DE LA SENSATION ET DES CHOSES SENSIBLES
ARISTOTE
Traduction de Jules Barthélemy-Saint-Hilaire
Paris : Ladrange, 1866
Nouvelle édition numérique https://www.i-docteurangelique.fr/DocteurAngelique 2008
Les œuvres complètes de saint Thomas d'Aquin
PLAN DU TRAITÉ par Jules
Barthélemy-Saint-Hilaire
CHAPITRE II : Rapports
possibles des sens aux éléments
CHAPITRE III : Complément de
la théorie de la couleur exposée dans le Traité de l’âme
CHAPITRE IV : Complément de
la théorie du goût
CHAPITRE V : Complément de
la théorie de l'odeur
CHAPITRE VI : Complément de
la théorie générale de la sensibilité
CHAPITRE VII : Dernière
question sur la sensibilité
Il
faut compléter les théories développées dans le Traité de l’âme, en étudiant certains phénomènes qu'offrent les
animaux, et qui sont de grande importance : tels sont le sommeil et la veille,
la jeunesse et la vieillesse, l'inspiration et l'expiration, la vie et la mort,
phénomènes connexes et unis deux à deux. Le naturaliste pourrait encore pousser
plus loin ses recherches : la santé et la maladie l'intéressent presque autant
qu'elles peuvent intéresser le médecin. La médecine et la physique sont des sciences
tout à fait limitrophes; et la preuve, c'est que la plupart des naturalistes
aboutissent à des théories médicales, et que la plupart des médecins, quand ils
sont éclairés et philosophes, aboutissent à des théories sur la nature. Quoi
qu'il en puisse être, les phénomènes dont nous venons de parler se rattachent
tous de très-près à la sensibilité : les uns n'en sont que des modifications et
des manières d'être; les autres en sont la garantie et l'exercice régulier; les
autres enfin en sont la perte et la privation. Or l'on sait que la sensibilité
est le caractère essentiel de l'animai, celui qui le distingue de tous les
autres êtres, et qui le fait ce qu'il est. Il pourra donc être utile de revenir
sur quelques théories relatives à la sensibilité, et de les approfondir plus
qu'on ne l'a fait. Des cinq sens, les deux plus importants sont: la vue, qui
nous apprend tant de choses sur le monde extérieur, et l'ouïe, qui, bien
qu'indirectement, sert plus encore que la vue aux développements de
l'intelligence; car les aveugles-nés sont toujours plus intelligents que les
sourds-muets. Parfois, pour se rendre plus clairement compte des sens dont la
nature a doué les animaux, on les a rapprochés des divers éléments; et, pour
que la comparaison fût plus complète, on a créé un cinquième élément; dès lors
chaque sens eut un élément qui lui pût correspondre. En général, on a rapporté la
vue au feu ; et ce qui a rendu cette opinion assez vraisemblable, c'est que
quand on se frotte l'œil, soit dans l'obscurité, soit en fermant la paupière,
on voit du feu et des étincelles. Mais on n'a pas assez compris que c'est le
mouvement seul qui, en divisant en quelque sorte l'œil, y cause ces apparences.
Mais l'œil pour cela n'est pas de feu ; car si c'était là sa nature, on verrait
ces étincelles même quand on le laisse en repos. De plus, si la vision se produisait
parce que les rayons sortent de l'œil pour aller aux objets, comme l'ont cru
Empédocle, et Platon dans son Timée, pourquoi ne verrait-on pas la nuit aussi
bien que le jour? Platon, pour répondre à cette objection, ajoute que dans
l'obscurité la vue s'éteint après être sortie de l'œil. Mais c'est là une
réponse parfaitement vaine. Qu'est-ce, en effet, que s'éteindre pour le feu?
C'est rencontrer un contraire, soit l'humide, soit le froid. Mais où est dans
l'obscurité l'humide ou le froid qui doive éteindre le feu de la vue? Ce sont
là des phénomènes qui se rapportent aux corps ignés; ils ne se rapportent pas à
la lumière. Empédocle a si bien cru que la vision se produisait par des rayons
sortis de l'œil, qu'il a comparé la vue à une lanterne qui, dans une nuit
obscure, projette sa lumière et conduit le voyageur. Il est vrai qu'ailleurs Empédocle
explique autrement la vision, et qu’alors pour lui elle est produite par des
émanations sorties des objets eux-mêmes. C'est là à peu près aussi la théorie
de Démocrite. Mais on ne peut pas soutenir avec lui que la vue ne soit qu'un
miroir; car alors pourquoi tant d'autres objets ne verraient-ils pas comme
l'œil? On peut bien admettre avec Démocrite que la vue est de l'eau; mais il
faudrait ajouter que ce n'est pas en tant que la vue est de l'eau qu'elle peut voir,
c'est en tant que l'œil est diaphane. D'autres philosophes ont soutenu que la
lumière sortait de l'œil, et qu'à distance elle se combinait avec la lumière
extérieure. Mais pourquoi cette combinaison ne se ferait-elle pas dans
l'intérieur même de l'œil? Et qu'est-ce d'ailleurs qu'une combinaison de
lumière? Au vrai, la vision n'est causée que par le mouvement du milieu qui est
interposé entre l'œil et l'objet, lequel milieu doit toujours être éclairé. Le
dedans de l'œil est diaphane, afin de pouvoir recevoir la lumière du dehors.
Des faits le prouvent d'une manière incontestable : on a vu des blessures
reçues près des tempes provoquer une cécité instantanée et complète ; on aurait
dit alors d'une lampe éteinte à l'intérieur, parce que les pores des yeux
avaient été lésés. Ainsi l'on peut admettre que la vue est de l'eau; l'ouïe
sera de l'air; l'odorat, du feu; le toucher, de la terre; et le goût se confond
avec le toucher. Tels sont les rapports qu'on pourrait établir entre les sens
et les éléments. On a expliqué, dans le Traité
de l’âme, l'action de chacun des sens; mais il sera bon de reprendre ici
quelques questions, et spécialement celles qui se rapportent à la couleur,
objet de la vue ; à la saveur, objet du goût ; et à l'odeur, objet de l'odorat.
On a vu que la lumière est la couleur du diaphane; mais le diaphane est indéterminé,
et la lumière l'est comme lui. La couleur, au contraire, est dans le diaphane
déterminé par la limite même des corps : aussi les Pythagoriciens ont-ils
confondu la couleur avec la surface. C'est une erreur; car ce qui a couleur au
dehors doit également l'avoir au dedans. Pourtant on pourrait définir la
couleur : la limite du diaphane dans un corps déterminé. Quand la cause qui
produit la lumière dans l'air est aussi dans le diaphane, elle détermine la
couleur blanche ; quand cette cause est absente dans le diaphane, elle
détermine la couleur noire. C'est de ces deux couleurs que sortent toutes les autres.
D'abord le noir et le blanc peuvent être placés à côté l'un de l'autre, mais
avec des dimensions si petites qu'ils soient séparément imperceptibles, bien
que le résultat des deux puisse être perçu. De cette façon s'engendrent, comme
l'on voit, d'autres couleurs que le blanc et le noir, selon le nombre même des
parties de l'un et de l'autre, dont les proportions peuvent varier à l'infini.
Les proportions peuvent être numériquement régulières; elles peuvent aussi ne
pas être représentées par des nombres, absolument comme les proportions et les
combinaisons des sons ; les consonnances les plus agréables à l'oreille sont
celles qui sont représentables en nombres exacts; les couleurs les plus
agréables à la vue sont dans le même cas. Voilà une première manière
d'expliquer la diversité des couleurs. Il en est une autre que connaissent parfaitement
les peintres : c'est de superposer des couleurs différentes, de manière que les
rayons de l'une se modifient en passant au travers de l'autre. Il n'est pas
possible d'ailleurs de prétendre, comme l'ont fait quelques anciens, que les
couleurs soient des émanations des corps. En supposant que les couleurs soient
à côté les unes des autres, comme dans la première hypothèse, il faut admettre
que les temps dans lesquels nous percevons les diverses couleurs, qui se
combinent en une seule, sont indivisibles, et ne forment qu'un seul et même
temps; de même - que les deux parties, qui séparément sont invisibles, sont
perçues par une seule sensation.
Dans
la seconde hypothèse, celle de la superposition, on n'a pas ces difficultés. Du
reste, pour bien comprendre comment se combinent les couleurs, il faut recourir
aux principes posés dans le Traité de la
Mixtion; car les lois qui président à la combinaison des corps sont précisément
celles aussi qui président à la combinaison de leurs couleurs. On pourrait ici
étudier le son comme on vient d'étudier la couleur, si déjà cette théorie
n'avait été faite dans le Traité de l’âme.
Nous pouvons donc passer aux considérations qui regardent la saveur et l'odeur.
Nous commencerons par la première. La nature des saveurs nous est mieux connue
que celle des odeurs; cela tient à ce que l'odorat chez l'homme n'est pas
très-délicat, et que le toucher au contraire, auquel se rapporte aussi le goût,
l'est excessivement. L'eau, qui est une condition indispensable de la
perception de la saveur, est par elle-même dénuée de toute saveur. Ainsi il n'y
a que trois hypothèses possibles : ou l'eau renferme toutes les espèces de
saveurs, mais tellement faibles qu'elles échappent à nos sens, et c'est la
théorie d'Empédocle ; ou bien, l'eau renferme une certaine matière, germe
commun de toutes les saveurs possibles, ou enfin, l'eau, sans saveur propre,
est modifiée par des causes extérieures, la chaleur, le soleil, etc. L'erreur
d'Empédocle est évidente : on peut aisément se convaincre que la chaleur, ou
naturelle ou factice, donne aux fruits, par exemple, toute espèce de saveurs.
Il n'est pas possible davantage que l'eau contienne le germe commun de toutes
les saveurs; car nous voyons sortir de la même eau les saveurs les plus
dissemblables. Reste donc la troisième hypothèse, qui suppose que les saveurs
diverses viennent des diverses modifications que l'eau subit. Seulement, il ne
faut pas croire que la chaleur soit la cause unique de ces modifications. La
chaleur est bien une condition, mais avec celle-là il en faut d'autres. C'est
elle qui sert à mettre en mouvement l'humide à travers le sec et le terreux,
comme nous le voyons dans les saveurs si variées des fruits. En recourant aux
principes posés dans le Traité des Eléments,
on se rendra bien compte de tout le travail que fait ici la nature. Cette
modification causée par la chaleur dans le sec ne s'adresse pas au sec quel
qu'il soit; elle n'agit que sur le sec qui peut nourrir, sur l'élément doux,
qui seul est nutritif, comme nous le prouverons dans le Traité de la Génération. La chaleur élabore les saveurs douces qui
peuvent nourrir, et n'admet les autres saveurs âcres et salées que comme une
sorte d'assaisonnement pour rendre l'assimilation plus facile. Ainsi, pour les
saveurs, l'amer et le doux sont ce que, dans les couleurs, sont le blanc et le
noir. Ces saveurs primitives se combinent aussi dans diverses proportions pour
former toutes les autres : les plus agréables sont celles où ces rapports sont numériquement
réguliers; et les saveurs pourraient être classées à peu près comme les
couleurs. Des deux côtés, les espèces sont au nombre de sept. Il ne faudrait
pas d'ailleurs pousser ces rapprochements trop loin, comme l'ont fait quelques
naturalistes, entre autres Démocrite : ils ramènent toutes les sensations à des
perceptions tactiles; pour eux, le blanc est lisse, et le noir est rude; mais
c'est là tout confondre. Démocrite va plus loin encore, et il veut que les
saveurs ne soient aussi que des espèces de figures; mais alors il est
impossible d'expliquer l'opposition des saveurs ; car la figure n'a pas de
contraire; et, de plus, les figures sont infinies, tandis que les saveurs ne le
sont pas. Il y aurait bien à présenter encore d'autres considérations sur les
saveurs; mais cette étude doit être renvoyée à celle des Végétaux, qui sont la
source principale des saveurs.
