Thomas d’Aquin et la femme
On ne risque pas
d’étonner ses lecteurs en disant que les propos de Thomas d’Aquin sur la femme
ne font pas l’unanimité. Certains l’ont même accusé de ne pas comprendre les
femmes[1], et même d’être misogyne. À
cette opinion, j’opposerais celle d’un thomiste patenté, Étienne Gilson :
« Thomas d’Aquin s’y connaissait en chiffons. » Pas étonnant, car il n’est
pas né dans une étable, mais dans un château, celui de son père, chevalier de
Frédéric II. Un bref rappel de son jeune âge me semble opportun.
À l’âge tendre de
cinq ans, son père le conduisit au monastère du Mont-Cassin ; pour lui
comme pour Frédéric II, c’était un placement politique à long terme. Ils
voulaient que Thomas devienne moine et prenne un jour la direction de cette
abbaye prestigieuse et stratégique. L’abbé du Mont-Cassin avait rang
d’archevêque. Il dirigeait spirituellement les évêchés du sud de l’Italie (qui
faisaient partie du royaume de Sicile) et traitait d’égal à égal avec
l’archevêque de Sicile (l’île cette fois, d’où Frédéric II dirigeait son
empire, le Saint-Empire romain germanique). Le Mont-Cassin était à la frontière
du Saint-Empire et des États pontificaux ; un abbé fiable était une pièce
maîtresse sur l’échiquier.
Mais, en 1239,
les hostilités sont au plus fort entre le pape et l’empereur. Le pape
l’excommunie et l’empereur, pour se venger, chasse du monastère les moines qui
ne sont pas de son royaume. Les huit qui restent ne suffiraient pas à la tâche
de s’occuper des enfants, que l’on renvoie chez leurs parents. D’ailleurs,
cette pratique, compromise par les abus qu’on imagine facilement, fut plus tard
interdite par l’Église.
Né à la fin de
1224 ou au début de 1225, le jeune Thomas a 15 ans, à quelques mois près, en
1239. L’abbé du Mont-Cassin convainc ses parents d’envoyer leur fils à l’université de Naples – un studium, selon le vocabulaire de
l’époque –, pour qu’il y étudie les arts libéraux et la philosophie. Il passera
cinq ans à Naples. Y découvrir Aristote fut important dans sa vie, mais la découverte
des frères prêcheurs (dominicains) fut de beaucoup plus importante. Le genre de
vie que cet ordre proposait le séduisit. Il renonça à la carrière que Frédéric
II et sa famille avaient planifiée pour lui et frappa à la porte des
dominicains.
Pendant que
ceux-ci le conduisaient en toute hâte à Rome, dans les États pontificaux, pour
le soustraire à la colère de l’empereur, sa mère le fit enlever par deux de ses
frères et ramener au château ; puis, assistée de ses filles – son mari
était décédé –, elle tenta, pendant plus d’une année, de le faire changer
d’idée mais sans succès. C’est pendant ce séjour que ses frères, pensant que la
chair de ce gros garçon était faible, firent appel à une jeune femme
ravissante, mais elle fut éconduite par le jeune colosse armé de quelque chose
de brûlant tiré de la cheminée. Pour économiser un miracle, on peut penser
qu’il empoigna un rondin dont un bout n’était pas encore enflammé.
En 1245, on
libéra le prisonnier ; mais, pour ménager la susceptibilité de l’empereur,
la libération prit l’allure d’une fuite : une corde attachée au sommet de
la tour, un grand panier et la descente sous la surveillance de ses sœurs
complices, who engineered his escape (Chesterton).
Thomas d’Aquin eut donc l’occasion d’observer de près, sinon de vivre, la vie
de château ; de plus, quand il fut devenu dominicain, sa nièce Françoise le
reçut plusieurs fois au château de Maënza, où il aimait aller se reposer.
La recherche de la vérité doit partir du
doute
Ceux qui veulent
découvrir la vérité, a recommandé Thomas d’Aquin bien avant Descartes, doivent
commencer par bien douter : volentibus
investigare veritatem contingit « prae opere », idest ante opus
« bene dubitare[2]. »
On répond donc au désir qu’il a exprimé en rapportant d’abord quelques témoignages
qui accréditent l’opinion de ceux qui le décrivent comme un sombre médiéval
misogyne, a dark mediaeval misogynist[3].
D’abord l’opinion
de la théologienne allemande Uta Ranke-Heinemann : « La femme ne doit
son existence qu’à une erreur, un dérapage dans le processus de création humaine ;
elle est un homme raté, elle a un défaut de fabrication[4]. » À la page suivante,
elle parle de « la femme, réduite au rôle de “ pot de fleur ” pour
semence masculine ». Je dirais plutôt « pot à fleur » car la fleur
y sera plantée par le mâle. Enfin : « Les femmes ont donc toutes un
échec derrière elles dès leur naissance. Elles sont par essence un échec »
(Ibid., p. 213). « La femme
est un produit de substitution qui se manifeste en cas d’échec du premier
dessein de la nature, ayant l’homme pour objectif. Elle est un homme entravé
dans son développement. Cette femme “ avorton ” est cependant prévue
d’une certaine manière dans le plan divin, non pas au premier, mais au second
degré, ou de quelque manière que ce soit puisqu’elle “ est prédisposée à
la procréation ” [5]. »
Dans la Somme théologique, traduite en français
et annotée par F. Lachat au XIXe siècle, la phrase
litigieuse : Femina est mas
occasionatus est ainsi traduite : « Le Philosophe, De Generat. Anim., appelle la femme un
accident ou un amoindrissement de l’homme » (Ia, q.
Jean Delumeau
consacre à la femme le chapitre X de
Dans un article
intitulé « Le statut de la femme dans le droit canonique médiéval »,
René Metz, professeur à l’Université de Strasbourg, affirme en toute sérénité : « Pour saint
Thomas, la supériorité de l’homme sur la femme est certaine ; à la suite
d’Aristote, il estime que la femme est un mas
occasionatus. La génération d’une femme est l’effet d’une déficience ou
d’un hasard : Femina est aliquid
deficiens et occasionatum[7]. »
Enfin, un dernier
exemple et non le moindre. En 1962, année où il devint cardinal, Léon-Joseph
Suenens, archevêque de Malines-Bruxelles, publie Promotion apostolique de la religieuse, dans lequel il affirme,
entre autres, que les canonistes, certains théologiens et des orateurs sacrés
ont fait de la femme « une sorte de mineure à perpétuité. Saint Thomas
lui-même a suivi trop servilement en ce domaine son maître Aristote[8]. »
Je pense que le
doute est bien installé dans les esprits : Thomas d’Aquin n’est pas un
champion de la cause féminine, ni un aspirant. Cherchons donc humblement ce
qu’il est, car il arrive, dit Thomas d’Aquin, que la vérité apparaît à un
collaborateur moins savant que le chercheur. C’est pourquoi il pense qu’il est
préférable que le sage ait des collaborateurs, même s’ils sont moins savants
que lui : Melius [est] sapienti,
quod habeat cooperatores circa considerationem veritatis, quia interdum unus
videt quod alteri, licet sapientiori, non occurrit[9].
« Femina
est mas occasionatus »
Venons-en à la
courte phrase sur laquelle ont achoppé maints traducteurs ou commentateurs,
dont les gens cités ci-dessus : « Femina
est mas occasionatus. »
Comme elle est attribuée à Aristote (Ia, q.
La phrase
litigieuse se trouve dans le traité De
Il faut remarquer
d’abord qu’Aristote ne parle pas de la femme mais de la femelle, thêlu, et du mâle, arren. De plus, Aristote dit que la femelle peut être considérée
« comme », ôsper, un mâle mutilé.
Dans la phrase litigieuse, le « comme » a été escamoté ; l’auteur de la
traduction latine affirme sans nuance : Femina est mas occasionatus. Un sicut
aurait été le bienvenu. Le Lexicon
latinitatis medii aevi de A. Blaise attribue les sens suivants au mot occasionatus : « 1) causé
occasionnellement ; 2) imparfait, manqué. » Les traducteurs ont le choix,
mais il est certain qu’occasionatus
ne signifie pas « mutilé ».
Ce que Thomas d’Aquin en savait
Le père Chenu,
o.p., nous apprend que « saint Thomas ne connaît efficacement ni ne
pratique l’original grec, quoique certaines allusions supposent des rencontres
occasionnelles avec le grec[11]. » Son traducteur
principal est un confrère, Guillaume de Moerbeke, o.p., ancien évêque de
Corinthe, qui connaît bien le grec (Ibid.,
p. 31, 33, 128, 184). Oublions le texte grec et ses diverses traductions et
arrêtons-nous à la traduction latine que Thomas d’Aquin avait sous les yeux :
Femina est mas occasionatus (Ia, q.
Voici
l’explication que donne Thomas d’Aquin de cette petite phrase. Les trois premiers mots sont faciles à
traduire : La femelle est un mâle… Occasionatus
est plus difficile à rendre en français ; le lexique de Blaise présente trois
choix. L’explication de Thomas d’Aquin facilitera peut-être la décision. Il considère
la femelle de deux points de vue différents : 1) en regard de la nature
particulière du mâle qui engendre ; 2) du point de vue de la nature
universelle. À mon grand étonnement, des auteurs prestigieux comme ceux que
j’ai cités n’ont pas considéré ce deuxième point de vue. Or, du premier point
de vue, femina est mas
occasionatus ; mais, du second
point de vue, femina non est
mas occasionatus. Des auteurs cités, seule Uta Ranke-Heinemann a considéré
les deux points de vue.
Du
point de vue de la nature particulière du mâle qui engendre, la femelle est
quelque chose de déficient et d’accidentel, c’est-à-dire hors de l’intention :
femina est aliquid deficiens et
occasionatum. L’explication est bien simple – l’ovule n’a été
découvert qu’au XIXe siècle. Au temps de Thomas d’Aquin, comme au
temps d’Aristote, on pense que la vertu active contenue dans la semence du mâle
tend à produire un être semblable à soi, sibi
simile, parfait selon le sexe masculin, perfectum
secundum masculinum sexum. Certains ont traduit : parfait comme le
sexe masculin. Non ; Thomas d’Aquin dit secundum
et non sicut. Être parfait secundum masculinum sexum, c’est être parfait conformément
au sexe masculin ; en prenant le sexe masculin comme modèle. Perfectus, en latin, signifie d’abord
terminé ; parfaire un travail, c’est le terminer. Est parfait ce à quoi il ne
manque rien de ce qu’il doit avoir dans le genre de sa perfection : Perfectum est cui nihil deest secundum modum
suae perfectionis (Ia, q.
À ses yeux de
mâle, quand un mâle engendre une femelle, quelque chose n’a pas fonctionné,
quelque chose a fait défaut, car il était censé, selon les connaissances de
l’époque, produire un être semblable à soi, sibi
simile. Dans le cas de la semence animale, comme dans le cas de n’importe
quelle autre semence, trois raisons peuvent expliquer la déception du semeur :
la mauvaise qualité de la semence, propter
virtutis activae debilitatem, la mauvaise qualité de la terre, propter aliquam materiam indispositionem, ou
une cause extérieure, vel propter aliquam
transmutationem ab extrinseco. Parmi les causes extérieures susceptibles de
compromettre le rendement d’une semence végétale, on compte la sécheresse, une
surabondance de pluie, le gel, un ouragan, etc. Dans le cas de la semence
animale, Thomas d’Aquin reprend l’explication d’Aristote : les vents du
sud, qui sont humides[12]. Aristote demandait aux
bergers de vérifier son hypothèse. On a le droit de rire : en science,
chaque siècle se moque du précédent, a fortiori chaque millénaire. Il ne faut
quand même pas rire à gorge déployée, car il y a des gens qui disent comment
placer le lit dans la chambre à coucher.
Thomas d’Aquin
vient de considérer la phrase litigieuse : Femina est mas occasionatus, du point de vue de la nature
particulière du mâle qui engendre. De ce point de vue, il est d’accord avec l’énoncé.
Mais il va le considérer maintenant d’un autre point de vue, celui de la nature
universelle, et il va arriver à la conclusion contraire : Sed per comparationem ad naturam
universalem, femina non est aliquid occasionatum. Pourquoi ?
Parce que la femelle est voulue par la nature pour assurer la propagation de
l’espèce. Or, l’intention de la nature universelle vient de Dieu, auteur de la
nature universelle. C’est pourquoi, en instituant la nature, instituendo naturae, il a produit non seulement le mâle mais également la
femelle (Ia, q.
Le sens d’occasionatus apparaît assez bien. La
femelle n’est pas qualifiée de mâle occasionatus
quand elle est objet d’intention de la nature universelle ; elle est un mâle occasionatus quand elle n’est pas objet
d’intention, comme c’est le cas de la nature particulière du mâle qui engendre
une femelle alors qu’il devait normalement, selon les connaissances de
l’époque, engendrer un mâle. Cela se produit quand survient une cause qui « fait
déraper le processus », comme a bien vu Uta Ranke-Heinemann :
mauvaise qualité de la semence, mauvaise qualité de la terre, ou quelque autre
cause venant de l’extérieur. Le produit de la génération est alors accidentel,
il résulte d’un accident de parcours. L’objectif que le mâle avait en vue a été
raté et, par accident, c’est une femelle qui est engendrée. Dans le De Veritate, q. 5, a. 9, sol. 9,
Thomas d’Aquin dira que la génération d’une femelle est entièrement due au
hasard, omnino a casu. À cet endroit,
il parlera du sexe masculin comme étant le plus parfait, qui perfectior est, mais il ne fournit aucune explication. Il
faudra y revenir.
Critique des auteurs qui ont semé le doute
dans les esprits
Les auteurs que
j’ai cités ci-dessus – Uta Ranke-Heinemann, Jean Delumeau, René Metz, F.
Lachat, les traducteurs du Cerf et Léon-Joseph Suenens – traduisent tous femina par « femme ». Dans mon
dictionnaire latin, le premier sens du mot femina,
c’est « femelle », par opposition au mâle, et non femme. Dans son traité De
Lachat aurait dû
demander à un de ses collaborateurs de préciser la référence et de lire le
texte même d’Aristote. Pierre Louis le fait et sa traduction ressemble peu à celle de Lachat,
qui ne pouvait pas employer le mot « mutilé » parce que le mot grec
que Pierre Louis traduit ainsi avait été rendu par occasionatus, qui revêt un autre sens, comme nous avons vu. De
plus, Aristote ne considère pas la femme comme un « amoindrissement de
l’homme » ; il dit même que, « chez l’homme, il y a plus de mâles que
de femelles à naître avec des défectuosités naturelles[13]. » La défectuosité,
dans le cas de la génération d’une femelle, elle est dans le processus et non
dans le produit, car la femelle, en l’occurrence, est parfaite secundum modum suae perfectionis, comme
il a été dit (Ia, q.
Les traducteurs
du Cerf font dire à Aristote, puisqu’ils donnent la référence au traité De
Quant à Delumeau,
s’il rapporte fidèlement l’opinion des médecins de la Renaissance, il n’y a
rien à dire ; mais il déraille quand il ajoute : « La science
médicale du temps ne fait que répéter Aristote revu et corrigé par saint Thomas
d’Aquin[14]. » Thomas d’Aquin n’a
pas « revu et corrigé Aristote » : il a travaillé à partir d’une
traduction dans laquelle le mot « mutilé » ne figurait pas. Il dit
comment il faut interpréter le mot occasionatus
(Ia, q.
Dans l’article
intitulé « Le statut de la femme dans le droit canonique médiéval »,
René Metz ne devrait pas, lui non plus, parler de la femme mais de la femelle.
