ARISTOTE
La Rhétorique
Edition numérique https://www.i-docteurangelique.fr/DocteurAngelique 2006
Oeuvre numérisée par J. P. MURCIA http://remacle.org/
Nouvelle édition numérique
https://www.i-docteurangelique.fr/DocteurAngelique 2008
CHAPITRE II : Définition de le
rhétorique. La vraisemblance, le signe, l'exemple.
CHAPITRE III : Des trois genres
de la rhétorique : le délibératif, le judiciaire, le démonstratif.
CHAPITRE IV : Principales
propositions propres au genre délibératif.
CHAPITRE VI : De l'honnête et
de l'utile.
CHAPITRE VII : Du bien
préférable et du plus utile.
CHAPITRE VIII : Du nombre et de
la nature des divers gouvernements. De la fin de chacun d'eux.
CHAPITRE X : De l'accusation et
de la défense. Du nombre et de la nature des sources du syllogisme.
CHAPITRE XI : Des choses
agréables.
CHAPITRE XII : Quels sont les
gens qui font du tort, quel genre de mal font-ils, et à qui?
CHAPITRE XIII : La loi
naturelle et la loi écrite. - Des gens équitables.
CHAPITRE XIV : Sur les causes
d'un préjudice plus grave et moins grave.
CHAPITRE XV : Des preuves
indépendantes de l'art.
CHAPITRE PREMIER : Comment on
agit sur l’esprit des juges.
CHAPITRE II : De ceux qui
excitent la colère ; des gens en colère ; des motifs de colère.
CHAPITRE III : Ce que c'est que
d'être calme; à l'égard de qui l'on est calme, et pour quels motifs.
CHAPITRE IV : Quelles sortes de
personnes on aime et l'on hait. Pour quels motifs.
CHAPITRE IX : De l'indignation.
CHAPITRE XII : Des moeurs. - De
celles de la jeunesse.
CHAPITRE XIII : Des moeurs de
la vieillesse.
CHAPITRE XIV : Des moeurs de
l'homme fait.
CHAPITRE XV : Des moeurs des
nobles.
CHAPITRE XVI : Des moeurs
inhérentes à la richesse.
CHAPITRE XVII : Des moeurs des
puissants et des heureux.
CHAPITRE XVIII : Des traits
communs à tous les genres de discours.
CHAPITRE XIX : Sur le possible
et l'impossible.
CHAPITRE XX : Sur les exemples,
leurs variétés, leur emploi, leur opportunité.
CHAPITRE XXI : Sur la sentence,
ses variétés, son emploi, son utilité.
CHAPITRE XXII : Des enthymèmes.
CHAPITRE XXIII : Lieux
d'enthymèmes.
CHAPITRE XXIV : Lieux des
enthymèmes apparents.
CHAPITRE XXVI : De
l'exagération et de l'atténuation.
CHAPITRE PREMIER : De
l'élocution.
CHAPITRE II : Sur les qualités
principales du style.
CHAPITRE III : Sur le style
froid.
CHAPITRE V : Il faut parler
grec.
CHAPITRE VI : Sur l'ampleur du
style.
CHAPITRE VII : Sur la
convenance du style.
CHAPITRE VIII : Sur le rythme
oratoire.
CHAPITRE IX : Du style continu et
du style périodique.
CHAPITRE X : Sur les mots
d'esprit.
CHAPITRE XI : Mettre les faits
devant les yeux.
CHAPITRE XII : A chaque genre
convient une diction différente.
CHAPITRE XIII : De la
disposition.
CHAPITRE XV : Des moyens de
réfuter une imputation malveillante.
CHAPITRE XVI : De la narration.
CHAPITRE XVIII : De
l'interrogation. - De la plaisanterie.
CHAPITRE XIX : De la
péroraison.
1. La rhétorique se rattache à
la dialectique (01).
L'une comme l'autre s'occupe de
certaines choses qui, communes par quelque point à tout le monde, peuvent être
connues sans le secours d'aucune science déterminée. Aussi tout le monde, plus
ou moins, les pratique l'une et l'autre; tout le monde, dans une certaine
mesure, essaie de combattre et de soutenir une raison, de défendre, d'accuser.
II. Les uns font tout cela au
hasard (02), et d'autres par une habitude contractée dans
leur condition. Comme ces deux moyens sont admissibles, il est évident qu'il y
aurait lieu d'en diriger l'application et de considérer la cause qui fait
réussir soit une action habituelle, soit une action spontanée. Or tout le monde
conviendra que cette étude est le propre de l'art.
III. Aujourd'hui, ceux qui
écrivent sur la rhétorique n'en traitent qu'une mince partie (03). Les preuves ont seules un caractère vraiment
technique, tout le reste n'est qu'un accessoire ; or ils ne disent rien de
l'enthymème, ce qui est le corps de la preuve. Le plus souvent, leurs préceptes
portent sur des points étrangers au fond de l'affaire.
IV. L'attaque personnelle (diabol®), l'appel à la pitié, l'excitation
à la colère et aux autres passions analogues de l'âme ont en vue non l'affaire
elle-même, mais le juge. C'est au point que, si l'on faisait pour tous les
jugements ce qui se fait encore aujourd'hui dans quelques cités, et des mieux policées,
ces rhéteurs n'auraient rien à mettre dans leurs traités.
V. Parmi tous les hommes, les
uns pensent que les lois doivent prononcer dans tel sens (04), et les autres, en admettant l'appel aux
passions, interdisent tout ce qui est en dehors de l'affaire, comme on le t'ait
dans l'Aréopage; et c'est là une opinion juste. Il ne faut pas faire dévier le
juge en le poussant à la colère, à la haine, à la pitié. C'est comme si l'on
faussait d'avance la règle dont on va se servir.
VI. De plus, il est évident
que, dans un débat, il faut montrer que le fait est ou n'est pas, ou bien a été
ou n'a pas été, et ne pas sortir dé là. Est-ce un fait de grande ou de faible
importance, juste ou injuste, voilà autant de points que le législateur n'a pas
déterminés; il appartient au juge lui-même de les connaître et ce n'est pas des
parties en cause qu'il doit les apprendre.
VII. Il convient donc, par-dessus
tout, que les lois, établies sur une base juste, déterminent elles-mêmes tout
ce qui est permis et qu'elles laissent le moins possible à faire aux juges. En
voici les raisons. D'abord, il est plus facile de trouver un homme, ou un petit
nombre d'hommes, qu'un grand nombre qui soient doués d'un grand sens et en état
de légiférer et de juger. De plus, les législations se forment à la suite d'un
examen prolongé, tandis que les décisions juridiques sont produites sur
l'heure, et, dans de telles conditions, il est difficile, pour les juges, de
satisfaire pleinement au droit et à l'intérêt des parties. Enfin, et ceci est
la principale raison, le jugement du législateur ne porte pas sur un point
spécial, mais sur des cas futurs et généraux, tandis que les membres d'une
assemblée et le juge prononcent sur des faits actuels et déterminés, sans
laisser d'être influencés, souvent, par des considérations d'amitié, de haine
et d'intérêt privé, ce qui fait qu'ils ne peuvent plus envisager la vérité avec
compétence, mais que des sentiments personnels de joie ou de peine viennent à
offusquer leurs jugements.
VIII. Si, sur tout le reste, nous
le répétons, il faut laisser le moins possible d'arbitraire au juge, c'est à
lui qu'il faut laisser décider si tel fait a existé, existera, existe, oui ou
non, attendu que le législateur n'a pu prévoir cette question.
IX. S'il en est ainsi, c'est,
on le voit, traiter un sujet étranger à la cause que de déterminer d'autres
points, comme, par exemple, qu'est-ce que doit contenir l'exorde, ou la
narration, ou chacune des autres parties d'un discours; car ces moyens ne
tendent à autre chose qu'à mettre le juge dans tel ou tel état d'esprit. Mais,
sur le chapitre des preuves oratoires, ils n'expliquent rien, et pourtant c'est
par les preuves que l'on devient capable de faire des enthymèmes.
X. Aussi, bien que la même
méthode s'applique indifféremment au genre délibératif et au genre judiciaire,
et que l'éloquence de la tribune soit plus belle et plus politique que celle
qui s'occupe des contrats, ils ne disent rien du premier genre et s'appliquent
tous à traiter de l'art de plaider. Cela tient à ce que, dans les harangues, on
a moins d'intérêt, avant d'en venir au fait, à toucher des points étrangers à
la cause et qu'il s'y trouve moins de place pour la malignité que dans une
plaidoirie, l'intérêt étant plus général. Lorsqu'on prononce une harangue,
l'auditeur est juge dans sa propre cause, et l'orateur n'a pas à faire autre
chose que de lui montrer comment les choses sont telles que les présente
l'auteur de la proposition. Dans les affaires de procédure, cela n'est pas
suffisant, et, avant d'arriver au fait, il faut s'emparer de l'esprit de
l'auditeur, car les juges prononcent sur des intérêts qui leur sont étrangers;
n'ayant en vue que leurs goûts personnels, et prêtant l'oreille aux plaidoyers
pour le plaisir qu'ils y trouvent, ils se livrent aux deux parties en cause,
mais ils ne font pas office de juges. Aussi, en beaucoup d'endroits, je l'ai
dit plus haut, la loi défend-elle de rien dire en dehors de l'affaire. Mais là
(dans le genre délibératif), les juges observent assez bien cette règle.
XI. La méthode, en matière de
rhétorique, repose évidemment sur les preuves. La preuve est une démonstration
(car si nous admettons une preuve, c'est surtout lorsque nous supposons qu'il y
a eu démonstration). D'autre part, la démonstration oratoire c'est l'enthymème,
qui est, en résumé, la preuve par excellence; or l'enthymème est une sorte de
syllogisme, et il appartient tout aussi bien à la dialectique, prise dans son
ensemble ou dans quelqu'une de ses parties, d'examiner tout ce qui se rattache
au syllogisme. Il ressort de tout cela que celui qui pourra le mieux
approfondir l'origine de la construction du syllogisme sera le plus capable de
faire des enthymèmes, surtout s'il sait, de plus, sur quels objets portent les
enthymèmes et en quoi ils diffèrent des syllogismes logiques. En effet, la
considération du vrai et celle du vraisemblable dépend d'une seule et même
faculté et, en même temps, les hommes sont naturellement aptes à recevoir une
notion suffisante de la vérité; la plupart du temps ils réussissent à la
saisir. Aussi, à l'homme en état de discerner sûrement le plausible (05), il appartient également de reconnaître la
vérité. Ainsi donc, on vient de voir que les autres rhéteurs traitent de la
matière sans avoir égard à la cause et tendent plutôt à dévier vers le genre
judiciaire.
XII. La rhétorique est utile,
d'abord, parce que le vrai et le juste sont naturellement préférables à leurs
contraires, de sorte que, si les décisions des juges ne sont pas prises
conformément à la convenance, il arrive, nécessairement, que ces contraires
auront l'avantage; conséquence qui mérite le blâme. De plus, en face de
certains auditeurs, lors même que nous posséderions la science la plus précise,
il ne serait pas facile de communiquer la persuasion par nos paroles à l'aide
de cette science. Un discours scientifique tient de la doctrine, ce qui est
(ici) d'une application impossible, attendu que, pour produire des preuves et
des raisons, il faut s'en tenir aux lieux communs, comme nous l'avons déjà dit
dans les Topiques (06), à propos de la manière de parler à la
multitude. Il faut, de plus, être en état de plaider le contraire de sa
proposition, comme il arrive en fait de syllogismes, non pas dans le but de
pratiquer l'un et l'autre (le non vrai et le non juste), car il ne faut pas
conseiller le mal, mais pour ne pas ignorer ce qu'il en est, et afin que, si
quelque autre orateur voulait discourir au détriment de la justice, nous soyons
nous-mêmes en mesure de détruire ses arguments. A la différence des autres
arts, dont aucun n'arrive par le syllogisme à une conclusion opposée, la
rhétorique et la dialectique sont seules à procéder ainsi, l'une et l'autre
supposant des contraires. Toutefois, les matières qui s'y rapportent ne sont
pas toutes dans les mêmes conditions, mais toujours ce qui est vrai et ce qui
est naturellement meilleur se prête mieux au syllogisme et, en résumé, est plus
facile à prouver. De plus, il serait absurde que l'homme fût honteux de ne
pouvoir s'aider de ses membres et qu'il ne le fût pas de manquer du secours de
sa parole, ressource encore plus propre à l'être humain que l'usage des
membres.
XIII. Si, maintenant, on objecte
que l'homme pourrait faire beaucoup de mal en recourant injustement à la
puissance de la parole, on peut en dire autant de tout ce qui est bon, la vertu
exceptée, et principalement de tout ce qui est utile; comme; par exemple, la
force, la santé, la richesse, le commandement militaire, car ce sont des moyens
d'action dont l'application juste peut rendre de grands services et
l'application injuste faire beaucoup de mal.
XIV. Il est donc évident que la
rhétorique n'appartient pas à un seul genre déterminé, mais qu'elle opère comme
la dialectique, et qu'elle est utile. Maintenant, son fait n'est pas autant de
persuader que de voir l'état probable des choses par rapport à chaque question,
ce qui a lieu pareillement dans les autres arts. Ainsi, le propre de la
médecine n'est pas de donner la santé, mais plutôt d'agir en vue de ce résultat
autant qu'il est en elle; car il peut arriver que des gens incapables de jouir
d'une bonne santé reçoivent cependant des soins efficaces. Outre cela, le
propre de la rhétorique, c'est de reconnaître ce qui est probable et ce qui n'a
que l'apparence de la probabilité, de même que le propre de la dialectique est
de reconnaître le syllogisme et ce qui n'en est due l'apparence; car, si le
syllogisme devient sophistique, ce n'est pas en puissance, mais par l'intention
qu'on y met (07). Toutefois, dans le cas actuel (celui de la
rhétorique), on sera orateur soit par science, soit d'intention, tandis que,
dans l'autre (celui de la dialectique), on sera sophiste d'intention et
dialecticien, non pas d'intention, mais en puissance.
XV. Essayons d'exposer la
méthode (oratoire) elle-même et de dire par quels moyens nous pourrons
atteindre le but que nous nous sommes proposé. Reprenons-en donc la définition
à son principe ; après quoi, nous nous occuperons de tout le reste.
I. La rhétorique est la
faculté de considérer, pour chaque question, ce qui peut être propre à
persuader. Ceci n'est le fait d'aucun autre art, car chacun des autres arts
instruit et impose la croyance en ce qui concerne son objet : par exemple, la
médecine, en ce qui concerne la santé et la maladie ; la géométrie, en ce qui
concerne les conditions diverses des grandeurs ; l'arithmétique, en ce qui
touche aux nombres, et ainsi de tous les autres arts et de toutes les autres
sciences. La rhétorique semble, sur la question donnée, pouvoir considérer, en
quelque sorte, ce qui est propre à persuader. Voilà ce qui nous fait dire
qu'elle n'a pas de règles applicables à un genre d'objets déterminé.
II. Parmi les preuves,
les unes sont indépendantes de l'art, les autres en dépendent. Les premières
sont toutes celles qui ne sont pas fournies par notre propre fonds, mais
préexistent à notre action. Tels sont les témoins, la torture, les conventions
écrites et les autres éléments de même nature. Les preuves dépendantes de
l'art, c'est tout ce qu'il nous est possible de réunir au moyen de la méthode
et par nous-mêmes. Nous avons donc, en fait de preuves, à tirer parti des
premières et à trouver les secondes.
III. Les preuves inhérentes au
discours sont de trois sortes : les unes résident dans le caractère moral de
l'orateur ; d'autres dans la disposition de l'auditoire ; d'autres enfin dans
le discours lui-même, lorsqu'il est démonstratif, ou qu'il parait l'être.
IV. C'est le caractère moral
(de l'orateur) qui amène la persuasion, quand le discours est tourné de telle
façon que l'orateur inspire la confiance. Nous nous en rapportons plus
volontiers et plus promptement aux hommes de bien, sur toutes les questions en
général, mais, d'une manière absolue, dans les affaires embrouillées ou prêtant
à l'équivoque. Il faut d'ailleurs que ce résultat soit obtenu par la force du
discours, et non pas seulement par une prévention favorable à l'orateur. Il
n'est pas exact de dire, comme le font quelques-uns de ceux qui ont traité de
la rhétorique, - que la probité de l'orateur ne contribue en rien à produire la
persuasion ; mais c'est, au contraire, au caractère moral que le discours
emprunte je dirai presque sa plus grande force de persuasion.
V. C'est la disposition des
auditeurs, quand leurs passions sont excitées par le discours. Nous portons
autant de jugements différents, selon que nous anime un sentiment de tristesse
ou de joie, d'amitié ou de haine. C'est le seul point, nous l'avons dit (08), que s'efforcent de traiter ceux qui écrivent
aujourd'hui sur la rhétorique. Nous entrerons dans le détail à cet égard,
lorsque nous parlerons des passions (09).
VI. Enfin, c'est par le
discours lui-mène que l'on persuade lorsque nous démontrons la vérité, once qui
parait tel, d'après des faits probants déduits un à un.
VII. Comme les preuves sont
obtenues par ces trois sortes de moyens, il est manifeste que l'emploi de ces
moyens est à la disposition de celui qui est en état de former des syllogismes,
de considérer ce qui se rapporte aux moeurs et à la vertu et, en troisième
lieu, de connaître les passions de façon à saisir la nature et la qualité de
chacune d'elles, ainsi que son caractère et les conditions de son origine. Il
s'ensuit que la rhétorique est comme une branche de la dialectique et de
l'étude morale qui mérite la dénomination de politique. Voilà pourquoi la
rhétorique revêt la forme de la politique et qu'en font autant ceux qui s'en
arrogent la pratique, soit par ignorance, soit par vanité, soit pour d'autres
motifs humains (10). La rhétorique, nous l'avons dit en
commençant, est une partie de la dialectique et lui ressemble (11). Ni l'une ni l'autre n'implique en soi la
connaissance de quelque point déterminé, mais toutes deux comportent des
ressources pour procurer des raisons. Ainsi donc, quant à leur puissance et à
la corrélation qui existe entre elles, on en a parlé d'une façon à peu près
suffisante.
VIII. Les moyens de démonstration
réelle ou apparente sont, ici comme dans la dialectique, l'induction, le
syllogisme réel et le syllogisme apparent. En effet, l'exemple est une
induction, et l'enthymème est un syllogisme. J'appelle enthymème (12) un syllogisme oratoire et exemple une
induction oratoire. Tout le monde fait la preuve d'une assertion en avançant
soit des exemples, soit des enthymèmes, et il n'y a rien en dehors de là.
Aussi, comme il est absolument nécessaire que l'on ait recours soit au
syllogisme, soit à l'induction pour faire une démonstration concernant un fait
ou une personne (alternative que nous avons reconnue dans les Analytiques
(13), il s'ensuit que chacun de ces deux moyens
(dans la rhétorique) est identique à chacun des moyens correspondants
(de la dialectique).
IX. La différence de l'exemple
d'avec l'enthymème, on l'a montrée dans les Topiques (14). Nous y avons expliqué que, lorsqu'on appuyait
la démonstration de tel fait sur des cas multiples et semblables, il y avait
induction. Ici, il y a exemple. Lorsque, certains faits existant réellement,
quelque autre fait se produit dans un rapport quelconque avec ces faits, en
raison de l'universalité ou de la généralité de ces faits, il avait alors (15) ce que nous avons appelé "syllogisme",
et il y a ici ce que nous appelons "enthymème "
X. Il est évident que la
rhétorique dispose de cette double ressource, et, comme nous l'avons dit dans
les Méthodiques (16), elle en use de la même façon ; car les
morceaux oratoires sont les uns remplis d'exemples, et les autres remplis
d'enthymèmes, et, de même, parmi les orateurs, les uns emploient de préférence
l'exemple, et les autres l'enthymème. Les discours où domine l'exemple ne sont
pas moins persuasifs, mais ceux où domine l'enthymème ébranlent davantage
l'auditeur.
XI. Quant à la raison d'être de
ces arguments et à leur mode d'emploi, nous en parlerons plus tard. Pour le
moment, il nous suffit d'en donner une définition exacte. Ce qui est propre à
persuader est propre à persuader certain auditeur. Tantôt la persuasion et la
conviction se produisent directement par elles-mêmes, tantôt elles s'obtiennent
par une démonstration due à des arguments persuasifs ou convaincants. Aucun art
n'envisage un cas individuel ; ainsi, la médecine ne recherche pas quel
traitement convient à Socrate ou à Callias, mais bien à tel individu ou à tels
individus pris en général et se trouvant dans tel ou tel état de santé. C'est
là le propre de l'art, tandis que le cas individuel est indéterminé et échappe
à la méthode scientifique. La rhétorique ne considérera pas, non plus, ce qui
est vraisemblable dans un cas individuel, par exemple pour Socrate ou Hippias,
mais ce qui le sera pour des individus se trouvant dans telle ou telle
condition. Il en est de même de la dialectique. Lorsque celle-ci fait des
syllogismes, elle ne les appuie pas sur les premiers faits qui se présentent (car
certains apparaissent même à des gens dénués de sens), mais sur des arguments
rationnels. De même la rhétorique s'appuie sur des faits que l'on a l'habitude
de mettre en délibération.
XII. L'action de la rhétorique
s'exerce sur des questions de nature à être discutées et qui ne comportent pas
une solution technique, et cela, en présence d'un auditoire composé de telle
sorte que les idées d'ensemble lui échappent et qu'il ne peut suivre des
raisonnements tirés de loin. Or nous délibérons sur des questions qui
comportent deux solutions diverses : car personne ne délibère sur des faits qui
ne peuvent avoir été, être, ou devoir être autrement qu'ils ne sont présentés ;
auquel cas, il n'y a rien à faire qu'à reconnaître qu'ils sont ainsi.
XIII. Il y a lieu, au contraire,
de former des syllogismes ou des conclusions, soit d'après des arguments
réduits antérieurement en syllogismes, soit par des propositions non réduites
en syllogismes, mais qui ont besoin de l'être en raison de leur caractère
improbable. Il arrive nécessairement que, parmi ces dernières, l'une n'est pas
facile à suivre, en raison de son long développement (on suppose le cas où le
juge est d'un esprit simple) , et que les autres ne sont pas persuasives, comme
n'étant pas puisées dans des faits reconnus ou probables. Il est donc
nécessaire que l'on ait recours à l'enthymème et à l'exemple,
dans les questions susceptibles de solutions multiples et diverses; - à l'exemple comme induction, et à l'enthymème comme
syllogisme, - composés de termes peu nombreux et souvent moins nombreux
que ceux qui constituent le syllogisme (17). En effet, si quelqu'un de ces termes est
connu, il ne faut pas l'énoncer; l'auditeur lui-même le supplée. Si, par
exemple, on veut faire entendre que Dorieus (18) a vaincu dans un concours "avec couronne", il suffit de dire qu'il a gagné
le prix aux jeux olympiques, et il n'est pas nécessaire d'ajouter que les jeux
olympiques sont un concours avec couronne, car tout le monde le sait.
XIV. Il y a peu de propositions
nécessaires parmi celles qui servent à former les syllogismes oratoires ; un
grand nombre des faits sur lesquels portent les jugements et les observations
pouvant avoir leurs contraires. C'est sur des faits que l'on délibère et que
l'on discute; or les faits ont tous ce caractère, et aucun acte, pour ainsi
dire, n'a lieu nécessairement. Le plus souvent, il y a lieu et il est possible
de raisonner d'après des faits opposés, tandis que les conséquences nécessaires
ne procèdent que d'antécédents nécessaires aussi, comme nous l'avons montré
dans les Analytiques (19) Il résulte évidemment de là que, parmi les
arguments appelés enthymèmes, les uns seront nécessaires, et les autres, le
plus grand nombre , simplement ordinaires. En effet , ce que nous appelons « enthymème
» se tire soit des vraisemblances, soit des signes (20), de sorte que, nécessairement, chacune des
premières est identique avec chacun des seconds.
XV. Le vraisemblable est
ce qui se produit d'ordinaire, non pas absolument parlant, comme le définissent
quelques-uns, mais ce qui est, vis-à-vis des choses contingentes, dans le même
rapport que le général est au particulier.
XVI. Quant aux signes (shmeÝa), l'un se comporte comme concluant
du particulier au général, l'autre comme concluant du général au particulier.
Le signe nécessaire, c'est la preuve (tekm®rion) (21) ; quant au signe non nécessaire, il n'a
pas de dénomination distinctive.
XVII. J'appelle « nécessaires
» les signes dont se tire un syllogisme. C'est pourquoi, parmi les signes, la
preuve a cette propriété. Lorsque l'on pense que l'énoncé ne peut en être
réfuté, on prétend apporter une preuve en tant que démontrée et finale ; et en
effet, t¡kmar et p¡raw (terme) étaient synonymes dans
l'ancienne langue (22).
XVIII. De plus, parmi les signes,
l'un (avons-nous dit) va du particulier au général ; voici dans quel sens : par
exemple, si on disait qu'il y a un signe que les sages sont justes dans ce fait
que Socrate était à la fois sage et juste. Cela est bien un signe, mais un
signe réfutable, lors même que l'énoncé serait vrai, car l'on ne peut en tirer
un syllogisme. Mais, si l'on disait : « Le signe
qu'un tel est malade, c'est qu'il a la fièvre ; » « Le signe qu'une telle a accouché, c'est qu'elle a du lait,»
il y aurait là une conséquence nécessaire, ce qui est la seule preuve des
signes ; car la condition, pour qu'un signe soit irréfutable, c'est d'être
vrai. Voyons, maintenant, le signe qui va du général au particulier. Si l’on
disait, par exemple : « Un tel a la fièvre, car sa
respiration est précipitée, » ce serait réfutable, lors même que le fait
énoncé serait vrai, car il peut arriver que l’on soit oppressé sans avoir la
fièvre.
Ainsi donc, nous venons (le dire en
quoi consistent la vraisemblance, le signe et la preuve matérielle (23), ainsi que leurs différences ; mais, dans les Analytiques,
nous nous sommes expliqué en plus grands détails sur ces points et sur la
raison de ce fait que telles propositions ne peuvent entrer dans un syllogisme,
et que telles autres le peuvent.
XIX. Quant à l'exemple, on a
dit, plus haut, que c'est une induction et montré dans quel sens il faut
l'entendre. Ce n'est pas dans le rapport de la partie au tout, ni du tout à la
partie, ni du tout au tout, mais dans le rapport de la partie à la partie, et
du semblable au semblable. Lorsque sont donnés deux termes de même nature, mais
que l'un est plus connu que l'autre, il y a exemple. Ainsi, pour montrer que
Denys conspirait en vue du pouvoir tyrannique lorsqu'il demandait une garde, on
allègue que Pisistrate, lui aussi, visant à la tyrannie, demanda une garde et
que, après l'avoir obtenue, il devint tyran. De même Théagène à Mégare (24), et d'autres encore, non moins connus,
deviennent tous des exemples de ce qu'est Denys, que l'on ne connaît pas
encore, dans la question de savoir s'il a cette même visée en faisant la même
demande ; mais tout cela tend à cette conclusion générale que celui qui
conspire en vue de la tyrannie demande une garde. Nous avons expliqué de quels
éléments se forment les preuves démonstratives.
XX. Maintenant, il existe une
très grande différence entre les enthymèmes ; différence qui a totalement
échappé à presque tous les rhéteurs et qui se rencontre pareillement dans la
méthode dialectique entre les syllogismes. Les uns concernent la rhétorique,
comme aussi la méthode dialectique des syllogismes ; les autres concernent
d'autres arts et d'autres facultés ; les uns existant actuellement, les autres
encore inconnus et non décrits. Aussi, sans que les auditeurs puissent s'en
apercevoir, il y a des orateurs qui s'attachent plus particulièrement et outre
mesure à des enthymèmes étrangers à la rhétorique (25). On entendra mieux ce que nous voulons dire
quand nous l'aurons développé.
XXI. J'appelle syllogismes
oratoires et dialectiques ceux sur lesquels nous faisons des lieux. Ceux-ci
sont, d'une manière générale, relatifs aux questions de droit, de physique, de
politique et à diverses autres questions spéciales. Tel est le lieu sur le plus
ou le moins, car on ne pourra pas moins en tirer un syllogisme qu'énoncer un
enthymème sur les questions soit juridiques, soit physiques, ou sur n'importe
quel sujet ; et, cependant, toutes ces questions différent par l'espèce. Mais
les enthymèmes particuliers sont tous ceux que l'on tire de propositions
propres -à chaque genre et à chaque espèce. Par exemple, il existe, sur la
physique, des propositions quine fournissent ni enthymèmes, ni syllogisme pour
la morale, et, sur la morale, d'autres propositions qui n'en fourniront pas sur
la physique. Il en est de même pour toutes les questions. Parmi ces enthymèmes,
les uns ne rendront habile en aucun genre, vu qu'ils ne concernent aucun sujet
particulier ; quant aux autres (les enthymèmes ni oratoires, ni dialectiques),
meilleures seront les propositions que l'on aura choisies et plus, sans que les
autres s'en aperçoivent, on traitera d'une science autre que la dialectique et
la rhétorique (26) ; car, si l'on rencontre des principes, ce ne
sera plus de la dialectique, ni de la rhétorique, mais bien la science dont on
possède les principes.
XXII. La plupart des enthymèmes
se rapportent à des espaces particulières et individuelles ; ceux qui
proviennent des lieux communs sont en plus petit nombre. Aussi, à l'exemple de
ce qui s'est fait dans les Topiques, il faut ici distinguer, parmi les
enthymèmes, les espèces et les lieux qui les fournissent. Or j'appelle espèces
(27) les propositions prises pour chaque genre
particulier, et lieux (28) ce qui est commun à tous indistinctement.
Parlons d'abord des espèces et abordons les genres de la rhétorique; voyons
comment les diviser et les dénombrer, puis considérons séparément, pour chacun
d'eux, les éléments et les propositions qui s'y rattachent.
I. Il y a trois espèces de
rhétorique; autant que de classes d'auditeurs, et il y a trois choses à
considérer dans un discours : l'orateur, ce dont il parle, l'auditoire.
Le but final se rapporte précisément à ce dernier élément, je veux dire
l'auditoire.
II. Il arrive nécessairement que
l'auditeur est ou un simple assistant (yevrñw),
ou un juge ; que, s'il est juge, il l'est de faits accomplis ou futurs. Il doit
se prononcer ou sur des faits futurs, comme, par exemple, l'ecclésiaste (29); ou sur des faits accomplis, comme le juge ;
ou sur la valeur d'un fait ou d'une personne (30), comme le simple assistant.
III. Il y a donc, nécessairement
aussi, trois genres de discours oratoires : le délibératif, le
judiciaire et le démonstratif. La délibération
comprend l’exhortation et la dissuasion. En effet, soit que l'on délibère en
particulier, ou que l'on harangue en public, on emploie l'un ou l'autre de ces
moyens. La cause judiciaire comprend l'accusation et la défense
: ceux qui sont en contestation pratiquent, nécessairement, l'un ou l'autre.
Quant au démonstratif, il comprend l'éloge ou le blâme.
IV. Les périodes de temps propre
à chacun de ces genres sont, pour le délibératif, l'avenir,
car c'est sur un fait futur que l'on délibère, soit que l'on soutienne une
proposition, ou qu'on la combatte ; pour une question
judiciaire, c'est le passé, puisque c'est toujours sur des faits
accomplis que portent l'accusation ou la défense ; pour
le démonstratif, la période principale est le présent, car c'est
généralement sur des faits actuels que l'on prononce l’éloge ou le blâme ; mais
on a souvent à rappeler le passé, ou à conjecturer f venir.
V. Chacun de ces genres a un
but final différent ; il y en a trois, comme il y a trois genres. Pour celui qui délibère, c'est l'intérêt et le dommage
; car celui qui soutient une proposition la présente comme plus avantageuse, et
celui qui la combat en montre les inconvénients. Mais on emploie aussi,
accessoirement, des arguments propres aux autres genres pour discourir dans
celui-ci, tel que le juste ou l'injuste, le beau ou le laid moral. Pour les questions judiciaires, c'est la juste ou l'injuste
; et ici encore, on emploie accessoire ment des arguments propres aux autres
genres. Pour l'éloge ou le blâme, c'est le beau et le
laid moral, aux quels on ajoute, par surcroît, des considérations plus
particulièrement propres aux autres genres.
VI. Voici ce qui montre que
chaque genre a le but final que nous lui avons assigné ; dans quelque genre que
ce soit, il arrive assez souvent que les considérations empruntées à d'autres
genres ne sont pas contestées. L'orateur qui plaide en justice, par exemple,
pourrait convenir que tel fait n'a pas eu lieu ou qu'il n'y a pas eu dommage ;
mais il ne conviendrait jamais qu'il y ait eu injustice. Autrement, l'action en
justice (dÛkh) n'aurait pas de raison
d'être. De même, dans une délibération, il se peut qu'on néglige divers autres
points, mais on ne conviendra jamais de l'inutilité de la proposition que l'on soutient,
ou de l'utilité de celle que l'on combat. La question de savoir s'il n'est pas
injuste d'asservir des peuples voisins et contre lesquels on n'a aucun grief
reste souvent étrangère au débat. De même encore l'orateur, dans le cas de
l'éloge ou du blâme, ne considère pas si celui dont il parle a fait des choses
utiles ou nuisibles, mais souvent, en prononçant son éloge, il établit qu'il a
fait une belle action au détriment de son propre intérêt. Par exemple, on
louera Achille d'avoir été au secours de Patrocle, son ami, sachant qu'il doit
mourir lorsqu'il pourrait vivre. Il était plus beau pour lui de mourir ainsi ;
mais son intérêt était de conserver la vie.
VII. Il est évident, d'après ce
qui précède, que les propositions doivent porter d'abord sur ces points (31) ; car, en ce qui concerne les preuves (tekm®ria), les vraisemblables et les signes,
ce sont des propositions (purement) oratoires, puisque, généralement, le
syllogisme se compose de propositions et que l'enthymème est un syllogisme
formé de ces sortes de propositions.
VIII. Comme il est inadmissible
que des faits impossibles se soient accomplis ou doivent s'accomplir, ce qui
n'a lieu que pour les faits possibles, et que l'on ne peut admettre davantage
que des faits non accomplis ou ne devant pas s'accomplir se soient accomplis,
ou doivent s'accomplir, il est nécessaire que, dans le genre délibératif, le
judiciaire et le démonstratif, les propositions portent sur le possible
et sur l'impossible, de façon à établir si tel fait a eu lieu, ou non,
et s'il devra, ou non, avoir lieu.
IX. De plus, comme tous les
orateurs, qu'il s'agisse de l'éloge ou du blâme, de l'exhortation ou de la
dissuasion, de l'accusation ou de la défense, s'efforcent de démontrer non
seulement les points dont nous venons de parler, mais encore le plus ou le
moins, le caractère supérieur ou inférieur, le bon et le vilain côté des faits
énoncés, considérés soit en eux-mêmes, soit dans leurs rapports entre eux, il
s'ensuit, évidemment, que l'on devra produire des propositions sur la grandeur
et la petitesse et sur le plus ou moins d'importance au double point de vue de
l'ensemble et des détails ; par exemple, examiner quel bien est plus grand ou
moindre, quel fait constitue un préjudice ou un droit, et ainsi du reste.
Nous venons d'expliquer sur quels
points doivent nécessairement reposer les propositions. Il faut maintenant
établir des divisions spéciales à l’égard de chacun d'eux et voir, par exemple,
dans quel cas il y a délibération, ou discours démonstratif, ou enfin cause
judiciaire.
I. Voyons, d'abord, en vue de
quels biens et de quels maux délibèrent ceux qui délibèrent, puisque la
délibération n'a pas trait à tout indistinctement, mais seulement aux faits
dont l'existence ou la non-existence est admissible.
II. Les faits dont l'existence
actuelle ou future est nécessaire, et ceux dont l’existence passée est
impossible, sont en dehors de toute délibération.
III. On ne délibère même pas sur
tous les faits admissibles indistinctement, car certaines choses sont
naturellement bonnes et le deviennent par hasard, parmi celles qui peuvent être
ou ne pas être, sur lesquelles il n'y a pas profit à délibérer. Il est évident
que les sujets de nos délibérations sont ceux qui, par leur nature, se
rapportent à nous, et les faits dont la première existence dépend de nous.
Notre examen s'étendra, ni plus ni moins, jusqu'au point où nous aurons vu s'il
nous est possible ou impossible d'agir.
IV. Énumérer en détail et
minutieusement, avec les divisions spéciales, toutes les variétés d'affaires,
puis donner, autant qu'il conviendrait, des définitions rigoureuses sur chacune
d'elles, ce n'est pas le moment de chercher à le faire, vu que ce n'est plus du
domaine de l’art oratoire, mais bien d'un art plus avisé (32) et plus positif, et que ce serait, dès à
présent, appliquer à la rhétorique beaucoup plus de théorèmes que ceux qui lui
sont propres.
V. Il est bien vrai, comme
nous l'avons dit précédemment (33), que la rhétorique se compose d'une partie de
la science analytique et de la partie morale de la politique. Elle ressemble,
par certains côtés, à la dialectique, et par d'autres à l’art des sophistes.
VI. Mais, si l'on avait la
prétention de voir dans la dialectique, ou dans l’art qui nous occupe, non pas
des ressources, mais des sciences proprement dites, on perdrait de vue, sans
s'en douter, leur nature propre en les faisant passer dans le domaine des
sciences de faits établis, et non plus des seuls discours.
VII. Quoi qu'il en soit, tout ce
qu'il est à propos de distinguer ici, en laissant à la science politique les
spéculations qui lui sont propres, nous l'affirmerons encore une fois. Ainsi,
presque tous les sujets de délibération, presque toutes les propositions que
soutiennent les orateurs dans une assemblée délibérante, se réduisent à cinq
chefs principaux ; ce sont les revenus, la guerre, la paix,
la défense du pays, l’importation et l’exportation, enfin la
législation.
VIII. Pour parler dans une
délibération portant sur les revenus, on devra
connaître les recettes de l'État, leur nature et leur quantité, de façon que,
si quelqu'une est oubliée, on l'ajoute ; si quelque autre est insuffisante, on
puisse l'augmenter. En outre, il faut connaître toutes les dépenses, pour
pouvoir supprimer celle qui serait superflue et réduire celle qui serait
excessive. Ce n'est pas seulement en ajoutant à son avoir que l'on s'enrichit, mais
c'est encore en retranchant sur ses dépenses. Et ce n'est pas seulement d'après
la pratique de son propre pays qu'il convient d'envisager cette question ; il
faut aussi connaître l'expérience faite à l'étranger, pour en faire profiter la
délibération ouverte sur ces questions.
IX. Sur la paix et la guerre, il faut connaître les forces de l'État,
savoir quelles elles sont déjà et quelles elles peuvent être ; en quoi elles
consistent ; en quoi elles peuvent s'accroître ; quelles guerres ont été
soutenues et dans quelles conditions. Il faut connaître non seulement les
ressources de son propre pays, mais encore celles des pays limitrophes ; savoir
ceux avec lesquels une guerre est probable, afin d'être en paix avec ceux qui
sont plus forts et de se réserver de faire la guerre avec ceux qui sont plus
faibles. Il faut savoir, au sujet des forces, si elles sont semblables ou
dissemblables (34), car il y a, selon le cas, probabilité de
victoire ou de défaite. Il n'est pas moins nécessaire d'avoir considéré l'issue
de la guerre, non seulement dans le pays, mais chez d'autres peuples, car les
causes semblables amènent, naturellement, des résultats analogues.
X. Maintenant, sur la question
de la défense du territoire, il ne faut pas
ignorer en quoi elle consiste, mais connaître, au contraire, l'effectif des
garnisons, leur mode de composition, les emplacements des postes de défense
(chose impossible si l'on ne connaît pas le pays), de façon que l'on puisse, si
une garnison est trop faible, la renforcer ; plus que suffisante, la réduire,
et défendre, de préférence, les postes les plus avantageux.
XI. Au sujet de l'alimentation, il faut savoir quelle dépense elle
imposera à l'État, quelle quantité de subsistances pourra être fournie par le
sol, ou devra être demandée à l'importation ; quelles matières donneront lieu à
l'exportation ou à l'importation, afin de conclure des conventions et des
marchés dans cette vue (35). En effet, il est nécessaire de maintenir les
citoyens sans reproche à l'égard de deux sortes de peuples : ceux dont les
forces sont supérieures, et ceux qui peuvent rendre des services en fait de
transactions de ce genre.
XII. Il est nécessaire de
pouvoir porter son attention sur tous ces points pour
la sûreté de l'Etat ; mais il n'est pas d'une minime importance de bien
s'entendre à la législation, car c'est dans les
lois que réside le salut du pays. Aussi est-il nécessaire de savoir combien il
y a d'espèces de gouvernements, quels sont les avantages de chacun d'eux,
quelles causes de destruction ils possèdent soit en eux-mêmes, soit du fait de
leurs adversaires. Or je dis "en eux-mêmes", parce que, le meilleur
gouvernement mis à part, tous les autres périssent par suite ou du relâchement,
ou de la tension portés à l'extrême. Ainsi la démocratie devient plus faible
non seulement en se relâchant, au point qu'elle en arrive finalement au régime
oligarchique, mais tout autant lorsqu'elle est fortement tendue ; de même que
non seulement si l'exagération d'un nez crochu ou d'un nez camus va en
s'affaiblissant, on arrive au nez moyen, mais encore, si le nez est
excessivement crochu ou camus, il prend une forme telle qu'il semble qu'il n'y
ait plus de narines.
XIII. Il est utile, pour
travailler à la législation, non seulement que
l'on comprenne quel mode de gouvernement est avantageux, par la considération
des temps passés, mais encore que l'on sache quel gouvernement convient à tel
ou tel État dans les pays étrangers. De sorte que, évidemment, les voyages sur
divers points de la terre sont, à ce point de vue, d'une grande utilité, car
c'est un moyen de connaître les lois des peuples. Pour les délibérations
politiques, il est utile de connaître les écrits des historiens ; mais tout
cela est le fait de la politique, plutôt que de la rhétorique. Voilà ce que
nous avions à dire sur les principales connaissances que doit posséder celui
qui veut pratiquer le genre délibératif. Quant aux moyens à employer pour
exhorter ou dissuader sur cet ordre de questions et sur les autres, c'est le
moment d'en parler.
I. Chacun de nous en
particulier, à peu de chose près, et tout le monde en général, se propose un
certain but dans la poursuite duquel on adopte, ou l'on repousse une
détermination. Ce but, en résumé, c'est le bonheur et les parties qui le
constituent.
II. Considérons, à titre
d'exemple, ce que c'est, à proprement parler, que le bonheur et de quoi
procèdent les parties qui le composent ; car c'est sur le bonheur, ainsi que
sur les moyens qui nous y conduisent ou les obstacles qui nous en détournent,
que portent tous nos efforts pour exhorter ou pour dissuader, attendu qu'il
faut que l’on fasse les actions qui préparent le bonheur ou quelqu'une de ses
parties, ou qui rendent celle-ci plus grande ; mais les choses qui détruisent
le bonheur, ou l'entravent, ou produisent ce qui lui est contraire, il faut
qu'on ne les fasse point.
III. Le bonheur sera donc une
réussite obtenue avec le concours de la vertu, le fait de se suffire à
soi-même, ou la vie menée très agréablement et avec sûreté, ou, encore, la
jouissance à souhait des possessions et des corps, avec faculté de les
conserver et de les mettre en oeuvre. En effet, un ou plusieurs de ces biens,
presque tout le monde convient que c'est là le bonheur.
IV. Maintenant, si c'est là le
bonheur, il aura nécessairement pour parties constitutives la noblesse, un
grand nombre d'amis, l’amitié des gens honnêtes, la richesse, une
descendance prospère, une belle vieillesse ; de plus, les bonnes qualités
du corps, telles que la santé, la beauté, la vigueur, la grande taille, la
faculté de l’emporter dans les luttes agonistiques ; la renommée,
l'honneur, la bonne fortune, la vertu, ou bien encore ses parties, la
prudence, le courage, la justice et la tempérance. En effet, on se
suffirait très amplement à soi-même si l'on pouvait disposer et des avantages
que l'on possède en soi, et de ceux du dehors ; car il n'y en a pas d'autres
après ceux-là. Ceux que l'on possède en soi, ce sont les biens qui se rattachent
à l'âme et ceux qui résident dans le corps. Les biens
extrinsèques sont la noblesse, les amis, les richesses et la considération.
Nous jugeons qu'il est convenable d'y ajouter encore les aptitudes et la bonne
chance ; car, de cette façon, rien ne manquerait à la sûreté de la vie.
Reprenons donc chacun de ces biens de la même façon, pour voir en quoi il
consiste.
V. La noblesse, pour
une race, pour un État, c'est lorsque les indigènes sont anciens dans le
pays, que leurs premiers chefs étaient illustres et qu'ils ont eu une nombreuse
descendance, renommée dans les choses qui suscitent l'émulation. La noblesse, pour les particuliers, provient ou des hommes, ou des
femmes : la naissance légitime des uns et des autres, et, comme pour un État,
c'est lorsque les premiers aïeux se sont distingués soit par leur mérite, ou
par leurs richesses, ou enfin par quelqu'un des avantages qui donnent de la
considération et qu'une longue suite de personnages illustres, hommes, femmes,
jeunes gens, vieillards, se sont succédé dans une famille.
VI. Quant à la descendance prospère et nombreuse, il n'y a
rien d'obscur à expliquer. Au point de vue de
l'intérêt public, la descendance est prospère lorsque les jeunes
générations sont nombreuses et en bon état; en bon état, d'abord, relativement
à la valeur corporelle, comme la haute taille, la beauté, la force, l'aptitude
aux exercices agonistiques ; puis relativement à la valeur morale, c'est-à-dire
la tempérance et le courage, vertus propres au jeune homme. Au point de vue des particuliers, la descendance
prospère et nombreuse consiste à avoir à soi un grand nombre d'enfants et
constitués dans des conditions analogues; les uns du sexe féminin, les autres
du sexe masculin.
Pour ceux du sexe féminin, la valeur
corporelle c'est la beauté et la grande taille; la valeur morale, la tempérance
et l'amour du travail, mais sans servilité. C'est en considérant
indistinctement le cas du gouvernement et celui des particuliers, comme les
deux sexes masculin et féminin, qu'il faut chercher à réaliser chacune de ces
qualités. Les peuples chez lesquels il y a de mauvaises institutions
relativement aux femmes, comme les Lacédémoniens, ne possèdent guère que la
moitié du bonheur.
VII. Quant aux parties de la richesse, ce sont les monnaies, l'abondance de
la terre (cultivée), la possession de territoires ; puis celle d'objets
mobiliers, de troupeaux, d'esclaves remarquables par leur quantité, leur
grandeur et leur beauté. Tous ces biens doivent être l'objet d'une possession
assurée, d'une jouissance libérale, utile. Sont plus particulièrement utiles
ceux qui produisent des fruits, libéraux ceux d'une jouissance directe.
J'appelle « biens lui produisent des fruits» ceux dont on tire un revenu
; biens d'une jouissance directe ceux dont il ne résulte rien d'appréciable en
outre de l'usage qu'on en fait. La définition de la sûreté, c'est la
possession, dans un cas et dans des conditions telles, que l'usage des biens
possédés dépende uniquement du possesseur. Celle du bien propre ou non
propre, c'est la faculté, pour le possesseur, d'aliéner ce qu'il possède ;
or j'entends par aliénation la cession, par don ou par vente. En somme,
l'essence de la richesse consiste plutôt dans l'usage que dans la propriété,
car l'exercice de la propriété consiste dans l'usage et l'usage même est une
richesse.
VIII. La
bonne renommée, c'est le fait d'être regardé comme un homme de valeur (spoudaÝow), ou de posséder quelque bien de
nature à être recherché par tout le monde, ou par le plus grand nombre, ou par
les gens de bien ou les hommes de sens.
IX. Les honneurs sont les signes d'une
réputation de libéralité. Sont honorés par-dessus tout, et avec raison, ceux
qui ont fait du bien ; du reste, on honore aussi celui qui est en situation
d'en faire. La libéralité s'exerce en vue du salut et de tout ce qui fait
vivre, ou bien de la richesse, ou, encore, do quelqu'un des autres biens dont
l’acquisition n'est pas facile, soit d'une manière absolue, soit dans telle
circonstance, soit dans tel moment ; car beaucoup de gens obtiennent des honneurs
pour des motifs qui paraissent de mince importance ; mais cela tient aux lieux
et aux circonstances. Les variétés d'honneurs sont les sacrifices, les
inscriptions métriques et non métriques , les récompenses, la préséance, les
tombeaux, les images, la subsistance publique ; les usages des barbares, tels
que les prosternations et le soin qu'on y prend de s'effacer. Les dons ont
partout un caractère honorifique ; et en effet, le don est l’abandon d'un bien
possédé et un signe d'honneur rendu. Voilà pourquoi les gens cupides et les
ambitieux recherchent les dons. Le don a, pour les uns et les autres, de quoi
répondre à leurs besoins. En effet, le don est une possession, ce que
convoitant les gens cupides ; et il a en soi quelque chose d'honorifique, ce que
convoitent les ambitieux.
X. La qualité principale du
corps, c'est la santé ; or il s'agit de la
santé dans ce sens où ton dit que sont exempts de maladie des gens qui gardent
l'usage de leur corps ; car beaucoup de gens se portent bien, comme on le dit
d'Hérodicus (36), lesquels ne seraient taxés d'heureux par
personne, sous le rapport de la santé, s'abstenant de tous ou de presque fous
les aliments humains.
XI. La
beauté varie suivant l'âge. La beauté du jeune homme consiste à avoir un
corps apte à supporter les fatigues résultant de la course ou des exercices
violents, et agréable à voir en vue du plaisir. Ce qui fait que les pentathles
sont les plus beaux hommes, c'est qu'ils sont heureusement doués, tout ensemble
sous le double rapport de la vigueur et de l'agilité. La beauté de l’homme,
dans la force de l’âge, consiste à bien supporter les fatigues de la guerre et
à porter dans sa physionomie un air agréable qui, en même temps, inspire la
crainte. La beauté du vieillard consiste à suffire aux travaux nécessaires sans
mauvaise humeur, parce qu'on n'éprouve alors aucun des maux qui affligent la
vieillesse.
XII. La
force, c'est la faculté de faire déplacer un individu à volonté ; or,
pour que ce déplacement se produise, il faut, nécessairement, que l’individu
soit attiré, ou repoussé, ou enlevé, ou terrassé, ou enfin qu'on l'étreigne. On
est fort en tous ces effets, on seulement en quelques-uns d'entre eux.
XIII. Le mérite d'une belle taille, c'est de surpasser la plupart
des hommes en grandeur, en épaisseur et en largeur, dans des proportions telles
que les mouvements ne se produisent pas trop lentement en raison d'un excès de
ces avantages.
XIV. La
valeur agonistique du corps consiste dans la réunion de la belle taille,
de la force et de l'agilité ; et en effet, celui qui est agile est fort ; car
peut-on lancer ses pieds en avant d'une certaine façon, les mouvoir rapidement
et allonger le pas, ce sera l'affaire du coureur ; étreindre et retenir son
adversaire, celle nombre d'hommes, et celui qui l’inspire aux hommes de bien
sera l'ami des gens honnêtes.
XVII. Le
bonheur consiste dans la production ou l'existence des biens qui, soit
en totalité, soit pour la plupart, soit au plus haut degré, ont une cause
fortuite. Or la fortune est la cause de certaines choses qui dépendent des
arts, mais aussi d'un grand nombre de choses indépendantes de l'art, comme, par
exemple, de celles qui dépendent de la nature. Il arrive aussi que des
avantages nous viennent indépendamment de la nature. Ainsi la santé a pour
cause fart, tandis que la beauté, la belle taille, dépendent de la nature.
Mais, généralement, les avantages qui nous viennent de la fortune sont de
nature à provoquer l’envie. La fortune est la cause des biens indépendants de
la raison ; comme, par exemple, si, dans une famille, un frère est beau et que
tous les autres soient laids, ou bien qu'un d'entre eux ait trouvé un trésor
demeuré inconnu des autres, ou encore, si un trait a touché un individu placé à
sa portée, et non pas tel autre, ou enfin, si un tel, se rendant
perpétuellement en un lieu, est le seul à se trouver absent (au moment du
danger), tandis que les autres, pour une seule fois qu'ils ont été présents,
ont été mis en pièces.
XVIII. Quant à la vertu, comme c'est un lieu très propre aux
louanges, nous aurons à développer ce sujet lorsque nous traiterons de la
louange (37). Voilà donc, évidemment, ce que l'on doit
avoir en vue, soit que l’exhortation ou la dissuasion concerne des faits
futurs, ou présents; car, suivant le cas (38), les arguments sont pris pour tout cela en
sens contraire.
I. Comme le but que se propose
celui qui délibère est futile, et que le débat porte non pas sur la fin que
l'on a en vue, mais sur les moyens qui conduisent à cette fin ; que ces moyens
résident dans les actions, et que ce qui est utile est bon, il faut donc, d'une
manière générale, prendre les éléments de ce débat dans leurs rapports avec
le bien et l'utile.
II. Le
bien, ce sera la chose qui doit être adoptée par elle-même, et celle
pour laquelle nous devons en adapter une autre. C’est encore ce à quoi tendent
tous les êtres, j'entends tous les êtres doués de sentiment ou d'intelligence,
ou ceux qui pourraient posséder ces facultés. Tout ce que l'intelligence
pourrait suggérer à chacun, c'est aussi pour chacun un bien : comme aussi ce
dont la présence procure une disposition favorable et satisfaisante. C'est ce
qui réalise et ce qui conserve ces divers avantages, ce qui en est la
conséquence ce qui en détourne ou détruit les contraires.
III. Or les choses s'enchaînent
de deux manières, selon qu'elles vont ensemble, ou l'une après l'autre : par
exemple, la science à l'étude, en lui succédant ; la vie à la santé, en
l'accompagnant. Les choses se produisent de trois manières ; ainsi la santé a
pour cause soit le fait d'être sain, soit la nourriture, soit les exercices
gymnastiques, ce qui contribue par-dessus tout à donner la santé.
IV. Cela posé, il en résulte,
nécessairement, que l'adoption des choses bonnes est bonne elle-même, ainsi que
le rejet des choses mauvaises. Ce rejet a pour effet simultané de ne pas causer
le mal, et l'adoption du bien pour effet ultérieur de procurer le bien.
V. Une chose bonne, c'est
d'adopter un bien plus grand au lieu d'un moindre bien et, entre deux maux, de
choisir le moindre ; car leur différence, en plus ou en moins, donne lieu au
choix de l'un et au rejet de l’autre.
VI. Les
vertus sont nécessairement un bien. En effet, elles causent la bonne
disposition de ceux qui les possèdent, et elles engendrent, elles pratiquent
les choses bonnes (39). Nous aurons à parler séparément de chacune
d'elles, de sa nature et de sa qualité.
VII. Le
plaisir est un bien, car les êtres animés le recherchent, chacun suivant
sa nature. C'est pourquoi les choses agréables et les choses honorables sont
bonnes, les premières causant du plaisir, et, parmi les choses honorables, les
unes ayant cet effet et les autres devant être préférées pour elles-mêmes.
VIII. Pour entrer dans le détail,
voici les choses nécessairement bonnes : le bonheur ; c'est un bien à
rechercher pour lui-même, qui se suffit en soi, et dont la poursuite inspire un
grand nombre de nos déterminations.
IX. La justice, le
courage, la tempérance, la magnanimité, la magnificence et les autres
dispositions morales de même nature ; car ce sont là autant de vertus de l'âme.
X. La santé, la
beauté et les biens analogues
; ce sont là des vertus corporelles qui produisent un grand nombre de faits. La
santé, par exemple, procure le plaisir et la vie ; c'est pour cela qu'on la
regarde comme le plus grand bien, étant l'élément des deux biens le plus
appréciés en général, le plaisir et la vie.
XI. La
richesse, qui est la vertu de la propriété et un puissant moyen
d'action.
XII. L'ami et
l'amitié. L'ami
est un bien à rechercher pour lui-même et un puissant moyen d'action.
XIII. Les
honneurs, la renommée. On y trouve tout ensemble un agrément et un
puissant moyen d'action. De plus, ces biens sont, le plus souvent, accompagnés
d'autres avantages qui les accroissent.
XIV. La
puissance de la parole et l'aptitude dans les affaires ; ce sont là
autant de moyens d'action avantageas.
XV. Citons encore une nature bien douée : la mémoire, la facilité
pour apprendre, la sagacité et toutes les qualités analogues ; car ce sont des
ressources fécondes en avantages. Il en est de même de toutes les sciences et
de tous les arts que l'on peut posséder.
XVI. Le fait même de vivre ; aucun bien ne dût-il en être la
conséquence, celui-ci serait encore à rechercher pour lui-même.
XVII. La
justice, qui est en quelque sorte d'un intérêt commun. Tels sont, à peu
près, tous les biens reconnus comme tels.
XVIII. Pour les biens prêtant à
contestation, les syllogismes se tirent des arguments suivants. Est bonne
toute chose dont le contraire est mauvais.
XIX. Est bonne encore toute
chose dont le contraire peut être utile aux ennemis. Par exemple, si la
lâcheté doit surtout profiter aux ennemis d'un État, il est évident que la
bravoure doit surtout être utile à ses citoyens.
XX. En thèse générale, étant
donné ce que veulent les ennemis d'un tel, ou ce qui les réjouit, ce sera le
contraire qui paraîtra lui être utile. Aussi le Poète a-t-il pu dire :
Oui, certes, Priam
serait content !
...(40)
Il n'en est pas ainsi toujours, mais
le plus souvent, car rien n'empêche qu'une même chose, en certains cas, soit
profitable aux deux parties adverses ; ce qui fait dire que le malheur réunit
les hommes, lors qu'une même chose nuit aux uns et aux autres.
XXI. Ce
qui n'est pas excessif est encore un bien, mais ce qui est plus grand
qu'il ne faut est un mal.
XXII. De même, ce qui a exigé beaucoup de peine, ou une grande dépense
; car, dès lors, on y voit un bien ; une choie arrivée à ce point est regardée
connue une fin et comme la fin de beaucoup de choses ; or la fin est un bien (41). De là ce mot :
Quelle gloire
resterait à Priam
! . . . (42)
et encore :
Il est honteux de
demeurer longtemps . . . (43)
De là aussi le proverbe : (casser)
sa cruche à la porte.
XXIII. On
préfère aussi ce que beaucoup de gens recherchent et ce qui parait digne d'être
disputé, car nous avons vu (44) que ce à quoi tendent tous les hommes est un
bien ; or beaucoup de gens font ce que tout le monde fait.
XXIV. Ce
qui est louable, car personne ne loue ce qui n'est pas bon ; - ce qui est loué par des adversaires ou par les méchants.
Autant vaut dire, en effet, que tout le monde est d'accord sur un fait si l'on
a l'adhésion de ceux même qui ont eu à en souffrir, et qu'ils se soient rendus
à l’évidence. Tels, par exemple, les méchants que leurs amis accusent, et les
hommes de bien que leurs ennemis n'accusent pas. Aussi les Corinthiens
voyaient-ils une injure dans ce vers de Simonide :
Ilion ne se plaint pas
des gens de Corinthe
(45).
XXV. C'est
ce qui a obtenu la préférence d'une personne sensée ou honorable, homme
ou femme ; ainsi Athénée donnait sa préférence à Ulysse ; Thésée à Hélène ; les
(trois) déesses à Alexandre (Pàris), et Homère à Achille.
XXVI. C'est, en général, tout ce
qui mérite d'être l'objet d'une détermination ; or on se détermine à faire les
choses énumérées plus haut : celles qui sont mauvaises pour les ennemis, et
celles qui sont bonnes pour les amis.
XXVII. On préfère, en
outre, les choses qui sont possibles, et celles-ci sont de deux sortes : celles qui
auraient pu être faites, et celles qui peuvent se faire aisément ; or les
choses faciles sont celles que l'on fait sans répugnance ou en peu de temps,
car la difficulté d'une opération provient ou de la répugnance qu'elle cause,
ou de la longue durée qu'elle exige. Enfin les choses qui se font comme on veut
; or l'on veut n'avoir aucun mal ou qu'un mal moindre que le bien qui en
résulte ; et c'est ce qui arrive si la conséquence fâcheuse reste cachée, ou
n'a pas d'importance.
XXVIII. On préfère
encore ce qui nous est propre et ce que personne ne possède, et aussi le superflu, car
on nous en fait d'autant plus d'honneur. De même ce qui est en rapport de
convenance avec nous-mêmes ; or de tels avantages nous reviennent en raison de
notre naissance et de notre pouvoir. De même encore les choses dont on croit
avoir besoin, lors même qu'elles sont de mince valeur ; car, néanmoins, on est
porté à les faire.
XXIX. On
préfère aussi les choses d'une exécution aisée, car elles sont
possibles, étant faciles ; or les choses d'une exécution aisée, ce sont celles
où tout le monde, bon nombre de gens, nos pareils ou nos inférieurs, peuvent
réussir. Les choses dont se réjouissent nos amis ou s'affligent nos ennemis.
Les actions qui provoquent l'admiration, celles pour lesquelles on a un talent
naturel et une grande expérience, car on pense les accomplir avec succès.
Celles que ne saurait faire un méchant, car elles ont plus de chance d'être
louées. Celles auxquelles nous nous sentons portés avec passion, car on y
trouve non seulement du plaisir, mais encore une tendance au mieux.
XXX. Nous
préférons aussi chacun les choses conformes à telle ou telle disposition de
notre esprit. Par exemple, les amateurs de victoires, s'il y a une
victoire au terme de l’entreprise ; les amateurs d'honneurs, s'il y a des
honneurs à recueillir ; les amateurs de richesses, s'il y a des richesses à
acquérir, et ainsi de suite. Voilà où l'on doit prendre les preuves relatives
au bien et à l'utile.
I. Maintenant, comme il arrive
souvent que deux partis présentent une utilité reconnue, mais que l'on discute
pour savoir celui qui en présente le plus, il faut parler du bien plus grand et
de ce qui est plus utile.
