LES SECONDS ANALYTIQUES
ARISTOTE
Edition https://www.i-docteurangelique.fr/DocteurAngelique
Les œuvres complètes de saint
Thomas d’Aquin
Nouvelle traduction pour Internet par sœur Pascale Nau
J’ai
utilisé à la fois la version grecque, la traduction Vrin et celle de G. R. G. Mure
[71a] Tout enseignement donné ou reçu par la voie
du raisonnement vient d’une connaissance préexistante. Cela est manifeste, quel
que soit l’enseignement considéré : les sciences mathématiques s’acquièrent
de cette façon, ainsi que chacun des autres arts. Il en est encore de même pour
les raisonnements dialectiques, qu’ils se fassent par syllogismes ou par
induction ; les uns comme les autres, en effet, tirent leur enseignement
de connaissances préexistantes : dans le premier cas, c’est en prenant les
prémisses comme comprises par l’adversaire, dans le second, c’est en prouvant l’universel
par le fait que le particulier est évident.
C’est encore de la même façon que les
arguments rhétoriques produisent la persuasion, car ils usent soit d’exemples,
ce qui est une induction, soit d’enthymèmes, ce qui n’est pas autre chose qu’un
syllogisme.
La préconnaissance requise est de deux
sortes. Tantôt, ce qu’on doit présupposer, c’est que la chose est ; tantôt
c’est ce que signifie le terme employé qu’il faut comprendre ; tantôt
enfin ce sont, ces deux choses à la fois. Ainsi, dire que pour toute chose la
vérité est dans l’affirmation ou dans la négation, c’est poser que la chose est ;
d’autre part, nous posons que triangle signifie telle chose ; enfin, s’il
s’agit de l’unie, nous posons à la fois les deux choses, à savoir, le sens du
nom et l’existence de la chose. C’est qu’en effet chacun de ces cas n’est pas d’une
égale évidence pour nous.
Et il est possible qu’une connaissance
résulte tant de connaissances antérieures que de connaissances acquises en même
temps qu’elle, à savoir les choses singulières qui tombenl sous l’universel et
dont on possède par là même la connaissance. En effet, la proposition tout
triangle a ses angles égaux à deux angles droits est une connaissance
préexistante, mais la proposition cette figure-ci, inscrite dans le
demi-cercle, est un triangle n’a été connue qu’au moment même où l’on induit
(car certaines choses s’apprennent seulement de cette façon, et ce n’est pas
par le moyen terme qu’on connaît le petit terme : ces choses sont toutes
les choses singulières et qui ne sont pas affirmées de quelque sujet). Avant d’induire
ou de tirer la conclusion du syllogisme, il faut dire sans doute que, d’une
certaine façon, on la connaît déjà, et que, d’une autre façon, on ne la connaît
pas. Si on ne connaissait pas, au sens absolu du terme, l’existence de ce
triangle, comment pourrait-on connaître, au sens absolu, que ses angles sont
égaux à deux angles droit ? En fait, il est évident que la connaissance a
lieu de la façon suivante : on connaît universellement, mais au sens
absolu on ne connaît pas. Faute de cette distinction, on tombera dans la
difficulté soulevée par le Ménonz : ou bien on n’apprendra rien, ou bien
on n’apprendra que ce qu’on connaît. On ne peut pas, en effet, accepter la
solution que certains proposent du sophisme suivant. Sais-tu, ou ne sais-tu
pas, que toute dyade est paire ? demande-t-on. La réponse étant affirmative,
on présente à l’interlocuteur une dyade déterminée qu’il ne pensait ni exister,
ni par suite être paire. La solution proposée consiste à dire qu’on ne sait pas
que toute dyade est paire, mais seulement que tout ce qu’on sait être [71b] une dyade est pair. Pourtant le
savoir porte sur ce dont on possède la démonstration ou dont on a admis la
démonstration. Or, la démonstration qu’on a admise porte, non pas sur tout
triangle ou tout nombre qu’on sait être triangle ou nombre, mais, d’une manière
absolue, sur tout nombre et tout triangle. En effet, on ne prend jamais de
prémisse telle que le nombre que tu sais être nombre ou la figure rectiligne
que tu sais être figure rectiligne, mais bien des prémisses s’appliquant au
nombre ou à la figure en général. Tandis que rien, j’imagine, n’empêche que ce
qu’on apprend, en un sens on le connaisse, et en un autre sens on ne le
connaisse pas. L’absurdité consiste, non pas à dire qu’on connaît déjà en un
certain sens ce qu’on apprend, mais à dire qu’on le connaît dans la mesure et
de la façon qu’on l’apprend.
Nous croyons posséder la science d’une chose
d’une manière absolue, et non pas, à la façon des Sophistes, d’une manière
purement accidentelle, quand nous estimons que nous connaissons la cause par
laquelle la chose est, que nous savons que cette cause est celle de la chose,
et qu’en outre il n’est pas possible que la chose soit autre qu’elle n’est. Il
est évident que telle est la nature de la connaissance scientifique ; ce
qui le montre, c’est l’attitude aussi bien de ceux qui ne savent pas que de
ceux qui savent : les premiers croient se comporter comme nous venons de l’indiquer,
et ceux qui savent se comportent aussi en réalité de cette même façon. Il en
résulte que l’objet de la science au sens propre est quelque chose qui ne peut
pas être autre qu’il n’est. La question de savoir s’il existe encore un autre
mode de connaissance sera examinée plus tard. Mais ce que nous appelons ici
savoir c’est connaître par le moyen de la démonstration. Par démonstration j’entends
le syllogisme scientifique, et j’appelle « scientifique » un
syllogisme dont la possession même constitue pour nous la science.
Si donc la connaissance scientifique consiste
bien en ce que nous avons posé, il est nécessaire aussi que la science démonstrative
parte de prémisses qui soient vraies, premières, immédiates, plus connues que
la conclusion, antérieures à elle, et dont elles sont les causes. C’est à ces
conditions, en effet, que les principes de ce qui est démontré seront aussi
appropriés à la conclusion. Un syllogisme peut assurément exister sans ces
conditions, mais il ne sera pas une démonstration, car il ne sera pas productif
de science. Les prémisses doivent être vraies, car on ne peut pas connaître ce
qui n’est pas, par exemple la commensurabilité de la diagonale. Elles doivent
être premières et indémontrables, car autrement on ne pourrait les connaître
faute d’en avoir la démonstration, puisque la science des choses qui sont
démontrables, s’il ne s’agit pas d’une science accidentelle, n’est pas autre
chose que d’en posséder la démonstration. Elles doivent être les causes de la
conclusion, être plus connues qu’elle, et antérieures à elle : causes,
puisque nous n’avons la science d’une chose qu’au moment où nous en avons connu
la cause ; antérieures, puisqu’elles sont des cause ; antérieures
aussi au point de vue de la connaissance, cette préconnaissance ne consistant
pas seulement à comprendre de la seconde façon que nous avons indiquée, mais
encore à savoir que la chose est.
Au surplus, antérieur et plus connu ont une
double signification, car il n’y a pas identité entre ce qui est antérieur par
nature et ce qui est antérieur pour nous, ni entre ce qui est plus connu par
nature et plus connu pour nous. [72a]
J’appelle antérieurs et plus connus pour nous les objets les plus rapprochés de
la sensation, et antérieurs et plus connus d’une manière absolue les objets les
plus éloignés des sens. Et les causes les plus universelles sont les plus
éloignées des sens, tandis que les causes particulières sont les plus
rapprochées, et ces notions sont ainsi opposées les unes aux autres.
Les prémisses doivent être premières, c’est-à-dire
qu’elles doivent être des principes propres, car j’identifie prémisse première
et principe. Un principe de démonstration est une proposition immédiate. Est
immédiate une proposition à laquelle aucune autre n’est antérieure. Une
proposition est l’une ou l’autre partie d’une
énonciation, quand elle attribue un seul prédicat à unseu sujet : elle est
dialectique, si elle prend indifféremment n’importe quelle partie ; elle
est démonstrative, si elle, prend une partie déterminée parce que cette partie
est vraie. Une énonciation est n’importe laquelle des parties d’une
contradiction. Une contradiction est une opposition, qui n’admet par soi aucun
intermédiaire. La partie d’une contradiction qui unit un prédicat à un sujet
est une affirmation, et la partie qui nie un prédicat d’un sujet, une négation.
J’appelle un principe immédiat du syllogisme une thèse, quand, tout en n’étant
pas susceptible de démonstration, il n’est pas indispensable à qui veut
apprendre quelque chose ; si, par contre, sa possession est indispensable
à qui veut apprendre n’importe quoi, c’est un axiome : il existe, en
effet, certaines vérités de ce genre, et c’est surtout à de telles vérités que
nous donnons habituellement le nom d’axiomes. Si une thèse prend l’une
quelconque des parties de renonciation, quand je dis par exemple qu’une chose
est ou qu’une chose n’est pas, c’est une hypothèse ; sinon, c’est une définition.
La définition est une thèse, puisque, en Arithmétique, on pose que l’unité, c’est
ce qui est indivisible selon la quantité ; mais ce n’est pas une
hypothèse, car définir ce qu’est l’unité et affirmer l’existence de l’unité n’est
pas la même chose.
Puisque notre croyance en la chose, la
connaissance que nous en avons, consiste dans la possession d’un syllogisme du
genre que nous appelons démonstration, et que ce syllogisme n’est tel que par
la nature des principes dont le syllogisme est constitué, il est, par suite,
nécessaire, non seulement de connaître avant la conclusion les prémisses
premières, soit toutes, soit du moins certaines d’entre elles, mais encore de
les connaître mieux que la conclusion. Toujours, en effet, la cause, en vertu
de laquelle un attribut appartient à un sujet, appartient elle-même au sujet
plus que cet attribut : par exemple, ce par quoi nous aimons nous est plus
cher que l’objet aimé. Par conséquent, si notre connaissance, notre croyance,
provient des prémisses premières, ce sont celles-ci que nous connaissons le
mieux et auxquelles nous croyons davantage, parce que c’est par elles que nous
connaissons les conséquences.
Mais il n’est pas possible que notre croyance
à l’égard des choses qu’on ne se trouve ni connaître, ni en état d’appréhender
au moyen d’une science plus élevée que la connaissance, soit plus grande que
pour les choses qu’on connaît. Or, c’est ce qui arrivera, si nul de ceux dont
la croyance repose sur la démonstration, ne possède de savoir préexistant ;
car il est nécessaire que la croyance soit plus ferme à, l’égard des principes,
sinon de tous, du moins de quelques-uns, qu’à l’égard de la conclusion.
En outre, si on veut posséder la science qui
procède par démonstration, il ne suffit pas que la connaissance des principes
soit plus grande, la conviction formée à leur sujet plus ferme, que ce qui est
démontré : [72b] il
faut.encore que rien ne nous soit plus certain ni mieux connu que les opposés
des principes d’où partira le syllogisme concluant à l’erreur contraire, car
celui qui a la science au sens absolu doit être inébranlable.Critiques de
certaines erreurs sur la Science et la Démonstration.
Certains soutiennent qu’en raison de l’obligation
où nous sommes de connaître les prémisses premières, il ne semble pas y avoir
de connaissance scientifique. Pour d’autres, il y en a bien une, mais toutes
les vérités sont susceptibles de démonstration.
Ces deux opinions ne sont ni vraies, ni
cohérentes. La première, qui suppose qu’il n’y a aucune façon de connaître autrement
que par démonstration, estime que c’est là une marche régressive à l’infini,
attendu que nous ne pouvons pas connaître les choses postérieures par les
antérieures, si ces dernières ne sont pas elles-mêmes précédées de principes
premiers (en quoi ces auteurs ont raison, car il est impossible de parcourir
des séries infinies) ; si, d’un autre côté disent-ils, il y a un arrêt
dans la série et qu’il y ait des principes, ces principes sont inconnaissables,
puisqu’ils ne sont pas susceptibles d’une démonstration, ce qui, suivant eux,
est le seul procédé de connaissance scientifique. Et puisqu’on ne peut pas
connaître les prémisses premières, les conclusions qui en découlent ne peuvent
pas non plus faire l’objet d’une science, au sens absolu et propre ; leur
connaissance se fonde seulement sur la supposition que les prémisses sont vraies.
Quant à ceux qui professent la seconde
opinion, ils sont d’accord avec les précédents en ce qui regarde la science,
puisqu’ils soutiennent qu’elle est seulement possible par démonstration ;
mais que toute vérité soit susceptible de démonstration, c’est là une chose à
laquelle ils ne voient aucun empêchement, la démonstration pouvant être
circulaire et réciproque.
Notre doctrine, à nous, est que toute science
n’est pas démonstrative, mais que celle des propositions immédiates est, au
contraire, indépendante de la démonstration. (Que ce soit là une nécessité, c’est
évident. S’il faut, en effet, connaître les prémisses antérieures d’où la
démonstration est tirée, et si la régression doit s’arrêter au moment où l’on
atteint les vérités immédiates, ces vérités sont nécessairement
indémontrables). Telle est donc notre doctrine ; et nous disons, en outre,
qu’en dehors de la connaissance scientifique, il existe encore un principe de science
qui nous rend capable de connaître les définitions.
Et qu’il soit impossible que la démonstration
au sens absolu soit circulaire, c’est évident, puisque la démonstration doit
partir de principes antérieurs à la conclusion et plus connus qu’elle. Car il
est impossible que les mêmes choses soient, par rapport aux mêmes choses, en
même temps antérieures et postérieures, à moins que l’on ne prenne ces termes d’une
autre façon, et que l’on ne dise que les unes sont antérieures et plus claires
pour nous, et les autres antérieures et plus claires absolument, et c’est
précisément de cette autre façon que l’induction engendre le savoir. Mais, dans
ce cas, notre définition du savoir proprement dit ne serait pas exacte, et ce
savoir serait, en réalité, de deux sortes. Ne faut-il pas penser plutôt que l’autre
forme de démonstration, celle qui part de vérités plus connues pour nous, n’est
pas la démonstration au sens propre ?
Les partisans de la démonstration circulaire
non seulement se trouvent engagés dans la difficulté dont nous venons de
parler, mais encore leur raisonnement revient à dire qu’une chose existe si
elle existe, ce qui est un moyen facile de tout prouver. On peut montrer que c’est
bien là ce qui arrive, en prenant trois terme ; car peu importe que le
cercle soit constitué par un grand nombre ou par un petit nombre de termes, qu’il
y en ait quelques-uns seulement ou même deux. Quand, en effet, l’existence de A
entraîne nécessairement celle de B, et celle de B celle de C, il en résulte que
l’existence de A entraînera celle de C. Si donc l’existence de A entraîne
nécessairement celle de B, et l’existence de B celle de A (c’est là en quoi
consiste la preuve circulaire), A peut être mis [73a] à la place de C. Donc, dire que « si B
est, A doit exister » = « si B est, C doit exister », ce qui
donne la conclusion « si A est, C doit exister ». Mais C est
identique à A et, par conséquent, ceux qui soutiennent que la démonstration est
circulaire se trouvent ne rien dire d’autre que si A est, A est, moyen facile de
tout prouver. En outre, une pareille démonstration n’est même possible que dans
le cas des choses qui sont mutuellement conséquences les unes des autres, comme
les attributs propres.
Nous avons prouvé enfin que si on se contente
de poser une seule chose, jamais une autre chose n’en découle nécessairement
(par une seule chose, je veux dire qu’on pose soit un seul terme, soit une
seule thèse), mais que deux thèses constituent le point de départ premier et
minimum rendant possible toute conclusion, puisque c’est aussi une condition du
syllogisme. Si donc A est le conséquent de B et de C, et si ces deux derniers
termes sont le conséquent réciproque l’un de l’autre et aussi de A, il est
possible, dans ces cas, de prouver l’une par l’autre, dans la première figure,
toutes les propositions demandées, ainsi que nous l’avons prouvé dans nos
traités du Syllogisme. Mais nous avons démontré aussi que, dans les autres
figures, ou bien on ne peut pas obtenir de syllogisme circulaire, ou bien la
conclusion du syllogisme ne se rapporte pas aux prémisses posées. Or, les
propositions dont les termes ne s’affirment pas mutuellement l’un de l’autre ne
peuvent jamais être l’objet d’une démonstration circulaire. De sorte que,
puisque des propositions de ce genre sont en petit nombre dans les
démonstrations, il est évident qu’il est vain et impossible de soutenir que la
démonstration est réciproque et que, pour cette raison, tout peut-être
démontré.
Puisqu’il est impossible que soit autre qu’il
n’est l’objet de la science prise au sens absolu, ce qui est connu par la
science démonstrative sera nécessaire ; mais la science démonstrative est
celle que nous avons par le fait même que nous sommes en possession de la
démonstration : par conséquent, la démonstration est un syllogisme constitué
à partir de prémisses nécessaires. Il faut, par suite, rechercher quelles sont
les prémisses de la démonstration, et quelle est leur nature.
Pour commencer, définissons ce que nous
voulons dire par attribué à tout le sujet, par soi et universellement.
Par affirmé de la totalité du sujet, j’entends
ce qui n’est ni attribué à quelque cas de ce sujet à l’exclusion de quelque
autre, ni attribué à un certain moment à l’exclusion de tel autre : par
exemple, si animal est dit de tout homme, et s’il est vrai de dire que ceci est
un homme, il est vrai de dire aussi que c’est un animal ; et si la
première proposition est vraie maintenant, l’autre l’est aussi au même moment.
Et si le point est attribué à toute ligne, il en est de même. Et la preuve de
ce que nous venons de dire, c’est que les objections que nous élevons, quand
nous sommes interrogés sur le point de savoir si une attribution est vraie de
la totalité du sujet, portent sur ce que, dans tel cas ou à tel moment, cette
attribution n’a pas lieu.
Les attributs essentiels sont (1) ceux qui
appartiennent à leur sujet : par exemple, au triangle appartient la ligne,
et à la ligne le point (car la « substance » du triangle et de la
ligne est composée de ces éléments, lesquels entrent dans la définition exprimant
l’essence de la chose) ; (2) ce sont les attributs contenus dans des
sujets qui sont eux-mêmes compris dans la définition exprimant la nature de ces
attribut : c’est ainsi que le rectiligne et le rond appartiennent à la
ligne, le pair et l’impair, le premier et le composé, le carré [73b] et l’oblong au nombre ; et pour
tous ces attributs, la définition qui exprime leur nature contient le sujet, à
savoir tantôt la ligne et tantôt le nombre.
De même, pour tous les autres attributs, ceux
qui appartiennent comme nous l’avons indiqué à leurs sujets respectifs, je les
appelle attributs par soi ; par contre, ceux qui n’appartiennent à leur
sujet d’aucune des deux façons, je les appelle accident : par exemple,
musicien ou blanc pour l’animal.
En outre, est essentiel ce qui n’est pas dit
d’un autre sujet: par exemple, pour le marchant, c’est quelque autre chose qui
est marchant ou blanc ; la substance, au contraire, autrement dit tout ce
qui signifie telle chose déterminée, n’est pas quelque chose d’autre que ce qu’elle
est elle-même.
Ainsi, les attributs qui ne sont pas affirmés
d’un sujet je les appelle attributs par soi, et ceux qui sont affirmés d’un
sujet, accidents.
En un autre sens encore, une chose qui
appartient par elle-même à une chose est dite par soi, et une chose qui n’appartient
pas par elle-même à une chose, accident. Par exemple, tandis qu’on marche, il
se met à faire un éclair : c’est là un accident, car ce n’est pas le fait
de marcher qui a causé l’éclair, mais c’est, disons-nous, une rencontre accidentelle.
Si, par contre, c’est par elle-même qu’une chose appartient à une chose, on dit
que l’attribut est par soi : c’est le cas, par exemple, si un animal meurt
égorgé, du fait de regorgement ; c’est parce qu’il a été égorgé qu’il est
mort, et il n’y a pas seulement relation accidentelle entre regorgement et la
mort.
Ainsi donc, en ce qui concerne les objets de
la science prise au sens propre, les attributs qui sont dits par soi, ou bien
au sens que leurs sujets sont contenus en eux, ou bien au sens qu’ils sont
contenus dans leurs sujets, sont à la fois par soi et nécessairement. En effet,
il ne leur est pas possible de ne pas appartenir à leurs sujets, soit au sens
absolu, soit à la façon des opposés comme quand on dit qu’à la ligne doit
appartenir le rectiligne ou le courbe, et au nombre l’impair ou le pair. La
raison en est que le contraire est ou bien une privation, ou bien une
contradiction dans le même genre : par exemple dans les nombres, le pair
est le non-impair, en tant que l’un résulte nécessairement de l’autre. Par
conséquent, s’il est nécessaire ou d’affirmer ou de nier un prédicat d’un
sujet, les attributs par soi doivent aussi nécessairement appartenir à leurs
sujets.
Telle est donc la distinction à établir entre
l’attribut affirmé de tout sujet et l’attribut par soi.
J’appelle universel l’attribut qui appartient
à tout sujet, par soi, et en tant que lui-même. Il en résulte clairement que
tous les attributs universels appartiennent nécessairement à leurs sujets. Le
par soi et le en tant que soi sont, au surplus, une seule et même chose :
par exemple, c’est à la ligne par soi qu’appartiennent le point, ainsi que le
rectiligne, car ils lui appartiennent en tant que ligne ; et le triangle
en tant que triangle a deux angles droits, car le triangle est par soi égal à
deux angles droits. L’attribut appartient universellement au sujet, quand on
peut montrer qu’il appartient à un sujet quelconque et premier. Par exemple, le
fait d’avoir des angles égaux à deux droits n’est pas pour la figure un attribut
universel. Car, bien qu’il soit possible de prouver qu’une figure a ses angles
égaux à deux droits, on ne peut cependant pas le prouver d’une figure
quelconque, pas plus qu’on ne se sert de n’importe quelle figure dans la
démonstration : en effet, un carré est bien une figure, et pourtant ses
angles ne sont pas égaux à deux droits. D’autre part, un triangle isocèle
quelconque a ses angles égaux à deux droits, mais le triangle isocèle n’est
cependant pas le sujet premier : c’est le triangle qui est antérieur. Ce
qui donc, pris comme sujet quelconque et premier, est démontré avoir ses angles
égaux à deux droits, ou posséder n’importe quel autre attribut, c’est ce à
quoi, pris comme sujet premier, l’attribut appartient universellement, et la [74a] démonstration au sens propre consiste
à prouver qu’il appartient universellement à ce sujet ; par contre,
prouver que cet attribut appartient à d’autres sujets, c’est là une
démonstration dans un certain sens seulement et non au sens propre.
Pas davantage, l’égalité des angles à deux
droits n’est un attribut universel de l’isocèle : en fait, elle s’applique
à un genre plus étendu.
Nous ne devons pas perdre de vue que souvent
il nous arrive de nous tromper, et que la conclusion démontrée n’est pas en
fait première et universelle, au sens où nous croyons la démontrer première et
universelle. On commet cette erreur : (1) quand on ne peut appréhender
aucune notion plus élevée en dehors du ou des sujets particulier ; (2) quand
on en peut concevoir une, mais qu’elle n’a pas de nom, dans le cas de choses
différentes par l’espèce ; (3) quand, enfin, ce qui est en réalité une
partie du tout est pris, dans la démonstration, pour le tout, car alors, pour
les cas particuliers compris dans cette partie il y aura démonstration, et elle
s’appliquera à tous les sujets, mais cependant le sujet premier et universel ne
sera pas démontré. Je dis que la démonstration est vraie du sujet premier en
tant que tel, quand elle est vraie d’un sujet premier et universel. Si, par
exemple, on démontrait que les droites ne se rencontrent pas parce que les
angles formés par une sécante perpendiculaire sont des angles droits on
pourrait supposer que c’est là le sujet propre de la démonstration, parce qu’elle
vaut pour toutes les droites. Mais il n’en est pas ainsi, s’il est vrai que
leur parallélisme dépend non pas de l’égalité des angles à deux droits conçue d’une
certaine façon, mais de cette égalité conçue d’une façon quelconque.
Et si, d’autre part, il n’existait pas d’autre
triangle que le triangle isocèle, c’est en tant qu’isocèle qu’il semblerait
avoir ses angles égaux à deux droits.
Enfin, la convertibilité des proportions
était démontrée séparément des nombres, des lignes, des figures et des temps,
quoiqu’il fût possible de la prouver de toutes ces notions au moyen d’une
démonstration unique. Mais par le fait qu’il n’y avait pas de nom unique pour
désigner ce en quoi toutes ces notions, à savoir les nombres, les longueurs,
les temps et les solides, sont une seule et même chose, et parce qu’elles
diffèrent spécifiquement les unes des autres, cette propriété était prouvée
pour chacune séparément. Mais à présent, la preuve est universelle, car ce n’est
pas en tant que lignes ou que nombres que ces notions possèdent l’attribut en
question, mais en tant que manifestant le caractère qu’elles sont supposées
posséder universellement.
C’est pourquoi, même si on prouve de chaque
espèce de triangle, soit par une démonstration unique, soit par des
démonstrations différentes, que chacune a ses angles égaux à deux droits,
cependant, aussi longtemps qu’on considère séparément l’équilatéral, le scalène
et l’isocèle, on ne connaît pas encore que le triangle a ses angles égaux à
deux droits, sinon d’une façon sophistique, ni que le triangle possède cette
propriété universellement, même s’il n’existe en dehors de ces espèces aucune
autre espèce de triangle. On ne sait pas, en effet, que le triangle en tant que
tel a cette propriété, ni même que tout triangle la possède, à moins d’entendre
par là une simple totalité numérique. Mais démontrer selon la forme n’est pas
démontrer de tous les triangles, même si en fait il n’y en a aucun qui ne soit
connu.
Quand donc notre connaissance n’est-elle pas
universelle, et quand est-elle absolue ? Il est évident que notre connaissance
est absolue dans le cas où il y a identité d’essence du triangle avec l’équilatéral,
autrement dit avec chaque triangle équilatéral ou avec tous. Si, par contre, il
n’y a pas identité, mais diversité d’essence, et si l’attribut appartient à l’équilatéral
en tant que triangle, notre connaissance manque alors d’universalité. Mais
demandera-t-on cette attribution a-t-elle lieu pour le sujet en tant que
triangle ou en tant qu’isocèle ? Et quand le sujet de l’attribution est-il
premier ? A quel sujet, enfin, l’attribut peut-il être démontré appartenir
universellement ? C’est évidemment le premier terme auquel, par
élimination, se rattache l’attribution. Par exemple, les angles d’un triangle
isocèle d’airain sont égaux à deux angles droits, mais une fois l’airain et l’isocèle
éliminés, l’attribut demeure.