Puis ce n’est pas « à la suite d’Aristote » que Thomas d’Aquin
considère la femelle comme un mas
occasionatus. Pour Aristote, elle était « comme un mâle mutilé »[15]. Pour savoir ce que Thomas
d’Aquin entend par un mas occasionatus,
il fallait lire attentivement la réponse à l’objection qu’il formule (Ia, q.
Cependant, René
Metz aurait pu citer le De Veritate, q.
Dans Promotion apostolique de la religieuse, le
cardinal Suenens commettait ces deux
paragraphes :
« Certains
théologiens, tout comme des orateurs sacrés, ont emboîté le pas pour faire de
la femme une sorte de mineure à perpétuité. Saint Thomas lui-même a suivi trop
servilement en ce domaine son maître Aristote » (Op. cit., p. 64). Suenens cite ensuite Ia, q.
« Par
rapport à la nature particulière, la femme est quelque chose de déficient et
d’accidentel… » D’abord, il ne s’agit pas de la femme mais de la femelle. Suenens
omet le pourquoi que donne Thomas d’Aquin : Quia virtus activa quae est in semine maris intendit producre sibi
simile, perfectum secundum masculinum sexum. C’est ce qu’on pensait à
l’époque d’Aristote. Suenens continue : « Si c’est une fille [femelle]
qui naît, c’est à cause de la débilité du principe générateur, ou à cause d’une
imperfection de la matière préexistante, ou aussi à cause d’une transformation
produite du dehors, par exemple par des vents du midi chargés d’humidité, comme
le dit Aristote » (Op. cit., p.
64). « Les mâles sont produits en
plus grand nombre quand le vent est du nord que quand il est du sud, car les
corps sont plus humides sous le vent du sud[17]. » Ce qui étonne, c’est que le cardinal Suenens
ne considère pas, lui non plus, l’autre
point de vue, celui de la nature universelle. Pourtant, Thomas d’Aquin revient
souvent sur la distinction pour lui capitale entre ce qui est naturel à
l’espèce et ce qui est naturel à l’individu : Ia-IIae, q.
Je termine par la
colorée Uta Ranke-Heinemann ; elle est la seule des auteurs cités qui
considère les deux points de vue de Thomas d’Aquin. Cependant, elle le fait et
l’exprime à sa façon bien spéciale. Thomas d’Aquin effectuerait quelques corrections.
D’abord, il ne s’agit pas de la femme et de l’homme, mais, comme j’ai dit et
répété, du mâle et de la femelle, c’est-à-dire de l’étalon et de la jument, du
taureau et de la vache, du bélier et de la brebis… ; car, dans son traité De
J’ai essayé de
mettre en lumière la distinction entre ce qu’Aristote a dit, ce que Thomas
d’Aquin en connaissait et l’interprétation qu’il en a donnée dans le cas de la
phrase célèbre : Femina est mas
occasionatus (Ia, q. 92, a. 1, obj. 1) ; Aristote avait dit :
« La femelle est comme un mâle mutilé[18]. » Beaucoup de lecteurs
ont escamoté le « comme » et rares ceux qui ont remarqué que Thomas
d’Aquin considérait deux points de vue.
La femme devait-elle être faite de
l’homme ?
Après le débat
ardu auquel nous venons d’assister, Thomas d’Aquin se pose la question plus
légère de savoir si la femme devait être faite de l’homme, ex viro, parce qu’il lisait le récit de la création comme s’il
s’agissait d’un récit historique (Ia, q.
Mais Thomas
d’Aquin était fixiste, ou créationniste comme on dit aussi. C’est pourquoi, après
nous avoir expliqué comment il comprenait la phrase litigieuse : Femina est mas occasionatus, il se
demande si la femme devait être faite de l’homme, ex viro, comme on dit d’une statue qu’elle est faite de marbre, ex marmore. Inutile de préciser que
l’homme dont il s’agit, c’est Adam ; la femme, c’est Ève. La question :
Ève devait-elle être faite d’Adam, ex
Adamo ? Oui, répond Thomas d’Aquin, et il en donne quatre raisons de
convenance (Ia, q.
Primo, en faisant
Ève d’Adam était attribué au premier homme de l’humanité la dignité d’être, à
la ressemblance de Dieu, le principe de toute son espèce, comme Dieu est le
principe de tout l’univers, ce qui fait dire à saint Paul que Dieu « d’un
être unique fit tout le genre humain » (Actes 17, 26). Saint Paul feint d’ignorer
le rôle d’Ève. Thomas d’Aquin parle plutôt de deux principes de notre origine « naturelle »,
le mâle et la femelle (IIa-IIae, q.
Secundo, afin que
l’homme aimât davantage la femme et s’attachât à elle de façon plus
inséparable, sachant qu’elle a été produite de lui, ex se. C’est pourquoi il est dit dans
Tertio, parce que,
comme dit Aristote[23], le mâle et la femelle, mas et femina, s’unissent, chez les
humains, non seulement pour les besoins de la génération et de l’éducation,
comme chez les autres animaux, mais aussi pour la vie domestique, qui comporte
certaines activités pour l’homme et d’autres pour la femme ; dans la vie
domestique, l’homme est le chef de la femme, caput mulieris. D’où il convenait que la femme fût formée de
l’homme comme de son principe. Cet argument ne vaut que pour la première femme,
Ève.
Il est intéressant
de lire ce que dit Aristote à ce sujet. « Entre l’homme et la femme
l’affection mutuelle semble être un effet de la nature. L’homme, par nature,
est plus porté à vivre par couple qu’en société politique, d’autant plus que la
famille est antérieure à la cité et plus nécessaire que cette dernière, et que
la reproduction est commune à tous les êtres vivants. Toutefois, pour les
autres êtres, l’union ne va pas plus loin [que la reproduction], tandis que
l’homme ne s’unit pas seulement à la femme pour la procréation, mais encore
pour la recherche de ce qui est indispensable à l’existence ; en effet, dès
l’union conclue, les travaux sont répartis, les uns revenant à l’homme, les
autres à la femme. Tous deux se prêtent aide mutuellement et mettent en commun
les avantages propres à chacun ; il s’ensuit que l’utile se trouve joint à
l’agréable. Cette union pourra même être fondée sur la vertu, à la condition
que les deux membres soient honnêtes ; chacun a son mérite propre et pourra
tirer de ce fait du plaisir » (Ibid.,
VIII, leçon 12, 7).
Thomas d’Aquin
commente ce texte sans réticence[24]. Quand il reprend l’idée
d’Aristote, à savoir que les travaux sont répartis entre l’homme et la femme,
il ajoute : certains conviennent au mari, par exemple ceux qui sont exécutés
à l’extérieur, ea quae sunt exterius
agenda – la guerre et les travaux des champs –, et certains à l’épouse comme filer ou tisser et les autres
travaux qui se font dans la maison. Thomas d’Aquin conclut que l’amitié
conjugale n’est pas seulement naturelle, comme chez les autres animaux où elle
est ordonnée à l’œuvre de nature qu’est la génération, mais elle est de plus
économique en tant qu’elle est ordonné à la suffisance de la vie domestique. Elle
procure en outre le plaisir dans l’acte de génération, comme chez les autres
animaux. Enfin, si l’épouse et le mari sont vertueux, leur amitié peut être en
vue de la vertu. Il y a en effet une vertu propre à l’un et à l’autre, c’est-à-dire
au mari et à l’épouse, par laquelle l’amitié devient agréable à l’un et à
l’autre. Et ainsi il est évident qu’une amitié de cette nature peut être en vue
de la vertu, en vue de l’utile et en vue du plaisir.
Ici, il faut
attirer l’attention sur le mot amitié.
Dans
Lors d’une séance
de questions quodlibétiques, de quolibet,
un participant avait demandé à Thomas d’Aquin si la vérité était plus forte
que le vin, le roi et la femme (q.
Une étonnante
voire choquante affirmation. La question 92 de
Selon
Thomas d’Aquin, célibataire servi en tout par des célibataires, ce que la femme
fait dans le mariage, mis à part sa collaboration à l’œuvre de la génération,
aurait été mieux fait par un autre homme que par une femme. Mais si Yahvé avait
donné à Adam un autre homme pour l’aider, le précepte : « Croissez et
multipliez-vous » aurait été vain ; les deux mâles auraient pu remplir la
terre, mais la remplir d’animaux. Yahvé n’avait pas le choix : il fallait
qu’il donne à Adam une femelle. Mais il lui en a fait oublier les inconvénients,
qu’Adam ignorait d’ailleurs, ne les ayant pas vécus, en la faisant plus belle
que le mâle – que je sache, il n’y a que chez les humains que la femelle est
plus belle que le mâle ; en mettant dans le mâle humain une quasi
irrésistible inclination à l’union des sexes (Ia-IIae, q.
La côte d’Adam, première côte levée !
Après avoir
essayé de nous convaincre, par des raisons de convenance, que la femme devait
être tirée de l’homme, fieri ex viro, Thomas d’Aquin se demande ensuite
tout naturellement – je ne dis pas naïvement – si la femme devait être formée
d’une côte de l’homme : Utrum mulier debuerit formari de costa viri (Ia,
q. 92, a. 3). Costa viri, ce n’est pas une côte de l’homme au
sens où le mot homme englobe les deux sexes, mais une côte du mâle, vir,
c’est-à-dire d’Adam, qui avait été préalablement créé « du limon de la
terre », comme dit
Dans la
question, Thomas d’Aquin emploie le verbe devoir, debere ; mais,
dans la réponse, il emploie le verbe convenir. Quant au mot costa,
il peut signifier côte ou côté. Ici, il lui donne le sens de côte ; dans
son commentaire de la première lettre de saint Paul aux Corinthiens, il parlera
de côté. Certains ont pensé qu’il s’agissait non d’une simple côte d’Adam, mais
d’un côté, latus. À cette croyance,
ils rattachaient l’expression « douce ou chère moitié » que les hommes
emploient pour désigner leur épouse ou la femme de leur vie.
Yahvé Dieu se rend à l’évidence : « Il n’est pas bon que l’homme
soit seul. Il faut que je lui fasse une aide qui lui soit assortie »
(Genèse 2, 18). Mais, avant de la faire, il « modela encore du sol toutes les
bêtes sauvages et tous les oiseaux du ciel, et il les amena à l’homme [Adam]
pour voir comment celui-ci les appellerait : chacun devait porter le nom
que l’homme [Adam] lui aurait donné. L’homme donna des noms à tous les
bestiaux, aux oiseaux du ciel et à toutes les bêtes sauvages ; mais il ne
trouva pas [parmi tous ces êtres : camelles, juments, lionnes, vaches,
ourses…] l’aide assortie à l’homme. Alors Yahvé Dieu fit tomber une torpeur sur
l’homme, qui s’endormit. Il préleva alors une de ses côtes et referma la chair.
De cette côte, il façonna une femme et l’amena à l’homme. » Tout excité, Adam
s’écria : « Pour le coup, c’est l’os de mes os et la chair de ma
chair ! Celle-ci sera appelée “ femme ”, car elle fut tirée de
l’homme, celle-ci » (Genèse 2, 19-23). La traduction de la Bible publiée
chez Bayard, Médiaspaul diffère quelque peu : « C’est elle cette
fois, os de mes os, chair de ma chair. C’est elle la femme qui de l’homme est
prise » (Genèse 2, 23). On ne dirait pas que les traducteurs avaient le
même original sous les yeux. Et c’est ainsi qu’ils se sont mérité le
qualificatif de traîtres : Traduttore,
traditore.
On ne peut pas glisser sur « de cette côte, Yahvé Dieu façonna une
femme ». Il n’a pu faire d’une côte d’Adam tout le squelette d’Ève. Le
Genèse ne dit pas non plus qu’il y avait de la chair attachée à la côte. Dieu a
dû opérer quelques miracles : multiplier la côte, créer de la chair, de la
peau, du sang, des nerfs, des cheveux, un peu de poil. Il s’ensuit qu’il est un
peu excessif de dire que Dieu façonna une femme d’une simple côte d’Adam. En la
voyant, Adam aurait dû s’écrier : « Voilà les os de mon os » et
non l’os de mes os. Passons : le récit est allégorique.
Thomas d’Aquin voit deux raisons qui justifient cette façon d’agir de Yahvé
Dieu. Comme la seconde ne nous apprend rien de la conception thomiste de la
femme, je vais m’en tenir à la première. Elle provoque d’assez longs
commentaires. Il convenait que la femme fût formée d’une côte d’Adam pour
signifier qu’entre l’homme et la femme doit régner une union de société, socialis
conjunctio. En effet, la femme, mulier, ne doit pas dominer l’homme,
vir ; c’est pourquoi elle n’a pas été formée de la tête, non est
formata de capite. Elle ne doit pas non plus être méprisée par l’homme et
lui être soumise comme une esclave, serviliter subjecta ;
c’est pourquoi elle n’a pas été formée des pieds, non est formata de pedibus.
Du récit pour lui historique de la création (Ia, q.
L’union entre l’homme et la femme doit être une union sociale, socialis
conjunctio, vient de préciser
Thomas d’Aquin. Le nom dérivé de socialis, c’est socius au
masculin, socia au féminin. Dans son Économique,
Xénophon loue le rôle de la femme : « Une femme qui est une bonne
associée de son mari vaut autant que lui pour le bien de la maison »
(chap. 3, n. 15). Thomas d’Aquin insiste sur la distinction entre ancilla, socia et domina dans son commentaire
de la première lettre de saint Paul aux Corinthiens. La femme n’a pas été
formée des pieds de l’homme comme une servante, ancilla, ni de la tête
comme une maîtresse, domina, mais du côté, de latere, comme une
compagne, socia (n. 321). Comme il est alors question de relations
charnelles, il conclut de là que ni l’un ni l’autre des conjoints ne peut, de
son propre arbitre, pratiquer la continence. S’il y a lieu d’interrompre les
relations sexuelles, la décision doit se prendre d’un commun accord, pour un
temps déterminé et pour une fin légitime (n. 324). De ce point de vue, une
égalité parfaite doit régner entre les conjoints. Et il me semble que le Coran
donne trop de pouvoir à l’homme : « Les femmes sont votre champ.
Cultivez-le de la manière que vous entendez » (Sourate II, 223).
Thomas d’Aquin ne veut pas d’une femme servilement soumise à l’homme, serviliter
subjecta, comme il a été dit. Dans le latin classique, l’adverbe serviliter
signifie « à la manière des esclaves » ; mais, au temps de
Thomas d’Aquin, le mot servus ne doit plus être traduit par esclave,
avertit Régine Pernoud. Le servus
antique, c’est l’esclave ; le servus médiéval, c’est le serf. Le
mot dérive de servus, lui aussi, mais il n’a plus la même
signification : l’esclave est une chose ; le serf est un être humain[26].
La femme ne doit pas être serviliter subjecta à l’homme, elle ne doit
pas l’être comme une servante, ancilla, encore moins comme une
esclave ; elle est une socia, une associée.
Augustin (décédé en 430), dont l’influence a été prédominante dans
l’Église, jusqu’à ce que Thomas d’Aquin (décédé en 1274) le supplante, trouve
que saint Paul a tout à fait raison. Selon lui, il est dans l’ordre de la
nature – dont Dieu est l’auteur – que les femmes servent les mâles, ut
serviant feminae viris. « Qui
ignore que la femme doit servir son mari comme on sert un maître [27] ? »
À plusieurs
reprises, dans Les Confessions seulement,
Augustin revient sur l’attitude de la femme envers son mari. Par exemple, il
nous apprend que sa mère, « bien que valant mieux que son mari, se
soumettait à lui et, ce faisant, elle obéissait à Dieu qui veut que la femme
obéisse à son mari » (Op. cit., I, chap. 11). Dès que sa mère eut
atteint pleinement l’âge nubile, elle fut donnée à un homme qu’elle servit
comme un maître, veluti domino (Op. cit., IX, chap. 9).