II. Ce qui surpasse se compose
d'une quantité égale et de quelque chose encore ; or ce qui est surpassé est
contenu (dans ce qui surpasse). Une qualité ou une quantité plus grande l'est
toujours par rapport à une autre plus petite. Grand et petit, beaucoup
et peu sont des termes qui se rapportent à la grandeur de nombre
d'objets. Ce qui surpasse est grand ; ce qui est en défaut est petit. Même
rapport entre beaucoup et peu.
III. Donc, comme nous disons que
le bien est la chose que nous devons adopter pour elle-même et non en vue d'une
autre chose, et encore ce à quoi tendent tous les êtres (46), et ce que pourraient adopter tous les êtres
doués d'intelligence et de sens, et la faculté d'accomplir et de conserver, ou
encore la conséquence de cette faculté, et la chose qui détermine la fin de nos
actes ; comme, d'autre part, la fin, c'est ce en vue de quoi s'accomplissent
les autres actes ; que ce qui est bon pour tel individu est ce qui subit une
action de cette nature par rapport à cet individu, il s’ensuit, nécessairement,
que les quantités plus grandes que l’unité ou que les quantités moindres,
comparaison faite de l’unité et de ces quantités moindres, ce sera un plus
grand bien. En effet, ce bien surpasse ; or ce qui est contenu (dans le premier
terme) est surpassé.
IV. Si le plus grand (individu
d'une espèce) surpasse le plus grand individu (d'une autre espèce), tel
individu (de la première, espèce) surpassera tel autre de la seconde) ; et
(réciproquement), si tous les individus (d'une espèce surpassent) ceux (d'une autre),
le plus grand (de l'une) surpassera le plus grand (de la seconde). Par exemple,
si l'homme le plus grand est plus grand que la plus grande femme, les hommes,
pris en masse, seront plus grands que les femmes ; et (réciproquement), si les
hommes, pris en masse, sont plus grands que les femmes, l'homme le plus grand
sera plus grand que la plus grande femme. En effet, les différences en plus des
espèces sont dans le même rapport que les plus grands individus qu'elles
comprennent.
V. (II y a avantage), lorsque
tel résultat est suivi d'un autre résultat, tandis que le parti contraire
n'aurait pas cette conséquence. Or la conséquence se traduit par un résultat
immédiat, ou ultérieur, ou possible ; car le profit à tirer de telle
conséquence est contenu dans celui du premier résultat. La vie est le résultat
immédiat de la santé, mais la santé n'est pas celui de la vie. La science est
le résultat ultérieur de l'étude. Le vol est le résultat possible du sacrilège
; car l'auteur d'un sacrilège est capable de voler.
VI. Sont plus grandes les
choses qui en surpassent une autre d'une quantité plus grande ; car,
nécessairement, elles surpassent même la plus grande.
VII. Sont plus grandes aussi les
choses qui produisent un plus grand bien ; car cela revient, nous l'avons vu, à
dire qu'elles sont capables de produire un plus grand bien, et il en est de
même de la chose dont la puissance productive est plus grande. Ainsi, du moment
que la qualité d'être sain est un bien préférable et supérieur au plaisir, la
santé est aussi un bien plus grand que le plaisir.
VIII. Ce qui est préférable en
soi (est un bien plus grand) que ce qui ne l'est pas en soi. Par exemple, la
force vaut mieux que ce qui donne la santé. Car ceci n'est pas préférable en
soi, tandis que la force l'est, ce qui est, nous l'avons vu, le caractère du
bien.
IX. (II y a avantage), si telle
chose est une fin, par rapport à telle autre qui n'en serait pas une. Car cette
autre se fait en vue d'autre chose et la première pour elle-même ; par exemple,
l'exercice gymnastique a pour fin le bon état du corps.
X. (Il y a avantage) dans ce
qui a moins besoin de l’autre chose (47) ou de diverses autres choses ; car cela se
suffit mieux à soi-même ; or on a moins besoin d'autre chose quand on n'a
besoin que de choses moins importantes, ou plus faciles à obtenir.
XI. De même, lorsque telle
chose ne peut exister sans telle autre, ou qu'il n'est pas possible qu'elle se
produise sans cette autre, tandis que celle-ci peut avoir lieu sans la
première. Or celle-ci se suffit mieux qui n'a pas besoin d'une autre, d'où l'on
voit qu'elle est un plus grand bien.
XII. Lorsque telle chose est un
principe et, que (autre n'est pas un principe ; lorsque l'une est une cause et
que l'autre n'est pas une cause, pour la même raison. Car, sans cause, il est
impossible qu'une chose existe ou se produise ; et, deux principes étant
donnés, c'est la chose dont le principe est supérieur qui est supérieure ;
pareillement, deux causes étant données, c'est la chose qui provient de la
cause supérieure qui est supérieure. Réciproquement, deux principes étant
donnés, le principe de la plus grande chose est supérieur ; et deux causes
étant données, c'est la cause de la chose supérieure qui est supérieure.
XIII. Il est donc évident,
d'après ce qui précède, qu'une chose peut apparaître comme plus grande de l'une
et de l’autre manière. En effet, si telle chose est un principe et que l'autre
ne soit pas un principe, la première semblera supérieure ; et si telle chose
n'est pas un principe, tandis que l’autre est un principe (elle semblera encore
supérieure), car la fin est supérieure et le principe ne l'est pas. C'est ainsi
que Léodamas (48), voulant porter une accusation contre
Callistrate, dit que celui qui a conseillé une action fait plus de tort que
celui qui l’exécute ; car l’action n'eût pas été accomplie si on ne l'avait pas
conseillée. Et réciproquement, voulant porter une accusation contre Chabrias,
il allègue que celui qui exécute fait plus de tort que celui qui conseille, car
l’action n'aurait pas lieu s'il n'y avait pas eu quelqu'un pour agir, vu que
l’action est la fin pour laquelle on délibère.
XIV. Ce qui est plus rare est
préférable à ce qui est abondant : par exemple, l’or au fer, vu qu'il est d'un
usage plus restreint ; car la possession en est préférable, l’acquisition en
étant plus difficile. A un autre point de vue, ce qui abonde est préférable à
ce qui est rare, parce que l’usage en est plus répandu. De là ce mot :
L'eau est ce qu'il y a
de meilleur.
XV. Généralement parlant, ce
qui est difficile a plus de valeur que ce qui est facile, car c'est plus rare ;
et, à un autre point de vue, ce qui est facile vaut mieux que ce qui est
difficile, car nous en disposons comme nous voulons.
XVI. Est plus grande aussi une
chose dont le contraire est plus grand, ou dont la privation est plus sensible.
Ce qui est vertu est plus grand que ce qui n'est pas vertu, et ce qui est vice
plus grand que ce qui n'est pas vice. Car la vertu et le vice sont des fins, et
ce qui n'est ni vice ni vertu n'est pas une fin.
XVII. Les choses dont les effets
sont plus beaux ou plus laids sont aussi plus grandes. Les choses dont les
bonnes ou mauvaises qualités ont une plus grande importance sont plus grandes
elles-mêmes, puisque les effets sont comme les causes ou les principes, et que
les causes et les principes sont comme leurs effets.
XVIII. De même les choses dont la
différence en plus est préférable ou meilleure. Par exemple, la faculté de bien
voir est préférable au sens de l'odorat ; en effet, celui de la vue a plus de
prix que l'odorat. Il vaut mieux désirer d'avoir des amis que d'acquérir des
richesses ; de sorte que la recherche des amis est préférable à la soif des
richesses. Par contre, la surabondance des choses bonnes sera meilleure, et
celle des choses honorables plus honorable.
XIX. Sont préférables les choses
qui nous donnent des désirs plus honorables et meilleurs ; car les désirs ont
la supériorité des choses qui en sont l'objet, et les désirs qu'excitent en
nous des choses plus honorables ou meilleures sont aussi, pour la même raison,
plus honorables et meilleurs.
XX. Sont préférables encore les
choses dont la connaissance est plus honorable et plus importante, ainsi que
les actions plus honorables et plus importantes. En effet, qui dit science dit
vérité ; or chaque science prescrit ce qui lui appartient, et les sciences
relatives aux choses plus importantes et plus honorables sont, pour la même
raison, dans le même rapport avec ces choses.
XXI. Ce que jugeraient ou ce
qu'auraient jugé être un plus grand bien les hommes de sens, ou le consentement
unanime, ou le grand nombre, ou la majorité, ou les hommes les plus influents,
ce doit être nécessairement cela, soit qu'ils en aient décidé ainsi d'une façon
absolue, ou bien en raison de leur compétence personnelle. Ce critérium s'applique
communément aussi aux autres questions (49). Et en effet, la nature, la quantité, la
qualité d'une chose donnée seront telles que le diront la science et le bon
sens. Mais c'est des biens que nous avons entendu parler. Car nous avons défini
le bien (50) ce que choisiraient tous les êtres qui
seraient doués de sens. Il est donc évident que le mieux aussi sera ce que le
bon sens déclarera préférable.
XXII. Le mieux est encore ce qui
appartient aux meilleurs, soit d'une façon absolue, soit en tant que meilleurs
; par exemple, le courage inhérent à la force. C'est encore ce que choisirait
un homme meilleur, soit absolument, soit en tant que meilleur ; par exemple, de
subir une injustice plutôt que d'en f'aire une à autrui ; car c'est le parti
que prendrait un homme plus juste.
XXIII. C'est aussi ce qui est plus
agréable, à la différence de ce qui l'est moins ; car tous les êtres sont à la
poursuite du plaisir et désirent la Jouissance pour elle-même ; or, c'est dans
ces termes qu'ont été définis le bien et la fin. Une chose est plus agréable,
soit qu'elle coûte moins de peine, soit que le plaisir qu'elle cause dure plus
longtemps.
XXIV. C'est ce qui est plus beau,
à la différence de ce qui est moins beau ; car le beau est ou ce qui est
agréable, ou ce qui est préférable en soi.
XXV. Les choses dont on vent
plutôt être l'auteur ou pour soi-même ou pour ses amis, ce sont là aussi des
biens plus grands, et celles auxquelles on est le moins porté, de plus grands
maux.
XXVI. Les biens plus durables
(valent mieux) que ceux d'une plus courte durée, et les biens plus assurés
(valent mieux) que ceux qui le sont moins. En effet, l'avantage des premiers
consiste dans l'usage prolongé qu'on en fait et celui des seconds dans la
faculté d'en user à sa volonté, vu qu'il nous est plus loisible de disposer, au
moment où nous le voulons, d'un bien qui nous est assuré.
XXVII. Il y a avantage lorsque les
termes conjugués et les cas semblables (51) ont encore d'autres biens pour conséquence
immédiate. Par exemple, s'il est mieux et plus noble d'agir avec bravoure
qu'avec prudence, la bravoure est aussi préférable à la prudence, et il
s'ensuit, pareillement, que le fait d'être brave vaut mieux que celui d'être
prudent.
XXVIII. Ce que tout le monde
choisit est préférable à ce que tout le monde s'abstient de choisir ; et ce que
choisit la majorité à ce que choisit la minorité. En effet, nous l'avons vu (52), ce qui est recherché par tout le monde est un
bien. Cela donc sera un plus grand bien dont la possession sera plus vivement
désirée. II en est de même de ce que désirent les gens qui produisent une
contestation, ou les adversaires, ou les juges, ou ceux que ces derniers
jugent. En effet, le premier cas a lieu lorsque l'opinion exprimée est
générale, et le second lorsque cette opinion est celle de personnes autorisées
et connaissant la question.
XXIX. Il y a un avantage tantôt
dans tel bien plus grand auquel tout le monde participe, car il y a déshonneur
à ne pas en être participant ; tantôt dans le bien auquel personne ne
participe, ou qui n'a qu'un petit nombre de participants, car il est plus rare.
XXX. Sont plus grands aussi les
biens plus dignes de louange, car ils sont plus nobles. De même les biens qui
nous procurent plus d'honneur (car l'honneur qu'on nous fait est une sorte
d'estimation de notre valeur). - et les choses dont les contraires donnent lieu
à une peine plus sévère.
XXXI. Ajoutons-y ce qui est plus
grand que des choses reconnues pour grandes ou paraissant telles. Or les choses
que l'on divise en plusieurs parties paraissent plus grandes, car la différence
en plus parait alors répartie sur un plus grand nombre d'objets. C'est ainsi
que le Poète fait énumérer à la femme de Méléagre, qui veut persuader au héros
d'aller au combat, tous les maux qui accablent les citoyens d'une ville prise
d'assaut :
La population périt ;
le feu réduit la cité en cendres ;
L'ennemi emmène les
enfants... (53)
On peut encore avantageusement
rassembler et amplifier (les idées) comme le fait Épicharme, et cela dans le
même but qui faisait diviser tout à l'heure, car de cette réunion résulte une
amplification sensible, et par cet autre motif qu'on trouve là le principe et
la source de grands effets.
XXXII. Comme ce qui est plus
difficile et plus rare a plus de valeur, les circonstances, l'âge, les lieux,
les temps, les ressources augmentent l'importance des choses. En effet, si tel
fait se produit malgré des obstacles inhérents à nos moyens, à notre âge, à la
rivalité de nos semblables, et cela de telle façon, ou dans tel cas ou dans tel
temps, ce fait aura la portée des choses honorables, bonnes et justes, ou de
leurs contraires. De là cette épigramme (54) sur un athlète vainqueur aux jeux olympiques :
Autrefois, j'avais sur
les épaules un grossier bâton de portefaix, et je portais du poisson d'Argos à
Tégée.
Iphicrate faisait son propre éloge
quand il disait :
"Quels
commencements a eus l'état actuel ! (55) "
XXXIII. Ce qui vient de notre
propre fonds a plus de valeur que ce qui est acquis, vu que c'est plus
difficile à obtenir. Aussi le Poète a-t-il pu dire :
J'ai été mon propre
maître (56).
XXXIV. Pareillement, la plus
grande partie d'une chose qui est grande elle-même. Ainsi Périclès s'exprime en
ces termes dans l'Oraison funèbre : "La
jeunesse enlevée à la cité, c'est comme le printemps retranché de l'année."
XXXV. Les choses utiles sont
préférables dans un plus grand besoin, comme dans la vieillesse et les maladies
; entre deux choses, la meilleure est celle qui est le plus près de la fin
proposée ; la chose utile pour telle personne en cause, plutôt que celle qui
l'est absolument ; le possible vaut mieux que l'impossible, car le possible
peut profiter à tel ou tel, et l'impossible, non sont préférables aussi les
choses comprises dans la fin de la vie (57), car ce qui est une fin vaut mieux que ce qui
n'est qu'un acheminement vers cette fin.
XXXVI. Ce qui tient à la réalité
vaut mieux que ce qui tient à l'opinion. Définition de ce qui tient à l'opinion
; c'est ce que l’on ne serait pas disposé à faire si l'action devait rester
ignorée. C'est pourquoi, aussi, on trouvera préférable de recevoir un avantage
plutôt que de le procurer, car on sera disposé à recevoir cet avantage, dût-il
être reçu en secret, tandis qu'on ne semblerait guère disposé à procurer un
avantage dans ces conditions.
XXXVII. Les choses dont on veut
l'existence réelle valent mieux que celles auxquelles on ne demande que
l'apparence. De là le proverbe : "C'est peu de
chose que la justice," vu que l'on tient plus à paraître juste qu'à
l'être ; mais il n'en est pas ainsi de la santé.
XXXVIII. De même une chose plus
utile à plusieurs fins, comme ce qui l'est à la fois pour vivre et pour vivre
heureux, pour le plaisir et pour les belles actions. C'est ce qui donne à la
richesse et à la santé l'apparence d'être les plus grands biens, car ces deux
avantages comprennent tous les autres.
XXXIX. De même encore ce qui se
fait en même temps, avec moins de peine et avec plaisir ; car il y a là deux
choses plutôt qu'une seule, en ce sens que le plaisir est un bien, et l'absence
de peine en est un autre.
XL. Deux choses étant données
et s'ajoutant à une même quantité, ce qui est préférable, c'est celle qui rend
la somme plus grande. Ce sont encore les choses dont l'existence n'est pas
cachée, plutôt que celles dont l'existence est cachée, car les premières sont
dans le sens de la vérité. Aussi la richesse réelle est-elle, évidemment, un
bien supérieur à la richesse apparente.
XLI. C'est ce qui nous est cher,
tantôt isolément, tantôt avec autre chose. Aussi la peine infligée n'est-elle
pas de même degré lorsque celui à qui l'on a crevé un oeil était borgne, et
lorsqu'il avait ses deux yeux. Car on a enlevé au premier ce qui lui était
particulièrement cher.
Tels sont, à peu près, tous les
éléments auxquels on doit emprunter les preuves, pour exhorter comme pour
dissuader.
I. La condition la plus
importante, la principale pour pouvoir persuader et délibérer convenablement,
c'est de connaître toutes les espèces de gouvernement et de distinguer les
moeurs, les lois et les intérêts de chacun d'eux.
II. En effet, tout le monde
obéit à la considération de l'utile ; or il y a de l'utilité dans ce qui sert à
sauver l'État. De plus, l'autorité se manifeste de par celui qui la détient ;
or les conditions de l'autorité varient suivant la forme de gouvernement.
Autant d'espèces de gouvernement, autant d'espèces d'autorité.
III. Il y a quatre espèces de gouvernement
: la démocratie, l'oligarchie, l'aristocratie, la monarchie ; de sorte que l'autorité
qui gouverne et celle qui prononce des jugements se composent toujours d'une
partie ou de la totalité des citoyens (58).
IV. La démocratie est le gouvernement dans
lequel les fonctions sont distribuées par la voie du sort ; l'oligarchie, celui où l'autorité dépend de la
fortune ; l'aristocratie, celui où
elle dépend de l'éducation ; je parle ici de l'éducation réglée par la loi, car
ce sont ceux qui ont constamment observé les lois à qui revient le pouvoir dans
le gouvernement aristocratique ; or, c'est en eux que l'on doit voir les
meilleurs citoyens, et c'est de là que cette forme de gouvernement (59) a pris son nom. La
monarchie, comme son nom l'indique aussi, est le gouvernement où un
seul chef commande à tous. Il y a deux monarchies : la monarchie réglée, ou la
royauté, et celle dont le pouvoir est illimité, ou la tyrannie.
V. On ne doit pas laisser
ignorer la fin de chacune de ces formes gouvernementales ; car on se détermine
toujours en vue de la fin proposée. La fin de la
démocratie, c'est la liberté ; celle de l'oligarchie, la richesse ; celle de
l’aristocratie, la bonne éducation et les lois ; celle de la tyrannie, la
conservation du pouvoir. Il est donc évident qu'il faut distinguer
les moeurs, les lois et les intérêts qui se rapportent à la fin de chacun de
ces gouvernements, puisque la détermination à prendre sera prise en vue de
cette fin.
VI. Comme les preuves résultent
non seulement de la démonstration, mais aussi des moeurs (et en effet, nous
accordons notre confiance à l'orateur en raison des qualités qu'il fait
paraître, c'est-à-dire si nous voyons en lui du mérite, ou de la bienveillance,
ou encore l'un et l'autre), nous devrions nous-mêmes (60) posséder la connaissance du caractère moral
propre à chaque gouvernement ; car le meilleur moyen de persuader est
d'observer les moeurs de chaque espèce de gouvernement, suivant le pays où l'on
parle. Les arguments seront produits sous une forme en rapport avec les mêmes
(moeurs). En effet, les moeurs se révèlent par le principe d'action ; or le
principe d'action se rapporte à la fin (de chaque gouverner ment).
VII. Du reste, à quoi nous
devons tendre dans nos exhortations, qu'il s'agisse de l'avenir, ou du présent
; à quels éléments nous devons emprunter les preuves, soit à propos d'une
question d'intérêt, soit au sujet des moeurs et des institutions propres aux
diverses espèces de gouvernement ; pour quels motifs et par quels moyens nous
pourrons avoir un succès en rapport avec la circonstance donnée, voilà autant
de points sur lesquels on a dit ce qu'il y avait à dire, car c'est le sujet
d'une explication approfondie dans les Politiques (61).
I. Nous parlerons ensuite de
la vertu et du vice, ainsi que du beau et du laid ; car ce sont autant de buts
proposés (62) à celui qui loue et à celui qui blâme : et il
arrivera que, tout en traitant ces questions, nous ferons voir, en mène temps,
par quels moyens nous donnerons telle ou telle idée de notre caractère moral ;
ce qui est, on fa vu (63), la seconde espèce de preuves. En effet, nous
aurons les mènes moyens à employer pour nous rendre et pour rendre tel autre
digne de confiance par rapport à la vertu.
II. Mais, comme il nous arrive
souvent de louer, avec ou sans intention sérieuse, non seulement un homme ou un
dieu, mais même des êtres inanimés et le premier animal tenu, il faut, ici
encore, faire usage des propositions. Insistons là-dessus, à titre d'exemple.
III. Le
beau,
c'est ou ce que l'on doit vouloir louer pour soi-même, ou ce qui, étant bon,
est agréable en tant que bon. Or, si c'est là le beau, il s'ensuit
nécessairement que la vertu est une chose belle ; car c'est une chose louable
parce qu'elle est bonne.
IV. La
vertu
est, ce nous semble, une puissance capable de procurer et de conserver des
biens, et aussi capable de faire accomplir de bonnes actions nombreuses,
importantes et de toute sorte et à tous les points de vue.
V. Les parties
(variétés) de la vertu sont : la justice, le courage, la tempérance, la
magnificence, la magnanimité, la libéralité (64), la mansuétude, le bon sens, la sagesse.
VI. Les plus grandes vertus
sont nécessairement celles qui ont le plus d'utilité pour les autres, puisque
la vertu est une puissance capable d'accomplir de bonnes actions. C'est pour
cela que l'on honore par-dessus tout les justes et les braves ; car la première
de ces vertus rend des services durant la paix, et la seconde durant la guerre.
Vient ensuite la libéralité, car ceux qui possèdent cette vertu dorment sans
réserve et ne font pas d'opposition dans les questions relatives aux richesses,
que d'autres convoitent avec le plus d'ardeur.
VII. La justice est une vertu par laquelle
chacun a ce qui lui appartient, et cela conformément à la loi ; tandis que
l'injustice (est un vice) par lequel on a le bien d'autrui contrairement à la
loi.
VIII. Le
courage est une vertu par laquelle on est capable d'accomplir de
belles actions dans les dangers et, autant que la loi le commande, capable de
se soumettre à la loi. La lâcheté est le vice contraire.
IX. La
tempérance est une vertu par laquelle on se comporte vis-à-vis des
plaisirs du corps de la manière que la loi le prescrit. L'intempérance est son
contraire.
X. La
libéralité est la vertu capable de faire accomplir une bonne action
au moyen de l'argent ; la parcimonie est son contraire.
XI. La
magnanimité est la vertu capable de faire faire de grandes largesses
; la petitesse d'esprit est son contraire.
XII. La
magnificence est la vertu capable de faire mettre de la grandeur
dans les dépenses ; la petitesse d'esprit et la mesquinerie sont ses
contraires.
XIII. Le
bon sens est une vertu de la pensée, suivant laquelle on peut
délibérer convenablement sur les biens et les maux énumérés précédemment en vue
du bonheur.
XIV. Sur la question de la vertu
et du vice, considérée en général, et sur leurs variétés, nous nous sommes,
pour le moment, suffisamment expliqués ; et il n'est pas difficile de voir ce
qui concerne les autres (vices et vertus non définis), car il est évident que
les choses servant à faire pratiquer la vertu sont de belles choses, ainsi que
celles qui sont produites par la vertu. Ce caractère est propre aux
manifestations de la vertu et de ses actes.
XV. Mais, comme les
manifestations (de la vertu) et toutes les choses qui ont le caractère d'action
accomplie ou de traitement subi pour le bien sont des choses belles, il
s'ensuit, nécessairement, que tous les actes de courage, toutes les
manifestations du courage, toutes les opérations exécutées d'une manière
courageuse sont autant de choses belles ; - que les choses justes, ce sont aussi
des actions accomplies avec justice, mais non pas tous les traitements subis
(justement). En effet, par une exception propre à cette seule vertu (la
justice), ce qui est subi justement n'est pas toujours beau, et, en fait de
punition, il est plutôt honteux d'encourir celle qui est justement infligée que
celle qui le serait injustement. Il en est des autres vertus comme de celles
dont nous avons parlé précédemment.
XVI. Les choses dont l'honneur
est le prix sont aussi des choses belles ; de même celles qui rapportent plutôt
de l'honneur que de l'argent, et toutes celles que l'on fait en raison d'une
détermination désintéressée.
XVII. Sont encore des choses
belles, absolument, celles que l'on accomplit pour la patrie, sans avoir souci
de sa propre personne ; celles qui sont naturellement bonnes, sans l'être pour
celui qui les fait, car, autrement, il les ferait par intérêt personnel.
XVIII. De même celles qui peuvent
profiter à un mort plutôt qu'à un vivant. Car ce que l'on fait dans son propre
intérêt s'adresse plutôt à une personne vivante.
XIX. De même encore tous actes
accomplis dans l'intérêt des autres : car on met alors le sien au second rang.
Toutes les actions profitables, soit à d'autres personnes, mais non pas à
soi-même, soit à ceux qui nous ont rendu service, car c'est un acte de justice
: ou bien les bienfaits, car ils ne tournent pas an profit de leur propre
auteur.
XX. De même aussi les actions
contraires à celles dont on peut rougir ; or on rougit des choses honteuses que
l'on dit, que l'on l'ait ou que l'on se dispose à faire ou à dire. De là les
vers de Sapho, en réponse aux vers suivants d’Alcée,
Je voudrais te dire
quelque chose, mais je suis retenu par la honte.
SAPHO : Si ton désir
portait sur des choses bonnes et honnêtes ; si ta langue n'avait pas prémédité
quelque mauvaise parole, la honte ne serait pas dans tes yeux, mais tu pourrais
exprimer un voeu légitime.
XXI. Ce sont encore les choses
pour lesquelles on lutte sans rien craindre ; car c'est la disposition où nous
sommes en faveur d'une bonne cause qui nous conduit à la gloire.
XXII. Les vertus et les actions
sont plus belles lorsqu'elles émanent d'un auteur qui, par nature, a plus de
valeur ; par exemple, celles d'un homme plutôt que celles d'une femme.
XXIII. Sont plus belles aussi les
vertus capables de donner des jouissances aux autres plutôt qu'à nous-mêmes.
C'est pour cela que l'action juste, la justice, est une chose belle.
XXIV. Il est plus beau de châtier
ses ennemis et de ne pas transiger avec eux ; car il est juste d'user de
représailles ; or, ce qui est juste est beau, et il appartient aux braves de ne
pas se laisser vaincre.
XXV. La
victoire et les honneurs font partie des choses belles ; car on les
recherche lors même qu'ils ne doivent pas nous profiter, et ils font paraître
une vertu supérieure. Quant aux témoignages commémoratifs, ceux qui ont un
caractère spécial sont préférables ; de même ceux qu'on décerne à un personnage
qui n'existe plus, ceux dont l'attribution est accompagnée d'un hommage
solennel (65), ceux qui se distinguent par leur importance.
Sont plus beaux aussi ceux qui s'adressent à un seul, car leur caractère
commémoratif est plus marqué. Ajoutons-y les possessions qui ne rapportent
rien, car elles dénotent plus de désintéressement.
XXVI. Les choses sont belles qui
appartiennent en propre à tous les individus de chaque classe, et toutes celles
qui sont les signes de ce qu'on loue dans chaque classe d'individus ; par
exemple, la chevelure est une marque noble à Lacédémone, car c'est un signe de
liberté ; en effet, il n'est pas facile, avec toute sa chevelure, de remplir un
emploi de mercenaire.
XXVII. Il est beau aussi de ne se
livrer à aucune profession grossière ; car c'est le propre d'un homme libre de
ne pas vivre à la solde d'un autre.
XXVIII. Il faut prendre aussi (pour
arguments) les qualités qui touchent à celles qui existent réellement pour les
identifier en vue de l'éloge ou du blâme
; par exemple, d'un homme prudent faire un peureux et de celui qui a du coeur
un homme agressif ; par contre, d'une âme simple faire un honnête homme et d'un
apathique un homme facile à vivre.
XXIX. Il faut toujours prendre,
dans chaque caractère, le trait qui l'accompagne, interprété dans le sens le
plus favorable ; par exemple, l'homme colère et porté à la fureur deviendra un
homme tout d'une pièce l'homme hautain, un personnage de grand air et imposant.
Ceux qui portent tout à l'extrême passeront pour se tenir dans les limites de
la vertu (66). Ainsi le téméraire sera un brave ; le
prodigue, un homme généreux ; et, en effet, le grand nombre le prendra pour
tel. D'ailleurs, la force de ce paralogisme prendra sa source dans la cause en
question. Car, si un tel brave le danger sans nécessité, à plus forte raison le
fera-t-il lorsqu'il sera beau de le faire, et s'il est capable de faire des
largesses au premier venu, à plus forte raison en fera-t-il à ses amis, car
c'est le plus haut degré de la vertu que de rendre service à tout le monde.
XXX. Il faut considérer aussi
devant qui on fait un éloge. En effet, comme le disait Socrate, "il n'est pas difficile de louer les Athéniens dans
Athènes." Il faut aussi avoir égard à ce qui est en honneur devant
chaque auditoire ; par exemple, ce qui l'est chez les Scythes, chez les
Lacédémoniens, ou devant des philosophes ; et, d'une manière générale,
présenter ce qui est en honneur en le ramenant à ce qui est beau, car l'un, ce
semble, est bien près de l'autre.
XXXI. II faut considérer, en
outre, tout ce qui se rattache au devoir, et voir, par exemple, si les choses
sont dignes des ancêtres et des actions antérieurement accomplies, car c'est un
gage de bonheur, et il est beau d'acquérir un surcroît d'honneur. Et encore si,
indépendamment de ce que réclame le devoir, le fait (loué) s'élève à un degré
supérieur dans le sens du bien et du beau ; par exemple, si un tel montre de la
modération après un succès, ou de la grandeur d'âme après un échec ; ou bien
si, devenu plus grand, il est meilleur et plus disposé à la réconciliation. De
là ce mot d'lphicrate :
"Quelle a été mon
origine, et quelle mon élévation !
(67)"
Et ce vers placé dans la bouche du
vainqueur aux jeux olympiques :
Jadis, j'ai porté sur
mes épaules le grossier bâton du portefaix.
Et encore ce vers de Simonide :
Celle qui eut pour
père, pour mari et pour frères autant de tyrans.
XXXII. Mais, comme l'éloge se tire
des actions accomplies et que le propre de l'homme sérieux est d'agir
conformément à sa détermination, il faut s'efforcer de montrer son héros
faisant des actes en rapport avec son dessein. Or il est utile qu'on le voie
souvent en action. C'est pourquoi il faut présenter les incidents et les cas
fortuits en les rattachant à ses intentions ; car, si l'on rapporte de lui une
suite nombreuse d'actes accomplis tous dans le même esprit, il y aura là comme
une marque apparente de sa vertu et de sa résolution.
XXXIII. La
louange (¦painow) est un discours qui met en
relief la grandeur d'une vertu. Il faut donc que les actions soient présentées
comme ayant ce même caractère. L'éloge (¤gkÅmion)
porte sur les actes. On y fait entrer ce qui contribue à donner confiance,
comme, par exemple, la naissance et l'éducation, car il est vraisemblable que,
issu de gens de bien, on est un homme de bien et que, tant vaut l'éducation,
tant vaut l'homme qui l'a reçue. C’est pourquoi nous faisons l'éloge d'après
les actes, mais les actes sont des indices de l'habitude morale, puisque nous
célébrons les louanges d'un tel, indépendamment des choses qu'il a faites, si
nous sommes fondés à le croire capable de les faire.
XXXIV. La
béatification et la félicitation ne font qu'un seul genre d'éloge
par rapport à celui qui en est l'objet, mais ces genres diffèrent des
précédents ; de même que le bonheur comprend la vertu, la félicitation comprend
aussi ces genres (68).
XXXV. La louange et
les délibérations
possèdent une forme commune, car ce que tu établiras en principe dans la
délibération, transporté dans le discours, devient un éloge.
XXXVI. Ainsi donc, puisque nous
savons ce qui constitue le devoir et l'homme du devoir, il faut que ce soit là
le texte de notre discours, retourné et transformé dans les termes ; tel, par
exemple, ce précepte qu'il ne faut pas s'enorgueillir de ce qui nous est donné
par la fortune, mais plutôt de ce qui nous vient de nous-mêmes. Une pensée
présentée de cette façon a la valeur d'un précepte. De cette autre manière, ce
sera un éloge : "S'enorgueillissant non pas de
ce qui lui était donné parla fortune, mais de ce qui lui venait de lui-même."
En conséquence, lorsque tu veux louer, vois d'abord ce que tu poserais comme
précepte, et lorsque tu veux énoncer un précepte, vois sur quoi porterait ton
éloge.
XXXVII. Le discours sera
nécessairement tourné en sens contraire lorsqu'il s'agira de convertir soit ce
que l'on défend (en chose permise), soit ce que l'on ne défend pas (en chose
défendue).
XXXVIII. Il faut aussi faire un grand
usage des considérations qui augmentent
l'importance du fait loué ; dire, par exemple, si le personnage,
pour agir, était seul, ou le premier, ou avait peu d'auxiliaires, ou enfin s'il
a eu la principale part d'action. Ce sont autant de circonstances qui font voir
sa belle conduite. Il y a aussi les considérations relatives au temps, à
l'occasion, et cela indépendamment du devoir strict. On considérera encore s'il
a souvent mené à bien la même opération, car c'est un grand point, qui ferait
voir que son succès n'est pas dû à la fortune, mais à lui-même. Si les
encouragements et les honneurs ont été trouvés tout exprès pour lui ; si c'est
en sa faveur qu'a été composé pour la première fois un éloge ; tel, par
exemple, qu'Hippoloclius (69) ou Harmodius et Aristogiton, qui ont eu (les
premiers) une statue érigée dans l'Agora (70). De même pour les considérations contraires.
Dans le cas où la matière serait insuffisante en ce qui le concerne, faire des
rapprochements avec d'autres personnages. C'est ce que faisait Isocrate, vu le
peu d'habitude qu'il avait de plaider (71). Il faut le mettre en parallèle avec des
hommes illustres, car l'amplification produit un bel effet si la personne louée
a l'avantage sur des gens de valeur.
XXXIX. L'amplification
a sa
raison d'être dans les louanges ; car elle s'occupe essentiellement de la
supériorité ; or la supériorité fait partie des choses belles. Aussi doit-on
faire des rapprochements, sinon avec des personnages illustres, du moins avec
le commun des hommes, puisque la supériorité semble être la marque d'une vertu.
XL. Généralement parlant, parmi
les formes communes à tous les genres de discours, l'amplification est ce qui
convient le mieux aux discours démonstratifs ; car ceux-ci mettent en oeuvre
des actions sur lesquelles on est d'accord, si bien qu'il ne reste plus qu'à
nous en développer la grandeur et la beauté ; - les exemples, ce qui convient
le mieux aux discours délibératifs ; car nous prononçons nos jugements en nous
renseignant sur l'avenir d'après le passé ; - les enthymèmes, ce qui convient
le mieux aux discours judiciaires, car le fait accompli, en raison de son
caractère obscur (72) admet surtout la mise en cause et la
démonstration.
XLI. Voilà donc les éléments
d'où se tirent presque tous les genres de louange ou de blâme, les
considérations que l'on doit avoir en vue lorsqu'on veut louer ou blâmer, et
les motifs qui peuvent donner lieu aux louanges et aux reproches. Une fois en
possession de tout cela, on voit clairement où prendre les contraires. En effet,
le blâme consiste dans les arguments inverses.
I. Il s'agit maintenant
d'exposer, au sujet de l'accusation et de la défense, la nature
et le nombre des propositions qui devront composer les syllogismes.
II. Il faut considérer trois
points : premièrement, les causes du préjudice et
leur nombre; en second lieu, les
dispositions de ses auteurs ; troisièmement, la qualité et la condition des gens préjudiciés.
III. Avant d'entrer dans ces
détails, nous définirons le préjudice. Le
préjudice, c'est le mal causé volontairement à quelqu'un contrairement à la loi
; or la loi est tantôt particulière, tantôt commune. J'appelle "loi
particulière" celle dont la rédaction écrite constitue un fait de
gouvernement, et "loi commune" celle qui, sans avoir été
jamais écrite, semble reconnue de tous. On fait volontairement tout ce que l'on
fait sciemment, sans y être contraint. Ce que l'on fait volontairement, on ne
le fait pas toujours avec préméditation ; mais ce que l'on fait avec
préméditation, on le fait toujours en connaissance de cause, car on n'ignore
jamais le fait qu'on a prémédité.
IV. Le mobile par
lequel on prémédite de nuire et de faire du mal, contrairement à la loi, cela
s'appelle vice et dérèglement
; car, suivant que l'on a une ou plusieurs manières de nuire, d'après le point
de vue auquel on se trouve être malfaisant, on est en même temps injuste. Par
exemple, celui qui est parcimonieux l'est au point de vue de l'argent ;
l'intempérant est intempérant au point de vue des plaisirs du corps ; l'homme
efféminé l’est au point de vue des actions faites avec mollesse ; le lâche est
lâche vis-à-vis des dangers : car on abandonne ses compagnons de péril à cause
de la crainte que l'on éprouve ; l'ambitieux agit pour l'honneur ; le caractère
vif, par colère ; l'amateur de triomphe, en vue d'une victoire ; l'esprit
rancunier, en vue d'une vengeance ; l'homme sans discernement, parce qu'il
s'abuse sur ce qui est juste ou injuste ; l'homme éhonté, par mépris de sa
réputation, et ainsi des autres sortes de caractères par rapport à chacun des
mobiles qui s'y rapportent.
V. Du reste, toute cette
question est facile à comprendre, soit d'après ce que nous avons dit en ce qui
touche les vertus (73), soit d'après ce que nous avons à dire
relativement aux passions (74). Il nous reste à expliquer pourquoi l'on cause
un préjudice, dans quelles dispositions on le cause, et à qui.
VI. Premièrement, distinguons le mobile qui nous pousse et les inconvénients que nous voulons
éviter lorsque nous commettons une injustice ; car il est évident
que, pour l'accusateur, c'est un devoir d'examiner la nature et le nombre des
considérations qui diligent la partie adverse d'entre celles auxquelles tout le
monde obéit quand on fait tort à ses semblables ; et pour le défenseur,
d'examiner la nature et le nombre des considérations qui n'ont pu déterminer
son client.
VII. Les hommes agissent, tous
et toujours, soit par une initiative qui ne leur est
pas personnelle, soit par leur propre initiative. Dans le premier cas,
leur action se produit tantôt par l'effet du hasard, tantôt par nécessité ;
parmi les actions nécessaires, les unes sont dues à la contrainte, les autres à
la nature. Ainsi donc, parmi les actions indépendantes de nous, les unes sont
fortuites, les autres naturelles, d'autres encore nous sont imposées de force. De celles qui dépendent de nous et dont nous sommes
directement les auteurs, les unes ont pour cause l'habitude, les autres
sont suscitées par un désir, lequel est tantôt raisonné, tantôt non raisonné.
VIII. La volonté est
le désir d'un bien, accompagné de raison. Car personne ne voudrait autre
chose que ce qu'il jugerait être un bien. Quant aux désirs non raisonnés, ce sont la
colère et la passion. Conséquemment, toutes nos actions se
rattachent nécessairement à sept causes diverses : le
hasard, la contrainte, la nature, l'habitude, le calcul, la colère et le désir
passionné.
IX. Les distinctions qui se
rapportent en outre à l'âge, à la condition ou à certains autres actes
accomplis en même temps, seraient chose superflue ; car, s'il arrive à des
jeunes gens d'agir avec colère ou avec passion, la qualité de leur action ne
dépend pas de la jeunesse, mais de la colère et de la passion ; ni de
l'opulence ou de la pauvreté, seulement il arrive aux pauvres de rechercher des
richesses à cause de leur indigence, et aux riches de rechercher les plaisirs
non nécessaires, à cause de la faculté qu'ils ont de se les donner. Mais le
mobile de leurs actions ne sera pas leur opulence ou leur pauvreté ; ce sera
leur passion. Semblablement aussi, les hommes justes et les hommes injustes, et
les autres qui seront dits agir dans telle ou telle condition feront toutes
choses sous l'influence de quelqu'une de ces causes, c’est-à-dire par calcul ou
par passion ; seulement, les uns sous l'influence de qualités morales ou
d'impressions honnêtes, et les autres sous l'influence contraire.
X. Il arrive toutefois que
telle ou telle action est la conséquence de telle ou telle condition, et telle
autre action celle de telle autre condition. Chez l'homme tempérant, à cause de
sa tempérance même, il peut survenir des opinions et des désirs honnêtes à
l'occasion de certains plaisirs, et chez l'homme intempérant, à l'occasion de
ces mêmes plaisirs, des opinions et des désirs contraires.
XI. C'est pourquoi il faut
laisser de côté de telles distinctions, et s'appliquer plutôt à examiner le
rapport de telle nature à telle action. En effet, que l'auteur de l'acte
accompli soit blanc ou noir, grand ou petit, cela ne tire pas à conséquence ;
mais qu'il soit jeune ou vieux, juste ou injuste, voilà ce qui importe ; et,
généralement parlant, toutes les circonstances où les qualités morales de
l'homme influent sur ses actions. Par exemple, qu'un individu semble riche ou
pauvre, ce point ne sera pas indifférent ; de même sil semble être malheureux
ou heureux. Mais nous traiterons cette question plus tard (75), et, pour le moment, nous aborderons celles
dont il nous reste à parler.
XII. Sont des
actions dues au hasard toutes
celles dont la cause est indéterminée et qui ne sont pas accomplies dans un
certain but ; celles qui ne le sont nid'une façon constante, ni généralement,
ni dans des conditions ordinaires. Ce point est évident, d'après la définition
du hasard.
XIII. Sont
des actions dues à la nature celles dont la cause est inhérente à leurs
auteurs ; car elles se reproduisent en toute occasion ou, généralement, de la
même manière. Et, en effet, les actions indépendantes de la nature ne peuvent
donner lieu à la recherche approfondie d'une explication naturelle ou de
quelque autre cause, et il semblerait plus exact d'en attribuer l'origine au
hasard.
XIV. Sont
l'effet de la contrainte toutes les actions que l'on accomplit
indépendamment d'une passion ou d'un calcul.
XV. Sont
dues à l'habitude toutes celles que l'on accomplit parce qu'on les a
souvent faites.
XVI. Sont
dues au calcul toutes celles qui semblent (à leur auteur) avoir une
utilité dans l'ordre de ce que nous avons appelé des biens, soit comme but
final, soit comme acheminement à ce but, lorsqu'elles sont accomplies en vue de
l'utilité. En effet, les intempérants peuvent faire certaines choses utiles ;
seulement ils ne les font pas en vue de leur utilité, mais en vue du plaisir.
XVII. Sont
dues à la colère et à l'irascibilité celles qui aboutissent à une
vengeance. Or il y a une différence entre la vengeance et le châtiment. Dans le
châtiment, on considère celui qui te subit, tandis que, dans la vengeance, on a
plutôt souci de celui qui l'exerce, le but de celui-ci étant de se donner une
satisfaction. Quant aux questions relatives à l'irascibilité, elles seront
clairement traitées lorsque nous parlerons des passions (76).
XVIII. On accomplit, sous
l'influence d'un désir passionné, toutes les actions où l'on trouve quelque
chose d'agréable ; or ce qui nous est familier et ce qui est entré dans nos
habitudes compte parmi les choses agréables ; car un grand nombre des actions
qui ne sont pas agréables naturellement, on les fait avec plaisir quand on en a
contracté l'habitude. Aussi, pour parler sommairement, toutes les choses que
l'on fait de sa propre initiative, ou sont bonnes ou nous paraissent bonnes, ou
sont agréables ou nous paraissent telles ; or, comme on fait volontiers ce qui
émane de son initiative, et malgré soi ce qui n'en émane point, tout ce que
l'on fait volontiers est bon ou parait bon, ou bien est agréable, ou encore
parait l'être. J'établis aussi que la cessation des maux ou de ce que l'on
prend pour tel, ou encore la substitution d'un mal plus petit à un plus grand,
compte parmi les biens ; car ce sont choses préférables, en quelque façon ; et
la cessation des choses pénibles ou soi-disant telles, ou encore la
substitution de choses moins pénibles à d'autres qui le sont davantage,
comptent pareillement au nombre des choses agréables.
XIX. Il faut donc traiter des
choses utiles et des choses agréables, en considérer la nature et le nombre.
Nous avons parlé de l'utile précédemment, en traitant des arguments
délibératifs (77) ; parlons maintenant de l'agréable. Nous
devrons juger les définitions suffisantes chaque fois qu'elles ne seront, sur
le point à définir, ni obscures, ni trop minutieuses (78).
I. Établissons que le plaisir est un mouvement de l'âme, et sa disposition
soudaine et sensible dans un état naturel ; - que la peine est le
contraire.
II. Si donc le plaisir est tel
que nous le définissons, il est évident que l'agréable est ce qui
causera cette disposition et que le pénible sera ce qui la détruit ou ce
qui cause la disposition contraire.
III. Il s'ensuit nécessairement
qu'il y aura sensation agréable, le plus souvent, dans le fait de passer à un
état conforme à la nature et, surtout, dans le cas où reprendront leur propre
nature les choses produites conformément à cette nature. De même les habitudes
; et en effet, ce qui nous est habituel devient comme naturel, et l'habitude a
quelque ressemblance avec la nature. Souvent est bien près de toujours, et la
perpétuité est un des caractères de la nature ; de même, la fréquence est un de
ceux de l'habitude.
IV. (L'agréable), c'est encore
ce qui est exempt de contrainte, car la contrainte est contraire à la nature.
C'est pourquoi les nécessités ont quelque chose de pénible, et l'on a dit avec
justesse :
Toute action imposée par
la nécessité est naturellement fâcheuse (79).
Les soins, les études, la contention
d'esprit sont autant de choses pénibles, car on s'en acquitte par nécessité ou
par contrainte lorsqu'on n'y est pas habitué ; mais l'habitude rend tout
agréable. Leurs contraires sont autant de choses agréables. Aussi le
délassement, la cessation d'un travail fatigant, le repos, le sommeil comptent
parmi les choses agréables ; car aucune d'elles ne se rapporte à une nécessité.
V. Toute chose en outre est
agréable, dont nous avons un désir passion né ; car le désir passionné est une
aspiration vers l'agréable. Parmi ces désirs, les uns sont dépourvus de raison,
les autres sont accompagnés de raison. J'appelle "désirs dépourvus de
raison" tous ceux que l'on éprouve ; indépendamment d'un motif réfléchi.
Sont de cette sorte tous ceux que l'on dit naturels, comme ceux qui dépendent
du corps : par exemple, celui de la nourriture, la soif, la faim et les désirs
relatifs à telle ou telle espèce de nourriture ; ceux que provoque le goût, les
désirs aphrodisiaques ; tous ceux, en général, qui concernent le toucher, les
parfums par rapport à l'odorat ; ceux qui concernent l'oreille, les yeux. Les
désirs accompagnés de raison, ce sont tous ceux que l'on éprouve après avoir
été persuadé. Il y a beaucoup de choses que l'on désire voir et posséder après
que l'on en a entendu parler et que l'on a été amené à les désirer.
VI. Mais, comme le plaisir
consiste dans la sensation d'une impression et que l'imagination est une
sensation faible, lors même qu'un fait d'imagination est la conséquence d'un
souvenir ou d'une espérance pour celui qui se souvient ou qui espère ; s'il en
est ainsi, on voit que des plaisirs affectent ceux qui se souviennent ou qui
espèrent avec une certaine vivacité, puisque, là aussi, il y a sensation.
VII. Il arrive donc
nécessairement que toutes les choses agréables consistent soit dans la
sensation des choses présentes, soit dans le souvenir de celles qui sont
passées, soit enfin dans l'espérance des choses futures ; car on sent les
choses présentes, on se souvient de celles qui sont passées et l'on espère
celles qui sont à venir.
VIII. Parmi les faits dont on se
souvient, ceux-là sont agréables non seulement qui étaient agréables dans leur
actualité, mais encore quelques autres non agréables alors, pour peu qu'une
conséquence belle ou bonne dût en résulter plus tard. De là cette pensée :
Il est agréable, une
fois sauvé, de se rappeler les épreuves passées (80)
et cette autre :
Après la souffrance,
il est doux de se souvenir pour l'homme qui a éprouvé beaucoup de fatigues et
d'épreuves (81).
Cela tient à ce qu'il est agréable
aussi de ne plus avoir de mal.
IX. Les choses qui sont en
espérance sont agréables lorsque, dans le moment actuel, elles nous paraissent
devoir nous procurer une grande joie ou un grand profit ou nous profiter sans
peine ; ce sont, en général, toutes celles qui réjouissent le plus souvent,
soit au moment où elles ont lieu, soit quand on les espère, soit encore
lorsqu'on s'en souvient. C'est ainsi que l'indignation
a quelque chose d'agréable. Aussi Homère a-t-il pu dire, en parlant de la
colère :
Plus agréable que le
miel qui coule avec limpidité
(82).
En effet, on n'agit jamais avec
colère contre une personne sur qui l'on ne peut exercer sa vengeance, ni contre
ceux qui peuvent nous être supérieurs ; dans ce cas, ou bien on n'agit pas avec
colère, ou bien on le fait d'une manière moins énergique.
X. La plupart des désirs
passionnés ont pour conséquence un plaisir ; car c'est tantôt le souvenir du
bonheur obtenu, tantôt l'espoir du bonheur à obtenir qui nous procure le
plaisir. Par exemple, ceux qui sont enfiévrés (et)
ont soif éprouvent une jouissance au souvenir d'avoir bu et à l'espoir
qu'ils boiront.
XI. De même, aussi, les amoureux se font un bonheur de rapporter tous
leurs discours, tous leurs écrits, toutes leurs actions à l'être aimé, et le
principe de l'amour est pour tous (les amoureux) d'aimer non seulement en
jouissant de la présence de l'objet aimé, mais d'y songer quand il est absent.
Aussi y a-t-il encore plaisir dans la peine que cause son absence.
XII. Dans le deuil et dans les lamentations, il y a encore un certain
plaisir ; car ce chagrin vient de la séparation : or il y a un certain charme à
se souvenir de l'ami perdu, à le voir en quelque façon, à se rappeler ses actions,
son caractère. C'est pour cela que l'on a dit (83) :
Il parla ainsi et jeta
dans tous les coeurs le désir de gémir.
XIII. La
vengeance, elle aussi, a quelque chose d'agréable ; car ce qu'il est
pénible de ne pas obtenir, c'est avec plaisir qu'on l'obtient : or ceux qui
sont irrités s'affligent au delà de tout de ne pas se venger, et l'espoir de la
vengeance les réjouit.
XIV. Il est encore agréable de remporter une victoire, et c'est agréable non
seulement pour ceux qui ont ce goût, mais pour tout le monde ; car la victoire
donne l'idée d'une supériorité, ce qui est, plus ou moins, le désir de tout le
monde.
XV. Comme il est agréable de
remporter une victoire, il s'ensuit, nécessairement, que l'on trouve du plaisir
dans les jeux qui consistent en combats, en
concours de flûte, en joutes oratoires (paidaiaÜ ¤ristikaÛ), car il en résulte souvent une occasion de vaincre :
de même dans le jeu d'osselets, de paume, de dés, d'échecs. Il en est de même
des succès remportés dans les jeux sérieux. Les uns deviennent agréables quand
on y est exercé, d'autres le sont du premier coup ; telle, par exemple, la
chasse, et généralement tout exercice ayant pour objet l'attaque des bêtes
fauves. En effet, partout où il y a lutte, il y a aussi victoire ; et c'est
pour cela que la plaidoirie et la discussion sont des choses agréables pour
ceux qui en ont l'habitude et la faculté.
XVI. Les
honneurs et la gloire sont au nombre des choses les plus agréables,
parce que chacun y puise l'idée qu'il a telle valeur et qu'il est un personnage
important ; et c'est ce qui arrive surtout lorsque ceux qui parlent de nous
(dans ce sens) nous paraissent dire la vérité. Or sont dans ce cas ceux qui
nous approchent, plutôt que ceux qui sont loin de nous ; nos familiers, nos
connaissances, nos concitoyens, plutôt que les étrangers, et ceux qui existent
actuellement plutôt que la postérité ; les hommes de sens, plutôt que les hommes
irréfléchis ; le grand nombre, plutôt que la minorité ; car le témoignage de
ces catégories est présumé plus vrai que celui des catégories contraires. En
effet, ceux pour qui l'on professe un grand dédain, tels que les enfants ou les
bêtes, on n'a aucun souci de leur estime ou de leur opinion, du moins pour
cette opinion elle-même ; mais, si l'on en prend souci, c'est pour quelque
autre raison.
XVII. Avoir
un ami, voilà encore une des choses agréables : d'une part, donner son
amitié est chose agréable, car il n'est personne qui aime le vin et ne trouve
du plaisir à en boire ; d'autre part, être aimé est aussi chose agréable, car
on a l'idée, dans ce cas, que l'on est un homme de bien, et c'est ce que
désirent toits ceux qui se sentent aimés ; or, être aimé, c'est être recherché
pour soi-même.
XVIII. Etre
admiré est aussi une chose agréable, à cause de l'honneur même attaché à
cette admiration. La flatterie et le flatteur de même. Car le flatteur est, en
apparence, un admirateur et un ami.
XIX. Faire
souvent les mêmes choses est encore une chose agréable, car nous avons
vu (84) que ce qui nous est habituel est agréable.
XX. Le
changement est agréable aussi ; car le changement est inhérent à la
nature, et ce qui est toujours la même chose donne à toute situation établie un
caractère excessif. De là ce mot :
Le changement plaît en
toute chose (85).
C'est pour cela aussi que ce qui a
lieu par intervalles est agréable, qu'il s'agisse des hommes ou des choses. En
effet, c'est un changement par rapport au moment actuel, et en même temps, une
chose est rare lorsqu'elle a lieu par intervalles.
XXI. Apprendre,
s'étonner (86), ce sont aussi, le plus souvent, des choses
agréables ; car, dans le fait de s'étonner il y a le désir d'apprendre, de
sorte que ce qui cause l'étonnement cause un désir, et, dans le fait
d'apprendre, il y a celui de nous constituer dans notre état naturel.
XXII. Procurer
des avantages et en recevoir, ce sont encore des choses agréables ; en
effet, recevoir des avantages c'est obtenir ce que l'on désire, et en procurer,
c'est, tout ensemble, posséder, et posséder en surcroît deux choses que l'on
recherche. Mais, par cela même qu'il est agréable de procurer des avantages, il
l'est pareillement, pour l'homme, de corriger ses semblables et de compléter
les travaux inachevés.
XXIII. Comme il est agréable
d'apprendre et de s'étonner, ainsi que de faire d'autres choses analogues, il
en résulte nécessairement que ce qui est imitation
l'est aussi ; comme, par exemple, la peinture, la
statuaire, la poétique et tout ce qui est une bonne imitation, lors même
que ne serait pas agréable le sujet même de cette imitation ; car ce n'est pas
ce sujet qui plaît, mais plutôt le raisonnement qui fait dire : "C'est
bien cela," et par suite duquel il arrive que l'on apprend quelque chose.
XXIV. On trouve aussi du charme
dans les péripéties et dans le fait d'échapper tout juste à des dangers, car
tout cela cause de l'étonnement.
XXV. Comme ce qui est conforme à
la nature est agréable, et que les êtres qui ont une
affinité naturelle le sont entre eux, tous ceux qui sont congénères et
semblables se plaisent mutuellement, d'ordinaire ; comme, par exemple, l'homme
à l'homme, le cheval au cheval, le jeune homme au jeune homme. De là ces
proverbes : "On se plaît avec ceux de son âge (87) "; et: "On
recherche toujours son semblable (88) "; et encore : "La bête connaît la bête "; ou bien : « Toujours (89) le geai va auprès du geai," et
ainsi de tant d'autres analogues.
XXVI. Mais, comme les êtres
congénères et semblables se plaisent entre eux et que chacun d'eux éprouve
cette affection principalement vis-à-vis de soi-même, il s’ensuit
nécessairement que tout le monde a plus ou moins
l'amour de soi, car ces conditions (cette affinité et cette similitude)
subsistent surtout par rapport à soi-même ; et, comme tout le monde a l'amour
de soi, il s'ensuit nécessairement aussi que tout ce qui nous appartient en
propre nous est toujours agréable, comme, par exemple, nos actes, nos paroles.
C'est pourquoi trous aimons généralement nos flatteurs, nos favoris (90), les hommages qui nous sont rendus (91), nos enfants ; car nos enfants sont notre
couvre. Il est encore agréable de compléter une opération inachevée, car cette
opération, dès lors, devient nôtre.
XXVII. Comme le fait de commander est chose des plus agréables, il l'est
aussi de paraître sensé, car le bon sens nous
met en passe de commander, et la sagesse implique la connaissance de beaucoup
de choses et de choses qui excitent l'admiration. De plus, comme on aime
généralement les honneurs, il s'ensuit nécessairement aussi que l'on se plaît à
reprendre ceux qui nous approchent et à leur commander.
XXVIII. II est encore agréable de
se livrer à des occupations où l'on croit se surpasser soi-même. De là ces vers
du poète (92) :
Il donne toute son
application, il consacre la plus grande partie de chaque jour à l'oeuvre dans
laquelle il se trouve être supérieur à lui-même.
XXIX. Semblablement, comme le jeu
et toute espèce de relâchement comptent parmi les choses agréables, ainsi que le rire, par une conséquence nécessaire, tout ce
qui est plaisant est agréable, qu'il s'agisse dus hommes, des paroles ou des
actions. Mais nous avons traité séparément la question des choses plaisantes
dans la Poétique (93).
Voilà ce que nous avions à dire sur
les choses agréables. Quant aux choses pénibles, elles sont, manifestement,
prises dans les contraires.
I. On a exposé les choses en
vue desquelles on peut causer un préjudice (94). Or nous allons parler maintenant de la
disposition et de la condition des gens qui
causent un préjudice. On agit ainsi lorsque l'on
pense que l'action préméditée est possible en général et que l'on peut
l'accomplir, soit qu'elle reste ignorée, soit, si elle ne reste pas ignorée,
qu'on puisse l'accomplir sans en porter la peine, ou qu'on en porte la peine,
mais que le châtiment soit moindre que le profit espéré pour nous-mêmes ou, pour
ceux qui nous intéressent. Quant au caractère de possibilité et
d'impossibilité, nous en parlerons dans la suite (95), car ces caractères sont communs à toutes les
parties de la rhétorique (96).
II. Ceux-là sont dans la possibilité de nuire impunément qui ont la faculté
d'élocution, la pratique des affaires et. l'expérience de luttes nombreuses,
quand ils possèdent beaucoup d'amis ou une grande fortune.
III. C'est principalement
lorsqu'on est soi-même dans ces conditions que l'on croit avoir la puissance de
nuire; mais, si l'on n'y est pas, c'est lorsque l'on y voit ses amis, ou ses
serviteurs, ou ses complices. En effet, grâce à cette ressource, on peut agir,
éviter d'être découvert et se dérober au châtiment.
IV. C'est encore lorsqu'on est
l'ami des personnes préjudiciées ou des juges. Les amis ne se tiennent pas en
garde contre le préjudice et, d'ailleurs, tentent un arrangement avant
d'attaquer en justice (97). D'autre part, les juges favorisent ceux dont
ils sont les amis et tantôt prononcent, pur et simple, le renvoi des fins de la
plainte, tantôt infligent une peine légère.
V. On a chance de n'être pas
découvert lorsque l'on est dans une condition qui écarte l'imputation, comme,
par exemple, si des voies de fait sont imputées à un homme débile, ou le crime
d'adultère à un homme pauvre ou à un homme laid; ou encore lorsque les faits
s'accomplissent en pleine évidence et aux yeux de tous, car on ne s'en garde
pas, pensant que personne ne saurait en être l'auteur dans ces conditions.
VI. Il y a aussi les choses
tellement graves et de telle nature que pas un seul ne s'en rendrait coupable,
car on ne s'en garde pas non plus. Tout le monde se garde contre le préjudice
ordinaire, comme on le fait contre les maladies ordinaires ; or, contre une
maladie qui n'a jamais affecté personne, nul ne songe à se garantir.
VII. De même ceux qui n'ont pas
un seul ennemi et ceux qui en ont un grand nombre. En effet, les premiers
pensent qu'ils ne seront pas découverts parce qu'ils n'inspireront pas de
défiance, et les seconds ne sont pas découverts parce qu'on ne peut supposer
qu'ils auraient agi contre des gens prévenus et aussi parce qu'ils peuvent
dire, pour leur défense, qu'ils n'auraient pas été faire du tort dans ces
conditions.
VIII. De même ceux qui peuvent
cacher un objet volé, le transformer, le déplacer et le vendre facilement; ceux
qui, n'ayant pu éviter d'être découverts, peuvent écarter une action judiciaire,
obtenir un ajournement, corrompre les juges. Il y a encore ceux qui, si une
peine leur a été infligée, peuvent en repousser l'exécution ou gagner du temps,
ou qui, vu leur indigence, n'auront rien à perdre.
IX. De même ceux qui trouvent
(dans le préjudice causé par eux) un profit manifeste ou d'une grande
importance, ou très prochain, tandis que la peine portée contre eux est minime,
ou non apparente, ou éloignée. De même celui qui n'encourt pas une punition en
rapport avec l'utilité de l'action commise, ce qui parait être le cas de la
tyrannie.