Appliquons
aux odeurs la même méthode que nous venons d'appliquer aux saveurs. L'odeur, perceptible
dans l'air et dans l'eau, est transmise par un milieu qui est aussi le diaphane
répandu dans ces deux éléments. L'eau suffît pour transmettre l'odeur, comme le
prouve l'exemple des animaux aquatiques. L'odeur est le sec sapide transmis
dans l'humidité que renferment l'air et l'eau. Il n'y a pas de corps odorant qui
ne soit en même temps sapide. Le feu, l'air, l'eau, la terre, sont sans odeur,
parce qu'ils n'ont pas de saveur non plus et les corps sont en général odorants
dans la proportion où ils ont aussi de la saveur. Quelques naturalistes expliquent
l'odeur par l'exhalaison fumeuse, phénomène commun à l'air et à la terre; quelques
autres la prennent pour une vapeur. Au fond, l'odeur n'est ni l'un ni l'autre :
c'est, comme nous l'avons dit, une modification de la sécheresse sapide,
filtrée en quelque sorte au travers de l'air et de l'eau. De là vient le
rapport des odeurs aux saveurs ; et l'on peut presque donner les mêmes noms aux
unes et aux autres. La chaleur est également indispensable à toutes deux, et le
froid les émousse également. On a eu tort de prétendre que les odeurs n'ont pas
d'espèces : elles en ont, et l'on peut d'abord les classer en agréables et en
désagréables, tout comme on le ferait pour les saveurs des aliments dont se
nourrissent les animaux. Quand l'animal est repu, l'odeur de la nourriture lui
est désagréable ainsi que la nourriture elle-même. Ces odeurs, agréables ou
désagréables par leurs rapports aux aliments, sont perçues par tous les animaux
indistinctement. Mais il y a d'autres odeurs qui sont agréables ou désagréables
par elles-mêmes, celles des fleurs, par exemple : elles ne provoquent en rien
l'appétit de l'animal; elles feraient plutôt le contraire ; car, comme le dit
Strattès en raillant Euripide : « Quand vous faites cuire de l'ognon, n'y
versez pas de l'ambre. » La perception de ces odeurs est un privilège exclusif
de l'homme. Celles-là, du reste, sont moins faciles à classer par espèces que
les premières, qui, tenant à des saveurs, se classent à peu près comme elles.
1l ne faut pas croire d'ailleurs que les odeurs, si elles sont inutiles à l'alimentation,
le soient également à la santé de l'homme : elles servent certainement en lui à
balancer la frigidité naturelle de son cerveau. La nature fait sans cesse
servir la respiration à deux fins : d'abord, à la fonction propre que la
poitrine doit accomplir; puis, à l'odoration; car c'est par l'air que l'odeur
s'introduit dans l'animal. Cette précaution de la nature est d'autant plus
remarquable que l'homme est, de tous les animaux, celui qui, relativement à son
corps, a le cerveau le plus gros et le plus humide. Les animaux autres que lui
n'ont que la perception de la première espèce d'odeurs, et de fait ils n'ont
besoin que de celle-là. Il faut ajouter que les animaux même qui ne respirent
pas directement l'air, n'en perçoivent pas moins les odeurs : tels sont les
poissons et les insectes, qui sentent de fort loin leur nourriture, à cause de
l'odeur qu'elle répand ; tels sont aussi les abeilles, les grandes fourmis
appelées cnipes, les rougets de mer et tant d'autres. La seule question qu'on puisse
poser ici, c'est de savoir par quel organe les animaux qui ne respirent pas
peuvent avoir cette perception; mais il n'est pas probable qu'ils aient un sens
particulier outre les cinq que l'on connaît. Dans les animaux qui respirent, l'inspiration
fait lever l'opercule qui recouvre l'organe ; quant aux autres, ils perçoivent sans
doute directement l'odeur sans l'intervention de cet opercule, de même.que les
animaux qui ont les yeux durs n'ont pas besoin de paupières. Une conséquence de
cet avantage exclusivement accordé à l'homme, c'est qu'il est le seul animal à
souffrir des mauvaises odeurs; les autres animaux ne souffrent des odeurs
désagréables par elles-mêmes qu'autant que cette qualité se joint à d'autres
qualités qui peuvent leur être nuisibles. Cependant ces mauvaises odeurs qui ne
les repoussent pas les font mourir, comme elles frappent également les hommes: aussi
s'approchent-ils des plantes dont l'odeur est la plus repoussante, si
d'ailleurs cette plante n'est pas malsaine pour eux. Si l'on odore dans l'air et
dans l'eau, c'est que l'odorat tient comme le milieu entre les cinq sens, le
toucher et le goût d'une part, la vue et l'ouïe d'autre part. Les Pythagoriciens
ont eu tort de soutenir d'ailleurs qu'il y a des animaux qui vivent d'odeurs :
c'est une opinion inexacte; car l'odeur ne contribue en rien à l'alimentation,
parce que tout aliment doit avoir une certaine solidité; elle contribue seulement
à la santé, comme nous venons de le dire, et l'odeur est à la santé ce que la
saveur est à la nourriture. Les organes des sens étant ainsi étudiés avec les
objets spéciaux qu'ils perçoivent, nous pouvons nous poser sur la sensibilité
quelques questions générales qui en épuiseront la théorie. Si tout corps était
divisible à l'infini, on pourrait demander si les impressions que nous recevons
des corps sont divisibles de la même manière; par exemple, celles que nous
causent la couleur, la saveur, le son, le poids, le froid, le dur, etc. Ou bien
cette division infinie des sensations est-elle impossible? Une première objection
contre cette divisibilité infinie des corps, c'est que le corps, qui est
sensible pour nous dans sa masse, se composerait alors de parties qui seraient
imperceptibles pour nos sens, ce qui est impossible; car si l'organe ne les percevait
pas, l'intelligence serait également hors d'état de les comprendre. Ce sont là
des impossibilités, comme on l'a démontré dans le Traité du Mouvement. Les sensations que nous avons des objets sont
toutes limitées; et par conséquent les parties des corps qui nous les donnent
doivent l'être également. En acte, en réalité, nous ne percevons les particules
des corps que quand elles ont certaines dimensions; au-dessous d'une certaine
limite, elles nous échappent, bien que nous les percevions aussi en puissance :
ainsi le dièse, la partie la plus petite d'un son, n'est pas distinct pour
nous, et cependant nous le percevons, puisque nous percevons le son entier,
dont le dièse est une partie; de même la dix millième partie d'un grain échappe
à notre vue, qui pourtant la perçoit, puisqu'elle perçoit le grain entier. Il
faut donc distinguer ici, comme en tant d'autres questions, l'acte de la
puissance. Pour comprendre d'ailleurs l'action des objets sur le milieu qui
doit les transmettre jusqu'à nos sens, il faut admettre que les objets causent
des mouvements dans cet intermédiaire, et que ces mouvements font impression
sur nous suivant qu'ils sont plus ou moins forts. Quand on est près d'un corps
odorant, on le sent plus que si l'on s'en éloigne; le bruit n'arrive à
l'oreille que longtemps après le coup qui l'a produit; on entend une personne
parler quand on est près d'elle; à distance, les articulations se déforment en
quelque sorte, et notre oreille ne les distingue plus. En est-il de même pour
la lumière, et met-elle un temps plus ou moins long pour venir du soleil
jusqu'à nous, ainsi que l'a soutenu Empédocle? Cette opinion paraît fort rationnelle
; mais cependant elle n'est pas exacte. On peut soutenir la transmission
successive et pour l'odeur et pour le son, qui sont certainement des
mouvements; il est impossible d'en dire autant de la lumière : il semble plutôt
que la lumière soit une modification d'une certaine espèce que le milieu
éprouve simultanément, et c'est là ce qui fait croire qu'il n'y a pas pour elle
de transmission successive.
Reste
une dernière question sur la sensibilité. Peut-on percevoir plus d'une chose à
la fois? peut-on avoir deux perceptions dans un seul et même instant
indivisible? Il est d'abord certain qu'un plus fort mouvement en absorbe un
plus faible, et qu'une sensation violente occupe notre attention de telle sorte
que nous n'en percevons pas une moins vive. Il est certain également qu'on sent
mieux une chose quand elle est simple que quand elle est mélangée; et ceci est
vrai pour tous les sens et toutes les espèces de sensations. Il faut ajouter
que certaines sensations ne peuvent en aucune façon se combiner, et ce sont
celles qui s'adressent à des sens différents. Quelle unité pourraient former
une couleur blanche et un son aigu? On ne peut pas sentir à la fois deux choses
de ce genre; car on ne peut pas même sentir à la fois 'deux choses qui
s'adressent à un même sens. Dans ce dernier cas, si les mouvements des deux
choses sont égaux, ils s'annulent réciproquement, et alors il n'y a pas de
sensation; s'ils sont inégaux, c'est le plus fort tout seul qu'on sent, et
alors on ne sent plus les deux choses. De plus, comme les contraires ne peuvent
coexister dans un seul et même objet, et que les choses, en supposant qu'elles
ne soient pas pareilles, se rapportent toujours de plus ou moins loin à un des
contraires, il est impossible de sentir deux choses qui appartiennent à des
contraires. Mais si l'on ne peut sentir à la fois des contraires qui sont dans
un même genre, à plus forte raison ne peut-on sentir à la fois des analogues
qui sont dans des genres différents : ainsi, par exemple, on ne peut sentir à
la fois le blanc et le noir, qui sont les contraires dans la couleur; mais on
ne peut sentir davantage le blanc et le doux, qui sont des analogues, l'un dans
la couleur, l'autre dans la saveur, genres qui sont différents. Il est vrai
qu'on a prétendu résoudre la question en imputant ici à nos sens une sorte
d'illusion dont nous serions dupes : les sons, dit-on, n'arrivent pas
simultanément à notre oreille; seulement nous croyons qu'ils y arrivent ainsi
parce que le temps qui les sépare est imperceptible pour nous. Mais c'est là
une opinion insoutenable. Nous percevons les choses tout entières, et il n'y a
pas dans le sentiment que nous éprouvons cette solution de continuité dont on
parle. Seulement on peut dire que les choses ne nous paraissent pas toujours ce
qu'elles sont; et c'est ainsi qu'on voit le soleil avec des dimensions qui ne
sont certainement pas les siennes. Mais revenons à la question d'abord posée, à
savoir si l'on peut percevoir plusieurs choses à la fois, c'est-à-dire dans une
seule et même partie de l'âme et dans un temps indivisible. Il a été prouvé que
l'âme perçoit toutes les sensations par une seule et même faculté, qui réunit
les informations de tous les sens; seulement cette faculté, tout en restant
identique, change de manière d'être : c'est la même âme, mais autrement
disposée; et ceci nous explique comment l'âme pourrait avoir à la fois
plusieurs sensations différentes, malgré les objections que soulève cette
théorie, et qui ont été exposées plus haut. Telles sont les considérations que
nous avions à présenter sur les organes des sens et les objets sensibles, pour
compléter les théories du Traité de l’âme.
Il faut parler maintenant de la mémoire et de la réminiscence.
Nouveaux
détails : la veille et le sommeil, la jeunesse et la vieillesse, l'inspiration
et l'expiration, la vie et la mort ; relation générale de la médecine à l'étude
de la nature. Importance de la sensibilité ; elle est le caractère essentiel de
l'animal. — Rôles des divers sens : comparaison de la vue et de l'ouïe ; les
aveugles de naissance sont plus intelligents que les sourds-muets.
§ 1. Nous avons antérieurement étudié l'âme en elle-même, et les facultés que possèdent chacune des parties qui la composent; c'est continuer le même sujet que de rechercher dans les animaux, et même dans tous les êtres qui jouissent de la vie, quelles sont les fonctions qui sont spéciales et celles qui sont communes. Supposons donc connu tout ce qui a été dit de l'âme, et parlons ici du reste en commençant par les choses principales.
§ 2. Les facultés les plus importantes, tant celles qui sont communes que celles qui sont spéciales dans les animaux, paraissent appartenir en commun à l'âme et au corps : par exemple la sensibilité, la mémoire, la passion, le désir, et en général l'appétit; et l'on y peut ajouter le plaisir et la peine. La plupart des animaux possèdent ces facultés.
§ 3. En outre, il y a d'autres fonctions, dont les unes appartiennent communément à tous les êtres qui jouissent de la vie, et dont les autres ne sont accordées qu'à quelques-uns des animaux. Les plus essentielles, qui seules forment quatre couples où elles sont réunies deux à deux, sont : la veille et le sommeil, la jeunesse et la vieillesse, l'inspiration et l'expiration, enfin la vie et la mort.
§ 4. Nous analyserons chacun de ces phénomènes, et nous verrons ce qu'ils sont et quelles causes les produisent.
§ 5. Il appartient encore au naturaliste de rechercher quels sont les premiers principes de la santé et de la maladie, puisque la santé et la maladie ne sauraient s'appliquer à des êtres privés de la vie. Aussi la plupart de ceux qui s'occupent de la nature, et, parmi les médecins, ceux qui comprennent le plus philosophiquement leur art, arrivent, d'une part, de l'étude de la nature à la médecine, qui l'achève; et d'autre part, commencent les études médicales par l'étude de la nature.