« Maintes femmes qui avaient des maris plus doux que le sien portaient
néanmoins des marques de coups qui les défiguraient. » La mère d’Augustin
leur rappelait, sur le ton plaisant, que, du jour où elles s’étaient entendu
lire ces tablettes qu’on appelle « tablettes du mariage », elles
auraient dû voir là un document qui faisait d’elles des servantes [c’est ancilla
qui est rendu ici par servante ; il ne s’agit donc pas d’une
esclave] (Ibid.).
Il est évident
qu’en ce qui concerne les relations de l’épouse avec son mari, Thomas d’Aquin
diffère beaucoup d’Augustin. Il le citera souvent dans son œuvre, car Augustin
était, au temps de Thomas d’Aquin, le docteur officiel de l’Église, mais il ne
commentera aucun de ses ouvrages.
L’image de Dieu dans l’homme
Après avoir parlé de la production de la
femme, [mulier, opposé à vir], Thomas d’Aquin considère la fin ou
le terme de la production de l’homme, [homo, incluant les deux sexes].
L’homme, créé par Dieu, l’a été à son image et à sa ressemblance, comme dit
Dans son Décret, le moine italien Gratien tient, vers 1140, ces propos qui
discréditent bêtement la femme : « La femme n’a pas été faite à
l’image de Dieu. […] D’où l’on comprend pourquoi la loi a voulu que les femmes
soient soumises aux hommes et que les épouses soient les servantes de leurs
maris[29]. »
Quand Tertullien accusait la femme d’avoir « défiguré l’image de Dieu
qu’est l’homme » (Ibid.),
on peut conclure que, par l’homme, il entendait bien le mâle. D’ailleurs, saint
Paul avait dit : « L’homme, vir,
est l’image de Dieu, tandis que la femme, mulier,
est la gloire de l’homme » (I Co 11, 7).
Thomas d’Aquin avait donc
quelques adversaires de taille à terrasser. Il entreprend le combat par un
appel à Augustin : « Où il y a image, il y a nécessairement
ressemblance ; mais où il y a ressemblance, il n’y a pas nécessairement
image » (83 questions, q. 74). D’où il est évident que la
ressemblance est comprise dans la notion d’image, puisqu’il y a ressemblance
quand il y a image. C’est comme si l’on disait : où il y a égoïne, il y a
outil ; mais où il y a outil il n’y a pas nécessairement égoïne : ce peut être rabot ou marteau. Il est évident
aussi, d’après la citation d’Augustin, que l’image ajoute quelque chose à la
notion de ressemblance : l’image est la reproduction ou la représentation
d’une autre chose, elle est ex alio expressa. Ce dernier mot, expressa,
vient du verbe exprimere, qu’on traduit rarement par exprimer. On
peut le rendre par représenter, reproduire. Le dictionnaire latin que j’ai sous
la main donne les exemples suivants : reproduire (exprimere) en or
les images des dieux ; imiter (exprimere) les ongles au naturel ; être
le portait de (exprimere) son père, etc. En effet, on appelle image un
être qui est fait à l’imitation d’un autre. C’est pourquoi un œuf, si semblable
et égal qu’il puisse être à un autre œuf, n’est pas dit à son image parce qu’il
n’en est pas la reproduction. Mais, si on place un œuf sur une table et qu’on
demande à des élèves de le dessiner, leurs dessins seront des images de l’œuf
proposé comme modèle.
L’égalité n’est pas comprise dans la notion
d’image, et Thomas d’Aquin fait de nouveau appel à Augustin, qui dit, à
l’endroit cité ci-dessus : « Là où il y a image, il n’y a pas
nécessairement égalité. » L’égalité est cependant essentielle à l’image
parfaite ; car, à l’image parfaite, il ne doit rien manquer de ce qui
appartient à la réalité qu’elle reproduit. Thomas d’Aquin se demande si l’image
de Dieu est dans l’homme : Utrum imago Dei sit in homine. Il ne dit
pas in viro, l’individu de sexe masculin, mais in homine, homo
désignant l’individu humain de l’un ou de l’autre sexe. La preuve qui suit vaut
donc autant pour la femme que pour l’homme.
Aux objecteurs de sa thèse, il oppose la
parole de
À ceux qui soutiennent que
l’image de Dieu se trouve également dans les êtres privés de raison (Ia, q.
Les expressions qui exaltent
l’intelligence foisonnent chez Thomas d’Aquin. En voici quelques-unes. C’est
par l’intelligence que nous ressemblons le plus à Dieu : Deo autem
maxime sumus similes secundum intellectum[31].
L’intelligence est ce qu’il y a de
plus fondamental, principalissimum[32],
et de meilleur dans l’homme, in homine optimum[33]
; rien dans la création n’est plus noble ni plus parfait que l’acte de
l’intelligence : Nihil nobilius et perfectius in creaturis invenitur
quam intelligere[34].
Enfin, le sage aime et
honore l’intelligence, que Dieu aime le plus parmi les choses humaines : Sapiens
enim diligit et honorat intellectum, qui maxime amatur a Deo inter res humanas[35].
L’image de Dieu dans la femme
Thomas d’Aquin s’est ensuite
demandé si l’image de Dieu est en tout homme, in quolibet homo (Ia,
q. 93, a. 4). En lisant les objections, on voit qu’il entend
dissiper le doute répandu dans certains esprits par trois textes de saint Paul
portant sur la femme, les futurs damnés et les pécheurs. J’ai titré :
« L’image de Dieu dans la femme » ; mais, en fait, Thomas
d’Aquin ne soulève pas la question de savoir si l’image de Dieu est « dans
la femme », in muliere, car, en prouvant que l’image de Dieu est
dans l’homme, in homine, il prouvait du même coup qu’elle était dans la
femme, puisque la femme est un individu de l’espèce humaine, individuum
humanae speciei (Ia, q. 93, a. 4, obj. 1).
Mais, de saint Paul, venait une
première objection qui semblait refuser à la femme la qualité d’image de Dieu
et qui justifiait la précision que Thomas d’Aquin allait apporter :
« L’homme est l’image de Dieu, tandis que la femme est l’image de l’homme
– Vir est imago Dei, mulier autem est
imago viri » (I Co 11, 7). Cependant, ce texte de saint Paul, que
Thomas d’Aquin avait sous les yeux, ne se trouve verbatim dans aucune
des versions que j’ai en main. Dans
Aucune de ces traductions ne
dit expressément que la femme est « l’image de l’homme », imago
viri. S’en approche le plus celle
qui présente la femme comme le reflet de l’homme, l’image réfléchie de l’homme.
C’est cependant l’expression : la femme, image de l’homme, que
Thomas d’Aquin avait sous les yeux dans la première objection à la question
soulevée : L’image de Dieu est-elle dans tout homme ? La question ne
porte donc pas uniquement sur la femme. C’est pourquoi il dit « en tout
homme », in quolibet homine, et non in muliere.
En latin, homo
comporte la même ambiguïté que homme en français : il peut
signifier un être humain de l’un ou l’autre sexe, et il peut signifier un
individu de sexe masculin ; c’est le contexte qui permet de trancher. Dans
les Satires de Juvénal
(~ 55 – ~ 140) une femme déclare: Homo sum (VI, 284). Homo y
est traduit par « créature humaine », mais il est évident que Juvénal
n’a pas pensé à la création en employant homo ; on pourrait donc
traduire par « homme », que le
Petit Robert définit ainsi : « Être (mâle ou femelle)
appartenant à l'espèce animale la plus évoluée de
Avant de commenter
l’objection tirée de saint Paul au sujet de la femme, Thomas d’Aquin va prouver
que l’image de Dieu est dans tout homme, in quolibet homine, donc aussi
dans la femme, puisque la femme est, comme il a été rappelé ci-dessus, un
individu de l’espèce humaine, individuum humanae speciei (Ia,
q. 93, a. 4, obj. 1). La preuve sera courte. Seules les
créatures douées d’une intelligence sont, à proprement parler, à l’image de
Dieu (Ia, q. 93, a. 2), et cette faculté est commune à tous les
hommes, omnibus hominibus. Il ne dit pas omnibus viris.
Tous les êtres humains ont une âme spirituelle, douée d’une intelligence par
laquelle ils sont à l’image de Dieu.
En réponse à saint Paul qui
affirme – selon le texte que Thomas d’Aquin avait sous les yeux – que l’homme (vir)
est l’image de Dieu, et que la femme (mulier) est l’image de l’homme (vir),
Thomas d’Aquin commence par rappeler que l’image de Dieu se trouve autant dans
la femme que dans l’homme en ce qui concerne principalement, principaliter,
la notion d’image, à savoir la nature intellectuelle. Et il invoque
Au principalement, principaliter,
qu’il a employé ci-dessus, il oppose un quantum ad aliquid secundarium, c’est-à-dire
quant à quelque chose de secondaire, l’image de Dieu se trouve dans l’homme, in
viro, d’une façon qui ne se vérifie pas dans la femme. Car l’homme, vir,
est principe et fin de la femme, comme Dieu est principe et fin de toute créature,
omnis creaturae. L’homme,
c’est-à-dire le premier homme, Adam, a été principe de la première femme, Ève,
parce qu’elle a été faite d’une de ses côtes (Ia, q. 92, a. 2). Ce cas est
unique dans l’histoire : c’est la seule femme qui a été faite d’une côte
de son mari. Mais comment peut-il ajouter que l’homme est la fin de la
femme ? La fin de la femme, de l’homme et de toutes les choses, c’est
Dieu. Thomas d’Aquin le prouve dans la Somme
théologique : Dieu est la cause finale de tous les êtres (Ia, q.
Mais il ne commente pas
l’objection qui disait que la femme est l’image de l’homme. Il utilise une
autre traduction : « L’homme est l’image et la gloire de Dieu, tandis
que la femme est la gloire de l’homme. » Thomas d’Aquin ne reprend pas
l’expression mulier est imago viri
qui constitue pourtant l’objection. Il justifie ainsi que « la femme est
la gloire de l’homme » : « Ce n’est pas l’homme qui a été tiré de la
femme, mais la femme de l’homme, et ce n’est pas l’homme qui a été créé pour la
femme, mais la femme pour l’homme » (I Co 11, 8-9).
Il avait
d’abord dit que l’homme est la fin de la femme, vir est finis mulieris ; maintenant il dit que la femme a été créée
pour l’homme, vir non est creatus propter
mulierem, sed mulierem propter virum (Ia, q.
La femme interdite d’enseignement public
« Je ne permets pas à la
femme d’enseigner, ni de dominer l’homme, nec
dominari in virum » (I Tim 2, 12), affirme saint Paul, qui aime bien les
femmes, mais qui les prend pour ce qu’elles sont à ses yeux et pour ce qu’elles
étaient en son temps. Dans une de leurs prières, les mâles juifs bénissaient
Dieu, entre autres, de ne pas les avoir fait naître femmes[36].
L’historien juif Flavius Josèphe renchérissait :
« La femme, dit la Loi, est inférieure à l’homme en toutes choses. Aussi
doit-elle obéir, non pour être violentée mais pour être commandée, car c’est à
l’homme que Dieu a donné la puissance » (Ibid). La puissance ? J’y reviendrai. Au début du XXIe siècle, il y a encore des pays où la naissance d’un
garçon est plus appréciée que celle d’une fille ; il y en a même où l’on recourt
à l’avortement dès que l’on apprend que le fœtus est de sexe féminin.
Thomas d’Aquin a fondé sur
trois raisons l’interdiction d’enseigner que saint Paul a signifiée aux femmes
(IIa-IIae, q.
La femme est interdite
d’enseigner en public d’abord et principalement, primo et principaliter, à cause de la condition du sexe féminin,
qui doit être soumis à l’homme, viro,
comme il est annoncé dans la Genèse : « Ton mari dominera sur
toi » (3, 16). Or, enseigner et convaincre publiquement dans l’assemblée ne
relève pas des sujets mais des supérieurs, des prélats. Cependant, les hommes
qui ne sont pas supérieurs peuvent remplir cet office par commission parce
qu’ils n’en sont pas empêchés par la sujétion naturelle du sexe, comme le sont
les femmes, mais par quelque cause accidentelle. Secundo pour que le cœur des
hommes ne soit pas séduit. En effet, il est dit dans l’Ecclésiastique (9, 11, Vulgate)
: « Les entretiens des femmes incendient
comme un feu ; Colloquium illius
quasi ignis exardescit. » Tertio
parce que, généralement, communiter,
les femmes ne sont pas parfaites en sagesse, non sunt in sapientia
perfectae, de sorte qu’il ne convient pas de leur confier l’enseignement
public de la doctrine.
Je ne suis certes pas sévère
en qualifiant ces arguments de peu contraignants. D’abord, la « sujétion
naturelle » du sexe féminin au sexe masculin est affaire de muscles plus
que de raison. « Le nez de Cléopâtre : s’il eût été plus court, toute
la face de la terre aurait changé », prétend Pascal[38].
Et moi je prétends que si les biceps des femmes eussent été aussi gros et aussi
durs que ceux des hommes, personne n’aurait parlé de la sujétion naturelle du
sexe féminin au sexe masculin. L’histoire du mariage nous rapporterait autant
de cas d’hommes battus que de femmes battues.
Le deuxième argument fait
appel à une citation de l’Ecclésiastique qui contient le mot colloquium, dérivé de colloqui, col-loqui, cum loqui, « s’entretenir avec quelqu’un d’autre ».
L’enseignement des premiers temps de l’Église était peut-être livré parfois,
mais pas toujours, si l’on se fie à l’apologiste Justin, mort vers 165[39],
sur le mode d’un entretien, mais ce n’est plus le cas : de nos jours,
personne n’interrompt le prédicateur. Le moine Nil (fin du IVe siècle, début du Ve)
voyait la femme d’un œil plus sympathique que Thomas d’Aquin. Selon lui, la
beauté littéraire d’un texte pieux séduit l’esprit pour ensuite livrer le
message. Il en est ainsi de la beauté de la femme. Celle qui a captivé les
regards par sa beauté et suscité un vif désir transfère ensuite vers ce qu’elle
veut la pensée de ceux qui se sont laissé prendre[40].
Une telle femme, sirène par la voix, Vénus par la beauté, n’aurait pas besoin
de barrer les portes de l’Église, comme faisait Césaire d’Arles (~ 470 – 542), pour que les fidèles ne
quittent pas pendant qu’il leur parlait.
Enfin, le troisième argument
n’est pas plus convainquant. Les mâles qui enseignent à l’église ne sont pas
tirés au sort : ils sont préparés. Il en serait ainsi des femmes. Or, il y
a toujours eu des femmes plus savantes que certains mâles, qui ne devaient et
qui ne doivent encore qu’à leur sexe le privilège d’enseigner, et il y a de
plus en plus de pays, de nos jours, où les femmes se retrouvent majoritaires
dans les universités et présentes dans toutes les professions. Mais, saint Paul
l’a dit une fois pour toutes, semble-t-il : « Je ne permets pas à la
femme d’enseigner. » Dans ma paroisse de Notre-Dame-de-Foy (Québec), nous
avions une agente de pastorale – c’est le titre qu’on lui donnait – qui nous
faisait de magnifiques homélies. Tout à coup, elle a cessé d’en faire. Une
directive venue de Rome et transmise fidèlement par la courroie de transmission
de notre cardinal interdisait aux femmes de faire des homélies.