Mais peut-on objecter, si on élimine la
figure ou la limite, l’attribut s’évanouit aussi ?
Certes, mais figure et [74b] limite ne sont pas des sujets premiers. Quel
est donc le sujet premier ?
Si c’est un triangle, c’est seulement en
raison du triangle que l’attribut appartient aussi aux autres sujets, et le
triangle est le sujet auquel l’attribut peut être démontré appartenir
universellement.
Si la science démonstrative part de principes
nécessaires (puisque l’objet de la science ne peut être autre qu’il n’est) et
si les attributs essentiels appartiennent nécessairement aux choses (car les
uns appartiennent à l’essence de leurs sujets, et les autres contiennent leurs
sujets à titre d’éléments dans leur propre nature, et, pour ces derniers
attributs, l’un ou l’autre des opposés appartient nécessairement au sujet), il
est clair que c’est à partir de certaines prémisses de ce genre que sera
constitué le syllogisme démonstratif : en effet, tout attribut, ou bien
appartient de cette façon à son sujet, ou bien est accidentel ; mais les
accidents ne sont pas nécessaires.
C’est donc ainsi qu’il faut s’exprimer ;
on peut, encore poser en principe que la démonstration a pour objet une
conclusion nécessaire et qu’une conclusion démontrée ne peut être autre qu’elle
n’est, avec cette conséquence que le syllogisme doit partir de prémisses
nécessaires. En effet, bien que de prémisses vraies il soit possible de tirer
une conclusion sans démontrer, pourtant si l’on part de prémisses nécessaires
il n’est pas possible d’en tirer une conclusion qui ne soit pas une
démonstration : c’est déjà là un caractère de la démonstration.
La preuve que la démonstration, procède de
prémisses nécessaires résulte aussi du fait que les objections que nous soulevons contre ceux qui croient
nous apporter une démonstration, consistent à contester la nécessité de l’une
des prémisses, soit que nous pensions que réellement elle peut être autre qu’elle
n’est, soit qu’on le dise seulement pour les besoins de la discussion. Cela
montre bien à quel point sont naïfs (1) ceux qui s’imaginent qu’il suffit de
prendre pour principes des propositions simplement probables et même
vraie : tel est le cas (2) de la proposition sophistique suivant laquelle
savoir c’est avoir la science. En effet, le probable ou le improbable n’est pas
principe : peut seulement l’être ce qui est premier dans le genre que la
démonstration a pour objet ; de plus, une proposition vraie n’est pas
toujours appropriée.
Qu’on doive partir de prémisses nécessaires
pour constituer le syllogisme, en voici encore une preuve. Si, là où il y a
démonstration possible, on ne possède pas la raison pourquoi la chose est, on n’a
pas la connaissance scientifique. Admettons donc que A appartient nécessairement
à C, mais que B, le moyen terme par lequel la démonstration a lieu, ne soit pas
nécessaire : dans ces conditions, on ne connaît pas le pourquoi. La
conclusion, en effet, ne doit pas sa nécessité au moyen terme, puisque le moyen
terme peut ne pas être, alors que la conclusion est nécessaire.
De plus, si on ne connaît pas présentement
une chose, tout en retenant la marche de l’argument, en continuant soi-même d’exister
ainsi que la chose, et en n’ayant rien oublié, c’est qu’on ne connaissait pas
non plus la chose auparavant. Or, le moyen terme peut avoir péri dans l’intervalle,
puisqu’il n’est pas nécessaire. Il en résulte que, tout en retenant l’argument
et en continuant soi-même d’exister en même temps que la chose, on ne la
connaît pas, et par suite on ne la connaissait pas non plus auparavant. Et même
si le moyen n’a pas péri, mais est seulement susceptible de périr, cette
conséquence sera possible et pourra se produire. Mais il est impossible que,
dans une situation de ce genre, on possède le savoir.
[75a] Quand donc la conclusion est nécessaire,
rien n’empêche que le moyen, raison de la démonstration, ne soit pas
nécessaire, car il est possible de conclure le nécessaire, même du
non-nécessaire, comme le vrai peut découler du non-vrai. D’autre part, quand le
moyen est nécessaire, la conclusion aussi est nécessaire, de la même façon que
des prémisses vraies donnent toujours une conclusion vraie. Ainsi, si A est dit
nécessairement de B, et B de C, il est alors nécessaire que A appartienne à C.
Mais quand la conclusion n’est pas nécessaire, il n’est pas possible non plus
que le moyen soit nécessaire. Admettons, en effet, que A n’appartient pas
nécessairement à C, alors que A appartient nécessairement à B, et B
nécessairement à C : par suite, A appartiendra nécessairement à C, ce qui,
par hypothèse, n’est pas.
Puis donc que la science démonstrative doit
aboutir à une conclusion nécessaire, il faut évidemment aussi que la
démonstration se fasse par un moyen terme nécessaire. Autrement, on ne
connaîtra ni pourquoi la conclusion est nécessaire, ni même qu’elle l’est. Mais
ou bien on croira seulement avoir la connaissance de la nécessité de la
conclusion, tout en ne la connaissant pas, quand on supposera comme nécessaire
le non-nécessaire, ou bien on ne croira même pas avoir cette connaissance,
soit, indifféremment, qu’on sache simplement que la chose est vraie, par des
propositions médiates, ou même qu’on sache le pourquoi, par des propositions
immédiates.
Pour ceux des accidents qui ne sont pas par
soi, au sens où nous avons défini les attributs par soi, il n’y a pas de
science démonstrative. On ne peut pas, en effet, démontrer la nécessité de la
conclusion, puisque l’accident, au sens où je parle ici de l’accident, peut ne
pas appartenir au sujet.
Pourtant on pourrait peut-être soulever la
question de savoir pourquoi il faut demander à l’adversaire d’accorder, dans la
discussion dialectique, des propositions non-nécessaires, si la conclusion qui
en découle n’est pas nécessaire ? Le résultat ne serait pas différent, en
effet, si, demandant à l’adversaire d’accorder des propositions prises au
hasard, on en tirait ensuite la conclusion. En réalité, il faut demander à l’adversaire
de concéder des propositions, non pas parce que la conclusion est nécessaire en
vertu des propositions demandées, mais parce qu’il est nécessaire, que,
concédant ces propositions, on admette aussi la conclusion et qu’on conclue la
vérité si elles sont elles-mêmes vraies.
Mais puisque sont nécessaires, dans chaque
genre, les attributs qui appartiennent essentiellement à leurs sujets
respectifs en tant que tels, il est clair que les démonstrations scientifiques
ont pour objet des conclusions essentielles et se font à partir de prémisses
elles-mêmes essentielles. Les accidents, en effet, ne sont pas nécessaires, de
sorte qu’on ne connaît pas nécessairement une.conclusion par sa cause, même
avec des propositions toujours vraies, si elles ne sont pas par soi : c’est
ce qui se passe dans les syllogismes par signes. En effet, dans ce cas, ce qui
est en réalité par soi on ne le connaîtra pas comme étant par soi, et on ne
connaîtra pas non plus le pourquoi ; or connaître le pourquoi, c’est
connaître par la cause. Il faut donc que, par soi, le moyen terme appartienne
au troisième, et le premier au moyen.
On ne peut donc pas, dans la démonstration,
passer d’un genre à un autre : on ne peut pas, par exemple, prouver une
proposition géométrique par l’Arithmétique. Il y a, en effet, trois éléments
dans la démonstration : (1) ce que
l’on prouve, à savoir la conclusion, c’est-à-dire un attribut appartenant par
soi à un certain genre ; (2) les axiomes, et les axiomes d’après lesquels
s’enchaîne la démonstration ; (3) le genre, le sujet dont la [75b] démonstration fait apparaître les
propriétés et les attributs essentiels. Les axiomes, à l’aide desquels a lieu
la démonstration, peuvent être les mêmes. Mais dans le cas de genres
différents, comme pour l’Arithmétique et la Géométrie, on ne peut pas appliquer
la démonstration arithmétique aux propriétés des grandeurs, à moins de supposer
que les grandeurs ne soient des nombres. Quant à savoir comment le passage est
possible dans certains cas, nous le dirons ultérieurement.
La démonstration arithmétique a toujours le
genre nu sujet duquel a lieu la démonstration ; et, pour les autres
sciences, il en est de même. Il en résulte que le genre doit nécessairement
être le même, soit d’une façon absolue, soit tout au moins d’une certaine
façon, si la démonstration doit se transporter d’une science à une autre. Qu’autrement
le passage soit impossible, c’est là une chose évidente, puisque c’est du même
genre que doivent nécessairement provenir les extrêmes et les moyens
terme : car s’ils ne sont pas par soi, ce seront des accidents. C’est
pourquoi on ne peut pas prouver par la Géométrie que la science des contraires
est une, ni même que deux cubes font un cube. On ne peut pas non plus démontrer
un théorème d’une science quelconque par le moyen d’une autre science, à moins
que ces théorèmes ne soient l’un par rapport à l’autre comme l’inférieur au
supérieur, par exemple les théorèmes de l’Optique par rapport à la Géométrie,
et ceux de l’Harmonique par rapport à l’Arithmétique. La Géométrie ne peut pas
non plus prouver des lignes quelque propriété qui ne leur appartienne pas en tant
que lignes, c’est-à-dire en vertu des principes qui leur sont propre :
elle ne peut pas montrer, par exemple, que la ligne droite est la plus belle
des lignes ou qu’elle est la contraire du cercle, car ces qualités n’appartiennent
pas aux lignes en vertu de leur genre propre, mais en tant qu’elles constituent
une propriété commune avec d’autres genres.
Il est clair aussi que si les prémisses dont
procède le syllogisme sont universelles, la conclusion d’une telle
démonstration, c’est-à-dire de la démonstration prise au sens absolu, est
nécessairement aussi éternelle. Il n’y a donc pour les choses périssables, ni
de démonstration, ni de science au sens absolu, mais seulement par accident,
parce que la liaison de l’attribut avec son sujet n’a pas lieu universellement,
mais temporairement et d’une certaine façon. Quand une telle démonstration a
lieu, il est nécessaire qu’une des prémisses soit non-universelle et périssable
(périssable, parce que c’est seulement si elle est périssable que la conclusion
le sera ; non-universelle, parce que le prédicat sera attribué à certains
cas compris dans le sujet à l’exclusion d’autres), de sorte qu’on ne pourra pas
obtenir une conclusion universelle, mais seulement une conclusion exprimant une
vérité momentanée.
II en est de même encore des définitions,
puisque la définition est, ou principe de démonstration, ou une démonstration
différant par la position de ses termes, ou la conclusion d’une démonstration.
Mais les démonstrations et la science des
événements qui se répètent, comme par exemple une éclipse de Lune, sont
évidemment, en tant que telles, éternelles, mais, en tant qu’elles ne sont pas
éternelles, elles sont ainsi particulières. Ce que nous disons de l’éclipse s’applique
également aux autres cas.
II est clair qu’une chose ne peut être
démontrée qu’à partir de ses principes propres, si ce qui est prouvé appartient
en tant que tel au sujet ; par suite, il n’est pas possible de le
connaître, même en faisant découler la démonstration de prémisses vraies,
indémontrables et immédiates. C’est là, en effet, une démonstration semblable à
celle dont bryson s’est servi
pour la quadrature du cercle : les raisonnements de ce genre prouvent d’après
un caractère commun, qui pourra appartenir aussi à un autre sujet, et par suite
ces raisonnements s’appliquent également à [76a] d’autres sujets qui n’appartiennent pas au
même genre. Aussi connaît-on la chose non en tant que telle, mais par accident,
sinon la démonstration ne s’appliquerait pas aussi bien à un autre genre.
Notre connaissance d’une attribution
quelconque est accidentelle, à moins de connaître au moyen de ce par quoi l’attribution
a lieu \ d’après les principes propres du sujet en tant que tel : c’est le
cas, si nous connaissons, par exemple, la propriété de posséder des angles
égaux à deux droits comme appartenant au.sujet auquel la dite propriété est
attribuée par soi, et comme découlant des principes propres de ce sujet. Il eu
résulte que si cette propriété appartient aussi par soi a ce à quoi elle
appartient, nécessairement le moyen rentre dans le même genre que les extrêmes.
Il n’en peut être autrement que dans des cas tels que les théorèmes de l’Harmonique,
qui sont démontrables pur l’Arithmétique. De tels théorèmes sont prouvés de la
même façon, mais avec une différence : le fait dépend d’une science
distincte (car le genre qui leur sert de sujet est distinct), tandis que le
pourquoi dépend de la science plus élevée à laquelle les attributs
appartiennent essentiellement. Ainsi, même ces exceptions montrent bien qu’il n’y
a démonstration, au sens propre, d’un attribut, qu’à partir de ses principes
approprié ; seulement, les principes de ces sciences subordonnées
possèdent le caractère commun exigé.
Si cela est clair, il est clair aussi que les
principes propres de chaque chose ne sont pas susceptibles de démonstration,
car les principes dont ils seraient déduits seraient les principes de toutes
choses, et la science de laquelle ils relèveraient, la science de toutes choses
par excellence. C’est qu’en effet, on connaît mieux quand on connaît à partir
de causes plus élevée ; car on connaît à partir de prémisses premières,
quand on connaît à partir de causes qui ne sont pas elles-mêmes causées. Par
suite, si on connaît mieux ou même parfaitement, une pareille connaissance sera
aussi science à un degré plus élevé, ou même au plus haut degré. Mais, quoiqu’il
en soit, la démonstration ne s’applique pas à un autre genre, sinon, ainsi que
nous l’avons indiqué, dans l’application des démonstrations géométriques aux
théorèmes de la Mécanique ou de l’Optique, ou des démonstrations arithmétiques
aux théorèmes de l’Harmonique.
II est difficile de reconnaître si on saii ou
si on ne sait pas c’est qu’il est difficile de savoir si nous connaissons ou
non à partir des principes de chaque chose, ce qui est précisément connaître.
Nous croyons que posséder un syllogisme constitué de certaines prémises vraies
et premières, c’est là avoir la science. Or, il n’en est rien : ce qu’il
faut, c’est que la conclusion soit du même genre que les prémisses.
J’entends par principes dans chaque genre,
ces vérités dont l’existence est impossible à démontrer. La signification du
nom est simplement posée, aussi bien pour les vérités premières que pour les
attributs qui en dérivent. Quant à l’existence, s’il s’agit de principes, il
faut nécessairement la poser ; mais s’il s’agit du reste, il faut la
démontrer. Par exemple, nous posons indifféremment la signification de l’unité,
du droit et du triangle ; mais, alors qu’on pose aussi l’existence de l’unité
et de la grandeur, pour le reste, on doit la démontrer.
Parmi les principes dont on se sert dans les
sciences démonstratives, les uns sont propres à chaque science, et les autres
commun : mais c’est une communauté d’analogie, étant donné que leur usage
est limité au genre tombant sous la science en question.
Sont des principes propres, par exemple les
définitions de la ligne et du droit ; les principes communs sont des
propositions telles que : si, de choses égales, on oie des choses égales,
les restes sont égaux. Mais l’application de chacun de ces principes communs
est limitée au genre dont il s’agit, car il aura la même valeur, même s’il n’est
pas employé dans sa généralité, [76b]
mais appli que, en Géométrie par exemple, aux grandeurs seulement, ou, en
Arithmétique, aux nombres seulement.
Sont propres encore à une science, les sujets
dont elle pose aussi l’existence et dont elle, considère les attributs
essentiel : tels sont les unités en Arithmétique, et, en Géométrie, les
points et les lignes. En effet, ces sujets sont posés à la fois dans leur
existence et dans leur signification, tandis que pour leurs attributs
essentiels, c’est seulement la signification de chacun d’eux qui se trouve
posée. l’:ir exemple, l’Arithmétique pose la signification de pair et d’impair,
de carré et de cube, et la Géométrie celle d’irrationnel, ou de ligne brisée ou
oblique ; par contre, l’existence de ces notions est démontrée, tant à l’aide
des axiomes communs qu’à partir des conclusions antérieurement démontrées.
L’Astronomie procède aussi de la même façon. C’est
qu’en effet, toute science démonstrative tourne autour de trois élément : (1)
ce dont elle pose l’existence (c’est-à-dire le genre dont elle considère les
propriétés essentielles) ; (2) les principes communs, appelés axiomes,
vérités premières d’après lesquelles s’enchaîne la démonstration ; et (3)
les propriétés, dont la science pose, pour chacune, la signification.
Cependant, quelques sciences peuvent, sans inconvénient, négliger certains de
ces élément : par exemple, telle science peut se dispenser de poser l’existence
du genre, si cette existence est manifeste (c’est ainsi que l’existence du
nombre n’est pas aussi évidente que celle du froid et du chaud) ; on peut
encore ne pas poser la signification des propriétés quand elles sont claires.
De même, pas n’est besoin de poser la signification d’axiomes communs tels
que : si de choses égales on soustrait des choses égales, les restes sont
égaux, attendu que c’est là un principe bien connu. Mais il n’est pas moins vrai
que, par nature, les éléments de la démonstration sont bien au nombre de trois :
le sujet de la démonstration, les propriétés qu’on démontre, et les principes
dont on part.
N’est ni une hypothèse, ni un postulat, ce
qui est nécessairement par soi et qu’on doit nécessairement croire. Je dis qu’on
doit nécessairement croire, parce que la démonstration, pas plus que le
syllogisme, ne s’adresse au discours extérieur, mais au discours intérieur de l’âme.
On peut, en effet, toujours trouver des objections au discours extérieur,
tandis qu’au discours intérieur on ne le peut pas toujours.
Ce qui, tout en étant démontrable, est posé
par le maître sans démonstration, c’est là, si on l’admet avec l’assentiment de
l’élève, une hypothèse, bien que ce ne soit pas une hypothèse au sens absolu,
mais une hypothèse relative seulement à l’élève. Si l’élève n’a aucune opinion,
ou s’il a une opinion contraire, cette même supposition est alors un postulat.
Et de là vient la différence entre l’hypothèse et le postulat : le postulat
est ce qui est contraire à l’opinion de l’élève, démontrable, mais posé et
utilisé sans démonstration.
Les définitions ne sont pas des hypothèses
(car elles ne prononcent rien sur l’existence ou la non-existence) ; mais
c’est dans les prémisses que rentrent les hypothèses. Les définitions
requièrent seulement d’être comprises, et cela n’est certes pas le fait de l’hypothèse,
à moins de prétendre que tout ce qu’on entend ne soit aussi une hypothèse. Il y
a hypothèse, au contraire, quand certaines choses étant posées, du seul fait
que ces choses sont posées la conclusion suit. Pas davantage il ne faut
admettre que le géomètre pose des hypothèses fausses, ainsi que l’ont soutenu
certains, qui prétendent que, bien qu’on ne doive pas employer le faux, le géomètre
s’en sert cependant quand il affirme que la ligne tracée est d’un pied de long,
ou est droite, alors qu’elle n’est ni d’un pied de long, ni droite. En réalité,
le géomètre ne tire aucune conclusion du fait de la ligne particulière [77a] dont il parle, mais seulement des
notions que ses figures expriment.
En outre, toute hypothèse, comme tout
postulat, est ou universelle ou particulière, tandis que les définitions ne
sont ni l’une ni l’autre.
Ainsi il n’est pas nécessaire d’admettre
l’existence des Idées, ou d’une Unité séparée de la Multiplicité, pour rendre
possible la démonstration. Ce qui est cependant nécessaire, c’est qu’un même
attribut puisse être affirmé de plusieurs sujet : sans cela, il n’y aurait
pas, en effet, d’universel. Or, s’il n’y a pas d’universel, il n’y aura pas de
moyen, ni, par suite, de démonstration. Il faut donc qu’il y ait quelque chose
d’un et d’identique qui soit affirmé de la multiplicité des individus, d’une
manière non-équivoque.
Le principe, suivant lequel il est impossible
d’affirmer et de nier en même temps un prédicat d’un sujet, n’est posé par
aucune démonstration, à moins |u’il ne faille démontrer aussi la conclusion
sous cette môme forme. Dans ce cas, la démonstration prend comme prémisse qu’il
est vrai d’affirmer le majeur du moyen, et non vrai de le nier. Mais il est
sans intérêt de poser à la fois, pour le moyen, l’affirmation et la négation ;
et il en est de même encore pour le troisième terme. En effet, si on a admis un
terme dont il est vrai d’affirmer homme, même s’il est vrai aussi d’en affirmer
non-homme, pourvu seulement qu’on accorde que l’homme est animal et non
non-animal il sera toujours vrai de dire que Callias, même s’il est vrai de le
dire de Non-Callias, n’en est pas moins animal et non non-animal. La raison en
est que le majeur est affirmé, non seulement du moyen, mais encore d’une autre
chose, par le fait qu’il s’applique à un plus grand nombre d’individus :
il en résulte que, même si le moyen est à la fois lui-même il ce qui n’est pas
lui-même, cela n’importe en rien pour la conclusion.
Le principe suivant lequel, pour tout
prédicat, c’est l’affirmation ou la négation qui est vraie, est posé par la
démonstration qui procède par réduction à l’absurde, et encore n’est-il pas
toujours employé universellement, mais seulement en tant que de besoin, c’est-à-dire
dans la limite du genre en question. Par genre en question, j’entends le genre
auquel s’applique la démonstration, ainsi que je l’ai indiqué plus haut.
Toutes les sciences communiquent entre elles
par les principes communs. Or, j’appelle « principes communs » ceux
qui jouent le rôle de base dans la démonstration, et non pas les sujets sur
lesquels porte la démonstration, ni les attributs démontrés. Et, de son côté,
la Dialectique communique avec toutes les sciences, ainsi que fera toute
science qui tenterait de démontrer d’une façon générale des principes tels que :
pour toute chose, l’affirmation ou la négation est vraie, ou : si des
choses égales sont ôtées de choses égales…, et autres axiomes de ce genre. Mais
la Dialectique n’a pas pour objet des choses déterminées de cette façon,
attendu qu’elle n’est pas bornée à un seul genre. Autrement, elle ne
procéderait pas par interrogations. En effet, dans la démonstration, il n’est
pas possible d’interroger, du fait qu’on ne peut pas prouver une même
conclusion par le moyen de données opposées. Je l’ai démontré dans mon traité
du Syllogisme.
Si une interrogation syllogistique est la
même chose qu’une prémisse partant sur l’un des membres il’une contradiction,
et si, dans chaque science, il y a des prémisses à partir desquelles le
syllogisme qui lui est propre est
constitué, il y aura assurément une sorte d’interrogation scientifique, et c’est
celle des prémisses qui seront le point de départ du syllogisme « approprié »
qu’on obtient dans chaque science. II est, par suite, évident que toute
interrogation ne sera pas géométrique ni médicale, et qu’il en sera de même
dans les autres sciences seront seulement géométriques les interrogations à
partir desquelles on [77b]
démontre soit l’un des problèmes qui relèvent de la Géométrie, soit les
problèmes qui sont démontrés par les mêmes principes que ceux de la Géométrie,
ceux de l’Optique par exemple. Il en est encore ainsi pour les autres sciences.
De ces problèmes le géomètre est fondé à rendre raison, en prenant pour bases
les principes géométriques et ses propres condusions ; par contre, en ce
qui concerne les principes eux-mêmes, le géomètre, en tant que géomètre, ne
doit pas en rendre raison. Et cela est vrai aussi pour les autres sciences. On
ne doit donc pas poser à tout savant n’importe quelle interrogation, ni le
savant répondre à toute interrogation, sur un sujet quelconque : il faut
que les interrogations rentrent dans les limites de la science dont on s’occupe.
Si donc, dans ces limites, on argumente avec un géomètre en tant que géomètre,
il est clair que la discussion se fait correctement lorsqu’on part des prémises
géométriques pour démontrer quelque problème ; dans le cas contraire, la
discussion ne se fait pas correctement, et on ne peut pas évidemment non plus
réfuter le géomètre, si ce n’est par accident. Il en résulte qu’avec des gens
qui ne sont pas géomètres on ne peut pas discuter géométrie, car un mauvais argument
passerait inaperçu. Même remarque pour les autres sciences.
Puisqu’il y a des interrogations géométriques, s’ensuit-il qu’il y aura
aussi des interrogations non-géométriques ?
En outre, dans chaque science, d’après quelle sorte d’ignorance les
interrogations doivent-elles être posées, tout en demeurant propres à la
Géométrie par exemple ?
De plus, le syllogisme fondé sur l’ignorance est-il un syllogisme
constitué à partir de prémisses opposées au vrai, ou bien est-ce un
paralogisme, mais tiré de prémisses géométriques ?
Ou plutôt, la fausseté de la conclusion ne provient-elle pas de ce
qu’elle est tirée des prémisses d’une autre discipline ? Par exemple,
l’interrogation musicale est non-géométrique en géométrie, tandis que la
conception suivant laquelle les parallèles se rencontrent est géométrique en un
sens, et non-géométrique d’une autre façon. C’est que le terme non-géométrique
se prend en un double sens, comme d’ailleurs le terme non-rythmique :
dans un cas, il signifie ce qui est non-géométrique du fait qu’il n’a rien
de géométrique, dans l’autre, ce qui est une simple erreur géométrique. Et
c’est cette dernière ignorance, c’est-à-dire celle qui dépend de principes de
cette sorte, qui est contraire à la science.
Dans les Mathématiques, le paralogisme n’est pas aussi commun, parce
que c’est toujours dans le moyen terme que réside l’ambiguïté : le majeur,
en effet, est affirmé de la totalité du moyen, et ce dernier, à son tour, de la
totalité du mineur (le prédicat n’étant lui-même jamais affecté de la note tout) ;
et dans les Mathématiques, on peut en quelque sorte voir ces moyens termes par
l’esprit, tandis que, dans la Dialectique, l’ambiguïté nous échappe. Par
exemple : tout cercle est-il une figure. En le traçant, on le voit
clairement. Mais si on ajoute : les vers épiques sont-ils des cercles ?
il est manifeste qu’il n’en est rien.
On ne doit pas faire porter une objection contre un raisonnement dont
la prémisse est inductive. Puisque, en effet, il n’y a aucune prémisse
qui ne s’applique à une pluralité de cas (autrement elle ne sera pas vraie de
tous les cas, alors que le syllogisme procède de prémisses universelles), il
est évident qu’il en est de même pour l’objection : c’est qu’en effet, les
prémisses et les objections sont à ce point les mêmes que l’objection soulevée
pourrait devenir une prémisse soit démonstrative, soit dialectique.