§ 6. Les fonctions énoncées plus haut sont évidemment communes au corps et à l'âme; et ce qui le prouve, c'est que toutes se manifestent, soit en même temps que la sensation, soit à la suite de la sensation. Quelques- unes ne sont que des modifications de la sensibilité et de ses manières d'être; d'autres en sont la garantie et l'exercice régulier; les autres, au contraire, en sont la perte et la privation. Or, s'il est quelque chose d'évident, c'est que la sensation n'arrive à l'âme que par le corps; et l'on peut s'en convaincre à la fois, et par le raisonnement, et sans le raisonnement.
§ 7. Mais nous avons déjà dit, dans le Traité de l’âme, ce que c'est que la sensation et ce que c'est que sentir; et nous y avons expliqué le rôle que joue cette faculté dans les animaux. Tout animal doit de toute nécessité, en tant qu'animal, être doué de sensibilité ; car c'est par ce caractère que nous avons essentiellement distingué ce qui est animal de ce qui n'est point animal.
§ 8. Tous les animaux spécialement, et chacun comme tel, possèdent nécessairement les deux sens du toucher et du goût : le toucher, par la raison qui a été exposée dans le Traité de l’âme; et le goût, en vue de l'alimentation. C'est ce sens, en effet, qui discerne dans les aliments ce qui plaît et ce qui est désagréable, afin que l'animal fuie l'un et recherche l'autre; et, en général, la saveur est l'affection propre de la partie de l'âme qui a le sens du goût.
§ 9. Les sensations provoquées par les choses extérieures, dans ceux des animaux qui sont doués de mouvement, et, par exemple, celles de l'odorat, de l'ouïe et de la vue, sont données à tous ceux qui en jouissent pour assurer leur conservation. Grâce à elles, après avoir senti préalablement leur nourriture, ils la recherchent; et ils fuient ce qui leur semble mauvais et dangereux. Mais dans les animaux qui sont doués en outre de la réflexion, ces facultés ont pour but d'assurer leur bien-être; elles leur apprennent à distinguer dans les choses une multitude de différences, qui leur fournissent la connaissance, et des choses que leur intelligence peut penser, et de celles qu'ils doivent faire.
§ 10. De toutes ces facultés, la plus importante pour les besoins de l'animal, ainsi qu'en elle-même, c'est la vue; mais pour l'intelligence, bien qu'indirectement, c'est l'ouïe. Ainsi la faculté de la vue nous révèle dans les choses les différences les plus nombreuses et les plus variées ; car tous les corps, sans exception, ont couleur. Par suite, c'est surtout la vue qui nous en fait percevoir les propriétés communes ; j'appelle propriétés communes, la figure, la grandeur, le mouvement, le repos, le nombre. Au contraire, l'ouïe ne fournit, en général, que les différences du son; et, pour quelques êtres, elle fournit aussi les différences de la voix. Mais indirectement, c'est l'ouïe qui rend les plus grands services à la pensée, puisque c'est le langage qui est cause que l'homme s'instruit, et que le langage est perçu par l'ouïe, non pas, il est vrai, en lui-même, mais indirectement. C'est que le langage se compose de mots, et que les mots ne sont jamais que des signes. Voilà bien pourquoi, parmi les hommes qui de naissance manquent de l'un de ces sens, les aveugles-nés sont plus intelligents que les sourds-muets.
§ 11. Du reste, on a traité antérieurement des avantages spéciaux de chacun des sens.
Explication
du phénomène qui se passe dans les yeux et de la lumière qu'on y voit quand on
se les frotte : la vue n'est pas de feu comme l'ont dit Empédocle et Timée ;
elle est d'eau comme l'a fort bien compris Démocrite, qui s'est d'ailleurs
trompé sur la théorie des images. Effet de quelques blessures sur les yeux. — L'ouïe
se rapporte à l'air ; l'odorat, au feu ; le toucher et le goût te rapportent à
la terre.
§ 1. Pour savoir précisément quel est le corps qui agit naturellement dans chacun des organes, on a cherché quelquefois des analogies dans les éléments des corps. Mais comme il n'est pas facile de comparer les cinq sens aux éléments, qui ne sont que quatre, on a été conduit à imaginer un cinquième élément.
§ 2. On s'accorde unanimement à rapporter la vue au feu, et cela tient à ce qu'on ignore la vraie cause du phénomène suivant : lorsqu'on se presse l'œil et qu'on le frotte, il semble qu'il en sorte du feu et des étincelles. Cette apparence se produit surtout dans les ténèbres, ou bien lorsque l'on ferme les paupières, parce que de cette façon aussi l'on se met dans l'obscurité. Ce phénomène d'ailleurs soulève encore une autre question : s'il est impossible, en effet, d'ignorer qu'on sent et qu'on voit ce qu'on voit, il s'ensuit nécessairement que l'œil se voit lui-même. Or, pourquoi cette sensation n'a-t-elle pas lieu quand on laisse l'œil en repos?
§ 3. L'explication de ce phénomène résoudra à la fois le doute qu'on élève et cette hypothèse qui veut que la vue soit de feu. Voici donc comment on peut l'expliquer : les corps lisses brillent naturellement dans l'obscurité, sans pourtant produire de lumière; or, ce qu'on appelle le milieu et le noir de l'œil paraît être lisse. Mais ce qui fait voir du feu quand l'oeil est frotté, c'est qu'il arrive alors, on peut dire, que ce qui est un devient deux. La rapidité du mouvement fait que ce qui voit et ce qui est vu paraissent différents. Aussi le phénomène n'a-t-il pas lieu si l'on ne frotte pas l'œil très- vite, et s'il n'est pas dans l'obscurité; car, je le répète, les corps lisses brillent naturellement dans l'obscurité; et, par exemple, les têtes de quelques poissons et le fiel de la seiche. Quand on frotte l'œil lentement, la sensation ne se produit pas de manière à faire croire que ce qui voit et ce qui est vu soient tout à la fois deux choses et une seule; et c'est ainsi que l'œil se voit lui- même, tout comme il lui arrive également de se voir dans un miroir qui le réfléchit.
§ 4. Si l'œil était de feu, ainsi qu'Empédocle l'assure, et ainsi qu'on l'avance dans le Timée; si la vision se produisait parce que la lumière sort de l'œil comme elle sort d'une lanterne, pourquoi la vue ne verrait-elle pas aussi dans les ténèbres? Prétendre qu'elle s'éteint dans l'obscurité après être sortie de l'œil, comme le soutient limée, c'est une assertion parfaitement vaine. Qu'entend-on, en effet, quand on dit que la lumière s'éteint? Le chaud et le sec sont éteints par l'humide et par le froid, comme on l'observe pour le feu et la flamme dans les corps en ignition. Mais ni l'un ni l'autre de ces deux éléments ne se rencontre dans la lumière; ou du moins, s'ils y sont, et qu'ils nous échappent, parce qu'ils y sont en quantité inappréciable, il faudrait alors que la lumière s'éteignît après le jour et dans l'eau, et que l'obscurité se produisît plus forte dans les temps de gelée. Si donc la flamme et tous les corps ignés subissent ces effets, pour la lumière il n'y y a rien de pareil.
§ 5. Empédocle a si bien cru que
la vision a lieu quand la lumière sort de l'œil, ainsi qu'on vient de le dire,
que voici les expressions dont il se sert: « De même que quand on veut sortir,
on se munit d'une lampe, - Éclair du feu
brillant, dans une nuit d'hiver,
« Et qu'on allume la lanterne, qui peut braver tous les venu divers, « Et
repousser leur souffle changeant ; « La lumière, qui se projette au dehors
d'autant plus loin qu'elle est pins forte, « Éclate en jets de rayons
éblouissants ; « De même le feu dès longtemps renfermé dans les membranes, « Se
répand par ces tuniques légères dans la pupille ronde; « Mais ces tuniques
voilent répaisseur de l'eau qui les inonde, « Et le feu qui sort de l'œil
s'étend d'autant plus loin. »
C'est ainsi que parfois Empédocle explique la vision; ailleurs, il soutient qu'elle est produite par les émanations des objets qu'on voit.
§ 6. Démocrite a raison quand il dit que la vue est de l'eau; mais il se trompe quand il croit que la vision n'est que l'image de l'objet. L'image se produit parce que l'œil est lisse ; mais la vue ne consiste pas dans cette propriété de l'œil; elle est uniquement dans l'être qui voit, et le phénomène signalé par Démocrite n'est qu'un effet de réflexion. Mais la théorie générale des images et de la réflexion n'était pas encore bien comprise au temps de Démocrite, à ce qu'il semble. Il est étrange aussi qu'il n'ait pas poussé plus loin qu'il ne l'a fait, et qu'il ne se soit pas demandé pourquoi l'œil est seul à voir, tandis qu'aucun des autres corps où se forment également des images ne peut voir comme lui.
§ 7. Que la vue soit de l'eau, c'est donc là un point qui est vrai; mais il n'est pas vrai que l'on voie en tant qu'elle est de l'eau; on voit en tant qu'elle est diaphane, et c'est une qualité qui est commune encore à l'air» Mais l'eau conserve le diaphane et le reçoit mieux que 1 air, et voilà pourquoi la pupille et l'œil sont d'eau» Les faits eux-mêmes sont là pour le prouver. Ce qui s'écoule des yeux, quand on les perd, c'est de l'eau; et dans les animaux qui viennent de naître, la pupille est toujours d'une très-grande limpidité et d'un très-vif éclat, tandis que le blanc de l'œil, du moins dans les 32 animaux qui ont du sang, est épais et gras. Du reste, cette organisation a pour but d'y conserver l'humidité, sans qu'elle puisse se congeler : aussi l'œil est-il la partie du corps la plus capable de résister au froid ; car personne encore n'a eu le dedans des paupières gelé. Dans les animaux qui n'ont pas de sang, les yeux sont revêtus d'une peau dure, et c'est elle qui leur fait rempart.
§ 8. Mais c'est une opinion dénuée de toute raison que de prétendre que la vue voie par quelque chose qui sort d'elle, et qu'elle s'étende jusqu'aux astres; ou bien même que, sortie de l'œil, elle se combine à une certaine distance avec la lumière extérieure, ainsi que quelques-uns le soutiennent. Certes il serait beaucoup mieux que cette combinaison eût lieu dans le principe même avec l'œil. Mais cela est encore peu admissible. En effet, qu'est-ce que c'est qu'une combinaison de lumière à lumière? Comment cela peut-il se faire? Le premier corps venu ne se combine point avec un corps quelconque. Comment la lumière du dedans se combinerait- elle avec celle du dehors? et que fait-on de la membrane qui les sépare?
§ 9. On a dit ailleurs qu'il était impossible de voir sans lumière. Mais que ce soit la lumière ou l'air qui soit interposé entre l'objet qui est vu et l'œil qui le voit, c'est toujours le mouvement passant par cet intermédiaire qui produit la vision.
§ 10. Et voilà bien pourquoi l'on a raison de dire que le dedans de l'œil est de l'eau; c'est que l'eau est diaphane, et l'on ne voit pas plus en dedans qu'en dehors sans lumière. Il faut donc que le dedans de l'œil soit diaphane, et qu'il soit de l'eau, puisqu'il n'est pas de l'air. En effet, l'âme n'est pas certainement à l'extrémité de l'œil, pas plus que l'organe sensible de l'âme. Évidemment elle est en dedans. Il s'ensuit que nécessairement il faut que le dedans de l'œil soit diaphane, et qu'il puisse recevoir la lumière.
Et cela peut bien se vérifier encore par les faits. Ainsi il est arrivé que des hommes blessés à la guerre près des tempes, de manière à ce que les pores des yeux fussent tranchés, ont senti survenir une obscurité comme si une lampe s'était éteinte, parce qu'en effet c'était bien une sorte de lampe que le diaphane et ce qu'on appelle la pupille, tranchés en eux par la blessure.
§ 11. Si, dans ces divers cas, les choses se passent comme nous venons de le dire, il est évident qu'il faut aussi rapporter et attribuer chacun des sens à quelque élément de la manière suivante : il faut supposer que la partie de l'œil qui voit est de l'eau, que ce qui entend et perçoit les sons est de l'air, et que l'odorat est du feu.
§ 12. En effet, ce que l'odoration est en acte, l'organe qui odore l'est en puissance, puisque c'est la chose sentie qui fait que le sens est en acte, de telle façon que nécessairement le sens n'est primitivement qu'en puissance. Mais l'odeur est une sorte d’exhalaison fumeuse, et l'exhalaison fumeuse vient du feu. Si l'organe de l'odorat est spécialement placé au lieu qui environne le cerveau, c'est que la matière du froid est chaude en puissance; et l'origine de l'œil est toute pareille à celle de l'odorat. L'œil est formé d'une partie du cerveau ; et le cerveau est la plus humide et la plus froide de toutes les parties qui entrent dans la composition du corps.