X. De même ceux à qui le
préjudice causé par eux procure quelque chose de positif, tandis que la peine
infligée ne consiste qu'en affronts. et ceux qui trouvent, au contraire, dans
le mal qu'ils ont fait, l'occasion de recevoir des louanges; par exemple, s'il
arrive que l'on venge tout ensemble et son père et sa mère, ce qui était le cas
de Zénon (98), tandis que la peine est une amende, ou
l'exil, ou quelque chose d'analogue. En effet, les uns et les autres causent un
préjudice; ils ont leurs situations respectives, seulement ils ne sont pas, les
uns et les autres, dans le même cas, mais plutôt dans un cas opposé au point de
vue de leur moralité.
XI. De même encore ceux qui ont
agi souvent sans être découverts ou sans subir de peine; ceux qui ont souvent
échoué dans leurs tentatives. En effet, il arrive souvent, à certaines
personnes qui seraient dans de telles conditions, ce qui arrive à celles qui
prennent part à des opérations militaires, d'être disposées à revenir à la
charge.
XII. De même ceux pour qui
l'action immédiate est agréable, et fâcheux l'effet ultérieur ; ou encore ceux
pour qui le profit est immédiat et la punition différée, car de tels gens sont
intempérants : or l'intempérance porte sur tout ce que l'on désire
passionnément.
XIII. De même ceux pour qui, au
contraire, l'ennui ou la punition survient immédiatement, tandis que le plaisir
ou le profit doivent leur venir plus tard et durer plus longtemps ; car ce sont
les gens tempérés et de plus de sens qui poursuivent un tel but.
XIV. Ajoutons-y ceux auxquels il
peut arriver de paraître agir comme par hasard ou par nécessité, ou par un
mobile naturel, ou enfin par habitude, et, au résumé. commettre une erreur
plutôt qu'une injustice ; et ceux qui ont lieu de rencontrer de l'indulgence.
XV. De même ceux auxquels il
manque quelque chose; or ils sont de deux sortes : il y a ceux à qui manque une
chose nécessaire, comme les pauvres, et ceux à qui manque une chose superflue,
comme les riches.
XVI. De même ceux qui jouissent
d'une excellente réputation et ceux dont la réputation est détestable; les uns,
parce qu'ils ne seront pas crus coupables., les autres, parce qu'ils ne peuvent
plus rien perdre, en fait d'estime.
Telles sont les catégories de
personnes qui entreprennent de causer un préjudice.
XVII. Voici, maintenant, les
catégories de personnes à qui l'on cause un préjudice, et en quoi consiste
le préjudice causé : il y a d'abord les gens qui possèdent ce dont on
manque soi-même, soit pour le nécessaire, soit pour le superflu, soit enfin
pour la jouissance.
XVIII. Ceux qui sont loin de nous,
et ceux qui sont tout proche: ceux-ci, parce que l'action coupable est
promptement accomplie, ceux-là, parce que la vengeance sera tardive; comme, par
exemple, ceux qui dépouillent les Carthaginois.
XIX. Ceux qui ne se méfient pas
et qui ne sont pas d'un caractère à se tenir en garde, mais plutôt à donner
leur confiance; car il n'en est que plus facile d'échapper à leur surveillance.
Les personnes nonchalantes; car il n'appartient qu'à l'homme vigilant
d'attaquer celui qui lui fait tort. Les gens discrets ; car ils n'aiment pas à
guerroyer pour une question d'intérêt.
XX. De même ceux qui ont
supporté un préjudice eux qui sont, comme dit le proverbe: "la proie des Mysiens (99)".
XXI. De même ceux à qui l'on n'a
jamais fait tort, et ceux à qui l'on a fait tort fréquemment; car les uns et
les autres ne songent pas à se tenir en garde: les premiers, parce qu'ils n'ont
jamais été victimes, les seconds, parce qu'ils croient ne plus pouvoir l'être.
XXII. Ceux qui ont été poursuivis
par la médisance et ceux qui peuvent y être exposés. Car, lorsqu'on est dans ce
cas, on ne tente pas de convaincre des juges que l'on redoute, et l'on ne peut
songer à se justifier devant des gens qui vous haïssent, ou vous portent envie.
XXIII. De même ceux contre
lesquels nous avons à prétexter que leurs ancêtres, ou eux-mêmes, ou leurs
amis, ont fait du mal ou se disposent à en faire soit à nous-mêmes, soit à nos
ancêtres, soit encore à ceux qui nous intéressent. En effet, comme dit le
proverbe: "La méchanceté ne demande qu'un
prétexte."
XXIV. On cause un préjudice à ses
ennemis et aussi à ses amis: à ceux-ci, parce que c'est chose facile; à
ceux-là, parce que c'est un plaisir. De même à ceux qui n'ont pas d'amis, à
ceux qui manquent d'habileté pour parler ou pour agir; car tantôt ils ne
s'engagent pas dans une attaque en justice, tantôt ils acceptent une
transaction, ou enfin ne vont pas jusqu'au bout dans leur attaque.
XXV. De même encore ceux qui ont
plus à perdre qu'à gagner en consumant leur temps à attendre un jugement ou
l'acquittement d'une indemnité, comme, par exemple, les étrangers, ou ceux qui
travaillent de leurs mains ; car ils se désistent à bon compte et retirent
volontiers leur plainte.
XXVI. De même ceux qui ont commis
de nombreuses injustices, ou des injustices du genre de celles qui leur sont
faites. En effet, c'est presque ne pas être injuste que de causer à quelqu'un
le préjudice qu'il cause d'ordinaire à autrui. Je parle du cas où, par exemple,
on outragerait un individu qui aurait l'habitude de dire des injures.
XXVIII. Ceux qui nous ont fait du
mal, ou qui ont voulu, ou veulent nous en faire, ou enfin qui nous en feront.
En effet, agir ainsi est agréable et beau, et même c'est presque ne pas faire
acte d'injustice.
XXVIII. On fait du mal pour ceux à
qui l'on veut plaire: pour des amis, pour des gens qu'on admire, pour un
bien-aimé, pour nos maîtres, en un mot pour ceux à qui l'on consacre sa vie, et
aussi pour ceux de qui l'on attend des égards.
XXIX. Les personnes à qui l'on
cause un préjudice sont encore celles contre lesquelles on lance une accusation
et avec qui l'on a rompu, préalablement ; et en effet, un tel procédé est bien
près de ne pas être un acte d'injustice. C'est ainsi que Callippe agit envers
Dion (100).
XXX. Les gens qui se disposent à
nous faire du mal, si nous ne les prévenons nous-mêmes attendu que, dans ce
cas, il n'est plus possible de délibérer. C'est ainsi que l'on dit qu'Énésidème
envoya le prix du cottabe à Gélon, qui venait de soumettre une cité, parce
qu'il l'avait devancé dans l'exécution de son propre projet (101).
XXXI. De même ceux que l'on aura
préjudiciés pour pouvoir prendre à leur égard un grand nombre de mesures de
justice, ce qui est un moyen commode de remédier au mal. C'est ainsi que Jason,
le roi thessalien, dit qu'il faut commettre quelques actes injustes, afin de
pouvoir accomplir un grand nombre d'actes de juste réparation (102).
XXXII. On fait aussi le mal que
tout le monde ou le grand nombre fait habituellement; car on croit en obtenir
le pardon.
XXXIII. On prend les choses faciles
à cacher et celles qui sont promptement consommées, comme les objets
d'alimentation, ou celles dont on modifie aisément les formes, ou les couleurs,
ou la composition.
XXXIV. De même les choses qu'il
est facile de dissimuler en beaucoup de circonstances. Telles sont celles que
l'on peut transporter sans difficulté et qui se dissimulent, tenant peu de
place.
XXXV. De même celles qui
ressemblent, sans distinction possible, à ce que l'auteur du préjudice
possédait déjà en grande quantité; celles au sujet desquelles l'on a honte de
se dire préjudicié, comme, par exemple, les outrages subis par son épouse, ou
par soi-même, ou par son fils ; celles qui donneraient au poursuivant
l'apparence d'aimer les procès. Sont de cette sorte les griefs de peu
d'importance, ou sur lesquels on passe condamnation.
Voilà, ou peu s'en faut, la
disposition où se trouvent ceux qui causent un préjudice, la nature du
préjudice lui-même, les personnes qu'il atteint et les motifs qui le
déterminent.
I. Établissons, maintenant,
des divisions parmi les actes injustes et les actes justes, en partant
de ce point que la définition du juste et de l'injuste se rapporte à deux
sortes de lois, et que leur application à ceux qu'elles concernent a lieu de
deux manières.
II. Je veux parler de la loi particulière et de la loi commune. La loi particulière est celle que chaque collection
d'hommes détermine par rapport à ses membres, et ces sortes de lois se
divisent en loi non écrite et en loi écrite. La loi commune est
celle qui existe conformément à la nature. En effet, il y a un juste et
un injuste, communs de par la nature, que tout le monde reconnaît par une
espèce de divination, lors même qu'il n'y a aucune communication, ni convention
mutuelle. C'est ainsi que l'on voit l'Antigone de Sophocle déclarer qu'il est
juste d'ensevelir Polynice, dont l'inhumation a été interdite, alléguant que
cette inhumation est juste, comme étant conforme à la nature.
Ce devoir ne date pas d'aujourd'hui
ni d'hier, mais il est en vigueur de toute éternité, et personne ne sait d'où
il vient (103).
Pareillement Empédocle, dans les
vers suivants, s'explique sur ce point qu'il ne faut pas tuer l'être animé ;
car ce meurtre n'est pas juste pour certains et injuste pour certains autres.
Mais cette loi
générale s'étend par tout le vaste éther et aussi par la terre immense.
De même Alcidamas, dans son discours
Messénien (104).
III. Par rapport aux personnes,
la détermination de la loi se fait de deux manières ; car c'est tantôt par
rapport à la communauté, tantôt par rapport à un de ses membres que se
produisent les choses qu'il faut faire ou ne pas faire. C'est pourquoi il y a deux manières de commettre des injustices et
d'accomplir des actes de justice, soit par rapport à un certain individu,
soit par rapport à la communauté. En effet, celui qui commet un
adultère, et celui qui se livre à des voies de fait, cause un préjudice à
certain individu, tandis que celui qui se soustrait au service militaire nuit à
la communauté.
IV. Cette distinction établie
entre tous les actes d'injustice, les uns visant la communauté, les autres tel
ou tel individu, ou groupe d'individus, nous ajournerons l'explication de
l'acte d'injustice et donnerons toutes les autres.
V. Le fait d'être préjudicié
consiste à subir l'injustice de la part de gens qui la font éprouver de propos
délibéré ; car on a établi, plus haut (105), que le fait injuste est un acte volontaire.
VI. Mais comme il arrive
nécessairement, que celui qui est préjudicié subit un dommage et qu'il le subit
involontairement, on voit clairement, d'après ce qui précède, en quoi
consistent les dommages, car on a distingué précédemment les biens et les maux
pris en eux-mêmes et montré, quant aux actes spontanés, que ce sont tous ceux
que l'on accomplit en connaissance de cause.
VII. Il suit de là,
nécessairement, que tous les faits imputés sont accomplis soit par rapport à la
communauté, soit par rapport à l'individu, ou bien encore à l'insu de la
personne accuse, ou malgré elle, ou avec son consentement et à sa connaissance,
et, parmi ces faits imputés, les uns sont
prémédités, et les autres inspirés par la passion.
VIII. On parlera du ressentiment
(yumñw) dans le morceau relatif
aux passions (106). Quant à la nature des déterminations et à la
disposition morale de ceux qui les prennent, ou s'en est expliqué précédemment
(107).
IX. Mais, comme il arrive
souvent que, tout en reconnaissant que l'on est l'auteur du fait incriminé, on
n'admet pas la qualification dont il est l'objet, ni l'application de cette
qualification au cas présent (par exemple, ou conviendra d'avoir pris, mais non
d'avoir volé ; d'avoir été le premier à frapper, mais non à outrager ; d'avoir
des relations intimes, mais non de commettre l'adultère ; ou encore d'avoir
volé, mais non commis un sacrilège, l'objet dérobé n'appartenant pas à un dieu
; d'avoir travaillé un champ, mais non un champ public ; d'avoir conversé avec
les ennemis, mais non d'avoir trahi), par ces motifs, il faudrait aussi, à ce
sujet, donner la &finition du vol, de l'outrage, de l'adultère, afin que,
si nous voulons montrer, suivant le cas, ou que le fait existe, ou qu'il
n'existe pas, nous puissions en dégager clairement le caractère de justice.
X. Toutes ces questions
reviennent à celle de savoir s'il a été accompli un acte injuste et mauvais, ou
un acte non injuste. C'est là-dessus que porte le débat, car c'est dans la
préméditation que réside le caractère malfaisant et injuste de l'acte ; or
l'idée de préméditation est accessoirement contenue dans les dénominations
telles que celles d'outrage et de vol. En effet, il n'est pas dit du tout,
parce que l'on a donné des coups, que l'on a voulu outrager ; mais ce sera
seulement si on les a donnés avec une intention : par exemple, celle de
déshonorer la personne, ou de se procurer une satisfaction à soi-même. Il n'est
pas dit du tout, parce que l'on a pris quelque chose, qu'il y a eu vol ; mais
il y aura eu vol seulement au cas où l'on aura pris afin de faire tort et de
s'approprier personnellement ce qu'on a pris. II en est des autres cas de même
que de ceux qu'on vient de voir.
XI. Mais comme les choses
justes, ainsi que les choses injustes, sont, on l'a vu, (108)de deux espèces, c'est-à-dire ce qui est écrit
et ce qui ne s'écrit pas, quant aux affaires au sujet desquelles les lois
statuent, nous nous en sommes expliqués. Pour les
choses non écrites, elles sont de deux espèces.
XII. Les unes sont celles qui se
produisent par excès de vertu ou de vice et qui provoquent les invectives et les éloges, les honneurs et les affronts, puis enfin, les présents ; comme, par exemple, d'avoir délit reconnaissance
pour celui qui nous a fait du bien et de répondre par une obligeance à celle
que l'on a eue ; d'être secourable à ses amis et toutes les choses analogues.
Les autres choses non écrites correspondent à ce qui manque dans la loi
particulière et dans la loi écrite ; car ce qui est équitable semble être
juste.
XIII. L'équitable, c'est le
juste, pris indépendamment de la loi écrite. Or ce caractère se manifeste
tantôt avec, tantôt sans le consentement des législateurs : sans leur
consentement, lorsque le cas leur a échappé ; avec, lorsqu'ils ne peuvent
déterminer l'espèce, étant forcés de généraliser ou ; du moins, de beaucoup
étendre les applications possibles ; ou encore quand il s'agit de choses que,
faute de précédents, il est difficile de déterminer avec précision, comme, par
exemple, étant donné le cas de blessures faites avec un instrument en fer, de
déterminer les dimensions et la nature de cet instrument ; car la vie ne
suffirait pas à cette énumération.
XIV. Si donc le cas est resté
indéterminé et qu'il soit nécessaire d'établir une loi, il faut s'exprimer en
termes généraux. Ainsi, qu'il s'agisse d'un individu qui, portant un anneau,
lève la main sur quelqu'un ou se met à le frapper ; cet individu est
justiciable de la loi écrite et commet une injustice, et pourtant, en réalité,
il n'en commet pas, et cet acte est conforme à l'équité.
XV. Or, si l'équité est ce que
nous avons dit, on voit de quelle nature seront les choses équitables et
celles qui ne le sont pas, et quel sera le caractère de l’homme non équitable.
En effet seront équitables les actes qui portent en
eux-mêmes leur excuse.
XVI. Il ne faut pas juger avec
la même sévérité une faute et une injustice, non plus qu'une faute
et un accident. Or les accidents sont les
actes que l'on accomplit sans réflexion et sans intention mauvaise ; la faute, c'est tout ce qui, sans être un acte irréfléchi,
n'est pas, non plus, le résultat d'une méchanceté ; l’injustice, c'est ce qui, tout ensemble, n'est pas
irréfléchi et part d'une pensée méchante. En effet, les injustices
inspirées par un désir passionné ont pour origine une mauvaise intention.
XVII. Une chose équitable, c'est
encore d'excuser les actions humaines ; c'est de considérer non pas la loi,
mais le législateur ; non pas la lettre de cette loi, mais la pense du
législateur ; non pas l'action, mais l’'intention.
XVIII. C'est de ne pas s'arrêter
au cas particulier, mais à l'application générale ; de ne pas envisager le
caractère de la personne jugée au moment présent, mais ce qu'elle a été toujours,
ou le plus souvent. C'est de se rappeler le bien, plutôt que le mal qui aura
été fait, et le bien qui nous a été fait, plutôt que celui dont nous sommes les
auteurs. C'est de savoir supporter une injustice ; de préférer le règlement
d'une affaire par des explications, plutôt que par des voies de fait.
XIX. C'est de vouloir aller en
arbitrage plutôt qu'en justice, car l'arbitre considère le côté équitable des
choses, tandis que le juge ne considère que la loi, et l'arbitre a été institué
précisément dans le but de faire valoir le point de vue de l'équité.
Voilà de quelle manière devront être
déterminés les points relatifs à la question des choses équitables.
I. L'acte injuste est
d'autant plus grave qu'il a pour cause une plus grande injustice. C'est
pourquoi même le plus insignifiant peut être très grave, comme, par exemple, ce
que Callistrate impute à Mélanopus (109) d'avoir fait tort de trois demi-oboles
sacrées aux ouvriers constructeurs des temples. Dans le sens de la justice,
c'est l'inverse (110). Or ces actes injustes résultent du tort
considéré en puissance (111). Ainsi celui qui a dérobé trois demi-oboles
sera capable de commettre une injustice quelconque. Tantôt l'acte injuste est
estimé plus grave à ce point de vue (112), tantôt en raison du dommage qui en est la
conséquence.
II. L'acte
injuste est aussi d'autant plus grave qu'il n'entraîne pas une punition d'égale
importance, mais que la réparation en sera toujours, quelle qu'elle
soit, d'un degré inférieur, ou qu'il ne pourra donner lieu à aucune réparation,
car, dans ce cas, il est difficile, et même impossible, de punir le coupable
comme il le mérite ; de même encore lorsque la personne préjudiciée ne peut
obtenir justice, car la chose, alors, est irrémédiable ; or le jugement et la
peine infligée sont canne des remèdes.
III. De même si la personne qui a subi un dommage ou une injustice
s'est fait à elle-même un mal grave, l'auteur mérite alors un châtiment
plus grave encore. Par exemple, Sophocle (113), plaidant pour Euctémon qui, à la suite d'un
outrage reçu, s'était poignardé, prétendit que l'auteur de l'outrage ne méritait
pas une peine inférieure au supplice que l'outragé s'était infligé à lui-même.
IV. De même, si l'on a commis l'injustice seul, ou le premier, ou avec
un petit nombre de complices. C'est encore une chose grave que de tomber
souvent dans la même faute ; de commettre une action telle, que l'on ait à
chercher et à trouver contre son auteur de nouvelles mesures préventives et
répressives. Ainsi, par exemple, dans Argos, on inflige une peine particulière
à celui qui a occasionné l'institution d'une nouvelle loi ou à ceux qui ont
donné lieu à la construction d'une prison.
V. L'acte injuste est d'autant
plus grave qu'il se produit d'une façon plus brutale, ou avec plus de
préméditation ; de même celui dont le récit inspire plus de terreur que de
pitié. Il y a des moyens oratoires dans ces affirmations que l'accusé a
enfreint ou transgressé presque toutes les règles de la justice, telles que
serments, démonstrations d'amitié (114), foi jurée, lois de mariage, car c'est là une
accumulation d'actions injustes.
VI. L'injustice
est plus grave, commise dans le lieu même où les auteurs d'actions injustes
sont punis. C'est celle que commettent les
faux témoins. Car en quel lieu n'en commettraient-ils point s'ils s'en
rendent coupables jusque dans l'enceinte du tribunal ? De même lorsqu'il y a
surtout déshonneur à la commettre ; et encore si l'on fait tort à celui de qui
l'on a reçu un avantage. Car, dans ce cas, on est injuste à plusieurs titres ;
d'abord en faisant du mal, puis en ne rendant pas le bien pour le bien.
VII. De même lorsqu'on agit
contrairement à des règles de justice, non inscrites dans la loi. Car on est
d'autant plus honnête que l'on pratique la justice sans obéir à une nécessité ;
or les obligations écrites supposent une nécessité, mais celles qui ne sont pas
écrites, non. A un autre point de vue, il y a
injustice grave si l'on agit contrairement à des obligations écrites. En
effet, celui qui commet des injustices dont les conséquences sont redoutables,
et dont il est justiciable, serait capable d'en commettre dans des
circonstances où manque la sanction pénale. Voilà ce qu'il y avait à dire sur
ce qui rend l'acte injuste plus ou moins grave.
I. Après ce qui vient d'être
dit, il nous reste à parler de ce que nous appelons les preuves
indépendantes de l'art (115). Elles conviennent proprement aux affaires
judiciaires.
II. Elles sont de cinq espèces
: les lois, les témoins, les conventions, la
torture, le serment.
III. Parlons d'abord des lois, de l'usage qu'il faut en faire dans le cas
de l'exhortation, de la dissuasion, de
l'accusation et de la défense.
IV. Il est évident que, si la loi écrite est contraire à notre cause, il faut
invoquer la loi commune et les considérations d'équité comme étant plus justes.
V. (Il faut alléguer) que la
formule gnÅmú t»
ŽrÛstú (juger)
selon, la conscience (116) implique qu'il ne faut pas invoquer en toute
occasion les lois écrites.
VI. Que l’équité est éternelle,
qu'elle n'est pas sujette au changement, et la loi
commune non plus ; car elle est conforme à la nature ; les lois écrites,
au contraire, changent souvent. De là ces paroles dans l'Antiqone de
Sophocle (117), lorsque celle-ci déclare, pour sa défense,
que son action, si elle est contraire à l'édit de Créon, du moins n'est pas
contraire à la loi non écrite :
En effet, cette loi
n'est pas d'aujourd'hui, ni d'hier, mais de toute éternité...
Je ne voulais pas (118), par crainte de qui que ce soit, la violer
devant les dieux.
VII. On alléguera encore que la
justice est chose réelle et réellement utile, et non pas une simple apparence.
Ainsi, telle loi écrite n'est pas une loi, car elle ne remplit pas la fonction
de la loi ; le juge est comme le vérificateur des monnaies, et a pour mission
de discerner le faux droit du vrai.
VIII. Enfin, qu'il est plus
honnête d'invoquer et d'exécuter les lois non écrites que les lois écrites.
IX. Il faut voir si la loi n'est
pas en contradiction avec telle autre loi généralement approuvée, ou encore
avec elle-même ; ainsi, une loi porte que les conventions tiennent lieu de loi
à ceux qui les ont faites, et une autre interdit ses conventions contraires à
la loi.
X. De même, si la loi est équivoque,
il faut la retourner et voir dans quel sens on dirigera l'action, et auquel des
deux sens on pliera son droit ou son intérêt ; puis, cela posé, s'en faire
l’application.
XI. Il faut encore voir si les
circonstances pour lesquelles la loi a été faite ne subsistent plus, tandis que
la loi subsiste. On doit faire ressortir cette situation, et c'est par là qu'il
faut combattre l'application de la loi.
XII. Mais, si la loi écrite est
dans le sens de l'affaire en cause, il faut dire que la formule "juger selon la conscience (119)" n'est pas employée en vue d'un jugement
contraire à la loi, mais afin que, si l'on ignore le texte de la loi, il n'y
ait pas violation du serment prêté ; que l'on ne recherche pas le bien, pris
absolument, mais ce qui est un bien pour soi-même ; qu'il n'y a pas de
différence entre la non-existence d'une loi et sa non-application ? que, dans
les autres arts, il n'est pas profitable de faire l'habile en dépit de leurs
règles, comme, par exemple, si l'on est médecin ; car l'erreur du médecin ne
fait pas autant de mal qu'une désobéissance habituelle aux ordres de celui qui
a l'autorité ; que prétendre être plus sage que les lois est précisément ce qui
est défendu dans une législation recommandable.
Voilà ce qu'il y avait à déterminer,
en ce qui concerne les lois.
XIII. Passons aux témoins (120). Ils sont de deux sortes : les anciens et les actuels. Parmi ces derniers, les
uns sont impliqués dans le péril du prévenu, les autres sont hors de cause.
J'appelle "témoins anciens" les poètes et les autres personnages connus de
toutes sortes dont les opinions sont d'une application manifeste. C'est ainsi
que les Athéniens, revendiquant Salamine (121), invoquaient le témoignage d'Homère (122) ; et naguère les Ténédiens, celui de
Périandre, le Corinthien (123), contre les habitants de Sigée. Cléophon se
servit contre Critias des vers élégiaques de Solon, lorsqu'il déclara que sa
maison était impure, car, autrement, Solon n'eut jamais écrit ce vers :
Va dire, de ma part,
au blond Critias d'obéir à son père (124).
C'est pour les faits accomplis
antérieurement que l'on invoque des témoins de cette sorte.
XIV. Pour les faits à venir, ce
sont aussi les auteurs d'oracles. Ainsi
Thémistocle dit que les murailles de bois signifient qu'il faut combattre sur
mer (125). Les proverbes sont encore comme une espèce
de témoignage (126). Par exemple, si l'on veut conseiller de ne
pas se faire un ami de tel vieillard, on prend à témoin le proverbe :
"Ne
fais pas de bien à un vieillard."
Pour conseiller de supprimer les
fils, après avoir supprimé les pères, ou citera cette autre maxime :
Insensé celui qui,
meurtrier du père, laissera vivre les enfants (127).
XV. Les
témoins actuels, ce sont tous les personnages connus qui ont prononcé
une sentence, car leurs jugements sont utiles à ceux qui discutent sur un point
analogue. C'est ainsi qu'Eubule (128), au tribunal, invoqua, contre Charès, le mot
de Platon (129) à Archibios, savoir : qu'il avait introduit
dans la cité l'habitude de se poser en homme pervers. Ce sont encore ceux qui
partagent le péril du prévenu, s'ils viennent à être convaincus de faux
témoignage.
XVI. Ces sortes de témoins
attestent seulement les points qui suivent : le fait a eu, ou n'a pas eu lieu ;
il existe, ou n'existe pas. Quant à la qualification du fait, ce n'est pas
l'affaire des témoins ; comme, par exemple, pour savoir si le fait est juste ou
injuste, utile ou nuisible.
XVII. Mais les témoins hors de cause (oß pvyen, éloignés) sont les plus accrédités
en ces questions. Du reste, les plus accrédités sont les témoins anciens, car
ils sont incorruptibles. Voici, maintenant, les moyens de conviction tirés des
témoignages. A celui qui n'a pas de témoin il appartient d'alléguer qu'il faut
juger d'après les vraisemblances, et c'est le cas d'appliquer la formule "juger selon la conscience" (130) ; -qu'il n'est pas possible de fausser les
vraisemblances à prix d'argent ; que les vraisemblances ne peuvent être
surprises dans le cas de faux témoignage. Lorsqu'on a (des témoins) contre un
adversaire qui n'en a pas, alléguer que les vraisemblances ne sont pas admissibles
en justice, et qu'il n'y aurait plus besoin de témoins s'il suffisait d'asseoir
son appréciation sur de simples arguments.
XVIII. On distingue, parmi les témoignages, ceux qui concernent la personne même
du plaideur, ou celle de son contradicteur, ou l'affaire en question, ou le
caractère moral des intéressés. Aussi comprend-on, de reste, qu'il ne faut pas
manquer de s'assurer tout témoignage utile ; car, si ce n'est pas au point de
vue du fait en litige qu'il nous est favorable à nous et contraire à la partie
adverse, il peut, du moins, au point de vue moral, mettre en relief l'équité de
notre cause, ou la faiblesse de celle du contradicteur.
XIX. Les autres arguments qui
reposent sur le témoignage d'un ami, d'un ennemi, d'une personne qui serait entre
les deux, ou qui jouirait soit d'une bonne, ou d'une mauvaise réputation, ou
d'une réputation ni bonne ni mauvaise, enfin toutes les autres variétés
d'arguments de cet ordre, on les tirera des mêmes lieux qui nous fournissent
les enthymèmes (131).
XX. En ce qui touche les conventions, la puissance de la parole est telle,
qu'elle peut à son gré en accroître, ou bien en détruire la valeur; y faire
ajouter foi, comme leur ôter toute créance. Tournent-elles à notre avantage, on
démontre qu'elles sont sûres et valables ; à l'avantage du contradicteur, on
montre le contraire.
XXI. Pour en établir la créance on la non-créance, on ne les traite pas
autrement que les témoignages. En effet, quels que soient les gens qui signent
une convention ou qui veillent à son maintien, du moment qu'elle est consentis,
si elle est pour nous, elle doit être fortifiée ; car toute convention est une
loi individuelle et spéciale. Les conventions ne donnent pas de l'autorité à la
loi, mais les lois en donnent à une convention légale, et, en général, la loi
elle-même est une convention ; si bien que celui qui désavouerait, ou
annulerait une convention, annulerait les lois.
XXII. De plus, il y a beaucoup d'arrangements et d'obligations, consentis
volontairement, qui reposent sur des conventions ; de sorte que, si on leur
fait perdre leur force, du même coup on rend impossible la pratique des
affaires humaines ; et il sera facile de voir, en général, les autres points
qui sont en accord avec la cause que l'on soutient.
XXIII. Si les contrats consentis tournent contre nous et à
l'avantage du contradicteur, d'abord, tout ce qui pourra être allégué au nom
d'une loi oppose sera de mise. En effet, il serait absurde, supposé que nous ne
jugions pas obligatoire l'obéissance à des lois mal faites et dénotant l'erreur
du législateur, de juger nécessaire le respect d'une convention (reposant sur
ces lois).
XXIV. Nous dirons aussi que le
juge est comme le dispensateur du juste ; et que, par conséquent, il ne doit
pas considérer le fait même de la convention, mais ce qui est le plus juste ; -
que le juste ne peut être perverti ni par la fraude, ni par la contrainte, car
il est fondé sur la nature.
XXV. Or certaines conventions
supposent une fraude, ou une contrainte. En outre, il faut considérer si elles
sont contraires soit à une loi écrite, soit à une loi commune, soit à ce qui
est juste, soit à ce qui est honnête, soit encore à d'autres conventions
antérieures, ou survenues ultérieurement. Et en effet, ou bien les conventions
ultérieures sont valables et, alors, celles qui les précèdent ne le sont pas,
ou les antérieures sont régulières et, alors, les ultérieures sont entachées de
fraude, ce dont on jugera conformément à l'intérêt de la cause. II faudra
encore avoir égard à l'utilité du contrat, voir s'il peut en quelque façon être
contraire à la pensée des juges, et peser toutes les autres circonstances de
cette sorte ; car tous ces points de vue sont également à considérer.
XXVI. La torture est une espèce de témoignage. Elle semble
porter en elle la conviction, attendu qu'il s'y ajoute une contrainte. Il n'est
donc pas difficile de comprendre ce qui s'y rapporte et ce qu'il convient d'en
dire. Lorsque les tortures nous sont favorables, il y a lieu d'insister sur ce
point que ce sont les seuls témoignages véritables. Si elles sont contre nous,
ou en faveur de l'adversaire, on en pourra détruire le caractère véridique en
plaidant contre le principe même de la torture. Les gens contraints par la
torture, dira-t-on, ne disent pas moins des mensonges que des choses vraies,
les uns persistant à ne pas dire toute la vérité, les autres mentant sans
difficulté pour abréger leurs souffrances. Il faut, à l'appui de ces arguments,
être en état de citer des exemples positifs, bien connus des juges (132).
XXVII. En ce qui concerne les serments, il faut distinguer quatre cas. On le
défère et on l'accepte ; on ne fait ni l'un ni l'autre ; on fait l'un et non
pas l'autre ; autrement dit, on le défère sans l'accepter, ou bien on l'accepte
sans le déférer. II y a, en outre, le cas où le serment a été prêté par telle
des deux parties ou par l'autre.
XXVIII. Pour ne pas le déférer (on
allègue) que les hommes se parjurent facilement, et cette autre raison que
celui qui a prêté serment n'a pas à s'acquitter, au lieu que ceux qui n'ont pas
juré, on pense les faire condamner, et que préférable est ce risque, qui dépend
des juges, car l'on a confiance en eux, mais non pas dans l'adversaire.
XXIX. Pour ne pas accepter le
serment, on allègue que ce serait un serment prêté dans un intérêt pécuniaire
et que, si l'on était improbe, on pourrait combattre l’adversaire par un
serment ; que, en effet, il vaut mieux être improbe en vue d'un profit que pour
rien ; que, par le serment prêté, nous aurons (gain de cause) et qu'en ne
jurant pas ce serait le contraire ; et qu'ainsi le refus de recourir au serment
pourrait s'expliquer par un motif honnête, mais non pas par la possibilité d'un
parjure. Et ici se place à propos cette parole de Xénophane, que la provocation
d'un impie, adressée à un homme pieux, rend la partie inégale, mais que c'est
un cas semblable à celui où un homme robuste provoquerait un homme faible à une
lutte entraînant des coups et des blessures.
XXX. Si l'on accepte le serment,
on allègue que l'on croit à sa propre bonne foi, mais non à celle de
l'adversaire ; et, retournant le mot de Xénophane, c'est le cas de dire que la
partie est égale, si l'impie défère le serment et que l'homme pieux le prête ;
qu'il serait inouï que soi-même on ne voulût pas jurer dans une affaire pour
laquelle on prétend qu'il soit prêté serment par ceux qui sont appelés à la
juger.
XXXI. Si on défère le serment,
c'est faire acte de piété. dira-t-on, que de se commettre aux dieux ;
l'adversaire ne doit pas demander d'autres juges, puisque c'est à lui-même que
l'on défère le jugement ; il serait absurde qu'il ne voulût pas jurer au sujet
d'une affaire pour laquelle il prétend que d'autres doivent jurer.
XXXII. Comme on voit clairement de
quelle façon il faut présenter les arguments dans chaque question de serment prise
isolément, on voit aussi comment il faut les présenter lorsque deux questions
sont accouplées ; par exemple, si l'on veut bien accepter le serment et que
l'on refuse de le déférer ; si on le défère, mais qu'on ne veuille pas
l’accepter ; si l'on veut bien et l’accepter et le déférer, et si l'on refuse
l'un et l'autre. En effet, les deux questions, ainsi réunies, se composent
nécessairement des parties expliquées plus haut, de sorte que les raisons
alléguées se composeront, nécessairement aussi, des mêmes arguments.
Si nous avons déjà prêté un serment
en contradiction avec le serment actuel, nous alléguerons qu'il n'y a point
parjure pour cela ; que, en effet, commettre une injustice est un acte
volontaire et que se parjurer c'est commettre une injustice, mais que des actes
résultant d'une tromperie ou d'une violence sont indépendants de la volonté.
XXXIII. Il faut donc dire comma
conclusion, dans cette circonstance, que le parjure réside dans la pensée, mais
non sur les lèvres. Si, au contraire, le serment antérieur a été prêté par
l’adversaire, on alléguera que celui-là détruit tout ce qui ne s'en tient pas à
ce qu'il a juré ; qu'en effet, c'est pour cette raison que l’on n'est chargé
d'exécuter les lois qu'après avoir juré de le faire (133) : "Nous
prétendons que vous gardiez le serment que vous avez prêté pour juger, et nous,
nous ne garderions pas le nôtre !" On aura recours à cet argument
et à toutes sortes d'autres amplifications du même genre.
Voilà tout ce que nous avions à dire
sur les preuves indépendantes de l'art.
(01) Cp. Plutarque, De la lecture des Poètes, IV, 1 . Mimhtik¯ t¡xnh kaÜ dænamÛw ¤stin ŽntÛstrofow t» zvgrafÛ&. L'art et la faculté d'imiter se rattachent à la peinture. - "La rhétorique n'est pas subordonnée à la dialectique ; elle lui est coordonnée (ŽntÛstrofow) [Ch. Thurot, Études sur Aristote, 1850, p. 171, et appendice 10.] Pour M. Thurot, la rhétorique "fait le pendant de la dialectique", p. 265 et ailleurs. Cp. J.-P. Rossignol, Journal du savants (sept. 1841).
(02) On dirait aujourd'hui d'instinct, spontanément; mais nous nous sommes appliqué, en traduisant Aristote, à conserver, autant que possible, l'expression et l'image de notre auteur.
(03) Si, au lieu de pepoi®kasi que donne le plus ancien manuscrit connu (Cod. parisinus, 1743), on adopte peporÛkasi leçon donnée à la marge de ce manuscrit et dans le texte de trois autres, sur les cinq consultés, on pourra traduire : "n'ont apporté qu'un faible secours à cet art".
(04) Oìtvw Žgoreæein.
(05) Sur la signification de tŒ ¦ndoja, voir Ch. Thurot, Études sur Aristote. 1860, p. 125. Cp.
Aristote, Top. I, 1.
(06) Cp. Topic, I, 2, 4. - VIII, 2, 1, éd. Bulhe.
(07) La puissance, dænamiw, c'est ici l'ensemble des ressources renfermées dans un art, indépendamment d'une application bonne ou mauvaise. L'intention, le dessein (proaÛresiw), c'est l'application de ces ressources à tel but, à telle arrière-pensée.
(08) 1. Chap. 1er, § 4.
(09) C'est le sujet du livre II.
(10) M. Thurot voit ici une allusion à Isocrate, l. c., p. 173.
(11) Traduction de M. Thurot, après correction conjecturale : La rhétorique est une portion (de la politique) et est semblable à la dialectique (ou plutôt à l'analytique), l. c., p. 247-248. Cp. chap. IV, p. 1359 b 8. M. Thurot cite plusieurs endroits de la Rhétorique ou le mot DIALEKTIKH doit, selon lui, être une altération de ANALUKTIKH (appendice 11).
(12) Ce mot a changé d'acception. C'est plutôt un syllogisme tronqué. (Cp. Thurot, 1. c., p. 161.)
(13) Analyt. pr., II, 23, 14.
(14) Topic., I, 10.
(15) Dans la dialectique.
(16) Ouvrage perdu. Voir les traductions de M. Norbert Bonafous, p. 398, et de M. Barthélemy Saint-Hilaire, p. 21.
(17) Le syllogisme proprement dit, celui de la dialectique.
(18) Athlète célèbre, fils du Diagoras de Rhodes que Pindare e célébré (Olymp. VII.), a été mentionné lui-même par Thucydide (III, 8).
(19) Pr. Analyt., 1. I, p. 29 b, éd. Bekker.
(20) Cp. Pr. Analyt., 1. II, XXVIII, p 70 a, 10. Pour M. Ch. Thurot, le tekm®rion est la conséquence nécessaire et le shmeÝon la conséquence plausible (Études sur Aristote, p. 159).
(21) PÛstiw est l'élément de conviction, la preuve morale
(22) C'est ainsi que nous disons d'une proposition péremptoire. "c'est le dernier mot de la question."
(23) Cp. Pr. Analyt., fin du livre II.
(24) Voir Aristote, Polit., V, 5 où Théagène est présenté comme flattant la multitude et accablant de vexations les riches de Mégare.
(25) Voir Ch. Thurot, 1. c., p. 168.
(26) M. Thurot (l. c., 238) propose une
modification du texte qui donnerait au passage ce sens général : Mieux on
choisira les propositions spéciales, moins les autres s'apercevront que les
propositions employées sont fournies par une science qui n'est pas la
rhétorique ni la dialectique.
(27) Ou propositions spéciales. Cp. Thurot,
1. c., appendice 8.
(28) Aristote n'associe jamais koinñw au mot tñpow, qui, pour
lui, désigne proprement un procédé d'argumentation commun soit aux trois
classes de questions dialectiques, soit aux trois genres de discours (Thurot, 1
c., p. 168).
(29) Celui qui prend part à une assemblée
délibérante. Comme M. Bonafous, nous risquons ce néologisme que le style
biblique a déjà consacré et qui n'a pas d'équivalent en français.
(30) Et non pas sur la valeur d'un
discours ou d'un orateur, ainsi qu'on l'a toujours traduit. Il s'agit, selon
nous, de la valeur attribuée à ce qui tait l'objet de l'éloge ou du blâme.
(31) Le beau, le juste, l'utile (note de M.
Barthélemy Saint-Hilaire).
(32)…Emfrvn semble signifier ici apte à juger
des affaires réelles. La rhétorique s'occupe plutôt de la façon de présenter
les choses dans le sens de la proposition qu'il s'agit de faire prévaloir
(33) Chap. II, § 7.
(34) Nous dirions aujourd'hui "égales ou
inégales".
(35) Pròw taèta. Divers manuscrits
et les éditions donnent Pròw toëtouw "avec tels ou
tels". Buhle traduit en latin pròw toætouw, mais dans les
notes il préféra la leçon pròw taèta.
(36) Hérodicus de Sélymbrie, médecin
mentionné par Platon (Phèdre et République) et pur Plutarque (De
sera num. vind.,§ 18).
(37) Plus loin, chap. IX.
(38) Suivant que l’on veut exhorter ou
dissuader.
(39) Sur la différence de poihtikaÛ et do praktikaÛ , voir la Politique
d'Aristote, éd. Bekker, p. 1254 a.
(40) Hom., Iliade, I, 255.
(41) Pour que la pensée fût complète il
faudrait ajouter $kakÇn après pollÇn et après
le troisième t¡low.
(42) Hom., Il., II, 160 et 176. La
retraite des Grecs serait pour Priam un dénouement heureux, glorieux, du siège
de Troie.
(43) Hom., Il., II, 298.
(44) Chap. IV, § 2.
(45) Allusion à ce fait que les Corinthiens étaient autant les alliée des Troyens que des Grecs. Voir, pour les détails et le rapprochement, l’édition de la Rhétorique, par L. Spengel (collection Teubner, in-8°, t. II, 1867, p. 109.
(46) Cp. chap. VI, § 2.
(47) II s'agit toujours de deux choses, de deux parties, de deux faits, bons l’un et l'autre, mis en parallèle afin que l'on puisse opter (proareÝsyai).
(48) Orateur athénien, disciple d'Isocrate et maître d'Eschine. Xénophon parle de Callistrate (Hellen., liv. VI).
(49) Aux questions autres que celles du bien, ou plutôt du mieux.
(50) Chap. VI, § 2.
(51) Cp. Topiques, III, 3, p. 118 a, 3b.
(52) Début du chap. V.
(53) Homère, Il., IX, 592. La citation faite par Aristote contient plusieurs variantes qui auraient mérité d’être prises en considération par les éditeurs de l'Iliade.
(54) Cette épigramme est rapportée par Eustathe, p. 1761 de son Commentaire sur Homère.
(55) Cette parole d'Iphicrate reparaît plus loin (chap, IX, 31), sous une forme plus complète : ¤j oávn eÞw oåa.
(56) Hom., Od., XXII, 347. C'est Phémius qui parle.
(57) Le bonheur.
(58) Toætvn, littéralement de tels ou tels membres (d'un État).
(59) „O ristow, le meilleur.
(60) Nous, les orateurs. (Note de M. Barthélemy Saint-Hilaire.)
(61) Politique, liv. III et suiv.
(62) En d'autres termes, autant de matières à démonstration.
(63) Chap. II, § 3.
(64) 'ƒEleuyeriñthw c'est aussi le désintéressement.
(65) Tel, per exemple, qu'un sacrifice, une fête, etc.
(66) On sait que, pour Aristote, "in medio stat virtus."
(67) Cp., plus haut, chap. VII, § 32.
(68) Rapportons ici, avec L. Spengel, ce passage des Morales à Nicomaque : "Nous béatifions les dieux et nous les félicitons, et nous béatifions aussi les hommes les plus divins. Il en est de même des gens de bien ; car on ne loue pas le bonheur comme on loue ce qui est juste, mais on félicite, comme s’il s’agissait d’un être plus divin et meilleur.
(69) Hippoloclius est inconnu. On a proposé tour à tour de substituer Antilochus (fils de Nestor) et Hippolytus (fils de Thésée).
(70) Cp. Thucyd., VI, p. 379, d'H. Estienne ; Pline, H. N. XXXIV, 19, 10.
(71) On adopte la leçon du manuscrit le plus ancien (Cod. paris., 1741) : Žsun®yeian, confirmée par le témoignage du scoliaste Stephanos (Cramer, Anecd. oxon., 269, 26).
(72) DiŒ tò Žsaf¡w. Le vieux traducteur latin a diŒ tò saf¡w, et Bhule, d'après lui ; les deux leçons peuvent se soutenir, suivant le point de vue. Nous adoptons la vulgate.
(73) Aristote a composé un traité des vertus et des vices (p. 1249, éd. Bekker).
(74) Ce sera l'objet du livre II, chap. I à XVII.
(75) Livre II, chap. I à XVII.
(76) Livre II, chap. II.
(77) Chap. IV, VI, VIII, etc.
(78) Cp. Top., VI, 1, p. 136 b 15.
(79) Aristote, dans la Métaphysique, cite aussi le même vers en l’attribuant à Evénus. Cp. Théognis vers 472. Voir la note de L. Spengel, éd. de la Rhétorique, t. II, p. 158.
(80) Euripide, fragment d'Andromède. Cp Virgile, Énéide 1, 303.
(81) Hom., Od., XV, 400. Voir, pour les variantes, l'édition Al. Pierron.
(82) Hom., Il., XVIII, 107. Cp. plus bas, 1. II, chap. II.
(83) Hom., II, XXIII, 108, et Od., IV, 183. Cp. Od., IV, 113.
(84) Au paragraphe 3.
(85) Euripide, Oreste, v. 234. Cp. Morale à Nicomaque, liv. VII, à la fin où cette citation est reproduite.
(86) La plupart des traducteurs ont rendu yaum‹zein par "admirer" ; mais ce mot est, ici, d'une application moins générale.
(87) Ce proverbe est aussi dans le Phèdre de Platon, p. 240 c ; voir le vers entier, dans les scoliastes, sur ce passage du Phèdre (Platon, éd. Didot, t. III, p. 316 b).
(88) Hom., Od., XVIII, 218.
(89) Cp. Morale à Eudéme, VIII, 1. et Plutarque, De placit. philos., IV, 19.
(90) Le mot grec est plus énergique.
(91) La suite du raisonnement demanderait filñfiloi, à le place de filñtimoi, "nous aimons... nos amis."
(92) Leçon du plus ancien manuscrit connu (Cod. paris., 1741). Les autres remplacent õ poiht®w par õ EæripÛdhw. Ces vers sont, en effet, tirés de l'Antiope d'Euripide. Voir Spengel.
(93) Le morceau de la Poétique visé ici est perdu.
(94) C'est le premier des trois points que l'auteur a indiqués au début du chapitre X.
(95) Livre XI, chap. XIX.
(96) C'est-à-dire aux trois genres: délibératif, judiciaire et démonstratif.
(97) On voit que nous lisons prokatall‹tontai, au lieu de proskat.
(98) Allusion à un fait inconnu.
(99) Les Mysiens avaient la réputation d'être faibles et méprisables. Nous disons de même : "Un enfant lui ferait peur."
(100) Voir Plutarque, Dion, 18 et suiv. Cornélius Népos donne à ce personnage le nom de Callistrate. Plutarque ne ménage pas le blâme à Callippe, chef du complot dans lequel périt Dion.
(101) Pindare parle de cet Énésidéme, tyran de Léontium (Olymp. II). Le scoliaste d'Aristote nomme la cité en question ; d'après lui, ce serait Géla.
102. Cp. Plutarque, Reip. ger. praecepta, § 24.
103 Soph., Antig., v. 450., plus loin, chap. XV, § 6.
104 La phrase d'Alcidamas, que nous n conservée
le scoliaste mérite d'être rapportée ici : ƒEleuy¡row Žf°ke p‹ntaw
õ Yeñw. doèlon d' oéd¡na ² fæsiw pepoÛhke. Divinité a laissé
libres tous les hommes, et la nature n'a rendu personne esclave. Voir, sur ce fragment, Valhen Der Rhetor Alkidamas, dans les
Sitzungsbericht der K. Akademie der Wissenschafte, t. XLIII, Wien, 1863, p.
504.
105. Chap. X, § 3.
106.Livre II, chap. 11.
107. Chap. X, § 12.
108. § 3.
109. Sur l'antagonisme politique de Callistrate et de Mélanopus, voir Plutarque, Démosthène, p. 851 F, qui parle aussi (un peu plus haut) de la renommée oratoire de Callistrate.
110.Un acte important où la justice n'est pas en cause perdra, par suite, beaucoup de sa gravité, au point de vue délictueux.
111. Dans sa portée.
112.Eu égard à la portée de cet acte.
113.Orateur athénien, un des dix magistrats
élus avant les Quatre Cents, puis un des Trente. Cp., plus loin, III, 18, 8.
114.Données en touchant la main.
115. Cp., ci-dessus, I, 2, 2.
116. Cp. Pollux, VIII, 10. Les juges prêtaient le serment de voter conformément aux lois quand il y avait loi, et, dans le cas contraire, conformément à l'opinion la plus juste. Voir les notes de Spengel. Cp, aussi, dans Sallengre (Novus Thesaurus antiq. rom., t, III, p. 1103), In diss. de P. Caner, De magistrat. rom. Voir aussi, plus loin, II, 25, 10, et l’édition déjà citée de Mereditth Cape.
117. Soph., Antig., vers 454. Cp., ci-dessus, chap. XIII, § 1
118. M¡llein marque souvent l'intention, la disposition où l'on est de faire une chose.
119.Cp. § 5.
120. Cp. § 1.
121. Contre les Mégariens.
122. Hom., Il. II, 557. Diogène Laërce (I, 48) et Plutarque (Solon p. 83) disent que ce vers d'Homère fut ajouté par Solon. Quintilien (Inst. orat., V, 11 40), en le rappelant, ajoute qu'il ne se rencontrait pas dans toutes les éditions de l'Iliade.
123. Un des sept sages auteur d'un poème intitulé: „Upoy°kai (préceptes). On ne connaît pas le passage auquel Aristote fait allusion.
124 .Critias, un des trente tyrans, fils de Dropidas, frère de Solon. Proclus (in Timaeum, 1. I, p. 25) rapporte le distique entier avec une variante préférable au texte d Aristote (Laitier, Revue historique, sept.-oct. 1877).
125.Cp. Hérodote, VII, 141.
126. Nous supprimons eàrhtai, qui ne fait pas de sens. Cp. Spengel, Notes.
127. Vers de Stasinus. Cp. Clem. Alex., Strom., VI, p. 451, Sylb. Eurip. Androm., v. 518. Cette citation reparaît, 1. II, chap. XXI, § 11.
128. Orateur qui plaida souvent contre Démosthène (Bonafous).
129. Probablement, Platon le comique.
130. Voir plus haut, § 5.
131. Voir le chapitre II.
132. Voir, sur ce passage, une observation de M. E. Havet (Et. sur la rhétor, d'Arist., p. 71) et la rectification de M. N. Bonnafous Rhétor. d'Arist., p. 415).
133. Nous avons déjà vu, 1. I, chap. XI, cet emploi du mot sun‹gein avec ÷ti, qui n'est pas indiqué dons les lexiques.
ARISTOTE
Rhétorique
I. Tels sont les arguments au
moyen desquels on doit exhorter et dissuader, blâmer et louer, accuser et
défendre ; telles les opinions et les propositions efficaces pour les appuyer
de preuves ; car c'est sur ces arguments que portent les enthymèmes et delà
qu'ils sont tirés, pour parler, en particulier, de ce qui concerne chaque genre
oratoire.
II. Mais, comme la rhétorique a
pour objet un jugement (et en effet on prononce sur des délibérations et toute
affaire est un jugement), il est nécessaire non seulement d'avoir égard au
discours et de voir comment il sera démonstratif et fera la conviction, mais
encore de mettre le juge lui-même dans une certaine disposition.
III. En effet, il importe
beaucoup, pour amener la conviction, principalement dans le genre délibératif,
mais aussi dans le genre judiciaire, de savoir sous quel jour apparaît
l'orateur et dans quelles dispositions les auditeurs supposent qu'il est à leur
égard, et, en outre, dans quelles dispositions ils sont eux-mêmes,
IV. L'idée que l'on se fait de
l'orateur est surtout utile dans les délibérations, et la disposition de
l'auditoire dans les affaires judiciaires. En effet, on ne voit pas les choses
du même oeil quand on aime et quand on est animé de haine, ni quand on est en
colère et quand on est calme ; mais elles sont ou tout autres, ou d'une
importance très différente. Pour celui qui aime, la personne en cause semble
n'avoir pas commis une injustice, ou n'en avoir commis qu'une légère. Pour
celui qui hait, c'est le contraire. Pour celui qui conçoit un désir ou une
espérance, si la chose à venir doit être agréable, elle lui paraît devoir
s'accomplir, et dans de bonnes conditions. Pour celui qui n'a pas de passion et
dont l'esprit est chagrin, c'est le contraire.
V. Il y a trois choses qui
donnent de la confiance dans l'orateur ; car il y en a trois qui nous en inspirent,
indépendamment des démonstrations produites. Ce sont le bon sens, la vertu
et la bienveillance ; car on peut s'écarter de la vérité dans le sujet que
l'on traite, ou par ces trois points, ou par quelqu'un d'entre eux.
VI. Par suite du manque de bon sens,
on n'exprime pas une opinion saine ; et, si l'on exprime une opinion saine, par
suite de la perversité, on ne dit pas ce qui semble vrai à l'auditeur ; ou bien
encore l'orateur peut avoir du bon sens et de l'équité, mais pécher par le
défaut de bienveillance. C'est pourquoi il peut arriver qu'il ne donne pas les
meilleurs conseils, tout en connaissant la question. Au delà de ces divisions,
il n'y a plus rien. Dons, nécessairement, celui qui semble réunir toutes ces
conditions aura la confiance de ses auditeurs.
VII. En conséquence, ce qui
mettra en relief le bon sens et la vertu d'un orateur, on devra le chercher
dans les distinctions que nous avons établies parmi les Vertus ; car les mêmes
arguments qui permettront de donner telle disposition à soi-même serviront à un
autre (01).
VIII. Il faut maintenant parler
de la bienveillance et de l'amitié dans leurs rapports avec les passions. Or la
passion, c'est ce qui, en nous modifiant, produit des différences dans nos
jugements et qui est suivi de peine et de plaisir. Telles sont, par exemple, la
colère, la pitié, la crainte et toutes les autres impressions analogues, ainsi
que leurs contraires (02).
IX. On doit, dans ce qui
concerne chaque passion, distinguer trois points de vue. Ainsi, par exemple, su
sujet de la colère, voir dans quel état d'esprit sont les gens en colère,
contre quelles personnes ils le sont d'habitude, et pour quel motif. Car, si
l'un de ces trois points de vue était négligé, il serait impossible d'employer
la colère (comme moyen oratoire). Il en est de même des autres passions. Donc,
de la même façon que nous avons décrit en détail les propositions relatives aux
matières traitées précédemment, nous allons en faire autant pour celles-ci et
faire des distinctions aux divers points de vue que nous venons de dire.
I. La colère sera un désir,
accompagné de peine, de se venger ostensiblement d'une marque de mépris
manifesté à notre égard, ou à l'égard de ce qui dépend de nous, contrairement à
la convenance.
II. Si la colère est bien ce
que nous disons, il s'ensuit, nécessairement, que la personne en colère le sera
toujours contre quelqu'un en particulier, par exemple, contre Cléon, et non
contre un homme quelconque, et parce qu'on lui aura fait quelque chose à
elle-même, ou à l'un de ceux qui dépendent d'elle, ou qu'on aura été sur le
point d'agir ainsi. Nécessairement aussi, toute colère est accompagnée d'un
certain plaisir, celui que donne l'espoir de la vengeance. En effet, on se
plaît à la pensée d'obtenir ce qu'on désire ; or personne ne désire les choses
dont l’obtention lui apparaît comme impossible ; mais la personne en colère
désire des choses qu'elle croit possibles. Aussi rien de plus juste que ces
vers sur la colère :
Qui, plus douce encore
que le miel, qui coule avec limpidité, se gonfle dans la poitrine des hommes (03).
Elle est accompagnée de plaisir, et,
pour cette raison, et encore parce que l'on vit dans la vengeance par la
pensée, il en résulte que l’idée qui nous remplit l'esprit nous procure une
sorte de plaisir analogue à celui qui nous vient des songes.
III. Comme le mépris est
l’effet d'une opinion tendant à faire juger sans aucune valeur ce qui en est
l'objet (car les choses mauvaises, les choses bonnes, nous leur accordons une
certaine importance, ainsi qu'à celles qui s'y rattachent ; mais celles qui ne
sont rien, ou sont tout à fait insignifiantes, nous ne leur supposons aucune
valeur), il y a trois espèces de mépris : le dédain, la vexation et
l'outrage.
IV. En effet, celui qui
dédaigne méprise, car, ce que l'on juge être sans aucune valeur, on le dédaigne
; or on méprise ce qui est sans aucune valeur. Celui qui vexe fait voir qu'il
dédaigne, car la vexation est un empêchement que l'on apporte à
l'accomplissement des volontés d'autrui, non pas afin qu'une chose profite à
soi-même, mais afin qu'elle ne profite pas à un autre. Ainsi donc, comme on
n'agit pas pour que la chose profite à soi-même, on marque du mépris ; car,
évidemment, on ne pense ni que la personne vous fera du mal (dans ce dernier
cas, on aurait peur et l'on ne mépriserait pas), ni qu'on pourra lui devoir
aucun service important ; autrement, on aviserait à être son ami.
V. Celui qui outrage méprise.
En effet, l'outrage c'est le fait de maltraiter et d'affliger à propos de
circonstances qui causent de la honte à celui qui en est l'objet, et cela dans
le but non pas de se procurer autre chose que ce résultat, mais d'y trouver une
jouissance. Ceux qui usent de représailles ne font pas acte d'outrage, mais
acte de vengeance.
VI. La cause du plaisir
qu'éprouvent ceux qui outragent, c'est qu'ils croient se donner un avantage de
plus sur ceux auxquels ils font du tort. Voilà pour quoi les jeunes gens et les
gens riches sont portés à l'insolence. Ils pensent que leurs insultes leur
procurent une supériorité. A l'outrage se rattache le fait de déshonorer, car
celui qui déshonore méprise, et ce qui est sans aucune valeur ne se prête
d’aucune estimation, ni bonne, ni mauvaise. De là cette parole d'Achille en
courroux :
Il m'a déshonoré, car,
pour l'avoir prise (Briséis), il a l'honneur qu'il m'a ravi (04)
;
Et cette autre :
Comme un vil proscrit (05)...
Ces expressions excitent sa colère.
VII. On pense devoir être honoré
: de ceux qui sont inférieurs en naissance, en pouvoir, en mérite, et
généralement par les cotés où on leur est de beaucoup supérieur. Par exemple :
l'argent donne au riche l'avantage sur le pauvre ; l'élocution à l'orateur sur
l'homme incapable de discourir ; celui qui commande est supérieur à celui qui
est commandé, et celui que l'on juge digne du commandement à celui qui est bon
pour le recevoir. De là cette pensée :
Il est grand le
ressentiment des rois, fils de Jupiter (06)
;
Et cette autre :
Mais aussi il refoule sa
haine jusqu'à ce qu'il ait accompli (sa vengeance) (07).
Et en effet, l'indignation est
causée par le sentiment de la supériorité.
VIII. De ceux dont on croit devoir
attendre un bon office. Sont dans ce cas ceux que l'on a obligés, ou que l'on
oblige actuellement, soit en personne, soit par quelqu'un des siens, soit
encore par son entremise, ou qu'on a, ou enfin qu'on a eu l'intention
d'obliger.
IX. On voit déjà, d'après ce qui
précède, quelles sont les personnes qui s'abandonnent à la colère, contre qui
elles se courroucent, et pour quelles raisons. Tel (est en colère) lorsqu'il a
du chagrin ; car, lorsqu'on a du chagrin, c'est qu'on éprouve un désir. Tel
autre, si l'on se met directement à la traverse quand il marche vers un but ;
par exemple, si l'on fait de l'opposition à une personne qui a soif,
lorsqu'elle va boire. Lors mérite que l'opposition n'est pas directe, l'effet
produit peut être identique. Soit que l'on contrarie l'action projetée, soit
qu'on ne la seconde pas, soit que l'on traverse en quelque autre façon celui
qui est dans une telle disposition, celui-ci se fâche contre les auteurs de
tous ces empêchements.
X. Voilà pourquoi les malades,
les malheureux, les amoureux, les gens qui ont soif, et généralement tous ceux
qui éprouvent un désir passionné sans pouvoir le satisfaire, sont enclins à la
colère et à l'emportement. Ils s'en prennent surtout à ceux qui tiennent peu de
compte de leur mal actuel. Ainsi le malade s'irritera contre ceux qui n'auront
pas d'égard à sa maladie ; le malheureux, contre ceux qui insulteront à sa
pauvreté ; le guerrier, contre les détracteurs de la guerre ; l'amoureux,
contre ceux de l'amour, et ainsi du reste ; car chacun est porté à un genre
particulier de colère, d'après la nature de sa passion.
XI. De même encore, si la
fortune envoie le contraire de ce qu'on attend ; car ce qui s'éloigne
grandement de l'attente cause d'autant plus de peine, tout comme on trouve un
charme d'autant plus vif dans ce qui surpasse l'attente, si l'événement est
conforme à la volonté. C'est pourquoi on peut voir clairement, d'après ces
explications, les moments, les circonstances, les dispositions et les âges qui
portent à la colère, et quand et dans quelles conditions de lieu cette passion
se manifeste ; on voit aussi que, plus on est livré à ces influences, plus on
se laisse emporter.
XII. On se fâche contre ceux qui
raillent, qui plaisantent, qui ridiculisent, car ils outragent. Contre ceux
dont la façon de nuire comporte des indices outrageants. Tels sont les procédés
dont le mobile n'est pas une rémunération, ni un profit pour leur auteur ; car,
dès lors, ce mobile ne peut être que l'intention d'outrager.
XIII. De même contre ceux qui
nuisent en paroles et manifestent du dédain sur les questions auxquelles on
attache la plus sérieuse importance. Tels, par exemple, ceux qui ont des
prétentions en philosophie, si l'on attaque la philosophie ; ceux qui en ont à
la beauté (Þd¡a), si l'on conteste leur
beauté, et ainsi du reste.