D’autre part, des arguments illogiques dans la forme peuvent
quelquefois se produire, du fait qu’on prend comme moyens les conséquents des
deux termes extrêmes. C’est, par exemple, la preuve de Caæneus que [78a] le feu croît selon une proportion
géométrique. Le feu, en effet, augmente rapidement, dit-il, et c’est
là ce que fait la proportion géométrique. Une loi raisonnement n’est pas un
syllogisme ; il n’y a syllogisme que si la proportion qui croît le plus
rapidement a pour conséquent la proportion géométrique, et si la proportion qui
s’accroît le plus rapidement est attribuable au feu dans son mouvement. Parfois
donc il n’est pas possible de constituer un syllogisme à partir de prémisses de
cette nature, mais parfois c’est possible, bien que cette possibilité ne se
voie pas.
S’il était impossible de démontrer le vrai en partant du faux, la
résolution serait facile, car il y aurait nécessairement réciprocation.
Admettons, en effet, que A soit,
et que l’existence de A entraîne
telles choses que je sais exister, par exemple B : en partant de ces dernières choses, je puis montrer que
la première existe. Cette réciprocation a
lieu surtout dans les Mathématiques, parce que les Mathématiques ne prennent
comme prémisses rien d’accidentel (et c’est là encore une différence des
Mathématiques avec les discussions dialectiques), mais bien des définitions.
Les démonstrations ne progressent pas par
l’interposition de nouveaux moyens termes, mais bien par l’adjonction de
nouveaux extrêmes. Par exemple, A est affirmé de B, B de C, C à
son tour de D, et
ainsi de suite indéfiniment. Mais le progrès se ‘fait aussi latéralement :
par exemple, A peut être prouvé
de C et de E. Ainsi, admettons qu’un nombre,
aussi bien fini qu’infini, soit désigné par A ; le nombre impair fini, par B, et quelque nombre impair particulier, par C : A est alors affirmé de C. Ensuite, admettons qu’un nombre
pair fini soit désigné par D, et
un nombre pair particulier, par E :
A est alors affirmé de E.
La connaissance du fait diffère de la connaissance du pourquoi.
D’abord, cette différence peut avoir lieu dans une même science, et
cela de deux façons : (1) quand le syllogisme procède par des prémisses
non immédiates (car alors la cause prochaine ne s’y trouve pas assumée, alors
que la connaissance du pourquoi est celle de la cause prochaine) ; (2)
quand le syllogisme procède bien par des prémisses immédiates, mais au lieu que
ce soit par la cause, c’est par celui des deux termes réciproques qui est le
plus connu : rien n’empêche, en effet, que des deux prédicats
réciprocables le mieux connu ne soit parfois celui qui n’est pas cause, de
telle sorte que c’est par son intermédiaire qu’aura lieu la démonstration.
C’est le cas, par exemple, quand on démontre la proximité des Planètes par le
fait qu’elles ne scintillent pas. Admettons que C soit Planètes, B le
fait de ne pas scintiller, et A
le fait d’être proche. B
est affirme avec vérité de C,
puisque les Planètes ne scintillent pas. Mais A est aussi affirmé de B, puisque ce qui ne scintille
pas est proche : proposition qu’il faut prendre comme obtenue par
induction, autrement dit, par la sensation. Par suite, A appartient
nécessairement à C ; ainsi se trouve démontré que les Planètes sont proches.
Ce syllogisme, en tout cas, ne porte pas sur le pourquoi, mais sur le simple
fait. En effet, les Planètes ne sont pas proches parce qu’elles ne scintillent
pas, mais, au contraire, elles ne scintillent pas parce qu’elles sont proches.
Mais il peut se faire aussi que l’effet soit démontré par la cause, et on aura
alors la démonstration du pourquoi. Soit, par exemple, C signifiant Planètes, B le fait d’être
proche, et [78b] A le fait de ne pas scintiller. B appartient alors à C, et A, le fait de ne pas scintiller, à B. Par suite, A appartient aussi à C, et le syllogisme porte sur le pourquoi, puisqu’on a pris pour
moyen la cause prochaine. Autre exemple : c’est quand on démontre la
sphéricité de la Lune par les accroissements de sa lumière. Si, en effet, ce
qui augmente ainsi est sphérique, et si la Lune augmente, il est clair qu’elle
est sphérique. Enoncé de cette façon, on obtient un syllogisme portant sur le
fait, mais si la position du moyen est renversée, on aura un syllogisme du
pourquoi : car ce n’est pas en raison de ses accroissements que la Lune
est sphérique, mais c’est parce qu’elle est sphérique qu’elle prend de tels
accroissements (la Lune peut être figurée par C, sphérique par B, et
accroissement par A).
De plus, dans les cas où les moyens termes ne sont pas réciproques et où le terme plus connu est celui qui
n’est pas cause, c’est le fait qui est, démontré, et non le pourquoi.
C’est encore ce qui se passe dans les cas où le moyen est posé en
ilc.hors des extrêmes, car, ici encore, c’est sur le fait et, non sur le
pourquoi que porte la démonstration, parce que la cause prochaine n’est pas
indiquée.
Par exemple : « Pourquoi le mur ne respire-t-il
pas ? » On répond : « Parce que ce n’est pas un animal. Si
c’était là réellement la cause de l’sbsence de respiration, être un animal devrait
être la cause de la respiration, suivant la règle que si la négation est cause
de la non-attribution, l’affirmation est cause de l’attribution : par
exemple, si le déséquilibre du chaud et du froid est cause de la mauvaise
santé, leur équilibre est cause de la bonne santé. Et de même, inversement, si
l’affirmation est cause de l’attribution, la négation est cause de la
non-attribution. Mais dans l’exemple que nous avons donné, cette conséquence ne
se produit pas, car tout animal ne respire pas. Le syllogisme qui utilise ce
genre de cause se forme dans la seconde figure. Admettons, par exemple, que A signifie animal, B le fait de respirer,
et C mur. A appartient alors à
tout B (car tout ce qui respire
est animal), mais n’appartient à nul C,
de sorte que B n’appartient
non plus à nul C : ainsi
le mur ne respire pas. Des causes de cette nature ressemblent aux propos
hyperboliques ; autrement dit on prend le moyen beaucoup trop loin :
c’est, par exemple, le mot d’« anacharsis » que, chez les Scythes, il n’y a pas de joueurs de flûte
parce qu’il n’y a pas de vignes.
Telles sont donc, dans une même science et suivant la position des
moyens termes, les différences entre le syllogisme du fait et le syllogisme du
pourquoi. Mais il y a encore une autre façon dont le fait et le pourquoi
diffèrent, et c’est quand chacun d’eux est considéré par une science
différente. Tels sont les problèmes qui sont entre eux dans un rapport tel que
l’un est subordonné à l’autre : c’est le cas, par exemple, dos problèmes
d’Optique relativement à la Géométrie, de Mécanique pour la Stéréométrie,
d’Harmonique pour l’Arithmétique, et des données de l’observation pour
l’Astronomie (certaines de ces sciences sont presque synonymes : par
exemple, l’Astronomie mathématique et l’Astronomie nautique, l’Harmonique [79a] mathématique et l’Harmonique acoustique). Ici, en effet, la
connaissance du fait relève des observateurs empiriques, et celle du pourquoi,
des mathématiciens. Car ces derniers sont en possession des démonstrations par
les causes, et souvent ne connaissent pas le simple fait, de même qu’en
s’attachant à la considération de l’universel on ignore souvent certains de ses
cas particuliers, par défaut d’observation. Telles sont toutes les sciences qui,
étant quelque chose de différent par l’essence, ne s’occupent que des formes.
En effet, les Mathématiques s’occupent seulement des formes : elles ne
portent pas sur un substrat puisque, même si les propriétés géométriques sont
celles d’un certain substrat, ce n’est pas du moins en tant qu’appartenant au
substrat |ii’elles les démontrent. Ce que l’Optique est à la Géométrie, ainsi
une autre science l’est à l’Optique, savoir la théorie de l’Arc-en-ciel :
la connaissance du l’ait relève ici du physicien, et celle du pourquoi de
l’opticien pris en tant que tel d’une façon absolue, mi en tant qu’il est
mathématicien.
Enfin, beaucoup de sciences qui ne sont pas subordonnées entre elles se
comportent de la même façon. C’est le cas de la Médecine par rapport à la Géométrie,
car savoir que les blessures circulaires guérissent plus lentement que les
autres relève du médecin, et savoir pourquoi, du géomètre.
De toutes les figures, la plus scientifique est la première. En effet,
elle sert de véhicule aux démonstrations des sciences mathématiques, telles que
l’Arithmétique, la Géométrie et l’Optique, et, on peut presque dire, de toutes
les sciences qui se livrent à la recherche du pourquoi : car, sinon d’une
façon absolue, du moins la plupart du temps et dans la majorité des cas, c’est
par cette figure que procède le syllogisme du pourquoi. Il en résulte que, pour
ce motif encore, la première figure est la plus scientifique, puisque le
caractère le plus propre de la science c’est de considérer le pourquoi. Autre
preuve : la connaissance de l’essence ne peut être poursuivie que par cette
seule figure. Dans la seconde figure, en effet, on n’obtient pas de syllogisme
affirmatif, alors que la connaissance de l’essence relève de
l’affirmation ; dans la troisième, il y a bien syllogisme affirmatif, mais
non universel, alors que l’essence est au nombre des universels, car ce n’est
pas en un certain sens seulement que l’homme est animal bipède. Dernière
raison : la première figure n’a en rien besoin des autres, tandis que
c’est par elle que les autres figures ont leurs intervalles remplis et se
développent jusqu’à ce qu’on soit parvenu aux prémisses immédiates. Il est donc
clair que la figure la plus propre à la science est la première figure.
De même que A peut,
avons-nous dit, être affirme immédiatement de B, de même il peut aussi, de cette façon, en être nié. Je dis
que l’attribution ou la non-attribution se fait immédiatement, quand il n’y a
entre les termes aucun moyen, car, dans ce cas, ce n’est plus suivant quelque
chose d’autre que fera
l’attribution ou la non-attribution. Par suite, si ou A ou B, ou même A et B pris ensemble, sont contenus dans un tout, il n’est pas
possible que la non-attribution de A à
B soit immédiate. Admettons, en
effet, que A soit contenu dans un
tout, C. Alors si B n’est pas dans le tout, dans C (car il peut se faire que A soit dans un tout qui ne contienne
pas lui-même B), il y aura un
syllogisme concluant que A n’appartient
pas à B : si, en effet,
C appartient [79b] à tout A,
et n’appartient à nul B,
A n’appartient à nul B.
De même encore, si B est
contenu dans un tout, qu’on peut appeler D.
Si, en effet, D appartient
à tout B,
et si D n’appartient à
nul A,
il en résulte par syllogisme que A
n’appartiendra à nul B.
La démonstration se fera encore de la même façon si les deux termes sont
contenus aussi bien l’un que l’autre dans un tout.
Que, du reste, B puisse ne pas être contenu dans le tout qui contient A, et qu’inversement A puisse ne pas être contenu dans le
tout qui contient B, cela
résulte clairement des séries d’attributions qui ne se confondent pas entre
elles. En effet, si aucun des termes de la série ACD n’est attribué à aucun des termes de la série BEF, et si A est contenu dans le tout G, terme de la même série que lui, il est clair que B ne sera pas dans A, sinon les séries se confondraient.
De même encore si B est contenu
dans un tout. Par contre, si aucun des deux termes n’est dans un tout et que A n’appartienne pas à B, cette non-attribution sera
nécessairement immédiate. S’il y a entre eux un moyen terme, l’un ou l’autre
sera nécessairement contenu dans un tout, car le syllogisme, se formera soit
dans la première, soit dans la seconde figure. Si c’est dans la première
figure, B sera dans un tout
(car la prémisse qui se rapporte à B doit
être affirmative) ; si c’est dans la seconde, ce nora indifféremment
n’importe lequel des termes qui sera dans un tout, puisqu’on obtient un
syllogisme, que la prémisse négative se rapporte à l’un ou à l’autre ;
mais si les deux prémisses sont toutes deux négatives, il n’y aura pas de
syllogisme.
On voit ainsi qu’il est possible qu’un terme
puisse être nié immédiatement d’un autre, et nous venons d’indiquer quand et
comment cela était possible.
L’ignorance, entendue non pas comme une négation du savoir mais comme
une disposition de l’esprit, est une erreur produite par un syllogisme.
Elle a lieu d’abord dans les attributions ou les non-attributions
immédiates, et elle se présente alors sous un double aspect : elle surgit,
en effet, ou bien quand on croit directement à une attribution ou à une
non-attribution, ou bien quand c’est par un syllogisme qu’on acquiert cette
croyance. Mais l’erreur née d’une croyance directe est simple, tandis que celle
acquise par syllogisme revêt des formes multiples.
Ainsi, admettons que A n’appartienne
à nul B immédiatement ; si
alors on conclut que A appartient
à B en prenant pour moyen C, ce
sera une erreur produite par syllogisme. Or, il peut se faire d’une part que
les deux prémisses soient fausses, cl il peut se faire d’autre part que l’une
d’elles seulement le soit. Si, en fait, ni A n’est attribué à nul B
ni C à nul B, alors que le contraire était
assumé dans chacune des propositions, les deux prémisses seront l’une et
l’autre fausses (il peut se faire que le rapport de C à A et à B soit
tel que C ne soit ni subordonné
à A, ni attribué
universellement à B. Car, d’une
part, B ne peut pas être dans
un tout, puisque A était dit ne
pas appartenir à B immédiatement,
et, d’autre part, A n’est pas
nécessairement un attribut universel de toutes choses. Il en résulte que les
deux prémisses peuvent être fausses l’une et l’autre). Mais il peut se faire
encore que l’une des prémisses soit vraie, bien que ce ne soit pas
indifféremment, n’importe laquelle mais seulement la prémisse AC ; en effet, la prémisse CB sera toujours fausse, [80a] du fait que B n’est contenu dans aucun genre, tandis que la prémisse AC peut être vraie : comme si,
par exemple, A appartient
immédiatement à Cet à B ; quand, en effet, le même
terme est attribué immédiatement à plusieurs, aucun de ces termes
n’appartiendra à l’autre. Peu importe, au surplus, que l’attribution ne soit
même pas immédiate.
L’erreur d’attribution se produit donc par ces raisons et de cette
façon seulement (car nous avons dit que dans aucune autre figure que la
première il n’y avait de syllogisme d’attribution universelle). Quant à
l’erreur de non-attribution, elle a lieu à la fois dans la première et dans la
seconde figure. Disons d’abord combien de formes elle revêt dans la première figure,
et de quelles façons les prémisses se comportent dans chaque cas.
L’erreur peut se produire avec deux prémisses toutes les deux fausses : c’est le cas, par exemple, si
on suppose que A appartient
immédiatement et à C et à B ; si, en effet, on prend A comme n’appartenant à nul C, et C comme appartenant à tout B, les deux prémisses seront fausses.
L’erreur est encore possible quand l’une des prémisses est fausse, et
cette prémisse est indifféremment n’importe laquelle. En effet, il se peut que
la prémisse AC soit vraie, et
la prémisse CB fausse, la
prémisse AC étant vraie parce
que A n’appartient pas à toutes
choses, et la prémisse CB étant
fausse parce qu’il y a impossibilité pour C, auquel jamais n’appartient A, d’appartenir à B :
car si la prémisse CB était
vraie, la prémisse AC ne serait
plus vraie, et, en même temps, si les prémisses étaient toutes les deux vraies,
la conclusion aussi serait vraie. Ou encore, la prémisse CB peut être vraie, l’autre prémisse
étant fausse : par exemple, si B est
contenu à la fois dans C et
dans A, il est nécessaire que
l’un de ces deux derniers termes soit subordonné à l’autre, de sorte que si on
prend A comme n’appartenant à
nul C, une telle prémisse sera
fausse. On le voit donc : que ce soit l’une des prémisses qui est fausse,
ou toutes les deux, le syllogisme sera faux.
Dans la seconde figure, les deux prémisses ne peuvent pas être l’une et
l’autre totalement fausses. Quand, en effet, A appartient à tout B,
on ne pourra prendre aucun moyen terme qui soit affirmé universellement d’un
extrême et nié universellement de l’autre : or il faut prendre les
prémisses de telle façon que le moyen soit affirmé d’un extrême et nié de
l’autre, si l’on veut qu’il y ait syllogisme. Si donc, prises ainsi, les
prémisses sont totalement fausses, il est évident qu’inversement leurs
contraires seront totalement vraies. Mais c’est là une impossibilité.
Par contre, rien n’empêche que chacune des prémisses soit partiellement
fausse. Soit C appartenant
réellement à quelque A et à
quelque B : si on prend A comme appartenant à tout A et comme n’appartenant à nul B, les deux prémisses seront fausses,
non pourtant en totalité, mais en partie seulement. Et si on renverse la
position de la négative, il en sera de même.
Il peut encore se faire que l’une des prémisses soit totalement fausse,
n’importe laquelle. Ainsi, admettons que, en fait, ce qui appartient à tout A appartiendra aussi à tout B : alors, si on prend C comme appartenant à la totalité de A et comme n’appartenant à aucun B, la prémisse CA [80b] sera vraie, mais
la prémisse CB fausse. De plus,
ce qui, en fait, n’appartient à nul B n’appartiendra
pas non plus à tout A, car s’il
appartenait à tout A, il
appartiendrait aussi à tout B ; or
nous avons supposé qu’il ne lui appartient pas. Si donc, on prend néanmoins C comme appartenant à la totalité de A, et comme n’appartenant à nul B, la prémisse CB est vraie, mais l’autre est
fausse. De même encore, si l ;i négative est transposée. Car ce qui en
fait n’appartient à aucun A n’appartiendra
non plus à nul B. Si donc on
prend C comme n’appartenant pas
à la totalité de A, mais comme
appartenant à la totalité de B, la
prémisse AC sera vraie et
l’autre fausse.
Inversement, il est faux d’assumer que ce qui appartient à tout B n’appartient à aucun A, car nécessairement ce qui
appartient à tout B appartient
aussi à quelque A ; si
donc on prend néanmoins F comme
appartenant à tout B et comme
n’appartenant à nul A, la
prémisse CB sera vraie, et la
prémisse CA fausse.
On voit donc que, aussi bien quand les deux prémisses sont fausses que
quand une seule l’est, il y aura syllogisme erroné dans le cas de propositions
immédiates.
Dans les attributions ou les non-attributions non immédiates, quand
c’est par un moyen propre que le syllogisme conclut le faux, il n’est pas
possible que les deux prémisses soient fausses l’une et l’autre ; peut
seulement l’être celle.qui se rapporte au grand extrême (par moyen propre, j’entends le moyen
terme par lequel on obtient le syllogisme vrai contradictoire à celui de
l’erreur). Admettons, en effet, que A soit
à B par le moyen C. Puis donc qu’il est nécessaire de
prendre la prémisse CB affirmativement
pour obtenir un syllogisme, il est évident que cette prémisse doit toujours
être vraie, car elle n’est pas convertie. Mais la prémisse AC est fausse, car c’est par sa
conversion que le syllogisme devient contraire.
II en est encore de même si le moyen est emprunté à une autre classe
d’attributions. Supposons, par exemple, que D soit non seulement contenu en A comme en son tout, mais qu’il soit encore affirmé de tout B. Alors il est nécessaire d’une part
de conserver la prémisse DB, et
d’autre part de convertir l’autre : de telle sorte que la première est
toujours vraie, et la seconde toujours fausse. Une erreur de ce genre est à peu
près la même que celle qui résulte du moyen propre.
Supposons maintenant que le syllogisme ne soit pas obtenu par le moyen
propre : quand le moyen est subordonné à A mais n’appartient à nul B,
il faut nécessairement que les deux prémisses soient fausses. En effet
les prémisses doivent être prises d’une manière contraire à ce qui a lieu en
réalité, si l’on veut qu’il y ait syllogisme ; or, si on les prend de
cette façon, toutes les deux deviennent fausses. Si, par exemple, en fait, A appartient à la totalité de D, et si D n’appartient à nul B,
par conversion de ces prémisses on obtiendra un syllogisme dont les
prémisses seront l’une et C autre fausses. Par contre, quand le moyen, D par exemple, n’est pas subordonné à
A, [81a] la prémisse AD sera vraie, et la prémisse AB fausse : la prémisse AD est vraie, parce que D
n’était pas contenu dans A, et
la prémisse AB est fausse,
parce que, si elle était vraie, la conclusion aussi serait vraie ; or, par
hypothèse, elle est fausse.
Quand l’erreur vient par la seconde figure, il n’est pas possible que
les deux prémisses soient l’une et l’autre totalement fausses (puisque, quand B est subordonné à A, aucun terme ne peut être affirmé
de la totalité d’un extrême et nié de la totalité de l’autre, ainsi que nous
l’avons établi plus haut), mais l’une des prémisses peut être fausse, et ce
peut être indifféremment n’importe laquelle. Si, en effet, alors que C appartient à la fois à A et à B, on prend C comme appartenant à A mais comme n’appartenant pas à B, la prémisse AC sera
vraie, et l’autre fausse. Si, inversement, on prend C comme appartenant à B
mais comme n’appartenant à nul A,
la prémisse CB sera
vraie, et l’autre fausse.
Quand le syllogisme de l’erreur est négatif, nous venons ainsi
d’établir quand et à l’aide de quelles sortes de prémisses il y aura erreur.
Mais quand le syllogisme est affirmatif, si la conclusion est obtenue par le
moyen propre, il est impossible que les deux prémisses soient fausses, car il
faut nécessairement conserver la prémisse CB, si l’on veut qu’il y ait syllogisme, comme nous l’avons dit
plus haut ; par suite, la prémisse CA
sera toujours fausse, car c’est elle qui est convertie. Même solution
encore, si on empruntait le moyen à une autre série, ainsi que nous J’avons
établi pour le cas d’erreur négative : en effet, il faut nécessairement
conserver la prémisse AB et
convertir la prémisse AD, et
l’erreur est alors la même que ci-dessus.
Quand le syllogisme affirmatif ne procède pas par un moyen propre,
alors, si D est subordonné à A, cette prémisse-ci sera vraie, et
l’autre fausse, car A peut être
l’attribut de plusieurs termes qui ne sont pas subordonnés l’un à l’autre. Mais
si A n’est pas subordonné à A, cette prémisse-ci sera évidemment
toujours fausse (puisqu’elle est prise affirmativement), tandis que la prémisse
DB peut être ou vraie ou
fausse. Rien n’empêche, en effet, que A
n’appartienne à nul D, et
que D appartienne à tout B : par exemple animal n’appartient à aucune science, alors que science appartient à toute musique. Rien n’empêche non plus que A n’appartienne à nul D, et D à nul B. Il
est donc clair que, dans le cas où le moyen terme n’est pas subordonné à A, non seulement les deux prémisses
peuvent être fausses, mais encore ce peut être l’une d’entre elles seulement,
quelle qu’elle soit.
On voit ainsi de quelles façons et par quelles sortes de prémisses
peuvent se produire les erreurs découlant du syllogisme, aussi bien dans le cas
des propositions immédiates que dans le cas des propositions démontrables.
Il est clair aussi que si un sens vient à faire défaut, nécessairement
une science disparaît, qu’il est impossible d’acquérir. Nous n’apprenons, en
effet, que par induction ou par démonstration. Or, la démonstration [81b] se fait à partir de principes
universels, et l’induction, de cas particuliers. Mais il est impossible
d’acquérir la connaissance des universels autrement que par induction, puisque
même ce qu’on appelle les résultats de l’abstraction ne peuvent être rendus
accessibles que par l’induction, en ce que, à chaque genre, appartiennent, en
vertu de la nature propre de chacun, certaines propriétés qui peuvent être
traitées comme séparées, même si en fait elles ne le sont pas. Mais induire est
impossible pour qui n’a pas la sensation : car c’est aux cas particuliers que
s’applique la sensation ; et pour eux, il ne peut pas y avoir de science,
puisqu’on ne peut la tirer d’universels sans induction, ni l’obtenir par
induction sans la sensation.
Tout syllogisme se fait par trois termes. Une espèce de syllogisme est
apte à démontrer que A appartient
à C, parce que A appartient à B, et B à C ; l’autre espèce est le syllogisme négatif, dont
l’une des prémisses exprime qu’un terme appartient à un autre, et la seconde,
au contraire, qu’un terme n’appartient pas à un autre. Il est par suite
manifeste que ce sont là les principes et ce qu’on nomme les hypothèses du
syllogisme. Car, en les prenant de cçtte façon, on arrive nécessairement à
démontrer, par exemple, que A Appartient
à C par B, et encore que A appartient
à B par un autre moyen terme,
et pareillement que B est à C.
Pour qui se contente de raisonner selon l’opinion et d’une manière dialectique,
il est évident que le seul point à considérer, c’est de savoir si le syllogisme
procède à partir des prémisses les plus probables possible ; il en résulte
que si un moyen terme entre A et
B n’existe pas véritablement,
mais paraît seulement exister, en s’appuyant sur lui pour raisonner on raisonne
dialectiquement. Par contre, pour atteindre la vérité, ce sont les attributions
réelles qui doivent nous servir de guides. Les choses se passent de la façon
suivante : puisqu’il y a des attributs qui sont affirmés d’un sujet
autrement que par accident (j’appelle « attribution par accident », quand par exemple il nous
arrive de dire cette chose blanche est
un homme, ce qui n’a pas le même sens que de dire l’homme est blanc : ce n’est pas
en étant quelque chose d’autre que homme que l’homme est blanc, tandis que pour
le blanc, c’est parce qu’il arrive à l’homme d’être blanc), c’est donc qu’il y
a certains termes d’une nature telle qu’ils sont attribués essentiellement à
d’autres.
Admettons donc que C soit un terme tel qu’il
n’appartienne lui-même à aucun autre terme, mais qu’il soit le sujet prochain
de B, sans autre intermédiaire
entre les deux ; supposons qu’à son tour, E appartienne à F de
la même façon, et F à B : est-ce que cette série doit
nécessairement s’arrêter, ou bien peut-elle aller à l’infini ? Supposons
de même que rien n’est affirmé de A par
soi, mais que A appartient
immédiatement à H sans
appartenir à aucun intermédiaire plus prochain. H à G, et G à B : est-ce que cette série, elle aussi, doit nécessairement
s’arrêter, ou peut-elle aller à l’infini ?