§ 13. Quant au toucher, il se rapporte à la terre; et le goût n'est qu'une espèce de toucher. Et voilà pourquoi les organes propres à ces deux sens, le goût et le toucher, sont rapprochés du cœur, qui est l’opposé du cerveau, puisqu'il est la plus chaude des parties du corps.
§ 14. Bornons ici nos considérations sur les parties sensibles du corps.
Rapport de la couleur à la lumière et au diaphane ; définition
qu'en donnent les Pythagoriciens. — Génération des couleurs, les couleurs
primitives étant le blanc et le noir; rapports numériques qu'on peut établir
entre les couleurs comme on en établit entre les sons ; effets de la
juxtaposition et de la superposition des couleurs; observations des peintres. —
La couleur n'est pas l'effet d'une émanation, comme l'ont prétendu quelques
anciens philosophes : elle est l'effet d'un mouvement. — Considérations
générales sur le mélange des corps.
§ 1. Quant aux choses mêmes qui sont perçues par chacun des organes des sens en particulier, c'est-à-dire la couleur, le son, l'odeur, le goût et le toucher, il a été expliqué d'une manière générale dans le Traité de l’âme, quelle en est l'action, et comment elles sont en acte relativement à chacun des organes spéciaux. Voyons maintenant en détail ce qu'il faut entendre par chacune de ces choses, c'est-à-dire ce que c'est que la couleur, le son, l'odeur, le goût et enfin aussi le toucher. Nous commencerons par la couleur.
§ 2. D'abord toutes ces choses peuvent être considérées sous deux points de vue, soit en acte, soit en puissance. Jusqu'à quel point la couleur en acte et le son en acte se rapprochent- ils ou diffèrent-ils des sensations en acte que nous avons appelées vision et audition ? c'est ce qui a été discuté dans le Traité de l’âme. Expliquons ici ce que doit être chacune de ces choses pour produire la sensation et l'acte.
§ 3. Ainsi qu'il a été dit dans ce même ouvrage, la lumière est la couleur du diaphane par accident. Lors donc qu'il y a un corps igné dans le diaphane, sa présence fait la lumière; et son absence, les ténèbres. Ce que nous appelons diaphane n'appartient pas exclusivement à l'air ou à l'eau ou à tout autre corps qui reçoit aussi sa dénomination de cette propriété. C'est en quelque sorte une nature et une force commune qui n'existe pas séparément, mais qui est dans ces corps, et qui est également dans les autres, plus dans ceux-ci, moins dans ceux-là.
§ 4. De même qu'il y a nécessairement une limite extrême pour les corps, de même aussi il y en a une pour cette force particulière.
§ 5. Ainsi donc la nature de la lumière est bien dans le diaphane indéterminé; mais quant au diaphane qui est dans les corps, il est bien évident qu'il a une limite.
§ 6. C'est là précisément ce qu'est la couleur, comme on peut s'en convaincre par l'observation des faits; car, ou la couleur est à la limite des corps, ou elle est elle-même leur limite. Aussi les Pythagoriciens appelaient-ils la surface, couleur. En effet, la couleur est bien à la limite du corps, mais elle n'est pas précisément la limite même du corps; il faut penser au contraire que la même nature qui prend couleur en dehors la prend aussi en dedans.
§ 7. L'eau et l'air même paraissent également se colorer, et l'éclat qu'ils prennent quelquefois n'est pas autre chose qu'une couleur; mais si la mer et l'air, quand on les regarde de loin, n'ont pas la même couleur que quand on s'en approche, c'est que la couleur est alors dans une substance tout indéterminée. Au contraire pour les corps déterminés, à moins que le milieu qui les entoure n'en fasse changer l'aspect, l'apparence même de la couleur se fixe et se détermine. Ainsi, il est évident que de l'une et de l'autre part c'est bien la même chose qui reçoit la couleur; et c'est le diaphane qui, en tant qu'il est dans les corps, et il est plus ou moins dans tous, fait que tous peuvent participer de la couleur.
§ 8. Mais comme la couleur est dans une limite, elle doit être aussi à la limite du diaphane; et par conséquent, on pourrait définir la couleur : la limite du diaphane dans un corps déterminé. De plus, pour tous les corps qui sont diaphanes, à proprement parler, comme l'eau ou tels autres corps analogues, et même pour ceux qui paraissent avoir une couleur propre, la couleur est également à leur extrémité.
§ 9. Il est donc possible que ce qui produit la lumière dans l'air se trouve aussi dans le diaphane des corps déterminés ; il est possible qu'il ne s'y trouve pas et que le diaphane en soit privé; et de même que dans l'air il y a tantôt lumière et tantôt obscurité, de même dans les corps, il y a le blanc et le noir.
§ 10. Quant aux autres couleurs, il faut dire avec quelques détails à quel nombre elles peuvent s'élever. D'abord le blanc et le noir pourront être placés à côté l'un de l'autre, de telle sorte que l'un et l'autre soient invisibles séparément à cause de leur petitesse, tandis que le résultat des deux sera pourtant visible. Or, ce résultat ne peut être ni blanc ni noir; mais comme nécessairement il doit avoir une couleur, et qu'aucune de ces deux-là n'est possible, il faut qu'il ait une couleur mélangée et d'une autre espèce. Voilà donc un moyen d'expliquer comment il y a beaucoup d'autres couleurs que le blanc et le noir.
§ 11. Le rapport des parties entre elles peut à lui seul créer aussi un grand nombre de couleurs. On peut en effet réunir trois parties contre deux ou trois contre quatre, et ainsi du reste pour d'autres nombres, et les combiner de cette façon l'une avec l'autre. Les parties qui n'ont entre elles aucun rapport numérique, soit par excès, soit par défaut, sont incommensurables ; et en ceci il en est absolument comme pour les accords des sons. Les couleurs qui pourront être exprimées par des nombres proportionnels, aussi bien que les accords qui sont dans le même cas, paraissent être lés couleurs les plus agréables, telles que le pourpre, l'écarlate, et d'autres couleurs analogues. D'ailleurs elles sont peu nombreuses, par la même raison qu'il y a également fort peu d'accords de ce genre. Mais les autres couleurs sont celles qui ne sont pas exprimables en nombres; ou pour mieux dire, il serait possible de rendre toutes les couleurs par des nombres; mais les unes sont ordonnées régulièrement, les autres ne le sont pas; et ces dernières précisément, lorsque la proportion n'est pas régulière, ne sont pas ordonnées, parce qu'elles ne peuvent pas être exprimées en nombres. Voilà donc une première manière d'expliquer la génération des couleurs.
§ 12. Une seconde, c'est que les couleurs peuvent paraître les unes à travers les autres, comme le savent bien les peintres; aussi parfois ils passent une seconde couleur sur une autre qui est plus éclatante, et ils emploient ce procédé, par exemple, lorsqu'ils veulent représenter quelque chose qui doit être dans l'air ou dans l'eau. C'est ainsi que le soleil paraît blanc par lui-même, tandis que vu à travers un nuage ou de la (innée, il paraît rouge. Dans ce cas encore, les couleurs se multiplieront de la même façon qu'on a d'abord exposée, c'est-à-dire qu'on pourrait établir un certain rapport des couleurs qui sont à la surface avec celles qui sont plus profondes; et il y en aura également qui ne seront pas du tout en rapport.
§ 13. Il est d'ailleurs absurde de prétendre, comme le voulaient les anciens, que les couleurs ne sont que des émanations des corps, et que c'est là la cause qui nous les fait voir. En effet, on doit nécessairement, dans ce système, réduire toutes les sensations au toucher; et alors il vaut mieux sur-le-champ admettre que c'est l'intermédiaire indispensable à la sensation qui, par le mouvement reçu de la chose sensible, produit la sensation même, qui ainsi a lieu par le toucher et non par des émanations.
§ 14. Ainsi donc, pour les couleurs placées les unes à côté des autres, on doit nécessairement supposer que, de même qu'elles ont une grandeur invisible, de même aussi le temps dans lequel elles sont perçues est insensible; de telle sorte que les mouvements des deux couleurs nous échappent, et qu'elles semblent n'en être qu'une seule parce qu'elles sont aperçues à la fois.
§ 15. Mais dans l'autre cas, il n'y a aucune nécessité pareille; seulement la couleur qui est à la surface étant mobile et étant mue par celle qui est au-dessous, elle ne produira pas un mouvement identique à celui qu'elle produirait étant seule. Aussi elle paraît autre et ne paraît ni blanche ni noire.
§ 16. Mais s'il ne peut y avoir aucune grandeur qui soit invisible, et si tout ce qui est visible a une dimension quelconque, il y aurait aussi dans ce cas un certain mélange des couleurs, et cette supposition n'empêche point encore qu'il n'en résulte une certaine couleur commune quand on regarde de loin.
§ 17. Nous montrerons dans ce qui va suivre qu'il n'y a pas de grandeur qui soit invisible.
§ 18. S'il y a mixtion des corps, ce n'est pas seulement ainsi que le croient quelques philosophes quand les formes les plus petites possible et qui échappent alors à nos sens, sont placées les unes près des autres; mais les corps peuvent aussi se combiner tout entiers et en restant tout ce qu'ils sont, les uns avec les autres, comme on en a établi la théorie pour tous les corps au Traité de la Mixtion. Pans ce dernier sens, il n'y a de mélange que pour les corps qu'on peut réduire à leurs formes les plus petites possible, comme des hommes, des chevaux, pu des graines, parce que pour les hommes, un individu homme est la forme la plus petite; pour les chevaux, c'est un cheval; et par suite c'est la juxtaposition des individus qui de la masse de ces deux genres d'êtres forme un mélange; mais nous ne disons jamais qu’un individu homme se mêle à un individu cheval. Quant à toutes les choses qui ne peuvent pas se diviser en leurs formes les plus petites, pareilles à celles-là, il ne peut pas y avoir pour elles le genre de mélange qu'on vient d'indiquer; mais elles se mêlent absolument, et c'est de ces choses qu'on peut dire surtout que naturellement elles se mêlent. Nous avons déjà dit antérieurement, dans le Traité de la Mixtion, à quelles conditions le mélange peut le plus ordinairement devenir possible.
§ 19. Mais il est évident que quand les corps se mêlent, il faut bien que leurs couleurs se mêlent aussi, et que c'est là la cause vraie qui fait qu'il y a beaucoup de couleurs ; et ce n'est pas parce qu'elles sont superposées les unes sur les autres ou juxtaposées. Car ce n'est pas en regardant de loin qu'on ne voit qu'«ne couleur unique aux choses mélangées, c'est en les regardant de près, c'est de quelque façon qu'on les regarde. S'il y a plusieurs couleurs, c'est que les corps qui se mêlent peuvent se mêler dans des rapports très-divers, tantôt en conservant des proportions numériques, tantôt en ayant seulement des différences incommensurables du plus au moins, tantôt enfin aussi de la même façon que semblent se mêler les couleurs placées, soit l'une à côté de l'autre, soit l'une sur l'autre.
§ 20. Nous avons déjà parlé ailleurs du mélange des corps; nous dirons plus loin pourquoi les espèces des couleurs, des sons et des saveurs, sont limitées, et non pas infinies.
§ 21. Voilà ce que nous avions à dire pour expliquer la nature de la couleur et ses nombreuses diversités.
Les saveurs nous sont mieux connues que les odeurs :
elles ne viennent pas toutes de l'eau seulement, comme Empédocle l'a soutenu :
réfutation de trois hypothèses : opinion de quelques anciens naturalistes : origine
véritable de la diversité des saveurs : action de la terre, du sec et de
l'humide. — La saveur est une modification du sec nutritif : nutrition des
animaux et des plantes. — Deux saveurs principales : le doux et l'amer, comme
il y a deux couleurs principales : le blanc et le noir : rapport des sept saveurs
aux sept couleurs : il y a, de part et d'autre, autant d'espèces primitives. —
Erreurs diverses de Démocrite : il a eu tort surtout de rapporter les saveurs
aux figures : cette assimilation n'est pas soutenable.
§ 1. Il a déjà été question du son et de la voix dans le Traité de l’âme.
§ 2. Parlons ici de l'odeur et de la saveur. Ces affections sont à peu près les mêmes, bien qu'elles ne se produisent pas toutes les deux dans les mêmes organes. La nature des saveurs est plus claire pour nous avons l'odorat beaucoup moins fin que tous les autres animaux. Il faut ajouter même que l'odorat est en nous le moins bon de tous les sens dont nous sommes doués. Au contraire, nous avons le toucher plus délicat que tous les autres animaux; et le goût n'est qu'une sorte de toucher.
