princes, ainsi que nous l'avons dit plus haut. Et
il en est qui, par le devoir de leur charge, sont tenus de présenter surtout la
sein droite, tels sont les lévites du Seigneur et les docteurs, leurs lèvres
gardent la science, et c'est à eux qu'on doit demander la connaissance de la
loi du Seigneur. (Mal. II, 7.) Ils reçoivent plutôt eux-mêmes, des peuples qui
leur sont confiés, les biens terrestres, en retour des biens spirituels qu'ils
leur communiquent. Ceux qui renoncent à toutes leurs possessions, qui disent
adieu aux biens de la terre, se donnent corps et fortune à un monastère, et passent
entièrement sous la juridiction de l'abbé, ne se réservant du reste aucun souci
d'eux-mêmes, ces hommes-là doivent puiser dans les deux seins le lait de la
consolation. Ceux qui sont mis à leur tête, sont tenus de les avoir toutes les
deux, leur poitrine ne peut être comme mutilée ou amputée, elle ne se peut
contenter de la difformité que présente à l'œil une seule sein. Ceux qui n'en
ont aucune, occupent pour leur ruine, une place si élevée dans l'Église, et
quant aux autres, ils attirent sur eux toutes sortes de périls, à moins, que la
langue de celui qui vient sucer leurs seins ne s'attache à son palais, puisque
le sein de la mère est à sec. Ils sont bien loin de mériter la louange qui est
adressée en ce lieu à l'épouse: « que vos seins sont belles, ô ma sœur, ô mon
épouse ! » Remarquez aussi que toutes les seins ne sont pas belles. La louange:
n'a aucun charme dans la bouche du pécheur. (Eccli. XV, 9.) « Mon fils », dit
l'Ecriture, lors même que les pécheurs vous allaiteraient, ne vous attachez pas
à eux. (Prov. I, 9.) Voyez comment le sage exige que les seins de plusieurs ne
soient pas considérées comme belles, mais tenues au contraire pour suspectes.
Aussi il vous recommande celles de réponse, pour que vous sachiez quelles sont
celles auxquelles vous pouvez aller vous nourrir en sûreté.
4. « Que vos seins sont belles ! Elles sont
meilleures que le vin. » Il y a deux choses que le bien-aimé vante dans ces
seins la beauté et la force. L'une convient à qui aime, l'autre, à qui est
allaité. Qu'importe en effet, à celui qui les suce qu'elles soient belles,
pourvu que ce soit des seins pleines d'un lait salutaire? C'est donc pour lui
qu'il vante la beauté de l'épouse, c'est pour les siens qu'il exalte la qualité
du lait. Et si vous ne donnez pas à ce pointsage un sens meilleur que le mien,
rapportez cette beauté à la sainteté de la conduite; appliquez à la doctrine et
à la science, le reste de cet éloge des seins. On suce avec plus de douceur,
quand la vie embellit la force du discours. Et si vous voulez ouïr quelque
chose de spirituel et d'expansif au sujet des beautés de ce sein, je vous
rappelle les soins que les femmes mettent à relever avec art et application la
beauté de leur corps. Qu'affectent-elles plus dans l'ornement de leur poitrine
que de faire dominer leurs seins, d'en développer le volume, et de faire
qu'elles garnissent toute la poitrine? Aussi quand elles tombent et se laissent
aller, par des bandelettes qui entourent leur sein, elles savent les retenir,
remédiant par l'artifice au défaut de la nature. Car les seins sont belles
quand elles dominent un peu et sont légèrement gonflées: ni trop élevées ni
trop abaissées, au niveau du reste de la chair qui les entoure retenues et non
déprimées, légèrement relevées et non abandonnées à la pesanteur de leur propre
masse. Que celui, qui a pour charge de faire entendre les paroles spirituelles
et salutaires, trouve dans cet exemple un encouragement qui l'excite à imiter
le soin et l'industrie des femmes. Que son discours soit châtié, que ses
paroles ne soient pas trop abondantes, qu'elles ne soient pas proférées sans
règle, quelles n'envahissent pas la poitrine et l'intérieur de l'esprit plut6t
qu'elles ne l'ornent; qu'en elles il n'y ait jamais plus de matière que de
grâce; plus de chair que de lait. Que son discours soit pur et prudent selon
les circonstances. Que la piété s'y ajoute, et y produise le nombre et la
beauté. Qu'il n'ait pas plus de bouche que de poitrine, qu'il n'éprouve pas la
perte de lait. Les seins doivent saillir de la poitrine, et y rester attachées.
La poitrine ne doit pas être convertie en seins. Que la bouche parle de
l'abondance du coeur, qu'elle en exprime une partie, qu'elle ne la répande pas
entièrement. Il faut retenir les seins pour qu'elles ne se dilatent pas trop.
On en voit qui courent trop après les paroles de consolation, et tombent dans
de vains propos: en voulant égayer leurs auditeurs ennuyés d'un long silence,
et comme attristés par le dégoût des choses de l'âme, entraînés par la
folâtrerie de leur langue joyeuse des choses utiles, ils en viennent aux
plaisanteries, et avant de semer un peu de froment, ou après l'avoir semé, ils
répandent la zizanie à profusion. Ils disent des choses qui plaisent, et ils «
font dans le rire le pain » (Eccl. X, 19.) de la doctrine, ainsi qu'il est
écrit mais après ce rire, pas de pain, pas de parole salutaire. Il ne faut pas
altérer la parole de Dieu, ni la corrompre par un mélange étranger. Que ses
seins lui suffisent, les seins des deux testaments. Qu'elles s'attachent à
votre poitrine par l'effet de votre mémoire, qu'elles vous fournissent les
discours de consolation et de lait spirituel, qu'elles vous donnent ce que les
autres boiront. Que vos paroles tirent leurs racines de votre poitrine,
qu'elles ne sentent pas l'affectation, qu'elles jaillissent sans mélange de
l'intime affection du coeur, selon cette parole du poète: « Si vous voulez que
je pleure, pleurez d'abord vous-même le premier. » Que le sentiment de
compassion et de conjouissance naisse d'abord dans le fond de votre âme, et
qu'il s'échappe ensuite, pour l'enseignement de vos auditeurs, parles paroles
de l'Ecriture comme par des seins. Qu'il s'échappe en toute pudeur, ainsi qu'il
convient dans une chose sérieuse; que la fougue en soit bannie, que le calme y
règne. Ce qui contribue à la beauté des seins, c'est qu'elles se gonflent, et
dominent modérément cependant, afin de retenir assez d'autorité et de n'avoir
jamais de dureté.
5. Aussi, on dit qu'elles sont « meilleures que
le vin. » Car c'est là le terme qui vient à la suite dans l'éloge que l'on en
fait: « vos seins sont préférables au vin. » Les seins de la grâce, les seins
de la consolation sont meilleures que le vin de l'austérité et de la dureté,
parce qu'elles ont plus d'efficacité, et sont mieux disposées pour transformer
les tristesses et les aigreurs, pour fortifier les faiblesses et les
délicatesses. Elles remuent avec plus de facilité, elles raniment avec plus de
suavité. Car une parole douce calme les ennemis, et multiplie les amis. (Eccl.
VI, 5.) La parole de l'Evangile est douce, celle de la loi est dure. Considérez
comment cette parole suave convertit les coeurs sauvages des gentils et
changea, en ruisseau de lait, ces flots amers et salés. « Ils suceront comme du
lait », dit l'Ecriture, l'immensité de la mer. » (Deut. XXXIII, 19.) Cet oracle
a été prononcé au sujet des apôtres de la nouvelle loi, sous le type de Zabulon
et d'Issachar. Aujourd'hui quelqu'un passe-t-il amer et troublé? Ne désespérez
pas, approchez les seins, faites couler le lait et demain il aura la suavité du
lait. Qui sait si une petite goutte ne changera pas toute la masse? Car le
Seigneur fournira la parole à ceux qui évangélisent avec une grande force. (Ps.
LXVII, 12.) Stérile et sans force, est la sévérité de la loi: elle commande
sans grâce, elle punit sans pardon, elle est dépourvue de ces deux seins. Elle
les contient en figure, elle ne les montre pas en réalité. Souvenez-vous que
vous êtes le ministre, non de la loi, mais de l'Evangile, ministre de ce Jésus
qui rejeta le vinaigre dans sa passion, et dans la cène, l'aigreur du vin
vieux. Novatien n'a pas les seins du pardon, Pélage n'a pas celles de la grâce.
Celui-ci exalte les avantages de la nature vieillie et corrompue, il prétend
qu'elle suffit pour obtenir la justice celui-là enlève la bonté de la nature
divine, quand il rejette la pénitence. Celui-ci (pour ainsi parler), rappelle
ceux qui prient, celui-là n'admet pas les pénitents. L'un apporte la vieillesse
de la nature, l'autre, l'austérité de sa rigidité. La doctrine de Pélage n'a
pas la nouveauté de la grâce pleine de lait, celle de Novatien n'en a pas la
douceur. « Vous avez préparé, ô Dieu, » s'écrie le Psalmiste, « dans votre
douceur des biens pour le pauvre. (Ibid.) Pelage est riche, il n'a pas besoin
de cette douceur, elle naît en lui, nul ne la lui prépare. Pélage dit: je n'ai
besoin de rien; Novatien: Je ne pardonne pas. L'un est très-riche, l'autre,
fort dur. Préparez, Seigneur, préparez dans votre douceur les biens pour votre
pauvre. Pour vous, préparez, réparez, et cela toujours en votre suavité. Elle
est très-grande, cette suavité que l'on suce, ô Seigneur, aux seins de votre
bonté. Toutes les fois qu'après de graves excès, je m'en suis approché, je les
ai pressées avec effort, et la quantité de lait que j'en ai tirée, vous le
savez, Seigneur. Où a abondé le péché, a abondé la grâce. (Rom. V, 20.) il me
suffisait que l'on me comptât pour richesses, de mériter uniquement le pardon:
et voici que la grâce a abondé. J'ai pressé une sein et toutes les deux ont
coulé à flots. Aussi votre épouse, abreuvée du lait de votre grâce, et
rassasiée aux seins de votre consolation, a appris, elle aussi, à présenter son
sein plutôt que le vin. Car ses seins sont meilleures que le vin. Le vin en
vieillissant prend du feu: les seins donnent un lait toujours nouveau et
toujours parfaitement doux. La crainte est bannie, et la charité ne passe
jamais. (I. Cor. XIII, 8.) C'est là son commandement nouveau, sa douceur
toujours renaissante. L'amour ne peut exister et n'être pas doux.
6. « Vos seins sont donc plus douces que le vin.
» Le vin n'est pas mauvais, meilleures sont les seins. Bien que meilleures,
elles ne répugnent cependant pas à admettre le mélange d'un peu de vin. Car peu
après, dans la suite, l'époux dira: « J'ai bu du vin avec mon lait. » Il est
pourtant préférable de boire le lait seul et sans vin. Car le vin sent la
terreur, et les seins expriment la tendre jouissance de la compassion et de la
grâce. Bien que le jus de la vigne puisse être pris et soit même pris
d'ordinaire pour chose bonne, ici cependant, comparé aux seins, il signifie
quelque chose de fort et de dur. Les seins sont meilleures que le vin, car la
compassion douce et fraternelle, est meilleure que l'émotion dure et rude d'un
esprit qui s'indigne. Saint Paul signale, comme n'ayant pas de seins, ceux
qu'il appelle « sans affection. » (Rom. I, 31.) Attachée à son bien-aimé,
l'épouse ne peut manquer de porter dans une poitrine humaine des seins pleines
de tendresse. Il est pour elle une montagne grasse, une montagne féconde, une
montagne épaisse, une montagne riche. Comment ne recevrait-elle pas quelque
chose d'une si grande quantité de lait, elle qui se complait à habiter sur ce
mont sacré? Et si encore nous ne pouvons toujours résider sur cette hauteur,
revenons-y fréquemment enivrons-nous de la douceur de ces seins. Ainsi parle
l’Ecriture, » que ses seins vous enivrent en tout temps, et trouvez sans
relâche vos délices dans son amour. » (Prov. V, 19.) Voyez à quel sens nous
conduit l'explication de ces seins: à l'ivresse, et au ravissement de l'amour.
7. Qu'est-il nécessaire d'insister davantage
pour expliquer ce que signifient ces seins? cherchons plutôt à nous enivrer de
leurs délices, Elles sont plus précieuses que le VIII, parce que la miséricorde
est préférable à plusieurs vies. (Ps. LXII, 4). Mieux vaut le sentiment de
l'amour que l'application de la chair; le lait de la nouveauté de l'esprit
passe avant le vin de la componction. Les exercices durs apparaissent dans l'un
et s'y font ressentir quand il s'agit de repousser et de détruire le vieil
homme: dans l'autre, menant une vie nouvelle, nous savourons comme du lait les
douceurs des complaisances diverses, ce qui mous représente, non la fuite, mais
un refuge. Le vin est bon assurément; plus douces sont les seins: bonne est la
componction, meilleure est l'onction. L'odeur de vos parfums est au dessus de
toutes les senteurs les plus délicieuses. Je vois que votre attention se
réveille pour m'écouter. L'exhalaison des parfums de l'épouse a excité votre
vif désir. Votre avidité insatiable veut que j'en parle encore et que j'ajoute
ces détails à ceux qui ont amené les seins: donnez-nous du repos jusqu'à demain
matin. Que les seins vous suffisent pour aujourd'hui, demain nous en viendrons
aux parfums, celui-là secondant nos voeux, qui a vanté les seins et les parfums
de l'épouse après les lui avoir donnés, Jésus-Christ, qui vit et règne dans les
siècles des siècles.
Amen.
1. J'ai peu d'huile, peu de parfum, mes frères,
et vous me présentez aujourd’hui des vases si grands et si vides! Ne prenez pas
en mauvaise part cette parole, quand je dis que vos vaisseaux sont vides. Je ne
veux pas déclarer qu'il n'y ait absolument rien, mais je veux plutôt indiquer
leur capacité, je veux faire comprendre que vos esprits sont désireux et
capables de recevoir. Qui pourrait les satisfaire! Vous faites attention aux
parfums de l'épouse, vous regardez combien abondantes sont les senteurs suaves
qu'elle répand: comme s'il ne fallait pas considérer aussi le canal par le
moyen duquel elles doivent parvenir jusqu'à vous. Assurément la matière est
grande, tenez néanmoins compte des faibles forces du ministre. Que votre
volonté s'accomplisse: je ne prétexterai pas ma pénurie, pour que vous ne
m'accusiez pas de manquer à ma promesse. Le peu d'huile que j'ai, je le
verserai dans de grands vases, et plaise au ciel que ce soit sur l'ordre de
quelque Elisée, dont la vertu multiplie le bon effet de l'effort que nous
allons faire. Quoi donc? Est-ce qu'en cette enceinte il n'y a pas beaucoup
d'Elisée, beaucoup de: prophètes ou assurément beaucoup de fils de prophètes?
Et tous veulent que je parle: et si les mérites étaient bien inférieurs, le
nombre lui-même pourrait tenir la place d'un grand personnage. Je ferai donc
goûter quelque chose de ce qui reste de ces parfums. Car vous vous souvenez
qu'au commencement de ce livre ils ont été répandus suffisamment et même avec
abondance, et peut-être que le fond de la coupe qui les reçut n'est pas encore
tout-à-fait épuisé. Est-ce que maintenant je la tarirai? Ne l'attendez-pas; je
ne l'espère pas. Il est en l'épouse une source abondante de senteurs, Il ne
faut pas vous écrier: épuisez, enlevez tout en elle jusqu'au fondement. O que
je voudrais qu'il m'arrivât de me perdre dans ces fonds, que ce ne soit pas mon
pied seulement qui trempe dans l'huile, ainsi qu'il est écrit d'Aser. (Gen.
XXXIII, 24.) Mes frères, si nous ne méritons pas d'être plongés dans un tonneau
d'huile, dans l'Océan des parfums comme l'évangéliste saint Jean, si nous ne
sommes pas dignes de l'honneur d'une onction si abondante, désespèrerons-nous
d'y tremper un peu ou du moins d'en sentir l'odeur. Car l’odeur seule est ici
louée. « Et l'odeur de vos parfums, » dit le texte, a est au-dessus de toutes
les senteurs les plus agréables. » Les seins vous font profiter, les parfums
vous empêchent de défaillir. a Vos seins sont supérieures au VIII, et l'odeur de
vos parfums surpasse les meilleures senteurs. » Et pour rattacher le discours
de ce jour à celui d'hier, disons que les seins sont pour les faibles et les
parfums pour les forts.
2. Comparons entre elles ces trois choses: le
vin, les seins, les parfums. Le vin, c'est la défaillance du vieil homme; la
sein, la reconstitution du nouveau; le parfum, une espèce de délectation. Le
sens charnel s'enivre de vin, et cette liqueur l'ensevelit dans un profond
sommeil qui ressemble à la mort: l'homme nouveau trouve sa nourriture dans la
sein; adulte, les parfums sont ses délices. Dans la première de ces trois
choses, le vieil homme est détruit; dans la seconde, l'homme nouveau est
refait; dans la troisième, déjà proche de la perfection, il est inondé d'une
joie ineffable. N'est-ce point un ordre bien établi que celui qui conduit de la
satiété à la délectation, qui fait goûter après les prémices du lait les
délices des parfums? Et dès le début de ce cantique, ces deux liens, les
parfums et les seins, ont été réunis et rappelés dans les louanges de l'épouse.
Ils ne renferment pas une grâce médiocre puisque l'époux, non content d'en
avoir fait une fois mention, en parle si souvent en vantant sa bien-aimée. Ne
trouvez-vous pas qu'il se délecte à faire cet éloge qu'il redit si souvent et
avec tant de complaisance? Dans le passage qui fait répéter si fréquemment les
louanges de l'épouse, il est quelque chose dont vous pouvez tirer parti pour
vous: croyez que cette répétition est une imitation pour vous. Courez, vous
aussi, attiré par l'odeur de ces parfums, bien plus, ayez soin plutôt que ces
mêmes parfums se fassent sentir en vous, afin que vous soyez pareillement digne
d'ouïr cette parole: « l'odeur de vos parfums est au-dessus de toutes les
senteurs. » Ces éloges, vous ne les entendez pas seulement une fois, la bouche
de votre bien-aimé vous les redit à plusieurs reprises. Que les parfums soient
en vous toujours récents et comme toujours nouveaux: qu'ils ne s'épuisent pas,
qu'ils ne se dessèchent pas et qu'ils ne cessent jamais de se faire sentir. Le
nom du bien-aimé est une huile épuisée. Mais prenez garde qu'il s'anéantisse
jusqu'en votre cœur, qu'il ne disparaisse pas de vous. Il est bon de commencer
avec l'épouse par les parfums: mais à la condition expresse de trouver votre
fin en eux. Autrement saint Paul vous dit « Ayant commencé par l'esprit, vous
finissez maintenant par la chair. » (Gal. III, 4.) C'est une bonne onction que
celle qui se fait dans l'esprit. Recevez-la donc de telle sorte, que la chair
soit modifiée en vous à cause de cette huile. Que cette huile ne soit changée,
ou diminuée à cause de la chair, que ce liquide, bien plus, que ce parfum ne se
sépare pas de votre tête, qu'il y déborde et coule jusqu'à vos pieds: car en
Jésus-Christ la tète et les pieds ne sont pas tant oints que pénétrés de ce
parfum. Qu'elle imbibe l'intérieur de votre être, qu'elle soit identifiée avec
vos affections elles-mêmes, que tout principe charnel soit changé en vous par
la force de sa vertu. Un temps viendra où la chair sera, elle aussi,
transformée par la même cause. Jésus fut oint et inondé de l'huile de la joie
plus que ses compagnons (Ps. XLIV. 8). Aussi seul, il put dire avant l'époque
de la résurrection: « ma chair a été changée à cause de l'huile. » (Ps. CVIII,
24.) C'est avec raison qu'elle devança l’heure de la transformation commune,
cette chair exempte de toute influence charnelle. O moment désirable, ô doux
parfum, qui verra et fera passer à l'état incorruptible le corps détruit dans
le tombeau. Car avant d'arriver à cet état, pourquoi ne descend-il pas dans la
corruption?
3. Vous avez vu le jour passé, mes frères, vous
avez considéré, les yeux baignés de larmes, cette chair malheureuse, changée et
descendant de la corruption à une corruption plus grande. Elle s'y plongeait
avec assez de lenteur et ne pouvait être entièrement gâtée. La corruption
elle-même paraissait vouloir posséder, comme à titre d'héritage, le corps sur
lequel elle avait déjà régné; et pour qu'il ne cessât pas de s'altérer, elle ne
permettait pas que la pourriture le consumât entièrement. Elle retenait ses
forces, comme si elle ne voulait pas dévorer promptement cette pâture, afin
d'avoir à la ronger plus longtemps. En effet, la chair une fois réduite en
poussière, quelle prise aura ensuite sur elle, le ver corrupteur de la tombe? «
Toute chair est comme l'herbe, et toute sa gloire est comme la fleur des
champs, l'herbe s'est desséchée, et la fleur est tombée flétrie. » (Is. XI, 6.)
Par ces paroles, le prophète a exprimé la promptitude avec laquelle la vie se
perd, la facilité avec laquelle la chair, animée des couleurs de la santé, et
embellie de sa pourpre, est coupée sur la terre des vivants; tranchée dans sa
racine, elle se dessèche promptement, mais elle ne se consume pas avec une
égale rapidité. La comparaison tirée de l'herbe montre la soudaineté du
changement qui, arrive brusquement, elle n'exprime pas l'horreur de la
corruption qui gagne et dévore peu à peu le cadavre. Ses os, que la chair
revêtait jadis, sont, les uns dénudés, les autres encore né sont pas tant
couverts que souillés et entourés de pourriture. Dans cette chair malheureuse,
la corruption exerçait ses longs ravages et marchant vigoureusement d'une
extrémité à l'autre, détruisait tristement tout ce qu'elle rencontrait. Je
pouvais y dire, elle disposait tous les éléments de sa chair, parce qu'en les
dissipant, elle remplissait le bon plaisir de la volonté du Seigneur. Triste
changement, mais excellent motif qui a porté Dieu à vouloir que la pourriture
ou le privilège de réduire en poussière la gloire de la chair. Que la mort
fasse sentir ses rigueurs, que la corruption sévisse contre la chair de
l'homme, et promène en elle ses ravages, qu'elle la détruise autant qu'il sera
en elle, qu'elle la réduise d'abord à l'état de pourriture et qu'elle en fasse
ensuite un tas de cendres; c'est là ce qui lui est permis, elle ne peut pas
aller plus loin que de réduire en poussière l'orgueil de la chair. Elle ne peut
pas en ramener au néant la substance, elle ne peut pas la consumer entièrement,
ni en être maîtresse pour toujours. Elle ne se relèvera pas jusqu'à ce que le
ciel soit renversé, mais quand le firmament s'écroulera, alors elle se
redressera. (Job. XIV, 12.) A ce moment, le Seigneur répandra de son esprit sur
toute chair (Joel. XI, 28); le corps des saints sera changé à cause de l'huile,
parce que l'esprit de Dieu l'aura oint. Tous, nous ressusciterons, mais nous ne
serons pas tous changés. (I Cor. XV, 51.)
4. O que grande est la vertu de ce parfum, à son
contact, le joug d'une pourriture si ancienne se consumera, et la chair,
dévorée par tant de supplices, reviendra aux jours de son adolescence, de cette
adolescence qui ne fera place à aucun autre âge! Onguent extrêmement efficace,
qui guérira une plaie si invétérée et changera la pourriture entassée durant
plusieurs années en une santé inaltérable. C'est l'église seule qui possède cet
onguent: aussi ses enfants sont appelés chrétiens du nom du Christ son époux,
qui signifie oint. Et ce parfum, nous l'avons déjà reçu dans le baptême. De même
que dans cette première cérémonie, il produisait notre sanctification; de même
à la fin des temps, il opérera cette glorieuse transformation qui changera la
chair par la vertu de l'huile. Qui sait si la maladie n'a pas reçu permission
d'exercer ses ravages en attendant cette époque, afin que la violence du mal
serve à faire éclater la force du remède? C'est donc avec beaucoup de raison
qu'on vante l'odeur de ce parfum, parce que nous en sentons la grâce quoique
encore de loin. Pour adoucir toutes les désolations qui peuvent atteindre
l'âme, quel autre antidote aussi efficace employez-vous que l'espoir de la
résurrection à venir et de la bienheureuse transformation qui l'accompagnera?
La doctrine des gentils ne connaît pas ce dogme, la tradition des juifs n'en
pénètre pas la nature, ceux-là ne croient pas, ceux-ci croient moins; leur
sentiment sur la gloire spirituelle qui accompagnera la résurrection, sur la
similitude avec les causes qu'elle produira et nous est mélangé de beaucoup
d’erreurs. Les infidèles ne respirent pas l'odeur de ce parfum: les juifs ne le
sentent pas purement et simplement, ils en reçoivent, je ne sais quelle
exhalaison étrangère et altérée. Dans l'église seule, se savoure proprement et
sans mélange sa pure senteur. Aussi l'odeur de ces parfums dépasse tous les
autres.
5. Voici deux bons onguents: l'impassibilité et
la patience. Par la première, la chair ressuscitée ne pourra plus être blessée:
par la seconde, l'âme pieuse se maintient calme au milieu des attaques et des
injures. Par l'une, nous sommes maîtres à titre d'héritage par un droit calme
et inébranlable de la terre, de notre chair: par l'autre, nous possédons même
notre âme. «En votre patience, » dit le Seigneur, « vous posséderez vos âmes. »
(Luc. XXI, 19.) La patience qu'est-elle sinon une sorte d'émanation, de
l'impassibilité à venir? Dans l'autre vie on ne fait aucun mal ana autres: en
celle-ci, par le bienfait de la patience, le mal qui noue est fait, ne se
ressent port; on dirait que cette vertes répand sur les plaies un onguent qui
les adoucit. Onguent efficace et utile. Au milieu des importunités de la chair,
il préserve l'esprit de toute blessure, il le retient pour qu'il ne tombe pas,
pour qu'il ne s'épuise et ne se fatigue pas. Je prêche l'utilité de cet
onguent, vous en cherchez peut-être les délices. Je ne négligerai pas de
satisfaire ce désir, et je vous indique une onction encore plus excellente.
«Regardez comme une grande joie, mes frères, » dit l'Apôtre, « lorsque vous
tombez en diverses épreuves. (Jac. I, 3). Celui qui sait se réjouir dans
l’adversité ne vous paraît-il pas pénétré d'un meilleur parfum que celui qui
n'a appris qu'à ne s'y pas contrister? Ce qui exclut la douleur est moins que
ce qui apporte la joie. L'épouse de Jésus-Christ a reçu. ordre non-seulement de
supporter ses ennemis, mais encore de les aimer. « Aimez vos ennemis, » est-il
dit. (Luc. VI, 27.) Ils sont donc bons, ses onguents; dans la tristesse, ils
inspirent la joie et donnent l'amour des ennemis. Car la charité est plus que
tous les sacrifices et que tous les holocaustes. Aussi l'odeur de vos parfums
l’emporte sur tous les aromates. Le parfum de la prière est une odeur suave, un
encens précieux. mais écoutez ce que l'Evangile préfère. « Si vous offrez, »
dit-il, « votre présent à l'autel, et si là, vous vous souvenez que votre frère
a quelque chose contre vous, laissez votre présent devant l’autel et allez
auparavant vous réconcilier avec votre frère. » (Matth. V, 23.) Vous voyez
suffisamment que le Seigneur place l'onguent de la réconciliation au-dessus de
l'aromate de la prière. Qu’est-ce que la réconciliation, sinon la paix rétablie
entre des esprits divisés? C'est de cette conciliation et de cette charité
fraternelle que le Psalmiste vous dit: « Voilà combien il est bon, combien il
est agréable que les frères habitent ensemble. » (Ps. CXXXII, 1.) C'est là la
voie que saint Paul appelle plus excellente, et qui est préférable à toutes les
autres grâces, comme si l'on disait, à tous les parfums. C'est cette onction
qui descend de la tête sur la barbe et jusqu'au bord du vêtement. (Ps. CXXXII,
2.) Car le Christ notre chef nous a aimés le premier afin que nous l'aimions à
notre tour.
6. Aussi l'épouse dit qu'elle court à l'odeur
répandue par cette onction, c'est-à-dire, pressée d'un vif désir d'avoir la
charité. Elle ne.dit pas: l'odeur du parfum, mais des parfums; parce que cette
vertu est double. Par l'une, nous aimons Dieu qui nous a aimés le premier
par l'autre, nous nous chérissons les uns les autres comme il nous a
aimés lui-même. Il nous donne et l'exemple et la grâce de ce double amour. Il
nous en montre la voie et nous en communique la vertu. Aussi il est écrit: «
nous courons à l'odeur de ses parfums, » (Cantique t, 3.) Est-ce que l'union et
la tendresse, l’amour du Père et du Fils; leur mutuel embrassement produit»par
leur commun esprit, ne nous pénètre pas d'une odeur suave, et ne nous enflamme
pas à vouloir imiter cette union, et à devenir un entré nous, comme des
personnes divines ne sent qu'un entre elles? Heureux qui marche et qui court à
l'odeur die cette charité, de cette suavité, de cette dilection, de cette
onction. L'Esprit saint sert pour ainsi dite d'onction aux deux autres
personnes qu'il réunit dans une si grande tendresse d'amour. Tâchons de
reproduire cette onction, courons attirés par ses suaves exhalaisons. La
charité fraternelle rivalise avec cette unité essentielle et divine, elle est
comme une image et une sorte d'ombre de parfum, de cette douceur et de cet
amour réciproque. Car « voici qu'il est bon et doux que les frères habitent en
un. Comme le parfum sur la tète qui coule, etc. » Et plaise au ciel que de
notre chef, qui est dans les hauteurs, il descende sur nous une émanation de
cette liqueur embaumée, pour que, nous aussi, nous méritions d'entendre cette
parole: « l’odeur de vos parfums est au-dessus de tous les aromates. »
Parcourez en esprit les autres vertus, considérez l'usage et les actes de
chacune: rien en elles n'est suave comme la charité qui sort d'un cœur pur.
Quelle odeur répandront les jeûnes, les aumônes, si la charité ne se fait
sentir en eux? La charité elle-même et las souffrance, si la charité ne leur,
sert de condiment, de quel parfum suave vous réjouirent-elles? « Quand je
livrerai mon corps pour le faire brûler, » dit saint Paul (I Cor. XIII, 3), et
quand, semblable à l'encens, je me liquéfierais sur le feu, « si je n'ai parla
charité, rien ne m'est utile.» Ce qui n'est pas offert avec la grâce ne peut
être reçu agréablement. La charité est une racine, c'est d'elle que, semblables
à des tiges, s'élèvent les autres vertus: aussi elles doivent participer de sa
richesse. De quoi sert le rameau dans un bon olivier, si on ne retrouve en lui
la graisse et la vertu de la racine? Pareillement les vertus et leurs oeuvres
sont inutiles, si on ne sent en elles un principe de charité et de dilection.
7. Et Marie, dont le nom a retenti naguère dans
la lecture de l'évangile, quelle autre sentiment que l'amour répandait en elle
ses parfums? « Beaucoup de péchés lui ont été remis, » dit le Sauveur, «parce
qu'elle a beaucoup aimé. » (Luc. VII, 47.) Excellente odeur de cette essence !
sa vertu a entièrement dissipé les miasmes de l'ancienne corruption, et rempli
toute la maison de l'église d'une senteur agréable. Pendant que le roi était
assis à table, elle brisa un vase d'albâtre rempli d'un nard précieux et en
répandit la liqueur sur sa tête. Et ce nard a donné, il donne encore, et il
donnera son odeur jusqu'à la fin du monde. Sur l'autel de son coeur elle a
brûlé, en l'honneur du Christ son Seigneur, un aromate de prix, son coeur s'est
consumé semblable à l'encens, et la flamme de la charité l'a entièrement
liquéfié. Notre Seigneur étant enseveli, voyez avec quel soin, avec quel zèle
elle visite souvent son sépulcre. Elle va, elle revient, elle voit les anges, elle
excite les apôtres, et quand ils se retirent, elle demeure. Mon coeur est
enflammé, dit-elle, je désire voir mon Dieu; je le cherche et ne le trouve pas.
L'inquiétude de celte âme qui cherche, ne vous paraît-elle pas respirer l'amour
le plus exquis? Quand on chante ces paroles en mémoire d'elle, est-ce qu'elles
n'enflamment pas aussi ceux qui les redisent? Et Jésus lui-même si vivement
désiré, respire la suavité de ce parfum et il semble courir, attiré par un si
ardent amour. Pourquoi ne courrait-il pas avec plaisir vers de semblables
aromates? Comme dès le pas du jour, il va vers Marie, et se levant le matin du
premier jour de la semaine, il apparaît d'abord à celle qui l'aime si
éperdûment, et il répand sur elle l'huile de la j oie, de préférence à ces compagnes
(Marc. XVI, 9), en lui manifestant, dans l'éclat de sa gloire, la vérité de sa
résurrection. Il change aussi ces aromates en onguents, et ces désirs, en
jouissances.
8. Celui qui prie et désire me paraît offrir des
aromates au Seigneur. Il est pénétré de parfums, lorsqu'il jouit de celui qu'il
aime, et s'enivre de sa présence. Certes il est bon de prier et de désirer le
Seigneur; mais l'aimer, et le posséder et jouir de lui, est chose bien
préférable. Et (pour employer cette comparaison) quand vous êtes dans le
besoin, il est bois de mendier, mais qu'il est préférable de manger! Si vous
pouvez chérir le Seigneur absent, combien cet amour vous est-il plus facile,
quand il est présent, quand il se donne à vous et enflamme votre coeur par une
délicieuse expérience de ses bontés? L'âme reçoit un parfum plus abondant et
plus spirituel, quand elle est unie plus étroitement à celui qui a été oint
d'esprit et de force. Elle plaît surtout à son bien-aimé, elle exhale des
parfums plus aimables, quand elle est toute transformée en lui, qu'en
s'attachant à lui, elle exhale l'odeur de cette union: odeur qui passe de
l'époux en l'épouse. Cette cohabitation dans l'unité répand une senteur
extrêmement agréable, c'est le parfum sur la tête qui descend, etc. Aussi « l'odeur
de ses parfums s'élève au-dessus de tous les aromates. » Et bien que l'épouse
ait d'autres senteurs, nulle n'est comparable à celle qui pénètre en elle, au
moment surtout où elle s'attache à son bien-aimé, alors qu'elle demeure sur son
sein, et se repose dans l'intime de son coeur: quand le roi est assis à table,
c'est alors que le nard de l'épouse se fait sentir, odeur bonne par-dessus
toutes les odeurs de l'époux, ou plutôt odeur qui est l'époux lui-même, c'est
lui en effet qui est le parfum de son épouse, lui qui est son arôme: car c'est
lui qui se plaît dans sa bien-aimée, et qui s'y fait sentir. Plaise à Dieu que
ce parfum n'abandonne jamais notre tête et que la vapeur de ses senteurs
s'élève de nos coeurs durant les siècles des siècles.
Amen.
1. Ce jour, illustré par l'anniversaire de la
résurrection de notre Seigneur, me contraint de parler encore des parfums dans
le discours que je commence. Aujourd'hui les saintes femmes viennent, portant
des parfums, Nicodème vient aussi portant un mélange de myrrhe et d'aloës du
poids de cent livres, environ: Marie Madeleine a pris les devant pour venir
oindre le corps de Jésus, selon ce qui se pratiquait pour les sépultures. Vous
voyez que de choses mystérieuses se trouvent dans ces onguents. Oui, de grands
mystères; et qui est propre à les expliquer? qui assignera la différence qui
établit la distinction entre ces onguents, qui exposera dignement la vertu
renfermée en chacun! Pour traiter ce sujet, l'expérience est nécessaire, il ne
faut pas de conjectures. Il n'est pas facile à chacun de disserter sur ces
parfums, cela est réservé à celui que l'onction aura instruit. Aujourd'hui le
Seigneur a reçu, plus que tous ses autres compagnons, l'huile de la joie, il ne
l'a cependant pas reçue sans ses compagnons. Comment aurait-il pour compagnon
celui qui ne le félicite pas, qui ne se réjouit pas avec lui, qui ne ressuscite
pas avec lui à une joie toute nouvelle? C'est une occasion opportune de vous
entretenir de ces parfums: mais ce jour est encore plus propre à nous en
pénétrer et à nous en faire répandre l'odeur. Vous me demandez un discours, et
moi je vous demande la senteur de ces aromates. Pourquoi, avec les saintes
femmes, visitez-vous le tombeau de Notre Seigneur Jésus-Christ, si vous n'y
apportez aucun parfum spirituel? La chair du Seigneur a été aujourd'hui
glorieusement transformée à cause de l'huile. N'est-il pas digne également que
nos coeurs soient changés, et qu'ils deviennent une huile spirituelle, huile de
transport et de joie? J'entreprenais de parler des parfums, et voici que notre
parole s'est arrêtée à l'huile. Quel rapport existe-t-il entre ces choses? Une
grande relation les unit, et, si le parfum et l'huile ne sont pas entièrement
une même chose, ils ont, en un sens, quelque rapprochement et quelque
ressemblance. L'huile en effet adoucit, bien qu'elle n'ait pas de parfum: elle
n'a pas de senteur agréable, mais elle vous oint avec profit. En ce pointsage.,
ce n'est pas tant l'onction que l'odeur, qui est vantée dans les parfums de
l'épouse. « Et l'odeur de vos parfums, » s'écrie l'époux, « surpasse tous les
aromates. »
2. Toute âme ne possède pas en abondance ces onguents
odoriférants, beaucoup peuvent dire ce que, dans le livre des rois (IV. Rois
IV, 2.), une femme répondait au prophète: « il n'y a dans ma maison qu'un peu
d'huile pour m'oindre. » Cette personne n'a pas en sa possession, des onguents
composés d'essences odoriférantes, mais seulement un peu d'huile ordinaire pour
l'onction. Marie Madeleine, cette femme qui appartient non à la loi, mais à
l'Evangile, apporte un parfum de nard précieux, non pas à petite dose, mais du
poids d'une livre entière. (Marc. XIV, 3.) Et Simon lui-même est repris par le
Seigneur pour n'avoir pas oint sa tête d'huile, quand Madeleine l'a arrosée de
ses parfums. (Luc. VII, 44.) Vous voyez comment les parfums, et les parfums
suaves, sont préférés à l'huile? Car outre qu'ils ont pour effet d'oindre le
corps, ils se recommandent aussi par l'odeur bienfaisante et spirituelle, qui
s'exhale d'eux. L'onction est plus restreinte, l'odeur se répand sur plusieurs;
lors même qu'un seul est oint, il n'est pas seul à sentir. Cette vertu est commune,
si elle se fait éprouver à tous. L'onction est donc pour vous, l'odeur est pour
les autres et pour vous. Il est bien oint et il répand une bonne senteur, celui
qui aime le bien devant Dieu, et le procure devant les hommes. «
Réjouissez-vous dans le Seigneur, » dit saint Paul, « réjouissez toujours, je
vous le dis derechef, réjouissez-vous, que votre modestie soit connue de tous
les hommes. » (Philipp. IV, 4.) Rapportez la joie aux parfums, et la modestie
connue au parfum. Entendez comment saint Paul lui-même, désigne l'odeur par
cette connaissance. « Dieu manifeste par nous, dit-il, « l'odeur de sa
connaissance en tous lieux. (II Cor. II, 14.) Voici donc un bien bon onguent,
voici donc une bien bonne odeur: l'allégresse spirituelle éprouvée en Dieu, et
la modeste manifestation de la vertu au dehors, la joie et la renommée. II est
bien oint, celui a qui le Seigneur plait dans la joie de l'intérieur de sa
conscience, qui se réjouit en lui; il répand une bonne odeur, celui qui avec
saint Paul plaît à tous en toutes choses et ne leur plaît que dans le Seigneur:
les parfums de la joie intérieure et de la grâce se font sentir en celui dont
l'extérieur est modeste, la conduite réglée et la parole savante. Il est bien
oint celui qui se glorifie dans le Seigneur: et il répand une senteur agréable,
celui par qui le Seigneur est glorifié devant les hommes. Et celui qui exhale
cette senteur, en respire lui aussi le parfum, s'il ne se glorifie pas d'être
loué, mais s'il tressaille de voir le Seigneur honoré par lui.
3. « L'odeur de vos parfums est au-dessus de
tous les aromates. » Vous voulez que je vous indique la différence qui existe
entre les onguents et les aromates? Le texte même du cantique parait les
distinguer, quand ne repoussant pas les aromates, il leur préfère les parfums.
Autant donc qu'il m'est possible de rencontrer de distinction entre des choses
si semblables et si rapprochées, il semble que dans les onguents, on peut voir
les dons des grâces conférées dans le Saint-Esprit: dans les aromates, les devoirs
eux-mêmes, dévotement rapportés à Dieu. Dans les couvres et dans les offices,
se trouve la grâce naturelle de l'honnêteté: dans les onguents, c'est la grâce
du Saint-Esprit qui charme. Vous lisez que le Seigneur Jésus fut oint dans
l'esprit et dans la vertu: pareillement il a été convenable que son épouse lui
fût semblable, et qu'elle reçût l'onction de l'esprit et de la vertu. Les
aromates des vertus sont bons, et ils paraissent exhaler d'eux-mêmes une odeur
agréable: mais leur parfum est encore plus suave quand elles reçoivent
l'onction de l'esprit qui en multiplie la douceur. Les oeuvres et les vertus
peuvent nous être communes avec ceux qui sont dehors
il n'en peut être ainsi des onguents. De plus, bien qu'elles soient
belles par elles-mêmes; procédant du saint-Esprit, elles ont un charme plus
grand. Comment ceux qui voient les saintes oeuvres glorifient-ils Dieu, si ce
n'est parce qu'ils comprennent que la. bonne action vient de lui et retourne à
lui? S'il est en moi des actes louables, ils me sont encore plus agréables
alors qu'on les attribue à la grâce de Jésus-Christ, que son onction répandue
en moi est exaltée, que son esprit s'y fait sentir, bien davantage que
lorsqu'on y loue la puissance de ma liberté, ou le résultat de mon habileté. Et
sans l'onction de l'esprit, la nature n'a plus sa liberté, sa vertu, sa vérité
et l'acte, son mérite. Car sans la grâce du saint Esprit et la foi de
Jésus-Christ, l'effort de la volonté reste sans fruit, la vertu qui paraît,
n'est qu'apparente, et l'acte n'obtient pas la récompense de la vie éternelle.
Aussi « l'odeur de vos parfums est au-dessus de tous les aromates. » Parce que
ces aromates, quels qu'ils soient, ne répandent le parfum de leur pure suavité,
que lorsqu'on trouve en eux tout à la fois et l'odeur de la grâce spirituelle
et l'abondance des onguents.
4. Voulez-vous que je vous indique un onguent,
dont l'odeur suave l'emporte sur tous les aromates des dons distribués dans le
sein de l'Eglise? Quelle odeur y est plus suave que le parfum de la miséricorde
et du pardon? Combien ont couru attirés par sa suavité et se sont attachés par
ce moyen, au corps du Christ, s'identifiant avec lui? Cette senteur embaume,
puisqu'en un moment elle chasse la puanteur engendrée par la corruption
antique, et par le péché inoculé dès les premiers jours du genre humain. Cette
pécheresse de la cité, nommée Marie, dans quel état de fidélité se
trouvait-elle quand elle se jeta aux pieds de Jésus, dans la maison de Simon,
le lépreux! Quelle répugnance elle causa à Simon, qui ne put supporter
l'horreur de sa présence! dans quelle situation, dis-je, elle s'approcha de
Jésus! (Luc. VII, 39) et voici qu'à présent se répand dans tout le monde la
bonne odeur de la pénitence, de la dilection et de la grâce qu'elle emporta en
sortant. La grâce de Jésus-Christ n'est pas cruelle: dans le banquet durant
lequel cette femme lava, essuya et parfuma les pieds du Seigneur, la pécheresse
fut lavée, purifiée, ointe et préférée au Pharisien d'après le témoignage du
Seigneur lui-même. La clémence de Jésus-Christ n'est pas avare, elle n'est pas
lente: elle donne toujours plus et elle rend sur l'heure ce qu'on fait pour
elle. Qu'y a-t-il d'étonnant si l'indulgence va au-devant du pécheur pénitent,
quand la patience l'attire à la pénitence? Cette femme surprise en adultère, et
laissée au milieu de la place, voyez comment elle rendit sensible la clémence
de Jésus, elle qui auparavant exhalait la mauvaise odeur de l'impureté. (Joan
VIII, 4). Parcourez l'Evangile, à toutes les pages vous trouverez que Jésus est
prompt à pardonner et large dans l'indulgence qu'il accorde. Bien que le
pécheur soit mort depuis quatre jours et qu'il exhale la puanteur d'une faute
publiée partout; quand Jésus l'appelle et le fait sortir du sépulcre d'une
mauvaise habitude, quand Jésus le délie et verse dans son âme la grâce du
pardon, à l'instant disparaît, à la présence de cet onguent, toute la puanteur
et la pourriture ancienne. Car qui reprochera ce que n'impute plus le Seigneur?
qui rappellera des écarts qu'il remet lui-même? Ce qu'il a détruit lui-même ne
peut plus répandre de mauvaise odeur. « Seigneur, » disait Marthe, « il y a
quatre jours qu'il est mort et déjà il sent mauvais. » (Jean XI, 19). Marthe,
vous vous trompez, Jésus ne fuit pas les exhalaisons fétides, bien plutôt,
c'est lui qui a coutume de chasser les puanteurs. Il a donné l'exemple à son
Eglise, pour que nous fassions envers les autres ce qu'il a daigné faire pour
nous: voilà les onguents qu'il lui a laissés.