XIV. Leur irritation n'en est
que plus vive s'ils soupçonnent eus-mêmes que ces prétentions ne sont
aucunement fondées, ou ne le sont guère, ou, du moins, qu'elles semblent ne pas
l'être, tandis que, s'ils se croient amplement pourvus de ce qu'on leur
conteste d'une façon railleuse, ils n'en prennent pas souci.
XV. On se fâche plutôt contre
des amis que contre des indifférents ; car on pense qu'il y a plutôt lieu d'en
recevoir du bien que de n'en pas recevoir.
XVI. De même contre ceux qui,
d'ordinaire, nous honorent et nous recherchent, si un revirement fait qu'ils ne
nous recherchent plus autant ; et en effet, on pense alors qu'ils nous
dédaignent, car leur procédé revient à cela. De même contre ceux qui ne rendent
pas le bien pour le bien et qui n'ont pas une reconnaissance égale au service
rendu.
XVII. Contre ceux qui nous font
de l'opposition, s'ils nous sont inférieurs. Les uns et les autres donnent une
marque de leur mépris ; les uns, comme s'ils avaient affaire à des gens qui leur
seraient inférieurs ; les autres, comme si les services rendus leur venaient de
gens au-dessous d'eux.
XVIII. De même, et encore
davantage, contre ceux qui ne jouissent d'aucune considération lorsqu'ils
donnent quelque marque de mépris : et en effet, la colère est excitée, dans ce
cas, par un manque d'égards qui est, en même temps, une inconvenance ; or il y
a inconvenance lorsque les inférieurs témoignent du mépris.
XIX. Contre les amis, si leurs
discours ou leurs procédés ne nous sont pas favorables, et encore davantage si
les uns et les autres nous sont contraires ; s'ils n'ont pas le sentiment de ce
que nous attendons d'eux, ce qui cause l'irritation du Plexippe (08)
d'Antiphon contre Méléagre ; car ne pas avoir ce sentiment, c'est la marque
d'un manqué d'égards. Nous ne perdons pas de vue ce qui nous inspire de
l'intérêt.
XX. Contre ceux qui se
réjouissent de notre malheur, ou, généralement, contre ceux qui gardent leur
tranquillité d'âme en présence de nos infortunes ; car c'est l'indice d'une
disposition hostile ou méprisante. Contre ceux qui ne prennent pas souci de
notre peine ; voilà pourquoi on est irrité contre ceux qui nous apprennent de
mauvaises nouvelles.
XXI. Contre ceux qui entendent
relever sur notre compte ou constatent, par eux-mêmes, des faits qui nous sont
désavantageux ; car ils ressemblent, en cela, à des gens qui nous méprisent ou
à des ennemis, tandis que les amis prennent leur part de nos douleurs et
souffrent eux-mêmes de voir nos imperfections.
XXII. De même contre ceux qui
nous rabaissent vis-à-vis de cinq sortes de personnes, savoir : celles avec qui
nous rivalisons, celles que nous admirons, celles dont nous voulons être
admirés, celles que nous révérons, ou, enfin, vis-à-vis de nous-mêmes dans les
questions qui nous font honte. Lorsqu'on nous rabaisse dans de telles
circonstances, nous n'en sommes que plus irrités.
XXIII. Contre ceux qui nous
déprécient à tel point de vue sous lequel il serait honteux à nous de ne pas
donner nos soins, comme, par exemple, les parents, les enfants, l'épouse, les
subordonnés. Contre ceux qui ne nous payent pas de reconnaissance ; car c'est
là une espèce de mépris, qui est, en même temps, l'oubli d'un devoir.
XXIV. Contre ceux qui répondent
avec ironie lorsqu'on leur parle sérieusement ; car l'ironie est un procédé
méprisant.
XXV. Contre ceux qui font du
bien à tous les autres, s'ils ne nous en font pas à nous aussi ; et en effet,
c'est une marque de mépris que de ne pas nous juger dignes des libéralités que
l'on fait à tout le monde.
XXVI. Une chose qui contribue
encore à nous irriter, c'est l'oubli ; comme, par exemple, l'oubli de notre
nom, bien que ce soit sans importance. En effet, l'oubli semble être une marque
de dédain, car c'est par indifférence que l'on oublie ; or l'indifférence est
une espèce de dédain.
XXVII. Contre qui se met-on en
colère ; quels sont ceux qui s'y mettent, et pour quels motifs, nous avons
expliqué tout cela en même temps.
Il est évident que l'on devra, par
son discours, disposer les auditeurs de telle façon qu'ils éprouvent des
sentiments de colère et présenter ses adversaires comme incriminés pour des
faits qui susciteraient ces sentiments et comme étant de ces gens contre
lesquels on ne peut manquer d'être irrité.
I. Comme le fait d'être en
colère est le contraire du fait d'être calme, et que la colère est le contraire
du calme d'esprit, il faut traiter les points suivants : quels sont les gens
calmes ; à l'égard de qui le sont-ils, et pour quels motifs.
II. Le calme sera donc un
retour de l'âme à l'état normal et un apaisement de la colère.
III. Ainsi donc, si l'on
s'irrite contre ceux qui méprisent et que ce mépris soit une chose volontaire,
il est évident que, à l'égard de ceux qui ne font rien de cette sorte, ou qui
agiraient dans ce sens involontairement, ou qui se donneraient cette apparence,
on sera dans une disposition calme.
IV. De même à l'égard de ceux
dont les intentions seraient le contraire de leurs actes, et pour ceux qui se
comporteraient de la même façon envers eux-mêmes qu'envers nous; car personne
ne semble disposé à se déprécier.
V. A l'égard de ceux qui
reconnaissent leurs torts et qui s'en repentent; car, subissant comme une
punition le chagrin que leur cause l'action commise, ils font tomber la colère.
Cela se remarque dans le cas des châtiments infligés aux serviteurs : nous
punissons d'autant plus ceux qui refusent d'avouer leurs torts et opposent des
dénégations; mais, contre ceux qui conviennent que l'on a raison de les punir,
nous ne gardons pas de ressentiment. Cela tient à ce que c'est de (impudence
que de refuser de reconnaître un tort manifeste ; or l'impudence est une sorte
de mépris et de défi, car (09)
nous ne respectons pas ce qui nous inspire un profond mépris.
VI. De, même à l’égard de ceux
qui s'humilient devant nous et qui ne nous contredisent point, car ils font
voir qu'ils se reconnaissent nos inférieurs ; or les inférieurs craignent leurs
supérieurs, et quiconque éprouve de la crainte ne songe pas à mépriser. La
preuve qu'une attitude humble fait tomber la toléra, c'est que les chiens ne
mordent pas ceux qui sont assis.
VII. A l'égard de ceux qui
agissent sérieusement avec nous lorsque nous-mêmes sommes sérieux, car ils
semblent, dans ce cas, nous prendre au sérieux, et non pas nous mépriser.
VIII. A l'égard de ceux qui nous
ont rendu de plus grands services (10)
; de ceux qui ont besoin de nous et qui ont recours à notre aide, car ils sont
dans une condition inférieure à la nôtre.
IX. A l'égard de ceux qui ne
sont pas insolents, ni railleurs, ni sans déférence, soit envers qui que ce
soit, ou envers les gens de bien ou envers les personnes de la même condition
que nous-mêmes.
X. D'une manière générale, il
faut examiner, d'après les circonstances contraires (à celles qui accompagnent
la colère), les motifs que l'on a d'être calme ; observer quelles personnes on
craint et l'on révère. En effet, tant qu'elles sont dans ce cas, on ne se fâche
pas contre elles, vu qu'il est impossible d'avoir tout ensemble (vis-à-vis d'un
même individu) et de la crainte et de la colère.
XI. Contre ceux qui ont agi par
colère, ou bien l'on n'a pas de colère soi-même, ou bien l'on en a moins (11)
; car on voit bien qu'ils n'ont pas agi par mépris, la colère excluant ce
sentiment. Et en effet, le mépris n'est pas douloureux, tandis que la colère
est accompagnée de douleur (12).
XII. De même vis-à-vis de ceux
que l'on révère. Quant à ceux qui se trouvent dans des conditions qui excluent
la colère, il est évident qu'ils seront calmes ; comme, par exemple, si l'on
est au jeu, en train de rire, en fête, dans un jour de bonheur, dans un moment
de succès ou en pleine convalescence (13),
et, généralement, quand on est exempt de chagrin, lorsqu'on goûte un plaisir
inoffensif, que l'on conçoit un espoir honnête. Tels sont encore ceux qui ont
laissé passer du temps (14)
et ne s'emportent pas tout de suite, car le temps fait tomber la colère.
XIII. Une chose qui fait cesser la
colère, même plus grande (15),
dont nous sommes animés contre telle personne, c'est la vengeance que nous
avons pu exercer antérieurement sur une autre. De là cette réponse avisée de
Philocrate (16)
à quelqu'un qui lui demandait pourquoi, devant le peuple transporté de colère
contre lui, il n'essayait pas de se justifier. "Pas
encore, dit-il. Mais quand le feras-tu ? - Lorsque
j'aurai vu porter une accusation contre quelque autre." En effet,
on devient calme (à l'égard d'un tel), quand on a épuisé sa colère contre un
autre ; témoin ce qui arriva à Ergophile. Bien que l'on fût plus indigné de sa
conduite que de celle de Callisthène, on l'acquitta parce que, la veille, on
avait condamné Callisthène à la peine de mort (17).
XIV. De mène encore, si les gens
(qui nous ont fait tort) ont subi une condamnation et qu'ils aient éprouvé plus
de mal que ne leur en auraient causé les effets de notre colère; car l'on
croit, dans ce cas, avoir obtenu justice.
XV. De même, si l'on pense être
coupable soi-même et mériter le traitement infligé ; car la colère ne s'attaque
pas à ce qui est juste. On ne croit plus, dès lors, subir un traitement
contraire à ce qui convient; or c’est cette opinion qui, nous l'avons vu (18),
excite la colère. Voilà pourquoi il faut réprimer, au préalable, par des
paroles. On a moins d'indignation quand on a été réprimé (ainsi), même dans la
condition servile.
XVI. De même, si nous présumons
que la personne maltraitée par nous ne se doutera pas de notre action, ni de
nos motifs ; car la colère s'attaque toujours à tel individu pris en
particulier: c'est une conséquence évidente de la définition donnée (19).
C'est ce qui fait la justesse de ce vers du Poète :
Il faut dire que c'est
Ulysse le preneur de villes (20).
En effet (Polyphème) ne serait pas
considéré comme puni s'il ne pouvait se douter ni de l'auteur, ni du motif de
la vengeance exercée contre lui. L'on a donc pas de colère contre ceux qui ne
peuvent reconnaître notre action. On n'en a plus contre les morts, puisqu'ils
ont subi la dernière peine et ne peuvent plus éprouver de souffrance, ni
reconnaître notre vengeance ; or c'est là le but que poursuivent les gens en
colère. Aussi c'est avec à-propos que, au sujet d'Hector qui n'est plus, le
Poète, voulant mettre un terme à la colère d'Achille, place ces mots dans la
bouche d'Apollon :
Dans sa fureur, il
outrage une terre insensible
(21).
XVII. Il est donc évident que ceux
qui veulent inspirer des sentiments modérés doivent discourir au moyen de ces
lieux. On met l'auditoire dans ces différentes dispositions (suivant les cas).
On lui présente les gens contre lesquels il est irrité ou comme redoutables, ou
dignes d'être révérés, ou encore comme ayant mérité de lui ou comme ayant des
torts involontaires, ou enfin comme ayant été grandement affligés de ce qu'ils
ont fait.
I. Quels sont les gens qu'on aime
et que l'on hait ; quels sont nos motifs pour avoir ces sentiments ; nous avons
à l'expliquer, après avoir défini l'amitié et ce que c'est qu'aimer.
II. "Aimer", ce sera
vouloir pour quelqu'un ce qu'on croit lui être un bien, eu égard à son intérêt
et non au notre, et le fait de se rendre capable en puissance de réaliser ce
bien. Un ami, c'est celui qui a de l'affection et qui reçoit de l'affection en
retour. On pense être des amis quand on suppose avoir ces dispositions les uns
pour les autres.
III. Cela posé, il en résulte
nécessairement qu'un ami est celui qui prend sa part de joie dans ce qui nous
est bon et sa part de chagrin dans ce qui nous afflige, non pas en vue de
quelque autre intérêt (22),
mais eu égard à la personne aimée. En effet, toujours on se réjouit de
l'accomplissement de son désir, et l'on s'afflige d'un résultat contraire. Si
bien que les peines et les plaisirs sont des signes de notre volonté.
IV. II y a encore amitié entre
ceux pour qui les biens et les maux sont communs, et qui ont les mêmes amis et
les mêmes ennemis : car il s'ensuit, nécessairement, qu'ils sont dans les mêmes
intentions à leur égard ; de sorte que celui qui souhaite à un autre ce qu'il
se souhaite à lui-même se montre l'ami de cet autre.
V. On aime encore :
Ceux qui nous ont fait du bien à
nous-mêmes, ou à ceux auxquels nous portons intérêt, soit que le service rendu
soit important, ou ait été rendu avec empressement, ou dans certaines
circonstances de telle ou telle nature, et directement à cause de nous ; de
même ceux à qui nous prêtons l'intention de nous rendre service.
VI. Les amis de nos amis et ceux
qui affectionnent ceux que nous affectionnons nous-mêmes, et ceux
qu'affectionnent les personnes que nous aimons.
VII. Ceux qui ont les mêmes
ennemis que nous et ceux qui haïssent ceux que nous haïssons nous-mêmes, et
ceux que haïssent ceux que nous haïssons. En effet, pour toutes ces sortes de
personnes, les biens paraissent être les mêmes que pour nous ; par conséquent,
l'on veut notre bien, ce qui était tout à l'heure (23)
le propre de l'ami.
VIII. Ajoutons-y ceux qui sont
disposés à rendre service, soit dans une question d'argent, soit pour sauver
quelqu'un. Voilà pourquoi l'on honore les coeurs généreux et les braves.
IX. De même les hommes justes:
or nous supposons doués de cette qualité ceux qui ne vivent pas aux dépens des
autres; tels sont ceux qui vivent de leur travail et, parmi eux, ceux qui
vivent de l'agriculture, et parmi les autres, principalement ceux qui
travaillent de leurs mains.
X. De même les gens tempérants,
vu qu'ils ne sont pas injustes, et, pour la même raison, ceux qui évitent les
litiges.
XI. Ceux avec qui nous voulons
lier amitié, si nous voyons qu'ils ont la même intention (à notre égard). Sont
de ce nombre et les gens dont le mérite consiste dans leur vertu, et les
personnes qui jouissent d'une bonne réputation, soit dans le monde en général,
soit dans l’élite de la société, soit encore parmi ceux que nous admirons, ou
qui nous admirent.
XII. De même ceux dont le
commerce et la fréquentation journalière sont agréables. Tels sont les gens
faciles à vivre et qui ne cherchent pas à nous trouver en faute, qui n'aiment
pas les discussions, ni les affaires, car ces derniers sont d'un caractère
batailleur ; or ceux qui bataillent avec nous manifestent des volontés
contraires aux nôtres.
XIII. Tels sont encore les gens
d'assez d'esprit pour savoir manier la plaisanterie et pour la bien prendre;
car les uns et les autres tendent au mène but que leur interlocuteur, étant en
état d'entendre une plaisanterie et de lancer eux-mêmes des plaisanteries de
bon goût.
XIV. On aime encore : Ceux qui
font l'éloge de nos bonnes qualités et, principalement, de celles que nous
craignons de ne pas avoir.
XV. Ceux qui sont soigneux dans
leur personne, dans leur toilette et dans tous les détails de la vie.
XVI. Ceux qui ne nous reprochent
pas nos fautes, ni leurs bienfaits ; car ces reproches sont autant
d'accusations.
XVII. Ceux qui n'ont pas de
rancune et ne gardent pas le ressentiment des griefs, mais qui sont ports à la
conciliation. Car cette disposition dans laquelle nous les voyons à l'égard des
autres, nous croyons qu' ils l'auront à notre égard.
XVIII. Ceux qui ne sont pas
médisants et qui ne savent rien de ce qu'il y a de mauvais dans les affaires du
voisin ou dans les nôtres, mais plutôt ce qu'il y a de bon ; car c'est ainsi
que se comporte un homme de bien.
XIX. De même ceux qui ne font
pas d'opposition aux gens en colère ou très affairés, car cette opposition est
un trait de caractère propre aux batailleurs. Nous aimons aussi ceux qui, d'une
façon ou d'une autre, s'occupent de nous; comme, par exemple, ceux qui nous
admirent, ceux qui sont empressés auprès de nous, ceux qui se plaisent dans
notre société.
XX. Citons encore ceux sur
lesquels nous avons fait le plus d'impression par les côtés où nous tenons
particulièrement à être admirés nous-mêmes, on paraître avoir de l’importance,
ou nous rendre agréables.
XXI. Nous aimons nos pareils et
ceux qui poursuivent les mêmes études que nous, pourvu qu'ils ne nous entravent
pas et que notre subsistance ne dépende pas de la même occupation; car, s'il en
est ainsi, c'est le cas de dire : Potier contre potier (24).
XXII. Ceux qui ont les mêmes
désirs que nous, lorsqu'il nous est loisible d'avoir part à leur satisfaction.
Autrement, ce serait encore le même cas.
XXIII. Ceux à l'égard desquels
nous sommes dans une disposition telle, que nous ne rougissons pas devant eux
de ce qui est contre nous, en apparence, sans avoir néanmoins du mépris pour
eux ; et ceux devant qui nous rougissons de ce qui est réellement contre nous.
XXIV. Quant à ceux qui stimulent
notre ambition, ou chez qui nous voulons exciter l'émulation, sans devenir pour
eux un objet d'envie, nous les aimons, ou bien nous tenons à nous en faire des
amis.
XXV. De même ceux avec lesquels
nous coopérons à une bonne action, pourvu qu'il ne doive pas en résulter pour
nous des maux plus graves.
XXVI. Ceux qui donnent une égale
affection, que l'on soit absent ou présent. Voilà pourquoi tout le monde aime
ceux qui ont cette constance envers ceux de leurs amis qu'ils ont perdus. On
aime, en général, ceux qui aiment vivement leurs amis et qui ne les abandonnent
pas ; car, entre tous les gens de mérite, ce sont ceux qui ont le mérite de
savoir aimer que l'on aime le plus.
XXVII. Ceux qui sont sans feinte
avec nous (25).
A cette classe appartiennent ceux qui nous découvrent leurs côtés faibles. En
effet, nous avons dit que, devant nos amis, nous ne rougissons pas de ce qui
est contre nous en apparence. Si donc celui qui en rougit n'aime point ; celui
qui n'en rougit point ressemble à quelqu'un qui aimerait. De même ceux qui ne
donnent aucun sujet de crainte et sur qui nous pouvons nous reposer; car nul
être n'aime celui qui inspire de la crainte.
XXVIII. Quant aux diverses formes
de l'amitié, ce sont la camaraderie, la familiarité, la parenté et toutes
choses analogues à celles-là.
XXIX. Ce qui nous porte à
l'affection, ce sont la reconnaissance, un service rendu sans qu'on l'ait
demandé et, une fois rendu, non divulgué ; autrement, on donne à croire qu'il a
été rendu dans un intérêt personnel, et non dans l'intérêt d'un autre.
XXX. Au sujet de l'inimitié et de
la haine, il est évident qu'il faut tourner dans le sens opposé les
considérations qui précèdent. Ce qui nous porte à la haine ce sont la colère,
la vexation et la médisance.
XXXI. La colère a son origine
dans ce qui nous touche personnellement, candis que la haine est indépendante
de ce qui se rattache à notre personne ; et en effet, il suffit que nous
lancions telle imputation contre un individu pour que nous le prenions en
aversion. De plus, la colère s'attaque toujours à telle personne en particulier
(26),
par exemple, à Callias ou à Socrate, tandis que la haine peut atteindre toute
une classe de gens ; ainsi, chacun de nous a de l'aversion pour le voleur et le
sycophante. L'une de ces passions peut guérir avec le temps, mais l'autre est
incurable ; l'une cherche plutôt à causer du chagrin, et l'autre à faire du
tort. L'homme en colère veut qu'on sente son action, tandis que, pour celui qui
a de la haine, ce point est sans importance : or tout ce qui est pénible
affecte notre sensibilité, tandis que les plus grands de tous les maux sont, en
même temps, ceux dont on a le moins conscience; je veux dire l'injustice et la
démence. En effet, la présence d'un vice ne cause aucune douleur. De plus,
l'une (la colère) est accompagnée de peine (27),
et l'autre (la haine) ne l'est pas ; car celui qui se met en colère éprouve de
la peine, mais celui qui hait, non. Le premier, à la vue de maux nombreux
soufferts par son adversaire, pourrait être saisi de pitié, mais le second,
dans aucun cas.
XXXII. On voit donc, d'après ce
qui précède, qu'il est possible de démontrer le caractère amical ou hostile
d'une personne lorsqu'il existe réellement; et, lorsqu'il n'existe pas, de le
faire concevoir; et, lorsque quelqu'un en proclame l'existence, de le détruire;
et, s'il y a doute pour savoir laquelle, de la colère ou de la haine, a été le,
mobile d'une action, de diriger (l'auditoire) vers la solution que l'on
préfère.
I. Maintenant (28), sur quoi porte la crainte ; quels sont ceux
qui l'inspirent ; dans quel état d'esprit sont ceux qui l'éprouvent, c'est ce
que rendront évident les explications qui vont suivre.
La crainte sera donc une peine, ou
un trouble cause par l'idée d'un mal à venir, ou désastreux, ou affligeant :
car tous les maux indifféremment ne donnent pas un sentiment de crainte ;
telle, par exemple, la question de savoir si l'on ne sera pas injuste ou
inintelligent ; mais c'est plutôt ce qui implique l'éventualité d'une peine ou
d'une perte grave, et cela non pas dans un lointain avenir, mais dans un temps
assez rapproché pour que ces maux soient imminents. Et en effet, on ne redoute
pas ce qui est encore bien loin de nous : ainsi tout le monde sait qu'il faudra
mourir ; mais, comme ce n'est pas immédiat, on n'y songe pas.
II. Si donc la crainte est bien
ce que nous avons dit, il en résulte nécessairement que ce sentiment aura pour
motif tout ce qui parait avoir une grande puissance peur détruire, ou pour
causer un dommage qui doive amener une peine très vive. C'est pourquoi les
indices qui annoncent de tels actes inspirent de l'effroi, car ce qui effraye
nous apparaît comme tout proche ; c'est là ce qui constitue le péril (autrement
dit) l'arrivée prochaine d'une chose effrayante.
III. A cet ordre de faits
appartiennent l'inimitié et la colère des gens qui ont une action sur nous, car
il est évident qu'ils en ont à la fois et le pouvoir et la volonté.
IV. De même l'injustice qui
possède la puissance ; car c'est par l'intention due l'homme injuste est
injuste.
V. De même la vertu outragée
qui possède la puissance ; car il est évident que, à la suite d'un outrage,
elle veut toujours (se venger), mais que, dans le cas présent, elle le peut.
VI. Ajoutons la crainte que nous
inspirent ceux qui peuvent nous mire quelque mal, car il arrive nécessairement
qu'une personne animée d'une telle crainte prend ses mesures en conséquence.
VII. Comme il y a beaucoup de
gens pervers, dominés par l'appât du gain et remplis de peur en face du danger,
c'est une cause de crainte, le plus souvent, que d'être à la merci d'un autre.
Par suite, ceux qui se rendent complices d'une action dangereuse donnent à
craindre qu'ils ne trahissent, ou fassent défection.
VIII. Ceux qui sont en état de
commettre un préjudice donnent toujours des craintes à ceux qui sont dans le
cas d'être préjudiciés ; et en effet, les hommes commettent des injustices
presque aussi souvent qu'ils en ont le pouvoir. Il en est de même de ceux qui
ont subi un préjudice, ou qui peuvent en avoir subi; car lis guettent toujours
l'occasion de se venger. De même encore ceux qui en ont fait subir donnent à
craindre qu' ils ne recommencent dès qu'ils en auront la faculté, dans la
crainte de représailles. Car cette éventualité a été posée (29)
comme étant à craindre.
IX. De même les compétiteurs
poursuivant un même but qu'ils ne peuvent atteindre tous deux ensemble, car on
est toujours en lutte avec les gens placés dans ces conditions.
X. Ceux qui se rendent
redoutables à plus puissant que nous le sont aussi pour nous-mêmes, car on
pourrait plutôt nous nuire que nuire à des gens plus puissants que nous. Ceux
qui redoutent des gens plus puissants que nous sont à craindre, pour la même
raison.
XI. Sont encore à craindre ceux
qui ont perdu des gens plus puissants que nous, et même ceux qui s'attaquent à
des gens moins puissants que nous. En effet, ils sont à craindre dès
maintenant, ou le seront quand leur puissance sera devenue plus grande. Parmi
les gens qui ont éprouvé un préjudice (par notre fait), qui sont nos ennemis et
nos rivaux, ce ne sont pas ceux qui s'emportent et qui éclatent en injures,
mais ceux qui sont d'un naturel calme, dissimulé et fourbe ; car ces sortes de
gens ne laissent pas voir les coups qu'ils sont près de nous porter et, par
suite, on n'est jamais sûr d'en être éloigné.
XII. Tout ce qui est redoutable
l'est encore davantage lorsque, une faute étant commise, il n'est aucun moyen
de la réparer et que, loin de là, cette réparation ou bien est chose absolument
impossible, ou bien n'est pas en notre pouvoir, mais plutôt au pouvoir de nos
adversaires.
On a encore des craintes à propos
des maux auxquels il n'y a pas de remède, ou bien auxquels il n'y en a pas
d'une application facile. Pour parler en thèse générale, sont des sujets de
crainte tous les événements qui, frappant ou menaçant les autres, nous
inspirent un sentiment de pitié.
Ainsi donc, ce qui motive la crainte
et ce qui la fait naître, nous en avons cité pour ainsi dire les exemples les
plus importants. Quant à la disposition d'esprit où se trouvent ceux qui ont
des craintes, c'est ce qu'il s'agit d'expliquer maintenant.
XIII. Si la crainte est un
sentiment inhérent à la perspective d'une épreuve funeste, il est évident que
personne ne craint rien : ni parmi ceux qui croient ne devoir rien éprouver, ni
en fait d'épreuves dont on se croit exempt, ni de la part de gens de qui l'on
n'en attend pas, ni dans les situations où l'on se croit à l'abri.
Il s'ensuit donc, nécessairement,
que la crainte s'empare de ceux qui se croient exposés à une épreuve, qu'ils
craignent ceux de qui ils l'attendent, ainsi que l'épreuve elle-même et la
situation qui doit l'amener.
XIV. On ne se croit exposé aux
épreuves ni lorsqu'on est, ni lorsqu'on se juge en pleine prospérité ; c'est ce
qui rend arrogant, dédaigneux et téméraire. Ce qui nous met dans cette
disposition, c'est la fortune, la force, l'étendue de nos relations d'amitié,
la puissance. - Ni lorsqu'on croit avoir traversé des passes terribles, au
point d'être trempé pour toute éventualité ; tels, par exemple, ceux qui ont
déjà reçu la bastonnade. Seulement il faut qu'il y ait en nous un vague espoir
de salut dans l'affaire où nous nous débattons. Une marque de cette vérité,
c'est que la crainte nous rend capables de prendre un parti, tandis que
personne ne délibère plus dans une situation désespérée
XV. Ainsi donc il faut mettre
les gens dans une telle disposition d'esprit, lorsque l'intérêt de notre cause
est de leur faire craindre qu'ils ne soient exposés à telle épreuve, et
alléguer que, en effet, d'autres personnes plus fortes l'ont subie, et montrer
ceux qui, dans des conditions semblables, la traversent ou l'ont déjà traversée,
par le fait de gens desquels ils ne croyaient pas devoir l'attendre et quand
cette épreuve, ainsi que la circonstance qui l'a produite, étaient loin de leur
pensée.
XVI. Maintenant que l'on voit
clairement en quoi consiste la crainte, ce qui la fait naître, quel est l'état
d'esprit de ceux qui l'éprouvent, on verra non moins clairement, par suite, ce
que c'est que l'assurance, sur quels objets elle porte, et comment se
conduisent les gens qui en ont ; car l'assurance est le contraire de la
crainte, et l'homme doué d'assurance le contraire de l'homme timoré.
L'assurance est donc l'espoir du salut, accompagné de l’idée que ce salut est à
notre portée, et que les choses à craindre ou n'existent pas, ou sont loin de
nous.
XVII. Ce qui donne de
l'assurance, c'est l'éloignement du danger et la proximité des choses qui
rassurent ; c'est l'existence d'un moyen de réparer le mal et d'un secours ou
multiple, ou d'une grande importance, ou l'un et l'autre. On a de l'assurance
lorsqu'on n’a pas éprouvé un préjudice ; qu'on n'en a pas causé ; lorsqu'on n'a
pas du tout de compétiteurs, ou que nos compétiteurs n'ont aucune puissance, ou
que ceux qui ont de la puissance sont nos amis. De même, lorsqu'on a rendu des
services ou qu'on en a reçu ; ou encore lorsque les gens intéressés à notre
action sont plus nombreux, ou plus puissants, ou l'un et l'autre.
XVIII. Étant donnée cette
disposition, on a de l'assurance si l'on croit avoir réussi en beaucoup
d'affaires et n'avoir pas été éprouvé ; ou bien si l'on a souvent affronté le
danger et qu'on y ait échappé ; car il y a deux manières, pour l'homme, d'être
inaccessible à la passion (30)
: tantôt c'est qu'il n'a pas traversé d'épreuves, tantôt qu'il a eu le moyen de
s'en tirer. C'est ainsi que, dans les dangers de la vie maritime, une même
confiance dans l'avenir anime ceux qui n'ont pas l'expérience de la tempête et
ceux qui puisent les moyens de salut dans cette expérience.
XIX. De même lorsque le fait en
question ne donne de crainte ni à nos pareils, ni à nos inférieurs, ni aux
personnes sur lesquelles nous croyons avoir un avantage ; or on croit avoir un
avantage sur quelqu'un lorsqu'on l'a emporté sur lui, ou sur des gens plus
forts que lui, ou sur ceux de sa force.
XX. De même encore si l'on
croit posséder en plus grand nombre, ou dans une plus grande proportion, les
biens dont la jouissance plus complète nous rend redoutables. Telle, par
exemple, la supériorité de nos finances, de nos corps de troupes, de nos amis,
de notre pays et de notre organisation militaire, à tous les points de vue et
même aux points de vue principaux. De même, si l'on n'a causé de préjudice à
personne, ou que ce soit seulement à un petit nombre de gens, ou à des gens qui
ne sont pas en position de nous faire peur.
XXI. Enfin, d'une manière
générale, si les desseins des dieux tournent à notre avantage, ou ceux de
toutes sortes, ou ceux dont la manifestation nous arrive par les présages et
les oracles. En effet, il y a de l'assurance dans le sentiment de la colère ;
ce n'est pas le fait de commettre une injustice, mais celui d'en subir une qui
excite ce sentiment en nous ; or nous supposons que c'est aux victimes d'une
injustice que la volonté divine sera secourable.
XXII. De même lorsque, se livrant
à un premier effort, on se croit à l'abri d'épreuves présentes, ou futures, et
que l'on compte sur le succès.
Nous nous sommes expliqué sur les
choses qui inspirent de la crainte et sur celles qui donnent de l'assurance.
I. Quelles sont les choses dont
nous avons honte et celles dont nous n'avons pas honte ; devant qui et dans
quelle disposition éprouvons-nous ce sentiment, s'est ce que l'on va rendre
évident.
II. La honte sera une peine
occasionnée par celles des choses fâcheuses, ou présentes, ou passées, ou
futures, qui paraissent donner de nous une mauvaise opinion. L'impudence sera
une sorte de mépris et d'indifférence à cet égard.
III. Si la honte est telle que
nous l'avons définie, il s'ensuit nécessairement que l'on a honte à propos de
celles des choses fâcheuses qui paraissent laides, soit à nous-mêmes, soit à
ceux dont l'opinion nous touche. A cette classe appartiennent toutes les
actions dérivant d'un vice par exemple, jeter son bouclier ou prendre la fuite
; car c'est là un effet de la lâcheté ; soit encore, garder frauduleusement un
dépôt confié, car c'est là un effet de l’improbité.
IV. Avoir eu des rapports d'une
nature illicite au point de vue de la personne, du lieu, ou du temps ; car
c'est là en effet de l'incontinence.
V. Tirer profit d'objets sans
valeur, ou d'un commerce déshonorant, ou spéculer dans des conditions
impossibles, comme, par exemple, sur des pauvres et des morts. De là le
proverbe : "Il dépouillerait un mort (31)
;" car c'est là un effet de l'amour sordide du gain, de l’avarice.
VI. Ne pas secourir quand on en
a les moyens pécuniaires, ou prêter un secours insuffisant et accepter des
secours de gens qui n'ont pas autant de ressources que nous.
VII. Emprunter à la personne qui
fera mine de demander, et demander à qui fera mine de réclamer son dû ; faire
une réclamation au moment où l'on vient nous demander, et faim des compliments
pour avoir fait de demander, et insister après avoir été refusé ; car ce sont
autant de marques d'avarice.
VIII. Louer une personne en sa
présence est un acte de flatterie. Faire un éloge outré de ses qualités et
passer l’éponge sur ses défauts ; témoigner une peine exagérée sur la douleur
d'un autre, et mille autres démonstrations analogues ; car ce sont là aussi des
signes de flatterie.
IX. Ne pas savoir supporter les
fatigues que supportent bien des personnes plus âgées que nous, plus délicates,
plus fortunées, ou, en général, qui paraissent moins en état de les supporter ;
car ce sont là des signes de mollesse.
X. Accepter des libéralités
d'un autre, et cela à plusieurs reprises ; reprocher celles dont on est
l'auteur ; car ce sont là des marques de petitesse d'esprit et de bassesse.
XI. Parler à tout instant de soi
et se vanter ; présenter comme de soi ce qui est d'un autre ; car c'est là de
la jactance. Il en est de même de tous les effets et de toutes les marques, de
chacun des vices et de leurs analogues, car ce sont autant de choses laides et
ignominieuses.
XII. Ajoutons-y le fait de ne
pas avoir sa part des choses honorables auxquelles participent tous les hommes,
ou tous nos pareils, ou le plus grand nombre. Or j'appelle "nos
pareils" ceux de notre race, de notre pays, de notre âge, de notre famille
et, généralement, ceux qui vont de pair avec nous ; car, dès lors, il est
honteux de ne pas recevoir sa part, d'instruction par exemple, dans une mesure
donnée, et des autres biens semblablement. Il l'est encore davantage si cette
non participation paraît être de notre faute ; car, dès lors, elle est plutôt
causée par un vice de notre nature si nous sommes nous-mêmes les auteurs de nos
imperfections passées, présentes ou futures.
XIII. Ceux-là sont encore honteux
qui ont subi, subissent ou subiront telles épreuves dont les suites sont la
déconsidération et la réprobation. Tel est, par exemple, le cas où nous nous
prêtons, en personne, à des actes déshonorants, entre autres à l'outrage aux
moeurs. Tel est encore celui qui nous expose à l'incontinence, soit
spontanément, soit malgré nous, ou à la violence, malgré nous. car le support
de ces épreuves a pour origine le manque de coeur ou la lâcheté, et
l'impuissance à s'en défendre. Telles sont les choses dont on a honte, ainsi
que d'autres analogues.
XIV. Mais, comme la honte est une
idée que l'on se fait de la déconsidération encourue, et suggérée par cette
déconsidération même, plutôt que par les conséquences de l'acte accompli
(personne ne songe à sa réputation, si ce n'est à cause de ceux qui
l'établissent), il s'ensuit nécessairement que l'on a honte, par rapport à
l'opinion de ceux que l'on considère.
XV. On considère ceux qui nous
admirent, ceux que nous admirons, et ceux dont on veut être admiré, et ceux
avec lesquels on rivalise et ceux dont on ne dédaigne pas l'opinion.
XVI. Quant à ceux dont on veut
être admiré et que l'on admire, ce sont les gens qui possèdent quelqu'un des
biens honorables, ou ceux auxquels il nous arrive de demander quelques-unes des
choses qu'ils ont à leur disposition ; ainsi les amoureux.
XVII. Nous rivalisons avec nos
pareils. On se préoccupe de l'opinion des gens sensés comme ayant un sentiment
juste des choses ; tels sont, par exemple, les vieillards et les personnes
éclairées.
XVIII. Les choses qui frappent les
yeux et qui se font au grand jour, provoquent la honte. De là, le proverbe : «
La pudeur est dans les yeux. » Aussi avons-nous plus de retenue devant ceux qui
devront être toujours en notre présence et ceux qui font attention à nos actes,
parce que les uns et les autres ont les yeux sur nous.
XIX. De même devant ceux qui ne
sont pas en faute pour le même objet que nous, car il est évident que leur
opinion nous sera défavorable ; et devant ceux qui ne sont pas portés à
l'indulgence pour ceux qu'ils prennent en faute. En effet, les actions dont on est
soi-même capable, on ne s'indigne pas, dit-on, de les voir faire au prochain ;
et, par contre, ce qu'on ne fait pas soi-même, il est évident qu'on s'en
indigne.
XX. Devant ceux qui sont
enclins à répandre des bruits dans le monde ; car il n'y a point de différence
entre n'avoir pas d'opinion sur un fait, et ne pas le divulguer. Or ceux qui
sont portés à divulguer nos actes, ce sont les gens que nous avons lésés,
attendu qu'ils sont toujours à l'affût ; les médisants, car ils sont prêts à
dénoncer ceux qui ne sont pas en faute et, à plus forte raison, ceux qui y sont
; les gens dont la vie se passe à voir les fautes du prochain, ce qui est le
cas des moqueurs et des auteurs comiques ; car ce sont autant de gens médisants
et enclins au commérage. De même encore devant ceux auprès desquels nos
démarches n'ont jamais manqué de réussir ; car on est dans la disposition de
gens qui se sentent admirés. Voilà pourquoi on a honte devant les personnes qui
viennent demander un premier service, n'ayant jamais eu, jusqu'alors, à risquer
sa considération en leur présence.
C'est dans ce cas que se trouvent
ceux qui depuis peu, veulent être nos amis, car ils ont arrêté leur vue sur nos
plus beaux côtés. C'est ce que fait ressortir la belle réponse d'Euripide aux
Syracusains (32).
Tel est aussi le cas de nos relations anciennes quand elles n'ont donné lieu à
aucune mauvaise action de notre part.
XXI. On est pris de honte non
seulement au sujet des choses que nous avons qualifiées de honteuses, mais
encore à la vue de ce qui en est le signe ; par exemple, non seulement en nous
livrant aux plaisirs aphrodisiaques, mais encore à la vue d'un indice de ces
plaisirs ; et non seulement en faisant des choses honteuses, mais rien qu'à en
parler.
XXII. Semblablement aussi, nous
avons honte non seulement devant ceux que nous avons dit, mais encore devant
les personnes dont la vue nous les rappellera ; par exemple, leurs serviteurs,
leurs amis.
XXIII. Maintenant, d'une manière
générale, nous n'avons honte ni devant ceux pour l'opinion de qui nous n'avons
qu'un profond dédain, - en effet, personne ne s'observe devant de jeunes
esclaves ou des animaux ; -ni, dans les mêmes circonstances, devant nos
familiers ou des inconnus ; mais bien devant nos familiers, dans telles
circonstances où la vérité semble intéressée, et devant des étrangers dans
celles où la loi est en ,jeu.
XXIV. Voici encore des situations
où l'on pourrait avoir honte : d'abord s'il se trouvait en notre présence
quelqu'une des personnes que nous avons dit nous inspirer de la retenue. Tels
étaient (33)
ceux que nous admirons ou qui nous admirent, ceux de qui nous tenons à être
admirés ou auxquels nous avons à demander quelque service que l'on
n'obtiendrait pas si l'on ne jouissait pas de leur considération, et cela soit
qu'on nous voie (c'est dans ce sens que Cydias, lors de la délibération
relative à la clérouchie (34)
de Samos, s'exprima devant le peuple. Il prétendait que les Athéniens
supposassent les Grecs placés tout autour d'eux pour les observer, et non pas
seulement informés du décret qu'ils allaient voter (35),
soit que l'on se tienne près de nous, ou que l'on doive s'apercevoir de notre
conduite. C'est pour cela que, dans le malheur, on n'aime pas à être vu de ceux
qui, naguère, nous jalousaient, car ceux qui nous jalousent ont pour nous un
sentiment d'admiration.
XXV. Soit encore le cas où il y
a quelque chose de déshonorant dans nos propres affaires et dans nos actions,
ou dans celles de nos ancêtres, ou de quelques personnes dont les intérêts sont
liés aux nôtres et, d'une manière générale, de ceux pour qui nous avons honte.
A cette dernière catégorie appartiennent d'abord ceux dont nous avons parlé
(précédemment), et encore ceux dont nous répondons, ceux qui ont reçu nos
leçons ou nos conseils.
XXVI. Soit enfin le cas où
d'autres, parmi nos pareils, excitent notre émulation ; car il est beaucoup
d'actions que la réserve à garder vis-à-vis de ces personnes nous suggère, ou
nous interdit.
XXVII. Ceux qui doivent être en
vue et dont la conduite sera épluchée au grand jour par ceux qui sont dans leur
secret seront encore plus sujets à la honte. De là ce mot du poète Antiphon, au
moment de périr sous la bastonnade par l'ordre de Denys. Voyant ses compagnons
de supplice se cacher la tête dans leur manteau au sortir des portes :
"Pourquoi vous cacher la tête, dit-il ; serait-ce pour que personne, dans
cette foule, ne nous puisse reconnaître demain ?"
Voilà pour ce qui concerne la honte.
Quant à l'absence de honte (36),
il est évident que nous pourrons tirer un bon parti des arguments contraires.
I. A qui fait-on une faveur ; à
quel titre ; dans quel état d'esprit la fait-on, c'est ce que montrera
clairement la définition de la faveur.
II. La faveur sera donc ce dont
une personne qui possède est dite gratifier celui qui a besoin, non pas en retour
d'autre chose, ni dans l'intérêt de celui qui gratifie, mais dans l'intérêt pur
et simple de celui qui reçoit cette faveur.
III. La faveur est importante si
ceux qui la reçoivent ont de grands besoins ; si l'objet en est considérable et
difficile à obtenir ; si elle est accordée dans des circonstances graves et
délicates ; enfin, si l'auteur de cette faveur est seul à agir ou le premier ou
le principal.
IV. Les besoins sont des
appétits, et au premier rang sont ceux auxquels se joint le chagrin de la privation.
Il en est ainsi des désirs passionnés, de l'amour, par exemple, et dans les
souffrances physiques, dans les dangers. En effet, celui qui court un danger
éprouve un désir passionné ; de même celui qui est dans l'affliction. Aussi
ceux qui sont plongés dans la misère ou vivent dans l’exil trouvent-ils un
bienfait dans le service, si minime que ce soit, qui leur est rendu, eu égard à
l'étendue de leurs besoins et à leur situation. Ainsi, par exemple, celui qui,
dans le Lycée, a procuré une natte de jonc (37).
V. Il est donc il, surtout pour
de telles occasions, que l'on use de bons offices, ou sinon, pour des occasions
équivalentes, ou plus importantes. Ainsi, comme on voit clairement dans quelle
circonstance et à quel titre on fait une faveur, il est évident qu'il faut
présenter les uns d'après cela, en les montrant comme étant encore ou ayant été
dans un chagrin, ou dans un besoin de cette gravit, et obliger les autres en
leur rendant tel ou tel service, lorsqu'ils éprouvent tel ou tel besoin.
VI. Il est facile de voir aussi
d'où l'on doit tirer les arguments pour supprimer l'idée d'une faveur et pour
ôter aux gens tout sentiment de gratitude. En effet, ou bien on alléguera que
le service rendu est, ou était intéressé : dès lors, nous l'avons vu, ou il n'y
a plus faveur, ou bien ce service était l'effet d'un hasard ou de la contrainte
; ou encore que ce n'était qu'un procédé de réciprocité, et non une faveur
spontanée soit à la connaissance, soit à l'insu de son auteur, car, dans les
deux cas, le caractère de réciprocité subsiste et, par suite, il n'y aurait pas
de faveur.
VII. Il faut examiner chacun de
ces cas sous tous les chefs de catégories, car la faveur doit remplir certaines
conditions de nature, de grandeur, de qualité, de temps et de lieu. Un signe
qui sert à reconnaître la faveur, c'est lorsque l'on n'a pas accordé un bon
office trop peu important, ou que l'on n'a pas fait la même chose, ou autant,
ou plus pour ses ennemis ; car il ressortirait de là qu'on n'aurait pas agi
ainsi dans notre propre intérêt, - ou bien quand, au contraire, on rend
sciemment un mauvais service, car nul ne convient qu'il a besoin de choses mauvaises.
Voilà qui est expliqué sur le fait
d'accorder une faveur ou de la refuser.
I. Quelles sont les choses qui
excitent la pitié ; pour qui a-t-on de la pitié ; dans quel état d'esprit en
a-t-on, voilà ce qu'il s'agit d'exposer ici.
II. La pitié sera le chagrin
que nous cause un malheur dont nous sommes témoins et capable de perdre ou
d'affliger une personne qui ne mérite pas d'en être atteinte, lorsque nous
présumons qu'il peut nous atteindre nous-mêmes, ou quelqu'un des nôtres, et
cela quand ce malheur parait être près de nous. En effet, il est évident que
celui qui va être pris de pitié est dans un état d'esprit tel qu'il croira
pouvoir éprouver quelque malheur, ou lui-même, ou dans la personne de quelqu’un
des siens, et un malheur arrivé dans les conditions énoncées dans la
définition, ou analogues, ou approchantes.
III. Aussi la pitié n'est le
fait ni de ceux qui sont tout à fait perdus, car ils croient ne plus pouvoir
rien éprouver, ayant essuyé toutes sortes d'épreuves, ni de ceux qui se croient
au comble de la félicité. Ceux-là, au contraire, vous blessent par leur
arrogance ; en effet, s'ils croient que tous les biens sont faits pour eux, il
est évident qu'ils prétendent ne souffrir aucun mal, ce qui est à mettre au
nombre des biens.
IV. Il y a, au contraire, des
personnes qui, par une disposition naturelle, sont portées à réfléchir qu'elles
pourraient être éprouvées elles-mêmes, savoir : celles qui l'ont été déjà et
qui ont pu se tirer d'affaire ; les vieillards, par bon sens et par expérience
; les gens faibles et les lâches encore davantage ; les personnes cultivées,
lesquelles sont aptes à raisonner.
V. De même ceux qui ont des
parents, des enfants, une femme, car ce sont des êtres qui les touchent de près
et peuvent être frappés de malheurs analogues.
VI. De même encore ceux qui ne
sont ni dans un état de passion qui tienne du courage, telle que la colère ou
la témérité, car ces passions ne calculent pas l'avenir, - ni dans une
disposition qui les porte à l'arrogance ; car les arrogants ne sont pas en état
de calculer que la même épreuve pourra les affecter, mais plutôt dans une
situation d'esprit intermédiaire. Il en est de même de ceux qui n'ont pas de
vives alarmes, car on est sourd à la pitié quand un malheur nous frappe
d'épouvante, parce que l'on est tout entier à ses propres épreuves.
VII. On aura de la pitié si l'on
croit qu'il existe d'honnêtes gens ; car, si l'on n'a cette idée de personne,
on trouve toujours due le malheur est mérité. Et, d'une manière générale,
lorsqu'on sera disposé à se rappeler que la même calamité est tombée sur
soi-même, ou sur les siens, ou encore à songer qu'elle peut nous atteindre,
nous ou les nôtres.
Voilà pour les divers états d'esprit
où l'on a de la pitié.
VIII. Quant à ce qui inspire ce
sentiment, la définition donnée le montre avec évidence. Parmi les choses
affligeantes et douloureuses, toutes celles qui amènent la destruction excitent
la pitié, ainsi que toutes celles qui suppriment un bien, et celles dont la
rencontre accidentelle est une cause de malheurs d'une grande gravité.
IX. Sont des choses
douloureuses et des causes de perte : la mort, la flagellation, les infirmités,
la vieillesse, les maladies, le manque de nourriture.
X. Les malheurs accidentels
sont le fait de n'avoir pas d'amis, ou de n'en avoir qu'un petit nombre. Voilà
pourquoi être arraché à ses amis et à ses familiers est un sort qui excite la
pitié. De même la laideur, la faiblesse, la difformité, un malheur résultant de
ce qui devait légitimement produire un avantage, et la répétition fréquente de
cette conséquence.
XI. De même encore, quand un
bien ne nous arrive qu'après que le malheur a été subi. Exemple : Diopithès (38)
était mort lorsqu'arrivèrent les présents du roi. Quand aucun avantage n'a été
obtenu, ou, que, une fois obtenu, il n'a pu être mis à profit.
Telle est la nature et la variété
des choses qui excitent la pitié.
XII. Quant aux personnes qui
nous en inspirent, ce sont nos relations, lorsqu'elles ne sont pas tout à fait
intimes ; car, pour celles-ci, nous éprouvons les mêmes sentiments que nous
ferait éprouver notre propre situation. Voilà pourquoi Amasis ne pleura pas sur
son fils que l'on conduisait à la mort, et pleura sur son ami qui demandait
l'aumône. Le sort de celui-ci était lamentable, mais celui du premier était
terrible : car le terrible diffère du lamentable ; il exclut même la pitié et,
souvent, il peut favoriser le sentiment contraire (39).
XIII. On a aussi de la pitié lors
qu'un danger terrible est imminent. Ce sentiment nous anime encore à l’égard de
ceux qui ont avec nous des rapports d'âge, de caractère, de profession,
d'opinions, de naissance ; car ces rapports nous font d'autant mieux voir que
la même épreuve pourrait nous atteindre, et, d'une manière générale, il faut
observer, à ce propos, que ce que l'on craint pour soi nous inspire de la pitié
pour les autres qui l'éprouvent.
XIV. Comme les épreuves qui
paraissent à notre portée excitent la pitié, tandis que, n'ayant ni
l'appréhension, ni le souvenir de ce qui est arrivé il y a des centaines
d'années, ou arrivera plus tard, nous ne ressentons aucune pitié, ou tout au
moins le même genre de pitié, il s'ensuit nécessairement que ceux qui
contribuent à nous représenter des faits lointains par leur costume, leur voix
et, généralement, avec tout l'appareil théâtral, seront plus aptes à faire
naître la pitié ; car ils rapprochent de nous le malheur qu'ils reproduisent
devant nos yeux, soit comme futur ; soit comme passé.
XV. Les événements récents, ou
ceux qui auront lieu bientôt, sont, pour la même raison, d'autant plus propres
à exciter la pitié.
XVI. Ajoutons-y la production
des objets et des travaux de ceux qui ont souffert : par exemple, leurs
vêtements et toutes les autres choses analogues ; les discours tenus par eux
pendant l'épreuve, ceux des mourants, par exemple, et surtout ce fait qu'ils se
sont comportés dans de telles circonstances avec une grande dignité. Tout cela
fait naître une pitié d'autant plus vive qu'il nous semble que les faits se
passent près de nous, soit que le sort du patient nous semble immérité, soit
que l'épreuve subie par lui nous semble avoir eu lieu sous nos yeux.
I. L'opposé de la pitié, c'est
principalement l'indignation ; car il y a opposition entre la peine que nous
cause un malheur immérité et celle que, dans un même sentiment moral, nous
éprouvons à la vue d'un succès immérité ; et, dans les deux cas, ce sentiment
est honnête.
II. En effet, il nous arrive
nécessairement de compatir et de nous apitoyer quand le sort immérité est un échec,
et de nous indigner quand c'est un succès : car ce qui a lieu contrairement à
notre mérite est injuste ; voilà pourquoi nous attribuons aux dieux même le
sentiment de l'indignation (40).
III. L'envie pourrait sembler, au
même point de vue, être l'opposé de la pitié, comme se rapprochant de
l'indignation et s'identifiant avec elle ; mais c'est autre chose. Il y a bien
aussi, dans l'envie, un chagrin qui nous trouble et que suscite aussi la vue
d'un succès ; seulement ce n'est pas, alors, le succès d'un indigne qui nous
affecte, mais celui d'un égal ou d'un semblable. C'est cette considération, non
pas qu'il nous arrivera autre chose, mais que cette chose nous arrivera à cause
du prochain lui-même, qui frappe semblablement l'esprit de tout le monde (41)
car il n'y aura plus envie dans un cas et pitié dans l'autre, mais la crainte,
si un chagrin, ou un trouble, nous est causé par la circonstance que quelque
inconvénient ne résulte pour nous du succès d'un autre.
IV. Il est évident que des
sentiments contraires seront la conséquence de ces éventualités. Celui
qu'afflige la réussite de gens qui n'en sont pas dignes se réjouira ou, du
moins, ne sera pas péniblement affecté de l'échec des gens placés dans une
situation contraire (42).
Par exemple, à la vue de parricides ou d'assassins quelconques subissant leur
châtiment, personne, parmi les gens de bien, ne pourrait éprouver de peine ;
car on doit plutôt se réjouir d'un tel dénouement. De même aussi à la vue de
ceux qui remporteront un succès mérité.
Les deux solutions sont justes et
réjouissent le coeur de l'homme équitable ; car il y puise, nécessairement,
l'espoir que ce qui sera arrivé à son semblable lui arrivera aussi à lui-même.
V. Tous ces divers cas sont
empreints du même caractère moral, et leurs contraires, du caractère contraire.
Celui qui se réjouit du mal des autres est, en même temps, envieux ; car, étant
donnée telle chose qu'il nous est pénible de voir se produire ou exister,
nécessairement on sera heureux de la non-existence, ou de la destruction de
cette même chose. Voilà pourquoi toutes ces dispositions d'esprit (43)
qui empêchent, les unes comme les autres, la pitié de naître, mais diffèrent
entre elles pour les motifs précités, contribuent d'une façon semblable à faire
qu'il n'y ait pas de place pour la pitié.
VI. Parlons d'abord de
l'indignation et voyons contre qui l'on s'indigne ; pour quels motifs ; dans
quel état d'esprit ; puis nous examinerons d'autres passions.
VII. On voit clairement ce qu'il
en est d'après les explications qui précédent. En effet, si l'indignation
consiste à s'affliger de voir quelqu'un réussir sans le mériter, il est dès
lors évident que toutes les sortes de biens indistinctement ne feront pas
naître l'indignation.
VIII. Ce ne sera jamais un homme,
juste, ou brave, ou vertueux, qui suscitera l'indignation (car les diverses
espèces de pitié n'auront pas de raison d'être à propos des contraires de ces
qualités) (44)
mais ce sera la richesse, le pouvoir et tels avantages dont, pour parler en
général, sont dignes les gens de bien et ceux qui possèdent des biens naturels
; comme, par exemple, la noblesse, la beauté et toutes autres choses analogues
(45).
IX. De plus, comme ce qui est
ancien parait se rapprocher de ce qui est naturel, il en résulte nécessairement
que, en présence d'un même bien donné, c'est contre ceux qui le possèdent
depuis peu et lui doivent la prospérité que l'on s'indigne le plus vivement (46).
Car la vue des gens nouvellement riches nous affecte plus que celle des gens
qui le sont d'ancienne date et de naissance. Il en est de même de ceux qui
possèdent l'autorité, la puissance, un grand nombre d'amis, une belle famille
et tous les avantages analogues et, pareillement, s'il en résulte pour eux
quelque autre bien encore. Et en effet, dans ce cas-là, les gens investis de
l'autorité, s'ils sont riches depuis peu, nous affligent plus que lorsqu'ils
sont riches d'ancienne date.
X. On peut en dire autant des
autres cas (47)
; et la raison, c'est que les uns semblent posséder ce qui nous revient, et les
autres, non : car ce qui nous apparaît comme ayant toujours été ainsi nous
semble être de bon aloi, et, par suite, les autres posséder ce qui ne leur
appartient pas.
XI. Et, comme chacun des biens
n'est pas mérité par n'importe qui, mais qu'ils comportent une certaine
corrélation et convenance (par exemple, la beauté des armes n'a pas de rapport
de convenance avec le juste, mais avec le brave ; ni les brillants mariages
avec les gens nouvellement enrichis (48),
mais avec les nobles), conséquemment, si, tout en étant un homme de bien, on
n'obtient pas un avantage qui réalise cette convenance, il y a place pour
l'indignation ; et de même encore, si l'on voit un inférieur entrer en lutte
avec un supérieur et, surtout, si le conflit porte sur un même objet. De là ces
vers :
Il (Cébrion) déclinait
la lutte avec Ajax, fils de Télamon ;
Car Zeus se fût indigné
contre lui s'il eût combattu un homme qui lui était supérieur (49).
Si tel n'est pas le cas, il y a
aussi celui où un homme, inférieur par un côté quelconque, lutterait contre un
autre homme qui, par ce côté, lui serait supérieur, comme, par exemple, un
musicien contre un homme juste ; car la justice est supérieure à la musique.
Ainsi donc, contre quelles sortes de personnes et pour quels motifs nous
éprouvons de l'indignation, on le voit clairement parce qui précède ; car tels
sont les motifs, ainsi que d'autres analogues.
XII. On est disposé à s'indigner
(d'abord) dans le cas où l'on vient à mériter les plus grands biens et à les
acquérir, car prétendre à des avantages semblables, quand on ne se trouve pas
dans des conditions morales semblables, ce ne serait plus de la justice.
XIII. En second lieu, dans le cas
où l'on est honnête et homme de valeur ; car, dans ce cas, on juge sainement et
l'on hait l'injustice.
XIV. De même, si l'on a de
l'ambition et un vif désir d'accomplir certaines actions et, surtout, si notre
ambition a pour objectif tel avantage dont les autres seraient précisément
indignes.
XV. En un mot, et d'une manière
générale, ceux qui prétendent mériter telle chose dont ils ne jugent pas les
autres dignes sont enclins à s'indigner contre ceux-ci, et à l'occasion de
cette même chose. Voilà pourquoi les caractères serviles, sans valeur et sans
ambition, ne sont pas susceptibles de s'indigner : il n'est rien dont ils se
puissent croire eux-mêmes être dignes.
XVI. On voit aisément, d'après
cela, dans quelles circonstances la malchance, les échecs, le manque de
réussite des autres doivent nécessairement nous réjouir ou, du moins, nous
laisser indifférents. Les explications qui précèdent donnent une idée claire
des circonstances opposées. Par conséquent, si le discours met les juges dans
une telle disposition, et que les personnes qui prétendent avoir droit à notre
pitié, ainsi que les motifs allégués pour la faire naître, soient présentés
comme indignes d'arriver à ce résultât et comme méritant plutôt de ne pas
l'obtenir, il deviendra impossible que la pitié soit excitée.
I. On voit aisément quels
motifs suscitent l'envie, quelles personnes nous font envie et dans quel état
d'esprit sont les envieux ; s'il est vrai que l'envie est la peine que l'on
éprouve à la vue d'un succès en fait de choses que nous avons considérées comme
avantageuses par rapport à ceux d'une condition semblable à la nôtre, non pas
eu égard à notre intérêt, mais à leur intérêt, à eux. En effet, on aura un
sentiment d'envie vis-à-vis de personnes qui sont, ou paraissent être nos
semblables.
II. J'entends par "nos
semblables" ceux qui le sont par la naissance, les liens de parenté,
l'âge, la profession, la considération, les moyens d'existence. Ceux-là seront
envieux qui ont toutes sortes de biens, ou peu s'en faut ; c'est pour cela que
ceux qui font de grandes affaires et qui ont du bonheur sont enclins à l'envie
: ils s'imaginent toujours que ce qu'on acquiert leur appartient.
III. De même ceux qui obtiennent
des distinctions exceptionnelles à quelque titre particulier, et principalement
pouf leur sagesse, ou pour leur bonheur. Les ambitieux sont aussi plus portés à
l'envie que les gens dépourvus d'ambition. De même encore ceux qui affectent
d'être des sages, car leur ambition est tournée du côté de la sagesse ; et,
d'une manière générale, ceux qui recherchent la renommée en quelque chose sont
envieux par rapport à cette même chose ; et encore les gens d'un petit esprit,
car tout leur semble d'une grande importance.
IV. Quant aux motifs de l'envie,
nous avons déjà parlé de ceux qui sont des avantages (50).
Les travaux dans lesquels on recherche la renommée ou les honneurs et pour
lesquels on a soif de gloire, les événements heureux qui nous arrivent, presque
tout cela laisse une place à l'envie et, principalement, ce qui est un objet de
convoitise, ou ce que nous croyons nous être dis, ou encore les choses dont la
possession contribue quelque peu à augmenter notre supériorité, on à diminuer
notre infériorité.
V. On voit clairement aussi à
qui l'on porte envie : nous l'avons expliqué du même coup ; c'est-à-dire que l'on
porte envie à ceux que rapprochent de nous te temps, le lieu, l'âge, le genre
de renommée. De là, ce vers :
La parenté connaît, elle
aussi, le sentiment de l'envie (51).
L'envie atteint encore ceux avec qui
l'on est en rivalité, car on est en rivalité avec ceux dont nous venons de
parler, tandis que ceux qui existaient il y a des centaines d'années, ou qui
surviendront dans l'avenir, ou qui sont morts, personne n'est en rivalité avec
eux, pas plus qu'avec ceux qui habitent aux Colonnes d'Hercule, ni ceux qu'une
grande différence, en plus ou en moins, sépare de nous ou des autres. Voilà
pour les objets d'envie et pour les envieux de cette sorte.
VI. Mais, comme on est en
compétition avec ses concurrents, avec ses rivaux en amour, et, d'une manière
générale, avec ceux qui convoitent le même objet que nous, il en résulte,
nécessairement, que ce sont surtout ces sortes de personne qui excitent
l'envie. De là le proverbe : "Potier contre potier (52)."