§ 3. D'abord la nature propre de l'eau, c'est d'être sans saveur; mais il faut nécessairement, ou que l'eau ait en elle toutes les saveurs, qui alors n'échappent à nos sens que par leur faiblesse même, comme le prétend Empédocle ; ou bien, que l'eau renferme une matière qui soit eu quelque sorte le germe de toutes les saveurs, et qu'ainsi toutes les saveurs viennent de l'eau, celles-ci d'une partie, celles-là d'une autre; ou bien enfin, que l'eau n'ayant en soi aucune diversité de saveurs, la cause effective des saveurs soit par exemple la chaleur et aussi le soleil.
§ 4. Mais ici l'erreur où tombe Empédocle est par trop facile à découvrir. Ainsi l'on peut bien se convaincre que les saveurs des fruits changent par l'effet de la chaleur, quand on les a détachés de l'arbre et qu'on les fait sécher au soleil ou au feu. Dans ce cas apparemment les saveurs ne se modifient pas parce qu'elles tiennent de l'eau quelque nouveau principe; mais elles changent dans l'intérieur même du fruit, soit que se desséchant avec le temps elles deviennent sûres et amères de douces qu'elles étaient, et s'altèrent de cent façons ; soit que soumises à l'action du feu elles prennent, l'on peut dire, toutes les variétés possibles sans exception.
§ 5. Il ne se peut pas davantage que l'eau soit la matière unique qui contienne le germe de toutes les saveurs ; car nous voyons sortir de la même eau, comme d'une même nourriture, les saveurs les plus différentes.
§ 6. Resté donc la dernière explication, à savoir que la saveur change parce que l'eau vient à éprouver quelques modifications. Mais il est évident que ce n'est pas par là puissance seule de la chaleur que l'eau acquiert cette puissance que nous appelons saveur. L’eau en effet est le plus léger de tous les liquides; elle est même plus légère que l'huile, bien que l'huile par sa viscosité s'étende et surnage à la surface de l'eau, qui d'ailleurs est fluide, et qu'on retiendrait plus difficilement dans la main que de l'huile. Mais comme l'eau est le seul liquide qui ne s'épaississe pas en s'échauffant, il faut évidemment chercher une autre cause à la saveur; car tous les liquides qui ont de la saveur deviennent plus épais; et ainsi, la chaleur ne fait que contribuer à cet effet que produisent aussi d'autres causes.
§ 7. Toutes les saveurs qu'on découvre dans les fruits se trouvent aussi, à ce qu'il semble, dans la terre. Du moins, plusieurs anciens naturalistes ont prétendu que l'eau variait avec la nature du sol qu'elle traverse; et cela est surtout manifeste pour les eaux salées, puisque les sels sont une espèce de terre. Ainsi, les eaux, quand elles filtrent dans la cendre qui est amère, produisent une saveur amère comme elle. il en est de même pour les autres matières que les eaux traversent; et de fait, il y a beaucoup de sources qui sont amères, d'autres qui sont acides, d'autres enfin qui ont les saveurs les plus variées.
§ 8. Par là on comprend sans peine comment c'est surtout dans les végétaux que se montre la diversité des saveurs. En effet, l'humidité, comme toute autre chose, est naturellement modifiée par son contraire; or, c'est le sec qui est ce contraire. Aussi l'humidité est-elle modifiée par le feu; car la nature du feu est sèche; mais le propre du feu, c'est le chaud, comme le sec est le propre de la terre, ainsi qu'on l'a dit dans le Traité des Eléments. Du reste, en tant que feu et que terre, ces éléments ne peuvent par leur nature, ni rien faire ni rien souffrir, pas plus qu'aucun autre élément; c'est seulement en tant qu'il y a en eux une opposition des contraires qu'ils peuvent produire et souffrir des modifications de toutes sortes.
§ 9. Ainsi donc, de même que quand on dissout quelque couleur ou quelque saveur dans un liquide, on fait que l'eau contracte cette couleur et cette saveur, de même la nature agit sur l'élément sec et l'élément terreux; elle filtre l'humidité à travers le sec et le terreux, elle la met en mouvement par le chaud, et lui donne enfin toutes les qualités qu'elle doit avoir.
§ 10. La modification qui est alors produite dans l'humidité est précisément la saveur; et cette modification affecte et change le sens du goût, en le faisant passer de la puissance à l'acte, puisqu'elle amène l'organe qui sent à cet état nouveau, tandis qu'antérieurement il n'était qu'en puissance. En effet, sentir n'est pas un acte analogue à celui par lequel on apprend ce qu'on ne sait point ; c'est bien plutôt un acte analogue à celui par lequel on contemple ce qu'on sait.
§ 11. Pour se convaincre que les saveurs sont ou une modification ou une privation, non pas du sec en général, mais seulement du sec qui peut nourrir, il suffit d'observer qu'il n'y a pas plus de sec sans humidité qu'il n'y a d'humidité sans sec; car aucun de ces éléments ne peut isolément nourrir les animaux : il n'y a que leur mélange qui soit nutritif. Dans, la nourriture que s'assimilent les animaux, ce sont les parties sensibles au toucher qui seules font l'accroissement et la mort de l'animal; et la substance assimilée ne cause ces deux phénomènes qu'en tant que chaude et froide; car c'est le chaud et le froid qui font l'accroissement de l'animal et son dépérissement. Mais l'aliment assimilé ne nourrit qu'en tant qu'il est perceptible au goût, puisque tout être ne se nourrit que de ce qui est doux en soi, ou le devient par suite d'un mélange. Nous discuterons ce sujet d'une manière complète dans le Traité de la Génération; ici nous ne ferons que l'effleurer en tant qu'il nous sera nécessaire de le faire. Ainsi, c'est la chaleur qui fait augmenter l'être qui se nourrit; elle élabore la nourriture, elle attire toutes les parties légères, et elle laisse toutes les parties amères et salées qui sont trop lourdes.
§ 12. Ce que la chaleur extérieure produit sur l'extérieur des corps, elle le produit aussi dans l'organisation intérieure des animaux et des végétaux; c'est par son action qu'ils ne se nourrissent que de ce qui est doux. Si les autres saveurs viennent se mêler au principe doux dans la nourriture, c'est de la même façon que l'on mêle dans celle-ci un corps salé et acide pour l'assaisonner ; et c'est en vue de contrebalancer ce que le doux et la partie qui surnage pourraient avoir de trop nutritif.
§ 13. De même que les couleurs se forment du mélange du blanc et du noir, de même les saveurs se forment de l'amer et du doux. Les nuances des saveurs varient selon que le doux et l'amer y entrent en plus ou moins grande proportion, soit d'après certains nombres et certains mouvements précis du mélange, soit même dans des proportions tout indéterminées. Les saveurs qui, dans leur mélange, plaisent au goût, sont les seules qui soient soumises à un rapport numérique. Ainsi, le gras est la saveur du doux; le salé et l'amer sont à peu près la même saveur; le fort, l'âcre, l'aigre et l'acide sont des nuances intermédiaires. C'est qu'en effet les espèces de saveurs ressemblent beaucoup à celles des couleurs. Des deux côtés, ces espèces sont au nombre de sept ; si l'on suppose, comme il est bon de le faire, que le gris soit une sorte de noir, il ne reste que le fauve qui se rapporte au blanc, comme le gras se rapporte au doux; l'écarlate, le violet, le vert et le bleu se placent entre le blanc et le noir, et toutes les autres couleurs ne sont que des mélanges de celles-là. Et de même que le noir est dans le diaphane la privation du blanc, de même aussi le salé et l'amer sont la privation du doux dans l'humide nutritif. Aussi voilà pourquoi la cendre des choses brûlées est toujours très- amère; c'est que la partie potable que ces choses contenaient est épuisée.
§ 14. Démocrite et la plupart des naturalistes qui ont traité de la sensibilité, commettent ici une erreur énorme : ils croient que toutes les choses sensibles sont tangibles. Pourtant s'il en était ainsi, il faudrait évidemment que chaque sens ne fût qu'une sorte de toucher; mais il est bien facile de reconnaître que ceci est impossible.
§ 15. Ils confondent en outre les perceptions communes à tous les sens avec celles qui sont propres à chacun séparément. Ainsi, la grandeur, la figure, le rude et le lisse, l'aigu et l'obtus dans les masses, sont des choses que perçoivent en commun tous les sens, ou si ce n'est tous, du moins la vue et le toucher. C'est là aussi ce qui fait que les sens se trompent sur ces choses, tandis qu'ils ne se trompent pas sur les perceptions propres : la vue, sur la couleur; et l'ouïe, sur les sons. Il y a des naturalistes qui ramènent les perceptions propres aux perceptions communes, comme le fait encore Démocrite, qui, pour expliquer le blanc et le noir, prétend que l'un est rude, et l'autre, lisse.
§16. Démocrite confond aussi les saveurs et les figures ; et cependant connaître les choses communes appartiendrait à la vue bien plutôt qu'à tout autre sens, si aucun d'eux pouvait avoir cette faculté. Or, si c'était plutôt au goût qu'appartînt cette fonction, les plus petites nuances dans chaque genre d'objets devant être discernées par le sens le plus délicat, il faudrait que le goût sentît mieux qu'aucun autre sens toutes les choses communes, qu'il jugeât le mieux aussi des autres figures. Ajoutons que toutes les choses sensibles ont des contraires ; ainsi, dans la couleur le noir est le contraire du blanc; et dans les saveurs, l'amer est le contraire du doux. Mais la figure ne paraît pas pouvoir être contraire à la figure; et par exemple, de quel polygone la circonférence est- elle le contraire? En outre, les figures étant infinies, il faut alors aussi que les saveurs soient infinies comme elles ; car comment telle saveur produirait-elle sensation, tandis que telle autre n'en produirait pas?
§ 17. Voilà ce qu'il y avait à dire ici sur la saveur et sur ses rapports aux objets que perçoit le goût. Les autres faits relatifs aux saveurs doivent être étudiés spécialement dans cette partie de l'histoire de la nature qui concerne les végétaux.
Rapports des odeurs aux saveurs : odeurs des différents
corps. — Réfutation d'une opinion d'Héraclite sur la nature de l'odeur :
l'odeur est une modification de l'humidité de l'air et de l'eau, causée par la sécheresse
sapide. — Deux espèces principales d'odeurs, comme il y a aussi deux espèces
principales de saveurs : les unes sont bonnes ou mauvaises indirectement, les
autres le sont par elles-mêmes : l'homme est le seul animal qui ait la
perception de cette seconde espèce d'odeurs : action des odeurs sur le cerveau.
— Organisation spéciale des poissons et des insectes pour la perception des
odeurs. — L'odorat tient à peu près le milieu entre les cinq sens : le toucher
et le goût d'une part, la vue et l'ouïe de l'autre. — Réfutation d'une opinion
des Pythagoriciens, qui soutiennent que certains animaux se nourrissent
d'odeurs : l'odeur peut contribuer à la santé, mais non à l'alimentation.
§ 1. C'est en suivant encore la même marche qu'il faut traiter des odeurs, parce que l'effet que le sec produit dans l'humide, l'humide sapide le produit également, en un autre genre, dans l'air et dans l'eau. Ici aussi, pour les odeurs, nous rappelons que le diaphane est commun à ces deux éléments; mais le diaphane est odorable, non pas en tant qu'il est diaphane, mais en tant qu'il peut transmettre et retenir la sécheresse sapide.
§ 2. En effet, l'odoration a lieu, non pas seulement dans l'air, mais encore dans l'eau; c'est ce qu'on peut voir bien évidemment par les poissons et par les animaux à écailles. Certainement ils perçoivent les odeurs, bien qu'il n'y ait pas d'air dans l'eau, l'air, quand il y en a dans l'eau, remontant à la surface; et que de plus ces animaux ne respirent point. Si donc l'on admet que l'eau et l'air sont tous deux humides, la nature du sec sapide dans l'humide sera précisément l'odeur; et le corps qui aura ces qualités sera un corps odorant.
§ 3. Que toute cette modification des corps vienne de leur sapidité, c'est ce dont on peut facilement se convaincre en observant les choses qui ont de l'odeur et celles qui n'en ont pas. Ainsi, les éléments, c'est-à-dire le feu, l'air, l'eau, la terre, sont sans odeur, parce que leurs parties sèches et leurs parties humides sont privées de saveur, à moins que quelque chose d'étranger ne s'y mêle et ne leur en donne. Voilà aussi pourquoi la mer a de l'odeur ; car elle a de la saveur et de la sécheresse ; et le sel est plus odorant que le nitre, comme le prouve bien l'huile qu'on tire de tous deux en les desséchant ; mais le nitre est plutôt de la terre. La pierre est aussi sans odeur, parce qu'elle est insipide ; mais les bois sont odorants, parce qu'ils ont une saveur; et ceux qui sont aqueux en ont moins que les autres. Parmi les métaux, l'or est sans odeur, parce qu'il est sans saveur; mais l'airain et le fer sont odorants. Quand l'humide des métaux a été calciné par le feu, les scories ont toujours moins d'odeur; l'argent et le plomb sont plus ou moins odorants que quelques autres métaux, parce qu'ils sont aqueux.