Cette seconde question diffère de la première dans la mesure
suivante : la première consiste à se demander s’il est possible, en
partant de ce qui n’appartient soi-même à aucune autre chose mais à qui une autre chose appartient,
d’aller en remontant à l’infini ; l’autre, à examiner si, en commençant [82a] par ce qui est attribué à un autre
mais à qui aucun autre n’est attribué, on peut en descendant aller à l’infini.
II faut demander enfin si
on peut insérer un nombre infini de moyens entre des extrêmes déterminés. Voici
ce que je veux dire. Supposons que A appartienne
à C, et que B soit moyen entre eux, mais qu’entre
B et A il y ait d’autres moyens, et entre ceux-ci d’autres
encore : sera-t-il possible aussi que cette série de moyens soit infinie,
ou bien sera-ce impossible ? Cela revient à se demander si les
démonstrations vont à l’infini, autrement dit s’il y a démonstration de tout,
ou si les extrêmes se. limitent l’un l’autre.
J’ajoute que les mêmes questions se posent
aussi pour les syllogismes négatifs et les prémisses négatives. Par exemple, si
A n’appartient à nul B, ou bien ce sera immédiatement, ou
bien il y aura un intermédiaire antérieur à B, auquel A n’appartient
pas (appelons-le G, lequel
appartient à tout B), et il
peut y avoir encore un autre terme antérieur à G, par exemple H qui
appartient à tout G. C’est
qu’en effet, dans ces cas également, ou bien la série des termes antérieurs
auxquels A n’appartient pas est
infinie, ou bien elle s’arrête. Par contre, pour les termes réciprocables, ces
mêmes questions ne peuvent pas se poser, puisque, quand le sujet et le prédicat
sont convertibles, il n’y a ni premier ni dernier sujet : tous les termes
réciproques sont les uns envers les autres, à cet égard, dans le même rapport,
soit que nous disions infinis les attributs du sujet, ou que tant les sujets
que les attributs en question soient infinis. Il n’en est autrement que si les
termes peuvent se réciproquer de façons différentes, l’attribution se faisant
pour l’un par accident, et, pour l’autre, au sens propre.
Il est évident qu’il est impossible qu’il y ait entre deux termes un
nombre infini de moyens, si la
série ascendante et la série descendante des attributions sont limitées
(j’entends par « série ascendante »
celle qui se dirige vers la plus grande généralité, et par série descendante celle qui se dirige
vers le particulier). Si, en effet, A étant
attribué à F, les
intermédiaires représentés par B B’
B’’ … sont infinis, il est évident qu’il sera possible en partant de A, d’ajouter indéfiniment des
attributs les uns aux autres suivant la série descendante (puisque, avant d’arriver
à F, on aura un nombre infini
d’intermédiaires) ; de même, à partir de F en suivant la série ascendante, on aura à parcourir un nombre
infini d’intermédiaires avant d’arriver à A. De sorte que, si c’est impossible, il sera impossible aussi
qu’entre A et F il y ait un
nombre infini de moyens. Il ne sert non plus de rien de prétendre que certains
termes de la série AB....F sont
contigus entre eux de façon à exclure un intermédiaire, tandis que les autres
sont impossibles à saisir. En effet, quel que soit le terme que je prenne parmi
les B, le nombre des
intermédiaires dans la direction de A ou
de F doit être infini ou fini.
Le point de. départ des séries infinies, qu’on le prenne immédiatement ou non
immédiatement, n’a aucune importance, car les termes qui viennent après ce
point sont de toute façon infinis en nombre.
Il est clair aussi que, dans la démonstration négative, la série des
termes sera limitée, si, dans la démonstration affirmative, elle est limitée
dans les deux sens. Admettons, en effet, qu’il ne soit possible d’aller à
l’infini, ni en remontant à partir du dernier terme (et j’appelle « dernier terme », celui qui
lui-même n’appartient à aucun autre terme, mais à qui un autre [82b] terme appartient), ni à partir du premier terme vers
le dernier (et j’appelle « premier
terme » celui qui est dit d’un autre, mais duquel aucun autre n’est
dit) : ‘s’il en est ainsi, il y aura aussi limitation dans le cas de la
négation.
On démontre, en effet, une conclusion négative de trois façons. On peut
dire d’abord : B appartient
à tout ce à quoi C appartient,
et A n’appartient à rien de ce
à quoi B appartient. Pour la
proposition BC, et c’est
toujours le cas pour l’un des deux intervalles, il faut nécessairement arriver
à des propositions immédiates, puisque cet intervalle est affirmatif. Quant à
l’autre prémisse, il est
évident que si le majeur est nié d’un autre terme, par exemple D, antérieur à B, D devra appartenir à tout B ; et si le majeur est nié
encore d’un autre terme antérieur à D,
ce terme devra appartenir à tout D.
Il en résulte que, puisque la marche vers la série ascendante est
limitée, la série descendante sera limitée aussi, et il y aura un sujet premier
dont A est nié.
On peut encore raisonner ainsi : si B appartient à tout A et
n’appartient à nul C, A n’appartient
à nul C. S’il faut encore
démontrer cette proposition, il est évident qu’on la démontrera soit par la
première figure, comme ci-dessus, soit par la figure que nous voyons en ce
moment, soit par la troisième. Nous venons de parler de la première, nous
allons expliquer la seconde. La preuve se ferait en posant, par exemple, que D appartient à tout B et n’appartient à nul C, puisqu’il est nécessaire qu’un
prédicat appartienne à B. Ensuite,
puisque l’on veut prouver que D n’appartient
pas à C, un autre terme, qui
lui-même est nié de F,
appartient à D. Puis donc que
l’attribution affirmative à un terme plus élevé est toujours limitée,
l’attribution négative le sera aussi.
La troisième figure procède, avons-nous dit, comme suit : si A appartient à tout B, et si C n’appartient pas à quelque B, C n’appartient pas à tout ce à quoi est A. Là encore, cette prémisse sera
démontrée soit par les figures indiquées plus haut, soit par cette même figure.
Dans les deux premières figures, la série est limitée ; dans la dernière,
ou posera à nouveau que B appartient
à E, terme duquel, pris
particulièrement, C est nié ;
et cette proposition-ci sera, à son tour, prouvée de la même façon. Mais
puisqu’on suppose que la série descendante est, elle aussi, limitée, il est
clair qu’il y aura également une limite pour l’attribution négative de C.
On voit aussi que, même si la preuve s’effectue, non pas par un seul procédé, mais par
tous, en empruntant tantôt la première figure, tantôt la seconde ou la
troisième, même ainsi la série sera limitée ; car les procédés sont finis
en nombre, et des choses finies multipliées par un nombre fini donnent
nécessairement un produit fini.
Ainsi, il est clair qu’il y a une limite pour la négation s’il y en a
une pour l’affirmation. Qu’il en soit ainsi dans ce dernier cas, on peut le
montrer par les considérations dialectiques qui suivent.
Dans le cas des prédicats essentiels, il est évident que ces prédicats
sont limités en nombre. Si, en effet, la définition est possible, autrement dit
si l’essence est connaissable, et si, d’autre part, une série infinie ne peut
être parcourue, il faut nécessairement que les prédicats essentiels soient
finis.
Mais, en ce [83a] qui concerne les prédicats en général, voici
ce que nous avons à dire. Il est possible d’énoncer avec vérite le blanc
marche et cette grande chose est du bois, ou encore le bois est
grand et l’homme marche. Mais il y a une différence entre le premier
énoncé et le second. Quand je dis le blanc est du bois, j’entends alors
qu’il arrive accidentellement à ce qui est blanc d’être du bois, mais non pas
que le blanc est le substrat du bois : car ce n’est pas en étant l’essence
du blanc ou d’une espèce de blanc que la chose est devenue du bois, de sorte
que le blanc n’est bois que par accident. Au contraire, quand je dis le bois
est blanc, ce n’est pas que quelque chose d’autre, à quoi il arrive
accidentellement d’être du bois, soit blanc (comme lorsque je dis le
musicien est blanc : je veux dire alors que l’homme, auquel il arrive
accidentellement d’être musicien, est blanc), mais bien que le bois est le
substrat qui, dans son essence, est devenu blanc, n’étant pas autre chose que
l’essence même du bois ou d’une sorte de bois.
Si donc nous devons établir une règle, appelons le dernier
énoncé prédication ; quant au premier, ou bien disons que ce n’est
aucunement une prédication, ou, tout au moins que ce n’est pas une prédication
au sens propre, mais seulement une prédication par accident. Admettons donc que
l’attribut soit comme le blanc, et le sujet comme le bois.
Posons alors que le prédicat est attribué au sujet toujours au sens
propre, et non par accident, car c’est par une attribution de ce genre que les
démonstrations démontrent. Il s’ensuit que la prédication porte soit sur
l’essence, soit sur la qualité, la quantité, la relation, l’action, la passion,
le lieu ou le temps, lorsque un seul prédicat est attribué à un seul sujet.
En outre, les prédicats qui signifient la substance signifient que le
sujet auquel ils sont attribués n’est rien d’autre que le prédicat même ou
l’une de ses espèces. Ceux, au contraire, qui ne signifient pas la substance,
mais qui sont affirmés d’un sujet différent d’eux-mêmes, lequel n’est ni cet
attribut lui-même, ni une espèce même de cet attribut, sont des
accidents : par exemple, le blanc est un accident de l’homme, car l’homme
n’est ni l’essence du blanc, ni l’essence de quelque blanc, tandis qu’on peut
dire qu’il est animal, puisque l’homme est essentiellement une espèce d’animal.
Ces prédicats qui ne signifient pas la substance doivent être attribués à
quelque sujet, et il n’y a aucun blanc qui soit blanc sans être aussi autre
chose que blanc. Aussi convient-il de rejeter les Idées : ce ne
sont que de vains fredons, et en supposant qu’elles existent réellement, elles
n’ont rien à voir avec la présente discussion, puisque les démonstrations
portent sur les prédicats tels que nous les avons définis.
De plus, une chose ne peut pas être une qualité d’une autre, et
celle-ci une qualité de la première ; en d’autres termes, une chose ne
peut être une qualité de sa qualité, étant impossible qu’elles soient affirmées
réciproquement l’une de l’autre de la façon que nous avons indiquée. Elles
peuvent bien être affirmées sans fausseté l’une de l’autre, mais ne peuvent
être affirmées au sens véritable l’une de l’autre. Ou bien, en effet, il
s’agira d’une attribution [83b] réciproque essentielle, le genre ou la
différence, par exemple, étant affirmé du prédicat. Or, il a été démontré que
ces attributions ne sont infinies ni dans la série descendante, ni dans la
série ascendante : ni, par exemple, la série l’homme est bipède, le
bipède animal, l’animal autre chose..., ni la série attribuant animal à
homme, homme à Callias, Callias à un autre sujet comme un élément
de son essence. C’est qu’en effet toute substance de cette nature est
définissable et qu’une série infinie ne peut-être parcourue par la pensée. Il
en résulte que ni la série ascendante, ni la série descendante ne sont
infinies, puisqu’on ne peut définir une substance dont les prédicats seraient
en nombre infini. Par suite, ils ne seront pas affirmés réciproquement comme
genres l’un de l’autre, car ce serait identifier le genre avec l’une de ses
propres espèces.
La qualité ne peut pas non plus être affirmée réciproquement d’une
qualité (et il en est de même pour les autres catégories) autrement que par
accident, car tous ces prédicats ne sont que des accidents et sont attribués à
des substances.
D’un autre côté, il n’y aura pas non plus de série ascendante infinie,
car ce qui est affirmé de chaque chose exprime que le sujet est de telle
qualité, ou de telle quantité, ou tombe sous l’une des catégories de ce genre,
ou alors il exprime les éléments de la substance : or ces derniers
attributs sont limités en nombre, et les genres des catégories sont aussi en
nombre limité puisqu’ils sont ou qualité, ou quantité, ou relation, ou agent,
ou patient, ou lieu, ou temps.
Posons d’abord qu’un seul prédicat est affirmé d’un seul sujet, et, en
outre, que les prédicats qui n’expriment pas la substance ne peuvent être
attribués les uns aux autres. Ce sont, en effet, tous des accidents, et bien
que certains soient des prédicats par soi et d’autres d’un type différent, nous
disons cependant que tous ces prédicats sont également affirmés de quelque
substrat, et qu’un accident n’est jamais un substrat : en effet, nous ne
posons nullement parmi les déterminations de ce genre une chose qui, n’étant
pas une autre chose qu’elle-même, est dite ce qu’elle est dite ; mais nous
disons qu’elle est affirmée d’un sujet autre qu’elle-même, et que ces attributs
peuvent être différents avec les différents sujets. Par conséquent, ni la série
ascendante, ni la série descendante des attributions, quand un seul prédicat
est affirmé d’un seul sujet, ne pourra être dite infinie. En effet, les sujets
dont les accidents sont affirmés sont aussi nombreux que les éléments
constitutifs de chaque substance individuelle, et ceux-ci ne sont pas en nombre
infini. Quant à la série ascendante, elle comprend tant ces éléments
constitutifs que les accidents, qui, ni les uns ni les autres, ne sont infinis.
Nous concluons qu’il est nécessaire qu’il y ait quelque sujet dont quelque
attribut premier soit affirmé, qu’il y en ait un autre affirmé du premier, et
que la série s’arrête à un attribut qui ne soit plus affirmé d’un autre terme
antérieur, et dont aucun autre terme antérieur ne soit affirmé.
Voilà donc une première façon de démontrer ce que nous avons dit. Il
y en a encore une autre, puisque la démonstration porte sur des choses
auxquelles des prédicats antérieurs sont attribués, et puisque, à l’égard des
propositions dont il y a démonstration, il ne peut pas y avoir de meilleure
situation que celle de les savoir ; qu’en outre, il est impossible de les
savoir sans démonstration ; puisque, d’autre part, la conclusion est
seulement connue par les prémisses, si nous ne savons pas celles-ci ou si nous
ne sommes pas, vis-à-vis d’elles, dans une meilleure situation que si nous les
savions par démonstration, nous ne connaîtrons pas davantage les conclusions
qui en découlent. Si donc nous admettons qu’il est possible, par la
démonstration, de connaître quelque chose d’une façon absolue, et non pas en
s’appuyant sur des postulats ou des hypothèses, il est nécessaire que les attributions
intermédiaires soient limitées. [84a] Car si elles ne sont pas limitées, mais s’il
y a toujours au contraire un terme supérieur au dernier terme considéré, toute
proposition sera démontrable. Il en résulte que, puisqu’on ne peut pas
parcourir l’infini, nous ne saurons pas par démonstration les choses dont il y
a démonstration. Si donc nous ne sommes pas, à leur égard, dans une meilleure
situation que si nous les connaissions, on ne pourra avoir aucune science par
démonstration d’une manière absolue mais seulement par hypothèse.
Au point de vue dialectique, les preuves que nous venons d’apporter
suffisent à entraîner la conviction au sujet de ce que nous avons dit. Mais une
preuve analytique montrera plus brièvement encore que ni la série
ascendante ni la série descendante des prédicats ne saurait être infinie en
nombre, dans les sciences démonstratives qui sont l’objet de notre enquête. En
effet, la démonstration porte sur ce qui appartient par soi aux choses. Or, les
attributs sont par soi de deux façons : soit parce qu’ils sont
contenus dans l’essence de leurs sujets, soit encore parce que leurs sujets
sont contenus dans leur propre essence. Tel est, par exemple, dans ce dernier
cas, l’impair, attribut du nombre : bien qu’il appartienne au nombre,
cependant le nombre lui-même est contenu dans la définition de l’impair. Comme
exemple du premier cas, nous avons la pluralité ou l’indivisible, qui est
contenu dans la définition du nombre. Or, il est impossible que l’une ou
l’autre de ces séries d’attributions par soi soit infinie. Ce n’est pas
possible, d’abord lans le cas où l’impair s’affirme du nombre : car alors
il y aura dans l’impair quelque autre attribut qui en fera partie, et auquel
l’impair appartiendra. Mais s’il en est ainsi, le nombre sera le sujet premier
de ces attributs, à chacun desquels il appartiendra. Puis donc qu’il n’est pas
possible qu’une infinité d’attributs de ce genre soit contenue dans une chose
une, la série ascendante ne sera pas non plus infinie. Mais il est nécessaire
de toute façon que tous ces attributs appartiennent au sujet premier (par
exemple, au nombre, et le nombre à eux), de telle sorte qu’il y ait
convertibilité et non pas extension plus grande. Pas davantage ne sont infinis
en nombre les attributs qui sont contenus dans l’essence de leurs sujets, sinon
la définition serait impossible. Par conséquent, si tous les prédicats affirmés
sont par soi, et si ces prédicats ne sont pas infinis, la série ascendante sera
limitée, et, par suite, la série descendante aussi.
S’il en est ainsi, il s’ensuit que les intermédiaires entre deux termes
sont aussi toujours limités en nombre. Dans ce cas, il est dès lors évident que
pour les démonstrations il doit y avoir nécessairement des principes, et aussi
que toutes les vérités ne sont pas susceptibles de démonstration, comme le
croient certains dont nous avons parlé au début. Car s’il y a des principes,
d’une part toutes les vérités ne sont pas démontrables, et, d’autre part, on ne
peut pas marcher à l’infini. Admettre, en effet, l’un ou l’autre, reviendrait à
soutenir qu’aucun intervalle n’est immédiat et indivisible, mais que tous sont
divisibles, attendu que c’est par l’interposition et non par l’apposition d’un
nouveau terme qu’on démontre la conclusion, par conséquent, si une telle
interposition pouvait se poursuivre à l’infini, il pourrait y avoir entre deux
termes un nombre infini de moyens. Mais c’est là une impossibilité, s’il y a
une limite pour la série des attributions tant ascendante que descendante. Or,
qu’il y ait une limite, nous [84b]
l’avons démontré, dialectiquement d’abord, et analytiquement à l’instant même.
Ceci démontré, il est clair que si le même prédicat, A, appartient à deux termes, C et D, qui ne sont eux-mêmes attribués l’un à l’autre d’aucune
façon, ou qui ne le sont pas universellement, ce prédicat ne leur appartiendra
pas toujours selon un moyen terme commun. Par exemple, l’isocèle et le scalène
possèdent la propriété d’avoir leurs angles égaux à deux droits selon un moyen
terme commun : c’est en tant qu’ils sont l’un et l’autre une certaine
figure que cet attribut leur appartient, et non pas en tant qu’ils diffèrent
l’un de l’autre. Mais il n’en est pas toujours ainsi. Admettons, en effet, que B soit le terme selon lequel A appartient à C et à D : il est évident que B appartiendra à C et
à D selon un autre terme
commun, ce dernier selon un autre terme encore, de sorte qu’entre deux termes
viendra s’intercaler une infinité d’intermédiaires. Or, c’est là une chose
impossible. Ainsi il n’est pas toujours nécessaire que l’attribution d’un même
prédicat à plusieurs sujets se fasse selon un terme commun, puisqu’il doit y avoir
des intervalles immédiats. Mais il est nécessaire que les moyens termes
rentrent dans le même genre et soient tirés des mêmes prémisses indivisibles,
si l’attribut commun fait partie des attributs esentiels, car nous avons dit
qu’il n’était pas possible de passer d’un genre à un autre dans les
démonstrations.
Il est clair encore que, A étant
à B, s’il y a un moyen terme on
pourra démontrer que A appartient
à B. En outre, les éléments de
cette conclusion sont Ic.s prémisses contenant le moyen en question, et sont
aussi nombreux que les moyens termes : c’est que 1rs propositions
immédiates sont toutes des éléments, ou du moins celles qui sont universelles.
Par foutre, s’il n’y a pas de moyen terme il n’y a plus de démonstration, mais
on est là sur la voie des principes.
De même encore quand A n’appartient
pas à B : s’il y a un
moyen terme ou un terme antérieur à B,
auquel A n’appartient
pas, la démonstration est possible ; sinon, elle n’est pas possible, et on
se trouve en présence d’un principe. Il y a, en outre, autant d’éléments que de
moyens termes, puisque ce sont les prémisses qui contiennent ces termes qui
sont les principes de la démonstration. Et de même qu’il y a certains
indémontrables affirmant que ceci est cela, ou que ceci appartient à cela,
ainsi il y en a d’autres qui nient que ceci soit cela, ou que ceci appartienne
à cela : de sorte que, parmi les principes, les uns affirment que telle
chose est telle chose, et les autres qu’elle n’est pas telle chose.
Quand nous avons à prouver une conclusion, il
faut prendre un prédicat premier de B,
C par exemple, et auquel A soit
semblablement attribué. En continuant toujours de cette façon, la proposition
ni l’attribut ne sont jamais pris en dehors de A dans la preuve, mais continuellement le moyen se resserre jusqu’à
ce que les propositions soient devenues indivisibles et se réduisent à l’unité.
Et il y a unité quand la prémisse devient immédiate, puisque la prémisse
immédiate seule est une prémisse une, au
sens absolu du mot. Et, de même que, dans les autres domaines, le principe est
une chose simple, mais non pas le même dans tous les cas (pour le poids, c’est
la mine, pour l’accord musical le demi-ton, et ainsi de suite), ainsi, dans le
syllogisme, l’unité est une prémisse immédiate, et, dans la démonstration et la
[85a] science, l’intellect.
Ainsi donc, dans les syllogismes qui
démontrent l’inhérence d’un attribut, le moyen terme ne tombe jamais en dehors
du majeur. Dans les syllogismes négatifs de la première figure, le moyen ne tombe jamais en dehors
du majeur dont l’attribution est en question : quand on prouve, par
exemple, que A n’est pas à B, par C ; car si C appartient
à tout B, A n’appartient à nul C. Si on doit prouver qu’à son tour A. n’appartient à aucun C, il faut prendre un moyen entre A et C ; et on continuera toujours de cette façon.
Mais si nous devons prouver que D n’appartient pas à E, du fait que C appartient à tout D mais n’appartient à nul E ou n’appartient pas à quelque E, le moyen ne tombera jamais en
dehors de E, et E est le sujet duquel il faut nier
l’attribution de D.
Dans la troisième figure, le moyen ne
s’avancera jamais en dehors du terme dont un autre doit être nié, ni en dehors
du terme qui doit être nié.
La démonstration étant, d’une part, soit universelle soit particulière,
et, d’autre part, soit affirmative soit négative, la question se.pose de savoir
quelle est la meilleure. La même question se présente au sujet de ce qu’on
appelle la démonstration directe, et
de la réduction à l’impossible. Pour commencer, examinons la démonstration
universelle et la démonstration particulière. Ce point une fois éclairci, nous parlerons de la démonstration
dite directe et de celle qui conduit à l’impossible.
On pourrait peut-être croire que la démonstration particulière est la
meilleure, en raison des considérations suivantes :
La meilleure démonstration est celle qui nous fait plus connaître (ce
qui est la vertu propre de la démonstration), et nous connaissons plus une chose
quand nous la savons par elle-même que quand nous la savons par autre
chose : par exemple, nous connaissons mieux le musicien Coriscus, quand
nous savons que Coriscus est musicien que quand nous savons que l’homme est
musicien. Il en est de même dans les autres cas. Or, la démonstration
universelle prouve seulement qu’une chose autre que le sujet, et non pas le
sujet lui-même, a tel attribut : par exemple, pour l’isocèle, elle prouve
seulement que c’est le triangle, et non pas l’isocèle, qui possède telle
propriété. La démonstration particulière, au contraire, prouve que le sujet
lui-même a tel attribut. Si donc est meilleure la démonstration qu’un sujet,
par soi, possède un attribut, et si telle est la nature de la démonstration
particulière plutôt que celle de la démonstration universelle, il s’ensuivrait
que la démonstration particulière est meilleure.
De plus, si l’universel n’est pas une chose qui existe en dehors des
cas particuliers, et si néanmoins la démonstration conduit à l’opinion qu’il
existe quelque chose qui fonde la démonstration et qu’une certaine entité
existe dans la réalité : celle, par exemple, du triangle en dehors des
triangles particuliers, de la figure en dehors des figures particulières, et du
nombre en dehors des nombres particuliers ; si, d’autre part, la
démonstration de ce qui est est meilleure que celle de ce qui n’est pas, et
celle qui ne nous trompe pas que celle qui nous trompe, et si la démonstration
universelle est bien de cette dernière espèce (on procède, en effet, dans cette
démonstration comme dans l’argument que la proportion est définie ce qui n’est
ni ligne, ni nombre, ni solide, ni surface, mais une chose à part de tout
cela) ; si [85b] donc cette démonstration est plus
universelle, et si elle s’applique moins à ce qui est que la démonstration
particulière, et produit une opinion fausse, il s’ensuivra que la démonstration
universelle est inférieure à celle qui est particulière.
Mais d’abord, est-ce que le premier argument ne convient pas moins bien
à la démonstration universelle qu’à la démonstration particulière ? En
effet, si l’égalité à deux angles droits est une propriété du sujet, non pas en
tant qu’isocèle mais en tant que triangle, celui qui sait que l’isocèle possède
cet attribut connaît moins le sujet par lui-même que celui qui sait que le
triangle possède le dit attribut. En somme, si, le sujet ne possédant pas en
fait un attribut en tant que triangle, on prouve qu’il le possède en tant que
triangle, ce ne sera pas une démonstration ; si, au contraire, le sujet
possède l’attribut en tant que triangle, c’est celui qui connaît un sujet
d’attribution en tant qu’il est ce qu’il est, qui connaît le plus. Si donc le
triangle est le terme le plus étendu, s’il y a du triangle une seule et même
notion, autrement dit si le triangle n’est pas dit seulement par homonymie, et
si l’égalité à deux droits appartient à tout triangle, ce n’est pas le triangle
en tant qu’isocèle, mais bien l’isocèle en tant que triangle dont les angles
sont ainsi. Il en résulte que celui qui connaît une attribution universelle la
connaît davantage par soi que celui qui connaît une attribution particulière.
La démonstration universelle est donc meilleure que la démonstration
particulière.
De plus, s’il y a une seule et même notion, et non pas seulement
une notion homonyme, de l’universel, l’universel existera, non pas moins que
certaines choses particulières, mais bien davantage, en tant que les choses
incorruptibles font partie des universaux et que les choses particulières sont
plus corruptibles.
D’ailleurs, il n’y a aucune nécessité de supposer que l’universel est
une réalité séparée des choses particulières parce qu’il signifie une chose
une, pas plus qu’il n’est besoin de le supposer pour les autres choses qui ne
signifient pas une substance, mais seulement une qualité, une relation ou une
action. Si donc l’on fait une telle supposition, ce n’est pas la démonstration
qui en est cause, mais bien l’auditeur.