VII. De même à ceux qui
atteignent promptement leur but portent envie ceux qui l'atteignent avec peine
ou ne l'atteignent pas du tout.
VIII. A ceux encore dont les
acquisitions ou les succès sont un reproche pour nous ; c'est le cas de ceux
qui nous touchent de près ou sont dans une condition semblable à la nôtre, car
on sent bien que c'est par sa propre faute que l'on n'obtient pas le même
avantage, et cette pensée, en causant du chagrin, fait naître l'envie.
IX. De même à ceux qui possèdent
ou se sont procuré tels biens qu'il nous eût été convenable de posséder, ou que
nous possédions jadis ; c'est ce qui fait que les vieillards portent envie aux
jeunes gens.
X. Ceux qui ont fait de
grandes dépenses pour une oeuvre portent envie à ceux qui ont obtenu le même
résultat à peu de frais.
XI. On voit clairement aussi de
quoi se réjouissent les gens de cette sorte, quelles personnes leur font
plaisir et dans quel état d'esprit ils se trouvent. En effet, s'ils s'affligent
de ne pas être dans telle condition donnée, ils se réjouiront d'être mis dans
cette condition par des motifs contraires. Par conséquent, si l'auditoire est
dans cette disposition d'esprit et que ceux qui prétendent inspirer la pitié et
obtenir ce qu'ils demandent soient des gens tels que nous l'avons expliqué, il
est manifeste qu'ils ne réussiront pas à exciter la pitié de ceux qui disposent
de leur sort.
I. Dans quel état d'esprit
a-t-on de l'émulation ; quels en sont les sujets et les motifs, c'est ce que
rendra évident ce qui va suivre. En effet, si l'émulation est la peine que nous
fait éprouver l'existence constatée de biens honorables dont l'acquisition pour
nous est admissible, et obtenus par des gens dont la condition naturelle est
semblable à la nôtre, peine causée non pas parce qu'un autre les obtient, mais
parce que nous ne les obtenons pas nous-mêmes (aussi l'émulation est-elle un
sentiment honnête et se rencontre-t-elle chez des gens honnêtes, tandis que
celui de l'envie est vil et particulier aux âmes viles ; car le premier
s'applique, par émulation, à obtenir les biens qu'il recherche et l'autre, par
envie, à empêcher le prochain de les avoir), il résulte nécessairement de là
que les personnes portées à l'émulation sont celles qui se jugent dignes de
biens qu'elles n'ont pas, car personne n'a de prétention sur les biens dont l'obtention
parait impossible. Voilà pourquoi les jeunes gens et les esprits élevés sont
animés de ce sentiment. Il en est de même de ceux qui possèdent tels biens dont
seront dignes les hommes honorables, c'est-à-dire les richesses, de nombreuses
relations, des fonctions publiques, et toutes choses analogues. En effet, comme
c'est un devoir pour eux d'être des gens de bien, c'est parce que ces sortes
d'avantages reviennent de droit aux gens de bien qu'ils excitent leur
émulation.
II. Pareillement ceux que les
autres jugent dignes (de ces biens).
III. Ceux dont les ancêtres, les
parents, les familiers, la race, le pays sont honorables, trouvent dans ces
circonstances un motif d'émulation ; car ils croient avoir une part de cette
honorabilité et s'en jugent dignes.
IV. Maintenant, si les biens
honorables sont faits pour exciter l'émulation, il s'ensuit, nécessairement,
que les vertus sont dans ces conditions, ainsi que tout ce qui peut profiter
aux autres et les obliger (car on honore également) ceux qui obligent et ceux
qui sont honnêtes, et tous les biens dont la jouissance s'étend sur le prochain
; par exemple, la richesse et la beauté, plutôt que la santé (53).
V. On voit clairement aussi
quels sont ceux qui doivent exciter notre émulation ; ce sont :
Ceux qui possèdent ces biens et
d'autres de même nature, c'est-à-dire les biens que nous avons déjà énumérés,
tels que le courage, la sagesse, la fonction publique, car les fonctionnaires
publics peuvent rendre service à beaucoup de monde. De même les chefs d'armée,
les orateurs, et tous ceux qui possèdent un pouvoir analogue.
VI. Ceux dont un grand nombre
de gens voudraient bavoir la situation (54),
recherchent la société ou l'amitié ; ;yeux qui provoquent une admiration
générale, ou la nôtre propre.
VII. Ceux dont l'éloge et les
louanges sont célébrés par les poètes ou les logographes. On méprise ceux qui
sont dans les conditions contraires, car le mépris est le contraire de
l'émulation, le fait d'avoir de l'émulation le contraire de celui de mépriser ;
et la conséquence nécessaire, c'est que ceux qui éprouvent un sentiment
d'émulation, ou ceux qui l'inspirent, sont portés à mépriser les personnes et
les choses dans lesquelles tin trouve les inconvénients contraires aux
avantages qui font naître l'émulation. C'est ce qui fait que l'on méprise
souvent ceux qui ont du bonheur, lorsque la chance leur arrive sans être
accompagnée de biens honorables.
Voilà ce que nous avions à dire pour
exposer les moyens par lesquels peuvent être excitées et dissipées les passions
dont se tirent les preuves.
I. Maintenant, discourons sur
les moeurs et voyons dans quels divers états d'esprit on se trouve suivant les
passions, les habitudes, les âges et la bonne ou mauvaise fortune.
II. J'appelle passions la
colère, le désir et tout ce qui a fait le sujet de nos explications
précédentes; habitudes (§jeiw), les vertus et les vices;
nous avons qualifié plus haut, à cet égard, les motifs des déterminations et
des tendances de chacun (55).
Les âges sont: la jeunesse, l'âge mûr et la vieillesse. J'appelle «fortune»la
noblesse, la richesse, les facultés, leurs contraires et, généralement, le
bonheur et le malheur.
III. Sous le rapport des moeurs,
les jeunes gens sont susceptibles de désirs ardents et capables d'accomplir ce
qui fait l'objet de ces désirs. En fait de désirs corporels, ils sont surtout
portés à écouter celui qui se rattache aux plaisirs de l'amour et ne peuvent le
maîtriser.
IV. Ils sont changeants et
promptement dégoûtés de ce qui les a passionnés. Leurs désirs sont violents,
mais tombent vite. Leurs volontés sont intenses, mais sans grande force, comme
la soit' ou la faim chez les malades.
V. Ils sont enclins à la colère
et à l'emportement, toujours prêts à suivre leurs entraînements et incapables
de dominer leur fureur. Par amour-propre, ils ne supportent pas qu'on tienne
peu de compte de leur personne, et se fâchent quand ils croient qu'on leur fait
tort.
VI. Ils ont le goût des
honneurs, ou, plutôt, de la victoire; car la jeunesse est avide de supériorité,
et la victoire en est une. Ils tiennent plus à ces deux avantages qu'à celui
des richesses, ou, plutôt, ils n'ont aucunement l'amour des richesses, n'en
ayant pas encore éprouvé le besoin, comme l'exprime l'apophtegme de Pittacus
sur Amphiaraüs (56).
VII. Ils ne sont pas portés au
mal; ils ont plutôt un. bon naturel, n’ayant pas encore eu sous les yeux
beaucoup d'exemples de perversité. Ils sont confiants, n'ayant pas encore été
souvent abusés.
VIII. Ils sont enclins à
l'espérance; cela vient de ce que la nature donne de la chaleur â la jeunesse,
comme aux gens abreuvés de vin (57),
et, en même temps, de ce qu'ils n'ont pas encore été beaucoup éprouvés par la
mauvaise fortune. Ils vivent surtout d'espérance, car l'espérance a trait à
l'avenir, et le souvenir au passé ; or, pour les jeunes gens, le passé est
encore peu de chose, et l'avenir beaucoup. En effet, aux premier jours (de
l'existence), ou trouve que le souvenir n'est rien et que l'espérance est tout.
Ils sont faciles à tromper, pour la raison que nous avons donnée (58)
; en effet, ils espèrent volontiers. ,
IX. Ils sont plus braves (qu'on
ne l'est à un autre âge). car ils sont prompts à s'emporter et ont bon espoir;
le premier de ces traits de caractère fait que l'un n'a pas peur, et le second
donne de l'assurance. En effet, on n'a jamais peur quand on est en colère, et
l'espoir d'obtenir un bien rend téméraire.
X. Ils ont de la retenue, car
ils ne supposent pas encore qu'il g a d'autres choses belles en dehors de ce.
qui leur a été enseigné par la loi (59).
XI. Ils ont l'âme élevée, parce
qu'ils n'ont pas encore été rabaissés par la pratique de la vie et qu'ils n'ont
pas subi l'épreuve du besoin. De plus, rien n'élève l'âme comme de se croire
digne de grandes choses; or cette opinion est propre à celui quia bon espoir.
XII. Ils se déterminent plutôt
par le beau côté d'une action que par son utilité. Ils se conduisent plutôt
d'après leur caractère moral (60)
que d'après le calcul; or le calcul tient à l'intérêt, et la vertu à ce qui est
beau.
XIII. Ils ont le goût de l'amitié
et de la camaraderie plus que les autres âges, parce qu'ils se plaisent à la
vie commune et que rien n'est encore apprécié par eux au point de vue de
l'intérêt; par conséquent, leurs amis non plus.
XIV. Leurs fautes proviennent
toujours de ce qu'ils font plus et avec plus de véhémence qu'il ne convient, en
dépit du précepte de Chilon (61),
car ils exagèrent tout, l'amitié comme la haine, et tous les autres sentiments
de même. Ils croient tout savoir et tranchent sur toutes choses. De là vient
leur exagération en tout.
XV. Quand ils causent un
préjudice, c'est par insolence, mais non par méchanceté. Ils sont enclins à la
pitié, parce qu'ils supposent toujours que l'on est honnête et meilleur (62)
; car c'est à leur absence de méchanceté qu'ils mesurent la conduite du
prochain et, par suite, ils supposent que celui-ci ne mérite pas le sort qu'il
éprouve.
XVI. Ils aiment à rire, et c'est
pour cela qu'ils plaisantent, car la plaisanterie est une impertinence
polie.Tel est le caractère des jeunes gens.
I. Les vieillards et ceux qui
ont passé l'âge mûr ont des traits de caractère empruntés, pour la plupart, aux
contraires de ceux qui précèdent. Comme ils ont vécu de longues années ; que,
le plus souvent, ils ont été abusés ; qu'ils ont commis des fautes ; que les
actions humaines pour la plupart sont mauvaises, ils n'affirment rien et, en
toute chose, ils agissent moins qu'il ne faut.
II. Ils croient, ils ne savent
pas ; et, quand on discute, ils ajoutent : peut-être, en effet, sans doute ;
ils s'expriment sur toute chose de cette façon, et sur rien avec assurance.
III. Ils sont malicieux ; car
c'est de la malice que de supposer en tout de mauvaises intentions ; ils sont
enclins aux soupçons à cause de leur manque de confiance, et ils manquent de
confiance, parce qu'ils ont de l'expérience.
IV. Ils n'aiment, ni ne haïssent
avec une grande force, pour la même raison ; mais, suivant la maxime de Bias,
ils aiment comme s'ils devaient haïr un jour et haïssent comme si, plus tard, ils
devaient aimer (63).
V. Ils ont l'esprit étroit,
ayant été rabaissés par la pratique de la vie ; car rien de grand, rien de
supérieur n'excite leurs désirs, tout entiers aux besoins de la vie.
VI. Ils ne sont pas généreux,
parce que, pour eux, l'argent est une des choses nécessaires et que, en même
temps, ils savent par expérience qu'il est difficile d'acquérir et facile de
perdre.
VII. Ils sont timorés et tout
leur fait peur. En effet, leurs dispositions sont le contraire de celles des
jeunes gens. Ils sont glacés et ceux-ci pleins de feu ; par suite, la
vieillesse se laisse guider par la peur : et en effet, la peur est une sorte de
refroidissement.
VIII. Ils tiennent à la vie
surtout dans leurs derniers jours, parce que leurs désirs portent sur ce qui
n'est plus et que l'on désire surtout ce qui fait défaut.
IX. Ils s'aiment eux-mêmes plus
qu'il ne faut, car il y a, là encore, de la petitesse d'esprit. Ils rapportent
la vie à l'utile, mais non à ce qui est beau, plus qu'il ne convient, à cause
de leur égoïsme. Car l'utile est un bien pour tel ou tel, tandis que le beau
(moral) est un bien absolu.
X. Ils sont sans retenue
plutôt que réservés, car, n'ayant pas autant de souci du beau que de l'utile,
ils tiennent peu de compte de l'opinion.
XI. Ils ne sont pas portés à
espérer, à cause de leur expérience, vu que la plupart des choses humaines sont
mauvaises (64)
et que par conséquent beaucoup d'entre elles tournent à mal, - et aussi à cause
de leur pusillanimité.
XII. Ils vivent plutôt par le
souvenir que par l'espoir ; car il leur reste peu de temps à vive, et leur vie
passée est déjà longue : or l'espérance a trait à l'avenir, et le souvenir au
passé. De là vient leur loquacité ; car ils racontent perpétuellement ce qui
leur est arrivé, trouvant du charme dans ces souvenirs.
XIII. Leurs colères sont vives,
mais peu fortes, et le désir ou les a quitté, ou se montre faiblement ; par
suite, ils sont incapables ou d'avoir des désirs, ou de mettre à exécution ceux
qu'ils peuvent avoir, à moins que ce ne soit en vue d'un profit. C'est ce qui
donne aux gens de cet âge l'apparence d'être tempérants, car les désirs
passionnés se sont calmés et ils sont asservis à l'intérêt.
XIV. Ils conforment leur vie au
calcul plutôt qu'au caractère moral, car le calcul dépend de l'intérêt, et le
caractère moral dépend de la vertu. Quand ils causent un préjudice, c'est pour
nuire, et non par insolence.
XV. Les vieillards sont, eux
aussi, accessibles à la pitié, mais non pour la même raison que les jeunes
gens. Ceux-ci le sont par humanité, et les vieillards par faiblesse ; car ils
se croient toujours au moment d'avoir une épreuve à subir : or ce sentiment
est, nous l'avons vu (65),
propre à ceux qui sont enclins à la pitié. De là vient qu'ils sont toujours à
se plaindre, qu'ils ne plaisantent point et qu'ils n'aiment pas à rire ; car le
penchant aux lamentations est le contraire du caractère qui aime à rire.
XVI. Telles sont donc les moeurs
des jeunes gens et celles des vieillards. Ainsi, comme tout le monde goûte les
discours prononcés dans le sens de son caractère moral et leurs analogues, il
n'est pas malaisé de voir quel usage on devra faire de la parole pour se donner
à soi-même et donner à ses discours une apparence conforme à ce caractère.
I. Ceux qui sont dans la force
de l'âge auront, évidemment, un caractère moral tenant le milieu entre les
jeunes gens et les vieillards et retranchant ce qui est en excès chez les uns
et les autres. Ils ne sont ni extrêmement audacieux, car l'audace portée à
l'excès est témérité, ni trop timorés, mais dans une bonne disposition d'esprit
par rapport à ces deux sentiments.
II. Ils ne se fient pas au
premier venu ; ils ne se défient pas, non plus, de tout le monde, mais leurs
jugements sont en rapport avec la vérité. Ils ne vivent pas rien que pour le
beau, ni rien que pour l'utile, mais pour l'un et l'autre; ni avec parcimonie,
ni avec prodigalité, mais dans une mesure convenable.
III. Il en est de même à l'égard
de la colère et du désir; ils sont tempérants avec courage, et courageux avec
tempérance. Chez les jeunes gens et chez les vieillards, ces deux qualités sont
distinctes: car la jeunesse est brave, mais intempérante; la vieillesse
tempérante, mais timorée. Pourparler d'une manière générale, les qualités
avantageuses que possèdent sépares ment la jeunesse et la vieillesse, ils les
réunissent, et, pour celles qui sont en excès ou en défaut, ils les ont dans
une juste proportion.
IV. Le corps est dans toute sa
force depuis l'âge de trente ans jusqu'à trente-cinq, et l'âme vers l'âge de
quarante-neuf ans (66).
Voilà ce que nous avions à dire sur
la jeunesse, la vieillesse et la force de l'âge.
I. Parlons maintenant des
biens procurés par la fortune ; voyons quelle influence ils exercent sur les
moeurs des hommes qui en sont pourvus.
II. Le caractère moral de la
noblesse consiste en ce que celui qui la possède est d'autant plus ami de la
gloire. En effet, tout le monde a pour habitude, un bien obtenu, de chercher à
l'augmenter ; et la noblesse, c'est l'honneur des ancêtres. II consiste aussi à
mépriser même ceux qui sont d'une condition semblable à celle de nos propres
ancêtres. Cela tient à ce que telles choses, considérées à distance, sont plus
propres que celles qui sont placées sous nos yeux à donner de l'honneur et de
la vanité.
III. La noblesse réside dans la
haute valeur de la race ; la générosité, dans le fait de ne pas s'écarter de sa
nature. C'est ce qui arrive souvent aux nobles ; beaucoup d'entre eux ont une
mince valeur. En effet, il en est des produits de la race humaine comme de ceux
de la terre : parfois, si la race est bonne, il surgit, de temps à autre, des
hommes supérieurs ; puis elle reprend son mouvement ordinaire de propagation.
Les races bien douées finissent par en venir à des moeurs plus insensées. Tels
les descendants d’Alcibiade et ceux du premier Denys. Les races d'un caractère
solide et posé tournent à la sottise et à l'hébétement ; ainsi la descendance
de Cimon, de Périclès et de Socrate.
I. Quelles moeurs accompagnent
la richesse, tout le monde le voit aisément. On devient arrogant et hautain,
sous l'influence de la richesse que l'on acquiert. Les riches s'imaginant
qu'ils possèdent tous les biens, leur disposition morale s'en ressent ; caf la
richesse est, en quelque sorte, le moyen d'appréciation de toutes les autres
choses, et, pour cette raison, tout semble pouvoir être acheté.
II. Les riches sont délicats et
fastueux : délicats, à cause de leurs habitudes de mollesse et de leur penchant
à faire montre de leur prospérité ; fastueux et vains, parce que tous les
hommes passent leur vie, d'ordinaire, à rechercher ce qui leur plaît et ce
qu'ils admirent et que, dans leur opinion, les autres ont de l'émulation à
propos des mêmes objets qu'eux-mêmes. Cette impression, après tout, n'a rien
que de naturel, car beaucoup de gens ont besoin de ceux qui possèdent. De là
cette réponse de Simonide, sur les sages et les riches, à la femme de Hiéron
qui lui demandait lequel valait mieux de devenir sage, ou de devenir riche :
"Riche, dit-il, car on voit les sages passer leur vie à la porte des
riches."
III. Ils se croient dignes
d'occuper les charges ; car ils croient posséder ce qu'il faut pour les
mériter. En somme, la richesse donne les moeurs d'un insensé heureux.
IV. Il y a cette différence,
entre les moeurs d'un homme nouvellement riche et celles de l’homme riche
d'ancienne date, que, chez les gens nouvellement riches, plutôt que chez les
autres, tous les défauts sont plus accentués. Car la condition de l’homme
nouvellement riche est comme une richesse mal acquise. Les préjudices qu'ils
causent n'ont pas la méchanceté pour mobile, mais un penchant tantôt à
l’arrogance, tantôt à l’intempérance, qui les porte soit aux voies de fait, soit
au libertinage.
I. Semblablement aussi, en ce
qui concerne la puissance, les moeurs sont, pour la plupart, faciles à
reconnaître. Les unes sont, en effet, les mêmes dans la puissance que dans la
richesse, et d'autres valent mieux.
II. Les puissants sont d'un
caractère plus jaloux de l'honneur et plus brave que les riches, parce qu'ils
tendent à des actions qu'il leur est loisible d'accomplir en raison de leur
pouvoir.
III. Ils sont capables d'une
plus grande activité, parce qu'ils sont préoccupés, se voyant forcés de veiller
à ce qui constitue leur puissance.
IV. Ils sont plutôt dignes que
(simplement) graves ; car le prestige de leur situation les met plus en vue, et
c'est pour cela qu'ils gardent la mesure. Or la dignité est une gravité où
l'abandon s'allie à la bienséance. Lorsqu'ils causent un préjudice, il n'est
pas de mince, mais de grande importance.
V. Le bonheur comporte, dans
les détails, ces mêmes moeurs que nous venons de décrire ; Car c'est à ces
détails que se rattachent les événements qui semblent être les plus grands
bonheurs ; - et aussi à la possession d'une belle famille. De plus, le bonheur
procure en abondance les avantages corporels.
VI. Le bonheur nous rend plus
orgueilleux et plus déraisonnables. Du reste, il y a un trait de caractère
excellent qui accompagne le bonheur, c'est l'amour des dieux et la confiance en
leur pouvoir que nous inspire la jouissance des biens qui nous viennent de la
fortune. Nous avons parlé des moeurs dans leurs rapports avec l'âge et avec la
fortune. Les moeurs des gens placés dans des conditions contraires sont faciles
à reconnaître d'après les traits contraires ; telles, par exemple, celles du
pauvre, du malheureux, de l'homme sans puissance.
I. L'emploi des discours
persuasifs a pour objet un jugement, car, sur une question connue et jugée, il
n'y a plus besoin de discourir. Mais il y a lieu de le faire, soit que l'on
parle à une personne seule pour l'exhorter ou la détourner, comme font, par
exemple, ceux qui réprimandent ou veulent persuader. Un juge, pour être seul,
ne l'en est pas moins, attendu que celui qu'il s'agit de persuader est,
absolument parlant, un juge ; et il en est ainsi, soit qu'il y ait une question
à débattre, ou un sujet à développer. En effet, il faut, dans les deux cas,
avoir recours à la parole et détruire les arguments contraires, auxquels on
répond comme on répond à un contradicteur. Il en est de même dans les discours
démonstratifs. En effet, les assistants devant lesquels un (tel) discours est
adressé sont assimilés à des juges. Toutefois (67),
il n'est de juge, absolument parlant, que celui qui décide les choses mises en
question dans les débats civils et politiques (68)
; car toute question débattue porte soit sur une contestation, soit sur un
point mis en délibération. Or nous avons déjà parlé précédemment des moeurs qui
se rencontrent dans les divers gouvernements, dans le chapitre relatif aux
discours délibératifs (69)
; de sorte que l'on pourrait regarder comme déterminé de quelle manière et avec
quels arguments nous mettrons les discours en rapport avec les moeurs.
II. Mais, comme chaque genre de
discours a une fin différente, et que, pour tous ces discours, on a exposé les
opinions et les propositions d'où se tirent les preuves dans les genres
délibératif, démonstratif ou judiciaire, et que, de plus, on a spécifié les
arguments dont se composent les discours en rapport avec les moeurs, il nous
reste à discourir sur les (lieux) communs.
III. En effet, il est nécessaire
à tous les orateurs d'employer, dans leurs discours, en outre (des arguments
spéciaux), ceux qui reposent sur le possible et l’impossible ; et ils ont à
tâcher de montrer : les uns, que la chose en question aura lieu, les autres,
qu'elle a eu lieu.
IV. Ce n'est pas tout : la
question d'importance est un lieu commun à tous les genres de discours ; car
tout le monde emploie des arguments qui tendent soit à diminuer, soit à grandir
l'importance d'un fait, soit que l'on conseille ou que l'ou dissuade, qu'on
fasse un éloge, ou qu'on présente une défense.
V. Ces points déterminés ,
nous essayerons de parler des enthymèmes en général, si nous le pouvons, ainsi
que des exemples, afin qu'après y avoir ajouté tout ce qui reste à dire, nous
ayons rempli tout le programme que nous avons tracé dès le principe. Parmi les
lieux communs, celui qui sert à (amplification est, nous l'avons dit (70),
celui qui convient le mieux aux discours démonstratifs ; le fait accompli, aux
discours judiciaires, car c'est sur ces sortes de faits que porte le jugement ;
- enfin le possible et le futur aux discours délibératifs.
I. Parlons d'abord des divers
(cas) possibles et impossibles. Si une chose contraire peut exister ou avoir
existé, son contraire pourrait paraître possible ; par exemple, s'il est
possible qu'un homme ait été bien portant, il est possible aussi qu'il ait été
malade. Car la possibilité est la même pour deux faits contraires, en tant que
contraires.
II. De même, si le semblable est
possible, son semblable l'est aussi.
III. Si une chose plus difficile
est possible, une chose plus facile l'est pareillement.
IV. Si la qualité de sérieuse
ou de belle peut appartenir à une chose, il est possible aussi qu’elle existe
d'une manière générale. Car il est plus difficile qu'une maison soit belle
qu'il ne l'est qu'une maison existe.
V. La chose dont le
commencement peut exister peut avoir aussi une fin ; car il n'existe rien, et
rien ne peut commencer à être de ce qui est impossible : par exemple, cette
proposition qu'il y a commune mesure entre le diamètre (d'un cercle et la
circonférence) ne peut commencer à exister, ni exister. La chose dont la fin
est possible peut aussi avoir un commencement ; car toutes choses existent à
partir d'un commencement.
VI. Si la chose postérieure est
possible par essence ou par production, la chose antérieure l'est aussi ; par
exemple, s'il est possible qu'un homme existe, le fait qu'un enfant existe
l'est aussi ; car celui-ci est antérieur. De même, si l'existence de l'enfant
est possible, celle de l'homme l'est aussi, car celui-là en est le
commencement.
VII. De même les choses pour
lesquelles on éprouve naturellement de l'amour ou de vifs désirs ; car, le plus
souvent, on n'aime ni ne désire ce qui ne peut exister.
VIII. Les choses qui donnent lieu
aux sciences ou aux arts peuvent exister ou se produire.
IX. De même celles dont le
commencement d'existence est dans des conditions telles que nous pouvons
contraindre ou persuader, quelqu'un de les accomplir. Telles, par exemple,
celles qui dépendent de ceux dont nous sommes les supérieurs, les maîtres et
les amis.
X. Celles dont les parties
peuvent exister le peuvent aussi, le plus souvent, dans leur ensemble. Celles
dont l'ensemble est possible le sont aussi dans leurs parties : en effet, si
l'empeigne, le contrefort et la tige peuvent se faire, la chaussure est
faisable ; et si la chaussure l'est, l'empeigne, le contrefort et la tige le
sont aussi (71).
XI. De même, si le genre tout
entier est possible, l'espèce l'est pareillement ; et si l'espace l'est, le
genre l'est aussi. Par exemple, si un navire peut être construit, une galère
peut l'être ; et si une galère est faisable, un navire l'est aussi.
XII. Si l'une des deux choses
qui se trouvent naturellement en rapport est possible, l'autre l'est
pareillement. Par exemple, si le double l'est, la moitié le sera ; et si la
moitié l'est, le double le sera.
XIII. Si une chose peut être
produite sans le secours de l'art et sans préparation, elle sera encore plus
possible avec de l'art et de l'application. De là les vers d'Agathon (72)
: Oui, certes, on fait bien certaines choses avec
l'aide de la fortune, mais il en est d'autres qui exigent le concours de la
nécessité et de l'art.
XIV. Ce qui est possible à des
gens plus incapables, ou inférieurs, ou plus dénués de sens, le sera encore
plus à ceux qui ont les qualités contraires. C'est dans ce sens qu'Isocrate
disait qu'il serait malheureux que, ce qu'Euthynos avait appris, lui-même ne pût
arriver à le connaître (73).
XV. Quant à l'impossible, on
voit clairement qu'il se tire des arguments contraires à ceux que l'on vient
d'expliquer.
XVI. La question de savoir si un
fait a eu, ou n'a pas eu lieu, doit être examinée d'après les données qui vont
suivre. D'abord, si ce qui a naturellement moins de chance d'arriver a lieu, ce
qui a plus de chance d'arriver a dû avoir lieu.
XVII. Si ce qui d'ordinaire
arrive postérieurement a eu lieu, ce qui arrive antérieurement a eu lieu aussi.
Par exemple, si l'on a oublié, c'est qu'on a appris à une certaine époque.
XVIII. Si l'on peut et veut faire
une chose, on la fait toujours ; car rien n'empêche. Et aussi lorsqu'on a une
volonté, et que rien du dehors ne vient l'entraver.
XIX. De même, lorsque l'on a le
pouvoir de faim une chose et que l'on se met en colère ; lorsqu'on a ce pouvoir
et qu'un vif désir nous entraîne ; car, le plus souvent, on satisfait sa
passion lorsqu'on le peut : les gens vicieux par intempérance, et les gens
honnêtes parce qu'ils n'ont que des désirs honnêtes.
XX. Si une chose a été sur le
point d'être faite, elle a dû se faire ; car il y a vraisemblance que celui qui
va pour accomplir une action l'accomplisse.
XXI. De même, si un fait s'est
produit qui a lieu naturellement avant le fait en question, ou à cause de ce
fait : par exemple, s'il a éclairé, il a tonné aussi ; si l'on a essaye, on a
fait aussi. Pareillement, si un fait s'est produit qui a lieu naturellement
après le fait en question, ou à cause de ce fait, le fait antérieur a dû avoir
lieu ainsi due sa cause ; par exemple, s'il a tonné, il a éclairé aussi. De
toutes ces choses, les unes se passent ainsi, ou par une conséquence
nécessaire, ou la plupart du temps.
XXII. Quant à la non-existence
d'un fait, on voit qu'elle s'établit par les arguments contraires à ceux que
nous venons d'exposer.
Les arguments relatifs au fait futur
sont faciles à reconnaître d'après les mêmes raisonnements ; en effet, ce qui
est en notre pouvoir et dans nos desseins existera.
XXIII. De même les choses qui nous
sont suggérées par un désir passionné, par la colère et par le calcul, lorsque
nous avons la puissance. Pour la même raison, s'il y a en nous un élan ou une
disposition à faire immédiatement une chose, cette chose aura lieu ; car, le
plus souvent, ce qui est imminent arrive plutôt que ce qui ne l'est pas.
XXIV. De même, si un fait a
précédé qui soit de nature à se produire antérieurement. Par exemple, si le
ciel est chargé de nuages, il est vraisemblable qu'il pleuvra.
XXV. Et encore, si un fait a été
produit en vue de tel autre, il est vraisemblable que celui-ci doit avoir lieu.
Par exemple, s'il y a des fondations, il v aura aussi une maison.
XXVI. En ce qui concerne la
grandeur et la petitesse des choses, le plus et le moins et, d'une manière
générale, les choses grandes et petites, c'est facile à reconnaître d'après nos
explications précédentes (74).
Dans les pages relatives aux discours délibératifs, on a traité de la grandeur
des biens et, généralement, du plus et du moins. Ainsi donc, comme, dans chaque
(genre) de discours, le but qu'on se propose est un bien, tel, par exemple, que
l'utile, le beau, le juste, c'est évidemment à ces éléments que tous les
orateurs doivent emprunter leurs amplifications.
XXVII. Chercher au delà, quand il
s'agit de grandeur absolument parlant et de supériorité, c'est parler houe ne
rien dire ; car, lorsqu'on traite une question, les faits particuliers ont plus
de poids que les généralités.
Ainsi donc, voilà ce qu'il y avait à
dire ; sur le possible et l'impossible, sur le point de savoir si un fait a en
lien ou non, et aura lieu ou non, enfin sur la grandeur et la petitesse des
choses.
I. Il nous reste à parler des
preuves communes à tous (les genres), puisque l'on a parlé des preuves
particulières (à chacun d'eux). Les preuves communes sont de deux sortes :
l'exemple et l'enthymème, car la sentence est une partie de l'enthymème.
II. Parlons donc, en premier
lieu, de l'exemple, car l'exemple ressemble à l'induction ; or l'induction est
un point de départ.
II y a deux espèces d'exemples :
l'une consiste à relater des faits accomplis antérieurement ; dans l'autre, on
produit l'exemple lui-même. Cette dernière espèce est tantôt une parabole,
tantôt un récit, comme les récits ésopiques ou les récits libyques.
III. Il y aurait exemple de la
première espèce si l'on disait qu'il faut faire des préparatifs (de guerre)
contre le Roi et ne pas le laisser mettre la main sur l'Égypte, en alléguant
qu'effectivement, jadis, Darius ne passa (en Grèce) qu'après s'être rendu
maître de l'Égypte et que, après l'avoir prise, il passa (en Grèce). Xerxès,
à son tour, ne marcha (contre la Grèce) qu'après s'être rendu maître (de
l'Égypte), et, une fois maître (de ce pays), il passa (en Grèce) ; de sorte
que, si le Roi (actuel) vient à prendre l'Égypte, il marchera (contre nous). Il
ne faut donc pas (la) lui laisser prendre.
IV. La parabole, ce sont les
discours socratiques comme, par exemple, si l'on veut faire entendre qu'il ne
faut pas que les charges soient tirées au sort, on alléguera que c'est comme si
l'on tirait au soit les athlètes (choisissant) non pas ceux qui seraient en
état de lutter, mais ceux que le sort désignerait ; ou comme si l'on tirait au
sort, parmi les marins, celai qui tiendra le gouvernail et qu'on dût, choisir
celui que le sort désigne, et non celui qui sala s'y prendre.
V. Le récit c'est, par
exemple, celui de Stésichore au sujet de Phalaris (75),
et celui d'Esope, au sujet du démagogue. Stésichore (76)
voyant les habitants d'Himère choisir Phalaris pour dictateur militaire et se
disposer à lui donner une garde du corps, après avoir touché divers autres
points, leur fit ce récit : "Un cheval occupait seul un pré ; survint un
cerf qui détruisit sa pâture. Il voulut se venger du cerf et demanda à un homme
s'il ne pourrait pas l'aider à châtier le cerf. L'homme lui répondit que oui,
s'il acceptait un frein et que lui-même le montât en tenant des épieux à la
main. (Le cheval) ayant consenti et (l'homme) l'ayant monté, au lieu d'obtenir
vengeance, le cheval fut, dès lors, asservi à l'homme. Vous de même, dit-il,
prenez garde que, en voulant tirer vengeance de l'ennemi, vous ne subissiez le
même sort que le cheval. Vous avez déjà le mors, ayant pris un général
dictateur ; mais, si vous lui donnez une garde et que vous vous laissiez monter
dessus, dès lors, vous serez asservi à Phalaris (77)."
VI. Ésope, plaidant à Samos
pour un démagogue sous le coup d'une accusation capitale, s'exprima en ces
termes : "Un renard, qui traversait un fleuve, fut entraîné dans une
crevasse du rivage. Ne pouvant en sortir, il se tourmenta longtemps et une
multitude de mouches, de chiens ou tiquets, s'acharnèrent après lui. Un
hérisson, errant par là, l'aperçut et lui demanda avec compassion s'il voulait
qu'il lui ôtât ces mouches. Il refusa ; le hérisson lui ayant demandé pourquoi
: "C'est que celles-ci, dit-il, sont déjà gorgées de mon sang et ne m'en
tirent plus qu'une petite quantité mais, si tu me les ôtes, d'autres mouches,
survenant affamées, suceront ce qu'il me reste de sang." Eh bien ! donc,
dit Ésope, celui-ci, Samiens, ne vous fait plus de mal, car il est riche ;
tandis que, si vous le faites mourir, d'autres viendront, encore pauvres, dont
les rapines dévoreront la fortune publique."
VII. Les récits sont de mise
dans les harangues ; ils ont ce bon côté que, trouver des faits analogues à
puiser dans le passé est chose difficile, tandis qu'inventer des histoires est
chose facile ; car il faut les imaginer, comme aussi les paraboles, en veillant
à ce que l'on puisse saisir l'analogie, ce qui est facile avec le secours de la
philosophie.
VIII. Ainsi les arguments sont
plus aisés à se procurer que l'on emprunte aux apologues ; mais ils sont plus
utiles à l'objet de la délibération quand on les emprunte aux faits historiques
; car les faits futurs ont, le plus souvent, leurs analogues dans le passé.
IX. Il faut recourir aux exemples,
soit que l'on n'ait pas d'enthymèmes à sa disposition - et alors c'est à titre
d'arguments démonstratifs, car la preuve s'établit par leur moyen, - soit que
l'on en ait, et c'est à titre de témoignages appliqués comme des épilogues
(péroraisons) s'ajoutant aux enthymèmes. Les exemples placés en tête d'un
discours ressemblent à une induction ; or l'induction n'est pas un procédé
familier aux orateurs, sauf dans un petit nombre de cas. Mais ceux qui figurent
comme épilogues ressemblent à des témoignages ; or le témoin a toujours un
caractère persuasif. Aussi l'orateur qui les place au début est obligé de
s'étendre longuement, tandis que, pour celui qui les emploie comme épilogues,
un seul exemple peut suffire ; car un témoin sûr, fût-il unique, est utile.
I. Quant aux discours à
sentences, après avoir dit ce que c'est que la sentence, il nous sera très
facile de voir sur quelles sortes de sujets, dans quels cas et à qui il
convient de recourir au langage sentencieux dans les discours.
II. La sentence est une
affirmation portant non pas sur des faits particuliers, comme, par exemple, sur
le caractère moral d'Iphicrate, mais sur des généralités ; ni sur toutes choses
indistinctement, comme, par exemple, cet énoncé que la ligne droite est le
contraire de la ligne courbe, mais sur toutes choses relatives à des actions et
sur la question de savoir le parti qu'il faut prendre, ou repousser, en vue
d'une affaire. Ainsi donc, comme les enthymèmes sont des syllogismes qui
portent sur telle ou telle chose, presque toujours les conclusions des
enthymèmes et leurs points de départ, abstraction faite du syllogisme, sont des
sentences. Exemple :
Un homme qui a du bon
sens ne doit jamais enseigner à ses enfants une science superflue.
Cela est une sentence. Si l'on y
ajoute la cause et la raison, le tout formera un enthymème. Exemple :
Car, sans parler des
autres effets de leur oisiveté, ils s'attireront l'envie haineuse de leurs
concitoyens ;
Et ceci :
Il n'est personne qui
soit heureux en tout ;
Et ceci :
Il n'est personne
parmi les hommes qui soit libre.
Voilà une sentence, et, avec ce qui
suit, un enthymème :
Car on est esclave ou
de la richesse, ou de la fortune.
III. Si la sentence est ce que
nous avons dit, il s'ensuit nécessairement qu'il y a quatre espèces de
sentences. Il y aura des sentences avec épilogue, ou des sentences sans
épilogue (78).
IV. Les unes réclament une
démonstration : ce sont celles qui expriment une pensée paradoxale ou
controversée ; celles qui n'expriment rien de paradoxal ne sont pas
accompagnées d'épilogue.
V. Parmi celles-ci, les unes,
la question étant connue d'avance, n'ont, par une conséquence nécessaire, aucun
besoin d'un épilogue. Exemple:
Le plus grand bien,
pour un homme, c'est, à notre avis du moins, de se bien porter.
En effet, ce parait être une opinion
commune. Il en est d'autres qui, aussitôt énoncées, deviennent évidentes pour
ceux qui les examinent. Exemple :
Il n'est pas amoureux
celui qui n'aime pas toujours.
VI. Parmi les sentences avec
épilogue, les unes sont une partie d'enthymème, comme celle-ci :
Il ne faut jamais
qu'un homme qui a du bon sens...
D'autres tiennent de l'enthymème,
mais ne sont pas une partie d'enthymème ; ce sont les plus recherchées. Telles
sont les sentences dans lesquelles on reconnaît la raison de la pensée qu'elles
expriment. Exemple :
Ne garde pas une
colère immortelle, étant toi-même mortel.
En effet, le fait de dire qu'il ne
faut pas garder toujours sa colère, c'est une sentence ; et la proposition
additionnelle a étant toi-même mortel n en est l'explication.
Autre exemple analogue :
Le mortel doit songer
aux choses mortelles ; les choses immortelles ne doivent pas occuper le mortel.
VII. On voit clairement, d'après
ce qui précède, combien il y a d'espèces de sentences, et à quel objet il
convient d'en appliquer chaque espèce. Sur des matières controversées ou paradoxales,
la sentence ne peut se passer d'épilogue ; mais il faut ou que l'épilogue,
placé au début, emploie la sentence à titre de conclusion, comme, par exemple,
si l'on dit :
Quant à moi, je dis
que, puisqu'on ne doit ni exciter l'envie, ni vivre dans l'oisiveté, il ne faut
pas s'instruire ;
--ou que celui qui a débuté par ces
derniers mots dise ensuite ce qui a précédé. Sur des matières non paradoxales,
mais obscures, il faut ajouter le pourquoi en termes très précis (79).
VIII. Dans les cas de cette
sorte, ce qui convient, ce sont les apophtegmes lacédémoniens et ceux qui
tiennent de l'énigme ; comme, par exemple, si l'on voulait dire ce que
Stésichore disait en présence des Locriens :
Il ne faut pas être
provocants, de peur que vos cigales ne chantent à même la terre (80).
IX. L'usage des sentences
convient au vieillard, en raison de son âge et pourvu qu'il les applique à des
sujets dont il a l'expérience. Qu'il y ait inconvenance à parler par sentences
quand on n'est pas arrivé à cet âge, comme aussi à raconter des histoires ; et
sottise, mauvaise éducation à lancer des sentences à propos de questions que
l'on ne possède pas, en voici une marque suffisante : c'est que les gens
grossiers sont, plus que personne, grands faiseurs de sentences et lancent
volontiers des apophtegmes.
X. L'énoncé d'une généralité,
à propos d'un fait qui n'est pas général, est de mise dans un mouvement
oratoire où l'on cherche des effets d'attendrissement ou d'indignation ; soit
qu'on place ces effets dans l'exorde, ou après la démonstration (81).
XI. Il faut employer des
sentences consacrées par l'usage et d'une application générale, si l'on peut le
faire utilement ; car leur caractère général, justifié par le consentement
unanime, en fait ressortir l'à-propos.
Ainsi, par exemple, quand on exhorte
à braver un danger des gens qui n'ont pas sacrifié :
Le seul augure
vraiment bon, c'est de se battre pour son pays (82)
;
ou des gens qui sont plus faibles
que l'ennemi :
Mars est pour les uns
comme pour les autres (83)
;
ou (pour exhorter) à faire périr les
enfants des ennemis, bien qu'inoffensifs :
Insensé celui qui,
après avoir tué le père, laisserait vivre les enfants (84).
XII. Il y a, en outre, quelques
proverbes qui sont en même temps des sentences ; celui-ci, par exemple :
"Voisin
athénien (85)."
XIII. Il faut encore énoncer des
sentences pour réfuter les dictons qui sont dans le domaine public (je nomme
ainsi, par exemple, le mot : "Connais-toi toi-même"),
ou "Rien de trop," lorsque le
caractère moral (de l'orateur) doit en paraître meilleur, ou que l'on s'est
exprimé avec passion. Or on s'exprime avec passion si, transporté de colère, on
déclare qu'il est faux qu'on doive se connaître soi-même ; c'est-à-dire que, si
(l'adversaire) s'était connu lui-même, il n'aurait jamais eu la prétention de
conduire une armée. Le caractère moral sera présenté comme meilleur si l'on
avance qu'il ne faut pas, comme on le dit, aimer comme si l'on devait haïr un jour,
mais plutôt haïr comme si l'on devait aimer.
XIV. Il faut manifester ses
intentions en termes exprès, ou sinon, alléguer au moins un motif, Par exemple,
en s'exprimant soit de la manière suivante :
"Il
faut aimer, non pas comme on le dit (86),
mais comme si l'on devait aimer toujours ; car l’autre façon est d'un traître
;" soit de cette manière-ci : "Je ne
goûte pas le précepte connu, car le véritable ami doit aimer comme s'il devait
aimer toujours;" ni cet autre : "Rien
de trop, car on doit vouer aux méchants une haine extrême".
XV. Les sentences offrent une
grande ressource dans les discours, laquelle tient uniquement à la vanité des
auditeurs. En effet, ceux-ci se complaisent à voir l’orateur, en énonçant une
généralité, rencontrer telles opinions qu'ils ont, eux, sur un point
particulier. Je vais expliquer mon dire et, tout ensemble, le moyen de se
procurer des sentences. La sentence, comme on l'a dit plus haut (87),
est une affirmation générale. Or on se comptait à entendre dire d'une façon
générale ce que l'on se trouvait déjà penser d'avance à propos d'un fait
particulier : qu'on se trouve, par exemple, avoir un voisin méchant ou de
méchants enfants, on sera de l'avis de la personne qui viendra dire. "Rien de plus délicat que le voisinage ;" ou
bien : "Rien de plus malavisé que d'avoir des
enfants." Il faut donc viser à rencontrer juste la condition où se
trouvent les auditeurs et la direction préalable de leurs pensées, puis énoncer
des généralités qui s'y rapportent.
XVI. Telle doit être une première
application de la sentence, mais il y en a une autre plus importante, car elle
donne un caractère moral au discours. Le caractère moral se révèle dans les
discours où l’intention de l’orateur se manifeste ; or, toute sentence atteint
ce résultat en faisant paraître l'orateur comme énonçant une sentence générale
à propos de l’objet particulier de ses intentions : de sorte que, si les
sentences sont honnêtes, elles donnent aux moeurs de l’orateur une apparence
honnête aussi.
Ainsi donc, voilà qui est dit sur la
sentence, sa nature, ses diverses espèces, ses applications et son utilité.
I. Parlons maintenant des
enthymèmes ; voyons de quelle manière il faut les chercher ; puis, après les
enthymèmes, des lieux ; car ce sont deux espèces de choses différentes.
II. L'enthymème est un
syllogisme, on l’a dit précédemment (88).
Nous avons montré aussi comment se forment les syllogismes (oratoires) et en
quoi ils diffèrent de ceux de la dialectique.
III. En effet, il ne faut pas,
ici, conclure en reprenant l'argument de loin, ni en admettant tous les termes
; le premier de ces procédés ferait naître l'obscurité de la longueur et, par
le second, il y aurait redondance, puisqu'on dirait des choses évidentes. C'est
ce qui tait que, dans les foules, les gens sans instruction sont plus
persuasifs que ceux qui sont instruits. Ainsi les poètes disent que les gens
sans instruction, devant une foule, parlent avec plus d'art (89)
(que les autres) ; car ces derniers remplissent leurs discours de lieux communs
et de généralités, tandis due ceux-là tirent leurs arguments de ce qu'ils
savent et restent dans la question. Aussi faut-il parler non pas d'après les
vraisemblances, mais d'après des faits déterminés, par exemple, dans l'esprit
des juges ou des personnes qu'ils acceptent (comme compétentes) (90)
; et dire ce qui paraît évident à tout le monde, ou au plus grand nombre. Il ne
faut pas conclure seulement d'après les choses nécessaires, mais, en outre,
d'après ce qui a lieu le plus souvent.
IV. En premier lieu, par
conséquent, il faut comprendre que, relativement au point sur lequel on doit
parler et argumenter au moyen d'un syllogisme, politique ou de toute autre
nature, il est nécessaire de posséder dans tous ses détails, ou dans
quelques-uns, la question qui s'y rapporte ; car, n'étant en possession d'aucun
de ces détails, tu ne pourrais en tirer aucune conclusion.
V. Je m'explique : comment,
par exemple, pourrions-nous conseiller aux Athéniens de faire ou de ne pas
faire la guerre, sans savoir quelles sont leurs ressources en marine, en armée
de terre, ou dans l'une et l'autre ; quel est l'effectif, quels sont les
revenus, les alliés, les ennemis ; et encore, quelles guerres ils ont
soutenues, dans quelles conditions, et tant d'autres questions analogues
VI. Comment faire leur éloge, si
nous ignorions le combat naval de Salamine, ou la bataille de Marathon, ou
leurs exploits pour secourir les Héraclides, ou quelque autre des faits de ce
genre ? Car c'est toujours sur de belles actions, réelles ou apparentes, que
repose un éloge.
VII. Semblablement, on leur
inflige un blâme d'après des faits contraires, en examinant quel est le fait à
eux imputable soit en réalité, soit en apparence ; celui-ci, par exemple,
qu'ils ont asservi les Grecs, même après les avoir eus pour alliés contre le
Barbare, et qu'ils ont emmené en esclavage des citoyens d'Égine et de Potidée
qui s'étaient distingués par leur conduite. On relèverait tous les autres
procédés de cette sorte et toute autre faute qu'ils auraient commise. C'est
ainsi que, dans l'accusation et dans la défense, l'examen des circonstances
amène à accuser et à défendre.
VIII. Il n'importe en rien qu'il
s'agisse des Athéniens, des Lacédémoniens, d'un homme ou d'un dieu, pour
recourir à cette même pratique ; car, voulant conseiller Achille, le louer, le
blâmer, l'accuser, le défendre, il faut considérer les circonstances clans
lesquelles il se trouve, ou parait se trouver, afin de discourir d'après ces
circonstances, le louant ou le blâmant suivant que sa conduite est belle ou
laide, l'accusant ou le défendant suivant qu'elle est juste ou injuste, le
conseillant suivant que l'affaire est utile ou nuisible.
IX. Il en sera de même à propos
d'un sujet quelconque ; par exemple, dans une question de justice, (on
examinera) si la chose est bonne ou non, d'après les conditions inhérentes à la
justice ou au bien.
X. Ainsi donc, comme on voit
tout le monde s'y prendre de cette façon pour démontrer, soit que le syllogisme
employé soit plus précis ou plus vague (car on ne les tire pas de n'importe
quel fait, mais de ceux qui se rattachent à chaque affaire en question, et cela
avec le secours de la raison, attendu qu'il est évidemment impossible de
démontrer par un autre moyen), il s'ensuit évidemment aussi que l'on devra ; de
même que dans les Topiques, avoir pour chaque affaire un choix d'arguments qui
portent sur les éventualités admissibles et sur les faits le plus en rapport avec
la circonstance.
XI. Lorsqu'il s'agit
d'incidents qui surviennent à l'improviste, il faut chercher (ses arguments)
par la même méthode, en envisageant non pas ceux d'une application
indéterminée, mais ceux qui ont trait au sujet même train : dans le discours et
en se renfermant, le plus souvent, dans les termes qui touchent de plus près à
l'affaire. D'abord, plus les faits actuels qu'on peut alléguer sont nombreux,
plus la démonstration devient facile ; ensuite, plus ils tiennent de près à
l'affaire, plus ils s'y rapportent, moins on s'égare dans les généralités.
XII. J'appelle "généralité (91)"
l'éloge d'Achille fondé sur ce que c'était un homme, un demi-dieu, un de ceux
qui firent l'expédition contre Ilion ; car ces traits s'appliquent tout autant
à beaucoup d'autres, de telle sorte que l'auteur d'un tel éloge ne dirait là
rien de plus en faveur d'Achille que de Diomède.
J'appelle au contraire
"particularités" ce qui n'est arrivé qu'au seul Achille, par exemple,
d'avoir tué Hector, le principal guerrier des Troyens, et Cycnos, qui sut
empêcher toute l'armée ennemie de sortir (des vaisseaux), vu qu'il était
invulnérable (92),
et d'avoir pris part à l'expédition dans la première jeunesse et sans être lié
par un serment ; enfin toutes les autres considérations de même nature. C'est
là la première manière de choisir les arguments, et tel est le premier
(syllogisme) topique.
XIII. Parlons maintenant des
éléments des enthymèmes ; or, dans mon opinion, un élément et un lieu
d'enthymème sont une même chose.
XIV. Voyons de quoi il est
nécessaire de discourir en premier lieu. En effet, il y a deux sortes
d'enthymèmes. Les uns ont pour objet de démontrer que tel fait est, ou n'est
pas ; les autres, de réfuter. Ils différent entre eux comme, dans la
dialectique, la réfutation et le syllogisme.
XV. L'enthymème démonstratif
consiste à conclure d'après des faits reconnus ; le réfutatif, à conclure que
les faits ne le sont pas.
XVI. Nous disposons des lieux
presque pour chacune des sortes de choses utiles et nécessaires ; car, pour chaque
chose, on a fait un choix de propositions : notamment, parmi les lieux dont on
doit tirer des enthymèmes sur le bien et le mal, sur le beau et le laid, sur le
juste et l'injuste, sur les moeurs, les passions et les habitudes, nous avons
fait précédemment, un choix d'autant de lieux.
XVII. Il y a encore un autre
point de vue sous lequel nous allons considérer et détailler, en indiquant le
trait caractéristique, les lieux de réfutation, les lieux démonstratifs et ceux
des enthymèmes qui ne sont qu'apparents, mais non pas des enthymèmes réels,
puisqu'ils ne sont pas même des syllogismes. Puis, quand nous aurons fait cet
exposé, nous déterminerons, au sujet des arguments à détruire et des objections
à renverser, le point d'où il faudra partir pour combattre les enthymèmes.
I. Il y a un lieu, parmi les
démonstratifs, qui se tire des contraires ; car il faut examiner si, tel fait
positif existant, son contraire existe (93)
; alors on le détruit s'il n'existe pas, on le met en oeuvre s'il existe.
Exemple :
le fait d'être
tempérant est un bien, car le fait d'être intempérant est nuisible ;
ou, comme dans le discours messénien
(94)
:
En effet, si la guerre
est la cause des maux actuels, c'est nécessairement avec la paix que l'on
pourra se refaire ;
et encore :
S'il n'est pas juste
de se courroucer contre ceux qui ont fait du mal involontairement,
Il ne convient pas,
non plus, de savoir gré à quiconque ne fait du bien que contraint et forcé (95)
;
ou ceci :
Mais, puisque le
mensonge se fait croire parmi les mortels,
Il faut penser que,
par contre, bien des vérités n'obtiennent pas leur créance.
II. Un autre lieu se tire des
cas semblables ; car un fait semblable doit nécessairement ou se produire, ou
ne pas se produire. Exemple : une chose juste n'est pas toujours un bien
(autrement) une action (serait toujours subie) justement ; or, dans le moment
présent, il ne faut pas souhaiter de mourir justement.
III. Un autre lieu se tire des
choses corrélatives entre elles : car, si l'un des deux est dans le cas
d'accomplir envers l'autre une action belle ou une action juste, celui-ci sera
dans le cas de subir cette action ; s'il y a commandement (de tel caractère)
d'un côté, il y aura de l'autre exécution (de même caractère) ; comme, par
exemple, Diomédon au sujet des impôts :
S'il n'est pas honteux
à vous de vendre, il ne le sera pas non plus à nous d'acheter.
De même, s'il est beau ou juste
d'être mis dans telle situation, il le sera aussi d'y mettre quelqu'un, et
réciproquement. Or, c'est là un paralogisme ; car, si un homme est mort
justement (96),
il a subi une épreuve juste, mais elle n'est peut-être pas juste, venant de
toi. C'est pourquoi il faut examiner à part si le patient a pâti justement et
si l'agent a eu raison d'agir, puis appliquer (l'argument) de celle des deux
manières qu'il convient. En effet, il y a là quelquefois une discordance, et
rien ne peut l'empêcher. Prenons un exemple dans l'Alcméon de Théodecte :
Est-ce que personne,
parmi les mortels, ne haïssait ta mère ?
Et l'interlocuteur fait cette réponse
:
Eh bien ! c'est ce
qu'il faut examiner en faisant une distinction.
- Comment ? demande
Alphésibée.
Et l'autre, argumentant, répond :
Ils ont décidé qu'elle
mourrait, mais non pas que je devrais la tuer (97).
Prenons un autre exemple dans le
procès de Démosthène et des meurtriers de Nicanor (98).
Comme on avait jugé qu'ils l'avaient tué justement, on trouva qu'il était mort
justement.
Voici un autre exemple encore au
sujet du personnage qui mourut à Thébes (99)
et sur le cas duquel on prescrivit une enquête, à cette fin de savoir s'il
méritait de mourir, étant allégué qu'il n'était pas injuste de tuer un homme
dont la mort était juste.
IV. Un autre (lieu) se tire du
plus ou moins. Par exemple, si les dieux ne savent pas tout, encore moins les
hommes. En effet, voici le raisonnement : si telle chose n'est pas à la
disposition de celui qui pourrait plutôt en disposer, elle n'est pas non plus à
la disposition de celui qui en dispose moins. Mais celui-ci, que tel homme
frappe son prochain qui a frappé son père, est (déduit) de cet autre que, si le
moins existe, le plus existe aussi, et dans quelque sens que l'on doive dire
soit que le fait existe, soit qu'il n'existe pas.
V. De plus, il y a le cas du
"ni plus ni moins ". De là ces vers :
Lamentable est le sort
de ton père (100)
qui a perdu ses enfants,
Et l'on ne déplorerait
pas celui d’Énée, lui qui a perdu son glorieux fils (101)
?
De même cet autre raisonnement :
"Si Thésée n'a pas commis une injustice,
Alexandre (102)
non plus ;" et cet autre : "Si
Hector (a pu tuer) Patrocle, Alexandre (a bien pu tuer) Achille ;"
et ceux-ci : "Puisque même ceux qui cultivent
d'autres arts ne sont pas sans valeur, les philosophes ne le sont pas non plus
;" - "Si les chefs d'armée ne sont pas
sans valeur, même lorsqu'ils essuient plusieurs délaites, les sophistes pas
davantage ;" - "Si l'homme privé a
nécessairement souci de votre gloire, vous devez, vous aussi, avoir souci de
celle des Grecs."
VI. Un autre lieu se tire de la
considération du temps ; comme Iphicrate dans son discours contre Harmodius (103)
: "Si, avant l'accomplissement du fait,
j'avais prétendu à l'érection d'une statue au cas où je l'eusse accompli, vous
me l'auriez accordée ; et maintenant que je m'en suis acquitté, vous ne
l'accorderez pas ? Ne promettez donc pas au moment d'obtenir le résultat, pour
retirer quand vous l'avez obtenu." Autre exemple : pour que les
Thébains (laissent) Philippe passer en Attique, on leur dira que, s'il avait
élevé cette prétention avant de les secourir contre les Phocéens, ils auraient
promis le passage ; qu'il serait donc absurde à eux de ne point l'accorder,
puisqu'il les a gagnés par ce service et qu'il a compté sur eut.
VII. Un autre lieu se tire des
paroles prononcées contre nous-mêmes, pour combattre celui qui les a
prononcées. Ce procédé est excellent; il y en a un exemple dans le Teucer (104),
et Iphicrate s'en est servi contre Aristophon. Il lui demanda s'il serait homme
à livrer les vaisseaux pour de l'argent et, sur sa réponse négative : "Toi qui es Aristophon, lui dit-il, tu ne les aurais pas
livrés, et moi, Iphicrate; je l'aurais fait (105)
! » Une condition essentielle (pour cela) c'est que l'accusateur puisse
paraître avoir mal agi plutôt que son adversaire. Ainsi, pour citer un cas
contraire, il semblerait ridicule que l'on répondit par cet argument à une
accusation d'Aristide. Du reste, il sert à détruire l'autorité de l'accusateur;
car celui qui accuse a la prétention, généralement, d'être meilleur que celui
qui est poursuivi; il s'agit, par conséquent, de le réfuter sur ce point. En
général, c'est une chose absurde de reprocher aux autres ce que l'on fait
soi-même, ou ce dont on est capable, comme aussi de pousser les autres à faire
ce que l'on ne fait pas, ou ce dont on n'est pas capable.
VIII. Un autre lieu se tire de la
définition. Exemple: "Le démon (106)
n'est rien autre chose qu'un dieu ou une oeuvre de dieu ; or, du moment où l'on
croit que c'est une oeuvre de dieu, on croit nécessairement qu'il existe des
dieux (107)."
Autre exemple : Iphicrate disait que "l'homme
le meilleur est aussi le plus noble", donnant pour raison
qu'Harmodius et Aristogiton n'avaient rien de noble en eux avant d'avoir
accompli une noble action, et qu'il était de leur famille, "attendu, ajoutait-il, que mes actes sont, plus que les
tiens, de la même nature que ceux d'Harmodios et d'Aristogiton."
Autre exemple, pris dans l'Alexandre (108)
: "Tout le monde s'accorde à dire que ceux-là
sont intempérants qui ne recherchent pas la possession d'une seule personne (109)".
Tel était aussi le motif allégué par Socrate pour ne pas aller chez Archélaüs (110)
: "Il y a quelque chose de blessant,
disait-il, à ne pas pouvoir répondre à un procédé quand il est bon, aussi bien
que lorsqu'il est mauvais."
On voit qu'en effet tous ces
personnages sont partis d'une définition et considèrent la nature de la chose
définie pour raisonner sur le sujet dont ils parlent.
IX. Un autre lieu se tire du
nombre de manières dont une chose peut être entendue. Il y en a des exemples
dans les Topiques au sujet du mot ôryÇw
(correctement) (111)
X. Un autre, de la division.
Exemple : si tous les hommes font du mal pour trois motifs (112)
; car ce sera à cause de celui-ci, de celui-là, et d'un autre. Or, que ce soit
pour les deux premiers, c'est impossible : et, quant au troisième, il n'est
même pas allégué par l'adversaire.
XI. Un'autre, de l'induction.
Exemple pris dans le discours pour la Péparéthienne (113)
où il était établi que, sur la question des enfants, les femmes, partout,
déterminent la vraie situation. A Athènes, c'est ce que la mère déclara à
l'orateur Mantias, qui discutait contre son fils (114).
A Thèbes, comme Isménias et Stilbon étaient en contestation, Dodonis déclara
que l'enfant était fils d'Isménias et, par suite, on décida que Thessaliscus
était fils d'Ismérias. Autre exemple emprunté à la Loi, de Théodecte (115)
: "L'on ne confie pas ses chevaux à ceux qui
ont mal soigné ceux des autres, ni ses vaisseaux à ceux qui ont laissé couler
ceux d'autrui ; par conséquent, s'il en est de même de toute chose, ce n'est
pas à ceux qui ont mal assuré le salut des autres qu'il faudra recourir pour
assurer le sien propre." Autre exemple tiré d'Alcidamas : "Tous les peuples honorent les sages à Paros, on a honoré
Archiloque, en dépit de ses médisances, à Chio ; Homère, qui n'en était pas ; à
Mityléne Sapho, malgré son sexe ; les Lacédémoniens ont admis Chilon dans le
sénat, eux qui n'étaient guère amis des lettres ; Pythagore en Italie,
Anaxagore à Lampsaque, ou ils étaient étrangers, reçurent les honneurs funèbres
et y sont encore honorés aujourd'hui. Les Athéniens furent heureux tant qu'ils
appliquèrent les lois de Solon, et les Lacédémoniens celles de Lycurgue ; à
Thèbes, dès que les philosophes furent au pouvoir, la cité prospéra."