Les idées ci-dessus, tirées
de la Somme théologique (IIa-IIae, q.
D’abord, les femmes ne
peuvent pas enseigner parce que, chez elles, la raison est faible, deficiunt ratione. Par contre, les
hommes le peuvent parce que, chez eux, abonde le discernement de la raison, in
homine magis abundat discretio rationis (Ia, q. 92, a. 1). Le
verbe abundare signifie avoir en abondance ; alors, pourquoi magis abundat ? À mon humble avis,
ce magis serait justifié si le
discernement de la raison abondait chez la femme, mais qu’il abondait davantage,
magis, chez l’homme. Mais il a été
dit que les femmes deficiunt ratione. Deficere, c’est « manquer de » ; deficere pecunia, c’est manquer
d’argent ; deficere ratione,
c’est manquer de raison.
Les personnes déficientes de
raison ne peuvent enseigner ; il leur convient d’apprendre, donc qu’elles
écoutent l’enseignement qui est dispensé, par les mâles, dans les assemblées.
La perle se trouve dans I Co 14, 35 : « Si les femmes veulent
éclaircir quelque point qui leur a échappé qu’elles interrogent leurs maris
quand elles seront de retour à la maison. »
La femme, exclue définitivement du sacerdoce
Thomas d’Aquin a laissé sa Somme théologique inachevée. Il avait
exposé sa pensée sur le baptême, la confirmation, l’eucharistie et abordé la
pénitence – devenue le sacrement du pardon. Il n’avait pas touché aux trois
derniers : l’extrême onction – devenue l’onction des malades –, l’ordre
et le mariage. C’est dans son commentaire des Sentences de Pierre Lombard qu’il a exprimé sa pensée concernant la
femme et le sacerdoce (IV, d. 25, q. 2, questioncule 1.
Après avoir interdit aux
femmes l’enseignement public, il serait étonnant qu’il les juge dignes de
l’ordination sacerdotale. Aux arguments en faveur – il y en avait en son temps
–, il oppose le passage déjà cité de la première lettre à Timothée :
« Je ne permets pas à la femme d’enseigner, ni d’exercer l’autorité sur
l’homme, nec dominari in virum »
(I Tim 11, 12). De plus, on exige
préalablement des ordinands qu’ils soient tonsurés, quoique ce ne soit pas
prescrit sous peine de nullité du sacrement. Or, la tonsure ne saurait convenir
aux femmes, comme on le voit dans I Co 11, 15 : « C’est une gloire
pour la femme de porter les cheveux longs ; la chevelure lui a été donnée en
guise de voile. » « Donnée » ? On peut en douter, voire en rire.
Thomas d’Aquin partage les
conditions requises pour la personne qui reçoit le sacrement de l’ordre en
conditions requises par le sacrement, de
necessitate sacramenti, et en conditions découlant de quelque loi, de necessitate praecepti. Si les
premières font défaut, la personne dont on voulait faire un prêtre ne reçoit ni
le sacrement ni l’effet du sacrement. Si quelqu’un baptisait une brebis, le
sacrement ne serait pas reçu ni l’effet du sacrement, c’est-à-dire que la brebis
ne deviendrait pas fille de Dieu. Si la personne qui est ordonnée ne remplit
pas les conditions de précepte, elle reçoit le sacrement, mais elle ne reçoit
pas l’effet du sacrement. Il s’ensuit donc que, pour recevoir le sacrement de
l’ordre et son effet, le sexe masculin est requis selon les deux espèces de
conditions. C’est pourquoi même si on
faisait sur une femme tout ce qui est fait sur un homme, elle ne deviendrait
pas prêtre, parce que le sacrement est un signe. Or, dans un signe, il y a la
chose et la signification de la chose. [La fumée est le signe, ce signe
signifie le feu.] Dans le cas de l’extrême onction, il faut que la personne qui
le reçoit soit malade, car le sacrement signifie le besoin de guérison.
Et voici la conclusion de
Thomas d’Aquin ; elle laisse pantois. Comme le sexe féminin ne peut
signifier un quelconque degré d’élévation, aliqua
eminentia gradus, une supériorité de rang, comme c’est le cas du prêtre, la
femme est inapte à recevoir le sacrement de l’ordre. Ce sacrement abolirait
l’état naturel de sujétion de la femme.
Je ne peux m’empêcher de
penser à la scène du lavement des pieds. « Au cours du repas, […] Jésus dépose
ses vêtements, et prenant un linge, il s’en ceignit. Puis il mit de l’eau dans
un bassin et commença à laver les pieds des disciples et à les essuyer avec le
linge dont il était ceint. [Je saute l’échange bien connu avec Simon-Pierre.]
Quand il leur eut lavé les pieds, qu’il eut repris ses vêtements et se fut
remis à table, il leur dit : “ Comprenez-vous ce que je vous ai
fait ? Vous m’appelez Maître et Seigneur, et vous dites bien, car je le
suis. Si donc je vous ai lavé les pieds, moi le Seigneur et le Maître, vous
aussi vous devez vous laver les pieds les eux aux autres. Car c’est un exemple
que je vous ai donné, pour que vous fassiez, vous aussi, comme j’ai fait pour
vous ” » (Jean 13, 2-5, 12-15). Il est expédient d’ajouter ce passage
de Matthieu : « Vous savez que les chefs des nations dominent sur
elles en maîtres et que les grands leur font sentir leur pouvoir. Il n’en doit pas
être ainsi parmi vous : au contraire, celui qui voudra devenir grand parmi
vous sera votre serviteur, et celui qui voudra être le premier d’entre vous
sera votre esclave. C’est ainsi que le Fils de l’homme n’est pas venu pour être
servi, mais pour servir » (Matthieu 20, 24-29). Il s’ensuit que refuser à
la femme l’accès au sacerdoce parce que le sexe féminin ne peut signifier un
quelconque degré d’élévation, une supériorité de rang, comme c’est le cas du
prêtre, me semble difficile à concilier avec l’exemple du Christ qui est venu
pour servir. Des millénaires ont préparé la femme à exceller dans le service.
Ces arguments du commentaire
des Sentences ont été repris mot pour
mot par Réginald de Piperno, l’auteur du Supplément
de la Somme théologique (q.
Je rappellerais ici ce qu’il
a dit de l’image de Dieu dans l’homme, le mot homme incluant la femme. L’image de Dieu se trouve autant dans la
femme que dans l’homme en ce qui concerne principalement, principaliter,
la notion d’image, à savoir la nature intellectuelle. Au principalement, principaliter,
il oppose un quantum ad aliquid secundarium, c’est-à-dire quant à
quelque chose de secondaire, l’image de Dieu se trouve dans l’homme, in
viro, d’une façon qui ne se vérifie pas dans la femme. Le sexe est donc
quelque chose de secondaire. Eh bien, quand il s’agit d’accès au sacerdoce, il
est devenu primordial : aucune qualité intellectuelle ou morale ne peut
compenser cette carence.
La
statue de Nabuchodonosor aux pieds d’argile
Le traditionnel état naturel de
sujétion de la femme est fortement remis en question : il est devenu la
statue aux pieds d’argile que le roi de Babylone, Nabuchodonosor, avait vue en
rêve et dont le prophète Daniel lui a expliqué le sens (Dan 2, 31-35).
L’argument de Thomas d’Aquin, pour exclure la femme du sacerdoce, vacille sur
ses pieds d’argile, et ceux de Jean-Paul II ne sont guère convaincants.
En date du 22 mai 1994, ce
pape publiait une lettre apostolique intitulée Ordinatio sacerdotalis. Le titre français met en évidence l’idée capitale
du document : Sur l’ordination
sacerdotale exclusivement réservée aux hommes – hommes au sens de mâles. Le
pape apporte trois raisons qu’il qualifie de « tout à fait fondamentales ».
La première : « L’exemple, rapporté par la Sainte Écriture, du Christ
qui a choisi ses apôtres uniquement parmi les hommes. » N’importe qui soulève
la question, plus fondamentale encore : Pourquoi le Christ n’a-t-il choisi
que des hommes ? Il ne l’a pas dit, mais on voudrait le savoir. Thomas
d’Aquin pensait en avoir trouvé la réponse chez saint Paul : « Je ne
permets pas à la femme d’enseigner, ni d’avoir autorité sur l’homme » (I
Tim 11, 12). Jean-Paul II aurait-il donné la réponse de Thomas d’Aquin au « pourquoi ? »
de tant de gens ? « Que des hommes », d’accord, mais seulement
douze, et des Juifs circoncis, la plupart mariés. Bref, on retient ce que l’on
veut bien des exemples du Christ.
Deuxième raison à l’exclusion
des femmes du sacerdoce : « La pratique constante de l’Église qui a
imité le Christ en ne choisissant que des hommes. » Le pape évoque les
Églises d’Orient qui ont conservé cette tradition, mais il ne dit mot du
mariage, qui y est accessible aux prêtres. Or, il y a des choses que l’Église
faisait et qu’elle a cessé de faire ; des choses qu’elle ne faisait pas et
qu’elle a commencé à faire. Par exemple, jusqu’en 769, aucun évêque ne pouvait
devenir évêque de Rome : un règlement en vigueur dans l’Église interdisait
à un évêque de changer de diocèse. On choisissait donc les évêques de Rome puis
les papes parmi les prêtres, les moines, les diacres, voire les laïcs. La même
année 769, un règlement fut adopté qui barrait aux laïcs la route de la
papauté. Malgré ce règlement, un laïc fut élu pape en 1024. En 882, pour la
première fois, un évêque devint pape. Une pratique vieille de huit siècles ne
constituait pas « une tradition constante ».
Des changements radicaux se
sont produits dans la procédure d’élection des papes. Nous sommes habitués aux
élections par le conclave, c’est-à-dire par les cardinaux. Mais il n’en fut pas
toujours ainsi. C’est en 1059, au synode du Latran, que le cardinal Hildebrand,
un moine clunisien, fit voter un décret
réservant désormais aux seuls cardinaux l’élection des papes. Mais il viola
lui-même son décret. Le 22 avril 1073, au moment où les funérailles d’Alexandre
II se terminaient, des cris retentirent, à un moment précis, à divers endroits,
dans la basilique du Latran : « Hildebrand Pape ! » Après
un moment de stupeur, les mêmes voix, bien orchestrées, s’élevèrent de nouveau
entraînant cette fois toute la foule avec elles. Un cardinal – sans doute le
metteur en scène – monta en chaire et, une fois le calme revenu, se lança dans
un éloge dithyrambique en faveur d’Hildebrand et affirma que « Dieu avait
parlé par la voix du peuple ». Hildebrand serait le nouveau pape. Tous se
rendirent à Saint-Pierre-aux-Liens, où le décret d’élection, préparé à
l’avance, fut lu au peuple et ratifié dans l’enthousiasme. Le coup habilement
monté par le parti d’Hildebrand avait parfaitement réussi. Hildebrand régna
sous le nom de Grégoire VII (1073-1085)[41].
Bien des changements ont été
apportés au conclave au cours des siècles ; les derniers remontent à Jean-Paul
II qui décréta, en 1996, que seuls auront droit de vote les cardinaux qui n’ont
pas 80 ans révolus. On attend un décret qui stipule que l’évêque de Rome doit,
comme tous les évêques, démissionner à 75 ans. Ce serait conforme à l’enseignement
de Thomas d’Aquin pour qui le pouvoir à vie, per totam vitam, est redoutable, formidabile, du verbe formidare,
« s’éloigner avec effroi, redouter, s’épouvanter[42]. »
Les vieillards ont droit au respect, admettait Péguy, mais « le droit au
respect n’est pas le droit au commandement[43]. »
Avant le décret de 1059, le peuple et le clergé avaient leur mot à dire dans
l’élection des papes. Il serait souhaitable qu’ils l’aient de nouveau un jour
ou plutôt un siècle, sinon un millénaire.
Troisième raison à
l’exclusion des femmes du sacerdoce ministériel : « Le magistère
vivant de l’Église qui, de manière continue, a soutenu que l’exclusion des
femmes du sacerdoce est en accord avec le plan de Dieu sur l’Église. » Comment
le magistère de l’Église peut-il bien savoir que l’exclusion des femmes du
sacerdoce est en accord avec le plan de Dieu sur l’Église ? Il est clairement
dit dans Isaïe : « Vos pensées ne sont pas mes pensées, et mes voies
ne sont pas vos voies » (55, 8).
Aucune des trois raisons « tout à fait fondamentales » apportées par Jean-Paul II pour exclure la femme du sacerdoce ne porte sur la femme elle-même. Il ne précise pas ce qui, dans la femme, la rend inapte au sacerdoce. Si le Fils de Dieu s’était incarné en 1950, personne ne sait s’il n’aurait pas enrichi de quelques femmes et de quelques Palestiniens son collège apostolique. En son temps, il a scandalisé ses disciples quand ils sont revenus du village où ils étaient allés acheter de la nourriture et l’ont vu causer avec une femme, au puits de Jacob, et, qui pis est, une Samaritaine. Jean-Paul II ne dit pas pourquoi une femme, en tant que femme, ne peut pas être ordonnée prêtre. Par contre, saint Paul le dit clairement : une femme ne peut pas enseigner ni avoir autorité sur l’homme. Sont-ce les véritables raisons qu’avaient Jean-Paul II et son conseiller Joseph Ratzinger, mais qu’ils n’ont pas osé dvoiler ?
La lettre de Jean-Paul II se termine ainsi : « Je déclare, en
vertu de ma mission de confirmer mes frères (Lc 22, 32), que l’Église n’a en
aucune manière le pouvoir de conférer l’ordination sacerdotale à des femmes et
que cette position doit être définitivement tenue par tous les fidèles. » Quelle
attitude adopter devant cette lettre qui engage l’infaillibilité, selon Ratzinger ?
Il suffit de lire Entrez dans l’espérance,
du même Jean-Paul II, p. 279-280 ou d’aller directement à Thomas
d’Aquin : Ia-IIae, q.
Voici ce que dit le Catéchisme de l’Église catholique en
réponse à la question : « Qui peut recevoir ce
sacrement ? » « Seul un homme (vir) baptisé reçoit validement l’ordination sacrée. »
Pourquoi ? « Le Seigneur Jésus a choisi des hommes (viri) pour former le collège des douze
apôtres, et les apôtres ont fait de même lorsqu’ils ont choisi les
collaborateurs qui leur succéderaient dans leur tâche. Le collège des évêques,
avec qui les prêtres sont unis dans le sacerdoce, rend présent et actualise
jusqu’au retour du Christ le collège des douze. L’Église se reconnaît liée par
ce choix du Seigneur lui-même. C’est pourquoi l’ordination des femmes n’est pas
possible » (n. 1577).
Comme le doute est possible en matière de
foi puisque l’intelligence adhère, sous l’impulsion de la volonté, à des
vérités dont elle n’a pas l’évidence, Thomas d’Aquin s’est demandé si la foi
est plus certaine que la science (IIa-IIae, q. 4, a. 8). Y a-t-il beaucoup
de chrétiens plus convaincus de la présence réelle dans l’Eucharistie que de la
présence de l’écureuil qui trottine dans leur cour ? La foi nous enseigne
qu’il y a trois personnes en Dieu ; la géométrie nous enseigne que la
somme des angles intérieurs d’un triangle est égale à 180 degrés. La réponse
est facile à admettre dans le deuxième cas, puisqu’on a l’évidence ; dans le
premier, on ne l’a pas. C’est pourquoi Thomas d’Aquin accepte que le croyant
ressente parfois un mouvement de doute, et même qu’il doute en matière de
foi : credens autem interdum potest pati motum dubitationis, et
dubitare de his quae sunt fidei.