5. Combien en est-il qui, dans leur désespoir,
se seraient livrés à toute sorte d'impureté et d'avarice, qui se seraient
précipités dans le gouffre de tous les vices, s'ils n'avaient pas été retenus
par l'odeur de ce médicament? Je serais dans la tribulation, dit un passage, si
je ne connaissais pas les miséricordes du Seigneur: les miséricordes qui sont
dans le chef, et les miséricordes qui sont dans son corps, c'est-à-dire, dans
son église. Car l'Eglise a reçu du Seigneur ce qu'elle a livré à ses enfants:
elle a reçu, dis-je, la miséricorde en présent; elle l'a reçue aussi en charge,
elle a été établie ministre avec office de distribuer les miséricordes. Il est
bon de communiquer la miséricorde, il est mieux d'être touché de miséricorde.
Cette compassion que votre place vous oblige d'avoir, éprouvez-la, et tirez-la
du fond du coeur. Exprimez en vous l'affection du Christ, puisque vous en avez
pris et la place et la charge. Vous êtes le ministre de celui qui est riche en
miséricorde. Qu'on ne vous trouve jamais dur pour les autres. Donnez à ceux qui
sont serviteurs comme vous, la mesure de cet onguent au temps voulu. Si vous
êtes infidèles dans ce qui est à autrui, qui vous donnera ce qui doit vous
revenir? Que votre sentiment soit celui de la miséricorde, car il est l'effet
du pardon qu'accorde le Seigneur. Celui qui a une conscience blessée, porte une
plaie cachée dans sa poitrine: il se confiera avec assurance à vous, s'il sent
en vous l'odeur de ce parfum. Si vous saviez ce qui est écrit: « c'est la
miséricorde que je veux et non le sacrifice » (Matth. XII, 7.) jamais vous
n'auriez condamné des innocents. Ce n'est pas ainsi que vous agissez, Seigneur,
telle n'est pas votre conduite, vous ne condamnez pas les innocents, vous ne
proscrivez pas même les coupables, mais vous les corrigez. « Celui qui est juste
me corrigera dans sa miséricorde, » dit le Psalmiste, «l'huile des pécheurs ne
touchera jamais ma tête. (Ps. CXL, 5.) Le sage distingue en ce lieu entre
l'huile et l'huile: entre l'huile de l'adulation et l'huile de la compassion.
L'une adoucit et blesse: l'autre adoucit et guérit. Est-ce qu'à votre jugement,
au-dessus de tous les parfums, ne domine pas celui qui fait disparaître avec
tant de facilité toutes les fautes? Rentré en lui-même, le jeune prodigue en
respira avec abondance, dans la région éloignée, les émanations qui
s'échappaient du coeur de son père, et au milieu des pourceaux qu'il gardait,
la clémence de l'auteur de ses jours commença à se faire sentir à lui. (Luc.
XV, 17.) Aussi fut-il attiré et se mit-il à courir vers son père. Voyez la grâce
facile et riche du Seigneur Jésus: il faut se réjouir et prendre un repas avec
ce fils repentant. Il loge dans la maison de Zachée, il met un publicain au
rang de ses disciples (Luc. XIX, 9) et après avoir ressuscité Lazare, il
assiste à un banquet avec lui. (Jean XII, 2). Il ne sait faire des reproches
quand il a pardonné: il n'use pas de demi-clémence: il reçoit dans la faveur de
sa familiarité ceux à qui il accorde rémission de leurs fautes.
6. L'onguent de la miséricorde est donc
excellent, il remet les péchés; il prévient, il accompagne, il multiplie les
mérites, il a un parfum qui surpasse la douceur de tous les aromates, parce que
l'Eglise entière des Saints, est plus basée sur la miséricorde que sur les
mérites. Cet onguent du pardon est le dernier sacrement. Il s'étend et il sert
à tous, aux pécheurs et aux justes. Car il en est d'autres qui sont réservés
aux saints et destinés seulement à leur utilité particulière. Il est des
onguents qui guérissent, il en est qui raniment: il en est qui sanctifient: il
en est qui réjouissent et délectent. Les premiers font disparaître la maladie,
les seconds donnent de l'ardeur à ceux qui sont déjà guéris: ceux de la
troisième classe sanctifient les hommes et les mettent en état d'accomplir le
ministère qui leur sera confié: tel est l'onguent qui sacre les rois et les
prêtres: ceux de la quatrième, ne se rapportent pas au travail, mais au repos,
non à la charge de gouverner, mais à l'amour, mais à la gloire, mais aux
délices, mais aux transports de l'époux et de l'épouse. Il est bon de rester
sous l'influence de ces parfums; mais puisque dans un autre endroit on a assez
longuement traité de la distinction qui existe entr'eux, montrons, en peu de
paroles, les diverses manières de s'en servir dans les onctions. Parmi les
hommes, les uns sont touchés, les autres sont aspergés, les autres oints, les
autres pénétrés. Relisez le Pentateuque, parcourez l'Evangile, et appliquez à
la morale, les modes divers que vous trouverez -usités dans les onctions qui
ont été faites extérieurement sur les corps. Je ne m'occupe donc plus en ce
moment de la valeur des parfums, j'expose la manière de les employer en faisant
des onctions. Les uns les reçoivent une fois, d'autres fréquemment, d'autres
toujours. L'abondance est excellente si la grâce l'accompagne. Cette double
qualité se trouve dans les parfums de l'épouse, on y trouve et l'abondance et
la suavité, leur odeur surpasse la senteur de toutes les poudres aromatiques.
7. Nous avons donné cet éloge à l'Eglise
envisagée en général: appliquons nos paroles à quelque personne considérée en
particulier dans cette grande société, à celle qui, par son amour exceptionnel,
et sa familiarité intime avec le Seigneur, mérite le nom d'épouse; créature
privilégiée, en qui se sentent avec les parfums que réclame la nécessité de la
position, ceux qui confèrent la dignité, et produisent les délices de l'âme. Je
ne croirai pas que cette âme heureuse soit touchée sur un pas, ou même sur
plusieurs seulement par l'huile sacrée, je la regarderai comme inondée. et
comme imbibée de cette liqueur sainte, pour faire savourer ainsi de vives
jouissances à son époux. Ce bien-aimé a des réservoirs d'aromates qui débordent
les uns dans les autres, ainsi qu'il convient à des richesses royales. Il est à
croire que dans la personne de la reine se font sentir des parfums plus exquis.
On ne vous dit cependant rien de la vertu de ces parfums, on se borne à vanter
la suavité de leur odeur. Content d'avoir parlé des délices qu'ils procurent,
l'époux ne dit pas l'effet que produit leur onction, et parmi les délices, il
signale celles qui enflamment davantage l'amour spirituel. L'onction se sent
par le toucher, quand elle est faite sur la chair. L'odeur échappant au
toucher, ne se laisse sentir que par l'esprit. La liqueur du parfum s'écoule
peu-à-peu vers la terre: l'odeur, au contraire, gagne avec facilité les régions
supérieures, elle monte au cerveau et récrée en occupant le lieu qui est le
siége des sens. L'odeur des parfums, est donc plus subtile et plus noble que
leur liqueur. Dans l'éloge de l'épouse, il a conséquemment fallu rappeler de
préférence ce qu'il y avait en elle de plus délicat, de plus approprié aux
jouissances spirituelles et de moins rapproché de la matière. D'autres âmes ont
besoin des parfums et de l'huile, pour adoucir ou changer les mouvements de la
chair. Mais la bien-aimée vivant, non plus dans la chair, mais bien selon
l'esprit, ainsi qu'il convient à une épouse du Seigneur, est remplie de délices
spirituelles. « L'odeur de vos parfums dépasse en suavité toutes les poudres
aromatiques. » Bien qu'il ne soit fait mention que de l'odeur, ce n'est
peut-être pas l'odeur qui agit seule, l'onction opère aussi. « Ceux qui
appartiennent au Christ, » dit l'Apôtre, « ont crucifié leur chair avec leurs
vides et leurs concupiscences. » (Gal. V, 24.) Où est l'onction, le
crucifiement ne semble pas nécessaire. Le crucifiement mortifie, l'onction
transforme. L'un est accompagné d'un sentiment de douleur, l'autre adoucit.
L'onction est suave, et cependant efficace, sans lésion aucune, par l'huile de
l'allégresse et de la joie, elle préserve la chair des atteintes de la
corruption, elle enlève la souillure et ne fait souffrir aucune blessure. Des
onguents précèdent, des onguents accompagnent la passion du Seigneur Jésus: cela
vous apprend, si vous éprouvez des souffrances dans votre corps, à les adoucir
en faisant couler avec abondance ces parfums au-dessus. Jésus-Christ reçut deux
onctions, afin de ne pas sentir l'opprobre de la croix, et afin de recevoir, en
sa personne, l'état nouveau de là résurrection, faisant éclater par ce mystère
la grâce que procure l'onction spirituelle. Il est donc excellent cet onguent
dont (pour employer ces termes) la liqueur transforme la chair et l'odeur
délecte l'âme.
8. Et pour résumer brièvement ce que nous avons
dit, l'onction, c'est le transport de l'esprit, l'odeur, c'est la prière.
L'onction, c'est la joie spirituelle; l'odeur, c'est la connaissance de ce qui
se passe dans l'esprit, produite au dehors par la renommée. l'onction, c'est la
délectation intérieure; l’odeur, c'est le désir que produit agréablement
l'expérience des jouissances qu'on a ressenties: aussi « l'odeur de vos parfums
est préférable à tous les aromates.» Ce désir que produit l'ivresse des
délectations célestes, la soif de jouir qui émane avec abondance de l'onction
du Saint-Esprit semblable à une odeur très-suave, dépasse tout parfum de la
prière, et toute violence du désir de l'âme. Excellent désir, qui a la force de
la prière, et ne tonnait pas l'ennui de l'affliction. C’est l'épouse à qui l'on
rapporte le privilège de cet onguent et de cette odeur. Qu'y a-t-il d'étonnant,
que celle qui a reçu une onction plus spéciale, exhale des odeurs plus
exquises? Est-il surprenant de voir celle qui goûte des douceurs plus tendres,
désirer avec plus d'avidité? Il est juste que celle qui s'attache davantage à
Dieu, prie avec plus d'instance. Unie à l'époux, elle est devenue avec lui un
seul esprit. C'est pourquoi ou ne sent rien autre chose en elle que l'esprit,
cet esprit qui l'a pénétrée et qui prie pour elle avec des affections
inexprimables. Aussi l'odeur de ces parfums est au-dessus de tous les aromates.
Et dans l'Apocalypse, vous lisez le passage où il est parlé des «coupes
remplies de parfums qui sont les prières des saints. » (Ap. V, 8.) Les
aromates, comme l'Exode nous l'apprend, servent à un double usage, ils sont
employés pour les onctions, ils sont brûlés sur le feu. (Exod. XXV et XXX.)
9. Ne vous semble-t-il pas que pareillement, en
cet endroit, l'un et l'autre se trouvent réunis dans les éloges que l'on fait
de l'épouse? Ses parfums sont des onctions et ils répandent de très-suaves
odeurs leur senteur l'emporte sur toutes les poudres aromatiques. L'onguent
(ainsi qu'il a été dit) c'est la perception des dons: l'odeur, c'est l'action
de grâces parce qu'on les a reçus, c'est le désir des biens éternels, c'est une
espèce de sentiment d'humilité ressenti au milieu des grâces les plus élevées.
Car la prière, de celui qui s'abaisse pénètre les nues. (Eccl. XXXV, 21.) Voyez-vous
comment s'élève l'encens de la prière qui est humble? Le Pharisien monta au
temple pour y prier: mais l'odeur de sa prière ne sut pas s'élever. (Luc.
XVIII, 2.) Il repasse en son esprit les dons qu'il a reçus du ciel, et il en
fait la revue comme si c'étaient des parfums. « Je ne suis pas, » dit-il, «
comme le reste des hommes, voleur, injuste, adultère. » Vous entendez comment
il se glorifie d'avoir été oint de la grâce plus que les autres. Sa gloire
consiste dans la confusion de ses frères. Ce n'est pas un grand éloge, il le
tient néanmoins pour grand. Il y trouve un parfum qui est au-dessus, non pas
des aromates, mais au-dessus de l'odeur de soufre qu'exhalent les autres. Vous
avez ouï à qui il se préfère; écoutez maintenant ce que présentent de grâce les
parfums qui font son orgueil. «Je jeûne deux fois par semaine; je donne la dame
de tout ce que je possède; et si j'ai porté tort à quelqu'un je lui rends
quatre fois davantage. » Ces bonnes oeuvres sentent les principes de la loi
Judaïque, ils ne sont pas selon la doctrine de l'Evangile. Il ne jeûne pas
toujours, il ne renonce point à tous les biens qu'il possède, de manière à ne
pouvoir pas donner les prémices ou les dîmes. Il rend quatre fois plus qu'il
n'a pris, il ne souffre pas qu'on lui enlève son bien, à celui qui lui en ravit
une portion, il n'abandonne pas le reste, il ne dit pas qu'il tient les injures
pour non reçues. O Pharisien! au milieu de ces oeuvres qui sentent l'infirmité
et la faiblesse, tu es rempli d'un orgueil excessif. Tu ne pries pas, tu fais
outrage au Publicain qui se tient tout près de toi. Tu rends témoignage de toi,
ton témoignage a une valeur médiocre. Dans ta prière, il est deux choses qui
sentent mauvais, bien loin d'avoir une odeur agréable, c'est ta superbe et ta
négligence. Ta superbe, qui éclate dans les reproches que tu adresses au
Publicain: ta négligence, qui apparaît en ce que tu ne demandes rien du tout.
Comment, remplie de vapeurs et du néant de l'orgueil, cette prière ne
serait-elle pas languissante? Tu ne pries pas, ô Pharisien, tu ne fais que
t'exalter toi-même. Tu rends témoignage de toi-même, ton témoignage n'est pas
vrai. Il est peu considérable en ce qui regarde tes oeuvres, faux en ce qui
concerne le sentiment qui t'élève au-dessus des autres. Car voici le témoignage
de la vérité: « Je vous le dis en vérité, le Publicain descendit en sa maison
justifié par lui. Car « ce n'est pas celui qui se flatte lui-même qui est
approuvé, mais bien celui que le Seigneur daigne louer.» (II Cor. X, 18.)
Aussi, bienheureuse est l'âme à qui la vérité elle-même adresse un éloge si
éclatant: « l'odeur de vos parfums surpasse tous les aromates. » Un grand
témoignage fut rendu au Publicain, mais celle à qui s'adressent de telles
louanges en reçoit un qui est bien plus grand. Le Publicain « descendit
justifié par le Pharisien; » c'est-à-dire, par cet homme superbe. et injuste, «
dans sa demeure: » mais l'odeur des parfums de l'épouse dépasse toutes les
senteurs des poudres aromatiques. Grand éloge, mais l'épouse ne reçoit pas de témoignage
de l'homme, elle n'en attend que de celui qui scrute les coeurs, qui, par la
foi et la charité, réside et opère dans l'intérieur de son âme. Elle ne se
vante pas, elle ne blâme pas les autres. « Ses lèvres distillent le miel. »
C'est le passage qui vient à la suite, mais nous ne pouvons le développer
aujourd'hui. Le discours de demain satisfera votre avidité, et fera retentir à
vos oreilles la joie et l'allégresse dans le Seigneur Jésus. Qu'il daigne nous
l'accorder, lui qui vit et règne dans tous les siècles des siècles.
Amen.
1. « Vos lèvres, ô mon épouse, sont un rayon qui
distille le miel, le miel et le lait sont sous votre langue; l'odeur de vos
vêtements est comme une odeur d'encens. » Ce sont des paroles extrêmement
douces qui viennent d'être maintenant adressées à l'épouse. Mais vous demandez
comment elles s'accordent avec celles qui précèdent. Qu'il me suffise de vous
avoir fait remarquer une fois, que les éloges ne sont pas astreints à la loi de
l'enchaînement qui régit les discours ordinaires. Ils ne se captivent pas à
suivre un ordre exact, ils promènent leurs élans en toute liberté. Dans les
passages qui renferment des louanges, on n'est pas en droit d'exiger de la
suite: et il ne faut pas les rejeter si on ne peut y en assigner. Après avoir
vanté les parfums, de suite on se met à louer la beauté des lèvres de l'épouse.
Que savez-vous, si ce n'est en la vertu de ces parfums que tant de grâce s'est
répandue sur ses lèvres? Parcourez l'évangile, et vous y trouverez un éloge
semblable fait de l'époux. « L'esprit du Seigneur est sur moi, » dit le
Sauveur, « parce qu'il m'a oint: il m'a envoyé prêcher l'Evangile aux pauvres,
(Luc. IV, 18.) Il a donc fallu que l'épouse fut assimilée à son époux en ce
ministère, il a fallu qu'elle reçut, elle aussi, l'onction pour accomplir
l'oeuvre de la prédication de l'Evangile. Car l'esprit se répand et pour donner
la charge et pour la faire remplir. L'une et l'autre viennent de lui, la place
dans le ministère et la grâce de la bien remplir. Sans la grâce, la charge est
inutile, et sans la charge, l'usage de la grâce serait présomptueux. « Comment
prêchera-t-on si on n'est pas envoyé. » Ou comment sera-t-on envoyé si on ne
reçoit pas l'onction? ainsi qu'il est écrit. (Rotin. X, 15.) «L'esprit du
Seigneur m'a oint; il m'a envoyé pour prêcher aux pauvres. » L'esprit saint
élève à l'office, il ouvre la bouche et aide à en remplir les devoirs. Voilà
pourquoi en faisant l'éloge de l'épouse, le bien-aimé parle d'abord des
parfums, et ensuite de la douceur de ses lèvres, parce que, bien qu'elle
profère des paroles bien suaves, ce n'est pas elle qui parle, mais bien
l'esprit de son époux qui s'exprime en elle. Entendez ce que Jésus, l'époux,
promet à la primitive église, c'est-à-dire, aux apôtres qui reçurent les
prémices de l'esprit: « Je vous donnerai une parole et une sagesse, auxquelles
tous vos ennemis ne pourront pas résister. (Luc. XXI, 15.) Grande est la vertu
de la parole de Dieu, elle peut vaincre ceux qui s'opposent à elle, et attirer
ceux qui ne lui font pas obstacle. Voilà ce qu'il y avait à dire de son éloge:
ce qui est à exposer maintenant, se rapporte plus à la douceur qu'à la
controverse. « Vos lèvres sont comme un rayon de miel. » Il lui est familier,
c'est chose innée chez l'épouse de proférer des paroles douces. Quand il lui
arrive de faire de durs reproches, c'est un procédé qui lui est étranger et
emprunté à des pays éloignés, ce n'est pas la tendance de sa nature, elle n'y
est pas portée d'elle-même, c'est la contrainte seule qu'il y pousse. Les
paroles douces sortent de son propre fonds: les propos sévères ne viennent pas
de l'âpreté de sa bouche, la méchanceté de ceux qui les entendent les a seule
provoqués. C'est donc une qualité propre et familière de l'épouse que le
bien-aimé exalte par ces paroles: « Vos lèvres sont un rayon de miel.
2. Mais parce que vous avez entendu quelque peu
parler de l’enchaînement qui relie cet éloge aux paroles qui précèdent, vous
voulez que je vous développe le sens qu'il contient. Il renferme ces trois
sujets de louanges, la douceur, la plénitude, la sobriété. La douceur se fait
remarquer dans le genre, la plénitude dans l'abondance et la sobriété dans
l’effusion. Que dis-je l’effusion? C'est plutôt une distillation. « Vos lèvres
sont, un rayon qui distille le miel. » Qu'est-il nécessaire de s'arrêter à
développer chacun de ces détails. Vous savez, en effet, que le rayon de miel ne
donne que de la douceur, et qu'il ne coule, que lorsqu'il est arrivé à sa
plénitude. Il déborde de son trop plein, mais il ne l'épanche pas entièrement.
Aussi « vos lèvres » sont un rayon qui ne répand pas, mais qui « distille »
seulement le miel. On trouve donc sur les lèvres, de l'épouse uniquement la
douceur, entièrement la douceur et la douceur avec mesure. Elle la possède
pleinement, elle ne la répand pas entière, ment, seulement dans la mesure
qu'exige la capacité dé cens qui l'écoutent. Voulez-vous aussi entendre
l'épouse parler de ses lèvres? «Que vos paroles, ô Seigneur, sont douces à mon
gosier, elles sont plus agréables à ma bouche que le miel., » (Ps. CXVIII,
103.) Elles sont bien douces les lèvres;de l'épouse: Les paroles du Seigneur en
découlent. Cette douceur est la douceur même, des paroles, divines. Car elle ne
parle pas de son propre, fond, mais elle fait entendre comme les accents. de
Dieu: voilà pourquoi la grâce est répandue sur ses lèvres. Apprenez, en partie
maintenant, quel miel distille le rayon de la parole divine, et comment elle
est mesurée à chacun, selon la capacité que Dieu lui a donnée. Elle remet, elle
promet et elle donne d'avance. Elle remet les péchés, elle permet ce qui sent
l'infirmité, elle promet les biens qui sont éternels, et elle fait goûter, par
anticipation, quelques-unes des délices qui accompagneront leur. possession.
Elle parle la sagesse au milieu des par, faits, non la sagesse de ce monde,
mais la sagesse de Dieu cachée dans les mystères, :et parmi ceux qui ont le
sens moins spirituel, elle pense ne rien savoir autre chose que Jésus-Christ et
Jésus-Christ crucifié, Elle exhorte à la perfection, elle ne contraint personne
à y tendre, mais plutôt elle console les pusillanimes, elle accueille les
faibles et si, elle corrige ceux qui ne sont, pas en repos, ses réprimandes
elles-mêmes respirent la tendresse maternelle. Elle éprouve de la compassion
pour celui qui pèche, elle est pleine d'indulgence pour celui. qui revient,
elle ne calcule, pas ses pardons, et ne, leur, assigne pas, de terme qui ne
puisse pas être dépassé, elle qui a reçu ordre de pardonner septante fois sept
fois par jour, à celui qui viendrait, autant de fois lui dire ses fautes.
3. Voyez combien grande est la douceur qui règne
sur les lèvres de l'épouse, toutes les fois que vous tombez dans le mal, autant
de fois, si vous vous convertissez, elle distille sur vous le bien, et le
nombre des pardons n'épuise jamais sa bonté.. A l'imitation des anges de, pieu,
elle n'insulte pas le pécheur, mais bien plutôt elle tressaille; de joie quand
elle le voit faire pénitence. (Luc. XV, 10.) Il est bon par conséquent de
prêter l'oreille aux discours qui tombent de sa bouche. Le Seigneur écoute
favorablement ses prières, et ainsi elle exécute et attire, votre, affection,
afin de vous manifester celle qui l'anime de son côté. Dites, épouse, ce que
vous dites, car votre bien-aimé vous entend avec avidité, ou bien parler de lui
ou bien converser avec lui. Mais quand l'épouse s'adresse à son époux lui-même,
alors elle fait entendre les accents de la plus douce lèvre, elle emploie un
langage qu'on n'entend pas d'ailleurs. Alors les lèvres de son coeur distillent
le miel d'une délectation vraiment divine, ou plutôt elles ne le distillent
pas, elles le font jaillir, parce qu'à ce moment heureux, son âme tout entière
se convertit en affections suaves. inexprimable réciprocité qui du coeur de
l'épouse, fait couler des ruisseaux de miel, dans l'âme du bien-aimé, et les
fait refluer ensuite 'du cœur de l'époux dans l'intérieur de celle qu'il
chérit. Car ces ruisseaux de miel, reviennent aux lieux d'où ils sortent pour
refluer encore. Délicieux rayons de -miel placés., sur les lèvres de l'époux et
de l'épouse, allant de l'un à l'autre. et répandant, de toutes parts; la douce,
rosée d'un tendre amour. L'époux fait tomber d'en-haut la grâce: l'épouse fait
jaillir d'en-bas l'action de grâce. Jésus lui-même produit dans l'âme qu'il
aime, les gouttes de cotte rosée de miel. Ce sont des gouttes de rosée
extrêmement délicieuses que ces sentiments de l'amour divin; liquéfiée par leur
ardeur, Pâme s'exhale en gouttes de miel, à la vue de celui qu'elle aime, en
présence de son Dieu. Aussi ses lèvres sont comme un rayon qui distille -le
miel parce que le feu qui consume l'esprit ainsi embrasé est extrêmement doux:
transport qui passe vite à cause de cette extase enivrante, qui ravit l'âme à
elle-même, et à cause de l'interruption qui ne manque pas de survenir bientôt.
4. «Vos lèvres sont un rayon qui distille le miel.
» Je regarde comme entièrement purifiées, ces lèvres sur lesquelles Jésus
lui-même croit savourer une douceur de miel. Les lèvres d'Isaïe touchées par
les pinces et le charbon de l'autel, perdent leur souillure. (Is. VI, 6.) « Le
Seigneur, » dit un autre prophètes « a étendu sa main, et il a touché ma
bouche. » (Jerem 1, 9.) L'épouse ne désire pas ce charbon, le contact de ce
doigt; ce qu'elle veut, c’est des toucher la bouche du bien-aimé « qu'il me
baise; » dit-elle, «d'un baiser de sa bouche:» (Cantique I, 1.) Les lèvres
appellent impérieusement les lèvres. Les douceurs ne failliraient pas ainsi des
lèvres de l'épouse, si les lèvres de l'époux ne s'étaient pas imprimées sur
elles. De quoi se réjouit-il sinon de l'enivrement de ce baiser qu'il a ravi
sur les lèvres de son épouse quand il dit: « vos lèvres sont un rayon qui
distille le miel. » S'il parle ainsi, c'est à cause de ce baiser de la vérité.
« Vos lèvres; » dit-il. « sont un rayon de miel qui goutte le miel, et le lait
est dans votre langue. » Ce terme indique particulièrement la grâce de
l'élocution. Les lèvres s'emploient aussi pour embrasser, la langue ne sert
qu'à parler. Ce n'est pas la douceur seule qui se trouve dans le son que
produit la langue, mais sous cette langue sont réunis « le miel et le lait. »
Il est une feinte douceur que la langue fait sonner, mais qu'elle ne ressent
nullement. Cette douceur est bien peu, de chose, quand elle se trouve toute sur
les lèvres et sur la langue, sa plus grande partie n'étant pas sous la langue!
La douceur de l'épouse n'est pas seulement sur sa langue, elle n'y est pas
toute, mais, comme l’assure celui qui le connaît si bien: « le miel et le lait
sont sous votre langue. » Aussi elle prononce des paroles bonnes: paroles aussi
bien de miel que de lait, à cause de la majesté de Dieu et en vertu du mystère
de l'incarnation. La langue et les lèvres sont comme un canal d'argent par
lequel, de la fontaine du coeur, s'échappent des ruisseaux de lait et de miel.
Ce sont là deux choses douces, chacune est douce à sa manière. Le lait est pour
les petits enfants, comme s'exprime saint Paul. (I Cor. III, 1.) Et le même
apôtre fait entendre parmi les parfaits une sagesse douce et divine et presque
semblable au miel. (I. Cor. II, 6.)
5. Les uns n'ont que du miel sous leur langue,
et n'y ont pas de lait; les autres n'y ont que du lait et pas de miel. L'un et
l'autre se trouvent également réunis sous la langue de l'épouse. Le miel ne
coule pas, il tombe plutôt goutte à goutte. L'époux en effet ne prodigue pas à
chaque pas, et sans réserve, les manifestations sublimes et profondes des
secrets célestes et les mystères de la divinité, il ne donne pas le lait à
boire sans discerner les personnes. « Le miel, » dit-il, « et le lait sont sous
votre langue. » Son discours en effet ou n'est pas dépourvu de douceur
intérieure, ou il n'égale pas cette même douceur. Il est toujours aisé de
prononcer des paroles douces à celui qui a le miel et le lait sous sa langue.
Heureuse langue, qui répand ses paroles comme le rayon des gouttes de miel, et
que le lait, destiné aux enfants, distend comme une sein qui distille le miel
et fait couler le lait. Toute clameur, toute amertume et tout blasphème est
écarté de ses lèvres, ainsi que le porte la recommandation de l'Apôtre. (Eph.
IV, 31.) Sous cette langue il n'y a pas, comme le marque un psaume, de fatigue
et de douleur: (Ps. X, 7.) « C'est le miel et le lait, » dit l'époux, « qui s'y
trouvent. Les lèvres de la prostituée sont un rayon de miel, et sa gorge est
plus brillante que l'huile. » (Prov. V, 3.) Cependant le miel et le lait ne
sont pas sous sa langue; ils ne se trouvent pas dans son intérieur, ils
n'occupent pas le terme de sa carrière, « mais sa fin est amère comme
l'absinthe, et incisive comme un glaive à deux tranchants. » Au livre des
proverbes le même écrivain dit de la femme forte: « la force et la beauté
forment son vêtement, et elle rira à son dernier jour. » (Prov. XXXI, 25.) Ce
rire spirituel et vraiment heureux, sa bouche le commence déjà, et il est comme
la douceur qui se cache sous sa langue. Maintenant cachés, ce miel et ce lait
monteront en s'échauffant, et éclateront au dernier jour en pleine joie. Cette
allégresse alors ne sera en aucune manière comprimée par le silence sous la
langue; longtemps retenue, elle éclatera et remplira toute sa bouche; la
bouche, veux-je dire, de cette femme qui a pour vêtement la force et la grâce.
Voyez comment il ne faut pas qu'on trouve dépouillée, celle qui attend qu'on
lui rende les joies qu'on lui a promises.
6. Qui sait si ce ne sont pas là les vêtements
dont il est parlé ensuite dans ce même passage du cantique: «l'odeur de vos
habits est comme la fumée de l'encens? j'ai couvert, » dit le Psalmiste, « mon
âme dans le jeûne. » (Ps. LXVIII, 11.) Et encore: « j'humilierai mon âme dans le
jeûne, et ma prière sera repliée en mon sein. » (Ps. XXXIV, 13.) Le jeûne est
un bon vêtement, en son sein, la prière habite comme dans un lieu secret. C'est
là un habit qui a un sein: « ma prière reviendra en mon sein. » Vous avez ici,
si vous y prenez garde, deux choses, dans le jeûne, le vêtement de la force, et
dans la prière, l'odeur de l'encens. « Ma prière, » dit-il, « retournera en mon
sein. » Pourquoi, dit-il, « en mon sein? » Peut-être a-t-il par là donné à
entendre le défaut de la prière tiède et mal faite, qui se dissipe dès le
premier instant; voilà sans doute pourquoi il dit qu'elle revient à son sein,
c'est-à-dire qu'elle se termine au pas d'où elle sort? Mais comment se
replie-t-elle, et revient-elle, si elle périt? La prière qui retourne en son
sein, paraît donc plutôt être celle qui obtient promptement l'effet de sa'
demande et jouit, sinon entièrement encore, en partie du moins, de la
récompense promise aux désirs humbles et fervents. La prière aimante et
enflammée a une grande douceur: et tandis qu'elle s'élève semblable à l'encens
en présence du Seigneur, elle respire elle-même le sentiment suave de son
propre parfum. N'est-ce point un bon vêtement, que la vapeur de ce nuage qui
couvre et entoure l'âme de celui qui l'offre au Seigneur ! Il est très-bon
assurément. Pour nous, poursuivons ainsi que nous l'avons entrepris,
d'expliquer les vêtements en les comparant aux couvres extérieures.
7. Les bonnes oeuvres en effet couvrent la
difformité première de l'homme, et empêchent qu'on ne l'impute à péché; elles
lui donnent de plus un charme et une beauté, qui lui font obtenir la grâce de
Dieu. Les bons vêtements donc sont les bonnes oeuvres: elles ornent et elles
intercèdent. Qu'elles ornent, c'est chose manifeste: mais l'ornement qui revêt
tous les hommes ne sent pas l'encens, il n'a pas le caractère de la prière. Tel
est celui dont les actions et la patience, rendues publiques, respirent
l'ostentation et la vaine jactance, et nullement la prière instante, le désir
de plaire au Seigneur, et la grande envie d'obtenir sa grâce. Comment l'odeur
de vos vêtements se disposera-t-elle comme le parfum de l'encens? L'homme qui
fait toutes ses actions pour plaire à Dieu, à qui il s'est rendu agréable, et
pour mériter ses bonnes grâces, est l'heureux mortel dont les habits exhalent
les senteurs de l'encens. L'encens ne doit s'offrir, et ne s'offre en effet
qu'à Dieu: voilà pourquoi l'odeur de ces vêtements est semblable à celle de
l'encens: parce que ce qu'il fait, soit en publie, soit en secret, il l'opère
tout afin d'obtenir les complaisances divines'. I:huile dans les vases, l'odeur
dans les habits, pourvu que ce soit l'odeur de l'encens, signifient le même
mystère. Que demande-t-il au Seigneur sinon les joies spirituelles et ses
éternelles délices, celui qui a en horreur, et repousse toute autre
délectation? « Mon âme a eu soif de vous, » s'écrie le Psalmiste, «par combien
de cris ma chair vous appelle? » (Ps. LXII, 1.) Vous voyez par ces paroles,
comment le vêtement de la chair remplit l'office de la prière, puisqu'on dit
qu'il a soif de Dieu. Est-ce que la chair, affligée par des pénitences
volontaires, ne s'efforce point de fléchir le Seigneur, et de l'amener à être
propice et favorable? Les supplices, qu’il supporte pour Dieu, sont comme
autant de supplications adressées à cet être adorable. L'aumône faite au pauvre
par un sentiment de miséricorde, prie: pourquoi les délectations de la chair,
réprimée selon la règle, n'auraient-elles pas, elles aussi, l'efficacité de la
prière? Le châtiment de la volupté est comme une expression de désirs, et de
désirs qui appellent une jouissance autre et meilleure. L'effet de la prière
fervente se produit dans le coeur et s'y reproduit. L'encens fait sentir ses
parfums dans le vêtement de l'abstinence extérieure. Excellente parure qui fait
que l'âme n'est pas tant revêtue de chair, que du jeûne et de la privation des
jouissances grossières. La continence virginale est un excellent habit: elle
exhale une odeur suave comparable à celle de l'encens, soit pour ceux qu'elle aime,
soit pour elle-même qui le chérit. Quoique ce soit qu'elle offre avec amour, en
l'offrant,. elle ne peut s'empêcher d'éprouver une vive délectation. Car toutes
les douceurs que l'on vante en elle, elle les ressent et les goûte. Elles
viennent de son coeur et elles y séjournent. Un rayon de miel est sur ses
lèvres, le miel est sous sa langue et ses habits répandent l'odeur de l'encens.
Toutes ces choses que l’on sent avec tant de plaisir, et dont on jouit avec
tant de ravissement, sont aussi près que possible d'elle. « Les paroles de ma
bouche », disait David, « vous plairont, et la méditation de mon coeur est
constamment devant vous, » (Ps. XVIII, 5.) En ce pointsage vous trouverez l'un
et l'autre de ces biens: et pour que rien ne manque au comble de la grâce, sous
le terme d'habits, on désigne un troisième bien, la qualité des couvres. Des
lèvres, tombent les paroles: sous la langue, coulent les méditations douces
comme le miel: l'ornement des vêtements répand une odeur d'encens.
8. Que pensez-vous qui manque à la gloire de
celle en qui la bouche, l'âme et l'action plaisent également? Ce nombre
comprend tout, mais l'ordre s'y trouve renversé. C'est par les couvres en effet
qu'il faut commencer, et non par la parole. Les actions et les paroles du centurion
Corneille furent en effet reçues et exaucées en premier lieu. (Act. X, 4.) La
foi purifia ensuite les coeurs: et enfin sur lui et sur les siens descendit le
saint Esprit et ils parlaient diverses langues, Les apôtres, eux aussi, après
l'ascension du Seigneur, persévéraient tous ensemble dans la prière: les jours
de la promesse étant accomplis, ils fluent remplis de l'Esprit saint, et se
dispersant, ils prêchèrent en tous lieux. D'abord ils répandirent leur âme dans
la prière, ensuite l'Esprit enflamma leurs coeurs, et ainsi ils communiquèrent
aux autres la grâce qu'ils avaient reçue en eux. Par l'attente et le désir, ils
se tournèrent en premier lieu vers le Seigneur: ensuite le Seigneur s'inclina
vers eux, et enfin convertis eux-mêmes, ils réforment et confirment leurs
frères. Que vous considériez dans les apôtres, soit la sainteté de la vie, soit
l'influence de Dieu, soit le ministère de la prédication, tout cela leur sert
de vêtements, tout cela les couvre et les orne. Qu'est-il resté en eux de nu ou
des tâches anciennes, eux qui brillent de l'éclat joyeux de la doctrine et de
la sainteté? C'est pourquoi la beauté est grande en eux; mais l'abondance de
leurs oeuvres n'est pas moins considérable. Est-ce que ces vêtements ne
répandent pas une odeur? Quel est leur parfum? N'est-il pas comparable à celui
qu'exhale l'encens? Lorsqu'ils distribuaient, à ceux qui étaient serviteurs
comme eux, l'argent de leur maître; ils n'ont pas souffert que la moindre
partie en restât secrètement sur eux, ils n'en ont rien détourné
frauduleusement: ils secouent de leurs mains, même la rétribution de la louange
et rapportent tout à: la gloire de Dieu. Semblables au ciel, ils sont revêtus
d'une éclatante lumière, mais le firmament chante, non sa gloire, mais la
gloire de Dieu. Saint Paul vous a ourdi par ses paroles des habits
indissolubles et légers;. et selon votre capacité, il vous dispose un vêtement,
formé, pour ainsi parler, d'intelligence et de lumière; les sentences de la
sagesse humaine n'y entrent cependant pas, composé uniquement qu'il est, de la
doctrine inspirée par l'esprit de Dieu. (I. Cor. II, 4.) Aussi les vêtements
qui l'habillent, ou qu'il a disposés pour vous, n'exhalent que les par uns de
l'encens. L'affectation et la recherche trop grande dans les paroles, semble
indiquer l'attachement à la vaine gloire; et ceux qui, sans viser à la beauté
du discours, poursuivent dans les matières subtiles, les considérations
trompeuses et hardies, en s'aventurant trop pour obtenir une vaine faveur,
avancent quelquefois des blasphèmes. Ces vêtements-là n'ont nullement l'odeur
de l'encens. On n'excepte rien dans les ornements de l'épouse, puisqu'on dit
généralement: « L'odeur de vos habits est semblable à celle de l'encens. » O
heureux serais-je si l'un ou l'autre de mes habits exhalait une odeur pure
d'encens que ne corromprait aucun mélange étranger ! Car, que tous les habits,
sans exception, répandent ce parfum, personne, à mon jugement, n'est arrivé à
ce point, s'il n'a pas encore mérité d'être placé au rang des épouses par
Jésus-Christ notre Seigneur, l'époux des épouses.
1. « Vous êtes un jardin fermé, ô épouse ma
soeur, un jardin fermé, une fontaine scellée.» D'abord, d'après ces paroles,
comprenez l'amour du bien-aimé qui exprime ses louanges en des termes pareils.
Il paraît ravi celui qui n'est pas content d'avoir loué une fois. Ce serait
chose considérable s'il prononçait simplement, et une fois, l'éloge de celle, à
qui il s'adresse. Mais en cet endroit, il fait résonner à ses oreilles, les
paroles les plus agréablement flatteuses, et il les lui répète. Pourquoi ne se
plairait-il pas à se réjouir sans cesse des qualités extraordinaires de celle
qu'il a admise à l'honneur de son alliance matrimoniale? Pour recevoir les
droits qu'apporte une telle union, on ne pouvait choisir qu'une personne digne
de les avoir, et une fois choisie, cette personne ne pouvait être médiocrement
aimée. N'est-il pas juste que cette épouse s'attache à plaire à son bien-aimé,
en ce qui l'a rendue ravissante à ses yeux? Il loue, il prépare, il se plante
un paradis de volupté, cet époux qui orne ainsi son épouse, il la compare au
paradis de délices. « Voici», dit Isaac, « que l'odeur de mon fils est comme
l'odeur d'un champ rempli que le Seigneur a béni. » (Gen. XXVII, 27.) L'épouse
n'est pas assimilée à un champ, mais bien à un jardin dans lequel on admire les
fleurs spirituelles, et où l'on cultive les plantes aromatiques. C'est dans ce
jardin, ô bon Jésus, que vous descendez avec plaisir pour respirer les parfums,
pour prendre votre repos, pour le soigner et le garder. « Vous êtes un jardin
fermé, ô ma sœur, mon épouse, » dit-il, « vous êtes un jardin fermé. » Par ce
jardin, mes frères, entendez les délices qui se ressentent dans l'intérieur de
l'âme: par sa clôture, entendez le soin avec lequel on la garde. Qui
trouverez-vous de semblable à un jardin, si ce n'est celui dont l'âme est
embaumée d'affections spirituelles comme un jardin rempli de plantes odoriférantes?
Quel doux sanctuaire ! quelle agréable retraite dans le coeur de l'épouse, dans
un coeur assez émaillé de fleurs, pour qu'on le compare à un parterre. Il n'y a
aucune racine d'amertume qui germe dans ses rejetons et qui gâte les racines de
cette riche terre. Toute plante que mon père céleste n'aura pas mise en terre,
en sera entièrement arrachée. C'est le Seigneur lui-même qui a établi ce jardin
de délices, dans la pensée de le travailler et de le garder seul. Il s'y occupe
de deux manières, il plante et il émonde. Il plante, afin qu'il s'y trouve des
herbes bonnes: il émonde, afin qu'il donne des fruits avec plus d'abondance. Il
plante, afin qu'il y ait de bonnes semences pleines, il émonde, pour que ces
semences ne soient pas affaiblies. De quoi sert-il de mettre en terre des
semences choisies, si le travail de purgation ne vient les conduire ensuite à
leur plein développement? Le soin diligent de la discipline ne produira rien,
si la vigilance ne l'accompagne pas. Il a et discipline et vigilance, celui qui
est comparé à un jardin, et à un jardin fermé.
2. « Vous êtes un jardin fermé, ô mon épouse, ma
soeur. » Adam garda mal le jardin dans lequel il avait été placé, il n'empêcha
pas le serpent glissant de s'y introduire perfidement. Ce jardin rempli d'arbres
était agréable: j'en trouve un préférable que je vois placé dans son âme. Il
n'eût servi de rien que le serpent fût entré dans le premier, s'il n'avait pas
pénétré en celui-ci. Il fut admis et de suite Adam sentit son venin. Qui secoue
la haie, le serpent le mordra. (Eccle. X, 8.) La haie est une bonne garde, elle
sépare la terre cultivée de celle qui ne l'est pas, et elle la protège.
Placez-la, cette haie, autour de votre jardin, de crainte que si on l'enlève,
que si on détruit ce mur, vous ne soyez livré à dès ennemis qui vous déchirent
et vous foulent aux pieds. Le jardin d'Adam n'était pas fermé à l'esprit
infernal: combien ensuite son entrée fut sévèrement interdite à notre premier
père chassé et exilé ! Il ne lui est pas facile de revenir au lieu d'où il est
tombé avec une facilité si inconsidérée. Il mange son pain à la sueur de son
front, celui qui cueillait à discrétion dans le Paradis, les fruits de l'arbre
de vie. Maintenant le pain est son aliment, alors il se nourrissait des fruits
de vie. Dans le Paradis, le Seigneur produisit tout arbre agréable à la vue et
délicieux pour la nourriture. Chassé de ce lieu, Adam travaille sur la terre;
ce n'est pas le Seigneur, c'est la terre qui lui offre, après son travail, des
épines et des ronces. Le Paradis donne gratuitement ses fruits: la terre les
refuse presque au travail de l'homme. Changement malheureux: mais vous,
Seigneur, vous punissez, et avec justice, tous ceux qui, en se séparant de
vous, commettent une sorte de péché de fornication. (Ps. LXII, 27.) Il est
châtié avec raison, celui qui, par cette sorte de faute, perd des biens si
précieux; il ne mérite plus d'entendre ces tendres expressions, d'être appelé «
soeur, épouse, jardin et jardin fermé, » s'il n'exclut tous les autres, le
bien-aimé excepté. Que la porte de votre Paradis soit toujours close, qu'elle
ne s'ouvre que pour le prince. Que la hache et la scie ne l'enlèvent pas.
Qu'elle n'ait qu'un passage, et que ce pointsage soit gardé par un chérubin.
Que rien ne la franchisse sans avoir été éprouvé par le glaive de feu, rien de
réprouvé parla parole de Dieu, rien que n'approuve la charité, rien qui ne
tende à la perfection et à la plénitude de la loi. La plénitude de la science
est dans le chérubin, et la plénitude de la loi est la charité: cette vertu
englobe tous les commandements. Que ce soit là la garde de flamme qui vous
environne, que son ardeur consume sur le champ toute indignité qui voudrait en
forcer l'entrée. Cette barrière ne convient-elle pas à l'amour, qui retient
toujours les affections de l'épouse, les concentre sur un seul pas, dans
l'intérieur de son âme, en ce lieu où ses délices sont d'être avec le Fils de
Dieu? Excellent rempart que la charité: mais elle a son avant-mur. La dilection
est comme la muraille, la sévérité de la régularité lui sert d'avant-mur. Elle
renferme les saintes pensées et les doux sentiments; elle repousse et écarte
les occasions de pécher. L'une fournit le repos qui permet de se livrer
facilement aux joies de la dilection; l'autre en jouit. L'une est une barrière
agréable, l'autre une séparation nécessaire. L'une vous ferme au milieu des
délices célestes, l'autre repousse les jouissances terrestres. S'il entre dans
vos désirs d'offrir votre coeur à Jésus-Christ comme un jardin plein de suaves
jouissances, ne voyez pas avec peine cet avant-mur qui vous retient. Qui
murmure de cette ceinture désire perdre les délices qu'il goûte (si toutefois
il en goûte). Il ne sait pas être un jardin, celui qui ne sait pas être fermé.