§ 4. Quelques naturalistes pensent que l'exhalaison fumeuse qui est commune à la fois à l'air et à la terre, est l'odeur; et tous ceux qui ont traité de l'odeur se jettent dans cette explication. Aussi Héraclite a-t-il dit que si tout venait à se réduire en fumée, ce seraient les nez qui connaîtraient toutes choses. Dans ce système que tous appliquent à l'odeur, on la considère, tantôt comme une vapeur, tantôt comme une exhalaison, parfois aussi comme l'un et l'autre à la fois. Or, la vapeur est une sorte d'humidité, et l'exhalaison fumeuse est bien, comme on l'a dit, commune à la terre et à l'air; et c'est de celle-là que l'eau se compose, comme de celle-ci se forme une espèce de terre. Mais l'odeur ne paraît être ni l'un ni l'autre; car la vapeur est bien de l'eau, et il est impossible que l'exhalaison fumeuse se produise jamais dans l'eau; or, les êtres qui vivent dans l'eau ont la perception de l'odeur, comme on vient de le dire. De plus, dans ce système, l'exhalaison ressemble beaucoup aux émanations ; et si cette hypothèse n'est pas admissible (pour la vue), elle ne l'est pas non plus (pour l'odeur).
§ 5. Il est donc clair que l'humide, tant celui qui est dans l'air que celui qui est dans l'eau, peut recevoir et souffrir quelque modification de la part de la sécheresse sapide; car l'air est humide par sa nature.
§ 6. Il est tout aussi clair que, si le sec qui est comme filtré dans les liquides agit également dans l'air, il faut que les odeurs soient analogues aux saveurs; et cette ressemblance est réelle en effet à certains égards; par exemple, les odeurs sont âpres et douces, rudes et fortes, grasses même; et l'on pourrait dire que les odeurs fétides correspondent aux saveurs âcres. Aussi de même qu'on ne peut boire les saveurs de ce genre, de même on ne peut respirer les odeurs fétides. Il est donc évident que ce que la saveur est dans l'eau, l'odeur l'est dans l'air et dans l'eau tout à la fois, et que c'est ce qui fait que le froid et la congélation, qui émoussent les saveurs, annulent aussi les odeurs ; car le refroidissement et la congélation font disparaître la chaleur qui met en mouvement et élabore les unes et les autres.
§ 7. Il y a deux espèces principales d'odeurs; car on a tort de soutenir que les odeurs n'ont pas d'espèces, comme quelques-uns le disent. Il est certain qu'elles en ont; nous montrerons ici comment cela est, et jusqu'à quel point cela n'est pas. D'abord on a pu essayer de les classer comme les saveurs, ainsi que nous l'avons dit; et alors c'est indirectement qu'elles sont agréables et désagréables. En effet, comme les saveurs sont des affections de la faculté nutritive, les odeurs des aliments sont agréables à l'animal quand il désire sa nourriture; mais elles cessent de lui plaire quand il s'est repu, et qu'il n'a plus besoin de rien; la nourriture même qui exhale ces odeurs ne lui plaît pas alors davantage. Ainsi donc, nous pouvons le redire, ces odeurs ne sont agréables et pénibles qu'indirectement et par accident; et voilà aussi pourquoi celles-là sont perçues indistinctement par tous les animaux. Mais il y en a d'autres qui sont agréables par elles-mêmes, comme celles des fleurs; celles-là n'excitent ni plus ni moins l'animal à prendre ses aliments ; elles ne contribuent en rien à provoquer son appétit; elles feraient plutôt le contraire; car le mot de Strattès, se moquant d'Euripide, est très-juste : « Quand vous faites cuire de l'oignon, n'y versez pas de l'ambre. » Et ceux qui aujourd'hui mettent ainsi des aromates dans leurs boissons, forcent le plaisir par l'habitude même, jusqu'à ce que des deux sensations di verses qu'ils reçoivent, il se forme comme une seule impression agréable, et que le plaisir leur vienne d'une sensation unique.
§ 8. Ainsi, la perception de cette espèce d'odeurs est propre à l'homme. Quant à la perception des odeurs qui tiennent aux saveurs, elle appartient aussi aux autres animaux, comme on vient de le dire. Et c'est parce que ces odeurs ne sont agréables que par accident qu'on a pu classer leurs espèces selon les saveurs mêmes; mais on ne peut classer ainsi les autres, parce que leur nature est par elle-même ou agréable ou pénible. Ce qui fait que cette odoration est spéciale à l'homme, c'est la frigidité même qui règne autour de son cerveau. En effet, comme le cerveau est froid naturellement, comme le sang des veines qui l'environnent est léger et très-pur, mais facile à se refroidir, et que par suite l'évaporation de la nourriture en se refroidissant dans ces parties produit des fluxions morbides, cette espèce particulière d'odeurs a été donnée à l'homme comme un moyen puissant de santé. Elle n'a pas certainement un autre objet que celui-là, et bien évidemment elle remplit cette fonction.
§ 9. Ce qui le prouve, c'est que souvent la nourriture, tout agréable qu'elle est, soit sèche, soit liquide, est dangereuse; mais celle qui plaît parce qu'elle exhale une odeur bonne en soi-même, quelle que puisse être d'ailleurs la disposition de l'individu, celle-là, on peut dire, lui est toujours favorable.
§ 10. Voilà pourquoi c'est par la respiration que l'odeur est perceptible, non pas à tous les animaux il est vrai, mais aux hommes; et parmi les animaux qui ont du sang, aux quadrupèdes, et à tous ceux en général qui par leur organisation sont davantage en rapport avec l'air. Les odeurs étant portées vers le cerveau par la légèreté même de la chaleur qu'elles contiennent, les parties qui environnent cet organe en sont plus saines. C'est que la puissance de l'odeur est naturellement chaude, et que la nature emploie la respiration à deux fins : directement, à la fonction qu'accomplit la poitrine, et indirectement et par surcroît, à celle de l'odorat. En effet, quand on respire, on produit, comme en passant, le mouvement qui a lieu par les narines.
§ 11. Mais ce mode particulier d'odoration appartient spécialement à l'organisation de l'homme, parce que, relativement à sa grandeur, il a le cerveau plus humide et plus gros que le reste des animaux. Aussi l'homme est pour ainsi dire le seul des animaux qui sente, et qui goûte avec plaisir l'odeur des fleurs et toutes les autres odeurs analogues; car la chaleur et le mouvement de ces odeurs sont en rapport avec l'excès d'humidité et de fraîcheur qui est dans le cerveau humain.
§ 12. Quant à tous les autres animaux qui ont des poumons parce qu'ils respirent, la nature ne leur a donné que la sensation de l'autre espèce d'odeur, afin de ne pas faire deux organes; et il leur suffit, quoiqu'ils respirent les deux espèces d'odeurs comme les hommes, d'avoir uniquement la perception de l'une des deux.
§ 13. Il est du reste évident que les animaux mêmes qui ne respirent pas ont aussi la sensation de l'odeur. Ainsi, les poissons et toute la race des insectes sentent de loin, et fort bien, la nourriture spéciale qui leur convient, à quelque distance qu'ils en soient, à cause des qualités nutritives de l'odeur. C'est ce que font les abeilles pour leur miel, et cette espèce de petites fourmis qu'on appelle knipes en quelques lieux; et les rougets de mer, et beaucoup d'autres animaux, qui sentent très-finement leur nourriture par l'odeur qu'elle exhale.
§ \ 4. Ce qu'on ne sait pas également bien, c'est par quel organe ils sentent; et l'on pourrait se demander comment ils perçoivent l'odeur, puisque c'est uniquement en respirant que l'odoration est possible, comme on peut l'observer dans tous les animaux qui respirent. Mais aucun de ceux dont nous parlons n'a la respiration, et pourtant ils sentent l'odeur. Admettre qu'ils ont encore quelqu'autre sens, outre les cinq qu'on connaît, est chose impossible; car c'est l'odoration qui doit s'appliquer à l'odorable. Or, ces animaux perçoivent l'odorable; mais ce n'est peut- être pas de la même façon que les autres. Dans les animaux qui respirent, le souffle fait lever la partie qui est placée sur la membrane comme une sorte de couvercle; et voilà pourquoi ils ne sentent pas quand ils n'aspirent pas. Au contraire dans les animaux qui ne respirent point, cet opercule est tout enlevé; c'est comme pour l'organisation des yeux : certains animaux ont des paupières qu'ils doivent ouvrir sous peine de ne pas voir, tandis que les animaux à yeux durs n'en ont pas, et qu'ainsi ils n'ont pas besoin de tégument, et voient sur-le-champ du moment qu'il leur est possible de voir.
§ 15. De même aucun des animaux autres que l'homme, ne souffre de l'odeur des corps qui sentent mauvais par eux-mêmes, à moins que d'ailleurs ces corps ne leur soient nuisibles. Cependant ces odeurs les font mourir tout aussi bien ; et de même que souvent les hommes ont la tête appesantie et meurent par la vapeur du charbon, de même aussi les animaux autres que l'homme sont tués par la force du soufre et des corps bitumineux; et la douleur les fait fuir. D'ailleurs, bien que beaucoup de plantes aient des odeurs repoussantes, ils ne s'inquiètent en rien de la mauvaise odeur pour elle-même, à moins que l'odeur n'agisse sur leur goût et n'importe à leur alimentation.
§ 16. Comme les sens sont en nombre impair, et que tout nombre impair a un milieu, il semble que l'odorat tienne aussi une sorte de place moyenne, d'une part entre les sens qui touchent directement leurs objets, je veux dire le toucher et le goût; et de l'autre, entre les sens qui ne perçoivent que par un intermédiaire, je veux dire la vue et l'ouïe. Voilà aussi pourquoi l'odeur est à la fois une qualité des aliments, (et les aliments appartiennent au même genre que le toucher), et une qualité des milieux nécessaires à la vue et à l'ouïe; en d'autres termes, on odore dans l'air et dans l'eau. Ainsi, l'odorable est quelque chose de commun à ces deux éléments, et se retrouve également dans le milieu propre du toucher, dans celui de l'ouïe et dans le diaphane. C'est donc avec quelque raison qu'on a pu assimiler l'odeur à une sorte de teinture et d'ablution de la sécheresse qui est dans l'humide et dans le fluide.
§ 17. Bornons-nous à ce qui précède sur la question de savoir jusqu'à quel point l'odeur a ou n'a pas d'espèces.
§ 18. Mais il est une opinion soutenue par quelques Pythagoriciens, qui n'est pas fort exacte : ils prétendent qu'il y a des animaux qui se nourrissent d'odeurs. D'abord nous voyons que toute nourriture doit être composée, car les êtres qui se nourrissent ne sont pas simples eux-mêmes; et voilà pourquoi il se forme des résidus des aliments, soit dans les êtres eux-mêmes, soit en dehors, comme dans les végétaux. De plus, l'eau toute seule et sans mélange est incapable de nourrir, car il faut toujours que la matière qui doit être assimilée ait une sorte de solidité corporelle ; à bien plus forte raison ne peut-on, avec quelque apparence, supposer que l'air puisse prendre un corps. Ajoutons que tous les animaux ont un organe qui reçoit la nourriture, et d'où le corps la tire pour se l'assimiler ; mais l'organe qui perçoit l'odeur est placée dans la tête, et l'odeur entre avec l'exhalaison aériforme de sorte qu'elle va au lieu même qui sert à respirer.
§ 19. Il est donc évident que l'odorable, en tant qu'odorable, ne contribue en rien à l'alimentation. Mais il n'est pas moins clair qu'il contribue à la santé comme le prouve la sensation même, et comme le prouve aussi ce que nous venons de dire. Par conséquent, le rôle que la saveur joue dans la nourriture, pour les êtres quand ils se nourrissent, l'odeur le remplit pour la santé.
§ 20. Bornons-nous aux détails qui précèdent sur chacun des organes des sens.