Autre
argument. Si la démonstration est le syllogisme qui prouve la cause et le
pourquoi, c’est l’universel qui est plus cause (ce à quoi, en effet, appartient
par soi un attribut est soi-même la cause de cette attribution ; or
l’universel est sujet premier ; la cause, c’est donc l’universel). Par
conséquent, la démonstration universelle est supérieure, puisqu’elle prouve
mieux la cause et le pourquoi.
De
plus, notre recherche du pourquoi
s’arrête, et nous pensons alors connaître, quand le devenir ou l’existence
d’une chose n’est pas dû au devenir ou à l’existence de quelque autre
chose : la dernière étape d’une recherche ainsi conduite est dès lors la
fin et la limite du problème. Par exemple : En vue de quoi un tel
est-il venu ? Pour recevoir l’argent ; et cela, afin de rendre
ce qu’il devait ; et cette dernière chose, afin de ne pas commettre
d’injustice. Quand, en progressant ainsi, nous sommes parvenus à une chose
qui n’est plus ni par une autre chose, ni pour une autre chose, nous disons que
c’est pour cette raison, prise comme fin, qu’un tel est venu, ou que la chose
est ou devient, et c’est alors seulement que nous disons avoir la connaissance
la plus grande de la raison pour laquelle il est venu.
Si
donc toutes les causes et tous les pourquoi sont semblables à cet égard, et si,
dans le cas des causes finales telles que nous les avons exposées c’est bien de
cette façon que nous connaissons le mieux, il s’ensuit que, dans le cas des
autres causes aussi, nous atteignons à la connaissance la plus grande quand un
attribut n’appartient plus à son sujet en vertu de quelque autre chose. Ainsi,
quand nous connaissons que les angles externes sont égaux à quatre droits parce
que le triangle auquel ils appartiennent est isocèle, il reste encore à savoir
pourquoi l’isocèle possède cette propriété : c’est parce que c’est un
triangle, et un triangle la [86a] possède parce qu’il est une figure
rectiligne. Et si la figure rectiligne ne la possède plus pour aucune autre
raison que sa propre nature, c’est à ce moment-là que nous avons la
connaissance la plus grande. Mais notre connaissance est devenue universelle à
ce même moment. La démonstration universelle est donc meilleure.
En
outre, plus la démonstration devient particulière, plus elle tombe dans
l’infini, tandis que la démonstration universelle tend vers le simple et la
limite. Or, en tant qu’infinies, les choses particulières ne sont pas
connaissables : c’est seulement en tant que finies qu’elles le sont. C’est
donc plutôt en tant qu’universelles qu’en tant que particulières que nous les
connaissons. Les universaux sont, par suite, plus démontrables ; et plus
les choses sont démontrables, plus la démonstration s’y applique, puisque les
relatifs croissent simultanément. Il en résulte que la démonstration
universelle, étant plus une démonstration, est meilleure.
De
plus, on doit préférer la démonstration qui nous fait connaître la chose et une
autre chose encore, à celle qui nous fait connaître la chose seulement. Or,
celui qui possède l’universel connaît aussi le particulier, tandis que celui
qui connaît le particulier ne connaît pas l’universel. Il en résulte que, pour
cette raison encore, la démonstration universelle est préférable.
Voici
enfin un dernier argument. On peut mieux démontrer l’universel parce qu’on le
démontre par un moyen terme qui est plus rapproché du principe ; et ce
qu’il y a de plus rapproché, c’est la prémisse immédiate, qui se confond avec
le principe lui-même. Si donc la démonstration qui part du principe est plus
rigoureuse que celle qui n’en part pas, la démonstration qui se rattache plus
étroitement au principe est aussi plus rigoureuse que celle qui s’y rattache
moins étroitement. Or, la démonstration universelle étant précisément
caractérisée par une plus étroite dépendance à son principe, la démonstration
universelle sera la meilleure. Par exemple, s’il fallait démontrer A de D, avec B et C comme moyens termes : B étant le terme supérieur, la
démonstration qui s’effectue par lui sera plus universelle.
Quelques-uns
de ces arguments, cependant, ne sont que dialectiques. La preuve la plus claire
de la supériorité de la démonstration universelle, c’est que, si, de deux
propositions, nous possédons celle qui est antérieure, nous connaissons aussi,
d’une certaine façon, celle qui est postérieure : nous la connaissons en
puissance. Si on sait, par exemple, que tout triangle a ses angles égaux à deux
droits, on sait d’une certaine façon, à savoir en puissance, que l’isocèle a
aussi ses angles égaux à deux droits, même si on ne sait pas que l’isocèle est
un triangle. Par contre, quand on possède la proposition postérieure, on ne
connaît nullement l’universelle, ni en puissance ni en acte.
Disons
enfin que la démonstration universelle est entièrement intelligible, tandis que
la démonstration particulière se termine dans la sensation.
Tels
sont donc les arguments qui nous font préférer la démonstration universelle à
la démonstration particulière.
Que
maintenant la démonstration affirmative soit supérieure à la démonstration
négative, voici comment on peut le faire voir.
Admettons
que, toutes choses égales d’ailleurs, la démonstration la meilleure soit celle
qui dérive d’un plus petit nombre de postulats ou d’hypothèses, autrement dit
de prémisses. En effet, les propositions
étant également connues, c’est par les moins nombreuses qu’on acquerra
plus rapidement la connaissance, et c’est cela qui est préférable. L’argument
impliqué dans notre assertion sur la supériorité dé la démonstration qui dérive
d’un plus petit nombre de propositions, peut être envisagé d’une façon générale
comme suit. Si dans un cas comme dans l’autre, les moyens sont connus, et si
pourtant ceux qui sont antérieurs sont plus connus, nous pouvons supposer une
démonstration, par les moyens BCD, que
A appartient à E, et une autre, par FG, [86b] que A appartient à E. Alors
l’attribution de A à D est connue au même degré que celle
de A à E. Mais l’attribution de A
à D est antérieure à
celle de A à E, et plus connue qu’elle, puisque la
dernière est prouvée par la précédente, et que ce par quoi on démontre est plus
certain que ce qui est démontré.
Donc
la démonstration qui s’effectue par un plus petit nombre de prémisses est la
meilleure, toutes choses égales d’ailleurs. Maintenant, la démonstration
affirmative et la démonstration négative se font l’une et l’autre par trois
termes et par deux prémisses, mais tandis que la première assume seulement que
quelque chose est, la seconde assume à la fois que quelque chose est et que
quelque chose n’est pas ; elle opère donc par un plus grand nombre de
prémisses ; par
conséquent, elle est inférieure.
De
plus, il a été démontré que deux prémisses toutes deux négatives ne peuvent
produire aucun syllogisme, mais qu’il faut que l’une soit négative et l’autre
affirmative. Nous sommes ainsi amenés à ajouter la règle suivante : à
mesure que la démonstration s’étend, les propositions affirmatives deviennent
nécessairement plus nombreuses, tandis qu’il est impossible qu’il y ait plus
d’une proposition négative dans chaque raisonnement. Admettons, en effet, que A n’appartienne à aucune des choses
auxquelles est B, et que B appartienne à tout C. S’il faut qu’à leur tour les deux
prémisses soient développées, on doit intercaler un moyen : soit D, moyen de AB, et E, moyen
de BC. Il est clair que E est posé affirmativement par
rapport à B et à F, et D affirmativement par rapport à B, mais négativement par rapport à A : car D appartient
à tout B, tandis que A ne doit appartenir à aucun D. On obtient ainsi une seule
prémisse négative, savoir AD.
Même
façon de procéder encore pour les autres syllogismes, parce que toujours, dans
les termes d’un syllogisme affirmatif, le moyen est affirmatif par rapport aux
deux extrêmes, tandis que, dans un syllogisme négatif, il faut nécessairement
que le moyen soit négatif seulement par rapport à l’un d’eux, de sorte qu’il n’y
a que cette seule prémisse qui soit négative, et que les autres sont
affirmatives.
Si
donc ce par quoi on démontre est plus connu et plus certain que ce qui est
démontré, et si la proposition négative est prouvée par l’affirmative, et non
l’affirmative par la négative, la démonstration affirmative, étant
antérieure, mieux connue et plus certaine, sera la meilleure.
En
outre, si le principe du syllogisme est la prémisse universelle immédiate, et
si la prémisse universelle est affirmative dans la démonstration affirmative,
et négative dans la démonstration négative ; si, en outre, l’affirmative
est antérieure à la négative et plus connue qu’elle (puisque la négation est
connue par l’affirmation, et que l’affirmation est antérieure, exactement comme
l’être l’est au non-être), il en résulte que le principe de la démonstration
affirmative est supérieur à celui de la démonstration négative: or la
démonstration qui emploie des principes supérieurs est elle-même supérieure.
Enfin, la nature de la démonstration affirmative se rapproche davantage de
celle du principe, car sans démonstration affirmative il n’y a pas de
démonstration négative.
La
démonstration affirmative étant supérieure à [87a] la démonstration négative.est évidemment,
par là même, supérieure aussi à la réduction à l’impossible !
Mais
il faut d’abord bien connaître quelle est la différence entre la démonstration
négative et la réduction à l’impossible. Supposons que A n’appartienne à nul B, et que B appartienne à tout C :
il suit nécessairement que A n’appartient
à nul C. Avec des prémisses de
cette nature, la démonstration négative que A n’appartient pas à C sera
directe.
Quant
à la réduction à l’impossible, voici comment elle procède. Admettons que nous
ayons à prouver que A n’appartient
pas à B. Nous devons poser
qu’il lui appartient, et en outre que B
est à C, de sorte que le
résultat est que A appartient à
C. Mais admettons comme connu et accordé que c’est là une impossibilité. Nous
en déduisons alors que A ne
peut appartenir à B. Si donc on
accorde que B appartient à C, il est impossible que A appartienne à B.
L’ordre
des termes est le même dans les deux preuves. Elles diffèrent dans leur
application, suivant que c’est l’une ou l’autre proposition négative qui est la
plus connue, celle qui nie l’attribution de A à B, ou celle
qui nie l’attribution de A à C. Quand c’est la conclusion que A n’est pas à C qui est la plus connue, c’est la démonstration par
l’impossible qui joue ; quand, au contraire, c’est la prémisse du
syllogisme, on a affaire à la démonstration directe. Mais, dans l’ordre
naturel, la proposition que A n’appartient
pas à B est antérieure à celle
que A n’appartient pas à C, parce que les prémisses d’où est
tirée la conclusion sont antérieures à la conclusion même, et que A n’appartient pas à C est la
conclusion, et A n’appartient pas à B une
des prémisses d’où se tire la conclusion. Car le résultat négatif auquel
aboutit la réduction à l’impossible n’est pas une conclusion à proprement
parler, ni ses antécédents, des prémisses. Bien au contraire : les
éléments constitutifs du syllogisme sont des prémisses qui sont entre elles
comme le tout à la partie, ou la partie au tout, tandis que les prémisses AC et AB ne sont pas dans un rapport de ce genre l’une à l’égard de
l’autre.
Si
donc la démonstration qui procède de prémisses mieux connues et antérieures est
supérieure, et, bien que les deux démonstrations engendrent l’une et l’autre la
conviction en partant de ce que quelque chose n’est pas, si cependant le point
de départ de l’une est antérieur à celui de l’autre, il en résulte que la
démonstration négative aura une supériorité absolue sui la réduction à
l’impossible, et la démonstration affirmative étant elle-même supérieure à la
démonstration négative, sera par suite évidemment supérieure aussi à la
réduction à l’impossible.
Une
science est plus exacte et antérieure, quand elle connaît à la fois le fait et
le pourquoi, et non le fait lui-même séparé du pourquoi.
De
plus, la science qui ne s’occupe pas du substrat est plus exacte que celle qui
s’occupe du substrat : par exemple, l’Arithmétique est plus exacte que
l’Harmonique. De même, une science qui est constituée à partir de principes
moins nombreux est plus exacte que celle qui repose sur des principes résultant
de l’addition : c’est le cas de l’Arithmétique, qui est plus exacte que la
Géométrie. Par résultat de l’addition, je veux dire que, par exemple,
l’unité est une substance sans position, tandis que le point est une substance
ayant position : cette dernière, je l’appelle un résultat de l’addition.
Une
science une est celle qui embrasse un seul genre, c’est-à-dire tous les sujets
constitués à partir dos premiers principes du genre (autrement dit, les parties
de ce sujet total), et leurs propriétés essentielles.
Une
science diffère d’une autre quand leurs prinripes, ou bien n’ont pas une
origine commune, ou liicn ne dérivent pas les uns des autres. La preuve [87b] en est, c’est que, quand on arrive
aux prémisses indémontrables d’une science, elles doivent être contenues dans
le même genre que les conclusions qui en sont démontrées ; et la preuve de
ceci, à son tour, c’est que les conclusions démontrées par ces prémisses
rentrent dans le même genre, autrement dit sont homogènes.
Il
peut y avoir plusieurs démonstrations d’une même conclusion, non seulement en
empruntant à la même série un moyen non-continu, par exemple C, D ou G, séparément, moyens de A
et B, mais encore en
l’empruntant à une autre série. Admettons, par exemple, que A signifie changer, à subir une altération, B avoir du plaisir, et F se reposer. On peut avec vérité
attribuer D à B, et A à D, car celui
qui a du plaisir subit une altération, et ce qui subit une altération change. A
son tour, A peut être attribué
avec vérité à F, et F à B, car
tout homme qui a du plaisir se repose, et celui qui se repose change. Par
conséquent, le syllogisme peut avoir lieu par des moyens termes qui soient
différents, autrement dit qui n’appartiennent pas à la même série ; mais
non pas cependant au point qu’aucun de ces moyens ne soit prédicable de
l’autre, car il faut nécessairement que tous deux appartiennent à un seul et
même sujet.
Un autre point mériterait aussi d’être
examiné : c’est, dans les autres figures, de combien de façons ou peut
obtenir une même conclusion par syllogisme.
De
ce qui relève du hasard il n’y a pas de science par démonstration. En effet, ce
qui dépend du hasard n’arrive ni par nécessité, ni le plus souvent, mais se
produit en dehors de ces deux ordres de faits. Or, la démonstration s’applique
seulement à l’un ou à l’autre d’entre eux, car tout syllogisme procède par des
prémisses nécessaires ou simplement constantes, la conclusion étant nécessaire
si les prémisses sont nécessaires, et seulement constante si les prémisses sont
constantes. Par conséquent, puisque le fait de hasard n’est ni constant ni
nécessaire, la démonstration, ne s’y appliquera pas.
Il
n’est pas possible non plus d’acquérir.par la sensation une connaissance
scientifique. En effet, même si la sensation a pour objet une chose de telle qualité,
et non seulement une chose individuelle, on doit du moins nécessairement
percevoir telle chose déterminée dans un lieu et à un moment déterminés. Mais
l’universel, ce qui s’applique à tous les cas, est impossible à percevoir, car
ce n’est ni une chose déterminée, ni un moment déterminé, sinon ce ne serait
pas un universel, puisque nous appelons universel ce qui est toujours et
partout. Puis donc que les démonstrations sont universelles, et que les notions
universelles ne peuvent être perçues, il est clair qu’il n’y a pas de science
par la sensation. Mais il est évident encore que, même s’il était possible de
percevoir que le triangle a ses angles égaux à deux droits, nous en
chercherions encore une démonstration, et que nous n’en aurions pas (comme
certains le prétendent) une connaissance scientifique : car la sensation
porte nécessairement sur l’individuel, tandis que la science consiste dans la
connaissance universelle. Aussi, si nous étions sur la Lune, et que nous
voyions la Terre s’interposer sur le trajet de la lumière solaire, nous ne
saurions pas la cause de l’éclipse :
nous percevrions qu’en ce moment il y a éclipse, [88a] mais
nullement le pourquoi, puisque la sensation, avons-nous dit, ne porte pas sur
l’universel. Ce qui ne veut pas dire que par l’observation répétée de cet
événement, nous ne puissions, en poursuivant l’universel, arriver à une
démonstration, car c’est d’une pluralité de cas particuliers que se dégage
l’universel.
Mais
le grand mérite de l’universel, c’est qu’il fait connaître la cause ; de
sorte que, pour ces faits qui ont une cause autre qu’eux-mêmes, la connaissance
universelle est fort au-dessus des sensations et de l’intuition (en ce qui
concerne les principes premiers, la raison est toute différente). Il en résulte
clairement qu’il est impossible d’acquérir par la sensation la science de ce
qui est démontrable, à moins d’appeler perception le fait d’avoir la science
par démonstration.
Pourtant
certains problèmes ne peuvent se ramener pour leur explication, qu’à une
imperfection de la sensation. Il y a, en effet, des cas où un acte de vision
mettrait fin à toute recherche ultérieure, non pas que nous connaîtrions par le
seul fait de voir, mais parce que nous aurions, de l’acte de la vision, dégagé
l’universel. Si, par exemple, nous voyions les pores du verre et la lumière
passer au travers, il est évident que nous aurions la raison de la
transparence, parce que, voyant ce phénomène se répéter séparément pour chaque
verre, nous comprendrions en même temps que dans tous les cas il en est ainsi.
Les
principes ne peuvent pas être les mêmes pour tous les syllogismes.
On
peut le montrer d’abord par des considérations purement dialectiques.
Certains
syllogismes sont vrais, et d’autres faux. En effet, bien qu’on puisse conclure
le vrai de prémisses fausses, pourtant cela n’arrive qu’une fois. Je veux dire
que si A, par exemple, est vrai
de C, et si le moyen B est faux
(l’attribution de A à B, et celle de B à C étant fausses l’une et l’autre), pourtant si des moyens sont
pris pour prouver ces prémisses, elles seront fausses, parce que toute
conclusion fausse a des prémisses fausses, tandis que des conclusions vraies
ont des prémisses vraies et que le faux et le vrai diffèrent en réalité.
En
outre, les conclusions fausses ne dérivent même pas toujours de principes
identiques entre eux, puisque sont fausses et les choses qui sont contraires
les unes aux autres et celles qui ne peuvent pas coexister : par exemple, la
justice est injustice et la justice est lâcheté ; l’homme est
cheval et l’homme est bœuf ; l’égal est plus grand et l’égal
est plus petit.
Mais
en partant des principes que nous avons établis, on peut tirer la preuve
suivante. Les conclusions vraies ne reposent même pas toutes sur les mêmes
principes ; pour beaucoup d’entre elles, les principes diffèrent
génériquement et ne sont pas interchangeables entre eux : par exemple, les
unités ne peuvent pas prendre la place des points, car les premières n’ont pas
de position, et les derniers en ont une. Il faudrait au moins que les termes
s’adaptassent soit comme moyens, soit vers le haut, soit vers le bas, ou bien
les uns à l’intérieur et les autres à l’extérieur des extrêmes.
Mais
certains des principes communs ne sont pas susceptibles non plus de servir
comme prémisses pour démontrer toutes conclusions (j’appelle « principes communs », par
exemple le principe suivant lequel il faut, en toute chose, affirmer ou nier) : [88b]
c’est que les genres des êtres sont différents, et certains attributs
appartiennent aux quantités, tandis que d’autres appartiennent aux qualités
seulement, déterminations par lesquelles s’accomplit la démonstration avec
l’aide des principes communs. En outre, les principes rie sont pas beaucoup
moins nombreux que les conclusions, car les principes ce sont les prémisses, et
les prémisses sont formées soit par l’apposition, soit par l’interposition d’un
terme. De plus, les conclusions sont en nombre infini, bien que les termes
soient en nombre fini. Enfin, certains principes sont nécessaires, et d’autres
contingents.
En
considérant donc les choses de cette façon, il apparaîtra qu’il est impossible
que les principes soient identiques ou limités en nombre, puisque le nombre des
conclusions est infini. Si, d’autre part, employant en quelque sorte l’identité
en un autre sens, on dit, par exemple, que ces principes-ci sont ceux de la
Géométrie, tels autres du Calcul, tels autres encore de la Médecine, cela
veut-il dire autre chose que le fait qu’il y a des principes divers pour les
diverses sciences ? Les appeler identiques parce qu’ils sont identiques à
eux-mêmes serait ridicule, car toute chose peut-être identifiée avec toute
chose de cette façon-là. Pas davantage, soutenir que n’importe quelle
conclusion se démontre à partir de tous les principes possibles, n’est
rechercher si les principes sont les mêmes pour toutes choses : ce serait
par trop simpliste, car cela n’arrive pas dans les sciences de l’évidence, et
n’est pas non plus possible dans l’analyse syllogistique, puisque ce sont les
prémisses immédiates qui sont les principes, et qu’une conclusion différente
s’obtient seulement en ajoutant une nouvelle prémisse immédiate. Et si on dit
que ce sont ces premières prémisses immédiates qui sont principes, c’est qu’il
y en a une dans chaque genre.
Si
cependant on ne prétend pas que de toutes les prémisses possibles n’importe
quelle conclusion puisse être prouvée, et qu’on n’admette pourtant pas que les
principes sont différents au point d’être différents pour chaque science, il
reste alors à examiner si, tandis que les principes de toutes les
conclusions sont dans un même genre, telles conclusions spéciales ne seraient
pas prouvées par telles prémisses spéciales, et telles autres par telles
autres. Mais il est clair que, là encore, Cela n’est pas possible, puisqu’il a
été démontré que les principes des choses génériquement différentes sont
eux-mêmes génériquement différents. Les principes sont, en effet, de deux
sortes : ceux à l’aide desquels se fait la démonstration, et le genre qui
est son sujet. Et bien que les principes à l’aide desquels on démontre soient
communs, les autres, les genres-sujets, sont propres, tels, par exemple, le
nombre et la grandeur.
La
science et son objet diffèrent de l’opinion et de son objet, en ce que la
science est universelle et procède par des propositions nécessaires, et que le
nécessaire ne peut pas être autrement qu’il n’est. Ainsi, quoiqu’il y ait des
choses qui soient vraies et qui existent réellement, mais qui peuvent être
autrement, il est clair que la science ne s’occupe pas d’elles : sinon,
les choses qui peuvent être autrement ne pourraient pas être autrement. Ces
choses-là ne sont pas non plus objet d’intuition (j’entends par « intuition » un principe
de science), ni de science non-démonstrative, qui consiste dans l’appréhension
de la prémisse immédiate. Puis donc que la raison, la science et l’opinion, et
ce qu’elles expriment, peuvent être [89a]
vraies, il reste, par conséquent, que l’opinion s’applique à ce qui, étant vrai
ou faux, peut être autrement qu’il n’est : en fait, l’opinion est
l’appréhension d’une prémisse immédiate et non-nécessaire. Cette manière de
voir est d’ailleurs en accord avec les faits observés, car l’opinion est chose
instable, et telle est la nature que nous avons reconnue à son objet. En outre,
jamais on ne pense avoir une simple opinion quand on pense que la chose ne peut
être autrement : tout au contraire, on pense alors qu’on a la science.
Mais c’est quand on pense que la chose est seulement ainsi mais que rien
n’empêche qu’elle ne puisse être autrement, qu’alors on pense avoir une simple
opinion, car on croit que tel est l’objet propre de l’opinion, tandis que le
nécessaire est l’objet de la science.
En
quel sens alors la même chose peut-elle être objet à la fois d’opinion et de
science ? Et pourquoi l’opinion n’est-elle pas science, si on pose que
tout ce qu’on sait peut aussi être objet d’opinion ? En effet, celui qui
sait et celui qui a l’opinion poursuivent le même chemin par les mêmes moyens
termes jusqu’à ce qu’ils parviennent aux prémisses immédiates, de sorte que
s’il est vrai que le premier possède la science, le second, tout en n’ayant
qu’une opinion, possède aussi la science ; il est possible, en effet, d’avoir
une opinion non seulement sur le fait, mais encore sur le pourquoi : or le
pourquoi, c’est le moyen. Ne serait-ce pas que si on appréhende les vérités qui
ne peuvent pas être autrement, de la façon dont on saisit les
définitions par lesquelles ont lieu les démonstrations, on n’aura pas une
opinion mais une science ; mais que, si tout en les appréhendant comme
vraies ce ne soit pas cependant comme liées substantiellement et
essentiellement au sujet, on possédera une opinion et non pas une science
véritable, cette opinion, au surplus, portant et sur le fait et sur le
pourquoi, quand elle est obtenue par des prémisses immédiates, tandis que si
elle n’est pas obtenue par des prémisses immédiates elle ne portera que sur le
fait ?
Mais
l’objet de l’opinion et de la science n’est pas absolument identique : de
même que l’objet de l’opinion fausse et celui de l’opinion vraie peuvent être
le même en un certain sens, c’est de cette même façon que l’objet de la science
et celui de l’opinion peuvent aussi être le même. Prétendre, en effet, que
l’opinion vraie et l’opinion fausse ont le même objet au sens où certains
l’entendent, cela conduit entre autres absurdités à admettre que n’a pas
d’opinion celui qui a une opinion fausse. En réalité, le terme identique a
plusieurs sens : en un sens, l’objet de l’opinion vraie et de l’opinion
fausse peut être le même, mais en un autre sens il ne peut l’être. Ainsi, avoir
l’opinion vraie que la diagonale est commensurable est absurde ; mais,
étant donné que la diagonale à laquelle les deux opinions s’appliquent est la
même, les deux opinions ont, en ce sens, un seul et même objet :
seulement, l’essence exprimée dans la définition n’est pas la même dans chaque
cas. Il en est de même pour l’identité de l’objet de la science et de
l’opinion. La science appréhende l’attribut anima/, par exemple, de telle sorte
qu’il ne peut pas ne pas être animal ; pour l’opinion, au contraire,
l’attribut aurait pu être autre qu’il n’est. C’est, par exemple, dans le
premier cas, l’appréhension d’animal comme un élément essentiel de
l’homme ; dans le second, l’appréhension d’animal comme un attribut de
l’homme, mais non comme un élément essentiel de l’homme. De part et d’autre le
sujet est le même, puisque c’est l’homme, mais le mode de connaissance n’est
pas le même.
Il
résulte manifestement de ceci que la même chose ne peut pas simultanément être
objet d’opinion et objet de science : car alors, on saisirait la même
chose à la fois comme pouvant et ne pouvant pas être autrement qu’elle n’est,
ce qui n’est pas possible. La science [89b]
et l’opinion d’une même chose peuvent bien coexister dans des esprits
différents au sens que nous avons indiqué, mais non simultanément dans la même
personne : en effet, on appréhenderait simultanément, par exemple, d’une
part que l’homme est essentiellement animal (c’était là ce qu’on entendait en disant
qu’il ne peut être autre qu’animal), et d’autre part que l’homme n’est pas
essentiellement animal, car c’est là ce que signifierait pouvoir être autre
qu’animal.