3. « Jardin fermé, fontaine scellée, ce que
volis produisez forme un paradis de grenadiers avec les fruits des arbres
fertiles. » L'époux rapporte à trois chefs les éloges de ce jardin, il est
fermé, il est arrosé, il est parfumé. Le premier de ces détails donne la
sécurité; le second, amène la fertilité; le troisième se rapporte aux plantes
qu'il produit et aux charmes de ce lieu. Ne vous paraît-il pas agréable ce
jardin si abrité, si fertile et si utile? Non-seulement il est utile, mais les
parfums qu'il exhale, font qu'il est rempli de délices. Qui de nous oserait
prendre pour lui de pareilles louanges? qui croirait que des expressions si
douces sont dites pour lui? Plaise au ciel que, si nous aimons à être
fertilisés de ces eaux, et à produire des aromates. nous ne refusions pas non
plus d'être fermés et scellés. Ces plantes odoriférantes ne croissent que dans
le jardin fermé qu'arrosent les ondes de la fontaine scellée. Que votre
fontaine soit donc scellée, qu'une effusion prodigue n'épuise pas ses eaux: qu'elle
soit close pour suffire à fertiliser votre âme. Divisez vos eaux sur vos
places: possédez-les vous seul, que les étrangers n'entrent pas en
participation avec vous. Sur les places, ai-je dit, mais sur vos places, et que
les aromates des vertus croissent pour vous, comme si vous étiez le long des
eaux sur des places. Comment ne sera-t-il pas une fontaine scellée, celui que
le Père a marqué de son signe, et qui sort de cette source de vie? « Celui, »
dit-il, « qui boira de cette eau que je lui donnerai, il y aura en lui une
source d'eau qui jaillira à la vie éternelle. » (Jean IV, 13.) Par cette
fontaine qui on appelle scellée, entendez une doctrine marquée, spirituelle,
particulière et séparée des pensées du siècle; ou bien une doctrine, ou
certainement une dévotion frappée au coin d'une douceur éminente, spéciale à
quelques âmes, coulant à flots continuels et abondants. C'est elle qui produit
tous les fruits joyeux des vertus. C'est elle qui fait multiplier avec joie,
les bonnes oeuvres, comme si elle pénétrait l'intérieur des os pour les
féconder. Cette dévotion vive et particulière envers Dieu, réjouit la face de
l'âme; semblable à une fontaine scellée et privée, destinée à cet unique
emploi, elle arrose le tueur de l'épouse et fait germer en elle ces plantes,
qui sont les délices de l'époux. Qu'elle soit donc bien fermée, qu'il ne lui
arrive pas d'éprouver ce qui est écrit: « votre fontaine est' troublée par le
pied du passant, c'est un cours d'eau souillé. » (Prov. XXV, 26.) Votre
bien-aimé ne sait pas boire à une fontaine salie. « La lumière de votre visage,
ô Seigneur, a été marquée sur nous, » s'écrie le Psalmiste, « vous avez plagié
la joie dans mon coeur. » (Ps. IV, 7.) Appliquez cette joie à l'irrigation du
jardin. « Il se réjouira en germant, à la fraîcheur des gouttes d'eau de cette
fontaine. (Ps. LXIV, 11.) Ne vous souvenez-vous pas de cet endroit de la Genèse
où il est dit qu'une source montait et arrosait toute la face de la terre?
(Gen. II, 6.) La terre encore produisit ses fruits, elle ne connut pas alors
les ronces et les épines. Qui donnera de cette eau à mon petit, jardin, qui
fera boire à mes fleurs les ondes de cette fontaine scellée? qui réalisera cet
heureux effet, que toute la face de cette terre soit arrosée des ruisseaux de
la lumière et de la joie, qu'il n'y ait pas un coin qui soit stérile ou
attristé par l'absence de la dévotion. Elle est voisine de la stérilité,
l'activité, qui est triste et ne ressent pas l'influence de la joie
spirituelle. Et ce qu'elle produit est semblable à une racine qui germe dans
une terre desséchée, à une racine, non à des fleurs, non à des fruits. A une
racine: c'est-à-dire à une plante qui ne reçoit que peu de sue, ou même aucune
influence de sa base.
4. Aussi on parle d'une fontaine pour vous faire
croire que ces tiges joyeuses s'élèvent dans un jardin fraîchement arrosé. Il
est des jardins arrosés par des eaux que l'art a amenées; elles viennent du
dehors, elles n'y ont pas coulé de tout temps, elles n'ont pas jailli de son
sein. Mais le bon jardin c'est celui au sein duquel naissent les eaux. C'est
la.fontaine c scellée et propre, « fontaine » porte le texte, « fontaine
scellée, » c'est-à-dire coulant toujours du fond du jardin et inaccessible à la
corruption. « Fontaine » car elle coule toujours: scellée parce que jamais elle
ne disperse ses ondes mal à-propos. Peut-être aussi l'appelle-t-on fontaine
scellée, parce que si les autres ont leurs fontaines, celle-ci est réservée
particulièrement pour la sueur et l'épouse, et destinée uniquement à l'honneur
de ce service. La source de la sagesse est très-excellente, mais elle coule
pour nous comme si elle était scellée: elle offre de la douceur, mais on ne la
connaît pas dans toute sa limpidité. Elle est fermée, et fermée sous des
figures. Dans l'Apocalypse, on montre un livre placé dans les mains de celui
qui est assis sur le trône, et scellée de sept sceaux. (Ap. V, 1.) Fontaine ou
livre ont la même signification; l'un et l'autre marquent l'intelligence: mais
le livre et la source sont scellés et enveloppés de figures et d'énigmes. Ils
sont scellés, ils apparaissent sous certaines marques extérieures et se cachent
sous leur enveloppe: et de même que dans l'Apocalypse vous trouvez qu'on a
ouvert ce livre fermé, de même en ce pointsage vous apprenez que la fontaine
fermée laisse échapper ses eaux. « Vos eaux qui coulent, » dit l'époux, «
produisent un paradis d'orangers avec des fruits d'arbres fertiles. » Cette
source est scellée, mais elle n'est pas desséchée, puisque les ondes en
jaillissent avec tant de grâce. La fontaine de la sagesse est fermée, mais on
la connaît aux eaux qu'elle répand. « Il y aura, » dit le prophète, « une
fontaine ouverte dans la maison de David pour laver le pécheur et celle qui est
souillée. (Zach. XIII, 1.) Celle-ci est ouverte, l'autre est fermée: celle-ci
lave, celle-là coule: celle-ci purifie, celle-là fertilise; celle-ci enlève les
péchés, celle-là cause des délices; celle-là est pour l'usage de plusieurs,
celle-ci est réservée à l'épouse. Dans le Psaume qui est pour l'octave, voyez
d'abord comment elle purifie le lit, et ensuite comment elle l'arrose. Ce n'est
pas assez en effet d'être délivré de la souillure, si l'allégresse ne vient pas
à la suite.
5. « Ce que vous produisez, est comme un jardin
planté de grenadiers. » Il en est ainsi, ô bon Jésus, il en est ainsi. Ces eaux
qui se distribuent, c'est vous qui les répandez par le ministère des bons anges
! Ce jardin ne pourrait produire de pareilles délices, si vous n'aviez pas
influé dans son sein les charmes qui accompagnent les eaux vives. « Seigneur,
la lumière de votre visage s'est imprimée sur nous, vous avez versé la joie
dans mon coeur. » (Ps. IV, 7.) Nous avons subi la marque de ce qui a été
imprimé d'en haut sur nous. Celui qui reçoit du ciel l'image produite par la lumière
divine, reçoit aussi en son coeur l'abondance de la joie spirituelle. Aussi les
émissions glorieuses que répand au loin d'elle la fille du roi, viennent de
l'intérieur. «Ce qui s'échappe de rayons autour de vous, c'est le Paradis. » Il
faut que dans cet intérieur, soient entassés des trésors de délices, puisque le
Paradis entier en sort. Vous avez ici et un paradis fermé, et un paradis
produit. L'un, dans les affections de la pureté; l'autre, dans les actes de la
piété. L'un est au-dedans, l'autre en jaillit et le démontre. La conscience et
1à conduite de l'épouse sont choses agréables. Car elle propose toutes choses
avec utilité et les dispose avec suavité. Aussi vous remarquez comme une sorte
de Paradis, dans son extérieur et dans sa conduite apparente:l'honnêteté se
montre et plaît en chacune de ses actions, la suite éclate en l'enchaînement
qui les relie, et la suavité, dans leurs dispositions réciproques. Elle agit
toujours modestement et avec tranquillité, la sérénité de sa pudeur virginale
n'est jamais altérée. En commençant l'énumération des qualités de ce Paradis,
l'époux place la pudeur, se servant, pour la désigner, de la couleur qui
ressemble à celle de la grenade. « Ce qui parait en vous est un Paradis composé
des arbres qui produisent la grenade.
6. Par ces grenades on peut entendre la patience
des martyrs qui ont été empourprés de leur propre sang. La pudeur a pour bonne
compagne la patience: dans l'éloge qui a été fait de la sagesse, ces deux
choses sont réunies: « La sagesse qui vient d'en haut est d'abord pudique;
ensuite elle est pacifique. » (Jac. III, 17.) La pudeur retient l'homme dans la
modestie et dans le respect qu'il se doit: la patience supporte avec égalité
l'immodestie des autres. L'une tempère les mouvements venus du dedans, l'autre
résiste aux attaques venues du dehors. L'une est beauté, l'autre est force.
Aussi il est dit: « la force et la beauté forment son vêtement, » (Prov. XXXI,
25.) « Elle est d'abord pudique », porte le texte sacré, « ensuite pacifique »,
et après plusieurs éloges on ajoute: «pleine de bonnes couvres. » Il est bon de
souffrir persécution, mais afin de recueillir les récompenses dues à la
justice. Ce que l'épouse fait paraître au-dehors est comme les grenades, mais
unies aux fruits des arbres fertiles. La pudeur est bonne, mais quand elle
n'est pas oisive, pas affectée, pas feinte, et quand elle donne ses fruits dans
la patience. L'une dispose avec suavité, l'autre protège avec force. L'une est
modeste, l'autre longanime. Aussi, à ces deux vertus on rattache ici, comme
perfection et terme des œuvres, les produits des arbres à fruits.
7. Il nous faudrait en venir à parler des arbres
aromatiques, à leurs espèces plus recherchées, aux émissions qu'exhale le
cyprès avec le nard: mais les grenades nous attirent encore parleur odeur, et
retiennent nos paroles qui se détournaient vers cet autre sujet. C'est à nous
que s'adresse cette comparaison de la grenade, nous qui formons des assemblées
régulières, qui sommes réunis dans un même ordre comme les graines de ce fruit
sous leur commune écorce. Plaise à Dieu que nous soyons comme elles, que
l'union des coeurs fasse régner parmi nous l'unanimité, sous la forme
extérieure imprimée par le même ordre. Ces graines adhèrent les unes aux autres
sous une apparence que rien ne divise: le nombre les distingue plus que le
dehors. Apprenons, nous aussi, à nous discerner des autres par le nombre et non
par l'es prit. Elles ne luttent pas entre elles, elles ne murmurent pas contre
l'écorce qui les renferme, elles ne cherchent pas à la briser; elles supportent
avec patience qu'elle les retienne dans une sorte de lit, comme si elles
voulaient exprimer, en une certaine façon, cette parole: « voici combien il est
bon, combien agréable, pour des frères, d'habiter ensemble. » (Ps. CXXXII, 1.)
N'est-ce point dans notre ordre, mes frères, que brille, comme dans l'écorce de
la grenade, la passion de Jésus-Christ par les efforts que nous faisons pour
l'imiter? Ils sont semblables aux graines de ce fruit, les religieux qui
regardent comme fort naturel, d'être retenus par le lien de la discipline
régulière, pensant qu'elle les protège bien plutôt qu'elle ne les gène.
Bannissez l'attache à la propriété, bannissez l'amour du pouvoir particulier,
et vous imitez la graine de la grenade. Qu'invités par notre exemple, les
autres apprennent combien il est bon, combien il est agréable d'habiter dans
l'enceinte d'une communauté et d'être protégés pour ainsi dire par son écorce.
Que la charité unisse, que l'écorce abrite. Autant vous voyez de couvents bien
réglés, autant croyez-vous voir de grenades, qui sont venues de la fontaine du
baptême. Ainsi que nous le lisons aux actes, « la multitude des fidèles n'avait
qu'un coeur et qu'une âme. » (Act. IV, 32.) De ces graines sont sorties les
grenades des congrégations considérables qui vivent dans la règle et l'unité.
Ce n'était pas encore la discipline d'un ordre qui conservait dans l'union ces
premiers chrétiens, c'était le sentiment de l'amour. Ils tenaient non seulement
pour utile et bon, mais encore pour agréable d'habiter ensemble: comme le
parfum qui descend sur la barbe d'Aaron, sur le bord de son vêtement, de la
tête qui est le Christ-Jésus, qui vit et règne dans tous les siècles des
siècles.
Amen.
1. « Ce que vous répandez est comme un Paradis
d'arbres à grenades avec les productions des arbres à fruits, les cyprès avec
le nard, le nard et le safran, la canne aromatique et la cannelle avec tous les
bois du Liban, la myrrhe et l'aloès avec tous les excellents parfums. »
Commençons par le cyprès, puisque nous avons fini par lui. On énumère, en ce
lieu, sept arbres aromatiques, qui sont produits par les eaux de la fontaine
scellée. Et les termes qui les désignent semblent tirés d'un livre fermé. Il en
est de la sorte, ils sont scellés et fermés. A quoi bon, ô divin Jésus, nous
faites-vous l'éloge de votre épouse, si vous n'expliquez pas vous-même la vertu
que renferment les expressions qui la contiennent? Vous tenez la clef de ce
jardin fermé: c'est vous qui l'avez scellé, brisez le cachet, ouvrez, enlevez
ces sept sceaux. Personne ne sait ce qui est dans l'intérieur de votre épouse,
ces trésors cachés qui sont à vous, et qui remplissent le secret de son âme.
Personne ne les tonnait que vous et celui à qui vous voulez les révéler. Plaise
au ciel que nous ayons le bonheur d'être de ceux qui peuvent contempler à face
découverte la gloire de l'épouse qui est dans son intérieur. Il y a une grande
gloire cachée, et dans ce nombre et dans les noms. Et ce nombre de sept, autant
qu'avec l'aide de Dieu, nous pouvons le comprendre, indique ou le caractère
spirituel des grâces, ou leur universalité. Il se rencontre souvent dans les
saintes écritures, que ce nombre indique les biens parfaits descendant du ciel.
Il est des divisions de grâces, des divisions de ministères, des divisions
d'opérations: mais c'est le même esprit qui les distribue à chacun comme il
veut. (I. Cor. XII, 4.) Il les dispose en chacun, mais il les réunit et les
entasse tous dans son épouse. Ils ne lui sont pas donnés par fractions, comme
s'ils étaient eu elle comme à morceaux. Aux autres, l'esprit fractionne et
divise, pour l'épouse, il ne morcelle rien, il donne tout, à moins que vous
n'entendiez par distribution l'attention qu'il a de lui donner par prérogative
et préférence, un plus haut degré dans un genre de grâce, ou de lui accorder un
don plus spécial dans un autre. Il pouvait énumérer d'autres plantes
aromatiques: mais il suffit qu'il en ait indiqué sept pour représenter, ainsi
que nous l'avons dit, le caractère spirituel ou universel de ces grâces.
2. Expliquons maintenant le nom et la nature de
ces arbres: il nous est doux de nous reposer à leur ombre, et leur fruit sera
agréable à notre bouche. Par ombre, j'entends le symbolisme, par fruit, la
réalité. Comment le goût de ces fruits ne serait-il pas doux, quand les
feuilles mêmes de leurs noms sont agréables? Et vous savez quelle tendresse et
quelle joie vous éprouvez en les entendant résonner à vos oreilles. Il pouvait
suffire, pour réveiller votre affection, de les redire; cette répétition simple
est assez pour le coeur; mais l'intelligence demande quelque chose de plus. Il
faut la satisfaire quand elle veut se nourrir de la vérité des sentiments. On
entend redire avec plaisir ces douces expressions. « Les cyprès avec le nard,
le nard et le safran, la canne aromatique et la, cannelle, la myrrhe et
l'aloès. » Il n'est pas possible que le sens qu'elles contiennent ne soit
encore plus suave. Grandes sont les délices qui renferment corporellement les
arbres indiqués en ce lieu, plus grandes celles qui se trouvent spirituellement
en eux. Ce qui sort de vous et en rayonne, dit l'époux, « c'est un Paradis planté
d'arbres à grenades. » Il y a aussi les cyprès avec le nard. C'est une
excellente marche après les travaux de la patience, après la rougeur de la
pudeur, que d'en venir aux parfums, et aux parfums des rois. Car de la semence
des cyprès, on est dans l'usage de composer un parfum. pour servir aux princes.
Et parce que dans les grenades nous avons vu la concorde parfaite dans la vie
régulière, dans ces paroles et dans ces parfums royaux, il est juste et
logique, de considérer une sublimité excellente et très-relevée. « Qui
s'humilie », dit le Seigneur, « sera exalté. » (Luc. XIV et XVIII.) Dans la
patience et dans l'accord avec les au tres, que trouverez-vous, sinon
l'humilité? L'humilité ne se raidit pas contre ceux qui lui font éprouver des
injures, elle ne s'élève pas au-dessus des égaux. Dans les grenades donc,
l'humilité, dans les cyprès, l'élévation: ici, la fatigue; là, les jouissances.
La semence du cyprès, dit-on, se cuit dans l'huile, et produit un parfum. Les
autres sèment dans les larmes, mais l'épouse dans l'huile. Nos semences sont
nos oeuvres, si elles sont accompagnées de joie, c'est comme si elles étaient
cuites dans l'huile. Ce n'est pas assez qu'elles en soient couvertes au-dehors,
il faut de plus qu'elles soient confites et consumées dans l'huile, et qu'elles
soient devenues huile, elles aussi. Ce qui est cuit dans l'huile bouillante,
est imbibé de la nature même de ce liquide. La semence du cyprès et l'huile
sont mises sur le feu et forment, par leur mélange, un parfum. Il existe une composition
admirable, résultant du travail et de la joie, d'autant plus admirable que dans
le travail, ce n'est plus le travail, mais la joie seule qui se fait sentir. Le
travail de la joie, mis dans l'huile, se transforme en huile et en prend la
nature. L'action (si je puis parler de la sorte), arrive à oublier qu'elle est
action, quand elle est toute imbibée de la liqueur grasse et abondante de
l'amour. Mais l'allégresse intérieure tire accroissement de l'action, et ainsi
la semence agit sur l'huile, et l'huile sur la semence, quand l'épouse
travaille avec joie et qu'elle tressaille encore davantage après avoir bien
travaillé.
3. Voilà le parfum royal. Jésus en reçoit
l'onction avec plaisir: «Dieu aime celui qui donne avec allégresse. » (II. Cor.
IX, 7.) Et bien que Dieu le père l'ait oint d'esprit et de force, bien qu'il
ait reçu cette onction de la joie avec plus d'abondance que ses semblables, il
veut cependant que ses compagnons l'oignent aussi, et il désire recevoir le
parfum de notre dévotion. Qui me donnera une quantité d'huile suffisante pour
pénétrer tous les fruits de mes oeuvres, et pour ramollir mon coeur tout
entier? L'évangéliste saint Jean, type de la vie contemplative sous la figure
de l'épouse, est précipité dans un tonneau plein d'huile bouillante. Qui me
fournira une pareille quantité d'huile et d'huile bouillante, afin que je m'y
plonge tout entier, et en sorte complètement pénétré? Qui me donnera assez
d'huile et de semence de cyprès pour en faire une composition d'agréable
encens? Cet huile bouillante ne reçoit pas toute semence, elle n'admet pas
toute sorte de fruits. Tout acte de contemplation ne peut être mêlé avec la
joie. Les oeuvres de la sollicitude extérieure et l'usage de la contemplation
ne peuvent aller ensemble et être compris dans le même genre d'activité. Quels
sont donc les fruits que reçoit ce parfum préparé? Ceux que l'apôtre énumère. «
Les fruits de l'esprit sont la joie, la paix, la patience, la longanimité, la
foi, la douceur, la modestie, la continence, la chasteté. (Gal. V, 22.) Ils
vont bien avec l'huile de la contemplation et forment avec elle une même
nature. Mais cette semence convient surtout à cette préparation, dont il est
dit: « la semence, c'est la parole de Dieu. » (Luc. VIII, 11.) Enfin, la
semence du cyprès a une certaine ressemblance avec la manne qui figurait la
parole de Dieu. La manne en effet et cette semence sont blanches, et se peut
comparer à la graine de coriandre. « La loi du Seigneur est sans tache. » (Ps.
XVIII, 8.) Elle ne veut pas être éprouvée par l'eau de la sagesse séculière, ni
être démontrée par ses onctions, mais par l'huile de l'esprit, afin de pouvoir
rendre le sens spirituel et exprimer l'onction du saint Esprit. Sa méditation
et la joie, que fait éprouver sa contemplation s'associent très-facilement,
lorsqu'on lui joint l'étude du verbe et l'huile de la grâce, qui se trouve dans
la contemplation; et quand cette étude est pénétrée par la grâce de ce mélange,
on tire, avec très-grande aisance, l'intelligence spirituelle et l'onction qui
instruit sur toute chose. Et remarquez que l'on ne dit pas seulement les «
cyprès, mais « les cyprès avec le nard. » Le Seigneur reconnaît qu'il a été
oint d'avance de nard en vue de la sépulture. (Matth. XXVI, 12.) Que
trouverez-vous dans le nard, sinon le symbole du repos de l'esprit? Aussi on le
joint au cyprès, parce que tout acte de contemplation a besoin de la
tranquillité de l'âme.
4. «Les cyprès, » dit-il, » avec le nard, le
nard et le safran. » Bonne réunion. Le safran, fleur de couleur d'or, se rapporte
au vif éclat dont brille la sagesse. Partant, dans le cyprès, on voit la
recherche de la sagesse, dans le nard, le repos de l'âme qui s'y livre, et dans
le safran, la vision qu'elle en obtient. C'est avec raison que le nard est
placé au milieu; il est nécessaire aux deux extrêmes, c'est-à-dire, à la
poursuite et à la vision de la sagesse. Sans le repos de l'esprit, on ne peut
rechercher la vérité, ni la voir quand on l'a trouvée. Trouvez donc dans le
cyprès, l'étude, dans le nard, le repos, dans le safran, le résultat de l'étude
et du repos. Du reste, ô épouse, ne dites pas, je suis brune, ne dites pas que
vous avez perdu votre couleur. Car déjà, au témoignage de votre époux, vous
resplendissez d'une couleur de feu, vous qui produisez le safran. Il brille
d'une couleur de flamme, celui que la vanité n'assombrit pas, dont la pâleur
cadavéreuse de la défaillance et de l'ennui ne couvre pas les traits, mais
qu'embellit en l'égayant, la couleur brillante de la sagesse avec l'éclat
resplendissant de la charité.
5. Si nous voulions appliquer ces considérations
à la personne du Christ, elles lui conviendraient parfaitement. Qui fut plus
imbibé que lui de l'huile de la grâce? C'est lui que l'on découvre dans la
manne, lui, qui a la beauté de la semence du cyprès, lui, qui sous le poids de
la croix de la passion, fit couler les sacrements du salut et les parfums de la
grâce: il souffre dans le cyprès, il est enseveli dans le nard et il sort du
sein de la terre avec le safran. Comme nue fleur nouvelle et brillante, sa
chair refleurit dans la résurrection. Et peut-être dans la canne aromatique, il
s'élève vers le ciel. Cet arbre en effet parvient à des hauteurs considérables;
et son épouse compatit à ses souffrances dans le cyprès, elle est ensevelie
avec lui dans le nard, et elle partage sa résurrection dans le safran. Qu'y
a-t-il à conclure, sinon qu'elle monte avec lui dans la canne aromatique? En
effet, si elle est ressuscitée avec son époux, elle doit chercher ce qui est en
haut, et goûter les choses du ciel, là où son époux est assis à la droite de
Dieu. (Colos. III, 4.) a La canne aromatique et la cannelle. » La canne
aromatique s'élance dans les airs, la cannelle s'élève très-peu de terre. Dans
la première de ces plantes, elle contemple de haut, mais dans la seconde, elle
n'a pas des sentiments trop élevés. L'une monte, l'autre descend. La canne
aromatique paraît quand l'épouse est ravie en Dieu: la cannelle se montre,
quand elle se met à notre niveau par sa condescendance. Bien qu'elle s'abaisse,
tout ce qu'elle produit est toujours spirituel. La cannelle en met, lorsqu'elle
est brisée, répand une odeur très-sensible. Quand est; e brisée, si ce n'est
lorsqu'elle est ouverte, lorsqu'elle est exposée? Aussi Jésus, ayant pris du
pain, le rompit et le distribua. (Marc. XVI, 22, ) Le docteur, qui se met à la
portée de ceux qui sont au-dessous de lui, se brise pour ainsi dire, lorsqu'il
commence à s'expliquer, lorsqu'il fait jaillir du secret de ses entrailles, ce
que le ciel y avait caché, lorsqu'il excite le souvenir de l’abondance de sa
suavité. Voilà pourquoi on dit que la cannelle brisée répand une odeur qui est
visible. Pourquoi est-ce une odeur, et pourquoi cette odeur est-elle visible?
C'est une odeur parce que ce prédicateur enseigne des choses qui sont spirituelles;
c'est une odeur visible, parce qu'il enseigne d'une manière très-claire et fort
sensible. Celui qui, des vérités élevées, s'abaisse aux farces et aux vaines
fables, ne condescend pas, il tombe. Sa parole est assurément brisée, mais elle
ne répand pas un parfum agréable. Comme cette canne aromatique, croissant dans
les eaux, ainsi au milieu des larmes qui arrosent vos prières, vous vous élevez
vers le ciel. Beau mouvement d'ascension, mais veillez à ce que votre descente
imite la végétation de la cannelle. Lorsqu'une cause raisonnable vous rappelle
de ces élévations et de ces extases, soyez comme cette plante. Que vos paroles,
que votre conversation deviennent semblables à celles des gens ordinaires,
qu'elles répandent la grâce. Et si parfois vous êtes empêché de suivre votre
volonté, et d'exécuter la résolution que vous aviez prise, que votre volonté
obéisse et soit brisée pour se plier aux ordres du supérieur; qu'on n'entende
aucune plainte, aucun murmure. Soyez comme la cannelle: exhalez le parfum de la
grâce, ne répondez pas en faisant sonner des paroles injurieuses. Après avoir
été brisée, cette plante répand une odeur sensible, c'est-à-dire que la vertu
d'humilité progresse et est éprouvée dans l'infirmité de l'affliction qui la
broye pour ainsi dire. On parle en cet endroit d'odeur et d'odeur visible.
D'odeur, parce que la tranquillité est gardée dans le coeur: d'odeur visible,
parce que cette tranquillité reluit sur le visage.
6. A ces plantes l'époux ajoute tous les arbres
du Liban. Et remarquez qu'il ne place que des bois du Liban, et qu'il n'en omet
aucun de ceux qui croissent sur cette montagne. « Avec tous les bois du Liban
», dit-il. Les arbres du Liban sont incorruptibles parce qu'ils sont des
cèdres; las sont purs, parce qu'ils sent du Liban. Il n'y a que les bois de
l'Eglise qui portent le mystère de la foi dans une conscience pure, et qui ont
comme l'incorruptibilité de la continence. Ses bois seuls ont la pureté et la
durée perpétuelle. Excellent arbre qu'un bon ecclésiastique; on trouve en lui,
en luise rencontrent la vigueur de la discipline et l'éclat de la foi. La force
et la beauté forment son vêtement. (Prov. XXXI, 25.) Ces jours-ci on a vu
germer des plantes que le père céleste n'avait pas mises en terre, des arbres
qui ne sont pas enracinés sur. notre Liban. Ils prétendent avoir la force dans
le travail, être insensibles aux injures, et supporter la misère. Ils
paraissent être des cèdres; mais ils ne sont pas du Liban, parce que leur
esprit et leur conscience ne sont pas purs. Car pour les infidèles rien n'est
pur. (Tit. I, 15.) La force se montre et éclate dans leur conduite, elle
s'évanouit dans la confession de leur foi. Ce qui brille d'un côté, exhale d'un
autre, l'odeur de la corruption. Dans leurs actes, on voit paraître la piété:
mais si on les interroge, leur infidélité se fait sentir. Leur force, est la
force de la pierre, et leur chair est de brome: Ils ne dégénèrent pas de leur
père, dont il est dit au livre de Job: «.son coeur est endurci comme la pierre,
il est resserré comme l'enclume de celui qui forge » (Job. XLI, 15.) Ils sont
tristement forts; leur vigueur étant employée non pour servir la foi, mais pour
la détruire. Le Tout-Puissant n'a pas ramolli leur coeur, il ne l'a pas
purifié, pas rendu brillant par la foi; aussi ils ne sont en aucune façon les
arbres du Liban. « Tout ce qui n'est pas de la foi est péché. » (Rom. XIV, 23)
A combien plus forte raison, ce qui est contre la foi? Ils ne sont pas cèdres
du Liban, ceux que n'arrosent pas les ondes pures de la foi. Il est des vertus
stériles que ne féconde pas la foi: et la foi elle-même dans les vertus est
morte. Aucune tâche de corruption ne souille sa blancheur. Deux choses se
trouvent dans les arbres plantés au sein de l'Eglise, ils sont droits dans la
foi, et ils sont forts dans les oeuvres. Voilà le cèdre qui est planté dans
notre Liban. Là, et pas ailleurs, se trouve la pureté de la foi et la
prévoyance continuelle et comme incorruptible de la vertu.
7. C'est là que croissent « la myrrhe et l'aloès
avec tous les précieux parfums. » Ces plantes sont connues comme ayant la vertu
de préserver de la corruption, même les corps qui seraient exposés à se gâter.
Pourquoi, en effet, après les bois du Liban parler de ces parfums, s'il n'y
avait aucune différence entre les uns et les autres? Car bien qu'ils paraissent
semblables, une distinction réelle les sépare. Les uns, c'est-à-dire les bois
dit Liban, portent en leur sein l'incorruptibilité: les autres, c'est-à-dire la
myrrhe et l'aloès, la communiquent aux substances qui ne la possèdent pas. Les
premiers sont incorruptibles, les seconds rendent incorruptibles. C'est donc un
bois précieux, vraiment planté dans le Paradis du Seigneur, sur sa montagne
illustre, sur le Liban: il se retient pour ne pas s'échapper en paroles ou en
actions déréglées, et par la myrrhe de ces paroles, il empêche aussi les autres
de tomber dans les mêmes excès: son corps est comme le cèdre et ses lèvres
distillent la myrrhe. « La myrrhe », dis-je, « et l'aloès avec tous les
principaux onguents. » Nous pouvons comprendre dans notre interprétation les
quatre vertus cardinales, si dans « le cèdre» nous trouvons la force, « dans le
Liban, » la foi forme la prudence, dans « la myrrhe », la tempérance, la
continence et la justice; la pureté dans « l'aloès. » La gomme qui découle de
cet arbre passe pour purger l'estomac. La myrrhe retient et compose
l'extérieur, l'aloès empêche l'intérieur de se couvrir d'un manteau
d'hypocrisie. Quatre vertus se trouvent donc figurées dans ces arbres. La
constance d'abord, pour que vous ne croyiez pas pour un temps seulement, vous
retirant au temps de la tentation. La prudence ensuite, afin que votre
obéissance soumette aussi votre raison. La myrrhe viendra après pour mortifier
la chair, quand vous aurez le zèle selon la science. L'aloès se trouve à la
quatrième place, quand le coeur s'offre et se consume. On rencontre en même
temps la mortification de la chair dans la myrrhe, et dans l'aloès la
purification des impressions causées dans la conscience par les oeuvres mortes,
afin de mettre l'âme en état d'accomplir la volonté du Dieu vivant; de telle
sorte que nous ne servions pas sous le regard, comme ne cherchant qu'à plaire
aux hommes, mais plutôt voulant contenter le Seigneur. N'est-elle pas vraiment
heureuse, l'épouse à qui on adresse des paroles si charmantes? On a beaucoup
donné, à celle qui produit à son bien-aimé tant de choses agréables. Car
Jésus-Christ se glorifie en tous ces présents, et il y applaudit quand son
épouse les lui offre: lui qui vit et règne dans tous les siècles des siècles.
Amen.
1. « La fontaine des jardins, le puits des eaux
vives, qui coulent du Liban avec impétuosité. » Au commencement de ce
pointsage, l'épouse a été appelée « fontaine » et maintenant, à la fin, son
époux lui donne encore le même titre. Elle commence par l'abondance et se
multiplie dans sa vieillesse: la fin répond au début. Elle produit bien des
richesses, elle n'en est pas épuisée. Le temps ne la dessèche pas, la
production ne la fait pas languir. Au principe de ce chapitre elle est appelée
« fontaine scellée; » ici on fait entendre que cette source n'est pas
affaiblie. Là, on détaillait les arbres qu'elle poursuit, ici, on exprime que
cette germination se produisit toujours dans la vigueur de sa fécondité. Bien
des ruisseaux de grâce coulent de cette fontaine, et néanmoins la source est
toujours abondante. Elle ne se répand pas de celui en qui il prend son pas de
départ: aussi au commencement et à la fin, on l'appelle fontaine. Mais
considérez en quel lieu coulent ses eaux: où coulent-elles donc, si ce n'est
dans les jardins? Elle est la fontaine des jardins, elle épand délicatement ses
eaux, elle ne sort pas des jardins, elle ne les inonde pas, elle les arrose:
tout son emploi est, non d'enlever ce qui s'y trouvait de moins propre, mais de
produire la fécondité. C'est un bon effet de la fontaine que de laver, mais il
est préférable qu'elle fertilise. L'un purifie les souillures, l'autre, dans
son coeur, apporte et augmente les dons de la grâce, sorte d'alluvion déposée
dans l'âme. L'un rend ces plantes propres, l'autre les rend joyeuses. L'un est
pour la purification du pécheur et de celle qui est souillée; l'autre est
scellé, parce qu'il est réservé pour les délices de l'époux. «Vous êtes toute
belle, d ma bien-aimée, et il n'y a pas de tâche en vous. n Aussi elle ne
reçoit que les titres de fontaine des jardins, de fontaines des délices.
2. Autant multiple et variée est la forme des
délices célestes, autant est grand le nombre des jardins. Dans l'un, les roses
font briller leurs rouges couleurs; dans l'autre, les lis étalent leurs
blanches corolles, et les violettes parsèment la terre de leurs fleurs
purpurines. Il y a autant de jardins qu'il est de collection de vertus
rassemblées en un lieu. là où il ne se trouve qu'une seule fleur, qui
prétendrait voir un jardin? De même une seule espèce de pureté, comme une seule
sorte de justice ne peut composer un parterre. Salomon, qui fut appelé délicat
et tendre, se traça des jardins, aligna des vergers et les remplit d'arbres de
toute espèce. Il ne dit pas je l'ai greffé d'un arbre, mais « d'arbres: » et
encore, non d'arbre d'un seul genre, mais « de toute espèce. » Je me suis bâti
des réservoirs d'eau, afin d'arroser la forêt des arbres qui germaient. »
(Eccl. II, 5.) Il a une source de délices, celui qui, au lieu de posséder des
arbres rares que leur petit nombre permet de compter facilement, est maître
d'une forêt entière, remplie d'arbres qui végètent avec force. Car dans le
jardin de la sagesse, il n'est rien de stérile, rien qui ne germe pas. Aussi
l'épouse a plusieurs jardins, elle possède en trés grande quantité, toutes
sortes de plantes de vertus, et dans les paroles qui suivent, l'époux lui adresse
ses félicitations: « Vous qui résidez dans les jardins, les amis vous écoutent.
Faites-moi entendre votre voix. » Il a parfaitement raison. Il ne peut-être que
fort agréable d'ouïr celle qui séjourne dans les jardins, et qui parle de
l'intérieur du jardin. Sa voix ne se fait pas entendre à l'extérieur, ni hors
du jardin: « aussi celui qui reste avec elle dans le jardin, est son ami. Elle
n'est pas dans les jardins, disons mieux, elle est elle-même un jardin. Elle
est un jardin, elle est une source arrosant les vergers des eaux de sa
doctrine. Heureuse épouse qui n'a qu'à arroser des jardins!
3. Dans cette nombreuse communauté, est-ce qu'il
n'y a pas autant de jardins qu'il y a d'âmes? L'unanimité qui y règne en fait
un seul jardin, par la diversité des grâces qui y sont répandues, se produisent
plusieurs jardins. Plaise su ciel que dans ces jardins, il ne germe aucune
racine d'amertume, aucun bois inutile, qui fasse honte au verger de l'épouse,
aucune plante vulgaire, parce que ces sortes de plantes se dessèchent et
passent vite. (Ps. XXXVI, 2.) «Que celui qui est faible, » dit saint Paul, «
mange des herbes potagères. » (Rom. XIV, 2.) Vous n'avez pas besoin de cette
nourriture comme si vous étiez infirmes. Ce qu'il y a de faible en vous est
plus fort que ce qu'il y a dans les séculiers. Leur faiblesse s'en tient à ce
qui est permis; la vôtre, tend à ce qui est parfait. Leur infirmité consiste à
se servir de ce qui leur est accordé, la vôtre, à atteindre la perfection et à
s'y arrêter. Qu'appelle-t-on faible parmi vous, sinon de n'être pas parfait?
chez vous qu'est-ce qu'être infirme, si ce n'est de ne pas être au pas le plus
élevé? Et qu'entend-on par fort, si ce n'est l'effort produit pour y arriver?
Aussi ce qui est faible chez nous est plus tort que ce qui est fort chez les
séculiers, et, pour employer ce langage, l'infirmité du moine est supérieure à
ce que fait de bien le chrétien dans le monde. Les oeuvres, qui chez nous
passent pour médiocres, de quel grand éclat brilleraient-elles, si des séculiers
les opéraient? La nourriture solide est pour les parfaits: cependant ceux, qui
parmi nous ne sont pas parvenus à la perfection, dédaignent de manger les
plantes potagères. Ce qui est permis aux séculiers fades, n'est pas offert aux
nôtres, et ils ne l'exigent pas. Notre profession est parfaite, mais nous en
remplissons les obligations d'une façon languissante. Ce sont des plantations
très-bien faites, mais dont les rejetons sont faibles. Pour qu'ils croissent,
il faut les arroser, mais les arroser d'eaux spirituelles. Saint Paul
connaissait parfaitement quelles eaux convenaient à chaque jardin. Aux mariés,
il accorde l'usage de l'union conjugale (I Cor. VII, 3.), il console les
pusillanimes, il accueille les infirmes (I, Thess. IV, 14), il donne du lait à
ceux qui sont encore dans la chair, il parle la sagesse aux spirituels qui
jugent de tout, non la sagesse de ce siècle, mais celle qui vient de Dieu,
sagesse cachée dans les mystères. (I Cor. II, 6.) Et si quelque autre exalte la
beauté de la maison du Seigneur, le lieu où habite sa gloire, les délices de
son lit nuptial, la joie que l'époux trouve en son épouse, et l'allégresse dont
l'épouse de son côté tressaille dans le Seigneur, cet heureux chrétien ne doit
pas répandre ces eaux sur un jardin rempli de plantes potagères. Car l'homme
animal ne comprend pas ce qui est de l'esprit de Dieu. Et celui qui propose à
l'intelligence ou à l'imitation les choses spirituelles, ne vous parait-il pas
couler comme une pure fontaine au milieu des jardins remplis de plantes
aromatiques? Et vraiment pure fontaine, ce prédicateur, eu égard la perfection
de ceux qui l'écoutent dans les jardins, n'a qu'à traiter de la pureté de la
vie spirituelle et qu'à faire boire à ses auditeurs, comme s'ils étaient déjà
en paradis, les ordres qui découlent de ce lieu fortuné.
4. Selon cette manière de voir, par jardin
entendez les auditeurs, par fontaine, ceux qui instruisent les autres. S'ils
sont une fontaine, comment sont-ils un puits? Vous connaissez la grande
différence qui existe entre les fontaines et les puits. Le puits est creusé
dans la terre, la fontaine coule spontanément. Les eaux sont cachées dans le
puits; dans la source, elles sont exposées et se présentent comme
d'elles-mêmes. Une grande différence les sépare, et l'un ne peut se trouver
dans l'autre. La fontaine ne peut réclamer pour elle les qualités propres qui
spécifient le puits, le puits pareillement, ne peut exiger ce qui distingue la
fontaine: chacun a ses caractères d'après sa nature. Les choses terrestres et
corporelles sont étroites, les richesses spirituelles sont abondantes. Si nous
appliquons les idées que nous venons d'exposer aux biens spirituels, nous y
trouverons tout à la fois et fontaine et puits, ils admettent également les
qualités constituant ces deux sources d'eaux si distinctes. Communiquons-les
leur donc, si vous le voulez, et trouvons en eux, et ce qui se trouve de propre
à la fontaine, et ce qu'il y a de spécial dans les puits. Apercevons dans la
fontaine la quantité suffisante de la doctrine; dans les puits, voyons-en les
secrets: dans la première, l'abondance, dans la seconde, les profonds mystères.
Il excelle à instruire les autres, celui qui tire du trésor caché de sa
sagesse, comme d'un puits profond, les choses nouvelles et les choses anciennes.
Il est semblable à un puits, car nul, excepté l'esprit de Dieu, ne connaît ce
qui est de Dieu. «L'esprit en effet scrute tout, même les profondeurs de Dieu.
(I Cor. II, 10): et à l'instar d'une fontaine, il fait couler, au milieu de
ceux qui l'entendent, les flots de sa doctrine, il rend frais et fertiles, les
jardins des vertus. Vous rencontrez donc dans le puits, la profondeur, dans la
fontaine, la profusion: l'abondance dans la fontaine et dans le puits, la
profondeur des sens cachés. Ce puits est profond, mais il n'a pas besoin
d'instrument pour qu'on y puise: il est aussi fontaine et il coule
gratuitement. Si quelqu'un a soif, qu'il vienne et qu'il boive des eaux de
l'épouse, des eaux de Bethsabée, afin qu'un nouveau Salomon naisse d'elle.
Bethsabée signifie septième puits c'est-à-dire, le puits du repos, le puits de
la sagesse. Car dans la liste des dons spirituels, si on la suit, en allant de
bas en haut, la sagesse occupe le septième rang.
5. De même que nous trouvons dans les écritures qu'il
y a un puits de sagesse, de même nous lisons qu'il.y a une fontaine de sagesse.
(Eccl. I, 5.) Et peut-être ces deux mots expriment le double mode sous lequel
apparaît le même don. L'un qui résulte du travail de, homme, l'autre, qui se
fait sans ses efforts, et qui est inspiré du ciel. Les eaux de la fontaine
jaillissent spontanément: dans les puits, la masse de la terre est ouverte et
sa solidité se trouve perforée, jusqu'à ce qu'on arrive aux eaux vives. Il faut
que ces deux choses soient unies, que l'industrie accompagne la grâce, et que
la grâce soit avec l'industrie; il faut que ces deux éléments se prêtent un
mutuel secours. C'est en vain que travaille, celui qui creuse le puits, si la
fontaine de la grâce ne jaillit pas d'elle-même. Mais c'est inutilement que
vous vous ouvrez un puits, et préparez un réceptacle pour les eaux, si votre
puits est négligé et mal placé, les eaux vives qui descendent du Liban, avec
impétuosité, n'y entreront pas. Ces ondes qui viennent du Liban ne peuvent être
recueillies que dans un lieu très-propre: et ces flots qui coulent avec
rapidité veulent rencontrer un réservoir capace. Vous rendrez le vase de votre
puits large et profond, si vous chassez les soucis terrestres; si vous
préparez, dans votre esprit, une place pour la joie spirituelle; si vous ouvrez
la bouche pour attirer l'esprit, et pour laisser pénétrer dans vos entrailles
les fleuves d'eau vive. C'est pour ce travail que sont préparées, dès le jour
de votre naissance, vos ouvertures, ainsi qu'il est écrit du prince de Tyr.
(Ezech. XXVIII, 13.) La capacité de l'intelligence naturelle, dont au jour de
votre création, vous avez été honorée de préférence à tous les autres animaux,
remplit l'office d'un immense réservoir et sert pour comprendre et contenir les
eaux de la vision et de la vie. Il est question dans l'Ecriture du puits de
celui qui vit, et de celui qui voit. (Gen. XVI, 14.) Que si après le péché il
semble comblé par les vices, parles passions innées ou par les obstacles qui
sont venus s'y entasser, que la foi l'ouvre, que l'espérance le creuse
profondément et sans relâche, et que l'amour l'élargisse, qu'il ne soit pas
permis à l'oisiveté et au désœuvrement de s'y réunir dans une position
honteuse. Les joies véritables veulent des esprits dégagés de l'angoisse des
soucis, et la vision de Dieu réclame impérieusement le repos. Ne vous
semble-t-il pas un puits profond, celui en qui sont cachés tous les trésors de
la science et de la sagesse de Dieu? Nierez-vous que Marie fut aussi comme un
réservoir d'eau très-pure; elle qui conservait tout ce que disait Jésus-Christ
et le repassait en son coeur? (Luc. II, 51). Soyez vous aussi un puits selon
votre capacité, un puits profond et large.