Thomas d’Aquin distingue les
choses qui sont objet de foi par elles-mêmes : ce sont les choses qui nous
ordonnent directement à la vie éternelle, quae
directe nos ordinant ad vitam aeternam (IIa-IIae, q.
Deux synodes se prononcent sur le sacerdoce des femmes
et le mariage des prêtres
Un Synode s’est tenu à Québec
de juin 1992 à septembre 1995. Il groupa plus de 1000 personnes – j’en étais –
formant 198 équipes qui formulèrent 492 propositions. De ces mille personnes,
360 furent invitées – je n’en fus pas – à former ce qu’on a appelé l’Assemblée
synodale, qui étudia les propositions, les groupa, les modifia parfois, puis se
prononça par vote. Pour être acceptée, une proposition devait recueillir les 2/3
des voix, soit 240 voix sur 360. Quand il y avait des absents ou des votes
nuls, les 2/3 pouvaient ne pas donner un nombre entier. Les 2/3 de 353 donnent
168,7. Il manque donc trois dixièmes pour que la proposition mise aux votes
soit acceptée. Ce fut le cas de la proposition concernant l’accès des femmes au
sacerdoce : elle a raté par quelques dixièmes le minimum des 2/3 requis.
Ces personnes savaient – on
était à l’automne 1995 ou peut-être au début de 1996 – que Jean-Paul II s’était
prononcé, le 22 mai 1994, contre l’ordination des femmes ; elles savaient que
sa position était définitive et obligatoire, qu’elle n’était pas matière à
discussion. Mais, comme membres du peuple de Dieu, ces 360 personnes savaient
qu’elles avaient leur mot à dire dans l’Église ; on leur avait assez
répété : « Vous êtes l’Église. » Le Synode du diocèse de
Montréal donna des résultats identiques. La proposition concernant le mariage
des prêtres obtint les 2/3 des votes ; pour être acceptée, il manqua quelques
dixièmes à la proposition concernant le sacerdoce des femmes.
J’ai la ferme conviction que
les femmes prêtres se rendraient moins coupables de pédophilie et de
concubinage. J’ai la ferme conviction que le Christ préférerait, à une paroisse
sans prêtre, une paroisse confiée à une femme prêtre. Le sacerdoce est un
service ; l’important, c’est que ce service soit rendu : la race, la
couleur ou le sexe de la personne qui le rend importent peu.
Des millénaires de supériorité masculine
Tous les familiers de la
pensée de Thomas d’Aquin conviendront que ses opinions sur la femme ont été
influencées par Aristote. Mais, sur ce point, à mon humble avis, il a été
davantage influencé par saint Paul. Enfin, sa lecture historique de la Genèse
lui a inspiré des commentaires qui nous amusent. Il ne doute pas que les propos
des Écritures sur le paradis terrestre sont vérité historique : veritas historiae (Ia, q.
Pour Thomas
d’Aquin, comme pour les fondamentalistes de nos jours encore, Adam et Ève étaient
un couple humain comme nos propres parents, c’est pourquoi on nous les faisait
appeler nos « premiers parents ». Le petit Catéchisme de mon
enfance leur consacrait son chapitre cinquième : « Nos premiers
parents », Adam et Ève ; nous descendions tous d’eux. Innocents et
saints, ils ne devaient ni souffrir ni mourir. Mais ils ont désobéi à Dieu, et
nous avons été rendus « participants de leur péché et de leur
punition ». C’est dans ma paroisse de Notre-Dame-de-Foy (Québec) que, pour
la première fois, j’ai entendu dire – à l’Église, s’il vous plaît, pas à
Plus tard,
le jésuite François Varillon n’a pas manqué de m’étonner : « Il faut
écarter l’idée proprement mythique d’un temps où le premier homme aurait
vécu, avant d’avoir péché, dans un état de béatitude et de perfection
sans trouble. Un théologien contemporain écrit : " Le dogme
n’impose pas cette interprétation et, par conséquent, l’Écriture ne l’impose
pas non plus. Si le récit de l’Écriture l’imposait, le dogme l’aurait aussi
imposé "[44]. »
De l’influence d’Aristote,
voici un exemple qui se rapporte à notre sujet. Dans
Thomas d’Aquin commence par
préciser la question ; il va considérer le père non pas globalement, mais seulement
en tant que père, in quantum est pater, et
la mère in quantum est mater. De ce
point de vue restreint et précis, ils sont les deux principes de notre origine
naturelle. Le père est principe à la manière d’un agent, per modum agentis, tandis que la mère est davantage principe à la
manière du patient et de la matière[46].
Il s’ensuit que le père, en tant que principe actif, est un principe supérieur
à celui de la mère et doit être aimé davantage.
On voit que URH a escamoté l’in quantum de Thomas d’Aquin et lui a
substitué un « parce que ». Thomas d’Aquin ne dit pas que le père
doit être aimé plus que la mère parce qu’il est le principe actif de la
génération ; il dit que le père, en tant que principe actif de la génération,
doit être aimé plus que la mère. C’était conforme aux connaissances de
l’époque.
Passons sans plus à l’influence
prépondérante de saint Paul ; il est sans conteste celui qui a tenu au
sujet des femmes les propos les plus irritants et les plus connus parce qu’on en
lit des extraits le dimanche à l’église. Certains l’ont cru misogyne, comme
Thomas d’Aquin d’ailleurs, mais à tort. Le mot misogyne est formé de deux mots grecs : misos, haine, et gunê,
femme : « Qui hait ou méprise les femmes », définit le Petit Robert. Ni saint Paul ni Thomas
d’Aquin ne sont misogynes. En effet, on peut aimer son chien, le trouver bien
intelligent, mais ne pas lui confier certaines tâches : répondre au
téléphone, aller à l’épicerie, passer l’aspirateur... Pour saint Paul, il n’y a
ni homme ni femme quand il s’agit d’accueillir son enseignement et de recevoir
le baptême, mais la distinction des sexes réapparaît avant que l’eau ne soit
évaporée du front des baptisés. L’Église lui a emboîté le pas : la
première exigence pour devenir prêtre, c’est d’arborer un sexe masculin ;
aucune qualité intellectuelle ou morale ne peut compenser l’absence de cet
appendice.
Saint Paul aime les femmes, il
a beaucoup de collaboratrices, mais il leur restreint l’usage de la parole :
« Que les femmes se taisent dans les assemblées, car il ne leur est pas permis
d’y prendre la parole » (I Co 14, 34) Si elles doivent se taire, il
est normal qu’il ajoute : « Je ne permets pas à la femme d’enseigner,
ni de faire la loi à l’homme » (I Tim 2,
12). Mulierem docere non permitto, nec
dominari in virum. Dominari in virum, ce serait « faire la loi à
l’homme », selon Bible de Jérusalem. Je préfère la traduction de
Après avoir formulé ces
restrictions, saint Paul leur trouve une justification dans la Genèse, qu’il
lit, j’insiste, comme si elle était un récit historique : « C’est
Adam en effet qui fut formé le premier, Ève ensuite. Et ce n’est pas Adam qui
se laissa séduire, mais la femme qui, séduite, se rendit coupable de
transgression » (I Tim 2, 13-15). La
justification qu’apporte saint Paul est contestable : l’antériorité
chronologique n’implique pas nécessairement la supériorité réelle. Adam a été
formé avant Ève, selon la Genèse (2, 5), mais il ne faut pas conclure qu’il est
supérieur à Ève qui a été formée après (2, 22). Toutes les bêtes sauvages et
tous les oiseaux du ciel ont été modelés du sol avant la formation d’Ève
(Genèse 2, 19). Personne ne va conclure qu’un oiseau du ciel, comme le corbeau,
est supérieur à un être humain comme Ève, créée à l’image de Dieu. Ève a été
façonnée d’une côte d’Adam et ce dernier de la glaise du sol (2, 7). La glaise
est antérieure à Adam.
Saint Paul ajoute : « Ce n’est pas
Adam qui se laissa séduire, mais la femme qui, séduite, se rendit coupable de
transgression » (I Tim 2, 13-15). C’est un peu réducteur. À la défense
d’Ève, il importe de faire remarquer que c’est à Adam, bien avant la formation
d’Ève, qu’avait été donné le commandement : « Tu peux manger de tous
les arbres du jardin. Mais de l’arbre de la connaissance du bien et du mal tu
ne mangeras pas, car, le jour où tu en mangeras, tu deviendras passible de
mort » (Genèse 2, 16-17). C’est Adam qui en informa Ève, car il n’est pas
dit dans la Genèse que Yahvé le lui répéta le commandement. De plus, quand Ève
mangea du fruit défendu, à l’instigation du serpent, Adam était avec elle (3,
6) et il a tout entendu. Non seulement il n’a rien fait pour l’en dissuader, comme
l’exigeait son rôle de « tête de la femme », mais il en mangea lui
aussi. L’acharnement de certains hommes sur Ève est donc injuste. Voici un
exemple des écarts de langage qu’il a fait commettre.
Tertullien, le premier des
écrivains chrétiens de langue latine (Carthage ~ 155 – ~ 222), bien connu pour ses propos
excessifs, s’adressant à la femme de tous les temps fulmine : « Ne
sais-tu pas que tu es une Ève ? Tu es la porte du diable. C’est toi qui as
profané l’arbre de vie, c’est toi qui as entraîné celui que le démon n’osait
pas attaquer en face. C’est toi qui as ainsi défiguré l’image de Dieu qu’est
l’homme[47]. »
Thomas d’Aquin a montré, contre Tertullien, Gratien et quelques autres, que
l’image de Dieu est autant dans la femme que dans l’homme.
Le cardinal Suenens admet qu’un
préjugé défavorable à l’égard des femmes transpire dans le droit canon ancien.
Dans son Décret, le moine italien
Gratien écrit, vers 1140 : « La femme n’a pas été faite à l’image de
Dieu. […] D’où l’on comprend pourquoi la loi a voulu que les femmes soient
soumises aux hommes et que les épouses soient les servantes de leurs
maris » (Ibid.). Quand
Tertullien accusait la femme d’avoir « défiguré l’image de Dieu qu’est
l’homme », par l’homme, il entendait bien le mâle. Ci-dessus, Thomas
d’Aquin a rectifié Tertullien : l’homme n’est pas l’image de Dieu, mais à
l’image de Dieu, ad imaginem Dei, la
femme également.
Le dimanche 23 août 2009, la
deuxième lecture était un extrait de la lettre aux Éphésiens (5, 21-32). Quand
le lecteur a lancé : « Pour la femme, le mari est la tête », j’ai
vu des couples se regarder et rire. En latin c’est vir caput est mulieris. Vir, c’est l’être humain de sexe masculin, caput, c’est d’abord la tête, mais c’est
aussi le chef. C’est plus choquant d’entendre que le mari est la tête de la
femme que son chef, car on peut ne plus avoir de chef mais avoir gardé sa
tête ! Je ne comprends pas pourquoi, quand on a un cardinal comme évêque,
il n’envoie pas un mot dans toutes les paroisses pour enjoindre les curés de ne
pas faire lire ce texte ridicule de saint Paul. Saint Cyprien (début du IIIe siècle – 258), évêque de Carthage, avait une plus
haute opinion de l’autonomie des évêques : « Chaque évêque règle
lui-même ses actes et son administration comme il l’entend, sauf à en rendre compte
au Seigneur[48]. »
Les temps ont changé : maintenant, c’est au Vatican qu’ils en rendent
compte. On ne résiste plus en face à Pierre, comme a osé Paul (Galates 2, 11). La
raison que donne saint Paul de la soumission de la femme à son mari, c’est donc
que le mari est la tête de la femme ; or, c’est dans la tête que réside le sens
de la vue : « Les yeux du sage sont à sa tête » (Eccl 2, 14,
Vg). Le mari doit donc gouverner sa femme puisqu’il est sa tête.
Dans le commentaire de ce
passage (Éph 5, 21-24), Thomas d’Aquin ne conteste en rien l’affirmation de
saint Paul. Il trouve normal que les femmes soient soumises à leurs maris, car,
si la femme a l’autorité principale, elle s’élève contre son mari : Mulier, si primatum habeat, contraria viro
suo » (Eccl 25, 30 Vg). Il est permis de douter que le Saint-Esprit ait soufflé
cette idée à l’oreille de l’auteur de ce texte.
La soumission de la femme à
son mari est affirmée de nouveau par Thomas d’Aquin quand il prouve que la
société du mâle et de la femelle, que nous appelons mariage, chez les humains, ne
doit pas être seulement pour longtemps, diuturna
mais pour toute la vie (SCG, 3, chap. 123). Il semble même répugner à
l’équité naturelle que cette société soit un jour dissoute. La femme, en effet,
a besoin d’un mari non seulement pour la génération, mais encore pour le
gouvernement, sed etiam propter
gubernationem, parce que le mari possède une raison plus parfaite, ratione perfectior, et est de vertu plus
forte, et virtute fortior. [Virtus se traduit rarement par
vertu ; mais, dans ce contexte, il me semble qu’il le faille en se
référant à In VII Eth., lect. 5, n
1376, où il a cette affirmation déconcertante : Raro inveniuntur mulieres sapientes et fortes.]
La femme est prise par
l’homme pour les besoins de la génération. [Cette affirmation est contestable :
on se marie parce qu’on s’aime ; certains se marient, mais ne veulent pas
d’enfants.] Ainsi donc [aux yeux de ceux qui se marient pour avoir des enfants]
la fécondité et la beauté de la femme disparaissant, elle ne serait plus
recherchée par quelque autre. Si donc un homme, prenant une femme en sa
jeunesse, alors qu’elle possède beauté et fécondité, pouvait la renvoyer dans
un âge plus avancé, il lui causerait un dommage contraire à l’équité naturelle.
De plus, il est évident qu’une femme ne peut renvoyer son mari [Ce n’est
plus évident : de nos jours, il y a autant de femmes qui délaissent leurs
maris que de maris qui délaissent leurs femmes. La raison qu’il va donner fait
sourire.] Car la femme lui est naturellement soumise comme à son chef, et il
n’est pas au pouvoir d’un sujet de se soustraire à la juridiction de son chef.
Il est donc contraire à l’ordre naturel que la femme abandonne son mari. Si
donc celui-ci pouvait quitter celle-là, l’association ne serait plus à part
égale entre l’homme et la femme ; celle-ci serait tenue en une certaine
servitude (SCG, 3, chap. 123).
Ceux qui connaissent les Questions quodlibétiques savent que des problèmes
bizarres étaient parfois soumis à Thomas d’Aquin lors de ces séances. Par
exemple, peut-on être à la fois vierge et père ? Oui, répond Thomas
d’Aquin, et il donne des précisions qui permettent d’imaginer la scène. Voici la
question qui concerne notre propos. Un homme peut-il se faire croisé s’il
craint que sa femme, incapable de l’accompagner, lui soit infidèle en son
absence ? Voici la réponse de Thomas d’Aquin. C’est par nécessité qu’il
incombe au mari de prendre soin de sa femme, ut geram curam uxoris, parce qu’il est la tête ou le chef de sa
femme, quia caput mulieris est vir, comme
il est dit dans saint Paul (I Co 11, 3). Or, partir en croisade relève de la
volonté propre et non de la nécessité. Si donc la situation est telle que
décrite, ce serait pour lui une mauvaise décision de se faire croisé et de
quitter son épouse, non est ei consulendum
ut accipiat crucem, et dimittat uxorem.