XII. Un autre lieu se tire d'un
jugement prononcé sur un cas identique, ou analogue, ou contraire, notamment
s'il a été porté par tout le monde et en toute circonstance, ou du moins par le
plus grand nombre, ou par des sages, soit tous, soit la plupart d'entre eux, ou
par des gens de bien, ou encore par les juges eux-mêmes, ou par des gens dont
les juges acceptent l'arbitrage, ou auxquels il n'est pas possible d'opposer un
jugement contraire, tels que les patrons ; ou par ceux auxquels il ne serait
pas convenable d'opposer des décisions contraires, tels que les dieux, un père,
ceux qui nous ont instruits.
Tel est l'argument d'Autoclès (116)
contre Mixidémide : "Il a été convenable pour
les Déesses Vénérables (117)
de passer en jugement devant l'Aréopage, et il ne le serait pas pour
Mlixidémide ?" ou encore celui de Sapho : "La mort est un mal, car les dieux en ont jugé ainsi ;
autrement, ils seraient mortels" ; ou celui d'Aristippe répondant à
Platon, qui produisait une assertion trop affirmative à son avis : "mais notre ami, dit-il, ne s'est jamais autant avancé,"
voulant parler de Socrate. Hégésippe (118)
interrogeait le dieu à Delphes, après avoir consulté à Olympie, pour voir si
l'avis donné (par le fils) (119)
serait conforme à celui du père, jugeant qu'il serait honteux qu'il y eût
contradiction. C'est ainsi qu'Isocrate, dans l'Éloge d'Hélène, a écrit
qu'elle fut une femme de valeur, puisque Thésée la jugea telle ; il en dit
autant d'Alexandre (120),
"lui que les déesses choisirent pour juge."
Dans son éloge d'Évagoras, Isocrate, pour prouver que c'était un homme de
valeur, rappelle que "Conon dans son
infortune, laissant de côté tous les autres, se rendit auprès d'Évagoras (121)."
XIII. Un autre lieu se tire des
parties (122),
comme dans les Topiques, où l'on a vu "en
quelle sorte de mouvement est l'âme", car c'est tel mouvement ou
tel autre. Exemple tiré du Socrate de Théodecte : "Envers quel sanctuaire fut-il impie ? quels sont les
dieux qu'il n'a pas honorés, parmi ceux que la ville (d'Athènes) reconnaît ?"
XIV. Un autre lieu, en raison de
ce fait que, dans la plupart des circonstances, il y a, comme conséquence, un
mélange de bien et de mal, consiste à établir les arguments d'après cette
conséquence pour exhorter ou dissuader, accuser ou défendre, louer ou blâmer.
Exemple : l'instruction a pour conséquence d'exciter l'envie, ce qui est un mal
; mais aussi être savant est un bien ; donc il ne faut pas s'instruire, car il
ne faut pas exciter l'envie ; mais il faut s'instruire, car il faut être
savant. Ce lieu constitue l'art de Callippe, qui admet en outre le possible et
les autres cas expliqués précédemment (123).
XV. Un autre lieu, c'est,
lorsque l'on doit exhorter on détourner au sujet des deux questions opposées,
d'appliquer aux deux questions le lieu dont on vient de parler. Il en diffère
en ce que là ce sont deux termes quelconques que l'on oppose, tandis que, ici,
se sont les contraires. Exemple: une prêtresse ne voulait pas permettre à son
fils de parler en public : "Si tu avances des
choses conformes à la justice, lui dit-elle, ce sont les hommes qui te haïront
; si des choses injustes, ce sont les dieux." Par contre : "II faut parler en public ; car, si tu avances des choses
conformes à ta justice, ce sont les dieux qui t'aimeront, et si des choses
injustes, ce sont les hommes." C'est la même chose que ce que l'on
appelle "acheter le marais et son sel (124)".
Le raisonnement a ses conclusions tournées en dehors lorsque, deux termes étant
contraires, un bien et un mal sont la conséquence de chacun d'eux, et que
chacun d'eux a une conséquence contraire à celle de l'autre.
XVI. Un autre lieu est celui-ci
: comme on ne loue pas les mêmes choses ouvertement et en secret, mais que ce
sont principalement celles qui sont justes et belles qu'on loue ouvertement et
les choses utiles qu'on louera de préférence à part soi, on doit tâcher de
conclure l'autre de ces deux choses (125)
; car ce lieu est celui qui a le plus de force quand il s'agit d'assertions
para 'orales.
XVII. Un autre se tire des faits
qui présentent une certaine corrélation. Exemple : Iphicrate, comme on voulait
forcer son fils à remplir et à supporter sa part des charges publiques, bien
qu'il ne fût pas encore d'âge, sous prétexte qu'il était grand, s'exprime ainsi
: " Si l'on juge que les enfants de grande
taille sont des hommes, on devra décréter qui les hommes de petite taille sont
des enfants." De même Théodecte, dans la Loi : "Vous donnez le droit de cité à des mercenaires tels que
Strabax et Charidème, en raison de leur probité ; mais alors ne bannirez-vous
point ceux des mercenaires qui auront commis des fautes irréparables ?"
XVIII. Un autre se tire de
l'éventualité d'après laquelle le fait serait le même, et consiste à dire que
la cause serait identique. Exemple emprunté à Xénophane qui disait : "Sont également impies ceux qui disent que les dieux ont
pris naissance et ceux qui prétendent qu'ils meurent, car la conclusion de
l'une et de l'autre opinion, c'est qu'à un moment donné les dieux n'existent
pas." Il consiste aussi, d'une manière générale, à considérer le
résultat de chaque fait comme étant toujours le même : "Vous allez prononcer non pas sur le sort de Socrate ;
mais sur l'étude qui l'occupe ; en d'autres termes, décider s'il faut
philosopher (126)."
Il consiste encore à dire que "donner la terre
et l'eau, c'est se laisser asservir," ou "participer à la paix commune, c'est exécuter les
conditions qu'elle impose (127)
". Seulement il faut choisir celui des termes de l'alternative qui offre
un côté avantageux à la cause (128).
XIX. Un autre lieu se tire de ce
fait que les mêmes personnes n'adoptent pas toujours le même parti avant et
après, mais tantôt l'un, tantôt l'autre. En voici un exemple dans cet enthymème
: "Chassés de notre ville, nous combattions
afin d'y rentrer, et, rentrés maintenant, nous la quitterions pour ne pas
combattre !" En effet, ils préféraient (129)
alors rester dans leur ville, dussent-ils combattre, et plus tard, ne pas
combattre, dussent-ils ne pas y rester (130).
XX. Un autre lieu consiste à
dire que telle chose, qui aurait pu être causée par tel mobile, bien qu'il n'en
soit rien, l'est ou l'a été. Exemple : si l'on faisait un présent à quelqu'un
afin de l'affliger en le lui retirant. De là cette pensée :
Souvent notre démon
(ou génie), lorsqu'il nous accorde de grands bonheurs, ne le fait pas dans une
intention bienveillante, mais afin de donner plus d'éclat à nos revers (131)
;
et celle-ci tirée du Méléagre
d'Antiphon :
Ce n'était pas pour
tuer le monstre, mais pour qu'ils pussent attester à toute la Grèce la valeur
de Méléagre.
Et ce mot de l'Ajax de Théodecte :
que si Diomède donna la préférence à Ulysse, ce n'était pas en vue de lui faire
honneur, mais afin d'avoir un compagnon inférieur à lui-même : car il est
admissible que ce fut là son mobile.
XXI. Un autre lieu, commun à ceux
qui plaident et à ceux qui délibèrent, c'est d'examiner les faits qui suggèrent
une action ou qui en détournent, ainsi que les considérations par lesquelles on
agit ou l'on évite d'agir. Car il est telles choses que l'on doit faire si ces
considérations se présentent ; par exemple, si l'action est possible, facile,
avantageuse ou à soi-même, ou à ses amis, ou nuisible à nos ennemis et de
nature à les punir, ou encore si la punition encourue par nous est moins
importante que le profit de notre action. Ces considérations nous portent à
agir et leurs contraires nous en détournent. Ce sont les mêmes qui nous servent
pour accuser et pour défendre. On emploie celles qui détournent pour la défense
et celles qui portent à agir pour l'accusation. Ce lieu constitue tout l'art de
Pamphile et de Callippe (132).
XXII. Un autre lieu se tire des
faits qui semblent bien arriver, mais qui sont cependant incroyables en ce sens
qu'ils sembleraient impossibles, s'ils n'existaient réellement ou s'ils
n'étaient à la veille de se produire, et aussi parce qu'ils arrivent plutôt
(que d'autres). En effet, on n'a d'opinion que sur un fait existant, ou sur un
fait vraisemblable. Par conséquent, si la chose est à la fois incroyable et
invraisemblable, il faut nécessairement qu'elle soit réelle (133)
; car ce n'est pas comme vraisemblable ou probable qu'elle pourrait paraître
telle. Exemple: Androclès de Pitthée parlant contre les lois, comme on lui
répondait par des rumeurs tumultueuse : "Les
lois, dit-il, ont besoin d'une autre loi qui les corrige, car les poissons ont
besoin de sel, et cependant il n'est pas vraisemblable, ni probable que, vivant
dans l'eau salée, ils aient besoin de sel, et les olives, d'huile, et
cependant, il est incroyable que ce qui sert à faire l'huile ait besoin d'huile."
XXIII. Un autre lieu propre à la
réfutation consiste à examiner les faits qui ne concordent pas, pour voir si
cette discordance leur vient de diverses circonstances, actions et paroles
quelconques, en considérant séparément la situation de son contradicteur ; par
exemple : "Il dit qu'il est votre ami, mais il
a prêté serment aux Trente ;" - ou la sienne propre : "Il dit que j'aime les procès, mais il ne peut démontrer
que j'en aie provoqué un seul ;" - ou enfin, celle du contradicteur
et la sienne propre : "Il n'a jamais prêté
d'argent, lui, et moi, j'ai libéré (de leurs dettes) beaucoup d'entre vous."
XXIV. Un autre lieu, c'est de
répondre à des imputations, ou à des faits d'un caractère calomnieux, produits
antérieurement et donnant le change, en expliquant la raison d'être du fait qui
a paru étrange ; car il a fallu quelque chose qui fit naître cette calomnie.
Exemple : (une mère) dont une autre femme a ravi le fils par substitution (134) semblait, en raison des caresses qu'elle
prodiguait au jeune homme (repris par elle), avoir avec lui une liaison intime.
Son motif exposé (135), la calomnie tomba. C'est comme dans l'Ajax
de Théodecte ; Ulysse explique à Ajax comment, tout en étant plus brave que
lui, Ajax, il paraît ne pas l'être (136).
XXV. Un autre lieu se tire de la
cause, et (l'on dit), si elle existe, que l'effet se produit ; si elle n'existe
pas, qu'il ne se produit pas ; car la cause et ce dont elle est cause existent
ensemble, et il n'y a pas d'effet sans cause. Exemple : Laodomas, dans sa
propre défense, à cette imputation de Thrasybule qu'il avait eu son nom inscrit
sur la stèle (infamante) de l'Acropole et qu'il l'avait fait effacer sous les
Trente, répondit que ce n'était pas admissible, attendu que les Trente auraient
eu plus de confiance en lui si sa haine du peuple avait été inscrite sur la
stèle.
XXVI. Un autre lieu, c'est
d'examiner si (la personne en cause) ne pouvait pas, ou ne peut pas encore, en
s'y prenant autrement, faire quelque chose de mieux que l'action qu'elle
conseille, ou qu'elle fait, ou qu'elle a faite ; car il est évident que, s'il
n'en était pas ainsi (137), telle n'aurait pas été sa conduite ; et en
effet, personne n'adopte volontairement et sciemment un mauvais parti. Mais ce
raisonnement est faux : souvent le jour ne se fait que plus tard sur la
meilleure conduite à tenir, tandis qu'auparavant la question était obscure.
XXVII. Un autre lieu, c'est, au
moment où va s'accomplir une action opposée à celles qu'on a déjà faites, de
considérer toutes ces actions ensemble. Ainsi Xénophane, comme les Éléates lui
demandaient s'ils devaient offrir des sacrifices à Leucothée et la pleurer ou
non, leur donna le conseil, s'ils voyaient en elle un être divin, de ne pas la
pleurer ; ou, s'ils en faisaient un être humain, de ne pas lui sacrifier (138).
XXVIII. Un autre lieu, c'est
d'accuser ou de se défendre en alléguant les erreurs commises. Par exemple,
dans la Médée de Carcinus, d'une part on accuse celle-ci d'avoir tué ses
enfants, en alléguant qu'elle ne les fait pas paraître ; car elle avait commis
la faute de les renvoyer. De son côté, elle allègue, pour se défendre, qu'elle
n'aurait pas tué ses enfants, mais Jason, car elle aurait fait une faute en
n'accomplissant pas cette action à supposer qu'elle eût accompli l'autre. C'est
là un lieu d'enthymème et une variété qui constitue tout le premier traité de
Théodore.
XXIX. Un autre se tire du nom,
comme, par exemple, dans Sophocle :
Il est significatif le
nom que porte Sidéro
(139),
et comme on a l'habitude d'en user
dans les louanges des dieux.
C'est ainsi que Conon appelait
Thrasybule "'homme à la forte volonté (140)" ; qu'Hérodicos disait à Thrasymaque :
"Tu es toujours un combattant résolu (141)" et à Polus : "Tu es toujours un poulain (142) ;" et en parlant de Dracon le
législateur : "Ses lois ne sont pas d'un
homme, mais d'un dragon," à cause de leur sévérité. C'est ainsi que
l'Hécube d'Euripide dit d'Aphrodite :
Oui, c'est à bon droit
que le nom de cette déesse a le même commencement que celui de la folie (143) ;
et dans Chérémon (144) :
Penthée, qui porte
dans son nom le triste mort qui l'attend (145)
XXX. En fait d'enthymèmes, on
goûte plus ceux qui sont propres à réfuter que les démonstratifs, attendu que
l'enthymème, pour réfuter, donne en raccourci une collection d'arguments
contradictoires et que les rapprochements qui en résultent sont plus sensibles
pour l'auditeur. Du reste, parmi tous les enthymèmes, soit de réfutation, soit
de démonstration, ceux-là produisent le plus d'effet dont la conclusion se
laisse prévoir dès les premiers mots, sans que ce soit à cause de leur banalité
: car l'auditeur est content de lui lorsqu'il pressent ce qui va venir ; et
pareillement les enthymèmes dont la conclusion se fait attendre juste autant
qu'il faut pour qu'on les connaisse dès qu'ils sont énoncés.
I. Comme il peut arriver que
tel syllogisme soit réel et que tel autre ne le soit pas, mais ne soit
qu'apparent, il s'ensuit nécessairement que l'enthymème, tantôt est un réel
enthymème, tantôt ne l'est pas, mais qu'il n'est qu'un enthymème apparent, car
l'enthymème est une sorte de syllogisme (146).
II. Les lieux des enthymèmes
apparents sont d'abord le lieu, qui consiste dans l'expression. Une partie de
ce lieu, c'est, comme dans les arguments dialectiques, de dire en dernier comme
conclusion, sans avoir fait de syllogisme : "Ce
n'est donc pas ceci et cela ; il faut donc que ce soit ceci et cela."
Eu effet, un énoncé fait en termes contournés et contradictoires prend
l'apparence d'un enthymème, car cet énoncé est comme le siège d'un enthymème,
et cette apparence tient à la forme de l'expression. Pour parler d'une façon
syllogistique par le moyen de l'expression, il est utile d'énoncer les têtes (147) de plusieurs syllogismes. Ainsi : "Il a sauvé les uns, il a vengé les autres, il a libéré
les Grecs." Car chacun de ces termes a été démontré par d'autres,
mais, grâce à leur réunion, on voit un nouvel argument se produire.
Une autre partie de ce premier lieu
consiste dans l'homonymie, comme de dire que la souris est un animal fort
important, du moins par suite de ce que son nom (148) rappelle le plus auguste des sacrifices ; en
effet, les mystères sont bien les plus augustes sacrifices. Citons encore le
cas où, voulant faire l'éloge de tel chien, on le met en parallèle avec le
Chien qui est au ciel ou avec le dieu Pan, parce que Pindare a dit :
O divinité
bienheureuse que les Olympiens nomment le chien à la nature multiple (149) de la Grande Déesse (150) ;
ou encore, de ce que l'on dit qu'il
est honteux de ne pas avoir de chien (151), conclure que le chien est honorable ; ou de
dire qu'Hermès est par excellence le dieu communicatif, libéral, attendu que,
seul, Hermès est appelé le dieu commun (152) ; ou que le logos (153) est ce qu'il y a de plus important, attendu
que les gens de bien sont qualifiés non pas dignes de richesses, mais dignes
d'estime. En effet, l'expression lñgou
jiow
a plus d'un sens.
III. Un autre lieu, c'est de
parler en réunissant des choses distinctes et en distinguant des choses réunies
; en effet, comme il y a souvent une apparence d'identité dans ce qui n'est pas
identique, il faut employer le sens dont on peut tirer le meilleur parti. Tel est
ce raisonnement d'Euthydème (154) : par exemple, on sait qu'une trirème est au
Pirée, puisque l'on connaît chacun des deux ; quand on sait les lettres, on
connaît le vers, car le vers est la même chose (155) ; dire que, comme la double dose rend malade,
la dose simple n'est pas non plus favorable à la santé, car il serait étrange
que deux choses bonnes devinssent une chose mauvaise. Voilà pour l'enthymème de
réfutation. Voici maintenant pour l'enthymème démonstratif. Il est vrai,
dira-t-on, qu'un bien unique ne peut devenir deux maux ; mais tout ce lieu est
entaché de paralogisme. Citons encore le mot de Polycrate sur Thrasybule : "Il anéantit trente tyrans." On voit
qu'il procède par réunion ; - ou le mot de Théodecte dans Oreste, qui procède
par division :
Il est juste,
lorsqu'une femme a fait périr son époux, qu'elle meure à son tour, et que, du
moins, le fils venge son père.
Voilà donc ce que l'on a fait ; car,
si l’on réunit les deux idées, peut-être ne seront-elles plus justes (156). Et ce serait en outre un enthymème par
ellipse, car on a supprimé l'auteur de l'acte.
IV. Un autre lieu, c'est
d'établir ou de renverser un argument par l'exagération. C'est ce qui arrive
lorsque, sans avoir démontré que telle action a été accomplie, on insiste sur
sa gravité ; car il se produit alors cet effet que le prévenu paraît ou ne pas
avoir accompli cette action, lorsqu'il est le premier à la grossir, ou l'avoir
accomplie, lorsque c'est l’accusateur qui en témoigne de l'indignation. Il n'y
a donc pas là d'enthymème, car l'auditeur raisonne à faux sur l'existence ou la
non-existence du fait en question, qui ne lui est pas démontré.
V. Un autre lieu se tire du
signe ; car celui-ci ne se prête pas au syllogisme. Par exemple, si l'on dit :
"Les hommes qui s'aiment entre eux sont utiles
à leur pays ; car l'amour d'Harmodius et d'Aristogiton causa la perte du tyran
Hipparque (157)." Et encore si l'on dit : "Denys est un voleur, car il est vicieux."
Voilà encore qui n'est pas un syllogisme, car tout homme vicieux n'est pas un
voleur.
VI. Un autre s'obtient au moyen
d'un fait accidentel ; exemple, ce que dit Polycrate sur les souris : qu'elles
furent d'un certain secours en rongeant les cordes (des arcs) (158). Ou encore, si l'on disait que c'est un très
grand honneur d'être invité à un repas, attendu qu'Achille, faute de l'avoir
été, à Ténédos, fut irrité contre les Achéens ; son courroux tenait à ce qu'il
avait été privé d'un honneur : or le fait était arrivé à l'occasion de sa
non-invitation.
VII. Un autre a pour motif la
conséquence immédiate ; par exemple, en parlant d'Alexandre (159), on dira qu'il avait l'âme élevée, parce que,
méprisant la société du vulgaire, il vivait seul au mont Ida ; on alléguera que
les hommes à l'âme fière ont la même tendance et que, par suite, on pourrait
croire qu'il avait l'âme élevée. Et parce qu'un individu aura une mise élégante
et fera des promenades nocturnes (on pourrait croire que c'est) un libertin,
parce que tout cela est le fait des libertins. Un raisonnement semblable est
celui-ci : les mendiants chantent et dansent dans les temples ; les exilés ont
le loisir d'habiter là où ils veulent, car ce sont des conditions inhérentes à
ceux qui paraissent heureux, et ceux qui sont dans ces conditions pourraient
sembler heureux ; mais ce qui fait la différence, c'est le comment (160). Aussi ce lieu tombe dans celui qui s'obtient
par omission.
VIII. Un autre consiste à
présenter comme cause ce qui n'est pas cause. Tel, par exemple, un fait qui
s'est produit en même temps ou immédiatement après. Car c'est considérer ce qui
est après tel t'ait comme survenu à cause de ce fait (161), raisonnement employé surtout dans les
affaires d'État. Ainsi Démade voyait dans la politique de Démosthène la cause
de tous les maux, car c'est aussitôt après le triomphe de cette politique que
survint la guerre (162).
IX. Un autre tient à l'omission
de la question du moment et des conditions. Exemple : c'est à bon droit
qu'Alexandre (Pâris) emmena Hélène, puisque la faculté de choisir (un époux)
avait été laissée à celle-ci par son père. Elle ne l'avait sans doute pas été
indéfiniment, mais pour une première fois ; car l'autorité de son père n'allait
pas plus loin. Autre exemple : st l'on prétendait que de frapper les hommes
libres est un outrage. Ce n'est pas toujours vrai, mais seulement lorsque l'on
commence par des voies de fait injustes.
X. Outre cela, de même que,
dans les controverses, il existe un syllogisme apparent qui a trait au fait
considéré absolument et non absolument, mais selon certaine éventualité, par
exemple, dans la dialectique, comme quoi le non-être existe, car le non-être
est non-être ; et comme quoi l'inconnu peut être su, car il est su que
l'inconnu est inconnu, de même, dans les rhétoriques, il existe un enthymème
apparent qui a trait au fait non absolument vraisemblable, mais à une certaine
vraisemblance. Du reste, il n'est pas d'une application générale, et, comme le
dit Agathon :
On dirait volontiers
peut-être que ceci est vraisemblable, qu'il arrive bien des choses aux mortels
qui son invraisemblables (163).
En effet, tel fait se produit contre
la vraisemblance, si bien que, même ce qui est contre la vraisemblance est
vraisemblable ; et si cela est, le non vraisemblable sera vraisemblable, non
pas absolument. Mais de même que, lorsqu'il s'agit de controverses, c'est en
n'ajoutant pas : "selon certaine éventualité,
par rapport à certain fait, dans certaines conditions," que l'on
fait oeuvre de calomniateur, dans le cas présent aussi, ce qui est contre la
vraisemblance est vraisemblable non pas absolument, mais seulement à certains
égards.
XI. C'est de ce lieu que se
compose la Rhétorique de Corax (164). Ainsi, qu'un individu ne prête pas à
l'accusation portée contre lui, par exemple, en raison de sa faiblesse, il
échappe à la condamnation pour voies de fait, car il n'y a pas vraisemblance
(qu'il soit réellement coupable) ; mais qu'il prête à cette accusation, par
exemple, en raison de sa vigueur, il s'en tire encore, attendu qu'il n'y a pas
non plus vraisemblance, car il allait bien penser qu'il y aurait vraisemblance
(165). Il en est de même des autres cas. Il faut de
deux choses l'une : ou qu'il y ait, ou qu'il n'y ait pas matière à poursuivre ;
et les deux cas sont évidemment vraisemblables. Le premier est vraisemblable et
le second ne l'est pas absolument parlant, mais de la manière que nous l'avons
dit ; et c'est là le moyen d'assurer la supériorité à la cause la plus faible.
C'est, par conséquent, à bon droit que l'on refusait d'admettre la prétention
que Protagoras affichait (166). C'était un mensonge et non une vérité, mais
une apparente vraisemblance qui ne se rencontre dans aucun art, excepte l'art
oratoire et celui de la controverse.
I. C'est le moment, après ce
qui vient d'être dit, de parler des solutions (167). On peut résoudre soit en faisant un
contre-syllogisme, soit en apportant une objection (168).
II. On pratique le
contre-syllogisme, cela va de soi, en l'empruntant aux mêmes lieux (169) ; car les syllogismes se tirent des choses
probables : or beaucoup de ces choses peuvent sembler contraires entre elles.
III. Il y a (ici), comme dans les
Topiques (170), quatre manières de produire des objections.
On peut les tirer soit du même, soit du semblable, soit du contraire, soit des
jugements.
IV. Du même, c'est-à-dire, par
exemple, s'il y a enthymème sur l'amour, comme quoi il a un côté honnête,
l'objection se présente sous deux aspects. Parlant en général, on dira que tout
besoin est une mauvaise chose ; considérant un détail particulier, que l'on ne
citerait pas "l'amour caunien (171)", s'il n'y avait pas des amours mauvais.
V. On tire une objection du
contraire. Exemple s'il y a un enthymème comme quoi l'homme de bien rend
service à tous ses amis, ce n'est pas à dire que le méchant fait du mal aux
siens.
VI. Lorsqu'il s'agit des
semblables, s'il y a un enthymème comme quoi ceux à qui l'on fait du mal ont
toujours du ressentiment, l'objection sera : ce n'est pas à dire que ceux à qui
l'on fait du bien ont toujours de l'amitié.
VII. Les jugements sont empruntés
aux hommes célèbres. Exemple : si un enthymème dit qu'il faut avoir de
l'indulgence pour les gens ivres, attendu qu'ils pèchent par ignorance,
l'objection dira : Pittacus n'est donc pas louable, car il a édicté des peines
plus graves pour les délits commis en cas d'ivresse.
VIII. Comme les enthymèmes se
tirent de quatre choses, qui sont le vraisemblable, l'exemple, la preuve
matérielle et le signe ; comme d'ailleurs, parmi les enthymèmes, ceux qui ont
pour fondement ce qui a lieu, ou ce qui semble avoir lieu d'ordinaire, tirent
leur conclusion des choses vraisemblables, et que d'autres l'obtiennent par
l'induction du semblable, ou de l'unité, ou de la pluralité, lorsque, après
avoir considéré le point de vue général, on argumente ensuite sur des
particularités, au moyen de l'exemple ; d'autres l'obtiennent par la
considération du fait nécessaire et existant, au moyen du signe matériel ;
d'autres par celle du fait existant en général ou en particulier, soit que
réellement il existe ou n'existe pas, au moyen des signes ; comme enfin le
vraisemblable est ce qui a lieu, non pas toujours, mais d'ordinaire, il
s'ensuit évidemment qu'on résoudra toujours des enthymèmes de cette nature en
apportant une objection.
IX. La solution peut n'être
qu'apparente et elle n'est pas toujours réelle, car ce n'est pas en objectant
qu'il n y a pas vraisemblance que l'on résout un argument, mais en objectant
qu'il n'y a pas conséquence nécessaire.
X. C'est ce qui fait que, par
l'emploi de ce paralogisme, celui qui défend a toujours l'avantage sur celui
qui accuse. En effet, comme l'accusateur démontre toujours au moyen des
vraisemblances, et que la solution n'est pas la même, suivant que l'on allègue
qu'il n'y a pas vraisemblance, on qu'il n'y a pas conséquence nécessaire ;
comme d'autre part l'objection porte toujours sur ce qui a lieu d'ordinaire
(autrement ce ne serait pas le vraisemblable, mais ce qui arrive toujours et
nécessairement), et que le juge, si la solution est présentée ainsi, estime ou
bien qu'il n'y a pas vraisemblance, ou bien qu'il ne lui appartient pas de
prononcer un jugement sur ce en quoi il fait un paralogisme, ainsi qu'on vient
de le dire ; car ce n'est pas seulement d'après les conséquences nécessaires
qu'il doit juger, mais encore d'après la vraisemblance ; et c'est là ce qu'on
appelle juger selon sa conscience (172) ; il résulte de tout cela qu'il ne suffit pas
de présenter une solution fondée sur ce qu'il n'y a pas conséquence nécessaire,
mais qu'il faut résoudre en alléguant qu'il n'y a pas vraisemblance ; or, c'est
ce qui aura lieu si l'objection vise de préférence ce qui arrive d'ordinaire.
XI. L'objection peut se
produire de deux manières : ou bien par la considération du temps, ou par celle
des faits, et les principales font valoir l'une et l'autre car si le fait a
lieu plusieurs fois, il n'en sera que plus vraisemblable.
XII. On résout aussi les signes et les
enthymèmes énoncés par signes, mais s'ils répondent à une réalité, comme on l'a
expliqué au livre premier (173). En effet, que tout signe soit privé du
caractère syllogistique, nous l'avons fait voir clairement dans les Analytiques
(174).
XIII. Pour les arguments fondés
sur l'exemple, la solution est la même que pour les choses vraisemblables. En
effet, si nous avons un fait qui ne se soit point passé de même, il y aura eu
solution fondée sur ce que le fait n'est pas nécessaire, ou bien qu'il s'en est
produit plusieurs et plusieurs fois d'une autre façon ; mais, s'il s'en est
produit plusieurs et plusieurs fois dans les mêmes conditions, il faut
contredire en alléguant que le fait actuel n'est pas semblable, ou ne se
produit pas dans les mêmes conditions, ou que, du moins, il y a différence par
quelque côté.
XIV. Quant aux preuves
matérielles (tekm®ria) et aux enthymèmes qu'elles
servent à former, on ne pourra les résoudre en alléguant leur caractère non
syllogistique. C'est encore un point que nous avons mis en lumière dans les
Analytiques (175). Reste la solution qui sert à montrer que le
fait énoncé n'existe pas ; or, s'il est manifeste et que ce fait existe et
qu'il y en a une preuve matérielle, il devient dès lors impossible de la
résoudre, car tout devient dès lors évident par la démonstration (176).
I. L'exagération et
l'atténuation ne sont pas des éléments d'enthymèmes. (J'emploie dans le même
sens les mots élément et lieu, attendu que, élément et lieu,
c'est ce à quoi reviennent beaucoup d'enthymèmes.) Mais l'exagération et
l'atténuation sont des enthymèmes pour montrer qu'une chose est de grande, ou
de mince importance, comme aussi qu'elle est bonne ou mauvaise, juste ou
injuste, ou qu'elle a une quelconque des autres qualités (177).
II. Or ce sont là toutes choses
sur lesquelles portent les enthymèmes et les syllogismes ; de sorte que, si
chacune d'elles n'est pas un lieu d'enthymème, il n'y a pas non plus
exagération ou atténuation.
III. Les arguments qui servent à
résoudre un enthymème ne sont pas d'une autre espèce que ceux qui servent à en
établir ; car il est évident que l'on résout, soit que l'on fasse une
démonstration, soit que l'on apporte une objection ; or on fait la
contre-démonstration du fait opposé. Par exemple, si l'on a montré que tel fait
a existé, l'adversaire montrera que ce fait n'a pas existé ; et si l'on a
montré qu'il n'a pas existé, il montrera qu'il a existé ; de sorte que ce n'est
pas là que serait la différence, puisque tous deux emploient les mêmes moyens,
produisant des enthymèmes comme quoi le fait n'est pas ou qu'il est.
IV. L'objection n'est pas un
enthymème : mais ici, comme dans les Topiques (178), objecter, c'est avancer une opinion de
laquelle il ressort clairement qu'il n'y a pas eu syllogisme, ou que l'on a
allégué un fait inexact (179).
V. Voilà tout ce qu'il y avait
à dire sur les exemples, les sentences, les enthymèmes et, généralement, sur
tout ce qui concerne la pensée, sur les ressources que nous pourrons y puiser
et sur la manière d'en faire la solution (180). Il nous reste maintenant à traiter de
l'élocution et de la disposition.
(01) Ce qu'on a dit pour que l'homme devienne vertueux s'applique aussi bien au fait de rendre vertueux l'auditoire. Cp., liv, I, chap. IX, § 1.
(02) Cp. Morale à Nicomaque, II, 5 (énumération des passions) : "Le désir, la colère, la crainte, l'audace, la jalousie, la faveur, l'amitié, la haine, l'envie, l'émulation, la pitié, en un mot tout ce qui est accompagné d'une peinaeou d'un plaisir."
(03) Hom., Il., XVIII, 109.
(04) Hom, Il., I, 356 et 507,
(05) Hom., Il., IX, 644, et XVI, 59.
(06) Hom ., Il,, Ii,
196.
(07) Hom,, Il., I, 820.
(08) Plexippe, un des deux oncles de Méléagre, qui les fit périr parce qu'ils lui disputaient la hure du sanglier qu'il venait de tuer, outré sans doute de ce qu’ils ne la lui avaient pas laissée.
(09) On voit que nous lisons gŒr au lieu de goèn.
(10) Qu'ils n'en ont reçu de nous (note de l'édition de Meredith Cope).
(11) Que s'ils avaient agi de sang-froid.
(12) Cp. chap. II, § 1.
(13) ƒEn plhrÅsei. On a traduit quelquefois : "dans l'accomplissement (de ses désirs)."
(14) Sur un fait pouvant exciter la colère.
(15) Plus grande que celle dont le tiers serait l'objet.
(16) Philocrate est mentionné plusieurs fois dans le discours du Démosthène sur la fausse ambassade.
(17) Ergophile et Callisthène, généraux athéniens qui furent accusés de trahison.
(18) Chap, II, § 1.
(19) Chap. II, § 2.
(20) Homère, Od., IX, 504.
(21) Homère, Il., XXIV, 54.
(22) Avec quelque arrière-pensée.
(23) § 3.
(24) Hésiode, oeuvres et jours, vers 95. Ce vers est encore cité, chap. X, § 6.
(25) Nous lisons aétoçw, avec Spengel.
(26) Cp. chap, II, § 2.
(27) Cp. chap. II, § 1.
(28) L'édition de Buhle place cette phrase à la fin du chapitre précédent, mais elle appartient évidemment à celui-ci.
(29) I, § 5.
(30). A la crainte, dans le cas présent.
(31) Ou peut-être : "Il gagnerait sur un mort."
(32) Ruhnken (Hist. crit. orat. gr., t. VIII; orat. , Reiske, p. 150) propose de lire Hypéride au lieu de Euripide, ce qui est assez plausible. Voici la substance de cette réponse qui nous est rapportée par le scoliaste : Les Syracusains déclinant une demande que leur adressaient les Athéniens : "Vous auriez dû, leur dit l'ambassadeur d'Athènes, être amenés à plus d'égards pour nous, qui vous tenions en grande considération, n'y eût-il d'autre motif, au moins, en raison de ce que nous ne faisions que commencer à vous adresser une demande."
(33) §§ 14 et suiv.
(34) Tirage au sort des terres partagées entre les colons.
(35) Thucydide (liv. I) ne parle pas de ce décret, mais Isocrate (Panégyr. d'Ath.) y fait allusion et tache de justifier les Athéniens. Cydias florissait dans l'ol. CVII (353 av. J.-C.).
(36) ƒAnaisxuntÛa ne
signifie pas toujours impudence, manque de retenue. Ce expressions ne sont
jamais prises dans un sens favorable, tandis que le mot grec peut l'être. C'est
ainsi que nous disons : "Je n'ai pis honte de l'avouer," en parlant
d'une action ou d'une pensée honorable.
(37)
Tòn formñn. Le scoliaste suppose que l'on fait passer
à un prisonnier une natte de jonc à l'aide de laquelle il s'évade.
(38) Fait inconnu d'ailleurs. Il s'agit probablement du général athénien dont parle Démosthène dans la troisième Philippique.
(39) Aristote dira plus loin (ch. IX, § 1) que la pitié a pour contraire l'indignation.
(40) Némésis est la personnification divinisée de ce sentiment.
(41) Les envieux comme les gens indignés
(42) C'est-à-dire méritant cet échec.
(43) La joie que fait éprouver le bonheur du juste à l'homme équitable et le malheur d'autrui à l'envieux.
(44) Or, comme on l'a vu, la pitié est l'opposé de l'indignation.
(45) Ce seront ces avantages qui susciteront l'indignation si nous les jugeons immérités.
(46) Toujours dans la même hypothèse.
(47) Allusion à l'énumération énoncée un peu plus haut; l'autorité, la puissance, etc.
(48) Vulgairement, les parvenus.
(49) Homère, Iliade, XI, 542, Le second vers n'est pas dans le Vulgate de l'Iliade, mais se retrouve dans la Vie d'Homère du peudo-Plutarque, avec une variante légère, mais inadmissible.
(50) Chap. IX, § 3.
(51) Le scoliaste attribue ce vers à Eschyle.
(52) Hésiode, Oeuvres et Jours, vers 25.
(53) La santé ne profitant qu'à celui qui la possède.
(54) Littéralement, ceux à qui un grand nombre de gens voudraient être semblables. Aristote a dit plus haut (X, 2) ce qu'il entend par ÷moioi. Il s'agit plutôt, ici, d'une similitude de condition que de caractère.
(55) C'est le sujet du livre Ier
(56)
Voici cet apophtegme
Sç
d' oëpv xrusÇn ¦rvtow ¤geæso
· gŒr n xeÝraw eäxew ¥toÛmouw
labeÝn;
Mais
toi, tu mas pas encore savouré l'amour de l'or;
Aurais-tu
donc des mains prêtes à acquérir?
(57) Et que cette chaleur intérieure prédispose à voir les choses en beau.
(58) § 7.
(59) Voir le serment des éphèbes (A. Dumont, Éphébie attique, t. Ier, p. 9;.
(60) Nous lisons ·yow au lieu de ¦yow. La confusion de ces deux leçons est fréquente dans les manuscrits. Cp. chap. suiv., § 14.
(61) Mhd¢n gan, rien de trop.
(62) Ou meilleur que l'on n'est, ou, plutôt trop bon poux mériter le sort qui fait pitié.
(63) Cp. Cicéron, De Amicitia, 16.
(64) Cp. § 1.
(65) Ci-dessus, chap. VIII, § 3.
(66)
Jusqu'à sept ans l'homme est : paidÛon ;
Jusqu'à
quatorze : paÝw ;
Jusque
vingt et un : meir‹kion ;
Jusqu'à
vingt-huit : neanÛskow ;
Jusqu'à
trente-cinq : Žn®r.
Viennent ensuite les âges appelés : kmh, parkmh, Åmñghraw, et enfin g°raw. (Scolie anonyme sur la Métaphysique d'Aristote, A p. 985, éd. Bekker.)
(67) On a lu ÷mvw.
(68) Politikñw a le double sens de civil et de politique.
(69) Liv. I, chap. VIII.
(70) ) Liv. I, chap. IX.
(71) Traduction conjecturale. -On a lu quelquefois vêtement, au hou de êpñdhma, chaussure.
(72) Poète tragique, disciple de Platon.
(73) Cp. Isocrate, collection
Didot, p. 281.
(74) Liv. I, chap, VII.
(75) Cp. Horace, Ep., I, 10, 34.
(76) Interpolation présumée.
(77) Cp., dans La Fontaine, Le cheval s'étant voulu venger du cerf, l. IV ,fable 13.
(78) Épilogue (ƒEpÛlogow) est pris ici dans le sens de "raisonnement, argument ajouté (à la sentence) ;" c'est l'acception vulgaire du mot épilogues.
(79) StroggulÅtata, littéralement, ramassés en boule.
(80) Votre pays ayant été ravagé par l'ennemi que vous aviez provoqué.
(81) C'est-à-dire dans la péroraison.
(82) Hom., Il., XII, 143. Cp. Cic., De senectute, § 4.
(83) Littéralement, Mars est commun. Hom Il., XVIII, 308.
(84) Cp. ci-dessus, liv. I. chap. XV, § 14.
(85) C'est--à-dire dangereux ou incommode.
(86) C'est-à-dire comme si l'on devait haïr un jour.
(87) § 2.
(88) Liv. I, chap. II, § 8.
(89) Cp. Euripide, Hippolyte, v. 994-995,
(90) Cette interprétation est justifiée par un passage qu'on lit plus loin (chap. XXIII, § 12).
(91) On pourrait presque traduire : "banalité."
(92) Cp. Ovide, Métamorph., XII, v. 64 et suiv.
(93) Le texte grec, dit : "si le contraire a son contraire."
(94) Discours d'Alcidamas d'Élée, disciple de Gorgias. Cp. liv. I, chap. XIII.
(95) Le scoliaste attribue ces vers, ainsi que les suivants, à Euripide.
(96) ƒAp¡yane, variante : ¦paye, d'après une citation peut-être inexacte de Denys d'Halicarnasse, Première Lettre à Ammée, § 12,
(97) Théodecte de Phasilis, en Lycie, orateur et poète tragique, disciple de Platon et d'Isocrate, condisciple d'Aristote. Il composa cinquante tragédies et remporta treize fois le prix. Alphésibée femme d'Alcméon. Celui-ci avait tué sa mère Eriphyle, parce qu'elle avait causé par sa trahison la mort de son époux Amphinraüs.
(98) Buhle suppose qu'il s'agit d'un Démosthène autre que l'orateur, tué par Nicanor qui, à son tour, aurait été assassiné par les amis de ce Démosthène, lequel serait le général athénien mentionné dans la quatrième Olynthienne ; (Reiske, Oratores attici, t. Ier, p. 4). D'autre part, M. Norbert Bonafous rappelle, à cette occasion, d après Dinarque, les rapports de Démosthène l'orateur avec Nicanor.
(99) Euphron, exilé thébain. Cp. Xénophon, Helléniques, VII, p. 630, ed. Leunclavius.
(100) Thestius, dont les deux fils périrent par le fait de Méléagre. Le scoliaste croit qu'Énée adresse ce discours à Althée, fille de Thestius.
(101) Méléagre. Cp. Ovide, Métamorph., VIII, 42-43, qui a presque traduit ces vers d'un poète inconnu.
102. Le fils de Priam.
103 Discours perdu, intitulé : PerÜ t°w ƒIfikr‹tou eàkonow pròw „Armñdion. Cet Harmodius descendait du célèbre Harmodius.
104 S'agit-il d'une réponse d'Ulysse, accusé par Teucer d'avoir égorgé Ajax? Cp. Quintilien, Instit. orat., iv, 2 : "Ut in tragoediis cum Teucer Ulyssem reum facit Ajacis occisi," etc.
105. Passage du discours perdu d'Iphicrate : perÜ prodoÛaw. Quintilien (Instit. orat., IV, 12), qui rapporte le même passage, dit "la République" au lieu de "les vaisseaux".
106 Allusion au démon ou génie de Socrate.
107. Le raisonnement complet serait celui-ci : La croyance de Socrate à son démon ou génie n'exclut pas lu croyance aux dieux, car le démon n'est rien autre, etc. Cp. Platon, Apologie de Socrate, § 15, et Aristote, Topiques, XI, 6, 2, éd. Buhle.
108. Titre d'une apologie de Pâris, anonyme et perdue,
109. Le raisonnement est celui-ci : Par contre, ceux-là sont tempérants qui s'en tiennent à un seul amour; or Pâris n'aima qu'Hélène donc il était tempérant.
110.Roi de Macédoine. Les poètes Euripide et Agathon n'eurent pas les scrupules de Socrate (Elien, Hist. var., IX, 21). Cp. Plut., d'après Stobée Florileg., XCVII, 28, où Socrate donne un autre motif à son refus. Voir aussi Bentley, Opusc. plilolog., p. 62.
111. Cp. Topiques, II, 3, 9, éd. Buhle, où il est traité non pas du mot ôryñw, mais de kalñn. Peut-être faudrait-il traduire: "au sujet de l'acception correcte (des mots). Voir aussi plus haut, liv. I, XIII, 10, sur les diverses acceptions de dikaÛvw.
112.. Ces trois motifs, d'après Isocrate (Antidosis, § 217), sont le plaisir, le profit et l'honneur
113. Femme de l'île de Péparèthe, une des Cyclades.
114. Il est probable que Mantias élevait des doutes sur sa naissance.
115.On ne sait s'il est question ici de Théodecte, orateur et poète tragique, disciple et collaborateur d'Aristote. C'est plus que douteux.
116. Autoclès, fils de Strombichide, qui fut mis à mort par les trente tyrans. Xénophon (Hellen., VI) le qualifie d'« excellent orateur». (Buhle.)
117. Les Euménides.
118. „Hg®sippow. La vraie leçon, selon Muret, suivi par Spengel, doit être ƒAghsÛpoliw. (Voir Xénophon Helléniques, IV, 7, 2), qui raconte le même fait en détail et dont la Vulgate donne cette dernière forme.
119. L'avis d'Apollon, fils de Jupiter.
120. Pâris. Cp. Isocr., El. d'Hélène, §§ 18-23.
121.) Isocr. Evagoras, §§ 51 et suiv.
122. C'est-à-dire de l'énumération des parties. Cp. Toniques, II, 4, 3.
123. Liv. II, chap, XIX. Callippe, d'Athènes, disciple de Platon. Nous lisons÷s' eàrhtai avec Spengel.
124 . Rapprocher de ce dicton grec, avec M. Bonafous, le proverbe italien : "Comprare il miele colle mosche."
125.Celle qui n'a pas été énoncée.
126. Spengel propose de lire "Socrate", d'après un passage de l'Antidosis, § 173. ; mais peut être ce passage est-il une réminiscence et une application à sa propre cause de l'argument que rapporte Aristote d'après quelque apologie de Socrate ; par exemple, celle de Théodecte (voir Buhle).
127. Le scoliaste cite à ce propos le passage d'un discours perdu de Démosthène, au sujet de la paix conclue entre tous les Grecs, - les Lacédémoniens exceptés, - et le roi Alexandre, peu de temps après la mort de Philippe, l'an 336 (voir Spengel).
128. C'est là un de ces préceptes d'Aristote qu'Alexandre, son élève, qualifiait de sofÛsmata (Plut., Alex., 74).
129. On propose de lire n úroènto, ils eussent préféré.
130. Fragment d'un discours perdu de Lysias rapporté en partie par Denys d'Halicarnasse (Vie de Lysias, § 32). Il s'agit des Athéniens, refoulés au Pirée par les Lacédémoniens en 404 et rentrant en armes dans la ville.
131. Vers d'un poète inconnu. Cp. J. César (De Bello gallico, liv. Ier, § 14) et Claudien : "Tolluntur in altum, etc.," In Ruf,, I, 40.
132. Voir, sur Callippe, ci-dessus, 1. I, chap. XII, § 29, note. Pamphile, disciple de Platon (voir Suidas, art. P‹mfilow). Cp. Cicéron, De Orat., ni, 21.
133.Pour entrer dans un argument. Le mot Žlhy¡w a tel plus de force que le mot français vrai.
134. Nous adoptons, avec Spengel, la leçon du manuscrit de Paris 1741 : êpobeblhm¡nhw tinòw tòn aêt°w ußñn. La leçon de plusieurs autres manuscrits et de la traduction latine : diabeblhm¡nhw pròw tòn aêt°w ußñn rend compte des traductions éloignées de la nôtre que nous empruntons à Dobree (Adversaria, t. Ier, p. 138, éd. de G. Wagner), et qu'admettrait volontiers M. R. Dareste.
135. C'est-à-dire comme on apprit que c'étaient une mère et son fils, non pas un amant et sa maîtresse.
136. Cp. Ovide, Métamorph. 1. XIII, au début.
137 Nous maintenons, avec Gros, la négation, souvent supprimée par les traducteurs et qui porte non pas sur l'action accomplie, mais sur l'impossibilité de faire autrement.
138. Dans Plutarque (De la superstition, 36), Xénophane donne te conseil aux Égyptiens à propos de leurs divinités.
139. Comme qui dirait la femme de fer.
140. Yrasæboulow.
141. Yrasæmaxow
142. PÇlow
143. ƒAfrosænh. Troyennes, 990.
144.Poète tragique qui fut, dit-on, disciple de Socrate.
145.P¡nyow signifie douleur, affliction.
146. Cp. liv. Ier, ch. II, § 8
147. Majeures.
148. Mèw, rapproché de must®rion. Exemple tiré de l'Éloge de la Souris, par Polycrate. Cp. ci-dessous.
149. Pantodapñn. Cp. pantofm®w (Hymnes orph., XI, 10).
150. Vers appartenant à un chant perdu. (Cp. Pyth., III, 78 et les scolies). Sur le sens possible et même probable de pantodapñw qui signifie surtout "de toute provenance" voir le Commentaire de Stephanos, p. 975, rapporté par Spengel, t. II, p. 333.
151. Être eunuque,
152 Comme résidant et agissant au ciel, sur terre et aux enfers : Superis deorum gratus et imis (Horace, Odes, 1, X, 19-20). Jeu de mots sur koinvnikñw, koinñw.
153.Lñgow, qui signifie raison et estime, sans compter son acception de discours.
154. Cp. Sophist. elench. ch. 20.
155 Que les lettres dont il se compose.
156. Peut-être n'est-il pas juste que la main qui venge un père frappe la femme qui a tué son époux.
157.Cp., dans Platon, Banquet, p. 388, un passage auquel Aristote fait évidemment allusion ici. Voir, dans Spengel, d'autres rapprochements à la suite de celui-ci.
158. Polémon, cité par Clément d'Alexandrie (Protrept.), raconte que les habitants de la Troade gardèrent une grande vénération aux souris du pays, parce qu'elles avaient rongé les cordes des arcs des ennemis. Cp. scol. de Venise et Eustathe sur l'Iliade, I, 39.
159. Pâris.
160. Comment, de quelle manière, dans quel sens, par exemple, l'exilé habite où il veut ? Isocrate (Helen., 8) a dû inspirer cet exemple déjà proposé avant lui, et sur lequel il discute.
161. Sophisme cum hoc ou post hoc, ergo propter hoc.
162. Eschine, en 330, fit le même reproche à Démosthène (contre Ctésiphon, § 134), peut-être après la composition de la Rhétorique (voir Spengel).
163. Il y a une simple réminiscence de ces vers dans la Poétique, ch. XVIII, et dans Denys d'Halicarnasse, Lettre à Ammaeus sur Aristote, ch. VIII.
164 Le premier, avec Tisias, qui ait écrit sur l'art oratoire.
165. Et cette présomption a dû le retenir.
166. Protagoras d'Abdère se faisait fort d'enseigner l'art de faire gager les mauvaise causes. Cp. Cicéron, Brutus, ch. VIII.
167. La solution, dans Aristote, c'est le fait de réduire à néant la portée d'un argument. Cp. Sophist. elench., XVIII ; Top., VIII, 10 ; Analyt. Pr.,II, 26.
168. L'¦nstasiw est, à vrai dire, une contre-proposition : ¦nstasiw ¤sti prñtasiw prot‹sei ¤nantÛa (Analyl., ibid.)
169. Aux mêmes lieux auxquels a été emprunté le syllogisme, ou raisonnement à réfuter.
170. Cp. Top., liv. VIII, ch, X, et surtout Analyt, pr., ibid.
171. Celui de Byblis, femme originaire de Bubasos, en Carie, pour son frère jumeau Caunus. Cp. Ovide, Métamorph., IX, 453.
172. Cp. ci-dessus, chap. IV, § 5, note.
173 Liv. Ier, ch, II, §§ 14 et suiv.
174. Analyt. pr., II, 27; p. 70 a, 24.
175. Ibid
176. Ou, si l'on adopte, avec Spengel, la leçon unique du manuscrit de Paris, 1741 : "Tout devient une démonstration dès lors évidente."
177 En résumé, l'auteur semble vouloir dire que l'exagération et l'atténuation ne servent pas à former des enthymèmes, que les enthymèmes, au contraire, servent à exagérer ou à atténuer.
178 Cp. Topiques VIII, 8.
179 Le manuscrit de Paris 1741, suivi par Spengel, donne ici les mots ¤peÜ d¢ d¯ ... perÜ tòn lñgon, qui se retrouvent au début du liv. III. Ce double emploi nous semble, comme à Vettori, être une simple erreur de copiste. De plus, il faudrait peut-être ajouter oïn , après „Up¢r m¢n
180 Tout cela constitue l'invention.
I. Comme il y a trois
questions à traiter en ce qui concerne le discours : premièrement, d'où seront
tirées les preuves ; deuxièmement, ce qui touche à l'élocution ; en troisième
lieu, comment il faut disposer les parties d'un discours, nous avons dit, au
sujet des preuves et de leur nombre, qu'elles se tirent de trois sortes de
considérations ; nous avons expliqué celles-ci et la raison pour laquelle il
n'y en a que trois sortes. En effet, on considère soit les impressions qui
affectent les juges eux-mêmes, soit les dispositions où ils croient que sont
les orateurs, soit encore la démonstration qui les amène à être persuadés. On a
dit aussi où il faut puiser pour fournir des enthymèmes, car on distingue les
formes d'enthymèmes et les lieux.
II. C'est maintenant le moment
de parler de l'élocution ; et en effet, il ne suffit pas de posséder la matière
de son discours, on doit encore parler comme il faut (01)
et c'est là une condition fort utile pour donner au discours une bonne
apparence.
III. D'abord donc on a
recherché, suivant l'ordre naturel, - question qui occupe habituellement la
première place les faits même dont la connaissance entraîne la probabilité ; en
second lieu, la manière d'en disposer l'énonciation ; troisièmement, question
de la plus haute portée, mais qui n'a pas été traitée encore, ce qui se
rapporte à l’action oratoire (02).
En effet, elle ne fut admise que tardivement dans le domaine de la tragédie et
de la rapsodie, vu que, primitivement, les poètes jouaient eux-mêmes leurs
tragédies. Il est donc évident qu'elle a une place dans la rhétorique, aussi
bien que dans la poétique. Certains en ont traité (03)
entre autres Glaucon de Téos.
IV. Cette action réside dans la
voix, qui sera tantôt forte, tantôt faible, tantôt moyenne (et il faut
examiner) comment on doit s'en servir pour exprimer chaque état de l'âme, quel
usage faire des intonations qui la rendront tour à tour aiguë, grave ou
moyenne, et de certains rythmes suivant chaque circonstance, car il y a trois
choses à considérer : ce sont la grandeur, l'harmonie et le rythme (04).
Dans les concours, c’est presque toujours l'action qui fait décerner le prix,
et tout comme, dans cet ordre, les acteurs l'emportent actuellement sur les
poètes, il en est de même dans les débats politiques, par suite de
l'imperfection des gouvernements (05).
V. Sur cette matière, l'art
n'est pas encore constitué, parce que l'action n'est venue que tardivement
s'appliquer à l'élocution et que, à bien la considérer, elle paraît être futile
; seulement, comme un traité de rhétorique doit d'un bout à l'autre être rédigé
en vue de l'opinion, il nous faut nous préoccuper non point de ce qui est bien
en soi, mais de ce qui est nécessaire, attendu qu'il convient, à vrai dire, en
fait de discours, de ne pas s'appliquer à autre chose de plus qu'à ne pas
affliger ni réjouir (l'auditoire). La justice, en effet, c'est de lutter en
s'armant des seuls faits, si bien que tout ce qui est étranger à la
démonstration est superflu. Toutefois (l'action) a une grande puissance, comme
on vient de le dire, par suite de l'imperfection morale des auditeurs.
VI. Ainsi donc la question de
l'élocution a un côté quelque peu nécessaire en toute sorte d'enseignement, car
il est assez important, pour faire une démonstration quelconque, de parler de
telle ou telle façon, mais ce n'est pas déjà d'une aussi grande importance (que
pour la rhétorique) ; car tout, dans cet art, est disposé pour l'effet et en
vue de l'auditeur. Aussi personne ne procède ainsi pour enseigner la géométrie.
Lorsque, par conséquent (l'action) interviendra, elle donnera le même résultat
que l'hypocritique (06).
VII. Quelques-uns ont entrepris
de traiter en peu de mots cette dernière question (au point de vue oratoire) ;
Thrasymaque (07),
par exemple, dans son livre sur l'Art d'exciter la pitié. La faculté
hypocritique est une faculté naturelle et indépendante de l'art (08)
; mais, rattachée à l'élocution, elle en devient dépendante. Voilà pourquoi
ceux qui ont du talent en ce dernier genre remportent des triomphes à leur
tour, comme les orateurs préoccupés de faction ; car les discours écrits valent
plutôt par l'expression que par la pensée (09).
VIII. Ce
furent les poètes qui les premiers commencèrent à provoquer les mouvements de
l'âme (10),
et c'était naturel ; car les dénominations sont des imitations, et la voix est
chez nous la partie la plus apte de toutes à l'imitation : c'est ce qui a donné
naissance à la rapsodie, à l'hypocritique et à d'autres arts, du reste.
IX. Mais comme les poètes, tout
en ne disant que des futilités, semblaient devoir au style la gloire qu'ils
acquéraient, il s'ensuit que le style poétique vint le premier ; tel, par
exemple, celui de Gorgias. Et maintenant encore, bien des gens dépourvus
d'instruction trouvent que ceux qui le pratiquent sont les plus beaux parleurs
; or cela n'est pas : autre est le langage de la prose, autre celui de la
poésie, et un fait le démontre : ceux qui composent des tragédies ne
l'emploient pas de la même façon ; mais, de même que, des tétramètres ils sont
passés au mètre ïambique (11),
parce que celui-ci ressemblait plus que tout autre à la prose (12),
de même, ils évitent les expressions étrangères au langage de la conversation,
ou les termes ornés que recherchaient leurs devanciers et que recherchent
encore ceux qui, aujourd'hui, composent des hexamètres (13).
Aussi serait-il ridicule d'imiter ceux qui ne font plus eux-mêmes usage de ce
genre de style.
X. On le voit donc, nous
n'avons pas à étudier en détail toute la question de l’élocution, mais
seulement l'élocution qui se rapporte à notre objet (14).
Quant à l'autre, on en a parlé dans le traité sur la Poétique (15).
I. Telles étaient les
considérations à faire valoir. Maintenant, on devra établir que le mérite
principal de l'élocution consiste dans la clarté; la preuve, c'est que le
discours, s'il ne fait pas une démonstration, ne remplit pas son rôle. Il
consiste aussi à ne tomber ni dans la bassesse, ni dans l'exagération, mais à
observer la convenance; car l’élocution poétique ne pécha sans doute point par
la bassesse, mais elle ne convient pas au discours en prose.
II. Parmi les noms et les
verbes, ceux-là rendent l'élocution claire qui sont des termes propres. Quant à
ce qui a pour effet de lui ôter la bassesse et de lui donner de l'élégance, ce
sont d'autres termes qui ont été expliqués dans le traité de la Poétique.
En effet, la substitution d'un mot à un autre donne à l'élocution une forme
plus élevée, car l'effet différent que produisent sur nous des étrangers et nos
concitoyens est produit également par l'élocution (16).
III. Voilà pourquoi il faut
donner au langage un cachet étranger, car l'éloignement excite l'étonnement, et
l'étonnement est une chose agréable. En poésie, plusieurs éléments amènent ce
résultat et sont de mise dans ce genre-là, attendu que l'on voit de plus loin
les choses et les personnes dont il est question. Mais, dans le discours pur et
simple, ces éléments sont beaucoup moins nombreux, car le sujet est moins
relevé. D'autant plus que, dans ce genre-ci, soit qu'on fasse parler le beau
langage à un esclave ou à un tout jeune homme, ou qu'on l'applique à des sujets
tout à fait secondaires, l'inconvenance n'en sera que plus sensible. Toutefois,
même pour traiter de tels sujets, la convenance se prêtera tantôt au langage
condensé, tantôt à l'ampleur. Aussi doit-on parler ainsi sans laisser voir
l'art, et s'appliquer à ne pas paraître user d'un langage apprêté, mais
naturel; car celui-ci amène la conviction et celui-là produit l'effet
contraire. En effet, on est alors prévenu contre l'orateur comme s'il était
insidieux, de même qu'on se défie des vins mélangés. C'est ainsi que la voix de
Théodore prévenait ses auditeurs contre celle des autres acteurs; la sienne
ressemblait à celle du personnage, tandis que celles des autres paraissaient
affectées.
V. L'artifice se dérobe
heureusement lorsque l'on compose un discours en choisissant ses termes dans le
langage de la conversation. C'est ce que fait Euripide et c'est lui qui, le
premier, a donné l'exemple. Comme le discours est formé de noms et de verbes et
qu'il y a autant d'espèces de noms qu'on l'a exposé dans la Poétique (17),
il faut n'employer que rarement, et en peu d'occasions, les mots étrangers (18),
les mots composés et les mots forgés. Quelles sont ces occasions, nous le
dirons plus tard (19)
; pour quel motif (elles sont rares), nous l'avons dit (20),
c'est que l'on s'éloigne ainsi davantage du style convenable.
VI. Le terme propre et
familier, la métaphore, telles sont les seules expressions utiles pour
l'élocution dans le discours pur et simple. La preuve en est dans ce fait que
tout le monde n'emploie que celles-là. En effet, tout le monde use des métaphores
dans la conversation, ainsi que des termes familiers et propres. Et par suite,
il est évident que, si l'on procède avec habileté, on aura un langage étranger,
l'art se dérobera et l'on sera clair, ce qui était tout à l'heure la qualité
principale du langage oratoire.
VII. Parmi
les noms, les homonymies (21)
sont surtout utiles au sophiste, car c'est grâce à elles qu'il accomplit sa
mauvaise action ; les synonymies seront surtout utiles au poète : or je parle
ici des termes à la fois synonymes et propres ; par exemple, poreæesyai et badÛzein (22),
qui sont tous deux propres et synonymes l'un de l'autre. Qu'est-ce que signifie
chacune de ces qualifications ; combien y a-t-il d'espèces de métaphores ;
quelle en est la valeur, soit en poésie, soit dans le discours ; encore une
fois, on l'a dit dans la Poétique.
VIII. Pour le discours, il faut
apporter d'autant plus de travail dans leur application, que cette forme de
langage a moins de ressources, comparée à la versification ; que la clarté,
l'agrément du style et sa physionomie étrangère sont particulièrement du
ressort de la métaphore, et que l'on ne peut trouver cet avantage ailleurs.