6. Isaac après avoir abandonné le puits de la
calomnie et le puits des inimitiés (Gen. XXXII, 22.) s'en ouvrit deux autres:
le puits de la largeur et celui de la satiété. A côté de l'un il cessa de
lutter avec les vices; près de l'autre, il commença à goûter délicieusement le
fruit de la vertu. Il ne voulut pas avoir de puits commun avec les Philistins;
ce mot signifie ceux qui tombent sous la potion. Il leur abandonna le puits des
inimitiés et de la calomnie. Ils s'affaissent entièrement ceux qui boivent les
eaux du puits de l'erreur et du schisme. Ceux qui en sont les auteurs, creusent
ces puits, et ceux qui les écoutent en boivent les eaux. Arius en creusa, Donat
en creusa. Le premier altéra grandement la foi, le second déchira à morceau
l'union de la concorde fraternelle. L'un dans son sentiment hérétique, établit
des degrés dans l'égalité de la Trinité; l'autre, par sa présomption divisa en
lambeaux l'unité de l’Eglise. Dathan et Abiron creusèrent contre Moïse et Aaron
le puits de la calomnie, (Numer. XVI.) et ils tombèrent dans la fosse qu ils
avaient ouverte, la terre les engloutit vivants, ils furent renversés en buvant
l'eau qu'ils avaient cherchée, réalisant par ce fait la signification du mot de
Philistin. Le puits excellent, c'est celui dont les eaux font relever la tête
et ne renversent pas lorsqu'on les a bues. Il creuse, comme une fosse, l'esprit
qui pénètre dans la solidité des écritures avec un sens terrestre; et il divise
violemment le jardin de l'Eglise, l'homme qui met au jour une doctrine inconnue
ou des mystères obscurs. Mais il en est qui par leurs recherches curieuses et
leurs machinations trompeuses, font des blessures à la charité fraternelle, et
ouvrent des entrées à la discorde; ils se fixent et se cachent dans l'obscurité
des conspirations, sans vouloir en sortir, et vont s'efforçant de plus en plus
dans le schisme dont ils élargissent les abîmes. Les gens de ce caractère sont
les puits des Philistins, n'ayez rien de commun avec eux. Leurs flots coulent
d'abord en silence, peu à peu ils jaillissent d'un esprit terrestre et brutal,
et ensuite ils se précipitent avec impétuosité, mais ils ne viennent pas du
Liban. Ces eaux ne sont pas des eaux fidèles, ne sont pas des eaux vives. La
discorde ne peut pas être constamment d'accord avec elle-même, la paix ne peut
pas régner toujours entre ceux qui enfantent le schisme et la division. Le
schisme ne se tient pas toujours fidélité, et ne peut rester uni en un corps,
lui, qui a pour résultat de dissoudre le ciment de la charité. Si quelqu'un
vous engage à venir à ces puits, si cela vous est possible, détruisez ces travaux
des Philistins, desséchez ces ondes pestilentielles: laissez aux Philistins
leurs puits, les puits des inimitiés.
7. Recherchez les puits des délices célestes,
les puits des eaux fidèles et des eaux vives qui coulent du Liban avec force.
Soyez la fleur du jardin et du jardin fermé, pour que nulle main ne vous
enlève; et vous verrez comment le Seigneur ouvrira pour vous les fontaines et
les torrents. Fixez-vous dans le jardin et peut-être vous serez transformée en
puits, et de vos entrailles couleront des fleuves d'eau vive. Que sont les eaux
vives sinon des eaux qui ne manquent jamais? Et ce sont d'excellentes eaux, en
les buvant on rafraîchit à coup sûr l'ardeur de la soif. Les délices du siècle
présentent généralement une sorte de fausse fraîcheur et ils étanchent pour un
moment la concupiscence mondaine: mais elles se dessèchent dès qu'elles
fleurissent, elles ne se font pas sentir longtemps, elles passent comme un
torrent rapide, et on ne trouve pas dans le lit de ce torrent des eaux pures et
vives. Isaac fouilla dans le lit d'un torrent différent et il trouva les eaux
vives. (Gen. XXVI, 19.) Car il est un torrent dont les ondes paraissent
agréables, mais elles ne sont pas saines, elles ne coulent pas toujours, tel
est ce cours de la volupté dont nous venons de parler. Il est un torrent aux
eaux salutaires, mais qui ne coule pas toujours: si vous creusez dans son lit,
vous y rencontrerez des eaux vives. « Nous avons, » dit l'apôtre saint Pierre,
« le texte prophétique qui est plus solide; vous faites bien de le considérer;
il est comme une lampe allumée dans un lieu plein de ténèbres, jusqu'à ce que
le jour luise, et que l'étoile du matin paraisse dans nos cœurs. » (II Petr.,
II, 19.) Ce flambeau ne s'éteindra pas durant la nuit; tant que les ombres règnent,
sa lumière est nécessaire. Mais quand se lèvera le jour de l'éternité, la
lumière de la doctrine des prophètes cessera, et les eaux des écritures seront
desséchées comme un torrent passé. Soit que les prophéties reçoivent leur
accomplisse ment, soit que le don des langues s'arrête ou que la science soit
détruite. (I Cor. XIII, 3.) En comparaison de la révélation future du Paradis,
le texte de l'écriture coule obscur (pour ainsi parler) à la manière d'un
torrent, nous instruisant par ses reflets et ses énigmes. Mais les eaux de
cette vision qu'il contemple face à face, sont pures et éternelles. Elles ne
vous manqueront pas vous ne leur ferez jamais défaut Quand le torrent de cette
vie mortelle aura passé, les mystères voilés s'écouleront avec elle, et alors
éclatera joyeusement la vérité sereine, pour l'amour de laquelle vous avez
creusé ici-bas dans le lit d'un torrent. Sur la terre, ce sont des reflets,
là-haut, la vue directe. Cette vision sacrée a cou tume de pénétrer en quelque
manière dans la terre étrangère: et se montrant joyeuse à ceux qui voyagent
dans le séjour de l'exil, elle les invite à gagner la patrie. Mais le rayon de
ce foyer éternel, le flot de ce fleuve intarissable en apparaissant
agréablement en ce lieu ne s'y montre qu'avec rapidité et comme à la dérobée.
Ils ne brillent, ils ne coulent que dans les jardins, et dans les jardins
remplis de plantes aromatiques. O profondeur des richesses de la sagesse et de
la science de Dieu, que vous ressemblez à un puits!, L'on ne peut jamais vous épuiser,
vous répandez les eaux vives, les eaux grasses et salutaires.
8. Qui donnera ces eaux à mon jardin, et qui
mettra en mon coeur ce puits de délices? Seigneur, purifiez-moi de mes fautes
cachées, et épargnez votre serviteur à cause des péchés d'autrui. (Ps. XVIII,
13.) Faites de moi un Liban; « aspergez-moi, et je serai blanchi, lavez-moi, et
je deviendrai plus éclatant que la neige. » (Ps. L., 9.) « Purifiez-moi d'un
péché trop grand, et vos paroles, tombées de votre bouche, seront mes délices,
et la méditation de mon coeur sera constamment en votre présence. (Ps. XVIII,
15.) Rendez-moi pareil au Liban, afin que sans relâche je vous verse ces eaux.
« Et elles produiront des délices. » Qu'est-ce à dire, produiront des délices,
si ce n'est que l'une et l'autre me plairont, et qu'elles plairont à l'un et à
l'autre. Qu'est-ce à dire à l'un et à l'autre, sinon à vous et à moi? Qu'est-ce
à dire l'une et l'autre, sinon les paroles de la louange et la méditation du
coeur? Voilà les eaux vivantes parce qu'elles plaisent toujours, parce que
toujours elles coulent; elles ne descendent que du Liban, et en descendent non
avec lenteur mais à flots précipités. Les impressions violentes de l'amour sont
comme un torrent rapide, leur cours est agréable, il ne rencontre pas de
difficultés. Leur rapidité est grande, l'amour atteint efficacement jusqu'à
l’affection et il l’épuise suavement. Sa force est puissante, rien ne résiste à
son impétuosité: «Avec fracas il descend du Liban, » dit l'époux. Par ce nom de
Liban, il a exprimé la cause de son abondance. La pureté est la source de la
joie surabondante, elle répand les eaux de la sagesse qui sont très-salutaires.
Ces ondes jaillissent d'une source pure et ont pour effet de rendre encore plus
pur. Réunissez en un lieu, et entassez comme en un monceau, toutes ces délices.
Considérez et voyez le puits, le Liban, l'impétuosité des flots, les eaux
vives: vous trouverez sous toutes ces expressions (si vous y prêtez attention)
que ces eaux sont pures, cachées et rapides et inépuisables. Le « puits »
signifie la profondeur, le « Liban, » la pureté. « L'impétuosité » entraîne
toutes les autres affections, les eaux vives ne peuvent pas être taries. La foi
est également un bon Liban, c'est par elle que les coeurs sont purifiés. C'est
de ce Liban que coulent les eaux vives, d'une intelligence pure: parce que si
vous ne croyez pas, vous ne comprendrez pas. (Is. VII, 9.) C'est là un acte
parfait d'intelligence, sa contemplation durera aux siècles des siècles. Voilà
celui qui est vraiment vivant. Car c'est la vie éternelle que de connaître un
seul vrai Dieu, et celui qu'il a envoyé qui est Jésus-Christ. (Juan. XVn, 3.)
Et notre Seigneur Jésus-Christ lest le Liban, il verse à flots précipités dans
le sein de son épouse, les délectations vives et délicieuses. Il est le Liban,
il est le ruisseau: car il est la lueur de la lumière éternelle et son
émanation très pure. L'affection de l'épouse est un puits très-agréable; en
elle, semblables aux eaux du Liban, les rayons de la lumière éternelle se répandent
et se rassemblent pour inonder les fleurs et les jardins de l'époux.
L’excellent Liban, c'est donc le fidèle en qui ne se trouve aucune tache, et de
l'âme de qui s'échappe un puissant courant, qu'aucun obstacle ne peut ralentir.
9. Enfin ces eaux coulent avec force pour celui
que ni la persécution, ni la faim, ni le péril, ni la nudité, ni le glaive ne
peuvent séparer de la charité de Dieu. Que d'obstacles les scandales ont
opposés aux peuples croyants, que de difficultés les persécutions ont soulevées
contr'eux, et néanmoins les flots coulent toujours du Liban. Car ces eaux
signifient les peuples. (Ap. XVII, 15.) Grands sont les obstacles, plus grande
est la force du courant. Si vous faites effort pour l'arrêter, il se gonfle
davantage et il rompt toute digue. Refoulé, il hausse le niveau de ses flots,
et, puisant des forces dans l'obstacle qui s'oppose à sa course, il se répand
avec plus d'abondance. Pour l'amour, les obstacles eux-mêmes tournent à bien,
et la vertu persécutée s'accroît dans les tourments. Est-ce que si je me tais,
ces idées peuvent toucher la conscience de ceux dont la charité coule en des
lieux et à des jours incertains: coeurs inconstants qui aiment pour un temps,
et se retirent au moment de la tribulation, que dis-je, de la tribulation? Sans
rencontrer de grands obstacles, devant la difficulté légère d'une tentation
médiocre et douteuse; ils sont facilement arrêtés, et, changeant de résolution,
ils se précipitent, par une pente irrévocable, du côté du siècle. Si vous criez
avec le prophète: a arrêtez-vous, arrêtez-vous »: nul ne revient sur ses pas.
Aucune persécution ne les ramène, aucune importunité tendre du maître, aucun
des revers qui se rencontrent fréquemment et presque constamment dans leurs
voies malheureuses. Ils courent, ils se précipitent et ils tombent, buvant en
chemin à ce torrent de volupté qui n'exaltera pas, mais qui bien plutôt,
brisera leur tête sur la terre. Heureux ceux qui marchent sans tache dans leurs
voies, dans la loi de l'amour, qui courent poussés par l'esprit, partout où cet
esprit les guide, n'allant jamais en arrière, aucun obstacle ne les séparant de
la charité de Dieu, qui est en Jésus-Christ, notre Seigneur qui vit et règne
dans tous les siècles des siècles.
Amen.
1. Les affections douces et saintes sont les
aromates de l'épouse. Car elle-même est un jardin. Le souffle de l'Auster les
fait s'exhaler pour réjouir l'époux, mais l'Aquilon arrête leurs émanations. Ce
vent est froid et, quand il souffle, les aromates se gèlent. Jusques à quand,
Seigneur, l'Aquilon de l'adversité ravagera-t-il nos terres? Jusques à quand se
fera-t-il sentir dans nos jardins? Jusques à quand, ô bon Jésus, son souffle
glacé empêchera-t-il nos parfums d'embaumer l'air? Epargnez-en, Seigneur,
épargnez-en les rigueurs à votre épouse. Il y a bien longtemps que ce vent
cruel gèle, contracte et domine de tous côtés autour de nous. Les malheurs
s'entassent de toutes parts. Commandez-lui, Seigneur, de s'élever et de se
retirer pour nous laisser le temps de respirer. La pauvreté de l'infortune est
stérile, et elle ne produit de toutes parts que de nouvelles tristesses. Ce qui
est faible est facilement blessé et l'abîme du malheur en appelle un autre à la
voix de vos cataractes. En secret vous appelez l'adversité contre nous; c'est
comme si vous disiez à l'Aquilon: lève-toi, souffle et règne? « La fumée, dit
Isaïe, « viendra de l'Aquilon. » (Is. XIV, 31.) Pour nous, ce n'est pas tant la
fumée qui nous menace que la flamme: des chaudières sont enflammées en face de
l'Aquilon. De l'Aquilon nous vient le froid, de l'Aquilon nous vient la flamme.
Il en est ainsi, Seigneur. Dans la pesanteur de votre bras irrité, vous
répandez sur moi des amertumes, vous arrêtez le cours de vos miséricordes:
aussi mon esprit est agité, et le feu s'enflammera dans ma méditation. Ce feu
d'une inquiète sollicitude fait lourdement sentir ses atteintes; à sa chaleur,
les parfums ne cou lent pas, il dessèche plutôt les grâces que vous laissez
couler dans l'âme: alors surtout que l'adversité semble approcher davantage.
2. Ma douleur, Seigneur, est devant vous et mon
gémissement ne vous est pas caché. Vous connaissez la raison de mon inquiétude,
j'aurais dû plutôt dire, de mon chagrin, car toute mon inquiétude s'est changée
en chagrin. Où il n'y a pas moyen de prendre conseil, où ne paraît pas même
l'ombre d'un espoir heureux, c'est là que règne le chagrin, plutôt que
l'inquiétude. Mes gémissements sont grands, mon coeur est attristé. Les petits
enfants demandent du pain, et il ne se trouve personne qui le leur rompe.
(Lament. IV, 4.) Pas un homme pour distribuer je ne dis pas le pain de la
parole, mais même ce pain qui tous les jours alimente le corps. L'âme ne peut cependant
s'engraisser du pain céleste de la doctrine, quand la privation du pain
quotidien du corps lui fait sentir une sorte de maigreur de chagrin. Au bruit
de ces gémissements, j'ai oublié de manger le pain céleste. L'adversité qui
frappe au dehors est un dur Aquilon, bien plus dure, est la tristesse de
l'esprit. L'une vous frappe, mes frères: toutes les deux m'atteignent. Je
partage avec vous la peine qui nous est commune, et j'en éprouvé à l'intérieur
une plus vivement que vous, parce que je la ressens pour vous. D'un côté, les
revers de l'adversité, de l'autre, les calomnies de l'opinion publique. Les uns
murmurent, les autres insultent, et quand arrive ce que l'industrie humaine ne
peut empêcher ni prévoir, on en fait un sujet de blâme et de reproche. Quelques-uns
irritent, d'autres se moquent, faisant servir la mauvaise fortune à alimenter
leur sottise. Les bons succès qui les favorisent, ils se les imputent et les
regardent, non comme des faveurs du ciel, mais comme le résultat de leur
prévoyance et de leur mérite. « Les voleurs, » dit Job, « voient leurs tentes
regorger de richesses, et ils provoquent Dieu avec audace, bien que ce soit lui
qui leur ait tout mis entre mains. » (Job. III, 6.) Il en est qui volent et qui
provoquent, qui enlèvent ce qui appartient au Seigneur en se l'attribuant à
eux-mêmes, et qui croient que le don de la grâce divine est le fruit de leur
propre habileté. Pourquoi nous reprocher les bienfaits que le ciel a déversés
sur vous? Est-ce parce que le regard de la clémence divine est bon pour vous,
que votre oeil est méchant pour nous? Pourquoi les faveurs d'en haut vous
portent-elles à dénigrer. les autres, au lieu de vous engager à leur
communiquer de vos biens?
3. Vous voyez, Seigneur, combien des régions de
l'Aquilon, nous viennent des vents désagréables; de toutes parts nous arrivent
des peines, des murmures et des reproches. Pris et resserré au milieu de ces
douleurs amères, l'esprit ne sait pas recevoir les douces influences de
souffles plus doux. Réveillez-vous, Seigneur, que l'Aquilon ne prévale pas,
depuis trop de temps il s'est levé, trop longtemps il a régné: dites lui de se
retirer et de faire place au vent du midi. Déjà la chaudière a été enflammée à
la face de l'Aquilon. (Jerem. I, 13.) Envoyez, Seigneur, la tiède haleine du
midi qui fera sentir, au milieu de cette fournaise, la fraîcheur de la rosée.
Je n'ose pas demander que ce vent du midi souffle toujours, il suffit qu'il
tempère la rigueur de l'Aquilon, en prenant quelquefois sa place dans les airs.
Vous étendez (ainsi que nous le lisons au livre de Job) l'Aquilon sur le vide,
non sur le jardin. Il n'est pas vide le jardin de l'épouse, il est rempli de
tant de sortes de plantes aromatiques. Et comment pourront s'exhaler les
aromates joyeux de la méditation, là où le goût de l'âme n'est pas exempt des
atteintes du chagrin, là où l'adversité contriste, et l'Aquilon resserre? Soyez
jaloux, Seigneur, montrez du zèle pour votre épouse, dites à l’Aquilon de s'en
aller, et de partager le temps de son règne avec le vent du midi. Il en sera de
la sorte, lorsque vos consolations réjouiront mon âme selon l'étendue des
douleurs que mon coeur aura ressenties. Vous voyez, mes frères, comment
l'Aquilon fait une place égale au souffle du midi, et peut-être que là où
l'Aquilon a grandement soufflé, l'Auster soufflera plus grandement encore. Car
l'Auster se fera heureusement sentir, et il dédommagera des désagréments causés
par l'Aquilon. Que ce vent du nord s'élève donc, qu'il sévisse tant qu'il
voudra, qu'il se livre à toutes ses fureurs, pourvu qu'il cède enfin la place
au vent du midi, et lui donne même sa force. N'avaient-ils pas subi de cruelles
atteintes de l'Aquilon, ces fidèles à qui saint Paul s’adresse en son épître
aux Hébreux: « Vous avez soutenu de violentes attaques, » dit-il, « d'un côté,
vous êtes devenus un spectacle qui vous a attiré les opprobres et les outrages;
d'un autre, vous avez été mis en société de ceux qui ont souffert de la sorte,
car vous avez compati aux maux de ceux de vos frères qui étaient enchaînés. (Heb.
X, 31.) Mais l'Auster ne réclamera-t-il pas quelque part dans tout ce triomphe
de l'Aquilon? Assurément. Ecoutez la suite de ce pointsage: « Vous avez
supporté avec joie que l'on vous enlevât vos biens, sachant que vous aviez une
fortune meilleure et durable. » Et quand les apôtres « se retiraient joyeux de
la présence du. conseil, parce qu'ils avaient été jugés dignes de recevoir
affront pour le nom de Jésus. » (Act. V, 41.) Ne vous semble-t-il pas qu'alors
le vent du midi fit sentir son souffle agréable contre les rigueurs du nord.
Considérez les tristes jours de la sépulture du Seigneur. N'est-ce point que,
comme sous l'influence de l'Aquilon, les coeurs des apôtres s'étaient rétrécis
par l'infidélité et la timidité? A la résurrection de ce divin maître, l'Auster
commença de promener sa douce haleine dans le jardin. Et durant tous ces
quarante jours, durant lesquels cette résurrection se démontra par tant de
preuves, la foi de la vérité, et la liberté de la confiance se développèrent
peu-à-peu. Au jour même de la Pentecôte, quand le Saint-Esprit arriva comme un
souffle violent sur le cénacle où les apôtres se tenaient en repos, le froid de
leur esprit glacé fut réchauffé, comme lorsque un torrent coule au souffle du
midi, et de suite se répandirent les aromates de la prédication et des vertus.
4. Mais est-ce à dire pour cela que le cruel
Aquilon cessa de sévir? N'est-il pas vrai que la tempête de la persécution et
les attaques de l'hérésie s'élevèrent encore plus violentes? N'est-ce point que
l'Aquilon de l'épreuve lutta, avec une sorte de jalousie, contre l'Auster de la
grâce? Il s'efforce de faire régner dans le jardin la sévérité d'un esprit
rude, voulant empêcher les aromates de couler: mais ils n'en coulent qu'avec
plus d'abondance. Tantôt agitée, tantôt apaisée par ces mouvements alternatifs,
d'adversité et de prospérité, l'Eglise, épouse de Jésus-Christ, n'a pas cessé
ou ne cesse pas de produire les parfums des vertus. Dans la persécution, sa
force a brillé; dans la paix, le nombre de ses enfants s'est multiplié. Dans
l'une, les vaillants sont éprouvés, dans l'autre, les infirmes sont fortifiés.
Pourquoi rappeler en ce moment la primitive Eglise, quand aujourd'hui encore,
le jardin de l'époux reçoit des attaques fréquentes de l'Aquilon, moins violentes
cependant. Sur ses frontières, l'Auster et l'Aquilon se remplacent tour-à-tour.
En ce temps, l'Eglise a reçu un rude coup venu du côté du nord. Car c'est de là
que le schisme tire son origine: il en vient et il y reste, l'Aquilon seul y
gèle tout. Dites-lui, Seigneur, de se lever et de fuir. Appelez le souffle du
midi et dites-lui: « viens, parcours mon jardin, et que ses parfums se
répandent. » Je ne parle pas de l'Auster de la félicité et de la sécurité
terrestre, car trop souvent, cet Auster retient et dessèche les aromates: mais
appelez l'Auster de votre grâce, et s'il le faut, faites entrer dans ce jardin
stérile l'Aquilon, non de l'obstination, mais de l'épreuve, afin que la
souffrance ouvre l'intelligence et amène l'obéissance. Châtiez votre jardin par
les rigueurs de l'Aquilon: par ce fléau, excitez sa torpeur, afin qu'il
recherche avec plus d'avidité les douceurs du vent du midi. Autour de notre
jardin, ces deux souffles ennemis se partagent le temps aussi bien que les
places. De même que l'Auster souffle en tel moment et l'Aquilon en tel autre,
de même l'Auster règne en ce lieu, et l'Aquilon sévit en cet autre. Au-dehors
l'Aquilon, et au-dedans l’Auster: l'un cruel, l'autre agréable. Que l'Aquilon
frémisse, et qu'il tempête au-dehors: seulement, qu'il ne ravage pas le dedans
du jardin, qu'il n'y entre pas, qu'il n'étouffe pas la joie intérieure qui est
dans le Christ Jésus. Quand donc, Seigneur, cet esprit glacial s'arrêtera-t-il
entièrement; quand viendra le temps où l'on ne redoutera plus ses rigueurs?
Votre cité est bâtie, votre jardin est planté du côté de ce vent du nord. Ce
vent, dans les écritures, est appelé vent de la droite. Aussi Job exhale à son
sujet cette plainte: « à la droite de l'Orient, » dit-il, « mes malheurs se
sont fait sentir soudain. (Job. XXX, 12.) C'est avec raison qu'il appela vent
de la « droite, » ce vent qui ne cessa de lui jeter sur la tête des choses
sinistres: il apporta aussi à cet homme juste une augmentation de gloire,
puisque sa vertu éprouvée brilla davantage et s'accrût dans les assauts qu'elle
eut à soutenir. Ce vent frappe de bien près votre jardin: car il se trouve à
côté de l'Aquilon. Faites, Seigneur, qu'il soit à notre droite, tempérez-le par
la tiède haleine de l'Auster. Car l'Aquilon, même quand le vent du midi
souffle, tourne en bien pour nous et à l'avantage de votre saint amour. Qu'il
ne nous effraye pas, qu'il ait reçu l'ordre ou la permission de s'élever contre
nous. Encore un peu de temps, et le souffle de la consolation prendra sa place,
quand même ici-bas, il n'interromprait pas le cours de ses violences. Car là où
a abondé l'affliction, la grâce a abondé.
5. Mais pourquoi vous parler, mes frères, de la
tribulation que l'on sent au-dehors? Il est un autre Aquilon, qui d'ordinaire
vous fait éprouver ses rigueurs. Le Seigneur vous épargne les coups de
celui-là, et vous en ménage d'autres qui remplacent les attaques fréquentes des
troubles et de l'angoisse qui sévissent dans le siècle. Aucun grave souci, venu
du dehors, ne vous altère, parce qu'en droit, aucun ne vous atteint, néanmoins
vous n'êtes pas exempts de peines. Si du dehors, aucune torture ne vous frappe,
l'ennemi vous saisit au-dedans. Par une excellente disposition, les religieux
ne sont pas découverts aux influences du dehors: ils n'échappent pas pour cela
à l'Aquilon, quand ils ne se plaisent pas dans l'intérieur de leur monastère.
Les joies, auparavant pleines de transports, sont prises en dégoût, et la
tristesse altère la face de l'âme qui précédemment se montrait joyeuse. Heureux
qui n'éprouve pas ce changement. Mais quel est celui qui a ce bonheur? Quel est
celui que le chagrin n'abat pas par moment, quel est celui, que par
intervalles, la tristesse ne ronge pas? D'abord notre barque suivait le cours
paisible d'une navigation prospère, bientôt nous rencontrons les récifs et les
écueils, et au lieu du souffle favorable qui nous conduisait, voici qu'un
tourbillon ennemi se met à nous vexer. Même là où il n'y a pas de raison, le
trouble se fait sentir. Aucun sujet ne parait, et la colère éclate. L'homme
s'irrite de la colère qu'il supporte sans motif, et il ne sait d'où provient le
coup dont il abhorre les rigueurs. Ce souffle cruel se promène où bon lui
semble, et vous ne savez ni d'où il vient, ni peut-être où il va.
Connaissez-vous mieux par hasard de quel côté il s'échappe? Car de son propre
mouvement; une telle impression ne tend pas vers le mal, souvent elle a le bien
pour but. Elle n'arrive pas où elle tend, Dieu, bien des fois, tire avantage de
la tentation. Le Seigneur, quand il lui plait, amène l'Aquilon quand il veut il
lui dit: vas-t-en. Et si son importunité vous fatigue, sachez que, comme un
maître d'école, elle vous rappelle des souvenirs, et vous donne des avis. Elle
vous rappelle de faire attention à son voisinage; elle vous avertit d'éviter
ses rigueurs. Il n'est pas en votre pouvoir, tant que vous vous trouvez du côté
de l'Aquilon, d'éviter sa proximité; vous pouvez cependant échapper à ses
rigueurs. Tant que nous demeurons sur la terre, il est toujours près de nous.
Il n'est pas toujours violent: après avoir fait le tour parle nord, souvent
nous revenons vers le midi. Même quand vous ne sentez pas ses coups, ayez
toujours son voisinage en suspicion.
6. Quand échapperez-vous à ses tourbillons, si
le doux Auster, ne vient pas, et si vous ne tendez pas vos ailes vers lui, de
telle sorte que leurs plumes poussant vous fassent voler vers le ciel? Si
cependant l'Aquilon s'efforce d'intervenir et de retenir sous son souffle
glacé, les plumes nouvellement sorties, il empêche alors les ailes de voler et
les aromates de couler. Il les retient, dis-je, il ne les enlève pas. Car un
grand ennui et une grande amertume de cœur éprouvent les vertus, mais ne les
font pas disparaître. Ce tourbillon agite les saintes résolutions, il ne les renverse
pas. Il contracte la joie, il ne laisse pas la constance. L'esprit sent
l'ennui, il n'en est pas terrassé. Il est triste, mais il lutte contre sa
tristesse. La vertu ainsi éprouvée, n'en est pas moins forte, elle est moins
heureuse. Qu'a-t-elle de commun avec le vice contre lequel elle lutte, à qui
elle a déclaré la guerre? Ce dégoût est comme s'il n'était pas le sien,
puisqu'elle ne contracte pas d'alliance avec lui. Elle le supporte avec peine,
elle n'a aucune faiblesse pour lui. Ce n'est pas l'âme qui le produit, mais
bien plutôt l'Aquilon à côté duquel elle demeure. Aussi elle le déteste, parce
qu'elle sent les attaques qu'il dirige contre sa vertu. Celui qui a du
sentiment, sait avec quel ennui il soufre de l'ennui que lui inspire la bonne
conduite, combien il est dégoûté de ce dégoût, avec quelle amertume il lutte
contre cette amertume violente que la continuité des exercices réguliers
produit malgré lui dans son coeur. Par ses désirs l'âme se tourne vers le midi,
et voici que l'Aquilon se précipite en elle avec importunité, malgré sa
répugnance et sa résistance. Il lui est dur d'avoir à supporter ses froides
atteintes et elle ne peut fuir à son gré. Elle est livrée et à l'ennui de la
discipline, et au déplaisir que lui cause cet ennui. Ces deux sentiments sont
désagréables, ne pas trouver de douceur à ce que l'on a choisi, et sentir ce
que l'on déteste. C'est un double ennui et de défendre la discipline, et de
repousser le dégoût.
7. Comment, ô bon Jésus, tolérez-vous si longtemps
une peine qui fait souffrir si extrêmement votre épouse bien-aimée? Elle
soutire bien malgré elle cet état de dégoût, et elle le poursuit en elle en se
punissant comme s'il était volontaire. Elle subit, avec une peine excessive, ce
qui ne peut pas, selon ses désirs, lui faire trouver ses délices en vous seul
qui êtes tout son bien. Le froid de l'Aquilon la pique, mais cet Aquilon
l'excite à prier. Déchirée par ce coup, elle a recours aux supplications, elle
qui auparavant s'était préparée à recevoir les embrassements. Epargnez à votre
épouse, ô bon Jésus, la rigueur des jours mauvais. Si vous ne lui portez
secours, l'Aquilon se fixera en maître dans son âme. Qui en effet se lèvera
contre ce vent terrible, si ce n'est vous, ô Dieu, qui venez du midi? Le bon
parfum, c'est la résolution sainte, c'est la conscience pure; mais il ne coule
pas pour qui ne jouit pas des délices que procure ce bien. Venez, ô bon Jésus,
venez; que votre souffle parcoure votre jardin, que ces aromates coulent comme
un torrent dans la force du vent du midi. Elle est le jardin, soyez l'Auster.
Quand vous l'arroserez, son âme sera comme un jardin. fertile; quand votre
souffle se fera sentir, ses parfums ne cesseront pas de faire respirer leurs
exhalaisons suaves, ô vous qui vivez et régnez dans les siècles des siècles.
Amen.
1. Accomplissez, ô bon Jésus, ce que vous
ordonnez, faites venir l'Auster du ciel, et qu'il entre dans votre jardin, dans
l'âme de votre épouse. Par ce souffle agréable, chassez de son coeur la
tristesse et l'ennui. Car ces deux choses sont nuisibles et présentent, pour
ainsi dire, l'aspect de l'Aquilon: elles enchaînent l'esprit, et empêchent la
joie pure d'arriver jusqu'à lui. Qu'est-ce que la crainte? N'est-ce point ce
sentiment qui resserre les sentiments par une sorte de froid glacial? Epargnez
votre épouse, qu'elle ne subisse pas l'influence de ce qui lui est étranger.
Qu'y a-t-il de plus étranger pour elle, qui est toute en la charité, que la
crainte qui n'est pas dans la charité? La crainte est servile, l'épouse est
appelée à la liberté. Vous avez vu, mes frères, dans le discours d'hier,
l'homme marcher timidement pour recevoir les premiers éléments de l'éducation;
avec quelle résolution chancelante et tardive il s'est laissé initier aux
premiers rudiments de la discipline! Et vous savez avec quelle profusion, tant
qu'il était dans le siècle, les aumônes coulaient de sa main! quelle était la
cause de ce changement, sinon que dans cette région, l'Aquilon de la crainte
avait soufflé dans son âme. L'Auster l'a touché d'un côté, mais il n'a pas
soufflé pleinement en lui; aussi il répandit promptement ses largesses. Mais
cette liqueur très-précieuse et aromatique du renoncement a pu à peine sortir
de son âme en très-petite quantité et après beaucoup d'efforts. Il était
pleinement semblable à ce jeune homme de l'Evangile, qui, se glorifiant devant
le Seigneur d'avoir observé les prescriptions de la loi, s'en alla triste quand
on lui proposa les conseils plus étroits de la perfection évangélique. (Matth.
XIX, 22.) La différence qu'il y a entre eux, c'est que l'un se re-tira
attristé, et que celui-ci, dont nous parlons, quoique triste, est néanmoins
venu. Voyez l'Aquilon de la crainte soufflant sous la loi mosaïque, aussi sous
son règne il coula bien peu de gouttes de ces parfums précieux et exquis. Voilà
pourquoi, au jour de la Pentecôte, (Act. II, 2.) quand le saint-Esprit souffla
avec force du midi, tant de milliers d'hommes reçurent et répandirent avec
abondance la vérité, la parole et la vie. Le souci des affaires domestiques ne
les avait pas retenus du reste.
2. Les coeurs délivrés de l'influence de ce dur
Aquilon, répandent plus abondamment leurs affections dans la contemplation de
Dieu et son saint amour. «Vous n'avez pas reçu, » dit l'Apôtre, « l'esprit
d'adoption des enfants, par lequel nous crions à Dieu. mon père. (Rom. VIII,
15.) L'un était le souffle de l'Aquilon, l'autre celui de l'Auster l'un pesant,
l'autre agréable. Aussi on dit au premier, comme lourd et accablant, «
lève-toi; » on adresse au second un appel, parce qu'il est agréable et joyeux,
on l'invite à venir et à régner dans le jardin de l'époux. L'Aquilon apporte la
peine, l'Auster répand la. joie. L'un menace, l'autre fait abonder les douceurs
et les délices. « Je prierai mon Père, dit le Sauveur, «et il vous donnera un
autre paraclet. » (Jean XIV, 16.) c'est là engager l'Auster, c'est lui dire de
venir et de remplir tout le jardin. « Souffle constamment dans mon jardin et
ses parfums se répandront. » Certains fruits, s'ils ne sont pressés et
contractés, ne donnent pas leur jus. Mais les fruits, qui se trouvent dans un
jardin décrit avec tant de délicatesse, n'attendent pas que la main les serre,
ils ne veulent pas être pressurés avec force au souffle du midi, ils coulent
d'eux-mêmes. Considérez la sagesse du monde, ne paraît-elle pas exprimée avec
violence et longuement élaborée par l'exercice et par l'étude? Mais dans les
auteurs de notre philosophie, le fleuve de la sagesse coule prompt et rapide.
Voulez-vous entendre avec quelle promptitude il jaillit? « Quand vous
comparaîtrez devant les rois et les présidents, ne réfléchissez pas d'avance;
il vous sera donné sur l'heure ce que vous aurez à dire. (Matth. X, 19.)
Voulez-vous connaître sa force: «Je vous donnerai une bouche et une sagesse, à
laquelle vos ennemis ne pourront pas répondre. » (Luc. XXI, 15.) Comment se
produiraient des effets si subits et si forts, si ce souffle puissant du midi
ne faisait pas sentir son influence?
3. La charité n'a-t-elle pas été répandue
elle-même dans nos coeurs par l'esprit saint qui nous a été donné. (Rom. V, 5.)
Il est plusieurs aromates qui coulent et coulent seulement à la chaleur du
saint esprit: la joie, la paix, la patience, la longanimité, la bonté, la
bénignité, la foi, la douceur, la modestie, la continence, la chasteté. (Gal.
V, 22.) Ces dons ont été non-seulement produits, mais ils ont coulé. En ce
qu'ils coulent, on voit l'abondance; de ce qu'ils viennent du souffle de
l'Auster, on reconnaît l'absence de la contrainte. La charité ne peut être
forcée, elle s'épanche spontanément; ce n'est pas la nécessité qui la,.décide,
c'est la volonté; il faut pourtant le souffle du vent du midi. Que produirait
en effet la liberté de la volonté, si la grâce ne faisait sentir son influence?
Car bien que le libre arbitre soit maître de lui, partout où il se trouve, nous
n'accordons pas qu'if soit libre pour tout; il ne peut pas choisir et exécuter
librement toute chose. La volonté est toujours libre dans ce qu'elle choisit,
mais elle n'est pas toujours libre pour ce qu'elle a à choisir. Elle ne peut en
effet choisir qu'en vertu de sa liberté: mais il est quelque chose qu'elle ne
peut choisir par elle-même. La volonté s'appartient; elle est libre quand elle
est présente mais l'esprit n'est pas libre pour toute volonté qui doit se
trouver présente, quand il est absent. Elle ne s'appartient pas plus parce
qu'elle veut beaucoup ou parce que ce qu'elle veut, est bien. Après la chute,
la liberté du libre arbitre consiste à vouloir librement ce qu'il veut mais il
n'est pas en son pouvoir de vouloir toutes choses, même parmi celles qu'il
faudrait vouloir. En effet, il est une liberté qui n'est pas sans volonté, et
sans laquelle il n'existe pas de volonté: et il est une liberté que la volonté
n'accompagne pas toujours. L'une se trouve dans la volonté, l'autre, dans une
certaine faculté de vouloir. L'une est en elle-même, l'autre se rapporte pour ainsi
dire à elle-même. Nous pouvons l'une et nous contraignons l'autre. La vue est
une certaine puissance de percevoir qui se trouve dans l'exil, et néanmoins
elle est quelque affection, que l'on éprouve en voyant. De même dans l'esprit
on distingue l'intelligence et la puissance naturelle de comprendre, et l'usage
de ce pouvoir. Cette distinction se rencontre dans le libre arbitre, et sous le
même titre se trouvent désignés et l'aptitude et son acte. La liberté se fait
sentir, et pour choisir, et dans le choix, et quand elle a voulu le mal, elle a
été toujours sauvegardée. Conservez-la avec soin, par cela même qu'elle est
faible tant pour faire le bien que pour lutter contre le mal. La volonté
mauvaise est libre en tant qu'elle est volonté, trais elle est servile par cela
qu'elle se porte vers le mal avec choix. Quiconque commet le péché, est esclave
du péché. (Jean VIII, 24.) Le péché captive et lie celui qu'il saisit. Il le
tient en esclavage quand il le contraint.
4. Pour vous, ô Seigneur, mettez un terme à
notre captivité en faisant sentir votre force dans le souffle du midi. (Ps.
CXXV, 4.) Envoyez votre esprit, et notre ancienne liberté revivra; elle
revivra, dis-je, elle ne sera pas créée de nouveau. Car bien qu'elle ait été
affaiblie, elle n'a pas été enlevée. Elle reste ce qu'elle a été créée, mais
elle ne peut se mouvoir vers l'objet pour lequel elle a été donnée à l'homme,
elle vit, mais elle n'a pas de vigueur. De même en ceux qui ont le cerveau
dérangé, la puissance d'être raisonnable n'est pas troublée, mais dans ceux qui
sont atteints de folie, cette puissance ne peut exercer aucun mouvement. Quand
une vive passion est guérie dans l'âme, la raison n'est pas rendue à l'homme,
elle est réveillée et sort comme d'un profond sommeil. Ainsi la liberté que
l'homme a reçue die son créateur, ne lui a pas été enlevée en tout ou en
partie, le péché l'a liée: elle est telle qu'elle a été donnée, mais elle se
trouve à présent dans une position différente. Et (pour employer ces termes),
il existe une liberté de condition, une liberté de disposition, une liberté
d'affection. La première est le fruit de la nature; c'est pourquoi elle est
toujours bonne: si elle n'est guérie, la seconde ne tendra pas vers le bien; la
troisième ne s'y fixera pas et n'y restera jamais. La première consiste dans
une aptitude naturelle, la seconde dans l'habitude de l'esprit bien ou mal
réglé; la troisième dans l'acte ou l'usage. C'est pourquoi si l'aptitude
naturelle n'est pas aidée par la grâce, ni l'habitude, ni l'acte de la volonté ne
se porteront vers la vertu. La liberté du libre arbitre est faible; c'est
pourquoi là où elle succombe, que l'Auster souffle, et aussitôt ses parfums se
répandront. L'âme n'a pas cette liberté généreuse et vraiment libre, qui tend
vers le bien et s'y fixe, si l'esprit de Dieu ne la délivre pas. C'est
pourquoi, Seigneur, envoyez votre esprit, qu'il apporte de pouvoir et de
vouloir par la grâce, lui qui, en créant l'homme, lui donna d'abord de pouvoir
l'un et l'autre. Nous avons indiqué plus haut trois sortes de liberté. Dans la
troisième, se trouve le vouloir; il est au fond de la seconde, et dans la
première on envisage la puissance naturelle par rapport aux deux autres
libertés. Que la première donc reçoive le titre de puissance, la seconde, celui
de pouvoir, la troisième, celui de volonté. Car il ne semble pas que ce soit la
même chose, d'avoir puissance naturelle pour quelque chose et de pouvoir la
réaliser. Nous ne pouvons pas tout de suite produire beaucoup d'effets pour la
réalisation desquels nous avons une puissance naturelle, quand la faculté, qui
y correspond en nous, est empêchée par la faiblesse, on n'a pas l'art et le
moyen qu'il faudrait pour y réussir. Souvent l'œil ne peut apercevoir sur le
moment, bien que cependant il ne soit pas destitué de la puissance de voir: il
a l'habitude, l'acte lui manque. Il en est de même du libre arbitre; il reste,
à la vérité, mais il est empêché par le péché. aussi ne peut il avoir cette
troisième espèce de liberté qui se fixe dans le bien, ni même la seconde qui y
tend. La première demeure changée mais non diminuée: quand aux deux autres, on
ne peut pas dire qu'elles restent. Car après le péché, le bon vouloir ne nous
reste pas libre: aussi nous n'avons plus la liberté qui consiste dans la bonne
volonté: mais par la grâce, la dernière nous est inspirée, la seconde est
réparée; quant à la première, elle est naturellement créée en nous.
5. Que tout cela soit dit de la liberté par
laquelle nous voulons le bien, attendu qu'elle provient de la grâce. Il est
encore une autre liberté que la grâce produit aussi, par laquelle non-seulement
nous voulons le bien, mais encore nous le voulons avec affection. La première
se trouve en tout cas dans la volonté; il n'en est pas de même de la seconde.
Car nous voulons toujours librement, mais pas toujours avec amour. Les
sentiments ne regardent pas toujours au libre arbitre. La liberté de la bonne
volonté n'est pas pleinement libre, si elle n'est pas remplie d'affection: mais
que l'Aster fasse sentir ses chaleurs, aussitôt les tendresses du coeur
jailliront et répandront leurs exhalaisons embaumées. On ne les presse pas pour
les faire couler: elles s'échappent librement de l'âme. Souvent la tristesse et
une sorte d'ennui accompagnent la volonté sainte, les affections douces ne font
pas route à leur côté. L'odorat les trouve parfumées, la main les sent
agréables: doucement on les sent, doucement on se les rappelle au souvenir;
elles coulent, et débordent suavement. Elles coulent pour elles et débordent
pour les autres. L'affection au-dedans, la parole au dehors, sont embaumées
l'une et l'autre. Le libre arbitre peut soupirer après elles, mais elles ne
dépendent pas de sa liberté. De même que souvent il y a des affections
mauvaises opposés à la bonne volonté, de même les bons sentiments, quand ils se
font sentir encore, bien qu'ils se trouvent avec la liberté n'en procèdent
néanmoins pas: la volonté est libre sans eux, mais eux la rendent pour ainsi
dire plus libre. Ils la rendent plus libre, mais ils ne procèdent pas de la
liberté. Ils coulent quand l'Auster règne. O doux vent du midi, vraiment
désirable, dont le souffle fait disparaître les rudes effets de l'hiver, fait
sourire dans les jardins la végétation printanière des plantes rajeunies et
refaites, amène une température, plus chaude et prépare les richesses de
l'automne. La diffusion des parfums marque en effet la maturité des fruits.
Voilà combien il est bon, combien il est agréable d'attendre, dans les
retraites et dans les jardins remplis de plantes aromatiques, cet air embaumé si
suave, qui renouvelle et produit derechef les fruits du Saint-Esprit, exhale
les parfums et en dispose les émanations suaves. Envoyez-nous, Seigneur, cet
Esprit, après la rigueur de l'Aquilon, qu'il change l'aspect de notre jardin et
qu'il tourne en allégresse notre chagrin ! ou si l'Aquilon a quelque chose de
bon, invitez-le à souffler avec le vent du midi. Qu'ils agissent de concert et
que chacun remplisse son rôle. Que l'Aquilon resserre, que l'Auster relâche.
Que l'un retienne l'intempérance, que l'autre dilate l'esprit et lui fasse
produire ses parfums, que l'un donne la continence, que l'autre réjouisse la
conscience; que l'un concentre, que l'autre remplisse. « de suis devenu, » dit
le Psalmiste, «comme une outre sous la gelée et je n'ai pas oublié votre loi
qui justifie les âmes. » (Ps. CXVIII.) Outre admirable si bien gelée et si bien
remplie! Au dehors les. frimas de la continence, au-dedans l'abondance de la
justice qui la garnit. Il est donc bon que ces deux vents soufflent; ils gèlent
tout ce qui est au-dehors par l'esprit de pureté, et ils inondent l'intérieur
de toutes sortes de joie.
6. Et pour faire l'application de ce souffle du
vent du midi à l’intérieur de l'homme, remarquez qu'il est dit: « souffle. « Le
vent qui se fait sentir de la sorte, pénètre au-dedans, rien ne l'empêche de
s'introduire: c'est un esprit subtil, insinuant et agile, il souffle et n'enfle
pas. La science enfle, la charité souffle. (I Cor. VIII, 1.) Cette vertu est
plus intime que la science, et elle arrive à des profondeurs plus cachées.
L'esprit de Dieu règne sur tout l'intérieur, il scrute même les abîmes de la
nature divine. Quand il aura soufflé et aura fait sentir son influence; les
aromates de la science s'y produiront avec utilité, avec les méditations, les
oraisons, les soupirs, les sanglots, les larmes et les colloques- eux-mêmes.