Si saint Paul ne se faisait
pas huer en décrivant la femme comme un être qui doit vivre dans la soumission
à l’homme, ne jamais le dominer, un être à qui il est interdit d’enseigner, on
comprend que le Christ n’ait pas choisi de femmes comme apôtres. Même si
Jean-Paul II, dans sa lettre apostolique du 22 mai 1994, affirme, sans apporter
de preuves, que ce n’est pas pour se conformer aux mœurs de son temps que le
Christ n’a choisi que des mâles, il est évident que l’opinion que les hommes
avaient de la femme lui aurait enlevé toute crédibilité.
La supériorité de l’homme se manifestait
jusque dans la manière de recevoir la communion. Jusqu’au VIe siècle, les hommes communiaient avant les femmes. Ils
recevaient le corps du Christ dans le creux de leur main nue, puis le portaient
à leur bouche. Les femmes s’avançaient ensuite, mais, dans plusieurs églises,
surtout en Occident, leur main, sans doute considérée comme indigne ou impure,
était recouverte d’un linge blanc nommé « dominicale ». Cette façon
de faire était recommandée par saint Césaire d’Arles (470 – 542) et par le
trente-sixième canon du concile d’Auxerre (586). Ce n’est pas tout. Le cardinal
Arinze, préfet de la Congrégation du culte divin, sous Jean-Paul II et sous Benoît
XVI, jusqu’à sa retraite, pensait qu’introduire des filles au service de
l’autel fut une erreur. Bref, pas de femmes autour de l’autel.
Distinction entre raison et intelligence
Quand Thomas d’Aquin dit que
la raison est plus faible chez la femme que chez l’homme, il faut se garder de
conclure que la femme est moins intelligente. D’abord, son vocabulaire est un
peu déroutant : il emploie trois mots – raison, intellect et intelligence
– alors que nous n’en employons que deux : raison et intelligence. Pour
nous, le mot intelligence peut aussi
bien signifier la faculté que la compréhension : avoir l’intelligence d’un
texte, c’est le comprendre. Pour Thomas d’Aquin, l’intelligence, intelligentia, c’est l’acte de
l’intellect, intellectus.
Pour Thomas d’Aquin, la
raison et l’intelligence ne sont pas deux puissances distinctes, mais deux
façons d’atteindre la vérité. Par la raison, on avance en quelque sorte pas à
pas vers la vérité, tandis que par l’intelligence, on la saisit immédiatement. Il
n’est pas nécessaire de démontrer que le tout est plus grand que sa partie ni
que deux choses égales à une même troisième sont égales entre elles. On dit de
l’homme, quel que soit son sexe, qu’il est un animal raisonnable tandis que Dieu est un être intelligent.
À partir de quoi Thomas
d’Aquin pouvait-il affirmer que la femme a une raison plus faible que celle de
l’homme ? La raison peut se manifester sur le plan spéculatif. Comme
Thomas d’Aquin n’a enseigné qu’à des hommes, il n’a pas eu l’occasion de
constater que les femmes auraient été en mesure de le suivre dans ses
raisonnements de philosophe ou de théologien. Ce serait donc sur le plan
pratique que la femme se montrerait moins raisonnable que l’homme. Ici il faut
distinguer la prudence et les vertus morales. Pour Aristote et Thomas d’Aquin,
il n’y a pas de prudence sans vertu morale[49],
ni de vertu morale sans prudence[50].
La prudence ? Pour nous,
la prudence est une précaution. Le Petit
Robert la définit ainsi : « Attitude d'esprit d'une personne
qui, réfléchissant à la portée et aux conséquences de ses actes, prend ses
dispositions pour éviter des erreurs, des malheurs possibles, s'abstient de
tout ce qu'elle croit pouvoir être source de dommage. » Pour Aristote et Thomas
d’Aquin, la prudence est une qualité de la raison, acquise par l’enseignement
et l’expérience, et qui habilite
à raisonner correctement l’action particulière : une guerre et non la
guerre, une grève et non la grève, un mariage et non le mariage, etc. Il est
difficile d’affirmer que la femme raisonne moins bien que l’homme quand il
s’agit de peser le pour et le contre d’une décision à prendre.
Il reste les vertus morales.
Or, la raison est la règle de moralité. Si la raison de la femme est faible,
cela doit se manifester dans sa conduite. Eh bien, si l’on compare la conduite
des hommes à celle des femmes, comment soutenir que les hommes sont plus
raisonnables que les femmes ? Les détenus sont en grande majorité des
hommes ; la violence physique est le fait surtout des hommes ; les vols par effraction
sont commis par des hommes ; la pédophilie, les viols, les meurtres... Le
dossier des hommes est beaucoup plus chargé que celui des femmes. Alors,
comment conclure que la raison est plus faible chez les femmes que chez les
hommes puisque la raison est la règle de moralité ?
Le chanoine
Jacques Leclercq – il est devenu monseigneur plus tard – a publié
en 1947 ce qu’il appelle un « portrait » et non une « vie » de sainte
Catherine de Sienne. Il consacre quelques pages à la distinction entre le
caractère de l’homme et celui de la femme, mais remarquez les précautions qu’il
prend. Je les ai mises en italique. « S’il est une
différence fondamentale de caractère entre l’homme et la femme, peut-être
est-ce bien que l’homme se guide davantage par la raison, la femme par le
sentiment. L’homme vit plus par l’esprit, la femme par le cœur. Non qu’il
faille outrer cette pensée : on nous objecterait trop d’hommes qui
cèdent à leurs passions et trop (sic) de femmes raisonnables ; mais
je pense cependant être peu contredit si je dis que l’homme, doué d’une
sensibilité moins fine, se sert par ailleurs plus de sa raison. Il sent moins
et raisonne plus. La femme sent davantage et agit par élan ; elle perçoit
la vérité par une vision intuitive, quand l’homme la trouve par réflexion. Les
grands penseurs dont l’humanité s’honore sont tous des hommes[51]. »
Les grands
penseurs dont l’humanité s’est honorée jusqu’en 1947 sont presque tous des
hommes, mais la situation change rapidement. Les portes des universités étaient
fermées aux femmes. Maintenant elles y sont majoritaires en Occident. Que
« l’homme se guide davantage par la raison », je me demande sur quoi
on peut en juger. Le chanoine a raison de dire qu’il y a « trop d’hommes
qui cèdent à leurs passions », mais je me demande pourquoi il
ajoute : « trop (sic) de femmes raisonnables ». Il y en a
beaucoup ; peut-être autant que d’hommes raisonnables, mais pourquoi
dit-il qu’il y en a trop ? Les chefs d’État sont presque tous des hommes,
et l’on sait comment va le monde.
Que penser de
cette affirmation : « … l’homme, doué d’une sensibilité moins fine,
se sert par ailleurs plus de sa raison » ? Jacques Leclercq savait
qu’en philosophie aristotélico-thomiste les mouvements de la sensibilité
s’appellent passions, peu importe leur intensité, et qu’il y en a onze.
« Sans passions, a dit saint Augustin, nous ne pouvons pas vivre
correctement ici-bas[52]. »
Les humains soulagent la misère quand ils en sont affectés. Si la femme est
plus sensible à la douleur des autres, elle va la soulager plus que l’homme que
la misère laisse souvent indifférent. Je dirais pour conclure que la femme ne
le cède en rien à l’homme en ce qui concerne la raison, puis qu’elle ajoute une
sensibilité plus fine.
La notion thomiste d’obéissance
Thomas d’Aquin
est d’accord avec saint Paul quand ce dernier affirme que la femme doit être soumise à son mari puisque
le mari est chef de sa femme (Éph 5, 23). Mais Thomas d’Aquin se rachète à nos
yeux quand il expose sa pensée sur l’obéissance. Chez lui, l’obéissance n’est
jamais aveugle. Dans
L’épithète indiscrète
est un calque du latin indiscreta. Indiscreta est le contraire de
discreta, adjectif dérivé du verbe discernere, qui signifie
d’abord « séparer », comme une chaîne de montagnes ou un fleuve
séparent deux pays, comme une clôture sépare deux champs. L’obéissance « indiscrète »
ne sépare pas, ne distingue pas : elle est aveugle. L’obéissance ayant
pour objet les ordres reçus, c’est dans cet objet qu’elle n’introduit aucune
distinction : elle exécute tous les ordres, même ceux qui sont illicites, etiam
in illicitis obedit (IIa-IIae, q. 104, a. 5, sol. 3). Dans
son commentaire des Sentences, il la définit de la même manière et il
lui refuse le nom même d’obéissance, nec obedientia dici debet.
Thomas d’Aquin trace clairement les bornes de la soumission d’un être
humain à un autre être humain ; elle concerne le corps ; l’âme
demeure libre : Servitus qua homo homini subiicitur ad corpus pertinet,
non ad animam, quae libera manet (IIa-IIae, q. 104, a. 6,
sol. 1). Affirmer que l’autorité ne s’étend pas à l’âme, c’est affirmer
que l’intelligence et la volonté, facultés de l’âme humaine, ne sont pas
enchaînées par le commandement d’un autre être humain. Bref, le supérieur ne
peut exiger que son inférieur juge que l’ordre qu’il lui a donné a du bon sens
et que sa volonté y tende comme vers un bien. En ce qui concerne le mouvement
intérieur de la volonté, l’être humain ne doit obéissance qu’à Dieu (IIa-IIae,
q. 104, a. 5). Thomas d’Aquin insiste sur l’idée que la soumission ne concerne pas
l’esprit mais seulement le corps : Est autem homo alterius servus, non
secundum mentem, sed secundum corpus (IIa-IIae, q. 122, a. 4,
sol. 3). Enfin, l’autorité d’un être humain sur un autre être humain se
limite aux opérations qui s’accomplissent extérieurement par le corps : Tenetur
homo homini obedire in his quae exterius per corpus sunt agenda (IIa-IIae,
q. 104, a. 5).
Et encore, dans le domaine des opérations accomplies extérieurement par le
corps, Thomas d’Aquin soustrait ce qui concerne la nature même du corps. Il
donne comme exemple la conservation et la génération. En ces matières, qui
relèvent de la nature même du corps, aucun être humain n’est tenu d’obéir à un
autre être humain, mais seulement à Dieu, parce que les humains sont égaux par
nature, omnes homines natura sunt pares. Il a donné comme exemples
l’entretien du corps et la propagation de l’espèce. Ainsi les serviteurs ne
sont pas tenus d’obéir à leurs maîtres ni les enfants à leurs parents quand il
s’agit du mariage, du vœu de virginité ou de quelque chose d’autre de ce genre
(IIa-IIae, q. 104, a. 5).
Quand Thomas d’Aquin commente
ce passage de saint Paul : « Enfants, obéissez en tout à vos parents
; serviteurs, obéissez en tout à vos maîtres », il ajoute un important
déterminatif au pronom « tout » : en tout « ce qui est de
leur ressort » (IIa-IIae, q.
L’obéissance
imparfaite est l’obéissance d’une personne qui s’en tient rigoureusement à ce
qu’elle a promis : charte, loi, règlement, convention collective. Cette
mesquinerie n’a rien d’évangélique, d’abord. « Si quelqu’un t’appelle en
justice pour avoir ta tunique, abandonne-lui ton manteau ; s’il te force à
faire mille pas avec lui, fais-en deux mille » (Matthieu 5, 40-41). Cette
mesquinerie n’a rien d’humain non plus : elle rend la vie en société de
plus en plus pénible. Chacun de nous en a fait l’expérience.
La troisième
sorte d’obéissance que distingue Thomas d’Aquin, c’est l’obéissance discrète et
parfaite. On reconnaît aisément les antonymes des deux premières
épithètes : indiscrète et imparfaite. Cette troisième sorte d’obéissance
corrige donc les défauts des deux premières. Discrète, elle sait faire le juste
partage entre les ordres qu’il convient d’exécuter et les ordres auxquels il
faut parfois résister. Parfaite, elle ne s’en tient pas au minimum exigé par la
règle, les lois, les conventions collectives.
Thomas d’Aquin
distingue une double soumission (Ia, q. 92, a. 1, sol. 2). La
première, il la qualifie de servile. Le maître se sert alors d’une autre
personne pour son utilité à lui, sans se soucier de l’intérêt de l’autre. La
soumission de la femme à son mari ne saurait être de cette nature, car la femme
est une personne libre et non une esclave[53].
Elle n’a donc pas à se soumettre à son mari s’il se comporte comme un maître
d’esclaves. Thomas d’Aquin développe davantage cette idée dans
Il existe une
deuxième espèce de soumission, que Thomas d’Aquin qualifie d’économique ou de
civile, oeconomica vel civilis. Les mots économie et économique
viennent du grec oikos, qui signifie « maison » ;
l’adjectif civile, vient de civis, « citoyen », et de civitas,
« cité ». C’est la soumission qui devrait se pratiquer dans la famille et
dans la société civile. Le pouvoir qui y règne ne doit pas utiliser à ses fins
les membres de la famille ou les citoyens, mais pour leur utilité et leur
bien : praesidens [le chef] utitur subjectis ad eorum utilitatem
et bonum (Ia, q. 92, a. 1, sol. 2). Les chefs de famille ou
de cité qui utilisent leurs sujets pour leurs fins à eux sont stigmatisés par
Ézéchiel : ce sont des « pasteurs qui se paissent eux-mêmes » (34,
2).
Cette conception
de l’obéissance n’a pas manqué de soulever des objections. Si l’inférieur doit
faire le partage entre les ordres qu’il convient d’exécuter – l’immense
majorité, j’imagine – et les ordres qu’il ne faut pas exécuter, il s’ensuit
qu’on lui demande de juger les ordres de son supérieur[54].
Dans le système de Thomas d’Aquin, le supérieur est réellement supérieur :
il n’a pas été seulement nommé supérieur ; il a d’abord été reconnu comme
étant supérieur aux autres, puis il a été affecté au poste de commande. Et ce
qui constitue sa supériorité, c’est son intelligence : « L’ordre de
la nature est enfreint quand une personne accède au pouvoir pour une autre
raison que l’éminence de son intelligence[55]. »
L’objection porte donc. Comment l’inférieur, en principe moins intelligent,
peut-il juger l’ordre d’une personne en principe plus intelligente ?
La réponse de
Thomas d’Aquin a de quoi étonner ceux devant qui on a vanté l’obéissance
aveugle. L’inférieur, dit-il, n’a pas à juger l’ordre de son supérieur ;
il a à juger l’acte que cet ordre lui enjoint de poser ou de ne pas poser, habet
judicare de actu proprio[56].
L’ordre est l’acte du supérieur ; il est censé l’avoir donné en conformité
avec sa conscience. L’exécution ou la non-exécution de l’ordre est l’acte de l’inférieur,
qui doit en juger selon sa conscience. Thomas d’Aquin ne dispense même pas le
bourreau de réfléchir avant d’abattre la hache, d’actionner la potence, la
chaise électrique ou la guillotine. Si la sentence qu’on lui demande d’exécuter
lui semble résulter d’une erreur évidente, il ne doit pas obéir, non debet
obedire. Sinon tous les tortionnaires seraient excusables. Mais, si
l’erreur n’est pas évidente, il peut exécuter une sentence qu’il n’est pas en
mesure d’apprécier lui-même (IIa-IIae, q. 64, a. 6, sol. 3).
Le Code civil
du Québec et l’Apôtre des Gentils
Le Code civil
en vigueur au Québec jusqu’en 1964 consacrait un chapitre à
« l’incapacité des femmes mariées ». Selon le juriste Gérard Trudel, cette
incapacité ne vient pas de la « faiblesse du sexe », puisque
« veuve ou fille majeure, la femme a une capacité juridique complète. Seul
le mariage a restreint cette capacité à cause des exigences juridiques de
l’autorité maritale[57]. »
Quand il commente l’article 175, qui stipule que « la femme est obligée de
suivre son mari partout où il juge à propos d’habiter », Trudel parle
comme un authentique petit saint Paul : « … l’obéissance que celle-ci
doit à son mari…» ; elle « doit obéir au chef de famille et le suivre
partout où il fixe sa résidence », etc.