IX. Il faut aussi parler des
épithètes et des métaphores convenables ; cela résultera de l'analogie. Si
celle-ci n'existe pas, la métaphore paraîtra manquer de convenance, vu que ce
sont les contraires qui paraissent se prêter le mieux au parallèle. Seulement
il faut examiner, si l'on donne une robe de pourpre au jeune homme, quelle robe
on donnera au vieillard ; car le même vêtement ne convient pas aux deux âges.
X. Si tu veux glorifier (il
faut) tirer la métaphore de ce qu'il y a de meilleur parmi les choses du même
genre ; si tu veux blâmer, la tirer de ce qu’il y a de plus mauvais. J'entends,
par exemple, que, comme il y a des contraires dans un même genre, dire que l'un
en mendiant fait une prière et que l'autre en faisant une prière mendie, par
cela même que des deux côtés il y a des demandes, c'est là faire la chose en
question. Iphicrate disait que Callias était un mhtragærthw, et non pas un d&doèxow (23),
et celui-ci répondit qu'Iphicrate était, lui, un Žmæhtow(24)
que, autrement, il ne l'aurait pas appelé un mhtragærthw, mais un d&doèxow . En effet, les deux termes
s'appliquent au culte divin ; seulement l'un est honorable, et l'autre ne l'est
pas. Autre exemple : il y a des gens qui qualifient du nom de dionosokñlakew (25)
ceux qui, entre eux, s'appellent des texnÝtai
(artistes) ; or ces termes sont tous deux des métaphores, appliquées l'une par
des gens qui veulent avilir (la profession), l'autre par des gens qui veulent
faire le contraire.
C'est encore dans le même esprit que
les brigands se donnent entre eux, aujourd'hui, le nom de poristaÛ (agents d'approvisionnement). De là
vient que, de celui qui a causé un préjudice, on peut dire qu'il a fait erreur
et, de celui qui a fait erreur, qu'il a causé un préjudice, ou de celui qui a
fait disparaître, qu'il a pris ou qu'il a pillé (26).
Dans le vers du Télèphe d'Euripide (27)
: "Commandant aux rames et ayant fait voile vers
la Mysie," il y a manque de convenance, parce que « commander » dit
plus qu'il ne faut. Le poète n'a donc pas dissimulé le procédé.
XI. II y a faute aussi dans les
syllabes si elles ne représentent pas un son agréable ; comme, par exemple,
lorsque Denys, l'homme d'airain (28),
dans ses élégies nomme la poésie « le cri de Calliope
» (au lieu de chant) attendu que les deux mots signifient un son : mais la
métaphore est mauvaise, étant empruntée à des sons non mélodieux.
XII. En outre, il ne faut pas
tirer de loin les métaphores, mais les emprunter à des objets de la même
famille et de la même espèce, de façon que, si les choses ne sont pas nommées,
on leur donne l'appellation qui se rattache manifestement au même ordre
d'idées.
Exemple,
cette énigme bien connue (29)
J'ai vu un homme qui, avec du feu, collait de l'airain sur la peau d'un autre homme.
L'action subie n'est pas nommée, mais dans les termes il y a une idée d'application. L'auteur a donc appelé "collage" l'application de la ventouse (30). Au surplus, il faut, absolument parlant, emprunter des métaphores modérées à des allusions convenablement énigmatiques ; car les métaphores sont des allusions, et c'est à quoi l'on reconnaît que la métaphore a été bien choisie.
XIII. Il faut aussi les emprunter
à de belles expressions : or la beauté d'un mot, comme le dit Lycimnius (31)
réside ou dans les sons, ou dans la signification ; la laideur d'un mot
pareillement. En troisième lieu, il y a ce qui renverse un raisonnement
sophistique ; car il ne faut pas dire, comme Bryson (32),
qu'une parole ne sera jamais déplacée si la signification est la même, soit que
l'on emploie telle expression ou telle autre.
Cela est faux ; car tel terme est plus propre qu'un autre, même plus rapproché de l'objet dénommé et plus apte à représenter la chose devant les yeux. De plus, tel mot, comparé à tel autre, n'a pas une signification semblable, et, par suite, il faut établir que l'un sera plus beau ou plus laid que l'autre. En effet, tous deux servent à marquer la signification de ce qui est laid et de ce qui est beau, mais non pas en tant que beau, et non pas en tant que laid ; ou, s'il en est ainsi, il y aura du plus ou du moins. Voici d'où l'on doit tirer les métaphores : des mots qui aient de la beauté dans le son, ou dans la valeur, ou dans leur aspect, ou enfin par quelque autre qualité sensible. Il est préférable de dire, par exemple, =odod‹ktulow ®Åw (33), plutôt que foinikod‹ktulow (34), ou, ce qui est encore plus mauvais, eçruyrod‹ktulow (35).
XIV. Dans le choix des
épithètes, on peut employer des appositions tirées de ce qui est mauvais ou
laid ; comme, par exemple, "le meurtrier de sa
mère" (36).
On peut encore les tirer de ce qui est meilleur, comme "le vengeur de son père (37)".
Simonide aussi, comme certain vainqueur aux courses de mules lui accordait une
rémunération trop faible, refusa de composer une poésie en son honneur,
alléguant qu'il lui répugnait de chanter à propos de mulets ; mais l'autre lui
accordant une somme suffisante, il fit ce vers :
Salut, filles de
cavales rapides comme la tempête, bien que ces mules fussent aussi filles des
ânes.
XV. Ajoutons l'atténuation. On
distingue entre autres celle qui affaiblit l'importance du bien ou du mal.
C'est ainsi qu'Aristophane emploie, en manière de plaisanterie, dans les
Babyloniens, le terme de miette d'or pour or, petit vêtement pour vêtement,
petite injure pour injure, petite maladie pour maladie. Seulement il faut user
avec prudence des diminutifs et observer une juste mesure dans l'emploi de l'un
ou de l'autre terme (38).
I. Les
expressions sont froides, quant au style, dans quatre cas différents. D'abord
dans celui des mots composés. Exemple: Lycophron (39)
dit : le ciel poluprñsvpow ; (aux nombreuses faces),
la terre, megalokñrufow (aux grandes cimes), une
rade stenñporow (à l'entrée étroite) (40).
Gorgias disait : un flatteur ptvxñmousow (artiste en fait de
mendicité) ; il a employé aussi les mots ¡piork®santaw
(ceux qui se sont parjurés) et kateuork®santaw (ceux qui ont contre-juré
la vérité) (41).
Alcidamas: "l'âme remplie de courroux, et la
face devenue purÛxrvn (rouge
comme du feu) ;"il pensait que son ardeur leur serait telesfñrow (les emporterait vers leur but) ;
il faisait de la persuasion le telesfñrow des discours (l'agent qui
mène au but) ; il nommait kuanæxrvn (couleur d'azur) la surface
de la mer. Toutes ces expressions, en leur qualité de mots composés,
appartiennent à la langue poétique.
II. Voilà donc une première
cause de froideur ; il en est une autre qui consiste dans l'emploi des termes
étranges. C'est ainsi que Lycophron appelait Xerxès un homme-colosse, et
Scipion un homme-fléau. Alcidamas fait de la poésie "un amusement" ; il parle de l'ŽtasyalÛa (la folie cruelle) de la nature, et
d'un homme "aiguillonné par la fureur effrénée
de la pensée".
III. Une
troisième cause réside dans les épithètes lorsqu'elles sont tirées de loin,
placées mal à propos ou trop rapprochées. Ainsi, en poésie, l'on dira très bien
"un lait blanc..." ; mais, dans le
langage de la prose, les épithètes, ou sont hors de mise, ou, si elles font
pléonasme, trahissent l'art et rendent manifeste la présence de la poésie. Ce
n'est pas qu'on ne doive en faire quelque usage, car elle change le terme
habituel et donne au style une physionomie étrangère ; seulement il faut
atteindre la juste mesure, car, sans cela, le mal produit serait encore plus
grand que si l'on parlait sans art. Dans le premier cas, l'élocution n'est pas
bonne, mais dans le second elle est mauvaise. C'est ce qui fait paraître
froides les expressions qu'emploie Alcidamas. Car ce n'est pas
l'assaisonnement, mais l'aliment de son style, que ces épithètes multipliées,
exagérées, brillantes à l'excès. Ainsi, au lieu de dire "la sueur", il dira "la
sueur humide" ; il ne dira pas "aux
jeux isthmiques", mais "à la
solennité des jeux isthmiques" ; ni "les
lois", mais "les lois, reines des
cités" (42)
; ni "dans la course", mais "dans l'entraînement de l'âme qui nous fait courir"
; ni "ayant reçu un musée", mais
"le musée de la nature". Il dira :
"le sombre souci de l'âme" ; et
non pas "l'auteur de la faveur",
mais "l'auteur de la faveur populaire et le
dispensateur du plaisir de ses auditeurs" ; et non pas "il recouvrit de rameaux", mais "de rameaux provenant de la forêt" ; non pas
"il voila son corps", "mais la pudeur de son corps". Il dira : "le désir, contre-imitateur de l'âme".
Ce dernier terme est tout ensemble un mot composé et une épithète, de sorte
qu'il devient une expression poétique. Il dira de même "le comble superlatif de la méchanceté". Aussi
ceux qui s'expriment poétiquement hors de propos pèchent par le ridicule et par
la froideur, et leur verbiage produit l'obscurité ; car, s'ils ont affaire à un
auditoire au courant de la question, ils dissipent la notion claire en la
couvrant de ténèbres. On a recours, d'ordinaire, aux mots composés, lorsque
manque le terme propre et que le mot est bien composé, comme, par exemple, xronotribeÝn (perdre son temps) : mais,
si le fait est fréquent, ce sera toujours un langage poétique. Aussi le mot
composé est surtout utile à ceux qui font des dithyrambes, lorsqu'ils
recherchent les termes sonores. Les mots étranges le seront surtout aux poètes
épiques, lesquels recherchent la majesté et la hardiesse ; la métaphore, aux
poètes ïambiques, car ceux-ci en font usage encore aujourd'hui, comme nous
l'avons dit.
IV. En quatrième lieu, la
froideur a pour cause la métaphore ; car il y a des métaphores déplacées : les
unes parce qu'elles sont ridicules, attendu que les poètes comiques ont aussi
recours aux métaphores, les autres par ce qu'elles ont de trop majestueux et de
tragique. De plus, elles sont obscures, si l'on va les chercher trop loin.
V. Voici
des exemples pris dans Gorgias : "Les choses
pâles et ensanglantées." - "mais
toi, c'est à ta honte que tu as semé cela, et ta moisson a été criminelle."
Toutes ces expressions sentent trop la poésie. C'est comme dans Alcidamas :
"La philosophie, rempart des lois."
- "L'Odyssée, miroir fidèle de la vie humaine,"-
"n'offrant aucun agrément aussi grand à la
poésie". En effet, toutes ces expressions sont inefficaces pour
amener la conviction, par les motifs donnés précédemment. Le mot de Gorgias,
sur une hirondelle qui, en volant, laissa tomber sa fiente sur lui, serait tout
à fait digne d'un poète tragique : "C'est
vraiment honteux, ô Philomèle !" Pour un oiseau, un tel acte
n'était pas honteux ; il le serait de la part d'une jeune fille, Le reproche,
par conséquent, Pût été bien placé s'il se fût adressé à ce qu'elle a été, mais
il ne l'est pas, s'adressant à ce qu'elle est maintenant (43).
1. L'image est aussi une
métaphore, car il y a peu de différence entre elles. Ainsi, lorsque (Homère)
dit en parlant d'Achille : "Il s'élança comme
un lion (44),"
il y a image ; lorsqu'il a dit : "Ce lion
s'élança," il y a métaphore. L'homme et l'animal étant tous deux
pleins de courage, il nomme, par métaphore, Achille un lion.
II. On emploie
aussi l'image dans la prose ; seulement c'est rare, attendu qu'elle est propre
à la poésie. On place les images de la même manière que la métaphore, car ce
sont des métaphores qui se distinguent des autres par la différence qu'on vient
d'indiquer.
III. Les images sont, par
exemple, ce que dit Androtion (45)
sur Idrée (46)
: qu'il ressemblait à de petits chiens qu'on vient de déchainer ; que ceux-ci
se jettent sur les gens et les mordent ; que, tout de même, Idrée, sortant de
prison, est inabordable. C'est encore ainsi que Théodamas comparait Archidamus
à Euxène, ignorant en géométrie, et, d'après la même relation, Euxène sera un
Archidamus géomètre (47)
Telle encore la comparaison qui figure dans la République de Platon (48)
et d'après laquelle ceux qui dépouillent les morts ressemblent à de petits
chiens qui mordent les pierres qu'on leur jette, sans toucher ceux qui les
lancent. Telle encore cette image, relative au peuple, qu'il est dans la
situation d'un pilote à la main solide, mais qui aurait l'oreille dure (49).
Telle l'image relative aux vers des poètes, à savoir : qu'ils ressemblent aux
jeunes gens sans beauté ; ceux-ci quand ils n'ont plus la leur de la jeunesse,
ceux-là quand ils sont démembrés, ne sont plus reconnaissables (50).
Telle l'image de Périclès, visant les Samiens : "Ils
ressemblent, disait-il, aux enfants, qui reçoivent la nourriture, mais
continuent de pleurer." Telle encore celle qu'il faisait sur les
Béotiens : "Ils ressemblent, disait-il, aux
chênes verts ; car les chênes verts se cassent entre eux (51)
et les Béotiens se battent les uns contre les autres." Démosthène
disait du peuple qu'il ressemblait à ceux qui ont des nausées sur un navire.
Démocrate comparait les orateurs aux nourrices qui, mangeant les aliments (52),
frottent de salive les lèvres des enfants (53).
Antisthène comparait le maigre Céphisodote à l'encens qui fait plaisir en se
consumant. Il est permis de voir dans tous ces exemples, et des images et des
métaphores, de telle sorte que toutes celles qui sont goûtées, étant dites
comme métaphores, seront évidemment tout aussi bien des images, et que les
images sont des métaphores qui demandent à être expliquées.
IV. Il
tant toujours que la métaphore réponde à une métaphore corrélative, qu'elle
porte sur les deux termes (de la corrélation) et s'applique à des objets de
même nature. Si, par exemple, la coupe est le bouclier de Dionysos (Bacchus),
on pourra dire, avec le même à-propos, que le bouclier est la coupe d'Arès
(Mars) (54).
Tels sont les éléments dont se compose le discours (55).
I. La
principale condition à remplir, c'est de parler grec. Cela consiste en cinq
choses.
II. Premièrement,
dans les conjonctions, au cas où l'on veut expliquer qu'elles sont
naturellement appelées à se produire au premier rang, comme quelques-uns
l'exigent ; de même que m¡n et ¤gÆ m¡n exigent d¡ et õ
d¡ (56).
Mais il faut, autant que la mémoire le permet, faire correspondre les
conjonctions les unes aux autres, en évitant une suspension trop prolongée et
le placement d'une conjonction avant celle qui est nécessaire ; car il arrive
rarement que ce soit à propos. "Moi, de mon
côté, puisqu'il s'est adressé à toi... car Cléon est venu (à moi) me priant, me
pressant, - je partis les ayant emmenés avec moi (57)."
En effet, dans cet exemple, on a introduit beaucoup de conjonctions avant celle
qui devait venir, et, s'il y a un grand intervalle pour arriver à je partis,
le sens est obscur. Donc la première condition c'est le bon emploi des
conjonctions.
III. La
seconde, c'est d'employer des termes propres et non compréhensif (58).
IV. La troisième, d'éviter les
termes ambigus ; et cela, à moins que l'on ne préfère le contraire, ce que l'on
fait lorsque l'on n'a rien à dire et que l'on veut avoir l'air de dire quelque
chose. C'est le cas de ceux qui s'expriment en langage poétique : Empédocle, par
exemple ; car une grande circonlocution donne le change et les auditeurs sont
dans la situation de beaucoup de gens qui vont trouver les devins. Lorsque
ceux-ci prononcent des oracles ambigus, on accepte leur avis :
"Crésus, passant l'Halys, détruira une grande puissance."
C'est précisément pour s'exposer à
une erreur moins grave que les devins énoncent les choses d'après les genres.
On trouve mieux, lorsqu'on joue à pair ou non, en disant simplement pair ou
impair qu'en disant un nombre, et en disant que telle chose sera qu'en disant
dans quel temps. Voilà pourquoi les diseurs d'oracles n'ajoutent pas, dans leur
réponse, la détermination du temps. Toutes ces choses-là se ressemblent ;
aussi, à moins de quelque motif particulier pris dans cet ordre, il faut les
éviter.
V. La quatrième distingue,
comme l'a fait Protagoras, les genres des noms masculins, féminins et neutres (59)
; car il faut exprimer ces genres correctement :
"Elle est venue, et, après avoir causé, elle est partie."
VI. La cinquième consiste à
nommer correctement ce qui est en grand nombre, en petit nombre et à l'état
d'unité : "Ces gens, dès qu'ils furent
arrivés, se mirent à me frapper..." Il faut d'une manière absolue
bien lire ce qui est écrit, et bien le prononcer, ce qui revient au même. C'est
là une chose que la multiplicité des conjonctions rend difficile, ainsi que les
phrases qu'il n'est pas aisé de ponctuer, comme celles d'Héraclite (60)
; car la ponctuation, dans Héraclite, est tout un travail, parce qu'on ne voit
pas à quel membre se rattache la conjonction, si c'est au précédent ou au
suivant. Prenons pour exemple le début de son livre. Il s'exprime ainsi :
"Cette raison qui existe toujours les hommes
sont incapables de la comprendre." On ne voit pas clairement si
c'est après toujours qu’il faut ponctuer (61).
VII. De plus, c est faire un
solécisme que de ne pas attribuer, dans la liaison des mots entre eux, la,
forme qui convient. Par exemple, le mot voyant, qui n'a pas une
signification commune, accordé avec le bruit ou la couleur ;
tandis que le mot percevant est commun. II y a obscurité lorsque tu
parles d'un fait que tu n’as pas annoncé, et que tu vas intercaler une grande
incidence ; par exemple : "Je me proposais, en
effet, après avoir causé avec lui et fait ceci, puis cela, et de telle ou telle
manière, de partir" au lieu de : "Je
me proposais, en effet, après avoir causé, de partir puis je fis ceci et cela
et de telle manière. "
I. Voici
ce qui contribue à l'ampleur de l'élocution donner l'explication d'un nom à la
place du nom lui-même ; ne pas dire un cercle, par exemple, mais "un plan situé à égale distance du point central"
; tandis que, pour obtenir la concision, le nom, au contraire, sera mis à la
place de l'explication (62).
II. L'un ou l'autre procédé dépendra
du caractère bas ou inconvenant de l'expression. Si la bassesse est dans
l'explication, on emploiera le nom ; si elle est dans le nom, l'emploi de
l'explication sera préférable.
III. Exprimer
sa pensée avec des métaphores et des épithètes, pourvu que l'on se garde du
style poétique.
IV. Du singulier faire le
pluriel, à l'exemple des poètes. Bien qu'il y ait un seul port, ils disent
néanmoins : "Vers les ports achéens (63)"
Ils disent encore :
Voici les plis nombreux d'une tablette (64).
V. Ne pas joindre (les mots),
mais les faire succéder chacun à chacun : "de
la femme qui est la nôtre,"et, si l'on recherche la concision,
faire le contraire : "de notre femme."
VI. Parler avec conjonctions,
et, si l'on veut être concis, parler sans conjonctions, mais en évitant le
style haché ; par exemple : "étant parti, et
ayant causé ; - étant parti, j'ai causé."
VII. Pratiquer
le procédé avantageux d'Antimaque (65),
lequel consiste à parler de choses qui n'importent pas au sujet, comme le fait
ce poète à propos de Teumessos (66)
:
Il est une petite colline exposée au vent... ,
car on peut amplifier ainsi indéfiniment. Le procédé consistant à dire ce qu'une chose n'est pas peut s'appliquer aux bonnes et aux mauvaises, selon l'utilité qu'on y trouve. De là vient que les poètes introduisent des expressions telles que "le chant sans cordes, le chant sans lyre (67)". Et ils les obtiennent au moyen des formes privatives. Ce procédé fait bon effet dans les métaphores qui reposent sur l'analogie ; comme, par exemple, de dire que (le son de) la trompette est un chant sans lyre.
I. L'élocution sera conforme à
la convenance si elle rend bien les passions et les moeurs, et cela dans une
juste proportion avec le sujet traité.
II. Il y aura juste proportion
si l'on ne parle ni sans art sur des questions d'une haute importance, ni
solennellement sur des questions secondaires, et pourvu que l'on n'adapte pas
un terme fleuri (68)
au nom d'une chose ordinaire ; sinon, la comédie apparaît, et c'est ce qui
arrive à Cléophon (69)
; il affectait certaines expressions dans le genre de celle-ci : "Vénérable figuier."
III. L'élocution
rendra l'émotion d'un homme courroucé s'il s'agit d'un outrage. A-t-on à
rappeler des choses impies et honteuses ? il faudra s'exprimer en termes
(respectivement) sévères et réservés, - Des choses louables ? en termes
admiratifs ; - des choses qui excitent la pitié ? dans un langage humble ; et
ainsi du reste.
IV. L'élocution
appropriée à la circonstance rend le fait en question probable ; car notre âme
se fait alors cette illusion que l'orateur dit la vérité, parce que, dans des
conditions analogues, elle serait affectée de même, et par suite l'on pense,
lors même qu'il n'en est pas ainsi, que les choses se passent comme il le dit.
V. L'auditeur partage les
émotions que l'orateur fait paraître dans ses discours, même s'ils ne disent
rien. Voilà d'où vient que beaucoup d'orateurs frappent l'esprit des auditeurs
en faisant grand bruit.
VI. La manifestation des moeurs
est celle qui se fait parles indices, attendu que chaque genre et chaque
condition (§jiw)
donnent lieu à une manifestation corrélative. J'entends par genre, au point de
vue de l'âge, par exemple, un enfant, ou un homme mûr, ou un vieillard ;
j'entends aussi un homme ou une femme, un Lacédémonien ou un Thessalien.
VII. J'appelle
condition ce qui fait que par sa vie un homme est tel ou tel ; car les diverses
existences humaines ne sont pas dans une condition quelconque. Si donc l'on
emploie des expressions appropriées à la condition, l'on aura affaire aux
moeurs. En effet, un homme inculte et un homme éclairé n'auront pas le même
langage ni la même manière de parler. Une locution qui produit un certain effet
sur les auditeurs et dont les logographes usent à satiété, c'est, par exemple.
"Qui ne sait... ?"ou encore :
"tout le monde sait... (70)"
Là-dessus l'auditeur est gagné, car il rougirait de lie pas partager une
connaissance acquise par tous les autres.
VIII. L'opportunité
ou l'inopportunité dans l'application est un fait commun à tous ces artifices.
IX. Or il
est un remède rebattu pour corriger avant (l'auditeur) n'importe quelle
exagération (71)
c'est de se (la) reprocher à soi-même, car il semble alors que l'orateur est
dans le vrai, du moment qu'il n'ignore pas ce qu'il fait.
X. De
plus, ne pas employer en même temps tous les procédés qui sont en corrélation,
car c'est un moyen de donner le change à l'auditeur. J'entends par là qu'il ne
faut point, si les expressions sont dures, prendre une voix et un visage à
l'avenant (72).
Sinon, chaque démonstration apparaît telle qu'elle est : mais, si l'on tait
l'une de ces choses et non pas (autre sans le laisser voir, l'effet sera le
même. Si, par conséquent, l'on exprime les choses douces en termes durs et les
choses dures en termes doux, le discours apportera la conviction (73).
XI. Les épithètes, les mots composés
pour la plupart, et surtout les mots étrangers sont ceux qui conviennent à
celui qui parle le langage de la passion. On excuse un homme en colère de dire
un malheur "grand comme le ciel (74)
" ou "colossal" ; de même
lorsqu'il est déjà en possession de son auditoire, et qu'il l'aura enthousiasmé
par des louanges, ou des reproches, ou par la colère, ou par l'affection. C'est
ainsi qu'Isocrate par exemple à la fin du Panégyrique, met en oeuvre les
mots de "gloire" et de "Mémoire (75)"
et cette expression : "Ceux qui ont enduré... (76)"
Car c'est dans ces termes que s'expriment ceux qu'emporte l'enthousiasme. De
cette façon, l'auditoire évidemment accepte un tel langage, une fois mis dans
le même état d'esprit. Aussi ce style convient-il pareillement à la poésie ;
car la poésie a quelque chose d'inspiré. Il faut donc s'exprimer ainsi, ou bien
le faire avec ironie, comme le faisait Gorgias, ou comme on le voit dans le Phèdre
(77).
1. L'élocution ne doit ni
affecter la forme métrique, ni être dépourvue de rythme. Si elle est métrique,
elle n'est pas probante, car elle paraît empruntée, et eu même temps elle
distrait l'auditeur, en portant son attention sur la symétrie et sur le retour
de la cadence ; tout comme les gamins préviennent le crieur lorsqu'il demande
qui est-ce que l'affranchi adoptera pour patron (78),
en disant : "C'est Cléon (79)."
II. Si le discours manque de
rythme, la phrase ne finit pas. Or il faut que la phrase finisse, mais non pas
au moyen du mètre. Un discours sans repos final est insaisissable et fatigant.
Toutes choses sont déterminées par le nombre, et le nombre appliqué à la forme de
l'élocution, c'est le rythme, duquel font partie les mètres avec leurs
divisions.
III. Voilà
pourquoi le langage, de la prose doit nécessairement posséder un rythme, mais
non pas un mètre ; car ce serait alors de la poésie. Du reste, il ne s'agit pas
d'un rythme dans toute la rigueur du mot, mais de quelque chose qui en
approche.
IV. Parmi les rythmes (80),
l'héroïque est majestueux et n'a pas l'harmonie propre à la prose (81).
L'ïambe se rapproche du langage ordinaire ; aussi, de tous les mètres, ce sont
les ïambes que l'on forme le plus souvent en parlant. Mais il faut
nécessairement (dans le discours) quelque chose de majestueux et qui transporte
l'auditoire. Le trochaïque convient plutôt à la danse appelée cordace, comme le
font voir les tétramètres ; car le rythme des tétramètres semble courir. Reste
le péan (82)
dont Thrasymaque a fait usage le premier. Seulement ses imitateurs ne pouvaient
le définir ; or le péan est le troisième rythme et fait suite aux rythmes
précités ; car il est dans le rapport de 3 à 2, et, des deux précédents, l'un
est dans le rapport de 1 à 1, et l'autre dans celui de 2 à 1. Vient après ces
rapports l'hémiole (sesquialtère) ; or c'est celui du péan.
V. Quant aux autres, il faut
les laisser de côté pour les raisons données plus haut et parce qu'ils sont
métriques. Le péan est d'un bon emploi, vu que, considéré isolément, il ne sert
pas de mesure aux rythmes précités, de sorte que c'est lui qui se dissimule le
mieux. Aujourd'hui donc, on emploie un péan, et cela au début ; mais il faut
que le début et la fin différent (83).
VI. Il y a deux formes de péans
opposées l'une à l'autre : l'une d'elles convient au début ; c'est le péan qui
commence par une longue et finit avec trois brèves. Ainsi :
Dialogen¢w eàte LukÛan (84)...
et
Xruseokñma †Ekate, paÝ Diñw (85)... ;
l'autre péan, au contraire, est celui où trois
brèves viennent en premier lieu et la longue en dernier :
MetŒ d¡ gn ìdata t' Èkeanòn ±f‹nise næj (86).
Ce péan sert de finale (87), car la syllabe brève, étant incomplète (88), produit quelque chose de tronqué, tandis qu'il faut que la finale soit tranchée au moyen de la longue et soit bien marquée, non point par les soins du copiste, ni par le signe de ponctuation, mais par le rythme.
VII. Ainsi donc, comme quoi
l'élocution doit être bien rythmée et non pas dépourvue de rythme, quels
rythmes la rendent bien rythmée et dans quelles conditions ils la rendent
telle, nous venons de l'expliquer.
I. Il faut ou que l'élocution
soit continue et liée par la conjonction, de même que l'introduction dans les
dithyrambes, ou bien qu'elle procède par tours et retours (89),
semblable en cela aux antistrophes des anciens poètes.
II. L'élocution continue est
celle des anciens. "Voici l'exposition de
l'histoire d'Hérodote le Thurien (90)..."
Précédemment, tous les écrivains employaient ce tour, mais aujourd'hui c'est le
petit nombre.
J'appelle élocution continue celle
qui ne prend fin que lorsque la chose à dire est terminée. Elle manque
d'agrément, en raison de son caractère indéfini ; car tout le monde aime à
saisir la fin. C'est ainsi que, (dans les courses) arrivé aux bornes, on est
essoufflé et l'on est à bout de forces, tandis qu'auparavant, en voyant devant
soi le terme (de la course), on ne sent pas encore sa fatigue. Voilà donc ce
que c'est que l'élocution continue.
III. Elle procède par tours et
retours quand elle consiste en périodes. Or j'appelle période une forme
d'élocution qui renferme en elle-même un commencement et une fin, ainsi qu'une
étendue qu'on peut embrasser d'un coup d'oeil. Elle est agréable et facile à
saisir : agréable, parce qu'elle est le contraire de celle qui ne finit pas et
que l'auditeur croit toujours posséder un sens, vu qu'on lui présente toujours
un sens défini, tandis qu'il est désagréable de ne pouvoir jamais rien prévoir,
ni aboutir à rien ; - facile à saisir en ce qu'elle est aisément retenue, ce
qui tient à ce que l'élocution périodique est assujettie au nombre, condition
la plus favorable à la mémoire, d'où vient que tout le monde retient les vers
mieux que la prose ; car ils sont assujettis au nombre, qui leur sert de
mesure.
IV. Il
faut que la période se termine avec le sens et ne soit pas morcelée, comme ces
ïambes de Sophocle (sic) :
KaludÆn m¡n, ´de gaÝa PelopeÛa Xyonñw... (91)
En effet, cette division pourrait
faire comprendre tout autre chose que (la pensée du poète), comme qui dirait,
dans cet exemple, que Calydon est dans le Péloponnèse.
V. La
période est tantôt composée de membres, tantôt tout unie. La période composée
de membres est à la fois achevée et divisée, avec des repos commodes pour la
respiration, établis non pas dans chaque partie comme pour la période précitée,
mais dans sa totalité. Le membre est l'une de ces deux parties (92).
J'appelle période tout unie celle qui n'a qu'un membre.
VI. Les membres, ainsi que les
périodes, ne doivent être ni écourtés, ni prolongés. Trop de brièveté fait
souvent trébucher l'auditeur ; car il arrive nécessairement, quand celui-ci,
lancé sur une certaine étendue dont il mesure le terme en lui-mètre, est
brusquement interrompu par un arrêt de la phrase, qu'il trébuche, comme devant
un obstacle (93).
Par contre, trop de longueur fait que l'auditeur vous abandonne, de même que
ceux qui retournent sur leurs pas au delà du terme de la promenade ; car ces
derniers abandonnent ceux qui se promènent avec eux. Il en est de même des
périodes prolongées. Le discours ressemble alors à une introduction
(dithyrambique) et il arrive ce que Démocrite de Chio reproche à Mélanippide (94)
en le raillant d'avoir fait des introductions, au lieu de faire des antistrophes
:
L'homme se nuit à lui-même en voulant nuire à autrui (95).
Et l'introduction prolongée nuit surtout à celui qui l'a faite (96). En effet, c'est le cas d'appliquer ce reproche aux périodes à longs membres. Alors, si les membres sont écourtés, il n'y a plus de période.
VII. Le
style composé de membres procède tantôt par divisions, tantôt par antithèses ;
par divisions, comme dans cet exemple : "Je me
suis souvent étonné que, parmi ceux qui ont réuni des panégyries et qui ont
institué des concours gymniques (97)...
;" - par antithèses ; auquel cas un contraire est placé auprès ou en face
de son contraire, ou bien le même est relié à ses contraires. Exemple: "Ils furent utiles à ces deux classes de personnes, ceux
qui demeurèrent et ceux qui les suivirent, car, en faveur de ces derniers, ils
acquirent plus de bien qu'ils n'en avaient chez eux, et aux autres ils
laissèrent assez de terre pour vivre chez eux (98).
" Les contraires sont "demeurer, suivre ;
assez, plus". - "De sorte que, et
pour ceux qui manquaient de bien et pour ceux qui voulaient jouir du leur, la
jouissance est opposée à l'acquisition (99)."
Autre exemple : "Il arrive souvent, en de telles
conjonctures, que les sages échouent et que les fous réussissent (100)."
- "Dès lors, ils reçurent le prix de leur
bravoure et, peu de temps après, ils obtenaient l'empire de la mer (101)."
- "... Naviguer sur le continent et marcher à
pied sec sur la mer, après avoir relié les deux rivages de l'Hellespont et
creusé le mont Athos (102)."
- "Citoyens de par la nature, ils étaient, de
par la loi, privés de leur cité (103)."
- "Parmi eux, les uns avaient eu le malheur de
périr, et les autres la honte de survivre (104)."
- "(Il est honteux) que les particuliers aient
des serviteurs barbares et que l'État voie avec indifférence nombre de ses
alliés tomber en esclavage (105)."
- "Avoir la perspective soit de les posséder
vivants, soit de les abandonner- après leur mort (106)."
Citons encore ce que quelqu'un a dit de Tholaüs et de Lycophron en plein
tribunal : "Ces hommes, lorsqu'ils étaient
chez eux, vous vendaient ; et, venus chez vous, ils se sont mis en vente (107)."
En effet, toutes ce, propositions réalisent ce que nous avons dit.
VIII. Ce genre de style est
agréable, parce que les contraires sont très reconnaissables et que les idées
mises en parallèle n'en sont que plus faciles à saisir. Ajoutons que cette
forme ressemble à un syllogisme ; car la réfutation n'est autre chose qu'une
réunion des propositions opposées.
IX. L'antithèse
est donc (une période) de cette nature. Il y a antithèse avec égalité lorsque
les membres sont égaux, et antithèse avec similitude, lorsque chacun des
membres a les parties extrêmes semblables. Or cela doit nécessairement avoir
lieu soit au commencement, soit sur la fin. Le commencement comprend toujours
les mots (en entier), mais la fin (seulement) les dernières syllabes, ou les
désinences du même mot, ou le même mot (en entier).
Voici des exemples de ce qui a lieu au commencement :
ƒAgròn gŒr ¦laben Žrgòn par' aétoè (108).
DvrhtoÜ t' ¤p¡lonto, par‹rrhtoi t' ¤p¡essin (109).
et des exemples de ce qui a lieu sur la fin :
VÞ®yhsan aétòn paidÛon tetok¡nai, Žll'
aétoè aàtion gegon¡nai (110).
ƒEn pleÛstaiw d¤ fontÛsi kaÜ ¤n ¤laxÛstaiw ¤lpÛsi (111).
Voici, maintenant, un exemple des diverses
désinences du même nom :
…Ajiow d¥ stay°nai xalkoèw, oék jiow Ìn xalkoè (112)
puis un exemple de la répétition du
même mot :
"Mais toi, de son vivant, tu le dénigrais en parole, et, maintenant qu'il est mort, tu le dénigres par écrit."
Exemple de la ressemblance d'une
syllabe :
"Quel effet si terrible (deinñn) aurait produit sur toi la vue d'un homme inoccupé (Žrgòn) (113) ?
Il est possible que tout cela se rencontre dans la même phrase et qu'une même période ait une antithèse, avec égalité et avec similitude d'assonances finales (homéotéleuton). Quant aux commencements de périodes, on les a énumérés presque (tous) dans les livres adressés à Théodecte (114).
X. Il y a
aussi de fausses antithèses, comme dans ce vers d'Épicharme :
Tantôt j'étais au milieu d'eux, tantôt auprès d'eux. (115).
I. Ces
explications données sur ces points, il faut dire en quoi consiste ce qu'on
appelle les propos piquants et les mots heureux. Ces propos ont leur source
tantôt dans un naturel bien doué, tantôt dans l'exercice. Montrer ce que c'est
est du ressort de l'art qui nous occupe. Parlons-en donc dans tous les détails.
II. Le fait d'apprendre
aisément est agréable pour touffe monde ; or les mots ont toujours une certaine
signification et, par suite, tous les mots qui contribuent à nous enseigner
quelque chose sont les plus agréables. Riais le sens des mots étrangers reste
obscur et, d'autre part, celui des mots propres est chose connue. La métaphore
est ce qui remplit le mieux cet objet ; car, lorsqu'il dit (Homère) (116)
que la vieillesse est (comme) la paille, il produit un enseignement et une
notion par le genre, l'une et l'autre ayant perdu leurs fleurs.
III. Les
images employées par les poètes atteignent le même but. Aussi, pour peu que
l'emploi ensuit bon, l'élégance se manifeste. En effet, l'image, comme on l'a
dit précédemment (117),
est une métaphore qui se distingue des autres par une exposition préalable ; de
là vient qu'elle est moins agréable, étant trop prolongée. Elle ne dit pas que
"ceci est cela" et, par
conséquent, l'esprit ne cherche pas même "ceci".
IV. Il s'ensuit nécessairement
que l'élocution et les enthymèmes sont élégants lorsqu'ils sont promptement
compris. Voilà pourquoi l'un ne goûte ni les enthymèmes entachés de banalité (et
nous appelons banal ce qui est évident pour tout le monde et ne demande aucun
effort d'intelligence), - ni ceux dont l'énoncé ne fait pas comprendre la
signification, mais bien plutôt ceux dont le sens est compris dès qu'on les
articule, si même il ne l'était pas auparavant (118),
ou ceux dont le sens ne tarde guère à être saisi. En effet, dans ce dernier
cas, nous apprenons quelque chose, tandis que, dans les précédents, on
n'obtient ni l'un ni l'autre résultat (119).
V. Ainsi donc, l'on goûte ceux
des enthymèmes qui ont ce caractère, d'après le sens des paroles énoncées, et
aussi d'après l'expression envisagée dans sa forme, si l'on parle par
antithèse. Dans cette phrase : "Et jugeant que
la paix commune aux autres était la guerre pour eux-mêmes en particulier
(120)...
," on oppose la paix à la guerre.
VI. Ensuite d'après les mots,
s'ils contiennent une métaphore, et alors il ne faut pas que celle-ci soit
étrangère (121)
car on aurait peine à la comprendre ; ni banale, car elle ne ferait aucune
impression. Puis, si l'on place (les faits) sous les yeux (de l'auditeur), car
on voit mieux, nécessairement, ce qui est en cours d'exécution que ce qui est à
venir. Il faut donc se préoccuper de ce triple but : la métaphore, l'antithèse
et l'exécution (122).
VII. Des
quatre sortes de métaphores (123),
celles qui se font le plus goûter sont les métaphores par analogie. C'est ainsi
que Périclès a dit : "La jeunesse qui a péri
dans la guerre a laissé un vide aussi sensible dans la cité que si, de l'année,
on retranchait le printemps (124)."
Leptine, parlant en faveur des Lacédémoniens, a dit qu'il ne fallait pas permettre que la Grèce fût réduite à perdre un oeil (125). Céphisodote (126), voyant Charès insister pour rendre ses comptes au moment de la guerre olynthienne, dit, pour exprimer son indignation, "qu'il tentait de rendre ses comptes en tenant le peuple dans un four." Et, pour exhorter les Athéniens à faire une expédition en Eubée : "Il faut, dit-il, après nous être approvisionnés, lancer le décret de Miltiade (127)." Iphicrate, sur ce que les Athéniens avaient traité avec ceux d'Épidaure et les habitants de la côte, s'écriait dans son indignation : "Ils se sont ôté à eux-mêmes les approvisionnements de guerre." Pitholaüs appelait la trière paralienne (128) "la massue du peuple", et Sestos "le marché au blé du Pirée". Périclès voulait qu'on détruisit Égine, "cette chassie du Pirée (129)." Moeroclès prétendait qu'il n'était pas moins honnête que tel honnête homme dont il citait le nom, alléguant que ce dernier était malhonnête à raison d'un intérêt du tiers (130), tandis que lui-même l'était (seulement) à raison d'un intérêt du dixième.
Tel encore l'ïambe d'Anaxandride sur ses
filles qui tardaient à se marier :
Mes filles qui ont laissé passer l'échéance du mariage... ;
et ce mot de Polyeucte sur un certain Speusippe, frappé d'apoplexie, qu'"il ne pouvait se tenir en repos, bien que le hasard l'eût enchaîné dans les entraves d'une maladie pentésyringe (131)" Céphisodote appelait les trières "des moulins ornés (132)". Le Chien (133) disait que "les tavernes étaient les phidities d'Athènes(134)". Ésion dit que "(les Athéniens) répandirent leur ville sur la Sicile". Il y a là une métaphore et le fait est mis devant les yeux.
Cette expression, encore : "C'est au point que la Grèce poussa un cri,"
est, à certains égards, une métaphore et met le fait devant les yeux. De même,
Céphisodote recommandait de veiller à ne pas tenir "des
réunions nombreuses qui devinssent des assemblées populaires", et
Isocrate critiquait "ceux qui se pressent dans
les panégyries (135)".
Autre exemple dans l'Éloge funèbre : "Il était juste et digne que, sur le tombeau de ceux qui
sont morts à Salamine, la Grèce se coupât les cheveux, la liberté étant
ensevelie (136),
en même temps que leur vaillance."
En effet, si l'on avait dit : "Il était juste et digne qu'elle versât des pleurs, leur vaillance étant ensevelie en même temps... ," il y avait métaphore et le fait était mis devant les yeux, tandis que les mots "en même temps que leur vaillance... la liberté," produisent une certaine antithèse. Dans ce mot d'Iphicrate: "Car mes paroles s'ouvrent un chemin au milieu des actes accomplis par Charès," il y a métaphore par analogie, et la locution "au milieu..." met l'image devant les yeux. Cette expression, "exhorter aux dangers," est une métaphore qui met aussi les choses devant les yeux. Lycoléon, plaidant pour Chabrias : " Et vous, dit-il, sans avoir égard à son image en bronze, qui vous supplie..." C'est là une métaphore propre à la circonstance présente, qui n'est pas d'une application générale, mais qui met les choses devant les yeux. Car Chabrias courant un péril, son image supplie ; partant, la matière inanimée s'anime, comme un témoin des actes de la cité (en son honneur). Autre exemple : "S'étudiant de toute façon à rabaisser leurs sentiments (137)." En effet, s'étudier à, marque une insistance. -"L'intelligence est le flambeau que Dieu alluma dans l'âme (138)." Et réellement, les deux mots (139) servent à faire voir quelque chose. - "Nous n'en finissons pas avec les guerres, mais nous les ajournons ; car voilà deux choses qui appartiennent à l'avenir : l'ajournement et une paix faite dans ces conditions (140)" - C'est comme de dire : "Les traités, ce sont des trophées bien plus glorieux que ceux qu'on recueille dans les guerres ; car ceux-ci, on les obtient pour un faible avantage et par l'effet d'un hasard, tandis que les traités sont le fruit de toute la guerre (141)" En effet, les traités c'est comme les trophées : ils sont, les uns et les autres, des signes de la victoire. - "Les cités, elles aussi, rendent un compte sévère en encourant le blâme des hommes (142)". Car la reddition de compte est une sorte de dommage émanant de la justice.
Ainsi donc, comme quoi les mots
piquants ont leur source dans la métaphore par analogie et dans le fait mis
devant les yeux, on vient de l'expliquer.
I. Il faut dire maintenant ce
que nous entendons par un "fait mis devant les
yeux" et ce qu’on fait pour qu'il en soit ainsi.
II. J'entends par "mettre
une chose devant les yeux" indiquer cette chose comme agissant. Par
exemple, dire que l'homme de bien est un carré, c'est faire une métaphore, car
les deux termes renferment une idée de perfection (143),
mais ils n'indiquent pas une action ; au lieu que, dans l'expression : "Ayant la force de l'âge pleinement florissante
(144),"
il y a une idée d'action. Dans cette autre : "Mais
toi, en qualité d'homme libéré, il te convient... (145)"
il y a une action. Dans celle-ci : "Alors les
Grecs s'étant élancés de là... (146),"
il y a action et métaphore. C'est ainsi qu'Homère, en beaucoup d'endroits,
anime des êtres inanimés au moyen de la métaphore.
III. En toute occasion, le fait
de mettre en jeu une action produit une impression goûtée de l'auditeur. En
voici des exemples :
Et, de nouveau, le
rocher sans honte roulait dans la plaine (147).
La flèche prit son vol (148).
Brûlant de s'envoler (149).
(Les traits) restaient
immobiles sur le sol désireux de se repaître de chair (150).
La lance traverse sa poitrine avec rage (151).
En effet, dans tous ces passages, les objets, par cela même qu'ils sont animés, apparaissent comme agissant. Les expressions "être sans honte", "avec rage", etc., indiquent une action ; le poète les a placées au moyen de la métaphore par analogie, et le rapport du rocher à Sisyphe est celui de l'être sans honte à celui sur qui l'on agit sans honte.
IV. Il en fait autant, dans des
images d'un heureux effet, avec les êtres inanimés :
Les (vagues) se soulèvent en courbes blanchissantes ; les unes s'avancent et d'autres arrivent par-dessus (152)
On le voit, il donne à toutes choses
le mouvement et la vie ; or l'action est (ici) une imitation.
V. Il
faut, quand on emploie la métaphore, comme on l'a dit précédemment (153),
la tirer d'objets propres (au sujet), mais non pas trop évidents. En
philosophie, par exemple, tu dois viser à considérer le semblable dans tels
objets qui ont entre eux une grande différence. C'est ainsi qu'Archytas a dit :
"Un arbitre et un autel sont la même chose,
car vers l'un comme vers l'autre se réfugie l'homme qui a subi une injustice."
Ou, comme si l'on disait qu'une ancre est la mène chose qu'une crémaillère, car
toutes deux font une même chose, seulement elles différent en ce que l'une la
fait par en haut, et l'autre par en bas ; - ou encore : "Les (deux) villes ont été mises au mime niveau (154)."
Un trait commun à deux choses très différentes, la surface et les ressources,
c'est l'égalité.
VI. La
plupart des propos piquants dus à la métaphore se tirent aussi de l'illusion où
l'on jette l'auditeur. En effet, on est plus frappé d'apprendre une chose d'une
façon contraire (à celle que l'on attendait) et l'âme semble se dire : " Comme c'est vrai ! c'est moi qui étais dans l'erreur."
Les apophtegmes sont piquants lorsqu'ils ne disent pas expressément ce qu'ils
veulent dire. Tel, par exemple, celui-ci, de Stésichore : "Leurs cigales chanteront de par terre (155)"Les
énigmes bien tournées sont agréables par la même raison ; car on y apprend
quelque chose et il s'y trouve une métaphore. Une chose agréable aussi, c'est
ce que prescrit Théodore : "user d'expressions
nouvelles ; or c'est ce qui arrive lorsque l'application d'un mot est
inattendue et non pas, comme il le dit, conforme à l'opinion antérieure (156),
mais comme font ceux qui, dans leurs plaisanteries, emploient des expressions
défigurées. Le même effet est produit dans les jeux de mots, car il y a
surprise, et cela, mime en poésie : le mot qui vient n'est pas celui que
l'auditeur avait dans l'esprit :
"Il marchait ayant aux pieds... des engelures."
On croyait que le poète allait dire - des souliers. Seulement il faut que, aussitôt le mot énoncé, le sens soit bien clair. Quant au jeu de mots, il fait que l'on dit non pas ce qu'on paraît vouloir dire, mais un mot qui transforme le sens. Tel le propos de Théodore s'adressant à Nicon le Citharède : Yr‹ttei se (157). On s'attend à ce qu'il va dire : Yr‹ttei se, "il te trouble," et il y a surprise, car il dit autre chose. Le mot est joli pour celui qui le comprend, attendu que, si l’on ne soupçonne pas que Nicon est Thrace, ce mot ne paraîtra plus avoir de sel. Tel encore cet autre jeu de mots : "Veux-tu le perdre (158) ?"
VII. Il
faut que les deux applications du mot sur lequel on joue offrent un sens
convenable ; c'est alors ( seulement) qu'elles sont piquantes ; comme par exemple
de dire : "L'empire (Žrxh) de la mer
n'est pas pour les Athéniens une source (Žrxh) de malheurs ; car ils en
profitent,"
ou, comme Isocrate : "L'empire (de la mer) est
pour les Athéniens une source de malheurs (159)."
Dans les deux expressions, on a dit une chose que l’auditeur ne présumait pas
qu'on allait dire et qu'il a reconnue pour vraie. Et en effet, dire que
l’empire est un empire, ne serait pas fort habile ; mais il ne parle pas de
cette façon et le mot Žrxh ne garde pas sa première
signification, en reçoit une autre.
VIII. Dans
tous les cas analogues, si te mot est amené convenablement par (homonymie, ou
par la métaphore, alors, tout va bien. Exemple:
"Anaschétos n'est pas Žn‹sxetow (supportable)."
Cette phrase renferme une homonymie,
mais elle est convenable si l'individu est désagréable.
Autre exemple :
Tu ne serais pas un hôte plutôt que tu ne dois être un étranger.
Ou bien : "pas plus que tu ne dois l'être," Car le mot garde le même sens, et dans : "Il ne faut pas que l'hôte soit indéfiniment un étranger," le mot j¡now est pris (successivement) dans un sens différent (160).
Même remarque sur ce vers célèbre
d'Anaxandride :
Il est, certes, beau de mourir avant d'avoir été digne de la mort.
C'est la même chose que si l'on disait : "Il est beau de mourir, bien quel'on ne soit pas digne de la mort " ; ou: "Il est beau de mourir quand on n'est pas digne de la mort ;" ou "quand on ne fait pas des actions dignes de la mort (161)".
IX. Ici, c'est la forme de
l'expression qui est la même.
Plus l'expression est laconique,
plus elle accentue l'antithèse, mieux elle vaut. La raison en est due
l'antithèse la fait mieux comprendre, et que l'on comprend plus vite ce qui est
exprimé brièvement.
X. Il faut toujours que
l'expression se rapporte à la personne qui en est l'objet, qu'elle soit
correctement appliquée si l'on veut frapper juste, et qu'elle ne soit pas
vulgaire ; car ces conditions ne vont pas séparément. Exemple :
Il faut mourir sans avoir commis aucune faute.
Cet exemple n'a rien de piquant.
"Il faut qu'une femme digne épouse un homme qui soit digne."
Celui-ci aussi manque de sel.
C'est autre chose si les deux termes marchent ensemble : "Il est certes digne de mourir sans être digne de mourir." Plus il y a de mots (dans l'antithèse), plus la phrase a de relief. C'est ce qui arrive, par exemple, si les mots renferment une métaphore, et telle métaphore, une antithèse, une symétrie, et s'ils comportent une action.
XI. Les images, aussi, comme on
l'a dit plus haut (162),
sont toujours, à certains égards, des métaphores appréciées ; car elles se
tirent toujours de deux termes ; comme la métaphore par analogie. Nous disons,
par exemple : "Le bouclier est la coupe de
Mars (163)
;" "un arc est une lyre sans cordes."
En s'exprimant ainsi, l'on n'emploie
pas une métaphore simple ; mais, si l'on dit que l'arc est une lyre, ou que le
bouclier est une coupe, la métaphore est simple.
XII. On fait aussi des images de
cette manière-ci : par exemple, un joueur de flûte est assimilé à un singe (164),
l'oeil du myope l'est à une lampe dont la mèche est mouillée. En effet, tous
deux se contractent.
XII. Les
images sont heureuses lorsqu'elles renferment une métaphore, car on peut, par
assimilation, appeler le bouclier "coupe de
Mars", les ruines "haillons d'une
maison", Nicérate "un Philoctète
mordu par Pratys", assimilation faite par Thrasymaque, voyant
Nicérate vaincu par Pratys dans un concours de rapsodie, et qui avait, lut
aussi, les cheveux longs et une tenue misérable (165).
C'est surtout dans ces figures que les poètes échouent, s'ils ne les rendent
pas bien, fussent-ils appréciés (d'ailleurs) ; j'entends par là s'ils les
rendent ainsi :
Il porte des jambes
torses comme des branches de persil.
Comme Philammon, lorsqu'il se bat avec le ballon de gymnastique (166)...
Tous les exemples analogues sont des
images ; or les images sont des métaphores, nous l'avons dit souvent.
XIV. Les proverbes aussi sont
des métaphores par lesquelles on passe d'une espèce à une autre espèce. Ainsi,
que l'on introduise chez soi une chose avec la conviction qu'elle sera bonne,
puis, qu'elle tourne en dommage : "C'est comme
le lièvre pour le Carpathien," dira-t-on (167).
En effet, tous deux ont éprouvé ce qu'on vient de dire.
Par quels moyens on peut tenir des
propos piquants et à quelles causes ils se rattachent, c'est expliqué à peu
près (complètement).
XV. Les
hyperboles de bon goût sont aussi des métaphores. Par exemple, on dira d'un
homme au visage balafré : "Vous croiriez voir
un panier de mûres". En effet, les meurtrissures sont rouges ; mais,
le plus souvent, c'est abusif. La locution "comme
ceci et cela" est une hyperbole qui ne diffère que par
l'expression. Dans l'exemple :
Comme Philammon se battant avec le ballon de gymnastique... ,
vous croiriez que Philammon combat
un ballon.
Dans celui-ci :
Il porte des jambes torses, comme des branches de persil,
on croirait qu'il a non pas des
jambes, mais des branches de persil torses.
XVI. Les hyperboles ont quelque
chose de juvénile, car elles marquent de la véhémence ; c'est pourquoi elles
viennent souvent à la bouche des gens en colère :
Non, quand il me donnerait autant (de présents) que de grains de sable ou de poussière, je n'épouserais pas la fille d'Agammnon, fils d'Atrée ; non, quand même elle rivaliserait en beauté avec Aphrodite (aux cheveux) d'or, et en talents avec Athéné (168).
Les hyperboles sont principalement
en usage chez les orateurs athéniens. Pour la raison donnée plus haut, elles ne
conviennent pas dans la bouche d'un vieillard.
I. Il ne faut pas ignorer que
chaque genre (oratoire) s'accommode d'un genre différent d'élocution. On
n'emploie pas la même dans le discours écrit et dans le discours débité en
public, ni la même dans les harangues et au barreau. Seulement il faut posséder
ce double talent : d'abord celui de savoir parler grec, ensuite de ne pas être
réduit à se taire lorsqu'on veut se mettre en communication avec les autres, ce
qui est le sort de ceux qui ne savent pas écrire.
II. L'élocution écrite est celle
qui a le plus de précision ; celle des débats se prête le mieux à l'action.
Cette dernière est de deux espèces : elle est morale, elle est pathétique.
Aussi les acteurs recherchent l'un et l'autre de ces caractères dans les
drames, et les poètes dans leurs interprètes. Ceux dont les couvres se prêtent
à la lecture ont une renommée soutenue. Chérémon, par exemple (169)
; car il est précis comme un logographe. Il en est de même de Lycimnius (170),
parmi les poètes dithyrambiques.
Comparés entre eux, les discours écrits paraissent maigres dans les débats, et ceux des orateurs, qui font bon effet à la tribune, semblent être des oeuvres d'apprentis (171) dans les mains des lecteurs. Cela tient à ce qu'ils sont faits pour le débat. Aussi les productions destinées à l'action, abstraction faite de la mise en scène, ne remplissant plus leur fonction, ont une apparence médiocre. Ainsi, par exemple, l'absence des conjonctions et les répétitions sont désapprouvées, à bon droit, dans un écrit ; tandis que, dans une oeuvre faite pour le débat, les orateurs même peuvent recourir à ces procédés, vu que ce sont des ressources pour l'action.
III. Du reste, il faut varier les
expressions pour dire la même chose, ce qui sert à amener les effets
dramatiques : "Cet homme vous a volés ; cet
homme vous a trompés ; cet homme enfin a essayé de vous livrer."
C'est ainsi, pareillement, que procédait l'acteur Philémon dans la Gérontomanie
d'Anaxandride (172),
quand il dit : "Rhadamanthys et Palamède,
etc... ," et dans le prologue des Eusèbes, quand il dit. "moi ". En effet, si l'on ne met pas d'action
en prononçant ces paroles, c'est le cas de dire : "Il porte une poutre (173)."
IV. Il en est de même de
l'absence de conjonctions : "Je suis arrivé,
je l'ai recherché, je lui ai demandé... " Il faut mettre de
l'action et ne pas prononcer ces mots en les disant tour à tour dans le même
sentiment et sur le même ton. Les phrases dépourvues de conjonction offrent
encore une particularité, c'est qu'il semble que l'on dise plusieurs choses
dans le même moment ; car la conjonction isole plusieurs choses qui se
succèdent ; de sorte que, si on la supprime, il est évident que la pluralité
cède la place à l'unité, et de là résulte une gradation : "J'arrive, je prends la parole, je fais de nombreuses
supplications ; mais il semble dédaigner ce que je dis, ce que j'affirme."
Homère recherche cet effet dans ce passage :
Nirée de Symé...
Nirée, fils d'Aglaé...
Nirée, le plus beau des hommes (174)...
En effet, celui de qui l'on dit
plusieurs choses doit, nécessairement, être nommé plusieurs fois. Par suite, si
on le nomme plusieurs fois, on semble dire de lui plusieurs choses. De cette
façon il l'a grandi, tout en ne le mentionnant qu'une seule fois, grâce à
l'illusion qu'il produit, et il en fixe le souvenir, bien qu'il n'en reparle
plus nulle part.
V. Quant
à l'élocution propre aux harangues, elle ressemble tout à fait à un tableau ;
car plus les objets figurés sont nombreux, plus il faut se mettre loin pour le
contempler. Aussi, dans l'une comme dans l'autre, les détails négligés et
imparfaits ont l'apparence de la précision. L'élocution judiciaire demande plus
d'exactitude, surtout quand on a affaire à un juge unique ; car, dans ce cas,
il n'y a pas moyen de recourir aux artifices oratoires, attendu que l'on voit
aisément ce qui se rattache à l'affaire et ce qui pourrait y être étranger. Il
n'y a pas de débat et, par suite, la décision survient purement et simplement.
C'est ce qui fait que les mêmes orateurs ne sont pas également goûtés dans
toutes ces sortes de causes ; mais où l'on met le plus d'action, c'est là qu'il
y aura le moins de précision, et cela aura lieu quand on donnera de la voix et,
principalement, quand elle sera forte. L'élocution démonstrative est, plus que
toute autre, propre au discours écrit ; car elle est faite pour la lecture ;
vient en second lieu l'élocution judiciaire.
VI. Pour ce qui est de
distinguer, en outre, quand l'élocution doit être agréable et (quand elle doit
être) sublime, c'est chose superflue ; car pourquoi exiger ces qualités plutôt
que la tempérance ou la générosité et quelque autre mérite moral ? Il est
évident que les conditions précitées la rendront agréable, pour peu que nous
avons défini en bons termes celles qui constituent sa qualité principale. En
effet, à quoi tiendra qu'elle soit nécessairement claire, exempte de
trivialité, mais convenable ? C'est que, si elle est diffuse, elle manquera de
clarté ; et pareillement, si elle est trop concise, mais que la juste mesure se
trouve au degré intermédiaire. Les conditions énoncées plus haut la rendront
agréable, si l'on fait un heureux mélange de langage moral et étranger, de
rythme et d'arguments persuasifs bien amenés.
Nous nous sommes expliqué sur
l'élocution, sur ses divers genres considérés ensemble, et sur chacun d'eux en
particulier. Il nous reste à parler de la disposition.
I. Il y a
deux parties dans le discours ; car il faut nécessairement exposer le fait qui
en est le sujet, puis en donner la démonstration. Aussi personne ne peut se
dispenser de démontrer, quand on n'a pas commencé par un exposé. En effet,
celui qui démontre démontre quelque chose, et celui qui fait un exorde le fait en
vue d'une démonstration.
II. Ces
deux parties sont donc : l'une, la proposition (175),
l'autre, la preuve ; c'est comme si l'on établissait cette distinction que
l'une est la question posée, et que l'autre en est la démonstration.
III. Aujourd'hui (les rhéteurs)
établissent des distinctions ridicules, car la narration n'appartient, en
quelque sorte, qu'au seul discours judiciaire ; or comment admettre que, pour
le genre démonstratif et pour les harangues, une narration, telle qu'ils
l'entendent, soit ou bien ce que l'on objecte à la partie adverse, ou
l'épilogue (la péroraison) des discours démonstratifs ? L'exorde, la discussion
contradictoire et la récapitulation ont leur place dans les harangues, alors
qu'il y a controverse : et en effet, l'accusation et la défense interviennent
souvent ; seulement, ce n'est pas en tant que délibération. La péroraison, en
outre, n'appartient pas à toute espèce de discours judiciaire, à celui, par
exemple, qui est de peu d'étendue, ou dont le sujet est facile à retenir ; car
on peut alors la retrancher pour éviter la prolixité.
IV. Ainsi donc, les parties
essentielles sont la proposition et la preuve. Ces parties sont propres (au
sujet). Les plus nombreuses qu'il puisse y avoir sont l'exorde, la proposition,
la preuve, la péroraison. Les arguments opposés à l'adversaire rentrent dans la
classe des preuves. La controverse est le développement des arguments
favorables à l'orateur, et, par suite, une partie des preuves, car on fait une
démonstration lorsque l'on met en oeuvre cette partie ; mais il n'en est pas de
même de l'exorde, ni de la péroraison, laquelle a plutôt pour objet de
remémorer.
V. Par
conséquent, si l'on établit de telles distinctions, ce que fait Théodore, on
aura la narration, la narration additionnelle, la narration préliminaire, la
réfutation et la réfutation additionnelle ; mais alors il faut nécessairement
que celui <lui parle d'une espèce et d'une différence établisse autant de
dénominations ; sinon, la division est vaine et frivole ; c'est ainsi que
procède Lycimnius dans son traité, où il emploie les dénominations de ¤poærvsiw (impulsion) (176)
de digression et de rameaux (177).