Tout ce qui tire son origine de la charité, s'épand comme de gras parfums, tous
les dons qui viennent de cette vertu, sont comme des substances aromatiques, la
grâce les remplit. Ils sont chers, ils sont abondants, ils sont embaumés et ils
sont liquides. Ils sont pleins, car ils viennent de la charité qui déborde. Ils
sont pleins et ne sont pas extraits, ils ne supportent pas la violence du
pressoir. Vous ne lirez pas dans les Ecritures, qu'on ait dressé un pressoir
dans ce jardin: car c'est le vent du midi qui en remplit l'office. Les choses
qui s'exhalent par voie d'émanation coulent mieux que si on les foulait avec
force. Les présents dont nous avons parlé, sont gratuits, la crainte ne les
extorque pas, ils s'échappent sous faction suave de l'esprit. Il en est qui par
l’Aquilon et l'Auster entendent l'adversité et la prospérité de la vie
présente. Sous le coup de cette double épreuve, l'Eglise de Dieu produit
toujours avec abondance et les bons sentiments, et les bonnes doctrines,
semblables à des parfums. Dieu laisse souffler ces tentations parce qu'elle
sait être dans l'abondance et dans la détresse. Cette idée demande de plus
grands développements: qu'il nous suffise de l'avoir touchée légèrement à la
fin de ce discours. Celui qui suivra s'occupera des mutuelles invitations que
se font l'époux et l'épouse, si notre Seigneur daigne nous en faire la grâce,
lui qui vit et règne Dieu, etc.
1. O mes frères, que les paroles exprimant ces
désirs sont loin de ce qu'il y a à dire de ma conduite. Le Seigneur connaît mon
avidité, mais je n'ose pas. Comment en serait-il autrement? Je n'ai pas de
jardin pareil à celui que Jésus-Christ a dépeint dans nos discours précédents:
je n'ai pas ces fruits dont il se nourrit avec tant de plaisir; je n'ai pas, de
plantes aromatiques; pas de fontaine fertilisante; pas de puits profond d'eaux
vives: mais, au contraire, la face de ce jardin est attristée par la vue des
ronces et des épines qui le couvrent. Je n'ose pas, ô bon Jésus, vous appeler
dans un tel jardin, si ce n'est pour que d'abord vous arrachiez, vous
détruisiez, vous enleviez afin de planter ensuite: en sorte qu'au temps
opportun vous mangiez du fruit de l'arbre planté par votre droite. Heureuse
l'âme qui est digne de vous inviter à vous nourrir de, ses fruits déjà murs,
déjà arrivés à leur pas, et plût au ciel qu'on n'eût à blâmer dans nos fruits
que leur âpreté plût à Dieu que leur seul défaut fût de n'être pas mûrs, pourvu
qu'ils ne se trouvassent pas mauvais. Souvent des fruits, dont l'espèce est
bonne, ne sont pas bons parce que le temps de leur maturité n'est pas encore
arrivé; il n'y a que cela qui déplaise en eux. Heureux le jardin dont tous les
fruits sont d'une bonne tige et sont parvenus à leur pas parfait. En conviant
son époux à manger des fruits de son jardin, l'épouse sait qu'ils réunissait
tous ces deux qualités. « Que mon bien-aimé, vienne dans son jardin, pour y
manger du fruit de ses arbres. » Remarquez avec quelle modestie et quel peu
d'emphase se fait cette invitation après de si grands éloges. Elle n'a pas la
présomption d'inviter son époux; elle n'a pas soif de délices, jusqu'à ce
qu'elle a connu qu'elle était décrite avec beaucoup de soin. Quoi donc? Pensez
vous que Jésus accorde le désirable avènement de sa présence, à ceux que ne
recommandent pas les qualités qu'il a indiquées plus haut, et qui ne sont pas
digues de louanges? Regardez comme une marque de présomption téméraire
d'inviter le Seigneur avant d'être apte à l'exercice de la contemplation. Vous
le sollicitez à venir goûter des délices avec vous et peut-être vous êtes
encore couvert des ordures du péché? Votre jardin est stérile et hérissé de
ronces, et vous y appelez le Seigneur? Invitez-le, non pour y jouir, mais pour
y détruire l'œuvre de vos mains. Invitez-le à le purger d'abord et ensuite à y
planter des arbres. Il y a travail de part et d'autre, mais plus tard il
viendra avec plaisir cueillir les fruits mûrs.
2. « Que mon bien-aimé vienne, » dit-elle.
Non-seulement elle caresse et vante son époux présent: mais, même quand il est
absent, ses voeux s'enflamment pour lui. L'amour faux et simulé oublie l'ami
absent et lui fait des caresses s'il est présent. Il n'en est pas de même de
l'épouse à l'endroit de celui qu'elle chérit: absent, elle le désire, présent, elle
se réjouit de le voir. « Que mon bien-aimé, » dit-elle, « vienne à son jardin.
» Pourquoi invite-t-il l'Auster à venir à moi? Qu'il vienne lui, et il me
suint. C'est lui qui est mon souffle du midi, lui qui est mon parfum. Lui mon
Auster, lui mon amour. Dieu vient du midi et l'Auster vient avec lui. Il est
plein de grâce et de vérité. Il est vraiment bien mon souffle du midi, lui qui
éclaire avec tant de pureté et qui entre dans l'âme avec tant de suavité. Mon
Auster est mon Jésus, c'est lui qui règne sur mon jardin, c'est lui qui en
mange les fruits. « Que mon bien-aimé vienne dans son jardin et qu'il mange du
fruit de ses arbres. » Le temps de. la taille est déjà passé: Les fleurs ont
produit les fruits qu'elles avaient annoncés; l'hiver a disparu; le printemps
s'est enfui, et l'automne qui apporte la maturité, chasse l'été parvenu à son
terme. « Que maintenant mon bien-aimé vienne à son jardin, et qu'il mange du
fruit de ses arbres. » Voici la plénitude du temps: qu'il « vienne » donc, «
mon bien-aimé à son jardin. » Les fruits sont mûrs avant le temps: qu'il mange
donc les productions de ses arbres. Il désire les premières figues que dorme le
figuier. Lorsque le temps des figues n'était pas encore venu, il s'approcha
d'un figuier qui était au bord du chemin, il détourna les feuilles de cet arbre
et ne trouva aucun fruit. (Marc. XI, 13.) Avant le 1 temps oq en mange et avant
la saison de ses fruits, le matin il vint au figuier ayant faim. J'ai connu un
figuier qui portait des fruits précoces de la première enfance, fruits des
prémices, fruits de grâce virginale. Cet arbre n'était pas planté au bord de la
route; mais dans un jardin, et dans un jardin bien fermé, dans un jardin
qu'entourait le mûr de la discipline et la haie d'une étroite vigilance. Figuier
bien fécond et remarquable entre tous les autres par sa belle apparence.
Souvent Jésus alla vers lui, disant peut-être ces paroles: «Je me suis assis à
l'ombre de celui que j'avais désiré, et son fruit est doux à mon gosier. »
3. Plût à Dieu qu'il eût conservé les fruits
qu'il avait portés. Plût au ciel que la main ennemie du voleur ne lui eût pas
fait sentir ses ravages? Jusques-là il a donné des fruits exquis, de ceux qui
ne peuvent renaître. D'autres sont venus à leur place, c'est-à-dire, au lieu de
la continence virginale, une rude pénitence. Quoi de plus doux que ce fruit
primitif, que celui qui. lui a succédé et dont vous vous nourrissez, vous et
votre bien-aimé? Malheur à vous, misérable, quand viendra ce bien-aimé; quelle
sera votre pensée, votre visage, votre contenance? De quel côté vous
tournerez-vous dans votre honte, vous qui avez perdu les fruits de la pudeur?
Où irez-vous? Quand il arrivera, quand il agitera vos feuilles, et ne trouvera
pas les fruits ordinaires, il rougira de votre confusion. Rappelez-vous la
formule de votre voeu de virginité, souvenez-vous des termes de votre acte de
consécration. Faites attention que sous ces feuilles, ne se trouve plus le
fruit spécial, le fruit de l’intégrité, le fruit de la virginité. De tels
fruits ont été consacrés, mais bientôt ils ont été enlevés. La consécration et
la corruption ne vont pas bien ensemble. On pardonne d'ordinaire la perte de la
virginité, maison ne la redonne pas. On a dit de vous des choses glorieuses, ô
cité de Dieu, mais il s'est passé en vous bien des ignominies. Du reste, dans
ma double confusion, dans ma double honte, reconnaissez la part qui vous
revient de mes plaintes. Qui donnera une source à ma tête, qui placera dans mes
yeux une fontaine de larmes, et je pleurerai la chute non d'une personne vile
dans la foule mais presque d'une des premières d'entre les vierges? Qui,
dis-je, me donnera une fontaine de larmes? Car celle qui est tombée s'échappe
toute en torrents de larmes, et ses pleurs coulent en baignant son visage. Les soupirs
profonds et les gémissements inquiets révèlent ce que cache la confusion
toujours voisine de 1a faute. J'ai vu sur un visage malheureux une face
décomposée et des joues qui semblaient brisées. Les sanglots entrecoupaient les
paroles: on n'avait pas voulu se retenir au bord de l'abîme et on ne pouvait
s'empêcher de verser des larmes. Achevez ce que vous faites, produisez de
dignes fruits de pénitence. Que la douleur vous renouvelle, soyez consumée de
chagrin, dites avec le prophète: « ne cherchez pas à me consoler, je pleurerai
amèrement. » (Is. XXII, 4.) de pleurerai avec vous. Peut-être que votre
bien-aimé pleurera avec vous, lui qui versa des larmes sur Lazare. (Jean XI,
35.) Peut-être pleure-t-il davantage. Plus on chérit, plus on souffre. Ses compassions
sont grandes: « c'est pour cela, » dit le prophète, « que nous n'avons pas été
consumés: » (Lam. III, 22.) Ni vous non plus, vous ne serez pas consumée, parce
qu'il est votre conseiller et votre consolation, convertissant votre âme.
Comment (pour dire ce qui peut à peine se comprendre), comment l'extérieur
malheureux que présente votre tristesse ne le toucherait-il pas, d'une autre
manière cependant; lorsqu'en retraçant la suite de vos chagrins, je suis
moi-même saisi au fond du coeur d'une grande douleur? Si vous faites de dignes
fruits de pénitence, votre bien-aimé retournera dans son jardin, car volontiers
il accepte les produits de cette vertu. Plus heureux cependant serait-on, si
l'on conservait intacts les fruits de la pureté primitive. Il est bon de
commencer sa vie dans la maturité et d'y persévérer jusqu'à la fin.
4. Aussi l'épouse prévient le bien-aimé au temps
de la maturité et dit: « que mon bien-aimé vienne dans mon jardin, qu'il mange
le fruit de ses arbres. « Venez dans votre jardin, ô mon épouse, ma soeur. » Le
Seigneur Jésus aime excessivement: au premier mot qui l'invite, il accourt avec
plaisir dans le jardin de l'épouse. C'est comme s'il volait d'avance et s'il
prévenait au temps de la maturité, disant: «venez, » qu'on prenne ce verbe à
l'impératif et ce qu'il exprime cadrera parfaitement, « venez. » Il n'est pas
lent, il n'est pas avare pour reconnaître ce qu'on a fait pour lui, mais de
suite il rend son invitation à l'épouse
« venez dans mon jardin, ô sueur ô mon épouse; j'ai moissonné ma myrrhe
avec mes aromates. » Dur est le coeur que n'émeuvent pas des invitations et des
réinvitations si douces. Qu'y a-t-il de plus agréable que cette réciprocité,
quoi de plus surprenant que cet échange? O admirables relations! Le bien-aimé
de Dieu le Père, la gloire du ciel, les délices des anges, permet qu'on
l'invite à venir dans nos jardins, et il n'oublie pas de nous engager ensuite à
entrer dans les siens. Ce qui est notre jardin est appelé avec plus de vérité
le sien propre. L'épouse en effet ne dit pas: « que mon bien-aimé vienne dans
mon jardin, » mais bien: « dans son jardin.» C'est juste, dans « son jardin, »
parce que c'est lui qui l'a donné, il lui est dû, et il lui a été consacré. «
Que le bien-aimé vienne. Venez, ô ma sueur, ô mon épouse. » Grande douceur et
distinction juste. L'une désire, et l'autre commande. L'épouse dit: « qu'il
vienne; » l'épouse dit: « viens, je suis à la porte, » dit-il, et je frappe. »
Si quelqu'un m'ouvre, je rentrerai et je souperai avec lui, et lui, avec moi. »
(Ap. III, 20.) Il n'est pas nécessaire, ô bon Jésus, que vous éprouviez du
retard à la porte de votre épouse: car elle vous appelle elle-même de tous ses
voeux. Rendez-lui la pareille, rendez-lui son invitation. Vous vous êtes assis
à sa table, voyez combien de mets on vous a apportés, sachez qu'il vous faut en
préparer autant. Autant, dis-je, et c'est assez pour elle. Voici ce que je dis:
elle se dépense tout entière, donnez-vous tout entier. Comment le tout se
trouvera-t-il ici, si de son côté elle se donne entièrement, et si, du vôtre,
vous vous donnez à moitié seulement? Une partie de vous, est plus que toute sa
plénitude. Tout ce qui la constitue est un fragment de votre grâce; c'est
pourquoi son jardin est vôtre, et le vôtre est sien.
5. « Venez dans mon jardin. » Pour moi, mes
frères, en ce jardin de l'époux, je vois avec plaisir ce paradis abondant,
fleuri et glorieusement garni des vertus que Jésus-Christ, selon sa double
nature, posséda de toute éternité ou reçut dans le temps. Partant, à ce point
de vue, considérez dans le jardin de l'épouse, l'état de l'âme ou la situation
de l'Eglise, et les qualités de vertus et d'affections dont son bien-aimé
l'enrichit. Dans l'un dé ces sentiments, on contemple les biens du corps; dans
l'autre, les biens de celui qui est la tête. Dans l'un aussi bien que dans
l'autre, nous trouvons belle matière à méditation. Mais qu'est le premier
envisagé par rapport au second? Autant la gloire du Christ l'emporte sur les
vertus de l'âme ou sur les qualités de l'Eglise, autant l'entrée dans son
jardin est préférable, à celle qui introduit dans le verger de l'épouse. Dans
l'un, on voit plus de travail, la contemplation se trouve seule dans l'autre.
Bien que l'épouse se réjouisse dans celui qui est à elle, bien qu'elle y
travaille et qu'elle en mange les fruits à la sueur de son front, quand elle
aura pénétré dans le jardin de l'époux, il ne lui restera plus que des délices
à savourer. Elle garde le sien, elle regarde celui-ci. Elle ne passe en ce
dernier qu'en traversant le sien; cela veut dire, qu'elle ne parvient à la
contemplation, que par le travail; ou si nous admettons de la contemplation
dans ce jardin de l'épouse, cette contemplation a tous les caractères de la vie
active. Aussi de ces détails multipliés, un ordre facile conduit à cette
myrrhe. Ce n'est en effet que par l'abondance des vertus, que l'on entre dans
le jardin du bien-aimé. «Vous pénétrerez dans le sépulcre, » dit Job, « avec
l'abondance. » (Job, V, 26.) Il vaut mieux dire en ce lieu, vous pénétrerez
dans le jardin. Le sépulcre exprime le repos et la retraite loin des soucis:
dans le jardin, on voit le regard qui se promène, et le banquet qui réjouit.
Dans le tombeau, nous nous reposons; dans le jardin, nous jouissons. De même
donc que nous ne pénétrons pas dans le tombeau sans l'abondance, ainsi qu'il a
été écrit, beaucoup moins entrons-nous, sans elle, dans le jardin. Aussi, de
son jardin, l'époux invite l'épouse à venir dans ce même jardin: «venez dans
mon jardin, ô ma sueur, ô mon épouse. » Entrez, entrez, ô épouse, dans la
contemplation des vertus de votre bien-aimé, plongez-vous dans ses délices,
souvenez-vous de la justice que lui seul possède. Là, ce Dieu, qui est votre
Seigneur, vous instruira dans le tressaillement de la joie, et sa main droite
vous conduira merveilleusement. Il vous nourrira des fruits de vie et
d'intelligence. Il a récolté pour vous la myrrhe et les plantes aromatiques.
6. « J'ai recueilli, » dit-il, « ma myrrhe avec
mes aromates. » Après sa mort, en effet, il recueillit l'immortalité et
l'incorruptibilité. Grâce à cette plante, les cadavres des morts demeurent sans
altération. « Ma myrrhe, » dit-il. C'est bien dit, « la sienne, » car le
premier, il la reçut et, seul, il la communique. Le Christ forme les prémices,
et ensuite viennent ceux qui appartiennent au Christ. La résurrection des morts
se fera par celui, qui étant sorti le premier. d'entre les morts, ne meurt
plus. Cette myrrhe est bonne, et bien meilleure que la myrrhe ordinaire dont
l'effet est d'empêcher la chair morte de se corrompre; celle-là l'empêche,
rendue à la vie, d'être jamais atteinte. Sa myrrhe était cette éminente et
singulière chasteté virginale, qui ne sentit, en aucun temps, le moindre
commencement de mouvement de la chair, et qui n'eut pas de foyer de
concupiscence: divin maître, en qui jamais ni tendances n'eurent à être
réprimées, ni pareil foyer à être enlevé, car il avait été prévenu par les
onctions de la myrrhe, et de sa propre myrrhe. Dans les autres, cette plante
est efficace en ce sens, et la continence obtient cet effet, qu'elle les
préserve de la corruption: mais celle-ci maintint la chair du Seigneur à l'abri
de la corruptibilité. La myrrhe des autres suit la corruption de l'aiguillon de
la chair, celle de Jésus prévient tout aiguillon. Dans les autres, elle exclut;
en Jésus, elle ferme rentrée. En Jésus, il n'y a ni corruption ni cause de
corruption: dans sa mère, bien qu'il y ait eu la cause, il n'y a pas eu
cependant de corruption; dans les autres, il se trouve et cause et corruption.
Notre myrrhe réprime les mouvements de la concupiscence charnelle quand ils
s'élèvent en nous la myrrhe qui était en Marie ne connut pas de semblables
mouvements: celle qui se trouvait en Jésus ne trouva ni cause ni principe qui
le pût émouvoir de cette sorte. Nous avons tous, reçu de la plénitude qui était
en lui, myrrhe pour myrrhe. La myrrhe de notre chasteté vient de lui par voie
de don et d'imitation: aussi, lorsqu'il recueille en nous cette myrrhe, c'est sa
propre myrrhe qu'il reprend. Fasse le ciel qu'il trouve à récolter en moi une
abondante moisson de myrrhe. « La myrrhe avec les plantes aromatiques: »
c'est-à-dire l'abstinence du mal avec les sentiments qui font aimer le bien: la
répression de la chair et la dévotion du coeur; ou bien la retenue dans l'usage
des choses permises et la patience dans les injures. Les aromates des vertus
s'associent fort bien avec cette double myrrhe. C'est pour nous une grâce si,
en faisant le bien, nous sommes attaqués; si, nous châtiant nous-mêmes à
l'extérieur, nous sommes par là même consolés au-dedans. Le Seigneur recueillit
dans le champ du martyr saint Laurent, dont nous célébrons en ce jour la fête,
la myrrhe et une grande quantité de plantes aromatiques: la myrrhe et les
aromates de sa généreuse confession. Mais sur le feu, il confessa le Christ, il
livra son corps aux bourreaux pour qu'ils le fissent brûler: il distribua aux
pauvres les trésors de l'église. Sa chair fut dévorée par les flammes pour
l'amour du Christ: mais son coeur brûlait de feux encore plus ardents en
Jésus-Christ: aussi du gril, ce saint martyr est appelé au jardin. Et quand il
gisait sur l'instrument de son supplice, il n'était pas éloigné du jardin de
l'époux. Maintenant il n'est que dans ce jardin, mais il n'y est pas tout
entier. Sa chair est encore retenue dans la corruption, elle n'a pas encore
refleuri: elle refleurira lorsque le corps de notre vie humble et obscure, sera
rendu conforme au corps glorifié du Seigneur Jésus. Alors il recueillera la
myrrhe de l'immortalité, que le Sauveur a récoltée le premier, avec les
aromates d'une gloire qui revêtira des formes diverses. Alors Jésus invitera
vraiment et dira: « Venez dans mon jardin, ô soeur ô mon épouse. » Alors il se
glorifiera d'avoir récolté cette myrrhe avec ses plantes aromatiques. Alors il
jouira de l'effet de sa passion, et du résultat de ses prières, qui sont
signifiées par les aromates. Car, offrant ces prières avec un grand cri et des
larmes, il fut exaucé à cause du respect qu'il inspirait, devenu, pour tous
ceux qui lui obéissent, cause du salut éternel. (Heb. V, 7.) « Je veux, »
dit-il, « que là où je suis, mon ministre s'y trouve aussi. » (Jean XII et
XVII, 24.) Où donc, si ce n'est dans son jardin? Cela aura lieu quand se fera
la résurrection générale; cependant cela se réalise aussi en lavie actuelle par
la contemplation.
7. Car nous entrons pour ainsi dire dans le
jardin du Seigneur, lorsque avec sentiment, désir et sympathie, nous
considérons dans quel état nous serons placés un jour à cause de lui, et, ce
qu'en ressuscitant, il est devenu pour nous, afin qu'à son exemple, nous lui
soyons aussi rendus enfin semblables. Que dis-je, en, ressuscitant? Même avant
sa résurrection, toute sa conduite présentait la grâce d'un jardin magnifique;
mais ce qu'il avait mis en terre auparavant, il le recueillit dans la suite. La
résurrection est le temps de la maturité et de la moisson, chacun alors
recueillera les fruits de ses travaux. Si donc le Seigneur nous appelle dans
son jardin, s'il ajoute qu'il a ramassé la myrrhe et ses aromates, c'est comme
s'il nous exhortait à contempler la gloire de la résurrection, qui sera
produite en nous par son entremise, ou qui a déjà commencé d'éclater en sa
personne. Pour nous, n'est-ce point une marche agréable et pleine de délices
que de pénétrer dans le jardin du Christ, d'entrer dans les plantations que le
Seigneur a faites, et de considérer les unes après les autres, toutes ses
vertus? Je dis considérer, car je n'ose pas parler de progrès. Qui se flatterait
en effet de progresser jusqu'au pas d'atteindre à la vérité et à la plénitude
de ces vertus? Passage bien agréable et bien avantageux. Nulle part l'orgueil
de l'esprit humain n'est plus réprimé par l'humiliation; en aucun lieu la faim
plus satisfaite par la contemplation, ni le dégoût mieux chassé par un vif
désir. La comparaison humilie, l'imitation exerce, la considération charme et
ravit. La première presse; la seconde provoque; la troisième nourrit.
L'immensité écrase; la bonté encourage, la vérité sert d'aliment.
8. Ensuite peu à près le bien-aimé lui-même,
l'époux lui-même invite ses amis et ses intimes à boite, à manger, à se
rassasier, et pour leur faire éprouver une envie plus grande, il leur propose
le repas qu'il a goûté et s'en réjouit. « J'ai mangé un rayon avec mon miel. »
L'un et l'autre vous appartiennent, ô bon Jésus, et le miel que vous donnez, et
le miel que vous êtes. Mais en cet endroit, le miel que vous êtes vous-même, se
présente plus vite à notre intelligence. Pourquoi ne dites-vous pas votre
rayon, comme vous dites votre miel? Pourquoi user d'une distinction semblable?
Le rayon est aussi bien vôtre que le miel bien que vous parliez expressément de
celui-ci, sans parler de celui-là. Les deux natures vous appartiennent: mais l'humanité
n'est pas vôtre naturellement, elle a été plutôt prise, et par votre bonté,
elle vous est devenue naturelle. « J'ai mangé un rayon avec mon miel. » Avant
que la Vierge sacrée le conçut, il était comme le miel seul, et la divinité,
avant l'incarnation, était sans ce rayon. Après, le miel dans le rayon, fut
Dieu dans l'homme; présentement, le rayon dans le miel, c'est l'homme revêtu de
la divinité. « Car si nous avons connu le Christ selon la chair, à présent nous
ne le connaissons plus de la sorte. (II Cor. V, 16), dit l'Apôtre. De même que
Dieu était caché dans la chair, de même maintenant, à son tour, la chair est
cachée en Dieu; et cette chair est devenue si glorieuse, qu'aujourd'hui, elle
est spirituelle, n'ayant aucun vestige d'infirmité: elle est cependant cachée
en quelque sorte, quand nous considérons Jésus-Christ, et quand nous l'adorons
principalement en tant qu'il est Dieu. En une certaine manière, le rayon de la
chair est caché dans le miel de la Divinité, quand le respect, dû à la majesté
qui se découvrait entièrement, a ravi notre admiration et notre foi. Déjà donc,
après la gloire de sa résurrection, le Christ a mangé le rayon avec son miel,
et sans la marque honteuse de l'infirmité de la chair, en la substance du corps
qu'il a pris, il goûte la délectation vraiment divine qui n'est propre qu'à lui
en vertu de son adorable origine. « J'ai mangé le rayon avec mon miel, j'ai bu
mon vin avec mon lait. » Vous prononcez du lait qu'il est vôtre, aussi bien que
vous le dites du vin. Les droits des deux natures sont vos droits, vous
possédez tout ce qui leur est propre, vous n'avez pas leurs défauts: et de même
que le Seigneur but le vin nouveau, de même il but du lait nouveau. « Avec mon
lait, » dit-il, c'est-à-dire, avec le lait de votre vie nouvelle, et non avec
celui qui soutient notre faiblesse.
9. Courez, ô épouse, bâtez-vous de vous asseoir
à un si doux banquet, où l'on verse à boire le vin de l'époux, où se trouve,
avec le lait, un rayon qui n'est pas vide ou sec, mais plein de miel. «Vous
avez rencontré du miel, mangez-en ce qui vous suffit. » (Prov. XXV. 16.) Car
vous ne pouvez tout le recevoir en vous. Jésus ne le prend pas en partie mais
il le mange en entier, car il suffit à tout l'absorber. Il vous est dit « Ne
scrutez pas la majesté, pour n'être pas opprimé par la gloire. » (Is. XXV.)
Pour lui, il scrute tout, même les profondeurs de Dieu. Personne ne connaît le
père, si ce n'est le Fils, et celui à qui le Fils a voulu le révéler. (Matth.
XI, 27.) C'est lui qui mange tout, c'est lui qui donne à qui il lui plaît, et
autant qu'il lui plaît: c'est comme s'il vous promettait que vous aurez part à
ces aliments, quand il se glorifie d'en être rassasié. Si on vous donne du fiel
pour votre nourriture, et du vinaigre pour étancher votre soif, souvenez-vous
que Jésus a souffert ce supplice. Il goûta ces amertumes sur la croix, il ne
les but pas: (Matth. XXVII, 34.) marquant ainsi que les peines cruelles passent
bien vite. Il but le vin avec son lait. II n'est plus troublé au sépulcre pour
Lazare, il n'est plus triste jusqu'à la mort, au moment de l'agonie, il né voit
plus qu'on lui offre le fiel et le vinaigre. Les choses vieilles ne sont plus,
de nouvelles leur ont succédé. Ce trouble, cette tristesse, cet ennui, qu'il
avait pris pour un instant comme un sage administrateur, ont été changés en la
douceur nouvelle du lait. Vin délicieux quand on l'a bu, on oublie les
anciennes angoisses qui ne reviennent plus affliger le coeur; dans la chair
ressuscitée, on le boit avec des affections nouvelles, pures et suaves comme le
lait: plus d'injures, plus de chagrins qui soient reçus ou supportés dans l'âme
ou dans le corps comme autrefois: le vinaigre mêlé de fiel, que ce maître goûta
du bout des lèvres sans le boire, s'est changé, et a pris le goût du vin et du
miel. Et vous, âme fidèle, qui avez la dignité d'épouse, vous aussi espérez
qu'un jour ces jouissances vous seront communiquées. Aussi l'épouse du cantique
annonce qu'elle les a éprouvées, afin de vous enseigner à les espérer
pareillement: car le bien-aimé veut prendre son repas et boire avec vous. « Je
ne boirai pas de ce jus de la vigne, » dit-il, «jusqu'à ce que je le boive
nouveau dans mon royaume. » (Matth. XVI, 29.) C'est ce royaume qu'il veut
indiquer lorsqu'il vous appelle au jardin; au jardin des délices, au paradis de
volupté, aux fruits mûrs, aux fruits qu'il a déjà recueillis et dont il veut
vous faire part. Alors vous boirez le vin avec le lait et, oubliant les
angoisses passées, vous ressentirez la douceur de la résurrection nouvelle, par
la grâce de notre Seigneur, qui vit et règne dans les siècles des siècles.
Amen.
1. « J'ai moissonné ma myrrhe avec mes plantes
aromatiques, j'ai mangé un rayon avec mon miel, j'ai bu mon vin avec mon lait.
Venez dans mon jardin, ô soeur mon épouse. » Pensez, mes frères, que cette
invitation se rapporte à la fin du monde, quand tous les mystères étant
accomplis, l'Eglise sera appelée au royaume céleste, quand le Seigneur enverra
les anges pour moissonner, parce qu'alors les régions seront blanches pour la
récolte. O temps heureux de la primitive Eglise? O qu'il était alors fertile
son champ, avec quelle abondance il donnait ses fruits ! Quelle fertilité. da
myrrhe se faisait remarquer dans les martyrs, que d'abeilles construisaient les
rayons de la doctrine mystique et intérieure ! Même au jour du commencement de
la foi, quand les apôtres jetaient encore la semence de la parole, vous
croiriez que le temps de la récolte est déjà venu, et les champs blanchis vous
paraissent réclamer la faux du travailleur. Pourquoi tardez vous, ô bon Jésus?
Pourquoi ne pas- inviter votre épouse à entrer dans votre jardin? Ne pouvez
vous pas déjà dire: « J'ai recueilli ma myrrhe avec mes plantes aromatiques,
j'ai mangé un rayon avec mon miel, j'ai bu mon vin avec mon lait. » Où sont
maintenant les martyrs, qui sont signifiés par la myrrhe, les docteurs
représentés par le rayon, les hommes dont l'esprit est embrasé de ferveur, dont
le vin est l'image, les coeurs simples pour le mal, désignés par la douceur du
lait? Le champ de votre Eglise ne nous paraît-il pas dépouillé d'une si grande
gloire? Vous avez multiplié le nombre, vous n'avez pas multiplié la joie. (Is.
IX, 3.) Nous avons beaucoup de fruits de croyants, mais peu de- parfums. La
richesse de (automne s'est trouvée par avance dam. cas premiers jours de
l'Eglise naissante: l'horreur de l'hiver se fait présentement sentir. Les ans
de fertilité ont passé d'abord, c'est à présent le tour des années de
stérilité. Après les épis joyeux et fleuris, apparaissent ceux qui sont
stériles et que la rouille a rongés. Pourquoi ne dites-vous pas, en cet
instant, ô bon Jésus: Venez dans mon jardin, ô soeur, ô mon épouse?
Qu'attendez-vous; pourquoi prolonger encore? Serait-ce qu'après cet hiver
l'automne reviendra? On se réjouira encore devant vous, comme au temps de la
moisson. Alors, vous bénirez la couronne de Vannée de votre bienfaisance, et
les champs regorgeront de tous leurs trésors. (Ps. LXIV, 12.) L'aspect de ce
qui semble maintenant notre désert s'embellira, et la rigueur de la persécution
dernière donnera à nos moissons la teinte blanche qui annonce la maturité. Ils
seront multipliés dans une vieillesse qui ne faiblira pas, qui ne sera ni
stérile ni abattue, mais dans une vieillesse vigoureuse et féconde, et ils
seront patients pour annoncer ce qui sera donné à dire. (Ps. XCI, 15.) Patients
par le martyre, parlants par les accents de leur bouche. Dans ceux qui
souffriront, vous recueillerez la myrrhe, dans ceux qui rendront témoignage,
vous mangerez le rayon de miel. Vous abreuverez alors vos élus du vin de la
componction mêlé avec le lait de la consolation. Si le Seigneur n'avait pas
abrégé ces jours, nulle chair ne pourrait être sauvée.
2. Le Seigneur moissonne, même de nos jours, la
myrrhe, non pas avec autant d'abondance qu'autrefois, mais néanmoins il
recueille en quantité la myrrhe des afflictions volontaires. Il mange le rayon
avec le miel, il nous fait découvrir avec délices, les sens spirituels qui sont
exprimés avec une si grande suavité, sous les figures qui les renferment. Il
boit le vin avec le lait, parce qu'il tempère et adoucit les interprétations
sublimes et les ravissements de la contemplation, par la simplicité de la foi et
des moeurs. Il aime la ferveur du zèle, à la condition pourtant, qu'il s'y
trouvera des aliments de lait pour soigner les petits enfants. Quand tout cela
sera fait, quand seront passés les jours des martyrs; quand les docteurs,
semblables à des rayons de miel, portant en eux la sagesse cachée dans ses
mystères, auront accompli leur mission; et quand, pressés par les attaques des
hérétiques, ils auront fait couler les flots délicieux de leur science; quand
les enfants, qui sont nourris de lait, ou les forts enivrés du vin de la grâce,
qui oublient ce qui est en arrière, auront accompli leur nombre. et fourni
leurs années; quand tout cela sera consommé (car un apex ou un iota ne tombera
pas que tout ne soit accompli, (Matth. V, 13.) alors toute l'Eglise des saints
tressaillera en entendant cette douce invitation: « Venez dans mon jardin, ô
soeur mon épouse. » J'ai moissonné ma myrrhe avec mes. plantes aromatiques;
j'ai mangé un rayon avec mon miel, j'ai bu mon vin avec mon lait. » J'ai
récolté, j'ai mangé, j'ai bu: ces paroles se rapportent au passé, elles
signifient l'achèvement parfait, c'est comme si le bien-aimé disait: tout est
consommé. « Venez dans mon jardin, ô mon épouse ma sœur, j'ai recueilli ma
myrrhe avec mes plantes aromatiques. » Dans ce jardin, où le voisinage d'aucune
ortie n'attriste la grâce des lis, ou nulle épine n'altère l'éclat des roses,
où nul arbre ne se rencontre, dont l'approche soit interdite. « Venez dans mon
jardin, ô ma sœur, ô mon épouse. J'ai récolté ma myrrhe avec mes plantes aromatiques.
» Entendez bien qu'il ne recueille que ce qui est sien, que ce qu'il avait
semé. Il fut un serviteur méchant et nonchalant, celui qui, par une
interprétation maligne, rejeta sur mon maître la cause de sa paresse. « Je sais
que vous êtes un homme dur, prenant ce que vous n'avez pas placé et récoltant
où vous n'avez pas semé. » (Matth. XXV, 24.) Bien paresseux est celui en qui le
Seigneur ne trouve rien à recueillir; et vraiment méchant celui qui, dans son
esprit pervers, tient pour dureté la diligence de son Seigneur qui moissonne,
garde, sans le faire fructifier, le bien qu'il avait reçu, et conçoit des
sentiments injurieux à l'égard d'un si bon maître. Le Seigneur Jésus ne
recueille que ce qu'il a semé, que ce qui est à lui. Les mauvaises plantes que
l'homme ennemi a semées sur son froment, il ne les recueille pas, il enverra
ses anges qui les couperont, et en feront des gerbes pour les brûler, quand ils
arracheront tous les scandales de son royaume, (Matth. XXV, 28.) D'abord donc,
il purifie son royaume des scandales, son champ de l'ivraie, et son jardin, de
toute tige inutile, afin de n'avoir à moissonner et à recueillir que ce qui est
à lui.
3. Si Jésus venait soudain, si la voix de l'ange
criait, si la trompette dernière faisait retentir ses éclats terribles, si le
jugement commençait, si le feu s'enflammait en présence du juge souverain, si
le ciel était appelé d'en haut et la terre agitée en vue du grand acte qui doit
discerner le peuple des élus; (Ps. XLIX, 4.) si tous ces événements éclataient
à l'instant; quel sentiment auriez-vous de vos mérites? A votre jugement de
quel côté devriez-vous être placé? Au milieu des saints du Seigneur qui seront
réunis à sa droite, ou parmi ceux qui seront liés en un seul faisceau pour être
jetés dans le lac? Parmi les mauvaises herbes, ou entre les plantes
aromatiques? Peut-être que votre volonté hésite à prononcer sur vous? qui se
glorifiera de n'avoir pas d'ivraie dans son champ? Heureux l'homme qui en a
peu, et en qui ce peu, sans être cultivé ou soigné, se cache furtivement dans
le grand nombre des plantes aromatiques, pour fuir sa vigilance attentive à
arracher à l'instant même, tout ce qui se montre à ses yeux de cette herbe
maudite. Malheur à moi, Seigneur, à cause de mes imperfections, si vous êtes un
homme dur, faisant payer avec sévérité, réclamant ce que vous n'avez pas donné,
et récoltant ce que vous n'avez pas semé. Malheur à moi, si vous recueillez ce
que vous avez semé, sans faire grâce et sans pitié, car tout ce que vous avez
jeté dans la terre de mon âme n'y apas germé. Daignez accepter un bouquet de ma
myrrhe pour le placer sur votre coeur. Que le parfum de mes aromates, vapeur
bien frêle et peu durable, s'élève jusqu'à vous. Quand pourrai-je vous offrir
un rayon de miel entier? Quand, une méditation assidue de votre loi? Quand, une
intelligence pure et pleine des mystères religieux? Quand, cette sagesse douce
comme le miel, que saint Paul fait entendre parmi les parfaits? (I Cor. II, 6.)
Car de même que cette liqueur suave est contenue dans les cellules qui
composent le rayon, de même la sagesse du ciel est renfermée dans les symboles
très-purs des figures, et, par une influence réciproque, la vérité ainsi voilée
rehausse les symboles, et les symboles, à leur tour, donnent une grâce plus sensible
à la vérité exprimée dans leurs types. Quand me sera-t-il donné de vous
préparer dans la coupe de mon coeur, ce mélange de vin et de lait que vous
aimez? Il est rare de rencontrer ce tempérament, de voir celui, qui est ravi en
Dieu, savoir être simple, et abaisser la hauteur de sa science à l'humilité des
faibles celui qui boit les flots durs de l'intelligence, doit devenir petit
enfant.
4. Quel grand, quel riche rayon de miel a été,
ces jours-ci, porté sur la table du banquet céleste, je veux dire l'abbé de
Rieuval, (Aèlrede de Rieuval en
Angleterre, qui mourut à la 50ème année de son âge, sous le règne du
roi Henri II, an du Seigneur 1166. Voyez les notes du Livre I des lettres de S.
Bernard.) dont on nous a appris le trépas pendant que nous expliquions ce
pointsage. Il me semble qu'en le perdant, notre jardin a été dépouillé de toute
sa végétation et que notre terre a donné à Dieu, qui le cultivait, un grand
faisceau de myrrhe. Il ne reste dans nos ruches aucun rayon qui lui soit
comparable. On voyait à la fois dans lui et le rayon de miel et le bouquet de
myrrhe avec les plantes aromatiques. Qui plus que lui brillait par la pureté de
la vie ou la sagesse de la doctrine? Qui plus que lui souffrit davantage dans
la chair, et eut plus de promptitude dans l'esprit? Semblables à la cire, ses
paroles répandaient une science suave comme le miel. Languissant dans sa chair
affaiblie, l'amour des biens célestes rendait son âme encore plus languissante
au-dedans. Consumés par un amour continuel, son corps entouré de myrrhe, son
esprit parfumé d'aromates, faisaient monter au ciel le parfum perpétuel d'un
sacrifice agréable au Seigneur. Dans une chair aride et desséchée, son âme
était comme engraissée du meilleur embonpoint: aussi toujours sa bouche louera
le Seigneur dans le tressaillement de ses lèvres, toujours ses lèvres seront un
rayon distillant le miel. Car, entièrement changé en langues, par son visage
modeste, par l'extérieur tranquille de toute sa personne, il exprimait
au-dehors les sentiments paisibles de son
coeur. Sa vue était pénétrante, ses paroles n'avaient rien de précipité. Il
demandait avec modestie, il remettait avec plus de modestie encore, supportant
les importuns, il n'importunait personne; il comprenait parfaitement, il
répliquait avec délai et lenteur, il supportait avec égalité. Je me souviens
que plusieurs fois un de ceux qui l'écoutaient ayant interrompu avec
inconvenance un de ses discours, le pieux abbé s'arrêta jusqu'à ce que
l'interrupteur eût bien déchargé son âme: et quand ce flot impétueux de paroles
fâcheuses eut cessé de couler, avec la même tranquillité qu'il avait mise à
l'écouter, il reprit le cours de ses idées, parlant avec opportunité et se
taisant avec convenance. Prompt à écouter, tardif pour répondre, il n'était pas
lent à se mettre en colère. (Jac. I, 19.) Comment eut-il été lent à se
courroucer celui qui (pour ainsi dire) ne ressentit jamais les atteintes de ces
sortes de vivacités?
5. C’est bien vrai, il était un rayon: car
composé et rempli de toutes parts de cellules sans corruption, en toute action,
en toute parole, en tout geste, on croyait qu'il répandait le miel de la
douceur intérieure. Heureux celui en qui Jésus trouve un rayon de miel pour
manger, un rayon gras, qui ne soit nullement desséché. Considérez la nature de
ce rayon: sa tète a quelque forme de casque à cause du vase dans lequel il est
bâti. Ensuite pendant de la cime en bas, il semble descendre des hauteurs.
Selon saint Paul, l'espérance du salut éternel est un excellent casque. (I.
Thes. V, 8.) C'est de l'espoir des biens supérieurs en effet, que doivent
partir, et le principe de tous les actes et l'intention qui dirige la vie
entière. A cet espoir, doit se rattacher l'existence, il doit en être le but,
et la protéger contre tous les obstacles. Si vous voyez un homme rempli, en vue
des biens célestes qu'il attend dans toutes les circonstances de la vie, même
les plus fâcheuses, de cette joie de l'esprit dont la douceur surpasse celle du
miel, à quoi le comparerez-vous, sinon à un rayon dont toutes les cellules
regorgent de miel? Mais quand vous considérez un homme muni de moyens, réglé
dans sa conduite, toujours égal par la juste distribution de ses actes et de sa
vie, rempli de tous côtés de ces cellules, vides cependant, et dégarnies de
cette douce liqueur de l'espérance qui prend fond dans le ciel; que vous
rappelle cette vue, sinon l'aridité d'un rayon desséché? Le malheur serait
double, s'il était en même temps dissipé par l'inconduite et comme tari par le
manque de dévotion. Autre chose cependant est qu'il garde les apparences pour
présenter un masque menteur de vertu, et autre chose, qu'il exprime au-dehors
l'honnêteté, dans l'espoir louable d'obtenir la grâce, afin que les vases ne
manquent pas pour recevoir les dons de la douceur spirituelle, et que les
cellules soient disposées pour recueillir le miel qui découle d'en-haut.
6. Mais le rayon de miel dont nous parlons était
entier, il débordait de la liqueur qui le garnissait. Rempli de cellules, de toutes
parts il répandait la douceur; ouvrier assidu, Aëlrede composait sans relâche,
les rayons de la sainte prédication. Excellents rayons, encore dans leur
intégrité, ils adoucissent tous les jours la poitrine de plusieurs. Il ne
cherchait pas une subtilité qui ennuie plus qu'elle n'instruit. Tout adonné à
la science morale, il l'exprimait dans les formules très-éloignées de ses
discours. Il était versé dans les idées mystiques qu'il exposait au, milieu,
des parfaits. Pour le salut et la consolation des enfants, il répaud4t avec
grande abondance une doctrine semblable à du lait; il y mêla souvent, d'une
manière cachée, le vin des. paroles qui réjouissent et enivrent saintement. Il
en est ainsi. Son lait avait la force du vin. Ses simples instructions, les
discours qu'il adressait aux faibles, comme du lait, saisissaient, à son insu,
les esprits de ses auditeurs, les enivraient et leur faisaient éprouver une
sorte de ravissement. Celui qui en était abreuvé pouvait dire avec raison: j'ai
bu du vin avec du lait. Il savait mélanger ces deux éléments, et faire boire
l'autre aussi, quand il ne présentait que l'un d'eux. Il traitait les matières
propres à facilement édifier les âmes, mais on sentait dans ses paroles, la
force de la grâce.: qui enivrait, Il avait une intelligence facile et une
affection puissante.
7. Regrettons d'avoir perdu un. homme d'une
telle grandeur; réjouissons-nous néanmoins d'avoir envoyé dans le céleste
jardin, un tel faisceau de myrrhe cueilli dans nos petits parterres. Il y est
un ornement, lui qui ici-bas avait été notre soutien. Et si nos ruches
paraissent vides, et notre jardin dépouillé, il a laissé cependant beaucoup de
tiges dont Dieu, par sa puissance, peut former d'autres faisceaux, en leur
donnant l'accroissement des vertus. C'est ce qu'il opère dans toute l'Église,
jusqu'à ce que, par des successions continues, la diffusion de tous les. degrés
de sa grâce étant achevée, il dise à son épouse parfaite et complètement
réparée: « Venez dans mon jardin, ô ma soeur, ô mon épouse: J'ai recueilli ma
myrrhe avec mes aromates: j'ai mangé un rayon avec mon miel: j'ai bu mon vin
avec du lait. Mangez, mes amis et buvez, et rassasiez-vous, a mes bien-aimés. »
Bien que nous attendions l'accomplissement parfait de cette parole, lors de
l'introduction de l'Église dans la joie du Seigneur après la résurrection: nous
croyons néanmoins que tous les jours, les citoyens angéliques du ciel sont
invités à partager la joie d'en haut, lorsqu'une âme sainte (telle que celle
dont nous venons de faire mention, soit une autre d'une perfection et d'un
mérite inférieurs), est transportée dans le bonheur du Paradis, dans les
jardins toujours verdoyants, dans l'enceinte du tabernacle admirable, jusque
dans la maison du Seigneur.
8. Nourrissez votre esprit de ces pensées, mes
frères, repassez-les souvent dans votre mémoire, et répandez vos âmes en
vous-mêmes. Ce souvenir est plein de feu: il fera liquéfier votre âme, il la
fera se répandre en délectations et en désirs, lorsque vous entrerez dans
l'enceinte de ce tabernacle admirable. La joie du banquet retentira dans les
chanta de l'allégresse et de la louange. La voix de l'ami qui est assis au
festin, la voix du Seigneur qui invite à le partager, forment une musique
double et agréable. Voici les paroles de l'invitation: « Mangez, mes amis et
buvez, et enivrez-vous saintement, ô mes bien-aimés. Mes amis, » dit-il, et mes
bien-aimés. » Ce sont des paroles de tendresse. Ces tendresses ne sentent pas
l'adulation: elles sont: pleines de dévouement et d'affection. Et prononcées
par le Seigneur, elles ont la vertu d'enivrer saintement les âmes: elles ont
pour effet d'adoucir les sentiments de ceux à qui elles sont adressées. Il
existe pourtant entre elles une différence, et le mot « ô mes bien-aimés » a
quelque chose de plus aimable que celui de « mes amis ». « Vous êtes mes amis
», dit le Seigneur aux apôtres, « si vous accomplissez ce que je vous dis. Je
ne vous appellerai plus mes serviteurs, mais bien mes amis, parce que je vous
ai fait connaître tout ce que j'ai entendu de mon père. » (Jean, XV, 14.)