Le nouveau Code
civil du Québec, entré en vigueur le 2 avril 1981, impose une législation
moins archaïque en ces matières. C’était grand temps. L’article 443 stipule :
« Ensemble, les époux assurent la direction morale et matérielle de la
famille, exercent l’autorité parentale et assument les tâches qui en
découlent. » L’autorité maritale, « du mari », est
devenue l’autorité parentale, « des parents », et les époux
l’exercent « ensemble ». L’article 444 règle le sort de la femme
docile, qui devait suivre son maître comme un petit chien en laisse :
« Les époux choisissent de concert la résidence familiale. » En cas
de conflit, l’article 448 indique la procédure à suivre : « Si les
époux ne parviennent pas à s’accorder sur l’exercice de leurs droits ou l’accomplissement
de leurs devoirs, les époux ou l’un d’entre eux peuvent saisir le tribunal, qui
statuera dans l’intérêt de la famille, après avoir favorisé la conciliation des
parties. »
Les manuels de
philosophie de l’abbé Henri Grenier
Des générations
de jeunes Québécoises et de jeunes Québécois, inscrits au cours classique, ont
étudié la philosophie dans les manuels latins de l’abbé Henri Grenier ou dans
d’autres du même esprit. Ils ont appris que le partage égal de l’autorité entre
l’homme et la femme, dans la société paternelle, est contraire au vœu de la
nature. S’il y a deux chefs dont l’un n’est pas subordonné à l’autre, la
poursuite des fins communes sera fréquemment perturbée. Mais alors qui doit détenir l’autorité dans la
famille ? Le mari, principalement, dit Grenier après bien d’autres.
Principalement ce n’est pas uniquement. Dans l’édition latine de son manuel, Grenier
énumère six qualités par lesquelles le mari l’emporte sur son épouse : Vir
naturaliter supra mulierem eminet [eminere, l’emporter], ut
corpore firmior, animo perspicacior, prudentior, ad res gerendas aptior,
propositi tenacior, et ad deliberandum aptior[58].
Traduction : « L’homme l’emporte sur la femme par sa force
corporelle, par son esprit plus perspicace, il est plus prudent, plus apte à
conduire les affaires, plus tenace dans ses entreprises, plus apte à délibérer. »
Grenier affirme tout simplement. Je n’ai pas été étonné quand j’ai lu, dans le
Coran : « Les hommes sont supérieurs aux femmes à cause des qualités
par lesquelles Dieu a élevé ceux-là au-dessus de celles-ci » (Sourate IV,
38). Pas étonné non plus de l’opinion de Flavius Josèphe déjà rapportée :
« La femme est inférieure à l’homme en toutes choses. »
À la demande d’éducateurs
que son latin de cuisine embarrassait, l’abbé Grenier avait fait une édition française
qui n’était pas une traduction de l’édition latine. Un court syllogisme
tranchait la question de l’autorité dans la famille : « L’autorité,
dans la société paternelle, appartient principalement au conjoint qui est “ naturellement
supérieur ” à l’autre. Or, le père est naturellement supérieur à la mère.
Donc, l’autorité, dans la société paternelle, appartient principalement au père[59]. »
Voici la preuve qu’il apporte de la supériorité de l’homme sur la femme –
il s’agit plutôt d’une affirmation : « L’homme est naturellement
supérieur à la femme par sa force corporelle, par la fermeté de son jugement,
etc. Et s’il arrive parfois qu’une
femme
soit supérieure à un homme, c’est là un cas accidentel. » On voit que,
dans son manuel latin, il a déballé l’etc.
On aura remarqué également qu’il parle de société « paternelle » et non
de société conjugale.
On doit se demander, à défaut
de pouvoir le demander à l’abbé Grenier lui-même, sur quelle expérience des
femmes étaient fondées ses affirmations. Que l’homme l’emporte sur la femme par
la force corporelle, on le concède, mais on ajoute aussitôt que la technique
fait de moins en moins de place à la force corporelle dans la vie de tous les
jours, y compris à la guerre : on ne lance plus le javelot, on presse la
gâchette. Que l’homme soit plus perspicace, on peut en douter. Selon mon Petit
Robert, être perspicace, c’est être « doué d'un esprit pénétrant,
subtil; capable d'apercevoir ce qui échappe à la plupart des gens ». Si la
femme est plus intuitive, on pourrait penser qu’elle est plus perspicace que
l’homme. Grenier ajoute que l’homme est plus prudent, prudentior. Ici,
il faudrait rappeler la notion de prudence. Pour ceux qui l’identifient à la
précaution, il semble évident que la femme est plus prudente que l’homme. Les
sports extrêmes sont pratiqués par des hommes ; la majorité des accidents
de la route sont causés par des hommes aux facultés affaiblies ou fous de la
vitesse, etc. Pour ceux qui, comme les Anciens, font de la prudence une
habileté à découvrir les bons moyens d’atteindre une bonne fin, la femme ne
semble pas en reste : ce que femme veut… Grenier dit que les hommes sont
plus aptes à diriger. Quand il n’y a que des hommes aux postes de commande,
comment établir des comparaisons ? On le pourra quand il y aura autant de
femmes que d’hommes dans ces postes. Cela s’en vient. Il ajoute que l’homme est
propositi tenacior, c’est-à-dire plus tenace. On veut des preuves.
Enfin, l’homme lui semble plus apte à délibérer, ad deliberandum aptior. Je
me demande bien quand Grenier en a pris conscience : il n’a probablement
jamais siégé à un comité où il y avait autant de femmes que d’hommes.
L’obéissance thomiste par excellence
La
conscience morale, qu’on désigne d’ordinaire par le seul mot conscience, a toujours été suspecte
sinon bâillonnée, même dans l’Église catholique, en dépit d’un enseignement
limpide de Thomas d’Aquin à ce sujet. « Le pape Grégoire XVI, dans son
encyclique Mirari vos (15 août 1832),
la première des grandes encycliques modernes, condamne la liberté de
conscience, la liberté d’association et la séparation de l’Église et de l’État.
Il considère aussi la liberté de conscience comme un “ mal pestilentiel,
véritable délire… ”, condamnation reprise en 1864 par le Syllabus de Pie IX, dans les
propositions 15, 78 et 79. Le Concile Vatican II a affirmé le primat de la
conscience et sa légitime liberté[60]. »
Roger Poudrier ajoute : « Au XXe siècle,
dans le Code de droit canonique de
Le Catéchisme
de l’Église catholique, dont le cardinal Ratzinger a présidé la rédaction,
a adouci les formulations antérieures ; mais il reste encore ceci, qui est
de trop : « Il ne convient pas d’opposer la conscience personnelle et
la raison à la loi morale et au Magistère de l’Église » (n. 2039). Ça
ne « convient » peut-être pas du point de vue d’un pouvoir qui prétend
détenir toute la vérité et sa formulation définitive, mais cela se fait
couramment, et il est normal que le fassent des fidèles à qui l’on a dit qu’ils
étaient l’Église, et à qui Thomas d’Aquin a appris que la conscience d’une
personne oblige davantage que le précepte du prélat (De Veritate, q. 17, a. 5).
À ce sujet, écoutons le père
Sertillanges : « Celui qui agit selon sa conscience, même
erronée, à supposer que sa volonté soit droite, obéit lui aussi à la loi de
Dieu, puisqu’il agit conformément à ce précepte, le premier de tous et le seul
au fond : obéis à ta conscience[62]. »
Il n’est peut-être pas superflu de rappeler la distinction entre raison droite
et volonté droite. La raison est droite quand elle n’est pas dans
l’erreur ; la volonté est droite quand elle tend au bien tel qu’il lui est
présenté par la raison. Si le mal lui est présenté comme un bien, la volonté
est droite en y tendant ; si le bien lui est présenté comme un mal, la
volonté est droite en s’en détournant.
Il existe un autre texte de Thomas d’Aquin
que je n’avais jamais entendu citer avant de le lire moi-même dans le De Veritate, q.
Si donc il y avait conflit – et les
conflits ne manquent pas – entre un précepte même papal et une conscience
convaincue d’être dans la vérité, c’est la conscience qu’il faudrait suivre.
Pourtant, le CEC dit qu’« il ne convient pas d’opposer la conscience
personnelle à la loi morale de l’Église » (n. 2039). C’est malheureux. En
effet, dans certains cas, on peut contester le précepte général. Par exemple,
l’interdiction des moyens artificiels de contrôle des naissances. Beaucoup de
gens ne comprennent pas que l’art étant partout dans la vie humaine, surtout
pendant les dernières années, il n’ait pas sa place à l’origine. Dans d’autres
cas, on peut être d’accord avec le précepte général, mais décider en conscience
qu’il ne s’applique pas dans tel cas. La pensée de Thomas d’Aquin est limpide
sur ce point : « La prudence a pour objet les actions humaines en
leur contingence, comme il a été dit (IIa-IIae, q.
Qui ignore ces trois textes capitaux –
IIa-IIae, q.
Karl Ernst von Baer ébranle les colonnes de l’édifice
La supériorité du sexe
masculin sur le sexe féminin – ce dernier qualifié de « sexe faible »
– allait de soi pendant des millénaires, mais la découverte de l’ovule par Karl
Ernst von Baer, en 1827, préludait à des changements radicaux.
Dans la préface de Maternité et Biologie, Jean Rostand (1894-1977)
revendique pour les généticiens et les embryologistes, le « grand
honneur » d’avoir « concouru à réhabiliter le sexe féminin ».
Dans les soixante premières pages de ce livre, Rostand expose les hypothèses
imaginées dans le passé, c’est-à-dire jusqu’au XIXe
siècle, pour expliquer la génération et sa division en mâles et en femelles.
« Quand s’ouvrira le XIXe siècle, le
problème de la génération est toujours aussi obscur ; les positions
fondamentales n’ont pas varié » (p. 64). « On ne devait commencer à y
voir un peu clair qu’à la faveur de la théorie cellulaire (1839) : encore
ne fut-ce qu’avec quelque retard qu’on tira de cette théorie les leçons qu’elle
comportait quant au problème de la génération[63]. »
Quand, dans sa préface,
Rostand cite un personnage qui débite au Moyen Âge toutes les erreurs en ce
domaine, il ne sourcille pas, car, n’étant pas médiéviste, il est insensible à
ce genre d’inepties ; il le cite pour une bonne opinion contenue dans
l’extrait. Cet individu soutient que le droit évolue avec l’évolution de la
biologie, et il attribue l’évolution actuelle du rôle juridique de la femme au
« progrès des sciences biologiques, qui ont écarté les erreurs du Moyen
Âge »… Il faudrait inclure l’Antiquité. Mais, et c’est ce qui importe,
Rostand va en arriver à la conclusion que le rôle de la femme dans la formation
de l’enfant est beaucoup plus important et complexe que celui de l’homme ;
que la maternité est une fonction plus riche que la paternité. Il semble donc
que les enfants devraient porter le nom de leur mère.
Albert Jacquard (1925- )
abonde dans le même sens que Rostand. « Pour les Grecs, l’homme qui
procrée un enfant est semblable au boulanger qui met un pain dans le
four ; la mère n’est qu’un réceptacle, utile mais passif ; pour
l’essentiel l’enfant vient du père, uniquement du père. Étrangement, cette
explication, qui a longtemps servi à justifier la domination des hommes sur les
femmes, a paru confirmée par les premières découvertes de la science moderne. Lorsque,
il y a trois siècles, Anton van Leuwenhoek a inventé le microscope, son premier
soin a été d’examiner non seulement le contenu de l’eau puisée dans un marécage
[…], mais aussi le contenu du sperme masculin : il a découvert des êtres
curieux, animés de mouvements vifs, que nous appelons maintenant
spermatozoïdes, et qu’il qualifia d’“ homoncules ”. [Diminutif de homo ; petit être vivant à forme humaine.] Il avait cru voir, dans la
tête enflée de ces spermatozoïdes, un bébé tout fait ; le rôle de la mère,
pendant neuf mois, était simplement de nourrir et faire grandir ce bébé
préfabriqué par le père[64]. »
« La théorie inverse
avait été proposée lorsque l’on a découvert dans l’organisme féminin cette
cellule particulièrement grosse qu’est l’ovule : il parait d’ailleurs plus
raisonnable d’imaginer qu’un bébé tout préparé y est présent, car elle est
80 000 fois plus volumineuse qu’un spermatozoïde. C’est alors au père qu’est
attribué un rôle bien secondaire.
« La querelle entre “
ovistes ” et “ spermatistes ” reste celle du sens commun et est
perpétuée par le langage. Nous ne réagissons pas lorsque nous lisons dans les
livres d’éducation sexuelle destinés aux enfants : “ Pour que tu naisses,
il a fallu que ton papa dépose une graine dans le ventre de ta
maman ” ; cette présentation qui attribue au père le rôle essentiel
de la semence, et à la mère le rôle passif du terrain, est parfaitement
contraire à la réalité » (Op. cit., p.
17).
La sagesse à l’école des grenouilles
« La science, ce sont
des fouilles faites dans Dieu » (Victor Hugo). Auprès des grenouilles,
Jean Rostand a peut-être appris davantage sur l’humaine nature que nous dans
saint Paul. Et c’est normal car, dans une lettre à Christine de Lorraine,
Grande-Duchesse de Toscane (1615), Galilée formulait cette grande vérité :
« Je dirais ici ce que j’ai entendu d’une personne ecclésiastique se
trouvant dans un très haut degré de la hiérarchie, à savoir que l’intention du
Saint-Esprit est de nous enseigner comment on va au ciel et non comment va le
ciel[65]. »
Rostand met en garde les tenants de la supériorité de l’homme sur la
femme : « Lorsque nous parlons de l’homme et de la femme, il ne faut
jamais oublier que nous comparons non pas deux types naturels et biologiques,
mais deux types artificiels et sociaux, dont la divergence relève certainement,
en partie, de facteurs éducatifs[66]. »
Aristote (~384 - ~322) avait exprimé une opinion plus forte
que celle de Rostand. « L’homme, pensait-il, est naturellement (sic) plus apte au commandement que la
femme, mais cet ordre peut être inverti dans certains cas et dans certains
lieux. Dans certains cas : la nature produit assez souvent des hommes
efféminés et des femmes viriles. Dans certains lieux : les coutumes de
certains pays, l’éducation que les femmes y reçoivent peuvent combler l’écart
et même renverser l’ordre naturel d’aptitude au commandement qui existe entre
les sexes[67]. Pascal
opine du bonnet : « Il n’y a rien qu’on ne rende naturel ; il
n’y a naturel qu’on ne fasse perdre[68]. »
L’accès des femmes dans les
universités, au début du XXe siècle, a commencé à bouleverser biens des choses,
dont l’ordre prétendument naturel d’aptitude au commandement. En France, en
1861, une Française est reçue bachelière à la Faculté des lettres de Lyon,
celle de Paris lui avait fermé ses portes. Jusqu’au tournant du XXe siècle, la présence féminine dans les universités
françaises ne dépasse pas 3 % ; vers la fin de la décennie 1900, leur présence
se rapproche de 10 %. Dans la plupart des pays, c’est au XXe siècle que les femmes entrent à l’université.