I. L'exorde est placé au début
d'un discours ; c'est comme en poésie le prologue et, dans l'art de la flirte,
le prélude ; car tous ces termes désignent le début et comme une voie ouverte à
celui qui se met en marche. Le prélude donne bien une idée de ce qu'est
l'exorde des discours démonstratifs. En effet, les joueurs de flûte, en
préludant, rattachent à l'introduction (178)
l'air de flûte qu'ils savent exécuter, et dans les discours démonstratifs,
c'est ainsi qu'il faut composer, à savoir : faire une introduction et y
rattacher ce que l'on veut dire en l'exposant tout de suite. Tout le monde cite
pour exemple l'exorde de l'Hélène, d'Isocrate. Car il n'y a aucun
rapport entre les oeuvres de controverse et l'Hélène (179).
Et en même temps, si, l'orateur fait une digression, c'est un moyen d'éviter
que tout le discours soit uniforme.
II. Les exordes des discours
démonstratifs ont pour texte un éloge ou un blâme. Par exemple, Gorgias, dans
son discours olympique : "Ils sont dignes de
l'admiration générale, Athéniens..." En effet, il va louer ceux qui
organisent les panégyries. Dans cet autre exemple, Isocrate lance ce blâme :
"Les qualités corporelles, ils les honoraient
par des présents ; mais aux gens vertueux ils ne donnèrent aucune récompense."
III. Ils ont aussi pour texte un
conseil. Exemple : Il faut honorer les hommes de
bien." C'est pourquoi il fait l'éloge d'Aristide. Ou encore on
louera ceux qui ne sont ni considérés, ni vicieux, mais dont le mérite reste
ignora comme Alexandre, le fils de Priam. Ici encore, l'orateur donne un
conseil.
IV. En
outre, parmi les exordes judiciaires, il en est où l'on a en vue l'auditeur,
soit que le discours porte sur un fait inadmissible ou fâcheux, ou sur un bruit
très répandu, de façon qu'on fasse appel à l'indulgence. De le ce mot de
Choerile :
Mais maintenant que tout a été partagé (180)...
Les exordes des discours
démonstratifs ont donc pour texte un éloge, un blâme, l'exhortation, la
dissuasion, les faits énoncés en vue de l'auditeur. Il arrive, nécessairement,
que l'introduction du discours est étrangère ou familière.
V. Quant aux exordes du
discours judiciaire, il faut comprendre qu'ils jouent le même rôle que les
prologues des oeuvres dramatiques et les préambules des poèmes épiques, tandis
due ceux des dithyrambes sont semblables aux exordes démonstratifs :
A cause de toi et de tes dons, et de tes dépouilles... (181).
VI. Dans
les discours et dans les poèmes épiques (l'exorde) est comme un aperçu du sujet
traité, afin que l'on voie d'avance de quoi il s'agit et que l'esprit ne reste
pas en suspens, car l'indéterminé nous égare. Ainsi donc celui qui nous met un
exorde en quelque sorte dans la main obtient que l'auditeur suive attentivement
le discours. De là ces préambules :
Chante, Muse, la colère... (182).
Muse, dis-moi cet
homme... (183).
Guide-moi maintenant pour raconter comment de la terre d'Asie une grande guerre tondit sur l'Europe (184)...
Les tragiques aussi font un exposé de la
pièce, sinon dès l'abord, comme Euripide, du moins dans quelque partie du
prologue ; tel Sophocle :
Mon père était Polybos... (185).
Pour la comédie, c'est la même
chose. On le voit, la fonction la plus essentielle du préambule, celle qui lui
est propre, c'est de montrer le but vers lequel tend le discours. C'est
pourquoi, lorsque la chose est évidente par elle-même et de peu d'importance,
il n'y a pas lieu de recourir au préambule.
VII. Les
autres espèces (d'exorde) mis en usage sont des expédients d'une application
commune. On les emprunte soit à la personne de l'orateur ou de l'auditeur, soit
à l'affaire, soit encore à la personne de l'adversaire. Ceux qui se rapportent
à l'orateur ou au défendeur consistent à lancer ou à détruire une imputation (diabol®n). Mais le procédé n'est pas le même
pour les deux cas. Lorsqu'on se défend, on répond d'abord à l'imputation ;
quand on accuse, on ne la produit que dans la péroraison. La raison en est
simple : celui qui se défend doit nécessairement, pour ramener l'opinion,
dissiper tout ce qui entrave sa défense ; il tant donc qu'il commence par
réduire à néant l'imputation ; celui qui la produit doit la produire dans la
péroraison, afin qu'elle se fixe mieux dans la mémoire. Les arguments qui
s'adressent à la personne de l'auditeur ont pour origine l'intention de se
concilier sa bienveillance et d'exciter son indignation ; quelquefois aussi
d'attirer son attention sur un point, ou, au contraire (de l'en détourner), car
il n'est pas toujours avantageux d'attirer l'attention. Aussi s'efforce-t-on
souvent de provoquer l'hilarité. Il y a toute espèce de moyens d'instruire l'auditoire,
si tel est le dessein de l'orateur. On s'applique aussi à paraître honnête, car
l'auditoire prête plus d'attention aux paroles de ceux qui le sont. Il est
attentif aux choses de grande importance, à celles qui le touchent
particulièrement, aux faits étonnants, à ceux qui lui font plaisir. C'est
pourquoi il faut inspirer l'idée que le discours va traiter de ces sortes de
questions. Maintenant, si l'on veut détourner l'attention, on suggérera l'idée
que l'affaire est de mince importance, qu'elle ne touche en rien les intérêts
de l'auditeur, qu'elle est pénible.
VIII. Il ne faut pas laisser
ignorer que toutes les considérations de cette nature sont prises en dehors du
discours (186), lorsqu'elles s'adressent à des auditeurs
d'un mauvais esprit et prêtant l'oreille à des paroles étrangères à la
question. En effet, si l'auditeur n'est pas dans cette disposition, il n'y a
pas besoin de préambule, mais il suffit d'exposer le gros de l'affaire, afin
qu'il en possède la tête comme s'il en avait le corps tout entier.
IX. Au
surplus, la nécessité de rendre l'auditoire attentif s'impose à toutes les
parties (d'un discours), si elle existe (187) ; car l'attention n'est jamais moins relâchée
qu'au début. Aussi serait-il ridicule de prendre ce soin quand on commence à
parler et que tous les auditeurs prêtent le plus d'attention. Ainsi l'on devra,
au moment opportun, s'exprimer en ces termes :
"Et veuillez, je vous prie, m'accorder votre attention, car je n' y suis pas autant intéressé que vous," ou encore : "Je vais dire une chose si terrible, que vous n'en avez jamais entendu de telle, ni de si surprenante." C'est ainsi que Prodicus, voyant que ses auditeurs s'endormaient, leur fit remarquer en passant qu'il s'agissait pour eux de cinquante drachmes (188).
X. Il est évident que l'on ne
s'adresse pas à l'auditeur en tant qu'auditeur, car, dans les préambules, on
cherche toujours soit à lancer une imputation, soit à écarter des motifs de
crainte :
Si je suis à bout de respiration, prince, je ne tairai pas que c'est d'être venu en toute hâte (189).
- Que signifie ce préambule (190) ?
C'est ainsi que s'expriment les personnes qui ont ou paraissent avoir en main une mauvaise cause. Car, dans ce cas, il est préférable de discourir sur toutes sortes de points, plutôt que de se tenir dans le sujet. C'est ce qui fait que les esclaves ne donnent pas les explications qui leur sont demandées, mais tournent autour du fait (191) et font des préambules.
XI. Quels moyens on doit
employer pour se concilier la bienveillance de l'auditoire, nous l'avons
expliqué, ainsi que chacun des autres procédés de même ordre. Comme le vers
suivant contient une idée juste :
Accorde-moi d'arriver chez les Phéaciens en ami et en homme digne de leur pitié... (192),
il faut viser à ce double but (193). Dans tes discours démonstratifs, on doit
faire en sorte que l'auditeur croie avoir une part des louanges, soit lui-même
en personne ou dans sa famille, ou dans ses goûts, ou à n'importe quel autre
point de vue. Socrate dit dans l'Oraison funèbre, avec raison, que "le difficile n'est pas de louer les Athéniens au milieu
des Athéniens, mais de le faire parmi les Lacédémoniens" (194). Les (exordes) de la harangue sont empruntés
à la source qui fournit ceux du discours judiciaire ; mais on en use le moins
possible, car l'auditoire sait de quoi il s'agit, et l'affaire discutée n'exige
aucunement un exorde, - à moins que ce ne soit en vue de l'orateur ou de ses
contradicteurs, ou si les auditeurs ne supposent pas à la question le degré
d'importance qu'on lui donne, mais un degré supérieur, ou inférieur. Aussi
faut-il ou avancer, ou détruire une imputation, et grandir ou diminuer les
choses. Or, pour cela, il faut un exorde.
Il en faut aussi à titre d'ornement ; en effet, le discours a l'apparence d'une oeuvre sans art, s'il n'y en a pas. Tel sera l'éloge des Eléens, par Gorgias, qui, sans préparation, sans passes préliminaires (195), débute immédiatement ainsi : "Élis, heureuse".
I. En ce qui concerne
l'imputation à réfuter, le premier moyen consiste dans les arguments avec
lesquels on pourrait détruire une appréciation défavorable ; car il n'importe
qu'elle résulte, ou non, des assertions énoncées ; par conséquent, ce procédé
s'emploie en toute occasion.
II. Un autre moyeu consiste à
répondre, sur les faits contestés : ou qu'ils n'existent pas, ou qu'ils ne sont
pas nuisibles, ou qu'ils ne le sont pas à la partie adverse, ou qu'ils n'ont
pas l'importance qu'elle leur prête, ou qu'il n'y a pas eu injustice, ou
qu'elle n'est pas grave, ou qu'il n'y a pas eu d'action honteuse, ou enfin que
celle-ci n'était pas d'une grande portée, car ces questions sont autant de
matières à débat.
Citons, par exemple, Iphicrate
contre Nausicrate. Il dit avoir accompli l'action que celui-ci met sur son
compte, et il ajoute qu'elle a été nuisible, mais non pas injuste. On dira que,
si une injustice a été commise, il y a eu compensation ; que, s'il y a eu
dommage, l'action, du moins, était honnête ; que, si elle a été déplaisante,
elle était du moins utile. -ou quelque autre chose de ce genre.
III. Un autre moyen consiste à
dire qu'il y a erreur, malchance, nécessité. Ainsi, Sophocle disait qu'il
tremblait non pas, comme le prétendait son accusateur (196), en vue de paraître vieux, mais par nécessité
; qu'en effet, ce n'était pas pour son bon plaisir qu'il avait quatre-vingts
ans. On peut aussi alléguer une raison qui excuse le mobile du fait imputé, en
disant que l'on n'avait pas l'intention de nuire, mais d'accomplir telle
action, non pas celle qui nous est imputée ; et que le résultat a tourné à mal
: "Il serait juste de me haïr si j'avais agi
avec l'intention qu'on me prête."
IV. Un
autre consiste à voir si l'accusateur n'a pas été impliqué (dans le fait en
cause), soit maintenant, soit auparavant, soit lui-même, ou dans la personne de
ses proches.
V. Un autre consiste à voir si
l'on implique (dans une imputation) des gens que l'on reconnaît ne pas donner
prise à cette imputation. Par exemple, si l'on dit que le libertin est innocent
(on en conclura) que tel ou tel doit l'être aussi.
VI. Un autre, c'est d'alléguer
que (l'accusateur) a fait la même chicane à d'autres personnes, ou un autre au
défendeur, ou bien que d'autres ont été présumés (coupables du même délit) sans
être mis en accusation de même que l'orateur aujourd'hui, lesquels ont été
reconnus non coupables.
VII. Un
autre moyen consiste à lancer une imputation contre l'accusateur. Car il serait
absurde qu'une personne ne fût pas digne de confiance et que ses discours le
fussent.
VIII. Un autre encore, c'est
lorsqu'il y a eu jugement ; Euripide l'employa alors qu'il répondit à Hygiénon
qui l'accusait d'iniquité dans le procès d'antidosis (197), comme ayant excité au parjure en écrivant ce
vers :
La langue a juré, mais l'esprit est libre de tout serment (198).
Il allégua que celui-ci commettait une injustice en portant devant les tribunaux les décisions du concours dionysiaque (199) ; que, dans ce concours, il avait déjà rendu compte (de ce vers) et qu'il en rendrait compte encore si l'on voulait porter l'accusation sur ce point.
IX. Un autre moyen, c'est de
prendre à partie l'imputation calomnieuse en montrant combien elle est grave,
en alléguant qu'elle déplace les questions, qu'elle ne se fie pas au fait (200). Un lieu communément utile aux deux (parties)
consiste à produire des conjectures. Ainsi, dans le Teucer, Ulysse
suppose que Teucer est apparenté à Priam, car Hésione (201) était la soeur (de ce dernier). Teucer répond
à cela que Télamon, son père, était l'ennemi de Priam, et qu'il n'a pas dénoncé
les espions.
X. Un autre moyen, pour celui
qui vent lancer une imputation, consiste à placer un blâme sévère à côté d'un
éloge insignifiant, à mentionner en peu de mots un fait important, à commencer
par avancer plusieurs assertions avantageuses (à l'adversaire) pour en blâmer
une qui a trait directement à l'affaire. Ceux qui parlent dans cet esprit sont
les plus habiles ales plus injustes, car ils s'efforcent de blâmer avec ce
qu'il y a de bien en le mêlant à ce qu'il y a de mal. Or c'est un procédé
commun à l'imputation malveillante et à la défense, puisqu'il peut arriver
ainsi que le même résultat est obtenu dans une intention différente, en ce sens
que celui qui veut incriminer doit prendre en mauvaise part le fait qu'il
dégage, et que celui qui veut défendre doit le prendre en bonne part. Citons,
par exemple, ce fait que Diomède a préféré Ulysse : pour un défenseur, c'est
parce que Diomède l'a supposé le meilleur ; pour un accusateur, ce n'est pas
par ce motif, mais parce qu'il ne voyait pas en lui un rival (202), vu son peu de valeur.
Voilà ce qu'il y avait à dire sur
l'imputation calomnieuse.
1. La narration, dans les
discours démonstratifs, ne se développe pas tout d'un trait, mais à l'occasion
de chaque partie ; car il faut exposer les actes qui servent de texte au
discours. En effet, le discours, dans sa composition, renferme un élément
indépendant de l'art, attendu que l'orateur n'est en rien la cause des actes, -
et un élément tiré de l'art, et cet élément consiste à démontrer ce qui existe,
si la chose est difficile à croire, ou à montrer quelle en est la qualité ou la
quantité, ou tout cela ensemble.
II. Voici pourquoi, dans
certains cas, il ne faut point raconter tout d'un trait : c'est que, à
démontrer de cette façon, on chargerait trop la mémoire. D'après tels faits,
l'homme dont on parle est brave ; d'après tels autres, il est habile, ou juste,
et le discours, ainsi conduit, est plus simple ; mais, conduit de l'autre
manière, il est varié et alourdi.
III. Il
faut rappeler les (actions) célèbres ; aussi beaucoup de discours peuvent se
passer de narration : par exemple, si tu veux louer Achille ; car tout le monde
connaît ses actions. Mais (en d'autres cas) on doit y recourir. S'il s'agit de
Critias, il le faut ; car bien des gens ne le connaissent pas (203).
IV. Il est ridicule de dire,
comme quelques-uns le font aujourd'hui, que la narration doit être rapide.
C'est comme cet individu à qui un boulanger demandait s'il devait pétrir une pâte dure ou molle : "Eh quoi ! répondit-il, n'est-il pas possible de faire bien ?" Il en est de même ici. Il ne faut pas être prolixe dans la narration, pas plus qu'il ne faut l'être dans l'exorde, ni dans l'exposé des preuves ; car, ici, la bonne proportion ne dépend pas de la rapidité ou de la brièveté, mais de la juste mesure : or celle-ci consiste à dire tout ce qui rendra évident le fait en question, on tout ce qui aura pour résultat d'en faire admettre l'existence, ou le côté blâmable, le côté injuste, ou enfin d'y faire trouver les qualités quel'orateur veut qu'on y trouve, et d'obtenir l'effet contraire dans le cas opposé.
V. Il
(te) faut intercaler, sous forme de narration, tout ce qui peut mettre en
relief ton mérite. Exemple: "Quant à moi, je
lui ai toujours donné des avertissements conformes à la justice en lui disant
de ne pas abandonner ses enfants," Pareillement, ce qui fait
ressortir la perversité de l'adversaire : "Il
a répondu à cela que, là où il serait, il aurait d'autres enfants."
Cette réponse est placée par Hérodote dans la bouche des Égyptiens quittant
leur pays (204). On introduira encore tout récit fait pour
plaire aux juges.
VI. Dans la défense, la
narration est moins importante. Le point discuté alors c'est : ou que le fait
(mis en cause) n'existe pas, ou qu'il n'est pas nuisible, ou injuste, ou qu'il
n'a pas la gravité qu'on lui prête. Aussi ne convient-il pas de disserter en
vue d'établir un point reconnu, à moins que l'on n'ait pour but de montrer, par
exemple, si l'acte en cause a été accompli, qu'il l'a été, mais sans causer de
préjudice.
VII. II faut, en outre, raconter les faits passais, à moins que des faits actuels n'excitent la pitié ou la terreur. L'apologue d'Alcinoüs en est un exemple lorsqu'il est retracé à Pénélope en soixante vers (205). Citons encore Phayllus et son poème cyclique (206) ; ainsi le prologue qui se trouve dans l'Énée (207).
VIII. Les
moeurs doivent jouer un rôle dans la narration. C'est ce qui aura lieu si nous
voyons ce qui lui donne un caractère moral. D'abord, c'est de faire connaître
son dessein : on reconnaîtra quel est le caractère moral en apercevant quel est
le dessein ; et l'on reconnaîtra quel est le dessein d'après le but auquel tend
l'orateur.
Ce qui fait que les discours
mathématiques n'ont pas de caractère moral, c'est qu'ils ne comportent pas non
plus une détermination. Car il n'y a rien en eux qui les motive. Mais les
discours socratiques en ont, attendu, qu'ils traitent de questions qui portent
ce caractère.
IX. Certaines
considérations morales sont inhérentes à chaque trait de moeurs. Par exemple :
"Il marchait tout en parlant ;" ce
qui dénote de l'arrogance et de la rusticité. Il faut discourir non pas comme
d'après sa pensée, ainsi que le font les orateurs d'aujourd'hui, mais comme
d'après une détermination. "Quant à moi, telle
était ma volonté, parce que telle était ma résolution ; mais, si ce n'était pas
de mon intérêt, du moins, c'était préférable." En effet, le premier
parti est d'un homme avisé, et l'autre, celui d'un homme de bien. S'il est d'un
homme avisé de poursuivre un but utile, il est d'un homme de bien de se
déterminer d'après le beau. Si le fait est incroyable, il faut s'étendre sur
les motifs. C'est ce que fait Sophocle. Citons ce passage de l'Antigone
(où elle dit) qu'elle a plus de sollicitude pour son frère que pour un mari ou
des enfants, alléguant que ceux-ci, ayant péri, pourraient être remplacés ;
Tandis que, son père et sa mère étant descendus chez Pluton, il ne pourrait plus lui renaître (208) un frère.
Si tu n'as pas de motif à faire
valoir, tu allégueras que tu n'ignores pas que tes assertions sont incroyables,
mais que ta nature est ainsi faite. En effet, on ne croit pas que quelqu'un
fasse, de gaieté de coeur, autre chose que ce qui lui est avantageux.
X. De plus, il faut, dans la
narration, tirer parti des effets de pathétique, déduire les conséquences, dire
des choses connues de l'auditeur, et apporter des arguments qui touchent
personnellement l'orateur ou l'adversaire : "Il
s'est éloigné en me regardant de travers ; " ou comme Eschine (209), qui dit de Cratyle : "Il se mit à siffler et à battre des mains."
En effet, ce sont là des choses qui apportent la conviction, attendu que ce
sont des indices, que l'on connaît, des choses que l'on ne sait pas. On peut
retrouver la plupart de ces indices dans Homère.
Elle dit, et la vieille femme tenait son visage dans ses mains (210).
En effet, ceux qui se mettent à
pleurer portent les mains à leurs yeux. Présente-toi, tout d'abord, sous tel
caractère, afin que l'on considère ton adversaire comme ayant tel autre
caractère ; seulement, fais-le sans le laisser voir. La preuve que c'est facile
est à prendre dans ceux qui annoncent une nouvelle. Sans en savoir rien encore,
nous nous en faisons déjà pourtant une certaine idée. Il faut placer la
narration sur plusieurs points de son discours et, quelquefois même, au début.
XI. Dans la harangue, il y a
très peu de place pour la narration, parce que l'on n'a rien à raconter quand
il s'agit de l'avenir ; mais, s'il y a narration, elle prendra son texte dans
des événements passés, afin que, par ce souvenir, on conseille mieux sur les
faits ultérieurs, soit qu'il serve à incriminer ou à louanger ; et alors on ne
fait plus acte de conseiller. Mais, si l'opinion avancée est incroyable, il faut
promettre de donner immédiatement ses motifs et faire appel au jugement de qui
l'auditoire voudra désigner. Citons, par exemple, la Jocaste de Carcinus, dans
son Oedipe, qui promet toujours (des indications), quand l'interroge
celui qui cherche son fils, et encore l'Hémon de Sophocle (211).
I. Les preuves doivent être,
nécessairement, démonstratives ; or il faut démontrer, puisque la controverse a
lieu sur quatre points (212), en portant la démonstration sur le point
controversé. Par exemple, qu'il s'agisse de discuter : pour établir que le fait
n'existe pas, on doit insister sur la démonstration de ce point ; - qu'il n'a
pas été nuisible, sur celle de cet autre point ; - qu'il ne l'a pas été autant
(que le dit l'adversaire), ou qu'il a été accompli à bon droit (sur celle de
chacun d'eux).
II. Il ne faut pas laisser
ignorer que c'est dans ce seul ordre de discussion (213) que l'un des deux adversaires sera
nécessairement de mauvaise foi ; car cette discussion n'a pas pour cause
l'ignorance, comme il pourrait arriver si l'on discutait sur le juste. Aussi
faut-il s'arrêter longtemps sur ce point ; mais sur les autres, non.
III. Le
plus souvent, dans les discours démonstratifs, l'amplification aura pour objet
d'établir que les actes (discutés) sont beaux et utiles. Il faut que les choses
soient dignes de créance, car il arrive rarement que l'on en apporte la
démonstration, si elles sont incroyables, ou si quelque autre en est l'auteur.
IV. Dans
les harangues, on pourrait discuter pour établir ou que tel fait n'aura pas
lieu, ou bien que ce que l'on prescrit aura lieu, mais que ce ne sera pas juste
ou pas utile, ou que l'importance n'en sera pas telle qu'on le dit. Il faut
voir, en outre, si quelque fausseté n'est pas avancée en dehors du fait discuté
; car ce sont autant de preuves qu'il y a eu mensonge sur les autres points.
V. Les exemples sont tout ce
qu'il y a de plus propre aux harangues ; les enthymèmes, aux discours
judiciaires ; car les premières ont trait à l'avenir et, par suite, c'est dans
les faits passés qu'il faut puiser des exemples. Les seconds se rapportent à ce
quia ou n'a pas lieu, et c'est plutôt sur ce point que se fait la démonstration
et que la nécessité s'impose ; car le passé a un caractère de nécessité.
VI. Seulement, il ne faut pas
donner les enthymèmes tout d'un trait, mais les entremêler ; ; autrement, il se
nuisent entre eux, car toute quantité a une mesure :
O mon ami, tu as dit ni plus ni moins que ce qu'aurait dit un homme sage (214).
Mais non pas : "les choses telles que les aurait dites... "
VII. Il ne faut pas non plus
chercher à placer des enthymèmes à tout propos ; sinon, tu feras ce que font
quelques-uns des gens qui philosophent, lesquels érigent en syllogismes des
pensées plus connues et plus croyables que celles dont ils tirent leurs
explications.
VIII. Lorsque
tu veux produire un effet pathétique, n'emploie pas d'enthymème ; car, ou bien
cet effet sera manqué, et l'enthymème sera sans portée. Les mouvements produits
ensemble s'entre-détruisent, ou bien encore s'évanouissent, ou sont affaiblis.
On ne doit pas non plus, lorsqu'on veut faire paraître des moeurs dans un
discours, chercher, en même temps, à placer un enthymème. La démonstration
(dans ce cas) ne comporte ni moeurs, ni intention.
IX. Les sentences sont de mise
dans une narration et dans la preuve ; car c'est un élément moral : "Moi aussi j'ai donné (de l'argent), tout en sachant bien
qu'il ne faut pas être confiant." Voici la môme idée, exprimée en
termes pathétiques : "Il ne m'importe guère
d'être préjudicié ; à lui il reste le profit, mais à moi, la justice."
X. Haranguer est plus
difficile que de plaider ; et cela se comprend : dans le premier cas, on
s'occupe de l'avenir, et dans le second, du passé. Les augures le savaient
bien, comme l’a dit Épiménide le Crétois. Il ne prononçait pas d'oracles sur
l'avenir, mais sur le passé, inconnu d'ailleurs. La loi sert de texte aux
discours judiciaires ; or, quand on part d'un principe, il est facile de
concevoir une démonstration, et l'on n'a pas à beaucoup insister. Ainsi l’on
peut faire du pathétique contre l'adversaire, ou en faveur de sa propre cause,
mais, en aucune façon, sans s'écarter du sujet. Il faut donc n'y recourir que
si fou est à court d'arguments ; c'est ce que font les orateurs d'Athènes, et
(notamment Isocrate), il accuse dans un discours délibératif ; c'est ainsi
qu'il incrimine les Lacédémoniens dans le Panégyrique, et Charès dans
son discours sur les alliés (215).
XI. Dans les discours
démonstratifs, il faut placer çà et là des louanges sous forme d'épisodes comme
le fait Isocrate ; car toujours il met en scène quelque personnage (216). C'est dans ce sens que Gorgias disait que la
matière ne lui faisait pas défaut : parlant d'Achille, il fait l'éloge de
Pélée, puis d'Éaque, puis du dieu (Jupiter), puis, par la même occasion, celui
de la bravoure ; ou bien "il a fait ceci, il a
fait cela, ce qui, certes, a telle ou telle importance..."
XII. Ainsi donc, quand on
dispose d'arguments démonstratifs, il faut encore parler au point de vue des
moeurs, et démonstrativement ; mais, si tu n'as pas d'enthymèmes à ta
disposition, parler (surtout), au point de vue des moeurs. Pour un orateur
honnête, il est plus convenable de faire paraître ses qualités morales que
l'exactitude de ses expressions.
XIII. Parmi les enthymèmes, ceux
qui tendent à réfuter sont plus goûtés que ceux qui tendent à démontrer, vu que
tous ceux qui établissent une réfutation rentrent mieux, évidemment, dans les
conditions du syllogisme, car le rapprochement des contraires rend ceux-ci plus
saisissables.
XIV. Les arguments qui
s'attaquent à (adversaire ne sont pas d'une autre espèce que de celle des
preuves ; destinés qu'ils sont à détruire son opinion les uns au moyen d'une
objection, les autres au moyen d'un syllogisme. Or, soit dans une délibération,
soit dans un procès, si l'on parle le premier, il faut d'abord exposer ses
preuves (217), puis répondre aux arguments contraires, soit
qu'on les détruise, ou qu'on les prévienne pour les combattre. Si la
contradiction donne prise de plusieurs côtés, aborder en premier les raisons
contraires, comme le fit Callistrate dans l'assemblée des Messéniens, car il
renversa d'avance ce qu'ils auraient pu dire ; puis, cela fait, il s'y prit de
cette manière pour produire ses propres raisons.
XV. Si
l'on parle le second, il faut d'abord répondre au discours de l’adversaire en
détruisant ses arguments et les retournant contre lui ; et cela, surtout
lorsqu’ils ont été goûtés par l'auditoire. Car, de même que l'esprit n'admet
pas (comme innocent) un homme contre lequel se sont élevées des préventions, il
n'admet pas davantage (comme plausible) un discours, si l'adversaire lui a
semblé avoir parlé dans le bon sens. Il faut donc préparer une place dans
l'esprit de l’auditeur pour le discours que l'on va prononcer. C'est ce qui
arrivera si tu détruis (les arguments du préopinant). Voilà pourquoi ce n'est
qu'après avoir combattu ou bien tous les points traité, ou les plus importants,
ou ceux que l'auditoire a paru admettre, ou enfin ceux dont la réfutation est
facile, que l'on abordera, de la façon que j'ai dit, les arguments plausibles
qui nous sont propres.Je me porterai d'abord comme
champion des déesses ;
Car, pour moi, Junon... (218).
Dans ces vers, le poète touche
d'abord le point le plus simple. Voilà pour les preuves.
XVI. Quant
aux moeurs, comme le fait de donner quelques détails sur sa propre personne
nous expose l'envie, à l'accusation de prolixité ou à la contradiction, et
celui de parler d'un autre au reproche d'ouvrage ou de grossièreté, il faut
faire parler une autre personne, comme Isocrate le fait dans le Philippe
(219) et dans l'Antidosis (220). De même Archiloque, pour blâmer. Il met en
scène un père qui parle ainsi au sujet de sa fille, dans cet ïambe :
Avec de l'argent, il ne faut désespérer de rien, ni affirmer par serment l'impossibilité de quoi que ce soit.
Il met en scène l'architecte Charon, dans
l"ïambe qui commence ainsi :
Peu m'importent les richesses de Gygès.. .
De même Sophocle fait parler Hémon à son père en faveur d'Antigone, comme si d'autres personnes tenaient la parole (221).
XVII. On
doit aussi transformer les enthymèmes, et quelquefois les convertir en
sentences : ‘Il faut que les hommes de sens (222) contractent des traités pendant qu'ils sont
heureux ; car, dans ces conditions, ils obtiendront les plus grands avantages "
(223). Maintenant, sous forme d'enthymème : "En effet, si c'est au moment où les traités sont le plus
utiles et le plus profitables qu'il faut les conclure, il faut conclure des
traités pendant que la fortune est prospère."
I. En ce qui concerne
l'interrogation, il est surtout opportun d'en user lorsque (l'adversaire) a dit
le contraire, de façon que l'orateur faisant questions sur questions, il en
résulte une absurdité. Exemple : Périclès interrogeait Lampion au sujet de
l'initiation aux mystères de la déesse libératrice (224) ; et, comme celui-ci répondait qu'il n'était
pas possible d'en entendre parler quand on n'était point initié, il lui demanda
si lui le savait. Lampon lui dit que oui. - " Eh
! comment le sais-tu, n'étant pas initié ?"
II. En second lieu, lorsque le
premier point est évident, mais qu'il est visible pour l'interrogateur que
l'autre point lui sera concédé ; car, s'informant sur une première proposition,
il ne faut pas que sa seconde question porte sur un point évident, mais qu'il
énonce la conclusion. Ainsi Socrate : Mélitus disant que celui-ci ne croyait
pas à l'existence des dieux, il lui demanda si lui, Socrate, affirmait
l'existence d'un démon. Mélitus en tomba d'accord. Socrate poursuivit : "Les démons sont-ils des enfants des dieux, ou enfin
quelque chose de divin ?" Mélitus disant que oui : "Est-il quelqu'un au monde, dit Socrate, qui admette
l'existence d'enfants des dieux sans admettre celle des dieux ?"
III. De
même encore, lorsque l'on va faire voir que (l'adversaire) dit des choses
contradictoires ou paradoxales.
IV. En quatrième lieu, lorsque
l'on ne peut répondre, pour détruire l'assertion avancée, que d'une manière
sophistique. Car, si l'on répond de cette manière qu'il y a ceci, mais qu'il y
a aussi cela, bien que tantôt il y ait ceci et tantôt cela, ou encore qu'il y a
ceci à certains égards, mais cela sous tel autre point de vue, il en résulte
que les auditeurs sont déroutés et se troublent. Il ne faut pas opérer ainsi
dans d'autres circonstances ; car, si l'adversaire fait une objection, on
semble rendre les armes. Il n'est pas possible de faire un grand nombre de
questions, à cause de la faiblesse de l'auditeur. Aussi doit-on serrer e plus
possible les enthymèmes.
V. Maintenant,
il faut répondre d'abord aux équivoques en établissant des distinctions dans
une argumentation pas trop écourtée ; d'autre part, aux assertions qui semblent
contradictoires, en apportant immédiatement une solution, dans sa réponse,
avant que l'adversaire ait fait suivre une nouvelle question ou un nouveau
raisonnement ; car il n'est pas difficile d'entrevoir d'avance sur quoi porte
son discours. C'est un point dont l'évidence doit ressortir du livre des Topiques
(225), ainsi que les solutions à opposer.
VI. Il faut donner des motifs
en manière de conclusion lorsqu'une question implique elle-même une conclusion.
Ainsi Sophocle (226), à qui Pisandre demandait s'il avait donné sa voix, comme les autres membres du Sénat, à l'établissement des Quatre-Cents : - "Oui, dit-il. - Eh quoi ! cela ne te semblait donc pas une mauvaise chose ?" - Il l'accorda : "Ainsi donc, dit l'autre, tu as lait là une mauvaise chose ? - Oui, répondit-il, mais parce qu'il n'y avait rien de mieux à faire."
C'est comme ce Lacédémonien, rendant ses comptes d'éphorat, à qui l'on demandait s'il trouvait que ses collègues avaient mérité d'être condamnés. Il répondit que oui : "Mais tu as donné les mêmes avis que ces derniers ?" - Et comme il en convenait : "Eh bien ! donc, tu aurais mérité de subir la même condamnation. - Non pas, répliqua-t-il, car ils avaient reçu de l'argent pour agir comme ils l'ont fait ; moi, non : j'ai agi suivant ma conscience."
Il ne faut donc poser de question ni
après la conclusion ni comme conclusion, à moins que la vérité ne nous soit
pleinement favorable.
VII. Quant
à la plaisanterie (car elle me semble pouvoir être d'un certain usage dans les
débats et Gorgias dit, et a raison de dire que l'on doit détruire le sérieux de
ses adversaires parla plaisanterie et leur plaisanterie par le sérieux), - on a
énuméré, dans la Poétique (227), les diverses sortes de plaisanteries.
Les unes conviennent à un homme libre ; les autres, non. Il faudra voir dans quelles circonstances pourra être de mise celle qui convient à l'orateur. L'ironie a quelque chose de plus relevé que la bouffonnerie. Par la première, on fait une plaisanterie en vue de soi-même, tandis que le bouffon s'occupe d'un autre (228).
1. La péroraison (¤pÛlogow) se compose de quatre éléments :
bien disposer l'auditeur en sa faveur et l'indisposer contre l'adversaire ;
grandir ou abaisser ; mettre en oeuvre les passions de l'auditeur ; rappeler
les faits. Il arrive, naturellement, qu'après avoir démontré que l'on est
véridique et que l'adversaire a menti, on peut, sur ces données, louer, blâmer
et mettre la dernière main. Or il faut viser à établir l'une de ces deux
opinions, que l'on est bon au point de vue de l'auditeur, ou absolument, et,
d'autre part, que l'adversaire est malfaisant, soit au point de vue des
auditeurs, soit absolument. Quant aux moyens à employer pour amener ces
dispositions, on a exposé les lieux qui servent à présenter les hommes comme
bons ou mauvais.
II. Le point qui vient après
celui-là, les faits une fois démontrés, consiste naturellement à les grandir et
à les rabaisser ; car il faut nécessairement que les faits accomplis soient
reconnus pour que l'on puisse arriver à parler de leur importance ; et en
effet, l'accroissement des corps en suppose la préexistence. Les lieux qui
servent à grandir ou à rabaisser sont déjà l'objet d'un exposé antérieur (229).
III. Après
cela, une fois qu'on a fait voir clairement les faix et qu'on les a mesurés à
leur valeur, il faut agiter les passions de l'auditoire. Ces passions, ce sont
la pitié et la terreur, la colère, la haine, l'envie, l'émulation et la dispute
(230). On a expliqué précédemment les lieux qui s'y
rapportent (231).
IV. Reste le fait de rappeler
les arguments avancés dans les parties précédentes. Or il convient de le faire
de la même manière que certains le conseillent pour les exordes, ce en quoi ils
ont tort ; car ils prescrivent de revenir souvent à la charge pour que les
choses soient bien connues.
Dans cette partie-là, il faut
exposer la chose, afin de ne pas laisser ignorer à l'auditeur les détails de la
question mise en cause ; tandis que, dans celle-ci, on doit récapituler les
arguments qui ont établi la démonstration.
V. Au début (de la
péroraison), l'orateur dira qu'il a tenu les promesses qu'il avait faites ; et
pour cela, il doit rappeler ces promesses et dire comment il les a tenues. Cela
s'obtient par le contre-rapprochement des arguments de l'adversaire. On
rapprochera ou les choses que les deux parties ont dites sur le même point, ou
celles qui n'ont pas été mises en opposition :
" Mon contradicteur a dit telles choses à ce sujet, et moi telles autres choses, pour telles raisons." Ou bien on recourt à l'ironie, comme dans cet exemple : "Oui, certes, il a bien dit ceci, mais moi, j'ai dit cela ;" et dans cet autre : "Qui, ne ferait-il pas s'il avait démontré ceci, mais non pas cela ?" - ou encore à l'interrogation : "Quel point est resté sans démonstration ?" ou bien : "Qu'a-t-il démontré ?" On peut aussi procéder, soit par rapprochement ou dans l'ordre naturel, de la même façon que les choses ont été dites, les reprendre en vue de sa propre cause, et, par contre, si on le désire, revenir isolément sur les divers points du discours de l'adversaire.
VI. A la
fin (de la péroraison), il convient de parler un langage dépourvu de
conjonctions, afin que cette fin soit bien un épilogue, mais non pas un nouveau
discours : "J'ai dit ; vous avez entendu, vous
possédez (la question) ; prononcez (232)."
FIN
DE LA RHÉTORIQUE D’ARISTOTE.
(01) „Vw deÝ, suivant la nécessité de la situation.
(02) „Upñkrisiw, le jeu de l'orateur comme du comédien, toè êpokrÛtou.
(03) Ont traité de l'action poétique. Sur Glaucon, cp. Poétique, ch. XXV. Voir Egger, Histoire de la critique chez les Grecs, p. 22.
(04) La grandeur se rapporte à la force de la voix, l'harmonie au degré d'intonation, et le rythme à la durée des sons articulés
(05) TÇn politeiÇn. Peut-être politÇn. Cp. Quintilien, Institut. oratoire, II, 17, 27. - Revoir aussi, plus haut, l. I, chap. I, § 4.
(06) L'hypocritique, êpokritik®, l'art du jeu scénique, une des parties de la musique d'après une classification que nous ont conservée Martien Capelle (liv. IX, § 936) et Michel Psellus, dans un texte inédit que nous avons publié (Archives des missions sc. et litt., 3e série, t. II, 1875, p. 618), et traduit (Annuaire de l'Association grecque, 1874, p. 140).
(07) Sur Thrasymaque de Chalcédoine, contemporain de Platon, cp. Cicéron, Brutus, § 30 ; Quintilien, Inst. orat., III, 3 ; Philostrate, Vie des Sophistes, § 14. Cicéron parle des …Eleoi (lñgoi), titre qu' il traduit par Miserationes (De Oratore, III, 32).
(08) Cp. Cicéron, De Oratore, III, fin.
(09) Allusion indirecte, croit-on, aux discours d'Isocrate, lesquels, généralement, ne furent pas prononcés.
(10) Kin°sai. Nous avons songé un moment à proposer la correction mim°sai (à imiter), très plausible au point de vue paléographique.
(11) Hexamètre composé d’ïambes et de trochées.
(12) Cp. Poétique, ch, IV.
(13) Des vers héroïques tels que ceux d'Homère.
(14) L'élocution oratoire.
(15) Poét., ch. XX-XXII.
(16) Suivant qu'elle est élevée ou commune.
(17) Chap. XXI.
(18) GlÇttai, les mots étrangers, inusités, étranges.
(19) Chap. III et VII.
(20) Ci-dessus, § 4.
(21) Ou équivoques. Voir dans les Catégories, chap, Ier, la définition des termes õmÆnuma, sunÆnuma, parÆnuma.
(22) Ces mots signifient tous deux marcher, aller.
(23) Un quêteur de Cybèle, et non pas un porte-flambeau,
(24) Un non initié, un profane.
(25) Flatteurs de Dionysos (Bacchus). Rapprocher texnÝtai des dionusiakoÜ texnÝtai mentionnés par Philostrate, p. 360, édition Kayser, et par Aulu-Gelle, N. A. XX, 4. On a voulu voir, dans ce mot composé, une injure à l'adresse des flatteurs de Denis le Jeune, tyran de Syracuse. Le jeu de mots a été fait (Athénée, X, p. 435 E ; voir aussi XV, p. 538) et appliqué par Épicure aux disciples de Platon (Diog., liv. X, I, 4); mais le présent kaloèsi donne à croire, selon nous, qu'Aristote parle exclusivement des artistes dionysinques, ou acteurs du théâtre de Bacchus.
(26) Le mot prendre dit moins que voler et piller dit plus. Le premier terme sera une atténuation, et le second une aggravation.
(27) Tragédie perdue.
(28) „O xalkoèw, orateur et poète, surnommé ainsi parce qu'il avait
conseillé aux Athéniens l'établissement d'une monnaie d'airain (Athénée, Deipnosoph.,
liv. XV, p. 669).
(29) Composée par Cléobule ou par Eumétis (Plut., Banquet des sept Sages, ch. X). Cp. Poét., ch. XXII.
(30). Les ventouses auxquelles fait allusion cette énigme étaient des cloches en airain.
(31) Rhéteur, ami de Gorgias.
(32) Mentionné aussi dans les Secondes Analytiques, I. 9. et dans les Sophist. elench., chap. XI.
(33) Aux doigts de rose.
(34) Aux doigts couleur pourpre.
(35) Aux doigts rouges.
(36) Allusion à Oreste. Cp. Eurip., Oreste, vers 1603.
(37) Ibid., vers 1604.
(38) Le terme propre et son diminutif.
(39) Il s'agit du sophiste de ce nom. Cp. Soph. elench., chap. XV.
(40) ƒAkt¯ stenñporow. La traduction littérale « un rivage au
passage étroit" ne fait aucun sens.
(41)
Kat‹ tinow eçork®santaw dit Étienne.
(42) Expression de Pindare citée par Platon (Gorgias 484 B. et Banquet, 196 C).
(43) Après sa métamorphose. Sur Philomèle - hirondelle et Procné - rossignol, voir P. Decharme, Mythologie de la Grèce antique, p. 528.
(44) Cette citation ne se retrouve pas textuellement dans Homère. Cp. Iliade, XI, 164. L'exemple choisi par Aristote a été repris par Quitilien, Instit. orat., VIII, 6, 9.
(45) Disciple d'Isocrate.
(46) Idrée parait être le frère de Mausole, roi de Carie, dont parle Isocrate, Discours à Philippe, § 103.
(47) D'après la conjecture très plausible de Vettori, cet Euxène n'avait pour lui que la profonde connaissance de la géométrie.
(48) Républ., liv. V, p. 469.
(49) Républ., liv VI, p. 488.
(50) Républ., liv. X, p. 601.
(51) Parce que cet arbre servait à faire des coins pour fendre le bois.
(52) Destinés à leurs nourrissons. Cp. Sextus Empiricus, II, 42, et Aristoph., Chevaliers, 721.
(53) Ou peut-être : "Qui mâchant les aliments, les mettent tout mâchés sur les lèvres des enfants," ce qui se fait aussi pour les petits oiseaux.
(54) Cp. Poétique, chap. XXI. - D'après Athénée (Deipnosoph., 1. XI, p. 521, le mot serait d'Anaxandride, poète de la comédie moyenne.
(55) Ces éléments sont la clarté, la propriété des termes, la métaphore et l'image
(56) De même que d'une part et moi de mon côté exigent d'autre part et lui de son côté.
(57) Exemple de conjonctions mal ordonnées.
(58) Qui embrassent un sens trop étendu. Ce n'est pas tout à fait la périphrase, c'est plutôt la généralité.
(59) Skeæh, les objets.
(60) L'obscurité du style d'Héraclite était passée en proverbe.
(61) On ne voit pas, par suite, si toujours se rapporte à le proposition principale ou à l'incidence.
(62) Périphrase.
(63) Lim¡naw eÞw ƒAxaikoæw. Fin de vers ïambique d'un poète inconnu.
(64) Eurip., Iphig. en Tauride, vers 717.
(65) Antimaque de Colophon ou plutôt de Claros, colonie sortie de Colophon. Voir sur ce vers C. Ad. G. Scheilenberg, Antimach. reliq., Halo S., 1786, p. 52.
(66) Montagne de Béotie. Cp. Strabon, Géogr., IX, 31, p. 412, éd. Casaub.
(67) …Axodrowest dans Théognis cité par Démétrius, § 85. …Alurow est dans Eurip., Iph, en Taur., v. 144.
(68) Littéralement : un ornement.
(69) Poète tragique d'Athènes.
(70) Cp. Spengel, t. II, p. 381, où sont réunis une foule d'exemplede ces deux locutions.
(71) ) Exemple dans Isocrate, Panathenaic., chap. LXXXIV. Cp. Quintilien, De Inst. orat., VIII. 3. Nous lisons comme lui proepipl®ssein. Nous disons de même : aller au-devant d'une objection.
(72) On voit que nous adoptons la lecture de Vahlen, qui supprime kaÛ.
(73) Nous corrigeons comme M. Thurot, ŽpÛyanon en piyanñn,
(74) Oçranñmhkew. Ce mot est dans Isocrate (Antidosis, § 134).
(75) Isocrate, Panégyr., § 186. - Voir la note de F.-A.-G Spohn, dans son édition du Panégyrique, revue par J: G. Baiter.
(76) Panégyr., § 97.
(77) Platon, Phèdre, p.138, où Socrate se dit ironiquement inspiré par les nymphes du lieu, numfñlhptow.
(78) TÛna aßreÝtai ¤pÛtropon.
(79) Allusion possible à quelque scène de comédie.
(80) Cp. Cicéron, De Orat., III, 47 ; Quintilien, De Inst. orat., IX, 4.
(81) Cp. Poétique, IV, §§ 7 et 19. - Démétrius, 42.
(82) D'où l'expression paivnikòn g¡now, genre péonique, genre de rythme sesquialtère, c'est-à-dire comportant cinq pieds disposés dans le rapport de trois à deux ou de deux à trois. (Aristoxène, Élém. rytmiques, p. 302 de Morelli.)
(83) C'est-à-dire que, par exemple, on mettra, au début, le péan (commençant) par la longue - ccc, et, à la fin, le péan par les brève ccc -.
(84) Delogene, ou Lycie.
(85) Hécate à la chevelure d'or, fille de Jupiter.
(86) Après la terre et les eaux, la nuit couvrit d'ombres l'océan.
(87) Isorate a commencé par ce péan le Panégyrique, l'Éloge d'Hélène, Busiris, etc.
(88) La brève ne correspond qu'à une fraction du pied rythmique, lequel compte toujours au moins deux temps. (Aristoxène, 1. c., p. 289.)
(89) Cp. Démétrius, § 12.
(90) Le Thurien, parce qu'Hérodote alla se fixer à Thurium, en Italie.
(91) "Calydon, cette ville du pays de Pélops...", vers du Méléagre d'Euripide. Le Philoctète, de Sophocle, commence à peu près même :ƒAkt¯ m¢n t°w perirrætou xyonñw ;... Cp. Démétrius.
(92) Cp. Démétrius, § 34.
(93) C'est ce qui arrive, au propre, lorsque l'on croit avoir tant de marches à descendre et qu'il y en a un plus petit nombre.
(94) Poète qui vivait au milieu du Ve siècle et avait innové dans le dithyrambe.
(95) Ce vers est un souvenir d'Hésiode. (Oeuvres et Jours, v. 263.)
(96) Cette phrase ressemble à un vers didactique.
(97) Isocrate, Panégyrique, § 1.
(98) Panégyrique, § 30.
(99) Panégyrique, § 41.
(100) Panégyrique, § 48.
(101) Panégyrique, § 72.
102. Panégyrique, § 89. Creuser dans le sens de "canaliser".
103 Panégyrique, § 105.
104 Panégyrique, § 199.
105. Panégyrique, § 181.
106 Panégyrique, § 186.
107. Cp. Diod. Sic., XVI, 14. (Voir Spengel.)
108. " Car il reçut de lui un champ non travaillé. " Jeu de mots sur ‹grñw et ‹rgñw, que l'on rencontre aussi dans Xénophon. (Cyrop., VIII, 3, 37.)
109. "Ils se laissaient gagner par les présents et persuader par les paroles." (Il., IX, 526.)
110."Ils crurent qu'il n'était pas le père de l'enfant , mais plutôt la cause de sa naissance." Nous ajoutons une négation avec deux manuscrits et l'édition Aldine; malgré cela, le sens reste douteux.
Sauppe propose Žll' aétòn paidÛon. On serait tenté de voir, dans ce dernier exemple et dans le suivant, l'origine du vers léonin.
111. "Dans les plus grands soucis et les plus faibles espérances."
112. " Se jugeant digne d'une statue d'airain et ne valant pas un chalcous." - Chalcous, petite monnaie d'airain, le huitième d'une obole.
113. La syllabe visée n'est pas entièrement semblable. Peut-être faut-il corriger Žrgòn en Žgròn.
114.Ouvrage perdu, que l'on croit être la source de la Rhétorique d'Alexandre.
115. Cp, Démétrius, § 24.
116. Odyssée, XVI, 214.
117. Chap. IV, § 3.
118. Aristote, si nous l'avons bien compris, parle ici du cas où l'auditeur peut penser. "C'est aussi ce que je me disais."
119. A savoir, d'être compris d'emblée ou avec un léger effort.
120. Isocrate, Discours à Philippe, § 73.
121. C'est-à-dire choisie dans un ordre d'idées inconnues de l'auditeur.
122. ƒEn¡rgeia. Cp. Cic., De Orat., II, 59.
123. Elles sont énumérées dans la Poétique, ch. XXI. La métaphore est : 1° Le transport du genre à l'espèce ; 2° de l'espèce au genre ; 3° de l'espèce à une autre espèce ; 4° celui d'un terme à son corrélatif, ce qui est la métaphore par analogie, dont Aristote va parler.
124 . Cp. plus haut (l. I, ch. VII, § 34), où la même pensée est rapportée en d'autres termes. Il y a dans Hérodote (VII, 162) une métaphore ou plutôt une comparaison analogue. - Athénée (III, p. 99) attribue à Démade ce mot que "les éphèbes étaient le printemps du peuple."
125. Cp. Plut Préceptes politiques, ch. VI. - (Voir l'éd. Spengel.)
126. C'est l'orateur athénien. Dobrée, et non le disciple d'Isocrate.
127. Décret ayant pour objet l'expédition des Grecs contre Xerxès. Cp. Démosthène, Fausse ambassade, § 303.Voir Dobree, Adversaria critica, p. 138.
128. L'une des deux trières consacrées (l'autre était la Salaminienne), lesquelles n'étaient mises à l'eau que dans les circonstances graves.
129. Cp. Strabon, IX, ch. XIV, où la petite île de Psyttalia, déserte et rocheuse, est qualiflée par quelques-uns : l®mh toè PeiraiÇw.
130. Nous dirions aujourd'hui : à raison d'un intérêt de 33 0/0.
131. A cinq trous. Allusion au pentesæriggon jælon, carcan percé de cinq trous, où l'on faisait rentrer les jambes, les bras et la tête des condamnés. - Sur Polyeucte, voir H. Weil, Revue de philologie, t. VI, p. 16.
132. Voir la Préface.
133. Diogène le Cynique.
134. Par analogie avec les phidities, ou repas publics de Lacédémone. Diogène voulait peut-être parler de "marchands de vin traiteurs", chez qui l'on mangeait mal (feidom¡nvw).
135. Cp. Isocrate, Discours à Philippe, § 12.
136. Lysias, Éloge funèbre, § 60. Voir la note dans la traduction de M. Barthélemy Saint-Hilaire, et dans Spengel. Cp. Dobree (Adversaria t. Ier, p. 131, qui supprimait comme interpolation ¤n SalamÛni. On a proposé ¤n LamÛ& à Lamia.
137 Isocrate (Panégyrique, § 150), en parlant des sentiments serviles des Perses vis-à-vis de leurs princes.
138. Source inconnue.
139.FÇw et Žn°cen.
140. Panégyrique, § 172.
141 Panégyrique, § 180.
142. Source inconnue. Cp. Isocrate. Sur la paix, § 126.
143. Le carré est une figure parfaite, limitée dans toutes ses parties.
144 Isocrate, Discours sur Philippe, § 10.
145. Ibid., § 127.
146. Euripide, Iphigénie en Aulide, v, 80, où il y a ŽÛjantew dñru ayant brandi leur lance.
147. Cp. Homère, Odyssée, XI, 598.
148. Homère, Iliade, XIII, 587.
149.
Iliade, IV, 136.
150.
Iliade, XI, 574.
151.
Iliade, XV, 541.
152 Iliade, XIII, 799.
153.Ch. X, § 6.
154. Souvenir d'Isocrate (Discours à Philippe, § 40) :, car je sais que le malheur les a mises toutes au même niveau.
155 Mot déjà cité (l. II chap. XXI, § 8), comme laconique et énigmatique. (Voir la note.)
156. A celle que l'on avait antérieurement sur le sens de ce mot
157. Peut-être faut-il écrire : yr&tt' ¾se il a joué des airs thraces ? Cp. Meineke, Comic. gr., t. III, p. 575. Bulle propose : Yr‹tth se [t¡toke] et Cobet (nov. lect.): Yr‹tthw eä, p. 655.
158. Boælei aétòn p¡rsai. On entrevoit ici un jeu de mots sur p¡rsai qui signifie avoir perdu et les Perses.
159. Discours à Philippe, § 61 ; Panégyrique, § 119 ; Sur la Paix, § 101.
160. J¡now signifie hôte et étranger.
161. Le mot jiow est pris successivement dans les acceptions de digne (honorable) et de possible.
162. Ch. IV. § 1.
163. Cp. ci-dessus, ch. IV, § 4.
164 Sans doute à cause de ses contorsions.
165. Allusion à Philoctète, piqué per un serpent et, depuis lors, très négligé de sa personne. Cp. Sophocle (Philoctète, vers 267).
166. Spengel, sur ce passage, renvoie à Mercurialis, Gymn. II, 4.
167. Les Carpathiens avaient introduit dans leur île de lièvres dont la reproduction multipliée amena sa dévastation. Cp. Pollux, Onomast., v, 12.
168. Homère, Iliade, IX, 385 et suiv.
169. Poète tragique. Cp. t. II, ch. XXIII, et Poétique, ch. II et XXIV.
170. Cp. ch. II et plus loin ch. XIII.
171. ƒIdivtikoÛ de profanes.
172.La Folie des vieillards, pièce d'Anaxandride. Cp. Athénée, Deipnosoph., 1. XIII, p. 570.
173 Le discours devient monotone comme le pas d'un homme qui porte un fardeau.
174. Homère, Iliade, II, 671.
175. Prñyesiw, la position préliminaire de la question
176. Littéralement : "Souffle d'un vent favorable." Cp la définition de l'¤pñrousiw (sic) donnée par une scolie: "Éléments venant en aide aux enthymèmes, et, d'une manière absolue, tout ce que l'on peut dire à l'appui d'une démonstration. . (Spengel, Sunagvg¯ texnÇn. Artium scriptores p. 89.)
177 C'est peut-être comme qui dirait le branchage d'un discours ; autrement dit, une série de petites digressions.
178 Tò ¤ndòsimon, c'est l'exécution instrumentale qui précède le chant vocal. (Hésychius.)
179 Cp. Quintilien, Inst. orat., III, 8; 8.
180 Fragment d'un passage de Chérile de Samos, qui a été rapporté par le scoliaste et où le poète déplore que le champ des lettres et des arts soit tellement encombré que le serviteur des Muses ne sait où faire courir "son char au nouvel attelage".
(181) Le scoliaste donne une citation plus complète de ce préambule : "Je suis venu auprès de toi, à cause de toi, et de tes dons, et de tes bienfaits, et de tes dépouilles, ô dieu Dionysos !"
(182) Début de l'Iliade.
(183) Début de l'Odyssée.
(184) Vers considérés généralement comme début du poème de Choerile de Samos sur la guerre médique.
(185) Sophocle, Oedipe roi v, 767 alias 774. Lé texte a dû être altéré, ou même interpolé. Nous lirions volontiers. avec Spengel : "Sinon dès le prologue, comme Euripide, du moins, en quelque partie, comme Sophocle." (Voir Spengel, notes, et Egger. Hist. de la critique chez les Grecs, p. 226.)
(186) En dehors de la cause que l'on plaide.
(187) S'il n'y a pas lieu, au contraire, de distraire l'attention.
(188) Prodicus avait sans doute autour de lui un auditoire qui avait payé 50 drachmes pour l'entendre. Cp. Plat., Cratyle, p. 384 B.
(189). Sophocle, Antig., vers 223.
(190) Euripide, Iphigénie en Tauride, vers 116
(191) Cp. Sophocle, Antig., vers 241.
(192) Homère, Odyssée, VI, 317.
(193) Se concilier l'attention et l'intérêt de l'auditeur.
(194) Platon, Ménéxène, p. 235. Cp. ci-dessus, p. 132.
(195) Métaphores empruntées aux gestes des athlètes qui vont lutter.
(196) Probablement lophon, son fils et poète tragique comme lui.
(197) Antidosis, échange de biens entre deux citoyens dont le plus fortuné devait prendre à sa charge les frais de liturgie imposés à l'autre. (Voir, dans le Dictionnaire des antiquités gr. et rom., de Saglio, l'article Antidosis, par E. Caillemer.)
(198) Hippolyte (tragédie jouée en 428), vers 612.
(199) On voit qu'Euripide invoque ici l'axiome de droit : Non bis in idem, éloquemment développé avant lui par l'orateur Andocide (IV, 8), comme l'a remarqué Spengel.
(200) Littéralement: a elle produit des jugements autres (que ceux qui se rapporteraient à un fait précis) ; elle ne compte pas sur un fait réel pour porter une accusation.. (Voir, sur la diabol®i, plusieurs citations d'orateurs attiques réunies par Spengel.)
(201) Fille de Laomédon roi de Troie, devenue la troisième femme de Télamon. Explication conjecturale: Résidant à Troie pendant la guerre, Télamon n'a pas dénoncé les espions que les Grecs introduisaient dans la ville. - Tancer, pièce d'un poète inconnu, peut-être Sophocle, qui avait composé un Teucer (Scol. d'Aristoph., Nubes v. 583),
(202) Homère, Iliade, X, vers 130 et 141. - Cp. ci-dessus, II. ch. XXIII, 30.
(203) Dans le manuscrit a de Paris (1741), on a reproduit ici le passage relatif à l'éloge, 1. I, ch, IX, §§ 33 - 37 (p. 1367 b, 26 - 1368 a, 10).
(204) Cp. Hérodote (II, 30), où les Égyptiens accentuent leur réponse d'un geste caractéristique. - Cette dernière phrase pourrait bien être une scolie introduite dans le texte.
(205) Le récit fait par Ulysse devant Alcinoüs, dans lequel les faits sont reproduits comme actuels (prattñmena), occupe les chants IX à XII de l'Odyssée. Racontés devant Pénélope, comme passés (pepragm¡na), ils n'occupent plus que 60 vers. On a proposé de lire 30 (chant XXIII, vers 310-340), ou 26 (262 - 288). L'apologue d'Alcinoüs était passé en proverbe, pour désigner un récit interminable. (Voir Spengel et Meredith Cope.)
(206) Phayllus, poète inconnu, qui parait avoir résumé des récits étendus formant un poème cyclique.
(207) Le scoliaste donne le début de ce prologue qui ouvrait l'Énée d’Euripide.
(208) Littéralement "fleurir". (Sophocle, Antig., vers 911-912)
(209) Probablement, Eschine le Socratique.
(210) Odyssée, XIX, 361.
(211) Antig., vers 635 ; alias 679.
(212) 1° Non-existence du fait, - 2° Fait existant, mais non nuicible. - 3° Fait existant, nuisible, mais moins qu'on ne l'a dit. - 4° Fait existant, nuisible, nuisible autant qu'on l'a dit, mais non injuste.
(213) Dans la discussion portant sur la non-existence du fait en litige.
(214) Homère, Odyssée, IV, 204.
(215) Discours sur la paix, § 27.
(216) Thésée (Hélène § 22 ; Pâris (Ibid., § 41) ; les prêtres égyptiens et Pythagore (Busiris, § 21); les poètes (Ibid., § 38) ; Agamemnon (le Panathénaïque, § 72). Cp. Spengel.
(217) C'est-à-dire les preuves justifiant sa propre opinion ou sa propre conduite.
(218) Euripide, Troyennes, vers 969 ; alias 979.
(219) § 73.78 ou plutôt § 4-7. (Spengel.)
(220) § 141-149; § 132- 139. (Voir, dans Spengel, plusieurs entres exemples de cet artifice oratoire.
(221) Antig., vers 688 et suivants.
(222) Ou plutôt les peuples sensés.
(223) Cp. Isocrate, Archidamus, § 50.
(224) Déméter-Cérès.
(225) Top., I. VIII.
(226) Mentionné déjà ci-dessus, I. I, ch. XIX, § 3.
(227). Partie perdue. - Voir ci-dessus l'appendice de la Poétique.
(228). Le bouffon (ou plutôt le mauvais plaisant) s'occupe de faire rire, d'amuser autrui.
(229) L. II, ch. XIX et XXVI.
(230) …Eriw. Peut-être x‹riw, la faveur. (Spengel.)
(231) L. II, ch. I - XI.
(232) Cp. Lysias, contre Ératosthène, dernière phrase.