Remarquez la différence qui se; trouve en ce lieu. Là et là ils sont appelés «
amis » mais à des points de vue différents. Là, parce qu'ils font, ici, parce
qu'ils savent. Là, à cause de leur ministère, ici, à cause du mystère. Là, ils
mangent, ici, ils boivent. En ces deux endroits il sont « amis, » cependant ils
ne sont pas encore «bien-aimés. » Pour les bien-aimés, l'ivresse arrive pendant
qu'ils boivent. Le titre qui leur est donné, indique une abondance qui déborde
intérieurement et signifie la plénitude de la charité. Il est très-cher, celui
qui est plein de charité. Il est bien-aimé, celui qui est pénétré et comme
imbibé de cette vertu, dont les os et la moëlle des os et tout l'intérieur,
sont arrosés de cette liqueur divine. Ce n'est pas parce qu'il est très-cher
qu'il est enivré, mais parce qu'il est enivré, il est bien-aimé. Et être
enivré, qu'est-ce autre chose, sinon être rempli de la volupté d'une charité
très parfaite? Aussi nous voulons employer cette distinction, les « très-chers
» sont ceux qui aiment très parfaitement, et ceux qui sont « enivrés » sont
ceux qui sont très parfaitement délectés. « Mangez, mes amis, et buvez et
enivrez-vous, ô mes bien-aimés. » Les « amis ». sont ceux qui, agissent ou qui
écoutent; les » bien-aimés ceux qui s'attachent. Les « amis » agissent pour le
Seigneur, et écoutent les paroles qu'il prononce; les « bien-aimés » s'enivrent
de lui. Les « amis » sont ceux à qui, il fait connaître ce qu'il a entendu de
son père: les « biens-aimés », sont ceux est qui il a répandu une pleine
connaissance de ce même père. Là, beaucoup de choses sont enseignées; ici, une
seule est aimée. Dans les « biens-aimés » il n'y a pas. de différence
d'oeuvres, ou de doctrine, en eux se trouve la diffusion seule et souveraine de
l'amour. Les « amis » sont ceux qui se conforment à la divine volonté: les «
bien-aimés, » ceux qui s’enivrent et sont pénétrés de la volupté de l'amour
sacré.
8. « Mangez, mes amis. » On ne dit plus, les
pauvres mangeront et ils seront rassasiés. (Ps. XXI, 27.) Mais, mangez, mes
amis, et enivrez-vous. Comment sont pauvres, ceux qui s'enivrent de l'abondance
des biens de la maison du Seigneur ! Comment la pauvreté se rencontre-t-elle là
où sont les trésors? « Mangez, mes amis et buvez et enivrez-vous, » Vous mes
amis et. mes bien-aimés: amis à cause de la délectation de société; bien-aimés
à cause de l'affection de l'alliance. « Enivrez-vous, mes bien-aimés. » Je vous
ai introduits dans le cellier de mes vins pour ordonner en vous la charité. La
charité n'est ordonnée que lorsque votre âme est enivrée de l’abondance de
cette vertu. fille n'est ordonnée, que lorsqu’elle aura été placée au-dessus de
tous les autres sentiments de votre coeur. Voilà le bon ordre, la prédominance
de l'amour sur toutes choses: c'est cet amour souverain qui constitue les
bien-aimés. Les bien-aimés sont ceux en qui il ne se retrouve rien qui soit
vide de charité, ou occupé par quelque autre affaire. L'ordre est parfait,
lorsque du degré des chers on passe à celui des bien-aimés. L'harmonie suprême
règne, quand on ne peut rien ajouter au comble de la charité. « Mangez, mes
amis, et buvez et enivrez-vous, a mes bien-aimés. » Là, tous sont amis, là,
tous bien-aimés. Tous boivent à la coupe, et tous sont rassasiés. Il n'en va
pas de la sorte dans cette vallée de larmes, il n'en va pas de la sorte: il y a
plusieurs amis, et peu de bien-aimés: plusieurs boivent, mais peu sont enivrés:
et ceux qui sont enivrés retombent ensuite dans l'état de tempérance et de
jeûne, à un moment ils sont ravis en esprit, et ils retournent ensuite à leur
état de sobriété et de calme ordinaire. Ils sommeillent et puis ils sont
réveillés: le saint repos les gagne et peu après ils se retrouvent dans l'état
de veille: Aussi, on lit à la suite: je dors et mon coeur veille. Ces veilles
cependant ne paraissent pas succéder au sommeil, mais bien plutôt le continuer.
Que notre Seigneur nous accorde, à moi de comprendre, et à vous d'écouter avec
vigilance ce qu'il y a à dire sur ce sujet; lui qui vit et règne, Dieu dans
tous les siècles des siècles.
Amen.
1. « Je dors et mon cœur veille. » Après le
passage développé dans le discours d'hier, en vertu de quelle relation, ou par
quelle conséquence, les paroles que nous venons de redire se trouvent-elles
venir? Dans l'un, on adressait une invitation générale, ici la réponse est
comme particulière. Là plusieurs sont invités, ici un seul répond. Là, il est
dit: « enivrez-vous, ô mes bien-aimés: » ici, la bien-aimée, qui est l'épouse,
réplique qu'elle dort. « Je dors. » Est-ce étonnant qu'à une invitation
commune, il soit fait une réponse particulière? Il y a plusieurs bien-aimés,
mais tous n'ont qu'un cœur et qu'une âme. « Ma colombe est unique, » dit
l'époux. (Cantique VI, 8.) L'amour unit et enivre. Voyez avec combien de
justesse ceux que le flot de la charité a portés si avant dans le sein de
l'Eglise, n'adressent tous qu'une seule réponse. Oui, la force de l'amour est
grande, il enivre, il transporte. Voulez-vous entendre comment il ravit hors
d'elle l'âme qu'il enivre. « Je dors, » dit l'épouse. C'est comme si elle
disait à son bien-aimé: vous m'appelez à m'enivrer, et c'est à quoi je me livre
tout entière. « Je dors et mon cœur veille. » Je dors, et je me repose en
m'éloignant des affaires étrangères. Aussi mon cœur veille avec plus de liberté
pour boire le vin et tomber dans la sainte ivresse qu'il procure. Ordre
admirable. De l'ivresse sort le sommeil et le sommeil produit la veille.
L'époux dit « enivrez-vous, » et l'épouse: «je dors. » Excellent sommeil que le
ravissement d'esprit et l'éloignement des affections de la chair, et (pour
ainsi parler), des sens du corps! L'amour spirituel n'est jamais plus fort ou
plus vigilant que lorsque toute affection animale est assoupie. Le sommeil et
l'ivresse présentent tous les deux l'apparence de l'aliénation. Il y a cela de
commun entre eux, que l'un et l'autre ravissent l'âme, et ne lui permettent pas
de rester en elle-même. L'un et l'autre lui dérobent (pour employer ce terme),
son état premier, et lui font éprouver des impressions toutes nouvelles. « Je
dors et mon coeur veille. » Les autres dorment leur sommeil, et leur
délectation s'arrête dans leur propre volonté et leur propre jouissance. Je
dors loin de telles sensations, et mon cœur veille pour vous. Les autres,
Seigneur, dorment loin de vos réprimandes, moi, loin des excès de la chair. Ces
réprimandes sont dures, quand, dissimulant votre colère, vous abandonnez
l'homme à sa paresse, c'est comme un violent reproche annonçant que l'on va se
séparer. Il dort loin de ces réprimandes, celui qui à cause du silence que
garde le ciel, se livre à une sécurité pleine de somnolence, et ne prend pas
garde que la patience de celui qui voile son courroux, prépare le rejet et
l'abandon du pécheur qui ne fait pas pénitence. La longanimité du Seigneur, qui
prend patience et suspend ses coups, a une grande force sur les esprits respectueux,
et la même patience, qui cause de l'inquiétude aux âmes honnêtes, donne de la
sécurité à celles qui sont insensibles.
2. « Je dors, » dit-elle, « et mon cœur veille.
» Je dors, ce n'est pas que je sois gourmandée, je suis assoupie par ce vin que
vous offrez à vos bien-aimés. L'excès de votre ivresse me ravit au monde et me
livre à vous: elle m'assoupit et me réveille; elle me fait oublier les choses
du siècle et ne me permet pas de, vous perdre de vue. « Je dors, » dormez avec
moi, selon que vous prononcez vous-même dans le livre de Salomon: «Si deux
dorment ensemble, ils se réchaufferont mutuellement» (Eccle. IV, 11.) Aussi, il
arrivera que par suite de la présence du bien-aimé, mon cœur veillera encore
davantage à cause de la violence de l'amour. Mon cœur veille, lorsque votre
amour est plus fort en lui. « Je dors et mon cœur veille. » Je dors à cause du
repos de mon ami, je veille à cause de mon ravissement. Dans le doux sommeil de
mon repos, l'inquiétude qui me fait veiller, fait aussi que je songe à vous
avec plus de force. Doux sommeil, songe délicieux d'ignorer tout le reste, de
ne savoir que vous seul, de se consacrer à vous et de vous voir, comme il est
donné de vous voir ici-bas, par songe (pour user de ce terme), par ombre et par
énigme. L'abondance de ce repos et de cette vision constitue un saint excès.
Cette vision a quelque chose de semblable au sommeil, parce qu'elle ne vient
pas du choix de l'homme ou de son industrie, non de nos efforts, mais de la
visite de celui qui s'élève des hauteurs des cieux. Saint Paul semble dormir
quand il est mort au monde, il semble veiller, quand il vit pour le Christ. Que
mon âme, ô mes frères, dorme de ce bienheureux sommeil et que mes veilles
soient semblables à celles de ces saintes âmes! Qu'elles se prolongent
toujours, que rien ne les interrompe 1 Maintenant, au contraire, je veille, mon
cœur dort: l'esprit est assoupi, la chair est éveillée; et si la chair dort,
l'esprit ne veillé pas de suite pour cela. Le repos est accordé à l'esprit, il
n'est pas cependant absorbé et ravi par cette glorieuse ivresse. Il dort aux
sollicitations du dehors, il n'est pas néanmoins éveillé par ces caresses qui
le ravissent, et bien qu'il les goûte souvent, leur présence nouvelle, qui se
fait sentir en revenant fréquemment, éveille l'âme qu'elles enivrent.
3. On a raison d'appeler vigilants ceux qui ne
sortent jamais de ce vin qui enivre, ceux qui sont toujours dans l'excès que
leur fait sentir l'abondance de la délectation éternelle. Tels sont les hommes
dont vous lisez l'histoire au livre de Daniel: (Dan. IV.) Ils veillent comme il
convient, ceux en qui il ne se trouve rien qui réclame le sommeil, mais en qui
tout veille pour Dieu. Ils veillent bien, ceux dont les veilles ne sont pas
interrompues. Nul sentiment animal ne se fait sentir en eux, qu'il faille
assoupir pour rendre plus libres les vigiles du coeur. II est certaines veilles
que remplit l'ennui des inquiétudes; l'apôtre saint Pierre en parle en ces
termes: « Soyez sobres et veillez, parce que le démon, votre ennemi, semblable
à un lion rugissant, rôde cherchant à dévorer quelqu'un. » (I. Petr. V, 8.) Et
saint Paul dit: « Veillez et soyez fermes dans la foi. » (Cor. XVI, 6.) Les
veilles qui fatiguent les docteurs de l'Eglise ne sont pas dépourvues de
sollicitude, pas plus que celles de ces pasteurs de l'évangile qui rôdent et
font la garde de la nuit sur leurs troupeaux. Ces veilles sont agitées par
quelque préoccupation fâcheuse qu'occasionne la crainte de l'approche du
danger. Les veilles de l'épouse qui dort, ne connaissent pas cette précaution
contre le mal, elles sont remplies de l'abondance du bien. L'amour violent
cause à l'âme, qui se repose, la veille d'un violent désir que rien ne
rassasie. Le désir de la présence de celui qu'on brûle de voir, ou la joie de
cette présence obtenue, forment des sortes de veilles. Par bonne veille,
entendons une dévotion ardente que rien n'a assoupie, soit qu'elle jouisse de
la présence du bien-aimé, soit qu'elle soupire après la fin de son absence.
L'âme ne veille pas, elle n'est pas réveillée, quand son esprit est inquiet, ou
comme engourdi par rapport aux goûts ou aux désirs du siècle. Aussi l'épouse
dit: «Je dors et mon coeur veille.» Et au livre de Job, on lit, que dans une
vision nocturne, quand le sommeil tombe sur les paupières des hommes, et
retient les mortels dans leur lit, alors Dieu ouvre les oreilles, il parle et
il frappe. Aussi voici la suite
4. « La voix du bien-aimé qui frappe:
ouvrez-moi. » Elle a raison de veiller, ne sachant pas à quelle heure vient son
bien-aimé. Les veilles de l'épouse semblent se prolonger toujours, et la voix
de celui qu'elle aime retentir sans cesse. « Mon coeur veille, » dit-elle, et
aussitôt elle ajoute: « la voix du bien-aimé qui frappe: ouvrez-moi. » Mon cœur
veille et mon bien-aimé ne dort pas. Sa voix frappe et dit: « ouvrez-moi. » Mon
coeur veille et il accourt aussitôt, et on entend le bruit de ses paroles: « la
voix du bien-aimé, » dit-elle. Cette voix m'est connue, elle m'est agréable: je
suis sourde aux autres accents, à ceux-ci je suis éveillée; aussitôt qu'ils ont
retenti à mes oreilles, j'ai tressailli d'allégresse. Plusieurs voix ont
coutume de retentir et de faire sonner de fausses caresses, elles ne sont pas
comme celle du bien-aimé. L'épouse, mes frères, a une grande prudence, elle
possède le don du discernement des esprits, elle, qui sait justement distinguer
les ruses dés démons et les véritables caresses de celui qu'elle chérit. «La
voix du bien-aimé, » dit-elle, qui a une voix comme celle de Jésus? Sont-ce les
philosophes? Sont-ce les hérétiques? Est-ce la loi? Sont-ce les Prophètes? Sa
parole est puissante, « il a rendu insensée la sagesse de ce monde. » (I. Cor.
I,.20.) La loi et les Prophètes n'ont amené personne à la perfection; la parole
tombée des lèvres de Jésus, renferme le sommaire de toute plénitude, elle
contient les préceptes qui consomment la sainteté, elle émeut les sentiments du
coeur. «La voix de celui qui frappe, » dit l'épouse. Elle frappe, en effet, et
elle pénètre, semblable à un glaive à deux tranchants: elle entré doucement,
elle persuade tendrement, effet qu'aucune autre doctrine n'a pu 'obtenir. La
forme n'en est pas élevée, mais les mystères qu'elle exprime sont profonds.
L'humilité de la conscience, la règle dans les moeurs, la docilité dans l'obéissance,
la pureté de la chair, le mépris du monde, 1a soif ardente des biens éternels,
la connaissance de la divinité, quel système, quelle école jamais les enseigna,
ou les inculqua avec tant de conviction dans les âmes? Ses enseignements nous
ont appris à espérer et à attendre avec soupirs la grâce de la résurrection,
l'impassibilité des corps ressuscités, l'éternité de la vie à venir et la
manifestation de 1a majesté divine qui s'y montrera à nous. « Dieu est connu
dans la Judée, son nom est grand dans Israël.» (Ps. LXXV, 1.) Est-il si grand?
si clairement exprimé? si intimement imprimé dans les coeurs? si généralement
répandu? « Son nom est grand en Israël. » Mais s'il était grand, ce n’était pas
à cause de l'évidence de la doctrine, ni à cause de la dévotion fervente ou du
nombre de ceux qui en faisaient l'objet de leur foi. «Jadis Dieu parlait à nos
pères, dans les Prophètes, dernièrement- ces jours-ci, il nous a parlé dans son
fils. » (Hebr. I, 2.) Aussi c'est une voix forte, une voix pleine de puissance,
la voix du bien-aimé: mais elle n'a pu prendre dans les oreilles des Juifs. La
gentilité l'a entendue, elle la reconnue, elle n'a pas nié et a dit: « c'est la
voix du bien-aimé qui frappe: » Je connais que l'un et l'autre viennent de lui,
et la voix qui retentit, et le coup qui frappe, et la parole et la vertu. Mon
bien-aimé me plaît aussi bien dans l'un que dans l'autre; il me plaît par sa
voix et par le coup qu'il donne, et (pour user de pareilles expressions) par
son Cantique et par son Psaume. Il frappe bien, et joue parfaitement de
l'instrument harmonieux, celui qui accorde dans une musique agréable et la
parole et l'action. Regardez Jésus comme cet instrument sonore approchez-vous,
touchez, remuez, et faites retentir moeurs, oeuvres, paroles, vie. En lui,
toutes les cordes sont tendues et retentissantes, touchées, elles font entendre
une douce mélodie. Jésus se frappe lui-même. « Personne, » dit-il, « ne prend
ma vie, c'est moi qui la dépose, et derechef je la reprends, j'ai la puissance
de la quitter et la puissance de la reprendre. » (Jean X, 18.) Examinez ce que
signifie cette action de poser et de prendre, avec ce double pouvoir; ce que
veut dire le motif que le Seigneur a de frapper ainsi. N'est-il pas vrai qu'il
frappe et qu'il excite grandement notre coeur, pour que, devenus semblables à
des cithares harmonieuses, nous nous efforcions de vibrer d'accord avec lui?
5. « Voix du bien-aimé qui frappe. » Elle a
raison de dire voix du « bien-aimé, » comme si de la dilection seule procédait
la grâce de celui qui parle et qui frappe. « Ouvrez-moi parce que ma tête est
pleine de rosée et les boucles de mes cheveux sont humides des gouttes d'eau de
la nuit. » La charité se refroidit dans la Judée, selon les Ecritures, ou se
dirige vers les gentils. On lui a envoyé la parole du salut, elle l'a
repoussée, se jugeant indigne de la vie éternelle. (Act. XIII, 46.) J'ai été
mis dehors par elle, ouvrez-moi, «parce que ma tête est pleine de rosée, et les
boucles de mes cheveux sont humides des eaux de la nuit. » La tête du Christ,
c'est Dieu. Les Juifs se glorifient d'avoir Dieu pour père, ils se flattent de
posséder sa connaissance, ils réprouvent et blasphèment le Fils, ouvrez-moi. »
Ma tête est pleine de rosée. » Il ne désire pas de telles créatures, il n'en a
pas envie, bien plutôt, il les a en dégoût. Aussi il en est plein. Il est plein
de rosée, parce qu'ils sont légers de sentiment, n'ayant pas le poids de la
raison, n'ayant aucune gravité dans les assertions qu'ils émettent, légers par
la raison, lourds par leur obstination, stériles et obstinés comme la rosée et
ses gouttes. « Et les boucles de mes cheveux sont humides des gouttes d'eau
tombées dans les nuits, » qui sont froides et ténébreuses. Car il est une rosée
qui n'est pas de la nuit. Votre rosée, dit Isaïe, est à Dieu la rosée de la
lumière. (Is. XXVI, 19.) « Et les boucles de mes cheveux sont humides des
gouttes de la huit.» Sachant la lettre, ignorant le sens spirituel, ils se sont
attachés aux figures. Ils se glorifient de ne connaître qu'un seul Dieu, et
d'observer leur loi qui est toute remplie de symboles, niant le mystère de la
Trinité, et la vérité du rôle que remplit leur loi à l'égard des réalités à
venir, ils tirent sujet d'orgueil de signes morts et superflus. Ils s'acharnent
à me poursuivre, ils persécutent mes disciples qui sont comme l'ornement de ma
tête et sa gloire: voilà pourquoi je fuis, ouvrez-moi.
6. Certains hérétiques s'efforcent de détruire
la divinité du Christ, dogme sacré auquel ils ne veulent pas atteindre par la
foi, et ne peuvent arriver par la raison. Par les arguties disparates de leurs
attaques, que l'on peut comparer à ces gouttes de rosée dispersées sur les
herbes, ils nient, ils corrompent, ils étouffent les témoignages harmonieux et
profonds des Ecritures, basés sur l'autorité divine, comme s'ils étaient des
boucles de cheveux sur ta tête. Eux aussi se vantent de connaître Dieu, et de
pénétrer les sens spirituels, placés, pour ainsi dire, avec orgueil sur la tête
même de Dieu et sur ses cheveux, on les compare à la rosée et aux gouttes de la
nuit, pour vous faire comprendre qu'ils sont morcelés, gelés, glissants et sans
consistance. Mais si vous voyez quelqu'un professer la saine foi, comme la tête
de tout, ne communiquer aux sacrements qu'en apparence, et abonder en
explications subtiles, cette foi est gelée à cause de la mauvaise conscience
qui l'accompagne, obscure à cause de l'hypocrisie, et fluide, pour ainsi dire,
à cause de son règne bien court. Car la joie de l'hypocrite est comme un pas.
(Job. XX, 5.) Un homme de ce genre, Jésus estime qu'il est dehors; il le fuit
comme un persécuteur et comme quelqu'un qui lui pèse. Les esprits de cette
espèce ne marchent pas, ils volent au-dessus d'eux dans les choses grandioses
et merveilleuses, errants dans leur élévation orgueilleuse au milieu de l'air
inconstant. Adonnés à une sorte de trafic ambitieux, ils courent dans les
ténèbres, cherchant à tirer profit de la religion, feignant de posséder une
doctrine spirituelle, se flattant de connaître la parole de la sagesse de Dieu,
fluides comme la rosée et les mystères qu'elle renferme, mystères obscurs que
l'âme ne peut voir avec, certitude et qui sont semblables à la nuit; se vantant
d'être placés au sommet et à la source de la sainteté et d'être attachés à la
tète même de Jésus-Christ, ils ont plutôt l'envie d'y paraître élevés que d'en
pénétrer l'intérieur.
7. Jésus les supportant avec peine et les
fuyant, dit: « ouvrez-moi, ma soeur. » Vous qui êtes au-dedans, qui n'errez pas
à l'extérieur, qui ne vous élevez pas dans les hauteurs, qui préférez vous
tenir dans votre retraite plutôt que de dominer hors de votre maison,
ouvrez-moi. « Ouvrez-moi, ouvrez-moi: » Que cherchez-vous, si ce n'est moi?
Vous êtes toute mienne: toute à moi et à plusieurs titres. A plusieurs titres?
Entendez à combien: « ma soeur, ma très-proche, ma colombe, mon immaculée. Ma
soeur, » parce qu'elle est unie par les liens de la même chair que l'époux a
prise. « Ma très-proche, » parce que la nouvelle Eve a été créée du côté du
nouvel Adam, tandis qu'il dormait sur la croix, de sorte qu'ils ne sont plus
deux, mais qu'ils ne forment qu'une seule et même chair. Le titre précédent
rappelle la parenté naturelle, celui-ci l'union personnelle. Là, elle est
soeur, ici, elle est épouse. «Ma colombe, » par la grâce de l'esprit; « mon
immaculée, » par la rémission des fautes et la discipline qui régit sa
conduite. « Sœur » par la chair, « épouse » par les sacrements, «simple » par
l'esprit, « immaculée» par la sainteté. « Mienne » à tous ces points de vue. «
Ouvrez-moi. » Accomplissez ce que vous faites, ouvrez-moi. Pour vous, je suis à
l'intérieur, mais ouvrez-moi en ceux dans lesquels je me trouve encore dehors.
Ouvrez leur la porte, invitez-les, introduisez-les dans l'enceinte du
tabernacle admirable. Frappez, que s'ouvre pour vous une entrée grande et
très-visible, comme s'exprime saint Paul, qu'une porte s'élargisse pour
conduire vos paroles de persuasion jusqu'au fond de leur coeur. (I. Cor. XVI,
9.) Pénétrez chez eux afin de les conduire ensuite chez vous. Sortez vers eux
afin qu'ils rentrent chez vous, eux qui au-dehors ont leurs sentiments gelés en
leurs âmes. Rachetez la fatigue de votre sortie par la conversion des autres.
Que dites-vous? « Je me suis dépouillée de ma tunique, comment m'en
revêtirai-je? Que dites-vous? J'ai lavé mes pieds, comment les souillerai-je de
nouveau? » (Is. 59.) Vous vous êtes dépouillé de votre tunique, de la tunique
des soucis de la chair, tunique certainement pesante et peut-être souillée.
Vous avez déposé votre tunique, revêtez-vous de la mienne. Le zèle de ma maison
vous dévore: eh bien, selon Isaïe, prenez le manteau du zèle. (Is. LIX, 17.)
Pressez, réprimandez, prêchez, suppliez à temps et à contre temps. (II. Tim.
IV, 2.) Marcher dans ce chemin, ce n'est pas souiller ses pieds. Si quelque
poussière s'y attache, secouez-la de vos chaussures. Le prophète Isaïe ne
recommande pas d'avoir les pieds tachés, mais de les avoir beaux lorsqu'il dit:
qu'ils sont beaux sur les montagnes les pieds de ceux qui annoncent la paix,
qui annoncent les biens !(Is. LII, 7.) N'hésitez pas, que l'exemple de ce que
j'ai fait vous excite. Que la main agisse s'il vous fait peine de parler. Je
suis jaloux, ayez aussi du zèle pour moi. Quittez le doux repos, et mêlez-vous
un peu de mes affaires. Quiconque milite pour Dieu, doit, quand il en reçoit
l'ordre, se trouver dans ses intérêts. Lorsque j'étais riche, je suis devenu
pauvre pour tous, égal à Dieu, je me suis anéanti prenant la forme d'un
serviteur. Je suis mort pour tous, afin que ceux qui vivent, ne vivent plus
pour eux, mais pour moi.
8. Considérant ce dévouement dans son époux et
excitée au zèle par de si puissants exemples, l'épouse s'exprime en ces termes:
« Mon bien-aimé a fait passer sa main par la porte et à son toucher mes
entrailles se sont émues. » Par la porte étroite il a fait passer jusqu'à moi,
les exemples de sa pauvreté, de ses souffrances, de sa mort et de ses oeuvres.
Tout cela me touche, tout cela m'agite. Car l'émotion de l'âme est
l'ébranlement des entrailles. Entendez l'effet que produit ce mouvement. Voici
ce qu'on lit à la suite:, « je me suis levée pour ouvrir à mon bien-aimé. »
Ecoutez et comprenez ceci, vous qui courrez si précipitamment et si hardiment
aux honneurs de l'Eglise. Car l'épouse, à qui sont adressées toutes les tendres
paroles de ce Cantique, s'approche lentement et avec hésitation, même après
qu'on l'a eu appelée soeur, très-proche, colombe, immaculée. Considérez si
toutes ces grâces sont réunies en vous: si vous les y trouvez, craignez de les
perdre, si elles n'y sont pas, craignez davantage de ne pas les recevoir.
Examinez après combien d'invitations et d'éloges, elle dit: « Je me suis levée
pour ouvrir à mon bien-aimé. » Tenez pour chose vaine de vous lever avant
d'être appelé, vous qui mangez le pain de la sainte délectation et qui buvez le
vin dont il a été dit plus haut: « mangez, mes amis, et buvez et enivrez-vous,
ô mes bien-aimés. » Que ce soit chose vaine et même redoutable de quitter votre
place avant d'être appelé, quand vous dormez votre doux sommeil, sans attendre
que l'époux vous dise: « ouvrez-moi. » Que la voix de l'ambition, de l'avarice,
de l'inquiétude, de l'orgueil n'excite pas votre esprit et ne le trompe pas par
de fausses douceurs. Que de tels accents soient inconnus de vos oreilles, que ce
ne soient pas eux qui vous engagent à faire le bien: ne vous levez qu'à la voix
de votre bien-aimé, qui vit et règne, etc.
1. Dans le discours précédent, nous avons
expliqué ce pointsage de cette manière, nous avons considéré Jésus-Christ comme
implorant les consolations de son épouse, contre les attaques de ceux qui
s'efforcent de souiller la sincérité de notre foi, en y introduisant l'élément
corrompu des sentiments humains et perfides, et de la couvrir de la rosée
nocturne des objections subtiles, rosée que le prince des ténèbres, le prince
de l'air, fait tomber doucement et en secret. Car, dans un autre endroit de
l'Ecriture, l'époux se plaint que les eaux ont.inondé sa tête. Hier donc nous
avons fait voir notre Seigneur Jésus-Christ fuyant les attaques aujourd'hui,
nous le montrerons portant la joie dans son âme. Hier, il a paru implorant la
consolation; aujourd'hui, il arrive l'apportant en lui-même. Hier, couvert
d'injures, aujourd'hui il est plein de grâces. L'une de ces interprétations
concerne peu d'âmes, l'autre en regarde un plus grand nombre. Tous ne sont pas
aptes à l'oeuvre de la prédication et n'en reçoivent pas la charge. Tous ne
sont pas capables de repousser les fausses idées qui altèrent la foi, ou ne
sont pas chargés de cet emploi. Tous ne peuvent pas être mères et épouses. Tous
peuvent être soeurs et épouses. Tous ne peuvent pas supporter la douleur de
l'enfantement; tous doivent recevoir les caresses des grâces. Selon
l'explication que nous avons suivie hier, la rosée nocturne était une liqueur
mauvaise; en celle que nous adoptons aujourd'hui, ce liquide est agréable. Hier
Jésus parlait en exhalant ses plaintes; ses accents, aujourd'hui, expriment des
tendresses. Hier, il fuyait ceux qui lui étaient désagréables, aujourd'hui, il
se hâte seulement de rejoindre son épouse.
2. « Ouvrez-moi, ma soeur, ô ma très-proche. »
Remarquez en ce lieu, avec quelle discipline la garde se fait, la porte n'est
pas ouverte à tout venant, qui entrera à son gré, en ce lieu où Jésus ne
pénètre pas sans avoir été questionné, sans que sa voix ait été entendue et
connue? O heureux serais-je, si on pouvait dire de mon âme: cette porte est
fermée, et par elle aucun sentiment déréglé ne passe à la dérobée ou par
hasard. Elle ne livre passage qu'au prince seul. Je place une garde à ma bouche
pour qu'elle ne s'ouvre que lorsqu'il se présentera. Ouvrez-moi la porte de la
justice, et étant entré grâce à elle, je me mettrai à table avec vous, je
mangerai, je boirai, je m'enivrerai et ensuite je vous enivrerai des gouttes
que répand ma tète. Je ne m'approche pas sec et stérile, je fais tomber de
toutes parts les gouttes suaves de la grâce. Ouvrez-moi, je suis au-dedans avec
vous; mais ouvrez-moi afin que j'entre davantage. Ouvrez-moi? J'arrive comme
pour la première fois et pénétré d'un sentiment d'affection toute nouvelle. Que
ma parole coule pour vous comme la rosée, lorsque je ferai suinter en votre âme
les secrets de ma divinité. Ma tête est chargée de rosée, et la contemplation
de la nature divine en ma personne, produit des sentiments éclairés et féconds.
Pourquoi s'arrêter seulement aux mystères de l'humanité? Pourquoi si longtemps
ne rester qu'aux pieds? Levez-vous, allez à la tète, ouvrez-lui le passage.
Ouvrez-moi pour que je l'introduise, « parce qu'elle est pleine de rosée. »
L'humanité ramasse la grâce, la divinité la donne: l'humanité implore, la
divinité accorde: l'humanité a répandu le sang, la divinité inspire l'amour. Ma
tète est pleine. Elle est rosée, elle aussi. Elle pénètre dans l'âme et arrive
jusqu'à ses parties les plus intimes. J'en ai déjà envahi un certain espace.
ouvrez-moi afin que j'arrive au centre, afin que la connaissance douce de ma
divinité s'y fasse sentir, et remplisse tout ce qui est dans voire intérieur.
Ouvrez-moi, afin que la rosée pénétrante de ma divinité imbibe la terre de
votre coeur et l'enivre. Et il en est ainsi, mes frères. Plus un sujet a de
gloire, plus la méditation que l'on en fait a de charme. Ce qui est plus
excellent, réclame plus de respect et produit plus de grâce. Plus une chose
l'emporte par son mérite, plus on a de jouissance à la saisir. Ce qui plait
davantage à tous, c'est ce qui sert à tous. Une matière spéciale réclame un
genre particulier d'attention. Celle-ci ne tombe pas sous le droit humain, en
effet, elle n'est pas dans les habitudes ordinaires de la vie humaine. Sa
jouissance est accordée à l'âme tranquille et vigilante, non au gré des désirs,
mais quand l'époux veut et dit: « ouvrez-moi. » Qu'est-ce dire: « ouvrez-moi, »
sinon attirer l'affection par une parole agréable, sinon provoquer le désir,
afin que, frappée de l'éclat d'une si grande lumière, la bien-aimée se dispose,
en se purifiant, à la recevoir avec plus de plénitude? Ainsi la lumière semble
dire à l'œil, ouvrez-moi: et après être entrée à un faible degré, elle provoque
une sorte d'avidité pour être introduite en plus grande abondance.
3. « Ouvrez-moi, ma soeur. » Qu'est-ce à dire, ô
bon Jésus, que vous demandiez avec prière que l'on vous ouvre? C'est vous qui avez
la clef de David, vous ouvrez, et personne ne ferme. En vous montrant, vous
ouvrez. Apparaissez et personne ne vous ferme la porte. Celui à qui la gloire
de votre majesté commence à se montrer, même dans la proportion la plus minime,
transporté, tourne de suite son âme vers vous. Quand elle brille, elle ne
permet pas qu'on lui ferme. Vous, vous ouvrez le coeur que vous pénétrez: vous
le tenez ouvert quand vous ne vous retirez pas. Et peut-être l'un est aussi
nécessaire que l'autre, et ce sont deux opérations inséparables, il faut que
l'époux et que l'épouse ouvrent chacun de leur côté. L'époux ouvre quand il se
montre; l'épouse ouvre quand elle s'orne et se dispose à des jouissances si
tendres. « Ma tête est pleine de rosée, et les boucles de mes cheveux des
gouttes de la nuit. » Sa tête est remplie, et elle enivre ceux qui s'y tiennent
attachés. Dieu est agréable en lui-même, et agréable en ses saints qui germent
de lui, en vertu de sa grâce, et qui, par la disposition de sa Providence,
subsistent en lui comme des boucles de cheveux distinctes. Ce sont deux belles
contemplations, que de considérer ou son essence, ou les grâces qui procèdent
de lui. Car il est des divisions de grâce, (I. Cor. XII, 4.) qui sont
comparables à la diversité qui sépare les unes des autres, les boucles des
cheveux de la tête. Car les choses invisibles, qui sont en lui, paraissent
montrer une certaine variété et différence, selon la mesure de la faible
capacité de notre esprit. Car, présentées sous des signes distincts, et exprimées
par des paroles qui ont des sens différents, les réalités, qui en lui forment
l'unité, nous paraissent nombreuses et détachées. Quelques-unes se rapportent à
sa grandeur seule: voyez-là une boucle de cheveux. D'autres à sa puissance
seule voyez encore là une seule boucle. Faites-en de même pour ce qui a trait à
la sagesse, à la bonté, à la prédestination, à la Providence, à la grâce, à
l'indulgence, au conseil, et généralement aux pensées de Dieu: tout ce qui est
compris dans une signification et s'y relie, regardez-le comme une seule boucle
de cheveux: et ce qui se rapporte à une autre, tenez-le pour une boucle
différente. « Les choses invisibles qui sont en lui, » dit l'Apôtre, «
comprises par ce qui a été fait, sont aperçues, et aussi son éternelle divinité.
(Rom. I, 20.) D'un côté, plusieurs choses sont mentionnées, de l'autre, un seul
acte d'intelligence les englobe dans une même pensée. Voyez d'un côté comme la
tête, et de l'autre, comme les boucles des cheveux. Car en soi, la divinité est
une et simple; mais considérée selon les affections des êtres qui lui sont
soumis, et les impressions qu'elle produit en eux, elle subit la loi et le
nombre de la multiplicité des sens divers qui l'affectent. Aussi les noms
essentiels peuvent être affirmés les uns des autres, il n'en va pas de la sorte
de ceux qui désignent une qualification. L'essence de Dieu est sa science, avec
la vérité de la réciprocité et l'identité de la substance: cependant quand il
est vrai que Dieu connaît quelque chose, il n'est pourtant pas vrai qu'il est
cela même. De même en Dieu, la puissance et la volonté sont essentiellement une
seule et même chose: ce qui tire sa dénomination de ces attributs ne s'enchaîne
pas mutuellement. Car ces qualifications, comprenant quelque effet produit sur
les créatures, contractent d'elles, sous ce rapport, le caractère de la
multiplicité et ne peuvent pas être toujours absolument liées entre elles.
Merveilleuse identité et merveilleuse variété: l'une et l'autre inexprimables,
l'une et l'autre dignes d'admiration, contenant les motifs les plus profonds et
les plus efficaces pour produire le respect et la dévotion.
4. Approchez, épouse, de cette tête de l'époux,
des boucles de ses cheveux. Pressez cette chevelure humide, vous en exprimerez
avec abondance une liqueur très-suave. Les cheveux sont couverts des gouttes de
la nuit, gouttes cachées qui rafraîchissent par leur douceur bien connue.
Viendra un temps où ces mêmes gouttes, exprimées plus fréquemment, formeront un
fleuve au cours rapide. Cours excellent qui apaise le désir de l'amour brûlant.
Soit que vous interprétiez ainsi qu'il a été dit, la tête et les boucles des
cheveux qui l'ornent, soit que par cette tête vous entendiez la claire
connaissance de la divinité contemplée face à face, et par boucles de cheveux,
celle qui s'obtient par la vision en' énigme et par reflet, dans l'une et dans
l'autre, vous trouverez le rafraîchissement causé par une abondante rosée.
C'est pour cela peut-être que la rosée est simplement assignée à la tête, et
qu'aux boucles de cheveux sont attribuées les gouttes avec mention de la nuit,
parce que la vision, par énigme et reflet, a quelque chose du caractère de la
nuit, moins éclatante et moins brillante. O âme sainte, aimez avec ferveur
votre époux, que votre tête et vos cheveux s'humectent de la rosée de la
dévotion. Je parle de la tête qui est l'intention, et des boucles de cheveux
qui sont les pensées. Que ces pensées, à la façon des cheveux mouillés soient
serrées, étendues et grasses pour ainsi dire, purifiées par la pratique de la
continence, étendues par la persévérance, engraissées par l'allégresse de
l'esprit. Qu'elles ne soient pas touchées même en un pas de cette rosée
ténébreuse et froide de malice et de péché, que le prince de l'air répand en
secret et lentement. Défiez-vous de ses attaques trompeuses: il prétend, avec
mensonge, répandre la rosée céleste de votre époux. Fermez-lui la porte: et
s'il vous dit, ouvrez-moi, ma soeur: répondez-lui que vous n'avez avec lui
aucune relation. L'âme qui a des liaisons avec lui, n'est pas immaculée. Triste
parenté qu'accompagne la contagion. Le Christ appelle ensuite immaculée celle
qu'il a d'abord décorée du nom de soeur. Epiez le moment où vous pourrez dire:
« voici la voix du bien-aimé qui frappe. » L'ennemi au premier abord agit
timidement, craignant d'être surpris, comme quelqu'un qui tente et essaie, il
palpe, il ne donne pas de coups votre bien-aimé, voulant être reconnu, frappe
avec force. « Ouvrez-moi, parce que ma tête, » dit-il, « est pleine de rosée et
les boucles de mes cheveux sont humides des gouttes de la nuit. » C'est comme
s'il disait: ouvrez-moi, car j'arrive chargé de la rosée de la grâce.
Ouvrez-moi, préparez-vous à profiter d'une présence qui annonce tant de biens.
5. Alors l'épouse réplique: « je me suis
dépouillée de ma tunique, comment la reprendre? J'ai lavé mes pieds, comment
les salirai-je? Vous me dites: ouvrez-moi ! voici que j'ai ouvert, je suis
prête; mais je répugne à être de nouveau troublée par les soins domestiques. Je
ne veux pas me revêtir encore de la tunique dont je m'étais dépouillée. Comment
la reprendrais-je? Comment? D'aucune façon. Je n'adhère pas à cette pensée, je
ne puis entendre sans peine cette parole: reprendre. Vêtue d'habits plus fins,
j'ai déposé la laine. J'ai connu combien fatiguant est l'office de Marthe,
combien est pesant l'habit de la vie active, comment, en vaquant à un ministère
si agité, il faut souiller les pieds de ses affections et la marche de ses
œuvres. Je ne puis dégénérer, et Marie, devenir Marthe. J'ai choisi la
meilleure part, celle de tenir mon cœur ouvert et prêt pour le moment de
l'arrivée de l'époux. Il ne paraît pas avoir éprouvé les fatigues de la vie de
Marthe, celui qui, en ayant abandonné les fonctions, se hâte de les reprendre.
Séparée de toutes choses du monde et sans voile qui m'empêche, libre et comme
sur le pas de contempler, à visage découvert, la face de mon bien-aimé, je me
lèverai pour lui ouvrir. Cette voie est belle: le pied souillé ne peut y
passer, il n'y a rien qui tâche. Elle est courte: car le bien-aimé est à la
porte, criant et frappant de tout retard. Il donne des coups, il sonde les
ouvertures, et, m'aimant avec plus d'ardeur, il me prévient, bien que je me
hâte.
6. « Il a fait passer la main par le trou de, la
porte et à son contact mes entrailles se sont émues. » Qu'est-ce à dire en ce
lieu que l'épouse qui avait fermé l'ouverture de son appartement, n'a pas
bouché ce pointsage pour que personne ait pu pénétrer jusqu'à elle sans qu'elle
s'en aperçût? Si attentionnée pour tout le reste, comment a-t-elle négligé de
surveiller ce point? Peut-être n'a-t-elle pas connu qu'il y avait en elle une
ouverture de ce genre? Qui peut en effet connaître toutes les ouvertures,
toutes les avenues, toutes les aptitudes qui sont en lui, si ce n'est celui
qui, comme nous le lisons dans Ezéchiel, a préparé des passages dans la pierre
précieuse? (Ezech. XXVIII, 13.) Il prépare des ouvertures où il lui plaît,
parce que là où il veut, il met la main par la fente, par le passage disposé,
par la vertu d'une inspiration occulte. «Par l'ouverture, » dit-elle,
c'est-à-dire par une entrée apte, cachée et étroite. C'est une entrée assez
rétrécie où Jésus passe la main seulement, par rapport à celui à qui il demande
de lui livrer passage par la porte. Les entrailles de l'épouse ne seraient pas
émues, elle ne se lèverait pas, elle n'ouvrirait pas au bien-aimé, si l'époux
n'avait le premier fait passer en secret la main de son inspiration. C'est
d'abord le motif caché, la raison secrète de la vocation première, ce n'est pas
encore un passage largement ouvert. Il s'agrandit ce pointsage quand l'âme
joint sa coopération à l'acte de l'époux qui l'a prévenue, lorsqu'elle fait des
efforts, s'élève et ouvre. D'abord on ne reconnaît que la main de Dieu seul,
ensuite on. voit la main de Dieu et celle de l'homme agissant de concert. Et,
bien que cette action appartienne plus à Dieu, à cause du don de sa grâce, on
l'impute cependant à l'homme seul à raison du mérite qui en résulte. C'est une
connaissance de Dieu étroite, et perçue comme par une fente, que celle qui
s'obtient par la contemplation de ses oeuvres; c'est là toucher sa main, ce
n'est pas voir son visage. Remarquez une triple manière de contempler dans ces
trois choses: dans la tète, dans la boucle des cheveux et dans la main. La vue
de la nature dans la tête, celle de la figure dans la boucle des cheveux, celle
des oeuvres dans la main. C'est de ce dernier mode que parlait le Psalmiste
lorsqu'il disait: « vous m'avez réjoui, Seigneur, dans ce que vous avez fait,
et je tressaillerai dans les oeuvres de vos mains. » (Ps. XCI, 5.) Nous pouvons
aussi désigner les trois choses par ces trois mots: essence, signes, œuvres.
Les signes, en vertu de quelque ressemblance dans leur genre, donnent une
certaine connaissance de cette divine nature et ses ouvrages la démontrent. Les
signes, pour parler ainsi, l'expriment, et les oeuvres l'établissent. Ce
dernier genre de contemplation est celui des personnes simples; le second est
celui des savants; le premier, celui des âmes très-pures. Cependant, ainsi que
nous l'avons déjà dit, le passage de la main par la fente de la porte, signifie
cette introduction occulte et secrète de l'inspiration céleste, que produit le
tact de la vertu divine.
7. Il y a aussi en ce lieu, trois choses à remarquer
dans l'épouse. Quelles trois choses? La première, c'est qu'elle est remuée; la
seconde, qu'elle se lève; la troisième, qu'elle ouvre. La première de ces
choses se passe en elle, mais ne vient pas d'elle; les deux suivantes se
passent en son intérieur de manière à venir aussi d'elle. Dans la première,
elle est prévenue, dans la deuxième, elle s'efforce, dans la troisième, elle
saisit. Lorsqu'elle frémit, ce n'est pas elle qui agit, elle souffre: quand
elle se lève et ouvre, elle produit quelque chose qui vient de sa propre
industrie. Elle frémit, lorsqu'elle sent doucement le mouvement caché de
l'inspiration sainte; elle se lève, lorsqu'elle y acquiesce et se laisse
conduire elle ouvre lorsqu'elle consacre tout son esprit à ce travail, et se
rend capable d'y bien réussir. Cependant, plus elle s'y adonne, plus vite elle
dépérit par la trop grande violence de l'affection qui la consume. « Je me suis
souvenue de Dieu, » dit-elle, « j'ai été inondée de délices, je me suis livrée
à l'action et mon âme a défailli. (Ps. LXXVI, 3.) Rapportez et appliquez la
mémoire dont il est question en ce pointsage aux entrailles, la délectation à
l'impression reçue, et l'action au mouvement par lequel l'épouse s'est levée.