À l’Université Laval de
Québec, c’est en 1904 qu’une femme reçoit un diplôme de cette institution :
un certificat d’études littéraires. Il lui avait fallu une permission spéciale
pour s’inscrire à la Faculté des arts. Son père, notaire et professeur à la
Faculté de droit, n’avait certes pas desservi la cause de sa fille. Les
autorités de l’Université avaient demandé à celle-ci de ne pas se présenter à
la cérémonie de remise publique des diplômes : une femme parmi des
centaines d’hommes ! Elle a reçu son diplôme par la poste avec une lettre
d’éloges du recteur de l’époque. Les choses ont bien changé : en
2008-2009, 61 % des diplômes ont été décernés à des femmes. À la très
exigeante Faculté de médecine, les deux tiers des étudiants sont des femmes.
Il s’ensuit qu’on retrouve
des femmes dans toutes les professions, dans tous les services et à tous les
échelons du pouvoir : elles sont médecins en grand nombre, avocates,
notaires, pharmaciennes, sénatrices, chef de parti politique, ministres, députées,
mairesses, conseillères municipales, professeures d’université, chefs
d’entreprises, quelques-unes chefs d’État – une dizaine dans environ deux cents
pays –, astronautes, etc. J’oubliais l’armée et la police, où elles sont de
plus en plus nombreuses.
Dans Promotion apostolique de la religieuse, le cardinal Suenens compare
la femme de jadis à la femme de maintenant. Il a cette réflexion qui me fait
sourire : « Cette promotion ne nie pas pour autant, aux yeux des
chrétiens, la subordination que saint Paul demande de la femme vis-à-vis de son
mari au sein du foyer » (Op.cit., p.
26). Au Québec, il y a belle lurette que les chrétiens rigolent quand certains textes
dépassés de saint Paul sont quand même lus à l’église : le mari, tête de
la femme ; la femme soumise à son mari, interdite d’enseignement public et
exclue du sacerdoce…
Suenens
souligne d’abord le beau côté de la promotion de la femme :
« L’apport des femmes à la civilisation actuelle est considérable. En
bien, comme aussi, hélas ! en mal. » Sa description du mauvais côté est
tout simplement ridicule : « Qui mesurera les ravages qu’opèrent dans
la conscience morale de l’humanité ces femmes qui étalent, au vent de la
publicité la plus éhontée, leurs crises de nerfs (sic) et leurs divorces, l’amoralisme de leur existence
spectaculaire, leur luxe effréné, leur dégoût de vivre ? On ne réalise pas
assez à quel point certaines campagnes menées par elles à grand fracas en faveur
du divorce, de l’avortement, de l’infanticide par pitié ou d’un birth control qui ignore la morale,
attaquent la famille à la racine et ébranlent les valeurs chrétiennes les plus
sacrées » (Op., cit., p. 27-28).
Le
cardinal Suenens savait très bien, comme l’enseigne Thomas d’Aquin, que la loi
humaine ne doit pas défendre tous les vices ni prescrire les actes de toutes
les vertus (Ia-IIae, q.
Selon
Jacques Attali, les femmes « ont déclenché une évolution très profonde,
qui les amènera au pouvoir ». Précisons : qui en amènera de plus en
plus au pouvoir suprême ; il faudra du temps pour qu’il y ait autant de femmes
au pouvoir que d’hommes. « Quand il y aura plus de femmes au pouvoir, je
ne pense pas qu’il y aura moins de barbarie ou moins de violence », pense
Attali. Il n’en sait rien, mais y va d’un exemple : « Aucun homme n’aurait
eu la force de caractère de Mme Thatcher qui a laissé mourir de faim des
dizaines d’indépendantistes irlandais, pour ne pas leur reconnaître le statut
de prisonniers politiques[69]. »
De nouveau, une affirmation sans fondement. S’il s’agissait là de « force
de caractère », je pense que l’histoire en fournit de meilleurs exemples.
Conclusion
La lecture historique de la
Genèse, création et chute, a comporté des conséquences désastreuses pour la
femme. Rappelons-nous les propos insensés de Tertullien, le premier des
écrivains chrétiens de langue latine (Carthage ~ 155 – ~ 222). S’adressant à la femme de tous les
temps, il fulmine : « Ne sais-tu pas que tu es une Ève ? Tu es
la porte du diable. C’est toi qui as profané l’arbre de vie, c’est toi qui as
entraîné celui que le démon n’osait pas attaquer en face. C’est toi qui as
ainsi défiguré l’image de Dieu qu’est l’homme[70]. »
J’ai dit ce qu’il fallait penser de cette explosion stupide d’indignation, mais
je ne crois pas inutile de le répéter. Il faut attirer l’attention du fougueux
Tertullien et de tous ceux qui ont
adhéré à ses propos que le commandement de « ne pas manger de l’arbre de
la connaissance du bien et du mal » a été donné à Adam, avant la formation
d’Ève ; c’est Adam qui l’a fait connaître à Ève. On peut conclure qu’il n’avait
pas été très convaincant. De plus, il était présent quand le dialogue s’est
engagé entre le serpent et Ève. Comment expliquer qu’il ne soit pas
intervenu ? Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il n’a pas joué son rôle
de « tête de la femme ». Il est temps qu’on cesse de s’acharner sur Ève et
qu’on demande des comptes à Adam.
La « sujétion
naturelle » du sexe féminin au sexe masculin est affaire de muscles plus
que d’intelligence ou de raison. Quand Thomas d’Aquin dit que la raison est
plus faible chez la femme que chez l’homme, il faut d’abord se garder de
conclure que la femme est moins intelligente. Pour Thomas d’Aquin, la raison et
l’intelligence ne sont pas deux puissances distinctes, mais deux façons
d’atteindre la vérité. Par la raison, on avance en quelque sorte pas à pas vers
la vérité, tandis que par l’intelligence, on la saisit immédiatement. Il faut
se demander ensuite à partir de quoi Thomas d’Aquin pouvait affirmer que la raison
de la femme est plus faible que celle de l’homme ? Comme Thomas d’Aquin
n’a enseigné qu’à des hommes, il n’a pas eu l’occasion de constater que les
femmes étaient en mesure de le suivre dans ses raisonnements les plus subtils de
philosophe ou de théologien et d’en élaborer de leur cru. Ce serait donc sur le
plan pratique que la femme se montrerait moins raisonnable que l’homme,
c’est-à-dire dans la pratique de la prudence et des vertus morales. Je pense
avoir montré que c’est manifestement faux. La raison, règle de moralité, semble
même plus épanouie chez la femme que chez l’homme.
Beaucoup de commentateurs ou
de critiques de Thomas d’Aquin ont achoppé sur la petite phrase : Femina est mas occasionatus (Ia, q.
La femme est exclue du
sacerdoce parce que le sacrement est un signe. Or, dans un signe, il y a la
chose et la signification de la chose. La fumée est le signe, ce signe signifie
le feu. Dans le cas de l’extrême-onction, la personne qui la reçoit doit être malade,
car ce sacrement signifie un besoin de guérison. Comme le sexe féminin ne peut
signifier un quelconque degré d’élévation, aliqua
eminentia gradus, une supériorité de rang, comme c’est le cas du prêtre, la
femme ne peut donc pas recevoir le sacrement de l’ordre. Ce sacrement abolirait
l’état naturel de sujétion de la femme. Cet argument est plus qu’une couleuvre
à avaler : c’est un boa constrictor qui reste coincé dans la gorge. Car ce
n’est pas dans l’Évangile qu’on apprend à tenir compte des degrés
d’élévation : « Je ne suis pas venu pour être servi, a dit le Christ,
mais pour servir. » De ce point de vue, la femme détient sur l’homme une
avance de plusieurs millénaires.
Quand saint Paul dit que la
femme doit être soumise à son mari, que saint Augustin l’approuve, il faut
savoir comment Thomas d’Aquin conçoit l’obéissance. La soumission de la femme à
son mari, des enfants aux parents et des serviteurs à leurs maîtres, c’est une
soumission en tout « ce qui les concerne ». L’inférieur n’a pas à
juger l’ordre qu’il reçoit, mais il doit juger l’acte que cet ordre lui enjoint
de poser ou de ne pas poser, habet judicare de actu proprio. L’ordre est
l’acte du supérieur ; il est censé l’avoir donné en conformité avec sa
conscience ; l’exécution ou la non-exécution de l’ordre est l’acte de
l’inférieur, qui doit en juger selon sa conscience à lui. Thomas d’Aquin ne
dispense même pas le bourreau de réfléchir avant d’abattre la hache,
d’actionner la potence, la chaise électrique ou la guillotine. Si la sentence
qu’on lui demande d’exécuter lui semble résulter d’une erreur évidente, il ne
doit pas obéir, non debet obedire. sinon tous les tortionnaires seraient excusables. Mais, si
l’erreur n’est pas évidente, il peut exécuter une sentence qu’il n’est pas en
mesure d’apprécier lui-même (IIa-IIae, q. 64, a. 6, sol. 3).
Il s’ensuit que l’obéissance selon Thomas
d’Aquin, c’est finalement, pour chacun, l’obéissance à sa conscience : « Celui
qui agit selon sa conscience, même erronée, à supposer que sa volonté soit
droite, obéit lui aussi à la loi de Dieu, puisqu’il agit conformément à ce
précepte, le premier de tous et le seul au fond : obéis à ta conscience[71]. »
Oui mais, objectera-t-on, il faut éclairer sa conscience. D’accord, mais pour qu’une
personne cherche à éclairer sa conscience, il faut qu’elle doute. De plus, la
conscience morale étant un jugement de la raison, ceux qui veulent rectifier ce
jugement chez les autres doivent s’adresser à leur raison pour l’éclairer. Paul
VI, dans Humanae vitae, a condamné
les moyens artificiels de contrôle des naissances, mais il n’a pas convaincu
beaucoup de ses lecteurs. Il n’a donc pas éclairé les consciences.
[1] Hans Küng, Women in Christianity, Continuum, London, New York, 2001, p. 38.
[2] In III Metaph., lect. 1, n. 329.
[3] Hans Küng, ibid.
[4] Uta Ranke-Heinemann, Des Eunuques pour le royaume des cieux, Paris, Laffont, 1990, p. 211.
[5] Ia, q.
[6] Op. cit., Paris, Fayard, Pluriel, 8350, 1978, p. 429.
[7] René Metz, La Femme, Bruxelles, « Recueils de la société Jean Bodin », nos XI-XII, 1962, p. 59-113.
[8] Op. cit., Desclée de Brouwer, Bruges, Paris, 1962, p. 64.
[9] In X Eth., lect. 10, n. 2096.
[10] Pierre Louis, De la
Génération des animaux, Paris, « Les Belles-Lettres », 1961, II,
chap. 3,
[11] M.-D. Chenu, o.p., Introduction à l’étude de saint Thomas d’Aquin, Deuxième édition, Montréal, Paris, 1954, p. 185.
[12] Pierre Louis, De la Génération des animaux, IV, chap. 2.
[13] Pierre Louis, op. cit., IV, chap. 6, p. 167.
[14] Jean Delumeau, La Peur en Occident, p. 429.
[15] Pierre Louis, De la Génération des animaux, p. 62.
[16] René Metz, La Femme, p. 59-113.
[17] Pierre Louis, De la Génération des animaux, IV, chap. 2.
[18] Pierre Louis, De la Génération des animaux, II, chap. 3.
[19] H. D. Gardeil, Revue
thomiste, années 1893-1896.
[20] A. D. Sertillanges, Saint Thomas d’Aquin, tome 2, p. 20 et ss. ; Les Grandes Thèses de la philosophie thomiste, chap. VI.
[21] In I Phys., lect. 1, n. 5.
[22] Gilbert Géraud, Maurice Zundel ; ses pierres de fondation, Québec, Anne Sigier, 2005, p. 121.
[23] Éthique à Nicomaque, Traduction Jean Voilquin, Classiques Garnier, 1961, VIII, leçon 12, 7.
[24] In VIII Eth., lect. 12, n. 1720-1723.
[26] Régine Pernoud, Pour en finir avec le Moyen Âge, Paris, Seuil, 1977, p. 76.
[27] Saint Augustin, Les Confessions, IX, chap. IX.
[28] François Varillon, s.j., Joie de croire, joie de vivre, Paris, Centurion, 1981, p. 22 et 166.
[29] Cité par Léon-Joseph Suenens, Promotion apostolique de la religieuse, p. 64.
[30] Saint Augustin, Commentaire de la Genèse, VI, 12.
[31] In X Eth., lect. 4, n. 1807.
[32] Ibid., lect. 9, n. 1868.
[33] Ibid., lect. 10, n. 2080.
[34] Somme contre les Gentils, 3, chap. 27.
[35] In X Eth., lect. 13, n. 2134.
[36] Abrée Chapy, L’Église et les femmes, p. 34.
[37] Marie-Pierre Bussières, À l’écoute des Pères de l’Église, Montréal, Médiaspaul, 2010, p. 193.
[38] Pascal, Pensées, Paris, Nelson, 1949, Section II, 162.
[39] Marie-Pierre Bussières, À l’écoute des Pères de l’Église, p. 29.
[40] Ibid., p. 138-139.
[41] Jean-Mathieu Rosay, La véritable histoire des papes, Paris, Granger, p. 133, 136, 137.
[42] In II Pol., lect. 14, n. 314.
[43] Charles Péguy, L’argent, suivi de L’argent (suite), Paris, Gallimard, 1932, p. 217.
[44] François Varillon, s.j., Joie de croire, joie de vivre, Centurion, 1981, p. 164.
[45] Uta Ranke-Heinemann, Des Eunuques pour le royaume des cieux, p. 214.
[46] Pierre Louis, De la
Génération des animaux, II, chap. 4,
[47] Cité par Léon-Joseph Suenens, Promotion apostolique de la religieuse, p. 64.
[48] Marie-Pierre Bussières, À l’écoute des Pères de l’Église, p. 79.
[49] In VI Eth., lect. 10, n. 1270-1274.
[50] Ibid., n. 1275-1289.
[51] Jacques Leclercq, Sainte Catherine de Sienne, Casterman, 1947, p. 361.
[52] Saint Augustin, La Cité de Dieu, XIV, chap. 9.
[53] In I Pol., lect. 10, n. 159.
[54] Sentences, II, d. 44, q.
[55] Somme contre les Gentils, 3, chap. 81.
[56] Sentences, II, d. 44, q.
[57] Traité de droit civil du Québec, Montréal, Wilson et Lafleur, I, 1942, p. 502.
[58] Cursus philosophiae, III, 1944, n. 1067.
[59] Cours de philosophie, II, 1942, n. 500.
[60] Roger Poudrier, Miséricorde, Montréal, Médiaspaul, 2005, p. 25, note.
[61] Bernard Häring, Quelle morale pour l’Église ? Paris, Cerf, 1989, p. 110.
[62] A. D. Sertillanges, o.p., La Philosophie morale de saint Thomas d’Aquin, Paris, Aubier, 1946, p. 390.
[63] Jean Rostand, Maternité et biologie, Paris, Gallimard, Idées 111, 1966.
[64] Albert Jacquard, Moi et les autres, Paris, Seuil, Inédit Virgule, V 17, 1983, p. 14-15.
[65] Revue d’histoire des sciences et de leurs applications, Tome XVII, PUF, 1964, p. 346.
[66] Jean Rostand, L’Homme, Paris, Gallimard, 1962, Idées 5, p. 98.
[67] Aristote, Politique, Québec, PUL, 1951, I, chap. 5, n. 1.
[68] Pascal, Pensées, Section II, 94.
[69] Jacques Attali, Le Sens des choses, Paris, Robert Laffont, 2009, p. 24-25.
[70] Cité par Léon-Joseph Suenens dans Promotion apostolique de la religieuse, p. 64.
[71] A. D. Sertillanges, o.p., La Philosophie morale de saint Thomas d’Aquin, p. 390.