Deux questions : 1° Nos sensations peuvent-elles aller à l'infini comme la divisibilité des corps eux-mêmes? Il faut distinguer ici l'acte de la puissance : en puissance, nous sentons les parties infiniment petites des corps : en acte, nous ne les sentons que quand elles ont une certaine masse. 2° Les corps, ou seulement les mouvements qu'ils causent, agissent-ils sur le milieu où ils sont placés? Propagation et mouvement de la lumière suivant Empédocle : propagation de l'odeur et du son : tous ces phénomènes peuvent s'expliquer par des mouvements successifs : exception pour la lumière que nous sentons tout d'un coup.
§ 1. On peut se demander si tout corps étant divisible à l'infini, les impressions sensibles que les corps nous causent se divisent aussi de cette façon ; et je prendrai pour exemple les impressions que nous recevons de la couleur, de la saveur, de l'odeur, du son, du poids, du froid, du chaud, du léger, du dur et du doux? Ou bien cette division infinie est-elle impossible? D'abord chacune de ces qualités produit la sensation; et toutes, elles n'ont reçu leurs noms divers que parce qu'elles peuvent la produire. Si la force se divise à l'infini, par suite il faudrait nécessairement que la sensation se divisât aussi de même, et que toute grandeur fût sensible, puisqu'on ne peut voir qu'un objet est blanc, si en même temps cet objet n'a quelque dimension.
§ 2. S'il en était autrement, il pourrait y avoir des corps qui n'auraient ni couleur, ni poids, ni aucune autre qualité de ce genre, qui par conséquent ne seraient pas non plus du tout perceptibles pour nous, puisque ce sont là les qualités sensibles; et ainsi le sensible serait composé de parties qui échapperaient à nos sens. Mais il est absolument nécessaire qu'un corps soit composé de parties sensibles; car certainement il ne peut pas l'être de parties mathématiques.
§ 3. Mais comment jugeons-nous et connaissons-nous toutes les choses sensibles? Est-ce par l'intelligence? Mais ce ne sont pas là des choses intelligibles, et l'intelligence ne peut pas penser les choses du dehors si elles ne sont pas accompagnées de la sensation; elle les connaît en même temps que l'organe les sent.
§ 4. S'il en est ainsi [et que les corps soient composés de parties insensibles], cela semblerait donner raison à ceux qui admettent des grandeurs indivisibles; car par là le problème serait résolu. Mais tout ceci est impossible, et c'est ce qu'on a prouvé dans les études sur le Mouvement.
§ 5. La solution de ces questions nous permettra en même temps de voir avec évidence pourquoi les sensations spécifiquement causées par la couleur, la saveur, les sens et les autres objets sensibles, sont limitées. C'est que dans toutes les choses qui ont des extrêmes, il faut aussi que les points intermédiaires soient limités; or, ce sont les contraires qui sont les extrêmes, et dans tout ce qui est perçu par nos sens il y a toujours des contraires, par exemple dans la couleur c'est le blanc et le noir, et dans la saveur, le doux et l'amer. Dans tous les autres sens, les contraires sont pareillement les extrêmes.
§ 6. Ainsi donc, tout corps continu peut être divisé en un nombre infini de parties, si les parties qu'enlève la division sont inégales; mais si ces parties sont égales le nombre en sera limité. Quant à ce qui n'est pas continu par soi-même, les espèces dans lesquelles il se divise sont limitées.
§ 7. Puis donc qu'il faut reconnaître les qualités des corps pour des espèces, et que la continuité se retrouve aussi toujours en elles, on doit ici distinguer avec soin ce qui est en acte de ce qui n'est qu'en puissance ; et voilà comment la dix-millième partie d'un grain nous échappe, bien que cependant nous la voyions, et que notre vue la parcoure. C'est encore ainsi que le son du dièse nous échappe également, bien qu'on entende parfaitement toute la mélodie sans discontinuité; mais l'intervalle intermédiaire nous est imperceptible et se perd dans les derniers sons. Il en est de même pour les choses infiniment petites qui ressortent aux autres sens; elles sont visibles en puissance, mais elles ne le sont en acte que quand elles sont isolées. C'est ainsi que la ligne d'un pied est bien en puissance dans la ligne de deux pieds ; mais elle n'est en acte que quand elle est seule. Du reste on comprend sans peine que des quantités excessivement petites, quand elles sont séparées, se perdent facilement dans les corps qui les environnent, comme un grain de parfum se perd dans la mer où on le verse. Cependant comme cette quantité excessivement petite qui dépasse la sensation, n'est point sensible par elle-même, elle ne l'est pas davantage quand elle est séparée; car avec cette ténuité extrême elle n'est qu'en puissance dans une quantité qu'on peut percevoir plus exactement qu'elle. Il s'ensuit qu'un objet sensible de ce genre ne pourrait être senti en acte, même s'il était séparé; et cependant il faut dire qu'il est sensible, car il l'est déjà en puissance; et il le deviendra en acte si on l'accroît.
§ 8. On voit donc qu'il y a certaines grandeurs, certaines qualités des corps, qui nous échappent; et l'on a dit pourquoi et comment elles sont sensibles et ne le sont pas. Mais lorsqu'elles sont assez nombreuses dans un corps pour être perceptibles en acte, et pour l'être, non pas seulement dans l'ensemble du corps lui-même, mais encore quand elles en sont séparées, il faut nécessairement qu'il y ait des limites aux impressions causées par les couleurs, les saveurs et les sons.
§ 9. On pourrait demander encore si les objets sensibles ou les mouvements partis de ces objets, quelle que soit d'ailleurs la sensation, agissent d'abord, lorsqu'ils sont en acte, sur le milieu qu'ils traversent, comme paraissent agir l'odeur et le son ; car celui qui est plus près du corps odorant sent d'abord l'odeur, et le bruit n'arrive à l'oreille que longtemps après le coup qui l'a produit. En est-il donc de même de l'objet visible et de la lumière, comme le veut Empédocle, quand il prétend que la lumière du soleil traverse d'abord l'espace intermédiaire avant d'arriver à notre vue et sur la terre? Cette théorie semble du reste fort rationnelle. En effet, tout mobile se meut d'un lieu vers un autre lieu, de telle sorte qu'il faut toujours nécessairement qu'il y ait un certain temps pendant lequel il se meut de l'un à l'autre. Or, le temps est toujours divisible; et ainsi le rayon de la lumière existait avant même qu'il fût aperçu de nous, et alors il marchait encore dans l'espace qu'il devait traverser.
§ 10. Mais en supposant même que la sensation du son que l'on entend, se confonde toujours dans un même temps avec la sensation du son qu'on vient d'entendre; ou d'une manière générale, en supposant que l a sensation présente se confonde dans un même temps avec la sensation antérieure, et qu'il n'y ait point ici de génération successive des sensations, mais qu'elles soient, sans avoir le temps de devenir, le phénomène existe néanmoins de la façon qu'existe le son qui, après que le coup a été frappé, n'est pas encore parvenu à l'ouïe. D'un autre côté, les altérations qu'éprouve l'articulation des lettres dans le langage le montrent bien aussi : on dirait qu'elles ont à traverser un milieu, car les assistants semblent n'avoir pas bien entendu ce qui a été dit, parce que l'air, dans le mouvement qu'il a reçu, a eu le temps de se déformer.
§ 11. En est-il donc ainsi de la couleur et de la lumière? D'abord, ce n'est pas dans une position quelconque que la vue peut voir, et la chose, être vue ; la vue et l'objet ne sont pas dans le cas des choses égales. Pour ces dernières, en effet, il n'est pas besoin, ainsi qu'on l'a montré, que l'une et l'autre soient en un lieu précis; car, du moment qu'elles sont égales, peu importe qu'elles soient proches ou qu'elles soient éloignées l'une de l'autre.
§ 12. Ou bien doit-on croire que cette transmission successive a lieu pour le son et pour l'odeur ? car c'est ainsi que l'air et l'eau ont beau être continus, le mouvement de tous les deux n'en est pas moins divisible. C'est là ce qui fait qu'il se peut à la fois, et que celui qui est le plus proche et celui qui est le plus éloigné, entendent et odorent la même chose; et aussi que cela ne se peut pas. Mais ceci pour quelques esprits présente la difficulté suivante : on prétend qu'il est impossible qu'une autre personne entende, voie, ou odore la même chose, dans des conditions qui sont autres ; car il n'est pas possible qu'étant réunies, diverses personnes entendent ou odorent comme quand elles sont séparées, puis- qu'alors la chose sentie qui est une devrait être séparée d'elle-même. Mais ne peut-on pas répondre que diverses personnes percevant le son de la cloche, l'odeur de l'ambre, ou la chaleur du feu, en un mot l'action de l'objet qui a causé primitivement le mouvement, cet objet reste identique et un numériquement; mais que du moment qu'il devient propre à chacun, il est autre numériquement, tout en demeurant spécifique ment le même? Et voilà comment plusieurs personnes voient, odorent et entendent à la fois la même chose.
§ 13. Mais le son et l'odeur ne sont pas des corps : ce n'est qu'une affection des corps et une certaine espèce de mouvement; car autrement, ces phénomènes ne se produiraient pas. D'un autre côté, il est vrai que le son et l'odeur ne peuvent point être non plus sans les corps.
§ 14. Il en est tout autrement de la lumière. La lumière est, parce qu'elle est un être particulier ; elle n'est pas un simple mouvement. Mais l'altération ne doit pas se confondre en général avec le mouvement de translation, et elle n'est pas du tout semblable. Les translations doivent en effet tout d'abord et naturellement traverser un milieu ; et le son, par exemple, semble bien être le mouvement d'une chose qui se déplace. Mais pour les choses qui ont un mouvement d'altération, il n'en est plus ainsi. Ces choses peuvent s'altérer en masse, sans que ce soit une moitié qui commence à changer, comme l'eau qui gèle tout entière d'un seul coup ; mais il est possible encore, si la masse d'eau échauffée ou gelée est considérable, qu'elle s'altère et change de proche en proche, et qu'il y ait une première partie qui change sous l'action du corps qui l'altère, sans que nécessairement la masse s'altère d'un seul coup. Nous pourrions sentir d'ailleurs, si nous étions dans un liquide, le goût d'une saveur, comme on sent une odeur, et même de plus loin, longtemps avant de toucher le corps lui-même.
§ 15. Il est donc tout simple que pour les sens qui ont besoin d'un intermédiaire, les sensations éprouvées n'aient pas lieu en même temps, si ce n'est pour la lumière, qui s'explique par la cause qu'on vient de dire; et cette explication convient aussi à la vision, puisque c'est la lumière qui fait voir.
Peut-on percevoir plusieurs choses à la fois ? — Position de quelques principes sur la combinaison des mouvements et sur la combinaison des choses en général. Objection : On ne peut pas sentir à la fois, dans un instant indivisible, deux choses qui tombent sous un seul et même sens; à plus forte raison, des choses qui relèvent de sens différents. — Théorie fausse sur les accords des sons : ils arrivent simultanément à l'oreille, et il n'y a pas d'intervalle qui soit imperceptible pour nous. Réponse : Nous percevons les choses tout entières, et rien n'échappe à nos sens : l'âme, identique et une, perçoit successivement toutes les sensations; mais elle ne perçoit pas l'indivisible.
§ 1. Abordons encore une autre question concernant les sens, celle de savoir si l'on peut ou non sentir deux choses à la fois dans un seul et même moment indivisible. Nous prenons comme démontré que toujours un plus fort mouvement en absorbe un plus faible; et c'est pour cela que l'on a beau avoir les choses sous les yeux, on ne les voit point quand la pensée est fortement occupée de quelque autre objet, ou qu'on a peur, ou qu'on entend un bruit violent. Admettons aussi l'exactitude de cet autre principe, à savoir, que l'on peut toujours beaucoup mieux sentir une chose quand elle est simple que quand elle est mélangée avec d'autres ; par exemple, on goûte mieux du vin pur que du vin trempé, du miel pur que du miel mêlé à d'autres saveurs ; on voit mieux la couleur quand elle est unique, et l'on entend mieux la tonique, quand elle est seule, que quand elle est mêlée à la quinte, parce que ces sensations s'effacent mutuellement ; et c'est ce qui arrive dans les choses qui se réunissent en une seule. Puis donc que le plus grand mouvement absorbe le plus petit, il s'ensuit nécessairement que, quand ils sont simultanés, le plus grand se sent moins que s'il était tout seul, parce que le plus petit en s'y mêlant lui enlève pour cela même quelque chose de sa force, et parce que les choses quand elles sont simples sont toujours plus sensibles. Si donc tout en étant autres, des mouvements sont égaux, on ne sentira aucun des deux, car l'un pourra également annuler l'autre; ou du moins, on ne peut certes pas sentir l'un des deux comme s'il était simple; dans ce cas, ou il n'y aura pas du tout de sensation, ou il y en aura une différente, formée des deux mouvements. C'est aussi ce qui paraît arriver pour les choses mélangées dans la chose à laquelle on les mêle.