Car ce qu'elle dit de plus: « mon âme a défailli, » se rapporte à ce qui suit
en ce lieu: « j'ai tiré le verrou de la porte pour ouvrir au bien-aimé, et il a
disparu. » Il disparaît lorsque vous défaillez, ne pouvant pas le soutenir.
Quand vous êtes émue d'un sentiment plus fort, alors il accourt avec plus de
rapidité. Plus avidement vous cherchez les embrassements de votre bien aimé et
plus vous vous efforcez de l'absorber et de l'engloutir dans votre coeur ouvert
(pour ainsi parler), plus vite disparaît sa présence inconstante.
8. Mais revenons à la suite du texte. « Je me
suis levée pour ouvrir à mon bien-aimé. Mes mains ont distillé la myrrhe: mes
doigts sont pleins d'une myrrhe très éprouvée. » Pourquoi, sur le pas de dire
qu'elle a ouvert sa porte, commence-t-elle à parler de mains? Peut-être
a-t-elle voulu vous indiquer avec quelles mains il faut ouvrir à votre
bien-aimé, par quelles bonnes oeuvres il faut vous préparer une ouverture pour
contempler la vérité. Ce sont des mains bien parfumées de myrrhe, celles qui
opèrent la mortification de la chair, qui arrêtent ses mouvements, et
retiennent ses écarts pour la soumettre plus largement aux douces influences du
Verbe. Ne regardez-vous pas comme des gouttes de myrrhe les exercices de votre
observance régulière qui, en se succédant rapidement, engraissent l'esprit et
répriment la chair? Les veilles, les jeûnes; une nourriture frugale et mal
apprêtée, une étoffe rude et un pain noir, les coups de discipline
volontairement reçus, les heures saintes chantées dans la nuit, l'oraison faite
en silence, ces deux sortes de prières faites avec une aspiration puissante
douceur, l'une d'autant plus forte que le souffle produit par le corps est
moins retenu; tous ces exercices, que ne font-ils pas tomber dans nous, en se
produisant de la sorte? C'est avec raison qu'on les compare à la myrrhe, parce
qu'ils font sentir à la chair l'amertume de la discipline, et ils répandent
dans Pâme l'onction de la dévotion. Et pour vous faire entendre qu'il s'y
trouve et discrétion et soumission raisonnable: « mes doigts, » est-il dit « sont
pleins d'une myrrhe très éprouvée. » Les mains sont les oeuvres, les doigts
sont la discrétion. La myrrhe c'est aussi bien l'action de la chair que
l'allégresse pleine de parfum qui se fait sentir au coeur. Cette myrrhe est
éprouvée: car il est une sorte de myrrhe qui est rejetée. Quand vous verrez les
doigts de certains hommes, semblables à des enfants, produire ça et là des
signes prohibés, leur main agile prodiguer les marques de sentiments lascifs et
pervers, vous ne contesterez pas, je le pense, que ces doigts et cette main
répandent l'amertume d'une conduite déréglée, et une sorte de myrrhe reprouvée.
N'est-il pas comme la myrrhe, ce laisser-aller qui contraste avec les habitudes
réglées des frères, et se prépare, pour l'avenir, la tristesse de la confusion
et de la pénitence? Une myrrhe très éprouvée, c'est celle qui se raid
recommandable par les nombreux exercices réguliers auxquels elle s'assujettit,
et qui lui servent comme de preuve. Les observances régulières et les attaques
dé l'ennemi sont choses dignes d'estime, lorsque la vertu de patience, se
conservant sans atteinte, n'est pas altérée et ne dégénère pas sous l'influence
d'une trop grande amertume. Rappelez en votre souvenir, les temps où l'Eglise,
encore jeune, frappa aux oreilles des païens, afin que, dans leur coeur, une
ouverture se fit pour laisser entrer le Christ son bien-aimé: quel nombre
incalculable de combats ne livra-t-elle pas, quels atroces martyres ne
souffrit-elle pas, qu'elle suite prolongée de tourments ne supporta-t-elle pas?
Vraiment ses doigts furent pleins d'une myrrhe très-éprouvée, parce que son
courage éclata dans ses travaux, par toutes sortes de souffrances qui en furent
l'irrécusable témoignage.
9. Avec des mains de ce genre, efforcez-vous,
mes frères, d'ouvrir au Verbe, de préparer une entrée à la douceur de la
contemplation qui viendra enivrer vos âmes. Par les mérites de vos bonnes
oeuvres, vous ouvrirez davantage au Christ le passage pour pénétrer dans votre
coeur. Voyez si la myrrhe de votre travail et de votre souffrance s'est rendue
recommandable par des preuves nombreuses, comme l'or qui est éprouvé par le
feu. « Mes doigts sont pleins d'une myrrhe très-éprouvée. » Ces mots expriment
et la subtilité de la discrétion, et l'abondance de l'onction. Car l'époux
parle de doigts et de doigts qui sont pleins. « Ils distillent, et ils sont
pleins. Ils ont des alternatives, ils ne s'épuisent jamais. Les jeûnes sont
interrompus par les repas, les travaux par le repos, les veilles par le
sommeil. « Mes doigts, » dit-il, « sont remplis d'une myrrhe très-éprouvée. »
Vous désirez éprouver les délices de la contemplation, vous voulez jouir à
l'aise des embrassements de l'époux, le renfermer lui seul dans le secret de
votre coeur, ne venez pas lui ouvrir avec des mains vides et desséchées.
L'action précède la contemplation. Plus par la myrrhe de la continence et de
l'affliction vous mortifierez les passions animales, plus vous ouvrirez à votre
bien-aimé une entrée facile. Il est dit ensuite: « j'ai tiré le verrou de ma
porte pour laisser entrer mon bien-aimé. » Pressé par la nécessité de terminer
ce discours, nous ne pouvons expliquer le commencement de ce pointsage.
Remettons-le à une autre exposition, demandant et attendant la grâce de celui
qui tient en mains la clef de David, sans laquelle personne n'ouvre,
Jésus-Christ, qui vit et règne dans tous les siècles des siècles.
Amen.
1. Aujourd'hui, mes frères, nous allons parler
de l'ouverture de la porte. Car le discours d'hier nous a amenés, dans les
dernières considérations, à nous entretenir de l'opération qui est comme un
acheminement à cette ouverture: voilà une fort bonne opération qui porte
toujours avec elle l'espoir et l'apparence de l'immortalité et de
l'incorruptibilité, et qui ne sème point dans la chair de crainte d'en
recueillir la corruption. Plût au ciel que je puisse dire en vérité que j'ai
toujours de la myrrhe dans mes mains. « Si quelqu'un » dit Jésus, « fait la
volonté de mon père, il connaîtra ma doctrine. » (Jean VII. 17.) Voilà comment
la pratique de la piété ouvre entrée à la vérité. Actes certes très-bons, que
la tempérance et la discrétion modèrent, et que la dévotion remplit de son
onction suave. C'est avec raison que ce sont des mains parfumées qui ouvrent au
Christ, dont le nom se tire de l'onction qui l'embaume. Et peut-être ne sait-il
entrer que par une porte ainsi imbibée des parfums. C'est pourquoi on fit dans
le temple de petits passages en bois d'olivier, pour ménager une entrée dans le
saint des saints. Car la substance de cet arbre donne la liqueur qui sert aux
onctions. On les appela de petits passages, on appela étroite l'entrée laissée
par ces oliviers: mais pour ce qui est de l'abondance de la grâce, vous y
entrerez sans difficulté: là se trouvent l'intelligence pénétrante et les
mystères secrets. Vous entrerez sans difficulté si vous voulez y employer
l'huile de la dévotion et de la charité. Et je pense que c'est un témoignage
convenable, qui a été rendu du temple, en ces termes: « le temple de Dieu est
saint, c'est vous qui êtes ce temple. (I Cor. III, 17.) Ayez donc en votre
temple, des entrées par lesquelles le Pontife suprême entre seul dans le secret
reculé de votre coeur. Fermez la porte, ramenez le verrou dans sa gâche,
excepté lorsque votre bien-aimé frappera et voudra entrer. S'il n'y a pas de
porte, l'entrée en sera livrée à tout passant. Si la porte est fermée sans que
le verrou l'assujettisse, n'ayant pas de force qui la retienne, elle cédera
facilement à la première impulsion. Ayez la porte de la circonspection et la
force de la constance. Regardez avec précaution, résistez avec constance. Que
l'ignorance et l'oubli ne vous surprennent pas; que la méchanceté ne
s'introduise pas. Et si vous préférez cette distinction, par la porte, entendez
une préméditation attentive, et par la force qui la retient fermée, la prière.
Soutenue par une si forte barrière, votre porte ne sera pas exposée aux
attaques de l'ennemi. « Le Seigneur a fortifié, » chante le Psalmiste, «les
gonds de vos portes. » (Ps. CCXLVII, 2.) N'est-il pas vrai qu'il vous semble
entendre par ces gonds et ces portes, la porte et la force qui la retient?
L'une et l'autre sont nécessaires, mais contre les coups de l'ennemi. Dès que
vous entendez le coup et la voix du bien-aimé, dès que vous sentez sa main
subtile tendue par la fente de la porte, tirez le verrou, ouvrez, que toutes
les difficultés cèdent. S'il est possible, enlevez en entier le mur qui se
dresse entre vous et le bien-aimé, afin qu'il se donné à vous sans obstacle.
Que la présence de l'époux change votre inquiétude, au sujet des attaques des
démons, en sécurité; quittez le souci de repousser l'ennemi, et remplacez-le
par la pleine jouissance du bien-aimé. Il avait appris à ouvrir celui qui dit
«Mon coeur est prêt, ô Seigneur, mon coeur est prêt. » (Ps. CVII, 1.)
2. Comment Jésus a-t-il besoin de porte, lui
qui, dans l'évangile, dit: «Je suis la porte? » (Jean X, 7.) Admirable raison.
Il est la porte et il frappe à la porte. II veut entrer, celui par qui sera
sauvé quiconque entrera en lui, et en lui se trouveront des pâturages
abondants. Il existe une grande variété de portes. On en trouve une dans les
merveilles de la nature, une autre dans les sacrements de l'Eglise, une autre
dans les influences de la grâce. Par la première de ces ouvertures, conduite
par la raison naturelle, la sagesse, qui a tout créé, se révèle à nous par ses
oeuvres, et nous parvenons à obtenir une certaine portion de vérité: vous y
rencontrerez la connaissance de la divinité, mais non pas la distinction des
personnes qui s'y trouve. Dans cette ouverture, on ne distingue pas les
personnes, et on n'accorde pas la grâce. Aussi ne faut-il pas s'y tenir
toujours, ou y frapper avec trop d'insistance. Par la seconde, étant initiés
aux sacrements du salut, nous entrons dans l'unité de l'Eglise, dans la
communion des saints. Dans cette seconde porte, il est des fidèles qui se
trouvent dedans, de manière à être presque dehors, jusqu'à ce qu'ils
s'approchent de la troisième, que nous expliquons par l'arrivée familière vers
les sentiments de l'amour, vers l'abondance de la jouissance et de la contemplation
du bien-aimé. Ce pointsage si secret, si intime, n'est pas ouvert à tous; il ne
donne accès qu'à l'épouse. Dans Ezéchiel vous trouvez plusieurs sortes de
portes qu'il serait trop long d'expliquer en ce moment. (Ezech. XL et XLI.)
Cependant, je regarde comme peu important de savoir si c'est vous qui allez
vers l'époux, ou bien si c'est l'époux qui vient vers vous: vous paraissez
aller vers lui, lorsque vous prenez comme les devants, et le priez le premier:
il vient vers vous, lorsqu'il frappe le premier, arrivant à l'improviste, et
lorsqu'au moment où vous ne pensiez à rien de semblable, il vous émeut en vous
faisant éprouver une douceur inespérée.
3. Quand il frappe en cette manière à votre
porte, ne tardez pas, levez-vous, hâtez-vous, de crainte qu'il ne disparaisse.
Car vous lisez en ce pointsage: « j'ai tiré le verrou pour ouvrir à mon
bien-aimé; mais il avait disparu et était parti. » Pourquoi vous retirez-vous,
ô bon Jésus? Pourquoi disparaissez-vous? Pourquoi priver votre épouse de ce qui
fait l'objet de ses désirs? Vous excitez son ardeur et vous lui enlevez le
plaisir de la satisfaire. Peut-être vous agissez de la sorte pour exciter
davantage son avidité et pour enflammer davantage ses désirs. Il en est ainsi,
il en est tout-à-fait ainsi. Ces tromperies de l'amour embrasent davantage le
fendu coeur aimant, et, en le trompant, le portent au comble de sa ferveur.
Combien étaient courtes les apparitions du Seigneur après sa résurrection,
combien subites, combien vite interrompues! A peine reconnu de quelques-uns, de
suite il disparaît. Il ne veut pas que d'autres le touchent. Pour d'autres, il
se présente les portes fermées, n'ayant pas besoin de passer par les ouvertures
ordinaires. La porte qui s'ouvre le plus pour lui, c'est celle qui se ferme à
toutes les autres affaires. Quand on croit le tenir, il prive de sa présence
agréable il arrive à la dérobée, et s'en revient de même. Car la joie de la
contemplation est comme un pas. Elle s'en va vite et s'élève excellemment
au-dessus de toute capacité humaine. Où elle va, nous ne pouvons la suivre d'un
pas égal tant que nous sommes dans cette chair. « J'ai dit, » s'écrie Salomon,
« je deviendrai sage: et la sagesse s'est retirée davantage de moi, et elle
était plus éloignée que dans le principe. » (Eccle. VII, 24.) Sa présence
enseigne, mieux que son absence, combien sa majesté est éminente. Plus elle est
véhémente, plus rapide est son passage: « il avait disparu, » dit-elle, « et il
était parti. « O bon Jésus, était-ce pour quitter sitôt votre épouse, que vous
êtes venu à elle? «Il avait disparu, » dit-elle, et il avait passé. Qu'est-ce à
dire, «il avait passé? » Il m'avait passée, il avait dépassé mes forces, il m'a
dépassée. Il m'a passée parce que je ne pouvais ni le porter ni subsister. La
parole de Dieu est un glaive. Jésus est un glaive, il transperce l'âme sans
retard et sans difficulté: il ne subsiste plus, lorsque l'âme liquéfiée ne peut
supporter sa violence. Il est tout de flamme. Aussi comme la cire se fond
devant le feu, ainsi l'âme s'embrase en sa présence. « Mon âme s'est liquéfiée,
» dit-elle, « dès que le bien-aimé a parlé. » Voyez comment à cette parole
brûlante, il a fondu pour ainsi dire l'âme de son épouse.
4. « J'ai tiré le verrou de la porte pour ouvrir
à mon bien-aimé, mais déjà il avait disparu et avait passé. » Il en fut ainsi
dans la manifestation du Seigneur ressuscité, qui fut faite aux deux disciples
qui allaient à Emmaüs;dès que leurs yeux furent ouverts pour reconnaître Jésus,
aussitôt il s'évanouit de leur présence et il traversa leur coeur comme ils
l'avouent eux-mêmes. Il était ardent dans leur poitrine tant qu'ils causaient
avec le divin maître, mais. quand Jésus se montra, leur âme fut liquéfiée dans
cette vision brûlante, sans pouvoir obtenir qu'elle fut constante et solide.
Que veut dire que Jésus s'évanouit, sinon qu'ils ne purent soutenir la gloire
de son apparition? Il entre dans le coeur de sa bien-aimée comme un fleuve de
paix, mais il passe vite comme un torrent de feu, faisant liquéfier d'amour
l'âme qu'il inonde, qu'il refait, qu'il dépasse. Que douce est cette heure, où
l'âme fondue est mêlée à ce torrent de feu: qu'elle est subtile en ce moment,
combien spiritualisée et mobile! Elle n'a pas de tiédeur, pas de dureté, pas de
rudesse: elle n'est que brûlante et liquéfiée. Ce sont là deux choses qui ont
beaucoup de liaison, le liquide et le chaud. En elle consiste la pratique de la
contemplation. Ce qui est liquide prend plus vite la chaleur: la chaleur reçue
réciproquement rend plus liquide encore le corps qu'elle a trouvé à l'état
fluide. Ce que j'appelle chaud et liquide, c'est, pour employer d'autres
termes, ce qui est enflammé et sincère ou pur. Le chaud consiste en ce que
l'âme aime; le sincère et le liquide, en ce qu'elle reproduit en elle-même une
certaine ressemblance avec le bien-aimé. Le chaud se fait sentir parce qu'elle
bride: le liquide consiste en ce qu'elle reçoit la forme de l'image de celui
qu'elle chérit. Ce qui est liquide n'a rien d'impur, rien de lent, laisse voir
facilement et suit de même. Mais le corps liquide n'a pas tant de qualités
quand la chaleur ne s'y fait pas sentir. Véritablement liquide, qui reçoit son.
éclat de la pureté du bien-aimé, et qui se hâte, prompt, pressé et loin de lui,
à la poursuite de l'époux déjà parti. « Il a passé, dit l'épouse, « et il est
allé loin de moi, » il m'a dépassée tout entière. Passage rapide, mais plein de
violence dans sa rapidité, qui a laissé après lui mon âme liquéfiée, plus
largement répandue, s'efforçant d'arriver jusqu'au lieu du passage du bien-aimé,
et n'osant rien en sa présence. A cette voix pleine d'allégresse, j'ai été
liquéfiée aussitôt qu'il a parlé. « Mon âme a été liquéfiée, » dit-elle. Que
signifie « s'est liquéfiée? » C'est-à-dire, elle a crû, elle a couru, elle
s'est clarifiée. Croissant au-dessus d'elle-même, courant vers lui, tirant de
lui sa clarté. Croissant par la vertu, courant par ses désirs, brillant des
éclats de la vérité; c’est-à-dire encore, large, mobile et luisante.
5. C'est peut-être de cet état de liquéfaction
qu'il lui vient que ses mains distillent la myrrhe, son âme s'est liquéfiée.
Pourquoi passer sous silence la troisième parole que notre cantique porte en ce
lieu? La voici rattachée à tout l'ordre qui y règne: « ales entrailles se sont
émues, mes mains distillent, mon âme s'est liquéfiée. » Même en le lisant
rapidement, on peut remarquer en ce pointsage un enchaînement d'idées bien
établi: il n'est pas facile cependant, d'indiquer la raison de la gradation qui
s'y trouve indiquée. Dans toutes les parties, un certain mode est indiqué, plus
grand dans la seconde que dans la première, et plus grand dans la troisième que
dans la seconde. C'est plus de distiller que d'être agité, comme se liquéfier
est mieux que distiller. Tous ces effets, l'épouse les doit à la présence de son
époux, c'est à cause de lui que ses entrailles sont émues, que ses mains
distillent et que son âme est liquéfiée. Ils sont produits par le toucher de sa
main et le son de sa voix, tous par son toucher et (pour ainsi dire) par son
passage. Parce quelle le touche, elle est agitée: elle distille parce qu'il la
saisit et la dépasse en un souffle violent, lui dont vous entendez la voix, ne
sachant d'où il vient ni où il va. Aussi l'âme de l'épouse s'est liquéfiée dès
que le bien-aimé a parlé. La voix est plus subtile que (a main, elle émeut avec
plus de force et passe avec plus de rapidité. La parole de Jésus contient plus
de doctrine subtile et sublime que n'en peuvent produire plusieurs exemples de
bonnes oeuvres. Ce discours, qu'il adressa à ses disciples sur la majesté de la
divinité, est au-dessus de tout modèle, la promesse et la gloire à venir qui
sera manifestée en nous, surpasse toute expérience. Si vous ouvrez la porte de
votre esprit pour la comprendre et la saisir, aussitôt ce beau sujet disparaît et
s'enfuit: aussi passez-vous en l'état d'amour d'un coeur liquéfié. Dites à
cette voix du bien-aimé: « Votre science est devenue admirable au-dessus de
moi: elle s'est montrée avec force, et je ne puis m'approcher de sa hauteur. »
(Ps. CXXXVIII, 6.) Et mon âme s'est liquéfiée, défaillant dans cette
considération et ne pouvant, à cause de l'irrésistible et extrême douceur
qu'elle goûte, continuer ainsi de se fixer en cet état d'admiration. C'est à
cause de ces sentiments, ou d'autres de ce genre, qu'elle s'écrie: « mon âme
s'est liquéfiée dès que le bien-aimé a parlé.
6. Ne pensez-vous pas, pour vous dire quelque
chose qui soit en dehors de la suite du texte, et pour en tirer un surcroît de
considérations, afin d'exhorter ceux qui m'entendent, ne pensez-vous pas,
dis-je, que cette parole blâme la dureté de certaines personnes dont les
entrailles, gelées par une trop grande rigidité, ne distillent aucune rosée de
miséricorde, ne sont émues d'aucun sentiment de tendresse à l'égard des
pénitents; âmes dures qui ne se sentent pas touchées par la main
miséricordieuse de Jésus, qui ne sont pas enflammées par ses discours, et ne
l'entendent pas quand il frappe dehors par la main du pénitent? Je crains que
le Seigneur ne les quitte et ne passe outre, je tremble qu'ils ne le trouvent
pas, lorsqu'ils le chercheront, et qu'il ne les exauce point quand ils crieront
vers lui. Pourquoi vos entrailles s'endurcissent-elles envers vos enfants,
comme s'ils n'étaient pas vôtres? Vous pourriez peut-être les regarder d'un
oeil sévère, et passer à côté en les laissant. avec orgueil derrière vous,
s'ils n'appartenaient qu'à vous, et n'étaient pas les fils de votre Seigneur.
Que vous seriez durs, s'il fallait donner du vôtre, vous qui distribuez les
biens du Seigneur avec tant de réserve et d'avarice, même à ses propres enfants
! « Il a distribué, » dit le Psalmiste, « il a donné aux pauvres. » (Ps. CXI,
9.) Mais peut-être vous ne savez pas qu'ils sont pauvres? Que serait-ce si Dieu
vous disait: vos yeux n'ont pas vu ma misère? En votre livre ne sont inscrits
que les parfaits, vous n'avez jamais eu souci de ceux qu'il fallait travailler
à rendre parfaits. Mauvais médecin qui ne sert pas aux malades, et qui
peut-être blesse ceux qui se portent bien. Si vous ne voulez pas chercher la brebis
qui s'égare, allez au moins au-devant de celle qui revient. Ouvrez la porte de
la miséricorde, et si vous n'accueillez pas le pénitent à cause de
Jésus-Christ, recevez Jésus-Christ dans le pénitent. Que votre âme se fonde et
répande la rosée de la miséricorde et qu'elle s'enflamme à la voix de Jésus qui
crie et qui frappe. La voix de ce pénitent, la voix de ce pauvre, c'est la voix
de Jésus. Aussi, quand vous entendez ses accents, que votre âme soit attendrie,
et se laisse aller à des sentiments de clémence, afin qu'avec l'épouse, vous
puissiez dire: «mon âme s'est liquéfiée dès que l'époux a parlé. » Ecoutez et
méditez ce qu'il répondit à Marie Madeleine, à la femme surprise en adultère, à
la Samaritaine, à la Chananéenne, à Zachée, à Pierre, au Centurion. A tant de
paroles remplies de sa bonté et de sa clémence, quel coeur ne s'attendrirait,
quelles entrailles ne seraient émues? A des souffles si chauds venus du midi,
pourrait se fondre la glace que même des siècles auraient entassée dans la
poitrine la plus dure. O Dieu, je me sens pénétré par une huile onctueuse, et
mon âme se fondra dans une tendresse semblable, toutes les fois que je
considèrerai les oeuvres, les' paroles et les commandements de votre
miséricorde. C'est là votre parole pleine de feu, et votre serviteur l'aime.
(Ps. CXVIII, 140.) Il l'aime parce qu'il en a besoin: aussi mon âme la chérit,
et dans sa joie, elle se fond dès que vous parlez.
7. Tout saint doit éprouver cette liquéfaction.
Car celle dont nous venons de parler est proprement le sentiment des parfaits,
ils ne (éprouvent pas toujours, mais dans le temps opportun. Et pour ne pas
emprisonner dans un silence infructueux ce qui m'est suggéré, je vous dirai en
peu de mots ce que j'ai encore compris de cette liquéfaction. Ne voyez-vous pas
le corps qui subit ce changement de fusion, comment, d'abord ébranlé dans sa
rudesse et dans son immobilité, il tâche de s'abandonner lui-même et de sortir
de ses limites; il sort et coule de sa masse et de son volume premier; il
s'évanouit ensuite, il suit la direction imprimée par celui qui le fait couler,
et le conduit dans des places inférieures, ou bien il y entre de sa propre
impulsion, devançant souvent les efforts de celui qui le mène. Les corps
liquéfiés ont une grande facilité, et une propension docile pour se plier au
mouvement qui leur est imprimé. Vous comprenez déjà, je le pense, par ces corps
liquéfiés, une grande aptitude à l'obéissance, et les sentiments d'une âme
aisée à conduire. Cette humilité, ce n'est pas la crainte qui l'inspire, c'est
la chaleur de l'amour qui la forme dans le coeur. La crainte brise violemment
l'esprit, l'amour l'adoucit, et, le rendant fort tendre, il le façonne à sa
fantaisie. L'humilité, provenant de la charité, ne souffre pas d'ennui; de son
propre poids, elle tend à la dernière place, se reposant quand elle est
parvenue au degré le plus bas. Vous voyez déjà dans cette liquéfaction,
clairement exposée en abrégé, la nature de cette humilité et de cette
obéissance généreuse. Voulez-vous des témoignages? « Le Seigneur m'a ouvert
l'oreille, » (Is. L, 5.) pour que je l'écoute comme mon maître. Vous avez
entendu parler le Seigneur, entendez l'amour tendre du disciple. « Je ne
contredis pas, je ne suis pas allé en arrière.» Vous avez ouï comment il obéit:
voyez à quel degré de bassesse il descend. « J'ai livré mon corps à ceux qui le
frappaient et mes joues à ceux qui les meurtrissaient: je n'ai pas détourné mon
visage de ceux qui m'insultaient, de ceux qui crachaient sur moi. » (Ibid.)
Est-ce que ce divin Sauveur ne s'abaissa pas à souffrir des insultes blessantes
et grossières? Il ne résista pas avec force, mais il se liquéfia et devint
impressionnable à l'influence de la parole brûlante de Dieu. Celui donc qui se
laisse aller à de pareils sentiments d'humilité et d'obéissance, n'offrant pas
à la grâce une masse froide et glacée résistant à ses efforts, a quelque droit
de s'appliquer avec gloire cette parole: « mon âme s'est liquéfiée dès que mon
bien-aimé a parlé. « O étonnante puissance de la parole grandement pleine de
feu! Elle enflamme le coeur, elle ébranle les reins, elle réduit l'âme à rien
en présence de son Dieu: elle la fait se liquéfier et défaillir, de sorte
qu'elle n'est plus avec elle même, mais que, comme le contiennent ces paroles
qui suivent, elle dit: « Je suis toujours avec vous. » Aussi elle n'est pas en
elle-même, elle n'est plus avec elle-même, mais avec son Dieu; toujours elle
obéit et, autant qu'il est en elle, elle poursuit son bien-aimé, sans
l'atteindre, en toute occasion, au gré de ses désirs, ou de cette manière
excellente qui est propre à l'épouse se trouvant vis-à-vis de son époux. Car
voici ce qui vient à la suite. « j'ai cherché et je l'ai pas trouvé: je l'ai
appelé et il ne m'a pas répondu. » Mais ce pointsage veut être développé dans
un discours à part, une autre fois, et demande plus de loisirs. Que ce que nous
avons dit suffise pour la faiblesse de nos forces, mais non pour la grandeur du
sujet, c'est-à-dire de cette liquéfaction de l'âme de l'épouse aux accents de
Jésus-Christ, son bien-aimé, qui vit et règne dans tous les siècles des
siècles.
Amen.
1. Quand votre bien-aimé vous aura échappé, il
ne vous reviendra pas au gré de vos désirs: cette épreuve donne de
l'intelligence à l'amour et redouble ses sentiments. Tantôt l’époux visite,
tantôt il s'évanouit, et, en s'évanouissant, il fait souffrir celle qu'il aime.
Cette variété de tristesses et de joies ravit le coeur, elle excite ses désirs
et le prépare à de nouvelles jouissances. Dès que la voix de votre bien-aimé se
fait entendre, votre âme se liquéfie. Liquéfiée, elle défaille, ne a pouvant
supporter cette visite; et votre bien-aimé disparaît. Votre défaillance est sa
fuite. A sa présence et au son de sa voix, vous vous liquéfiez, vous défaillez,
vous expirez: son absence vous permet de respirer. Absent, il répare vos forces
qu'épuise sa présence. Ces intervalles ménagés tempèrent ainsi la vivacité des
délectations que vous ne pourriez supporter si elles duraient toujours. Que
parlé je de leur continuation? N'est-ce point même leur commencement qui vous
épuise? Car aussitôt que le bien-aimé parle, votre âme se liquéfie. Et plus bas
l'époux dit: « vos yeux m'ont fait envoler. » Comment ont ils fait envoler le
bien-aimé, si ce n'est qu'une affection trop vive les a fait défaillir en
regardant le bien-aimé? Vous ne connaissez pas de borne aussi votre époux vous
règle, et vous distribue, selon les temps, la mesure de ses manifestations.
Voilà pourquoi vous le cherchez et vous ne le trouvez pas; vous l'appelez et il
ne répond point. Considérez, mes frères, la force et la violence de l'amour. Il
ne soutient pas l'absence de celui qu'on aime et il ne peut suffire à supporter
la joie de sa présence. D'un côté, les voeux ardents soupirent après lui, d'un
autre, ils défaillent et s'épuisent. O heureux amour! par des changements qui
se succèdent sans relâche, ou il se liquéfie en son bien-aimé, ou, le
cherchant, il soupire après lui. « Je l'ai cherché et ne l'ai pas trouvé, » dit
l'épouse, « je l'ai appelé et il ne m'a pas répondu. » Ailleurs il est écrit: «
les méchants me chercheront, et ils ne me trouveront pas: ils crieront, et je
ne les écouterai pas. » (Prov. I, 28.) Qu'est-ce donc que cette conduite que
l'on tient également à l'égard des bons et à l'égard des méchants. Pourquoi, ô
bon Jésus, vous dérober pareillement aux uns et aux autres? Ce n'est pas par
indifférence, mais en vertu de motifs bien divers. Des méchants il est dit: «
ils chercheront et ne me trouveront pas. L'épouse ne pense pas qu'elle ne le
rencontrera pas; ce dont elle se plaint, c'est qu'elle ne l'a pas trouvé. « Je
l'ai cherché et ne l'ai pas rencontré: je l'ai appelé et il ne m'a pas répondu.
»
2. O que de fois ai-je cherché le Seigneur Jésus
dans mes méditations, que de fois l'ai-je invoqué dans mes prières: mais ni ma
méditation n'est devenue douce, ni ma prière n'a été exaucée? Je ne l'ai pas
rencontré, je n'ai pas vu ce qui lui appartient, mais ce qu'il m'a répondu
dépasse toute douceur. Et plaise au ciel qui, dans mes lectures ou mes
oraisons, il me réponde fréquemment. Qu’il en soit ainsi, ô bon Jésus,
répondez-moi combien j'ai commis de péchés et d'iniquités; découvrez-moi mes
crimes et mes manquements. (Job. XIII, 23.) Cachez quelque temps votre face,
afin que le triste état de mon âme m'apparaisse d'une manière profitable, soit
dans mes méditations, soit dans la lecture des saintes Ecritures. C'est alors
que me rencontrent les gardiens de la cité, les saints docteurs, lorsque dans
leurs écrits je lis la peinture de mes mœurs. ils me trouvent lorsqu'ils
retracent mes habitudes et mes vices; ils me frappent, quand ils les discutent;
ils me blessent, quand ils les réprimandent. Les saints écrivains, comme des
gardiens de Jérusalem, la cité sainte, qui est l'Eglise, recherchent les divers
sentiments qui animent les esprits, ils décrivent les passions particulières,
les bonnes moeurs et la maladie dont chacun est atteint pas une seule pensée de
l'esprit qui ait échappé à leur attention. Toutes les fois que je parcours
leurs écrits, je me regarde comme trouvé et saisi. Leurs exhortations sont des
traits qui me percent, elles me blessent, quand elles me font voir atteint de
mal ce que je croyais sain et entier. Leurs écrits enlèvent le voile de la
dissimulation, le nuage de l'ignorance ou de l'oubli, le manteau de la fausse
gloire. Ils dépouillent les âmes de cette dissimulation et de cette superbe
dont elles se couvrent comme d'une sorte de pardessus. En mettant à nu le fond
de ma conscience, ils m'arrachent un dehors de gloire faussement affectée. Il
m'est très-utile d'être ainsi rencontré par ces gardes, bien que je ne puisse,
au gré de mes désirs, trouver celui que j'aime. N'apercevant pas en moi de quoi
me réjouir, de quoi me reposer, l'amour m'excite, par ces feux, à désirer le
bien-aimé.
3. «Filles de Jérusalem, annoncez à mon
bien-aimé que je languis d'amour.» De moi-même, je n'ose pas approcher, je ne
puis prendre la liberté d'une telle familiarité. Jésus ne se donne pas encore à
moi voilà pourquoi je viens vers vous, ô filles de Jérusalem, je vous
sollicite, je vous confie mon intérêt, je remets entre vos mains l'affaire qui
m'occupe, annoncez-le à celui que j'aime. Il semble ne rien savoir, tant qu'il
se cache. Que les gardes dépouillent, que les filles annoncent, que les
docteurs exhortent, que les filles supplient. « Filles de Jérusalem, annoncez à
mon bien-aimé que je languis d'amour. » Annoncez-lui, répétez-lui: qu'un
souvenir fréquemment rappelé fléchisse son coeur. Déjà je suis dépouillée, déjà
moi-même j'ai ôté mes habits, je suis propre à revêtir celui que j'aime. Mon
âme privée de ses vêtements et inoccupée bride d'amour, « annoncez à mon
bien-aimé que je languis d'amour. » Mes frères, si les blâmes d'un docteur
paraissent vous toucher plus spécialement, atteindre expressément votre
conduite, mettre à nu les blessures de votre âme, enlever le manteau d'une
conscience aveuglée ou cachée: tirez-en occasion d'exciter en vous l'amour, et
non d'y nourrir la haine. Pourquoi s'offenser personnellement de ce qui est dit
généralement pour tous. Peut-être ce qui est prêché vous regarde en particulier,
mais votre nom n'est pas prononcé. Par suite d'une réprimande générale,
ressentez la sainte langueur de l'amour, et non la passion du murmure. Et si
vous n'éprouvez pas encore ce doux sentiment, il vous est bon, en attendant
qu'il se fasse sentir, d'être livré à la honte de vos fautes, d'éprouver les
tristesses de la pénitence, et les épouvantes du jugement qui ébranlent jusqu'à
votre chair. Roulez-vous dans votre chagrin, tant que l'épine vous déchire:
avouez votre péché, permettez qu'on vous arrache ce manteau trompeur qui
recouvre vos injustices: ne faites pas effort pour vous parer encore de cet
habit d'hypocrisie. Jésus ne viendra à vous que lorsque ce voile de tromperie
et de dissimulation que vous avaient tissu une certaine honte et là crainte de déplaire,
vous aura été enlevé. La confusion a couvert la face de votre conscience: ôtez
ce voile, remplacez-le par le mérite et le courage de l'aveu. Car le Seigneur
revêt la confession, non la sienne, évidemment, mais la vôtre. Il se regarde
comme orné de ce manteau, il vous le prend: donnez-le lui, qu'il le reçoive
comme un gage d'amour et un signe de réconciliation. Vous commencerez de
languir d'amour, quand d'abord les sentiments de la pénitence auront rendu
votre âme languissante. Alors les filles de Jérusalem vous recommanderont au
bien-aimé. Alors les esprits célestes et les âmes spirituelles, se réjouissant,
publieront que vous languissez d'amour.
4. Nous avons appliqué, dans de longs
commentaires, ce pointsage à l'état de pénitence; tout son ensemble semble
indiquer des sentiments plus élevés encore et en rapport avec la grâce que
réclame la dignité d'épouse. « Je l'ai cherché, » dit-elle, « et je ne l'ai pas
trouvé: je l'ai appelé et il ne m'a pas répondu: les sentinelles de la cité
m'ont rencontrée. » Elle cherche en méditant, elle appelle en priant; quand
elle écoute, elle est rencontrée par les docteurs, elle est frappée, elle est
blessée, elle est dépouillée. Et pour que rien ne manque dans cet ensemble,
elle est aidée par les recommandations des filles de Jérusalem, c'est-à-dire,
des saintes âmes. Remarquez ici quatre choses, soit en elle, soit autour
d'elle: la recherche, les voeux, les préceptes et les prières. Les «
investigations » de la méditation, les « voeux » formés par les désirs, les « préceptes
» donnés par les docteurs et les « prières » des saints. Les prescriptions des
docteurs et leurs exhortations ne sont-elles pas fréquemment reçues avec
profit, par ceux que pouvaient fatiguer une recherche inquiète ou une prière
faite avec application? Des voeux tardifs ne sont-ils pas stimulés souvent par
l'aiguillon de la parole? Et enfin à des foyers si ardents, les sentiments déjà
fervents s'enflamment encore davantage. « Les gardiens de la ville m'ont
rencontrée. » Les chefs, bons et prudents, se servent d'une façon de parler qui
va et vient presque à la manière des chasseurs, ils diversifient leurs paroles
selon les positions différentes des esprits auxquels ils s'adressent, ils
cherchent à toucher, à stimuler, à ébranler, afin que parmi leurs auditeurs, il
s'en trouve qui puissent dire: «les gardes de la ville m'ont rencontrée, ils
m'ont frappé et ils m'ont blessé. » Plus une âme est parfaite, plus facilement
elle est blessée; un cœur tendre sent plus vite le piquant des expressions.
Heureux l'esprit qui reçoit les traits si sublimes de l'exhortation, que ces
flèches trouvent accessibles à leurs blessures sans retomber, repoussés par la
dureté ou le manque d'intelligence ! Il ne faut pas lancer çà et là ces
javelots, ni en toute assemblée, mais là seulement où l'on pense se trouver des
esprits disposés que ne dépasse pas une doctrine si élevée. Ils sont semblables
à des éclats de foudre: ils frappent les sommets, évitent les bas fonds: ils
recourbent et frappent les cimes seulement.
5. Aussi l'épouse dit: « les gardiens de la
ville m'ont rencontrée, ils m'ont frappée, ils m'ont blessée, et ont enlevé mon
manteau. » ils ont enlevé ce manteau dont fut revêtu Adam en expiation de sa
chute, après qu'il eut été dépouillé de la splendeur de sa première innocence:
ils ont fait disparaître ces imaginations, qui, le revêtant d'une sorte
d'habit, gênaient au-dedans sa liberté; ils ont enlevé le voile des figures et
en ont apporté la réalité. Manifestée, nue et simple, cette vérité produit la
ferveur de l'amour. « Aussi, filles de Jérusalem, annoncez à mon bien-aimé, que
je languis d'amour. » La visite qu'on a aperçue, tant qu'elle ne plaît pas, ne
ravit pas et n'enflamme pas le coeur: avec quelle sincérité que l'on croie
jouir de son intelligence, on a un voile sur les yeux: c'est comme si on était
chassieux, comme si on avait une sorte de bandeau qui couvrit la tête. Aussitôt
que ce voile est arraché, la vérité éclate, elle brille; elle excite l'amour,
et celui, qui en éprouve les heureux effets pourra alors inviter les autres à
le féliciter, en leur disant: « Annoncez à mon bien-aimé que je languis
d'amour. » Voyez la Judée, tant que la vérité était sous (enveloppe de la loi,
tant qu'elle portait le voile de sa cécité, la crainte la pénétrait, dans son coeur
glacé, elle ne pouvait rien sentir et n'offrait aucun passage aux traits de la
charité. Mais lorsque, convertie au Seigneur, elle a déposé son bandeau, quand
ce manteau lui a été enlevé, alors elle a commencé à faire entendre les paroles
de cette confession glorieuse: «filles de Jérusalem, annoncez à mon bien-aimé
que je languis d'amour. » Pleine de gloire, en goûtant une douceur nouvelle et
inconnue jusqu'alors, elle invite les filles de Jérusalem à rendre grâce au
Seigneur, et elle excite, par son exemple, les âmes de sa nation. Aussi
entendez ce qu'elles répondent à son invitation: « Quel est votre bien-aimé? et
nous le chercherons avec vous. » Voyez comment, dans leurs désirs, elles
veulent avoir part à cette foi et à cette doctrine. Apprenez-nous quel est
votre bien-aimé et nous le chercherons avec vous. Faites-nous participer à tant
de grâces, afin que, languissantes d'amour, nous commencions à éprouver un vif
désir d'aller à sa recherche. Qu'il suffise d'avoir indiqué en peu de mots,
cette interprétation mystique.
6. Revenons à présent au pas qui nous a fourni
l'occasion de faire cette digression, quand nous parlions de l'utilité qu'il y
a à ce que le manteau soit enlevé. Notre pas de départ a été cette parole: « Ils
ont pris mon manteau. » Arrêtons-nous un peu en ce lieu, expliquons ce que
signifie ce manteau. Car ce n'est pas le simple manteau dont, même les saintes
âmes sont revêtues. Il est en effet un manteau qui est double, peut-être triple
et quadruple. Combien d'espèces de manteaux vous avons-nous montrées? N'est-ce
point aussi un manteau bien lourd et bien pesant, que la charge des âmes et le
souci de pourvoir à leurs besoins? Je vous exposerai avec plus de sentiment les
propres fatigues qu'il me cause. Je sais ce que c'est que d'être sous son
poids, moi qui ai reçu en partage une terre aride et un figuier stérile. Voilà
déjà bien des années que je viens, bien plus que je reste là, y cherchant du
fruit sans en trouver. Que de fois cet arbre a trompé notre espoir, trahi nos
efforts, et frustré notre attente? C'est avec raison que je donne à ce vêtement
de dessus le titre d'onéreux, il est d'autant plus pesant qu'il est moins
utile. Car les soins soit moins lourds quand l'abondance des revenus les
adoucit. Malheur à moi parce que les sentinelles, qui gardent la ville, ont cru
trouver en moi quelque chose qui a semblé me rendre digne de subir ce fardeau.
Ils m'ont frappé, ils m'ont blessé, ils m'ont enlevé mon manteau, et après
m'avoir criblé de coups, ils sont partis me laissant à moitié mort. Ils ont
enlevé mon manteau, le manteau de la lumière, l'habit de la joie, le vêtement
d'un amour brûlant. Que de fois je m'étais enveloppé tout entier dans ce
manteau, je m'étais réchauffé dans cette pourpre? A présent, dans mon esprit
tout le long du jour j'embrasse et je remue ce que saint Paul considère comme
du fumier. Voilà les manteaux doux et brillants qu'on m'a enlevés, pour m'en
imposer de pesants. Quand les ôtera-t-on de dessus mes épaules? Quand les
déposerai-je, si pourtant il m'est jamais permis de les quitter? Heureux jour,
où, dégagé et dépouillé de cet embarras, je vous inviterai avec plus de
liberté, ô filles de Jérusalem, à vous réjouir avec moi, où vous (qui n'avez
pas éprouvé la tristesse que je déplore en ce moment), rendrez grâce en sentant
renouveler en vous la langueur de la charité. Malheureux celui, qui, dépouillé
de ce manteau, est écrasé de chagrin et d'ennui sans languir d'amour. L'âme qui
est épouse, ainsi déchargée de la charge ou de la pratique de ce devoir si
rempli de sollicitude, n'éprouve pas la langueur du dégoût mais bien l'ardeur
de l'amour. Aussi, elle engage les autres à se réjouir avec elle et à rendre
grâce au bien-aimé.
7. L'Eglise primitive, cherchant Jésus-Christ
dans la Judée, ayant été repoussée, ne trouvant aucune place parmi ce peuple
ennemi, n'y rencontrant pas son Jésus, passa du côté des gentils: elle chercha
parmi eux, elle appela, et dans plusieurs d'entre eux, elle n'obtint et ne
reçut pas d'autre réponse qu'une réponse de mort. Car comment les princes ' de
ce monde, comme les gardiens de la ville, ne blessèrent-ils pas, ne
dépouillèrent-ils pas, ne déchirèrent-ils pas nos saints martyrs dès le début,
leur enlevant non seulement leurs biens, mais encore leur arrachant leur propre
chair? Au fond d'un tel abîme, au centre d'un tel déluge de tourments, la
flamme de l'amour ne s'éteignit pas en eux, mais au contraire ils en
ressentirent un redoublement qui les fit languir davantage. Car si vous leur
appliquez le passage que nous expliquons, ces accents, qu'ils expriment,
n'indiquent pas la plainte, mais plutôt la gloire: « ceux qui gardent les
murailles m'ont frappé, ils m'ont blessé, ils ont enlevé mon manteau. »
Pareillement, nous ne devons supporter avec peine que les gardiens des
murailles nous dépouillent de ce manteau de sollicitude inquiète ou
d'administration périlleuse ou mauvaise qui nous serre avec tant de gêne. Elie
jeta son manteau quand il était enlevé au ciel: (IV Rois II, 13.) Joseph
s'enfuit quand on le tenait: (Gen. XXXIX, 12.) l'épouse le porta quand on
l'enlevait. Ravi pour contempler la face du Seigneur, Elie jette le voile du
reflet et de l'image. Sentant la tentation, Joseph fuit comme de grandes
charges, les ornements du monde. Déchargée de tout soin, l'épouse goûte avec
plus de liberté les faveurs de l'époux.