Pour
le reste, à savoir les distinctions qu’il convient d’établir dans la pensée
discursive, l’intuition, la science, l’art, la prudence, la sagesse, ce sont là
des questions qui relèvent de préférence, les unes de lu Physique, les autres
de l’Éthique.
La
vivacité d’esprit est la faculté de découvrir instantanément le moyen terme.
C’est le cas, par exemple, si en voyant que la Lune a son côté brillant
toujours tourné vers le Soleil, on comprend aussitôt la cause de ce phénomène,
savoir qu’elle reçoit sa lumière du Soleil ; ou si, en observant quelqu’un
en train de parler avec un homme riche, on devine qu’il lui emprunte de
l’argent ; c’est encore le fait de deviner que ce qui rend deux personnes
amies c’est qu’elles ont un ennemi commun. Dans tous ces exemples, il a suffi
de voir les extrêmes pour connaître aussi les moyens termes, qui sont les
causes.
On
peut désigner par A le côté
brillant est tourné vers le Soleil, par B tirer sa lumière du Soleil, et par C la Lune. Alors
B, tirer sa lumière du Soleil, appartient
à C, la Lune, et A avoir son côté brillant tourné vers la
source de sa lumière, à B. Ainsi A est attribué à C par
B.
Les
questions que l’on se pose sont précisément ni nombre égal aux choses que nous
connaissons. Or, nous nous posons quatre sortes de questions : le fait,
le pourquoi, si la chose existe, et enfin ce qu’elle est.
Ainsi,
quand, embrassant une pluralité de termes, nous nous demandons si la
chose est telle ou telle, si, par exemple, le Soleil subit ou non une éclipse,
c’est alors le fait que nous recherchons La preuve en est V c’est que, dès que nous avons
découvert que le Soleil subit une éclipse, nous n’allons pas plus loin ;
et si, dès le début, nous savions que le Soleil subit une éclipse, nous ne
chercherions pas à savoir s’il la subit. Mais, quand nous connaissons le fait,
nous cherchons le pourquoi : par exemple, sachant que le Soleil subit une
éclipse et que la Terre tremble, nous cherchons le pourquoi de l’éclipse ou le
pourquoi du tremblement de terre.
Telles
sont donc les questions que nous nous posons quand nous embrassons une
pluralité de termes. Mais il y a des cas où nous nous posons la question d’une
autre façon : par exemple, s’il est ou non un Centaure ou un Dieu
(Je prends l’expression s’il est ou non au sens absolu, et non pas comme
quand on dit s’il est ou n’est pas blanc). Et quand nous avons connu que
la chose est, nous recherchons ce qu’elle est : par exemple, qu’est-ce
donc que Dieu, ou qu’est-ce que l’homme ?
Telles
sont donc les sortes de questions que nous nous posons, et c’est dans les
réponses à ces questions que consiste notre savoir.
Quand,
nous cherchons le fait ou quand nous cherchons si une chose est au sens
absolu, nous cherchons m réalité s’il y a de cela un moyen terme ou s’il n’y en
a pas ; et une fois que nous savons le fait ou que la chose est (autrement
dit, quand nous savons qu’elle est soit en partie, soit absolument), et
qu’en outre [90a] nous recherchons le pourquoi, ou la nature de la chose, alors nous
recherchons quel est le moyen terme (quand la recherche porte sur le fait, je
parle d’existence partielle de la chose, et si elle porte sur
l’existence même, je parle d’existence au sens absolu. Il y a existence
partielle, quand, par exemple, je demande : la Lune subit-elle-une
éclipse ? ou encore: la Lune s’accroît-elle ? car,
dans des questions de ce genre, nous recherchons si une chose est une chose ou
n’est pas cette chose. Quant à l’existence d’une chose au sens absolu, c’est
quand nous demandons, par exemple, si la Lune ou la Nuit existe). Le résultat
c’est que dans toutes ces recherches, nous nous demandons soit s’il y a un
moyen terme, soit quel est le moyen terme. En effet, le moyen c’est la cause,
et c’est lui l’objet de toutes nos recherches. Par exemple, est-ce que la
Lune subit une éclipse ? signifie : y a-t-il ou n’y a-t-il pas
une cause à l’éclipse ? Après cela, quand nous savons qu’il y en a
une, nous passons à la question : quelle est donc cette cause ?
Car la cause par laquelle une chose est, non pas ceci ou cela, mais
d’une façon absolue et substantiellement, aussi bien que la cause par laquelle
une chose est, non plus d’une façon absolue mais ceci ou cela, en tant qu’elle
possède quelque attribut essentiel ou accidentel, c’est, dans les deux cas, le
moyen terme. Par ce qui est au sens absolu, j’entends le sujet lui-même,
par exemple la Lune, la Terre, le Soleil, le triangle ; par la qualité
affirmée du sujet, j’entends l’éclipse, l’égalité, l’inégalité, l’interposition
ou la non-interposition de la Terre. Dans tous ces exemples, il est clair qu’il
y a identité entre la nature de la chose et pourquoi elle est. La
question : qu’est-ce que l’éclipse ? et sa réponse : la
privation de la lumière de la Lune par l’interposition de la Terre, sont
identiques à la question : pourquoi y a-t-il éclipse ? ou pourquoi
la Lune subit-elle une éclipse ? et sa réponse ; en raison du
manque de lumière quand la Terre vient à s’interposer. De même à : qu’est-ce qu’un accord musical ? C’est
le rapport numérique dans
l’aigu et dans le grave, nous pouvons substituer : pourquoi l’aigu
s’accorde-t-il avec le grave ? Parce qu’il existe un rapport numérique
entre l’aigu et le grave. Enfin: est-ce que l’aigu et le grave font un
accord ? revient à : est-ce que leur rapport est
numérique ? Et quand nous l’avons reconnu, nous demandons : quel
est donc ce rapport ?
Que
la recherche porte toujours sur le moyen, cela résulte manifestement des cas où
le moyen terme tombe sous les sens. Nous ne le cherchons, en effet, que parce
que nous ne le percevons pas : nous cherchons s’il y a, ou non, un
moyen, causant, par exemple, une éclipse. Mais si nous étions sur la Lune, nous
ne rechercherions ni si l’éclipse a lieu, ni pourquoi elle a lieu, mais le fait
et le pourquoi seraient en même temps évidents. En effet, c’est de l’acte de
perception que nous viendrait aussi la connaissance de l’universel : car
la sensation nous apprend qu’il y a présentement interposition de la Terre
parce qu’il est évident qu’actuellement la Lune subit une éclipse, et c’est de
là que viendrait l’universel.
Ainsi
donc que nous l’avons dit, connaître ce qu’est. une chose revient à connaître
pourquoi elle est ; et cela est également vrai des choses en tant qu’elles
sont au sens absolu et non pas seulement comme qualifiées par quelque
attribut, et aussi en tant qu’elles sont dites posséder quelque attribut, tel
que égal à deux droits, ou plus grand ou plus petit.
Qu’ainsi
tous les problèmes consistent dans la recherche du moyen terme, c’est évident.
Disons
donc comment on montre ce qu’est une chose, et de quelle façon la définition
peut se ramener à la démonstration, ce qu’est la définition et de quoi il y a
définition. Développons d’abord certaines difficultés que ces questions
soulèvent, et commençons ce que nous avons à dire par l’examen d’un point qui
se rapproche le plus de nos remarques qui précèdent immédiatement. On pourrait,
en effet, se demander [90b]
s’il est possible de connaître la même chose, selon le même procédé, à la fois
par définition et par démonstration ; ou bien, est-ce impossible ?
Car la définition semble bien porter sur ce qu’est la chose, et tout ce qui
explique ce qu’est une chose est universel et affirmatif, alors que les
syllogismes peuvent être les uns négatifs, et d’autres non-universels :
par exemple, tous ceux de la seconde figure sont négatifs, et ceux de la
troisième non-universels. Bien plus, les conclusions affirmatives de la
première figure ne sont même pas toutes définissables : par exemple, tout
triangle a ses angles égaux à deux droits. La raison en est que savoir ce
qui est démontrable, c’est en avoir la démonstration ; par suite, si de
conclusions de cette nature il peut y avoir démonstration, il est évident qu’il
ne peut pas y en avoir aussi définition : autrement, on pourrait connaître
une telle conclusion aussi, en vertu de sa définition sans en avoir la
démonstration, car rien ne s’oppose à ce qu’on puisse avoir l’une sans l’autre.
Une
conviction suffisante peut aussi nous être fournie par l’induction, car jamais
encore nous n’avons connu par définition rien de ce qui est affirmé d’une autre
chose, soit à titre d’attribut essentiel, soit comme accident. En outre, si la
définition nous fait acquérir la connaissance d’une substance, de toute façon
de telles déterminations ne sont manifestement pas des substances.
Qu’ainsi
il n’y ait pas définition de tout ce dont il y a démonstration, c’est là une
chose évidente. Mais alors, est-ce qu’il y a démonstration de tout ce dont il y
a définition, ou bien n’est-ce pas possible ? Il y a une raison, la même
que précédemment, qui s’applique encore ici. Une seule et même chose, en tant
qu’une, ne peut être connue que d’une seule façon : d’où, puisque savoir
la chose démontrable est en posséder la démonstration, on arrivera à cette
impossibilité que la possession de la définition, sans la démonstration,
donnera la connaissance de la chose démontrable.
En
outre, les principes des démonstrations sont des définitions, pour lesquelles
il n’y aura pas de démonstrations possibles, ainsi qu’on l’a prouvé
antérieurement : car, ou bien les principes seront démontrables, ainsi que
les principes des principes, et ainsi de suite à l’infini, ou bien les vérités
premières seront des définitions indémontrables.
Mais
si, pris dans leur totalité, les objets de la définition et ceux de là
démonstration ne peuvent être les mêmes, n’y en a-t-il pas du moins certains
qui peuvent l’être ? Ou bien cela n’est-il pas possible, puisqu’il ne peut
pas y avoir démonstration de ce dont il y a définition ? C’est qu’en
effet, la définition porte sur l’essence et la substance, tandis qu’il est
manifeste que toutes les démonstrations posent et assument l’essence : par
exemple, les démonstrations mathématiques posent l’essence de l’unité et
l’essence de l’impair ; et, dans les autres sciences, il en est de même.
En outre, toute démonstration prouve un prédicat d’un sujet comme lui appartenant
ou ne lui appartenant pas, mais, dans la définition, un élément n’est en rien
attribué à l’autre : nous n’affirmons, par exemple, ni l’animal du bipède,
ni le bipède de l’animal ; nous n’affirmons pas non plus la figure de la
surface, car la surface n’est pas figure, ni la figure surface. De plus, il y a
une différence entre démontrer ce qu’est une chose et démontrer le fait d’une
attribution. La définition fait connaître ce qu’est la chose, et la
démonstration, [91a] que
tel attribut appartient ou n’appartient pas à tel sujet ; or des choses
différentes requièrent des démonstrations différentes, à moins que l’une des
démonstrations ne soit à l’autre comme la partie au tout. J’ajoute cette
restriction, parce que, si on a prouvé que tout triangle a ses angles égaux à
deux droits, on a prouvé par là même que cette propriété Appartient à
l’isocèle, car l’isocèle est une partie du triangle pris comme un tout, tandis
que, dans le cas qui nous occupe, le fait de l’attribution et l’essence de la
chose n’entretiennent pas des rapports mutuels de. ce genre, puisque l’un n’est
pas une partie de l’autre.
On
voit ainsi qu’il n’y a pas démonstration de tout ce dont il y a définition, ni
définition de tout ce dont il y a démonstration. La conclusion générale à tirer,
c’est qu’on ne peut jamais d’une même chose avoir à la fois définition et
démonstration. Il en résulte évidemment que la définition et la démonstration
ne peuvent être ni identiques, ni contenues l’une dans l’autre, car autrement
leurs sujets seraient dans les mêmes relations.
Arrêtons
là notre exposé des difficultés préliminaires.
Est-ce
que de l’essence, le syllogisme, autrement dit la démonstration, est possible,
ou, comme la présente discussion le supposait, impossible ? C’est qu’en
effet le syllogisme prouve un attribut d’un sujet par le moyen terme, et,
d’autre part, l’essence est à la fois propre au défini et lui est attribuée
comme appartenant à son essence. Mais, dans ce cas, le sujet, sa définition et
le moyen terme sont nécessairement réciprocables : car si A est propre à C, il est évident que A est propre à B, et B à C, de sorte
que tous ces termes sont propres l’un à l’autre ; et, en outre, si A est contenu dans l’essence de tout B, et si B est affirmé universellement de tout C comme appartenant à l’essence de C, A doit aussi nécessairement être affirmé de C comme appartenant à son essence.
Mais s’il n’en est pas ainsi dans les deux prémisses, autrement dit si A est affirmé comme appartenant à
l’essence de B, mais si B n’appartient pas à l’essence des
sujets dont il est affirmé, A ne
sera pas nécessairement affirmé de C comme
appartenant à son essence. Ainsi les deux prémisses affirmeront l’une et
l’autre l’essence, et par suite B aussi
sera affirmé de C comme son
essence. Puis donc que les prémisses affirment l’une et l’autre l’essence,
autrement dit la substance, la substance de C sera dans le moyen terme avant que la conclusion soit tirée.
Pour
généraliser, supposons qu’on ait à prouver l’essence de l’homme. Admettons que C soit homme, et A l’essence de l’homme,
c’est-à-dire animal-bipède ou quelque autre chose. Alors, si nous voulons faire
un syllogisme, il est nécessaire que A
soit attribué à tout B. Mais
cette prémisse aura un nouveau moyen terme, qui par suite sera aussi l’essence
de l’homme. L’argument pose donc ce qu’il faut prouver, puisque B aussi est
l’essence de l’homme.
Mais
c’est le cas où il y a seulement les deux prémisses, c’est-à-dire quand les
prémisses sont premières et immédiates, qu’il faut considérer, car c’est ainsi
qu’on pourra élucider le mieux ce que nous disons.
Ainsi,
ceux qui prouvent l’essence de l’âme, ou l’essence de l’homme, ou quelque autre
réalité par des termes réciprocables, font une pétition de principe : si,
par exemple, on prétendait que l’âme a en soi-même la cause de sa propre
existence, et que ce qui a en soi-même la cause de sa propre existence est un
nombre se mouvant soi-même ; car il faut alors postuler que l’âme est dans
son essence un nombre qui se meut soi-même, en ce sens qu’il y a identité parfaite
de l’âme et de ce nombre. En effet, si A
est un [91b] simple conséquent de B, et B de C, A ne
sera pas la substance de C, mais
il sera seulement ce qu’il était vrai de dire de C. Il en est de même si A
affirmé de tout B, en
tant que B, est identique à une
espèce de A : l’essence de
l’animal est affirmée de l’essence de l’homme (puisqu’il est vrai que, dans
tous tes cas, l’essence de l’homme est l’essence de l’animal, de même qu’il est
vrai aussi que tout homme est animal), mais non pas comme identique à l’essence
de l’homme.
Nous
concluons donc que, à moins de prendre les deux prémisses comme nous l’avons
dit, on ne peut pas conclure
que A est l’essence et la
substance de C. Seulement, si
on les prend de cette façon, en assumant B
on aura assumé, antérieurement à la conclusion, que B est la substance de C. Il en résulte qu’il n’y a pas eu
de démonstration : on n’aura fait qu’une pétition de principe.
La
méthode de division n’arrive pas non plus à conclure, ainsi que nous l’avons
dit dans l’analyse relative aux figures. En effet, on n’obtient jamais d’une
façon nécessaire que telle chose soit parce que telles autres choses sont :
la division, ne démontre pas plus que l’induction. C’est qu’il ne faut pas
que la conclusion soit une interrogation, ni qu’elle dépende d’une concession
de l’adversaire ; mais il est nécessaire qu’elle soit, quand les prémisses
sont données, même si celui qui répond la nie. On demande, par exemple : l’homme
est-il animal ou être inanimé ? On pose ensuite, mais on ne conclut pas,
qu’il est animal. On ajoute qu’à son tour, tout animal, sans exception, est ou
pédestre ou aquatique, et on pose que l’homme est pédestre.
En
outre, que l’homme soit l’ensemble de ces deux notions, autrement dit animal-pédestre,
ne résulte pas nécessairement de ce qu’on a dit, mais c’est là encore un
nouveau postulat. Peu importe, du reste, que la division se fasse par un l^rand
nombre ou par un petit nombre de différences : dans les deux cas, c’est le
même raisonnement. Pour ceux qui procèdent par cette méthode, l’emploi de la
division est à ce point inutile qu’ils ne peuvent même pas conclure les vérités
qui pourraient être démontrées par syllogisme. Car, qu’est-ce qui empêche que
cet ensemble ne soit vrai de l’homme, et cependant n’en indique ni l’essence,
ni la substance ? Qu’est-ce qui garantit qu’on n’ajoute pas quelque chose
à l’essence, ou qu’on n’en retranche pas quelque chose, ou enfin qu’on ne passe
pas par dessus un caractère essentiel ?
Ce
sont là assurément des défauts, dira-t-on, mais on peut les éviter si on prend
tous les éléments contenus dans l’essence, et si, après avoir postulé l’élément
premier, on continue par la division la série ininterrompue des termes, sans en
omettre aucun. Et ces conditions doivent être forcément remplies, puisque la
division doit aboutir à ce qui est spécifiquement indivisible.
Mais
pourtant, répondrons-nous, il n’y a pas en cela syllogisme et si la division
nous fait connaître quelque chose, c’est d’une autre façon. Et il n’y a là rien
d’étonnant, car sans doute l’induction n’est pas davantage une démonstration,
et cependant elle montre quelque chose. Mais on ne fait pas de syllogisme quand
on tire de la division la définition. Car, de même que dans les conclusions
obtenues sans leurs moyens termes, si on dit que telles prémisses étant données
il faut nécessairement que telle chose soit, on peut demander pourquoi :
ainsi en est-il aussi dans les définitions qui s’appuient sur la division. Par
exemple : quelle est l’essence de l’homme ? Animal, mortel, qui a des pieds, bipède, sans ailes. [92a] Mais pourquoi ? peut-on
demander à chaque addition d’un nouvel attribut. On dira, et on démontsera même
(du moins on le croit) par la division, que tout animal est ou mortel ou
immortel. Mais une telle formule, dans sa totalité, n’est pas une
définition. De telle sorte que, même en supposant qu’on puisse la démontrer par
la division, de toute façon la définition ne devient pas conclusion.
Mais
est-ce qu’il est encore possible de démontrer la définition qui exprime l’essence
d’une chose, en procédant cette fois par hypothèse, c’est-à-dire en posant,
d’une part, que la substance d’une chose est constituée par les éléments
propres de son essence, et, d’autre part, que ces éléments sont les seuls
contenus dans l’essence et que leur ensemble est propre à la chose ? Car
c’est en quoi consiste l’essence de la chose.
Ne
serait-ce pas plutôt que, là encore, la substance est postulée dans cette
prémisse, puisque la preuve doit se faire nécessairement par le moyen
terme ?
En
outre, de même que dans le syllogisme on ne pose pas comme prémisse ce qu’est
le syllogisme lui-même (puisque toujours l’une des prémisses dont le syllogisme
est constitué, est à l’égard de l’autre comme le tout à la partie), ainsi la
substance ne doit pas non plus être contenue dans le syllogisme, mais elle doit
être en dehors des prémisses posées. C’est seulement à celui qui doute si la
conclusion est ou non syllogistique, qu’il faut répondre qu’elle l’est parce
qu’elle est conforme à la définition que nous avions posée du syllogisme ;
et c’est seulement à celui qui doute que la conclusion soit la substance, qu’il
faut répondre qu’assurément elle l’est parce qu’elle est conforme à la
définition de la substance que nous avions posée. Par suite, on doit pouvoir,
même sans la définition du syllogisme ou sans celle de la substance, obtenir
une conclusion.
Il
en est de même dans la preuve par hypothèse du type suivant. Si l’essence du
Mal consiste dans la divisibilité, et si l’essence du contraire d’une chose
(dans le cas des choses qui ont un contraire) est le contraire de l’essence de
la chose, alors, si le Bien est le contraire du Mal, et l’indivisible du
divisible, il en résulte que l’essence du Bien consiste dans l’indivisibilité.
C’est là une pétition de principe, car on ne démontre encore ici qu’en posant
l’essence comme prémisse, et comme une prémisse posée en vue de démontrer la
substance.
Pourtant,
dira-t-on, c’est une autre substance ?
Je
l’admets, car, dans les démonstrations aussi, nous posons comme prémisse que
telle chose est attribuée à telle autre ; seulement, le terme attribué
n’est ni le même que le majeur, ni identique à lui par la définition ou
convertible avec lui.
En
outre, à l’égard des deux sortes de preuves, la preuve par division et la
preuve par un syllogisme tel que nous venons de le décrire, on est en présence
de la même difficulté : pourquoi l’homme serait-il animal-bipède-pédestre,
et non animal et pédestre ? En effet, des prémisses adoptées il ne
résulte aucune nécessité que le prédicat forme une unité : il peut en être
comme dans le cas où musicien et grammairien sont attribués au
même homme.
Comment
donc, en définissant, prouvera-t-on la substance ou essence ? On ne peut
pas, comme quand ou démontre en partant de propositions dont la vérite est
concédée, montrer que, telles choses étant, quelque autre chose est
nécessairement, car c’est là une démonstration ; on ne pourra pas montrer
non plus, comme dans l’induction, en s’appuyant sur l’évidence des cas
particuliers, que le tout est ainsi parce que aucun des cas particuliers n’est
autrement : car l’induction ne prouve pas ce qu’est la chose, mais [92b] qu’elle a ou n’a pas quelque attribut. Quelle autre méthode nous
reste-t-il donc ? Car, à coup sûr, on ne peut pas prouver l’essence par la
sensation ou en la montrant du doigt.
De
plus, comment par la définition prouvera-t-on l’essence ? Nécessairement,
en effet, quand on sait ce qu’est l’homme, ou tout autre chose, on sait aussi
qu’il est, car pour ce qui n’est pas, personne ne sait ce qu’il est : on
peut seulement savoir ce que signifie le discours ou le nom, comme lorsque je
dis bouc-cerf, mais ce qu’est un bouc-cerf, il est impossible de le
savoir. Mais, en outre, si la définition peut prouver ce qu’est une chose,
peut-elle aussi prouver qu’elle existe ? Et comment prouvera-t-elle à la
fois essence et existence par le même raisonnement, puisque la définition, de
même que la démonstration, fait connaître une seule et unique chose ? Or,
ce qu’est l’homme est une chose, et le fait que l’homme existe en est une
autre.
Ensuite
nous soutenons que c’est nécessairement par une démonstration qu’on montre
qu’une chose quelconque est, à l’exception de la seule substance. Or, l’être
n’est jamais la substance de quoi que ce soit, puisqu’il n’est pas un genre. La
démonstration aura donc pour objet que la chose est. Et c’est bien là ce que
font actuellement les sciences : le géomètre pose la signification
du terme triangle, mais il prouve qu’il a tel attribut. Qu’est-ce
alors qu’on prouvera on définissant l’essence ? Sera-ce le triangle ?
Alors, en connaissant par définition ce qu’est une chose, on ne saura pas si
elle existe, ce qui est impossible.
Il
est clair encore, si nous considérons les méthodes nctuelles de définition, que
la définition ne prouve pas que la chose définie existe, puisque, même s’il y a
quelque chose qui soit équidistant d’un centre, cependant pourquoi la chose
définie existerait-elle ? Pourquoi, en d’autres termes, serait-ce là la
définition du cercle ? On pourrait aussi bien dire que c’est celle de
Forichalque. Car les définitions ne vont pas jusqu’à démontrer que la
chose définie puisse exister, ni qu’elle est ce qu’on prétend définir : il
est toujours possible de demander le pourquoi.
Puis
donc que définir c’est montrer soit ce qu’est la chose, soit ce que signifie
son nom, nous pouvons en conclure que la définition, si elle ne’ prouve
absolument pas ce qu’est la chose, ne sera qu’un discours ayant la même
signification que le nom. Mais c’est là une absurdité. D’abord, en effet, il y
aurait définition et de ce qui n’est pas substance et de ce qui n’existe pas du
tout, puisqu’on peut exprimer par un nom, même des choses qui n’existent pas.
En outre, tous les discours seraient des définitions, puisqu’on pourrait
toujours imposer un nom à un discours quelconque, de sorte que tout ce que nous
dirions ne serait que définition et que l’Iliade
même serait une définition. Enfin, aucune démonstration ne pouvant
prouver que tel nom signifie telle chose, les définitions par suite ne nous
font pas connaître cela non plus.
En
vertu de ces considérations, il ne semble donc pas que ni la définition et le
syllogisme soient une seule et même chose, ni que l’objet de la définition et
celui du syllogisme soient identiques ; il résulte en outre que la définition
ne démontre ni ne prouve rien, et que l’essence ne peut être connue ni par
définition, ni par démonstration.
Nous
devons examiner à nouveau quelles sont cela [93a] les de ces conclusions qui sont fondées et quelles Hont celles qui ne
le sont pas, quelle est la nature de la définition, et si l’essence peut en un
certain sens être objet de démonstration, ou si c’est absolument impossible.
Ainsi
que nous l’avons dit, connaître ce qu’est une chose revient à connaître la
cause de son existence, et la raison de ceci, c’est qu’une chose doit avoir une
cause. En outre, cette cause est soit identique à l’essence, soit autre
qu’elle, et c’est dans le cas seulement où sa cause est distincte d’elle que
l’essence peut être soit démontrable, soit indémontrable. Par conséquent, si la
cause est autre que l’essence, et la démonstration possible, la cause est
nécessairement le moyen terme, et la preuve se fait dans la première figure,
attendu que la conclusion prouvée est à la fois universelle et affirmative. Ainsi
la méthode que nous venons d’exposer serait la première façon d’arriver au but
que nous poursuivons : c’est de démontrer l’essence par une autre. En
effet, des conclusions contenant des essences doivent être nécessairement
obtenues par un moyen qui soit lui-même une essence, comme les attributs
propres le sont par un moyen propre ; de sorte que des deux substances de
la même chose, on prouvera l’une et on ne prouvera pas l’autre.
Nous
avons dit plus haut que cette méthode ne peut pas constituer une démonstration,
mais qu’il s’agit là seulement d’un syllogisme dialectique de l’essence.