§ 2. Il y a donc certaines choses qui se combinent en une, et certaines autres qui ne se combinent point; ces dernières sont celles qui tombent sous des sens différents. Ainsi, les choses dont les extrêmes sont des contraires peuvent se combiner. Mais il n'est pas possible que d'une couleur blanche et d'un son aigu, il se forme une unité réelle, si ce n'est indirectement; et alors cette unité ne ressemble pas du tout à l'accord harmonique qui se forme du grave et de l'aigu. On ne saurait donc non plus percevoir les choses de ce genre en même temps ; car si les mouvements en sont égaux, ils s'annulent mutuellement, parce que des deux il n'en résulte pas un seul; et s'ils sont inégaux, le plus fort est le seul qui produise une sensation.
§ 3. Ajoutez que l'âme sentirait plutôt les deux choses par une seule sensation, quand elles se rapportent à un seul sens, comme le grave et l'aigu, parce que le mouvement d'un seul sens serait simultané à lui-même plutôt que celui de deux sens différents, comme la vue et l'ouïe. Or, il est impossible de sentir deux choses par une seule sensation, à moins que ces deux choses ne soient mêlées; car le mélange tend toujours à l'unité, et il n'y a qu'une seule sensation 'pour l'unité. Mais une sensation unique est simultanée à elle-même, et par conséquent il faut nécessairement que l'on sente à la fois les choses mêlées, parce qu'on les sent par une seule sensation en acte; car c'est un seul sens en acte qui sent l'objet quand il est un numériquement; de même que si l'objet est spécifiquement un, c'est le sens un en puissance qui le sent. Si donc la sensation en acte est unique, l'âme croira que les choses senties n'en forment qu'une; et nécessairement c'est que ces choses se seront combinées. Si au contraire elles ne sont pas combinées, il y a deux sensations en acte. Mais nécessairement l'acte doit être unique par rapport à une puissance unique, et à un temps indivisible; car l'exercice et le mouvement d'un seul sens dans un moment donné sont uniques, de même qu'il n'y a qu'une seule puissance. Ainsi donc, on ne saurait sentir deux choses à la fois par un sens unique. Mais si deux choses qui tombent sous un même sens ne peuvent être perçues à la fois du moment qu'elles sont deux, à plus forte raison évidemment ne.peut-on sentir à la fois les choses qui tombent sous des sens différents; par exemple, la couleur blanche et la saveur douce. C'est qu'en effet l'âme ne semble reconnaître ce qui est numériquement un, que parce qu'elle le sent dans le même temps, tandis que ce qui est un en espèce, elle le reconnaît à la fois, et par le sens qui perçoit, et par la manière dont cet objet agit sur lui : je veux dire, par exemple, que c'est bien toujours le même sens identique à lui- même qui juge le blanc et le noir, tout différents que le blanc et le noir sont en espèce, comme c'est aussi un même sens qui juge le doux et l'amer. Mais dans un des cas, le sens est différent de ce qu'il est dans l'autre cas ; il juge autrement de chacun des contraires ; et c'est ainsi que chacun de ces sens perçoit de la même façon les objets qui se correspondent, et que par exemple, de même que le goût perçoit le doux, et que la vue perçoit le blanc, de même aussi la vue voit le noir, et le goût sent l'amer.
§ 4. De plus, si les mouvements des contraires sont contraires, et que les contraires ne puissent jamais être en même temps dans un seul et même individu, bien qu'ils puissent tomber sous un même sens, comme le doux et l'amer, il s'ensuit que l'on ne peut pas non plus les sentir tous deux à la fois. Il est tout aussi clair qu'on ne peut pas davantage sentir ainsi les choses qui ne sont pas contraires; car [parmi les couleurs] les unes se rapportent au noir et les autres au blanc; et cette remarque s'applique également aux autres sensations; et par exemple aux saveurs, dont les unes se rapportent au doux et les autres à l'amer. Il n'est pas même possible de sentir à la fois les choses mêlées, parce qu'elles appartiennent dans leurs rapports à des opposés, et par exemple, la tonique et la quinte, à moins qu'elles ne soient senties comme une seule et même chose; et c'est ainsi seulement qu'il n'y a qu'une notion unique des extrêmes, mais non pas autrement; car il y aura notion simultanée, tantôt du rapport du grand au petit, ou de l'impair au pair, et tantôt du rapport du petit au grand ou du pair à l'impair. Si donc des choses analogues, mais de genre différent, sont encore plus éloignées les unes des autres, et sont plus dissemblables entre elles que les choses qui sont dans un même genre, par exemple je veux dire le doux et le blanc, que j'appelle analogues, mais qui sont de genre différent, le doux s'éloignant spécifiquement plus encore du noir que du blanc, il est encore moins possible de sentir simultanément ces dernières choses que celles d'un même genre; et il s'ensuit que si les choses d'un genre identique ne sont pas perçues à la fois, les autres ne le sont pas davantage.
§ 5. D'autre part, on a prétendu quelquefois, pour les accords des sons entre eux, que les sons n'arrivent pas en même temps à notre oreille, mais qu'ils paraissent seulement y arriver ainsi, et que cette illusion vient de ce que le temps qui sépare chaque son est imperceptible; cette opinion est-elle juste ou ne l'est-elle pas? Ajoutons qu'on pourrait fort aisément étendre cette explication, et dire aussi qu'on croit voir et entendre à la fois une seule et même chose, parce que les intervalles de temps [qui séparent la vue et l'ouïe] nous échappent. Ou bien doit-on dire que cela n'est pas exact, et qu'il n'est pas possible qu'il y ait un temps qui soit insensible pour nous et nous échappe, et que nous pouvons toujours le percevoir quel qu'il soit? En effet, si lorsqu' on se sent soi-même, ou même lorsqu'on sent quelque autre chose dans un temps continu, on ne peut point ignorer sa propre existence ou celle de la chose; et si dans cette durée continue il y avait un moment, quelque court qu'on le fasse, où l'on fût tout à fait insensible, il est clair aussi que dans cet instant on ne saurait même pas si l'on existe soi-même, ou si l'on voit quelque objet; et qu'alors, et tout à la fois, on pourrait dire qu'on ne sent pas et qu'on sent.
§ 6. En outre, il n'y aura plus de temps ou de chose perçue dont on ne puisse dire aussi, ou qu'on n'a senti que dans une partie de ce temps, ou qu'on n'a vu qu'une partie de cette chose, du moment qu'on suppose qu'il y a quelque parcelle du temps ou des choses qui devienne tout à fait insensible pour nous à cause de sa petitesse. Admettons que l'on voie la chose entière, et qu'on sente le temps lui-même tout entier sans discontinuité, seulement parce qu'on aura senti une partie du temps ou qu'on aura vu une partie de la chose, et admettons aussi qu'il y ait quelque parcelle insensible. Retranchons CB qui est cette parcelle dans laquelle on ne sent pas. Il s'ensuivra qu'il suffît, pour sentir le tout, d'une partie du temps ou d'une partie de la chose; par exemple, qu'on voit la terre entière parce qu'on en voit telle partie, et que l'on marche durant l'année entière parce que l'on marche durant une partie de l'année. Mais on ne sent rien en BC; c'est donc parce que l'on sent dans quelque partie de AB que l'on dit qu'on sent le tout et la terre entière. Mais le même raisonnement serait bon pour AC; car c'est toujours dans quelque partie du temps que l'on sent, ou c'est toujours quelque partie de la chose, et l'on ne sent jamais le tout. Ce qu'il faut affirmer, c'est que l'on sent les choses tout entières, mais qu'elles ne paraissent pas toujours tout ce qu'elles sont. C'est ainsi qu'on voit les dimensions du soleil, et de loin, celles d'un objet de quatre coudées, sans qu'elles paraissent aussi grandes qu'elles le sont réellement. Mais parfois elles nous semblent indivisibles, et l'on ne voit pas l'indivisible; nous en avons expliqué la cause dans ce qui précède. Concluons donc de là qu'évidemment il n'y a pas du tout de temps qui soit imperceptible pour nous.
§ 7. Pour revenir à la première question qui avait été soulevée, il s'agit de savoir si l'on peut ou si l'on ne peut pas sentir plusieurs choses à la fois. Quand je dis à la fois, je comprends que les phénomènes se passent l'un par rapport à l'autre dans une seule partie de l'âme et dans un temps indivisible. D'abord donc, est-il possible de sentir plusieurs choses à la fois en les percevant par une partie de l'âme qui serait différente et qui se rait indivisible, de façon qu'elle serait tout entière continue ? Mais pour ne parler d'abord que des choses relatives à un seul sens, à la vue par exemple, si la vue a besoin d'une autre partie pour sentir une autre couleur, ne sera-ce pas donner à ce sens plusieurs parties qui seront identiques en espèce? car les choses qu'il sent ici sont dans le même genre. On prétend, il est vrai, que les deux yeux n'empêchant pas de voir l'objet unique, il en peut être de même aussi dans l'âme. A cela l'on peut répondre que pour les deux yeux sans doute ils ne causent qu'une seule perception, et qu'il n'y a pour eux qu'un seul et même acte ; mais si, dans l'âme, la partie qui est affectée par les deux objets est une, cette partie sera précisément celle qui sent, tandis que si les sensations sont séparées, ce ne sera plus le même phénomène que pour les yeux. De plus, il s'ensuivrait que les mêmes sensations seraient multiples, ce qui reviendrait à dire que les connaissances données par elles sont différentes; car il n'y a pas d'acte de sensation sans la faculté spéciale à laquelle il se rapporte, pas plus qu'il n'y a de sensation sans cet acte.
§ 8. Mais si l'âme perçoit les sensations [de sens différents] dans une partie une et indivisible, évidemment elle sentira de même aussi les autres sensations ; car il était plus facile de percevoir plusieurs de ces dernières à la fois plutôt que celles qui sont de genres différents. Au contraire si l'âme perçoit la couleur blanche par une partie et la saveur douce par une autre, le résultat de ces sensations est-il un ou n'est-il pas un ? Il faut nécessairement que ce résultat soit un ; car, dans l'âme, la partie qui sent est une aussi. Mais à quelle unité le résultat répond-il ici ? car les choses senties ne forment pas une unité. Il faut donc que dans l'âme il y ait une unité qui sente tout, ainsi qu'on l'a dit précédemment; seulement elle sent un autre genre d'objets par un autre organe.
§ 9. Peut-on donc expliquer ceci en disant que c'est comme indivisible que la faculté qui sent à la fois le blanc et le doux reste quelque chose d'un en acte, et qu'elle n'est autre en acte que quand elle devient divisible ? Ou bien encore en serait-il pour l'âme de même qu'il en est pour les choses? Ainsi, une seule et même chose peut, tout en gardant son unité numérique, être blanche et douce, et avoir beaucoup d'autres qualités encore. En effet, si les modifications des choses ne sont pas séparées les unes des autres, et que la manière d'être seulement soit différente pour chacune d'elles, il faut supposer qu'il en e.st de même pour l'âme, que ce qui perçoit en elle toutes les sensations diverses est numériquement une seule et même chose, et que cependant cette faculté est autre par sa manière d'être, ici pour les choses de genre différent, et là pour les choses d'espèce différente. Par conséquent, l'âme perçoit en même temps les choses par une seule et même faculté; seulement, le rapport n'est pas le même.
§ 10. Il est donc évident que tout ce qui est perceptible à nos sens a une certaine grandeur, et qu'il n'y a pas d'indivisible qui soit perceptible pour nous. En effet, la distance d'où l'on ne peut pas voir une chose est infinie, celle d'où l'on peut la voir est limitée. Même remarque pour l'objet qu'on peut percevoir par l'odorat, pour celui qu'on peut percevoir par l'ouïe, et pour tous les objets que l'on perçoit sans les toucher directement. Ainsi, il y a un point dernier dans la distance d'où l'on ne voit pas, et un premier d'où l'on voit. Il faut donc nécessairement considérer comme indivisible ce point au delà duquel il est impossible de sentir l'existence de la chose, et en deçà duquel, au contraire, on doit la percevoir. Mais si l'on admet qu'un indivisible peut être perceptible à nos sens, en le plaçant à cette extrémité d'où l'on cesserait de sentir au delà et où l'on commencerait à sentir en deçà, il en résulterait qu'un objet serait à la fois visible et invisible; or, c'est ce qui est impossible.
§ 11. On a donc expliqué ce que sont les organes des sens et les objets sensibles ; et l'on a montré ce qu'est en commun et en particulier chacun d'eux. Parmi les questions qu'il nous reste à étudier, il faut nous occuper d'abord de la mémoire et du souvenir.