L'intelligence est retenue comme sous un voile qui l'empêche de
contempler la pure vérité. L'amour est enveloppé du vêtement des honneurs et
des dignités qui l'entravent, en sorte qu'il ne peut marcher librement dans le
parti de Dieu. La sollicitude assombrit dans l'âme toute joie, l'imagination
l'obscurcit, les honneurs la mettent à l'épreuve. Dans la première de ces
choses, sont les ténèbres; dans la seconde, les charmes; dans la troisième, le
travail. Dans la première, une sorte de brouillard; dans la seconde, la
cupidité; dans la troisième, le souci. « Ceux qui gardent les murailles ont
enlevé mon manteau. » Excellents gardiens, ils ont bien connu à qui il fallait
enlever les empêchements qu'enfantent les soucis, l'âme qu'il fallait décharger
et rendre plus libre, pour trouver ses délices avec l'époux en jouissant de lui
et en le cherchant. Car souvent ce bien-aimé s'échappe, e t on ne peut courir
après lui qu'avec une âme bien dégagée. Ils ont distingué ces gardes vigilants,
ceux à qui il faut épargner les fardeaux, les angoisses et les chagrins de la
vie active, afin de leur permettre de courir avec plus de rapidité à la
rencontre du Verbe, afin de jouir de ses embrassements, ils savent à qui, par leurs
exhortations, il faut enlever le fardeau pesant. « Je me suis dépouillée de ma
tunique, » dit l'épouse.
8. C'est ce qu'elle avait dit dans les passages
qui précèdent; maintenant elle dit: « ils ont enlevé mon manteau. » L'époux se
découvre à la simplicité pure et sans mélange. Il se montre à ceux qui
s'adonnent d'un coeur libre aux soins de son amour. « Ils ont enlevé mon
manteau, » c'est comme s'ils disaient: pourquoi surchargée de soins
cherchez-vous le bien-aimé? qui vous a plongée dans ces ennuis! Si vous
n'abandonnez pas entièrement votre office, pourquoi n'en pas quitter, au moins
pour un moment, les sollicitudes? Nous n'attaquons pas le dévouement, mais nous
voulons que vous vous arrachiez à trop d'application. Ne déguisez pas sous le
nom de nécessité la grandeur du gain que vous désirez. Pourquoi laissez-vous
étouffer en vous, sous les préoccupations terrestres, un esprit qui était bon?
Pourquoi rivalisez-vous avec ceux qui, placés dans les honneurs, sont
semblables aux animaux, soupirent après les biens de la terre, les rongent, les
ruminent avec soin, les dévorent dans leur grande affection; et qui, placés
dans des postes élevés, se roulent dans la terre? Ne les imitez pas dans leur
ardeur, ne cherchez pas à commettre la même iniquité. N'est-ce point une
injustice et un grand renversement que de s'appliquer beaucoup aux choses de la
terre, et de négliger celles du ciel? Qu'avons-nous encore à dire quand ils ne
s'appliquent pas toujours à leurs affaires? Quand nous envoyons, sous prétexte
qu'il faut pourvoir aux nécessités, se dispenser du travail des mains, de la
méditation et de l'étude; vaquer au négoce plus qu'au repos, s'adonner à la
bouffonnerie des paroles plus qu'à la transcription de l'Ecriture Sainte, se
livrer à l'oisiveté plus qu'au travail? Oisifs, curieux et bavards, ils
parcourent les cellules des frères et les lieux où l'on travaille. N'imitez pas
les religieux qui travaillent ou se reposent de la sorte. Les loisirs qui vous
sont offerts ou que vous vous procurez, consacrez-les entièrement à l'exercice
de l'amour, à la méditation de la sagesse, au soin de courir après l'époux, ou,
si vous l'avez trouvé, à la joie de vous livrer à ses caresses. C'est par ces
exhortations, ou autres semblables que les gardiens des murailles ont enlevé mon
manteau. Ce sont ces sentinelles dont parle le Prophète Isaïe: « Sur tes murs,
Jérusalem, j'ai placé des gardes, ils ne se tairont ni le jour ni la nuit. (Is.
LXII, 6.) Pour nous, taisons-nous en ce moment: suspendons ce discours, payons
à Dieu le tribut de nos prières et de nos louanges, gardant le silence de la
bouche, mais chantant toujours d'esprit la gloire et les grandeurs du Seigneur
Jésus, le roi et l'époux céleste dans les siècles, des siècles.
Amen.
1. C'est un ordre convenable. Après les
exhortations des docteurs, l'épouse semble demander à ses compagnes les secours
de leurs prières elle ne les prie pas seulement, elle les supplie, elle les
conjure. « Je vous adjure, ô filles de Jérusalem, si vous trouvez mon
bien-aimé, dites-lui que je languis d'amour. » L'adjuration indique l'ardeur de
la prière. Les désirs violents ne se contentent pas du crédit de leurs mérites.
Pour ce motif ils implorent le concours de la prière des autres. L'humilité
parfaite a toujours une haute idée des mérites des autres. « Je vous en
supplie, ô filles de Jérusalem, » dit-elle, « si vous rencontrez celui que je
chéris.» Cette condition, ainsi exprimée, ne contient pas un doute, c'est une
attention de celle qui prie: en disant « si vous rencontrez, » cela veut dire,
quand vous aurez trouvé: si j'indique une condition qui paraît suspensive, ce
n'est pas que je doute du succès de votre recherche, c'est pour user d'une
retenue plus grande. Vous écoutez avec plus de calme une formule qui sent
l'incertitude, vous ne souffririez pas que l'on dit avec précision: quand vous
aurez trouvé le bien-aimé. L'épouse ne craint pas que ces saintes âmes prennent
en mauvaise part une prière qui paraît retenue par une condition incertaine:
elle connaît la modestie des filles de Jérusalem, elle connaît leur humilité,
elle sait qu'une indication précise les blesserait plus qu'une manière de parler
conditionnelle et incertaine. «Si vous le trouvez, » dit-elle. Je dis: « Si
vous le trouvez: » je ne dis pas: quand vous l'aurez trouvé. Je formule la
première de ces pensées, en voulant exprimer la seconde. Cette espèce de doute
ne vient pas de mon coeur, je parle de la sorte par égard pour les sentiments
de basse estime que vous avez de vous-même. « Si vous le trouvez, »
c'est-à-dire, quand vous le trouverez, souvenez-vous de moi, lorsque ce bonheur
vous arrivera: à ce moment heureux, souvenez-vous de dire et d'annoncer mon
amour au bien-aimé. Il ne faut pas insister davantage pour expliquer cet
endroit: je vous appelle, mes frères, à vos habitudes.
2. Souvenez-vous avec quelle humilité vous
sollicitez les uns des autres, avec instances et avec supplications, le
soulagement de vos prières: non que vous osiez prononcer que vous êtes
languissants d'amour: il est une autre langueur dont vous vous plaignez; ce
n’est pas de celle que cause l'amour que vous tirez gloire. Et si quelqu'un
pouvait sur l'heure s'en glorifier, il n'est pas expédient qu'il le fasse, dans
la crainte que ce vain orgueil ne lui fasse perdre ce qui produit sa gloire. Il
en est quelques-uns cependant qui, dans l'extérieur de leur conduite, et dans
les accents de leur bouche, ne peuvent cacher la langueur du saint amour qu'ils
portent en eux. Les lèvres de celui qui aime ne peuvent par moments s'empêcher
de trahir les sentiments que son coeur éprouve. Car pour la consolation des
autres, l'esprit de charité, qui remplit son intérieur, fait jaillir au-dehors
une parole secrète, et répand l'odeur de la grâce qui parfume le coeur. En ce
lieu, ce n'est pas l'épouse qui parle, c'est l'esprit qui parle en elle. Les
soupirs qui se font entendre dans les colloques sacrés, les sanglots qui partent
du fond des entrailles, les gémissements fréquents; tous ces signes ne sont-ils
pas comme des exhalaisons de l'esprit et de la grâce qui sont au-dedans? C'est
ainsi que se manifeste au-dehors la langueur causée par l'amour. Cette maladie
n'est pas cachée, quand le gémissement est entendu. Elle se révèle, quand elle
produit ces symptômes. Que dire de ces signes quand ils se font apercevoir?
N'ont-ils pas la force de provoquer l'admiration, et d'amener ceux qui les
voient à exprimer les sentiments de congratulation? Quand même la bouche se
tairait, la sainteté d'une vie pieuse éclate en prières. Elle commande l'estime
quand elle se révèle par des marques extérieures. Car lorsque je saisis en
quelqu'un cet amour céleste, est-ce que je ne me regarde pas comme supplié de
rendre à Dieu de vives actions de grâces pour lui? Quoi! je ne vanterais pas
avec de tendres prières cette langueur d'une âme que, manifeste un profond
gémissement? Je suis bien dur, si je ne favorise pas, avec toute l'instance
possible de mes Veaux, cette sainte et divine maladie dans mes frères; si je ne
la recommande pas au Seigneur par mes supplications, si je ne l'annonce et ne
la raconte pas au bien-aimé, à supposer que j'en trouve le moyen. Quoi !
aimeriez-vous mieux voir votre frère compter des vices que des vertus, sentir
des pertes plutôt que recevoir des dons; vous préféreriez le condamner plutôt
que le louer? Si vous ne vous sentez pas conjuré de le recommander à Dieu, vous
n'êtes plus une fille de Jérusalem, vous êtes un enfant de Babylone. Fille
malheureuse de Babylone, qui vous rendra ce que mérite un pareil sentiment? Car
on vous le rendra. Désapprenez à être fille de Babylone, quittez ces habitudes
barbares. Cessez de compter dans les saints les pertes plutôt que les dons de
la grâce. Contentez-vous de la malice qui vous les fait supputer. Ne les
annoncez pas au-dehors, ne les publiez pas devant vos compagnons. Car les
compagnons de l'époux ne vous prêtent pas l'oreille, si vous dites du mal de
l'épouse. L'époux, lui aussi, entend avec peine les propos qui attaquent son
épouse. A quelque personne que vous vous adressiez, c'est à l'époux que vous
parlez: car l'oreille de la jalousie entend tout. (Sap. I, 10.) Il est
téméraire de condamner l'épouse devant son bien-aimé: il préfère qu'on lui en
dise du bien., et il, accueille avec beaucoup plus de faveur les éloges qu'on
lui en fait.
3. L'épouse le sait: aussi elle dit: « Je vous
eu conjure, : filles de Jérusalem, si vous rencontrez le bien-aimé,
annoncez-lui que je languis d'amour. Annoncez-lui, » dit-elle, annoncer c'est
obtenir l'effet de la prière. Rappelez-vous comment se fait la prière dans les
habitudes de la vie humaine. N'est-ce point vrai que rappeler à un riche plein
de miséricorde la misère de quelqu'un, c'est le prier? C'est adresser une
sollicitation bien efficace que d'exposer modestement la faiblesse de celui qui
est opprimé, le malheur qui lui enlève ses biens, l'insolence des ennemis qui
l'attaquent. Exposer, dis-je, ces maux à un homme puissant, n'est-ce point le
fléchir par une sage prière, et l'engager à y porter remède? Que de fois dans
les Psaumes vous rencontrerez cette manière de prier? Dans l'Evangile, Marie
dit à Jésus: « Ils n'ont pas de vin. (Jean II, 3.) Elle ne prie pas son
Seigneur, elle ne commande pas à son Fils'; elle se contente de lui signaler le
manque de vin. C'est ainsi qu'il faut agir envers ceux qui sont bienfaisants et
portés à la libéralité. La grâce ne doit pas être demandée avec violence, il ne
faut que lui montrer l'occasion de se faire sentir. Vantez l'épouse à l'époux,
faites-lui l'énumération de ses qualités. N'est-ce point enflammer ses désirs,
n'est-ce point lui en faire sentir les aiguillons? «Annoncez à mon, bien-aimé.
» Lui annoncer, c'est le provoquer à rendre la pareille, l'exciter à ranimer
une âme qui languit d'amour. Il a préparé dans son coeur les consolations qu'il
se propose de distribuer, mais il attend d'être contraint par nos prières. Ce
qu'il fait, il le fera, si nous frappons à la porte de son coeur, avec plus de
promptitude et peut-être avec une abondance plus généreuse. Ce délai me cause
du tourment, peut-être me prépare- t il le comble de la consolation. Sollicitée
par des prières multipliées, rai bonté répandra avec plus de largesse les
consolations que j'attends. «Annoncez à mon bien-aimé que je languis d'amour. »
Annoncez-lui, vous à qui est ouvert auprès de lui un accès familier.
Parlez-lui, vous qui avez éprouvé combien languit le coeur qui aime, combien, à
l'instar de la mort, la charité est forte, combien la jalousie est durable à
l'imitation de l'enfer. « Je vous supplie d'annoncer à mon bien-aimé que je
languis d'amour.» Racontez-lui, et annoncez-lui, il écoutera votre voix et
comblera mes voeux. « Annoncez-lui que je languis d'amour. » Ce n'est pas
l'amour qui languit. c'est celui qui aime. Où se fait sentir l'amour, là se
fait sentir la langueur, si l'objet que l'on aime est absent. Quelle est cette
langueur, sinon une affection qui accable celui qui aime, à cause de
l'éloignement de celui qu'il chérit?
4. L'amour violent blesse à la fois le corps et
l'âme de celui qu'il atteint. Il abat les fougues du corps: il retient la joie
de l'âme. Il réprime les mouvements de la chair: il tempère la gaîté de
l'esprit par une certaine tristesse produite par le désir de revoir le
bien-aimé absent. La chair languit, quand son appétit est plus faible et moins
aiguisé, l'esprit languit, lorsqu'il est accablé par l'excès de l'ardeur de ses
désirs. Dans la langueur de la chair, il ne faut pas voir autre chose que ces
révoltes étouffées ou presque étouffées: la langueur de l'esprit est son
mouvement trop précipité. La chair n'est-elle pas très-affaiblie par cela même
que l'âme, se séparant de son amour, tourne ses affections d'un autre côté? La
révolte du corps ne se fait plus sentir, quand il supporte à peine les ardeurs
de l'esprit devenues trop brûlantes. Quelquefois même, il ne peut plus soutenir
le poids de l'âme, quand un amour trop enflammé épuise les puissances du cœur
embrasé de ces feux. Quelle est l'âme humaine assez forte pour en supporter la
violence, quand cet amour céleste fait éprouver ses secousses puissantes
M'époux, à un degré presque intolérable? Liquéfiée dans cette épreuve, l'âme se
fait elle-même, ne pouvant contenir l'excès de l'amour qui la dévore. Et ainsi,
leur aliment consumé et sur le pas de disparaître, les incendies de ce feu
commencent à se calmer. Et notre Dieu est un feu qui consume. (Deut. IV, 24.)
Il comprend parfaitement la force de ces paroles, celui qui éprouve avec plus
de force cette langueur, délecté, éprouvé, défaillant en la méditation de son
Dieu. O puissante et très-puissante force de la charité! Si elle n'est pas
tempérée, elle ne peut être soutenue. Energie vraiment puissante, quand elle a
saisi l'âme, elle l'empêche d'être maîtresse d'elle-même. Une fois enflammé
dans le coeur, ce feu court avec force d'une extrémité à l'autre: il opère ce
pourquoi il vient, il prospère; il croit, et ne s'arrête que lorsqu'il a rendu
l'âme défaillante. Car, de même que la langueur qu’éprouve le corps n'est pas toujours
d'égale intensité, mais fait ressentir parfois des impressions plus vives,
ainsi le sentiment de l'amour, encore que par un désir incessant il tende vers
le bien-aimé, conçoit des ardeurs plus vives, surtout au moment de la prière.
Celui qui éprouve cette affection languit, parce qu'un souffle enflammé passe
en lui, et il ne subsiste plus. Quand cette heure s'est écoulée, il peut dire:
« Filles de Jérusalem, annoncez à mon bien-aimé que je languis d'un amour qui a
liquéfié mon âme. Avant ce moment sacré, c'est la langueur qui se fait sentir,
et quand il expire, la langueur se change en liquéfaction. Voilà pourquoi,
lorsque vous priez, ne laissez pas votre esprit s'agiter à tout souffle, se
tourner vers des pensées étrangères; afin que lorsqu'il recevra cette
bienheureuse impression, il se replie vers elle pour en être plus pénétré, plus
sillonné en toutes manières et plus consumé. Car elle ne s'arrêtera pas qu'elle
n'ait parcouru et comme imbibé tout l'esprit de l'homme. Ainsi Daniel, l'homme
des désirs, languit après sa vision céleste, tellement qu'il ne resta pas de
forces en lui. (Dan. X, 8.) Cette émotion violente calmée, l'épouse revient à
un état de langueur plus supportable et plus selon la nature de l'homme,
langueur continuelle parce qu'elle est moins excessive. Si elle ne défaille pas
entièrement, elle se dessèche en aimant l'époux absent. Bonne langueur, sous
l'influence de laquelle l'affection charnelle se meut à peine. Autre chose est
qu'un mouvement impétueux de la chair, s'élevant avec violence, soit réprimé
par une force supérieure survenue à l'instant; autre chose que, languissant et
comme expirant, il fasse sentir les faibles atteintes d'une tentation pour
ainsi dire mourante.
5. Je connais encore d'autres langueurs
ennuyeuses et cependant toutes utiles: la langueur de la crainte, la langueur
de l'ennui, la langueur de la tristesse. Pourquoi ne serais-je pas consumé de
crainte et de chagrin au souvenir d'une vie passée dans le mai; de crainte, à
cause de la facilité que l'on trouve de se prendre aux pièges qui remplissent
le cours de l'existence; d'ennui, en passant des jours qui s'évanouissent comme
l'ombre. Car « tout homme vivant est une grande vanité. (Ps. XXXVIII, 6.) O
Seigneur, fasse le ciel que quelques filles de Jérusalem vous annoncent mes
langueurs, s'il s'en trouve en moi qui soient dignes de vous être rapportées.
Car il y en existe plusieurs qui ont besoin d'être guéries. O heureux
serais-je, si quelque centurion céleste vous disait: « Maître, mon serviteur
est couché dans ma maison saisi de paralysie, et il souffre beaucoup. Oh
Seigneur, si aussitôt vous répondiez: « Je viendrai et je le guérirai! (Matth.
VIII, 6.) Prononcez une seule parole et je serai délivré de tout mal. Vous êtes
présent par votre parole, vous qui êtes le Verbe. Il y aune, grande vertu pour
guérir dans cette parole, qui n'est autre que vous, Seigneur, et qui fait
sentir, par l'intermédiaire de vos amis, la vertu qu'elle tire de vous. Le
centurion le comprit, quand il dit: « Seigneur, dites seulement un mot et mon
serviteur sera guéri. Toute formule d'enseignement sera vide néanmoins, si vous
ne parlez pas au-dedans. Proférez une syllabe et ma langueur sera guérie;
peut-être qu'au son de votre voix une langueur se fera sentir en mon coeur,
pour que moi aussi j'ose dire, : « Filles de Jérusalem, annoncez à mon
bien-aimé que je languis d'amour. Voilà deux bonnes langueurs, soit celle qui
est violente et comme surexcitée, soit celle qui est tempérée et continue: avec
cette différence que celle-ci n'est pas durable en ce qu'elle retombe souvent
sur elle-même, s'élevant par l'ardeur d'un désir violent qui ne se retient pas.
Elle ne change pas jusqu'à ce qu'elle défaille de nouveau. Si ayant aimé un
moment, vous cessez ensuite, ce n'estpas de l'amour: si vous aimez et si
l'absence du bien-aimé ne vous fait pas sécher de regret en le sachant éloigné,
ce n'est pas de la langueur. Donc, pour que l'amour soit langueur, il lui faut
ces deux choses, et la continuation et la souffrance. « Annoncez-lui, » dit
l'épouse, « que je languis d'amour. « Ceux qui éprouvent des infirmités veulent
que leurs langueurs soient annoncées au médecin ceux qui sentent les coups de
l'amour désirent que l'on en fasse part à celui qu'ils aiment: les premiers
pour en être guéris, les seconds pour les augmenter et les renouveler. Désirez,
mes frères, cette langueur meilleure que provoque le désir du bien-aimé,
langueur que refait et console sa présence lorsqu'il se fait voir de nouveau,
lui, le Seigneur Jésus, époux de l’Eglise et de l'âme sainte, qui vit et règne
dans tous les siècles des siècles.
Amen.
1. « Quel est votre bien-aimé né du bien-aimé, ô
la plus belle des femmes? Quel est votre bien-aimé, puisque vous nous avez
adjurées de la sorte?» Ces interrogations si fortement accentuées paraissent
venir d'un grand sentiment d'affection. Je pense que la conversation avec
l’épouse a produit ou augmenté, dans les filles de Jérusalem, une langueur
semblable à la sienne. Dans le passage suivant, elles disent: « Où est allé
votre bien-aimé? Nous le chercherons avec vous. » Comme si elles disaient: Nous
le chercherons avec vous, et pour nous, voulant jouir de lui avec vous. Elles
ne disent pas: nous le chercherons pour vous, mais « nous le chercherons avec
vous, » désirant, elles aussi, avoir part à la joie de cette bienheureuse
rencontre. Ici, brille une grande humilité, soit dans l'épouse, soit dans les filles
de Jérusalem. L'épouse prie qu'on la recommande à l'époux: les filles de
Jérusalem demandent d'être instruites relativement à l'époux: et ces
démonstrations ne consistent pas en une simple formule; l'épouse emploie
l'instance la plus vive, et les filles de Jérusalem redoublent leur demande. Ce
n'est pas une marque de prière faible et tiède que ces adjurations et que ces
répétitions employées par ces saintes âmes. « Quel est votre bien-aimé issu
d'un bien-aimé, » disent-elles, « ô la plus belle des femmes? Quel est votre
bien-aimé parmi les bien-aimés, puisque vous nous avez adjurées de cette
manière? C'est avec fruit qu'on a adjuré des personnes animées de pareils
sentiments. Les conversations pieuse sont une grande utilité. C'est le Verbe
qui y règne, le Verbe qui produit la langueur de la charité et qui guérit celle
de l'infirmité. Le Centurion connut cette puissance du salut contenue en cette
parole, aussi il dit: « Prononcez un mot seulement. » (Matth. VIII, 8.)
2. Il est bon que les paroles soient prononcées;
il est bon néanmoins aussi qu'elles soient écrites. La parole s'envole et rien
ne peut la rappeler si l'écriture ne la fixe pas. L'écriture la rend visible et
durable quand vous le voudrez, vous demanderez à la page, le dépôt qui lui a
été confié. Le livre est un bon dépositaire, il rend en entier tout ce qu'on
lui a donné: lorsque cela vous plaira, vous le prendrez, vous lirez où vous
voudrez, vous vous y arrêterez tout le temps qu'il vous plaira. L'écriture
répare la mémoire et rétablit les souvenirs en représentant la parole. Vous lui
confiez en toute assurance les remèdes de la parole, elle les conserve sans
altération. Si la parole a la force de guérir lorsqu'elle est prononcée,
pourquoi ne l'aurait-elle pas lorsqu'on la lit? Si un bon effet est produit
quand vous la prononcez, pourquoi un résultat pareil ne serait-il pas obtenu,
quand vous la lisez? Que ma langueur ne soit pas guérie de cette manière. Voici
ce que c'est que parler; celui qui entend le premier ressent le bienfait de la
parole; mais la voix, qui retentit pour lui, n'arrive pas à la postérité, elle
n'atteint pas ceux qui sont éloignés: à l'instant où elle sonne, elle expire;
sa première vertu est épuisée aussitôt qu'elle a été saisie par l'oreille, un
silence éternel survient qui l'étouffe à jamais. Elle ne tombe plus sur une
bonne terre pour y produire du fruit. Le premier malade à qui s'appliquera ce
remède en sentira du soulagement; nul, autre ensuite n'en éprouvera la vertu.
Dans l'ancienne piscine, l'eau agitée, un seul infirme était guéri; (Jean V,
4.) En ce seul homme était signifiée la charité et non l'unité absolue. Après
le premier qui fut guéri on ne dit pas de cette fontaine: détruisez-la,
détruisez-la jusqu'aux fondements: qu'il ne reste pas vestige de ces eaux salutaires.
Le bon mouvement de l'eau. C'est l'examen et la discussion de la page sacrée.
Ce feuillet est bien remué, quand, par une sage étude, on s'efforce d'en tirer
un sens spirituel: il est pieusement agité, lorsque l'auditeur tire du profit
de son interprétation. De même qu'elle est un remède, la parole est aussi une
nourriture. Et comment dites-vous, périsse la nourriture que vous gagnez;
qu'elle ne subsiste pas? Cependant il ne faut pas indistinctement donner à tous
la permission de s'en servir: le mouvement de l'eau ne guérissait que lorsque
l'ange descendu d'en haut l'avait remuée. Cet ange, c'est celui dont les lèvres
conservent la science, et de la bouche duquel il est nécessaire de recueillir
la connaissance de ce qui est prescrit. Donc (et il faut le reconnaître) il y
aune grande utilité à écrire une doctrine salutaire: mais seulement lorsqu'on a
reçu la permission de tracer des livres de ce genre, et encore plus, quand
l'obéissance a commandé ce travail. Aussi il n'y a pas à blâmer la prudence de
nos anciens, qui en général ont prescrit le silence: l’abondance des
précautions ne nuit pas, de peur qu'accordée utilement à quelques-uns, la
permission d'écrire ne fût pour les autres l'occasion d'une présomption
téméraire, et de peur aussi qu'en s'occupant d'un travail non prescrit, on ne
négligeât celui qui était imposé.
3. Et pour en revenir à notre première pensée:
ces filles de Jérusalem sont grandement excitées par la conversation et les
supplications de l'épouse. Comment ne seraient-elles pas engagées à s'informer
de la beauté du bien-aimé, quand elles voient cette âme languissante et presque
mourante d'amour? La langueur d'amour qu'elles aperçoivent en elle enflamme
leur curiosité, et les porte à lui adresser des demandes. Voyant en effet le
violent amour auquel elle est livrée, elles se persuadent que la cause qui
provoque un sentiment si fort se trouve dans l'époux. Elles s'enquièrent avec
affection, elles veulent savoir quelle est sa beauté, elles ne peuvent
s'empêcher de croire qu'il ne soit admirablement beau; et des attraits de la
bien-aimée, ils tirent un argument en faveur de la beauté de l'époux. « Quel
est votre bien-aimé né d'un bien-aimé, ô la plus belle des femmes. » L'Église
est la plus belle des femmes, elle fait la beauté de chaque âme. Elle est la
plus belle, en elle se trouve tout charme et aucune laideur ne s'y montre. Car,
du côté par lequel les âmes appartiennent à l'Eglise, elles ne sont pas
difformes. S'il parait y avoir en elle quelque tâche, si quelques-uns de ses
membres semblent la salir pour un temps, on ne lui impute pas un défaut qui ne
dure pas. Après avoir été nettoyée de cette souillure, peut-être a-t-elle plus
de beauté que la tâche reçue ne lui avait occasionné de laideur. C'est donc à
juste titre qu'on la dit très-belle, elle qui possède toute splendeur et n'a
pas de laideur. De plus, en son sein, se trouvent un grand nombre d'âmes
fidèles et spirituelles, qui ne contractent pas de souillures, à cause de la
sainteté de leur vie, ou qui les ont expiées par une sincère pénitence. Elle
est très belle en une certaine manière, n'excellant pas au-dessus des autres,
mais n'excédant pas. Il n'y a pas, pour ainsi parler, d'excès, là où l'on
rentre promptement au centre. Elle est donc fort belle, revêtue d'éclat et de
joie, portant la lumière comme un vêtement. Elle est donc fort ravissante, elle
qui est ou la lumière, ou revêtue de la lumière, se trouvant, par la sainteté
de sa conduite, véritablement lumière.
4. « Quel est votre bien-aimé né d'un bien-aimé,
ô la plus belle des femmes, quel est votre bien-aimé? » Cette double
interrogation est pleine d'affection, et remplie de mystère. Que si on avait
dit: quel est votre bien-aimé né d'une bien-aimée, de même qu'on dit: « Quel
est votre bien-aimé issu d'un bien-aimé: » personne ne douterait que l'une de
ces demandes ne dût se rapporter à la génération qui vient du Père, et l'autre
à la génération qui est de la Mère. Dans chacune de ces naissances l'époux est
admirable et digne de tout amour; réunies en lui, elles augmentent toutes les
deux de beaucoup son étonnante grandeur. Il a l'une ou l'autre de ses deux
natures communes ou avec son Père ou avec sa Mère. Cette union lui est propre.
Ses propriétés personnelles se considèrent dans ses deux natures, parce que sa
personne se compose de leur réunion et de leur conjonction. Il est formé en
effet de deux natures, et néanmoins il se trouve dans elles: il est formé de
leur réunion et il est en chacune. En elles réunion, et non en chacune séparée,
est l'intégrité de ses attributs personnels, par laquelle il est à la fois
distant de son Père et de sa Mère. Ce n'est pas dans l'une ou l'autre, c'est en
ces deux natures conjointes qu'il est différent de son Père et de sa Mère, et
de toute autre personne qui n'est pas lui. En chacune d'elles et non dans
toutes les deux réunies, consiste sa nature essentielle secundum quid ou en
partie: simplement et par lui-même, il est Dieu comme son Père; simplement et
par lui-même, il est homme comme sa Mère possède la nature humaine. Il n'est
pas Dieu en partie et secundum quid; il n'est pas homme en partie et secundum
quid; aussi il est dit entièrement Dieu et entièrement homme: il n'est pas tout
ce qui est de lui, mais ce qu'il est lui tout entier: il n'est pas comme s'il
était Dieu en toute partie, et homme en toute partie, mais parce qu'il n'est
pas Dieu pour une partie, et homme pour une autre. Quand donc on le dit tout
Dieu et tout homme, cette expression exclut les parties, plutôt qu'elle ne les
indique toutes; elle marque la simplicité essentielle qui est en chaque nature:
non que chaque essence soit simple, mais parce qu'il est simplement chacune
d'elles. C'est pourquoi il a été dit qu'il avait extérieurement paru comme un
homme. (Phil. II, 7.) Parce que bien que l'humanité ne soit pas connaturelle à
la divinité, néanmoins, comme elle a été prise en la personne de Jésus, elle la
revêt et la couvre comme un habit. La nature humaine n'a pas de caractère
commun avec la nature divine, cependant les qualités propres à la nature
humaine se trouvent naturellement dans la personne de Jésus. Aussi il est dans
la nature de l'homme, que naturellement il est homme, vrai homme et vraiment
homme; vrai homme, à cause de la réalité de l'âme et de la chair humaine:
vraiment homme, car il est vraiment constitué par la chair et l'âme humaine,
formé d'éléments réels, vraiment composé d'eux, n'ayant pas seulement de vraies
parties de l'humanité, ou les ayant vraiment, mais existant vraiment par elles.
Ayant les qualités naturelles, et les ayant naturellement, de même que par nature,
Jésus est Dieu, de même, par nature et non pas seulement par l'extérieure
apparence, il est homme. De même donc qu'on dit que Jésus existe dans la vérité
de la nature divine, de même on croit que dans la vérité de la nature humaine,
il possède et possède naturellement les deux natures.
5. Aussi les filles de Jérusalem demandent
distinctement quel il est selon ses deux natures, quand elles veulent être
éclairées sur sa nature. « Quel est votre bien-aimé issu du bien-aimé? Quel est
votre bien-aimé? » Par la naissance divine, il est bien-aimé engendré de
bien-aimé, par la naissance humaine, il est devenu bien-aimé issu de la
bien-aimée. Avec cette différence que ce n'est pas tant lui qui est chéri de sa
mère, mais plutôt que c'est lui qui l'a rendue bien-aimée. Il possède tout ce
qu'a le bien-aimé engendré par le bien-aimé, mais il ne tient pas tout de la
bien-aimée; bien plutôt il a tout ce qu'elle a, le tenant de lui-même. Aussi,
après avoir d'abord demandé: « Quel est votre bien-aimé né d'un bien-aimé, »
les filles de Jérusalem n'ajoutent pas, « quel est votre bien-aimé né d'une
bien-aimée. Elles disent simplement: « quel est votre bien-aimé? » Elles
corrigent ce que leurs voeux désiraient de connaître au-dessus de leur
capacité, elles ramènent leurs questions à un pas de vue plus modeste. et plus
en rapport avec la faiblesse humaine. Nous pouvons donner l'un et l'autre sens
à ce pointsage, on y voit la demande posée deux fois à cause des deux natures
en Jésus-Christ, ou y voit la première de suite corrigée, comme trop relevée
par ces autres paroles: « quel est votre bien-aimé, ô la plus belle des femmes?
» La vérité de ce dogme que vous possédez sur la génération du bien-aimé issu
du bien-aimé, vous rend très-éclatante de beauté parmi tous ceux qui enseignent
dans les écoles. Cette foi vous purifie, elle vous embellit; par elle, vous
soutenez que votre bien-aimé est égal au bien aimé de qui il sort. Il est tel
qu'est celui de qui il est issu. Admirable égalité, admirable qualité. Cette
égalité c'est l'identité, la qualité c'est la substance. S'il y avait deux
natures, chacune souveraine, l'une dans le Père, l'autre dans le Fils, il y
aurait égalité, il n'y aurait pas identité; mais la nature divine n'admet pas
d'autre nature qui lui soit égale. Dans le Père et le Fils, est une qualité,
une par le nombre, une qualité substantielle, bien plus une qualité substance.
Ainsi, que le fils soit tel qu'est le père, est cela même que le père est en
existant. Tel est le père, tel est le fils: la même réalité est l'un et
l'autre, consubstantielle à chacun, et chacun a la même substance avec l'autre.
Substance gui ne donne pas seulement de subsister, mais qui est elle-même
subsistante, vivante, puissante, intelligente.
6. C'est ainsi que vous prêchez le bien-aimé né
du bien-aimé, c'est ainsi que vous le définissez. Si cela peut se faire,
donnez-nous la raison de cette vérité, et c'est assez pour nous. Montrez-nous
le Père, et il nous suffit. Comment saurons-nous quel est le bien-aimé sorti du
bien-aimé, si vous ne nous apprenez pas quel est ce bien-aimé, d'où il tire son
origine,? Mais ou bien cette connaissance n'appartient pas à la vie présente,
ou bien elle dépasse notre capacité actuelle: mais il nous suffit de croire que
le fils est tel que le Père. Bien que nous ne puissions comprendre quelle est
cette qualité, apprenez-nous quel il est selon l'humanité, par laquelle il est
bien-aimé né de la bien-aimée. Parlez, et dites quel est votre bien-aimé. Il
nous est agréable d'entendre derechef ce qui nous a été dit de lui. Répétez-nous
ce qu'il faut croire ou ce' que nous pouvons saisir d'un si doux sujet. L'un
comme (autre nous réjouit grandement; ce que nous ne pouvons comprendre ne
laisse pas que de nous ravir. Nous sommes saisis d'admiration et d'amour par la
même que nous vous voyons ainsi prise, ainsi saisie, ainsi enflammée. O quel
est-il? ô qu'il est aimable votre bien-aimé! lui dont l'amour grandit toujours
en vous, qui vous devient toujours le bien-aimé issu du bien-aimé, et mieux
encore, toujours le plus chéri de celui qui est excessivement aimé: c'est son
amour qui vous rend belle, le goût que vous avez éprouvé de lui, vous rend
avide de sa présence, et cette avidité. vous rend inquiète. Ces termes, dont
vous vous êtes servie pour nous conjurer, indiquent des désirs inquiets et
brûlants: « quel est votre bien-aimé né d'un bien-aimé, puisque vous nous avez
suppliés de la sorte? » Qu'il est beau, lui qui ne souffre en vous rien de
souillé; aussi il vous a rendu la plus belle des femmes. Qu'aimable et plein de
grâce est celui dont vous ne pouvez être un instant séparée, et pour l'amour
duquel vous nous adjurez de la sorte.
7. Je vous le demande, 8 filles de Jérusalem,
filles de cette Jérusalem terrestre, pourquoi n'adressez-vous pas à l'Eglise
ces demandes réitérées? Pourquoi négligez-vous d'apprendre cette double
naissance du Christ que vous refusez de croire? Pourquoi ne vous sentez-vous
adjurées par l’Eglise quand elle apporte contre vous les témoignages de vos
écritures auxquelles vous avez foi, quand elle réunit sous vos yeux, les grâces
des esprits qui défendent la foi et les actes des martyrs qui ont versé leur
sang pour la défense de cette même foi? Pourquoi ne vous sentez-vous pas
conjurées par l'Eglise, par les cérémonies si expressives qu'elle accomplit;
parles formules plus pénétrantes qu'elle emploie; par les récompenses plus
élevées qu'elle espère; par les yeux plus étroits par lesquels elle s'est
établie. La discipline qui est plus étroite,. la doctrine qui éclaire
davantage, le rite qui est plus prompt à frapper, une vertu plus éminente,
pouvaient vous exciter au zèle, provoquer votre affection, et obtenir le même
effet que l'adjuration, pour enflammer vos désirs. Mais un temps viendra (car
il n'est pas encore arrivé) où, converties au Seigneur, on enlèvera de vos
yeux, le voile de l'ignorance et de la dissimulation. Alors, devenues comme
sensibles sous l'influence de l'esprit du Seigneur que vous aurez reçu, vous
éprouverez la vertu de ces supplications: excitées alors par une sainte curiosité,
vous répéterez avec avidité ces questions, vous direz: « Quel est votre
bien-aimé, né d'un bien-aimé, ô la plus belle des femmes? Quel est votre
bien-aimé, puisque vous nous avez adjurées de la sorte? » Le temps du retour
des Juifs, mes frères, n'est pas encore venu, le nôtre est toujours prêt.
Aussi, laissant de côté les discours qui sentent la frivolité ou la fraude,
célébrons dans nos réunions cette réciprocité d'étonnements, d'interrogations.
8. Plaise au ciel que vous soyez du nombre de
ces filles. que vous désiriez connaître ces dogmes sacrés; fasse le ciel que je
sois une épouse, à qui vous puissiez demander des connaissances si élevées. O
mère bienheureuse, celle qui mérite qu'on lui dise: o la plus belle des femmes!
Oui, bienheureuse, si elle conserve sans atteinte, une beauté si grande. « Les
Nazaréens, » dit le prophète, « sont plus éclatants que la neige, plus blancs
que le lait, plus rouges que l'ivoire vieilli, plus beaux que le saphir. Leur
visage a été noirci plus que le charbon. » (Thren. IV, 7.) Grande louange
assurément, mais malheureux changement! La pureté de la neige, la blancheur du
lait, la rougeur de l'ivoire vieilli, la limpidité et la beauté du saphir, sont
couvertes de noir. « Leur visage a été noirci plus que le charbon, on ne les a
pas reconnus sur les places. » Ils ne sont pas déjà distingués sur les places,
comme des Nazaréens. Je garderai le silence sur les autres. Regardez les hommes
que notre ordre a produits, combien leur nom était admirable par toute la terre
! Au début, quand à peine on les voyait dans les places publiques, aussitôt ils
y étaient reconnus par un certain signe de sainteté qui les accompagnait. Les
religieux maintenant ne se distinguent par aucune marque de la profession
religieuse, aucune différence ne les sépare de ceux du dehors, ou bien celle
qui existe entre eux est extrêmement faible. Aussi ils ne sont pas discernés
comme Nazaréens. La fréquentation des places publiques fait perdre leur couleur
de Nazaréens, et leur donne une apparence d'étrangers. La couleur excellente a
été changée: les pierres du sanctuaire ont été dispersées à l'entrée de toutes
les places publiques. (Ib. 1.) Aussi on ne les a pas reconnus. On ne retrouve
pas en eux leur blancheur native, leur éclat, leur rougeur et leur beauté. Quoi
que signifient ces termes, ils désignent une grande beauté: « Aussi ils ne sont
pas connus dans les places publiques » Ces couleurs sont celles des Nazaréens,
et sont aussi celles de l'épouse et de l'époux. Car l'épouse en parle en ce
lieu, et elle dit: « mon bien-aimé est blanc et rouge. » Tel est notre
Nazaréen: la nuance, à quoi est comparée la couleur des Nazaréens, la couleur
de l'épouse lui est aussi comparée. Elle est en effet une Nazaréenne, se
dévouant au Seigneur Jésus, vrai Nazaréen, à qui elle s'est consacrée et
qu'elle a épousé: quand nous rencontrons une âme de ce genre, louons sa beauté,
ayons recours à son habileté: « quel est votre bien-aimé, issu d'un bien-aimé,
ô la plus belle des femmes 9' Quel est votre bien-aimé, puisque vous nous avez
ainsi adjurées? Mais qu'elle fasse entendre déjà elle-même les louanges du
Seigneur Jésus qui vit et règne dans tons les siècles des siècles.
Amen.
1. « Mon bien-aimé est blanc et rouge, choisi
entre mille. » L'épouse remet à un temps, mais à un temps rapproché, le soin de
chercher son bien-aimé, interrompant sa poursuite afin d'instruire ses filles.
Elle suspend ses jouissances pour vaquer aux choses nécessaires; ce n'est pas
sans charité cependant„ qu'elle repasse en sa mémoire les louanges de son
époux. Elles sont douces à sa bouche, ces tendres louanges. Pieuse mère et
tendre épouse, elle instruit ses filles et vante celui qu'elle aime. Vraiment
prudente, elle tient préparés et entassés à profusion, les éloges qu'elle fera
de son époux.. Elle les connaît en détail, elle les a repassés en son esprit,
et ils sont à sa disposition quand elle voudra les proférer. Profondément
gravés en son souvenir, chacun d'eux entraîne son amour. La couleur, la tète,
les cheveux, les yeux, les joues, les lèvres, la main, les entrailles, les
cuisses, les pieds, le gosier, tout est symboliquement décrit dans les louanges
qu'elle fait de son bien-aimé. Et comme pour conclure, en résumant tout dans un
mot: « il est tout désirable, » dit-elle, et pour qu'en ses mérites, elle
trouve des aliments à son amour: « tel est, s'écrie-t-elle, « mon bien-aimé,
c'est lui qui est mon ami. » En tout ceci, voyez la doctrine de l'épouse, voyez
sa dévotion et sa diligence, soit pour chercher l'époux, soit pour instruire
les filles de Jérusalem, soit pour rappeler les louanges de celui qu'elle
chérit. Elle supplie avec instance, elle répond avec sûreté, elle symbolise
avec art, elle distingue avec précision, elle parcourt succinctement, elle
touche sommairement, et j'ignore si elle exprime suffisamment. Ce que je sais,
c'est qu'elle conclut avec affection: « tel est mon bien-aimé, c'est lui qui
est mon ami. » Grande est l'étendue de ses louanges, très grand l'amour de
celle qui les prononce.
2. Passons maintenant en revue chacun des
détails qui compose l'éloge de l'époux. « Mon bien-aimé est blanc et rouge, il
est choisi entre mille. » C'est là un singulier mélange de couleurs, qui, par
l'opération; divine, dans la seule personne de Jésus-Christ se sont réunies,
non pas pour n'en former qu'une seule, mais pour se rencontrer en lui seul. O
époux plein de grâce et extrêmement aimable, en qui la génération divine fait
éclater la blancheur, et la nature humaine, la pourpre! Là, c'est Jésus qui est
la lueur de la lumière éternelle (Sap. VII, 26.) c'est lui qui est né, non du
sang ordinaire, non de la volonté de la chair, non de la volonté de l'homme,
mais bien du sang de la vierge Marie, et en lui il n'est rien de cette rougeur
dont parle le prophète Isaïe: « si vos péchés sont comme le vermillon, ils
deviendront blancs comme la laine. » (Is. I, 18.) La blancheur de la laine et
la rougeur du vermillon ne vont pas ensemble, et ne sont pas compatibles. Il
est une autre rougeur qui se trouve avec la blancheur dans le vêtement de
Jésus. « Pourquoi, demande Isaïe, « votre vêtement est-il rouge? » (Is. LXIII,
2.) Le vêtement du Seigneur Jésus, à raison de son origine virginale, brillant
par l'innocence et la pureté de la sainteté, à cause de la passion qu'il a
volontairement subie, s'empourpre avec plus de convenance dans les sentiments
affectueux de ceux qui croient en lui. Quelle est cette couleur rouge qui ne
manque pas du désir d'être blanchie? « Ils ont lavé leurs vêtements, » dit
l'Apôtre, « et les ont blanchis dans le sang de l'agneau. (Ap. VII, 14.)
3. Cette rougeur a trouvé la blancheur dans mon
Jésus, elle ne l'a pas produite: en nous, elle la cause, elle ne la rencontre
pas. Recouverte de la teinte du sang de notre origine et de notre propre
iniquité, elle change sa rougeur en blancheur, purifiant les cœurs' par la foi.
C'est par la foi en effet que nous avons été blanchis dans le sang de
Jésus-Christ. Il rougit bien ce sang répandu pour nous, s'il enflamme dans
votre âme des sentiments réciproques de l'amour. Il s'empourpre bien pour vous,
si vous voyez éclater à vos yeux, dans ce sang qui coule, l'excessive charité
de votre Dieu. Car c'est ainsi que Jésus a aimé son épouse, jusqu'au pas de la
laver dans son sang. La charité a la couleur du feu, c'est elle qui rend pour
moi le Seigneur Jésus tout empourpré. En lui la vérité luit, et la charité
jette ses vives couleurs. « Mon bien-aimé, » dit l'épouse, « est blanc et
rouge. » Pourquoi ne serait-il pas blanc? Dieu est lumière, et en lui il ne se
trouve pas de ténèbres. Pourquoi ne serait-il pas rouge? Car Dieu est un feu,
et il est venu allumer des flammes sur la terre. S'il vous communique la
lumière de l'intelligence, il est blanc pour vous: mais s'il n'enflamme pas
votre âme, s'il ne l'excite pas à l'amour, vous ne le sentez pas rouge. Il a
bien en lui les deux couleurs: mais il ne vous les fait voir que lorsque vous
en ressentez les effets en vous. Si vous êtes épouse, désirez en recevoir le
mélange de votre bien-aimé, de manière à devenir blanche et rouge,
c'est-à-dire, pure et embrasée. Car de même qu'il a le pouvoir de purifier, il
possède pareillement la puissance d'enflammer. Qui s'approche de lui se
rapproche du feu.
Fin des sermons de
l'abbé GILLEBERT, sur le cantique des cantiques. Surpris lui aussi par la mort,
il n'en put achever l’exposition.