Reprenons donc la question à son point de départ, et expliquons de quelle façon
on peut démontrer l’essence. Quand nous avons connaissance du fait, nous
recherchons le pourquoi, et, bien que parfois le fait et le pourquoi nous
soient connus simultanément, il n’est cependant pas possible de savoir le
pourquoi avant le fait ; de même, il est évident que la substance d’une
chose ne va pas sans son existence, car il est impossible de connaître ce
qu’est une chose quand on ignore si elle existe.
De
plus, nous avons la connaissance qu’une chose existe ou non, tantôt en
appréhendant un élément essentiel de la chose, tantôt par accident, comme, par
exemple, quand nous savons seulement que le tonnerre est un bruit des nuages,
l’éclipse une privation de lumière, l’homme une espèce d’animal, et l’âme ce
qui se meut soi-même. Toutes les fois que c’est par accident que nous savons
que la chose existe, nous sommes nécessairement dans une complète ignorance en
ce qui concerne l’essence, puisque nous ne savons même pas véritablement que la
chose existe, et chercher ce qu’est.une chose sans savoir qu’elle existe, c’est
assurément ne rien chercher du tout. Par contre, dans les cas où nous appréhendons
un élément de la chose, la recherche de l’essence est plus aisée. Il en résulte
que mieux nous connaissons qu’une chose existe, mieux aussi nous sommes aptes à
connaître son essence.
Parlons
donc des choses dont nous connaissons un élément de l’essence, et commençons
par l’exemple suivant. Admettons que A
signifie éclipse, C
la Lune, et B
interposition de la Terre. Rechercher s’il y a éclipse ou non, c’est
chercher si B se produit ou non, ce qui ne diffère en rien de rechercher s’il y
a une raison pour A. Et
si cette raison existe, nous disons que A aussi existe. Autre
exemple : on peut rechercher lequel des deux membres d’une contradiction
la raison détermine: rend-elle les angles d’un triangle égaux ou non égaux à
deux droits ? Quand nous avons trouvé, nous savons simultanément le fait
et le pourquoi, à la condition que les prémisses soient immédiates ; si
elles ne le sont pas, nous connaissons le fait, mais non le pourquoi comme dans l’exemple suivant.
Soit C la Lune, A éclipse, et B l’incapacité, à l’époque de la pleine
Lune, de projeter une ombre, bien qu’aucun corps apparent ne soit interposé
entre nous et la Lune. Si donc B, l’incapacité de projeter une ombre, bien qu’aucun [93b] corps ne soit interposé entre nous et la
Lune, appartient à C, et A, subir une éclipse, à B, il est évident que la Lune subit une éclipse, mais on
ne voit pas encore pourquoi ; et que l’éclipse existe, nous le savons,
mais ce qu’elle est, nous ne le savons pas. Mais une fois qu’il est clair que A appartient à C, chercher le pourquoi de
cette attribution c’est chercher ce qu’est B : est-ce l’interposition de la Terre, ou la
rotation de la Lune, ou l’extinction de sa lumière ? Mais ce nouveau moyen
terme est la définition même de l’autre extrême, c’est-à-dire, dans ces exemples,
de A : car
l’éclipse n’est autre chose que l’interposition produite par la Terre. Ainsi
encore : Qu’est-ce que le tonnerre ? C’est l’extinction du feu
dans un nuage, revient à : Pourquoi tonne-t-il ? Du fait que
le feu s’éteint dans le nuage. Soit C
nuage, A tonnerre, et B
extinction du feu. Alors, B
appartient à C, nuage, parce
que le feu s’éteint en lui ; et A,
bruit, appartient à B ;
et B est
assurément la définition de A, le
grand extrême. S’il faut encore un autre moyen terme comme cause de B, ce sera l’une des
définitions restantes de A.
Nous
avons donc établi comment on atteint l’essence et comment on parvient à la
connaître ; et nous voyons que, bien qu’il n’y ait pas de syllogisme,
autrement dit de démonstration, de l’essence, pourtant c’est par syllogisme,
c’est-à-dire par démonstration, que l’essence est connue. Nous concluons que,
sans démonstration, il n’est pas possible de connaître l’essence d’une chose
qui a une cause autre qu’elle-même, et qu’elle ne peut pas non plus être
démontrée, ainsi que nous l’avons indiqué dans nos discussions préliminaires.
Certaines
choses ont une cause autre qu’elles-mêmes, tandis que, pour d’autres choses,
leur cause n’est pas distincte d’elles-mêmes. D’où il est évident que, parmi
les essences aussi, il y en a qui sont immédiates, autrement dit sont
principes, et ces essences on doit supposer non seulement qu’elles sont, mais
encore ce qu’elles sont, ou les faire connaître d’une autre façon. C’est
précisément ce que fait l’arithméticien, puisqu’il suppose à la fois et ce
qu’est l’unité et que l’unité est. D’autre part, pour les choses qui ont un
moyen terme, c’est-à-dire une cause autre que leur substance, il est possible,
de la façon que nous avons expliquée, de montrer leur essence par
démonstration, sans pourtant la démontrer.
Puisque
la définition est regardée comme le discours qui explique ce qu’est une chose,
il est clair que l’une de ses espèces sera un discours expliquant ce que
signifie le nom, autrement dit un discours purement nominal différent de celui
qui exprime l’essence : ce sera, par exemple, ce que signifie le terme triangle,
ce qu’est une figure en tant que nommée triangle. Quand nous savons que le
triangle est, nous cherchons pourquoi il est. Or, il est difficile ainsi
d’appréhender la définition de choses dont nous ne savons pas l’existence, la
cause de cette difficulté étant, comme nous l’avons dit plus haut, que nous ne
connaissons que par accident si la chose existe ou non. En outre, un discours
est un de deux façons : soit en vertu d’un simple lien, comme l’Iliade, ou parce qu’il
exprime un seul prédicat d’un seul sujet autrement que par accident.
Voilà
donc une première définition de la définition : c’est celle que nous
venons de donner. Une autre espèce de définition est le discours qui montre
pourquoi la chose est. Ainsi, la première donne une signification, mais ne
prouve pas, tandis que la seconde [94a] sera évidemment une quasi-démonstration de
l’essence, ne différant de la démonstration que par la position de ses termes.
Car il y a une différence entre dire pourquoi il tonne et dire ce qu’est le
tonnerre : dans le premier cas, on dira que c’est parce que le feu
s’éteint dans les nuages, tandis que, pour établir ce qu’est le tonnerre, on
dira que c’est le bruit du feu s’éteignant dans les nuages. Ainsi, c’est le
même discours qui prend une forme différente : dans l’une, c’est une
démonstration continue, dans l’autre une définition.
On
peut encore définir le tonnerre comme du bruit dans les nuages, ce qui est la
conclusion de la démonstration de l’essence.
Enfin,
la définition des termes immédiats est une donnée indémontrable de l’essence.
Nous
concluons que la définition est, en un premier sens, un discours indémontrable
de l’essence ; en un second sens, un syllogisme de l’essence ne différant
de la démonstration que par la position des termes ; et, en un troisième
sens, la conclusion de la démonstration de l’essence.
On
voit donc, d’après ce que nous avons dit : en premier lieu, en quel sens
il y a, et en quel sens il n’y a pas démonstration de l’essence, à quelles
choses elle s’applique et à quelles choses elle ne s’applique pas ; en
second lieu, en combien de sens est prise la définition, en quel sens elle
montre l’essence et en quel sens elle ne la montre pas, à quelles choses elle
s’applique et à quelles choses elle ne s’applique pas ; enfin, quel est le
rapport de la définition à la démonstration, et comment elle peut s’appliquer
au même objet qu’elle et comment elle ne le peut pas.
Nous
pensons connaître quand nous savons la cause. Or, les causes sont au nombre de
quatre : en premier lieu, l’essence ; en second lieu, que certaines
choses étant données, une autre suit nécessairement ; en troisième lieu,
le principe du mouvement de la chose ; et, en quatrième lieu, la fin en vue
de laquelle la chose a lieu. D’où toutes ces causes peuvent servir de moyen
terme à la preuve.
En
effet, que telle chose étant donnée, il en résulte nécessairement que ceci est,
c’est ce qu’on ne peut démontrer à l’aide d’une seule prémisse, mais il en faut
au moins deux ; c’est-à-dire que ces deux propositions doivent avoir un
seul moyen terme. Ainsi, cet unique moyen terme une fois posé, la conclusion
suit nécessairement. On peut encore le montrer par l’exemple suivant :
pourquoi l’angle inscrit dans le demi-cercle est-il droit ? ou bien :
de quelle donnée suit-il que c’est un angle droit ? Ainsi, admettons que A soit angle droit, B moitié de deux angles droits, et
C angle inscrit dans le
demi-cercle. Alors B est
la cause en vertu de laquelle A,
angle droit, appartient à C,
angle inscrit dans le demi-cercle, puisque B est égal à A, et C à
B, car C est la
moitié de deux angles droits. Donc B,
moitié de deux angles droits, est la donnée de laquelle il suit que A appartient à C, c’est-à-dire, avons-nous dit,
que l’angle inscrit dans le demi-cercle est droit. De plus, B est identique à la substance
de A, puisqu’il est ce
que la définition de A signifie ;
or nous avons déjà montré que le moyen est la substance comme cause.
D’autre
part, pourquoi les Mèdes ont-ils fait la guerre aux Athéniens! signifie :
quelle est la cause de la guerre faite aux Athéniens ? et la
réponse est: [94b] parce que les Athéniens avaient attaqué
Sardes avec les Eréthriens, puisque c’est ce fait qui a déclenché la guerre. Admettons que A signifie guerre, B avoir attaqué en agresseurs, et
C les Athéniens. Alors B, avoir attaqué en agresseurs, appartient
à C, les Athéniens, et A à B, puisqu’on fait la guerre à l’injuste agresseur. Ainsi A, faire la guerre, appartient
à B, ceux qui ont commencé les
premiers, et B à C, les Athéniens, car ce sont
eux qui ont commencé d’abord. Donc, ici aussi, la cause, autrement dit le
principe du mouvement, est le moyen terme.
Il
en est de même pour les cas où la cause est la cause finale. Par exemple, pourquoi
se promène-t-on ? Afin de se bien porter, et pourquoi une
maison existe-t-elle ? Afin de préserver les biens. Dans le
premier cas, la cause finale est la santé, dans le second la préservation des
biens. Mais entre demander pourquoi il faut se promener après dîner, et
demander en vue de quelle fin il faut le faire, il n’y a aucune différence.
Soit C signifiant la promenade
après dîner, B le fait pour les
aliments de ne pas rester sur l’estomac, et A se bien porter. Admettons
alors que le fait de se promener après dîner possède la propriété d’empêcher
les aliments de rester à l’orifice de l’estomac, et que ce soit là une chose
bonne pour la santé : car il semble bien que B, le fait pour les aliments de ne pas rester sur l’estomac, appartient
à C, le fait de se promener, et
que A, ce qui est sain, appartient
à B. Quelle est donc la
cause par laquelle A, la
cause finale, appartient à C ? C’est B, le fait de ne pas rester sur l’estomac. Mais B est une sorte de définition
de A, puisque c’est par
lui qu’on rendra compte de A. Mais
pourquoi B est-il la
cause de l’attribution de A à C ?
Parce que c’est se bien porter que d’être dans un état tel que B. Il faut transposer les
définitions, et de cette façon tout deviendra plus clair. Seulement, l’ordre du
devenir est ici l’inverse de ce qu’il est dans les causes du mouvement :
dans l’ordre des causes efficientes, le moyen terme doit se produire le
premier, tandis que, dans l’ordre des causes finales, c’est le mineur C qui est le premier, et ce
qui vient en dernier lieu c’est la cause finale.
Il
peut se faire d’ailleurs que la même chose à la fois existe en vue d’une fin et
qu’elle soit le produit de la nécessité : par exemple, pourquoi la
lumière traverse la lanterne. C’est, d’abord, parce que ce qui est composé de
particules plus petites passe nécessairement au travers des pores plus grands,
en supposant bien entendu que la lumière se produise au dehors par
pénétration ; et, en second lieu, c’est en vue d’une fin, à savoir pour
que nous ne nous heurtions pas. Si donc une chose peut exister par deux
causes, ne peut-elle pas aussi devenir par deux causes : comme, par
exemple, si le tonnerre est un sifflement et un bruit nécessairement produit
par l’extinction du feu dans les nuages, et s’il a aussi pour fin, comme
l’assurent les pythagoriciens, de
menacer les habitants du Tartare afin de leur inspirer de la crainte ? Des
exemples de ce genre sont du reste très nombreux, et principalement dans les
êtres dont le devenir et la constitution sont naturels, car la nature produit
tantôt en vue d’une fin, tantôt par nécessité.
Or,
la nécessité est de deux sortes. L’une est conforme à la tendance naturelle
d’une chose ; l’autre procède par violence [95a] et contrairement à la tendance :
par exemple, c’est par nécessité que la pierre se porte et vers le haut et vers
le bas, mais ce n’est pas par la même nécessité.
Quant
aux productions de l’intelligence, les unes, comme par exemple une maison ou
une statue, ne sont jamais dues au hasard ni à la nécessité, mais sont toujours
faites en vue d’une fin, les autres, telles que la santé et la conservation,
peuvent aussi résulter de la fortune. C’est surtout dans celles qui peuvent
être ainsi et autrement (mais seulement dans les cas où la production ne dépend
pas de la fortune, de telle sorte que la fin est bonne) qu’un résultat est dû à
une fin, que ce soit dans la nature ou dans l’art. D’autre part, rien de ce qui
dépend de la fortune ne se produit en vue d’une fin.
Quand
il s’agit de faits, soit en train de se produire, soit passés, soit futurs, la
cause est exactement la même que dans les êtres (car c’est le moyen terme qui
est cause), avec cette différence que, pour les êtres, la cause est, tandis que pour les faits
présents elle devient, pour les faits passés elle est passée, et pour les faits
futurs elle est future. Par exemple, pourquoi l’éclipse a-t-elle eu lieu ?
parce que l’interposition de la terre a eu lieu ; l’éclipse a lieu,
parce que l’interposition de la Terre a lieu ; l’éclipse aura lieu,
parce que l’interposition aura lieu ; et l’éclipse est, parce que l’interposition est.
Autre exemple : qu’est-ce que la glace ? Admettons que ce soit de
l’eau congelée, et figurons eau par C, congelée par A,
et le moyen, qui est cause, par B, savoir le défaut total de chaleur. Donc B appartient à C, et A, la congélation, à B : la glace se forme quand B se produit, elle est formée quand B s’est produit, elle se
formera quand B se
produira.
Cette
sorte de cause et son effet deviennent simultanément, quand ils sont en train
de devenir, et ils existent simultanément, quand ils existent ; et s’ils
sont passés, et s’ils sont futurs, il en est de même. Mais dans les cas où il
n’y a pas simultanéité de la cause et de l’effet, est-ce que des choses
peuvent, comme il nous le semble bien, être causes d’autres choses, dans un
temps continu, un effet passé résultant d’une cause passée différente de
lui-même, un effet futur d’une cause future différente, et un effet en devenir
d’une cause différente et antérieure à lui ? Mais alors, c’est du fait postérieur
dans le passé que part le syllogisme, (bien que les événements postérieurs
aient, en fait, pour origine les événements antérieurs, ce qui montre bien
encore que, dans le cas d’événements en devenir, le raisonnement a le même
point de départ). Au contraire, à partir du fait antérieur il n’y a pas de
syllogisme possible (nous ne pouvons pas conclure, par exemple, que parce que
tel fait passé est arrivé, tel autre fait passé est arrivé postérieurement, et,
pour les événements futurs, il en est de même) : en effet, que le
temps intermédiaire entre la cause et effet soit indéterminé ou déterminé, il
ne sera jamais possible de conclure que, par cela seul qu’il est vrai de dire
que tel événement passé s’est produit, il soit vrai de dire que tel autre
événement passé postérieur s’est produit : car, dans l’intervalle de l’un
à l’autre, ce dernier énoncé sera faux, bien que le premier événement se soit
déjà produit. Le raisonnement est encore le même quand il s’agit du
futur : on ne peut pas non plus conclure que, parce que tel événement
s’est produit, un événement futur se produira ; le moyen doit, en effet,
appartenir au même genre que les extrêmes, passé quand les extrêmes sont
passés, futur quand ils sont futurs, en devenir quand ils sont en devenir,
étant quand ils sont ; or, avec des extrêmes respectivement passé et
futur, il ne peut pas y avoir de moyen terme homogène. Une autre raison encore,
c’est que le temps intermédiaire ne peut être ni déterminé, ni indéterminé,
puisque l’énoncé sera faux pendant tout ce temps.
Nous
avons [95b] aussi à examiner la nature de ce qui assure la continuité des
événements de telle sorte que, dans les choses mêmes, à l’événement passé
succède l’événement en devenir. Il est évident, peut-on dire, qu’un événement
présent n’est pas contigu à un événement passé, puisqu’un événement passé ne
peut même pas l’être à un événement passé, les événements passés étant des
limites et des indivisibles : de même que les points ne sont pas contigus
les uns aux autres, les événements passés ne le sont pas non plus, car, dans
les deux cas, ce sont des indivisibles. Pas davantage un événement présent ne
peut être contigu à un événement passé, et ce, pour la même raison, car le
devenir présent est divisible et l’événement passé indivisible. Ainsi la relation
du devenir présent à l’événement passé est analogue à celle de la ligne au
point, puisqu’une infinité de faits passés se trouve contenue dans ce qui est
en train de devenir. Ces questions doivent d’ailleurs être traitées d’une façon
plus explicite dans notre théorie générale du Mouvement. Pour rendre compte de
quelle manière, en supposant que le devenir soit une série d’événements
consécutifs, le moyen est identique à la cause, bornons-nous aux
considérations suivantes. Nécessairement, même dans ces syllogismes, le moyen
et le majeur doivent former une prémisse immédiate. Par exemple, nous disons
que puisque C a eu lieu,
A a eu lieu : et C a eu lieu le dernier, et A le premier ; mais le
principe du raisonnement est C, parce qu’il est le plus rapproché de ce qui a
lieu présentement, et que le point de départ du temps est le présent. Nous
disons ensuite que C est
arrivé, si D est arrivé.
Nous concluons alors que, puisque D
a eu lieu, A a
nécessairement eu lieu. Et la cause est C,
car ; puisque D
a eu lieu, C doit
nécessairement avoir eu lieu, et si C
a eu lieu, A doit
nécessairement avoir eu lieu auparavant. En prenant de cette façon le moyen
terme, la série s’arrêtera-t-elle, à un moment donné, à une prémisse immédiate,
ou bien un nouveau moyen terme viendra-t-il toujours s’insérer, parce qu’il y
en a une infinité, étant donné, ainsi que nous l’avons dit, qu’un événement
passé n’est pas contigu à un événement passé ? Il faut néanmoins partir
d’une prémisse formée du moyen et du présent majeur.
Il
en est de même encore des événements futurs, puisque s’il est vrai de dire que D existera, il doit être
antérieurement vrai de dire que A existera,
et la cause de cette conclusion est C ;
car si D doit
exister dans le futur, C existera
avant lui, et si C doit
exister dans le futur, A existera avant lui. Et, ici encore, c’est la même
division à l’infini, puisque les événements futurs ne sont pas contigus les uns
aux autres ; mais, ici encore, il faut prendre comme principe une prémisse
immédiate.
Et
il en est bien ainsi dans la réalité : si une maison a été construite,
nécessairement des pierres doivent avoir été taillées et extraites. Pourquoi
cela ? Parce que des fondations ont nécessairement été faites, puisqu’ une
maison a été construite ; et, s’il y a eu des fondations, il a fallu
nécessairement que des pierres aient été taillées auparavant. De même, s’il
doit y avoir une maison dans le futur, des pierres devront être également
taillées auparavant ; et la preuve a lieu par le moyen terme, de la même
façon, car les fondations existeront avant la maison.
Mais
comme nous observons dans la nature des choses une sorte de génération
circulaire, cela aussi se retrouve dans la démonstration, si le moyen et les
extrêmes se suivent réciproquement, puisque, dans ce cas, la conversion a lieu.
Or, cela, à savoir, la convertibilité des conclusions et des prémisses, [96a] a été démontré dans nos précédents
chapitres, et la génération circulaire en est un exemple. Dans la réalité
elle-même, voici comment elle se manifeste. Quand la terre a été mouillée, il
s’élève nécessairement une vapeur ; une fois cette vapeur produite, c’est
un nuage qui s’est formé ; ce dernier étant formé, c’est la pluie ;
et quand la pluie est tombée, la terre est nécessairement mouillée : or
c’était là précisément notre point de départ, de sorte qu’on a bouclé le
cercle, puisque de l’un quelconque de ces termes une fois donné un autre suit,
de ce dernier un autre, et de cet autre le premier.
Il
v a certains événements qui se produisent universellement (car toujours et dans
tous les cas ils sont, ou ils deviennent ce qu’ils sont) ; pour d’autres,
c’est non pas toujours, mais seulement le plus souvent : par exemple, le
mâle, chez l’homme, n’a pas toujours de la barbe au menton, mais il en a la
plupart du temps. Dans des cas de ce genre, il faut nécessairement que le moyen
terme ait aussi ce caractère d’être le plus souvent. En effet, si A est affirmé universellement
de B, et B universellement de C, il est nécessaire aussi que
A soit toujours et dans
tous les cas affirmé de C, puisque
c’est la nature de l’universel que d’être attribué dans tous les cas et
toujours. Ici, au contraire, nous avons supposé seulement qu’il s’agissait de
ce qui arrive le plus souvent ; il faut donc nécessairement aussi que le
moyen terme, représenté par B, arrive
seulement le plus souvent. Il y aura donc également pour les conclusions qui
sont le plus souvent, des principes immédiats : ce sont les conclusions
qui sont ou se produisent le plus souvent de cette façon-là.
Nous
avons rendu compte antérieurement de la façon dont l’essence se manifeste dans
les termes d’une démonstration, et de quelle façon il y a ou non démonstration
ou définition de l’essence. Indiquons à présent par quelle méthode il faut
rechercher les prédicats contenus dans l’essence.
Parmi
les attributs qui appartiennent toujours à une chose, certains ont une
extension plus grande qu’elle, tout en ne s’étendant pas au-delà du genre (par
attributs à extension plus grande, j’entends ceux qui, tout en appartenant
universellement à un sujet, appartiennent cependant aussi à un autre). Par
exemple, tandis qu’il y a un attribut qui appartient à toute triade et qui
cependant appartient aussi à ce qui n’est pas une triade (comme l’être
appartient à la triade, mais aussi à ce qui n’est pas du tout un nombre),
l’impair, par contre, est à la fois un attribut de toute triade et un attribut
à extension plus grande qu’elle (puisqu’il appartient aussi à la pentade), mais
il ne s’étend pas au-delà du genre, puisque la pentade est un nombre et que
rien, en dehors du nombre, n’est impair. Ce sont des attributs de cette nature
que nous devons prendre, en nous arrêtant au point précis où chacun d’eux aura
une extension plus grande que le sujet, mais où leur totalité sera coextensive
avec lui, car cette totalité est nécessairement la substance même de la chose.
Par exemple, toute triade a comme attributs d’être un nombre, un nombre
impair, et aussi un nombre premier dans les deux sens du terme :
c’est-à-dire, non seulement comme n’étant divisible par aucun nombre, mais
encore comme n’étant pas une somme de nombres. C’est là précisément ce qu’est
la triade : un nombre impair premier, et premier au double sens du terme,
car ces attributs, pris séparément, appartiennent, les deux premiers, à
tous les nombres impairs, et le dernier aussi bien à la dyade qu’à la triade,
tandis que, pris collectivement, ils n’appartiennent à aucun autre sujet que la
triade. [96b] Mais puisque nous avons montré plus haut que sont des prédicats
nécessaires les prédicats contenus dans l’essence, et que les attributs
universels sont nécessaires, et puisque les attributs que nous prenons comme
appartenant à la triade, ou à tout autre sujet constitué de cette façon, sont
affirmés comme appartenant à son essence, la triade possédera ainsi ces
attributs d’une manière nécessaire.
En
outre, que la substance de la triade soit constituée par la collection de ces
attributs, voici qui va le montrer. Si, en effet, ce n’était pas là l’essence
de la triade, il faudrait nécessairement que ce fût, par rapport à la triade,
comme une sorte de genre, soit nommé, soit innomé, qui par suite aurait une
extension plus grande que la triade : car il faut admettre que le genre a
pour caractère de posséder, tout au moins en puissance, une plus grande
extension que son contenu. Si donc cet ensemble d’attributs n’appartient à
aucun autre sujet que les triades individuelles, il sera l’essence même de la
triade, car nous pouvons admettre encore que. la substance de chaque
sujet est cette sorte d’attribution dernière qui s’applique aux individus. Il
en résulte que tout autre ensemble d’attributs ainsi démontrés sera,
semblablement, identique à l’essence même du sujet.
Il
faut, quand on veut traiter quelque sujet qui est un tout, diviser le genre en
ses espèces infimes indivisibles, par exemple le nombre en triade et en dyade,
et ensuite essayer d’appréhender, de la façon que nous avons indiquée, la
définition de ces espèces infimes, par exemple celle de la ligne droite, du
cercle ou de l’angle droit ; après cela, ayant établi ce qu’est leur
genre, s’il appartient par exemple à la quantité ou à la qualité, on doit
considérer les propriétés particulières du genre, au moyen des propriétés
communes et premières des espèces. En effet, puisque les espèces
particulières dont le genre est composé ont été définies, on saura par ces
définitions elles-mêmes quels sont les attributs essentiels du genre : en
effet, le principe de toutes ces notions est la définition, c’est-à-dire ce qui
est simple, et les attributs appartiennent essentiellement et uniquement à ces
espèces simples, tandis qu’ils n’appartiennent au genre que par leur
intermédiaire. Les divisions qui se font par les différences spécifiques sont
une aide utile pour procéder comme on vient de le dire. Quant à leur force
probante, nous l’avons indiquée plus haut ; nous allons montrer ici
qu’elles peuvent seulement servir à conclure l’essence. Assurément elles
pourraient sembler ne servir à rien d’autre que de poser toute chose d’une
manière immédiate, à la façon dont on pose un postulat initial sans division.
Mais l’ordre des prédicats, suivant que l’un est affirmé le premier ou le
dernier, n’est pas indifférent : ce n’est pas la même chose, par exemple,
de dire animal-apprivoisé-bipède et de dire bipède-animal-apprivoisé.
En effet, si tout ce qui est définissable est composé de deux éléments, et que animal-apprivoisé
forme une unité, et si cette notion à son tour, jointe à une différence,
constitue l’homme (ou une autre chose quelconque devenant une seule notion),
c’est alors que les éléments posés ont nécessairement été atteints par la
division.
De
plus, la division est la seule méthode possible pour éviter de ne rien omettre
dans l’essence. En effet, le premier genre étant posé, si on prend l’une des
divisions inférieures, la chose à diviser ne tombera pas tout entière sous
cette division : par exemple, ce n’est pas tout animal qui est ou à ailes
pleines ou à ailes divisées, mais seulement tout animal ailé, car c’est à cette
dernière notion que la [97a] différenciation appartient. Mais la première
différenciation d’animal doit être celle sous laquelle tout animal tombe. Il en
est de même pour tous les autres genres, aussi bien pour les genres en dehors
du genre animal que pour les genres qui lui sont subordonnés : par
exemple, dans ce dernier cas, la première différenciation d’oiseau est celle
sous laquelle tombe tout oiseau, de poisson celle sous laquelle tombe tout
poisson. Ainsi, en procédant de cette façon, nous pouvons être assurés que rien
n’a été oublié ; mais procéder autrement conduit nécessairement à des
omissions, sans même qu’on en ait connaissance.
Il
n’est nullement besoin, pour définir et diviser, de connaître la totalité des
êtres. Cependant certains prétendent qu’il est impossible de connaître les différences
distinguant chaque chose de chacune des autres choses, sans connaître chacune
de ces autres choses ; ils ajoutent qu’on ne peut pas connaître chaque
chose sans connaître ses différences, puisque ce dont une chose ne diffère pas
est identique à cette chose, et que ce dont elle diffère est autre
qu’elle-même.
Mais,
d’abord, cette dernière assertion est fausse : une chose n’est pas autre
qu’une autre selon toute espèce de différence, car beaucoup de différences
appartiennent à des choses spécifiquement identiques sans pour cela intéresser
la substance, ni être essentielles. Ensuite, quand on a pris des opposés et une
différence et qu’on a admis que tout le contenu du genre tombe sous l’un ou
sous l’autre opposé, et que le sujet qu’on cherche à définir est présent dans
l’un d’eux, et qu’on le connaisse véritablement, alors peu importe qu’on
connaisse ou qu’on ne connaisse pas tous les autres sujets dont les différences
sont aussi affirmées. Il est clair, en effet, que si, en poursuivant ainsi la
division, on arrive aux sujets qui ne sont plus susceptibles de
différenciation, on possédera la définition de l’essence. En outre, poser que
tout le contenu du genre tombe sous la division n’a rien d’un postulat
illégitime, s’il s’agit d’opposés qui n’ont pas d’intermédiaire ; car il
faut nécessairement que tout ce qui rentre dans le genre se trouve dans l’une
des deux parties de la division, si c’est bien la différence de ce genre qu’on
a prise.
Pour
constituer une définition par divisions, il faut observer trois
règles : prendre les prédicats contenus dans l’essence ; ensuite les
ranger dans leur ordre, dire quel est le premier ou le second ; et enfin
les prendre tous sans exception.
La
première de ces conditions est réalisable, parce que, de même que pour l’accident
nous pouvons conclure qu’il appartient à la chose, on peut de la même façon
établir le genre et la différence par le genre.
D’autre
part, les attributs seront rangés dans l’ordre convenable si on prend comme
premier le terme qu’il faut, et car le second terme sera le premier des termes
restants, et le troisième le premier des termes suivants, puisque, une fois
retranché le terme le plus élevé, le terme restant qui vient après sera le
premier. Et ainsi de suite.
Quant
à l’énumération complète de tous les attributs, elle résulte clairement de
notre façon de procéder : nous avons pris la différence qui vient en
premier lieu dans la division , de sorte que tout animal, par exemple, est ou
ceci ou cela, et que l’un de ces attributs lui appartient Ensuite, de ce tout
nous avons pris la différence, et montré que, pour le dernier tout, il n’y a
plus de différence, c’est-à-dire que, aussitôt que nous avons pris la dernière
différence pour former le composé, ce composé n’admet plus aucune division en
espèces. Il est évident, en effet, d’une part, qu’on n’a rien ajouté [97b] en trop, puisque tous ces termes que nous avons pris font partie de
l’essence ; d’autre part, qu’on n’a rien omis non plus, puisque le terme
manquant serait ou un genre ou une différence : or ce qui a été posé en
premier lieu et pris avec ses différences, c’est le genre, et, de leur côté,
les différences sont toutes comprises, puisqu’il n’y a plus aucune différence
ultérieure : sinon, en effet, le composé ultime différerait spécifiquement
de la définition, alors que nous avons dit qu’il n’en différait pas.
En
résumé, il faut commencer par prendre en considération un groupe d’individus
semblables entre eux et indifférenciés, et rechercher quel élément tous ces
êtres peuvent avoir d’identique. On doit ensuite en faire autant pour un autre
groupe d’individus qui, tout en rentrant dans le même genre que les premiers,
sont spécifiquement identiques entre eux, mais spécifiquement différents des
premiers. Une fois que, pour les êtres du second groupe, on a établi quel est
leur élément identique à tous, et qu’on en a fait autant pour les autres, il
faut considérer si, à leur tour, les deux groupes possèdent un élément
identique, jusqu’à ce qu’on atteigne une seule et unique expression, car ce
sera là la définition de la chose. Si, par contre, au lieu d’aboutir à une
seule expression, on arrive à deux ou à plusieurs, il est évident que ce qu’on
cherche à définir ne peut pas être unique mais qu’il est multiple. Je prends un
exemple. Si nous avons à chercher l’essence de la fierté, il faut porter
notre attention sur quelques hommes fiers, bien connus de nous, et considérer
quel élément ils ont tous en commun, en tant que tels ; par exemple, si
Alcibiade était fier, ou Achille et Ajax, on se demandera quel élément leur est
commun à tous : c’est de ne pouvoir supporter un affront ; et, en
effet, c’est là ce qui a conduit le premier à la guerre, le second à la colère,
et le dernier au suicide. Nous examinerons à leur tour d’autres cas, Lysandre,
par exemple, ou Socrate. Et alors, s’ils, ont en commun l’indifférence à la
bonne et à la mauvaise
fortune, on prend ces deux éléments communs et on considère quel élément ont en
commun l’égalité d’âme à l’égard des vicissitudes de la fortune et l’impatience
à supporter le déshonneur. S’il n’y en a aucun, c’est qu’il y aura deux espèces
de fierté.
En
outre, toute définition est toujours universelle : le médecin ne dit pas
seulement ce qui est sain pour un œil en particulier, mais il l’indique pour
tous les yeux, ou du moins pour une espèce d’yeux déterminée.
Il
est aussi plus facile de définir l’espèce particulière que l’universel, et
voilà pourquoi on doit passer des espèces particulières aux genres
universels ; une autre raison encore, c’est que les homonymies échappent davantage
à l’attention dans les genres universels que dans les espèces qui n’admettent
plus de différences. Or, de même que dans les démonstrations il faut au moins
la force concluante, ainsi dans les définitions faut-il de la clarté. Et on y
parviendra si, au moyen des groupes particuliers que nous avons constitués, on
peut obtenir séparément la définition de chaque espèce (par exemple, la
définition du semblable, non pas en général, mais seulement dans les couleurs
et les figures ; la définition de l’aigu, mais seulement dans la voix), et
si ou s’avance ainsi vers l’élément commun, en prenant bien soin de ne pas
tomber dans l’homonymie. J’ajoute que si, dans la discussion dialectique, on
doit éviter les métaphores, il est tout aussi évident qu’on ne doit non plus se
servir dans la définition ni de métaphores, ni d’expressions métaphoriques,
sinon la dialectique devrait aussi employer des métaphores.
Pour
bien présenter les problèmes à résoudre, [98a]
il importe de choisir les sections et les divisions.
La
méthode de sélection consiste à poser le genre qui est commun à tous les sujets
étudiés : par exemple, si ce sont des animaux, quelles sont les propriétés
qui appartiennent à tout animal. Celles-ci une fois acquises, c’est au tour de
la première des classes restantes : on se demande quels sont les
conséquents qui appartiennent à cette classe tout entière ; si c’est, par
exemple, l’oiseau, quelles sont les propriétés appartenant à tout oiseau ;
et ainsi de suite, en s’attachant toujours aux propriétés de la classe la plus
proche. Il est évident que nous serons dès lors capables de dire en vertu de
quel caractère les classes qui sont subordonnées au genre commun possèdent
leurs attributs : par exemple, en vertu de quel caractère l’homme ou le
cheval possède ses attributs. Admettons que A soit animal, B les attributs de chaque animal, et CDE certaines espèces d’animal. On
voit alors clairement en vertu de quel caractère B appartient à D :
c’est en vertu de A ; et
c’est aussi par A qu’il
appartient aux autres espèces. Et pour les autres classes, c’est
toujours la même règle qui s’applique.
Nous
venons de prendre des exemples parmi les choses qui ont reçu un nom commun,
mais nous ne devons pas borner là notre examen : si nous avons observé
encore quelque autre attribut commun, il nous faut, après l’avoir pris, voir
ensuite de quelles espèces il est l’attribut et quelles propriétés lui
appartiennent. Par exemple, dans les animaux qui ont des cornes, nous relevons
comme propriétés communes le fait de posséder un troisième estomac et de
n’avoir de dents qu’à une mâchoire. La question à se poser ensuite, c’est: de
quelles espèces la possession des cornes est-elle un attribut ? car on
voit en vertu de quoi les attributs en question appartiendront à ces animaux :
ce sera par le fait d’avoir des cornes. Il y a enfin une autre méthode, c’est
le choix d’après l’analogie : il n’est pas possible, en effet, de
trouver un seul et même nom, pour désigner l’os de la seiche, l’arête et l’os
proprement dit, et pourtant toutes ces choses possèdent des attributs qui leur
appartiennent comme si elles étaient d’une seule et même nature de cette sorte.
Certains
problèmes à résoudre sont identiques, parce qu’ils possèdent un seul et même
moyen, par exemple parce que tout ce qui compose le groupe de faits à prouver
est un effet de réaction.
Parmi
ces problèmes eux-mêmes, certains sont identiques seulement par le genre ;
ce sont ceux qui ne diffèrent entre eux que parce qu’ils concernent des sujets
différents, ou encore par leur mode de manifestation : c’est le cas, si on
demande la cause de l’écho, ou la cause de la réflexion des images, ou la cause
de l’arc-en-ciel. Tous ces problèmes ne sont, en effet, génériquement qu’une
seule et même question (puisque tous ces phénomènes sont des formes de
répercussion) ; mais ils diffèrent spécifiquement.
Pour
d’autres problèmes, leur
différence consiste seulement en ce que le moyen terme de l’un est subordonné
au moyen terme de l’autre : par exemple, pourquoi le Nil coule-t-il plus
abondamment à la fin du mois ? parce que le mois est plus humide à son
déclin. Mais pourquoi le mois est-il plus humide à son déclin ? parce que
la Lune décroît. Le rapport mutuel de ces faits est bien celui que nous
indiquons.
En
ce qui concerne la cause et son effet, on pourrait se demander si, quand
l’effet est présent, la cause aussi est présente : si, par exemple, une
plante perdant ses feuilles ou la Lune s’éclipsant, la cause de l’éclipse ou de
la chute des feuilles se trouvera aussi présente, à savoir, dans le premier
cas, le [98b] fait de posséder de larges feuilles, et, dans le cas de l’éclipse,
l’interposition de la Terre.
En
effet, pourrait-on dire, si cette cause n’est pas présente, quelque autre chose
sera la cause de ces phénomènes ; si la cause est présente, l’effet
existera en même temps : par exemple, quand la Terre s’interpose il y a
éclipse, et quand les feuilles sont larges il y a chute des feuilles ;
mais, s’il en est ainsi, la cause et l’effet seront simultanés et pourront se
démontrer l’un par l’autre. Admettons, en effet, que perdre ses feuilles soit
représenté par A, avoir de larges
feuilles par B, et
vigne par C. Si A appartient à B (car toute plante à feuilles
larges perd ses feuilles), et si B appartient
à C (car toute vigne est
une plante à feuilles larges), alors A
appartient à C, autrement
dit toute vigne perd ses feuilles, et c’est le moyen terme B qui est cause. Mais on peut
aussi démontrer que la vigne est une plante à feuilles larges parce qu’elle
perd ses feuilles. Admettons que D signifie
plante à larges feuilles, F
perdre ses feuilles, et G vigne. Alors F
appartient à G (car
toute vigne perd ses feuilles), et D
à F (puisque
toute plante qui perd ses feuilles est une plante à larges feuilles) ;
donc toute vigne est une plante à feuilles larges, et c’est le fait de perdre
ses feuilles qui est cause.
Mais
s’il n’est pas possible que ces termes soient causes l’un de l’autre (car la
cause est antérieure à ce dont elle est cause, et c’est l’interposition de la
Terre qui est cause de l’éclipse, et non pas l’éclipse cause de l’interposition
de la Terre), si alors la démonstration par la cause est celle du pourquoi, et
la démonstration qui ne procède pas par la cause celle du simple fait, quand on
connaît par l’éclipse on connaît seulement le fait de l’interposition, mais on
n’en connaît pas le pourquoi. En outre, que l’éclipse ne soit pas la cause de
l’interposition, mais bien l’interposition celle de l’éclipse, c’est là une
chose évidente, puisque dans la définition même de l’éclipse se trouve contenue
l’interposition de la Terre ; il en résulte évidemment que c’est l’éclipse
qui est connue par l’interposition de la Terre, et non pas l’interposition de
la Terre par l’éclipse. Mais est-il possible que pour un seul effet, il y ait
plusieurs causes ? En effet, pourrait-on dire, si le même prédicat est
affirmé de plusieurs choses prises comme sujets premiers, B par exemple étant le sujet
premier de l’attribut A, et
C un autre sujet premier
de A, et D et E d’autres sujets premiers de B et de C respectivement, alors A appartiendra à D et à E, et B sera la cause de l’attribution de A à D, et C de l’attribution
de A à E. Ainsi, la
cause étant présente, il est nécessaire que l’effet soit ; mais l’effet
existant, il n’est pas nécessaire que tout ce qui peut en être cause
existe ; ce qui est nécessaire c’est qu’une cause existe et non pas toutes
les causes.
Ne
serait-ce pas plutôt que, puisque la question à résoudre est toujours
universelle, non seulement la cause sera une totalité, mais encore l’effet sera
aussi universel ? Par exemple, le fait de perdre ses feuilles appartiendra
exclusivement à un sujet qui est un tout, et, même si ce tout a des espèces,
universellement à ses espèces aussi, soit à toutes les espèces de plantes, soit
à une espèce particulière de plantes. Ainsi, dans ces syllogismes, il doit y
avoir adéquation du moyen terme et de ses effets, c’est-à-dire qu’ils doivent
être convertibles l’un dans l’autre. Par exemple, pourquoi les arbres
perdent-ils leurs feuilles ? En supposant que ce soit par la coagulation
de l’humidité, alors si un arbre perd ses feuilles, la coagulation doit être
présente, et si la coagulation est présente, non pas dans n’importe quoi mais
dans un arbre, l’arbre doit perdre ses feuilles.
[99a] Est-il possible que la cause d’un
même effet ne soit pas la même dans tous les sujets, mais
différente ? Ou bien est-ce
impossible ? Peut-être est-ce impossible, si l’effet est démontré comme
appartenant essentiellement à la chose, et non pas seulement comme signe ou
comme accident de la chose, puisque le moyen est alors la définition du
majeur ; par contre, si la démonstration ne porte pas sur l’essence, la
multiplicité des causes est alors possible. On peut assurément considérer un
effet et son sujet en tant que formant une union accidentelle ; pourtant
il semble bien que ce ne soit pas là des problèmes proprement dits. Si
cependant une liaison accidentelle est acceptée comme objet de problème, le
moyen sera semblable aux extrêmes : si ces derniers sont homonymes, le
moyen sera homonyme, et s’ils sont génériquement uns, le moyen le sera aussi.
Par exemple, pourquoi les termes d’une proportion sont-ils convertibles ?
La cause est différente pour les lignes, et pour les nombres, mais elle est au
fond aussi la même : en tant que ce sont des lignes, elle est autre, mais
en tant qu’impliquant un accroissement déterminé, elle est la même. Il en est
ainsi dans toutes les proportions. Par contre, la cause de la similitude entre
couleur et couleur est autre que celle entre figure et figure ; car la
similitude est ici un terme homonyme signifiant sans doute, dans le dernier
cas, la proportionnalité des côtés et l’égalité des angles, et, dans le cas des
couleurs, l’unité de la sensation qui les perçoit, ou quelque autre chose de ce
genre. Mais les choses qui sont les mêmes seulement par analogie auront le
moyen également analogue. La vérité est que la cause, l’effet et le sujet sont réciproquement
affirmés l’un de l’autre de la façon suivante. Si on prend les espèces
séparément, l’effet a une extension plus grande que le sujet (par
exemple, avoir les angles externes égaux à quatre angles droits est un attribut
qui s’étend au delà du triangle ou du carré), mais si on prend les espèces dans
leur totalité, l’effet leur est coextensif (l’attribut est coextensif, dans cet
exemple, à toutes les figures dont les angles externes sont égaux à quatre
droits). Et le moyen se réciproque de la même façon, car le moyen est une
définition du majeur ; et c’est pourquoi aussi, toute science part d’une
définition.
Par
exemple, le fait de perdre ses feuilles est en même temps un attribut de la
vigne et un attribut d’une extension plus grande qu’elle ; c’est aussi un
attribut du figuier, et un attribut d’une extension plus grande que lui. Mais
cet attribut ne dépasse pas la totalité des espèces, il leur est au contraire
coextensif. Si alors on prend le moyen qui est premier à partir du majeur,
c’est là une définition du fait de perdre ses feuilles. En effet, on aura
d’abord un moyen terme premier à partir du mineur, et une prémisse affirmant ce
moyen de la collectivité du sujet, et, après cela, un moyen, à savoir la
coagulation de l’humidité, ou quelque autre chose de cette sorte. Qu’est-ce
donc alors que perdre ses feuilles ? C’est la coagulation de la semence
génératrice au point de jonction des feuilles à la branche.
Si
on demande une représentation schématique de la liaison de la cause et de son
effet, voici celle que nous proposons. Admettons que A appartienne à tout B, et B à chacune
des espèces de D, mais
de telle façon que A et B soient d’une, extension plus
grande que leurs sujets respectifs. Alors B sera un attribut universel de chacune des espèces de D (car j’appelle un tel
attribut « universel », même s’il n’est pas réciprocable, et je
l’appelle un attribut premier universel s’il est réciprocable, non pas avec
chacune des espèces, mais avec leur totalité), et il s’étend en dehors de
chacune d’elles prises séparément. Ainsi, B est la cause de l’attribution de A aux espèces de D ; en conséquence, A doit être d’extension plus
grande que B, sinon
pourquoi B serait-il la
cause de l’attribution de A à D,
plutôt que A la
cause de l’attribution de B à
D ? Maintenant, si A appartient à toutes les espèces de E, toutes les espèces de E formeront une unité du fait
de posséder une cause commune autre que B,
sans quoi comment serions-nous capables de dire que A est prédicable de tout ce
dont E est prédicable,
alors que E n’est pas
prédicable de tout ce dont A est
[99b] prédicable ? Pourquoi n’y aurait-il pas quelque cause de
l’attribution de A à E, comme il y en avait une de
l’attribution de A à
toutes les espèces de D ?
Mais alors les espèces de E formeront,
elles aussi, une unité par la possession d’une cause qui doit être également
considérée, et qu’on peut désigner par C.
Nous
concluons alors que le même effet peut avoir plus d’une cause, mais non dans
des sujets spécifiquement identiques. Par exemple, la cause de la longévité
chez les quadrupèdes est le manque de fiel, et, chez les oiseaux, la sécheresse
de leur constitution ou quelque cause différente de celle des quadrupèdes.
Si
on ne parvient pas sur-le-champ à des prémisses immédiates, et qu’il y ait non
pas simplement un seul moyen terme, mais plusieurs, autrement dit si les causes
sont multiples, est-ce que, parmi les moyens, la cause de l’attribution de la
propriété aux différentes espèces est le moyen qui se rapproche le plus du
terme universel et premier, ou celui qui se rapproche le plus des
espèces ? Il est évident que sont causes les moyens les plus rapprochés de
chaque espèce prise séparément dont ils sont causes, puisque la cause c’est ce
qui fait que le sujet est contenu sous l’universel. Admettons, par exemple, que
C soit la cause de
l’attribution de B à D : il s’ensuit que C est la cause de l’attribution
de A à D, B celle de
l’attribution de A à C, tandis que la cause de
l’attribution de A à B est B lui-même.
En
ce qui concerne le syllogisme et la démonstration, on voit clairement l’essence
de l’un et de l’autre, ainsi que la façon dont ils se forment ; on le voit
aussi en même temps pour la science démonstrative, puisqu’elle est identique à
la démonstration même.
Quant
aux principes, ce qui nous apprendra clairement comment nous arrivons à les
connaître et quel est l’habitus qui les connaît, c’est la discussion de
quelques difficultés préliminaires.
Nous
avons précédemment indiqué qu’il n’est pas possible de savoir par la
démonstration sans connaître les premiers principes immédiats. Mais au sujet de
la connaissance de ces principes immédiats, des questions peuvent être
soulevées : on peut se demander non seulement si cette connaissance est ou
n’est pas de même espèce que celle de la science démonstrative, mais encore
s’il y a ou non science dans chacun de ces cas ; ou encore si c’est seulement
pour les conclusions qu’il y a science, tandis que pour les principes il y
aurait un genre de connaissance différent ; si enfin les habitus qui
nous font connaître les principes ne sont pas innés mais acquis, ou bien sont
innés mais d’abord latents.
Mais
que nous possédions les principes de cette dernière façon, c’est là une
absurdité, puisqu’il en résulte que tout en ayant des connaissances plus
exactes que la démonstration nous ne laissons pas de les ignorer. Si, d’autre
part, nous les acquérons sans les posséder antérieurement, comment
pourrons-nous les connaître et les apprendre, sans partir d’une connaissance
préalable ? C’est là une impossibilité, comme nous l’avons indiqué
également pour la démonstration. Il est donc clair que nous ne pouvons
pas posséder une connaissance innée des principes, et que les principes ne
peuvent non plus se former en nous alors que nous n’en avons aucune
connaissance, ni aucun habitus. C’est pourquoi nous devons
nécessairement posséder quelque puissance de les acquérir, sans pourtant que
cette puissance soit supérieure en exactitude à la connaissance même des
principes.
Or,
c’est là manifestement un genre de connaissance qui se retrouve dans tous les
animaux, car ils possèdent une puissance innée de discrimination que l’on
appelle perception sensible. Mais bien que la perception sensible soit innée
dans tous les animaux, chez certains il se produit une persistance de
l’impression sensible qui ne se produit pas chez les autres. Ainsi les animaux
chez qui cette persistance n’a pas lieu, ou bien n’ont absolument aucune
connaissance au-delà de l’acte même de percevoir, ou bien ne connaissent que
par le sens les objets dont l’impression ne dure pas ; au contraire, les
animaux chez qui se produit cette persistance retiennent encore, après la
sensation, l’impression [100a] sensible
dans l’âme.
Et
quand une telle persistance s’est répétée un grand nombre de fois, une autre
distinction dès lors se présente entre ceux chez qui, à partir de la
persistance de telles impressions, se forme une notion, et ceux chez qui la
notion ne se forme pas. C’est ainsi que de la sensation vient ce que nous
appelons le souvenir, et du souvenir plusieurs fois répété d’une même chose
vient l’expérience, car une multiplicité numérique de souvenirs constitue une seule
expérience. Et c’est de l’expérience à son tour (c’est-à-dire de l’universel en
repos tout entier dans l’âme comme une unité en dehors de la multiplicité et
qui réside une et identique dans tous les sujets particuliers) que vient le
principe de l’art et de la science, de l’art en ce qui regarde le devenir, et
de la science en ce qui regarde l’être.
Nous
concluons que ces habitus ne sont pas innés en nous dans une forme
définie, et qu’ils ne proviennent pas non plus d’autres habitus plus
connus, mais bien de la perception sensible. C’est ainsi que, dans une
bataille, au milieu d’une déroute, un soldat s’arrêtant, un autre s’arrête,
puis un autre encore, jusqu’à ce que l’armée soit revenue à son ordre
primitif : de même l’âme est constituée de façon à pouvoir éprouver
quelque chose de semblable.
Nous
avons déjà traité ce point, mais comme nous ne l’avons pas fait d’une façon
suffisamment claire, n’hésitons pas à nous répéter. Quand l’une des choses
spécifiquement indifférenciées s’arrête dans l’âme, on se trouve en présence
d’une première notion universelle ; car bien que l’acte de perception ait
pour objet l’individu, la sensation n’en porte pas moins sur l’universel :
c’est l’homme, par exemple, [100b] et non l’homme Callias. Puis, parmi ces
premières notions universelles, un nouvel arrêt se produit dans l’âme, jusqu’à
ce que s’y arrêtent enfin les notions impartageables et véritablement
universelles : ainsi, telle espèce d’animal est une étape vers le genre
animal, et cette dernière notion est elle-même une étape vers une notion plus
haute.
Il
est donc évident que c’est nécessairement l’induction qui nous fait connaître
les principes, car c’est de cette façon que la sensation elle-même produit en
nous l’universel. Quant aux habitus de l’entendement par lesquels nous
saisissons la vérité, puisque les uns sont toujours vrais et que les autres
sont susceptibles d’erreur, comme l’opinion, par exemple, et le raisonnement,
la science et l’intuition étant au contraire toujours vraies ; que,
d’autre part, à l’exception de l’intuition, aucun genre de connaissance n’est
plus exact que la science, tandis que les principes sont plus connaissables que
les démonstrations, et que toute science s’accompagne de raisonnement : il en résulte que des principes il
n’y aura pas science. Et puisque, à l’exception de l’intuition, aucun genre de
connaissance ne peut être plus vrai que la science, c’est une intuition qui
appréhendera les principes. Cela résulte non seulement des considérations qui
précèdent, mais encore du fait que le principe de la démonstration n’est pas
lui-même une démonstration, ni par suite une science de science. Si donc nous
ne possédons en dehors de la science aucun autre genre de connaissance vraie,
il reste que c’est l’intuition qui sera principe de la science. Et l’intuition
est principe du principe lui-même, et la science tout entière se comporte à
l’égard de l’ensemble des choses comme l’intuition à l’égard du principe.